-1- GREG KEYES LA DERNIÈRE REINE Les royaumes d’épines et d’os 4 Traduit de l’américain par Jacques Collin Fleuve Noir -2- À Nell, encore. -3- PROLOGUE QUATRE BRÈVES HISTOIRES Harriot Un hurlement de douleur s’éleva dans le ciel nacré et flotta dans le vent au-dessus de Tarnshead comme un oiseau de mer. Roger Harriot ne détourna pas la tête : il avait déjà entendu bien des cris ce matin, et en entendrait beaucoup d’autres avant que la journée ne fût achevée. En lieu de cela, il concentra toute son attention sur le paysage, en grande part constitué par la tour occidentale du château de Fiderech. La pointe en était dirigée vers le couchant, pour l’instant à sa main gauche. Des empilements de pierre blanche saillaient dans l’herbe émeraude, assez hauts pour cacher la mer, dont les vagues gris-vert devinrent néanmoins visibles à mesure qu’ils montaient vers le nord, et la ville. Le long de l’escarpement, des arbres tordus par le vent tendaient tous dans la même direction leur ramure, comme pour arracher quelque récompense au vent. De ces branches difformes pendaient d’étranges fruits. Il se demanda s’il les aurait reconnus, n’eût-il pas déjà su ce qu’ils étaient. Probablement. Tout le monde ne supporte pas la torture, énonça une voix qu’il reconnut pour être celle du sacritor Praecum, en la prosie duquel ils se trouvaient. -4- Je la trouve ennuyeuse, répondit Roger en parcourant du regard le village avec ses petites maisons, ses jardinets et ses ruelles. Des mâts se balançaient doucement derrière les toits. Ennuyeuse... ? ...fastidieuse, et improductive, ajouta-t-il. Je doute qu’elle accomplisse quoi que ce fût. Beaucoup se sont confessés et sont revenus à la voie véritable, objecta Praecum. Je connais très bien la torture, lui dit Roger. Sous le fer, les hommes admettront tout ce qu’ils n’ont pas fait. (Il adressa un morne sourire au sacritor.) En fait, je me suis aperçu que les péchés que les victimes reconnaissaient se cachaient en premier chef dans le cœur coupable de ceux qui les interrogeaient. Attendez..., commença le sacritor. Roger l’interrompit d’un geste. Je ne t’accuse de rien, reprit-il. Je parlais en général. Je n’imaginais pas qu’un chevalier de l’Église pût exprimer de telles vues. Tu sembles presque remettre en question le Resacaratum lui-même. Pas du tout, répondit Roger. Le cancer de l’hérésie infecte chaque bourg, chaque ville, chaque village et chaque maison. Le mal se montre en plein jour sans même plus se masquer. Non, ce monde a de nouveau besoin d’être purifié, comme à l’époque du Sacaratum. Mais alors... Je ne parlais que de la torture. Cela ne fonctionne pas. Les confessions qu’elle arrache ne sont pas fiables et les épiphanies qu’elle inspire ne sont pas sincères. Et comment voudrais-tu que l’on agisse ? Roger balaya de la main l’intérieur des terres. La plupart de ceux que tu questionnes finiront ici, à se balancer par le cou. Les impénitents, oui. Mieux vaut s’en tenir à la pendaison. Les pénitents sont des menteurs, et les innocents que nous exécutons seront récompensés par les saints dans les cités des morts. Il sentit le sacritor se raidir. -5- Es-tu venu me relever ? Les patiris sont-ils mécontents de notre travail ? Non, répondit Roger. Ces opinions sont les miennes, et loin d’être populaires. Les patiris, tout comme toi, apprécient la torture, et cela va continuer. Ma tâche est d’une autre nature. Son regard se tourna vers le sud-est, là où une route jaune safran s’enfonçait dans des collines couvertes de forêts. Par simple curiosité, demanda Roger, combien en as-tu pendu ? Trente et un, répondit Praecum. Et en plus de ceux qui se trouvent derrière nous, vingt-six attendent leur jugement. Et il y en aura d’autres, je pense. Tant d’hérétiques dans un si petit village. La campagne est pire. Les femmes de quasiment chaque fermier-bûcheron pratiquent une forme ou une autre de scintillation. Avec ta méthode, il me faudrait pendre tout le monde dans la prosie. Quand un bras à la gangrène, dit Roger, on ne soigne pas chaque bouton. On le coupe. Il se tourna pour regarder l’homme qui gémissait derrière lui. La première fois que Roger l’avait vu, c’était un gaillard puissant et râblé, avec un visage buriné et de fiers yeux bleus. Maintenant, il ne ressemblait plus qu’à un sac, et ses yeux ne quémandaient plus que cette sombre traversée en barque au bord du monde. Il était ligoté à une poutre de bois sertie dans la pierre de la tour, les bras enchaînés au-dessus de la tête. Six autres potences supportaient autant de prisonniers dévêtus, qui attendaient leur tour dans la brise printanière. Pourquoi fais-tu cela ici, plutôt qu’au donjon ? demanda Roger. Le sacritor se redressa un peu et releva le menton. Parce que je crois que cela a un sens. Au cachot, ils réfléchissent à leurs crimes et pensent à la lumière jusqu’à se demander s’ils se souviennent vraiment de ce à quoi elle ressemble. Alors je les amène ici, pour qu’ils voient la beauté du monde : la mer, le soleil, l’herbe... -6- ... et le sort qui les attend, acheva Harriot en regardant les arbres-gibets. Cela aussi, reconnut Praecum. Je veux leur apprendre à aimer de nouveau les saints, à les accueillir dans leur cœur. Immonde fils de pute, gémit l’homme sous la potence. Petit estronc vicieux. Ce que tu as fait à ma pauvre petite Maola... Il fut pris de sanglots. Ta femme était une scintillatrice, dit Praecum. Elle n’en a jamais été une, coassa l’homme. Jamais. Elle a reconnu avoir noué des nœuds d’Hynthia pour des marins, répliqua-t-il. De sainte Hynthia, souffla l’homme. Son énergie semblait s’évaporer aussi vite qu’il la trouvait. Il n’y a pas de sainte Hynthia, dit le sacritor. Roger manqua étouffer un éclat de rire, puis choisit de le laisser résonner bruyamment. Le sacritor afficha sa satisfaction en opinant du chef. Tu vois ? renchérit-il. Voici Roger Harriot, un chevalier de l’Église, un lettré. Effectivement, dit Roger, que la suffisance du sacritor avait de nouveau fait changer d’avis. Assez lettré pour, de temps en temps, consulter le Tafles Nomens, l’un des trois livres disponibles dans toutes les prosies. Le Tafles Nomens ? Le plus gros ouvrage de ta bibliothèque. Celui qui se trouve sur le lutrin, dans le coin, avec par-dessus une épaisse couche de poussière. Je ne vois pas... Hynthia est l’un des quarante-huit aspects de sainte Séfrus, dit Roger. Assez peu connu, je te l’accorde. Mais il me semble me souvenir que l’on lui noue des nœuds. Praecum ouvrit la bouche pour protester, la referma, puis l’ouvrit de nouveau. Saint Séfrus est un homme, finit-il par dire. Roger agita l’index en sa direction. Tu le supposes à cause de la terminaison vitellienne. Tu n’as pas la moindre idée de qui était sainte Séfrus, n’est-ce pas ? -7- Je... Il y a beaucoup de saints. Oui. Des milliers. Et c’est précisément pour cela que je devrais me demander pourquoi tu n’as pas pris la peine de vérifier dans le livre pour voir si Hynthia était une sainte avant de commencer à accuser ses disciples de scintillation. Elle donnait des nœuds aux marins et leur disait de les dénouer s’ils avaient besoin de vent, plaida désespérément Praecum. Cela sent la scintillation à plein nez. Roger s’éclaircit la voix. Et la reine Ghial, récita-t-il, dit à saint Mérino : « Emporte ce brin de lin et noue-le au nom de Séfrus. Lorsque tu seras encalminé, libère le vent en le dénouant. » Il sourit. Cela est tiré des Annales sacrées de saint Mérino. Était-ce un hérétique ? Le sacritor pinça les lèvres et s’agita nerveusement. J’ai lu la Vie de Mérino, dit-il. Je ne me souviens pas de cela. La Vie de Mérino n’est qu’un paragraphe dans le Sahtii Bivii, répondit Roger. Les Annales sont un volume de sept cents pages. Alors on ne peut pas me demander de... Dis-moi. J’ai remarqué que tu avais une chapelle dédiée à Mannad, Lir et Nétuno. Combien de marins y font des offrandes avant de prendre la mer ? À peu près aucun, explosa Praecum. Ils préfèrent leurs sorcières des mers. Cela fait vingt ans qu’ils rejettent... Il s’interrompit, le visage rubicond, les yeux à demi exorbités. ... la vérité ? proposa doucement Roger. J’ai fait ce que je croyais être le mieux. Ce que je pensais être la volonté des saints. Effectivement, répondit Roger. Et tu ne t’es jamais le moins du monde approché ni de l’un, ni de l’autre. Alors tu es venu pour me... pour me... Son visage était larmoyant, et il tremblait. Roger écarquilla les yeux. -8- Je ne me soucie ni de toi, ni de l’épouse de ce sombre crétin, ni de l’innocence de chacun de ceux que tu as fait pendre. Le fait que tu es un boucher ignare est bien la raison de ma venue, mais pas dans le sens que tu crois. Mais alors pourquoi, pour l’amour des cieux ? Patiente, et je t’assure que tu le sauras. Une cloche plus tard, sa promesse était tenue. Ils vinrent du sud, comme Harriot l’avait supposé. Ils étaient environ un demi-cent, arborant pour la plupart le tabard orange sombre de la cavalerie royale légère, quittant fièrement la forêt pour monter vers les portes du château. Comme ils se rapprochaient, il vit que dix d’entre eux portaient l’armure de plates complète des chevaliers. Un unique cavalier était sans armure et vêtu à la Vitellienne, jusqu’au chapeau à large bord. À son côté se trouvait le plus extravagant des cavaliers, une mince silhouette au plastron cuirassé et aux cheveux roux. Il pensa d’abord qu’il s’agissait d’un page ou d’un écuyer, puis réalisa avec délice qui cette personne était vraiment. J’avais raison, pensa-t-il en s’efforçant de n’en tirer aucune fierté. Il semblerait que la reine Anne en personne ait décidé de te rendre visite, dit-il au sacritor. Hérésie, maugréa Praecum. Il n’y a pas de reine Anne. Le Comven l’a couronnée, fit remarquer Harriot. L’Église ne reconnaît pas son autorité, répliqua le sacritor. Je serai heureux de vous voir le lui dire, reprit Harriot. Toi et tes quinze hommes. Vous, là-haut, clama distinctement une voix féminine. L’un de vous est-il le sacritor de cette prosie ? C’est moi, répondit Praecum. De l’endroit où il se trouvait, Harriot ne distinguait pas très bien ce visage en contrebas, mais ses yeux lui parurent s’être de quelque façon assombris, et il frissonna. ...M-Majesté, ajouta le sacritor. Si tu patientes un court instant, je pourrai t’offrir l’humble hospitalité de ma pauvre prosie. -9- Non, répliqua la femme. Attends où tu es. Envoie quelqu’un en bas nous indiquer comment monter te rejoindre. Praecum hocha nerveusement la tête en direction de l’un de ses hommes, puis commença à se frotter fébrilement les mains. Tu as bien vite changé d’avis, fit remarquer Harriot. Comme tu l’as dit, ils ont l’avantage du nombre. Pas si les saints sont avec nous, corrigea Harriot. Tu te moques de moi ? Pas le moins du monde. Le sacritor agita la tête. Que peut-elle vouloir ici ? Tu n’as pas entendu parler de Plinse, de Nurthwys, et de Saehaem ? Des villes de la Terre-Neuve. Et alors ? Tu ne te tiens pas plus informé que cela ? J’ai été assez occupé ici, messire. Il le semble. Que veux-tu dire ? Harriot entendit des claquements dans les escaliers. Je pense que tu vas le comprendre dans un instant, énonça-t-il. Ils arrivent. Harriot n’avait jamais rencontré Anne Dare, mais il savait beaucoup de choses sur elle. Elle avait dix-sept ans. Fille cadette du regretté Guillaume II. Les rapports du praifec Hespéro et d’autres la décrivaient comme égoïste et entêtée, intelligente mais indifférente à l’usage de cette intelligence, tout particulièrement lorsqu’il s’agissait de politique, une chose pour laquelle elle n’avait pas le moindre goût. Elle avait disparu un an plus tôt, pour réapparaître au convent Sainte-Cer, où elle avait été formée aux arts de la Dame ténébreuse. Il semblait qu’elle s’intéressait maintenant beaucoup à la politique. Cela tenait peut-être au massacre de ses sœurs et de son père, à moins que ce ne fût lié aux nombreuses tentatives de meurtre contre sa personne. Ou à quelque chose que les sœurs de Sainte-Cer lui avaient fait. Quoi qu’il en fût, ce n’était pas là la jeune femme des rapports qu’il avait lus. -10- Il ne s’était pas attendu aux taches de rousseur, alors même qu’il la savait rousse et de peau claire, ces choses allant généralement ensemble. Son nez était large et suffisamment busqué pour que, un peu plus grand, on eût dit un bec, mais il réussissait néanmoins à être plaisant sous ses yeux vert marine, et quoiqu’elle ne fût pas d’une beauté classique comme sa mère, elle exerçait un certain attrait. Elle se concentra sur Praecum. Elle ne dit mot, mais le jeune homme à son côté posa la main sur la poignée de sa rapière. Sa Majesté, Anne Ire de Crotheny, dit-il. Praecum hésita, puis posa un genou à terre, imité en cela par ses hommes. Harriot fit de même. Relevez-vous, dit Anne. Elle parcourut du regard les âmes tourmentées alentour. Libérez ces gens, dit-elle. Assurez-vous qu’ils soient soignés pour leurs blessures. Plusieurs nouveaux arrivants quittèrent son groupe pour faire exactement cela. Majesté... Sacritor, dit Anne. Ces gens sont mes sujets. Les miens. Mes sujets ne sont pas détenus, torturés ou exécutés sans mon consentement. Je ne me souviens pas que tu m’aies demandé mon consentement. Majesté, mes ordres viennent de z’Irbina et du Fratrex Prismo, comme tu dois le savoir. Z’Irbina se trouve en Vitellie, répliqua-t-elle. Nous sommes en Hornladh, dans l’empire de Crotheny, dont je suis l’impératrice. Majesté, l’Église est à l’évidence au-dessus des pouvoirs temporels. Pas en Crotheny, dit-elle. Pas selon mon père, pas selon moi. Le sacritor baissa la tête. Je suis un serviteur de l’Église, Majesté. Cela n’entre pas en compte. Tu es accusé de torture, de meurtre et de trahison. Tu seras jugé demain. -11- Comme tu as jugé les sacritors de Plinse, de Nurthwys et de Saehaem ? Elle tourna les yeux vers lui, et il ressentit un autre frisson, plus profond. Il y avait toujours une jeune fille devant lui, mais aussi quelque chose d’autre, quelque chose de très dangereux. Qui es-tu ? demanda-t-elle. Sire Roger Harriot, répondit-il. Chevalier de l’Église, au service de son excellence Supernnirus Abullo. Je vois. Dépêché par z’Irbina pour aider à cette boucherie ? Non, Majesté, répondit-il. Là n’est pas mon affaire ici. Mais quelle est-elle alors ? Moi et quarante-neuf autres chevaliers de l’Église avons été chargés d’aider Sa Majesté Robert à maintenir l’ordre. Oui, dit Anne ; je me souviens, maintenant. Nous nous demandions ce que vous étiez devenus. Nous avons appris que les choses avaient changé à Eslen. Effectivement, souligna Anne. L’usurpateur est en fuite, et j’ai pris le trône que me destinait mon père. (Elle sourit légèrement.) Et vous avez supposé que vous ne seriez plus les bienvenus ? Mon lige a évidemment envisagé cette hypothèse, reconnut Harriot. Et tes compagnons sont retournés à z’Irbina ? Non, Majesté. Nous avons attendu. Attendu quoi ? Toi. Elle fronça les sourcils, mais ne dit mot. Tu es une reine inhabituelle, reprit Harriot. Tu as mené l’attaque du château d’Eslen en personne. Depuis que tu as pris la Couronne, tu n’as de cesse d’organiser ces incursions qui interfèrent avec le Resacaratum. Nous nous sommes dit que, étant donné tes dispositions, notre ami Praecum ici présent finirait par te paraître irrésistible. En cela, vous aviez raison, dit Anne. Donc ce n’était qu’un piège, en fait. -12- Oui, Majesté. Et maintenant tu es encerclée. Je te conjure de me rendre les armes, et je te promets qu’alors, aucun mal ne te sera fait. Tant que je n’aurai pas été reconnue coupable de scintillation, tu veux dire ? Je ne puis me prononcer sur cela. Praecum avait repris quelques couleurs. Tu disais vrai, sire Harriot ! Les saints sont avec nous ! Quarante-neuf chevaliers... Chacun accompagné d’une garde de dix hommes, tous montés, compléta Harriot. Ce qui veut dire... (Les lèvres de Praecum s’agitèrent en silence.) Cinq cents. Oui, reprit Harriot. Anne sourit. Alors j’ai bien fait d’en amener deux mille. Harriot sentit son cœur presque s’arrêter dans sa poitrine. Majesté ? C’était effectivement un piège, sire Harriot, dit-elle. Quelque chose se resserra autour de ses yeux, et elle tendit le bras jusqu’à poser le talon de sa main sur le front du chevalier. Il sentit les os sous sa peau se faire soudain lourds et fébriles. Il tomba à genoux, mais elle ne brisa pas le contact. Sa peau le démangeait sur tout le corps, ses poumons lui semblaient remplis de mouches. Et dans sa tête... Il vit l’armée de saint Abullo dans son campement, attendant le matin ; certains dormant, d’autres montant la garde. Il eut l’impression d’être l’un des guetteurs, soudain envahi comme tous les autres par la même ténébreuse torpeur, et il observa, indifférent, tandis que des ombres agiles se glissaient dans le campement, et tranchaient indifféremment les gorges des dormeurs et des conscients. Certains réagirent et voulurent se battre, mais il ne fallut pas longtemps pour que les cinq cents fussent morts. Les yeux par lesquels il regardait se troublèrent et il se sentit emporté comme par une rivière puissante, puis il hurla... -13- Il revint à la lumière en haletant, les yeux fixés sur les lointains cadavres qui se balançaient à leurs branches. Ses chausses étaient humides. Il leva les yeux vers la reine, dont le sourire devint une chose terrible. Maintenant, quant à ta reddition..., dit-elle. Harriot rassembla ce qui lui restait de volonté. Tu comprends ce que tu as fait ? dit-il d’une voix pantelante. Toute la fureur de l’Église va maintenant s’abattre sur toi. Il va y avoir une guerre sainte. Que z’Irbina vienne, répliqua-t-elle. J’ai vu ce dont ils étaient capables. Qu’ils viennent, et que leur advienne le sort qu’ils méritent. Harriot reprit son souffle et sentit sa fièvre disparaître. De bien fières paroles, dit-il. Et où en est la flotte hansienne ? Elle campe le long de la côte, comme tu le sais probablement, répondit Anne. Et tu crois vraiment pouvoir affronter Hansa et l’Église ? Le regard d’Anne se fit plus intense, et il cilla. Il lui fallut toute sa volonté pour ne pas blêmir. À ton avis ? Je pense que tu es folle, répliqua-t-il en son for intérieur, mais il ne put le dire. Elle hocha la tête, comme si elle l’avait tout de même entendu. Je crois que je vais te laisser retourner à z’Irbina, dit-elle. Afin que tu puisses raconter ce qui a été fait et dit ici. Et laisse-moi ajouter ceci : à compter de cet instant, tous les serviteurs de l’Église de z’Irbina devront soit renoncer à leur allégeance à cette institution corrompue, soit quitter nos frontières dans la neuvaine. Passé ce délai, tout homme d’Église, quel que soit son rang, sera arrêté, emprisonné, et jugé pour trahison contre l’empire. Est-ce assez clair pour que tu puisses le répéter, sire Roger ? Très clair, Majesté, dit-il d’une voix voilée. Très bien. Pars. Comme tu l’as fait remarquer, d’autres sujets requièrent mon attention. -14- Ils lui laissèrent son cheval et ses armes. Il se rendit au campement, et trouva les corps là où ils étaient tombés, la plupart encore dans leurs couvertures. L’endroit était couvert de corbeaux, et l’orage menaçait. Roger s’assit quelques instants, comme l’équilibre lui manquait. Il ne savait pas si Anne comprenait réellement ce qui allait se passer maintenant ; même lui n’imaginait pas la véritable étendue du carnage qui était devenu inévitable. Les cinq cents qui étaient morts n’en étaient même pas un début. Hespéro Ses pas résonnaient sur le marbre rouge, s’élevaient vers la sombre voûte du Caillo Vaillaimo, et revenaient vers lui comme des murmures de mort. Je viens, semblaient-ils dire. La mort marchait avec lui, mais la peur les suivait à pas de loup. Contrôle-toi, se morigéna-t-il. Calme-toi. Tu es Marché Hespéro, praifec de Crotheny. Tu es le fils d’Ispuré, du Curnaxii. Tu es auguste. Le Saint des Saints, souffla l’homme qui marchait derrière lui, à sa gauche. Hespéro tourna la tête vers lui, et vit que son regard parcourait les arcs-boutants, les milliers de niches avec leurs saints dorés. Ça ? (Hespéro décrivit l’architecture d’un geste du bras.) Tu parles du bâtiment, frère Helm ? C’est le Caillo Vaillaimo, répondit Helm. Notre temple le plus parfait. Hespéro sentit ses sourcils se froncer. Il entendit sire Heldon à sa droite soupirer, mais les six autres hommes qui l’entouraient restèrent silencieux. Tu n’as rien appris, dit-il à Helm. Excellence ? demanda le frère d’un ton surpris par la réprimande. Assez. Tais-toi : maintenant nous approchons de son Eminence. -15- Oui, Excellence. Hespéro le réduisit au silence d’un signe. L’erreur de frère Helm était courante. Le bâtiment avait précisément été construit afin d’impressionner, et c’était une réussite. Mais il n’était pour autant qu’un symbole. Le véritable Saint des Saints se trouvait en dessous du marbre rouge et des antiques fondations. Il pouvait le percevoir comme jamais auparavant, à chaque contact de ses pieds sur la pierre. Une puissance terrible et oppressante qui lui donnait l’impression que ses os étaient calcinés et ses chairs pourries. Il avait dans la bouche un goût de suie et de décomposition. Mais Helm ne pouvait pas ressentir cela, évidemment. La mort ne marchait pas avec Helm. Ils traversèrent la diaconique, mais avant qu’ils eussent atteint l’immense nef, leur guide les mena vers un passage latéral, leur fit monter des escaliers, franchir des salles de prières avec leurs lutrins et leurs odeurs de plomb, tourner et dépasser le petit scriftorium. Il réalisa en frissonnant qu’ils se dirigeaient vers les appartements privés du Fratrex Prismo, mais pas par le plus court chemin. Il n’y a personne ici, chuchota frère Helm. (Il l’avait remarqué aussi.) Les couloirs sont tous déserts. Effectivement, renchérit sire Eldon. Leur guide ne se retourna pas, mais il avait à l’évidence entendu. Ce qui n’avait d’ailleurs pas la moindre importance. Il n’était venu dans cette partie du Caillo qu’une fois, il y avait très longtemps, quand Niro Pihatur était encore Fratrex Prismo. Il pensa savoir où ils allaient. Ils entrèrent dans une salle en losange, une chapelle ostensiblement dédiée à Dame Lasa R sa statue ailée et couronnée se dressant à l’autre bout, avec son sourire entendu. En cet instant, néanmoins, la pièce n’était pas remplie d’adorateurs, mais de moines de Mamrès. Ils étaient armés, et ce n’était pas des armes cérémoNeilles. À leur tête se tenait un homme vêtu de robes indigo sombre et d’un tricorne noir qui faisait penser à une couronne. -16- Frère Mylton, dit Hespéro en le distinguant d’une courte inclinaison du buste. Je suis tribiceros, maintenant, le corrigea l’ecclésiastique. Oui, j’ai vu le chapeau, dit Hespéro. Mais tu restes un frère, comme nous tous. Mylton eut un sourire indulgent. Ses yeux protubérants et son visage étroit lui avaient toujours fait penser à un rongeur. Le chapeau n’ôtait vraiment rien à cette impression. Vous allez tous avoir les yeux bandés, dit Mylton. Évidemment, répliqua Hespéro. Lorsque les moines nouèrent l’obscurité à son visage, Hespéro sentit le sol sous lui se rétrécir encore, et son corps frissonner comme s’il était impatient de se décomposer. Quelqu’un le prit fermement par le bras. Descends, chuchota une voix qu’il ne connaissait pas. Ce qu’il fit une fois, deux fois, trois fois... À la fin, il eut compté quatre-vingt-quatre marches, tout comme la fois précédente. Puis il fallut tourner et tourner encore, dans un air qui sentait le renfermé, jusqu’à, enfin, s’arrêter et être débarrassés des bandeaux. Peut-être qu’ils ne prévoient pas de nous tuer, pensa une petite partie d’Hespéro tandis que ses yeux se réaccoutumaient à la lumière. Pourquoi prendre la peine de nous masquer le chemin si l’on ne doit pas ressortir ? Mais une autre partie de lui savait que c’était stupide. Ce n’était que le rituel. N’importe qui d’intelligent ou d’un peu attentif R et évidemment n’importe quel initié de Decmanis, par exemple R serait capable de retrouver le chemin, bandeau ou pas. Seuls les initiés et les victimes se rendaient dans les souterrains, jusqu’au véritable Caillo Vaillaimo. Il commença à scruter alentour dans la lumière tremblotante des torches qui occupaient deux vingtaines de supports muraux. La salle avait été creusée dans la roche même sur laquelle le temple était construit, sa teinte sable originelle rendue orange par les flammes. Des rangées de bancs demi-circulaires s’étendaient devant lui, mais tous étaient vides à l’exception des trois derniers, surélevés au fond, et du trône -17- derrière ceux-ci. Deux des trois étaient occupés par les deux autres tribicéri, auxquels Mylton alla se joindre alors même qu’Hespéro regardait. Le Fratrex Prismo était assis sur le trône, évidemment. Où sommes-nous ? demanda frère Helm. Devant le senaz occulte des Hiérovasi, répondit Hespéro. Le Fratrex Prismo éleva soudain la voix. Commenumus Pispis post oraumus Ehtrad ezois verus Taces est. — Izic deivumus, répondirent les autres en chœur, et Hespéro réalisa avec une légère surprise qu’il avait répondu avec eux. Enfin, il appartenait à l’Église depuis bien longtemps. Une grande partie de ce qu’il faisait était pur réflexe. Niro Fabulo appartenait au clergé depuis plus longtemps qu’Hespéro. Le Fratrex Prismo avait près de quatre-vingts ans. Les cheveux qui s’échappaient de sous sa couronne noir et or étaient blancs, et ses yeux, autrefois bleus, s’étaient décolorés pour ressembler à de la glace teintée. Il avait un nez vitellien busqué, et un poireau sur sa joue gauche pendante. Eh bien, dit Fabulo en soupirant presque, tu me surprends, Hespéro. Comment cela. Excellence ? Tu es venu ici de ton plein gré, après tous tes crimes. Je pensais devoir te faire mener par l’oreille. C’est que tu ne me connais pas très bien, dit Hespéro. Ne sois pas impertinent, coupa Fabulo. (Il se recula dans son siège.) Je ne comprendrai jamais ce que Niro Lucio a vu en toi, vraiment. Je sais que vous avez fait vos vœux ensemble, mais c’était il y a plus de trente ans. Je ne comprends pas ce que tu sous-entends, dit Hespéro. Lorsque tu as quitté le collège, tu es parti pour quelque petite prosie dans les Bairghs, et tu ne t’y es pas distingué le moins du monde. Mais Lucio est resté ici, et s’est élevé dans la hiérarchie. Lorsqu’il a été lustré praifec, il te fit appeler. Il -18- influença le senaz afin de te faire amplulo de Crotheny, puis praifec. Je suis flatté de voir que tu sais autant de choses sur moi. Ce que je sais n’est pas flatteur pour toi, coupa-t-il. Mais pour autant, je connaissais Lucio. Il était loyal, et par-dessus tout loyal envers l’Église. Il ne faisait pas partie de ceux qui considèrent l’amitié comme une qualification. Je me demande si ta progression ne fut pas due à quelque chose de plus que votre amitié. Un point dans mon dossier laisserait-il supposer que je n’étais pas qualifié ? Niro Fabulo agita négativement la tête. Non, en fait. Tu t’es toujours montré exemplaire, du moins c’est ce que reflète ton dossier. Jusqu’à il y a à peu près un an, évidemment, et là tout va soudain très mal. Dois-je citer tous tes échecs capitaux ? Si cela te plaît, Excellence. Cela ne me plaît pas, mais je le ferai néanmoins. Il se pencha en avant. Tu as échoué à empêcher Guillaume de faire de ses filles ses héritières. Tu as promis de corriger cette erreur, et tu as échoué encore. L’une des filles a non seulement survécu, mais elle occupe aussi le trône. Cela fait déjà assez d’erreurs pour une vie entière, Hespéro. Tu as échoué à raviver les sanctuaires des seigneurs celés dans la forêt du roi. Et malgré tout cela... (Il s’essuya le front de la manche) ... malgré tout cela, mon prédécesseur, ton cher ami Lucio, t’a confié la flèche d’Aïtas pour tuer le roi de bruyère. Ce en quoi tu as également échoué. Et nous avons aussi perdu la flèche. Hespéro manqua répondre à cette dernière affirmation, mais se retint. Quelle importance ? Dans l’ensemble, tout cela était vrai, en particulier en ce qui concernait Anne. Il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même pour s’être choisi des alliés aussi inconstants en la matière. Les sanctuaires n’avaient que peu d’importance, en fait, et Lucio en avait eu conscience. -19- Mais Lucio était mort, probablement de la main même de celui qui l’accusait maintenant. Niro Fabulo ne comprenait absolument en rien ce qui avait été le véritable échec d’Hespéro. Et finalement, conclut le Prismo, tu as lâchement abandonné ton poste à Eslen. Vraiment ? Oui. Intéressant. Selon tes rapports, à quand fais-tu remonter cela ? Juste après yule. C’est-à-dire alors que le roi Robert était sur le trône, et des mois avant qu’Anne n’ait levé une armée. Qu’imagines-tu que j’ai pu fuir ? Tu n’as laissé aucune explication, ni aucune information, dit Fabulo. Qu’étions-nous censés supposer ? Cela importerait-il ? demanda Hespéro d’une voix qui parut étonnamment calme et inhabituellement posée à ses propres oreilles. Tu as assassiné Lucio, et maintenant tu élimines ses amis. Je suis l’un d’eux. Pourquoi tout ce verbiage ? Lucio était un idiot, dit Fabulo. Lucio n’a jamais vraiment compris les prophéties, ni ce qui doit être fait maintenant. Mais je crois que lui et toi teniez quelque chose, et j’aimerais réellement savoir ce que c’était. Un raté comme moi ? Qu’aurais-je bien pu préparer ? demanda Hespéro. C’est ce que nous allons découvrir, répondit Fabulo. Hespéro sentit sa gorge s’assécher, et le temps d’un instant, les mots restèrent coincés dans sa gorge, pour ne s’en échapper qu’en une sorte de hoquet. Quoi ? demanda le Prismo. Hespéro reprit longuement son souffle et redressa la tête. Tu vas le découvrir, répéta-t-il cette fois clairement. Mais pas comme tu le voudrais. Hespéro vit les sourcils de Fabulo se froncer, et sa bouche s’ouvrir pour parler. Je suis Hespéro, pensa-t-il. Il serra les dents, puis se détendit et laissa les incantations se former. -20- Saints voilés qui arpentez toutes les voies, qui connaissez tous les sanctuaires, soyez avec moi. Il laissa les eaux froides de sous le monde traverser ses pieds, qui s’engourdirent, rapidement suivis en cela par ses jambes, son bassin, son ventre. Il sentit son cœur s’arrêter, et il sut qu’il n’avait que peu de temps. Puis l’engourdissement atteignit sa tête, et les voix autour de lui disparurent. Il pouvait encore voir, mais les silhouettes lui paraissaient petites, les torches n’étaient plus que des petits bijoux de cuivre. Il se sentit vidé et étiré par la puissance du sanctuaire sous lui. Que faisait-il ? Qui était-il ? Les visages disparaissaient dans son esprit. Il jeta un coup d’œil vers l’homme à côté de lui et ne put se souvenir de son nom. L’endroit même où il se trouvait ne lui paraissait plus familier. Il sentait maintenant un courant le tirer ; le flot était monté en lui, et maintenant il refluait. Lorsqu’il s’écoulerait, il l’entraînerait avec lui. À moins que... Il y avait une autre possibilité, mais il ne pouvait plus se souvenir de ce qu’elle était. Mais il voyait quelque chose, au sein de cet espace inconnu, quelque chose que son esprit identifiait pour être un homme, mais qui était aussi autre chose. C’était une rivière, un torrent, un courant rapide et lumineux. C’était magnifique, et il tendit les bras vers cela comme un homme mourant de soif. Tout le reste pâlissait. La source était trop distante, et la traction en lui était si forte. Il réalisa qu’il avait cessé de respirer, et soudain il ne s’en inquiéta plus. Il allait pouvoir se reposer, oublier, dormir. Non, je suis toujours Marché Hespéro. Fils de... Il ne s’en souvenait plus. Avec un cri poignant, il se projeta vers les eaux rayonnantes, et quelque chose en lui alla plus loin que son corps paralysé, et il sentit le flot qui n’était pas un flot avec des doigts qui n’étaient pas des doigts, et il le puisa en lui comme s’il en buvait. La séparation entre son âme et son corps s’amoindrit et il but plus, s’ouvrant totalement tandis que tout devenait noir. Impossible, parut dire quelqu’un. -21- Hespéro perçut son sourire, un sombre croissant taillant entre deux mondes. Impossible. Tu n’as pas arpenté la voie des sanctuaires. Je suis le seul... C’est vrai, dit Hespéro, mais je suis en harmonie avec elle. Pas autant que moi. Hespéro sentit soudain une fièvre remplacer le froid, et son corps se raidit, avant de commencer à se dissoudre. Non, gronda-t-il entre ses dents serrées. Si. Tu m’as pris par surprise... Effectivement, haleta Hespéro. Mais je reste le plus puissant, ici. Hespéro serra les poings, mais la tension lui étira de nouveau les doigts. Un instant plus tard, ses épaules s’enfoncèrent, et ses deux bras retombèrent. Non. Sa colonne vertébrale branla et s’affaissa, et son torse s’effondra presque tandis que ses genoux se dissolvaient. Son corps se décomposa, le ténébreux courant emportant les morceaux. Frissonnant de peur, Hespéro raviva son emprise sur la lumière, alors même qu’il commençait à se réduire toujours plus, pour devenir lui-même un flot. — Là, dit soudain une voix. Il ne pouvait rien voir, mais il sentit soudain quelque chose, quelque chose de grelottant et de chaud. Je me souviens, murmura-t-il. Je me souviens de cela. Alors fais vite. Tu vas bientôt oublier. La voix avait raison puisque, alors même qu’Hespéro frappait avec la chose, il n’était plus certain de ce qu’il faisait, ni de pourquoi, ni de... Quelque chose comme un cri, puis, puis... La révélation. Les images vinrent d’abord, fractionnaires et entières. Les odeurs, les textures, la douleur et le plaisir, tout ce qui fait la matière, tout ce qui fait la vie, mais dénué de vie, à la dérive. Non plus à la dérive. En lui, maintenant. -22- Cela vint de Fabulo ; peur et exaltation. Oui, cela avait été un meurtre, la mort de Lucio, un empoisonnement subtil, puis tout vint trop vite, une vie à l’envers, des images qui s’accélèrent. Le frisson électrique de la voie des sanctuaires de saint Diuvo, la caresse des doigts d’une femme, une course à travers un champ de blés mûrs, le contact de son crâne sur le marbre froid d’une chapelle à z’Espino, les frissons, la chaleur et la confusion dans des couvertures, la douceur des langes, l’émerveillement, un visage qui était l’univers, la douce senteur du lait maternel, la douleur, la lumière... Puis, pendant longtemps, Hespéro ne put plus penser du tout tandis que le puits de la connaissance s’ouvrait, l’emplissait, et R juste lorsqu’il se dit ne plus pouvoir le supporter R se refermait. Il y eut une contraction, et il sentit ses ongles s’enfoncer dans ses paumes, un étau serrer douloureusement chacun de ses bras, et dans sa poitrine un terrible frémissement. Mon cœur, pensa-t-il. Mon cœur. Il frissonna une nouvelle fois, et sa poitrine l’enserra. Puis un battement, une pause, battement, battement, pause, battement. Et l’agonie fit place à la douleur, puis au soulagement. En haletant, il ouvrit les yeux. Tu as réussi, lui dit sire Eldon. Le chevalier le tenait par le bras gauche, frère Helm par le droit. Il leva les yeux au-dessus des rangées de bancs. Niro Fabulo était affaissé sur son siège, les yeux écarquillés, la peau virant déjà au bleu. Mylton se détournait juste du cadavre du Prismo, bouche bée. Comment ? demanda-t-il. Les saints l’ont rejeté, répondit Hespéro d’une voix rauque. Ils m’ont choisi. Mais tu n’as pas arpenté la voie des sanctuaires, objecta Mylton. Comment as-tu pu puiser dans la Sainte Source ? Les saints font directement connaître leur volonté à travers moi, affirma Hespéro. -23- C’est impossible. C’est un fait, réussit à articuler Hespéro. Vous l’avez tous vu. Vous l’avez tous perçu. Oui, dit L’Ossel, un autre tribicéros. Vous ne voyez pas ? Vous ne vous souvenez donc pas ? C’est vrai. La prophétie dit : « Et il tirera son pouvoir des saints, alors même qu’il n’aura pas marché dans leurs traces. » Un murmure s’éleva dans ce qui avait été un silence abasourdi. C’est le véritable Fratrex Prismo, reprit L’Ossel. Il est celui qui doit nous gouverner dans les jours derniers. Hespéro rassembla le peu de forces qu’il lui restait et se libéra des mains qui le soutenaient. Je ne tolérerai pas le moindre doute, dit-il. Le temps est compté, et il reste beaucoup à faire. Si quelqu’un veut me défier, que ce soit maintenant. Il redressa le menton. Contre toute attente, il avait survécu au sanctuaire et à Fabulo. Il n’avait plus rien en lui. Si même le plus faible d’entre eux le défiait, tout était fini. Mais en lieu de cela, ils se mirent tous à genoux. Et quelques jours plus tard, il devint le Fratrex Prismo Niro Marco. Cela sonnait bien. Darige Stéphane s’éveilla d’un coup, son cœur battant le boute-selle. Quoi ? s’exclama-t-il dans un souffle. Mais personne ne répondit. Quelque chose l’avait réveillé R quelque chose de bruyant ou de lumineux ou de douloureux R sauf qu’il n’arrivait pas à se souvenir si cela avait été un son, une lumière ou une sensation. Avait-ce été dans le monde réel, ou de l’autre côté de la nuit ? Il avait des picotements dans les paumes des mains et le cuir chevelu, et se sentait comme un insecte pris dans la mélasse. Puis le vent entra par la fenêtre ouverte, frais et pur, et l’instant liminal s’évanouit. -24- Il lissa la page du livre qu’il avait été occupé à étudier, et réalisa qu’il s’était littéralement endormi le nez dessus. Comme la terreur s’effaçait, il fut tenté de rire de lui-même. Qu’allait dire Zemlé ? Elle allait plaisanter sur son obsession, mais elle comprendrait. Il glissa un ruban pour marquer sa page dans le fort volume, puis regarda la feuille de plomb posée à côté, avec ses gravures passées. C’était l’épître, la missive qui l’avait mené en ce lieu, et bien qu’il eût depuis bien longtemps traduit l’idiome dans lequel il était écrit, il avait l’impression qu’une chose fondamentale cachée dans le texte lui échappait, quelque indice lié au secret qu’il recherchait. Il se leva pour marcher vers la fenêtre du levant, mais s’immobilisa. Ne l’avait-il pas laissée close ? Un coup d’œil alentour ne révéla aucun intrus, ni aucun endroit qui pourrait en dissimuler un. La pièce était claire, spacieuse et vide, taillée dans la roche, mais avec de gigantesques fenêtres dans toutes les directions du vent, garnies d’un cristal plus épais que la longueur de son pouce. Fermées, elles étaient translucides et baignaient la salle d’une lumière riche et plaisante, et ouvertes elles offraient une vue rare. Pour autant qu’il pût le dire, c’était l’endroit le plus élevé du vaste complexe de cavernes et de tunnels qui criblaient le mont Corne de sorcière, un enchevêtrement creusé à partir d’un étroit affleurement à l’est du pic que les Aitivars (les habitants du lieu) appelaient le Khelan, la Langue. Il ne savait pas s’ils avaient un nom pour cette pièce d’altitude, mais il l’avait appelée le nid d’aigle. Les levers de soleil étaient splendides vus d’ici : ils s’étiraient au-dessus des sommets décharnés des Barghs, et il était certain que par beau temps, il pouvait presque voir au sud jusqu’aux Terres du centre, et à l’est jusqu’à l’anse de Dephis, parce qu’il pensait parfois percevoir le miroitement d’une grande masse d’eau R encore que ce pût tout aussi bien être une illusion. Il haussa les épaules. Il l’aura laissée déverrouillée, et le vent l’aura ouverte. C’était le crépuscule, maintenant, et la Corne de sorcière projetait son ombre longue vers la brume bleutée de l’horizon. -25- Au nord et au sud de l’ombre de la montagne, les pics et les crêtes se consumaient en orange, et quelques étoiles apparaissaient furtivement depuis les profondeurs du ciel. Il se délecta goulûment d’une longue inspiration, et posa les mains sur le rebord de marbre de la fenêtre, en se penchant en avant. Ce fut comme s’il avait posé les paumes sur un fourneau, et il glapit de douleur et de surprise. Il recula en titubant, abasourdi, les yeux fixés sur ses mains. Après un instant, il commença à se calmer. La pierre n’avait pas été assez chaude pour brûler la peau en un contact aussi bref R ce n’avait été que l’effet de la surprise. Il s’y réaventura, toucha de nouveau le rebord. Il était encore très chaud. Il tâta le mur le plus proche, mais il était aussi frais que l’air du soir. Il regarda anxieusement autour de lui. Que se passait-il ? Avait-il involontairement déclenché quelque ancienne scintillation sefry ? Des vapeurs volcaniques s’élevaient-elles à travers la montagne ? Par curiosité, il continua d’examiner le mur jusqu’à la fenêtre suivante, puis celle d’après. Il n’y avait plus rien d’inhabituel. Mais lorsqu’il arriva à l’escalier de pierre qui redescendait à travers la montagne, il découvrit que sa rampe était inhabituellement chaude, elle aussi. Il revint à la fenêtre est, s’agenouilla, et palpa le sol. Là, un point chaud. Et à un peu plus d’une verge de là, un autre... Toute une piste, qui menait aux marches... Son crâne le démangeait, maintenant. Qu’est-ce qui s’était faufilé ici ? Qu’est-ce qui était passé à côté de lui pendant qu’il dormait ? Il regretta soudain d’avoir voulu être seul, et de ne pas avoir permis à un Aitivar de l’accompagner. Quoi que ce fût, cela l’avait ignoré au moment où il était le plus vulnérable. Alors cela n’allait pas lui faire de mal maintenant ? Il fit appel à tous ses sens bénis des saints. Il n’entendit rien, mais il y avait une légère odeur, un peu comme du pin brûlé, mais avec un composant animal musqué, également. -26- Il regarda par la fenêtre, examina l’à-pic qui se poursuivait sur deux cents verges. Quoi que ce fût, cela avait dû voler. Il se retourna vers les escaliers, et se souvint soudain : Zemlé était en bas, dans la direction que quoi-que-ce-fût avait prise. Peut-être que cela l’avait laissé parce qu’il dormait, mais si elle était éveillée... Il entendit soudain des chiens aboyer R les molosses de Zemlé, et il en devint livide. Ce n’était pas un guerrier né, mais il regretta de ne pas avoir pensé à porter une arme R au moins un couteau. En se jurant de le faire à partir de ce jour, il attrapa sa lanterne et s’élança dans les escaliers. Les chiens cessèrent soudain d’aboyer. Le nid d’aigle n’était pas la seule salle du Khelan. Ce dernier ressemblait plutôt à un petit château ou à un manoir R ou peut-être, plus opportunément, à la tour d’un enchanteur. Cinquante-sept marches le menèrent à la pièce suivante, que lui et Zemlé avaient surnommée la chambre du mage. On y avait creusé une haute voûte, et bien qu’il n’y eût pas de fenêtres en tant que telles, de longs conduits faisaient entrer la lumière de différentes directions selon l’heure du jour, offrant ainsi non seulement l’éclairage, mais aussi une sorte d’horloge rudimentaire. L’odeur était plus forte dans les escaliers, écœurante, et lorsqu’il se rua dans la chambre, il eut un début de panique. Les trois grosses bêtes de Zemlé étaient à l’autre bout de la pièce, face à la salle dans laquelle l’escalier reprenait. Ils ne faisaient pas un bruit, mais les poils de leurs nuques étaient hérissés. Zemlé ! Il l’avait vue, sur le lit, une jambe nue sortie de l’édredon. Elle ne bougeait pas, et ne répondit pas à son cri. Il se précipita vers elle. Zemlé ! répéta-t-il en la secouant. Ses paupières s’ouvrirent. Stéphane ? Puis son front se plissa. Stéphane ? Que se passe-t-il ? -27- En cherchant son souffle, il s’assit sur le lit. Zemlé se redressa, prit son bras. Quoi ? Rien, je... je crois que quelque chose est venu ici. Je craignais que cela t’ait fait du mal. Tu n’as pas entendu les chiens ? Ils se sont relevés, murmura-t-elle en se frottant les yeux. Ça leur arrive. Cet endroit leur porte sur les nerfs. (Sa vision parut s’éclaircir.) Quelque chose ? Je ne sais pas. Je me suis endormi, en haut... ...le nez dans ton livre. Il sursauta. Tu es monté voir ? J’ai deviné. Si tu t’étais endormi sciemment, j’aime à penser que tu serais descendu me rejoindre. (Elle haussa les épaules.) À moins que je ne me fasse des illusions ? Non, non, tu as raison. Mais poursuis. Le, euh... le rebord de la fenêtre était chaud. Elle fronça les sourcils. Chaud ? Je veux dire, vraiment chaud. Presque brûlant. Ainsi que la rampe des escaliers, et le sol, par endroits, comme si quelque chose de réellement ardent était passé par là. Comme quoi ? Je n’en ai pas la moindre idée. Mais avec tous les greffyns, étans, vaers et autres horreurs anciennes que j’ai vues ces temps-ci, ce pourrait être n’importe quoi. Une salamandre, peut-être. Elle lui caressa le bras. Eh bien, cela ne t’a pas fait de mal, ni à moi non plus, n’est-ce pas ? Ni même aux chiens. Alors c’est peut-être une chose chaude, invisible et amicale. Peut-être. Mais elle est peut-être aussi amicale à la façon de Fend. Fend n’a pas fait le moindre faux pas, fit-elle remarquer. Il a essayé de me tuer. -28- Je veux dire, depuis qu’il est devenu Chevalier de sang et qu’il t’a juré allégeance. Eh bien, c’est vrai, mais... mais il le fera, c’est moi qui te le dis. Cela ne fait jamais qu’un mois. Il prépare quelque chose. Elle haussa les épaules. Tu veux que nous partions à la recherche de ta bête ? Je peux m’habiller. Il cilla, réalisant soudain qu’en s’asseyant, elle n’avait pas tiré les couvertures sur elle et qu’elle était très dénudée. Je détesterais te demander cela, murmura-t-il. Ce serait pour le moins inhabituel chez un homme, renchérit-elle. Néanmoins... J’en ai pour un instant. Elle lança ses minces jambes hors du lit pour se lever d’un bond, franchit les quelques pas qui la séparaient d’une sorte de chemise qui gisait là, et tandis qu’elle l’enfilait en y passant la tête et que son corps laiteux disparaissait en dessous, il se languit soudain. Pourquoi était-ce plus érotique encore lorsqu’elle se rhabillait ? Mais c’était bien le cas. Il s’efforça de penser à autre chose. Elle passa ses chausses, et ensemble ils partirent à la recherche de l’apparition, les chiens marchant silencieusement derrière eux. Stéphane se demanda si même elle le croyait, ou si elle lui faisait montre de la même déférence que les Aitivars et Fend. Il espérait que non : il avait été attiré par son esprit fort et indépendant, pas par une quelconque docilité. De fait, elle avait plutôt régi leur relation depuis le début. Maintenant, il avait parfois l’impression d’en avoir presque le contrôle. C’était aussi inquiétant que n’importe quelle situation inhabituelle, tout particulièrement si l’on considérait la façon dont les Aitivars semblaient le révérer. Semblaient, parce qu’il avait été amené ici par la force, et cela il ne l’avait pas oublié. Mais il ne s’était plus rien passé de ce genre depuis. Sa parole était loi, et pour autant qu’il pût le dire, aucun endroit de la montagne ne lui était interdit. À part les endroits qu’il ne trouvait pas. Qu’est-ce qui ne va pas ? -29- La capacité que Zemlé avait de deviner ses humeurs était déconcertante. Tu ferais mieux de regarder où tu marches, siffla-t-il. Allez. Tu es distrait. C’est juste que je me demande une fois de plus pourquoi les Aitivars ne savent pas où se trouve l’Alq, dit Stéphane. C’est censé être le cœur, le trésor de ce lieu, et personne ne peut m’en donner la direction, alors même que c’est ce que je suis venu chercher ici. Eh bien, les trésors sont généralement cachés, ou bien gardés, ou les deux, lui rappela-t-elle. Et les Aitivars sont eux aussi nouveaux ici. Je sais, dit-il. Ils avaient atteint le palier suivant, et une série de galeries qui avaient pu être autrefois des salles de bal ou de banquet, tant elles étaient immenses. Il tendit l’oreille, mais son ouïe autrefois surnaturelle avait été affectée par une explosion quelques mois plus tôt. Il entendait néanmoins mieux que la plupart des humains, et ne remarqua rien d’inhabituel. Il tâtonna alentour et ne perçut non plus aucun point chaud. Il a pu prendre dix directions différentes à partir d’ici, dit-il. Je devrais peut-être alerter la garde. C’est à cela qu’elle sert, dit Zemlé. Il acquiesça. Je vais les chercher ; ils sont juste en dessous. Peut-être même qu’ils l’ont vu. Tu peux remonter. Elle sourit. Très bien. J’avais justement envie de me redéshabiller. Vas-tu te joindre à moi ? Stéphane hésita. Elle ouvrit de grands yeux. Nous trouverons l’Alq, Stéphane. Comme tu l’as dit, cela fait moins d’un mois. Tu as passé toute la nuit dernière à lire. Passe-en une de plus, et je vais commencer à douter de mes charmes. C’est juste que... que c’est urgent. Les Révesturi s’attendent à ce que je trouve ici le savoir qui empêchera la fin -30- du monde. C’est une certaine responsabilité. Et maintenant ce... cet intrus... Elle sourit et entrouvrit sa chemise. La vie est courte, dit-elle. Tu le trouveras. C’est ton destin. Alors viens au lit. Stéphane sentit la chaleur lui monter au visage. J’arrive tout de suite, dit-il. Léoff Léovigilde Ackenzal se laissa aller dans son tapis de luzerne et ferma les yeux face au soleil. Il prit une longue inspiration d’un air chargé d’odeurs de fleurs et laissa la chaleur solaire l’envahir paisiblement. Ses pensées commencèrent à perdre de leur rigueur à mesure que les rêves qui se cachaient dans l’herbe se frayaient doucement un chemin dans son crâne. Une martellyre commença à jouer une délicate mélodie qui se mêla aux chants des oiseaux et aux bourdonnements des abeilles de l’après-midi. Quel air est-ce là ? demanda doucement une voix familière, qui le fit sursauter. Elle improvise, murmura-t-il. Cela semble un peu triste. Oui, reconnut-il. Tout ce qu’elle joue ces temps-ci est triste. Des doigts chauds et souples s’enroulèrent autour de ses phalanges raides et mutilées. Il ouvrit les yeux et tourna la tête pour pouvoir voir les cheveux rouge or d’Aréana et ses orbites aux sombres joyaux. Je ne t’avais pas entendue approcher, lui dit-il. Les pieds nus ne font pas beaucoup de bruit dans la luzerne, n’est-ce pas ? En particulier quand ils sont aussi délicats que les tiens, répondit-il. Oh, laisse ! Tu n’as plus à me conquérir. Bien au contraire, dit-il. J’aimerais te reconquérir chaque jour. -31- Eh bien, c’est gentil, dit-elle. Les paroles d’un bon époux. Nous verrons si tu le penses encore après dix ans plutôt que dix jours. Je n’ai pas rêve plus précieux que le découvrir. Et dans vingt, et trente... Elle posa la main sur sa bouche. Chut, j’ai dit. (Elle parcourut la clairière du regard.) Je vais commencer à appeler cet endroit ton solarium. Tu veux tout le temps être au soleil, ces temps-ci. Pas toi ? voulut-il demander. Elle venait de passer des mois dans des geôles, tout comme lui. Et tout comme lui, elle avait entendu... Non. Il ne voulait pas s’en souvenir. Je suis désolée, reprit-elle. Je ne voulais pas t’y faire penser. C’est juste que... je me demande ce que tu feras quand l’hiver viendra ? Il se renfrogna. Il n’est pas encore là, et je ne peux pas l’empêcher de venir. Nous verrons. Elle sourit, mais il se sentit contrarié. Je pourrais peut-être composer quelque chose de gai. Je suis désolée, dit-elle. J’ai gâché ta sieste. C’est vrai, pensa-t-il en sentant croître son amertume. Et pourquoi se plaindre de l’hiver ? Quoi qu’il en soit, poursuivit-elle en changeant de ton, tu sembles ne plus faire que cela, dormir. Il s’assit, sentant monter son courroux. Comment... Mais alors, une abeille le piqua. La douleur fut très simple, très directe, et il se retrouva debout, à hurler et battre des bras dans l’air, qui était vivant de l’agitation de l’essaim. Il comprenait, maintenant. La douleur de la piqûre lui avait rendu ses esprits. Mérie, cria-t-il en se précipitant vers l’endroit où la petite fille était assise avec sa martellyre. Mérie, arrête ça ! Mais elle continua de jouer, jusqu’à ce que Léoff eût tendu le bras et immobilisé ses mains. Elles lui parurent froides. Mérie, cela nous fait du mal. -32- Elle ne releva tout d’abord pas les yeux, et les garda fixés sur le clavier. Cela ne me fait pas mal, dit-elle. Je sais, répondit-il doucement. Elle releva les yeux, alors, et la poitrine de Léoff se serra. Mérie était une petite fille fluette ; elle paraissait plus jeune que ses huit hivers. De loin, on eût dit qu’elle en avait cinq ou six. Mais il n’était pas loin. Ses yeux avaient été azur lorsqu’ils s’étaient rencontrés. Ils étaient toujours bleus, mais ils semblaient voilés, de quelque façon ; un peu vides, affectés par quelque douleur qu’une enfant de son âge ne devrait pas connaître. De près, Mérie pouvait être centenaire. Je suis désolée, dit-elle. Qu’essayais-tu de faire ? Elle haussa les épaules. Je ne sais pas. Il s’accroupit et lui caressa les cheveux. Robert ne nous retrouvera pas. Il l’a emporté avec lui, dit Mérie d’une voix à peine audible. Il t’a manœuvré pour que tu l’écrives, et il l’a emporté avec lui. Tout va bien, dit Léoff. Non, répondit Mérie. Tout ne va pas bien. Lorsqu’il le joue, je peux l’entendre. Les poils de la nuque de Léoff se hérissèrent. Il ne le joue pas bien, chuchota-t-elle. Mais maintenant il a quelqu’un d’autre pour le faire. Je peux l’entendre. Léoff jeta un coup d’œil en direction d’Aréana. Elle n’avait rien dit, mais des larmes roulaient sur son visage. Je pensais que tu allais tout arranger, dit Mérie. Maintenant je sais que tu ne peux pas. Mérie... Ce n’est rien, dit-elle. Je comprends. Elle écarta la martellyre de ses genoux, la prit par sa lanière, et se leva. Je vais jouer ailleurs, dit-elle. S’il te plaît, Mérie, ne t’en va pas, dit Aréana. -33- Mais la petite fille partait déjà. Léoff la regarda s’éloigner et soupira. Elle s’attend à ce que je fasse quelque chose, dit-il. Elle t’en demande trop, commenta-t-elle. Il agita la tête. Nous, nous étions là, mais elle, elle l’a joué. Je l’ai utilisée... ... pour sauver nos vies, acheva gentiment son épouse. Je ne suis pas convaincu d’avoir sauvé la sienne, reprit-il. Je pensais qu’elle allait se rétablir, Réa, mais elle s’enfonce. C’est de pis en pis. Elle acquiesça. Oui. Je devrais aller la rejoindre. Elle voudrait surtout être seule, pour l’instant, dit Aréana. Je pense que tu ferais mieux de la laisser. Même avant, c’était déjà quelqu’un de solitaire. Oui. Reste ici. Repose-toi. Il faut que j’aille au marché, prendre quelques petites choses pour le souper. Je verrai si je peux trouver quelque chose qu’elle aime. Un ruban, ou une douceur. Ce sera inutile, pensa-t-il, mais il sourit et lui donna un baiser. J’ai bien de la chance, réussit-il à dire. Nous avons tous de la chance, dit Aréana. Et même Mérie. Nous nous avons, les uns les autres. Je n’en suis pas si sûr, dit Léoff. Aréana plissa le front. Que veux-tu dire ? J’ai reçu une missive, hier, de sire Edwin Graham. La mère de Mérie était sa sœur. Ils veulent la reprendre ? Mais le duc l’a confiée à notre garde. Je ne sais pas ce qu’il veut, répondit Léoff. Il envoie son épouse ici nous le dire. Elle arrivera ce Thonsdagh. -34- Dame Téris Graham était grande, plus grande que Léoff. Elle avait de troublants yeux vert marine et d’innombrables taches de rousseur, qui rendaient ses cheveux bruns, presque noirs, d’autant plus surprenants. Son visage était long et robuste, tout comme son corps, et elle était arrivée dans une robe de voyage noire et vert sombre qui semblait coûteuse. Elle était accompagnée de deux serviteurs et de deux gardes du corps, un autre signe de richesse. Elle était plus jeune qu’il ne se l’était imaginé. Aréana la fit asseoir dans leur petit salon, qu’ils n’avaient jusqu’ici que très rarement utilisé. Puis elle partit chercher le thé, tandis que leur invitée jaugeait Léoff. C’est toi, l’homme qui a composé cette sinfonie, dit-elle enfin. Celle qui a déclenché les émeutes à Glastir ? Oui, confirma Léoff. Je le crains. Et cette autre chose, cette pièce que le peuple a tant aimée ? Il était évident à la façon dont elle disait « peuple » que ce terme n’incluait pas tout le monde : pas elle, par exemple. Oui, Madame. Oui, répéta-t-elle sèchement. Aréana arriva avec le thé, qu’ils sirotèrent quelque temps, assis dans un silence inconfortable. À quel point connaissais-tu ma belle-sœur ? demanda soudain dame Graham. Léoff put pratiquement sentir Aréana se raidir, et le sang lui monta au visage. À sa grande surprise, la dame s’esclaffa. Eh bien ! dit-elle. Oui, Ambria était en un certain sens fort généreuse. Léoff acquiesça, ne sachant que dire, son esprit étant soudain revenu aux sensations de cette nuit-là, à la chaleur de la peau d’Ambria... ... et à son pitoyable regard assassiné, quelques jours plus tard. Mais là n’est pas la question, reprit dame Graham en plissant le front. Ce qui importe aujourd’hui, c’est ce qui doit être fait de Mérie. Je pense qu’elle devrait rester avec nous, dit Léoff. -35- Personnellement, j’aurais plutôt tendance à en convenir, dit-elle. Je n’ai aucun besoin de me charger d’un gosse de plus. Nous nous occupons déjà de son frère, encore qu’il sera bientôt marié. Néanmoins, c’est la fille bâtarde de Guillaume, et elle fait partie de la famille, donc mon époux a une tout autre opinion sur ce sujet. Elle est en sécurité ici, dit Aréana. Et elle ne perd pas ses droits. Et vous seriez ses parents ? Oui, dit Léoff. Dans les faits, peut-être. Mais techniquement, le duc Artwair n’en a-t-il pas fait sa filleule ? C’est exact, dit Léoff. On pourrait se dire qu’Artwair avait ses raisons pour agir de la sorte. Et pour vous offrir cette adorable demeure sur les terres de son somptueux domaine. Mon époux et le duc sont amis, dit Aréana. La maison était un cadeau de mariage. C’est évident, soupira dame Graham. Mais il la garde aussi à proximité. (Elle releva vivement les yeux.) Et qu’en est-il d’elle, au fait ? J’ai entendu de bien étranges rumeurs. Quelque chose au sujet d’une musique qui tue ? Léoff pinça les lèvres. L’histoire s’était propagée, finalement. Mais il ne savait pas s’il devait ou non la confirmer. On dit que le prince Robert t’a forcé à composer un morceau de musique qui tue tous ceux qui l’écoutent, et que Mérie l’a joué, et qu’elle n’est pas morte, ajouta-t-elle. Lorsqu’il eut continué de ne pas réagir, elle soupira et fit un signe à sa servante, qui tendit à Léoff une feuille pliée et scellée à la cire. Il prit la missive offerte et vit qu’elle portait le sceau d’Artwair. Il le brisa et lut le contenu. Mon ami, n’hésite pas à relater tous les faits et détails concernant Mérie à dame Téris Graham. Elle mérite de savoir, et je lui fais toute confiance pour rester discrète. -- A. -36- Léoff releva les yeux, soudain penaud. Désolé, Madame, dit-il. Ta discrétion est tout à ton honneur. Mais poursuis. C’est bien ce qui s’est passé, sauf que Robert ne m’a pas demandé d’écrire ce morceau. Lui voulait R ou prétendait vouloir R un autre miroitement, qui contrebalancerait mon œuvre précédente et lui rendrait sa popularité. Je crois qu’il a toujours su que j’allais essayer de le tuer. Ah ! Il t’a manœuvré pour que tu l’écrives. Mais cela ne l’a pas tué parce qu’il est déjà mort. Quelque chose comme ça. Mais cela a tué tous ceux qui étaient présents dans la pièce. Sauf toi et ton épouse... et Mérie. Cette musique évolue, expliqua Léoff. Ce n’est pas une note unique, mais une progression qui mène à la mort. Le dernier accord tue, mais seulement si l’on a écouté le morceau entier. J’ai enseigné à Mérie et Aréana un renversement à fredonner, pour en diluer les effets. Nous avons tout de même manqué mourir. Et Mérie... Elle était à la martelharpe, c’est elle qui a été la plus exposée. C’est ce qu’il semblerait. (Graham se laissa aller en arrière et but une autre gorgée de thé.) À ton avis, Robert, que compte-t-il faire de cette musique ? Quelque chose de terrible, dit Léoff. J’essaie de l’imaginer. Une clique de pipeaux qui s’engagerait sur le champ de bataille ? Un chœur de trompes, et tous les défenseurs des murailles tomberaient morts ? Ce n’est pas impossible, répondit Léoff, soudain pris de nausée. Difficile à coordonner, mais quelqu’un qui maîtrise suffisamment l’arrangement et la composition pourrait le faire. Quelqu’un comme toi ? Oui. C’est peut-être pour cela que tu es ici, si bien protégé. Peut-être qu’Artwair t’a demandé de réécrire le morceau. Je ne le ferai pas. Il le sait. Il sait que je préférerais mourir. -37- Mais Mérie pourrait s’en souvenir ? Non. C’est un prodige. Non, répéta-t-il, criant presque. Pas même pour sauver la Crotheny ? Ne t’approche pas d’elle, coupa-t-il. Dame Graham hocha la tête et but un peu de thé. Et qu’en est-il de ton renversement ? Pourrais-tu composer une musique qui neutraliserait ce que Robert projette peut-être de faire ? S’il a autre chose à l’esprit que son seul amusement ? Je ne sais pas, dit-il. As-tu seulement essayé ? Je ne veux pas me faire encore duper, eut-il envie de crier. Je ne veux plus jamais que l’on se serve de moi. Tu as lâché quelque chose d’horrible sur ce monde, Léovigilde Ackenzal. Tu en es responsable. Qui es-tu ? demanda soudain Aréana. Tu n’es pas venue ici pour parler de la charge de Mérie. La dame sourit. Je reconnais avoir usé d’un petit subterfuge, répondit-elle. Mais je suis venue te dire certaines choses R et peut-être aussi te morigéner quelque peu. Qui es-tu ? répéta Aréana, en regardant avec méfiance la garde armée de leur invitée. Chut, petite. Je dois dire à ton époux une chose importante. Ne lui parle pas ainsi, dit Léoff. La dame reposa sa tasse. Tu ne t’es pas demandé pourquoi personne, depuis l’époque du bouffon noir, n’a jamais découvert ce que tu as découvert ? Robert a mis certains livres à ma disposition... Précisément ! Il existe des livres ! Ils décrivent des armées détruites par des chœurs d’eunuques et des orgues hydrauliques. Ils expliquent comment les modes fonctionnent. Ces livres sont bien connus des lettrés. Crois-tu que depuis tout -38- ce temps, aucun de ceux qui en avaient le talent n’a essayé de faire la même chose ? Je n’y avais pas pensé, admit Léoff. Ce n’est pas arrivé parce que ce n’était pas possible, dit dame Graham (ou qui qu’elle pût être.) La musique que tu as créée ne peut exister que lorsque la loi de la mort est brisée, comme ce fut le cas lors du règne du bouffon noir. Comme c’est le cas aujourd’hui. La loi de la mort ? Ce qui sépare la vie de la mort, qui en fait deux états différents. Robert ! s’exclama Léoff. Robert n’est pas le premier, mais avant lui la loi n’avait été que compromise. Son retour de la mort fut le point de rupture, et une fois brisée, la loi de la mort devient de plus en plus facile à violer, jusqu’à disparition complète de la séparation entre vie et trépas. Et lorsqu’il advient cela, eh bien, c’est la fin de tout. Figure-toi cette loi comme une digue, qui retient des eaux mortelles. Lorsqu’elle est atteinte dans son intégrité pour la première fois, il n’y a qu’une fuite. Si elle n’est pas colmatée, le trou grandit de lui-même. Mais si des vandales commencent à s’y attaquer à la pioche, alors il grandit très vite, et bientôt toute la structure s’effondre. Pourquoi quiconque ferait-il cela ? Eh bien, quelqu’un peut faire un petit trou dans une digue pour faire tourner un moulin, n’est-ce pas ? Il gagne de l’argent, il a besoin d’un moulin plus grand, d’un débit plus important ? Violer la loi de la mort apporte un immense pouvoir. Robert peut être poignardé au cœur et continuer de marcher comme si de rien n’était. Tu peux écrire une sinfonie qui tue R et ce n’est qu’un début. À mesure que la loi s’affaiblit, ceux qui la brisent deviennent plus forts. Tout particulièrement aujourd’hui, alors que croissent d’autres puissances destructrices. Pourquoi me racontes-tu cela ? Ta musique a, si l’on peut dire, considérablement agrandi le trou. -39- Mais que puis-je y faire ? Comment la loi a-t-elle été réparée auparavant ? Elle sourit. Je n’en ai pas la moindre idée. Mais tu pourrais envisager la possibilité que, si une composition peut affaiblir la loi... ... une autre pourrait la renforcer, acheva Aréana. La dame se leva. Précisément. Attends, dit Léoff. Cela ne suffit pas. Pourquoi devrais-je même croire à tout ceci ? Parce que c’est le cas. Non. J’ai déjà été dupé auparavant. Je ne vais pas m’atteler à une nouvelle mission insensée qui pourrait encore tout faire empirer. Si tu dis vrai, alors il n’y a plus d’espoir, répondit-elle. Quoi qu’il en soit, j’ai dit ce que j’étais venue dire. Attends un instant... Non. Bonne chance ! Et malgré d’autres protestations, elle sortit, monta dans sa voiture et disparut, laissant Léoff et Aréana médusés. Artwair savait qu’elle venait, dit Aréana. Peut-être qu’il pourra nous éclairer un peu. Léoff acquiesça, et réalisa distraitement qu’il tenait toujours la missive du duc à la main. Il la regarda et se rembrunit. Ce qui avait paru être le sceau d’Artwair n’était plus qu’un petit bloc de cire brute. -40- PREMIÈRE PARTIE LES DÉSOIGNÉS La terre crée l’ombre et repousse le soleil, Des voix fragiles chantent sous le vent, Tout sera bientôt fini. Valide, le courage vient facilement, La mort n’est qu’un rêve. Mais j’observe en l’instant : Je vois les vrais héros Se relever sur des jambes chancelantes Et affronter ce qui doit être affronté Désoignés. Poète virgenyen anonyme Ievy cledief derny Faiver mereu-mem. Même une épée cassée a encore un tranchant. Proverbe Lierien -41- CHAPITRE UN LA REINE DES DÉMONS Anne frémit de plaisir, alors que les fantômes effleuraient sa peau nue. Elle garda les yeux clos tandis qu’ils chuchotaient doucement auprès d’elle, savourant leurs caresses discrètement glacées. Elle inhala le lourd parfum de la putrescence et, pour la première fois depuis très longtemps, ressentit un réel bien-être. Anne, minauda l’un des fantômes. Anne, tu n’as pas le temps. Un peu irritée, elle ouvrit les yeux, pour découvrir trois femmes debout devant elle. Non, réalisa-t-elle. Elles ne se tenaient pas debout. Avec la vague impression que le compte n’y était pas, elle regarda alentour pour voir ce qu’il y avait d’autre. Elle se trouvait ailleurs, évidemment, étendue sur un profond berceau de mousse spongieux, au cœur d’un marais aux eaux noires qui se déployait à perte de vue dans toutes les directions. Les branches des arbres au-dessus d’elle s’entrelaçaient comme la plus fine des dentelles safniennes, et ne permettaient qu’à une infime lueur des plus diffuses de faire scintiller la rosée prisonnière de toiles d’araignées plus larges que sa main. Les femmes se balancèrent légèrement, les branches au-dessus d’elles craquant un peu sous leur poids. La première portait une robe noire et un masque noir, et ses cheveux étaient un flot d’argent. La suivante, une robe vert feuille et un masque d’or, ses boucles rousses s’étalant presque -42- jusqu’à ses pieds. La troisième arborait un masque d’os et une robe de la couleur du sang séché. Ses cheveux étaient bruns. Leurs lèvres et leurs chairs étaient d’un noir bleuté, au-dessus des cordes enroulées autour de leur cou, et qui leur avaient ôté la vie. Les Féalités, ces créatures obtuses, étaient mortes. Devait-elle en être triste ? Une partie d’elle-même le pensait. Anne. Elle sursauta. L’une d’elles vivait-elle encore ? Mais alors elle sentit de nouveau les fantômes, qui la titillaient. Maintenant elle savait qui étaient les fantômes. Devait-elle en être effrayée ? Une partie d’elle-même le pensait. Vous êtes mortes, fit-elle remarquer. Oui, répondit la voix ténue. Nous avons résisté pour rester ici, mais une trop grande partie de nous a disparu. Nous avions quelque chose à te dire. Quelque chose d’utile ? Ce serait bien la première fois. Sois miséricordieuse, Anne. Nous avons fait ce que nous pouvions. Trouve notre sœur. C’est vrai, vous êtes quatre, se souvint Anne. Dormait-elle ? Elle semblait avoir du mal à se souvenir. Oui, quatre, trouve... euh, non. Il arrive. Anne... Mais un vent froid naquit dans les profondeurs du marécage, d’étranges oiseaux noirs insufflèrent leur vie à la canopée, et Anne se retrouva seule avec les cadavres. Ce seulement pour un instant. Puis elle le sentit lui, comme l’autre fois où elle était venue en ce lieu. Tout le sang de son corps parut s’amasser d’un seul côté, et toutes les branches de la forêt semblèrent attirées vers son invisible présence. Eh bien ! tu es là, petite reine, dit la voix. Cela faisait longtemps. Ne t’approche pas, dit-elle. Tu te souviens de la dernière fois. La dernière fois, j’étais plus faible et tu avais de l’aide. Nous ne sommes pas la dernière fois. Que veux-tu ? Ta compagnie, douce reine. Ta main en mariage. -43- Qui es-tu ? Ton roi. Je n’ai pas de roi, trancha Anne. Je suis reine, souveraine en mon nom propre. Cherche plus profondément en ton cœur, ronronna la voix. Qui es-tu ? Tu veux connaître mon nom ? Quelle importance les noms ont-ils quand nous sommes ce que nous sommes ? Il n’y a pas de « nous », protesta Anne. Mais son ventre la titilla, comme lorsque Roderick l’avait embrassée là. La présence se rapprocha, et bien qu’elle ne pût le voir, elle eut l’impression que l’ombre avait un sourire sardonique. Pourquoi as-tu tué les Féalités ? Un gloussement sourd se répandit à travers les branches, et des cercles se formèrent un peu partout à la surface de l’eau. Puis une lueur rouge s’abattit sur la surface agitée du marais, et Anne sentit une chaleur derrière elle, et elle se tourna en hurlant pour le confronter. Mais il n’y avait rien de masculin dans ce qui se tenait derrière elle, cela ne faisait aucun doute. Le corps qui brillait comme une flamme blanche était svelte mais féminin à l’évidence, uniquement vêtu d’une chevelure dont les mèches bouclaient et ondoyaient comme les langues vivantes d’un feu liquide. Son visage était si terrifiant dans sa beauté qu’Anne eut l’impression que des pointes de glace avaient été plongées à travers ses yeux jusqu’à son cerveau. Elle hurla à s’en déchirer la gorge. Chut, dit la femme, et Anne sentit son larynx se refermer instantanément. Puis le terrible regard alla à travers elle et au-delà. Va-t’en, ordonna-t-elle. Tu ne fais que retarder l’inévitable, maugréa la voix masculine. Va-t’en, répéta la femme. Anne sentit le poids de l’homme diminuer. Je n’ai pas tué tes amies, dit-il. -44- Et il disparut. Anne sentit sur elle le regard de la femme, mais ne put se résoudre à relever les yeux. Qui es-tu ? murmura-t-elle. Le Détenu t’a livré mon vrai nom, répondit la femme. Il t’a donné certains de mes anciens épithètes : Reine des démons, etc. Oui, mais je... De confusion, elle n’acheva pas. Tu te demandes plutôt ce que je suis. Ce que je veux. Pourquoi je t’ai aidée. Oui, je suppose, tenta Anne, avec soudain l’impression de se montrer présomptueuse. Si je suis démon ou sainte, soupira la femme, si proche qu’Anne pouvait sentir son souffle. Oui, réussit à dire Anne. S’il y avait une différence, peut-être que je te le dirais, répondit-elle. Et l’homme... Il dit vrai, tu sais, poursuivit la femme. Il n’a pas tué les Féalités. C’est moi. Pour toi. Que veux-tu dire ? Tu m’as menée à elles. Tu les as rejetées, tu leur as retiré ta protection, et j’ai mis fin à leur existence. À toutes sauf une, et je la retrouverai. Mais pourquoi ? Tu n’as pas besoin d’elles, dit-elle. Tu n’en as jamais eu besoin. Elles étaient de bien piètres conseillères. Et maintenant tu m’as moi. Je ne te veux pas, protesta Anne. Alors dis mon nom. Ordonne-moi de partir. Anne déglutit. Tu ne le feras pas, dit la femme. Tu as besoin de mon aide. Tu as besoin de toute l’aide que tu pourras trouver, parce qu’il va venir pour toi, et que soit il te fera sienne, soit il te détruira. Ce qui veut dire que tu dois le détruire. Et présentement, tu ne le peux pas. Tes amis vont tomber d’abord, puis toi. -45- Et si je te crois... alors comment puis-je y mettre fin ? Use de tous les moyens possibles pour augmenter tes forces. Laisse-moi t’enseigner l’usage de ton pouvoir. Lorsqu’il viendra, tu seras prête, si tu me fais confiance. Si je te fais confiance, murmura Anne, en relevant enfin les yeux vers le visage de la femme. Cette fois, ce ne fut pas aussi terrifiant. Il y avait quelque chose dans les yeux de la femme qui semblait sincère. Donne-moi une raison de te faire confiance, dit Anne. Un sourire fendit le visage de la femme. Tu as un autre ennemi, un ennemi que tu n’as pas encore remarqué, un ennemi que j’ai moi-même du mal à voir car il R ou peut-être elle R se trouve au plus profond des ténèbres du palais Reiksbaurg. Comme toi, il est capable de voir à travers les distances et le temps. Tu ne t’es jamais demandé pourquoi tu réussissais à surprendre les forces de l’Église, quand Hansa avait toujours de l’avance sur toi ? Si, répondit Anne. J’ai supposé que cela venait des espions et des traîtres. Comment peux-tu être certaine qu’il s’agit de scintillation ? Parce qu’il y a un endroit que je ne peux absolument pas voir, et cela, c’est le signe d’un chthonien, répondit la femme. Un chthonien ? Un chthonien voit à travers les yeux des morts, lesquels ne différencient pas le passé du présent. Comme la loi de la mort a été brisée, c’est un don encore plus puissant qu’autrefois. Mais tu tiens tes visions directement de la puissance des sedoï. Tu peux être plus forte que lui, voir les conséquences de ses visions, et les contrecarrer. À terme, tu pourras même ordonner aux morts de lui inspirer de fausses visions. Mais avant que tu n’acquières cette maîtrise, il peut faire beaucoup de mal. Si tu fais comme je le dis, tu pourras l’arrêter plus tôt. Comment ? Dépêche une ambassade à Hansa, à la cour de Marcomir. Envoie ta mère, Neil MeqVren, Alis Berrye... Je ne ferai pas une telle chose, coupa Anne. Je viens juste de retrouver ma mère. Je ne vais pas l’envoyer affronter de nouveau le danger. -46- Crois-tu qu’elle n’est pas en danger à Eslen ? Essaie donc d’en rêver. Je te promets que tu n’aimeras pas ce que te diront tes visions. Anne sentit monter un amer désarroi, mais elle s’efforça de rester forte. Tu es moins utile que les Féalités, dit-elle. Ce n’est pas vrai. Ta mère va te le demander, de toute façon. Elle croit la paix encore possible. Ainsi, tu sauras que je t’ai dit quelque chose d’utile. Mais je vais aussi te dire autre chose. Si tu envoies ta mère, le chevalier et l’assassin à Kaithbaurg, je présage une excellente chance qu’ils mettent fin à la menace du chthonien, et que par cela, ils affaiblissent Hansa. Si tu ne les envoies pas, je te vois pleurer sur le corps de ta mère à Eslen-des-Ombres. Une « excellente chance » ? Pourquoi ne peux-tu pas voir s’ils le tuent ou pas ? Pour deux raisons. La première, c’est que comme tu n’as pas encore décidé de les envoyer, l’avenir est nébuleux. Mais la raison la plus importante, c’est, comme je te l’ai dit, que je ne peux pas voir le chthonien. Mais je sais que l’opportunité peut naître. Essaie de la voir par toi-même. Je ne choisis pas mes visions, dit Anne. Elles se contentent d’apparaître. Tu peux les maîtriser, disconvint la femme. Tu te souviens comment autrefois tu devais être amenée ici ? Maintenant, tu viens et tu pars à loisir. C’est la même chose. Tout ce dont tu as besoin est ici, tout particulièrement maintenant que les Féalités ne gâtent plus tout. Justement, où est ce « ici » ? demanda Anne. C’est quelque chose que je n’ai jamais vraiment compris. Eh bien, à l’intérieur du sedos, répondit-elle. C’est ce qui anime le monde, c’est de là que se déverse la puissance. Il n’a forme que par la volonté de ceux qui vivent ici. C’est ton royaume, maintenant, et tu peux le modeler selon ta volonté. Hansa, l’avenir, le passé... tout est ici. Saisis les rênes du pouvoir. Pour tout ce que je t’ai dit, tu n’as pas besoin de me croire sur parole. Tu peux le découvrir par toi-même. Et comme un feu éteint par le vent, elle vacilla et disparut. -47- Anne resta dressée là un temps, à observer les visages des Féalités. Était-ce possible ? Pouvait-elle vraiment s’affranchir des caprices des forces qui l’entouraient ? Pouvait-elle les diriger elle-même, cesser de douter, affronter son destin sans ingérences d’esprits déloyaux ? Pourquoi ne m’avez-vous jamais rien dit de tout cela ? demanda-t-elle aux Féalités. Mais leurs chuchotements avaient pris fin. Eh bien, murmura-t-elle. Voyons si elle dit vrai. Et elle vit, et elle s’éveilla le visage trempé de larmes, sachant que certaines choses devaient être faites. Elle se leva pour les faire. -48- CHAPITRE DEUX UNE AMBASSADE Lorsque Neil MeqVren vit la bannière au dragon de Hansa, son cœur accéléra et sa main frémit d’une envie de tuer. La douleur lui prit le côté, et il ne put retenir un hoquet. Du calme, sire Neil, dit Murielle Dare. Il s’efforça de lui sourire. Dans la lumière du soleil, son âge devenait perceptible : des rides au coin des yeux et sous le menton, quelques mèches argentées dans sa chevelure noire. Et pourtant elle ne lui avait jamais paru plus belle, qu’en cet instant, en tenue de voyage de safnite vert émeraude et chausses noires brodées. Un simple cercle d’or rose reposant sur son front annonçait son rang. Sire Neil ? répéta-t-elle. Majesté, répondit-il. Nous ne sommes pas venus ici pour nous battre, alors écarte cette main de ton épée. (Elle plissa le front.) Tu ne devrais peut-être pas être là du tout. Je vais très bien. Ce n’est pas vrai, rétorqua-t-elle. Tes blessures sont encore fraîches. C’est un MeqVren, dit sire Fail de Liery. Comme son père, et le père de son père. Des hommes aussi obstinés qu’un fer de proue. Je sais que je ne peux pas me battre, dit Neil. Je sais que je me viderais par toutes les coutures. Mais je peux peut-être encore apercevoir un couteau à temps. -49- Et aller te vider par toutes les coutures, grommela Fail. Neil haussa les épaules, et même ce geste fut douloureux. Tu n’es pas ici pour t’intercaler entre moi et un couteau, sire Neil, dit Murielle. Alors pourquoi suis-je ici ? se demanda-t-il en son for intérieur. Mais il sentit la raideur dans ses bras et ses jambes, et il sut. À l’instar des léics qui l’avaient soigné, la reine mère pensait qu’il ne pourrait peut-être plus jamais tenir une épée. Elle s’efforçait, à l’évidence, de lui enseigner un autre emploi. Ainsi, en l’instant où tout le royaume se préparait à la guerre, se retrouvait-il face à l’ennemi, à essayer de les compter. Il estima à un wairdu hansien, soit cent hommes, la troupe qui se trouvait entre eux et les murailles blanches de Copenwis, mais ce n’était à l’évidence qu’une fraction de leur armée. Copenwis était occupée, et bien qu’il ne pût les voir, Neil savait qu’une part conséquente de la flotte hansienne était ancrée dans la baie et le long de la côte du grand port. Six mille, peut-être ? Dix ? Vingt ? Il n’y avait aucun moyen de le savoir, d’ici. De son côté, ils étaient vingt R et pas vingt mille. Par sécurité, ils avaient deux mille hommes derrière eux, mais ceux-ci se trouvaient à plus d’une lieue. La reine n’avait pas voulu qu’ils fussent tentés de déclencher les hostilités. Pas encore, du moins. Donc les septentrionaux regardaient leur bannière de trêve, et eux attendaient. Neil les entendit argumenter dans leur langue ronflante, et il se souvint des ténébreux chevaliers de son enfance, lorsqu’il épiait des positions hansiennes et entendait ce même langage étouffé. Copenwis a de bons murs, fit remarquer sire Fail. Neil acquiesça et tourna la tête vers son ancien patron. Il y avait peu, il y avait encore du brun dans ses cheveux, mais maintenant ils étaient moins gris que blancs. Il les portait longs, à la façon des îles, noués derrière par un simple lacet de cuir. Sa joue était grêlée des éclats d’un manche de lance, et l’un de ses sourcils se relevait d’une étrange façon depuis qu’une épée weihand avait manqué arracher cette partie de son crâne. La première fois que Neil l’avait vu, il avait cette bande de chair pourpre pendante et l’œil fermé. Il avait six ans, alors, et s’était -50- cru en présence de Neuden Lem Eryeint, le saint de la guerre, incarné sur Terre. Et durant toutes les années qui avaient suivi, alors qu’il le servait, il avait toujours, au plus profond de lui, vu Fail ainsi : immortel, plus grand que les autres hommes. Mais Fail avait l’air vieux, maintenant. Il semblait avoir un peu rapetissé. Cela dérangea Neil. C’est vrai, renchérit-il en parcourant du regard les puissants bastions de pierre blanche. J’ai vécu ici un temps, dit Alis Berrye. Vraiment ? demanda Murielle. J’avais huit ans. J’ai passé plusieurs mois chez un oncle. Je me souviens d’un joli parc, au cœur de la cité, avec une fontaine et la statue de saint Néthun. Neil observa Alis du coin de l’œil. Son ton était badin, mais un petit pli entre ses sourcils lui fit deviner que la jeune femme fouillait ses souvenirs, cherchait le dessin des rues, l’emplacement des portes. Tout ce qui pourrait l’aider à protéger et défendre Murielle. Car malgré sa jeunesse, son charme et sa beauté, si l’on pouvait en juger par celle qui l’avait précédée, alors la petite brunette était dangereuse ; et chaque nouvelle information la rendrait plus dangereuse encore. Neil n’était pas certain de lui faire confiance. Son passé ne parlait pas en sa faveur. Il vit soudain qu’Alis le regardait droit dans les yeux, et sentit son visage s’empourprer. Je t’ai eu, mima-t-elle des lèvres, avant de sourire malicieusement. Des murs puissants, en tout cas, dit-il en lui rendant gauchement son sourire. Cette pauvre ville a tellement souvent changé de mains que je me demande pourquoi ils s’embarrassent de murailles, fit remarquer Murielle. (Elle se dressa dans ses étriers.) Ah ! s’exclama-t-elle. Enfin. Neil le vit émerger des rangs hansiens R un homme imposant, chevauchant un destrier bardé d’émail brillant, noir et sanguine. Il portait un plastron aux mêmes couleurs, arborant un aigle à l’attaque. Son armure paraissait plus -51- cérémoNeille qu’utile. Une cape d’ours blanc pendait sur ses épaules, et ses bottes en phoque luisaient. Neil le connaissait. Il avait vu pour la première fois ce visage rose et gras lors de sa propre introduction à la cour d’Eslen ; le landegraf Valamhar af Aradal, autrefois ambassadeur à la cour de Crotheny. Par les bourses de saint Coq, maugréa Fail dans sa barbe. Chut, siffla Murielle, avant d’élever la voix en direction du nouveau venu. Landegraf. Le seigneur hansien inclina la tête et descendit de selle, avec l’aide de quatre des huit jeunes hommes en livrée qui étaient venus avec lui sur la plaine. Puis il mit un genou à terre. Majesté, dit-il. Je dois dire que je suis heureux de voir que les Ansus t’ont bien traitée. Je m’inquiétais et je priais pour toi durant ta captivité. Je suis désolée d’apprendre que tu as été perturbé, lui répondit Murielle. Il m’est tellement désagréable d’être la cause d’un quelconque trouble. Eh bien, je suis rassuré, maintenant, répondit-il avec un sourire incertain. Oui. Et quelque peu installé dans l’une de nos cités, dit-elle en indiquant Copenwis d’un geste du menton. Ah oui, cela ! dit Aradal. Je suppose que c’est ce dont tu es venu parler ? Tu es aussi perspicace qu’à l’habitude, messire, répondit-elle. Cela doit tenir à mes fréquentations, renchérit-il. Peut-être, reprit Murielle. Quoi qu’il en soit, j’ai effectivement été mandatée par l’impératrice Anne pour négocier les termes de votre retrait de notre port septentrional. Eh bien, Majesté, c’est un peu délicat, dit Aradal. Vois-tu, c’est avec la permission du roi que nous avons placé Copenwis sous notre protection. Par « roi », tu entends mon beau-frère Robert ? demanda Murielle. Robert était un usurpateur, qui n’a jamais été légitimé en tant que souverain R cette situation se règle donc -52- aisément. Sa parole n’a jamais été celle de la Couronne, et vous n’avez donc aucun droit ni aucune raison de vous trouver ici. Aradal se gratta l’oreille. C’est un tout petit peu plus compliqué que cela, tu ne crois pas ? La reine se redressa un peu. Je ne vois pas en quoi. Reprends ta flotte et tes hommes et rentre chez toi, Aradal. Sauf que ce ne sont ni mes hommes ni ma flotte, comme tu le sais bien, Majesté. Ce sont ceux de Sa Majesté Marcomir III, lequel reconnaît Robert comme roi et empereur de Crotheny. Si vous avez offert un refuge à ce bâtard au cœur noir..., commença Fail. Mais Murielle le fit taire d’un froncement de sourcils, avant de se retourner vers le landegraf. Que Robert ait pu trouver refuge chez ton lige est un autre problème, dit Murielle d’une voix un peu tendue. Mais pour aujourd’hui, je crois qu’éviter une guerre entre nos pays suffira. Aradal baissa la voix. Majesté, tu imagines que la guerre peut-être évitée. Je crois plutôt qu’elle va avoir lieu. L’avidité de Marcomir est bien connue, dit Murielle. Néanmoins... Aradal agita négativement la tête. Non, il y a autre chose, Majesté. Ta fille a tué des hommes d’Église, Murielle. Guillaume défiait l’Église, mais Anne l’a niée et attaquée. Notre peuple est dévot, et les signes apparaissent partout autour de nous. Certains disent que conquérir la Crotheny ne suffira pas R qu’elle devra être purifiée. (Sa voix baissa plus encore.) Majesté, j’ai déjà tenté de te le dire auparavant, je suis bien disposé envers vous. Emmène ta fille et tes proches, et partez en Virgenye, ou même plus loin. Je... (Il s’interrompit.) J’en ai déjà trop dit. Tu ne feras rien ? Je ne peux rien faire. Murielle haussa les épaules. -53- Très bien. Alors je dois parler à Marcomir. Les sourcils d’Aradal se levèrent. Madame... Par les lois les plus anciennes des nations, par l’alliance qu’ont nouée les peuples libres lorsque les skasloï ont été détruits, tu as le devoir de m’assurer le libre passage jusqu’à la cour de ton roi, et tu dois m’en ramener saine et sauve. Même l’Église ne peut déroger à cette loi fondamentale. Les pommettes d’Aradal se tendirent. Peux-tu faire cela ? Peux-tu appliquer la loi ? Je peux te donner ma parole, finit-il par dire. Mais ma parole ne porte pas bien loin, ces temps-ci. La reine écarquilla les yeux. Cela ne sous-entend tout de même pas que Marcomir me tuerait ou me ferait prisonnière ? Je dis, Madame, que le monde est devenu fou, et que je ne peux rien promettre. Mon lige est un homme de parole, je te le garantis, et je jurerais sur ma vie qu’il ne te fera pas le moindre mal. Mais ? Mais il n’est pas seul à Hansa. Murielle inspira longuement, et souffla. Puis elle se redressa et parla de son ton le plus majestueux. Assureras-tu l’acheminement de mon ambassade jusqu’à la cour sous couvert de trêve afin de me permettre de plaider la cause de la paix devant Sa Majesté ? Feras-tu cela, Landegraf ? Aradal échoua un instant à lever les yeux vers elle, mais il finit par prendre sur lui et redressa la tête. Je le ferai, répondit-il. Je reviendrai demain matin avec les compagnons de mon choix, dit-elle. Pas plus de quinze. Cela suffira, lui assura Murielle. Un autre jour, il eût peut-être trouvé jolie la plaine de Maog Vast, se dit Neil. Quatre mois avaient passé depuis que ses blessures lui avaient été infligées lors de la bataille du Waerd. -54- Nous étions le quinzième jour de Ponthem, et l’été se déployait dans toute son ampleur. Les champs débordaient des spires blanches des Traces-de-dame, de jaunes œils-de-bœuf, d’économes pourpres, et de tout un arc-en-ciel de fleurs qu’il ne reconnaissait pas. Elles mêlaient leurs douces senteurs à celles du romarin, du fenouil et de quelque chose qui lui faisait penser à de la pomme quoiqu’il n’y eût aucun arbre en vue dans tout ce paysage plat. Chaque lieue semblait interminable à Neil quand il devait chevaucher en sachant qu’il avait derrière lui l’armée de Hansa, et il regardait souvent par-dessus son épaule, bien qu’une telle végétation ne se prêtât pas à l’embuscade. Mais l’absence de cache était à double tranchant, et Neil se sentait un peu comme une souris se demandant à tout instant si un faucon n’allait pas jaillir du soleil. Murielle le remarqua. Je ne crois pas qu’ils nous attaqueront, sire Neil, dit-elle. Non, trancha Fail. Pourquoi feraient-ils une telle chose quand tu vas nous livrer à eux demain ? La loi fondamentale... Même Aradal ne peut jurer de leur respect, souligna le baron. Ma nièce, tu viens d’échapper à une prison. Pourquoi te précipiter aussitôt dans une autre ? Ils vont te prendre en otage et tu serviras de monnaie d’échange dans leurs négociations avec Anne. Dame Berrye, essaie de la raisonner. Alis haussa les épaules. Je suis au service de la reine Murielle, dit-elle. Et je la trouve tout à fait raisonnable. Et n’oublie pas que nous avons nos propres otages, renchérit Murielle. Schalksweih ? marmonna Fail. Comment pourrais-je l’oublier ? Je l’ai capturé moi-même, avec son navire comme trophée. Mais contre toi... C’est l’un des favoris de Marcomir, dit-elle. Ils ont sollicité sa libération. Fail regarda vers les cieux en agitant la tête. Pourquoi fais-tu cela, en fait, ma colombe ? -55- Que pourrais-je faire d’autre ? Tricoter des bas pendant que ma fille mène la charge ? Arranger les fleurs pendant que toujours plus d’armées se liguent contre nous ? Et pourquoi pas, Majesté ? lança sire Neil. Excuse-moi, sire Neil ? Pourquoi pas ? répéta-t-il. La flotte de Hansa est dans nos eaux, et leur armée est en marche. Que peux-tu dire qui leur ferait changer d’avis ? Sire Fail a raison, tu as assez souffert, Madame. Que j’aie pu souffrir n’est pas le problème, rétorqua Murielle. Et quoique je ne sois pas flattée par l’opinion que vous pouvez avoir de mes capacités politiques, je vois une chance de couper court à la guerre, et je vais la saisir. J’en ai discuté avec Anne. Elle ne cédera pas un grain de notre boue si je suis prise en otage. Elle s’est battue comme un démon pour te tirer des griffes de Robert, lui rappela Fail. Les choses ont changé, trancha Murielle. Anne a changé, songea Neil. Murielle avait probablement raison : l’impératrice ne se laisserait pas intimider, même par des menaces pesant sur sa mère. Il se demanda où elle pouvait se trouver, en cet instant : sur le trône, ou partie tuer des hommes d’Église. Cette dernière activité était presque devenue un sport, pour elle. D’accord, dit Fail. Je viens avec toi. L’un de nos meilleurs commandants de marine ? Tu n’y penses pas. On a besoin de toi ici, pour garder nos mers. De toute façon, l’effort qu’il te faudrait fournir pour garder ton épée au fourreau ferait céder cette veine sur ton front. Tu n’es pas vraiment diplomate, mon oncle. Parce que tu l’es ? Elle haussa les épaules. J’en ai observé l’usage, et j’en ai la stature, même si je suis une femme. (Elle marqua une pause.) Anne veut que j’y aille, mon oncle. L’une de ses visions. Elle dit qu’il y a une chance. Ses visions, renâcla-t-il. -56- Elle savait que tu arriverais avec la flotte, dit Neil. Et elle savait quand. C’est comme cela que nous avons su qu’il était nécessaire de prendre Thornrath aussi vite. Oui, maugréa Fail en se mordillant la lèvre. Peut-être que ses visions sont vraies. Mais que ta propre fille t’envoie dans la gueule du loup... C’est difficile à jauger. Majesté, dit Neil. Je sais que je ne puis être d’une grande utilité, mais... Oh, toi tu viens, dit Murielle. Pourquoi crois-tu que tu es là ? Si la décision dépendait de moi, tu serais encore au lit. Neil fronça les sourcils. Tu veux dire que l’impératrice veut que j’aille à Hansa ? Elle s’est montrée inflexible sur ce point. Je vois. Murielle changea de position sur sa selle. Es-tu froissé de ne pas appartenir à sa garde ? Cela le prit par surprise. Madame ? Es-tu déçu d’avoir été rendu à mon service ? interrogea-t-elle. Il agita négativement la tête. Majesté, je me suis toujours considéré comme étant à ton service. Lorsque je protégeais Anne, je suivais tes ordres. Je suis ton homme lige, et je ne rêve de l’être de nul autre. Il n’ajouta pas qu’il trouvait Anne un peu étrange, et bien qu’il sût de première main que certains dans l’Église s’étaient tournés vers les ténèbres, il était heureux de ne pas être partie prenante dans la vindicte qu’Anne poursuivait contre z’Irbina. Murielle écouta ses paroles sans la plus petite variation dans son expression, puis elle hocha légèrement la tête. Très bien. Lorsque nous serons revenus au camp, tu choisiras les hommes qui nous accompagneront. Au matin, nous nous mettrons en route pour Hansa. Neil acquiesça, et commença à réfléchir à qui il allait emmener. Plus que jamais, il se sentit comme une proie sous un ciel prédateur. -57- CHAPITRE TROIS LA FIN D’UN RÉPIT Aspar White s’efforça de caler sa respiration sur la brise légère qui soufflait sur l’orée de la forêt, pour être aussi immobile qu’une souche tandis que le monstre approchait. Ce n’était qu’une forme pour l’instant, une masse de deux fois la taille d’un cheval, qui progressait entre les minces troncs blancs des trembles. Mais Aspar humait les feuilles d’automne alors qu’ils étaient au cœur de l’été, et lorsque les yeux brillèrent comme des éclairs bleutés entre les branches, il sentit le poison dans le sang de la créature. Ce ne fut pas une surprise : le monde était plein de monstres, ces temps-ci, et il en avait combattu beaucoup. Estronc, il avait même rencontré leur mère. Quelques geais piaillaient en direction du monstre, mais la plupart des autres bruits d’oiseau avaient disparu, parce que la plupart des autres oiseaux n’étaient pas aussi stupidement courageux que les geais. Peut-être qu’il va juste passer, pensa-t-il. Peut-être qu’il va juste s’en aller. Il était déjà épuisé, là était le problème. Sa jambe le lançait, et ses poumons lui faisaient mal. Ses muscles étaient ramollis, et sa vision ne cessait de se troubler. Une demi-cloche qu’il était là, tout au plus, sans plus travailler qu’un bébé qui fait la sieste. À simplement surveiller la prairie. -58- Passe, pensa-t-il. Je ne veux pas savoir ce que tu es ni où tu vas. Je veux juste que tu passes ton chemin. Mais ce ne fut évidemment pas le cas. En lieu de cela, il l’entendit marquer une pause, renifler. Puis il vit la lueur actinique dans ses yeux. Le monstre quitta la forêt pour le pré, avançant vers Aspar, vers l’endroit où ce dernier l’attendait, à l’abri des arbres. Coucou memuhr, marmonna-t-il en plantant rapidement quatre flèches dans le sol meuble devant lui. Imiter une souche n’avait plus de réelle utilité. C’était quelque chose de nouveau, pas un monstre qu’il avait déjà vu auparavant. De loin, la chose ressemblait à un taureau croisé avec un hérisson. Des piquants osseux grouillaient dans toutes les directions, et la bête était totalement asymétrique, avec une masse colossale de muscles au-dessus de pattes avant aisément deux fois plus grandes que les pattes arrière. Sa tête était massive, et ne s’en échappait qu’une corne unique, si bien qu’on eût presque dit une enclume. Les yeux étaient profondément enfoncés sous une plaque osseuse. Il ne voyait pas comment cela pouvait s’appeler, et à part les yeux, il n’apercevait rien qui pût être mou. Le monstre mugit, et Aspar vit des dents acérées. Les sedhmhari étaient-ils donc tous carnivores ? Il n’en avait jamais rencontré un qui ne le fût pas. La sorcière de Sarnwood fait de jolis bébés, maugréa-t-il. Alors, il avança. Sa première flèche ricocha sur le crâne caparaçonné, tout comme la deuxième. La troisième se logea dans une orbite R du moins le crut-il, mais après un battement de cœur elle tomba, et l’œil était toujours là. La bête était rapide, et plus grosse encore qu’il ne l’avait cru. Elle mugit de nouveau, un son si puissant qu’il lui fit mal aux oreilles. Il lui restait assez de temps pour tirer encore une fois, mais il vit dès qu’il l’eut décochée que la flèche frapperait loin de l’œil. Le monstre accéléra encore, retomba sur le sol en se préparant au dernier bond, les antérieurs relevés comme les bras d’un homme, tendus vers lui... -59- Et le sol s’effondra sous la bête, qui glapit de surprise et de douleur en se fracassant sur les piques acérées, huit coudées plus bas. Une corde se rompit dans les hauteurs, libérant un pieu effilé juste au-dessus de la fosse. Il ne vit pas l’impact, mais il entendit un bruit mou. Aspar expira bruyamment, mais presque aussitôt, une patte massive R une main aux doigts épais, en fait R vint se raccrocher au bord de la fosse. Aspar s’adossa à un tronc et s’appuya sur son arc pour se relever. L’autre main apparut, suivie par la tête. Il vit une ressemblance plus grande encore avec l’étan qu’il avait autrefois combattu, mais si le monstre pouvait parler, il ne le fit pas. Il se tendit, du sang jaillissant de ses naseaux, et commença à s’extraire de la fosse. Leshya ! tonna Aspar. Ça vient, l’entendit-il répondre. Il perçut le souffle du second madrier qui lui, s’abattit de façon à raser l’ouverture. Il heurta la bête à la corne, qu’il enfonça jusque dans son crâne, et elle retomba dans le trou. Aspar se retourna en entendant la discrète approche de Leshya. Ses yeux violets le dévisageaient de sous son chapeau à large bord. Tu vas bien ? demanda-t-elle d’une voix chantante. Pas plus mal que ce matin, répondit-il, hors l’indignité d’avoir servi d’appât. Elle haussa les épaules. Tu n’avais qu’à y penser avant d’aller te casser la jambe. Elle marcha jusqu’à la fosse, et Aspar boitilla derrière elle pour aller voir. La bête ne savait pas encore qu’elle était morte. Ses flancs se soulevaient, et ses pattes de derrière s’agitaient. Mais la tête était brisée comme un œuf, et Aspar ne pensait pas qu’elle respirerait encore longtemps. Par Grim, quel nom donne-t-on à cela ? maugréa-t-il. Je me souviens d’histoires qui parlaient de quelque chose d’approchant, dit-elle. Je crois qu’on l’appelait un mhertyesvher. C’est son nom skaslos ? -60- Je ne saurais pas prononcer son nom skaslos, répondit-elle. Nonobstant le fait que tu en es une, dit-il. Je suis née sous cette forme, avec cette gorge, dit-elle. Je n’ai jamais entendu la langue des Skasloï. Je te l’ai déjà dit. Oui, reconnut Aspar. Tu me l’as déjà dit. (Il se tourna vers la bête agonisante et se frotta le menton.) Eh bien, reprit-il d’un air songeur, je crois que c’est une manticore. Un nom aussi bon qu’un autre, commenta-t-elle. Maintenant, pourquoi n’irions-nous pas nous reposer ? Je ne suis pas fatigué, mentit Aspar. Mais nous n’avons aucune raison de rester ici. Il y en a pour des jours avant que le poison ne disparaisse, même s’il pleut. Oui, reconnut Aspar. Alors viens. Il passa l’arc sur son dos et chercha des yeux sa béquille, avant de s’apercevoir que Leshya la lui tendait. Il la prit sans mot dire, et ils repartirent à travers les arbres. Cela devint plus ardu lorsque la pente se raidit, et la petite piste sinueuse qu’ils suivirent semblait empirer à chaque lacet. Enfin, elle déboucha sur une arête rocheuse d’où ils pouvaient voir tous les lambeaux mêlés de forêts et de prés en contrebas. L’autre côté de la crête plongeait en un profond ravin, et l’on voyait plus loin les sommets enneigés qui se dessinaient contre le ciel turquoise. L’horizon occidental était lui aussi ceint de pics. Avec l’abîme dans leur dos et une vue à des lieues dans toutes les directions, c’était d’ici qu’ils repéraient généralement les monstres lorsqu’ils apparaissaient, raison pour laquelle Leshya l’avait choisi pour y monter leur campement. Ce qui n’avait été au début qu’un empilement de branchages, était devenu une petite cabane confortable à quatre mâts et un toit d’écorce de bouleau. Aspar ne se souvenait pas de sa construction : il se trouvait alors très loin dans les terres des Vieilles-qui-pressent, à flotter au gré du flux et du reflux de la fièvre dans trois mois d’un brouillard d’hallucinations et de douleur. Lorsqu’il en avait émergé, il s’était trouvé si faible que même si sa jambe n’eût pas -61- été cassée, il n’aurait pu marcher. Leshya s’était occupée de lui, avait construit des pièges, et avait combattu les monstres, aux apparitions de plus en plus fréquentes. La montée l’avait essoufflé, et il s’assit sur un chablis, pour regarder la vallée en contrebas. Il est temps de partir, dit-il. Tu n’es pas encore prêt à voyager, répondit Leshya en fouillant les restes du feu du matin, à la recherche de braise. Je suis prêt, s’obstina-t-il. Je ne crois pas. Tu es venue me chercher avec tes sutures encore fraîches, dit Aspar. Je vais mieux que ça. Une promenade t’essouffle, lui fit remarquer la sefry. Ça t’est déjà arrivé avant ? Je ne me suis pas reposé une fois en quatre mois, répondit Aspar, mais je n’ai plus de temps à perdre. Elle sourit légèrement. Tu l’aimes à ce point ? Ce n’est pas ton affaire. Partir maintenant pourrait nous faire tuer tous les deux. Cela en fait mon affaire. Je veux retrouver Winna et Ehawk, oui. Mais il y a autre chose. J’ai des responsabilités. Envers qui ? Cette fille-reine, Anne ? Tu ne sais même pas si elle est encore vivante. Ni qui est assis sur le trône de Crotheny. Aspar, le roi de bruyère est mort. Plus rien ne contient les sedhmhari. Ils sont plus nombreux chaque jour. Oui, et rester ici à les tuer un par un n’aidera pas. Qu’est-ce qui aidera ? Je ne sais pas. Je me suis dit que je pourrais peut-être retourner là où il dormait, trouver quelque chose... Dans les montagnes du Lièvre ? C’est à vingt lieues d’ici à vol d’aigle R et nous ne sommes pas des aigles. (Elle plissa les yeux.) Tu as une quelconque raison de penser que tu devrais aller là-bas ? Non. -62- Non ? (Elle soupira.) Je te connais, Aspar White. Tu veux juste mourir en te battant pour la forêt du roi. Cette forêt-là ne te suffit pas. Ce n’est pas... (Il s’interrompit.) Pas la mienne, acheva-t-il en son for intérieur, en pensant aux grands chênes-fer de son enfance qui se décomposaient en une gelée putride, aux torrents clairs charriant la mort, aux verts vallons étouffés par les épines noires. Voulait-il réellement voir cela ? Tu es venue me chercher, il y a des mois de cela. Et tu m’as dit que tu avais une obligation, que les autres sefrys ont oubliée. Quelle est-elle ? Elle avait trouvé des braises qu’elle ramenait à la vie, et elle ajoutait du petit bois sec qu’elle tirait d’une petite pile près du foyer, faisant naître des senteurs de noix et de genièvre. Je ne sais pas, dit-elle. Je ne sais pas si je peux te le dire. Je sais déjà ce que toi et les tiens êtes. Comparé à cela, quel secret mérite d’être conservé ? Je te l’ai dit, je ne suis pas sûre. J’essaie de trouver les mots. Très bien. Retrouve-moi quand tu y seras arrivée. Moi, je m’en vais, maintenant. Tu ne sais même pas où nous sommes, dit Leshya. Eh bien, je suppose que si je marche vers le sud, je finirai par trouver un endroit que je connais, rétorqua-t-il. Nous avons de la chance que je me sois souvenue de cet endroit, dit-elle. Sinon, ils nous auraient capturés depuis bien longtemps. Qui ? Fend ? Et les siens. Les tiens. Elle l’admit d’un hochement de tête. Eh bien, je pense qu’ils ont cessé depuis longtemps de nous rechercher, reprit-il. J’en doute, répondit-elle. Nous étions avec le roi de bruyère lorsqu’il est mort. Il a pu te dire quelque chose. Que veux-tu dire ? Pour autant que je le sache, il ne peut même pas parler. -63- Cela ne signifie pas qu’il ne t’a rien dit. Aspar se souvint du flot de visions soudain qui l’avait envahi lorsque le roi de bruyère était mort. Oui, marmonna-t-il. Mais s’il m’a dit quelque chose, je ne sais pas ce que c’était. Cela ne change rien. Estronc que tout cela, maugréa-t-il. Aspar, tu es peut-être en cet instant l’homme le plus important du monde. Tu es peut-être le seul capable de mettre fin à ce qui arrive R de sauver la forêt du Roi, si c’est la seule chose qui signifie quelque chose pour toi. Est-ce pour cela que nous sommes encore là ? Tu espères que je vais avoir une sorte de vision sainte ? Je ne sais pas à quel autre espoir me raccrocher. C’est pour cela que je t’ai protégé. Il la dévisagea. C’est effectivement ce que tu as fait, dit-il. Et je t’en suis reconnaissant. Mais tu n’as plus besoin de t’occuper de moi, maintenant. Je suis assez fort. Ce n’est pas vrai, et tu le sais. Ce n’est pas en restant assis là que je prendrai plus de forces, dit-il, et cela, tu le sais. Maintenant, si tu penses que je suis à ce point important, tu peux venir avec moi. Mais je pars. Elle avait un feu, maintenant. Il y a du lapin pour le souper, dit-elle. Leshya. Elle soupira. Encore quatre jours, dit-elle. Pourquoi ? Tu auras quatre jours de repos en plus, et la Lune sera noire. Nous en aurons besoin, je pense. Aspar acquiesça et regarda vers l’est. Il indiqua du bras une pente quasi invisible qui disparaissait derrière une crête. C’est le col par lequel nous sommes arrivés ? demanda-t-il. Elle hocha la tête. Je m’en doutais. -64- La seule façon d’entrer ou de sortir, à moins d’être un oiseau ou un chamois. Il hocha la tête, puis plissa les yeux. Nous n’aurons peut-être pas ces quatre jours, dit-il. — Ilshvic, gronda Leshya. Il ne savait pas ce que cela voulait dire, mais il pouvait assez facilement deviner. Une rangée de silhouettes montées traversait le col. Et ils étaient nombreux. -65- CHAPITRE QUATRE PROPOSITIONS ET DISPOSITIONS Le sabre qui plongeait vers lui se déplaçait presque trop vite pour être vu, et Cazio comprit soudain le sourire malveillant sur le visage du moine. Il réagit en fonction de ses années d’entraînement et se déploya en une parade et riposte qui aurait dû percer la main armée de son adversaire. Ce qui ne fut pas le cas parce que, chose impossible, le moine esquiva son coup. L’homme rompit et regarda Cazio un instant, le temps de le toiser. Intéressant, dit-il. Je n’ai jamais rencontré d’homme d’épée de ton genre. Viens-tu de Safnie ? Ils ont des bouchers en Safnie, haleta Cazio. (Il s’efforçait de le surveiller tout en usant de sa vision périphérique. Le bruit de bataille était partout.) Mais les seuls bretteurs qui soient viennent du Vitellio. Je vois. (L’homme sourit de nouveau.) Le Vitellio. La patrie de notre mère l’Église. Il avait des yeux gris, la peau sombre, et un accent que Cazio n’arrivait pas à identifier. Dis-moi, poursuivit l’homme, pourquoi suis-tu cette reine hérétique quand tu viens de la terre originelle de notre foi ? J’aime la couleur de ses cheveux, répliqua Cazio. Et le genre de gens avec lesquels elle s’associe. -66- La prochaine fois que je frapperai, tu n’auras pas le temps de voir le coup qui te tuera. Dépose les armes, et tu seras bien traité. Je suis déjà bien traité, rétorqua Cazio. Tu sais ce que je veux dire. Cazio soupira et baissa sa garde. C’est bien, dit l’homme. Je savais que tu étais intelligent. Cazio acquiesça et se fendit, lançant le pied antérieur en avant tout en poussant du postérieur. Le moine se projeta vers lui, et comme Cazio laissait mourir son bond en une esquive basse, il sentit se détacher des mèches au sommet de son crâne. Le moine s’empala sur sa rapière si fort que la garde heurta son plexus et que la poignée lui fut arrachée des mains. Le moine tomba, heurta le sol, roula et s’affala, le regard fixe et le sang coulant à flots. Tant que je peux te pousser à attaquer quand et où je veux, expliqua solennellement Cazio, je n’ai pas besoin de te voir. Le moine eut un mouvement de tête révélateur. Cazio pouvait voir qu’il avait la colonne vertébrale brisée. Viens reprendre ton épée, suggéra le moine. Je crois que je vais attendre un instant, répondit-il. Tu n’as pas le temps, l’informa l’homme. Cazio suivit son regard et vit qu’il disait vrai. Deux de ses acolytes se précipitaient vers lui. L’air sombre, il se tourna vers le sabre qui avait chu à deux pas de lui. Alors il sentit quelque chose comme mille araignées courant sur sa peau. Sa gorge se ferma, son cœur frémit, s’arrêta, puis repartit, plus rapide qu’auparavant. Il hoqueta et tomba un genou à terre, mais lutta pour se relever. Ce n’était pas nécessaire. Ses adversaires gisaient au sol, immobiles, le corps anormalement déformé. Il se tourna et vit Anne à quelques pas de lui. Ses yeux verts étaient glacés, concentrés sur un endroit que lui ne pouvait pas voir. Tout son corps était raide sous sa tenue de voyage noir et ocre, comme la corde d’un luth tendue à se rompre. -67- Elle tourna son regard vers lui, et son cœur se remit à battre d’étrange façon. Alors son visage s’adoucit et elle sourit, et il déglutit tandis que la douleur dans sa poitrine s’effaçait. Il voulut dire quelque chose, mais s’aperçut qu’elle ne le regardait plus, pour être maintenant concentrée sur les terres du monastère. C’est bon, dit-elle. Il n’y en a plus d’autres. C’était déjà ce que nous pensions avant, dit Cazio en se remettant sur pieds. Avant que ceux-là ne nous attaquent par-derrière. C’est vrai, murmura Anne. Des choses m’échappent encore. Ils arrivaient juste, je crois R de la forêt. Et il pourrait y en avoir d’autres. Anne, tu devrais rentrer à l’intérieur. Tes sefrys peuvent inspecter les bois alentour. Elle lui adressa un sourire qu’il considéra soudain comme pouvant être condescendant. D’un autre côté, elle venait juste de tuer deux hommes sans les toucher. Et ce n’était pas la première fois. Tu peux encore saigner, lui rappela-t-il. Une flèche peut encore te tuer. Je ne peux pas vraiment arrêter une flèche. C’est vrai, dit Anne. Assure ma protection. Je suis à ta disposition. Le monastère Saint-Eng se dressait sur une petite colline, entouré de champs de blé et de pâturages, à l’exception d’une longue langue de forêt qui remontait jusqu’à lui depuis le sud. La tour de la ville de Palé était visible à l’ouest, non loin des limites de cette même forêt. La cité n’était pas bien grande : juste quelques bâtisses et étables éparpillées autour d’une structure trapue et carrée, parée d’une unique tour plutôt inélégante qui formait son coin sud-est. Avant qu’ils n’eussent fait dix pas, cinq des gardes sefrys encapuchonnés d’Anne les avaient rejoints, menés par leur capitaine aux yeux d’ambre, Cauth Versial. Majesté, dit Cauth en mettant un genou à terre. Toutes mes excuses. Ils nous ont attirés à l’écart. Ce n’est rien, répondit Anne. Tu vois que mon Cazio a pu s’en occuper. -68- Mon Cazio ? Pourquoi avait-elle parlé ainsi ? Quoi qu’il en soit, reprit le sefry, je n’aurais jamais dû te laisser avec un seul guerrier. Mais l’intérieur du monastère est sûr, maintenant. Bien, répondit Anne. Alors nous nous y rendons. Et je crois que j’aimerais dîner. C’est presque l’heure, dit le sefry. Je vais faire préparer quelque chose. Une cloche plus tard, Cazio était assis avec Anne dans une petite pièce de l’aile ouest du bâtiment. Saint Abullo entraînait le soleil dans le ciel ponant, mais il lui restait encore quelques cloches, en cette longue journée d’été. Cela va me manquer, soupira Anne, qui regardait par la fenêtre en sirotant son vin. Qu’est-ce qui va te manquer ? Ces escapades. Des escapades ? Tu veux dire nos échauffourées avec l’Église ? Oui, répondit-elle. Trôner est ennuyeux. Quant aux détails de la guerre... Eh bien, les généraux n’ont pas vraiment besoin de moi pour s’en occuper. Là, tout est soudain réel, Cazio. Je peux voir les visages de ceux que nous sauvons. Cazio huma son vin, puis le leva. — Az da Vereo, lança-t-il. Oui, convint Anne. À la réalité. Ils burent. Un vitellien, murmura-t-il. De la région de Tero Vaillaimo, si je ne m’abuse. Anne tourna la tête. En quoi cela importe-t-il ? Le vin est du vin, non ? Un instant, Cazio ne sut que dire. Il connaissait Anne depuis près d’un an, et s’était trouvé à ses côtés pendant presque tout ce temps. Il s’était fait une assez bonne opinion d’elle, et n’aurait jamais soupçonné qu’elle fût capable de ce qui, même charitablement, ne pouvait qu’être appelé une affirmation stupide. -69- Je, euh... tu te moques de moi ? réussit-il finalement à articuler. Eh bien, il y a rouge et blanc, je suppose, reprit-elle. Mais à part cela, je n’ai jamais trouvé de différence. Cazio cilla, puis leva sa coupe. Tu ne sens pas de différence entre ceci et le sang de crapaud que nous avons bu dans l’auberge en venant ? Vraiment pas ? Elle haussa les épaules, but une longue gorgée, parut réfléchir. Non, dit-elle. J’aime bien ceci, mais j’aimais bien le « sang de crapaud » aussi. Ce doit être comme être aveugle ou sourd, dit Cazio. Je... C’est vraiment absurde. Elle tendit l’index de la main qui tenait la coupe dans sa direction. C’est le genre de commentaire pour lequel certaines reines pourraient te faire décapiter, tu sais ? Eh bien, ce serait la seule chose à faire, si je ne pouvais pas discerner un Dacrumi da Pachio d’une pisse de chat. Mais tu le peux, ou tu dis le pouvoir, alors tu devrais peut-être battre en retraite, maintenant. Toutes mes excuses, dit Cazio. C’est juste que ce vin... (Il le goûta encore et baissa les paupières.) Ferme les yeux, dit-il, et réessaie. Il entendit Anne soupirer. Il y a cinq, peut-être six ans, reprit-il. Les collines du Tero Vaillaimo sont empourprées par la floraison de l’origan et de la lavande ; les genévriers se balancent doucement dans une légère brise. Il fait chaud, et il n’a pas plu depuis un mois. Les vignes sont lourdes de petites grappes pourpres si mûres que certaines ont déjà commencé à fermenter. La familia les cueille : jeunes et vieux, garçons et filles, traitant chaque grappe comme un petit joyau. Des fruits de la même variété que ceux que ramassaient leurs grands-parents et arrière-grands-parents deux cents ans plus tôt, et auparavant encore. Ils mettent les grappes dans de grandes vasques, et lorsque l’après-midi se rafraîchit, ils festoient de porc rôti, ouvrent le vin de l’année -70- précédente, et il y a de la musique pendant qu’ils écrasent le raisin avec des pilons en bois de pommier. Ils le font soigneusement fermenter, comme ils le font depuis des siècles. Ils prennent leur temps, et la méthode ne sort jamais de la famille. Ils le laissent s’épanouir dans une cave, ni trop chaude ni trop froide. Parfaite. (Il but une autre gorgée.) Goûte. L’origan, la lavande, le genièvre. La fumée vient de leur feu, où ils ont fait rôtir le sanglier pour fêter la mise en cuve. L’art, le soin... Il sentit soudain un souffle sur ses lèvres. Chut, dit Anne, en l’embrassant. Elle avait un goût de vin et d’abricot et de pomme verte. Il sentit la langue chercher la sienne, et tout son corps s’embrasa. Il reposa sa coupe à tâtons et se redressa, chercha sa tête et la prit dans ses mains, la serra plus fort. Elle rit et se blottit contre lui. Cazio reprit son souffle R et releva la tête. Attends, dit-il. Qu’est-ce que... Il fallait que je te fasse taire, dit-elle en rapprochant les lèvres. Tu aurais continué comme cela toute la nuit. Allons, tu sais que tu le désirais. Il la lâcha et recula un peu. Eh bien, oui ! dit-il. Mais tu n’étais pas intéressée. Puis Austra... Il n’acheva pas. Ainsi, toutes ces choses que tu m’as dites en Vitellio, quand nous nous sommes rencontrés, et sur la route du retour, n’étaient rien ? Juste des mensonges ? Non, répondit-il. Non, mais c’était avant que je n’apprenne qui tu étais, et avant... ... Austra, acheva Anne en croisant les bras. Avant toi et Austra. (Elle se rembrunit.) Tu n’es pas bien pour elle. Pas bien pour elle mais bien pour toi ? C’est différent, dit Anne. Austra... Tu pourrais faire du mal à Austra. Mais pas à toi ? Autrefois, peut-être. Mais plus maintenant. -71- Eh bien, je n’ai aucune intention de faire du mal à Austra, dit Cazio. Non, sinon tu pourrais faire quelque chose comme, disons, embrasser sa meilleure amie. C’est toi qui m’as embrassé ! C’est toi qui le dis, rétorqua Anne. Attends..., commença-t-il, avec soudain l’impression de ne plus rien contrôler. Anne éclata de rire et reprit sa coupe. Chut, bois, dit-elle. Ta vertu est sauve. Je voulais juste savoir. Savoir quoi ? Si tu aimes vraiment Austra. Si tu lui es vraiment fidèle. Si tu es digne de confiance. Oh ! dit-il. (La tête lui tournait.) Alors tout cela, c’était pour elle ? Eh bien, ce n’était certainement pas pour toi, dit Anne. Maintenant, tacheta, et bois ton vin. Et n’essaie plus de me l’expliquer. Cazio obéit, en essayant désespérément de comprendre ce qui venait de se passer. Il s’était trouvé plus compétent sur le bateau de son frère, quand non seulement il ne connaissait rien à la mer, mais qu’en plus il ne s’était jamais senti à la hauteur avec son frère. Il eut envie de jeter un coup d’œil en direction d’Anne, pour voir quelle expression elle pouvait arborer, mais eut un peu peur d’essayer. Lorsqu’il avait rencontré Anne pour la première fois, elle était amoureuse d’un dénommé Roderick, ou croyait l’être, à la façon de bien des jeunes filles, quand elles connaissent leurs premiers émois. Pourtant, Cazio avait toujours eu l’impression qu’il avait une chance. Anne, néanmoins, ne l’avait jamais encouragé, et lorsqu’il avait découvert qu’elle était l’une des héritières de la couronne de l’une des nations les plus puissantes au monde, il avait abandonné tout espoir. De plus, ses sentiments pour Austra avaient crû tout ce temps, et il était heureux avec elle : maintenant elle lui manquait même. -72- Alors pourquoi avait-il envie de prendre Anne dans ses bras et de lui rendre son baiser ? Pourquoi lui était-il si difficile d’évoquer l’image d’Austra en cet instant ? Des coups légers donnés à la porte attirèrent son attention. Il releva les yeux et vit qu’il s’agissait de l’un des pages sefrys d’Anne. Majesté, dit-il, le duc Artwair de Haundwarpen te demande audience. Oui, bien sûr. Fais-le entrer. Un instant plus tard, le duc apparut. C’était un homme imposant aux yeux gris métal et aux cheveux taillés court. L’une de ses mains était faite de bois. Majesté, dit-il en s’inclinant. Mon cousin, c’est bon de te voir. À quoi dois-je ce plaisir ? Il eut un sourire malaisé. Je passais dans les environs. C’est une étrange coïncidence. Cet endroit est plutôt reculé. Effectivement. Je passais dans les environs parce que les rapports disaient que tu te trouvais ici. Je vois. Tu es venu me chercher, n’est-ce pas ? Tu es l’impératrice. Je ne viens pas te chercher. Mais on a besoin de toi à Eslen. Ton peuple a besoin de toi sur le trône. Mon peuple semble plutôt heureux de me voir libérer leurs villes de la torture et de l’oppression. Oui, je reconnais que tes... aventures... t’ont rendue très populaire. Mais certains commencent maintenant à se demander si tu ne négliges pas l’affaire autrement importante qu’est cette guerre qui semble de plus en plus inévitable. Et je t’ai, pour commander mes armées. Et tu as une armée pour faire le genre de choses pour lesquelles tu as risqué ta vie ces derniers mois. Quant à cet endroit... Pourquoi es-tu venue ici ? Un monastère dans la campagne, pas très éloigné de la frontière hansienne. Sais-tu à quel point tu es vulnérable, ici ? Anne hocha la tête. Je n’en ai pas pour longtemps. Et c’est la dernière. -73- La dernière quoi ? La dernière de mes petites excursions, comme je le disais à Cazio. Lorsque j’aurai fini ici, je rentrerai à Eslen, je le promets. Mais tu as pris le monastère, lui fit remarquer Artwair. Que peux-tu vouloir d’autre ? Tu ne sais pas où nous sommes ? demanda Anne. À quel saint cette voie des sanctuaires est dédiée ? Le duc écarquilla les yeux. Tu ne... Et pourquoi pas ? Parce que c’est l’affaire de l’Église, balbutia Artwair. Une Église à laquelle j’ai retiré toute autorité dans mon royaume, rappela-t-elle. Toute autorité temporelle, oui, dit Artwair. Mais cela est différent. Là, tu t’introduis réellement dans le domaine du sacré. Anne se renfrogna. Alors, qu’il en soit ainsi. C’est l’Église qui a outrepassé la frontière la première, pas moi. Je ne comprends pas, dit Cazio. Anne se tourna vers lui. Ce monastère est voué à saint Mamrès, le sanglant saint de la guerre, dit-elle. Sa voie des sanctuaires est ici. Tant que nous le contrôlerons, l’Église ne pourra plus produire de moines-guerriers. D’ailleurs, je pourrai même peut-être produire les miens. Le visage d’Artwair restait écarlate, mais son expression s’était faite songeuse. C’est une idée intéressante, dit-il, même si elle est dangereuse. Si l’on met de côté la fureur de l’Église... C’est fait, affirma Anne. Bien. Alors, oublions-la ! Mais tu n’es pas la première à essayer, tu sais. Il y a vingt ans, le margraf Walis a soudoyé les moines pour qu’ils laissent sa garde personnelle arpenter cette voie des sanctuaires. Et ? -74- Ils étaient dix. Sept sont morts lors de l’épreuve. Un autre est immédiatement devenu fou. Et les deux autres ? Devinrent de très bons gardes. Mais le sacrifice... Même soudoyés, les moines ont probablement rechigné à renoncer au pouvoir dont ils étaient dépositaires, dit Anne. Je suppose qu’ils ont dû oublier de mentionner quelque sacaum, ou une autre nécessité. Nous en détenons suffisamment pour nous renseigner sur le sujet, et il ne nous manquera aucune information. Je recommande simplement la plus grande prudence, Majesté. Je sais. Mais l’ennemi dispose de chevaliers et de moines de Mamrès qui ne peuvent mourir, et d’autres monstres à foison. Je pense que nous avons besoin d’un peu des mêmes avantages. Je ne le nie pas. Fais juste attention. C’est ce que je vais faire. Et ensuite je rentrerai à Eslen. Je te le promets, mon cousin. Artwair sortit, Cazio lui emboîtant le pas peu après, l’air plutôt soulagé de ne pas rester en sa présence. Elle se resservit du vin, avala une gorgée, et marcha jusqu’à la fenêtre. Qu’ai-je fait ? murmura-t-elle en direction de l’étoile du soir, à peine visible. Elle ferma les yeux, mais la lumière parut l’envahir, et lui occupa l’esprit. Son corps tremblait de désir de la tête aux pieds. Austra avait été sa meilleure amie toute sa vie. Elle l’aimait comme une sœur, et en un instant, elle l’avait trahie. Elle n’était pas totalement stupide. Elle s’était aperçue de l’évolution, ces derniers mois, de ses sentiments envers Cazio. Hors la mauvaise première impression qu’il lui avait inspirée, il s’était révélé plus fiable et plus noble que tous les chevaliers qu’elle avait connus, à la possible exception de Neil MeqVren. Il était également charmant, amusant et intelligent. Et il était à Austra, maintenant. Elle s’était efforcée de garder cela à l’esprit. Mais Austra aurait bien dû savoir, non ? Austra devinait toujours les sentiments d’Anne avant qu’elle- -75- même n’en prît conscience. Austra, sa meilleure amie, avait cueilli le bretteur avant qu’Anne n’ait eu le temps de comprendre ce qui se passait. Quel genre d’amie est-ce là ? se demanda-t-elle à haute voix. Elle savait qu’elle n’était probablement pas tout à fait honnête, mais qui était là pour l’entendre ? Austra n’avait pas sa place dans une troupe guerrière, et elle l’avait prouvé en se blessant dès leur première escarmouche, contre les gibets de Brithwater. Rien de sérieux, mais elle l’avait renvoyée à Eslen. Ces dernières semaines, loin de sa suivante, elle avait eu l’impression que quelque chose croissait entre elle et le bretteur, quelque chose d’inévitable. Et lorsqu’il lui avait rendu son baiser, elle s’était sentie vraiment heureuse, presque redevenue une jeune fille, prête à oublier toutes ses responsabilités, la guerre imminente, les choses étranges qui arrivaient dans son esprit et son corps tandis qu’elle acquérait une meilleure maîtrise des pouvoirs que lui avait donnés sainte Cer. Mais non, il avait été étonné, et il avait repensé à Austra très vite R elle avait donc dû se fourvoyer en imaginant qu’ils se rapprochaient. Combien ridicule elle avait dû lui paraître, et combien intolérable il était de paraître ridicule. Et combien épuisant, combien lassant de toujours être vierge. Peut-être qu’elle devrait choisir quelqu’un d’inexistant à ses yeux et lui faire régler cela, puis le faire exiler ou décapiter ou quelque chose, histoire de voir ce que cela avait de si passionnant. Austra le savait bien, elle, n’est-ce pas ? Grâce à Cazio. Elle chassa tout cela de son esprit. Avec tout ce qui se passait dans son royaume R dans le monde R n’avait-elle pas de meilleur sujet d’inquiétude ? Si Eslen tombait, si les forces ténébreuses rassemblées contre elle l’emportaient, savoir qui Cazio avait ou non aimé n’aurait plus guère d’importance. Majesté ? chuchota une voix douce. Elle se retourna et vit Cauth qui la regardait. Oui ? -76- Nous avons trouvé la carte de la voie des sanctuaires. Excellent, répondit-elle. Nous devrions commencer immédiatement. As-tu choisi tes hommes ? Je... Majesté, je pensais que tu savais. Savais quoi ? Les sefrys ne peuvent arpenter les voies des sanctuaires. Notre complexion nous en empêche. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’aucun Sefry n’y a jamais survécu, répondit-il. Vraiment ? Et tu veux dire, pas spécifiquement cette voie-ci, mais toutes ? Exactement, Majesté. Merveilleux, dit-elle d’un ton sarcastique. Va chercher les mestres, alors. Très bien. Y a-t-il autre chose ? Anne se tourna et laissa reposer sa tête contre le rebord de la fenêtre. Je change, sire Cauth, dit-elle. Sais-tu pourquoi ? Je ne te connais pas depuis longtemps, dit-il, mais je suppose qu’être reine change un être. Non. Ce n’est pas ce que je veux dire. Mère Uun t’en a-t-elle beaucoup dit ? Pas tout, mais suffisamment. Tu parles de ta bénédiction. En est-ce vraiment une ? demanda-t-elle. Je suis plus forte, oui. Je peux faire des choses. Mais je change. Je pense des choses que je n’avais jamais pensées auparavant, je ressens des choses que je n’avais jamais ressenties... Tu as été ointe par des puissances éminentes, dit-il. C’est donc tout naturel. Anne frissonna. Certaines de mes visions sont terribles. Je suis désolé pour tes souffrances, dit-il. Il semblait sincère. Elle haussa les épaules. Tu dois te sentir seule, hasarda-t-il. Personne ne te comprend. C’est vrai, murmura-t-elle en regardant le sefry du coin de l’œil. -77- Elle avait vu Cauth pour la première fois lorsque lui et sa troupe l’avaient sauvée des hommes de Robert. À sa grande surprise, ils lui avaient juré fidélité et avaient mis leur vie à son service. Les sefrys lui avaient permis de reprendre son trône. Elle devait beaucoup à Cauth et à ses hommes. Mais les sefrys étaient étranges, et malgré leur aide et leur présence constante, elle n’avait jamais réellement fait connaissance d’aucun d’eux. Et aucun d’eux ne lui avait jamais parlé comme Cauth le faisait maintenant. C’était une surprise, mais aussi de quelque façon une sorte de soulagement. Les sefrys s’étaient toujours trouvés à la limite entre le prosaïque et le bizarre. Le surnaturel leur était naturel. Les gens craignent de me parler, dit-elle. Certains m’appellent la reine-sorcière, savais-tu cela ? Oui, répondit-il. Mais tes amis... Mes amis..., répéta-t-elle. Austra a toujours été mon amie. Mais même elle... (Elle s’interrompit. Qui avait vraiment trahi qui ?) Nous sommes moins proches, maintenant. Et Casnar de Pachiomadio ? Cazio ? (Elle plissa le front.) Il ne me comprend pas non plus. Mais il le pourrait. Que veux-tu dire ? S’il était touché par de grandes puissances, comme tu l’es. Alors peut-être... Pardonne mon impertinence, mais peut- être serait-il réellement digne de toi. Elle sentit son visage s’empourprer. — C’est de l’impertinence. Alors, je te prie de me pardonner. Et c’est dangereux, d’après ce que l’on m’a dit. Pas pour un véritable homme d’épée, répondit Cauth. Tu en es bien sûr ? Cauth s’inclina. J’ai parlé quand j’aurais dû me taire, dit-il. Comprends qu’il n’y avait là que sollicitude de ma part. Je te pardonne, dit-elle. Tant que nous sommes seuls, tu peux parler librement. J’en ai besoin, je crois, si je veux rester -78- honnête avec moi-même. (Elle pencha la tête sur le côté.) Sire Cauth, pourquoi me sers-tu ? Il hésita. Parce que tu es notre seul espoir, répondit-il. Tu le crois vraiment ? Oui. J’aimerais que ce ne soit pas le cas. J’aimerais que personne ne croie cela. Il sourit faiblement. C’est ce qui fait que tu en es digne. Sur ces mots, il quitta la pièce. Elle se retourna vers la fenêtre pour réfléchir. Cazio en chevalier de Mamrès, à son côté. Son chevalier, pas un chevalier dépêché par sa mère. Cauth avait raison R elle avait besoin de quelqu’un qui fût plus qu’un simple mortel, de quelqu’un béni par les saints. Un chevalier de la lune noire pour la reine née, chuchota une voix de femme. Anne ne prit pas la peine de se retourner. Elle savait qu’il n’y aurait personne. -79- CHAPITRE CINQ UN TESTAMENT Stéphane avait passé des mois à s’attendre que Fend le tue. Maintenant que l’instant était venu, il se disait qu’il n’avait aucun droit d’être surpris, mais il était néanmoins là, pétrifié, à regarder la lame du sefry agenouillé sortir de son antique fourreau. Il voulut reculer, mais évidemment il était assis, et dans un fauteuil taillé dans le granit. Il se demanda si les gardes derrière lui se précipitaient vers l’assassin, ou s’ils faisaient partie du complot. Il se demanda si Fend tuerait également Zemlé, et espéra que non. L’arme plongea vers lui R et s’immobilisa. Stéphane réalisa qu’il s’agissait de la poignée, et que le sefry borgne la tenait par la lame dans sa main gantée de noir. Dans tout son corps, la surprise fit alors place à la fureur. Quoi ? s’entendit-il glapir. Estronc que tout... Il s’interrompit. « Estronc » n’était pas un mot qu’il utilisait. Dans le dialecte de son enfance, ce n’était même pas un mot. Non, il tenait cela d’Aspar White, et de son patois oestrien. Il déglutit, sentant déjà sa colère remplacée par le soulagement. Qu’est-ce que cela, Fend ? demanda-t-il d’un ton mieux maîtrisé. Les yeux de Fend luisirent. Je sais que nous ne sommes pas les meilleurs amis qui soient..., commença-t-il. Stéphane laissa échapper un court rire sans joie. -80- Non, pas vraiment, renchérit-il. ... mais tu es l’héritier de Kauron, et je suis le chevalier de sang. Mon devoir est de te servir. Puisque la suspicion que tu éprouves envers moi te retient de faire ce que tu dois, la meilleure façon que j’ai de te servir est de laisser un autre porter cette épée et cette armure. Tu es chevalier de sang parce que tu as bu le sang du vaer, dit Stéphane, non à cause de ces armes. Et le vaer est mort. Le sang du vaer est toujours vif en moi, dit Fend. Alors plonge cette épée dans mon cœur, recueille mon sang, et fais-le boire au champion de ton choix. Stéphane considéra la poignée de l’arme, et presque sans réfléchir, s’en saisit. Il en éprouva un bizarre petit vertige, et crut percevoir une odeur âcre et poussiéreuse. Tuer Fend semblait être une bonne idée. C’était un assassin endurci. Il avait manqué tuer Aspar, avait traité Winna avec grande cruauté, et avait pris part au massacre de deux jeunes princesses. Étrangement, Stéphane se vit reconsidérer ces faits sans grande passion. La meilleure raison qu’il avait de tuer Fend était que lui, Stéphane, pourrait plus aisément dormir la nuit. Il haussa les épaules et recula l’épée pour frapper. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? se demanda-t-il soudain, et il arrêta son bras. Pathikh ? s’exclama Fend, pantelant. Stéphane sentit un petit sourire se dessiner sur ses lèvres. Il avait fait peur à Fend. Lui avait fait peur à Fend. Il laissa retomber la pointe de l’arme. Je ne te crois pas, dit Stéphane. Que veux-tu dire ? Je ne crois pas que tu sois prêt à sacrifier ta vie pour une cause plus grande. Je crois que tu penses tirer quelque chose de tout R ou plutôt, plus encore de tout cela, puisque le sang du vaer a déjà fait de toi plus que tu n’étais. Non, Fend, tu as un objectif, et ce n’est pas de mourir. Je t’ai offert ma vie, dit Fend. -81- Que se passe-t-il lorsque l’on frappe le chevalier de sang ? Je ne sais pas. J’ai vu un homme qu’aucune lame ne pouvait tuer. Ce n’est pas mon cas. Stéphane leva les mains. Tu sais que je ne te fais pas confiance. Tu l’as dit toi-même. Crois-tu que cette charade ait changé quelque chose à cela ? Les sourcils de Fend se soulevèrent. Quoi ? Le sefry sourit un peu. Ce n’est pas le Stéphane Darige que j’ai rencontré à Cal Azroth, dit-il. Tu t’endurcis. Stéphane voulut rétorquer, mais les mots de Fend avaient fait mouche. Il n’avait pas réellement été effrayé, même lorsqu’il avait cru que Fend allait le tuer. Alors c’est lié à la voie des sanctuaires, dit Stéphane. Exactement, Pathikh. J’ai arpenté une voie, et j’ai presque été tué par une autre, dit Stéphane. Je répugne à arpenter celle-ci tant que je n’en saurai pas plus. Mais alors même qu’il disait cela, il eut soudain l’impression d’être redevenu l’ancien Stéphane. Qu’as-tu besoin de savoir de plus ? protesta Fend. Tu es l’héritier de Kauron. Le pouvoir de la montagne t’appartient. Et il est plus que temps que tu t’en saisisses. Je n’ai pas encore trouvé l’Alq, rétorqua Stéphane. J’ai découvert des textes intéressants dans la section ancienne... Pathikh, répondit Fend, l’Alq ne se révélera à toi qu’une fois que tu auras arpenté la voie des sanctuaires, et pas avant. Tu ne le savais pas ? Stéphane dévisagea le sefry tandis qu’il s’efforçait d’assimiler cela. Pourquoi personne n’a-t-il fait mention de cela ? demanda-t-il en se tournant vers Adhrekh, son valet. L’autre sefry parut surpris, lui aussi. Nous pensions que tu le savais, Pathikh, répondit-il. Tu es l’héritier de Kauron. -82- Stéphane ferma les yeux. Cela fait trois mois que je cherche l’Alq. Cela n’avait rien d’évident à nos yeux, répondit Fend. À quoi croyiez-vous que je passais mon temps ? demanda Stéphane. À lire des livres, dit Fend. À lire des livres, alors que tu es dans la montagne. La montagne est grande, commença Stéphane, avant d’y mettre fin d’un geste de la main. À compter de maintenant, ne considérez plus comme acquis que je sais tout, s’il vous plaît. Alors tu vas arpenter la voie des sanctuaires ? Stéphane laissa échapper un long soupir. D’accord, dit-il. Que quelqu’un m’y emmène. Fend cilla. Sa bouche s’ouvrit, et ses yeux se tournèrent vers Adhrekh. Quoi ? demanda Stéphane. Pathikh, dit l’Aitivar, nous ne savons pas où se trouve la voie des sanctuaires. Seul l’héritier de Kauron le sait. Stéphane se tourna et dévisagea l’homme un temps, et il vit qu’il parlait sérieusement. Il se retourna vers Fend, et soudain l’absurdité fut trop forte pour qu’il pût la contenir plus longtemps, et il éclata de rire. Fend et Adhrekh ne parurent pas trouver cela amusant, ce qui ajouta à la drôlerie de la situation, et bientôt il en eut les larmes aux yeux et sa nuque commença à lui faire mal. Eh bien, dit-il lorsqu’il put de nouveau parler, voilà où nous en sommes. Nous connaissons la situation. Donc ma réponse. Fend, est que j’arpenterai la voie des sanctuaires lorsque je saurai où elle se trouve. Quelqu’un a-t-il d’autres commentaires délétères à faire sur l’utilité de poursuivre les recherches dans la bibliothèque ? Fend rougit un temps, puis agita négativement la tête. Non, Pathikh. Merveilleux. Maintenant, laissez-moi, s’il vous plaît, à moins que vous ne disposiez d’une autre information absolument cruciale que vous auriez oublié de me transmettre. Rien qui ne me vienne à l’esprit, répondit Fend. -83- Il mit un genou à terre, se releva, salua, et remit son épée au fourreau. Puis il leva un doigt. Sinon ceci. J’ai des informations quant à l’endroit où le praifec Hespéro se cache, dit-il. J’aimerais me charger personnellement de sa capture. Une faveur pour un vieil ami ? Fend se raidit. Hespéro n’a jamais été mon ami. Simplement un allié un temps nécessaire. Alors trouve-le, dit Stéphane. Et ramène-le ici. Il regarda le sefry s’éloigner. Partait-il réellement à la recherche d’Hespéro ? Cela n’importait pas. Fend partait, et c’était bien. Il se retira dans la bibliothèque, là où il se trouvait le plus en sécurité. Les quatre membres de sa garde le suivirent sans bruit. Ils le rendaient presque aussi nerveux que Fend. Les sefrys n’étaient pas une nouveauté pour Stéphane R pour quelqu’un qui avait grandi en Virgenye, ils faisaient partie du quotidien. Mais de loin. Les sefrys qu’il avait connus voyageaient en caravanes. Ils dansaient, chantaient, disaient la bonne aventure. Ils vendaient des produits venus de loin et de fausses reliques. Il en avait rarement vu un porter une épée. Ils ne rendaient pas de visites, ils n’allaient pas à l’école, ils ne priaient pas dans les chapelles et ils ne se rendaient pas sur les sanctuaires. Ils se mouvaient dans le monde des hommes et des femmes, mais se mêlaient rarement à eux. De tous les anciens esclaves des Skasloï, ils étaient les plus solitaires. Les aitivars ne dansaient ni ne chantaient, pour autant qu’il le sût, mais ils pouvaient se battre comme des monstres. Douze d’entre eux avaient mis en déroute trois fois leur nombre dans la bataille sous la montagne. Ils étaient vraiment très différents de tous ceux qu’il avait rencontrés, mais d’un autre côté, il n’avait jamais réellement connu un sefry, n’est-ce pas ? Aspar, si. Il avait été élevé par l’une d’entre eux, et il était convaincu qu’ils étaient tous menteurs et que l’on ne pouvait jamais leur faire confiance. Fend correspondait à l’évidence à -84- cette définition. Mais les aitivars... Il ne savait toujours pas ce qui les motivait. Ils prétendaient l’avoir attendu, avoir attendu l’héritier de Kauron, mais ne disaient pas vraiment pourquoi. Il remarqua qu’ils étaient toujours massés autour de lui. Je vais faire quelques recherches, dit Stéphane. Je n’ai pas besoin que vous restiez aussi près. Vous l’avez entendu, dit Adhrekh. À vos postes ! Stéphane se tourna vers la vaste collection de scrifts. Il n’en avait jamais vu de meilleure, ni dans aucun monastère, ni dans aucun scriftorium. Pour l’instant, il commençait à peine à se faire une vague idée de ce qui se trouvait ici et de la façon dont c’était organisé. Il avait découvert une section très intéressante dans une forme ancienne de Vadhiien qu’il n’avait jamais rencontrée auparavant R et il y avait au moins cinquante scrifts dans cette section. La plupart semblaient être des genres de récits, mais autant il brûlait de les traduire, autant il lui semblait plus urgent de deviner les secrets de la montagne. Néanmoins, pour intimidant que fût le scriftorium, instinct et intuition, formation et dons des saints paraissaient le mener généralement dans la direction de ce qu’il cherchait. Lorsqu’il pensait à un sujet, il semblait qu’une certaine logique évidente l’y menait, quoiqu’il se fût aperçu qu’il ne pouvait expliquer à Zemlé la mécanique de cette logique. Et maintenant, alors qu’il songeait aux mystères des sefrys, il se retrouva devant un mur de scrifts R certains reliés, d’autres roulés et enfermés dans des tubes en os, certains des plus anciens conservés à plat dans des boîtes de cèdre. Charmes et chimères sefrys, Alis Harriot et le faux chevalier, Les secrets du peuple hala, Le pays secret... Il continua de farfouiller, à la recherche d’un traité d’histoire, mais la plupart des livres poursuivaient dans la même veine, jusqu’au moment où il trouva un volume noir sans titre. Il ressentit quelque chose comme le genre de choc que souvent l’on éprouve ces soirs d’hiver froids, lorsque l’on marche sur un tapis et que l’on touche un objet métallique. De curiosité, il le tira vers lui. La couverture n’était que cela, une fragile enveloppe de cuir protégeant une boîte de bois laqué. Le couvercle s’ouvrit -85- facilement, révélant des feuilles de plomb. Il sut soudain qu’il tenait quelque chose de très ancien et, très excité, il regarda de plus près. Personne n’avait jamais entendu la langue sefry R sous les skasloï, ils semblaient avoir abandonné leur ancienne langue ou langues, et adopté des parlers dérivés des langues des humains qui les entouraient. Mais Stéphane eut le soudain espoir que ce fût ce qu’il tenait, parce que l’écriture estompée tracée dans le métal ne ressemblait à rien qu’il eût vu auparavant. Elle était élégante et belle, et totalement inconnue. Du moins le croyait-il, jusqu’au moment où il remarqua la première ligne, et là, quelque chose lui parut familier. Il avait déjà vu cette écriture auparavant, en une forme plus simple, non pas liée mais gravée lettre à lettre dans la pierre. Celle des pierres tombales virgenyennes, les plus anciennes. Il cilla lorsque la première ligne lui sauta soudain aux yeux. Mon journal et testament. Virginie Dare. Il ravala un ahan. C’était le livre qu’on l’avait envoyé chercher ici. C’était la raison pour laquelle il cherchait l’Alq, le cœur caché de la montagne, parce qu’il avait supposé qu’un tel trésor y serait conservé. Peut-être que ce n’était pas le vrai. Il y avait certainement eu de nombreux faux. Les mains tremblantes, il apporta la boîte sur l’une des tables de pierre, alluma une lampe, trouva un peu de vélin, un stylet et de l’encre pour prendre des notes. Une fois tout cela rassemblé, il souleva précautionneusement la première feuille et la tint devant la lumière. L’impression était estompée, l’écriture très difficile à distinguer, et le Virgenyen en lui-même incroyablement archaïque. Sans ses sens bénis des saints, il n’aurait peut-être pas pu le lire. Mon journal et testament. Virgenye Dare. -86- Mon père m’a appris à écrire, mais il est difficile de trouver quelque chose sur quoi écrire, et l’occasion de le faire. Je ne perdrai donc pas de temps. Mon père est mort d’une infection galeuse de ses plaies. Voici son seul monument, qui portera les années telles qu’il les jaugeait. Ananias Dare Époux et père n.quit 1560 tpassa 1599 J’ai trouvé d’autres feuilles de plomb. Père disait que je devais écrire, mais je ne sais pas vraiment quoi écrire. Je m’appelle Virginie Dare et je suis une esclave. Je ne connaîtrais même pas ce mot si mon père ne me l’avait pas enseigné. Il m’a dit que personne ne l’utilisait parce que, ici, il n’y avait pas d’autre condition à laquelle comparer la nôtre. Il y a les maîtres et il y a nous, et il n’y a rien d’autre. Mais père dit que là d’où nous venons, certaines personnes sont des esclaves et d’autres non. J’ai d’abord cru qu’il voulait dire que dans cet autre monde certains hommes étaient aussi des maîtres, mais ce n’était pas ce qu’il voulait dire, même s’il m’a dit que c’était vrai aussi. Je vis avec le maître depuis que j’ai cinq ans. Je fais ce qui lui plaît, et si je ne le fais pas on me fait mal, et parfois cela lui plaît aussi. Il m’appelle Exhrey (j’en invente l’orthographe), ce qui signifie ma fille. Les maîtres n’ont pas d’enfants à eux, mais mon maître a eu beaucoup d’enfants humains, quoique toujours un à la fois. J’ai retrouvé les ossements de beaucoup d’entre eux. Je dors sur une pierre dans sa chambre. Parfois il oublie de me nourrir plusieurs jours. Quand il part longtemps, il laisse la porte ouverte pour que les autres serviteurs de la maison s’occupent de moi. C’était ces fois-là que je voyais mon père parce qu’ils le faisaient venir en cachette dans les cours extérieures. J’ai des professeurs, aussi, qui m’enseignent les -87- sujets qui plaisent au maître. À la façon des enfants skasloï qui ne sont plus. Parfois on m’enseigne d’autres choses. Cela mena Stéphane à la fin de la première feuille. Il la souleva et passa à la suivante, et vit qu’elle était différente. La main était la même, mais l’écriture n’était plus uniquement virgenyenne, ni ne l’était le langage. Comme l’épître, murmura-t-il. Un code. Il souleva son stylet pour se mettre au travail sur la traduction, et réalisa dans un sursaut que sa main avait été en mouvement pendant qu’il lisait. Il regarda ce qu’il avait écrit, et lorsqu’il le vit, il en eut la chair de poule. C’était du vadhiien, tracé dans une écriture étrangement penchée qui ne ressemblait pas du tout à la sienne. Quelque chose de terrible se trouve dans la montagne. Et cela ne veut pas ton bien. Ne dis à personne que tu as trouvé le livre. -88- CHAPITRE SIX UN MESSAGE DE MÈRE Aspar se laissa tomber à plat ventre lorsqu’il vit le greffyn. Celui-ci sortit ainsi de son champ de vision, mais il pouvait encore sentir le feu de ses yeux jaunes à travers les arbres. Il jeta un coup d’œil vers Leshya, dans les branches au-dessus de lui. Elle toucha ses yeux avec deux doigts, puis agita négativement la tête. La bête ne l’avait pas vu. Petit à petit, il releva la tête, jusqu’à voir le lit du ruisseau en contrebas. Il compta quarante-trois cavaliers. Trois d’entre eux étaient sefrys, les autres humains. Mais cela n’était pas le tout de la procession. Il avait repéré au moins trois greffyns (des bêtes de la taille d’un cheval, avec des têtes à bec et des corps de félin, hors les écailles et les poils drus qui les recouvraient.) Quatre étans à la silhouette vaguement humaine gambadaient à côté des chevaux, la plupart du temps à quatre pattes, levant occasionnellement leurs longs bras arachnéens pour attraper des branches et s’y balancer. Une manticore semblable à celle que lui et Leshya avaient tuée ce matin complétait cette improbable assemblée. Par Grim, se demanda Aspar, est-ce que tout cela est vraiment pour moi ? Il resta presque sans respirer jusqu’à ce qu’ils fussent tous passés, puis lui et Leshya comparèrent leurs décomptes. Je crois qu’il y a encore un autre greffyn, ou quelque chose de cette forme et de cette taille, dit-elle. Et qui les suit à -89- quelques douzaines de toises, un peu plus profondément dans la forêt. À part cela, nous sommes d’accord. Je me demande combien ils sont encore dans le col ? Elle resta un temps songeuse. Les cavaliers de tête... Tu les as bien vus ? Des sefrys. Oui. Des aitivars. Mais ces trois-là étaient tous des vaix. Des vaix ? Des guerriers aitivars. Il n’y en a que trois ? Elle agita la tête. Tu ne comprends pas. Les humains sont probablement des soldats. Mais il n’existe jamais que douze vaix simultanément. Ce ne sont pas des guerriers ordinaires. Ils sont rapides, forts, agiles... très difficiles à tuer. Comme le chevalier hansien ? Difficile à tuer, pas impossible. Mais ils ont des épées féées et d’autres armes héritées des temps anciens. (Elle fit la moue.) Ce que je veux dire, c’est que Fend a envoyé un quart de ses guerriers à ta recherche. Tu devrais être flatté. On ne me flatte pas suffisamment. Il n’est pas avec eux. (Il plissa le front.) Comment sais-tu que Fend est leur maître ? Parce que je pense qu’il a bu le sang du vaer que tu as tué. Je crois qu’il est le chevalier de sang, ce qui signifie que les aitivars ont gagné. Je ne te suis pas. Eh bien, ce n’est pas le moment d’en parler, dit-elle. Effectivement. Ce moment se plaçait plutôt quelque part dans les quatre derniers mois. Je t’ai dit... Oui. Que quand tu en auras l’occasion, tu m’en parleras. Mais, estronc, maintenant nous devons partir d’ici. Donc j’en reviens à ma question, combien en reste-t-il dans le col, à ton avis ? Trop, dit-elle. Mais je ne vois aucun autre moyen de partir. Moi si, dit Aspar. Elle fronça les sourcils. -90- Aspar se raccrocha à un pin rabougri et jaunissant lorsque la plaque d’argile friable tourna sous son pied et céda. Il la regarda tourbillonner dans les airs, les fragments plats semblant presque glisser sur l’air durant leur longue chute. Il sentit le pin commencer à se déraciner, et s’appuya en grommelant sur le pied qui avait encore prise R et il tomba en avant. Son objectif était un petit arbre, qui poussait sur une arête étroite en contrebas. Il l’agrippa, mais celui-ci plia comme un arc en bois vert, et il perdit prise. Il reprit la voie des airs et tourneboula, cherchant à se raccrocher à n’importe quoi, mais tout semblait hors de portée. Mais quelque chose le happa. Il eut d’abord l’impression d’une toile d’araignée géante, parce que cela s’enfonça sous son poids lorsqu’il le heurta. Il y resta un temps, clignant des yeux, humant l’air autour de lui. La pente presque verticale s’étendait sur dix toises au-dessus de lui, de la roche déchiquetée et des crevasses remplies d’un terreau qui portait une forêt tenace. Plus haut, le ciel était simple et bleu. À deux toises au-dessus de lui, le visage de Leshya apparut, de l’endroit où elle s’accrochait aux racines d’un sapin. C’était intéressant, dit-elle. Je me demande ce que tu vas faire après. Un rapide coup d’œil apprit à Aspar qu’il était tombé dans une sorte de hamac de vigne sauvage. Juste en dessous, la forêt obstinée faisait place à un à-pic de pierre grise R si les vignes le lâchaient, il n’y avait plus rien entre lui et l’amas de roches brisées à cinquante toises en contrebas. Il ne voyait même pas la rivière au fond de la gorge, donc il avait bien peu de chances d’y plonger. Il regarda dans la direction d’où il était tombé. Lui et Leshya s’étaient efforcés de descendre par un sillon tracé par l’eau qui descendait du plateau. Moins perpendiculaire que le reste du précipice, il était également jonché de débris qui pouvaient offrir une prise R du moins, c’était ce qu’il leur avait semblé, vu d’en haut. Cela paraissait plus douteux, maintenant -91- que la saignée prenait de la pente. La pierre était, semble-t-il, plus dure que l’argile au-dessus. Que vois-tu, de là ? demanda Leshya. L’encaissement rejoint la roche grise et devient plus pentu, répondit-il. Plus pentu, interrogea-t-elle dubitativement, ou impossible ? Plus pentu. Rejoins le plus profond de la saignée, et il devrait y avoir des prises. Et en dessous, il y aura le talus, comme je l’avais dit. A combien, en dessous ? À peine quinze toises. Oh, c’est tout ? Juste quinze toises, à nous raccrocher des doigts et de la pointe des bottes à des anfractuosités ? Si tu as une meilleure idée... Oui, dit-elle. On remonte et on les affronte tous. Aspar saisit le pied de vigne le plus épais et se hissa précautionneusement, jusqu’à être assis. Le filet naturel craqua et s’enfonça. Des feuilles et des bouts de bois pourris roulèrent en silence autour de lui. Alors il se mit à remonter vers la surface rocheuse, en maudissant Grim d’avance au cas où l’un des ceps céderait et le précipiterait dans le jardin des ossements. Il atteignit la paroi, et réussit à se glisser latéralement jusqu’à la corniche, où il consacra quelques instants à apprécier d’avoir quelque chose de solide entre lui et les profondeurs de la terre. Il se tourna en entendant un bruit et vit Leshya sur la saillie, juste au-dessus de lui. Comment va ta jambe ? demanda-t-elle. Aspar réalisa qu’il soufflait comme s’il venait de courir une demi-journée. Son cœur était faible et ses bras tremblaient déjà de fatigue. Ça va, répondit-il. Viens, dit Leshya en tendant la main. Elle l’aida à remonter, et ils restèrent assis ensemble, à jauger le reste de la descente, devant eux. Au moins, on n’a pas besoin de monter ça, dit Leshya. -92- Estronc, répondit Aspar en essuyant la sueur sur son front. Cela avait de quelque façon paru plus aisé, vu depuis un autre angle. Maintenant, il pouvait apercevoir la rivière. Tu réussiras peut-être à aller jusqu’au talus, dit-elle. Mais la rivière... Ouais, grommela Aspar. La rivière s’était enfoncée d’encore cinquante toises, et bien qu’il ne pût voir la paroi de son côté, l’autre versant paraissait aussi lisse que l’ivoire. Il va nous falloir des cordes, dit-il. Beaucoup de cordes. Il tourna la tête vers les vignes. Non, dit Leshya. Il ne répondit pas, parce qu’elle avait raison. En lieu de cela, il observa le ravin, espérant découvrir quelque chose qu’il aurait raté. Allez, dit Leshya. Descendons jusqu’au talus. Au moins, nous pourrons monter le camp. Peut-être que nous trouverons un moyen de descendre jusqu’à la rivière, peut-être pas. Mais s’ils ne pensent pas à regarder par ici, nous pourrions survivre un temps. Oui, reprit Aspar. Tu m’avais dit que c’était une idée stupide. C’était la seule, Aspar. Et c’est là que nous sommes. D’ici, je serais peut-être encore capable de remonter. Et toi, sûrement. Il n’y a rien pour nous, là-haut, répondit la sefry. Tu es prêt ? Oui. Ils quittèrent la corniche à la midi, et les vêpres approchaient lorsque Aspar s’effondra presque sur l’amas de terre et de roche, les muscles tremblants et les poumons comme frottés de sable. Il resta étendu à regarder depuis l’ombre profonde de la gorge vers les hauteurs et les noires chauves-souris qui voletaient au-dessus d’une rivière de ciel rouge, en écoutant le chœur ascendant des grenouilles et le ronronnement -93- spectral des engoulevents. Un temps, cela lui parut presque normal, comme s’il pouvait se reposer. À l’oreille, tout allait. À l’œil, tout allait. Mais il sentait l’odeur de putrescence autour de lui. Tout était empoisonné, tout mourait. La forêt du roi était probablement déjà morte, sans le roi de bruyère pour la protéger. Il aurait dû comprendre plus tôt. Il aurait dû aider le cornu depuis le début. Maintenant il était trop tard, et chaque respiration ressemblait à du temps perdu. Mais il devait y avoir quelque chose qu’il pouvait faire, quelqu’un qu’il pouvait tuer, pour que tout allât de nouveau bien. Et puis il y avait Winna, non ? Il se força à se relever et descendit en boitillant vers la grande corniche suivante, en bas du talus, où Leshya cherchait déjà un endroit abrité pour camper. Et dans la lumière mourante, du coin de l’œil, il vit autre chose, quelque chose qui descendait comme eux l’avaient fait, mais très vite, comme une araignée à quatre pattes. Estronc, dit-il dans un souffle. Il tira sa dague, parce qu’il avait emballé son arc et ses flèches pour les lancer devant lui avant la partie la plus ardue de la descente. L’arme se trouvait encore cinq toises plus bas. Il s’accroupit et détendit ses épaules, pour attendre. L’étan changea soudain sa trajectoire, et bondit de la paroi rocheuse vers les sommets de quelques petits peupliers, les pliant comme en une imitation cauchemardesque de la chute précédente d’Aspar. Lorsque les arbres se détendirent, celui-ci le vit retomber sans effort sur le versant R en contrebas de lui. Il souffla. Le monstre ne l’avait pas vu. Mais sa nuque se hérissa aussitôt lorsqu’il comprit que le bond suivant allait l’amener tout prêt de Leshya. Leshya ! tonna-t-il en se relevant et en se mettant à courir. Il la vit relever les yeux tandis que la bête se précipitait. Puis sa jambe fut prise d’une violente crampe et son genou céda sous lui, l’envoyant rouler. En jurant, il voulut reprendre pied, -94- mais le monde se mit à tournebouler tout autour de lui. Il se dit qu’au moins, il allait dans la bonne direction. Il heurta un tronc d’arbre à moitié pourri et, en haletant, se remit comme il put sur pied, en espérant ne s’être rien brisé de plus. Il entendit Leshya crier quelque chose, et lorsqu’il réussit à se concentrer sur elle, il la vit en contrebas de lui, adossée à un arbre, tendant résolument son arc. Il ne vit d’abord pas l’étan, puis suivit le regard désespéré de la sefry. Le tronc d’arbre qui l’avait arrêté dans sa course faisait partie d’un amoncellement végétal hétéroclite qui retenait les eaux dans la pente R il se trouvait au sommet d’un barrage naturel. L’étan se trouvait à une toise en contrebas. Il y avait quelque chose de singulier dans la façon dont il se mouvait. Aspar se releva et bondit. Ce fut en fait plutôt une chute. L’étan était à quatre pattes, et Aspar atterrit juste sur son dos. La bête était rapide, très rapide, et se tortilla alors même que le verdier refermait son bras gauche autour de son cou et enroulait ses jambes autour de l’épaisse barrique qu’était son torse. Il plongea sa dague dans le cou de la créature, mais la lame ripa. Cela ne le découragea pas, et il continua de poignarder à tout va. Il vit quelque chose de brillant qui saillait de la poitrine de l’étan, quelque chose de familier, mais qu’il ne reconnaissait pas en l’instant. Il remarqua également que la créature avait perdu un pied. Puis la nuit s’abattit sur lui. Il s’étira en arrière pour éviter un coup de crâne caparaçonné dirigé vers son visage, et sentit son arme s’enfoncer dans quelque chose. L’orifice d’une oreille, peut-être. Le monstre laissa échapper un hurlement réjouissant, et ils furent soudain dans les airs. Puis ils retombèrent brutalement sur le sol, mais Aspar s’était déjà vidé les poumons. Il resserra sa prise et continua de frapper. Ils chutèrent de nouveau, durant un temps qui lui parut interminable. L’étan finit par se raccrocher à quelque chose, ce qui les arrêta si violemment qu’Aspar en perdit sa prise sur la gorge de la créature. Il s’attendit à être désarçonné, mais ils se -95- remirent à rouler. Il réussit à repasser ses deux bras autour de son cou. La bête percuta autre chose, hurla, et reprit sa chute, en se débattant dans l’étreinte du verdier tel un serpent géant. Aspar perdit encore prise, mais, cette fois, n’eut pas le temps de la retrouver. Quelque chose d’incroyablement froid le heurta violemment. — Verdier. Aspar ouvrit les yeux, mais il n’y avait pas grand-chose à voir. Il n’avait pas perdu connaissance dans sa chute, mais il lui avait fallu toute son énergie pour rester conscient depuis. Il avait eu de la chance à tomber dans la rivière en un endroit où elle était à la fois profonde et relativement paisible. D’après le bruit qu’il pouvait entendre tant en amont qu’en aval, c’eût pu facilement ne pas être le cas. Une fois qu’il était sorti de l’eau, son corps martyrisé avait finalement cédé. L’air chaud avait chassé la froidure de l’eau, et la présence apaisante de la forêt l’avait entraîné vers le sommeil. Il l’avait combattu, mais avait flotté entre rêve et réalité, et n’avait pas trop su où il se trouvait lorsqu’il avait entendu la voix. — Verdier, coassa-t-elle encore. Il s’assit. Il avait déjà entendu parler un étan, et c’était ce à quoi cela ressemblait. Mais il n’arrivait pas à estimer la distance. Peut-être une toise, peut-être dix. De toute façon, il était trop près. — Mère te transmet ses salutations, petit homme. Aspar resta sans réaction. Il avait perdu sa dague et était désarmé. Quelle que fût la gravité des blessures de l’étan, si celui-ci pouvait encore bouger, il doutait fortement d’être capable de l’affronter à mains nues. Il valait mieux demeurer immobile et attendre qu’il se vidât de son sang. Hors cela, il aurait peut-être plus de chance au matin. Il entendit quelque chose se mouvoir à travers le sous-bois, et se demanda si le monstre pouvait voir dans le noir. Il espérait que non, mais cela ressemblait au genre de choses que les monstres devaient pouvoir faire. -96- — Mère, soupira de nouveau la voix. Quelque chose chatouilla la nuque d’Aspar, quelque chose qui avait beaucoup de pattes. Il resta de glace tandis que la chose explorait le tour de son oreille, de ses lèvres, puis son menton et son pourpoint. Tout était paisible, à l’exception du doux bruissement de la rivière et, après un temps, le ciel commença à virer au gris. Aspar tourna lentement la tête, s’efforçant d’appréhender son environnement immédiat tandis que la lumière naissait. Il distingua tout d’abord la rivière, et les roseaux à travers lesquels il s’était frayé un chemin jusqu’à l’abri des arbres. La falaise de l’autre rive lui apparut, et les troncs d’arbre les plus proches émergèrent des ténèbres. Une lourde masse tomba derrière lui, repoussant des branches et brisant des branchages. Il tourna aussitôt la tête et vit quelque chose de rutilant qui brillait... C’était l’objet dans la poitrine de l’étan. La créature ellemême était étendue à moins d’une toise. Elle avait été juste au-dessus de lui. La chose dans sa poitrine, il pouvait le voir maintenant, était un couteau, et il se remémora soudain une bataille dans une chênaie à Dunmrogh quelques mois auparavant, où un chevalier avait tenu une épée qui brillait comme cela, une épée qui pouvait trancher à peu près n’importe quoi. L’étan ne bougeait pas. Précautionneusement, Aspar se pencha en avant, déplaçant silencieusement son poids jusqu’à ce que ses doigts fussent sur la poignée. Il ressentit une étrange chaleur picotante, puis s’en saisit et l’arracha. Le sang jaillit en un flot. Les yeux de l’étan s’ouvrirent d’un coup, et il laissa échapper un horrible hurlement glougloutant, en se lançant vers Aspar R mais il s’interrompit dans son mouvement lorsqu’il vit l’arme. Chose impie, dit-il. C’est bien à toi de dire cela. Il eut un bizarre hoquet sifflant qui aurait pu vouloir être un rire. Ta mère, dit Aspar. La sorcière de Sarnwood. T’a-t-elle envoyé ? -97- Non, non. Mère pas envoyer nous, hein ? Mais tu travailles pour Fend ? Le chevalier de sang nous appelle. Nous venons. Pourquoi ? Comme nous sommes, dit l’étan. Comme nous sommes, c’est tout. Mais que veut-il ? L’étan avait plongé son poing dans le trou du couteau. Cela n’aidait pas beaucoup. Pas comme Mère, je pense, dit-il. Pas la fin des choses. Mais aucune importance. Aujourd’hui, il veut toi. Aujourd’hui, toi. Il se tourna soudain vers le ciel et laissa échapper un hurlement strident assourdissant. Rugissant lui-même, Aspar plongea en avant, tranchant à travers la gorge si profondément que la tête retomba en arrière comme la capuche d’une cape. Le sang jaillit du cou sectionné, plusieurs jets saccadés, puis plus rien. Aspar s’efforça de contrôler son propre halètement, et se demanda s’il avait été blessé par la créature. Il ne voulut néanmoins pas quitter le cadavre des yeux, et ne le fit pas R si bien qu’il regardait encore lorsque sa bouche se remit à bouger. — Verdier. Aspar tressaillit et releva le couteau. La voix était la même, mais le timbre semblait quelque peu différent. — Un autre de mes enfants tué par toi. La sorcière de Sarnwood, souffla-t-il. — Chacun d’eux fait partie de moi, dit-elle. Il se souvint de sa forêt, de la façon dont il l’avait perçue dans chaque branche et chaque feuille, et de la manière dont elle avait appliqué son poids invisible sur lui pour l’immobiliser. Il a essayé de me tuer, fit-il remarquer. — D’autres viennent, dit-elle. Ils te tueront peut-être. Mais si ce n’est pas le cas, tu as une promesse à respecter. Aspar sentit son sang se glacer plus encore. Des mois auparavant, pour sauver la vie de ses amis, il avait conclu un marché. -98- — Je ne te demanderai pas la vie de quelqu’un que tu aimes. Je ne te demanderai pas d’épargner l’un de mes enfants. C’est ce qui était entendu, dit Aspar. Je me souviens. Elle va me demander ma vie, songea-t-il soudain. Mais non, cela n’allait pas être aussi simple. — Voici ton gèos, reprit-elle. Tu prendras sous ta protection le prochain humain que tu rencontreras. Et tu emmèneras cette personne dans la vallée où tu as trouvé le roi de bruyère endormi. Pourquoi ? — Cela ne fait pas partie du marché, verdier. J’ai honoré ma partie – maintenant, le temps est venu pour toi d’honorer la tienne. Il soupira en réfléchissant à ce que la sorcière pouvait vouloir dire. Leshya avait raison, il avait envisagé de retourner là-bas de toute façon. Mais qu’est-ce que la sorcière pouvait avoir en tête ? Quoi qu’il en soit, il avait donné sa parole, et elle avait tenu la sienne. Oui, dit-il. Je le ferai. — Oui, tu le feras, rétorqua-t-elle. (L’étan parut s’enfoncer encore, et un long souffle s’échappa de ses lèvres.) Si tu vis... Aspar pouvait déjà entendre autre chose approcher à travers les arbres. Il se releva, le corps entier tremblant, et tint le couteau devant lui. -99- CHAPITRE SEPT LA VILLE LIMITROPHE Son sang imprègne cette terre. Mais son âme est avec les draugs. Murielle regarda les vagues dorées de lumière et se demanda ce qu’il fallait ressentir. Guillaume avait été un homme bon, un roi juste. En tant qu’époux, il n’avait été ni méchant ni violent, mais il n’avait souvent pas été là du tout. Entretenir plusieurs maîtresses tendait à être épuisant. Malgré tout, elle l’avait aimé, et il lui manquait. Elle se souvenait encore maintenant de l’odeur de ses vêtements. Alis prit sa main. C’était agréable, cette chaleur jeune, honnête. Elle regarda la jeune femme, une jolie brune de vingt ans. Robert est venu une nuit, dit Murielle. Alors que j’étais seule. Quand il te croyait morte. Il était ivre, et plus cruel encore qu’à l’habitude. Il m’a raconté comment Guillaume est mort. Il a peut-être menti, dit Alis. Peut-être, admit Murielle. Mais les détails me font penser qu’il disait la vérité. Elle avança d’un pas, si bien qu’elles se trouvèrent au bord de la falaise. Elle regarda les vagues se briser, très loin, en bas. C’était une embuscade, et Guillaume, blessé, était tombé de cheval. Robert l’a tiré jusqu’ici. Il exultait, et pensait le faire verser en le poussant du pied. Mais Guillaume a réussi à le faire enrager à force de l’aiguillonner, à le faire se pencher sur lui. Alors il l’a frappé au cœur avec son echein doif. C’est ainsi que -100- Robert a appris qu’il ne pouvait mourir. (Elle serra la main de son amie.) Pourquoi Robert inventerait-il un mensonge aussi peu flatteur pour lui ? Robert ne s’aime pas beaucoup, dit Alis. Sa voix semblait étrange, et lorsque Murielle releva les yeux, elle vit des larmes dans les yeux de la jeune femme. Tu aimais mon pauvre mari, dit-elle. Je ne sais pas, admit Alis, mais il me manque. Eh bien, au moins il a Gramme pour lui tenir compagnie, dit Murielle, se sentant soudain d’humeur mordante. Murielle... Chut... C’est du passé. Pour dire la vérité, s’il pouvait me revenir, cela ne me gênerait pas que tu sois sa maîtresse. Du moins pas autant qu’auparavant. J’espère que ton prochain époux partagera ce sentiment, répondit Alis d’un ton badin. Murielle lui donna une accolade, puis se retourna vers la mer. Adieu, Guillaume ! clama-t-elle. Ensemble, elles retournèrent vers l’endroit où attendaient les autres. Neil regarda les deux femmes marcher vers leur groupe, en se remémorant ses propres fantômes. Fastia, la fille aînée de Murielle, qui était morte dans ses bras. Erren, femme assassin formée au convent, qui protégeait la reine lorsqu’il l’avait rencontrée pour la première fois. Il avait aimé la première et respecté la seconde, et toutes deux avaient été perdues aux Terres du Destin le jour même où le roi Guillaume avait été assassiné. Erren et Murielle étaient ensemble depuis si longtemps que Neil les avait prises pour des sœurs, la première fois qu’il les avait vues. Alis était tout autre chose. Elle avait été l’une des maîtresses de Guillaume, déjà. Et maintenant, soudain, elle était la servante, la protectrice et la meilleure amie de Murielle. En dehors de cette dernière, il était le seul du groupe à savoir -101- que la jeune femme prétendait avoir été formée au convent. Mais lequel ? Qui était sa mestra ? Elle refusait de le dire. Merci, Aradal, pour ce détour, dit Murielle au landegraf. Cela nous a à peine détournés de notre chemin, répondit le Hansien. (Il fit un geste en direction du nord et de l’est.) La vieille route néenne se trouve juste après cette colline, et elle nous ramènera à la voie vitellienne en quelques cloches. Merci tout de même. Guillaume était un homme bon, dit Aradal. Un ennemi, habituellement, mais je l’aimais bien. Je suis désolé pour cette perte, Murielle. Elle esquissa ce léger sourire que Neil avait appris à reconnaître pour être son alternative au hurlement. Merci, dit-elle. Et maintenant, partons. Je ne voudrais pas que nous manquions ce que tu décris comme le festin qui nous attend dans cette auberge à Bitaenstath. Il ne faudrait effectivement pas manquer ta première impression de l’hospitalité hansienne, répondit le duc. Le sourire de Murielle se tendit, et cette fois elle ne répondit pas. Et donc ils repartirent, la route les menant à travers des champs d’épeautre et de blé assez hauts pour dissimuler une armée d’assassins. Neil vit un malend, au sommet d’une colline, ses quatre grandes voiles tournant plutôt vite dans cette brise qui venait de la mer. C’était le premier qu’il voyait depuis qu’il avait quitté la Terre-Neuve, où ils servaient à chasser l’eau des poels. Mais à quoi servait celui-ci ? Pourquoi était-il là ? Comme promis, ils rejoignirent quelques cloches plus tard la voie vitellienne, la plus longue route du monde. Elle avait été construite par l’Hégémonie un millier d’années auparavant, et elle s’étirait sur plus de cent lieues, de z’Irbina en Vitellio jusqu’à Kaithbaurg dans le nord. Neil avait circulé sur la moitié sud de la route, et l’avait trouvée bien entretenue, solidement remblayée, assez large pour que deux voitures s’y croisassent. Ici, c’était à peine plus qu’une paire de sillons boueux. Le tracé de l’ancienne voie vitellienne n’était parfois plus qu’à peine perceptible. -102- Les femmes restèrent en selle peut-être une cloche, puis elles se retirèrent dans la voiture que les Hansiens avaient amenée avec leurs vingt chevaux. Pourquoi seulement vingt ? Il prit conscience de la présence d’un autre cavalier à ses côtés. Sire Neil, dit le jeune homme. Je ne sais pas si tu te souviens de moi... Je connais le nom de chaque homme de ce groupe, sire Edhmon, lui assura Neil. Lorsque j’ai vu que tu t’étais joint aux mestres, je t’ai choisi pour cette tâche. Mais tu me connais à peine, sire Neil. Tu t’es battu sur mon flanc gauche durant la bataille du Waerd, répondit Neil. Je n’ai pas besoin de marcher longuement dans des jardins avec toi pour savoir ce que j’ai besoin de savoir. Le jeune homme rougit. C’était ma première bataille, dit-il. Tu as été une inspiration qui m’a poussé à me dépasser comme je ne l’aurais jamais imaginé. Quoi que tu puisses être, c’était en toi avant que tu ne m’aies rencontré, répondit Neil. Je ne sais pas, dit Edhmon en agitant la tête. Eh bien..., dit Neil en cherchant que répondre. Ils sont à peine plus nombreux que nous, reprit sire Edhmon, d’une voix qui se faisait plus conspiratrice. C’est vrai, répondit Neil, heureux d’avoir changé de sujet. Que penses-tu que cela signifie ? Que nous aurions une chance s’ils se retournaient contre nous. Oui. Mais que penses-tu que cela signifie ? Les yeux de sire Edhmon s’écarquillèrent un temps, puis il se fit songeur. Pas grand-chose, je le confesse, sinon qu’ils ne craignent pas que nous les attaquions. Effectivement pas, répondit Neil. Pourquoi le ferions-nous ? Qu’aurions-nous à y gagner ? Rien, reconnut le chevalier. -103- Mais suppose qu’ils nous attaquent. Eh bien, s’ils projetaient cela, ils auraient dû amener plus d’hommes. Une fois de plus, Neil acquiesça. Tout à fait. Mais suppose qu’une rixe éclate, sans réel instigateur ? Alors nous pourrions probablement nous en sortir, et rentrer chez nous indemnes, du moins pour l’instant. Exactement. Je ne comprends toujours pas. L’ambassade prendrait fin. Neil hocha la tête. Et qui perdrait la face ? Personne, répondit Edhmon. (Son visage s’éclaircit.) Oh, je vois ! Tu penses que quelqu’un à Hansa aimerait que s’éteigne cette ambassade, mais sans que cela ne parût planifié. Éventuellement, dit Neil. Mais il faudrait que cela ait lieu avant que nous ne soyons trop enfoncés en Hansa, sinon notre fuite ne paraîtrait pas crédible. Que voilà une belle pensée politique, dit Neil. Donc, si cela arrive, ce sera très bientôt, probablement cette nuit. Mais si ce n’était pas le cas du tout, reprit Edhmon. Suppose qu’ils veuillent que nous pensions cela, qu’une rixe ait bien lieu, et que dans la confusion, la reine Murielle soit touchée par une flèche perdue. Les Hansiens ne pourraient-ils pas alors prétendre qu’ils n’auraient pas violé la loi fondamentale de la trêve ? C’est une possibilité plus sinistre, concéda Neil. Il se peut aussi qu’ils n’aient pas pu détacher plus d’hommes de Copenwis, et que nous nous fassions des idées. Oui, dit Edhmon, un peu soulagé. Quoi qu’il en soit, dit Neil, je compte sur toi, sire Edhmon, pour t’assurer que les autres sont bien conscients qu’ils ne doivent en aucun cas céder à la provocation. Tant que la reine ou moi n’en aurons pas donné l’ordre, aucune épée ne sortira du fourreau. Notre mission ne doit pas être compromise. -104- Sire Neil, répondit sire Edhmon, en changeant ses rênes de main pour s’écarter, tu as ma parole. Ils atteignirent l’imposante forteresse de Northwatch alors que le soleil s’enfonçait dans un lit de hauts nuages à l’occident. Le ciel était encore bleu, mais la lumière cuivrée virait au rouge, et les murailles blanches du château, les champs verdoyants et le ciel bleu formaient un tableau si beau que la guerre semblait bien loin. Et pourtant, Northwatch, malgré sa patine vespérale, n’avait d’autre raison d’être que la guerre. Ses murailles étaient épaisses, et dessinaient, vues du dessus, une étoile à six branches, si bien que l’extérieur de chaque section pouvait être défendu par l’intérieur d’une autre. C’était un nouveau dessin, et Neil se dit que les remparts n’avaient probablement pas plus de dix ans. La place forte était une tout autre histoire. Sa pierre usée et couverte de lierre formait quatre murs avec une tour massive à chaque coin. À l’évidence, une nouvelle fortification sophistiquée avait été construite autour d’un vieux château. Six cavaliers vinrent à leur rencontre, dont quatre en armure de plates. Comme ils approchaient, ils ôtèrent leur heaume, puis celui qui paraissait le plus âgé lança son cheval en avant. La porte de la voiture s’ouvrit, et Murielle en sortit. Les cavaliers descendirent de selle et mirent genou à terre. C’est bon de te revoir, margraf Geoffrysen, dit Murielle. Relève-toi, que je t’embrasse. Le margraf semblait avoir au moins soixante-cinq ans. Ses cheveux gris fer étaient coupés ras, et ses yeux étaient de ce bleu qui surprenait chaque fois. Altesse, dit-il en se relevant. Murielle s’avança jusqu’à lui et lui donna une accolade machinale. Puis le margraf s’inclina de nouveau, cette fois devant Aradal, et avec beaucoup moins d’enthousiasme. Seigneur, salua Aradal. Je m’attendais plutôt à te voir chevaucher dans l’autre direction, dit Geoffrysen. -105- Eh bien, ce qui va revient, répondit Aradal. Pas nécessairement, répliqua Geoffrysen avec un petit sourire ironique. Au moins aujourd’hui, reprit Aradal en agitant un doigt. Aujourd’hui, admit le margraf. Et je serais heureux si vous voulez bien accepter l’hospitalité de ma maison. Nous avons pris nos arrangements en ville, lui dit Murielle. Mais ton offre est plus qu’aimable. Geoffrysen parut surpris. En ville ? Tout de même pas à Suthschild ? Nous ne pourrions atteindre Suthschild que dans la nuit et bien après l’heure du souper, dit Aradal. Non, nous serons au Wexrohzen. Du côté hansien. Je suppose, oui. Vois-tu un meilleur endroit ? Chez moi, dit le margraf d’un ton obstiné. Je suis en de bonnes mains, Margraf, le rassura Murielle. Aradal m’escorte jusqu’à Kaithbaurg. Je laisse ce genre d’arrangement à son soin. Autant laisser le loup surveiller les petits cochons, bafouilla Geoffrysen. Reste ici, Majesté, et permets-moi, demain, de te ramener jusqu’à chez toi en toute sécurité. Neil se tendit, et vit du coin de l’œil le regard de sire Edhmon. Margraf, dit doucement Murielle, c’était déplacé. D’abord, je ne suis pas un cochon. Majesté, ils ont amassé des troupes à Suthschild. Ils marchent en cet instant même vers le nord. Ce sera tout, seigneur, dit Murielle. J’espère profiter de ton hospitalité à mon retour. Geoffrysen était écarlate. Il déglutit difficilement, puis acquiesça. Comme tu le veux, Majesté. Exactement, dit gentiment Murielle. Neil put presque entendre les muscles se détendre. Il salua le margraf de la tête lorsqu’ils le dépassèrent. Après un temps de réflexion, Neil poussa son cheval au niveau de celui d’Aradal. -106- Sire Neil, opina celui-ci. Seigneur. Puis-je avoir un mot avec toi ? Évidemment. Qu’entendait le margraf, par « le côté hansien » ? Ah ! Tu n’es jamais venu à Bitaenstath ? Non, seigneur. Eh bien, la voici ! Ils dépassaient alors une motte, probablement les ruines d’une ancienne place forte, mais maintenant Neil pouvait voir les maisons et les échoppes. La plupart d’entre elles se tassaient près de la route, mais certaines étaient plus à l’écart. Plus loin, à peut-être un tiers de lieue, il vit les tours d’un autre château. C’est Suthschild, notre pendant à Northwatch, dit-il. La frontière entre nos pays est ici. Je crois qu’il y a très longtemps, il y avait deux villes, l’une près de chaque forteresse, mais qu’à mesure des années, elles se sont rejointes. Après tout, un meunier ne s’inquiète pas de savoir qui achète sa farine, ni une catin quel soldat elle satisfait. Mais que se passe-t-il durant les guerres ? Il n’y en a pas eu depuis cent ans, lui rappela Aradal. Mais les châteaux ont toujours des villages, et les villages sont toujours en danger lorsque vient la guerre. (Il opina du chef.) Voici le marché sud. Lorsque le margraf a besoin de bière ou de drap fin, il le trouve généralement là. Mais s’il organise un festin, il préférera l’hydromel ou la svartbier, qu’il enverra chercher au marché du nord. Il n’y a pas de gardes frontière ? Tu vois une frontière ? Neil n’en voyait pas. Il n’y avait pas de mur, pas de pierres dressées, pas de piquet pour marquer où la Crotheny devenait Hansa. La plus grande partie du marché du sud semblait s’apprêter à fermer pour la soirée, à l’exception des tavernes et des bierrohsen, d’où s’échappaient des chants joyeux et de savoureuses odeurs de bœuf rôti. Certains des clients avaient emporté leur coupe dans la rue et formaient de petits cercles où l’on parlait et riait. Nombre d’entre eux semblaient être des fermiers, encore vêtus de leur chemise pleine de sueur. D’autres -107- étaient plus propres et mieux habillés, et devaient être des marchands. Les rares femmes qu’il vit semblaient travailler, et non pas boire. À mesure qu’ils approchaient du centre de la ville, les gens paraissaient plus riches. Les tavernes avaient des tables et des sièges à l’extérieur, et des lanternes pour chasser la nuit. Les maisons et les échoppes étaient plus grandes, certaines avec des fenêtres de verre. La route passa de terre à graviers puis à pavés, et peu de temps après ils se retrouvèrent sur une grande place de village à l’autre bout de laquelle se trouvait une bâtisse imposante aux hautes poutres et aux grandes portes ouvertes, et à l’intérieur de laquelle on jouait de la musique. Juste à temps, dit Aradal en levant l’index. Neil suivit le doigt du regard, et vit les premières étoiles apparaître dans le ciel rosâtre. C’est notre destination ? Le Wexrohzen. Je te le promets, tu ne trouveras pas dans le monde entier meilleurs pain, beurre, porc ou bière qu’ici. (Il tapota son ventre rebondi.) Et j’ai cherché. Pas même à Kaithbaurg ? Plus raffiné. Pas meilleur. Trop compliqué. Cela ne semble pas être un endroit pour la reine, dit Neil en baissant la voix. Trop agité. Trop bondé. Guillaume est venu ici plusieurs fois, dit Aradal. Murielle l’accompagnait au moins une fois, et je ne crois pas qu’elle se soit plainte. Neil sentit une main se poser sur son épaule. Tout va très bien, lui dit Murielle. Majesté... Comme je l’ai dit à Geoffrysen, le landegraf prend soin de nous, maintenant. Oui, Majesté. Et donc ils entrèrent dans le Wexrohzen, et la musique s’éteignit tandis que toutes les têtes dans la salle se tournèrent vers eux. Aradal éleva la voix. Veuillez tous accueillir Sa Majesté la reine Murielle. -108- À la grande surprise de Neil, une immense clameur s’éleva et les chopes se tendirent, comme la foule lui souhaitait la bienvenue. Aradal lui tapota l’épaule et se pencha vers son oreille. Après tout, ils ne savent pas qui va gagner la guerre, dit-il. Je suppose que non, répondit-il. Mais il s’inquiétait déjà tandis que quelque agitation semblait se diriger vers lui, et qu’un espace s’ouvrit soudain dans la foule. Et dans cet espace s’avança un homme aux cheveux roux et ras, et à la barbe taillée. Il portait un tabard sable, orné d’un lion, de trois roses, d’une épée et d’un heaume. Les poils de la nuque de Neil se hérissèrent, parce qu’il connaissait cet homme. Il avertit sire Edhmon d’un regard. L’homme leva le menton et s’adressa à Murielle. Majesté, je suis sire Alareik Wishilm af Gothfera, et ton chevalier et moi avons une affaire en cours. -109- CHAPITRE HUIT LA NATURE D’UN BRETTEUR Anne trouva Cazio dans le poulailler du monastère, qui marchait et rompait sur la terre rase et battue. Les poules alentour caquetaient leur désapprobation, mais restaient à distance respectueuse. Il ne l’avait pas encore remarquée, et Anne attendit un temps, à observer l’aisance de ses gestes. Si elle ne l’avait pas vu tuer tant de gens grâce à l’agilité et à l’intelligence de ses mouvements, elle eût pu penser qu’il s’entraînait à une sorte de danse. Elle se souvint de la première fois qu’elle avait vu cette danse, alors que deux chevaliers en arme l’avaient attaquée. Contre de telles machines de guerre, Cazio n’avait que bien peu de chances, et pourtant il s’était interposé entre elle et eux, et depuis lors n’avait plus jamais cessé. Mais il n’y avait pas eu qu’elle, n’est-ce pas ? Austra aussi était là. La teinte de la lumière parut changer, perdant de son or pour ressembler plus au cuivre. L’amoureux est à Austra, mais l’homme est à moi, pensa-t-elle. Cazio. Il s’interrompit dans son geste, se tourna, et la salua avec son épée. Majesté. -110- Un instant, elle se sentit oppressée et falote. Le souvenir de sa tentative de séduction était encore très vif. Elle s’éclaircit la gorge. On m’a dit qu’il fallait trois jours pour arpenter la voie des sanctuaires de Mamrès, et comme tu le sais, je suis pressée de rentrer à Eslen. Il opina, une étrange expression sur le visage, mais ne répondit pas. Elle se sentit un peu aiguillonnée. À l’évidence, il comprenait là où elle voulait en venir. Avait-elle besoin de tout expliquer ? Apparemment. Il faut que tu débutes aujourd’hui, reprit-elle. Dans l’heure. Cazio rengaina son épée. Je ne le veux pas, dit-il. Désolé. Mais il n’avait pas l’air de l’être. Que veux-tu dire ? Tu as dit que je pouvais l’arpenter si je le désirais, répondit-il. Je ne le désire pas. Elle crut reconnaître le ton de sa voix. Tu es en colère ? Il marqua une pause, puis la regarda dans les yeux. Je me sens offensé. À quel moment mon épée a-t-elle failli ? À quel moment ai-je échoué à défaire l’un de tes ennemis avec mon bras et mon talent ? Tu aurais échoué hier si je ne t’avais pas aidé. Tu échoueras lorsqu’il viendra. Tu mourras, je t’ai vu mort. Mais elle ne pouvait pas dire cela. Il s’empourpra. Peut-être, reconnut-il. (Une pause.) Probablement. Mais je suis un dessrator, Majesté. Je ne suis pas un tueur, ni un simple homme d’épée. Je suis un artiste. Donnerais-tu une autre voix à un chanteur ? Une autre paire d’yeux à un peintre ? Si cela améliorait leur œuvre, oui. Mais ce ne serait plus la leur, n’est-ce pas ? Cazio, avec le talent que tu possèdes et la bénédiction de saint Mamrès, tu pourrais être invincible. J’ai vaincu de tels hommes invincibles. Leurs capacités physiques les avaient rendus négligents. -111- Mais toi, tu n’es pas imprudent. Je crois que si j’avais ce pouvoir, je pourrais le devenir. Cazio... Majesté, quels que soient les dons que cette voie pourrait m’offrir, je n’en ai ni l’envie ni le besoin. Mais je les veux, Cazio. Je veux que tu les aies. Je suis désolée, si je t’ai offensé. Tu es à l’évidence le plus grand bretteur que j’aie jamais rencontré. Je veux seulement que tu deviennes le meilleur bretteur que tu peux être. Comment pourras-tu sinon me protéger contre ce qui est à venir ? Comment pourras-tu survivre à ces choses ? Comme je l’ai toujours fait. Avec ma lame et mon esprit. Cela ne suffit plus, dit-elle doucement. Si tu préfères un autre garde du corps... Quelque chose croissait en elle depuis le début de cette conversation, quelque chose qui durcissait dans son ventre et sa gorge. Elle se sentait profondément affectée par cela, frustrée par l’incapacité de Cazio à écouter. Soudain cela se contracta, et elle sentit des larmes rouler sur son visage. Cazio, réussit-elle à articuler. Ne sois pas si égoïste. J’ai besoin de toi. J’ai besoin de toi avec la bénédiction de Mamrès. Est-ce si terrible d’être consacré par un saint ? Qu’y a-t-il de mal à cela ? Il s’avança vers elle. Ne pleure pas, dit-il. Je suis furieuse, coupa-t-elle. Parfois, je pleure quand je suis furieuse. Ne te fais pas une fausse idée de ces larmes. Je t’offre quelque chose, quelque chose... Tu n’as pas peur, n’est-ce pas ? Peur ? De la voie des sanctuaires. Peur de mourir. Ses sourcils se froncèrent. Tu me traites de couard ? Dix de mes mestres l’arpentent en cet instant même. Trois d’entre eux sont déjà morts. C’est horrible. -112- Ils n’en étaient tout simplement pas dignes, Cazio. Toi, si. Par les saints, si quelqu’un a jamais été digne de la bénédiction de Mamrès, c’est bien toi. Qui est mort, Majesté ? Je te l’ai dit. Certains de mes mestres. Lesquels ? Connais-tu leurs noms ? Cela la frappa comme un coup de poing dans le ventre, et chassa toute sa colère. Ses genoux flageolèrent, et elle eut l’impression qu’il n’y avait plus rien en elle. Elle chercha un appui sur le mur, mais cela ne suffit pas, et avant de l’avoir réalisé, elle était par terre. Que lui arrivait-il ? Mais déjà Cazio la serrait dans ses bras. Il sentait à la fois le propre et la sueur, ce qui paraissait étrange. Je suis désolé, dit-il. Non, articula-t-elle. J’aurais dû le savoir, n’est-ce pas ? J’aurais dû savoir qui était mort. Je ne comprends pas ce qui ne va pas chez moi, Cazio. Il se passe énormément de choses, dit-il. Tu as beaucoup de responsabilités. J’ai l’impression... Je suis désolée de t’avoir demandé d’arpenter la voie des sanctuaires, Cazio. Vraiment désolée. Je ne supporterais pas de te perdre. Je veux que tu comprennes..., commença-t-il. Quelque chose parut se mettre en place, et Anne manqua ahaner, par la soudaineté de cette compréhension. Non, chut, dit-elle en sachant ce qu’elle devait faire. Nous n’en parlerons plus. (Elle lui tapota l’épaule.) Tu peux me reposer, maintenant. Je vais bien. Ramasse tes affaires, nous repartons pour Eslen demain à la midi. Il est temps pour moi d’agir en reine réellement. Cazio jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, en direction du monastère. En plus des mestres qui arpentaient la voie des sanctuaires, ils le laissaient investi par près de deux cents hommes. L’Église allait à l’évidence tenter de le reprendre. Il regarda Anne. Son visage était calme et fraîchement poudré. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle pensait. -113- Il n’était d’ailleurs pas certain de ce que lui-même pensait. D’abord ce baiser inopiné, puis cette requête, qu’il devienne surnaturel. Il avait été un temps où tout était simple. Il avait juré de protéger deux jeunes femmes, et avec l’aide de son mentor, z’Acatto, il y était parvenu. Mais depuis qu’Anne était revenue dans son royaume et s’était entourée de chevaliers, de seigneurs et de sefrys, il ne savait plus trop à quoi s’en tenir. Il avait trouvé sa place en continuant d’être son garde du corps, et avait cru avoir tenu ce rôle de façon acceptable. Mais elle ne semblait pas partager cette opinion. Il l’avait perturbée au point de lui faire retirer sa requête, mais celle-ci avait été faite et ne pouvait être effacée. Il jeta un autre coup d’œil. Fallait-il le faire ? Mais cette seule pensée le rendait malade. Ils chevauchèrent toute la journée, en suivant les méandres de la Mage, et s’arrêtèrent pour la nuit à Tor Aver, un petit château presque au bord de la forêt. Ils y avaient déjà passé quelques nuits, alors qu’ils préparaient l’attaque du monastère, et le chevalier qui en avait la charge, sire Robert Taverner, avait fait préparer un festin pour leur arrivée. Ce n’avait pas été mauvais, mais l’une des découvertes que Cazio avait faite lors de ses pérégrinations était que les bons cuisiniers étaient incroyablement rares dans cette partie du monde. La viande était lourde, grasse, plus souvent bouillie que rôtie, et rarement servie avec une sauce adéquate. Le pain était graineux et mou, les fruits inexistants, le fromage toujours le même de ville en ville et de repas en repas. C’était meilleur et plus varié à la cour, évidemment, mais il n’y était pour ainsi dire jamais. Le vin était sucré à en être imbuvable, en particulier le blanc, et jusqu’ici, il n’avait rien trouvé de plaisant à la bière et à la cervoise, qui avaient le goût de pain pourri et de pisse d’ours, respectivement. Non qu’il ait jamais essayé la pisse d’ours, mais maintenant ce n’était plus la peine. Le repas de sire Robert ne sortit pas du lot, mais Cazio réussit à se nourrir sans incident déplaisant. Il n’avait pas très envie de parler, alors il observa Anne, en s’efforçant de deviner son humeur. Il la connaissait depuis plus d’un an et l’avait vue -114- dans les situations les plus éprouvantes, mais il ne l’avait jamais connue aussi versatile que ces derniers jours. Mais elle paraissait paisible, et devisait avec Robert et ses invités. La colère et les remords de la matinée semblaient oubliés. Et donc, lourd de vin doux, il ne s’attarda pas à table et rejoignit la chambre qui lui avait été affectée, en regrettant de ne pas être ivre d’un autre vin, en souhaitant d’autres choses. Il dormait presque lorsque la porte s’ouvrit en craquant. En clignant des yeux, il vit le visage d’Anne dans la lueur de la chandelle, et dans un sursaut coupable réalisa que l’un de ses souhaits avait été exaucé. Il s’apprêta à un nouveau déni, mais les mots lui restèrent dans la gorge. Cazio ? Majesté. Juste Anne, pour l’instant, dit-elle. Ah ! articula-t-il. Anne. Comment se faisait-il qu’il lui était autrefois aussi facile de prononcer son nom ? Ne t’inquiète pas, je ne suis pas venue mettre une nouvelle fois ta vertu à l’épreuve. Puis-je entrer ? Évidemment. Il portait encore ses vêtements, mais ressentit néanmoins le besoin de se couvrir. Elle franchit la porte, avança le pied d’encore un demi-pas, et s’arrêta. J’ai eu tort de te demander d’arpenter la voie des sanctuaires, Cazio. Je veux que tu saches que je comprends. Il y a beaucoup de gens autour de moi. Peu que je connais, encore moins auxquels je fais confiance. Mais je te fais confiance. Aujourd’hui, tu n’as fait que prouver que tu sais me protéger, même contre moi-même. Je suis heureux que tu m’aies compris. Elle hocha la tête, et quelque chose d’étrange passa derrière ses yeux. Elle s’éclaircit doucement la gorge. Et donc, dit-elle, j’ai besoin que tu ailles à Dunmrogh. Cazio cilla, se demandant quel passage il avait raté. Sa maîtrise de la langue du roi restait médiocre. -115- Dunmrogh. Oui. Je veux que tu y établisses une garnison pour garder la voie des sanctuaires. Et je veux que tu la commandes. Je ne comprends pas. Je ne suis pas un commandant. Je suis un bretteur, c’est tout. Tu es un bretteur auquel je fais confiance. Pour te protéger toi, dit-il. J’ai mes sefrys, dit-elle. Et les mestres. Et les chevaliers de Mamrès. Il en faudra bien deux ou trois pour te remplacer, mais je m’en contenterai. Je ne comprends pas. Cherchait-elle à le culpabiliser au point qu’il arpenterait la voie des sanctuaires ? Ce n’est que temporaire, reprit Anne. Je sais qu’Austra te manque, mais je prendrai des dispositions pour qu’elle vienne te rejoindre. Je sais que tu préférerais me protéger. Mais je te le demande R en tant qu’ami. Cazio cherchait désespérément que répondre. Sa poitrine était serrée. Cela ressemblait à une attaque inattendue, pour laquelle il ne connaissait ni parade ni riposte. Tu ne veux pas y réfléchir ? Cazio, dit-elle doucement, tu n’es pas l’un de mes sujets. Tout ce que tu as fait, tu l’as fait parce que tu le voulais. Je ne t’ordonne pas de le faire, je te le demande. (Elle ferma les yeux.) J’ai eu une vision. J’ai besoin que tu sois là-bas. Ses yeux restèrent clos un temps, et il contempla son visage en s’étonnant de voir à quel point il lui était devenu familier. Comment était-il arrivé là ? Ne devrait-il pas se trouver quelque part en Vitellio, à se prélasser dans quelque patio, séduire des jeunes femmes et provoquer des duels ? La protéger était une chose, mais là il s’agissait d’une guerre. Était-ce vraiment la sienne ? S’y serait-il impliqué si Anne et Austra n’avaient pas fait partie de l’équation ? Il ne savait pas. Mais il hocha la tête lorsqu’elle ouvrit les yeux. Très bien, soupira-t-il. Je ferai ce que tu demandes. -116- Mais, alors même qu’il prononçait ces mots, quelque chose se noua en lui, et il sut qu’il n’avait jamais de sa vie consenti à quelque chose qui lui était plus étranger. -117- CHAPITRE NEUF L’HISTOIRE DE ZEMLÉ Stéphane se réveilla paralysé, un hurlement de terreur figé dans sa gorge. Des choses invisibles rampaient dans les ténèbres, et à la limite de son champ de vision, une dure lumière rouge étincelait. Il ne pouvait la regarder, parce qu’il savait que quoi qu’elle fût, c’était si terrible que son cœur s’arrêterait devant sa seule horreur. Il sentit les larmes lui monter aux yeux lorsqu’il essaya une nouvelle fois de hurler, et ne le put. Puis soudain, la lumière disparut et tout son corps lui revint. Il battit des bras en direction de la chose obscure, et le hurlement s’arracha finalement à sa gorge. Quelque chose agrippa son bras, et il poussa un autre long hurlement en frappant frénétiquement son agresseur. Stéphane ! Stéphane ! Dans un premier temps, il ne put identifier la voix, mais les doigts qui le retenaient le lâchèrent soudain. Pourquoi ? s’entendit-il crier. Stéphane, c’est une vieille-qui-presse. Tu comprends ? C’est moi, Zemlé. C’est moi. Zemlé ? C’est moi, meldhè, dit-elle, plus doucement, en utilisant le surnom qu’elle lui donnait dans l’intimité. Ce n’est que moi. Tu te débattais dans ton sommeil. Où sommes-nous ? Dans notre lit. Attends, laisse-moi ranimer la lampe. -118- Un instant plus tard, des traits apparurent et l’obscurité recula au loin. Mais ce n’était pas le visage de Zemlé. Lorsqu’il s’éveilla de nouveau, toutes les lampes et chandelles de la pièce brillaient, et Zemlé était assise de l’autre côté du lit, inquiète. Quoi ? murmura-t-il. Eh bien au moins, tu ne me cries pas dessus, cette fois, dit-elle. Ce n’était pas toi, tenta-t-il d’expliquer. Ainsi la vieille-qui-presse t’avait suivi ? Stéphane opina sans comprendre. Zemlé lui tendit une coupe de quelque chose qui sentait la menthe. De la racine de saint Weylan et du siftras, expliqua-t-elle. Cela chassera la vieille. Il acquiesça et en but une gorgée. Il y a quelque chose qui ne va pas, chez moi. Tout le monde fait de mauvais rêves. Il agita négativement la tête. Tu te souviens de ce que j’ai vu dans le scriftorium à Demsted ? Le visage dans la flamme ? Elle hocha la tête à contrecœur. Et la chose qui a traversé notre chambre il y a quelques mois ? Ses sourcils se froncèrent. Meldhè, c’était peut-être un rêve aussi, dit-elle d’un ton apaisant. J’ai écrit quelque chose de la main de quelqu’un d’autre, dit-il en sachant que cela pouvait paraître insensé. C’était un avertissement contre cette chose, je crois. Contre quelque chose de maléfique qui est venu dans la montagne. Qui crois-tu qui t’a averti ? Kauron. Je crois qu’il m’a aidé auparavant, en venant ici. Et peut-être avant, aussi. Et ces vieilles-qui-pressent... j’en ai eu avant aussi. -119- Je sais, dit-elle. Tu en as de plus en plus souvent. Presque toutes les nuits, maintenant. Mais d’habitude, ce n’est pas aussi violent. Il hocha la tête et bu une autre gorgée de son infusion, puis il remarqua quelque chose. Qu’est-il arrivé à ton visage ? demanda-t-il. Elle se détourna aussitôt, mais trop tard pour dissimuler la marque rouge sur sa joue qui, au matin, commencerait à virer au violet. J’ai fait cela ? Tu ne l’as pas fait exprès. Ce n’est pas une excuse ! s’exclama-t-il. Par les saints, Zemlé, je t’ai frappée. Tu étais saisi de terreur. Tu ne me reconnaissais pas. C’est... (Il se pencha en avant.) Je suis désolé, dit-il. Il craignait qu’elle ne le repoussât, mais elle le laissa toucher son visage. Je sais, dit-elle. Crois-moi, si j’avais pensé que tu l’avais fait volontairement, tu en aurais entendu parler. (Elle toucha délicatement son bras en disant cela.) Maintenant, dis-m’en plus. Sur ta journée. J’ai trouvé le journal. Le journal. Celui de Virgenye Dare ? Sa voix s’était faite plus aiguë. Oui. Où ça ? Dans les rayonnages, comme n’importe quel autre livre. Je croyais qu’il serait caché dans un endroit secret, mais je suis juste tombé dessus. Un coup de chance. Il agita négativement la tête. Je ne crois pas que c’était de la chance. Je crois que j’y ai été mené. J’ai commencé à le lire, et quand je me suis arrêté, je me suis aperçu que j’avais écrit quelque chose. Et c’était un avertissement quant à ce qui se trouve dans la montagne ? Oui. Cela, et ne dire à personne que j’avais trouvé le journal. -120- Ce que tu viens juste de faire, lui signala-t-elle. Effectivement. Mais si je ne peux pas te faire confiance... Le reste de sa pensée s’évanouit avant d’atteindre sa langue. Quoi, demanda-t-elle doucement. Tu te dis que tu as fait une erreur ? Il la dévisagea un temps, puis se leva et se mit à faire les cent pas, les mains croisées dans le dos. Peut-être qu’il en avait fait une. Stéphane. Parle-moi. Il se tourna. Lors de notre première rencontre, tu m’as dit que tu avais été formée dans un convent. Un convent qui ne se trouve pas sous l’autorité de l’Église. Et tu ne m’as pas crue. Je le crois, maintenant. Parle-m’en. Son visage se décomposa. Durant tout ce temps, tu ne m’en as plus jamais parlé. Pourquoi maintenant ? Pourquoi maintenant ? Très bonne question. Tu m’as convaincu de venir ici. Aucune femme ne s’est jamais beaucoup intéressée à moi, mais tu m’embrassais déjà le soir de notre rencontre. Cela n’a aucun sens, n’est-ce pas ? Arrête, Stéphane, l’avertit-elle. Tu n’as pas envie de t’engager dans cette voie. Réfléchis... Pourquoi es-tu soudain si furieux contre moi ? Je ne suis pas furieux, dit-il. Mais ce ne serait pas la première fois que tu embrasses un homme pour... Brise là, coupa-t-elle. Tu ne veux pas dire cela. Tu as couché avec Hespéro, voulait-il crier, mais une partie de lui savait qu’elle avait raison, alors il s’arrêta. Désolé, dit-il. Elle opina. Tu n’as pas totalement tort, reprit-elle. Je voulais gagner ta confiance. Mais je t’ai embrassé parce que j’en avais envie. Il est possible que personne n’ait été attiré par toi auparavant, mais il est plus probable que tu aies simplement été trop inexpérimenté pour t’en apercevoir. Je suis plus hardie que la -121- plupart des femmes, Stéphane. Je ne me contente pas d’espérer ce que je veux. Il s’assit sur un tabouret et frotta ses paumes sur ses yeux. Je sais, dit-il. Je sais. Je t’ai dit qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas chez moi. Il la regarda droit dans les yeux et vit une larme sur sa joue. Écoute, soupira-t-il. Lorsque tu m’as rencontré, tu étais partie prenante dans toute cette histoire. Peut-être que je t’ai plu, mais tu avais des projets. Et tu ne travaillais pas seule. Zemlé, j’ai besoin de savoir pour qui tu travailles. Si ce n’est pas par le convent qu’il faut commencer... Si, dit-elle. C’est par là qu’il faut commencer. Eh bien alors, vas-y ! Elle essuya sa larme et tira les couvertures sur elle comme une cape. C’était le convent sainte Dare, dit-elle. Comme dans Virgenye Dare ? Oui. Poursuis. Tu sais que Virgenye Dare a percé le secret de la puissance du sedos, et qu’elle l’a utilisé pour vaincre les skasloï. Tu sais qu’elle a régné sur le premier royaume des hommes, et qu’un jour elle est partie et qu’elle n’est jamais revenue. Tout le monde connaît cette histoire. Il est plus facile de commencer ainsi, Stéphane, parce que c’est à partir de là que l’histoire que mon convent raconte est différente de celle de ton Église. Selon le canon, Virgenye a laissé le trône à son époux, lequel a fondé l’Église et est devenu le premier fratrex prismo, Niro Promom. Tu contestes cela ? Mon ordre, oui. Selon nos enseignements, sainte Dare avait un conseil de quatre femmes et deux hommes appelé le vhatii. C’est à celui-ci qu’elle a laissé le pouvoir lorsqu’elle est partie. Durant un demi-siècle, la majorité des responsables de haut rang de l’Église ont été des femmes. -122- Les Révesturi m’ont raconté une histoire similaire, dit Stéphane. Sauf qu’ils ne parlent que d’une femme en charge, comme un fratrex. C’est juste. Lorsque le vhatii a finalement compris que sainte Dare ne reviendrait pas, il a élu une mater prismo, parce que Virgenye leur avait enseigné qu’une femme devait diriger l’Église. Pourquoi une femme ? Zemlé se rembrunit. Je ne sais pas. Les sœurs pensent qu’une femme dirige avec plus de compassion, mais je ne me souviens d’aucun texte qui l’affirme. Le journal ne le dit pas ? Je n’en suis pas encore là. Elle n’est encore qu’une jeune fille, une esclave des skasloï. Comment peux-tu résister à la tentation de commencer par la fin ? Le texte est codé, et le code évolue à mesure que j’avance. De toute façon, je ne veux rien rater. Eh bien, lis plus vite ! C’est ce que je vais faire. Mais reprends ce que tu étais en train de dire. L’arrangement déplaisait à beaucoup d’hommes, mais l’ancienne génération respecta le souhait de Virgenye. Quoi qu’il en soit, il arriva finalement que fut élue une mater prismo qui n’était guère plus que la maîtresse d’un puissant sacritor appelé Irjomen. Elle mourut peu après R probablement empoisonnée R et il prit le titre de fratrex prismo. Le vhatii s’y opposa, et une guerre s’ensuivit, mais Irjomen planifiait sa rébellion depuis un certain temps. Les loyalistes furent tués, les hommes du vhatii se rallièrent au fratrex, et les femmes partirent en exil. Les femmes furent éliminées de toutes les positions de pouvoir, et les convents dans lesquels elles étaient précédemment formées devinrent leur seul refuge dans l’Église. Certains convents restèrent fidèles, et ils furent détruits ou durent entrer en clandestinité. Mon convent était l’un de ceux-là. Et ta mission est de ramener les femmes au pouvoir dans l’Église ? -123- Non. L’Église est irrémédiablement corrompue. Notre mission était de surveiller les héritiers de Virgenye Dare, jusqu’à l’émergence de la prochaine reine née, la femme qui va recréer l’Église, réformer le monde et le rénover. Anne Dare ? C’est ce que croit mon convent. Lorsque émergera le trône sedos, elle devra puiser dans sa puissance et régner. Et qu’est-ce que cela a à voir avec moi ? Tu es censé trouver le trône, dit-elle. Son trône. Et l’empêcher, lui, de s’en emparer. Lui ? Mais qui cela peut-il être ? Le chevalier de sang ? Le seigneur démon auquel tu as fait allusion lors de notre première rencontre ? Le vhelny est ton principal ennemi, Stéphane. Il veut détruire le monde, tout ce qu’il contient et chacun de ceux qui y vivent. Mais il y a un autre ennemi, un homme qui revendique le trône sedos pour lui-même. Hespéro. C’est ce que je pense, répondit-elle. Eh bien, Fend dit qu’il a trouvé Hespéro, et il est parti à sa poursuite. Si c’est vrai, alors nous n’aurons plus à nous inquiéter de lui très longtemps. Mais s’il ment, s’il est parti joindre ses forces aux siennes... Si c’était ce qu’il voulait, pourquoi ne pas l’avoir fait il y a des mois, au lieu de le combattre ? Peut-être qu’ils avaient besoin que je trouve le journal. Peut-être que l’affrontement était une ruse pour me faire croire que j’étais en sécurité et que je contrôlais la situation. Peut-être que Fend est fou à lier R cela ne me surprendrait pas le moins du monde. Ou peut-être que comme les légendes le prétendent, le chevalier de sang est ton serviteur et ton allié, ajouta-t-elle. Il opina. C’est ce qu’il prétend. (Il marqua une pause.) La chose dans la montagne... Suppose que c’est le vhelny ? Et s’il était là, à observer, à attendre ? Elle pâlit. -124- Je ne l’avais pas envisagé. J’ai considéré tout cela comme une prophétie pendant tellement longtemps, quelque chose d’ancien et de lointain. Dans mon esprit, le vhelny allait apparaître tel un dragon, tout de flammes et d’ombres, pas s’immiscer furtivement comme un voleur. Mais aucune histoire ni légende ne le décrivent. (Elle se frotta le front.) Par les saints, c’est probable, n’est-ce pas ? Oui, dit-il en attrapant ses vêtements. Où vas-tu ? Poursuivre ma lecture du journal. Virgenye Dare a trouvé cet endroit. Elle a arpenté la voie des sanctuaires que je suis censé arpenter. Voyons ce qu’elle avait à en dire. Les esclaves ont des secrets, et cela est l’un d’entre eux, ce code. Will et moi l’avons inventé pour nous écrire l’un à l’autre. Le maître de Will fait des feuilles de plomb, Will s’en procure donc facilement. Le maître de Will l’a amené ici alors que j’avais douze ans, selon l’estimation de mon père. Ils nous ont mis ensemble dans une pièce, et nous savions ce que nous étions censés faire. Les maîtres nous observaient, mais ils ne pouvaient pas entendre Will qui chuchotait, et me dire que tout se passerait bien. Il chuchotait beaucoup, sur le fait que nos pères se connaissaient, sur l’endroit où nous vivions. Cela m’a aidé à oublier ce qui se passait, et à quel point j’avais peur. Après cela, je n’ai plus eu peur. J’attendais avec impatience nos conversations murmurées. C’était comme si mon corps n’était pas là du tout. Will a commencé à m’enseigner la langue secrète qu’ont les esclaves de sa forteresse, et j’ai inventé ces lettres pour l’écrire. Nous nous échangeons des messages quand nous nous retrouvons. Je le reverrai la prochaine fois lorsque la Lune sera pleine. Je n’ai pas saigné ce mois-ci, et Will n’est pas venu. Le maître dit que je vais avoir un petit. Les esclaves de la maison me racontent que beaucoup de femmes meurent quand elles -125- font cela. Je ne veux pas mourir, mais je suis souvent malade. Mon père dit que nous échappons au maître quand nous mourons. Je me demande si c’est vrai. J’ai revu Will. Ils l’ont fait courir, avec cinquante autres. Ils les ont amenés avec des chariots, et si un tombait, ils le massacraient. Will a bien couru : ils ne l’ont pas attrapé. Mon maître m’avait enchaînée à l’avant de sa barque volante, pour me forcer à regarder, mais je ne voulais pas le quitter des yeux. Ils ont couru deux jours, sans dormir ni manger. À la fin du second jour, ils n’étaient plus que trois, et Will était l’un d’eux. J’étais tellement fière de lui. Tellement fière d’avoir sa fille dans mon ventre. Six lunes ont passé. Mon ventre est gros, et mon maître m’a amenée dans la forteresse de la montagne pour le reste de ma grossesse. C’est une habitude de l’ancienne époque, quand les maîtres pouvaient avoir des enfants. Je n’avais jamais vu de montagnes avant, et je les adore. Elles me font penser d’étranges pensées agréables. Et il y a quelque chose dans la forteresse, ou loin en dessous, quelque chose qui me chatouille le ventre et parfois me fait crisser des dents. J’ai fait un rêve la nuit dernière. J’ai rêvé que j’étais une montagne, et que mes pieds se libéraient du sol, et je marchais, en écrasant tout sur mon passage. J’ai écrasé le maître. Quand je me suis réveillée, j’ai eu peur qu’il s’en aperçoive et qu’il me punisse, mais non. J’avais toujours cru qu’il pouvait voir mes rêves. Il m’avait dit de quoi je rêvais, avant. Mais ce rêve était différent. Je crois que la montagne m’a appris à rêver en secret. Ce serait bien. Ça faisait mal, tout comme ils m’avaient dit. Ça faisait tellement mal que je ne l’imagine déjà plus. Et il y avait du sang, beaucoup de sang. Tout est devenu noir, et j’ai cru que j’étais morte et que j’étais dans un autre endroit. Il y avait deux rivières, là, une bleu-vert brillant et l’autre noire. Je suis restée -126- avec un pied dans chaque, et j’étais grande, comme une montagne. J’étais terrible. Puis je me suis réveillée, et il y avait ma fille, et j’ai enfin compris ce que mon père appelait « amour ». Je n’écrirai pas ce qu’ils ont fait. Non. C’est fait. Mais je vais les tuer. Je vais les tuer tous. Stéphane ahana et écarta ses doigts comme si le scrift de plomb était soudain devenu trop chaud pour un contact, et la haine la plus pure qu’il eût jamais ressentie monta en lui, une fureur tellement incoercible qu’il s’aperçut qu’il hurlait. Et alors que cette rage abjecte vibrait en lui, il se tourna et saisit un mouvement du coin de l’œil. Il fît volte-face, pour se trouver confronté à une fébrile obscurité en mouvement, comme une huile noire jetée dans l’eau, avec presque une forme. Puis son regard la rejeta et il détourna la tête, et lorsqu’il put de nouveau regarder, elle avait disparu. La colère s’éteignit aussi vite qu’elle était venue, pour être remplacée par une peur abjecte. Il s’assit et trembla longtemps, son cerveau refusant de lui dire que faire. Où était cette chose ? Était-elle encore là, peut-être à un pouce de lui, cachée dans l’air même, s’apprêtant à frapper ? Tu n’as pas à avoir peur, chuchota une voix. Tu peux ne plus jamais avoir peur. Tais-toi, marmonna Stéphane, en se frottant de ses mains tremblantes. Il lui fallut longtemps pour se relever, et lorsqu’il le fit, son corps lui parut léger à pouvoir être emporté par le vent. Il feuilleta le journal jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il cherchait. Peu après, il entendit un léger froissement, et vit que Zemlé le regardait depuis les escaliers. Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Il ferma les yeux. Assez, dit-il. Assez ! Quoi ? -127- Appelle Adhrekh. Je vais arpenter la voie des sanctuaires. Ce soir. -128- CHAPITRE DIX TROIS TRÔNES Aspar desserra un peu sa prise sur son couteau, et humecta ses lèvres sèches. Il avait entendu R ou cru entendre R quelque chose qui venait par la dense forêt des terres du bas, mais maintenant, tout ce qu’il pouvait distinguer, c’était le mouvement du torrent et le balancement des branches dans la brise. Mais alors, derrière lui, il perçut le plus ténu des frottements de tissu sur le bois, et il fit volte-face pour confronter ce que cela pouvait être. Il se trouva face à une flèche, tendu sous l’œil violet de Leshya. Estronc, maugréa-t-il en s’adossant d’un coup contre l’écorce dure et noueuse d’un saule. Je suis descendue sans prendre ton raccourci, expliqua-t-elle. Ouaip. Elle observa la dépouille de l’étan. Tu es encore en vie, dit-elle. Ouaip. J’ai vécu longtemps, Aspar White, et je suis allée presque partout. Mais toi, mon ami, tu es unique. (Elle agita la tête.) Des plaies à panser ? Des os cassés ? Je ne crois pas. J’ai repéré un abri rocheux pas très loin d’ici. Allons voir. -129- Il opina d’un air las. Il grimaça lorsque les doigts de Leshya tâtèrent les chairs de sa jambe, mais, en fait, c’était presque agréable, comme des muscles endoloris après une longue marche. Eh bien, tu ne t’es rien cassé, dit-elle. Ça doit vouloir dire que Grim m’aime, répondit-il. S’il aime qui que ce soit, disons. Maintenant, enlève ta chemise. Il n’avait guère envie de faire plus que lever les bras, mais elle l’en débarrassa en quelques tractions. Il ressentit une douleur violente au côté. Tu as besoin d’un bain, dit-elle. Les sefrys se baignent trop, répondit-il. Une habitude malsaine. Mais nous sentons bon. En fait, elle sentait la sueur et le cuir, et c’était une odeur agréable. Ah ! voici un foyer pour la gangrène, dit-elle. Aspar baissa les yeux et vit sur ses côtes une entaille assez hideuse, mais pas particulièrement profonde. Le sang avait collé son pourpoint sur la plaie, d’où la douleur qu’il avait ressentie lorsqu’elle l’avait déshabillé. Il prit de longues inspirations et s’efforça de rester détendu pendant qu’elle nettoyait la blessure avec de l’eau, puis la massait avec une sorte d’onguent tirée de son havresac. Tu m’as sauvé la vie, dit-elle d’une voix étrangement douce. Oui. Et tu as sauvé la mienne une fois ou deux. Tu es important, Aspar. Tu mérites d’être sauvé. Sans réfléchir, il saisit sa main. Tu mérites d’être sauvée aussi. Le regard surpris de Leshya croisa le sien et s’y fixa, et il ressentit une sorte de choc, et en un instant il fut plongé dans la forêt le plus profonde du monde, plus impénétrable que la forêt de Sarnwood, plus impossible encore à quitter. Il se sentit battu, et heureux d’être vaincu, de rentrer enfin chez lui. -130- Il vit ce chemin en l’espace de peut-être dix battements de cœur, puis les arbres se refermèrent. Elle écarta sa main, et il sut que si elle avait simplement serré ses doigts, il eût été imprudent. Estronc, pensa-t-il. En un tel instant, il pensait aux femmes ? À deux d’entre elles ? Il avait donc dix-sept ans ? Non. Pas vraiment. Je ne crois pas que nous disposions de beaucoup de temps, dit-il. L’étan a dit qu’il avait été envoyé par Fend. Si c’est Fend qui mène cette troupe hétéroclite... Alors c’est qu’il est le chevalier de sang. Oui. Quoi que cela puisse vouloir dire. Je te le dirai. Je te le promets. Mais, en cet instant, nous devons partir. Et discrètement. Tu me le diras bientôt, dit-il. Bientôt. La gorge se rétrécit au point qu’ils ne marchèrent plus que sur une pente. La jambe d’Aspar lui faisait mal, même avec la nouvelle béquille que Leshya lui avait taillée, et lorsque la descente se fit de plus en plus rude, ses genoux commencèrent à lui faire mal aussi. Au fond de lui-même, il s’était toujours dit que, après un temps, tout reviendrait à la normale, mais maintenant il commençait à se poser des questions. Il avait quarante hivers passés et, à cet âge, ce qui se cassait ne se réparait pas toujours. Ils atteignirent finalement des hauts fonds, encadrés de pans de falaise des deux côtés. Il va falloir se mouiller, dit Leshya. Ils progressèrent quasiment assis, en laissant leurs bottes trouver les rochers. L’eau de la montagne avait déjà l’hiver en elle, et avant qu’ils n’eussent parcouru un tiers du chemin, les extrémités d’Aspar étaient déjà tout engourdies. À mi-chemin, sa botte glissa et il fut pris par le courant, qui l’emporta jusqu’à ce qu’il heurtât violemment un tronc d’arbre. Le ciel était plus large, à cet endroit. Deux aigles à queue blanche tournoyaient en altitude. Les cimes des arbres le regardaient depuis le haut des falaises. -131- Tout est encore vivant, ici, pensa-t-il. Malgré les monstres. Pourquoi devrais-je retourner vers la forêt du roi, où tout est mort ? Pourquoi ne pas rester ici, combattre, mourir, s’enfoncer dans la terre ? Ce ne fut que lorsque quelque chose lui heurta le visage qu’il réalisa qu’il avait de l’eau dans la bouche et les poumons. Son corps comprit alors, et il se mit à tousser de façon douloureuse et déchirante. Relève-toi, dit Leshya. Tu n’es pas mort, Aspar White. Ils achevèrent leur descente, et il prit quelques instants pour finir de se vider les poumons. Estronc, souffla-t-il faiblement. Il faut que tu m’aides plus que cela, Aspar, dit Leshya. Il faut que tu fasses plus d’efforts. Estronc que toi, maugréa-t-il, et un instant il eut envie de la tuer, juste pour l’avoir vu ainsi. C’était la chose la plus humiliante qu’il pût imaginer. Jusqu’à maintenant, du moins. Parce qu’il y avait aussi tout ce qu’il pouvait imaginer quant à l’avenir. Après tout il avait Winna, encore en âge d’avoir des enfants, et de le soutenir le temps de changer les langes qu’il aurait souillés... Il se releva en s’appuyant sur sa béquille, puis il la jeta au loin. Repartons, dit-il. Le ravin s’évasa en un plaisant vallon couvert de fougères, dans lequel la chaleur du soleil chassa la froidure de ses os. Des libellules tourbillonnaient au-dessus de l’eau et de ses laîches à prêles. Des serpents et des tortues s’écartaient paresseusement de leurs estrades à l’approche des voyageurs. Les falaises se muèrent en pentes que les arbres commencèrent à recouvrir, et bientôt ils purent quitter les marais pour marcher sur un sol plus ferme. Il commença également à distinguer des signes de présence humaine. Certaines parties de la forêt avaient été déboisées et conservaient des traces de cultures en terrasses, et ils croisèrent plusieurs refuges de chasse. Certains endroits gardaient l’odeur du purin. -132- Il ressentait le gèos de Sarnwood dans son ventre, froid, tapi. Qui allait-ce être ? Tout ce temps, le relief les entraîna vers le sud. La nuit approchait lorsqu’ils entendirent des chiens et sentirent la fumée, et ils virent bientôt, sur un renflement, à quelque distance de la rivière, un terrain clôturé et une grande cabane en cyprès. Pour le plus grand soulagement d’Aspar, Leshya lui fit signe de partir à l’écart, en indiquant les hauteurs et la partie où les arbres se raréfiaient pour faire place aux pâturages. Les étoiles commencèrent à apparaître, quoique le soleil eût tout juste disparu derrière la montagne qu’ils venaient de descendre. Aspar prit conscience qu’il regardait souvent derrière lui, et il aperçut une fois quelque chose. D’abord il crut qu’il s’agissait d’une chauve-souris, puis il réalisa qu’il avait mal estimé la distance : si c’était une chauve-souris, elle devait être très grosse. Il eut soudain l’impression d’être un lapin en rase campagne. Ah ! dit Leshya. Il s’aperçut qu’elle regardait la chose, qui disparut dans l’ombre. Une idée de ce que cela peut être ? Non, mais je crois qu’il vaudrait mieux dormir à couvert, cette nuit. On retourne vers la cabane ? Non. Ce sont des pâturages d’hiver. Il devrait y avoir quelque chose, là-haut. Les faits lui donnèrent raison avant que l’obscurité ne fut totale : ils découvrirent une masure en torchis, en assez bon état. Elle était même chichement meublée, avec du bois de chauffe, une marmite, un tonnelet d’avoine légèrement charançonnée, et un peu de viande séchée. Les toiles d’araignées indiquaient que tout cela remontait bien à la saison dernière. Ils ne firent pas de feu, et ne touchèrent donc pas à l’avoine, mais il leur fut impossible de résister à la viande séchée, bien que ce fût du vol. -133- Le chevalier de sang, dit Aspar en s’étendant sur une paillasse et en tirant les restes d’une couverture dépenaillée sur ses jambes. Oui, répondit-elle. Il ne la voyait pas du tout, dans l’obscurité. Eh puis tant qu’à faire, tu en profiteras pour expliquer d’où tu tenais ce couteau ensorcelé. Ça, c’est plus facile. Je l’ai trouvé sur un cadavre, dans les montagnes. Un des hommes d’Hespéro. Où trouvent-ils ces choses ? Dans les lieux anciens. Autrefois, il y en avait beaucoup. Quand ton peuple régnait. Quand nous nous faisions battre par le tien, répliqua-t-elle. Les armes féées ont été forgées par les humains. Virgenye Dare a découvert les connaissances nécessaires à leur fabrication. Les skasloï n’auraient jamais utilisé de telles armes. Pourquoi ? Parce qu’elles se nourrissent du pouvoir du sedos. Les skasloï ne voulaient rien avoir à faire avec cela. Pourquoi ? Elle soupira. Tu sais qu’il n’est pas dans nos habitudes d’écrire les choses. Mais nous vivons longtemps. Soixante-dix générations de ton espèce ont passé depuis que vous avez conquis votre liberté. Mais ma mère est née il y a quatre cents ans, et sa mère six cents ans avant. Trois générations de plus... Et vous étiez des skasloï, oui. Nos mémoires sont meilleures, mais il y a tout de même beaucoup de choses que je ne sais pas. Des choses que nos ancêtres ont intentionnellement omis de nous transmettre, et d’autres sur lesquelles ils ont pu mentir. Tu dois donc comprendre que ce que je vais te raconter peut ne pas être vrai. J’ai grandi avec des sefrys, tu te souviens ? J’ai l’expérience de leurs mensonges. Elle se rembrunit. Nous n’aurions pas pu survivre tous ces siècles sans un certain talent pour la dissimulation. Si nous avions été percés à -134- jour... si les humains avaient jamais appris ce que nous étions... nous aurions été massacrés. Oui, dit sèchement Aspar. J’imagine. Quoi qu’il en soit, voilà où je voulais en venir. Mes ancêtres ont bien utilisé le pouvoir du sedos, il y a longtemps. Mais ils ont découvert que cela avait un prix. Chaque fois que l’on y puise, il laisse un poison derrière lui. La pollution s’accumule avec le temps, comme les poissons morts dans une rivière, et les choses commencent à mourir. Tout manqua même disparaître, une fois, avant que mes ancêtres ne comprennent les conséquences du pouvoir du sedos et ne l’abjurent. Mais les skasloï étaient censés être des démons, avec des tas de scintillations étranges. Les skasloï usaient de magie, oui. Ils avaient trouvé une autre source de puissance, qui n’avait pas les mêmes effets malfaisants que le sedos. Entre-temps, le monde avait déjà été dévasté. Ils découvrirent une voie vers un autre lieu au-delà des terres du destin, un autre endroit, et ils en rapportèrent des plantes pour faire reverdir le monde. Ils rapportèrent aussi des animaux, et par la suite, ton peuple. Pour en faire des esclaves. Des animaux de compagnie, d’abord. Des curiosités. Mais finalement, oui, des esclaves. Jusqu’à ce que les animaux de compagnie découvrent le pouvoir du sedos. Exactement. Quelque chose lui vint à l’esprit. Donc les monstres, les épines noires, les choses qui détruisent le monde... Tout cela vient de l’utilisation du pouvoir des sedoï ? Oui. Tu m’as parlé d’une ourse que tu avais vue dans la forêt de Sarnwood, de la façon dont elle a donné naissance à un greffyn. Les sedhmharis naissent d’êtres naturels corrompus par la puissance du sedos. Certains disent qu’ils sont les ombres des bêtes anciennes qui occupaient ce monde avant la grande mort, la vie ancienne essayant de chasser la nouvelle, mais souillée par le venin du sedos. -135- Il se remémora la forêt de Sarnwood, les choses étranges qui poussaient en son sein. La sorcière de Sarnwood, murmura-t-il. Nous ne savons pas ce qu’elle est, mais elle est très, très vieille. Plus âgée peut-être que ma race. Elle vient de l’ancienne forêt. Celle que ton peuple a détruite. Celle que ma forêt a remplacée. Peut-être, dit-elle avec retenue. Comme je te l’ai dit, nous ne savons pas grand-chose d’elle. Que veut-elle ? Nous ne le savons pas. Aspar acquiesça, mais il avait dans l’idée qu’il le savait déjà. Si lui était la sorcière de Sarnwood, il savait ce qu’il voudrait. Qu’est-ce que tout cela a à voir avec Fend ? C’est une autre légende R une prophétie, en fait. Il est des saisons plus longues que celles que tu connais, des saisons qui durent des centaines et des milliers d’années. Les pouvoirs du monde R nous les appelons des trônes R vont et viennent avec ces saisons. Lorsque Virgenye Dare a découvert le pouvoir du sedos, il était puissant. Mais à mesure que le temps passait, il s’est affaibli, et les autres trônes ont crû, ce qui entraîna la guerre des Mages et toute sorte de désordres. Mais aujourd’hui les sedoï sont extrêmement puissants R plus puissants qu’ils ne l’ont jamais été. On dit que quiconque contrôlera le trône du sedos à son apogée pourra subjuguer à jamais les autres trônes, et mettre fin au long et lent cycle des saisons. Et ces autres pouvoirs, ces trônes... Que sont-ils ? Il n’y en a que trois. Le sedos, dont nous venons de parler. Le deuxième est la force que ton peuple appelle scintillation et sorcellerie, et il vient de l’abîme sous le monde. Il rend probables les choses improbables et impossibles les choses certaines. Il peut faire tomber des cieux une pluie de feu, ou empêcher l’eau de geler malgré un froid mordant. Il lie des choses opposées et sépare l’indissociable. C’est ce trône que les skasloï maîtrisaient, puis après eux les Mages. Nous l’appelions le trône du xhès. Et le troisième ? -136- C’est celui que tu as senti dans tes os chaque jour de ta vie, Aspar White. L’engendrement et la décomposition. La mort et la naissance. L’énergie qui change la vie en boue et la boue en vie. Nous l’appelions le trône du vhen. Le trône du roi de bruyère. Plus maintenant, dit-elle doucement. Parce que Fend l’a tué. Pourquoi a-t-il fait cela ? Selon les anciens, le maître du trône du xhès est une créature connue sous le nom de vhelny, un démon. On dit que le chevalier de sang est son serviteur. Il est l’ennemi des maîtres des autres trônes. Donc, maintenant qu’il a tué le roi de bruyère, il va chercher le trône du sedos. Qui en est le maître ? Personne. L’Église s’est servie du pouvoir du sedos, mais le trône n’a pas été occupé depuis l’époque de Virgenye Dare. Mais il le sera bientôt. C’est bien là le problème. Le roi de bruyère s’opposait au pouvoir du sedos. Évidemment, puisqu’il détruisait sa forêt. Mais pas le trône du xhès, n’est-ce pas ? Donc lui et ce vhelny auraient dû être alliés contre l’émergence du trône du sedos. Pourquoi tuer le roi de bruyère maintenant ? Parce que le vhelny veut tous les trônes, évidemment. Ah ! maugréa Aspar en se frottant le front. Il eût préféré pouvoir voir le visage de Leshya, mais il savait que même ainsi, il ne saurait pas dire si elle le manipulait. Et tu ne sais pas quelle part de tout cela est pur estronc ? demanda-t-il finalement. Pas vraiment, répondit-elle. Tu as demandé, je t’ai dit ce que je savais. Je ne t’ai jamais menti, n’est-ce pas ? Ne rien me dire de tout cela pendant aussi longtemps n’est pas bien loin d’un mensonge, je crois, répliqua-t-il. Pour te le dire plus tôt, il aurait fallu te révéler ce que sont les sefrys. Et tu n’aurais plus rien cru de ce que je t’aurais dit. Mais une fois le secret éventé par Fend, et après tout ce temps passé ensemble... Tu t’es dit que je serais plus confiant. Je ne t’ai pas demandé de me croire, coupa-t-elle. -137- Ouais, marmonna-t-il en agitant le bras dans l’obscurité. Donc Fend me pourchasse parce qu’il travaille pour ce vhelny, et qu’il craint que le roi de bruyère m’ait dit quelque chose. Soit cela, soit il profite simplement de son pouvoir pour assouvir une vengeance personnelle. Tu lui as pris un œil. Nous ne sommes pas amis, reconnut Aspar. Vraiment pas ! D’autres questions ? demanda Leshya d’une voix pincée. Oui. Qu’espères-tu exactement que le roi de bruyère m’ait transmis ? Elle opina et resta longuement silencieuse. Nous avons créé le roi de bruyère, dit-elle finalement. Quoi ? Les skasloï. Les trônes de xhès et du sedos existaient avant l’histoire même R ils ont peut-être été créés par nous, ou par une race plus ancienne, mais nous pensons qu’ils ont été créés. Je croyais que les saints créaient les sedoï. Pas les saints tels que ton peuple les vénère. Nous ne savons tout simplement pas. Mais le vhen R l’essence de la vie et de la mort R était en tout, et il n’avait pas de trône, et personne ne le contrôlait. Une fois que nous avons ramené le monde du bord du gouffre, les skasloï ont décidé que le vhen avait besoin de son propre gardien, de son propre siège. Alors ils ont créé le roi de bruyère ou, plus spécifiquement, ils ont créé le vhenkherdh, le cœur de vie, dont il est né. Et tu espères qu’il m’a dit où cela se trouvait ? Il te l’a dit ? Non. Mais soudain, il sut. Elle le vit sur son visage. Tu y es allé. C’est pour cela que tu veux y retourner. Et pas juste pour y mourir. Ce n’est qu’une impression, dit-il. Évidemment. J’ai été stupide. Il n’allait pas te fournir une carte. Mais il est mort. Que pouvons-nous faire, maintenant ? -138- Sans sa protection, tout va mourir. Mais s’il renaît, nous avons peut-être une chance. Tu crois que c’est possible ? Je ne sais pas. Mais c’est déjà quelque chose, tu ne crois pas ? Alors pourquoi n’as-tu pas été plus pressée de partir ? Parce que je crois que tu es la clef de tout ce qui doit arriver, et je ne voulais pas que tu meures avant que tu saches où aller, ni en chemin, d’être parti trop tôt. Eh bien, dit-il, j’ai besoin de réfléchir à tout cela pendant un temps. Bien. Tu veux que je prenne la première garde ? Je m’en charge. Elle ne dit rien d’autre, mais il l’entendit s’agiter sur sa couche. Il se sentit soudain lourd et stupide. Il l’écouta respirer. Merci, dit-il. Je ne choisis pas toujours d’être comme ça. C’est juste que... j’aime que les choses soient simples. Je sais, répondit-elle. Il sortit. Les étoiles étaient visibles, mais la Lune était à peine plus qu’une lueur à l’ouest. Il fouilla le ciel, à la recherche d’une masse sombre qui se déplacerait contre les constellations, et tendit l’oreille en quête d’un lointain avertissement. Les aitivars avaient été à cheval. S’ils étaient restés ainsi, alors il leur faudrait remonter et repasser le col avant de redescendre par ici. Cela leur donnait une bonne avance, mais s’il avait vraiment vu quelque sorte de bête volante... Mais il ne vit ni n’entendit rien, alors il laissa ses pensées vagabonder. Demain ils pourraient probablement quitter les collines et entrer dans la plaine de la Mage blanche. S’ils se trouvaient bien là où il pensait être, un ou deux jours de marche devraient les mener à Haemeth, où il avait laissé Winna et Ehawk. Mais s’il traînait derrière lui une armée de monstres, était-ce vraiment ce qu’il voulait faire ? Que voulait-il faire ? Cela n’importait pas vraiment, n’est-ce pas ? Parce qu’il allait devoir agir en fonction du gèos que la sorcière de Sarnwood lui avait soutiré. -139- Et il n’en avait pas parlé à Leshya, n’est-ce pas ? Pourquoi ? Il n’avait aucune réponse, et si les étoiles ou le vent en avaient une, ils ne le lui dirent pas. Et ainsi sa garde passa, puis il dormit. Le lendemain matin lui et Leshya traversèrent les landes des plateaux, en s’efforçant de rester à couvert de la fine bande d’arbres qui longeait la rivière, sans partager leurs pensées. Mais à la midi ils descendaient les dernières collines, et il put apercevoir la Mage au loin avant de s’engager sous les branches réconfortantes d’une petite forêt. Il n’y avait pas beaucoup de vieux arbres. On coupait le bois, ici, et souvent. Des traces humaines partout. Néanmoins, ils n’étaient plus à découvert, au moins pour un temps. Mais après une cloche, tous les bruits cessèrent R tous les oiseaux se turent, même les geais, et une ombre passa. Aspar leva les yeux et aperçut quelque chose de gros. Estronc, maugréa-t-il. Ils s’accroupirent derrière des buissons d’airelles, et attendirent son retour, mais en lieu de cela, après un temps, Aspar entendit un hurlement. Sans réfléchir, il partit en courant, et se demanda pourquoi. Aspar ! s’exclama Leshya d’un ton coupant, mais il l’ignora. Il traversa plusieurs trouées et jaillit finalement dans une clairière, et la chose était là, de noir et de vert luisant, ses ailes se repliant tandis que ses serres touchaient terre. Mais en ce terrible instant, ce ne fut pas ce qui retint son attention. C’était Winna, se relevant maladroitement à côté d’un cheval abattu, les yeux écarquillés, un couteau dans sa main tendue. Et parce qu’elle était de profil, il put voir la ronde proéminence de son ventre. -140- CHAPITRE ONZE UN DÉFI Le chevalier hansien se rapprocha, et Neil s’efforça de garder sa main à l’écart de la poignée de Chien-de-guerre. Un silence s’abattit sur la salle, plus profond R et de loin R que la pause dans les libations qui avait accueilli sa dame. Sire Alareik, opina Neil. Nous nous sommes déjà rencontrés, c’est vrai. Mais je n’ai le souvenir d’aucune affaire en cours entre nous. Vraiment pas ? L’auberge du Poisson-lune, sur les quais, à Eslen ? Je m’en souviens, dit Neil. J’étais l’écuyer de sire Fail, et il m’a envoyé te proposer de souper avec nous. Tu as refusé. Tu m’as insulté. Comme tu n’étais qu’écuyer, l’honneur m’interdisait de t’en demander réparation. Mais ce n’est plus le cas. Il ne t’a pas empêché d’envoyer tes écuyers me tendre une embuscade dans les écuries, pensa Neil, mais il jugea inutile d’en faire mention. D’ailleurs, avant qu’il eût pu répondre, Aradal était intervenu. Sire Alareik, cet homme appartient à une ambassade ; c’est donc un invité de notre roi. Tu le traiteras avec tout le respect dû à cette position. Quelque grief que tu puisses avoir, il pourra être réglé plus tard. Je ne vais pas l’assaillir, répondit le chevalier Wishilm, mais rien dans le code ancien ne lui interdit de m’affronter -141- honorablement. Aucune loi au monde ne force un homme à se cacher derrière des jupes et de jolis mots pour éviter de sortir et de prendre ses armes comme un chevalier. Du moins, on agit peut-être ainsi en Crotheny, mais je préfère penser que même là-bas, les chevaliers sont des chevaliers. Un murmure général s’éleva en réponse à ces mots, ainsi que quelques cris d’approbation. Neil soupira. Sire Neil..., murmura Murielle, en lierien. C’est trop tard, répondit-il dans la même langue. Je ne peux refuser. Tu le peux certainement, dit-elle. Tes blessures... ... n’ont aucune importance, Majesté. Ne vois-tu pas ? Ce ne sont pas les insultes dirigées contre moi qui sont un problème. Il t’a insultée toi, et la Crotheny. Si nous sommes faibles maintenant, nous serons faibles devant Marcomir. Il n’y a plus rien à faire. C’est absurde. Nous montrons juste que nous ne nous laissons pas détourner de notre mission. Tu ne maîtrises pas encore bien la politique, sire Neil. Peut-être pas, mais je connais les hommes de guerre, Majesté. Je connais les chevaliers, et je connais les Hansiens. Qu’est-ce que raconte ta mère, sire chevalier ? s’exclama sire Alareik, provoquant un éclat de rire général. Murielle leva les yeux vers lui. Tu n’as aucune éducation, sire, répondit-elle. Tu ne vaux pas mieux qu’une bête. Tu as interrompu une soirée parfaitement agréable de la façon la plus grossière qui soit. J’ai approché ton chevalier de façon honorable, Majesté, répondit-il. Ce qui est plus que l’on ne peut dire de la façon dont il a traité mes écuyers, qu’il a attaqués par surprise. Quelle satisfaction puis-je obtenir, si je ne peux le combattre ? Neil eut l’impression que Murielle marquait une pause. Oh, tu peux l’affronter, rétorqua-t-elle. Je le priais simplement d’épargner ta vie, une fois le moment venu. Les sourcils du chevalier Wishilm se froncèrent de surprise, puis il sourit. Mais Neil vit quelque chose dans ses yeux. Cela ressemblait à de l’inquiétude. -142- Il pensait que j’allais refuser, réalisa Neil. Il ne veut pas se battre contre moi. Faut-il attendre le soleil, demanda Neil. Ou préfères-tu le faire maintenant ? Le matin conviendra, répondit Alareik. Sur le pré. Monté ou pas ? À ta convenance, répliqua Neil. Cela ne m’importe pas. Alareik resta dressé là. Y a-t-il autre chose ? s’enquit Murielle. Non, Majesté, répondit le chevalier Wishilm. Il s’inclina maladroitement et disparut dans la foule. La musique reprit, et le reste de la soirée ne fut que bière, nourriture et chansons. Neil quitta son lit après que la cloche de la minuit eut sonné. Il enfila son doublet, prit Chien-de-guerre, et redescendit jusqu’à la grande salle, avant de franchir ses portes et de sortir dans la rue ténébreuse. Il tira son épée et fit quelques passes d’arme, en s’efforçant de ne pas grimacer devant la faiblesse de son bras. Une flèche tirée des hauteurs l’y avait frappé, perçant muscle et os, et même après que la pointe avait été extraite, la fièvre s’y était encore nichée pendant plus d’une neuvaine. Pour voir, il essaya une prise portant plus sur la gauche, mais ce fut pis encore, le haut de son bras n’étant alors plus qu’une masse de douleur. Une lance l’avait touché à cet endroit, et la lame avait cisaillé l’un des tendons qui liaient le muscle à l’os. Apparemment, ceux-là ne repoussaient pas. Il saisit un mouvement du coin de l’œil, et aperçut une silhouette qui l’observait. Évidemment, la forme imposante de l’ombre lui était familière. Bonsoir, Everwulf af Gastenmarka, dit Neil. Tu viens encore exécuter les basses besognes de ton maître ? Il ne voyait pas son visage, mais la tête s’agita négativement. J’en ai terriblement honte, gronda l’homme. Tu m’as donné une véritable leçon, ce soir-là. Tu aurais pu me tuer, mais tu ne l’as pas fait. Il n’y avait aucun risque que cela advienne, dit Neil. -143- Il n’y avait surtout aucun risque que je réussisse à te battre, pas même avec mes amis pour m’aider. J’ai eu de la chance. Oh non ! Je l’ai bien vu, j’étais là. Et qui n’a pas entendu parler de la bataille de Thornrath ? Tu as décimé les nôtres, là-bas, et l’un d’eux était Slautwulf Thvairheison. Tu t’es fait une immense réputation en bien peu de temps. C’est du passé, Everwulf. Il n’y a pas lieu de s’en inquiéter. Justement, si. Mon maître nous avait ordonné de t’agresser, tu comprends ? Pour te châtier et pour faire affront à sire Fail de Liery. Après que tu nous as battus, deux d’entre nous l’ont quitté et se sont mis en quête de maîtres plus honorables. C’est cette humiliation qui le pique maintenant, et qui est la cause de ce duel, alors même que tu es blessé. Qu’est-ce qui te fait penser que je suis blessé ? La bataille du Waerd est célèbre, sire Neil. Et l’histoire dit que tu saignais de six blessures, et que tu es resté trois mois au lit. Ce qui n’est pas suffisant, sire Neil. Tu ne peux être complètement guéri. Bien sûr que si, s’il n’y avait pas six blessures, répondit-il. Ses écuyers ont observé ton arrivée. Tu crois vraiment qu’il t’aurait défié s’il ne t’avait pas cru infirme ? Je crois qu’il pensait que j’allais me dérober, et que maintenant il n’est plus si certain que je sois blessé. Oui, je suis convaincu qu’en cela, tu as raison. Il tremble. Mais il t’a défié en public. Il t’affrontera. Il n’y a plus moyen de le ramener à la raison ? Non. Eh bien alors, je l’affronterai. La voix d’Everwulf se fit soudain plus discrète. La rumeur dit que tes jambes vont bien, et que tes pires blessures sont à l’épaule et au bras. Si c’était moi, je choisirais de me battre à pied. Des pieds agiles peuvent rattraper un bras lent, et je sais que tes pieds sont agiles. Merci, dit Neil. -144- Que l’Ansus soit avec toi, répondit Everwulf, en reculant d’un pas. Il marqua une pause, se détourna, puis s’éloigna rapidement. Eh bien, c’était intéressant, murmura depuis la pénombre une autre voix, cette fois féminine. Le sang de Neil ne fit qu’un tour, et il éleva son épée, avant de reconnaître la voix. Dame Berrye, opina-t-il. Tu pourrais tout aussi bien m’appeler Alis, répondit-elle doucement. Tu étais là depuis le début ? Oui. Tu ne devrais pas être en train de protéger la reine ? C’est ce que je fais. En me surveillant ? Depuis le début, je ne pense rien de bon de cette mission ridicule, répondit Berrye, et je crois que c’était une erreur que de t’amener. L’ambassade a à peine commencé que, déjà, tu l’as mise en péril, simplement en étant qui tu es. Tous les chevaliers d’ici à Kaithbaurg vont vouloir t’affronter. Je sais, soupira Neil. Eh bien alors, mets-y fin ! Admets tes blessures et retire-toi ! Un instant, Neil crut sincèrement qu’elle plaisantait, puis il considéra le ton de sa voix. C’est impossible. C’est ce que veut sire Alareik. Oui, et c’est ce que je veux aussi. Est-ce ce que demande la reine ? Non. Dans ses veines coule le même sang des îles qu’en toi, et tu l’as convaincue. Je crois qu’elle pense vraiment que tu vas l’emporter. Pas toi ? Tu peux à peine bouger ton bras armé. Et le moindre effort te fait haleter. Eh bien alors, je vais perdre, dit Neil. C’est toujours mieux que ne pas se battre. -145- Tu es son champion. Si tu combats et que tu perds, tu l’affaiblis. Si tu refuses de combattre, cela montre qu’elle est vraiment déterminée à poursuivre cette mission, à ne pas se laisser distraire. Et qu’elle te contrôle. Si elle m’ordonne de me retirer, je le ferai. Elle ne le fera pas. Elle ne le fera pas parce que tu as tort, rétorqua Neil. Tout ce que je ferai, hors combattre et vaincre, l’affaiblira. Donc je vais combattre et je vais vaincre. C’est là pur génie, dit Berrye sur un ton sarcastique. Il ne vit aucune utilité à répondre, et après un temps, elle soupira. Très bien. Cet homme auquel tu viens de parler, est-ce qu’il essayait réellement de t’aider ? Si tu choisis de te battre à pied, est-ce que cela n’indiquera pas à Wishilm que tu as des problèmes avec tes bras ? Probablement. Mais je ne crois pas que Everwulf soit intervenu pour me piéger. Pourquoi, alors ? Pour être en paix avec moi et me dire au revoir. Tu peux encore arrêter cela, chuchota Alis. Murielle hocha distraitement la tête. Le soleil perçait à travers la brume, illuminant les peupliers et les sapins au bord du pré, qui s’étalait aux limites orientales de la ville. Malgré son nom, le pré était bien loin d’un herbage, et plus près d’un champ de boue, déformé par les chevaux, les chariots, les soldats à l’entraînement et les jeux des enfants. Il restait bien quelques touffes d’herbe ici et là, mais dans l’ensemble, Murielle jugea qu’on eût plutôt dû parler ici de terrain vague. Il n’y avait pas de sièges, quoiqu’on lui eût apporté un fauteuil. Tous les autres R et il s’agissait apparemment de la totalité de la population de la ville R étaient rassemblés, en mouvement ou non, autour du périmètre, et attendaient impatiemment. Le chevalier Wishilm était déjà sur le pré, son armure de plates commençant à refléter les rayons du soleil levant. Neil n’avait pas encore apparu. Il va se faire tuer, poursuivit Alis. -146- C’est un chevalier. Un chevalier gravement blessé. Un chevalier qui, selon les léics, ne devrait plus jamais se battre. Un chevalier que tu as amené pour le former à des disciplines moins martiales. Mais il ne me sera d’aucune utilité si Hansa le marque du sceau du couard, dit Murielle. Je n’arrive pas à te croire si froide. Murielle sentit une vague de colère l’envahir, mais elle la laissa s’évanouir. J’adore ce garçon, reprit-elle après un temps. Il a plus de cœur et d’âme que tous les hommes que j’ai pu rencontrer, et je lui dois plus que je ne saurais le dire. Mais il vient de Skern, Alis. Je pourrais le détourner de ce combat, mais cela le condamnerait. Cela le détruirait. Pour un homme comme lui, la mort est préférable. Alors tu l’envoies à la mort ? Murielle eut un petit rire forcé. Tu ne l’as pas vu à Cal Azroth, dit-elle. La foule explosa soudain en hourras et lazzis dans des proportions à peu près semblables, et Murielle se demanda si les prosélytes et les vitupérateurs de Neil venaient respectivement du sud et du nord de la ville R quoique rien à Bitaenstath ne parût aussi clairement tranché. Neil arborait une armure au moins aussi brillante que celle de sire Alareik. Et c’était normal : elle n’avait jamais été portée auparavant. Son dernier harnachement avait dû être découpé sur lui après la bataille du Waerd. La nouvelle était sobre, dans le style des îles et sans ornements, faite pour la bataille et non pour la cour. Il était monté, tout comme Wishilm, mais quelque chose dans la façon dont il se tenait en selle semblait étrange. Alis s’en aperçut la première. Il la tient en main gauche, dit-elle. C’était cela. Neil avait glissé sa lance sous son bras gauche. Son bouclier pesait lourdement sur son bras droit. Cela n’a aucun sens, dit Murielle. Cela les place pointe contre pointe. Son bouclier devient inutile, il est du mauvais côté du cheval. -147- C’est vrai aussi pour Wishilm, fit remarquer Alis. Les deux cavaliers vinrent à la rencontre l’un de l’autre et levèrent leur visière. Il parut y avoir un bref échange, puis ils firent volter leurs montures et retournèrent jusqu’aux mâts qui signalaient les deux extrémités du terrain improvisé. La foule redoubla de cris, si bien que Murielle n’entendit pas la corne qui annonçait l’envoi de l’assaut. Mais les chevaux étaient en mouvement, et avant qu’ils n’eussent fait dix foulées, le bouclier de Neil tomba de son bras. Qu’est-ce que cela ? maugréa sire Alareik tandis qu’ils relevaient leurs visières. Tu tiens ta lance dans la mauvaise main. Elle se trouve dans la main que j’ai choisie, rétorqua Neil. Cela ne se fait pas. Tu m’as défié, et néanmoins je t’ai laissé choisir le lieu et l’arme. Maintenant tu voudrais contester la façon dont je choisis de tenir ma lance ? C’est une ruse. Mais cela ne fonctionnera pas. Neil agita négativement la tête. Ce n’est pas une ruse, dit-il. Mon bras droit est blessé, je pense que tu sais cela. Il ne peut tenir une lance, et d’ailleurs je crois qu’il ne pourra pas soulever un bouclier pour parer un coup. La perplexité d’Alareik était évidente. Veux-tu te retirer ? demanda-t-il. Me retirer ? Non, sire Alareik, je vais te tuer. Ce n’est pas une joute formelle. Je vais rester à ta gauche, où ton bouclier ne te sera d’aucune utilité. Si tu essaies de le passer de l’autre côté, tu frapperas la tête de ton cheval, n’est-ce pas ? Donc nous nous affronterons pointe à pointe, et je vais enfoncer ma lance dans l’un de tes yeux, et ce sera fini. Je vais faire la même chose. Neil sourit faiblement. Il se pencha en avant, sans cesser de fixer du regard ses yeux gris-bleu. Ça n’a aucune importance, chuchota-t-il. -148- Puis il fit volter son cheval et se dirigea vers son extrémité du terrain. Il l’atteignit, volta, attendit. Il tapota le cou de sa monture. Ça n’a aucune importance, lui confia-t-il. La corne résonna, et il talonna Ohfahs. Son bras gauche commençait à lui faire mal. S’il le levait ou le tendait, cela provoquerait aussitôt une crampe, mais la position était parfaite pour tenir une lance. Tandis que l’étalon prenait de la vitesse, il laissa tomber son bouclier, se concentrant uniquement sur l’endroit où il voulait placer sa pointe. -149- DEUXIÈME PARTIE DES MANIFESTATIONS DE DIVERSES SORTES Il la trouva au pied de la falaise Dans les hauts-fonds du bord de mer Le corps tel un cygne blanc immaculé, Tout inerte et toute froide. Il déposa un baiser sur ses lèvres pâles Et coiffa ses beaux cheveux détrempés Il en trancha douze mèches dorées Et en encorda minutieusement sa harpe. Sa harpe chante la mort Sa harpe chante le sang Elle résonne à travers les terres du destin Jusqu’à la sombre forêt du couchant. Du Thos Toe Sosteren, une chanson du folklore de Terre-Neuve, traduite dans la Langue du Roi par Stéphane Darige. Un papillon, finalement, se révèle n’être qu’une chose qui sert à fabriquer d’autres chenilles. -150- Du Amvionnom, De Presson Mantéo -151- CHAPITRE UN L’IMPÉRATRICE DE LA SALLE ROUGE Anne se tenait sur la proue du chaland royal, et observait les murailles et les tours d’Eslen, en se demandant comment elles avaient pu lui devenir à ce point étrangères. Elle avait passé tous ses dix-sept hivers sauf un sur cette colline, à l’intérieur de cette forteresse. Les forêts et les prés de l’île avaient été son jardin. Ne devrait-elle pas avoir l’impression de rentrer chez elle ? Sauf que ce n’était pas le cas. Pas le moins du monde. Lorsqu’ils eurent atteint le quai et que le navire fut solidement amarré, sa jument Pluvite lui fut amenée, et elle se mit en selle pour la procession à travers la ville. Mais elle s’arrêta devant l’imposante porte du Repaire, en fronçant les sourcils devant son aspect massif. Majesté ? s’enquit Cauth. Y a-t-il un problème ? Son pouls battait de bien étrange façon dans son cou, et elle n’arrivait pas à reprendre l’entier contrôle de sa respiration. Attendez, dit-elle. Attendez juste un peu. Elle se retourna et regarda là d’où ils étaient venus, pardessus le flot lent de la Rosée et l’étendue verdoyante de la Terre-Neuve, vers les malends sur les digues lointaines et qui se détachaient contre le ciel bleu, et elle sut que tout ce qu’elle voulait, c’était de retraverser ce fleuve et partir au galop, chevaucher jusqu’à un endroit si lointain qu’on n’y aurait jamais entendu parler d’Eslen ou de Crotheny ou d’Anne Dare. -152- Au lieu de cela, elle reprit position, assura ses épaules, et franchit la porte. La foule s’était amassée tout le long de la Rixplaf, et chaque place était lieu de réjouissance, comme pour un jour de fête. Ils clamaient son nom et jetaient des fleurs devant sa jument, et elle s’efforçait de paraître satisfaite et de sourire, quand, en fait, elle faisait de son mieux pour ne pas faire volter Pluvite et partir au grand galop. À son retour d’exil le printemps dernier, presque personne ne l’avait reconnue. À l’époque, elle avait été surprise et un peu chagrinée que si peu de gens ne sussent à quoi ressemblait leur princesse. Mais cet anonymat faisait maintenant partie des trésors du passé, perdus à jamais. Lorsqu’ils atteignirent enfin le château, Anne ne désirait plus que se retirer dans ses appartements pour un temps, mais elle savait que même là elle ne trouverait pas la paix, parce qu’il y aurait Austra, et qu’elle ne se sentait pas encore prête à faire face à sa meilleure amie. Elle préférait encore confronter ses conseillers, et découvrir ce qui pouvait aujourd’hui être imputé à son absence. Je tiendrai audience dans la salle des Colombes, dit-elle à Cauth. J’aimerais voir le duc Fail de Liery, le duc Artwair, Jean Nathan, sire Bishop, et le margraf Sighbrand. Qu’ils s’y trouvent dans une demi-cloche, si c’est possible ? Considère que c’est fait, Majesté, répondit le sefry. Jean Nathan, évidemment, attendait déjà dans la salle des Colombes lorsqu’Anne arriva. Rondelet, dégarni et plaisant de visage, il avait été le valet de son père. Il avait été emprisonné et apparemment oublié par Robert, un sort plus enviable que celui qui avait échu à la plus grande partie du personnel du regretté roi. Majesté, dit-il en s’inclinant alors qu’elle entrait dans la salle. Bonjour, Jean. Il semble que tu voulais me parler, Majesté ? Elle hocha la tête. -153- Oui, Jean. Je pensais attendre que tous soient arrivés, mais les informer tous peut avoir pris du temps. Elle s’assit dans ce qui avait autrefois été le fauteuil de son père, un siège au dos droit avec des accoudoirs sculptés en forme d’ailes emplumées. Fait de frêne blanc, il s’accordait bien avec le marbre blanc et la lumière abondante de la salle des Colombes. Mon père avait plus confiance en toi qu’en quiconque, Jean, et je sais que vous étiez proches. C’est très aimable à toi de le dire, Majesté. Ton père me manque beaucoup. À moi aussi, dit-elle. J’aimerais qu’il soit assis ici en cet instant, plutôt que moi. Mais c’est moi qui suis là. C’est ainsi. C’est ce que ton père voulait. Anne manqua en rire. Je suis sûre qu’il imaginait Fastia, ici, et pas moi. Personne ne m’a imaginée ici, c’est certain. Est-ce que j’étais horrible avec toi, Jean ? Il eut un sourire indulgent. Juste un peu facétieuse, dit-il. Mais tu as toujours eu bon cœur. J’étais horrible, le contredit Anne. Et je le suis peut-être encore. Je m’améliore. Mais j’espère que tu accepteras d’être nommé gardoald et chambellan de la maison Dare. Les yeux du vieil homme s’écarquillèrent. Majesté, je n’ai pas le sang pour cette position. Tu l’auras quand je t’aurai anobli. Jean rougit. Altesse, je ne sais que dire. Dis oui. Tu ne me poignarderas pas dans le dos, Jean. J’ai besoin d’hommes comme toi. Il s’inclina profondément. J’en serai très honoré. Bien. Nous discuterons des détails plus tard, mais la première chose que je voudrais que tu fasses serait de me trouver quelques dames de compagnie, et une intendante. Quelqu’un en qui je puisse avoir une confiance absolue, tu -154- m’entends ? Quelqu’un qui ne me cause aucun souci et me dérange peu. Jean s’inclina de nouveau, mais lorsqu’il se releva, il avait l’air perplexe. Ta jeune amie Austra... C’est elle que je considérerais pour le poste d’intendante. Non. J’ai d’autres projets pour elle. Ses sourcils se froncèrent de surprise, mais il acquiesça. Comme tu le désires. Merci, Jean. Assure-toi, s’il te plaît que du vin soit servi, puis viens me rejoindre ici. En tant que gardoald, ces discussions vont te concerner. Oui, Majesté. Elle entendit des pas approcher et releva les yeux à temps pour voir entrer Artwair. Eh bien, cousin, dit-elle, me voilà ici, comme tu l’as souhaité. J’en suis heureux, répondit-il. Nous avons besoin de notre impératrice, Anne. Je suis là. Lorsque les autres arriveront, nous discuterons des sujets que tu juges les plus urgents. Qui d’autre sera là ? Jean revient. Je le fais gardoald. Ce n’est pas un mauvais choix, dit Artwair. Tu vas devoir lui donner un titre. Je sais. En as-tu un bon à suggérer ? Artwair plissa le front. Haul Atref, je suppose. L’une des marionnettes de Robert a massacré le précédent sire Haul et tous les siens. Nous y avons dépêché une garnison, mais le château n’a pas de maître. Alors je le ferai sire Haul, dit Anne. Eh bien, que voici ma petite-nièce, de retour de ses aventures ! tonna une voix grave. Grand-oncle Fail, répondit Anne en le laissant lui donner une puissante accolade. Je suppose que tout s’est bien passé à Copenwis ? -155- Autant que faire se peut. Cela ne me plaît toujours pas, mais je suppose qu’ils sont à Hansa, maintenant. Mère s’en sortira, dit Anne. Elle entendit d’autres pas et vit que les autres étaient arrivés. Mes seigneurs, dit-elle, commençons, si vous le voulez bien. Dites-moi ce que j’ai besoin de savoir. Toi d’abord, duc d’Haundwarpen. Artwair se redressa et serra sa main de bois dans sa main de chair. Hansa occupe toujours Copenwis et y masse ses navires, ainsi qu’à Saltmark. À mon avis, ils vont débarquer des troupes pour qu’elles marchent sur Eslen, puis envoyer leur marine contre Liery. Il nous a également été rapporté qu’une armée se rassemblait à Schildu, sur la Rosée. Leur intention est probablement d’abord d’interrompre notre commerce fluvial, et ensuite de se servir de la rivière pour descendre en Terre-Neuve. Une stratégie qui nous est familière, dit Anne. C’est ce que nous venons de faire. Précisément, Majesté. Disposent-ils d’assez d’hommes pour nous attaquer de toutes ces directions et pour affronter en même temps la flotte lierienne ? Sire Fail s’éclaircit la gorge. Puis-je ? Parle. Ils n’ont pas assez de navires pour prendre Liery R pas à eux seuls. Mais la rumeur dit qu’une flotte se rassemble à z’Espino. De plus, il est quasiment certain que Rakh Fadh s’est allié à Hansa, quoique nous n’ayons aucun moyen de savoir combien ils ont de navires, ni combien ils vont en envoyer. Et qu’en est-il de nos alliés ? En avons-nous, même ? Des cavaliers nous ont annoncé qu’une ambassade de Virgenye arriverait bientôt, probablement demain dans la journée. Une ambassade ? Je suis leur impératrice. Je ne veux pas une ambassade, je veux les navires et les troupes que nous avons demandés il y a trois mois. -156- Vous aurez l’occasion de le dire aux Virgenyens, répondit Artwair. De toutes les parties de l’empire, ce sont les plus indépendants, et ils aiment en faire tout un spectacle. Eh bien il va y avoir du spectacle, marmonna Anne, de façon plus ou moins intelligible. Puis elle se tourna vers les deux autres hommes. Sire Bishop, margraf Sighbrand, j’imagine que vous allez bien ? Très bien, Majesté, répondit sire Bishop. Sire Bishop, nous t’avons fait maître du trésor, n’est-ce pas ? C’est ce que vous avez fait, Majesté. En quel état est-il ? Les lèvres de sire Bishop se pincèrent. Robert l’a quelque peu dilapidé avant de s’enfuir, semble-t-il. Pouvons-nous payer et équiper nos troupes ? Oui, pour l’instant. Mais si nous levons une autre armée, même modeste, cela deviendra difficile. Même avec la confiscation des biens de l’Église ? Même avec cela, oui, répondit-il. Je vois. Donc nous avons besoin de trouver encore de l’argent, n’est-ce pas ? Oui, Majesté. Elle se tourna vers Sighbrand. Margraf ? Majesté. Le duc nous dit que des troupes se rassemblent à Schildu. C’est à proximité de ton graviat de Dhaerath, n’est-ce pas ? Tout à fait. Juste à côté. Je t’ai fait venir pour te demander d’être mon Premier ministre. On m’avait dit que tu y excellerais. Les lèvres de Sighbrand se déformèrent. J’en suis honoré, Majesté. Néanmoins, je me demande si ton cœur serait vraiment à l’ouvrage alors que tes terres sont en danger, et je vais donc te donner le choix. Tu peux servir ici en devenant mon conseiller -157- et le défenseur de la forteresse, ou tu peux prendre le commandement des armées de l’Est et nous défendre là-bas. Les yeux du vieux guerrier s’illuminèrent soudain. J’ai toujours été fait pour l’action plus que pour le protocole de la cour et ses finesses, Majesté. C’est ce que je pensais. Très bien. Tu rendras compte à Artwair, qui est le commandant suprême de mes armées, et tu rendras compte à moi. Hors cela, tu es autorisé à organiser les armées de l’Est comme bon te semblera pour garder nos frontières. Je ferai rédiger ton titre et ton mandat avant cet après-midi. Merci, Majesté. Je ne vous décevrai pas. C’est ce que j’attends de toi, répliqua-t-elle. C’est ce que j’attends de vous tous. Elle posa les mains sur le haut de ses cuisses. Bien, reprit-elle. Vous tous. Cette guerre peut-elle être évitée ? Vous avez dépêché une ambassade, signala Artwair. Oui. Suite à une recommandation du Comven et à l’une de mes... idées. Mais vous n’êtes pas le Comven. Vous êtes des hommes que je respecte. Je ne suis pas général. Je ne sais pas grand-chose de la guerre. Alors, dites-moi ce que vous pensez. La guerre va avoir lieu, dit Artwair. Ils sont allés trop loin pour faire demi-tour, et Marcomir est vieux. Il a le soutien de l’Église. C’est sa meilleure opportunité, et il le sait. Vous êtes tous d’accord ? Les autres hochèrent la tête. Très bien, alors. Il serait oiseux de les laisser plus longtemps s’organiser à leur guise. Nous allons porter la guerre jusqu’à eux, messires. Où commençons-nous ? Artwair se rembrunit. Vous voulez dire maintenant ? Mais Majesté... Je n’attendrai pas que nous soyons complètement encerclés, dit Anne. Tu dis qu’il y a des navires à Copenwis ? Copenwis est notre cité, notre port. Que ces navires soient pris ou soient brûlés. C’est son sang de Liery qui parle, dit le duc Fail. Moi, je le répète depuis des mois. -158- C’est dit, reprit Anne. Chargez-vous des préparatifs. J’aimerais que nous puissions nous mettre en marche d’ici une neuvaine. Vous ne prévoyez pas de venir ? demanda Artwair. Vous nous avez promis que vous en aviez fini avec vos aventures. Ce n’est pas une aventure, c’est la guerre que vous m’avez demandé de mener. Et Copenwis n’est pas très éloigné d’Eslen. Je peux revenir quand je veux. Artwair ne sembla pas convaincu. Tu as besoin de moi, Duc. Tu as besoin de mes dons. Je te le promets. Il s’inclina raidement. Comme vous le désirez, Majesté. Elle se leva. À demain, messires. Alors elle rejoignit enfin ses appartements. Tout comme elle l’avait prévu, Austra l’y attendait, pour se jeter dans ses bras et l’embrasser sur les deux joues. Austra avait un an de moins qu’Anne, une jolie jeune femme avec des cheveux de la couleur du soleil sur les blés. Anne avait oublié à quel point il était bon, il était naturel, de se trouver avec elle, et elle sentit ses résolutions vaciller quelque peu. C’était tellement étrange d’être ici sans toi, dit Austra. Dans nos anciennes chambres, toute seule. Comment va ta jambe ? Presque guérie. Et tout s’est bien passé au monastère ? Assez bien, répondit Anne. Et tout le monde, euh... va bien ? Cazio va bien. Tu le verras bientôt, même si ce n’est pas aussi rapide que tu le voudrais, j’en suis sûre. Que veux-tu dire ? Il n’est pas rentré avec moi. Je l’ai envoyé à Dunmrogh. Le visage d’Austra parut s’effondrer. Quoi ? demanda-t-elle faiblement. Dunmrogh ? Je ne fais toujours pas totalement confiance aux héritiers de cet endroit. Ils pourraient donner à l’Église le -159- sanctuaire noir dont ils ont la charge, et je ne peux prendre ce risque. J’ai besoin là-bas de quelqu’un de confiance. Mais c’est ton garde du corps. J’ai d’autres gardes, maintenant, Austra. Et tu ne vas pas me dire que tu n’es pas plus heureuse de savoir Cazio moins exposé au danger. Plus heureuse, peut-être, mais Dunmrogh ? Pour combien de temps ? Il ne le sait pas encore, mais je lui donne Dunmrogh. Je l’en fais graf, et je lui envoie les hommes dont il aura besoin pour conserver ce titre si ce qui reste de la famille de Roderick y voit objection. Alors il ne reviendra pas ? Anne prit la main d’Austra. Ne t’inquiète pas, dit-elle. Tu y vas toi aussi. Tu as mon consentement pour te marier, si tu le désires. Quoi ? Les yeux d’Austra étaient comme des assiettes, et sa gorge s’agitait étrangement. Tu m’as dit un jour que même si j’avais l’impression que nous étions comme des sœurs, nous ne le serions jamais vraiment, parce que tu es une servante et que je suis... Eh bien, je suis la reine, maintenant, n’est-ce pas ? Et si quelque chose m’arrivait, que deviendrais-tu ? Avant, je pensais que tu t’en sortirais toujours, mais maintenant je connais mieux la vie. Selon la loi, je n’ai aucun moyen de donner un titre à une femme. Mais je peux en donner un à Cazio, et il peut faire de toi une honnête femme, et vos enfants seront des nobles de Crotheny. Mais cela veut dire que tu m’envoies au loin. Je ne serai plus ta demoiselle d’honneur. C’est vrai, dit Anne. Je ne veux pas, dit Austra. Je veux dire, ce serait merveilleux de me marier et d’être Grave ou quelque chose comme ça, mais tu ne peux pas me demander de partir ! Tu me remercieras un jour. -160- Donne à Cazio un château en Terre-Neuve, ou fais-le gouverneur d’une partie de la ville. Ainsi, nous pourrons tous rester ensemble ! Maintenant tu veux la robe et le tissu dont elle est faite, dit Anne. Non, tu vas aller à Dunmrogh. J’en ai décidé ainsi. Les yeux d’Austra étaient pleins de larmes. Qu’ai-je fait ? Pourquoi fais-tu cela ? Anne, nous avons toujours été ensemble. Toute notre enfance. Mais nous ne sommes plus des enfants. Austra, c’est ce qu’il y a de mieux à faire. Sois prête à partir demain. Elle laissa Austra en pleurs, se retira dans sa chambre et ferma la porte. Le lendemain matin, elle brisa son jeûne sur la terrasse, en présence de ses nouvelles dames de compagnie. Austra avait pris la route à l’aube, avec sire Walis de Palé et cinquante hommes d’armes. Anne n’était pas descendue la voir partir, de peur que sa résolution ne faiblît, et elle avait bien dû depuis parcourir une lieue. Elle remarqua que toutes les filles la regardaient, et qu’aucune ne mangeait. Ah ! dit-elle. (Elle prit du pain et y étala du beurre et de la marmelade.) Voilà ! La reine mange. Lize de Neivless, l’une des rares dont Anne avait retenu le nom, gloussa. Jeune fille lierienne de quinze ans, elle avait des cheveux bruns frisés, et un petit nez pointu. Merci, Majesté. J’avais vraiment faim. À l’avenir, dit Anne, ne m’attendez plus pour commencer. Je ne vous ferai pas décapiter, je vous le promets. Pas pour cela, du moins. Cela fit naître d’autres gloussements. Lize piocha dans les brioches et le fromage, et les autres firent de même. Majesté, dit une jeune fille mince aux cheveux de paille et aux yeux étonnamment noirs, je me demande si tu voudrais bien nous parler du Vitellio. Est-ce merveilleux et étrange ? Les hommes y sont-ils tous aussi avenants que Cazio ? -161- En fait, pas tous, répondit Anne. Demoiselle... ? Cotsmur, Majesté. Audry Cotsmur. Eh bien, demoiselle Cotsmur, les hommes avenants n’y manquent pas. Et pour le reste, oui, je suppose que j’ai tout trouvé étrange et exotique, au début. Est-il vrai que tu y as travaillé comme lavandière ? demanda une autre. Chut, Agnès, souffla Lize, en plaçant sa main sur la bouche d’une fille qui semblait avoir treize ans. On ne doit pas parler de cela, tu le sais. (Elle se tourna vers Anne.) Je suis désolée, Majesté. Demoiselle Ellis parle souvent sans réfléchir. Demoiselle de Neivless, cela n’a aucune importance. Demoiselle Ellis dit vrai. Quand je me cachais à z’Espino, j’ai récuré des bols et des marmites et des sols. J’ai fait ce qui était nécessaire pour pouvoir revenir ici. Cela devait être horrible, dit Cotsmur. Anne se souvint. En effet, dit-elle. Et j’étais une très mauvaise servante, au moins au début. Mais une partie d’elle-même regretta soudain ces temps passés à z’Espino. Elle savait que c’était absurde : elle y avait craint pour sa vie, et avait travaillé comme un chien à des tâches subalternes, sans toujours manger à sa faim. Mais il n’empêchait que, comparée à aujourd’hui, cette époque avait paru simple. Et elle y avait eu des amis, et ils avaient œuvré ensemble pour survivre, et cela lui avait apporté des choses qu’elle n’eût jamais imaginées en grandissant dans le privilège. Elle eût presque préféré y retourner. Mais ce qu’elle préférait n’avait aucune importance, n’est-ce pas ? Les filles commencèrent à discuter entre elles, un babillage oiseux sur qui était beau et qui voyait qui en cachette. Elle s’en attrista, la moindre des raisons n’étant pas que cela eût résumé sa vie il n’y avait pas si longtemps de cela. Ce fut un soulagement lorsque Jean vint lui dire que la délégation virgenyenne était arrivée. Emmenant Lize et Audry avec elle, elle alla se changer pour les recevoir. -162- Elle choisit une robe de safnite jais et or, un plastron léger, et des jambières. Elle chargea Lize de lui raccourcir les cheveux, et choisit un simple cercle comme couronne. Puis elle se rendit dans la salle Rouge. Pour ce qu’Anne en savait, la salle Rouge n’avait jamais été utilisée pour recevoir des ambassadeurs. Son père ne l’avait d’ailleurs jamais utilisée pour rien R elle se trouvait dans la partie la plus ancienne du château, et n’était pas très grande. Son père avait préféré les salles plus imposantes, qui impressionnaient ceux qui se présentaient devant lui. Mais ce désintérêt en avait fait un endroit parfait pour des jeux d’enfant. Sa sœur Fastia prétendait y tenir cour, et donnait de somptueux banquets composés de gâteaux et de vin et de tout ce qu’elles pouvaient mendier ou subtiliser dans les cuisines. La plupart du temps, à cette époque, Anne prétendait être un chevalier, parce qu’être princesse était... eh bien, c’était ce qu’elle était ! Austra était son homme d’armes, et elles avaient défendu leur reine contre d’innombrables agressions et invasions. Anne s’y sentait bien. Et cela convenait également mieux à l’image de reine guerrière qu’elle avait adoptée que de recevoir en des endroits moins formels, plus intimes. Quoi qu’il en fût, la salle paraissait aujourd’hui un peu plus grande, parce que la délégation virgenyenne était composée d’exactement trois personnes. Elle reconnut celui qui la dirigeait pour avoir été un habitué de la cour de son père : le baron d’Ifwitch, Ambrose Hynde. Les cheveux noirs dont elle se souvenait étaient maintenant grisonnants, et son visage rectangulaire avait maintenant plus de rides. Elle se dit qu’il devait avoir la cinquantaine. Il avait dans les yeux un air vaguement contrit qui l’inquiéta. Derrière lui se tenaient deux autres hommes, dont l’un était son cousin, Édouard Dare, prince de Tremor, un homme d’une soixantaine d’années. Ses cheveux gris étaient si ras qu’il paraissait presque chauve, et il arborait une expression sévère, rapace. Le troisième homme, par contre, lui était inconnu, et semblait beaucoup plus jeune R au mieux trente ans. Elle remarqua d’abord ses yeux, parce qu’ils avaient quelque chose -163- d’étrange. Après un temps, elle réalisa que l’un était vert et l’autre marron. Son visage était avenant et intelligent ; jeune, en fait. Il avait des cheveux auburn, et une moustache et un bouc qui tiraient plus vers le roux. Il sourit et elle réalisa que son regard avait dû s’attarder sur lui le temps qu’elle comprît, pour ses yeux. Elle se renfrogna et détourna les yeux. Ils furent annoncés par leur héraut, chacun à son tour baisant sa main tendue. L’homme aux yeux phays se révéla être Thames Dorrel, comte de Cape Chavel. Quelle imposante délégation, dit-elle lorsque les formalités initiales furent achevées. Il est bon de savoir que notre cousin Charles prend nos problèmes actuels très au sérieux. Elle va directement au but, n’est-ce pas ? commenta Cape Chavel. Ce n’est pas à toi que j’ai parlé, coupa Anne. C’est au baron. Majesté, dit le baron, je sais que les apparences sont fâcheuses, mais ce ne fut jamais conçu comme une insulte. Alors je préfère ne pas savoir ce que peut être une insulte que vous auriez conçue. Mais là n’est pas le propos, Baron. Le propos est que la Virgenye et son monarque sont soumis à la volonté de leur impératrice. J’ai demandé des chevaliers et des hommes d’armes, pas une délégation, et je ne peux qu’imaginer que l’on vous a dépêchés pour venir m’annoncer que la Virgenye est en pleine révolution. Ce n’est pas le cas, Majesté, répondit le baron. Donc vous avez amené les hommes avec vous ? Ils vont venir, Madame. J’en aurais plutôt besoin maintenant, pas après que les vautours auront rongé nos os. La marche est longue, depuis la Virgenye, dit le baron Ifwitch. Et lever l’armée n’a pas été chose aisée. Des monstres ont envahi les montagnes du Lièvre, et terrorisé les campagnes. Et depuis vos actions contre l’Église... Et les actions de l’Église contre moi ? Ou contre le bon peuple de Virgenye ? -164- La loyauté envers z’Irbina est soudain devenue une mode en Virgenye, Majesté, en particulier au sein de la noblesse. Personne n’a vraiment refusé d’envoyer des hommes, mais ils ont trouvé des moyens de... tergiverser. Tu es en train de m’expliquer que le problème n’est pas l’insubordination de mon cousin, mais son incapacité à contrôler ses propres nobles ? Il y a là du vrai, oui. Je vois. Je n’en suis pas si certain, Majesté. La situation politique est très compliquée ces temps-ci en Virgenye. Trop compliquée pour que j’y comprenne quoi que ce soit, tu veux dire ? Aucunement, Majesté. Je serai très heureux de vous l’expliquer. Anne s’adossa plus profondément. Tu le feras, mais pas maintenant. As-tu d’autres mauvaises nouvelles pour moi ? Non, Madame. Très bien. Allez vous reposer. Je serais heureuse que vous partagiez mon repas ce soir. Nous en serons honorés, Majesté. Bien. Les deux aînés se détournèrent, mais le cadet resta face à elle. Oui ? s’enquit-elle. Ai-je la permission de parler, Majesté ? Malgré elle, elle sourit légèrement. Je suppose que oui. Poursuis. Vous avez demandé si nous avions d’autres mauvaises nouvelles. Je n’en ai pas. Mais j’espère que vous jugerez que j’en ai aussi apporté une bonne. J’en serai ravie si c’est le cas, dit Anne. Annonce-la-moi. Ifwitch s’avança d’un pas en direction du comte de Chavel. Tam, tu ne devrais pas... Ifwitch, j’aimerais vraiment entendre cette nouvelle censément bonne. Il s’inclina et ne dit plus rien. -165- C’est vrai, certains nobles ne savent plus où est leur devoir. Mais je n’en fais pas partie. Majesté, j’ai amené ma garde avec moi. Cinq cent cinquante des meilleurs cavaliers que vous verrez jamais. Eux, et moi, t’appartenons. Et le roi Charles vous a donné congé ? demanda-t-elle. Personne ne répondit, mais Ifwitch rougit Je vois, reprit-elle. Il ne le sait pas. Charles a besoin d’avoir auprès de lui tous les nobles en lesquels il peut avoir confiance, dit le comte. C’est aussi simple que cela. Il sait que je ne me dresserai jamais contre lui. Mais autant je lui suis fidèle, autant je le suis envers l’impératrice qu’il sert, et je suis venu vous faire directement cette requête. Je ne croyais pas entendre grand-chose de plaisant aujourd’hui, répondit Anne. Je me trompais. Je te remercie de ta loyauté. Elle tourna vivement la tête vers les deux autres hommes. C’est, ajouta-t-elle, une chose bien rare, ces temps-ci. -166- CHAPITRE DEUX LE LONG DE LA RIVIÈRE PROFONDE Des scintillements ouvraient la voie, tandis que Stéphane, Zemlé, Adhrekh, et vingt aitivars s’enfonçaient dans les entrailles de la montagne. Les globes éthérés iridescents voletaient ici et là, teintant les murs habituellement gris et mornes d’or, d’argent, de rubis, d’émeraude et de saphir. Stéphane n’avait jamais vu de scintillements avant d’entrer dans la Corne de sorcière, mais Aspar lui en avait parlé comme d’une chose courante dans les rewns sefrys. Bizarrement, les aitivars ne semblaient rien en savoir d’autre que ce que quiconque pouvait voir. Étaient-ils vivants ? Des créations de la scintillation ou le produit naturel des ténèbres ? Personne ne le savait, et aucun livre que Stéphane avait pu trouver n’en parlait. Mais ils étaient utiles, et ils étaient jolis, ce que l’on ne pouvait pas dire de la plupart des choses. Ils étaient tout particulièrement utiles en cet instant, alors que le chemin qu’ils suivaient était large de deux coudées, avec sur la droite la roche du corps même des profondeurs de la montagne, et à gauche le ravin au fond duquel la rivière souterraine Néméneth cherchait son chemin à travers la pierre et la terre pour nourrir des cours d’eau plus profonds et finalement, peut-être, la Welph, qui se jetait dans la Mage, et donc dans la mer lierienne à Eslen. Il pouvait entendre les flots de la Néméneth, mais elle était trop loin pour que la lueur des scintillements lui permît de l’apercevoir. -167- Es-tu sûr d’être prêt ? lui demanda Zemlé. Je suis sûr de ne pas l’être, répondit-il. Je n’étais pas prêt à arpenter la première voie des sanctuaires que j’ai suivie. Puis j’ai manqué mourir R je suis peut-être mort R d’avoir simplement posé le pied sur un autre sedos. Mais Virgenye Dare n’était pas prête non plus. Elle l’a simplement fait. Et je ne vais pas attendre que le vhelny ou quoi que ce soit qui me pourchasse tente sa chance. Ainsi le journal parle de la voie des sanctuaires ? Oui. J’avais lu le début, où elle est une jeune fille. Les skasloï l’ont emmenée dans les montagnes. Dans cette montagne. Elle a senti le sedos en dessous d’elle. Des années plus tard, elle est revenue et elle l’a arpenté. Donc elle dit où il se trouve. Oui, je sais où je vais, si c’est là ta question. Est-ce encore loin ? Il sourit. C’est ce que nous demandions à mon père quand les voyages étaient longs. As-tu rajeuni jusqu’à l’âge de cinq ans ? Non. La distance ne m’importe pas. Je suis juste curieuse. Je pense que c’est à peu près à une demi-lieue. C’est dans une autre partie de la montagne. Adhrekh, es-tu déjà venu par ici ? La caverne s’achève un peu plus loin, Pathikh. Tu crois vraiment cela, ou est-ce juste une autre chose que tu as négligé de me dire ? Une autre épreuve pour voir si je suis vraiment l’héritier de Kauron ? Ce n’est pas une épreuve, Pathikh. Nous n’avons jamais su où se trouvait le sedos. Stéphane s’arrêta. Et cela ne changera pas. Donnez-moi un sac de nourriture et d’eau, et retournez à votre rewn. Pathikh... Obéissez. Si j’ai simplement l’impression que vous me suivez, je n’approcherai même pas de la voie des sanctuaires. Tu comprends ? -168- Pathikh, l’endroit où tu te rends... Il est ancien, très ancien, et il est abandonné depuis longtemps. Nul ne sait ce qui peut s’y cacher dans les ténèbres. Stéphane, il a raison. Y aller seul serait inconsidéré. Ils viennent juste de reconnaître qu’ils ont besoin de moi pour trouver la voie des sanctuaires. Peut-être qu’ils n’ont besoin de moi que pour cela. Peut-être qu’une fois qu’ils l’auront trouvée, je ne leur serai plus d’aucune utilité. Stéphane, les sefrys ne peuvent pas arpenter les voies des sanctuaires. Quelque sanctuaire que ce soit. Pourquoi voudraient-ils savoir où se trouve celui-là ? Il s’immobilisa. Quoi ? Je n’avais jamais entendu dire cela. C’est vrai, dit Pathikh. Stéphane fronça les sourcils et feuilleta mentalement sa mémoire bénie des saints. Aucun sefry n’avait jamais rejoint l’Église et arpenté une voie des sanctuaires, c’était vrai. Mais il y avait quelque chose... — Tant faire arpenter une voie à un sefry que donner de l’onagre pour soigner la podagre, cita-t-il. Quoi ? demanda Zemlé. C’est tiré de l’Herbier de Phelam Haert. C’est la seule chose à laquelle je peux penser, qui soit en rapport avec ce que tu viens de dire. De toute façon, ils projettent peut-être de le faire arpenter par quelqu’un d’autre que moi. Qui ça ? À l’évidence, pas Fend. Hespéro ? Alors pourquoi l’ont-ils combattu ? Tu peux faire confiance aux aitivars. Stéphane cilla. Tous le regardaient étrangement. Qu’as-tu dit ? demanda Zemlé. Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu bafouillais dans une autre langue. Stéphane soupira et se massa le front. Rien, dit-il. Laissez tomber. C’est bon, Adhrekh. Vous pouvez venir. Adhrekh opina en s’inclinant, et ils poursuivirent leur descente. Comme les sefrys l’avaient prédit, le plafond de la caverne s’incurva et descendit jusqu’à eux alors même que la -169- pente se raidissait, pour finalement devenir un escalier. Le barattage de la rivière devint de plus en plus bruyant, et finalement l’escalier pris s’acheva en un lit de sable et de gravier, sur sa berge. Stéphane s’était efforcé de ne pas penser à cette partie, mais maintenant il était là, et il sentit que son souffle était plus court. Ce n’était pas comme il l’avait imaginé R c’était encore bien pis. En amont, là où vivaient les aitivars, la Néméneth était un cours d’eau plutôt placide. Ici, elle venait se fracasser en une série de rapides et de chutes d’eau pour former un grand tourbillon. Le plafond de la caverne n’était qu’à une toise au-dessus de tout cela, et de l’autre côté de l’eau, il n’y avait que la roche. Non, dit Zemlé. Par les saints, non. Je crains que si, répondit Stéphane. Il avait voulu paraître courageux et nonchalant, mais sa voix avait vacillé. Il espéra qu’elle ne l’avait pas perçu, et que cela avait disparu dans le tumulte. Ce n’est pas possible, dit-elle, avant de se tourner vers Adhrekh. Aucun d’entre vous n’est jamais allé voir ? Adhrekh laissa échapper un petit rire, une chose que Stéphane ne l’avait jamais entendu faire auparavant. Pourquoi ? demanda-t-il. Pourquoi quiconque ferait une telle chose ? Je pourrai vivre sept cents ans si je fais un peu attention. Stéphane s’assit sur la berge et s’efforça de prendre de longues et profondes inspirations. Les scintillements semblaient plus lents, maintenant, plus paisibles. Stéphane ? Il le faut, dit-il. Il prit encore quelques inspirations, se releva, marcha jusqu’au tourbillon. Il savait qu’il ne pouvait pas s’arrêter, alors il s’y jeta, en dirigeant ses pieds vers le centre du vortex. Cela le saisit avec une incroyable violence. La puissance de l’eau était totale, et rien que ses membres pussent tenter n’avait le moindre effet. La seule chose qu’il pouvait faire était de retenir sa respiration, de ne pas crier et tout perdre, et il sut -170- soudain avec une absolue certitude que, de quelque façon, il avait été piégé. C’était un homme mort et, le sachant, il perdit toute capacité de penser. Lorsque la conscience lui revint, il se souvint avoir été plaqué contre le sable et la pierre, puis rejeté, et qu’enfin l’étau de l’eau s’était desserré. Maintenant il était étendu sur du gravier dans une obscurité complète, et recrachait l’eau qui s’était frayé un chemin jusque dans ses poumons. Un globe doré s’éleva devant lui, puis un autre d’un rouge profond, puis le temps de quelques battements de cœur, et tous les scintillements étaient de nouveau autour de lui. Il était étendu sur une berge pas vraiment différente de celle qu’il venait de quitter, sauf qu’ici il n’y avait pas de lointain plafond, mais un tunnel qui recouvrait la rivière en ne s’élevant que d’une toise au-dessus de la surface. L’eau s’abattait en une grande colonne à sa droite, et sur sa gauche, le passage se poursuivait bien plus loin que ne pouvaient le révéler ses compagnons luminescents. Il entendit une toux violente et vit se profiler une tête et des épaules au-dessus du bassin : Adhrekh. Zemlé ! s’exclama-t-il d’une voix pantelante. Avait-elle essayé de le suivre aussi ? D’autres aitivars apparurent, mais il ne la vit pas parmi eux. Zemlé ! répéta-t-il, cette fois de toute la force de ses poumons. Elle est avec moi, dit quelqu’un. Dans l’agitation, il ne put d’abord dire d’où venait la voix, exactement. Qui a parlé ? Enfin, il aperçut l’un des aitivars, qui portait un corps immobile. Il rejoignit la berge. Les saints me maudissent, gronda Stéphane. Est-elle... L’homme se renfrogna et la déposa sur le sol. Sa tête était tachée de noir, que Stéphane comprit finalement pour être du sang, assombri par les lueurs colorées. Un instant, il se sentit paralysé, puis elle toussa et recracha de l’eau par la bouche. -171- Des bandages, demanda-t-il à Adhrekh. Trouve-moi des bandages, et tout onguent que tu pourrais avoir. Adhrekh hocha la tête. Zemlé, dit Stéphane en lui caressant la joue. Tu m’entends ? Il prit la manche de sa chemise et la pressa contre sa blessure, en essayant de voir si elle était profonde. Ses yeux s’ouvrirent, et elle hurla. Désolé, dit Stéphane. Tu m’entends ? Je t’entends, dit-elle. Et toi, tu m’entends ? Oui. Bien. Parce que je te hais. (Elle porta la main à son front.) Est-ce que je me vide de mon sang ? Je crois que c’est juste une coupure, répondit-il. Il y a beaucoup de sang, mais j’ai l’impression que le crâne n’est pas cassé. Adhrekh revint avec de la toile de lin et une sorte de pâte à l’odeur sulfureuse, et il s’employa à bander le crâne de Zemlé. Il semblait savoir ce qu’il faisait, alors Stéphane ne s’en mêla pas. Son pouls finit par ralentir, et il sentit une exaltation inattendue l’envahir. Qui était-il, pour affronter de telles choses ? Certainement pas le Stéphane Darige qui avait quitté Ralegh pour le monastère d’Ef... quoi, il n’y avait pas même deux ans ? Même Aspar aurait été fier de lui. Avons-nous perdu quelqu’un ? demanda-t-il à Adhrekh. Non, Pathikh, répondit le sefry. Nous sommes au complet. Il fait plus froid, ici, remarqua Stéphane. Tu as apporté les vêtements de rechange que je t’avais demandés ? Oui, et je comprends maintenant pourquoi tu les avais demandés. Mais si tu m’en avais dit plus quant à ce que nous allions faire, j’en aurais peut-être fait davantage pour qu’ils restent secs. Je te servirai mieux, Pathikh, si tu m’en dis plus. Les vêtements secs sont mouillés ? Et les manteaux ? Plus secs que ceux que nous portons, Pathikh. -172- Il faudra que cela fasse l’affaire. Dès que Zemlé pourra marcher, nous reprendrons notre route. Marcher nous réchauffera. Stéphane, demanda Zemlé. Juste une question. Une toute petite, en fait. Oui ? Il y a bien un autre chemin pour rentrer ? Stéphane regarda la colonne d’eau. Effectivement. Je suppose que nous ne pourrons pas remonter par là. Stéphane... Virgenye Dare est ressortie. Mais tu ne sais pas comment ? Elle a oublié de le spécifier, je le crains. Mais il doit y avoir une sortie. Et nous avons juste besoin de la trouver avant d’avoir épuisé nos réserves ou de geler. Ne sois pas pessimiste, dit Stéphane, qui sentait son propre enthousiasme s’estomper. Tout va bien se passer. Quelle distance encore avant la voie des sanctuaires ? Je n’en suis pas sûr. Virgenye n’en était pas sûre : il est difficile de mesurer le temps et la distance, sous terre. Elle pense qu’il s’est écoulé plusieurs cloches, mais reconnaît que cela peut avoir été plusieurs jours. Et si nous nous perdons ? C’est fort peu probable, pour l’instant. Il n’y a qu’un chemin possible. De toute façon, je peux sentir le sedos. Il est tout près. (Il la prit par les épaules.) Comment te sens-tu ? Un peu faible, mais je peux marcher. Adhrekh avait sorti les manteaux des sacs, d’épais paeden en élan, doublés de fourrure. Ils étaient à peine mouillés, et une fois qu’il eut revêtu l’un d’eux, Stéphane se sentit beaucoup mieux, bien qu’il fût encore trempé. Une fois prêts, ils repartirent. Le passage s’incurvait et serpentait comme le lit de n’importe quelle rivière, et le plafond était quelquefois plus haut, d’autres fois plus bas, mais tout restait simple en terme de choix. D’autres cours d’eau se surajoutaient, mais ils venaient -173- des hauteurs, et à travers des fissures trop étroites pour qu’un homme pût s’y glisser. Le sol descendait parfois d’un coup, au gré d’une chute, ce qui les obligeait à se servir de cordes pour descendre, mais rien qui fût aussi impressionnant ou dangereux que ce qu’ils avaient déjà franchi. Du moins, tant qu’ils n’eurent pas atteint l’endroit que Virgenye Dare appelait simplement « la vallée ». Stéphane sut qu’ils en n’étaient pas loin, parce que l’écho rapproché du tunnel commençait à s’élargir, à devenir plus creux, tout comme le tumulte de l’eau. Ils arrivèrent devant un précipice dans lequel l’eau se jetait et dont ils ne voyaient pas le fond, un vaste espace ténébreux béant devant eux. Et maintenant ? demanda Zemlé. Il devrait y avoir un escalier, par là, dit Stéphane et cherchant le long du bord. La rivière avait dû gonfler parfois et user les côtés de l’embouchure, créant une caverne creuse au plafond bas sur la gauche de l’ouverture. Après un temps, il trouva ce dont la reine née avait dû parler, et il gronda de déception. Il s’est passé quelque chose ? demanda Zemlé en regardant dans sa direction. Oui, deux mille années, soupira Stéphane. Des escaliers avaient effectivement été taillés dans la roche de la muraille, mais les huit premières coudées avaient disparu, à l’évidence rongées par les débordements qu’il venait d’envisager. Plus loin, les marches restantes paraissaient lisses et usées. Les atteindre signifiait sauter de six coudées en longueur et de trois en hauteur, et ne pas glisser en retombant. Ni se casser une jambe. Cela sans assurance qu’il n’y avait pas un autre fossé plus loin. Derrière lui, il entendit qu’Adhrekh était en pleine discussion. Une idée ? demanda Stéphane. Il entendit le martèlement d’un début de course précipité et sentit un déplacement d’air dans ses cheveux, puis vit l’un des aitivars sauter dans l’air en direction des escaliers érodés. Par les saints ! s’exclama Stéphane d’une voix pantelante. -174- Il n’eut pas le temps de dire autre chose. L’homme était retombé sur la marche, avait battu des bras en cherchant son équilibre, avait vacillé... et basculé dans le vide. Stéphane ne put que regarder. Qui... qui était-ce ? réussit-il finalement à articuler. Unvhel, répondit Adhrekh. Pourquoi... Mais déjà, un autre s’élançait. Attends ! Évidemment, il était déjà trop tard. Le sauteur retomba sur la marche et son pied chassa, si bien qu’il versa comme l’idiot du spectacle ambulant, tomba sur le ventre, et glissa. Stéphane retint son souffle, certain que l’aitivar était condamné, mais il réussit à trouver une prise et à se poser en un endroit stable des marches. Stéphane se retourna vers Adhrekh. Mais qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? demanda-t-il en s’efforçant de contenir sa colère. Tu viens juste de me dire que tu pourrais vivre sept cents ans si tu ne fais rien d’imprudent. Tu nous as fait honte à la chute d’eau, Pathikh. Si j’avais su ce que tu envisageais, l’un d’entre nous y serait allé en premier. Il s’agissait donc de ne plus te laisser risquer ta vie de façon aussi téméraire. Quel bien cela aurait-il fait si vous étiez entrés dans l’eau avant moi ? Je n’aurais pas su si vous vous en étiez sortis vivants ou pas. Toutes mes excuses, Pathikh, mais tu aurais peut-être pu nous entendre. Tu as arpenté la voie des sanctuaires de saint Decmanis. Stéphane l’admit avec réticence d’un geste de la tête. Et donc tu leur as dit de sauter avant que je n’aie le temps d’essayer ? Oui. Mais je n’aurais pas sauté ! Adhrekh haussa les épaules. Très bien. Mais il fallait de toute façon que quelqu’un le fasse, à moins que tu ne connaisses un autre moyen de descendre ? -175- Non. Un bruit métallique commença à résonner, et Stéphane réalisa que l’aitivar sur les marches attaquait la pierre avec un marteau et un burin, probablement pour y tailler de quoi accrocher une corde. Un autre sefry se mit à faire la même chose de leur côté. Après peut-être une demi-cloche, une corde fut fixée en travers du fossé, et Adhrekh traversa, suspendu la tête en bas, les jambes croisées sur la corde, et se servant de ses mains pour avancer. Avant que Stéphane ne se lançât, ils nouèrent une seconde corde autour de sa taille, qu’un aitivar tint de chaque côté, afin d’avoir une chance de stopper sa chute s’il tombait. Cette sécurité donna à Stéphane l’impression d’une certaine condescendance à son encontre, mais il s’en sentit infiniment mieux, et il insista pour que ce traitement fût également appliqué à Zemlé. Finalement, à l’exception d’un homme dont Stéphane n’avait même pas connu le nom, ils se retrouvèrent tous sur les escaliers. La situation s’améliora après quelques toises, les marches étant mieux définies et plus larges. Les scintillements éclairaient parfois l’autre côté de la crevasse, mais pas le fond R ni le plafond, d’ailleurs. Il fait encore plus froid, fit remarquer Zemlé. Oui, opina Stéphane. Il est beaucoup débattu de la nature du monde des profondeurs. Certaines montagnes crachent le feu et la roche fondue, si bien que l’on pourrait imaginer qu’il fait ici beaucoup plus chaud. Et pourtant, les cavernes tendent à être froides. Je préfère cela à la roche fondue, dit-elle. Oui. C’était quoi ? Je n’ai rien entendu. Là-haut, à la chute d’eau. Une sorte de grattement, comme si quelque chose de gros traversait. Quelque chose de gros ? Des archers, murmura Adhrekh. -176- Stéphane voulut se concentrer dans la direction du bruit, mais au-delà de leurs compagnons lumineux, il n’y avait que les ténèbres. Est-ce que l’on peut assourdir les scintillements ? demanda Stéphane. On nous voit trop facilement. Puis il le sentit, une odeur chaude, animale et résinée, comme la trace odorante dans le nid d’aigle. Il est là, dit Stéphane, en essayant de chasser de sa voix toute trace de sa panique naissante. Une brise chaude les parcourut, et Stéphane entendit le claquement sec d’une corde d’arc. -177- CHAPITRE TROIS LE GÈOS La bête vit Aspar arriver et fouetta les airs de sa tête au cou de serpent, soulevant ses grandes ailes de chauve-souris en un geste de défi. Aspar se précipita à sa rencontre, en cherchant, durant les quelques instants qui lui restaient, à voir où il devait frapper. À l’instar d’une chauve-souris, ses ailes étaient ses bras. La bête était arquée sur ses pattes postérieures, si bien qu’il ne pouvait pas en voir grand-chose. La tête était vaguement canine, comme un mélange de loup et de serpent, et reposait sur deux coudées de cou sinueux. Cette longue gorge semblait le plus logique. Le couteau féé la trancherait sans encombre. Mais alors il battit des ailes et sauta, et tandis que ses longues jambes vigoureuses se détendaient, Aspar réalisa qu’à quelques détails près, le monstre était plus proche du coq de combat que de la chauve-souris, puisqu’il était maintenant au-dessus de lui, et qu’il frappait de ses griffes vicieuses et de ses ergots longs comme des dagues. La bête était rapide. Aspar avait trop d’élan pour s’arrêter, alors il pivota sur sa droite, encore que pas assez vite. L’un des ergots le frappa à la poitrine. Avec surprise et soulagement, il découvrit que la chose n’était pas aussi lourde qu’elle le paraissait, et quoique l’ergot lui eût probablement déchiré la poitrine s’il n’en avait pas été -178- averti, il n’avait pas la force de traverser la cuirasse de cuir bouilli qu’il portait sous sa chemise. Par contre il y resta accroché, et la chose se mit à piailler et à se débattre pour essayer de se libérer. Puis elle alla au plus logique, et frappa de son autre ergot en direction du visage d’Aspar. Celui-ci releva le couteau féé et trancha dans la patte tendue, en sentant à peine la lame couper. Puis il se détendit et frappa au cou. Ses réflexes furent meilleurs. La bête se projeta en hurlant en haut et en arrière... ... et en direction de Winna, qui était étendue sur le dos. Aspar partit en courant vers la bête, mais il entendit soudain le martèlement de sabots et tourna la tête pour voir ce que c’était. Le monstre regarda, lui aussi, mais pas assez vite pour éviter la lance qui transperça sa poitrine et le souleva du sol, l’entraînant dans la charge d’un destrier bai et de son chevalier en armure, qui projeta le tout contre le tronc d’un frêne, laissant la lance vibrer. La terrible bête se recroquevilla... puis commença, maladroitement, à se redresser. Le chevalier mit pied à terre, tirant son épée. Attends, s’exclama Aspar. Il est peut-être empoisonné. Il essaya de ne pas penser que, s’il était comme le greffyn, alors Winna était déjà touchée. Le chevalier hésita, puis hocha la tête. Aspar s’avança jusqu’à la créature. Elle était à peine entaillée, mais il était évident que beaucoup de l’intérieur était cassé. Elle le regarda venir avec un regard étrangement vide, mais lorsqu’il fut assez près, elle bondit de nouveau vers lui, cette fois moins vite. Aspar l’esquiva, saisit la patte au-dessus de la griffe de sa main gauche, et trancha tout le membre avec le couteau féé. Un sang sombre, presque pourpre, jaillit du moignon tandis que la tête dardait pour le mordre. Mais Aspar poursuivit le mouvement ascendant de son couteau, qui traversa le cou serpentin comme s’il se fut agi de fromage mou. Il s’écarta de la masse ensanglantée et vit Winna qui boitillait vers lui. Ne t’approche pas ! cria-t-il, plus fort qu’il ne l’eût voulu. -179- Elle s’arrêta, les yeux écarquillés. Le sang, expliqua-t-il. Chacune de ces choses est différente. Son contact n’est peut-être pas dangereux, mais son sang peut l’être. Il remarqua qu’elle se massait le coude. Tu t’es fait mal en tombant ? C’est toi, dit-elle faiblement. J’aurais dû savoir qu’il me suffisait de trouver un monstre... Oui, c’est moi, dit-il plus doucement, incapable d’empêcher son regard de se tourner vers son ventre. Tu es... Oui, répondit-elle. Oui. (Elle eut un petit sourire fragile.) Je savais que tu ne pouvais pas être mort. Je le leur ai dit. Il vit des larmes rouler sur son visage. Elle tendit les bras, mais il recula d’un pas, et elle acquiesça. Par les saints, dit-elle en se redressant et en s’essuyant le visage, va te laver, que je puisse t’accueillir convenablement. Et tu pourras m’expliquer ce que tu as fait pendant tout ce... Le regard de Winna dépassa l’épaule d’Aspar, et se fit soudain moins tendre. Oh ! dit-elle. Bonjour. Bonjour, entendit-il Leshya répondre derrière lui. Estronc, pensa-t-il. Le chevalier avait enlevé son heaume, et lui parut familier. Il y a une source juste derrière, dit-il. Tu peux laisser tes vêtements et prendre ma cape. Et nous pouvons être à Ermensdoon en moins d’une cloche. Je te connais, dit Aspar. Oui. Je m’appelle Emfrith Ensilson. Tu m’as sauvé la vie. Aspar hocha la tête. Tu as l’air mieux que la dernière fois que je t’ai vu. Effectivement, dit le fils du graf. Et comment te sens-tu ? Aspar haussa les épaules. Je ne suis pas aussi facile que d’autres à empoisonner. D’après ce que l’on dit, on t’imagine à peine humain, dit Emfrith, en forçant un sourire qui ne paraissait pas naturel et disparut rapidement. -180- Aspar ne manqua pas non plus le coup d’œil timide lancé à la dérobée en direction de Winna. Les humains ne sont pas forcément ce que ta mère t’en a dit, commenta Leshya. Il est bien assez humain, ajouta Winna. Où est Ehawk ? demanda Aspar. Dans les montagnes, à ta recherche. Aspar avait perçu que d’autres hommes et d’autres chevaux approchaient, mais maintenant ils étaient là, au nombre de vingt-deux, portant presque tous la livrée qu’Aspar avait vue à Haemeth. Deux hommes portaient des vêtements plus frustes, et Aspar se dit qu’il devait s’agir de chasseurs ou de pisteurs. Nous avons des chevaux d’appoint, dit Emfrith. Je serais heureux que toi et la dame en fassiez usage. Je ne les toucherai pas tant que je ne me serai pas lavé, dit Aspar. Où se trouve cette source dont tu parlais ? Juste là, répondit-il avec un geste de la main. Aspar acquiesça et partit dans la direction indiquée. La source jaillissait du sol froide et claire, et alimentait un joli bassin bordé de mousse et de fougères. Il ôta d’un geste las son plastron de cuir et le doublet en dessous, lequel était tellement élimé qu’il était troué par endroits. Il se débarrassa ensuite de ses bottes de cuir et de ses chausses, puis se glissa dans l’eau, qui fut d’abord douloureusement froide, puis, après quelques instants, lui parut parfaite. Il ferma les yeux et baigna un temps, laissant le sang toxique s’écarter de sa peau en plaques paresseuses. À dire vrai, il ne pensait pas vraiment que, pour un sedhmhari, le... (le quoi ? le wivre ? le malard ?) était vraiment venimeux, du moins pas comparé au vaer ou au greffyn, dont la seule vue pouvait donner la mort aux êtres fragiles. Mais il avait besoin de prendre le temps de réfléchir, et avec Winna dans cet état... L’état de Winna. Il se souvint soudain de la grosse truie, à Sarnwood, et de la chose à l’intérieur qui se frayait un chemin -181- pour se libérer du ventre de sa mère. Il sentit sa respiration accélérer. Tu prendras sous ta protection le prochain humain que tu rencontreras. Et tu emmèneras cette personne dans la vallée où tu as trouvé le roi de bruyère endormi. Il s’agissait de Winna. C’était évident, que Grim maudisse tout cela ! Eh bien, il ne le ferait pas ! Que la sorcière de Sarnwood aille se pendre au gibet. Mais pourquoi voudrait-elle qu’il l’emmenât là-bas ? Pourquoi voudrait-elle une telle chose ? Il entendit une brindille se briser et tourna la tête. C’était Emfrith, qui venait vers lui. Aspar jeta un coup d’œil en direction de son armure. Elle ne se trouvait qu’à deux coudées, mais il n’aurait pas le temps de l’enfiler. Le couteau était à portée de main. C’est moi, dit Emfrith, inutilement. Oui, opina Aspar. J’ai apporté ma cape. Il vaut probablement mieux que nous brûlions tes vêtements, tu ne crois pas ? Probablement, répondit Aspar. Emfrith acquiesça, mais ne s’approcha pas de l’habit abandonné. Je ne croyais pas te revoir, admit le fils du graf. Elle continuait d’insister pour que nous te cherchions, et je l’ai fait, parce que... Eh bien, je suppose que j’ai une dette envers toi. Était-ce la raison ? Pas vraiment. Mais je t’ai tout de même cherché... J’ai suivi la piste du vaer jusque dans les Barghs, et je l’y ai perdue. Cela ne lui a pas suffi. Il y a de cela deux jours, elle a fait un rêve, a-t-elle dit. Elle t’a vu redescendre par ces bois. Je me suis dit qu’aller voir une fois de plus ne pouvait pas faire de mal. Mais ce fut le cas. Il haussa les épaules. J’aurais peut-être préféré que nous ne te trouvions pas. Aspar acquiesça, en essayant de se figurer la scène. Y avait-il des archers autour ? Mais ce garçon s’était attaqué au vaer avec juste une lance et un cheval. C’était quasiment la seule -182- chose qu’Aspar savait de lui, mais cela suggérait qu’il ne manquait pas de courage, ni de conviction. L’honneur était parfois leur compagnon. Je n’aurais jamais cru que je pourrais ressentir une telle chose pour quelqu’un né du commun, poursuivit Emfrith. Mais ce n’est pas totalement inhabituel dans ma famille. Nous sommes loin de la royauté, après tout. (Sa voix baissa.) Je peux lui offrir une meilleure vie que toi, verdier. Et à l’enfant, aussi. Je sais, dit Aspar. Et qu’en pense Winna ? À ton avis ? Elle t’a attendu. Et nous en sommes là. Nous en sommes là, répéta le fils du graf. Puis il s’avança. Vers les vêtements d’Aspar. Crois-tu que nous devions aussi détruire la cuirasse ? Je peux t’en donner une autre. Aspar regarda son vieux bout d’armure. Il l’avait depuis longtemps. Il avait déjà perdu Ogre... Stupide. Ce n’était qu’un objet, un objet usé... et si Emfrith n’essayait pas de le tuer maintenant, alors il disait probablement vrai quand il parlait de le remplacer. Je suis poursuivi, dit Aspar. Poursuivi ? Par qui ? Une meute de monstres, répondit-il. Sont-ils loin ? demanda Emfrith. Il ne semblait pas surpris. Eh bien, ceux qui volent sont déjà là, non ? Les autres peuvent être à une journée comme à une neuvaine. Je ne suis pas sûr de la route qu’ils ont prise, ni de leur qualité en tant que pisteurs. Nous pourrions les affronter à Ermensdoon. Non, ce n’est pas possible. Crois-moi. Quoi, alors ? Je..., commença Aspar, mais sa gorge le picota. Ce qu’il voulait dire, c’était que lui et Leshya allaient poursuivre leur chemin, attirer Fend et ses monstres ailleurs. C’était ce qu’il voulait dire. Nous pouvons conserver notre avance. Je connais un endroit sûr. Ce qu’il faut, c’est réussir à l’atteindre. -183- Emfrith fronça les sourcils. Je comprends tes sentiments pour elle, mais si les monstres vous poursuivent, ne serait-elle pas plus en sécurité si elle ne voyageait pas avec vous ? Oui ! Mais Aspar agita négativement la tête. Ils la poursuivent elle aussi. Le wivre l’a bien attaquée, non ? Emfrith acquiesça. Oui, admit-il, mais pourquoi ? Aspar prit une longue inspiration. Pouvait-il parler à Emfrith du gèos ? Le garçon le tuerait, ou l’emprisonnerait assez longtemps pour emmener Winna loin de lui. Cela valait le coup d’essayer. Tu sais comment j’ai obtenu les baies qui t’ont sauvé du poison du vaer ? La sorcière de Sarnwood, m’a-t-on dit. Oui. ( Cela avait un prix.) Elle m’a dit que Fend tuerait Winna si je ne l’arrêtais pas. Il voulut hurler, mais ne le pouvait pas. Écoute, ajouta-t-il désespérément. Tu as dit que Winna avait rêvé que je serais là ? Emfrith acquiesça. A-t-elle souvent des prémonitions ? Non ! répondit Aspar. Non ! Elle... Mais ce fut tout ce qu’il réussit à articuler. Il était comme une marionnette dans une farce pour enfants. Nous allons rentrer à Ermensdoon pour s’y ravitailler et pour le repos de mes hommes, dit Emfrith. Je dépêcherai quelques cavaliers pour voir s’ils peuvent se faire une meilleure idée de la distance à laquelle se trouvent tes poursuivants. Tu as tué le wivre, peut-être qu’ils ont complètement perdu ta trace. Peut-être, répondit dubitativement Aspar. Le retour jusqu’à Ermensdoon ne fut pas confortable. Winna chevauchait près de lui, et Emfrith n’était pas loin. Leshya restait en retrait, mais cela n’aidait pas beaucoup. -184- Personne ne voulait parler devant tous les autres, donc ils progressèrent surtout en silence. Ermensdoon était une forteresse à l’ancienne sise en haut d’une colline, avec une tour carrée centrale et d’épaisses murailles. Elle se dressait sur un monticule entouré de douves si vieilles et inusitées qu’elles étaient redevenues un marécage débordant d’herbe et de joncs, et accueillait présentement toute une population de canards et de foulques. Il y a une nouvelle forteresse à une lieue au sud, lui dit Emfrith. Une garnison entière venue d’Eslen y a pris ses quartiers il y a une neuvaine. Je suppose que la reine pense que Hansa va peut-être essayer de marcher sur la Mage puis de naviguer. Mon père m’a donné Ermensdoon quand j’étais petit R avant cela, personne n’y avait vécu depuis une génération. Aspar n’avait pas grand-chose à répondre à cela, alors il ne répondit pas. Quoi qu’il en fût, ils se retrouvèrent bientôt à l’intérieur, lui dans une petite chambre dans la tour. On lui fournit plusieurs chemises de coton, une paire de solides chausses de monte, et des bottes en vachette. Le gaillard aux cheveux d’un roux flamboyant qui avait apporté tout cela le toisa. Quelle sorte de protection préfères-tu ? Le cuir bouilli, répondit Aspar. Je pourrais t’en fournir une en métal, je crois. Je ne suis pas un chevalier. Le métal ne me convient pas R trop lourd. Le cuir ira. Je peux la faire en deux jours, je crois. Nous sommes plus pressés que cela, je le crains, répliqua Aspar. Je vais tout de même la commencer, mais je vais voir ce que je peux trouver d’autre, répondit le rouquin. Merci, dit Aspar. Puis le gaillard fut parti, le laissant à ses soucis. Mais pas pour longtemps. Vinrent les coups à la porte qu’il attendait et craignait à la fois, puisque, lorsqu’il ouvrit, Winna se tenait là. Tu es désempoisonné ? demanda-t-elle. Je crois. -185- Alors embrasse-moi, ou dis-moi pourquoi tu ne le fais pas. Il semblait qu’il s’était écoulé bien du temps depuis la dernière fois qu’il l’avait embrassée, mais le goût lui revint tout de suite, et il se remémora la première fois que leurs lèvres s’étaient unies. Il venait aussi de rencontrer un monstre cette fois-là... le premier ! Et la surprise du baiser qu’elle lui avait donné avait facilement égalé le choc de s’être trouvé face à une créature tirée des contes pour enfants. Le baiser dura un peu plus longtemps que sa sincérité. Trop de questions derrière ces lèvres. Ils s’écartèrent, et Winna sourit. Eh bien ? dit Aspar en regardant son ventre. Elle éleva les sourcils. J’espère que ce n’est pas une question, dit-elle. Aspar White, j’espère sincèrement que tu n’es pas en train de poser une question. Non, s’empressa-t-il de dire. Mais, euh... quand ? À ton avis ? Dans ta maison dans les arbres, quand nous avons vu le vaer pour la première fois. Un frisson parcourut son épine dorsale. Winna avait conçu le jour même où elle avait été empoisonnée par le vaer. Évidemment. Ce n’est pas l’expression que j’attendais, dit-elle. Je... j’essaie juste d’absorber tout cela, bredouilla Aspar. Eh bien, moi aussi ! Où étais-tu, Aspar ? Et surtout, par tous les saints damnés, que fait-elle avec toi ? C’est une longue histoire. Est-ce qu’elle commence quand tu m’as laissée ici ? Aspar n’était pas certain de ce qu’elle voulait dire par là, mais il hocha la tête. Oui. Eh bien, raconte-moi. Alors assieds-toi. Elle s’assit sur le lit. Je suis parti sur les traces du vaer, je l’ai suivi longtemps dans les Barghs. Là-bas je l’ai rattrapé, mais je n’étais pas le seul. Hespéro l’avait pourchassé, lui aussi. -186- Le praifec ? Oui. Il a essayé de me tuer, alors je pense qu’il sait que nous ne travaillons plus pour lui. Il a essayé de te tuer ? Oui, mais il était au mauvais endroit pour ça, lui en haut d’une falaise et moi en bas, alors j’ai filé. Mais Fend était là, lui aussi. Oui. Il chevauchait le vaer. Et il y avait des sefrys dans la montagne, le peuple de Leshya. Je crois qu’ils combattaient le praifec. Mais j’étais quelque peu occupé. Le roi de bruyère s’est montré, si bien qu’il ne manquait plus que toi et Stéphane. Tu n’as pas trouvé Stéphane ? Non. J’ai tué le vaer avec la flèche du praifec. Puis je me suis un peu battu avec l’un de ces moines de Mamrès. Il m’a bien blessé, il m’a cassé la jambe. S’il n’y avait pas eu Ogre, je serais mort, c’est certain. Ogre... Il est mort en me sauvant la vie. Je suis désolée, Aspar. Il haussa les épaules. Je voulais le mettre en pâturage, mais l’occasion ne s’est jamais présentée. Il est mort au combat. Quoi qu’il en soit. Fend a ensuite, euh... il a tué le roi de bruyère. Comment ? Avec la même flèche. En fait, elle peut être utilisée aussi souvent qu’on veut, pas seulement trois fois. Il allait s’en servir sur moi quand Leshya est apparue et elle m’a sauvé. C’est commode. Oui. Mais j’ai été malade après cela, vraiment malade. Quand j’ai retrouvé mes esprits, Leshya nous avait trouvé un abri, mais je n’ai pas été en état de voyager pendant plusieurs mois. Fend nous a trouvés, et il est encore sur nos traces, et il n’est pas seul. On ne peut pas rester ici, Winna. Tu es resté seul avec elle pendant quatre mois ? demanda Winna. Oui. Cela a dû être extrêmement intime. -187- Il sentit un élan de colère. C’est puéril, Winna. Il n’y a rien là-dedans. Si quelqu’un a été courtisé tout ce temps, on dirait plutôt que c’est toi. Emfrith ? Il est gentil. Il n’est pas toi. Il n’est pas le père de mon enfant. (Elle se leva.) Quant aux réactions puériles, oui, je suis assez jeune pour être ta fille, mais cela ne veut pas dire que je serais idiote d’être jalouse. Cela veut juste dire que je t’aime. Je commençais à perdre espoir, à penser que tu étais vraiment mort, et tu arrives avec elle ? Ne te mets pas en colère et n’esquive pas ma question. Tu me dis qu’il n’y a rien eu entre vous, et je ne t’en parlerai plus jamais, plus jamais. Il ne s’est rien passé. Elle souffla longuement. Bien, dit-elle. Nous en avons fini avec cela ? Oui. Bien. C’est tout ? Tu n’as rien de plus à dire que cela ? Aspar ferma les yeux un temps. Tu connais mes sentiments pour toi, Winna. Mais peut- être qu’il serait préférable que... Arrête, dit-elle. Arrête immédiatement, Aspar. Ne parle pas de ce qui est préférable pour moi. Il n’y a que toi. Tu sais que je n’ai jamais demandé plus que ce que tu pouvais me donner, mais tu m’as donné quelque chose. (Elle se tapota le ventre.) Je n’ai jamais imaginé que tu aurais une vie normale, verdier. Tu ne me l’as jamais promis, et je ne l’attends toujours pas. Mais quoi qu’il arrive, cet enfant est le nôtre. Il regarda son ventre, se remémora la naissance du greffyn. Winna... Quoi ? Que Grim emporte la sorcière de Sarnwood ! Allons dans un endroit sûr, alors. Un endroit où tu pourras avoir ce bébé sans crainte. Tu viendras avec moi ? Oui. Elle sourit et se jeta dans ses bras, pressant en lui la rondeur de son ventre. -188- Tu m’as manqué, Aspar White. Tu ne sais pas à quel point tu m’as manqué. Elle prit ses mains. Où irons-nous ? Il embrassa ses mains et répondit. Il voulait dire qu’ils iraient en Virgenye, ou Nazhgave, ou vers n’importe quel endroit qui serait suffisamment éloigné des folies maladives qui rongeaient le monde. Dans les montagnes du Lièvre, s’entendit-il répondre en lieu de cela. Là-bas, je pourrai te protéger. Et il l’embrassa encore. -189- CHAPITRE QUATRE DEUX DAMES Pluvite était l’éclair sous Anne, qui traversait la Manche au grand galop. Anne sentit un sourire féroce se dessiner sur son visage, et elle hurla sa joie à tous les saints qui pouvaient l’entendre. Il s’était écoulé bien du temps depuis la dernière fois qu’elle avait eu l’occasion de chevaucher pour son seul plaisir. À une autre époque, elle consacrait la plus grande partie de son temps à cela, se soustrayant aux poursuivants que sa mère envoyait pour la ramener à ses leçons ou à ses obligations de cour. Juste elle et Pluvite, et parfois Austra. Austra devait être avec Cazio, maintenant. Elle espérait qu’ils étaient heureux. Cette pensée tempéra un peu son excellente humeur. Elle n’était plus une jeune fille insouciante, n’est-ce pas ? Les cavaliers derrière elle ne la poursuivaient pas R ils étaient sa garde rapprochée, à ses ordres. Elle aperçut d’autres cavaliers, plus loin, là où la Manche s’incurvait, et elle ralentit un peu. Ils portaient le rouge, or et noir par-dessus leur armure légère, et leur bouclier s’ornait d’un serpent et d’une vague. Elle ne reconnut ni les couleurs, ni l’emblème. Ils s’entraînaient à une sorte de formation à cheval, et portaient des arcs courts. Des cibles avaient été installées, et elles étaient déjà bien emplumées. Comme elle continuait d’observer, elle remarqua que l’un des cavaliers était plutôt frêle R était, en fait, une femme. Anne -190- se concentra sur elle, et la regarda tandis qu’elle se levait dans ses étriers et décochait nonchalamment une flèche. Elle se planta en vibrant, au cœur de l’une des cibles. Puis elle fit volter sa monture, tirant déjà une autre flèche de son carquois. À qui appartiennent ces couleurs ? demanda Anne au capitaine Eltier, le petit Mestre dégarni qui commandait sa garde à cheval. Au comte de Cape Chavel, Majesté, répondit-il. Et Cape Chavel a des femmes-guerriers ? Pas que je sache, Madame. Quelques instants plus tard, les cavaliers achevèrent leur exercice, et deux d’entre eux se dirigèrent vers Anne R le comte et la femme. Ils s’arrêtèrent à une vingtaine de pas, mirent pied à terre, et posèrent un genou au sol. Anne vit que la femme était jeune, probablement pas plus de quinze ans. Relevez-vous, dit Anne. Comment vas-tu aujourd’hui, Cape Chavel ? Très bien, répondit-il. Je chevauche juste mon cheval léger. Et c’est l’un de tes archers ? Son sourire s’élargit. C’est ma sœur, Émilie. Elle ne fait pas officiellement partie de la compagnie, mais je n’arrive pas à l’empêcher de s’entraîner avec nous. Émilie fit la révérence. Heureuse de te rencontrer, Majesté. Tu te sers bien de ton arc. Merci, Majesté. Anne fut prise d’une impulsion soudaine. Voudriez-vous chevaucher avec moi un temps ? demanda-t-elle. Ce serait un honneur, Altesse, répondit le comte. Ils remontèrent en selle, et ils longèrent la bordure de la Manche, qui plongeait ensuite abruptement vers de lointaines terres marécageuses. -191- Ce doit être Eslen-des-Ombres, dit Émilie en indiquant les lugubres structures de pierre qui dépassaient çà et là de la canopée. Effectivement, dit Anne, en ressentant un léger frisson. C’était un autre endroit où elle avait passé beaucoup de temps, mais contrairement à la Manche, elle n’éprouvait pas l’envie d’y retourner. C’est grand, dit Émilie. Bien plus que celui de Ralegh. Plus de gens ont dû mourir ici, je suppose, dit Anne. Oh ! laissa échapper la jeune fille. Elle parut mal à l’aise, comme si elle se souvenait soudain que de nombreux membres de la famille d’Anne y étaient allés ces derniers temps. Venez par ici, dit Anne. Il y a des choses plus gaies à voir à Ynis. Elle poussa Pluvite au pas de course, et les autres s’y joignirent facilement. Le comte et sa sœur montaient aussi facilement qu’ils marchaient, elle l’avait vu tout de suite. Elle les mena vers les collines jumelles de Tom Woth et Tom Cast, jetant un coup d’œil nostalgique au Serpent, la gorge qu’elle avait autrefois utilisée pour échapper à des poursuivants et rejoindre les rinns. Rien de cela aujourd’hui : elle les mena plutôt vers les pentes grasseyantes de Tom Cast, et ils serpentèrent jusqu’à atteindre son grand sommet chauve, depuis lequel toute l’île d’Ynis s’étalait devant eux. C’est magnifique, s’exclama Émilie d’une voix pantelante. Il y a tant à voir dans toutes les directions. Anne était venue ici des centaines de fois, mais pas depuis son retour, et elle fut surprise de découvrir que tout lui semblait nouveau à elle aussi. À l’est, la cité d’Eslen se déployait sur trois niveaux, dominés par son château aux nombreuses tours. Au nord, la Rosée et le vaste lac qu’était devenu le Poel du roi, inondé par son oncle Robert, et maintenant coloré par les centaines de navires aux couleurs de Liery, de la Crotheny et d’Hornladh. Les rinns, couverts de brume, s’étendaient au sud, jusqu’à l’endroit où la Mage brillait comme des écailles de poisson dans le soleil du milieu de matinée, et à l’ouest... -192- Thornrath, soupira le comte. Je n’aurais jamais pu imaginer une telle chose, murmura Émilie. La muraille la plus puissante jamais construite de main d’homme, commenta le capitaine Eltier. Elle était là. L’île d’Ynis s’était formée au confluent de la Rosée et de la Mage, là où elles débouchaient sur la baie de Fendlécume. Thornrath coupait la baie en deux, un mur de pierre blanc ivoire de plus de trois lieues de long. Elle incluait sept grandes tours et sept arches, chacune assez grande pour que deux navires de guerre la franchissent sans danger. Elle était vieille de sept cents ans, et depuis sa construction, Eslen n’avait jamais été prise par la mer. Tout cela est splendide, dit Émilie. Merci de me l’avoir montré. Ses yeux brillaient. Tu es venue de bien loin pour le voir, opina Anne. Elle se tourna vers son frère. Pourquoi l’as-tu amenée ici, Cape Chavel ? Je suis sûre qu’elle serait plus en sécurité en Virgenye. Je n’en suis pas si certain, répondit le comte. Là-bas, on aurait pu la prendre en otage, et se servir d’elle pour me persuader de revenir. Ici, je peux garder l’œil sur elle. De toute façon, dit Émilie, je préfère être ici qu’en sécurité. C’est tout à fait excitant. Et que feras-tu quand ton frère partira à la guerre ? À ce sujet, j’espérais une faveur, Majesté, intervint le comte. Laquelle, Cape Chavel ? S’il y avait à la cour une dame qui avait besoin d’une demoiselle d’honneur... Il n’acheva pas, l’air un peu embarrassé. Qu’est-ce ? demanda Émilie. Pourquoi ne pourrais-je pas venir avec toi ? (Elle se tourna vers Anne.) La couture n’est pas mon fort. Je connais peut-être un moyen de vous satisfaire tous les deux, dit Anne. J’ai présentement besoin d’une demoiselle d’honneur, et ton frère, pour un temps au moins, va chevaucher -193- avec moi. Je veux voir en personne ce dont ses hommes sont capables. Majesté, dit le comte, c’est très généreux. C’est également très dangereux, Cape Chavel. Ma demoiselle d’honneur est constamment en péril. Je manie le couteau et l’épée aussi bien que l’arc, dit Émilie. Le comte pinça les lèvres et lui lança un regard probablement destiné à la faire taire. C’est vrai, reconnut-il après un temps. Elle sait se défendre. Le danger est partout, Majesté. Tu l’attires peut-être, mais d’après ce que j’ai entendu dire, tu sais également le repousser. Et que tu aies ma sœur près de toi... C’est vraiment plus que je n’en aurais pu espérer. Eh bien, je ne promets rien, mais nous allons essayer pendant quelques jours et nous verrons comment nous nous entendons. Émilie frappa dans ses mains mais ne gloussa pas, ce qui, en soi, était déjà prometteur. Quelques cloches plus tard, dans la salle du Feu de la guerre, l’air frais de la Manche ensoleillée lui paraissait très lointain. Ce n’était pas simplement le manque de fenêtre, mais la pesanteur de la pièce elle-même et les immenses tableaux représentant le passé martial de sa famille. Une image en particulier semblait se détacher des autres. Elle dépeignait R de dos R les premiers rangs d’une armée sur une sorte de pente, si bien qu’en bas, près du cadre, on ne voyait que le sommet des heaumes, puis pour la rangée d’après les têtes entières, puis les épaules. Au sommet de la colline se dressait une femme en armure, également de dos, mais la tête tournée vers ses hommes. Ses cheveux étaient des flammes, s’enroulant en mèches éclatantes autour de son visage, et ses yeux étaient incandescents, inhumains. Ses lèvres étaient écartées et son cou était tendu, comme si elle hurlait. Devant les guerriers se dressait une immense citadelle de pierre rouge sombre baignant dans la brume, et dans cette brume semblaient se mouvoir des ombres gigantesques. -194- Genya Dare, pour cette ultime et terrible bataille, s’était battue ici, à l’endroit où se dressait maintenant Eslen. Genya Dare, qui avait laissé survivre un skaslos, pour qu’il soit le prisonnier secret des rois de Crotheny R jusqu’à ce qu’Anne le laissât partir. Suis-moi, disait-elle. Suis-moi, fille-reine. Majesté, si tu préfères faire cela à un autre moment... Artwair. Non, dit-elle en agitant la tête pour revenir à l’instant présent. Je vais bien. Je me demandais juste comment l’artiste avait fait pour savoir à quoi ressemblait Genya Dare. Il ne le savait pas, répondit Artwair. Élyonère Dare a servi de modèle. Tante Élyonère ? Non. La grand-mère de ton père. Elle était originaire de Mérimoth, mais sa mère était une Dare de la branche de la famille qui venait de Minster-sur-Mer. C’est elle ? Eh bien, elle ne ressemblait pas exactement à cela quand je l’ai connue. Elle était beaucoup plus âgée. Pourquoi le demandes-tu ? Parce que j’ai failli perdre ma virginité dans sa crypte. Pour rien, dit-elle. Il grommela, puis revint à la carte qu’il avait étalée sur la table. Sire Fail va se charger du blocus de Copenwis pour empêcher d’autres renforts d’arriver. Ils vont s’attendre à être attaqués par voie de terre, parce que c’est le meilleur moyen, et le plus rapide, de prendre la ville : elle n’est pas vraiment faite pour résister à un siège, et les plateaux tout autour la rendent facile à bombarder avec des engins. Ce qui veut dire qu’ils vont vouloir nous affronter sur la plaine de Maog Vaost avant que nous ne l’atteignions. Donc ? Donc je suggère que nous prenions une route un peu indirecte vers la ville, en nous décalant vers l’est avant de virer pour attaquer. (Ses doigts décrivirent un demi-cercle.) Nous pouvons envoyer une petite force montée là où ils nous -195- attendent et lui faire monter le camp, pour que leur armée s’immobilise. Ils auront l’ordre de se replier sur Poelscild. Entre-temps, nous nous serons positionnés comme nous le voulons. Anne hocha la tête. Si tu crois que c’est ce qu’il faut faire. Nous pourrions engager plus d’hommes, mais cela affaiblirait Eslen, et nous perdrions tout de même du temps. Si nous y allons avec beaucoup de cavalerie et peu d’infanterie, je crois que Copenwis peut tomber rapidement. Alors nous essaierons cela. Et si nous employons surtout des cavaliers, nous pourrions emmener Cape Chavel. Artwair se rembrunit un peu. Il a bonne réputation, dit-il. D’après ce que l’on dit, ses archers à cheval sont sans égaux. Mais il les tient de son père, et n’a lui-même jamais mené bataille. Et je ne suis pas non plus certain de sa loyauté. Tu crois que son allégeance est feinte ? Je ne sais que penser, Majesté. Et c’est bien là le problème. Je ne le connais pas. Ne vaut-il pas mieux le mettre à l’épreuve maintenant, plutôt que plus tard ? Je suppose. Mais étant donné que tu as décidé de t’exposer... Tu ne vas pas recommencer, j’espère. À son expression, on voyait qu’il avait justement envie de remettre le sujet sur la table, mais il préféra agiter négativement la tête. Nous allons l’essayer, dit-elle. Comme tu le désires, Majesté. Maintenant, si nous pouvions considérer les défenses côtières... Après deux autres heures de ce traitement, Anne retourna dans ses appartements pour y prendre un peu de repos, mais elle avait à peine commencé à se déshabiller qu’elle entendit frapper doucement à la porte. En enfilant une robe de chambre, elle alla voir qui c’était. Il s’agissait d’un garde sefry, évidemment. -196- Pardonne-moi, Majesté, dit-il, mais quelqu’un requiert audience. Dans mes appartements ? Majesté, il s’agit de mère Uun. Ah ! Elle n’avait pas vu la vieille sefry depuis longtemps. Il n’était pas dans ses habitudes de s’inviter sans raison. Alors fais-la venir. Et trouvez de ce thé qu’elle boit. Majesté. Quelques instants plus tard, on fit entrer deux femmes sefrys. Mère Uun était très vieille, même pour une sefry, et les sefrys vivaient des centaines d’années. Même dans la lumière crépusculaire qui pénétrait par la fenêtre, la toile d’araignée des veines de son visage était visible à travers sa peau translucide. Ses cheveux étaient noués en une natte si longue qu’elle était enroulée trois fois autour de sa taille, comme une écharpe. L’autre femme paraissait jeune, très jeune, mais avec les sefrys, il était difficile de savoir ce que cela signifiait exactement. Son visage était ovale, ses yeux d’une couleur sombre, et sa bouche un peu en coin, comme si elle s’apprêtait toujours à dessiner un sourire désapprobateur. Majesté, dit mère Uun en s’inclinant. Puis-je te présenter Nérénaï, de la maison Sern. La jeune femme s’inclina une nouvelle fois. C’est un plaisir, Majesté. Sa voix était agréablement rauque, avec un léger accent qu’Anne ne reconnut pas. Le plaisir est le mien, répondit Anne. À quoi dois-je cette visite ? Intrusion est probablement le mot que tu cherchais, dit mère Uun. Je suis désolée de l’heure tardive. Je ne te retiendrai pas longtemps. Asseyez-vous, dit Anne. S’il vous plaît. Toutes deux prirent place sur un banc, et Anne s’installa dans son fauteuil. Le regard de mère Uun parut lire en elle. -197- Ton pouvoir croît, dit-elle. Je le vois tout autour de toi. Je peux le sentir quand je ferme les yeux. Anne réalisa soudain à quel point elle était heureuse que la sefry fût venue, ravie de pouvoir enfin parler avec quelqu’un qui n’allait pas simplement la tenir pour folle. Je... Il m’arrive des choses. Je fais des choses que je ne comprends pas, parfois, comme si j’étais dans un rêve. Je pense des choses... (Elle soupira.) Peux-tu me dire ce qui m’arrive ? Pas tout, à l’évidence, mais Nérénaï et moi sommes venues pour partager notre savoir. Le thé arriva alors, et Anne attendit impatiemment qu’elles eussent commencé à le siroter. Il y a une femme, que je vois. Elle brûle, et elle est puissante. Elle m’aide, mais je ne sais pas si je peux lui faire confiance. Une femme ? Pas l’une des Féalités ? Elle a tué les Féalités, dit Anne. Les yeux de mère Uun s’écarquillèrent. Intéressant, dit-elle. Mais je ne sais pas ce que cela peut signifier. Nérénaï ? Les Féalités sont des conseillères, dit Nérénaï. Pas très bonnes, commenta Anne. La jeune sefry haussa les épaules. Elles sont limitées, c’est vrai. Ou étaient limitées, je suppose. Mais elles voient des choses dans le flot des grandes forces que les autres ne voient pas. Et elles ont des disciples dans le monde temporel. Oui, dit Anne. J’en ai rencontré certains. Ils ont essayé de m’enlever. Nérénaï plissa le front, et entrelaça ses doigts. La femme brûlante doit être ton arilac, dit mère Uun. Cela peut prendre n’importe quelle forme. Arilac ? Dans les plus anciennes histoires qui font référence aux trônes, il est fait mention de l’arilac, une sorte de guide qui semble mener vers le trône ceux qui ont le pouvoir d’y prétendre. En cela au moins, elle est ton alliée. -198- Mais la question que tu dois te poser, dit Nérénaï, c’est quel conseil t’auraient donné les Féalités, que l’arilac ne veut pas que tu entendes. J’ai parlé à leurs fantômes, dit Anne. Elles ne m’ont rien dit de la raison de leur mort. Elles ne le savaient peut-être pas. Ton arilac pouvait tout aussi bien craindre quelque chose qu’elles auraient appris plus tard. Alors on ne peut pas lui faire confiance. Je remettrais en cause tout ce qu’elle R ou il R te dit. Il veut que tu trouves et que tu contrôles le trône du sedos, et de la façon la plus directe possible. Il peut exister d’autres voies plus complexes, dont il te cache l’existence. S’il te presse de faire quelque chose qui à ton avis n’est pas bon, insiste pour qu’il te présente une alternative. Donc si elle me dit de me couper la main... J’y réfléchirais à deux fois, dit Nérénaï. Suis les conseils de l’arilac, mais pas aveuglément. Reste sceptique. Mère Uun agita la tête. J’avais anticipé l’arilac et soupçonné qu’il t’avait déjà trouvé la première fois que nous nous sommes rencontrées, mais je n’en savais pas assez pour t’aider avec lui. C’est pour cela que j’ai fait chercher Nérénaï. Son clan détient ces secrets. Elle peut te guider. (Elle sourit.) Elle peut te guider quant à ton guide. Je suis à ton service. Majesté, dit Nérénaï. Anne dévisagea un temps les deux femmes. Une partie d’elle-même avait désespérément besoin de croire que Nérénaï était sincère, mais une autre craignait qu’elle ne fut une espionne. C’était le problème, pour une reine : elle ne pouvait plus faire confiance à personne, et là où elle avait toujours eu des amis, elle se retrouvait entourée d’étrangers. Mais j’ai pris cette décision en toute connaissance de cause, pensa-t-elle. Et les raisons qui l’avaient poussée à faire cela restaient justifiées. Avant que je dise quoi que ce soit, j’aimerais te demander autre chose, dit-elle. À ton loisir, Majesté. -199- Tu sais que j’ai libéré le Détenu. Était-ce une mauvaise chose ? Oui. À quel point ? Très mauvaise, dit mère Uun. Encore que je ne puis être plus spécifique que cela. Il a promis de réparer la loi de la mort puis de mourir lui-même. Et il le fera. C’est ce qu’il fera entre maintenant et ce moment qui va probablement être le problème. Il s’est écoulé des mois. La vieille sefry coassa un rire, et Nérénaï afficha ce petit sourire qui avait patiemment attendu derrière ses lèvres. Il attend depuis deux mille ans. Majesté. Quelques mois ne sont qu’un souffle, pour lui. Anne soupira. Je sais que tu m’avais avertie, mais je ne crois pas avoir eu le choix. Tu ne l’avais pas, dit mère Uun. Je savais que tu le ferais. Tu savais que j’allais le faire ? Eh bien, j’en étais assez certaine. Pourquoi ne m’en as-tu pas avertie ? Mère Uun reposa sa tasse sur la petite table devant elle. J’ai dit qu’il était mauvais de l’avoir libéré. Mais cela aurait été pire si tu étais morte. Tu dois accéder au trône du sedos, Anne, toi et pas un autre. Ce n’est qu’alors que nous trouverons notre rédemption. Votre rédemption ? C’est une chose ancienne. Un problème sefry. Je ne peux pas en parler. Est-ce pour cela que vous me servez ? Tant que le Détenu était prisonnier, nous étions voués à sa surveillance. Maintenant nous sommes libres de te servir, et nous le faisons. À l’instant où il a été libre, nos guerriers sont partis à ta recherche. Et ils m’ont sauvé la vie. Et ils m’ont aidée à reprendre le château. Et maintenant tu veux me donner une nouvelle -200- demoiselle d’honneur. Mais je ne comprends pas pourquoi, mère Uun. Parce que tu peux ramener la situation à la normale, répondit la vieille femme. Mais je ne te dirai rien de plus, parce que cela te monterait à la tête et gâcherait tout. Maintenant, veux-tu Nérénaï ou pas ? Tu es libre de refuser R cela n’influencera rien d’autre. Anne fut soudain prise d’une panique claustrophobe, du même genre que celle qu’elle avait ressentie devant les portes de la ville. Je ne veux rien de cela ! Je ne veux pas m’asseoir sur un trône de sedos, ni sauver le monde. Je veux juste que Cazio et Austra reviennent, que nous repartions sur les routes... Majesté ? demanda mère Uun, d’une voix inquiète. Anne réalisa que des larmes coulaient sur son visage. Elle rejeta ses cheveux en arrière et recula les épaules. Nérénaï de la maison Sern, je serais heureuse que tu te joignes à mes dames de compagnie. Mais tu dois comprendre que nous sommes en guerre, et que j’y participe, et que tu seras en danger. Nous sommes tous en danger, répondit Nérénaï. Je suis très honorée d’accepter ton invitation. Anne sentit comme une petite flamme remonter son épine dorsale. C’est une erreur, dit la femme. Peut-être, mais c’est la mienne. Je prends mes propres décisions. La seule réponse fut un rire moqueur. Puis la chaleur disparut. -201- CHAPITRE CINQ UNE TEMPÊTE À HANSA Neil détacha son plastron et le reposa sur le sol en grimaçant. Il regarda son reflet flou sur sa surface immaculée, et soupira. On frappa à la porte de sa petite chambre. Bienvenue, dit-il. La porte s’ouvrit, et Alis se tenait là, jolie dans sa robe jaune. Félicitations ! dit-elle. Il hocha la tête. Merci. Tu ne sembles pas très heureux, remarqua-t-elle. Laisse-moi deviner. Tu es déçu qu’il se soit enfui comme un chien. Il s’est retiré, répliqua Neil. Tu l’as pourchassé, se gaussa-t-elle. Neil haussa les épaules, ce qui lui fit mal. Je suis désolé pour lui. Mais n’était-ce pas ce que tu voulais ? Ne l’as-tu pas habilement leurré ? Ce n’était pas un leurre, dit Neil. Il ne m’aurait pas cru si je n’avais pas été sincère. Il n’y a rien de plus effrayant pour un homme qui veut vivre qu’un adversaire qui ne s’en inquiète pas. Ah ! Donc tu ne veux pas vivre ? Mon bon bras va mal et l’autre est pire. Les capacités de mon esprit ne sont plus transmises à mes mains, et je ne gagnerai plus un combat en étant le meilleur homme d’épée. Ne -202- rien craindre est la dernière arme qui me reste. Je ne me tuerai pas, évidemment. Mais peut-être que mon prochain adversaire ne sera pas impressionné, et tout sera fini. Tu n’es pas encore entièrement guéri. Il sourit tristement. Non, mais je ne crois pas que cela ira beaucoup mieux quand ce sera le cas. Eh bien, souris tout de même, puisqu’aujourd’hui, tu as gagné. Et de la meilleure façon. Avoir humilié sire Alareik valait mieux que le tuer. L’histoire prend déjà de l’ampleur : on raconte que c’est ton visage qui a brisé sa détermination, que tes yeux brûlaient comme le soleil, que l’un était aussi grand qu’une assiette, et que personne ne pouvait te regarder en face, comme si tu avais été saint Loy incarné. Ils disent qu’aucun mortel n’aurait pu se dresser contre toi. S’ils ne pouvaient pas me regarder, comment ont-ils vu que mon œil était aussi grand qu’une assiette ? Là, tu cherches des cheveux sur une coquille d’œuf, dit-elle. Tu devrais plutôt t’occuper d’assurer ta descendance : je crois que tu vas avoir de nombreuses propositions, ce soir. Et puisque ce duel ne t’a procuré aucune activité physique... Neil soupira et s’attela à la tâche qui consistait à ôter le reste de l’armure. Je ne parlais pas de moi, évidemment, dit Alis. Y a-t-il autre chose, dame Berrye ? Elle croisa les bras et s’appuya contre le chambranle de la porte. Sire Neil, tu n’as pas encore vu ton vingt-deuxième hiver. Il est trop tôt pour agir comme un vieil homme brisé. Merci de ta sollicitude, dame Berrye, dit-il. Je te le promets, je vais bien. Je m’en vais, dit-elle. J’aurai essayé. Et j’étais effectivement venue te dire quelque chose : nous restons une journée de plus, et nous partirons demain au chant du coq. Merci. Je serai prêt. La route devint un peu meilleure à mesure qu’ils s’enfonçaient plus avant dans Hansa, dépassant des collines -203- basses, longeant de grands champs de blé dépendants d’implantations éparses. Les hommes dans les champs les regardaient passer sans réelle expression, mais ils croisèrent deux filles aux cheveux blond filasse qui gloussèrent et leur firent des signes, avant de courir se cacher derrière un grenier abandonné d’où elles continuèrent de les épier, Murielle apercevant leurs visages à chaque coup d’œil qu’elles lançaient. Ce pourrait tout aussi bien être les Terres du centre, dit Murielle à Alis avec un air songeur. Les fermiers sont toujours des fermiers, renchérit Alis, qu’ils parlent Hansien ou Almannien. Je me demande même s’ils s’inquiètent de savoir s’il y a une guerre, ou qui la gagne ? Alis la dévisagea. Tu plaisantes ? Non, mais tu viens de dire que les fermiers sont toujours des fermiers. Leur vie restera inchangée quel que soit celui qui les taxe. Oui, c’est vrai, mais entre-temps, pendant la guerre, leurs récoltes seront pillées et leurs filles violées, et ce par n’importe lequel des deux camps. Leurs fils seront enrôlés si nécessaire, et ils mourront la tête dans la boue parce qu’ils ne savent pas se servir d’une arme. Savoir qui déclenche une guerre ou la gagne ne les intéresse peut-être pas, mais ils n’ont aucune envie d’en voir arriver une chez eux. L’armée de Crotheny ne se tiendrait pas de telle façon, dit Murielle. Oh si, je te le promets ! Et elle l’a déjà fait ! Murielle fut choquée par la certitude de son ton. Raconte-moi, dit-elle. Alis détourna la tête. Oublions cela, dit-elle. C’est un sujet malséant que je n’aurais pas dû aborder. Tu ne l’as pas fait : c’est moi qui l’ai abordé. Mais puisque je suis ta reine et que tu es ma demoiselle d’honneur, fais-moi ce plaisir. -204- Alis joua avec ses rênes et farfouilla dans la crinière de son cheval. C’est un vieux souvenir, dit-elle. Je n’avais que cinq ans. Nous étions pauvres, tu comprends. Mon père ne pouvait pas même entretenir la maison : on ne pouvait entrer dans certaines pièces tant le plancher était pourri. La rivière avait changé de cours avant ma naissance, et la moitié de nos champs étaient devenus des marécages. Nous étions cinq familles à vivre de ces terres. Je ne me souviens d’aucun de leurs noms à l’exception de Sali, parce qu’elle s’occupait de moi. Je pense qu’elle devait avoir douze ans. Je me souviens qu’elle était rousse et que ses mains étaient rêches. Elle me chantait d’étranges chansons, mais je n’en ai pas gardé le souvenir. » Un jour, des hommes bizarres sont arrivés. Certains sont restés dans la maison, et d’autres ont campé dans les champs. Je me souviens que mon père se disputait avec eux, mais je trouvais juste cela très excitant. Puis un jour que nous étions dans la maison de Sali, elle m’a dit que nous allions jouer à nous cacher dans la grange. Elle agissait bizarrement, et cela m’a fait un peu peur. Elle m’a fait monter dans le grenier et m’a dit de ne pas faire le moindre bruit. Puis des hommes sont entrés et lui ont fait quitter ses vêtements. Non ? Oh si ! Je ne savais pas ce qui se passait, ce qu’ils faisaient, mais je voyais que cela lui faisait mal, et je n’ai rien dit. Après leur départ, elle a pleuré tout le reste de la journée. J’en ai parlé à mon père. Il m’a embrassée et m’a demandé s’ils m’avaient touchée, et quand je lui ai dit que non, il a pleuré. Puis il a dit qu’il n’y avait rien à faire. Il a dit que nous étions en guerre. La révolte des Causis ? Oui. Mais les hommes des Causis étaient des brutes. Les hommes dans nos maisons n’étaient pas des hommes des Causis, mais des chevaliers et des hommes d’armes venus d’Eslen. J’ai appris cela plus tard, bien sûr, ainsi que ce qu’ils avaient fait d’autre quand ils vivaient sur nos terres. Peu après, j’ai été emmenée au convent. -205- Guillaume n’était pas encore roi depuis très longtemps lorsque cela est arrivé, dit Murielle. Qui est le roi n’a aucune importance. Les armées doivent manger. Les hommes sont là pour se battre et probablement mourir, et cela les rend... différents. Tu ne vas tout de même pas leur trouver des excuses. Non. J’espère que les hommes qui ont fait cela à Sali sont morts dans la souffrance. Je ne leur trouve pas d’excuse, je dis simplement ce qui est. Tous les hommes ne sont pas comme cela. Bien sûr que non. Mais un sur cent, c’est déjà beaucoup, et il y en a plus que cela, répondit Alis. Cet après-midi-là, ils virent au loin de lourds nuages d’orage qui luisaient, incandescents. Il n’y avait pas de bruit, et Murielle resta muette devant une telle splendeur. De temps en temps, des traits brisés blanc bleu plongeaient des nuages vers le sol, mais la plus grande partie du feu semblait se trouver au cœur des nuages. Alis semblait aussi fascinée qu’elle. Tant de beauté dans le monde, que l’on avait à peine le temps de remarquer. Pourquoi cela se passait-il toujours ainsi lorsque l’on était en voyage ? Indifférent au feu du nord, le soleil poursuivit sa course vers la forêt à l’ouest, mais avant qu’il ne l’eût atteinte, un spectacle fort différent apparut devant eux. Cela ressembla d’abord à un nuage de poussière, mais bientôt Murielle put discerner les bannières et le rougeoiement du soleil du soir sur les armures. Elle se souvint des petites filles de ce matin, et sentit comme des araignées sur son dos. Combien sont-ils, à ton avis, sire Neil ? demanda-t-elle au chevalier tandis que l’armée approchait. Ils en avaient une bonne vue depuis le sommet de la colline, qui surplombait une longue vallée creuse. Aradal avait déplié sa propre bannière, et elle aperçut un groupe de cavaliers avancés qui venaient à leur rencontre. -206- Neil indiqua du bras les piétons, qui marchaient à quatre de front en une colonne qui semblait s’étaler sur une lieue. Tu vois les bannières ? demanda-t-il. Elle les voyait : il eût été difficile de les rater, puisque chacune d’elles s’étalait sur plusieurs empans. La plus proche représentait un gros poisson cornu. Les autres étaient trop éloignées pour qu’on pût encore les lire. Pour chacune de ces bannières, il y a mille hommes ou environ, c’est un harji. Un harji ? L’armée hansienne n’est pas organisée comme la nôtre, expliqua Neil. En Crotheny, les seigneurs lèvent leurs chevaliers, qui amènent leurs suivants, leurs piétons, leur arrière-ban si nécessaire. Les troupes sont organisées par leurs chefs naturels. Mais pas à Hansa ? Les cavaliers sont organisés de la même façon, mais pas l’armée qui marche. Celle-ci est divisée en unités R cent hommes forment un wairdu. Dix wairdu font un hansa. Trois ou quatre hansa font un harji R un peu comme le légif de l’Église. Cela semble organisé, fit remarquer Alis. Ça l’est, répondit Neil. Mais si un hansa est un millier d’hommes, pourquoi le pays s’appelle-t-il ainsi ? Je ne m’étais jamais posé la question, répondit Neil. Sire Aradal pourrait peut-être te le dire. Murielle l’appela, et le seigneur hansien fit trotter sa monture vers eux. Majesté ? Nous nous demandions pourquoi ton pays tire son nom d’un millier d’hommes. Il parut un instant perplexe, puis il sourit. Je vois. C’est en rapport avec notre histoire. Le hansa est plus qu’un millier d’hommes, c’est une chose sacrée, une confrérie, une guilde bénie des saints. Il y eut un temps avant les wairdu ou les harji, mais nous avons toujours eu le hansa. C’est le fondement de notre royaume, et on raconte que lorsque -207- nous avons conquis cette terre pour la première fois, nous l’avons fait avec un seul hansa. Il faudra plus que cela pour conquérir la Crotheny, l’informa Murielle. Oui. Mais nous avons plus que cela, comme tu le vois. Les cavaliers étaient presque sur eux, maintenant. Leur chef était un chevalier arborant les couleurs des Reiksbaurgs, un vaer contorsionné et une épée. Son heaume était plumé de crin de cheval. Il avait peut-être vingt hommes avec lui. Lorsqu’il approcha, il souleva son heaume, révélant un jeune homme aux pommettes hautes, aux cheveux or pâle et aux yeux aussi verts que la mousse. Aradal avait déjà quitté sa selle pour aller mettre genou à terre. Altesse, dit-il. Relève-toi, s’il te plaît, Aradal, et présente-moi, demanda le nouveau venu. Aradal se redressa. Reine mère Murielle Dare de Crotheny, j’ai le plaisir de te présenter Sa Royale Majesté le prince Bérimund fram Reiksbaurg. Mon prétendant, dit Murielle. Un prétendant tout à fait malheureux, répondit le jeune homme. Il est fort peu flatteur de se voir rejeté non pas une fois, mais à plusieurs reprises, et maintenant que je te vois en personne, je suis doublement R non, triplement R consterné. Ta beauté est peut-être légendaire, mais même la légende ne te rend pas justice. Murielle s’efforça de paraître flattée et confuse, mais le garçon avait la moitié de son âge, et ses paroles semblaient plus travaillées que sincères. Avec cette langue d’or, tu aurais dû faire ta demande en personne plutôt que par l’intermédiaire d’émissaires, répondit-elle. Encore que, pour être honnête, même saint Adhen n’aurait su me persuader de quitter mon deuil. Bérimund sourit brièvement. J’espère épouser une femme aussi loyale que toi, Madame. J’aimerais être regretté. -208- Le prince rougit un peu, et un fond de timidité traversa son visage. Il parut soudain très jeune. Espérons que personne ne te regrettera avant longtemps, dit Murielle. Il hocha la tête. Le sang et le devoir m’imposent de te dire autre chose, Bérimund. Cette armée que tu mènes R j’espère qu’elle ne se dirige pas vers mon pays. Elle se dirige vers nos frontières, dit Bérimund, mais je ne la commande pas. J’ai été envoyé ici. Madame, pour t’escorter jusqu’à Kaithbaurg. C’est aimable, mais j’ai déjà une escorte adéquate, lui dit Murielle. Le roi, mon père, s’est montré parfaitement inflexible à ce sujet. Aradal a d’autres responsabilités. Majesté..., débuta Aradal, mais le prince l’interrompit d’une voix soudain plus dure. Aradal, si je désire que tu parles, je te le demanderai. Mon lige Ilvhar te donnera tes instructions. J’escorterai la reine à partir d’ici. Il se retourna vers elle. Tes hommes seront ramenés indemnes à la frontière, je te le promets. Mes hommes ? Ils restent avec moi. Il agita négativement la tête. Tu peux garder ta dame de compagnie et un unique garde du corps, mais le reste de ton escorte doit repartir. C’est un outrage, dit Murielle. J’ai reçu l’assurance que les anciennes conventions seraient respectées. Aradal n’avait aucune capacité à prendre de tels engagements, dit le prince. Ton pays a été déclaré nation hérétique par la sainte Église. Les anciennes conventions ne s’appliquent plus. Tu crois vraiment cela ? Un instant, le garçon mal à l’aise réapparut dans ses yeux, mais ses lèvres se refermèrent aussitôt pour ne plus former qu’une fine ligne droite. -209- Je n’en discuterai pas, Madame. (Il fit un signe du menton en direction de Neil.) Et je n’attends aucune objection de ton lige non plus. Tu me fais prisonnière et tu ne t’attends à aucune objection ? Tu voulais parler à mon père, n’est-ce pas ? Oui. Pour essayer de le convaincre de ne pas s’engager dans cette guerre. Eh bien, la guerre a commencé, et c’est ta fille qui l’a voulue. De quoi parles-tu ? Elle a massacré cinq cents saints guerriers de l’Église, envoyés par le Fratrex Prismo pour maintenir la paix. L’Église est notre plus fidèle allié. Si elle est agressée, nous le sommes aussi. De plus, nous avons appris qu’elle s’apprêtait à attaquer nos troupes pacificatrices à Copenwis. Nous nous trouvons donc en état de guerre. Tu représentes, Majesté, une force d’invasion, et je serais tout à fait fondé à éliminer la menace que représentent tes hommes d’armes. En lieu de cela, je fais ce qui est honorable, et je leur permets de retourner en Crotheny. Et si je désire repartir avec eux ? Bérimund ouvrit la bouche, la referma, et parut réfléchir un temps. Mon père m’a ordonné d’intercepter ton ambassade et de t’amener à lui sous ces conditions. S’il n’y a plus d’ambassade, si tu ne désires plus le rencontrer, alors je te ramènerai à la frontière. Il ne m’a pas expressément demandé de te faire prisonnière. Mais tu penses que c’était son intention ? Que si je viens, je serai prise en otage ? Bérimund soupira et détourna les yeux. On peut imaginer cela, oui. Murielle prit une longue inspiration, en se remémorant les journées interminables dans la tour de Cotte-de-Loup où Robert l’avait enfermée. Tu es un homme d’honneur, prince Bérimund, reconnut-elle. Si je viens avec toi, je demanderai ta protection. -210- Il marqua une pause, parut étudier quelque chose dans sa tête, puis acquiesça. Tu l’as, Madame, si c’est vraiment ce que tu veux. Ça l’est. Très bien. Ton chevalier peut conserver son harnachement, pour l’instant, si j’ai sa parole qu’il n’attaquera pas sans provocation. Il dévisagea Neil, qui se tourna vers elle. Elle opina. Je le jure par les saints par lesquels mon peuple jure, dit le chevalier. Merci, dit Bérimund. (Il se tourna vers Aradal.) Ramène le reste de ces hommes jusqu’à la frontière. Ils ne doivent être ni blessés ni désarmés. Il fit un signe de tête en direction de Murielle. Quand tu seras prête, Madame, nous partirons pour Kaithbaurg. Murielle sentit ses cheveux se soulever. Le vent de l’orage les avait rejoints. -211- CHAPITRE SIX UN CŒUR TRANSFORMÉ Cazio n’avait pas de bons souvenirs de château Dunmrogh. À un jet de pierre de là, il avait vu sans pouvoir réagir des hommes et des femmes être cloués sur des poteaux et éventrés, et ceux qui avaient fait cela avaient voulu le pendre. S’il n’y avait eu Anne et ses étranges pouvoirs, il y serait probablement mort. Cela avait d’ailleurs failli être le cas. Même sans ce souvenir pour l’influencer, il n’aurait pas été heureux. Que voulait Anne ? Était-elle honnête avec lui, avait-elle réellement besoin de lui ici, ou était-ce une punition pour s’être opposé à elle ? Il se remémora Anne entrant dans la clairière cette nuit-là, royale, puissante. Terrifiante, en fait. Et depuis, il avait souvent ressenti cette puissance et cette terreur. Il était difficile de voir en elle la nymphe qu’il avait vue nager dans un bassin en Vitellio. Peut-être qu’elle ne l’était plus. Peut-être que cette Anne-là avait disparu. Et peut-être qu’il ne tenait plus trop à servir la nouvelle Anne. Il soupira, laissant son regard remonter la colline vers les murailles grises et la forteresse aux trois tours. Qu’est-ce que je sais de la façon dont on dirige un château, de toute façon ? maugréa-t-il dans sa langue natale. Nous sommes là pour t’aider en la matière, messire, répondit le capitaine Esley, dans la même langue. -212- Cazio se tourna vers lui, le chef des hommes qu’Anne avait placés sous sa charge. Il était petit, avec une barbe noire rayée d’argent, et d’épais sourcils hérissés qui assombrissaient ses yeux noirs. Une neuvaine sur la route, et tu ne penses pas à me dire que tu parles ma langue ? Je ne la parle pas très bien, dit Esley. Mais j’ai combattu pour le Medisso de Curhavia quand j’étais jeune, et je m’en souviens un peu. Écoute, si tu m’as entendu faire quelque commentaire peu flatteur sur la reine... Je n’aurais jamais écouté une telle chose. Bien. Mon genre d’homme. Viro deno. Esley sourit, puis fit un signe du menton en direction du château. Il a l’air en bon état. Tant que l’Église n’envoie pas une demi-légif pour nous combattre, nous devrions pouvoir tenir, en fonction de la qualité des forces locales. Eh bien, je suppose qu’il ne reste plus qu’à aller nous présenter, dit Cazio. Je suis sûr qu’ils se souviennent de toi, messire. Ce ne fut pas le cas, du moins en ce qui concernait les gardes de la première enceinte, si bien qu’ils durent faire mander un membre de la maisonnée pour examiner la missive royale avant de les laisser franchir les douves avec cent cinquante hommes. Cazio ne pouvait les en blâmer. Lorsque l’attente eut presque atteint une cloche, Cazio alla s’adosser à l’ombre d’un poirier et ferma les yeux. Il fut réveillé par Esley qui lui tapotait l’épaule. Quelqu’un est enfin arrivé, dit-il. Ah ! dit Cazio en s’aidant du tronc pour se relever. Qui avons-nous là ? C’était un homme âgé, vêtu d’un doublet safran brodé et de chausses rouges. Il avait une mouche de poils gris sur le menton, et un visage buriné. Il portait un petit chapeau mou de la même couleur que ses chausses. -213- Je suis Cladhen MaypCladhen de Planth Alnhir, intendant de la maison de Dunmrogh, dit-il en s’adressant à Cazio. À qui ai-je l’honneur de m’adresser ? Cazio Pachiomadio da Chiovattio le très las d’attendre, répondit-il. Je suis désolé pour cela, dit l’homme. Je n’étais pas présentable lorsque tu es arrivé, et je me suis dit que je devais rassembler les hommes. Après tout ce que nous avons vécu cette année, je préfère ne pas prendre de risque. Puis-je voir la lettre, s’il te plaît ? Cazio la lui tendit, et l’intendant l’examina un temps. Tout cela me paraît très bien, dit-il. Je suis heureux que Sa Majesté ait jugé utile de nous envoyer des renforts. On entend toute sorte de rumeurs sur des armées en mouvement, même si tout est heureusement très calme par ici. Il lui rendit la lettre. Eh bien, si tu veux me suivre, nous allons te trouver des quartiers, et tu vas pouvoir commencer à t’habituer à l’endroit. Je suis heureux de t’en transmettre la charge. Pourquoi ? L’intendant marqua une pause, apparemment surpris par la question. Je... je ne suis pas fait pour ces responsabilités, je suppose. Je suis plutôt un érudit, pas un diplomate ni un soldat. Mais Sa Majesté a éliminé tous les autres, parce qu’ils étaient impliqués dans cette histoire dans la forêt. (Il ouvrit la marche du bras.) Tu viens avec moi ? Et mes hommes ? Oui, évidemment... Nous ne sommes qu’à demi-garnison, ils auront de la place. Ils le suivirent dans la première enceinte, un agréable pré vert qui n’avait à l’évidence pas vu de combat depuis longtemps. Le chemin pavé menait à un pont-levis plutôt long dont les câbles de suspension étaient fixés au sommet de la muraille de l’enceinte intérieure, à quelque trente pieds de haut. Le pont ne faisait pas office de porte, comme dans certains châteaux qu’il avait vus R ici, la porte était à la droite du pont, en fait une herse bardée de fer d’apparence massive. -214- Cazio regarda vers l’eau verte des douves tandis qu’ils s’avançaient sur ces planches de bois qui sonnaient creux, en se demandant si des dragons ou des nymphes nageaient dans ses profondeurs. Lorsqu’il remit le pied sur la pierre, il entendit un bruit étrange, le bourdonnement de quelque chose qui se tendait, puis soudain, les soldats d’Anne se mirent à hurler. Il fit volte-face, sa main plongeant vers la poignée de son épée. Il vit que le pont se relevait, laissant la plupart des hommes de l’autre côté des douves. Ceux qui étaient encore sur le pont-levis tombaient vers lui ou sautaient dans l’eau. Des flèches emplumées de rouge s’abattirent sur eux, et les cris de surprise devinrent des cris de douleur. Cazio dégaina Acrédo, mais il sentit quelque chose se resserrer sur son cou et lui couper le souffle. Il voulut y porter la main, mais elle fut empoignée, tout comme son bras armé, et tandis que des points noirs commençaient à danser devant ses yeux, il sentit qu’on lui arrachait son arme. Il voulut se tourner, mais vit qu’il était fermement maintenu en place par trois hommes au visage sévère, tous moines de Mamrès. L’un d’eux tenait une cordelette serrée autour de son cou. Il ne put même pas crier tandis qu’ils l’entraînaient, à son corps défendant, vers la herse. Il vit le capitaine Esley hurler et se précipiter vers lui, sabre au clair, puis soudain il n’eut plus de tête. C’est à ce moment-là que le soleil s’éteignit. Il revint à lui, et dans un premier temps, la seule chose qu’il vit fut un long rectangle d’une lueur grise, et des milliers de petits points qui s’y promenaient paresseusement. Cela lui parut d’abord n’avoir aucun sens, puis il réalisa que le rectangle devait être un rai de lumière sur un sol de pierre, projeté là à travers une fenêtre qui se trouvait quatre bons périchis au-dessus de lui. Il plissa les paupières et se détourna de la lumière, mais ses yeux mirent un certain temps à s’adapter. Il fouilla ses souvenirs. Il y avait eu une embuscade... Oh, je crois qu’il est revenu avec nous, dit quelqu’un. -215- La langue était le Vitellien, mais crefo avait été prononcé plus comme crewo, signe distinctif de l’accent aristocratique de z’Irbina. Merveilleux, dit une autre voix. Il s’agissait également du Vitellien d’un lettré, mais avec une légère touche d’un accent étranger. Ayons une discussion avec lui. Comme ses yeux s’ajustaient, les visages lui apparurent, pas plus reconnaissables que ne l’avaient été les voix. Leurs vêtements, par contre, l’étaient. L’un était vêtu de la robe noire et de la cape rouge d’un patir. L’autre était tout de noir vêtu, avec une unique étoile rouge au col. Un seul homme au monde était autorisé à porter cet habit. Le Fratrex Prismo, murmura Cazio. Oh, un dévot ! dit le Fratrex. Je ne suis dévot qu’envers les saints qui m’aiment, répliqua Cazio. Mais je viens du Vitellio. Ton portrait est partout. Mais ce n’est pas ton portrait, n’est-ce pas ? Tu n’es pas Niro Lucio. Tu as deux nirii de retard, dit l’homme. Je suis Niro Marco. Tu es bien loin de z’Irbina, Excellence, fit-il remarquer. Je suis flatté que tu aies fait un tel chemin pour me voir. La ferme ! s’exclama le patir. Tu parles à la Voix des Saints. Ah, laisse-le parler ! dit le Fratrex Prismo. Il semble être quelqu’un d’intéressant. Un dessrator vitellien dépêché pour investir une place forte avec des troupes crothaniques ? Je ne vois qu’une seule personne qui puisse répondre à cette description. Il s’agit bien de lui, dit une autre voix à sa droite. Cazio se tourna vers le troisième homme. Je te connais, dit-il. Sire Roger, c’est ça ? Oui, reconnut celui-ci. Je me demande ce que tu fais ici. Je voyageais juste avec les soldats, mentit Cazio, espérant un repas gratuit et un lit pour la nuit. -216- L’homme le plus important de l’Église agita un doigt dans sa direction comme s’il avait été un petit garçon qui avait mangé des baies dans le mauvais jardin. Que c’est maladroit ! As-tu oublié que tu portais une lettre d’Anne ? Effectivement. Non, répondit-il. J’espérais juste que tu ne savais pas lire. Le patir fit mine d’avancer, mais le Fratrex leva la main, et il s’immobilisa. Je ne comprends vraiment pas ton hostilité, dit le Fratrex. Tes hommes m’ont attaqué, répondit Cazio. Évidemment. Tu envahissais un château que nous occupons au nom des saints. Si tu n’avais pas eu une armée avec toi, nous aurions peut-être parlé d’abord, mais comme tu te présentais sous un abord inamical... Je ne me suis présenté en aucun terme, ni hostile ni autre. Pour tout ce qui concerne les serviteurs des saints, la position usuelle de la Crotheny semble être le massacre, dit le Fratrex. Nous avons combattu des hommes d’Église corrompus, si c’est ce que tu veux dire, dit Cazio. Tout près d’ici, en fait. Cela ? Ils étaient une poignée, et c’était avant qu’Anne Dare ne revendiquât la Crotheny. Je te parle de ce qui se passe depuis qu’elle a usurpé le trône de son oncle, des expéditions militaires. Je parle, par exemple, du massacre de cinq cents hommes à Tarnshead. Ils voulaient nous faire la même chose, dit Cazio. Demande à sire Roger ici présent. Ils se croyaient en position de force, et ils se sont trompés. On leur a tranché la gorge dans leur sommeil, explosa sire Roger. C’est faux, répondit Cazio. Le front de sire Roger se plissa, puis se détendit. Oh ! Tu n’y étais pas, n’est-ce pas ? Tu n’as pas vu ce qui leur est arrivé. -217- Cazio ouvrit la bouche pour répliquer, mais il ne s’y était effectivement pas trouvé, en fait. L’attaque avait été menée par la garde sefry d’Anne. Il sentit quelque chose se nouer dans son estomac. Les sefrys n’avaient perdu que deux hommes. Peut-être que les sefrys les avaient réellement tués dans leur sommeil. Anne n’avait rien dû en savoir, mais les sefrys pouvaient l’avoir fait. Il ne savait pas, dit le Fratrex. Je ne croyais pas qu’un dessrator pût avoir été impliqué dans une affaire aussi méprisable R encore moins le fils du Mamercio. Le nom frappa Cazio à la poitrine comme un coup d’épée. Mon père ? Comment sais-tu qui était mon père ? L’Église entretient des archives, tu sais. Mais hors cela, j’ai rencontré ton père, il y a bien longtemps. Un homme d’honneur. Tu l’as rencontré ? Pas l’épée à la main, je suppose ? Le Fratrex eut un grand sourire. Je vois. Tu veux le venger ? Cazio fut soudain pris de vertige. C’était toi ? Tu as tué mon père ? Le Fratrex renâcla. Non. Si tu m’avais vu une seule fois avec une épée, tu le saurais. Mais cela te plairait, n’est-ce pas ? Cela te donnerait une bonne raison de me tuer, hein ? Mon père était un idiot, répondit Cazio. Je n’ai jamais juré de le venger, mais seulement de vivre mieux et plus longtemps que lui. Vraiment ? Je ne comprends pas. Tu sembles avoir suivi la voie de l’épée, tout comme lui. Il se battait pour l’honneur, dit Cazio. Il a perdu tout ce qu’il possédait, ainsi que la vie, dans un duel dû à des notions ridicules. Je me bats pour de la nourriture ou de l’argent. Je me bats pour survivre, et sagement, je ne me bats pour aucune autre raison. Je... Il s’arrêta. Il s’était écoulé bien du temps depuis la dernière fois qu’il avait eu cette conversation avec qui que ce fût, réalisa-t-il soudain. -218- Pourquoi avait-il refusé d’arpenter la voie des sanctuaires de Mamrès ? Pourquoi avait-il été à ce point déçu quand Acrédo avait été tué d’une volée de flèches ? Oh non, pensa-t-il. Comment est-ce arrivé ? Il voulut faire resurgir la colère qu’il avait autrefois ressentie envers son père, la fureur, le dédain. Tout était parti. Quand avait-il changé ? Comment avait-ce pu arriver sans qu’il le sache ? Le Fratrex Prismo le regardait toujours, attendant apparemment qu’il continuât. Comme il ne le faisait pas, l’homme d’Église se pencha en avant. Ainsi tu n’es qu’un mercenaire ? L’honneur ne signifie rien pour toi ? Je... Oublions cela, dit Cazio. Sais-tu qui a tué mon père ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je l’ai croisé des années avant sa mort. Il se rendait en pèlerinage au mausolée d’Uni à Abrinio, et moi aussi. Il nous a sauvé la vie lorsque des brigands nous ont attaqués. Pour la première fois depuis des années, Cazio se souvint du visage de son père, et de sa voix, alors qu’il racontait son pèlerinage à Abrinio. Il fut choqué par la clarté soudaine de son souvenir, par les larmes qui envahissaient son esprit. Je... ne veux pas en parler, dit-il d’une voix rauque. De quoi allons-nous parler, alors ? demanda le Fratrex. De ce que nous allons faire de toi ? Pourquoi pas. C’est un sujet intéressant. Et qui dépend tellement de... eh bien, en fait, tu sais... de toi. Je veux bien imaginer que tu as jusqu’ici été guidé par une fidélité personnelle envers Anne plutôt que par une réelle hostilité envers l’Église. Mais pour conserver ce point de vue, je vais avoir besoin d’un peu de coopération de ta part. Je vais avoir besoin de ton aide avec Anne. Suppose, dit Cazio après un temps, que je t’offre la même chose ? À un jet de flèche d’ici, j’ai vu de mes yeux des hommes d’Église commettre les plus abominables atrocités. Au début, j’ai voulu croire que ce clergé-là n’était fait que de -219- renégats, mais nous avons découvert que le praifec de Crotheny était impliqué, et que les événements dont j’avais été témoin n’étaient pas uniques. Il semble impossible que les autres pères de l’Église n’aient rien su de tout cela, mais je suis néanmoins prêt à imaginer que tu n’avais pas connaissance de ces abominations. Mais pour conserver ce point de vue, je vais avoir besoin d’un peu de coopération de ta part. Je vais avoir besoin de ton baiser saint sur mon cul. Le patir avait viré à l’écarlate, mais le Fratrex ne fit que dessiner un étrange petit sourire. Je vois. (Il changea de position.) Je vais te donner un peu de temps pour réfléchir à tout cela, mon ami. Il hocha la tête, et le patir claqua dans ses mains. Une porte qu’il n’avait pas remarquée s’ouvrit, et cinq moines imposants entrèrent. Cazio le regarda dans les yeux sans ciller. Je vais te dire une chose. Tu ne devrais pas aller à Eslen. Anne t’écraserait. Le Fratrex Prismo agita négativement la tête. Non. Parce que je sais quelque chose qu’elle ne sait pas. Si tu m’aides, elle vivra peut-être. Sinon, je crains pour sa vie. Crains pour la tienne, gronda Cazio. Si tu menaces Anne, je vais devoir te tuer moi-même. Vraiment ? dit le Fratrex. Eh bien, tu pourrais tout aussi bien faire cela maintenant. (Il fit un signe de tête en direction des gardes.) Messires, voulez-vous bien nous prêter deux épées ? Excellence, répondit l’un des hommes. Il dégaina sa lourde et longue lame, et vint la tendre au Fratrex. Un autre apporta à Cazio son arme personnelle, Acrédo. Cazio prit la poignée en main. Ce ne pouvait qu’être un piège, mais au moins il mourrait en se battant, et pas torturé à mort dans quelque donjon. Il se dressa, ne relevant son arme qu’une fois que Niro Marco se fut en garde. Avec une incroyable agilité qui démentait son assertion antérieure, l’homme plongea sur lui. Cazio saisit la lame en pert, -220- l’abaissa en uhtavo, et frappa le Fratrex Prismo de la sainte Église à la poitrine. Sauf que la pointe s’arrêta comme si elle avait heurté un mur. Un instant, il crut que l’homme portait un plastron d’armure, puis il réalisa qu’en fait, la pointe ne le touchait pas, mais était prise dans quelque chose à une épaisseur de doigt de la poitrine de Niro Marco. Il essaya d’en dégager son arme pour frapper de nouveau, mais soudain ses bras et ses jambes cédèrent, et il s’effondra par terre. Ces hommes vont maintenant t’emmener en un lieu de contemplation, mais je dois t’avertir que je ne peux te laisser réfléchir très longtemps. Je ne suis ici que pour très peu de temps, et je dois ensuite me rendre à Eslen, avec ou sans l’aide que tu pourras peut-être m’offrir. J’aimerais te sauver, mais si tu n’as rien à me dire d’ici demain, je serai dans l’obligation de t’encourager par tous les moyens. Et si cela se révèle inutile, eh bien, nous pourrons peut-être tout de même purifier ton âme avant qu’elle ne quitte ce monde. C’est bien le moins que je puisse faire pour ton père. -221- CHAPITRE SEPT DÉBUTE LE PÉRIPLE Lorsque les scintillements cessèrent de luire, Stéphane vociféra et se démena dans l’obscurité. Adhrekh cria des ordres, et Zemlé hurla. Puis quelque chose de rêche le heurta et il perçut un souffle rauque. Ses pieds ne reposèrent soudain plus sur rien, et il entendit un second cri, cette fois de l’autre voix. Ne fais pas confiance... Puis le silence, et le vent, et l’attente de l’immobilisation finale. Quelque chose le heurta de nouveau et lui vida les poumons de tout leur air. La douleur fut aveuglante, mais il pouvait la ressentir, ce qui signifiait qu’il n’était pas encore mort. Ce n’était pas si terrible, pensa-t-il. Le sol ne devait pas être aussi loin que je le pensais. Mais comme il hoquetait pour faire revenir de l’air dans ses poumons, Stéphane comprit que quelque chose lui enserrait violemment la poitrine, et qu’ils filaient tous deux à travers l’obscurité. Était-ce un aitivar, qui aurait plongé en une vaine tentative de le sauver ? Mais ils ne se déplaçaient pas tant vers le bas qu’en avant. Quoi que fût ce qui le tenait, cela volait. Qu’est-ce qui pouvait voler et était assez gros pour pouvoir porter un homme ? Seulement une chose échappée des légendes, et probablement quelque chose de méchant. Un wivre, un dragon... -222- Il appela au secours, mais eut l’impression que les sons ne dépassaient guère ses lèvres. Il ne pouvait pas se débattre, et l’eût-il pu que cela aurait, en cas de succès, signifié une longue chute. L’odeur l’envahit de nouveau, ainsi que la terrible sensation de quelque chose d’infiniment maléfique qui l’entourait, et il sentit soudain la pierre ferme sous ses pieds. Ce qui l’avait retenu le lâcha, et il tomba en arrière, pour atterrir sur son postérieur. Terrifié, il recula en crabe, pour échapper à la chose. Une paroi rocheuse mit fin à sa retraite. L’obscurité restait absolue. Que veux-tu ? haleta Stéphane. Que veux-tu de moi ? Il reçut pour toute réponse un tonnerre de mots incompréhensibles qui parut rouler autour de lui, un fracas qu’aucune gorge humaine n’eût pu produire. Une partie de lui était fascinée, malgré l’horreur. Était-ce la langue des démons ? Je ne peux... — Silence. Cela s’enfonça dans son crâne comme une épingle à travers un insecte. Il en resta bouche bée. Est-ce lui ? poursuivit la chose. Es-tu lui ? Es-tu ombre ou substance ? La voix ronflait dans son oreille R dans ses deux oreilles, en fait, comme si qui-que-ce-fut chuchotait dans les deux à la fois. Cela n’avait pas l’air d’être une voix humaine, mais il n’eût pu dire pourquoi. Stéphane ne pouvait toujours pas bouger la bouche, et ne pouvait donc pas répondre. Ton odeur, poursuivit la voix. Abjecte. Je ne comprends pas comment vous ne mettez pas fin à vos vies pour cette seule raison. Cela marqua une pause, et Stéphane eut l’impression de quelque chose d’immense qui glissait autour de lui. Mais lorsque cela parla de nouveau, sa voix était toujours juste dans ses oreilles. -223- Tu sens d’autres choses, aussi. Tu pues les sedoï. Cela pourrit en toi, petit éphémère. Tout vient à toi pour pourrir. Ou viendra. Stéphane tremblait irrépressiblement. Il pouvait encore bouger ses membres et le fit R pour se rouler en boule. — Ne bouge pas, ordonna la voix. Alors il ne put plus bouger du tout, sauf que son tremblement se poursuivit. Soudain l’épingle dans son âme commença à frétiller, et il se tenait devant le sanctuaire de saint Ciesel dans la forêt du roi. La forêt s’éleva autour de lui comme des colonnes soutenant le ciel nuageux. Le sanctuaire était une coquette petite structure de pierre grise avec un plafond bas. Il cilla. Il se trouvait devant un autre sanctuaire, celui de saint Woth. Puis il n’eut plus le temps de ciller qu’il passait de lieu en lieu, d’époque en époque. Il avait neuf ans, regardait par-delà les falaises derrière sa maison et sentait la mer. Il observait Zemlé qui se déshabillait. Il se soulageait derrière un buisson au bord de la route du Vieux Roi. Il regardait Aspar embrasser Winna. Une partie de lui comprenait qu’il s’agissait de souvenirs, mais tout paraissait absolument réel R il sentait son poids sur ses pieds, n’était parfois pas debout R les odeurs, la température de l’air, et tout alla de plus en plus vite jusqu’à ce que son esprit conscient s’en écartât soudain et se mît à regarder tout cela s’écouler comme une rivière. Sans plus chercher à rien reconnaître, mais en en observant simplement la naissance et le passage. Et après un temps, il remarqua un autre flot, profond et sombre, qui courait en parallèle, la touchait presque, puis finalement rejoignait et gonflait la rivière. Qu’est-ce ? Mais alors même sa capacité à concevoir des questions se désintégra. Il lui fallut longtemps pour comprendre que c’était fini, qu’il était revenu en un unique endroit et un unique instant, tremblant toujours dans l’obscurité, et paralysé. Il réalisa que -224- cette chose lui parlait de nouveau, et ce, probablement depuis un certain temps. ...arriver ? C’est absurde. Je sens les os. Les os sont là. Du sang en eux ? Oui, en eux. Ah ! tu es revenu. Écoute, petit éphémère. Il ne me connaît pas, pas avec certitude. Je préfère qu’il en soit ainsi. Je crois que tu préféreras cela, toi aussi. C’est tellement utile, n’est-ce pas ? T’es-tu jamais demandé pourquoi il veut que tu arpentes les voies des sanctuaires ? Te l’es-tu seulement demandé ? Oui, essaya de répondre Stéphane. Allons, dis... Ah ! attends. Je vois. Cela fonctionne déjà. Tu peux parler en réponse à mes questions. Il sentit quelque chose comme un nœud qui se dénouerait dans sa gorge, puis il eut la nausée, et vomit. Cela se poursuivit longtemps après qu’il n’avait plus rien dans l’estomac. Réponds à ma question, gronda l’obscurité. Oui, articula Stéphane entre ses haut-le-cœur. Je me suis posé la question. Il voulait désespérément demander à qui il parlait, mais s’aperçut qu’il ne le pouvait pas. Sais-tu qui il est ? Je ne te dirai rien, pensa-t-il. Je ne te dirai pas que je pense que c’est le fantôme de Kauron. Il réalisa soudain qu’il venait de dire à haute voix ce qu’il pensait, et maugréa. Quelle sorte de scintillation était-ce là ? Kauron ? dit-il. C’est un nom. Cela ne veut rien dire. Sais-tu qui il est ? C’est tout ce que je sais, dit Stéphane en sentant les mots se précipiter hors de sa bouche. Il m’a aidé à trouver la montagne, et la voie des sanctuaires. Évidemment. Personne n’a plus envie que lui de te voir arpenter cette voie. Stéphane n’essaya même pas de demander pourquoi. Eh bien, arpente-la si tu veux, ronronna la voix. Je n’ai pas d’objection. Stéphane sentit un battement d’ailes et un mouvement d’air. Son corps se détendit comme un ressort et se libéra, et ses tremblements finirent par disparaître. -225- Stéphane resta étendu là un temps, le cœur serré, à se demander comment il avait jamais pu s’imaginer courageux. C’était toujours la même histoire : à chaque fois qu’il se sentait près de prendre le contrôle de sa vie et de son monde, les saints lui montraient quelque chose qui le réduisait à néant. Il ouvrit les yeux et s’aperçut que les scintillements étaient revenus à lui. Il se trouvait encore quelque part sous terre, mais plus dans le vaste gouffre où il avait été enlevé, et la rivière n’était plus là, encore qu’il pouvait l’entendre quelque part, très loin. Il ne percevait aucun signe de ses compagnons, même avec ses oreilles bénies du sedos. Il appela tout de même, pour voir, mais ne s’attendait pas à une réponse et n’en eut pas. Il s’efforça de ne pas penser à la très plausible explication qui était qu’ils étaient tous morts. C’était impossible, parce que cela eût signifié que Zemlé était morte, et elle ne l’était pas. Alors où était-il ? La caverne était très basse de plafond R à tel point qu’il ne pouvait y tenir debout, mais elle s’étendait dans toutes les directions, plus loin que n’éclairaient les scintillements. Anne Dare avait décrit un tel endroit R elle l’avait appelé « la salle voûtée ». Celui qui l’avait enlevé l’avait-il déposé à l’entrée de la voie des sanctuaires ? Kauron, où es-tu, maintenant ? Mais il n’y eut pas de réponse. Il n’avait pas envie de bouger. Il n’avait pas envie de faire quoi que ce fût. Après un temps il réagit, se mit à quatre pattes. Il choisit la direction qui lui parut indiquer le plus fortement le sedos, et avança. Il n’eut pas à aller loin. Une colonne de pierre devint visible, de la circonférence d’un grand chêne. Il y était gravé le symbole virgenyen antique du « un ». Il marqua une pause. Il n’avait jamais vu de sanctuaire souterrain auparavant. Ceux de la surface ressemblaient généralement à des talus, encore qu’il s’agissait parfois d’affleurements rocheux ou de dépressions. Quel saint avait laissé son empreinte ici, et quelle était la façon appropriée de -226- l’approcher ? Les sanctuaires de l’Église avaient des mausolées qui représentaient le saint apparenté, pour aider à préparer le corps et l’esprit à recevoir son pouvoir. Ici, il n’y avait aucune indication, à moins que le nombre ne fût un message crypté. Mais il avait probablement pour seule signification que c’était par celui-ci qu’il était censé commencer.. Comment avait-elle su dans quel ordre les aborder ? Son journal ne le disait pas. Se sentant las, il avança en direction du sedos. Lorsqu’il l’atteignit, il resta à genoux et tendit la main vers la pierre. Je ne sais pas quel saint tu es, murmura-t-il. Sinon je me serais adressé à toi de façon plus convenable. Peut-être que cela n’avait aucune importance. Le Révesturi (ce clergé renégat qui avait aidé Stéphane à trouver cet endroit) prétendait qu’il n’y avait pas de saints, que seul le pouvoir était réel. Il toucha la pierre. Quelque chose pénétra par le bout de ses doigts et parcourut son bras. Il tressaillit tandis que cela se refermait autour de son cœur et serrait. Il se prépara à l’agonie, mais bien que tout en lui annonçait que la douleur allait venir, elle ne vint pas. Il recula le torse tandis que la sensation s’estompait. Sa peau le picotait un peu. Une incroyable impression de bien-être le parcourut de la tête aux pieds. Toutes ses douleurs, les petites comme les grandes, avaient disparu, et bien qu’il se souvînt avoir quelques instants plus tôt été à la limite du désespoir le plus absolu, il ne pouvait plus même imaginer jamais ressentir une telle chose. Il toucha de nouveau la pierre, mais l’expérience ne se reproduisit pas. Ni ne disparut. Il sentit un sourire se dessiner sur son visage. Pourquoi avait-il différé cela ? S’il avait ici une indication, arpenter cette voie des sanctuaires allait être beaucoup plus agréable que la précédente. -227- Il se dirigea vers la station suivante, qu’il pouvait maintenant sentir aussi clairement que si une voix l’appelait. Le plafond baissait de plus en plus à mesure qu’il progressait, si bien qu’il finit par ramper, le nez presque sur la pierre. Une part de lui se sentait claustrophobe, mais sans que cela ne devînt jamais écrasant. Il se sentait trop bien, trop certain que les choses iraient dorénavant pour le mieux. Par ailleurs, au moins deux personnes avaient fait cela avant lui et avaient survécu. Ses certitudes furent bientôt confortées par le fait que le sol se mit à descendre. Des parois apparurent, et bientôt il fut revenu dans un tunnel, même si celui-ci descendait en une série d’à-plats brisés. Combien de temps depuis qu’une rivière avait coulé ici ? Combien de temps lui avait-il fallu pour creuser la roche ? Une période inconcevable, sûrement. Quel âge avait le monde ? Ce n’était pas une question à laquelle il avait beaucoup réfléchi. Évidemment, certains lettrés s’y étaient intéressés, et il avait lu les textes fondamentaux durant sa formation au collège. Il y avait beaucoup de spéculation, mais tout revenait principalement à deux écoles de pensée : le monde avait été créé à peu près dans l’état où il se trouvait actuellement il y avait quelques milliers d’années, ou alors il était très, très vieux. À l’époque, comme aujourd’hui, le goût de Stéphane pour les langues et les textes anciens avait été sa principale préoccupation, et les textes les plus anciens au monde n’avaient qu’environ deux mille ans. C’était alors que l’histoire humaine avait commencé. Mais il y avait eu une histoire skasloï avant cela, dont on ne savait à peu près rien. Combien de temps les skasloï avaient-ils eu des esclaves ? Combien de temps leur civilisation avait-elle existé ? Y avait-il eu encore autre chose avant eux ? Ces questions lui parurent soudain être très importantes, parce qu’il semblait à Stéphane que le monde devait avoir été là depuis très longtemps pour que l’eau eût pu creuser des canaux dans la pierre, les abandonner, en creuser d’autres, et ainsi de -228- suite. Les saints eussent probablement pu créer des cavernes en même temps qu’ils créaient la terre ferme, mais pourquoi les faire apparaître comme s’ils eussent été formés par un processus naturel qui eût dû prendre bien des milliers d’années ? Ils eussent pu le faire, évidemment, mais pourquoi ? Et s’il n’y avait pas de saints, si le pouvoir était juste quelque chose qui était, depuis combien de temps était-il là ? D’où était-il venu ? Combien de fois depuis le début du monde quelqu’un avait-il arpenté cette voie des sanctuaires, et que s’était-il passé ? Cette idée l’immobilisa littéralement. Pour autant qu’il le sût, seuls Virgenye Dare et Kauron avaient arpenté cette voie. Virgenye Dare avait usé de son pouvoir pour vaincre et éradiquer les skasloï. Kauron semblait ne pas avoir survécu pour en faire usage. Eût-ce été le cas, il eût sûrement mis fin à l’avènement des saints maudits, à la guerre des Mages et au règne impie du bouffon noir. Virgenye Dare avait arraché les humains et les sefrys à l’esclavage. Kauron était mort et avait échoué à prévenir ce qui avait été de bien des façons une résurrection du mal skasloï. Maintenant il semblait que le chaos et la nuit revenaient encore une fois, et sa tâche était d’arpenter la voie, d’user du pouvoir, et de remettre les choses en ordre. Pouvait-ce être aussi simple ? Était-il vraiment l’élu ? Allait-il réussir, ou échouer comme Kauron l’avait fait ? Il agita la tête. Pourquoi les skasloï n’avaient-ils pas arpenté les voies des sanctuaires ? Ils avaient dû connaître leur existence. Comment eût-il pu en être autrement ? Parce que les saints nous aiment, dit-il à voix haute. Ils aiment ce qui est juste et bon. Mais dire cela lui parut si ridicule qu’il sut soudain sans l’ombre d’un doute qu’il n’y croyait plus. Le sanctuaire suivant était un bassin d’eau très froide. Il s’en approcha sans hésitation et y plongea les mains. Il entendit alors une voix. La langue était une forme très ancienne de -229- Thiuda, mais avant qu’il eût pu la déchiffrer, la voix fut rejointe par dix autres, puis cinquante, un millier, cent mille. Il sentit sa mâchoire s’agiter, puis ne sentit plus grand-chose tandis que son propre esprit hurlait pour se faire entendre, pour rester distinct, pour ne pas être balayé en un océan de pleurs, de supplications, de cris, de louanges. Maintenant ce n’était plus qu’un son, une seule voix qui disait tout et donc rien, qui s’étiolait, se fit plus aiguë, disparut. Il cilla et arracha ses mains de l’eau, mais il savait qu’il était trop tard, parce qu’il entendait encore cette note finale qui s’étirait au fond de son esprit, qui attendait. Qui attendait de l’engloutir. Et alors même qu’il s’efforçait de chasser ces voix, elles commencèrent à réémerger, non plus du bassin, cette fois, mais de sa propre tête. Et il sut que lorsqu’elles reviendraient, son propre esprit serait balayé. Tous les sanctuaires ont une limite. Tous les sanctuaires ont une exigence. Ils prennent et ils donnent. Si je ne termine pas ceci à temps, les voix feront de moi l’une d’elles. Mon corps mourra de faim. Je ne reverrai jamais plus Aspar ni Winna ni Zemlé. Il se releva, en s’efforçant de contrôler sa panique tandis que le susurrement croissait lentement. Je vais terminer, alors. Je vais terminer. -230- CHAPITRE HUIT ZO BUSO BRATO Les gardes entraînèrent Cazio à travers plusieurs couloirs puis les cuisines, où des femmes rougeaudes en tablier brun et les cheveux bandés d’écharpes blanches s’affairaient autour d’une cheminée assez grande pour que l’on y entrât sans se pencher. Il se demanda brièvement si elles allaient le faire cuire, ou au moins menacer de le faire, mais ils continuèrent de le pousser à travers les cuisines, tandis que l’odeur du bœuf bouilli et de la sauce verte au vinaigre commençait à lui rappeler à quel point il avait faim. Il aperçut un grand couteau sur une table à découper, encore sanguinolent d’avoir servi. S’il pouvait mettre la main dessus... Le garde derrière lui le piqua de la pointe de l’épée. Non, dit-il. N’y pense même pas. Ils te veulent vivant, mais ils n’ont rien dit des infirmités. Cazio regarda par-dessus son épaule. Vous êtes six, et vous avez quand même peur de moi. Allons, laissez-moi prendre le couteau, et vous garderez vos épées. Je montrerai à ces dames ce qu’est vraiment un homme R vu que si elles l’ont jamais su, vous avez réussi à le leur faire oublier, j’en suis certain. (Il éleva un peu plus la voix.) Qu’en pensez-vous, mesdames ? Aimeriez-vous voir un peu de sport ? Ça m’irait bien, répondit l’une d’elles. (Son visage était un peu ridé, mais aux bons endroits.) La ferme, toi, dit l’un des gardes. -231- Pourquoi ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que tu vas faire ? Vaudrait mieux pour toi que tu ne le saches jamais. Menacer des femmes, dit Cazio. En voilà, du courage. Écoute, sale porc vitellien... Ne sois pas idiot, dit un autre garde. Il essaie juste de te provoquer. Alors maîtrise-toi et pense à tes ordres. C’est un boulot simple. Fais-le. Oui, dit le gaillard derrière Cazio, qui le poussa de nouveau. Désolé, mesdames... Une autre fois, dit Cazio. Des promesses, toujours des promesses, lança l’une d’elles tandis qu’on le forçait hors des cuisines et dans un cellier où l’eau lui vint de nouveau à la bouche, puisqu’ils progressèrent entre les amphores d’huile d’olive, les tonnelets de blé et de pains de sucre, et les saucisses et jambons suspendus aux poutres. D’accord, dit Cazio. Enfermez-moi ici. Pas tout à fait, dit le gaillard derrière lui. Dunmrogh ne dispose pas d’une vraie geôle, mais cela devrait suffire. Arrête-toi. Ils se tenaient devant une grande plaque de fer circulaire sertie dans le sol. Une poignée y avait été découpée, dont un garde fit usage afin de la soulever. Elle révéla un trou noir large d’un peu moins d’un péréchi. Un autre garde déroula une corde et en lança une extrémité dans la fosse. Maintenant, sois un bon garçon et descends, dit-il. Laisse-moi juste emporter quelques saucisses. Je ne crois pas. Et ne va pas non plus imaginer que les femmes de la cuisine vont t’aider. Nous allons fermer la trappe avec une chaîne. Je ne crois pas qu’elles sachent forcer une serrure. Cazio avait déjà repéré les six épais arceaux de métal qui saillaient de la pierre autour du cercle. Ne voyant pas d’alternative, il prit la corde et descendit dans les ténèbres. Il progressa lentement, s’efforçant de profiter du peu de lumière pendant qu’il y en avait encore pour voir où il était gardé prisonnier. Ce ne fut pas long R le puits était assez étroit -232- pour qu’il eût pu toucher les deux parois opposées, si cela avait été possible sans tomber. Plus intéressant, les centaines de niches en grès incrustées dans les parois du puits. J’espère que vous m’avez laissé du vin, clama-t-il. Il n’y en avait pas quand nous sommes arrivés, répondit l’un des gardes. C’est vraiment pas de chance. La corde se détendit soudain, et Cazio tomba. Il glapit, mais avant qu’il n’eût vraiment eu le temps de faire autre chose, ses bottes avaient heurté la pierre. Ses pieds le lancèrent et ses genoux le tiraillèrent un peu, mais sinon il allait bien. Le puits ouvrait sur une salle en forme de dôme, large d’environ dix pas, et dont les parois étaient entièrement couvertes de ces niches de la taille d’une bouteille. Il tourna sur lui-même, pour en apercevoir le moindre pouce avant qu’ils ne lui ôtassent la lumière, mais il ne vit aucune issue, ni aucune bouteille de vin. Pourquoi quelqu’un aurait-il une aussi belle cave et pas de vin ? La trappe de fer s’abattit, résonnant si bruyamment dans son espace clos qu’il en eut mal aux oreilles, et l’obscurité fut totale. Au bout d’un instant, il entendit une chaîne frotter et se placer, puis plus rien. Il resta debout là un temps, puis soupira et s’assit en tailleur, pour réfléchir à ses options. L’embouchure du puits était trop haute pour qu’il pût la toucher, mais au prix de quelques efforts, il pourrait probablement escalader la paroi du dôme en se servant des niches, l’atteindre, puis trouver assez de prise pour se hisser jusqu’à la plaque de fer. Mais quoi, ensuite ? Il pouvait se mettre en embuscade, en espérant surprendre le prochain qui viendrait, mais combien de temps lui faudrait-il attendre ? Et seraient-ils vraiment surpris ? Seulement s’ils étaient idiots. Néanmoins, il considéra cela comme une possibilité, et passa à la suivante. Sauf qu’il n’y avait pas vraiment de suivante. Il fit le tour de la salle en tâtonnant les parois, avec le vague espoir de découvrir une issue cachée, puis tapota le sol à la recherche d’un endroit où cela sonnerait creux, mais il ne -233- trouva ni l’une ni l’autre. Il n’avait jamais vraiment cru que ce serait le cas. Il fouilla une nouvelle fois les niches, une par une, au cas où quelque chose d’utile y aurait été oublié : une bouteille de vin, un couteau, n’importe quoi qui pût être utilisé comme une arme. Encore une fois, il ne trouva rien, et tenter de briser l’une des niches de céramique pour trouver une prise ne fit que lui faire mal, d’abord à la main, puis au pied. Son estomac commençait réellement à se plaindre, et il avait mal partout. Avec un soupir résigné, il s’allongea aussi confortablement qu’il le put. Peut-être qu’une occasion se présenterait le lendemain. Il émergea du rêve d’une autre cave à vin visitée en de plus heureuses circonstances, sans trop savoir s’il avait dormi une heure ou un jour. Il avait vaguement conscience que quelque chose l’avait réveillé, mais sans se souvenir de ce que cela eût pu être. Il s’assit, et se demandait s’il avait vraiment une raison de se lever lorsqu’il entendit un coup sourd. Sa première pensée fut que l’on ouvrait la trappe, mais alors le coup se répéta, et il sentit le sol vibrer. Son nez le chatouilla, et il se mit à éternuer. L’air était plein de poussière. Le bruit semblait venir du mur, alors il s’en approcha et plaça ses mains contre la paroi. Cette fois, lorsque le coup vint, il le sentit à travers le grès et entendit un léger fracas. Le coup suivant fut plus bruyant, et celui d’après fut soudain clair et net, comme s’il avait été jusqu’alors sous l’eau et qu’il venait de faire surface. Il perçut un mouvement d’air sur son visage et sentit l’odeur du vin aigre. Quoi que ce fût frappa de nouveau, et il sentit des éclats de grès le moucheter. Il se détourna et s’écarta du trou qui s’élargissait de plus en plus. Soudain la lumière jaillit, si forte qu’il crut d’abord qu’il s’agissait du soleil, mais une lanterne s’avança à travers l’ouverture et il réalisa que ses yeux privés de lumière lui jouaient simplement des tours. Cazio ? -234- Bizarrement, le temps d’un premier battement de cœur, il ne reconnut pas cette voix, alors que c’était celle au monde qui lui était la plus familière. Z’Acatto ? Un visage grisonnant s’avança à travers l’ouverture derrière la lanterne. Tu es un idiot, dit le vieil homme. Comment... ? Commence par sortir, coupa le maître d’armes. Avec ta chance, ils doivent être en train de venir te chercher maintenant. C’est juste, dit Cazio. Il se mit à quatre pattes et écarta les gravats jusqu’à pouvoir se frayer un chemin. Il pénétra alors dans une autre salle souterraine, qui d’après ce qu’il pouvait voir à la lueur de la lanterne de z’Acatto, était vraiment immense. Une masse posée contre le mur témoignait de la méthode dont son aîné avait fait usage pour venir à sa rescousse, et pour rendre la situation plus étrange encore, il y avait de ce côté du mur un chambranle de porte, laquelle avait été murée. Ainsi, il y avait bien une issue secrète, murmura-t-il en se relevant. Scellée depuis fort longtemps. Cazio dévisagea son mentor un instant, puis il l’enlaça. Il sentait le vin et plusieurs jours de sueur, et sur le moment, Cazio crut qu’il allait pleurer. Il sentit z’Acatto se raidir, puis se détendre et lui rendre son accolade, quoique timidement. J’aurais dû le savoir, dit Cazio. Très bien, assez de tout ça, dit z’Acatto. Nous n’avons pas le temps de nous attendrir. Tiens, prends ça. Il lui tendit Acrédo. Où l’as-tu trouvée ? Des soldats ont joué avec, puis l’ont abandonnée dans le couloir près de la cuisine. Ce n’était pas Caspator, mais je me suis dit qu’elle devait être à toi. Merci, dit Cazio. (Puis il sourit.) Tu es resté. Les sourcils de z’Acatto se froncèrent. -235- Pas à cause de toi, dit-il en agitant l’index. Je t’avais dit que je retournais en Vitellio, et c’est bien ce que je compte faire. Tu dois être guéri, maintenant. Tu aurais pu partir il y a des mois de cela. À moins que l’Église n’ait été ici tout ce temps ? Les yeux de z’Acatto s’éclairèrent d’une lueur espiègle fort familière. Non, ils ne sont arrivés qu’il y a une neuvaine. J’avais une autre raison de rester. Sais-tu qui a construit cette place ? Je ne sais pas. Les Dunmrogh ? Les Dunmrogh ? Ce sont juste les derniers corbeaux à s’être posés ici. Ce château a été construit il y a deux cents ans. À l’époque où les terres avaient été découpées en petits royaumes par les chevaliers d’Anterstataï. Tu ne vois toujours pas ? Je devrais ? demanda Cazio. La seule chose que je sais de l’époque des chevaliers d’Anterstataï... Oh non ! Tu te moques de moi. Le sourire de z’Acatto s’élargit. Douco Cherfi daz’Avrii. Cazio parcourut de nouveau des yeux la pièce dans laquelle il se trouvait, et réalisa que l’odeur de vin ne venait pas uniquement de son vieux maître. Il se trouvait dans une autre cave, bien plus vaste que la première. Impossible. Allez viens, dit z’Acatto. Il vaudrait mieux que nous soyons loin quand ils s’apercevront de ta disparition. Ce n’est pas moi que tu cherchais, dit Cazio d’un ton réprobateur. Pas jusqu’à hier, non. Mais il faut que je mange, et une des cuisinières m’a dit que tu avais été emprisonné dans la cave vide. Que les saints soient remerciés de tes obsessions soiffardes. Oui, opina z’Acatto en entraînant Cazio à travers le vaste cellier. J’étais ici quand le Fratrex Prismo et ses hommes sont arrivés, alors ils ne m’ont pas attrapé. Je ne crois pas qu’ils aient même conscience de ma présence. -236- Ils n’ont pas fouillé ici ? Ils ne connaissent pas l’existence de cette salle non plus. Le douco l’avait scellée avant de partir. Pourquoi ? Pour mettre son vin à l’abri, je suppose. Il a laissé une petite cave pour faire diversion. Je suis sûr qu’il pensait revenir. Alors comment l’as-tu trouvée ? Z’Acatto se tourna fièrement vers lui, la main sur le cœur. Je savais qu’elle devait être là. Le douco était le plus grand collectionneur de vins du monde. Il n’aurait jamais vécu nulle part sans une vraie cave. (Il indiqua d’un geste du bras les milliers de bouteilles.) Elles ont vieilli cent ans. Évidemment, la plupart ont tourné au vinaigre, mais il en reste de potables. Suffisamment pour que je puisse survivre plusieurs mois, en tout cas. Cazio acquiesça. Il avait remarqué la pile de bouteilles vides qui jonchaient le sol. Combien des célèbres caves du douco avons-nous forcées, à ce jour ? demanda Cazio. Je me souviens de celle de Taurillo, quand j’avais seize ans, et de celle de la maison du meddisso d’Istimma. Et il y a eu aussi celle de Ferria, dit z’Acatto. Mais toutes celles-là étaient différentes. Elles étaient toutes en service. Celle-ci est immaculée, et les barbares qui vivent ici n’ont jamais pensé à la chercher. Sais-tu que même la petite cave dans laquelle ils t’ont enfermé était vide ? Même avant l’arrivée de l’Église. Rien de ce qu’ils boivent ici ne s’améliore avec le temps, alors pourquoi se fatiguer ? Ils venaient d’atteindre un petit passage voûté, mais Cazio s’immobilisa, l’air incrédule. Tu veux dire que tu l’as trouvé ? Zo Buso Brato ? Z’Acatto gloussa. Quatre bouteilles. Dont une de l’année du gel de mai. Par les saints, je ne peux pas y croire... Il était comment ? Z’Acatto se renfrogna. Eh bien, je n’y ai pas encore goûté. Quoi ? Pourquoi pas ? -237- Pas le bon moment, répondit le bretteur. Viens. Mais où est-il ? En sécurité. (Il baissa la tête et s’enfonça dans le passage.) Ne fais plus de bruit. Nous allons passer près d’endroits où l’on pourrait nous entendre. Cazio avait encore bien des questions à poser, mais il les garda pour lui. Le passage gagna bientôt en largeur et en puanteur, le sol y étant couvert de détritus et d’immondices, au milieu desquels couraient des rats. Un léger susurrement se faisait entendre. Z’Acatto aveugla la lanterne, et durant un temps, ils parurent se trouver dans une obscurité totale. Mais ensuite, Cazio commença à percevoir un peu de lumière qui tombait d’une fente étroite et obturée au-dessus d’eux. Z’Acatto, qui avait apparemment attendu que sa vision s’ajustât, se remit à marcher. Lorsqu’ils passèrent sous la claire-voie, le murmure s’éclaircit pour devenir les voix de deux femmes qui discutaient, mais comme elles ne parlaient ni la langue du roi ni vitellien, il ne put rien y comprendre. L’une des voix ressemblait à celle de la cuisinière effrontée. Ils dépassèrent plusieurs autres claires-voies, puis avancèrent dans le noir, et z’Acatto rouvrit enfin sa lanterne. Nous ne sommes plus sous le château, expliqua-t-il. Cela mène à l’extérieur ? Le douco aimait les passages secrets. C’est comme ça que nous avons trouvé la cave à Taurillo, tu te souviens ? Et c’est aussi comme ça que j’ai trouvé celle-là. Peu après, ils émergèrent d’une porte dissimulée sur un flanc de colline boisé. En contrebas, une large rivière coulait paresseusement. Nous y voilà. Z’Acatto exhibait un sac de cuir. À l’intérieur se trouvaient quatre bouteilles, soigneusement enveloppées dans de nombreuses épaisseurs de drap. Nous les boirons quand nous arriverons chez nous, dit-il. Cela me semble être une bonne idée, soupira Cazio. -238- Il ne mentait pas. Être assis au soleil de la Piata da Fiussa, à boire des vins rares avec z’Acatto, sans s’inquiéter d’hommes qui ne pouvaient être tués par une épée ou de ce qui se passait vraiment dans la tête d’Anne ou de crimes qui ne disent pas leur nom. Du fromage, des poires, une fille qui ne serait ni une reine ni sa dame de compagnie... Austra. Anne était censée l’envoyer à Dunmrogh. Combien de temps avant qu’elle n’arrive ? Était-elle déjà là ? Je m’étais dit que tu passerais, dit z’Acatto. Il y a un autre sac, là-bas, avec du vin buvable mais pas exceptionnel, et à manger. Si tu... Je ne peux pas repartir, dit Cazio. Pas encore. Il y a quelques petites choses que je dois faire avant. Et je vais avoir besoin de ton aide. Z’Acatto agita négativement la tête. Je te l’ai dit, je rentre. Je ne te demande pas de t’impliquer dans la guerre d’Anne, dit-il. Mais Austra est en danger, et il faut que j’avertisse Anne au sujet du Fratrex Prismo. Après ça... Hespéro, maugréa le maître d’armes. Quoi ? Le Fratrex Prismo, c’est Marché Hespéro. Le praifec de Crotheny ? Celui qui est derrière les meurtres de la forêt ? Le vieil homme acquiesça. Raison de plus pour que je lui dise, alors. Le front de z’Acatto se plissa. Ne sois pas stupide. Ce n’était pas toi qui me reprochais mon manque d’honneur ? D’user de la dessrata pour obtenir de l’argent et des femmes ? De ne pas être la moitié de l’homme qu’était mon père ? Z’Acatto haussa les sourcils. La dernière fois que nous avons parlé de ton père, tu as dit que c’était un idiot. Et maintenant tu dis que j’en suis un. Z’Acatto reposa son visage dans ses mains. -239- Que les saints te damnent, mon garçon, dit-il. Cazio posa la main sur l’épaule de son mentor. Merci, dit-il. Oh, la ferme ! Allons voler quelques chevaux. -240- CHAPITRE NEUF LA CHARGE DE LA REINE Anne freina Pluvite juste à l’abord de la rangée d’arbres. À partir de là, les terres redescendaient en une série de petites collines, et à moins d’une demi-lieue, elles remontaient, avec une pente plus forte. Une petite rivière serpentait au fond du vallon, longée par le ruban qu’était la route de Ratheren. Je les vois, murmura doucement Artwair. Majesté, je ne douterai plus de tes visions. Nous aurions été pris entre le marteau et l’enclume. Anne suivit la direction qu’indiquait son doigt, et elle le vit elle aussi, un vaste campement dans le repli des collines, facile à repérer d’ici, mais probablement invisible depuis la route. Comment ont-ils pu savoir que nous venions ? Et que nous venions par là, entre tous les chemins possibles ? s’étonna Artwair. Même si un traître était allé en volant les prévenir, il aurait encore fallu qu’ils marchent jusqu’ici depuis Copenwis ou Suthschild. Regarde comme ils sont installés. Ils ont un chthonien, répondit Anne. Un chthonien puissant. Artwair fronça les sourcils. J’ai entendu ces histoires, dit-il. Ce sont des balivernes hansiennes, faites pour nous effrayer. Tu as fini par croire que je pouvais voir au-delà des lieues et du temps. Pourquoi douter qu’un autre le puisse ? Tes visions se sont réalisées à chaque fois, Majesté, répondit-il. Tu as été bénie par les saints. -241- Si quelqu’un peut être béni, alors quelqu’un d’autre aussi, dit Anne. Je pensais qu’il était là R je ne peux pas le voir, mais parfois je crois apercevoir son ombre. (Elle rit.) Donc j’ai fait une chose que j’ai toujours détestée, j’ai cherché des livres sur le sujet. Il semblerait que certains, dans la lignée royale hansienne, naissent avec ce pouvoir. Ils les pourvoient alors depuis la naissance d’étranges liqueurs et essences distillées qui les rendent plus forts. Artwair paraissait néanmoins dubitatif. Si Hansa dispose effectivement de tels sages, comment ont-ils pu perdre des guerres ? Ou commettre des erreurs ? Même un chthonien n’est pas parfait, je suppose, et certains sont plus puissants que d’autres. Et parfois, ils sont assassinés avant que la guerre ne commence. Mais s’ils peuvent voir l’avenir... Pas le leur, apparemment, répondit-elle. Alors, nous devrions tuer celui-là. Je m’y emploie, lui dit Anne. Donc il nous a vus sur cette route... Et j’ai vu l’embuscade qu’ils ont montée à cause de ce qu’il a vu, répondit Anne. Et maintenant, nous devons monter notre propre embuscade. Nous avons besoin de savoir combien ils sont, et de connaître la composition de leurs forces. J’enverrai mes sefrys cette nuit, dit-elle. La nuit sera presque noire. Ils peuvent découvrir ce que nous avons besoin de savoir. Anne eut l’impression d’avoir aperçu une brève grimace de dégoût sur le visage d’Artwair, mais il acquiesça. Anne s’éveilla avant l’aube, en frissonnant alors que l’été n’avait même pas encore commencé à céder à l’automne. Elle resta étendue là, à essayer de se souvenir où elle était, mais les couleurs et les formes autour d’elle n’avaient aucun sens. Elle ferma les yeux et sortit d’un trou, tendit ses huit pattes pour s’enfoncer dans le sable, sentant la douce odeur d’un être fait de sang à proximité. Elle s’accroupit, attendit, percevant la -242- puissance malsaine du sol sous elle, les forêts qui couraient jusqu’à la grande mer plate et au-delà. Elle rouvrit les yeux et s’assit, en essayant de ne pas vomir, repoussa sa couverture avec ses seules quatre pattes, s’efforça de se reprendre. Calme-toi. Ne panique pas. Elle était de nouveau présente : l’arilac, une marque dans la nuit, et la peur s’éloigna. Mais Anne ne savait toujours pas où elle se trouvait vraiment. Maîtresse ? Elle connaissait cette voix. Nérénaï. Mes rêves, murmura-t-elle. Plus intenses chaque nuit. Difficile de se souvenir... Elle frissonna encore, en se demandant de quoi elle parlait, parce qu’elle en avait encore perdu le fil. Qu’y a-t-il ? demanda une autre voix. Émilie. Son autre demoiselle d’honneur. Sa Majesté a encore fait un mauvais rêve, dit Nérénaï. Il vaut mieux que je m’en occupe. Rendors-toi. Je vais attendre de voir si elle va mieux, dit Émilie. Quelque chose de chaud toucha les lèvres d’Anne, puis elle perçut un goût un peu amer. Cela lui plut, elle en but encore. Cela va t’aider, dit la sefry. Était-ce une prophétie ? Non. Cela, c’est plus aigu... c’est différent. Comme des souvenirs si réels que je les crois miens. Parfois ce ne sont même pas des souvenirs humains. Je crois que juste à l’instant, j’étais une araignée... (Elle s’interrompit un temps.) Ça a l’air insensé, mais il m’est de plus en plus difficile de me souvenir qui je suis quand je me réveille. Nérénaï resta un temps silencieuse. Elle fit boire à Anne une autre gorgée de thé. Rien ne disparaît, dit-elle. Quand nous mourons, la rivière emporte tout, mais ce qui est en nous ne disparaît pas. J’ai vu cette rivière, dit Anne. Je l’ai vue emporter un homme. Oui. Elle nous engloutit, et elle nous décompose progressivement, mais ce que nous savions est toujours là, dans -243- l’eau, mais plus en nous, parce que la chose en nous qui nous maintenait a disparu. (Elle agitait les doigts comme si elle dessinait.) » Il y a une autre rivière, poursuivit-elle, à moins que ce ne soit une autre partie de la même, et là, ceux qui en ont le pouvoir peuvent boire et ramener les souvenirs et le savoir dans notre monde, contenus dans de nouveaux récipients. C’est plus que des souvenirs, dit Anne. Il y a là autre chose. (Elle but une longue gorgée de thé et réalisa qu’elle se sentait effectivement mieux.) Cela va me rendre folle. Quel intérêt, d’avoir les souvenirs d’une araignée ? Cela a l’air horrible, dit Émilie. Anne y réfléchit. Non, dit-elle finalement. Nérénaï a raison. Je crois que l’araignée était comme moi. J’ai senti le pouvoir en elle, la même chose que quand j’use des dons de Cer. Peut-être que tu es l’araignée, qui se souvient d’Anne, dit la sefry. Ne plaisante pas, dit Anne, soudain nauséeuse, sentant que la sefry ne plaisantait pas. Oui, Majesté, répondit celle-ci. Elles restèrent assises là un temps dans le noir, mais Anne n’avait pas vraiment envie de se recoucher. Et peu après vint la nouvelle que la patrouille de nuit était rentrée, si bien qu’elle se leva, s’habilla, et partit vers la tente de guerre. Elle y trouva Artwair, le comte de Chavel, et Leafton, le capitaine de ses Mestres, songeurs et penchés sur une carte. Ils s’inclinèrent tous lorsqu’elle entra. Oui, oui, dit Anne. Alors, que dit le rapport, duc Artwair ? Héol et ses gars les estiment à dix mille, dit-il. La moitié de chaque côté de la route. C’est juste deux mille de plus que nous, fit remarquer Anne. Oui, mais avec la surprise et étant donné leur position (ils nous attendaient entre eux, dans la vallée, tu te souviens), ils auraient pu nous massacrer avec encore moins d’hommes. -244- Quelques volées de flèches des archers, quelques charges de la cavalerie lourde pour briser notre centre avant que les hommes n’aient été réellement prêts au combat... Ils auraient même pu réussir avec six mille hommes. Alors que faisons-nous ? Il n’y a qu’un peu plus de trois mille piétons de ce côté de la vallée, et cinq cents chevaux. Si nous faisons avancer toute notre armée, ils nous repéreront et ils auront le temps de ramener l’autre moitié pour nous affronter avec toutes leurs forces. Donc nous envoyons nos chevaux maintenant, dit Anne. Nous en avons combien, trois mille ? À peu près. Nous avons les cinq cent cinquante du comte, un millier de lanciers lourds avec sire Kenwulf, un autre millier à moi, tes cinquante Mestres, deux cents chevaux légers, et tes cent sefrys en infanterie légère montée. » Si nous arrivons à les prendre par surprise, nous pouvons décimer ceux qui se trouvent de ce côté de la rivière. Le temps que les autres arrivent, nos piétons seront là et nous combattrons dans des conditions favorables. Ce qui signifie faire avancer les piétons sans la protection d’une cavalerie, signala Leafton. De qui auraient-ils besoin d’être protégés ? Le mestre haussa les épaules. Raiht, dit Artwair, nous devrions garder une petite force montée ici. Cela te conviendrait peut-être, comte. Tout ce qui plaît à Sa Majesté me convient, répondit le comte, mais je préférerais participer à l’assaut. Je pense que mes archers montés ont pratiquement été inventés pour une telle situation. Il n’a pas tort, dit Leafton. Nous avons des archers dans la cavalerie légère, mais eux et les sefrys mettent généralement pied à terre pour tirer. Nous aurions l’utilité d’archers entraînés à tirer en selle. Artwair acquiesça, et lança un regard interrogateur en direction d’Anne. Oui, viens avec nous, Cape Chavel, dit-elle. Ce devrait être amusant. -245- Les préparatifs furent rapides, et avant la mi-journée ils étaient à cheval, Anne entourée par ses douze mestres bénis de Mamrès et sa garde sefry avec leurs chapeaux à large bord et leurs écharpes. Devant eux l’avant-garde, composée des chevaux lourds de Kenwulf, cinquante chevaliers accompagnés chacun de vingt cavaliers sélectionnés. Les chevaux légers et les sefrys étaient à sa droite, et les hommes du comte à sa gauche. Deux cloches plus tard, ils descendaient les collines au trot. Anne aperçut brièvement le campement, et son scalpe commença à la chatouiller. Avaient-ils déjà été repérés ? Le sol devait commencer à trembler, sous tant de sabots. Ils franchirent une large crête, et il n’y eut plus que quelques centaines de toises entre eux et l’ennemi. Les Hansiens s’affairaient comme des fourmis dont le repaire vient d’être renversé d’un coup de botte, et ils s’efforçaient de trouver des formations, mais en l’instant elle ne voyait pas encore un seul carré de piques, encore que s’organisait un mur de boucliers qui paraissait plutôt branlant. Donne l’ordre de charger, dit-elle à Leafton. Il acquiesça, leva sa corne, et sonna la charge. Les chevaux lourds devant elle formèrent une ligne profonde de cinq têtes et large de deux cents, à ce point serrés les uns contre les autres qu’une pomme lancée dans la masse n’aurait pas trouvé le chemin du sol. Ils commencèrent à avancer doucement, mais prirent bientôt de la vitesse. L’air s’était déjà rempli des flèches de ses hommes, et elle ressentit une joie sauvage lorsqu’ils franchirent la dernière colline, sa garde formant un mur autour d’elle. Une joie mêlée de cette bestiale rage de Cer maintenant familière tandis qu’elle fouillait à l’intérieur des Hansiens, trouvait leurs entrailles et serrait doucement, comme si cela eût été avec les mains. Et tandis que les chevaux lourds les percutaient, elle entendit le vaste sanglot de leur désespoir. Certains de ceux qui avaient levé leurs piques les lâchèrent. -246- L’avant-garde enfonça les lignes hansiennes à demi formées, et la cavalerie légère se déploya pour les encercler. Mais pour son plus grand chagrin, les chevaliers autour d’elle s’arrêtèrent. Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Il nous faut te protéger, Majesté, dit Leafton. Ordre du duc. Il est inutile que tu te jettes dans une mêlée où une flèche perdue ou une lance pourrait croiser ton chemin. Artwair est mon général, répliqua-t-elle. Ses ordres ont moins de poids que les miens. Reprenez la charge, ou par les saints, j’y vais sans vous. Majesté... Ta seule réponse possible, capitaine Leafton, est : « Oui, Majesté ». Oui, Majesté, soupira-t-il. (Puis, d’une voix plus forte) Reprenez la charge ! Ils se jetèrent sur ce qui restait du flanc droit, mais ils n’y rencontrèrent aucune véritable résistance. Peu après, l’armée de Hansa se disloqua et s’enfuit, ses chevaliers continuant de les abattre par-derrière. Anne vit qu’une partie de leur cavalerie avait réussi à se mettre en formation et tentait de couvrir la fuite de leurs camarades, mais sans grand succès. Et elle se retrouva ainsi au centre du campement, les morts et les mourants s’étalant autour d’elle. Elle sentit quelque chose monter en elle, une terrible joie, et réalisa que la femme était là, vivante dans la puissance qu’Anne canalisait à travers ellemême. Tu vois ? Tu vois ce qu’est la véritable puissance ? Et ce n’est que le début. Bien, dit Anne, exaltée. Quelque chose ne va pas, dit Leafton. Comment cela ? Cela ne ressemble pas à cinq mille hommes, ni même à la moitié. Attends... L’arilac semblait soudain incertaine, quelque chose qu’Anne n’avait jamais ressenti en elle auparavant. Qu’y a-t-il ? -247- Le chthonien ! Le chthonien a vu cela, lui aussi ! Il a un coup d’avance sur nous ! Anne, fuis ! Anne se tourna vers Leafton, mais il avait déjà une flèche dans l’œil, et les projectiles tombaient sur eux comme une pluie du nord. Elle ressentit une violente douleur quand l’une d’elles lui entailla le bras, puis il y eut des boucliers tout autour d’elle. Que quelqu’un sonne la retraite, hurla-t-elle. Nous avons été piégés. Il faut rejoindre l’infanterie. Un instant plus tard, la corne retentit. Sa propre garde était déjà en mouvement, lançant la charge dans la direction d’où ils étaient venus, mais il y avait là des cavaliers, qui les chargeaient eux. Et qui semblaient être deux fois plus nombreux. -248- CHAPITRE DIX KAITHBAURG De sinistres murailles noires sous un ciel noir, entourées par des lieues de terres désertiques, voilà comment Neil imaginait Kaithbaurg. Et, en tout cas, c’était à cela qu’elle ressemblait dans les histoires que la vieille Eley lui avait racontées quand il était un petit bern. Kaithbaurg, la cité aux tours noires où régnait le mal. Mais la route était bordée de champs agréables, de terres boisées et petits bourgs animés. Durant la neuvaine qu’il leur fallut pour atteindre le cœur de Hansa, ils ne campèrent qu’une fois, et passèrent toutes les autres nuits dans des auberges confortables ou des châteaux. Son Hansien se renforça au point qu’il n’avait plus besoin de se concentrer pour parler ou comprendre, alors même que les variantes rurales étaient plus douces et moins hachées que le patois côtier qu’il avait appris. Néanmoins, jusqu’à l’instant où la route atteignit une crête et qu’il vit effectivement Kaithbaurg, l’image de murailles noires avec des merlons comme des dents de requin, lui fut présente à l’esprit. Oui, il y avait des murailles et des tours, mais c’était à peu près les seules choses vraies dans ce qu’avait raconté sa nourrice. Il réalisa qu’ils s’étaient arrêtés. On la voit mieux d’ici, dit Bérimund. C’est mon point de vue favori. -249- Je comprends pourquoi, dit la reine mère. On peut la voir presque en entier, semble-t-il. C’était vrai. Alors qu’Eslen était construite sur une colline assez spectaculaire, le point culminant de Kaithbaurg n’était pas beaucoup plus élevé que le point le plus bas, qui était le fleuve Donau. Le cours d’eau coupait la ville en deux demi-cercles approximatifs, l’un plus petit, de leur côté du fleuve, et l’autre beaucoup plus grand, au nord. Trois grands ponts les reliaient. Chaque partie de la ville était cernée par deux murailles d’une pierre gris-blanc. L’enceinte extérieure était basse et dépourvue de tours. Puis venait, à l’intérieur, un large canal, et enfin, la muraille intérieure, haute de peut-être trois toises, et cernée d’un fossé. Elle était défendue par un bon nombre d’élégantes tours rondes, apparemment efficaces. Il y avait des tours partout, en fait. De délicats beffrois aux toits pentus faits d’ardoise noire ou de cuivre vert. Des bastions cylindriques massifs là où la muraille approchait le fleuve. Des corps de garde aux flèches dressées vers le ciel sur tous les ponts. Plus surprenant, si les maisons de toutes sortes s’entassaient à l’intérieur des enceintes, Neil pouvait également y voir des étendues vertes, comme s’il y avait des prés à l’intérieur. Le côté nord de la ville montait doucement vers une autre muraille d’une pierre plus sombre qui encerclait la colline, et le toit d’une sorte de place forte ou d’un palais construit en pierre blanche était partiellement visible. C’est le château ? demanda Neil en l’indiquant d’un geste de la main. Bérimund sourit. Une question de guerrier, hein ? C’est le palais, oui. Tout ce qui est à l’intérieur de ces murs plus anciens, c’est Hauhhaim, la ville originelle, qui se trouvait là avant tout le reste. Descends vers le fleuve, et c’est Nithirhaim. La partie la plus proche de nous, avec sa verdure, c’est Gildgards. L’ouest de la ville R on ne le voit pas bien d’ici R c’est Niujaim. Et de notre côté du fleuve, Suthstath. Tu aimes ta ville, fit remarquer Alis. -250- Bérimund acquiesça. C’est la ville la plus merveilleuse du monde. Je suis impatient de la faire découvrir à Ta Majesté. Espérons que ton père autorisera cela, alors, répondit Murielle. Tu en verras une partie en allant au palais, dit Bérimund. Neil pensa qu’il esquivait la question implicite de la reine, ce qui n’était pas bon signe. Ils entrèrent par la porte de Suthstath et découvrirent une place de marché animée, avec en son centre une fontaine et une statue, que, pour ses pieds ailés et son sceptre, Neil supposa être saint Turm. De l’autre côté de la place se dressait un temple imposant, avec deux clochers. Tous interrompaient leurs activités pour s’incliner au passage de Bérimund. Ils continuèrent tandis que la place se rétrécissait en une rue, et peu après ils traversaient l’un des ponts R celui du milieu, en fait. Le fleuve grouillait d’embarcations de toutes sortes, principalement des chalands et des bateaux de taille moyenne, aux voiles triangulaires. Neil se demanda quelles défenses pouvaient se trouver dans l’eau et qu’il ne voyait pas : des chaînes, probablement, ou des pièges qui pouvaient être relevés pour arrêter un ennemi et le bombarder depuis le pont. Il n’y avait rien de comparable à Thornrath ou au Repaire ici, mais Neil dut admettre que la ville était fort bien faite. Il ne pouvait qu’espérer que l’armée hansienne n’avait pas été construite par le même architecte. La poitrine de Murielle se serra lorsqu’ils franchirent la Donau. Elle était vraiment là, maintenant. Bérimund avait été prêt à la laisser repartir R pourquoi ne l’avait-elle pas fait ? Une fois qu’il était devenu clair que Marcomir avait perdu tout sens de la tradition et de l’honneur, pourquoi avait-elle continué ? Bérimund lui avait peut-être promis sa protection, mais cela avait-il la moindre signification ? -251- Marcomir devait savoir que la prendre en otage ne dissuaderait pas Anne R Robert l’avait prise en otage, et Anne avait tout de même attaqué Eslen. Tout le monde connaissait cette histoire, maintenant. Elle était fière d’Anne, d’une façon qu’elle n’eût jamais imaginée. Qui eût pu prédire qu’elle reviendrait avec autant de force et de caractère ? Qui eût pu l’imaginer reine ? Mais toutes les transformations qui avaient rendu cela possible l’avaient également rendue fort différente de la fille qu’elle avait connue. Anne était maintenant distante, entourée de ses sefrys et du bretteur vitellien, de guerriers qui l’aimaient. Elle était devenue étrange, secrète, toujours à l’écoute de voix que personne d’autre ne pouvait entendre. Il y avait même, parfois, quelque chose d’un peu effrayant en elle. Qu’y a-t-il ? demanda Alis. Murielle releva la tête, en réalisant qu’au lieu de découvrir les aspects pittoresques de Kaithbaurg, elle avait gardé les yeux fixés sur ses rênes. Je songeais juste au soulagement que cela avait été sur l’instant, de ne plus avoir la couronne sur la tête, dit-elle. Tu veux dire, quand Anne l’a prise ? Non, en fait. Quand Robert l’a prise. J’étais prisonnière, mais cela m’a débarrassé de toute éventualité de faire un mauvais choix. Plus rien n’était de ma faute. Je suppose que c’est une façon de l’envisager. Je me demandais juste si je ne venais pas de le refaire. Tu veux dire que tu es venue ici pour être emprisonnée ? Murielle regarda autour d’elle, mais Bérimund était plus loin devant, décrivant sa cité à Neil, et les autres cavaliers se tenaient à une distance respectable des deux femmes. Anne m’a envoyée ici, Alis. Alis fronça les sourcils. L’ambassade était ton idée. Je l’ai d’abord cru. Mais quand je suis allée lui en parler, elle semblait déjà le savoir. Elle s’est efforcée de le cacher, mais elle savait. Une de ses visions, je suppose. Et elle a tout particulièrement insisté pour que je vous amène, toi et Neil. Je serais venue avec toi de toute façon. -252- Mais pas sire Neil. Il devrait encore être en convalescence. Intéressant, dit Alis. Je me demande ce qu’elle attend de nous. Nous ne devrions pas en parler, dit Murielle. (Elle venait de se souvenir qu’il y avait des moines qui pouvaient entendre le grésillement d’un grillon à vingt lieues. Peut-être qu’on leur avait laissé de l’espace dans ce but précis : les faire parler.) Ce n’est probablement rien. Probablement, dit Alis. Je crois que tu t’inquiètes pour rien. Il sera beaucoup plus difficile de parler dans le château. Je sais. Que sais-tu du château ? Je sais qu’il s’appelle le Kunijosrohsn. Je veux dire, a-t-il été construit comme Eslen ? Dans la configuration de ses murs, par exemple ? Alis opina discrètement, pour montrer qu’elle avait compris l’allusion aux passages secrets d’Eslen. Je ne sais pas. Pour sa plus grande partie, il est beaucoup moins ancien qu’Eslen. Je ne crois pas que les mêmes... euh... architectes aient été concernés. Mais je ne peux en être certaine. Eh bien, espérons que nous saurons pourquoi nous sommes ici lorsque le moment viendra. Tu es venue ici pour essayer de faire la paix, dit Alis. Tu te souviens ? Et je vais m’y consacrer, de toutes mes forces. Mais je n’ai plus beaucoup d’espoir. La guerre vient juste de commencer. Les choses vont changer lorsqu’un côté ou l’autre aura pris l’avantage. Alors, tu seras la voix de la Crotheny. C’est vrai. Cela dit, la dernière guerre avec Hansa a duré dix ans. Espérons que leur nourriture est bonne, alors. Le Kunijosrohsn fut une véritable surprise, et même Murielle, qui n’avait pas l’œil d’un militaire, pouvait voir qu’il n’avait pas été réellement conçu pour la défense. Il ressemblait -253- plutôt à un grand manoir, de forme rectangulaire, haut de quatre étages, et évidé par une immense cour intérieure. Il y avait quelques tours, mais elles semblaient plus décoratives qu’efficaces. Des hommes prirent leurs chevaux, et Bérimund les escorta à l’intérieur, à travers une série de couloirs puis trois volées de marches, si bien que Murielle fut convaincue qu’ils se dirigeaient vers l’une des tours. En lieu de cela, on leur présenta une longue suite de chambres avec de larges fenêtres, élégamment meublées. Majesté, si cela te convient, ce seront tes appartements. Murielle regarda par la fenêtre. Elle avait une vue splendide de l’est de la ville, des méandres de la Donau, et des plaines au-delà. Cela me convient tout à fait, dit-elle. Merci, Prince. Je vais te faire envoyer des domestiques parmi lesquels choisir. J’espère que lorsque tu auras eu le temps de te rafraîchir, tu me rejoindras à ma table ce soir. J’accepte ton invitation, dit-elle. Je me demande si ton père sera là. Je vais le voir dans un instant, répondit Bérimund. J’aimerais lui parler dans les meilleurs délais. Évidemment, Majesté. Je l’en informerai. Mais lorsqu’ils arrivèrent dans la salle des banquets de Bérimund quelques cloches plus tard, Marcomir n’était pas là. Murielle attendit poliment le temps d’être présentée à une douzaine de seigneurs hansiens et à leurs compagnes, tous debout devant la longue table de chêne. Aucun d’entre eux ne semblait être d’un rang supérieur à graf, et ils paraissaient tous être du même âge que Bérimund. La salle en elle-même était vaste, éclairée par des chandeliers, et décorée de tapisseries représentant des scènes de chasse. Deux chiens d’équipage erraient, pleins d’espoir, autour de la table, et plus loin, elle pouvait voir la porte ouverte des cuisines et de nombreux domestiques qui s’affairaient. La fumée des feux de bois était suspendue dans l’air, ainsi que de délicieuses odeurs, certaines familières et d’autres inconnues. -254- On apporta de l’hydromel, que Murielle trouva trop sucré, puis quelques poires et des baies qu’elle ne connaissait pas, mais qui étaient excellentes. Bérimund se leva et dit quelque chose en Hansien, et tous les seigneurs se levèrent. Bérimund leva son gobelet et le tourna vers Murielle. Celle-ci resta assise : elle n’avait pas gardé grand-chose de l’enseignement qu’elle avait reçu enfant, mais les diverses étiquettes des nations civilisées lui étaient restées. À la reine Murielle de Crotheny, à la beauté incomparable. Que les saints préservent ta santé et ton bonheur ! Whairneï ! Whairneï ! reprirent-ils tous. Lorsqu’ils eurent bu, ils se rassirent. Vous êtes trop aimables, dit Murielle, soulagée que les honneurs fussent courts. Elle se demanda combien de fois encore ils allaient trinquer ainsi. Quinze fois durant le premier plat, en fait. Les viandes vinrent ensuite : du chevreuil rôti avec ce qu’elle pensa être une sauce aux cerises, du cochon de lait avec une purée de poireau, du lièvre frit dans une sauce aux prunes, une tourte à l’agneau et au fromage, et une autre au bœuf, pommes et coings. Prince Bérimund, demanda Murielle en terminant une côte de chevreuil dont elle jeta ensuite l’os à l’un des chiens, je me demandais si tu avais transmis mon message à ton père. Je l’ai fait, Majesté. Et ? Bérimund rougit légèrement. Il s’excuse de ne pas avoir trouvé l’instant adéquat ce soir. Mais demain ? Pas demain. La guerre l’occupe donc tant ? Non, Majesté. Il... euh... il part à la chasse. Murielle sentit son sang (et l’hydromel qui s’y mêlait) lui chauffer les oreilles. Je vois, dit-elle. -255- Nous t’organiserons quelques divertissements, je te le promets. J’en suis convaincue. Quelles sont les nouvelles de la guerre ? Bérimund se figea, un couteau chargé de viande à mi-chemin de la bouche. Quoi ? La guerre. Tu as dit qu’elle avait commencé. Quelles nouvelles en as-tu ? Je ne crois pas que je puisse confier à Ta Majesté... À qui le répéterais-je ? demanda Murielle. Quelqu’un ici va-t-il porter une missive à ma fille pour moi ? Je ne crois pas. Allons, Prince. Parle-moi des victoires hansiennes. Bah... (Il parcourut du regard ses liges alentour.) Je suppose que tu as raison. Eh bien, il n’y a pas grand-chose, en fait. Une flotte venue de Liery a voulu faire le blocus de Copenwis, mais nous les avons interceptés en haute mer avec une flotte supérieure en nombre. Et ? interrogea Murielle en s’efforçant de rester impassible. Ils n’ont pas engagé le combat, répondit-il. C’eût été stupide de leur part. Cela dit, c’était il y a cinq jours. On ne peut dire ce qui s’est passé depuis. Quelle chance, dit Alis, d’avoir croisé la flotte lierienne en haute mer. Bérimund sourit et dit quelque chose en hansien. Murielle en saisit assez pour comprendre qu’il venait de répéter la remarque d’Alis. La réponse fut une sorte de petit sourire commun. — Lukka ? dit l’un des nobles. Nei, sa kthtoenu. Non, assez parlé de cela, dit Bérimund. Assez parlé de la guerre. C’était intéressant. Qu’était-ce qu’un kthtoenu ? Bérimund semblait avoir pensé qu’en parler avait été une erreur. Elle y reviendrait lorsqu’ils seraient tous un peu plus ivres, se dit-elle. Ensuite vinrent les poissons : un énorme brochet fourré de saucisses de truite, du saumon au raisin et poireau servi dans -256- une pâte en forme de poisson, des anguilles rôties froides avec une sauce verte, et de la brème sauce violette. Et l’on continuait de trinquer, et l’hydromel coulait à flots. Murielle sirotait son gobelet. Le temps qu’arrivassent les volailles, les chants avaient commencé. Un gaillard imposant qui avait été présenté pour être un landrauhtin avait été le premier. Bérimund avait tenté de les retenir, mais il avait déjà beaucoup bu, et après avoir adressé un regard contrit à Murielle, il s’y joignit. Elle ne connaissait pas la chanson, mais sire Neil se raidit. Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Tu connais cette chanson ? Il opina. C’est un chant de marins, qui parle d’une grande victoire en mer. Ils la fêtent. Elle haussa les épaules. Cela n’a rien d’étonnant. Devant toi ? Et de toute façon, ce n’est, plus généralement, pas une façon de se tenir devant une reine. Elle posa sa main sur la sienne. La plupart des banquets de Guillaume s’achevaient ainsi, en particulier lorsqu’il avait ses meilleurs hommes autour de lui. Et je crois que ce n’est nullement différent à Liery. Je n’ai jamais dîné avec une reine à Liery, concéda Neil. Mais tout de même, cela ne me plaît pas. Garde ton calme. Hors elle, Neil et Alis, tout le monde dans la salle chantait, maintenant, et fort. Les femmes également. Elle se pencha plus près. Qu’est-ce qu’un kthtoenu, sire Neil ? C’est une sorte de scintillateur, qui peut voir l’avenir. On dit que Hansa les élève. Tu y crois ? Oui, répondit-il fermement. C’est comme cela qu’ils ont trouvé nos navires en mer. Ce n’est pas la première fois. C’est ça, pensa Murielle. Ce doit être ça. Nous avons besoin des faveurs de Bérimund, sire Neil. Je t’expliquerai pourquoi plus tard. -257- La chanson s’acheva, et quelqu’un voulut en entonner une autre, mais le prince le fit taire d’un cri. Ce n’est pas poli pour nos invités, dit-il. Murielle se leva, gobelet en main. Pardonnez ma prononciation, dit-elle. Elle prit une longue inspiration, puis chanta : (Qu’est-ce que les saints ont donné au premier guerrier de Hansa ?) Ils la dévisagèrent un instant, puis tonnèrent tous : (La force de son bras et sa fierté !) L’hydromel coula des chopes. Elle ne connaissait que les trois premières questions en hansien, mais après cela ils chantaient tous et cela n’avait plus d’importance. Dès lors, Bérimund n’essaya plus de les retenir, et ils burent jusqu’à soit tomber, soit se traîner jusqu’à l’endroit où pouvaient se trouver leurs quartiers. Bérimund, au prix d’un effort méritoire, réussit à se lever. Seteuch’ ouaite bonui, Majesté, dit-il en parlant très lentement. Tu es bonne... euh... bien... Ch’espère que tu ne t’es pas sentie insultée. Pas du tout. Cela m’a au contraire rendue un peu nostalgique. Pien. Mes domechtix font te racompanier. Je me demandais, Prince, si je pouvais te demander une faveur. À ton chervice, Majesté. Je me demandais si tu voudrais bien m’emmener à la chasse demain. Ses yeux s’écarquillèrent. Avec mon père ? (Puis il s’esclaffa.) Voui. Cha va être amusant. Puis il s’inclina et quitta la salle en titubant. Une servante les ramena vers leurs appartements. Eh bien, c’était intéressant, fit remarquer Alis une fois qu’ils furent seuls. Tu connaissais une chanson à boire hansienne ? -258- Guillaume la chantait souvent. Plus ou moins. C’est un jeu de questions et de réponses ; la première question est : « Qu’est-ce que les saints ont donné au premier guerrier de Hansa ? » Je crois que la vraie réponse est « La force de son bras et son courage ! », ou quelque chose comme cela. Guillaume chantait « Sa sœur à caresser et à embrasser. » Et il poursuivait dans le même esprit. Ingénieux, dit Alis. Dois-je aider Sa Majesté avec sa robe ? S’il te plaît. Alis s’approcha très près et se mit à dénouer les attaches dans son dos. J’ai entendu sire Neil, dit-elle. Je crois que je vois pourquoi nous sommes ici. Pourquoi Anne ne nous l’a-t-elle pas simplement demandé ? s’étonna Murielle. Peut-être qu’elle ne savait pas. Peut-être que le sorcier l’aurait vu. Trouve tout ce que tu pourras pendant que je serai de sortie, demain. Tu crois vraiment qu’un Bérimund sobre va se souvenir de sa promesse, et en plus la tenir ? Il ne sera pas sobre avant la midi, répondit-elle. Et, oui, je crois qu’il va la tenir. Elle se tourna et prit la main d’Alis. Fais très attention. Une erreur ici... Cela pourrait ne même pas être nécessaire, renchérit Alis. On dit Marcomir sujet à des fureurs vicieuses. Alors, fais également attention à toi. -259- CHAPITRE ONZE LA WOOTHSHAER Aspar fut réveillé par la lumière du soleil sur son visage. Il s’étira, roula sur le côté, et heurta quelque chose de chaud. Winna. Elle dormait encore, le visage rayonnant comme celui d’une sainte dans la lueur dorée. Il se souvint d’elle petite fille à Colbaely, maligne et pleine de fougue. Il se souvint du choc de la découverte de son amour pour elle, quand il croyait ne plus jamais pouvoir aimer. Ses yeux coururent jusqu’à son ventre rond. Délicatement, il le parcourut du bout des doigts. Qu’y a-t-il là ? se demanda-t-il. Être père était une chose à laquelle il n’avait jamais beaucoup pensé. Qerla n’avait jamais pu porter son enfant R les humains et les sefrys étaient trop différents pour cela. Après sa mort, il n’avait jamais envisagé de se remarier. Et depuis que cette histoire avec Winna avait débuté, il avait principalement pensé à leur survie. Mais un enfant, un garçon ou une fille, moitié lui moitié Winna... Son cœur se serra. Il était inutile de penser comme cela. Quoi que Winna pût porter, cela n’allait pas être humain. Devait-il lui parler de ce qu’il craignait ? Le pouvait-il ? Il semblait qu’un gèos était assez puissant et assez malin pour protéger son objectif. Pouvait-il se jeter d’une falaise ou se -260- trancher lui-même la gorge ? Pousser Emfrith à se battre et perdre. Probablement pas. Mais l’avantage d’un gèos (du moins, c’était ce qu’il avait toujours entendu dire), c’était qu’une fois ses conditions remplies, il se dénouait. Donc, lorsqu’ils atteindraient la vallée du roi de bruyère, il en serait libéré, il serait libre d’agir comme bon lui semblerait. La sorcière pensait à l’évidence que ce serait trop tard, mais la sorcière ne pouvait pas tout savoir. Il devait juste garder la tête claire et faire ce qui devait être fait. Mettre le gèos à l’épreuve jusqu’à trouver son point faible. Il se leva précautionneusement, craignant de la réveiller. Le soleil était plus haut qu’il ne l’eût voulu ; il eût préféré être déjà parti, mettre la plus grande distance possible entre Fend et lui, mais cela allait peut-être être la dernière fois qu’elle aurait bien dormi avant longtemps. Il trouva Emfrith dans la cour, occupé à parler avec certains de ses hommes. Il leva les yeux lorsque Aspar descendit les marches. Bonjour, verdier, dit Emfrith. Il avait parlé d’un ton un peu forcé, et Aspar pensait savoir pourquoi. Bonjour, répondit-il. La woothshaer qui te poursuit n’aura pas été difficile à trouver, dit Emfrith. Arn l’a repérée en amont du fleuve, près de Slif Owys, mais avançant vers nous. Ils seront là d’ici demain. Alors, il faut que nous partions au plus tôt. Je crois que nous allons les affronter ici. Werlic ? Très bien, si tu le veux. Nous trois allons nous mettre en route. Non, je crains de ne pouvoir vous laisser faire cela, dit Emfrith d’un ton contrit. La main d’Aspar fila vers sa dague, mais il la laissa glisser et préféra serrer les poings. D’abord ton maudit père et ensuite toi, dit-il d’un ton cassant. Qu’est-ce que vous avez tous ? Nous sommes juste des gens qui font ce qui doit être fait, dit Emfrith. Ma famille a la charge de ces marches, et je ne -261- vais pas laisser des bandes de monstres et de sefrys s’y ébattre sans réagir. Oui, Werlic, mais quel rapport avec nous ? Si je vous laisse partir, ils vous suivront. Si vous êtes là, ils seront forcés de combattre, et nous les massacrerons du haut de nos murailles. Tu n’as donc rien appris de ton combat avec le vaer ? Si, opina-t-il. Beaucoup de choses. Et encore d’autres depuis, parce que nous avons eu l’occasion de tuer un greffyn. Ils sont puissants, je le reconnais, mais ils peuvent être tués. Et il n’y en a pas tant que cela dans le groupe qui vient vers nous. Tu n’as que cinquante hommes, lui rappela Aspar. Ils ne sont peut-être pas nombreux, mais ils peuvent se charger de cinquante hommes. J’en ai fait demander d’autres à mon père, et j’ai alerté Celly Guest R l’autre place forte dont je t’avais parlé, à trois lieues au nord. Nous serons plus que cinquante. Réfléchis, dit Aspar, le suppliant presque. C’est une énorme erreur. Était-ce le gèos qui avait parlé ? Non. C’était réellement stupide. Je préférerais t’avoir à mon côté plutôt que t’enfermer, dit Emfrith, mais nous le ferons dans tous les cas. (Il soupira.) Quoi qu’il en soit, je mets Winna dans la tour, sous bonne garde, jusqu’à la fin. Tu la fais prisonnière, dit Aspar d’une voix atone. La colère lança Emfrith vers lui, et un instant Aspar crut avoir réussi à déclencher le combat qu’il avait envisagé un peu plus tôt. Sa main revint vers le couteau féé. Mais Emfrith s’arrêta à un pas de lui. Je l’aime, verdier. Je crois faire ce qui est le mieux pour elle. Et moi pas ? Je ne sais pas. Mais elle n’est pas vraiment en état de voyager, n’est-ce pas ? D’être pourchassée par monts et par vaux par cette horde. Des femmes meurent de ce genre de choses. Oui. Mais tu la prends tout de même en otage. -262- Si tu veux le voir ainsi, je ne peux pas t’en empêcher. Maintenant, tu peux t’en offusquer, ou tu peux m’aider à vaincre. Tu as combattu plus de ces choses qu’aucun d’entre nous. Nous disposons d’une journée. Que devons-nous faire ? Fuir. Ouaip. Cela mis à part ? Aspar haussa les épaules intérieurement, et sa colère retomba. Peut-être qu’il était préférable qu’ils mourussent tous ici. Cela valait peut-être mieux que d’attendre de découvrir ce que la sorcière avait en projet pour Winna et l’enfant. Pour commencer, trois des guerriers sefrys sont ce que Leshya appelle des vaix. Ils sont censés être plus forts et plus rapides que les guerriers humains. Ils ont des épées comme mon couteau, et Grim sait quoi d’autre. Leshya pourra probablement nous en dire plus. (Il se frotta le menton.) » Certaines de ces bêtes ne sont pas très malignes, poursuivit-il. Leshya et moi en avons tué plusieurs avec des fosses camouflées. Vous allez peut-être pouvoir en creuser plusieurs. Et suspendez des masses lourdes pour les laisser tomber sur eux. Tu as des engins de siège ? J’ai une catapulte. Ce serait bien d’avoir autre chose. On fera avec, dit Emfrith. Pourquoi ne pas aller chercher Leshya et un peu de bière ? Je connais les greffyns, mais les autres monstres qu’Arn m’a décrits sont nouveaux pour moi. Comment avez-vous tué le greffyn ? Huit d’entre nous l’ont chargé à cheval. Deux ont réussi à l’atteindre. Cela ne l’a pas tué, mais tout de même ralenti. Ensuite nous avons simplement continué de frapper à la lance. Tu n’as perdu aucun homme ? Nous avons perdu deux chevaux, et trois hommes ont été très malades, mais aucun d’entre nous ne l’avait physiquement touché. Winna nous avait prévenus à ce sujet. Certains seront plus durs à tuer que cela, prévint Aspar. Je t’aiderai, ajouta-t-il. Tu as ma parole. Mais tu n’enfermeras pas Winna. Emfrith soutint son regard un instant, puis hocha courtoisement la tête. -263- Sire Évan de Léanvel avait un visage avachi, avec plusieurs mentons, et des joues qui menaçaient de les rejoindre. En l’instant, ses sourcils broussailleux se rejoignaient sous le fort plissement de son front. Et cela, c’est quoi ? demanda-t-il en indiquant Fend et ses monstres. Appelle-le comme tu veux, répondit Aspar. Moi, jusqu’ici, je les ai appelées des manticores. Ça me plaît, répondit sire Évan. Comme la bête dans l’histoire du prince chevalier d’Albion. Il y en a d’autres, dit Leshya. Aspar l’avait déjà remarqué. Le nombre d’hommes et de sefrys semblait inchangé, mais Aspar comptait maintenant sept étans qui avançaient à grandes enjambées, quatre greffyns, et deux manticores. Il y avait également deux chariots qu’Aspar n’avait pas vus auparavant, probablement parce que Fend n’avait pas voulu les faire venir par le col. Il y a quelque chose d’étrange dans l’idée d’une woothshaer accompagnée d’un train de provisions, dit Emfrith. Oui, reconnut Aspar. Mais la horde d’Haergrim est composée de morts, d’alfes et de bogchins. Ils n’ont pas besoin de se nourrir. Ici, les monstres chassent probablement pour manger, et cela ne doit pas laisser grand-chose pour Fend et ses hommes. L’ennemi était encore à dix bonnes portées de flèche, progressant vers la Mage à travers un champ de blé. Aspar et ses compagnons observaient depuis un petit promontoire à une portée de flèche du fleuve. Le sol après l’élévation était plat et dégagé, un bon endroit pour une charge. Mieux encore, Fend allait devoir traverser un vieux pont de pierre qui n’était assez large que pour trois chevaux de front. Aspar ne se sentait pas particulièrement optimiste. Celly Guest requiert l’honneur de la première charge, dit sire Évan. C’est mon devoir, messire, répondit Emfrith. Allons, mon garçon ; laisse-nous faire d’abord. Nous te garderons un greffyn ou deux. -264- Tu es mon aîné, dit Emfrith. Si tu le demandes ainsi... Le chevalier sourit et tendit le bras pour taper Emfrith dans le dos. Très bien. Alors, on y va. (Il éleva la voix.) À moi, mes hommes ! Celly Guest leur avait dépêché non seulement sire Évan, mais également cinquante cavaliers lourdement armés, trente archers et trente piquiers. Sous les yeux d’Aspar, le chevalier fit former une puissante colonne, large de cinq cavaliers et longue de dix. Aspar supposa que cela était logique, puisqu’ils n’allaient charger que ce qui passerait le pont. Les archers se déployèrent sur la hauteur, les piquiers formant une ligne pour les protéger. Les hommes d’Emfrith formaient maintenant la réserve. Aspar soupira et tendit son arc. Leshya fit de même. Il vérifia une dernière fois la lance qu’il avait façonnée à partir de son couteau phay, en se demandant s’il ne serait pas préférable de le garder en main. Probablement pas. Emfrith lui avait donné une nouvelle hache de lancer et une dague, ce qui serait efficace contre les hommes et les sefrys, mais beaucoup moins contre les sedhmharis. S’il devait affronter l’un d’eux, il valait mieux garder son arme à plus d’un bras de distance. Fend mit lui aussi ses monstres en formation. Aspar se demanda comment exactement le sefry communiquait avec eux R et comment il avait appris à le faire. Il ne le saurait probablement jamais. S’il se trouvait jamais assez près de Fend pour lui parler, Aspar n’avait pas l’intention de perdre du temps à lui poser des questions. Fend, justement, ne semblait pas vouloir s’approcher à portée de flèche. Il n’était nulle part en vue R en fait, Aspar ne savait même pas si son vieil ennemi se trouvait avec la horde. Quel qu’en fût le meneur, les monstres allaient être leur avant-garde. L’une des manticores s’avança, suivie des greffyns et enfin des étans. -265- Ai-je perdu la tête ? se demanda-t-il. Suis-je en train de mourir de fièvre dans les montagnes du Lièvre ? Tout cela est-il réel ? Parce que cela ne devrait pas être. Les archers commencèrent à tirer tandis que les bêtes s’avançaient sur le pont. Certains des traits touchèrent leurs cibles, mais les sedhmharis avaient tous des peaux comme des armures, et aucun ne tomba. Il entendit le claquement de la catapulte. Emfrith et ses hommes l’avaient amenée là et en avaient réglé la portée au matin. Une pierre un peu plus grosse que la tête d’Aspar vola jusqu’au pont et frappa l’un des greffyns juste derrière la tête. La bête glapit et roula sur le côté, le dos à l’évidence brisé, et une immense acclamation provint des hommes. La manticore chargea. Cette fois encore, Aspar fut surpris par sa rapidité. Sire Évan et ses première et deuxième rangées arrivaient au trot, et se mirent au galop lorsque la bête atteignit le bout du pont, dix lances avec le poids de dix chevaux et dix hommes derrière elles. Bizarrement, il n’y eut pas de grand bruit lorsqu’ils s’atteignirent, juste un choc sourd. La manticore, malgré son poids et son armure, fut repoussée en arrière. Il était difficile d’estimer les dégâts qu’elle avait pu subir, par contre. Les cavaliers virèrent tandis que les greffyns approchaient et les deux rangées suivantes prirent de la vitesse. Quel que fut le contrôle que Fend pût avoir sur eux, cela ne les rendait pas plus intelligents, sans quoi les monstres félins eussent cherché à éviter la charge et tenté d’attaquer par les flancs. Ce qu’ils ne firent pas : ils affrontèrent la charge de face, en bondissant par-dessus la manticore abattue. Deux d’entre eux furent soulevés dans les airs par les lances, mais le troisième passa, renversant un cheval qu’il attaqua du bec et des griffes. Les cavaliers virèrent, eux aussi, mais la bête abandonna sa première proie et abattit un autre cheval. La manticore ne bougeait plus. Deux des quatre greffyns étaient apparemment mourants, et un troisième était blessé. Quelque chose manquait. -266- Estronc, dit Aspar. Où sont les étans ? Mais alors même qu’il posait la question, il les vit, qui émergeaient du fleuve et attaquaient la colonne des cavaliers par les côtés. Les étans, contrairement aux greffyns, étaient plutôt malins. En jurant, Aspar choisit le plus proche et commença à lui tirer dessus. Sa première flèche ripa. La deuxième toucha, mais ne parut pas s’être enfoncée profondément. La colonne se disloquait déjà, les cavaliers se tournant pour faire face aux agiles étans. Aspar vit celui sur lequel il tirait bondir par-dessus la lance qui le visait, retomber sur elle, et arracher la tête du cavalier avec ses griffes. Aspar lui décocha un autre trait tandis qu’il retombait sur le sol et éventrait la monture d’un autre cavalier. Par les saints ! entendit-il Emfrith jurer. Maintenant, la seconde manticore s’engageait sur le pont. Les archers déversèrent presque tous leurs flèches sur elle, parce que le greffyn et les étans restant étaient au corps à corps, et plus risqués à viser. En criant, Emfrith lança sa monture au trot, suivi par ses hommes. Les archers changèrent une nouvelle fois de cible, comme plusieurs étans s’étaient mis à courir vers le promontoire. Aspar en choisit un qui se dirigeait vers lui, et décocha. Son premier trait le frappa dans l’œil. La bête tourna la tête sous le choc et tituba, puis elle rugit et repartit vers lui. Aspar vit l’une des flèches empennées de blanc de Leshya apparaître dans sa cuisse. Il encocha une autre flèche, prit une inspiration, et la laissa filer. Elle ripa sur les épaisses écailles de son crâne. Puis il arriva sur les piquiers. Il attrapa l’une des armes par le bout du manche juste sous la lame, et prit appui sur elle pour se projeter par-dessus la première rangée, mais un des hommes du second rang réussit à placer sa lance, et le poids du monstre enfonça la pointe dans son ventre, pour en projeter le contenu tout autour. En hurlant, la bête empoigna le manche. -267- Le monstre était à dix coudées de lui. Aspar visa soigneusement et tira dans l’autre œil. Cette fois, la flèche s’enfonça jusqu’au fond du crâne. Sa gueule s’immobilisa et il cessa de se débattre. Le piquier le fit retomber du promontoire. Un autre arrivait, mais quinze flèches volèrent dans sa direction. La plupart manquèrent ou ripèrent, mais une le frappa dans l’œil. Les archers commençaient à se souvenir de ses conseils quant aux points faibles des créatures. Un coup d’œil dans leur direction lui apprit que l’autre aile des archers ne connaissait pas la même réussite. Un étan avait pénétré leurs rangs, et la plupart des hommes s’enfuyaient. En contrebas, les choses s’arrangeaient, sur le champ de bataille. Sire Évan et les neuf autres cavaliers de sa première charge avaient retrouvé leur cohésion et, sous ses yeux, dirigèrent leurs lances vers le greffyn. La plupart des autres avaient mis pied à terre et affrontaient les étans avec leurs épées et boucliers, profitant de leur avantage numérique pour les encercler. L’une des créatures était déjà à terre, et huit hommes en armure lourde l’achevaient. Le groupe d’Emfrith ralentissait dans sa charge, parce que la manticore avait cessé d’avancer et restait juste hors de portée de la catapulte. Quelques instants plus tard, les deux derniers étans s’arrachaient à leurs tortionnaires et s’enfuyaient en courant par le pont. Je n’y crois pas, dit Aspar. Il semblait que sire Évan avait perdu environ quinze cavaliers et à peu près autant d’archers. Quelques autres allaient probablement mourir de leur contact avec les greffyns. Mais en face, l’ennemi avait perdu tous ses monstres sauf deux étans et une manticore. Soudain, les vaincre ne paraissait plus aussi impossible. Ils semblaient le réaliser, eux aussi. Les chariots faisaient demi-tour. Sire Évan remettait ses hommes en formation, et Emfrith ramenait les siens vers le sommet de la colline. -268- Eh bien, dit-il en arrivant. Ce n’était finalement peut- être pas une mauvaise idée, après tout. Peut-être pas, admit Aspar. Je ne l’aurais jamais cru, mais peut-être pas. Nous les traquerons un temps, nous trouverons un bon endroit pour les attaquer, et... Estronc, s’exclama Aspar, je crois que sire Évan a d’autres projets. Emfrith se tourna juste à temps pour voir les cavaliers de Celly Guest R du moins ce qu’il en restait R s’élancer au galop à travers le pont, en compagnie d’une vingtaine des hommes d’Emfrith. La manticore n’était plus là, et était repartie vers la colline. Revenez ! hurla Emfrith. Personne ne se retourna. Ils ne l’avaient probablement même pas entendu. Les hommes et les sefrys de l’autre côté du fleuve s’étaient retournés, mais ne semblaient pas préparer de contre-charge. Aspar ne pouvait discerner leurs visages à cette distance, mais quelque chose en eux lui paraissait bizarre. Je n’aime pas ça, dit Leshya. Aspar se contenta d’agiter la tête en essayant de comprendre. Alors, comme frappés par un millier de flèches invisibles, sire Évan et tous les hommes qui l’accompagnaient, et tous leurs chevaux, s’effondrèrent, pour ne plus bouger. Loin du fleuve, Aspar vit quelque chose briller à l’arrière de l’un des chariots. Retournez-vous ! hurla Leshya. Fermez les yeux ! Aspar sentit ses propres yeux commencer à se réchauffer, et il suivit son conseil. Après un instant, tout le monde fit de même. Qu’est-ce que c’est ? Un basilnixe, dit-elle. Si tu croises son regard, tu meurs. Je crois qu’il est encore trop loin, pour l’instant, mais... Sors-les d’ici, Emfrith, gronda Aspar. Sors ce qui reste de tes hommes d’ici. -269- Je ne comprends pas, gémit le jeune homme, avec la voix de quelqu’un qui émerge d’un sommeil profond. Sonne la retraite, dit Aspar à l’homme qui tenait la corne. Sire... Aspar prit Emfrith par l’épaule. Il va venir vers nous, maintenant. Nous ne pouvons pas nous battre le dos tourné. Nous ne savions pas, pour ça. Oui, dit le jeune homme, le visage couvert de larmes. Sonne la retraite. Une ombre sombre passa sur eux, puis une autre, et il y eut le bruit de nombreuses ailes. -270- CHAPITRE DOUZE KAURON Stéphane s’arrêta en tremblant et regarda ses pieds, regarda des milliers de pieds en sandales, cothurnes, bottes, pieds nus, pieds mutilés, grands pieds, petits pieds. C’était comme ce que lui avait fait le vhelny, sauf que les autres souvenirs n’étaient pas les siens. Mais cette distinction n’importerait plus pour très longtemps. Il ferma les yeux et fit un pas, sentant en le faisant une myriade d’autres pas, un millier de balancements différents de son corps. Son estomac ne put l’accepter, et il se plia en deux, vomit, observa avec un étrange détachement qu’en un tel acte, il se trouvait de quelque façon plus tangible, plus lui-même. Sauf que ce n’était pas le cas. C’était le plus grand mensonge du monde, la plus fondamentale des illusions. Cette chose appelée Stéphane était une affabulation, un simple détail de ce qui existait vraiment. Le reste de lui-même essayait de le réintégrer. Serait-ce la fin ? Serait-il entier s’il abandonnait l’illusion que cette chose Stéphane était réelle ? Peut-être. Non. La voix s’était frayé un chemin à travers toutes les autres, elle avait repoussé les murmures. Elle était douce, forte, confiante, et Stéphane sentit un peu de la force du premier sanctuaire lui revenir. -271- Non, répéta la voix. C’est la mort. Les voix que tu entends, les visions qui t’apparaissent... ce sont les morts, ceux qui se sont abandonnés, ceux qui ont permis à la rivière de prendre ce qui était en eux. Tu es plus fort parce que tu es encore, tu comprends ? Tu es encore uni. Tu es réel, Stéphane Darige. C’est la totalité qui est l’illusion. Seul le fini peut être réel. Kauron ? Oui. Je suis plus puissant, ici. Tu as passé le quatrième sanctuaire. Il n’en reste qu’un. Écoute-moi... Ce que tu ressens, c’est ton esprit qui tente d’accepter tout ce qui est dans la rivière ; tu ne peux faire cela sans mourir, sans cesser de devenir ce que tu es. Est-ce que tu me comprends ? Je crois. Alors, laisse-moi t’aider à le combattre. N’es-tu pas mort, toi aussi ? Pourquoi es-tu différent ? Parce que j’ai arpenté cette voie des sanctuaires, moi aussi. Parce que lorsque mon corps est mort, je n’ai pas permis à la rivière de me prendre. Je... Mais les voix revenaient, et il ne pouvait plus penser. Aide-moi à trouver le dernier sanctuaire, supplia-t-il. Sois fort, Stéphane. Raccroche-toi à toi-même. Raccroche-toi à moi. Ce n’est plus très loin. Cela lui parut très loin néanmoins. Il réalisa à un moment donné que les lumières et le vent n’étaient pas des illusions, que quelque part il avait quitté les entrailles de la montagne, et qu’il s’était retrouvé sur ses flancs. Kauron était resté avec lui, avait parlé à lui et pas aux autres voix, lui avait rappelé qu’il était celui qui était réel. Il avait l’impression que le moine des temps anciens marchait à côté de lui, même si, lorsqu’il regardait, il n’y avait personne. Le vhelny, réussit-il finalement à demander. Que veut-il ? Le vhelny ? La chose contre laquelle tu m’as mis en garde, la chose dans la montagne. -272- Je ne sais pas. Je ne crois pas que ce soit quelqu’un qui chercherait le pouvoir de la voie des sanctuaires, pas s’il sait déjà où elle se trouve. Sinon il t’aurait tué et l’aurait arpentée lui-même. C’est ce que je me suis dit, opina Stéphane en s’arrêtant le temps de s’assurer que les mains sur lesquelles il s’appuyait étaient bien les siennes. Donc c’est quelqu’un qui veut que le pouvoir soit tien. Mais la prophétie dit qu’il est mon ennemi. Je suis ton héritier, et il est mon ennemi. Si j’ai eu un tel ennemi, je ne m’en souviens pas. C’est possible, je suppose. Les fantômes, et même les fantômes comme moi, ne sont pas conscients des choses qu’ils ont oubliées. De toute façon, je crois que je ne pourrais pas savoir grand-chose des prophéties qui concernent l’héritier de Kauron, n’est-ce pas ? Elles ont toutes été faites après ma mort. Stéphane se sentit pris d’un profond vertige. Stéphane ! La voix était revenue dans sa tête, plus faible, inquiète. Écoute-moi, Stéphane. Concentre-toi sur ma voix. La sensation de vertige s’apaisa. Que t’est-il arrivé, Kauron ? demanda-t-il. Comment estu mort ? Je suis mort sur cette montagne même, répondit le fantôme. La voie t’a tué ? Non, c’est une longue histoire. En fait, je suis revenu mourir ici. Pourquoi ? Je n’en suis pas sûr. Je m’étais juste dit qu’il le fallait. Il semblerait que j’ai eu raison. Mais... Le sanctuaire est juste devant. La voie est plus étroite qu’à mon époque. J’aimerais... C’est difficile de penser, de demander ce que je veux demander. Je sais. Je me souviens. Pense à ce que tu es. Dis-moi qui tu es. -273- Je... J’aime les langues. Tu as mille ans ! Je pourrais tant apprendre... Il agita la tête, essaya de se concentrer. Avançait-il encore ? Oui, pas à pas. Il vit quelque chose devant lui, quelque chose comme une pierre dressée. Je, euh... Quand je suis en colère, ou que je me sens frustré, je compose un petit traité, comme s’il allait faire partie d’un livre. Évidemment, dit Kauron. Je faisais la même chose, en particulier quand j’étais novice. J’ai écrit le mien, en fait, et l’un des autres frères, frère Parson, l’a trouvé et l’a montré aux autres. Que s’est-il passé ? Ils se sont moqués de moi, évidemment, et j’ai dû nettoyer les écuries pendant un an. Stéphane s’imagina soudain debout, avec du crottin de cheval jusqu’au genou. Il est difficile de se figurer le grand Kauron nettoyant des écuries, dit-il. Qu’y a-t-il de si grand chez moi ? Qu’ai-je fait ? Tu as ramené le journal de Virgenye Dare ici, pour le mettre en sécurité. Tu devais être très important chez les Révesturi. Comme toi, tu veux dire ? Pardon ? Je n’étais personne. J’existais à peine. Je vivais dans le scriftorium, j’ai trouvé le journal, j’ai localisé la montagne. Mon fratrex m’a envoyé ici parce qu’il se disait que personne n’imaginerait que je faisais quelque chose d’important, que personne ne me suivrait. Des prophéties parlent de toi. Non, il semblerait plutôt qu’elles parlent de toi, Stéphane. J’y apparais juste, pour avoir fait ce que j’étais censé faire... t’aider. Les voix disparaissaient, maintenant, et sa perception de l’endroit où il se trouvait revenait. Il se trouvait sur une pointe de pierre qui saillait de la montagne, un triangle large d’une toise à sa base et long de trois. Il s’élevait à mesure qu’il se -274- rétrécissait, jusqu’à sa pointe sur laquelle se dressait un petit rocher. Le symbole virgenyen du cinq y était gravé, à peine visible. C’est drôle, dit Stéphane. Tu m’as demandé de parler de moi, mais c’est parler de toi qui m’as aidé. Je suis ton guide. Je crois que nous avons dû beaucoup nous ressembler, dit Stéphane. Apparemment. Au moins quand nous étions jeunes. Quand je toucherai la pierre, ce sera fini ? Oui. La connaissance et la puissance sont en toi, mais sans la bénédiction de ce sanctuaire, tu ne peux les contrôler. Que deviendras-tu ? C’est un sacrifice nécessaire, Stéphane. Que veux-tu dire ? Ne t’inquiète pas. Chaque chose est ce qu’elle doit être. Je t’ai guidé jusqu’ici. Crois-moi un pas de plus. Stéphane acquiesça, s’avança précautionneusement, et en soupirant, posa la main sur l’excroissance rocheuse. La dernière des voix disparut, remplacée par un sentiment d’énormité. Comme si une gigantesque vague s’était abattue sur lui, l’avait entraîné dans ses tourbillons, et l’avait finalement laissé debout. Tout lui paraissait nouveau et différent, comme s’il voyait le monde à travers d’autres yeux. Comme s’il venait de renaître. Il tomba à genoux, totalement épuisé. Il regarda le splendide alignement des montagnes et ressentit une joie soudaine et sauvage devant leur magnificence, devant le tonnerre et l’éclair qu’était le monde. Son corps était fatigué, mais à l’intérieur il se sentait plus vivant qu’il ne l’avait jamais été. Mais il savait qu’il ne faisait que commencer R il lui restait encore bien des choses à faire. La voie des sanctuaires n’était pas la fin R il lui restait à trouver le trône, et il lui fallait le trouver bientôt. Stéphane se releva, et bien que ses genoux fussent un peu flageolants, il eut l’impression qu’il pouvait marcher. Il était certain de se souvenir du chemin de la cité aitivar, mais cela -275- signifiait faire la moitié du tour de la montagne, et il ne pouvait se permettre de mourir de faim en chemin R pas maintenant, quand tout s’offrait à lui, quand il savait enfin ce qu’il devait faire. Quelque chose fondit sur lui dans le vent, quelque chose de chaud et d’âcre. Il se tourna pour faire face au vhelny. Il ne pouvait toujours pas le voir, ni avec ses yeux, ni avec les sens qui puisaient sous la surface du monde. Ou peut-être que ce n’était rien d’autre qu’une ombre. Mais non, il sentait la lente et terrible puissance qui brûlait en lui. Félicitations, lui dit l’ombre, en déployant d’immenses ailes obscures. Stéphane sentit le picotement de la domination débuter. Je pourrais trouver un usage à quelqu’un comme toi. Stéphane n’hésita pas, ce qui en soi était déjà une chose magnifique, presque érotique dans son intensité. Il projeta sa volonté en direction du vhelny, puisant dans les flots infinis sous le monde. Ce qu’il heurta était une force brute d’un genre qu’il n’avait jamais perçu auparavant, et il eut soudain l’impression de lutter avec un être dont la forme changeait constamment, comme l’amant de la reine alfe des anciennes légendes. Sauf que c’était terriblement réel. Il se sentit soudain repoussé en arrière, acculé, et il lui fut de plus en plus difficile de se concentrer sur le démon, de diriger ses pouvoirs contre lui. Il ne s’agissait pas des pouvoirs du sedos, mais de la nuit ancienne revenue à la vie, quelque chose qui avait existé bien avant le monde lui-même, ou n’importe lequel de ses minuscules pouvoirs. Non. Je ne sais pas ce que c’est, mais cela peut être défait. Prends... Une vague d’énergie toute fraîche envahit les membres de Stéphane, et il comprit soudain. Quoi que cela pût être, c’était assis sur le trône de Xhès. Il y en avait eu un autre, bien des années plus tôt, qui en avait pris possession, un mage sefry, et il y avait été lié, et maintenant il savait comment s’y prendre. -276- Il cessa de contrer les énergies du vhelny, les laissa le pénétrer, s’emparer de son cœur et de sa volonté. Et lorsque le vhelny se fut engagé, fut en lui, il saisit ces énergies comme la laisse d’un chien et les serra, les fit siennes, en redessina chaque contraction jusqu’à ce que le chaos du monstre fût réorganisé et sous son contrôle. Non ! murmura le vhelny. Si. Et merci pour tes félicitations. Et pour te paraphraser, je suis sûr que je vais trouver un usage à quelqu’un comme toi. Je me libérerai. Je détruirai tout en toi. Je ne crois pas. Maintenant, si tu m’emmenais par les airs jusqu’à l’intérieur de la montagne retrouver mes compagnons ? Tu le paieras. Mais quelque chose s’enroula autour de lui, et un instant après il quittait le sol, et éclatait d’un rire ravi. Il était impatient de revoir Zemlé. Et Winna. Et Aspar. Et la reine Anne R tout particulièrement la reine Anne. Et le plus beau allait être la façon dont ils seraient surpris. Il adorait cela, quand les gens étaient surpris, quand ils comprenaient enfin le sens de la plaisanterie. Évidemment qu’il aimait cela : ce n’était pas pour rien qu’on l’appelait le bouffon noir. -277- CHAPITRE TREIZE LA RETRAITE Anne ne put soudain plus sentir les rênes. Le vent parut la faire tournoyer, puis le sol plongea vers elle. Elle pouvait encore voir, mais rien de ce qu’elle voyait n’avait le moindre sens. Des pattes de chevaux partout, des hommes qui tendaient le bras vers elle, puis tout ne fut plus que bruit et couleur, et enfin elle fut ailleurs, étendue dans un pré près d’un étang. Elle leva la main et vit qu’il n’y avait pas d’ombre. Son côté lui faisait mal, et quand elle y toucha, elle y trouva un bâton. Elle appuya dessus, et la douleur qui parcourut ses côtes fut comme une agonie. Sa main était humide et poisseuse, et lorsqu’elle la regarda, elle était rouge. Flèche, réussit-elle à articuler. Il y avait eu beaucoup de flèches, elle se souvenait de cela. Puis les chevaux s’étaient heurtés, un choc comme une immense vague qui abattait tout le monde autour d’elle jusqu’au moment où elle avait puisé, puisé dans ce mince croissant de lune pâle suspendu comme un nuage dans le ciel, et qu’elle les avait frappés. Elle se souvenait avoir vu leurs yeux exploser en gouttelettes bouillonnantes, et les cris... J’ai fait cela ? Tu l’as fait, confirma son arilac, en naissant du sol. Même Genya Dare en aurait été impressionnée. Avons-nous gagné ? Tu as brisé leur charge et tu as tué la moitié d’entre eux avant d’être touchée par une flèche. Après, je ne sais pas. -278- J’ai reçu une flèche. Oui. Suis-je mourante ? Je ne sais pas, mais tu ne devrais pas rester ici dans cet état. S’il vient, tu ne seras pas capable de le combattre. Je ne... Des points noirs dansèrent devant ses yeux. Je vais t’aider, dit l’arilac, qui lui massa le front d’une main brûlante. Un sabot frappa le sol à côté de sa tête et quelqu’un cria son nom. Elle voulut s’asseoir et hoqueta. Elle est là, cria un homme. Les saints savent comment, vu que nous avions regardé... Elle est blessée. Un visage apparut au-dessus d’elle. Salut, Cape Chavel, dit-elle. Tu peux m’entendre ? Oui. Je dois te soulever, tu comprends ? Je ne peux pas te laisser ici R nous sommes en pleine retraite. À moins que tu ne puisses... Il grimaça. Je suis trop affaiblie, répondit-elle. Tu vas chevaucher avec moi. Tes mestres et les cavaliers lourds ont formé une arrière-garde. Mes chevaux sont plus rapides. Nous allons te ramener au campement et vers un léic. Anne chercha une réponse, mais elle était trop fatiguée. Elle souffrit lorsqu’il la hissa sur la selle avec lui, et souffrit plus encore à chaque fois que le cheval posa un sabot sur le sol, et bien qu’elle voulût l’éviter, elle pleura, en ne désirant rien d’autre que la fin de la douleur. Elle se réveilla sur le dos dans une petite salle bruyante qu’elle reconnut finalement pour être un chariot. Elle se souvint que Nérénaï lui avait donné quelque chose d’amer à boire, et qu’elle s’était endormie. -279- Elle tâta son flanc et s’aperçut que la flèche avait disparu. Ainsi que ses vêtements : elle était simplement enroulée dans une couverture. Là, maîtresse, dit Nérénaï. Ne bouge pas. Que se passe-t-il ? Avant que Nérénaï eût pu répondre, Émilie intervint. C’est passionnant. Il paraît que tu as fait exploser leurs yeux, est-ce vrai ? Je préférerais ne pas en parler, murmura Anne. Pouvez-vous trouver Artwair pour moi ? Non, Majesté, répondit la jeune femme. Il réorganise les troupes. Tu en as tué beaucoup, mais il en reste énormément. Comme s’ils avaient su que nous allions venir. Ils le savaient. Comment ? Une magie plus forte que la mienne, répondit Anne. Prions les saints qu’Alis et Neil vont trouver ce chthonien et savoir quoi faire. Il est plus fort que moi. Une pensée lui vint soudain. Si nous combattons, pourquoi le chariot bouge-t-il ? Nous nous retirons, répondit Émilie. Mais de façon organisée, afin de ne pas nous faire massacrer. Artwair est un bon général. Je l’ai entraîné dans un piège, pensa Anne. Ce sera difficile à réparer. Elle était reine, oui, mais elle avait besoin que ses généraux croient en elle, surtout Artwair. Combien d’hommes avons-nous perdus ? Je ne sais pas. Ils parlent d’environ deux mille. Ils ont aussi attaqué notre infanterie pendant que nous étions au camp. Deux mille ? Le chiffre paraissait irréel. Avait-elle seulement rencontré deux mille personnes dans sa vie ? Pendant trois jours, ils se replièrent vers Poelscild. Les pertes des deux côtés furent minimes. Puis, à un jour de marche de la digue la plus septentrionale, l’armée hansienne cessa de les poursuivre. Le lendemain, Anne ne dormait plus dans un chariot, mais dans un bon lit de la forteresse de Poelscild. -280- Le comte faisait coucher près de trois mille de ses soldats par terre. Ils ne sont pas allés loin, Majesté, lui dit Artwair, le lendemain. Tu as l’air fatigué, mon cousin. C’était le cas. Son visage paraissait ridé, et il semblait avoir vieilli de dix ans en un mois. Je vais bien, Majesté. Où sont-ils partis, alors ? À une lieue au nord, à Andemuer. Ils y construisent une redoute. Je suppose qu’ils vont la renforcer, puis venir ici. Anne acquiesça. Elle avait demandé à Nérénaï et à Émilie de l’asseoir. Elle ne pouvait pas se lever, mais elle ne voulait pas recevoir Artwair étendue. Et la flotte ? Des nouvelles ? Ils nous attendaient là aussi, dit Artwair. Ils ont frappé Liery en pleine mer. Cinq navires ont été perdus, et à peu près autant du côté hansien. Sire Fail a ramené la flotte en Ter-na-Fath. Donc nous sommes en repli partout, dit Anne. Partout où nous sommes allés. Partout où je vous ai entraînés, tu veux dire. Il n’y a rien à reprocher à ta Majesté. J’ai trouvé moi aussi que c’était un bon plan. Et cela n’a pas été la surprise qu’ils avaient prévue. C’eût pu être pire : en fait, leur chthonien n’est pas parfait non plus. Il a peut-être réussi à te piéger, mais tu t’es échappée de son piège. De peu. Mais je suis d’accord, c’eût pu être pire. Je ne connais peut-être pas grand-chose à la guerre, mais je sais que les armées qui se replient sont souvent en déroute et se font massacrer. La qualité de ton commandement a empêché cela, duc Artwair. Je n’étais pas seul. Sire Kenwulf a tenu notre flanc droit, et le jeune Cape Chavel notre flanc gauche. Si nous avions jamais été encerclés, c’eût été la fin. Je les féliciterai aussi, dit-elle. Et que va-t-il se passer maintenant ? -281- J’ai fait demander des renforts, évidemment R une bonne partie des armées des landwaerden sont déjà soit ici, soit allées renforcer d’autres places fortes aux frontières de la Terre-Neuve. Alors, nous leur cédons Andemuer et la plaine de Mag Vaost ? demanda Anne. Nous ne les leur cédons pas : ils les ont. Northwatch est tombée il y a deux jours, donc leurs renforts peuvent venir par la voie vitellienne sans résistance. Copenwis est ouverte à leurs navires. Non, la Terre-Neuve est mieux fortifiée que la frontière nord, et l’a toujours été. Andemuer n’a cessé de changer de mains entre Hansa et la Crotheny exactement pour cette raison Par contre, ils auront plus de mal à entrer ici. Et s’ils le font, nous nous replierons sur le prochain canal, et nous inonderons les poelen derrière nous, et ils devront nous attaquer à la nage. Tu avais parlé du danger de les voir venir par la Rosée. As-tu des rapports venant de l’est ? Aucune attaque rapportée, mais je m’y attends. Et le sud ? Il hocha la tête. Nous avons appris qu’au moins trois légifs de l’Église campaient le long de la rivière Téréméné. La nouvelle remonte à quelques jours, évidemment. Les combats peuvent donc avoir commencé. Anne songea à Téréméné. La rivière coule dans un défilé, à cet endroit, dit-elle. Pour la franchir, ils vont devoir soit passer par la ville de Téréméné, soit partir vers le nord et Hornladh... Elle s’interrompit. Majesté ? Elle ferma les yeux. Rien, juste une autre bêtise que j’ai faite. Cazio, essaie d’être aussi malin que je te crois l’être. Le chthonien ne peut pas aider ceux du sud. Je vais voir ce que mes visions peuvent me dire de ce que prépare l’Église. Y a-t-il autre chose ? Pas que je sache, Majesté. Merci, duc. Je vais me reposer, maintenant. -282- Elle retrouva son arilac sur une dune couverte de bruyère, qui dominait une mer azur. L’air était chaud et humide, et un peu poisseux. L’arilac semblait un peu plus humaine à chaque fois qu’elles se retrouvaient, quoiqu’elle brillât encore parfois de façon fort peu naturelle. Tu t’es fait dépasser, dit la femme. Avec la loi de la mort brisée, le chthonien est plus fort même que je ne l’avais soupçonné. Tu aurais dû m’avertir, répondit Anne. L’arilac fronça furieusement le front. C’eût été une insulte à ton intelligence. Puisque tu pouvais prévoir les conséquences de ce qu’il prévoyait, comment as-tu pu imaginer que lui ne pourrait pas faire la même chose ? Mais où cela s’arrête-t-il ? demanda Anne. Si j’avais vu le piège, ne m’aurait-il pas vu le voyant ? Et ainsi de suite, jusqu’à la folie ? Oui et non. Comme tu l’as appris, le futur n’est pas une chose fixe si tu peux le voir. Mais il y a une direction et un élan. Quand le chthonien a vu que ton armée marcherait ainsi et que tu as vu qu’il avait vu cela, tu aurais pu faire beaucoup de choses : tu aurais pu décider de ne pas partir par là, ou ne pas partir du tout, ou amener plusieurs autres milliers d’hommes en plus, ou faire ce que tu as fait, tenter de retourner le piège contre lui. Le chthonien aurait vu toutes ces choses, mais faiblement, et l’une lui aurait paru infinitésimalement plus lumineuse. Ensuite, ses réactions possibles R abandonner le plan, envoyer plus d’hommes, etc. R auraient été plus contingentes, d’abord parce que ton choix était multiple, et ensuite parce que le sien l’était aussi. C’est pour cela que tu n’as pas vu l’inversion du piège R ce n’était plus qu’une lueur, indiscernable. Et que lui voit les conséquences de son inversion était impossible, raison pour laquelle tu as réussi à t’échapper. Donc, pour répondre à ta question, ton duel avec le chthonien s’est poursuivi autant de coups que possible, et il a gagné. Lorsque tu maîtriseras totalement le pouvoir, tu pourras peut- être voir un coup plus loin que lui. Peut-être. -283- Donc selon ce que tu dis, dès que cela concerne Hansa, je dois deviner. Non, non, répondit l’arilac. Il ne peut pas savoir que tu as vu quelque chose à moins que tu ne réagisses. Alors quelle utilité de le voir ? Cela peut influer sur ta stratégie. Anne ouvrit de grands yeux. Oui, très mal. Suppose que je prédise qu’une armée va descendre la Rosée, qu’Artwair déplace ses troupes pour l’intercepter, mais que cette armée ne parte jamais vers l’est et vienne ici ? Tu vas vite t’apercevoir que tu ne peux rien prédire de spécifique à plus d’une neuvaine. Les visions d’un futur lointain sont vagues quant à la façon dont les choses vont arriver, et quand. Le chthonien est limité de la même façon, et il n’est pas ici, Anne. Son ombre est toujours à Hansa. Un messager doit apporter ses informations, un messager qui peut arriver ou pas, et qui prendra toujours du temps pour le faire. Tu es plus près de l’endroit où a lieu la guerre, pour l’instant. Et maintenant tu as appris à faire attention. Anne acquiesça. Très bien. Mais d’abord, j’ai besoin de voir ce que l’Église prépare à notre frontière sud, et à quel danger j’ai exposé Cazio et Austra. (Elle se redressa.) Je n’ai pas peur de toi, dit-elle à l’arilac. Je ne l’ai jamais prétendu. Oh, c’était vrai, reconnut-elle. Mais ce n’est plus le cas. À partir de maintenant, j’exige que tu m’informes de tout ce que j’ai besoin de savoir, tu comprends ? Je ne veux plus être frappée dans le dos. Très bien, Anne. Appelle-moi Majesté. Quand tu seras ma reine, je le ferai. Mais cet instant n’est pas venu. Et je n’ai pas peur de toi non plus. Elle regarda les pierres titanesques de la citadelle casser et se sentit être les doigts serrés là, qui les brisaient. Les portes étaient comme des brandons, mais elle les tira, et tout en elle -284- parut prêt à rompre. En un instant elle ressentit le plus profond bonheur qu’elle eût jamais connu, tandis que tout ralentissait jusqu’à presque s’arrêter. Le métal enchanté résonna en se déchirant, et la puissance du chaos s’effondra devant elle. Elle sentit le feu couvant de dix mille vies arquées contre elle, des créatures à ce point liées aux maîtres que même en cet instant, alors que leur libération approchait, elles se battaient pour rester esclaves. Mais maintenant elles cédaient, la citadelle étant éventrée, et les puissances qui la maintenaient au loin se désintégrèrent. Elle avait connu le pouvoir auparavant, mais jamais comme cela. Ses craintes et ses peurs n’étaient plus. Elle était pure et simple, une flèche déjà décochée de sa corde, une tempête frappant un port, que l’on ne peut plus arrêter, que l’on ne doit pas arrêter. Toutes ses faiblesses disparues. Elle rit et ils moururent, écrasés par sa volonté ou éventrés par ses guerriers, ses beaux, ses adorables guerriers. Et tout ce qu’ils étaient et auraient pu être les quitta et revint, et elle sut qu’elle avait pris place sur le trône du sedos... C’était pire cette fois, n’est-ce pas ? demanda Émilie. Anne se retint d’étrangler la jeune femme en réponse à l’inanité de son commentaire, mais de peu. Au lieu de cela, elle prit de profondes inspirations et quelques gorgées de thé sefry. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire, Majesté ? Oui, sauter par la fenêtre, pensa Anne. Attends, Émilie, préféra-t-elle dire. Je ne suis pas moi-même. Mais peut-être qu’elle était justement elle-même. Ils avaient voulu qu’elle prenne des responsabilités ? Très bien, elle l’avait fait. Maintenant, elle était reine, et elle allait être reine, la reine qu’ils méritaient. Émilie recula et ne dit plus rien. Une cloche plus tard, Anne n’avait plus l’impression qu’une troupe de fourmis avait envahi l’intérieur de son crâne. Cela devient tellement simple, dit-elle à Nérénaï. Je pense à ce que je veux voir et je le vois, ou quelque chose en -285- rapport. Mais ensuite il y a les rêves. Plus mes visions deviennent claires, plus mes Vieilles-qui-pressent empirent. Est-ce censé se passer ainsi ? Je crois que c’en est juste le prix, dit la sefry. Tu as séparé les visions des rêves, mais ils coulent de la même source. J’ai besoin de pouvoir dire la différence. C’est vrai, pour l’instant. Mais lorsque tu seras assez forte, tu n’auras plus besoin de les séparer. Ils ne seront plus qu’un. Anne se souvint s’être tenue devant les portes tandis qu’elles se brisaient, le sentiment de libération qu’elle en avait ressenti, la joie. Je l’espère, soupira-t-elle. Fais revenir Émilie, veux-tu ? Je désirerais m’excuser auprès d’elle. Elle est juste là, dehors, avec son frère. Il est venu te voir. Très bien, dit Anne. Je vais le recevoir. Le comte entra quelques instants plus tard, tenant Émilie par la main. Il portait un pourpoint rouge sombre tout neuf et des chausses noires. C’est aimable à toi de venir, Cape Chavel, dit-elle. Majesté, dit-il en s’inclinant. Émilie, mes excuses pour tout à l’heure. Ce n’est rien, Majesté, répondit-elle. Ce sont tes rêves, je sais. Je suis ici pour te servir. Anne opina. Cape Chavel, je ne crois pas t’avoir remercié de m’avoir sauvé la vie. Et j’en suis heureux, répondit-il. Cela ne ferait que m’embarrasser. D’autant que c’est principalement grâce à tes talents bénis des saints que la plupart d’entre nous ont pu s’en sortir vivants. Eh bien ! tu vas devoir être embarrassé. Je te remercie. Il rougit littéralement. C’était un garçon étrange, un peu comme sire Neil, mais un peu comme Cazio aussi. Cazio. Elle l’avait vu libre, et avec z’Acatto, mais Dunmrogh perdue. Et Hespéro... Mais cette partie-là n’était pas -286- claire. En fait, rien dans ses visions et qui pouvait concerner Hespéro n’était clair. Comment te sens-tu ? demanda le comte. Mieux. Le léic devrait me laisser marcher dans un ou deux jours. Rien n’est très abîmé à l’intérieur, je suppose. Je suis soulagé, dit le jeune homme. Très soulagé, en fait. J’ai vu déjà de telles blessures auparavant, et elles sont généralement, euh... pires. Cela la fit réfléchir. Elle avait été gravement blessée, non ? La flèche avait pénétré en elle jusqu’à moitié. Elle avait vu l’intérieur de corps ouverts dans le passé R comment la flèche avait-elle pu rater tout cela ? Elle aurait dû mourir, n’est-ce pas ? Elle se souvint du chevalier qui ne pouvait pas mourir, celui que Cazio n’avait pu arrêter qu’en réduisant son corps en pièces. Elle se souvint de l’autre, dans la forêt, près de Dunmrogh. Et son oncle Robert, dont le sang n’était plus vif, mais qui marchait et faisait le mal néanmoins. Par les saints, pensa-t-elle. Que suis-je devenue ? -287- CHAPITRE QUATORZE LES MORTS QUI CHANTENT Léoff regarda le parchemin blanc, terrifié. Ce n’était pas le genre de choses qui, habituellement, lui faisaient peur. Depuis l’enfance, il avait toujours pu entendre de la musique dans sa tête. Pas seulement la musique qu’il connaissait, mais également la musique qu’il imaginait. Pas uniquement des mélodies, mais des lignes harmoniques, des contrepoints, des accords. Il pouvait composer une sinfonie pour cinquante instruments et entendre individuellement chaque voix. La mettre sur papier était une formalité, une habitude, une façon de partager sa musique avec ceux qui n’avaient pas sa chance. Mais maintenant, il craignait la musique tapie dans son crâne. Chaque fois qu’il essayait de penser aux modes interdits qu’il avait redécouverts alors qu’il était prisonnier de Robert, il en était malade. Comment pourrait-il trouver un antidote s’il ne pouvait affronter le poison ? J’ai vu ma mère, la nuit dernière, dit une voix douce derrière lui. Surpris, il se retourna, pour découvrir Mérie qui le regardait, à quelques pas de là. Vraiment ? demanda-t-il. (La mère de Mérie était morte, évidemment, mais l’on voyait les morts, de temps en temps.) Dans le puits, confirma-t-elle. Le vieux puits au fond du jardin de derrière. Tu ne devrais pas jouer par là, dit-il. C’est dangereux. -288- Je ne jouais pas, dit doucement la petite fille. Évidemment pas, pensa-t-il tristement. Tu ne joues plus, désormais. Non qu’elle l’eût jamais beaucoup fait, d’ailleurs, mais il y avait eu autrefois quelque chose d’une petite fille en elle. Ta mère a-t-elle dit quoi que ce soit ? Elle a dit qu’elle était désolée, répondit Mérie. Elle a dit qu’elle oubliait des choses. Elle a dû beaucoup t’aimer pour venir te voir, dit-il. C’est plus facile pour eux maintenant, expliqua-t-elle. La musique rend cela plus facile. La musique que nous avons faite ensemble ? Pour le prince Robert ? Elle opina. Mais ils la chantent, maintenant, là-bas. Les morts ? Ils chantent tout le temps, et ils ne s’en aperçoivent même pas. Léoff frotta ce qui passait pour sa main contre son front. Ils la chantent, marmonna-t-il. Que se passe-t-il ? Pourquoi est-ce que cela te rend triste, de savoir que les morts chantent ? Ce n’est pas ce fait-là qui me rend triste, pas en lui-même. Mais ce chant est malfaisant, je crois. (Il leva les mains.) Tu te souviens, quand je pouvais jouer de la martelharpe avec celles-ci ? Oui, répondit-elle. Le praifec t’a fait briser les mains. C’est juste, dit Léoff en essayant de ne pas revivre le souvenir de cette douleur. Et pendant longtemps elles n’ont pas guéri, et maintenant c’est fait. Quelque chose dans le monde est cassé, la chose qui sépare la vie de la mort. Notre chant a fait empirer la situation, et je crois que leur chant R ce que tu les entends chanter R continue de la faire empirer. Je crois que cela empêche les choses de guérir. Tes mains n’ont pas bien guéri, fit-elle remarquer. Tu ne peux toujours pas jouer de la martelharpe. C’est vrai, reconnut-il. Qu’est-ce qui se passera si le monde guérit, mais mal ? -289- Je ne sais pas, soupira Léoff. Elle regarda la feuille blanche. Qu’est-ce que tu essaies de faire ? De trouver une musique qui guérira les choses ? Oui, répondit-il. Est-ce qu’elle me guérira ? Je l’espère. Elle marcha jusqu’à lui et s’appuya sur son bras. Je suis triste, Léoff, lui confia-t-elle. Je suis toujours triste. Je sais, répondit-il. J’aimerais pouvoir t’aider, mais à chaque fois que j’essaie de jouer quelque chose, je fais mal aux gens. Je sais. Je chante pour les fantômes, par contre, et quelquefois je joue pour eux, très doucement, quand il n’y a personne. Comme au puits. Est-ce que cela te rend heureuse ? Non. Mais cela me fait ressentir une meilleure forme de tristesse. La pluie avait lavé Haundwarpen ce matin, et lui avait laissé une odeur de neuf, comme si les pavés et les briques avaient été posés ce jour. C’était de toute façon un petit bourg agréable, mais aujourd’hui il donnait presque l’impression de quelque chose qui avait été repeint, tant étaient frais les jaunes et bruns des moulures des maisons, le bleu du ciel que capturaient les flaques, le toit de cuivre du clocher. Le domaine d’Artwair n’était qu’à une courte distance de la ville, et Léoff aimait venir ici, en particulier avec Aréana qui, bien qu’elle eût grandi à cinq lieues au nord, à Wistbirm, semblait connaître tout le monde. Il adorait la regarder marchander les fruits, le poisson et la viande, et pouvait dire d’après la courbe et la tension de sa nuque quand elle s’apprêtait à céder. Il aimait les détails de l’endroit, les heurtoirs en forme de poisson, de fleur et surtout de mains, les girouettes sur les toits, certaines en forme de bannière, d’autres en forme de grue ou de dragon, et surtout de mains. -290- Et il aimait le Rauthhat, la taverne animée au cœur de la ville. On y trouvait toujours des habitués et des voyageurs, et il y avait généralement un ménestrel ou deux auprès desquels il pouvait espérer glaner quelque nouvelle mélodie. Il avait besoin du calme du domaine, mais il avait aussi besoin de cela, de la vie. En particulier après sa discussion de ce matin avec Mérie. Donc tous trois trouvèrent une table inoccupée au Rauthhat, et Jen, la serveuse au grand sourire et aux cheveux roux leur apporta la bière brune qui était servie ici, des moules cuites dans du vin et du beurre, et un pain épais et croustillant à tremper. Comme on pouvait s’y attendre, Léoff en fut rasséréné. Aréana rayonna comme un joyau en saluant ses connaissances, et Mérie, au moins, mangea un peu de moules et sirota du vin. Mais cela n’alla pas plus loin, l’ambiance dans le Rauthhat étant un peu morne. Personne n’en parlait, mais tout le monde savait qu’une armée de Hansa n’était qu’à quelques lieues de là. Haundwarpen avait bien une garnison et des murailles respectables, mais des armées déterminées l’avaient déjà prise auparavant. Mais pour ce soir au moins, Léoff se joignit aux autres pour prétendre que rien de mauvais ne s’annonçait, et il préféra sourire, et la nuit se termina merveilleusement bien dans les bras de sa jeune épouse quand, alors qu’ils étaient épuisés et moites dans les draps, elle lui embrassa l’oreille et lui chuchota : J’attends un enfant. Il pleura de joie et de peur, et ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre. Le lendemain, il était encore devant sa feuille blanche lorsqu’il eut enfin le début d’une idée. Et s’il pouvait donner aux morts autre chose à chanter ? Cela soulevait bien d’autres questions. Pourquoi chantaient-ils la musique mortelle qu’il avait composée ? Chanteraient-ils tout ce qui use des modes interdits ? Mérie mentait-elle ou se trompait-elle ? Ce dernier point était important. La composition précédente avait progressé par étapes, enjôlant puis séduisant le vivant jusqu’à l’entraîner dans la -291- mort. Ceux qui avaient franchi le pas semblaient être morts d’un acte de pure volonté, leur cœur s’arrêtant parce qu’ils désiraient, de tout leur corps et de toute leur âme, que leur cœur s’arrêtât. Il se souvint l’avoir voulu, lui aussi. Il en avait presque tout abandonné. Était-il possible de composer une progression inversée ? Qui ferait désirer la vie aux morts ? Et, si oui, serait-ce la bonne chose à faire ? Il se figura des hordes de cadavres se relevant, allant prendre une bière au Rauthhat, retournant vers les lits de leurs veufs et veuves... Mais au moins il pensait, maintenant. Il explora des ouvertures, des vignettes musicales et des fantaisies sur les thèmes de la vie et de la mort. Il écrivit des mélodies et des contre-mélodies expurgées des accompagnements modaux qui leur donneraient leur véritable puissance, tout en étant capable d’estimer dans sa tête ce qu’elles pourraient devenir. Alors qu’il travaillait sur une ouverture, il réalisa que la midi était passée, et que quelqu’un l’appelait R non, hurlait son nom. Il ouvrit sa porte à la hâte et se précipita hors de la maison. Aréana courait vers lui à travers la luzerne, sa longue robe bleue doublée de dentelle se soulevant autour d’elle. Son visage était rougi de larmes, et elle était à tel point hystérique que ses hoquets étaient tout sens à ses paroles, mais elle indiquait une direction de la main, et réussit finalement à crier « Mérie ». La fillette était étendue dans le puits, face contre terre. Sa première pensée fut qu’il ne s’agissait pas d’elle, mais juste d’une poupée que quelque petite fille avait laissé tomber là. Lorsque les domestiques la sortirent de l’eau, il ne put plus le prétendre. Elle ne respirait pas, et de l’eau coulait de sa bouche et de ses narines. Les cloches suivantes ne furent que confusion. Il tint Aréana dans ses bras et s’efforça de trouver des paroles réconfortantes, tandis que les domestiques changeaient la petite fille, la lavaient et la déposaient sur son lit. -292- Elle était tellement malheureuse, dit Aréana lorsqu’ils purent de nouveau commencer à se concentrer. Crois-tu... Je ne sais pas. Elle m’a dit hier qu’elle entendait les morts chanter dans le puits, et qu’elle avait vu sa mère. Je lui ai dit de ne plus y retourner, mais j’aurais dû... j’aurais dû l’en empêcher. Ce n’est pas ta faute. Si, c’est ma faute, répondit-il. Si je n’avais pas composé cette musique maudite, si j’avais fait plus attention à elle... Tu l’aimais, dit Aréana. Tu lui as donné plus que quiconque, dans sa vie. Tu lui as montré un peu de ce dont elle était capable. Il se contenta d’agiter la tête. Elle prit ses tempes dans ses mains et lui embrassa le front. Pourquoi pleurez-vous ? demanda Mérie. Elle était debout dans l’encoignure de la porte, vêtue de la robe propre qu’ils venaient de lui mettre. Ses cheveux étaient encore humides. -293- TROISIÈME PARTIE FÉAUTÉ ET FIDÉLITÉ Pour prêter féauté, l’on doit d’abord savoir ce que c’est, seigneur. Lors, bien qu’un chien puisse être loyal de façon irréfléchie, il ne pourra jamais être ton féal. Tu es entouré de chiens, seigneur, et je n’en suis pas un. Le témoignage de saint Anemlen à la cour du bouffon noir Je vois. Eh bien, les chiens doivent manger ! Réponse du bouffon noir Decios mei com pid ammoltos et decio pis tiu ess Dis-moi avec qui tu marches et je te dirai qui tu es. Proverbe vitellien -294- CHAPITRE UN LE CHTHONIEN L’aube n’avait pas encore montré sa chevelure rosée lorsque Alis la réveilla doucement. Bérimund s’est souvenu de sa promesse, apparemment, dit-elle. Une dame vient te faire passer ta tenue de chasse. Vraiment, dit Murielle en se frottant les yeux. Ils chassent la nuit, ici ? Non, mais tôt. Et tu voudras être à ton avantage, n’est-ce pas ? Sans aucun doute. Très bien, donne-moi un instant puis fais-la entrer. Elle alla à la fenêtre. L’air était frais, et la plus grande partie de la cité en contrebas un ténébreux mystère, avec seulement quelques petits points lumineux. Les étoiles étaient des diamants et des saphirs, tout de même. Il y avait dans l’air cette légère odeur de différence, sans quoi elle eût tout aussi bien pu regarder Eslen endormie depuis la tour de Cotte-de-Loup. Que se passait-il, là-bas ? Comment allait Anne ? Une image lui vint à l’esprit : Anne à quatre ans, ses cheveux tressés en de longues nattes rousses, recroquevillée sur le rebord de la fenêtre de la chambre de saint Terwing, vêtue d’une tenue de garçon, chantant une petite chanson pour ellemême et jouant avec une fausse épée. Murielle n’avait pas voulu l’espionner, mais la petite fille ne l’avait pas vue dans le couloir -295- assombri, et elle avait longtemps regardé sa fille, sans savoir pourquoi. Et Fastia avec ses longs cheveux bruns et son humour affecté. Elseny, jamais très maligne, mais gentille, toujours pleine de vie. Parties, maintenant. Elle avait un jour cru entendre Fastia chuchoter « Mère » à Eslen-des-Ombres, mais cela s’était éteint, et il n’était plus rien resté de ses belles filles que ces choses dans leur cercueil. Mais Anne avait survécu. Anne dont la malice avait presque toujours franchi la ligne du caprice, qui ne s’était jamais trouvée belle, qui s’était efforcée de rester à l’écart de la famille et de ses affaires durant toute son enfance. Anne, qui avait parfois semblé la haïr. Anne qui avait probablement plus besoin d’elle aujourd’hui que jamais dans toute sa vie. Pourquoi avait-elle laissé sa seule fille survivante ? Peut-être qu’elle n’eût pas supporté de ne pas le faire. Une gorge s’éclaircit doucement derrière elle. Je suis prête ; merci, dit-elle. Le soleil était à une main au-dessus de l’horizon lorsqu’elle retrouva Bérimund dans la cour. Le visage du jeune homme était écarlate, et ses yeux un peu vitreux. J’arrive à peine à croire que tu peux marcher, dit Murielle. Je suis impressionnée. L’entraînement, dit Bérimund. Un long entraînement depuis l’enfance. Eh bien, je te remercie de t’être souvenu de ta promesse. À ce sujet, dit-il, il est encore temps de changer d’avis. Pourquoi le ferais-je ? Je suis impatiente de rencontrer ton père. Il hocha la tête avec l’air de vouloir dire quelque chose, mais resta muet. Tu révèles toute la beauté de cette tenue de chasse, dit-il finalement. Merci, répondit-elle. C’est une robe intéressante. -296- La jupe extérieure ressemblait surtout à un long haubert fendu devant et derrière, fait de laine feutrée en d’innombrables dessins de serpents, faucons et cavaliers, en des tons or, rouges et bruns. Elle n’avait pas de manches, si bien qu’elle portait une chemise marron foncé en dessous, ainsi que de nombreux jupons pour protéger sa modestie. Ses cothurnes étaient bouclées au-dessus du mollet par des têtes de loup, et lacées par-dessus des bas de laine. Tout cela paraissait ridicule et barbare, et elle avait dans un premier temps pensé qu’il s’agissait d’une façon de l’humilier. Mais Bérimund était accoutré de chausses de feutre tout aussi étonnantes, et d’un manteau formant robe. Intéressante, répéta-t-il en souriant. Je sens un euphémisme. Je n’ai pas l’habitude de cette mode, c’est tout. Elle est toute nouvelle. Mon père s’intéresse aux temps anciens, et ses lettrés ont déterminé que nos tribus montagnardes étaient plus proches de nos ancêtres révérés que nous, gens de la ville. Nous avons donc adopté certains aspects de leurs vêtements. Je vois. Je ne savais pas que les hommes des tribus des montagnes portaient des chemises de soie safnienne. Il y a eu quelques modifications, je l’admets. Lorsque je suis arrivée à Eslen, les hommes se drapaient dans de grandes capes de laine flottantes, comme celles que portaient les frères Cresson à la bataille de Ravenmarh Wold. Cela paraît ridicule, aujourd’hui. Je ne crois pas que cela soit comparable, dit Bérimund d’un ton rigide. Ni ne qualifierais notre mode de ridicule. Est-ce une mauvaise chose que de se souvenir des vertus de nos ancêtres ? Pas du tout, dit Murielle. J’aimerais au contraire que toi et ton père vous en souveniez mieux, puisque vos ancêtres ont aidé à nouer l’antique concorde d’ambassade. Bérimund parut se crisper légèrement, mais il ne répliqua pas. Partons-nous pour cette chasse ? préféra-t-il demander. -297- Les chevaux étaient harnachés d’un équipement tout aussi étrange, et sa monture portait un carquois fourni et une lance à large lame en forme de trèfle. Ainsi caparaçonnés, Murielle, Bérimund et six de ses liges chevauchèrent hors de Hauhhaim par Gildgards, un quartier clair comprenant tant de jardins qu’on eût presque dit la campagne. Elle s’en enquit auprès de Bérimund. La guilde des marchands s’est vue attribuer des terres à l’intérieur de l’enceinte afin de les exploiter, expliqua-t-il. Les bonnes années, ils vendent leurs surplus et en tirent bénéfice, et quand Kaithbaurg est assiégée, leurs produits reviennent au roi. Surtout, cela rend la cité plus plaisante, tu ne crois pas ? Murielle opina, et bientôt, ils eurent franchi la porte de Gildgards pour s’engager dans une campagne, de vastes champs d’orge et de petits villages. Après peut-être une cloche, ils rejoignirent les plaines autour du fleuve et finalement Thiuzanswalthu, la réserve de chasse de Marcomir, une vaste forêt de conifères. Ils entrèrent bientôt dans un campement animé, organisé autour d’une grande tente. Un groupe de cavaliers et de femmes se rassemblait comme une petite armée, et tous étaient vêtus comme elle et Bérimund. Bérimund mit pied à terre, prit les rênes du cheval de Murielle, et la mena vers le groupe. Elle fut un peu choquée lorsqu’elle découvrit Marcomir. Elle l’avait rencontré une fois, alors qu’elle avait quatorze ans : il était venu à la cour de Liery. À cette époque il avait la cinquantaine, mais elle avait tout de même été frappée par la puissance physique qui semblait émaner de lui, et s’en était un peu entichée, trouvant tous les prétextes pour être présente tout au long de sa visite. À ce jour encore, elle en gardait le souvenir. Mais l’image n’en était plus fidèle. Le temps avait tant réduit et tassé le monarque qu’elle ne le reconnut pas jusqu’au moment où elle lui fut présentée. Il s’était vidé de toute couleur, au point qu’elle eût pu le prendre pour un albinos. Il tremblait constamment. Mais lorsqu’elle croisa son regard, elle aperçut un peu de cette ancienne force. Elle avait été drainée de son corps, -298- fermentée, distillée et concentrée sous forme d’amertume derrière ses yeux. Lorsque ces pâles orbites se fixèrent sur elle, Murielle se sentit aussi minuscule qu’un grain d’orge, et de moindre importance. Père, dit Bérimund, je te présente Murielle Dare, reine de Crotheny, reine mère de l’impératrice Anne Ire. Marcomir ne fit que continuer de la dévisager. Je l’ai invitée à chasser avec nous. Que viens-tu faire ici, sorcière ? demanda le vieil homme. (Le charme en fut brisé. Sa voix molle et tremblante n’avait pas la force de son regard.) Es-tu venue m’assassiner ? Est-ce ton intention ? Murielle se redressa, mais ne vit aucune raison de répondre à une telle question. Père, dit Bérimund. Ne sois pas si grossier. Cette dame... Silence, morveux, gronda le roi. Je t’avais dit que je ne voulais pas la voir. Pourquoi l’as-tu amenée ici ? Tu m’avais dit de ne pas la présenter à la cour, répondit Bérimund. Tu n’avais pas parlé de la chasse. Tu tries les poils de barbe, coupa Marcomir. Tu savais ce que je voulais dire. (Il se retourna vers Murielle.) Mais puisque tu es là, laisse-moi te le dire clairement. Ta scintillatrice de fille n’est pas et ne sera jamais reine. Elle a libéré des horreurs qu’aucun homme ne devrait voir, et poussé le monde vers sa fin. Je ne me laisserai pas abuser par de belles paroles, ni soudoyer par des cadeaux ou des faveurs. Ceci est la bataille prédite, la grande guerre contre le mal, l’ ansuswurth elle-même, et nous nous battrons avec la sainte Église contre ta Dame des ténèbres et vos unhulthadiusen, et nous vous renverrons dans l’abysse. Comme elle regardait la salive couler sur son menton, Murielle en eut soudain assez. Si j’avais su que ta Majesté était un méprisable menteur qui se vêtait d’un saint habit pour dissimuler les sordides ambitions avides qu’il abrite depuis des décennies, je n’aurais pas fait ce chemin dans l’espoir d’une entrevue. Tu es un être abject, Marcomir. Un homme aurait simplement reconnu son désir de puissance et d’influence, mais tel un enfant, tu inventes des histoires pour déguiser ton immonde nature, et tu deviens -299- ce faisant plus odieux encore. Tu habilles tes nobles et tes dames en hommage à tes ancêtres adorés, mais il y a plus d’honneur en un seul de leurs os décomposés que dans tout ton corps. Entonne tes chants sacrés et joue l’air de la sainteté, mais je sais qui tu es, et tu le sais aussi, et rien de ce que tu pourras dire ou faire, aucune armée que tu pourras rassembler, aucune bataille que tu pourras gagner n’y changeront rien. Je suis venue à Hansa en espérant trouver un homme et je trouve cela. C’est pathétique et répugnant. Marcomir avait trouvé quelque part de la couleur pour son visage. Il tremblait plus encore qu’auparavant. Ma chère belle-sœur, dit une voix derrière elle. Tu n’as pas perdu cette capacité à trouver les mots qui font chavirer le cœur des hommes. Seule la colère de Murielle l’empêcha de hurler lorsqu’elle se tourna et vit Robert Dare, négligemment assis sur une jument tachetée, souriant jusqu’aux oreilles. Neil leva les yeux vers l’immense plafond de la chapelle et agita la tête. Qu’y a-t-il, sire Neil ? demanda Alis. Pourquoi est-ce si grand ? Tu ne trouves pas cela splendide ? Neil laissa son regard courir le long d’un contrefort étroit qui devait être haut de quarante coudées. Il était coloré d’une lumière qui filtrait d’un dôme percé d’une myriade de portails de cristal, et qui illuminait également des statues des saints ailés, les seigneurs du ciel, du vent, du tonnerre, du soleil, de la lune, des étoiles et des planètes. Nombre d’entre eux donnaient l’impression de réellement voler. Ça l’est. Mais c’est aussi distrayant. Comment peut-on prier convenablement au milieu de... de tant de choses ? La chapelle à Eslen est largement aussi grande et aussi décorée. Je sais. Je ne l’ai pas compris non plus. Ce n’est pas comme ça dans les îles ? -300- Non. Les chapelles sont très simples, très sobres, et pas plus grandes qu’il n’est nécessaire pour s’agenouiller ou être lustré. Je me sens perdu dans un endroit aussi grand. En tout cas, moi, j’ai besoin de prier, conclut Alis. M’attendras-tu ? Doit-on se séparer ? Je ne vois pas pourquoi cela serait un problème, dit-elle. Si notre escorte nous veut du mal, cela ne changera pas grand-chose. Alors je vais essayer de trouver le sanctuaire de Lier dans tout cela, dit Neil. Je te retrouverai ici, au centre de la chapelle. Alis opina et s’éloigna, le bruissement de ses jupes résonnant dans l’espace caverneux. Neil dépassa les saints de la loi et de la guerre en se demandant s’il devait s’arrêter, mais il ressentait surtout le besoin de trouver Lier, alors il continua de chercher, en se demandant ce que les saints pensaient d’une telle ostentation. Il supposa que cela dépendait des saints. Certains pouvaient en être flattés. Il lui fallut un peu de temps pour comprendre la logique des regroupements. Les saints des cieux étaient au-dessus, ceux des qualités et des affaires humaines à hauteur des yeux. Cela signifiait que logiquement, il devait chercher un escalier descendant. Une fois qu’il eut su que chercher, le trouver ne fut pas difficile, et il rejoignit bientôt une partie plus sobre et plus sombre de ce qui était à juste titre plus un temple qu’une chapelle. Là il trouva les saints sous la terre, et là, enfin, l’autel de Lier. Le saint était présenté comme un homme s’élevant d’une vague, ses longs cheveux et sa barbe se mêlant à l’écume. La chapelle à Skern avait une image rudimentaire sculptée dans un morceau de bois provenant d’une épave. Neil s’agenouilla, glissa deux pièces dans la boîte, et commença à chanter sa prière. Père d’écume dont les vagues sont les filles, -301- Toi qui sur tes épaules portes nos quilles, Ramène-nous à bon port quand la tempête fait rage Je t’en adjure, de ma chanson permets le passage. Elle résonna étrangement à travers les couloirs, lui revint pour former d’inhabituelles harmonies. Il s’efforça de se concentrer au-delà de cela, d’emplir son esprit de la présence du saint, des embruns, de l’immense chose éternelle qu’était l’océan. Enfin il y parvint, comme se réglaient le flux et le reflux de sa prière, et il sentit de nouveau les profondeurs sous lui. Il pria pour Alis et Murielle, pour la reine Anne et ses amis, pour les morts et les vivants. Lorsqu’il eut terminé, il se sentit mieux, et plus humble. Qui était-il pour critiquer le genre de chapelle que certains choisissaient de construire ? Avant que Murielle eût pu trouver les mots qui convenaient pour répondre à Robert, Marcomir s’était mis à éructer en un hansien si rapide qu’elle n’aurait pu le comprendre si elle l’avait voulu, ce qui n’était pas le cas. Elle avait vaguement conscience que Bérimund criait, lui aussi. Le sourire de Robert s’élargit. Le ton de Marcomir s’apaisa et il revint finalement à la langue du roi. Tu ne peux pas me parler ainsi, dit-il très froidement. C’est une erreur que tu vas regretter. Murielle garda les yeux fixés sur Robert lorsqu’elle répondit. Voici la preuve de ton hypocrisie, dit-elle. Tu prétends que ma fille est une sorcière, mais tu reçois cette... cette chose à ta cour. C’est un fratricide et une abomination de la nature. Coupe-le, regarde s’il saigne. Tâte son cœur, écoute s’il bat. Tu verras que ce n’est pas le cas. Mais tu le savais déjà, n’est-ce pas ? Oh ! ma chère, commença Robert. Je savais que nous avions eu quelques divergences, mais vraiment... — Swiya ! Silence ! coupa Marcomir, avant de diriger toute sa fureur vers Murielle. -302- « Je devrais te tuer comme une chienne enragée, ici et maintenant, dit très calmement le roi. Tu déformes les mots, mais je connais la vérité. Tu parles pour elle. (Il se rapprocha.) Il n’y aura pas de trêve avec le mal, pas de compromis, et pas de paix. Nous allons détruire ta fille et les hérétiques à sa solde, ou mourir. Dans les deux cas, il n’y aura pas de paix, et je n’aurai donc jamais à t’expliquer ce qui s’est passé. Tu n’oserais pas, dit Murielle. Il ne le ferait pas, reprit Bérimund. Que sais-tu, morveux ? Qu’est-ce qui te rend si accommodant ? Tu as couché avec cette pondeuse de sorcières ? Non, répondit Bérimund. Vraiment ? Je viens de te dire que non, répéta-t-il, les dents serrées. Le vieux roi se redressa un peu. Très bien, dit-il. Alors, emmène-la à Wothensaiw et coupe-lui la tête pour moi. Bérimund pâlit. Père, non. Tu es mon fils et mon sujet, dit Marcomir. Tu me dois obéissance en tant que l’un et l’autre. Elle l’entendit littéralement déglutir. Père, tu es en colère, pour l’instant. Prends le temps... Bérimund, devant l’Ansus et tous mes hommes, fais-le ou tu n’es plus mon fils. Ce n’est pas juste et tu le sais. Je suis le roi. Ce que je dis est juste. Murielle sentit sa poitrine se serrer et réalisa qu’elle retenait son souffle depuis un certain temps. Comme elle expirait enfin, elle eut l’impression de partir avec cette goulée d’air, de tout regarder d’en dessus. Bérimund baissa la tête, puis acquiesça. Lorsqu’il la releva, ses yeux étaient humides. Je suis désolé, dit-il. Bérimund... Silence, Majesté. -303- Tandis qu’ils l’emmenaient, elle vit Robert qui bougeait les lèvres, peut-être pour la narguer, ou pour essayer de lui dire quelque chose. Quoi qu’il en fut, il exultait. Neil et Alis furent escortés aux appartements que Bérimund leur avait octroyés, un espace de la taille d’un petit manoir dans lequel ils étaient libres de leurs mouvements. Il les arpenta sans relâche, s’imprégnant de leur structure, étudiant chaque entrée et chaque sortie. S’inquiétant pour Murielle. Alis avait charmé l’un des serviteurs, qui lui faisait en l’instant visiter tout le château. Il préférait rester ici, où il pourrait accueillir la reine à son retour. Évidemment, cela pouvait être après plusieurs jours. Il regrettait de n’avoir pu l’accompagner. Il s’installa à une fenêtre qui donnait à l’est et regarda la Donau couler vers la mer. Lorsque la nuit vint, il alla se coucher à contrecœur. Quand la porte s’ouvrit d’un coup, Neil était déjà debout, cherchant Chien-de-guerre. Il chassa le voile interrogateur de ses yeux, s’efforçant de se souvenir où il se trouvait, qui pouvait venir sur lui avec des lanternes aveuglantes. Dépose les armes, ordonna une voix. Au nom de Marcomir, roi de Hansa, pose cette épée. Neil hésita. Ils étaient nombreux. Il avait dormi avec son doublet, qui lui offrirait une petite protection, mais il ne savait pas de quelles armures eux disposaient. Je suis le lige de la reine Murielle, dit-il. Je suis ici en ambassade et réclame les droits afférents. Tu n’as pas de tels droits, dit l’homme derrière les lanternes. Plus maintenant. Dépose les armes et suis-nous. Je verrai ma reine d’abord. Elle n’est pas ici. Neil chargea. Quelque chose de lourd jaillit de l’obscurité et le frappa sur le côté de la tête. Il vacilla et des mains se saisirent de son bras armé. Il lança le poing gauche et heurta quelque chose, fut -304- récompensé par un grognement. Puis ils furent sur lui, le frappant des pieds, des poings. Ses mains furent entravées derrière son dos, un bandeau fut noué sur son visage, et ils l’entraînèrent hors de la chambre, et à travers le château pendant ce qui lui parut être une éternité. Puis ils furent un temps à l’extérieur, avant de revenir à l’intérieur, en un endroit où l’air était fort lourd. Il fut finalement jeté sur le sol, et il entendit une porte de métal se refermer. Le sol sentait l’urine. Il resta étendu là un moment, puis se mit au travail sur ses liens. Cela ne prit pas longtemps R ils s’y étaient pris hâtivement et maladroitement, et il était resté aussi tendu que possible pendant qu’ils le ligotaient. Une fois débarrassé de ses entraves, il ôta son bandeau. Cela n’aida pas beaucoup. L’obscurité était totale. À tâtons, il découvrit qu’il se trouvait dans une cellule de pierre à peine assez grande pour s’allonger et trop basse pour se tenir tout à fait debout. Son cœur s’emballa un peu. Il avait grandi entre les landes, les montagnes et la haute mer. Même les grandes salles sans fenêtres le mettaient mal à l’aise. Ici, il allait vite devenir fou. Il s’étendit pour ne pas sentir les murs, et se força à imaginer qu’il se trouvait sur le pont d’un navire, avec des nuages qui roulaient au-dessus de lui. Il n’aurait pu dire combien de temps s’était écoulé lorsqu’il entendit des pas. Mais il se raccrocha à eux, tout en s’imposant de ne pas espérer. Quel espoir pouvait-il y avoir ? Qu’Alis l’eût suivi, eût tué tous les gardes, et s’apprêtât à le libérer ? Puis il entendit une voix féminine, et ses ridicules espoirs en furent renforcés. Ce n’était pas Alis, évidemment, mais une imposante femme aux cheveux gris vêtue d’une étrange robe noire. Elle était accompagnée de quatre autres femmes portant le même habit, et d’un homme costaud qui puait autant que le sol. Je suis Walzamerka Gautisdautar, l’inquisitrice du roi, dit-elle. Tu ne vas pas te battre. Tu vas répondre à mes questions. Si tu veux une seule réponse, si tu veux vivre jusqu’à demain, tu vas écouter chacun de mes mots comme si j’étais la -305- mère qui t’a donné la vie R parce que je suis à l’évidence celle qui pourrait te la reprendre. Je suis à ta merci, dit Neil. Dis-moi juste comment va ma reine. Ta reine a été enlevée, dit la femme. Nous sommes en cet instant même à sa recherche. Enlevée ? Oui, par le prince Bérimund, aussi incroyable que cela puisse paraître. Ils sont partis à la chasse... Effectivement. Puis il l’a enlevée. As-tu la moindre idée de la raison pour laquelle il a fait cela ? Non. Cela me semble n’avoir aucun sens. À moi non plus. Tu dois savoir que nous avons aussi capturé votre petite espionne formée au convent. Neil ne répondit rien à cela. Très bien, dit Walzamerka. Suis-moi, et fais attention à ce que tu fais. L’inquisitrice l’entraîna le long d’une rangée de cellules comparables à la sienne, puis ils montèrent un escalier et traversèrent un long couloir étroit. Puis deux autres petits escaliers, et enfin un long escalier à vis, ce qui lui indiqua qu’il devait se trouver dans l’une des tours. Ils émergèrent enfin dans une salle doucement éclairée par des chandelles. Il cligna des yeux, et l’espace d’un instant, ressentit un étrange mouvement du temps, comme s’il avait reculé de plusieurs mois et s’éveillait sur un certain navire. La pièce était chaude, plaisamment lambrissée de bois, et la lumière était douce et dorée. Une femme se tenait là, vêtue d’une robe noire. Elle portait un masque d’ivoire qui ne couvrait pas sa bouche. Ses mains étaient d’albâtre, ses cheveux blancs étaient fins et ne descendaient pas plus bas que sa gorge. Et il la connaissait. Sire Neil, dit-elle de sa familière voix rauque. Genou à terre, sire Neil, dit l’inquisitrice. Prosterne-toi devant Sa Majesté la princesse Brinna Marcomirsdautar fram Reiksbaurg. -306- CHAPITRE DEUX L’ANGE Rommer Ensgift s’écarta à reculons de Mène, qui resta impassible en le regardant s’éloigner. Quelques mots dehors, marmonna le léic mince et presque squelettique en direction de Léoff. Celui-ci lui emboîta obligeamment le pas, et lorsqu’ils furent sur le perron, Ensgift se tamponna le front avec un bout de tissu. J’avais entendu des histoires..., dit-il d’une voix tremblante. Des sorts. Mais je ne pensais pas qu’il pût y avoir quelque chose de vrai. Léoff ne vit ni quoi dire ni quoi faire tant que le léic ne s’était pas remis, ce qu’il fit au bout d’un moment. Elle est à moitié vivante, dit-il finalement. À moitié vivante, répéta Léoff en reprenant cette phrase insensée. Oui. Son cœur bat, mais très lentement. Son sang rampe dans ses veines. Elle ne devrait pas être capable de marcher ou de parler, mais elle le fait, et la seule chose que je puisse imaginer qui rende cela possible est qu’elle est en partie animée par quelque chose d’autre. Quelque chose d’autre ? Je ne sais pas. Je replace les os cassés et je donne des décoctions pour la goutte. Je ne m’occupe pas de ce genre de choses. Un démon ? Un fantôme ? Il faut en parler à un sacritor, pas à moi. -307- Léoff accusa le coup. Durant des années, il ne s’était pas beaucoup intéressé à l’Église organisée. Depuis qu’il avait été torturé par l’un de ses praifecs, il n’en avait plus du tout l’usage, et étant donné le climat actuel de l’institution sainte, il était surtout probable qu’ils la brûleraient sur le champ. S’il pouvait même trouver un sacritor, ce qui, actuellement, en Crotheny, n’était pas chose aisée, puisque la reine les avait bannis. N’y a-t-il rien que tu puisses suggérer ? demanda-t-il. Le vieil homme agita négativement la tête. Il n’y a rien de naturel là-dedans, et je ne peux rien imaginer de bon en ressortir. Merci pour ton temps, alors, dit Léoff. Le léic partit, et Léoff retourna à l’intérieur. Mérie était toujours assise là où il l’avait laissée. Je suis désolée si je t’ai fait peur, dit-elle d’une petite voix. Sais-tu ce qui t’est arrivé, Mérie ? demanda-t-il. Elle hocha la tête. J’étais au puits. J’ai cru que je pourrais revoir ma mère, mais non. Il y avait un ange à la place. Un ange. C’était un vieux mot, que l’on n’entendait que très rarement hors de Virgenye. C’était une sorte de gardien des morts, un serviteur de saint Dun ou de saint Under. Mérie, à quoi ressemblait-il ? Je n’ai rien vu. Je l’ai senti tout autour de moi, par contre, et il m’a parlé. Il m’a dit que j’étais déjà en chemin de toute façon, et que si je franchissais le pas vers l’endroit où l’on chantait, j’entendrais mieux, et je pourrais même chanter avec eux. Et puis, je pourrais mieux t’aider, aussi. M’aider ? À composer ta musique. À soigner la loi de la mort. Et ensuite ? Cela a fait mal au début, la première fois que j’ai inspiré, puis après cela a été. Ensuite je me suis endormie, et je me suis réveillée dans ma chambre. -308- Qu’elle pût en parler avec un tel détachement était le plus horrible, ce qui lui rendait la situation encore plus difficile à accepter. Était-elle devenue comme Robert ? Mais la reine avait dit que le cœur de Robert ne battait pas, que lorsqu’il était poignardé, il ne saignait pas. Combien de variétés de morts-vivants y avait-il ? Pourtant le léic avait dit que Mérie n’était pas morte. Qu’elle n’était juste pas complètement vivante. Il était compositeur. Tout ce qu’il avait voulu faire, c’était écrire de la musique, l’entendre jouer, en vivre décemment. Son emploi à la cour d’Eslen avait été un instant de fierté, l’opportunité d’une vie. Mais il s’était engagé dans une Vieille-qui-presse de terreur et de mort, et maintenant... Pourquoi les saints lui avaient-ils fait cela ? Mais alors, Aréana posa la main sur la sienne sans rien dire, et il se souvint que s’il n’était pas venu à Eslen, il ne l’aurait pas rencontrée. Et quoiqu’il eût composé les pages les plus hideuses de sa vie, il avait également écrit les plus sublimes. Et il était devenu ami avec Mérie et avait fini par l’aimer. Réparer les lois de la mort était une tâche trop gigantesque, trop immense pour qu’il pût l’imaginer. L’ange, qu’il fût réel ou qu’il eût été une nouvelle expression du génie de Mérie, le savait. Les saints venaient de lui donner quelque chose de plus petit à faire, quelque chose de plus réel. Ils avaient suggéré un moyen de sauver Mérie, ou du moins une direction pour y arriver. Mérie, dit-il. Va chercher ta martellyre. Nous allons jouer, tous les deux. Et pour la première fois depuis très longtemps, elle lui sourit. -309- CHAPITRE TROIS UN PRÉTENDANT Anne n’était toujours pas certaine d’être morte ou vivante, tandis qu’elle se dressait sur les murailles et observait le Grand Canal, et les feux des campements ennemis. Ils semblaient aller jusqu’à l’horizon, comme un miroir ensanglanté du ciel étoilé au-dessus. Le vent portait en lui beaucoup de l’automne. L’été anormalement long avait renoncé à sa mainmise sur le monde en une neuvaine, et maintenant l’hiver cherchait à faire son nid. L’hiver, qui pouvait geler les poels inondés et laisser les armées les traverser. Le chthonien avait-il entrevu un gel précoce et puissant ? Qu’attendaient donc les Hansiens ? Elle était sortie du lit après une neuvaine, ses blessures guéries, et en pleine forme. Les dix jours qui avaient suivi, elle avait regardé grossir l’armée ennemie, qu’Artwair estimait à cinquante mille hommes, auxquels s’ajoutaient tous les jours des troupes fraîches venues du nord. Ses propres forces grossissaient elles aussi, avec les landwaerden qui envoyaient la crème de leurs hommes, et que les chevaliers des Terres du centre qui arrivaient. Un coup d’œil alentour lui indiqua qu’elle était seule. Je n’ai pas à m’en sentir coupable, pensa-t-elle. Ils ne feraient que tuer mes hommes, envahir mon royaume. Et j’ai besoin d’entraînement. -310- Néanmoins, cela semblait étrange. C’était une chose, contre quelqu’un qui pointait une lance sur toi, mais c’en était une autre... Non, se dit-elle. C’est faux. C’est la même chose. Alors elle plongea dans la nuit et déploya ses sens, perçut le flot des fleuves jumeaux et la terrible beauté de la Lune, se concentra, respira profondément, se maintint unie tandis que les fondations du monde cherchaient à la disperser, et que le passé et l’avenir se fondaient en un unique instant immuable. Puis ce fut fait, son cœur marquant le pas dans sa poitrine. Elle était couverte de sueur, malgré le froid de l’air. Voilà, murmura-t-elle. Vous n’êtes plus que quarante-neuf mille, maintenant. Est-ce que tu avais prévu ça, chthonien ? Puis elle retourna dans ses quartiers et demanda à Émilie de lui apporter du vin. Le duc Artwair étala du beurre et du fromage doux sur une épaisse tranche de pain brun et en mordit une solide bouchée. Anne versa une cuillerée de crème fraîche sur une part spongieuse d’un mulklaif sucré, qu’elle grignota. Avec le soleil du matin qui pénétrait par la fenêtre de l’est et une plaisante fraîcheur dans l’air, c’était la première fois depuis longtemps qu’elle appréciait son déjeuner. Ta Majesté semble en bonne forme, fit remarquer Artwair. Tu dois avoir mieux dormi cette nuit. J’ai dormi la nuit entière, répondit-elle. Je ne saurais dire quand cela s’était produit pour la dernière fois. Et les cauchemars ? Aucun. Il hocha la tête. Je suis content d’entendre cela. Merci de t’en inquiéter. Elle essaya l’une des grosses mûres de son assiette, et fut surprise par son goût sucré et doux. Était-elle restée si longtemps sans manger de mûres ? Il s’est passé quelque chose dans le camp hansien, la nuit dernière, dit Artwair. -311- Elle trouva cela plutôt direct. Je suis sûre que bien des gens y ont fait bien des choses, répondit-elle. Disons plutôt que bien des gens y ont fait la même chose, rétorqua Artwair. Environ mille hommes sont morts. Mais c’est très bien, n’est-ce pas ? Majesté... Il s’arrêta, et parut mal à l’aise. Anne attrapa une autre mûre. Si tu disposais d’un engin de siège qui pouvait les atteindre de l’autre côté de la Rosée, t’en servirais-tu ? Serais-tu en train de les bombarder maintenant ? Oui. Eh bien alors ? conclut-elle avant de glisser le fruit dans sa bouche. Sa désapprobation fut discrète, mais évidente. Pourquoi ne pas les tuer tous dans leur sommeil, alors ? Je ne le peux pas encore. Cela m’épuise trop. Mais je crois que je peux en tuer un autre millier cette nuit. J’essaierai même plus, en fait. Majesté, les Hansiens prétendent que leur cause est sacrée, et disent que tu es une scintillatrice, et bien d’autres choses encore. Ce genre de choses ne fait que donner du poids à leurs arguments. Mon pouvoir vient des saints, répondit Anne. C’est pour cette raison que l’Église me craint, et c’est pour cela qu’ils propagent ces mensonges. Virgenye Dare était-elle une scintillatrice ? Non, et moi non plus. Mon peuple le sait. Les Hansiens choisissent de ne pas le croire, mais qu’est-ce à faire ? Ils ont préparé cette guerre longtemps avant d’avoir trouvé une excuse, et tu le sais aussi bien que tous les autres. Oui, mais c’est à nos alliés que je pense. À nos alliés ? À la Virgenye, tu veux dire. Tous les autres se sont dérobés, je crois. Il opina. Tu es un guerrier, Artwair, reprit-elle. La mort, pour toi, arrive par l’épée ou la lance. Cela te semble naturel. Ce que je fais ne l’est pas, et cela t’inquiète. Mais les morts, à la fin, sont -312- toujours morts. Crois-tu que je veuille tuer quiconque ? J’en hais l’idée. Mais je n’ai pas l’intention de perdre cette guerre. Hansa a peut-être pris l’avantage au début, mais cela ne va pas durer. Si mille hommes ou plus meurent chaque jour alors que la première flèche du siège n’a pas été tirée, combien de temps vont-ils rester chez nous ? Cela pourrait les pousser à attaquer plus tôt. Avant qu’ils ne soient prêts ? Madame, ils sont prêts. Non. Ils ont une flottille qui descend la Rosée. Elle est à environ trois jours d’ici. Quarante chalands, peut-être dix mille hommes, et beaucoup de provisions. Ils vont débarquer à Bloen et nous couper d’Eslen. Du moins, c’est leur plan. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? Je ne l’ai vu que ce matin. Je croyais que tu m’avais dit ne pas avoir rêvé cette nuit. Effectivement pas, répondit Anne. Je ne rêve plus mes visions. Je les contrôle mieux. Donc ces renforts n’ont joué aucun rôle dans ta décision d’exterminer un millier d’hommes. Non, reconnut-elle en ne pouvant réprimer un petit sourire. Mais cela pourra peut-être avoir tout de même le même effet. Peut-être ? Ils vont essayer de traverser le fleuve demain matin, reprit-elle. Tu as vu cela aussi ? Elle acquiesça et poussa le bol vers lui. Essaie ces mûres. Elles sont excellentes. Artwair la dévisagea d’un air perplexe. Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. Tu as juste l’air... Tu es sûre que tout va bien ? Tu ne sembles pas être toi-même. Pourquoi me dites-vous tous cela ? Tu tiens vraiment à revoir l’ancienne moi, la jeune fille qui était trop égoïste pour voir plus loin que sa propre petite personne ? J’ai craint mon pouvoir trop longtemps, en n’en usant que lorsque j’en avais absolument besoin, par peur ou par rage. Mais les saints veulent -313- que je l’utilise. Crois-tu que ce soit un accident si je n’ai pas fait de cauchemar la nuit dernière ? C’était de le réprimer qui me rendait malade. Maintenant, je me sens bien. Je suis toujours Anne, cousin. Je n’ai pas été dévorée de l’intérieur par un boglhin ou un fantôme. Je le sais R je me suis moi-même posé la question. Il m’est même arrivé de penser que j’étais un mort-vivant, comme oncle Robert, jusqu’à hier soir. Ce n’est pas le cas. Je guéris rapidement parce que les saints le veulent, mais mon cœur bat et mon sang coule. Je ressens la faim et la soif. J’élimine, je transpire, je tousse. Non, tout ce qui est arrivé, c’est que j’ai appris à accepter ce que je suis plutôt que de le craindre. Et c’est bon pour la Crotheny, je te le promets. Artwair prit une autre bouchée de pain. Merci de ta franchise, Majesté. Maintenant, je suppose que je devrais m’occuper de cette tentative de franchissement du fleuve. Il quitta son siège, s’inclina, et sortit. Lorsqu’il fut parti, elle fit signe à Nérénaï et à Émilie d’entrer. L’une d’entre vous pense-t-elle qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez moi ? Nérénaï agita négativement la tête. Non. Comme tu l’as dit, tu commences à accepter ton pouvoir. Tu dépends de moins en moins de l’arilac, n’est-ce pas ? Je la vois moins, répondit Anne. Et lorsque je la vois, elle paraît... diffuse. As-tu... commença Émilie, avant de s’interrompre et de poser les mains sur ses genoux. Quoi, Émilie ? La jeune fille releva les yeux. As-tu vraiment tué un millier d’hommes ? Anne opina. Cela te dérange ? Me déranger ? C’est extraordinaire. Les saints t’ont vraiment ointe. C’est comme si tu étais Genya Dare renée, venue mener ses héros contre les scaosen, arrachant les portes de leurs palais et les réduisant en poussière. Je n’ai pas vraiment autant de pouvoir, dit Anne. -314- Non, mais tu l’auras, rétorqua Nérénaï. Mon oncle Charles est vraiment stupide, dit Émilie. Il croit que tu n’es qu’une petite idiote. S’il pouvait voir... Attends, l’interrompit Anne. Ton oncle Charles ? Tu veux dire Charles IV ? Émilie porta la main à sa bouche et rougit. Je vois, dit Anne. Je suppose que cela m’apprendra à ne jamais m’être intéressée à ces ennuyeux arbres généalogiques royaux. Je n’aurais pas dû dire cela, gémit Émilie. Bien au contraire, répliqua Anne. Tu aurais dû me le dire bien plus tôt. Et je pense que tu devrais me dire maintenant toutes ces autres choses que tu as oublié de mentionner, ou je pourrais devenir très, très fâchée. Tu comprends ? Oui, Majesté. Anne se tenait de nouveau sur les remparts de la tour sud le lendemain matin, arborant une armure de plates noire liserée d’or. Elle n’avait pas enfilé son heaume, pour pouvoir mieux voir. La vue était splendide. En contrebas, juste devant elle, se trouvait le Yaner Gravigh, le canal le plus septentrional de la Terre-Neuve, qui coulait d’est en ouest. Une muraille haute de huit coudées se dressait sur sa rive sud et le longeait des deux côtés à perte de vue. Au-delà s’étendaient les vastes coteaux du sud d’Andemuer, d’ondoyantes collines mises en terrasses et labourées par cent générations de paysans. L’armée de Hansa jurait un peu dans le paysage, mais en l’instant, même celle-ci lui paraissait belle, parce que sur près d’une lieue, le canal était couvert d’épaves et d’embarcations en feu. Ils étaient venus juste avant l’aube, traînant des radeaux depuis l’arrière des collines. En certains endroits, ils avaient également essayé des ponts flottants, mais le résultat n’avait pas été meilleur. Artwair estimait que plus de trois mille Hansiens étaient morts durant cette tentative, sous les projectiles des engins de siège et des archers massés sur la muraille. -315- Les pertes pour la Crotheny pouvaient se compter sur les doigts de quelques paires de mains. Vous m’avez fait mander ? Anne ne se retourna pas, mais hocha la tête. Bonjour, Cape Chavel. Une splendide victoire, osa-t-il. Je suis satisfaite, dit Anne. Évidemment, ils réessaieront demain, à deux lieues en amont. Pourquoi pas plus haut ? demanda-t-il. Je comprends qu’il leur faudrait alors réduire Poelscild, mais pourquoi essayer de traverser ici, à portée de nos engins ? À deux lieues en amont, les terres s’enfoncent et deviennent marécageuses, d’après ce que l’on m’a dit, répondit Anne. Et au-delà, il leur faudrait traverser la Rosée. Au sud, nous avons inondé les poels les plus proches du canal, si bien que le traverser ne les mènerait qu’à un lac. Mais les forces qui descendent la Rosée... Vous allez vous en charger, dit Anne. Toi, Kenwulf, Cathond et sa cavalerie légère. Vous les arrêterez, n’est-ce pas ? Oui, Majesté. Cape Chavel ? Oui, Majesté ? Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu étais troisième dans la succession au trône virgenyen ? Ah ! dit-il. Tu t’es renseignée sur moi. Non, répondit Anne. Émilie a laissé échapper que Charles était votre oncle. À partir de là, je lui ai fait raconter tout le reste. Elle m’a appris, par exemple, que tu étais venu ici proposer mariage. Elle ne l’avait pas regardé jusqu’ici, mais maintenant elle le fixait droit dans les yeux. Ah ! dit-il d’un ton penaud. Oui, c’est vrai. Je n’aime pas être bernée, dit Anne. Explique-toi, s’il te plaît. Le comte pencha la tête d’un air contrit. Mon oncle a dépêché cette délégation insultante à fins de négociations, dit-il. Il s’est figuré que tu serais désespérée, et que son manque de respect ne ferait qu’empirer ta situation. -316- Mon rôle était de te proposer le mariage en échange des troupes que tu avais réclamées. Donc tu m’as menti sur un certain nombre de choses. Tu n’es pas venu ici pour te battre pour moi. Non, répondit-il, mais je me suis décidé à l’instant où tu as parlé. Tu avais raison, et mon oncle, tort. J’avais trop honte de ma mission originelle pour t’en parler, et mon seul mensonge a été de m’éviter la honte de la voir révélée. Je ne puis te dire à quel point j’en suis désolé, Majesté. Anne opina, incertaine de ce qu’elle devait ressentir. Si tu avais fait ta proposition et si je l’avais acceptée, est-ce que ton oncle aurait envoyé des troupes ? Il haussa les épaules. Je ne sais pas, pour te dire la vérité. Eh bien ! essayons, dit Anne. Fais-lui annoncer que tu as présenté ta proposition, et que je l’ai reçue favorablement. Courtise-moi, et je pourrai voir quel genre d’homme ton oncle est vraiment. Tu vas répondre à un mensonge par un autre ? demanda le comte. Il s’agit du même mensonge, corrigea-t-elle. Je veux juste révéler toute l’affaire. Sera-ce donc si difficile pour toi de feindre un intérêt ? Je sais que je ne suis pas la plus belle des femmes, mais je suis la reine. Cape Chavel dressa les sourcils. Je n’ai pas besoin de feindre un intérêt, Majesté. Je n’ai jamais rencontré une femme comme toi, et je n’en rencontrerai jamais d’autre. Et ce n’est pas seulement parce que tu es reine que je ne te l’avais jamais dit. Je suis fou amoureux de toi, reine Anne. Tandis qu’il parlait, elle sentit une étrange chaleur l’envahir. Point n’est besoin de trop en faire, dit-elle en manquant soudain de confiance en elle. Personne n’écoute. Je dis la vérité. Attention, Cape Chavel. J’ai été durement trahie par quelqu’un qui prétendait m’aimer. J’ai découvert qu’il ne faisait -317- que m’utiliser pour en tirer un avantage politique. Je ne revivrai plus jamais cela. Jamais. Alors, sois honnête. Il se rapprocha et parut soudain l’englober, effacer tout le reste. Je suis honnête. J’ai refusé de te courtiser pour des raisons politiques, tu te souviens ? Et je ne ferai pas semblant de te courtiser maintenant alors que tu n’éprouves manifestement pas le moindre intérêt pour moi. Alors que les choses restent telles qu’elles sont : tu es ma reine et je suis l’un de tes chevaliers. Anne crut avoir une réponse, qui finalement ne lui vint pas. Elle s’était figuré avoir fait preuve d’habileté politique, mais plus rien ne se passait comme prévu. Le comte semblait blessé. Était-il réellement sérieux ? Puis-je partir, Majesté ? demanda Cape Chavel avec raideur. Oui, tu peux. Elle entendit ses pas résonner. Attends, dit-elle. Les pas cessèrent, et elle ressentit une sorte de peur diffuse. Je n’ai jamais dit que tu m’étais indifférent, reprit-elle doucement. Vraiment ? Elle se tourna, lentement. Depuis que nous nous sommes rencontrés, j’ai été... occupée. J’ai eu l’esprit très pris. Je sais. Et, comme je te l’ai dit, j’ai déjà souffert auparavant. (Elle marqua une pause.) Pas seulement une fois. Et il y a R il y avait R quelqu’un d’autre. Je t’admire, Cape Chavel. Je t’aime beaucoup. Ce n’est pas de l’amour. Je n’ai aucune idée de ce qu’est l’amour, dit Anne. Mais tu me juges trop vite. Tu fais trop de suppositions. Tu ne sauras jamais si je peux t’aimer si tu ne me courtises pas, et je ne le saurai pas non plus. -318- Il soutint son regard bien plus longtemps qu’Anne ne l’eût jugé séant, c’est-à-dire trois battements de cœur. Majesté, maintenant c’est à moi de te demander si tu parles sérieusement. Elle eut soudain envie de s’en sortir par une pirouette, de détruire l’instant comme elle l’avait fait avec Cazio, de reculer. Et qu’en était-il de Cazio ? Elle était certaine d’éprouver quelque chose pour lui. S’il arrivait quelque chose à Austra... Non, elle ne pouvait pas penser ainsi. Et donc elle hocha la tête en réponse à sa question. Alors, je vais te courtiser, dit-il doucement. Et j’espère que je ne le regretterai pas. Comment devrais-je commencer ? Idéalement ? Par de longues marches dans les jardins, des chevauchées, des repas en plein air, des fleurs et des poèmes. Mais nous sommes en plein milieu d’une guerre et je vais t’envoyer au combat cet après-midi. Je crois qu’un baiser serait bien. Donc il y eut un baiser, et ce fut bien, et un autre, très bien, et ils passèrent ainsi le reste de la matinée, tandis que les navires finissaient de brûler. -319- CHAPITRE QUATRE FEND FAIT UNE OFFRE L’un des wivres replia ses ailes et piqua, frappant l’homme qui chevauchait devant Aspar au milieu du dos, de ses terribles ergots. Il fut projeté contre le cou de sa monture, qui se cabra de terreur. La jument d’Aspar fit de même, et celui-ci maudit une fois de plus la perte d’Ogre. Ogre ne s’était jamais cabré que pour attaquer. Tout en s’efforçant de contrôler d’une main sa monture, il frappa de la lance en direction du wivre, et eut la satisfaction de voir qu’il lui avait troué l’aile. Le monstre glapit, sauta hors de portée, puis bondit vers le ciel. Son aile blessée prenait encore bien l’air, et en quelques battements de cœur, il avait rejoint les quatre autres. L’attaque avait été une surprise, parce que, des cloches durant, ces choses s’étaient contentées de tourner en cercle dans les airs, en les suivant. Les yeux de Fend dans les cieux. Lorsqu’ils atteignirent Ermensdoon, les créatures volantes formèrent leurs cercles encore plus haut. Nous n’avons que peu de temps, dit Aspar. Ils vont venir. Nous les avions presque battus, marmonna Emfrith. (Son visage portait encore les traces de ses larmes.) Si nous pouvions juste trouver un moyen de tuer le basilnixe R j’ai entendu dire que le duc Artwair en avait tué un, à Broogh, par le feu. -320- Sauf qu’ils auront peut-être encore un autre renard derrière les oreilles. Je ne vais pas argumenter encore avec toi, opina Emfrith. Nous ne resterons en position ici que le temps qu’il faudra pour évacuer le château. Puis nous partirons, dans la direction que tu choisiras. Aspar fut plus satisfait qu’il ne l’eût dû de la capitulation d’Emfrith. C’était encore le gèos. Aspar s’accroupit dans le buisson et regarda en contrebas, à travers champs, serrant les dents à cause de la douleur dans sa jambe. Leshya soupira presque sans bruit et agita la tête d’un air réprobateur. J’aurais pu partir seule en éclaireuse, chuchota-t-elle. Aspar ne répondit pas R Fend et ses monstres venaient d’apparaître, franchissant le sommet d’une colline à une dizaine de portées de flèche de là. Il regarda vers le ciel, mais lui et la sefry semblaient avoir réussi à s’écarter discrètement de leur groupe sans s’attirer une escorte ailée. Les sedhmharis étaient plus nombreux que jamais. À cette distance, il ne pouvait distinguer ce que chacun était, mais il y en avait au moins vingt. Je crois que c’est bon, dit Aspar. Ils redescendirent de l’autre côté de la crête pour rejoindre leurs montures, qu’ils dirigèrent vers le sud. Cela devrait convaincre Emfrith de ne plus combattre, dit Aspar. Aspar, où allons-nous ? demanda Leshya. Quelque part dans les montagnes du Lièvre. Au vhenkherdh ? Il hocha légèrement la tête. Mais tu vas y mener directement Fend. Si c’est effectivement Fend, là-bas. Enfin... Fend y est allé. Il m’y a presque tué. Ce n’est pas un secret pour lui. (Il se retourna vers elle.) C’est là que tu voulais aller, n’est-ce pas ? Oui, mais... Mais quoi ? -321- L’enfant que Winna porte est le tien, n’est-ce pas ? Oui. Et Winna a été empoisonnée par le vaer. Elle en est presque morte, si j’ai bien compris. Oui. Alors, tu dois bien savoir que ce qu’elle porte n’est probablement pas humain. J’y ai pensé, oui, répondit-il sèchement. Mais elle ne le sait pas, n’est-ce pas ? Elle ne sait pas ce que nous savons, et tu ne lui as pas dit. Non. Pourquoi ? Parce que je ne peux pas. Leshya plissa les yeux. Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ? Je ne peux pas, répondit-il en espérant qu’elle comprendrait. Mais elle se contenta de ciller, et poussa son cheval au trot. Nous ferions mieux de les rejoindre, dit-elle. Ils rattrapèrent Winna et les autres quelques cloches plus tard. Ils sont à une demi-journée derrière nous, leur dit Aspar. Et ils ont également reçu des renforts : il y a deux fois plus de monstres qu’avant l’attaque du pont. Estronc, dit Emfrith. D’où viennent-ils donc ? Ils sont partout, maintenant, dit Leshya. Il les appelle, et ils viennent. Pourquoi ne quitterions-nous pas la route ? suggéra Emfrith. Avec ses chariots, il aurait du mal à nous suivre. Les chariots le ralentissent déjà, répondit Aspar. Si nous quittions la route, il les abandonnerait, et ils seraient beaucoup plus rapides. Alors, je pense que nous allons rester sur la route aussi longtemps que possible. Pourquoi ne l’a-t-il pas déjà fait ? demanda Winna. Les greffyns pourraient nous rattraper, nous tuer tous, et rejoindre les chariots, le tout en moins d’une cloche. -322- Oui, mais Fend ne veut pas nous tuer tous, pensa Aspar. Moi, peut-être, mais pas toi. S’il envoyait les greffyns, ils nous massacreraient tous. Je ne sais pas ce qui se passe dans la tête de Fend, répliqua-t-il. Pour quelque raison, il ne semble pas être pressé. Je suppose qu’il ne croit pas que nous puissions nous enfuir. Je ne m’inquiète pas que pour nous, dit Emfrith. Il y a un village à moins d’une lieue devant, Len-an-Wolth. Nous ne pouvons pas y entraîner une armée de monstres. Il a raison, Aspar, dit Winna. Werlic, admit-il. Eh bien ! Nous allons le contourner. Je vais partir devant les prévenir, tout de même : les booghins de Fend vont vouloir se nourrir, et ils trouveront le village tout seuls. Aspar, implora Winna, laisse Emfrith envoyer quelqu’un. Tu viens de revenir. Je préfère le faire moi-même, répliqua Aspar en talonnant sa jument. Chaque instant qu’il passait loin de Winna était un instant où il n’avait pas à lui mentir. En fin de compte, ils avaient eu tort de s’inquiéter pour Len-an-Wolth : le petit bourg était déjà vide de toute présence humaine, quoiqu’il y vît de trop nombreux os çà et là. Qu’est-ce qui les avait tués ? Des piteux, des bandits, des monstres ? Pour eux, cela n’avait plus d’importance, n’est-ce pas ? L’endroit n’avait jamais été important : il y avait une modeste église, une trentaine de maisons, et une petite taverne dont l’enseigne proclamait Sa Plinseth Gaet. Sous les lettres, une chèvre dansait sur ses pattes arrière en tenant une bière dans un de ses sabots. Il regarda à l’intérieur ainsi que dans plusieurs maisons, criant à chaque fois, mais il n’y eut aucune réponse. Les bâtiments étaient tous en bon état, sauf que certains toits de chaume avaient besoin d’être réempaillés. Il allait s’apprêter à repartir lorsqu’une voix familière appela son nom. Fend. -323- Il encocha une flèche et regarda par le coin. Il s’agissait bien du sefry, avec l’un de ses compagnons sefry et trois bêtes qui eussent ressemblé à un mélange de loup, de cheval et d’homme, n’étaient leurs écailles. Estronc, pensa-t-il. J’aurais dû embrasser une dernière fois Winna. Te voilà, dit joyeusement Fend. Je m’étais dit que tu te sentirais obligé d’alerter les villageois. Je suis content d’avoir eu raison : monter un lougrou à cru est rapide, mais un peu éprouvant. Aspar tendit sa corde, mais il sentit alors quelque chose de pointu presser son dos. Non, dit une voix douce. Aspar baissa son arme, puis la laissa tomber, mais dans le même mouvement, il laissa glisser la paume de sa main sur la poignée de son couteau phay. Il l’avait à moitié dégainé quand une autre main se saisit de la sienne ; puis un bras passa autour de son cou. En grondant, il frappa du talon, cherchant à briser un genou ou une cheville, mais il fut soudain à terre, le visage dans la poussière, son bras tordu derrière le dos, et un genou plaqué contre sa nuque. Il sentit sa dague glisser de son fourreau, puis sa hache disparaître de sa ceinture. Puis son bras fut libéré, et la pression sur sa nuque disparut. Il se remit sur pied, mais le sefry s’était écarté, emportant ses armes. Je ne suis pas venu te tuer, Aspar, dit Fend. Du moins pas tout de suite. Il faut que nous parlions, toi et moi. Tout le monde veut me parler, aujourd’hui, dit Aspar en s’efforçant de contrôler sa colère afin de pouvoir réfléchir. Quel jeu jouait Fend ? Oui, mais j’ai réussi à te parler sans que l’un d’entre nous ne tue l’autre, ce qui constitue une sorte d’exploit. Je ne vois pas de quoi nous devrions parler, dit Aspar. De toute cette histoire, répondit Fend. Nous n’avons aucune raison de nous battre. Vraiment ? Et toute cette affaire sur le pont ? -324- On ne nous a pas vraiment laissé le temps de discuter, n’est-ce pas ? Tes amis se sont contentés de charger. Tu n’es pas surpris que nous nous soyons défendus ? Tu me pourchassais. Oui, c’est vrai, mais je ne te voulais aucun mal. La dernière fois, tu as essayé de m’exécuter. Et s’il n’y avait pas eu Leshya, tu l’aurais fait. Toi et moi essayons de nous tuer l’un l’autre, chacun son tour, depuis vingt ans, Aspar. Je ne suis pas sûr que l’un ou l’autre se souvienne même réellement pourquoi. Par les estroncs des saints, Fend, tu as tué ma femme ! D’accord, j’admets que tu te souviens. Mais cela n’avait rien de personnel. Il n’y avait aucune malveillance dirigée contre toi. Je t’aimais plutôt bien, Fange. Aspar cilla en entendant son vieux surnom, mais il s’efforça de ne rien en laisser paraître. Que veux-tu, Fend ? demanda-t-il. La même chose que toi. C’est-à-dire ? Trouver le vhenkherdh et restaurer la vie de ce monde. Faire un nouveau roi de bruyère. C’était tellement ridicule qu’Aspar eut l’impression d’étouffer. Les mots ne purent sortir pendant un temps. C’est toi qui as tué le roi de bruyère, sale estronc ! s’exclama-t-il finalement. Oui, effectivement, mais il était devenu fou. Il voulait ramener la forêt, c’est vrai, mais il prévoyait également de tous nous tuer. Il n’était pas le roi de bruyère dont nous avions besoin. Et duquel avons-nous besoin, alors ? Ton enfant, Aspar. Ton enfant peut être le nouveau roi de bruyère R ou la reine, si c’est une fille. Tu as déjà été géosé pour l’emmener là-bas. Je suis juste venu aider. Mon enfant ? Je sais que Winna porte ton bébé, Aspar. La sorcière le savait lorsque tu l’as rencontrée. Ton enfant peut guérir le monde... N’est-ce pas ce que tu veux ? Réparer ta précieuse forêt ? -325- Bien sûr. C’est juste que je ne crois pas que ce soit ton cas. Et je ne fais pas confiance à la sorcière de Sarnwood. Je sais d’où viennent les monstres, Fend. Je sais qu’ils viennent d’animaux normaux touchés par le poison du monde, le poison que tes bêtes répandent. Winna a été rendue malade par le vaer. Par les boules de Grim, c’était le vaer que tu chevauchais ! Ce qui signifie qu’il y a là un monstre. Pourquoi la sorcière voudrait-elle que l’un de ses monstres devienne le prochain seigneur des forêts ? Pour soigner le monde. Pour en extraire le poison. Pour faire que ses enfants naissent sans venin. Elle est vieille, Aspar, très vieille. Elle a conservé ce monde à l’état de jardin jusqu’à la trahison des skasloï. C’était le vieux roi de bruyère qui maintenait les choses ainsi, divisées, chaque nature combattant les autres. Ton enfant peut rassembler tout cela, le réunifier. Ce ne sera pas un monstre, ce sera un saint, le plus grand de tous. Et toutes ces histoires de sanctuaires, les meurtres de Cal Azroth ? Comment tout cela s’intègre-t-il ? C’était autre chose. Hespéro m’avait engagé pour cela. Je tuais juste pour de l’argent, en fait. Mais un jour il m’a envoyé chercher le vaer chez la sorcière de Sarnwood. Je ne sais pas pourquoi il le voulait, je m’en moque. La sorcière m’a montré la vérité, mon destin, être le chevalier de sang. Oui. Alors pourquoi as-tu essayé de me tuer ? La sorcière ne m’avait pas dit que nous aurions besoin de toi et peut-être qu’elle ne le savait même pas, à l’époque : elle à des côtés étranges, comme ça. Et, bon... Je te hais, tu me hais. Si je ne te tue pas, tu me tueras. Mais je suis prêt à mettre tout ça de côté pour l’instant, et tu devrais faire la même chose. Tu es fou. Je me sens mieux que je ne l’ai jamais été de ma vie, dit Fend. J’ai une cause, une raison de me battre autre que mes désirs et mes envies. Tu devrais comprendre cela. Tu es un menteur, Fend. Je ne crois rien de ce que tu dis, et je ne chevaucherai certainement pas avec toi. C’est dommage, dit Fend. Cela rendra tout plus difficile. Qu’est-ce qui sera plus difficile ? Te protéger. Il y en a qui vont essayer de t’arrêter. -326- Qui ça ? Je n’en suis pas sûr, mais tu vas avoir besoin de mon aide. Je me suis dit que ce serait plus facile si nous nous organisions dès maintenant. Je vois que c’est impossible. Mais le gèos va t’emmener là-bas de toute façon, et je vais te suivre et t’aider, que tu le veuilles ou non. Fend monta sur le lougrou, qui se hérissa, mais le laissa faire. Ses compagnons grimpèrent sur leurs montures. À bientôt, dit Fend en attrapant la corde qui enserrait le cou du monstre. Alors, ils s’éloignèrent, leurs longues pattes se déployant incroyablement vite, beaucoup plus rapidement qu’un cheval. Le sefry qui tenait ses armes les laissa tomber sur le sol. Aspar se précipita pour les ramasser, prit l’arc et son carquois, mais avant qu’il n’eût pu encocher une flèche, ils étaient hors de vue. Il boitilla aussi vite qu’il le put en direction de l’endroit où errait sa jument, se hissa en selle et la talonna, en hurlant de toutes ses forces comme la rage lui venait. En tournant au coin d’une maison, il manqua heurter de plein fouet un autre cavalier, et crut un instant qu’il allait devoir se battre, mais avant qu’il eût laissé filer sa flèche, il réalisa que c’était Leshya. Fend..., commença-t-il en essayant de reprendre le contrôle de sa jument revêche... Les yeux de Leshya étaient écarquillés et sa bouche déformée comme si elle venait de goûter quelque chose d’amer. Tu es vivant, dit-elle. Oui. Ça te surprend ? Je viens de voir Fend et deux des vaix montés sur des chiens des enfers, ou quelque chose comme cela. Alors, oui, cela me surprend ! La jument s’étant calmée, il repartit. Tu ne les rattraperas pas, cria Leshya derrière lui. Et cela vaut mieux ! J’aimerais bien, pourtant, maugréa-t-il. Leshya avait raison, évidemment. Les lougrous étaient beaucoup plus rapides que des chevaux, et sa jument ne cessait de broncher à cause de leur odeur. -327- Lorsqu’il abandonna enfin, Leshya vint le rejoindre au trot. Pourquoi es-tu venue, de toute façon ? demanda-t-il. J’avais un mauvais pressentiment, dit-elle. Cela m’arrive, parfois, et quand c’est le cas, c’est généralement justifié. Que faisaient Fend et les vaix ? Ils me cherchaient. Heureusement qu’ils ne t’ont pas trouvé. Oh, ils m’ont trouvé. Fend m’a proposé de nous escorter à travers la forêt du roi. Il pense que nous aurons besoin de son aide. Son aide pour quoi ? demanda Leshya d’un air incrédule. Je ne sais pas. Cette fois, il ne fut pas certain que le mensonge n’était pas sien. Il lui avait paru horriblement naturel. Vraiment ? insista-t-elle d’une voix plus basse. Il a essayé de te tuer, la dernière fois que tu l’as vu. C’est vrai. Je le lui ai rappelé. Et ? Il a dit que les choses avaient changé. Quelles choses ? C’est juste un autre de ses trucs, dit Aspar. Je ne sais pas ce qu’il prépare, mais cela n’augure rien de bon. Eh bien, il a une raison de te vouloir en vie, sinon il t’aurait tué, n’est-ce pas ? Werlic. Elle agita la tête. Pourquoi le chevalier de sang te voudrait-il en vie ? Il ne me l’a pas vraiment dit. Curieux. Depuis combien de temps était-elle là ? se demanda-t-il soudain. Avait-elle entendu toute leur conversation ? Était-elle en train de l’éprouver ? Ou était-elle, en fait, du côté de Fend ? Dans les deux cas, il vaudrait probablement mieux la tuer. Il porta la main vers son couteau, comme si de rien n’était, comme s’il allait se saisir des rênes. -328- CHAPITRE CINQ AUSTRA C’est probablement ça, souffla Cazio. Il indiqua d’un mouvement du nez le long tronçon de la route du Vieux Roi qu’ils pouvaient voir depuis la cabane qu’ils s’étaient bricolée dans les arbres et que z’Acatto appelait leur manoir. Là, une voiture accompagnée d’une escorte armée se frayait un chemin à travers les ornières. Le conducteur, d’après ce que Cazio pouvait distinguer, portait la livrée noir, vert et or de la duchesse de Rovy, qui était le titre de la maison d’Anne. Alors, nous allons devoir nous battre, soupira z’Acatto. Cazio allait demander au vieil homme ce qu’il voulait dire lorsqu’il vit mieux la scène. L’escorte arborait l’orange et bleu sombre des chevaliers de sire Gravio, l’un des ordres militaires de l’Église. Elle a déjà été capturée, murmura-t-il. Nous n’avons aucune preuve qu’elle soit même là, dit Cazio. C’est peut-être un sacritor adipeux, ou une demi-douzaine de soldats. Peut-être, dit Cazio, mais je n’en vois que cinq. Je m’inquiéterai de ceux qui peuvent se trouver dans la voiture plus tard. Cinq hommes en grande armure sur des chevaux de guerre. Un ou deux seraient déjà beaucoup. Oui, j’ai bien compris la leçon, dit Cazio. J’en doute. -329- Non, c’est vrai. On ne croise pas le fer avec ces hommes, on les frappe avec quelque chose de lourd, n’est-ce pas ? Alors qu’avons-nous de lourd ? Il chercha une réponse à sa question. Le manoir n’était qu’un affût qu’ils s’étaient construit à la jonction des branches de deux grands arbres, à une dizaine de péréchis du sol. Ils disposaient de carafes à vin vides et de quelques bâtons. C’était à peu près tout. Étant donné la distance, il leur restait encore un peu de temps, mais pas plus d’un quart de cloche. Z’Acatto but une autre gorgée de leur dernière bouteille de Matir Mensir, et Cazio crut un instant qu’il allait s’endormir. Mais le vieil homme soupira et essuya une bouche cernée de quelques jours de barbe d’un revers de manche. J’ai une idée, dit-il. Lorsque Cazio s’engagea sur la route devant la petite cavalcade, il n’était toujours pas certain que l’idée de z’Acatto fût bonne, mais c’était la seule qu’ils avaient. Halte là ! dit-il. Les chevaliers relevèrent leur visière, et il put voir leur stupéfaction. Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda l’un d’entre eux, un gaillard à la moustache rousse. J’ai entendu qu’il y avait des chevaliers de sire Gravio sur cette route. Je me suis demandé : « Serait-il né, le chevalier de sire Gravio que je ne pourrais battre avec rien d’autre que ma peau et mon épée ? » Et la réponse, évidemment, était : « Non ». Mais alors, je me suis interrogé : « Et s’ils étaient deux ou trois, cela me ferait-il transpirer ? » Mais je crois qu’à quatre, vous avez peut-être une chance. Va te rhabiller loin de cette route, dit un autre des chevaliers. Vu ton épée de freluquet, tu n’es pas un chevalier. Permettez-moi de vous l’énoncer plus clairement, dit Cazio en s’appuyant sur Acrédo. Vous avez peur de combattre un homme nu. Vous comprenez que je vous disais que vous pouviez venir tous ensemble, n’est-ce pas ? Les chevaliers de Gravio ne combattent que des chevaliers, sodomisateur de porcs baveux, dit l’homme à la -330- moustache. Les autres n’ont que deux possibilités, s’écarter ou être abattus comme des chiens sans honneur. C’est bien tout ce qui se dit sur votre bravoure, reprit Cazio. Que vous tuez principalement des femmes, parce que des maîtresses décapitées ne peuvent pas se plaindre de votre impuissance. Laisse-le, dit l’un des hommes à l’arrière. C’est juste un fou. Il y a une limite à ce que je peux entendre avant de réagir, gronda le moustachu, mais je suis indulgent. Écarte-toi. Cazio se rapprocha un peu. Si c’est ce que je dis qui ne va pas, je vais utiliser un langage plus proche du vôtre, mes gaillards. Il projeta un arc d’urine dans leur direction. C’en fut assez. Le moustachu hurla, et deux de ses compagnons s’élancèrent à sa suite, tous trois tirant leurs épées. Cazio fit volte-face et partit en courant aussi vite qu’il le put. Il était moins rapide qu’un cheval, évidemment, mais n’avait pas besoin de prendre son élan. Comme il coupait la courbe qui entraînait la route dans la forêt, il regarda par-dessus son épaule et vit qu’ils prenaient de la vitesse, épée basse et perpendiculaire, prêts à le décapiter. Il courut encore trois péréchis, passa une autre courbe, et se retourna pour se mettre en garde. Les trois cavaliers franchirent la courbe comme le tonnerre. Le moustachu arborait un sourire féroce et commença à crier quelque chose, mais c’est à cet instant-là qu’ils heurtèrent la corde que Cazio avait tendue entre deux arbres. Elle saisit le moustachu en plein visage et l’un de ses compagnons à la gorge. Le troisième avait vu le piège et avait eu le réflexe de lever son épée pour la trancher, mais trop tard, et il avait été heurté au bras. Tous trois furent projetés en arrière de leur monture. Seul l’un d’entre eux se releva : celui qui avait levé le bras. Cazio n’attendit pas qu’il se fût remis sur pied, mais il se précipita sur lui, ouvrit sa visière qui s’était refermée dans la chute, et lui enfonça Acrédo dans le nez. Comme l’homme -331- hurlait, Cazio lui arracha complètement le heaume et frappa de nouveau. L’homme retomba en arrière. Je vous ai donné une chance de vous battre honorablement, bande de couards, dit Cazio. C’était plus que vous ne méritiez, plus que vous ne m’avez offert, et voilà où nous en sommes, avec ce que vous m’avez forcé à faire. Puis il tourna les talons et repartit vers la voiture, où il retrouva z’Acatto, debout devant le quatrième chevalier, qui était étendu sur le ventre. Ils sont morts ? demanda z’Acatto. Un, peut-être. Je n’ai pas pris le temps de vérifier. Nous devrions les achever, dit le vieil homme. Cazio agita négativement la tête. Je n’assassine pas des hommes qui ne peuvent pas se défendre. Je sais cela. C’est toi qui me l’as appris. Dans un duel, oui. Pendant les guerres, il faut parfois faire ce que l’on doit faire. Je ne suis pas en guerre, rétorqua Cazio. Je ne fais qu’essayer de sauver mes amis. Il faut avoir l’esprit pratique. Je l’ai bien assez eu pour aujourd’hui. Finissons tout cela. Comme tu veux, dit z’Acatto. Je vais juste voir s’ils n’ont pas sur eux des choses qui pourraient nous être utiles. Oh, et si nous le faisions plutôt ensemble ? dit Cazio. Tu ne me fais pas confiance ? Bien au contraire. Je te fais confiance pour être toi-même. Mais, s’il y avait vraiment quinze soldats dans la voiture ? J’aurais besoin de ton aide. Z’Acatto haussa les épaules et essuya son épée sur le tabard du chevalier mort. Puis tous deux s’approchèrent de la voiture. Le conducteur avait disparu. Il s’était probablement enfui. Chaque porte avait une petite lucarne barrée, mais Cazio ne vit personne essayer de regarder à travers, et son cœur se serra. Et s’ils s’en étaient déjà débarrassé ? Il saisit la poignée et tira, mais la porte resta close. Il n’y a pas de verrou à l’extérieur, fit remarquer z’Acatto. Mais il y a bien quelqu’un à l’intérieur. -332- Austra ? appela Cazio en tapant à la porte. C’est moi, Cazio. Il n’y eut aucune réponse. Il frappa de nouveau, plus fort. Puis, en jurant, il se mit à la marteler des poings. Recule-toi, dit z’Acatto. Cazio obéit, et vit que le maître d’armes tenait la lourde épée du chevalier mort. Attention, le prévint Cazio. Le premier coup détruisit le vernis, le deuxième envoya voler des échardes dans toutes les directions, et le troisième fracassa le panneau de bois. De la pointe de l’arme, z’Acatto repoussa le morceau brisé vers le côté, pour qu’ils pussent voir à l’intérieur. Austra était là, pâle, immobile, et bâillonnée. Un homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux blonds passés était affaissé à ses côtés, les yeux ouverts, mais inertes. Du sang avait coulé de son nez et de sa bouche vers son menton. Austra ! s’exclama Cazio. Il glissa la main à travers le trou à la recherche du verrou intérieur. Il le trouva, le tira, et ouvrit la porte. Il toucha son visage : elle était chaude. Une méchante marque rouge sur la joue et l’œil gauche annonçait l’arrivée d’une contusion le lendemain ou à peu près. Sa robe jaune safran était déchirée et sanglante, révélant des cuisses tachées de rouge. Austra ! Il porta l’oreille à son cœur, et pour son plus grand soulagement, l’entendit battre. Nous devons partir, dit z’Acatto. L’Église est partout, ces temps-ci. Nous allons emmener la voiture et la cacher quelque part. C’est vrai, marmonna Cazio qui cherchait toujours à obtenir une quelconque forme de réponse de la part d’Austra. Aide-moi à sortir l’homme. À contrecœur, Cazio tendit le bras pour ouvrir le verrou de l’autre porte, et lorsque z’Acatto commença à tirer, il se mit à pousser. L’homme toussa, et du sang coula de son nez. -333- Diuvo ! jura Cazio. Il est vivant ! Effectivement, répondit z’Acatto. En grimaçant, Cazio alla pour prendre Acrédo. Non, dit z’Acatto en levant la main. Je vais le traîner dans les bois, voir s’il n’a pas sur lui des choses qui pourraient nous être utiles. D’accord ? Cazio retint un instant sa colère. Il tourna la tête et regarda Austra. Le sang sur elle provenait principalement de coupures superficielles sur ses jambes. Pourquoi pas ? répondit-il doucement. Fais donc cela. Cazio trouva plusieurs outres de vin blanc mouillé, et tandis que la voiture cahotait, leurs propres chevaux à la longe derrière, il nettoya les coupures d’Austra aussi bien qu’il le put. Aucune n’était réellement profonde, mais il semblait que l’homme avait dessiné une sorte de diamant au couteau. Il chercha une nouvelle fois des coupures plus profondes, mais n’en trouva aucune. Il commençait la seconde jambe lorsqu’elle prit une profonde inspiration, puis hurla à pleins poumons, les yeux écarquillés et éperdus de terreur. Austra, Austra mia errentera. Elle le frappa des poings, criant encore, probablement incapable de l’entendre dans sa panique. Il la laissa le marteler jusqu’à ce qu’elle eût besoin de reprendre son souffle. Austra, c’est moi, Cazio ! s’empressa-t-il de dire. L’expression dans ses yeux vira à l’effarement. Cazio ? C’est moi, errentera, min loof. Hérisson. Cazio ! s’exclama-t-elle d’une voix pantelante. Lorsqu’elle baissa les yeux et vit ses jambes nues, un puissant sanglot lui échappa, puis un autre. Elle faisait de grands gestes indiquant ses blessures et s’efforçait de parler, mais elle s’étranglait sur ce qu’elle essayait de dire. Cazio la prit dans ses bras, pressa son visage contre son épaule. -334- Ça ne va pas trop mal, lui chuchota-t-il à l’oreille. Pas trop mal. Juste quelques coupures, c’est tout. Tu vas vite aller mieux. Il la garda dans ses bras longtemps, avant qu’elle ne pût parler. Il apprit ce qui s’était passé par bribes. Son convoi et son escorte avaient été attaqués par des chevaliers, bien plus nombreux que ceux que Cazio et z’Acatto avaient affrontés. Ils avaient tué ses gardes jusqu’au dernier homme. Il y avait deux chefs, dit-elle. Le... l’homme que vous avez trouvé dans la voiture, et un jeune, avec une barbiche. Ils semblaient savoir qui j’étais, ou... je crois qu’ils pensaient que j’étais Anne. Pourquoi dis-tu cela ? demanda doucement Cazio. Je ne sais pas... Quelque chose que l’un d’entre eux a dit. Cazio, c’est difficile de se souvenir. Mais ils se sont disputés, et le jeune a dit quelque chose au sujet du Fratrex Prismo, et ça... Elle frissonna et ferma les yeux. Quoi ? L’homme avec lequel vous m’avez trouvée l’a poignardé dans le côté de la gorge, et il a ri en le regardant mourir. Les autres chevaliers ont ri aussi. Puis il est monté dans la voiture avec moi, il a refermé la porte, et il m’a ligoté les mains derrière le dos. La façon dont il m’a regardée... J’ai déjà manqué être violée auparavant, et j’ai vu ce qu’il y avait dans les yeux des hommes lorsqu’ils s’y préparaient. Mais c’était plus que cela. Comment ? Que veux-tu dire ? Plus. Il voulait plus que me violer... il voulait quelque chose de pire. Il a remonté ma robe, et je n’ai rien fait. Je pensais que si je ne résistais pas, il ne me ferait pas de mal. Mais alors il a parlé de quelque chose comme « faire parler le sang », et il a commencé à me taillader, et alors je... Elle se remit à pleurer, et il patienta, en lui caressant les cheveux. Nous pouvons en parler plus tard. Elle agita négativement la tête. Si j’attends encore, je n’en serai plus capable. Je le sais. Vas-y, alors. Quand tu seras prête. -335- Je me suis évanouie, et lorsque je suis revenue à moi, il me coupait encore. Il y avait du sang partout. J’étais terrorisée, Cazio. Malgré tout ce que j’avais enduré, tout ce que j’avais vu. Je ne pouvais pas le supporter. Je ne le pouvais pas. Que s’est-il passé ? Je voulais lui faire mal. Je voulais pénétrer à l’intérieur de lui et le déchirer. Je le voulais tellement, et alors il a crié, et il y a eu du sang, et je ne me souviens plus de rien jusqu’à ce que tu sois là. C’est fini, l’apaisa-t-il. Les coupures guériront, et tout ira bien. Ça n’en a pas l’air. Je sais, dit-il, tout en se disant qu’il ne savait probablement pas. Maintenant je sais ce qu’Anne a ressenti, dit-elle doucement. J’aurais dû comprendre. Tu veux dire, quand elle a manqué être violée ? Non. Quelque chose dans le timbre de sa voix lui transperça la poitrine. Comme si un enfant au berceau l’avait regardé dans les yeux et lui avait dit quelque chose qu’aucun enfant de cet âge n’aurait jamais pu dire. Mais doucement, presque en passant. Sans ostentation, sans même vouloir être particulièrement entendu. Elle leva les yeux vers lui et s’efforça de sourire. Mais que fais-tu ici ? Je te cherche, évidemment. Pourquoi ? Je suis allé à Dunmrogh, et j’ai trouvé la place investie par des hommes d’Église qui voulaient m’écorcher. Je savais qu’Anne allait t’envoyer me rejoindre, et je me suis dit que tu devais être en danger. Donc, z’Acatto et moi nous sommes cachés au bord de la route, en prévoyant d’intercepter toutes les voitures jusqu’à trouver la tienne. Et combien en avez-vous intercepté ? Seulement celle-ci, en fait. Il n’y a pas beaucoup de voyageurs sur les routes, ces temps-ci. -336- J’en suis heureuse. Je craignais de ne plus jamais te revoir. Je me suis dit que je n’allais plus te revoir. Mais j’aurais dû savoir que tu trouves toujours le moyen de me sauver, même si c’est juste pour sauver Anne. C’était tout pour toi, cette fois, dit-il. La voiture cahota un temps sans plus de paroles. Pourquoi a-t-elle fait cela, Cazio, demanda finalement Austra. Pourquoi t’a-t-elle envoyé ici ? Je ne sais pas. Elle m’a demandé de faire quelque chose que je ne voulais pas faire, et je ne crois pas qu’elle l’ait bien pris. Austra gloussa. Tout le monde trouve qu’elle est différente, maintenant. C’est drôle. Que veux-tu dire ? Eh bien... Avant, elle était frivole, et maintenant elle assume ses responsabilités. Elle n’avait jamais même imaginé devenir reine, et maintenant elle l’est. On dirait qu’elle a changé. En un sens. Il faut que tu comprennes que je l’aime plus que tout. Mais je la connais, aussi. Elle a toujours été incroyablement égoïste. Tellement égoïste qu’elle n’arrivait même pas à concevoir qu’elle l’était, tu vois ce que je veux dire ? Je crois, répondit Cazio. Tout devait toujours se passer comme elle le voulait, quoi que cela puisse coûter aux autres. Sais-tu que quand nous étions en route pour le convent, elle avait décidé de s’enfuir ? Elle l’aurait fait si je ne l’avais pas arrêtée. D’ailleurs, elle l’aurait fait quand même, mais je me suis cassé la jambe en essayant de l’arrêter. Elle n’avait même pas envisagé ce qu’il adviendrait de moi si elle disparaissait. » Ce n’était pas qu’elle voulait me faire du mal ou me causer des problèmes, juste qu’il ne lui était jamais venu à l’esprit de considérer que ses actions pouvaient avoir des conséquences pour les autres. Un garçon d’écurie à Eslen a été battu et renvoyé pour l’avoir laissée prendre son cheval alors que sa mère l’avait interdit. Je pourrais poursuivre longtemps, mais ce qui est important, c’est que tous les autres ne sont que -337- des ombres pour elles. Certains plus tangibles que d’autres, peut-être, mais toujours des ombres. Mais je crois avoir perçu des changements, même dans le peu de temps où je l’ai connue. Un peu, c’est vrai, admit Austra. Mais ensuite elle est devenue reine. Ce que, d’après toi, elle n’a jamais voulu. Tout à fait. Parce qu’elle n’avait jamais pensé être reine. Quand nous étions petites, cela n’avait aucune chance de se produire. Son père n’a fait légitimer ses filles en tant qu’héritières par le Comven que juste avant le début de toute cette histoire, et même alors, il y avait encore Fastia et Elseny avant elle. (Elle se recula un petit peu et le regarda d’un air sérieux.) Maintenant, elle a réussi à se convaincre qu’on lui avait imposé ce nouveau rôle, et d’ailleurs, cela a quelque chose de véridique. Mais la vérité, Cazio, c’est qu’elle adore ça. Maintenant, elle obtient toujours ce qu’elle veut, même si ce qu’elle veut est stupide et que tout le monde le sait. Quelle reine va jouer les chevaliers errants quand la guerre menace ? La voix d’Austra prenait de l’ampleur à mesure qu’elle se fâchait. Tu dis vrai, poursuivit-elle. Quand nous étions sur la route, à essayer de survivre, elle commençait à l’envisager, à penser aux autres de temps en temps, à réaliser que le monde ne se composait pas uniquement d’elle, avec le regard de tous les saints concentré sur elle. Mais maintenant tout tourne autour d’elle, n’est-ce pas ? Tu comptes pour elle, Austra. Oui. Toi et moi sommes plus réels à ses yeux que n’importe qui d’autre. Mais c’est ce que nous sommes pour elle qui lui importe, ce que nous pouvons faire pour elle, les sentiments que nous lui inspirons. Quand nous la contrarions, quand nous ne faisons pas ce qu’elle veut que nous fassions, elle ne le comprend pas. Cela n’a aucun sens pour elle, et plutôt qu’imaginer que nous avons nos propres désirs et nos propres raisons, elle suppose que nous l’agressons. Tu comprends ? C’est ainsi qu’elle voit les choses. À ses yeux, tout ce que nous faisons est décidé en fonction d’elle. -338- Ce ne peut pas être aussi terrible, dit Cazio. Tu viens de dire qu’elle t’avait mis à l’écart parce que tu ne voulais pas faire une chose qu’elle voulait. Eh bien, ce n’est pas ce qu’elle a dit. Elle a dit qu’elle avait besoin de quelqu’un de confiance à Dunmrogh. Et qu’est-ce qu’elle t’avait demandé ? Ah !... D’arpenter la voie des sanctuaires de Mamrès. Les yeux rougis de larmes d’Austra s’écarquillèrent. Par les saints, Cazio, dit-elle en s’adossant. Tu vois ? (Elle soupira.) Tout ce qu’elle devrait savoir de toi, elle ne le sait pas. Comment pouvait-elle imaginer que tu abandonnerais ton art de dessrator pour devenir l’une de ces... choses ? Cazio cilla, et réalisa soudain qu’il était lui-même au bord des larmes. — Ted amao, dit-il, complètement perdu dans ses émotions. Edio ted amao. Je t’aime. — Ecco, répondit-elle d’une voix ténue mais ferme. Moi aussi, je t’aime. Il prit sa main. Anne nous aime aussi, à sa façon, dit Austra. Je crois qu’elle nous a envoyés au loin parce que nous la connaissons. Nous lui rappelons qu’elle a été meilleure, qu’elle peut être meilleure. La voiture accéléra soudain, et z’Acatto criait, devant. Un instant, dit Cazio. Il embrassa Austra sur le front, puis il se leva et ouvrit la petite trappe dans le plafond et se hissa à l’extérieur. Nous avons de la visite, cria z’Acatto. Cazio regarda derrière et vit six chevaliers montés, tous aux couleurs de sire Gravio. En jurant, il tira Acrédo, mais il n’y avait pas grand-chose à faire tant que les cavaliers ne les avaient pas rattrapés, ce qui n’allait pas tarder à se produire. Et cette fois, il n’était plus question de jouer des tours. Juste deux contre six. Ce qui n’était pas trop mal. Il avait fait mieux que cela sous le palais d’Eslen. Évidemment, ils n’avaient pas eu de telles armures, mais les perspectives alors étaient pires. -339- S’il pouvait retrouver le même état, chiado sivo, ils avaient leurs chances. Alors, il se prépara, se vida l’esprit, essaya de ne pas penser même au combat qui s’annonçait, mais uniquement aux symétries du bras, du pied, du corps, de la pointe, du tranchant, et de la poignée. Aussitôt après ils entrèrent dans une forêt et Cazio sourit, parce que c’était beaucoup mieux : leurs chevaux leur seraient moins utiles, leurs armures plus encombrantes. Il s’apprêtait à sauter vers le sol pour commencer à se battre quand z’Acatto jura d’un saint dont le nom même était une malédiction. Il se tourna pour voir pourquoi, juste à temps pour découvrir les piétons qui s’avançaient sur la route d’entre les arbres, et le piège se referma. Chiado sivo. L’épée absolue. Il bondit du toit de la voiture vers le cavalier de tête, épée tendue comme un épieu. -340- CHAPITRE SIX BRINNA Neil mit genou à terre devant la femme masquée. Majesté, dit-il en s’efforçant d’empêcher son esprit de bouillonner. Heureuse de te rencontrer, sire Neil, dit-elle avec une légère insistance sur le mot « rencontrer » dont il pensa comprendre le sens. Neil entendit un souffle derrière lui et vit que l’on avait amené Alis. Ses yeux étaient écarquillés. Ah ! sœur Alis, dit Brinna. Savais-tu qui j’étais ? Madame, je ne le savais pas, dit Alis. Elle semblait ne plus avoir aucune maîtrise, chose que Neil n’avait jamais vue auparavant. Évidemment, il lui était lui-même difficile de rester impassible. Mais maintenant tu le sais, dit la femme qu’il avait connue sous les noms de Cisne et de Brinna. (Elle s’avança d’un pas vers Alis et leva une coupe de vin.) Veux-tu à boire ? Non, Altesse, je ne préférerais pas. Ainsi, tu le reconnais, gronda l’inquisitrice. Tu reconnais ta tentative d’assassinat. Alis redressa la tête. Ma reine et ce chevalier ne savaient rien de mes intentions. Vous ne pouvez les tenir pour responsables. Oh, c’était juste ton idée ? dit la femme masquée. Je dis la vérité, répliqua Alis. -341- J’en suis convaincue, poursuivit Brinna. Tu n’as simplement pas mentionné qui t’en avait donné l’ordre. Alis ne répondit pas, mais le regard de Brinna se tourna avec langueur vers Neil. C’est-à-dire ta reine Anne, sire Neil. Je ne le crois pas, Altesse, répondit-il. Parce que c’est faux, ajouta Alis. Eh bien, nous verrons. Inquisitrice, emmène dame Berrye dans la chambre des eaux. Mais ne fais rien de permanent, tu m’entends ? Je veux lui parler moi-même, plus tard. Très bien, Majesté. Et le chevalier ? Je désire converser seule avec lui, répondit-elle. La matrone se renfrogna. C’est imprudent. Je ne crois pas, Inquisitrice. Tous les accès de ce lieu sont gardés, et il n’est pas armé. Mais d’après ce que j’ai entendu dire de lui, cela ne le retiendrait pas plus que ta présence constante, si son intention était de m’étrangler. Ce qui l’en préviendra, c’est sa parole. Sire Neil, te tiendras-tu convenablement si l’on te laisse seul avec moi ? Promets-tu de ne pas m’agresser ni tenter de t’enfuir ? Je promets de ne porter atteinte à ta personne d’aucune façon, Majesté, et je n’essaierai nullement de m’enfuir durant notre conversation. Promesse qui ne m’engagera plus dès que j’aurai quitté cette pièce. Cela me paraît tout à fait honnête, Inquisitrice. Madame, ce n’est toujours pas... approprié. Je juge de ce qui est approprié dans ma propre maison, susurra Brinna. Et il n’y aura pas de ragots à ce sujet, ou je saurai d’où ils viennent. Je sers ton père, pas toi, dit Walzamerka. Mais sauf à recevoir l’ordre spécifiquement contraire de mon père, tu feras ce que je dis. Pourquoi veux-tu être seule avec lui ? Parce que je crois que tu peux torturer sire Neil mille jours sans rien apprendre de lui. Mais une conversation honnête -342- tenue en privé pourrait nous permettre d’affiner notre point de vue. La bouche de l’inquisitrice s’entrouvrit, et une expression très proche de la peur passa sur son visage. Je vois, Altesse, dit-elle. Je n’avais pas compris. Bien. Lorsque celle-ci fut sortie et que la porte de la salle se fut refermée, elle sourit. Walzamerka pense que je vais mettre ton âme en charpie. Et c’est ce que tu vas faire ? Elle lui indiqua un siège de la main. Assieds-toi, sire Neil. Il obéit, et elle le regarda longuement avec ses yeux d’un bleu si profond que sous n’importe quelle lumière autre que le soleil, ils paraissaient presque noirs. Es-tu aussi venu ici me tuer, sire Neil ? Je jure par les saints par lesquels les miens jurent que ce n’est pas le cas, princesse Brinna. Ses lèvres se pincèrent et elle versa deux gobelets de vin. Il n’est pas empoisonné, dit-elle. En veux-tu ? Je veux bien. Elle lui tendit le gobelet. Il le prit avec des mains engourdies. Tu es la fille de Marcomir, finit-il par dire. Oui, répondit-elle. Elle tendit la main et ôta son masque, révélant les pommettes marquées et les adorables contours d’un visage dont il se souvenait si bien. Seul son regard était différent : il semblait moins... concentré. Je ne comprends pas, dit-il, incapable de détacher son regard de ses yeux sombres. Lorsque je t’ai rencontrée... Une partie de fiedchésé ? l’interrompit-elle. De fiedchésé ? Oui. Elle fit résonner une clochette, et un instant plus tard, une jeune fille nattée apportait un plateau et des pièces. Les carrés du plateau étaient brun et ivoire. La jeune fille repartit par une -343- porte dissimulée que Neil ne put plus voir après qu’elle fut refermée. C’est le même jeu, dit-il. Celui du navire. Oui, évidemment. (Elle mit les pièces en position.) Ce jeu m’est particulièrement cher. (Ses yeux se relevèrent.) Roi ou pillards ? Pillards, je suppose, répondit Neil. Son petit sourire mélancolique s’élargit, et elle ouvrit. Il réalisa qu’il n’y avait pas que son regard. Il semblait y avoir quelque chose de plus... lent, chez elle. Quelque chose de plus distrait. Pas stupide : réfléchi et timoré. Je répondrai à toutes tes questions, sire Neil. Je n’ai plus rien à te cacher. Neil joua mécaniquement, incapable de se concentrer sur la partie. Elle souffla doucement sa désapprobation. Tu peux faire mieux que cela, dit-elle. Je suis distrait. Moi aussi. Je ne savais pas que je serais si nerveuse durant cette rencontre. J’y ai pensé souvent. Elle déplaça le roi de plusieurs cases. Il se souvint de leur baiser, plusieurs mois auparavant. Doux, inexpérimenté, hésitant, et dans le même temps effroyablement sincère. C’était plus réel sur l’instant que tout le reste de ses souvenirs. Non, dit-il en déplaçant un autre pillard. Ce n’est pas ridicule. Maintenant, tu sais à quelle tour j’essayais d’échapper, et pourquoi je ne pouvais rien t’en dire à l’époque. Oui, répondit Neil en la regardant capturer l’un de ses pillards, un ogre à deux têtes. Oui et non. Pourquoi fuyais-tu ton propre père ? Elle étudia le plateau. Ce n’était pas juste mon père que je fuyais, répondit-elle. C’était aussi tout le reste. Regarde autour de toi, sire Neil. Cette tour a cinq étages. Je vis dans les trois derniers. Tout ce dont j’ai besoin m’est fourni. Je suis entourée de serviteurs attentifs. -344- J’avais des amis autrefois, mais depuis mon escapade, nombre d’entre eux sont hors de portée. Je suis désolé, dit Neil. Je sais que c’est ma faute. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi. Il envoya un monstre reptilien de l’autre côté du plateau. Je suis née dans cette tour, sire Neil. J’ai vécu ici toute ma vie, à l’exception des quelques mois de liberté durant lesquels nous nous sommes rencontrés. Je mourrai ici, dans ce lieu qui a une seule fenêtre. Et le reste du château ? La ville ? La campagne ? Tout cela m’est interdit. Alors tu es bien une prisonnière. Je le suppose, oui, répondit-elle en avançant un autre des soldats pour contrecarrer la stratégie de Neil. Encore une fois, pourquoi ? Elle plissa le front. Je t’ai observé, sire Neil. Il eut l’impression que le ciel même au-dessus de leurs têtes devenait plus lourd et fragile, appuyait sur la pierre de la tour, les écrasait sous son poids. Durant la bataille du Waerd, dit-il. J’ai cru... J’étais là. Je t’ai vu tomber. J’ai fait ce que je pouvais. Alors, il sut. Tu es le chthonien, dit-il. Quelle étrange façon de le dire, répondit-elle. Attends, dit Neil. Il ferma les yeux, essaya de tout reconsidérer. L’insistance d’Anne pour qu’il vînt, toutes les questions d’Alis sur les sages hansiens. Brinna était l’ennemi, le cœur battant de la bête de guerre hansienne. Ne me regarde pas comme cela, dit doucement Brinna. Depuis combien de temps fais-tu cela ? demanda-t-il. Ne fais pas cela. S’il te plaît. Depuis combien de temps ? Ils le savaient dès ma naissance. Ils ont commencé à me donner les drogues à l’âge de deux ans, mais je n’ai commencé à être utile qu’après mes neuf ans. À toi de jouer. -345- Ce qu’il fit, un assaut inutile qu’elle réprima aisément. Et quel âge as-tu ? Elle marqua une pause. Ce n’est pas une question amicale, dit-elle. Puis, plus doucement : Je n’ai rien à voir avec la mort de ton père, sire Neil. J’avais vingt-trois hivers, mais ne va pas imaginer que je voyais pour une bande de Weihands. Et pourtant tu sais... Je l’ai vue maintenant, dit-elle. La mort de ton père, ta première grande blessure. Comme je te l’ai dit, je t’observe, passé et présent. Néanmoins, durant toutes ces années, tu as causé la mort de nombre de mes amis, dit-il. La flotte, à Jeir... Oui, j’en étais responsable, répondit-elle. Tu comprends ? Je ne te mentirai pas. J’ai perdu un oncle, là-bas. Combien d’oncles as-tu tués, sire Neil ? Combien d’enfants te doivent d’être orphelins ? C’était la guerre. Tu ne peux pas te montrer aussi émotif ni accusateur. C’est difficile, Brinna, réussit-il à articuler. Pour moi aussi. Et maintenant, tu pars en guerre contre ma reine et mon pays. Oui. Parce que c’est mon devoir. Nous avons parlé devoir, n’est-ce pas ? Et tu as approuvé, si je me souviens bien. Je ne savais pas quel était ton devoir, alors. Vraiment ? Et tu m’aurais donné un autre conseil si tu l’avais su ? Le devoir est-il moins important lorsqu’il entre en conflit avec le tien ? Il regarda la partie qu’il venait de perdre, en essayant de trouver quelque chose à dire. Ou te serais-tu sacrifié pour me tuer ? demanda-t-elle doucement. Non, articula-t-il. Cela, jamais. Alors, tu te considères toujours comme mon obligé. Je me considère comme plus que ton obligé, répondit Neil. Mais cela me met dans une position impossible. -346- Je leur avais échappé, dit-elle. Sais-tu cela ? Même après le retard pris en t’emmenant à Paldh, nous avions franchi le détroit de Rusimi. Mon père ne nous aurait jamais retrouvés. Que s’est-il passé alors ? Toi, soupira-t-elle. Que veux-tu dire ? Sire Neil, je t’ai trouvé presque mort, frappé au cœur par la trahison, et pourtant fidèle à ton devoir, même envers ceux qui t’avaient trahi. Cela m’a marquée. C’est à cause de toi que je suis revenue. De toi et d’une vision. Une vision ? Je t’en reparlerai plus tard. Puis-je te dire pourquoi je suis partie à l’origine ? Évidemment. Tu perds en deux coups, dit-elle. Je sais. Pourquoi es-tu partie ? J’ai deux rôles dans cette vie, sire Neil. Deux obligations plus fortes que la naissance. Aucune ne m’est agréable. L’une est d’être l’halirunna de mon père. Je rêve et j’envoie des hommes à la mort. Je prends des drogues qui me permettent de mieux rêver, mais des jours entiers de ma vie disparaissent parfois. Il y a des mois dont je n’ai aucun souvenir. Je sais trop et trop peu à la fois. Mais j’ai fait ce que l’on me disait de faire, rêvant un jour de liberté quand je savais au fond de moi que je ne la connaîtrais jamais. Je me suis raccrochée à mon devoir et à la fierté de défendre le trône de mon père, et à mon destin particulier, et j’ai espéré que ce serait suffisant. Et cela l’aurait peut-être été, mais mon père m’a demandé de faire une mauvaise chose. Pis, je l’ai faite, et cela a brisé quelque chose en moi. Ensuite, cela a brisé bien plus que cela. Quelle était cette chose ? J’ai brisé la loi de la mort. Un instant, Neil resta sans voix. Ma reine, Murielle. Elle croit avoir fait cela, avec une malédiction. Oh, elle a fait la plus grande partie des dégâts. Mais mon frère Alharyi était mourant, et c’était le fils préféré de mon père. Il m’a ordonné d’interrompre sa mort, et j’ai réussi à le faire, -347- avant de réaliser ce que j’avais réellement fait. Quand j’ai compris, j’ai essayé de réparer la loi, et je crois que j’y serais arrivée, parce que je n’avais fait qu’interrompre sa mort légitime, je ne l’en avais pas ramené. Mais c’est alors que Murielle a lancé sa malédiction et ramené Robert, ce qui a définitivement et irrémédiablement brisé la loi. Qu’en est-il de ton frère ? Il est parti en Vitellio à la recherche d’Anne. Ses hommes l’ont retrouvé coupé en morceaux R par ton ami Cazio, je crois. Les morceaux étaient encore vivants. Il y a un rituel R le pouvoir a été transmis à mon cousin Hrothwulf, que tu as mis en pièces. (Elle haussa les épaules.) Quoi qu’il en soit, quand j’ai eu fait de mon frère un nauschalk, je n’ai plus voulu avoir à voir avec rien de tout cela. Je me suis enfuie. Et tu es revenue de toi-même. À cause de moi. À cause de tes obligations envers Hansa. À cause de mes obligations envers le monde, rétorqua-t-elle. Je suis en partie responsable de ce qui arrive. Je dois faire tout ce que je peux pour l’arrêter, même si je pense qu’il n’y a pas beaucoup d’espoir. Arrêter quoi ? Ta reine Anne. Pourquoi ? Je sais que ton père veut la Crotheny... Oh oui, il la veut ! dit Brinna. Mais je ne serais pas revenue pour simplement nourrir ses ambitions. Je ne participerai pas à une guerre livrée pour la vanité d’un vieillard. Alors pourquoi ? Parce que si personne ne l’arrête, Anne va nous détruire tous. La forêt avait une odeur fraîche, de sapin et de pluie. Murielle s’efforça de se concentrer sur cela, voir la beauté à la fin de sa vie, que ne pas avoir peur soit la dernière chose qu’elle aura ressentie. On meurt tous, pensa-t-elle. Maintenant ou plus tard. On n’y échappe pas. Mais ce n’était pas ce que lui disaient ses tripes. Elles voulaient supplier, et chaque instant renforçait ce sentiment. -348- À quelle distance se trouvait ce marais ? Combien de temps lui restait-il à vivre ? Bérimund avait l’air résolu, elle pouvait le voir. Le garçon en lui avait de nouveau disparu, remplacé par l’homme dur qu’il était en train de devenir. Elle regretta de ne pas revoir Anne. Il y avait tant de choses qu’elle aurait dû lui dire quand il était encore temps. Anne avait-elle prévu cela ? Une partie d’elle-même se le demanda. Avait-elle été envoyée à la mort par sa propre fille ? Cela servait-il quelque plus grand dessein ? Il lui fallait être courageuse encore un temps. Bérimund, murmura-t-elle. Une chose, s’il te plaît. Oui ? Permets à sire Neil et à Alis de ramener mon corps à Liery. Accorde-moi au moins cela, de pouvoir reposer avec mes ancêtres. La réponse de Bérimund fut de la dévisager comme si elle était folle, et son cœur se serra. Tu ne crois tout de même pas que je vais te tuer ? explosa-t-il. D’abord, elle ne voulut pas le comprendre. Mais Marcomir... Il est ainsi. Mon père est vieux, près de perdre l’esprit. Je ne vais pas t’exécuter pour un caprice. Cela va à l’encontre de l’honneur et de toute décence. Mes frères font peut-être tout ce qu’il dit, mais pas moi. Murielle se sentit soulagée, mais resta sur ses gardes. Où allons-nous, alors ? Dans un endroit que seuls mes frères de meute et moi connaissons. Un endroit qui remonte à notre enfance. Tu y seras en sécurité, jusqu’à ce que je puisse le calmer ou assurer ton retour à Eslen. Tu ferais cela ? Bérimund hocha la tête gravement. Je ne suis pas un traître. Notre guerre contre la Crotheny est juste, et sainte. Je ne ferai pas le mal pour combattre le mal. Ma fille n’est pas le mal, dit Murielle. -349- Je ne m’attendais pas que tu le penses, répliqua Bérimund. Tu crois que je suis le mal ? Il agita négativement la tête. Je crois que tu es parfaitement honorable. (Il sourit.) Et je n’ai jamais entendu personne parler ainsi à mon père. Je t’aurais épargnée rien que pour cela. Alors comment peux-tu imaginer que je servirais une cause maléfique ? En n’en ayant pas conscience, répondit-il. La même chose ne pourrait-elle pas être dite de toi ? Le maître que tu sers ne pourrait-il pas être le mal ? Mon père sert peut-être le mauvais maître, dit Bérimund. Mais la sainte Église est derrière nous. Tu crois que tu peux faire confiance à l’Église ? Oui, et même si ce n’était pas le cas, il y a quelqu’un en qui j’ai confiance. Quelqu’un de très proche de moi. Et je sais que nous devons combattre ta fille. Alors, nous sommes ennemis, Bérimund. Oui, c’est vrai. Mais nous pouvons l’être de façon civile, n’est-ce pas ? Et agir honorablement. Tu as encore la gueule de bois, dit Murielle. Effectivement. Et je vais y remédier dès que possible en me saoulant. Et tes hommes ? Mes frères de meute. Je les connais tous depuis l’enfance. Nos serments dépassent toute autre fidélité. Ils ne me trahiront pas. Murielle opina, mais au fond d’elle, elle revoyait Robert qui la regardait être emmenée, et les paroles qu’il avait articulées dans sa direction. Elle ne les avait pas saisies sur l’instant, mais elles lui apparaissaient soudain avec une parfaite clarté. On se revoit bientôt. -350- CHAPITRE SEPT LE COMMANDANT La pointe d’Acrédo frappa le chevalier juste sous le hausse-col, et glissa sous le heaume. Aidée par le réflexe qu’avait eu l’homme de reculer la tête, l’arme se logea dans sa gorge. Cazio laissa son coude ployer lorsque la lame frappa, mais le choc fut néanmoins terrible. Le chevalier bascula en arrière, et Cazio, incapable de contrôler sa trajectoire, le suivit vers le sol. Il le heurta violemment de sa main libre, et s’en servit pour tournebouler, mais il avait trop d’élan et fit quatre tours avant de pouvoir se remettre sur pied. Lorsque ce fut le cas, il se retourna maladroitement pour affronter la mort, Acrédo toujours en main. Mais les autres chevaliers ne s’intéressaient plus beaucoup à lui : les hommes qui avaient apparu dans les bois les clouaient de flèches ou les transperçaient avec des épieux. Il les reconnut alors. Ils étaient ce qui restait des troupes qu’Anne lui avait données pour investir Dunmrogh. Il inspecta celui qu’il avait frappé et vit qu’il ne respirait plus, puis il regarda les soldats d’Anne se charger des chevaliers. Il se massa l’épaule, qui lui faisait aussi mal que si sire Aïta l’avait passée au chevalet dans sa salle des châtiments. Il se demanda si elle était déboîtée. Z’Acatto le regarda depuis l’avant de la voiture. Que fais-tu donc là-bas ? demanda-t-il. Plus qu’il n’était nécessaire, semble-t-il. Comme d’habitude. -351- Quelques instants plus tard, l’un des hommes s’approcha et ôta son heaume, révélant un visage buriné avec une longue cicatrice blanche sur le front et un nez qui semblait avoir été cassé à plusieurs reprises. Cazio le reconnut pour être un homme appelé Jan-quelque-chose. Vous êtes arrivés à point nommé, dit Cazio. Merci beaucoup. Effectivement, répondit Jan froidement. Nous pensions que tu étais mort, sire Cazio. Je ne suis pas chevalier, lui fit-il remarquer. Non ? Je suppose que non, effectivement. Mais nous avions été placés sous tes ordres. Oui, et regarde tout le bien que cela a fait, répondit Cazio. Je vous ai menés droit dans un piège. Jan acquiesça. Certains des hommes approchèrent. Ouais, c’est bien ce que t’as fait, reprit l’un d’eux, un homme plus âgé, presque chauve, aux traits épais. Près de la moitié des nôtres sont morts ou disparus. Jouer de la saucisse avec Sa Majesté ne fait pas de toi un commandant, n’est-ce pas ? La main de Cazio se serra sur la poignée d’Acrédo. Je reconnais que je ne suis pas un commandant, mais tu vas retirer ce que tu as dit de la reine Anne, et tu vas le faire maintenant. L’homme cracha. Par les tripes des porcs, que je vais le faire, gronda-t-il. Si tu veux... Du calme, Hemm, dit Jan. Il est inutile de mêler la reine à cela. Elle nous a mis dedans autant que lui, dit Hemm. Cazio releva son arme. Retire-le. Les hommes l’entouraient, maintenant. Et tu comptes nous prendre tous, avec ta petite épée ridicule ? Je tuerai au moins toi, promit Cazio. Et je l’aiderai à tuer les autres, ajouta z’Acatto d’une voix forte, d’en dehors du cercle. Êtes-vous des porcs ou des hommes ? -352- Hemm parut abasourdi. Des porcs ou des hommes ? répéta-t-il. Puis son visage s’éclaira étrangement, et il se retourna vers le vieil homme. — Emrature ? Cassro dachi Purcii ? Ah, zmerda, jura z’Acatto. C’est bien toi, dit Hemm. Saint Foutre, c’est bien lui, ajouta un autre soldat grisonnant. Plus vieux et plus moche que jamais. Toujours aussi stupide, Piro, rétorqua z’Acatto. (Il pointa son épée en direction de Hemm.) Tu veux te battre contre le fils de Mamercio, vas-y, mais que le combat soit honnête, juste lui et toi. Hemm se retourna vers Cazio. C’est le rejeton de Mamercio ? (Il se frotta un menton mal rasé.) Oui, je vois ça, maintenant. (Il se retourna complètement vers le maître d’armes.) Je ne lui voulais pas de mal, reprit-il. J’ai juste... Eh bien, la rumeur... ... est fausse, coupa Cazio d’un ton ferme. Hemm leva les mains, paumes en l’air. Alors, elle est fausse. J’ai marché dedans. Cela ressemblait suffisamment à des excuses, et Cazio baissa son arme. Voilà un bon garçon ! dit Hemm en tapant sur l’épaule de Cazio. Moi et ton père, et le vieux, là, on en a vu, des choses. J’ai été désolé d’apprendre, pour lui. (Il fit un signe en direction de z’Acatto.) C’était le meilleur chef qu’une bande de probucutorii ait jamais eu. Il nous appelait ses purchii, ses porcs. Ce n’était pas un terme d’affection, intervint z’Acatto. C’était à cause de l’odeur. Bien sûr, reprit Hemm. Et le pire... qu’est-il arrivé à cette vieille truie d’Ospéro ? Il fait des affaires à z’Espino, dit z’Acatto. Je l’ai vu il y a de cela quelques mois. Des affaires, hein ? Ouais, je peux imaginer le genre. C’est ce que j’aurais dû faire : regarde où j’en suis, maintenant. -353- Mais c’est bon que tu sois là, Cassro. Les gars et moi, on ne sait plus quoi faire. Comme si vous l’aviez jamais su, rétorqua z’Acatto C’était votre chef ? demanda Cazio. Juste le vieux Piro, là-bas, et moi. On a fait la guerre de vingt ans. Les autres sont trop jeunes. C’est vrai, mais j’ai entendu parler de lui, dit Jan. Comme les autres ! s’exclama un autre. La bataille du pont de Cummachio ? Tout le monde connaît cette histoire ! Moi pas, dit Cazio en lançant un regard acerbe vers z’Acatto. Les hommes s’esclaffèrent et parurent penser qu’il plaisantait. Que faites-vous ici, exactement ? demanda z’Acatto. Demande-lui, dit Piro en indiquant Cazio. Nous sommes le jouet que la reine lui a offert et qu’il a cassé. Les cavaliers qui ne sont pas morts à Dunmrogh sont partis en nous laissant là, si bien qu’il n’y a plus que l’infanterie. Eux nous traquent depuis des jours. On avait réussi à leur échapper, mais ils nous ont retrouvés. Ils sont en train de rassembler leurs forces un peu plus loin sur la route pour nous achever. Je pensais qu’on était cuits, mais avec toi on a une chance. Il n’y a rien que je puisse faire pour vous que vous ne pourriez faire vous-mêmes, dit z’Acatto. Tu nous fais une crise d’humilité soudaine, Cassro ? demanda Hemm. Allons. Nous avons besoin de toi. Non, vraiment pas. Nous avons de bons soldats, mais pas de chef. Mais la reine a mis le jeune Pachiomadio à notre tête, n’est-ce pas ? C’est lui qui nous a mis dans cette situation. De mon point de vue, il devrait nous en sortir. C’est vrai, dit Jan. Aide-nous à retourner à Eslen. C’est là que nous allons, de toute façon, renchérit Cazio. Je n’ai accepté que de t’aider à retrouver Austra, dit le vieil homme. À toi de te débrouiller pour aller retrouver Anne. Et même si nous faisons cela, nous aurions plus de chance de réussir à nous faufiler tout seuls. -354- Je vois ce que c’est, dit Piro. Je mentirais si je prétendais que je ne comprenais pas, même si je ne m’attendais pas à cela venant de toi, Cassro. Tu n’as jamais été du genre à ne penser qu’à ton stang quand on avait besoin de toi. C’était alors, dit z’Acatto. Laisse-le, dit Hemm. Il a eu assez de courage à l’époque pour quatre vies. Je lui dois six fois la mienne, alors quand je mourrai demain, je lui en devrai encore cinq. Après tout, z’Acatto, dit Cazio, tu as du vin à boire. Qu’est-ce qui peut être plus important ? Que les chiens pissent sur vous tous, coupa z’Acatto. Et toi, Cazio, referme le couvercle de ta fosse d’aisance quand tu ne sais pas de quoi tu parles. C’est vrai que je n’ai aucune idée de ce que racontent ces hommes, dit Cazio. Et à qui la faute ? Mais cela n’a aucune importance. J’aurais préféré qu’Anne ne me donne jamais la responsabilité de ces hommes. J’aurais préféré avoir refusé. Je suis un bretteur et un bon, mais je ne suis pas un soldat et certainement pas un chef. Mais s’ils se battent demain, je dois me battre avec eux. Je reconnais bien là le fils de Mamercio, dit Piro. Et Austra ? demanda z’Acatto. Moi ? dit une voix derrière eux. (Cazio se retourna et vit qu’elle était adossée à la voiture.) Je ne voudrais pas qu’il fasse un autre choix. Et je serai avec lui, z’Acatto. Et toi aussi, parce que bien que tu ne le veuilles pas et bien que tu essaies de la noyer, tu as une noble âme. Z’Acatto soupira lourdement et regarda autour de lui. C’était un bien joli discours, Madame, dit Piro. Et tous les yeux se tournèrent vers z’Acatto. Un instant, il donna l’impression d’un animal en cage, puis Cazio vit quelque chose se raffermir dans son regard. C’est bon, purchii, dit-il. On perd du temps. Que quelqu’un me dise ce que nous avons en face de nous. Nous sommes quatre-vingt-dix. D’après les dernières estimations de nos éclaireurs, ils ont soixante-dix chevaux, soixante piétons en arme, vingt archers. Z’Acatto regarda les hommes alentour. -355- Je suppose que vous êtes moitié moitié lourds et légers, c’est ça ? Oui. Il nous faut un terrain resserré, une forêt ou une falaise sur un flanc. Il y a quelque chose comme ça par ici ? Je vais trouver ça, dit un jeune rouquin. Alors vas-y, lui répondit z’Acatto. Maintenant, parlons du matériel... Cazio resta au côté de z’Acatto, à essayer d’assimiler ce que le vieil homme faisait, ou d’aider comme il le pouvait, mais il se sentait plutôt inutile. Z’Acatto et les soldats parlaient une langue qu’il ne comprenait pas, et il ne s’agissait pas de ce mélange de langue du roi, de vitellien et d’almannien, mais de quelque chose de plus profond, qui trouvait sa source dans une expérience commune. Il s’en ouvrit à Austra cette nuit-là lorsqu’il alla la voir. Tu as déjà vécu avec des soldats auparavant, lui fit-elle remarquer. Nous avons fait route ensemble, mais je ne me suis jamais battu en tant que soldat. En fait, je ne sais même pas ce que je vais faire demain. Je ne suis pas un lancier, je ne sais pas tirer à l’arc, et une rapière n’est pas vraiment utile dans une formation militaire. Tu savais, pour z’Acatto ? Il y avait eu des signes, je suppose. Ospéro l’avait appelé Emrature, une fois, et je savais que mon père et lui avaient fait la guerre, mais il n’a jamais voulu m’en parler. Je n’aurais jamais imaginé que des soldats quelque part se racontaient encore ses exploits. Eh bien, il semblerait qu’ils lui fassent confiance pour les commander, dit Austra. Et ils en savent plus que nous sur ce que nous allons affronter. Ils n’ont pas le choix, de toute façon. Tu te souviens de l’armée que nous avons combattue à Langraeth. Il n’y avait que de l’infanterie, comme ici. Le cheval d’Anne les a détruits. C’est très difficile de se battre contre des cavaliers. Austra se pencha en avant et l’embrassa. -356- Nous avons survécu à bien pire, dit-elle. C’est vrai, répondit Cazio, mais il s’agissait de situations où être un bretteur comptait pour quelque chose. Tu compteras toujours, Cazio. Les saints t’aiment autant que moi. Il sourit. Érenda m’a permis de te rencontrer, donc je sais qu’elle m’aime. Et je suis assez confiant en ce qui concerne Fiussa. Tu courtises deux saintes ? Cela pourrait poser problème. Il ressentit un petit pincement de culpabilité R puis un autre, d’avoir ressenti ce sentiment nouveau. Je ne me vois pas courtiser une autre femme, sainte ou non, dit-il en se sentant soudain mal à l’aise. Je plaisantais, Cazio. Moi pas, répondit-il. En fait, j’espère que tu accepteras de m’épouser. Elle se rembrunit. Écoute, ne plaisante pas, dit-elle. Je ne plaisante pas. Je ne peux pas t’offrir grand-chose de plus que ce que tu as devant toi, mais cela, je te l’offre. Elle se contenta de le dévisager. Tu es convaincu que nous allons nous faire tuer, n’est-ce pas ? Ce n’est pas ça, dit-il. Je t’aime, Austra. Je viens juste de réaliser à quel point, et je me sens idiot de ne pas m’en être aperçu plus tôt, de ne pas t’avoir épousée le jour où nous avons mis le pied à Eslen. J’espère que tu me le pardonneras. Je te pardonne, dit-elle, les yeux brillants. Elle l’embrassa, et cela dura longtemps. Une autre bonne raison de retourner à Eslen, reprit-il. Je dois demander à Anne l’autorisation de te prendre à elle. Elle l’a déjà donnée, répondit Austra. Elle me l’a dit avant de m’envoyer ici. Elle a dit qu’elle allait te faire duc ou quelque chose, et m’a autorisée à t’épouser. Duc ? Ou un autre titre. Sire Dunmrogh, peut-être. -357- J’ai déjà un titre, dit-il. Il n’est pas très brillant, mais je suis né avec. Tu peux en avoir plus d’un, tu sais. Hum... Duc Cazio. Duoco Cazio. Cela ne sonne pas mal. Quelque chose bruissa à l’extérieur, puis l’on frappa à la porte de la voiture. Cazio ouvrit et se trouva face à Jan. Aeken a trouvé le bon endroit. L’emrature veut que nous y soyons avant le lever du soleil, donc nous devons tous nous mettre en marche maintenant. L’endroit en question se trouvait à une lieue à l’est, sur une vieille digue de la rivière Sainte-Séphode. Lorsqu’ils furent arrivés, ils se mirent promptement au travail, à couper des pieux et creuser des tranchées. Cette dernière tâche était rendue plus aisée par le fait que les champs que la levée surplombait avaient été labourés au printemps. La terre était meuble, sans racines ni autres obstacles. Z’Acatto arpentait les lieux avec plus d’énergie que Cazio n’en avait jamais vu chez lui. Il n’était même pas certain que le vieil homme fût ivre. Cazio arrêta un moment de creuser, et grimpa sur la digue pour voir comment les choses prenaient forme. À sa droite, les champs faisaient place à une forêt basse et marécageuse, mais à sa gauche, le terrain était relativement ouvert. La voiture et les deux chariots restant de leur train de provisions y formaient une barricade, mais Cazio ne pensait pas que cela pût réellement constituer un obstacle. Devant, s’organisaient des rangées d’épieux et de tranchées. Z’Acatto le rejoignit. Tu en as assez de creuser ? demanda-t-il. J’y retourne dans un instant. (Il indiqua le champ de bataille.) Pourquoi nous as-tu acculés à une rivière ? Nous n’aurons aucune possibilité de nous replier. C’est amusant de t’entendre dire cela, répondit z’Acatto. Je ne t’avais jamais entendu parler de repli auparavant. C’est juste qu’il n’y a pas que moi. Le vieil homme acquiesça. -358- Oui. C’est ce que je déteste dans tout cela, tu comprends ? Je commence. Mais j’aurais aimé que tu m’en dises plus. C’est juste que j’essayais d’oublier tout ça, dit le vieil homme. Je n’ai jamais voulu que tu aies quoi que ce soit à voir avec ce genre de choses. Ce n’est pas ta faute. Ce sont mes choix qui m’ont amené ici. Je ne dis pas le contraire. Alors pourquoi s’interdire toute retraite ? Z’Acatto haussa les épaules. Ils sont plus nombreux que nous, et nous n’avons pas assez de pieux pour former un carré efficace. Nous avons besoin de couvrir nos arrières et nos flancs. Le flanc gauche me paraît plutôt ouvert. Cela ralentira une charge de cavalerie, dit z’Acatto. C’est le mieux que l’on peut faire, vu le temps dont nous disposons. De toute façon, la retraite n’est pas une option. Nous devons gagner. Sinon, nous sommes finis. Et s’ils amènent plus d’hommes que prévu ? Nos éclaireurs sont plutôt bons. Ils vont peut-être récupérer un homme ou deux, mais pour quelque raison, la plus grande partie des forces d’Hespéro semble marcher vers l’est. L’est ? Qu’y a-t-il à l’est ? Je n’en ai aucune idée et je m’en moque. Nous avons déjà bien assez de problèmes ici. Avons-nous une chance de gagner ? Z’Acatto leva les mains, mais ne répondit pas en paroles. Et quel est mon rôle dans tout cela ? Je place la moitié des archers sur le terrain, et l’autre en embuscade dans la forêt, là. Ils n’enverront pas de chevaux dans la forêt, mais ils détacheront probablement des piétons. Tu protégeras les archers. Cazio hocha la tête, soulagé. Il s’était imaginé dans la masse, tenant un épieu, et cette image ne lui plaisait pas beaucoup. Le regard de z’Acatto changea de direction. Ils sont là, dit-il. -359- Les cavaliers formaient un bloc central, avec les piétons alignés derrière eux et les archers sur les ailes. Cazio avait déjà vu cette formation : il s’agissait en gros d’une masse de cavalerie prête à les écraser. Puis l’infanterie viendrait nettoyer. Ce qu’il n’avait jamais vu auparavant, par contre, c’était la formation dans laquelle z’Acatto avait placé ses hommes. Ils étaient serrés en colonnes de cinq hommes, avec les dix colonnes arrangées en une sorte de coin creux adossé à la rivière. Z’Acatto appelait cela un « hérisson », et avec toutes les piques pointées, cela y ressemblait effectivement. Les hommes avaient des pieux enfoncés à leur pied à des angles différents, de très bas à haut, si bien que toute personne qui les chargeait devrait s’inquiéter d’au moins cinq pointes acérées. Les archers qui n’étaient pas avec Cazio dans les bois avaient eux aussi formé des rangs, devant le hérisson. Personne n’était venu négocier une reddition, et il ne semblait pas que ce serait le cas. Ils se contentaient de se rapprocher, les chevaux et les hommes en armure paraissant de plus en plus grands. Les archers commencèrent à tirer sur les cavaliers, tant depuis le champ que depuis les arbres. Les archers ennemis répliquèrent, en se concentrant sur ceux qui étaient visibles, mais après un temps, comme prévu, une rangée d’une trentaine de piquiers avec de grands boucliers lourds quitta le bloc ennemi et commença à marcher vers eux. Concentré sur leur progression, Cazio manqua le début de la charge, mais il entendit les cris et se tourna pour la voir. Ignorant les piquiers qui approchaient, les archers autour de lui concentraient leur tir sur la cavalerie, à l’instar de ceux du terrain, et l’effet en fut ahurissant. Cinq ou six des chevaux de tête et leurs cavaliers s’effondrèrent, immédiatement suivis au sol par une dizaine d’autres qui avaient trébuché sur eux. Les archers du hérisson déversèrent leurs traits dans la masse, ce qui ajouta à la confusion. La charge s’arrêta presque sous cette pluie mortelle, mais la quarantaine de chevaliers encore montés se reformèrent rapidement et chargèrent les archers. Ils furent ralentis par les épieux, au point que certains mirent pied à terre -360- pour les arracher, ce qui donna aux archers le temps de se replier derrière le coin de guerre et de prendre place sur la levée, d’où ils purent continuer de tirer sur les lignes ennemies. Tandis que la moitié des archers positionnés dans la forêt participaient à harceler les cavaliers, l’autre moitié tiraient sur l’infanterie en marche, qui n’était maintenant plus qu’à soixante coudées, et formait un mur de boucliers de façon assez disciplinée. Il y avait eu des tirs sporadiques des archers ennemis, mais Cazio ne les voyait plus. Reculez, dit Cazio qui faisait ainsi écho aux ordres de z’Acatto. Ils ne pourront pas maintenir ce mur dans la forêt. Ainsi qu’ils en avaient reçu l’ordre, les archers commencèrent à reculer vers les marais, sans cesser de tirer vers l’infanterie, dont les boucliers étaient maintenant bien emplumés. Sept d’entre eux avaient déjà quitté la formation, parce que morts ou trop gravement blessés pour continuer, mais ils étaient encore nombreux, et bien que les archers eussent des épées, ils n’avaient ni lance ni bouclier. La cavalerie chargeait de nouveau, et cette fois il n’y avait plus rien entre eux et le hérisson. Les cavaliers amassés paraissaient inarrêtables. Imitant la cavalerie, l’infanterie qui marchait sur les archers de Cazio poussa de grands cris et chargea. Cazio tira Acrédo. Courez, cria-t-il aux archers. On retourne au hérisson. Encore que, en regardant dans cette direction, il se demanda s’il restait quoi que ce fût vers quoi se replier. -361- CHAPITRE HUIT LA VOIE DU POUVOIR L’herbe ondula, fit place aux arbres et aux collines tandis qu’Anne se déployait et se mouvait comme un nuage. Dans un premier temps, elle avait craint la désagrégation ; mais dans le domaine du sedos, le corps était plus une illusion que n’importe quoi d’autre. Une fois que ce leurre avait été écarté, l’on pouvait beaucoup s’amuser. Elle pouvait s’enrouler tel un lierre à travers une immense forêt ou ruisseler comme de l’eau de pluie sur le flanc d’une colline. Elle pouvait choisir un autre corps illusoire R elle avait joué à être un cheval, un aigle, un marsouin, une araignée, un lézard. Elle les accueillait plus facilement dans ses pensées, maintenant ; plus aisément. Plus elle usait de son pouvoir, plus elle semblait prendre de l’assurance. Elle avait parfois besoin de se rappeler qu’elle n’était pas ici uniquement pour s’amuser. Elle n’avait jamais envie de partir et revenait ici de plus en plus souvent, à chaque fois qu’elle cherchait quelque chose de particulier. En fait, elle oubliait parfois ce qu’elle était venue chercher. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui elle flottait vers le sud et en arrière de quelques jours, toujours vers le sud. Elle vit l’armée de l’Église, massée par milliers à Téréméné. Il n’y avait là rien de nouveau, et déjà la moitié de son armée marchait à leur rencontre. En les regardant, elle se glaça. La Crotheny était prise dans un étau : les Hansiens étaient cloués à Poelscild, mais les attaquer avec les forces nécessaires pour les -362- repousser eût signifié laisser l’ennemi au sud marcher jusqu’à ses portes R et le sud était insuffisamment défendu. Elle avait vu, par ailleurs, une autre flotte d’hommes à l’étrange peau cuivrée descendre du nord, de Rukh Fahd, en compagnie de mercenaires weihands. Ce départ n’avait pas encore eu lieu, et ses conséquences semblaient imprévisibles. Au sud, l’avenir paraissait tout aussi opaque R parfois elle voyait d’immenses carnages, d’autres fois une marche sans obstacle, d’autres fois rien. Rien de cela n’était nouveau, ni ne retint longtemps son attention. Elle cherchait ses amis. Elle avait déjà vu Cazio, capturé par l’Église. Elle savait qu’il manquait quelque chose R quelqu’un à qui il avait parlé et sur lequel elle ne parvenait pas à se concentrer. Mais elle savait que lui et z’Acatto étaient de nouveau libres. Austra avait été la plus difficile à localiser. Elle imagina le visage de son amie, son rire, les plissements chagrinés de son front quand elle craignait qu’Anne ne fut sur le point de les entraîner toutes deux dans de nouveaux problèmes. Et là, une étincelle au loin, quelques jours plus tôt. Mais comme Anne s’en rapprochait, pour épier depuis le sedos comme une marmotte regardant alentour, quelque chose se saisit d’elle et tordit le nuage qu’elle était devenue, un courant d’une force répugnante, une vague contre laquelle elle ne pouvait lutter. Cela la frappa contre quelque chose, la submergea de douleur et d’horreur, et la ramena à une forme humaine. Quelqu’un la tailladait. Elle sentait le sang, percevait la douleur. Le souffle puant de son tortionnaire venait jusque dans son oreille, et elle voyait ses jambes exposées et tachées de rouge. Elle ressentait la panique, une pure panique, l’abjecte certitude qu’elle allait mourir, le besoin de tout rejeter, de fuir, l’impossibilité de faire cela. Elle ne pouvait même plus penser. Elle ne pouvait pas crier. Elle ne pouvait que regarder tandis que la lame glissait sur sa peau blanche. Bats-toi ! essaya-t-elle de crier. Arrête-le ! -363- Lorsque l’écho lui revint, elle réalisa soudain que cela ne lui arrivait pas à elle, que le corps torturé était celui d’Austra. Bats-toi, Austra, pour l’amour des saints ! Je ne peux pas te perdre ! Quelque chose se tourna, alors, et Anne fut rejetée dans les courants. Pour la première fois, elle vit le visage d’Austra, son regard vide et horrifié, puis celle-ci disparut. Anne revint, chercha en haut, en bas, en amont, en aval, mais il n’y avait plus aucune trace de son amie, et maintenant elle ne retrouvait plus Cazio non plus. Mais elle n’abandonna pas ; elle devait les trouver, elle avait le pouvoir de les trouver, de les ramener de la mort si besoin était. Elle s’éveilla, frissonnante et tremblante, en se demandant qui elle était, où elle se trouvait, presque pis encore qu’à l’habitude. Elle pleurait incontrôlablement, et quoiqu’elle réalisât finalement que c’était Émilie qui l’avait réveillée, elle ne put lui répondre. Ce ne fut qu’après que Nérénaï lui eut apporté son thé qu’elle fut capable de retrouver assez de cohérence pour écouter. Répète, Émilie, murmura-t-elle. Majesté, dit Émilie, l’armée de Hansa. Elle ouvrit les yeux et vit la jeune fille agenouillée auprès d’elle. Et alors ? Cela fait deux jours que tu as... disparu. Nous ne pouvions pas te réveiller. Que s’est-il passé ? Quinze mille hommes de plus sont arrivés il y a deux nuits. Ils ont attaqué hier matin. Ils ont franchi le canal et encerclé la place forte. La place forte encerclée. Austra et Cazio morts. L’Église, la flotte au nord... Trop. Trop. Où est Artwair ? Dehors. Passe-moi ma robe. -364- Elle entendait de nombreux bruits métalliques dans le couloir, et lorsqu’elle sortit pour y retrouver Artwair, elle vit qu’il était rempli de mestres et de sefrys. Qu’est-ce ? demanda-t-elle. Juste une précaution, Majesté, répondit-il. La place forte peut tomber. Nous devons te faire sortir. Elle opina. Laisse Artwair s’en occuper. Prends Pluvite, pars au galop, ne regarde pas derrière toi. Trouve Cazio, il est peut- être encore en vie... Elle se sentit vaciller. Elle ne voulait pas cela. Elle pensa à Austra, à l’horreur de sa mort, au fait que quelqu’un pût faire cela à son amie, en fut écœurée. Mais où pourrait-elle aller ? Où serait-elle en sécurité ? Non, dit-elle. Attendez. Nous n’avons plus beaucoup de temps, Majesté. Ils sont déjà en ville. J’ai dit d’attendre. Majesté, répondit-il sèchement. Elle combattit la claustrophobie qui menaçait de l’envahir. Emmène-moi là où je pourrai voir ce qui se passe, et explique-moi en chemin. Majesté... Mais il vit son regard et s’exécuta. Ils se rendirent donc en haut de cette tour qui lui était maintenant familière. Le soleil n’était encore qu’une demi-sphère à l’est, et la brume flottait sur le sol. L’air avait une odeur d’automne fraîche qui lui évoqua des souvenirs nostalgiques du temps où elle avait dix ans. La forteresse était effectivement encerclée, à l’exception d’un espace autour des portes sud, où un mur de piques gardait les Hansiens à distance. Cela ressemblait à une île en pleine mer. C’est par là que je suis censée m’évader ? demanda-t-elle. C’est ton meilleur espoir, répondit Artwair. Donc la forteresse va tomber ? -365- Si nous réussissons à tenir deux jours, les renforts arriveront. Deux jours ? C’est possible ? Je ne crois pas. Elle perçut comme une pointe de reproche dans le ton de sa voix. J’essayais de retrouver mes amis, voulait-elle protester. Mais elle savait ce qu’il répondrait à cela, qu’il pût l’exprimer à haute voix ou pas. Je ne peux pas tout voir à l’avance, tu sais, lui dit-elle. Je dois garder l’œil sur beaucoup de choses. Mais sa négligence s’étalait tout autour d’elle, et elle réalisa que si Hansa l’emportait, elle ne vivrait pas assez longtemps pour revendiquer le trône du sedos. Elle ne pourrait pas rétablir le bon droit, libérer la Crotheny, éteindre à jamais la menace hansienne. Son orgueil l’avait perdue. Non. Écartez-vous de moi, dit-elle. Redescendez tous, à part Nérénaï. Lorsqu’ils furent tous partis sauf la sefry, Anne ferma les yeux. Tu peux le faire, Majesté, dit Nérénaï. Si je n’y arrive pas, nous mourrons tous. Ce n’est pas ainsi qu’il faut penser, Majesté. Peur et inquiétude ne peuvent que t’entraver. Tu dois avoir confiance. Tu dois te sentir forte pour maîtriser cette force, pas en fonction de ton objectif. Je vais essayer, dit Anne. Mais à cet instant, elle avait surtout l’impression d’être une petite fille. Pourquoi était-ce sa responsabilité ? Pourquoi les saints l’en avaient-ils chargée, quand tout ce qu’elle voulait était de monter son cheval, boire du vin, papoter avec Austra, peut- être tomber amoureuse ? Pourquoi tout cela lui était-il dénié ? Tu me manques, Austra. Je suis désolée. Tout en pensant cela, Anne glissa ailleurs. Arilac. -366- D’abord, aucune réponse ne vint, mais ensuite une ombre s’éleva de la verdure et ondoya comme de la fumée devant elle, avant de former la pâle image d’une femme. J’ai besoin de ton aide, dit Anne. Je suis presque entièrement consumée, répondit l’arilac. Je ne pourrai probablement pas beaucoup t’aider. Qu’est-ce qui te consume ? Toi, répondit l’arilac. C’est ainsi que vont les choses. Qui es-tu ? Tu m’as déjà posé cette question auparavant. Oui, et tu ne m’as jamais répondu. Qui es-tu ? Ce qui était. Ce qui sera. Je n’ai jamais été simplement une personne. Je suis née ici, j’ai été créée ici. Qui t’a créée ? L’arilac sourit tristement. Toi. Et en entendant ces mots, Anne sut soudain. Adieu, dit-elle. Et l’arilac disparut, et son corps vibra de puissance, et la puissance se révéla en elle. Elle alla à mi-chemin, si bien que l’ailleurs brillait autour d’elle, mais également la Terre-Neuve et Andemuer, la forteresse et l’armée de Hansa. Elle regarda les milliers d’hommes décidés à la détruire, les ennemis qui lui avaient arraché la vie qu’elle désirait et avait fait cela d’elle, et elle sentit monter en elle une haine froide et déterminée qu’elle n’avait jamais connue auparavant. Cela lui plut, et le pouvoir en elle avait déjà connu cette haine auparavant, souvent, et il savait ce qu’il fallait faire. Artwair était encore pâle des cloches plus tard, lorsqu’il vint la voir. Tu ne vas pas encore vomir, demanda-t-elle. Non, Majesté, répondit-il. Je n’ai plus rien dans l’estomac. Tu me surprends. Avec tout ce que tu avais déjà vu... Il ferma les yeux et hocha la tête. Elle vit sa pomme d’Adam monter et descendre plusieurs fois. -367- Il y a des survivants, dit-il. Que désire en faire Ta Majesté ? Elle y réfléchit un temps. Combien ? Un millier, à peu près. Tant que ça, dit-elle. Ils étaient cinquante mille ce matin, Majesté. Eh bien, tuez-les, je suppose. Je veux que Hansa comprenne que s’ils nous attaquent, ils ne doivent s’attendre à aucun quartier. Puis-je te rappeler que ta mère est leur otage ? Oui, et Marcomir a ordonné son exécution. Que puis-je faire d’autre que lui montrer le prix à payer pour nous avoir affrontés ? Ai-je un autre moyen de la sauver ? Puis-je faire une suggestion, Majesté ? Bien sûr. Montre-toi clémente. Laisse-les retourner à Hansa et raconter ce qu’ils ont vu ici. Quelle armée nous attaquera quand ils sauront ce qui pourrait leur arriver ? Tu as pitié d’eux, dit-elle d’un ton accusateur. Par les saints, oui, répondit Artwair. Ils nous auraient tous tués, lui rappela-t-elle. Oui. Je ne veux pas être cruelle, dit-elle. Crois-tu vraiment que les laisser partir est la chose à faire, ou laisses-tu simplement parler tes sentiments ? Majesté, pour moi, cette matinée reste confuse. Mais les survivants hansiens parlent de soleil qui se voile, de sang et de serpents tombant des cieux. Ils ont vu les entrailles fumantes jaillir du ventre de leurs camarades comme des anguilles bouillantes. Je crois que cette histoire répétée par mille lèvres sera plus efficace que leur mise à mort. Très bien, soupira-t-elle. Alors, arrange cela. Et maintenant que nous en avons fini ici, j’aimerais reprendre Copenwis. Cela ne devrait plus être un problème, maintenant, dit Artwair. Ta Majesté nous accompagnera-t-elle ? -368- Non, répondit-elle. Je crois que tu peux faire cela avec l’armée, Artwair. J’aimerais rentrer à Eslen pour un temps. Mais n’aie crainte : quand nous marcherons sur Hansa, je serai avec vous. Marcher sur Hansa, Majesté ? Je ne vois aucune raison de les laisser réessayer, jamais. Et toi ? Je... Non, Majesté. Bien. Préviens ma garde que je repars pour Eslen dans deux cloches. Et fais prévenir Cape Chavel qu’il m’y rejoigne quand il en aura terminé avec l’armée qui descend la Rosée. Il reste l’armée de l’Église au sud, dit Artwair. Ils se sont déjà retirés, dit Anne. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Mais envoie-leur quelques prisonniers hansiens. Fais-leur dire que s’ils traversent une nouvelle fois notre frontière, j’irai leur faire la même chose. Artwair acquiesça, s’inclina, et sortit. Sa chevauchée vers Eslen fut saluée par des foules en liesse, mais durant les premières lieues, elle eut l’impression d’un malaise dans les hourras, comme si les gens craignaient qu’elle ne les tuât s’ils ne l’acclamaient pas. Cependant, cette ambiguïté s’effaça à mesure qu’elle se rapprochait d’Eslen R et qu’elle s’éloignait des charniers de Poelscild. Lorsqu’elle pénétra dans la ville, la joie et l’enthousiasme lui parurent absolument sincères. Certains criaient sainte reine Anne, et d’autres l’appelaient Virgenye II. Elle prit un bain et se reposa. Le lendemain matin, elle déjeuna avec Jean sur sa terrasse, qui l’informa des diverses affaires concernant la maisonnée, et lui donna une poignée de documents à marquer de son sceau. Puis il s’adossa à son siège, apparemment un peu mal à l’aise. Qu’y a-t-il, Jean ? demanda-t-elle. Tu as reçu un certain nombre de missives, Majesté. Certaines importantes, d’autres pas. Mais il y en a une qui, à mon sens, requiert ton attention immédiate. Vraiment ? Elle vient de qui ? De notre ancien praifec, Marché Hespéro. -369- Elle s’immobilisa, un petit pain à mi-chemin de la bouche. Tu plaisantes ? Je crains que non. Montre-la-moi. Il lui tendit la feuille pliée, portant le sceau de la praifectur de Crotheny. Il l’a emporté avec lui, je vois, dit-elle. Puis elle l’ouvrit. L’écriture était fluide et élégante. À Ta Majesté Anne F, reine de Crotheny, J’espère que cette lettre te trouvera en bonne santé et en bonne relation avec les saints. Le temps presse, et m’impose d’être direct. Je sais que j’ai été impliqué dans certaines affaires et que mon arrestation a été ordonnée. Je ne débattrai pas ici des charges retenues contre moi – je ferai cela plus tard. Ce que je peux te dire, c’est que je détiens des informations dont tu as besoin. Elles concernent le pouvoir que tu sens à l’évidence grandir en toi, et ont tout particulièrement à voir avec l’émergence d’un certain trône dont tu peux avoir entendu parler. Je crois également que la paix doit régner entre l’Église et la Crotheny, et que leurs relations doivent s’apaiser. Lorsque tu liras ceci, tu verras que les forces de l’Église se sont retirées au-delà de la Téréméné. J’attends le plaisir de te retrouver en personne. Je suis prêt à venir à Eslen avec une escorte de la taille de ton choix, ou seul si tu l’ordonnes. Marché Hespéro Anne tapota la feuille, en se demandant si elle pouvait être imprégnée de poison. Mais non : Jean l’avait tenue avant elle. Quand est-elle arrivée ? Hier. Sinon je te l’aurais fait porter. Elle en examina encore une fois chacun des mots, en se demandant ce qui se passait. -370- Elle avait fait confiance à Hespéro dans son enfance, lui avait demandé sa lustration. Il lui avait paru sage, pas particulièrement gentil, mais pas méchant. Même lorsque son père s’était opposé à lui en nommant Anne et ses sœurs héritières du trône, il était resté poli et gentil avec elle. Mais ensuite elle avait appris des choses. Elle avait vu une lettre de lui qui le rendait responsable du massacre impie de Dunmrogh. Il avait comploté avec Robert contre sa mère, et avait torturé Cavaor Ackenzal, le poète de la cour, à presque le tuer. Il avait disparu d’Eslen avant qu’Anne ne reprît la ville, et l’on n’avait plus entendu parler de lui depuis. Et maintenant il voulait la voir. Cela n’avait aucun sens : l’Église avait transformé son Resacaratum sanguinaire en une guerre sainte contre elle, et maintenant Hespéro voulait soudain se montrer amical et l’aider à faire sien ce pouvoir que l’Église dénonçait avec une telle véhémence comme étant de la scintillation ? Elle ferma les yeux et essaya de trouver Hespéro dans le monde du sedos, de voir où il était et ce qu’il préparait, de trouver un indice sur les conséquences d’une rencontre possible. Mais comme avec le chthonien, elle ne trouva qu’un endroit sombre et silencieux. Alors, elle sut. C’est lui, dit-elle plus tard à Nérénaï. La sefry portait un châle, et Anne faisait les cent pas dans ses quartiers. L’homme qui m’a attaquée dans la forêt avec les Féalités, celui qui m’a menacée. Depuis le début, c’était Hespéro. Comment peux-tu en être certaine ? Il détient le pouvoir, comme moi, comme le chthonien. Seuls ceux qui ont ce pouvoir peuvent entrer dans le sedos sans y être appelés. Qui d’autre pourrait-ce être ? J’avais pensé un temps que c’était le roi de bruyère, mais avec tout ce que j’ai appris sur lui, je ne le pense plus. Que vas-tu faire ? Tu vas le rencontrer ? -371- Il a essayé de m’attaquer, dit Anne. Je suis certaine qu’il est au moins en partie responsable des meurtres de mes sœurs et de mon père, et des tentatives contre moi. Oui, je vais le rencontrer, et je vais découvrir ce qu’il sait, et ensuite il paiera. -372- CHAPITRE NEUF DEUX RAISONS Neil dévisagea Brinna de longs instants avant de répondre. Il avait l’impression de se trouver à l’extérieur du monde et de le regarder de très loin. Pourquoi dire une telle chose ? réussit-il finalement à articuler. Le monde a été empoisonné, sire Neil, dit-elle. Empoisonné par deux mille années d’usage inconsidéré des sedoï. C’est ce qui a fini par rendre possible de briser la loi de la mort. Si le monde avait été en meilleure santé... (Elle détourna les yeux.) Mais ce n’était pas le cas. Les monstres, les greffyns et tous les autres, sont des symptômes de cette mort prochaine, d’une puissance très ancienne cherchant à reprendre possession du monde, mais sans avoir la capacité de le guérir. Et puis il y avait le roi de bruyère, qui avait le pouvoir de le soigner, mais qui est mort, maintenant. Ce qui laisse ta reine et deux autres, qui se disputent le pouvoir du sedos, pour s’en saisir lorsqu’il sera à son apogée. Mais ce pouvoir, vois-tu, ne peut être utilisé pour réparer quoi que ce soit. Il ne peut que corrompre. Et en cet instant qui va bientôt venir, le pouvoir du sedos sera si fort que toutes les autres puissances du monde céderont devant lui. Vie et mort vont cesser d’avoir un sens, tout comme l’ordre et le chaos. Tout ne sera plus que le rêve R la Vieille-qui-presse R de qui aura pris le pouvoir. Anne n’en fera pas mauvais usage. -373- Elle le fait déjà. Elle draine la vie de nos guerriers. Elle les fait bouillir de l’intérieur. Bientôt elle fera bien pire. Et des trois qui convoitent le trône du sedos, elle est celle qui a le plus de chances de l’emporter. Donc mon peuple la combat, et meurt, et je me sers au mieux de mes visions pour l’aider. Mais je suis trop éloignée, pour l’instant, et elle est devenue trop puissante. Pour être d’une quelconque utilité, il faudrait que je sois plus près, mais cela n’est pas autorisé. Cela ne l’a jamais été, et depuis mon escapade, mon père a redoublé de fidélité envers les anciennes règles. Il ne comprend pas vraiment ce qui est en train de se passer. Il déforme ce que je lui dis et explique à ses hommes qu’Anne est le mal, que notre cause est juste et sainte. N’est-ce pas ce que tu viens de me dire ? Non. J’ai choisi de combattre Anne parce que je sais où elle est. Je ne peux pas trouver les autres. Mais ils doivent la chercher aussi, et c’est ce qu’ils vont faire, parce qu’ils ne peuvent pas se voir les uns les autres. Anne est reine de Crotheny R elle se trouve en Crotheny. La divination ne peut la trouver, mais les espions, oui. Elle apparaît en public tous les jours. Mais si Anne savait, dit Neil, si elle savait, elle ne le ferait pas, elle ne prendrait pas ce... trône, dont tu parles. Elle n’aura pas le choix lorsque le moment sera venu. Elle devra prendre le pouvoir ou mourir. Je ne crois pas qu’elle choisira de mourir. Néanmoins, j’ai essayé de la contacter. Je lui ai envoyé des sœurs du convent, d’abord pour l’informer de ces choses, plus tard pour l’assassiner. Aucune n’a réussi à l’approcher. Elle a de puissants protecteurs qui n’ont aucune envie de la voir refuser ce pouvoir. Les sefrys. Ceux-là, oui, mais il y en a d’autres, aux objectifs fort différents. Mais tu as dû envoyer ton frère à sainte Cer. Lui et ses hommes ont essayé de tuer Anne à l’époque. Elle agita négativement la tête. Je n’avais rien à voir avec cela. Le garçon Dunmrogh l’a livrée à son oncle, qui en fait travaillait avec mon père. -374- Robert est ici ? Oui. Il lui fallut un instant pour digérer cela. Ma reine est en sécurité ? Tu veux dire Murielle, en cet instant ? Oui et non. En sécurité pour l’instant, oui. Mais en sécurité à Hansa ? Pas le moins du monde. Elle soutint le regard de Neil si longtemps que son crâne commença à le picoter, mais elle détourna finalement les yeux. Nous avons assez parlé, dit-elle. Une discussion plus longue éveillerait des soupçons, et pour être franche, je n’ai pas encore décidé ce que j’allais faire de toi. (Elle reprit son masque.) Je suis désolée de ne pouvoir t’offrir des quartiers plus agréables, mais cela aussi éveillerait des soupçons. Je dois essayer d’aider ma reine, dit-il. Tu le sais. Je le sais, dit-elle doucement. Je ferai ce que je peux pour aider Murielle. Et Anne ? Mais Brinna ne dit plus rien R elle replaça simplement le masque sur son visage. Pourquoi portes-tu cela ? demanda-t-il. Je t’avais parlé de hautes obligations, dit-elle. Peut-être que je te le dirai un jour. Elle tourna les talons et disparut par le même panneau secret. Quelques instants plus tard, des gardes apparurent et le ramenèrent dans sa cellule. Murielle sirotait du vin et se pencha sur la balustrade d’un balcon de pierre usé par le temps. En contrebas, une rivière courait bruyamment au fond d’un étroit défilé aux parois blanches, et plaisamment couvert de pins, de sapins et d’épicéas. Le balcon sur lequel elle se tenait était taillé à même la roche du ravin. Qui a construit cet endroit ? demanda-t-elle à Bérimund lorsqu’il la rejoignit. Je ne sais pas, répondit-il. On m’a dit que le style des sculptures ressemblait à celui des Unselthiuzangardis, les, euh... Royaumes d’épouvante. -375- Oui, c’était pendant ce que nous appelons la Guerre des Mages. C’est juste, dit-il. Quoi qu’il en soit, je crois que c’était le refuge d’un sorcier, ou peut-être l’antre secret de sa maîtresse. Mes frères de meute et moi l’avons trouvé quand nous étions en farunya. En Farunya ? C’est cette province ? Il la dévisagea un temps d’un air interdit, puis éclata de rire. Non, dit-il. Farunya, c’est quand les garçons qui sont presque en âge d’être des hommes se réunissent, forment un groupe, partent à l’aventure, pourchassent des hors-la-loi, se battent contre les tribus des collines. Mes frères de meute et moi sommes partis plusieurs années, nous sommes allés jusqu’en Zhuzhturi. Ceux d’entre nous qui sont revenus ont été faits hommes et guerriers. Tout garçon qui espère se battre dans une hansa doit d’abord partir en farunya. Tu as perdu des amis ? Nous étions quarante, au départ. Trente-deux sont revenus. Si l’on considère ce que furent certains des combats, ce n’est pas mal. (Il sourit.) C’était une belle époque. Et c’est pour cela que je sais que mes frères ne me trahiront pas. Nous sommes devenus des hommes ensemble. C’est un lien très fort. L’idée d’une trahison, pensa Murielle, c’est que seule une personne en laquelle tu as confiance peut réellement te trahir. Mais elle ne dit rien. Si Bérimund se trompait, il se trompait. Dire quoi que ce fut serait inutile. Donc, cet endroit, poursuivit le prince. Nous l’avons repéré d’en bas. Il nous a fallu cinq jours pour trouver l’entrée du haut. Nous sommes revenus plus tard, et nous l’avons meublé. Nous avons juré de garder son emplacement secret. C’est pour cela que tu m’as bandé les yeux. Oui. Et même ainsi, j’ai d’abord dû le mettre au vote avec mes hommes. Je suis flattée d’y avoir été autorisée. (Elle laissa son regard courir jusqu’à la rivière.) Et maintenant ? Nous attendons que mon père se calme, dit-il. Et s’il ne se calme pas ? -376- Dans ce cas, il faudra attendre qu’il meure, je crois. Eh bien, dit Murielle, au moins il y a du vin. Neil était étendu dans le noir, et se demandait s’il devenait fou, vu le temps qu’il avait passé là. Il se dit qu’il dormait probablement beaucoup, mais la distinction entre éveil et sommeil était de plus en plus floue. Sa seule indication de temps était quand ils venaient lui apporter à manger, mais il avait toujours un peu faim, si bien qu’il ne pouvait dire si on le nourrissait deux fois par jour, une fois, ou une fois tous les deux jours. Il essaya de penser à des pâturages de montagne et à des étendues de ciel bleu, mais son esprit le ramenait toujours aux mêmes questions. L’ambassade n’avait-elle été depuis le début qu’une mascarade, dissimulant un assassinat ? Anne aurait-elle donné un tel ordre ? Peut-être, peut-être. Les reines devaient parfois faire des choses comme cela. Mais Anne avait insisté pour qu’il y participe. Savait-elle ? Savait-elle qu’il avait déjà rencontré Brinna ? Pensait-elle qu’il la tuerait si Alis échouait ? Devrait-il le faire, s’il en avait l’occasion ? Le pouvait-il, même si c’était la volonté de sa reine ? Après tout, c’était sa faute si Hansa avait même un chthonien. Et par-dessus tout, il y avait le souvenir de leur baiser, dans les marais autour de Paldh, le contact de ses lèvres et l’abandon de son corps contre le sien. Des doigts remontèrent l’épine dorsale nue de Neil jusqu’à ses épaules, parcoururent son bras blessé, glissèrent autour de son oreille. Il sourit et se retourna de ce côté. Des yeux noisette le regardaient depuis un visage délicat encadré de sombres tresses. Elle avait un petit sourire triste sur les lèvres. Fastia, articula-t-il, le cœur battant à tout rompre. Je te connais, soupira le fantôme. Je me souviens de toi. -377- Neil essaya de s’asseoir, mais s’aperçut qu’il ne le pouvait pas. Son corps lui paraissait extraordinairement lourd et épuisé. Je t’ai embrassé une fois, moi aussi. Je suis désolé, Fastia. De quoi ? De m’avoir embrassée ? Non. Je suis presque partie, dit-elle. La rivière m’emporte. Qui que tu sois, je t’ai presque oublié. Si tu m’as fait du tort, c’est dans l’eau, maintenant. Je t’aime. Tu l’aimes elle. Oui, dit-il d’un ton misérable. Elle lui caressa la joue. Ce n’est pas utile, dit-elle. T’a-t-elle amenée ici ? Non. Elle est comme une porte, et à travers elle, je t’ai vu. Tu m’as attirée ici. Je t’aime vraiment. Je suis heureuse d’avoir été aimée. (Elle ferma les yeux.) Quelque chose vient, dit-elle. Il faut que tu repartes. Je voulais te dire cela. Elle se pencha et approcha ses lèvres des siennes. Il sentit un picotement. Puis elle ne fut plus là. Il sursauta, et fut éveillé. Des pas. Quelqu’un venait. Cela ne ressemblait pas à son geôlier. Ce n’était pas lui, mais quatre gardes. Ils ne dirent rien et Neil ne leur demanda rien, il les laissa juste l’entraîner hors du trou et dans les couloirs. Ils le ramenèrent dans la pièce où il avait vu Brinna, et l’y laissèrent seul. Il se demandait que faire lorsque la petite porte s’ouvrit et que la jeune fille entra avec une carafe. Elle remplit une cuvette d’albâtre. Ma Dame demande que tu te laves, dit-elle en hansien. Son regard était précipité, craintif, pas comme la dernière fois. Je dois te laisser seul pendant que tu fais cela. Il y a des vêtements propres, là. -378- Elle indiqua des vêtements pliés, posés sur la chaise où il s’était assis la dernière fois, puis elle sortit par là où elle était entrée. Il ôta ses guenilles et se frotta des pieds à la tête. Un bain eût été préférable, mais il se sentit néanmoins tellement mieux qu’il en fût surpris. Lorsqu’il eut terminé, il enfila les chausses et la chemise qui lui avaient été fournies, et attendit en profitant de l’occasion qui lui était donnée d’étirer ses membres, son dos et son cou en même temps. La jeune fille passa la tête un peu plus tard, et quelques instants après, Brinna entra, vêtue de la même robe noire R ou d’une identique. En revanche, elle n’arborait pas son masque. Son expression ne lui apprit rien, et durant un court instant, ce fut tout ce qu’il eut. Puis elle s’avança et parla. Assieds-toi, s’il te plaît, dit-elle. Il s’exécuta. La situation est complexe, dit-elle. Je ne t’aurais pas laissé dans cet endroit si cela n’avait pas été le cas. Je comprends. J’en doute, mais ce n’est pas ce qui importe. Elle baissa les yeux et s’éclaircit doucement la gorge. Il y a trois raisons pour lesquelles tu es ici et non pas mort ou encore en prison, dit-elle. La première est que je crois que tu es un guerrier, pas un assassin. La deuxième est que je pense que nous pouvons nous aider l’un l’autre sans que tu empiètes pour cela sur tes véritables obligations. (Elle marqua une pause et haussa les épaules.) La troisième n’importe pas pour l’instant. Je suis heureux que tu ne me prennes pas pour un assassin, dit-il. Elle acquiesça et posa les mains sur ses genoux. Je veux que tu m’aides à m’enfuir de nouveau. Quoi ? Anne a détruit un tiers de notre armée, dit-elle. C’est la guerre, répondit-il doucement. Tu n’as pas besoin de te montrer condescendant avec moi, messire, répliqua-t-elle. Je sais ce qu’est la guerre. Désolé. -379- Comprends bien : ce n’est pas l’armée de Crotheny qui a tué nos hommes. C’est Anne elle-même. Oh ! dit-il en plissant le front, en essayant de comprendre. Il avait été présent certaines des fois où Anne avait fait usage de ses dons. Mais même durant la marche sur Eslen, elle n’avait jamais été capable d’affecter plus d’une douzaine de personnes, et n’en avait jamais tué plus d’une ou deux. Même ainsi, cela lui avait donné la nausée. Combien ? demanda-t-il. Quarante mille. Quarante... Cela n’avait aucun sens. Cela a commencé, sire Neil. Elle prend la mesure de son pouvoir. Mon père va continuer d’envoyer ses hommes contre elle, et ils vont continuer de mourir. Qu’as-tu l’intention de faire ? demanda-t-il. Aller à Eslen. Peut-être que si je réussis à atteindre Anne à temps, à lui parler en personne, à combiner mon savoir avec le sien, alors cela pourrait modifier sa route. Mais si cela échoue, tu dois me promettre de me ramener à l’armée de Hansa, pour que je puisse donner à mon peuple une chance, quelque minime qu’elle soit, d’éviter ce qui est à venir. Il m’est impossible de te promettre cela, dit Neil. J’en ai bien conscience. Je voulais juste que tu comprennes ce que je veux faire. J’ai besoin de parler à la reine Murielle, à l’évidence. Elle seule peut prendre la décision de m’amener en Terre-Neuve. J’ai juste besoin de ta permission, d’abord, puisqu’elle est sous ta protection. Cela signifie la faire amener ici ? Si j’en avais la possibilité, je l’aurais déjà fait, répondit-elle. Que veux-tu dire ? Elle est partie chasser avec Bérimund, n’est-ce pas ? Oui, le lendemain de notre arrivée. Juste avant que je ne sois capturé. Mon père n’est pas un homme stable. Il a condamné ta dame à mort, et a ordonné à mon frère d’exécuter sa décision. -380- Tu as vu cela ? Non. J’ai des espions, moi aussi. Mais j’ai vu où mon frère l’a emmenée. Pour l’assassiner, tu veux dire ? Ses yeux se concentrèrent ailleurs, et parurent briller. Bérimund ne fera pas cela, dit-elle d’une voix un peu chantante. Il l’a emmenée se cacher quelque part. Il ne sait pas qu’il est suivi. Suivi ? Par ton père ? Elle agita la tête. Non. Par Robert Dare. Involontairement, Neil porta la main à sa tête, à l’endroit où l’usurpateur l’avait frappé avec une bouteille. Il faut que je l’aide, dit-il. Peux-tu m’aider à faire cela ? J’ai besoin d’elle, moi aussi, et j’ai besoin d’elle vivante, dit Brinna. Alis a accepté de m’aider, mais j’ai besoin de ton aide aussi. Il prit une longue inspiration. Je t’aiderai à t’enfuir, dit-il. Mais une fois que nous aurons trouvé la reine, je devrai obéir à ses ordres. Même si l’ordre est de me tuer ? N’importe quel ordre sauf celui-là, dit-il. Une lueur passa sur son visage, mais disparut aussitôt. Eh bien, dit Brinna, nous sommes d’accord ? Oui. C’est une bonne chose, dit-elle, parce que nous avions déjà commencé, je le crains. L’inquisitrice a insisté pour être présente lors de cette entrevue, et elle a convaincu mon père de le mettre par écrit. Alors où est-elle ? Dans la pièce à côté, morte. Je l’ai empoisonnée. Le problème des hommes qui t’ont amené a également été réglé. Du moins, je l’espère. Ce problème est réglé, dit une voix douce. Neil sursauta, et découvrit Alis derrière lui, vêtue d’une robe bleu nuit. Elle tenait quelque chose enveloppé dans une cape. -381- Je pense que ce haubert devrait te convenir, sire Neil, dit-elle. Et tu peux choisir parmi ces épées. Je suis certaine que tu préférerais les tiennes, dit Brinna. Mais elles sont malheureusement hors de ma portée. J’espère que l’une d’entre elles te conviendra. Tu vas en avoir besoin, et très bientôt. -382- CHAPITRE DIX UN VIEIL AMI Aspar avait déjà commencé à tirer son couteau avant de réaliser qu’il perdait l’esprit. Leshya s’en aperçut et fronça les sourcils. Aspar rengaina la lame ensorcelée, décrocha le fourreau, et le lui tendit. C’est à toi, dit-il. J’aurais dû te le rendre il y a déjà des jours de cela. Il t’est plus utile qu’à moi. Je ne l’aime pas, dit-il. Moi non plus, répondit la sefry. C’est une chose du sedos. Aspar la lui tendit encore quelques instants, mais comme elle ne la prenait toujours pas, il raccrocha la gaine à sa ceinture. Mieux vaut garder pour nous l’offre de Fend, tant que nous n’en savons pas plus sur ce qu’il nous prépare, dit Aspar. Cela pourrait rendre les choses encore plus confuses qu’elles ne le sont déjà, dit-elle. Il n’était pas trop certain qu’elle avait abondé en son sens. Oui. Winna courut vers lui. Elle était essoufflée, et bien qu’elle parût excitée, il était difficile de dire si c’était pour une bonne ou une mauvaise raison. -383- Il nous a retrouvés, clama-t-elle, annonçant apparemment quelque chose de plaisant. Stéphane ? Son sourire retomba et elle agita négativement la tête. Ehawk. Aspar se sentit hausser légèrement les épaules. Vraiment ? Où est-il ? Il dort. Il tombait quasiment de selle. Je crois qu’il ne s’était pas reposé depuis des jours. Eh bien, je suppose que je lui parlerai plus tard, alors. C’est tout ce que tu trouves à dire ? Je suis heureux que ce garçon soit vivant, dit-il. Mais j’étais convaincu que, où qu’il soit, il allait bien. Ehawk sait se débrouiller tout seul. Pas comme... (Il s’interrompit.) Pas comme Stéphane, poursuivit-elle doucement. Stéphane va bien, lui aussi, grommela-t-il. Il est probablement terré dans un scriftorium quelque part. Oui, dit doucement Winna. Probablement. Tôt le lendemain matin, Aspar trouva Ehawk accroupi devant les braises du feu. Le garçon sourit lorsqu’il vit Aspar. Tu n’as pas été facile à retrouver, dit-il. C’était comme pister un fantôme. Je t’ai perdu au niveau de la rivière froide, là-haut. La Welphe. Je n’aime pas ces arbres. C’est comme rester toujours à la limite des neiges dans les montagnes. Oui, dit Aspar. Ils sont différents. Quoi qu’il en soit, tu aurais dû te contenter d’attendre, comme Winna. Je serais revenu vers vous. Je ne pouvais pas, dit le garçon watau. Et Winna n’a pas attendu non plus : elle t’a fait chercher par Emfrith, mais une fois que son ventre a commencé à bouger, il n’est plus parti très loin. (Il agita les braises avec un bâton.) Il ne voulait pas te trouver, de toute façon. Oui, je sais. -384- Ehawk acquiesça et repoussa ses cheveux noirs en arrière. Son visage semblait plus fin, plus adulte. Son corps rattrapait l’homme qu’il contenait. Alors, où allons-nous ? demanda-t-il. Dans les montagnes du Lièvre, le versant occidental, près de Sa Ceth ag Sa’Nem. Ah ! (Le garçon agita la tête.) Alors, c’est que tu cherches le Ségachau. Quoi ? L’emplacement de l’eau et du roseau. Le puits de la vie. Le trou d’où tout est sorti au début des temps. Tu sais quelque chose de tout ça ? Mon peuple a longtemps vécu dans les montagnes. Il y a une légende vraiment ancienne. Et qu’est-ce qu’elle raconte ? Elle est très compliquée, avec beaucoup de noms de tribus et de clans. Mais en la simplifiant, elle dit que dans les temps anciens, tout vivait en dessous de la terre R les gens, les animaux, les plantes. Mais il y avait aussi en dessous une race de démons qui contrôlait tout. Ils nous parquaient, ils nous mangeaient. Un jour, un homme est sorti de son enclos, et il a trouvé un roseau qui montait jusqu’au ciel. Il y a grimpé, et il est sorti ici, dans ce monde. Il est retourné à l’intérieur, puis il a ramené tout le monde ici. Cet homme est devenu l’Etthoroam, le sieur moussu, celui que tu appelles le roi de bruyère. Il a empêché les démons de monter, et il a créé la forêt sacrée. Lorsqu’il a eu terminé, il a décidé de dormir, et il a dit aux gens d’adorer la forêt et de la protéger, parce que sinon il se réveillerait et se vengerait. Et l’endroit où il a émergé s’appelle Ségachau. On dit que personne ne peut le trouver. Aspar se gratta le menton en se demandant ce que Stéphane penserait de cette histoire. Les Wataus n’avaient pas d’écrits ni de bibliothèques. Ils ne suivaient pas plus la voie de l’Église que ne le faisaient les Ingorns du peuple de son père. Et pourtant, sur au moins deux points, l’histoire d’Ehawk était semblable à ce qu’avait dit Leshya du vhenkherdh. Tous deux disaient que le roi de bruyère en était venu, et tous deux pensaient que c’était la source de la vie. -385- Pour le reste, l’histoire du Watau était fort différente de celle des sefrys, et cela le fit se sentir beaucoup mieux. Il avait appris de Stéphane à quel point le temps pouvait déformer la vérité ; peut-être que personne, pas même la sorcière de Sarnwood, ne possédait toutes les informations. Peut-être qu’une fois là-bas, il pourrait trouver un moyen de tous les surprendre. C’est bien que tu sois revenu, dit Aspar en tapant le jeune homme dans le dos. C’est bon d’être revenu, maître verdier. La bonne humeur d’Aspar ne dura pas longtemps. Deux jours de voyage de plus les menèrent à la rivière Then, et le paysage commençait à avertir Aspar de ce à quoi il devait s’attendre par la suite. Les champs verdoyants firent place à une végétation malingre et jaunissante, et les rares oiseaux qu’il voyait volaient très haut. Sur les berges de la Then, de solides plantes aquatiques s’accrochaient encore à la vie. Mais sur l’autre rive, tout ce qui avait été autrefois une prairie foisonnante n’était plus recouvert que de plantes brunes et cassantes, mortes depuis un mois ou plus. Il n’y avait aucun chant d’oiseau, aucun grésillement de grillon, rien. C’était un désert. Les villages étaient morts, eux aussi. Ils ne rencontrèrent aucun vivant, et les os qu’ils trouvèrent étaient rongés et écrasés d’une façon qui ne pouvait être attribuée à aucun animal naturel. Le lendemain, l’orée de la forêt du roi leur apparut, et Aspar se prépara au pire. Winna, qui ne lui avait pas beaucoup parlé jusque-là, vint le rejoindre. Ça va être terrible, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Oui. Il pouvait déjà voir à quel point la ligne de faîte était anormale. Je suis désolée, dit-elle. Je sais que cela te fait mal. Je suis son verdier, dit-il. Je suis censé la protéger. -386- Tu as fait ton possible. Non, ce n’est pas vrai. Aspar, dit-elle doucement. Il faut que tu me parles. J’ai besoin de savoir pourquoi nous venons ici, où tout est mort à l’exception des monstres. Je te fais confiance, mais d’habitude, tu me dis ce qui se passe. Fend n’essaie même pas de nous rattraper, et Emfrith commence à se poser des questions, lui aussi. Il se demande ce qui se passera quand nous aurons épuisé nos provisions. Emfrith peut me poser ses questions lui-même, coupa Aspar. Je ne crois pas qu’il s’agisse de me mettre en sûreté, reprit Winna. Le gèos le lança mais il y résista, d’autant que le meilleur moyen de convaincre Winna qu’ils devaient aller dans sa direction était de lui dire au moins partiellement la vérité Ce fut un tel soulagement qu’il en eût presque pleuré Écoute, dit-il doucement. J’ai appris certaines choses... de la sorcière de Sarnwood, de mon voyage dans les Bairghs. Ce que tu vois ici R ce que nous allons voir plus tard R ne s’arrête pas à la forêt du roi. Cela va continuer de se propager jusqu’à ce que tout soit mort, qu’il n’y ait plus de forêts ni de champs nulle part. Il n’y a aucun endroit où je pourrais t’emmener et où vous seriez en sécurité, l’enfant et toi. Pas pour longtemps. Qu’essaies-tu de me dire ? Je t’explique que notre seule chance, c’est d’arrêter cela. L’arrêter ? Il lui résuma le vhenkherdh et la possibilité d’invoquer un nouveau roi de bruyère. Il ne dit pas comment Leshya l’avait appris, et ne fit évidemment aucune mention des affirmations de Fend, qui disait que son enfant à naître allait être le sacrifice qui sauverait le monde. Il n’était pas encore certain de le croire lui-même. Lorsqu’il eut terminé, elle le regarda étrangement. Qu’y a-t-il ? Il y a quelque chose que je ne comprends toujours pas, dit-elle. Je veux bien accepter qu’il n’y ait aucun endroit ou cette pourriture ne finirait pas par me rattraper. Mais il y en a bien où je serais encore un temps en sécurité. L’Aspar que je connais -387- n’aurait pas voulu m’entraîner dans cette... tentative ; pas dans ma condition. Il aurait dit à Emfrith de m’emmener aussi loin que possible de la forêt du roi le temps qu’il aille se battre et peut-être mourir. Comprends-moi bien, je suis heureuse que tu ne l’aies pas fait... Je crois que Fend en a également après toi, dit-il. Alors pourquoi ne m’a-t-il pas envoyé un étan ? Le wivre t’a attaquée, tu te souviens ? Elle opina anxieusement. Est-ce la seule raison ? Fend m’a au moins avoué cela la dernière fois que je l’ai vu, mentit-il à demi. Mais pourquoi ? Tu as été sa captive pendant un mois, qu’en penses-tu ? Fend me hait, il est fou à lier, je t’aime... De combien de raisons crois-tu qu’il a besoin ? C’est vrai, dit-elle. C’est vrai. C’est juste qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Rien ne va, répliqua Aspar. Je sais, dit-elle calmement. Mais nous allons arranger cela, Werlic. Pour que notre enfant puisse grandir. Oui, répondit-il, la gorge serrée. J’ai réfléchi à des noms, dit-elle. Les Ingorns ne donnent pas de nom à leurs enfants tant qu’ils n’ont pas passé deux ans, répondit sèchement Aspar. Pourquoi pas ? Parce que la plupart ne survivent pas, dit-il. S’ils n’ont pas de nom, ils peuvent réessayer de naître. Ceux qui ont un nom meurent réellement. C’est stupide, dit Winna. Pourquoi leur donner un nom un jour, alors ? Parce que notre nom finit par nous trouver, tout comme notre mort. Cet enfant ne va pas mourir, Aspar. Je le sais au plus profond de moi. Je ne vois pas pourquoi tu ne veux pas essayer... Sa voix céda. Ils chevauchèrent un temps. -388- Quels noms ? demanda-t-il. N’y pense plus, répondit-elle. Il la dévisagea. Je m’étais toujours dit qu’Armann était un bon nom, dit-il. Elle se rembrunit, et il crut d’abord la conversation terminée. Puis elle hocha la tête. Oui, admit-elle. Cela plairait à mon père. Et si c’est une fille ? J’aime bien Emmer, dit-elle. Ou Sally. Une cloche plus tard, le vent tourna pour souffler depuis la forêt, et l’odeur de corruption se fit si forte qu’Aspar s’étrangla et en perdit son déjeuner, et resta un instant penché sur le cou de son cheval, avec des haut-le-cœur. Par les saints, Aspar, qu’y a-t-il ? demanda Winna. L’odeur. L’odeur ? (Elle renifla en l’air.) Il y a peut-être une petite odeur de pourri, dit-elle. Rien d’assez fort pour en être malade. Tu es sûr que tu vas bien ? Oui, répondit-il. Mais ce n’était pas le cas. Lorsqu’ils se rapprochèrent, il vit que certains se pinçaient le nez, quand pour lui l’odeur était si envahissante qu’il pouvait à peine penser. Il eût voulu que la colère le maintînt debout, qu’elle l’aidât à tout traverser, mais il était malade, triste et fatigué. Quelque chose au fond de sa poitrine lui disait qu’il était temps de s’étendre et de mourir, avec la forêt qu’il avait connue. Parce qu’elle était partie. Tous les vrais arbres se décomposaient en un limon noir visqueux, et il croissait de leurs cadavres putréfiés les triomphants épineux noirs qu’il avait d’abord vu naître dans le sillage des pas du roi de bruyère. Mais les ronces n’étaient plus le seul problème. Elles avaient été rejointes par des arbres aux longues feuilles en dents de scie, des plantes massives en forme de barrique qui ressemblaient à des fourrés écailleux s’étalant comme une -389- mousse géante. Il en reconnut certaines pour être proches de ce qu’il avait vu à Sarnwood, mais bien que surnaturelles, elles avaient paru saines, là-bas. Ici, ce n’était pas le cas. Comme les chênes-fer, les ifs, les peupliers et les pins dont ils avaient jailli, ces plantes mourraient, elles aussi. Il en allait de même pour les bêtes. Ils croisèrent les cadavres d’un greffyn et d’un étan. D’après ce que l’on pouvait voir, le premier avait dû tuer le second, avait commencé à le dévorer, et était mort de ses blessures. Un peu plus tard, ils croisèrent d’autres sedhmharis, qui semblaient être tout simplement tombés morts, peut-être de faim. Il n’y avait plus d’oiseaux du tout, plus de bruits sinon ceux que faisaient leurs chevaux. Et pour Aspar, l’odeur ne faisait qu’empirer. Ils franchirent les collines Acrotères, puis redescendirent en longeant ce qui avait été autrefois les Marais Mouchetés, mais n’étaient plus que de répugnants marécages méphitiques infestés par les plantes en forme de mousse géante. Il y avait des choses qui bougeaient encore dans les marais, de grosses choses, mais aucune ne s’approcha assez pour qu’ils les vissent. C’est de la folie, dit Emfrith tandis que le soir approchait et qu’Aspar cherchait un endroit où monter le camp. Qu’est-ce qui a pu faire cela ? Aspar n’avait pas envie de répondre et ne le fit pas, mais le chevalier insista. Et quel refuge espères-tu trouver dans ce désert ? Et où trouverons-nous des provisions ? Il ne nous reste plus beaucoup de nourriture ni de vin, et je ne boirais pas l’eau des sources que nous avons vues. Il n’y a rien à chasser. Je connais un endroit où nous trouverons des provisions, dit Aspar. Nous pourrions l’atteindre dès demain. Et ensuite quoi ? Ensuite nous partons vers les montagnes. Tu crois qu’elles seront comme cela ? Non, pensa Aspar. Ce sera pire. -390- Ils atteignirent la Mage blanche le lendemain matin, la traversèrent par le pont-brou, un vieux pont étroit de pierre tachetée. La rivière n’était plus ce flot limpide qui lui avait donné son nom, mais un brouet aussi noir que la poix. Lorsqu’ils furent à mi-chemin, quelque chose explosa hors de l’eau. Tandis que son cheval se cabrait, Aspar eut l’impression de quelque chose qui mariait crapaud et serpent. Son immense masse noir verdâtre se dressa au-dessus d’eux, ouvrit une gueule pleine d’épines jaunes, et se tendit pour frapper dans leur direction. Mais cela s’arrêta soudain, et resta à se balancer. Aspar vit que ses yeux avaient des pupilles de grenouille, et que d’étranges branchies s’ouvraient et se refermaient sur les côtés de son cou massif. Il ne vit pas de pattes, mais son cou ou son corps sinueux se prolongeait loin dans l’eau. Il encocha une flèche à son arc, mais la bête détourna soudain la tête, regarda dans la direction d’où Aspar et les autres étaient venus, et laissa échapper un coassement affligé. Puis elle disparut dans l’eau aussi rapidement qu’elle en avait jailli. Estronc, laissa échapper Aspar. Il ne nous a pas attaqués, s’étonna Emfrith. Non, renchérit Aspar. Fend lui a dit de ne pas le faire. Passées les plaines autour de la rivière, ils recommencèrent à grimper, vers Brog-Y-Stradh, où des troupeaux broutaient autrefois dans de plaisants pâturages, où les pinsons venaient se reproduire et pondre leurs œufs. Voyager à travers la forêt n’était pas la découverte d’un amour perdu : c’était une perte à chaque pas. Peu avant le crépuscule, ils atteignirent Tor Scath. Contrairement à la forêt qui l’entourait, Tor Scath était inchangée. La dernière fois qu’il était venu là, c’était avec Stéphane Darige. Il venait juste d’arracher le garçon à des bandits, et il se souvint en dissimulant son sourire de la façon dont le garçon avait inlassablement discouru de choses qui, à l’époque, paraissaient absurdes. -391- Mais le temps avait passé, et avait révélé lequel avait été le plus ridicule des deux, n’est-ce pas ? Stéphane, avec sa connaissance du passé lointain, s’était révélé mieux préparé à affronter les événements qu’Aspar, malgré l’éducation dans un cocon du garçon. C’est un endroit qui paraît bien insolite, dit Emfrith, en brisant le fil des pensées d’Aspar. Aspar opina, et prit le temps d’observer une nouvelle fois le lieu. C’était comme si quelqu’un avait pris une petite forteresse tout à fait raisonnable, et s’était efforcé d’y ajouter autant de tours bizarres qu’il était humainement possible. Il y avait même une tour qui, à sa moitié, donnait naissance à une autre tourelle. Oui, reconnut-il. On dit qu’elle a été construite par un fou. Quelqu’un vit ici ? Cela paraît indéfendable. Tor Scath servait de pavillon de chasse royal, répondit Aspar, et était à la charge d’un chevalier appelé sire Symen Rookswald. Je suppose qu’il n’y a plus personne, maintenant. Sire Symen a dû partir à temps, murmura Winna. Certainement, dit Aspar. Il avait pris conscience du danger avant moi. Il dit cela, mais ne le croyait pas vraiment. Sire Symen prenait ses obligations au sérieux, malgré son caractère morose. Des os humains étaient empilés autour des murailles. Les habitants de la forteresse ? demanda Emfrith. Aspar agita négativement la tête. Je pense que Tor Scath se défend mieux que tu ne le crois. Ceux-là sont morts en essayant d’y entrer. Des piteux, jugea Winna. Oui. Donc sire Symen est resté se battre. Au moins pour un temps. Que sont les piteux ? demanda Emfrith. Les membres des tribus des collines, rendus fous par le roi de bruyère. Ils avançaient comme des sauterelles. Ils abattaient et mangeaient tout ce qui se trouvait devant eux. Manger ? répéta le chevalier, incrédule. J’ai entendu des rumeurs de ce genre, mais je ne les avais jamais crues. -392- Non, ils mangeaient vraiment les gens, dit Aspar, et même sans sel. Maintenant, reste vigilant. Nous ne savons pas ce qui vit ici aujourd’hui. L’entrée de la place forte était aussi étrange que le reste de l’endroit, un petit portail au pied d’une tour étroite. Aspar la poussa, pour s’apercevoir qu’elle était barrée de l’intérieur, mais cela déclencha toute une série d’aboiements. Il y a des chiens là-dedans, dit Emfrith. Comment est-ce possible ? Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit, révélant un géant. Isarn ? dit Aspar. Maître White, répondit le gaillard. C’est bon de te voir. Mais Aspar regardait alentour, abasourdi. Il y avait non seulement des chiens dans la cour, mais également des poulets et des oies. Il y avait même quelques herbes vertes, et ce qui ressemblait à un carré de navets. Et sire Symen ? Il est là ? Le géant opina. Dans la grande salle. Il sera heureux de te voir. Laissez-moi vous montrer où abriter vos chevaux. Les longs cheveux et la barbe de Symen étaient encore plus ébouriffés qu’à l’habitude, lui donnant l’apparence d’un lion à la limite de l’inanition, mais il souriait et se leva en tremblant lorsque Aspar entra. Winna se précipita sur lui et le serra dans ses bras. Aspar, dit le vieil homme. Quel joli cadeau tu m’apportes. (Il plissa le front.) N’est-ce pas la petite Winna ? C’est bien moi, sire Symen, confirma-t-elle. Oh, douce fillette, que tu as grandi ! Cela fait tellement longtemps que je ne suis pas allé à Colbaely. As-tu des nouvelles de ma ville ? Ton père est parti, cela je le sais. Par les montagnes, vers la Virgenye. La plupart des autres se sont enfuis ou sont partis quand les piteux sont arrivés. Il se tourna pour prendre le bras d’Aspar. Il n’avait pas plus de substance qu’un fétu de paille -393- Je te l’avais dit, n’est-ce pas, Aspar ? Mais tu as la tête dure. Celui-ci acquiesça. Tu avais plus raison que tort, reconnut-il. Que s’est-il passé ici ? Assieds-toi, dit sire Symen. J’ai encore du vin. Nous allons en boire. Il fit un geste, et un jeune garçon qui était resté assis sur un tabouret dans le coin se leva et partit dans le couloir. Et Anfalthy ? demanda Aspar. Je l’ai envoyée dans ma famille en Hornladh, répondit-il. Ainsi que toutes les autres femmes. Il n’y a plus de place pour elles, maintenant. Le garçon revint avec une carafe de vin. Des gobelets jonchaient déjà la table, et il commença à les remplir. Symen but une longue gorgée. C’est bon d’avoir des visiteurs avec lesquels boire, dit-il. Nous n’avons pas beaucoup de compagnie, ces temps-ci. Tu n’en as jamais beaucoup eu, répliqua Aspar. C’est vrai, reconnut le chevalier. (Il tourna la tête vers Emfrith et ses hommes.) Qui sont tes amis ? Aspar fit les présentations, en s’efforçant de ne pas laisser paraître son impatience. Lorsque cela fut fait, Symen en revint enfin à la question qu’avait posée le verdier. Les piteux sont venus, dit-il, mais ils ne pouvaient franchir les murailles, et ils sont rapidement repartis. Ils sont revenus à plusieurs reprises, mais c’était chaque fois la même chose. Ils sont terrifiants lorsqu’on les croise dans la forêt, mais contre une forteresse, même aussi petite que celle-ci, ils n’ont aucune arme. Ils ne peuvent pas mâcher la pierre, n’est-ce pas ? Alors, nous avons tenu la place, et lorsqu’ils s’éloignaient, j’envoyais les hommes aider les villageois et stocker de la viande pour un siège. » Puis les monstres ont commencé à apparaître, mais il semblerait que Gaut, le roi fou, n’était pas si fou que ça. Il avait construit cet endroit pour se protéger des alfes et des boyghs, et c’est bien le cas. Que veux-tu dire ? -394- Les monstres ne peuvent pas ou ne veulent pas entrer. Je ne peux que supposer qu’un enchantement les en empêche. Par Grim, murmura Aspar. Un bien étrange revirement. Mais une chance pour nous, ajouta Symen. Oui. Donc ils sont venus, ils sont repartis, et la forêt a commencé à mourir. Puis les piteux sont revenus, par centaines, ainsi que des greffyns et des manticores et toutes sortes de bêtes, et ils se sont entretués devant les murailles, et les survivants sont morts de faim. Nous avons attendu ici, et te voilà. Mais c’est merveilleux, dit Emfrith. Verdier, c’est là l’endroit. C’est ici que Winna peut avoir son enfant. Le gèos était encore en train de trouver un mensonge à faire dire à Aspar lorsque Isarn jaillit soudain dans la pièce. Sire Symen, cria-t-il, une armée approche. Elle est à moins de deux lieues. Henné l’a vue. Au nord ? demanda Aspar. Oui, ce doit être Fend. Et il sera impuissant, dit Emfrith. Ses bêtes ne peuvent pas nous atteindre ici. Ils mourront de faim comme les autres. Il a aussi des hommes, lui rappela Aspar. Ils peuvent entrer ici, et les sefrys probablement aussi. Cette armée vient de l’ouest, reprit Isarn. Piétons et cavaliers, peut-être cinq cents hommes. Alors, ce n’est pas Fend, dit Winna. Des renforts venant d’Eslen, peut-être ? Peut-être, dit Aspar. Mais il se remémora ce que lui avait dit Fend, et au fond de lui-même, il n’y croyait pas. -395- CHAPITRE ONZE EN COMPAGNIE DES SOLDATS La flèche fut comme du feu liquide dans le bras de Cazio, et ses genoux flageolèrent. Éviter les flèches, avait-il décidé, n’était pas son point fort. Ce qui était dommage, parce qu’il pouvait voir que l’homme qui l’avait touché prenait une autre flèche, tandis qu’un autre gars armé d’une hache et d’un bouclier se précipitait vers lui. Il s’écarta pour placer l’homme à la hache entre lui et l’archer et leva Acrédo, heureux d’avoir au moins été blessé au bras gauche. La flèche était encore là, comme un petit arbre planté sur son bras. Il y avait une imperfection dans son équilibre. Il se fendit vers le visage de son adversaire, mais l’homme leva son bouclier, détourna la lame, et s’avança pour trancher. Cazio para en haute prismo, la main au-dessus de la tête tandis que l’arme glissait de droite à gauche le long de son corps. Elle heurta la hache juste sous la poignée, la déviant assez pour qu’elle le manquât de l’épaisseur d’un doigt. Avec sa pointe en bas et le ventre collé contre le bouclier de l’autre homme, Cazio fit la seule chose à laquelle il pût penser : sauter en l’air, et tourner la main de façon à ce que la lame, tendue vers le sol, retombât de l’autre côté du bouclier, frappât son ennemi à la gorge juste au-dessus du sternum, et s’enfonçât dans ses poumons. Lorsque les pieds de Cazio retombèrent sur le sol, ses jambes refusèrent d’entendre parler de le porter, et il tomba à -396- terre tandis que l’homme à la hache trébuchait, essayant un temps d’extraire Acrédo de son corps, puis s’effondrant contre un arbre. Restait l’archer, qui avançait maintenant précautionneusement vers lui. Désespérément, Cazio tenta de ramper vers un abri, en regardant souvent derrière lui. L’homme paraissait sombre, maintenant, et il accéléra le pas. Cazio se demanda si l’homme à la hache avait été son ami. Mais soudain l’archer s’assit violemment, et lâcha son arc. Cazio vit qu’il avait une flèche dans le ventre. Estronc, l’entendit-il dire, je le savais. Il resta un temps assis ainsi, puis se servit de son arc pour se relever. Il regarda autour de lui, puis une nouvelle fois vers Cazio. Estronc que tout ça, dit-il, et il partit en titubant vers la forêt. Bonne chance ! lui cria Cazio. — Wat-fefout’, Onar ! cria l’homme en retour. Bien, souffla Cazio en s’efforçant de se relever. Il était stupéfait par la quantité de sang qu’il pouvait y avoir sur lui. Fallait-il arracher la flèche ? Il s’en saisit, le soleil explosa, et la seule chose dont il eut encore conscience, c’était que quelqu’un était penché sur lui. Il espéra que c’était un ami. Ça va faire mal, lui dit z’Acatto, plus tard ce soir-là. Tu ne m’avais jamais menti auparavant, lui répondit sarcastiquement Cazio. Je... Mais il oublia ce qu’il voulait dire, comme la douleur faisait virer sa vision au blanc et réduisait sa capacité d’expression à une série de halètements rauques. Je te l’avais dit. « Oui » fut la repartie la plus fine que put trouver Cazio. Tu t’en remettras, si la fièvre ne te tue pas, reprit le vieil homme. Quel soulagement, répondit Cazio en essuyant des larmes de douleur de ses yeux. -397- Un regard vers le visage inquiet d’Austra, et il se sentit soudain un peu honteux. Il n’avait qu’une flèche dans le gras du bras. Ce qui lui avait été fait à elle était bien pire. Il but quelque chose que z’Acatto lui tendait. Cela avait un goût de feu mêlé de sueur d’ivrogne. Il but une autre gorgée, et tandis que z’Acatto nettoyait et bandait sa blessure, il saisit les grandes lignes de ce qui s’était passé. En gros, ils avaient gagné. Le hérisson avait résisté aux attaquants, et permis aux archers de continuer de faire pleuvoir leurs projectiles sur eux. Puis z’Acatto nous a ordonné d’avancer, lui dit Jan, de marcher contre ce qui restait de cavalerie. Au début, ils n’y ont pas cru, parce que nous étions dans une formation défensive. Mais nous avons avancé avec des piques, pas à pas, serrés les uns contre les autres comme dans le temps, et ils avaient leurs piétons derrière eux. Même une charge ne pouvait nous briser, puis nous avons commencé à les chatouiller avec nos piques, puis ils n’ont plus eu la place de charger. Le temps qu’on dise Jaq Loncedon, ils avaient fait volte-face et s’étaient frayé un chemin à travers leur propre infanterie. (Jan sourit en direction du maître d’armes.) Voilà un homme qui sait une chose ou deux sur la façon de se battre. Je suis désolé d’avoir raté cela, dit Cazio. Oh, tu as fait ta part. Tiens, reprends un gobelet avec moi. J’en suis honoré, dit Cazio. Un dernier, dit Austra derrière lui, puis il est à moi, mes seigneurs. Le soleil se couche. Ils avaient monté une tente pour elle, et une fois à l’intérieur, il la prit par les épaules et l’embrassa. Son souffle à elle sentait aussi l’alcool, et son regard était troublé, exprimant plus le besoin que le désir. Il la tira vers lui, et le besoin fit soudain place à ce qui ressemblait à de la panique. Il la sentit se tendre, et il la lâcha. Je suis désolée, dit-elle. Tu n’as pas à l’être, répondit-il. Tu viens de vivre des choses terribles. -398- Elle embrassa l’épaule de son bras blessé. Toi aussi. Il embrassa son front, puis se glissa derrière elle. Cette fois, lorsqu’il la tira vers lui, elle ne se tendit pas. Il lui embrassa la nuque, et elle laissa échapper un soupir. Doucement, très doucement, il la déshabilla, et bientôt ils s’enlaçaient. Il lui caressa le front, puis sa main descendit le long de ses côtes et de ses hanches. Est-ce assez pour ce soir ? lui demanda-t-elle doucement. Plus qu’assez, répondit-il. Assez pour une vie, assez pour dix. Merci. Tu guériras, lui dit-elle. Je guérirai, et nous irons tous les deux mieux. Mais nous allons bien, déjà. Nous sommes en vie, et nous nous avons l’un l’autre. C’est vrai, n’est-ce pas ? murmura-t-elle. Il s’éveilla quelques cloches plus tard. Il faisait froid, et il s’assura que Austra fût bien au chaud dans ses couvertures. Puis il mit ses chausses et sa chemise, et sortit. La moitié des hommes étaient encore debout, et chantaient et riaient autour du feu. Il trouva z’Acatto seul, assis sur la voiture. Ce n’est pas encore l’heure du vin, vieil homme ? demanda-t-il. Il pouvait à peine distinguer le visage de son mestro dans la lueur lointaine du feu. Il eut l’impression qu’il souriait un peu. Non, pas encore. Pourquoi ne m’as-tu jamais rien dit de tout cela ? Je veux dire, je sais que nous ne sommes pas toujours d’accord, mais tu es presque mon père. Je ne suis pas ton père, coupa z’Acatto. (Puis, plus doucement :) Je ne pourrai jamais l’être. Non, mais tu en as tenu le rôle. Pourquoi ? Je ne voyais pas ce que je pouvais faire d’autre. Tu n’as pas répondu à ma question... -399- Et on dirait bien que je ne vais pas le faire, n’est-ce pas ? Cazio soupira. Tu ne te lasses jamais de ce petit jeu ? Z’Acatto resta silencieux un temps, puis il gloussa. C’est plus facile que de parler, répondit-il. C’est vrai. Pour moi aussi. Bien, dit z’Acatto. Je n’ai jamais voulu que tu aies un quelconque rapport avec tout cela. Ton père m’avait fait promettre de t’enseigner l’épée, mais il ne m’a jamais demandé de faire de toi un soldat. Je ne crois pas que ce soit ce qu’il ait voulu pour toi, et ce n’est certainement pas ce que je voulais moi. Donc je ne t’ai pas rempli la tête des histoires de nos exploits. Peut-être que si tu l’avais fait, je ne me serais pas retrouvé au milieu de tout cela. Z’Acatto s’esclaffa de nouveau. C’est vrai, c’est drôle. Mais j’aurais pu te raconter n’importe quelle horreur, cela t’aurait tout de même paru excitant. Parce que ton père l’avait fait, et peut-être parce que je l’avais fait... Vous étiez tous les deux célèbres... Oui. Une autre raison pour laquelle tu aurais voulu prendre notre suite. Cazio hocha la tête. Oui, tu as probablement raison. J’avais la tête un peu dure quand j’étais jeune. Quand tu étais jeune ? Ta tête devient plus dure chaque jour. Et c’est une bonne chose, parce qu’elle prend des coups tous les jours. Le vieil homme lui tendit une bouteille, un vin pas très bon. Il en but une gorgée. Et maintenant ? demanda-t-il. Tu as déjà tout prévu. C’est toi l’ emmratur, répondit-il. Z’Acatto prit la bouteille et but un peu. Je suppose que oui, dit-il finalement. La plupart de ces hommes veulent retourner à Eslen se battre pour Anne. C’est une ville que je n’ai jamais vue, je suppose que je devrais. -400- Eh bien, elle vaut le coup d’œil, dit Cazio en bâillant. Ils finirent la bouteille et en entamèrent une autre avant que l’épuisement ne vînt à bout de la douleur dans son bras. Je retourne me coucher, conclut-il en tapant son mentor dans le dos. Nous partons tôt, demain, lui dit z’Acatto. Oui, sire Cassro, répliqua Cazio. Il retourna à la tente et trouva Austra exactement comme il l’avait laissée. Il vint se caler contre elle, et se détendit au contact de la chaleur de son corps. Il se réveilla le lendemain matin dans la même position. Austra était paisible, alors il envisagea de se lever et d’aider à lever le camp sans la réveiller. Mais lorsqu’il s’assit, il remarqua que ses yeux étaient ouverts. Bonjour, mon amour, lui dit-il avant de l’embrasser sur la joue. Elle ne réagit pas, et il vit que ses yeux étaient vitreux. Il la secoua, et n’obtint aucune réponse. -401- CHAPITRE DOUZE DES DÉPOSITIONS Anne s’étira et ferma les yeux tandis qu’un frais zéphyr soulevait l’herbe. Pluvite renâcla non loin, et un luth s’entendit à proximité. Quelque chose chatouillait ses lèvres, et en souriant elle les entrouvrit pour mordiller doucement, emplissant sa bouche du jus acide d’un grain de raisin. Tu ne l’as pas pelé, murmura-t-elle. Oh, je vois ma position, maintenant, dit le comte de Cape Chavel. Un jour soupirant, le lendemain domestique haddamienne. Tu peux être les deux, répliqua Anne en ouvrant paresseusement les yeux. Des mouettes passèrent au-dessus de sa tête, portées par la brise marine. C’est un endroit plaisant, dit le comte. L’un de mes préférés, Cape Chavel, répondit-elle. Vraiment, dit-il. Te serait-il possible de te faire violence et de réussir à m’appeler Tam ? Te serait-il possible de te faire violence et de réussir à me peler mon raisin ? Il tira sur la manche de sa robe. Si c’est une façon de parler... Tu es bien entreprenant, messire, dit-elle. Je me demande si tu as des taches de rousseur sur les jambes. -402- Ah ! Je me le demande. Tiens. Il pressa un autre grain de raisin contre ses lèvres. Cette fois-ci, il était pelé. Très bien, Cape Chavel, dit-elle. Tu apprends. Mais nous ne nous appelons toujours pas par nos prénoms ? Je crois que nous nous y mettrons, après quelques années de cour. Es-tu pressé ? Non, dit-il. (Sa voix se fit plus sérieuse.) Il semblerait que ce ne soit plus nécessaire, maintenant. Que veux-tu dire ? Tu as repoussé l’armée de Hansa. L’Église s’est retirée et propose la paix... Qui te l’a dit ? demanda-t-elle en se relevant sur ses coudes. Je suppose... Eh bien, c’est ce que tout le monde raconte. Je n’ai aucune idée de ce que veut Hespéro, dit-elle, mais je doute très fortement que ce soit la paix. Et il est bien imprudent de venir ici, étant donné les crimes dans lesquels il est impliqué. Je reconnais mon erreur. Continue donc de te prosterner, dit Anne. Comme tu le désires. Veux-tu dire que tu n’as plus envie de me faire la cour ? Pas le moins du monde. Mais si ma cour n’est qu’une excuse pour encourager la Virgenye à envoyer des troupes.., Eh bien, tu n’en as plus besoin, semble-t-il. Je n’en ai plus besoin, n’est-ce pas ? Je les obtiendrai quand même, et pas par une excuse. Que veux-tu dire ? Charles m’a offensée, et il a offensé l’empire. Quel genre d’impératrice serais-je si je permettais à mes rois liges de me traiter ainsi ? Non, je pense que nous allons changer la tête sous la couronne. (Elle le dévisagea en penchant la tête sur le côté.) Je crois qu’elle t’irait bien. Le comte cilla et sa bouche s’entrouvrit. Puis il sourit. -403- Ta Majesté se sent d’humeur badine. Non, répondit-elle. Je suis sérieuse. Une sorte d’inquiétude envahit son visage. Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. J’espère que Ta Majesté ne pense pas... Que tu ne penses pas que j’avais cet objectif en tête lorsqu’à débuté notre amitié. Elle haussa les épaules. Cela n’a aucune importance. La loyauté est admirable, mais l’intelligence l’est aussi. Quand tu t’es rangé de mon côté, j’étais encore bien loin d’être la favorite. Tu as pris un risque, et je ne l’oublierai pas. Je ne sais que dire. Je n’ai pas besoin que tu dises quelque chose. N’en parle simplement pas pour l’instant. Je m’attends à ce que ton oncle résiste le jour où nous irons lui ôter son chapeau, et pour l’instant nous avons besoin de nos armées ici. Ce n’est pas encore terminé. En cet instant même, Hansa nous envoie une armée encore plus imposante que la première. Que tu vas écraser tout aussi facilement. Ce sera plus facile, maintenant que je sais comment faire. Je crois que tu surestimes la bravoure de mon oncle, dit-il. Quand il aura compris ton pouvoir, il ne se dressera plus contre toi. Je doute qu’une quelconque armée le fasse, d’où qu’elle vienne. Et c’est une bonne chose, dit Anne d’un ton difficile à cerner. D’ailleurs, j’ai été déplaisamment traitée en Vitellio et en Tero Gallé. Je me demande si je ne vais pas les ajouter à l’empire. Et z’Irbina a évidemment besoin d’une leçon. Il la dévisagea encore. Ne sois pas si sérieux, reprit-elle. Notre courtisanerie n’est dorénavant plus qu’un prétexte pour que tu m’embrasses, et je préférerais que cela débute maintenant. Ce qu’il fit. Ses lèvres s’accoutumèrent à sa nuque et à ses épaules, à ses mains, au creux sous sa gorge. Ses mains s’accoutumèrent au territoire plus vaste qu’était son corps, et s’y affairèrent langoureusement. Il n’était ni sournois ni contrit, comme l’avait été Roderick. Il ne prétendait pas avoir -404- accidentellement touché sa poitrine, mais le faisait avec une confiance délibérée. Et s’il s’avançait là où ce n’était pas autorisé, elle le lui disait, et il l’acceptait, et c’était tout. Cela ne semblait pas l’ennuyer, ni le troubler, ni le diminuer. Mais, par les saints, il l’embrasa, il trouva le feu qui couvait au fond d’elle et le transmit à tout son corps, au point qu’elle n’eut bientôt plus pour seul désir que de sentir ses chairs contre les siennes, de découvrir ce que deux corps nus ressentaient ensemble. Pas ici, où tout le monde pouvait les voir. Ils pouvaient retourner au château... Assez, dit-elle faiblement. Assez, Cape Chavel. Quelque chose ne va pas ? chuchota-t-il. Oui, dit-elle. Je te désire. C’est cela qui ne va pas. Il n’y a rien de mal à cela, répondit-il. Je te désire aussi. Tu n’en as pas idée. Si, dit-elle. Je crois que je vois. Mais nous ne pouvons pas. Je ne peux pas. Je suis la reine. Je dois me montrer responsable. Et si je tombais enceinte, pour l’amour des saints ? Je comprends, dit-il. Je ne t’en désire pas moins pour cela. Elle lui caressa le visage. Tu es dangereux, dit-elle. Quelques instants de plus, et tu m’aurais peut-être convaincue. Il se força à sourire. Je suis désolé, dit-il. Je n’avais pas à l’esprit de faire de toi ma maîtresse. (Elle opina.) Je ferai de toi ma femme, par contre, si tu dis oui. Elle voulut en faire une plaisanterie, mais alors, elle comprit avec stupéfaction ce qu’il y avait dans son regard. Ne nous pressons pas. Cape Chavel, dit-elle. Je t’aime. Il n’est pas nécessaire de dire cela, chuchota-t-elle. Contente-toi de ne rien dire de plus. Il hocha la tête, mais il semblait blessé. Par les saints, il est sérieux, réalisa-t-elle. -405- Les choses semblaient s’être inversées, soudain. Elle n’avait pas compris jusqu’à cet instant que c’était elle qui contrôlait la situation. Je ne ferme pas la porte, reprit-elle. Quand j’étais jeune, je rêvais d’un mariage d’amour. Ma mère, ma sœur, tout le monde essayaient de me faire comprendre qu’une princesse n’avait pas cette possibilité, mais je refusais de le croire. Maintenant je suis reine et je commence à comprendre. Le mariage n’est pas un choix que je peux faire parce que mon cœur ou mon corps le désire. Tu m’es devenu cher en peu de temps, et je suis tentée de brusquer les choses. Je ne peux pas. Accepte-le, s’il te plaît. Courtise-moi, sois mon ami. Je ne t’ai jamais pris pour un homme qui se décourageait facilement. J’espère ne pas m’être trompée. Il sourit, et cette fois cela paraissait plus sincère. Tu ne t’es pas trompée. Bien. (Elle l’embrassa, cette fois très légèrement.) Maintenant, je crains de devoir retourner au château. Merci pour cette agréable matinée. Et bienvenue pour ton retour à Eslen. Je suis très heureuse que tu ne te sois pas fait tuer. La matinée lui laissa un sentiment de bien-être qui dura jusque dans la soirée. Émilie semblait beaucoup sourire, et Anne était convaincue que la jeune fille s’était sentie obligée d’observer au moins une partie de ce qui s’était passé. Anne n’arrivait pas à lui en vouloir. L’après-midi, elle se prépara à rencontrer Hespéro. Après un temps de réflexion, elle choisit de porter l’habit et la guimpe d’une sœur de sainte Cer. Ensuite elle partit pour la salle rouge. Ils étaient censés se rencontrer assez tard, après l’heure du dîner, à la neuvième cloche. Elle le fit attendre jusqu’à la onzième. Il n’en parut pas particulièrement offusqué lorsqu’il entra, seul. Il était vêtu de la simple robe noire et du chapeau carré qu’elle avait l’habitude de le voir porter. Il avait également toujours sa moustache et sa barbe. Majesté, dit-il en s’inclinant. -406- Je ne savais pas que ton Excellence me reconnaissait comme reine, dit Anne. Son cœur battait un peu trop fort, et elle réalisa que maintenant qu’il était là, elle était nerveuse. Elle ne pouvait se permettre de le laisser transparaître. Cela a été difficile pour moi, je l’admets, dit-il, mais j’ai pensé commencer sur une note de conciliation. Eh bien, c’est prometteur, dit Anne. Poursuis. La nouvelle s’est propagée, de tes pouvoirs impressionnants. Serais-tu surprise d’apprendre qu’elle n’était pas totalement inattendue ? Non, dit Anne. Je pense que tu t’y attendais. Je crois que tu as fait de ton mieux pour l’empêcher. Pour m’arrêter avant que je n’en découvre l’étendue. Tu ne peux croire cela, répondit Hespéro. Pourquoi penserais-tu une telle chose ? Anne écarta l’objection d’un geste. Cela n’a aucune importance, pour l’instant. Pourquoi estu venu ici ? Pour te faire une offre. Et cette offre est... ? Majesté, je peux t’entraîner. Je peux te former à l’usage d’énergies qui, je te l’assure, n’ont pas achevé de se révéler. Tu vas bientôt être confrontée à d’autres, dont les pouvoirs égalent les tiens, et qui désirent eux aussi contrôler le trône émergeant du sedos. Vois-tu ce que je veux dire ? Oui, dit Anne. Et le fait que je ne peux te voir dans mes visions semble indiquer que tu es l’un d’entre eux. J’ai un pouvoir, dit-il. Je suis le Fratrex Prismo de la sainte Église, et la voie des sanctuaires que l’on arpente pour s’élever à cette position confère une certaine... autorité. Mais ce n’est pas de moi que tu devrais t’inquiéter. C’est de l’autre, celui que l’on appelait autrefois le bouffon noir. Le bouffon noir ? Celui des histoires ? Oui et non. C’est compliqué. Disons simplement qu’il ne serait pas la personne la plus plaisante à faire asseoir sur le trône. Alors, tu préférerais que ce soit moi. -407- Il pinça les lèvres. Jeune homme, j’avais la charge d’une prosie dans les Bairghs, et là j’ai découvert d’anciennes prophéties qui m’ont mené en des endroits fort étranges. L’un des plus étranges se trouvait ici, sous le château d’Eslen, ou un certain prisonnier était autrefois détenu. Je pense que tu sais duquel je veux parler. Oui. Ceux de nous qui sont imprégnés du pouvoir du sedos éprouvent des difficultés à se voir les uns les autres, mais ces contraintes n’affectaient pas le Détenu ; la source de son pouvoir n’est pas la même. Je lui ai arraché une... des visions. Il m’a montré, en fait, certains des résultats de ce qui va bientôt se passer. Maintenant, comme tu le sais aussi, l’avenir nourrit le passé en retour. Ce que chacun de nous va devenir nous pousse à le devenir. Tu avais un guide, un tuteur, n’est-ce pas ? Oui. Elle est en partie ce que tu étais dans le passé, mais elle est aussi Anne Dare après que tu as pris le trône du sedos. C’est absurde, dit Anne. Pas du tout. Donc tu dis que je vais prendre le trône ? Peut-être. Ou alors ce sera lui. Et ce serait mauvais. Je n’en suis pas certain. Ce n’est pas ce que j’ai vu. Mais oui, je suppose que ce serait mauvais. Mais ce que j’ai vu, c’est toi. Vraiment ? Et qu’as-tu vu ? Une reine démoniaque, écrasant le monde sous son talon durant les mille années qu’il va lui falloir pour disparaître définitivement. Anne se remémora soudain l’arilac, la première fois qu’elle l’avait vue. Était-ce elle ? Ce qu’elle allait devenir ? Non. C’est la chose la plus insensée que j’aie jamais entendue, dit-elle. Sans mon aide, c’est ce qui va arriver. -408- Et quel genre d’aide es-tu prêt à m’apporter ? Celle dont ont profité mon père et mes sœurs ? Celle dont ont profité les sœurs de sainte Cer ? M’aideras-tu comme tu as aidé ces gens sur le sedos de Dunmrogh ? Sache que je dispose d’une missive écrite de ta main et t’impliquant. Anne, le monde titube au bord de l’abîme. Presque tous les avenirs mènent au désastre. Je peux t’aider, tu comprends ? Non, coupa-t-elle. Non, je ne comprends pas. Je n’arrive pas à imaginer ce qui peut se cacher derrière ton méprisable mensonge, ni pourquoi tu as choisi de venir me le livrer toi-même, mais entends-moi : Fratrex Prismo ou pas, tu répondras de tes crimes. Ne précipite pas ta décision, dit Hespéro. Ne vois-tu pas que nous devons arranger les choses entre nous et avancer ? Je n’en entendrai pas plus. Tu es un assassin, un tortionnaire, et pis. (Elle fit un signe de tête à ses gardes.) Emmenez-le. Je suis désolé, dit Hespéro. Dormez, vous tous. Anne sentit quelque chose de chaud passer sur son visage. Les gardes s’effondrèrent en marchant. Que fais-tu ? demanda Anne. Ce que je dois, répondit-il. Ce que j’aurais probablement dû faire à la fin, de toute façon. Il s’avança vers elle. Arrête ! s’exclama-t-elle. Il agita négativement la tête. Sa fureur bouillonna et elle projeta sa volonté contre lui. Son pas se ralentit, mais il continua. Elle ne pouvait pas le sentir, ne pouvait pas lui ébouillanter les sangs. Elle poussa plus fort, percevant finalement quelque chose de plus fragile, quelque chose qu’elle pouvait attaquer. Mais il était déjà sur elle. Elle sentit un coup violent juste sous ses côtes. Non ! clama-t-elle en le repoussant, en regardant son habit et la tache sombre qui s’y propageait, le couteau dans la main d’Hespéro. -409- Puis il la saisit par les cheveux, et elle le sentit glisser en travers de sa gorge. Elle sentit l’air entrer dans sa tête. Il fallait qu’elle fasse quelque chose, qu’elle l’arrête. Mais elle ne pouvait plus penser, ni le sentir. Ni rien. Hespéro savait qu’il devait agir vite, pendant que le sang d’Anne affluait encore. La main sur sa tête, il ferma les yeux, s’ouvrit au monde du sedos, et chercha sa vie, pour l’attraper avant que la sombre rivière ne l’emportât. Ensuite, il trouverait les ajustements dont il aurait besoin pour user de ses dons. Il en aurait besoin, pour affronter seul le bouffon noir. Pour emporter le trône. Mais il n’y avait rien. Il ouvrit les yeux. Le sang jaillissait toujours de sa carotide, ce qui signifiait que son cœur battait encore, mais ses yeux étaient vides. Il l’avait tuée trop vite. Mais elle l’avait presque eu : quelques secondes de plus lui auraient suffi, et c’eût été lui, alors, et non elle, qui aurait été étendu mort sur le sol. Le sang s’arrêta. En soupirant, il se releva et regarda le cadavre livide. Tu as toujours été inconséquente, dit-il. Tu n’as jamais appris tes leçons. Puis il tourna les talons, quitta la pièce, le château, et Eslen, en se demandant où il trouverait la puissance dont il avait besoin. -410- CHAPITRE TREIZE PARTIR Murielle leva son stylet de la feuille et tourna la tête ; elle avait cru percevoir un lointain air de musique. Elle alla au balcon, mais n’entendit rien d’autre que le chant des oiseaux. De toute façon, elle n’était pas pressée de retourner écrire R c’était juste quelque chose qu’elle faisait pour passer le temps. Du temps, elle en avait beaucoup. Bérimund avait laissé des hommes pour la servir et la protéger, mais il était parti il y avait de cela plus d’une neuvaine. Son hansien n’était pas assez bon pour qu’elle pût avoir une conversation décente avec l’un quelconque des gardes dont aucun, d’ailleurs, ne semblait intéressant. Elle regretta de ne pas avoir Alis avec elle, mais Alis et Neil étaient probablement morts, ou au moins prisonniers. Donc, elle passait son temps à jouer aux cartes toute seule, à écrire à Anne des lettres qu’elle n’avait aucun moyen de lui faire transmettre, à essayer de comprendre les rares livres disponibles, tous en hansien sauf un, un livre des méditations de saint Uni, écrit dans le vitellien de l’Église. Elle était encore mortifiée de savoir que tout s’était aussi mal passé. Avait-ce été sa faute ? Avait-ce été sa langue qui l’avait condamnée ? Peut-être, mais il lui semblait que Marcomir eût trouvé une excuse même si elle était restée aussi silencieuse qu’une souris. Non, c’était l’ambassade elle-même qui avait été une erreur. -411- Mais l’homme à table savait toujours ce que le cuisinier aurait dû faire, et l’on ne pouvait revenir en arrière. Du moins, peut-être, Alis avait eu le temps de trouver le chthonien, et de faire ce qu’Anne avait voulu. Cela semblait avoir été la véritable raison d’être de la délégation R pour Anne, du moins. Elle soupira et se tapota le ventre, en se disant qu’il avait besoin d’être rempli. Quelqu’un finirait bien par lui apporter quelque chose, elle le savait, mais elle avait envie de fromage et de vin, et elle avait accès au cellier. Donc elle se dirigea vers les escaliers et commença à monter, puisque la salle au balcon était la plus profondément enfouie de la structure souterraine. Elle trouva l’office et le cellier, et se coupa une tranche d’un fromage blanc dur. Elle se servit du vin, et s’assit seule dans la cuisine pour manger, en observant nonchalamment l’âtre, et en s’émerveillant une nouvelle fois des talents déployés pour construire cet endroit. La cuisine devait se trouver vingt bonnes coudées sous le sol, ce qui signifiait qu’une cheminée avait dû être creusée jusqu’à l’âtre, qui tirait parfaitement. Ce qui l’amena à s’interroger sur la possibilité de faire cuire quelque chose pour le repas du soir. Elle n’avait pas fait la cuisine depuis vingt ans, mais autrefois, elle aimait cela. Elle se leva et commença à farfouiller à travers le cellier en se demandant ce qu’elle pourrait tirer de son contenu lorsqu’elle entendit des voix. Elle ne pouvait comprendre ce qui se disait, mais la langue n’avait pas la cadence du hansien R on eût dit plutôt la langue du roi. Elle descendit le petit couloir qui menait à la grande salle, une pièce magnifique qui avait dû être au moins en partie naturelle, parce que des dents de pierre pendaient au plafond, comme elle savait qu’il en existait dans les cavernes. Mais la salle n’était pas ce qui retenait son attention, en cet instant. Les cadavres des hommes morts sur le sol, par contre, si. Et Robert, qui parlait à un homme en pourpoint noir. Robert, qui lui fit un signe de la main et sourit. Nous nous demandions justement où tu étais, dit-il. -412- Dans la grisaille de l’aube approchante, Neil estima la distance et ne fut pas très heureux de ce qu’il voyait. Est-ce le seul chemin ? demanda-t-il. La seule autre possibilité est de descendre, dit Brinna. Il y a vingt gardes entre nous et la liberté par ce chemin-là, et même au summum de tes capacités de guerrier, je doute que tu eusses pu en tuer autant. Il opina distraitement. Il se tenait sur l’unique fenêtre des appartements de Brinna, qui faisait face à une autre tour et à une autre fenêtre. La seconde construction était éloignée de peut-être six coudées, et sa fenêtre deux coudées plus bas que celle sur le rebord de laquelle il se trouvait. On lui demandait de sauter de l’une à l’autre. D’autres tours se dressaient partout, formant une véritable forêt. Où sommes-nous ? demanda-t-il. Cela ne ressemble à rien de ce que j’ai vu de la ville. C’est Kaithbaurg-des-Ombres, dit-elle. Tu vis dans la cité des morts ? Je tiens mes visions des morts, expliqua-t-elle. De plus, les halirunnae sont considérés comme étant plus morts que vivants. C’est terrible, dit-il. Peux-tu sauter aussi loin ? Pourquoi ne pas simplement descendre jusqu’au sol ? La corde n’est pas assez longue. Je l’ai prise sur le navire, en pensant que j’en aurais peut-être besoin un jour, mais il y avait une limite à ce que je pouvais emporter sans que cela fut remarqué. Eh bien alors, dit Neil, je vais sauter. Il lança d’abord le haubert et l’épée, puis il plia les genoux. Il savait qu’il ne retomberait pas sur ses pieds, et ce ne fut effectivement pas le cas. Il heurta le bas de la fenêtre de la poitrine, et passa les bras par-dessus le rebord. Son bras gauche devint une boule de douleur et le droit faiblit, mais il réussit à remonter un coude, puis l’autre, et il put se hisser à l’intérieur. -413- Alis lui lança la corde, et il noua son extrémité à une poutre au-dessus de la fenêtre. Il attendit impatiemment tandis qu’Alis faisait de même de son côté, puis montrait à Brinna comment se suspendre à la corde des mains et des genoux. Bien qu’il ne fallût que descendre, il pouvait voir que la princesse était en difficulté. Elle ne laissa pas échapper un bruit, mais des larmes coulaient de ses yeux lorsque Neil la réceptionna. Il fut abasourdi par la légèreté de son corps, par son contact. Un instant, leurs regards se croisèrent, et il fut tenté d’essuyer les larmes sur son visage. Il la reposa, et regarda ses mains. Elles étaient ensanglantées, et il réalisa soudain qu’elle avait failli ne pas réussir, que ce qu’il avait pris pour un effort physique mineur était aux limites de ses capacités. Passer sa vie dans une tour ne pouvait endurcir un corps. Le courage, se dit-il, était chose relative. Alis traversa rapidement et aussi sûrement qu’une araignée tandis que Neil reprenait ses armes et son armure. Ils n’eurent d’autre choix que de dénouer la corde et de la laisser pendre de l’autre côté. Alis avait apporté une lanterne, qu’elle dévoila pour mieux révéler les trois chaises branlantes et les tapisseries moisies des murs. On descend, dit Brinna. Ils durent pour cela traverser la pièce suivante, dans laquelle ils furent accueillis par un squelette, assis dans un fauteuil et portant une robe en lambeaux. Mon arrière-grand-mère, leur annonça Brinna. Lorsque nous mourons, nos quartiers sont scellés, et nous restons là. Ce scellement fut d’ailleurs l’obstacle suivant ; les escaliers étaient obstrués par une paroi qui, heureusement, était faite d’un bois desséché. Neil put la fracasser du pommeau du sabre qu’il avait choisi, et ils continuèrent de descendre à travers la crypte, jusqu’à enfin atteindre le rez-de-chaussée, dont la porte de fer, par chance également, n’était pas verrouillée. La muraille nord de Kaithbaurg se dressait à quelques coudées de là, projetant une ombre permanente sur le pied de la -414- masse de quinze tours qui formait le cœur de la ville d’ombre. Le sol était recouvert d’une mousse épaisse, parsemée de diverses sortes de champignons. Vite, dit Brinna. Ils partirent vers le nord sur un chemin pavé de briques de plomb, à travers les manoirs des morts qui s’entassaient jusqu’aux tours, puis les maisonnettes plus modestes, et enfin les tombes des pauvres, des fosses communes avec de maigres huttes de bois pour tout mausolée. Il se mit à pleuvoir et le chemin, qui n’était plus pavé, ne fut bientôt plus qu’une boue visqueuse. Ils atteignirent enfin une large grille de fer flanquée de deux tours de pierre appartenant au mur d’enceinte et allait rejoindre la muraille qui protégeait Kaithbaurg. Un homme en grande armure de plates sortit du corps de garde et releva sa visière, si bien que Neil put voir les traits d’un homme âgé. Son plastron arborait le marteau de saint Under, symbole d’un scathoman, un gardien des morts. Majesté, dit le chevalier. Qu’est-ce qui t’amène ici ? Sire Safrax, dit Brinna. Il pleut. J’ai froid. Ouvre la porte. Tu sais bien que je ne peux faire cela, dit-il d’un ton contrit. Je sais que tu vas le faire, répondit-elle. Il agita négativement la tête. Toute princesse que tu es, ma sainte tâche est de m’occuper des morts et de m’assurer que tu demeures où tu dois être. Neil tira son épée. Elle était plus lourde que Chien-de-guerre. Il n’insulta pas le chevalier par de vaines paroles. Il se mit juste en garde. Alarme ! cria le chevalier avant de tirer son arme et d’avancer sur Neil. Ils tournèrent un temps, puis Neil lança le premier assaut, s’avançant et frappant vers la jointure entre le cou et l’épaule. Safrax se tourna de façon à ce que la lame heurtât son épaule, et trancha. Neil esquiva, passa sous son bras et se redressa -415- derrière lui. Ses bras lui faisaient déjà mal, alors il fit volte-face et frappa dans le même mouvement le heaume de l’autre chevalier par-derrière, projetant l’homme à genoux. Deux autres coups l’achevèrent. Mais trois autres chevaliers jaillirent de la tour, et il entendit une corne sonner. Robert sourit et fit un geste en direction d’un fauteuil. Assieds-toi, ma chère, dit-il. Nous devrions discuter, toi et moi. Murielle recula d’un pas, puis d’un autre. Non, je ne crois pas, dit-elle. Chaque fibre de son corps brûlait de s’enfuir, mais elle savait qu’elle ne ferait que sacrifier sa dignité si elle y cédait. Robert la rattraperait. Alors, elle prit sur elle et fit face. Je ne sais pas comment Hansa a pu te supporter aussi longtemps, dit-elle, mais là tu viens de tuer les hommes de ton hôte. Je crois que tu ne vas plus être tout à fait le bienvenu ici Moi je m’assieds, dit Robert. Tu fais comme tu veux. Il installa sa frêle silhouette dans un second fauteuil. Il y a plusieurs points fallacieux dans ta supposition, reprit-il. Le premier est que quelqu’un va retrouver ces corps. Mais toute l’idée de cet endroit est justement qu’il est secret, non ? Et si Bérimund revient R ce qui en soit est déjà un énorme « si », parce que son père est présentement fou de rage contre lui R, il n’aura aucune raison de soupçonner que j’ai un quelconque rapport avec tout cela. Mais le plus gros problème de ton raisonnement, c’est que je quitte Hansa de toute façon. Ce fut un havre salutaire, mais je ne suis pas crédule au point d’imaginer que Marcomir va me rendre le trône. Que prévois-tu, alors ? Où vas-tu bien pouvoir aller ? En Crotheny. J’y ai une toute petite chose à régler. Puis j’irai à Eslen. Anne va t’abattre. Tu sais que je ne peux pas mourir. Tu l’as vu toi-même, avec ton propre couteau. -416- C’est vrai. Donc ta tête continuera à vivre quand elle aura été tranchée. Peut-être qu’Anne la gardera dans une cage, par amusement. Peut-être, mais je ne le crois pas. C’est évident, d’ailleurs, sinon je n’y retournerais pas. Et tout cela va arriver, Murielle. Je n’ai aucune idée de la façon dont cela va se passer, mais je n’ai rien à perdre, et tout à gagner. Que va-t-il se passer ? demanda Murielle. De quoi parles-tu ? De rien qui justifie de t’inquiéter, répondit-il. Je ne suis pas vraiment venu ici pour te ramener en politique. Je suis venu t’apporter un cadeau. Un cadeau ? Un cadeau musical, dû à ton compositeur officiel personnel. La musique débuta alors, un accord ténu qui prenait lentement de l’ampleur, et elle vit que le compagnon de Robert jouait d’une petite martellyre. Neil soupira et recula vers la grille, en espérant empêcher qu’ils fussent encerclés. Dame Berrye, dit-il à voix basse, je ne pourrai les retenir qu’un moment. Fais ce que tu peux. C’est ce que je vais faire, sire Neil, répondit-elle. Ne te sacrifie pas inutilement, sire Neil, dit Brinna. Gagner un peu de temps pourrait aider. Vraiment très peu, je le crains, dit Neil. Alis posa le bras sur la princesse, et elles devinrent soudain... difficiles à regarder. Il ne pouvait plus les trouver des yeux, ce qui était aussi bien, parce que beaucoup de choses requéraient son attention. Le chevalier de tête frappa de taille, et Neil esquiva sur le côté, si bien que l’arme se prît dans les barreaux métalliques du portail. Neil frappa le bras tendu de sa main libre, forçant l’homme à lâcher l’épée. De sa main armée, il frappa le genou du chevalier à sa droite : il sentit l’arme glisser sous la jointure et lui arracher un hurlement. Neil ravala son propre cri lorsque le choc du même coup remonta son bras, faisant perdre à ses -417- doigts leur prise sur la poignée. En haletant, il plongea sur le troisième chevalier, passa ses bras autour de ses genoux, et le projeta à terre. Il tomba lui aussi, roula, et se releva. Le premier homme avait récupéré son épée et marchait sur lui. Il entendit des chevaux souffler derrière, et le bruit des sabots. Il espéra qu’Alis avait réussi à emmener Brinna au loin. Mais alors quelque chose d’étrange arriva. Le chevalier se raidit et regarda au-delà de lui. Cessez, dit une voix. C’est moi qui commande, ici. Neil se tourna et vit le prince Bérimund, flanqué d’une dizaine de cavaliers. On soulevait la grille. Mais mon prince, cet homme... Ma sœur est maintenant sous ma responsabilité, ainsi que cette femme et cet homme. Le roi... Tu peux en débattre avec moi maintenant, ou plus tard avec lui. Tu n’auras pas l’occasion de faire les deux. Le chevalier hésita, puis s’inclina. Oui, Majesté. Viens, sire Neil. Ta reine te demande. Ils partirent vers l’ouest, à travers une campagne qui devint rapidement accidentée, feuillue et verdoyante. Bérimund et ses hommes semblaient savoir où ils allaient, progressant à travers la forêt dense comme s’ils y étaient nés. Neil se dit qu’il n’eût jamais imaginé ce Bérimund d’après celui qu’il avait rencontré sur la route. Celui-là était plus dans son élément, libéré des sujétions de la cour et des limites à l’honneur qu’elles imposaient. Lui et ses hommes semblaient presque capables d’entendre les pensées les uns des autres, d’être le groupe de frères qu’ils prétendaient être par le nom qu’ils se donnaient. Kaithbaurg n’était pas une noire forteresse, et le prince de Hansa était un homme avec une histoire, des amis, des scrupules. Il était néanmoins, évidemment, un ennemi, mais un ennemi qu’il serait heureux de prendre pour ami si les choses changeaient R et si l’un tuait l’autre, ce serait dans la dignité des guerriers. -418- Il lui était difficile de même penser à Brinna. Elle était toujours en grande partie la femme qu’il avait rencontrée sur la mer lierienne, dont la voix et les yeux l’avaient hanté depuis l’instant où il avait ouvert les yeux pour la découvrir penchée sur lui. Mais il y avait quelque chose de froid en son sein, qu’il avait juste perçu alors, ce trait qui lui permettait d’empoisonner quelqu’un et d’en parler comme si elle venait de mettre un chat à la porte. Pourtant si elle était froide, pourquoi lui semblait-elle être comme un feu blanc quand il la regardait du coin de l’œil ? Pourquoi pouvait-il sentir encore, de l’avoir touchée, la chaleur dans ses mains, malgré le crachin persistant ? Il regarda dans sa direction et s’aperçut qu’elle l’observait, ou le crut-il. Il faisait trop sombre pour voir ses yeux sous le rebord du chapeau que son frère lui avait donné pour la protéger de la pluie. Ils chevauchèrent jusqu’à la fin de la journée, la pluie devenant toujours plus froide et plus triste. La brume envahit les arbres, des dragons mourants qui s’étiraient. Les hommes de Bérimund allumèrent des torches qui sifflaient et crachaient et laissaient derrière elles d’infâmes famées grasses, mais qui brûlaient néanmoins. Ils atteignirent finalement une façade de pierre dissimulée par une sorte de panneau d’osier recouvert de lierre, que Bérimund écarta pour révéler une épaisse porte de bois. Il resta debout devant celle-ci, à l’observer de longs instants. Qu’y a-t-il ? demanda Neil. Elle devrait être verrouillée, dit-il. Elle n’est même pas fermée. Neil avait sauté de cheval avant même d’avoir formulé consciemment l’idée de mettre pied à terre. Il tira son arme volée et avança vers la porte. Non, tu vas nous suivre, sire Neil, insista Bérimund. Nous connaissons les lieux, toi pas. Deux de ses hommes partirent explorer les environs, puis tous les autres mirent pied à terre, et attachèrent les chevaux près de l’entrée. Des escaliers taillés dans la roche leur permirent de descendre. -419- Peu après, ils débouchèrent dans une grande salle, creusée dans un style ancien, mais meublée à la manière de la salle de Bérimund à Kaithbaurg. Le sol était jonché de cadavres. Il entendit soudain un violent sanglot provenant de Bérimund, qui s’était jeté sur les corps, soulevait les têtes, les embrassait, allait de l’un à l’autre dans le vain espoir que l’un d’entre eux respirât encore Soudain, Alis le bouscula et vola à travers la pièce, le bas boueux de sa robe laissant une traînée derrière elle. Neil vit, alors, lui aussi, et il se précipita derrière elle, sachant déjà que son cœur allait s’arrêter. Murielle ne donnait pas l’impression de dormir. Ses lèvres étaient presque noires, et même dans la lueur des torches, il pouvait distinguer la teinte bleuâtre de sa peau. Alis avait pris la tête de Murielle dans ses mains et la berçait. Ses yeux étaient ouverts, ses traits déformés en une expression de désespoir absolu qu’il n’avait jamais vue auparavant. Quelque chose était posé sur le sol à côté d’elle. Il s’accroupit, et s’aperçut qu’il s’agissait d’une rose à moitié fanée. Il se releva, ravala ses larmes, mais laissa la rage monter en lui, chaque inspiration le faisant voir plus rouge encore. Il fit un pas vers Bérimund, qui était encore agenouillé près de ses morts, et fit un autre pas, manquant marcher sur un homme mort qui le regardait avec la même expression désespérée. Bérimund n’avait pas fait cela. Bérimund n’en avait rien su. Mais Bérimund était le seul ennemi qu’il avait devant lui, et par les saints, le sol allait être rouge. Non, dit Brinna. Cela l’arrêta. Il ne l’avait pas vue entrer, ni les suivre jusqu’au cadavre de Murielle. Dans ces yeux qui avaient toujours paru être sous contrôle, il voyait maintenant des larmes qui luisaient comme des joyaux. Pourquoi pleurerais-tu ma reine ? dit-il sèchement. Je ne la pleure pas, répondit-elle. Je pleure pour toi. Sa main trembla sur l’épée. Pourquoi n’as-tu pas vu cela ? demanda-t-il. Je ne le cherchais pas, dit-elle doucement. Je m’inquiétais d’autre chose. -420- Tu savais que Bérimund serait à la grille ? Il n’y avait rien de sorcier à cela, dit-elle. J’ai appris qu’il était en ville. Je lui ai fait porter un message l’informant de mes projets. À part toi, Bérimund est le seul en qui je peux avoir confiance. Peux-tu voir qui a fait cela ? Je peux voir ta reine, répondit-elle d’une voix soudain plus rêveuse. Je vois un homme, j’entends une musique... Elle s’interrompit, son souffle s’accélérant, ses yeux roulant en arrière. Qu’elle s’arrête, s’exclama Alis. Sire Neil, arrête-la. Brinna tremblait maintenant de tout son corps, comme si un géant invisible l’avait prise dans sa main et la secouait. Il la saisit par les épaules. Brinna, dit-il. Réveille-toi. Cesse de voir. Elle ne parut pas l’entendre, alors il la secoua plus fort. Brinna ! Que fais-tu à ma sœur ? clama Bérimund à travers la pièce. Brinna ! Du sang commença à couler de son nez. Cisne ! cria Neil dans un dernier espoir. Cisne, reviens vers moi ! Elle s’arqua et soupira soudain, puis elle s’effondra dans ses bras, le cœur battant à peine. Il sentit la pointe d’une épée lui piquer la nuque. Repose-la, ordonna le prince. Neil tourna les yeux vers le prince, mais garda Brinna serrée dans ses bras, sentant son cœur se remettre à battre. Fais ce que j’ai dit ! explosa Bérimund, en poussant assez fort pour que Neil sentît le sang commencer à couler dans son cou. Non ! dit faiblement Brinna en posant la main sur la lame de l’épée. Il vient de me sauver, Baur. Elle écarta doucement l’arme, puis tendit les mains vers son frère, qui la détourna de Neil et la serra dans ses bras. Neil resta debout là, sentant à peine ses jambes. Alis lui prit le bras. -421- Robert a fait cela, dit-elle. Tu comprends ? C’était Robert. Neil retourna vers Murielle et se laissa lentement tomber à genoux, la réalité s’imposant lentement à son cerveau endeuillé. Elle est partie. Il ne pourrait plus la protéger. Il n’y avait plus rien qu’il pût faire. Sinon trouver Robert et le couper en tant de morceaux que le fait qu’il fût vivant ou pas n’aurait plus d’importance. -422- QUATRIÈME PARTIE LA REINE NÉE Lorsque la reine née reviendra, les os des hommes s’entrechoqueront au fond d’eux, les ventres de leurs femmes s’empliront de venin ; chaque cavalier de la nuit prendra son fouet avec une délectation hideuse. Et lorsque, enfin, les os se débarrasseront de leurs chairs, et que les ventres consumeront leurs porteuses, et que le fouet tuera ; lorsque finalement il n’y aura plus que sa seule voix hurlant dans la nuit, lorsqu’elle n’aura plus aucun homme ou bête ou autre être à hanter, et qu’elle devra enfin se retourner contre elle-même, alors tout deviendra paisible. Mais dix fois cent ans se seront d’abord écoulés. Traduit du Tafles Taceis, le Livre des Murmures -423- CHAPITRE UN OCCUPÉS Léoff ferma les yeux et laissa les formes se construire dans l’ensemble de son esprit. La première ligne de basse débuta, une voix d’homme, qui s’élevait et redescendait R les racines dans la terre, les longs rêves lents des arbres. Puis, après quelques mesures, une deuxième ligne dans la même tonalité, mais en harmonie précaire avec la première ; des feuilles qui pourrissaient pour devenir terreau, des os qui devenaient poussière, et, dans les registres les plus bas, l’écoulement des rivières et l’érosion des montagnes. Maintenant apparaissaient les registres moyens, naissance et croissance, joie et tragédie, souffrance et apprentissage, face à l’oubli, à la perte des sens, la décrépitude, la désintégration... Ce ne fut que lorsque Joven, le jardinier, commença à crier, que Léoff réalisa que quelqu’un frappait à la porte, probablement depuis un certain temps. Sa première réaction fut l’agacement, mais il se souvint ensuite que Joven s’excitait rarement, et jamais au point de crier. Il soupira et reposa sa plume. Il piétinait, de toute façon. La forme était là, mais c’étaient les instruments qui lui posaient problème. Lorsqu’il ouvrit la porte, Joven se révéla être plus qu’excité : il était quasiment à la limite de la panique. Qu’y a-t-il, fralet ? demanda Léoff. Entre, viens boire un peu de vin. L’ennemi, Cavaor. Il est là. -424- L’ennemi ? Hansa. Ils assiègent Haundwarpen, et une centaine d’entre eux viennent juste de pénétrer dans le domaine. Le duc n’avait pas laissé beaucoup d’hommes pour le garder R je crois qu’ils se sont rendus. Je ne comprends pas, dit Léoff. Je croyais que Hansa avait été battue à Poelscild. Oui. Mais on dit que la reine Anne est morte, et lorsqu’il n’y a plus eu ses pouvoirs bénis pour les repousser, ils ont pris Poelscild et franchi le canal. Toute la Terre-Neuve est entre leurs mains. La reine est morte ? La reine Anne ? Assassinée, dit-on. C’est une terrible nouvelle, dit Léoff. Il n’avait pas bien connu Anne, mais il devait beaucoup à sa mère, Murielle. Elle avait perdu tous ses enfants sauf un, maintenant. Il ne pouvait imaginer ce qu’elle devait ressentir. Ni ne voulait le savoir, du moins pas par expérience. Où sont Aréana et Mérie ? demanda-t-il en s’efforçant de garder son calme. Lys est partie les chercher. Elle pense qu’elles sont dans le jardin. Léoff hocha la tête et prit sa canne. Emmenez-les au pavillon et restez avec elles, s’il te plaît. Oui, Cavaor, répondit le vieil homme, qui repartit aussi vite que pouvaient le porter ses vieilles jambes. Léoff se redressa et alla attendre sous le porche. Des chiens aboyaient partout, mais hormis cela, la journée ressemblait à toutes les autres R et plaisante, d’ailleurs. Il n’eut pas à attendre longtemps. Moins d’une cloche plus tard, un chevalier au heaume emplumé de rouge franchit le portail, encadré de dix autres cavaliers, et suivi d’une vingtaine de piétons. Le chevalier regarda alentour et, apparemment satisfait de ne pas être tombé dans une embuscade, ôta son heaume, pour révéler un homme au visage ovale, d’une vingtaine d’années, arborant des cheveux auburn et une moustache légèrement plus rousse. -425- Je suis sire Ilzereik af Aldamarka, dit-il dans une langue du roi accentuée mais fluide. Je déclare cette maison et ses terres dommages de guerre, au nom de Marcomir, roi de Hansa. Je m’appelle Léovigilde Ackenzal, répondit-il, et je suis un invité ici, hôte du duc Artwair Dare. Tu vis seul, fralet Ackenzal ? Non. Fais venir les autres, alors. Je ne puis faire cela tant que je n’ai pas ta parole qu’ils seront bien traités. Qu’est-ce qui te permet de penser que tu es en position de négocier ? demanda Ilzereik. Qui protèges-tu ? Ta femme et tes filles, peut-être ? Je pourrais les trouver facilement, et faire d’elles ce que je veux. Mais je suis un chevalier de Hansa, pas un des ruffians de ta reine-sorcière morte. Tu n’as pas besoin de me supplier de me tenir convenablement sous le regard des saints. Je ne supplie pas, répondit Léoff. Il avait craint les hommes de ce genre, autrefois. Ce n’était plus le cas, du moins pas pour lui-même. Ta maison m’appartient, dit le chevalier. Mes hommes dormiront dans le jardin. Toi et tous ceux qui sont ici serez à notre service. Obéissez, et il ne vous sera fait aucun mal. C’est compris ? C’est compris, dit Léoff, si c’est ta parole de chevalier de Hansa. Ça l’est, confirma le chevalier. Maintenant, mon lige Aizméki va aller avec toi chercher les autres. Aizméki n’était pas grand, mais il semblait fait de muscles et de cicatrices, et de pas grand-chose d’autre. Il suivit Léoff sans un mot à travers le jardin et jusqu’au petit pavillon. Aréana en jaillit et se précipita dans ses bras. Mérie ne fît que regarder le guerrier comme s’il était quelque étrange insecte, puis elle prit la main de Léoff dans sa petite main froide. La promesse du chevalier fut tenue, au moins pour l’après-midi : hormis les regards concupiscents ouvertement dirigés vers Aréana, et parfois vers Mérie, ce qui était répugnant, aucun -426- ne se permit plus que quelques commentaires probablement grossiers dans leur propre langue, et ils rejoignirent la maison sans encombre. Il y retrouva Ilzereik, qui parcourait ses partitions. Qui a composé cela ? demanda-t-il. Moi. Toi ? (Le chevalier le dévisagea avec un peu plus d’attention.) Tu es compositeur ? Oui. Ackenzal, reprit le chevalier d’un air songeur. Je ne me souviens pas de ce nom. Tu connais la musique ? J’ai un peu étudié. Mon père pensait que c’était une bonne chose, alors il gardait un instructeur à demeure, et il m’envoyait chaque automne étudier à la Liuthgildrohsn. Ah ! Avec mestro Evensun. Un petit sourire se dessina sur le visage du chevalier. Tu connais le mestro ? Oui. Il enseignait au collège quand j’étais l’élève de mestro DaPeica. Le sourire s’élargit. Je possède un recueil des pièces courtes de DaPeica pour martelharpe. Léoff acquiesça. Eh bien ! dit le chevalier en indiqua la martelharpe d’un geste du bras, joue-moi une de tes compositions. Je crains de ne pas pouvoir, dit Léoff. Ne crains pas mes critiques, répondit le Hansien. Je ne suis pas présomptueux. J’aime tous les compositeurs, grands et petits. Ce n’est pas le problème, dit Léoff en montrant ses mains. — Schithundes, jura-t-il. Que t’est-il arrivé ? Il a été torturé, intervint Aréana, d’une voix brisée. Il a beaucoup souffert. Je suis désolé de l’apprendre, dit le chevalier. Et je te comprends, Frauja Ackenzal. Ton époux ne souffrira pas par ma faute, pas si vous vous tenez bien. -427- Je peux jouer pour toi, dit doucement Mérie. Aréana peut chanter. Vraiment ? Ilzereik en semblait content. Cela me plairait, barnila. Léoff serra la main de Mérie. Joue la suite Poelen, lui dit-il. Je crois qu’il aimera. Et joue-la selon la partition, tu me comprends ? Elle hocha la tête, et alla s’asseoir devant l’instrument. Aréana la rejoignit d’un pas hésitant. Mérie posa les doigts sur les touches et commença. Le premier accord lui parut légèrement décalé, et il se mordit les lèvres en priant les saints qu’elle fût capable de retenir les ténèbres en elle. Mais le suivant fut pur, et à partir de là tout se déroula à la perfection. La voix d’Aréana était adorable, comme toujours, et lorsqu’elles eurent terminé, le chevalier applaudit. Je ne m’attendais pas à être logé de façon aussi plaisante, dit-il. Messire, buvons du vin. Nous allons parler tous les deux, fralet. Depuis quelque temps, je travaille épisodiquement sur une narration musicale de la Shiyikunisliuth, une épopée inspirée de la tribu dont ma famille est originaire. Si je pouvais t’en jouer un peu, peut-être que tu aurais quelques idées sur la façon dont je pourrais l’étoffer. Ainsi passa leur première soirée sous occupation : sinon plaisamment, du moins sans désastre. Lorsqu’ils se couchèrent sur le sol de la cuisine, Léoff pria pour que le Hansien continuât de tirer suffisamment de plaisir de sa compagnie pour garder ses hommes sous contrôle. Trois jours plus tard, il respirait un peu mieux. Certains des hommes, et tout particulièrement un costaud qu’ils appelaient Haukun, continuaient de reluquer, mais Ilzereik semblait rester maître de la situation. L’après-midi du troisième jour, il faisait semblant de travailler sur l’épopée du chevalier tout en revenant à la troisième section de l’œuvre qu’il commençait à envisager comme une sorte de requiem lorsqu’il entendit la porte s’ouvrir d’un coup, et Aréana crier. Il essaya de se lever trop vite, -428- renversa son tabouret, et tomba. Il attrapa sa canne et se releva, pour se retrouver face à la pointe d’une épée tenue par un homme aux cheveux sable coupés ras, et auquel il manquait une oreille. Léoff ne connaissait pas son nom, mais c’était l’un des hommes d’Ilzereik. Calme, maintenant, dit l’homme. Qimeth jus hiri. Il fit un signe de tête en direction de la salle commune. Léoff s’y dirigea, avec l’épée dans le dos. Des nuages noirs envahirent sa vision périphérique. Haukun et trois autres hommes se trouvaient là, ainsi qu’Aréana et Mérie. Nous y voilà, dit Haukun. Tout le monde a ici. Que se passe-t-il ? demanda Léoff, avec l’impression que son ventre se remplissait de pierres. Sire Ilzereik... Il est parti, dit sèchement Haukun. Appelé à le siège. Il revient pas bientôt. Je commandement ici, maintenant. Il ne sera pas très heureux si vous nous faites du mal. J’inquiète pas de son heureux, dit le soldat. C’est avare, qui n’inquiète pas l’heureux de ses hommes, tu sais. Il assit ici tous les soirs, avec les jolies filles et la jolie musique. (Il poussa Mérie vers la martelharpe.) Tu joues, jah ? Et elle chante. Peut- être nous pas faire trop mal. Peut-être même femmes heureux de ça. Aréana le gifla violemment. Si tu touches à Mérie... Mais il l’interrompit d’un coup de poing au menton. Aréana heurta le mur et glissa au sol, étourdie R elle pleura, mais sans bruit. Léoff se précipita et voulut frapper l’homme avec sa canne, mais quelque chose le heurta à l’arrière du crâne, et durant un temps, il ne put plus se concentrer sur rien. Lorsqu’il reprit ses esprits, il réalisa que Mérie jouait. Il releva les yeux, avec un haut-le-cœur, et vit que Haukun avait forcé Aréana à se relever, et la maintenait contre le mur. Sa robe était relevée. Chante, dit-il en commençant à baisser ses chausses. Aréana plissa les yeux, et la plus pure malveillance qu’il eût jamais vue en elle en jaillit. Alors elle chanta, tandis que Léoff réalisait ce que Mérie jouait. -429- Souviens-toi, clama-t-il d’une voix rauque. N’oublie rien, par tous les saints. Puis ils franchirent le point de non-retour, et le chant les entraîna jusqu’à son terme. Lorsque ce fût terminé, Aréana était blottie dans un coin et Léoff ne pouvait plus se relever R à chaque fois qu’il essayait, il se remettait à vomir. Cela avait été pire, cette fois. Il avait été plus difficile de chanter le contrepoint qui leur avait sauvé la vie dans le château de sire Respell. Mérie, par contre, ne semblait pas affectée le moins du monde. Elle sauta de son tabouret et vint s’asseoir à côté de lui, pour lui caresser la nuque. Haukun et les autres, évidemment, n’avaient pas eu cette chance. Seul Haukun était encore vivant, probablement parce qu’il s’était trouvé assez près d’Aréana pour entendre son contre-chant. Il n’allait pas bien, par contre : il était étendu sur le sol, se contorsionnait, et gémissait à chaque souffle comme un vieux chien malade. Alors qu’il essayait encore de se relever, il vit Aréana se remettre maladroitement sur pied et quitter la pièce. Elle revint un instant plus tard avec un couteau de cuisine. Regarde ailleurs, Mérie, dit-elle. Va dans mon étude, dit Léoff à la petite fille. Prends tout ce sur quoi nous avons travaillé, tu comprends ? Puis va chercher ta martellyre. Ne sors pas de la maison. Lorsqu’il put de nouveau marcher, Léoff alla jeter un œil par la grande porte. Il ne vit personne. Puis il retourna voir les corps. Aréana avait déjà nettoyé le sang d’Haukun, mais les autres étaient morts sans une marque. Et maintenant ? demanda Aréana. Il s’avança pour l’embrasser, mais elle tressaillit, et il s’arrêta, la gorge serrée. Il ne se sentait pas très protecteur. Je crois que nous devrions partir, dit-il. Si d’autres soldats viennent, la même chose va se reproduire. Et si Ilzereik revient, il nous fera probablement brûler comme scintillateurs. -430- Pas si nous nous débarrassons des corps, dit Aréana. Alors, il supposera qu’ils ont déserté. Comment pourrait-il imaginer que nous avons pu en tuer autant ? Elle indiqua l’un des cadavres du bout du pied. C’est vrai, répliqua-t-il, mais comme je l’ai dit, ce pourrait ne pas être Ilzereik. Ce pourrait être un chevalier plus proche d’Haukun R ou pis. Mais où irons-nous ? demanda-t-elle. Toute la Terre-Neuve est probablement occupée. Pour ce que nous en savons, Eslen est peut-être déjà tombée. Il essayait de réfléchir à une réponse quand ils entendirent un hennissement dans la cour. Léoff se précipita vers la porte, et vit qu’il s’agissait d’Ilzereik et du reste de ses hommes. Eh bien, soupira-t-il, la question est réglée, maintenant. Goûte, dit le chevalier en tendant une bouchée de bouillie d’orge à Mérie. Elle cilla et la mangea. Je te l’ai dit, nous ne l’avons pas empoisonnée, dit Léoff. Je commence à te croire, répondit le chevalier. Je commence aussi à penser que c’est un vrai pays de sorcières. Je m’étais pris d’amitié pour toi, compositeur. Je t’ai bien traité. Oui, et tu nous as laissés avec des hommes qui voulaient violer ma femme pendant ton absence, rétorqua-t-il. Nous n’avons fait que nous défendre. Oui, mais comment ? Par quels moyens ? Léoff serra les dents et ne dit rien. Le chevalier s’adossa à son siège. Tu le diras. J’ai fait mander le sacritor de notre hansa. Il devrait arriver d’ici une cloche, et il découvrira ce qui s’est passé ici. Il saura quoi faire. Dois-je jouer un air d’ici là ? demanda Mérie. Non, répondit le Hansien. Il n’y aura pas de musique. Si j’entends quoi que ce soit qui ressemble à un chant, je tuerai celui qui l’entonne, c’est compris ? Reste tranquille, Mérie, dit Léoff. Ilzereik en revint aux cadavres. -431- Haukun a été poignardé, dit-il d’un air songeur. Les autres sont juste tombés morts. Quoi que vous ayez fait, Haukun n’avait pas été affecté. Intéressant. Puis il se tourna vers les partitions que Mérie avait emballées, et commença à les sortir. Quelqu’un dans la cour cria le nom du chevalier. Ah ! dit-il. Ce doit être le sacritor. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas me le dire ? Vous seriez tout de même lustrés, mais au moins vous éviteriez la question. J’ai déjà été questionné par l’Église auparavant, dit Léoff en montrant ses mains. Je vois. Donc tu as des antécédents. Eh bien, c’est dommage. J’appréciais vraiment votre compagnie. Je n’arrive pas à croire que j’ai été trompé. Il se leva et se dirigea vers la porte. Léoff ferma les yeux et s’efforça de trouver quelque chose à faire, n’importe quoi. Rien ne lui vint à l’esprit. -432- CHAPITRE DEUX UNE DERNIÈRE RENCONTRE Fratrex Pell se retourna promptement lorsqu’il entendit Stéphane soupirer. Toi ! s’exclama-t-il d’une voix stupéfaite. Sous ses sourcils grisonnants, ses yeux luisaient d’incrédulité. Stéphane agita l’index dans sa direction. Tu as été un méchant garçon, lui dit-il. Et tes petits camarades révesturis aussi. Frère Stéphane, dit Pell en se raidissant, il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas, mais même cela ne justifie pas de supposer que tu peux t’adresser à moi de cette façon. (Il pencha la tête sur le côté.) Comment es-tu entré ici ? Cette tour est haute de vingt verges. Je sais, répondit Stéphane. C’est splendide. Comme les donjons des sorciers dans les histoires de phays. Et tellement bien caché ! Vous êtes vraiment malins, vous, les révesturis. Vraiment très malins. Tu ne pouvais pas marcher, la dernière fois que je t’ai vu, fratrex Pell. J’ai guéri. Oh ! Tu as guéri. C’est impressionnant. Pas aussi impressionnant que d’avoir survécu à l’explosion de d’Ef, cela dit. Mes oreilles en résonnent encore. Nous voulions arrêter le vaer. Mais vous n’avez pas réussi. Il m’a pourchassé jusque dans les montagnes, comme il était censé le faire. Et je... et j’ai -433- découvert tout ce que j’étais censé découvrir. Je suis venu ici, je suppose, pour informer tes supérieurs de ta fin tragique et héroïque, et regarde ce que je trouve. Je n’ai pas de supérieurs, dit Pell. Je suis le Fratrex Prismo du Révesturi. Stéphane croisa les bras et appuya son épaule contre le mur. Maintenant je le vois bien, oui, dit-il. Je peux sentir ton pouvoir. Desmond a vraiment eu de la chance de réussir à te prendre par surprise. Je suis plus fort maintenant que je ne l’étais alors. C’est vrai, dit Stéphane. À mesure que croît le pouvoir du sedos. Cela fait du bien, n’est-ce pas ? Frère Stéphane, le temps est compté. As-tu trouvé les réponses ? As-tu découvert comment Virgenye Dare avait soigné le monde ? Stéphane s’esclaffa. Pell le regarda d’un air inexpressif, qui lui parut encore plus drôle que la question, si bien que le rire de Stéphane devint incontrôlable. Il rit à en pleurer, et ses côtes lui faisaient mal. Allons, dit Pell après un temps. Mais cela ne fit qu’empirer les choses. Lorsque, quelque temps plus tard, il fut de nouveau capable de parler, il s’essuya les yeux. Elle n’a pas soigné le monde, vieil imbécile, dit-il en ravalant ses hoquets. Elle l’a empoisonné, en puisant dans le pouvoir du sedos. Lorsqu’elle a compris ce qui se passait, elle a abandonné le trône ultime et l’a dissimulé, en espérant pouvoir limiter les dégâts. Tu veux dire qu’il n’y a rien à faire ? Que Kauron n’avait rien découvert ? Bien sûr qu’il y a quelque chose à faire, dit Stéphane. Et Kauron a découvert la meilleure chose qui soit : lui-même. Je crains de ne pas très bien suivre. C’est merveilleux, dit Stéphane. Parce que j’adore expliquer les choses. C’est mon point fort, comme tu dois t’en souvenir depuis notre première rencontre. Quelle farce amusante tu m’as faite, d’ailleurs, en te faisant passer pour un -434- simple fratir qui coupait du bois. Je ne l’avais pas réellement appréciée à l’époque. Mais je t’assure que maintenant, c’est le cas. L’expression de Pell devint de plus en plus suspicieuse. Quels faits as-tu à me communiquer, frère Stéphane ? Eh bien ! Tout d’abord, que tu avais totalement raison, avec ton histoire : les saints n’existent pas, le pouvoir est la seule réalité. C’est vrai. Le pouvoir du sedos est ce qui perpétue l’intégrité de la structure du monde. Il maîtrise et ordonne les autres énergies de l’existence. Il empêche tout de se dégrader vers un chaos irrépressible. Et tous ceux qui arpentent une voie des sanctuaires emportent la possibilité d’user de cette force, et deviennent les agents conscients de cette énergie particulière. Mais chaque voie n’offre qu’un accès limité au potentiel global du sedos R même les plus importantes, comme celle que j’ai arpentée, et celle que le Fratrex Prismo arpente à z’Irbina. Et celle que tu as arpentée, dans les monts lutins, la voie de Diuvo. Comment sais-tu... ? Oh, je peux tous les voir, maintenant, comme des constellations dans le ciel. C’est l’un des dons particuliers de la voie secrète de Virgenye Dare. Alors, tu peux tous les arpenter ? J’ai essayé d’en arpenter une, près de la Corne de sorcière, dit Stéphane. Cela ne suffit pas. Reprends mon analogie, considère que les voies sont comme des constellations. Maintenant, imagine que le ciel nocturne est un tableau noir avec des milliers de trous minuscules, et que la lumière qui brille derrière ces trous est la véritable source du pouvoir du sedos. Ce n’est pas l’ensemble des petits trous qu’il faut contrôler, c’est la lumière derrière. Ce que nous appelons l’Alwalder, je suppose. Voilà ce que je recherche. Mais pourquoi ? Pour sauver le monde. Pour ramener ordre et équilibre dans ses principes immatériels. Je croyais que tu venais de dire que le pouvoir du sedos était la source de tous nos problèmes. La source et la solution. Virgenye Dare n’avait pas réalisé cela. Elle a cru que le problème allait simplement -435- disparaître, mais il était déjà trop tard. Néanmoins, elle a dû avoir une intuition. Elle a conservé un raccourci pour sa lignée. Quoi ? Ne fais pas attention. Vois-tu, c’est le manque de contrôle et l’imprécision des visions qui nous ont menés là où nous en sommes. Si quelqu’un, une personne R pas deux, pas trois, pas cinquante, mais une R pouvait contrôler la source du pouvoir du sedos, une personne avec une vision claire, alors tout cela pourrait être réparé. J’en suis certain. Et qui va réparer tout cela ? Toi ? Oui, dit Stéphane. Sans les erreurs de la dernière fois. Je crois que j’ai été contrarié, alors. Que l’on m’a hérissé. De quoi parles-tu ? demanda fratrex Pell. Quelle autre fois ? Je te l’ai déjà dit. Choron s’est retrouvé lui-même. Je me suis retrouvé. Moi. Tu es Choron ? demanda Pell d’un ton incrédule. Oui. Ou oui et non. Comme tout le reste, c’est un peu compliqué. Vois-tu, le temps est une chose étrange dans le Non-Monde. L’homme que tu appelles Choron et l’homme que tu appelles Stéphane sont chacun la source et l’écho de l’autre, et tous deux ont toujours œuvré en direction de celui qui émergera lorsque nous trouverons le trône. En tant que Choron, je ne l’ai jamais trouvé. En tant que Stéphane, je le trouverai. Tu veux dire que tu es Choron rené ? Non. Imagine une corde de luth pincée. Elle vibre d’un côté et de l’autre, formant une masse confuse qui semble plus large que la corde, et en faisant cela, elle produit un ton. Disons que Stéphane est l’apogée de la vibration à gauche, et Choron l’apogée de la vibration à droite. C’est la même corde, le même ton. Nous ne sommes qu’un et l’avons toujours été, même avant que la corde ne soit pincée. Cela fait beaucoup de choses à me demander de croire sur parole. Oh ! Je ne te demande pas de me croire. Après tout, tu es un Révesturi, tu remets tout en question. C’est très bien. Et puis je ne dis pas que l’on n’a pas dû arranger un peu les choses en cours de route. En tant que Choron, j’ai brisé la loi de la mort -436- pour devenir immortel, dans l’espoir de survivre assez longtemps pour trouver le trône. Évidemment, mes ennemis ont trouvé un moyen de détruire mon corps, mais j’avais déjà compris, pour mes échos dans le passé et l’avenir, et eux ont fini par comprendre pour moi, si bien qu’ensemble nous avons réussi... ceci. Tout cela est vraiment très intéressant. Donc, tu n’es plus Stéphane. Tu n’écoutes vraiment pas, n’est-ce pas ? Le fratrex fronça les sourcils. Quand tu dis que Choron est devenu immortel, qu’il a brisé la loi de la mort, qu’il a été défait... Oui ! s’exclama Stéphane. Je me demandais combien de temps tu mettrais. C’est absolument aussi amusant que je me l’étais imaginé. Tu es le bouffon noir. Moi, je ne me suis jamais appelé comme cela, tu sais. Je crois que c’était censé être une sorte d’insulte. Par les saints ! souffla le fratrex. Par les foudougoulizes ! souffla Stéphane en l’imitant. Je viens de les inventer, reprit-il sur le ton de la confidence. Ils n’existent pas non plus. Tu ne peux pas être le bouffon noir et dans le même temps Stéphane Darige, dit-il. Fratir Stéphane est bon, incapable même de concevoir les horreurs qu’a commises le bouffon. Si tu es celui que tu prétends être, alors je pense que tu as possédé frère Darige. Sinon c’est que tu es frère Darige, devenu fou. C’est décevant, dit Stéphane. Tu as fait de tels discours sur la pureté intellectuelle des Révesturi, sur la façon dont vos méthodes de raisonnement vous différenciaient de vos rivaux, et tu recommences avec le bien et le mal. C’est triste, vraiment. Choron était-il un homme bon ? Et pourtant, je te le promets, je suis entré dans les montagnes en tant que Choron, et quelques années plus tard j’étais le bouffon noir. La différence est dans le pouvoir : celui que tu appelles Stéphane est simplement le bouffon noir sans le pouvoir. Mais au fond, nous sommes le même. Bien et mal sont des jugements, et dans ce cas, des jugements rendus sans compréhension. -437- Le bouffon noir attachait des rasoirs aux coudes et aux talons d’enfants, et les forçait à se battre comme des coqs, dit fratrex Pell. Je te l’ai dit, j’étais contrarié, dit Stéphane. Peut-être au point d’en être un peu fou. Un peu ? Cela n’importe pas. Les choses ont changé, et je vois clairement la voie, maintenant. Et que vois-tu ? Le trône du sedos réémerge, comme jamais du temps de Choron. En fait, il a déjà émergé, en un sens R l’accroissement de la puissance a atteint son apogée. Mais sa complète revendication par une unique personne n’est pas encore possible. J’en contrôle une grande partie. L’autre Fratrex Prismo, qui qu’il soit, y a également une forte prétention. La plus intense est celle d’Anne Dare, parce que Virgenye a laissé un raccourci vers la puissance qui privilégie ses descendants, et qu’elle a fondé une organisation secrète vouée à s’assurer que son héritier y serait mené si le temps venait. Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être qu’elle a pensé que ses descendants suivraient son exemple, renieraient le pouvoir, et cacheraient le trône pour deux mille années de plus. Peut-être qu’elle le devrait. D’abord, cela ne suffit pas, cette fois-ci. La loi de la mort est brisée. Le roi de bruyère est mort, et les forêts de ce monde sont en train de mourir. Et lorsqu’elles seront mortes, nous prendrons certainement la suite. Mais... tu ne vois jamais ? Tu n’as pas de visions ? Évidemment, de temps en temps. Mais tu n’as pas vu ce que le monde deviendrait si Anne s’asseyait sur le trône du sedos ? Non. Je n’ai pas recherché une telle vision, et aucune ne m’est venue. Un règne de trois mille années de terreur qui fait passer ma petite époque pour un jeu d’enfant. Et ensuite, le monde rejoint le néant. Pell parut troublé, mais il haussa les épaules. -438- Je n’ai que ta parole pour cela, dit-il. Et les visions ne se réalisent pas toujours. C’est vrai. Et c’est pour cela que je suis ici. Pourquoi ? Eh bien, pour deux raisons, en fait. Comme tous ceux qui ont arpenté l’une des voies majeures, je n’ai, au mieux, qu’une vision troublée de toi. Tu viens de dire que tu avais vu Anne. Seulement d’une certaine manière. Je peux voir le monde qu’elle engendrera. As-tu toujours été aussi obtus ? Je... C’est un point de rhétorique, dit Stéphane en faisant mine de l’écarter de la main. C’est de toi que je parle, pour l’instant. Je n’étais pas certain de qui tu pouvais être, de ce que tu savais, des alliances que tu avais pu nouer. Alors, je suis venu découvrir toutes ces réponses fascinantes. Et l’autre raison ? Pour te faire une offre. Tu ne contrôles pas assez de la puissance du sedos pour t’opposer à Anne. Et moi non plus. Mais si j’avais tes dons, j’aurais une chance. Arpente la voie de Diuvo, alors. Cela ne fonctionne pas vraiment de cette façon-là, et je crois que tu le sais. Le pouvoir existe en quantité finie. Avec les voies mineures, comme celles de Mamrès ou de Decmanis, des dizaines ou des centaines d’élus peuvent se partager le don sans en être diminués. Mais celles que nous avons arpentées sont différentes. Pour que je gagne en puissance, il faut soit que tu m’abandonnes tes dons, un processus simple qui ne te causera aucun réel désagrément, soit que je te les prenne, ce qui malheureusement implique ta désagrégation. Je peux soit te donner à toi, qui prétends être le bouffon noir, le pouvoir dont tu as besoin pour t’emparer de la plus grande puissance au monde, soit mourir ? C’est ma seule alternative ? Je le crains, dit Stéphane d’un ton contrit. Je vois, dit fratrex Pell en fronçant les sourcils. -439- Le combat ne fut pas long, et lorsqu’il fut achevé, Stéphane sentit ses nouveaux dons prendre place dans ses chairs. Puis il appela son démon captif et le fit voler depuis la tour sur bien des lieues vers le sud. Comme il l’avait soupçonné, Pell avait libéré sur lui la même puissance explosive qu’il avait projetée sur le vaer, et s’il pouvait aisément s’en protéger, il ne voulait pas faire prendre de risques à Zemlé ou à ses fidèles aitivars. Lorsqu’il atterrit, Zemlé se précipita pour l’accueillir. J’ai entendu le bruit, dit-elle. Le ciel était plein de couleurs étranges. J’ai craint le pire. Il l’embrassa et sourit. Je suis heureux que tu t’inquiètes pour moi, dit-il. Mais là, ce n’était pas nécessaire. La véritable épreuve n’était pas encore pour aujourd’hui. Tu l’emporteras ce jour-là aussi. Plus tard dans la nuit, sous leur tente, elle en parut moins certaine. Tu en es sûr ? demanda-t-elle. C’est vraiment à toi d’aller affronter la reine de Crotheny ? Il recula un petit peu et s’appuya sur son coude. Je ne suis pas certain de bien comprendre, dit-il. Nous en avons déjà parlé dans la montagne. C’était toi et les aitivars qui étiez absolument convaincus que j’étais l’héritier de Kauron, à l’époque où je pensais que c’était pure folie. Eh bien, vous aviez raison. D’où vient ce doute soudain ? Elle lui adressa un timide sourire. Je suppose que je n’y ai jamais vraiment cru. Mais je croyais en ce jeune homme timide et intelligent que j’avais rencontré à Demsted. Je pensais qu’il trouverait un moyen d’aider, d’une manière ou d’une autre. Suis-je si différent ? Non. Plus fort. Plus hardi. Tout ce que tu étais en train de devenir de toute façon, quand j’y repense. C’est juste que c’est arrivé très vite. Mais tu crois toujours en moi ? Oui, dit-elle. Bien, alors. Tu veux toujours m’aider ? Je ne vois pas de quelle aide je pourrais être. -440- Il sourit. Tu viens de le dire. Tu as cru en moi. Tu y crois encore. C’est une force dont je peux toujours user. Et je t’aime, dit-elle. Et je t’aime aussi, répondit-il. Il savait qu’elle ferait une reine adorable. -441- CHAPITRE TROIS LES TCHES DE SIRE HARRIOT Tu nous en donnes trop, dit Aspar en arrimant un autre paquet sur l’un des chevaux de trait. Tu vas mourir de faim. Non, répondit Symen. Ça ne risque pas, vu que je viens avec vous. Je n’ai plus aucune raison de rester à Tor Scath. Tu ne peux pas savoir ce que sont les intentions de l’armée de l’Église, reprit Aspar. C’est vrai, mais même s’ils nous laissent en paix, que mangerons-nous dans un an ? Dans deux ? Et qui va chasser ici, de toute façon ? Non, je vais te donner tout ce que je peux. Ce monde est perdu, et la seule personne en qui j’ai la moindre confiance, c’est toi, verdier. Alors, chargez les provisions, vite, et mettons-nous en route. Aspar opina et s’y remit. Un instant plus tard, il entendit quelqu’un toussoter derrière lui. C’était Emfrith. Estronc, pensa Aspar. Encore. Je ne comprends pas pourquoi nous partons, dit le jeune homme. Cet endroit est parfait pour assurer la sécurité de Winna. Il retient les monstres, pas les hommes, et nous ne pourrons rien faire contre cinq cents soldats. C’est une armée de l’Église, dit Emfrith. Cette même Église qui a pendu un villageois sur deux d’ici à Brogswell, eh ? -442- Ils n’ont pas pendu tout le monde à Haemeth, signala Emfrith. Nous obéissons aux saints, là-bas. C’est une bonne chose pour vous. Mais ici, l’expérience nous a appris à nous méfier de tout ce qui se présentait sous une sainte armure. Demande à Winna. Ce n’est pas la peine de prendre le risque. Nous avons une chance de nous échapper, il faut la saisir. Werlic ? Oui, admit Emfrith, visiblement à contrecœur. (Puis il soupira.) Écoute, pourquoi ne pas simplement me laisser aller leur parler ? Leur demander ce qu’ils veulent ? Si tu as raison et qu’ils ne nous veulent rien de bon, nous pourrons toujours nous enfuir. Et si tu as tort, nous pourrons rester ici, où les monstres ne peuvent pas entrer, jusqu’à ce que Winna ait son bébé. Il n’y a pas assez de nourriture pour cinq mois. Moi et mes hommes pourrons aller en chercher si nécessaire. Où ça ? La calamité se propage. Oui, mais nous chevauchons droit sur elle. Je croyais que tu ne devais plus argumenter avec moi. C’était quand je pensais qu’il s’agissait de l’endroit sûr que tu nous avais promis. Il y en a un meilleur, dit Aspar. Vraiment ? Oui. Très bien, dit-il après un temps. Puis il s’éloigna. Tu l’aimes vraiment, n’est-ce pas ? pensa Aspar. Grim, que j’aimerais pouvoir dire ce que je pense. Ses jambes le lancèrent lorsqu’il monta le cheval qu’il avait commencé à appeler Grimla, dans l’espoir qu’un nom puissant pût rendre l’animal plus fort. Ils partirent vers le sud-ouest, quittant la route du Vieux Roi, et traversèrent les hauts-fonds de la rivière de la Petite Lune à gué avant la fin de la journée, puis commencèrent à grimper les contreforts de Walham. Lui et Winna n’étaient pas passés par ce chemin la dernière fois, parce qu’ils avaient longé la rivière Slaghish, en suivant la piste du premier greffyn. Cela les avait menés au -443- Rewn Aluth, et à l’étrange sefry peut-être morte qui avait dit s’appeler mère Gastya. Elle les avait ensuite dirigés vers les montagnes du Lièvre, où ils avaient découvert une vallée cachée dont Aspar savait pertinemment qu’elle ne pouvait pas exister. Mais comme pour bien d’autres choses, il s’était trompé. La vallée s’était bien trouvée là, ainsi que le roi de bruyère, et Fend, et pour Aspar et Winna, c’était également là que tout avait bien failli s’achever. Mais cela n’avait pas été le cas, en grande partie grâce à Stéphane. Il évitait de se demander où était Stéphane, et il n’aimait pas en parler à Winna, pour la simple et bonne raison que le garçon était probablement mort. Même si les piteux ne l’avaient pas tué, le vaer l’avait probablement fait, et si ce n’était pas le vaer, l’explosion au monastère d’Ef, ou un millier d’autres choses. Stéphane était intelligent et c’était un brave gars, mais survivre par lui-même n’avait jamais vraiment été son plus grand talent, même à l’époque où le monde n’était pas encore devenu fou. Il avait fait tout ce qu’il avait pu pour aider Stéphane, non ? Il s’était lancé à la poursuite des piteux, avait pourchassé le vaer. Il n’avait jamais retrouvé aucune trace du garçon Il reporta son attention vers Winna et Ehawk. Au moins, Ehawk les avait retrouvés. C’était bon de savoir que le Wattau n’était pas un fantôme solitaire perdu dans les Bairghs Les contreforts s’élevaient et redescendaient en une suite de creux et de bosses toujours impressionnantes. Il avait toujours été facile de se perdre dans les Walhams, mais maintenant que la plupart de ses points de repère avaient disparu, il était plus difficile que jamais de garder un cap. Il pouvait voir qu’il y avait eu beaucoup de pluie ces derniers mois, et beaucoup d’inondations. La végétation invasive n’avait pas les mêmes racines profondes que celle de la nature, et nombre des itinéraires qu’il connaissait étaient fermés par d’immenses coulées de boue. La plupart des crêtes étaient réduites à leur substrat, et les vallées étaient recouvertes d’une lie visqueuse. Mais en ces endroits bas, la végétation ensorcelée était très vive. Elle commençait à dépérir, mais était encore bien loin de -444- ce qu’il avait vu dans les Collines Acrotères. En certains endroits, ils durent se frayer un chemin à travers elle. Ils progressaient très lentement. Aspar se figura qu’en trois jours, ils n’avaient dû avancer dans leur direction que de cinq lieues à vol de corbeau. Et ce soir-là, Henné, le pisteur de sire Symen, revint avec de mauvaises nouvelles. L’Église te rattrape, dit-il. Je ne sais pas comment ils font. On dirait qu’ils savent où ils vont. Où sont-ils, exactement ? lui demanda Aspar. Henné dessina une carte sur le sol, et lorsqu’il eut terminé, Aspar maudit Grim et grinça des dents. J’ai l’impression que Fend disait la vérité, au moins sur un point. Parce qu’il semblait qu’ils allaient effectivement avoir besoin d’aide. Le chevalier s’éveilla lorsque la pointe de la dague d’Aspar lui piqua le cou. Il eut le mérite de ne pas hurler ni se mouiller, en fait, il cilla à peine. Ses yeux reflétèrent d’abord la surprise, puis le chagrin, et finalement, lorsqu’il eut compris qu’il n’était pas encore mort, la curiosité. Que voila un bon garçon ! chuchota Aspar. Tu dois être le verdier White. Ah, je suis célèbre ! répondit Aspar. Mais je n’ai pas ton nom dans mon troupeau de mots. C’est Roger Harriot. Sire Roger Harriot. Virgenyen ? Oui. De Saint-Clément-Danes. Mais cette route ne te ramène pas chez toi ! Malheureusement pas. J’ai plusieurs tâches à accomplir, et aucune d’entre elles n’implique de rentrer chez moi. Et ces tâches ? Eh bien, l’une serait de capturer un certain verdier renégat, si j’avais l’occasion de le croiser. Sur l’ordre de... ? Du Fratrex Prismo de la sainte Église. Et pour quelle raison ? -445- Sire Roger parut se demander un temps comment répondre à cela. Je pourrais t’en donner plusieurs, reprit-il finalement. Mais j’ai entendu beaucoup de choses sur toi, et je pense que je vais te dire la vérité. Ma tâche première n’est pas de te trouver R c’est de trouver la vallée où tu as découvert le roi de bruyère. Je dois m’y rendre et la tenir contre tout envahisseur jusqu’à ce que Niro Marco envoie des ordres. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je n’ai pas besoin de savoir. Mais puisque tu sembles vouloir t’y rendre, je me suis dit que j’allais alléger ma mission en t’arrêtant ici dans les contreforts. Comment sais-tu même où tu vas ? Eh bien, tu as fait ton rapport au praifec de Crotheny, et il a envoyé des pisteurs trouver l’endroit. Il est sur nos cartes, maintenant. Hespéro, pensa lugubrement Aspar. Eh bien, dit-il, je pense que vous devriez repartir. Pourquoi ? Parce que tu tiens un couteau contre ma gorge ? Tout ce que je sais de toi me dit que tu ne me tueras pas. Tu ne sais pas tout, n’est-ce pas ? Nous avons tous nos secrets. Ses yeux se détournèrent de façon infime, et Aspar se sentit soudain soulevé dans les airs, puis immobilisé par deux moines fantastiquement forts. Imbécile, pensa-t-il. Était-ce le gèos qui le rendait idiot, ou juste l’âge ? Cela n’avait plus d’importance, maintenant. Avaient-ils aussi capturé Leshya ? Tu es seul, verdier ? demanda le chevalier, et répondant ainsi à la dernière question. Oui. Eh bien, je vais essayer de te trouver quelqu’un pour te tenir compagnie, au moins jusqu’à ce que nous ayons capturé tes amis. Crois-tu qu’ils se battront ? Ce serait de la folie. Peut-être pas, répondit Aspar. Emmène-moi. Je les convaincrai de ne pas le faire. Harriot haussa les épaules. -446- Cela ne fait pas grande différence, pour moi. Et mes hommes se sont déjà mis en branle. Tout devrait être terminé avant le lever du soleil. Aspar détendit ses muscles et soupira, puis il usa de toute son énergie pour tenter d’un coup de se libérer de l’étreinte des moines. C’était comme essayer de briser des entraves de fer Tu n’as aucune chance, verdier, dit Harriot. Il faut que tu me laisses partir. Tu n’as aucune idée de ce que tu fais. Tu l’as dit toi-même. Si je n’atteins pas cette vallée, tout va mourir. C’est tout à fait dramatique, répondit sire Roger. En fait, le Fratrex Prismo fait exactement les mêmes allégations sur ce qui va se passer si tu réussis à atteindre cette vallée. Devine lequel je vais croire. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, il faut que j’aille diriger tout cela. Je te le promets, j’épargnerai tous ceux que je pourrai. Fais du mal à n’importe lequel d’entre eux et je t’envoie directement à Grim, dit Aspar. Grim ? Que c’est pittoresque. Un hérétique des montagnes. Je suis sérieux, dit Aspar. Je te tuerai. Eh bien nous nous sommes tout dit, répliqua le chevalier. Je te laisse trouver un moyen. Ils le ligotèrent et le placèrent sous bonne garde, lui offrant l’opportunité de continuer à réfléchir à ses erreurs. Il savait qu’il y avait des moines qui pouvaient entendre l’aile d’un papillon dans le vent R Stéphane avait été l’un d’eux. Mais lorsqu’il avait réussi à se glisser dans le campement, apparemment sans se faire remarquer, il s’était dit que cette bande-là ne devait pas avoir de ces moines. Et peut-être qu’ils n’en avaient pas. Leshya semblait avoir réussi à s’échapper sans être vue. Peut-être qu’une partie de lui voulait qu’il fut capturé. Ainsi, au moins, la sorcière de Sarnwood n’arriverait pas à ses fins. Mais, et si Fend avait raison ? -447- C’était difficile à même envisager. Et c’était également oiseux : ce qu’il pensait n’avait plus d’importance. Environ une cloche avant l’aube, les moines le sortirent de la tente et le jetèrent sur le dos d’un cheval, puis partirent à un trot poussé. Il y avait beaucoup de cris concernant des formations et autres choses du genre, si bien qu’Aspar en déduisit qu’Emfrith devait mieux se défendre que Harriot ne l’avait imaginé. Il eût bien aimé que quelqu’un le relevât, pour qu’il pût voir. Ils atteignirent une crête, et les cavaliers commencèrent à former des rangs. Aspar sentit les feuilles d’automne. Un hurlement à glacer la moelle s’éleva alentour, et Aspar s’efforça de redresser la tête. Puis quelque chose arracha le cheval d’en dessous lui. Le sang jaillit comme une pluie chaude, et il dut cligner des paupières pour le chasser de ses yeux et voir. En haletant, il ramassa ses jambes contre lui et chercha à faire passer ses mains liées de derrière son dos devant, en jurant de douleur, ses yeux cherchant éperdument la source du démembrement du cheval. Mais tout ce qu’il vit, c’était le martèlement des sabots d’autres chevaux qui piaffaient, et tout ce qu’il entendit, c’était des cris de douleur, de terreur et de rage. Il passa ses mains sous ses bottes et les remonta, puis il commença à s’attaquer aux nœuds qui retenaient ses jambes. Pendant qu’il faisait cela, les combats s’éloignèrent de lui. Le temps qu’il fût en position de se relever, la bataille était redescendue sur le flanc de la colline, ne laissant qu’un carnage derrière elle. Près de vingt chevaux étaient à terre, et presque autant d’hommes. Il prit une dague sur l’un des cadavres et se débarrassa de ce qui restait de ses liens. Il trouva une hache de lancer sur un corps décapité, et la glissa dans sa ceinture. De l’endroit où il se trouvait, il pouvait maintenant voir que deux batailles avaient lieu. L’une se tenait sur la même colline que lui, mais un peu plus bas. Il ne pouvait en distinguer qu’une partie, mais il apercevait une paire de greffyns et un étan, qui ravageaient ce qu’il restait de l’arrière-garde d’Harriot. -448- La plus grande partie du reste des hommes de l’armée de l’Église étaient étendus morts dans la vallée en contrebas, mêlés à des douzaines de sedhmharis morts ou mourants. Seuls quelques douzaines d’hommes étaient encore debout, et il en reconnut certains pour être des cavaliers d’Emfrith. C’était donc là qu’était son combat. Il commença à descendre la colline aussi vite qu’il put l’oser et que ses jambes le permirent. Il se fraya un chemin à travers les cadavres, mais le temps qu’il les rejoignît, les hommes d’Emfrith encore sur pied n’étaient plus qu’une demi-douzaine. Ils faisaient face à une dizaine d’hommes de l’Église, dont trois encore montés. Il n’y avait aucun signe de Winna. L’un des chevaliers le vit et fit virer sa monture vers lui, mais il ne put lancer une vraie charge à cause des corps empilés. Aspar prit la hache de sa ceinture et la lança lorsqu’il fut à dix coudées. Elle s’écrasa dans la visière du chevalier, dont la tête partit en arrière. Aspar s’était précipité derrière son projectile : il attrapa l’homme par le bras, le tira hors de sa selle, et le fit verser sur le sol. Puis il plongea la dague sous le heaume et à travers le cou. Avec une sombre détermination, il se tourna vers l’homme suivant, puis le suivant... Lorsque ce fut terminé, Aspar, Emfrith et deux de ses hommes étaient les seuls à survivre. Mais Emfrith n’en avait plus pour très longtemps. Il avait les poumons transpercés, et il étouffait dans son sang. Verdier, réussit-il à haleter, tu as une baie qui soigne cela ? Il s’efforçait d’être brave, mais Aspar pouvait lire la terreur sur son visage. Il agita négativement la tête. Je crains que non, mon garçon, dit-il. Tu sais ce qui est arrivé à Winna ? Leshya l’a emmenée avant le début de la bataille. Elle a dit que tu l’avais envoyée chercher. Que je l’avais envoyée chercher ? Emfrith opina. -449- Certains des chevaliers ont brisé là et sont partis vers le nord. Je pense qu’ils ont pu se lancer à leur recherche. Peut-être. Je vais la retrouver. J’aimerais pouvoir aider. Tu en as déjà beaucoup fait, dit Aspar. Traite-la bien, dit Emfrith. Tu ne la mérites pas. Tu es un sacré brave homme, mais tu ne la mérites pas. Je sais. C’est une bonne mort, n’est-ce pas ? C’est une bonne mort. Je suis fier de toi. Ton père le sera, lui aussi. Ne va pas lui annoncer en personne, il te pendrait. Aspar acquiesça. Il faut que j’y aille, dit-il. Tu comprends ? Oui. Aspar se redressa et alla ramasser sa hache. Il trouva un arc et quelques flèches, ainsi qu’un cheval. Les hommes d’Emfrith restèrent avec lui. Il se demanda où était Ehawk, et espéra qu’il était avec Leshya. Mais il n’avait pas le temps d’inspecter les cadavres. La bataille sur la colline semblait achevée, elle aussi. Du moins, il ne voyait plus rien bouger là-bas. Il se dirigea vers le sud, longeant le fond de la vallée. Fend l’attendait. -450- CHAPITRE QUATRE PAR MONTS ET PAR VAUX La jument de Neil fit un faux pas, chercha à retrouver son équilibre, puis s’arrêta et agita la tête en soufflant. Sa robe était écumeuse, et son garrot tremblait. Neil se pencha et lui flatta le cou, en lui parlant dans sa langue natale. Tout va bien se passer, ma belle, lui dit-elle. Le prince dit que tu vas pouvoir te reposer dans moins d’une lieue. Mais nous devons repartir, maintenant, tu vois ? Essayons. Il lui donna une douce impulsion, et elle se remit vaillamment à marcher, pour reprendre finalement le petit galop des autres. C’est une soirée splendide, lui dit-il. Regarde le soleil, là-bas, sur l’eau. Trois jours d’intense chevauchée les avaient amenés jusqu’à une vieille piste côtière qui allait par monts et par vaux. Le soleil rentrait chez lui, et le détroit de Saltmark était caparaçonné de cuivre. Une partie de lui avait la nostalgie de l’eau, des îles, de la navigation de haute mer et de ces eaux terribles et familières. Il était à terre depuis trop longtemps. Mais il avait des choses à faire, n’est-ce pas ? Ce que son cœur désirait n’avait aucune importance. Cela le fit regarder en avant, là où Brinna chevauchait derrière son frère, plus pâle et plus mal portante qu’il ne l’eût jamais vue. Elle n’était jamais montée à cheval, et connaissait encore moins les tortures d’une dure chevauchée de plusieurs -451- jours. Lui avait déjà mal jusqu’aux os R il n’osait imaginer ce qu’elle pouvait ressentir. Pour simplement rester en selle, elle avait dû être attachée à Bérimund. Il craignait au fond de lui-même qu’elle ne survécût pas. Comme le soleil touchait l’eau, ils atteignirent un vieux château sur une petite langue rocheuse qui s’enfonçait dans la mer. Les bernaches sur ses murailles indiquaient que durant les plus hautes marées, il devait être complètement coupé des terres. La marée montait, en l’instant, mais pas assez haut pour recouvrir la chaussée, et ils s’y dirigèrent donc pour changer leurs chevaux, la troisième fois qu’ils le faisaient depuis qu’ils avaient décidé d’aller en Crotheny. Bérimund restait prudent : le premier de ses amis auquel il avait rendu visite lui avait dit que son père avait mis sa tête à prix, ainsi que celle de tout homme qui l’aiderait. Alors, ils empruntaient des chemins moins directs et surveillés que la grande voie vitellienne. Ils ne s’arrêtèrent pas longtemps. Neil déposa un baiser sur le front trempé de sa jument avant qu’on ne l’emmenât, et il fit connaissance de sa nouvelle monture, Friufahs, un hongre rouan. Il faisait les présentations lorsqu’il entendit Brinna dire quelque chose qu’il ne pût comprendre. Ce n’est pas convenable, entendit-il Bérimund répondre. Néanmoins, répondit Brinna, c’est mon souhait. Attiré par la conversation, Neil vit Bérimund qui le regardait. Le Hansien se dirigea vers lui. Tu es resté seul avec ma sœur en plusieurs occasions. C’est vrai. T’es-tu montré inconvenant avec elle ? Neil se raidit. Je comprends que tu puisses douter de moi, mais quelle raison aurais-tu de faire de telles assertions sur ta sœur, sire ? Ma sœur est à la fois très sage et très naïve. Elle n’a pas rencontré beaucoup d’hommes, sire Neil. Je ne fais que te demander la vérité. Rien de malséant ne s’est produit, répondit Neil. Pas lorsque nous étions seuls. Lorsque son navire m’a déposé à -452- Paldh, je l’ai embrassé. Je n’avais aucune intention de la déshonorer d’une quelconque façon. Elle m’en a parlé. Elle m’a dit que c’était elle qui t’avait demandé de l’embrasser. Il acquiesça. Tu n’as pas jugé utile de m’en informer, alors que ne pas le faire ne pouvait que te mettre dans mes mauvaises grâces ? C’est son affaire, et je n’ai pas à présenter d’excuses. Tu reconnais, alors, que tu aurais dû refuser ? J’aurais dû. Je ne puis dire que je suis désolé de ne pas l’avoir fait. Je vois. (Il tourna les yeux vers le soleil à moitié disparu.) Elle veut chevaucher avec toi pour un temps. Je ne crois pas que cela soit séant, mais c’est ma sœur et je l’aime. N’en tire pas un avantage injustifié, sire. Il revint vers Brinna, et l’aida à monter en selle derrière Neil. Celui-ci la sentit là, tendue comme une corde, tandis que Bérimund les attachait ensemble. Elle passa les bras d’une étrange façon autour de sa taille, comme si elle essayait de s’accrocher à lui sans le toucher. Ravitaillés et équipés de frais, ils repartirent le long de la côte. De petites silhouettes aux ailes en festons se dessinèrent contre le ciel obscurci, et une brise froide leur vint des vagues. Loin en mer, il aperçut la lanterne de proue d’un navire solitaire. Dans les terres, un engoulevent ronronna. Je suis désolée pour ta reine, dit Brinna. J’aurais aimé la rencontrer. J’aurais aimé aussi que tu la rencontres, dit Neil. J’aurais aimé la sauver. Tu penses que si tu n’avais pas été dans nos geôles, tu aurais pu le faire. Peut-être. Je ne saurais le dire. Mais je ne pouvais agir tant que Bérimund n’était pas revenu, et je n’aurais pas su trouver où elle était sans lui. Et toi non plus. Il hocha la tête, mais ne répondit pas. Il pensait qu’elle était en sécurité. Il voulait la protéger. Je sais, dit Neil. Je ne vous blâme pas. -453- Tu te blâmes toi-même. Je n’aurais pas dû la laisser venir. Et comment l’en aurais-tu empêchée ? Il n’avait rien à répondre à cela, alors ils chevauchèrent un temps en silence. Dans les histoires, cela paraît facile, de monter à cheval, musarda finalement Brinna. Ce n’est pas trop dur, une fois que l’on est habitué, répondit-il. Comment t’en sors-tu ? Une partie de moi est en feu et l’autre est morte. Alors, reposons-nous un jour ou deux, répliqua-t-il d’un ton pressant. Que tu échappes un temps à la selle. C’est impossible, murmura-t-elle. Il faut que nous la trouvions avant Robert. Anne ? Non, pas Anne. Une petite fille. Elle se trouve à Haundwarpen avec un homme et une femme. Il y a de la musique autour d’eux, parfois terrible, parfois magnifique, parfois les deux. Cela me dit quelque chose, songea Neil. L’homme et la femme viennent de se marier. L’enfant n’est pas le leur. Il y avait un compositeur appelé Ackenzal, dit Neil. Un favori de... de la reine. Elle a assisté à son mariage, et j’y suis allé avec elle. Lui et son épouse ont la charge d’une petite fille : Mérie, la fille de dame Gramme. Oui. Et demi-sœur d’Anne, n’est-ce pas ? C’est ce qui se dit. Tu pourras nous guider quand nous serons plus près ? Qu’est-ce que cela a à voir avec la réparation de la loi de la mort ? demanda Neil. Tout, répondit-elle. Et si Robert le sait, alors elle court un terrible danger. Comment Robert pourrait-il le savoir ? Je ne sais pas, mais je le vois là-bas. (Elle s’interrompit un temps.) Je sais ce qui a tué la reine Murielle et les frères de meute de Bérimund. Et qui t’a presque tuée aussi. -454- Oui. C’est une musique, horrible et pourtant adorable, d’une étrange façon. Lorsque l’on a commencé à l’écouter, il est... très difficile de l’interrompre. Si tu ne m’avais arrêtée, si tu ne m’avais pas appelée par cet autre nom, je serais partie, maintenant. Le nom du navire. Oui, chuchota-t-elle. (Il regretta de ne pouvoir se retourner pour voir son visage.) Le navire, quand je n’étais pas moi et que tu n’étais pas toi. Mais maintenant nous sommes qui nous sommes. Oui, répéta-t-elle. Nous sommes qui nous sommes. Il crut qu’elle allait s’interrompre plutôt que de poursuivre, mais ce ne fut pas le cas, du moins dans la suite de cette pensée. Je t’ai dit déjà que j’avais de plus hautes obligations, dit-elle finalement. Effectivement, oui. Une fois encore, elle parut se battre contre elle-même un temps, avant de poursuivre. J’avais autrefois quatre sœurs, dit-elle. On nous donnait bien des noms, mais en Crotheny et à Liery, nous étions appelées Féalités. Comme dans les histoires ? Les quatre reines de Tier na Seid ? Oui et non. Il y a beaucoup d’histoires. Je suis ce qui est réel. Je ne comprends pas. Il y a eu des Féalités avant moi, qui portaient des masques. Il y en a eu beaucoup, depuis la terrible période qui a suivi la disparition de Virgenye Dare. Nous étions alors appelées les Vhatii. Le temps change les langues et déforme les noms. Certaines ont vécu cachées dans la foule, d’autres recluses en des endroits lointains. Nous ne sommes pas de vraies sœurs, vois-tu, mais des femmes nées avec le don. Quand nous vieillissons, quand notre pouvoir s’étiole et que même les drogues ne nous procurent plus de visions, nous trouvons nos remplaçantes. Mais que faites-vous ? -455- C’est difficile à expliquer. Nous sommes en fait des créatures à la double nature. Ici, nous sommes humaines R nous mangeons et respirons, vivons et mourons. Mais dans l’ Ambhitus, le Non-Monde, nous sommes la somme de toutes celles qui sont venues avant nous, à la fois plus et moins qu’humaines. Et nous voyons. Jusque récemment, nos visions étaient rarement spécifiques ; nous réagissions comme des plantes qui se tournent vers le soleil. Mais depuis que la loi de la mort a été brisée, nos visions approchent la prescience. Mes sœurs et moi nous avons œuvré durant des années pour nous assurer qu’Anne prenne le trône, et en un terrible instant de clarté, j’ai vu à quel point nous nous étions trompées. » Mes sœurs ont refusé de me croire, et ainsi elles sont mortes, tout comme l’ordre que nous avions fondé, ou sa quasi-totalité. Alis a autrefois fait partie des nôtres. Elle savait qui tu étais. Lorsqu’elle m’a vue, oui. Pas avant. Comment tes sœurs sont-elles mortes ? C’est également compliqué. Anne les a tuées, en un sens ; l’Anne qui était et sera, pas celle que tu connais. Celle qu’elle est en train de devenir. Comment t’es-tu échappée ? Je me suis retirée de l’ambhitus et je me suis cachée. J’ai abandonné mon rôle de Féalité et je me suis vouée à la correction de nos erreurs. Et maintenant ? Comme je te l’ai dit, Anne est hors de ma portée. Mais il me reste une chance de réparer la loi de la mort. La petite fille, Mérie : nous l’avons observée. Elle a un pouvoir étrange et merveilleux ; comme le mien, en un sens, mais également différent de tout ce que nous avons jamais vu. Avant de mourir, l’une de mes sœurs a instillé en l’esprit du compositeur que lui et Mérie pouvaient réparer les dommages faits à la loi. Je dois maintenant m’assurer que cette graine va porter ses fruits. Si la loi de la mort est restaurée... Oui. Robert mourra. Faisons cela, alors, maugréa-t-il. -456- La Lune se leva, et les étoiles parsemèrent le ciel. Ils repassèrent du petit galop au trot, puis y revinrent, afin d’éviter d’épuiser leurs montures. Brinna, frissonnant de fatigue, s’affala sur lui et se redressa. Résiste ou tu vas tomber, dit-il. J’aimerais... Elle soupira. Quoi ? souffla-t-il d’une voix rauque, en sachant qu’il ne devrait pas. Elle ne répondit pas, et il la sentit plus rigide encore que lorsqu’elle avait été placée là. Je t’avais dit qu’il y avait trois raisons pour lesquelles j’avais risqué de te faire sortir des geôles, murmura-t-elle. Oui. Tu as dit que la troisième n’avait aucune importance. J’avais dit qu’elle n’avait aucune importance alors, rétorqua-t-elle. Pas qu’elle n’en avait pas. Tu te souviens des deux premières ? Tu as dit que tu ne pensais pas que je pouvais être un assassin, et que tu pensais que nous pourrions nous aider l’un l’autre. Il faut que tu comprennes mon monde, reprit-elle. La façon dont je vis. À ma connaissance, on a attenté quatre fois à ma vie ; dans l’un des cas, il s’agissait de l’un de mes propres cousins, qui craignait que je m’aperçoive de la façon dont il trompait mon père. Un assassin formé au convent, envoyé de Crotheny, quand j’avais dix ans. Je ne sais pas qui l’avait envoyé. Un tueur de l’Ergot noir, originaire de ténébreuses forêts de Vestrana, ne fut pas loin de réussir. Il a tenu sa dague contre ma gorge. Je veux que tu comprennes tout cela, parce que, même si je refusais de croire que tu allais me tuer, une partie de moi-même pensait néanmoins que tu pouvais le faire. « La troisième raison était que j’étais prête à risquer la mort pour te toucher de nouveau. Les sabots résonnèrent dans le silence tandis qu’une grande lune rouge sang plongeait vers la mer ténébreuse. Je t’aime, dit-il. -457- Il la sentit se détendre, puis se couler contre son dos, et ses bras autour de sa taille parurent soudain libres et relaxés. Il ne pouvait, ni n’eût osé, se retourner pour l’embrasser, mais cela n’importait pas. Il ne s’était jamais senti mieux de sa vie, et durant les cloches qui suivirent, rien dans ses échecs, dans ses deuils, ni même dans sa soif de vengeance, ne put le détourner de la femme qui l’enlaçait, de son mystère et de ses merveilles. -458- CHAPITRE CINQ ACMÉMÉNO Cazio caressa le visage d’Austra, puis ouvrit délicatement ses lèvres et y versa un peu de vin coupé. Après un temps, elle déglutit, et le liquide descendit. Il regarda son visage inerte, en s’efforçant de maîtriser l’étrange panique qui montait en lui. Elle est encore vivante, donc il y a encore de l’espoir, pensa-t-il. Anne aura des surgiens qui sauront te soigner, assura-t-il à la jeune femme léthargique. Tout s’arrange toujours dans les histoires, n’est-ce pas ? Encore que là, c’est généralement le baiser du beau prince. Ne serais-je pas assez beau, ou pas assez princier ? La voiture gronda un temps. Nous n’aurons peut-être même pas besoin d’aller jusqu’à Eslen, lui dit-il. Nous serons cet après-midi à Glenchest. La duchesse pourra probablement nous aider. Austra, évidemment, ne répondit pas. Ils rencontrèrent un chevalier et sa suite à une demi-lieue de Glenchest, un certain sire Guillaume, serviteur de la duchesse. Il les escorta jusqu’au manoir baroque et indéfendable. La duchesse ne les reçut pas, ce qui était inhabituel, mais lorsqu’ils eurent pris leurs quartiers dans le village, Cazio reçut une invitation à dîner avec elle. Il emmena z’Acatto et Austra dans la voiture. -459- Élyonère Dare était une femme menue dont le calme et la retenue n’indiquaient nullement au premier abord sa profonde expérience dans le domaine du vice. L’on découvrait généralement sa nature plaisamment amorale dès les débuts de la conversation, mais tout aujourd’hui était fort différent de la dernière fois qu’il l’avait vue. Elle portait une robe noire et une résille noire dans les cheveux, et ses courtisans et serviteurs, habituellement parés de façon colorée, étaient également vêtus de façon discrète. Lorsqu’ils entrèrent, elle se leva et leur offrit sa main. Lorsqu’ils l’eurent baisée, elle se pencha et embrassa Cazio sur les joues. C’est bon de te revoir, mi dello, dit la duchesse. Tout est sombre, mais tu es une lumière pour ces yeux. Duchesse Élyonère, je serais honoré de te présenter mon maître d’armes et mentor... (Il réalisa qu’il ne connaissait pas le vrai nom du vieil homme.) Z’Acatto a toujours été son surnom, et signifie simplement « le maudit ». Acméméno d’Eriestia dachi Vesseriatii, dit z’Acatto. À ton service, duchesse. Cazio cilla en essayant de dissimuler sa surprise. Les Duochi de Vesseriatii faisaient partie des hommes les plus riches et les plus puissants de Vitellio. Élyonère l’embrassa lui aussi sur les joues. Austra est avec nous, dit Cazio. Elle ne va pas bien. J’espérais que tes surgiens pourraient nous aider. Austra ? Malade ? Nous allons évidemment faire tout ce que nous pouvons. (Puis elle plissa le front.) Comment se fait-il que tu n’aies pas été avec Anne quand... Elle n’acheva pas sa phrase, mais ses yeux parurent luire un peu. Elle nous a envoyés à Dunmrogh, répondit Cazio, avant de réaliser qu’il y avait quelque chose dans le ton d’Élyonère. Quand quoi ? grinça-t-il. Cazio était assis sur le banc même où il avait embrassé Austra pour la première fois, et but une longue gorgée dans la -460- carafe d’âpre vin rouge. Il regarda z’Acatto s’approcher, puis lui tendit le cruchon de grès. Bizarrement, le vieil homme hésita, puis but un peu. Tu as autre chose à me dire ? demanda Cazio en se forçant à éprouver de la colère et en s’apercevant qu’il ne le pouvait pas. Tu es vraiment duoco ? À moins que tu ne sois le Meddicio de z’Irbina ? Mon frère est duoco, dit z’Acatto. Enfin, je suppose qu’il l’est. Je ne l’ai pas vu ni n’ai reçu la moindre nouvelle de lui depuis des années. Pourquoi ? Pourquoi as-tu vécu dans ma maison comme si tu étais le serviteur de mon père ? Comme un soldat vagabond qu’il aurait ramené d’une de ses guerres ? Z’Acatto but une autre gorgée, puis une autre. Je t’ai toujours dit que je ne connaissais pas le visage de l’homme qui avait tué ton père, dit-il. Oui. Je t’ai menti. Cazio dévisagea le vieil homme, et sa vie parut s’étaler devant lui. Une seule chose était-elle vraie ? Qui l’a tué ? demanda-t-il. Le regard de z’Acatto alla se perdre au loin. Nous étions dans une petite ville appelée Fiéra, dans les monts Uvadro. Ils produisent là-bas un vin doux, l’Uchapira. Nous étions occupés à en boire beaucoup, ton père et moi. Il y avait un homme... je ne me souviens pas de son nom. Il se trouve que j’avais couché avec sa femme la nuit d’avant, et il est venu laver son honneur. Sauf que j’étais trop ivre : quand je me suis levé, mes jambes se sont dérobées. Quand je me suis réveillé, ton père était dans la rue avec lui : je ne m’étais évanoui qu’un instant, j’étais encore ivre et furieux. Je voulais juste reprendre mon propre duel, mais quand je suis sorti de la taverne en hurlant, Mamercio a tourné la tête vers moi, et l’homme lui a planté son épée en pleine rate. (Son regard revint sur Cazio.) J’ai tué ton père, Cazio. Ma stupidité avinée l’a tué. Tu comprends ? Cazio se releva d’un bond. Tout ce temps... -461- J’ai fait la seule chose que je pouvais faire, dit-il. J’ai pris sa place, je t’ai élevé... L’homme en question ? Je l’ai tué, évidemment. Je n’ai jamais su son nom. Tu aurais pu me le dire. Tu aurais pu me dire beaucoup de choses. J’aurais pu. J’ai été lâche. Cazio sentit son cœur se serrer en regardant cet homme qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais connu. C’est pire, de savoir maintenant. Alors que tout le reste s’effondre. Que vas-tu faire ? Maintenant qu’Anne est morte ? Tuer Hespéro. Trouver un remède pour Austra. Rentrer chez moi. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? hurla-t-il finalement. Je ne peux pas m’excuser tout le temps, grommela z’Acatto. Tu ne t’es pas excusé. Cazio... Va-t’en, répondit celui-ci, soudain las. Laisse-moi seul, qui que tu sois. Z’Acatto se leva lentement et resta là, les bras ballants, un long moment. Puis il s’éloigna. Cazio continua de boire. Il s’éveilla au matin, toujours sur le banc, l’un des pages d’Élyonère lui tapotant l’épaule d’un air contrit. Hébété, il reprit lentement la position assise. Quoi ? demanda-t-il. Madame voudrait vous voir dans sa chambre à la troisième cloche. Et nous en sommes pour l’instant... ? À la deuxième, messire. Très bien, dit Cazio. J’y serai. Ce ne fut que lorsqu’il eut rejoint sa propre chambre et qu’il se fut lavé aussi bien qu’il le pouvait dans la cuvette qu’il commença à s’inquiéter de l’endroit choisi pour la rencontre. Lorsqu’il arriva, pour trouver la duchesse au lit, et Austra sur un lit adjacent, son inquiétude crût. -462- Ne fais pas cette tête, dit Élyonère, avec plus d’un soupçon de son ancienne personnalité. Tous les hommes rêvent d’aller trouver deux femmes au lit. Duchesse... Écoute plutôt, et assieds-toi au pied du lit, dit-elle. Elle s’adossa aux énormes oreillers Elle portait une robe de chambre de brocart noir et or. Tandis que Cazio s’asseyait avec circonspection, deux servantes entrèrent, avec des plateaux chargés de nourriture. L’un fut placé devant la duchesse, un autre à côté de Cazio. Une troisième servante, une fille mince aux grands yeux, apporta une sorte de bouillie, et s’employa à nourrir Austra. Greyna est très efficace, dit la duchesse en indiquant la jeune fille d’un geste du menton. Son frère a été blessé à la tête dans une joute, et en est resté incapable de se nourrir. Il a survécu deux ans, donc elle a l’habitude. C’est une grande âme. Merci de ton amabilité, duchesse. Élyonère tourna les yeux vers Austra. Cette jeune fille m’est aussi chère que l’était Anne. Elle est tout autant ma nièce que Fastia ou Elseny. (Elle agita la tête.) J’ai à peine trente ans, Cazio. J’espère que lorsque tu auras mon âge, tu n’auras pas perdu autant d’êtres chers. Austra n’est pas morte, dit-il. Non, répondit la duchesse. Elle n’est pas morte. Déjeunons. Il regarda son plateau, se disant qu’il n’avait pas faim, mais les beignets à la crème, les saucisses et les mûres l’invitaient à picorer au moins quelques bouchées. Contrairement au frère de Greyna, Austra ne semble pas avoir de blessure à la tête, ni aucune autre blessure, sinon ces coupures sur ses jambes. Tu as dit que cela avait été fait par un homme d’Église. Sais-tu ce qu’il préparait ? Non. D’après Austra, il a dit qu’il voulait « faire parler le sang », mais sans expliquer ce que cela signifiait. Curieux, dit Élyonère. De toute façon, quoi qu’il soit arrivé à notre chère jeune fille, je pense que nous devons soupçonner une cause surnaturelle, un sujet dont je ne sais malheureusement pas grand-chose. -463- Connais-tu quelqu’un qui en saurait plus ? Je suppose que tu veux dire, hors de l’Église ? Ce serait probablement préférable. Non, pas vraiment. Mais toi, tu dois bien connaître quelqu’un. Oui, opina-t-il. Il y a à Eslen une vieille femme sefry qu’Anne a consultée. Il ne sera pas facile d’entrer dans la ville, dit Élyonère. Elle est assiégée. L’armée d’Hespéro campe au sud, et celle de Hansa au nord. Les flottes se sont retrouvées dans la baie de Fendlécume. je n’ai rien appris d’autre. Qui règne ? Artwair s’est proclamé régent, répondit-elle. Charles est l’héritier logique, mais personne ne veut revivre cette charade. Après lui, tout devient compliqué : il y a le bâtard de Gramme, Robert, toute une série de cousins... Toi, ajouta Cazio. Oui, dit-elle, mais c’est hors de question. Je ne l’accepterai tout simplement pas. Mais c’est une question oiseuse, de toute façon, parce que je pense qu’Eslen va tomber, et que c’est Marcomir et Hespéro qui en décideront. Cazio haussa les épaules. Qui règne ne m’importe pas. Ils peuvent tout aussi bien mettre un cochon sur le trône, en ce qui me concerne. Mais je vais récupérer Austra, et il faut que je tue Hespéro. Tu veux tuer le Fratrex Prismo de l’Église ? Je serai intéressée de voir comment tu y arriveras. J’ai déjà rencontré des êtres qui paraissaient immortels et invincibles, dit Cazio. La plupart sont morts, maintenant, ou ne valent guère mieux. Alors, c’est décidé ? Tu vas vraiment aller à Eslen ? Il opina. Si je peux te demander quelques chevaux. Évidemment. As-tu un plan pour entrer dans la ville ? Non, répondit-il. Mais j’en trouverai un quand ce sera nécessaire. -464- Il se mit en route le lendemain, avec la voiture et trois chevaux de réserve. Il ne prit pas la peine de chercher z’Acatto pour lui dire au revoir. La route l’entraîna vers l’ouest à travers les plats herbages jaunissants de la plaine de Mey Gorn. Des nuages traversaient le ciel comme des puissants navires ; au crépuscule, ils s’amassèrent et cachèrent les étoiles. L’air était humide et frais et sentait la pluie lorsqu’il revint là où était étendue Austra pour la nourrir de bouillie et de vin coupé. Elle paraissait plus maigre. Les sefrys sauront quoi faire, lui dit-il. Mère Uun aura un remède. La pluie vint doucement, et il resta étendu à l’écouter tapoter sur le toit de toile jusqu’à ce que le sommeil l’immobilisât sous sa couverture. Il s’éveilla le matin au chant des oiseaux et réalisa que le soleil était déjà haut, et qu’il avait perdu du temps. Il se sentit coupable d’avoir même dormi, quand chaque cloche comptait. Il donna à Austra son repas du matin, et mangea un peu de viande séchée. Il rassembla les chevaux qui broutaient, les mit au harnais. Il s’assit sur le siège et repartit. Cela faisait longtemps, réalisa-t-il, qu’il n’avait pas été seul, hormis le temps passé dans la cave à vin de Dunmrogh. En théorie il n’était pas seul, mais en pratique, il l’était bien. Il avait passé autrefois une grande partie de son temps seul, et il comprenait maintenant à quel point cela lui avait manqué. Quel genre d’homme suis-je ? se demanda-t-il. Anne était morte. Austra semblait bien proche de la rejoindre. Et pourtant, quelque part, il était heureux de se retrouver au calme avec ses pensées, sans personne pour lui poser de questions, sans rien à faire que regarder la route. Anne est morte, dit-il à voix haute. Il se remémora la première fois qu’il l’avait vue, se baignant dans un étang en pleine nature près du convent de Sainte-Cer. Elle était devenue à ce point une partie de sa vie que l’idée qu’il ne la reverrait jamais, outre l’injustice qu’elle représentait, lui semblait fondamentalement impossible. Ils -465- avaient survécu à tant de choses ensemble, et tout cela pour quoi ? Pour qu’elle meure maintenant ? Est-ce que cela en avait valu la peine ? Mais à l’évidence, quel que soit le nombre de choses auxquelles on survivait, la mort finissait toujours par venir. C’était une partie que l’on ne pouvait pas gagner. À la midi, la route descendait doucement les collines, et l’on pouvait voir des ailes de moulins tourner ci et là au loin. Il s’arrêta pour laver et nourrir Austra, et pour laisser boire les chevaux. Il allait se remettre en route lorsque des cavaliers apparurent sur la route, dans la distance. Il regarda autour de lui, mais il n’y avait que des champs, à perte de vue. S’il s’agissait d’ennemis, il ne pouvait pas faire grand-chose. Bizarrement, sa première impression fut que les chevaux qu’il voyait étaient montés par des champignons géants ; mais lorsqu’ils furent plus près, il réalisa qu’il s’agissait de sefrys, portant leur habituel chapeau à large bord pour protéger du soleil leur peau délicate. Lorsqu’ils furent encore plus près, il reconnut leurs couleurs pour être celles de la garde personnelle d’Anne. Il les regarda venir, en se demandant ce qu’ils pouvaient avoir en tête. Ayant failli à leur maîtresse, avaient-ils pris la route pour aller se jeter dans la mer de l’Est ? Il en compta quarante, et se demanda pourquoi il prenait la peine de les compter. N’était-ce pas des alliés ? Mais si c’était le cas, pourquoi cette étrange sensation au fond de son ventre ? Et pourquoi le flanquaient-ils ? Il arrêta ses chevaux. L’un des cavaliers vint à lui et ôta le couvre-chef qui dissimulait la plus grande partie de son visage, dévoilant ainsi qu’il s’agissait de Cauth Versial, le chef de la garde d’Anne. Cazio, dit Cauth. Quelle surprise de te rencontrer ici ! Oui, répondit Cazio. Quelle surprise ! Tu as appris la nouvelle ? Cazio opina, en remarquant du coin de l’œil que les sefrys continuaient de l’encercler. Ce fut un terrible choc, reprit Cauth. -466- J’imagine. Que la personne que vous étiez censés protéger, soit assassinée devant vos yeux, alors que vous étiez tous là. Comment cela a-t-il pu arriver ? Je suis certain que si tu avais été là, les choses auraient été différentes. J’en suis convaincu aussi, dit Cazio. Austra est dans la voiture, je suppose. Pourquoi supposes-tu cela ? Cauth soupira. Le temps est compté, dit-il. Je ne vais pas le gâcher à ergoter avec toi. Je t’ai vu te battre, et j’imagine que tu pourrais tuer quelques-uns d’entre nous si tu choisissais de le faire, mais il n’y a aucune raison que nous en arrivions là. Pourquoi en arriverions-nous là ? Cela ne devrait pas être le cas. Nous sommes venus t’escorter jusqu’à Eslen. Que c’est aimable ! J’y allais, justement. Mais pourquoi aurais-je besoin d’une escorte ? La ville est en état de siège. Tu auras besoin de notre aide pour y entrer. Je suppose que ce que j’ai vraiment voulu dire, c’est pourquoi auriez-vous envie de m’aider ? Ce n’est pas de toi que nous nous préoccupons, répondit Cauth. C’est d’Austra. Que tu sois là ou pas n’importe pas. Et que voulez-vous à Austra ? Tu n’as pas à t’en inquiéter. Oh, je m’en inquiète beaucoup ! Cauth voulut dire quelque chose, mais alors son regard se porta derrière Cazio, et son front se plissa en une expression chagrine. Ainsi, tu ne voyageais pas seul, finalement, dit-il. Cazio se tourna, et vit une rangée de piquiers se former sur la colline. Z’Acatto, murmura-t-il. Viens avec moi, dit Cauth en tirant son épée. Cazio tira Acrédo, en remarquant dans le même temps que six archers pointaient leurs flèches sur lui. -467- Nous allons monter sur cette colline et parler à tes amis, dit Cauth. Nous leur expliquerons qu’il est inutile de se battre, d’accord ? Si tu insistes, répondit Cazio. N’oublie pas qu’Austra sera avec mes hommes. Je ne l’oublierai pas. Il escalada la colline à pied avec le sefry. Z’Acatto observa leur approche, assis sur un étalon gris en avant de ses hommes. Je ne t’avais pas demandé de m’aider, cria Cazio lorsqu’il fut à portée de voix. Non, effectivement, répondit le vieil homme. Et je n’allais pas le faire. J’ai juste dit aux hommes que je les mènerais à Eslen, c’est tout. Alors, ça va. Qui sont tes amis ? L’ancienne garde d’Anne, répondit-il. Ils ont fort aimablement offert de m’escorter jusqu’au château. Alors, c’est très bien, dit z’Acatto. Tu es en de bonnes mains. Cazio hocha la tête. Comment était le vin ? Tu l’as bu ? Pas encore, répondit z’Acatto. Le moment n’est pas encore venu. Je ne suis pas certain qu’il y en aura un meilleur. Tu dis ça juste pour y goûter. Cela ne me déplairait pas, dit Cazio. Puis il fit volte-face en projetant son poing dans le menton de Cauth, avant de tirer Acrédo et de plonger à terre pour éviter une volée de flèches. Ils veulent Austra vivante, pensa-t-il en priant qu’il eût raison, en sachant au fond de lui que c’était le meilleur choix. Dans un puissant rugissement, les piquiers dévalèrent la colline. -468- CHAPITRE SIX L’ESPOIR DE LA FOUGÈRE Il ne restait plus grand-chose non plus de l’armée de Fend. L’un des vaix se tenait derrière lui, arborant une jambe blessée. Et en fait de monstres, Aspar ne vit qu’un greffyn, un lougrou, et deux étans. C’était plus qu’il ne pouvait raisonnablement espérer tuer, mais il était prêt à essayer. Je t’avais dit que tu allais avoir besoin de mon aide, lui dit le sefry. Oui, merci, dit-il en encochant une flèche sur cet arc qui ne lui était pas familier. Mais le lougrou et les étans étaient rapides, et furent devant Fend avant qu’il eût eu le temps de le mettre en joue. Aspar, cria Fend. Si tu réussis à me tuer, ou si je te tue, ce qui est beaucoup plus probable, qu’arrivera-t-il à Winna, à ton enfant, à ta précieuse forêt ? Je vais te le dire. Ce chevalier de Gravio et ses vingt hommes vont la rattraper. Probablement la tuer. Quel que soit celui qui les a envoyés, et je suis prêt à parier mon autre œil que c’est Hespéro, il n’a aucun intérêt à ramener un nouveau roi de bruyère en ce monde, pas tant qu’il n’aura pas pris possession du trône des sedos, et le contrôle de tout ce qui est. Nous avons les mêmes intérêts toi et moi, Aspar. J’en doute. Doutes-en si tu veux. Mon offre d’aide tient toujours. Je peux trouver le vhenkherd, tu sais que je n’ai pas besoin de toi pour cela. Et, oui, j’adorerais te tuer en cet instant même, mais -469- alors j’aurais un homme de moins R ou monstre, ce qui te décrit tout de même mieux R pour aller affronter ce chevalier. Nous avons besoin l’un de l’autre. Nous pourrons régler nos problèmes plus tard, tu ne crois pas ? Aspar regarda Fend dans son œil unique, en se remémorant le cadavre de Qerla, en se souvenant de la dernière fois qu’ils étaient allés dans la vallée du roi de bruyère. Il n’avait jamais autant haï le sefry, mais le gèos ne le laissait pas tirer. Arrêtons de parler, alors, maugréa-t-il en baissant l’arc. Allons-y. Stéphane et Zemlé flottaient dans l’étreinte du vhelny qui, maintenant que Stéphane l’avait apaisé, était douce et ferme, presque veloutée. Il avait déterminé que les membres du démon étaient plus proches de tentacules que de bras. Il était toujours opaque aux perceptions des sens de Stéphane ; aucun pouvoir qu’il détenait ni ordre qu’il pouvait donner ne pouvait lever cette magie apparemment ancienne et révéler la véritable apparence de la créature. C’était une chose subtile qui nécessiterait du temps et peut-être d’autres pouvoirs pour être supplantée. Il fut heureux que l’aura qui dissimulait le vhelny n’affectât pas sa vision, lorsqu’ils flottèrent à travers les délicates couches de nuages et que la vue en contrebas se révéla. Juste sous ses pieds, le château d’Eslen pointait ses tours vers lui comme autant de lances fantasques. Puis, autour, le reste de la ville et l’île verte d’Ynis, maintenus ensemble par deux fleuves et un millier de petits canaux qui s’étiraient jusqu’à l’horizon. Et, sur les rives de ces fleuves, à côté des canaux, se trouvaient des feux, des tentes, et des dizaines de milliers d’hommes. À l’ouest, au-delà d’une vaste baie et de l’impressionnante muraille aux nombreuses canines, la mer lierienne était constellée de navires à perte de vue. Eslen, dit Zemlé dans un souffle. Tu es déjà venue ici avant ? -470- Jamais. Moi non plus. Ce n’était pas tout à fait vrai. Il n’était jamais venu dans cette Eslen, mais il gardait le souvenir d’une autre, plus ancienne et beaucoup plus petite. À peine plus qu’une motte, en fait, un endroit minuscule qui s’efforçait de ne pas se faire écraser par des géants, ses petits chefs se pliant à la moindre de ses volontés. Maintenant elle était réellement splendide. Il était impatient de voir le scriftorium royal. Qui savait quels textes inestimables il pouvait détenir, méconnus depuis des millénaires ? Mais il fallait faire les choses dans l’ordre. Il commanda au vhelny de les déposer sur une jolie petite colline de l’île, d’où ils avaient une excellente vue des environs, puis il lui enjoignit de les protéger de quiconque approcherait. Lui et Zemlé firent alors un repas composé de jambon salé, de poires et d’un vin rouge doux. Zemlé fut tout d’abord nerveuse, mais comme personne ne les dérangeait, elle finit par se détendre, et s’assoupit même. Stéphane remarqua que le vhelny s’approchait. Je sens le trône, dit-il. Oui, répondit Stéphane. Moi aussi. Il n’est pas encore là, mais il le sera bientôt, là-bas, dans la cité des ombres. Virgenye y aura très certainement arrangé son raccourci. Ce que tu dis est absurde, vermisseau. Il agita la tête. Non. Elle a abandonné le pouvoir, mais elle en a laissé la clé dans le sang de sa lignée, et un lieu que la clé ouvrirait. Elle a créé une voie des sanctuaires, une voie très brève, faite de deux sanctuaires seulement R mais séparés de cent lieues. Lorsque l’une de ses héritières visiterait celui-là, il serait inévitable qu’elle visitât également l’autre, et héritât de la plus grande partie de ses pouvoirs. C’est ce qui est arrivé à Anne. Mais Anne n’est pas Virgenye. Elle ne va pas user du pouvoir, puis l’abandonner. C’est pour cela que tu le convoites ? Pour sauver le monde ? -471- Le ton du vhelny était dubitatif. Pour en faire ce qu’il doit être. Alors, pourquoi ne pas aller maintenant dans la cité des ombres et attendre ? Stéphane prit un brin d’herbe et le glissa entre ses dents. Parce que je ne vois plus même la plus infime ombre d’Anne. Déjà, lorsque j’ai eu arpenté la voie, je ne voyais plus rien d’elle, mais je savais encore où elle se trouvait. Maintenant... c’est comme si elle avait totalement disparu. Elle pourrait être à mille lieues d’ici, où juste à côté, à m’épier. Je peux encore voir Hespéro, et je devrais probablement l’affronter en premier, recueillir ses forces avant de faire face à Anne. Couard. Ah, tu voudrais que je me précipite et que je perde ! Tu aimerais être de nouveau libre. Ce ne sera pas le cas, je te le promets. Vermisseau, tu sais si peu de choses. Stéphane sentit la piqûre d’un millier d’épines intangibles contre sa peau. Il ouvrit de grands yeux et repoussa l’attaque d’un revers de main. La paix. Je vais essayer encore une fois de la retrouver. Peut-être qu’être plus près aidera. Le vhelny ne dit rien, mais il le sentit s’enrouler sur lui-même et bouder. Il sentit ses sens changer, se déployer loin de lui comme des rides à la surface d’une mare. Il y avait le lancinement morbide qu’était le trône émergeant, il y avait la puissance contenue de l’homme qu’il avait autrefois connu comme étant le praifec Hespéro, mais qui était depuis né en ce monde. Ç’allait être un problème. Devait-il s’allier avec lui contre Anne ? C’était peut-être la voie la plus sûre R il pourrait s’attaquer au Fratrex Prismo une fois qu’ils l’auraient emporté. D’un autre côté, Hespéro tiendrait exactement le même raisonnement. Il était presque prêt à abandonner lorsque quelque chose attira son attention, une sorte de lueur aux limites de son champ de vision. Cela se trouvait à quelques lieues de la ville, et tout comme Eslen-des-Ombres, cela puait Cer. -472- D’abord, il ne comprit pas, mais après un temps il eut un sourire ravi et tapa dans ses mains. J’aurais dû deviner, dit-il. C’est vraiment merveilleux. Et personne d’autre ne le sait. Qu’est-ce que tu racontes ? demanda le vhelny. Nous allons aller voir, dit Stéphane en se frottant les mains. Au pire, cela nous aidera à passer le temps. Mais je pense que ce sera mieux que le pire. Mais d’abord, il faut trouver un endroit sûr pour Zemlé. La dernière fois qu’Aspar avait vu Sa’Ceth ag Sa’Nem, les épaules des Cieux, il vivait les tout débuts d’une histoire d’amour inattendue. Ces montagnes, comme tout ce qu’il voyait, lui avaient paru d’une beauté qui défiait l’imagination. Il supposa qu’ils l’étaient encore, ces pics gigantesques dont les sommets étaient si hauts qu’ils disparaissaient dans le ciel comme la Lune à la midi. Mais il n’était plus éperdu d’amour, cette fois R loin de là. Non, il avait surtout envie de tuer. Pourtant le gèos ne le laisserait pas faire, pas encore, pas tant qu’il n’avait pas mené Winna au vhenkherd ou, plus probablement, qu’elle y arrivât avec Leshya. Jusque lors, il ne pouvait fendre Fend de bas en haut, parce que les monstres de Fend le tueraient R et le gèos ne voulait pas cela. C’était ainsi qu’étaient les choses, en l’instant. Lorsqu’ils atteindraient la vallée, cela changerait. Il n’espérait plus réellement que les choses s’arrangeraient, une fois là-bas. Fend y éventrerait sans nul doute Winna, et offrirait ce qui grandissait en elle en un sacrifice aussi aberrant qu’inutile, tout droit issu du cerveau malade de la sorcière de Sarnwood. Quant à soigner la forêt, la ramener à la vie ? Cela ne semblait pas possible. Et il paraissait également fort peu probable que lui et Winna eussent une chance de sortir vivants de cette vallée. Peut-être que le mieux qu’il pût faire était de lui assurer une mort douce et rapide, puis de massacrer Fend et le plus grand nombre possible des siens avant qu’ils ne le terrassassent. L’idée de la mort ne l’inquiétait pas beaucoup ; -473- sans la forêt et sans Winna, il n’y avait plus rien pour le retenir dans les terres du destin. Il était encore dans cet état d’esprit lugubre quelques cloches plus tard, quand l’inattendu survint et lava tout cela. Ils remontaient vers la crête d’une longue rangée de collines lorsqu’un ruisseau croisa leur chemin. Et là, juste à l’endroit où l’eau dévalait la colline, poussait une petite fougère verte. Pas un arbre noir arachnéen, ni une chose à la langue de dragon, mais une simple fougère toute bête. Plus loin le long de la piste, ils en trouvèrent d’autres, et à la fin de la journée, leur environnement forestier était redevenu presque naturel. Pour la première fois depuis qu’il était entré dans la forêt du roi, sa poitrine se détendit un peu, et la puanteur de la putréfaction s’effaça presque. Ainsi, son cœur est toujours vivant, pensa-t-il. Leshya avait eu raison sur ce point, au moins. Peut-être qu’elle avait eu raison sur d’autres. Leshya avait emmené Winna, ce qui suggérait que la sefry considérait également que l’enfant qu’elle portait pouvait être la solution du problème. Mais pensait-elle cela depuis le début, ou avait-elle entendu sa conversation avec Fend ? Et Leshya et Winna n’étaient pas seules. Il y avait une troisième série de traces R celles d’Ehawk. Winna les emmenait vers la vallée de la même façon qu’Aspar l’avait fait la fois précédente, par un long chemin détourné qui imposait de descendre au fond d’un profond ravin d’arbres de bruyère. Ils avaient bifurqué de leur piste la veille R Fend s’y rendait par une route plus directe, et qui permettrait le passage des chevaux. C’était également de cette façon que s’y rendait le chevalier. Avec un peu de chance, ils arriveraient avant Leshya, Winna et Ehawk. Quand Winna entrerait dans la vallée, le gèos devrait être levé, et Aspar pourrait faire ce qu’il voudrait. À la tombée de la nuit, avec le ronronnement des engoulevents tout autour de lui, il n’était plus aussi certain de ce que cela serait. Parce qu’il avait retrouvé un espoir, aussi fragile et obstiné qu’une fougère. -474- CHAPITRE SEPT LA PREUVE PAR VIN Cazio se battait dans un brouillard sanglant, ayant perdu tout sens du temps. Son bras était tellement fatigué qu’il n’avait eu d’autre choix que de passer l’arme à gauche, et une fois ce bras-là épuisé, il était revenu au droit, que le repos n’avait pas beaucoup arrangé. Ses poumons brûlaient dans sa poitrine et ses jambes cédaient sous lui. Comme il retirait faiblement Acrédo du corps de son dernier adversaire, il en vit un autre arriver sur lui. Il volta pour faire face à son ennemi R et continua de tourner, pour verser sur le sol sanguinolent. Le sefry trancha vers lui avec une épée incurvée, mais Cazio continua de rouler, puis inversa sa direction et tendit Acrédo au jugé. Le sefry, probablement aussi épuisé que lui, s’empressa de plonger obligeamment sur la pointe. Il s’enfonça le long de la lame jusqu’à Cazio, proférant d’étranges malédictions avant de partir vers les terres de l’Ouest. En maugréant, Cazio s’efforça de se débarrasser du poids mort, mais son corps ne voulait pas coopérer. Il s’imposa l’image d’Austra, sans défense, dans la voiture, et finit par faire rouler le corps sur le côté. Il se remit sur pied en s’appuyant sur Acrédo, juste à temps pour faire face à cinq autres sefrys, qui se dispersèrent pour l’encercler. Il entendit quelqu’un derrière lui. C’est moi, dit la voix de z’Acatto. Cazio ne put retenir un sourire épuisé tandis que le dos du vieil homme se collait au sien. -475- Nous nous couvrirons l’un l’autre, dit le vieil homme. De ce simple contact, Cazio sentit couler en lui une force qu’il n’avait pas soupçonné avoir encore. Acrédo se redressa, fluide, vivant presque sa vie propre. Le fer résonna derrière lui, et Cazio cria violemment en parant une attaque et en plongeant sa rapière à travers un guerrier aux yeux jaunes. Tu es content que je sois venu ? grommela z’Acatto. J’avais déjà l’avantage, dit Cazio, mais je ne suis pas mécontent d’avoir de la compagnie. Ce n’est pas l’impression que j’ai eue. Cazio se fendit, para d’un contre au bras, et renvoya son adversaire à bonne distance de sa pointe. Je parle parfois trop vite, reconnut Cazio. Les deux sefrys auxquels il faisait face attaquèrent ensemble. Il para la lame du premier pour frapper et transpercer l’autre, puis laissa glisser l’arme et donna au premier homme un coup de poing au visage. Celui-ci tituba en arrière, et Cazio en profita pour libérer Acrédo et se remettre en garde. Il entendit z’Acatto anhéler, et quelque chose frappa Cazio dans le dos. Il se débarrassa du sefry chancelant, puis se retourna, à temps pour parer un coup destiné à z’Acatto. Le vieil homme se fendit dans le ventre de leur adversaire, et soudain ils furent seuls. Autour d’eux, la bataille était presque terminée, les hommes de z’Acatto entourant la petite poignée de sefrys encore vivants. Z’Acatto s’assit d’un coup, lourdement, en se tenant le côté. Cazio vit du sang couler entre ses doigts, très sombre, presque noir. Je crois, grommela z’Acatto, qu’il est temps de boire ce vin. Je vais te panser d’abord, répondit Cazio. Ce n’est pas la peine. Cazio prit un couteau et tailla une large bande de tissu dans la chemise d’un sefry, puis il en fit un pansement serré autour du torse de z’Acatto. La blessure était une perforation, très profonde. Rapporte juste ce maudit vin, dit le mestro. -476- Où est-il ? demanda Cazio, en sentant sa gorge se serrer. Dans mon sac de selle, haleta z’Acatto. Il fallut à Cazio un certain temps pour trouver le cheval, qui s’était sagement écarté des combats. Il tira l’une des bouteilles de Zo Buso Brato, et s’empressa de retourner à l’endroit où son maître d’armes l’attendait. Sa tête était tombée, et un instant, Cazio crut qu’il était trop tard, mais alors le vieil homme leva la main en exhibant un tire-bouchon. C’est peut-être du vinaigre, l’avertit Cazio en se laissant tomber à côté de son mentor. Peut-être, reconnut z’Acatto. Je le gardais pour notre retour à Vitellio, notre retour dans ta maison. Nous pouvons encore attendre. Nous aurons toujours l’autre bouteille. C’est juste, admit Cazio. Le bouchon sortit d’un seul tenant, ce qui était ahurissant, étant donné son âge. Cazio tendit la bouteille à z’Acatto. Le vieil homme la prit faiblement et la porta à son nez. Il a besoin de respirer, dit-il. Mais, bon. Il la pencha en arrière, prit une gorgée, ferma les yeux, et sourit. Pas mal, murmura-t-il. Essaie. Cazio prit la bouteille puis, d’un geste hésitant, but. En un instant, le champ de bataille avait disparu, et il sentait le chaud soleil du Vitellio, l’odeur du foin et du romarin, le fenouil sauvage, les cerises noires R mais sous tout cela, quelque chose d’énigmatique, d’aussi indescriptible qu’un coucher de soleil idéal. Des larmes jaillirent de ses yeux sans avertissement. Il est parfait, dit-il. Parfait. Maintenant, je comprends pourquoi tu as essayé de le trouver pendant si longtemps. La seule réponse de z’Acatto fut le faible sourire figé sur son visage. Je leur dirai que je l’ai fait, dit Mérie. Je leur dirai que vous n’étiez même pas là. Léoff agita négativement la tête et serra ses épaules. -477- Non, Mérie, dit-il. Ne fais pas cela. Cela ne fonctionnerait pas, de toute façon. Je ne veux pas qu’ils te fassent encore du mal, expliqua-t-elle. Ils ne vont pas lui faire de mal, promit Aréana dans un murmure tendu. Oh si, pensa-t-il. Et à toi aussi. Mais si nous réussissons à les empêcher d’examiner Mérie, de réaliser ce qu’il y a d’anormal chez elle, elle a peut-être une chance. Écoute, commença-t-il, mais la porte s’ouvrit. Ce n’était pas un sacritor qui se tenait là, ni même sire Ilzereik. C’était Neil MeqVren, le garde du corps de la reine Murielle. C’était comme s’éveiller dans une pièce étrange, sans savoir comment l’on était arrivé là. Léoff en resta interloqué, à frotter les doigts déformés de sa main droite sur le bras opposé. Vous allez bien ? demanda Neil. Léoff parvint à retrouver une voix quelque part. Sire Neil, dit-il précautionneusement, il y a des chevaliers hansiens ici. Partout. Je sais. Le jeune chevalier se dirigea vers Aréana et trancha ses liens, puis ceux de Léoff, qu’il aida à se redresser. Il ne jeta qu’un coup d’œil aux cadavres sur le sol, puis il regarda le visage tuméfié d’Aréana. Est-ce que quelqu’un d’encore vivant a fait cela, Madame ? lui demanda-t-il. Non, répondit Aréana. Et ton crâne, cavaor ? demanda-t-il à Léoff. Léoff fit un signe en direction des morts. C’était l’un d’entre eux, dit-il. Le chevalier hocha la tête et parut satisfait. Que fais-tu ici ? demanda Aréana. La réponse vint d’une apparition près de la porte. Ses cheveux étaient blancs comme le lait, et elle était si pâle et belle que Léoff crut d’abord qu’il s’agissait de sainte Wyndoseibh en -478- personne, descendue de la Lune sur des toiles d’araignées pour les voir. Nous sommes venus faire connaissance de Mérie, dit la dame blanche. Neil regarda les étoiles apparaître et écouta les bourdonnements et les ronflements de la nuit croître autour de lui. Il était assis sous une tonnelle, à une demi-portée de flèche du manoir du compositeur. Murielle était là, elle aussi, toujours enveloppée dans les draps de la tanière de Bérimund. Elle avait fait la plus grande partie du voyage arrimée sans cérémonie sur le dos d’un cheval, mais une fois en Terre-Neuve, ils avaient trouvé un petit chariot dans lequel l’étendre. Il allait falloir l’enterrer bientôt. Ils n’avaient pas de sel pour la conserver, et l’odeur de décomposition devenait plus que perceptible. Il remarqua une ombre mince qui approchait. Puis-je ? s’enquit la voix d’Alis dans l’obscurité. Il indiqua d’un geste un second banc. Je n’ai pas la moindre idée de ce dont ils parlent à l’intérieur, dit-elle, mais je nous ai trouvé cela. (Elle exhiba une bouteille.) C’est peut-être le moment de la veiller ? Il chercha quelque chose à dire, mais trop de sentiments se mêlaient en lui pour qu’il pût exprimer quelque chose de cohérent. Il la vit lever la bouteille et la rabaisser. Elle se pourlécha les lèvres et la lui tendit. Il la prit, pressa le goulot contre ses lèvres, retint son souffle et but une gorgée. Il faillit ne pas réussir à l’avaler : sa bouche lui disait que c’était un poison et qu’il fallait le recracher. Lorsqu’il l’avala, par contre, son corps l’en remercia quasi instantanément. Il but une autre gorgée (ce fut plus facile, cette fois), et il la lui repassa. Tu crois que c’est vrai ? demanda-t-il. Pour Anne. Quoi ? Qu’elle a tué quarante mille hommes par scintillation, ou qu’elle est morte ? Qu’elle est morte. -479- D’après ce que j’ai pu voir, la nouvelle est venue d’Eslen, pas de Hansa. Et je ne vois pas ce que quiconque ici aurait à gagner à propager une telle rumeur. Eh bien comme cela, j’ai tout bon, dit-il en reprenant la bouteille tendue et en rebuvant de cet horrible liquide. Ne commence pas, le morigéna Alis. J’étais leur garde à toutes les deux. Et tu as fait un travail extraordinaire. Sans toi elles seraient toutes les deux mortes depuis des mois. Des mois, maintenant... Quelle différence ? Je ne sais pas. Est-ce que cela fait une différence si l’on vit une année ou quatre-vingts ? La plupart des gens pensent que oui. (Elle reprit la bouteille et but longuement.) De toute façon, s’il y a quelqu’un à blâmer pour la mort de Murielle, c’est bien moi. Tu n’étais pas son seul garde, tu sais. Il hocha la tête, en commençant à ressentir les premiers effets. Donc, poursuivit Alis, la question est : que faisons-nous maintenant, toi et moi ? Je ne crois pas que nous serons d’une grande aide à la princesse et au compositeur et à Mérie dans ce je-ne-sais-quoi qu’ils sont en train de faire. Je crois que nous devons trouver Robert, dit Neil. Voilà une excellente idée, rétorqua Alis. Et comment faisons-nous cela ? Brinna pourra peut-être nous dire où il se trouve. Ah, Brinna... (La voix d’Alis se fit plus maussade.) Que voilà un sujet intéressant. Tu as des connaissances dans des milieux bien surprenants. Comment se fait-il que vous ayez développé une telle relation en si peu de temps ? Relation ? Oh, arrête ! Tu n’as pas l’air comme ça d’être un bourreau des cœurs, mais d’abord Fastia, et ensuite la princesse de Hansa, qui est aussi rien moins que l’une des Féalités ? Quel tableau de chasse ! Je l’ai... Nous nous étions déjà rencontrés auparavant, chercha à expliquer Neil. Tu avais dit que tu n’étais jamais allé à Kaithbaurg. -480- Et c’était vrai. Nous nous sommes rencontrés sur un navire, en Vitellio. Ce n’est pas la première fois qu’elle fuit Hansa. On ne peut pas lui en faire reproche, dit Alis. Pourquoi y était-elle retournée ? Elle a dit qu’elle avait eu une vision d’Anne, provoquant la ruine du monde entier. Eh bien, sur cela au moins, elle devait se tromper. Je le suppose. Si Anne est morte... (Elle soupira et lui passa la bouteille.) Elle était censée nous sauver, ou du moins c’est ce que je pensais quand j’ai cessé de m’en inquiéter. Les Féalités m’avaient dit cela. Ton ordre ? Oui. L’ordre de sainte Dare. Ce n’est plus la peine de garder le secret, maintenant. Brinna a dit qu’elle et les autres Féalités s’étaient trompées. C’est tout ce que je sais. Il but par deux fois. Tu connaissais bien Anne ? demanda Alis. Il but une autre gorgée. Je la connaissais. Je ne dirais pas que nous étions exactement ce que l’on appelle des amis. Je la connaissais à peine. Je connaissais à peine Murielle jusqu’à l’année dernière. Je suppose que les maîtresses et les épouses ne se fréquentent pas tant que ça. Non, mais... (Elle ferma les yeux.) Il est fort. Oui. Elle m’a aidée, sire Neil. Elle m’a accueillie malgré ce que j’avais été. J’essaie de ne pas aimer, parce que cela ne fait que briser le cœur, mais je l’aimais. Vraiment. Sa voix avait à peine tremblé, mais son visage était humide dans la lueur de la Lune. Je sais, dit-il. Elle resta assise ainsi un temps, à regarder la bouteille. Puis elle la leva. -481- À Robert, dit-elle. Il a tué mon roi et amant, il a tué ma reine et amie. Alors à lui, à ses jambes coupées à la hanche, à ses bras coupés à l’épaule, et enterrés en de différents endroits... Elle s’interrompit en un sanglot. Il prit la bouteille. À Robert, dit-il. Et il but. La Dame Blanche (qui s’appelait Brinna) releva les yeux de la partition de Léoff. Est-ce que cela va fonctionner ? demanda-t-elle. Léoff dévisagea un temps cette femme étrange. Il était épuisé, sa tête lui faisait mal, et ce qu’il désirait plus que tout, c’était aller se coucher. Je ne sais pas, dit-il finalement. Si, il le sait, dit Mérie. Il adressa à la petite fille un regard alarmé, mais elle se contenta de lui sourire. Tu ne me fais pas confiance ? demanda Brinna. Madame, je ne te connais pas. J’ai déjà été trompé auparavant, et souvent. La journée a été très longue, et j’ai du mal à comprendre ce que tu fais ici. Nous avons eu une autre visiteuse, tu sais, qui se disait membre de la famille de Mérie, et tu me la rappelles beaucoup. C’était l’une de mes sœurs, répondit Brinna. Elle a pu dissimuler qui elle était vraiment, mais tout le reste de ce qu’elle t’a dit est vrai. Comme moi, elle voyait. Comme moi, elle savait que si quelqu’un pouvait réparer la loi de la mort, c’était vous deux. Je suis venue aider. Comment peux-tu aider ? Je ne sais pas, mais je me suis sentie appelée. Ce n’est pas d’une grande aide, dit Léoff. Brinna se pencha un peu en avant. J’ai brisé la loi de la mort, dit-elle calmement. Je suis responsable. Tu comprends ? Léoff exhala et passa sa main dans ses cheveux. Il grimaça lorsqu’il toucha le point sensible. Non, dit-il. Je ne comprends pas vraiment. -482- Cela va fonctionner, insista Mérie. Léoff hocha la tête. Je compose plus avec mon cœur qu’avec ma tête, et mon cœur dit que cela va fonctionner si la pièce peut être jouée, ce qui n’est pas le cas. C’est le problème, vois-tu. Je ne comprends pas, dit-elle. Tu lis la musique, n’est-ce pas ? Oui. Je joue de la harpe et du luth. Je sais chanter. Alors, tu as remarqué qu’il y a trois voix, n’est-ce pas ? La basse, la moyenne et la haute. Ce n’est pas inhabituel. Non, c’est plutôt la norme. Sauf que si tu y regardes de plus près, tu verras qu’il y a deux lignes distinctes pour chaque voix. Je l’ai remarqué également. Mais c’est aussi quelque chose que j’ai déjà vu R dans l’ Armaio de Roger Hlaivensen, par exemple. Très bien, dit Léoff. Mais voici la différence : les secondes lignes, celles avec les traits vers le bas, doivent être chantées... Eh bien, elles doivent être chantées par les morts. Comme cela ne l’avait même pas fait ciller, il poursuivit. Les lignes tournées vers le haut doivent être chantées par les vivants, et pour que la pièce soit interprétée correctement, tous les chanteurs doivent être capables de s’entendre les uns les autres. Je ne peux même pas imaginer un moyen d’arriver à cela. Mais Mérie et Brinna se regardaient, avec le même étrange sourire sur le visage. Ce n’est pas un problème, n’est-ce pas, Mérie ? dit Brinna. Non, répondit la petite fille. Quand au plus tôt pourrons-nous la jouer ? demanda Brinna. Attendez, dit Léoff. De quoi êtes-vous en train de parler ? Les morts peuvent nous entendre à travers Mérie, expliqua Brinna. Et vous pouvez entendre les morts à travers -483- moi. Tu comprends ? Je suis la dernière pièce manquante. Maintenant tu sais pourquoi je suis ici. Mérie ? demanda Léoff en se tournant vers la petite fille, qui se contenta d’opiner. Très bien, reprit-il en s’efforçant de ne pas céder à l’ivresse de ce soudain espoir. Si vous le dites. Dans combien de temps ? Je peux faire la voix moyenne, dit-il. Aréana peut chanter l’aiguë. Il nous faut quelqu’un pour la basse. Edwyn Mylton, dit Aréana. Évidemment, dit Léoff avec circonspection. Il pourrait le faire. S’il est toujours à Haundwarpen, et si nous pouvons le trouver. Haundwarpen est assiégée, répliqua Aréana. Non, dit Brinna. Haundwarpen est tombée. Mais c’est plutôt bon pour nous. Comment cela ? Mon frère est un prince de Hansa. Ils ne l’empêcheront pas d’entrer ni de sortir de la ville, et ils ne lui poseront aucune question. Pas encore. Un prin... (Il s’interrompit.) Alors, tu es une princesse de Hansa ? Elle opina. Alors, je ne comprends vraiment rien. Mon frère et moi sommes ici à nos risques et périls. Comprends ceci : qui gagnera la guerre n’importe pas. Si la barrière entre la vie et la mort se détériore encore, tous nos empires seront réduits en poussière. Que veux-tu dire, à vos risques et périls ? demanda Aréana. Mon frère a essayé d’aider votre reine, et je me suis enfuie. Si nous sommes capturés, nous serons probablement exécutés tous les deux. C’est pour cela que nous devons agir vite. Pour l’instant, l’armée qui est ici reconnaît mon frère comme prince. Mais les ordres de mon père les atteindront bientôt, et nous serons découverts R donc tout doit se faire très vite. Nous allons interpréter cette pièce, pensa-t-il désespérément. Nous allons soigner Mérie. -484- Il se raccrocha à cette idée, tout en achoppant devant la suivante ; que Brinna était prête à mourir, et s’y attendait peut- être R qu’elle l’avait vue, peut-être. Ce n’était pas bon signe pour le reste d’entre eux. Eh bien, dit-il, alors nous ferions mieux de trouver Mylton, et d’en finir au plus vite. -485- CHAPITRE HUIT DES RÉUNIONS ÉTRANGES ET NATURELLES Et maintenant, messire ? demanda Jan à Cazio. Cazio regarda la terre fraîchement retournée et prit plusieurs longues inspirations. Le matin sentait le neuf, malgré le carnage. Je ne sais pas, répondit-il. Si les sefrys de la garde d’Anne étaient des traîtres, alors mère Uun en était probablement une aussi. S’il lui amenait Austra, il entrait probablement de lui-même dans la toile d’araignée. Mais que pouvait-il faire d’autre ? Il n’y avait qu’à Eslen qu’il avait une chance de trouver quelqu’un qui pourrait aider Austra. Je vais tout de même à Eslen, dit-il. Rien n’a changé à ce sujet. Je suppose que nous allons venir avec toi, alors, dit le soldat. L’empire nous doit un mois de salaire, et je crois que nous l’avons bien mérité. Cazio agita négativement la tête. D’après ce que j’ai entendu dire, vous allez juste vous faire massacrer. Retournez sur vos pas et protégez la duchesse. Je sais qu’elle vous paiera. On ne peut pas te laisser te faire massacrer tout seul. Je ne vais pas entrer en force, que ce soit avec ou sans vous. Je vais me servir de mon cerveau. -486- C’est bien dommage, dit Jan. Tu es condamné, si tu fais ça. Merci pour ta confiance, répondit Cazio. Mais je crois que c’est le mieux. Vous ne feriez qu’attirer l’attention et déclencher une bataille que nous ne pourrions gagner. À deux, nous réussirons peut-être à entrer par la porte de derrière. Jan le regarda un temps dans les yeux, puis il opina et tendit la main. Cazio la prit. Le Cassro était un homme bien, dit le soldat. C’est vrai. Et il a élevé un homme bien, aussi. Ils levèrent le camp une cloche plus tard, les soldats repartant vers Glenchest, et Cazio et Austra de nouveau seuls. Ce fut longtemps avant la midi que Cazio perçut un étrange vent chaud, apportant une odeur âcre qu’il avait déjà sentie auparavant, dans les tunnels en dessous d’Eslen. Il tira Acrédo et tourna sur le siège, cherchant alentour. Il n’y avait pas grand-chose à voir ; la route était bordée des deux côtés par des haies, et l’était depuis plus d’une lieue. Jusqu’alors, il avait été heureux de ce changement de paysage : il pouvait presque faire semblant d’être en Vitellio, et qu’il faisait le tour d’un grand trivii avec z’Acatto pour s’ouvrir l’appétit avant un repas de pigeons à l’ail et aux haricots blancs, arrosé d’un vino verio léger. Maintenant, il se sentait soudain oppressé. La dernière fois qu’il était passé par ici, il avait été accompagné d’une armée, et ils n’avaient pas vraiment craint de croiser des bandits ; là il réalisait que l’endroit était parfait pour une embuscade, disons juste après ce virage, et il se demanda s’il n’avait pas renvoyé Jan et les autres un peu trop hâtivement. Évidemment, cela n’avait rien à voir avec ce qu’il avait senti, et qu’il commençait à écarter comme ayant été une illusion, un souvenir fortuit de l’une des terribles choses qu’il avait vécues ces deux dernières années. Il garda Acrédo en main pour franchir le virage. Il y avait là quelqu’un, effectivement. Ce n’était pas un bandit. Fratir Stéphane ? -487- Il tira sur les rênes et arrêta sa voiture. Casnar ! répondit Stéphane. Tu es cocher, maintenant ? Un temps, Cazio ne sut que répondre. Il ne le connaissait pas bien, mais il le connaissait, et la probabilité d’une rencontre fortuite était bien mince. Et puis il y avait cette autre chose... Tout le monde pense que tu es mort, tu sais, dit-il. C’est logique, répondit Stéphane. Les piteux m’ont emporté. Mais je suis là, en parfaite santé. Il avait effectivement l’air en pleine forme, se dit Cazio R pas mort du tout. Et il y avait quelque chose dans la façon dont il parlait et se tenait qui paraissait avoir vraiment changé. Eh bien, dit-il faute de mieux, je suis content que tu ailles bien. Aspar et Winna t’ont retrouvé ? Ils ont essayé ? Oui. Ils sont partis à ta recherche. C’est la dernière fois que je les ai vus ou que j’ai entendu parler d’eux. Stéphane opina, et ses sourcils se rapprochèrent un instant. Puis il sourit de nouveau. C’est bon d’avoir des amis, dit-il. Où vas-tu, Cazio ? À Eslen, répondit-il en restant sur ses gardes. (Cette rencontre paraissait de plus en plus étrange.) Y chercher de l’aide pour Austra. Cazio changea de prise sur Acrédo. Qui es-tu ? demanda-t-il. De quoi parles-tu ? Tu me connais. Je connaissais fratir Stéphane. Je ne suis pas certain que ce soit qui tu es. Oh, c’est bien moi, plus ou moins, dit l’homme. Mais comme toi, j’ai vécu pas mal d’épreuves. J’ai arpenté une nouvelle voie des sanctuaires, j’ai obtenu de nouveaux dons. Alors oui, des choses m’ont été révélées qui sont déniées à la plupart des autres. Je peux porter mon regard loin de moi. Mais je ne suis ni un espetureno ni un estrigo, si c’est ce que tu crains. Mais ta présence ici n’est pas une coïncidence. Effectivement pas. Que veux-tu, alors ? T’aider. Aider Austra maintenant, et Anne plus tard. -488- Anne ? Comment peux-tu savoir comment me trouver et ne pas savoir cela ? Savoir quoi ? Anne est morte. Les yeux de Stéphane s’écarquillèrent avec une incrédulité apparemment sincère, et pour la première fois, sa nouvelle assurance parut lui faire défaut. Comment est-ce possible ? murmura-t-il, si bas que Cazio put à peine l’entendre. Il y a quelque chose que j’ai raté. Mais si Anne est morte... (Il éleva la voix.) Nous verrons cela plus tard. Cazio, je peux aider Austra. Mais il faut que tu viennes avec moi. Que je vienne avec toi ? Emmène-la, dit-il. Lui aussi. Cazio fit volte-face pour voir à qui le fratir parlait, mais il ne vit qu’une étrange ondulation, comme de l’air au-dessus de pierres chaudes. Puis quelque chose s’enroula fermement autour de sa taille et le souleva dans les airs. Il hurla involontairement et plongea son épée dans la chose invisible, mais alors quelque chose se saisit d’Acrédo et la lui arracha des mains. Puis ils furent précipités dans les airs, tous les trois, portés par le Détenu, et il n’y avait rien que Cazio pût faire, sinon jurer et imaginer ce qu’il allait faire à Stéphane quand il mettrait la main sur lui. Après un temps, Cazio dut accepter de reconnaître qu’il aimait cela, au moins un peu. Il s’était toujours demandé ce que cela pouvait faire de voler, et une fois la terreur initiale dépassée, c’était excitant. Ils filaient au-dessus des poelen et des canaux, couvrant en une cloche ce qui lui aurait pris des jours en voiture. Eslen apparut dans la distance, un château-jouet loin en contrebas. L’orgueil, dit Stéphane. Cela a toujours été mon plus grand défaut. Mais je ne peux pas non plus tourner les yeux dans toutes les directions en même temps, n’est-ce pas ? Tout particulièrement quand les autres interfèrent. Qu’est-ce que tu racontes ? -489- Ils plongèrent soudain, non pas vers Eslen, mais vers la sombre nécropole au sud de celle-ci. Mais il ne sait pas, pour Austra, poursuivit Stéphane. C’est ce qui le perdra. Il a tué Anne pour son pouvoir, qu’il n’a pas trouvé parce qu’il est allé à Austra. Elle a arpenté la même voie des sanctuaires, derrière elle. J’aurais dû le savoir, si j’avais réfléchi ne serait-ce que le temps de respirer six fois. Cazio essaya de comprendre sa pensée. Austra semblait effectivement avoir certains des dons d’Anne. Et l’homme d’Église... l’avait-il su, de quelque façon ? Est-ce que ses étranges lacérations y étaient liées ? Et y avait-il un rapport avec ce qui affectait Austra maintenant ? Il devait y en avoir un, n’est-ce pas ? Je vois, dit Stéphane. Hespéro agit. L’attention de Cazio fut soudain attirée par les centaines d’hommes qui se battaient devant les portes d’Eslen-des-Ombres, mais il n’en eut qu’un aperçu avant qu’ils ne plongeassent à l’intérieur de la cité elle-même, par-dessus les chaussées de plomb et vers un mausolée aussi grand que certains manoirs. Le Détenu les déposa devant l’entrée. Les deux gardes au portail s’avancèrent aussitôt vers eux, mais leurs yeux se figèrent, et ils s’assirent d’un coup, plutôt violemment. Cazio se découvrit soudain libre. Il fit mine d’avancer sur Stéphane. Ne fais pas cela, dit Stéphane. Si tu veux qu’Austra revienne, ne fais pas cela. Sur ces mots, il ouvrit les portes. À l’intérieur, sur une grande table, était étendue Anne. Elle était vêtue d’une robe de satin noir sertie de perles, les mains croisées sur la poitrine. Deux femmes, l’une très jeune et l’autre sefry, et un homme que Cazio ne reconnut pas étaient assis auprès du corps. L’homme se leva lorsqu’ils entrèrent et tira un sabre. J’ai besoin de mon arme, dit Cazio à Stéphane. Eh bien, ramasse-la, répondit celui-ci. Cazio se tourna et la vit sur le sol. Austra était toujours suspendue dans l’étreinte invisible du Détenu. -490- Par les saints, qu’est-ce ? s’exclama l’homme. Des démons ? Stéphane leva une main. Attends, dit-il. Ce n’est pas nécessaire. Ce n’était pas ce à quoi il s’était attendu. C’était là qu’il avait senti le trône, pas Anne R encore qu’il fût parfaitement logique qu’elle se trouvât là elle aussi. Il pouvait sentir vibrer la force du sedos, juste à l’endroit où elle était. Comment est-elle morte ? demanda-t-il, pris d’un doute soudain. Poignardée, dit la jeune fille, les yeux rouges d’avoir pleuré. Le Fratrex Prismo l’a assassinée. Il y avait tellement de sang... Poignardée où ? Sous les côtes, jusque dans le cœur, répondit la sefry. Puis sa gorge a été tranchée. Stéphane s’avança. Non, par les saints, cria l’homme. Qui es-tu ? Stéphane le réduisit au silence de la même façon qu’avec les gardes. Cela ne ferait aucun dommage permanent, mais ses pensées seraient trop désorganisées pour qu’il pût, disons, bouger les bras. Il vit la ligne à l’endroit où la gorge d’Anne avait été tranchée, mais elle était ourlée et blanche. Stéphane sentit une sorte de froideur résonner dans ses oreilles. C’était une cicatrice. Par les maudits saints rugissants, soupira Stéphane. Austra gémit soudain derrière lui, et il sentit un immense élan tout autour de lui tandis que le trône prenait violemment existence. Et du trône, Anne Dare se leva, brillant d’une lumière surnaturelle, le visage si beau et si terrible que Stéphane ne put continuer de la regarder. C’était le visage de ses Vieilles-qui-pressent. -491- Hespéro, murmura-t-elle avant de hurler le même nom de toutes ses forces. Elle ne regarda même pas Stéphane, ni Cazio, ni personne d’autre dans la pièce. Qexqaneh, dit-elle. Stéphane sentit alors son contrôle sur le vhelny se dissoudre instantanément, et il l’entendit rire dans ses oreilles. Tous les poils de son corps se hérissèrent soudain, puis Anne fut dans l’étreinte du démon, s’envola, quitta la crypte et disparut dans l’obscurité du ciel. Aspar pouvait encore sentir le gèos en lui lorsqu’ils entrèrent dans la haute vallée où il avait vu pour la première fois le roi de bruyère. Il se dit que cela signifiait que Winna n’était pas encore arrivée. Peut-être que Leshya ne l’amenait pas ici, après tout. Sire Roger et ses hommes étaient ici, par contre, retranchés autour de ce qui ressemblait à une sorte de pavillon, mais qu’Aspar connaissait pour être formé d’arbres vifs. Il y était déjà entré : c’est là qu’il avait trouvé le roi de bruyère endormi. J’en compte dix-sept, dit Fend. Dont quatre chevaliers de Mamrès. C’est ce que je vois, acquiesça Aspar. Je ne vois pas les trois tiens. Non. Toujours aussi bavard, commenta Fend. Bon, allons-y, puisqu’il faut le faire. Nous ne sommes pas pressés, dit Aspar. Tu viens de faire remarquer que Winna n’était pas encore arrivée. Pourquoi charger des positions retranchées ? Tu as un plan ? Que devient ton basilnixe ? Ce sont des créatures plutôt fragiles, une fois passé leur regard. C’est pour cela que je les utilise à distance. Les troupes d’Harriot ont compris ce que c’était, et ils l’ont inondé de flèches. Aspar hocha la tête. -492- C’était ton plan, utiliser le nixe ? Si nous l’avions eu, évidemment. Alors que fait-on ? En réponse, Aspar apprécia la distance et l’effet de la brise presque inexistante sur les brins d’herbe. Puis il encocha une flèche, et tira. L’un des hommes d’Église tituba en arrière, en cherchant des mains la flèche plantée dans sa gorge. Par les saints encuguleurs ! jura Fend. Tu as toujours l’œil, Aspar. Maintenant ils sont seize, dit-il tandis que les hommes en contrebas cherchaient précipitamment un abri derrière les barrières sommaires qu’ils avaient érigées. « Quand ils en auront assez, poursuivit Aspar, ils se lanceront à notre poursuite, et se battront sur notre terrain. Si Winna arrive avant que nous n’ayons terminé, nous pourrons toujours tenter ta charge folle. Nous ne pouvons attendre aussi longtemps. Les bêtes vont avoir faim. Envoies-en un ou deux chasser à la nuit. J’aime ta façon de penser, dit Fend. Ça ne va pas durer, pensa Aspar. Fend envoya un étan, cette nuit-là. Il ne revint pas, mais le lendemain matin, Aspar compta deux hommes de moins dans le camp ennemi. Par contre, les moines de Mamrès étaient toujours là ; l’échange n’avait donc pas été aussi bon qu’on eût pu l’espérer. Aspar les observa toute la journée depuis le couvert des arbres, en quête d’une autre opportunité d’abattre quelqu’un, mais les chevaliers étaient devenus très prudents. Vers le coucher du soleil, il finit par sentir toute cette attente peser sur lui, et se trouva presque à sommeiller, ses yeux peu désireux de rester ouverts. Il venait de les fermer pour un instant, lorsqu’il perçut un étrange mouvement. Il regarda en contrebas pour voir ce qui se passait, et réalisa que deux des moines de Mamrès et trois cavaliers s’étaient élancés à travers la plaine en direction de l’autre entrée de la vallée. -493- Ils sont là ! cria-t-il. Il se leva, visa et tira. L’un des cavaliers tomba de selle. Quelque chose passa très vite tout près d’Aspar : il vit qu’il s’agissait de Fend, sur le lougrou. Le dernier étan caracolait derrière lui. Aspar tira de nouveau, manqua un moine de Mamrès, mais sa troisième flèche alla se ficher dans sa jambe, et il culbuta sur le sol. Il put tirer une dernière fois avant qu’ils ne fussent hors de portée, et toucha un autre cavalier. Grim, fasse qu’ils suffisent, pensa-t-il. Mais il y avait aussi Leshya et Ehawk avec Winna. Les neuf autres hommes chargeaient sur le flanc de la colline. Sept chevaliers et deux moines de Mamrès contre lui, le vaix, et un greffyn. Aspar serra les dents et tendit la corde, en regrettant qu’il ne lui restât plus que cinq flèches. Mais si tous les regrets et les désirs avaient pesé quelque chose, son sac eût été bien lourd. La première frappa un chevalier et ripa sur son armure, mais la deuxième s’enfonça dans son plastron, et ils ne furent plus que huit. Du coin de l’œil, il vit le greffyn dévaler la colline. Trois des chevaliers tournèrent leur lance contre lui. Les moines de Mamrès approchèrent, esquivant les deux flèches suivantes, mais l’étrange sefry leur barra la route avec son épée féée miroitante, et les choses se mirent à aller trop vite pour qu’il eût pu les suivre en eût-il eu le temps, parce que trois hommes armés et montés se précipitaient vers lui. Il tira sa dernière flèche à huit coudées de distance sur un chevalier à sa gauche, et elle pénétra son armure comme si elle eût été en batiste. L’homme lâcha sa lance et tomba en avant, tandis qu’Aspar se précipitait en courant aussi vite qu’il le pouvait, afin de mettre le cheval maintenant sans cavalier entre lui et les deux autres hommes montés. Il attrapa la lance, tandis que l’un de ses adversaires laissait tomber la sienne pour tirer son épée, et partait en arc de cercle pour affronter le verdier. Aspar le saisit à mi-parcours, enfonçant la pointe de son arme à l’aisselle. L’homme hurla et versa de l’autre côté de sa monture. L’autre cavalier s’était un peu écarté, afin de prendre -494- l’élan d’une vraie charge. Aspar réalisa seulement alors qu’il s’agissait de Harriot lui-même. Aspar voulut saisir les rênes du cheval, mais celui-ci partit au galop, le laissant sans monture et sans protection. L’homme qu’il venait de mettre à terre bougeait faiblement, mais il semblait qu’il allait mettre un certain temps à se relever, s’il y arrivait jamais. Aspar se souvint que la plupart des hommes à pied tués par des chevaliers avaient des trous à l’arrière du crâne, et ce fut une bonne chose, parce que ses jambes lui disaient de s’enfuir tandis que le destrier d’Harriot se précipitait vers lui. Le visage tendu, il assura le talon de la lance à son pied, pointa la lame vers le poitrail du cheval, et se prépara au choc. Harriot changea de prise et projeta sa lance, faisant virer sa monture aussitôt après. L’arme se planta à deux empans d’Aspar. Ce dernier fit volte-face, maintenant la lance en position pour la prochaine passe. Le chevalier tira son épée, mit pied à terre, prit un bouclier, et avança. Il est malin, pensa Aspar. Il lui suffit de passer ma pointe, et je ne me sers pas bien de cette arme. Il perçut une masse indistincte à la limite de son champ de vision, et réalisa qu’il s’agissait d’un moine de Mamrès. Au moins, j’aurai essayé, pensa-t-il. Mais soudain le greffyn apparut, se précipitant sur le flanc droit du moine. Ils se retrouvèrent au corps à corps. Harriot profita de la diversion pour charger. Aspar frappa de la lance dans le bouclier si fort qu’elle s’y accrocha, puis il se propulsa sur le côté, faisant faire un demi-tour à son adversaire avant de lâcher le manche et de tirer sa hache et sa dague. Déséquilibré par le poids de l’arme accrochée dans son bouclier et par la manœuvre d’Aspar, le chevalier dut se battre pour pouvoir ramener son bras armé vers lui. Il n’eut pas le temps d’achever son mouvement avant qu’Aspar ne se jetât contre son bouclier à hauteur de la ceinture, le faisant tomber en arrière. Il heurta le sol dans un fracas métallique assourdi. -495- Aspar frappa son heaume du côté massif de sa hache, et il résonna comme une cloche. Il frappa encore, puis le bascula en arrière pour révéler une gorge blanche, et il acheva son travail à la dague. Il se releva, pantelant. Le vaix venait de se redresser, un peu plus bas sur la colline. Le greffyn ensanglantait son bec dans l’estomac d’un chevalier de Mamrès. Au loin, il vit Fend et le lougrou approcher de Winna, Leshya et Ehawk. Fais que je ne me sois pas trompé, pensa Aspar. Mais il n’y eut bientôt plus de place pour le doute, comme le vaix avançait sur lui. Aspar fit ce qu’il avait prévu, la seule chose qu’il pût faire. Il partit en courant, aussi vite qu’il le pût, vers sa monture. Un coup d’œil par-dessus son épaule lui indiqua que le vaix gagnait sur lui, même avec sa blessure à la jambe, même avec tout ce sang frais que l’on voyait sur lui. Il atteignit le cheval, sauta en selle, et le talonna. Le sefry laissa échapper un cri rauque, bondit vers eux, et retomba sur sa mauvaise jambe, qui se déroba. Il lança son épée féée vers Aspar. Elle passa non loin de la tête d’Aspar et trancha dans un jeune pin. Puis la distance crût entre eux, et le vaix fut plus loin à chaque regard, avant d’être hors de vue. Aspar ne s’arrêta pas, ni même ne ralentit, avant la tombée de la nuit, lorsqu’il se dit qu’il devait bien se trouver à une lieue et demi. -496- CHAPITRE NEUF LE HVRE Lorsque la douleur de la blessure du couteau disparut et qu’elle cessa de sentir son corps, Anne ne connut plus pour un certain temps que la confusion et l’attraction soudaine d’un courant à ce point irrésistible qu’elle ne put même penser résister ; elle le laissa l’emporter, en sachant ce qu’il était, en ayant vu des vies d’hommes se déverser dans ses eaux ténébreuses. Un temps elle pensa qu’elle était prête, mais du plus profond d’elle-même crût alors une rage sombre, délicieuse et perverse. Celle-ci imprégna tout ce qui restait d’elle tandis qu’elle cherchait à frapper son assassin à travers le mur rugueux de la mort, mais elle apprit alors une vérité évidente quoique tacite : sans un corps dans les terres du destin, aucune expression de sa volonté n’avait d’effet. C’était la mort. C’était pourquoi la promesse d’elle avait forgé une alliance avec celles qui étaient venues avant : pour redonner à cette rage et à cet objectif un corps nouveau. Maintenant tout cela avait échoué et était devenu oiseux, et l’occasion ne se représenterait pas. Elle se sentit se dégrader, se liquéfier, et sut que bientôt, l’endroit même depuis lequel elle s’observait disparaîtrait. Ce n’était pas juste R c’était son domaine, son royaume. Elle en avait presque pris l’entier contrôle, et maintenant il l’absorbait. Ce qu’il recracherait envahirait les rêves d’autres, serait utilisé par d’autres, probablement Hespéro. -497- Elle perçut des bribes d’une chanson, et lorsqu’elle se concentra sur elle, elle commença à prendre de l’ampleur, et sa gorge brûla de s’ouvrir et de se joindre à ses étranges harmonies. Pour quelque raison, cela lui inspira plus de peur qu’autre chose. Elle vit soudain une lueur dans l’eau et entendit une voix familière lui parler, comme depuis une autre pièce. Puis quelque chose l’attrapa, et la tira, et ses pensées devinrent soudain une combinaison de voix, comme dans ses Vieilles-qui-pressent. D’abord, elle crut que c’était la fin, qu’elle s’incorporait à la rivière, mais ensuite elle comprit qu’elle ne pensait qu’à deux voix. Puis un endroit se dessina, et un visage. Il lui fallut un certain temps. Austra ? C’est moi, Anne, dit son amie. Tu es ici depuis un moment, mais tu ne semblais pas m’entendre. Où sommes-nous ? La lumière revint un peu, des rais diffus rendus arachnéens par les filaments de petites racines au bord du trou. Elle voyait un peu plus d’Austra maintenant, et de la crypte de pierre qui les séparait. La crypte, murmura-t-elle. Celle que nous avions découverte quand nous étions plus jeunes. La crypte de Virgenye. Vraiment ? demanda Austra, qui semblait confuse. Pour moi, on dirait plutôt le sein de Méfitis, par lequel nous avions échappé aux hommes qui attaquaient le convent. Tu vois, la lumière descend du puits. Anne sentit un picotement. Elle tendit le bras à travers la tombe. Prends ma main, Austra. Celle-ci tendit son bras, mais en lieu du contact familier des doigts de son amie, Anne ne perçut pas même la substance d’une toile d’araignée. Austra hocha la tête. J’ai essayé de te secouer pour te réveiller. -498- Austra, que faisais-tu, juste avant de te retrouver ici ? J’étais avec Cazio, répondit-elle. J’avais été blessée, et il y a eu une bataille. J’essayais de m’endormir, quand soudain j’ai eu l’impression que quelque chose me déchirait. (Elle releva les yeux.) Nous sommes mortes, n’est-ce pas ? Je devrais l’être, répliqua Anne. Hespéro... il m’a poignardée. Au cœur, je crois. (Elle essaya de toucher l’endroit où le couteau était entré, et s’aperçut qu’il était aussi intangible qu’Austra.) Mais toi, tu essayais juste de dormir. Et pourquoi sommes-nous ici ? Est-ce le même endroit que celui où nous nous étions abritées quand nous étions acculées dans le horz ? L’autre-monde des Féalités ? Je ne crois pas, du moins pas exactement. Si c’était le cas, je crois qu’Hespéro, ou l’autre, pourraient me trouver. Je crois que nous sommes bloquées quelque part, ou peut-être que... Elle s’interrompit, comme interloquée par une révélation soudaine. Austra, tu as arpenté la même voie des sanctuaires que moi. J’y ai pensé. Il y avait un prêtre, qui me faisait des choses, et je... Je me souviens. J’étais là. Je te cherchais... Par les saints, souffla Austra. Tu étais là. Je l’avais oublié. Qu’est-ce que cela veut dire ? Je ne sais pas. Peut-être que je suis morte, et qu’un peu de moi vit encore en toi pour un temps. Peut-être que tout mon pouvoir t’a été transmis et que cela a été trop pour toi. Je suis désolée, Austra. Pourquoi m’avoir envoyée à l’écart ? demanda la jeune fille. Je vous ai vus morts, toi et Cazio, si vous restiez auprès de moi. (L’image lui revint soudain, et elle la reconnut.) Par les saints, dit-elle. Vous seriez morts, tous les deux, dans la salle rouge, en me protégeant d’Hespéro. Et tu aurais... Je pensais que c’était parce que tu ne voulais pas que nous soyons là pour te rappeler qui tu étais. -499- Il y a de cela aussi, dit Anne. J’ai découvert d’autres parties de moi, Austra. Qui sont en fureur. Elles sont paisibles, pour l’instant, parce que je suis avec toi. J’avais besoin de les laisser croître, se fortifier. Cela n’importe plus, maintenant, n’est-ce pas ? Je ne veux pas être morte, dit Austra. (Puis, plus doucement :) Cazio m’a demandé de l’épouser. Vraiment ? La jalousie était un venin puissant. Je sais que tu l’aimes aussi. Anne resta un temps sans répondre. Tu as raison, dit-elle. Ou du moins, je suis amoureuse d’une certaine image de lui. C’est lié à l’idée que je peux faire tout ce que je veux. Elle envisagea de parler à Austra de Tam (l’avait-elle jamais appelé ainsi ?) mais elle se retint. En tout cas, reprit-elle, toutes mes félicitations. Je t’aime, Anne, dit Austra. Plus que tout. Je t’aime, moi aussi, répondit Anne. Sans réfléchir, elle chercha de nouveau son amie de la main. Cette fois, leurs doigts se touchèrent. Les yeux d’Austra s’écarquillèrent. La pièce s’emplit de flammes intensément blanches. Hespéro, gronda Anne. Et elle devint. Toute la rage était là, l’attendant, l’accueillant dans son pauvre corps meurtri R et quasiment guéri. Elle regarda autour d’elle, cherchant le praifec, passant outre quelque chose de proche, une présence pesante et familière qui disparut soudain. Puis elle vit le Détenu, qui flottait là, qui l’attendait. À ton service, grande reine, dit le démon. Je suis ici pour toi. Tu as promis de réparer la loi de la mort et de mourir. Et je le ferai, avec ton aide, répondit Qexqaneh. Mais tu as autre chose à faire d’abord. Oui, gronda Anne. Oui, tout à fait. -500- Et le Détenu la prit dans ses anneaux, et ils se dirigèrent vers l’armée d’Hespéro. Edwyn Mylton était grisonnant et pataud avec de trop longs membres, mais il avait les yeux d’un enfant avec de l’imagination et des projets que désapprouveraient ses parents. Dans quel genre de problème vas-tu m’entraîner cette fois, Léoff, demanda-t-il. Tu ne le croirais pas, je pense, répondit Léoff, et c’est excessivement dangereux. Mais je dois te le demander. Il n’y a personne d’autre à qui je pourrais même penser. Edwyn regarda longuement le bout de son nez irrégulier. Je suppose que je ferais mieux d’accepter avant de connaître les détails, alors. (Il fit un signe de tête en direction d’Aréana.) Frauye Léovigilde, c’est merveilleux de te revoir. J’aimerais que ce soit en une occasion aussi heureuse que la dernière fois, répondit-elle. Eh bien, nous sommes tout de même en bonne compagnie, dit-il. Pour la plus grande partie. (Il fit un signe de tête éloquent en direction de la porte.) Bérimund et les siens sont nos amis, dit Léoff. Du moins, nous avons des objectifs communs. Je crois que nous pouvons leur faire confiance. Je te crois, Léoff, mais ils se sont montrés un peu rudes dans leur façon de m’inviter ici. J’en suis désolé, mon vieil ami ; c’était un simulacre, afin de satisfaire tous les Hansiens curieux qui pouvaient regarder. Oui, c’est ce qu’ils m’ont dit, mais j’ai eu un peu de mal à les croire jusqu’à maintenant. Alors que faisons-nous ? Nous allons chanter avec les morts, répondit Léoff. Malgré toutes ses inquiétudes, il réussit tout de même à apprécier l’expression sur le visage d’Edwyn. Brinna tendit à Neil une petite fiole qui contenait un élixir verdâtre. -501- Cela devrait aider, lui dit-elle. Je l’ai concocté à partir d’un vieux traité sur les herbes, il y a longtemps, à la demande de mon frère. Il lève bien le coude. Neil hésita devant l’odeur. Qu’y a-t-il ? Tu crains que je ne t’empoisonne ? Ou que ce soit un philtre d’amour ? L’élixir était aussi acre et fort que ce qu’il avait partagé avec Alis la veille, mais cela le fit effectivement se sentir mieux. Il s’était montré imprudent : il aurait peut-être à se battre, aujourd’hui. Il lui fallait se maintenir au mieux, même si son mieux n’était pas beaucoup. Est-ce que cela va fonctionner ? demanda-t-il. Cette chose que vous essayez de faire ? Elle écarta les mains. Je ne peux le voir, si c’est ce que tu veux dire. Mais peut- être. Nous avons une raison d’espérer. Mais toi et mon frère devez nous protéger jusqu’à ce que ce soit achevé. Puis, quoi qu’il advienne, nous devons nous retrouver. Je ne veux pas mourir sans toi. Je ne veux pas que tu meures du tout, rétorqua Neil. Elle plaça ses mains sur les siennes. Si nous survivons, sire Neil, m’emmèneras-tu très loin ? Où tu voudras. Quelque part où nous n’aurons ni l’un ni l’autre d’obligations, dit-elle. Voilà ce que je voudrais. Il serra ses doigts dans les siens. Puis il se pencha vers elle, jusqu’à ce que ses yeux fussent tout près. Elle inclina la tête et leurs lèvres se touchèrent, et tout ce qu’il voulut fut de l’emmener très loin en cet instant même, oublier la guerre, la loi de la mort, tout. Ne le méritaient-ils pas... Elle toucha son menton, et il vit qu’elle comprenait ce qu’il pensait, et elle détourna la tête très légèrement sur le côté. Puis elle se leva et dénoua très gentiment ses doigts des siens. Souviens-toi de ta promesse, dit-elle. Retrouve-moi si je ne te trouve pas. Comment saurai-je que vous avez terminé ? -502- D’une façon ou d’une autre, je crois que tu le sauras, répondit-elle. Marché Hespéro puisa dans la voie de Diuvo et se fit tout petit dans les yeux du ciel et des hommes. Les combats avaient cessé à la tombée de la nuit, sur son ordre R quoique son corps fut protégé contre le fer, il y avait des choses qui pouvaient le blesser : un coup de lance ou de masse ne trancherait pas sa peau, mais pourrait bien briser des os ou des organes à travers sa peau. Et une lance cassée, une flèche brisée, il n’était pas certain de ce qu’elles pourraient lui faire. Durant une bataille, n’importe laquelle de ces choses pouvait le heurter par accident, alors même qu’aucun œil ne pouvait le voir. Alors, il se glissa à travers les lignes de ses hommes, dépassa leurs feux et leurs ronchonnements. L’ennemi s’était retiré dans Eslen-des-Ombres, et s’était tapi derrière un mur bas qui n’avait jamais été destiné à servir de fortification. Néanmoins, ils avaient assez bien réussi à résister. La Crotheny avait peut-être perdu sa reine-sorcière et sa capacité à tuer des milliers d’hommes à volonté, mais si le commandement avait changé, c’était en bien. Il franchit la barrière puis les premiers rangs alertes, traversa la partie où les hommes dormaient, et approcha les maisons des morts. Il savait que ses chevaliers doutaient d’une attaque qui était non seulement sacrilège et sans précédent, mais également, de leur point de vue, absurde. Les seuls accès au château depuis la cité des ombres étaient pentus et pleinement exposés à tout ce que les gardes des murailles pouvaient décider de projeter ou de déverser sur eux sur deux cents coudées. Ce que lui voulait, évidemment, c’était le contrôle du trône, qui avait finalement apparu quelques jours après qu’il eut tué Anne. Que la situation dégénérât à ce point n’avait pas été son intention ; il avait pensé s’emparer des dons d’Anne comme il l’avait fait de ceux de l’ancien Fratrex Prismo. Son pouvoir marié au sien aurait dû lui permettre de tuer tous ceux qui -503- s’opposaient à lui à Eslen, et d’y faire entrer son armée sans encombre. En lieu de cela, il devait faire avec les pouvoirs qu’il possédait déjà, du moins tant qu’il ne s’était pas approprié le trône du sedos, avant de prendre le contrôle des autres. Cela ne devrait pas être trop difficile, avec le Vhen vide et des mesures prises pour qu’il le restât. Et lorsqu’il détiendrait les deux, il trouverait le gardien du Xhès et se débarrasserait de lui. Il avait espéré qu’Eslen-des-Ombres fût paisible, pour que la prise du trône lui fût simplifiée, mais il sentit le pouvoir tendre vers l’instant prescrit, et perçut également l’autre ennemi dont il avait rêvé il y avait si longtemps. Il n’avait aucun moyen de savoir lequel des deux était le plus fort en l’instant, mais il avait pris beaucoup de risques, et ce dernier pari pour la récompense ultime valait certainement d’être tenté. Il approchait de la tombe elle-même lorsqu’une explosion silencieuse de lumière rouge et or se déversa depuis la porte. Il se tapit contre un mur de marbre froid, rassembla toute sa volonté de se dissimuler aussi totalement qu’il le pouvait, mais néanmoins resta prêt à se battre. Quelque chose sortit en volant par l’ouverture, un nuage noir, et une femme, qui brillait... Il cilla. C’était Anne. C’était le trône. Elle était le trône. Elle était ce qu’il était venu revendiquer. Mais comment... Anne était le cœur vivant d’un orage, filant au-dessus de ses hommes, des éclairs de foudre bleu blanc jaillissant d’elle vers le sol, remplaçant le silence par un tonnerre assourdissant. Il regarda, abasourdi, tandis que les chevaliers et les soldats et les moines de Mamrès périssaient, tandis qu’Anne Dare, la reine née, brillait de plus en plus fort. Sa vision débutait ainsi. Avait-il échoué ? Y avait-il encore une chance de l’arrêter maintenant ? Le bouffon noir. S’il pouvait lui prendre ses pouvoirs, les ajouter aux siens... Hespéro ! cria une voix par-dessus le tumulte. Il fit volte-face et découvrit, à sa grande surprise, Stéphane Darige. -504- Frère ? Joli truc, dit Stéphane. Utile, pour passer inaperçu. Dommage que tu aies été distrait. Et sur ces mots, leur bataille débuta. -505- CHAPITRE DIX L’ESSENTIEL Les chandelles vacillèrent toutes lorsque Brinna posa les doigts sur la martelharpe, et que la petite pièce s’emplit de ce son. Léoff attendit, oubliant presque de respirer. Alors, cela débuta, Mérie chuchotant une note, puis soudain le même ton, clair et parfait, émergeant de la mystérieuse femme au clavier. Son corps entier fut parcouru d’un frisson, de savoir qu’elle percevait ce son même, non pas dans ce monde, mais dans l’autre. Il eût aimé de tout son cœur pouvoir entendre ce qu’entendaient Brinna et Mérie. Il le savait mentalement, bien sûr, mais ses oreilles l’eussent voulu aussi. Alors, Aréana les rejoignit, avec une ligne rapide qui commençait bas et montait plus haut, séparément du premier thème, sans jamais s’y mêler, comme si deux musiciens sourds jouaient côte à côte, chacun inconscient de la présence de l’autre. Les mélodies baguenaudèrent ainsi un temps, se rapprochant, mais toujours séparées, jusqu’à ce que, R en un instant qui fut un choc pour lui alors même qu’il savait ce qui venait R, elles fussent soudain à l’unisson pour trois notes. Cela provoqua en lui un soubresaut de pure terreur, et il eut soudain très envie de ne pas aller plus loin. Mais était venu son tour de chanter. Il pria pour être à la hauteur de la tâche. Dans la maison, une martelharpe émit un unique accord, puis une voix s’éleva en une note haute et claire. Neil sursauta. -506- Il se souvint d’avoir effrayé une volée de cailles au bord d’un chemin. Qu’y avait-il de plus incroyable : ce qui surprenait, ou le fait même d’être surpris ? Parce que c’était Brinna. Et la profondeur de cette unique note splendide ouvrit une porte sur tout ce qu’il ne savait pas encore d’elle, sur tout ce qu’il voulait apprendre. Il savait qu’elle jouait de la harpe, et magnifiquement, et il adorait sa voix R mais il n’avait jamais su ce qui se cachait en elle. La note retomba et vibra, et une deuxième voix se joignit à elle, une autre femme, l’épouse du compositeur. La chanson n’était soudain plus jolie du tout, et Neil se remémora un temps pas si lointain où il se noyait dans la mer, emporté vers le fond par le poids de son armure. Il avait entendu le chant solitaire et jaloux des draugs, qui l’accueillait dans les terres froides de Breu-nt-Toine, un pays où il n’y avait ni amour ni lumière, ni même souvenirs. Dans cette musique, dans la voix de Brinna, il entendit de nouveau le chant des draugs. Il s’éloigna de la maison, non pas tant parce que la musique lui répugnait que parce qu’elle l’attirait, tout comme son armure l’avait attiré vers le fond. Mais alors, un autre souvenir lui revint. Il avait sept ans, et il rassemblait les chèvres dans les collines. Rassembler les chèvres n’était pas bien difficile, et il avait fait une partie de son travail allongé dans l’herbe, à regarder les nuages et à imaginer qu’ils étaient des îles emplies de peuples et de royaumes étranges, se demandant s’il pourrait jamais trouver le moyen de monter jusqu’à eux. Puis il avait entendu le son de la corne, et avait su que la flotte rentrait. Il s’était levé d’un bond, avait laissé les chèvres à elles-mêmes, et s’était précipité sur le chemin pour dévaler la colline en longeant la mer, jusqu’à apercevoir enfin le navire de son père, avec sa large voile bleue et sa proue sculptée qui représentait Enverreu, le cheval de saint Menenn. Le temps qu’il atteignît les quais, les navires étaient amarrés, et son père déjà sur la terre ferme, avec les bras grands ouverts pour y accueillir son fils. Pah ! avait-il crié. -507- Le soleil, ce jour-là, avait arboré une sorte d’or que Neil n’avait jamais revu depuis, quoiqu’il l’eût cherché, et qu’il eût vu quelque chose de cette teinte le jour où il s’était battu pour le Waerd. Et juste là, sur les planches de bois, devant ses camarades, son pah avait tiré de ses affaires un objet long, enveloppé dans une toile huilée, la tête couverte d’un sac de peau de phoque. Il avait retiré précipitamment la toile et le sac, et elle était là, sa première pique, avec sa superbe lame brillante et son manche solide et épais. Je l’ai fait faire par saint Jeveneu lui-même, lui avait dit son père, qui devant son expression abasourdie lui avait ébouriffé les cheveux et s’était repris. Elle a été réalisée par un vieil ami à moi sur l’île de Guel. Pas un saint, mais un brave homme et bon forgeron, et il l’a faite tout spécialement pour toi. Neil n’avait jamais été aussi fier que de cette lame qui brillait dans le soleil et de la main de son père sur son épaule. Lorsqu’ils furent rentrés, ce fut une tout autre histoire. Sa mère avait embrassé son père, et avait commencé à servir le souper lorsqu’elle avait soudain regardé Neil. Et les chèvres, Neil ? Tu les as laissées là-haut, quand je t’avais dit de les rentrer ? Je suis désolé, Mah, se souvint-il avoir dit. J’ai entendu les cloches... Et tu voulais voir ton Pah, évidemment, mais... Mais on ne renonce pas à son devoir, mon fils. Maintenant, va les chercher. Il y alla, et manqua le souper, mais lorsqu’il fut finalement redescendu, et que les premières étoiles avaient apparu, il avait trouvé son père qui l’attendait devant la maison. Je suis désolé, Pah, avait-il dit. Maintenant, écoute-moi, lui avait dit son père. Tu vas devenir plus vieux, nous l’espérons tous, alors laisse-moi te dire quelque chose. Tu m’as entendu parler d’honneur. Sais-tu ce que c’est ? C’est ce que gagne le guerrier quand il remporte des victoires. -508- Non. Un homme peut n’avoir jamais combattu et avoir de l’honneur. Un homme peut en avoir remporté un millier et n’en avoir aucun. Tu vas entendre toutes sortes de choses sur l’honneur dans ta vie ; certains, m’a-t-on dit, dans les cours du continent, ont écrit toutes sortes de choses sur ce qu’un homme devait faire pour en avoir. Mais c’est simple, en fait. L’honneur, c’est de faire les choses qu’on sait que l’on doit faire. Pas ce qui emportera l’approbation, pas ce qui est le plus dangereux, pas ce qui apportera la gloire, mais ce que tu sais que tu dois faire. Qu’est-ce qui était plus important aujourd’hui que de faire ce que ta mère t’avait demandé et de ramener les chèvres ? Je voulais te voir. Et je voulais te voir aussi, mon garçon. Mais tu as perdu de l’honneur en agissant ainsi, tu comprends ? Oui, Pah. Mais c’est dur, n’est-ce pas ? Comment sais-tu ce que tu dois faire ? Tu dois te connaître toi-même, avait dit son père. Et tu dois écouter ta vraie voix intérieure. Maintenant, va chercher ta pique, et je te montrerai comment il faut la tenir. Cela s’était passé il y avait bien des années, et peu de temps avant qu’il ne se servît de cette pique pour la première fois. Il l’avait cassée deux hivers plus tard. Ce ne fut que des années après, alors que son père était mort et qu’il était avec sire Fail, qu’il avait appris l’épée et le bouclier et la lance, porté une armure de plates, arboré les insignes du chevalier et le code d’honneur qui les accompagnait. Alis parlait à Bérimund, dont les hommes attendaient silencieusement en formation devant les grilles. Neil alla les rejoindre. Excuse-moi, prince, dit-il. Je me demandais si tu avais une pique ou deux que je pourrais emprunter. Tu peux prendre la mienne, répondit le prince. Et une autre en réserve, si tu veux. Merci, répondit Neil. Bérimund lui fit donner les armes, de bonnes tueuses bien équilibrées. -509- Sire Neil, reprit Bérimund pendant que celui-ci les examinait. On nous informe qu’une troupe se rassemble un peu plus haut sur la route, à peu près deux fois notre nombre. Tu sais pourquoi ? Non, mais j’imagine qu’un messager de Hansa a finalement propagé la nouvelle que mon père a mis ma tête à prix. Nous n’avons besoin de les retenir que peut-être une cloche de plus, dit Alis. Bérimund ferma les yeux, peut-être pour écouter la musique, peut-être pour écouter quelque chose au fond de lui. Non, dit-il. Nous n’avons pas besoin de les retenir du tout. Que veux-tu dire ? demanda Neil. Je ne leur laisserai pas le loisir de venir à moi, dit le prince. Mes frères de meute et moi allons les trouver à l’endroit où ils se rassemblent. Même si nous perdons, ils n’auront aucune raison de venir directement ici. Ils le pourraient, en cherchant Brinna. Mes hommes ont fait courir le bruit que nous l’avions mise sur un navire à Saestath. Et même si certains en doutent, il leur faudra du temps pour s’assurer que nous sommes tous défaits R ils ne prendraient pas le risque de nous laisser derrière eux. (Il sourit.) Ou peut-être qu’ils préféreront leur prince à leur roi. J’ai été bien accueilli ici, jusqu’à maintenant. Je ne puis venir avec toi, dit Neil. Évidemment pas. Je laisserai deux hommes à la grille, mais tu restes ici. Comment s’appelle ce couteau que portent les tiens ? Le petit, la lame du dernier recours ? L’ echein doif. Jah. Tu seras notre echein doif, sire Neil. Neil les regarda monter en selle et franchir le portail. Puis il ôta son haubert et l’étendit sur le sol, en détendant ses épaules sous son doublet matelassé. Il dénoua sa ceinture d’épée et la déposa soigneusement à côté de l’armure. La nuit se fit plus profonde. Derrière lui, la musique se faisait tour à tour plus ténébreuse et plus lumineuse, sans -510- régularité, comme le soleil émerge puis est couvert par les nuages. Là, dit Alis. Neil opina, parce qu’il avait lui aussi vu les ombres qui franchissaient la grille à pied. Les gardes de Robert n’avaient pas fait un bruit. Tu sais à quoi nous avons bu, dit Alis. Je m’en souviens, répondit Neil. La première impulsion de Stéphane fut simplement de fermer les yeux et de dormir, et il en rit presque. Hespéro ne savait pas à qui il avait affaire. Encore une fois, dit-il, c’est bien essayé. Nous pourrions être alliés, dit Hespéro. Ensemble, nous pourrions l’arrêter. C’est vrai, répondit Stéphane en parant un autre effet de la volonté d’Hespéro. Individuellement, aucun de nous n’a la moindre chance contre elle, et nous savons tous les deux ce que cela signifie. Abandonne-moi tes dons, et elle pourra être arrêtée. Nous pourrions œuvrer ensemble. Tu essaies de me tuer en cet instant même, s’esclaffa Stéphane. C’est impossible. L’un de nous hériterait d’elle, et l’autre périrait. Frère Stéphane, je suis ton Fratrex Prismo. Tu me dois tout ce qui est en toi. Là c’est ridicule, répondit Stéphane. Tu as emporté cette position par le mensonge, le meurtre et la trahison, et tu me demandes loyauté ? Tu veux que je m’allonge par terre pour me pisser dessus, aussi ? Tu n’es pas Stéphane Darige, dit le Fratrex. Stéphane gloussa, puis étendit toute sa puissance. Là-dessus, tu vas regretter de t’être trompé, dit-il. Hespéro réagit, et les terres du destin rétrécirent, et Stéphane tenait Hespéro, un ver, Winna, Zemlé, lui-même... C’était encore une fois le même combat, le combat pour rester entier comme sur la voie des sanctuaires, sauf qu’alors il -511- avait reçu l’aide de Kauron. Cette fois il était Kauron, le bouffon, le cœur noir de la terreur. Ce qui signifiait qu’il était seul. Néanmoins, les dons d’Hespéro semblaient faits pour être brisés par les siens. Jusqu’au moment, en fait, où un éclair les sépara et jeta Stéphane à terre, tous les muscles tendus comme des escargots voulant rentrer dans leur coquille, la douleur brisant sa concentration. Et il sut alors que, contre toute attente, Hespéro avait gagné. Sauf que ce n’était pas le cas, réalisa Stéphane lorsqu’il ouvrit les yeux et vit Anne devant lui, brillant comme s’il la regardait à travers la chaleur d’un four. Qu’avons-nous donc ici ? demanda-t-elle. Ce n’était pas facile, mais Stéphane l’ignora du mieux qu’il put, parce que pour avoir une chance, il avait besoin des dons d’Hespéro, et qu’il en avait besoin maintenant. Le Fratrex était inconscient, ce qui rendait les choses plus aisées. Il but avidement dans le puits qu’était Hespéro. Je te connais, dit Anne en agitant l’index dans sa direction. Tu m’as menacée dans le domaine des Féalités. Pas dans ce corps, mais c’était toi. Une barrière s’abattit soudain entre lui et l’homme d’Église. Arrête ça, dit Anne. Écoute-moi quand je te parle. Stéphane recula, en essayant de rétablir le contact avec Hespéro pour finir ce qu’il avait commencé, mais le Fratrex Prismo aurait tout aussi bien pu se trouver à mille lieues de là. Alors, il leva les yeux vers Anne et s’esclaffa. Tu trouves ça drôle ? demanda-t-elle, sa voix presque un murmure dans sa rage. C’était moi, dit-il. Mais je ne le savais pas. Des rêves, tu comprends ? Ce n’était que des rêves. Sauf que dans les miens, c’était toi qui me terrifiais, quand je croyais que je n’étais que Stéphane Darige. Dans tes rêves, c’était moi qui te terrifiais, quand tu croyais que tu n’étais qu’Anne. (Il se mit sur ses genoux.) « Et maintenant nous sommes presque tous deux qui nous étions dans nos rêves. Et je te le dis maintenant comme je te l’ai -512- dit alors : nous devrions nous unir, toi et moi, roi lumineux et reine ténébreuse. Ne vois-tu pas ? Nous sommes les principes mâle et femelle de la même chose. Rien ne pourrait se dresser contre nous. Anne se contenta de le regarder un long moment, ses terribles yeux plissés pour suggérer l’esprit qui tourbillonnait derrière eux. Tu as raison, dit-elle. Je le vois maintenant. Mais sais-tu que je n’ai pas besoin de toi ? Rien ne peut déjà se dresser contre moi. Lorsque Aspar fut certain qu’il n’était pas suivi, il banda ses blessures et dormit quelques cloches au creux d’un arbre. Puis il repartit vers la vallée. Il l’atteignit juste avant l’aube, et attendit qu’il y eût assez de lumière pour voir qui était encore là, en supposant qu’il y eût encore quelqu’un. Il aperçut une silhouette immobile dans l’herbe, à une centaine de coudées devant lui. En se rapprochant il vit qu’il s’agissait de Leshya, affalée dos à un rocher. Sa tête se tourna lentement lorsqu’il approcha. Une cloche de plus, toussa-t-elle, et tu n’aurais plus eu l’occasion de me voir. Elle baissa les yeux, et il vit qu’elle retenait ses entrailles. Cela ne fait plus vraiment mal, dit-elle. Il mit pied à terre et tira son couteau. Il ôta sa chemise et commença à la découper en larges bandes. Ce n’est pas la peine, dit Leshya. Peut-être que si, répondit Aspar. Je sais quelque chose que Fend ne sait pas, quelque chose que tu ne sais pas, quelque chose que seuls le roi de bruyère et moi savons. L’entaille sur son ventre était nette. À l’évidence, l’œuvre de Fend. Il voulait que je te dise qu’il te trouvera. Il a dit qu’il n’aurait jamais imaginé que tu serais un tel pleutre. Werlic, répondit Aspar. Il est entré dans le vhenkherd, mais il n’est pas ressorti, n’est-ce pas ? Non. -513- Il a laissé des gardes ? Un gars, caché juste à l’entrée. Je le vois, de temps en temps. Il est assez insouciant. Il lui donna son eau. Bois tout, dit-il. Je reviens. Aspar... Chut. Ne meurs pas. Et sur ces mots il s’éloigna sans bruit, approchant par-derrière l’étrange masse végétale. Il la contourna jusqu’à repérer enfin l’homme, et vit avec soulagement qu’il ne s’agissait pas du vaix. Il ferma les yeux, essayant de se souvenir, à travers le brouillard de la fièvre et du temps. Essayant d’être certain. Il s’avança. L’homme releva la tête. L’entrée du vhenkherd n’était pas fermée d’une porte ni de rien d’équivalent ; c’était juste un petit chemin sinueux qui se coulait entre les arbres. L’homme hurla de tous ses poumons, porta la main à la poignée de son épée, et fit mine de se lever. La hache d’Aspar le frappa entre les deux yeux. Il retomba assis. Aspar retourna chercher Leshya. Elle respirait encore, et ses yeux s’ouvrirent lorsqu’il approcha. C’est fini ? C’est à peine commencé, répondit-il. Tu peux venir, maintenant. Il prit ses flèches et les mit dans son carquois, puis il la porta au vhenkherd. Maintenant, écoute. Il faut que tu rampes jusqu’à l’intérieur, tu entends ? Je ne comprends pas. Quand j’y suis allé, je n’y suis resté que quelques instants. Pour Winna, dehors, cela a duré trois jours. Tu saisis ? J’ai perdu presque tout mon sang. J’ai du mal à penser. Oui. Tu peux ramper ? C’est idiot ; mais, oui. -514- Fais juste ce que je dis. Cela va être douloureux, je suis désolé. Mais il faut que je voie quelque chose. Cela va m’aider. Werlic ? Il s’efforça de ne pas penser à ce qu’elle ressentait lorsqu’elle s’appuya sur ses coudes et se traîna à l’intérieur. Il la suivit, à un pas de distance, regrettant de ne pouvoir l’aider, sachant qu’il ne pouvait en être autrement. La teinte de la lumière naissante sur elle s’atténua, puis elle disparut. Il s’avança jusqu’à cet endroit précis et releva sa capuche pour se protéger de tout éclat de lumière extérieure, et il la vit de nouveau, une ombre sanguinolente. Il distingua quelques vagues formes, toutes des fantômes rouge sombre comme Leshya, toutes apparemment immobiles. Il observa, sachant qu’il devait faire de bons choix, heureux de disposer d’un peu de temps. Le vaix fut facile à différencier, parce qu’il tenait l’épée féée, et qu’elle brillait de la couleur du résiné dilué dans l’eau. Aspar visa soigneusement et lui tira dans le cou. La flèche entra dans le même espace que Leshya, s’estompa, et ralentit jusqu’à l’allure d’un escargot. Il tira trois fois de plus sur le sefry, puis localisa une autre cible qui, à mesure que ses yeux s’accoutumaient à la lumière, ne pouvait être que l’étan. Sa tête était tournée vers l’intérieur, mais il visa l’oreille, puis l’intérieur de l’une de ses cuisses. Il tira le reste de ses flèches sur la créature, parce qu’il ne pouvait être certain de l’identité des autres ombres. Il s’assit et affûta sa dague, puis sa hache. Il mangea un peu et prit le temps de digérer. Il retourna sur le champ de bataille et trouva une lance, qu’il brisa à la taille d’une pique. Puis il revint au vhenkherd et entra. Comme la fois précédente, son cœur accéléra jusqu’à un bourdonnement, comme le bruit d’un moustique, et l’écoulement du temps devint bizarre. -515- CHAPITRE ONZE L’ÉVEIL Neil ne compta que quatre hommes avec Robert, vêtus de cuir noir. Chacun avait la prestance de quelqu’un qui sait se battre. Tu es tout seul ? demanda Robert. Neil ne répondit pas, mais il remarqua qu’Alis n’était plus visible. Il les regarda approcher. Tu me pardonneras de ne pas entretenir la conversation, dit Robert, mais étant donné la façon dont s’est passée notre dernière discussion, je doute que tu en sois déçu. Robert tira l’épée féée, qui brillait maintenant encore plus que la dernière fois que Neil l’avait vue. On eût dit qu’elle avait été forgée dans un éclair. Cette musique m’offense, confia le prince. Un vieil ami pensait qu’elle pourrait me plaire, mais il est évident qu’il ne connaît pas mes goûts. Il se tut, tourna les yeux vers l’endroit où étaient posés l’épée de Neil et son haubert. Ses sourcils s’arquèrent, et ses yeux brillèrent étrangement dans la lueur de la torche. Neil avait tué son premier homme alors qu’il avait onze hivers, avec une pique. Il avait tué le deuxième une neuvaine plus tard. Il n’avait été assez fort pour utiliser un sabre qu’à quinze printemps. Il lança la première pique, sentant le mouvement lui revenir aussi naturellement que celui de la marche. Son bras ne -516- protesta pas le moins du monde, et l’arme atteignit parfaitement sa cible, droit dans l’épaule de Robert, où elle s’enfonça et resta fichée. L’épée féée lui vola des mains, et le hurlement de Robert fut un contrepoint perçant à l’étrange musique qui s’échappait du manoir. Neil ramassa sa seconde pique. Everwulf avait eu raison : il avait encore ses pieds. Il dansa vers la garde de Robert qui tentait de l’encercler, tenant l’arme par en dessous, le poing contre la hanche. Il chargea le chef, le forçant à frapper avant qu’il ne fût prêt, et Neil esquiva facilement l’épée. Son bras se détendit, et la lame de fer s’enfonça à hauteur du nombril, fendant les mailles sous le cuir et ressortant ensanglantée. L’homme tituba en arrière en s’étranglant, et Neil s’attaqua aux autres avant que le premier n’eût réalisé que sa blessure n’était pas mortelle. L’un d’entre eux approchait par-derrière, alors Neil frappa du talon du manche, et s’accroupit tandis que quelque chose sifflait au-dessus de sa tête. Il sentit que son cou avait heurté un genou, alors il se retourna, prit son arme à deux mains, et l’enfonça dans l’aine de son ennemi. La pique resta plantée là, Neil l’abandonna et roula au loin, remarquant dans son mouvement qu’un autre des gardes de Robert s’effondrait, la tête tranchée. Le dernier homme dans son champ de vision approchait par la gauche, mais Neil n’avait pas encore repris son équilibre, et il n’avait aucun moyen d’éviter le coup. Il leva l’avant-bras pour cueillir la lame de biais. Il entendit le claquement de l’os qui se rompait, et tout parut exploser dans une lumière blanche. Entre un pas et l’autre, les flèches parurent soudain reprendre de la vitesse, et Aspar se précipita à leur suite, enjambant Leshya et levant sa hache. La tête du vaix se tourna tandis que les flèches le frappaient. Le sefry chancela, et Aspar lui donna un coup de hache à l’arrière du crâne au passage, avant d’aller enfoncer sa dague dans l’œil de l’étan. La lame s’enfonça profondément, mais le monstre le frappa d’un revers de main qui le projeta contre un arbre, avant d’enfoncer ses -517- serres dans son épaule et d’ouvrir grande une gueule pleine d’aiguilles. Aspar frappa la poignée du couteau de la paume de la main, l’enfonçant jusqu’à la garde. La bête glapit et tomba, se tordant si furieusement de douleur dans cet espace restreint qu’Aspar ne put la dépasser pendant de longs instants. Lorsqu’il put finalement récupérer son couteau et avancer, il trouva deux hommes qui l’attendaient, tandis qu’un peu plus loin dans la large clairière du pavillon vivant se tenaient Fend, Winna et Ehawk, qui le regardaient d’un air ébahi. Les hommes qui lui faisaient face le dévisagèrent avec de la terreur plein les yeux. Vous pouvez sortir d’ici, gronda Aspar, ou je peux vous tuer. L’un d’entre eux afficha une expression résolue, et frappa en direction d’Aspar avec son épée. Il l’esquiva, et l’arme s’enfonça dans un arbre et y resta plantée, tandis qu’Aspar étripait son propriétaire. L’autre hurla et fit tourner son arme en arc de cercle, heurtant Aspar sur le côté de la tête du plat de l’épée. Aspar recula en titubant, les oreilles bourdonnantes, tandis que l’homme hurlait quelque chose dans une langue que le verdier ne connaissait pas. Il lança sa hache, qui se ficha solidement dans la poitrine du gaillard. Celui-ci ne put que regarder Aspar qui s’avança vers lui, récupéra sa hache, et le projeta à terre d’un coup de pied. Fend ! Le sefry sortit ses couteaux. Comment as-tu fait cela ? demanda-t-il. Aspar ne répondit pas. Il se contenta d’entrer dans la salle végétale, et sentit une sorte de calme s’instaurer en lui. Aspar ! cria Winna. Elle se tenait le ventre et son visage était de cendre. Il crut voir du sang sur ses lèvres, encore que dans la pénombre, il était difficile d’en être certain. Il est déjà trop tard, dit Fend. Ça a commencé. Il n’est pas trop tard pour te tuer, par contre, répliqua Aspar. Tu ne penses jamais à rien d’autre ? Je t’ai aidé. -518- Seulement à amener Winna ici. Tu prévoyais de me tuer ensuite. Oui, c’est vrai. J’aurais vraiment dû le faire plus tôt, mais j’avais l’impression que j’aurais encore besoin de toi R et j avais raison. Et je ne prévoyais de te tuer que parce que je savais que tu me massacrerais. Ce que je vais faire. Tu te souviens de la dernière fois que nous nous sommes battus ? Tu es encore plus vieux et plus lent, alors que je suis plus puissant que jamais. Je suis le chevalier de sang, tu sais. On ne joue plus, cette fois, dit Aspar. Nous pouvons encore le faire ensemble, dit Fend. Puisque cela doit être fait. Même si c’est le cas, tu as dit que cela avait déjà commencé. Donc je n’ai pas besoin de toi. Je suppose que non. Aspar ! hurla Winna. Fend bondit vers lui, plus rapide qu’un moine de Mamrès, sa dague à main droite cinglant en direction du visage d’Aspar. Le verdier esquiva, s’avança, prit l’autre couteau de Fend dans le ventre, et planta sa propre dague sous le menton de Fend si fort qu’il décolla le sefry du sol. Il sentit l’épine dorsale claquer. J’ai dit qu’on ne jouait plus, lâcha Aspar. Puis il laissa tomber le sefry gargouillant, mit lourdement un genou à terre, et baissa les yeux vers le couteau encore planté dans son ventre. Il jeta un autre coup d’œil vers Fend, mais celui-ci le regardait depuis l’autre monde. Ce n’est pas trop tôt, maugréa-t-il en se traînant jusqu’à Ehawk pour trancher ses liens. Tu l’as laissé te poignarder, dit le garçon. Si je l’avais combattu, il aurait gagné, répondit Aspar. Je serais mort et il serait encore vivant. (Il tendit le couteau à Ehawk.) Tranche les liens de Winna. Aspar se releva et marcha jusqu’à elle. Winna haletait, et il voyait son ventre s’agiter. Elle lui serra le bras, mais garda les yeux clos. Estronc, dit-il. Je suis désolé, mon amour. -519- C’est en train de la tuer, commenta Ehawk. Oui, répondit-il. Que dois-je faire ? Je ne sais pas. Va chercher Leshya, elle le saura peut- être. Elle est juste à côté de l’entrée. Ehawk hocha la tête et s’éloigna. Aspar avait du mal à prendre une longue inspiration. C’était comme si quelque chose pressait sur lui. Winna, dit-il. Je ne sais pas si tu peux m’entendre. Je suis désolé pour tout ce que j’ai fait en général, et tout particulièrement ces derniers temps. Il y avait beaucoup de choses que je devais te dire, mais je ne pouvais pas. Un gèos m’en empêchait. Winna essaya de parler, mais ne laissa échapper qu’un cri. Ses yeux s’ouvrirent, et il vit qu’ils étaient vitreux de douleur. Je t’aime toujours, dit-elle. Oui, je t’aime toujours. Rien ne changera cela. Notre bébé... (Elle referma les yeux.) Je peux la voir, Aspar. Je la vois dans la forêt avec toi, avec son père. Elle a mes cheveux, mais il y a quelque chose de sauvage en elle, quelque chose de toi, et elle a tes yeux... Aspar lui caressa les cheveux, vit que sa main en ressortait pleine de sang, et l’essuya d’abord sur le sol. Lorsque sa main entra en contact, tout s’arrêta, et il sentit ses doigts s’enfoncer dans la terre, se diviser, se multiplier de plus en plus vite, et sa peau s’étendit, traversa la vallée, franchit les collines, dépassa la terre mourante qui les entourait, remonta vers le nord, pour aller regarder dans les yeux du roi de bruyère à l’instant de sa mort. Verdier. Il releva la main, et fut de retour là d’où il était parti, à côté de Winna. Fend le regardait. Ah, estronc ! dit Aspar. Le moment est venu, dit Fend. Sauf que ce n’était pas Fend du tout. C’était la sorcière. -520- Cazio resta pantelant un temps, à se demander ce qui venait de se passer, puis il réalisa qu’Austra était consciente, et le regardait. Mon amour, dit-il, tu vas bien ? Tandis qu’elle se redressait, tous ceux qui avaient été présents dans la crypte se précipitèrent vers l’extérieur, probablement pour voir ce qu’Anne allait faire maintenant qu’elle pouvait voler. Je vais bien, dit-elle. Je dormais. Depuis des jours, oui, ajouta Cazio. Sais-tu ce qui s’est passé ? J’étais avec Anne, ou elle était avec moi, répondit la jeune femme. C’est un peu confus, mais je crois que son âme s’est réfugiée en moi pendant que son corps guérissait. Tu sais comment partir d’ici ? Austra regarda alentour. Nous sommes à Eslen-des-Ombres ? Oui. Il y a un moyen de rejoindre le château, oui. Mais nous devons retrouver Anne. Elle vient de s’envoler avec le Détenu, dit Cazio. Tu peux marcher ? Je me sens bien. Sortons, alors. Il l’aida à se relever et l’embrassa. Viens, dit-il. Allons voir ce qui se passe. Un moment, dit une voix familière. Marché Hespéro se tenait dans l’embrasure de la porte de la crypte. Il était débraillé et sa voix semblait tendue. Cazio tira Acrédo. J’ai juste besoin d’elle, dit Hespéro en indiquant Austra. Elle est le lien, la connexion avec Anne. Je peux encore nous sauver tous. Toi ? Cazio manqua s’étrangler de rire. Tu espères me faire croire que tu essaies de nous sauver tous ? Écoute, dit Hespéro. L’homme qui t’a amené ici et Anne se battent en cet instant même. Anne va probablement l’emporter, alors elle viendra m’achever. Si cela arrive, alors -521- nous regretterons, nous rêverons de l’époque où nous étions les esclaves du Skasloï. Cazio s’interposa entre lui et Austra. Je ne sais rien de tout cela. Peut-être que tu mens, peut- être que tu dis la vérité. S’il fallait que je devine, je miserais sur la première hypothèse. Mais cela n’importe pas. Il ne ment pas, murmura Austra. Qu’est-ce que tu racontes ? Anne a essayé de me dire quelque chose de ce genre, même si à mon avis, elle-même ne savait pas vraiment ce qu’elle voulait dire. Et je suis liée à elle : nous avons arpenté la même voie des sanctuaires. Écoute-la, dit Hespéro. Nous n’avons plus beaucoup de temps. Cazio dévisagea Austra. Tu lui fais confiance ? Non, répondit-elle, mais quel choix avons-nous ? Eh bien, je ne vais pas le laisser te prendre, répondit Cazio. Il pourrait vous tuer toutes les deux. Elle ferma les yeux et prit sa main. Cazio, si c’est nécessaire... Non. Je ne vois même pas pourquoi je perds mon temps à essayer de te parler, dit Hespéro. Cazio vit qu’il tenait une rapière. Tu te souviens que ton arme ne peut pas me toucher, je crois. Oh, nous trouverons bien un moyen, Acrédo et moi, répliqua Cazio en se mettant en garde. Anne fit tomber la foudre sur lui, et durant un instant elle crut que cela allait être facile. Mais le bouffon sourit, se remit sur pied, et lorsqu’elle projeta un autre éclair sur lui, il trouva le moyen de le détourner et de le lui renvoyer. Il s’esclaffa, comme il s’était esclaffé dans l’autre monde où ils s’étaient rencontrés. Ce qui l’irritait le plus, c’était qu’elle l’avait eu tout ce temps sous son nez R ou du moins la partie de lui qui était -522- Stéphane. Elle aurait pu le tuer n’importe quand, si seulement elle avait compris, et cela ne serait jamais arrivé. Pis, c’était ses propres visions qui l’avaient amené à devenir ceci. Combien de ses autres visions étaient erronées ? Eh bien, elle avait au moins le temps de corriger cette erreur-là ! Elle frappa des mains, et l’arracha à ce monde, pour l’entraîner dans celui du sedos. Un changement de décor ? fit-il remarquer. Très bien, ma reine. Le ciel brûlait de ses désirs. La terre n’était qu’une lande de bruyère noire. Ce monde est mien, lui dit-elle. Dans sa totalité. Quelle avidité, dit-il. Sa rage ne fit qu’empirer. Je ne le voulais pas, je ne voulais rien de tout cela, mais vous m’avez tous forcée. Les Féalités, toi, ma mère, Fastia, Artwair, Hespéro... vos menaces et vos promesses. Toujours à vouloir quelque chose de moi, toujours à essayer de l’obtenir par tous les moyens. Assez ! Assez ! Elle frappa alors, emplit l’espace qui les séparait de seize formes de mort, et avec une jubilation sauvage le regarda vaciller. Pourtant, il ne cessait de sourire, comme s’il savait quelque chose qu’elle ne savait pas. Assez. Elle vit une suture en lui et l’ouvrit comme un livre, étalant ses pages devant elle. Tu oses me parler d’avidité ? Regarde ce qui est en toi. Regarde ce que tu as fait. Oh, j’ai été un méchant garçon, je le reconnais. Mais le monde était encore là lorsque je me suis éteint. Toi, tu vas être sa fin. Je serai ta fin à toi, en tout cas. La tienne et celle de tous ceux qui ne... ...font pas ce que tu dis ? ...ne te laissent pas tranquille ? ...ne portent pas le chapeau qu’il faut ? Il est à moi ! hurla Anne. J’ai créé ce monde. Je vous ai permis d’y vivre pendant deux mille ans. Si je vous concède une cloche de plus, vous devriez tous me supplier à genoux, baiser -523- mes pieds et chanter mes louanges. Qui es-tu pour me dire ce que je dois faire de mon monde, petit homme ? Nous y sommes, dit-il. Voilà ce que nous attendions tous. Elle le sentit tendre toute sa volonté vers elle, et il était puissant, beaucoup plus puissant qu’elle ne l’avait cru. Ses poumons se serrèrent soudain comme s’ils s’étaient emplis de sable, et plus elle résistait, plus sa pression la broyait. Et il continuait de sourire. Ah, petite reine, murmura-t-il. Je crois que je vais te manger. -524- CHAPITRE DOUZE REQUIEM Neil tomba et roula, en s’efforçant désespérément de rester conscient. Il voulut saisir le petit couteau dans sa botte, mais l’homme le frappa dans les côtes d’un fort coup de pied qui le retourna. Relève-le, entendit-il ordonner Robert. Des mains calleuses le soulevèrent et le plaquèrent contre le mur du manoir. Le spectacle ne fut pas mauvais, dit Robert. On m’avait rapporté que tu étais en moins bonne forme que cela. (Il rit.) Évidemment, c’est le cas maintenant. Neil s’efforça de se concentrer sur le visage de Robert. L’autre homme tournait la tête R il semblait chercher quelque chose. Neil cracha sur lui. L’homme se retourna et le gifla. Neil le sentit à peine. Robert pinça la joue de Neil. La dernière fois que nous avons parlé, tu m’as comparé à un loup enragé qui devait être abattu. Mais tu as échoué deux fois. Tu n’auras pas de troisième chance, mon ami. Je n’ai pas échoué, répondit Neil. J’ai fait ce que je devais faire. Vraiment ? Et c’était quoi ? Te distraire. Les yeux de Robert s’écarquillèrent. Il y eut un éclair actinique de lumière bleue, puis Neil n’eut plus en face de lui -525- que deux hommes décapités. Au-dessus des cous tranchés apparut le visage tendu d’Alis, comme si elle émergeait d’une brume ténébreuse. Elle tenait l’épée féée à deux mains. Neil tomba à la suite de l’homme mort qui l’avait tenu. Le corps de Robert resta debout. Neil essuya le sang de ses yeux et regarda comme dans le brouillard Alis ramasser la tête de Robert. Les lèvres du prince s’agitaient et ses yeux roulaient, mais Neil ne l’entendit rien dire. Alis embrassa Robert sur le front. Pour Murielle, dit-elle. Puis elle jeta la tête au loin, dans la cour. Les yeux morts de Fend brillaient comme de l’huile sur l’eau tandis que la sorcière de Sarnwood se penchait sur Winna. Non, dit Aspar. Fend t’a trompée. Elle s’immobilisa, et inclina la tête. Cela ne se passera pas comme tu le voudrais, dit-il. Cela n’est pas possible. Si, dit-elle. Je le sais. Tu ne peux pas avoir mon enfant, dit-il. Son enfant. — Mon enfant, rétorqua la sorcière. Pas pour longtemps, dit Aspar. Il arracha le couteau de son ventre. Le sang goutta. Cela ne peut pas me blesser, dit la sorcière. Je me demandais, maugréa Aspar. Pourquoi mon enfant ? Il laissa tomber le couteau, posa une main sur le ventre de Winna, et l’autre dans une flaque du sang de Fend. Il ressentit le choc du poison du vaer et de ce qu’il était devenu dans les veines skaslos de Fend, avant que ses doigts ne s’enfonçassent, une fois encore. Cette fois, ils ne s’arrêtèrent pas. Il ferma les paupières et vit de nouveau les yeux du roi de bruyère, regarda dans l’un des deux, qui s’ouvrit toujours plus grand, jusqu’à finalement l’avaler. Il dormait, mais quelque chose l’avait réveillé ; il avait senti le vent sur son visage, et les branches qui se balançaient autour de lui. Il avait ouvert les yeux. -526- Il se trouvait dans un arbre à l’orée d’une clairière, sa forêt tout autour de lui. Une humaine en robe de laine marron était étendue sur le dos au pied de l’arbre, les genoux relevés et les jambes écartées. Elle haletait, hurlait occasionnellement. Il avait senti son sang imprégner la terre. Tout le reste était paisible. Il y avait de la douleur qui se voyait dans les yeux de la femme, mais il y avait surtout lu de la détermination. Et tandis qu’il regardait, elle avait poussé et hurlé encore, et après un temps, elle avait tiré d’elle-même quelque chose de bleu pâle et de sanguinolent. Cela avait crié et elle l’avait embrassé, l’avait bercé dans ses bras quelques instants. — Aspar, avait-elle murmuré. Mon bon fils. Mon adorable fils. Regarde autour de toi. Tout cela est à toi. Puis elle était morte. Ce bébé aurait pu mourir, lui aussi, mais il était descendu de l’arbre et l’avait pris, et s’en était occupé, jusqu’à ce qu’après presque une journée, un homme fût venu, et eût trouvé la femme morte et le garçon. Alors, il s’était replongé dans le long rêve lent de la terre, juste un très court instant, puis il avait entendu une corne sonner, et il avait su qu’il était temps de vraiment s’éveiller et de se battre. Je suis désolé, dit Aspar à la sorcière. Je suis désolé que ta forêt ait été détruite, que ton monde ait disparu. Mais on ne peut pas le faire revenir. Tenter cela ne ferait que détruire ce qui reste de ma forêt. C’est ce que Fend voulait, même si je ne sais pas pourquoi. Arrête, persifla la sorcière. Arrête ce que tu es en train de faire. Je ne pourrais pas, même si je le voulais, répondit Aspar. Ce fut la dernière chose qu’il fut capable de dire ; l’agonie le déforma tandis que tout ce qui se trouvait en lui comprimait son enveloppe. Puis il se fendit, et la dernière chose que virent ses yeux mortels fut les vertes cirres qui jaillirent de son corps. Elles se déroulèrent incroyablement vite, comme des serpents, et cherchèrent le soleil. -527- La douleur reflua et ses sens coururent de tronc d’arbre en brin d’herbe et en lierre. Il était cerf, panthère, chêne, guêpe, pluie, vent, humus. Il était tout ce qui importait. Il puisa de la vie du sol et crût, creva le plafond et absorba les épines à mesure qu’il progressait. La musique prit de l’ampleur, la discordance s’accentua, et soudain un murmure naquit dans l’air, le tintement d’un millier de clochettes de cristal au marteau de perle qui faisait résonner chacune des parties de sa composition. Cela lui parut tourbillonner, et l’air autour de lui s’assombrit au point que les flammes des chandelles n’étaient plus que des petits points lumineux. Mais la musique, oh !, elle sortit de la maison et envahit les vastes étendues du monde, elle résonna dans la roche des montagnes et chanta dans les profondeurs des mers. Les froides étoiles l’entendirent, et le chaud soleil dans son passage en dessous du monde, et les os à l’intérieur de ses chairs. Et cela se poursuivit, emplissant tout. Il manqua perdre la voix. Celle de Mylton hésita, mais revint, plus forte, entraînant les accords les plus bas depuis les profondeurs jusqu’à des sommets encore à venir. La musique progressait, retombant ici et là, mais montant toujours plus haut, sans annoncer de résolution, sans qu’une résolution parût jamais possible. Il n’eût pu cesser de chanter s’il l’avait voulu ; l’écart de Mylton avait été le dernier possible. Il entendit des milliers de voix qui bruissaient maintenant dans l’abîme sans étoiles, puis des millions, et il commença à paniquer, parce qu’il ne se souvenait plus de la façon dont cela s’achevait, de ce qui était censé se passer à la fin. La partition n’importait plus. Le requiem les avait tous sous son emprise, et il allait là où il voulait. Il sentit son corps frémir comme l’aile d’une libellule, puis cesser d’être. Rien ne restait plus de lui que sa voix. La fin vint, et ce fut terrifiant, merveilleux, puis, en un unique instant impossible, parfait. Chaque note complétait -528- toutes les autres. Chaque voix soutenait les autres. Tout était en place. Les voix des morts s’éteignirent avec la sienne. Mérie s’affaissa contre le mur et s’effondra. Dehors, dans la cour, la tête de Robert cessa d’essayer de parler. Hespéro vint sur lui comme l’éclair, attaquant et se fendant vers l’aine de Cazio. Ce dernier para rapidement en uhtave, mais la lame n’était pas là, parce que le Fratrex s’était désengagé. Seule la chance lui permit de trouver la lame une deuxième fois et de l’empêcher de lui traverser la gorge. Cazio rompit. Tu as menti, dit-il. Tu sais très bien te servir d’une épée. J’ai peut-être oublié de dire que j’avais été formé par le mestro Espédio. Cazio plissa les yeux. J’ai rencontré un autre de ses élèves il n’y a pas très longtemps. Acrédo. C’est son épée. Une connaissance, dit Hespéro. Tu l’as tué, je suppose. Non. Une flèche l’a fait. Hespéro haussa les épaules et revint sur lui, usant de l’attaque du Retour au nid du coucou. Cazio contra, coup pour coup. Acrédo avait manqué le tuer avec cette botte quand ils s’étaient battus, parce que Cazio ne connaissait pas la réplique finale, mais il savait que la pointe serait à sa gorge à la fin, alors il ferma sur un contresso haut. Une fois encore, il ne croisa pas la lame, mais Hespéro porta, glissant sur les côtes de son flanc droit. Cazio rompit encore, en regardant son sang d’un air incrédule. Hespéro le pressa. Tout va bien se passer, pensa Cazio. Il a juste eu de la chance. Il para l’assaut suivant, difficilement, et se déploya désespérément. Sa lame érafla la main gauche d’Hespéro et fit jaillir le sang. Ce fut une bonne surprise. -529- Tu es meilleur bretteur que je ne pensais, dit Cazio. Mais tu n’es plus invulnérable. Si tu soignes ta blessure maintenant, tu survivras peut- être, dit Hespéro. Oh, tu ne vas pas t’en tirer aussi facilement, répondit Cazio. Je n’ai vraiment pas de temps à perdre, dit le Fratrex. Cazio renouvela son assaut, une feinte à la main, un passage de perto en uhtavo. Hespéro le frappa du poing gauche à la mâchoire. Cazio chancela en arrière, en s’efforçant désespérément de maintenir sa garde. Austra se jeta sur le Fratrex, bondit sur son dos et serra les bras autour de son cou. Hespéro lança le bras gauche vers l’arrière et l’attrapa par les cheveux, mais elle ne le lâcha pas jusqu’à ce qu’il l’eût plaquée contre un mur. Mais cela avait donné à Cazio le temps de se remettre sur pied, quoique d’une façon encore fort mal assurée. Il se précipita sur Hespéro. Par les saints, tu ne sais vraiment pas t’arrêter, dit celui-ci. Cazio ne perdit pas son peu de souffle à répondre : il battit et attaqua en pert. Hespéro, un peu impatiemment, para en sesso et riposta ; Cazio esquiva et se fendit bas, mais trop court. Hespéro commença l’attaque du Retour au nid du coucou, et Cazio résista, de peu. La dernière feinte mena à sa gorge, et il la para désespérément, mais une fois encore la lame n’était pas là. Et Cazio non plus. Alors que venait le coup final au flanc, il avait arqué son corps hors de la trajectoire et contre-attaqué plutôt que tenter de parer. Acrédo s’enfonça précisément dans le plexus de l’homme d’Église. N’essaie jamais deux fois la même chose contre moi, dit Cazio en retirant sa lame. Hespéro mit un genou à terre, puis attaqua en flèche. Cazio croisa l’épée et l’enveloppa, manquant à tel point la rater que la pointe lui effleura le front. L’assaut bas d’Hespéro découvrit son dos, et Cazio y plongea son épée juste entre les deux omoplates. -530- Puis il glissa dans son propre sang et tomba. Tandis qu’Austra se précipitait vers lui, il porta la main à sa blessure et ferma les yeux. Stéphane prit le visage d’Anne dans la main, et son sourire s’élargit encore. Tu es prête, petite reine ? Anne avait l’impression que son crâne était plein d’abeilles, mais elle ne pouvait rien faire d’autre que le dévisager avec des yeux pleins de haine. Mais soudain elle sentit une nouvelle force l’envahir, une force d’un genre qu’elle n’avait jamais connu auparavant. Cela bouillonnait en elle, non pas depuis le sedos, mais depuis les terribles profondeurs qui entouraient tout, le chaos duquel le monde était né. Mon cadeau, oh reine ! dit Qexqaneh. Ses poumons s’épanouirent. La pression disparut. La loi de la mort est réparée, dit le skaslos. Stéphane tituba en arrière. Non, dit-il. Oh si ! dit Anne. Oh oui ! Sa main droite était la faucille de la lune noire et sa gauche le marteau de la nuit séculaire, et des deux elle frappa, si bien qu’il fut mis en pièces, et elle rejeta les pièces dans l’abîme, et elle se dressa, et elle grandit jusqu’à ce que le monde fût minuscule derrière elle. Maintenant, murmura le Détenu. Maintenant, ma douce, tu n’as plus qu’à me tuer, et tout sera achevé. Anne élargit son sourire. Et comment fais-je cela, Qexqaneh ? Tu es les rivières. Tu es la nuit avant le monde. Prends-moi en toi et détruis-moi. Offre-moi enfin le néant. Tu as mon pouvoir. Maintenant, prends mon âme. Bien, dit Anne. Je vais faire cela, alors. Cazio sentit Austra chanceler, et il essaya de rapporter tout son poids sur ses jambes, mais celles-ci ne pouvaient tout simplement pas le porter. -531- Arrête, dit Austra. Je peux te soutenir. Pas pour monter une colline, non, répondit Cazio. Il faut que je t’amène à un léic, répliqua-t-elle. Je crois que ce serait mieux si tu allais en chercher un. Je ne veux pas te quitter. Alors, reste assise ici avec moi. C’est absurde. Tu saignes. Ce n’est pas si grave, mentit-il. Je ne suis pas idiote, Cazio, marmonna-t-elle. Pourquoi me prend-on toujours pour une idiote ? Tandis qu’ils franchissaient le perron de la crypte, Austra se tendit et sursauta. Cazio chercha des yeux ce qui était le problème. Stéphane Darige était étendu face contre terre à quelques pas de là, mais cela ne semblait pas être ce qu’elle regardait. Oh non ! dit Austra. Elle parut soudain très chaude R non, brûlante, brûlante au point qu’il ne pût garder son bras autour de ses épaules, si bien qu’il s’écarta, chancela, et dut s’appuyer contre le mur du mausolée pour rester sur ses pieds. Non, répéta Austra. Ses yeux devinrent soudain incandescents, et des flammes jaunes en jaillirent. Austra ! hurla-t-il. Elle le regarda, et elle n’était pas Austra, mais une femme aux traits fins et sombres et aux sourcils arqués, puis une sefry aux cheveux blancs. Elle était Anne, avec des tresses rousses. Elle était chaque femme avec laquelle Cazio avait jamais fait l’amour, puis toutes les femmes qu’il avait jamais rencontrées. Que se passe-t-il ? s’exclama désespérément Cazio. Elle le fait ! dit Austra, sa voix changeant à l’instar de son visage. Puis, d’une voix exultante : Nous le faisons ! Le sol fut soudain teinté d’étranges lumières, et Cazio releva les yeux et vit un soleil descendre vers eux, une boule d’ombres de flammes brimbalantes qui fit frémir les parties de lui les plus anciennes et les plus animales, et lui donna une envie pressante de s’enfuir et de ne pas cesser de courir tant -532- qu’il n’avait pas trouvé un endroit où ce genre de chose ne pouvait pas exister. En lieu de cela, il s’accrocha à la pierre en haletant, en combattant la peur avec toute la vie qui restait en lui. Austra, dit une voix calme. Stéphane se tenait à quelques pas de là. Il n’avait pas l’air en forme. Déjà, il lui manquait un œil. Austra, répéta-t-il. Tu es la seule qui peut l’arrêter. Tu comprends ? Il l’a piégée. Il va mourir, oui ; mais il va entraîner le monde avec lui. Anne va devenir folle : c’est trop de pouvoir. Tu peux le sentir, n’est-ce pas ? Je le sens, dit Austra. Sa voix était celle d’une femme dans le déchaînement grandissant de la passion. Combats-la, dit Stéphane. Tu peux prétendre au pouvoir, toi aussi. Pourquoi devrais-je la combattre ? demanda Austra. C’est merveilleux. Je vais bientôt avoir le monde entier dans mes veines. Oui, dit Stéphane. Je sais. Il se rapprocha. Je ne savais pas ce qu’il était, Austra. C’était l’élément qui me manquait. Il a attendu dans sa prison deux mille ans, à préparer cet instant, à le construire, à l’instiller en chacun de nous. Il ne veut pas régner sur le monde, il ne veut pas rétablir l’ancienne gloire de sa race, il veut juste mourir et tout emporter avec lui. Tu ne le vois pas ? Pourquoi devrais-je te croire ? Ne me crois pas, dit-il. Va voir par toi-même. Les flammes commencèrent à danser sur ses vêtements. Elle regarda Cazio, et, un instant, son visage fut celui de l’Austra qu’il aimait. Cazio ? demanda-t-elle. Je t’aime, répondit-il. Fais ce qui est juste. Puis ses jambes cédèrent sous lui. Aspar eût ri s’il l’avait pu, mais la joie était là dans les feuilles et les fleurs, au vu de chacun. -533- Il soigna le flétri, mit fin au désespéré, et absorba le poison, le dilua et le diffusa, en le transformant. Il trouva le cœur de la sorcière de Sarnwood et l’ingéra elle aussi, ainsi que tous ses enfants, et se dit qu’elle avait finalement compris, parce qu’elle avait cessé de le combattre et lui avait conféré sa force. Ou peut-être était-ce parce qu’elle avait vu ce qu’il avait vu, le feu mortel attisé à l’ouest, cette seule chose qui pouvait s’opposer à la renaissance de la vie et tout renvoyer vers le néant. Le véritable ennemi. Il n’avait plus besoin d’être appelé, plus maintenant, alors il déplaça sa masse d’un côté à l’autre du monde, en craignant qu’il ne fût déjà trop tard. Anne sentit le sang noir du Détenu courir dans ses veines et hurla sa joie, sachant que personne depuis le début des temps n’avait jamais exercé un tel pouvoir R ni les skasloï, ni Virgenye Dare, personne. Elle était sainte, démon, dragon, le feu dans la terre. Il n’y avait jamais eu de nom pour ce qu’elle était en train de devenir. Le Détenu s’enroula autour d’elle comme la vie s’échappait de lui, et son seul contact déclenchait des frissons dans tout son corps, plaisir et douleur si purs qu’elle ne pouvait les dissocier, ni ne le ferait si elle le pouvait. À travers les yeux du skaslos elle vit cent mille années de telles sensations, et plus, et leur anticipation même portait sa propre béatitude. J’en veux plus ! clama-t-elle. Il y a plus, répondit le démon agonisant. Tellement plus. Stéphane essaya de rester concentré, essaya de rester en ce monde, mais c’était difficile, avec une telle partie de lui disparue. Seule l’ancienne et terrible obstination de Kauron lui avait permis de maintenir quelque chose, mais même cela s’éteignait, et bientôt Anne remarquerait son erreur et viendrait la corriger. Alors, tout dépendait de la jeune fille. Il brûlait d’envie de prendre Austra dans ses bras et de drainer sa vie et son pouvoir ; elle était une fontaine qui puisait directement dans la chose qu’Anne était en train de devenir, et lui, avec le don, -534- aurait les moyens de saigner Anne à blanc. Sans qu’elle ait le temps de réagir. Mais il n’avait plus le don. Il était moins que son propre squelette. Il regarda lorsqu’elle s’agenouilla auprès de Cazio pour murmurer, lorsque ses vêtements explosèrent finalement en une flamme bleue et qu’elle dut s’écarter de son amant pour éviter de le calciner. Tu ne peux pas le soigner, si c’est ce que tu essaies de faire, dit Stéphane. Tu ne peux rien soigner. Et elle non plus. Toujours l’orage, jamais la pluie. Tu comprends ? Mais tu es son point faible. Austra le dévisagea de ses yeux brûlants durant un temps, puis les flammes s’apaisèrent, puis la fumée. Enfin, elle fut enveloppée d’une vapeur noire, et ses yeux brillèrent comme des lampes vertes. Alors, elle s’éleva vers la terreur qui flottait au-dessus de leurs têtes. Anne perçut un reflux dans sa force et en chercha jalousement la source. Avait-elle oublié quelqu’un ? Hespéro était-il encore vivant ? Mais non, c’était juste Austra, qui détenait une fraction de sa puissance. Si tu meurs, dit le Détenu, elle hérite de tout. Elle n’a pas le pouvoir de me tuer, rétorqua Anne. Et elle ne le ferait pas si elle le pouvait. Elle peut te trahir plus que quiconque. Tu le sais. Ne l’écoute pas, Anne, dit Austra. Évidemment pas, répondit Anne. Nous régnerons ensemble, n’est-ce pas ? Anne, Cazio est mourant, dit Austra. Peux-tu le soigner ? Non, répondit-elle. Elle n’avait pas réalisé, jusqu’à l’instant où elle l’avait dit, que c’était vrai. Prends le trône du Vhen, intervint Qexqaneh. Et tu pourras soigner n’importe lequel de ces vermisseaux, si tel est ton désir. Il ment, Anne. -535- Pourquoi le ferait-il ? Il s’est sacrifié pour moi. Il se sert de toi pour détruire le monde. C’est ce qu’il croit, répondit Anne. Mais c’est moi qui détiens le pouvoir, maintenant. Et de toute façon, en quoi ce monde serait-il important ? Tu es une partie de moi, maintenant. Tu peux voir quelles vermines sont ces gens. Je vais créer un autre monde. Je vois déjà comment cela peut être fait. Nous le ferons comme nous le voulons, comme il devrait être. C’est de la folie, Anne. Cela signifie tuer tous ceux que nous avons connus, tous ceux qui nous sont chers. Comme qui ? hurla Anne. Mon père ? Fastia ? Elseny ? Ma mère est morte, elle aussi ; tu le savais ? Tous ceux auxquels je tiens sont morts, sauf toi et Cazio, et je commence à perdre patience avec toi. Maintenant, si tu veux que Cazio vive, joins-toi à moi ou abandonne-moi tes dons, parce qu’il me reste une bataille à livrer, et que j’ai besoin de toutes les forces que je pourrai rassembler. Après cela nous pourrons tout avoir, Austra. Comme nous l’avons toujours voulu. Austra ouvrit une nouvelle fois la bouche, mais alors elle regarda au-delà d’Anne. Je te sauverai, Anne, dit-elle. Anne se retourna. Elle se tenait dans un champ de roses ébène, les perles de sa robe luisant comme des ossements mats dans la lueur de la Lune. L’air était si lourd du parfum des fleurs qu’elle crut qu’elle allait étouffer. Elles étaient partout ; elles s’étalaient jusqu’à l’horizon en une série de basses collines, leurs tiges pliées par un vent timide. Elle se tourna lentement pour voir s’il en était ainsi dans toutes les directions. Derrière elle, le champ prenait fin de façon soudaine au pied d’un mur d’arbres, des monstres à l’écorce noire couverte d’épines plus grosses que sa main, et s’élevant si haut qu’elle ne pouvait en voir la cime dans si peu de lumière. Des ronces épineuses aussi épaisses que son bras pendaient entre les arbres et s’étalaient sur le sol. À travers les arbres et derrière les -536- ronces, elle ne voyait que l’obscurité. Une obscurité avide, ressentit-elle, une obscurité qui l’observait, la haïssait, la voulait. Je suis déjà venue ici, dit-elle à la forêt. Je n’ai pas peur, cette fois. Quelque chose se fraya un chemin à travers les ronces, avançant vers elle. La lueur de la Lune se refléta sur un bras recouvert d’une cotte de mailles noire et sur les doigts d’une main qui s’ouvrait. Puis le heaume apparut, un grand heaume fuselé avec des cornes noires dressées, reposant sur les épaules d’un géant. Mais cette fois, de ne pas s’enfuir, elle vit que ce n’était pas une cotte de mailles, mais de l’écorce, et que le heaume était de mousse et de corne et de pierre. Et du visage elle ne pouvait voir que les yeux, des puits de vie et de mort, de naissance et de décomposition R le besoin et la vengeance. Tu as le pouvoir, lui dit la voix déclinante du Détenu. Tue-le et complète-toi. Anne se tendit, mais sa vision périphérique saisit un mouvement, et elle vit Austra qui traversait le champ en courant, qui courait droit vers le roi de bruyère. S’il la prend, tu perds, dit le Détenu. Tu dois la tuer maintenant. Anne attendit, et observa. Tue-la, répéta Qexqaneh d’un ton plus pressant. Tu comprends ? À travers elle, il peut nous vaincre. Anne déploya son pouvoir en direction d’Austra, et la jeune fille chancela. Elle essaya de rompre leur lien, de se réapproprier sa puissance, mais elle vit ce que le Détenu voulait dire, toute l’intimité de leur connexion. Tuer Austra était le seul moyen qu’avait Anne de redevenir entière, de tout posséder. Alors, elle s’étendit, sentit la vie qui battait en Austra, reconnut son odeur familière, cette petite mèche de cheveux qui ne tenait jamais en place, qui avait toujours été rebelle depuis qu’elles étaient petites filles. Le roi de bruyère tendit les bras vers elle, et Anne, de chaudes larmes aux yeux, commença à serrer son cœur. -537- Austra tomba à genoux. Elle regarda vers Anne, ses yeux maintenant mortels, écarquillés comme des soucoupes, juste une autre bête humaine qui ne comprenait pas pourquoi elle devait mourir. Oui, soupira le Détenu. Enfin ! Tant bien que mal Austra réussit à se relever, alors même que la force la quittait et qu’Anne l’absorbait. Le ciel s’obscurcit à mesure qu’elle diminuait, puis il disparut. Notre endroit secret, entendit-elle Austra chuchoter dans l’obscurité. Mais l’obscurité n’était pas complète, et Anne vit qu’elles étaient revenues dans la salle en dessous du horz. Sauf que cette fois le sarcophage était ouvert, et qu’Austra était assise à l’intérieur, adossée à l’une des parois de pierre. Elle avait le même air qu’à neuf printemps, une petite fille pâle et famélique. J’aurais dû le savoir, dit la petite fille. J’aurais dû savoir qu’il était inutile d’espérer quelque chose pour moi-même. Cesse de te plaindre, dit Anne. Tu as eu une vie meilleure que tout ce que tu aurais pu espérer, vu ta naissance. Tu as raison, dit Austra. Et je ne l’aurais pas échangée contre une autre. Mais j’ai toujours su que tu allais me tuer, Anne. Tu vas m’enterrer ici, et la boucle sera bouclée. Te ne le savais pas, répondit Anne d’un ton accusateur. Bien sûr que si. Je ne savais pas comment cela se passerait. Mais cela a déjà failli arriver une douzaine de fois quand nous étions petites. C’est absurde. Je t’aime. Cela tient à la façon dont tu aimes, Anne. C’est la façon dont tu aimes. Je ne comprends pas ce que tu veux dire. Probablement pas, répondit Austra en fermant les yeux. Je t’aime quand même. Il nous tuera toutes les deux, Austra, s’il t’attrape. Elle acquiesça d’un air fatigué. Je sais que tu ne le feras pas, mais s’il te plaît, laisse partir Cazio. Peux-tu faire cela pour moi ? Anne voulut accepter, mais pourquoi le devrait-elle ? Elle n’avait pas à faire quoi que ce fût qu’Austra lui demandait, ni -538- même à écouter quoi que ce fût qu’Austra lui disait. Elle était la seule qui pouvait lui faire ressentir... lui faire sentir... Lui faire sentir quoi ? se demanda-t-elle soudain. Mais elle savait cela aussi. Quand sa mère, ou Fastia, ou n’importe qui désapprouvait quelque chose qu’elle avait fait, elle savait qu’elle pouvait avoir des problèmes, mais au fond d’elle-même, elle ne se sentait absolument jamais coupable. Quand Austra la désapprouvait, elle savait au fond de son cœur qu’elle avait tort. Elle n’avait pas besoin de cela, n’est-ce pas ? Elle perçut le roi de bruyère, son pouvoir enflant, qui approchait de ce qui restait d’Austra, qui pénétrait la tombe illusoire. Le moment était venu. Il ne lui restait plus qu’un battement de cœur pour agir, mais c’était tout ce dont elle avait besoin. Non. Avec un doux rire triste, Anne relâcha son emprise. Le roi de bruyère prit Austra et s’éleva vers les deux. Le Détenu hurla une dernière fois alors qu’il était arraché à elle et qu’il plongeait vers le néant qu’il avait désiré, et elle eut l’impression alors que toutes ses veines avaient été ouvertes, et l’odeur des roses noires emplit ses poumons jusqu’à ce qu’il n’y eût plus rien d’autre. -539- ÉPILOGUE Le jour où tomba la dernière place forte skaslos marqua le début de l’ère appelée Eberon Vhasris Slanon dans la langue de l’ancien Cavarum. Lorsque la langue elle-même fut oubliée de tous sinon de quelques religieux érudits cloîtrés, le nom de l’ère persista dans la langue des hommes en tant que Éveron, tout comme Slanon resta attaché au lieu de la victoire lui-même, sous sa forme lierienne : Eslen. Éveron fut une ère des êtres humains, dans toute leur gloire et leurs errements. Les enfants de la rébellion se multiplièrent et couvrirent la terre de leurs royaumes. En son année 2223, l’ère d’Éveron s’éteignit de façon abrupte et terrible. Il se peut que je sois le dernier à m’en souvenir. J’étais mourant lorsque vint le roi de bruyère, alors que la bataille venait de s’achever. Il me souleva dans sa main de ronces vives, et ouvrit ses yeux sur moi. Je reconnus mon ami, et il me reconnut, et je pleurai sur ce qu’il lui avait fallu abandonner, mais plus encore sur ce qu’il avait emporté. Il m’emmena au loin, et à sa façon longue et lente, il me soigna. Il pensait bien faire. De tous ceux qui sont morts ou ont survécu à cette nuit, je fus le seul à avoir conservé la vision, et ce n’était qu’un pâle reflet de ce que j’avais précédemment possédé. Tel le Grim d’Aspar, mon œil unique peut voir au-delà de l’horizon des jours et des lieues, mais plus jamais à mon gré. -540- L’heure des ombres précieuses venait de sonner en Vitellio, et dans la petite ville d’Avella, cela signifiait que tout le monde, du charpentier au cordonnier, tous ceux qui avaient un grain de bon sens, avaient trouvé un endroit ombragé et quelque collation. Cela était vrai même maintenant, alors que les jours étaient plus courts, et les ombres plus longues. Les duels étaient alors moins nombreux dans les sites principaux, et c’est ainsi que fort tard dans le mois d’Utavamensa, Alo eut l’occasion de se reposer à l’ombre de la fontaine de dame Fiussa sans grande crainte d’être molesté, et ce, malgré le climat du moment dans la ville et le fait bien connu que sa maîtrise de l’épée était loin d’être parfaite. Il apprécia son vin autant qu’il put, sachant qu’il se passerait du temps avant qu’il n’y en eût d’autre. Il eût également bien aimé avoir du pain pour l’accompagner, mais autant demander à Fiussa de pleurer des saphirs. Il sommeilla par moments dans le soleil automnal faiblissant. Un cheval clopina sur les pavés de la piata, une fille chanta depuis sa fenêtre. Il rêva de temps plus heureux. Il ouvrit les yeux et vit dame Fiussa qui le regardait. Elle était jeune, blonde, très belle. Sauf que la dame eut dû être nue, et que cette femme était vêtue, bizarrement, comme un homme, en chausses et doublet, avec même un chapeau de voyage. Madame, dit-il en se relevant. Chut, dit la jeune femme. Es-tu celui qu’on appelle Alo ? Oui, répondit-il. Je suis tout à fait lui. C’est bien, dit-elle. J’ai quelque chose pour toi, de la part d’un vieil ami. Elle avait un accent charmant, remarqua Alo. Qu’est-ce ? Elle lui tendit quelque chose. C’était une clef. Zmierda, jura-t-il. C’est la clef de Cazio. La clef de sa triva. Où l’as-tu eue ? C’est une longue histoire, dit-elle. Il voulait qu’elle te revienne. Va-t-il bien ? Elle détourna les yeux, et Alo sentit son cœur se serrer. -541- C’était aimable de sa part, dit Alo, mais ce ne me sera pas utile. Quelques-uns des bandits de Chiuno s’y sont installés. Ils y sont rentrés par effraction il y a quelque temps. Chiuno ? Le nouveau seigneur d’Avella, dit-il. (Il baissa la voix.) Un bandit, en fait. Mais avec l’Église en guerre civile et les Meddicii qui se précipitent tous pour prendre parti, les petites villes comme les nôtres sont laissées à l’abandon. Moi-même, je vais partir cet après-midi. Je vois, dit-elle. Madame, qui es-tu ? Je m’appelle Austra, répondit-elle. Ne peux-tu rien me dire de mon ami ? demanda-t-il. Mais elle eut un petit sourire énigmatique, et elle s’éloigna, grimpa sur un cheval qui paraissait dépenaillé, et quitta la ville par la Vio aza Vero. Alo la regarda partir, puis finit son vin et se radossa, en faisant tourner la clef entre ses doigts. Il fut de nouveau réveillé, cette fois par une botte qui lui tapotait les côtes. Il ouvrit précautionneusement les yeux, et découvrit un barbu à la rude apparence, et aux vêtements très proches de ceux de la dame, sauf qu’une rapière pendait à son côté. La femme, vit-il, se tenait quelques pas plus loin. C’est ma place, mon ami, dit l’homme. Alors, derrière sa barbe, Alo le reconnut. Cazio ! Chut ! dit son vieil ami. Allons marcher dans la campagne, et tu m’en diras un peu plus sur ce Chiuno. Il me paraît déplaisant. Il tendit la main, et Alo la prit en souriant. J’ai vu les sefrys s’enfuir pour aller se tapir dans les endroits les plus sombres et les plus reculés du monde. La plupart n’avaient jamais eu de liens avec Fend, ni les aitivars, ni mère Uun ou les siens. La plupart n’avaient jamais rêvé que Qexqaneh pût rétablir leur gloire passée. Mais une fois leur secret éventé, la terre des hommes n’était plus pour eux, et ils le savaient. -542- J’ai vu Marcomir mourir d’apoplexie. J’ai vu les armées de Hansa retourner derrière leurs frontières. J’ai vu l’Église se déchirer en une sanglante guerre civile. Anne ? Anne leva les yeux de son livre. Son frère Charles était assis sur le sol au milieu de la salle rouge, en tailleur, et jouait avec des cartes. Qu’y a-t-il, Charles ? demanda-t-elle. Charles se frotta les yeux. C’était un homme adulte, plus âgé qu’Anne, mais son esprit était à jamais celui d’un enfant, ainsi que toutes ses actions. Quand est-ce que Coiffe-de-chien reviendra ? demanda-t-il. Il me manque. Je ne crois pas qu’il reviendra, répondit-elle gentiment, mais nous te trouverons un autre bouffon. Mais je l’aimais bien. Je sais. Et mère ? Est-ce qu’elle revient ? Non, elle non plus. Il n’y a plus que nous, maintenant. Mais ils me manquent tous. À moi aussi. Je suis triste, dit-il d’une voix morose. Puis il se remit à jouer. Avant qu’elle pût revenir à sa lecture, elle entendit une voix ténue près de la porte. Majesté ? Elle regarda par-dessus son épaule et vit l’un des pages qui se tenait là. Oui, Rob. Qu’y a-t-il ? Le comte de Cape Chavel, comme tu l’as requis. Merci. Fais-le entrer directement. Elle se tourna vers la jeune femme qui se tenait derrière elle. Alis, dit-elle, pourquoi n’emmènerais-tu pas Charles voir les nouveaux chevaux ? Tu en es certaine, Majesté ? Oui, dame Berrye. -543- Très bien, dit Alis. Charles, pourrais-tu venir avec moi me montrer les nouveaux chevaux ? Des chevaux ! répéta-t-il en se levant d’un bond. Ils quittèrent tous deux la pièce, bras dessus, bras dessous. Le comte entra peu après. Rob sortit également, et ils furent seuls dans la salle rouge. Cape Chavel semblait en pleine forme, et elle céda au léger picotement du souvenir de sa main sur la sienne. Un instant, elle sentit en son cœur tendresse et plénitude. Je suis heureux de voir que tu vas bien, dit-il. Je suis heureuse de te voir, Tam. Il en resta un instant bouche bée. Tu ne m’as jamais appelé ainsi. Évidemment, cela me ravit... Je suis désolée de ne pas avoir eu le temps de te parler avant aujourd’hui, dit-elle. Il y avait beaucoup à faire. Les circonstances de cette nuit-là... Je ne sais pas jusqu’à quel point tu t’en souviens... Je m’en souviens bien, jusqu’au moment où nos propres soldats m’ont piétiné, dit-il. Je me souviens que tu es revenue des morts, par exemple. Je n’étais pas morte. Mon âme avait quitté mon corps un temps, pour qu’il puisse guérir, c’est tout. C’est tout, reprit-il. Tu dis cela comme si ce n’était rien. Je pensais que tu étais morte, Anne. Je pensais que je t’aimais, mais quand je t’ai crue disparue, je suis devenu fou. Je ne sais pas comment tu m’es revenue, et cela n’importe pas, sinon que tu es là, et que je t’aime encore plus profondément qu’auparavant. Je t’aime aussi, dit-elle. Simplement, honnêtement, sans faux-semblants. À la façon dont j’ai toujours voulu aimer. Il ferma les yeux. Alors pourquoi attendre ? Tu m’as déjà fait roi de Virgenye. Tout le monde reconnaîtra que nous formons un beau couple. Elle s’efforça de sourire. Nous formons un beau couple, mais ce n’est pas le meilleur. -544- Il plissa le front, perplexe. Que veux-tu dire ? Anne eût aimé avoir juste pour un instant sa nature froide et terrible de cette nuit-là, mais cette Anne-là était mort-née. Quoi qu’elle pût devenir maintenant n’avait jamais été prédit, et elle entendait en tirer le meilleur parti. Je dois épouser Bérimund de Hansa, dit-elle. Mais tu viens de dire que tu m’aimais. Oui, reconnut-elle. C’est pour cela que je voulais te l’annoncer en personne, avant que tu ne l’apprennes à la cour. Cela apportera la paix entre nous et Hansa. Ils te haïssent, là-bas. Ils pensent que tu es une sorcière. Marcomir est mort il y a cinq jours. Il était au cœur de cette haine ; mais même ainsi, oui, à Hansa, je ne serai pas aimée. Mais c’est, très simplement, ce qui doit être fait. Je ne l’accepte pas. Tu le dois. J’espère que nous serons toujours amis, Tam, mais quoi qu’il advienne, tu accepteras les décisions de ton impératrice. Il resta dressé là, le visage empourpré, durant de longs instants avant de finalement s’incliner. Oui, Majesté, dit-il. Ce sera tout, pour l’instant. Il sortit, et elle libéra ainsi le dernier de ceux qu’elle aimait, et sentit une autre fêlure dans son cœur, et sut que c’était cela être reine. J’ai vu Anne céder son pouvoir au roi de bruyère puis j’ai aidé Aspar – je l’appelle encore parfois ainsi – à dissimuler de nouveau les trônes, cette fois un peu mieux, je l’espère. Le pouvoir décroît, et Anne a promulgué des lois interdisant l’usage des voies des sanctuaires. Seul le temps pourra dire. Parce que les hommes et les femmes sont inconséquents. J’en suis la preuve. Léoff embrassa le petit front de son fils. L’enfant regardait autour de lui sans but et sans fixer son regard, et il se demanda -545- quelles étranges mélodies pouvaient se tapir là, en attente d’une voix pour les exprimer. Aréana était pâle et belle dans son sommeil, et le regard de la sage-femme parut le défier d’essayer de la réveiller. Il rendit précautionneusement l’enfant à la vieille femme, et sortit dans le jardin en sifflotant. Ce n’est pas un nouveau miroitement, j’espère ? dit une voix qui s’était élevée au loin. C’était Artwair, qui approchait sur une jument louvette. Non, juste une berceuse sur laquelle je travaille, répondit-il. Eh bien... Alors ? Artwair mit pied à terre et laissa la jument aller à sa guise. Tout va bien, lui dit Léoff. L’enfant est en parfaite santé, et Aréana aussi. Par les saints miséricordieux, c’est une bonne nouvelle, dit Artwair. Tu méritais vraiment de bonnes choses. Je ne sais pas si je le mérite, mais j’en suis reconnaissant. Comment se passent les choses à Eslen ? Plutôt lentement, répondit le duc. Il y a encore des rumeurs, évidemment, qui prétendent que la reine est un démon, une sainte, un homme ou un sefry déguisé. Liery fait encore du bruit au sujet du mariage, et l’hiver a été rude. Mais nous avons la paix, et les premières récoltes sont bonnes. Quelques rares monstres ont été aperçus, mais uniquement dans les forêts profondes, loin des villes et des villages. Et l’Église... Eh bien, cela mettra du temps à se régler. Anne a l’intention d’établir la sienne, tu sais. Hors de toute influence de z’Irbina. Je lui souhaite bonne chance, en cela. En fait, elle m’a justement demandé de t’en parler, dit-il. Elle aimerait que tu composes un cantique d’action de grâces qui serait chanté lors de la lustration du clergé. C’est intéressant, dit Léoff. Tu ne veux pas ? Léoff sourit. J’ai déjà commencé. -546- Incidemment, je crois que nous sommes suivis, dit Artwair. Léoff acquiesça. Il avait aperçu la robe, à travers les arbres. Je crains qu’elle n’ait un peu le béguin pour toi. Et moi qui croyais que tu lui enseignais le bon goût. Léoff éleva la voix. Sors de là, Mérie, et viens dire bonjour au duc. Et après, nous aurons du travail à faire, toi et moi. Il l’entendit glousser, puis elle apparut, en gambadant vers eux. Lorsque la loi de la mort avait été réparée, les créatures prises entre les deux étaient retombées d’un côté ou de l’autre. Il remerciait les saints chaque jour qu’elle fût retombée du sien. Je vois la dernière des Féalités. La bôme vira et la voile prit le vent, et le Cisne tailla les flots houleux. Neil était penché sur le bastingage, et regardait pardessus les eaux agitées, vers la côte accidentée. C’est magnifique, dit Brinna. Il hocha la tête. C’est un vieux rocher pelé, mais je l’adore. Et je crois que tu vas l’aimer aussi. Elle fit un seul poing de leurs deux mains. Il cilla un peu, parce que son bras était encore sensible, mais il chérit ce contact. Nous allons rester là, alors ? demanda-t-elle. Il s’esclaffa, et elle parut perplexe. Voudrais-tu faire de moi un menteur ? Je ne vois même pas ce que tu veux dire. Je t’ai dit que je t’emmènerai là où nous n’avons d’obligations ni l’un ni l’autre. Maintenant, la reine m’a rendu ma liberté et Bérimund t’a accordé la tienne, mais nous sommes encore très loin de cet endroit. Et où, mon cher époux, se trouve-t-il ? Nous allons devoir le traquer, dit-il. Cela pourrait prendre le reste de nos vies. Qui sait combien de mondes il nous faudra visiter ? -547- Alors elle l’embrassa, et parut jeune pour la première fois depuis qu’il l’avait rencontrée. Ensemble, ils regardèrent Skern grandir devant eux. J’ai vu Zemlé vieillir, sans jamais savoir ce qu’il était advenu de moi. Lorsque je suis revenu en ce monde, pour soigner tout ce qui pouvait être soigné, elle était déjà morte depuis des années. Alors, je suis retourné à la Corne de sorcière, déserte. J’écris. Et je me souviens comme je peux. Il y a une chose que je n’oublierai pas tant que la rivière ne m’aura pas finalement emporté dans le tout. C’est la fois où j’ai vu à travers ses yeux. Je n’avais jamais imaginé chose aussi belle, que de regarder avec tous les yeux de la forêt, de sentir et de percevoir à travers chaque feuille et chaque fougère. Cela n’eut lieu qu’une fois, des années après la bataille. Cela se passa là où les tyrans se dressaient autrefois, les grands chênes-fer qu’Aspar aimait tant. Ils étaient tous tombés, mais des glands avaient germé, et comme durant ces années tout avait poussé à une vitesse surnaturelle, beaucoup de ces arbres étaient déjà hauts de neuf ou dix coudées, de jeunes pousses minces, mais qui commençaient déjà à faire de l’ombre au sous-bois, à reconquérir leur territoire. Une femme était venue, encore jeune, le visage rosi par le vent, parce que cette année-là était fraîche. Elle était blottie dans un manteau de laine, et portait des bottes de peau. Je la connaissais, évidemment, puisque j’avais un temps cru que je l’aimais, et c’était le cas, en un sens. Elle tenait la main d’une petite fille de peut-être six ou sept ans. Celle-ci avait un visage lumineux et intelligent, plein d’émerveillement tandis qu’elle observait l’endroit. — Le voici, avait dit Winna à la petite fille. Voici ton père. Et à travers lui, j’avais ressenti chaque pousse d’arbre, et frissonné, et vibré avec eux, et tous les oiseaux avaient chanté en même temps. Ce fut la dernière chose vraiment humaine que je ressentis en lui, et peu après, il s’endormit, parce qu’il doit dormir. -548- Et lorsqu’il s’est endormi je me suis éveillé, et j’ai trouvé le monde changé. — Le Codex Tereminnam, auteur inconnu. -549-