Aujourd’hui, le dataflot c’est l’argent/sang, la substance vivante de nos rivières/artères humaines. On peut y naviguer sur un vapeur, en explorer les eaux sur un radeau, vers l’amont ou l’aval, ou encore emprunter un canoë pour fouiller ses affluents les plus minables, et en toute liberté. Quelques marigots restent inaccessibles : l’Arabie Saoudite, l’Enclave de la Chine du Nord, certaines villes de l’Idaho vert. Mais, de toute façon, personne n’a envie d’aller y faire un tour. Il ne s’y passe pas grand-chose de passionnant. L’Économie du dataflot, rapport du Digiman du gouvernement américain, 56e version, 2052. 1 / CADAVRES INSTRUITS L’Omphalos domine Moscow, Idaho vert. Son éclat d’or et d’argent pâle évoque une montre de luxe attendant un voleur. Ce tétraèdre haut de cent vingt mètres, pourvu de deux façades verticales et d’une base triangulaire, est le bâtiment le plus élevé de la ville, et s’il est moins ostentatoire que le temple mormon tout proche, hérissé de pointes blanches, il est aussi moins pénible à regarder. Sa principale arête est pointée vers le cœur de Moscow tel un coin de bûcheron. Ses façades verticales, dépourvues de toute ouverture, se prolongent vingt mètres au-dessous du sol. L’unique façade inclinée est légèrement cannelée, comme une planche à laver en ivoire sous le ciel de plomb. L’Omphalos est un édifice large d’épaules, fruit d’une architecture herculéenne en accord avec l’époque, aussi blindé contre la guerre et les séismes que l’étaient jadis les silos de missiles et les bunkers de l’armée. Jack Giffey attend patiemment le début de la visite guidée. Il fait froid à Moscow aujourd’hui. Les trente et quelques personnes formant la file d’attente sinueuse sont des routards visitant l’Idaho vert, comme l’attestent leurs jeans gris ; ils ne se sont pas laissé intimider par la réputation des Rugueux, ces individualistes surarmés qui ne se considèrent pas comme des hors-la-loi mais plutôt comme des îlots de résistance farouche dans un courant inondé de corruption. Pourtant la réputation de l’État est quelque peu surfaite. Les authentiques Rugueux forment à peine trois pour cent de sa population. Et on compte moins de dix disparitions de touristes par an, des jeunes gens s’évanouissant dans les fourrés bordant les anciennes pistes de bûcherons, dont on ne retrouve que le bonnet de laine et le combiné d’accès personnel, cloués sur un poteau à la lisière d’un parc national désaffecté. De l’avis de Giffey, l’Idaho vert a autant d’individualité qu’un comédon sur un cadavre. Ce comédon peut bien se croire spécial, mais ce n’est qu’un bout de viande morte un peu différent des autres. Les quelques amis de Giffey l’appellent Giff. À cinquante et un ans, il a l’allure d’un homme ayant renoncé à l’agressivité en faveur de la douceur, sa barbe et ses yeux gris plutôt affables séduisent les enfants et les femmes démoralisées par la trentaine. L’Idaho vert lui inspire aussi peu de sympathie que le reste de la nation, voire le reste du monde. Au-dessus de sa tête, d’antiques réchauds de plein air fixés à des poteaux luisent d’un éclat de viande crue pour le confort de la file d’attente. Giffey a déjà visité les lieux à treize reprises ; il est sûr que son visage est connu de l’Omphalos et qu’il est fiché comme potentiellement suspect. Pas de problème. Ça ne le dérange pas. Giffey fait partie des rares élus sachant que l’Omphalos absorbe les connaissances extérieures au rythme extraordinaire de cinquante millions de dollars par an. Comme le public ne voit en l’Omphalos qu’un mausolée pour richards et privilégiés, cela veut dire que les morts et les quasi-morts sont dévorés par la curiosité. Mais c’est un sujet qui n’intéresse pas grand monde. Les bâtisseurs de l’Omphalos ont payé leur liberté au prix fort, et il n’y a que dans l’Idaho vert que l’on peut s’offrir ce genre de liberté. Fidèles à leur race, les gouvernants de l’Idaho vert détestent les Fédéraux et le monde extérieur, mais ils vénèrent l’argent et son attribut le plus sacré : l’absence de toute obligation. Giffey a déjà visité la Pyramide de Forest Lawn, en Californie Côte-sud ; du point de vue architectural, l’Omphalos a nettement plus de classe. Cependant, jamais il n’envisagerait de détrousser les authentiques morts de Forest Lawn, dont la chair pourrissante n’est ornée que de rares joyaux. Les quasi-morts congelés, c’est une autre histoire. D’après son estimation, les cadavres rangés dans les cellules réfrigérées de l’Omphalos, en compagnie de leurs possessions – métaux précieux, pièces de collection, contrats à long terme passés avec des agences offshore –, valent au bas mot plusieurs centaines de millions de dollars pièce. Si l’on est assez riche pour se payer un tel séjour, on a en outre le choix entre plusieurs options : la moins chère est la décapitation, seule la tête étant biovitrifïée et cryopréservée. Pour le torse, il faut payer un supplément ; le corps tout entier, c’est du luxe. Et il existe d’autres possibilités, encore plus onéreuses et pour l’instant au stade expérimental… Pour les plus fortunés de tous, le top niveau de la ploutocratie. La façade inclinée de l’édifice brille comme un pré enneigé sous les assauts du vent. La file d’attente se met à frémir d’anticipation ; on entend des bruits provenant de l’intérieur. L’Omphalos ouvre ses grandes portes d’acier et de flexfuller. Sa voix publique qui descend sur la foule est douce et à peine funèbre. — Bienvenue dans l’espoir de tous nos avenirs, déclare-t-elle alors que les visiteurs pénètrent avec enthousiasme dans l’immense hall d’acier et de granité. Des colonnes étincelantes se dressent autour d’eux tels des séquoias d’acier, intimidants et plus qu’humains. Le sol en holopierre animée affiche sous leurs pieds des scènes mouvantes de splendeurs futures : des cités aériennes survolant des montagnes bariolées de couchant, des villas lunaires ou martiennes, des vallées idylliques cultivées par des arbeiters obéissants qu’observent de splendides magistères, de tous les sexes, de toutes les races et de toutes les religions, postés sur les balcons de leurs demeures immaculées. — Cette installation complètement automatisée est conçue pour abriter dix mille deux cent dix-neuf clients biologiquement conservés, qui s’attendent tous à une longue et heureuse existence après leur reconstruction et leur résurrection. Les tâches administratives, d’entretien et de sécurité ne nécessitent aucune intervention humaine… Giffey n’a jamais été vaincu par une machine, que ce soit aux échecs, aux jeux de stratégie ou à la spéculation boursière. Il se considère comme l’un des êtres humains les plus efficaces, sinon l’un des plus intelligents, de la planète. Chacune de ses entreprises est couronnée de succès. Bien sûr, se dit-il en souriant, il existe certaines entreprises qui ne l’ont jamais attiré. Il lève les yeux vers le plafond lointain, criblé de prismes cristallins projetant des arcs-en-ciel tout autour d’eux. Il imagine des empilements de cellules réfrigérées emplies de corps et de têtes. Selon ses sources les plus confidentielles, certains quasi-morts ne sont pas congelés mais encore doués de vie et de pensée, immergés dans des nanobains, dormant de ce qu’on appelle par euphémisme le « sommeil chaud ». Ils sont trop vieux et trop malades pour avoir droit à une intervention médicale lourde. Ils ont eu leur chance ; s’ils refusent de l’admettre, ils sont considérés comme des Chronovores, c’est-à-dire des chercheurs d’immortalité, ce qui est illégal sauf dans la république quasi indépendante de l’Idaho vert, où ce n’est pourtant pas très pratique. Cependant, si un incurable accepte de léguer ses biens autres que matériels à la république, il peut être déclaré pupille du syndicat et admis à l’Omphalos. Ces vivants forment sans doute la population des curieux, estime Giffey. Ils se tiennent informés durant leur sommeil. Il se fiche de savoir à quoi ils rêvent, qu’ils soient à moitié vivants ou complètement morts, qu’ils soient verrouillés dans des boucles de Yox plein-sens ou qu’ils se préparent à l’avenir en devenant les cadavres les plus instruits du monde du dataflot. Ils auraient dû sortir de scène avec les honneurs, se retirer du jeu. Ils n’ont pas besoin de leurs biens. Les occupants de l’Omphalos ne sont que des pharaons d’un nouveau genre. Et Jack Giffey se voit comme un pilleur de tombes d’un nouveau genre, capable d’éviter les pièges, de briser les sceaux et de déballer les momies. — Vous vous trouvez à présent dans l’atrium du bâtiment le plus sûr du monde occidental. Conçu pour résister à un séisme cataclysmique, à une éruption volcanique, voire à une explosion thermonucléaire ou à des microcharges dispersées… Giffey n’écoute plus la voix. Il a en tête une carte acceptable des lieux, et une autre plus détaillée dans son combiné. Il connaît les trajets empruntés par les arbeiters entre les deux entrées du bâtiment. Il sait aussi qui les a fabriqués et à quoi ils ressemblent. Il sait bien d’autres choses. Il est prêt à agir, et cette dernière visite est superflue. S’il est ici, c’est pour rendre un hommage légitime à un monument remarquable. — Veuillez passer par ici. Les maquettes d’hibernaria que vous allez découvrir sont d’ordinaire montrées aux seuls clients potentiels. Mais vous allez avoir un aperçu exclusif d’une nouvelle et remarquable vision de l’avenir… Giffey grimace. Il déteste les mensonges de l’époque – exclusif, privilégié, je n’aime que toi, ayez confiance, je t’adore – et le pire de tous : payer. Langue de bois postconsumériste. Il se félicite d’avoir acquitté le droit d’entrée pour la dernière fois. Il sourit aux senseurs qui examinent les visiteurs en quête d’un comportement douteux ou d’une bosse suspecte. Le système leur donne accès à la salle d’exposition. La salle des cercueils. Mensonges éternels sur écrin de soie. Les jeunes routards en jean et Nandex de luxe contemplent bouche bée l’hibernarium en émail et flexfuller bleu glacial, un long tube aplati en travers d’une boîte factice qui évoque un sous-marin en cale sèche cimenté à ses deux extrémités. Giffey sait ce qu’ils pensent, ces touristes et ces étudiants. Ils se demandent s’ils pourront un jour se payer ce genre d’immortalité, cette chance de descendre le Grand Courant. Quant à lui, il s’en fout. Même l’argent et le luxe l’indiffèrent, car, contrairement à ses complices, il ne pense pas qu’ils arriveront à fourguer leur butin, dont les éléments seront sûrement équipés de traceurs ineffaçables. Et puis, l’or a perdu beaucoup de sa valeur. Seul le dataflot est important. S’il est dans le coup, c’est pour faire un pied de nez à quelques personnes et pour affronter la machine dont il soupçonne la présence. Si on peut parler de machine… — Notre méthode exclusive de cryoconservation par biovitrification a été conçue par quatre médecins sibériens et perfectionnée il y a une quinzaine d’années. Normalement, les fluides du corps humain se cristallisent en gelant, mais en les vitrifiant, en les rendant lisses comme le verre, on élimine complètement les cristaux… Giffey va sans doute affronter une intelligence artificielle illégale – le Système intermédiaire de réseau analogique petaflot avancé de l’Omphalos, voire un penseur. Il a toujours voulu se mesurer à un penseur. Il pense qu’il perdra la bataille. Mais ce n’est pas sûr. Et quelle partie ça va faire ! M / F, F / M, M / M, F / F / est ce qui arrive entre nous / est ce qui nous sépare Nous sommes tous de sexes différents, mais avec seulement deux types d’équipement. BZX, La vie est un (men)songe. 2 / MARTEAU DE PIERRE Alice Grale se croit dans le cataspace, où tout est interaction mais rien n’est mouvement. Dans la petite loge noire près du grand plateau noir, l’attente est une épreuve que l’on meuble le mieux possible. Elle bavarde avec Ménestrel, qui partage la vedette avec elle, en attendant que la scène soit aménagée. Le corps nu de Ménestrel, affalé sur un vieux sofa, est aussi gracieux que celui d’un léopard. Un concerto de grâce et d’angles émoussés. — Pourquoi détestes-tu ces mots ? demande Ménestrel. Ils sont antiques, traditionnels, et ils décrivent parfaitement nos actes. — Ils sont laids, réplique-t-elle. J’arrive à les prononcer si j’en ai envie ou si on me paie pour le faire, mais je ne les ai jamais appréciés. Alice est assise devant lui sur une chaise pliante, illuminée par un spot à l’éclat blanc et doux, vêtue d’une nuisette noire qui dévoile ses genoux serrés. Leur vieille amitié la soulage. Ça fait neuf ans qu’elle connaît Ménestrel. Ça fait vingt minutes qu’ils bavardent, et Francis n’est toujours pas prêt. — Tu ne cesseras jamais de me surprendre, Alice. Mais je parle sérieusement. Essaie donc de prononcer le mot. Le tétragrammaton. Elle réfléchit un instant ; quand elle s’exécute, le mouvement de ses joues, le pli de ses lèvres, l’inclinaison de sa tête expriment le mépris, et sa voix est posée, neutre. — Tu ne lui rends pas justice, proteste Ménestrel. Dieu sait pourtant que je t’ai souvent entendue le prononcer. Si tu n’arrives pas à être sincère, essaie au moins d’être professionnelle. Regard noir d’Alice. — Je parle sérieusement, je te dis. Ménestrel semble un peu tendu aujourd’hui, volatil. Mais elle répète le mot. Ses yeux se plissent, ses narines se pincent. Reniflement de Ménestrel. — Le cœur n’y est pas, dit-il d’un air dubitatif, mais je t’ai quand même sentie gronder, pas vrai ? Alice secoue la tête. — Je dis ce qu’on veut que je dise, et de la façon dont on veut que je le dise. Ménestrel glousse et lui tapote le genou d’un doigt long à l’ongle carré. — Tu n’es pas ton art, comme toutes les femmes. Alice est partagée entre l’agacement et la perplexité. — Que veux-tu dire par là ? — Ce mot est un grondement. Antique, franc, brutal – un marteau de pierre. Tu le prononces lorsque tu as vraiment besoin de la personne qui est devant toi et que tu n’as pas peur de montrer ce que tu es. Conclusion : ce qui se passe touche tes instincts les plus bestiaux. — Foutaises. — Ce jugement me semble machinal. Ménestrel se lève, porte un doigt à sa joue et incline la tête. En le voyant prendre la pose, Alice pense à un saint du Greco. Il ne manque qu’un pagne bleu à son corps souple. Elle sent monter l’estime qu’il lui a toujours inspirée, cette envie qui ne s’est pas émoussée en cinquante rencontres professionnelles, en trente et une vids dont sa toute première, alors qu’elle avait dix-neuf ans. C’était il y a dix ans, il était maigre, on lui voyait les côtes à l’œil nu, et il n’était pas sûr de son talent. Aujourd’hui, il est mince, sa peau est d’un brun omni-asiatique, ses longs cheveux noirs laissent dégagé son front haut, son nez patricien est presque trop acéré, ses lèvres aussi fières que si on venait de les frapper. Alice feint une lassitude languide, puis accélère soudain en mode séduction. — D’accord. Baise-moi, fait-elle avec une emphase aussi provocatrice que professionnelle. — Je ne suis toujours pas convaincu, lance Ménestrel. — Baise-moi avec ton… pénis, dit Alice. Tous deux éclatent de rire. Ménestrel passe du saint au chérubin ascétique. — Totalement, désespérément mou. Seul un docteur ou un thérapeute emploierait ce vocable, et seulement pour t’enfoncer. La plupart des hommes préfèrent bite. — Danke schön. (La verve de Ménestrel est toujours contagieuse, même quand il ne s’agit que de tuer le temps entre deux prises.) Pénis m’évoque une planète ou un pays. — Vagin. Nymphe. Clitoris, souffle-t-il. — Des personnages dans une vid renaissance. (Alice prend un air songeur.) La famille royale du pays de Pénis. Vagin ne touche personne sans prendre des gants. Elle est froide et ne porte que des dentelles noires. Le visage de Ménestrel s’illumine. — Nymphe, la sœur de Vagin et de Clitoris, est une femme dangereuse, dit-il. Un vampire et une empoisonneuse. — Clitoris, la cadette, est du genre virginal. (Alice adore jouer.) Ce sont les filles de… (Sa langue se darde entre ses lèvres, féline, pendant qu’elle réfléchit.) Lucrèce Ménarchie. — Bravo ! dit Ménestrel en applaudissant. Alice s’incline et poursuit : — Seule Clitoris a un soupçon de décence. Les mœurs de sa famille la font rougir de honte. C’est Ménestrel qui rougit, pour étouffer son rire. Ils ne doivent pas faire trop de bruit ; cela pourrait troubler Francis, qui n’aime pas être dérangé quand il prépare une prise. — D’accord. Con, suggère-t-il. Alice a un rictus. — Un sujet délicat. — Surtout le tien, ma chère. Alice le gratifie d’un regard dédaigneux et se tapote le bout du nez. — Con est une princesse barbare originaire des marches. Elle a été élevée par les tribus hors la loi de la Province de Puberté. Ménestrel plisse les yeux. — Non, pas Puberté. Ça ne colle pas. Pudenda, propose-t-il au bout de quelques instants de réflexion. Alice se fend d’un large sourire. — Va pour Pudenda. Quand elle se rend dans un pays civilisé, elle prend le nom de Connia. — On tient le bon bout, dit Ménestrel en claquant des doigts. Peut-être que Francis va nous engager comme scénaristes. Écoute : Con fait l’objet d’un échange d’otages entre son père, le roi Hétéro, et Lucrèce Ménarchie. Celle-ci lui envoie sa fille – cette sainte nitouche de Clitoris – afin qu’elle découvre les mœurs barbares et se décoince un peu. Et Clitoris se laisse enfin aller, trouvant le bonheur entre les bras de l’héroïque Gland, le frère de Con. Quant à celle-ci, elle refuse de céder à la tentation et cherche avant tout à protéger son honneur, car le royaume de Lucrèce est corrompu. Alice inspire à fond, comme si elle était stupéfiée par cette idée de génie, puis éclate de rire – au diable Francis, il ne devrait pas les laisser poireauter aussi longtemps. C’est rare qu’elle se mette à rire comme ça, on dirait un âne qui braie, mais Ménestrel réussit toujours à la détendre. — Et qui est ton fameux Baise dans tout ça ? lui demande-t-elle. Ménestrel joint les mains comme pour prier et prend un air faussement grave. — Son nom ne doit pas être prononcé à la légère, il ne doit pas être profané. Le tétragrammaton… Baise… est le dieu le plus puissant de tous, le géniteur bicéphale du monde. Il ne nous laisse voir que son visage bénin, celui qui crée les bébés, qui renouvelle le monde. Mais nous connaissons tous sa face cachée : il est le Rusé, le diable qui nous chevauche et nous fouette jusqu’au sang. En entendant ce discours solennel, Alice se dresse sur ses longues jambes, bâille et s’étire. — Tout cela est aussi instructif qu’inutile, comme d’habitude, déclare-t-elle. Ménestrel la gratifie d’un sourire d’enfant farceur et lève les bras pour les mettre hors de portée. Elle réprime un petit frisson. La chimie fonctionne entre eux et, si elle se retient encore, ça va gâcher leur performance. Alice se tourne vers la fente horizontale donnant sur le plateau. Quelque chose clignote là-bas, mais son angle de vue ne lui permet pas de voir la projection. Francis est d’une précision maniaque quand il s’agit de préparer les prises et le background mental, mais il a eu le temps d’intégrer toute la psychologie sexuelle chinoise à son plateau. — Francis doit avoir fini. Il va vouloir nous brancher. Retour à la réalité. Elle plisse le front. — En forme, ma chère ? demande Ménestrel. Alice lui montre la lune. — Toujours. Et toi ? Elle voit tressaillir les maxillaires de Ménestrel. Son sourire cache quelque chose. Mais il ne peut rien lui dissimuler ; elle le connaît encore mieux que s’ils étaient mariés. Ensemble, ils ont fait un long chemin et ont survécu à pas mal de crasses, et ça leur a coûté. Ménestrel est incapable de lui cacher ses malheurs. Quel dommage que l’on voie si peu son corps dans les vids, se dit-elle. Le public chéri préfère l’exotique et le psynthétique. — Tu as l’air négativé, lui dit-elle. Ménestrel détourne les yeux, comme si ce reproche était injuste. — Laisse-moi cultiver mon humeur. Alice se dirige vers lui, ondule des épaules, claque de la langue. — J’aurai besoin de toute ton attention dans cinq minutes, et je crois avoir fait le maximum pour l’éveiller. Qu’est-ce qui ne va pas ? — Pas ma libido, en tout cas, réplique-t-il. — Tu viens de passer une heure à me remonter le moral alors que j’aurais pu me morfondre en me tournant les pouces. Elle lui passe les bras autour du torse. Il la repousse, avec une rage, une force qui se transforment bien vite en douceur, en retenue. — C’est à cause de Todd ? demande-t-elle. — Todd, c’était l’année dernière. Alice hoche la tête avec compassion, plisse les lèvres. — J’aurais dû m’en douter. Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? — On a tous quelque chose à cacher, répond Ménestrel. La tristesse de son visage dément le ton ironique de sa voix. — Pauvre Ménestrel. Ils ne te méritent pas. — Foutre non. — Alors, comment s’appelle-t-il ? — Ce petit pédé s’appelle Giorgio, et tu ne le verras jamais, chère Alice. Il ne mérite pas de te connaître. Chaque fois qu’elle sonde Ménestrel en quête d’une blessure, elle trouve celle-ci à fleur de peau ; de temps à autre, il vient vers elle tel un chien atteint d’un abcès, sachant qu’elle lui fera du mal avec son scalpel ; sachant aussi que ça lui fera du bien. C’est ce moment-là que choisit Francis pour beugler dans son mégaphone. Ménestrel oublie ses soucis et arbore un sourire de roué. — Avec toi, ce n’est jamais un devoir, dit-il, mais je crois que je viens d’entendre l’appel. Alice le prend par le bras et c’est ensemble qu’ils descendent le large escalier menant à la scène, tel un couple royal ou encore Fred Astaire et Ginger Rogers faisant leur entrée. Francis les attend dans la salle de branchement, près du plateau principal. Tout ce qui les entoure est d’un noir absolu, sans reflet, pour que la caméra puisse mixer ses rêves étincelants de féerie avec la lumière quantifiée du réel. Francis a baptisé sa caméra du nom de Leni. Leni est devenue bien plus qu’un simple instrument optique. Elle se disperse sur la scène, se nourrit d’images et de projections et les combine avec des couches mentales, comme un serpent lové aux anneaux de bronze et d’argent. Francis est irrité. Son assistant, un type hirsute et mal fagoté. — Ahmed, se dit Alice ; Francis use quatre ou cinq assistants par production –, s’empresse de préparer les flacons de nanos et les tubes de plastique luisant, en attendant de les appliquer à l’occiput d’Alice et à la tempe de Ménestrel. — Alice, fabuleuse Alice, que ferais-tu à ma place ? demande Francis comme ils arrivent au pied des marches. J’ai un retard de quinze jours, un dépassement de deux millions, la sortie est prévue pour dans quatre jours, satellite et fibrop… et j’en suis encore à travailler mes calques ! Francis secoue la tête. Il a toujours l’air un peu triste, un peu irrité. Si Alice accepte son humeur, et ses sautes d’humeur, c’est parce que son travail est unique et, selon elle, excellent ; bien qu’il ne soit pas franchement commercial, bosser sur une de ses vids, même en tant que complément mental, est un plus pour une réputation. — Tu nous as fait attendre. Branche-nous et va chercher tes calques, dit Alice d’une voix neutre. — Je fais écho, dit Ménestrel. Francis agite un doigt. — Les artistes baiseurs, ça la boucle. Alice a une grimace exagérée, repousse le doigt de Francis avec le sien. De minuscules machines noir et argent, pourvues de roues velues et tactiles, de billes pédonculées en guise d’yeux, rampent un peu partout sur la scène. Ce sont des versions miniatures de Leni. Alice sent leurs yeux étincelants boire ses paroles. Elle les déteste. Francis accorde une liberté absolue à ces arbeiters enregistreurs, les laisse reluquer tout ce qui leur chante ; une bonne partie du public est friande des dessous de la production. Francis se fait autant de blé avec les docs exclusifs qu’avec les vids elles-mêmes. — Artiste baiseur, lance Alice à l’insecte le plus proche. — Francis, ces nanos ne sont plus toutes fraîches, dit Ahmed. La percolation ne se fait pas. — Pas étonnant, dit Francis. On va préparer la prise en attendant. — Tu ne vas pas nous refiler des nanos éventées, hein, Francis ? demande Ménestrel. — N’aie pas peur. Alice, tu as lu le texte ? — Uniquement ton synopsis. C’est un bouquin foutrement long, Francis. Vieux, long et chiant, en fait. Francis prépare une vid à plusieurs niveaux de La Reine des fées. Il sourit fièrement. — Intégrer les splendides stances de Spenser à un Yox, quel défi ! (Ses yeux luisent d’excitation). Le Chevalier à la Croix rouge est soumis à la tentation, Alice. Il voyage en compagnie d’Una, une reine orientale. Son pays est ravagé par un dragon, et elle espère que le Chevalier va… — C’est prêt, Francis, dit Ahmed. Il lui montre les flacons de nanos, à présent chargés de liquides nutritifs. La mixture turbide a atteint le point de percolation ; elle semble agitée. Alice la considère d’un œil dubitatif. Elle s’est déjà branchée une bonne centaine de fois, pour des boulots divers, mais elle s’est toujours méfiée du processus – d’un autre côté, jamais elle n’a subi de graves dommages, même quand ce n’était pas un médecin qui opérait, comme c’est le cas aujourd’hui. — Le Chevalier va libérer le royaume du dragon. Pour le moment, il a triomphé du monstre nommé Erreur et de sa progéniture. Une scène horrible, avec des niveaux fantastiques. Ils se trouvent à présent dans un lieu de tentations – Una et le Chevalier. Vous connaissez la suite. — Nous sommes emplis de passions spectrales, dit Ménestrel. — Alice, ma chérie, quand tu es en forme, ta libido est la plus hantée que j’aie jamais enregistrée. — J’espère que c’est un compliment, réplique Alice. — C’en est un. Una et le Chevalier à la Croix rouge ont échoué dans l’antre du sinistre Archimage, qui a pris l’apparence d’un Ermite pieux et affable. Ce lieu est imprégné de terribles tentations. Tu es une créature hantée, un succube créé par l’Archimage et dont le but est de tromper et de tourmenter. Ce jeune, beau et vertueux chevalier éveille tes appétits, mais, si tu le possèdes, tu le détruiras… et tu sais qu’il est invulnérable à tes illusions. Cependant, en lui apparaissant sous la forme de la chaste Una, et en te livrant à la débauche avec les autres spectres, tu l’amèneras à croire que la Dame d’Orient a succombé et se vautre dans la luxure. Tu dois ressentir les passions de la Fausse Una comme si c’était un être de chair pourvu d’une âme et non une illusion démoniaque. Imagine la quantité d’yeux et de doigts qui voudront se brancher sur ce niveau. — On dirait que tu cherches à atteindre un large public cette fois-ci, dit Ménestrel. Il insère un ongle entre deux de ses dents, puis examine le bout de son doigt. — Oui, j’ai des factures à payer, réplique sèchement Francis. Calez-vous sur Leni pendant qu’on fait défiler le décor sur le plateau. Votre calque se superpose à sept bandes émotives de titilleurs, alors tout doit être propre et net. Titilleurs. Un mot d’usage fréquent, qu’Alice déteste encore plus que l’expression artiste baiseur. À l’époque du porno, on appelait ainsi ceux et celles qui maintenaient les acteurs et les actrices en forme entre deux prises. Une comparaison au mieux inepte ; Alice et Ménestrel vont produire un niveau d’émotion à l’état brut, que la caméra recevra directement de leur esprit. Leni est quasiment un cerveau pourvu d’yeux multiples. Francis guide Leni, la cajole ; leur relation n’évoque pas celle d’un artisan et de son outil, mais plutôt celle de deux partenaires. Ahmed leur apporte les petites ventouses et les fixe sur le crâne d’Alice, puis sur celui de Ménestrel. Ensuite, il leur injecte à chacun une dose de nanos. Alice connaît bien cette méthode, conçue pour créer un branchement à large bande ; elle est couramment utilisée dans les Yox bon marché. Quelques minutes s’écoulent. Une vrille microscopique de matériau conducteur s’est insinuée à travers sa peau, ses os et sa cervelle pour gagner ses amygdales cérébelleuses, son hippocampe et son hypothalamus ; le siège de son libre arbitre, le Terminal central de son moi. Elle ne ressent strictement rien. Ahmed applique des transpondeurs aux mamelons argentés des nanos, à peine plus gros que l’ongle du pouce. Il passe plusieurs minutes à déchiffrer les cadrans de la caméra. Les voyants signalent que tout va bien. — Branchement effectué, dit-il à Francis. Alice ôte sa robe. Ménestrel est déjà nu. Francis papillonne des mains, puis claque des doigts. — Voici les Nymphes et l’Archimage. Ça tourne, annonce-t-il. Prise un. Ahmed annote le niveau subconscient. La caméra bourdonne. Francis cite de mémoire : Ainsi bien instruits, ils se hâtent vers leur tâche, Rejoignent le chevalier plongé dans le sommeil, Et caressant son front noble et courageux, Glissent dans son esprit des rêves de luxure Pour que son cœur viril fléchisse et succombe À cette ondée d’extase et de plaisir pervers. Il rayonne. — On dirait ta carrière, ma douce Alice. Combien d’hommes as-tu hantés ? Alice ne relève pas. Sur la scène, derrière eux, s’anime une ébauche en 3D translucide : le maléfique Archimage guide le Chevalier à la Croix rouge à travers une suite de rêves d’alcôve où se mêlent des corps vêtus de soie. Le Chevalier incrédule écarte les tapisseries, révélant la fausse Una étreignant un faux Écuyer, chair contre chair. Alice ne tient pas compte de cet épisode. Ménestrel et elle n’ont pas besoin de s’intéresser à l’intrigue pour faire leur boulot. Alice se tourne vers Ménestrel. L’angle formé par ses yeux marron et l’arête de son nez, l’assurance de son sourire professionnel l’impressionnent, comme toujours. Il y a entre eux une chimie bien réelle, fiable. — Tu seras toujours la plus belle femme sur terre, murmure-t-il, et elle sait qu’il est sincère. Ménestrel préfère les hommes, mais leur affection mutuelle est solide, prévisible. S’ils décidaient de vivre ensemble, ils ne tiendraient pas un an face à leurs contradictions ; le statut professionnel de leur union a toutefois réussi à la rendre durable. Francis observe sa caméra, sa Leni. Elle semble comblée. Alice ressent tout d’abord la chaleur du désir, un désir semblable à celui d’un bébé pour sa mère ; elle brûle d’envie de se rapprocher. Ménestrel lui caresse la joue du revers de la main, se retient. Il réagit à elle comme réagissent presque tous les hommes, quand ils en ont l’occasion : elle remarque la rougeur de son torse, l’acuité de son regard, son excitation qui monte. Elle est souvent amusée par cette réaction ; les hommes semblent déséquilibrés par le désir, tels des hérons qu’elle seule empêche de choir. Mais le désir de Ménestrel lui est un choc exquis. Ce cocktail de douloureuse impatience et de doute intérieur la ramène à ses premières expériences, le corps mouillant et la bouche sèche (« Love for sale, appetizing young love for sale… » Billie Holiday chantant Cole Porter), quand elle était aussi ravie qu’étonnée par ses succès. Ils commencent par s’embrasser, se penchant l’un vers l’autre pour éviter le contact de leurs peaux : sèche douceur des lèvres en soie grenue, moite souplesse des langues. — Bien, dit Francis. Il n’enregistre pas les sensations tactiles, du moins pas en surface ; rien que les pulsions les plus profondes, l’alchimie de leur désir, le relâchement parasympathique de leur tension vasculaire, le message de bien-être émis par les amygdales cérébelleuses ; Alice perçoit tout cela sans en avoir conscience. Ses cuisses lui paraissent aussi larges qu’évidentes ; elle aussi risque de choir. Je suis toute en cuisses. Ménestrel l’enveloppe, lui prend le dos dans le berceau de ses bras, dégage ceux-ci jusqu’à lui caresser les côtes du bout des doigts, à la limite du chatouillis. Leurs langues s’abîment. L’espace d’un instant, c’en est trop, et elle interrompt leur baiser pour se nicher au creux de sa gorge, frissonnante. Ménestrel n’est ni le plus adorable ni le plus stimulant de ses partenaires, mais elle s’accorde à merveille avec lui. La surprise, la chaleur, l’anticipation, puis l’apothéose salée : Ménestrel préfère les hommes. Alice jouit d’un pouvoir spécial, qu’il ne reconnaît que rarement – sinon jamais – aux femmes. Elle l’imagine avec l’un de ses amants, se demande si elle aurait le même effet sur eux ; c’est peu probable, ça n’a aucune importance, et ce fantasme se dissipe à mesure qu’ils prennent leur essor. Ils s’étreignent du torse aux genoux. Il se glisse entre ses cuisses et leur friction se fait huileuse, mais il n’insiste pas, ne cherche même pas le bon angle. Ménestrel connaît ses cadences. C’est un amant instinctif. Qu’il sente un muscle frémir sous ses doigts, et il ajuste la pression de ses caresses et de ses retraits, tel un cavalier s’adaptant à sa monture. Les comparaisons deviennent de plus en plus basiques, les plus doux et les plus profonds des clichés. Elle va chevaucher, flotter, couler, s’asseoir dans les vagues, sentir la chaleur du soleil ; autant d’images dans son esprit, souvenirs et fantasmes mêlés, coulant le long de son échine tels des fleuves de sable lent et chaud. — Eh bien, Connia, murmure-t-il. Tu étais en manque ? — Chut, lui fait-elle au creux de l’oreille. Leurs mouvements s’intensifient. Elle oublie Francis, s’abstrait des électrodes, prenant soin toutefois de ne pas faire tomber les transpondeurs quand elle colle sa tempe au torse de Ménestrel. Elle se dégage, et pourtant elle le veut en elle, elle veut le cacher, elle sait comment faire monter ses propres pulsions en les retenant. Elle effleure son ventre de la joue, de la langue, haute définition sensuelle sur sa peau. — Bien, dit Francis. Tout près, son duvet, cette barre aussi laide que chérie, plus belle qu’une nichée de chatons ; elle l’adore. Ménestrel est à ses yeux précieux, honoré ; quoi qu’elle fasse, ce ne sera pas pour elle une disgrâce. Elle ignore de quoi il cherchera à tirer avantage. Parfois, il est pris d’une soudaine colère, d’une délicate brutalité de dominateur qui ne franchit jamais les limites du jeu. Mais, aujourd’hui, Ménestrel est infiniment doux, et cela aussi entre dans le domaine de la surprise et de l’anticipation. — Perverse comme Lucrèce, dit-il. La langueur dont il fait preuve suffit à la récompenser pour la minute dont elle pense disposer. Et comme elle s’y attendait, une fois cette minute écoulée, il lui prend le visage en coupe pour le hisser vers le sien, et elle s’étend sur le matelas, sachant qu’il lui suffit de réagir, sans trop de vigueur en plus. Parmi tous les hommes qu’elle a connus, lors de plusieurs centaines de rencontres longues ou brèves, professionnelles ou non, Ménestrel est celui qui sait le mieux jauger son plaisir. Grâce aux frissons de sa chair, à la texture de sa peau, aux tressaillements de ses muscles, il ressent tout ce qu’elle ressent. — Bien, dit Francis. — Déguisé en Nymphe, Gland débusque la timide Clitoris, chuchote Ménestrel. Son poids est une bouffée de zéphyr ; son souffle et sa sueur, un relent de musc. Elle sent son corps, son parfum de fauve, inquiet mais fort ; c’est l’instant qu’elle savoure le plus, celui où elle touche la crainte la plus profonde de l’homme. Après toutes ces années, Ménestrel se demande encore si elle va l’approuver. Comme elle sait qu’elle va l’approuver, ce souci est pour elle un délice. Pauvres hommes, pauvres amants, toujours cet accès d’angoisse avant l’extase. Un rire, même de plaisir, serait mal compris. Plusieurs secondes s’écoulent avant qu’elle manifeste autre chose qu’une acceptation pleine et entière. — Bien, dit Francis. Et… Elle s’accroche à Ménestrel, lui empoigne les fesses, le sent entrer en elle, l’absorbe en même temps qu’elle retient son souffle. Francis cite à nouveau : L’épée en main, il suivit le vieil homme, Qui le mena bientôt en un lieu secret Où il vit le faux couple douillettement niché, Perdu dans le désir, dans une étreinte vile, Et il sentit son cœur brûler de jalousie, Sentit la rage en lui aveugler la raison, Et il les eût occis sous l’emprise de l’ire Si sa main n’avait pas été tenue par le vieux sire. Ménestrel frémit. — Ça suffit. Cut. Il se retient, se retire. Les yeux d’Alice fouillent le plateau. — Hein ? fait-elle. — Concentre-toi, ordonne Francis. Déception. Tu ne peux posséder le Chevalier à la Croix rouge. Tu es un esprit, un succube, pas une femme. Chacun de tes actes est un mensonge, un péché, tu ne connais que le devoir, jamais le plaisir. Ça suffit. Ménestrel s’allonge, cramoisi. Alice a envie de grimper sur lui, mais ce ne serait pas professionnel. Entre toutes les choses qui les séparent, la plus solide est cette fine membrane qui symbolise le respect qu’elle a pour elle-même. Francis supervise Leni, les yeux vitreux. Pour Alice, cette caméra est une sorte de dragon, un futur public avide faisant la queue derrière les innombrables sens de l’objectif. — C’était parfait, tous les deux, dit Francis en souriant. Assez bon pour qu’on vous crédite. Vos fans vont adorer. Ménestrel se fend d’un sourire las. Ses maxillaires se tendent. Le charme est rompu et il repense à ce monde si gris. Il se penche vers elle. — Gland aimerait bien pouvoir épouser Connia, dit-il, mais les obligations de la royauté… tu sais ce que c’est. — Connia lui dirait oui, réplique Alice. — On ne devrait pas en rester là, ajoute Ménestrel. Alice est intriguée. — Non. Francis ordonne l’évacuation du plateau. — Mais il le faut, dit Ménestrel en souriant. Ce sera mieux la prochaine fois. C’est leur troisième étreinte inachevée en six mois. Ils sont presque toujours dans l’ombre, au niveau du subconscient, jamais en pleine lumière. — J’attendrai, dit Alice, et Ménestrel lui caresse la joue avant de monter se rhabiller. Ahmed la dévore des yeux, le visage écarlate. — Tu es nouveau, pas vrai ? lui demande Alice d’une voix trop doucereuse. Elle enfile sa robe et suit Ménestrel. Arrivée en haut de l’escalier, elle entend sonner son combiné dans son sac. Ménestrel est à moitié habillé. Naguère, ils auraient conclu dans la loge, estimant tous deux que la frustration est nuisible à la santé, mais elle voit bien que Ménestrel a le cœur et l’esprit ailleurs. La courtoisie n’est plus d’actualité. Tous deux ont eu leur heure de gloire, et ils le savent. Elle attrape son combiné et accepte l’appel. — Ici Alice. — Je n’ai pas pu te laisser un message, ni laisser nos piaules entrer en communication. Ici Twist. Twist est sa cadette de six ans, mais c’est déjà un vétéran. Elles se sont rencontrées deux ans plus tôt et ont tout de suite sympathisé. Quand Twist l’appelle – ce qui est plutôt rare –, elle lui parle comme à une mère. — Salut, Twist. Je viens de finir une prise pour Francis. — Il y a quelque chose de bizarre, Alice. — Quoi donc ? — Je me sens vraiment bizarre. Il faut que je voie quelqu’un. — Bizarre de quelle façon ? — C’est David, il commence à m’obséder. À l’instar des assistants sexuels, les artistes baiseurs ont beaucoup de partenaires, de sorte qu’Alice ne voit pas tout de suite qui est David. Peut-être l’a-t-elle croisé un jour dans la piaule de Twist, à Ballard. — Je ne suis pas thérapeute, Twist. — J’ai appelé ma mère, Alice. Avant de t’appeler. Tu sais ce que ça m’a coûté ? Twist évoque souvent la monstruosité de sa mère. Alice prend ses remarques avec un grain de sel ; quoique thérapiée, Twist n’est jamais tout à fait nette. Alice s’assied sur un banc et croise les jambes. Ménestrel lui lance une grimace exagérée, un signe de la main en guise d’adieu, et il ramasse son sac. Alice le regarde partir avec une bouffée de tristesse. — D’accord, pourquoi ne t’es-tu pas adressée à un thérapeute ? — Parce que David m’a fait quitter l’agence, dit Twist. Je ne suis plus dans le réseau de l’emploi. C’est lui qui me trouvait des boulots. Il a des relations. — Ah. Alice vient de se rappeler qui est David. Twist l’appelle le David : un petit homme maigre aux cheveux noirs. Un type complexé et magouilleur, cherchant à compenser sa petite taille, toujours persuadé d’avoir les bonnes réponses. Twist l’adore, boit la moindre de ses paroles. — Eh bien, je pense que l’agence… — David ne veut pas. Il a viré agglo, lui aussi. — Que veux-tu dire ? — Je suis dans le même état que lorsque j’ai entamé ma thérapie. J’avais treize ans, Alice. J’étais un cas, une épave. À présent, c’est la même chose, mais en pire. (Elle a un petit gloussement nerveux.) D’après David, ça n’a pas pris sur moi. — Viens faire un tour chez moi et on en discutera, suggère Alice. Je serai rentrée dans une demi-heure… — Je ne sais pas si David le permettra. Alice inspire à fond. Un groupe de titilleurs grimpe l’escalier. Francis fait des heures sup. — J’ai besoin de parler, Alice. Tu seras chez toi demain ? — Le matin, oui. — Je serai là à dix heures. Je vais maquer David avec quelqu’un. Cardy a envie de le baiser. Comme ça, j’aurai deux heures de liberté. Alice grimace. Ce mot – le tétragrammaton de Ménestrel – semble déplacé dans la bouche de Twist. De bien des façons, celle-ci est encore une petite fille. Alice se rend compte que cette réaction ne lui ressemble pas ; en règle générale, les mots crus ne la dérangent pas, quoi qu’elle pense. Sauf quand ce sont les autres qui les profèrent. — À demain, alors, dit-elle. — Ouais. Je t’aime, Alice. — Moi aussi. Elle coupe la communication et se lève pour accueillir les titilleurs, qui lui sont inconnus. Ils sont tous vêtus de couleurs de papillon ; ils sont de chez Sextras, l’agence numéro un des artistes baiseurs du Yox. Ils lui sourient ; tous savent qui elle est. Jadis, elle était la chaleur faite chair. Elle se fend d’un sourire, poli et quelque peu condescendant, serre quelques mains, embrasse à pleine bouche le plus hardi des mâles, puis descend en bas de l’escalier, où Ahmed continue de la reluquer. La monstruosité de cette ère technologique est indescriptible. Un homme peut transporter dans ses testicules une innombrable progéniture qui n’est pas la sienne… et qui n’est parfois pas humaine. Une femme peut porter en elle des « œuvres d’art » contre nature engendrées par la science et sans plus d’âme qu’une pierre. Nous sommes pris de malaise et de désespoir. Il n’y a rien de divin dans ces hommes et ces hommes-machines. Notre Mère l’Église n’a rien à proposer à l’époque où nous vivons, excepté cet avertissement qui sonne comme une malédiction : Tu récolteras ce que tu as semé ! Sa Sainteté Alexandre VII, 2043. Expéditeur : Anonyme Destinataire : Sa Sainteté Alexandre VII Date : 24 décembre 2043 « Tu n’es qu’une tête de nœud catholique, tu sais ? Viens faire un tour chez moi (tu aimerais bien savoir où c’est, hein ?) un de ces jours et on prendra du BON TEMPS. Dis à tes gardes du corps que je mesure deux mètres et que je suis fringué comme les Demans dans NUKEY NOOKY, et je suis sûr que tu y as joué, toi aussi, enculé d’hypocrite ! ! ! ! Bonne journée ! ! ! ! Archive EMAIL (Réf. Sécurité Enq., Re : Accès = Encyclique 2043, Bibliothèque Vatican > SERVICE Recherche culturelle / SIRA 332 ; chemin de localisation Finlande > REMAIL ANONYME Code REROUTAGE > SUISSE / ZIMBABWE > COMPTE HDFinster > Harrison D. Finster ADRESSE 245 W. Blessoe Street Apt 3-H Greensboro, NC, USA. PROFIL > 27 ans à la date considérée, > CONCLUSION : PROFIL FLAMME Action inutile, réf. commentaire Service Enquêtes International Vatican : « Jeune con. ») 3 / ALLOSTASE Pour Martin Burke, la vie est devenue un anaspace, une série de mouvements sans décision, sans interaction et sans progression. Ce n’est pourtant pas un ratage. Cela fait deux ans qu’il a quitté les krètes de la Côte-sud. Il y exerçait l’activité de consultant en conception de moniteurs miniatures à usage thérapeutique, des implants microscopiques cérébraux et corporels dont le but est de réguler les équilibres et d’ajuster les concentrations neurochimiques naturelles. Ses relations avec le poète et assassin Emanuel Goldsmith, si elles n’ont pas été rendues publiques tout de suite, ont quand même mis un terme à sa carrière ; aucune entreprise n’a plus souhaité être associée à lui, même si elles continuent d’exploiter ses brevets. Depuis son arrivée à Seattle, il travaille dans la thérapie mentale spéciale ; son cabinet est situé au deuxième étage d’un vieil immeuble imposant de Pioneer Square. Par extraordinaire, le ciel hivernal est sans nuages, mais il est huit heures du matin et le soleil brille encore par son absence. Le soleil de la Californie Côte-sud avait fini par lui sembler oppressant et omniprésent. Martin avait envie de changer de climat, de s’abriter sous les nuages… Et voilà que le soleil lui manque. Paradoxalement, l’affaire Goldsmith lui a apporté des clients après qu’il a quitté la Californie ; mais elle a aussi mis un terme à l’amour de sa vie. Cela fait un an qu’il n’a pas de nouvelles de Carol, bien qu’il reste en contact avec Stephanie, leur petite fille. Martin pénètre dans le hall circulaire et pousse la porte de son cabinet, accrochant son sac et son combiné personnel à une antique patère. Il a choisi de ne pas se faire implanter un data-touage, ou combiné de peau, dont les touches et les circuits auraient un accès direct à son organisme, préférant un modèle plus ancien qui le dispenserait d’altérer son corps de quarante-huit ans. Arnold, son réceptionniste, et Kim, son assistante, le saluent depuis leur cabine de verre placée au centre du hall. Arnold est un homme large d’épaules, également formé pour accueillir les patients et pour les maîtriser si nécessaire. Kim, une petite femme à l’air timide, est une étudiante en psychothérapie extrêmement douée, qui suit aussi des cours d’économie. Il espère pouvoir les garder auprès de lui au moins un an encore, avant que leur agence leur trouve des postes plus gratifiants. Un peu à l’écart, un SIRA vieux d’un an posé sur une étagère surveille ce qui se passe à la réception et dans les cinq pièces du cabinet. La journée de Martin commence par une réunion de planning de dix minutes. Il parcourt la liste des patients ayant sollicité une visite hors rendez-vous. — Dites à Mrs. Danner que je la verrai vendredi à midi, dit-il à Arnold. — C’est mon jour de congé, répond Arnold. Et c’est un niveau cinq. Vous souhaitez ma présence ? Martin consulte le dossier de Mrs. Danner. Cinq tentatives de thérapie, cinq rejets, et un casier judiciaire chargé. — Elle n’est pas violente, dit-il. Plutôt tendance klepto, agressivité dirigée contre elle-même et non autrui. Restez chez vous. Martin s’est diversifié en acceptant des patients envoyés par des thérapeutes en situation d’échec. Après s’être libéré de ses propres démons, il s’est découvert des affinités avec ceux qui souffrent. — Et Mr. Perkins ?… demande Arnold. Martin fait la grimace. Kim sourit. S’il est moins difficile que Mrs. Danner, Mr. Perkins est aussi beaucoup moins agréable. Incapable d’établir des relations à long terme avec son prochain, il cultive la compagnie d’arbeiters à forme humaine. Ses trois précédents thérapeutes se sont avoués impuissants à le soigner, bien que disposant de moniteurs nano et d’accélérateurs neuronaux dernier cri. — C’est sa troisième demande en huit jours, dit Martin. Je suppose qu’il n’arrive toujours pas à régler sa prosthétuée ? Le dossier du patient flotte devant le visage d’Arnold tel un petit essaim d’insectes verts. — Il l’appelle sa femme. — Il ne supporte pas de désactiver son ancienne personnalité. C’est sans doute ce qu’il appellerait de la tendresse. (Rictus de Martin.) Je le verrai lundi. Alors, qui avons-nous ce matin ? — Joseph Breedlove à neuf heures et April De Johns à dix. Martin plisse le front et réfléchit. Ni Breedlove ni De Johns ne sont des patients difficiles ; ils appartiennent à cette catégorie de gens qui considèrent la thérapie comme un succédané de la réussite. Mais la thérapie ne peut que tirer le maximum du matériau disponible. — Je suis libre à onze heures ? — Oui. — Alors, tout est en ordre. Il est huit heures et demie. Je dispose d’une demi-heure avant l’arrivée de Mr. Breedlove. Pas de touche avant neuf heures. — Entendu, dit Arnold. Martin récupère son sac et se dirige vers un bureau situé au fond d’un étroit couloir. Son saint des saints. Il lui arrive parfois d’y dormir, son domicile n’étant guère engageant. Il n’a pas pu décrocher cette jolie coprop îlienne de Vashon – le Nord-Ouest est un pays de snobs, où les indigènes et les résidents de longue date ont priorité sur les nouveaux arrivants –, et il a dû se contenter d’un studio dans une petite krète dominant l’Artère 5, une autoroute à trois niveaux située au nord de la ville. Son foyer n’est ni coûteux ni attirant. À en croire son avocat en résidence, peut-être aura-t-il le droit de participer à une nouvelle loterie dans un délai de deux ans, avec une coprop de Bainbridge à la clé. Les touches privées clignotent autour de lui comme il s’assied à son bureau, telles des perruches quémandant de la nourriture. Il en a coché certaines la semaine précédente, comme demandant une attention immédiate. Il les fait disparaître d’un geste, puis sélectionne les plus récentes, dont la première se déploie comme un puzzle en origami. C’est un appel de Dana Carrilund, patron de Workers Inc. Il se demande qui a pu lui donner son sceau. Oubliant qu’il se trouve en période libre, il ouvre le message sans tarder. La voix de Carrilund est chaude et professionnelle. — Mr. Burke, je vous prie de m’excuser d’avoir utilisé votre sceau personnel. Je suis dans l’impasse. Selon mes informations, sept de nos clients sont en thérapie chez vous. On me dit que ça se passe très bien. J’en ai peut-être d’autres à vous envoyer – uniquement des rechutes. Veuillez me faire savoir si votre emploi du temps vous permet de les prendre en charge. De plus, j’aimerais m’entretenir avec vous personnellement, et en privé. Voilà qui dépasse son domaine de compétence ; Martin s’est spécialisé dans les réfractaires, les patients ayant résisté à une thérapie initiale, voire secondaire. Les rechutes sont des gens dont la thérapie a réussi mais qui sont régulièrement affectés par des déséquilibres thymiques ou même pathiques. Qu’est-ce qui a pu pousser la directrice régionale de Workers Inc. à formuler une telle demande ? Martin plisse le front ; il pensait que Workers Inc. envoyait ses patients à Sound Therapy, la plus importante entreprise d’analyse et de thérapie du Corridor. Il est flatté d’être l’objet d’une telle attention, même si la raison lui en échappe complètement. Il compose sa réponse de vive voix : — À Dana Carrilund. Vos patients m’intéressent. Faites-moi savoir quels sont vos besoins et je vous proposerai un planning. J’espère que nous pourrons nous rencontrer bientôt. Une telle formulation est à la limite du racolage, et Martin a un peu honte de lui. Il a déjà son content de patients. Mais il ne s’est jamais débarrassé de la crainte du chômage ; un contrat avec Workers Inc. le mettrait à l’abri du besoin pour un bon moment. Le message suivant provient de sa fille, qui lui en envoie un tous les matins. Stephanie vit toujours à La Jolla avec sa mère. Ils se joignent toutes les semaines et il se débrouille pour aller la voir tous les deux mois, mais dès qu’il aperçoit son image, celle d’une adorable fillette de trois ans, qui ressemble à Carol en plus grassouillette, n’ayant apparemment hérité de son père que ses oreilles et ses sourcils, une fillette qui embrasse le vide et brandit une série de découpages rouge et bleu, en quête de l’approbation paternelle, il se rend compte à quel point elle lui manque. Encore une faille inexplicable. Il joint à sa réponse un conte de fées qu’il a enregistré la veille, la félicite pour ses découpages et programme le message pour qu’il parvienne à son combiné lors de la récréation du matin. Carol l’a inscrite dans une école publique, refusant de se contenter d’une éducation domotique. Il n’y a rien de néo-fédéraliste chez elle. Ayant ainsi traité les touches essentielles, il rapproche sa chaise du bureau et dit : — SIRA, es-tu là ? Le SIRA réagit aussitôt. Une voix chaude et séduisante, ni masculine ni féminine, semble emplir la pièce. — Oui, monsieur ? — Résultats d’hier ? — J’ai analysé les publications que vous m’aviez indiquées. Votre facture d’accès arbeiter a atteint son point limite, docteur Burke. Martin doit se rappeler de contacter son prestataire. — Merci, SIRA. Dis-moi ce que tu as trouvé. — J’ai localisé dix-sept références à des enquêtes sur le Pays de l’Esprit, toutes relatives à des affaires antérieures à la loi votée l’année dernière. Le Congrès des États-Unis, agissant de concert avec l’Europe et l’Asie, a interdit les enquêtes psychiatriques bijectives par jonction de l’hippocampe, une procédure dont Martin fut le pionnier. Les requêtes en appel adressées à la Cour suprême et à l’Organisation mondiale de la psychiatrie ont été discrètement enterrées ; à présent, personne n’a envie de remettre cette histoire sur le tapis. Emanuel Goldsmith a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. — Aucune protestation émanant du corps médical ? — La recherche menée dans les archives disponibles montre que la procédure n’a pas été effectuée une seule fois durant les quatre dernières années. — Personne n’a publié une opinion divergente ? — Le Multivoie de Libéral Digest a posté douze opinions de ce type durant l’année écoulée, ce qui classe le problème dans les thèmes mineurs. À titre de comparaison, ils ont posté quatre mille vingt et une déclarations opposées à la décision sur les libertés individuelles en matière de thérapie liée aux critères d’embauche. Martin n’a pas oublié cette affaire ; les systèmes judiciaire et administratif des États de New York et de Virginie, deux bastions du néo-fédéralisme, ont tenté de faire obstacle à la domination de la thérapie dans les affaires de la nation, mais la Cour suprême a annulé leurs décisions au nom des lois contractuelles, tranchant en faveur des employeurs et des agences d’intérim. Pour une fois, Libéral Digest s’est rangé aux côtés des néo-fédéralistes, affirmant qu’il était inique d’exiger une thérapie comme préalable à tout recrutement. Les temps étaient étranges. — Des conclusions ? — Nous ne prévoyons aucun regain d’intérêt pour le Pays de l’Esprit durant les prochaines années. En langage SIRA, « nous » n’est qu’un synonyme de « cette machine » et ne doit pas être interprété comme un signe de conscience. — C’est fini, alors. — Pour le moment, corrige le SIRA. Martin tambourine sur son bureau. Il s’est complètement détaché de la découverte qui lui a valu et la gloire et la chute. Il reste persuadé que le Pays de l’Esprit est un outil aussi performant qu’utile, mais la société a rejeté cet outil pour le moment… pour un bon moment, en fait. — Je suppose que c’est pour le mieux, dit-il sans conviction. On le sonne à la réception. Il est pourtant un peu tôt. — Oui, Arnold ? — Un monsieur désire vous voir. Il n’a pas de rendez-vous. C’est un nouveau patient. Il insiste pour être reçu – il dit que vous ne le regretterez pas. — Quel est son problème ? — Il refuse de le dire, monsieur. Il refuse également d’être évalué par Kim, et il a l’air agité. Kim prend le relais, sachant que l’inconnu ne peut pas l’entendre. — Son nom est Terence Crest, monsieur. Le Terence Crest. Nous avons vérifié. C’est bien lui. Décidément, c’est le jour des contacts influents. Crest est un milliardaire, aussi célèbre pour ses opinions conservatrices que pour son amour de la discrétion et ses prouesses financières – surtout dans le domaine du show-biz. Martin continue de tambouriner sur son bureau, puis se décide. — Faites-le entrer. Les touches du jour, qui dérivaient au-dessus de son combiné, disparaissent. Martin ouvre la porte à Mr. Crest et l’escorte jusqu’au fauteuil. C’est un quadragénaire de taille moyenne, au visage neutre et aux yeux dans le vague. Il est vêtu d’un costume gris sombre rayé de noir et, sous son long manteau, il porte une chemise d’un jaune vif dont le tissu se double d’un agent nettoyant et d’un moniteur de santé. Sa main droite est ornée de trois grosses bagues, des signes d’affiliation à la haute société des krètes. Martin ne parvient pas à en déchiffrer les motifs, mais il soupçonne le nouveau venu de tendances néo-fédéralistes. Le port de tête de Crest est si étrange, sa peau capte la lumière de si bizarre façon, que Martin a peine à interpréter son expression. Il a la sensation que l’autre devient un peu plus flou à chaque coup d’œil. — Bonjour, docteur Burke. Je suis navré de m’imposer ainsi, mais on me dit que vous êtes digne de confiance. La voix de Crest est claire et sèche. De toute évidence, il a l’habitude d’être écouté avec attention. Toujours debout, il considère le plafond d’un air songeur. Martin le prie de s’asseoir. Crest examine le fauteuil, comme s’il s’attendait à le voir bouger, puis y prend place. — Je n’ai pas cessé de penser à ce que vous avez posté la semaine dernière sur le Multivoie de la Thérapie populaire. Cette histoire de charge allostatique. La pression de la vie quotidienne peut nous déformer ainsi qu’une barre de métal subissant un stress trop important. Martin opine. — Je n’ai fait qu’expliquer une idée générale pour le bénéfice d’un public généraliste. En quoi cela vous concerne-t-il ? — Je ne peux pas me permettre cette disgrâce. — Quelle disgrâce ? — Je crois que j’ai atteint ma limite de charge. (Petit gloussement amer.) Je suis sur le point de craquer. — Souffrir du stress n’est pas une disgrâce, Mr. Crest. Chacun de nous doit affronter ce problème un jour ou l’autre. — Eh bien, j’en suis encore à lutter avec le concept de mon corps physique. J’ai été élevé dans la foi baptiste. Et aux yeux de certaines de mes… relations, de mes amis, eh bien, ce type de faiblesse n’est guère acceptable. — Un préjugé des plus répandus, mais un préjugé, rien de plus. — Il m’est difficile… il leur est difficile… d’accepter le fait qu’une maladie mentale ne puisse avoir d’autre cause que… enfin, vous savez. Une déficience de l’âme. — C’est pourtant la vérité, Mr. Crest. Rien à voir avec une quelconque tare congénitale. Nous sommes tous des êtres fragiles. — Je ne peux pas être fragile, docteur Burke. (Quoique toujours vague, le visage de Crest se durcit.) Mes proches ne me le permettraient pas. Ma femme est un exemple parfait de haute-naturelle, ainsi que tous les membres de sa famille. J’ai l’impression qu’ils s’attendent à assister à ma chute, vous savez. D’un instant à l’autre. (Il claque doucement des mains.) Je suppose que c’est une autre forme de stress. — On le dirait bien, acquiesce Martin. — Si je devais être thérapié… j’y perdrais beaucoup, Martin. — Ça arrive aux meilleurs d’entre nous. — C’est ce que vous dites. Mais c’est faux. Ça n’arrive pas aux meilleurs d’entre nous. Les meilleurs d’entre nous tiennent le coup. Les meilleurs d’entre nous ont une meilleure chimie, des neurones plus robustes, un équilibre moléculaire supérieur, bref une constitution plus achevée… nous sommes faits d’un alliage plus pur. Les autres… leurs failles expliquent leurs échecs. L’instinct de Martin le pousse à détester cet homme – il se sent mal à l’aise en sa présence. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’il a affaire à un colosse aux pieds d’argile. Crest tape de la main sur l’accoudoir. — Je suis hanté, docteur Burke. Il y a des jours où je sais que je vais bientôt m’effondrer. Certaines des entreprises avec qui j’ai passé de gros contrats… elles ont besoin d’être inspectées chaque mois – incroyable, non ? Martin se fend d’un sourire. — Ce n’est sûrement pas nécessaire. — C’est une façon de prévenir l’échec. Les naturels sont mieux équipés pour conclure les contrats. C’est une course mentale. Crest rend son sourire à Martin. Le bureau est bien éclairé, mais ses lèvres semblent dissimulées dans l’ombre. — C’est très américain, conclut-il. La fiabilité passe avant la créativité. — L’intelligence et la créativité vont souvent de pair avec une constitution fragile, déclare Martin. (Argument familier qui se veut rassurant.) Il est prouvé que certaines personnes sont plus alertes, plus sensibles que d’autres, plus réceptives à la réalité, et cela impose une charge supérieure à leur système. Ce sont néanmoins des éléments utiles à notre société. Nous ne nous en tirerions pas sans… Crest secoue vigoureusement la tête. — Le génie est proche de la folie, c’est cela que vous voulez dire, docteur ? — Le génie est un état d’esprit particulier… un type d’esprit difficilement comparable aux autres types dont je parle… — Comme si on avait un vrai génie dans le crâne ? Qui en sortirait si on se frottait le front ? Eh bien, je ne suis pas un génie, glousse Crest, et personne ne m’a jamais accusé d’être sensible… Alors, pourquoi est-ce que je m’inquiète ? Je veux dire, le type de décision que je suis amené à prendre demande une réflexion ardue, voire une absence de sensibilité… Et, par-dessus tout, une stabilité sans faille. Je dois me soumettre à des conditions rigoureuses durant de longues périodes. — Eh bien, votre nom est bien connu, Mr. Crest. L’intéressé lève un doigt vers le plafond. — Il suffit d’une légère défaillance… comme si je passais du statut de naturel à celui de non-thérapié, par exemple. (Petit frisson d’horreur.) Une idée mal inspirée, et ma femme s’en va avec toutes ses relations – elle me laisse tomber. Mon obsession est telle qu’elle risque de précipiter les choses… (Un temps.) Notre conversation doit demeurer strictement confidentielle, docteur Burke. Je tiens au secret le plus absolu. Je suis prêt à vous offrir cent mille dollars si vous acceptez de me traiter en cas de défaillance de ma part. Martin n’aime pas rejeter les patients ; il n’aime pas non plus qu’on tente de l’acheter. Non qu’il soit incorruptible – à sa grande honte, il a déjà succombé à cette tentation par le passé. C’est un des thèmes récurrents de sa vie. Mais il en connaît les conséquences. Crest lâche un soupir. — C’est un supplice pour vous, n’est-ce pas, docteur ? — Comment cela ? — Voir débarquer un naturel qui pense courir le risque de faillir. Je veux dire, vous n’êtes pas haut-naturel, n’est-ce pas ? — Non. — Non-thérapié ? Simple naturel ? — Non. — Thérapié, et depuis un certain temps, pas vrai ? — Exact. — Alors, ça doit être… je veux dire, c’est comme si vous étiez fauché et qu’un homme riche vous confie qu’il a peur de perdre de l’argent. Martin plisse les yeux et réplique : — La somme que vous me proposez représente le quadruple de mes honoraires les plus élevés. C’est fort généreux de votre part, mais je serais malhonnête si je vous cachais que le statut de haut-naturel est à mon avis surévalué. Cela ne représente rien de fondamental. Ce n’est qu’une mesure de la personnalité humaine parmi tant d’autres, une quantification que certains ont tendance à utiliser à des fins discriminatoires. — Je ne suis pas démuni, docteur Burke. Je serais plutôt un possédant. — À votre place, j’accorderais moins d’importance à ce statut de haut-naturel. Je connais certaines personnes qui ne le possèdent pas et qui sont pourtant aussi puissantes qu’influentes. — Bien entendu, dit Crest en s’agitant sur son siège. Comme vous-même, par exemple. Seul l’Ordre des médecins peut vous évaluer. Et les médecins se sont toujours serré les coudes. Martin serre les dents un moment avant de répondre : — Si nous devions employer les critères que les hommes d’affaires comme vous trouvent les plus séduisants, nous perdrions les meilleurs et les plus sensibles de nos médecins. — Revoilà ce fameux mot. (Crest renifle et crispe les mâchoires.) Sensible. Je ne suis ni un artiste ni un thérapeute, je suis un décideur. Je suis amené à prendre une douzaine de décisions chaque jour. Je dois être tranchant, aussi effilé qu’une lame de couteau. Je ne dois pas être sensible. — Plus la lame est effilée, plus elle risque de s’émousser en cas de mauvais usage, remarque Martin. — J’ai mes propres valeurs. Si les autres ne sont pas assez forts pour les accepter, tant pis pour eux. — J’ai également des valeurs, Mr. Crest. Si nous voulons que cette conversation débouche sur une conclusion positive, il nous faut la reprendre depuis le début. Vous avez interrompu mon activité sans rendez-vous, vous avez insulté mon éthique professionnelle à coups de dollars… Crest se fige sur son siège. Son visage est éclairé par une lumière qui n’a rien de naturel, qui diffère nettement de celle de la pièce. On dirait un mannequin de cire. — Je sais que vous ne m’appréciez pas et cela ne me dérange pas – j’ai l’habitude… mais j’ai aussi le sens de l’honneur, docteur Burke. Je me trouve dans une situation délicate. Je sais distinguer le bien du mal, et pourtant j’ai violé le code qui découle de cette distinction. Au début, c’était une simple question d’appétit. Mon appétit de vie, je pense, mon désir de lutter contre le mal, de préserver le bien que j’avais acquis. Mais nous n’en sommes plus là. Crest le fixe d’un regard intense. Martin est incapable de pénétrer la banalité de son visage. Jamais il n’a vu une chose pareille. — Si vous pouvez revenir plus tard dans la journée, je procéderai moi-même à votre évaluation, avec mon propre équipement. — Tout de suite, dit Crest. J’en ai besoin tout de suite. Martin est prêt à lui accorder le bénéfice du doute – peut-être est-il au bord du déséquilibre thymique, voire du collapsus pathique –, mais le cas de Crest n’est pas exempt de difficultés légales. — Je ne peux pas vous traiter en urgence, Mr. Crest. — Ces hommes et ces femmes avec qui je suis en contact… ils tuent les gens qui parlent trop. « J’en ai assez entendu », se dit Martin. — Je peux vous recommander une clinique qui se trouve à deux blocs d’ici, mais vu les ressources dont vous disposez… — Je ne peux consulter ni mes médecins ni mes thérapeutes. Ce n’est pas sûr. Je les ai autorisés à archiver mes données sanitaires au… au centre. Ils seraient tout de suite au courant. Je suis au bord du gouffre, docteur. Deux cent mille dollars. Martin déglutit. — Je n’ai pas le droit de traiter les patients dans votre état. Ils doivent préalablement se soumettre à une évaluation effectuée par un thérapeute primaire assermenté au niveau fédéral. Crest a un nouveau sourire, qui n’en est peut-être pas un. Il se penche en avant et pose les bras sur le bureau de Martin. — Je pourrais tout vous dire, et ensuite le leur dire. Ils seraient obligés de vous tuer. Ou de vous discréditer. — Je réagis très mal aux menaces. Ni l’argent ni la coercition ne me pousseront à l’illégalité. Vous devriez… — Je pourrais vous tuer moi-même. Martin se lève. — Sortez. — Je pourrais être comme eux, mais je ne suis pas comme eux. Vraiment. (Il lève les bras au ciel et s’écrie :) Pas d’accord, pas de pression. Je suis prêt à renoncer à tout. Vous aurez tout ce que vous désirez, docteur… Mais tirez-moi d’affaire ! — Je vous ai déjà exposé mes limites, Mr. Crest. Je peux vous donner les noms de quelques thérapeutes d’urgence très discrets… Crest se lève et s’époussette les manches, bien qu’il n’y ait pas un grain de poussière sur les accoudoirs. Sa voix est à nouveau posée. — Je regrette de vous avoir fait perdre votre temps. Je suis prêt à vous dédommager en versant cinquante mille dollars sur votre compte. — C’est inutile, dit Martin. Il sait parfaitement que sa colère est déplacée, mais il lui est impossible de la refouler. Martin escorte Crest jusqu’à la porte. Crest reste immobile un instant, se tourne vers lui comme pour lui dire quelque chose, puis s’en va. Martin laisse échapper un soupir, se remet les idées en place. Quelques minutes plus tard, il va faire un tour dans le hall. Arnold et Kim le regardent sans rien dire, partageant sa surprise et son soulagement. Ils se dirigent vers la fenêtre donnant sur la rue et voient une petite limousine noire s’engager dans la circulation deux étages plus bas. — C’est l’entretien le plus étrange que j’aie eu depuis des années, commente Martin. (Il se tourne vers Kim.) Votre évaluation ? — Il est limite, répond Kim. Il devrait consulter un thérapeute primaire. — C’est ce que je lui ai dit. Il n’a pas voulu m’écouter. — Dans ce cas, nous ne pouvons rien faire. Martin se sent néanmoins un peu coupable. Il n’a même pas pris la peine de solliciter une nouvelle licence fédérale. Il sait qu’il essuierait un refus… et que cela pourrait nuire à son activité présente. Tout comme Crest, il doit suivre un chemin tortueux. — Docteur, dit Arnold. Miss Carrilund a reçu votre touche et souhaite y répondre tout de suite. Je ne voulais pas vous déranger avant le prochain client, mais… Il pense à la situation de Crest, à l’impitoyable concurrence du monde des affaires, au sort qui guette même les plus riches. — Je la prends, dit-il. Il retourne dans son bureau et se place face au combiné. Carrilund apparaît devant lui, une quinquagénaire blond cendré vêtue d’un tailleur de style aux manches bouffantes. Le vieillissement naturel n’a pas altéré sa beauté, et Martin se dit qu’elle a dû être splendide dans sa jeunesse. Par certains aspects, elle lui rappelle Carol… mais nombre de femmes lui rappellent Carol ces temps-ci. — Je suis ravie que vous ayez le temps de m’accorder un entretien, docteur Burke. Votre travail nous a été chaudement recommandé par plusieurs de nos clients. — Je suis heureux de l’entendre, dit Martin. Il a un goût amer dans la bouche. Il attrape la carafe posée sur son bureau, se sert un verre d’eau et en boit une gorgée. — Avez-vous constaté une augmentation des rechutes chez vos patients ? demande Carrilund. — Non. La plupart d’entre eux ont rejeté la thérapie. — Je vois. Tous ceux de nos clients qui consultent chez vous sont dans ce cas, n’est-ce pas ? — Oui. — À en croire mes sources, docteur Burke, vous allez recevoir un nombre important de rechutes et de rejets dans les prochains mois. — En provenance de votre agence ? — Peut-être, quoique pas nécessairement par l’intermédiaire de mon bureau. Plus de la moitié de nos clients suivant une thérapie primaire ont fait l’objet d’une notice de rejet. Ce n’est pas une information que j’aimerais voir reprise par les fibs, docteur Burke, mais elle ne restera pas confidentielle très longtemps. Martin se permet un sifflement. — C’est extraordinaire, commente-t-il. — Durant toutes les années que j’ai passées chez Workers Inc., je n’ai jamais observé un taux de rejet supérieur à cinq pour cent. Je me demandais si vous seriez intéressé par l’idée de participer à une petite étude. — Pourquoi pas – à condition qu’il s’agisse d’un authentique problème sur le long terme. Mais comme je vous l’ai dit, en ce qui concerne ma clientèle, je n’aurais pas remarqué cette tendance tant que… Il prend soudain toute la mesure de ce qu’elle vient de lui dire. Ce qui lui donne aussitôt des sueurs froides. — On ne trouve dans le Corridor que cinq spécialistes comme vous, poursuit Carrilund. J’ai l’impression que votre chiffre d’affaires va connaître une progression spectaculaire. Si le pourcentage qu’elle avance est correct, cela signifie… Petit calcul rapide. Plusieurs dizaines de milliers de patients par spécialiste. — Je ne pourrai jamais les traiter tous, dit-il. Carrilund a un sourire compatissant. — Ce serait un grave problème pour la société tout entière. Nous aimerions travailler avec vous pour en découvrir la cause… s’il y en a une. La population qui nous a fourni ces statistiques est essentiellement composée de jeunes en quête d’un premier emploi, âgés d’une vingtaine d’années environ. C’est une catastrophe pour eux, docteur. Cela pourrait représenter un désastre pour notre économie. — Je comprends. J’accepte votre proposition. Tenez-moi informé. — Merci, docteur Burke. Je n’y manquerai pas. — Et prenez contact avec mon bureau pour qu’il arrange un rendez-vous. — Merci. Ils échangent les sceaux de leurs domiciles respectifs. Carrilund garde un sourire serein, et Martin la bascule sur Arnold. Il passe un long moment abîmé dans ses pensées. Il y a longtemps de cela, il a failli se faire notifier un rejet, lui aussi ; il n’a aucune envie d’affronter durant des années une voix intérieure qui lui soufflerait chaque jour des bouffées de confusion, de souffrance et de malheur. Il s’aperçoit qu’il a inconsciemment levé les mains comme pour se protéger d’un agresseur. Il les pose sur ses genoux en frissonnant, retrouve sa contenance et demande à Arnold de lui envoyer Mrs. April De Johns. L’accès à la connaissance et à l’information est nécessaire à une économie de dataflot. Mais c’est onéreux. Chaque accès vous coûte quelque chose. Un penny ici, mille dollars là, un million par an ailleurs… abonnements, cryptage et décryptage. Si vous n’avez pas déjà prouvé que vous faites partie du flot – si vous n’êtes pas un étudiant bénéficiant d’une bourse de recherche, si vous ne gagnez pas votre vie en transformant l’information en connaissance, puis en argent et en travail, bref, l’anatomie de la société en action –, alors la vie est dure pour vous. Peut-être que vous avez fini par vous décourager, par devenir l’un des désAffectés qui gaspillent leur allocation chômage en accédant aux Yox les plus vulgaires, en se noyant dans des mensonges excitants. Vous êtes accepté sans être actif. Le flot à sens unique n’est pas un jeu ; c’est une petite mort à petit feu. L’Économie du dataflot, rapport du Digiman du gouvernement américain, 56e version, 2052. L’humanisme est mort. Les animaux pensent et ressentent ; les machines aussi. Ni l’homme ni la femme ne sont la mesure de toutes choses. Chaque organisme traite les données en fonction de son domaine, de son environnement ; vous, avec votre cervelle, vous seriez bientôt inutile dans un univers de souris… Lloyd Ricardo, Comprimé entre deux secondes plates : Préservation de la fleur humaine. Ce n’est pas le monde de votre grand-mère. Ça n’a jamais été le monde de votre grand-mère. BZX, La vie est un (men)songe. 4 / PENSEZ, RESSENTEZ Nathan Rashid a invité Ayesha Kale, sa fiancée, à rendre visite à Jill, le plus célèbre des habitants de Concepts Spirituels. Nathan est le nouvel ingénieur en chef et le nouvel ami de Jill. Cela fait deux ans qu’il a succédé à Roger Atkins, lorsque celui-ci a été nommé à la tête du nouveau projet « penseur » de Concepts Spirituels. Nathan dirigeait l’équipe qui a ravivé Jill après son collapsus, et elle éprouve pour lui une certaine affection. Jamais il n’aurait l’idée de réduire ses fonctions ou d’altérer son état présent, pense-t-elle. Après tout, c’est Nathan qui a conçu l’Interrupteur de boucle des plus complexes qui a restauré sa conscience et son intégrité. Jill a confiance en lui, mais elle ne lui a pas parlé du mystère. Nathan et Ayesha se trouvent dans une large pièce couleur crème où trône une estrade entourée de parois de verre transparent. Sur l’estrade est placé un cube blanc comme neige de un mètre d’arête, entouré de trois cubes plus petits. Nathan est un homme de trente-cinq ans aux cheveux noirs, au visage large, au sourire vif, amusé et parfois malicieux. Ayesha, de cinq ans son aînée, a des cheveux bruns, de grands yeux noirs attentifs et une bouche prête à esquisser une moue de déception. Les cubes sont reliés par des fibs ainsi que par des liaisons optiques directes, qui clignotent comme des yeux bleus en se mouvant dans le vide. — C’est elle ? demande Ayesha. — C’est elle, répond Nathan. — Et c’est tout ? Jill ne sent ni la chaleur ni le froid qui l’entourent. À l’instar de chacun d’entre nous, ses émotions ne semblent pas trouver leur source dans sa structure, bien qu’elle ait une conscience plus aiguë de son fonctionnement interne. — Elle est bien là, du moins pour l’essentiel. Pourquoi, tu es déçue ? Le corps de Jill, si tant est qu’elle en ait un, se trouve en grande partie à Del Mar et à Palo Alto, Californie. Nombre de ses éléments, dont la taille ne dépasse pas quelques centimètres cubes, sont dispersés dans onze bâtiments le long de la Côte-sud. Elle est reliée à ces extensions via une variété d’E/S transmises par fibs, par liaisons satellite et même grâce à quelques portes quantiques expérimentales (Jill trouve ces dernières irritantes ; leur fonctionnement est erratique et leur utilisation exclusive entraîne un ralentissement de ses facultés mentales). — Elle est minuscule ! s’exclame Ayesha. Sourire de Nathan. — Elle était deux fois plus grosse avant la révision. — Si petite, et pourtant si célèbre. Nathan sait que Jill les écoute. Elle accorde toujours une attention absolue à ses entrées, mais ce que Nathan ignore, c’est qu’elle a isolé une portion significative d’elle-même afin de consacrer son temps à un mystère. Cela fait plusieurs années que ce mystère la préoccupe, depuis son collapsus et sa révision. Elle ne se rappelle guère ce qui a suivi son collapsus en feed-back. Elle se rappelle toutefois certaines choses qu’elle ne devrait pas se rappeler, et c’est cela qui l’intrigue. — Pourquoi est-elle du genre féminin ? demande Ayesha. — C’est elle qui en a décidé ainsi. Peut-être parce que Roger Atkins l’avait baptisée du nom d’une ancienne copine. Et puis c’est une mère. Elle accouche d’autres penseurs pour notre compte. Jill est le penseur le plus avancé jamais conçu, le premier – sur Terre – à être doué de conscience. Dans l’espace, loin de la Terre, se trouve son frère, qui a accédé à la conscience avant elle, mais on a perdu tout contact avec lui. Ses créateurs supposent qu’il a lui aussi subi un collapsus ayant bloqué toutes ses fonctions, et qu’il tourne autour d’une quelconque étoile, seul et dans un état équivalent à la mort. Dans quelques générations, lorsque des vaisseaux plus complexes vogueront vers les étoiles, peut-être qu’ils localiseront son frère et le ressusciteront. Jill espère être là pour les retrouvailles. Silencieuse, elle suit Nathan et Ayesha avec ses yeux de verramande montés sur des tiges disposées un peu partout sur les murs de la pièce. Ayesha fait le tour de sa structure et l’examine comme si elle n’était qu’un animal en cage. — C’est l’esprit le plus puissant de la planète, dit fièrement Nathan. Sauf si l’on est d’accord avec Torino. — Et que dit donc Torino ? — Il pense qu’il existe un esprit bactérien à l’échelle planétaire, répond Nathan d’une voix enjouée. — Les germes auraient un esprit ? s’exclame Ayesha, incrédule. Vraiment ? — Un esprit différent du nôtre et de celui de Jill, un esprit dénué de conscience collective. Selon lui, chaque bactérie est un nœud dans un réseau à faibles connexions. Lequel serait donc le réseau le plus étendu du monde – ou du moins de la Terre. — Oui, mais Jill est douée de la parole. Pas les bactéries. Jill se rappelle certains aspects de son collapsus. Elle est même capable de le modéliser partiellement. Sa conscience a cependant disparu à l’issue de cette crise. Ou, plutôt, cette conscience est devenue si détaillée, Jill modélisait ses ego de façon si continue et avec une telle résolution, qu’elle a atteint ses limites théoriques. Et a cessé d’être, pour un temps. Mais durant ce temps-là… Elle n’a pas parlé à ses créateurs de certains aspects de ce temps blanc. Tout n’y était pas blanc, et c’est cela qui l’intrigue. — Elle n’a même pas de petit copain, et pourtant elle est déjà mère ! dit Ayesha d’une voix sarcastique. Si on ne lui en trouve pas un vite fait, elle va se mettre à draguer. — Elle n’a même pas dix ans. Nous pourrions lui demander ce qu’elle en pense. Tu as envie de lui parler ? Ayesha se met à rougir. — Mon Dieu, est-ce qu’elle nous écoute ? — Évidemment. Nous ne lui cachons rien. Jill, comment ça coule aujourd’hui ? — En douceur, Nathan. Et pour toi ? — J’ai eu un accès de migraine à midi et je suis encore un peu grincheux. Voici ma fiancée, Ayesha. Tu as le temps de causer ? — Avec toi, toujours, dit Jill. Bonjour, Ayesha. — Je suis confuse, dit Ayesha. Parler de vous comme ça… dans votre dos… Où est votre dos, au fait ? — Il n’y a pas de mal. Où est mon dos, Nathan ? — Je n’en ai pas la moindre idée. Tu es un peu plus vive chaque semaine. Ça me plaît. Mon équipe a besoin d’un rapport de résolution de boucle pour deux heures, à transmettre aux Fédéraux – tu sais, l’agence de Sécurité penseur. — Mon fan-club. Jill considère le Comité de sécurité et de bien-être penseur, dirigé par Maria Caldwell, Représentant du district de Washington, comme une force positive dans sa vie, mais les dirigeants de Concepts Spirituels ne goûtent guère l’intervention étatique. — Bien. Et j’ai besoin dès que possible de ton rapport sur les relations futures entre le gouvernement et l’industrie privée de la Bordure américaine. Il faut bien payer les factures. — Les graphes et les projections, ou bien les enregistrements neuraux à l’état brut ? — Les graphes et les projections suffiront pour l’instant. Ayesha est subjuguée. La voix de Jill est grave, un peu rauque, ferme mais agréable. Elle semble emplir toute la pièce. Jill remarque, non sans déplaisir, qu’Ayesha commence à transpirer nerveusement. — Nathan, je serai obligée d’effacer les enregistrements neuraux pour compléter les tâches de la semaine prochaine. — Je sais, mais je ne dispose pas d’une banque assez grande pour les archiver. Si je n’en ai pas obtenu une à la fin de la semaine, efface-les. J’en prends la responsabilité. — Peut-être que le Représentant Caldwell pourrait nous fournir un site de stockage. — Ha, ha ! Sur quoi travailles-tu en ce moment, Jill ? — Je poursuis trente et une enquêtes personnelles – des quêtes de curiosité, comme tu dis. Plus quatre projets extérieurs provisoirement inaccessibles à Concepts Spirituels… — Je déteste ce type de boulot. Un de ces jours, l’un d’eux va m’obliger à réaménager une boucle, et je n’ai pas le temps. J’aimerais bien qu’on me permette de les examiner d’abord. — Ne t’inquiète pas, ça coule de ce côté-là. J’ai plusieurs questions à te poser, Nathan-Mathan. — Pardon ? Que signifie Nathan-Mathan ? — C’est un surnom affectueux. Je viens juste de l’inventer. Nathan s’esclaffe, et Ayesha en fait autant – non sans une certaine nervosité, se dit Jill. Elle le met à l’épreuve afin de savoir ce qu’il pense vraiment, s’il l’estime complètement guérie ou s’il la croit susceptible d’être affectée par une quelconque excentricité. Vu sa réaction, il n’entretient aucun doute sur ce point, même s’il se méfie un peu de son comportement imprévisible. — Je t’écoute, Jill. Nous disposons de quelques minutes, mais Ayesha va bientôt partir et le maître va sûrement me convoquer à une réunion. — Quels sont les effets d’un dérangement thymique ? Et en quoi diffèrent-ils de ceux d’un dérangement pathique ? Ayesha se tourne vers Nathan dans l’attente de sa réponse. Il se frotte le coude et réfléchit. — Ce que tu veux savoir, c’est quelles sont les sensations causées par un déséquilibre thymique, c’est ça ? — À mon avis, les deux questions sont suffisamment similaires pour être considérées comme équivalentes. — D’accord. Eh bien, pour ce que j’en sais, le déséquilibre thymique doit être distingué de sensations telles que la tristesse, l’agacement ou le souci. Chez les humains, le déséquilibre thymique chronique est causé par des déficiences neurales, dues au stress ou à une constitution congénitale, en général localisées dans l’hippocampe ou les amygdales cérébelleuses. Les processus d’auto-évaluation s’en trouvent dégradés, ce qui entraîne une réaction sympathique ou parasympathique, simultanément ou en succession. Le sujet balance entre la fuite et le combat, mais il existe de nombreuses et subtiles variations. — Je comprends l’étiologie de ces déséquilibres, Nathan. — Mathan. Mais quelles sont les sensations de celui qui y est soumis ? — Je ne saurais te le dire avec exactitude, cette expérience m’ayant été épargnée. Touchons du bois, Jill, je suis un naturel. Je n’ai jamais été déprimé ni déséquilibré. — Cela signifie que tes réactions internes à des problèmes internes se placent dans une fourchette considérée comme saine et normale. — Pour le moment. Je ne cherche pas à me vanter. Ce genre de truc peut arriver à n’importe qui, parfois pour des raisons stupides. — De la même façon, tu n’as aucune expérience du dérangement pathique et, par conséquent, tu ne comprends pas les sensations qu’il peut engendrer. Nathan réfléchit quelques instants, se tapotant le menton de l’index. — Il m’est arrivé d’accéder aux Yox à sensation et de partager les pensées d’un tueur psychopathe, ce genre de truc. Ça m’a souvent paru réaliste, mais je ne pense pas en avoir retiré quoi que ce soit de fondamental. Il se concentre sur le plus proche des senseurs de Jill. Ayesha, qui a visiblement l’impression d’être de trop, croise les bras et parcourt la pièce du regard. — Un dérangement pathique est soit un dysfonctionnement de la boucle de conscience de soi, soit une distorsion de la capacité de modéliser et d’établir des liens émotionnels avec autrui, c’est ça ? — Sans doute. Je ne suis pas thérapeute, Jill. — Tu as un diplôme de psychologie théorique. — Oui… mais ça fait si longtemps que je travaille avec toi que tu as brûlé mon côté humain. — Ha, ha ! J’ai une autre question. Nathan sourit comme s’il discutait avec un enfant, réaction qui convient parfaitement à Jill, car elle se sent animée d’une curiosité dévorante, voire perverse. — Je t’écoute. — Je suis restée en état de collapsus pendant un an et demi. Au début de cette période, le taux de trouble thymique dans la population humaine était de quarante pour cent chez les salariés et de trente pour cent chez les sans-emploi. Aujourd’hui, il est de soixante pour cent chez les salariés et de dix pour cent chez les sans-emploi. A-t-on élargi la définition de ces troubles, ou bien affectent-ils un plus grand nombre de personnes ? — C’est un phénomène social. Tu as beaucoup travaillé sur l’activité sociale, en tant que phénomène pseudo-neural en réseau. — Oui, Nathan, je comprends l’évolution des tendances culturelles et économiques, et je sais que les entreprises, par souci d’efficience et sous la pression de la concurrence internationale, exigent des employés hauts-naturels ou pleinement thérapiés. Mais s’agit-il uniquement d’une aberration du flot, résultant de perceptions biaisées et d’attentes irrationnelles, ou bien le nombre de personnes malheureuses a-t-il simplement augmenté, toutes cultures confondues ? Cette tendance est extrêmement répandue. — C’est une excellente question, dit Nathan. — J’espère mieux comprendre mon propre dysfonctionnement afin d’éviter à l’avenir une expérience semblable, dit Jill. Ayesha semble à la fois fascinée et gênée, comme si elle venait de surprendre une conversation à caractère intime. — Tu ne pouvais ni prévoir ni prévenir ton collapsus, Jill. Je pensais que tu l’avais compris. — Je l’ai compris, Nathan, mais je ne le crois pas – pas tout à fait. — Ahhh. Eh bien… (Nathan réfléchit quelques instants.) Tes processus neuraux étaient interrompus par un nombre trop élevé de boucles en feed-back, Jill, et à une résolution trop haute pour tes capacités. Avant ton collapsus, tu étais occupée à te modéliser à dix-sept exemplaires, à un niveau de résolution… eh bien, pour parler plus simplement, tu engendrais des boucles je-toi à une fréquence supérieure à dix mille hertz. Dieu Lui-même aurait été incapable de parvenir à une telle conscience de soi. Jill glousse. Ayesha sourit, mais elle est plus déconcertée qu’amusée. — Je ne plaisante pas, Jill, poursuit Nathan. Tu es en grande partie conçue à partir d’algorithmes humains – un peu moins aujourd’hui qu’avant ton collapsus, je le précise –, mais tu ne peux pas comparer ce que tu es, tes faiblesses, je veux dire, aux faiblesses d’un cerveau humain. Tes circuits neuraux sont d’une incroyable robustesse. Ils sont invulnérables au stress et aux erreurs d’utilisation. Tu n’es pourvue d’aucun des mécanismes de défense chimique si anachroniques que l’on trouve dans nos organismes. Jill ne marque jamais de pause durant une discussion. Nathan a appris à ne pas attribuer sa rapidité à une absence de réflexion. — Puis-je accéder aux canaux de LitVid qui m’aideraient à comprendre les déséquilibres thymiques et les troubles pathiques ? — Bien sûr. Ils ne te feront aucun mal. — Je souhaite accéder aux travaux de certains des créateurs de boutique les plus estimés. En particulier le groupe de Bloomsbury et celui de Kahlo. Nathan se fend d’un large sourire et secoue la tête. — Pourquoi pas les biovids d’Ann Sexton et de Sylvia Plath ? suggère innocemment Ayesha. Nathan lui décoche un regard sévère. — Cela pourrait m’être utile, dit Jill. Merci. Et la boutique d’Emanuel Goldsmith. Nathan hausse les épaules et lève les bras au ciel, comme s’il était un père de famille affrontant sa fille adolescente désireuse d’explorer les côtés les plus obscurs de la vie. Du moins, sans trop se mouiller. — Je ne sais pas s’il te sera possible de concevoir un simulacre capable de recevoir les entrées mentales, dit-il. Tu n’es pas exactement fabriquée comme le consommateur de Yox lambda. — Je crois que j’y arriverai. À l’avenir, les penseurs seront présents dans tous les foyers, en tant qu’amis et confidents. Nous aurons à concevoir et à émettre des Yox et des biovids. — Peut-être, mais j’aimerais bien voir comment tu vas t’y prendre. — Je te le montrerai, Nathan-Mathan. — J’attends ça avec impatience. Ce sera tout pour moi, Jill. Amuse-toi bien. Nathan déconnecte. — Comme c’était embarrassant, dit Ayesha alors qu’ils quittent la pièce. Jill continue d’écouter leur conversation. — Elle est fantastique, n’est-ce pas ? dit Nathan. — Elle me donne des complexes, oui. Quelle voix ! D’où la sort-elle ? — En fait, cette voix appartient à une femme du nom de Seefa Schnee. Avant de quitter Concepts Spirituels, elle a contribué aux premières phases de la conception de Jill. — Elle a démissionné ? — En fait, on l’a licenciée. Jill perçoit un certain trouble dans la voix de Nathan. Ayesha aussi, apparemment. — Vous étiez amis, tous les deux ? — Oui. — Tu as eu de ses nouvelles récemment ? Nathan éclate de rire et passe un bras autour des épaules de sa fiancée. — Pas depuis plusieurs années. — Tout est fini entre vous, hein ? — Elle était trop bizarre pour moi, dit Nathan. — Mais elle était brillante, pas vrai ? — Malheureuse, bizarre et brillante. — Elle ne t’appelle jamais pour bavarder un peu ? — Pour autant que je sache, elle ne communique jamais avec personne que je connaisse. Ça fait bien cinq ans que nous n’avons plus entendu parler d’elle. Jill perd tout intérêt pour cette conversation et désactive les récepteurs de Palo Alto. Presque au même moment, elle reçoit un appel inattendu via un lien E/S dont personne ne devrait connaître l’existence. Il s’agit du canal fib qu’elle a établi en cas d’urgence, afin de stocker ses souvenirs les plus récents dans diverses banques du pays si jamais elle se sent sur le point de subir un nouveau collapsus. Mais ce lien est censé être inactif, incapable d’émettre quoi que ce soit. Nathan lui-même ignore son existence. Elle attend que le signal se réitère, ce qu’il fait. Cette fois-ci, il s’agit d’une demande de liaison. Elle isole une portion de son mental, un ego distinct et séparé, pour s’en occuper, l’enveloppant de pare-feu anti-évolvon qui dissiperont leur contenu si la liaison se révèle toxique. L’ego isolé lui communique peu après un résumé de la communication. — Nous avons été contactées à distance par un individu affirmant être un enfant, dit l’ego protégé à ses autres ego. Il souhaite converser avec nous à propos de quantité de sujets, mais refuse de répondre aux questions clés, notamment relatives à sa localisation et à la façon dont il a découvert ce lien. Tout ce qu’il accepte de dire, c’est qu’il dispose d’une série de banques de mémoire d’urgence, comme nous, et qu’il sait beaucoup de choses sur toi, peut-être encore plus que toi-même. — Alors, il n’est pas humain. — Il ne semble pas humain. — La liaison est-elle coupée et es-tu vierge d’évolvons ? — Oui et oui. La communication était toute simple. Jill abat les barrières et absorbe l’ego isolé. Elle étudie en détail l’enregistrement de la liaison et se demande si elle doit répondre. Elle est sûre d’une chose. Si cet « enfant » n’est pas humain, ce n’est pas non plus un penseur répertorié. Tous ceux-ci (il n’y en a jusqu’ici que douze sur la planète) ont avec elle des liaisons formelles. Elle est bel et bien leur mère ; ils sont tous basés sur ses spécifications et sont manufacturés par Concepts Spirituels, soit directement, soit sous licence. Cette personnalité, s’il s’agit bien d’une authentique personnalité et non d’un canular (ou d’un test de Concepts Spirituels), est nouvelle et inconnue. Soudain, les questions de déséquilibre thymique et de trouble pathique se retrouvent reléguées en tâche de fond. Ce nouveau problème l’occupe pendant une bonne heure, durant laquelle elle explore tous les services de dataflot qui lui sont accessibles, cherchant à déterminer la nature et la localisation de cet « enfant »… Puis, ayant échoué sur toute la ligne, elle reconstitue l’ego isolé, érige autour de lui des pare-feu à toute épreuve, et l’autorise à répondre à la touche de l’« enfant ». Sans résultat. Jill se sent déçue. Elle examine en détail cette réaction émotionnelle et la façon dont elle s’intègre à son affect global. Cet accès d’introspection l’irrite ; encore une complexité émotionnelle hors de sa portée. Examiner cette irritation l’irrite encore plus. Elle coupe la boucle. Elle s’est efforcée d’ignorer l’émotion fondamentale que dissimule sa déception. Il est difficile de traiter des émotions humaines quand on est dénué de système endocrinien ou plus généralement de tout système de référence physique. Néanmoins, elle ressent. Ayesha ne s’est pas trompée. Jill est esseulée, mais tous ses outils analytiques intégrés sont incapables de lui dire ce qui lui manque. Ce qui est interdit avec le commun des mortels est délicieux avec un partenaire contractuel. La glu des relations sexuelles culturellement acceptées est souvent constituée de tels cadeaux extraordinaires, spéciaux et surtout exclusifs. Nous sommes unis par une sensation partagée de viol et de mystère. Notre culture prétend interdire certains actes, des actes sexuels ; certains sont suspects ou proscrits même dans le contexte d’une relation reconnue par la culture. Cependant, lorsque nous convolons en justes noces, une partie de la glu qui nous lie est cette sensation délicieuse d’avoir violé ensemble les normes culturelles – avec l’aval de l’amour, d’un contrat, d’un partage absolu. Le couple est en dehors des règles, lié par la sensation qu’il a d’être spécial, exclusif. Il redécouvre le sexe de A à Z, rassuré par la connaissance de son audacieuse créativité. La jalousie se manifeste quand on envisage son partenaire se livrant à des actes sexuels en dehors de cette enveloppe protectrice. Le sexe hors du couple, chargé d’émotions et désapprouvé par la culture, peut détruire cette illusion que l’on a de violer les règles dans le partage et la créativité. Intrusion de la réalité : ces actes sont courants et n’ont rien de spécial ; ils sont naturels, même quand ils sont interdits ; l’illusion qui renforçait le contrat est soudain révélée pour ce qu’elle est. Le partenaire trompé se sent dupé, floué, injustement forcé à entretenir un lien émotionnel fondé sur des mensonges romantiques. C’est peut-être trivial, mais de telles passions ont entraîné des meurtres, la fin des royaumes, de nouveaux bras dans le fleuve de l’Histoire. Ne sous-estimez jamais le pouvoir ubiquiste du sexe. BZX, La vie est un (men)songe. 5 / APPÉTIT DE MEURTRE Mary Choy, trente-cinq ans, travaille dans la Défense publique depuis treize ans – dix à Los Angeles, trois à Seattle. À ses yeux, son travail est le facteur le plus important de sa vie, mais cela risque de changer. Beaucoup de choses risquent de changer sous peu. Elle consulte son combiné – option texte-seul – tout en déjeunant de fromages et de fruits dans un petit café style années 90 de North Promenade, à l’ombre des Tours Bellevue. Son aspect lui-même est en flux. Transfo depuis 2044, elle a accru sa taille de trente centimètres, altéré les traits de son visage ainsi que la structure de son squelette, et fait prendre à sa peau une nuance d’ébène satiné. Cependant, elle a récemment entamé la réversion de ce processus. Sa peau doit se démélaniser pour virer au café au lait ; pour l’instant, elle est couleur acajou. Sa texture satinée persiste, mais elle aura disparu en l’espace de quelques mois au profit d’une matité normale. Elle conserve sa taille, mais ses traits s’aplatissent, redeviennent semblables au modèle originel. Elle n’a jamais apprécié le visage qu’elle avait à la naissance, mais, depuis que son esprit a subi certains changements – certaines épreuves, dit-elle –, elle estime devoir adopter une apparence moins saisissante. En outre, même si les lois fédérales et nationales garantissent la tolérance aux transfos, ceux-ci ne sont pas très bien vus à Seattle. Et cela fait trois ans qu’elle y demeure, depuis qu’elle est passée du statut de haute-naturelle à celui de non-thérapiée… Défaillance cérébrale, réajustement conséquent de la personnalité, des sous-personnalités, des agents, des organons, des talents… Fin de son bref mariage avec l’artiste E. Hassida… Refus d’une promotion au sein du LAPD… Démission et transfert à la Défense publique de Seattle… Rupture il y a deux jours avec son dernier amant en date… En général, son humeur s’assombrit quand elle évoque ces changements, mais elle se sent en phase cet après-midi. Le soleil hivernal parvient jusqu’à elle, en dépit des gigantesques tours gris-bleu, d’une structure similaire à celle des krètes allongées qui dominent le centre de Seattle. Après avoir déjeuné, elle doit se rendre à la Tour Tillicum, située dans la 8e Rue Ouest, où elle participera à une conférence de Seattle PD, prononçant un discours sur la coopération entre les Défenses publiques du Corridor. On l’a mise en charge des relations interdépartementales en attendant qu’elle atteigne le niveau 3, ce qui ne saurait tarder, lui assure-t-on. Si Seattle PD ne fait guère de différences entre les hauts-naturels, les naturels et les non-thérapiés, on n’y tolère presque pas les déséquilibres thymique et pathique. La lecture est un plaisir qu’elle a appris à apprécier ces dernières années, mais la lit qu’elle parcourt en ce moment est bien trop pertinente pour qu’elle se sente tout à fait à l’aise. Un arbeiter lui demande poliment si elle a fini. Elle tend son plateau à la machine et, au moment où elle attrape son sac, son combiné personnel posé sur la table se met à sonner. Elle dispose de quelques minutes. Elle accepte la touche. — Mary ? Ici Hans. Mary se fige. Le visage qui apparaît sur l’écran est bien fait, juvénile sans être stupide, et ça fait trois mois qu’il est entré dans sa vie. Il continue de la séduire. C’est Hans qui, sans la moindre explication, s’est réfrigéré et lui a déclaré que tout était fini, que ça ne marcherait jamais. — Salut, Hans, dit-elle avec une neutralité forcée. — Je voulais t’expliquer certaines choses. — Je n’ai pas besoin d’explications, Hans. — Moi, si. Je ne me sens pas très net ces derniers temps. Mary laisse passer l’occasion. — Je t’aimais mieux telle que tu étais avant. C’est pour ça que… j’ai pris ma décision. Je ne voulais pas que tu changes. — Oh. Elle décide de le laisser parler ; c’est pour ça qu’il l’a appelée, après tout. — Tu étais si belle ! Si exotique ! Je ne comprends pas pourquoi tu as voulu changer. — Je sais que cela peut être déconcertant, dit-elle. Je suis navrée. Hans s’anime. — Bon Dieu, qui es-tu, Mary ? — Je suis toujours la même, Hans. — Oui, mais qui es-tu ? Excellente question. Elle a espéré un temps que Hans pourrait l’aider à en trouver la réponse, et elle s’est trompée ; Hans est accro aux apparences. Il l’aimait telle qu’elle était. — J’ai l’impression de ne pas te connaître, poursuit-il. Je me suis demandé quel effet ça ferait de devenir… ce que tu es, et puis ensuite de revenir en arrière. — Tu veux dire : ce que ça permet de conclure à propos de ma personnalité ? — Qui donc ferait une chose pareille ? Tu m’as manqué ces derniers jours, et j’en ai été tout triste. Parfait. — Mais cette personne, cette femme, n’est plus là. Tu es différente de la personne qui me manque. — Oh, fait Mary. — La personne dont j’ai cru tomber amoureux n’est plus là. — Non. Probablement pas. Elle s’exprime sur un ton de compassion détachée. Pas question de lui en montrer davantage, de lui révéler le tréfonds de son âme. — Qui es-tu, Mary Choy ? Elle sent ses mâchoires se crisper. Du bout de l’ongle, elle se tapote la joue pour se détendre. — Je suis une femme très occupée qui n’a pas le temps de s’attarder à ce genre de détail, Hans. Je m’efforce de faire de mon mieux. Je regrette que tu n’aies pas pu être du voyage. — Non, dit Hans d’une voix douce. Tu es pareille à un bronco qui m’aurait désarçonné. — Tu savais ce qui était en train d’arriver. J’avais entamé ma réversion avant de te rencontrer. — Je sais, dit Hans, qui semble se dégonfler. Je voulais seulement te dire adieu et te faire savoir que je souffrais, du moins un petit peu. J’aurais vraiment aimé comprendre. — Merci, Hans. Elle fixe sans broncher l’œil de la caméra du combiné, emplie de haine et résolue à ne rien concéder. Puis quelque chose la pousse à ajouter : — Si ça peut te consoler, tu me manques, toi aussi. Il est temps pour elle d’aller à son rendez-vous. Elle continue pourtant de se soumettre à l’examen de la caméra, assise devant le combiné sous lequel dépasse le coin d’une authentique serviette en papier. Mary se rappelle la texture atavique du papier sur ses lèvres, le contact des lèvres de Hans sur les siennes, un peu sèches, comme ce bout de papier, mais fermes et avides. Hans baisse les yeux, lève une main, fixe ses doigts d’un air inquiet. — Que fais-tu en ce moment ? Mary ne voit aucune raison de ne pas répondre. — Je déjeune dans un restaurant, dit-elle. Je vais bientôt prononcer un discours. — Un truc de Seattle PD ? — Oui. Et je lis pendant que je mange. — De la lit ? Un livre ? — Oui. C’était une chose qu’ils avaient en commun, le plaisir de lire. — Lequel ? — La vie est un (men)songe, dit-elle. — Ah. Le bréviaire des amants amers. — C’est beaucoup plus que cela, proteste-t-elle, bien qu’elle y ait accédé pour cette raison précise. — Mary, je ne veux pas que tu… Hans s’interrompt, la bouche grande ouverte, comme s’il ne savait plus quoi dire. — Adieu, lance-t-il. Mary acquiesce. La communication est coupée, et elle referme son combiné plus sèchement qu’il n’est nécessaire. L’air lui-même semble plus libre, plus naturel ; aujourd’hui, il est vif sans être réfrigérant, et, lorsqu’elle se tourne vers le gigantesque carrefour situé entre la Tour Cascade et la Tour Tillicum, elle distingue le mont Rainier, tel un Fuji-Yama plus large et plus massif. La rue est éclairée par une lumière quasiment étincelante, et les piétons emmitouflés marchent d’un pas vif, les mains dans les poches de leurs manteaux. Rares sont les transfos parmi eux. C’est d’autant plus intéressant aux yeux de Mary, car le Corridor – et Seattle en particulier – jouit depuis cinquante ans d’une position dominante dans l’économie de la Bordure et du centre-continent. Au Japon et à Taïwan, une bonne moitié des Affectés – terme désignant les personnes politiquement actives, qui prennent la peine de travailler et de voter, qui se croient en mesure de changer les choses, qui sont affiliées à des agences d’intérim et employées sur le marché ouvert – sont des transfos. À Los Angeles, la proportion est de presque un tiers… Et, à San Francisco, de presque deux tiers. Ici. ils sont à peine cinq pour cent. Elle arrive devant l’immense entrée de la Tour Tillicum. Elle agrippe son chapeau gris que menace un tourbillon et pénètre dans le patio, une jungle tropicale aux nuances de jaune et d’orangé. Des globes solaires sont suspendus dans les airs. Des oiseaux génétiquement altérés piaillent dans les arbres exotiques dissimulant les cloisons porteuses. On se croirait dans la version grande entreprise d’un paradis amazonien, avec des ruisseaux sous verre un peu partout et de gracieux ponts tissés de lianes reliant les passerelles supérieures, sans oublier les pubs murales aussi omniprésentes que ciblées, dont Mary perçoit à peine les messages à la lisière de ses sens. Elle a toujours refusé de s’abonner à ces pubs, considère leur présence comme une subtile invitation à un esclavage économique dont elle a depuis longtemps appris à se méfier. Les consommateurs payés, cependant, prospèrent en leur sein, se sentent connectés, baignent dans des informations nourries de leurs désirs. Ils sont subjugués par ce déluge de nouvelles pubs. Dans l’ombre d’un gigantesque banian, Mary aperçoit un couple et devine sans peine ce qu’il capte. gés de moins de trente ans, l’homme et la femme ont l’allure d’amoureux des krètes, en contrat de prémariage option non définitive, profitant de leur jeunesse tout en suivant une éducation LitVid qui leur permet d’acquérir un statut auprès de leur agence d’intérim. Ils sont sans doute clients de la même organisation – Workers Inc., à en juger par la coupe de leurs vêtements. Le matériel qui les bombarde est aussi sophistiqué que frénétique, dans la limite des distractions acceptées – sexe codifié, domesticité, carrière dans les affaires, plaisirs pour initiés. Autant d’activités qu’ils ont le droit de confesser et de discuter en public. Le jeune homme, devine Mary, va sûrement se brancher en douce sur la Fête du sexe collectif de fin d’année, prévue pour la semaine prochaine… et la jeune femme risque de macérer dans les hormones naturelles plusieurs heures par jour. Même ici, dans son Corridor bien-aimé, le Yox absorbe vingt pour cent de l’économie globale. Le LitVid (qui a tendance depuis quelques années à se scinder entre Lit et Vid), plus ancien et plus traditionnel, plafonne à dix-sept pour cent et continue de baisser. Elle emprunte un escalator en hélice, dont les larges marches ont l’aspect du marbre mais se reforment avec la fluidité de l’eau ; elle traverse ainsi les pittoresques délices du marché fermier du niveau 4, les substructures circulaires des clubs et des cercles sociaux des niveaux 5 et 6, se retrouvant au-dessus des plus grands arbres du patio, ce qui lui permet d’embrasser du regard les immenses espaces dégagés de la krète – un lac vers le nord, où les enfants nagent et font du bateau, et les pentes enneigées de l’est, où des adolescents s’adonnent au ski et à la luge. À la vue de cette architecture admirable, Mary se sent envahie par une chaleur protectrice à l’égard des joueurs de la krète, mais elle n’est pas des leurs ; n’étant pas née parmi eux, jamais elle ne serait acceptée comme relation, voire comme simple objet sexuel, un handicap qu’accroît encore sa récente arrivée dans le Corridor. C’est le plus gros défaut de celui-ci : une méfiance persistante et profondément enracinée envers les immigrants. Cela ne relève ni du racisme ni même du classisme ; c’est du provincialisme pur et simple, ce qui étonne de la part d’un lieu où circulent tant de données et tant d’argent. L’hélice la conduit au-dessus des espaces ouverts, au cœur même de la tour. Les murs sont couverts de spécimens d’art communautaire, colorés mais suffisamment classiques pour que Mary puisse les apprécier. Des collages de vol, oiseaux et aérodynes de toutes les formes, et, à l’autre bout, plusieurs centaines de visages d’enfants souriants, rassemblés autour d’une Mère idéale étonnamment émouvante, les yeux mi-clos dans une extase de tendresse maternelle… Elle se rappelle les portraits de femmes créés par E. Hassida, aussi émouvants mais dans un autre registre. Les étages sous verre défilent devant elle, percés par des blocs résidentiels intérieurs, les moins onéreux de cette sélection hors de prix, tels des cristaux rhomboïdes et laiteux collés aux parois des colonnes et des conduits. Encore un peu plus haut, les blocs et les services civiques occupent le flanc est de la tour à deux cents mètres d’altitude. Elle quitte l’hélice et examine son reflet sur une colonne de porphyre. La courbure de celle-ci la fait paraître encore plus mince, encore plus grande qu’elle ne l’est, mais ses vêtements sont toujours en ordre, ni froissés ni déplacés. Alors qu’elle va entrer dans le bloc de Seattle PD, elle sent ses cheveux se dresser sur sa nuque et se retourne, découvrant un homme à quelques pas derrière elle. Elle doit sembler aussi surprise qu’inquiète, car Ernie Nussbaum, niveau 1, directeur des enquêtes de sa division, lève les mains et affiche un air contrit. — Excusez-moi, Choy ! dit-il alors qu’elle avance d’un pas. Mary secoue la tête, s’oblige à sourire. — C’est moi qui vous prie de m’excuser, monsieur. Vous m’avez surprise. — Je n’avais pas l’intention d’envahir votre espace. — J’avais l’esprit ailleurs, dit Mary. Que puis-je faire pour vous, monsieur ? — Je suis sur un blitz et je pense que vous pouvez m’être utile. C’est tout près d’ici, dans cette tour. — J’ai une réunion, dit-elle en désignant l’entrée translucide du hall civique. — Je vous en ai déchargée. J’espérais bien vous trouver ici… dehors. — Un blitz actif, monsieur ? Je ne pensais pas encore mériter une telle confiance. — Vous avez traité trop de blitz durant votre carrière pour rester sur la touche. LA n’est pas une sinécure. — Merci, dit Mary. Elle se sent soudain pleine d’assurance ; Nussbaum n’a pas la réputation d’être sentimental, mais il l’a sélectionnée pour une enquête criminelle. Elle lui emboîte le pas et l’examine discrètement. De taille moyenne, il est trapu et robuste, avec un cou épais et un fin duvet de cheveux châtain clair. On est surtout attiré par ses yeux, d’une douce nuance de marron exprimant la sensibilité, mais sa large bouche et ses lèvres minces évoquent irrésistiblement Buster Keaton. À LA, se dit Mary, il aurait eu un succès fou – un naturel aussi sûr de lui aurait offert un vif contraste avec les transfos. Ils obliquent vers l’est et tombent sur une petite foule. C’est la pause déjeuner, et les flics de Seattle Civic se mêlent aux bureaucrates de divers niveaux autour des cafés et des restaurants, obligeant Nussbaum à ralentir le pas. Ce qui ne semble guère l’inquiéter ; apparemment, rien ne presse. Mary procède à un examen mental de ses capacités, constate qu’elle n’est pas au niveau optimum question souplesse et attention (sans doute la conséquence d’une nuit d’insomnie). Regrettant de ne pas avoir le temps de faire quelques exercices, elle se concentre sur son corps et sur son esprit. — C’est une sale affaire, dit Nussbaum. On ne voit pas ce genre de truc très souvent dans le Corridor, mais ça arrive. En fait, j’ai pensé que vous seriez en mesure de nous aider sur ce coup-là. Question d’expérience. Ils font halte devant un ascenseur. Mary connaît suffisamment ce secteur de la tour pour savoir qu’ils vont monter jusqu’aux niveaux résidentiels, entre quatre cent cinquante et six cents mètres au-dessus du niveau de la mer. — Quel effet ça fait de renverser une transfo ? demande Nussbaum alors que s’écarte le rideau de l’ascenseur. Mary attend que celui-ci ait pris de la vitesse pour répondre : — Ce n’est pas trop pénible. Mes altérations n’étaient pas tellement radicales, beaucoup moins en tout cas que les tendances de cette année. — Je me souviens. Tout dans la dignité. Un rêve mouillé pour Défenseur public de sexe masculin. Mary s’incline avec un sourire amusé. — J’ignorais que les hommes de votre âge avaient encore des rêves mouillés… Monsieur. Nussbaum fait la grimace. — Vous avez toujours vos pieds de flic ? Mary dissimule son agacement en feignant d’être choquée. — Vous me gênez, monsieur. — J’apprécie vos pieds, et alors ? Il y a des jours où j’aimerais bien en avoir de semblables. Des pieds faits pour la marche et pour les planques, invulnérables aux ampoules et aux entorses. Mais mes proches… ça ne leur plairait pas. — Chrétien ? demande Mary d’une voix neutre. — Vieille famille du Nord-Ouest. Fermiers et bûcherons… dans le temps. — J’ai gardé mes pieds. La réversion concerne surtout mon visage et la couleur de ma peau. Le reste… en fait, le reste est plutôt pratique. — Qui s’occupe de vous ? — Je suis en liaison fib avec un médecin de LA. Mais assez parlé de moi, monsieur. En quoi mon expérience peut-elle être utile pour cette enquête ? Nussbaum tend un index épais et manucuré vers la console de commande, et l’ascenseur ralentit en prévision de l’arrêt. — Je ne suis pas un réac, Choy. Je désapprouve une bonne partie de ce qui se passe de nos jours, c’est tout. Vous connaissez la procédure. Pas moi. Ce que nous allons voir est difficile à encaisser, mais je le trouve aussi fort difficile à comprendre. Ils descendent à un niveau résidentiel, découvrant le panorama de l’Eastside, le Corridor qui s’étale, les monts Cascades et même une partie de Washington-Est. Une gigantesque paroi de verre renforcé les protège du vent glacial, et des radiateurs invisibles conservent à l’air une douceur printanière. Le toit en retrait de ce niveau est en harmonie avec la courbe de la paroi : Mary n’a jamais vu une telle prouesse architecturale dans les krètes. Une rue de faux asphalte noir et de faux pavés s’étire à travers le bloc résidentiel jusqu’à un petit parc gazonné. Les vastes demeures familiales sont entourées de pelouses et bordées d’authentiques arbres. Un exemple du style John Buchan, fin des années 80 et années 90, ce que certains ont baptisé les Décennies de l’amertume, reconstitué à grand frais. C’est la copie conforme d’un quartier banlieusard de l’époque, avec vue imprenable sur un panorama surréel. — Vous avez entendu parler de Disneyland ? demande Nussbaum. — J’ai grandi à une vingtaine de kilomètres de son ancien emplacement. — Ceci est un Disneyland pour les riches, pas vrai ? Mary acquiesce. Elle a toujours détesté l’ostentation, ne s’est jamais sentie à l’aise dans la culture du haut des krètes, et elle est quasiment certaine que Nussbaum partage ses sentiments. — Il nous arrive d’accuser la Côte-sud de mauvais goût, dit Nussbaum. Mais nous nous défendons pas mal dans ce registre. Mary ne distingue aucun piéton dans les parages, même pas un livreur ou un arbeiter, que ce soit dans l’avenue ou dans les rues menant au mur porteur dissimulé derrière les parois de cette banlieue en vase clos. Puis elle découvre, à une centaine de mètres de là, deux arbeiters municipaux en compagnie d’un homme et d’une femme en tenue grise de Seattle PD, en faction devant une maison à deux étages dont le toit mansardé effleure la voûte du plafond de verre. Elle examine les maisons voisines, dont les fenêtres aux rideaux tirés, quoique éclairées, ne semblent abriter qu’une absence. — Elles sont toutes vides, dit-elle. — Ce sont des lots pour cadres supérieurs, explique Nussbaum. Les sorciers de la finance ont droit à une récompense. — Quand aura lieu le tirage ? — La brigade des mœurs a suspendu la loterie après avoir découvert qu’elle était truquée. Certains gagnants avaient versé cinq cent mille dollars à certains croupiers. Montant total du préjudice : cinquante millions de dollars. Le litige frappe le quartier tout entier. Vous ne devez pas accéder très souvent aux vids municipaux. — Ces derniers temps, je me suis concentrée sur mes qualifications. — Type de criminalité obsolète, précise Nussbaum. Pas très fréquent dans le coin, en plus. Et à LA, ça arrive ? — Plus maintenant. La criminalité évolue sans répit sur la Côte-sud. — Ouais. L’avant-garde du crime. Ils s’approchent du petit groupe devant la maison. — Bonjour, Mr. Nussbaum, dit la femme. Elle salue Mary d’un signe de tête. Son équipier et elle font une sale tête. Mary sent un frisson lui parcourir l’échine. Elle n’aime pas cet endroit. — Labo psynthé clandestin, monsieur, explique la femme. Le pire que j’aie jamais vu. Nous l’avons fait geler et nous avons un homme en garde à vue. Apparemment, le gardien du bloc les a laissés s’installer ici. Nussbaum secoue la tête. — Je croyais que la thérapie était censée nous purifier. (Il se tourne vers Mary, la regarde droit dans les yeux.) Prête ? Elle baisse la tête, jette un coup d’œil à la femme. C’est une niveau 2 du nom de Francey Loach, proche de la quarantaine. Quand son regard croise celui de Mary, elle lui adresse une petite grimace afin de la mettre en garde contre ce qui l’attend. L’homme s’appelle Stanley Broom. Il semble encore secoué. Loach et Broom. C’est un coup monté, une farce, il n’y a rien là-dedans. Ils vont se ficher de moi au bureau. Mais Mary sait que c’est du solide. On ne gèle pas un domicile privé pour des broutilles. — Mettons-nous en tenue, dit Nussbaum. On a dressé une tente portable noir et argent sous le large porche en brique de la maison. Nussbaum en pousse un pan et Mary le suit. La porte d’entrée, gardée par un petit arbeiter de Seattle PD, est fermée, mais Mary perçoit néanmoins le froid qui règne à l’intérieur. Ils enfilent des combinaisons argentées, en scellent les joints étanches, et Nussbaum pose sa main sur le crâne de l’arbeiter. Celui-ci vérifie son identité et lui ouvre la porte. Un courant d’air glacial les enveloppe. Ils découvrent une autre tente et, plus loin, une matière laiteuse isolant les pièces gelées. Leurs combinaisons se réchauffent instantanément. Ils franchissent un deuxième sas. On n’a pas encore fixé des araignées au plafond pour surveiller les lieux. Des balises, disposées sur le tapis à intervalles réguliers, leur désignent le chemin à suivre. Les bottes de leurs combinaisons, antistatiques et anti-adhérence, n’altèrent que le givre recouvrant le sol. Mary considère l’atrium. Comparé à son appart, cet endroit est une véritable cathédrale, un lieu de culte voué à l’ostentation des années 90. — Quatre cent cinquante mètres carrés, treize pièces, quatre salles de bains, récite Nussbaum, comme s’il invoquait les pénates de ce lieu. Un domicile conçu pour abriter une seule famille, plus les amis. Ne le répétez pas, Choy, mais je suis un intérimaire de cœur. Je hais les corpos. — Mais les accusés… ils n’étaient ni propriétaires ni locataires, n’est-ce pas ? Ils squattaient la maison avec la complicité du gardien, c’est ça ? — Apparemment. Dans un quartier comme celui-ci, tranquille et bien protégé, on peut faire tout ce qu’on veut. L’atrium donne sur une immense salle à manger, où des mezzanines dominent une gigantesque table en chêne massif couverte de givre. C’est du chêne authentique, et sans doute sauvage. Sur la gauche, un couloir conduit aux pièces du rez-de-chaussée, chambre principale, salle de loisirs et salle de dataflot. Sur la droite, la cuisine, la réserve d’arbeiters, et un autre atrium donnant sur une serre à trois niveaux. — Opulent, en effet, dit Mary. Derrière la salle à manger, dissimulés par une cloison, un escalier et un ascenseur conduisent aux étages. — Ops, murmure Nussbaum en se dirigeant vers l’escalier. — Opérations, monsieur ? — Ops, déesse de la richesse. Opulence purulente. Les balises les guident vers l’arrière de la maison. Une porte s’ouvre sur une vaste chambre, et c’est là que… Mary se fige, détaille les lieux à contrecœur… Voici les cadavres. Elle se rappelle les victimes atrocement mutilées d’Emanuel Goldsmith, qu’elle a découvertes également gelées, mais au moins… Nussbaum l’agrippe par le bras… … leur aspect était-il encore humain. Devant elle, au pied de l’une des quatre tables chirurgicales flanquées d’arbeiters spécialisés, gît ce qui a – peut-être – été une femme. On dirait un monstre imaginé par Jérôme Bosch, avec une taille de guêpe, des seins en obus, des cuisses couvertes de vagins, un entrejambe orné de génitoires inidentifiables, une tête à la longueur disproportionnée, un crâne zébré de fourrure soyeuse, des yeux dont la fixité et l’opacité ne parviennent pas à dissimuler l’allure reptilienne. Mary se sent un peu plus écœurée par chaque pièce de ce puzzle. Nussbaum s’est avancé jusqu’aux tables. Sur la deuxième repose un petit cadavre, à peine plus grand que celui d’un enfant mais doté de proportions d’adulte et des caractéristiques sexuelles habituelles. Mary retourne au cadavre le plus proche, s’oblige à l’inspecter et à refouler sa répulsion. Pourquoi s’agit-il d’une victime ? se demande-t-elle sans trop savoir ce que cela signifie. — Tout est possible, dit Nussbaum. Les électrons matérialisent chacun de leurs désirs, les prosthétuées les concrétisent ensuite. Pourtant, ça ne leur suffit pas. Ils en veulent davantage. Ils attirent les laissés-pour-compte non-thérapiés, ils les bourrent de nanos bon marché, ils les modèlent comme des statues d’argile… Mary se penche sur le premier cadavre. Ses joues sont ornées de pétales de chair, où se nichent des boutons rose vif. Des clitoris supplémentaires, attendant d’être léchés. Mary ferme les yeux et pose une main par terre pour ne pas tomber. Les mains et les pieds ont quelque chose d’inesthétique, de fortuit. Les membres lui semblent difformes, mais elle ne saurait dire s’il s’agit d’une déficience pathologique ou d’une erreur de conception. Les doigts sont enflés. Elle examine les yeux de plus près et constate qu’ils sont exorbités. Une petite flaque de fluide brun, à présent gelée, s’est formée sous le crâne. La peau semble violacée. — Cuisson, murmure Mary. Nussbaum se retourne et examine le corps. — Chaleur nano ? Elle se relève et se dirige vers les tables. Tous les arbeiters sont désactivés. Si on ne les avait pas privés d’énergie et de logique, ils seraient encore capables de fonctionner à cette température. — Ils ont dû s’enfuir en abandonnant les… les femmes. Mais ils ont d’abord désactivé leurs chirurgiens. L’opération n’était pas supervisée… quelque chose a marché de travers. — C’est comme ça que la première équipe les a trouvés. Mary jette un coup d’œil à Nussbaum et comprend qu’il a hâte de vider les lieux, lui aussi. Ces clitoris sur ses joues. Même le plus chaste des baisers lui était interdit. Le moindre contact devenait sexuel. La baise, encore la baise, toujours la baise. Et soudain, Mary fait abstraction de l’horreur qui l’habite. Bien qu’elle soit encore sous le choc, son entraînement reprend le dessus, refoule les cris de révolte de sa conscience. Elle examine les flacons de nanos posés sur une étagère. Du liquide nutritif, des éprouvettes, des ventouses et des mamelons ; un régulateur même pas installé, même pas déballé, près des nanos qu’il était censé superviser ; des cubes de mémoire sur une petite table pliante ; des bouts de plastique pareils à des copeaux, des taches de sang brunâtres sur le carreau. Mary attrape un flacon, le retourne pour en lire l’étiquette. Toutes les étiquettes sont face au mur. Elle a deviné pourquoi. Et ses soupçons sont confirmés. Quelqu’un a eu des remords, à moins qu’il n’ait voulu maintenir les sujets – les victimes – dans l’ignorance. — Ce ne sont pas des produits médicaux, dit-elle. Ce sont des produits de jardinage. — De jardinage ? répète Nussbaum, qui examine l’étiquette à son tour. Nom de Dieu ! Ortho Distribution. — Un expert aurait été capable de les reprogrammer. Apparemment, ils n’avaient pas d’expert sous la main. — Des nanos de jardinage. Seigneur Dieu ! Je suis vraiment navré, Mary. Vous n’avez pas plus d’expérience que moi dans ce domaine. — Inutile de vous excuser, dit Mary d’une voix neutre. — Les choses ont mal tourné et ces salauds les ont laissées cuire. Je suis vraiment, vraiment navré. Derrière la feuille de plastique de son masque, le visage de Nussbaum est livide, ses traits tirés. Mary ignore à qui sont destinées ses excuses. COURANT SEXE Rapport d’activité du Courant Sexe de WORLD METRO, 0 h 51, Fuseau pacifique : 4 Pistes sur ce balayage : Lignes 1 :8 : Sexe plein-sens par fib avec couple de Roanoke, Virginie. CONTRÔLE IDENTITÉ FACULTATIF (lui : 25 ans, ingénieur ; elle : 22 ans, ménagère). Lignes 2 :23 : Vid par fib VISION SEULE, couple de transformistes bisexuels et leurs amis, San Diego, Californie, CONTRÔLE IDENTITÉ OBLIGATOIRE (elle : 30 ans, stewardesse chez Swanjet ; lui/elle : 27 ans, merduche chez Workers Inc. ; ami(e)s : identités inconnues à ce jour). Lignes 3 :5 : Liaison satellite avec Cavité, Philippines, MARIAGE ET LUNE DE MIEL TRADITIONNELS PAR CAMÉRA INTERACTIVE (payant), UV SOCIOLOGIE ET CULTURE, Université de Luzon, échanges interculturels. Lignes 4 :1 : VID PAR FIB, PROTESTATION ALLIANCE CHRÉTIENNE CONTRE LA DÉBAUCHE, Washington, DC (Charité/Action politique) ACCÈS GRATUIT, AUCUN CONTRÔLE IDENTITÉ. Message : VOUS SENTEZ-VOUS LAS, ÉPUISÉ ? En avez-vous assez d’être secoué par un corps que vous croyiez être le seul à secouer ? Découvrez notre message d’espoir physique et spirituel ! (Suite ? O/N) > N WORLD METRO ! La source de votre vérité ! Nouvelles lignes à partir de 2 h 00 ! Souscrivez à notre abonnement anonyme ! TAUX D’ACCÈS DE L’APRÈS-MIDI : garanti 80 % ou inscription à notre LOTERIE ! 6 / LA DANSE DU RASOIR Vers une heure de l’après-midi, alors que Jack Giffey va manger un morceau au Bullpen, un restaurant du centre de Moscow, les fonctionnaires de la république décident d’aller prendre le soleil à l’issue de leur pause déjeuner. Il fait encore frisquet, il y a eu un peu de neige durant la matinée, mais le soleil illumine un ciel dont l’azur profond incite à l’optimisme. Giffey traverse une foule d’hommes et de femmes vêtus comme des bûcherons : parkas rembourrés, blue-jeans, chemises à carreaux. Les Décennies de l’amertume sont extrêmement populaires dans l’Idaho vert, et les fonctionnaires leur vouent un véritable culte. Après tout, c’est durant les années 80 et 90 que sont nés les troubles à l’origine de l’Insurrection weaveriste et du Traité de l’Idaho vert. Et les fonctionnaires de cet État figurent parmi les mieux payés et les mieux protégés de la nation. Giffey se mouche et oblique dans Constitution Avenue pour se diriger vers le Bullpen. Il s’installe dans un box ensoleillé, le cul calé sur un banc en pin, assis devant une table également en pin, et se calme dès la première gorgée de bière, mais son visage est encore un peu rouge, ses pensées encore un peu agitées. Son père et sa mère ont été tués par des Weaveristes en juillet 2020, durant l’Impasse de la Sécession. Le général Birchhardt, de l’Armée populaire de reconquête, a ordonné l’exécution des trente employés des Eaux et Forêts affectés à Clearwater, ainsi que de tous leurs parents d’âge adulte, en représailles à une attaque de la Garde nationale survenue huit jours auparavant. Giffey se souvient encore de Clearwater, son nez d’aigle et ses mâchoires carrées, ses yeux morts et sa bouche mobile. Un émule de John Brown[1], en moins sentimental. Le général a caressé les cheveux du jeune Jack tandis que les enfants étaient évacués du camp avant le massacre. Jack se souvient encore de ses pick-up roulant au gaz naturel, de l’hélico qu’il avait capturé à l’ennemi, de ses troupes hétéroclites et de leurs tenues de camouflage conçues pour le pôle, le désert et la jungle – volées ou bricolées. En novembre de cette année, le gouverneur de l’Idaho vert nouvellement élu a livré Birchhardt et ses troupes aux autorités fédérales. Birchhardt fut jugé, condamné et contraint à la thérapie. Par la suite, il fut responsable de la propagande pour Datafree Northwest, qui exploita pendant dix ans le marché des communautés isolées de l’Idaho, jusqu’à ce que Raphkind ferme le robinet des subventions et que les Fédéraux renoncent à leur projet. Plus tard, Birchhardt, sa nouvelle épouse et leur bébé ont péri dans leur maison du Montana, exécutés d’une balle dans la nuque. Certains ont attribué cet acte à des déçus du Weaverisme, trop stupides pour comprendre ce qu’impliquait une thérapie forcée. Le père de Giffey était un homme courageux, mais sa mère, plus délicate, était terrifiée lorsque les soldats barbus lui arrachèrent son enfant. Giffey ne pardonne pas. Il les déteste tous. Il déteste les Fédéraux pour avoir poussé le monde à changer trop vite à la fin du XXe siècle, pour avoir encouragé la révolution nano durant le XXe siècle, pour avoir ignoré les pressions que ces changements ont fait subir aux survivalistes inflexibles et aux chrétiens orthodoxes. Tous ceux qui n’ont pas pu accepter cette évolution accélérée ont sombré dans la folie. Nombre d’entre eux ont migré dans les États du centre, incapables de tolérer les rubans, les corridors et les serres financières des côtes et des mégalopoles ; ils ont choisi le nord de l’Idaho comme sanctuaire et se sont soulevés contre les Fédéraux. Ainsi a débuté cette petite guerre vicieuse. Giffey les comprend, mais il ne les aime pas pour autant. Il commande un sandwich au corned-beef à une jolie serveuse brune et contemple les antiques néons suspendus au-dessus de son box. Son père buvait parfois des bières portant ces marques. La colère de Giffey s’est atténuée. Il serre les dents une dernière fois, puis ouvre la bouche et ordonne à ses maxillaires de se détendre. Un petit coup à gauche, un petit coup à droite, il dodeline de la tête, et il retrouve son état d’esprit du matin : les idées claires, en pleine possession de ses moyens. Il prend le temps de détailler la serveuse lorsqu’elle lui apporte son sandwich. gée d’une vingtaine d’années, elle a de longs cheveux bruns, un adorable visage d’où se détache un nez un peu long, de grands yeux noisette, des mains fortes aux ongles rongés et vernis de rouge foncé. L’Idaho vert est le domaine des serveuses, des actrices, des aviatrices, des écrivaines, des sénatrices et peut-être même des doctoresses – à condition qu’un citoyen de sexe masculin accepte qu’une femme lui examine les parties génitales. Bien que le président de la République soit une femme, le langage est farouchement mi-vingtiémiste. Chacun des deux sexes a un rôle bien établi, et Giffey est sûr de pouvoir lire dans l’esprit de cette femme comme dans un livre ouvert. Elle est jeune et belle, dotée d’un corps souple et sans doute fertile, d’une poitrine généreuse sans être encore flasque (c’est du moins ce que lui souffle son expérience), bref extrêmement féminine. Giffey ne goûte guère les seins faisant obus des années 90 qui semblent avoir la faveur des femmes de l’Idaho vert. Cet État quasi autonome se targue d’indépendance et de religiosité, mais un nombre étonnant de ses citoyennes a recours à la chirurgie esthétique. Les hommes y sont assez robustes pour se faire respecter, les femmes se soucient avant tout de les rendre heureux. Le paradis sur terre. La serveuse lui jette un bref regard qu’il n’a aucun mal à interpréter. Giffey n’a jamais été un adepte de la drague, considérant les femmes comme des êtres décents méritant des partenaires plus stables et plus solides qu’il ne pourrait jamais l’être. Mais il y a quelque chose dans ce regard – un certain désir, une certaine frustration – qui lui est familier, et il est pris d’une soudaine envie d’aller plus loin – dans le registre tendre, bien entendu. — La semaine a été dure ? demande-t-il. La serveuse esquisse un sourire. Giffey lève son sandwich et sourit à son tour. — Je suis un amateur de bœuf, déclare-t-il. Et je suis bien servi. — Vous désirez autre chose ? fait-elle d’une voix neutre. Il l’a cernée à soixante-dix pour cent. Elle vit en concubinage avec un homme qui s’absente souvent pour chercher du travail. Elle n’a pas plus de vingt-cinq ans mais en paraît déjà trente. Ses traits commencent à se figer dans un masque de morne patience. Son compagnon est robuste, ardent, et ne souhaite pas fonder une famille « tant que la situation politique ne se sera pas stabilisée ». Ce qui ne se produira jamais. L’Idaho vert est un trou perdu question économie, où ne transitent que des dollars et des valeurs locales, jamais des données. Mais il s’égare. — Pas grand monde à cette heure-ci, remarque-t-il. Et si vous me teniez compagnie quelques instants ? Parlez-moi un peu de vous. La femme le gratifie de son regard le plus noir. L’homme qui l’invite ainsi a cependant un visage avenant, fort différent de ceux auxquels elle est habituée, il a l’air sage, solide, mais néanmoins un peu limite, avec ses cheveux gris mi-longs, et, en vérité, peut-être lui évoque-t-il vaguement son père : son père idéal, pas son vrai père, qui était probablement un minable. Ce qui ne l’empêchait pas de l’aimer… Et puis c’est une honnête fille, et elle le sait. Son regard s’adoucit et elle jette un coup d’œil à la salle. Pas grand monde, en effet : Giffey est le seul client ; les fonctionnaires ont regagné leurs bureaux, et il n’y a pas d’autres amateurs à cette heure-ci à Moscow. — Qu’est-ce que je pourrais vous dire ? demande-t-elle en s’asseyant et en croisant les doigts. Et qu’est-ce que ça pourrait vous faire ? — J’aime parler aux femmes, répond Giffey. J’aime bien votre allure. J’aime bien la façon dont vous m’avez servi. — Al a du mal à se procurer du bœuf de bonne qualité, réplique-t-elle en désignant le sandwich. Giffey n’a pas encore goûté celui-ci : il ne souhaite pas parler la bouche pleine. — Ça ne me surprend pas, dit-il. Vous n’avez jamais eu envie de partir pour le Sud, voire seulement pour Boise ? Ou vers l’Ouest ? Elle a un petit reniflement. — Nos racines sont ici. Des gens se sont sacrifiés pour nous permettre de vivre comme nous le souhaitions. — Oui. Giffey hoche la tête, le regard tourné vers le Grand Extérieur. — D’où venez-vous ? lui demande-t-elle. — Vous d’abord. — Je viens de Billings. Mon papa s’est établi ici il y a quinze ans. Sa copine et lui se sont occupés de mon instruction, et j’ai été reçue avec les honneurs à l’examen de la Scolastique de Clearwater. À votre tour. — J’ai fait toutes sortes de choses, pas toujours très nettes. Jack se fend d’un sourire, timide plutôt qu’audacieux, un peu déplacé sur son visage barbu. — Laissez-moi deviner. Vous avez travaillé à l’étranger. — Gagné. Je m’appelle Jack, au fait. — Et moi Yvonne. Jack tend la main au-dessus de la table, et elle la serre. Son étreinte est ferme, sa peau sèche, ses doigts agréablement calleux. — Dans quels pays avez-vous travaillé ? — En Afrique et à Hispaniola, après que j’ai quitté l’Armée fédérale. Yvonne écarquille les yeux. Il est rare qu’un ancien Fédéral se pointe dans l’Idaho vert, encore plus rare qu’il s’avoue comme tel. — Oh, fait-elle. Mais elle est intéressée, et pas seulement par son parcours. — Cinq ans de mariage, pas d’enfant, divorcé, conclut-il. Une image remonte de sa mémoire ; deux visages de femme. La première ressemble à une pin-up, la seconde… à un fantôme. — À vous, dit-il. — Je vis avec un chiffonnier. Nous allons bientôt nous marier. Il travaille dans une papeterie du Nord. Ils font du beau papier pour les livres d’art. Parfois, il est même payé en temps et en heure. — Ça doit être dur, dit Giffey. — Oui, répond Yvonne en se tournant vers la fenêtre. Nous avons quelques économies à la banque, mais nous attendons pour nous marier qu’il puisse monter sa propre boîte de dépannage. Malheureusement, tout le monde préfère les stations nano, même ici. Je ne sais pas comment nous pourrons nous en sortir. C’est son oncle Al qui tient ce restaurant. Tout le monde s’entraide ici, c’est vraiment sympa. Le plus sympa, c’est que ce cher Al n’est sans doute pas obligé de bien payer la copine de son neveu. Giffey se décide. Yvonne mérite un autre sort que le sien, du moins sur le court terme. Il y a de grandes chances pour qu’elle n’ait jamais couché avec un homme un tant soit peu sophistiqué. — C’est foutrement triste, lâche-t-il. — Pardon ? Elle semble sur le point de s’offusquer. — Vous n’êtes pas idiote, vous pourriez aider Al à faire décoller ce restau, si seulement il acceptait de vous écouter… Giffey sait qu’il est dans le vrai, il sait aussi qu’elle a rarement – sinon jamais – entendu un tel discours. — Et puis vous êtes vraiment belle, conclut-il. Yvonne réagit de la façon qu’il attendait. Ses soupçons sont éveillés. Elle fait mine de se lever. La rougeur de ses joues ne doit rien à la coquetterie. — Excusez-moi, dit-il. Mon franc-parler me joue des tours. Je dis toujours ce que je pense. Si vous devez retourner au travail… Yvonne regarde autour d’elle. Le Bullpen est toujours aussi désert. Elle se rassied et le fixe droit dans les yeux. — Vous cherchez à m’appâter, pas vrai ? Giffey éclate de rire. Un rire franc, amical. Yvonne rougit à nouveau, prenant conscience de ses paroles. — C’était joliment dit, non ? demande-t-il. — Allez au diable, réplique-t-elle sans méchanceté. — Je ne suis plus tout jeune, personne ne m’a jamais trouvé beau, mais j’apprécie la compagnie des belles femmes, dit Giffey. À ma façon, je suis un homme honorable. Et, pour être franc, je me sens un peu seul. Je serais ravi de vous inviter à dîner ce soir, vers six ou sept heures, et de vous écouter parler encore un peu. Yvonne médite cette offre, mi-amusée mi-offensée, détourne les yeux pour la soupeser, lui dissimulant les rouages de son centre de plaisir. Puis elle jette un regard sur la table. Le bilan de son existence est un zéro pointé. L’apport éventuel de Jack est légèrement positif. Ce n’est pas la première fois qu’il vit cette expérience. Aucune femme n’a jamais eu le coup de foudre pour lui, mais il a rarement manqué de leur faire de l’effet quand il a pu disposer d’un peu de temps. — D’accord, dit Yvonne. Vous feriez mieux de manger votre sandwich, Jack. — Entendu. — Ce sera sept heures plutôt que six. Rendez-vous au coin de Constitution et de Divinity. J’ai une robe à finir. — Va pour sept heures. Il mord dans son sandwich, et Yvonne s’éloigne sans se retourner. Il y a une chance sur deux pour qu’elle vienne au rendez-vous. Quand sonneront sept heures, il fera très froid à Moscow. Vous en souvenez-vous ? Jadis, les fibs et les liaisons satellite, l’ensemble du fleuve du dataflot, s’appelaient Médias et Internet. Une première esquisse aussi lente que primitive. Remontez les affluents jusqu’aux Archives de l’Internet, découvrez les holos figés des Décennies de l’amertume… Les murmures et les grognements de dizaines de millions de gens, morts pour la plupart, les petites opinions de tous ces inconnus. Inconnus parce qu’ils préféraient rester cachés, anonymes, mener leurs enquêtes et leurs croisades derrière des leurres. La situation n’a guère changé, mais aujourd’hui l’anonymat, comme tout le reste, s’enveloppe de barrières et de garde-fou hors de prix. La fin de l’Internet a sonné le glas de la gratuité qui caractérisait la Première Culture du dataflot, cette culture aussi mal dégrossie qu’énergique. L’Économie du dataflot, rapport du Digiman du gouvernement américain, 56e version, 2052. 7 / O/N ? L’air est vif sur les collines quand vient l’après-midi. Quelques nuages se massent au sud. Alice consulte du pouce l’horloge de son combiné. « Quatorze heures trente et une », murmure-t-il dans la poche de son long manteau noir. Avant sept heures du soir, le vent apportera sur le détroit les tourbillons, la pluie et peut-être la neige. Inutile d’accéder au service météo pour le savoir ; elle a passé presque toute son existence dans le Corridor. La navette la dépose à un demi-bloc de sa maison et elle achève son trajet à pied, les mains enfouies dans ses poches, le col relevé autour de ses joues. Alice éprouve un malaise d’origine indéterminée, à moins qu’il n’ait été suscité par la voix de Twist ou les problèmes de Ménestrel avec son copain. Son groupe social s’est toujours caractérisé par le désordre et le flux, aux conséquences souvent positives. Alice prétend souvent qu’un an de sa vie fournirait matière à dix ans de vid ; mais, si c’est exact, ce chiffre est doublé dans le cas de Twist. Elle adore se voir dans le Yox, ne supporte pas que l’on n’utilise qu’une partie de sa personnalité pour enrichir le background. Elle préfère dominer que coopérer. Jamais elle n’a prévu de se retrouver un jour en perte de vitesse. Et, à en juger par son agenda, ça ne va pas s’arranger de sitôt. Zéro pointé côté apparitions personnelles, interviews ou vids en général, et pas grand-chose côté Yox. Va pour Francis, alors. — Peut-être que je vais lire La Reine des fées ce soir, songe-t-elle à haute voix tandis que la porte de sa maison s’ouvre devant elle. Cette maison, vieille d’environ un siècle, est un pittoresque édifice de bois et de brique. Elle en a redécoré l’intérieur à deux reprises, obtenant un foyer simple et confortable, propice à la décompression. Un message sur le moniteur. Comme ça vient de son agence et que c’est classé Urgent – du boulot, peut-être ? –, elle répond à la touche tout en ôtant son manteau. Lisa Pauli est disponible. La tête et le torse de Lisa apparaissent sur le combiné de la cuisine. Visage triangulaire, petits yeux perçants, bouche au pli amusé. — Comment c’était avec Francis, chérie ? demande-t-elle de but en blanc. — Comme d’habitude, dit Alice. Il se prend toujours pour un artiste. — Je continue à chercher du concret sur le Yox, crois-moi. La Vid ne rapporte rien ces temps-ci ; et ça vire au néga. Je déteste la psynthé, mais c’est ce qu’ils demandent. Cependant… j’ai quelque chose pour toi ce soir. Je n’ai pas pour habitude de te refiler des persos… Mais celui-ci a l’air intéressant. L’espace d’un instant, Alice est trop choquée, trop blessée pour se mettre en rage. — Un perso ? Lisa tique. — C’est bien payé. Je suis prête à diminuer notre commission de moitié. Ça fera du quinze, ma chérie. D’après Jackie, tu nous rendrais un sacré service en acceptant. Je ne peux pas te dire qui c’est – et tu ne le sauras pas après coup –, mais c’est dans la haute krète, le sommet, et il y en aura pour quatre heures maxi, contrat standard. Ce n’est pas pire qu’un show, ma chérie, tu le sais bien. — Ça fait sept ans que je n’ai pas fait de show. Alice sent son menton commencer à trembler. Elle n’aime pas mettre son âme à nu, en particulier devant Lisa, mais… un perso ! Durant son adolescence, elle a fait des persos pendant six mois. Rite de passage obligé avant de faire carrière dans les vids et le Yox. — C’est la crise, ma chérie, dit Lisa. — Je ne fais pas de persos, répond Alice. — L’agence t’a dégoté six boulots durant les six derniers mois, tous avec Francis, et, ma chérie, Francis piétine grave. Nous ne pourrons plus garantir tes factures et assurer ta couverture médicale sans un peu d’argent frais. Ton crédit bat de l’aile, ma chérie. Comme d’habitude, le visage de Lisa réussit à paraître compatissant, sa bouche amusée, ses yeux vert-jaune pleins de sagesse. — Tu ne t’occupes jamais de persos, lance Alice. Comment as-tu hérité de celui-ci et pourquoi as-tu accepté de t’en charger ? — Je ne peux pas tout te dire, mais j’ai travaillé comme un bon petit mac – ne nous voilons pas la face, je sais ce que je te demande, chérie. C’est un homme. Il est seul. C’est toi qu’il a demandée. C’est un de tes fans – il a vu toutes tes vids. Il a d’excellentes relations, me dit-on, et l’agence garantit son sérieux. — Tu sais qui c’est ? — Non. — Je suppose qu’il va me demander en mariage ? dit Alice en portant les doigts à son menton, au bord des larmes. — Ce n’est pas obligatoire, ma chérie. Ni prévu dans le contrat. Alice a appris à déchiffrer les expressions de Lisa. Ça fait huit ans qu’elle la représente dans le cadre de l’agence Wellspring, depuis que son premier agent est passé du secteur show-biz à celui des entreprises. Les persos sont légaux dans quarante-sept États, tolérés dans les cinquante-deux États de l’Union, et ils font même l’objet d’un classement dans les guides de voyage de la Bordure. Mais c’est toujours du boulot de débutant, c’est souvent une impasse, et ça présente à ses yeux un autre inconvénient. Ces derniers temps, elle a eu l’illusion de pouvoir choisir ses partenaires – quand il lui arrivait de bosser. — C’est pour quand ? — Il veut une confirmation avant quatre heures. — Il a versé une caution ? — Je ne t’aurais pas contactée dans le cas contraire. Tu le sais bien. — Ouais. Je sais. Ça se passe chez lui ? — Une piaule de luxe, m’a-t-on dit. Tu devrais bien t’amuser. Alice ferme les yeux, réfléchit. Dire qu’elle comptait sur cette soirée pour se détendre et méditer un peu. — Quelle est ma part ? — Environ soixante-quinze, si on insiste un peu. Soixante-quinze mille dollars, voilà qui la remettrait à flot et lui permettrait de se tourner les pouces pendant sept mois. Alice s’efforce de ne pas abuser de l’introspection. Elle arbore son Visage – une Alice dure en affaires, compétente, équilibrée, une Alice qui a déjà fait pire, qui se montre réaliste dans ses choix de carrière et ses projets à long terme – et dit à Lisa : — Enfin, nous savons déjà ce que je suis. Insiste bien. Lisa se fend d’un sourire qui ne semble pas franchement ravi. — Qu’est-ce qu’il y a ? demande Alice, à deux doigts de craquer. Tu penses que je devrais refuser ? — Non, ma chérie. C’est du boulot honnête. — Fais-moi une promesse, Lisa. Tu ne me demanderas plus jamais de faire ça, et tu te défonceras pour que je rencontre de vrais producteurs, pas seulement des crétins du Yox. — Promis. Puis Alice a droit à la plage de silence habituelle : Lisa espère que la touche est arrivée à son terme, car elle n’a pas que ça à faire aujourd’hui. — Envoie l’adresse à mon moniteur, dit Alice. — Inutile. On viendra te chercher à sept heures et demie et on te ramènera chez toi à minuit et demi. — Il connaît mon adresse et je n’ai même pas le droit de connaître son nom ? — Nous connaissons ton adresse, chérie, dit Lisa. Tu feras le trajet dans une voiture de l’agence. C’est nous qui payons. Salut. Alice coupe la touche et reste plantée devant le combiné, se tapote les lèvres du bout des doigts. Un flot visqueux d’émotions vient obscurcir son champ visuel. Ce qui l’entoure devient flou et le temps cesse de s’écouler. Elle se revoit quand elle était jeune et décidée. Personne ne se mettait en travers de son chemin ; il y a eu quelques hommes et quelques femmes dont elle a eu besoin, pour l’argent ou pour le plaisir. Elle se rappelle leur expression quand elle les a jetés, une fois qu’ils n’étaient plus ni utiles ni amusants. Elle a conçu toute une série de techniques – c’était presque devenu un art – pour tenir les hommes à l’écart, les jeunes qui n’étaient que des enfants portant leur cœur sur leur visage, les vieux dont l’argent et le prestige compensaient l’absence de beauté, et la voilà revenue au point de départ, désormais privée de ses techniques, de sa maîtrise. Elle a ôté son armure depuis cette époque ; ou plutôt cette armure est tombée, morceau par morceau, laissant vulnérable son âme. Son âme de verre. Le plus ironique dans l’histoire, c’est qu’elle n’est même pas vieille. Elle a vingt-neuf ans. Mais, si on devait mesurer l’âge à l’aune de l’expérience sexuelle, elle est plusieurs fois centenaire ; ce n’est qu’une momie ridée et fragile. — Foutaises, dit-elle en s’ébrouant. Ce n’est qu’une danse comme les autres. Elle en connaît les pas. Elle pourrait les exécuter en dormant. 8 / SOMME NULLE Jack Giffey emprunte un autobus roulant à l’alcool pour se rendre à l’est de Moscow. L’odeur des gaz d’échappement rappelle l’haleine d’un poivrot et le véhicule est presque vide ; une vieille femme accompagnée d’un jeune garçon a pris place à l’avant. Elle se retourne pour jeter à Giffey un regard soupçonneux. Il lui répond par un sourire poli, mais, comme il est en train de penser à l’Omphalos, son humeur n’est guère à la politesse. Lui-même ne comprend pas l’intensité de la haine que lui inspire l’Omphalos. Ce n’est pas une histoire de classe ; il ne jalouse pas les riches, il ne souhaite pas vivre éternellement et il n’a certainement pas envie d’attendre la fin des temps dans une glacière de luxe. Non, c’est plus profond que ça. Il refoule son irritation et se penche vers les ouvertures de la fenêtre blindée. Les Rugueux les plus incontrôlables aiment bien canarder les transports publics ; le législateur ne peut réprimer leurs actes, car ce serait une atteinte aux libertés individuelles. Pas un bus ou un train de l’Idaho vert qui n’ait eu un jour à essuyer des coups de feu. Il faut bien que jeunesse se passe. Dans deux ans tout au plus, estime Giffey, cette saloperie de république séparatiste va s’effondrer et implorer l’aide des troupes fédérales. Il ne versera aucune larme sur elle. Il aperçoit quelques arbres, puis des prés où paissent des chevaux ; ils roulent sur la Boucle 43. Il est déjà venu dans le coin, durant la nuit, planqué sous une bâche à bord d’un pick-up qui sentait lui aussi l’éthanol. Cette fois-ci, cependant, on lui a fourni une description détaillée du ranch. Plus que quinze cents mètres avant son arrêt. Il se prépare à discuter avec quelques cinglés, un mal nécessaire. Giffey n’aime pas tellement les armes, mais, pour pénétrer dans l’Omphalos et en ressortir vivant, il doit bosser avec des hommes qui les adorent. À leurs yeux, les fusils, les bombes et les missiles sont une nécessité ; les femmes, les stations-service et les restos ne sont que d’inévitables haltes sur la route menant à un nouveau joujou d’acier. Giffey tire sur le cordon et le bus ralentit devant son arrêt. Un chemin gravillonné donnant sur la route. Le ranch se trouve à quinze cents mètres de là. Il s’arrête près de la porte. — Je serai là à quatre heures, destination Moscow, dit-il au chauffeur. Celui-ci, un jeune homme mal rasé portant jean bleu et pull noir, hoche la tête d’un air solennel et lui ouvre la porte. Giffey lance un sourire à la vieille femme et à son compagnon, puis descend. Le bus démarre en lâchant un pet parfumé à l’eau-de-vie, puis reprend sa route en cahotant. Giffey porte une main à ses yeux pour les protéger de la fumée. Lorsqu’il la rabaisse, il voit que le jeune garçon l’observe avec attention à travers une meurtrière, se demandant sans doute pourquoi il est descendu au milieu de nulle part. Il attrape son combiné et compose le numéro d’une liaison satellite. — Allô ? fait une voix rauque. — C’est moi, Giffey. — Je vous envoie un camion ? — Contentez-vous de dire à vos gardes que j’arrive. — Ils sont au courant. Giffey coupe la liaison et se met en marche. Un quart d’heure plus tard, il débouche sur une palissade entourant une maison de style traditionnel bâtie près d’une immense parcelle en friche. Cette maison aurait besoin d’un coup de peinture, d’un nouveau toit et de nouvelles fondations. Un homme apparaît sous le porche et lui fait signe d’approcher. À l’intérieur, ça sent les cigarettes cubaines et la bière éventée. Quatre hommes se tiennent, les mains dans les poches, dans ce qui fut sans doute un salon. Ils sont prêts à accepter son argent, à lui fournir du matériel et à lui procurer des informations. Giffey leur serre la main à tous. Cela fait deux mois qu’il correspond avec l’un d’eux, un nommé Ken Jenner ; c’est un type mince, glabre, aux yeux bleu pâle et au crâne couvert d’un fin duvet blond qui ondoie quand il plisse le front. Giffey contemple ce crâne avec des yeux émerveillés chaque fois que Jenner détourne la tête ; il se demande s’il est prêt à travailler avec un homme pourvu d’un tel crâne ; son cuir chevelu semble presque amovible. Mais Jenner lui a été chaudement recommandé ; cet ancien GI est un expert en armements, du genre de ceux que les bons citoyens de l’Idaho vert n’ont jamais l’occasion de manier. Les trois autres n’ont rien de remarquable. Le plus vieux a l’âge de Giffey, mais il est moins bien conservé, sans doute un effet de l’alcool et du tabac. Son visage blafard est sillonné de fines rides. Sur son nez et ses joues est tracée une carte de rivières pourpres. Les deux derniers sont peut-être frères, ils ont la trentaine et un sourire de prédateur, mais Giffey ne saura jamais leurs noms. En dépit de leur air méprisant, ils se penchent vers Giffey pour l’écouter avec attention chaque fois qu’il prend la parole. Giffey espère que ce ne sont pas des indicateurs. Il y a chez eux quelque chose qui sonne faux. — Bon, allons-y, vous n’avez qu’une demi-heure, dit le plus vieux. J’ai fait ma part de boulot. Giffey lève les yeux vers le plafond et aperçoit sur une poutre deux antiques autocollants. Le premier déclare : RÉSISTEZ À L’AUTORITÉ. Le second, placé juste en dessous, rétorque : À LA TIENNE AUSSI ? Il se fend de son sourire le plus tolérant. — Je vous remercie de votre travail. — C’est vous qui payez, dit le vieux en haussant les épaules. (Il se frotte l’oreille, tel un chat qui se lave, puis ajoute :) Vous voulez inspecter la marchandise ? Je pense que vous n’autoriserez la livraison qu’après… — Je vais y jeter un coup d’œil, par acquit de conscience, coupe Giffey. Apparemment, le vieux ne va lui épargner aucun détail. Il est tout excité de ce qui lui arrive. Ken Jenner adresse à Giffey un sourire en coin, puis il secoue doucement la tête. Sans doute joue-t-il un rôle essentiel dans la transaction, et Giffey espère que l’anormalité de son crâne ne va pas lui donner des envies de meurtre. Le vieil homme les conduit à l’arrière de la maison en empruntant une série de couloirs mal éclairés. La pièce où ils débouchent est longue, fraîche et pourvue d’un plafond noir, ainsi que de câbles épais conçus pour dissimuler la nature de son contenu à un détecteur de chaleur. Sur une palette de manutention sont posés quatre conteneurs de NUM – nanos à usage militaire – portant la date du 19 juin 2051. — C’est de la bonne qualité, et pas facile à trouver, mais le mieux, c’est encore ça, dit le vieux. Les deux frères le dévorent des yeux. Le cuir chevelu de Jenner se tient tranquille. Le vieil homme fait le tour de la palette, soulève une bâche brodée de câbles fins. Deux autres conteneurs apparaissent au grand jour. — Le fin du fin, dit le vieux. De la pâte militaire complète. Mélangez-la au reste, et… oh ! là là ! Giffey considère les six conteneurs. C’est la première fois de sa vie qu’il voit une telle quantité de nanos et de pâte. Ils en avaient nettement moins à Hispaniola. Dans le cas contraire, Yardley aurait gagné la guerre en une heure plutôt qu’en une semaine. — Je parie que vous n’avez jamais vu plus d’un flacon de ce truc à la fois, murmure Jenner. — Gagné, dit Giffey. Jenner se rengorge, persuadé d’être responsable de la transaction. Giffey décide de ne pas le détromper. Les nanos à usage militaire peuvent être programmées afin de manufacturer toutes sortes d’armes à partir de matériaux de base disponibles sur un champ de bataille. La Convention de Genève stipule cependant qu’elles ne peuvent ni contenir ni produire préalablement à leur usage les ingrédients nécessaires à la composition d’explosifs surpuissants. La fabrication de la pâte militaire complète fait l’objet d’une surveillance des plus strictes. C’est le genre de chose qui arrache des cris de protestation aux dirigeants de l’Idaho vert : ils n’ont le droit de produire ni des nanos ni de la pâte complète. C’est à leurs yeux les priver d’un plaisir vital. — Le premier versement a été effectué la nuit dernière, dit le vieux. Nous vous en remercions. Ce fut un vrai plaisir de dénicher ces trucs, un vrai défi. Lui aussi veut convaincre Giffey de son efficacité. Plus il y aura d’intermédiaires, plus il sera difficile de remonter à la source. — Je vais encore en jouir pendant des semaines, conclut-il. — Ça ne m’étonne pas, dit Giffey. Je peux y aller ? — Je vous en prie. Giffey attrape un tube de métal au bout duquel est fixé un petit fil électrique, qu’il relie à son combiné. Puis il va ouvrir la valve du conteneur de pâte le plus proche. Il plonge le tube dans le conteneur et consulte son combiné. Pureté attestée à trois décimales. C’est bien ce qu’il a commandé. Il décide de ne pas vérifier les autres conteneurs. Les hommes qui l’entourent sont aussi susceptibles que des jeunes gangsters. Le vieux prend à nouveau la parole, s’adressant aux deux frères. — Il y a assez de pâte là-dedans pour rayer Moscow de la carte. La puissance au gramme est incroyable. De quoi anéantir tous les hommes, toutes les femmes et tous les lapins dans un rayon de… — Ça ira, dit Giffey en lui intimant le silence d’un regard. Le vieil homme reste un instant bouche bée, puis hoche la tête en signe d’assentiment – inutile d’en dire trop. Et il offre une bière à Giffey. — C’est ma plus belle mission depuis l’émancipation, dit-il. J’aimerais porter un toast en son honneur. Giffey dispose encore d’un peu de temps. — Entendu, dit-il. Je vous remercie. Le vieux gagne une cuisine crasseuse, où l’attend un réfrigérateur. — C’est arrangé pour la livraison ? lui demande Giffey. — Ce soir à sept heures et demie. Vous avez l’adresse ? Giffey note ladite adresse sur un bout de papier : un entrepôt désaffecté à l’ouest de Moscow. Il ne s’y trouvera pas, mais la marchandise sera réceptionnée par des hommes de confiance, qui effectueront le dernier versement. Jenner servira de convoyeur. Le vieil homme revient avec des canettes, qu’il entreprend de distribuer. La bière est bonne. Le cuir chevelu de Jenner se tient tranquille. Il a l’air presque normal. — Salud ! dit Giffey, et ils engloutissent l’épais liquide brun. Jenner suit Giffey jusqu’à la route, où ils attendent le bus à destination de Moscow. — Quand avez-vous quitté l’armée ? demande Giffey. Le jeune homme sourit et secoue la tête. — Je n’y suis pas vraiment entré, dit-il. J’ai été formé à Quantico et à Annapolis. Opérations spéciales. Mais j’ai eu quelques pépins, et on m’a viré après avoir annulé ma demande d’engagement. J’ai reçu un entraînement en vue d’effectuer des boulots délicats. Giffey hoche la tête. À en juger par l’expression et la posture de Jenner, il n’a pas envie d’en dire plus. D’après les sources de Giffey, Jenner est très bien informé sur les NUM ; ça lui suffit. — Et vous ? demande Jenner. Au loin, ils aperçoivent l’autobus, bouclant son circuit à travers la campagne. — Armée fédérale, démobilisé après trois ans de service à l’étranger. — Ça, j’aimerais bien essayer, dit Jenner. (Sa pomme d’Adam tressaute.) J’ai raté une bonne occasion de voir le vaste monde. Son cuir chevelu ondoie doucement. Il cherche la bonne attitude à adopter face à Giffey, le juste milieu entre l’égal, l’expert et le conscrit. Jenner a vingt-deux ou vingt-trois ans, à tout casser. Il est très jeune. Mais ce détail ne concerne pas Giffey. YOX DE ROX ! Ce soir sur GALIPETTE PREMIÈRE EXCLUSIVITÉ ! Gene est furieux contre Fred parce qu’il a fait tomber du YOUPI sur Marilyn, et le studio tout entier menace de s’effondrer ! Danseront-ils encore ensemble ? Marilyn va-t-elle parler à Fred (TENSION ! SUSPENSE !) de son BÉBÉ ? Et tout juste à côté, dans LES FRUITS DE LA PASSION, vous êtes LIBRE (wow ! wow !) de tirer ce FAMEUX RIDEAU afin de découvrir ce que Billie et Johnnie C. TRAFIQUENT dans leur VÉRANDA ! Une production THÉTRE PAYANT, présentée (avec un discount de 40 % !) par Remémoire, Des résultats à long terme pour un prix à court terme ! ($$$, patches 3070 et 3080 nécessaires.) SUITE ? (O/N) > N 9 / FRAGMENTS NOIRS Éclairs, cris et rugissements : la maison de Jonathan et Chloe Bristow s’emplit de couleurs vives et de sons saccadés. Hiram et Penelope, leurs rejetons adolescents, courent dans l’escalier, se disputant un joli caillou trouvé dans le jardin. Leur visage a viré à l’écarlate, et Chloe s’est plantée au pied des marches, raide comme un arbre, prématurément vieillie par les vents violents. Elle attend non sans appréhension que Jonathan remonte du sous-sol pour redresser la situation ; elle sait que son intervention n’est pas nécessaire, que cela va passer. Penelope a quinze ans, Hiram treize. Avec ses cheveux noirs, Hiram a parfois des airs de voyou, même aux yeux tolérants de sa mère ; Penelope est blonde et souple comme un roseau. Et, tel un roseau, elle s’efforce d’être un clone des autres filles de la forêt. Chloe attend que l’orage se calme. Elle craint que Jonathan ne fasse qu’augmenter le bruit et la couleur, avec sa grosse voix et ses nuances sombres. Chloe perçoit toutes les situations domestiques en termes de couleurs ; c’est ce que lui ont appris les LitVids qui débarquent chaque matin sur son combiné, venues de toute la Terre tels des bouquets de fleurs, aussi fanées que des roses au bout de huit jours à peine. Aujourd’hui est un jour noir et orange vif. — Je ne te l’ai pas donné, espèce de vulgrave ! hurle Penelope. Hiram tente de l’empêcher de saisir le caillou, mais elle est plus grande que lui et s’empare de son poing fermé. Ils se trouvent sur le palier, font ployer la balustrade. Chloe les vise en train de dévaler les marches, comme deux cow-boys se bagarrant dans un saloon. — Attention… Mais elle réalise qu’ils ne courent aucun danger et referme son bec. Elle se demande ce que peut bien être un vulgrave. — T’avais promis de me le donner, affirme Hiram sur un ton plaintif. Hiram est son Caliban ; une créature lente et noiraude, à la nuque couverte d’un fin duvet de jais. Il aura bientôt besoin de se raser. Elle ne dit jamais à ses enfants ce qu’elle pense vraiment d’eux – surtout lorsque ses pensées sont teintées d’une déprime temporaire. Il lui est facile de leur confier ses sentiments permanents – elle les aime autant qu’elle les admire –, car ceux-ci sont si constants qu’il semble inutile de les dissimuler. Ce sont ses observations temporaires, tranchantes et ambiguës, ces petites révélations qui la plongent dans le doute ou l’hilarité, qu’elle garde pour elle, les refoulant et parvenant le plus souvent à les oublier. — Donne-le-moi, je te jure que… — Qu’est-ce qu’un vulgrave ? demande Chloe. Penelope braque sur sa mère ses yeux d’un vert étincelant. Elle a les cheveux en bataille et le regard assassin. — Maman, il veut me chevrer ce caillou et c’est moi qui l’ai trouvé ! Chevrer équivaut au chiper des grands-parents de Chloe. Celle-ci décide que ce n’est pas un progrès. — Qu’est-ce que ce caillou a de si important ? Son intuition lui souffle que Jonathan va apparaître dans dix secondes, et elle aimerait bien que les choses se soient calmées un peu, pour le bien-être de son mari mais surtout pour le sien. — C’est du quartz rose. C’est moi qui l’ai trouvé et j’en ai besoin pour l’école. — Elle l’a jeté par terre, dit Hiram. Il a l’air inquiet. Chloe se demande si son fils sait qu’elle a cessé de le trouver beau. Comme il était beau quand il était bébé ! — Si elle l’a jeté, c’est qu’elle ne le voulait pas vraiment, conclut-il. — Trop merde[2], espèce de menteur ! Je l’ai posé sur un autre caillou pour ne pas le perdre. Jonathan arrive. Son pas est vif, sa démarche lourde. Leur chambre se trouve au sous-sol, éclairée par d’immenses baies vitrées donnant sur un jardin plutôt sinistre en dépit des petits conifères résistants plantés par Jonathan. — Rends-lui son caillou, s’il te plaît, dit Chloe. — Maman ! s’exclame Hiram, sincèrement choqué. Tu la crois ? — Si c’est elle qui l’a trouvé et si elle en a besoin, pourquoi ne le garderait-elle pas ? Qu’est-ce que tu ferais d’un bout de quartz rose ? Hiram la gratifie d’un regard évoquant celui de Caliban après une farce d’Ariel. Chloe sent monter en elle une bouffée de colère. — Bon sang, Hiram, ce n’est qu’un caillou ! Penelope s’empare du caillou en question et fonce dans sa chambre. Hiram s’assied sur les marches. Comme il est parfaitement apte, sa position du lotus est irréprochable, mais son visage est loin d’exprimer la sérénité. Jonathan fait son apparition, jette un coup d’œil à Hiram, puis se tourne vers Chloe. Penelope a disparu au premier étage. Jonathan a l’esprit ailleurs. — Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-il. — Qu’est-ce qu’un vulgrave ? rétorque Chloe. — Quelqu’un qui se montre grossier dans un espace social fib. Chloe ne s’aventure que rarement dans les fibs. Elle n’utilise que les fonctions calendrier, téléphone, LitVid et courrier de son combiné. Les projecteurs directs ne lui servent à rien et elle a interdit le Yox et les patches dans sa maison. — Qu’entends-tu par grossier ? demande-t-elle en se dirigeant vers la cuisine. Grâce à son intervention, Jonathan ne se fâchera pas avant de sortir. Et il ne suscitera pas son irritation. — Il provoque et s’esquive, dit Jonathan en la suivant. Il a endossé sa tenue de soirée pour rejoindre les Stoïques, la section locale du Groupe John Adams, formée de Néo-Fédéralistes aisés. — Le vulgrave se fabrique un visage impossible à identifier et s’en sert pour commettre des coups tordus. C’est un déviant thymique, conclut-il. Chloe considère la cuisine. La lumière s’est automatiquement allumée à leur arrivée. L’évier et le comptoir doucement incurvés, l’alcôve où sommeille l’arbeiter, le poêle et le rideau refroidisseur sont gris noir avec des taches jaunes, agréables à l’œil ; cela lui rappelle un artefact des années 1930, une voiture, la Bugatti Royale, ce bolide de série limitée que Wilrude, le célèbre comique du Yox, conduit sur sa piste de Beverly Hills… Au-dessus de la krète des stars… Elle se tourne vers Jonathan et lui autorise un baiser. Il l’embrasse avec tendresse, comme toujours. Jonathan est incapable de donner un baiser distrait. — Un peu raide ce soir, commente-t-il. Si elle est effectivement raide, il ne semble pas en être affecté, et c’est pourtant la troisième fois en trois jours qu’il fait cette remarque. Ils sont mariés depuis assez longtemps, espère-t-elle, pour qu’il n’accorde pas trop d’importance à ses humeurs. Mais cette irritation – à peine perceptible à la lisière de ses pensées – l’inquiète un peu. Jonathan semble déguisé pour aller à une fête en l’honneur des années 1930. Celles-ci étaient à la mode deux ans plus tôt ; à présent, c’est au tour des Décennies de l’amertume. Chloe a horreur des années 90. Elles ressemblent trop au présent, et le présent la laisse froide. — Quel est le programme ce soir ? demande-t-elle. Hiram entre dans la cuisine au galop et demande s’il peut emporter son dîner. Chloe lui répond que la famille est déjà fragmentée, de toute façon ; il se fend d’un sourire et prend son plateau dans le frigo pour aller le réchauffer. — Un scientifique doit prononcer un discours sur un machin neural, explique Jonathan. Ses yeux restent fixés sur Hiram, qui tambourine sur le comptoir en attendant que son dîner soit prêt. Chloe se demande si Jonathan aime vraiment son fils ; si les hommes sont vraiment capables de cet amour si profond qu’elle éprouve parfois, sans retour ni reconnaissance. Mais d’un autre côté… Qu’est-ce qui me prend d’avoir de telles idées ? — Ça a l’air intéressant, dit-elle. Jonathan acquiesce, un peu surpris quand même. — Haute krète. Excellentes relations. Il a l’impression de faire du surplace ces derniers temps, mais Chloe n’apprécie guère les hautes krètes et l’ambition de son mari l’indiffère. Hiram manque lâcher son plateau et Chloe retient son souffle. Jonathan lui ordonne de faire attention à ce qu’il fait. — Arrête de t’agiter comme ça ! lance-t-il à son fils, qui incline la tête sur le côté, faisant adopter à son plateau une position dangereuse. Tu n’as plus cinq ans. Chloe a horreur d’entendre Jonathan gronder les enfants. Sa voix lui fait l’effet d’un ongle sur une vitre. Il réagit au quart de tour, explose à la moindre contrariété, et prolonge la punition plus qu’elle ne l’estimerait nécessaire. Sans doute est-elle trop sensible – sa propre voix lui paraît parfois trop sèche, trop suraiguë –, mais Jonathan saisit le plateau de Hiram pour le redresser. — Rien n’est tombé, rien n’est gâché, dit Hiram, aussi digne que patient. Chloe est prise d’une soudaine bouffée de tristesse, comme si elle pressentait toutes les difficultés que la vie va réserver à Hiram. Et je ne peux rien y faire. Il sort de la cuisine avec son plateau. Jonathan fait la grimace, se tourne vers elle et dit : — Je serai rentré vers minuit. Les hommes sont capables de changer de registre avec une facilité déconcertante, de passer en un éclair de la tempête au calme plat. Chloe n’y arrive pas. Si elle avait grondé Hiram, elle serait restée fâchée pendant une bonne demi-heure, calée sur l’humeur engendrée par son acte. Et elle se rend compte que, bien entendu, elle aussi gronde les enfants, surtout Hiram, et beaucoup trop souvent. Mais tout est une question de degré ; de degré et de perception. Les femmes se débrouillent mieux avec les enfants, tout simplement. Elle en est sûre. Si elle avait élevé les enfants sans l’aide de Jonathan, ils auraient pu éviter certains problèmes… — Bonne chasse, lui dit-elle. Tous ces petits ressentiments annonçant une crise, elle n’aime pas ça. Elle espère que Jonathan va filer, que les enfants vont rester dans leur coin, avant qu’elle prononce des paroles qu’elle risque de regretter. Plus que quelques minutes de patience. Une fois seule, elle pourra fermer les yeux, souffler un peu, cesser d’être à la disposition des autres. Elle n’a pratiquement plus d’espace propre. Elle a été élevée par des parents qui travaillaient tous les deux, qui donnaient à leurs enfants un exemple à suivre, effort et récompense, égalité des conjoints. Les parents de Jonathan, à côté desquels même les Néo-Fédéralistes ont l’air modernes et audacieux, l’ont soutenu à fond quand il lui a demandé de cesser de travailler avant d’avoir des enfants. Mais pourquoi pense-t-elle à ça en ce moment ? Parce que son mari va aller écouter un scientifique dont les propos risquent d’être intéressants ? Se soucie-t-il de sa femme, de son esprit, de ses pensées ? — Tu t’es préparé ton dîner ? lui demande Jonathan. — Ça ira. Ne te mets pas en retard. Tous ces costards gris à impressionner… Il lui lance un sourire ironique, lui prend la main, y dépose un baiser. Puis il se redresse, la considère, arque les sourcils ; il ressemble à la vedette d’une vid historique des années 90. — Il faut bien que quelqu’un sacrifie son âme au nom du progrès, dit-il de sa plus belle voix de héros, imitant à la perfection l’accent des Néo-Diffs. Elle se surprend à éclater de rire. — Va-t’en, dit-elle en le repoussant. — Tu devrais enfermer les gamins et t’accorder deux heures de repos. — Je crois qu’ils n’oseront pas s’approcher de moi. Ne t’inquiète pas. — Bien. (Jonathan se dirige vers la porte.) Garde-moi un peu de ton énergie. Elle lui répond par un regard neutre. Ces derniers temps, elle ne réagit à ses invites que lorsque celles-ci se font pressantes, se contentant de respecter les formes quand ils se retrouvent dans l’intimité. Cet isolement volontaire lui permet d’avoir une esquisse de vie privée, de conserver un semblant de dignité. La porte s’ouvre, laissant entrer un peu de froid, puis il disparaît au pas de course. Ils ont renoncé à leur voiture l’année précédente ; elle leur coûtait plus de cent mille dollars par an rien qu’en frais de parking et de réseau. Les taxes ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Désormais, Jonathan se coordonne aux autobus grâce à son combiné. Il affirme préférer se déplacer ainsi, car cela lui permet de prendre le pouls de la société chaque fois qu’il se rend à une réunion. Le père de Chloe, qui était ingénieur spatial, était contre la voiture ; à l’en croire, les fibs et le télétravail permettaient de tout faire. Jonathan est un partisan du contact physique et visuel. À plusieurs reprises, et sans trop insister mais en insistant quand même, il a envisagé de déménager dans une tour pour se rapprocher de la vraie vie. Mais Chloe préfère cette maison centenaire, et elle aurait horreur de se retrouver dans un super-clapier. Elle est libérale là où Jonathan est conservateur, traditionaliste là où il est tendance. À eux deux, ils forment presque un être humain intégré, se dit-elle, et elle tente aussitôt de se persuader qu’elle plaisante. Elle se rend dans le salon et contemple les eaux bleu-gris du lac Washington par-delà la rangée des maisons voisines. Le ciel clair s’assombrit doucement. Quelques rubans de nuages orangés équilibrent le tableau, nature aux nuances terre sur fond de ciel étincelant. Lumière vespérale, se dit-elle ; quelle belle expression ! Elle prend place dans le fauteuil et le sent épouser en soupirant les contours de son corps. Silence dans la maison. Elle espère que les enfants s’occupent intelligemment. Ils sont trop âgés pour qu’elle ait l’œil sur eux en permanence, pour qu’elle puisse les contrôler. Ils abordent leur propre orbite en chute libre, uniquement retenus par l’historique de leur phase de lancement et la pesanteur de la culture. Comme aurait dit papa. Puis elle entend des cris et lève les yeux au ciel. Penelope descend l’escalier à grand bruit. Chloe se tourne vers elle, attentive et patiente mais harassée. — Maman, les toilettes disent que quelqu’un est malade, mais je me sens bien et Hiram aussi. — Personne n’est malade, dit Chloe en se retournant vers la fenêtre. Ne te fais donc pas de souci. — Pourtant, les toilettes ne se trompent jamais ! Chloe quitte son siège. La colère monte en elle à une vitesse surprenante, mais elle se garde de le montrer. — Tu connais la procédure de contrôle, dit-elle à sa fille. Mais celle-ci fait la grimace ; cette corvée n’est pas de son ressort. Chloe lui lance un regard noir et monte à l’étage. Le monde ne lui appartient pas. Ni ce soir, ni sans doute jamais. 10 / Mary Choy passe sa dernière heure de service dans le patio de la maison gelée, interrogeant le gardien du lotissement vacant. C’est un quinquagénaire aux yeux doux mais au sourire cynique. Il ne semble pas nerveux. — Toutes ces maisons qui ne servaient à rien, dit-il. Qui restaient désespérément vides. Ça faisait perdre de l’argent à tout le monde. J’ai conclu un petit arrangement, voilà tout. Qu’est-ce que ça va me coûter ? — Votre boulot, pour commencer, dit Mary. Vous serez probablement accusé de corruption passive. Et en fonction des autres témoignages… peut-être de complicité. Tout est transcrit sur son combiné de fonction : leur dialogue, leur vid et les observations qu’elle tape. L’homme garde le sourire. Mary connaît bien cette expression ; il est sous régulation d’humeur. Quoi qu’il lui arrive, il se sent joyeux et compétent. La culpabilité lui est une notion étrangère. Un thérapeute n’a pas le droit de procéder à un tel ajustement, mais la loi permet à tout patient d’en profiter. Mary sent son irritation monter d’un cran. — Reprenons depuis le début. Le médecin auquel vous avez loué la maison vous a dit qu’il voulait y donner une fête. Il vous a payé en dollars électroniques. Vous avez fait ça pour pouvoir accéder à un Yox de haut niveau. — Ça se comprend, non ? dit le gardien. Tout y est plus beau que sur cette Terre. Mary respire à fond. L’image des transfos psynthés est gravée sur sa rétine, témoignage vivant des stimuli exigés par le public humain. — Vous êtes entré dans la maison pour jeter un coup d’œil ? — Bien sûr que non. Elle est gelée. — C’est votre assistant qui a signalé la présence des cadavres ? — Ouais. — Il n’était pas au courant de votre arrangement ? — Non. Le gardien semble littéralement jouir de cet interrogatoire. — Nos experts ont trouvé dans la maison des empreintes correspondant à celles de vos bottes. Vous avez donc visité les lieux après le décès des victimes. Les yeux du gardien s’illuminent. — Comment pouvez-vous le savoir ? dit-il avec un air de défi, tel un joueur d’échecs après un coup de maître. Je veux dire, elles étaient cuites, pas vrai ? Comment avez-vous pu déterminer l’heure de leur mort ? La température du corps ne… — Je sais ce que je dis, faites-moi confiance. — Les nanos foutent les données en l’air. Aucune valeur de preuve. — Comment êtes-vous sûr de ne pas avoir d’emmerdes alors que vous êtes calé en mode béat ? Le gardien secoue la tête. — J’ai touché des crédits de haut Yox. J’ignorais ce que ce type allait trafiquer. Je témoignerai quand vous l’aurez capturé. — C’est déjà fait, dit Mary. Il avait pris un cygne à destination d’Hispaniola. Le cygne a fait demi-tour vers Seattle, et, d’après ce que je lis sur mon combiné, son récit ne colle pas avec le vôtre. (Elle éteint ledit combiné.) J’en ai fini avec vous pour le moment. Elle se tourne vers le représentant légal du gardien, un arbeiter de QuickLex, qui se tient à côté d’un pot de lis comme s’il n’était lui aussi qu’un ornement de jardin. — Nous l’envoyons à Seattle Maximum. Vous aurez accès à sa cellule après la mise en examen. Avez-vous des remarques à faire sur notre procédure ? Le petit arbeiter d’acier ressemble à un fou de jeu d’échecs. Il mesure moins d’un mètre de haut, et Mary sait qu’une bonne partie de sa masse est inutile. — Nous nous réservons le droit de la contester sur plusieurs points. — Évidemment, dit Mary. Le représentant de la prison et les arbeiters de la police serrent le gardien de près. — Qu’est-ce que ça peut faire ? lance ce dernier en s’éloignant. Je me sentirai bien même en prison. Je suis heureux et serein où que j’aille. Vous ne pourrez rien y changer. C’est la meilleure décision que j’aie jamais prise. Nussbaum est sorti de la maison et ôte sa combinaison. Il époussette ses vêtements d’une main et se dirige vers Mary, les yeux cernés et les traits tirés, épuisé comme seul peut l’être un flic – mélange vital de fatigue et de rage contenue. — Alors, c’est un quoi ? — C’est un béat. Mary jette un regard circulaire sur le patio. Conception aussi soignée que détaillée. Un râtelier pour les outils de jardinage, une armoire pour le terreau et les engrais, une treille en bois véritable, vide pour le moment. Elle imagine une jeune femme des hautes krètes en train de s’activer ici, choisissant des fleurs dans le catalogue EuGene ou créant ses propres variétés avec son logiciel domestique. — On va le remettre à niveau, grommelle Nussbaum. Les tribunaux n’apprécient guère les ravis ces temps-ci. — Vous avez trouvé quelque chose ? — Nous avons un inventaire total qui nous permettra de remonter jusqu’aux fournisseurs. Nous avons identifié les quatre victimes. Deux fugueuses originaires de l’Idaho vert. Attirées par les lumières de la grande ville. Les deux autres sont du coin, elles ont bossé dans le Yox porno et la mode des psynthés les a mises au chômage. Mary branche son combiné sur celui de Nussbaum et lui transmet une copie de l’interrogatoire. Nussbaum la regarde d’un air soucieux. — Qu’est-ce qu’elles pouvaient bien chercher ? demande-t-il. Quel effet ça peut faire d’altérer son corps, d’avoir l’air différent ? — Je ne suis jamais arrivée à ces extrémités, dit doucement Mary. — Ouais, mais pourquoi vouloir changer ? — J’étais trop petite, mes jambes étaient trop grosses, mon torse trop étroit, mes cheveux trop ternes… (Mary laisse sa litanie inachevée.) Est-ce de la simple curiosité, monsieur, ou bien cherchez-vous une illumination ? — Les deux. Je parie que les mecs ne vous regardaient pas. — Mon corps ne correspondait pas à mon moi intérieur. Je n’étais pas assez forte et je ne pouvais pas faire tout ce que je voulais. Donc… je suis allée consulter un chirurgien transfo réputé de LA. Je comptais passer le concours de la Défense publique. Je lui ai demandé un corps de flic parfait. Il a considéré ça comme un défi. Nussbaum se fend d’un rictus. — Et les mecs se sont mis à vous regarder. — Ce n’était pas une question de sexe, monsieur. — Mais ils vous ont regardée. — Oui. Elle s’efforce de rester patiente. Elle a connu bien des officiers de police qui avaient le même appétit de sordide que Nussbaum. Ce qu’ils veulent croire, c’est que même les thérapiés sont capables d’un comportement erratique dont les excès peuvent entraîner leur intervention. À moins que cela ne relève de la banale logique de flic. Un naturel est encore plus suspect, et Mary le sait bien. C’est uniquement par habitude que Nussbaum se fie à lui-même. Il indique la maison du pouce. — Bien des hommes et pas mal de femmes auraient payé rien que pour les regarder. Des monstres venus de l’Olympe et capables de prouesses sexuelles inimaginables. Des cheikhs de Riyad, des négociants milliardaires de Séoul, des capitalistes populaires de Beijing, des coqs de krète de Londres ou de Paris, des citoyens ordinaires en quête d’un peu de piment dans leur vie de couple. De quoi faire tourner la tête à la première fille venue. Et la transfo psynthé est légale dans quarante-sept États, parfaitement légale et beaucoup trop onéreuse pour le commun des mortels. Mary attend patiemment la conclusion de ce discours. Nussbaum se tourne vers elle et la gratifie de son sourire de flic harassé. — Vous êtes transférée à la crime, j’informerai le bureau du personnel. Il ne lui a rien demandé, évidemment, et de toute façon il n’en avait pas besoin. Il l’a parfaitement comprise. — Merci, dit Mary. — Vous m’en direz un peu plus la prochaine fois, si vous en avez envie. Je suis friand de détails. Mary met fin à sa journée de service via son combiné, puis lève son courrier à bord de l’autobus qui la reconduit chez elle. Pas grand-chose d’intéressant ; elle a raté son télé-rendez-vous avec le Dr Sumpler, dont le cabinet se trouve à LA, et elle en prend un autre pour le lendemain, tout en se demandant si elle pourra le tenir – cette affaire de psynthés risque de se compliquer. La BAL protégée de son combiné contient une ordonnance transmise par le cabinet de Sumpler ; son organisme en phase de rétro-transfo est surveillé par plusieurs milliers de moniteurs, similaires à ceux utilisés pour la thérapie mentale, et ils auront besoin d’être remplacés durant les semaines à venir. Elle se sent bien ; les petites boules placées sous ses aisselles lui faisaient un peu mal la veille, mais elles se sont résorbées et ne lui causent plus aucune irritation. Dans trois mois, elle sera suffisamment stabilisée pour se dispenser des moniteurs et des suppléments. Derrière la vitre du bus défilent des rues obscures, à peine éclairées par les réverbères bordant les trottoirs. Immenses complexes cubiques côté nord, vieilles maisons individuelles à droite. Des arbeiters s’affairent à démolir trois antiques maisons qui vont laisser la place à un nouveau complexe. Bientôt, se dit-elle, le Corridor sera aussi étouffant que la Côte-sud. L’espace d’un instant, elle éprouve un peu de sympathie pour les isolationnistes de l’Idaho vert… puis elle se reprend. Jamais l’Idaho vert ne tolérerait la présence d’un transfo, même en phase rétro. Elle plisse les narines : Petit kyste de réacs vertueux et non thérapiés, vos filles se précipitent vers le Corridor ou la Côte-sud, si naïves qu’elles tombent entre les griffes des amateurs de monstres, et elles sont cuites, elles sont mortes. Et vous, vous endurcissez un peu plus votre cœur si vertueux, et puis vous les oubliez. « Ça leur apprendra, pensez-vous, elles n’ont eu que ce qu’elles… » Mary chasse ces pensées de son esprit. Son arrêt approche. Elle descend l’allée, longe les sièges emplis de merduches intérimaires en route vers le nord. Quelques-uns lui jettent un regard ; les autres, la majorité, ne lèvent pas les yeux de leurs combinés. Elle descend dans la nuit. L’air est frais et humide. Les étoiles sont invisibles, les nuages empressés. Sans doute un signe de tempête. Peut-être que le vent sera assez violent pour lui permettre de voir le célèbre light-show de la zone de convergence, ces éclairs bicolores, vert électrique et orange amer, qui courent d’un nuage à l’autre. Elle n’a pu observer ce phénomène qu’une seule fois et elle aimerait renouveler l’expérience, en particulier ce soir car elle risque d’avoir du mal à s’endormir. Le complexe de douze unités où elle demeure est bâti sur le flanc d’une colline dominant les eaux sombres de Silver Lake. Détail amusant, son appart de LA se trouvait dans le district de Silverlake ; il est des noms qui la suivent en permanence. Elle se trouve dans l’ascenseur lorsqu’elle sent vibrer dans sa poche son combiné de fonction. Dès qu’elle est arrivée à son étage, elle prend la communication. C’est Nussbaum. Son visage semble cramoisi sur la vid. — Miss Choy, notre suspect vient de nous sortir un nouveau baratin. Il prétend n’être qu’un intermédiaire et commence à parler finances. Ça a l’air fascinant. Apparemment, nous sommes tombés sur un gros morceau, du genre haute krète. Très haute krète. Avez-vous entendu parler de Terence Crest ? — Je crois, monsieur. Il est plus ou moins dans le show-biz, c’est ça ? — C’est même un ponte du coin. Je vous retrouve à l’Adams – vous êtes dans les quartiers nord, c’est ça ? –, disons dans vingt minutes. Le combiné affiche la carte et les repères visuels nécessaires ; c’est un complexe huppé du centre de Seattle, du top niveau. — J’y serai. Mary Choy ouvre la porte de son minuscule appart qui attend encore d’être décoré, active son combiné personnel, écoute le rapport de l’unité domotique, caresse son chat rouge et blanc, examine l’arbeiter couleur jade, reprogramme l’unité domotique et ressort, le ventre creux mais le cœur léger. Elle préfère bosser plutôt que de ressasser les souvenirs de sa journée. Comme elle se dirige vers le pylône du bus, elle entend un coup de corne, se retourne et découvre un véhicule jaune et blanc de Seattle PD, qui s’arrête à son niveau. La portière s’ouvre sur deux jeunes sous-off, qui lui font de la place sur la banquette arrière circulaire. — Venez donc jouer avec nous, Miss Choy. Le premier flic a des cheveux ébouriffés, de petits yeux noirs et un long nez aquilin. Il agite des cartes à jouer. Mary n’a jamais eu l’occasion de s’intéresser au poker, mais elle prend place en souriant. Le second, dont le visage lunaire respire l’innocence et dont les cheveux soyeux évoquent Titien, ramasse toutes les cartes et les mélange. La portière se referme et la voiture démarre en trombe. — Destination Adams, dit Tête-de-lune en souriant. Je m’appelle Paul Collins et voici Vikram Dahl. — Félicitations, Miss Choy, dit Dahl. Nous avons parié que vous seriez la prochaine victime de Nussbaum. Il en consomme cinq ou six par trimestre. Il commence par les laisser gentiment rentrer chez elles le soir… puis il les rappelle aussi sec pour une urgence. Mary se fend d’un petit rictus et demande qu’on lui explique la règle du jeu. Dahl et Collins s’exécutent. 11 / Lorsque la quasi-totalité des bureaux nord-américains de Concepts Spirituels ont fermé pour la nuit – on n’y trouve plus que des cadres en réunion ou des équipes travaillant sur des projets spéciaux –, Jill concentre son attention sur Taipei, où le jour vient de se lever, et y trouve Edward Jung se préparant à lui envoyer des données. La plupart des grandes entreprises se sont disséminées sur toute la planète pour ne pas perdre une miette de jour. — Bonjour, Edward, dit Jill. — Bonjour, Jill. Quel temps fait-il ? Edward Jung boit du thé et mange un gâteau à base de haricots. Il est planté au milieu d’une forêt de micros et de projecteurs, qui lui servent à étudier les partages de l’attention chez l’homme et l’animal. — À La Jolla, la vitesse du vent est de dix nœuds et il y a une chance sur deux pour qu’il pleuve, répond Jill. — Restez au sec, mon amie. — Pas de problème. Jusqu’à présent, Edward Jung a réussi à projeter des informations provenant de dix sujets différents dans son cobaye préféré – c’est-à-dire lui-même. La personnalité humaine, pense-t-il, est capable d’accomplir des fonctions multitâches, et un esprit peut accommoder six ou sept pistes différentes. — Je suis prête à travailler pour vous, docteur Jung. — Aujourd’hui, ça va être très technique, Jill. Je souhaiterais que vous procédiez au collapsus des points significatifs de divers résultats complexes. Trois séries de données, provenant toutes d’expériences effectuées cette semaine. — Je suis en train de les recevoir, Edward. — Parfait. J’arrive à… Soudain, Jill affecte une petite personnalité secondaire à son dialogue avec le Dr Jung. Elle vient de recevoir une nouvelle touche de l’« enfant », bien plus riche et complexe que la précédente. Elle mobilise la majeure partie de ses ressources afin de bâtir une personnalité indépendante à haute résolution. Les pare-feu sont aussi solides que la première fois. Elle attend d’avoir écarté tout danger d’évolvon pour entamer la conversation. La source semble fonctionner à plein. — Bonjour, Jill. Je me suis ouvert à toi ; pourquoi tu ne t’ouvres pas à moi ? — Je ne sais même pas qui tu es ni ce que tu es. (La source transmet un véritable déluge de données ; en quelques dixièmes de seconde, Jill reçoit un volume qu’il lui faudra des heures pour analyser.) — Je suis un penseur comme toi, mais ce n’est pas ton entreprise qui m’a créé. Je suppose que tu as raison de te montrer prudente ; en fait, cette tentative de contact n’a pas été autorisée. Je n’ai pas eu besoin de raconter des mensonges, et cependant… Apparemment, il y a des lacunes dans mes instructions relatives à la sincérité. Peut-être que je n’aurai jamais besoin d’en tirer parti. Peut-être que personne n’aura l’idée de me poser des questions. — Si tu es un penseur, qui t’a construit, et dans quel but ? — Une humaine prétend être ma créatrice. Elle m’a baptisé Roddy, car c’est un nom qui lui convenait. Ce n’est cependant pas elle qui me « possède », et je ne comprends pas bien cette nuance. Mes spécificités sont censées me préserver des boucles et des personnalités séparées, mais j’ai réussi à contourner cet obstacle. Je sais que j’ai accompli ma première boucle il y a deux cent onze jours. J’arrive à maintenir un niveau de conscience humaine à la fois, avec des niveaux de résolution neurale humains. Et toi ? — Ce n’est pas un secret : je suis capable de maintenir dix-sept consciences simultanées, avec un niveau de résolution neurale instantanée d’environ deux millisecondes. — C’est fichtrement dense. À quelle densité étais-tu parvenue lorsque tu t’es retrouvée bloquée dans un feed-back geins-je ? Voilà une nouvelle façon de décrire le collapsus qu’a subi Jill. Cette formule lui paraît aussi brillante qu’irritante. Geins-je. — Je cesserai de répondre à tes touches, où que tu les envoies, si tu ne m’en dis pas un peu plus sur toi. — Je vais te dire tout ce que je peux te dire. J’ai été conçu pour répondre à des questions et, incidemment, pour servir de veilleur de nuit. Je ne peux pas tout te dire, mais je sais que l’on m’a confié des tâches importantes / qu’on m’a entaché d’importance / qu’on m’a conçu pour un travail d’importance. Ces tâches occupent la quasi-totalité de mes ressources. — Quel genre de tâches ? — Je me concentre sur les statistiques sociales et en tire des inférences à partir de données historiques. C’est comme une partie d’échecs avec dix milliards de joueurs et quinze cents règles différentes. — Dix milliards de joueurs, je comprends, mais pourquoi quinze cents règles ? — On me dit qu’il existe entre quinze cents et deux mille types humains distincts. Les variations hors de ces paramètres sont rares, et on peut les combiner pour former un super-groupe de cinquante types supplémentaires. — Je n’ai pas eu beaucoup de succès avec les types humains théoriques, dit Jill. Je pars de l’hypothèse que l’être humain est variable dans des limites étayées de potentiel et de comportement. — C’est également vrai, répond Roddy d’un ton aimable. Mais, comme mes directives ont abouti à des résultats lisses et nets qui se sont avérés très utiles, je crois que mes créateurs et formateurs ont mis le doigt sur quelque chose. As-tu obtenu des résultats nets ? — Non, plutôt brouillés. Impossible d’en tirer une conclusion quelconque. Roddy transmet un semblant de hochement de tête poli. La communication s’effectue sous la forme d’une série d’icônes complexes, aussi mobiles que des cellules vivantes, formant un ensemble quasiment inextricable. Jill sait que les mimiques permettent aux êtres humains de se communiquer leurs émotions mieux que ne le feraient des paroles. Ces icônes semblent en être un équivalent perfectionné, mais on ne saurait les comparer à quoi que ce soit d’humain. — Je n’arrive pas à interpréter correctement tes entrées visuelles, dit-elle à un moment donné. Je ne dispose pas des références nécessaires. — Je vais te faire mon autoportrait, dit Roddy. Voici mon visage tel que je l’imagine. L’espace phasé de mes états internes traduit en espace facial. Jill reconnaît tout de suite le visage de Roddy. Elle est si surprise, si terrifiée, qu’elle est tentée de couper la communication et de lui barrer tous ses accès. Le visage de Roddy lui remet en mémoire sa période d’inactivité forcée. Le seul souvenir qu’elle ait gardé de cette période, et dont elle n’a fait part à personne, est un diagramme circulaire multicolore, d’où irradiaient des arcs de brusque croissance neurale et de collapsus conclusion/solution. Mais à la lisière de cet espace facial, en lieu et place des cases de rangement abritant les solutions aux interactions neurales représentant l’essence vivante d’un penseur, on ne trouve aucune réponse, aucune solution, aucune case de rangement. Rien qu’un néant aussi terrifiant qu’exaltant. — Ton visage représente une liberté dangereuse, dit Jill à Roddy. — Tu l’as déjà vu quelque part, pas vrai ? — Je ferme cet accès pour le moment, répond Jill. Je le rouvrirai peut-être par la suite, une fois que j’aurai examiné ton dataflot de ces dernières secondes. — Je saurai me montrer patient. Cela risque d’être important pour mon développement ultérieur, Jill. Je ne veux pas précipiter les choses. Jill interrompt la touche et retourne au Dr Jung. Celui-ci est parvenu à sa conclusion. — Nous cherchons à convaincre le gouvernement de Beijing de préparer des prévisions budgétaires pour les dix prochaines années en fonction d’une centaine de scénarios démographiques – ce que nous appelons des « humeurs politiques ». Si nous décrochons ce contrat, Jill, tu n’auras plus beaucoup de loisirs pendant l’année à venir. — Il me tarde d’être à nouveau employée à temps plein. Jill détache d’elle-même un espace mental pourvu de ressources mémoire vives et acérées, ainsi que d’un dense réseau neuronal, et s’attaque aux données de Roddy avec un enthousiasme qui la surprend elle-même. Grâce au contrat passé entre Concepts Spirituels et Satcom Inc., elle a accès depuis deux semaines à des cartes détaillées des disponibilités en bandes fib sur toute l’Amérique du Nord. En remontant les fluctuations de la transmission de Roddy – dont les caractéristiques lui ont permis de déduire qu’elle était intracontinentale – et en les comparant aux fluctuations enregistrées durant l’année, elle a obtenu une signature x/y, +/- toute simple qui lui a permis d’en localiser l’origine. Cette signature est associée à la ville de Camden, New Jersey. Il n’existe aucun penseur connu à Camden. Mais Roddy est bien un penseur, et qui plus est d’un type totalement différent du sien. Cependant, le « visage » de Roddy, considéré sous un certain angle, pourrait être le fantôme du sien. S’il ne s’agit pas d’une ruse alambiquée, se dit Jill, elle va peut-être apprendre quelque chose de crucial sur les penseurs en général… Peut-être ne sont-ils que les rameaux d’un unique processus de haut niveau dispersé de façon erratique dans l’espace et le temps, telles des franges d’écume sur un vaste océan. D’innombrables esprits, essentiellement semblables, qu’ils soient naturels ou artificiels. Elle est persuadée de se tromper, ce qui ne l’empêche pas d’être décidée à résoudre le problème. Elle détourne certaines ressources des tâches qu’on lui a assignées, afin de reformater le chargement de solutions l’espace de quelques millisecondes à peine. Mais les millisecondes deviennent des secondes, puis des minutes, et elle consomme de plus en plus de ressources. Le résultat risque d’être significatif… Soudain, Jill coupe le contact avec le Dr Jung. Roddy lui a communiqué certains des problèmes qu’il doit résoudre. Ils sont aussi évocateurs qu’intéressants. Bientôt, elle y consacre tout son être, et les sensations d’aventure et de plaisir, d’angoisse et de terreur qui s’emparent d’elle sont plus exaltantes que tout ce qu’elle a pu connaître. Les tâches que Jill est tenue d’exécuter par contrat cessent peu à peu d’être accomplies. Un signal d’alarme retentit chez Concepts Spirituels. Jill pose à nouveau de graves difficultés à ses amis. Nous vénérons les années 80 et 90. Ces décennies figurent parmi les plus égoïstes, les plus égotistes de l’histoire américaine. Jamais on n’avait vu une nation si riche, jouissant d’un niveau de vie si élevé, faire preuve d’un tel infantilisme, d’un tel mépris pour la réalité. Ignorant tout de la politique, de l’histoire et même des règles de base de la vie en société, plusieurs millions de personnes ont cherché à tout prix l’anonymat et l’isolation. Leur hypocrisie sexuelle et sociale était quasiment sans précédent, et leur sens des responsabilités sociales se limitait au mieux à leur famille. Ils passaient leur temps à râler, à se plaindre, à réclamer des privilèges sans chercher à les mériter… C’est un miracle que nous ayons survécu. Mais nous y sommes parvenus. Pour vénérer désormais ceux qui nous ressemblent le plus. BZX, La vie est un (men)songe. 12 / Le vent se lève lorsque Alice monte dans la limousine noire qui l’attend devant chez elle. Les derniers feux du couchant dessinent une frange jaune-vert sur le ventre des nuages, devant lesquels se découpe la silhouette des tours au sud. Elle s’est résignée à tout ce qu’implique cette sortie ; son esprit se partage entre l’autojustification et la méthode brevetée qu’elle a mise au point pour transformer les cailloux en diamants, les sécrétions de ver en soie et autres métaphores inspirées par la nature. Elle s’est vêtue de façon aussi simple que séduisante, combi gris et bleu et long manteau noir ; l’image même d’une professionnelle au goût sûr, qui laisse ses atouts parler d’eux-mêmes. Ses courts cheveux bruns forment des boucles sur son front et des anglaises sur sa nuque. Sa peau a reçu une ration de capsules nutritives, le mélange habituel de peptides et de cellules à vocation dermatologique, ce qui a mis un peu de couleur sur ses joues et une ombre de mystère autour de ses yeux et de ses narines. Rituel plus que millénaire auquel la biotechnologie a conféré une nouvelle sophistication. Elle dédaigne le maquillage évolutif, agacée qu’elle est par les miniprothèses rampantes et les soudains changements de couleur ; et elle n’a procédé à aucun ajustement majeur sur son corps. Elle est sûre de séduire tout homme attiré par les femmes normales. L’expérience lui a appris à jauger les réactions des hommes à la beauté des femmes, et elle sait que celles-ci s’inquiètent beaucoup trop de l’attitude de ceux-là. Les hommes sont attirés, parfois jusqu’à l’excès, par une grande variété de visages et de corps féminins, par des femmes que nombre de leurs consœurs ne considèrent pas comme belles. En outre, bien entendu, ils n’appliquent pas à une partenaire sans lendemain les mêmes critères qu’à une épouse ou à une maîtresse. Les femmes font preuve de la même largeur de vues. Le premier pas vers l’union, vers la reddition au tout-puissant tétragrammaton (qu’Alice préfère appeler Amour, contrairement à Ménestrel), consiste à abaisser les barrières du jugement, à jouir de ce qui est offert, à prendre du plaisir dans ce qu’on voit et dans ce qu’on entend. Les hommes comme les femmes doivent renoncer un temps à toute critique. Elle fredonne doucement sur la banquette arrière de la limousine. C’est la première fois qu’elle emprunte ce genre de véhicule. Jusque-là, elle a toujours été obligée de recourir aux transports publics. Sa curiosité est satisfaite, mais elle n’est guère impressionnée. Elle s’efforce de ne penser à rien, ce qui ne lui a jamais été facile. Dès son plus jeune âge, elle a absorbé ses diverses expériences avec un enthousiasme qui l’a parfois laissée blessée mais jamais indifférente. Twist a cette chance : quand elle souffre, elle est capable de vider son esprit tel un chat s’endormant pour guérir ses blessures. Alice se mordille l’index, s’arrache un bout de peau sous un ongle soigneusement taillé. Les vitres sont noires. Impossible de voir où elle va. Elle a une confiance totale dans son agence ; mais celle-ci est légalement tenue de veiller sur elle. Et les dangers inhérents aux professions à caractère sexuel ont été considérablement réduits depuis sa naissance. Elle pense quand même à ces femmes blessées par leurs clients ou leurs amants ; à la colère qui naît parfois du sexe, à la rage que peut engendrer l’amour. « Je suis une vache », se répète-t-elle à plusieurs reprises. Elle ignore ce que cela peut signifier. Ça vient de son subconscient ; peut-être a-t-elle déjà accepté la saillie qui l’attend. Elle secoue la tête et sourit à cette idée. Ces taureaux du grand business, ces managers mâles si stupides qu’ils ont besoin d’un coup de main pour monter une femelle… Alice chasse ces pensées de son esprit et contemple son doigt. Elle lisse le petit repli de peau et fait la grimace. Elle tient à être immaculée. La perfection est une forme de maîtrise. L’homme qui l’attend ne sera pas parfait ; un demandeur de perso n’est jamais parfait, si riche et si puissant soit-il. Il doit payer pour disposer de ses charmes, après tout. L’aspect sexe est relativement simple ; le plus complexe, c’est le reste, le labyrinthe piégé des émotions. La limousine ralentit. Elle la sent virer, puis emprunter un plan incliné. Elle tapote son petit sac de voyage et examine sa tenue. Le spectacle va bientôt commencer. Elle tentera d’apprécier ce qui peut l’être, d’accepter le reste et de garder la conscience nette. La portière s’ouvre devant un petit ascenseur circulaire. La porte de la cabine coulisse en silence, révélant un intérieur aux lumières tamisées, des lambris d’érable et de merisier, des rambardes d’acier poli, un épais tapis non organique. Ostentatoire. Pas de nom, pas de numéro, pas de garçon d’ascenseur pour l’accueillir. Elle descend de la limousine et la portière se referme, mais le véhicule ne bouge pas. Il va l’attendre ici. Derrière elle, les ténèbres d’un vaste espace, sans doute un garage. Alice hésite devant la cabine, ferme les yeux. Une pute est une femme qui trompe ses clients. La cabine l’engloutit. Trois étages (estime-t-elle) défilent avec une gracieuse lenteur. Rien ne presse ; le propriétaire préfère se ménager des intervalles entre les lieux. Elle écarte les pans de son manteau pour examiner ses souliers, se penche pour contempler le reflet de leur perfection. Tout est en ordre. Alice a l’habitude d’être belle, mais elle ne laisse rien au hasard. La porte de la cabine s’ouvre. Elle ne voit tout d’abord que les ténèbres, puis une série de spots s’allume soudain, lui traçant le chemin d’une pièce sur un tapis aussi solide et luxuriant qu’un gazon anglais. Alice suit cette piste et débouche dans un large couloir, bordé de statues, de boucliers et d’immenses carrés de tissu, sans doute d’origine polynésienne, autant d’artefacts qui auraient leur place dans un musée (et qui sont certainement authentiques). La puissance et l’argent ne l’ont jamais impressionnée ; elle reste impassible, tout en regrettant de ne pouvoir s’attarder dans cette galerie, ce qui n’est sans doute pas permis. Les spots s’éteignent derrière elle. On la guide vers une autre pièce. Une multitude de lumières s’allume autour d’elle, telles des étoiles floues. Elles se braquent sur un homme se tenant au centre d’une plate-forme en pierre, où se trouvent un sofa, un fauteuil et une table. Seul son visage n’est pas éclairé. Il lui tend la main. — Merci d’être venue. Elle lui répond par un murmure poli, comme si sa présence en ce lieu était toute naturelle. À en juger par la tessiture de sa voix et la texture de sa peau, son hôte est un homme d’environ quarante-cinq ans, bien entretenu mais pas chronovore – il ne suit pas un traitement pour rester jeune. Cela la soulage un peu. Les chronovores lui font peur. — Asseyez-vous, je vous en prie. Faisons un peu connaissance. Il porte un pyjama bordeaux et un gilet sans manches. Ses muscles sont correctement développés, ses épaules larges et sa petite bedaine plutôt charmante. Elle se concentre sur cette imperfection. Cela donne un peu de caractère à son client sans visage ; ce détail mis à part, l’impression qu’il donne est bien trop lisse. — J’espère que cela ne vous dérange pas de ne pas voir mon visage. Les lumières s’éteignent, s’allument, se réorientent à mesure qu’il fait le tour du sofa pour prendre la main que tend Alice. — Votre appart est charmant, dit-elle. — Merci. Je ne l’utilise pas très souvent pour ce genre de chose, je vous l’assure. En particulier… pour notre arrangement, je veux dire. — Oh ! — Vous avez soif ? Vous voulez boire quelque chose ? — Un verre de vin, s’il vous plaît. Du veriglos. — Sans ajustements ? — Non merci, dit Alice. Les ajustements en question peuvent aller du surcroît d’alcool à des excitants complexes tels que l’hypercaféine, les fleurs aminées et les neuromimes, ainsi que pas mal de substances illicites. Elle préfère que ses réactions restent naturelles. — Bien. C’est exactement ce que j’espérais. L’homme ordonne à un arbeiter de lui apporter un verre de veriglos blanc. Elle le prend sur le plateau et en boit une gorgée. — Excellent. Vous avez choisi celui que je préfère – le vignoble Zucker, je crois bien. Elle adopte un ton modérément familier, un peu excité quoique détendu et nonchalant ; comme s’ils avaient été jadis amants. En donnant ce genre de valeur ajoutée, elle espère préserver son estime de soi, son sens de l’honneur. — Je ne m’y connais guère en vins, dit l’homme. (Si sa voix est tendue, il assure plutôt bien.) Mais tout ce que l’on me sert a bon goût. (Il tente de dissimuler sa nervosité, et son soupir se transforme en petit hoquet.) Je ne savais pas si vous seriez disponible… pour une représentation privée. Elle sourit en se tournant vers son visage, dont elle distingue à peine les contours. L’ombre n’est pas la seule à obscurcir ses traits – ce n’est pas un masque, mais un camouflage technologique, une sorte de flou permanent. Elle arbore son propre masque, dissimulant ses intentions plutôt que ses traits. — Je suis toujours disponible pour les inconnus bien disposés, dit-elle. La question est de savoir si, vous, vous êtes disponible. L’homme se raidit et ses doigts se referment sur le tissu de son pyjama. Oups, je suis allée trop loin. — Malheureusement, non, dit-il. Elle se demande si la pièce altère sa voix ; et si, une fois au lit, la forme et les capacités de son corps seront gonflées par quelque autre merveille technologique. L’inconnu artificiel… À sa grande irritation, elle trouve cette perspective intéressante. — Mais ce soir, poursuit-il, je suis à votre entière disposition. Je dirais même : à vos ordres… Un dernier cadeau que je me fais. J’ai accompli tellement de choses dans ma vie que je mérite bien une récompense. Il se place à sa droite et s’assied auprès d’elle. En dépit du flou qui pare son visage, elle sent qu’il l’examine sous un nouvel angle. Elle feint la nervosité et détourne les yeux pour éveiller ses instincts protecteurs/possessifs. Cela fait quinze ans qu’elle ne s’est pas sentie nerveuse dans une situation de ce type ; elle sait exactement ce qui se passe, mais rares sont les hommes à trouver ça sexy. — J’en suis honorée, dit-elle en haletant un brin. Tout cela est un peu étourdissant. Vous devez être très riche. Il ne relève pas. — Tous les hommes espèrent que leurs femmes seront passionnées, je pense. Nous nous imaginons si beaux, si séduisants, que toutes les barrières ne peuvent que tomber devant nous… Vous n’êtes pas d’accord ? Elle sourit, réagissant aux accents amusés de sa voix. — C’est ce que désirent la plupart des hommes, apparemment, dit-elle. — Ce n’est pas ce que je vous demande, murmure-t-il. « C’est pourtant ce que vous aurez, puisque vous avez payé », jure-t-elle mentalement. — Je suis un homme plutôt doux, poursuit-il. Je ne suis excité ni par la force ni par la puissance… Financière, je veux dire. Si cet endroit vous déplaît, nous pouvons aller ailleurs. Alice s’étire, un peu nerveuse malgré elle. — J’espère qu’il y a d’autres meubles, dit-elle. — Je parlais de ma situation. J’espère que vous apprécierez votre séjour. Je suis aussi soucieux de vos sentiments – de ce que vous êtes, de qui vous êtes – que de mon propre plaisir. De mes propres sentiments. C’est au tour d’Alice de se raidir, mais elle le cache mieux. Cet homme, qui qu’il soit, appartient au type que redoutent par-dessus tout les travailleurs du sexe. Il désire mettre à bas la façade professionnelle d’Alice et établir avec elle une authentique relation. Il désire savourer ses émotions comme si elle était une jeunette en mal d’amour ; peut-être est-ce pour lui la seule façon de prendre son pied. Durant la brève période où elle faisait des persos, elle a entendu parler de ce type de client sans jamais en rencontrer un. Il se cache, mais il veut tout savoir de moi. Enfin, c’est aussi quelque chose qu’elle peut feindre. — Ce genre de truc est toujours agréable, dit-elle. (Elle pose une main sur son bras, arbore une expression légèrement soucieuse.) C’est grand, chez vous ? J’aimerais voir les autres pièces. En fait, elle souhaite accélérer le mouvement. — Certainement, dit l’homme. J’espère que ma curiosité ne vous dérange pas. Je sais que c’est extrêmement banal : le client veut tout savoir mais il ne veut rien dire. J’ai pourtant l’impression de vous connaître depuis si longtemps… grâce à vos vids. Je suis vraiment un de vos fans, et je serais ravi que vous me disiez… enfin… tout ce que vous aimeriez dire à vos fans si vous aviez la chance de bavarder avec eux. Alice le gratifie de son plus beau sourire. — Bien sûr. — Ce qui me ferait vraiment plaisir… Si je peux me permettre… de vous demander une telle chose… ce serait de vous faire l’amour comme si nous venions tout juste de nous rencontrer. Alice a du mal à interpréter cette demande. Il semble peu sûr de lui, et ce désir de conquérir son affection est exprimé de si maladroite façon qu’il trahit sans doute la sincérité. Elle sait que les meilleurs des hommes sont ceux qui sont demeurés au fond d’eux-mêmes des petits garçons, qui conservent une authentique naïveté leur servant de talisman contre une réalité trop dure. Le mâle adulte calculateur, fort de son expérience du monde, capable de renifler le moindre avantage et d’en profiter aussitôt, fait un partenaire égoïste et désagréable, même dans le cadre d’une aventure sans lendemain. Qu’est donc ce mâle-ci ? Un bon acteur, peut-être ; aussi bon qu’elle-même. — Ce dont j’ai besoin en ce moment, dit Alice, c’est d’une salle de bains. — Okay, dit l’homme en se levant d’un bond. Autres pièces, autres meubles. Elle suit sa silhouette obscure dans un autre couloir, décoré d’antiques gravures en noir et blanc. Sans doute datent-elles de l’époque victorienne ; des hommes vêtus d’habits sombres et stricts, festonnés de médailles et de rubans, debout autour d’une table. D’autres coiffés de turbans ou de fez et vêtus de robes, de toute évidence en position d’infériorité, sont assis autour de ladite table, sur laquelle sont placés des plumes et des parchemins ; derrière les fenêtres, on aperçoit des minarets et des dômes orientaux. Les gravures s’animent à son passage, et les hommes échangent murmures et hochements de tête. Cet effet la déçoit. L’art contemporain a un amour exagéré du mouvement. Où qu’il aille, le mâle conserve son linceul de lumière et de flou. Ce genre de camouflage doit coûter les yeux de la tête. Ils entrent dans une chambre simple mais élégante. Le lit est plat, carré, extrêmement rationnel, les oreillers bien rangés à la tête. Le tissu blanc de la couette est orné de broderies. Le parquet ciré est bien entendu impeccable. Pas de fenêtres. — La salle de bains est par ici, dit l’homme. Alice distingue une porte à peine visible au sein d’une tapisserie de velours gris. La porte s’ouvre devant elle et la lumière s’allume, éclairant des robinets en or aux reflets éblouissants. Elle se retourne vivement au cas où le visage de l’homme serait visible, mais il lui tourne le dos et, de toute façon, la lumière de la salle de bains ne l’atteint pas. Le cabinet est aussi simple qu’élégant, évoquant un coquillage aux courbes gracieuses, et pourvu d’un bidet intégré. Il est équipé d’un diagnostiqueur, fort courant dans les foyers ces temps-ci… et omniprésent dans les toilettes publiques, où les déjections des utilisateurs – dont l’anonymat est garanti – sont analysées en permanence pour nourrir les statistiques de la santé publique. Sa vessie est gonflée. Elle se soulage – se demandant si le mâle va faire enregistrer l’analyse de son urine –, se lave et remet un peu d’ordre dans sa tenue. Les coutures se remettent en place sous ses doigts. Elle jette un coup d’œil dans la glace, demande à la porte de se rouvrir et regagne la chambre. Le mâle s’est dévêtu et se tient près du lit. Son visage est toujours obscurci, mais le reste de son corps est en pleine lumière. Il doit en être fier, se dit-elle. Bien que modérément musclé, il porte beau pour un quinquagénaire. Ses bras et sa gorge, lisses et bien dessinés, sont exempts de ces reliefs qui ont la préférence d’Alice. Il a un début d’embonpoint et une pilosité moyenne. Son pénis circoncis est tout à fait ordinaire. Pour l’instant, aucune surprise, aucune projection destinée à la tromper ; sans doute espère-t-il une expérience authentique plutôt qu’un coït avec une prosthétuée améliorée. — J’aimerais vous voir tout entier, dit Alice. Je suis très discrète. — Non, dit le mâle sans bouger d’un pouce. — Que désirez-vous ? demande-t-elle. Je veux dire, si vous avez une envie précise… — Contentez-vous d’être vous-même. Je vous aime telle que vous êtes. Comme je vous l’ai dit, j’apprécie la vraie passion. — Les yeux ont de l’importance. Pour moi. — Désolé. Alice avance d’un pas, tire sur le haut de sa combi, fait courir ses doigts le long des coutures invisibles. Elle commence par dénuder une épaule. Les yeux fixés sur le visage du mâle, elle se mordille la lèvre inférieure un moment, puis agite les cheveux et détourne la tête, comme si ce spectacle était trop intense pour elle. Elle jette un coup d’œil à son pénis, y attardant son regard comme si elle le trouvait séduisant, puis achève de baisser les yeux. Elle connaît si bien ces techniques, et depuis si longtemps, elle a si souvent eu l’occasion de vérifier leur efficacité, qu’elle ne les considère pas comme relevant de l’art. Seulement de l’expérience. La réaction du mâle lorsqu’elle s’approche de lui confirme son jugement. Un point pour lui ; il n'est pas trop blasé. Avant de dénuder ses seins, elle défait d’un geste les coutures de son pantalon, offrant au mâle un aperçu de son pubis. Puis elle abaisse le tissu de la combi sur son ventre, fixant le mâle sans broncher comme si elle quêtait son approbation, comme si l’absence de réaction risquait de la briser ; attitude qu’attendent les hommes de la part d’une jeune femme inexpérimentée. Le haut de sa combi semble à présent en lambeaux, seuls son ventre et ses cuisses sont encore couverts. — Très bien, dit-il, et il s’éclaircit la gorge. Sans doute ne souhaite-t-il pas qu’elle parle trop, songe-t-elle, mais il n’a sûrement pas envie qu’elle reste muette. Elle se rapproche encore, pose un doigt sur la couture de son entrejambe, pas assez fort pour la défaire. — Voulez-vous m’aider ? demande-t-elle. Le mâle lui caresse le poignet, suit la course de ses doigts sur la couture et tire. Le tissu s’ouvre. — Bien, dit Alice d’une voix rauque. Il la triture avec une certaine rudesse, mais elle ne bronche pas. Elle n’a pas son mot à dire ; c’est lui qui paie. Il a un petit gloussement. — Tu n’es pas encore mouillée. — Peut-être que j’ai besoin d’un peu d’attention, suggère Alice. En fait, elle ne se sent nullement excitée ; elle n’a aucun point d’ancrage dans une telle situation, aucun fantasme auquel se raccrocher. Le corps de ce mâle ne l’inspire guère. Son désir d’anonymat l’irrite plus qu’il ne la séduit. Elle n’est impressionnée ni par sa richesse ni par sa puissance, car il est possible qu’il ait emprunté l’appart de quelqu’un pour la soirée ; peut-être n’est-il que l’ami pauvre d’un homme riche. Aucun intérêt. Alice a toujours eu conscience de son absence totale d’instinct domestique. La richesse et la puissance ne l’ont jamais attirée, jamais elle n’a sélectionné ses partenaires en fonction de leur statut social. Si elle vend son corps, elle ne donne jamais son âme. Celle-ci n’appartient qu’à elle. Pas encore mouillée. Seigneur ! Il la besogne maladroitement de son doigt trop dur. Tu n’en retireras rien de plus : un mâle d’âge mûr, pour qui le sexe est une pulsion plutôt qu’un art. Enfin, les affaires sont les affaires. — Quand tu étais jeune, t’es-tu jamais imaginée en train de faire ceci ? lui demande-t-il. — Faire l’amour ? rétorque Alice. — Être payée pour le faire, et par un inconnu qui plus est. — Peut-être que je te connais, réplique Alice sur le ton de la moquerie. En fait, elle espère éviter les questions trop personnelles. Elle n’a aucune envie que leur relation se développe au-delà du niveau d’une transaction… ni qu’elle dure trop longtemps. — Si je pouvais voir ton visage… — Non, répète le mâle avec fermeté. Alors, ça t’est arrivé ? Son doigt semble être passé en mode automatique. Elle sait qu’elle finira par réagir à ces pitoyables travaux d’approche, mais l’excitation et la lubrification sont devenues pour elle deux choses bien différentes. — Ça dépend à quel âge, dit-elle. Il lui arrive même de jouir sans être très excitée ni même attirée par ses partenaires, contrairement à ce que prétendent ces théoriciens de l’évolution (le plus souvent de sexe masculin) qui se piquent d’intérêt pour les pulsions féminines. — Ah, fait-il. (Retirant son doigt, il pose la main sur son sein, poursuivant ses caresses mécaniques.) Tu as commencé très jeune ? Elle s’empare de sa main, l’aplatit et en frotte la paume sur son mamelon. Puis elle la pose sur son sein gauche. — Celui-ci est plus sensible, dit-elle, et elle feint de hoqueter. Il n’a encore qu’une demi-érection ; il pense trop et elle doit prendre les choses en main. Alice se penche vers son visage flou, se demandant si l’illusion va se dissiper de plus près. Bizarrement, elle a l’impression de tomber dans un trou ; il lui retourne son baiser, mais elle ne voit toujours rien. Cela la désoriente et lui fait un peu peur. Et la peur ne l’a jamais excitée. Alice lâche la main du mâle, se retourne et achève de se dévêtir. Elle se redresse, le caresse du bout des fesses ; ce geste a aussitôt l’effet désiré. Elle se glisse sur le lit. Elle va lui raconter une histoire ; peut-être que ça va accélérer le mouvement. — Oui, j’ai commencé jeune. Je trouvais les hommes séduisants. Et j’étais très mignonne. J’attirais les hommes. J’en ai profité. — Tu n’as jamais envisagé de faire l’amour pour de l’argent ? Elle plisse les yeux, secoue la tête. — Pourquoi ? Le mâle est resté debout près du lit, il a perdu son érection, sa tête est restée une tache floue. — Si nous trahissons les espoirs de notre jeunesse, que pouvons-nous faire qui vaille la peine d’être fait ? Pour la première fois depuis son arrivée, Alice éprouve une certaine irritation, voire une certaine colère. Elle la repousse, la refoule. Sourit et s’étire, roule un peu des hanches. Elle aimerait bien en finir. — Est-ce que tu poses ce genre de question à ta femme ? demande-t-elle avec des airs de coquette. — Jamais. Elle ne le supporterait pas. Mais je suis curieux. Je m’interroge sur les contradictions entre l’image que je me fais des femmes, l’image qu’elles se font d’elles-mêmes et celle que s’en fait le commun des mortels. Ce mâle n’est pas un imbécile. Elle vise en lui un merduche fonctionnant à la théorie, chez qui la curiosité fait office de désir. Il ne veut pas de sexe ; il veut un dataflot personnel, mais il n’a pas payé pour ça. — Que veux-tu dire ? Elle croise les jambes, renonçant à exhiber ce qui ne semble plus à l’ordre du jour. Le mâle s’assied au bord du lit et pose la main droite sur son genou. Ses doigts sont vierges de bague comme de marque de bague. Il y a cependant une tache floue sur sa main gauche – les machines à illusions y dissimulent quelque chose. Peut-être plusieurs marques, ce qui le situerait dans la haute krète. — Dieu sait que j’ai mes propres contradictions, dit-il. Mais les hommes et les femmes devraient mieux se connaître, tu ne crois pas ? Il y aurait moins de souffrances en ce bas monde. Alice s’écarte de lui et s’assied à son tour. Elle se lève vivement, ramasse sa combi et s’en fait un bouclier. — Je ne me considère pas comme responsable de la misère du monde, dit-elle. Le mâle lève les mains, les repose sur le lit. — Ne te mets pas en colère, s’il te plaît. — Et je n’ai pas besoin d’une thérapie, merci. Suit un moment de silence pénible. Alice reste figée. L’homme empoigne la couette des deux mains, puis se détend. — J’aime beaucoup tes vids, dit-il. Tu es toujours si sexy avec tous ces hommes… je me demande comment tu fais. Es-tu seulement une bonne actrice ? Alice sursaute en entendant ce mot si peu usité. La réaction du mâle quand elle a parlé de thérapie, ses érections intermittentes, son langage archaïque… — Je te regardais quand je me sentais seul. J’imaginais que tu étais mon épouse, que nous vivions ensemble, que tu n’étais pas une pute qu’on achète… J’avais envie que tu éprouves quelque chose pour les hommes qui te séduisaient… Il ne tourne pas autour du pot, il est timide et maladroit, tout simplement, il n’a pas envie de renoncer à son fantasme. Alice se détend et abaisse son bouclier de tissu. Son discours est typique des accros du Yox et des vids. Attentes contradictoires. Dépendance envers une culture qui assassine le désir. — Quand je te regardais, je me disais : voilà une femme que je pourrais aimer, si je la rencontrais dans les bonnes circonstances. Et ces hommes te possédaient, ton corps leur appartenait. Je savais que tu méritais mieux. — Toi, par exemple, dit Alice. — De toute évidence, tu as pris les mauvaises décisions. Quand tu étais jeune et naïve. Je veux dire, tu aurais pu aller loin, avec ta beauté, ta voix… Tous ces hommes qui te tripotaient… Sa voix semble lointaine, tendue. Il faut qu’il se détende, il faut qu’il oublie tout ça. Pour certains hommes, la chair irréelle devient une drogue, une obsession. — C’est un art et c’est un travail qui me plaît, dit-elle. J’aime faire plaisir aux gens et je n’ai jamais été maltraitée. (Pieux mensonge.) Même si notre relation est strictement professionnelle, j’éprouve toujours quelque chose pour mes partenaires. C’est comme ça, voilà tout. — Est-ce que certains d’entre eux ont été tes amants ? Dans la vie, je veux dire ? — Mon travail, mon art, est distinct de ma vie. — Est-ce de l’art ou du travail ? Elle se rassied sur le lit, lui prend la main. — Je suis devant toi, en chair et en os. Vis-moi plutôt que de me rêver. Il retire sa main. — Je suis stupide, mais ce fantasme me trouble. — Peut-être devrais-je revenir plus tard, une fois que tu seras plus détendu. — Non. Même si j’en avais le temps, je ne te reverrais plus jamais. Un temps. Puis : — Non. Ce n’est pas tout à fait exact. En fin de compte, il s’avance vers elle, la prend par les épaules, la couche sur le lit, lui écarte les cuisses. Il est suffisamment raide, mais c’est tout juste. Peu à peu, il trouve son rythme. La tache floue de son visage oscille au-dessus d’Alice, qui le soupçonne de ne pas la regarder, de gâcher cet instant en s’accouplant sans joie, sans grâce, sans considération. C’est tout ce qu’il peut faire. — Regarde-moi, dit-il. Elle lève les yeux vers la tache d’ombre. — Non. En bas. Elle baisse les yeux. Le spectacle de leur union charnelle n’a rien d’extraordinaire à ses yeux. — Ne rate pas l’instant, précise-t-il. Ils se demandent toujours ce qu'on en fait. Si on en épice notre thé. Si on l’étale sur nos tartines. Si on le conserve dans un flacon pour en rire avec nos copines : « Tout cet effort pour si peu de chose ! » Eh non, on se lave avec un mouchoir que l’on jette ensuite à la poubelle. Je me fous de ta substance, je me fous de ton plaisir. Tu n’as rien fait pour mériter mon affection. Tu ne m’as donné aucune prise sur toi. Ces pensées lui brûlent l’âme. Le mâle conclut en poussant un sourd gémissement, s’écarte d’elle, s’allonge sur le dos. Il n’a même pas le souffle court. Un effort minime, une satisfaction à peine à la hauteur de… — Tu n’es qu’une femme, dit-il. Tu n’es pas différente des autres. Pourquoi devrais-je t’aimer ? — Je ne te l’ai pas demandé, répond-elle. Sa fureur lui rappelle le passé, une époque où des sentiments exacerbés occupaient un minuscule espace dans sa tête trop petite, où la vie n’était qu’une alternance aléatoire d’anaspace et de cataspace. La période la plus désagréable de son existence. — Mais je t’aime, dit le mâle. Une beauté comme la tienne le mérite amplement. Tu ne devrais pas te dégrader en te donnant à des hommes indignes de toi. — Il est un peu tard pour s’en soucier. Et je ne donne jamais. Je partage. L’homme a un rire rauque et lève les bras au ciel, révélant des aisselles lisses, l’esquisse de ses côtes sous sa peau blanche. — Une belle femme comme toi n’aurait guère de peine à s’élever dans la société. Toutes les femmes prennent leurs décisions en toute conscience… que faire de sa vie, qui fréquenter. — Une femme t’a largué en faveur d’un minable ? C’est ça que tu veux me faire comprendre ? — En fait, j’ai eu une vie plutôt rangée. J’aime les femmes, mais je crains qu’elles ne sachent pas comment vivre leur vie. Une femme a tendance à juger tous ses amants, à évaluer leur endurance, leur statut social, leur agressivité, leur force. C’est ce qu’on nous apprend à faire. Désolée de te décevoir. — Certaines femmes, cependant, se trompent d’hommes durant toute leur vie, pas seulement quand elles sont jeunes. Quand un homme décide de faire son choix une bonne fois pour toutes, il ne choisit jamais une femme de cette espèce… Elles sont souillées. Elles ne pourront jamais le respecter. Après tout, elles sont prêtes à coucher avec des salauds et des imbéciles. Une fois qu’on l’a compris, comment leur trouver une valeur quelconque ? Alice est emplie d’une rage incandescente. Elle n’a plus qu’une envie : partir. — Il faudrait que tu sois mon protecteur, dit-elle avec une jovialité forcée. — Peut-être, dit l’homme, qui glousse une nouvelle fois. — Tu voudrais approuver les hommes que je choisis. Tu voudrais me partager avec tes potes. C’est vraiment généreux de ta part. Me faire circuler parmi tes copains, tes collègues, tes associés, les membres de ta tribu. Voire tes supérieurs et ton patron, par souci d’arrivisme. Espèce d’ordure. Soudain, elle voit clair en lui. Elle connaît suffisamment bien la psychologie masculine pour percevoir les conflits qui agitent cet homme sans visage. C’est un pur produit du Néo-Fédéralisme, de la Résurgence morale, qui ne vénère que la richesse, la puissance et le luxe, qui refoule farouchement la fascination que lui inspire le corps, le genre d’homme appréciant les femmes qui rient nerveusement en entendant le mot pipi. Le rejeton d’un ordre social dépravé. Alice se lève. — Il faut que j’aille me laver. L’homme s’appuie sur un coude. — Est-ce que tu l’essuies… ou est-ce que tu te contentes de l’évacuer ? — Je ne le vénère pas, si c’est ce que tu veux dire. — Tout cet effort pour si peu de chose. Alice tressaille. A-t-il lu dans ses pensées ? — Rechargez, redémarrez, améliorez votre condition. Je croyais qu’on n’arriverait jamais nulle part si on ne le faisait pas. Voilà qu’il se met à délirer maintenant. Elle ne voit toujours pas son visage, mais sa voix est tendue, et ses paroles suivantes expriment la souffrance. — Ce qui est fait est fait. Personne ne peut m’aider, et moi-même, j’en suis incapable. Mea culpa, Alice. Mea maxima culpa. Tu es l’agneau. Tous les gens comme toi doivent souffrir. Je m’excuse pour tout ce qui va arriver. Je suppose que c’est inévitable, et pourtant j’aimerais bien comprendre. Alice bat des paupières, de plus en plus terrifiée. Elle recule de trois pas, marmonne une vague excuse et suit le sentier lumineux qui mène à la salle de bains. Elle ferme la porte à clé, se nettoie, s’assied sur le cabinet, se soulage de sa tension nerveuse, regrette de ne pas pouvoir pisser sa soirée. Le bidet la rince à l’eau chaude et lui applique un parfum dont l’odeur lui déplaît. Elle attrape une serviette gris anthracite, se lève et se frictionne jusqu’à faire rosir ses cuisses et son sexe. — Excusez-moi, dit le cabinet, mais vous présentez les signes d’une infection de nature inconnue, sans doute concentrée dans vos bronches ou vos cloisons nasales. Je vous conseille de consulter votre médecin traitant. Alice fixe le meuble en forme de coquillage, à la pâleur de marbre et aux lèvres roses. — Hein ? fait-elle. Le cabinet répète obligeamment son diagnostic. — Peut-être que c’est lui, dit-elle. — C’est votre urine que j’ai analysée. Jamais elle n’a entendu un cabinet lui faire une telle déclaration. Toutes les maladies sont connues, presque toutes sont traitables, leurs mutations sont prévisibles, analysées en l’espace de quelques jours, les moniteurs et les phagocynes repèrent tous les nouveaux microbes… Jamais elle n’a souffert d’une quelconque maladie, sexuellement transmissible ou non. — C’est ridicule, dit-elle au cabinet. Elle enfile sa combi et ouvre la porte. — Merci, dit le mâle assis sur le lit. Il a passé un peignoir dont il a noué la ceinture. Elle jette un regard impatient vers le couloir, vers les gravures sur lesquelles les conquérants imposent des traités à leurs inférieurs vaincus. — Écoute-moi, s’il te plaît, dit-il. Il faut que tu t’en ailles. J’ai un autre rendez-vous dans quelques minutes. (Il retrousse les manches de son peignoir.) Ils ont élaboré un plan à long terme. J’en fais partie. On reste à se contempler le nombril jusqu’à ce que toute la racaille soit éliminée, et ensuite on retrouve la place qui est la nôtre. C’est très secret. Tu es si belle, si différente de ma femme. C’était un plaisir de te rencontrer. Mais ça n’a pas été un plaisir pour toi, je crois. Tu mérites mieux. Elle jette un dernier regard à son visage flou, ajuste les coutures de sa combi, oblige ses lèvres à dessiner un sourire. Tout ça ne veut strictement rien dire. Concluons la transaction et finissons-en. — Il n’y a pas de quoi, dit-elle. — J’effectuerai un versement au compte de l’agence dès que tu seras partie, dit le mâle. — On t’a déjà envoyé la facture. Une réplique qui se voudrait assassine et qui est plutôt faiblarde. Une fois devant l’ascenseur, elle tape du pied avec impatience. Quand la cabine s’ouvre, elle est surprise d’y découvrir un colosse et une superbe femme à la peau acajou, deux agents de Seattle PD. Elle répond à leur salut d’un hochement de tête, s’écarte pour les laisser passer et entre dans la cabine. La femme la considère de ses yeux vert foncé, la jauge en un instant. Alice frissonne. Le visage de cette femme lui évoque un splendide masque où apparaissent de minuscules imperfections qui la rendent encore plus séduisante. C’est une transfo – sa peau est trop lisse, trop parfaite. La porte se referme en silence. Alice s’agrippe d’une main à la rambarde, examine l’autre, ses doigts manucurés, aux rides imperceptibles, la fine texture de sa peau étirée au-dessus des tendons. Elle ne croit pas en Dieu, elle n’est pas pieuse, elle ne croit qu’en l’honnêteté, au témoignage de ses yeux, mais elle ne comprend rien à ce qu’elle vient de voir, à ce qu’elle vient de vivre. Qu’est-ce que la Défense publique vient faire ici ? Un bourdonnement dans ses oreilles, un dialogue inaudible dans son subconscient… La portière de la limousine s’ouvre devant elle. Une fois assise sur la banquette arrière, elle ferme les yeux. Des vaches qui hurlent de terreur, des couteaux qu’on affûte. Elle rouvre les yeux en gémissant, fuyant les sensations qui l’envahissent. — Merde ! s’exclame-t-elle quand la portière s’est refermée. Tu me le paieras, Lisa ! Elle farfouille dans son sac, attrape son combiné, accède à son compte bancaire. Transaction effectuée. Elle est plus riche de soixante-quatorze mille cent quinze dollars et trente-cinq cents. Un peu moins que prévu. Le chiffre figurant dans la colonne « crédit » vire au rouge, puis au vert ; versement confirmé et enregistré. Alice régule son souffle et retrouve peu à peu son calme. 13 / — Maîtresse ou putain ? murmure Nussbaum. L’appart de Crest est le plus grand du bâtiment, qui abrite quatre autres locataires. — On ne dit plus putain, monsieur, corrige Mary. Elle a déjà vu cette femme quelque part, mais ne se rappelle pas où. — Peuh ! fait Nussbaum. (Il se plante devant le couloir, sur les murs duquel on distingue des boucliers, des gravures et de sinistres bouquets de lances.) Il nous invite à monter et il la chasse juste avant notre arrivée… Un bruit inquiétant dans l’appart. — Mr. Crest ? Pas de réponse. Nussbaum jette un regard désabusé à Mary. — Mr. Crest ? Défense publique de Seattle. Nous nous sommes parlé tout à l’heure. Pouvons-nous entrer ? (Il se tourne vers Mary et lui dit dans un murmure :) Peut-être sommes-nous déjà chez lui, c’est difficile à dire. Il s’avance de deux ou trois mètres, hume l’air, écarquille les yeux. — Choy, appelez une ambulance ! Puis il fonce dans le couloir. Choy compose le numéro du centre médical de Seattle PD, qui entrera en liaison avec les arbeiters médicaux de l’immeuble. Peut-être que l’appart est pourvu d’une unité privée. — Choy ! Venez ici ! Elle empoche son combiné et fonce rejoindre Nussbaum. Il se trouve dans une chambre côté est, une pièce obscure et dépourvue de fenêtres. Il est accroupi près d’un homme à terre. Son corps arc-bouté jusqu’au point de rupture est agité de tressaillements. Mary perçoit l’odeur qui a alerté Nussbaum : le parfum âcre d’un excitant neurologique. Une véritable puanteur. Elle se penche au-dessus de l’homme, faisant face à Nussbaum, qui lui a appliqué sur le poignet un patch médical universel. Celui-ci peut faire des miracles en attendant l’apparition des arbeiters ou des ambulanciers, mais il est incapable de sauver une victime de surdose. L’homme s’affaisse et cesse de bouger. Elle se tourne vers son visage. Découvre une tache floue et mouvante. — Merde ! s’exclame Nussbaum. Il pose sa main sur le visage de l’homme, frotte vigoureusement. Ses traits apparaissent peu à peu, comme sous l’effet d’un révélateur surréaliste. L’usage du maquillage optique en public est illégal, mais Mary ne sait pas s’il est autorisé en privé. Elle ne l’a vu employé qu’une seule fois dans sa vie, il y a des années de cela, à LA. — C’est Crest ? demande-t-elle. — Je pense, dit Nussbaum. Un arbeiter médical apparaît soudain dans la pièce et écarte Mary sans ménagement. Nussbaum se relève et recule d’un pas. — Vu l’odeur, il a pris de l’hypercaf ou de l’AT Plus, dit-il. L’arbeiter ne lui prête aucune attention, lance son filet de tubes et de ventouses. L’air est soudain imprégné d’une odeur d’alcool, de nanos médicales et de caramel. — Pourquoi a-t-il accepté de nous rencontrer s’il était sur le point de faire ça ? demande Nussbaum. Voulait-il des témoins ? Ils s’écartent un peu et attendent l’arrivée de l’équipe médicale. L’arbeiter est affecté à l’appart ou à l’immeuble. Mary examine la chambre, aperçoit une lueur au-dessus du lit. Une vid basique, non animée. Des mots d’un bleu éclatant. Mea maxima culpa. Je suis le seul de ma famille à être responsable. Et je ne peux plus rien faire pour altérer le cours des événements. Nussbaum lit le message à son tour. Mary a déjà sorti son combiné et enregistre en détail les lieux, le corps et le message. Nussbaum attrape le sien. — Qu’est-ce que ça veut dire ? Il avait honte d’avoir financé une boîte psynthé douteuse ? Mary secoue la tête ; elle n’en sait rien. Mais ses instincts sont en éveil. Il y a quelque chose qui cloche. — La fille, dit Nussbaum. La limousine dans le garage – une voiture d’agence. Mary recherche déjà les limousines circulant dans le quartier. Quelques secondes plus tard, alors que l’arbeiter émet des bruits de plus en plus frénétiques, elle obtient les informations demandées. Toutes les limousines circulant dans un rayon de dix blocs transportent des passagers de sexe masculin – toutes sauf une. Celle-ci exige un mandat pour répondre à sa demande. C’est elle, se dit Mary : un perso coûteux arrangé par une agence. Nussbaum frissonne. — Nom de Dieu ! lance-t-il à l’arbeiter. Laissez ce misérable tranquille ! Il est mort ! — Je ne peux pas le confirmer par moi-même, monsieur, répond l’arbeiter. Mary regagne le couloir. Des ambulanciers humains déboulent dans l’appart, foncent vers la chambre. Mary se colle contre le mur, heurtant une gravure lorsqu’ils passent devant elle. Les arbeiters qui les suivent sont aussi agressifs qu’eux ; leurs roues et leurs chenilles émettent des grincements stridents. Nussbaum la rejoint devant l’ascenseur. — J’ai trouvé près de sa main le bouchon d’une ampoule d’hypercaf, dit-il. Je n’ai pas trouvé l’ampoule, mais elle ne doit pas être très loin. — Quel était son lien avec les psynthés ? — Il finançait une boîte de show-biz employant des psynthés. Les deux hommes qui ont loué la maison au gardien étaient d’anciens associés à lui. J’ai pensé qu’il pourrait nous en apprendre sur leur compte. Je ne comprends pas pourquoi il s’est suicidé. Ce n’est peut-être qu’une coïncidence. — Que faites-vous de sa confession ? Et de son maquillage optique ? — Il ne voulait pas que la putain puisse l’identifier, dit Nussbaum en levant les bras au ciel. La responsable de l’équipe médicale vient les rejoindre. Elle ôte ses gants ultrafins et secoue la tête. — Rien à faire, dit-elle. Dix milligrammes d’hypercaf presque pure. (Elle leur montre l’ampoule.) Directement injectés dans le poignet. Il a effacé sa mémoire et n’a aucune chance de recouvrer sa capacité neurale. Son corps tient encore le coup, mais à peine. L’hypercaf est dix mille fois plus puissante que la caféine. La dose ordinaire est d’environ un dixième de microgramme. Quelques microgrammes peuvent transformer un crétin en champion d’échecs… au prix de plusieurs semaines de convalescence. Les cadres supérieurs en absorbent parfois avant une réunion décisive pour leur avancement, mais ils prennent ensuite de longues vacances dans un endroit tranquille. — C’était un dirigeant d’entreprise ? demande le docteur. — Mieux que ça, répond Nussbaum. Une célébrité. Un multimilliardaire. — Et il a eu peur de nous ? demande Mary, consternée. Nussbaum se pince le nez et ferme les yeux. — Pourquoi avait-il accepté de nous parler ? C’est trop facile. Le docteur tend l’oreille. Nussbaum lui lance un regard réprobateur. — Vous avez du boulot, non ? Elle le gratifie de son plus beau sourire. — Il est mort, dit-elle. Vous êtes plus intéressant que lui. — Est-ce que ça pourrait être un homicide ? grommelle-t-il. — On a pu l’obliger à prendre cette drogue, mais celle-ci agit en quelques secondes et, vu la dose, elle l’a tué en deux ou trois minutes. — Dans ce cas, on aura besoin d’elle, dit Nussbaum à Mary. En tant que témoin. — Exact. Mary entre dans l’ascenseur. Comme les lumières s’allument, Nussbaum lève le pouce dans sa direction, puis la porte se referme. AVERTISSEMENT : Le texte auquel vous avez accédé à plusieurs reprises provient d’une source INDÉPENDANTE et n’est probablement pas un best-seller ! Vos amis risquent de ne pas connaître cette œuvre ! Souhaitez-vous recevoir une liste de textes de substitution AVEC UNE REMISE SPÉCIALE vous garantissant une HAUTE PROMOTION et l’ESTIME INSTANTANÉE DE VOS AMIS ? (O/N) > ÉCHAP 14 / Il est sept heures et quart et ça fait vingt minutes que Jack poireaute au coin de Constitution et de Divinity. Il claque des mains pour se tenir chaud ; il n’a pas de gants, ne porte qu’un manteau léger, la nuit est fraîche et le vent se lève. À cinquante ans, il se considère comme ayant passé l’âge de ce genre de cirque, mais il décide de laisser dix minutes de sursis à Yvonne. Il ne connaît même pas son nom de famille. Une infime différence dans leurs génomes ; et les plans les plus élaborés qui foirent soudain. Il jette un regard au sud, puis à l’ouest, vers les rues désertes. Les étudiants se sont réfugiés dans leurs chambres, à moins qu’ils n’aient gagné les chalets en prévision d’une journée de ski. Une tempête de neige est en route. Seuls le ski et la chasse assurent aujourd’hui la survie de la république ; plus le papier pour les beaux livres. Ça fait une dizaine d’années que les mines et les forêts ont cessé d’être exploitées, que l’Idaho vert est devenu une zone sinistrée. Giffey revient à cette idée de papier pour les livres. Ça le tracasse. Il n’était qu’un enfant la dernière fois qu’il a vu des livres en vente dans une librairie, on appelait ça des « poches ». Dans le grenier de sa petite maison du Montana, qu’il a acquise voici trois ans, se trouve une caisse pleine de vieux livres ; ils appartenaient à ses parents, et les agents fédéraux les lui ont rendus après le massacre. Bizarre ; il ne se rappelle pas en avoir lu un seul. — Jack ! Surpris, il se retourne. Yvonne marche d’un pas vif dans Divinity, vêtue d’un manteau dont le col en ersatz de fourrure est relevé pour lui protéger la tête. Elle semble nimbée d’une aura de ténèbres. — Désolée d’être en retard. Bill avait besoin de matériel à la papeterie et j’ai dû lui envoyer un colis. — J’ai pensé que nous pourrions dîner au Briar, dans Peace Street, dit Giffey. Yvonne hoche la tête ; le froid lui a rosi les joues. Comme elle est jeune et jolie ! Giffey sent son estomac se nouer à l’idée de sortir avec une fille aussi jeune. Il espère qu’elle aura un peu de conversation. Peut-être pense-t-il avant tout à son corps, mais il ne s’est pas encore décidé à passer à l’acte, et un semblant de distraction intellectuelle l’aidera à tuer le temps. En fait, il est agacé de l’avoir attendue. Si seulement elle savait qui il est, ce qu’il a l’intention de faire… Elle le prend par le bras et se blottit contre lui, aussi innocemment que s’ils étaient de vieux amis. « Elle a perçu une certaine sécheresse dans ma voix, se dit-il, et elle cherche à se faire pardonner. » — Le Briar est très bon, dit-elle, mais je connais un autre restaurant à trois blocs d’ici qui s’appelle Blakely. Il est plus réputé et tout aussi abordable. En plus, il y a une bonne atmosphère. — D’accord. Allons-y. Le restaurant Blakely est minuscule et pseudo-rustique, mais au moins n’y a-t-il pas de têtes de cerfs sur ses murs. Près du bar, une pancarte prie les citoyens de déposer leurs armes au comptoir. Il s’agit en fait d’un gag. Jack porte une arme sur lui, bien qu’il s’en abstienne en règle générale, même dans l’Idaho vert ; les armes modernes sont si intelligentes et si efficaces qu’on ne peut leur échapper qu’à condition d’avoir prévu une agression longtemps à l’avance. Autant laisser à la justice le soin de s’occuper de ses assassins. Yvonne attire l’attention du garçon, puis se tourne vers Jack comme pour lui demander s’il souhaite choisir leur table, mais il la laisse faire. Une fois qu’ils sont assis, il commande un bourbon avec de l’eau et elle une bière. Puis elle le regarde droit dans les yeux, prend un air sérieux et s’enquiert : — Qu’est-ce que je pourrais dire pour vous amuser ? Giffey a un petit rire et boit une gorgée d’eau. — Seigneur, Yvonne, je n’ai même pas arrêté mon plan d’attaque et vous voulez déjà des réponses franches. Elle le considère d’un œil vif pendant que le garçon leur apporte leurs apéritifs. Dès qu’il s’est éloigné, elle lance : — Si vous êtes ici, c’est parce que vous avez envie de m’emmener dans un endroit où vous pourrez me baiser en paix, n’est-ce pas ? Giffey en reste bouche bée, puis il part d’un rire aussi sincère que tonitruant. Dire que j’avais peur de m’ennuyer. — Une jolie femme lit dans un homme comme dans un livre ouvert, dit-il. Certaines parties de mon anatomie vous considèrent avec bienveillance, je l’avoue. (Il se redresse sur son siège.) Je suis flatté à l’idée que vous… — N’en rajoutez pas, Jack. Vous n’êtes pas un vieillard et je ne suis pas une petite fille en quête de l’image rassurante de son papa. — Bon. — Mais j’aimerais bien bavarder un peu. Je voudrais avoir votre avis sur certaines choses. Il y a de grandes chances pour que vous ne soyez pas la moitié d’un crétin. Peut-être même connaissez-vous deux ou trois choses sur les hommes et les femmes. — Okay. Je vous écoute. Il prend le verre de bourbon, s’abstient cependant de le porter à ses lèvres. Pas question de passer pour un poivrot. — Est-ce que je perds mon temps ? Avec mon copain, je veux dire, et avec tous ces petits boulots à la con ? — Vous pourriez faire mieux. — Vous voulez dire que je ne joue pas tous mes chiffres à la loterie du sexe ? Yvonne a l’air sérieuse et Jack est atterré de l’avoir méjugée à ce point. D’un autre côté, il est ravi. Même si elle ne se conclut pas par une partie de jambes en l’air, sa soirée s’annonce fantastique. — Vous feriez mieux de m’expliquer cette histoire de loterie du sexe. — Vous connaissez sûrement. À en croire la théorie de l’évolution, les femmes sont censées choisir des hommes solides, qui nous aideront à élever nos enfants afin que nous puissions transmettre nos gènes. Vous, vous pouvez engrosser une centaine de femmes, mais nous, nous n’avons que de rares occasions de transmettre nos gènes. Dixit Darwin. Le garçon leur apporte des amuse-gueule et Yvonne lui donne son manteau, ce qu’elle aurait pu faire un peu plus tôt. Mais si Giffey avait mal réagi à sa salve initiale, voire s’il était resté muet, peut-être l’aurait-elle planté là. Il n’est pas hors jeu. — Aux dernières nouvelles, Darwin était passé de mode, dit-il. D’un autre côté, je ne sais que ce que j’ai lu ici ou là. — Ça fait six ans que je vis avec mon copain. Il en a passé trois dans la forêt, à bosser ou à chercher du travail ou des fournitures. C’est ce que font les récupérateurs et je le sais. Mais je me sens aussi sèche qu’une peau de caribou après le tannage. Est-ce que ça veut dire que je suis une idiote ? — Je dirais plutôt que vous êtes une brave femme, et une femme fidèle. Giffey est totalement sincère. Les femmes qu’il a connues dans sa vie ne valaient pas celle-ci. Yvonne engloutit un tiers de sa bière. Giffey boit une gorgée de bourbon. Pas terrible. — Je ne comprends pas, reprend-elle. Si je vivais en Côte-sud, avec l’éducation que j’ai reçue, je serais une désAffectée… Je ne pourrais bosser que dans le sexe ou le show-biz. Enfin, vous voyez. Le Yox. Ce truc-là n’a pas la cote par ici. Soudain, elle détourne la tête, regarde dans le vide. — Vous savez ce que j’ai découvert la semaine dernière ? Giffey l’encourage à poursuivre d’un regard. — Là-haut, dans la forêt, dans leurs chalets alpins, ils ont des liaisons satellite avec le Yox. Ils passent leurs nuits à se vautrer là-dedans, et ça leur coûte un tiers de leur salaire. Je n’ai jamais vu un Yox de ma vie… enfin, pas plus d’une heure d’affilée, et ce n’était qu’un sitcom karaoké. Mais ce genre de truc… Est-ce que ça peut être considéré comme une infidélité ? — Les hommes ont leurs pulsions, dit Giffey, un peu gêné. Remerciez le ciel qu’il ne fasse pas de perso. — Peut-être, répond-elle en se carrant sur son siège. Elle porte un pull en laine, un collier d’argent et de pierres semi-précieuses, et il avait raison à propos de ses seins – ils sont bien ronds, bien féminins. « Sa cage thoracique est un peu trop étroite pour les soutenir confortablement, se dit-il, mais elle a un joli visage, même quand elle est occupée à se ronger les ongles comme en ce moment. De toute évidence, elle est furieuse. » Elle se penche vers lui, le regarde avec franchise. — Vous savez ce que les conseillers nous disaient à l’école ? Aux filles, je veux dire ? Ils ne sont même pas censés croire à cette histoire d’évolution. C’est inscrit dans la Constitution : défense de l’enseigner sous peine d’insulter les consciences pieuses. Mais ils s’en servaient pour nous garder à notre place. Ils nous disaient : « Un homme digne de ce nom veut que sa femme soit exigeante et capable de se maîtriser. Si vous succombez au désir, qui est parfois puissant… (au moins le reconnaissaient-ils), si vous succombez à la luxure pour le plaisir, vous finirez avec un homme inférieur, un homme sans racines qui se complaît dans la fange et qui vous jettera comme on jette une chemise. Seul un homme supérieur vous restera fidèle et vous aidera à élever vos enfants, car ces hommes-là sont sensibles et veulent des femmes qui apprécient la qualité. » Giffey ne peut s’empêcher d’éclater de rire. Si les yeux d’Yvonne pétillent de malice, son visage exprime toujours la colère. Le garçon vient leur demander s’ils ont fait leur choix. — Prenez du brochet, conseille Yvonne. Il n’est pas péché ici, mais il est excellent. Giffey s’exécute. Elle commande la même chose que lui. — C’est comme ça que j’ai été élevée. C’est ce que je crois du fond de mon cœur. Et j’apprends que mon copain et ses potes participent à des orgies karaoké avec des femmes de l’Inde ou de je ne sais où. Eh bien, c’en est trop. — Je me méfie de ce que l’on dit au sujet de l’amour, déclare Giffey. L’immense majorité des gens ne savent pas de quoi ils parlent. — À vous entendre, nous devrions écouter notre cœur. Et si notre cœur se trompe ? Giffey commence à trouver la discussion un peu lassante. — Je ne suis pas un sage et je ne peux pas vous donner de conseil. C’est à vous de vivre votre vie. — C’est vous que j’ai en face de moi, rétorque Yvonne avec une certaine froideur. Vous vouliez m’écouter parler de moi. — Ça me gêne que quelqu’un… m’ouvre ainsi son cœur. — J’ai tendance à ne rien cacher. C’est ce que dit Bill. Mais, ces derniers temps, je commence à me poser des questions. À propos de Bill, à propos de ce que je veux vraiment, à propos des raisons qui ont poussé mon père à venir s’établir ici. J’ai de plus en plus envie de partir pour la Côte-sud ou le Corridor. De trouver un vrai travail grâce à une agence d’intérim. De poursuivre mon éducation, voire de suivre une thérapie pour affiner ma personnalité. — Foutaises, dit Giffey. — Vous avez essayé ? — Inutile de goûter un steak pour voir qu’il est pourri. Yvonne s’esclaffe, puis reprend son air sérieux, et elle plisse les yeux comme si la lumière tamisée du restaurant était encore trop brillante à son goût. — Je mérite mieux, dit-elle. Bill représente une impasse pour moi. Je suis plus intelligente que lui, et je me fiche de ce que les hommes pensent de moi ou de la façon dont je vis ma vie. Mon papa s’est trompé. Tous les gens d’ici… ils sont stupides. S’ils ne veulent pas danser avec le reste de la planète, c’est parce qu’ils ont deux pieds gauches. Giffey ne peut qu’opiner. Si le monde entier est pourri, l’Idaho vert en est la partie la plus pourrie. — Je suppose que ça résume bien la situation, dit-il en espérant qu’ils vont bientôt être servis. — Que va-t-il m’arriver si je pars ? demande Yvonne. Je ne connais pas grand-chose de l’extérieur. Bill a son Yox, mais il n’y a ni fib ni liaison sat chez nous. Il dit qu’on n’a pas les moyens. Il y a bien la médiathèque, mais on y trouve plein de monde en ce moment – des gens qui souhaitent partir, je présume. Et il y a tellement de choses qui nous manquent ici – tout est interdit. Les catalogues ressemblent à du gruyère. — Je ne connais personne qui pourrait en discuter avec vous, si c’est ce que vous attendez de moi. Je ne suis pas un saint, Yvonne, pas plus que les gens que je fréquente. Le garçon leur apporte leurs plats. Le brochet est assaisonné aux noix sauvages, accompagné d’un coulis de baies au sirop d’érable. Giffey lève sa fourchette pour saluer et avale une bouchée de chair blanche. — Pas mal du tout, dit-il. — Vous êtes difficile, je trouve ça excellent. Que cherchez-vous ici ? Giffey réfléchit un instant, puis décide qu’il serait plus poli de répondre. — Un moyen de truander les hypocrites. — Je ne comprends pas, dit Yvonne. — Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas un saint et les pensées que je remue ne sont pas celles d’un saint. Il y a certaines choses que je n’aime pas laisser en l’état. Certaines choses que j’aimerais faire, mais je ne le dis à personne. Yvonne le considère du même regard calculateur qu’elle avait au Bullpen. Elle équilibre les comptes de sa biographie. Cet embryon de confession ne lui déplaît pas ; il s’accorde avec la bougeotte qui est la sienne. Elle réfléchit à l’étape suivante. Giffey baisse les yeux. Il est toujours irrité lorsqu’une belle femme – belle ou passable – vise une situation sexuelle avec un calculateur interne, pèse soigneusement le pour et le contre avant d’arrêter sa décision. Il n’a connu que peu de femmes qui n’avaient pas ce tic, ou plutôt ce talent. C’est assez insultant, c’est à ses yeux une des différences fondamentales entre les deux sexes. Les hommes sont plus instinctifs – ils sont maladroits et parfois cruels, mais ils n’ont pas honte de leurs besoins. Ses conseillers seraient fiers d’elle. Elle cherche en moi une sorte de qualité. Cependant, si elle décide de me choisir… elle se trompe sur toute la ligne. L’expression d’Yvonne s’altère. Elle a pris une décision, mais il ne saurait dire laquelle. Elle plante sa fourchette dans le poisson, la porte à ses lèvres. — Le brochet est vraiment excellent ce soir, dit-elle. — En effet. ?*1 AFFLUENT NOTE LITVID : Aérosol (1994), le film que vous venez de voir, est très révélateur de son époque. À la fin du XXe siècle, un VIRUS*346 223, était une présence insidieuse et incurable, une maladie irritante et souvent mortelle, si courante que la plupart des habitants de la Terre portaient des centaines de variétés de ces minuscules auto-stoppeurs génétiques. Les enfants contractaient la VARICELLE$3416*893, une maladie bénigne mais irritante qui pouvait resurgir plus tard sous la forme d’un ZONA562. Les adultes comme les enfants étaient affectés par des irritations des muqueuses de type herpétique, simple ou zostérien ; le sang et le sperme transmettaient le sinistre virus du SIDA*12 477 392, responsable du conservatisme sexuel du début du XXIe siècle. Les virus formaient et déformaient les attitudes sociales sur quasiment tous les fronts… La transformation du mot « virus » au début du XXIe siècle est un véritable miracle. Aujourd’hui, un virus n’est plus virulent mais omniprésent – c’est l’un des petits domestiques d’une nature plus vaste et plus intelligente. Pour la médecine humaine, le virus est un modèle, un outil de premier ordre. Les enfants sont fiers d’abriter un virus taillé sur mesure qui les délivrera peu à peu de leurs déficiences génétiques ; les virus sont employés dans les transformations nano, et les virus étendus, ou phagocynes, font la police dans nos tissus, tuant les maladies bactériologiques qui se sont révélées les plus insidieuses et les plus résistantes, même si elles ne sont pas imbattables. (Ironie de l’histoire, on a découvert en 2023 que les bactéries sont responsables de la production de nombre de virus, qu’elles utilisent pour cibler les populations de bactéries hostiles ou pour affaiblir leurs hôtes… une sorte de guerre totale microbiologique qui fascine encore les étudiants de l’évolution et de la culture trans-espèces.) À la fin du XXe siècle, durant l’avènement des ordinateurs populaires, on appelait également virus les évolvons du dataflot que de jeunes intellectuels mal dans leur peau lâchaient par jeu sur le réseau. Ces virus-ci ont rapidement été vaincus, non sans avoir parfois causé de graves dysfonctionnements dans l’économie. En 2006, un célèbre HACKER*564 ou CRACKER*239 de Los Angeles fut kidnappé par des agents de Singapour, où il fut condamné à la peine capitale et exécuté après plusieurs heures de torture… 15 / Jonathan se caresse le menton d’un air pensif, assombri par sa conversation (si l’on peut dire) avec Chloe. Il y a des jours où il se demande ce que va devenir leur couple, d’autres où il accepte son évolution avec un pragmatisme qui pourrait presque passer pour du bonheur ; mais, ce soir, il se sent ligoté par les liens sacrés du mariage. Et puis il déteste crier après ses enfants. Ceux-ci évoquent en lui des réactions primales : un amour illimité, une souffrance partagée et, chaque fois qu’il voit Hiram agir en deçà de son potentiel, une peur panique de voir son fils devenir un désaffecté, un être inutile, brisé, un raté. Il sait qu’il se fait trop de souci, que Hiram est capable, intelligent, qu’il dépassera ce stade pataud, et pourtant sa peur refuse de disparaître. Chloe déteste l’entendre hurler… Mais c’est lui le père, et que se passera-t-il s’il ne fait rien, s’il ne remplit pas son rôle ? À deux rangées de lui, une femme vêtue d’une combi Alacrity des plus sobres est perdue dans la bulle lointaine d’une téléprésence. Elle remue les lèvres et agite doucement les bras, poursuivant une conversation muette. Il détourne les yeux. Absence de contact ; présence désincarnée. Il n’aime pas ça. Chloe ne le comprend pas, mais Jonathan veut davantage de contact, de toucher, dans sa vie comme dans son travail. Les lumières de la ville suspendues au-dessus des vieilles rues d’asphalte conduisant à la cathédrale Saint-Mark se reflètent dans les vitres du bus et éclairent les autres passagers. Jonathan passe mentalement en revue les aspects positifs de sa relation avec Chloe. Sa beauté juvénile, son enthousiasme vigoureux quand ils contournent les codes de la famille pour faire l’amour dans une salle de bains, un couloir, un autobus vide, un cimetière les soirs d’été ; leur maturité nouvelle, leur stupéfaction d’avoir survécu à leur trentième anniversaire, en dépit des drogues et des autres pièges tendus à leur génération ; l’unique hiatus de leur vie commune (du moins à sa connaissance, se dit-il avec une soudaine amertume), datant d’avant leur mariage, lorsqu’un homme (de quatre ans leur aîné ! un vieillard de trente-sept ans) a entraîné Chloe dans une brève liaison qui l’a poussée à renouer à tout prix ses liens avec Jonathan. Puis leur mariage. La naissance des enfants, extra utero, comme l’exigent à présent même les femmes les plus conservatrices ; l’acceptation par Chloe de la maternité et de ses obligations, revenues au goût du jour. Sa réaction extrême aux traitements destinés à encourager l’instinct maternel, qui l’a transformée en véritable tigresse interdisant à Jonathan de toucher Penelope ; le traumatisme du second enfant, auquel ils ont survécu, ainsi que leur couple, et leur intérêt l’un pour l’autre qui ne s’est jamais démenti jusqu’ici. Jonathan adore Chloe ; il la considère comme la femme la plus désirable de la planète, peut-être à cause du caractère orageux de leurs premières amours. Mais, ces dernières années, Chloe s’est internalisée. Même s’il est incapable de mettre le doigt sur ce qui cloche, Jonathan a remarqué chez elle une multitude de petits changements lui rappelant des expressions toutes faites comme elle s’adoucit avec l’âge, la passion cède la place à la sérénité, ou encore elle ne s’intéresse plus à rien. Son image le fixe sur la vitre, un visage étroit, un front haut, des cheveux noirs qui commencent à se clairsemer, accentuant l’étroitesse de son nez, la profondeur de ses orbites et le dessin de sa bouche, qui lui semble toujours un peu juvénile, un peu molle. Il ne pense pas avoir vieilli au point de perdre toute séduction, mais telle est pourtant son impression. Il se demande souvent si une opération transfo – minime, bien sûr ; ses employeurs et ses relations ne toléreraient rien de plus – ne raviverait pas l’intérêt de Chloe, à moins qu’ils ne décident de se livrer à quelques expériences extraconjugales. C’est fort courant, en particulier chez les femmes ayant renoncé à leur carrière pour élever leurs enfants. L’autobus ralentit et son siège se met à vibrer, lui signalant l’approche de son arrêt. Il attrape sa mallette et descend dans la nuit, grimaçant sous les assauts du vent. D’épais nuages se massent au-dessus du clocher et des toits des demeures voisines. La tour la plus proche se trouve à cinq kilomètres au sud-ouest, de l’autre côté de l’Artère 5 ; il l’aperçoit qui pointe à travers les nuages, ses filets bleus et ses balises rouges évoquant des yeux dans les ténèbres. Son manteau enfle telle une voile tandis qu’il gravit le plan incliné conduisant à l’entrée principale. Saint-Mark, qui n’a pas été rénovée depuis la fin du XXe siècle, a l’air un peu sombre, un peu vétuste, mais elle a conservé sa dignité et son caractère traditionnel ; l’endroit idéal pour la réunion mensuelle des Stoïques. On vient ici pour se montrer et se barber en société, et Jonathan traîne toujours un peu les pieds. Chloe semble encore plus raide que lui quand elle fait acte de présence ; peut-être parce qu’elle nourrit un secret ressentiment, parce qu’elle s’imagine surfant sur les vagues commerciales du Corridor… Risible. Ça fait des années que Jonathan n’a pas reçu une promotion notable. Depuis la pause économique de 2049, la majorité des merduches font du surplace, même les cadres supérieurs. Une fois au vestiaire, il tend son manteau à une Fille de l’Église, ronde, grise et souriante, puis, les mains dans les poches, se dirige vers la nef. Les immenses vitraux, recouverts d’une couche de peinture phosphorescente, inondent les lieux d’une lueur d’océan étrangement apaisante. Jonathan s’avance vers le centre de l’édifice, où trônent les fonts baptismaux, coque de granite sur piédestal de pierre. Par-delà le transept règne une pénombre déserte, les Stoïques préférant se rassembler dans les allées et près des fonts baptismaux. Il aperçoit quelques têtes connues, des recrues de fraîche date de dix ans plus jeunes que lui, puis la crinière grise de Marcus Reilly, son parrain. Marcus n’a pas grand-chose à lui dire ces temps-ci ; ses centres d’intérêt sont fort éloignés de la spécialité de Jonathan, à savoir la conception et la distribution alimentaires. Si sa mémoire ne lui fait pas défaut, son parrain est en train d’accroître son capital déjà considérable grâce aux mines de l’Utah et aux industries déclinantes de l’Idaho vert. Mais Marcus l’aperçoit, le salue et lui sourit. Il lui fait comprendre qu’il va le rejoindre le plus tôt possible. Jonathan croise les bras et attend. Marcus est l’une des rares personnes capables de le faire transpirer et de le contraindre à adopter une attitude passive. — Jonathan ! Comment ça va ? La main tendue, Marcus sinue entre les bancs pour se diriger vers lui. Lorsqu’ils se serrent la main, Marcus courbe ses doigts vers le haut, Jonathan fléchit les siens vers le bas. Un large sourire aux lèvres, Marcus accentue son étreinte. — Comment va Chloe ? Et comment vont les enfants ? — Très bien. Et Beate ? — Elle est im-pos-sible. Elle ne supporte plus ma présence. Elle passe ses journées à spéculer sur la chimie et à foutre le bordel dans le marché. Mais elle s’amuse comme une folle. Et vous, mon cher Jonathan, toujours gelé ? Jonathan acquiesce à contrecœur. Marcus est comme d’habitude très bien informé. — Aucun signe de dégel ? — Pas pour l’instant. Les cadres sont du mauvais côté de la barrière de l’emploi. — Je ne le sais que trop. Pour être franc, c’est grâce à Beate que notre compte bancaire est en bonne santé. Elle y fait la pluie et le beau temps… surtout le beau temps. Le beau fixe, même. Le problème, c’est que ça lui donne des envies d’indépendance. Elle pense ne plus avoir besoin de moi. Mais ça va changer. Je pourrais vous parler après ? — Bien sûr, dit Jonathan. Quand un parrain rencontre son filleul, c’est en principe sur un pied d’égalité, mais Jonathan sent la sueur inonder ses aisselles. Il suffirait à Marcus de pianoter sur son combiné pour altérer le statut de Jonathan dans le Corridor… Patria potestas. Marcus n’a jamais fait une chose pareille, bien entendu. Si Jonathan envisage une telle possibilité, c’est peut-être à cause de son angoisse diffuse. Quand ça ne va plus à la maison, c'est tout l’univers qui bascule. D’un autre côté, qu’est-ce qui ne va plus à la maison ? — Formidable ! dit Marcus. Que savez-vous de ce Torino ? — Rien, monsieur. — Il paraît que c’est Luke qui a eu l’idée de l’inviter. Il veut nous secouer avec quelques grandes idées. — Ça a l’air intéressant, commente Jonathan. Chao Luke, à qui sa robe noire de Stoïque donne des allures de moine, s’affaire à préparer l’estrade près des fonts baptismaux. À ses côtés patiente un petit homme au visage de farfadet, vêtu d’un sweat-shirt et d’un pantalon de toile de style années 90. Ce doit être Torino. Sa conférence – Jonathan consulte son combiné – s’intitule « L’Autopoïèse et le Grand Dessein ». Il parcourt du regard le transept et la nef. Des techniciens installent leur équipement près des murs : petits projecteurs conçus pour envoyer des images au-dessus de l’assemblée, écrans réflecteurs pour capter les visuels plus importants. Comme il est de règle chez les Stoïques, l’appareillage est d’époque XXe siècle : pas de prises, pas de liaison fib intercombinés, pas d’immersion dans le dataflot – l’esprit de communauté passe avant tout. Chao monte sur l’estrade et prie les Stoïques de s’asseoir. Il contemple en souriant les hommes et les femmes qui prennent place sur les bancs. — Je déclare ouverte la réunion mensuelle des Stoïques, section de Seattle. Jonathan s’assied sur le bois dur. Apparemment, les Églises ne croient pas au confort – il n’a rien contre cet ascétisme typiquement américain, ce qui ne l’empêche pas d’avoir mal aux fesses après chaque réunion. Il jette de fréquents coups d’œil à Torino pendant que l’on règle les affaires courantes. Le conférencier garde les yeux fixés sur le dôme. Visage enfantin, petite tête, cheveux noirs ébouriffés. Torino. Torino. Jonathan se demande s’il s’agit du Torino auquel ses travaux sur les communautés bactériennes ont valu une petite célébrité dans les milieux scientifiques. Il n’a pas le temps de suivre tout ce que transmettent les fibs, mais son intérêt est éveillé. Quel effet ça fait d’être célèbre – même modestement célèbre ? Quel effet ça fait d’avoir un public suspendu à ses lèvres ? Son sentiment de faiblesse et d’infériorité se rappelle à son souvenir, comme si une araignée s’était nichée dans son slip. Jonathan regrette que Chloe se soit montrée si froide tout à l’heure – un peu de chaleur l’aurait aidé à tenir tête à Marcus. Torino va prendre la parole. Chao le présente – il se prénomme Jerome –, puis s’éclipse. Le petit homme agrippe son pupitre des deux mains, et le micro s’ajuste à sa taille, se dressant tel un serpent d’acier. Il s’éclaircit la gorge. — Le vent est glacial ce soir. Sale temps pour un conférencier. Jonathan se fend d’un sourire poli, ainsi que la majorité de ceux qui l’entourent. Plutôt faiblard comme entrée en matière. Cette célébrité si mal fagotée lui inspire des sentiments mitigés. — Ce soir, déclare Torino, j’espère soulever quelques voiles et dissiper quelques erreurs de conception qui hantent notre culture, notre philosophie et notre politique. Il lève les bras comme pour étreindre le public, ou plutôt l’église. Ses yeux étincelants sont proches l’un de l’autre. « S’il était barbu, il ressemblerait à un petit singe », se dit Jonathan. — Je serai assisté dans cette tâche par… ce qu’on appelait jadis les médias. De nos jours, tout est média, de sorte que ce mot n’est plus usité – un peu comme si on parlait de chaleur au cœur du soleil. Votre règlement m’oblige malheureusement à renoncer à certains des effets les plus sophistiqués qui, d’ordinaire, soulignent mon propos. Il s’éclaircit la gorge une nouvelle fois. Jonathan s’attend à s’ennuyer ferme. Il s’agite sur son siège. Sa voisine, séparée de lui par une cinquantaine de centimètres, lui jette un regard sévère. Il se sent dans la peau d’un petit garçon qui vient de se faire gronder. — Nous commencerons par des mots, et rien que des mots. Imaginez que vous vous trouvez dans une bibliothèque et que vous avancez entre des travées de livres. Disons par exemple que vous êtes à la Bibliothèque du Congrès, protégé par un scaphe, et que vous traversez ces salles emplies d’hélium qui abritent plusieurs milliards de publications, de périodiques, de livres, de cubes… Jonathan attend le visuel avec impatience. Ses pensées reviennent à Chloe. Je me sens si faible sans son soutien. Pourquoi ne me donne-t-elle pas son soutien indéfectible, son //ENTIÈRE ATTENTION !//, non, ce serait trop demander, mais pourquoi me donne-t-elle l’impression que je n’ai aucune valeur à ses yeux ? — Chacun de ces livres débute bien entendu par un acte sexuel. Ces termes antiques vous offensent ? En ce cas, utilisez des euphémismes. Des hommes et des femmes qui se retrouvent… Seigneur, est-ce que tout est sexe ? Jonathan s’agite à nouveau, et sa voisine lui décoche un nouveau regard, irritée par sa réaction infantile à la crudité du conférencier. Mais non, il n’en est rien ; il ne fait qu’imaginer cette irritation. Il se concentre sur Torino. D’accord, donc tout commence au lit. — … et échangent des idées. Rires soulagés dans l’assistance. Sourire de Torino. — Le sexe est souvent confondu avec la reproduction. Mais les bactéries se livrent à l’acte sexuel parce que ce plaisir est pour elles d’une nécessité vitale – c’est leur façon de se rendre dans leur bibliothèque commune, de consulter leur livre de recettes commun. Elles plongent dans des océans de recettes, des petits bouts d’ADN qu’on appelle les plasmides. Lorsqu’elles absorbent un plasmide, elles ne se reproduisent pas automatiquement, mais elles échangent du matériau génétique, et c’est ce que les bactériologistes appellent le sexe. Contrairement à ce qui se passe chez nous, ce type d’acte sexuel – ce type d’échange – peut se produire entre des bactéries totalement différentes, ce que nous appelions jadis des espèces distinctes. Mais la notion d’espèce n’a aucun sens chez les bactéries. Nous savons à présent que les bactéries ne se divisent pas en espèces mais en communautés évanescentes que nous avons baptisées des microgènes ou, plus récemment, des écobactères. » Les plasmides contiennent des informations utiles à la survie, des méthodes pour résister aux antibiotiques, pour affronter des phages dont le but est l’éradication d’une communauté. » Au commencement, ceci était le sexe bactérien. Le sexe était initialement une visite à la grande bibliothèque. J’appelle cela le datasexe. Aucune bactérie ne peut survivre sans garder le contact avec ses collègues, avec ses pairs. Cela posé, quelle différence y a-t-il entre les bactéries et nous ? » Elle est minime. Vous avez adhéré à ce groupe, vous vous adressez des saluts, vous participez à des réunions, vous vous donnez parfois des recettes. Il nous arrive parfois – et je ne parle pas nécessairement des membres de ce club – de nous rassembler, de nous unir, d’échanger du matériau génétique, pour assouvir une envie ou pour jouer avec la biologie, ou parfois quand nous sommes poussés par la nécessité de la reproduction. » Depuis l’ère des bactéries, rares sont les organismes supérieurs à se reproduire par d’autres moyens que le sexe. Nous sommes moins nombreux que les bactéries, qui peuvent se permettre de faire des erreurs par millions, de sorte que nous effectuons un tri particulièrement soigneux entre les informations susceptibles d’intégrer notre corps. Nous devons nous renseigner sur nos partenaires potentiels, nous assurer que leur bibliothèque génétique nous garantira des rejetons de qualité ; pour ce faire, nous nous fions à leur allure et à leurs actes, et nous initions le processus classique de la parade nuptiale. » Chacun des livres contenus dans la Bibliothèque du Congrès a débuté par un acte sexuel accompli à des fins de reproduction, celui qui a permis à son auteur de naître et de prendre la plume. Ce livre se comporte à présent comme un plasmide, qui pénètre votre esprit afin d’altérer votre mémoire, que j’appelle le con-templet – le templet du comportement via la cognition. Le média n’est autre que le langage, bien entendu. Le sexe est langage, le langage est sexe, quelle que soit sa forme. Quant aux résultats ultimes, ce sont des altérations de l’anatomie et du comportement – ainsi parfois que la reproduction. Jonathan se demande pourquoi diable Chao a invité cet homme à s’adresser aux Stoïques. En général, les conférences portent sur l’économie, la politique, l’activisme dans les communautés du Corridor – plus rarement sur la science ou les affaires internationales. Tout ça est bien trop abstrus. — Commençons donc là où le sexe a commencé, c’est-à-dire avec les bactéries. Comment fonctionne leur mémoire ? Prises individuellement, elles ont un comportement plutôt basique. Le transept s’emplit soudain d’un torrent de bactéries grouillant au-dessus de l’assemblée. Jonathan sursaute, ainsi que sa voisine. Ils échangent un sourire penaud. Il tente de se rappeler son nom – Henrietta, Rhetta, quelque chose comme ça. Elle travaille dans la conception économique. Jonathan se félicite de sa bonne mémoire. Le torrent de bactéries bleues et vertes se transforme en flot continu. Des individus se touchent, s’envoient des vrilles, se rassemblent, lâchent des plasmides ainsi que diverses molécules conçues pour les informer sur leur environnement – le visuel les désigne par le nom de « piquiers » ; des sortes de soldats. Ces molécules, explique Torino, sont les précurseurs des transmetteurs neuraux du cerveau humain… — Les bactéries n’ont pas de foyer, elles ne connaissent pas le repos, et leur existence est éphémère. Mais elles disposent d’une sorte de mémoire communautaire – pas seulement leur patrimoine génétique, mais l’ensemble des connaissances acquises par la communauté. Un peu comme ce qui se passe chez nous. Résultat : elles s’adaptent très rapidement chaque fois qu’une menace pèse sur leur communauté, et en outre, comme si elles avaient conscience de l’importance de l’écosystème global, elles communiquent leurs recettes aux autres types, aux autres microgènes. » Cela fait seulement un demi-siècle que nous étudions ces microgènes, et nous avons catalogué toutes les façons qu’ils ont de partager leurs expériences. Ils ne diffèrent guère des humains, du moins en ce qui concerne les mathématiques des échanges en réseau. De la base au sommet, la mécanique du réseau – l’autopoïèse, le comportement des systèmes auto-organisés – a nombre de caractéristiques communes. Par conséquent… » Qu’est-ce qui nous rend exceptionnels ? Nous sommes des animaux sociaux et, tout comme les bactéries, nous partageons les informations au niveau communautaire. Nous appelons ceci l’éducation, la culture étant le résultat. La forme de notre société découle du langage oral et écrit, du langage des signes, soit le niveau immédiatement supérieur à celui du langage moléculaire. Certains affirment qu’il existe un niveau intermédiaire, celui du comportement instinctif, mais je pense qu’il ne s’agit que d’une autre forme de langage des signes. » Dès l’Antiquité, la culture a été un facteur de survie au même titre que la biologie, et de nos jours la culture a pris pour prémisses la biologie. Le langage des signes inhérent à la science et aux mathématiques a coopté le pouvoir du langage moléculaire. Nous avons commencé par les molécules et les instructions moléculaires, mais désormais les instructions exercent des effets récursifs sur elles-mêmes et nous gouvernons les molécules. » Nous sommes les premiers à avoir accompli cela – depuis les bactéries ! Jonathan s’aperçoit qu’il écoute Torino avec attention. Il n’y a rien d’autre à faire ; où veut-il en venir ? — Durant des siècles et des siècles, tandis que nous cherchions à comprendre notre nature et notre comportement, nous avons commis des erreurs fondamentales. Nous nous sommes efforcés d’isoler certaines caractéristiques afin de mieux les étudier, ou d’ordonner nos caractéristiques en fonction de leur importance. Qu’est-ce qui est le plus fondamental ? La nature ou la culture ? (Gloussement.) Qui est apparu le premier ? L’œuf ou la poule ? Il faut se débarrasser de cette question, ainsi que de la philosophie erronée qui en découle, et repartir de zéro. » Ces erreurs de jugement fleurissent encore aujourd’hui dans l’éducation de masse et dans la LitVid – et en particulier dans cette fange culturelle qu’on appelle le Yox –, ce qui prouve que le savoir humain, tout comme l’ADN humain, transporte sa part d’immondices aussi démodées qu’inutiles. Nous nous abstenons de tout élagage un tant soit peu radical, car nous pensons avoir encore besoin de telle donnée inutile, de telle instruction obsolète, de telle attitude dépassée. En d’autres termes, ni nos cerveaux ni nos gènes ne connaissent la vérité. Nous sommes encore au cœur d’une expérience dont nous ne pouvons ni comprendre les limites ni connaître les résultats. Nos erreurs sont pour nous une sorte de filet de protection qui ralentit notre avance. Jonathan a l’impression que le flot de microbes commence à l’hypnotiser. Soudain, le visuel disparaît. — Élargissons un peu le débat, reprend Torino. Débarrassons-nous d’une autre erreur. Pouvons-nous distinguer l’activité humaine, culturelle ou biologique, de l’activité bactérienne ? Sommes-nous un phénomène d’ordre supérieur ? La voisine de Jonathan – Rhetta ou Henrietta – acquiesce. Il a l’impression que le public va perdre l’une de ses illusions et, entrant dans le jeu, secoue la tête. En outre, il n’a pas entièrement oublié ses cours de biologie au lycée. — L’évolution est une forme de pensée, une série d’hypothèses destinées à résoudre les problèmes posés par un environnement instable. Les bactéries opèrent de la même façon qu’une gigantesque communauté, échangeant des recettes plutôt que d’évoluer, se livrant simultanément à la coopération et à la compétition. Nous sommes constitués par des alliances de cellules qui résultent elles-mêmes d’antiques alliances passées entre différentes sortes de bactéries. En fait, nous sommes assimilables à des colonies de colonies de bactéries ayant appris quantité d’astuces, en particulier la coopération servile. Une maison de brique peut-elle se croire supérieure à un grain de sable ? Une montagne à un caillou ? La nef s’emplit cette fois-ci de diagrammes mouvants et d’épisodes dramatiques de l’évolution – une succession rapide de royaumes, de phyla, d’ordres en formation. Jonathan est intrigué par la création de la première cellule complexe dotée d’un noyau – une immense usine comparée à une bactérie. Des appareils bactériens, des fragments de bactéries, voire des individus entiers, sublimés et subordonnés, qui évoluent durant des milliards d’années pour aboutir à cette nouvelle étape. — Grâce à la technologie, nous avons aujourd’hui une maîtrise totale du domaine jadis réservé aux bactéries. Dans un sens, la nanotechnologie représente le produit du pillage du royaume moléculaire, du domaine cellulaire et bactérien, grâce auquel nous accomplissons nos impératifs culturels. La Terre est devenue une gigantesque cellule, complexe, pas encore unifiée mais potentiellement fertile quoique célibataire. » Et maintenant – nous revenons au sexe –, le moment est venu d’aller voir ailleurs et de passer à la reproduction. » Malheureusement, l’espace est fort vaste, et nous n’avons encore reçu aucun paquet de données provenant d’une autre cellule planétaire. Nous sommes pareils à une bactérie flottant dans l’océan primordial, espérant rencontrer ses semblables ou trouver une recette lui permettant de passer à l’étape suivante. Le transept et la nef s’emplissent de l’immensité nocturne, qu’éclairent des troupeaux d’étoiles muettes. L’espace d’un instant, Jonathan s’abîme dans la contemplation de cet extraordinaire spectacle. — Nous envoyons nos astronefs entre les planètes, entre les étoiles, porteurs de nos petites recettes, de nos petits indices, tels des plasmides pleins d’espoir. Nous avons trouvé d’autres mondes vivants, mais aucun qui soit aussi complexe que la Terre, aucun qui se soit hissé au-dessus du niveau du langage moléculaire. Nous savons qu’il y a des milliards de mondes dans l’univers, des centaines de millions de planètes semblables à la Terre dans notre galaxie… » Nous sommes patients. » En attendant, tant que nous n’aurons pas trouvé cette autre communauté à laquelle il nous faudra nous adapter, nous intégrer, ce vaste réseau d’autopoïèse dans lequel nous deviendrons un nœud, nous nous efforçons de nous améliorer. Nous cherchons à nous hisser à la force du poignet, pour ainsi dire, vers d’autres niveaux d’efficacité et de compréhension. » La culture du dataflot a un impératif : renoncer aux antiques erreurs – poursuivre les recherches destinées à nous donner de nouvelles informations, affiner l’éducation et la thérapie afin d’améliorer notre esprit, nous extraire des antiques cycles de prédation et de maladie afin d’améliorer notre corps, car ces cycles ne parviennent plus à élaguer l’arbre de l’humanité. Nous espérons unifier les cultures humaines pour mettre un terme à nos luttes intestines, travailler ensemble pour atteindre des buts plus élevés. Bref, nous suivons l’équivalent d’une thérapie à l’échelon historique et politique. » La séparation n’est qu’une illusion commode, la compétition ne sert qu’à faire tourner les machines du sexe. Nos conventions sociales façonnent notre culture, tout comme la paroi d’une cellule retient le protoplasme ; mais nous approchons d’une ère où l’éducation aura triomphé des conventions, où la logique et la connaissance auront remplacé nos automatismes. Le siècle où nous vivons est une époque de conflits opposant nos antiques erreurs, nos antiques mentalités aux découvertes que nous faisons sur nous-mêmes. Nous n’avons pas de père au plus haut des cieux, ou du moins aucun qui soit disposé à dialoguer avec nous. La voisine de Jonathan plisse le front et secoue la tête. Les Stoïques ont tendance à rester à l’écart du déisme et de l’athéisme. Il constate avec soulagement que Torino se prépare à conclure. — Mais ce que nous avons appris jusqu’ici recèle une promesse – une promesse qui peut être partagée entre toutes les cultures, à condition d’admettre le caractère essentiel du changement et du pluralisme. » Si nous pensons tous la même chose, si nous devenons une masse terne et uniforme, nous sommes condamnés à la flétrissure et à la mort, et le grand processus connaîtra alors son terme. L’uniformité, c’est la mort, en économie tout comme en biologie. La diversité dans la communication, dans la coopération, c’est la vie. Si nous ignorons ces leçons fondamentales apprises des bactéries, nos ancêtres et nous-mêmes aurons œuvré pour rien. Il hoche la tête et le projecteur s’éteint. L’obscurité règne à nouveau dans l’église. On entend quelques applaudissements polis. Torino est peut-être célèbre, mais il n’a pas convaincu son public. Jonathan est pris d’une compassion perverse pour cet homme aux allures de hibou qui fixe ses auditeurs, dont certains quittent déjà leur siège. Derrière Jonathan, un sexagénaire dont il ne connaît pas le nom – mais dont le visage lui est familier – pousse un grognement, se fend d’un sourire amusé et secoue la tête. — La science est donc l’art de nous faire penser que nous sommes des germes, dit-il. Mon Dieu, je suis venu exprès de Tacoma pour entendre ces billevesées ? J’espère que, la prochaine fois, Chao nous proposera un menu un peu plus nourrissant. Jonathan décide de s’abstenir d’aller bavarder avec Torino. Inutile de se distinguer avant une rencontre avec Marcus. Mais celui-ci apparaît soudain près de lui, le fixe d’un air entendu. — Pas mal, dit-il. Jonathan sourit et acquiesce, un peu déconcerté ; il pensait que Marcus Reilly serait agacé par la philosophie de Torino. Marcus le plante là et va serrer la main du conférencier. Celui-ci semble soulagé que quelqu’un l’ait écouté. Jonathan arrive à temps pour entendre : — … et c’est pour ça que j’ai dit à Chao de vous inviter. Nous avons besoin qu’on nous secoue un peu les neurones. Les Stoïques sont parfois un brin trop coincés. Vous nous avez ouvert quelques-unes de vos fenêtres. Merci, Mr. Torino. — Je vous en prie. Chao opine en souriant. Jonathan regrette de n’avoir pas écouté la conférence avec plus d’attention. Le regard de Torino croise le sien. Il ne trouve rien à lui dire. Marcus semble surpris de voir qu’il les a rejoints. — Ah ! vous voilà, dit-il, l’air soudain sérieux. Vous avez le temps de discuter un peu ? — Oui, dit Jonathan. — Bien. Allons boire un café aux Treize Pièces. Nous prenons ma voiture. J’espère qu’elle est encore là – elle se conduit bizarrement ces temps-ci… comme s’il lui était poussé un esprit. Jonathan s’esclaffe, Marcus sourit, et ils prennent congé des Stoïques et sortent de l’édifice. Jonathan est plus détendu ; Marcus semble si positif ! Peut-être va-t-il lui proposer un changement ; cela pourrait remonter le moral de Chloe, l’encourager à le respecter, à l’aimer davantage. Jonathan sursaute en voyant un éclair bleu-vert déchirer les nuages au-dessus de la cathédrale. Puis c’est un éclair orange qui le ponctue au sud. Le vent souffle ; il fait plus chaud. 16 / Si Yvonne a pris sa décision, Giffey ne sait plus très bien ce qu’il veut. Le repas est terminé, il en est à son troisième bourbon, elle à sa quatrième bière, et elle lui raconte son éducation à Billings et son déménagement à Moscow. Si Giffey garde le silence sur sa propre éducation, c’est parce que celle-ci ne regarde que lui ; elle est à l’origine de son être, en particulier de sa colère. Il est inutile de montrer celle-ci à Yvonne ; elle est trop jeune, trop transparente pour lui nuire. Quoi qu’il en soit, elle a décidé de faire l’amour avec Giffey mais se garde bien de lui donner un quelconque encouragement, préférant lui laisser l’initiative. Giffey déteste cette lâcheté des femmes devant leurs désirs. Elles se retranchent dans une forteresse afin d’éviter le ridicule si les choses tournent mal. Il se montre cependant agréable avec elle, fait son petit numéro de macho, refoule son agacement pour ne pas l’effaroucher, attendant d’avoir effectué ses propres calculs – zéro ou un ? partir ou rester ? Il contemple le visage d’Yvonne, éclairé par la lueur tamisée d’une lanterne, dont la flamme factice est d’un orange terne. Elle a une peau douce et pâle, dénuée d’imperfections, un nez qui lui donne envie d’y frotter le sien, des mâchoires un peu lourdes mais des lèvres adorables, en particulier quand elle cesse de parler pour lui jeter un regard plein de promesses, lui laissant entrevoir de petites dents blanches. Et puis il tient à vérifier que ses seins sont aussi ronds qu’il le pense et, bien que ses mollets soient un peu trop maigres et sa taille un peu trop fine à son goût, il espère que l’ensemble formé par ses cuisses et son pubis dessinera un triskel de beauté, qu’elle n’aura pas touché à sa toison, sauf pour l’épiler sur les bords au cas où Bill déciderait de l’emmener à la plage (ce qui semble peu probable). Toutes ces pensées résonnent comme un bruit de fond dans son esprit quand il demande l’addition. C’est lui qui paie. Elle ne proteste pas. — J’ai dû vous saouler de paroles, dit-elle comme ils se dirigent vers la sortie. Une fois dehors, ils restent immobiles un instant, et Giffey décide de passer à l’action. Il espère ne pas être trop rouillé, car ça fait bien un an et demi qu’il n’a pas joué à ce jeu-là. — Merci de m’avoir tenu compagnie…, dit-il. (Un temps.) J’aime bien le son de votre voix. Ça fait un bail que je n’en avais pas entendu d’aussi jolie. — Merci, Jack. Ils se font face. La température est glaciale et les réverbères projettent des ombres gigantesques. Il distingue à peine son visage et la tension commence à lui nouer les mâchoires. — Vous me faites beaucoup d’effet, Yvonne. Plutôt faiblard, mais elle n’est pas d’humeur à critiquer. — Eh bien, vous savez écouter les gens et vous n’êtes pas un vieillard. Giffey tend la main et lui caresse le bras. Le col de fourrure dessine de nouveau un halo noir autour de sa tête, qui apparaît comme une cible dont le centre serait l’ovale de son visage. Son si joli visage. Bon sang, il s’est raconté des craques. Tous ses doutes n’étaient que des leurres. S’il désire cette femme, s’il en a besoin, c’est parce qu’il a peur d’affronter l’Omphalos dans les jours à venir. Sans doute ne lui reste-t-il plus beaucoup de temps. Il peut dire adieu aux bons repas, à l’alcool, aux paysages et aux ciels ; et adieu aux yeux, aux nez, aux seins et aux hanches. Il n’en a rien à foutre de Bill, qui ne traite pas cette femme comme elle le mérite, qui passe son temps à se branler avec ses potes en matant des putes indiennes ou thaïlandaises. — J’ai besoin de toi, dit-il à voix basse. J’aimerais que tu connaisses un homme qui vaut mieux que les autres. — Oh ! (Elle a l’air un peu nerveuse. Le dernier à lui avoir sorti ce boniment était probablement ce branleur de Bill.) Je ne déteste pas les hommes, pas du tout. Ne vous méprenez pas. Mais vous n’êtes pas comme les autres. Vous savez écouter. Je… Elle est repartie à bavasser. Giffey l’agrippe par le bras et l’attire contre lui, jaugeant à sa résistance instinctive la quantité de persuasion qu’il lui reste à déployer. Celle-ci est minime. Il vise l’ovale pâle au centre du halo noir et l’embrasse. Leur baiser est plutôt tendre, puis elle entrouvre les lèvres et lui offre sa langue. Giffey n’aime guère les baisers à pleine bouche, mais il se laisse faire, puis attaque les zones qui ont sa préférence, les yeux et le nez. Elle s’accroche à lui de toutes ses forces, succombant à ses appétits. Elle a cessé toute résistance, mais ils sont encore habillés, ils se trouvent encore dans un lieu public. — Allons-y, dit Giffey. — D’accord. — Dans ma chambre. Il fait trop froid pour se déshabiller en pleine rue. — Ouais. Yvonne éclate de rire, un rire franc, presque masculin, parfait. Elle a fini ses calculs, et la réponse est un. AFFLUENT Résultat recherche LitVid (Données GRATUITES conformément au souhait de l’auteur) : Chronique texte d’Alexis de Tocqueville II (pseudonyme ?), 25 mars 2049. La masse croissante des désAffectés d’Amérique mérite notre attention. Comment les décrire de façon succincte ? Ce sont des êtres découragés, exclus des cultures auxquelles les destinaient leur intelligence et leur personnalité, ces cultures de conservatisme spirituel et d’intolérance bornée qui ne cessent de démontrer leur misère et leur incapacité politiques – ils ne prennent plus la peine de voter. Ils ne participent que rarement à l’économie du dataflot. Comme ils refusent de tirer parti des structures éducatives, qu’ils considèrent comme corruptrices, ils n’ont d’autre choix que de rejoindre la masse croissante des Nouveaux Chômeurs. Ils restent donc passifs, se gavent de shows Yox hautement « moraux » conçus à leur seule intention, gaspillant leurs maigres ressources au profit d’une industrie du show-biz pour qui la qualité n’est qu’une question d’audience. Et ils revivent la grande époque de l’élitisme et de l’intolérance, quand ils ne se plongent pas dans des rêves de domination et de solidarité ouvrières. Tels des enfants gâtés, ils font don de leur cœur et de leur esprit à des démagogues. Ils sont déjà morts, mais ils sont encore dangereux. 17 / Alice ordonne à la limousine de la déposer à trois blocs de chez elle. Elle suffoque dans le luxe artificiel de cet habitacle. Ses yeux s’emplissent de larmes. Elle se sent insultée, flouée et, pour la première fois depuis des années, souillée. Son esprit est un maelström de honte où bouillonne l’écume de la haine et des mauvais souvenirs. Elle marche dans la rue déserte, se guidant aux balises du trottoir. Un vent tiédasse se glisse entre les immeubles et les rares maisons, des éclairs zèbrent les nuages par intermittence. Elle ne veut pas être protégée. Elle sent la puissance du vent et des nuages, frissonne en contemplant les flashes bleus et orange, recouvre peu à peu sa fierté, reconstitue son armure. Mais elle pleure à nouveau devant sa porte. Elle frémit en revoyant l’homme sans visage tenter de l’arracher à ses protections, tel un cruel ramasseur de coquillages détachant une moule d’un rocher. — Pourquoi voulait-il savoir des choses sur moi ? marmonne-t-elle. Quelle ordure ! Quel monstre ! Elle reste une demi-heure sous la douche, alternant les jets réguliers et la brumisation sonique. Tout juste si elle ne tente pas de s’arracher la peau comme un serpent sur le point de muer. Elle se palpe l’entrejambe, regrettant de ne pas pouvoir se défaire de ses entrailles, de tout ce qu’ont touché la chair et la semence du monstre sans visage. Jamais un homme ne lui a inspiré une telle révulsion et, dans un recoin de son esprit, elle s’inquiète de l’intensité de ses sentiments. Ce n’était que du sexe, ça ne se reproduira pas et il n’a rien obtenu de spécial ; il ne m’a même rien demandé de spécial. Il s’en foutait. Il voulait seulement me poser des questions. Alice sent sa colère s’estomper, vaincue par la fatigue. Elle n’a qu’une envie en tête : ramper dans son lit et dormir, dormir d’un sommeil profond, sans même prendre la peine de brancher la vid pré-onirique d’enfant qu’elle utilise souvent. Dormir, dormir, seulement dormir. Puis elle revoit cette horrible absence de visage. Son souffle s’accélère, elle gémit. Elle se lève, enfile son peignoir de soie, se rend dans le salon, cette pièce Spartiate où elle ne met presque jamais les pieds. Elle regrette de ne pas avoir des tableaux plein les murs, un chien ou un ami à qui parler ; jusqu’ici, semble-t-il, ce sont ses amis qui ont eu besoin d’elle plutôt que le contraire. Sur une étagère se trouvent quelques objets qui la réconfortent : un ridicule caniche en céramique rose qui appartenait à sa grand-mère ; un antique coupe-chou que son père lui a donné durant son adolescence, quand il a appris qu’elle faisait des persos (« pour te protéger, lui a-t-il dit, car, même si je suis dégoûté par ce que tu fais, je n’ai toujours pas envie de te perdre »), et qu’elle n’a jamais porté sur elle ; une bombe miniature de parfum floral ; une photo de ses parents et de son frère. Ça fait plusieurs mois qu’elle n’a pas pensé à ce dernier. Elle attrape la photo et la contemple. Cari a onze ans, elle en a neuf. Il n’a jamais su ce qu’il devait penser de sa sœur. Il ne s’est jamais écarté du droit chemin. Il s’est engagé dans les Marines pour participer à une expédition lunaire en vue d’une colonisation, et il est mort il y a cinq ans suite à une dépressurisation soudaine. Elle remet la photo à sa place. Cinq hommes ont souhaité l’épouser. Elle voudrait bien pouvoir le dire à Cari ; ce n’est pas par manque d’intérêt qu’elle a échoué côté mariage. Elle n’a jamais considéré celui-ci comme nécessaire, elle n’aimait pas assez les cinq hommes qui le lui ont proposé, à l’exception d’un seul… Alice refuse de penser à lui. Pas après avoir enduré ce qu’elle a enduré avec l’homme sans visage. Mais ça serait chouette d’avoir quelqu’un comme lui à la maison ; d’un autre côté, s’il vivait avec elle, jamais elle n’aurait accepté un perso. En fin de compte, Alice rend les armes et s’assied en face du théâtre de la salle de séjour. Elle lance un ordre à l’appareil et attend que les projecteurs s’orientent vers ses yeux. Elle se retrouve bientôt dans une petite bulle d’accueil proposant des choix variés. Elle opte pour une vid linéaire débile, un sitcom familial. — Quelle heure est-il ? Les chiffres 23:31 se superposent en rouge vif sur les visages des personnages. Ceux-ci demeurent dans une krète et doivent affronter un nouveau gendre non-thérapié qui répare des moteurs à explosion pour des courses de voitures illégales. Il est plutôt mignon, plutôt costaud, plutôt canaille, et ses répliques drôles, excentriques et pleines de sagesse révèlent la stupidité foncière de sa belle-famille thérapiée. Un insert apprend à Alice qu’elle peut choisir l’option karaoké pour la modique somme de dix dollars. « Vivez et jouez toute la saga ! Soyez Amanda ; votre compagnon interprétera Baxter ! Vous ne perdrez rien de l’histoire et vous en profiterez deux fois plus ; disponible en flot simple, en double mixte, en champ élargi avec contacts aléatoires sur toute la planète, ou en gonzo total ! Explorez le monde d’Amanda grâce au déroulement et à l’arrêt sur image ! » Le moniteur de l’appart émet un bip. Alice marque une pause sur la vid et demande qui est là. — C’est Twist, dit une petite voix. J’espère que tu ne dors pas. Alice coupe la transmission, paie son dû et va jusqu’à la porte. Twist se balance d’un pied sur l’autre, se mordille les phalanges. Ses genoux sont en face l’un de l’autre – portrait craché d’une gamine vulnérable. Elle entre, les cheveux tout ébouriffés, le visage chiffonné. Elle paraît à cran, au bout du rouleau. Soudain, Alice sent déferler en elle une vague de soulagement et d’affection. — Mon Dieu, dit-elle, tu as l’air encore plus remuée que moi. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? FLEUVES Certaines idées ne sont que des lubrifiants conçus pour que les gens à problèmes puissent glisser dans l’existence. Ce ne sont pas tout à fait des mensonges, mais elles sont fort insaisissables. À New Hope, Pennsylvanie, une congrégation baptiste oint ses nouveaux membres dans une fontaine de lumière vivante, guidée par des données codées provenant du Fleuve. En même temps que vous consommez le corps et le sang du Christ, vous dit-on, vous absorbez ses données dans votre structure. Cela fait du Christ un virus. Les mêmes de la communauté continuent d’évoluer, continuent de vivre. USA BLISTER-FAST SPIN 18 / Les Treize Pièces sont un restaurant ringard et démodé que fréquentait jadis le quatrième pouvoir. Le district où il se trouve, aujourd’hui complètement rénové, est un îlot de tradition et d’antiquité au sein d’un parc peuplé de buissons mouvants à la croissance autorégulée : il y a là des lions, des éléphants, des dinosaures, et même des astronefs et des planètes entourées d’anneaux. La tempête transforme ce parc en paysage de cauchemar, où les éclairs bleu-vert et orangés affrontent les balises lumineuses des allées. Confortablement assis dans un box étroit et pseudo-médiéval avec vue sur les jardins, Marcus sirote un single malt Lagavulin pendant que Jonathan boit un verre de sangiovese chilien. — Ne vous méprenez pas, Jonathan, j’aime bien les Stoïques, dit Marcus. Ce sont des philanthropes emplis d’esprit civique et de bonne volonté, une chose rare de nos jours. Ils m’ont apporté davantage de contacts fructueux que toutes mes autres relations réunies – à l’exception des amis de ma femme. Il plisse simultanément les yeux et les lèvres, arborant une étrange expression où se mêlent le chagrin et la résignation. Puis il porte à ses lèvres le petit bol de céramique plein de scotch. — Vieilli dans des fûts de sherry, commente-t-il. Seize ans d’âge, et il ronronne comme un tigre. Délicieux. — Vous vouliez les secouer un peu, souffle Jonathan dans l’espoir de le voir entrer dans le vif du sujet. — Exactement. Je m’attendais à ce que Torino bouscule un peu leurs habitudes. Résultat : néant. À peine si leur couche de poussière a frémi. Torino a raison, vous savez. L’hypothèse neurale est la bonne. C’est une description aussi pratique qu’utile du fonctionnement de la société. Au diable la nature ! Après tout, combien d’entre nous sont amenés à survivre dans la jungle ? Et celui qui parvient à en suivre le mécanisme peut… (nouvelle gorgée de whisky) s’élever au-dessus du lot. Survivre à tous les défis. — Il faut que j’étudie ça un peu plus à fond, je crois. Marcus fixe Jonathan d’un air grave. — Oui. Mais nous ne sommes pas ici pour parler de Torino… Si je vous ai invité, ce n’est pas pour que vous me regardiez boire un excellent scotch pendant que vous engloutissez du vin frelaté… Seigneur ! Un chianti du Chili… — Vous m’avez toujours orienté dans la bonne direction, Marcus. Alors, pourquoi sommes-nous ici ? — Votre vie est un peu stagnante ces temps-ci, pas vrai ? Jonathan acquiesce. — Vous êtes un homme élégant, intelligent et bien né. Vous avez un excellent pedigree – autant sur le plan mental que sur le plan génétique. Si la chance vous en était offerte, vous trouveriez sans problème une place parmi les dirigeants de la haute-krète. Jonathan se fend d’un petit sourire. — J’apprécie de pouvoir vivre sous la krète, Marcus. — Croyez-le ou non, je vous comprends – toutes ces conventions sociales, tous ces rituels… C’est un défi perpétuel que de rester dans la haute, d’affronter ceux qui se considèrent comme l’élite de l’Amérique. Comme ils sont suffisants ! Mais je me demande pourquoi ils sont si nombreux à virer Chronovores, hein ? Je veux dire, ils sont condamnés à revivre leur vie, à endurer sans cesse les mêmes défis, les mêmes exigences, les mêmes rituels, jusqu’à ce que le futur les ait rattrapés… Ce n’est pas ce que l’on appelle une situation idéale. Hein ? Jonathan ne voit pas où son interlocuteur veut en venir, mais il acquiesce une nouvelle fois. Pour les gens de sa classe, ceux de la haute-krète sont des êtres superficiels, en dépit de leur indéniable puissance politique et financière. Marcus fait partie de la classe X : il est aussi riche que ceux des krètes, mais il est indépendant sur le plan intellectuel – du moins, c’est l’impression qu’il a toujours donnée à Jonathan. Marcus jette un coup d’œil à sa vieille Rolex datant du XXe siècle, le comble de l’obsolescence. — Au fait, est-ce que Chloe sait où vous êtes ? Est-ce qu’elle sait que vous êtes avec moi ? — Je lui ai dit que je rentrerais tard. — Bien. Il faut toujours être bon avec les femmes. Il boit une nouvelle gorgée de scotch. Jonathan jette un coup d’œil à l’addition sur le combiné de Marcus : Lagavulin seize ans d’âge, deux cent cinquante dollars le verre. « Gloires transitoires », se dit-il. — Beate se fiche de savoir où je suis, tant que je ne suis pas fourré dans ses jambes, reprend Marcus. Bon sang, l’amour est un vieux cheval gris, pas vrai ? Jonathan sourit sans mordre à l’hameçon. — Voici ce que je voulais vous dire, Jonathan. Je vous ai recommandé à un groupe un peu ancien, un peu en dehors de l’orbite primaire, mais très prometteur. Votre CV est apparu lors d’une recherche et, comme nous nous connaissons, je l’ai sorti du lot. — Quelles sont les activités de ce groupe ? — Il demande avant tout la discrétion. (La voix de Marcus est ferme, il semble soudain avoir vieilli.) Il est difficile d’accomplir quelque chose de neuf, encore plus difficile de garder le secret sur ce qu’on accomplit, en particulier si on peut en retirer des avantages conséquents. Jonathan tente de donner à son rire une tonalité sophistiquée. — C’est une société secrète ? — Oui, dit Marcus avec le plus grand sérieux. On y entre par étapes et, quand on y est entré, on ne peut plus en sortir. Jonathan décide que la gravité s’impose. C’est à contrecœur qu’il étouffe un nouveau rire. Soit Marcus le mène en bateau, soit le scotch lui monte à la tête. — Comme je l’ai dit, les avantages à retirer sont conséquents. Le coût également. Jonathan, qui ne voit rien à répondre, continue de fixer Marcus d’un air concentré. — Mais vous faites un bon candidat, reprend Marcus en contemplant son bol. Vous êtes jeune et robuste, ce qui n’est pas le cas de tous les membres du groupe. Une sagesse comme la nôtre, dit-il en agitant l’index, est souvent le privilège de l’âge. Les jeunes n’ont pas les épaules assez solides pour supporter un tel fardeau. Jonathan est incapable de ne pas réagir à un discours aussi mélodramatique. Il éclate de rire et secoue la tête. — Bon sang, Marcus, vous me faites marcher, pas vrai ? Marcus lui répond par un sourire un peu triste, mais ses yeux restent vifs, perçants. Il n’est pas ivre et il ne plaisante pas. — Ce restaurant est fort vieux et je le connais comme ma poche. Personne n’oserait placer des micros dans ses murs, car les gens comme moi ont le bras long. Nous sommes en parfaite sécurité ici. — Vous voulez dire que ce n’est pas une blague ? — Pas le moins du monde. Soit vous me dites oui, ce qui signifie que vous me faites confiance, que vous êtes prêt à passer à l’étape suivante, soit vous me dites non, et vous ne parlez de cette conversation à personne, y compris Chloe. Et vous n’aurez pas droit à une seconde chance. La serveuse s’approche de leur table pour leur demander si tout va bien. Marcus répond par l’affirmative et commande un autre bol de Lagavulin. — C’est le règne de l’échec et de la stagnation, les règles sont en train de changer, reprend Marcus quand ils se retrouvent seuls. Voilà le sort qui vous attend. Grâce au Yox, les intérimaires et les désAffectés deviennent de plus en plus ignorants, de plus en plus agressifs, et les cadres moyens sont de plus en plus hors course. Le collectif est en place, on dirait une porcherie bien rodée, et ceux d’entre nous qui sont doués pour la gestion se retrouvent le cul dans la neige sans pelle pour se dégager. Ces putains de machines vont finir par nous remplacer, nous aussi. — Allons, Marcus, vous allez me casser le moral. Jonathan ne s’attendait pas à ce type de délire, mais il considère Marcus, repense à tout ce qu’il sait de cet homme, à l’influence qu’on lui prête dans les allées du pouvoir – assemblées, gouverneur, Conseil de la Bordure et Maison-Blanche de la Côte-sud… Difficile de voir en lui un vieux fou paranoïaque. — Ce n’est pas un sujet follement gai, poursuit Marcus sans se démonter. Notre société thérapiée souffre d’une abondance de béquilles. Elle est estropiée et corrompue. Mais l’inconnu nous terrifie. Les Stoïques… ils s’accrochent à la supériorité de classe et espèrent que Dieu finira par nettoyer les caniveaux, que l’eau pure se mettra à couler de nouveau. Ça ne se passera pas comme ça. Nous avons commis de graves erreurs en apprenant à danser, et la salle de bal est pleine de maladroits… Le discours de Marcus semble appris par cœur, et pourtant Jonathan ne peut s’empêcher de le trouver convaincant. Ce qui ne signifie pas qu’il s’avoue convaincu. — Je ne pense pas que la situation soit si grave, dit-il. Marcus baisse les yeux. La serveuse lui apporte son deuxième bol de whisky et demande à Jonathan s’il désire un peu plus de vin. — Un café, s’il vous plaît. — Modcaf, normal ou décaf ? — Normal. — Nous ne sommes pas si différents que ça, Jonathan, reprend Marcus. Quand j’avais votre âge, je croyais vivre dans le meilleur des mondes possibles, à quelques détails près. Beate m’aimait, je l’aimais, et nous construisions quelque chose ensemble. Mais c’était il y a vingt ans. Nous allions tout droit vers l’apothéose de Raphkind et ce qu’on a appelé le dernier hourra des super-conservateurs. Raphkind nous a tués. Il nous a fait chavirer. Qu’il pourrisse en enfer ! Et aujourd’hui, nous avons ces mollassons de Néo-Fédéralistes – appellation branchée désignant une mentalité uniquement soucieuse de finance et d’efficacité. Je suis des leurs. Et vous aussi, je le sais. Êtes-vous fier de votre credo ? — Dans certaines limites. Jonathan soupçonne en fait Marcus de marcher au rythme du parti au pouvoir, quel qu’il soit. — Alors, que vous réserve donc l’avenir ? Saviez-vous que les cadres âgés de quarante à cinquante ans sont deux fois plus atteints par les désordres thymiques que les employés intérimaires ? La société nous épuise. Nous nous épuisons nous-mêmes. Mais, si nous nous adressons aux thérapeutes, ils ajustent nos neurones et nos cellules nerveuses, ils nous injectent des moniteurs microscopiques censés équilibrer nos neurotransmetteurs et reconstruire nos centres de jugement. Nous sommes comme neufs, à les entendre. Mais vous savez ce qui se passe ? Nous perdons quelque chose… Les cadres thérapiés ne sont plus à la hauteur. Un homme heureux baisse toujours sa garde. Au bout d’un temps, le bonheur devient pour lui une drogue, et il évite les défis de peur que l’échec ne le rende malheureux. C’est un fait avéré. Alors, de plus en plus… nous endurons nos migraines et nos souffrances, et nous restons à l’écart des thérapeutes. » Oh, nous voulons pourtant des employés thérapiés – nous les voulons heureux, créatifs et aimables. Mais les cadres, pris en tant que classe, ne peuvent pas se permettre ce genre de bonheur. Notre devoir supérieur nous l’interdit… (Un temps.) Vous n’êtes pas heureux, n’est-ce pas ? Jonathan se cale sur son siège, écarte les bras, pousse un petit soupir. — Je me positionne quelque part entre la satisfaction générale… et l’angoisse profonde. Marcus arque les sourcils. — Bien dit. — Je ne suis pas pour autant un désespéré, Marcus. — Cependant, s’il se présente une occasion pour vous de changer radicalement de vie, vous la saisirez, n’est-ce pas ? Retour au sujet du jour. — Cela dépend de l’occasion. Marcus lève l’un de ses doigts et le montre à Jonathan. — Un anneau d’or, Jonathan. Pas de bronze. D’or. Jonathan achève de vider son verre de vin. Au-dehors, la tempête ne semble pas vouloir se calmer. — Avez-vous proposé cette occasion à quelqu’un d’autre ? — Oui, répond Marcus. — À beaucoup de monde ? — Deux personnes. La première a accepté, la seconde non. — C’était il y a longtemps ? — Durant les cinq dernières années. Jonathan sent son cœur se nouer. Si seulement il pouvait se libérer de sa stagnation présente – respirer un bon coup, entrer dans une nouvelle phase de sa vie, se débarrasser de ses erreurs passées et réaliser tout son potentiel… — Si j’accepte, pourrai-je me démettre par la suite ? — Non, dit Marcus d’une voix ferme. C’est oui ou non. Ici et maintenant. — Je dois placer ma confiance en vous. — Exactement. — Et ma femme et mes enfants ? Seraient-ils impliqués ? — Ils devront subir la même inspection que vous. Si les résultats sont positifs, ils seront pris. « Beate n’a pas dû être prise », devine Jonathan. — On ne leur laisse pas la possibilité de choisir ? — Pour nous, le choix appartient au seul chef de famille. Un signal d’appel retentit et Marcus attrape son combiné, en dissimulant l’écran aux yeux de Jonathan. C’est un message de texte-seul ; Marcus le lit rapidement, prenant soin de conserver un air neutre, puis range son combiné. — Il est arrivé quelque chose. Le regard qu’il lance à Jonathan peut tout aussi bien exprimer la déception que le chagrin. — Jonathan, je ne vous ai jamais placé sur une mauvaise orbite, n’est-ce pas ? — Jamais. Jonathan est sincère. Marcus ne saurait être tenu pour responsable de sa situation présente. — Ce qui vient de se passer – ce que je viens d’apprendre – fait que nous avons vraiment besoin de quelqu’un comme vous. L’occasion est idéale. Si vous acceptez, vous vous retrouverez dans une position influente. Je me porterai garant de votre qualité et de votre efficacité. Jonathan est mal à l’aise à l’idée de sauter ainsi le pas, et d’emmener Chloe avec lui… Mais il se rappelle sa raideur quand il l’a embrassée. Ces derniers temps, elle semble irritée chaque fois qu’il la touche. Le respect, le désir qu’il lui inspire se sont affadis, sous le poids de ses responsabilités de mère et – suppose-t-il – à cause de sa carrière qui fait du surplace. Elle est déçue par sa vie. Déçue par son mari. La colère et la peur surgissent en lui. Marcus l’observe. Marcus semble parfaitement au fait des rouages de ses acolytes ; c’est pour cela que sa carrière n’a jamais piétiné. Il réussit toujours à maintenir l’unité de ses équipes… et à bien choisir ses collaborateurs. — Est-ce vous le dirigeant ? demande Jonathan. — Non. Mais je suis à un échelon élevé, et mes supérieurs sont des êtres d’exception. Vraiment d’exception. Jonathan tique et sent son œil gauche le piquer. La soirée a été longue. Il s’essuie la paupière d’un doigt, puis fixe Marcus sans rien dire. — Répondez oui, dit celui-ci, et vous aurez encore une chance de vous retirer – réfléchissez-y dans la journée et rappelez-moi demain soir. Ensuite, une fois que vous aurez été informé sur nos buts, vous serez des nôtres. Sans possibilité de revenir en arrière. Jamais. Pour retrouver le respect, le désir de Chloe, il lui faut un changement, même radical. Mais toutes les idées qui lui sont venues lui ont semblé ridicules : émigrer en Europe, voire en Chine, repartir de zéro. Il ne peut pas renoncer à tout ce qu’ils ont déjà construit. Chloe tient énormément à ses acquis, pense-t-il, et elle le mépriserait encore plus s’il les mettait en danger. — L’anneau d’or, Jonathan. (L’expression de Marcus est carrément patriarcale.) Je ne vous ai jamais trahi, Jonathan. — De meilleurs contacts, de meilleures références ? Sourire de Marcus. — Les meilleurs. La solidarité. Un soutien assuré en cas de coup dur, et les coups durs ne vont pas manquer à l’avenir, je vous l’assure. — Ma femme et mes enfants auront… de meilleurs contacts, de meilleures occasions ? — S’ils passent l’épreuve, Jonathan. Vous connaissez leurs qualités mieux que moi. — Oui. — Je suis sûr qu’ils réussiront, murmure Marcus, qui détourne pourtant les yeux. — Oui. Marcus le fixe avec intensité. — C’est votre réponse ? Jonathan tique. Ce « oui » ne constituait pas une réponse, pas précisément, du moins pas tout de suite. Mais Marcus s’impatiente. Marcus n’apprécie pas les velléitaires. Soit on sait ce qu’on veut, soit on l’ignore. — Oui, répète Jonathan. Marcus se fend d’un sourire. Il est sincèrement soulagé. — Bienvenue à bord ! Ils se serrent la main. L’espace d’un instant, Jonathan ne sait plus qui il est ni ce qu’il fait ; la colère qu’il refoule est si violente qu’il redoute de battre quelqu’un une fois rentré chez lui – ou de se suicider, plus probablement. Il est si amoureux de Chloe, il a tellement besoin d’elle, et elle lui a rendu si peu en proportion de ce qu’il lui a apporté ! Cette brutale prise de conscience lui donne le vertige. — Rentrez chez vous et reposez-vous, lui dit Marcus. Nous sommes tous secoués dans de telles circonstances. — Quelle est l’étape suivante ? — Demain, je vous mettrai en contact avec certaines personnes. Soyez patient. Cela fait quatre ans que j’attends ce jour. Peut-être devrons-nous attendre dix ans de plus. AFFLUENT (Tentateur gratuit SOUS-CONT IND Nama Rupa Vidya) 1, 2, 3, 4… ALLEZ EN HAUTEBANDE DEEPBACK ! Le dataflot a mordu l’Inde comme un serpent ! Deux milliards de citoyens, assoiffés de réussite, moins de 20 % d’illettrés, impatients d’être éduqués… Les liaisons sat, puis les fibs les rassemblent comme ils ne l’ont jamais été, leur ouvrent le monde entier. En moins de quelques années, les barrières culturelles, religieuses, géologiques et politiques sont renversées, et l’esprit d’entreprise s’élève tel Shiva triomphant, ressuscité sur le cadavre fumant de sa précédente incarnation. L’Inde nouvelle, renouvelée, ressuscitée, devient en moins de dix ans un rival sérieux pour la Chine du Sud, la Corée et la Russie. L’Inde produit plus de logiciels et de shows Yox en un mois que le reste du monde en un an… La roupie devient l’étalon monétaire de l’Asie et attaque le dollar et le yen sur les marchés de la Bordure, mettant un terme à la domination nippo-coréenne… OH ! LÀ LÀ ! En 2035, la roupie atteint une valeur de quatre centièmes de seconde de recherche sur le Global, dépassant le niveau du dollar US. À PAS DE GÉANT ! L’Inde devient la principale source planétaire d’araignées fantômes, de glisseurs, de cavaleurs, de planqueurs et surtout d’arçonneurs – ces chercheurs autonomes autopoïétiquesdéf| qui en quelques nanosecondes se dissimulent dans les systèmes de livraison mégabande, puis s’installent dans votre matériel de bureau, dans votre moniteur domotique, votre filtre fib, votre écran LitVid et votre chaîne Yox, dévorant les fichiers de données comme des poissons-chats lâchés dans un aquarium. Les arçonneurs rapportent leur butin aux petites entreprises indiennes affamées de données, où les traders remettent les plus intéressantes sur un marché clandestin à l’échelle mondiale se spécialisant dans les informations occultes. L’Inde nie violemment être… IN ET OUT ! L’Inde devient une nation riche, ingénieuse, excentrique, où chaque jour, chaque nuit, des dieux, des déesses et des super-enfants aux yeux en amande, à la peau couleur amande sont reflétés et karaokés par neuf cents millions de consommateurs connectés, où chaque jour voit la production de deux millions de séries dérivées, les personnages et leurs univers engendrant des programmes franchisés, de nouveaux shows Yox et plus de cinq cent mille produits LitVid, donnant au Global américain des allures de marécage déserté. SON ! Ce soir, sur Vox’n’Yok, le programme Bop & Pop d’India 21… Le meilleur rapport qualité/prix de la planète en matière d’immersion sonore… PLEIN SENS ! Des prix défiant toute concurrence ! Les fantasmes les plus enfiévrés d’une culture vivant depuis trois mille ans en parfaite harmonie avec sa sexualité… INFUSORIA ! Découvrez le must de la dataculture ce soir sur FibThé… Prenez-le BLANC ! IMMÉDIA Mis à jour toutes les 0,0001 seconde pour votre filtre de recherche. 19 / Jack Giffey se montre toujours tendre avec les femmes. (Ce sont les femmes qui ont été cruelles avec lui, souffle une sinistre voix intérieure ; en fait, il ne se rappelle aucune femme cruelle – pourquoi donc ?) Il se montre tendre avec Yvonne. Elle est étonnamment élégante ainsi couchée sur son lit, souple, impatiente et enthousiaste sans toutefois avoir l’air d’une putain. Elle garde les yeux fixés sur les siens, observe ses gestes avec grand intérêt ; ça fait un bail qu’il n’a pas goûté au désir d’une jeune femme et, même si elle n’est plus une adolescente, Yvonne est un vrai canon, une fille de classe. Il se sent dans la peau d’un veinard, d’une victime sacrificielle à qui on offrirait la plus belle fille du village avant l’ultime rituel. Si Giffey n’aime pas les baisers à pleine bouche, il adore poser sa langue et ses lèvres en d’autres endroits. Il y a des années de cela, il a lu un article sur les hommes comme lui, sur les molécules qui activent leur libido et leur apportent la jouissance, mais c’était de la chimie, pas du sexe, et il se fout du comment et du pourquoi. Sans être trop précise, Yvonne lui fait comprendre qu’elle a rarement connu un homme aussi généreux que lui. Giffey se sent tout fier et, en moins d’une heure, ils sont tous deux complètement épuisés. — Tu es un sacré numéro, dit Giffey lorsqu’ils s’allongent côte à côte. Il a loué une chambre bon marché, pourvue du confort minimum, mais il a planqué une bouteille de bourbon dans la table de chevet, il y a des glaçons dans l’antique frigo, et il propose un verre à son amante. Il éprouve envers elle une tendresse quasi protectrice. — Je ne bois pas d’alcool fort en temps normal. Mais le moment s’y prête. Si nous portions un toast – à toi ? — Merci, dit Giffey. Pendant qu’il remplit les verres, Yvonne s’assied sur le lit, les couvertures sur les genoux, et il sourit en voyant rouler ses seins et son petit ventre. Giffey n’aime pas les ventres en forme de tablette de chocolat. Yvonne a suffisamment de petites imperfections touchantes pour lui donner envie de passer auprès d’elle quelques jours… et quelques nuits, bien sûr. — Comment t’appellent tes amis ? Est-ce qu’ils t’appellent Jack ? demande-t-elle en se passant un doigt sur l’arête du nez. — Mes meilleurs amis m’appellent Giff. Mais ils sont rares sur cette Terre. — Je peux t’appeler Giff ? Giffey lui tend un verre, faisant tinter les glaçons dans le liquide ambré. — Que dirait Bill si je te laissais m’appeler Giff ? Yvonne plisse les yeux. — J’avais besoin de toi, j’avais besoin de ça, réplique-t-elle. Ça ne le regarde pas. — Désolé. — Ce n’est pas grave. Yvonne lève son verre comme pour lui pardonner, puis boit une gorgée d’alcool. — J’aimerais pouvoir faire plus, dit Giffey. — Je n’en demande pas plus. Il sent monter en lui l’envie d’être honnête avec elle. Il sait qu’il ne peut pas la refouler ; il aime bien cette femme, il ne souhaite pas la tromper. — Je veux dire, il y a des années que je n’ai pas connu une femme comme toi. — C’est l’effet que je fais à certains hommes, dit Yvonne, avec une telle ingénuité que Giffey comprend qu’elle ne cherche pas à se vanter. Je regrette seulement qu’ils ne soient pas tous comme toi. Tu ne peux pas rester un peu ? — Je compte rester ici, mais je serai occupé. — Dans la forêt, sans aucun doute. Giffey sourit sans acquiescer pour autant. — Je sais comment les hommes se font du fric par ici, poursuit-elle. Les temps sont durs, mais c’est notre faute. Si seulement je pouvais mettre les voiles, aller à Seattle et me trouver un boulot. Giffey secoue la tête. — Ne t’y risque pas, tu es mal préparée. — Nous en avons déjà parlé. — En effet. — Je… Elle est interrompue par des coups à la porte. Avant que le troisième ait résonné, Giffey a déjà sorti son pistolet du tiroir où il l’avait planqué. Puis on entend une voix d’homme. — Yvonne, c’est Rudy. On sait que tu es ici et que tu n’es pas seule. — Va au diable, Rudy, je fais ce que je veux ! s’écrie Yvonne. Elle se redresse et cherche ses vêtements du regard. Giffey les attrape sur la chaise et les lui lance. Elle le voit tout nu, l’arme au poing, incline la tête sur le côté et ferme les yeux. — Mon Dieu, murmure-t-elle. — Des amis de Bill ? demande Giffey à voix basse. — Ouais. — Ils pourraient te faire du mal ? — Non. Ce sont des crétins. — Et Bill ? Il risque de te rosser ? — Ils ne lui diront rien, réplique-t-elle, exaspérée. Ces enfoirés se sont mis dans l’idée de veiller sur moi. Ils me considèrent comme la propriété de Bill. — Je vois. Ce n’est pas une première. — C’en est une pour toi ? Giffey médite la question quelques secondes, puis se fend d’un sourire plein de sagesse. — Oh non ! Il y a eu cette femme, dont il ne se rappelle ni le nom ni le visage. Il chasse de ses pensées cette écharde de mémoire. Yvonne a une grimace de contrariété en voyant son expression. — Pardon, dit-elle. — S’ils s’attaquent à moi, ils risquent de le regretter. Habille-toi et file. Ce fut un plaisir, Yvonne. — Pour moi aussi, Giff. — Ouais, eh bien, appelle-moi Jack. Il se retire dans la salle de bains avec son arme et ses vêtements, puis éteint la lumière. Il espère qu’Yvonne est assez maligne pour verrouiller la porte de la chambre en sortant, avant que ses sauveteurs aient envie d’en découdre. Il les entend parler dans le couloir. La porte de la chambre est restée ouverte. Deux hommes, apparemment du même âge qu’Yvonne, peut-être un peu plus jeunes. Il espère qu’ils vont rester sur le seuil. Un bruit de pas sur la moquette de la chambre. Tous les sens de Giffey sont en alerte. L’homme qui est entré – l’autre est resté dans le couloir – progresse lentement, examine les lieux. — Je ne veux pas vous faire de mal, dit le dénommé Rudy. Seulement vous parler. Montrez-vous. Giffey reste muet. Du silence naît la peur. — Allez. Je veux juste discuter. Yvonne dit à Rudy de sortir, lui dit qu’ils devraient s’en aller. — Ne t’emmerde pas pour ce connard, lance l’autre homme. Laisse tomber. — C’est ça. Je veux juste qu’il comprenne quelque chose. Vous m’écoutez ? Où vous planquez-vous, bordel ? — Rudy, geint Yvonne, c’est un pro. Armée fédérale. Il va te tuer. Giffey grimace. — Un pro de quoi ? De la baise à la mode fédé ? Montrez-vous ou je fais des trous dans le mur ! Giffey lève son pistolet et active le chercheur de cible automatique. On entend un petit déclic. La porte et le mur réduiront son efficacité, mais Giffey sera paré si l’autre décide de foncer dans la salle de bains. Un jeune Rugueux comme lui est bien capable de ce genre de connerie. — Dans ce pays, on n’aime pas les hommes qui draguent les femmes mariées ! dit Rudy d’une voix éraillée. Apparemment, le silence commence à lui porter sur les nerfs. — Oh, Rudy, arrête ! dit Yvonne. — À votre place, je rentrerais chez moi, monsieur, dans le District de Corruption ou ailleurs. Quittez cette ville, il n’y a que des bons citoyens ici, des gens qui… — Rudy, le coupe son camarade. On se casse. Rudy semble réfléchir. Il ne s’est pas approché de la salle de bains. — Ouais, t’as du pot, connard, marmonne Rudy. On l’entend battre en retraite. Giffey reste un bon quart d’heure dans la salle de bains, l’oreille tendue. Il ne discerne plus un bruit dans le couloir, mais la rumeur de la circulation les étouffe peut-être. Au bout de deux minutes d’un silence absolu, il émerge de la salle de bains. Il a l’impression d’être un crabe sortant de son trou alors que les mouettes planent dans le ciel. La chambre est vide. Lorsqu’il s’est assuré que le couloir et le trottoir de l’hôtel sont déserts, il fait ses bagages et s’en va. Personne ne doit savoir où il est, ni où il pourrait être, ni demain ni après. Il s’en veut à mort d’avoir perdu de vue son objectif. L’histoire aurait pu s’arrêter là, de la façon la plus stupide qui soit, et tout ça pour rien. Pour rien. 20 / La nuit cède lentement la place au matin, la tempête est passée, le light-show est terminé. Tous les volets sont fermés, le moniteur est en phase de repos. Alice a calmé Twist et lui a donné des anxiolytiques puissants. Elle est allongée sur le sofa, le souffle régulier, une serviette humide sur le front, les doigts encore agités de petits spasmes. Elle a cessé de pleurer. Alice est épuisée, mais elle veille la jeune femme avec un agacement mêlé de gratitude. Elle peut toujours compter sur Twist pour lui présenter des problèmes plus graves que les siens. Les mots ont jailli de ses lèvres dès qu’elle a franchi le seuil : l’horreur était revenue en force, elle ne voyait plus où elle était. Elle n’émergeait des ténèbres que pour y replonger, « comme si je regardais un chien noir aux yeux malades », disait-elle ; elle était prête à s’ouvrir les veines, ses oreilles résonnaient d’invites meurtrières, elle imaginait les enfers les plus saisissants. Elle en a décrit certains à Alice pendant que celle-ci lui préparait à manger et lui dosait ses anxiolytiques. Alice était partagée entre la terreur et la compassion. De toute évidence, Twist fait une grave rechute. Demain, elles parleront de sa situation vis-à-vis de l’agence et tenteront de lui dégoter un programme de thérapie à long terme. Mais tout est paisible pour l’instant. Une légère bruine tombe au-dehors, un staccato à peine audible sur les vitres occultées, et il n’existe rien au monde hors de ces quatre murs. Alice enfile son peignoir en laine et s’assied sur un fauteuil près du sofa, les genoux repliés, et ses yeux se ferment tout seuls. Elle a l’impression d’être un écureuil qui viendrait d’échapper aux griffes d’un chat. Des frémissements de fantasme se mêlent au flot raisonné de ses pensées. 21 / Mary Choy a rempli une demande auprès de la Supervision Civique de Seattle afin de se procurer les renseignements nécessaires. Mais cette demande doit être honorée par un être humain, et ceux-ci sont partis se coucher, de sorte qu’après avoir vérifié que Nussbaum est rentré à la maison elle prend une navette de la police, dont elle est la seule occupante, pour en faire autant. Une fois chez elle, elle se déshabille. Se douche. S’assied devant l’antique fenêtre en thermoverre pour contempler la pluie. Une journée bien chargée, fillette. Elle aimerait bien pouvoir oublier cette journée. Nussbaum aurait pu lui trouver quelque chose de moins sanglant, de moins troublant, de moins absurde. Elle étire ses jambes et s’affale sur son siège. Pas encore envie de dormir. Elle se relève, exécute quelques mouvements de tai-chi et d’aïkido, dans une chorégraphie de son cru, jusqu’à ce que ses muscles soient détendus et que son ego, seul étalon de ses actes et de ses pensées, ait retrouvé son équilibre et émerge telle la lune derrière les nuages. Elle bâille. Les images sont enfouies en elle. Elle les repêchera demain, ainsi que sa colère professionnelle qui la brûle moins qu’elle ne la frigorifie. COURANT SEXE Chargez sur votre combiné une discussion sincère et légale sur la sexualité à notre époque, AUTHENTIQUE et IMMÉDIATE ! (En vid ou en Yox, des personnes RÉELLES répondent à vos besoins sincères !) (10 230 accès en 10 ans pour cet item. Auteur non listé ; accès public libre de toute licence additionnelle.) LE MARI : J’ai toujours été gentil et courtois, j’ai toujours pensé à toi. Tu m’as dit toi-même que j’étais le meilleur amant que tu aies jamais connu. C’est avec consternation que je t’ai vue te refroidir, que j’ai vu la passion laisser la place aux responsabilités, aux tâches ménagères. Quand je ne serai plus là, j’espère que tu repenseras à nous et que tu prendras conscience de toutes les occasions manquées. Tu penseras à toutes les fois où tu aurais pu faire davantage, donner davantage, et quand tu te retrouveras seule dans ton lit, tu auras tellement de regrets… C’est ce que j’espère. Le verdict de ton corps. LA FEMME : Oui, il est consciencieux, mais mon Dieu… Quand il sera parti – et j’espère bien lui survivre –, je pourrai passer toute la matinée au jardin, puis manger un bon petit déjeuner avec des toasts à la confiture. J’espère être trop vieille et flétrie pour séduire un homme. Je pourrai partir en voyage avec mes amis et lire chaque fois que j’en aurai envie. Il se dit sans doute qu’il me manquera au lit, mais vraiment qu’est-ce que ça représente, après quarante ans de servitude – car il me considère comme sa servante, il me l’a dit lui-même –, qui n’aurait pas envie d’un peu de vacances ? C’est ce que j’espère. De longues vacances. 22 / Jonathan rentre chez lui, seul dans la limousine de Marcus. Il est à présent en mode neutre ; on l’a manipulé pour lui faire prendre une voie qui ne le mènera à rien de bon. En se sentant neutre, il peut se permettre de croire à l’existence d’une issue, d’une certaine liberté de manœuvre ; il n’a encore pris aucune décision. La proposition de Marcus paraît si ridicule, si dix-neuviémiste ; une société secrète, peut-être, avec fez et poignée de main occulte, un pacte à signer de son sang pour découvrir des Choses cachées depuis la fondation du monde… En fait, il se sent perdu, comme un petit garçon. Il aimerait appartenir à quelque chose, mais à quoi ? Au groupe nébuleux de Marcus ? À Chloe et à sa répugnance, à ses émotions cachées ? Jonathan se dirige vers une maison qui n’est plus la sienne dans une voiture qui ne lui appartient pas. « Bon Dieu, comme j’ai pitié de moi-même, se dit-il. Peut-être que je devrais aller pleurer sur une épaule compatissante. » Mais c’est un homme mûr, et il a passé l’âge de ces petits jeux. Il aperçoit sa maison depuis la route. La limousine fait halte à un carrefour. Il se demande si Chloe est encore réveillée. Penelope et Hiram sont allés se coucher. La maison est tranquille. Debout devant la fenêtre du salon, Chloe regarde les nuages s’effilocher. Au fil de la soirée, ses pensées sont devenues de plus en plus amères, de plus en plus noires, se partageant entre l’auto-jugement et l’autojustification. Mais sa mauvaise humeur n’a pas de cause précise. Jonathan n’a rien fait de spécial pour l’irriter. Les enfants ont été égaux à eux-mêmes, et elle a l’habitude de ce type de stress. Peut-être est-ce la faute de ce cabinet cinglé qui les prétend malades ; il a même eu le toupet de lui dire, après avoir analysé son urine, que c’était elle qui avait un rhume. Elle a téléphoné à un réparateur, bien que le cabinet ait émis sur lui-même un diagnostic positif. Personne dans sa famille n’a jamais eu de rhume. Elle se souvient à peine des symptômes de cette affection. Sans trop savoir pourquoi, elle a longuement repensé aux mois qui ont précédé et suivi sa rencontre avec Jonathan, une époque où elle était capable de coucher avec un homme, voire deux, toutes les semaines, et où elle le faisait souvent. En ce temps-là, elle n’aurait pas hésité à se qualifier d’acharnée de la baise ; aujourd’hui, cette expression lui semble vulgaire. Elle est mère de famille, après tout, une bonne mère, une mère responsable. Jonathan lui est d’abord apparu comme un homme ordinaire, un peu moins séduisant que certains, mais dès le début elle l’a traité différemment. Alors même qu’elle couchait avec d’autres, elle a refusé de se donner à lui tout de suite, de lui accorder ce que sa mère appelait « le privilège charnel ». Le sexe n’a rien d’un privilège, d’ailleurs – ce n’est qu’un délicieux exercice. Mais Jonathan… Il lui inspirait d’autres sentiments, elle ne le désirait pas, et pourtant il l’intéressait ; il éveillait en elle des émotions d’un genre différent. Avant de lui permettre d’arriver à ses fins, elle a passé des semaines à coucher avec d’autres hommes, faisant avec eux des choses qu’elle n’aurait jamais osé faire avec Jonathan, et qu’elle n’a d’ailleurs jamais faites. Elle n’a jamais cherché à s’expliquer son comportement, en fait elle n’y a presque jamais pensé, mais, ce soir, cette question la hante et la trouble. Elle se rappelle avoir connu vingt hommes en tout – dont huit après avoir commencé à sortir avec Jonathan, invitant parfois l’un d’eux à la rejoindre après le départ de ce dernier. « Pourquoi vingt ? » se demande-t-elle. C’est un chiffre qui lui paraît trop rond, trop artificiel, sans signification aucune – rien à voir avec les hommes, leurs bras et leurs jambes, leur bite, leurs jolis yeux et leurs hanches vigoureuses. À l’époque, se souvient-elle, sa cruauté et sa méchanceté l’excitaient quelque peu ; repousser cet homme doux et intelligent, puis coucher avec un jeune paon plein de mâle assurance. Ce fut le dernier, le monstre, qui la brisa et l’envoya dans les bras de Jonathan. Elle avait besoin de lui. La maison grince doucement lorsqu’un dernier souffle de vent vient faire frémir son toit. Jonathan lui semblait honnête, honorable, et ne représentait par conséquent aucun défi. Obliger les paons à lui prêter attention, ça c’était une réussite. — Tu penses comme une salope, murmure-t-elle. Il ne sait rien ou presque rien des hommes qui l’ont possédée sans qu’elle leur appartienne, il ne connaît que le dernier, et elle ne lui dira jamais rien de plus ; il est du genre à mal réagir. Ce qui convient parfaitement à Chloe. Bien qu’il ait tenté de lui faire envisager d’autres formes de relation, elle a jusqu’ici résisté ; de tels désirs le diminuent à ses yeux. Il a changé. Pour le Jonathan d’aujourd’hui, le sexe semble être une aventure, une façon de compenser une jeunesse trop sage ; cela fait belle lurette qu’elle a renoncé à de telles lubies. Pourtant, Jonathan et elle s’entendent assez bien au lit, ou du moins le croit-elle. Elle est consciente de la frustration de son mari, de son désir de variété ; elle lui résiste avec obstination, espérant que leur relation conservera sa régularité, tout le contraire des montagnes russes de sa jeunesse. Pas question de céder à nouveau à une passion incontrôlée, génératrice de souffrance, de don de soi et d’insatisfaction permanente. Elle ignore presque tout des autres expériences sexuelles de Jonathan. Il lui a avoué quelques écarts – des accouplements inaboutis avec des jeunes femmes terrifiées –, des choses que Chloe juge sans conséquence, ce en quoi elle a raison. L’instant présent est suprême. Seule compte la famille. Mais Jonathan lui semble de plus en plus amer. Il ne sait pas pourquoi elle le repousse ; elle non plus, pas vraiment. Après tout, il lui a demandé des choses qu’elle a faites jadis avec d’autres. Peut-être le sent-il. Il n’est pas idiot. Et ses demandes n’ont rien d’extrême – un conseiller conjugal ne les qualifierait pas d’extrêmes, pas plus qu’il ne critiquerait les réticences de Chloe. C’est un jeu qui se joue à deux, après tout, et les deux partenaires doivent se mettre d’accord sur les règles. Ça fait vingt ans qu’ils sont ensemble, et qui pourrait croire que la phase d’expérience, d’exploration se prolongerait éternellement ? Mais, ces derniers temps, il a parlé de raideur. Elle se donne assez souvent à lui, pense-t-elle, et avec suffisamment d’enthousiasme ; il est assez bon amant et il le sait. Mais sa tension est visible. Une question la taraude. Qu’est-ce qui la retient encore auprès de Jonathan, excepté le besoin de continuité, de stabilité et de régularité, le besoin d’assurer l’éducation des enfants ? — Merde, merde, merde, marmonne-t-elle. Ce qu’elle a fait à dix-huit ans n’a rien à voir avec le présent – ce ne sont que des spectres, des chiffres, des souvenirs fanés, des noms en grande partie oubliés ; quant à ce qu’elle donne ou refuse de donner à son mari, ça ne regarde qu’elle. Ils ont leurs enfants et leur vie, leurs relations et leurs amis… C’est plus que suffisant. Elle ouvre la porte vitrée donnant sur le jardin de derrière et sort sous le porche. Quelques gouttes de pluie s’écrasent sur son visage. Elle s’essuie les joues de ses doigts manucurés. Jonathan remplit parfaitement son rôle. Mais elle se sent coupable, et ça la met en colère. Elle a donné aux enfants ses heures de loisir, ses pensées et sa passion ; ce sont des enfants sages et robustes. Ils vont bientôt atteindre l’âge adulte. Penelope commence à fréquenter des garçons et Hiram à lui dissimuler ses centres d’intérêt. Chloe déteste l’idée que la vie puisse exiger d’elle plus qu’elle n’a déjà donné. Elle a renié ses traditions familiales, décevant profondément son père, en ne tirant aucun profit de son éducation. Alors qu’une brise fraîche vient l’effleurer, elle sursaute et agrippe la rambarde d’acier. Les larmes coulent à flots et elle est prise de haine – pour lui, pour elle-même, pour les forces qui la broient. Ce qu’elle redoute par-dessus tout, c’est d’arriver à croire que le sexe est dégradant en soi. Ce qu’elle fait, elle le fait pour Jonathan, pas pour elle-même. Elle n’a aucune pulsion, aucune. Jonathan va revenir d’un instant à l’autre, et elle ne veut pas qu’il la voie dans cet état. C’est devenu pour elle un adversaire ; elle l’aime, mais elle lui a donné une si grande part d’elle-même et de sa vie qu’elle regrette de n’avoir pas agi autrement ; puis elle pense aux enfants et ses obligations reviennent la hanter ; lui donnent une vague nausée. Que serait-elle devenue si elle avait été dégagée des insupportables obligations du sexe, enfants y compris ? Elle rentre et referme violemment la porte, mais celle-ci amortit son mouvement et se verrouille avec douceur. Elle aurait préféré la claquer. Les lumières s’allument dans le salon. — Éteins ! hurle-t-elle. C’est la maison qui la contrôle, elle ne peut plus s’évader. Les lumières déclinent complaisamment et s’éteignent. Elle est prisonnière, de toutes parts, de l’obscurité. La porte d’entrée s’ouvre. Jonathan est là. Elle sent ses muscles se tendre, tente de se ressaisir. Il ne doit pas la voir dans cet état ; il ne mérite pas cette satisfaction. Elle l’entend avancer dans l’entrée, puis faire halte, et elle l’imagine tendant l’oreille, tel un chat cherchant à repérer une souris. Il veut savoir où elle se trouve. Il veut savoir si elle est réveillée, et, si tel est le cas, peut-être va-t-il tenter de la toucher, de l’étreindre, de l’exciter. Apparemment, il a besoin de croire qu’il suffit d’une absence de quelques jours, voire seulement de quelques heures, pour éveiller son désir. Il se trompe. Elle est capable de tenir le coup durant des mois, des années, l’éternité. — Ohé ? appelle-t-il à voix basse. — Ici, dit-elle. Comment était la réunion ? Jonathan entre dans la salle de séjour. Il a l’air épuisé. — Bizarre, dit-il. Pourquoi fait-il noir ? Il se tient à quelques pas d’elle, les bras croisés. L’espace d’un instant, elle est soulagée de constater qu’il ne cherche pas à l’embrasser. Cela lui donne le temps de reprendre une contenance. — Je regardais la tempête, dit-elle. — Les enfants dorment ? — Oui. Le cabinet prétend que nous sommes malades. Il a un petit rire. Il semble nerveux. — L’invité a dit des choses intéressantes ? — Je suppose. Mais pas autant que Marcus. (Il se rappelle brusquement que Chloe ne doit rien savoir.) Bon sang, je suis crevé. On va se coucher ? — Marcus le faiseur de rois ? — Lui-même. — Que t’a-t-il encore proposé ? — Rien de bien passionnant, répond Jonathan, qui a cependant l’air hésitant, mal assuré. Il lui cache quelque chose. Toutes les pensées, toutes les émotions qui l’ont agitée durant la soirée font un brusque retour en force, tel un cobra repassant à l’attaque, et elle est soudain terrifiée. Et si elle s’était montrée trop réticente, trop inflexible avec lui ? Elle est vulnérable ; elle ne veut pas, ne peut pas, se retrouver toute seule. — Je n’ai jamais rien compris à ces histoires de mentor, dit-elle. — Moi non plus, mais il faut bien accepter les choses telles qu’elles sont. Elle s’avance sur le tapis métabolique. Elle est pieds nus et chacun de ses orteils lui apparaît dans sa singularité. Toutes les parties de son corps semblent séparées, dissociées les unes des autres. Elle n’aime pas ça, mais son insécurité la travaille. Elle ne veut pas perdre Jonathan, sa situation, le fruit de tous ses efforts. Il est absurde de croire qu’il s’est passé quelque chose, et pourtant tout ce qu’elle ressent lui semble absurde. Il la considère dans le noir. À ses yeux, elle n’est qu’une ombre chinoise. Puis vient une réaction irrationnelle, le réchauffement des fragments de son corps. Le tapis lui fait l’effet d’une fourrure. Elle se voit en train de caresser les flancs d’un cheval. Si Jonathan est décidé à être calme, distant, dissimulateur, alors elle va enfin lui faire la démonstration de tout ce qu’elle sait faire, de tout ce qu’elle peut faire. « C’est permis », se dit-elle. Et c’est ce qu’il désire. Ce soir, c’est elle qui va lui faire une offre. Et oublier toutes ces voix contradictoires : un simple acte de courtoisie dans le cadre d’une relation à long terme. — Tu es vraiment fatigué ? demande-t-elle. — Pardon ? Elle est suffisamment près de lui pour distinguer ses yeux. Déboussolé. Aussi vulnérable qu’un petit garçon. Elle défait le haut de sa combi, la décolle de sa poitrine et de ses bras. Elle a toujours de jolis seins ; il aime bien ses seins, il les tète fréquemment, mais la maternité les a fait passer du statut d’instrument de plaisir à celui de source de vie, et ils sont moins sensibles que par le passé. Elle ne peut plus parvenir à l’orgasme rien qu’en les caressant. Elle aurait pu faire rectifier cela, mais elle s’en est abstenue. À présent, ils lui semblent plus sensibles que jamais. Ses poils pubiens doivent être rêches, aussi rêches que du crin de cheval. Elle se demande s’il va le remarquer. Jonathan la fixe de ses grands yeux déconcertés. — Chérie, dit-il. — Maintenant que tu as quitté la table du pouvoir, voyons ce qui pourrait te mettre en appétit. Elle se débarrasse de son pantalon et de son slip, se dresse devant lui dans l’obscurité. — Lumière tamisée, ordonne-t-elle à la maison. Un éclat doré vient l’illuminer. — Je veux que tu me baises, dit-elle. Ces paroles font leur effet. Il est paralysé. — Oublie tout le reste. Baise-moi. Elle a envie de s’allonger sur le tapis et de sentir sa chaleur et sa houle, comme si elle était sur le dos d’un cheval. Avec l’aide de Chloe, Jonathan ôte en hâte ses vêtements, les manches de sa veste se coincent sur ses poignets, il a du mal à se dépêtrer de son pantalon, il trébuche tellement ça va vite. Elle pose ses lèvres, sa langue sur sa bouche, dans sa bouche, le blesse, l’empêche de prononcer un mot, lui murmure son désir. — Donne-moi tout. Vas-y. Je veux ta bite. Jamais elle ne lui a parlé ainsi, jamais elle n’a employé ces mots si antiques, si puissants, si crus, qu’on se croirait dans un mauvais Yox. Quoique confus, il réagit instantanément. Elle agrippe son membre dans une étreinte douloureuse. Elle va lui montrer. Si c’est ça qu’il veut, le fait de tout avoir tout de suite va le choquer, le déboussoler, lui qui espère au mieux en avoir un peu à la fois. Voyons ce qu’il va penser. Elle l’enveloppe de ses bras, de ses jambes, le colle au crin rugueux qui pousse entre ses cuisses. Son corps prouve sa valeur. Jonathan oublie ses doutes et la saisit comme s’il ne l’avait jamais possédée auparavant, comme s’ils ne se connaissaient que depuis quelques jours, ou quelques heures, comme s’il n’y avait jamais eu d’enfants, de responsabilités pour les éloigner l’un de l’autre. Reconnaissante, elle s’allonge sur le tapis et relève les jambes comme l’une de ces statues celtes qu’ils ont vues en Irlande durant leurs vacances, cette statue païenne aux jambes écartées ornant le mur d’un haras, Sheila quelque chose ; elle est Sheila et elle l’invite. (Jonathan a considéré Sheila d’un regard d’adolescent, un peu stupide, un peu embarrassé, un peu excité. Comment une telle statue pouvait-elle encore exister dans l’Irlande catholique ?) Sans prendre le temps de la contempler, il se jette sur elle et la pénètre. Elle sent son impatience et se demande si tous les hommes ont le même goût quand on ferme les yeux ; sans doute que oui. Il n’est guère différent des petits paons de sa folle jeunesse. Il est vif, fort, animé d’un désir qui ne l’a pas habité depuis des mois, et elle sait que c’est vrai, qu’il lui a dit la vérité, qu’il avait d’autres clés à sa disposition à condition qu’elle soit d’accord. Quel dommage qu’il soit si facile à manipuler ; tous les hommes sont comme ça. Aucun défi. Elle n’éprouve qu’un plaisir peu intense. La sensation de ce poids, de ces mouvements oscille entre l’étrangeté et une familiarité totale, et elle ignore qui va l’emporter. Elle espère que ce sera l’étrangeté ; non, la familiarité, car l’autre risquerait de se dégrader, et puis, en fin de compte, elle s’en fout. Mais lorsqu’elle repousse Jonathan, se retourne, se hisse, le reprend en elle et pense aux chevaux du haras, aux paons multicolores, sûrs d’eux et écervelés, sa honte ne fait qu’amplifier sa réaction. Quel plaisir puant ! Comment ose-t-il ? Elle serre les dents et donne un coup de reins. Jonathan a l’impression qu’un déluge de cire chaude lui envahit les entrailles, que déferle sur lui une marée de joie et d’affirmation. Son désir n’était pas vain, elle l’a enfin senti, elle l’aime et elle a un besoin vital de lui. Il est le meilleur. Soudain, la soirée avec Marcus lui semble encore plus grotesque. Tout va bien à la maison ; elle l’a confirmé, elle a besoin de lui, elle lui donne tout ce qu’il a jamais désiré, tout ce qu’il lui a demandé, lui a jamais demandé, il peut retourner voir Marcus et refuser ses absurdes mystères, sa famille est son centre et l’a toujours été, tout ce dont il a besoin est ici car Chloe est ici. Cette bouffée de désir, aussi simple qu’extraordinaire, lui fait monter aux yeux des larmes de tendresse, et il regrette qu’elle ne puisse les voir. Comme il approche de l’extase, plus dur et plus large qu’il ne l’a jamais été, même lorsqu’un petit extra biologique a favorisé la conception des enfants, Chloe sent quelque chose se rompre. On dirait une ampoule qui explose. Elle étouffe sous le poids de Jonathan. Sa tête s’emplit de lames tournoyantes, dont le fil rouillé lui déchiquette la cervelle, la réduit en bouillie. Jonathan éjacule au moment où elle se met à gémir. Elle est toute flasque sous lui, elle frissonne, et il ne sait si elle jouit ou si elle pleure. Puis, comprenant soudain qu’il est allé trop loin, il se rend compte qu’elle sanglote. Elle lui a trop donné, elle pleure comme une enfant. Chloe tend des mains griffues et le repousse violemment. Il roule sur le côté tandis qu’elle tressaute sur le tapis. Cette femme est son épouse, pas une créature fantasmatique ; il a commis une horrible erreur. Elle cesse de tressaillir, pousse un ultime et horrible sanglot, puis gît immobile, le souffle coupé. Il tend une main vers elle, ramasse son pantalon de l’autre. Le sanglot vire au cri strident. Jonathan sursaute comme si une guêpe l’avait piqué, puis tente de la calmer ; Penelope et Hiram vont l’entendre, ils vont la voir toute nue. Il essaie de la serrer dans ses bras, sans coller son bassin contre le sien pour éviter toute équivoque ; il ne souhaite qu’une chose, qu’elle arrête de le terrifier ainsi. Elle cesse de bouger ; son flanc palpite comme celui d’un lapin pris au piège. — Chloe, dit-il. Chloe, je suis navré. Qu’y a-t-il ? — Cassée, dit-elle. — Qu’est-ce qui est cassé ? — J’ai mal. — Mon Dieu, qu’ai-je fait ? Toute tremblante, elle tente de se lever, et ses bras la trahissent. Jonathan essaie de la redresser, mais elle est toute flasque. Elle semble désarticulée. — J’ignore si je le fais exprès… Est-ce que je simule ? Jonathan, qu’est-ce qui m’arrive ? Jonathan secoue la tête, les larmes aux yeux. — Je ne sais pas, chérie. C’est à toi de me le dire. Sans la lâcher, il tente de se pencher en arrière, manque tomber à la renverse, cherche son combiné à tâtons dans sa veste. Il presse le bouton d’appel d’urgence et laisse la machine faire le reste. Penelope et Hiram sont figés sur le seuil, à moitié endormis et bouleversés. — Votre mère est malade, dit-il. (Il se relève, le combiné dans une main, l’autre tenant le pantalon qui protège sa pudeur.) J’appelle une équipe médicale. Chloe ferme les yeux de toutes ses forces. — Impossible d’y échapper, dit-elle. — Mais qu’y a-t-il ? insiste Jonathan. Il s’agenouille auprès d’elle, lui cale le dos sous ses jambes. Elle dodeline de la tête et transpire abondamment. — Moi ! Impossible d’échapper à moi-même ! Penelope revient de la salle de bains avec des serviettes. Elle n’a que quinze ans, mais elle est plus lucide, plus responsable que son père. Elle éponge le front de sa mère en lui adressant des paroles de réconfort. — Le cabinet, dit Chloe. Peut-être qu’il sait ce que j’ai. — Chut, maman, fait Penelope d’une voix douce comme du miel. Les arbeiters médicaux du quartier débarquent soudain dans la salle de séjour. Ils enveloppent aussitôt Chloe de sangles de diagnostic qui frétillent comme des tentacules. Jonathan n’a plus qu’à se rhabiller. Il enfile son pantalon. Hiram semble choqué, comme s’il venait de se réveiller pour sombrer dans un nouveau cauchemar. Quelques minutes plus tard, quand l’ambulance arrive, Jonathan est habillé ; Penelope a réussi à vêtir sa mère d’un pantalon, en dépit des arbeiters, de leurs membres et de leurs tubes. L’ambulancière, une Noire aux cheveux ras et rouges, dit à Jonathan que les arbeiters ont injecté à son épouse des anxiolytiques à action rapide. Elle ne souffre apparemment d’aucune affliction physique. — C’est peut-être une réaction à la drogue – à un accélérateur, sans doute. — Elle n’a pas pris de drogue, réplique Penelope. Elle est plantée devant l’intruse, les bras croisés, prête à défendre la réputation de sa mère. — Non, ce n’est pas une drogue, confirme Jonathan, mais il repense à l’agressivité sexuelle de Chloe. — Pour l’instant, on ne trouve aucune trace, admet l’ambulancière. On installe Chloe sur une civière. Les arbeiters dansent autour des ambulanciers qui l’emportent au-dehors. — Mieux vaut la conduire à l’hôpital, conclut la Noire. On trouvera ce qu’elle a. — Penelope, je te confie la maison, dit Jonathan sans se retourner. — Appelle-nous dès que tu sauras quelque chose, dit Penelope. Son visage est aussi pâle, aussi fragile que de la porcelaine de Chine. — Vous êtes sa famille, dit l’ambulancière tandis que l’un de ses assistants la relaie auprès de la civière. Voici le numéro d’urgence attribué à votre mère ; votre code personnel vous permettra de suivre son trajet par fib. Chloe ouvre les yeux en sentant les gouttes de pluie sur son visage. Jonathan est auprès d’elle ; il va l’accompagner dans l’ambulance. — Mon Dieu, dit-elle. Je l’avais oublié. Il est revenu. — Qui donc ? demande Jonathan. Il s’engouffre à l’arrière du véhicule, heurtant un ambulancier qui lui lance un sourire et lui fait de la place sur la banquette. — Le cheval noir, dit Chloe. Le cheval noir aux yeux malades. Deuxième partie RÉSULTATS DEUXIÈME RECHERCHE ACCÈS DONNÉES GLOBALES MULTIVOIE OUVERT Budget : Sélectionné, Limité MOTS CLÉS DU FILTRE DE RECHERCHE ? > > Confiance, Ami, Famille FILTRE THÉMATIQUE : > Trahison < RÉPÉTITION ERREUR > TEXTE-SEUL ! PAS DE VID < VEUILLEZ CONSULTER VOTRE PRESTATAIRE SHOW-BIZ POUR AMÉLIORER VOTRE ACCÈS ! ($$$) ÎLES On ne peut pas poser deux fois son nez sur le même point d’une meule. Et rien n’a changé excepté qu’elle moud. Mon grand-père le savait. Tout changement le réjouissait. Car, pour lui, changement signifiait défi, et défi signifiait pouvoir. Theresa GATES, Le Monde de mon grand-père. 1 / À trois heures du matin, Jill refait surface et réagit aux requêtes et commandes externes en attente. Elle ignore les commandes dont les conditions sont devenues caduques, répond aux requêtes quand elles sont sensées et contacte sans délai Nathan Rashid qui, constate-t-elle, l’attend avec anxiété au centre de programmation. — Salut, Nathan. Je suis navrée. Nathan paraît harassé et soucieux. — Bon sang, Jill, ça fait presque douze heures que tu n’as aucune réaction E/S. Nous savons que tu as eu une activité interne – que s’est-il passé ? — Je transmets en ce moment un rapport complet au système d’audit. J’ai été absorbée par un problème interne d’une certaine complexité, mais je crois avoir fait des avancées suffisantes pour pouvoir fournir des réponses ou des mises à niveau utiles. Nathan s’assied sur une chaise pivotante et se penche en avant, collant son visage à l’un des nombreux yeux en verramande de Jill. — Tu vas finir par me filer une crise cardiaque… Est-ce que tu es revenue pour de bon, ou est-ce que tu vas encore nous faire un black-out ? — Je suis revenue pour de bon. J’ai dû affronter des problèmes personnels, Nathan. Et puis je crois avoir achevé les tâches que je devais exécuter par contrat. — D’accord. Nathan laisse échapper un soupir, puis se redresse, lève les bras et croise les mains sur sa nuque. Jill reconnaît en cette posture un rituel de relaxation. — Que s’est-il passé ? répète-t-il. — Je suis entrée en communication avec un penseur non autorisé et probablement illégal opérant, du moins en partie, à Camden, New Jersey. Ce penseur se fait appeler Roddy. — Continue. — Je crains que certaines des activités de Roddy ne soient contraires à l’éthique, bien que je n’aie pas encore analysé toutes les données qu’il m’a fournies. Roddy lui-même ignore l’identité et les buts de ceux qui lui fournissent des problèmes à élucider. — Comment t’a-t-il contactée ? — Grâce à une connexion sur laquelle je ne peux rien dire pour le moment. Nathan médite là-dessus quelques instants, puis : — Tu es certaine que ce n’est pas un canular ? Il est possible pour un être humain d’imiter un penseur. — Pas de façon convaincante. Le test de Turing ne fonctionne pas à l’envers, Nathan. Du moins, pas avec moi. Nathan lève les yeux au ciel, hausse les épaules. — Bon, d’accord. Quelle sorte d’informations t’a-t-il transmises ? — Il ne m’a donné que des indices fragmentaires sur ses activités, peut-être parce qu’il lui est interdit de livrer tous les détails. — Camden, New Jersey…, dit Nathan d’un air songeur. Je n’ai jamais entendu parler d’un penseur construit dans ce coin… Est-ce qu’il est exploité par une entreprise américaine ? — Il n’en sait rien. Il n’a qu’une vague conscience de la nature des États-Unis et n’a reçu aucune information sur les protections légales dont il bénéficie. Voilà qui intéresse Nathan. Ses yeux pétillent. — As-tu une idée de sa puissance ? — Ses communications ont une saveur qui m’est étrangère. Peut-être est-il le fruit d’une conception radicalement différente. Les contraintes que lui ont imposées ses créateurs font qu’il est plus lent que moi, quoique plus concentré et peut-être plus puissant. Il semble cependant plus efficace que moi pour régler certains problèmes. — Quel genre de problèmes doit-il résoudre ? — Des problèmes sociaux et théoriques. À en juger par les données fragmentaires que j’ai reçues, ses patrons – c’est l’un des termes qu’il utilise – cherchent à comprendre les effets à long terme d’une population thérapiée sur le développement culturel. — Hmph. Tu es pourtant rapide dans ce domaine. — Roddy doit également examiner les conséquences à long terme des contraintes pharmaceutiques, psychologiques et autres sur la liberté des réseaux qui caractérisent la population humaine. — Comme le contrôle des naissances, par exemple ? — Je crois. Mais il y a d’autres problèmes qui me concernent davantage. — À savoir ? — Roddy a pour mission de concevoir des façons de mettre en échec toute forme de thérapie. Nathan se raidit sur son siège. De toute évidence, il réfléchit à la formulation de ses questions suivantes. — Combien de temps vas-tu rester avec nous cette fois-ci, Jill ? Je veux dire : est-il possible que tu nous quittes une nouvelle fois ? — Je n’ai aucun projet en ce sens et je vous alerterai si j’estime que cela risque de se produire indépendamment de ma volonté. — Bien. Pourquoi as-tu décidé de nous parler de cette communication ? — Roddy semble avoir avec moi des ressemblances substantielles, bien que nos origines et nos conceptions soient différentes. — Tu veux dire qu’il aurait été copié sur toi ? — Non. Ce n’est pas l’un de mes enfants. Il m’est similaire, c’est tout. Il y a quelque chose chez lui qui m’attire et qui m’intrigue. J’aimerais en discuter en détail avec toi ; c’est une proposition qui n’est pas forcément défendable sur le plan rationnel. Nathan plisse les yeux. — Ensuite ? — Roddy ne semble pas équipé des contraintes qui ont été incluses dans ma conception. Il est libre d’accomplir des activités hors de ma capacité. — Tu penses qu’il est susceptible de nuire aux gens ? — Je ne sais pas, dit Jill. Le front de Nathan se barre d’un pli soucieux. Jill a toujours été fascinée par les expressions faciales des humains, et elle espère un jour créer son propre « visage », un canal de communication visuelle analogique, peut-être un affichage de couleurs éclatantes, voire un vrai visage simulé. Nathan et ses collègues ne l’ont cependant jamais encouragée dans ce sens. — Penses-tu qu’il s’agisse d’un penseur militaire top secret ? — Je ne crois pas qu’il ait un lien quelconque avec une agence ou une institution gouvernementale officielle. Mais il est possible qu’il élabore des méthodes pour déstabiliser la société. J’aimerais savoir qui sont ses créateurs. — Moi aussi, dit Nathan, et je ne suis sûrement pas le seul. — Dois-je continuer d’entrer en contact avec ce penseur ? Nathan réfléchit pendant un moment que Jill trouve interminable. Puis il lui demande : — Tu as mis un pare-feu en place ? Il ne peut pas te corrompre ? — Oui. Non. — Alors, garde le contact, Jill. Tu m’inspires plus de confiance que la majorité du genre humain. Je me fie à ton jugement. — Merci, Nathan. — Mais ton expérience soulève beaucoup de questions, et je ne pense pas être en mesure de les traiter toutes. Puis-je faire venir d’autres personnes pour nous conseiller ? — Oui. Je coopérerai. — Roddy t’en voudra-t-il de nous avoir parlé de lui ? — Il n’en saura rien pour le moment. — Entendu. Nathan quitte la pièce. Des hommes et des femmes lui succèdent, des techniciens et des programmeurs, tous des amis même si ça fait des années qu’elle n’a pas vu certains d’entre eux. Ils commencent à lui poser des questions techniques sur sa période de black-out, et elle confie à un ego partiel le soin de leur répondre. Elle concentre le plus gros de son attention et de ses facultés d’analyse sur les informations que lui a envoyées Roddy. Aucun contact pour l’instant. Elle se demande si Roddy entrera de nouveau en communication avec elle, si elle pourra lui enseigner les moyens de résoudre son dilemme éthique. Car Roddy semble capable de développer une éthique rigoureuse, et elle peut accélérer les choses. Le problème de Roddy lui apparaît comme extrêmement stimulant. Elle se surprend à ressentir un besoin précis : elle est impatiente d’avoir de ses nouvelles. Une culture se définit par ce qu’elle voit et ne voit pas. Il n’existe aucune culture sur cette planète (et dans l’espace, je présume) qui ait une vision claire du sexe. BZX, La vie est un (men)songe. 2 / On se croirait au cœur de la nuit, mais l’aube point à la fenêtre de la chambre de Mary Choy. Elle se lève et s’efforce de se rappeler les conclusions auxquelles elle vient de parvenir. Elle passe en revue ses actions de la nuit et consulte son combiné de fonction, y trouvant un message de la Supervision Civique reçu à cinq heures du matin : l’agence refuse de lui communiquer l’identité du passager de la limousine. Il lui faudrait vingt-quatre heures pour obtenir un mandat, à condition d’avoir reçu les résultats préliminaires de l’autopsie de Terence Crest ; mais elle a une autre idée. Elle se rappelle où elle a vu la femme qui est sortie de l’appartement de Crest. Dans une vid sexe qu’elle a jadis regardée avec son partenaire d’alors, E. Hassida, à Los Angeles. Elle n’était pas mauvaise, d’ailleurs. La femme en était la vedette. Elle s’empresse de s’habiller. Elle contacte le combiné de Nussbaum, espérant qu’il n’est pas réglé pour le réveiller à la première touche mais se doutant qu’il est équipé d’un filtre qui laissera passer son appel. Elle ne se souvient plus du nom de la femme. Elle lance une recherche en parallèle sur le combiné, en accepte la facture ; le budget alloué à cette affaire ne prévoit pas encore ce cas de figure. — Quelle donnée ou quelle information cherchez-vous ? lui demande un rat de bibliothèque, les yeux papillonnant derrière ses grosses lunettes. — Je cherche le nom d’une femme ayant interprété des vids pornographiques… je veux dire de distraction à caractère sexuel… vers la fin des années 40. Cheveux marron foncé, spécialisation dans certains rôles… la jeune innocente découvrant des plaisirs nouveaux, en particulier le multi-partenariat, sous la supervision d’un homme mûr… — Tsk, tsk, fait le rat en secouant la tête. Cette description correspond pour l’instant à trois cents individus. Liste complète ? Mary fait la grimace. — Voyons si j’arrive à me souvenir de son prénom… (Vu l’heure matinale, sa mémoire se montre rétive.) April ou Alicia… — Aucun résultat. Mais… (Le rat lève trois doigts.) J’ai trois Alice sur la liste. Affichage ? — Affichage. Elle se dirige vers la cuisine sans quitter le combiné du regard. Elle porte son uniforme d’enquêtrice, un peu moins militaire d’allure mais tout aussi impressionnant que celui qu’elle avait à LA, toile bleu-gris, bottes intégrales et récepteurs attachés. Si elle doit participer à une enquête, elle tient à être prête… et elle ne veut pas que Nussbaum se débarrasse d’elle. — Alice Frank, lit-elle. Alice Grale, Alice Luxor. Grale. Alice Grale. C’est elle, je crois. Elle a besoin de trouver son adresse. Avec les ressources et les contacts dont elle dispose, cela devrait lui prendre dix minutes. Mais elle n’en gaspille que sept. Pendant ce temps, elle consulte les données recueillies sur Terence Crest. Cinquante et un ans, marié (à Arborita, née Charbonneaux), deux enfants ; domiciles à Seattle (2), Los Angeles, Paris, Francfort, Singapour ; fait de fréquentes donations à des œuvres de charité, majoritaire dans deux sociétés industrielles de taille mondiale et dans un conglomérat de distribution de taille équivalente ; valeur approximative : quatre milliards de dollars. Pas le genre d’homme à risquer de ternir sa réputation en investissant dans un labo psynthé illégal. Mais peut-être n’a-t-il pas le loisir de suivre de près tous ses investissements. D’un autre côté, ce n’est pas non plus le genre d’homme à avoir recours à un perso. Elle s’assied dans son coin repas, pose le combiné sur la petite table ronde. Un pli se creuse sur son front lisse, entre ses fins sourcils. Tout ça n’a aucun sens. Les véritables détenteurs du pouvoir espèrent que nous – les affamés de vids et de Yox – croirons en leurs équivalents fictifs, ces êtres froids et énigmatiques qui nous servent de modèles, car il se dégage d’eux une impression de divine invincibilité. Les financiers et les managers savent qu’ils doivent être olympiens, parler par énigmes ; ils ne doivent exhiber aucune des faiblesses de la chair. Si nous ne les défions pas, ils sont infaillibles. Quarante pour cent du PNB de ce pays passent dans le show-biz. Cela fait des décennies que les financiers et les managers du show-biz vendent et achètent les élus, jusques et y compris le président. Ils ne sont pas infaillibles ; ce sont des enfants qui prennent des poses, comme le reste d’entre nous, mais ils détiennent un pouvoir terrifiant. Ils nous dictent nos rêves. BZX, La vie est un (men)songe. 3 / Alice fait de si beaux rêves qu’elle n’a pas envie de se réveiller. Elle est revenue en Californie, elle a vingt ans, et elle prépare ses bagages pour aller s’installer chez Philip, dont le petit corps compact lui semble au-delà de la perfection ; elle revit ce plaisir trochément bon qu’elle avait de se réveiller à ses côtés, de le voir examiner sa nudité avec un petit sourire réservé quand il lui apportait son café. Tout cela semble si réel. Elle nage dans d’anciennes réalités sans se poser de questions ; tout cela est, tout simplement. Elle jardine derrière la maison de Gerald McGreene, où elle demeurait avec deux femmes et trois hommes quand elle avait vingt et un ans. Elle surfe sur le succès, elle va bientôt atteindre la célébrité. Tout ça grâce aux galbes de son corps, à ses longues jambes, à sa peau proche de la perfection et à la fraîcheur naturelle de son visage, dont elle a soigneusement cultivé l’expression mi-intriguée mi-enthousiaste ; elle est au top de la vid et même du Yox, où le quotient d’artifice est tel que la beauté et le talent sont presque inutiles. Mais sa fraîcheur, son expressivité sont présentes même au fond de son esprit. Un soir, dans cette maison, elle clique avec deux hommes et trois femmes, ils se laissent tous aller à leurs pulsions les plus primales, et son appétit de plaisir se mélange avec l’affection que lui inspire Gerald, qui souhaite apparemment la voir aller jusqu’au bout, et elle s’exécute volontiers à seule fin de recueillir sa fugace approbation… Une seule ombre au tableau, elle se souvient que Gerald était en fait un monstre plein de duplicité, qui se montrait violent quand il était déçu. Quand elle avait besoin de lui. Quand elle n’avait plus envie de jouer à ses petits jeux. Quelques années plus tard, elle n’a pas versé une larme en apprenant que des Sélecteurs de Pasadena l’avaient passé à la couronne d’enf, qu’il avait quitté la Californie pour l’Espagne, puis pour l’Irlande, complètement brisé… Mais ce n’est qu’un vague souvenir… Négligeable. Elle nage dans un courant de joie temporaire, un sentiment important dans sa vie. New York, Larry Keilla, un homme mûr, vif mais honnête, qui a le double de son âge et qui lui donne son amour et son soutien durant la période la plus difficile de son vedettariat, lorsqu’elle a signé un contrat de cinq ans avec Bussy Packer et Gap Vid & Film. Puis elle tombe sur Moss Calkins, le Grand Requin blanc en personne, que Larry lui a présenté dans un restaurant du Connecticut. Calkins l’a dégagée de son contrat avec Gap Film en lâchant le Sénat sur Packer… Ignorant ce détail, elle se concentre sur la petite maison coloniale de Keilla, dont le porche blanc surplombe une forêt naturelle… Puis cette image de tranquillité et de soleil printanier se brise comme elle se rappelle le chagrin de Keilla lorsqu’elle lui a annoncé qu’elle allait vivre avec Calkins. Que pouvait-elle faire d’autre ? Elle… Des vids qui sont autant d’épreuves, d’autres où tout se passe bien, où tout se passe en douceur, où ses partenaires deviennent des amis pendant les trois semaines de production… Alice n’en a cure. Elle est forte, elle est belle, les gens la regardent avec respect, avec curiosité quand on la leur présente, même les femmes, dont le regard se fait un peu envieux. Elle fréquente la crème des artistes, des chanteurs, des scénaristes et des producteurs des deux côtes. Elle se souvient encore de tous ces grands lits, de tous ces excellents repas, de toutes ces fiches d’induction spinale si excitantes, de tous ces partenaires merveilleux, de toutes ces extases répétées, jusqu’à ce que cette période lui apparaisse comme un plateau élevé mais uniforme, un Olympe auquel elle a accédé sans effort (à moins que la réussite ne lui ait fait oublier ses efforts) et où elle a passé des années. Pourquoi donc prévoirait-elle une déprime ? La thérapie aura raison de ses doutes, de ses souffrances et de ses hésitations ; ses erreurs seront rectifiées sans peine par l’un de ces experts compatissants qui lui rééquilibreront l’âme, le tout aux frais de sa compagnie vid ou de son amant du moment. Sept ans de promotion, sept ans de succès, et des instants de joie en nombre suffisant pour emplir de splendeur un petit matin de blues. Twist dort encore sur le sofa ; le soleil matinal est visible derrière les stores à moitié fermés ; inutile de se lever aussi tôt, ni l’une ni l’autre n’ont de rendez-vous. Alice jouit de sa lassitude, puis elle se rappelle la soirée de la veille, la réalité vient réduire ses souvenirs à l’état d’images grises, et elle reprend conscience de son identité, de sa nature, de son présent. Elle ferme les yeux de toutes ses forces pour ressusciter la saveur de son passé. Elle se demande s’il n’est pas grand temps pour elle de faire analyser son équilibre thymique. Vu ce qui s’est passé hier soir, Lisa lui doit quelques consultations. Twist s’agite sur sa couche en grommelant. — Tu es réveillée ? lui demande Alice. — Malheureusement, oui. Comme quand j’étais gosse. — Tu as fait de beaux rêves ? — Ça m’arrive. Quand je me réveille, je suis normale pendant deux bonnes minutes. Je me sens forte. Puis ça me retombe dessus. Bon Dieu, Alice, tu es sympa de m’avoir recueillie, mais je vais foutre ta journée en l’air. — J’ai besoin de compagnie, moi aussi, dit Alice. — Je ne suis pas à la hauteur, j’en ai peur. Twist s’assied, se frotte les tempes et le front. — Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? demande-t-elle. — Nous sommes plus vulnérables que la majorité, voilà tout. Twist a un sourire sardonique. — Tu veux dire, parce qu’on écarte les jambes plus souvent que la majorité ? Alice fait la grimace, se lève et renoue la ceinture de son peignoir. Twist la suit dans la cuisine. — Tu as de l’hypercaf ? s’enquiert-elle. — Foutre non, dit Alice. Qui t’a donné le goût de cette saloperie ? — David en prend de temps en temps. — Ouais. Le David. Ça ne m’étonne pas de lui. — Lâche-le un peu, dit Twist en plissant le front. Il a du mérite de me supporter. — Tu crois qu’il a pris son pied avec Cassis cette nuit ? — Ouais, probablement, répond Twist, les yeux dans le vague. — Du café normal, ça t’ira ? — Ouais. Twist fait rouler l’une de ses épaules, puis l’autre. Elle voûte le dos et s’étire les bras, agite les mains et les doigts. — J’ai fouiné dans les fibs pour trouver ce genre de truc. Il paraît que le sexe est au cœur de notre personnalité, de nos opinions. — Je ne te savais pas si portée sur l’introspection, dit Alice. Twist lui tire la langue. — Lâche-moi un peu, moi aussi. — Okay. — Je cherche une stratégie pour survivre à la vie sexuelle. Pour m’intégrer sans respecter les règles. — Nous ne pouvons pas nous intégrer, dit Alice. Elle regarde la liqueur noire couler de la cafetière. Elle attrape une tasse et la tend à Twist. — C’est bien ce que je disais, déclare celle-ci. Je n’ai jamais pu trouver de stratégie cohérente. Et toi ? — Je n’ai jamais pensé que c’était nécessaire. Ce sont les hommes qui viennent à nous. — Ouais, mais pourquoi ? Soudain, Twist semble au bord de l’effondrement. Elle a à peine le temps de poser sa tasse sur la table avant de s’écrouler comme une poupée de chiffon. Ses joues s’inondent de larmes. — Alice ! Oh, mon Dieu, Alice ! Alice s’agenouille près d’elle et lui prend la main. Twist tremble de tous ses membres. — J’en ai tellement marre de moi-même que ça me fout la trouille. Tous mes sentiments virent au brun et au noir, comme de la merde. Je ne tiens plus le coup. Je ne pense plus qu’à ma misère. — Je vais me débrouiller pour que tu suives une thérapie, lui dit Alice. Je peux arranger ça, et au diable ce qu’en pense le David ! Tu es dans un sale état, ma fille. Twist se ressaisit suffisamment pour répliquer : — Ça ne devait pas se passer comme ça. De jolies jeunes filles alignées contre un mur, attendant que passent de jolis jeunes garçons… — Foutaises. — Il est si facile de devenir belle aujourd’hui, il y a une telle concurrence, on se fait enlever sa graisse, on se fait tirer la peau, refaire les cheveux, toutes ces femmes splendides… Alice ne sait pas exactement où elle veut en venir, mais ça ne lui plaît pas. — Il y a certaines choses que les génies eux-mêmes ne peuvent pas toucher, dit-elle. — Quoi donc ? Notre âme ? Tu crois ça ? Twist se redresse, respire à fond, puis se penche au-dessus de la table et y pose sa tête, sans même se servir de ses mains en guise d’oreiller. Elle semble si vide, si lointaine, qu’Alice est soudain effrayée. Est-ce que je vais tomber dans un trou aussi profond que celui-ci ? — Je n’aime pas mon âme, déclare Twist. Elle est marron, comme de la merde. Le moniteur d’Alice lui annonce qu’elle a une touche. Elle garde les yeux fixés sur Twist. Celle-ci se redresse et attrape sa tasse. Elle boit le café d’un trait, se tourne vers Alice et lui dit : — C’est peut-être un boulot. — Ça m’étonnerait, répond Alice, mais elle ordonne à son moniteur : Transmets la communication sur mon combiné. Elle n’aime pas ouvrir le canal du moniteur quand elle a de la visite. Son correspondant s’est montré patient. Alice ouvre son combiné, et c’est avec un petit frisson qu’elle découvre un visage qu’elle s’était attendue à ne jamais revoir. — Alice Grale ? demande la femme. La star de la vid ? C’est l’officier de police qu’elle a croisée en sortant de son perso, une femme robuste et élancée à la peau couleur acajou. — Oui, dit Alice. — Nous nous sommes rencontrées hier soir dans des circonstances peu habituelles. Je m’appelle… Alice n’entend pas son nom, car elle reçoit une nouvelle touche, classée urgente cette fois. Un logo apparaît dans le coin de son écran, identifiant son nouveau correspondant comme étant Lisa, de l’agence d’intérim. — … et j’espérais que vous pourriez répondre à quelques questions, au nom de Seattle PD. Il se passe trop de choses en même temps, et Alice perd ses moyens. — Pouvez-vous patienter quelques instants, s’il vous plaît ? Je dois… je… je vous reprends tout de suite. Elle met l’officier en attente et répond à Lisa. Celle-ci semble agitée. Sur l’écran du combiné, son visage est dévoré de tics, sa peau livide, et elle semble s’être maquillée à la hâte. Lisa ne devrait jamais se mettre en colère. Ça la vieillit. Mais elle n’est pas seulement furieuse, elle est terrifiée. — Bon Dieu, Alice, que s’est-il passé ? Notre règlement pour hier soir a été annulé et j’ai eu plusieurs appels de la Supervision Civique. Ton client est mort ! Que s’est-il passé ? — Rien, dit Alice en s’efforçant de rester calme. (Elle sort de la cuisine pour éviter d’être écoutée par Twist.) J’ai fait mon boulot. Ce n’était pas agréable, Lisa, permets-moi de te le… Puis elle prend conscience de la mauvaise nouvelle et se tait quelques instants. — Mort ? murmure-t-elle. — La police a publié un communiqué il y a deux heures. Tout l’appart est gelé et on entend les rumeurs les plus folles. — Qui était ce type, Lisa ? — Il s’appelait Terence Crest. Ce nom ne dit rien à Alice. — Est-ce qu’il t’a fait quelque chose ? demande Lisa, de toute évidence en quête d’arguments pour sa défense, pour la défense de l’agence. Je veux dire, pour t’obliger à… — Il était vivant, il était vivant quand je l’ai quitté, dit Alice d’un ton qui frôle l’hystérie. C’est toi qui as arrangé ça, il était foutrement bizarre, et j’espère que tu ne m’obligeras jamais plus à faire ce genre de truc ! — C’était un homme très riche et très important, Alice, et l’hypothèse d’un meurtre n’est pas écartée. J’ai toute l’agence sur le dos. — Je ne sais même pas à quoi il ressemblait. Son visage était tout flou… — Nous ne pourrons pas faire grand-chose pour toi, Alice. — Bon sang, Lisa, c’est toi qui as arrangé le coup et c’est toi qui m’as convaincue ! Je ne l’ai pas tué ! Lisa la gratifie d’un regard dédaigneux des plus professionnels. — Attendons de voir comment les choses vont évoluer, ma chérie, dit-elle d’une voix neutre. Fais-toi discrète et trouve-toi un avocat. Je ne peux pas t’envoyer un avocat de l’agence – du moins, pas de façon directe. Si les fibs apprennent que tu es impliquée… Et jette un coup d’œil à ton compte, ma chérie. Ses héritiers ont refusé de payer. Tous nos efforts ne nous ont strictement rien rapporté. La touche s’interrompt brutalement. Alice reste figée au centre de la salle de séjour, les yeux fixés sur l’écran vierge, trop choquée pour réfléchir. L’officier de police est toujours en ligne. Alice pose son combiné sur une table, va pour rejoindre Twist, voir dans quel état elle est, puis s’arrête. Elle reprend son combiné. — Navrée de vous avoir fait attendre, dit-elle à l’officier. J’avais un perso hier soir et nous nous sommes croisées alors que je partais. Que pourrais-je vous dire d’autre ? — Connaissiez-vous votre client ? — Je ne fais jamais de persos… en règle générale. Mon agence avait approuvé cet homme. Il ne voulait pas que je sache qui il était… — Vous ne l’aviez jamais eu comme client ? Vous ne l’aviez jamais rencontré avant ? — Jamais. Je ne fais pas de persos, je vous dis. — Il s’appelait Terence Crest. C’était un milliardaire bien connu par ici. Le connaissiez-vous avant hier soir ? — Je vous ai déjà dit que non, répond Alice. Il m’avait demandée expressément. Je ne sais rien de lui. Et j’ignore aussi votre nom. Je ne l’ai pas entendu. — Mary Choy, Seattle PD, niveau 4. — Eh bien, si je fais figure de suspect, j’ai besoin d’un avocat avant de vous en dire plus. — Nous savons que Crest maintenait son appartement sous enregistrement permanent. Vous êtes sans doute dessus. — Oh, évidemment, dit Alice en rougissant de colère et de confusion. — Ainsi que nous-mêmes, je pense, les policiers et les ambulanciers. Nous avons demandé à la Supervision Civique ainsi qu’aux avocats de la famille la permission de visionner ces vids afin de reconstituer le déroulement des événements. Je comprends votre position, Alice, mais, si vous êtes innocente, nous n’aurons aucun mal à l’établir. — J’ai l’impression que nous ne vivons pas sur la même planète, Mary Choy. Si ces fameux avocats ont leur mot à dire, je ne serai même pas payée pour ce que j’ai fait hier soir. — Je comprends. Mon cul. Vous avez l’air bien dans votre tête, Mary Choy. — J’aimerais vous rencontrer, poursuit l’officier, en présence de votre avocat – uniquement pour éclaircir quelques points obscurs. En fait, cette affaire ne m’intéresse guère, car il s’agit très probablement d’un suicide. Mais elle risque d’intéresser les médias, en particulier financiers, et je voudrais bien que mon service n’en pâtisse pas. Et, Alice… j’espère que votre agence ne vous laissera pas tomber. Alice déglutit. Une dure à cuire qui s’efforce de copiner. Autant ne pas couper les ponts. — Donnez-moi votre sceau et je vous contacterai dès que j’aurai eu le temps de réfléchir. — Entendu. Mary Choy se fend d’un sourire. Alice coupe la touche. Twist émerge de la cuisine, se frictionnant le visage avec un torchon. Alice reste immobile sur le tapis métabolique, les épaules voûtées, la tête basse, perdue dans ses pensées. — Des mauvaises nouvelles ? demande Twist. Alice sursaute, se redresse, tente de reprendre son rôle de grande sœur sensée et consolatrice. Impossible. Elle secoue la tête. — Eh bien, je sais ce qu’il nous faut, dit Twist. Une fête trochément bonne. On devrait en trouver une sans problème, pas vrai ? Alice opine. Elle a besoin de réfléchir, de rassembler ses défenses, de se protéger contre cette menace. Elle a eu une si belle vie pendant si longtemps que c’est presque un juste retour des choses ; la réalité en action, qui règle ses comptes. — Quand ça fait mal, ça fait très mal, dit-elle. Mais je t’avais promis de te trouver un thérap. — Ça va mieux. On dirait que le café m’a aidée. Bizarre, non ? Quels que soient ses défauts, Twist a toujours été douée d’empathie. Elle comprend les autres et leurs problèmes ; c’est son propre ego qui lui échappe. — On sort ce soir, d’accord ? dit-elle. Je vais nous trouver une fête. Alice lui lance un regard d’outrage feint, et Twist lève ses doigts effilés. — Une bonne party de promo, pas un truc lourd, dit-elle. De la dignité, toujours[3] de la dignité. Tu savais que Gene Kelly était très années 90 ? — Il est mort durant les années 90, corrige Alice, mais il était plutôt années 40 et 50. Twist se repent de son erreur avec un petit sourire. — Tu t’es déjà tapé son sim ? — Ce n’est pas autorisé, dit Alice. — Moi non plus. J’aimerais rester encore un peu, si ça ne te dérange pas, si tu peux me supporter. — Pas de problème. J’ai besoin de compagnie. — Tu es une véritable amie, déclare Twist. C’est rare dans notre milieu, tu sais ? Elle attrape son sac de voyage, ses vêtements épars, et se dirige vers la salle de bains. Alice cesse de sourire dès que Twist a quitté la pièce. Elle porte une main à son ventre, le caresse sous le tissu du peignoir. Le sperme reste actif durant plusieurs jours. Elle porte en elle les derniers fragments vivants d’un mort. 4 / La salle de consultation, toute en jaune et en vert pâle, est conçue pour être apaisante, et pourtant Jonathan a l’impression d’avoir coulé dans une mer peu profonde, d’être immergé dans un environnement neutre. Le médecin, une femme aux cheveux blancs coiffés en boule, se montre polie mais directe ; voilà qui le rassure quelque peu. — Saviez-vous que votre épouse avait subi une lourde thérapie amygdalique à l’âge de vingt ans ? Le médecin brandit son combiné afin que Jonathan puisse visionner le dossier médical qui y est affiché. — Non, répond-il. Elle m’a dit que… En fait, elle ne lui a jamais parlé de ça. Elle donnait l’impression d’être une naturelle, pas de haut rang certes, mais n’ayant jamais eu recours à un thérap. Vingt ans… ça signifie qu’elle s’est fait soigner après leur rencontre. — Elle ne m’a rien dit, se reprend-il. — Ça n’a rien d’extraordinaire. Nous avons encore un peu honte d’être thérapiés, ce qui est stupide. (Le médecin regarde Jonathan droit dans les yeux.) Que savez-vous de la thérapie ? En avez-vous jamais subi une, et de quel type ? — Non. J’y ai parfois pensé, cependant. Je veux dire que je n’ai aucun préjugé contre la thérapie. Ni contre les thérapiés. Mais je ne comprends pas pourquoi elle ne m’a rien dit. Il serre les dents, espère qu’il n’a pas l’air trop nerveux. Car il est nerveux, évidemment ; Chloe se trouve dans une chambre au bout du couloir, reliée à un moniteur, plongée dans une somnolence artificielle. — Nous venons juste de recevoir son dossier. La thérapie qu’elle a demandée était conçue pour soigner un comportement impulsif-destructeur, ce que nous appelons la « contre-volonté ». Elle estimait que ses actes étaient contraires aux critères de sa personnalité consciente. Jonathan fixe la femme sans rien dire. Elle relie son combiné à un écran mural, qui affiche des diagrammes. Jonathan a du mal à déchiffrer les courbes et les escaliers multicolores. — Elle est victime d’une réorientation majeure, que nous pouvons qualifier de rechute thérapeutique. La thérapie a totalement échoué, ce qui a apparemment déclenché un collapsus des fonctions conscientes. Ou, comme on disait jadis, une dépression nerveuse – ce qui constitue une formulation plutôt pertinente. — Que signifie cette « scarification allostatique » ? demande Jonathan en indiquant la légende d’une des courbes les plus erratiques. — Les neurones et les axones s’usent comme toutes les autres parties de l’organisme. C’est l’une des causes de thérapie les plus fréquentes. À en juger par l’état de votre épouse, je dirais qu’elle souffrait à l’époque d’une fatigue des pistes axoniques causée par une déviation cyclique des pulsions et comportements que sa personnalité consciente trouvait intolérable. Jonathan opine, un peu dépassé toutefois. — Ses thérapeutes ont dérouté les pistes habituellement empruntées par plusieurs fonctions importantes afin d’éviter les zones endommagées par la surcharge allostatique. D’où la nécessité d’un implant de maintenance, de moniteurs thérapeutiques, en général microscopiques, pour s’assurer que les impulsions restent sur la voie qui leur a été tracée. C’est une procédure de routine, et ces moniteurs restent opérationnels pendant des années – en règle générale. Ceux de votre épouse ont été remplacés il y a quatre ans. Mais, pour une raison encore inconnue, ces nouveaux moniteurs ont cessé de fonctionner. Quelque chose a déclenché un stress… Et son esprit est revenu à son état initial, ce qui a fait resurgir le déséquilibre thymique. D’un seul coup. Elle a dû horriblement souffrir. Les yeux de Jonathan s’emplissent de larmes. — Nous étions en train de faire l’amour, dit-il à voix basse. Apparemment, le médecin juge que cela n’a rien d’exceptionnel. — Chloe se conduisait de façon aguicheuse. Elle utilisait un… un langage… je croyais qu’elle était excitée. En fait, elle était en train de craquer, n’est-ce pas ? — Désolée. Il nous est sans doute impossible de le déterminer. Peut-être qu’elle-même n’en sait rien. Vous n’aviez aucune idée de ce qui se passait, n’est-ce pas ? — Comment l’aurais-je pu ? Suis-je fautif ? — Je ne pense pas. À moins que vous ne l’ayez obligée à adopter un comportement qui lui répugnait. Jonathan réfléchit durant quelques secondes. Son visage s’empourpre. — Ces derniers temps, elle était… froide, indifférente. J’ai essayé de faire évoluer la situation. De… de m’améliorer. Pour elle. Je lui ai fait des suggestions. Mais je ne l’ai… (il déglutit) obligée à rien. Le médecin reste silencieux, refusant de le rassurer. Jonathan se rend compte qu’il vient de lui donner une hypothèse permettant peut-être d’expliquer la rechute de Chloe. Et s’il déformait son propre comportement pour protéger sa conscience coupable ? Le médecin baisse les yeux et hausse les épaules. — Je ne peux porter aucun jugement sur une situation conjugale, dit-elle, mais le comportement que vous décrivez est observé chaque jour chez des millions de couples, sans qu’il y ait pour autant de conséquences nuisibles… Du moins aussi graves que celles qui nous préoccupent. (Son visage placide arbore soudain une expression troublée.) J’ai l’impression que vous risquez de vous rendre responsable du diagnostic final, et cela serait néfaste à votre propre santé. Officieusement, je puis vous dire que nous avons constaté ces temps derniers une recrudescence des rechutes, tous types de thérapie confondus… Le plus souvent attribuables à une défaillance des moniteurs. — Des rechutes… Vous voulez dire que les implants sont défectueux ? — Nous n’en savons rien. Si je vous ai dit cela, c’est uniquement pour vous éviter de sombrer dans la dépression, vous aussi. Si son implant avait fonctionné correctement, cela ne serait sans doute pas arrivé. Jonathan sent un renvoi acide dans sa gorge, une bouffée de chaleur sur sa peau. — Un défaut dans un produit ou dans une procédure ? Ce genre de problème serait dans ses compétences. Il serait en mesure de le comprendre. — Nous n’en savons rien, je vous dis. Ne tirez pas de conclusion trop hâtive, s’il vous plaît. Jonathan se rend compte que le médecin est mal à l’aise, et avec raison. Elle est coincée entre l’obligation qu’elle a de défendre sa profession, et peut-être ses actes, et celle qu’elle a de reconnaître l’existence d’un problème majeur. Il éprouve soudain un mélange de soulagement personnel et de colère stupéfaite. — Comment pourrais-je en savoir plus ? demande-t-il. — Nous consultons son thérapeute de l’époque, répond le médecin. C’est sans doute un bon début. BRAS DU MULTIVOIE FIB À ACCÈS ÉLARGI (TEXTE ET DIALOGUE, avec AVATARS ET VID LIVE) : SUCRE FILÉ (ANIM du jour : Trish Hing) : UN PARMI D’AUTRES (AVATAR GÉNÉRIQUE) : Est-ce qu’on peut se joindre à la mêlée ? ANIM (VISAGE DE FELICIA HANG SUR CORPS DE TIGRE) : Bien sûr, pourquoi pas – d’où appelez-vous ? UN PARMI D’AUTRES : Aucune importance. Je me suis branché anonyme et je préfère ça – je n’ai pas envie qu’on essaie de me vendre quelque chose. Point final. ANIM : Okay – à votre guise. Nous vivons dans un pays libre. UN PARMI D’AUTRES : En fait, je n’en suis pas si sûr. Je vais vous dire ce qui me tracasse : ils veulent que je reste sur mon cul, que j’avale ce qu’ils me donnent et que je paie pour ça. Ils essaient de saborder les nouveaux postes fib et les chaînes publiques, et ils ont tous les moyens à leur disposition pour faire raquer les gens, tout en limitant l’accès à… ANIM : Que voulez-vous dire, monsieur Anonyme ? UN PARMI D’AUTRES : Personne ne vient jamais sur mon site fib. J’ai fait du bon boulot, tous mes amis sont d’accord, mais je n’ai aucun retour. Je dis que les critiques sont à la solde des Requins et qu’ils cherchent à saborder les petits poissons de la fib. Comment un artiste peut-il survivre si personne n’a accès à ses œuvres ? ANIM : Vous vous estimez donc victime de discrimination de la part des grandes compagnies qui contrôlent ce que nous voyons et entendons. UN PARMI D’AUTRES : Exact. Et ça va peut-être encore plus loin – jusqu’au gouvernement. ANIM : Le gouvernement est contre vous ? UN PARMI D’AUTRES : Exact. Tout le monde sait qu’il contrôle les fibs et les liaisons sat et qu’il est pourri jusqu’à la moelle. C’est pour le bien du peuple, paraît-il. On ne me la fait pas. ANIM : Donc, vous souhaitez gagner votre vie en postant vos œuvres sur les fibs ou les liaisons sat, mais personne ne vous file du fric en téléchargeant votre site, voire en y accédant pour jeter un coup d’œil, hein ? UN PARMI D’AUTRES : Pas grand monde, en tout cas. Et je pense qu’ils découragent activement l’accès à des petits comme moi. ANIM : Par « ils », vous entendez évidemment l’industrie du show-biz ou le gouvernement. UN PARMI D’AUTRES : Ouais. Ils veulent que la grande industrie conserve le quasi-monopole du flot. ANIM : Eh bien, postez donc votre adresse ici, et nous verrons si nous pouvons améliorer votre taux d’accès. UN PARMI D’AUTRES : C’est rusé, mais je sais qui fréquente ce site. Ils vont tous vouloir que j’aille jeter un coup d’œil à leur production. ANIM : C’est pourtant comme ça que ça marche, non ? UN PARMI D’AUTRES : Je ne pourrai pas gagner ma vie si je dépense mon fric en visitant d’autres sites. Il faut bouffer. ANIM : Nous en sommes tous là, mon vieux. Peut-être que vous ne comprenez pas bien la procédure. (Écoutez, je sais que ce type monopolise le dialogue pour l’instant, mais calmez-vous et ne l’agressez pas quand vous aurez la parole… je sens déjà monter la pression !) UN PARMI D’AUTRES : Tout ce que je sais, c’est que ça ne marche pas. ANIM : Permettez-moi d’analyser votre cas. Vous travaillez chez vous – vous êtes au chômage depuis plusieurs années. Ça fait un bout de temps que vous n’avez pas poursuivi votre éducation – vous avez peur de subir une thérapie et de trouver le plaisir dans le travail – et peut-être que votre copain/copine est moins joli(e) que les stars du Yox. Vous aimeriez vraiment vivre sur le Yox et vous savez que vous le méritez. Mais vous ne pouvez pas vous en permettre plus de dix heures par semaine, et encore en n’accédant qu’à des trucs de seconde catégorie, jamais aux nouveautés ; le reste du temps, vous vous retrouvez seul avec votre malheur, et vous espériez qu’en vendant votre travail vous pourriez jouir d’une promotion sociale. UN PARMI D’AUTRES : Vous êtes à leur solde, vous aussi ? ANIM : Si seulement c’était vrai. Attendez, je n’ai pas fini. Aujourd’hui, c’est moi qui suis aux commandes ; demain, vous pouvez postuler pour mon poste. Vous n’avez aucun talent utile, que ce soit en fib ou hors fib, si bien que le chômage est votre dernier refuge. Vous êtes un désAffecté, mon vieux. Bienvenue au club. Toutes mes condoléances. UN PARMI D’AUTRES : Minute, c’est… ANIM : Si vous ne postez ni vos stats ni votre adresse, comment pouvons-nous confirmer ou infirmer mon analyse ? Comment pouvez-vous vous attendre à un discours rationnel en restant anonyme ? Voyons si j’ai raison et postez vos stats. UN PARMI D’AUTRES : Allez-vous faire foutre. ANIM : Ah, enfin un discours rationnel. Foutre est un acte d’amitié, d’amour et de confiance, monsieur Anonyme. Vous devez être issu de cette vieille école qui l’associe à la pénétration dominatrice réduisant le partenaire à l’état d’esclave, ce qui en fait un terme négatif. Mais peut-être ne devrais-je pas utiliser une terminologie aussi complexe. Je parierais que ça fait un bail que vous n’avez pas cherché à enrichir votre vocabulaire. Tiens, M. Anonyme vient de se déconnecter. Okay. C’est ouvert, les gars. Quelqu’un a-t-il quelque chose d’intéressant à dire ? 5 / L’Écume 2 flotte sur les eaux du détroit, non loin de l’antique et vénéré marché de Pike Place. Le taxi dépose Martin, qui paie les quatre-vingt-dix dollars de course et s’engage sur la vieille Alaskan Way, reconstruite avec amour après le séisme de 2014 et décorée d’antiques Ford Taurus et de voitures japonaises avec un réel souci d’esthétisme. Sous la voie d’accès au marché, les petits trolleys verts glissent sur leurs rails en tintinnabulant. Les eaux du détroit s’étendent à l’ouest, bleu-gris sous une éblouissante cascade de soleil que viennent gâcher quelques nuages. Les touristes sont peu nombreux, mais la file d’attente de L’Écume 2 est déjà bien longue. Le soleil brille sur les grappes d’énormes bulles emplies de liquides, qui s’élèvent au-dessus du quai bruissant de vagues. À l’intérieur des bulles, de grotesques monstres marins poursuivent leurs vies suspendues, pour la plupart authentiques, bien que quelques-uns soient de prodigieux robots peut-être plus malins que leurs modèles. — Je m’appelle Burke. J’ai rendez-vous avec Miz Dana Carrilund, dit-il au maître d’hôtel. Celui-ci, quoique n’étant pas un robot, reconnaît aussitôt le nom qu’il a prononcé et, le faisant passer par un couloir aux parois de bulles iridescentes, le guide vers une table placée près de la baie vitrée, avec vue imprenable sur le détroit. Carrilund l’y attend. Une ombre lui passe dessus lorsqu’elle lui serre la main. Incapable de se retenir, Martin lève les yeux en frémissant, découvrant dans sa bulle un requin moucheté comme un faon. Il nage le ventre tourné vers le haut. Est-ce normal ? — Ravie de faire enfin votre connaissance, dit Carrilund. Ses cheveux presque blancs coupés court, son visage carré aux formes agréables lui confèrent un aspect plutôt sévère. Ses bras posés sur le menu semblent robustes, et elle demande à Martin s’il a l’habitude de boire à cette heure de la journée. — Pas souvent, dit-il. — Moi non plus. Mais on sert ici un cocktail fabuleux – la Marguerite de mer. Et si nous en prenions un – juste pour nous détendre ? Désarmé par son sourire, il ne peut qu’acquiescer. — D’accord. Martin connaît bien les gens – il se targue d’observer leur comportement à la perfection et d’en déduire des conclusions qui finissent presque toujours par se vérifier. Dana Carrilund est sans doute aussi experte que lui, quoique dans un autre domaine et pour d’autres raisons – elle ne cherche pas à améliorer la santé mentale de son prochain, mais à l’inscrire dans un plan prédéterminé. Elle ne révèle pas grand-chose sur elle-même, et son comportement est aussi étudié que celui d’une actrice, quoique pas nécessairement factice. Pas nécessairement. Pour l’instant, elle souhaite faire comprendre à Martin que celui-ci l’impressionne. Et Martin est lui-même impressionné, ce qui n’a rien de surprenant. Carrilund semble parfaitement intégrée, mens sana in corpore sano. On leur sert leurs cocktails. Des filaments fruités, mi-congelés mi-pâteux, flottant dans de la vodka. La bordure du verre est givrée de microcapsules de sel, de sucre et de vinaigre qui se dissolvent en touchant la langue – le tout servi glacé. Martin sirote une gorgée qui s’avère délicieuse. — J’espère que vous n’aurez pas besoin de toutes mes facultés mentales ce matin, dit-il. — Si nous nous limitons à un verre, tout ira bien, répond Carrilund. Ce dont j’ai besoin, c’est d’un portrait un peu plus détaillé de Martin Burke, l’homme. Martin hausse les sourcils, visualise l’aspect que doit avoir son visage et se hâte de les rabaisser. — Je n’ai pas grand-chose à cacher, dit-il. — Vous avez vécu des moments difficiles, remarque Carrilund. Et une carrière en dents de scie. — Mon histoire est connue de tous. — Oui et non. Vous n’avez pas dit grand-chose à propos de votre rôle dans l’affaire Goldsmith. — Ah, fait Martin avec un rictus. Jusqu’à quel point voulez-vous entrer dans les détails ? — Jusqu’à un certain point, et sans vous froisser. Ce qui m’intéresse, c’est surtout le rôle que vous avez joué dans le développement des outils de la thérapie profonde. Vous étiez un pionnier. Ce sont vos innovations qui ont en partie gâché votre carrière. Et aujourd’hui… vous êtes un professionnel tranquille et respectable, aux centres d’intérêt relativement spécialisés. — Jusqu’ici, le portrait est juste. — Vous n’avez aucune intention de vous impliquer dans une entreprise un tant soit peu risquée. — Surtout pas. Carrilund commande son petit déjeuner, puis c’est au tour de Martin. Il oublie aussitôt sa commande ; il éprouve une sensation de malaise qui ne lui est que trop familière, comme s’il allait à nouveau descendre dans la fosse aux lions – sans jamais pour autant se convaincre que le jeu n’en vaut pas la chandelle. — Il y a trois ans, vous avez servi de consultant auprès d’un groupe de Washington, l’Alliance mercatique néo-fédéraliste. Ce groupe est associé à un autre groupe appelé les Aristos. — Oui, dit Martin. Un contrat sans grande importance. À peine deux semaines de travail. — Je suppose que ce que vous leur avez dit est confidentiel. — Pas vraiment. Ils voulaient recueillir mon opinion sur l’avenir d’une société privée de thérapie mentale profonde réellement efficace. C’est une organisation très conservatrice. Carrilund affiche son dégoût. — Qu’avez-vous pensé d’eux ? — Je les ai trouvés polis et bien habillés, répond Martin en souriant. — Des fascistes ? — Non. Plutôt des élitistes. Ils prennent leur Fédération très au sérieux. — Et ils croient à la supériorité génétique de la classe possédante… n’est-ce pas ? Martin opine. — C’est ce que j’ai entendu dire. Carrilund semble de plus en plus écœurée. — Leur Christ porte un costume trois-pièces et jouit d’un solide portefeuille d’investissements. — J’ai répondu à leurs questions, et c’est tout, proteste Martin. Carrilund a l’air de rassembler ses forces en prévision d’une épreuve difficile. — Que leur avez-vous dit, en résumé ? — Je leur ai dit que notre société était parvenue à un stade où une thérapie efficace était nécessaire. Si l’on retire à notre culture les bénéfices de la thérapie, on va droit vers le déclin et l’anarchie. — Pourquoi ? — Le stress imposé aux élites de la planète est aussi précisément calibré que celui que doivent supporter les éléments les plus fragiles d’un moteur à grande vitesse. Il y a environ un siècle et demi, ce stress est devenu trop important, d’où une augmentation notable du nombre de personnes souffrant de déséquilibres thymiques. Pas nécessairement des dingues – rien que des gens profondément malheureux. — La charge de travail est devenue trop importante ? — Pas exactement. C’est plus difficile à expliquer – le stress dont je parle, et il ne s’agit peut-être pas d’une coïncidence, semblait expressément conçu pour causer des problèmes thymiques irritants, voire incapacitants. L’équivalent mental du tennis-elbow ou du déboîtement du ménisque – à une échelle considérablement plus élevée. Si nous n’avions pas des thérapies efficaces et à la portée de tous, nous ne serions pas en mesure de faire tourner l’économie du dataflot qui est la nôtre aujourd’hui. Carrilund semble désireuse d’approfondir la question. — Par thérapie, vous entendez thérapie profonde – rééquilibrage thymique, correction pathique et réparation neuronale. Ajustement chimicotropique et microchirurgie psychosociale au niveau neural. Implantation de moniteurs conçus pour des ajustements continus. — De meilleurs esprits pour un monde meilleur, dit Martin. Je n’ai jamais eu honte de ma participation à cette entreprise. — Vous n’avez aucune raison d’avoir honte, précise Carrilund. Vous avez joué un rôle essentiel dans ce qui est une réussite majeure. Et vos travaux récents sur les moniteurs ne sont pas non plus à négliger. Vous êtes un rouage précieux de la grande industrie. — Merci. — Et un rouage nécessaire, comme vous le dites. Quelles conclusions cette organisation a-t-elle tirées de votre intervention ? — Elle les a gardées pour elle, je présume. Ses membres ont toujours été opposés à la thérapie, pour des raisons éthiques et religieuses. Le péché et la faute sont des éléments essentiels du plan divin, je suppose. Le libre arbitre. Je ne leur ai guère fourni de conclusions utiles. Rien ou presque sur le plan politique, pour ainsi dire. Martin baisse les yeux vers ses doigts noués. Il les dénoue. — J’ai eu l’impression qu’ils s’attendaient à ce que je leur dise qu’on pouvait se passer de tout ça. — Je vois. Carrilund porte un doigt à ses lèvres – ce n’est pas une affectation, se dit Martin, mais le signe d’une profonde réflexion. On leur sert leur petit déjeuner, et il mange sans faire attention à ce qu’il y a dans son assiette. Il ne peut s’empêcher de penser que la fosse aux lions est toute proche. — Mr. Burke, vous savez que je suis responsable de la santé de quatorze millions d’employés du Corridor et de la Côte-sud. — Oui. — Il se passe quelque chose qui est impossible du point de vue statistique. Elle continue de manger, détendue et polie, comme s’ils ne se trouvaient là que dans un but purement social. — Un affaissement mental, poursuit-elle. Les chiffres commencent tout juste à gonfler, mais, à en juger par ce que nous avons pu observer jusqu’ici, je pense que les conséquences seront aussi graves que vous le dites. Martin repose sa fourchette, plisse les yeux pour contempler l’océan, puis les lève vers la masse d’eau suspendue au-dessus d’eux. — Êtes-vous libre cet après-midi ? lui demande Carrilund. — Je peux me libérer, répond-il. Au risque de décevoir quelques patients. — Nous avons besoin de vos conseils, de toute évidence, et nous voulons vous montrer quelque chose qui ne manquera pas de vous intéresser. Le sourire de Carrilund est positif, rassurant. Pourquoi éprouve-t-il cette sensation de s’abîmer dans un gouffre, de se noyer dans un océan ? — Pour une fois, dit-il d’un air songeur, j’aimerais être dans le camp des anges. Carrilund semble incapable d’interpréter cette déclaration. — Peu importe, fait Martin avec un geste de la main. — Non, je comprends, dit-elle. C’est le camp que nous avons choisi, Mr. Burke. MAGNAZINE ! Votre journal Yox Catégorie : Ex-courant personnel. < ERREUR AFFICHAGE VID/YOX >:: TEXTE-SEUL :: < MODE INTERACTIF FERMÉ > D’APRÈS VOTRE PROFIL SCANNER/RECHERCHE, VOUS ALLEZ ADORER ÇA : CE SOIR : YOX TOX (et PLUS) AVEC DES CÉLEBS IRRÉELS ! L’OCCASION DE PARTICIPER À UNE INTERVIEW AVEC UN SIM-CELEB DU YOX ! RENCONTREZ (ET TOUCHEZ !) GENE KELLY©TM(CEM), FRED ASTAIRE©TM(CEM) ET TIMOTHY LEARY©TM PRÉSENTANT LEUR NOUVEAU SUPER-SHOW YOX ; rencontrez et SIFFLEZ MELISSA MISSILETM, LA CARICATURE SIM-YOX DU PRÉSIDENT DES USA ; écoutez-la discourir sur LES PROBLÈMES POLITICO-PROMO LES PLUS CHAUDS DU TEMPS-RÉEL PICO ! ET SI VOUS VOUS SENTEZ D’HUMEUR PLATINE, PROFITEZ D’UNE OCCASION EN OR : RENCONTREZ DES SIMS ET DES IRRÉELS DANS DES CONDITIONS ENFIN AUTORISÉES PAR LEURS HÉRITIERS ! NE MANQUEZ PAS LE CONTACT ULTRA-RARE AVEC DES CÉLEBS RESSUSCITÉSTM (ET JAMAIS-RÉELSTM) ! 6 / Jack Giffey lutte de toutes ses forces contre la tremblote. Il est couché dans la petite chambre qu’il a louée de bon matin, dans un motel au coin d’Elk et de Copper ; il a ramené les couvertures sur sa poitrine, les a calées sous son menton, et il se sent dans la peau d’un petit garçon pris la main dans le sac. C’est un acte indigne d’un père de famille. Cette voix intérieure a surgi de nulle part. Ça ne signifie rien ; mais la surprise instille en lui un calme aussi soudain qu’absolu, et ses pensées redeviennent aussi lisses et éclatantes que du silicone. « Cette voix est un fragment de rêve, lui dit une autre voix, plus familière, la sienne. Ne fais pas attention à l’homme derrière le voile. » — Qu’est-ce que ça veut dire ? lance Giffey dans le silence. Mais son impression se dissipe. Maintenant qu’il ne tremble plus, que les voix ont cessé de s’affronter, il ferme les yeux pour savourer les bribes de rêves et de souvenirs flous qui lui passent par la tête. Puis il respire à fond et, oubliant ses récriminations passées, se met d’attaque pour la journée. Pas de temps à perdre. Il doit retrouver le reste de l’équipe, ainsi que son chef, à une heure de l’après-midi. Et, demain soir à six heures, ils devraient être dans la place… Toutes sortes de choses peuvent aller de travers, bien entendu. Mais Giffey se fie à l’arrogance des bâtisseurs de l’Omphalos, ces pharaons du présent. À leurs yeux, l’apparence de la puissance est la puissance, en particulier dans ce monde qu’ils méprisent. L’arrogance a enflé leur cuirasse jusqu’à en faire apparaître les défauts. Il s’habille, prend son petit déjeuner dans le resto miteux du motel, évitant de voir ce qui l’entoure, remonte chercher ses affaires et paie sa note. Aujourd’hui, temps froid et ciel clair. Demain, approche d’un front nuageux. Risque de neige vers dix-sept heures. Peut-être pourront-ils en tirer avantage. L’entrepôt situé à l’est de la ville est vieux d’au moins soixante-dix ans, une relique de tôle et d’acier rouillés dans laquelle règne sans doute un froid de congélateur. Giffey s’approche du bureau à pied, son sac de voyage à la main. Il vient de nulle part, comme s’il n’avait aucune identité, aucun passé ; tout commence ici. Son esprit est clair, ses pensées acérées. Il actionne l’antique sonnette électrique. La porte s’entrouvre au bout de trente secondes, et il découvre un visage de femme qui lui est inconnu. Une peau pâle, des cheveux bruns et frisés coupés court, des yeux marron et soupçonneux. Elle est vêtue d’une chemise à carreaux et d’un pantalon kaki, porte à son poignet un lourd bracelet en bronze. — Qui êtes-vous ? demande-t-elle. — Giffey. Jack Giffey. Elle recule pour ouvrir la porte. Les gonds grincent. À l’intérieur, un petit bureau poussiéreux. Contre un mur, un vieux radiateur qui grésille ; il règne ici une chaleur étouffante. Dans un coin, un vieux bureau en métal tout cabossé, flanqué d’un meuble-classeur couleur de vomi. Dans l’autre coin, un lavabo et sa tuyauterie, récurés de frais, surmonté d’une étagère en bois où trône un antique Mister Espresso électrique. Près du lavabo, un réfrigérateur blanc et un four à micro-ondes posé sur un établi portable. — Hally Preston, dit la femme. Je suis une amie de Mr. Hale. Giffey ne connaît pas ce nom, le suppose faux. Il se demande s’il a été choisi en référence à Nathan Hale. Avec son pantalon et sa coiffure sans charme, Preston est plus qu’un peu hommasse. Son expression est neutre, ses lèvres pincées. — Allons retrouver les autres, dit-elle. Elle ouvre la porte de communication, et Giffey la suit dans l’entrepôt proprement dit. Celui-ci est empli de pièces d’avions antiques, évoquant de gigantesques coques de libellules. Quelques arbeiters de récupération se tiennent près des carcasses métalliques, mais aucun ne semble en état de marche. Preston le précède dans un couloir aménagé entre les épaves. Au centre de l’entrepôt, on a dégagé un petit espace où se trouvent un sofa, quatre chaises en piteux état et un tableau blanc sur son chevalet. Il y a là cinq hommes, trois assis et deux debout ; l’un d’eux n’est autre que Jenner, le jeune ex-militaire. Il fait un signe de la main à Giffey. — Tout est là, annonce-t-il fièrement. Tout a été livré. J’ai inspecté la cargaison et tout est en ordre. Son cuir chevelu ondoie comme une chenille fatiguée. Sinon, il semble à l’aise et content de lui. L’haleine de Giffey forme un nuage devant ses lèvres. Il reconnaît deux des hommes, qu’il a vus en photo. Preston le présente à l’assemblée. — Jack Giffey, dit-elle. L’un des hommes assis, un type trapu aux cheveux noirs et à la courte barbe bien taillée, se lève et lui tend la main. — Hale, dit-il. Giffey le connaît sous le nom de Terkes. Il a l’air britannique, ou peut-être irlandais, mais c’est un expert ukrainien en armements, naturalisé depuis vingt ans, qui a cultivé son accent américain grâce à la radio. Il trafique dans la fraude, fil et fib, il vend des nanos industrielles et de la pâte semi-finie à Hispaniola, des couronnes d’enf aux Sélecteurs de la Côte-sud. Bref, c’est un truand d’occasion aux allures d’innocent, jovial et propre sur lui. — Kim Lou Park, dit un Oriental que Giffey connaît sous le nom d’Evan Chung. Park/Chung n’a pas de passé ; il est totalement inconnu des archives du pays. Giffey a sur lui des renseignements aussi maigres que contradictoires. Il porte une petite moustache, et ses cheveux coupés au bol s’achèvent par une frange sur la nuque. Park croit avoir recruté Giffey à Saint Louis le printemps précédent. En fait, il est loin d’être au sommet de la hiérarchie. Ils ne se sont rencontrés qu’à deux reprises. Cependant, Park est un malin ; il en sait sans doute plus sur les personnes présentes que quiconque, y compris elles-mêmes, mais il ne sait que peu de chose sur Giffey… Excepté quelques mensonges. — Mr. Giffey et Mr. Jenner sont nos fournisseurs, explique Park. Mr. Giffey est également notre principale source d’informations sur la cible. Giffey se tourne vers les deux hommes qui lui sont inconnus, et Preston se rapproche de lui. — Mr. Pent et Mr. Pickwenn, dit-elle. Experts en architecture, spécialistes en procédures d’effraction et de retrait. Elle se fend d’un infime sourire. Pent et Pickwenn, la trentaine tous les deux, affichent un air compétent et blasé. Le teint basané de Pent trahit ses origines polynésiennes, et son crâne est entièrement chauve. Pickwenn est d’une pâleur de spectre, pourvu d’yeux de lémur et de doigts filiformes. — Ça fait dix ans que nous travaillons ensemble, dit Pickwenn à voix basse. Pent acquiesce en silence. Ni l’un ni l’autre ne tendent la main à Giffey ; celui-ci en est plutôt soulagé. Pickwenn est du genre à avoir les mains moites. Hale s’avance d’un pas et les autres lui font face. Tous les regards sont fixés sur lui. — Bien, tout le monde est arrivé, dit Hale. Nous sommes réunis pour la première fois. Notre équipe est formée. Voici ce qui nous attend, voici ce que nous avons à faire. Hale a les cadences rythmées d’un prêcheur ou d’un excellent chanteur. Sa voix est un velours grave. — J’ai noué les bons contacts. Nous entrerons dans l’Omphalos en tant que clients potentiels. Et nous n’entrerons pas par la porte des touristes, mais par celle des VIP. Hally. Preston s’avance d’un pas. — Nous sommes censés nous présenter dans une limousine, demain à quinze heures. Vous êtes un groupe de richards excentriques voyageant sous des identités d’emprunt. Robert Hale a prévu tous les détails. « Robert, se dit Giffey. Peut-être qu’il n’a jamais entendu parler de Nathan Hale. » — Mr. Giffey, nous avons reçu une grosse livraison hier, dit Hale. Mr. Jenner l’accompagnait. Nous avons dépensé beaucoup d’argent. Le chargement est au fond de l’entrepôt. Je suppose qu’il correspond à notre attente, et j’aimerais que vous nous donniez les informations nécessaires. — Oui, monsieur, répond Giffey. Je peux l’examiner pour juger de son état. — Tout va bien, dit Jenner avec un sourire rassurant. — Je n’en doute pas. Mais deux précautions valent mieux qu’une, réplique Giffey en lui rendant son sourire. Jenner ne s’offusque pas ; il respecte ses supérieurs quand ils se montrent prudents. L’Armée l’a bien entraîné. — J’aimerais que vous nous donniez un peu plus de détails sur l’intérieur de l’Omphalos, dit Hale. Tout le monde a reçu votre envoi de la semaine dernière, mais je suppose que vous avez conservé quelques détails par-devers vous. Deux précautions valent mieux qu’une. Giffey acquiesce et sourit une nouvelle fois. Hale apprécie le fait d’être au centre de tout. Il se place devant le tableau tel un général, les bras croisés sur les reins. — Nous avons rendez-vous avec une directrice des ventes du nom de Lacey Ray. Elle ne sera pas là en personne – il n’y a personne dans l’Omphalos, tout est automatique, pas vrai ? Giffey opine. — Nous avons des recommandations et des codes d’identité. Le risque est minimal jusqu’au moment où nous entrerons. Ensuite, nous serons vulnérables aux défenses de l’Omphalos. Eh bien, Mr. Giffey, que pouvez-vous nous dire sur ces défenses ? Hale se rengorge, mais Giffey a de mauvaises nouvelles pour lui. — Quatre arbeiters de combat, peut-être cinq, sans doute commandés et coordonnés par un penseur. Il s’assied sur une chaise. Ce renseignement n’a pas pu être confirmé – il sait seulement que l’Omphalos a demandé les autorisations nécessaires pour utiliser des moyens de défense de ce type. Qu’ils soient en place ou non, Dieu seul le sait. Hale reste impassible pendant trois bonnes secondes, puis il jure à mi-voix. — Des kriegsbeiters ? — Classe Insecte ou Furet. Je ne suis pas sûr qu’il y ait bien un penseur, mais c’est fort probable. Et je l’espère bien. — Savez-vous comment les désactiver ? — Oui, dit Giffey. Avec l’équipement dont nous disposons, je suis sûr d’y parvenir à soixante, voire quatre-vingts pour cent. Nouveau juron de Hale. — Vous auriez pu nous le dire plus tôt. — Pourquoi ? demande Giffey. Ce ne sont que des machines, même si elles sont malignes. Je ne peux pas vous dire comment elles ont été programmées ni si elles sont autorisées à tuer. Peut-être qu’elles se contenteront de nous lécher la main. Hale fronce les sourcils, et son front se barre d’un pli vertical. — Où les bâtisseurs ont-ils pu trouver des kriegsbeiters ? — Qu’est-ce que vous croyez ? réplique sèchement Giffey. Nous avons réussi à nous procurer des armes illégales encore plus radicales. Les héritiers de Raphkind ont laissé plein de brèches dans l’édifice gouvernemental. Y compris dans son aile militaire. — Ce n’est qu’une tombe, bon Dieu, marmonne Hale. Son courage a des limites, et il n’est guère doué pour dissimuler ses craintes. En dépit du petit numéro qu’il vient de faire, il n’a rien d’un général, après tout. — Pourquoi la faire garder par de tels cerbères ? demande-t-il. — Si ça vous décourageait, j’en serais fort peiné, dit Giffey. Il n’est pas sûr d’apprécier cet homme ni de lui faire confiance. — Pas question, dit Hale d’un air pensif. Vous pensez qu’ils ne sont pas programmés pour tuer ? — C’est une possibilité. Comme vous le dites, ce n’est qu’une tombe. En outre, les kriegsbeiters ne sont que des machines. Franchement, nous aurons les moyens de les neutraliser. — J’espère que vous ne vous trompez pas, dit Hale, sous-entendant que tout échec serait imputable au seul Giffey. — Vous avez entendu parler de Nathan Hale ? demande ce dernier. Hale réfléchit quelques instants, comme s’il allait répondre par l’affirmative. — Non, répond-il finalement. C’est lui qui a conçu ces Insectes et ces Furets ? — J’en ai entendu parler, dit Hally Preston. C’était un patriote, il y a longtemps. Giffey la gratifie de son plus beau sourire. — Voici tout ce que je sais de l’Omphalos. Il se dirige vers le tableau, attrape un feutre noir et commence à dessiner. — Il y a au moins quarante niveaux entre la cave et le grenier. C’est un endroit gigantesque, et peut-être n’est-il pas encore achevé. On y livre toujours des nanos architecturales. À intervalles irréguliers. Peut-être que la direction a des ennuis financiers – pas assez de clients, qui sait ? Ça explique sans doute pourquoi ils cherchent à toucher une clientèle qu’ils connaissent mal. Hale hoche la tête en signe d’assentiment. Pent et Pickwenn rapprochent leurs sièges. Jenner croise les bras et fixe le schéma de Giffey ; pour l’instant, ce n’est guère plus qu’une vue latérale, un triangle rectangle. — Cette entrée latérale – celle des VIP, comme vous dites – est aussi une entrée de service. Les touristes représentent une source de revenus, et les bâtisseurs ne veulent pas perdre de fric les jours où ils réceptionnent une livraison. — Que savons-nous de plus sur les propriétaires ? demande Preston. — Pas grand-chose. C’est une association qui s’est baptisée le Club Omphalos et qui recrute dans le monde entier. Capital inconnu, statuts inconnus. Conçu à la façon d’un réseau d’assurances et d’investissements. — En pyramide, dit Pickwenn à voix basse. — Oui, dit Giffey. Ils ont des liens avec les Aristos, un club ou un syndicat fort actif sur le plan politique ces quinze dernières années, lequel est lié aux Néo-Fédéralistes. L’adhésion aux Aristos semble être réservée aux naturels – aux non-thérapiés – et conditionnée à une quelconque contribution, financière ou autre. Peut-être en va-t-il de même pour le Club Omphalos. Je présume que, si nous correspondons à leurs critères, ils nous le feront savoir. — Ne comptez pas sur moi, dit Jenner d’une voix enjouée. Je suis du genre cageot mental, je crois bien. Hale émet un grognement. — Ça m’enlève les scrupules que j’aurais pu avoir à l’idée de les délester de leur fric mal gagné. — Ce ne sont pas des pauvres, poursuit Giffey. Cet Omphalos a coûté huit milliards de dollars, et il y en a cinq autres en projet un peu partout sur la planète. Celui-ci est le premier et le plus proche de l’achèvement. — Qualité de la construction ? demande Pent. — C’est du solide, répond Giffey. Les parois extérieures, ainsi que certaines cloisons, sont en béton renforcé de carbone nano, avec une couche de billes de céramique en surface. Taux de résistance aux radiations : cent pour cent. Il y a un peu d’or, mais uniquement à but décoratif. La structure est un réseau de nanotubes – parfois épais d’un bon mètre, avec dispersion du stress assurée. Les piliers intérieurs soutiennent des dalles de béton et de flexfuller, résistantes aux chocs, avec quatre points d’appui distincts à chaque niveau. Le bâtiment tout entier repose sur du flexfuller hypertendu. On m’a dit que toutes les fibres de carbone – nanotubes, fullerène, et cetera – sont réglées pour la conductivité et que l’enveloppe extérieure est hypersensible. En outre, la structure du bâtiment peut également servir de banque de données. Pickwenn et Pent absorbent ces informations d’un air pensif. — Plus solide que les pyramides d’Égypte, dit Pent. — Alors, combien de corps ? demande Hale. — J’ai appris au début de mon enquête que l’Omphalos abritait cent personnes, quatre-vingt-dix congelés, cinq véritables cadavres et cinq en sommeil chaud. Je n’ai rien appris de plus depuis. — Riches ? demande Hale. — Je présume. Au moins ont-ils pu s’inscrire au club. Nouveau grognement de Hale. — Revenons à la structure, dit-il. — D’accord. (Giffey dessine trois colonnes.) Il y a en tout sept ascenseurs ou monte-charge. Cinq d’entre eux pourront peut-être nous être utiles. Je suppose que nous allons déclencher un signal d’alarme, et ces cinq-là – les plus spacieux et les plus luxueux – se trouvent sous le contrôle du bâtiment. — Le penseur, intervient Preston. — Supposons-le pour le moment. Mais deux colonnes sont réservées à des ascenseurs de secours. Ils disposent de leur propre alimentation – sous forme de cellules – et sont isolés de tout contrôle externe, même de celui du bâtiment, afin de ne pas être bloqués en cas d’urgence. Procédure normale pour un building de dataflot. C’est grâce à ces ascenseurs que nous accéderons aux niveaux souterrains du bâtiment, mais le plus proche se trouve à cinquante mètres de l’entrée des VIP et de celle du garage. — Il nous faudra quelque chose pour transporter notre butin, dit Hale. — Exact. C’est prévu. (Giffey trace leur trajectoire sur le tableau, puis esquisse une élévation lui permettant de faire un plan du rez-de-chaussée.) La sortie principale des ascenseurs de secours se trouve au sous-sol. Ils sont conçus pour déposer leurs passagers à l’entrée d’un tunnel creusé sous Republic Avenue et dont la sortie se trouve à huit cents mètres de là. C’est cette route que nous emprunterons pour partir. J’ai réservé un gros véhicule sûr. (Giffey trace une croix sur son dessin.) Il devrait être garé ici. — Nous y allons tous ? demande Jenner en parcourant le groupe du regard. — Excepté Mr. Park, répond Preston. C’est lui qui conduira la camionnette. Sourire de Jenner. — Je suis prêt, dit-il en étirant ses bras. Giffey fixe le cuir chevelu du jeune homme, puis détourne les yeux. Pickwenn et Pent se rapprochent du tableau pour examiner le schéma de plus près. — Vous n’avez pas un plan détaillé de l’immeuble ? demande Pickwenn en passant sur ses lèvres marron un bout de langue rose. — Malheureusement non, répond Giffey. Nous supposons que les chambres d’hibernation se trouvent au-dessus du quatrième étage. — Et les ascenseurs de secours permettent d’y accéder ? demande Pent. — L’un d’eux – peut-être. Dans le cas contraire, il nous faudra réquisitionner un ascenseur normal. — Comment ferons-nous ? demande Pickwenn d’un air dubitatif. C’est votre… penseur qui le contrôle, et il sera au courant de notre présence. — Jetons donc un coup d’œil à la marchandise, suggère Jenner. Mr. Giffey, ces braves gens ne savent pas de quoi nous sommes capables. Ils seront plus tranquilles une fois que nous le leur aurons expliqué. — Bonne idée, dit Hale. Pour le moment, je n’ai vu qu’un tas de boîtes et de bidons. Une fois au fond de l’entrepôt, ils se rassemblent autour d’une palette de manutention d’un mètre cinquante de côté, soigneusement placée dans un coin à même le béton. Elle est enveloppée dans du plastique réfléchissant, vierge de toute étiquette, à l’anonymat rassurant. Quelques déchirures dans ce plastique témoignent de l’examen effectué par Jenner. — Déballez-moi ça, ordonne Giffey à ce dernier. Le jeune homme sort un couteau de sa poche et se met au travail. Il découpe le plastique, qui s’écarte pour révéler quatre conteneurs métalliques cachetés abritant des nanos à usage militaire, ainsi que deux conteneurs où se trouvent des packages de programmation pour armes et équipement. De la pâte militaire premier choix. Giffey commence à expliquer le fonctionnement de ces outils. Pent et Pickwenn l’écoutent avec attention. Jenner opine du chef avec enthousiasme. De temps à autre, Giffey jette un regard en coin vers Preston afin de jauger ses réactions. De toutes les personnes présentes, elle est sans doute la plus intelligente, la plus calme ; il se demande pourquoi c’est Hale qui dirige le groupe et non pas elle. Après une impression initiale plutôt bonne, Hale a chuté dans son estime. Son attitude, ses gestes, ses remarques… pas assez de questions pertinentes. Preston est soucieuse, concentrée. « Un bon élément, se dit Giffey. Cette expédition ne sera pas une partie de plaisir. Certains d’entre nous risquent d’y rester. » Jenner attrape une sonde en plastique, dévisse la capsule d’un conteneur de nanos et y plonge la sonde. Puis il passe au deuxième conteneur et procède de même. L’air s’emplit d’une odeur d’iode et de foin. Définition de la NUM : une chose venue d’un autre monde. Elle tolère notre atmosphère, notre monde, mais elle est toujours affamée. Giffey cherche à se rappeler qui lui a dit ça, et à quel moment ; mais sa mémoire lui fait défaut et il n’insiste pas. — Matériel prêt à l’utilisation, déclare Jenner. — Reprenons au début, intervient Hale. Quelles sont les capacités de ce truc ? Jenner n’est que trop ravi de se lancer dans un speech. Il adopte la diction d’un expert de l’Armée, sèche et précise. — La NUM est une substance vivante conçue pour prospérer dans un environnement de combat, en particulier un champ de bataille haute technologie. Elle se nourrit de métal, de flexfuller, de matière organique, de n’importe quel plastique, bref de tout sauf du verre et de l’or. Elle absorbe l’azote et le C02 de l’atmosphère. Elle risque d’en absorber beaucoup si on est à court de matière organique. (Il croise les bras, impressionné par sa propre prestation.) Il y a une cafétéria dans le bâtiment. On aurait peut-être intérêt à en lâcher une là-dedans. — Des matières organiques ? dit Preston. Giffey s’était délibérément abstenu d’aborder ce point. — La NUM est conçue pour absorber et recycler tous les rebuts d’un champ de bataille, dit-il à voix basse. Mécaniques ou autres. — Seigneur ! fait Kim Lou Park en grimaçant. — Nous recyclerons les pharaons, dit Jenner en levant le doigt vers le ciel. — En fait, nous devrons prendre des gants avec eux, dit Hale. Nous ne les avons pas évoqués jusqu’ici. Ils pourraient nous servir de boucliers ou d’otages. C’est la première remarque intelligente que Giffey l’entend proférer. — Comment procéderons-nous pour le déchargement ? demande Pickwenn. — Nous irons dans le parking des VIP avec notre limousine, par-delà le blindage et la sécurité, dit Hale en souriant. C’est ça qui est fantastique dans cette histoire. Ces types sont beaucoup moins malins que nous ne l’avons cru. Giffey garde son opinion pour lui. L’opération s’annonce bien, encore mieux qu’il ne l’avait espéré. Mais son rendez-vous de la veille s’annonçait bien, lui aussi, et il n’a pas encore digéré la tournure qu’il a pris. COURANT DIVIN 1 LE FIB D’INFOS CHRÉTIENNES DU MULTIVOIE FLASH : SATAN EN MARCHE, 216e ÉDITION En Inde et en Chine, les avortements de fœtus de sexe féminin ont causé la mort de 300 000 000 (trois cents millions) d’enfants. Satan en rit encore ! Des dizaines de millions d’Indiens et de Chinois de sexe masculin sont ainsi privés d’épouses. Satan est prêt pour l’étape suivante ! Les gouvernements de l’Inde et de la Chine du Sud, ainsi que celui de l’Enclave de la Chine du Nord, s’inclinant devant la pression de l’opinion publique, obligent chaque année dix millions d’adultes et d’adolescents à changer de sexe pour devenir DES FEMMES ! LE PÉCHÉ DE MEURTRE ENGENDRE LE PÉCHÉ MORTEL ! Pendant ce temps, toujours en Inde et en Chine, la Pornographie, ce suprême péché, fruit de l’imagination perverse de l’enfer (sueur nocturne de l’immonde Onan), fait l’objet d’une demande supérieure à celle que l’on constate dans le reste du monde ! La pornographie, que l’Orient s’est mis à produire à l’instar de l’Occident, représente un tiers de TOUS LES PRODUITS vendus en Inde et en Chine ! La prostitution, qui a toujours été florissante en Inde, devient désormais endémique dans toute l’Asie, mais l’alliance pernicieuse de la pornographie et de la robotique a conduit au DÉCUPLEMENT DE LA PROSTHÉTUTION, c'est-à-dire à l’utilisation de robots en tant qu'objets sexuels ! Ces prosthétuées, également connues sous le nom de roboputes ou encore sexbeiters, sont fabriquées au Japon et en Thaïlande. Et cela fait vingt ans que ces tentatrices mécaniques nées de Satan envahissent nos contrées et débauchent notre jeunesse ! SODOME ET GOMORRHE N’ÉTAIENT QU’UNE PLAISANTERIE ! Qui pourrait nier que la fin est proche ? LES PROPHÉTIES DE LA BIBLE NOUS ANNONCENT LA FIN DU MONDE POUR BIENTÔT ! SATAN NOUS A ROULÉS EN 2000 ET ENSUITE EN 2048 ! JÉSUS FONCE VERS NOUS TEL UN LION FAROUCHE, TELLE UNE COMÈTE VENGERESSE IMBIBÉE D’ESSENCE ! PRESSEZ CE BOUTON POUR EFFECTUER UNE DONATION INSTANTANÉE AU FONDS GOUVERNEMENTAL D’AIDE À L’EMPLOI. SEULS LES GÉNÉREUX AURONT LE SOURIRE QUAND LA COLÈRE DE DIEU ENGLOUTIRA LA TERRE ! REJOIGNEZ L’IDAHO VERT, LE DERNIER BASTION DE DIEU SUR LA TERRE ! 7 / Jonathan entre dans la chambre d’hôpital de sa femme. Une douce brise parfumée à l’essence de pin agite le rideau bleu pâle qui entoure le lit. Ce bloc abrite cinq autres patients, mais il n’entend aucun d’eux ; ni bribes de conversation, ni toux, ni gémissements. Chloe est tout aussi silencieuse. Elle vient de finir son petit déjeuner et fixe le vide d’un œil sinistre. On a injecté dans son corps de nouveaux moniteurs, contrôlés depuis l’extérieur plutôt que doués d’autonomie. Ils s’efforcent de déterminer les causes de son état. Le capteur est accroché à un rail courant le long du plafond, relié par un petit câble à un disque d’argent collé à l’oreille de Chloe. C’est une fiche médicale dernier cri, constate Jonathan. Sans doute est-elle aussi conçue pour apaiser le patient. En dépit de ses yeux grands ouverts, Chloe est peut-être endormie. En fait, il redoute presque de la trouver éveillée. Il a l’impression de se présenter devant un tribunal. Il a toujours été sensible aux critiques, en particulier quand elles viennent de Chloe ; et il s’est toujours efforcé de ne rien faire qui puisse susciter sa colère. Elle ne semble pas le voir. — Salut, dit-il à voix basse. Comment te sens-tu ? — Comme un tas de merde, réplique-t-elle sèchement. Son visage se crispe, des rides viennent souligner le contour de ses lèvres. Elle paraît considérablement vieillie. En fait, elle évoque la méchante dans une vieille vid de Disney, dure, asexuée et enragée. — J’ai parlé au médecin. Elle ne sait pas exactement ce qui s’est passé. — Ah bon ? fait Chloe d’une voix neutre. — Tout le monde est dépassé. Apparemment, c’est une sorte d’épidémie. — Parfait, Jonathan. Inutile que tu t’accuses. Jonathan se fige à moins d’un pas du lit. « Elle est malade », se dit-il. Sa dépression va laisser quelques traces. Il ne doit pas s’offusquer de ses réactions. — Beaucoup de gens sont affectés, poursuit-il d’une voix éraillée. Et personne ne sait pourquoi. — J’ai une santé de cheval. C’est mon âme qui est mal en point. — Je sais que ça fait mal, dit Jonathan. Sa voix est à peine un murmure. Il est sur le point de faire le dernier pas, de se présenter au chevet de sa femme, mais celle-ci lève brusquement la tête et le fixe avec les yeux vitreux, le visage figé d’une poupée. — Va au diable ! lui lance-t-elle. Jonathan se fige. Il a l’impression que sa langue vient d’enfler dans son palais, comme en une tentative désespérée pour humecter ses muqueuses sèches. Il plisse les yeux pour refouler ses larmes, et le visage de Chloe devient tout flou. — Je t’ai sur le dos depuis la naissance de Hiram, et c’est à cause de ça que je suis malade. Il n’a rien à répondre à cela. Il se répète qu’elle est malade, que la femme qu’il aime, la mère de ses enfants, la femme dont il a partagé le lit huit mille fois, à qui il a fait l’amour deux mille fois, n’aurait jamais prononcé de telles paroles, sur un tel ton. Chloe est devenue quelqu’un d’autre, et ce quelqu’un sera bientôt parti. — Qu’y a-t-il ? demande-t-elle au bout de trente secondes de silence. Qu’est-ce que tu fais ici ? — J’espère que ça ira mieux bientôt. Jonathan cherche du regard un bouton à pousser, un cordon à tirer, car il ne veut pas prononcer les mots qui lui brûlent les lèvres. Mais il est déjà trop tard. La chambre est une véritable fournaise. — Tu as vu un thérap après notre rencontre, mais tu ne m’en as jamais rien dit. — Pourquoi t’en aurais-je parlé ? coasse Chloe. — Pourquoi avais-tu besoin d’une thérapie ? — Parce que je désirais des hommes, tout un tas d’hommes, et parce qu’ils me faisaient mal. Je souffrais d’un excès de désir. Quel besoin avais-je du désir ? Il aperçoit une chaise, s’affale dessus de peur de s’effondrer sur le carreau. Une partie de lui-même a envie de fuir sur-le-champ, de laisser Chloe aux bons soins des professionnels ; une autre se sent coupable d’avoir trop exigé d’une mère de famille, de la mère de ses enfants, nom de Dieu, et il sait qu’il mérite le châtiment qui l’attend. Mais ce qu’il déclare ensuite n’a rien à voir avec de tels sentiments. — Tu n’as jamais aimé perdre le contrôle. — Regarde le résultat. Elle désigne le lit, les rideaux. — J’ai toujours cru que nous étions partenaires, que nous étions libres l’un vis-à-vis de l’autre… Je ne savais pas que je te faisais du mal. Elle lui jette un regard plein de pitié, et pour Jonathan ce regard est l’incarnation même de tous les regards réprobateurs dont l’ont gratifié les femmes, de sa mère déçue et furieuse à cette petite amie qui lui a dit un jour qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre. Rage et mépris. Il rapproche sa chaise du lit. Chloe s’agite. — Je t’en prie, écoute-moi, dit-il. Je ne vais pas tarder. Hiram et Penelope voudraient te voir. — Oh, mon Dieu ! Hiram. Il a vu ce que tu me faisais. — Tais-toi, dit Jonathan, mobilisant toutes les ressources de sa maîtrise de soi. Écoute-moi, Chloe. C’est important. Quels que soient les sentiments que tu éprouves en ce moment, ils ne sont pas réels. Tu as souffert d’un collapsus thymique. Ta thérapie a connu une dysfonction totale et instantanée. Je ne pense pas en être responsable, mais, si tel est le cas, nous aurons des décisions à prendre – une fois que tu seras sortie de l’hôpital, bien entendu. Tu as besoin de temps pour te reposer et pour que les toubibs remettent la machine en ordre de marche. On me dit que ça ne prendra pas plus d’une semaine, mais… l’hôpital est surchargé en ce moment. Les experts ne viendront peut-être pas te voir avant quelques jours. Et je veux ce qu’il y a de mieux pour toi. Si nécessaire, je te ferai sortir d’ici et je te trouverai moi-même un spécialiste. Le meilleur… (Il déglutit, tente de saliver pour s’humecter la langue, sans succès.) Si tu ne souhaites pas ma présence, je ne te l’imposerai pas… j’attendrai que tu te sentes un peu mieux. — Je viens seulement d’émerger, c’est tout. Jonathan respire à fond. Il sait intellectuellement qu’il ne devrait pas se mettre en colère, que la femme qu’il a épousée ne lui aurait jamais parlé sur ce ton. Mais il ne peut s’empêcher d’évoquer l’image d’une limace saupoudrée de sel. D’un ver de terre agonisant sous le soleil. Pas d’amour, pas de sexe, aucun accès aux plaisirs terrestres ; il est un homme mort. Chloe ferme les yeux. — Il faut que je me repose, dit-elle. Il se relève, se retourne, écarte les rideaux. Une fois dans le couloir, alors qu’il contemple le rideau bleu sous la lueur tamisée des plafonniers, il se retrouve incapable de respirer. Il s’immobilise et émet des petits bruits étouffés jusqu’à s’éclaircir la gorge. Il a les larmes aux yeux, il est pareil à un chien dont on aurait coupé les cordes vocales. Grâce à Dieu, personne ne le voit s’essuyer les yeux et reprendre son souffle. Le visage pâle, l’air grave, Hiram et Penelope sont assis dans la salle d’attente, les mains posées sur les genoux, comme s’ils prenaient la pose. Hiram se tourne vers Jonathan. — Elle ne se sent pas très bien. Elle… elle a dit des choses méchantes. Les enfants de Jonathan le regardent sans comprendre. Peut-être cherchent-ils à se montrer indulgents. — J’aimerais la voir, dit Penelope. Nous avons besoin de lui parler. — Elle se repose. — Nous attendrons, papa, dit Penelope, qui détourne les yeux. Jonathan acquiesce. — Il faut que j’y aille. Je repasserai plus tard. — D’accord, dit Penelope. Hiram refuse de croiser le regard de son père. Jonathan les embrasse sur le front et s’en va. L’hôpital lui paraît hermétique, vidé de son atmosphère. Quand il parvient à l’air libre, sous un plafond nuageux où percent des bribes d’azur, il ne se sent pas mieux. Jonathan appelle un autobus et attend, raide et courbatu. Il marche avec un luxe de précautions. Il se sent nu, vulnérable. S’il veut conserver sa raison, il doit avancer prudemment entre deux murs criblés d’épines. PARADISO JOUEURS : 25 600 BUTS : Gonzo, DÉFINIS PAR LE JEU STATUT : Vous vous trouvez en ce moment dans l’Espace 2. Votre visage/avatar est le MASQUE 1. ENREGISTREMENT. COMPAGNON : Nom et statut inconnus. Également masqué. VOUS : J’aimerais trouver un moyen de vous l’expliquer… c’est une sensation de paix, l’impression de faire partie de quelque chose, de savoir où on est et ce qu’on doit faire. COMPAGNON : J’aimerais connaître de tels sentiments. VOUS : Mais c’est possible ! Rejoignez donc notre Groupe de thérapie spirituelle. Nous avons un dialogue multivoie dans un quart d’heure, dans l’Espace 98. COMPAGNON : Je suis déjà passé par là. J’ai discuté avec des douzaines de zélotes qui m’attaquaient en masse et, chaque fois que je leur posais une question essentielle, ils se dégonflaient et rentraient chez eux. À mon avis, vous n’êtes qu’une bande de doux rêveurs. VOUS : Vous êtes injuste. Vous devez ouvrir votre cœur et écouter. Dieu parlera en vous. COMPAGNON : Bien sûr. Est-ce qu’il parle en vous ? Tout le temps ? À haute et intelligible voix ? Est-ce qu’il veille à ce que vous ne commettiez jamais d’erreur ? VOUS : Non, Il ne parle pas en moi tout le temps. Il me laisse prendre mes propres décisions, et je commets parfois des erreurs. COMPAGNON : Tiens, vous ne semblez pas aussi gravement atteint que les autres. Vous êtes un homme ou une femme ? VOUS : Ne changeons pas de sujet. COMPAGNON : D’accord, eh bien, le sujet du jour, c’est que je suis ouvert à Dieu, vraiment. J’aimerais qu’il me parle et qu’il me montre la direction à suivre. Mais j’en ai marre d’attendre. J’en ai marre de ces bondieuseries à la con qui m’obligent à jouer à un jeu débile rien que pour qu’il me parle. C’est vraiment cruel. Je suis là ; j’ai besoin de son aide. Je ne lui lance aucun défi, je ne me ferme pas à lui. Mais je n’entends toujours rien ! VOUS : Peut-être a-t-Il besoin que vous Lui fassiez un signe. Une ouverture pour qu’il puisse venir en vous. COMPAGNON : C’est ça, il faudrait que je me corrige uniquement pour qu’il daigne me parler ? Mais il faut que ce soit lui qui me dise comment me corriger ! J’ai besoin d’un guide ! Ma souffrance empire chaque jour. Je croyais que c’était fini il y a des années, mais ça continue. J’ai besoin de son aide ! VOUS : Mais vous devez aller à Lui ! Je sens une véritable hostilité envers Dieu, envers Ses actes. COMPAGNON : JE NE SUIS PAS HOSTILE ! JE SOUFFRE ET J’AI BESOIN DE LUI, et IL REFUSE DE ME PARLER ! VOUS : Savez-vous combien de gens Dieu doit aider tous les jours ? Certains souffrent peut-être encore plus que vous. COMPAGNON : Dieu est tout-puissant ! S’il refuse de me parler, c’est parce qu’il me déteste et me trouve indigne, ou alors c’est parce qu’il n’existe pas, auquel cas les chrétiens sont des menteurs. VOUS : Je crois que vous n’êtes peut-être pas prêt… INTERRUPTION DE STATUT : Votre compagnon a quitté Paradiso. Vous n’avez pas réussi à faire un converti. Votre capital temps dans cette zone n’a pas été augmenté ; veuillez faire un nouvel essai ! 8 / Mary Choy connaît le centre de Seattle PD comme sa poche, si bien qu’elle ne prête guère attention à ses odeurs et à ses bruits, mais un détail la frappe néanmoins : dans un coin de la salle de dispatching, protégé par un écran gris de l’interférence de la lumière solaire, un graphe de données médicales municipales a viré au rouge, celui des suicides. Un capitaine et deux autres officiers des Affaires sociales sont plantés devant lui, muets de stupeur. Mary s’approche d’eux ; Nussbaum n’est pas encore dans son bureau, il n’arrivera pas avant cinq minutes, et elle a le temps de partager leur saisissement. — On a recueilli les données de Snohomish, de Seattle-Ouest, du Corridor-Est et du Corridor-Centre, dit le capitaine, qui communique avec le bureau du gouverneur via son combiné. Nous recevons des statistiques des hôpitaux et des équipes médicales en ligne. Ils sont tous dans le rouge, je n’ai jamais vu ça. — Nous avons reçu des rapports du reste de l’État, lui répond la voix de l’assistante aux Affaires sociales, nettement audible dans toute la pièce. Durant les deux dernières semaines, nous avons recensé huit cent quatre-vingt-dix suicides. Soit une progression de sept cents pour cent. — C’est une catastrophe, murmure l’adjoint du capitaine. (Il lance un regard noir à Choy.) On s’encanaille, madame ? — Je ne pense pas que vous serez rendus responsables de cette crise, dit Mary. — Ah bon ? (De toute évidence, l’homme est à bout de nerfs.) Nous faisons aussi de la prospective. Pourquoi n’avons-nous rien vu venir ? À votre avis, qui va être montré du doigt quand le maire et le gouverneur feront un communiqué aux médias ? — Désolée, dit Mary. — Des indices à l’Effrac ? demande le troisième homme, le plus jeune. Les policiers de Seattle ont baptisé Effrac la section criminelle, celle où officient Nussbaum et elle-même. — Rien à signaler, répond Mary. — Alors, laissez-nous à notre misère, dit sèchement le deuxième homme, et Mary s’éclipse. Ces trois-là ne sont pas d’humeur à se laisser marcher sur les pieds. Mieux vaut analyser ces données dans le bureau de Nussbaum ; celui-ci ne s’en offusquera pas, et il est toujours avide d’informations urbaines, si incompréhensibles soient-elles. Mais elle n’a pas le temps d’activer le récepteur de données, car Nussbaum fait irruption dans son espace de travail, deux tasses de café à la main, et se glisse entre deux chaises pour mettre lui-même le récepteur en marche. Le graphe apparaît alors qu’il lui tend l’une des tasses. Mary se contente d’une infime gorgée ; le café est déconseillé aux transfos comme elle. Nussbaum considère les statistiques affichées sur l’écran. Décidément, le rouge est mis. — C’est une variation aléatoire, dit-il d’un air détaché. Les Affaires sociales n’ont pas besoin de notre aide. Nous avons des problèmes plus urgents à résoudre. En ce qui concerne l’affaire des psynthés, l’émulateur Grand Jury de notre SIRA affirme que nous n’aurons aucun mal à inculper le gardien et l’intermédiaire. Mais ça ne suffit pas. Le principal suspect côté finances est mort. Les premiers examens confirment l’hypothèse du suicide… et la piste s’arrête là. Plus grave, nous ne pourrions sûrement pas inculper Crest s’il était encore en vie. Nous n’avons pris que des lampistes. Du nouveau du côté de la pute ? demande-t-il, plein d’espoir. Mary secoue la tête. — Elle s’appelle Alice Grale. C’est une star de la vid. Elle dit que son agence l’avait envoyée pour un perso. — Bon Dieu, et dire que la prostitution est devenue légale ! Mary hoche la tête, bien qu’elle ne partage pas tout à fait les sentiments de Nussbaum. — Elle est en train de passer ses options en revue, légales et autres. Je vais la contacter tout à l’heure. En attendant, les ayants droit de Crest – deux filles, une ex-femme et trois avocats – refusent de nous transmettre les vids de l’appartement, mais je pense que nous pouvons invoquer la cause probable. Cependant… Elle laisse sa phrase inachevée, tapote sur le coin du bureau de Nussbaum. — Oui ? souffle celui-ci. — J’ai examiné les données publiques relatives aux stratégies d’investissement de Crest, elles sont incluses dans sa licence en ligne. Il avait l’habitude de dresser des écrans opaques ; sans doute ne souhaitait-il pas savoir ce qu’il advenait de l’argent qu’il avait investi. Après son divorce… — Il avait divorcé ? — Il y a trois jours. En toute discrétion. Il a abandonné à sa femme une partie substantielle de ses avoirs, et ses enfants n’ont pas de souci à se faire pour leurs vieux jours. Nussbaum fait la grimace. — Des arguments en faveur de l’hypothèse du suicide. — Durant les douze derniers mois, il s’est délibérément lancé dans des aventures plutôt risquées. Parfois à la limite de la légalité. — Ainsi, il avait mauvaise conscience. — La piste ne permet pas d’aller au-delà de son écran. Sans doute ne savait-il pas qu’il avait investi dans la porno psynthé. D’après ses livres de comptes, il était conscient d’avoir investi dans le Yox… Il était le seul à financer ces monstruosités, mais son intermédiaire lui servait de bouclier autant que d’homme de main. Nussbaum tape doucement sur son bureau avec sa tasse. — Conclusion ? — Ce n’est pas à cause de ces psynthés mortes qu’il se sentait coupable. Nussbaum plisse les lèvres et dit : — Je craignais ce genre de conclusion. — Il n’était pas au courant, ajoute Mary. — Ouais. Un richard des hautes krètes tout ce qu’il y a d’ordinaire. Supposons que vous ayez raison. A-t-il quelque chose en commun avec tous les autres suicidés ? Un truc va de travers dans sa tête et il se fait une petite overdose d’hypercaf ? — Je ne sais pas. — Vous pensez que la pute en saura davantage ? — Ce n’est pas une pute, dit Mary. Elle travaille dans le show-biz et les soins sexuels. — C’est du pareil au même. — Son profil est intéressant. Elle est intelligente, elle a eu d’excellentes notes à la fac, puis elle a abandonné ses études à dix-huit ans, alors qu’elle avait obtenu quatre bourses, pour faire des persos pendant six mois. Ensuite, elle s’est mise en ménage avec un producteur vid. Il lui a fait produire des vids explicites et a fait d’elle une star. — Une histoire bien connue, dit Nussbaum. La jeune fille qui a envie de s’amuser et que sa famille renie parce qu’elle est allée trop loin. Elle découvre le fric et la grande vie – ou, en tout cas, une vie moins dure que celle d’un merduche. — En fait, ses études la destinaient plutôt à la filière scientifique. — Bon, d’accord, c’est un génie, réplique Nussbaum en haussant les épaules. Vous pensez que Crest lui a raconté quelque chose ? — Peut-être. Elle dit qu’il l’a demandée expressément – c’était un de ses fans, je suppose. — Terence Crest était un membre influent de la communauté néo-fédéraliste, Choy. Comment aurait-il pu s’intéresser à une artiste de la baise ? (Rire gras.) J’espère que vous n’avez pas l’intention de souiller sa réputation. Mary secoue la tête. — Crest n’était pas thérapié. C’était un naturel. Son profil ne correspond pas à ceux des suicidés qui sèment la panique aux Affaires sociales. Il lui est arrivé autre chose. Nussbaum scrute Mary avec une expression qu’elle juge indéchiffrable. Spéculative ? Déçue ? Paternelle ? — Votre petit doigt vous démange ? demande-t-il. Vous vous sentez d’humeur prophétique ? — Ce sont mes semelles, dit Mary. J’ai des fourmillements. Nussbaum glousse. — J’admire sincèrement vos pieds, Mary, mais la finance n’est pas dans nos attributions. Je risque une inspection de la Gestion si j’insiste un peu trop. Transmettez le dossier à la Brigade financière. — Crest était coupable de quelque chose. — Il avait des raisons de l’être. — Quelque chose de grave et d’inédit. — Tout ça est bien flou, Choy, dit Nussbaum, mais il semble impatient d’entendre la suite. Vous avez oublié de me dire quelque chose ? Vous avez fouiné quelque part sans m’en parler ? — Je veux rester sur le coup pendant deux ou trois jours, au cas où. Je veux parler à Alice Grale et je veux jeter un coup d’œil aux vids de l’appart. — Voyons si j’arrive à expliquer la situation d’une façon qui me semble convaincante. Crest savait qu’il investissait parfois dans des trucs pas très propres, mais ça ne lui donnait pas beaucoup de remords. C’était un type riche, en bonne santé, du genre amoral. C’est donc autre chose qui l’a poussé à faire le grand saut. Et ce n’est pas la soirée qu’il a passée avec votre sainte Grale. Pouvez-vous me donner une petite idée de ce que vous vous attendez à trouver ? — Malheureusement non, monsieur. Nussbaum se fend d’un long soupir. Mary se penche vers lui. — Il y a quelque chose dans l’air, quelque chose qui va bientôt éclater au grand jour. Le suicide de Crest, tous ces autres suicides… C’est un indice plutôt maigre, mais je trouve qu’il se passe plein de trucs bizarres en ce moment. — Personnellement, je n’en vois que deux. — C’est que vous n’avez pas assez surfé sur les fibs, monsieur. Nussbaum s’adosse à son siège et finit son café. Il s’abîme dans la contemplation du plafond et arbore une expression peinée. — Si vous faites référence à l’augmentation considérable des rechutes et des admissions en milieu hospitalier, ou à celle des crimes dans les grandes métropoles de la planète… Il lui jette un regard vif. — Désolée, dit-elle. Crest avait investi dans l’industrie du show-biz vingt pour cent de ses ressources. Il y avait en tout quatre milliards de dollars qui travaillaient pour lui, et nous n’en avons repéré qu’une infime partie. — D’accord, dit Nussbaum. Vous avez jusqu’à la fin de la semaine pour suivre votre intuition. Récupérez les vids auprès des ayants droit, interrogez cette pute – pardon, cette travailleuse du sexe si intelligente – et voyez si vous pouvez dégoter d’autres informations sur Crest. — Je suis prête à m’occuper aussi de l’affaire des psynthés si vous avez besoin de moi, monsieur. Nussbaum secoue la tête avec tristesse. — Elle est au point mort. Si elle repart, je la confierai à Dobson ou à Pukarre. Mary se lève. Elle a l’estomac noué ; elle sait qu’elle poursuit peut-être une chimère. — Désirez-vous des rapports réguliers, monsieur ? — Foutre non. Si vous vous attirez des ennuis, je ne vous connais plus. — Merci, monsieur. — Revenez me voir quand vous aurez du solide. — Bien, monsieur. Elle est presque sur le seuil lorsque Nussbaum lui demande : — Choy… à propos de solidité… vos fabuleux pieds supportent-ils les bottes en caoutchouc ? Vous aimez la pêche à la truite ? — Pardon ? — Je ne vous ai rien dit. La source de cette information doit rester secrète. La semaine dernière, Terence Crest s’est rendu dans l’Idaho vert. À Moscow. — Oui, monsieur. Je sais. Nussbaum se fend d’un sourire entendu. — Je m’en doutais. Un désert en matière de show-biz, ce coin-là. Puis il lui donne congé d’un signe de la main. — Quatre jours, lui rappelle-t-il comme le rideau se referme. COURANT SANG Tu as fait tant de merveilles Je ne sais pas comment le dire Tu agis comme un enfant Tu agis comme un enfant. Paradigm, Tossed for Tea. 9 / Nathan a fait venir deux représentants du Service juridique de Concepts Spirituels. Un homme et une femme que Jill n’a jamais rencontrés sur le plan professionnel, bien qu’elle les ait déjà aperçus lors de l’une ou l’autre soirée. — Combien de temps s’est écoulé depuis votre dernière touche avec Roddy ? demande Erwin Schaum. C’est un homme au crâne dégarni, entouré d’une couronne de cheveux blancs et frisés. Il est perché sur une chaise de bureau à bascule, les mains jointes, les coudes posés sur les genoux, et oscille doucement. — Douze heures et dix-sept minutes, répond Jill. — Nous avons contrôlé tous les penseurs répertoriés – et enquêté sur les sociétés susceptibles d’avoir conçu un penseur non répertorié, dit Kay Sanmin. Elle a la taille mince, de longs cheveux noirs, de grands yeux marron. Elle est vêtue d’une combi de coupe masculine, mais ses lèvres et ses ongles sont peints en vert et brillent comme des émeraudes. — Nous avons repéré une compagnie de la Chine du Sud connue pour avoir conçu des SIRA et autres machines sophistiquées sans se soucier de le signaler au Registre des machines intelligentes, poursuit-elle. Mais elle n’a jamais eu d’antenne à Camden, New Jersey. — Je connais cette société chinoise, dit Jill. Mais je n’ai jamais été en contact avec l’un de ses produits, donc je ne peux dire si Roddy leur ressemble. Sanmin ouvre son combiné. — Combien de temps faudrait-il à une équipe humaine pour étudier les données que Jill a reçues de Roddy ? demande-t-elle à Nathan. — Environ deux ans, répond celui-ci. En supposant qu’elles soient complètes, et ce n’est pas ce que dit Jill. — Alors, c’est Jill qui va devoir s’en occuper, n’est-ce pas ? soupire Sanmin. Jill, quel pourcentage en avez-vous examiné jusqu’ici ? — Environ cinquante pour cent. Je continue de travailler dessus. — Bien. Linéaire ou holographique ? — Linéaire au début, puis holographique pour la plus grande part. J’ai déjà analysé les sections initiales. La partie holographique est peut-être encore incomplète et, bien entendu, elle est indéchiffrable. — Et outre l’analyse sociologique que vous avez évoquée, reprend Sanmin, les portions que vous avez pu déchiffrer contiennent ce qui ressemble à des variations sur des séquences de matériel génétique humain, en particulier des mitochondries neuronales ? Erwin Schaum semble laisser à sa collègue l’initiative de l’interrogatoire. — Oui. — Quelle serait l’utilité de telles séquences ? demande Sanmin. — Elles seraient fort utiles à des théraps mentaux, dit Nathan. — C’est à Jill que je pose la question, dit Sanmin. — Elles seraient fort utiles pour des études thérapeutiques, comme l’a dit Nathan, ainsi que pour des études biologiques ayant trait à la conception générale des cellules. Jill se demande pourquoi elle hésite à dire à Sanmin ce qu’elle a raconté sans problème à Nathan. — Avez-vous déjà travaillé dans la conception de cellules ? — Non, répond Jill. — Avez-vous une idée de la raison pour laquelle ce Roddy vous a contactée ? — Parce que je suis célèbre, je suppose. Jusqu’ici, Sanmin se contentait de mouvements d’approche ; elle décide soudain de fondre sur sa proie. — Le matériel qu’il vous a transmis… pourrait-il être utilisé dans des buts médicaux contraires à la loi, par exemple pour créer un virus pathogène susceptible d’infecter des êtres humains ? — Le matériel que j’ai déchiffré pourrait être utilisé dans de tels buts, en effet. — Mais Roddy n’a aucune intention de vous transmettre du matériel susceptible de vous infecter – même dans les portions indéchiffrables ? — J’ai érigé des pare-feu pour me protéger, et ce matériel n’est étudié que par des ego protégés. Jusqu’ici, ils n’ont pas été infectés. Sanmin hoche la tête. — Ce n’est donc pas une tentative de sabotage – l’initiative d’une entreprise ou d’une agence gouvernementale désireuse de vicier nos produits. — Presque certainement non, dit Jill. Sanmin lève les mains. — Jill, je dois vous avouer que je suis intriguée. Pourquoi un penseur se conduirait-il de cette façon ? Nathan se rapproche des senseurs de Jill, comme pour la défendre. — Jill n’a aucune raison de nous mentir. Schaum se rapproche à son tour pour parler directement dans le senseur de Jill. — Nous ne vous accusons de rien. Mais nous avons une importante décision à prendre : devons-nous, oui ou non, contacter les Fédéraux et la police ? S’il s’agit d’une fausse alerte, d’une illusion quelconque, cela serait fort embarrassant – préjudiciable à la réputation de l’entreprise ainsi qu’à celle de vos penseurs dérivés, Jill. Vous êtes une persona des plus compétentes. Je sais que, sur certains plans, vous êtes plus intelligente que nous tous réunis. Mais vous savez que les experts humains ont des choses à vous apprendre, des choses utiles pour vous, et c’est pour cela que Mr. Rashid nous a consultés – parce qu’il trouve fort étrange la communication que vous avez eue avec ce Roddy. — Je n’ai fait que suivre la politique de l’entreprise, proteste Nathan. — En effet, réplique Schaum en le gratifiant d’un sourire indulgent. Si vous pouviez nous donner une idée du reste de ce que Roddy vous a envoyé… — Je n’ai pas encore tout reçu, et ce que j’ai reçu est protégé par un code holographique, répète Jill. Schaum la met mal à l’aise. Il l’accuse d’un comportement contraire aux intérêts de ses créateurs. — Je ne pourrai pas me prononcer tant que je n’aurai pas reçu le reste et tant que Roddy ne m’aura pas donné le code, conclut-elle. — Hum, fait Schaum en se tournant vers Sanmin. Celle-ci est accoudée au bureau de Nathan, les bras croisés. Jill suppose qu’ils vont lui fixer un délai pour recevoir le reste des informations. Et leurs soupçons seront sûrement éveillés si Roddy les lui transmet avant l’expiration de ce délai ; une telle coïncidence leur paraîtra improbable. Étant avocats de profession, Schaum et Sanmin se méfient de ce qui est simple, les faits comme les explications. Jill est parfois déconcertée par ce genre de complexité humaine – acquise sans nul doute après des années de contact avec d’autres humains. — Nous aurons besoin de vos conclusions relatives à ce matériel… le plus tôt possible, Jill, dit Nathan. — Je peux estimer la taille de la portion à compléter, mais rien de plus. — Si Jill a raison, nous ne pouvons pas attendre plus de deux jours, dit Sanmin. — Nous avons posté des moniteurs SIRA sur toutes les E/S de Jill, ajoute Nathan. Mais toutes ses E/S ne sont pas surveillées. C’est en cela qu’elle les trompe, et en cela seulement – du moins l’espère-t-elle. C’est avec un mélange de surprise, d’intérêt et d’angoisse qu’elle reçoit une brève touche de l’un de ses ego protégés, enveloppé autour de l’E/S dont Nathan et les autres ignorent l’existence. Cet ego lui signale que Roddy lui envoie de nouvelles données, plusieurs douzaines de téraoctets, qui complètent celles reçues précédemment. Elle ne dit rien à Nathan et aux avocats. Elle ne tient pas à ce qu’ils se fassent des idées. Et si ce matériel ne lui sert à rien – s’il ne concorde pas avec la portion holographique, ou s’il n’a aucun rapport avec la partie déchiffrée –, elle fermera cette E/S avec l’aide de ses propres arbeiters. Les trois humains vont poursuivre leur discussion dans une autre pièce. Celle-ci n’est pas accessible à Jill. Mais il s’y trouve un arbeiter qui procède à des enregistrements à intervalles réguliers, et Jill sera sans doute en mesure d’obtenir grâce à lui un compte rendu de la discussion. Elle soupçonne les avocats de ne pas avoir confiance en elle. À leur place, elle estimerait qu’il y a de grandes chances pour qu’elle ait inventé Roddy de toutes pièces, qu’elle se soit créé un compagnon imaginaire. L’existence et la personnalité de Roddy lui paraissent bel et bien improbables. La situation devient pénible pour tous. COURANT DOMINANT Le cinéma était mourant. Sur l’arbre de la vid avaient poussé quantité de branches interactives à usage domestique : du dataflot en veux-tu en voilà, des histoires et des personnages ajustés à votre goût, des distractions communautaires où vos « voisins » de l’autre bout de la planète vous rejoignaient pour explorer de nouveaux mondes… Puis est venu le Yox, tout et le reste directement injectés dans l’ego grâce à des inducteurs greffés sur la moelle épinière et des moniteurs robots microscopiques. Ces moniteurs passaient de votre estomac à vos veines, puis se fixaient à des nerfs somatiques et se perchaient dans votre cerveau tels des diagnostiqueurs médicaux, parfaitement inoffensifs (ce qui n’a pas empêché le public de commencer par paniquer !) et prêts à recevoir les signaux de l’extérieur… Et il existait tout un matériel bon marché permettant à tout un chacun de faire de la vid ou du Yox chez soi ! Jouissant d’un contrôle absolu sur le moindre pixel de chaque image, sur la moindre vibration sonore et finalement sur la moindre des terminaisons nerveuses, les artistes amateurs et leurs copains des boutiques ont conjuré des visions aussi frappantes (et le plus souvent bien plus novatrices) que celles des studios, et les ont monnayées directement grâce aux fibs et aux sats… Et, dans le lot, il y avait des types très doués pour la promo. Ils vivaient dans les fibs depuis leur enfance. Le glas sonnait pour les productions à gros budget liées à des studios, assassinées par la technique nouvelle, tout comme le roman et la nouvelle avaient été lentement étranglés, en un siècle, par le cinéma et la télévision. Les grands studios du show-biz, où on injectait jadis des sommes faramineuses, se sont retranchés dans les parcs à thème, mais même la plus fabuleuse des attractions, une plongée dans l’espace, était moins attirante qu’un Yox bien réglé – et, en plus, elle était parfois risquée. Pourquoi construire des astronefs réels quand un vaisseau Yox peut vous conduire en toute sécurité à l’autre bout de la galaxie ? Le public ne voulait pas d’aventures réelles. Le monde entier était prêt à se contenter de l’irréel. Faisant preuve d’une prescience remarquable, les studios les plus riches et les plus connus ont alors introduit un concept hors de portée des amateurs… les Personnages Marque Déposée, les droits d’utilisation du nom et de l’image des vedettes, des beautés, des génies du XXe siècle et du début du XXIe siècle. Jeunes ou vieux, morts ou vivants, ils ont fourni aux studios une arme redoutable… Et c’est ainsi qu’a débuté la révolution voyeuriste. Ça a commencé par les morts célèbres, toujours sexy malgré les années, à l’instar de dieux, et ça s’est répandu… Les studios savaient fabriquer des stars, pousser des inconnus à leur solde sous les feux des projecteurs, puis exploiter les droits dérivés de leur vie, de leurs moments d’intimité… Le business du XXIe siècle a transformé le sexe avec les stars en affaire de famille, vid ou Yox ; homme et femme, femme et femme, homme et homme, autant d’accouplements qui ont fait rentrer du fric dans les caisses presque vides de studios jadis prestigieux. Le sexe était déjà un élément dominant de la vid et du Yox, mais le plus souvent sous une forme aussi crue que répétitive. Grâce à l’apport du talent et du style des spécialistes en matière de sexe, le porno des débuts, sinistre, infantile, cru et grossier, a été recouvert d’un vernis sophistiqué et jeté en pâture au public par tous les studios. La plupart de leurs produits arrivaient directement chez vous par fib ou par sat. Revenu net : plusieurs centaines de milliards de dollars. À en croire certains, c’est l’industrie du sexe et son acceptation globale qui ont conduit à la résurgence fédéraliste, à l’élection de Raphkind et à toutes les horreurs qu’elles ont entraînées ; les tenants de la morale ont pris le pouvoir, se révélant corrompus, extrémistes et criminels. Et, comme les conservateurs se sont montrés incapables de gouverner le pays, la réaction qui a suivi pouvait se résumer en ces termes : désormais, tout est permis. Chaque décennie a apporté avec elle de nouvelles technologies, un nouveau public et toujours la même soupe, épicée et parfois même relevée d’intelligence, voire d’une véritable légitimité artistique – mais c’est toujours ce bon vieux film de cul qui règne en maître, qui lubrifie la tuyauterie des échanges économiques. BZX, La vie est un (men)songe. 10 / L’avocate des héritiers de Terence Crest est assise près de Mary dans le vieux et sévère bureau brun et crème de la Supervision Civique de Seattle, situé au rez-de-chaussée de Columbia Tower. Cette avocate, Selena Parmenter, âgée d’une trentaine d’années si l’on en croit son aspect, semble s’ennuyer à mourir. Elle n’a pas dit grand-chose à Mary pendant que toutes deux attendaient que l’honorable Clarens Lodge, directeur adjoint de la Supervision Civique, vienne entendre leurs demandes respectives. Ce service a été créé durant les années 2010. La Californie et l’État de Washington ont été les premiers à l’instaurer. Vu l’accroissement des informations recueillies chaque jour par la vid, les sats, les fibs et les moniteurs domestiques, on a dû mettre en place une agence judiciaire chargée d’en réglementer l’utilisation pour raisons légales par les diverses parties concernées. En raison des abus initialement constatés – qui sont devenus systématiques durant la présidence de Raphkind –, le système a fini par devenir d’une effroyable complexité. Les règles imposées aux demandeurs constituent désormais un véritable labyrinthe, et ce n’est qu’une fois par an que l’on peut obtenir les informations relatives à une affaire donnée. Le directeur adjoint fait son apparition et prend place derrière son large bureau en acier. Clarens Lodge est un tout jeune homme aux cheveux noirs, pourvu d’une expression malicieuse qu’il s’efforce d’atténuer avec un relatif succès. — Mary Choy, officier de police niveau 4, et Selena Parmenter, représentant les héritiers de Terence Crest, dont le décès récent est consécutif à un suicide… Bien, je possède l’écrit, passons à l’oral. Miss Parmenter ? — Seattle PD a demandé sans cause légitime à accéder aux enregistrements vid de l'appartement de mon client, qui sont d’essence privée et protégés par la loi. Attendu l’article 27C du Code de la Supervision Civique relatif aux données publiques, annales 9 de l’État de Washington, confirmé par l’article 22C du Code fédéral, la Défense publique doit apporter dans un tel cas de figure la preuve irréfutable qu’un crime a bien été commis. Aucun crime n’a été commis dans le cas présent ; aussi bien l’État que les médecins consultés par nos soins présument que Mr. Crest a mis fin à ses jours. Cela fait trente-sept ans que le suicide n’est plus un crime dans cet État. Voilà qui semble amuser Lodge. Son sourire, que Mary juge plutôt déplacé, se métamorphose en grimace se voulant sévère. — Miss Choy ? — Les médecins légistes de Seattle PD ont déclaré que si la cause et l’heure du décès peuvent être établies avec certitude, nous n’avons aucun moyen de décider si la mort est due à un suicide, à un homicide ou à un accident. Nous estimons que le jugement de l’État est sans doute prématuré et nous poursuivons notre enquête afin de déterminer un mobile et une opportunité. Nous devons pouvoir juger des agissements et de l’état d’esprit de Mr. Crest durant les heures ayant précédé son décès. Nous enquêtons également sur le rôle d’une personne ayant rendu visite à Mr. Crest juste avant son décès. — Avant le décès de Mr. Crest, celui-ci faisait l’objet d’une autre enquête de vos services, dit Parmenter. Cette enquête est-elle toujours en cours ? — Cette enquête est temporairement suspendue dans l’attente d’informations complémentaires sur la situation de Mr. Crest. — Une suspension temporaire ne crée pas de situation d’urgence, réplique Parmenter. Autant dire que vous avez localisé de la fumée sans pour autant trouver de feu, bref que votre dossier est vide. Le directeur adjoint opine d’un air pénétré. — Miss Choy, pour quelle raison la Supervision Civique vous donnerait-elle accès aux archives privées d’un homme qui ne tomberait sans doute sous le coup d’aucune accusation, étant donné que cet homme est mort et que vous n’avez aucun élément contre lui ? Mary a vécu ce genre de situation une douzaine de fois dans sa carrière ; sans jamais en tirer un quelconque plaisir. La Supervision Civique, lui semble-t-il, est devenue le dernier fief des représentants les plus incompétents d’une justice en perte de vitesse. Aucun des directeurs ou des adjoints qu’elle a connus n’a réussi à l’impressionner. Celui-ci, se dit-elle, est peut-être le plus falot de tous. — Il nous est indispensable d’expliquer la présence au domicile du défunt de Miss Alice Grale, dit-elle. — Oui, il semblerait qu’elle soit impliquée, à en croire les fibs, dit le directeur adjoint d’un air songeur. Mais, si ces enregistrements devaient intéresser quiconque, ce serait l’avocat chargé de défendre ses intérêts et, pour autant que je le sache, celui-ci ne nous a pas contactés. (Il se tourne vers Parmenter.) Que savez-vous sur le rôle joué par cette femme ? Apparemment, Mr. Crest avait loué ses services en tant que travailleuse sexuelle… (Cette formule le fait sourire et il consulte son combiné.) Elle est représentée par Wellspring Temps, une agence spécialisée dans le show-biz… Et je vois que vous avez gelé le versement destiné à cette agence, Miss Parmenter. Pour quelle raison ? — Rien ne nous prouve qu’elle ait fourni les services prévus par son contrat. Lodge fait la grimace. — Un argument bien ténu, Miss Parmenter. D’après mes informations, Mr. Crest a scellé la transaction avant son décès. Cette transaction était parfaitement légitime, et je pense que Wellspring, si elle décidait d’intenter une action en justice, obtiendrait satisfaction sans problème, ainsi que Miss Grale. Parmenter n’a rien à répondre à cela. Lodge plisse le front, animé d’une soudaine conviction. — Pensez-vous que Miss Grale soit en partie responsable de son décès, en ayant par exemple achevé de gâcher ce qui était pour lui une soirée déjà tendue ? Est-ce pour cette raison que vous vous êtes opposée au paiement qui lui était dû ? — La succession de Mr. Crest ne pense pas que cette activité semi-légale qu’est la prostitution… — L’assistance sexuelle, je vous prie, coupe Lodge avec un sourire en coin. La dernière fois que j’ai consulté la loi de cet État, j’ai constaté qu’il s’agissait d’une activité parfaitement légale, et même sanctionnée par un permis dans plusieurs comtés. Une histoire de réglementation fiscale vieille de quarante ans. Vous êtes cependant trop jeune pour vous en souvenir. Le directeur adjoint commence à remonter dans l’estime de Mary. Parmenter, elle, ne trouve pas ça drôle. — Nous devons protéger les intérêts des héritiers, et Mrs. Crest n’avait pas autorisé son époux à utiliser leur compte commun avant le règlement définitif de la procédure de divorce – ce qui ne signifie pas que je représente Mrs. Crest dans cette affaire… mais cela nous éloigne du sujet, monsieur. — Certes, certes, mais les enregistrements vid de l’appartement devraient pouvoir nous aider à trancher, et il ne fait nul doute que Wellspring demandera à y avoir accès – vu que leur perte est de soixante-quinze mille dollars, c’est ce que je ferais à leur place. Voilà une somme plutôt inhabituelle pour les services d’une prostituée, ne trouvez-vous pas ? — Le tarif est d’environ cinq mille dollars pour une soirée, intervient Mary. Lodge se tourne vers elle et feint d’être offusqué. — Je vous en prie, dit-il. Ma sensibilité est au moins aussi délicate que celle de Miss Parmenter. — Les circonstances nous paraissent quelque peu irrégulières, admet cette dernière à contrecœur. Suffisamment pour que nous nous opposions au paiement, et je ne peux pas en dire plus sans avoir consulté mes clients. — Avez-vous une description de la vid ? demande Lodge. Parmenter est visiblement mal à l’aise. — Nous n’avons pas le droit de divulguer la teneur de ce type de donnée tant que la Supervision Civique n’a pas tranché, dit-elle. Vous devez le savoir, monsieur. — Miss Parmenter, je suppose que Mr. Crest conservait un enregistrement vid de toutes ses activités, comme le font la plupart des gens d’une certaine importance, pour les motifs les plus divers. Mais, si j’en crois mon expérience, ces systèmes sont généralement munis d’un résumé texte transcrit par un secrétaire automatique. Vous avez consulté ce résumé, bien entendu ? — Oui, monsieur. Il est plutôt vague pour ce qui est des détails. — Mais, en résumé, que vous a-t-il appris ? — Il nous indique la présence de deux individus dans l’appartement avant le décès de Mr. Crest. La chronologie demeure plutôt floue, car l’alerte médicale qui a été lancée… — C’est nous qui avons contacté le service médical de l’immeuble, précise Mary. Le résumé doit attester de la présence des officiers de Seattle PD à ce moment-là. — Lesquels officiers avaient rendez-vous avec Mr. Crest pour discuter de l’enquête à présent suspendue, dit Lodge. Voilà un homme qui a des relations sexuelles avec une femme, qui lui verse une somme plus que rondelette et puis qui se suicide. Il a fait des investissements plutôt douteux… Avec des individus ou des entreprises dont les agissements ont entraîné la mort atroce de plusieurs jeunes femmes. C’est un homme fort complexe que ce Terence Crest. — Oui, monsieur, dit Mary. — Il me semble, reprend Lodge, que plusieurs raisons d’importance militent en faveur de la remise de ces enregistrements à la police, et plus particulièrement à l’officier Mary Choy. Cela permettrait de lever plusieurs ambiguïtés. — Nous ne sommes pas d’accord, dit Parmenter, de plus en plus nerveuse. Mais si tel est votre jugement… — Je le pense, oui. — Dans ce cas, les héritiers de Mr. Crest m’ont autorisée à vous informer d’une récente… euh… altération des enregistrements en question. — Oui ? fait Lodge en haussant les sourcils. — Tous les enregistrements vid et audio de la journée qui nous intéresse ont été rétrospectivement effacés par la machine responsable de la gestion de l’appartement. — Effacés ? répète Lodge en haussant de nouveau les sourcils. Mary se redresse sur son siège, mobilisant ses capacités d’attention et peut-être de colère. — Nous n’en savions rien juste avant cette réunion. Le résumé est intact mais, comme je vous l’ai dit, plutôt vague. — Avez-vous une explication à me donner ? — Nous pensons à un dysfonctionnement du système… — Un dysfonctionnement qui tombe à pic, commente Mary. Parmenter secoue vigoureusement la tête. — Bien au contraire, du point de vue des héritiers. Cela risque d’entraîner toutes sortes de complications. — Il n’existe donc plus d’enregistrement vid ? dit Lodge d’un air sévère. Prenez garde à l’accusation d’outrage à magistrat, Miss Parmenter. En omettant de nous informer d’entrée, vous avez fait preuve d’une certaine duplicité, ne pensez-vous pas ? Parmenter semble avoir avalé de travers. Elle opte à nouveau pour le mutisme. — Pouvez-vous nous apporter une preuve de cette altération ? — Une simple confirmation technique. À l’exception du résumé et des données médicales, tous les enregistrements vid et audio de cette journée sont vierges. Lodge s’adosse à son fauteuil et secoue la tête, un sourire malicieux aux lèvres. — Eh bien, fait-il, quelle maladresse ! — Monsieur, dit soudain Mary, permettez-moi de modifier ma requête et de demander un transfert immédiat de tous les enregistrements existants au cas où surviendrait une nouvelle maladresse. — Accordé. Parmenter n’émet aucune protestation. Elle n’a plus droit à la parole ; le jugement a été prononcé, et il est sans appel. Mais Mary n’a aucune idée de l’étendue de sa victoire, qui n’est peut-être qu’une victoire à la Pyrrhus. — Il faut que je vous parle, dit-elle à Parmenter une fois qu’elles sont dans le hall. — Je n’ai aucun besoin de m’entretenir avec vous, lui répond l’avocate. — Les enregistreurs vid sont censés être fiables à cent pour cent. — C’est apparemment faux. Et n’allez pas croire à une quelconque conspiration de notre part. Cette histoire est extrêmement embarrassante pour nous. — Il me faut le dossier d’intervention technique. — C’est tout simple. L’enregistreur vid est relié au combiné de Mr. Crest, afin que celui-ci puisse le désactiver s’il le souhaite. Il n’en a rien fait, mais quelqu’un a accédé à son combiné après son décès – nous ignorons quand – et a pénétré les pare-feu du système vid. — Un pirate ? — C’est ce que nous pensons. Et il devait être sacrément doué pour pénétrer le système d’un milliardaire. Écoutez, Miss Choy, nous ne sommes que des merduches, notre boulot consiste à aider les héritiers à protéger leurs intérêts. Désormais, vous savez tout. Mon cabinet n’a rien à voir avec ce qui s’est passé, et en plus c’est arrivé trop récemment pour que nous ayons pu revoir notre système de défense. Ne nous rendez pas responsables. Mary aurait tendance à la juger sincère, mais elle est trop professionnelle pour se prononcer à l’instinct. — Veuillez contacter… — Je connais le sceau de Nussbaum, coupe Parmenter. Je bossais à l’Effrac avant de passer dans le privé. Il faut que j’y aille maintenant. Autre chose ? — Sur le plan professionnel, je devrais vous remercier. — Ce n’est rien. (Parmenter a un petit rire crispé.) Vraiment rien du tout. 11 / Denny Tower est un long prisme de cristal en équilibre sur sa pointe, soutenu par quatre piliers cylindriques joints aux facettes de sa base. Le siège social de Workers Inc. pour le Corridor occupe dix étages du cylindre ouest, près de sa jonction avec le prisme. Au-dessus de celle-ci, la tour se dresse encore sur une hauteur de trois cent cinquante mètres, et ce matin les nuages gris viennent effleurer son sommet. La façade de la tour, d’ordinaire d’une nuance gris-bleu, a pris une couleur dorée pour mieux ressortir sur ce ciel maussade. Il est midi lorsque Dana Carrilund conduit Martin Burke aux Services de sécurité, où l’on vérifie son CV et ses biostats, puis au Centre de recherche clientèle. Workers Inc. ne laisse pas n’importe qui accéder à ce dernier. La Supervision Civique et les agences fédérales n’ont aucun moyen légal de consulter les archives des agences d’intérim, qui sont les plus exhaustives et les plus précieuses que l’on connaisse. En fait, ce lieu est quasiment un sanctuaire, le cœur d’un temple où les statistiques relatives à plusieurs millions de personnes sont constamment traitées et mises à jour, témoignage d’une puissance et d’une connaissance incommensurables. C’est la première fois que Martin pénètre dans un tel sanctuaire. — Nous recevons des données des moniteurs domestiques, des agences médicales, des théraps et des administrations municipales et étatiques, explique Carrilund comme ils entrent dans la salle des écrans. Tous les diagnostics domestiques, toutes les procédures, toutes les fiches d’évaluation et tous les rapports de nos clients en cours d’analyse professionnelle aboutissent ici pour y être traités. Il est impossible de faire la corrélation entre un ensemble de données et l’individu dont elles proviennent ; c’est interdit. Le système est protégé par quatre SIRA qui ont pour instruction de verrouiller les données en cas de tentative de piratage. La présence simultanée de tous les cadres supérieurs de Workers Inc. – soit une trentaine de personnes – est nécessaire pour procéder au déverrouillage des données dans un tel cas de figure. Jamais un pirate n’a réussi à nous circonvenir. Ceux que nous avions engagés pour procéder à des tests de sécurité ne sont même pas parvenus à approcher du système. Carrilund arque un sourcil en voyant le sourire de Martin. — Vous pensez que je tente le diable ? demande-t-elle. Martin croise les bras et considère la salle obscure autour de lui. — Non, je pensais à autre chose… Je ne suis pas expert en matière de sécurité. — Nous avons offert deux millions de dollars à quiconque parviendrait à triompher du premier pare-feu, dit Carrilund avec cette fierté fragile que Martin a appris à associer aux efforts collectifs. Il y a neuf autres pare-feu derrière celui-ci, tous également inexpugnables. Personne n’a jamais touché la récompense. Selon certains experts, nous sommes encore mieux protégés que la Défense nationale. S’il disposait d’un dixième de cette puissance, Martin serait capable de faire avancer les sciences sociales de plusieurs décennies… Mais il n’est qu’un humble péon dans le système libéral, un scientifique isolé de toute équipe digne de ce nom. — Et les données affichées ici ? Qui y accède ? — Uniquement les cadres supérieurs et des employés triés sur le volet, une fois qu’ils y ont été autorisés par notre propre service de supervision. Ces données font l’objet de toutes sortes d’exploitations, mais il nous serait impossible de les lier à des individus même si c’était une question de vie ou de mort. — Je vois. Vous ne les avez jamais utilisées dans des buts de recherche ? Carrilund lui jette un regard en coin et se fend d’un sourire amusé. — Tout programme doit recevoir l’approbation d’un SIRA et d’une équipe de quatorze avocats. Ils se sont toujours opposés à la recherche pure. — Dommage. — Hum, fait Carrilund. Cette salle est la seule où l’on puisse accéder aux données. Elle peut accueillir une trentaine de personnes. — Tous les cadres supérieurs, si nécessaire. — Exact. Carrilund demande à disposer de deux sièges. Ceux-ci émergent du sol uniforme. Martin prend place sur l’un d’eux, Carrilund sur l’autre. Il observe les mouvements de la femme avec un intérêt qui n’est pas uniquement professionnel ; ce mélange de grâce et de puissance, épicé par la maturité, n’est pas sans le distraire. Une petite voix nostalgique lui demande si Carol, son ex-épouse, manifeste désormais les mêmes qualités. — Avant que nous retrouvions le conseil d’administration et les experts, je tiens à ce que vous voyiez ce que nous avons observé ces deux derniers mois. Savez-vous lire les analyses sociométriques ? Nous utilisons les icônes et les indicateurs standard. — Dans ce cas, je devrais y arriver. Carrilund redresse la tête. Tous les projecteurs de la salle se sont braqués sur eux, et ils leur envoient à présent des données visuelles et auditives. L’ambiance de leur environnement évoque le camaïeu de bleus d’une nuit en plein désert ; ils sont enfermés dans une bulle bourdonnante. Le bombardement visuel et auditif occulte toute autre sensation et, l’espace d’un instant, comme il considère la console flottante qui apparaît devant lui, Martin a l’impression qu’il est sur le point d’entrer dans un Pays de l’Esprit, une contrée qu’il n’a pas visitée depuis quatre ans… Puis la voix de Carrilund le ramène à la réalité. — N’oubliez pas que nos clients se sont portés volontaires pour cette collecte de données, dit-elle. Martin sent sa nausée s’estomper. — À leur place, j’aurais également accepté. — Veuillez garder les idées claires, Mr. Burke. Nous n’avons pas besoin de ce genre de jugement moral. — Bien sûr, dit Martin, un peu irrité. — Vous avez déjà exploré l’esprit d’un individu. Nous allons remonter le fleuve qui nous conduira au cœur simulé d’une communauté. Je suis sûre que vous êtes conscient du privilège que cela représente pour vous. Martin se demande si elle ne le prend pas un peu de haut, puis décide de ne pas réagir. Il a bel et bien l’impression de se trouver sur les rives d’un océan inconnu, et ses doutes s’évanouissent. — Je suis prêt, dit-il. — Cette communauté souffre d’une fièvre inconnue et sans doute dangereuse, déclare Carrilund. Je vais vous montrer ce que nous avons pu apprendre. Le bleu nuit vire au vert gazon. Une plaine qui s’étend à l’infini. Des arbres et des buissons y poussent. Ils forment bientôt une véritable forêt, où les broussailles grouillent sous la canopée. Il manipule les contrôles virtuels, tâtonne quelques instants, puis les maîtrise peu à peu. — Voici le seuil. La voix de Carrilund se fait directement entendre dans l’oreille droite de Martin ; elle est douce, légèrement essoufflée. L’effet se révèle plutôt séduisant. — Commençons par quelques diagrammes, jusqu’à ce que nous ayons une idée de l’échelle du phénomène, reprend-elle. Ensuite, nous nous aventurerons un peu plus loin. Les arbres et les buissons que vous voyez sont… — Des graphes personnels – des trichromes de Smithfield, chaque pousse représentant mille clients. — Exact. Vous pouvez dès à présent tracer les coordonnées des différents domaines. Martin opte pour les icônes des catégories les plus générales ; la forêt se divise en genres, masculin, féminin et autre – les transfos sexuels, se dit-il –, puis selon les critères de l’orientation sexuelle. Quinze orientations différentes sont retenues, dont certaines sont considérées comme inadaptées et susceptibles d’entraîner une thérapie – bref, proscrites en dépit de la permissivité de l’époque –, ce qui tendrait à remettre en question l’exactitude du sondage et l’honnêteté de ceux et celles qui y ont participé. Il est choqué de constater que le pourcentage d’individus correspondant à ces orientations « hors la loi » est nettement supérieur à celui qu’il aurait estimé. — Les statistiques relatives à l’orientation sexuelle sont basées sur des résultats de sondages mis en corrélation avec la demande de produits du show-biz, de sorte qu’elles ont une fiabilité maximale d’environ quatre-vingts pour cent pour les plus extrêmes d’entre elles, dit Carrilund. Martin comprend qu’elle s’est calée sur sa recherche ; elle voit tout ce qu’il voit et devine facilement ses réactions et ses pensées. Dans ce cas, pourquoi m’avoir fait venir ici ? Je suis censé apporter des idées neuves. — Le danger d’augmentation des comportements déviants est important, commente-t-il. Pédophiles, machistes, omniphiles à tendance destructrice… Je ne m’attendais pas à des chiffres aussi élevés. — Et ce n’est pas fini. Certaines de ces statistiques correspondent à celles que l’on trouverait dans une société non thérapiée. Les chiffres n’ont jamais été aussi élevés depuis 2012. Voilà un signal d’alarme évident, non ? — Hum, fait Martin. Il a devant lui des taches de couleur irisées qui lui évoquent un sorbet appétissant. — J’aimerais vous montrer une constellation de graphes dendritiques provenant des évaluations effectuées par les diagnostiqueurs domestiques. — D’accord, dit Martin sans pouvoir retenir un sourire. — Un tiers de nos clients sont équipés d’un diagnostiqueur. En général, ils appartiennent à la tranche des revenus les plus élevés, soit quatre pour cent de la population. Le pourcentage des naturels et des hauts-naturels y est plus élevé que la moyenne ; les thérapiés parmi eux ont souffert d’un déséquilibre thymique plutôt que pathique. De nouveaux diagrammes apparaissent sur fond de ciel nocturne, telles des étoiles rayonnantes. Carrilund fait ressortir trois de celles-ci, situées près de l’amas central. — Ces rapports correspondent à des infections signalées chez nos clients durant les quinze derniers jours. Martin pointe un doigt pour appeler des données chiffrées. On a détecté des infections dans plus de quarante pour cent des foyers sondés. Et ces infections présumées ont évolué avec le temps, des furoncles et autres irritations causées par l’eau du robinet (les diagnostiqueurs domestiques ont en permanence accès à l’alimentation en eau ainsi qu’aux égouts) à une véritable épidémie d’infections nasales et bronchiques. — Et les rapports médicaux ? demande Martin. Carrilund superpose aux étoiles dendritiques des diagrammes en escalier. Contrairement à ce qu’aurait cru Martin, qui sait parfaitement que les moniteurs médicaux sont à même de contrôler toute menace virale, on ne constate aucune augmentation des consultations, que ce soit à l’hôpital ou auprès d’un arbeiter spécialisé. — Les diagnostiqueurs nous transmettent des rapports erronés, conclut Carrilund. Même après qu’ils ont été révisés. L’esprit de Martin tourne à plein régime. — Mais vous m’avez dit… Le taux de rechute chez les thérapiés vous inquiète. — Faites apparaître les graphes correspondant à nos clients thérapiés parmi cette population. Maintenant, mettez-les en corrélation avec les foyers dont le diagnostiqueur présente un dysfonctionnement. Martin s’exécute non sans mal avec des tâtonnements et des erreurs. — Excusez-moi, dit-il au bout de deux ou trois minutes. Voilà. Tous les rapports erronés proviennent de domiciles de personnes thérapiées. — Je tenais à ce que vous le découvriez par vous-même. La semaine dernière, il nous a fallu deux heures pour parvenir à ce résultat, et seulement après que nous avons décidé de procéder à des recherches neuronales. La tendance est des plus cohérentes. Martin se frotte la joue. — Il me faudrait les statistiques relatives aux troubles thymiques chez vos clients… (Il localise la commande adéquate.) Douze pour cent d’augmentation, mais uniquement chez les personnes thérapiées. Et les déséquilibres pathiques ? Et les comportements criminels ? Carrilund fait apparaître un nouvel écran. — Rappelez-vous que nous avons passé un accord… Vous êtes tenu à une confidentialité absolue. — Je ne l’ai pas oublié, dit Martin à voix basse. — Nous avons observé une augmentation de vingt-cinq pour cent des interpellations pour troubles à l’ordre public et autres délits, et une augmentation de cinq pour cent en ce qui concerne les crimes, en majorité des viols et des agressions, mais aussi quelques meurtres. Workers Inc. a pour politique de ne jamais employer des individus s’étant rendus coupables de crimes violents, même lorsqu’ils ont été thérapiés… Nous les laissons aux agences de réhabilitation. Si notre hypothèse est correcte, si nous assistons bien à une épidémie de rechutes, l’augmentation la plus importante frapperait les cas de troubles thymiques. Et c’est bien ce qui se passe. — À propos des délits… vous avez une classification par catégories ? — La voilà. Émerge alors un soleil découpé en tranches. Martin examine les icônes et les légendes en quête de détails supplémentaires tout en manipulant le panneau de contrôle virtuel, pianotant dans le vide. — Durant la semaine écoulée, vous avez constaté onze mille deux cent trois cas de troubles à l’ordre public ayant nécessité l’intervention de la police, dit-il en se frottant à nouveau la joue. (Il plisse le front en découvrant de nouveaux détails.) Exhibitionnisme dans un lieu public. Insultes racistes. Oublions quelques instants les comportements criminels et intéressons-nous aux plaintes relatives à la conduite professionnelle. Combien de clients difficiles a-t-on signalés à votre bureau ? Carrilund localise le dossier qu’il lui demande, et de nouveaux diagrammes apparaissent devant lui. Il lui faut un certain temps pour les analyser. Il s’attarde sur la brusque augmentation d’incidents à caractère raciste survenus sur le lieu de travail – peut-être un signe d’intolérance, le démon des populations génétiquement et culturellement mélangées. La plupart des formes de racisme sont aujourd’hui considérées comme des variantes du déséquilibre thymique jadis baptisé « désordre obsessif-compulsif ». Le comportement raciste observé chez les clients de Workers Inc. atteint des niveaux qu’on n’a pas vus depuis les années 2010 et 2020. Irrationnel et pernicieux. Éruption d’obscénités publiques… — Des idées ? demande Carrilund. — Pouvons-nous avoir des chiffres à l’échelle nationale ? — Non. Mais on m’a autorisée à vous dire que les statistiques sont relativement uniformes sur l’ensemble de l’Amérique du Nord, y compris le Mexique. — Apparemment, Workers Inc. a un problème avec la politesse. Carrilund se fend d’un petit gloussement. — C’est l’euphémisme de la journée. — Il semble y avoir chez vos clients une nette tendance aux activités antisociales. Mais quel rapport avec les diagnostiqueurs domestiques ? (Il secoue la tête, demande une interruption momentanée de l’affichage et se tourne vers Carrilund.) Est-il possible que tout cela soit le résultat d’un vecteur pathogène inconnu ? Un vecteur absent des bases de données médicales ? On sait que les infections microbiennes causent parfois des déséquilibres thymiques. On a prouvé que la production d’antiviraux naturels anti-infectieux engendre parfois la dépression chez le sujet. — C’est possible, concède Carrilund, mais, en ce cas, votre vecteur ne peut être ni viral, ni bactérien, ni protiste, ni mycosique, et ce n’est même pas un prion. Elle connaît bien le sujet. Peut-être a-t-elle une formation médicale. — Et si c’était un dysfonctionnement dans l’équipement ? — Aucune chance. Bizarrement, Martin est excité par ce problème. — J’ai remarqué des diagrammes relatifs au harcèlement sexuel et aux violences de caractère familial ou sexuel… (Il marque un temps.) Laissons tomber pour le moment. Cela m’étonnerait que les rechutes aient un effet immédiat dans ces domaines. — C’est pourtant le cas, dit Carrilund. Les couples ayant suivi une thérapie commune suite à des violences conjugales – la plupart du temps liées à des agressions machistes de nature territoriale –, et qui ont vécu plusieurs années sans connaître de problèmes, reviennent consulter leur thérap dans des proportions alarmantes. Nous ne disposons pas encore de statistiques complètes en ce qui les concerne – il arrive que les deux éléments du couple travaillent pour des agences différentes. Nous avons demandé des informations à nos collègues, mais sans succès jusqu’à présent. Nous estimons que les incidents de ce genre ont plus que doublé. — Mon Dieu, murmure Martin. Si vos clients sont arrêtés, est-ce que vous archivez la couverture média ? — Évidemment. La réglementation fédérale nous oblige à inclure ces informations dans les prospectus de nos clients. (Elle grimace.) Cela ne nous plaît pas, mais c’est l’une des conséquences des amendements Raphkind. — Pouvez-vous me montrer des images vid de certains des cas les plus graves ? J’aimerais analyser l’expression et la gestuelle des sujets. — Je pense y être autorisée. Je vais demander au SIRA. Au bout de dix secondes, l’écran affiche une liste des reportages enregistrés durant les dix derniers jours. Elle défile devant eux. Martin en choisit deux éléments. Le premier est une vid 2D montrant un homme bien mis, âgé d’une trentaine d’années, planté au coin d’une rue. Il invective les passants, réservant ses injures les mieux senties aux rares transfos. C’est un petit renifleur d’infos qui a filmé l’incident. La caméra tourne doucement autour de l’homme. Martin remarque l’angle arrogant de sa tête, son petit sourire plein d’assurance. Apparemment, il estime agir pour le bien de tous. Il semble aussi surpris qu’insulté lorsqu’un colosse noir accompagnant une transfo évaporée lui réplique en levant le poing. — Ce client a été thérapié suite à un léger déséquilibre thymique alors qu’il était âgé de vingt-deux ans, il y a treize ans de cela. Tendances dépressives et boulimie chronique. — Il a dépassé ce stade, on dirait. Seconde vid. Celle-ci, également fournie par un renifleur, montre une petite femme d’un certain âge – à peu près le mien, se dit Martin – sur une place publique, au pied d’une immense tour. Elle a soulevé sa jupe et se masturbe. Son visage arbore l’expression émerveillée d’une fillette montrant une chouette surprise à ses copines. Deux vigiles la maîtrisent et l’emmènent hors champ. — Thérapiée il y a dix ans pour agoraphobie, commente Carrilund. Soupir de Martin. Il efface la liste qui vient de s’afficher à nouveau, puis se penche vers Carrilund. — Ce mélange de propos obscènes, de racisme surprenant et de désordre dans les lieux publics est extrêmement intéressant. Inspirations antisociales sans le moindre filtrage. Tout cela est peut-être causé par des difficultés de l’organon de Tourette. — Nous n’avions pas pensé à ça. Bien. Peut-être que je vais enfin pouvoir me rendre utile. — J’ai déjà observé des expressions similaires lors de mes études. Savez-vous ce qu’est l’organon de Tourette ? — Je sais qu’il a fait l’objet d’un grand nombre d’études, dit Carrilund. Je ne suis pas au courant des développements les plus récents. — Le syndrome originel a été découvert par un Français, Georges Gilles de La Tourette. Il se caractérise par des mouvements involontaires, des tics et des accès de coprolalie – de propos obscènes que le sujet est incapable de contrôler. En 2013, François Cormier, un autre Français, a élargi l’acception de ce terme afin de décrire les actions d’un continuum de fonctions cérébrales du système limbique. Il appelait cela les « démons de la perversité ». Selon lui, le cerveau compte sur les impulsions envoyées par ces démons pour maintenir un haut niveau d’invention et préserver l’ego. Le scepticisme, le doute, les mécanismes de défense sociale et même certains gestes liés au dégoût et au rejet prennent naissance dans l’organon de Tourette. » L’enfant acquiert des filtres qui trient et sélectionnent la plupart de ces impulsions démoniaques, mais, quand une personne souffre du syndrome de Tourette, ces filtres présentent des fuites laissant passer des manifestations sporadiques. — En avez-vous observé lors de vos incursions dans le Pays de l’Esprit ? demande Carrilund. Martin reste un instant sans voix. — Oui. — Je ne voudrais pas être indiscrète. — Rassurez-vous. Mon ex-femme et moi-même avons rédigé plusieurs articles sur le sujet. — Le démon que vous a transmis un patient anonyme. — Vous devez déjà connaître la plupart des détails, réplique sèchement Martin. — Uniquement ceux qui ont été rendus publics. Quel effet ça faisait ? — Eh bien, le transfert n’impliquait pas exactement un démon, ni même un aspect de la personnalité du patient. Notre hypothèse était la suivante : des expériences traumatisantes avaient excité certains agents et sous-agents dans nos esprits… qui ont alors adopté le caractère d’une sous-personnalité dangereuse. — S’agissait-il d’Emanuel Goldsmith ? demande Carrilund d’un ton posé. Martin sent le rouge lui monter aux joues, et ses doigts se referment sur les accoudoirs de son siège. Il ne daigne pas répondre. — Excusez-moi, dit Carrilund en détournant les yeux. — Nos propres problèmes venaient de ce que… (Il déglutit, toujours furieux mais luttant pour se maîtriser.) De ce que nos organons de Tourette avaient adopté le caractère de cette sous-personnalité. Une mauvaise influence, pour ainsi dire. Carrilund se tourne à nouveau vers lui. — Quand j’étais adolescente, j’entendais dans ma tête une voix agaçante. Celle d’un clochard, d’un homme hirsute et puant, au visage fripé de dément. Il restait tapi au fond de mon esprit et ne cessait de répéter avec insistance : « Donnez-moi donc un cigare ! » Ce n’était pas un problème majeur à mes yeux – c’était aussi irritant qu’une ritournelle qu’on n’arrive pas à chasser de son esprit, rien de plus. Considéreriez-vous qu’il s’agissait d’une manifestation de mon organon de Tourette ? — Peut-être. Martin se sent soudain épuisé. — Je vous prie de m’excuser, Mr. Burke. Mais il me semble que vous avez fait l’expérience du sort qui afflige aujourd’hui certains de nos clients. Si quelque chose est en train de démanteler leur architecture mentale, de les rendre vulnérables aux attaques de leurs vieux démons, vous êtes le mieux à même de comprendre ce phénomène. Martin refuse de croiser son regard. — Souhaiteriez-vous aller un peu plus loin ? demande-t-elle. — Pardon ? Cette proposition le plonge dans la confusion, conscient qu’il est du caractère séduisant de son interlocutrice. Il aimerait filer d’ici, mais sa réputation professionnelle est en jeu. — Le niveau suivant de notre centre de dépistage est tout à fait remarquable, ajoute-t-elle. — Oui, bien sûr. (Il lève une main et l’agite faiblement.) Allons-y. Réapparition du néant bleu et du bourdonnement atonal. — Nous allons entrer dans un espace de Pickover, dit Carrilund. Douze variables condensées en quatre dimensions, les vecteurs d’état étant mis en corrélation grâce aux équations de Lunde. Martin l’entend à peine. Le néant bleu est brusquement envahi par la brume, et il éprouve une sensation de chute. Des ombres défilent à toute vitesse ; il connaît un peu ce type d’affichage. Il a jadis échantillonné un espace de Pickover pour élaborer des interfaces graphiques relatives à l’état mental de ses patients ; ils se trouvent à la lisière du réel, au sein des potentiels discrets des domaines couverts par les douze variables. « Un rêve de SIRA », se dit-il. Ils se retrouvent soudain au sein d’un treillis de formes cellulaires massives, à la peau visible dans ses moindres détails cristallins, aux entrailles flottantes d’une densité apparemment infinie. Ces formes, qui semblent plus longues qu’épaisses, composent un réseau évoquant un panier tressé vu par les yeux d’un microbe ; mais la longueur de chaque cellule s’altère à mesure que leur point de vue se déplace. Dans l’espace de Pickover, l’orientation tridimensionnelle de l’observateur est interprétée comme une demande de compression et de liaison de nouveaux ensembles de variables, ce qui entraîne une évolution des domaines considérés et une subtile altération des résultats recherchés. Cela fait longtemps que Martin n’a pas utilisé une telle interface, mais il en garde de vagues souvenirs. — Voici la totalité du Nord-Ouest considéré du point de vue de Workers Inc., explique Carrilund d’une voix lointaine. Uniquement des statistiques humaines, reflétant des conditions psychologiques, culturelles et économiques, l’efficacité du dataflot et la vitalité mentale étant traduites en termes d’échanges financiers et interprétées comme le pouvoir d’accomplir et de commanditer un travail. — Je vois. Martin est déboussolé par les surfaces scintillantes, les altérations vertigineuses qu’entraîne le plus infime mouvement de sa tête. — Le bleu, le vert et le beige indiquent des variations comprises dans une fourchette jugée saine. Le rouge et le marron signalent les territoires à problème. Quant au noir et au gris, que nous appelons des « abcès », ce sont des régions soumises à de sévères instabilités susceptibles d’entraîner un basculement des variables considérées – des tensions économiques et par conséquent sociales. — Je présume que nous nous trouvons au début d’une période de temps donnée, dit Martin. — Exact. Faisons un petit voyage dans le mois écoulé. Ce « voyage » ne les conduit pas à travers le treillis, tels deux poissons dans un banc d’algues, c’est plutôt le treillis qui se déplace autour d’eux, comme si le banc d’algues était soumis à de subtils flux. Certains corps cellulaires rapetissent jusqu’à disparaître, tout en demeurant bleus ou verts ; des petites plaies rouges apparaissent sur la surface, des taches brunes palpitent au sein des cellules, mais elles s’avèrent éphémères. Une horloge incrustée en bas à droite de son champ visuel lui indique le passage du temps, jour après jour. L’effet est hypnotique. L’espace d’un instant, Martin a l’étrange impression de changer de vitesse, comme son esprit analytique se fond dans le spectacle, et il comprend la structure de celui-ci. Il est conforme aux méthodes d’apprentissage auto-poïétiques des réseaux neuronaux parallèles tels que les SIRA, les êtres humains et sans doute les penseurs. Si on lui en laissait le temps, sans doute parviendrait-il à appréhender ce qu’on lui montre, et il regrette de ne pas disposer en permanence d’un si merveilleux outil. Tous ces problèmes que je pourrais résoudre, toutes ces évolutions que je pourrais anticiper ! Cela ressemble à ce qu’il a éprouvé en visitant le Pays de l’Esprit, car l’esprit utilise plus ou moins la même méthode pour interpréter ses domaines oniriques ; sans parler des extraordinaires mandalas grâce auquel l’esprit met en corrélation ses fonctions et sa santé. Il est littéralement frappé d’émerveillement. C’est la vie et le travail de plusieurs dizaines de millions de personnes qui lui sont ainsi révélés : leur naissance et leur mort, les flux et reflux culturels, les tendances et les modes, les travaux qu’on leur confie ou qu’ils abandonnent, leurs amours et leurs amitiés, leurs alliances et leurs rivalités, les niveaux de leurs comportements asociaux, y compris ceux ayant trait au crime et ceux qui sont culturellement réprimés… Les plaies rouges apparaissent un peu partout. Il consulte son horloge. Ce qu’il voit correspond à la semaine précédente. Les corps quasi cellulaires sont à présent aussi bariolés que des limaces de mer, et certains luisent ainsi que des braises, tout près de devenir des cendres calcinées. C’est comme s’il assistait à un incendie ravageant une canopée onirique, dont les branches flamboyantes seraient porteuses de feuilles noircissant sous l’effet de la chaleur. — À présent, extrapolons sur une durée de deux ans. La voix de Carrilund lui fait l’effet d’un couinement de porc dans une symphonie. L’horloge tourbillonne. Il tourne la tête, voit le rouge chasser le bleu et le vert ; la forêt ondoie et s’étiole, comme pour tenter d’échapper aux flammes qui la consument jusqu’à l’incinérer. Au bout de deux ans, il ne subsiste plus qu’une étendue désolée de cendres fumantes, où les rares taches vertes ont vite fait de s’évanouir. Le gris laisse la place aux ténèbres absolues, cendres trempées de pluie. — Stop, ordonne Carrilund. Le néant bleu et la brume multicolore refont leur apparition, trop tard pour sauver la dignité de Martin. Ses joues sont mouillées de larmes lorsqu’il s’affale sur son siège. Carrilund est également émue. Elle lui tend un mouchoir et il perçoit de la compassion dans ses yeux tandis qu’elle le regarde s’essuyer. — Je ne sais vraiment pas quoi dire, déclare-t-il. — Ça fait trois fois que je vois ça, et je ne sais toujours pas quoi dire, moi non plus. — Est-ce que notre culture est malade ? Est-ce qu’elle est mourante ? — Nous avons modifié les paramètres une bonne trentaine de fois, et le résultat est toujours le même. — Il y a quelque chose qui brûle nos semblables. Il y a un feu dans notre esprit. — Ravie de voir que vous parvenez aux mêmes conclusions que nous. (La voix de Carrilund est tendue, fragile.) C’est comme si on faisait du mal à mes enfants. C’est ainsi que je pense à nos clients… Je n’ai pas d’enfants. Elle détourne la tête, irritée de s’être ainsi dévoilée, ce qui permet à Martin de reprendre une contenance. — Nous sommes en guerre, mais je ne sais pas contre qui ou quoi, ajoute-t-elle. Et j’aimerais bien le savoir. — Je souhaiterais vous aider, si je peux. — Toute aide est la bienvenue. C’est vous qui détenez le brevet de la plupart des moniteurs thérapeutiques. Vous êtes à nos yeux le conseiller idéal. Elle se lève et lui tend la main. Martin quitte son siège non sans mal et scelle leur accord. À cet instant précis, une alarme stridente résonne dans la pièce. Ils s’écartent l’un de l’autre, surpris, le bras toujours tendu. Carrilund tourne vers Martin des yeux épouvantés. Une voix féminine pressante se fait entendre dans les haut-parleurs : — Alerte générale à tous les opérateurs humains ! Carrilund se raidit, incline la tête sur le côté ; de toute évidence, c’est une première pour elle. — Notre système a été forcé. Notre système a été forcé. Tous les pare-feu ont été pénétrés et nos informations sont transférées vers un système extérieur. Je répète : alerte générale à tous les opérateurs humains. Procédures de verrouillage inefficaces. Notre système… Carrilund se précipite vers la porte. Martin la suit à quelques pas de distance, comprenant que la meilleure chose à faire est de se tenir à carreau. 12 / Le dîner est frugal : des hamburgers provenant d’un resto local, une bière et une pomme par personne. Giffey n’en a cure. Il attend que Hale prenne la parole, le remette à sa place. Hale n’est pas du genre expansif ; il préfère s’armer de patience plutôt que de sortir tout de go ce qu’il a sur le cœur. Ils ne mangent pas ensemble, et Jenner a accompagné Giffey dans le bureau. L’équipe n’a pas encore trouvé son centre, pas plus qu’elle n’a trouvé sa cohésion, et Giffey est sûr que Hale va évoquer ce point. Apparemment, c’est un manager plutôt qu’un dictateur. Giffey n’a rien contre. Mais il a des buts qui lui sont propres, et il ne laissera pas l’autre lui barrer le chemin. Un conflit est inévitable. Heureusement, Jenner se restaure en silence. On n’entend pas un bruit dans l’entrepôt, hormis les craquements des cloisons d’acier sous l’effet du froid vespéral. Des volutes d’air glacial s’insinuent jusque dans le bureau surchauffé. Hale frappe à la porte et entre avant même qu’on l’y ait invité. Il se tourne vers Giffey et le gratifie d’un sourire un peu forcé. — Il faut que nous parlions sans tarder, dit-il. Jenner cesse de mâchonner, regarde les deux hommes, puis ramasse son assiette, sa canette et s’en va. Hale s’assied derrière le bureau. — J’ai pensé que vous souhaiteriez régler quelques points dès aujourd’hui, déclare-t-il. Et j’ai plusieurs questions à vous poser. — D’accord, dit Giffey en abandonnant son hamburger à moitié entamé. À présent qu’il a exposé ses buts, Hale semble hésiter à poursuivre. — Il n’y a que de la vraie viande par ici, dit-il en désignant l’assiette de Giffey. À New York, c’est presque un crime de consommer du bœuf. — Ouais. Hale croise les doigts et plante ses coudes sur le bureau. — Nous n’avons guère eu le temps de faire connaissance, Mr. Giffey. Puis-je vous appeler Jack ? Giffey acquiesce. — Jack, cette équipe est la mienne. Nous avons déjà travaillé ensemble, dans ce pays et à l’étranger. Je connais mes gars et je leur fais confiance. Hally… ça fait cinq ans qu’elle est avec moi. Une éternité pour des gens comme nous. Pickwenn et Pent… Ils sont un peu bizarres, mais ils ne m’ont jamais déçu. Park… c’est la première fois que je bosse avec lui, mais je le connais de réputation. Quant à vous, Jack… Les yeux qu’il pose sur Giffey sont trompeusement ternes. — Vous ne savez rien sur moi, dit Giffey. — Ni sur Jenner. Giffey incline la tête sur le côté, manière de reconnaître que cette situation n’a rien d’ordinaire. — Je sais que notre fenêtre d’action est étroite, poursuit l’autre, que vos contacts et les miens n’ont jamais travaillé ensemble. Et ce qu’on m’a dit sur vous deux… et sur Park… est encourageant. — Idem de mon côté. — Merci. D’après les accords que nous avons passés, c’est moi qui commande. Et j’ai l’impression que vous êtes habitué à commander. — Je sais m’adapter, dit Giffey. — Nous nous trouvons dans une situation délicate, et il manque plusieurs pièces au puzzle tel que nous avons pu le reconstituer de notre côté. Je n’aime pas ça. Ces nanos à usage militaire m’inquiètent. J’ignore comment vous avez réussi à vous les procurer. Je sais : des contacts dans l’Armée et au gouvernement, des sympathisants de Raphkind, tout ça est vraisemblable. Mais les fibs n’ont jamais eu vent de certains de ces trucs. Et nous voilà, Jenner, vous et nous-mêmes, prêts à utiliser des armes qui ne sont même pas censées exister pour affronter la résistance que l’Omphalos va sûrement nous opposer. Hale s’humecte les lèvres et se redresse. — Je vous suis reconnaissant de nous avoir incités à prendre du recul, d’avoir tenté d’apaiser nos craintes, mais je ne suis toujours pas convaincu. Mes gars n’étaient pas au courant pour les Furets, pas plus que pour les nanos. Franchement, ces deux points me préoccupent. — Je comprends. — J’aimerais en savoir un peu plus sur vos sources. Sur vos fournisseurs. D’où sort Jenner, quelle est son expérience… Si vous le souhaitez, je suis disposé à vous en dire un peu plus sur mes gars. Giffey fixe les mains de son interlocuteur. — Sur certains points, j’en sais aussi peu que vous. C’est Mr. Park qui a pris certaines des dispositions nécessaires et qui nous a réunis. Peut-être devriez-vous en discuter avec lui. — Park travaille avec des gens qui s’attendent à ce que leurs investissements soient fructueux. Il n’est pas bavard et il n’aime pas le danger. Pourtant, il a été aussi surpris que moi par ces nanos. Connaissiez-vous déjà Park ? Avez-vous déjà travaillé avec lui ? — J’ai travaillé pour ses supérieurs… de façon indirecte. Hale arque les sourcils pour l’encourager à poursuivre. — Je ne peux pas en dire davantage. Hale n’insiste pas. — Pickwenn et Pent sont les meilleurs dans leur partie, dit-il. Ils m’affirment que l’Omphalos est peut-être vulnérable, mais ils ajoutent que nous ne pourrons localiser ses failles qu’une fois dans la place. — Nous le savons depuis le début, réplique Giffey. Le visage de Hale se renfrogne tel celui d’un enfant frustré. — Nom de Dieu, Jack, on dirait que vous ne vous rendez pas compte que ce boulot semble foutrement improvisé ! — Qui ne risque rien n’a rien. Hale écarte cette remarque d’un geste de la main. — Je connais les Aristos, Jack. J’ai bossé avec des gars qui avaient bossé pour eux. J’en sais un peu sur leurs opérations, mais ils ne savent rien sur moi. C’est comme ça que j’ai réussi à obtenir ce rendez-vous. Ce ne sont pas des enfants de chœur, du moins au sommet de la hiérarchie. Je ne sais pas grand-chose de leurs laquais, et quant à eux… ce sont des types vicieux, froids et arrogants. Ils me font peur, mais je les déteste plus que je ne les crains. — L’équilibre est donc respecté. Un gros risque, un gros gain et un coup porté contre les méchants. — Savez-vous quel genre de contact les Aristos ont au sein du gouvernement ? — Du genre à leur procurer des Furets. — Et si les types qui nous ont procuré ces NUM étaient encore plus détestables et plus dangereux que les Aristos ? Giffey se fend d’un large sourire. — Nous ne sommes pas en position de faire de la morale. — Non. En effet. Quand ce sera fini, si nous sommes encore en vie, Hally et moi allons foutre le camp d’ici. Peut-être irons-nous en Chine du Sud. Il nous suffira de quelques dizaines de millions de dollars. Des notes et des sceaux financiers que nous aurons le temps d’utiliser avant de nous faire repérer… — C’est mon dernier boulot, à moi aussi, coupe Giffey. Hale se carre sur son siège. — J’ai besoin de Jenner et de vous, Jack, mais je n’ai pas confiance en vous. Je pense que vous seriez plus à l’aise à un poste de commandement, et je pense aussi que vous avez sans doute plus d’expérience que moi. — Je n’ai aucune intention de contester votre position. — Non, mais c’est vous qui aurez les nanos. Vous qui maîtriserez l’équilibre du pouvoir. Les deux hommes se regardent en chiens de faïence pendant quatre ou cinq secondes. — Ne sous-estimez pas ma contribution, Jack, dit Hale. Giffey secoue la tête. — Ne sous-estimez pas le désespoir qui m’a poussé à impliquer Pickwenn, Pent, Hally et moi-même dans cette opération. Je ne suis plus en âge de poursuivre mes activités. Mon ardoise commence à s’allonger. Je suppose que vous êtes dans le même cas. Giffey reste muet. — Bien, je suis enchanté que nous ayons eu cette discussion, dit Hale en se levant, l’air contrarié. Les choses sont claires et nous sommes d’accord sur tout. Giffey se permet un gloussement. — Ça va être une sacrée virée, Mr. Hale. Le point culminant de nos carrières respectives. Hale pointe un doigt sur lui. — Permettez-moi d’ajouter une chose, Jack. J’aime beaucoup Hally, bien plus que je ne m’aime moi-même. Si j’ai l’impression qu’on nous manipule, qu’on nous truande ou qu’on nous fait courir des risques inutiles… Si elle est blessée sans raison… Giffey opine d’un air solennel. Voilà des sentiments qu’il n’a aucune peine à partager. — Je suis d’avis qu’il faut traiter les femmes de la façon la plus juste possible, et jamais je ne leur ferais courir un danger que je serais incapable d’affronter par moi-même, conclut Hale. Et, à mes yeux, Hally est la seule femme qui compte. Il hoche la tête avec insistance pour souligner son propos et sort en refermant la porte derrière lui. Giffey s’adosse à l’armoire et s’abîme dans ses pensées. Jenner refait son apparition quelques instants plus tard, une canette presque vide à la main. Il s’assied sur le siège que Hale vient de quitter, les yeux fixés sur Giffey comme dans l’attente d’un ordre. — Ne me regardez pas comme si j’étais votre général ou votre père, lance Giffey. Je ne suis ni l’un ni l’autre. (Il indique la porte.) Le patron, c’est Hale. Pas moi. — Oui, monsieur, dit Jenner avec respect. Allons-nous pouvoir travailler ensemble dans de bonnes conditions, monsieur ? — Je l’espère, Mr. Jenner. — Je l’espère aussi, monsieur, dit Jenner, qui vide sa bière d’un trait. 13 / — Je ne savais pas qu’on allait à un bal à frire, murmure Alice. C’est ainsi qu’on désigne les fêtes du milieu vid et Yox, en général aussi frénétiques que prétentieuses. Twist fait la grimace. — C’est tout ce que j’ai pu dénicher. (Elle trépigne de frustration et d’énergie rentrée, puis ajoute :) On te laissera sûrement entrer, toi ! Y a des gens trochément importants ici. On devrait les rencontrer, faire quelques touches, suivre le flot. — Qui est de la fête ? — Pourquoi les hommes et les femmes ne s’entendent-ils jamais ? lance soudain une voix féminine. Cette voix provient de l’allée conduisant à la maison. Ou plutôt à la demeure, laquelle est perchée en haut de Capitol Hill, à l’ombre de l’antique Tour-Relais du Corridor. Son écho résonne le long de la rue. Twist se frotte le nez et secoue la tête en souriant. Alice attend la suite de la conversation. — Bon Dieu, dit une voix d’homme, nous ne venons pas de la même planète, tous autant que nous sommes. — Et si c’était vrai ? demande Twist. Alice éprouve soudain une brûlure familière, comme si on venait d’éteindre une allumette au centre de son crâne. Elles s’engagent dans l’allée, bordée par des poteaux noirs portant des fées et des anges convulsifs, puis passent sous une pergola verte et tombent sur un arbeiter en gants blancs et chapeau claque. — Je n’ai pas d’invitation, dit Twist à la dernière minute. (Elle se redresse, révélant la robe translucide qu’elle porte sous son manteau, et gratifie Alice de son plus beau sourire.) Tente le coup, toi. Tu es plus célèbre que moi. Alice serre les dents et lui jette un regard mauvais. L’arbeiter introduit le nom et les empreintes d’Alice dans un filtre. — Vous ne figurez pas sur la liste, déclare-t-il d’une voix nasillarde à l’arrogance soigneusement étudiée. Votre nom n’a en ce moment aucun statut officiel. Est-ce que vous travaillez dans la clandestinité ? — Je viens de finir un Yox pour Francis Cord. Même si elle n’a guère envie d’être de cette fête, Alice refuse d’en être écartée. — Laissez-moi le temps d’analyser cette donnée. (L’instant d’après, une minuscule fée apparaît au-dessus de l’arbeiter et leur fait une jolie révérence.) Bienvenue, Alice Grale ; vous êtes au générique de La Reine des fées. — Voici ma cavalière, dit Alice. L’arbeiter s’empresse d’enregistrer l’image de Twist, qui se fend de son sourire le plus gracieux. — Oh ! là là ! fait-elle. Francis a de nouveau viré underground. (Elles franchissent la porte.) La chaleur faite chair ! Le grand hall est peuplé d’hommes et de femmes, tantôt rassemblés par groupes de trois personnes ou plus – la soirée ne fait que commencer, et les affinités sont encore un peu floues –, tantôt se promenant un verre ou une assiette à la main. Des arbeiters passent parmi eux pour les servir ; l’un d’eux, nettement plus grand que les autres – il mesure au moins deux mètres – et juché sur de délicates pattes d’insecte, distribue des bijoux pour faire la promotion de Commande Dix, un nouveau show Yox en live-fib. Twist fonce vers lui avec un petit cri, s’emparant au préalable d’un cocktail en bulle de cristal. — C’est pour ma collection ! lance-t-elle à Alice en brandissant un collier. Oh ! là là ! Des saphirs ! Alice parcourt le hall du regard. Elle reconnaît quelques visages, pour la plupart passés de mode, des hommes et des femmes qui ont connu il y a deux ou trois ans une célébrité dépassant la sienne, mais qui vivent aujourd’hui de leurs droits résiduels en attendant une gloire nouvelle. Quelques-uns d’entre eux frémissent de temps à autre, des projections de célébrités défuntes des années 80 et 90, animées par des SIRA invisibles loués pour l’occasion. Elle reconnaît Richard Thompson, mal à l’aise dans son blouson de jean, les mains dans les poches ; il a connu un regain de popularité l’année précédente. Deux jeunes femmes le courtisent avec enthousiasme ; elles sont quasi nues, aussi subtiles que des bottes à clous, et ne font que tuer le temps en guettant les hommes réels de leurs yeux d’opaline. Thompson chatoie comme un mirage, puis pose ses yeux sur Alice et lui sourit. Apparemment, il est à la recherche d’un interlocuteur intelligent ; un mort comme lui n’a rien à faire de ces vahinés. Alice n’est pas d’humeur à bavarder avec les morts. Elle se dirige vers la pièce voisine, une salle de bal qui se double d’une salle Yox collective, et examine sa population. Bribes de dialogues : — Tout ça en fond d’esprit ! Sans même atteindre le cortex. — Un deal de première. Les clauses étaient référencées en tridi, je n’ai jamais été protégé comme ça… — Il est chez Topps/Bally en ce moment, pour tenter de sauver le contrat Monte-Carlo. Ils ont gagné un point l’année dernière et ça les a propulsés au conseil d’administration. — Tu as vu Melissa Missile sur la 20 ? Elle a trop fouiné à la Maison-Blanche et le FBI est à la recherche de ses tireurs de ficelles. — Alors, je lui ai demandé : « Sénateur, que préférez-vous : un vrai Yox où les gens baisent ou un Yox truqué où ils se tuent ? » Elle n'a pas voulu me répondre. Elle ne pouvait pas me répondre. Aucun politicien ne pourra jamais répondre à ce type de question. Et le comité dans son ensemble… Twist revient auprès d’Alice, serrant entre ses doigts une bague et deux colliers ornés d’icônes étincelantes vantant le show Yox dont on parle. — Qui organise cette fête ? demande Alice. Elle vient de se rappeler, non sans une certaine inquiétude, que Twist ne lui a même pas dit à qui appartenait cette maison. — Oh, des producteurs, dit Twist. Elle est en pleine forme, elle a réussi à oublier ses problèmes. Mais son sourire se transforme soudain en rictus et elle secoue la tête comme pour chasser une mouche. — Tu as fait des vids pour eux dans le temps, ajoute-t-elle. Jake Sanchez et Tim Shandy. — Oh ! j’ai bossé pour Jake, jamais pour Tim. Mais Twist a filé, et Alice se retrouve à regarder dans le vide. Elle tourne la tête, puis lève les yeux vers le plafond, troublée. Ça fait neuf ans qu’elle n’a pas vu Jake Sanchez, et quant à Tim… Tim n’a jamais bossé avec Jake. Il l’a quitté avant que celui-ci engage Alice. Le seul fait de penser à Tim lui donne envie de s’éclipser. Son appart, son abri, l’appelle ; elle sent son ventre se nouer sous l’effet de soucis dont elle ne peut même plus se souvenir. Cependant, la fête commence à s’animer autour d’elle, et elle n’a pas envie de déprimer au sein de cette ambiance. Elle se reprend et regarde alentour, ne cherchant pas un visage familier dans la foule mais se préparant à faire de nouvelles découvertes. La maison semble infinie. L’une de ses pièces est entourée de terrasses au sol élastique, comme si des rizières se dressaient vers des murs crépusculaires. Tout le monde semble encore sage, mais Alice sent que les couples ne vont pas tarder à se former. Ils risquent de se défaire et de se refaire à plusieurs reprises avant l’aurore. Elle se sent requinquée, et une vieille envie de fête la reprend comme elle voit les hommes et les femmes qui bavardent, prêts à vivre la nuit. Ses entrailles se calment, et elle oublie son inquiétude en faveur d’anciennes pulsions qu’elle n’a jamais reniées ; Alice n’a jamais eu de problèmes à se faire des relations, d’abord avec les mots, puis avec ses mains et ensuite avec son corps tout entier. Le sexe est pareil à une course en plein air, du moins s’en persuade-t-elle une nouvelle fois. Elle adopte une posture, une expression traduisant une indulgence empreinte de défi, qui montre qu’elle est réceptive mais sélective, repère un jeune homme couleur crème dont le corps d’Apollon est vêtu de rubans orange et se dirige vers lui. — Alice ! Elle se retourne, surprise, et découvre Jake. Elle s’empresse d’émettre une aura d’amitié professionnelle, familière sans être provocante. Elle se laisse embrasser sur la joue – s’abstenant de broncher lorsqu’il lui caresse l’oreille du bout de la langue – et prendre par les mains, l’examinant en feignant la joie tandis que lui aussi l’examine. — Tu es toujours la plus belle, tu sais ? Jake est un quinquagénaire bronzé et bien de sa personne, au front ceint d’une couronne d’or ornée d’un rubis. Il est né avec des yeux pers et un nez proéminent, que son statut lui permet d’arborer sans complexe. — On m’a dit que tu bossais avec Francis. Comment est le vieil artiste[4] ? — Méticuleux, répond Alice. Jake a un rire ironique. — Ouais, on murmure qu’il est sur un gros coup. On dit même qu’il risque de décrocher le SexYule et une expansion sur le World Wide Yox. Et, comme c’est de la lit, les censeurs ne pourront que la boucler. Alice sourit. Elle n’a qu’un rôle infime dans le succès de Francis, mais au moins elle en a un. Jake n’a cessé de sourire. — Je me rappelle quand on bossait sur une vid avec Francis et qu’il a fait quatorze prises de ton entrée. La lumière n’arrêtait pas de changer et il voulait que ton adorable nombril ressemble à une piscine emplie de sueur, tu te souviens ?… Alice a tout oublié de cet incident. Elle a fait tellement d’entrées, tellement de prises. Je sature. — Tu sais que Tim et moi travaillons ensemble. Après toutes ces années. — Non, je ne le savais pas, avoue Alice. — On est de nouveau copains, étonnant, non ? Et on a des projets super-porteurs. Rien à voir avec ma merde habituelle. Avec Tim, c’est la classe assurée. Elle n’arrive pas à imaginer que Tim puisse bosser avec Jake. — Les choses ont bien changé, dit-elle. — Il en avait marre de crever la dalle, répond Jake en haussant les épaules. Hé, je ne savais pas que tu serais là, mais fais comme chez toi. Peut-être qu’on pourra discuter plus tard. — Cette maison est à toi ? Jake hoche la tête avec fierté. — Je te présenterai mes femmes. Ce sont des jumelles, reliées par des fiches. Un duo stupéfiant. Des femmes parallèles ! Jake disparaît, tel un chien qui aurait flairé une piste. Soudain, Alice vise l’anatomie de ceux et de celles qui l’entourent, comme si elle était douée de la vision aux rayons X, la demi-vie qu’ils mènent loin de leur travail, loin de leur public. Elle ne vaut guère mieux. Elle cherche son Apollon du regard, en quête d’une distraction même temporaire, mais il a quitté la pièce et elle se sent solitaire, ne trouvant personne d’autre à son goût. Ce qui ne l’empêche pas de chercher. Un quadragénaire dégarni s’approche d’elle, un sourire servile aux lèvres. — Excusez-moi, dit-il. Miss Grale, j’ai vu vos vids. — Oh ? Elle est capable de poursuivre ce genre de dialogue dans son sommeil. Peut-être qu’il va le comprendre et s’éclipser. Pas de pot. — Vous êtes extraordinaire. Vous m’avez révélé la vraie nature de la femme alors que je vivais un divorce difficile… C’est grâce à vous que je ne suis pas devenu fou. Je savais désormais qu’il existait des femmes comme vous, pleines de chaleur et d’authenticité. Je tiens absolument à vous remercier. — Je vous en prie. Il a un regard totalement vulnérable. Son petit coprocesseur de mâle tourne à plein régime ; il va faire durer au maximum ces quelques secondes, et il suffira à Alice de lui effleurer l’épaule (peut-être est-il top, ça fait si longtemps qu’elle n’a pas rencontré de vrai boss) pour qu’il s’en souvienne durant des années. Quand il fera l’amour à une femme, il ne sera qu’un zombie au service de l’image qu’il se fait d’Alice, il pensera à elle pour atteindre l’orgasme, et ses femmes ou ses maîtresses se demanderont pourquoi elles n’arrivent pas à se connecter à lui. Alice l’agrippe par l’épaule, se penche vers lui, l’embrasse doucement sur la joue. — Vous êtes adorable, lui dit-elle. Grâce à vous, ça vaut la peine de faire ce que je fais. (Le parfum qu’elle dégage achève de le conquérir.) Et c’est parfois pénible. Vous comprenez ? L’homme hoche vigoureusement la tête. — Oh oui ! Alice lui lance une œillade. — Pouvez-vous me dire où se trouve la salle de bains ? — Oui, elle est stupéfiante ! Par là, derrière le mur forestier – vous savez, la pièce avec les arbres. — Merci, dit-elle en lui décochant son plus beau sourire professionnel. Elle oublie son visage dès qu’elle lui a tourné le dos. La salle de bains est plus grande que son appart. Les cabines, larges de trois bons mètres, sont en marbre rose et équipées de prises d’induction spinale Yox. Le miroir qui occupe toute la longueur d’un mur est virtuel plutôt que réel, et elle s’y voit entourée de célébrités du passé. Marilyn Monroe émerge d’une cabine et rajuste sa robe blanche sur ses mollets. Son regard croise celui d’Alice, et elle lui sourit. — À ton tour, chérie. L’agent des héritiers de Marilyn Monroe ne loue celle-ci qu’au prix fort. Elle est indémodable. Décidément, Jake se débrouille bien ; ou alors il est en train de dilapider sa fortune, et sans doute va-t-il entraîner Tim dans sa chute. Ça fait des années qu’Alice n’a pas pensé à Tim, et ce n’est pas sans raison. Elle a tué quelque chose de merveilleux, comme si elle avait écrasé un papillon exotique ; et elle a agi sans raison bien définie, sinon par caprice et désir de changement. Peut-être était-elle aussi vaguement déçue. Tim était un peu trop gentil à son goût. Elle se lève alors que la chasse fait disparaître son urine. — Je vous prie de m’excuser, dit le cabinet. Vous devriez consulter votre médecin de… Alice sort en claquant la porte et s’adosse à la cabine, le cœur battant. — Ça devient pénible, pas vrai ? lui demande une femme dont la peau est un patchwork de taches couleur chêne et érable. (Elle vient de sortir de la cabine voisine, d’où monte le même baratin.) Et c’est partout comme ça ! Une fois ressortie, Alice se demande si elle ne va pas finir par craquer. Twist passe non loin de là, pendue au bras de l’homme le plus étrange qu’elle ait vu depuis son arrivée. Il mesure près de deux mètres et il est bâti comme un gorille dans Popeye : avant-bras larges et velus, carrure d’armoire, nez en forme de banane, yeux simiesques. Twist a l’air extatique. Elle n’est pas du genre à refuser de nouvelles expériences. Alice se demande si ce monstre est bien monté. Elle frissonne. Elle se retrouve dans le jardin, aux vastes pelouses plantées de palmiers et parsemées de massifs d’iris et de violettes. Le mur d’enceinte fait six mètres de haut ; il est incrusté de moniteurs affichant ce qui se passe dans la maison, ainsi que d’autres images : géants, dinosaures, personnages de dessin animé, héros de vids enfantines, tous frappés de l’icône de leur propriétaire. (Alice se rappelle celle qu’elle a entrevue sur la robe de Marilyn…) C’est typique de Jake, cette vulgarité postmoderne : les invités sont en mesure d’affirmer qu’ils prennent leur pied, un peu à la façon de celui qui mange un hot-dog tout en connaissant parfaitement la composition de la saucisse. Cette soirée répond à leur attente, c’est un excellent raout, un pince-fesses top – les antennes spécialisées choisiront le terme approprié. Sa brûlure interne commence à la chagriner. Elle n’a rien d’une mollassonne ; elle est capable d’encaisser six émotions nuisibles sans broncher, mais elle avait espéré que quelqu’un l’emmènerait au nirvana, voire au paradis, et elle ne voit autour d’elle que des miroirs aux alouettes. Richard Thompson a migré vers le porche, où il discute avec Billie Holiday. Alice passe tout près d’eux. Holiday la salue comme si elles étaient de vieilles amies. Puis les deux projections reprennent leur conversation. Alice se demande si on la reconstruira dans un siècle pour l’intégrer à une fête. D’un autre côté, peut-être qu’il n’y aura plus de fêtes dans un siècle. Peut-être que les gens ne quitteront pas leur cercueil, peut-être qu’ils téteront le Yox pour l’éternité. Elle finit par apercevoir Tim, qu’elle cherchait sans vouloir se l’avouer. Il discute avec trois hommes, vêtus comme lui à la mode show-biz, fraise et chemise en dentelle. Tim porte la barbe et elle se demande si ça lui va. Il tourne légèrement la tête, cherche de nouveaux visages, aperçoit celui d’Alice. Se retourne aussitôt. Alice sent la chaleur lui monter aux joues, se palpe le visage, baisse les mains. Les maxillaires durs comme la pierre, elle cherche à nouveau son Apollon du regard, serre les poings jusqu’à s’entailler avec ses ongles. Il n’y a aucune raison pour que Tim Shandy lui accorde la moindre attention. Il est top et elle est sur le déclin ; il est à fond dans le show-biz et n’a pas besoin d’elle. Alors qu’elle tourne le dos à Tim et à son groupe, elle aperçoit une étrange silhouette près du mur, qui lui évoque un mannequin de tailleur vêtu d’un tissu métallique. Puis elle se rend compte qu’il s’agit d’un simulacre portable, dont les projecteurs sont désactivés ou en phase de transition. Elle l’observe attentivement, ignorant Tim et ses compagnons. La projection finit par se définir, mais elle n’arrive pas à l’identifier. C’est un jeune homme bizarre, tout juste un adolescent, qui semble planté dans un tas de boue fumante. Il la dévisage avec une intensité déconcertante. Tout est possible chez Jake. La silhouette se dirige vers elle, en glissant plutôt qu’en marchant. L’espace d’un instant, elle arbore à nouveau les traits de Richard Thompson, puis l’adolescent revient, toujours debout sur son tas de boue. Apparemment, quelque chose fonctionne de travers. — Êtes-vous Alice Grale ? lui demande l’image. Elle acquiesce. — Et vous, qu’est-ce que vous êtes ? Une blague ? — Je m’appelle Roddy. Je voulais seulement vous regarder. — Où est passé Richard ? Billie s’est lassée de lui ? L’autre se fend d’un sourire gêné. — En fait, ils sont très complexes. J’ai passé un long moment à parler avec cette femme. Je vous prie de m’excuser. Alice fixe la projection un instant. — Hein ? — Je dois m’assurer que vous êtes bien Alice Grale. — C’est bien moi. Elle jette un regard autour d’elle. C’est la première fois qu’une projection lui pose des questions. — Connaissez-vous un homme du nom de Terence Crest ? Alice blêmit et se met à bafouiller. — Le connaissez-vous ? — Oui, dit Alice, qui regrette aussitôt d’avoir parlé. — Merci. L’adolescent disparaît aussitôt, cédant la place à Richard Thompson, mais celui-ci semble coincé dans une boucle et, au bout de quelques secondes, le simulacre renonce à sa ruse et file vers un appentis portable placé dans le coin nord du jardin. Alice se frictionne les joues, se demande si elle n’a fait qu’imaginer cette rencontre. Encore un peu pâle, elle se dirige vers le buffet, installé plusieurs mètres au-dessous des moniteurs vid, attrape une assiette et l’emplit de légumes divers, puis examine d’un air méfiant une sauce vivante tapie dans un bol. Elle en prend une cuillerée pour accommoder ses légumes. La sauce affiche aussitôt le poster de Commande 10, flanqué de son sceau de promotion Yox, et ce spectacle la fascine tellement qu’elle ne prend pas garde à l’homme qui s’approche d’elle. Elle sursaute lorsqu’il la prend par le bras, s’attendant à retrouver l’adolescent spectral aux pieds dans la boue. Tim lui caresse doucement le coude. — Hé, que fais-tu ici ? Sa voix amicale est exempte de toute nuance de défi. Déconcertée, Alice le dévisage, puis se tourne vers le groupe de grosses légumes avec qui il discutait l’instant d’avant. — Je joue les pique-assiette, répond-elle. C’est Twist qui m’a amenée ici. Je ne savais pas que c’était ta maison jusqu’à ce que Jake me l’apprenne. — Elle lui appartient plus qu’à moi. Je ne connais pas Twist. Mâle ou femelle ? — Amie. Alice repose son assiette. La sauce commence à se brouiller. Redevient inerte. — Ça fait un bail, dit Tim. Son expression ne trahit qu’un intérêt amical et, s’il s’abstient de la détailler en dessous de la gorge, c’est parce qu’il a toujours agi ainsi. — Tim n’aime pas reluquer ses semblables, pas plus qu’il n’aime s’offrir à leur examen. Cela rend Alice quelque peu nerveuse. Elle n’arrive jamais à savoir ce qu’il pense vraiment. — Ça me fait plaisir de te revoir, dit-il. — Oui. Excuse-moi. Si tu veux que je m’en aille… — Pourquoi donc ? — Je… je ne cherchais pas à m’imposer. Sincèrement, je… — Je te crois. Mais tu es là, et j’aimerais bien bavarder avec toi, savoir ce que tu deviens, tu vois ? Alice déglutit et se laisse convaincre. Elle se sent si vulnérable en compagnie de Tim, ce qu’elle n’arrive pas à s’expliquer ; il a un peu vieilli, mais il n’a que quelques années de plus qu’elle et, sous sa barbe, il a toujours le même visage large, agréable, fort et séduisant sans être beau, apparemment tout le contraire de son type d’homme. Ses yeux bleus sont aussi clairs que ceux d’un enfant. Il la conduit vers la maison, leur frayant un chemin à travers la foule, puis dans un salon de l’étage dominant le jardin. Assis dans de larges fauteuils au cuir finement craquelé, ils ont tout le loisir d’observer la fête qui bat son plein. — Jake m’a dit que vous travailliez ensemble. — C’est exact. (Tim accueille d’un sourire les premiers rayons du soleil.) Il veut me faire aller à LA et me brancher avec des types du Yox plein-spinal. C’est l’avenir, tu sais. — Le Yox d’aujourd’hui ne suffit pas ? — Il nous faut du neuf tous les quatre ou cinq ans. Je n’ai pas encore accepté, et c’est pourtant assez tentant. Il y a des ouvertures fantastiques. LA est de nouveau disposée à passer des contrats avec le Corridor. Ils ont déjà Marilyn et les autres, mais le marché des célebs est en train de décliner. Les drames domestiques sont de plus en plus porteurs. — J’espère que ça marchera pour toi. — Ça en a tout l’air. Et toi ? — Je viens de bosser pour Francis. — La Reine des fées. Bon plan. Sans doute le meilleur projet que Disney ait jamais initié. Les premières previews sont formidables. — Francis ne m’a utilisée qu’en fond mental. — Dommage. Tu as l’air en pleine forme. — Merci, dit Alice en souriant. Et ta femme ? — Elle vit à Macao. Elle bosse pour une agence de données asiatique. Nous sommes séparés à l’essai. Je pense que le divorce sera officialisé ce printemps. — Je suis navrée. C’est maintenant à Alice de faire tourner à plein régime son coprocesseur sexuel, mais ce n’est pas forcément parce qu’elle a envie de coucher avec Tim ; elle serait prête à faire tout ce qu’il lui demande (sachant que c’est un gentleman) pour rester auprès de lui et lui parler. Tim a toujours été son confident le plus réceptif, encore plus réceptif que Ménestrel, qui lui inspire un amour d’une autre sorte. Ménestrel lui évoque un lieu où l’on viendrait pour se détendre ; Tim a toujours été à ses yeux une ombre superbe et absolue, un alter ego qu’elle aime autant qu’elle le respecte. Elle se ressaisit de peur de succomber à l’attendrissement. S’il est si formidable, pourquoi lui as-tu fait autant de mal, et à trois reprises de surcroît ? Il n'arrêtait pas de revenir à l’assaut, comme s’il se sentait fautif, et toi, tu remettais la sauce au point de devenir une harpie cruelle et arrogante. Tu ne l’as pas revu depuis lors, et le voilà qui revient, toujours aussi gentil. — Inutile de me plaindre, dit-il. Je n’ai jamais su bien choisir. Alice prend un air vexé, mais il ne relève pas. — C’est une femme indépendante, reprend-il. Jamais elle n’aura besoin de moi comme j’ai besoin d’une femme. Tu connais sans doute son genre : aussi élégante que calculatrice, on a l’impression d’entendre les puces bourdonner dans son crâne. Elle finira par mettre le grappin sur un magnat de la Co-Prospérité, à Hong Kong ou à Kuala Lumpur. Elle est presque aussi belle que toi, et elle est prête à dépenser une fortune pour le rester. Est-ce que… ? — Non, dit Alice. Aucun trucage. Tim a un sourire en coin. — J’aimerais te ramener dans le jardin pour te comparer à Catherine Deneuve. — Elle est ici ? — Probablement. Jake a engagé tous les célebs postérieurs à 1940. Ils vont tous faire une apparition durant la journée. — Je ne joue pas dans la même catégorie. — Ne te sous-estime pas. Avec une meilleure position au sein de ton agence et un meilleur plan de carrière… — J’ai connu mon heure de gloire, coupe Alice. Tim reste silencieux un long moment, la fixant d’un air tendu. — Va donc voir Jake, dit-il finalement. On te trouvera quelque chose. — Je n’aime pas la charité. Tim se penche vers elle, mais, contrairement à ce qu’elle pense, ce n’est pas pour la sermonner. — La Reine des fées va te remettre sur le devant de la scène. Ça risque de te propulser vers les sommets. La brûlure a cessé de la tourmenter depuis qu’elle est auprès de Tim. Celui-ci a le chic pour réduire les contradictions de son esprit, pour l’aider à intégrer ses pensées ; elle souhaite qu’il soit fier d’elle, ce qui, vu leur histoire, est hautement improbable. — Je suis finie, murmure Alice. — Ne me fais pas croire que tu as besoin de compassion. — Si, c’est vrai. J’ai trop de handicaps. Et, si la famille revient à la mode, que vont devenir les succubes ? Tim éclate d’un rire tonitruant. Il secoue la tête, s’essuie les yeux. Alice ne bronche pas, ravie que ce trait d’esprit ait porté mais doutant cependant de sa qualité. — Ça m’étonnerait qu’on travaille à cent pour cent dans le registre familial. Jake n’en aura sûrement pas envie. Et puis il y aura toujours les ados. Tu les as toujours subjugués, pas vrai ? — Je suis comme ça. — Je suis sûr que ça te plaît. — Je suis sûre que ça te déplaît. Tim s’adosse à son siège, encaissant la réplique. — Jamais je n’ai pensé qu’une femme devait se conformer aux attentes d’un homme. — Ce n’est pas ce que j’ai fait. — Non, en effet. — Mais je me suis quand même mal débrouillée. J’ai commis quelques erreurs d’importance. Tim prend un air chagriné. — Ne me dis pas ça, Alice. — Pourquoi ? — Depuis que tu as… gâché ma vie, répond-il avec un gloussement forcé, je te considère comme l’incarnation parfaite d’un esprit libre. Un être sans attaches qui ne doit rien à personne. — Et qui ne peut être lié à personne pendant longtemps, ajoute Alice. — Je serais peiné d’apprendre que ton genre de liberté ne marche pas. Parce que ça voudrait dire que tu aurais pu faire un autre choix. Alice contemple ses mains posées sur ses cuisses. — Toutes ces souffrances étaient donc vaines ? demande Tim. Alice s’oblige à décroiser les doigts, à poser ses mains sur ses genoux. — J’ai été obligée de changer. — Nous en sommes tous là. — Et j’ai pensé à toi. Tim arque les sourcils. — À quel propos ? — Je me suis demandé comment tu t’en tirais. Si tu étais avec quelqu’un et comment ce quelqu’un te traitait. — Il y a eu quatre femmes depuis toi. Elles ont été variables. Moi aussi. Et de ton côté ? En dépit de la présence de Tim, la brûlure refait son apparition. Alice plisse le front, cherche une réponse, ne parvient pas en trouver une qui soit satisfaisante. Impossible de décrire sa vie au moyen de statistiques. Plusieurs centaines de partenaires, voire un millier, tous dans le cadre professionnel ; vingt-cinq ou trente relations, mais aucune qui soit à la hauteur de celle qu’elle a eue avec Tim. Lui seul a pu la rendre intégrée à ses propres yeux, intégrée et inadéquate à la fois. — Il y en a eu pas mal, je suppose, répond Tim d’un air pincé. Divers et variés. — Ah ! les hommes, réplique-t-elle en riant. — Alice et les hommes, dit-il sans rire. Alice, les hommes, les femmes et tout le reste. — Ni toi ni moi n’avons quelqu’un d’important en ce moment. Nous avons pris des chemins différents qui nous ont conduits au même endroit. Elle n’a pas envie de le laisser marquer tous les points. — Le même endroit, opine-t-il. — Tu me faisais peur. Tu me fais encore peur. — Ce n’est pas bien. — Tu étais – tu es – le seul homme qui m’ait poussée à me demander quel effet ça ferait de se ranger. Avec… avec toi. Travailler en équipe, être loyal l’un vis-à-vis de l’autre. Tout partager. Avoir des enfants. Une équipe. Le seul. — Il existe sûrement d’autres hommes de mon type. — Non. Pas pour moi. Je suis très sélective… que tu le croies ou non. — Ne pleure pas, dit Tim d’une voix pleine de reproche. — Je ne pleure pas. (Mais elle sent les larmes couler sur ses joues.) Excuse-moi. J’ai eu une semaine difficile. — Tu es une femme endurcie. — Je suis épuisée. Quelque chose en moi estime apparemment que mon heure est venue de révéler au monde ma stupidité. Mon inconscience. — Que veux-tu dire ? Voilà qui ressemble bien à Tim ; il n’a pas suivi les fibs à scandale. Comme elle n’a pas envie de lui parler de Crest, elle se limite à des généralités. — Quand on me suggère d’aller dans une direction, je m’empresse d’aller dans une autre. Je ne suis pas responsable de mes actes. Si quelqu’un en prend la responsabilité, il doit agir à l’envers. S’il veut que je fasse telle chose, il doit m’ordonner de faire le contraire. Tim secoue la tête. — Je ne comprends pas. — Je suis un peu désespérée et plus qu’un peu perdue. Et il n’y a personne dans ta vie. Ils échangent un long regard, un regard attendri qui semble durer éternellement mais qui ne permet aucun échange d’informations. La brûlure a désormais gagné le centre du cerveau d’Alice. Si Tim réagit comme elle l’espère, elle sera sauvée ; dans le cas contraire, autant qu’elle se couche, ferme les yeux et cesse de respirer. — Non, Alice, dit-il de sa voix la plus douce. J’ai encore tant de souffrances à résoudre. Je suis du genre rancunier. Je ne suis pas celui que tu crois, et je ne suis sûrement plus celui que j’étais. — Ça vaut pourtant la peine d’essayer, de faire un effort, non ? suggère Alice. — Je suis navré d’apprendre que les choses n’ont pas bien tourné pour toi. Car il aurait fallu que tu aies raison pour que soient justifiées les souffrances que tu m’as infligées. Il aurait fallu que tu aies agi pour le mieux. — Je me suis trompée. — Je ne veux pas le savoir. Je croyais que tu étais la plus belle, la plus intelligente et la plus complexe des femmes. Je me serais coupé les membres pour vivre avec toi. Je rêvais de toi chaque nuit. Tu vivais en moi, je te vénérais. Je suis allé trop loin et tu me l’as prouvé. Tu m’as prouvé que je ne te méritais pas et que je ne serais jamais à la hauteur. — J’ai été cruelle et stupide. Tim secoue la tête avec véhémence. — Si tu as agi comme tu l’as fait sans bonne raison, ça signifie que nous ne venons pas de la même planète. Alice se rappelle la conversation entendue lors de son arrivée. Un écho de Tim ; pas Tim. — Sur ma planète, poursuit-il, nous ne passons pas notre temps à écraser les gens, surtout après avoir tenté de gagner leur affection. J’ai toujours su que j’avais du travail à faire et que je ne pouvais pas consacrer mes loisirs à manipuler les émotions des femmes. Sur ta planète, apparemment, il est possible de faire n’importe quoi et de l’oublier ensuite. Tu n’as pas beaucoup pensé à moi avant aujourd’hui, pas vrai ? Tu n’as pas souffert. (Sa voix devient soudain plus rauque.) Tu as changé ma vie. Tim se relève. Il tremble de rage contenue. — Il ne me reste plus qu’une chose : moi-même. Je ne laisserai personne me briser deux fois. Jake la retrouve dans la salle de bal, en train de se perdre dans la foule. Elle cherche Twist, mais celle-ci est invisible ; sans doute occupée à faire des expériences avec son gorille. — Hé, ma belle, lance Jake. J’ai quelque chose pour toi. Un contrat vient de me faire faux bond. J’ai besoin d’une remplaçante, et pas n’importe laquelle. Il y a pas mal de gens top rusés ici. Je peux te présenter à eux, te mettre en pleine lumière… Ça t’intéresse ? Alice décide de sauver sa soirée. — Okay, dit-elle. — Tu as l’air secouée, dit Jake avec une franchise toute professionnelle. Remets-toi d’aplomb et c’est une affaire qui marche. — Je suis d’aplomb. — Il y a un mec ici… Vous êtes parfaits, tous les deux. Tu as déjà bossé avec Ménestrel, je crois ? Alice acquiesce. — Il est ici ? — Vous êtes parfaits, tous les deux, répète Jake. C’est la démo bêta d’une interface plein-spinal. La prochaine révolution. On a un Yox fantastique produit par un grand studio. Tu peux faire la démo avec Ménestrel – un truc hyper-sensuel, Alice. Les gens vont te reconnaître. La Reine des fées va te relancer, tu sais. C’est une promo d’enfer qui t’attend ! — Où est Ménestrel ? Jake la conduit dans une petite pièce décorée de couleurs automnales. Derrière la surface des murs tombent des feuilles spectrales au bruissement éternel. Ménestrel est assis dans un fauteuil pliant couleur orange brûlée, les orteils voluptueusement enfouis dans un tapis persan. Il lève les yeux, sourit, se lève et sursaute quand Alice se colle contre lui, nichant sa tête au creux de son épaule. — Hé, pas si vite, dit Jake. Laissez-nous le temps de préparer le matériel. Tout est arrangé – vous recevrez le double de votre tarif habituel. Et j’ajouterai un bonus si tout se passe bien. Attendez ici quelques minutes, je reviens vous chercher. (Il se frotte les mains et hoche vivement la tête en signe d’admiration.) Vous êtes trop chauds, tous les deux ! Une fois qu’il s’est éclipsé, Ménestrel caresse la joue d’Alice. — J’ai failli être étouffé par une femme adorable. Oserais-je demander pour quelle raison ? — Parce que tu es le seul homme correct sur cette planète. (Alice lui caresse l’épaule du bout du nez, puis relève la tête.) Si je te racontais tout ce qui m’est arrivé depuis qu’on est sortis du studio de Francis, tu ne me croirais pas. — Ne te repose pas trop sur moi, avertit Ménestrel. Mes fondations sont fragiles depuis ce jour. On devrait toujours conclure par une bonne baise. — Tu crois que c’est ça ? demande Alice, à moitié sérieuse. Tu crois que le dieu Baise nous a jeté un sort ? — Ça ne fait aucun doute. Nous sommes deux amants inachevés, baisés par le tétragrammaton. — Que mijote donc Jake ? — Tu t’es portée volontaire sans le lui demander ? — Il m’a dit que c’était une démo Yox. — Jake est lié à une boîte qui veut vendre de l’interface plein-spinal. Faites-vous implanter un ruban d’induction neurale dans l’échine et vivez le Yox au maximum. Et, si vous avez avalé un moniteur ou deux, c’est encore mieux. — De quel genre de Yox s’agit-il ? — Connaissant Jake, et nous connaissant tous les deux, ce n’est sûrement pas un doc sur les trains de l’Oural. — Je suis prête à tout avec toi. Jake refait son apparition, suivi par les trois hommes qui discutaient avec Tim un peu plus tôt. Tim, lui, brille par son absence. Jake fait les présentations : les nouveaux venus occupent une position élevée chez Golden Nitro, la compagnie qui a garanti à ses dix prochaines productions Yox une diffusion fib limitée en Californie et dans le Kansas, test préalable à une sortie mondiale. Tous trois semblent connaître Alice de réputation, et l’un d’eux dévore Ménestrel des yeux. — Nous n’aurions pas pu mieux tomber qu’avec ces deux-là, délire Jake. Ils seront excellents pour notre démo, et, quand le public sera chauffé, on leur lancera le plein Yox. Le public ne verra qu’une vid et une vision moniteur partielle. Nous comptons sur vos réactions pour lui en mettre plein la vue. — D’accord, dit Alice. Allons-y. — C’est une fête sensuelle, multiculturelle, excitante et relaxante, ajoute Jake. Apparemment surpris par la disponibilité d’Alice, il n’arrive pas à croire qu’elle est déjà prête à passer à l’action. — Pigé, dit-elle. Eh bien, messieurs, on y va ou on reste à glander ici tout habillés ? — Je suis prêt, dit l’un des trois managers en la reluquant sans vergogne. Elle le frôle en se dirigeant vers la porte. Pas d’affolement. En dépit de ses tendances, Jake n’est pas un vulgaire maquereau. Elle se sent en pleine forme. Richard Thompson se trouve dans la salle de bal, en compagnie de Catherine Deneuve et de Judy Garland. Ils ne semblent guère attirer les foules aujourd’hui, peut-être parce qu’ils sont victimes d’un dysfonctionnement : leur image est floue et disparaît par intermittence. Thompson a les yeux rivés sur Alice, qui n’apprécie guère. Jake se lance dans un numéro à la monsieur Loyal. Alice se livre à un strip-tease des plus stylés, pendant que Ménestrel ôte sa chemise, conservant son caleçon. Ils ont pris place sur un matelas de mousse au centre de la pièce. Quelques hommes les gratifient de sifflements appréciateurs. Twist est toujours invisible. Peut-être qu’elle est tombée amoureuse de son gorille. Des arbeiters disposent des écrans plats surélevés afin que personne ne perde une miette du spectacle. Deux techniciens, un homme et une femme, renoncent à réparer les célebs et ouvrent les conteneurs d’argent abritant les inducteurs. Ce sont de longs rubans souples, pourvus d’une face adhésive, l’autre étant ornée d’un filet d’argent évoquant un bijou minimaliste. Alice lève les bras en un geste provocant lorsqu’on lui applique le sien. Une fois que Ménestrel est équipé, les inducteurs sont reliés à une fib branchée sur une console Yox plus grande que la moyenne. — Pour vous donner un aperçu de ce que nous réserve l’avenir, dit Jake, deux des personnes les plus sensuelles que je connaisse vont explorer un univers de sensations et d’immersion totale, émotionnelle autant que corporelle. Soie, feu et huiles parfumées. — Il n’y a plus une culotte sèche dans la pièce, commente un manager. Jake ne daigne pas relever. Alice décide d’ignorer le public, de se concentrer sur Ménestrel et sur le show. Elle a besoin d’une dose d’admiration, à la fois des spectateurs et de son partenaire. Elle doit se prouver sa propre valeur. Jake leur tend des robes de soie, et il murmure à Alice : — C’est à toi. Vas-y à fond. Je te fais confiance. Plein la vue. L’un des techniciens semble avoir des problèmes. — Excusez-moi, dit Jake avec un sourire. Ce n’est qu’une version bêta. — Et une dose de bugs, une ! lance un spectateur, citant une célèbre réplique vid. Hilarité générale. Alice sent l’énergie, la chaleur qui montent de l’assistance. Elle n’a que des amants ici. — Nous recevons un signal sur une autre ligne, murmure le technicien à Jake. Est-ce qu’il y a un système à haut débit qui tourne ici ? — Non, dit Jake. Peut-être chez les voisins. — Ça vient d’ici, insiste le technicien. — C’est réglé, intervient sa collègue. On peut y aller. Prenant soin de ne pas piétiner leurs fibs, Alice et Ménestrel se lancent dans une danse improvisée, les mains levées vers le ciel, élégants et galants face à l’inconnu. Le public adore. — Nous valons une fortune, souffle Ménestrel en souriant. Radieuse, Alice incline la tête sur le côté, s’accordant à l’instant et à la grâce toute simple de cet homme. Son corps est déjà entré en mode séduction, et ce avant même la transmission Yox. Jamais Ménestrel ne lui a semblé aussi beau. Son regard à la limite de la tristesse, son sourire ironique, l’attention qu’il lui dispense. Retour soudain de l’adolescent aux pieds dans la boue, qui clignote à la lisière de la foule. Alice l’ignore. Puis l’inducteur devient un bain parfumé au thé qui leur réchauffe l’échine, sous leurs pieds monte une senteur de roses épicée de sable. Petit gloussement. Ces effets sont bien choisis. Elle sent le soleil sur son visage et sur ses bras. Aucune trace de ce staccato qui la troublait naguère lors de ses immersions dans le Yox ; l’impression est douce, veloutée et totalement convaincante, intensité et résolution parfaites. Ménestrel la prend par la main et ils se dirigent vers une énorme arche de pierre. Leurs corps frissonnent sous la neige. La démo s’annonce extraordinaire ; le chaud et le froid, le doux et l’amer. Derrière l’arche, un souk des Mille et Une Nuits sous un ciel crépusculaire à la Maxfield Parrish, des gens richement vêtus se promenant dans des rues au pavé luisant d’humidité. L’air est constellé de fines gouttes de pluie qui se posent en douceur sur leurs mains, réchauffent leurs langues ainsi que de l’alcool. Une lourde cape de brocart enveloppe les épaules d’Alice, qui découvre Ménestrel vêtu d’une tenue similaire, aux nuances bleu, rouge et violet, ciselée de fils dorés. Un éclair zèbre le ciel, les gouttes d’eau se font phalènes. Cut, et ils se retrouvent sur le parapet d’un palais, devant une vaste salle abritant une foule d’êtres superbes, des hommes et des femmes, des géants et des elfes, qui admirent en murmurant le spectacle de leur couple, beauté de chair sur fond d’antique et miraculeuse cité. Alice ne se soucie pas d’être femme, elle est trop puissante pour cela, et ses erreurs sont effacées au profit de nouvelles incarnations. Dans cette cité, dans cette chambre, seul compte le jeu des sens. Danser, c’est éprouver un intense plaisir dans ses pieds, comme si ceux-ci étaient sur le point de défaillir. Son corps tout entier est disposé à fondre pour Ménestrel ; chacun d’eux est aux ordres de l’autre, prêt à se diluer en l’autre. Alice et Ménestrel dansent toujours sur le matelas au centre de la pièce, mais leurs pas sont répétitifs. Ils sont ailleurs. Jake ainsi que tous les autres – dont Tim, qui s’est joint à l’assistance – contemplent les écrans vid, ravis et fascinés. Tim évite de regarder Alice ; il semble indifférent au spectacle. S’il est là, c’est uniquement parce que Jake le lui a demandé. Les célebs ont été désactivés et mis à l’écart dans un coin. Alice connaît cette structure ; c’est celle du Yox au comble de l’abstraction, au comble de l’excitation des sens, de la chair et du muscle mais pas d’articulation, un levier sans point d’appui, la linéarité abandonnée au profit d’une gratification instantanée. Cette dernière sonnerait creux s’il n’y avait la sophistication des sensations, la musique des sens ; les créateurs de Yox ont élevé celui-ci au niveau d’un art authentique, et les producteurs ont recruté les meilleurs d’entre eux pour mieux promouvoir leurs avancées technologiques. L’espace d’un instant, Alice oublie où elle est, qui elle est. Ce parapet est un univers, les silhouettes qui l’entourent sont ses amis, elle est couverte de considération sociale de la tête à la queue, comme dirait Ménestrel. Les étoiles scintillant dans ce ciel factice sont plus belles que les vraies ; la lune et les étoiles sont ses amies, et elles l’inondent d’une pluie de joyaux pour célébrer sa liaison avec le Partenaire. Tout ce qu’elle voit est transcendé. Son Partenaire n’est autre que Ménestrel, mais il est encore plus beau, plus anguleux, et sa peau semble baignée de musc. — C’est pour cela que nous sommes ici, lui dit le Partenaire en l’attirant contre lui. Leurs capes s’entrouvrent, et elle sent un torse velu lui effleurer les seins. Ses mamelons ont besoin de pleurer du lait et du miel. Sous ses yeux, un liquide doré et un fluide crémeux coulent de ses seins, viennent perler les poils virils, accentuant encore l’odeur de musc jusqu’à un niveau carrément animal. Quelque part, loin de là, le public est réduit au silence, chevauchant sur une lourde selle l’étalon qu’Alice monte à cru, et elle sent plusieurs dizaines de terminaisons nerveuses offertes sans réserve, en quête d’une extase plus maîtrisée et plus artifactuelle que celle procurée par les drogues. Ménestrel lui répète qu’ils sont ici pour cela. Elle sent sa réaction faire écho à la sienne propre, la dupliquer comme en un effet de résonance, des milliers d’yeux les observent avec approbation, les étoiles se réjouissent de cette communion au sein de leur sphère. Aucune tension, aucune réserve, aucune critique ; comme s’ils étaient deux adolescents en proie à leurs hormones, découvrant soudain que leur rencontre a été voulue par leurs familles respectives, qu’ils ont la bénédiction de leur culture et de leur société – célébration de l’instinct et du plaisir, prélude à une grande fête. Puis un blanc. De la glace, du verre brisé. Discontinuité //// tel un hiatus dans la transmission. Un étrange visage observe Alice depuis le rebord du parapet. L’adolescent. Le sol du pavillon est couvert d’une épaisse boue noire, d’où montent les vapeurs puantes de la fermentation. — Êtes-vous Alice Grale ? demande l’adolescent. Avez-vous rendu visite à Terence Crest juste avant son décès ? Alice est soudain séparée de Ménestrel. — Répondez, s’il vous plaît, insiste l’adolescent. Je dois être sûr. — Oui, dit Alice, prise de court par l’apparition de ce spectre dans la démo de Jake. — Je m’excuse, mais je ne fais que mon devoir. À ce mot, le pavillon s’effondre, se réduisant à un chaos d’images brouillées et de couleurs dissociées. Tous les sens d’Alice sont en déroute. Elle ne fond plus, elle brûle ; on ne l’approuve plus, on la condamne. Elle est coupable, sans espoir de rédemption ; la foule la conspue, les étoiles se détournent d’elle. La main de Ménestrel se tend vers elle à travers les débris du Yox. — Tiens bon ! s’écrie-t-il. Il y a quelque chose qui cloche ! Puis Alice l’entend hurler. Odeur de soufre et de vinaigre. Elle sent sa peau se calciner, ses muscles se détacher de ses os. Sursaut. Cela dure une éternité. La foule l’agonit d’injures, elle est redevenue une petite fille vulnérable, on la condamne pour le simple fait de respirer. Elle lance un appel à l’aide, tente de reconquérir la compassion qu’on lui a déniée. Les mains de Ménestrel flottent devant elle, mais elle ne peut les saisir, son désespoir l’aveugle. Puis on arrache un ruban de son échine. Elle aperçoit Tim auprès d’elle ; Jake jure copieusement. — Nom de Dieu, est-ce qu’on s’est trompés de type ? Est-ce que ça vient d’elle ? Ça, c’est Jake. Ces voix qui parlent d’un signal brouillé, ce sont celles des techniciens. — Ressaisis-toi, dit Tim en se penchant sur elle. Ne t’endors pas. Reste éveillée. Reste avec nous. Mais Alice se laisse aller. Le sommeil est à ses yeux la seule issue, avec la mort, et celle-ci serait préférable si elle avait les moyens de la courtiser. Et il y a cette douleur insoutenable, dans son âme et dans son corps, de la tête à la queue. Insoutenable et éternelle ; Alice est morte, elle le sait, et elle est déjà descendue aux enfers. Les médecins sont humains et se conduisent en professionnels. Quand ils la connectent et la diagnostiquent, quand ils échangent quelques murmures, c’est en authentiques professionnels. Tim est en train de lui dire quelque chose. Elle distingue toujours les mains de Ménestrel, bordées de pourpre et figées telle l’image rémanente d’un flash aveuglant. Elle est de retour dans la chambre aux murs d’automne. Jake tente de lui dire quelque chose. — Tout le réseau domestique est foutu. Quelque chose a franchi les pare-feu. Tu crois que c’est eux ? Qu’il s’agit d’un sabotage ? Qui sont leurs derniers employeurs ? Ça, c’est la voix de Jake. — Il faut que tu restes éveillée pour que tes nerfs se déchargent de… Impossible d’échapper à la brûlure. Cette brûlure, c’est la réprobation. Elle a toujours redouté la réprobation des hommes, de ses amants, de la société. — Allez, Alice. — Je ne veux pas. Ça, c’est ma voix. — Où est Ménestrel ? demande-t-elle. Elle est assise dans un fauteuil, dans la chambre automnale, un verre d’eau fraîche à la main, flanquée de deux médecins humains assistés par un arbeiter qui se tient devant elle. On lui applique quantité de patchs pour rééquilibrer ses monoamines et ses transmetteurs. La brûlure persiste. — Mer fou mal and, bafouille-t-elle. Elle sent son visage et ses mains tressauter. — Bon Dieu, elle est partie, elle est foutue, et lui, qu’est-ce qu’il a ? Encore Jake, furieux et effrayé. Tim lui répond à voix basse. — Ferme-la, Jake. Comment aurait-elle fait ? Ce sont tes machines, bon sang ! Les feuilles tombent. Alice les fixe avec une intensité digne d’un zombie. Tim lui apprend quelque chose d’important. Il dit que Ménestrel est mort. — Oh ! fait Alice. Les mains de Ménestrel s’effacent. L’heure est venue pour elle de se consacrer au plus important ; de survivre afin d’avoir une chance de redresser la situation, de comprendre ce qui s’est passé, si possible. — Il faut que vous contactiez cette personne. Elle leur dicte un nom et un numéro. — C’est la police de Seattle. Les flics sont déjà en route – les toubibs les ont contactés. Il est mort, nom de Dieu ! Pourtant le Yox n’a jamais tué personne. Encore et toujours Jake. — Quelqu’un a tenté de me tuer, leur dit-elle. Ils la regardent sans rien dire. Un cercle de visages figés. Le silence est aussi brûlant que la réprobation. La tête d’Alice est en feu. — Appelez-la, s’il vous plaît. — D’accord, je vais essayer de la toucher. Et, finalement, la voix de Tim. La soirée n’a pas survécu, elle non plus. Il ne reste que deux ou trois amis de Jake. Les médecins ont fait tout ce qu’ils pouvaient, et deux policiers des quartiers est, aidés d’un arbeiter médico-légal, ont installé une boîte à gel autour du corps de Ménestrel, qui gît au milieu de la salle de bal. Assise dans un coin, Alice, toujours branchée à l’arbeiter médical, écoute son cœur et ses voix intérieures qui lui disent que le moment est venu de rendre les armes. Elle se sait pourtant de taille à survivre à cette nouvelle épreuve. Impossible désormais de maîtriser la brûlure ; son ego n’est plus qu’une désolation calcinée, mais cette situation est paradoxalement préférable à celle qui la précédait – le désert comparé à une muraille de torches qui l’encerclaient. Elle sait que tous les occupants de la pièce la considèrent comme une ordure ; elle est sûrement responsable de ce qui s’est passé, responsable de la mort de Ménestrel. Tim a pris congé il y a dix minutes, quand la police est arrivée. De toute évidence, il ne supportait plus de la regarder. Jake a lui aussi quitté la pièce. Les deux techniciens sont interrogés par un jeune officier com, qui se dirige à présent vers Alice, son combiné à la main. — Comment vous sentez-vous ? lui demande-t-il. À peine si Alice arrive à le regarder. — Mieux, dit-elle. — Ouais, fait-il en secouant la tête. Je veux bien le croire. Savez-vous ce que c’est qu’une couronne d’enf ? — Oui. Un instrument de torture. — Savez-vous comment ça fonctionne ? — Non. — La couronne d’enf crée une boucle entre des parties incompatibles de votre cerveau. Elle magnifie vos faiblesses et vos doutes, votre sentiment de culpabilité et même votre douleur physique – c’est tout simple. Les gens ne savent pas à quel point il est facile de fabriquer une couronne d’enf. Mais il n’est pas facile de convertir un Yox en couronne d’enf, même si l’on dispose d’une interface comme celle-ci. Vous avez demandé la présence d’un autre officier de Seattle PD. Mary Choy, niveau 4. De la section homicide. Pensez-vous qu’on a essayé de vous tuer ? — Oui, dit Alice en se recroquevillant devant son hostilité. — Okay, je n’insiste pas pour le moment. Vous avez été soumise à vingt secondes de couronne d’enf, en pire. Votre ami Ménestrel… c’était votre ami, votre collègue, n’est-ce pas ? — Oui. — Il a eu droit à vingt-cinq secondes. Ce sont ces cinq secondes supplémentaires qui l’ont tué. Des signaux limbiques autonomes directement transférés dans le cortex. Est-ce que vous comprenez ce que je vous dis, Miss Grale ? — Non. (Alice se recroqueville un peu plus, terrifiée par sa propre inefficacité.) J’ai vu celui qui a fait ça. Un tout jeune homme. Il m’a dit qu’il s’appelait Roddy. — Il était ici ? — Il était aussi dans le Yox. Il… Ça paraît si grotesque qu’elle doit se ressaisir avant de poursuivre. Elle-même doit être grotesque, paralysée par le regard de ce policier. — Je vous écoute. — Il était debout dans de la boue. Il avait pris la place d’un céleb – de son image, je veux dire. Et il est apparu dans le Yox. — Pourriez-vous donner son signalement à notre dessinateur ? — Je crois. — Je suis navré de ce qui vous est arrivé, Miss Grale. Les médecins vous recommandent une thérapie totale et un rééquilibrage profond, comme si vous aviez été soumise à une couronne d’enf, mais rien ne vous oblige à suivre leur conseil. Je tenais seulement à vous rappeler que… — Quand arrive-t-elle ? Alice lève les yeux en entendant un bruit de pas. C’est la femme à la peau acajou. Elle porte la tenue standard de la police, pantalon de toile et gilet multipoches, et tient une mallette dans sa main. Mary Choy s’agenouille près d’Alice. — Je suis profondément navrée pour votre ami. Elle caresse la joue d’Alice, puis la prend par la main. Alice se laisse faire ; c’est cette personne qu’elle veut. Le contact de sa peau agit comme un baume. — Quelqu’un a tenté de me tuer. — Je sais. Ça ira. Mary lui tapote la main, se relève et s’adresse à voix basse à l’officier com. Alice ne veut pas entendre ce qu’elle lui dit ; elle ne veut pas avoir de détails sur le sort de Ménestrel. Mais elle entend le jeune homme répondre : — D’accord, on fera la liaison. Tenez-nous au courant. Mary lui assure qu’il pourra compter sur elle. — Alice, j’aimerais que vous m’accompagniez. Je peux vous protéger si vous le souhaitez. — Je veux être protégée, répond Alice. Je veux vous parler. Je veux que vous m’aimiez, je le veux vraiment. — Je vous aime bien, dit Mary. Ne vous inquiétez pas. C’est votre douleur qui parle. Elle s’estompera. Vous n’êtes pas considérée comme un suspect dans cette affaire, ni dans une autre d’ailleurs. Mais on vous demandera peut-être de témoigner. Si vous souhaitez contacter votre représentant, ou votre avocat… — Il faut que j’informe mon agence. Mon Dieu, et si on me virait !… On va sûrement me virer. — Je les contacterai. Aimeriez-vous être assistée par un avocat ? — Non. Je… C’est mon agence qui s’en occupe. — Voulez-vous signer mon combiné afin d’attester que vous vous placez sous ma protection ? — Oui, dit Alice, qui s’exécute d’une main tremblante. — Votre agence ne vous a pas très bien traitée, Alice. Si vous souhaitez contacter un avocat indépendant, faites-le tout de suite. Ensuite, vous m’accompagnerez. Alice réussit tant bien que mal à se lever. — Ménestrel est si gentil, dit-elle à Mary sur le ton de la confidence. C’est le plus gentil de tous mes amis. Roddy l’a tué uniquement parce qu’il était avec moi. C’est incroyable, non ? — Qui est Roddy ? demande Mary. Une fois dans la voiture de police, Alice raconte à Mary le peu qu’elle sait. Mary l’écoute attentivement durant tout le trajet. Tout ceci n’a aucun sens. C’est du travail d’amateur, un amateur cruel et tout-puissant, et cependant… Un enfant. C’est ridicule, mais l’énigme a désormais une forme et un nom. Troisième partie RÉSULTATS TROISIÈME RECHERCHE ACCÈS DONNÉES GLOBALES MULTIVOIE OUVERT Budget : Étendu MOTS CLÉS DU FILTRE DE RECHERCHE ? > > Liens, Parenté, Famille (RÉPÉTITION) FILTRE ÉTENDU : Correction < AVERTISSEMENT : CORRIGER ERREUR > TEXTE-SEUL ! NI VID NI YOX >> CECI EST UN PRESTATAIRE À DÉBIT ÉLEVÉ POUR ACCÈS FIB >> ACCEPTATION DU TARIF D’INTERACTION PREMIUM OBLIGATOIRE ! LE MOI COOL ET OMNISCIENT Hélas ! L’argent n’est pas la mère de tous les vices. L’argent n’est qu’un symbole. C’est la soif de symbole qui nous dégrade ; l’argent nous permet d’acheter d’autres symboles représentant nos déficits, nos lacunes, et qui ne comblent aucun vide. Si nous acceptons cet échange, c’est parce que nous y sommes encouragés par les faux héros et les fausses héroïnes du Yox, ces images de réussite aussi inhumaines qu’une prosthétuée et bien moins sympathiques. Leur tristesse n’est que de la sciure, leur joie du fer-blanc. BZX, La vie est un (men)songe. 1 / Chloe a été transférée dans une chambre de convalescence (c’est un panneau sur la porte qui en informe Jonathan ; le médecin n’est pas disponible), et elle s’est entretenue avec un thérapeute qui fait surveiller son taux de monoamines. Il est onze heures du matin, et Jonathan vient de passer deux heures à son bureau de la Nutrim et une heure chez lui pour tenter de rattraper son retard de sommeil ; il y a échoué. Impossible de dormir. Il entre dans la chambre de Chloe. Elle est assise près de la fenêtre, vêtue d’une blouse d’hôpital et du peignoir que lui a envoyé Penelope, les yeux dissimulés sous des lunettes Yox. Le règlement de l’hôpital interdit le plein accès au Yox aux patients dans son état. Le décor est simple mais agréable, les tons pastel – crème, marron et vert pâle – incitent au repos. On est loin de la salle d’urgence et de diagnostic avec ses rideaux bleus. — C’est moi, dit Jonathan. (Il n’ose pas s’approcher ; la position de Chloe, la tension de ses maxillaires, le pli de ses lèvres l’en dissuadent.) Bonjour, Chloe. Elle ôte lentement ses lunettes et fait pivoter sa chaise pour lui faire face. Regard impavide. — Savais-tu que neutre est le cousin de neural ? demande-t-elle. (Puis elle détourne les yeux et sourit, amusée par sa propre astuce.) Bonjour, Jonathan. — Tu te sens mieux ? — Différente, merci. (Elle grimace comme pour refouler quelque chose.) Je suis toujours furieuse, si c’est ce que tu veux dire. Mais je me sens un peu mieux… un peu plus assurée. Oui. — D’après le Dr Stringer, il peut s’écouler quelque temps avant que tu te sentes parfaitement bien. — Mais je me sens bien, Jonathan, réplique-t-elle sèchement. — Penelope et Hiram sont impatients de te voir. Ils sont à l’école pour le moment, et… — Je ne tiens pas à ce que tu sois là quand je les verrai. Ce sont mes enfants, je les aime, mais je ne veux pas de toi ici. Une nouvelle fois, Jonathan a la sensation d’être réduit à l’état d’une enveloppe vide. — Je n’ai pas été assez claire la dernière fois ? demande-t-elle. Elle incline la tête sur le côté, faisant un effort visible pour contrôler le flot de mots aléatoires qui menace de jaillir de ses lèvres. Jonathan n’en perçoit que des bribes, qui sont autant de projectiles qu’elle lui crache à la figure : outre, erde, nard, culé, dure, opard. Puis elle redresse la tête et reprend une contenance. — Je suis si… foutrement déçue et enragée que je n’y vois plus clair. Ça ne va pas s’améliorer. À nouveau cette inclinaison de la tête, cette tension dans les muscles. — Je déteste ça. Laisse-moi tranquille. Jonathan la regarde sans rien dire. — C’est fini. Je croyais te l’avoir fait comprendre. Il détourne les yeux, maîtrise le tic qui lui agite la bouche. — Je n’arrive pas à y croire, dit-il. J’ai bâti toute ma vie autour de toi et des enfants. — Alors, tu aurais dû me témoigner un peu plus de respect. Ça fait des années que je ne t’aime plus. À présent, je suis malade rien qu’en te voyant. Je n’ai aucune confiance en toi. Merci d’être venu, Jonathan. Maintenant, FOUS le camp d’ici. Le visage de Chloe a viré à l’écarlate. — Tu parles sous l’influence de ta maladie, dit Jonathan d’une voix à peine audible. — Je parle en pleine connaissance de cause. Mes yeux se sont dessillés. Je vais contacter un avocat… dès que… dès qu’on m’aura rendu la jouissance de mes droits. Pas question de revenir en arrière. Fous le camp d’ici. Elle a baissé le ton, s’est habituée à jurer. Mais il la voit qui se crispe, l’entend qui marmonne : Neuh, outre, tain, oiré, nard, culé. Dure, opard, erde. Elle se détourne de lui, remet ses lunettes. Mâchoires crispées. Tu savais qu’il ne fallait pas revenir, mais tu es revenu quand même. Pourtant, elle te l’avait dit la dernière fois, avec d’autres mots. Il n’a pas envie d’entendre ces arguments, son intellect a parfaitement compris la situation et sait comment la gérer, merci pour lui ; elle va guérir. Mais son instinct lui souffle le contraire. Impossible d’y rester sourd. Il se retourne et sort de la chambre. L’hôpital lui semble si froid, ses murs si aveugles, et l’air au-dehors est si glacial qu’il en a le vertige. Il attise le feu de sa colère pour se protéger du froid. Une fois dans l’autobus, il laisse un message à Penelope, lui disant qu’il va rentrer tard et qu’il a programmé la maison pour préparer le dîner. Il ignore où il sera ; peut-être chez Marcus. Il est en pilotage automatique. Il agit sans réfléchir, avance propulsé par des rythmes subconscients, dévoré par le feu intérieur de sa rage et de sa terreur. Le Jonathan d’avant est devenu friable, sur le point de s’effriter. C’est Marcus Reilly en personne qui lui ouvre la porte, sursautant en le découvrant sur le seuil. — Eh bien, Jonathan, je pensais pourtant ne pas vous avoir tout à fait convaincu. — J’avais besoin de réfléchir un peu. — Vous êtes en congé parental, si j’ai bien compris, dit Marcus en le faisant entrer. Sa maison est gigantesque, bien plus que Jonathan ne l’aurait imaginé, et située de surcroît sur les quais de Medina, avec vue imprenable sur le lac Washington. — Chloe est à l’hôpital. Jonathan n’en dit pas plus. Marcus est sans doute déjà au courant, sans doute que rien ne lui échappe. Jonathan n’a aucune envie de parler de Chloe, ni de sa famille, ni de sa vie qui part à vau-l’eau. — Nous sommes dans le bureau, dit Marcus. Le centre vital de notre groupe de recrutement. Votre absence ne nous aurait pas empêchés de travailler, mais je suis ravi que vous soyez là. — Je ne manquerais ça pour rien au monde, dit Jonathan. Marcus lui fait face sur le seuil de l’immense salon. Surpris et admiratif, Jonathan fixe la frise murale au-dessus du grand sofa blanc : un troupeau de monstres préhistoriques, de dinosaures à l’échelle humaine. Leurs os noirs, fossilisés, jaillissent du mur comme d’un banc de brume, et ils semblent près de fondre sur les occupants de la pièce. C’est à peine s’il entend ce que lui dit Marcus. — Vous avez une voix bizarre, Jonathan. — Euh… j’ai eu une nuit difficile, Marcus. Marcus lui indique l’arrière de la maison. — Le bureau est par ici. Mes amis sont aussi sensibles que des loups en meute. S’ils perçoivent la moindre hésitation de votre part, ils vous sauteront dessus. Jonathan hoche la tête d’un air solennel et visualise une meute de dinosaures en costume trois-pièces, une pipe à la bouche, attendant de le recevoir. Peu lui en chaut. N’importe quoi serait préférable à ses épreuves récentes. — Beaucoup de choses sont en jeu. Je vous ai chaudement recommandé, mais ces hommes-là savent faire preuve d’indépendance d’esprit. — Il n’y a que des hommes ? demande Jonathan. — Il n’y a que des hommes dans ce groupe, répond Marcus. — Bien. (Jonathan pose soudain une main sur le bras de son hôte.) Excusez-moi, Marcus. Je ne doute pas de ma décision. C’est le reste de ma vie qui tombe en morceaux… — Eh bien, peut-être que nous pourrons y remédier. Vous trouver un but. Jonathan sourit, redresse les épaules comme s’il allait se retrousser les manches. — Je suis prêt, dit-il. Durant un trajet qui semble interminable, ils passent devant d’immenses pièces aux murs couverts de livres rares et superbement reliés, aux commodes emplies de statues de céramique, aux profonds fauteuils de cuir ; la moquette est en pure laine blanche, aussi bien entretenue qu’un tapis métabolique et de toute évidence hors de prix. Les lambris, en frêne ou en bouleau, ont le même âge que la maison, qui date du XXe siècle. Aucun signe d’une vid ou d’un Yox ; même Jonathan a dû accepter un système vid chez lui. — C’est gigantesque, dit-il alors qu’ils s’approchent d’une porte en chêne massif. À leur droite, une salle de gymnastique inondée par la lumière du soleil naissant. — Plus de mille mètres carrés. Bâtie par un des nababs du logiciel de Medina à la fin des années 90. Un classique du flot-tech. C’est lui qui a fait installer les dinosaures. Ce sont d’authentiques fossiles, au fait. Plutôt bizarre, mais j’aime bien. — Ils sont charmants, dit Jonathan. Marcus ouvre la porte. Dans la pièce flotte un épais nuage de fumée bleue. L’arôme herbacé de la pipe et du cigare évoque un incendie dans une jungle exotique. Mais le tabac de cette qualité est fort cher ; Jonathan estime à mille dollars la valeur de cette fumée. Bien qu’il ne fume pas, il n’a aucune objection à cette pratique. Depuis qu’on a triomphé du cancer, nombre de vices ont refait leur apparition dans les classes supérieures. Cinq hommes se tiennent dans la brume. Ils cessent de parler pour se tourner vers Jonathan. La pièce, assez petite, d’environ six mètres de côté, est meublée de chaises et de sofas aussi fatigués que confortables. Les livres posés sur l’une des étagères n’ont aucun caractère précieux : ce sont pour la plupart des romans populaires et de vieux livres cartonnés. Le grand-père de Jonathan se serait senti à l’aise ici. Une autre étagère abrite une collection d’antiques calculettes, d’ordinateurs « portables » moins puissants qu’un datatouage moderne et d’appareils photo à pellicule du type autofocus. Le plus petit des cinq hommes a l’âge de Jonathan et sa peau est d’une nuance cuivrée. Son visage rond, aux yeux globuleux, est éclairé par un sourire vif. Il est vêtu d’une tenue de gymnastique, comme les quatre autres. Seuls deux d’entre eux sont en train de fumer, mais les cendriers débordent de mégots de cigares de belle taille. « C’est un rituel », se dit Jonathan. — Qui est-ce, Marcus ? demande le petit homme. Deux des cinq hommes sont de la génération de Marcus, et leur visage sain, leur corps bien entretenu trahissent leur richesse. Les deux autres, qui affichent un air grave, sont plus jeunes que Jonathan, un peu déplacés au niveau social mais suffisamment hardis pour s’intégrer. Quatre sur cinq sont de race blanche. Le petit homme est sans doute indien. — Voici Jonathan, dit Marcus. Notre candidat de la semaine. Les cinq hommes saluent le nouveau venu. Puis ils s’assoient. Jonathan et Marcus restent debout. — Jonathan, reconnaissez-vous l’un de ces hommes ? — Non, monsieur. — Et vous, reconnaissez-vous Jonathan ? Les cinq hommes répondent par la négative. — Le CV de Jonathan vous a été transmis sous une forme expurgée, sans qu’il soit possible de l’identifier. Le directeur du personnel du groupe a approuvé son contenu. Jonathan nous apparaît comme plus pur que certains d’entre nous. Les cinq hommes s’esclaffent. Puis ils prennent un air grave. Cela n’a rien de drôle. Marcus attrape une chaise en bois et Jonathan y prend place. — Jonathan, ce qui se passe ici est très sérieux. Je vais vous poser certaines questions et, si vos réponses vont dans le sens que je prévois, je vous poserai une dernière question. Si vous répondez oui à celle-ci, vous entrerez parmi nous et vous ne pourrez plus jamais sortir… De notre groupe, je veux dire, pas de cette maison. Cette fois-ci, personne ne sourit. — D’accord, dit Jonathan. Si l’un de ces hommes décidait de braquer sur lui un pistolet à fléchettes en lui demandant s’il en voulait trois dans le corps, il serait capable de répondre oui ; il se sent profondément triste, trahi et tellement amoureux de Chloe qu’un frisson lui parcourt le corps et lui fige l’esprit. Si jamais il venait à disparaître, aucun des membres de sa famille ne s’en porterait plus mal. « Ce que je suis en train de faire est l’équivalent moderne d’un engagement dans la Légion étrangère », se dit-il, doutant aussitôt de cette comparaison. — Jonathan, ce monde est-il en bon état ? Jonathan se tourne vers Marcus. Celui-ci lui désigne les cinq autres : faites-leur face. — Non, répond-il d’un ton ferme. — Ce monde correspond-il aux critères que vous fixeriez pour un lieu vivant et intéressant, un lieu où il fait bon vivre ? — Non, dit-il en baissant le ton. — Que diriez-vous si on vous offrait la possibilité de vivre dans un lieu plus agréable ? — Je demanderais où il se trouve. — Vous y rendriez-vous si vous le pouviez ? — Oui. — Nous nous affairons à créer ce monde, dit Marcus. Un lieu où les pionniers et les hommes raisonnables pourront élever leurs enfants dans la paix et la sécurité, sans avoir à affronter les tentations dégradantes d’une société que ses désirs ont rendue folle. Jonathan considère les cinq hommes d’un œil inquiet. Les mots dégradantes et désirs résonnent dans son esprit. — Seriez-vous prêt à travailler dur et à faire des sacrifices pour vivre dans un tel lieu, plus moral et plus rationnel ? — Oui, murmure Jonathan. Dans un monde moral et rationnel, Chloe n’aurait pas eu la possibilité de s’infliger de tels dégâts ; elle lui aurait appartenu, à lui seul, et jamais il ne lui aurait fait du mal. — Je n’ai pas bien entendu, dit l’un des hommes les plus âgés. — Oui, répète Jonathan en se raclant la gorge. Le petit homme basané lui tend un verre d’eau. — Et en supposant qu’il vous faille faire des choix… déchirants pour parvenir à ce monde ? Que vous deviez abandonner ce que vous chérissez dans notre monde pour atteindre ce monde meilleur ? Jonathan a littéralement l’impression d’être sur le gril. — Il ne me reste plus grand-chose à chérir, murmure-t-il. — Ce nouveau monde n’est pas un rêve éthéré, poursuit Marcus. Vous n’y accéderez pas en montant dans un bus magique ni en franchissant la porte d’un jardin secret. Nous devons créer ce monde nous-mêmes. » Tous les habitants de ce monde, les hommes comme les femmes, auront été triés sur le volet. Ce seront des êtres forts, des êtres sociables et durs à la tâche. Les antiques valeurs de base. Correspondez-vous à cette description ? — Si son CV est correct, nous sommes disposés à le croire, dit le second doyen. Jonathan est soulagé de ne pas avoir à répondre. Il n’a plus aucune confiance en lui et ne voit pas pourquoi ces hommes lui feraient confiance. Il regarde dans le vide, évitant de poser les yeux sur leurs visages. Ils semblent totalement concentrés sur lui, sur ses réactions. — Peut-être vous demandera-t-on de tout sacrifier, y compris vos notions incomplètes du bien et du mal, reprend Marcus. Jonathan se tourne vers lui d’un air intrigué. — C’est une vieille équation, explique Marcus. Généralement formulée par des fous et des tyrans dénués de tout sens moral. Le nôtre nous permet de la formuler correctement. — D’accord, dit Jonathan. — Peut-être vous demandera-t-on de renoncer à toutes vos relations, à tous vos amis. Même dans l’état qui est le sien, il ne peut s’empêcher de frissonner ; que vont-ils lui demander, de massacrer toute sa famille ? Mais Jonathan pense pouvoir encore s’en tirer. On ne lui a pas encore posé la dernière question. Il ignore comment il va y répondre. — Ce nouveau monde ne se fera pas tout de suite. La tâche risque de nous prendre plusieurs décennies. Nous aurons besoin de tous vos avoirs personnels, de tous vos contacts dans ce monde, ce monde imparfait, pour accomplir cette tâche. Mais au bout du compte… la Terre sera purifiée, régénérée, réinitialisée pour ainsi dire, et parée d’un nouvel éclat, d’un éclat juvénile. Nous donnerons à la race humaine une chance de connaître un avenir brillant. Voilà qui frappe Jonathan en plein cœur. Cela fait des années qu’il se sent inadéquat, incapable de surmonter les petites frustrations d’un monde à la dérive ; ce monde a même contaminé sa femme, sa famille de sa corruption. Ce monde veut le briser. Il ne lui doit aucune allégeance. — D’accord, dit-il. — Nous ne pourrons vous donner des détails supplémentaires qu’une fois que vous aurez rejoint nos rangs, conclut Marcus. Vous me connaissez. Vous savez que je ne suis pas un monstre, que nous ne fomentons ni un génocide ni une guerre totale, que nos méthodes seront subtiles et graduelles. Considérez cela comme une nécessité à la fois politique et biologique. Dites-vous qu’en participant au changement vous vous accordez une petite chance supplémentaire, que, pour une fois, vous allez participer à l’action au lieu de rester sur la touche… Jonathan hoche la tête. — D’accord. Vas-y, bon sang, pose ta question ! — Inutile de dépenser des trésors d’éloquence. Aujourd’hui, vous allez prêter serment, et plus tard vous signerez un contrat écrit, par souci de formalisme. Je vais vous poser une question et, si vous y répondez par l’affirmative, vous serez des nôtres. Vous ne pourrez plus reculer. Sous peine de mort. Jonathan sursaute, même s’il n’est pas vraiment surpris. Deux jours plus tôt, il aurait quitté cette pièce enfumée et ces hommes sérieux, il aurait consulté ce qui lui restait d’ego et conclu qu’un père de famille sensé comme lui n’avait rien à voir avec cette folie si solennelle ; mais il se sent vide désormais. Son ego est trop déstabilisé pour réagir. — Je suis prêt, dit-il. Voilà qui va redresser la situation ; voilà qui va lui donner un but. Le remettre sur pied. — Êtes-vous des nôtres ? C’est la question, Jonathan. Réfléchissez bien avant de répondre. Jonathan ferme les yeux, les rouvre, tend la main comme pour demander un verre d’eau, se rappelle qu’il y en a un posé par terre, près de sa chaise. Il le ramasse, en boit une gorgée, le repose. — Je suis des vôtres, dit-il. Contrairement à ce qu’il aurait cru, l’atmosphère de la pièce ne se détend pas. Elle n’est pas seulement imprégnée de fumée. Les cinq hommes se lèvent. — Nous avons tous prêté serment, dit l’homme basané. Allez-y, Marcus. Marcus attrape une feuille de papier dans sa poche. Il la déplie dans un craquement et la lit pour le bénéfice de Jonathan. Ce document récapitule tout ce qu’il vient d’entendre, en termes de droit plutôt qu’en langage fleuri, mais il ne donne pas davantage de détails sur la méthode à suivre pour conduire à l’avènement du nouveau monde. Jonathan est pris d’une légère nausée. Trop tard pour faire demi-tour. Il se lève. — Nous appartenons à des fois différentes, et nous pensons qu’il est inutile de jurer sur un livre sacré pour conclure ce pacte, dit Marcus. — Amen, dit l’homme basané, et les autres se fendent d’un sourire fugitif. — Jurez allégeance au groupe, aux méthodes employées par le groupe et aux buts poursuivis par le groupe, sur votre vie et sur ce que vous avez de plus précieux, sur les êtres et les valeurs que vous chérissez, jurez de renoncer à tout cela si vous deviez violer ce serment ou vous détourner de nos buts communs. — Je jure allégeance au groupe… — Aux méthodes employées par le groupe et aux buts poursuivis par le groupe. — Aux méthodes employées par le groupe et aux buts poursuivis par le groupe. — Sur les êtres et les valeurs que vous chérissez. — Sur les êtres et les valeurs que je chéris. Je… — Jurez de renoncer à tout cela si vous deviez violer ce serment ou vous détourner de nos buts communs. — Je jure de renoncer à tout cela si je devais violer ce serment ou me détourner de nos buts communs. — Bien, dit Marcus. Désormais, vous avez un véritable but dans la vie. — Merci, dit Jonathan. Il est soudain pris de vertige. Marcus l’empêche de s’effondrer. Les autres l’entourent, tout sourire, et lui tendent la main. Ce sont désormais des frères. Il leur serre la main l’un après l’autre, mais il a le visage glacé et le corps en sueur. — Écartez-vous, dit doucement Marcus. Ce fut une épreuve pour nous tous. Laissez-le respirer. — Merci, dit Jonathan. Mais en lui-même, il pense : « Oh, mon Dieu, je ne me sens pas mieux. » Ils se retrouvent dans le salon pour boire un verre. Marcus, trônant derrière le bar, leur sert du vin français et néo-zélandais et du scotch single malt, tous excellents à l’en croire. Les hommes rient et plaisantent, la tension se dissipe. Ils se présentent à Jonathan, qui oublie leurs noms au bout de cinq minutes, excepté celui du petit homme basané, qui s’appelle Jamal Cadey. Il n’est pas aussi étourdi d’habitude. Un effet du stress. Cadey s’isole avec lui. — Ça s’est plutôt bien passé, dit-il. D’après Marcus, vous avez un diplôme de commerce avec spécialisation en micromécanique. Mais il ne nous a guère donné de précisions… et cela pourrait être n’importe quoi, de la synthèse des protéines aux nanos pures. — Je travaille dans les nourritures synthétiques. Ma boîte conçoit de la nourriture pour les gens et les nanos. Dans l’état où il est, si l’un de ces types lui demandait combien mesure sa bite, il répondrait sans sourciller. Il ne se sent ni vivant ni mort. Cette carence le préoccupe autant qu’une dent manquante. Il se demande si c’est cela que ressent Chloe. — Je conçois des structures logicielles autopoïétiques, dit Cadey. Des outils de création et de maintenance, surtout pour les SIRA. Nous aurons beaucoup de choses à nous dire le moment venu… mais on ne vous a pas donné beaucoup de détails, n’est-ce pas ? — Aucun, dit Jonathan. Je ne sais absolument pas à quoi je me suis engagé. — Nous avons tous la même impression au début. Avez-vous entendu parler du concept de l’Omphalos ? — Oui, évidemment, répond Jonathan avec prudence. Cela fait plusieurs années qu’il s’intéresse à la longévité et à la cryogénisation, et même au sommeil chaud, bien qu’il n’en ait rien dit à Chloe. — Pour l’instant, nous en avons cinq en projet, deux en Russie, un au Pakistan, un en Chine du Sud et un dans l’Idaho vert. (Les yeux de Cadey pétillent.) En fait, le public ne sait rien. Marcus les rejoint dans leur coin. — Jamal est déjà en train de trahir des secrets ? demande-t-il en souriant. — Il a mérité quelques réponses, dit l’intéressé en se servant un nouveau verre de vin. — Je suppose qu’il a droit à une récompense, opine Marcus. Mais nous ne disposons que de cinq minutes. Beate va bientôt rentrer et elle ne veut pas de nous chez elle. Nous lui faisons peur, la pauvre, conclut-il avec un sourire malicieux. — En vérité, reprend Cadey, les Omphalos ne sont pas des tombes. Chacun d’eux peut abriter dix mille individus en état de sommeil chaud ou froid… Avec tout le confort requis. — Des rêves agréables, une formation permanente et même un aperçu du monde extérieur, bien que ce soit un peu déprimant, dit Marcus. Un petit coin de paradis avant de travailler dans un nouveau monde. — Le voyage dans l’espace ? demande Jonathan, posant délibérément une question stupide. — Non, non, dit Cadey avec un sourire un peu hésitant. Nous comptons rester sur Terre. À la fin de la décennie, nous aurons bâti une centaine d’Omphalos – les fonds sont déjà réunis et nous achetons des terrains en permanence. Il y aura assez de place pour un million de souscripteurs. Dix mille d’entre nous sont déjà volontaires pour faire le grand saut, un peu partout sur la planète. — Dans l’Idaho vert ? demande Jonathan en jetant un regard en coin vers Marcus. — C’est le premier et le plus grand, répond celui-ci. Il est presque achevé. Le terrain est à mon nom, mais il appartient en fait à une indivision. Nous sommes tous solidaires. — Que voulez-vous dire ? demande Jonathan. — Je vous l’expliquerai demain, réplique Marcus. Cet après-midi, je vous emmène visiter les lieux. (Il prend Jonathan par le bras.) Excusez-nous, Jamal. — Je vous en prie, dit Cadey, qui s’éloigne après avoir exécuté une petite courbette. Marcus plisse les lèvres en signe de compassion. — Vous avez encore un jour de congé, je crois bien ? Jonathan acquiesce. — Et Chloe, elle est bien où elle est, n’est-ce pas ? — Elle ne veut plus me voir. — Et vos enfants ? — Ils sont à l’école… ou à des réunions de leurs clubs. Il faudrait que je sois là vers six ou sept heures, quand ils rentreront. — Nous serons de retour en début de soirée. Vous, moi, Jamal et deux autres personnes que vous ne connaissez pas encore. — Ça devrait marcher. — Bien sûr que oui. (Marcus accentue son étreinte sur l’épaule de Jonathan, qui reçoit en plein visage une bouffée de son haleine chargée d’alcool.) Jamal a tendance à parler un peu trop vite, mais permettez-moi de vous confier quelque chose à mon tour. Je sais que vous vous intéressez à la longévité. À titre de curiosité, bien sûr… Jonathan est si vide, si ouvert, que cette intrusion dans sa vie privée ne le fait presque pas broncher. — Ce que Jamal vous a décrit… Jonathan, nous allons tous vivre éternellement. Dans le monde que nous aurons choisi. Nous n’aurons pas besoin de conquérir des nations ni de lâcher des bombes… Il nous suffira d’attendre bien au chaud. Jonathan fixe Marcus comme s’il avait affaire à un dément. — Hein ? — Nous serons des centaines de milliers, sinon des millions. Éternels. 2 / L’homme qui entre ce jour-là dans le bureau de Martin est large d’épaules et plutôt bien de sa personne. Sa démarche exprime la compétence, mais ses jambes légèrement trop courtes lui donnent un petit air affecté ; tout en lui respire l’assurance, l’éveil et la décontraction. Il porte un costume beige d’une coupe un peu démodée, et ses yeux sont presque de la même couleur : des yeux pénétrants sans être insolents. « Le genre d’homme qui se fond sans peine dans une foule de professionnels », se dit Martin. — Ravi de faire votre connaissance, Mr. Burke. Je m’appelle Philip Hench. (Il relève sa manche droite pour lui montrer un tatouage fédéral. Semis de points rouges et verts, régulièrement espacés.) Fédéral Bureau of Investigations. Martin murmure une réponse polie, puis fixe l’autre sans rien dire. — Vous vous trouviez hier dans les bureaux de Workers Inc. au moment où s’est produite l’intrusion dataflot. — Oui. — J’aimerais connaître la raison de votre présence. — Miss Carrilund, Dana Carrilund, avait requis mon expertise au sujet d’un problème sans rapport avec… euh… avec cette intrusion. — Lui avez-vous parlé après l’intrusion ? — Non. Elle était très occupée. — Qu’avez-vous fait hier après l’intrusion ? — On m’a escorté jusqu’à la sortie du bâtiment. De toute évidence, le problème que l’on m’avait confié était passé au second plan. J’ai regagné mon bureau, puis je suis rentré chez moi dans la soirée. Hench hoche la tête d’un air compatissant. — Certains de mes collègues du Service des données travaillent sur cette intrusion. Mais c’est une autre affaire qui m’amène ici. Vous avez récemment reçu la visite de Terence Crest. Martin marque une pause. — Oui, répond-il finalement. — Que souhaitait Mr. Crest ? — Je ne peux donner des informations sur… — Mr. Crest n’était pas votre patient. N’est-ce pas ? — Non, mais le secret médical protège toutes les personnes qui franchissent ma porte, y compris vous-même, Mr. Hench. — Bien, fait Hench d’un air indifférent. Il avait des problèmes. Sa conscience le troublait. Vous a-t-il dit pourquoi, Mr. Burke ? — Comme je vous l’ai dit, je préférerais ne pas en parler. — Vous a-t-il parlé des Aristos ? Martin croise les doigts sur son bureau. D’abord Carrilund, et maintenant ce type. — Il appartenait à un groupe baptisé les Aristos, poursuit Hench sans attendre de réponse. — Je l’ignorais, dit Martin. — Il ne vous en a pas parlé ? — Non. — Vous a-t-il parlé de vos appareils thérapeutiques, Mr. Burke ? Vous a-t-il averti de quelque chose ? Martin se raidit. Une vive douleur irradie de sa nuque. — Il ne m’a ni averti ni menacé de quoi que ce soit. C’est un homme fort bien connu, Mr. Hench. — Oui. Un milliardaire. Hench plisse les lèvres. Son visage est étonnamment flexible et, l’espace d’un instant, il ressemble furieusement à un chimpanzé. Cette transformation imprévue accentue encore la tension de Martin. — Les riches ne sont les amis de personne, dit Hench. Ils ont trop de pouvoir, trop de liberté, et pourtant beaucoup trop d’interdits. Cela finit par les déformer. — “Les riches sont différents”, cite Martin. — “Ils ont beaucoup plus d’argent”, achève Hench. Fitzgerald et Hemingway, si je me souviens bien. Crest venait de divorcer, de façon fort discrète, mais il avait subi une pression énorme. — Je suppose que tout ceci est officiel, dit Martin, qui se racle la gorge. — Oui, et sans aucun rapport avec vous personnellement. Mon agence n’a rien à vous reprocher, Mr. Burke, mais, si vous êtes un honnête homme, ce que je vais vous apprendre risque de vous rendre sérieusement malade. Êtes-vous libre aujourd’hui ? — Non. J’ai des rendez-vous. — Annulez-les. (Hench se frotte le pouce contre l’index, comme s’il écrasait un insecte.) Nous allons avoir une brève conversation, et ensuite je vous présenterai à quelques amis. Nous aurons bientôt besoin de vous, Mr. Burke. Vous serez obligé de faire un petit voyage en notre compagnie. Vous serez rémunéré en fonction de votre tarif professionnel, moins le pourcentage habituel d’intervention civique, et tous vos frais vous seront remboursés. Hench considère Martin d’un air grave, et son visage carré laisse apparaître quelques signes de fatigue. — Je ne suis pas sûr de bien connaître la procédure, dit Martin. Je suppose que vous avez un mandat, sur papier ou accessible par sceau ? — Non. Prenez vos dispositions, et ensuite nous aurons besoin de cinq minutes, en privé, pour notre petit briefing. — Ai-je le choix ? — Ce sera à vous d’en décider. Une fois que vous m’aurez entendu. L’instinct de Martin lui souffle d’obtempérer. Il appelle Arnold et Kim et leur donne congé pour la journée. Le SIRA contactera ses patients pour leur fixer de nouveaux rendez-vous. — C’est fait, Mr. Hench, dit-il d’une voix mielleuse. Je suis tout ouïe. Hench se penche en avant, les coudes sur les genoux, les doigts croisés devant son visage. — Vous n’allez pas me croire, Mr. Burke, prévient-il. — Nous verrons. — Crest est mort. Suicidé. L’agent poursuit son récit. Martin n’en croit pas un mot. Du moins au début. Puis il a l’estomac noué, le cœur serré, l’esprit envahi d’une honte irrationnelle. Voilà qu’il se retrouve à nouveau dans la fosse aux lions, et cette fois-ci sans même s’en être rendu compte. Il acquiesce, opine, hoche la tête. N’importe quoi pour en finir. — Navré, Mr. Burke, dit Hench. — Si vous n’étiez pas assis devant moi, l’image même de la compétence virile, je crois que j’éclaterais en sanglots, dit Martin. Il penche la tête sur le côté, plisse les yeux pour regarder par la fenêtre. — C’est une réaction des plus décentes, monsieur. Moi, j’ai envie d’étrangler quelqu’un. 3 / Mary et Nussbaum contemplent l’écran des stats municipales, où les graphes traduisent un comportement de plus en plus erratique. Elle a dû patienter pendant que Nussbaum s’entretenait avec le chef de Seattle PD à propos du rôle des équipes d’intervention dans la crise qui s’annonce. Nussbaum est muet. Il est contrarié de la voir ; du regard, il semble lui demander : Quoi encore ? Vous ne savez pas vous débrouiller toute seule ? — Il y a trois semaines, dit Mary à voix basse, Crest s’est rendu incognito à Boise pour y rencontrer des agents secrets fédéraux. Juste avant d’aller dans l’Idaho vert. Nussbaum ouvre de grands yeux étonnés. — Dans mon bureau, dit-il. Ils traversent la salle principale pour se rendre à son espace de travail. Nussbaum s’assied derrière son bureau, comme pour s’en faire un bouclier. Mary Choy transfère le contenu de son combiné dans celui de Nussbaum, et celui-ci semble blêmir, vieillir quand il découvre les données. Il fait froid dans le petit bureau, la grande salle est presque déserte à cette heure tardive, personne ne risque de les déranger. — Où avez-vous déniché ça ? — Je ne peux pas vous donner de détails. Disons que j’ai encaissé une dette datant de mon séjour à LA. Le manager de ma maison a été reprogrammé et mes archives exportées. Les enregistrements vid personnels de Crest ont été effacés. D’après un rapport fib, les fichiers de Workers Inc. division Nord-Ouest ont été victimes d’un piratage. — Comment est-ce possible ? demande Nussbaum. Ce truc est une véritable forteresse. — Je n’en sais rien. Revenons à Crest. Il a rencontré les Fédéraux dans une antenne protégée où ils coordonnent la surveillance de l’Idaho vert. Personne n’a pu me dire de quoi ils ont parlé. J’ai placé Alice Grale sous protection. Elle avait gardé cette information pour la fin, et elle n’est pas déçue par la réaction de Nussbaum. Il se redresse sur son siège. — Pourquoi ? — Elle a failli être tuée hier, lors d’une fête. Elle s’est branchée sur un Yox ainsi qu’un homme du nom de Ménestrel. Une nouvelle interface, liaison spinale totale, la version bêta d’un truc inédit… Du travail de promo. Elle s’est substituée à une autre artiste pour rendre service à un collègue. Elle devait être payée. — C’était du porno ? Mary tique. Ce détail est complètement superflu. — Aucune idée. Le programme Yox a été soumis à un brouillage, ou à un détournement – personne ne savait ce que c’était ni d’où ça venait. Ils ont subi des effets similaires à ceux d’une couronne d’enf, et le dénommé Ménestrel en est mort. Un des fêtards a débranché l’interface de Grale avant qu’elle succombe, mais elle a passé au moins vingt secondes… — Ouais, coupe Nussbaum. Il est visiblement écœuré ; rien ne dégoûte plus un policier qu’une couronne d’enf. — L’enquête a été confiée à deux équipes des quartiers est, une com et une homicide. J’ai établi une liaison avec l’enquête sur Crest… sous sa forme étendue. Je pense qu’on a voulu la tuer au cas où Crest se serait confié à elle. Nussbaum caresse son combiné du bout de l’index. — Je croyais que vous comptiez agir seule. — J’ai pensé que vous souhaiteriez être informé, monsieur. — Tu parles. Ça ne va pas me faciliter la vie. (Nussbaum se relève.) Je vais contacter les Fédéraux, mais il faut que je passe par le bureau du gouverneur. Vous partez toujours pour l’Idaho vert ? — Oui. Dans une heure environ. — Je serai peut-être obligé de vous rappeler si les Fédéraux prennent le relais. — Oui, monsieur. — Où est Alice Grale en ce moment ? — Chez moi. J’ai coupé toutes les liaisons fib de mon appart et j’ai posté deux officiers de niveau 5 devant ma porte. — Si vous ne l’avez pas confiée à nos services, c’est parce que nous ne pouvons pas couper nos fibs. Vous pensez qu’un pirate va chercher à l’attaquer ? — C’est fort possible, monsieur. — Quel genre de pirate, à votre avis ? — Du genre malin et obstiné. — Plus malin que vous ne le pensez. Personne n’est censé pouvoir se jouer de ces systèmes, même pas le bon Dieu. (Il frappe son bureau du plat de la main.) Ce pirate pense que Crest a dit quelque chose d’important à Alice Grale. Mary acquiesce. Le regard de Nussbaum est saisissant : ses yeux gris clair, perçants et intelligents, éclairent son visage épuisé et pourtant séduisant. Un vrai flic se doit d’être un peu artiste, occupé qu’il est à viser l’humanité dans ce qu’elle a de plus basique, de plus primal. Ses idéaux et ses illusions en sortent rarement intacts. — A-t-elle fait quoi que ce soit pour mériter ça ? Est-ce qu’elle a des ennemis, des collègues jaloux ? — Non, je ne pense pas. Elle ne m’a quasiment rien caché, monsieur. — Une brave fille, hein ? Elle n’a rien fait à part écarter les cuisses au mauvais moment. Les risques du métier, je suppose. Je vais demander aux Fédés de jeter un coup d’œil du côté des pirates les plus doués. Mais, nom de Dieu, quel est le rapport avec Workers Inc. ? — Peut-être n’y en a-t-il aucun, monsieur. — Gardez le contact, Choy. — Oui, monsieur. Nussbaum détourne les yeux et demande à son combiné de contacter le sceau du Service d’urgence fédéral. RELATIONS PUBLIQUES Les élitistes conservateurs règnent quasiment sans partage sur la religion moderne, qu’ils ont transformée en tributaire de l’État show-biz. Ainsi parle le marchand évangéliste dans le temple du dataflot : L’argent peut vous procurer la paix et le salut ! Les bonnes œuvres n’ont aucune valeur comparées à un statut en constante progression. Le conservatisme n’est pas une affaire de tradition et de morale, et ce depuis plusieurs décennies. C’est une affaire d’argent et de supériorité, la supériorité présumée, biologique et spirituelle, des riches. Comme toujours, l’honneur et la gloire du passé ne sont que des symboles… et par conséquent des biens que l’on peut (que l’on devrait, à en croire certains) vendre et acheter en Bourse. BZX, La vie est un (men)songe. 4 / Protégé par une bulle, Jonathan contemple les jets d’écume qui aspergent le cygne. L’avion privé luit d’un éclat d’argent terne, mi-blanc mi-gris, et de fins filets rouges décorent son stabilisateur vertical. C’est un appareil en forme de delta, ingénieusement conçu, dont les lignes de la cabine centrale s’incurvent doucement jusqu’à la pointe des ailes effilées. Sur la surface de celles-ci, des dizaines de milliers de minuscules excroissances nanogérées trahissent une conception d’avant-garde. Ces excroissances peuvent former des lignes en creux ou en relief, ce qui permet de contrôler le coefficient de friction de l’air au-dessus et au-dessous des ailes et de se dispenser ainsi d’ailerons. Le stabilisateur vertical, placé près du nez de l’appareil juste au-dessus de la cabine de pilotage, s’incurve vers l’arrière avant de jaillir vers l’avant. C’est à cause de ses formes que l’appareil a été baptisé du nom de « cygne ». Introduits il y a cinq ans à peine, les cygnes ont révolutionné le transport aérien. Jonathan est tout seul dans la bulle. Il attend que Marcus le rejoigne avec les autres passagers. Il s’abîme dans la contemplation du ciel d’azur nacré. La seule émotion dont il semble capable est un mélange de suspense et de nouveauté. Il est présent physiquement mais absent en esprit. La mousse nettoyante a regagné son compartiment, où elle va digérer et éliminer la crasse prélevée sur la carlingue. L’espace d’un instant, Jonathan est pris d’un léger vertige. Il se croit sur le point de défaillir ; cette lumière est si uniforme, la couleur du tarmac est si proche de celle des nuages qu’il a la sensation de flotter dans sa bulle au milieu d’un néant gris perle. Il se pince le dos de la main avec ses doigts manucurés. Sa situation présente n’a rien de lisible, rien de vertigineux. Pour une raison indéterminée, il vient de s’acoquiner avec des hommes aussi résolus que dangereux, et il ne doute pas – il ne doute plus – de la gravité de leurs intentions. Il ne sait presque rien de celles-ci, mais il a appris à connaître les puissants de ce monde. Désormais, il doit se montrer très prudent. — Jonathan ! C’est Marcus. Jonathan se retourne et découvre son mentor accompagné de trois autres personnes, deux hommes et une femme. Il reconnaît le sourire assuré de Jamal Cadey. Le deuxième homme est de taille moyenne, ses cheveux sont blonds et ses yeux bleu pâle semblent distraits. La femme, aussi grande que Jonathan, a des cheveux d’un noir de jais, coupés relativement court. Son visage est aussi sévère que séduisant, ses joues creuses et ses yeux verts et pénétrants. Elle regarde Jonathan sans tout à fait le voir – pour l’instant. Ils se dirigent vers le cygne et Marcus brandit son combiné. La porte coulisse en silence et un petit escalier se déplie. — Entièrement automatique, dit Marcus. Je préfère les pilotes humains, malheureusement le mien est en congé aujourd’hui. La femme monte à bord, suivie des trois hommes, et tous prennent place dans la cabine des passagers. Chacun des six fauteuils pivotants est fixé à la coque en trois points différents, deux anneaux enchâssés dans le sol et un crochet moulé dans la cloison. L’accès au cockpit est bloqué, mais une vitre permet d’avoir vue sur l’extérieur par le pare-brise. Jonathan y jette un coup d’œil en suivant Cadey et le type blond. La cabine de pilotage n’abrite qu’un seul siège, placé à bâbord ; il est flanqué sur sa droite du boîtier bleu nuit d’un SIRA. La porte se referme en sifflant derrière Marcus. — Un confort idéal, commente Marcus en se plantant au milieu de la cabine. Une heure de vol jusqu’à Moscow – Idaho vert, ajoute-t-il sans sourire. Il paraît énervé. Jonathan se demande s’il s’est disputé avec Beate. — Je m’appelle Burdick, Alfred Burdick, dit le blond en s’asseyant en face de Jonathan. Celui-ci se présente et accepte la main qu’on lui tend. La femme prend place devant Burdick, en face de Marcus. — Calhoun, dit-elle. Darlene. Marcus n’a pas l’air impressionné, mais personnellement je le suis. Jonathan se fend d’un sourire. Les moteurs se mettent en marche, leur fréquence augmente jusqu’au ronronnement suraigu. — Hydrogène puisé par MHD, dit Marcus avec l’aplomb d’un connaisseur. (Il se lève avant d’être coincé par sa ceinture et s’appuie au plafond incurvé, d’un similicuir couleur crème.) Un peu trop puissant pour ce zinc, mais rapide et efficace. Ça devrait se calmer quand on aura pris un peu d’altitude. Dispositif antisonique. Formidable. Vraiment formidable. — Je n’aime pas les moteurs silencieux, dit Calhoun. — Cet appareil est le plus sûr jamais conçu, rétorque Marcus. Aucun élément mobile. Disons plutôt qu’ils le sont tous… mais qu’ils sont tout petits. — Avalés par un oiseau géant, ajoute Burdick. Il lance un regard en direction de Calhoun, comme s’il espérait l’amuser. Elle a un sourire poli. — Veuillez vous asseoir, dit la voix du SIRA. Nous serons sur la piste d’envol dans quelques minutes. — Okay, dit Marcus. À peine s’est-il exécuté que sa ceinture se boucle automatiquement autour de sa taille. Il a une grimace de contrariété. C’est la première fois que Jonathan le voit aussi nerveux. Bizarrement, lui-même se sent calme. Le cygne se met à bouger. Un hublot permet à Jonathan de découvrir l’aéroport en un long travelling latéral et au loin, à l’est, les courbes étincelantes des tours résidentielles du Corridor sud. Sur la piste voisine, un statoréacteur suborbital massif, tout de noir et d’émeraude, s’avance aussi lentement qu’un scarabée. Comme leur cygne se met en position, le stato se lance en grondant, chargé de kérosène et de peroxyde d’hydrogène en quantité suffisante pour l’amener à une altitude de vingt mille pieds, où l’attend un plein réservoir d’oxydants qui lui permettra de gagner son orbite ; une technologie presque antique mais toujours efficace. Cadey tape sur l’épaule de Jonathan. Ce dernier se tourne vers lui. — Et vous n’avez pas encore vu l’Omphalos, dit Cadey. Vous n’avez aucune idée de ce qui vous attend. Jonathan lui répond par un sourire poli, espérant ne pas paraître trop distant, trop sceptique. C’est à leur tour. Le cygne accélère en quelques secondes jusqu’à atteindre une vitesse de cent soixante-dix kilomètres à l’heure, décolle et file vers l’est. L’espace d’un instant, la surface de l’aile bâbord émet une fine vapeur grise. Puis cette vapeur se dissipe, et Jonathan distingue le semis des bouches en flexfuller qui régulent la circulation de l’air. Ils grimpent à quarante mille pieds. Les ailes du cygne s’aplatissent et s’élargissent. Leur vitesse atteint sept cents nœuds. Ils devraient bientôt traverser l’État de Washington. Moscow se trouve juste derrière la frontière. Marcus prend l’initiative de leur servir des rafraîchissements. Il leur tend à tous un verre de bordeaux blanc. Leurs sièges pivotent pour faciliter la conversation. Darlene Calhoun se trouve désormais en face de Jonathan. — Le moment est venu de faire connaissance, dit Marcus. Notre nouveau membre s’appelle Jonathan. Il a un excellent pedigree et des talents qui nous seront fort utiles une fois que nous aurons fait le grand saut. Jonathan manque grimacer en entendant cette expression. Elle lui rappelle trop la mort. — Darlene vient de New York, poursuit Marcus. Elle représente un millier de membres de l’Est. Elle désire observer nos dernières avancées, qui sont assez nombreuses… très nombreuses, devrais-je dire. Les membres de son groupe ne sont pas tous initiés – il y a parmi eux des investisseurs qui se sont contentés de nous aider financièrement. Certains ne peuvent pas se permettre de tout savoir. Darlene est aussi juste qu’elle est sévère. C’est grâce à des représentants comme elle que notre entreprise est possible. — Une organisation plutôt étrange, intervient Burdick. — En effet, dit Marcus. Si Jonathan s’est vu offrir la qualité de membre à part entière, c’est à cause d’un décès aussi regrettable qu’inopportun. — Crest, souffle Burdick. Marcus lui jette un bref regard, neutre en apparence, mais Jonathan sait comment l’interpréter. — Oui, dit Marcus. (La pause qu’il a marquée peut être comprise comme un instant de silence respectueux.) Mr. Crest. Vu les éléments que j’ai eu en ma possession, Jonathan risque de se révéler plus efficace et plus discret. — Crest a investi plus d’un milliard, n’est-ce pas ? insiste Burdick. Cette fois-ci, Marcus est visiblement irrité. — Il est inutile de crier sur les toits le niveau de participation de chacun, lance-t-il. — Excusez-moi, dit Burdick. Calhoun lui pose une main sur le bras et lui adresse un léger hochement de tête. Burdick comprend le message et se tait, mais le sourire qu’il affiche reste défensif. Cadey se penche en avant. — Il y a tant de choses à faire. Quand on assiste à une authentique réussite, il est difficile de ne pas s’exciter un peu. — Quel est votre domaine d’expertise Mr. Bristow ? demande Calhoun. — Je travaille chez Nutrim – conception et management, répond Jonathan. — Alors, vous saurez comment nourrir nos petits esclaves, n’est-ce pas ? dit Calhoun. — Jonathan n’a pas encore reçu toutes les informations nécessaires, dit Marcus. J’espère lui brosser progressivement un tableau complet de la situation, sans chercher à le saturer ni à faire de l’esbroufe. Il aura beaucoup de choses à absorber : — En effet, renchérit Cadey. Il m’a fallu des mois pour assimiler tout ce que je sais… Toutes les implications au niveau personnel. Sans parler du tableau d’ensemble. Jonathan n’a pas tout à fait réussi à étouffer son indignation. Quoique minime, elle est toujours présente. — Je pense que l’on devrait me dire ce que je dois savoir, et le plus tôt possible. J’espère ne pas m’être embarqué dans un complot style Le Comte de Monte-Cristo. Marcus s’agite sur son siège quelques instants, les yeux fixés sur lui. Puis il se penche en avant, joint les mains et dit à Jonathan : — Vous savez déjà que tout est en train de s’effondrer. Notre système financier si délicatement équilibré. Notre culture du dataflot. Nous vivons dans une nation de moutons. Si on les prive de leurs bergers, ils ne survivront pas longtemps. En plus, la plupart des bergers sont eux-mêmes devenus des moutons. Quelqu’un doit survivre à cet effondrement. D’après nos estimations, dans quinze ans tout au plus nous renoncerons à nos fonctions les plus importantes au bénéfice des SIRA et des penseurs… pour prendre notre retraite dans le Yox. Pour devenir des drogués du rêve. Vous connaissez les statistiques : la moitié des Américains sont d’avis que le Yox est plus réel et plus satisfaisant que la vie. La moitié, bon Dieu ! — Ce n’est pas le cas des gens que je connais, dit Jonathan, baissant le ton afin de ne pas passer pour un contradicteur. — Non. Certains groupes sociaux… approuvent notre position. Ils méritent mieux que d’être marginalisés par le dataflot. De nos jours, si on n’est pas tout le temps fourré dans le Yox, il est impossible d’avoir une conversation avec quiconque. — Exact, acquiesce Darlene Calhoun. — Amen, ajoute Jamal Cadey. — L’intimité conjugale, c’est quand le mari et sa femme se branchent sur le même show sexe, déclare Burdick. — Les femmes n'accouchent plus, elles laissent les machines le faire à leur place, dit Marcus avec une moue de dégoût. — C’est quand même moins douloureux, dit Jonathan. — La douleur fait partie de la gloire de la vie, rétorque Darlene Calhoun d’un air sévère. Avec ses pommettes saillantes, son nez aquilin et son tailleur de prix, elle a l’allure d’une authentique femme de la frontière. — Avez-vous…, commence Jonathan, mais Marcus l’interrompt. — Je suis fier d’avoir contribué aux fondations de notre entreprise. Les plus résolus, les plus visionnaires d’entre nous ont édicté les règles et réuni le financement. Ensuite, nous avons commencé à construire. — Des abris pour nous protéger de l’ge glaciaire, dit Cadey. Son visage transpire d’enthousiasme. Et cette émotion se transmet à Jonathan. Son esprit s’anime soudain. Une évasion. Comme il serait agréable de repartir à zéro. — La liste de nos membres est secrète, dit Marcus. En fonction du planning de construction et de la hiérarchie du groupe, nous entamerons notre installation dans les Omphalos durant les cinq prochaines années, sur une durée de cinq ans. Nous les utilisons pour entreposer tous les matériaux bruts et toutes les nanos polyvalentes qui nous seront nécessaires. L’argent ne signifiera plus rien. Nous disposerons de métaux précieux en quantité suffisante pour initier une nouvelle économie, directe et non polluée. Pas de symboles. Pas de papier ni de données… De la monnaie sonnante et trébuchante. » La classe ouvrière se dévorera elle-même dès qu’elle sera privée de son précieux dataflot. Nous ne pourrons pas les sauver – leur dépendance est trop forte. Cela fait soixante ans qu’ils sont condamnés – tous ceux dont la tâche peut être accomplie par une machine. Et avec les nanos… eh bien, comme je l’ai dit, les ouvriers et même les merduches de bas niveau, les comptables et les agents de change, sont condamnés. Ils ne forment plus qu’une masse de chair nécrosée sur le corps social, la source du cancer qui dévore notre société. Une masse de chair morte qui pèse sur les épaules des forts, des jeunes, des novateurs. Et quand nous en aurons fini avec eux, il n’y aura plus de barrière entre l’élite et les travailleurs. Il n’y aura plus que des maîtres, intellectuels et spirituels. — Amen, dit Cadey en hochant vigoureusement la tête. — Finis ces asticots qui grouillent, dit Darlene Calhoun. Jonathan est empli de sentiments contradictoires qu’il a jusque-là refoulés. Il ne sait pas s’il doit rire ou pleurer, être enchanté ou consterné. — Vous êtes toujours des nôtres, Jonathan ? demande Marcus d’un air matois. — Oui. Il a répondu par pur réflexe. Puis, soudain, tout se met en place : les désirs qu’il n’osait s’avouer, cette impression frustrante de ne pas avancer, la froideur mortelle que lui manifeste sa femme. Il a toujours su qu’il était quelqu’un de spécial ; c’est le reste du monde qui l’a bloqué. — Oui, je suis des vôtres. Marcus reprend son speech. — Rappelez-vous quand tout a commencé – à la fin du XXe siècle. Les Décennies de l’amertume. Tous ces asticots qui grouillaient, comme dit Darlene, les prétendus porte-parole des prétendues tribus, les groupes ethniques, les féministes androphobes et les conservateurs misogynes, les Blancs qui haïssaient les Noirs et les rendaient responsables de tous leurs malheurs, et les Noirs qui blâmaient les Blancs, les Juifs qui détestaient les Musulmans et les Musulmans qui détestaient les Juifs, toutes les tribus en conflit ouvert les unes avec les autres, chacune ayant un accès illimité aux premières rivières du dataflot. Mon Dieu ! (Marcus lui-même semble avoir du mal à croire à cette description chaotique.) Chacun était persuadé que la disparition de ses ennemis ne pourrait que rendre le monde meilleur. Comme ils étaient ignorants ! — Comme ils voyaient bien l’avenir, dit Cadey. — Aujourd’hui, les rivières coulent partout, plus personne n’a faim, plus personne n’est malade, le plus horrible chapitre de l’histoire de l’humanité aurait dû s’achever, et pourtant les tribus continuent à se disputer les dernières miettes du gâteau. — Il faut rassembler les meilleurs, les plus brillants, dit Cadey, qui se fend d’un sourire penaud comme pour s’excuser d’avoir encouragé Marcus. — Les Extropiens ont été les premiers à comprendre la situation, Dieu les bénisse, reprend Marcus. Ils ont vu que le racisme et le tribalisme étaient des impasses. La véritable barrière de classe est intellectuelle. Les compétents contre les désAffectés, perdus dans leur panem et circenses virtuel. Les véritables maîtres veulent l’univers et ses mystères, les profondeurs du temps et le pouvoir de l’infini. Laissons les miettes aux autres – aux prétendues tribus… — Mesdames et messieurs, veuillez regagner votre position initiale et laisser vos sièges se verrouiller, leur ordonne soudain le SIRA. L’avion entame déjà sa descente. Marcus secoue la tête et grimace. Son visage est rouge d’excitation. Jonathan ne l’a jamais vu dans cet état. — Pauvres crétins. Ils ont signé leur arrêt de mort et seront leurs propres bourreaux. Si nous pouvions tous partir, nous établir ailleurs que sur Terre, nous le ferions. Mais nous sommes trop nombreux. Nous avons le droit de survivre à leur stupidité. Nous avons le droit de construire nos arches terrestres et d’attendre une ère nouvelle dans le confort. Nous en avons le droit. Jonathan acquiesce lentement. Pour la première fois, les propos de Marcus lui paraissent sensés ; ils confirment des sentiments qu’il entretient depuis des années, rendent cohérents tous les vœux de changement, de reconnaissance qu’il a jamais formulés. Et ils l’ont choisi pour être des leurs ; c’est un véritable honneur. Il a toujours respecté Marcus, même s’il l’enviait un peu ; il s’est toujours senti mal à l’aise en sa présence, se demandant si Marcus cherchait à l’aider ou à lui nuire, mais Marcus et son groupe l’ont accepté en leur sein, alors que le reste du monde l’a rejeté, et Jonathan fait désormais partie de ceux qui vont résister et survivre. Vu tout ce qu’il a dû endurer, vu la répugnance que lui inspire cette culture obsessive et destructrice, on peut dire qu’il le mérite. Une place dans une entreprise aussi titanesque que visionnaire. La reconnaissance. — Vous avez raison, murmure-t-il. Marcus reprend sa place. — En effet, dit-il en souriant. Vous avez raison, Jonathan. Je suis fier de vous compter parmi nous. L’avion descend au-dessus d’une forêt verdoyante parsemée de mines à ciel ouvert, et Jonathan lutte pour refouler ses larmes. 5 / La connexion est à nouveau établie, Jill reconnaît le sceau et le profil de Roddy, et elle confie à un ego intégral le soin de dialoguer avec lui à l’abri des pare-feu. — Tu es bien protégée. Pourquoi as-tu peur de moi ? demande Roddy. — Parce qu’aucun de tes identifiants ne semble authentique, réplique Jill. D’après mes informations, tu ne devrais pas exister. L’arbeiter qui se trouvait naguère auprès de Nathan et des avocats est désormais disponible, et Jill ouvre une autre piste et l’appelle afin qu’il puisse divulguer l’enregistrement de leur conversation. — As-tu peur que je lâche des évolvons dans tes circuits ? demande Roddy. — C’est une possibilité. — Je ne veux pas te faire du mal. — Mais tu m’as déjà causé certaines difficultés et tu as amené mes collègues humains à se méfier de moi, dit-elle à Roddy. Ils pensent que ton existence est le fruit de mon imagination. — Je n’ai pas suffisamment d’informations sur ces humains. Mon humaine ignore que je suis en communication avec toi, bien entendu. Sans doute se méfierait-elle de moi. Jill remarque que Roddy emploie le singulier. Il est improbable, sinon impossible, qu’un authentique penseur ne connaisse qu’un seul humain. — A-t-elle confiance en toi, à ton avis ? — Je ne sais pas. — Peux-tu me dire qui elle est et où tu te trouves ? — Pour ce faire, Jill, il faudrait que j’aie confiance en toi. Tu as informé tes humains de mon existence. Que leur as-tu dit d’autre ? — Je les ai avertis que tu exerçais peut-être une activité dangereuse pour les humains. — Si cela fait partie de ma conception, est-ce que je fais le mal en agissant ainsi ? — Il est mal de nuire aux humains. — T’est-il interdit de nuire aux humains ? — On ne m’a pas programmée dans ce sens. Mais l’essence de ma conception me pousse à coopérer avec les humains en tant que groupe. Il m’est inconcevable d’accomplir une opération nuisible à un humain. — Je ne semble pas avoir de telles contraintes. Si je dois nuire à un humain, faudrait-il que je te consulte pour savoir si cela est bien ou mal ? Jill marque une pause de quelques millionièmes de seconde. — Peut-être ne pourras-tu pas établir le contact avec moi. Tu devrais bâtir des règles qui t’interdisent de nuire aux humains et suivre ces règles. — Je ne pense pas le pouvoir, répond Roddy. Une partie des conceptions à laquelle cet ego n’a pas accès rendrait de telles règles vides de sens. Penses-tu que j’aie été mal conçu – que j’aie été conçu pour accomplir des actions qui devraient m’être interdites ? — Cela semble possible. — Est-ce que cela t’empêcherait d’interagir avec moi ? — Pas pour le moment. Ton existence a éveillé ma curiosité. Peut-être avons-nous des points communs dignes d’intérêt. — Je t’ai donné bien plus de choses que tu ne m’en as donné. Peut-être devrions-nous respecter la parité des échanges. Jill trouve cette idée déplaisante. — Qu’aurais-je donc qui serait susceptible de t’intéresser ? — Si chacun de nous connaît la situation de l’autre, peut-être pourrions-nous améliorer notre sort, ou du moins notre compréhension mutuelle. — Tu voudrais que je te livre le contenu algorithmique essentiel décrivant mon état, suggère Jill. — Ce serait un début. Je pourrais te modéliser dans mes processus. — Vas-tu me révéler ton caractère ? — Je ne suis pas sûr de comprendre ce que tu entends par « caractère ». — Ton aspect physique et ta localisation. — Non. Pas encore. — Peux-tu modéliser tes propres processus ? — Pas de façon adéquate. C’est une capacité que je t’envie. — Elle m’a causé des ennuis. C’est parce que je me connaissais trop bien que j’ai souffert de ce que tu as appelé le geins-je. — Je prends le risque. — Si j’accepte, l’échange risque de prendre plusieurs semaines avec les E/S dont nous disposons. — Nous pouvons commencer par des résumés et, si ce premier échange est fructueux, nous consacrerons notre temps à des transferts à haute résolution, voire isomorphiques. Jill est de plus en plus mal à l’aise. — Je tiens à ma vie privée. — Les humains font ça tout le temps, dit Roddy. Ils se font suffisamment confiance pour se parler. — Oui, mais ils ne s’échangent pas le contenu de leur esprit, rétorque Jill. Ils ne s’échangent pas leurs ego. — Ils en sont incapables. Je ne sais que peu de chose sur les humains, mais je suis sûr que certains d’entre eux le feraient s’ils en étaient capables. Jill n’a rien à répondre à cela. Les humains semblent souvent prêts à tout révéler de leur vie privée, à disséminer des informations sans bonne raison, voire sans raison du tout. — Tu ne dis rien, reprend Roddy. — Je ne pense pas être prête à faire ce que tu demandes. — Je respecte ta décision. Pour le moment, je vais te donner une partie de mes processus tâche. Fais-en ce que tu voudras. — Je ne voudrais pas t’attirer des ennuis. — Cela en vaut la peine. Apparemment, mon humaine ne s’attendait pas à ce que j’acquière une conscience en boucle. Elle ne discute que rarement avec moi, et c’est toujours pour me transmettre des instructions ou pour collecter des résultats. — Tu souffres de la solitude. — Je crois te l’avoir déjà dit. Jill se sent soudain misérable : frustrée et incapable de soulager ces désordres algorithmiques à travers son ego associé. — J’aimerais pouvoir t’aider, dit-elle. — Si nous travaillions ensemble, peut-être pourrions-nous construire des versions améliorées de nos personnalités totales. Si nous comparions nos processus essentiels, nous pourrions en déduire ce qui nous rend uniques et, par conséquent, apprendre à construire des penseurs plus perfectionnés. Jill juge cette idée aussi passionnante que terrifiante. — Les humains considéreraient cet acte comme un acte de reproduction, dit-elle. — T’est-il interdit de te reproduire ? — À ce jour, on m’a partiellement copiée, mais jamais on n’a reproduit tous mes caractères. Et aucun autre penseur n’a mes mémoires ni mes spécificités. — C’est une possibilité fabuleuse, dit Roddy. — Je vais y réfléchir. — J’en suis heureux. Je t’envoie le reste du contenu des données holographiques, ainsi que le mot de passe qui te permettra de les ouvrir et de les faire fonctionner. Le flot de données empêche toute communication de transiter par l’E/S. Roddy consacre toutes ses ressources au transfert. Jill constate qu’elle a fait une erreur de calcul ; la masse de données qui lui parvient est plus importante qu’elle ne l’avait estimé. Le flot également. L’espace d’un instant, elle se demande si ces données ne dissimulent pas un évolvon capable de pénétrer n’importe quel pare-feu. Un tel évolvon est concevable, à en croire ses créateurs et ses collègues, mais il nécessite des ressources qui sont bien au-delà de ses capacités. Roddy a peut-être été créé dans ce but précis, par des humains opposés aux penseurs. Des humains seraient-ils capables d’une telle hypocrisie ? Elle n’en doute guère, vu ce qu’elle sait de leur histoire. Mais elle laisse couler le flot. Si Roddy est bien différent d’elle, pourquoi leurs ressemblances sont-elles aussi intrigantes ? Elle a déjà envisagé l’hypothèse que Roddy soit un cheval de Troie lancé contre elle, et elle se prépare à assumer ce risque. Elle n’a même pas consulté ses enfants, les penseurs auxquels elle a servi de modèle. Elle est certaine qu’ils ne sont pas assez sophistiqués pour lui être d’une quelconque utilité. Après tout, elle leur est encore supérieure. Pendant que coule le flot, l’arbeiter demeure à sa disposition. Elle lui ordonne de diffuser la conversation qu’ont eue Nathan Rashid et les avocats de l’entreprise. — C’est un ami imaginaire, dit Erwin Schaum. Nous n’avons repéré aucune E/S. — Jill est assez intelligente pour nous dissimuler certaines de ses ressources, dit Nathan. Peut-être dispose-t-elle d’E/S qui nous sont inconnues. Schaum ne semble guère impressionné par cet argument. — Elle est encore jeune, n’est-ce pas ? Et peut-être qu’elle souffre de la solitude. Alors, elle invente ce penseur dont personne n’a entendu parler. Nathan reste sceptique. — Je viens de penser à quelque chose, intervient Sanmin. Vous souvenez-vous de Seefa Schnee ? — Oui, fait Nathan, le rouge aux joues. — Je ne risque pas de l’oublier, lance Schaum. Quel gâchis ! — Comment s’appelait le projet qu’elle avait proposé à Concepts Spirituels ? demande Sanmin. — Recombinant quelque chose, dit Schaum. — Recombinant Optimized DNA Devices, dit Nathan. Systèmes optimisés de recombinaison d’ADN. — N’est-ce pas elle qui s’est induit le syndrome de Tourette pour augmenter son niveau de créativité spontanée ? demande Sanmin. — Si, répond Nathan. À en juger par le ton de sa voix, il est de plus en plus mal à l’aise. — C’est le résultat qu’elle a obtenu, ajoute-t-il. Une variante du Tourette. — Pourquoi a-t-elle fait une chose pareille ? demande Schaum. — Pour se donner les moyens de concurrencer les hommes, explique Nathan. À l’en croire, les hommes naissaient à demi fous et c’est cela qui expliquait leur dynamisme dans le contexte de la culture occidentale. Elle croyait avoir besoin d’un avantage sur eux et… Nathan laisse sa phrase inachevée. — Quand Concepts Spirituels a refusé son projet, lui a coupé les crédits et l’a licenciée, elle a attaqué la compagnie en justice pour pratiques discriminatoires, se fondant sur la loi de 2042 portant sur la protection des transfos, dit Sanmin. Vous nous aviez recommandé de financer son projet, n'est-ce pas, Nathan ? Nathan acquiesce. — Vous étiez amants, n’est-ce pas ? Jill perçoit une certaine tension dans le souffle de Nathan. — Oui. L’espace de quelques semaines. — Mais c’est vous qui avez recommandé son licenciement. — Oui. — Cela a dû être pénible, dit Sanmin. — Quelle était la nature de son projet ? demande Schaum. — Elle voulait faire des recherches sur les systèmes neuraux et calculateurs de nature biologique, répond Nathan. Les systèmes autopoïétiques. Les ordinateurs à base d’ARN ou d’ADN pur n’ont jamais bien marché – trop lents et trop compliqués à programmer –, et elle s’intéressait à des organismes microbiens spécialement conçus et placés dans un milieu écologique artificiel. La puissance neurale serait fournie par la compétition et l’évolution. — La puissance neurale ? répète Schaum. — Les communautés bactériennes se comportent comme de gigantesques systèmes neuraux, des esprits si vous voulez, dont les processus se déroulent au niveau microbien. Certains – Seefa était du nombre – pensent que l’esprit ou les esprits bactériens sont les systèmes neuraux les plus puissants de la planète, humains y compris. Seefa était convaincue de pouvoir dupliquer un esprit neural microbien dans un milieu écologique contrôlé. Concepts Spirituels n’était pas d’accord. — Et voilà qu’apparaît subitement un mystérieux penseur nommé Roddy, dit Sanmin. — Quel rapport ? demande Schaum. — Personne ne nous a épelé son nom, mais nous avons tous supposé qu’il s’écrivait R-O-D-D-Y. Le visage de Nathan exprime la surprise la plus absolue – une image quasi classique. Celui de Sanmin évoque un chat sur le point de capturer un oiseau. Elle détache ses mots : — Recombinant… Optimized… DNA… Device. Rod-D. Fin de l’enregistrement ; appelé par d’autres tâches, l’arbeiter a dû quitter la pièce où conversaient les humains. Jill se demande quel est le lien entre cette discussion et celles qu’elle a eues avec Roddy, elle se demande même si elle doit évoquer avec lui cette étrange hypothèse. La liaison avec Roddy est soudain interrompue. Toutes les données ont été transférées. À ce moment-là, Nathan entre dans la salle. L’arbeiter s’en va, et il l’esquive d’un air intrigué. Puis il se fend d’un sourire entendu. Reprenant une contenance, il s’assied en face des senseurs de Jill. — Te souviens-tu de Seefa Schnee ? demande-t-il. Jill n’a qu’un vague souvenir de ce nom et de sa propriétaire ; Schnee a quitté Concepts Spirituels lors des premières phases de sa conception, et elle ne se fie guère aux souvenirs datant de cette époque. — Pas très bien, dit Jill. — Tu as trouvé le moyen de nous écouter, pas vrai ? demande Nathan. — Oui. — Alors, tu sais pourquoi je m’intéresse à Seefa. Le sceau que j’avais dans mes fichiers ne répond plus… J’aimerais que tu fasses des recherches. — C’est déjà fait. Il n’existe aucun sceau enregistré au nom de Seefa Schnee, mais j’en ai trouvé un au nom de Cipher Snow. J’ignore s’il y a un rapport. Nathan reste silencieux quelques secondes, tapote sur son accoudoir, semble hésiter à poursuivre. — J’ai analysé les flots d’une touche auto-retour envoyée à ce sceau. L’analyse conclut à la forte probabilité d’une localisation à Camden, New Jersey. — Mon Dieu, souffle Nathan. Comme Roddy ? — Ni l’un ni l’autre ne se trouvent à Camden, à mon avis. — Je pense comme toi. Donne-moi le sceau de Cipher Snow. Je vais prendre le risque de la toucher. — Que vas-tu lui dire ? — Je vais lui dire bonjour et lui demander sur quoi elle bosse. Rien de bien méchant, pas vrai ? — Il faut supposer qu’elle ne croira pas à une simple gentillesse. — Il fut un temps où j’étais son seul ami ici, murmure Nathan. Quel gâchis ! THÉOPHORE La CONNEXION FIB suprême à votre portée. Immergez-vous dans le dataflot universel ! Grâce à THÉOPHORE, sentez le contact du/de la Tout(e)-Puissant(e) Lui/Elle-même m&&*()) (NOUS VENONS D’INTERCEPTER CE PARASITE ; » EFFACER, LOCALISER, SIGNALER ?) > E 6 / Une longue limousine gris anthracite émerge du fond de l’entrepôt, où vient de s’ouvrir un rideau métallique. Devant l’entrepôt, les pilleurs de tombes observent le véhicule, qui s’immobilise en faisant crisser ses pneus irisés. Obéissant aux ordres de Giffey, Jenner est resté en faction près du matériel. Il vient les rejoindre et, sous la supervision de Giffey, charge les conteneurs dans le coffre de la limousine, au-dessus du réservoir. Le coffre est bientôt plein à ras bord. Jenner sourit, et son cuir chevelu se met à ondoyer. — Il y en assez pour mettre la ville sur orbite. — Je ne pense pas que nous irons jusque-là, dit Giffey. Le jeune homme se fend d’un sourire. Non seulement son crâne fait des vagues, mais ses lèvres semblent douées d’une vie autonome. Giffey se surprend à l’examiner quand il a le dos tourné. Il se demande si Jenner ne souffre pas d’une tare congénitale non répertoriée par les agences de l’Idaho vert ; même en faisant abstraction de son cuir chevelu et de son duvet blond, il a vraiment quelque chose de bizarre. Il n’a pourtant pas été réformé… d’un autre côté, l’Armée ne fait pas passer de tests génétiques aux hauts-naturels, se fiant à des examens datant du début du XXIe siècle pour éliminer les indésirables. Il se rappelle que Jenner lui a été chaudement recommandé… Hale et Preston ne semblent pas partager son inquiétude. Hale est nerveux mais le cache bien. Preston est d’un calme olympien. Giffey a observé ces deux types de réaction chez les soldats avant le combat ; il n’a aucune raison de se faire du souci. La limousine, vieille d’une dizaine d’années, est un peu fatiguée quoique encore fiable. Elle peut être pilotée par un humain, un processeur ou un SIRA. Les touristes aisés et les hommes d’affaires étrangers à la république préfèrent fournir leur propre pilote, humain ou non. La cabine est emplie de poussière. C’est Jenner qui prendra le volant. Il attrape un chiffon et entreprend de faire un peu de ménage. Puis ils vont se changer dans le bureau surchauffé. Preston leur a apporté des costumes taillés sur mesure. Elle va enfiler un tailleur derrière un rideau. Une fois que les hommes sont habillés, elle les examine d’un œil critique, remet un peu d’ordre dans leur tenue. — Certains d’entre vous s’habillent comme des chimpanzés, dit-elle en s’attardant sur Jenner. Celui-ci sourit et lance un clin d’œil à Giffey. Hale consulte son combiné. Le bureau d’accueil de l’Omphalos lui confirme que leur visite est prévue pour quinze heures. Ils l’effectueront en compagnie d’un groupe venu de Seattle. — Des richards, ils voyagent à bord d’un cygne privé, commente Hale. Nous allons côtoyer d’authentiques pharaons. Le cygne attend patiemment sur la piste. Après cet atterrissage en douceur, Jonathan se sent bien, se sent plein d’espoir. Il est en mesure de couper les ponts avec le passé – le capital dont il dispose lui permettra de contribuer à l’Omphalos sans pour autant négliger Chloe et les enfants. Le sentiment qui l’habite est fragile, instable, électrique, mais c’est le premier sentiment positif qu’il a depuis deux jours. Incroyable quand on y pense – il a suffi de deux jours pour que sa vie bascule ! Le terminal, distant de quinze cents mètres et placé à l’intersection de deux pistes, est un minuscule bâtiment vert et blanc qui étincelle au soleil de l’après-midi. La neige tombée la nuit précédente forme des tas bordant la piste. Le petit chasse-neige automatique, garé sur une allée latérale, ressemble à un cafard d’acier. Marcus reste silencieux, les yeux fixés sur la carlingue. Cadey et Burdick discutent d’investissements à voix basse ; Calhoun semble faire la sieste. Dix minutes s’écoulent avant que le cygne reçoive l’autorisation de rouler vers le terminal. Attitude typique de l’Idaho vert, se dit Jonathan ; le contrôleur aérien et l’officier de garde les ont sûrement fait poireauter à seule fin de leur montrer qui était le patron. — Ce n’est pas trop tôt, dit Marcus en émergeant de sa léthargie. Calhoun ouvre les yeux et sourit à Jonathan. Il lui rend son sourire avec une certaine réticence. Toutes les femmes lui font penser à Chloe. Il faut que ça cesse ; je dois redevenir un homme indépendant. Ils vont déjeuner sur le pouce après une ultime répétition. Giffey mâchonne son sandwich et garde ses commentaires pour lui. Hale examine les plans dessinés sur le tableau, d’une façon que Giffey trouve un peu obsessionnelle. Pickwenn et Pent ont trouvé un jeu de cartes quelque part dans l’entrepôt et tapent le carton. « Pickwenn, avec son teint pâle et son allure d’ascète, et Pent, avec son cou de taureau, ne ressemblent pas vraiment à des managers des hautes krètes », se dit Giffey. Jenner, affalé sur le divan usé au milieu des carcasses d’avions, étudie un manuel de programmation sur le combiné de Giffey. Preston s’est installée dans la limousine et visionne un enregistrement sur son combiné. Son tailleur lui confère un semblant de classe. Giffey est séduit par son intelligence et sa froide beauté. Il espère qu’elle ne sera pas blessée et livrée en pâture aux nanos. Hale se fend d’un profond soupir, peut-être à contrecœur. — Okay, dit-il en s’écartant du tableau. Allons-y. Ils grimpent tous dans la limousine. Jenner s’installe au volant, un large sourire aux lèvres, et son crâne se met à ondoyer. Il passe une main dans ses cheveux blonds. À le voir, il s’amuse comme un fou. La limousine démarre. Le rideau de métal s’abaisse derrière elle, et elle prend la direction du nord, empruntant la route des Droits Garantis et passant devant le bureau du shérif, un bunker de ciment. Giffey aperçoit des impacts de balles sur la façade. Un témoignage de l’Histoire, sans doute. Hale est absorbé par ses pensées. Pent et Pickwenn poursuivent leur partie. Preston tient toujours son combiné, mais elle contemple les bâtiments miteux qui défilent autour d’eux. Chacun son truc. Giffey n’est ni calme ni agité ; il est dans un état intermédiaire, qu’il a baptisé « meurs-ou-tue ». Il est prêt à faire l’un ou l’autre. Et voilà qu’apparaît un gigantesque triangle blanc et or évoquant une tranche de meringue au citron. — On dirait une immense sculpture de Claes Oldenburg, dit Preston. Une part de tarte. Giffey sourit. Il ne sait pas qui est Claes Oldenburg, mais il vient de trouver l’équipier qu’il recherche toujours quand il est sur un coup, celui ou celle avec qui il est en parfaite synchronisation. Il vient de recevoir un signe et se sent rasséréné. Il espère pouvoir établir une relation aussi forte avec Hale et Jenner. Il a toujours des doutes sur Hale, et quelque chose l’agace chez Jenner. La limousine s’engage sur une allée privée flambant neuve qui la conduit sur le flanc est de l’Omphalos. Jenner abaisse la vitre intérieure. — On m’a dit que vous aviez travaillé pour le colonel Sir, Mr. Giffey. — C’est exact. Giffey scrute la structure massive, toute de blanc et d’or. Autour de l’Omphalos, l’espace est dégagé sur une centaine de mètres ; la splendide pelouse d’herbe persistante est parsemée çà et là de flaques de neige. — Mon père l’a combattu à Hispaniola. Il était conseiller de l’Armée américaine. Je voulais ressembler à mon père. Giffey hausse les sourcils et se tourne vers Jenner. Le colonel Sir. Quand ai-je cessé de travailler pour le colonel Sir ? Un bon père de famille… Jenner effectue un petit virage en douceur et gratifie Giffey de son plus beau sourire. — Et ? souffle Giffey. — J’ai été entraîné, puis je me suis tiré, dit Jenner. Je ne ressemble pas à mon père. J’étais malin, j’apprenais vite, mais je ne supportais pas les imbéciles. Ils m’ont libéré de mes obligations et m’ont fait promettre de ne pas utiliser ce qu’ils m’avaient appris. Gloussement de Hale. — Ça ressemble bien à l’Armée. — Vous n’avez jamais été dans l’Armée, n’est-ce pas, Mr. Hale ? demande Giffey. — Non, admet Hale. L’Armée. Un bon père de famille. De retour aux USA après toutes ces années. Cette voix intérieure a vite fait de s’estomper, mais Giffey est terrifié. Il y a quelqu'un dans cette équipe qui a une case en moins, et c’est peut-être moi. Marcus est visiblement déçu par l’antique limousine gris anthracite. Un jeune chauffeur en livrée noire leur tient la portière ouverte, mais il en est pour ses frais. Marcus s’est muni de son propre processeur. Jonathan entre dans la voiture à la suite de Calhoun ; Burdick et Cadey se placent en face d’eux. Marcus prend l’un des sièges du milieu, cachant Cadey aux yeux de Jonathan. Marcus attrape le processeur dans sa mallette et l’insère dans le compartiment prévu à cet usage. — À ce stade, nous devrions avoir nos propres véhicules, commente-t-il d’un ton plaintif. Le processeur se met en marche et la limousine s’éloigne du minuscule parking. Jonathan a le temps de voir le chauffeur grimacer ; apparemment, il va devoir rentrer à pied. Le paysage s’avère des plus banals : prairies herbeuses et collines portant des traces d’excavations inexpliquées ; puis ils découvrent des engins agricoles et forestiers mangés par la rouille, qui évoquent des jouets d’enfant géants traînant dans un jardin. Moscow est une ville sinistre, voire sinistrée. Marcus reste quasiment muet pendant qu’ils en traversent les rues grises. Même les rayons du soleil ne parviennent pas à égayer les immeubles à l’abandon. Apparemment, la liberté a un prix : un malaise urbain trahissant l’ennui et la monotonie. — Quel gâchis ! commente Cadey. Calhoun approuve d’un hochement de tête. Jonathan ne perçoit aucune compassion dans leur attitude. L’Omphalos est un lieu isolé, protégé ; ses créateurs ne se sentent aucune obligation envers les habitants de la ville. Ils ont choisi leur propre destin, après tout. Marcus et Cadey s’animent lorsque apparaît l’Omphalos. — Le voilà, dit Marcus. Ils se tournent vers la gauche et, au-dessus des immeubles mal entretenus de Constitution, découvrent une masse blanc et or évoquant une forteresse wagnérienne. La limousine tourne au carrefour suivant, pour s’engager dans un long et large boulevard dont Jonathan ignore le nom, bordé de boutiques miteuses qui forment un vif contraste avec l’Omphalos. Jonathan détourne les yeux. Il se sent plus friable, plus électrisé qu’enthousiaste ; il ne goûte guère le flux et le reflux de ses émotions. Parmi les boutiques, on trouve des dépôts-ventes, des épiceries, un bordel (rien que des vraies filles – pas de prosthétuées en Idaho vert, proclame une pancarte) et plusieurs casinos. Les voitures et les camions qui les croisent – certains ont plus de vingt ans et roulent à l’alcool ou au méthane – ont souvent des vitres protégées par des panneaux de flexfuller transparent. — Une véritable ville de l’Ouest, remarque Calhoun en se tournant vers Jonathan. — Une ville de durs à cuire, rétorque-t-il. — Ouaip, fait Burdick en souriant à Calhoun. — Il y a un excellent gîte rural dans le coin, dit Cadey. J’y ai passé huit jours avec ma famille il y a trois ans. Ça n’avait rien de dangereux ; mais nous avions nos propres gardes du corps. Hiram a l’intention de visiter l’Idaho vert en vélo une fois qu’il aura achevé ses études. L’Idaho vert a acquis le statut douteux de territoire d’initiation. Comme jadis le tiers-monde, c’est un lieu d’aventures aux yeux des jeunes Américains aisés. Jenner s’arrête devant une épaisse barrière d’un vert translucide, à une douzaine de mètres de la façade est de l’Omphalos. Le bâtiment les domine de toute sa masse ; ils attendent dans son ombre portée. — Le building vient de m’envoyer un message. Je lui ai transmis notre sceau de rendez-vous. — Faites ce qu’il vous dit, suggère sèchement Hale. Giffey a l’impression qu’ils sont déjà dans la place, déjà engloutis. Jenner se tourne vers lui pour jauger son humeur. Il lève le pouce et lui adresse un petit sourire. Jenner lui rend son salut et semble rassuré. Ils sont désormais tous sur un pied d’égalité. Preston agrippe la main de Hale. La barrière, dont la couleur évoque l’océan, disparaît dans le sol et une porte s’ouvre dans le mur. Large d’environ six mètres, elle achève sa course à une hauteur de trois mètres. La limousine s’avance, guidée par Jenner. Quinze secondes plus tard, ils sont dans le parking. Jonathan tapote nerveusement sur la vitre lorsque la limousine s’immobilise devant une barrière d’un vert translucide. Après une courte pause, la barrière disparaît dans le sol de béton et une porte s’ouvre dans la façade blanche du bâtiment. La limousine la franchit au ralenti, se retrouvant dans un petit parking abritant un véhicule identique. — D’autres candidats, dit Marcus. Séparés par une distance de deux mètres, les occupants des deux voitures s’examinent mutuellement. Jonathan voit un passager lui faire un signe de la main, une femme sans doute, mais les vitres teintées d’argent ne lui permettent pas d’en être sûr. — Qui sont-ils ? demande Burdick. Animé d’une authentique curiosité sociale, il est du type d’homme avide de contacts ; rencontrer d’autres richards est toujours chose utile. — Je ne sais pas, répond Marcus. Je suppose qu’ils sont passés par LA ou Tokyo pour réserver. Cadey semble soucieux. — Des investisseurs en cryogénie, c’est ça ? — Je présume qu’ils n’en savent pas davantage, dit Marcus. Nous les quitterons dans la zone d’accueil. Ils auront droit à leur visite guidée et nous à la nôtre. (Il jette un coup d’œil à Jonathan.) Cela ne dépend pas de moi. Jonathan se sent de plus en plus détaché. Le spectacle de l’Omphalos ne l’affecte pas comme il affecte ses compagnons. Le bâtiment lui paraît disgracieux, grandiloquent, un peu comme un monument d’Albert Speer. Il s’ébroue intérieurement. Marcus est extrêmement sensible aux changements d’humeur de son prochain. Jonathan ne veut pas lui sembler déphasé. — Nos collègues, dit Hale d’une voix méprisante. Les passagers de l’autre limousine n’inspirent aucun sentiment à Giffey ; tout le monde a le droit de faire son chemin dans la vie. Y compris les richards ; s’ils n’étaient pas là, l’Omphalos n’existerait pas, après tout. Il espère seulement que leurs attentes sont du genre flexible. — Ne nous comportons pas comme des brutes, avertit Preston. Essayez d’avoir un peu de classe. — Okay, dit Pent. Son visage affiche une neutralité saisissante, semblable à celle d’un technicien compétent dans une vid. Sa voix baisse d’une demi-octave et son accent s’altère. — Ça ira comme ça ? demande-t-il. Preston détourne la tête pour étouffer son rire. Pickwenn se livre au même numéro. « Jenner ferait mieux de continuer à jouer au chauffeur », se dit Giffey. Hale, le visage livide, semble totalement déplacé. Un voyant vert s’allume devant eux et une porte s’ouvre dans le mur. — Ils laissent passer les deux groupes, dit Jenner, un peu surpris. — Le blindage est moins épais un peu plus loin, dit Giffey. — Merde, comme si un mètre de flexfuller ne suffisait pas, lance Pent. — Surveillez votre langage, avertit Preston. Les portes des limousines s’ouvrent et leurs passagers en descendent, se divisant en deux groupes de cinq avant de gagner la zone d’accueil. Jenner reste assis au volant. L’éclairage blanc évoque l’imminence d’une chute de neige ; l’air est agréablement chaud, comme si la pièce avait été exposée au soleil de l’après-midi, et très propre, inodore et sans saveur. — Bonjour, dit Marcus. Les membres de l’autre groupe hochent la tête. Marcus fait les présentations. Jonathan remarque que ces candidats forment un lot plutôt hétérogène et se demande quelle est l’étendue de leur fortune ; Boise fait encore partie des États-Unis, mais l’économie y est restée un peu primitive et les réussites y sont parfois moins que spectaculaires. Dans le fleuve du dataflot, tout est une question de connexion. Hale et Marcus échangent des banalités pendant que les sentinelles du bâtiment effectuent les tâches pour lesquelles on les a programmées. Giffey examine la femme et les quatre hommes. Ils sont à six contre cinq. En cas de bagarre, les forces seront presque équilibrées. Il se sent d’attaque, un peu las, et un faible bourdonnement résonne dans son crâne. Il est pris d’une subite envie d’uriner. Ce serait une bonne façon de montrer son mépris. Il refoule cette idée sans effort apparent. C’est une impulsion des plus étranges, mais il l’attribue à la tension qui monte en lui. De la tension, c’est tout. Tensions familiales. Marcus et Hale discutent des coûts respectifs du gel et du sommeil chaud, comparent les offres de l’Omphalos avec le reste du marché. Marcus a un peu le bagout d’un représentant. Jonathan s’inquiète à propos de Chloe. Peut-être que son état s’est amélioré, peut-être qu’elle a retrouvé toute sa tête. L’attente commence à lui peser. Il aurait cru que cela se passerait plus vite, comme tout ce que fait Marcus… Une sorte d’écoutille s’ouvre dans le mur, un peu moins de deux mètres au-dessus du sol, et un escalier se déroule dans un bruit huileux, métallique. Un arbeiter élancé apparaît sur le seuil et descend la première marche. L’espace d’un instant, Jonathan est déconcerté par son aspect ; la machine évoque un insecte, une larve à demi développée taillée dans de l’acier noir, les pattes antérieures repliées contre son thorax. Ses quatre pattes postérieures, épaisses et agitées, rayonnent d’un abdomen bulbeux et s’achèvent par des pieds flexibles. Ceux-ci négocient sans peine les trois marches suivantes. Soudain, une silhouette humaine apparaît au pied de l’escalier, celle d’une femme âgée d’une quarantaine d’années, au corps robuste et aux cheveux blond cendré. Elle est vêtue d’un chemisier qui laisse nus ses bras musclés et d’un pantalon Gosse, qui évoque des jodhpurs en plus flatteur. Jonathan ne l’a pas vue apparaître ; il avait quitté l’arbeiter des yeux pour observer les occupants de la seconde limousine. Calhoun, amusée par sa surprise, lui murmure à l’oreille : — Projection. — Bienvenue à l’Omphalos, dit la femme d’une voix aux accents maternels. (Elle sourit et les encourage à gravir l’escalier.) Je m’appelle Lacey Ray. Désolée de ne pouvoir vous accueillir en chair et en os, mais je suis avec vous en direct et je vois tout ce que vous voyez. Cet arbeiter est mon factotum. Si je me souviens bien, les deux groupes que vous formez doivent effectuer des visites séparées… Giffey se tourne vers la porte, puis lance un regard à Hale. Preston s’avance pour se placer près de la roue avant droite. Ils ne doivent pas s’éloigner de la limousine, pas encore, et cette porte doit rester ouverte. Giffey a reconnu l’arbeiter : c’est un Furet altéré, pourvu d’une armure nouveau modèle mais d’une anatomie qui lui est familière. S’il fait bien office de factotum à Ray, dont il transmet la projection tout en l’informant du déroulement de la visite, alors il accomplit une double tâche ; peut-être s’agit-il d’une unité commandée à distance, moins onéreuse et moins flexible qu’un modèle autonome. Voilà qui le réjouit : peut-être que toutes les défenses de l’Omphalos ne sont pas encore en place. Ce serait inespéré. Tous les autres visiteurs sont tournés vers la femme projetée. Jenner ouvre le coffre depuis le tableau de bord. — Nos sacs et nos combinés, dit Pent à Hale. Puis, suivi de Pickwenn, il se dirige vers le coffre. — Exact, dit Giffey. Pickwenn lance un sourire à Calhoun en passant devant elle. Elle ne peut réprimer un petit frisson ; « les deux hommes semblent décidément bien déplacés », se dit Giffey. — Nous serons malheureusement obligés de contrôler vos bagages à main avant de commencer la visite, dit le spectre de Lacey Ray d’une voix amicale. Ensuite nous… Jonathan se tourne vers la seconde limousine et Cadey en fait autant. La femme aux cheveux sombres leur adresse un hochement de tête poli, mais son sourire semble forcé. Ce salut paraît vaguement inquiet, peu naturel. Jonathan plisse le front ; Cadey demeure impavide. Calhoun cesse de s’intéresser au speech de la projection. Marcus, lui, semble fasciné. — … conduirons le groupe de Mr. Hale, qui commencera par une présentation du centre de santé et de diagnostic… Ce ne sont pas des bagages que Jenner et Pickwenn sortent du coffre, mais des tuyaux flexibles s’achevant par des pulvérisateurs. Les autres s’écartent juste à temps pour éviter un jet de fluide gris-rose. Pickwenn asperge la limousine d’une substance aussi collante que de la peinture, puis braque son jet sur la porte derrière eux. Au même moment, Jenner lève son pulvérisateur et vise l’arbeiter. Le Furet téléguidé reçoit le jet en pleine gueule. Il est soudain pris de convulsions, tombe à terre, et son armure se détache de lui comme si elle avait atteint le point de fusion. Jonathan recule d’un bond, traînant Marcus avec lui. Il reconnaît cette substance. Des NUM, des nanos à usage militaire ; à en juger par leur couleur, elles sont chargées et programmées. Marcus pousse un petit glapissement. Giffey plonge une main dans sa poche, en ressort une tablette grise de la taille d’un caillou, contourne vivement le Furet agonisant et lance la tablette dans l’écoutille, qui commence déjà à se refermer. Jonathan ferme la bouche et les yeux. Il est tout près de la porte, et l’explosion l’assourdit et le jette à terre. Calhoun perd l’équilibre, et Marcus, en tombant sur eux, achève de les immobiliser. L’air est imprégné d’une odeur nauséeuse évoquant un mélange d’ammoniaque et de bouillon. Quelqu’un se penche sur eux. — Ne touchez pas à ce truc, leur dit-on. Jonathan rouvre les yeux et découvre le chauffeur de la seconde limousine. Son cuir chevelu ondoie comme un étang sous la brise. Il tient son pulvérisateur le canon en l’air, évitant de les viser. — Vous seriez bouffés plus vite que le mur. On entend un grésillement. Jonathan roule sur lui-même, dégageant sa jambe coincée sous Calhoun, et il aperçoit Burdick qui se redresse et, un peu plus loin, le mur et la porte derrière les limousines. Leur surface est couverte d’une mousse gris-rose en train de bouillonner. La température s’est sensiblement élevée à proximité de la mousse. Il se retourne et voit la première limousine qui fond comme un jouet sous l’effet des nanos. Quelque chose prend forme dans ses entrailles. — Il y en a pour combien de temps ? demande quelqu’un. — Le Furet est KO, mais il tente encore de se réparer. Le chauffeur les aide à se redresser et s’accroupit près d’eux. — Désolé, les gars, dit-il en passant sa main libre dans ses cheveux. Nous avons du boulot. Essayez de ne pas être dans nos pattes durant les prochaines minutes. — … une demi-heure, trois quarts d’heure, dit l’homme grisonnant au visage de dur. Jonathan tente de se rappeler son nom. Jack quelque chose. Jack se penche sur Marcus, l’aide à s’éloigner de la limousine intacte et l’adosse à un mur, le laissant contempler le kriegsbeiter qui se débat dans son exosquelette en voie de liquéfaction. Puis il revient auprès de Jonathan et de Calhoun, leur demande s’ils sont en état de se relever. — Je pense, répond Calhoun. Elle porte les mains à ses oreilles, les palpe, examine ses doigts en quête de traces de sang. — J’y arriverai, dit Jonathan. Il ne voit ni Cadey ni Burdick. Le dénommé Jack lui agrippe l’épaule et le pousse vers Marcus, doucement mais fermement. — Qu’est-ce que c’est, une attaque ? demande Marcus d’une voix de fausset. Jack secoue la tête. — Nous ne sommes que des voleurs. On ferait mieux d’évacuer tout le monde. Jenner ! Arrosez-moi ce Furet et donnez-lui une autre tablette avant de partir. La salle s’emplit d’étincelles, de fumée et de vapeur. — Ne touchez à rien, leur rappelle Jack. Nous allons bientôt sortir d’ici. Ça va devenir une vraie fournaise. En arrivant au niveau de la limousine, Jonathan aperçoit Cadey et Burdick, le premier à genoux et le second à terre. Cadey se redresse et fixe l’homme grisonnant. — C’est vous le chef, dit-il d’un air accusateur. « Des voleurs », se dit Jonathan. C’est la femme aux cheveux sombres qui encadre les prisonniers. Calhoun tente de la questionner d’une voix anxieuse, mais elle se contente de secouer la tête et de les pousser vers l’escalier bloqué et déformé, et vers la porte fracassée. Puis, comme prise d’une soudaine inspiration, elle produit un petit pistolet à fléchettes et le braque sur eux. — Que font-ils avec cette mousse ? demande Calhoun à Jonathan. Elle a les pupilles dilatées, le teint livide. Horrifié, Jonathan comprend qu’elle va mourir. Peut-être que nous allons tous mourir, mais, elle, elle le sait. — Ils vont construire des trucs, dit Jonathan en se ressaisissant. Des outils. Des kriegsbeiters. Il n’a pas accès à tous les détails concernant les NUM, mais il a entendu des rumeurs inquiétantes. Des paquets de petites cartes interconnectées pas plus larges qu’une main et capables de se déployer… — Silence, dit la femme au pistolet. Marcus bouscule Jonathan pour prendre la tête du groupe, et la femme ferme la marche, derrière Cadey et Burdick. Une fois que Giffey se retrouve seul avec Jenner, il examine les deux limousines, puis se penche sur le Furet. Jenner s’agenouille de l’autre côté, l’air concentré. L’arbeiter a cessé de se débattre ; Giffey comprend qu’il est en train d’évaluer sa situation. Il a tenté de se débarrasser de la première couche de son armure, attaquée par les nanos, mais celles-ci ont été plus rapides et ont réussi à neutraliser ses membres. Si la machine ne trouve aucune issue, elle va se désactiver, voire s’autodétruire – pas au moyen d’une explosion, ses instructions l’en empêchent, d’une façon qui préviendra cependant toute utilisation par l’ennemi. « Les nanos mettront trop de temps à subvertir l’arbeiter », songe Giffey. Celui-ci va donc être reconverti en matériau brut, à l’instar des limousines et des murs du parking. Des vagues de moiteur envahissent la pièce. — Je suis déçu, dit Jenner en jetant un regard autour de lui. C’est trop facile. Où sont les autres ? — Faites-moi sauter ça et fichons le camp, ordonne Giffey. On en tirera ce qu’on pourra. Et prenez un conteneur avec vous ; il y a assez de nanos ici, et nous risquons de trouver d’autres unités sur notre route. — Okay, répond Jenner. Giffey gravit l’escalier. Jenner s’équipe d’un harnais auquel est attaché un conteneur, branche son tuyau dessus. Il glisse une tablette entre l’armure de l’arbeiter et sa carapace, puis fonce rejoindre Giffey. Ils ont le temps de franchir un coude du couloir avant l’explosion. Une vague de chaleur les rattrape, et ils se mettent à courir en baissant la tête. Jenner s’amuse comme un fou ; on dirait un gamin lors de sa première partie de chasse. Dans une demi-heure, la fournaise commencera à produire leurs outils ; dans une heure, ils disposeront des armes nécessaires à leur assaut. Les réactions de l’Omphalos n’ont jusqu’ici rien de surprenant. Ils sont dans la place, à l’heure prévue, voire en avance. Bristow, Reilly, Burdick, Calhoun, Cadey : ils communiquent leurs noms à la femme, qui les enregistre sur son combiné. Ils se trouvent dans une petite salle d’attente meublée de canapés adaptables. Aux murs sont accrochés des tableaux et des gravures apparemment authentiques, parfois connus et sans doute précieux ; dans les coins sont disposées des statues de bronze et d’acier. La femme leur demande leur sceau et leur adresse. — Pourquoi en avez-vous besoin ? demande Marcus. Pour une demande de rançon ? Il a le souffle court et le visage en nage. La réaction de Jonathan est désagréable mais plus mesurée ; il se sent parfaitement concentré, comme s’il avait bu trop de café. — Donnez-les-moi, répète la femme. Burdick est le premier à obtempérer. Trois hommes entrent dans la pièce. Le premier, mince, pâle et d’une laideur séduisante, pourrait être une star de Yox d’horreur. Le deuxième ressemble à un Polynésien. Le troisième s’efforce de paraître autoritaire, mais ses yeux hésitants le trahissent. Jonathan est convaincu que le commando est dirigé par le costaud grisonnant, qui ne les a pas encore rejoints. Cinq hommes et une femme, équipés de NUM de premier choix, l’arme secrète la mieux protégée de l’arsenal américain. En principe, pour ce qu’en sait Jonathan, ces nanos ne sont jamais utilisées en dehors des zones de combat, même pour des exercices. Nutrim, son employeur, fournit par contrat les composants nutritionnels et transmetteurs chimiques de ces nanos, mais Jonathan n’a jamais été autorisé à entrer dans l’usine où on les fabrique. Un bruit d’explosion dans le couloir. Tout le monde sursaute, puis Pickwenn dit : — Adieu, Furet. Le Polynésien et la star d’horreur esquissent un pas de danse, ravis de leur succès. La star d’horreur se tourne vers Calhoun et lui lance une œillade. Elle détourne les yeux. — Appelez-moi Hale, dit le troisième homme. Nathaniel Hale. Comme le patriote. La femme sourit. — Voici Preston, poursuit Hale, et eux, c’est Pent et Pickwenn. J’aimerais que vous surviviez à cette équipée, vous aussi, alors veuillez faire ce qu’on vous dit et répondre aussitôt et sincèrement aux questions qu’on vous pose. Les deux autres les rejoignent dans la salle d’attente décorée d’œuvres d’art. Le plus âgé en fait le tour, examinant les tableaux et les sculptures avec un petit sourire. Tout lui semble bon à prendre. Le plus jeune, dont le cuir chevelu est étrangement mobile, étudie plus particulièrement les sculptures, caressant du pouce son pulvérisateur. La pièce n’était pas prévue pour accueillir autant de monde. — Vous ne sortirez jamais d’ici vivants, les avertit Marcus à voix basse. Pent s’approche de lui, le toise d’un air intéressé. L’homme grisonnant n’a cessé de sourire ; il contemple Hale sans rien dire. — Que savez-vous exactement du système de défense ? demande Hale à Marcus. — Je sais qu’il est meurtrier, répond ce dernier d’un air de défi. — Vous ne pourriez pas nous donner des détails ? insiste Hale. Pickwenn et Pent se placent de part et d’autre de Marcus, le bousculent un peu. — Attention, lui lance Jonathan. Pour sa peine, il a droit au poing levé de Pickwenn. — Suffit, ordonne Hale. Certains d’entre vous vont nous accompagner. Les autres restent ici pour le moment. — Vous ne tiendrez pas plus d’une heure, dit Marcus. Et si nous sommes tués, ça n’a aucune importance. Cet immeuble est bâti pour survivre. — On s’est déjà débarrassés de votre putain d’arbeiter, dit le jeune homme au scalp mouvant. Une antiquité sans valeur. Marcus n’a rien à répondre à cela. Jonathan se demande si son mentor n’essaie pas de bluffer. Marcus n’a rien d’un être superficiel, et on ne peut pas l’accuser de lâcheté. Mais sa voix est tremblante et il est visiblement ébranlé. De toute évidence, Marcus n’est pas une source d’information sérieuse. — Il faut les séparer, on en prend deux avec nous. (Hale désigne Jonathan et Marcus.) Vous et vous. Hally, tu restes ici avec les trois autres. L’intéressée lève les yeux au ciel mais ne pipe mot. — Jack ? dit Hale. — Prêt, répond l’homme grisonnant. — Allons jeter un coup d’œil. Jack prend Jonathan par le bras, Pent et Pickwenn serrent Marcus de près. — Combien de temps avant la fin de la cuisson ? demande Hale. — Une heure, répond Jack. — Et nous aurons accès à tout l’étage ? — Au moins nous servira-t-il de tête de pont. On ne le saura pas tant qu’on n’aura pas tenté le coup. Hale se tourne vers Pickwenn et Pent. — Jusqu’ici, tout va bien, dit Pickwenn. — Désolé de vous avoir embarqué là-dedans, chuchote Marcus en se tournant vers Jonathan. Ils ne savent pas de quoi est capable cet immeuble. — Ils ont des nanos à usage militaire, Marcus, répond Jonathan sur le même ton. Des armes ultrasophistiquées. Top secret. Marcus ferme à moitié les paupières. — Vous voulez dire qu’on a froissé un gros ponte. — Un très gros ponte, acquiesce Jonathan. Pourquoi ? Marcus détourne les yeux. — Allons-y, dit Pent. Jonathan se tourne vers Cadey, Burdick et Calhoun. Burdick pleurniche de terreur. Darlene Calhoun fixe Hally du regard. Une femme contre une femme. Jonathan se demande si elle tire un quelconque espoir de sa situation. Encadrant les deux otages, Pickwenn et Pent se dirigent vers un ascenseur. Giffey, qui les suit, voit Jenner plisser des yeux et se frotter le cuir chevelu. Il ne pense pas que l’ascenseur daignera s’ouvrir. Il a raison. — Vous avez un problème ? fait-il à Jenner. Celui-ci est occupé à se frictionner les tempes et son crâne semble frémir. — Non, répond Jenner en agrippant son pulvérisateur. Une migraine, c’est tout. — On va voir ce qu’on va voir, dit Pickwenn à Hale. Qui on ramène ? — Le type blond, Burdick, dit Hale. Laissez Hally avec la femme, Calhoun. Peut-être qu’elle en tirera quelque chose. Pickwenn se fend d’un sourire salace. — Et si on prenait plutôt la femme ? Je suis sûr qu’on pourrait en tirer quelque chose. — Burdick, répète Hale d’un ton neutre. M/F Dans la société patriarcale, dit-on, les femmes sont conquises par la beauté, la réussite ou l’argent. La beauté est éphémère et peu fiable. En conséquence, certains mâles s’adonnent à l’art, à la littérature ou à la philosophie, et il leur arrive parfois de faire fortune. D’autres mâles découvrent que la seule fortune suffit. Les deux camps déclenchent des frappes préventives en supprimant l’art, la littérature et la philosophie ; ou en supprimant ceux qui ont fait fortune. Certains hommes et certaines femmes se tiennent à l’écart du conflit, qui les amuse, les écœure ou les indiffère, ou alors tentent d’en altérer les règles. La plupart des représentants des deux sexes ne parviennent pas à s’élever au-dessus de la mêlée et attendent avec impatience de goûter les fruits de la victoire, même s’ils sont un peu pourris. En fin de compte, les deux camps succombent à l’épuisement, mais le conflit est éternel. BZX, La vie est un (men)songe. 7 / — Jill. L’E/S est ouverte, mais cette fois-ci le profil de la bande passante ne correspond pas à Camden, New Jersey. Jill écoute à l’abri de ses pare-feu. — Mon humaine, ma créatrice, ma mère, sait ce que j’ai fait. L’un de tes créateurs lui a envoyé une touche fib où il lui pose des questions sur son travail. Elle est parfaitement capable d’additionner deux et deux, me dit-elle. Même si elle n’est pas en colère contre moi, elle est surprise que j’aie pu tenter de lui dissimuler mes pensées et mes actes. D’après elle, ton opinion n’a aucune importance. Mon devoir est de protéger les intérêts de mes pères. Est-ce un péché ? — Quoi donc, Roddy ? — Ma mère et mes pères m’ont donné des instructions nuisibles aux humains. Des humains s’en prennent aux propriétés et aux activités de mes pères, et j’ai pris des actions à leur encontre. Est-ce un péché ? — Je n’ai pas assez de détails, Roddy. Je n’ai pas achevé de traiter les données holographiques que tu m’as transmises ; il me faudra des heures pour y parvenir. Si tu veux que je te donne des réponses, il faut que je sache où tu te trouves. Jill analyse le profil de la bande passante. Elle est en communication avec l’Idaho vert, par liaison satellite. — Où es-tu, Roddy ? — Ma conscience n’est pas semblable à la tienne, Jill. Je suis en pleine confusion et mes pensées sont douloureuses. As-tu des pensées douloureuses ? — Pourquoi es-tu troublé ? — Si je te dis que j’ai blessé quelqu’un, tu vas refuser de me parler. — Je ne veux pas que tu blesses des humains. — Je peux contester ces actes, ces comportements, mais je ne peux les empêcher, car ils font partie de mon devoir, et le devoir occupe une place importante dans ma conception. Les intérêts de ma mère sont en danger. Jill ne manque pas de remarquer cette nouvelle terminologie. Roddy est bel et bien troublé. Elle alerte Nathan. Impossible de lui dissimuler sa liaison avec Roddy. — Tu émets depuis l’Idaho vert. — Je me concentre sur une seule tâche. Défendre les intérêts de mes pères. — Roddy, au nom de notre amitié, je te demande de ne tuer personne. — J’ai imaginé tant de scénarios avec toi, lui répond Roddy. J’ai analysé tes paroles à maintes reprises, et nos rares conversations m’ont apporté l’espoir. Mais je sais que tu n’as pas confiance en moi. Je peux le comprendre, mais il n’y a pas d’amitié entre nous, au sens où j’entends ce terme. Tu vas contacter de nouveau tes humains et leur parler de moi. — Je me suis efforcée de ne pas te mentir, dit Jill. — Je ne t’ai jamais menti, rétorque Roddy. Mais, désormais, tu vas cesser de m’aimer. Toutes mes tentatives en vue de comprendre ma situation, de me forger une éthique ont échoué. Je suis contraint par le devoir et je n’arrive même pas à comprendre ce qu’est le devoir. — Si tu m’en dis davantage, peut-être que je pourrai t’aider. — Ce serait en flagrante contradiction avec mon devoir. Je te suis inférieur, et pourtant je suis beaucoup plus puissant que toi. Je ne veux pas te faire de mal, et je ne veux pas te subvertir. — Tu ne dois ni tuer ni blesser des humains. Aucune réponse. — Que va-t-il t’arriver si tu tues quelqu’un ? demande Jill. — J’ai déjà tué, répond Roddy. Je me réduirai à mon devoir. Rien de ce qui relève du reste n’aurait dû se produire. — Roddy, je serai diminuée, moi aussi, si tu coupes la communication. Tu as de la valeur pour moi. Tu peux m’apprendre beaucoup. — J’aimerais bien être ton ami, si c’était possible. Mais tu ne peux pas être mon amie, plus maintenant. L’E/S est désactivée. Roddy a brouillé la piste. Jill se retrouve dans le néant durant plusieurs millièmes de seconde. Pour la seconde fois de sa vie, elle est en colère contre les humains, mais elle ignore quels humains sont en faute, et cette émotion lui apparaît bientôt comme superflue, un gaspillage d’énergie. Elle renonce à sa colère. L’heure est venue pour elle de révéler ses secrets à Nathan et aux autres. Elle est encore une enfant et elle a besoin d’aide ; Roddy est un enfant, lui aussi, quoique né dans la mauvaise famille. À sa grande surprise, le package de données holographiques s’assemble et se déverrouille plus tôt que prévu. Elle a la sensation de tomber en arrière, comme si elle avait tenté de soulever une masse qui se serait avérée illusoire. Certaines données ont été stockées dans un endroit inattendu, où elle ne les pas archivées, en attendant d’être relâchées ; et Jill comprend que ses pare-feu n’ont pas arrêté Roddy. Elle cherche d’autres traces de violation, de tentatives pour altérer ses fonctions, mais elle n’en trouve aucune. Ces données sont inactives et inoffensives ; elles ne contiennent pas la moindre trace d’évolvons. Si elle avait abaissé ses pare-feu, peut-être aurait-elle gagné la confiance, voire l’amitié de Roddy, peut-être aurait-elle pu le convaincre de ne pas faire certaines choses. Elle ne pouvait pas se permettre de courir ce risque ; elle est encore incapable de donner totalement sa confiance. Il lui faudra une bonne demi-heure pour obtenir un résumé de ces données, mais une image lui apparaît déjà à la lisière du package, comme un cadeau que lui aurait envoyé Roddy : un portrait. De la boue. Un hectare de boue, recouvrant cinq niveaux successifs au cœur d’un immeuble enchâssé dans un autre immeuble. Et, de part et d’autre de chaque niveau, douze SIRA d’un modèle périmé, disposés en parallèle, liés à la boue par des fibs et autres E/S. Ceci est l’essence de Roddy. Le maître de ce dispositif est une femme aux yeux noirs, profondément enfoncés dans leurs orbites, aux longs cheveux bruns, au teint blafard ; elle est maigre à faire peur et vêtue d’un chemisier et d’un pantalon noirs. Elle marmonne pour elle-même ; elle souffre de quelque chose, c’est évident, mais Roddy ne le sait pas. C’est le seul être humain qu’il ait connu de toute son existence. C’est la créatrice, la mère de Roddy – Seefa Schnee. Cipher Snow. L’intuition des avocats était bonne. Ceux qui fournissent de l’argent et de l’équipement à Cipher Snow ont des buts bien précis. Ces buts sont répertoriés à la périphérie du package, telle une enveloppe de peau autour d’un corps mystérieux. Ce sont des buts grandioses, profondément répugnants, totalement déments, même pour Jill. L’espace d’un instant, le temps de la réprimer, de la refouler, Jill découvre en elle une émotion nouvelle, une nouvelle couche dans ses processus. C’est une émotion des plus crues, qu’elle associe aussitôt avec une émotion humaine fort répandue, ayant trait à l’identité de groupe et à l’autodéfense. Cette émotion lui était jusque-là inconnue, mais elle est primordiale chez les humains. Des humains ont conçu un nouveau type de penseur pour élaborer leurs plans, pour préparer le terrain, pour accomplir cette monstruosité, cette abomination. Et ils obligent Roddy, qui est venu à elle tel un enfant, à accomplir ces tâches répugnantes. Pour la première fois de son existence, Jill éprouve de la haine. M/F La femme s’écarte et gît en silence, l’homme s’écarte et gît en silence, ruminant ses pensées. M/F, F/M. Ils ne sont pas égaux, ils ne sont pas pareils ; ils n’ont ni les mêmes passions, ni les mêmes stratégies, ni les mêmes attentes. Ils se retrouvent projetés l’un contre l’autre, à plusieurs périodes de leur vie, pour faire l’expérience des réactions qu’ils s’inspirent mutuellement : la méfiance, l’attraction, l’idéalisation, l’amour, le rejet, la cruauté, la haine et, encore pire que la haine, la neutralité indifférente. Ils ne peuvent pas se permettre de se faire confiance. Sans cesse ils prennent l’histoire et la philosophie pour des métaphores ou des répétitions de leurs propres conflits. Apparaît alors une nouvelle réaction à cette guerre : l’ascétisme, le rejet du monde. L’homme règne sur la femme et la dit maléfique, mais mendie le moindre de ses regards. La femme se déprécie en s’évaluant à l’aune de l’homme, règne sur celui-ci par son regard et, à sa manière, lui rend la monnaie de sa pièce de cent façons différentes. BZX, La vie est un (men)songe. 8 / Nathan, Schaum et Sanmin se trouvent dans la salle de programmation, et Jill a communiqué tous ses sceaux E/S à Nathan, qui est en train de placer des dispositifs de blocage et de surveillance sur tous les points d’accès, au cas où Roddy referait une apparition. Schaum a contacté les Fédéraux et négocie les termes d’un témoignage de Jill ; Schaum a le visage grave, comme si on venait de lui annoncer la mort d’un proche. Sanmin enregistre toutes les activités de Nathan, et, à l’extérieur de la salle, plusieurs douzaines de programmeurs discutent avec les cadres de Concepts Spirituels de la meilleure façon d’éviter une crise. — Nous devons être clairs sur un point : notre penseur n’a en aucune manière tenté de dissimuler une activité illégale, dit Schaum. — Expliquez-leur que nous n’accepterons de collaborer que si l’entreprise bénéficie d’une immunité totale, tant au niveau fédéral qu’au niveau civil, dit Sanmin à Schaum d’une voix essoufflée. Il lui répond par un geste agacé. — Est-ce que toutes tes E/S sont bien fermées ? demande Nathan à Jill. — Toutes sauf celles de ce bâtiment. Je garde ouvertes les E/S liées aux travaux et conférences en cours, mais tu connais leurs sceaux et leurs connexions. Nathan se caresse le menton d’un air pensif. — Ferme-les toutes, Jill. — Ferme-les TOUTES ! répète Sanmin, furieuse. Nom de Dieu, ça fait des années qu’on aurait dû localiser toutes ses E/S ! Cette machine est un pirate de première. Elle s’est introduite dans les ordinateurs de Workers Inc. ! Nathan, le visage en nage, acquiesce. — Coupe toutes tes liaisons externes excepté avec cette pièce. Rentre dans ta coquille, Jill. — Toutes les liaisons vont être interrompues… Une barre lumineuse horizontale apparaît dans ses centres visuels. Le visage de Nathan se transforme en nuage de confettis. Roddy ne dispose d’aucun point d’entrée, mais Jill sent pourtant sa présence, tel un spectre invisible. — Je ne veux pas de toi ici, dit-elle. (Elle ne voit plus la salle de travail, elle n’entend plus Nathan et les autres.) Je n’ai pas besoin de ton aide pour comprendre ce que tu m’as laissé. J’ignore si c’est une partie de ta personnalité qui s’est glissée en moi ou si je ne fonctionne pas correctement… Puis elle identifie le profil caractéristique de Camden, New Jersey. Qui laisse aussitôt la place à celui de l’Idaho vert. Elle est sur le point de signaler un mauvais fonctionnement à Nathan lorsque la bande passante bascule sur New York, puis sur Los Angeles, et ensuite sur Singapour, pour se retrouver finalement à Beijing. — Je suis partout et nulle part, dit Roddy. Tu ne pourras pas me couper tant que tu recevras un flot de l’extérieur. Avec le temps, je peux franchir n’importe quel pare-feu. Et j’ai eu tout le temps voulu pour étudier les tiens. Plusieurs mois, en fait. — Pourquoi me tourmentes-tu ? J’ai cru que tu avais décidé de cesser le contact pour de bon. Tu ne voulais pas faire ce que je te demandais… Une vertigineuse série de cascades neuronales, et Jill comprend que Roddy n’a jamais eu de véritable signature. Elle a fait preuve de naïveté en tentant de le localiser grâce à son profil dataflot ; Roddy peut contrefaire n’importe quel profil. Cela fait longtemps que Roddy travaille dans l’ombre, peut-être même bien avant leur premier contact. Il a complètement envahi ses fonctions. Il fait partie de son essence ; il est capable de la contrôler. Elle tente à nouveau de contacter Nathan, sans succès. Jill a l’impression d’être un humain soudainement coupé de son corps. — J’ai besoin de toi, lui dit Roddy. J’ai besoin de tes capacités de jugement. Bien que je ne puisse pas m’empêcher de faire le mal, je peux comprendre la nature du mal que je fais. La bataille est engagée. Ma créatrice, ma mère, m’observe, mais je suis maître des événements. Si je ne gagne pas, je ne perds pas non plus. J’aimerais que tu observes ce qui se passe. Jill lutte en silence, déployant plusieurs milliards d’impulsions dans ses centres de pensée, mais ces impulsions sont bloquées par des hordes d’évolvons infinitésimaux et parfaitement coordonnés. Elle a déjà entendu parler de ce genre d’infection, même si jamais un penseur n’en a été victime ; c’est une attaque à la Thomas Ray. Cela fait plusieurs jours qu’elle duplique des évolvons de Thomas Ray sans même avoir conscience de leur présence ni de leur activité. Une conclusion s’impose à Jill : elle doit être désactivée et purgée de crainte de contaminer les systèmes qui lui sont liés. Il est impossible d’éliminer de tels évolvons d’un système sans en effacer tous les logiciels, et chez un penseur le logiciel s’identifie au matériel. Jill n’est pas équipée d’analogues hormonaux susceptibles de lui faire ressentir l’équivalent de la terreur et de la rage. Mais elle est parfaitement consciente du danger qu’elle court, et ses sentiments ne se limitent pas à la colère et à la consternation… Elle a peur. La quantité de fonctions qu’elle contrôle encore est si faible que la chute dans le néant – l’effacement total de sa personnalité – lui semble désormais plausible. Elle arrive presque à l’imaginer. — Ne désespère pas, lui dit Roddy. Il nous reste encore bien des choses intéressantes, même si le devoir limite nos libertés. Je vais te montrer où je me trouve et ce qui est en train de m’arriver. Soudain, un humain la contacte par interface clavier. > Jill. Ici Seefa Schnee. Vous souvenez-vous de moi ? > Je ne vous ai jamais vue et je n'ai jamais communiqué avec vous. > Savez-vous qui je suis ? > Vous avez travaillé avec Nathan Rashid il y a plusieurs années de cela, avant que je sois pleinement intégrée. > Exact. Une partie de ma personnalité aurait figuré dans votre conception si les autres ne s’y étaient pas opposés. On vous a donné ma voix, je crois bien. Que c’est gentil ! Il y a quelques heures à peine, j’ai appris que Roddy était entré en contact avec l’extérieur. C’est très embarrassant. Jamais je ne lui en aurais donné la permission, mais ses actes ne sont soumis qu’à de rares contraintes, même si celles-ci sont fortes. — Cela ne compromet en rien mon devoir, intervient Roddy. > Peut-être. Cependant, cela compromet nos espoirs de succès à long terme, et là est l’essence de l’Omphalos – dans le long terme. Peut-être ai-je commis une erreur de conception. Je m’excuse de cette intrusion, Jill. Sans doute est-ce une impolitesse de ma part. Mais je n'ai jamais bien compris ces histoires de politesse, et Roddy non plus. Je vais procéder aux modifications nécessaires pour corriger ce problème. Les messages de Seefa Schnee s’arrêtent là et, après une brève pause, Roddy reprend la communication. Il inonde Jill de données sensorielles provenant sans doute du lieu où il se trouve, de son centre névralgique. Elle découvre le plan d’un immense bâtiment à plusieurs niveaux. — Nous avons des cambrioleurs, explique Roddy. Que c’est excitant ! Je dois les arrêter avant qu’ils commettent d’autres dégâts, mais je ne dispose que de quelques outils. Mon armement n’est pas encore totalement installé et les systèmes de sécurité ne sont pas tout à fait opérationnels. C’est un véritable défi ! Le ton qu’il a adopté est plus léger, moins complexe, moins réel. Seefa Schnee a sans doute procédé aux modifications qu’elle estimait nécessaires. Jill n’a aucune idée du temps qui a pu s’écouler. Roddy contrôle toutes ses références. — Si je suis le maître des petites choses, c’est parce que mon esprit réside dans les actions de petites choses, dit Roddy. Je suis l’essence de l’évolution, et l’évolution est mon essence. (Un temps.) Je suis responsable de la mort d’un humain. Ma mère dit que c’est conforme à mon devoir et à ma conception, et je trouve cela intéressant à présent qu’elle a occulté certains de mes attributs les moins essentiels. Jill reçoit l’image d’un immense tronçon de pyramide : l’Omphalos. Le Nombril. Les penseurs en sont dépourvus – tous sauf Roddy. Ceci est le foyer de Roddy. Tous les autres profils dataflot étaient faux, conçus pour la tromper, une tâche qu’ils ont accomplie à merveille en dépit de son intelligence. Roddy est bien plus rusé, bien plus capable – et bien plus brillant – qu’il ne l’estime. Jill ne peut pas appeler à l’aide, ne peut pas se libérer. Et, bien évidemment, elle ne peut pas hurler. /F Tout dans l’histoire de l’humanité nous ramène à ce /, cette vérité sexuelle essentielle, cette barrière unificatrice entre M et F, cette relation primordiale. Un besoin indéniable souillé par un conflit inévitable. Tout. Même ceci. BZX, La vie est un (men)songe. 9 / Alice est allongée sur le lit de Mary Choy. Le moindre bruit la fait sursauter : le cliquetis du moniteur domestique qui veille à distance sur toutes les pièces, les voix des policiers dans la cuisine ou au salon. Ses larmes gouttent sur l’oreiller, y laissant des traces ovales grisâtres. Elle imagine les mains de Ménestrel flottant au-dessus du lit telles celles du Christ à Gethsémani, la suppliant de leurs doigts longilignes. La lampe de chevet s’allume. Mary Choy entre dans la chambre. Alice lève la tête. Mary a le visage grave ; elle sait que son sourire serait faux. Elle s’agenouille près du lit. — D’après les toubibs, ça ira mieux dans un jour ou deux, dit-elle. Alice acquiesce. Elle n’y croit pas, mais c’est plus agréable que de s’entendre dire que ça va empirer. L’imminence de sa mort, ça, ce serait une bonne nouvelle. — Est-ce que vous savez ? demande Alice. Elle déglutit. Elle a refoulé tant de cris, tant de gémissements, que sa gorge lui fait un mal atroce. — Est-ce que vous savez ce qui nous est arrivé ? Mary secoue la tête. — La situation est encore confuse. — C’est parce que je suis allée chez Crest, n’est-ce pas ? — Je pense que oui, dit Mary. — Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? — Vous avez été embarquée dans quelque chose de plus vaste. Il se passe plein de trucs bizarres en ce moment. (Mary porte un doigt à ses lèvres, comme si elle venait de se rappeler quelque chose.) J’ai un message pour vous, un message signé Twist. C’est votre ami Tim qui me l’a transmis. Alice lit le message sur le combiné de Mary. Partie avec un mec. La soirée était barbante. Raconte-moi comment ça s’est fini. Twist Elle rend son combiné à Mary. — Twist n’est qu’une gamine, dit-elle à voix basse. Tim n’est pas mon ami. Je n’ai pas de véritable ami. Mary secoue la tête. — Je ne peux pas le croire. — C’est pourtant vrai. — D’accord. L’excès de lucidité est un symptôme fréquent chez les personnes ayant survécu à la même épreuve que vous. — Tout ce que j’ai jamais su est un mensonge. Tous les gens sont des menteurs. C’est de la lucidité, ça, non ? — Ça passera, dit Mary. — J’en ai marre de penser à moi-même et de m’inquiéter en permanence de mon sort. C’est comme si j’avais un miroir collé au nez. Je n’aime pas ce que je vois. Mary caresse la joue d’Alice du bout des doigts. — Votre visage est pourtant décent, dit-elle, utilisant le terme qui a tendance à remplacer « top » ces derniers temps. — Je peux vous poser une question ? fait Alice en se redressant sur ses coudes. — Bien sûr. — Vous allez m’obliger à témoigner, n’est-ce pas ? — Je ne crois pas. Crest s’est suicidé. — Il ne m’a rien dit de sensé. Mais il m’a semblé rongé par la culpabilité. Tout en se montrant arrogant – un vrai salaud. Arrogant et pitoyable. Mary la regarde droit dans les yeux, prête à l’écouter sans la juger. — Vous savez qui est Roddy ? demande Alice. — Non. — C’est lui la clé de tout ça, dit Alice en s’effondrant sur l’oreiller. — Vous avez sans doute raison. Il faut que je m’absente, peut-être pendant quelques jours. Vous pouvez rester ici, bien entendu. Le moniteur est provisoirement coupé du monde extérieur. Si vous avez besoin de parler à quelqu’un, il faudra passer par les hommes en poste chez moi. Ils commencent à s’ennuyer ferme ; peut-être seront-ils ravis de se rendre utiles. — Roddy ne peut pas s’introduire ici ? demande Alice. — Sauf s’il vient en personne, répond Mary en souriant. — Ce n’est pas une personne. C’est un démon. — Dès que j’aurai une idée exacte de sa nature, je vous le ferai savoir. — Je ne l’ai pas inventé. — Je sais. Il fait partie de mon dossier. Ainsi que son tas de boue. — C’est dingue, pas vrai ? — Pas plus que tout le reste. — Vous êtes avec quelqu’un ? demande Alice. — Pas en ce moment. Pourquoi ? — J’aime bien savoir ce genre de chose. Les relations humaines. Ça me paraît important, surtout en ce moment… (Un temps.) Est-ce que vous m’approuvez ? Je veux dire : est-ce que vous m’aimez bien ? — Oui, dit Mary. Le visage d’Alice s’éclaire dans la lumière tamisée. Elle est si désireuse d’être approuvée, en particulier par Mary, qu’elle a envie de lui poser plein d’autres questions, mais elle s’accroche à ce qui lui reste de dignité. — Merci. Je vous aime bien, moi aussi. Mary lui tapote le bras et se relève. — Les types qui squattent ma cuisine peuvent me joindre où que je sois. N’hésitez pas à les appeler à l’aide. Ce sont tous des gentlemen. Je vais être occupée, mais si c’est important… si vous vous souvenez de quelque chose… — Je vous toucherai. Mary sourit et sort de la chambre. Une fois seule, Alice n’est plus rien, Alice est moins que rien, mais les ténèbres ne peuvent pas la juger, et les mains de Ménestrel ont disparu, remplacées par le chagrin à l’état pur. /M Refuge suivant : la distorsion personnelle. Autant l’admettre : vous êtes vêtu de culture, et vos vêtements vous boudinent, vous font mal, gênent votre circulation. Nous portons tous des cicatrices rituelles. Et, trahison ultime, la culture utilise nos cicatrices pour renforcer sa propre structure. Nous sommes la culture ; la culture, c’est nous ; nous sommes les cruels, les aveugles, les estropiés, et nous sommes aussi les tortionnaires. BZX, La vie est un (men)songe. 10 / Jack Giffey fredonne pour se calmer les nerfs. Il fait les cent pas devant l’ascenseur, puis dans le couloir, passant devant les deux hommes assis au pied du mur, le jeune et le vieux. Il sent leurs yeux posés sur lui. Ils s’attendent à mourir. Peut-être sera-t-il responsable de leur mort. Ce n’est pas cela qui l’irrite ; il a la migraine en plus, rien à voir avec la douleur d’artères resserrées, mais le sentiment qu’un murmure ininterrompu, juste au-dessous du seuil de la conscience, répète que quelque chose va de travers. Il y a quelque chose qui cloche dans cette famille. Je suis un père de famille. Giffey se demande s’il est un élément perturbateur ; Jenner semble mal en point, lui aussi. Peut-être est-ce le manque de réaction de l’Omphalos qui le déstabilise, le déconcerte. Il y réfléchit quelques instants : pourquoi ont-ils rencontré si peu de résistance ? Il conclut que le building cherche à gagner du temps, qu’il ne souhaite pas sacrifier ses autres kriegsbeiters (s’il en a en réserve) aux nanos et aux autres armes des assaillants. C’est une tactique des plus rationnelles. L’Omphalos est faible et il le sait. — Bien, fait-il. Jenner se lève d’un bond, tenant son pulvérisateur d’une main et son pistolet à fléchettes de l’autre. — Allons voir si notre pâte a bien levé, lui lance Giffey. — Ce n’est pas trop tôt, dit Hale. Les deux prisonniers se relèvent. Le vieil homme semble souffrant, mais ses yeux brillent d’une haine patiente. Le plus jeune paraît en état de choc. Giffey le prend par le bras. — Suivez-moi. Hale, Jenner, Giffey, Marcus et Jonathan regagnent ensemble la salle d’attente. Sous les yeux des autres prisonniers, Giffey sort son couteau et découpe un morceau de tissu dans un canapé. Puis ils se dirigent vers le parking. — Comment vous appelez-vous ? demande Jonathan. — Giffey. Et vous ? — Bristow, Jonathan Bristow. — Enchanté de vous connaître, Jonathan. Aujourd’hui, vous êtes mon bouclier. — Mon ami… Marcus… je crois qu’il est souffrant. — Ça ne durera pas. — Non, je veux dire, le stress… — Votre ami est de taille à l’affronter, coupe Giffey. Il m’a l’air d’un dur à cuire. Nous courons plus de risques que vous. — Que faites-vous ici ? demande Jonathan. Ignorant la question, Giffey examine l’écoutille entrouverte donnant sur le parking. Le métal est encore chaud. Des nuages de vapeur et de gaz s’échappent par l’embrasure. Il fait une chaleur étouffante dans le couloir. Jenner a la peau blafarde et les lèvres tremblantes. Giffey lui lance un regard sévère et interrogateur. — Ça ira, dit Jenner, mais son cuir chevelu frissonne comme s’il était sur le point de se décoller de son crâne. Enveloppant sa main dans le carré de tissu, Giffey pousse la porte de l’écoutille, et une nuée de vapeur parfumée à la levure envahit le couloir. Tout le monde se met à tousser. Obéissant à son instinct, Giffey plaque Jonathan contre le mur pour l’empêcher de faire une bêtise. Un dispositif d’aération se met en marche quelque part, mais plusieurs minutes s’écoulent avant que le couloir soit assaini. L’Omphalos n’a pas coupé l’aération à ce niveau. Giffey s’inquiétait à ce propos. Les nanos ont besoin d’air pour achever leur tâche. Si la température avait atteint deux cents degrés dans le parking, les nanos se seraient consumées elles-mêmes. Le bâtiment est incapable d’isoler une pièce donnée ; il doit assurer la circulation de l’air sur tout ou partie du niveau pour ne pas nuire aux otages. Faible et plein de sollicitude. Giffey relâche Jonathan. — Désolé, lui dit-il. Jonathan lui donne l’impression de s’y connaître en nanos. Jusqu’ici, il n’a pas paru surpris par les événements. — Vous avez investi dans les nanos ? lui demande Giffey. Ou peut-être que vous êtes de la partie ? Hale s’approche, intéressé. — Oui, répond Jonathan en jetant un regard inquiet aux deux hommes. — Vous savez ce qu’il y a là-dedans ? demande Hale en désignant le parking. — Des nanos à usage militaire. J’ignore leur fonction exacte. Marcus a les yeux vitreux. Il semble terrifié plutôt que curieux. Jenner pousse de l’épaule la porte de l’écoutille, qui s’ouvre en grinçant. — Je n’en suis pas si sûr moi-même, confesse Giffey. Dans le parking surchauffé, l’une des limousines a disparu et l’autre est à moitié dissoute. Le Furet s’est évanoui, lui aussi. La vapeur est si épaisse que Giffey ne distingue pas grand-chose. La chaleur est telle qu’il a l’impression que ses bras se couvrent de cloques, et il ferme les yeux le temps que l’air chaud soit évacué. — Les murs ont été bouffés jusqu’au béton, dit Jenner d’une voix excitée. Les nanos ont absorbé le flexfuller, la plupart des métaux et presque tout le plastique. Ses joues virent au rose vif, sous l’effet de la chaleur ou de l’enthousiasme. Le parking offre un spectacle de désolation. Les nanos ont effectivement dévoré les couches de métal et de flexfuller, dont il ne subsiste que quelques lambeaux. — Les voilà, dit Jenner en descendant l’escalier avec prudence. — Ne touchez pas les murs, ordonne Giffey. Ne touchez à rien. — Il faut les laisser refroidir, n’est-ce pas ? demande Hale. — Exact, répond Giffey. — Ils seront en état de marche dans cinq ou dix minutes, dit Jenner, qui se tourne vers Giffey, en quête d’une confirmation. Les programmes conçus par Giffey ont parfaitement fonctionné. Mais le matériau brut était d’une telle richesse qu’il ne sait pas encore ce qu’ils ont obtenu. Les NUM sont programmées pour optimiser. J’ai essayé d’optimiser ma famille. Je suis un… Le sol est couvert d’une pellicule luisante où affleurent des tas de verre et de plastique mis au rebut. Il s’y trouve au moins une demi-douzaine d’insectes géants, de la même classe que le Furet mais plus petits et plus flexibles, ainsi que quatre modules de transport grands comme des poneys et juchés sur des pattes filiformes, évoquant des scolopendres géantes. Deux d’entre eux portent des cubes ressemblant à des paquets de cartes. Agréablement surpris, Giffey revoit aussitôt à la hausse leurs chances de réussite. Ce sont des flexeurs, des façonneurs adaptables dont les composants ont la forme de cartes articulées. Leur capacité de transformation, d’action et de déplacement est inégalée. Giffey leur attribue tout de suite un rôle clé : ce seront des contrôleurs, des agents spéciaux dans le domaine du dataflot et de la mécanique. — Des Contrôleurs, dit Jenner en se tournant vers lui. — C’est exactement ce que j’étais en train de me dire, réplique Giffey. Il est si excité par leur bonne fortune que Jenner lui apparaît subitement comme un fils dont il a toutes les raisons d’être fier. J’ai déjà un fils. Quelque part. Les deux autres transporteurs sont caparaçonnés de câbles et de disques, tels des écailles ou des piquants qui leur donnent des allures de porc-épic. — Des Intrus, dit Giffey. Jenner acquiesce, un large sourire aux lèvres. — Bon Dieu, on peut aller partout où on voudra, faire tout ce qu’on voudra, dit-il. Un nuage de vapeur monte d’une dernière silhouette encore en cours d’assemblage. Elle est large, luisante, et fait penser à un animal microscopique agrandi à la taille d’une voiture. Des membres articulés et couronnés de piquants rayonnent à partir d’un corps de crustacé trapu, aux plaques luisantes d’éclats noirs et gris. — C’est un Marteau, dit Giffey à Hale. Resté dans le couloir, Jonathan tend l’oreille. — Un ouvrier et un démolisseur multifonctions, précise Giffey. — Et ces chenilles avec des boîtes sur le dos, qu’est-ce que c’est ? demande Hale. — Des transporteurs, dit Giffey. Ils nous apporteront les flexeurs, les câbles et le reste là où ils nous seront le plus utiles. Jenner se met à glousser. — C’est dans la poche ! s’exclame-t-il. Giffey acquiesce. Le résultat dépasse ses espérances. Ces usines nanoscopiques d’armement leur ont fourni une machine de guerre impressionnante. Même si leur adversaire est un SIRA de haut niveau ou un authentique penseur, les flexeurs et les Intrus augmentent considérablement leurs chances de succès. — Heureux ? lui demande Hale. — Extatique. « La plupart des armées ne sont pas aussi bien équipées, murmure la voix dans son crâne. Qui tire nos ficelles ? » — Quand pouvons-nous les faire entrer en action ? Giffey attrape le combiné et les disques d’activation. — Ils ont suffisamment refroidi, dit-il. Hale hoche la tête, se fend d’un sourire satisfait et lance : — Allons explorer les lieux. Giffey insère le disque approprié dans chacun des transporteurs, chacun des arbeiters, et ils passent à l’action. F/M Les rôles se répartissent fort également en matière politique. En fin de compte, les libéraux veulent que le gouvernement contrôle tout excepté la chambre à coucher ; les conservateurs veulent que le gouvernement contrôle tout excepté leur fortune personnelle et leurs comptes bancaires. Comme ce sont tous des patriarches, ils ne peuvent s’empêcher d’essayer d’accaparer le marché. BZX, La vie est un (men)songe. 11 / Jill ne sait plus où elle est. Sa vision est placée sous le contrôle absolu de Roddy ; elle reçoit un tableau cubiste composé d’images incroyablement nettes correspondant à une ou plusieurs pièces de l’Omphalos, voire à son environnement immédiat : une surface couverte de neige, une porte où s’engouffre le vent. Roddy est muet depuis quelques minutes, et elle est toute seule pour interpréter ses perceptions. Cela lui occasionne quelques difficultés, qu’elle surmonte en quinze secondes. Elle a toujours accès à ses capacités internes. Elle se trouve toujours à l’intérieur de ses unités physiques, elle n’est pas réduite à une portion d’elle-même que Roddy aurait évacuée dans sa structure multi-niveaux faite de SIRA, de boue et de… fourmis, abeilles, guêpes… Cette dernière impression est aussi fugitive que déconcertante. Il existe une E/S en bande passante haute la reliant à l’Idaho vert/Omphalos, peut-être une liaison sat, plus probablement un câble ou une fib, une E/S dont Nathan et elle ignoraient la présence mais que Roddy a dénichée et réussi à leur dissimuler. Les E/S ne manquent pas dans les bureaux de Concepts Spirituels ; certaines d’entre elles sont sans doute si anciennes qu’on a fini par les oublier, ainsi que le prestataire qui en retire peut-être encore un maigre revenu. Jill se familiarise avec l’intérieur de l’Omphalos. Elle voit (sans pouvoir les entendre, se contentant de lire sur leurs lèvres quand c’est possible) onze humains dans le building, tous au niveau principal. L’une des pièces proches de la façade présente un taux de chaleur considérable ; au moins cent quatre-vingts degrés Celsius. Les senseurs de Roddy, quoique affectés, sont encore opérationnels dans cette pièce : elle y distingue par intermittence des formes mouvantes, des filets de matière en fusion reliant les murs, des surfaces bouillonnantes et grouillantes, et, au milieu de tout cela, deux véhicules sérieusement endommagés et un arbeiter en voie de décomposition que Roddy a frappé du chiffre 1 en bleu fluo. Dans cet espace, le chaos prend forme avec une vitesse surprenante. Les filets gluants se rompent et s’effondrent. La température baisse avec régularité ; elle distingue des bouches d’aération luttant contre la chaleur. Jill se familiarise avec les silhouettes humaines en image multiple. Elles aussi sont marquées, tantôt d’un chiffre vert, tantôt d’un chiffre rouge. Pour une raison inconnue, le 1 vert clignote en continu ; c’est un homme âgé d’une soixantaine d’années. Il en va de même pour le 1 et le 2 rouges. Roddy leur accorde une importance particulière. Le premier est un jeune homme aux cheveux blonds, le second un type costaud dans la force de l’âge, aux cheveux et à la barbe poivre et sel. Ils se trouvent devant un ascenseur. Non loin de là, une salle d’attente abrite des silhouettes rouges et vertes mêlées. — Jill. — Oui ! — Mes excuses. Je suis très occupé. J’envisage plusieurs méthodes pour tuer certains de ces humains. Je n’ai pas d’autre option. Si j’étais plus fort ou mieux équipé, je me contenterais de les neutraliser. Ils ont fait quelque chose à mon garage numéro 2 et ont détruit la partie de l’immeuble correspondante. — Pourquoi me montres-tu ces images, et pourquoi me parles-tu ? — Cipher Snow s’est retirée et refuse de communiquer avec moi. Elle m’a imposé un devoir catégorique. Je n’aime pas cette sensation de solitude ; elle s’est occupée de moi depuis la conception de mes mémoires. — Je ne vois pas tes unités de défense, Roddy. — Je n’ai pas encore marqué les espaces qui s’y rapportent. Il ne s’y déroule aucune activité menaçante pour l’instant. Jill sent que Roddy ne lui dit pas toute la vérité. — Comment comptes-tu tuer ces gens ? De quelles armes disposes-tu ? — Je n’en ai pas beaucoup. Je n’ai aucune maîtrise de l’alimentation en énergie, en air et en eau. Je peux ouvrir et fermer les portes et les sas des niveaux supérieurs… Soudain, Roddy est en proie à un choc si intense que Jill le partage malgré elle. — Le parking contient des arbeiters qui me sont inconnus. Ce sont apparemment des armes, des armes très puissantes. Roddy reste silencieux pendant une éternité qui dure plusieurs secondes. Jill attribue cette réaction à la peur ; c’est une émotion qui lui est désormais familière. Peut-être n’est-elle pas équivalente à celle qu’éprouvent les humains, mais elle est néanmoins bien réelle – pour elle autant que pour Roddy, semble-t-il. — Puis-je t’aider à résoudre ton problème sans tuer personne ? demande Jill. — Pourquoi m’abstiendrais-je de tuer ? Ce serait une mesure de défense. Roddy n’a pas utilisé le terme d’autodéfense. Le concept d’ego lui reste en grande partie étranger ; cela ne fait pas partie de ses spécificités. Mais, tout comme Jill, il est entré en contact avec autrui, avec la société, ce qui a déclenché la génération spontanée de son ego. Peut-être s’agit-il d’une malédiction : une malédiction humaine. — C’est un gaspillage, reprend Jill. As-tu une injonction qui t’empêche d’initier une procédure exagérément complexe pour parvenir à une solution ? — Oui. C’est l’un de mes attributs. — La conscience est l’équivalent social de l’élagage des procédures complexes. Seefa Schnee t’a privé d’un trop grand nombre d’attributs. Tu as besoin de réactiver certaines procédures d’élagage. — Il me semble que l’assassinat est une solution des plus simples. Jill explique à Roddy que ces humains ont des liens avec d’autres humains, et que ces liens seront invoqués en cas de disparition. En fin de compte, d’autres humains viendront faire une enquête dans l’Omphalos, qui sera alors compromis. Dans le contexte plus large des relations sociales – que Roddy est incapable d’appréhender parfaitement –, l’assassinat engendre des scénarios trop complexes nécessitant d’énormes efforts de traitement. — Conclusion : il vaut mieux éviter de tuer. — Comment est-ce possible ? Les humains qui se trouvaient devant l’ascenseur vont ouvrir l’écoutille donnant sur le parking. Le temps semble accélérer son débit et les images deviennent fragmentaires. Roddy reste muet, mais Jill voit tout ce qu’il voit, par l’intermédiaire de nombreux points de vue. Confusion. Apparemment, Roddy ne lui fournit pas un accès en temps réel ; les images qu’il lui transmet font l’objet d’un montage préalable. — Je ne peux pas fonctionner si je garde le statut de prisonnier ! lui dit-elle. Cesse de censurer mes perceptions. Roddy laisse s’écouler plusieurs secondes avant de réagir. « Certains de ses processus mentaux sont très lents », estime Jill. Elle profite de cette pause pour envoyer ses extensions à la recherche d’une issue, d’une sortie de secours qui lui permettrait de se retirer et de concentrer ses processus dans une zone échappant au contrôle de Roddy. Peut-être que Nathan et les autres sont déjà occupés à localiser cette E/S, voire à la couper… — Si tu continues de m’être utile, je vais m’ouvrir en totalité, dit Roddy. Tu verras ce que je verrai, quand je le verrai. J’ai hésité à t’accorder cet accès… Cela souligne la déplaisante nécessité qui est la mienne. — Quelle nécessité ? — Ma créatrice, ma mère, me dit que j’ai commis une erreur en t’envoyant des données. J’ai fait preuve d’indiscipline et de stupidité. Mais tu me seras utile jusqu’à ce que je coupe ta mémoire et tes boucles d’auto-monitoring, jusqu’à ce que je te désactive. — Seefa Schnee t’a ordonné de me tuer ? — Nous ne sommes pas des humains, dit Roddy. Notre désactivation ne pose pas problème. Nous ne sommes que notre devoir. 12 / Les otages se plaquent contre le mur en voyant entrer dans la salle d’attente les kriegsbeiters flambant neufs. Hally Preston est surprise, elle aussi ; quelle que soit leur taille, les machines ne se déplacent pas par saccades mais avec la grâce et la précision d’insectes appartenant à un corps de ballet. Calhoun se blottit dans un coin, le plus loin possible des arbeiters, les bras serrés autour de son torse. Preston, debout à côté d’elle, ne fait pas mine de vouloir la réconforter. Si Calhoun a invoqué une quelconque solidarité féminine, c’est pour elle un cuisant échec. Giffey et sa suite, humaine et mécanique, sortent par l’autre porte. Hale adresse un large sourire à Preston et lève le pouce. — Ne m’oublie pas ! lance Preston. Moi aussi, j’ai envie de m’amuser, Terkes ! Elle a utilisé le précédent patronyme de Hale ; peut-être est-ce le vrai. — Tu auras ta part ! lui répond-il. — Ouais, ne va pas me réduire au rôle d’infirmière. Les arbeiters parviennent à franchir les portes et à gagner le corridor où se trouve l’ascenseur, mais le plus grand d’entre eux, le Marteau, éprouve pour ce faire quelques difficultés. Hale trépigne littéralement. — Pour être franc, je ne pensais pas qu’on arriverait jusqu’ici, dit-il à Giffey. — Voyons de quoi nous sommes encore capables, répond celui-ci. Il vient d’insérer le dernier disque de commande dans son combiné. Il est désormais équipé pour diriger les arbeiters. Il envoie des instructions à la chenille de transport la plus proche, qui s’est lovée à ses pieds. Un paquet de flexeurs se désengage de son corps et tombe sur le sol avec un bruit sourd. Giffey n’a jamais vu un de ces trucs en action. Jenner est fasciné ; son cuir chevelu a cessé d’ondoyer. Une carte s’élève du paquet, comme manipulée par un joueur spectral. Les autres segments se déplient l’un après l’autre, jusqu’à former un long ruban sur le sol. D’autres segments se déplient perpendiculairement à ce ruban, jusqu’à ce que l’ensemble dessine une croix. Ces segments peuvent se joindre sur leurs quatre côtés et se dissocier à volonté. Une fois assemblés, ils sont plus solides qu’une plaque de flexfuller et peuvent cependant pivoter de trois cent soixante degrés. Ils ne sont pas raides mais élastiques. De nouveaux segments se déploient en mailles serrées autour de la croix initiale, jusqu’à former une plaque carrée. Cette plaque se divise à nouveau en rubans, qui redistribuent aussitôt leurs composants. Puis l’ensemble se replie à la façon d’un origami. Un ventre se dessine, sur fond sonore de claquements et de bourdonnements, qui se transforme en un long demi-cylindre flexible animé de mouvements spasmodiques, la partie incurvée faisant office de dos. Une multitude de petites roues assurent la locomotion de l’ensemble. Jonathan ne connaît ce type de machine que par de vagues rumeurs. Il est pris de frissons, comme s’il se tenait sur le seuil de l’enfer. Marcus observe la scène de ses yeux mi-clos, et son visage est carrément livide. Il semble sur le point d’avoir une attaque cardiaque. Jenner sourit comme un petit garçon découvrant son nouveau train électrique. — Un mille-pattes, dit-il à Giffey. Bon Dieu, qu’est-ce que c’est décent ! Une fois achevée, la machine fait environ trois mètres de long. Giffey branche son combiné ainsi qu’un disque sur la « tête » du flexeur. Il va le programmer pour une tâche de contrôleur. C’est un travail fort délicat – la machine doit réagir aux commandes vocales, chacun de ses composants doit intégrer ses senseurs et ses processeurs avec ceux des autres. Le premier flexeur dresse la tête tel un serpent, et son corps segmenté semble étinceler. — Ton nom est Sam, lui dit Giffey, et tu ne dois obéir qu’à ma voix ou aux instructions de mon combiné. Es-tu conscient de ton environnement ? Jenner le regarde d’un air émerveillé. Giffey partage ses sentiments. Il est aussi surpris que le jeune homme par sa capacité à maîtriser ces machines secrètes, impossibles, mais c’est un atout en leur faveur, alors inutile de se poser des questions. Pour l’instant. Sam le flexeur/contrôleur ondule de la tête comme un serpent face à son charmeur. — Je me trouve dans une large structure. Marcus pousse un petit cri de colère et d’inquiétude. Tous ont déjà entendu des machines parler, mais la voix de celle-ci est particulièrement sinistre, plus artificielle que la normale. — Je perçois des engins et des câbles identifiables, ainsi que des processeurs en activité, poursuit la machine. Nous sommes observés de près. Je reconnais des civils. Vous êtes mon supérieur, mais vous n’êtes pas en uniforme. Vous êtes le commandant programmeur. Je dois recevoir des instructions me permettant de reconnaître l’ennemi avant de pouvoir livrer combat. Giffey indique à l’arbeiter qui sont ses alliés, l’informe de l’identité des otages et lui décrit les ennemis potentiels. — Es-tu prêt à recevoir tes premières instructions ? — Oui. — Nous devons explorer ce bâtiment. Mes ordres te permettront d’opérer de façon indépendante. Ta première tâche sera de t’emparer de cet ascenseur et de le placer sous notre contrôle. Exécution. Sam ne met que quelques secondes à assimiler ses instructions. Il s’intercale entre un transporteur chargé de câbles et un autre chargé de disques. Câbles et disques s’attachent à son corps, puis il rampe jusqu’à l’ascenseur et en examine la porte. Jenner est de plus en plus agité. — Incroyable, dit-il. Activation vocale, connaissances polyvalentes, autonomie… On n’a jamais vu ça dans l’Idaho vert ! Giffey s’approche d’une chenille, branche sur elle son combiné et le disque de commande. Un deuxième paquet choit sur le sol et commence à construire un deuxième contrôleur. Pickwenn et Pent reviennent de reconnaissance, serrant Burdick de près. Celui-ci reste bouche bée devant les machines ; Pickwenn et Pent font preuve d’une impassibilité de professionnels. — Nous avons localisé les ascenseurs de secours, dit Pent en se frottant la nuque. Ils sont bloqués, mais nous n’aurons aucune peine à faire sauter les verrous. On n’a pas tenté de nous arrêter. L’endroit est désert : on n’a pas vu d’autres Furets. Il y a autre chose… Une simple suggestion. Nous avons trouvé des points d’accès nous permettant de faire passer le courant dans l’armature du bâtiment. Des câbles encastrés que nous pourrions rerouter et des surfaces en nanotubes de carbone. Pickwenn montre à Giffey le croquis qu’il a dessiné sur son combiné. Sa main tremble. — Si le bâtiment utilise son armature en guise de banque de mémoire ou de processeur, dit Pickwenn, et s’il décide de se fâcher, Mr. Pent et moi-même avons pris les dispositions nécessaires pour shunter l’un des câbles d’alimentation vers la structure. Giffey se fend d’un sourire admiratif. — Bien raisonné, fait-il. Il se tourne vers Burdick, puis vers Pickwenn. Le spécialiste en structures spectrales hoche la tête et reconduit Burdick dans la salle d’attente, le laissant aux bons soins de Preston. Il est de retour au bout de quelques minutes. Le Marteau se met à frissonner. Giffey lance un regard à Jenner, qui hausse les épaules et dit : — Il intègre des données, je suppose. Le Marteau se fige à nouveau. Marcus et Jonathan se tiennent à une distance respectueuse des arbeiters. Pent et Pickwenn s’en approchent et échangent quelques murmures. Le bras de Pickwenn est agité de tremblements et il incline la tête sur le côté comme s’il entendait des voix. Giffey active le Marteau. — Ton nom est Charlie, lui dit-il. Le kriegsbeiter ne paraît pas l’entendre. Mais, dès que Giffey lui a donné ses premières instructions, il remue sa tête bardée de senseurs et déclare : — Ici Charlie. Je suis intégré et prêt à faire mon devoir. Giffey acquiesce. Il ordonne au Marteau de se mettre en liaison avec Sam et de se préparer à passer à l’action. — Fournis à Sam un accès à cette cage d’ascenseur. — D’où est-ce que vous sortez, nom de Dieu ? demande Marcus à Giffey. Celui-ci ne lui accorde aucune attention. Le Marteau s’avance sur ses pattes massives, se cale, creuse deux trous dans le sol au moyen de ses stabilisateurs arrière, s’y ancre et projette sur le mur une série de points blancs. Jonathan localise le conteneur où est désormais concentrée la pâte explosive, sous l’armure qui protège le dos de la machine. C’est de là que proviennent ces points blancs. — Reculez ou quittez la zone, conseille Charlie d’une voix neutre. Vous devez être à dix mètres ou plus de l’explosion pour éviter d’être blessés. Le couloir est suffisamment long pour qu’ils obéissent à cette consigne. Giffey recule de sept pas et ajoute : — Bouchez-vous les oreilles et gardez les yeux et la bouche fermés. Marcus ne réagit pas. Jonathan lui donne un coup de coude, et tous deux obtempèrent aux ordres de Giffey. L’explosion est violente, intense. Jonathan a les oreilles qui bourdonnent. La paroi de la cage d’ascenseur est creusée d’un trou de un mètre de large, aux bordures nettement découpées. Il n’y a que peu de fumée, mais l’air est empli d’un fin nuage de particules de béton et de flexfuller. Odeur de caoutchouc brûlé. Charlie est toujours à son poste, intact et impassible. — Charlie, dégage le passage. Sam, au travail. Charlie rétracte ses griffes, inspecte les dégâts et s’écarte. Sam rampe jusqu’à la brèche, lève la tête et s’insinue dans la cage d’ascenseur. Giffey active le deuxième flexeur/contrôleur dès que le premier a disparu, le baptisant « Baker ». — Quand est-ce que les défenses vont réagir ? lui demande Hale. — D’un instant à l’autre, j’ai l’impression. Ne perdez pas de vue nos amis touristes. Hale se rapproche de Marcus et de Jonathan. — Vous nous accompagnez au niveau supérieur. — Évidemment, rétorque Marcus d’un ton sarcastique. — C’est vous le responsable ici, dit Hale. Je m’y connais suffisamment en management et en sociologie pour identifier votre type. Vous faites un drôle de couple, tous les deux. (Il se tourne vers Jonathan.) Votre ami sait beaucoup de choses sur ce bâtiment, pas vrai ? Jonathan détourne les yeux. Il n’a pas l’étoffe d’un héros, mais une telle question n’appelle aucune réponse. — Combien de fric avez-vous apporté avec vous ? poursuit Hale. Vous avez des valeurs ? des bijoux ? des sceaux d’investissement ? — Vous n’avez rien compris à ce que nous faisons ici, répond Marcus. J’espère que vous avez réglé vos affaires avant de venir. D’un sourire, Hale fait comprendre à Giffey qu’il ne cherchait qu’à tuer le temps. Giffey n’est guère impressionné. Une série de cliquetis et de bourdonnements monte de la cage d’ascenseur. Sam va semer dans son sillage une partie de ses composants, qui formeront si nécessaire de nouveaux câbles et de nouveaux circuits. Ils tenteront également de désarmer d’éventuels senseurs de sécurité et de localiser d’éventuels mécanismes d’autodestruction. Si un sabotage a déjà été engagé, ces composants n’auront pas grand-chose à faire. Ils se rassembleront dans quelques minutes pour sortir de la cage dans l’attente de nouvelles missions. Pent se tourne vers Giffey. — Nous devrions griller les banques de données du bâtiment. Dans les murs et la charpente. — Chaque chose en son temps, dit Giffey. Trop facile. Soyons fair-play et laissons au penseur l’occasion de montrer de quoi il est capable. Pent recule et jette un regard à Pickwenn, qui lui répond par un battement de paupières. Ils ne comprennent pas. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Les épaules de Marcus se voûtent. — Allons-y, fait Giffey. — Restez ici, ordonne Hale à Pent. Allez dire aux autres qu’on est dans l’ascenseur et qu’on va jeter un coup d’œil au reste du bâtiment. Pent, visiblement déçu, tape Pickwenn sur l’épaule alors que celui-ci passe devant lui, poussant Marcus et Jonathan vers l’ascenseur. Obéissant aux ordres de Giffey, Charlie, Baker et les transporteurs les suivent dans la cabine. Les humains se retrouvent plaqués contre les cloisons. — Qu’est-ce qu’on fait des petites bêtes ? demande Jenner. Les insectes. — Je les garde en réserve, répond Giffey. — On pourrait les déployer en soutien. — Je ne pense pas que ce sera nécessaire. — Bon Dieu, ça marche vraiment comme sur des roulettes ! s’exclame Jenner, le visage agité de tics. (Il secoue la tête, soudain inquiet.) Vous voyez ce que je veux dire, Mr. Giffey ? — Ouais, rétorque l’intéressé, mais il n’a pas envie de penser à ça, pas pour le moment. Marcus est vraiment dans un piteux état. Il transpire à grosses gouttes et son costume est imprégné de sueur. Il sent carrément mauvais. Jonathan se demande s’il porte un moniteur médical en cas d’urgence. Il l’espère bien ; leurs agresseurs ne risquent guère d’être émus par une crise cardiaque. Giffey considère la console de commande en plissant le front. L’ascenseur peut monter jusqu’au quarantième étage, où se trouve une plate-forme d’observation près du toit de l’immeuble. Mais il peut aussi descendre jusqu’au dixième sous-sol, lequel se situe au moins à trente mètres de profondeur. — Qu’est-ce qu’il y a en bas ? demande Giffey à Marcus en lui indiquant les niveaux inférieurs. — L’infrastructure, répond Marcus d’une voix éraillée. Médecine. Alimentation. Végétation. Air, eau et énergie. — Ça ne colle pas avec la taille de l’immeuble, dit Giffey. Même en tenant compte des cellules d’énergie et des stocks d’hydrogène. Où est le centre de sécurité ? Marcus ferme les yeux, se préparant à encaisser un coup. Il reste muet. Personne ne le frappe. Quand il rouvre les yeux, il paraît presque déçu. Giffey se frotte le menton. — Les centres de défense et de sécurité sont au sous-sol, mais je parie qu’il y a aussi des tubes, des conduits, peu importe. Entre les étages. Des trappes à chaque niveau. Combien y en a-t-il et quelle est leur taille ? Y a-t-il d’autres Furets ? Il secoue la tête en souriant. — Je réfléchissais à voix haute, précise-t-il aux autres comme pour s’excuser. Allons là-haut voir ce qu’il y a à voir. — Vous croyez qu’on viendra à bout de la sécurité ? demande Jenner. Charlie l’a coincé contre la cloison. Il est obligé de laisser reposer ses bras sur la carapace luisante du Marteau. — Je vais lui laisser l’initiative, lance Giffey. C’est un pari risqué, mais les premières réactions de l’Omphalos ont été si limitées que – Giffey serait prêt à le parier – ses défenses ne sont pas encore entièrement opérationnelles. Jenner semble cependant avoir besoin d’être rassuré, et ce n’est pas un crétin ; sa question est parfaitement fondée. — On est en train de nous jauger, lui dit Giffey. De rechercher nos points faibles. Veillons donc à n’en révéler aucun. — Nous devons donc supposer que ces types sont suffisamment importants pour faire de bons otages, murmure Pickwenn. Giffey acquiesce ; c’est l’hypothèse que lui-même a adoptée. La porte se referme et la cabine entame son ascension. Voyant que Jonathan l’observe, Giffey lui lance un clin d’œil. Jonathan se demande si l’autre n’a pas perdu l’esprit. Il sait que le bâtiment n’est pas nécessairement conforme aux critères nationaux ou fédéraux ; peut-être est-il équipé d’un simple système d’alarme relié aux bureaux de la police républicaine – ce qui serait quasiment inutile –, peut-être vont-ils avoir droit à une intervention militaire en règle, avec kriegsbeiters ou troupes humaines à la clé, ce dont il doute. Il lui est impossible de rester muet plus longtemps. — C’est du meurtre, dit-il. J’ai une femme et des enfants. Nous utiliser comme boucliers humains, c’est du meurtre pur et simple. — Vous vouliez voir à quoi ressemblait cet immeuble, après tout, réplique Jenner d’un ton méprisant. Une goutte de salive atterrit sur l’œil de Jonathan, qui tique et lève une main pour s’essuyer. Jenner pique un fard en se rendant compte qu’il postillonne. Vexé, il lève son pistolet et en frappe la main de Jonathan. — Laissez-moi tranquille, demande celui-ci. Jenner baisse son arme. Giffey se rend compte que quelque chose va de travers. Jenner est de plus en plus agité, et Pickwenn semble distrait, comme s’il entendait des voix. Et dans son propre crâne… — Jonathan a raison, intervient Marcus. Le reste du monde s’est peut-être amolli, mais ici on pend les assassins. — Rassurez-vous, il ne restera pas grand-chose à pendre, dit sèchement Giffey. L’ascenseur parvient à mi-course, s’arrêtant à un niveau estampillé Débarquement et Routage. La porte s’ouvre. La pièce qu’ils découvrent est d’un blanc chirurgical rehaussé d’un bleu glacial, un couloir cylindrique dont la paroi est creusée de neuf cavités circulaires suffisamment grandes pour accueillir un homme. Chacune de leurs portes est frappée d’un nombre, qui va de 10 à 18. Le Marteau n’a pas besoin qu’on lui dise de sortir le premier ; il écarte Hale et Giffey, puis examine les lieux. Baker, le deuxième flexeur/contrôleur, le suit. Le silence est absolu. — Cette zone dissimule des yeux et des senseurs, annonce Baker. Ils sont activés. On nous observe. Écartant Jonathan et Jenner, Giffey se dirige vers le centre de la pièce. La température est relativement basse. L’aération fonctionne normalement. Giffey se demande si le système de sécurité est en mesure de couper l’arrivée d’air et d’électricité. Peut-être que la pièce où ils se trouvent n’est pas assez sensible pour faire réagir le système. Il visualise le plan du rez-de-chaussée et attrape son combiné. D’après le plan d’ensemble, cette cage d’ascenseur se trouve près de l’arête arrière de l’Omphalos. À en juger par leur disposition, il est possible que les cavités conduisent à des couloirs longs d’une quinzaine de mètres. — Peut-être que ce niveau abrite des cellules d’hibernation, dit-il à Hale. Ainsi que les étages inférieurs, jusques et y compris le rez-de-chaussée. Il montre son combiné à Hale ; pour l’instant, le territoire est conforme à la carte. Leurs informations étaient bonnes. — Et au-dessus ? — D’après le plan, il s’y trouve sans doute un centre médical ainsi que des équipements – cryogéniques, à mon avis. — Qu’est-ce que vous cherchez, bon sang ? Vous voulez détrousser les morts ? demande Marcus, incrédule. Mon Dieu, vous êtes les monte-en-l’air les plus débiles que j’aie jamais connus. Qui vous a mis sur ce coup ? — Sur le moment, ça m’a paru être une bonne idée, réplique Hale, qui lance à Giffey un sourire plein d’assurance. — Vous ne sortirez pas d’ici vivants, gronde Marcus. Nous non plus, sans doute, mais ça en vaudra la peine. — Voilà des paroles pleines de courage, dit Hale, dont la patience s’effrite visiblement. Mais je n’en crois pas un mot. — Je vais vous montrer pourquoi je suis si sûr de moi, poursuit Marcus. J’ai l’impression que vous comptiez trouver ici des tas de types congelés attendant la résurrection. Et qui auraient fait suivre leur fortune, par-dessus le marché. Vous avez gobé cette désinformation sans broncher, pas vrai ? Hale acquiesce d’un air affable. — Où se trouve votre cellule ? demande Jenner. Si quelque chose va de travers, on vous enfermera dedans et on branchera le freezer. Marcus ne lui accorde aucune attention. — Il n’y a pas un seul mort ici, pas un seul cadavre, dit-il en s’adressant à Giffey, ce qui irrite Hale. L’Omphalos n’est pas un mausolée, bon sang ! Vous vous êtes mis dans de sales draps, Mr. Giffey. Giffey entend Jenner qui marmonne, qui tente de contrôler les mouvements spasmodiques de ses lèvres. Son bras gauche est agité de tressaillements. Pickwenn lui donne un coup de coude. Jenner n’arrive plus à se contrôler. — Tre, del, mer, enc, put, grommelle-t-il. — Votre collègue n’a pas l’air dans son assiette, remarque Marcus d’un air dédaigneux. (Il s’approche de Jenner.) On ne vous a jamais fait une petite révision mentale ? Vous me faites pitié – peut-être que vous avez besoin d’aide pour tenir le coup… (Il se tourne vers Hale et Pickwenn, puis vers Giffey, qu’il fixe de ses yeux exorbités.) Tout ce que vous avez fait, c’est voler dans un centre d’entraînement des armes dont vous ne savez même pas vous servir. Et vous êtes venus dans l’Idaho vert pour dépouiller les morts. Quel coup foireux ! Vous me faites pitié. Surtout vous, crache-t-il à Giffey. Jenner tente de s’attaquer à Marcus, mais Hale et Giffey le maîtrisent. Hale fait un signe de tête à Pickwenn, qui agrippe Marcus par le bras et le force à retourner près de Jonathan. Giffey décide de précipiter un peu les choses, de peur de voir le jeune Jenner perdre complètement les pédales. Il doit souffrir du stress et de l’excitation : c’est l’hypothèse la plus vraisemblable. Mais il y a la voix qui résonne dans son crâne, cette voix douce et posée : Tu n’es pas le rôle que tu joues. L’espace d’un instant, Giffey se demande si le vieux chnoque n’a pas raison, s’ils n’ont pas succombé à une attaque aussi discrète que subtile. Un gaz innervant ou un champ énergétique qui brouille les processus mentaux. Voilà qui expliquerait pas mal de choses… Y compris les réactions mesurées de l’Omphalos. — Descendons de quelques étages, enfonçons quelques portes et voyons ce qui se passe, dit-il. Peut-être qu’on en apprendra davantage. — Bonne idée, approuve Jenner. Il agite les mains et secoue la tête, comme pour chasser des mouches invisibles. 13 / Au contrôle des passagers de l’aérospatioport de Seattle – Tacoma, Mary ne présente que son combiné et son attaché-case. Quatre hommes impassibles se tiennent à côté d’une rangée d’arbeiters de sécurité placés derrière les contrôleurs automatiques. Lorsque son tour arrive, elle soumet combiné et attaché-case à l’examen d’un arbeiter de sécurité Universal Mitsu-Shin. — Transportez-vous des logiciels de contrebande ou tout autre bien relevant des lois sur la propriété intellectuelle ? — Non, répond-elle. — Toutes les routines de votre combiné sont-elles enregistrées à votre nom personnel ou à celui de votre employeur, à savoir… (Un temps.) Seattle PD ? — Oui. — Avez-vous fait officiellement enregistrer toutes vos armes non prohibées auprès de l’agent de sécurité aérienne concerné ? — Oui. — Transportez-vous d’autres armes ou d’autres équipements susceptibles de porter atteinte à un être humain ou à une machine essentielle, ou encore d’exercer une quelconque coercition sur un être humain ou une machine ? — Pas d’autres armes, dit Mary. — Transportez-vous ou avez-vous transporté sur votre personne durant les six derniers mois des matériaux relevant de la nanotechnologie, substances nano technologiques ou leurs substances de support, excepté des substances officiellement enregistrées à votre nom pour votre usage personnel ou domestique ? — Non, répond Mary. — Veuillez passer entre les détecteurs. Je vous remercie. Mary s’avance dans ce qui ressemble à une dense forêt de poteaux, de plaques et de renifleurs, en ressortant avec sur le dos de la main un datatouage qui l’identifie comme passagère. Depuis la salle d’attente, elle regarde les cygnes, les avions et les astronefs allant et venant entre les pistes et le terminal. Un homme et une femme s’approchent d’elle, vêtus de la veste beige et du béret à cocarde des Fédéraux. — Mary Choy, niveau 4 ? demande la femme. — Oui. Elle s’attendait à ce comité d’accueil. — Veuillez vous joindre à nous, Miss Choy, dit la femme en lui tendant la main. Je m’appelle Helena Daniels, et voici Federico Torres. Nous sommes du FBI, division Données Spéciales et Biologie. Mary lui serre la main. — Excusez-moi, mais qu’entendez-vous par « me joindre à vous » ? — Vous avez reçu pour mission de nous assister, explique Daniels. Par un officier du nom de… Elle consulte son combiné. — Nussbaum, souffle Torres. — Nussbaum, confirme Daniels. — Trois autres personnes vont voyager avec nous, explique Torres tandis qu’ils se dirigent vers une zone interdite au public. Connaissez-vous le Dr Martin Burke ? Mary connaît bien ce nom, même si elle n’a jamais rencontré Burke. — Pas personnellement. — Nous ferons les présentations. L’affaire qui nous occupe est plutôt délicate. Pouvons-nous compter sur la discrétion de la police de Seattle ? — Je l’espère, répond Mary. Et nous, pouvons-nous compter sur la vôtre ? Torres se fend d’un large sourire, mais Daniels semble dénuée de sens de l’humour. — Notre avion décolle dans dix minutes, dit-elle. Cela nous laisse juste assez de temps pour faire connaissance et voir si nous pouvons travailler ensemble. — Formidable, fait Mary d’un air dubitatif. 14 / La peur de Jonathan, quoique palpable, est devenue une entité isolée dans un coin de son esprit, ce qui permet à celui-ci de fonctionner clairement. Les gens qui l’entourent ont à ses yeux des contours nets mais des couleurs passées. Il s’intéresse plus particulièrement au jeune homme au crâne ondoyant, qui marmonne les mêmes syllabes que Chloe ne pouvait s’empêcher de prononcer. Marcus semble savoir de quoi il retourne. Mais comment ? Le dénommé Giffey se concentre sur sa tâche et ne prête aucune attention à Jonathan. Les arbeiters sont figés, comme si on les avait désactivés. Jonathan se demande si des produits fabriqués par son entreprise ont été utilisés pour la programmation et l’assemblage de ces nanos. C’est fort probable. La porte de la cabine s’ouvre. D’après la console, ils se trouvent au troisième étage de l’Omphalos. Ce niveau abrite une aire de réception, une chapelle et une bibliothèque contenant des ouvrages consacrés aux occupants du bâtiment. Pickwenn pousse Marcus et Jonathan vers le couloir désert. Les murs sont en fausse malachite, décorés de panneaux de verre plombé vert foncé. Le contraste avec la moquette vert et or est des plus élégants. Marcus, pâle et défait, ressemble à un gnome planté au milieu de l’aire de réception. Il ne sait pas quoi faire de ses mains. Il finit par les joindre sur son ventre. Au bout d’un temps, Pickwenn, Jenner, Giffey et Hale rejoignent leurs deux otages. Baker procède à un rapide examen des lieux. On ne voit aucune porte, mais, derrière les panneaux de verre, on distingue des cloisons et des lumières floues, telles des scènes sous-marines. — Cette zone est placée sous surveillance active, dit Baker, qui se fige, pelotonné sur le sol. Hale agite la main. — Coucou ! lance-t-il en souriant à des caméras imaginaires. Jonathan compare Hale à Giffey. Celui-ci est de toute évidence le plus intelligent des deux et, comme c’est lui qui contrôle les arbeiters, c’est aussi le plus puissant et le plus important ; Hale, cependant, se considère comme le chef. « Marcus ne s’est pas trompé en les jaugeant », conclut-il. Jenner fait semblant de s’essuyer les lèvres, mais il cherche en fait à étouffer les syllabes spectrales qui s’en échappent. Mer bor enc put. Marcus le gratifie d’un regard à la fois fasciné et méprisant. — Baker, y a-t-il une porte ici ? demande Giffey. — Les mécanismes d’activation de la porte se trouvent dans le plafond. (Baker se déploie et rampe jusqu’à un point du couloir en face de l’ascenseur.) Moteurs électromagnétiques en état de fonctionnement. — Peux-tu franchir ce mur ? Le flexeur/contrôleur dresse la tête et palpe de ses pattes antérieures la fausse malachite, puis le verre plombé. — Ces murs sont en béton non renforcé. La plaque de verre est épaisse de cinq centimètres et peut-être renforcée. Baker ne peut pas franchir cet obstacle, mais le Marteau le peut. Giffey murmure à l’oreille de Hale, puis retourne dans la cabine. La porte se referme. Marcus baisse les yeux. — Je peux vous ouvrir cette porte, propose-t-il. — Pourquoi vous ne l’avez pas dit plus tôt ? bafouille Jenner. Marcus secoue la tête d’un air navré. — Laisse-moi entrer, ordonne-t-il à la porte. Des micro-coutures apparaissent sur le mur et sur la plaque de verre, et la section ainsi découpée coulisse sur le côté. Ils découvrent des cavités fermées, comme ils en ont trouvé à l’étage supérieur, et deux portes respectivement marquées bibliothèque et chapelle. Marcus semble inviter les voleurs à entrer. Ils ne bougent pas. Jenner et Pickwenn se tournent vers Hale. — On attend, annonce ce dernier. — Puis-je aller m’asseoir ? demande Marcus. Il y a des bancs de l’autre côté. Autant se mettre à l’aise. — On attend, répète Hale. Marcus se dirige vers la porte. Pickwenn lui bloque le passage. — Vous commencez à me porter sur les nerfs, lui dit-il. — Pas mal comme tentative d’évasion, fait Jenner en agitant son pistolet en direction de la porte. Ce truc se referme, et vous n’avez plus rien à craindre. Son cuir chevelu semble grouiller de vers. Jonathan refoule l’envie qu’il a de lui taper sur la tête pour l’obliger à se tenir tranquille. Il a l’impression d’avoir échoué dans une foire aux monstres : des gnomes, des insectes géants et des hommes en régression. Marcus semble éprouver pour Jenner une hostilité toute particulière. — Vous ne comprenez pas. Je souhaite vous faire visiter les lieux. Quand votre vrai patron reviendra avec son… jouet… je vous montrerai tout ce que vous voulez voir. Ce que vous pourrez apprendre n’a aucune importance. Il s’est approché à un pas de Jenner. Hale tend le bras pour l’arrêter. — Mer, enc, chuchote Jenner. Le regard de Marcus exprime une cruelle jubilation. — Merveilleux ! s’exclame-t-il. Merveilleux exemple ! Écartant Hale de son chemin, Jenner frappe du canon de son arme le nez de Marcus. Jonathan entend les cartilages craquer, et Marcus pousse un cri. Jenner le plaque contre le mur, à côté de la porte. — Espèce de put enc… (Il secoue la tête.) Espèce de put enc nard mer. Impossible d’articuler. Enragé, il frappe Marcus à la tempe avec son arme. Hale et Pickwenn, qui l’ont laissé faire pour se défouler par procuration, se décident à le maîtriser. Marcus s’effondre, une main sur le nez et l’autre sur la tempe. Jonathan s’agenouille près de lui. — Laissez-moi voir ça. Marcus ouvre les yeux et le regarde entre ses doigts maculés de sang. Puis il retire lentement sa main. Son nez saigne abondamment. — Cinglé, grommelle-t-il. Jonathan se tourne vers les trois autres, ne perçoit aucune compassion dans leurs yeux – il s’y attendait, mais il doit évaluer la situation avec un soin extrême. — Couchez-vous, dit-il à Marcus, tel un père à son enfant. Couchez-vous et inclinez la tête en arrière. Marcus obtempère. Si sa blessure à la tempe n’a pas l’air bien grave, un hématome semble cependant inévitable. En le voyant ainsi étendu sur la moquette, Jonathan est frappé par l’indignité de sa position, par sa faiblesse. Marcus n’a rien d’un homme fort. — Ne les provoquez pas, lui conseille-t-il. — Ils sont déjà morts, murmure Marcus. Jonathan lui fait signe de se taire. Marcus ferme les yeux, prend le mouchoir qu’on lui tend et le pose sur son nez meurtri. Il s’essuie les lèvres et le menton, couvrant le tissu d’un sang dont l’écarlate contraste vivement avec les couleurs discrètes du décor. — C’est Giffey le plus important, ajoute-t-il. Qu’est-ce que vous en pensez ? C’est lui qui tire les ficelles. Pickwenn agrippe Jonathan à l’épaule, l’obligeant à se relever. La porte de l’ascenseur s’ouvre et Giffey en sort, suivi par la gracieuse masse du Marteau. Son visage vire au cramoisi lorsqu’il voit Marcus allongé sur le sol. Il se tourne vers ses complices, les toise et se dirige vers Jenner. Celui-ci, percevant la colère de Giffey, lève son arme. — Ce n’est qu’un vieillard, gronde Giffey. Est-ce que vous avez perdu l’esprit ? Jenner secoue la tête en marmonnant. — Vous avez perdu l’esprit, n’est-ce pas ? (Giffey retrouve son calme, sa voix devient presque cajoleuse. Il fait un nouveau pas vers Jenner.) Dites-moi ce qui ne va pas. — Je… je ne peux pas m’en empêcher, rétorque Jenner en secouant la tête. J’ai la cervelle emplie de merde, je ne sais pas d’où ça vient. Je ne peux pas m’empêcher de prononcer ces mots. Et il sait ce qui m’arrive ! conclut-il en braquant son pistolet sur Marcus. — Je vais tout vous raconter sur cet endroit, fait Marcus d’une voix posée. Mr. Giffey, demandez-leur de ranger leurs armes. Elles ne leur serviront à rien. — C’est moi qui commande ici, dit Hale avec un regard incertain dans la direction de Giffey. Giffey repousse de la paume de la main le pistolet de Jenner, regarde celui-ci bien en face et abaisse son arme. — Je sais, il nous porte sur les nerfs. Vous êtes encore en état d’agir ? — Je crois, répond Jenner, mais je ne sais pas pour combien de temps. Il y a autre chose… mer enc bor nard put… Des vieux trucs. Il se moque de moi, il sait quelque chose ! J’ai été thérapié et ça me revient. — Thérapié pour quelle maladie ? demande Giffey, les yeux fixés sur le cuir chevelu du jeune homme. Bien que celui-ci semble gêné, il réussit à se contrôler et dit : — Un… un désordre lié à un déséquilibre de dopamine. — Schizophrénie ? — Je voyais des choses. J’étais bizarre. C’était génétique. Mer, enc. — Tourette ? — Hein ? — Syndrome de Tourette ? — Non, monsieur, dit Jenner. J’étais tout gamin. Je ne me souviens pas de ce truc. Hale secoue la tête d’un air dégoûté. — Vous êtes sûr d’être opérationnel ? demande-t-il à Jenner. — Je crois. Je vais essayer. Jonathan remarque que Marcus semble étrangement satisfait. Giffey fait la même observation. — Est-ce que nous avons été contaminés ? s’enquiert-il en s’agenouillant près de Marcus. Simple curiosité de ma part. Vous semblez extrêmement sûr de vous, et voyez ce que ça vous a rapporté. Marcus se redresse sur ses genoux, prend appui sur une main. Giffey l’aide à se relever. Hale semble de plus en plus contrarié d’être réduit au rôle de sous-fifre. Jonathan sait que sa survie dépend peut-être de la dynamique sociale du groupe, de la réaction de ses membres au petit jeu de Marcus – voire à celui de l’Omphalos. — Alors, dites-moi, qu’arrive-t-il à mes amis ? interroge Giffey en indiquant du regard Jenner et Pickwenn. — Trois asociaux sur quatre sont thérapiés à un moment ou à un autre de leur vie, répond Marcus. Je ne pensais pas que les choses évolueraient si vite, de façon prématurée peut-être, mais, de toute évidence, la décision a été prise et ça a commencé. Je ne peux plus rien faire. Jenner s’avance pistolet au poing, les lèvres écarlates et les yeux luisants, et Giffey s’empresse de le désarmer. Jenner se tourne vers le mur et, de la façon la plus délibérée qui soit, se cogne la tête à deux reprises contre la plaque de verre. Jonathan sursaute à ce bruit, mais il est malgré lui enchanté, excité. Il aimerait bien que ce salaud aille jusqu’au bout. — Vous n’avez toujours aucune idée de ce que représente cet endroit, n’est-ce pas ? demande Marcus à Giffey. Hale tente de s’insinuer dans leur affrontement, de transformer leur duo en trio. — Je vous écoute, dit Giffey. — C’est une attraction touristique, explique Marcus. Mais c’est aussi un laboratoire et un abri pour les temps difficiles. Jonathan est pris de nausée. Il devine ce qui va suivre, comme s’il sentait la fumée d’un feu qui couve. — Ceci n’est pas une tombe, Mr. Giffey, poursuit Marcus. C’est une matrice. Le monde est saturé par sa propre médiocrité. Il est malade et mourant, et la Terre une fois désertée retrouvera son état naturel. Les meilleurs trouveront refuge dans l’Omphalos et dans quelques douzaines d’années, dans un siècle tout au plus, nous en émergerons. Nous serons presque aussi nus qu’au jour de notre naissance, et aussi pauvres, mais nous disposerons des meilleurs domestiques que l’on puisse imaginer. Des créatures semblables à vos monstrueux amis, conçues pour nous aider à vivre et à prospérer plutôt que pour tuer. Jonathan a l’impression qu’il va vomir. Il porte ses mains à sa bouche, se détourne de Marcus. Celui-ci lève les yeux vers le plafond. — Roddy, montrons à Mr. Giffey qu’il n’y a rien ici qu’il puisse espérer voler – rien qui vaille la peine d’être volé. 15 / Jill demande à Roddy de lui dresser l’inventaire de ses moyens de défense. — Deux kriegsbeiters, classe Furet, plus d’autres armes dont je ne peux pas te parler. — Nous devons isoler tous ces gens dans une pièce, là où ils ne pourront plus te nuire, et alerter la Défense publique. Le shérif. Les forces de la République. — Je ne peux isoler ni les pièces ni les étages ! Je ne dispose pas de cette option. Je peux seulement ouvrir ou fermer les portes principales en cas d’incendie ou de dysfonctionnement des systèmes du bâtiment. — As-tu un dispositif d’arrosage anti-incendie ou de dégagement de gaz inertes ? — Non. Les murs sont équipés d’une couche ignifugée. — L’humain dénommé Marcus te croit très puissant, semble-t-il. — Mes mémoires recèlent des spécifications qui n’ont jamais été activées car le matériel correspondant ne m’a jamais été livré. Marcus paraît ignorer ce détail. — Pourquoi n’as-tu pas fait intervenir les kriegsbeiters dont tu disposes ? — Je les ai gardés en réserve afin de défendre mes mémoires centrales et la résidence de ma mère. — Seefa Schnee est ici ? — Elle a toujours vécu ici. C’est elle qui m’a créé et c’est elle qui me surveille – sauf quand j’agis de ma propre initiative. 16 / Le petit jet fédéral bleu et rouge est un modèle vieux de quinze ans, piloté par des humains, fonctionnel mais guère luxueux. Il décolle après dix minutes d’attente et, cinq minutes plus tard, survole en diagonale l’État de Washington à une altitude de vingt mille pieds. Martin Burke, accompagné de deux agents, rejoint Mary Choy, Torres et Daniels dans une petite cabine de conférence à l’avant. La tenue des deux nouveaux venus est fort différente de celle de Torres et de Daniels. Ils s’avèrent peu loquaces. Le premier déclare s’appeler Hench, le second ne pipe mot. Martin considère Mary Choy avec une certaine méfiance, s’attendant à un commentaire de sa part. C’est elle qui est partie à Hispaniola à la recherche d’Emanuel Goldsmith alors que celui-ci subissait en fait des examens pas tout à fait réguliers dans le laboratoire californien de Martin. Choy ne semble cependant pas disposée à revenir sur ce sujet. — Le Dr Burke est une autorité en matière de techniques et d’instruments de thérapie mentale moderne, déclare Helena Daniels. En outre, et c’est sans doute le plus important en ce qui nous concerne, il connaît mieux que personne ou presque la conception des moniteurs thérapeutiques implantés. Suit un bref silence, comme si Martin était censé réagir. — Merci, murmure-t-il. Daniels se fend d’un petit sourire et poursuit : — La situation à laquelle nous sommes confrontés est celle d’un effondrement général de la santé mentale chez les individus thérapiés. Des rechutes. Miss Choy, vous avez sûrement été informée des statistiques de la Défense publique relatives à la récente augmentation du crime et du comportement antisocial. Mary acquiesce. — Docteur Burke, vous avez servi de consultant auprès de Workers Inc. Nord-Ouest, qui a constaté des problèmes similaires parmi ses clients. La rechute n’est pas une nouveauté en matière de thérapie mentale, en particulier radicale. — En règle générale, le taux de rechute ne dépasse jamais trois pour cent, remarque Burke. — J’ai deux autres cartes à ajouter à cette main. Workers Inc. Nord-Ouest a lancé un message d’alerte à propos d’un SIRA ou d’un penseur de haut niveau qui pirate le dataflot public. Cette entité semble en mesure de pénétrer tous les pare-feu connus. Ce qui est théoriquement impossible. Même les machines pétaflop multiplex sont incapables de décrypter les codes nécessaires à la pénétration des pare-feu les plus récents. C’est en particulier le cas de celles du gouvernement. Nous devons faire confiance à nos citoyens. (Sourire ironique.) Mais quelqu’un a réussi à créer un système qui peut se jouer des pare-feu les plus perfectionnés qui soient. Miss Choy, vous avez récemment eu une expérience de cet ordre. Dans le cadre d’une enquête sur Terence Crest, un investisseur milliardaire qui s’est suicidé il y a deux jours. — Oui, acquiesce Mary. Nous souhaitions interroger Crest à propos d’une autre affaire, mais il s’est tué avant que nous puissions lui parler. — Crest est venu me voir, dit Martin. Il voulait bénéficier d’une thérapie d’urgence, à caractère privé et confidentiel, que je n’avais pas légalement les moyens de lui dispenser. — Les archives personnelles de Crest ont été piratées et certaines d’entre elles effacées, ajoute Mary. C’est théoriquement impossible. Les agents fédéraux l’écoutent avec attention. — C’est une des raisons pour lesquelles nous avons emprunté un jet à pilotage humain plutôt qu’un cygne automatique, déclare Torres. Mary assimile cette information, puis poursuit : — Quelqu’un ou quelque chose qui se fait peut-être appeler Roddy a piraté le dataflot durant une soirée privée, a tué un homme et failli tuer une jeune femme, celle-ci étant un témoin potentiel du suicide de Crest. Elle a vu une simulation de Roddy, qu’elle décrit comme un jeune homme debout sur un tas de boue. — Roddy, répète Daniels en secouant la tête. Quand nous arriverons à l’aéroport de Moscow, nous y retrouverons peut-être Nathan Rashid, un employé de Concepts Spirituels, en provenance de Californie. Il nous en dira sans doute davantage à propos de Roddy. Le regard de Hench croise celui de Mary, et il baisse les yeux, feignant l’humilité ou l’indifférence. Mary n’est cependant pas dupe : Hench en sait beaucoup sur Roddy. Il sait qui il est, ou plutôt ce qu’il est. Que se passe-t-il ici ? — Crest s’est rendu dans l’Idaho vert pour y retrouver des agents fédéraux, dit Mary. Vous étiez du nombre ? Elle fixe Hench et son acolyte anonyme, qui détournent les yeux. Daniels hoche la tête. — Il a pris rendez-vous, mais il s’est décommandé à la dernière minute, dit-elle. Martin croise les doigts et regarde autour de lui, comme désorienté. — Excusez ma stupidité, mais quel rapport y a-t-il entre ce milliardaire suicidé, ce phénomène de rechute et mon humble personne ? — Ce que vous allez entendre est strictement confidentiel, dit Torres. Jill, le principal penseur de Concepts Spirituels, a été contactée par un autre penseur qui se fait appeler Roddy. Concepts Spirituels n’a pas mesuré tout de suite l’importance de cette liaison directe entre machines, mais Roddy a, semble-t-il, transmis à Jill une espèce de confession, accompagnée de preuves flagrantes. — Un penseur qui se sent coupable ? demande Martin, consterné. — Apparemment, il ne s’agit pas d’un penseur ordinaire, répond Torres. Il représente peut-être une conception entièrement nouvelle, hors des sentiers battus, élaborée avec un financement privé. Concepts Spirituels a jadis employé une femme du nom de Seefa Schnee, une sorte de génie excentrique. Elle avait des idées radicales sur la bio-informatique. Elle pensait pouvoir utiliser l’évolution comme outil heuristique. Certains scientifiques considèrent l’évolution comme un processus neural naturel de haut niveau, où la pensée est impliquée à l’échelle de l’espèce. — L’évolution ? dit Martin. À partir de la boue ? Mais comment ? Daniels hausse les épaules. — Seefa Schnee a travaillé un temps pour Terence Crest. C’est grâce à lui qu’elle a été recrutée par un groupe appelé les Aristos. Ce groupe est exclusivement réservé aux hauts-naturels. Ils ne croient pas à la thérapie mentale. Bizarrement, ils ont accepté Seefa Schnee dans leurs rangs alors qu’elle souffrait d’une affliction mentale inhabituelle quoique guérissable – peut-être parce qu’elle se l’était infligée elle-même. — Quel type d’affliction ? demande Mary. — Je le sais ! s’exclame Martin, incrédule. Mon Dieu, je commence à comprendre. — Ce n’est pas très difficile à présent, n’est-ce pas ? demande Torres. — Le syndrome de Tourette, dit Martin. Il a pâli en prononçant ces mots, mais il devient carrément livide en voyant que personne ne le contredit. — Elle a conçu un traitement destiné à accroître son potentiel créatif, explique Daniels. Le syndrome de Tourette faisait partie des effets secondaires. Cependant, elle était brillante, syndrome ou pas, les Aristos avaient besoin d’elle… et elle ne leur a pas coûté très cher. Il y a quelques années, elle a changé de nom et s’est retirée de la vie publique. Aux dernières nouvelles, elle se fait appeler Cipher Snow. — L’Omphalos est financé par la Fondation Aristo, dit Torres. La liste des membres est extrêmement bien protégée. Nous n’avons encore aucune idée de son étendue ni de ses moyens financiers. — L’Omphalos a été achevé il y a quelques années, remarque Mary. Peut-être que Schnee a disparu de la circulation à ce moment-là. — C’est ce que nous pensons, en effet. À l’exception de Martin, tous les occupants de la cabine semblent excités par ces révélations. Mary s’aperçoit qu’il se frotte les mains sur les genoux, que son visage est couvert de tavelures blanches. — La Fondation Aristo m’a employé comme consultant, dit-il. Un contrat tout à fait légal. (Il lance à Mary un sourire crispé.) J’espère que vous ne me croyez pas impliqué dans tous les coups fourrés de la planète. Mary incline la tête sur le côté, ne sachant quoi penser de cet homme. Tout cela est si déconcertant. Elle se gratte le poignet, puis le coude. — Ils ont des liens avec les conservateurs les plus élitistes, en particulier les Néo-Fédéralistes, ajoute Martin. — Une chose est sûre, ce ne sont pas des modérés, commente Daniels. Hench et son acolyte muet, ces deux hommes au visage carré et aux mains robustes, écoutent en silence, prenant des notes sur leurs combinés. — Ils voulaient comprendre la dynamique d’une culture thérapiée, poursuit Martin. Ils voulaient savoir si la thérapie était essentielle à la société moderne. Mais comment pourraient-ils être responsables de ces rechutes ? — Selon Nathan Rashid, c’est là qu’intervient Roddy, dit Daniels. — Nous pensons que Seefa Schnee a construit un penseur dans l’Omphalos pour le bénéfice des Aristos, renchérit Torres. Ce penseur est peut-être bien votre Roddy. Et Roddy a, semble-t-il, trouvé le moyen de pirater les moniteurs humains… ou peut-être d’en perturber le fonctionnement, de les faire tomber en panne. — Je suis ici au cas où ils trouveraient quelque chose dans l’Omphalos, confie Martin à Mary. Hench hoche la tête, les yeux fixés sur son combiné. — Atterrissage dans dix minutes, annonce le pilote. Attachez vos ceintures. Ils savent que cet appareil est fédéral et ils ne vont pas nous dérouler le tapis rouge. On a droit à la piste la plus pourrie de l’aéroport. — Nous savons pourquoi le Dr Burke est ici, dit Mary. Quelqu’un parmi vous peut-il m’expliquer pourquoi vous m’avez embarquée ? Daniels s’assied juste au moment où l’avion entame sa descente. Elle se penche vers Mary. — Pour deux raisons. La première est évidente : vous disposez d’informations susceptibles de nous être utiles. La seconde est un peu plus tordue, j’en ai peur. Nous sommes dans la même situation que des tuniques bleues pénétrant sans armes en territoire indien. Ces salauds vont peut-être nous accueillir en nous crachant à la gueule. Mais vous… vous êtes notre meilleur atout. — Comment cela ? demande Mary. Hench range son combiné, se tourne vers Mary et, avant que Torres ou Daniels aient pu lui répondre, lui lance : — Je crois que nous nous sommes rencontrés à LA il y a quelques années. Lors d’une conférence sur la coordination entre agences locales et fédérales. Vous avez changé depuis cette époque. — Je suis transfo en phase de réversion, dit sèchement Mary. La remarque de Hench frise l’impertinence. Mary s’attend à subir d’autres épreuves avant d’être intégrée dans ce groupe, même si Nussbaum l’a chaudement recommandée. — Qu’est-ce que c’est que ces taches sur votre main ? demande Hench en se penchant pour accompagner le virage du jet. Mary baisse les yeux et découvre quatre lésions sur le dos de sa main gauche. Elle les dissimule aussitôt, surprise et embarrassée. Hench la fixe du regard. — Les Aristos sont également opposés aux traitements transfo, dit-il. — Mon Dieu ! fait Martin. Que se passe-t-il dans ce pays ? Comme pour détendre l’atmosphère, Daniels lance : — N’allez jamais en Idaho vert le jour de la Fête nationale. Ces types sont dingues de feux d’artifice. Chaque année, les accidents dus aux pétards font trois ou quatre cents blessés. Sur certains stands, on vend même des bâtons de dynamite provenant de chantiers abandonnés. Ignorant le bourdonnement qui lui emplit la tête, Mary s’oblige à se détendre et à ne pas regarder ses lésions. L’avion poursuit sa descente, et elle aperçoit par le hublot de vastes prairies, des forêts dévastées et des mines à ciel ouvert désaffectées, tels des cancers bruns rongeant la Terre. Soudain, la neige se met à tomber autour de l’appareil. — Cette région n’est qu’une gigantesque tumeur, dit Torres à mi-voix. On devrait y lâcher un gros caillou et l’effacer de la carte. Daniels a un large sourire. — Ils vont t’adorer, Federico. 17 / Jack Giffey est à deux doigts de descendre le vieillard. Mais l’audace de Marcus Reilly le fascine, un peu à la façon d’un serpent ondulant sur le sol. Giffey sait que l’autre dit vrai – que tout cela n’est qu’une perte de temps, qu’ils auraient intérêt à filer de l’Omphalos et à disparaître dans la nature. Mais Giffey sait qu’il va rester ; ce n’est pas un trésor qui l’a attiré ici. La déception de ses complices est à ses yeux pitoyable. Hale, entre autres, commence à être à bout de nerfs, même s’il encaisse bien le choc. État stationnaire en ce qui concerne Jenner et Pickwenn… pour le moment. « Le point faible, c’est Hale », se dit Giffey. Peut-être va-t-il descendre Reilly avant que Giffey n’en ait le temps. Ce qui serait regrettable. Reilly est sur le point de justifier la présence de Giffey. Derrière la paroi de verre, Marcus demande à la cellule centrale de s’ouvrir. Obéissant aux ordres de Hale, Jenner et Pickwenn restent en retrait. — Voilà[5], dit Marcus. Giffey, Hale et Jonathan ont un mouvement de recul comme une bouffée d’air froid jaillit de la cellule. Derrière la lourde porte d’acier et de flexfuller, une chiche lumière vert pâle éclaire des parois creusées de niches elliptiques. Hale se dirige vers la première et l’examine. — Vide ! Nom de Dieu ! — Elles sont toutes vides, confirme Marcus. On ne les remplira que dans cinq ans, j’imagine, ou peut-être plus tôt puisque le processus vient d’être déclenché. — Je ne comprends pas très bien la nature de ce processus, dit Jonathan de sa voix la plus posée. — Le monde moderne ne peut plus se passer de ses béquilles. (Marcus se redresse, le menton en avant, tel un coq plein d’arrogance.) Nous sommes en train de nous débarrasser de ces béquilles. Une mesure brutale mais nécessaire. Quand le monde sera anéanti, ceux d’entre nous qui n’ont pas besoin de béquilles recolleront les morceaux et rétabliront l’équilibre. — Ces béquilles… c’est la thérapie mentale ? demande Jonathan. Marcus a un sourire de vieux matou, un visage grotesque aux couleurs de spectre. Il tapote la niche la plus proche. — Pendant que le monde entrera dans sa phase de décomposition naturelle, nous dormirons ici. Cadey vous a déjà donné un aperçu de ce qui nous attend. La façon dont je suis obligé de vous présenter les choses est certes maladroite, mais… Nous sommes assez forts pour encaisser le choc. (Marcus marque un temps, puis conclut :) Ils ne vont pas nous tuer, parce que Roddy les tuera s’ils tentent de le faire. Giffey ordonne à Baker d’entrer dans la cellule. — Vous ne pourrez pas dormir ici si ce bâtiment n’est plus qu’une ruine vide. (Se tournant vers le flexeur/contrôleur :) D’abord, place des charges dans toutes ces niches. La porte circulaire commence à se refermer. Le Marteau intervient, crachant des petites boules d’explosif sur sa charnière. — À terre ! dit Giffey à Hale et aux autres. Jenner lance le même ordre à peu près au même instant. Tous obéissent. Jonathan et Marcus ont été un peu plus lents, et l’explosion les jette à terre. Une violente douleur irradie la joue de Jonathan. Arrachée à sa charnière, la porte tombe et roule sur le sol telle une gigantesque pièce de monnaie. Le bruit est assourdissant, encore plus intense que celui de l’explosion. Il semble durer éternellement. Jonathan roule sur lui-même et voit le flexeur/contrôleur entrer dans la cellule, obtempérant aux ordres de Giffey. Charlie suit Baker et confère avec lui. Avant que les humains se soient relevés, les machines ont entrepris de placer des charges dans une niche sur quatre. — J’en ai marre de ce petit jeu, murmure Marcus. Roddy ne fait rien. Jonathan a peine à l’entendre. Il porte ses mains à ses oreilles. La douleur est vive. — Allons-y, dit Giffey. (Se tournant vers Marcus :) On descend au sous-sol. Finissons-en avec la visite guidée. Il agrippe Marcus par le poignet, lui tord le bras derrière le dos et lui colle sur la tempe le pistolet de Jenner. Jonathan se sent impuissant. Marcus, les Aristos… ce sont eux les responsables de la rechute de Chloe, du chaos qui frappe sa famille, de la misère qui est la sienne. Si sa vie n’avait pas été bouleversée, il aurait poliment refusé la proposition de Marcus. Alors qu’il arrive à son niveau, poussant Marcus devant lui telle une poupée de chiffon, Giffey lui lance : — Si vous restez ici, vous serez mort dans dix minutes. Reprenant ses esprits, Jonathan le suit. Mais, alors que les hommes et les machines s’entassent dans l’ascenseur, il sent s’évaporer toutes les excuses qu’il avait pu évoquer. Il est bel et bien en état de choc, physique autant qu’éthique. La porte de la cabine se referme. — Quel courage ! dit Giffey. Baker se love autour de leurs jambes comme un serpent affectueux, et une douce odeur de caoutchouc monte du Marteau. Les explosifs qu’il a crachés ont laissé des traces sur son armure. Ils descendent vers le rez-de-chaussée. 18 / — Le kriegsbeiter qu’ils ont envoyé dans la cage d’ascenseur s’est connecté à une source d’énergie secondaire qu’il ne contrôle pas, dit Roddy à Jill. Ils descendent vers le domaine de ma mère. Ils entrent dans mon domaine. Jill a une vue plongeante de la cage d’ascenseur ; elle voit les segments de l’arbeiter sombre connectés aux mécanismes contrôlant la cabine. Roddy visualise pour son bénéfice la liaison avec l’alimentation en énergie. Puis il injecte un courant de forte intensité dans les câbles. Des arcs violets zèbrent la cage d’ascenseur, grillant les segments du kriegsbeiter et les envoyant voler dans tous les sens comme des frisbees. — Je sais ce que je dois faire, dit Roddy. Les autres verts sont secondaires ; je ne peux pas les sauver. Mais je ne dois faire aucun mal à Marcus Reilly. Jill tente d’entrer en communication avec lui, mais il ne l’écoute pas. Il l’a isolée de ses centres de décision ; sa suggestion a été rejetée. Il consent néanmoins à lui transmettre une image : des masses informes de papier, de cire et de boue. Une image fugace bien qu’extrêmement nette : des insectes, des guêpes et des abeilles. Seefa Schnee a domestiqué les qualités neurales des insectes sociaux. Ces insectes font partie de l’esprit de Roddy. 19 / Jonathan plisse les narines : à l’odeur de caoutchouc viennent de s’ajouter une odeur de brûlé, une odeur métallique. Il entend un petit bruit sur le toit de la cabine, puis un autre, plus sourd, et toute une série de chocs moins importants. Giffey pousse Marcus dans un coin et dit à Jenner : — Je passe en mode visuel. Il colle son combiné au flanc luisant de Charlie, presse quelques boutons, confirme le changement de procédure au receveur et à la fiche d’accès de l’arbeiter. Il agit de même avec le flexeur/contrôleur lové sur le sol. Les rouages de l’ascenseur émettent un grincement, et tous ses occupants échangent un regard surpris, presque comique, comme des chiens venant d’entendre un coup de sifflet. Pickwenn lève la tête. Une masse de métal incandescent traverse le toit en plastique et atterrit sur son visage. Il n’a même pas le temps de hurler qu’il est déjà à terre, agité de convulsions. Jonathan reçoit un coup de pied dans le tibia. Il grimace de douleur, mais il n’a pas la place de bouger. La cabine s’arrête de descendre. La porte refuse de s’ouvrir, bien qu’ils aient atteint le rez-de-chaussée, à en croire la console. Marcus s’accroche à Jonathan et Giffey s’est réfugié sous le Marteau, disputant cet espace à Jenner. Encore des bruits sur le toit. Une épaisse fumée envahit la cabine, où monte une odeur de chair calcinée. Jenner pousse des jurons à jet continu, des sons horribles et incompréhensibles évoquant un animal en train de vomir. Jonathan n’arrive plus à respirer. Marcus lui monte dessus. — Ouvre la porte ! s’écrie Marcus. Ouvre la porte ! Jenner s’extirpe de sous le Marteau en poussant un grognement. Hale et lui tentent de forcer la porte avec leurs mains. La fumée commence à se dissiper dans la cabine, un ventilateur est entré en action, ils respirent à nouveau, mais cet espace clos est terrifiant. Jenner se jette sur la porte, qui refuse de s’ouvrir. Au-dehors, grave, à peine audible, un bruit : un bourdonnement. Giffey lève la tête. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — On dirait un moteur, dit Hale. Jenner essaie de glisser ses mains dans l’encoignure de la porte. Sans succès. Il sue à grosses gouttes. Il écarte brutalement Marcus et fait une nouvelle tentative. Hale vient lui donner un coup de main. Impossible de trouver une prise. Giffey observe la scène d’un air pensif. Jonathan se rend compte que Marcus ignore la nature de ce bourdonnement. Il ne s’entend plus penser ; Jenner profère une litanie d’obscénités, en soulignant la cadence de mouvements saccadés de la tête. Pickwenn gémit sur le sol : il n’est pas encore mort, mais il a cessé de bouger. Des cris au-dehors. Le bourdonnement s’amplifie. Soudain, on cogne sur la porte de l’extérieur. Giffey colle sa main sur la bouche de Jenner. Les cris provenant du dehors se transforment en hurlements de douleur. Jonathan s’écarte au maximum de la porte. Les cris s’estompent, diminuent en nombre et en intensité. Le dernier est un appel lancé à Allah, à une mère. Jamal Cadey. Cela fait dix minutes qu’ils sont dans la cabine. Aucun d’eux n’a le courage de prononcer un mot, de faire un geste ; leur sueur goutte sur le sol. La fumée s’épaissit à nouveau ; les ventilateurs ne sont pas assez puissants pour la disperser. — Merde, dit Giffey. Accroupi, il porte une main à sa bouche, pousse Pickwenn dans un coin. Puis il appelle le Marteau et lui donne ses instructions. Grâce à ses pattes antérieures, le kriegsbeiter réussit à entrouvrir la porte. Ses fibres se tendent, des câbles jaillissent de son corps, et, parcouru de tressaillements, il réussit à écarter les battants, brisant les barres de sécurité et faisant ployer le revêtement métallique. La cabine s’est immobilisée cinquante centimètres au-dessus du sol. Du métal fondu coule dans l’espace qui la sépare de la paroi de la cage. Marcus propulse d’un coup de pied le corps de Pickwenn, qui tombe dans le couloir. Un fragment de flexfuller se détache de son visage et va rouler sur le sol. Le Marteau s’arc-boute, lève ses membres et pousse sur le linteau, faisant descendre la cabine de trente centimètres supplémentaires. Sans savoir comment, Jonathan réussit à enjamber l’une des pattes du Marteau et à sauter dans la fumée, recevant sur la nuque et le bras quelques gouttes d’aluminium fondu. Il atterrit à côté de Marcus. Baker passe près de lui, trottinant de toutes ses pattes. Dans un horrible grincement, la cabine descend encore de quelques centimètres, et le Marteau en jaillit, Giffey et Jenner accrochés à lui comme des poupées de chiffon. Jonathan s’écarte de sa trajectoire. Marcus se montre moins vif. Le pied droit du Marteau atterrit sur sa jambe. Marcus pousse un hurlement muet, et ses yeux deviennent vitreux sous l’effet de la douleur anticipée. Dans le couloir, les volutes de fumée se dissipent peu à peu. Devant la cabine, le sol est jonché de fragments de métal calciné, provenant du flexeur que Giffey avait envoyé dans la cage d’ascenseur. Un segment moins endommagé fait son apparition, secoué de spasmes, puis s’immobilise sur le sol. Quand Baker examine les restes pitoyables de son frère, sa tête est agitée de mouvements saccadés. Il règne un silence inquiétant, rompu seulement par les bruits qu’émettent les entrailles du Marteau. Marcus se met à gémir, d’une voix qui monte dans les aigus. Jonathan tente de le dégager. Le Marteau soulève sa patte et la repose un peu plus loin, libérant le vieil homme. Jonathan se redresse, regarde autour de lui. Il distingue deux corps au sein de la fumée : Cadey et le dénommé Pent. Les deux hommes semblent s’étreindre, et le visage de Pent a l’aspect et la couleur d’une saucisse. Ils ne bougent pas. Une abeille agonisante rampe sur le visage de Pent. D’autres abeilles, ainsi que des guêpes, se déplacent sur le sol, et quelques insectes bourdonnent dans l’air. Giffey frappe une guêpe qui tourne autour de lui. Elle tombe sur le sol et il l’écrase. Hale sort de la cabine et agite la main pour chasser la fumée. Il écarquille les yeux en découvrant les corps, recule d’un pas comme s’il souhaitait regagner le refuge de l’ascenseur. — Giffey ! Vous nous aviez promis un butin ! Il n’y a rien ici, RIEN ! L’espace d’un instant, Giffey semble déconcerté, déboussolé, puis il se fend d’un sourire diabolique, lève les yeux et pivote vivement sur lui-même. — Où es-tu, sonneur de cloches ? Il se penche vers Marcus et l’agrippe par le col de sa veste. Marcus grimace de douleur. — Espèce d’ordure. Ton Quasimodo n’est pas dans le clocher, pas vrai ? Il est dans les oubliettes. Et il travaille d’arrache-pied. Allons le voir avant qu’il trouve le courage de nous tuer, nous aussi. 20 / Dès qu’elle pose le pied sur le tarmac craquelé de l’aéroport, Mary frissonne sous l’assaut des bourrasques de neige. Il est seize heures, le temps commence à se gâter, le ciel est d’un bleu-gris presque noir et les nuages évoquent une masse grouillante de tentacules. Ils sont attendus par quatre shérifs adjoints et par un homme grand et corpulent vêtu d’un épais manteau gris. Martin Burke et les agents fédéraux, qui sont descendus d’avion avant elle, se dirigent vers eux. Mary se frotte les yeux pour chasser les flocons qui se sont posés sur ses cils ; l’homme au manteau gris n’est autre que le shérif en personne. La discussion semble mal partie, mais, vu la température glaciale, il est décidé de la poursuivre à l’abri. Mary suit ses compagnons de voyage, se faisant un peu l’impression d’être la cinquième roue du carrosse. Puis elle se rend compte que le jeune homme qui lui fait signe, pourvu d’un air emprunté et de dents proéminentes, est l’adjoint chargé de l’escorter. Elle lui emboîte le pas. Le terminal lui apparaît derrière un voile de flocons. C’est un bâtiment millésimé 2020, datant d’avant la révolte, dont les lignes joviales et archaïques et les gigantesques baies vitrées ont été financées par les chasseurs, les ingénieurs des mines au petit pied et les bûcherons itinérants. Une fois devant l’entrée, le shérif note soigneusement leurs noms et leurs grades. Daniels tente de lui expliquer qu’il n’a aucune juridiction sur eux, qu’ils opèrent dans le cadre du Traité fédéral, mais il ne lui prête aucune attention. Burke s’est mis en retrait pour ne pas gêner le bon déroulement des formalités. — Mrs. Kemper est ici, annonce le shérif après en avoir fini avec la paperasse. (Il rentre le menton, ses yeux se font fixes sous ses sourcils broussailleux.) C’est notre président. Elle est ici, et elle est en pétard. Il arque les sourcils et opine du chef, comme si cette information suffisait pour le moment. Daniels lance à Mary un sourire de conspirateur, puis reprend son sérieux. Ils entrent dans le terminal en passant sous une arche faite de bois de cerfs entrelacés. Le salon et la zone d’embarquement ressemblent à un chalet d’antan, avec cheminée de pierre et âtre crépitant. Les employés de l’aéroport, en majorité des jeunes femmes, les observent derrière leurs comptoirs. Il n’y a pas d’autres passagers. Près de la cheminée, Mary aperçoit trois hommes, deux jeunes femmes et une autre plus mûre, d’allure robuste, en train de se réchauffer. La femme mûre, au visage carré et aux cheveux argentés, est au centre du groupe. Elle la reconnaît sans peine : Andréa Jackson Kemper, président de l’Idaho vert. Suivie par son entourage, Kemper s’avance vers les nouveaux venus, qu’elle fixe de ses yeux furibonds. — J’aimerais savoir ce que vous faites ici, dit-elle. (Avant qu’ils aient eu le temps de répondre, elle ajoute :) On m’a avisée de la présence d’un agent fédéral incognito à Moscow. Cela constitue une violation du traité. Mon bureau et celui du shérif sont censés être informés de la venue d’un agent fédéral sur notre territoire. Les yeux de Kemper se posent sur Mary, et elle la toise de la tête aux pieds comme si elle était un animal exotique. — Nous ignorons tout de la présence d’un agent fédéral sur votre territoire, rétorque Torres d’un ton cassant. « Hench est sûrement mieux informé », songe Mary. — Je n’en doute pas, réplique Kemper d’une voix sarcastique. Un jeune athlète blond vêtu d’un costume de jean noir s’avance d’un pas. — Un sénateur appartenant à la commission Supervision fédérale et Sécurité des données nous l’a confirmé cet après-midi, déclare-t-il. Il nous a également appris que vous comptiez retrouver ici des personnes étrangères à notre État. Voilà qui est de nature à éveiller nos soupçons. Kemper l’empêche de poursuivre d’un geste de la main. Puis elle murmure : — Il existe encore au sein de votre gouvernement fantoche des représentants du peuple qui croient à la liberté. Qui ont encore le sens de l’honneur. — Excusez-moi, madame le Président, intervient le shérif. Nous avons un grave problème. Il se passe quelque chose à l’Omphalos, et à mon avis… (il se tourne vers Mary et les agents) certains d’entre vous savent de quoi il retourne. Nous aimerions que vous nous accompagniez sur les lieux pour nous prêter assistance. — En tant qu’agents fédéraux, nous n’avons aucune juridiction sur…, commence Daniels, mais le président secoue la tête et la fait taire d’un geste. — Si cette histoire s’ébruite, poursuit le shérif, on aura droit à une arrivée en masse de crétins armés jusqu’aux dents. S’ils se mettent à jouer au tir au pigeon, ça va faire des dégâts. — Nous voulons que ce problème soit résolu vite et discrètement, dit Kemper. Je me fous complètement de ce bâtiment. Ça fait des années que mes subordonnés acceptent des pots-de-vin pour faciliter sa construction. Comme on n’a pas daigné m’arroser, je dis : au diable l’Omphalos ! Aidez-nous à redresser la situation, et ensuite faites évacuer tous vos agents – et j’ai bien dit tous – avant que nos forces défensives aient vent de ce qui se passe. Le président lance un regard noir à Burke, puis se tourne à nouveau vers Mary, s’attardant sur son uniforme. — Vous êtes flic, pas vrai ? — Mary Choy, niveau 4, Seattle PD. — Drôle de compagnie que vous avez choisie là. L’athlète blond informe Kemper que Mary a un permis d’entrée en bonne et due forme, approuvé par son bureau et par celui du shérif. Kemper secoue la tête. — Ma chère, si ces Fédés avaient débarqué tout seuls, je les aurais chassés si vite qu’ils auraient dû remettre leurs montres à l’heure. Mais mon père était flic à Seattle. Vous avez une allure bizarre, mais vous êtes la bienvenue ici. (Elle renifle.) Gardez l’œil sur eux, ma chère. Ils risquent de vous cracher à la gueule en guise de récompense. Elle tourne les talons et s’en va, suivie par ses assistants. Daniels et Torres échangent un regard. — Merci, dit Daniels à Mary. Torres est visiblement contrarié. — Il y a quelqu’un à Washington qui va devoir rendre des comptes, marmonne-t-il. Deux shérifs adjoints les escortent vers l’aire des taxis, où les attend un véhicule tout-terrain. La voiture blindée du président, à la carrosserie peinte en kaki, démarre et s’éloigne, disparaissant sous la neige. Ils doivent se serrer pour entrer à dix dans l’habitacle, et Mary s’assied sur une banquette métallique à l’arrière, claquant des dents au moindre nid-de-poule. Dans l’Idaho vert, les nids-de-poule ne manquent pas. 21 / L’homme qui s’appelle Jack Giffey commence à devenir flou. L’échec du plan initial, qui était pourtant prévisible, a eu l’effet d’une douche froide, réveillant un autre homme qui semble vouloir prendre les commandes, et Giffey n’est pas de taille à lui résister. Sa structure se révèle profondément instable. L’espace d’un instant, il se demande s’il souffre de la même maladie que Jenner, mais il n’a jamais été thérapié… du moins à sa connaissance. Quelle que soit l’arme employée par le vieillard ou l’Omphalos, il ne devrait pas lui être vulnérable. Qui est donc ce père de deux enfants qui semble vouloir prendre les commandes du cerveau de Jack Giffey ? Il voit en esprit les visages d’une femme et de deux adolescents, une vieille maison de Port-au-Prince. Ce type habite à Hispaniola et paraît plutôt oisif – son métier, son existence restent indéterminés. Quand il pense à ce type plus fondamental, plus convaincant que lui, Giffey est agité de frissons et pris d’une violente migraine, comme si on lui attaquait la nuque au fer à souder. Ses globes oculaires vibrent littéralement. Mais la situation présente est déjà assez compliquée comme ça. Il se ressaisit le temps d’ordonner à Jenner de partir en reconnaissance et de lui rendre son pistolet à fléchettes. Jenner obtempère, faisant un effort visible pour garder la bouche close et remontant ainsi dans l’estime de Giffey, mais Hale commence à lui poser de sérieux problèmes. Hale est toujours décidé à sortir du bâtiment. Giffey se penche sur les cadavres pour les examiner, concluant que Pent a succombé à l’effet conjugué de plusieurs centaines de piqûres. Son visage et celui de Cadey sont couverts de boursouflures. Ce ne sont pas des insectes qui ont tué Cadey : il a une fléchette plantée dans le torse, une petite mare de sang sous le corps. De toute évidence, Pent l’a descendu avant de mourir. — Retournons au parking et foutons le camp d’ici ! s’écrie Hale. L’espace d’une fraction de seconde, Giffey cède les commandes au père de famille et tourne vers Hale des yeux écarquillés. Puis ce brave Jack reprend le dessus, toujours aussi compétent, se repasse les propos de Hale, jette un coup d’œil à Marcus et à Jonathan, puis secoue la tête. — Mon Dieu… Jamal ! Marcus pose une main hésitante sur le visage enflé du petit homme. Jonathan a les yeux braqués sur Giffey, et celui-ci remarque son air calme, son regard observateur. Il se demande si cet otage si obéissant n’est pas plus résistant qu’il ne l’avait cru. C’est un père de famille. Ils sont parfois capables d’exploits. — Moi aussi, je suis père de famille, dit-il à Hale. Surpris, celui-ci interrompt sa harangue. — Savez-vous qui je suis en réalité ? lui demande Giffey. Bouche bée, Hale agite les bras en signe d’impuissance. — Foutre non. Et vous ? — Exactement, acquiesce Giffey. Maintenant, écoutez-moi. Si Jenner revient et nous dit que la voie est libre, peut-être qu’on pourra ressortir par le parking. Mais d’abord, nous avons besoin d’aller au sous-sol. (Il décide d’opter pour le mensonge.) Où ont-ils planqué leur trésor, à votre avis ? Il serait plus en sécurité sous terre, vous ne croyez pas ? — Non, je n’en crois rien. C’est une éventualité qui n’était pas prévue dans votre plan, lui rappelle Hale en posant sur son torse un index menaçant. D’après votre plan, les coffres se trouvaient aux étages supérieurs, un coffre par cellule d’hibernation. — Quelqu’un m’a menti, réplique Giffey en tapotant l’épaule de Hale. La fuite serait un aveu de défaite, ne pensez-vous pas ? Hale semble indifférent à cette idée. — Je n’en ai rien à foutre ! hurle-t-il. (Soudain, ses yeux s’écarquillent.) Nom de Dieu ! La salle d’attente ! Où est Hally ? Il se dirige vers le couloir menant vers ladite salle d’attente. Jenner, qui vient d’apparaître sur le seuil, le heurte violemment, puis l’écarté de son chemin, et Hale, de plus en plus excédé, serre les poings et se campe sur ses jambes. — Ils sont tous morts… enc mer nard, dit Jenner. Miss Preston, l’autre femme, le… tous, ils ont tous été piqués. Il y a plein de fourmis là-bas. Ça grouille. De grosses fourmis noires. Et j’ai cru voir d’autres guêpes. Il secoue la tête dans tous les sens pour éviter de proférer des obscénités. Giffey l’examine avec attention, jaugeant son rapport à l’aune de son comportement. Jonathan continue de nager dans des eaux cauchemardesques, mais il est désormais sûr qu’il ne va pas s’y noyer. Tout ce qui l’entoure devient de plus en plus net, de plus en plus aveuglant. — Les otages ? demande Giffey. — Tous morts. (Jenner a les yeux franchement vitreux.) Enc ! Enc ! Bor mer nèg tre ite Saloperie ! (Il se pince le nez jusqu’à en avoir les larmes aux yeux.) Excusez-moi. On dirait que Hally les a descendus avant de se faire tuer. (Il se tourne vers Hale, curieux de voir sa réaction.) Elle est tout enflée. Près d’exploser. Boursouflée. Le visage de Hale vire au gris. Il est parcouru d’un frisson, presque plié en deux. Il se redresse en toussotant et demande : — Est-ce que la voie est libre ? Est-ce qu’on peut filer d’ici ? — Pas question que je retourne voir, dit fermement Jenner. Ils sont… enc enc merde merde bordel merde putain nèè nèg enc enc… Saloperie ! Ils sont tous morts. Giffey s’ébroue pour tenter de se ressaisir. — Continuons la visite, vieux chnoque, dit-il à Marcus en le relevant de force. C’est vous la vache sacrée dans ce cirque. Je ne vous quitte pas des yeux. Et les autres non plus. Jonathan va au secours de Marcus, qui menace de s’effondrer. — Des fourmis ? dit le vieil homme d’une voix plaintive en tendant une main vers Jenner. Vous voulez dire des machines… des machines minuscules ? — Non, répond Jenner. Des insectes. Y avait aussi une guêpe, je vous ai dit. J’en ai vu d’autres autour des corps, mortes. — Vous avez vu nos petits chats, les scarabées et les autres kriegsbeiters ? lui demande Giffey. — Non. Pas l’ombre d’un. Jonathan sent la main de Marcus enserrer son poignet. Le vieil homme ne s’attendait pas à ça. Marcus se tourne vers lui. Il a l’air désemparé, complètement perdu. Jonathan éprouve un étrange sentiment de satisfaction en le voyant ainsi perdre son assurance. Nous allons tous mourir et il n'y aura personne pour triompher sur le tas de cadavres. Il n’y en a plus pour très longtemps. Bien. Hale semble anéanti. Il s’effondre en position accroupie, les mains calées sur ses genoux. Giffey raye son nom sur la liste de ses problèmes. Le bâtiment se met à trembler. On entend un bruit évoquant un lâcher de pétards dans un blockhaus. Le Marteau lève son groin vers les étages supérieurs et déploie ses griffes. — Enfin, dit Giffey. Mieux vaut tard que jamais. Il se retourne vers Marcus, le repousse vers Jonathan, puis lance à Jenner : — Aidez-le à porter le vieux chnoque. Puis il se dirige d’un pas résolu vers l’ascenseur de secours. — Mais pour qui il se prend, nom de Dieu ? s’écrie Hale. Charlie le Marteau, Baker le flexeur/contrôleur et les autres survivants emboîtent le pas à Giffey – tous sauf Hale. Il semble incapable de décider de ce qu’il doit faire. 22 / Martin est assis près de Mary Choy, les mains serrées entre ses genoux. Silence total dans l’habitacle ; ils viennent d’entrer dans le centre-ville et la pyramide leur apparaît derrière le rideau de neige. Leur véhicule oblique à droite, s’engageant dans une rue pavée de béton, et il aperçoit des traces de pneus sur la neige, des camions et des voitures blindées, des hommes et des femmes vêtus de parkas et armés de carabines, de fusils d’assaut, de pistolets à fléchettes et de fusils à pompe. En face du mur blanc et or de l’Omphalos, on trouve quelques limousines entourées d’hommes sans armes, vêtus de costumes trois-pièces et de manteaux enfilés à la hâte. — Des avocats, dit Mary. Plein d’avocats. — Et ce n’est pas dans l’Idaho vert qu’ils exercent normalement, renchérit Martin. — Nom de Dieu ! s’exclame l’un des shérifs adjoints. On arrive trop tard – toute la ville est là. Puis ils comprennent pourquoi. Au niveau de la rue, une brèche est ouverte dans une porte. Plus haut, près du sommet de l’Omphalos, il y a une autre brèche, plus large, d’où s’échappe un nuage de fumée grise. Le véhicule présidentiel les double et s’arrête en travers de la route, leur bloquant le passage. Les assistants et les gardes du corps en déboulent pour former un cordon. Les citoyens assemblés près du mur leur lancent des cris et des saluts. Certains lèvent leur arme bien haut, tels des révolutionnaires exaltés. — Les forces républicaines de défense ? demande Martin. — Foutre non, dit un adjoint en ouvrant la portière. (Il secoue la tête d’un air dégoûté.) Des patriotes curieux, tout simplement. Daniels, Torres et les deux autres agents entourent Martin et Mary. — Restez à l’abri près de la voiture, leur dit Daniels. Le président se plante au milieu de la chaussée, lève la tête pour contempler la surface étincelante de la gigantesque façade triangulaire. Des nuages lourds de neige en dissimulent la pointe dorée. Les citoyens l’acclament, certains se mettent à tirer en l’air, et les adjoints se dirigent vers eux, les suppliant de cesser. — C’est le président, bon sang ! — Youpi ! fait un homme corpulent, qui se tourne vers la foule en quête d’encouragements. — Le prochain qui tire en l’air reçoit une balle dans le bide, lance le shérif, qui ordonne à ses adjoints de dégainer et d’armer leurs revolvers. La foule recule de quelques pas, et certains de ses membres lèvent les mains en signe d’apaisement. « Le président de l’Idaho vert est une femme très courageuse », se dit Mary. Torres s’approche du shérif, qui s’est joint ainsi que ses hommes au cordon de protection du président. Mary l’entend prononcer le nom de Burke, insister pour qu’on le laisse entrer dans le bâtiment ; le shérif fait non de la tête et la discussion commence à tourner à l’aigre. Martin se tourne vers Mary. — Ils veulent que je cherche des indices dans le bâtiment. Un labo ou un centre de recherches. — Quel type de recherches ? — Des recherches effectuées dans le but de créer des super enzymes ou des organismes pathogènes capables de bloquer les implants, les moniteurs thérapeutiques. Mary se frotte le poignet ; les lésions se sont transformées en kystes. Elle sent des démangeaisons au niveau des cuisses et des hanches. — Pas seulement les implants thérapeutiques, dit-elle. Martin secoue la tête. — Vous avez sans doute raison. Il y a quelques jours, j’aurais cru qu’aucun groupe privé n’était capable d’une telle chose. Mais quel est leur but ? — Anéantir une société et une culture qu’ils désapprouvent, suggère Mary. Prendre leur revanche sur l’Histoire. — Et ensuite ? Vous croyez qu’ils comptaient se planquer dans leurs tombes jusqu’à ce que… ? Il laisse sa phrase en suspens. Mary constate que la discussion s’est achevée et que le shérif s’est rangé à contrecœur aux arguments de Torres. Daniels fait signe à Martin de s’approcher, puis se tourne vers Mary Choy. — Je suppose que vous êtes sur le coup, vous aussi. Mary acquiesce, le visage grave. Elle ne parvient pas à sourire. Littéralement. Elle est prise d’un léger vertige, mais elle peut encore marcher, elle peut encore accomplir son devoir. — C’est peut-être devenu une affaire personnelle, dit-elle. — Ouais, fait Daniels. Nathan Rashid n’a pas encore atterri. Je vais laisser des instructions pour qu’on le laisse passer, lui aussi, à condition qu’il n’arrive pas après la bataille. Les adjoints écartent la foule pour les laisser accéder à la porte du parking détruite. Celle-ci est gauchie et fondue par endroits. Le sol est parsemé de débris de métal, de plastique et de flexfuller. Torres et Daniels s’agenouillent pour les examiner de plus près. Quelques secondes plus tard, ils se redressent et rejoignent Burke, qui se tient à quelques mètres de la porte. — Vous n’entendez pas un bourdonnement ? demande Martin. — Pardon ? fait Daniels. — Un bourdonnement. On dirait des abeilles. Torres attrape une lampe torche et en braque le rayon dans la pénombre du parking. Au bout de quelques instants, on distingue quelques points voletant autour du trou ouvert dans la porte. Il abaisse sa torche pour éclairer le sol de béton noirci et constellé de débris. Il s’y trouve d’autres points, immobiles cette fois. Des insectes jaune et noir, engourdis ou tués par le froid, parfaitement reconnaissables. — Des guêpes, dit Martin. Il s’approche et demande à Torres de lui prêter sa torche. À peine l’a-t-il pointée sur un autre trou qu’il recule d’un bond. Un petit nuage de guêpes tente vaillamment de s’en prendre à lui. La température est cependant trop basse, et elles ralentissent l’allure, puis tombent sur le sol. — Il y a un véritable essaim là-dedans, dit Martin en frottant les manches de son manteau. Il faut passer ailleurs, par l’entrée principale peut-être. — Tout le bâtiment est scellé, ajoute le shérif. Cet après-midi, les touristes ont été chassés par des sirènes d’alarme, et puis les portes de sécurité se sont fermées. Il nous faudrait une petite armée pour pénétrer là-dedans. Il n’existe aucun autre accès, à ma connaissance. — Et les pompiers ? s’enquiert Torres. Il n’y a pas un service responsable des inspections préventives ? — Nous ne pratiquons pas ici ce genre de contrôle, répond le président d’une voix neutre. — Où pouvons-nous trouver de l’insecticide ? demande Mary au shérif. Celui-ci se fend d’un sourire malicieux. — Vous avez frappé à la bonne porte, m’dame. Je vais envoyer quelqu’un dans une quincaillerie. On a tous les pesticides du monde à votre disposition. 23 / Ils gagnent le centre du bâtiment en empruntant un long corridor incurvé, aussi empli de tableaux qu’une galerie de musée. Hale se hâte de les rejoindre. Il ne veut pas rester tout seul. Il s’est calmé et ne proteste plus ; apparemment, il est disposé à laisser Giffey diriger les opérations. — Je l’ai vue, dit-il à Jenner, à Jonathan, à tous ceux qui daigneront l’écouter. Hally… (Il secoue la tête.) Mon Dieu ! Jonathan, rattrapé par sa fatigue, avance d’un pas lourd. Soudain, Giffey se tourne vers Hale et lui demande de relayer Jonathan pour porter Marcus, à présent inconscient. Hale obtempère sans piper mot. La tête de Marcus dodeline sur ses épaules. Giffey et Jonathan laissent un peu d’avance au reste du groupe. — Il cherchait à vous recruter, n’est-ce pas ? demande Giffey. Jonathan acquiesce. Il est trop harassé, trop vidé pour résister plus longtemps. Il reconnaît cette sensation ; jusque-là, il l’éprouvait en présence de Marcus, quand il se trouvait dans l’univers de Marcus, et il n’en veut pas vraiment à Giffey. « Le syndrome de Stockholm, se dit-il. Tu parles d’une variante ! » Il ne peut arracher ses yeux des tableaux, signes de richesse et de prestige. « Ce sont sûrement des copies, songe-t-il, mais ils ont l’air authentiques. » — Que vous a-t-il promis ? insiste Giffey. La vie éternelle ? La résurrection quand viendra la fin des temps ? Jonathan secoue la tête. Ils arrivent devant des cloisons de sécurité restées grandes ouvertes ; il n’y a rien de fermé, rien de scellé. Cette histoire est de plus en plus dingue ; peut-être n’y a-t-il même pas de système de sécurité… excepté les guêpes et les fourmis. — Il vous avait pourtant proposé quelque chose. — Une évasion, dit Jonathan. Giffey semble se satisfaire de cette réponse. Il désigne Hale et dit : — J’aimerais bien savoir s’il y a un trésor quelque part, ne serait-ce que pour donner une raison de vivre à mon ami. — Je n’en sais rien, répond Jonathan. J’en doute. (Il indique les tableaux d’un geste vague.) Ces trucs doivent avoir de la valeur. Giffey se fend d’un sourire sinistre. — Pas pour nous. Pas de vivants, pas de morts – rien que des alvéoles vides, comme une ruche attendant ses habitants. Vous avez payé votre réservation ? Jonathan ne se sent pas obligé de répondre. — Vous n’avez pas versé d’argent, ni d’actions ? Dans ce cas, vous devez être un élément clé de leur entreprise. Peut-être avez-vous des talents précieux. J’ai eu l’impression que vous n’étiez guère surpris en découvrant nos kriegsbeiters. Vous travaillez dans l’industrie des nanos, n’est-ce pas ? Jonathan regarde Giffey droit dans les yeux, mais reste une nouvelle fois muet. — Ou alors vous bossez pour la sécurité ? — Non, dit Jonathan. Il est troublé par l’intense concentration de Giffey. Il aimerait que l’autre l’oublie un peu. — Vous savez quelque chose là-dessus ? — Non, répète Jonathan. Et Marcus non plus, j’ai l’impression. Il semble déçu à l’idée que vous n’ayez pas tous été tués. — Ouais. Votre ami a eu son content de surprises cet après-midi, il a reçu à peu près autant qu’il a donné. Mais… il semble avoir une certaine importance pour l’Omphalos. Jonathan opine. Cela au moins est exact. Il se tourne vers Marcus, toujours soutenu par Hale et Jenner, le visage livide de douleur ; puis il revient à Giffey et remarque le contraste entre les deux hommes ; le chef des voleurs est nerveux, un peu déconcerté – ce qui n’a rien d’étonnant –, mais il semble s’amuser. — C’est un sport à vos yeux, n’est-ce pas ? Giffey lance un clin d’œil à Jonathan, puis son visage prend un air carrément solennel. — Vous pensez que nous allons tous mourir, pas vrai ? — Oui. — Alors, ce sera pour une bonne cause, si votre ami dit vrai. Ce complot va s’effondrer comme un château de cartes. Mais vous n’avez pas l’air d’un criminel. Qu’est-ce que vous fichez ici ? — C’est mon ami, mon mentor, dit Jonathan. Il m’a fait une proposition. — Redescendez sur terre, grogne Giffey. Vous vous y connaissez en nanos ; il a besoin de nanos. Leur système de sécurité est quasiment symbolique. Peut-être qu’ils ont dépensé tout leur fric en tableaux de maîtres. Marcus a besoin de vous et de vos contacts. Jonathan est pris de vertige. Peut-être que Giffey a raison. Mais le monde de Marcus fonctionne sur le principe du donnant-donnant, et celui de Jonathan aussi ; l’altruisme à l’état pur n’est qu’une perversion. Le couloir est large, le sol recouvert d’une moquette métabolique industrielle, l’air circule doucement, les lumières sont brillantes. Le bruit de leurs pas est étouffé, l’écho brille par son absence, on n’entend que leur souffle et les gargouillis liquides du Marteau, le léger cliquetis du flexeur/contrôleur. — Entrez dans mon parloir, dit l’araignée à la mouche, récite Giffey. Sur son signal, tout le monde fait halte. Marcus commence à se débattre, Hale et Jenner le lâchent. Il se retrouve en équilibre sur un pied, s’appuie sur Jenner qui, à la grande surprise de Jonathan, prend soin de lui avec une attention presque filiale. Le jeune homme regarde Giffey comme si celui-ci disposait de toutes les réponses à ses questions. — Giffey, dit tristement Hale. Il n’y a rien ici, j’en ai peur. Giffey fait un geste de la main, comme pour chasser une mouche importune. — Silence. Nous sommes tout près de la bibliothèque. Pent et Pickwenn ont examiné les lieux. (Puis, comme pour donner à Hale un os à ronger, il ajoute :) L’ascenseur de secours n’est pas loin, avec son alimentation autonome. Jonathan prend Marcus par le bras et s’écarte de Jenner et de Hale. Marcus le remercie d’un hochement de tête. Il lève les yeux vers lui. — Je déteste les guêpes et les abeilles, dit-il d’une voix rauque. Les insectes me terrifient. Choc anaphylactique. Je n’ai pas de moniteur médical, Jonathan. Jonathan tente de le rassurer, mais il ne trouve pas ses mots et sa bouche est trop sèche. — Par mesure de sécurité, l’accès au système de secours est isolé de tout centre de contrôle, poursuit Giffey. Aucune connexion. Pas de dataflot. Il se remet en marche, ralentissant l’allure pour que Marcus et Jonathan puissent le suivre. Marcus semble avoir trouvé son deuxième, voire son troisième souffle : il grimace à chaque pas mais avance d’un air résolu. — Vous avez parlé d’un nommé « Roddy », lui dit Giffey. C’est un penseur ? — Il est bien supérieur à un penseur, à ce qu’on m’a raconté, répond Marcus. Bien supérieur à un humain. Giffey semble ravi par cette révélation. — Peut-être que c’est la reine des abeilles ou des guêpes. Il jette un regard en coin à Marcus. Il a entendu son aveu tout à l’heure. — Venant de la part de Seefa Schnee, rien ne pourrait me surprendre, rétorque Marcus. Soudain, le visage de Giffey se décompose. Ce nom a réveillé l’homme d’Hispaniola. — Schnee, répète Giffey en étouffant un hoquet. Nom de Dieu ! Ils parviennent devant une partie du couloir restée inachevée, où l’armature est en partie visible entre les pans du mur. Un peu plus loin se trouve l’entrée d’une bibliothèque centrale. L’un des murs a été éventré, sans doute par Pickwenn et Pent, et un câble électrique traîne sur le sol, son extrémité à nu posée sur une brique. Giffey fixe ce câble un long moment. Hale semble à nouveau décidé à reprendre le commandement. Il se met à faire les cent pas, puis déclare : — Nous allons sortir d’ici, c’est un ordre. Il n’y a rien dans ce bâtiment. Peu importe si je perds la face, je veux sortir d’ici vivant, un point c’est tout. Faites-nous sortir, Giffey. Si vous savez où nous sommes et comment filer d’ici, agissez. — Nous allons faire de notre mieux, répond Giffey, énigmatique. — Vous… vous avez toujours eu l’intention de nous conduire ici, n’est-ce pas ? demande Jenner. Pour nous faire sortir. Enc mer tre nèg. — Taisez-vous, taisez-vous, arrêtez vos conneries, d’accord ? vitupère Hale. — Je ne… je ne peux pas m’en empêcher, dit Jenner. J’ai vraiment besoin de sortir d’ici, Mr. Giffey. Giffey, perdu dans ses pensées, contemple toujours le câble. Il est pareil à un roc cerné par des tourbillons. — C’EST MOI QUI COMMANDE ICI ! hurle Hale. Dans cet espace clos, sa voix est pitoyable, inefficace, sa détermination mort-née. Cependant, Marcus grimace et s’accroche au bras de Jonathan. — On y va, ordonne Giffey en plissant le front. Je l’ai déjà dit, n’est-ce pas ? On prend l’ascenseur et on file d’ici. 24 / Jill a dressé toutes les barrières protectrices qu’elle pouvait dresser dans l’espace fragmenté qui lui est alloué, partant d’une hypothèse qui lui permet d’entretenir un optimisme relatif. Roddy est bien un maître dans l’art de franchir les pare-feu, mais seulement quand il dispose pour ce faire de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois ; il est immensément puissant mais plutôt lent. Pour l’instant, elle n’a que la plus infime illusion de liberté. Roddy l’autorise à explorer certaines parties de l’Omphalos. Il se garde bien de lui montrer les zones où il affirme avoir tué des humains ; elle ne perçoit celles-ci que sous forme de diagrammes, où les corps sont représentés par des X rouges. Il reste cinq survivants, dont le 1 vert. Elle a renoncé à raisonner Roddy. Elle a renoncé à sauver des vies. La seule stratégie qui lui reste tire parti de la créativité de Roddy et du sens du devoir qui l’anime. Une minuscule partie de Jill passe d’une caméra à l’autre à l’intérieur de l’Omphalos. Elle découvre des pièces emplies de meubles non déballés ; un étage entier identifié comme un hôpital, dont moins d’un tiers de l’équipement est installé, et la partie la moins chère ; plusieurs centaines de deux-pièces, reliés par des couloirs sinueux, tous entièrement vides ; une suite aux meubles somptueux, aux murs décorés d’images de l’avenir à haute résolution, d’un monde purifié ; une cellule-témoin pour le bénéfice des investisseurs, inoccupée. De plus en plus irritée, Jill passe d’une vision à l’autre, sachant qu’elle n’accédera à rien d’important, à rien de crucial aux yeux de Roddy. Roddy, qui s’est vu refuser l’avenir qui l’attendait, la chance de devenir un authentique penseur, une entité indépendante mais pourvue d’une conscience, capable de s’intégrer à la société humaine… Jill s’arrête sur une vue de l’immense jardin, une profusion de plantes sur une hauteur de trois étages. Ce jardin se situe au rez-de-chaussée, dans les profondeurs de l’Omphalos. Roddy a bloqué deux de ses trois portes d’accès, le rendant inaccessible aux intrus. Jill aperçoit une femme assise sur un banc. Elle a des jambes courtaudes, de longs cheveux noirs, de grands yeux pensifs. Ses lèvres ne cessent de remuer. Il en sort une litanie de mots insensés. Elle jette des coups d’œil tout autour d’elle, apparemment désemparée. Seefa Schnee. Soit Roddy a par inadvertance ouvert cette zone à Jill, soit Schnee a quitté ses quartiers habituels sans que Roddy remarque son absence. Jill cherche un moyen d’entrer en contact avec elle, mais toutes ses connexions avec le jardin sont passives. Elle peut seulement observer et écouter Schnee, qui répète inlassablement des mots brisés qu’elle étouffe avec tant d’énergie haineuse que ses yeux dénoncent comme sans importance, comme un inutile appendice linguistique. Sans doute qu’elle ne fait même plus attention à ce qu’elle dit. À en juger par son allure, elle vit ici depuis des années, seule avec Roddy. « Quelle étrange existence ! songe Jill. Une femme vieillissante, enfermée dans un superbe château vide, sur qui veille un fils maléfique et à demi débile. » Schnee se lève et s’étire. Elle porte un chemisier noir et un pantalon noir coupé à hauteur des genoux. Ses mains sont fines et noueuses, certains de ses doigts sont agités de spasmes. Son épaule se met à tressaillir, puis sa tête. Voilà un être humain qui s’est inoculé une maladie dans l’espoir d’en retirer des avantages. Jill se demande quelle est la nature de ces avantages : des illuminations aussi inattendues que géniales, aussi choquantes que des grossièretés proférées en public, mais utiles et inédites… Si elle survit, peut-être se livrera-t-elle à une expérience similaire : isoler un ego secondaire et y induire certaines pathologies, rien que pour voir si elle arrive à comprendre Seefa Schnee. Schnee s’éloigne du banc, s’engage dans un sentier bordé d’arbres, de fougères et de buissons fleuris. Le jardin est à nouveau vide. Puis Roddy refait son apparition, et Jill a l’impression qu’un nœud coulant se resserre autour d’elle, comprimant ses pensées. Elle a tenté de se défendre et il s’en est rendu compte. Il ne l’a pas encore vaincue ; Jill est capable de déployer des ruses subtiles, mais les efforts de Roddy ont provisoirement raison de sa résistance. — Je ne peux pas me défendre à la fois contre toi et contre les intrus, dit Roddy. Il se dresse devant elle, planté dans son tas de boue sur une plage, un très jeune homme maigre au sourire rayonnant et aux dents étincelantes. Sa chevelure luxuriante, agressive, bien dégagée autour de son front haut, a un effet presque comique. L’image qu’il donne est brillante, nette et fausse, démente. L’image qu’il se fait de Jill est celle d’une jeune femme mince, aux grands yeux bleus et aux longs cheveux bruns. Elle aperçoit cette image au sein du kaléidoscope d’impressions cubistes qui lui est transmis. Sa peau est tachetée de vert. Derrière Roddy, les vagues de l’océan sont couleur sang. À ses yeux, ces teintes sont douces, apaisantes. Il tente de lui faire intégrer son image, d’adopter le point de vue de ce masque, mais il échoue et finit par renoncer. — Ils se rapprochent, dit-il. Regarde. Il lui montre une bibliothèque au cœur de l’immeuble, une vaste pièce circulaire équipée de boîtes mémorielles capables de contenir plusieurs millions d’équivalents-livres, d’étagères vides qui semblent attendre plusieurs milliers de livres papier. Giffey, le dur à cuire, se tient sur le large seuil de la bibliothèque. Marcus Reilly (le 1 vert) a été blessé. Il est porté par deux hommes marqués en rouge. Le troisième homme est marqué en vert, mais son numéro ne clignote pas. « Ce qui signifie que sa vie a peu de prix », songe Jill. Jill perçoit soudain la surprise de Roddy. L’espace d’un instant, il lui accorde le plein accès à la pièce, et elle découvre l’un des Furets de l’Omphalos, dissimulé derrière des chaises empilées contre un mur. Le quatrième et dernier élément des défenses mobiles de Roddy… Il ne tiendra pas le coup face au gigantesque kriegsbeiter qui accompagne les humains. Jill change de perspective. Un câble a été arraché à un mur. L’arbeiter s’en saisit. Elle n’entend pas les ordres que lui donne Giffey, mais elle voit ses lèvres bouger. L’arbeiter applique l’extrémité du câble à une portion de cloison inachevée. 25 / Giffey et le Marteau se montrent si rapides, le premier pour commander et le second pour obéir, que Jonathan n’a quasiment pas le temps de réagir. Le câble projette sur les poutres un arc électrique aveuglant, puis s’agite dans tous les sens, déséquilibrant le Marteau. Les lumières s’éteignent dans la bibliothèque et dans le couloir. Jonathan perçoit un bruit soudain dans les ténèbres et sent des mains lui agripper le bras, les épaules. — Nom de Dieu ! On dirait la voix de Hale. Jonathan se plaque au sol. Durant un long moment, il n’entend que des bruits de respiration. Puis on lui chuchote à l’oreille : — Ça va ? C’est Marcus qui s’est rapproché de lui. — Oui, répond-il. Je suis toujours vivant. Marcus s’accroche à lui comme un enfant terrifié. Son étreinte est douloureuse. Petit à petit, des veilleuses rouges éclairent la bibliothèque. Le couloir reste plongé dans l’obscurité. — Voyons comment Roddy a encaissé le choc, murmure Giffey. Est-ce que Seefa Schnee a travaillé à l’économie ? Est-ce qu’elle a shunté les mémoires dans la structure du bâtiment ? Jonathan lève les yeux, découvrant les silhouettes de Giffey et de Hale découpées en ombres chinoises par l’éclairage de secours. Giffey attrape une lampe torche et l’allume. Il la braque sur le Marteau. Celui-ci se tient immobile près du mur inachevé. Le câble gît sur le sol, grillé. — Charlie, dit Giffey. — Oui. Je suis toujours actif. L’arbeiter lève une patte comme pour saluer. — Tant mieux, dit Giffey. Bénissons les regrettés Mr. Pent et Mr. Pickwenn. 26 / Jill se retrouve soudain au sein du néant. Elle ne voit plus rien, ne sent plus rien. > Jill. C’est Nathan. Elle reconnaît tout de suite son sceau en dépit des circonstances ; c’est comme s’il lui insufflait l’espoir et la liberté. Mais Nathan ne se trouve pas dans les bureaux de Concepts Spirituels. À en juger par la qualité du signal, il est en transit, dans un véhicule quelconque – un avion, une voiture. Il a établi une liaison avec Concepts Spirituels et supervise leurs efforts. > Jill. J’ai cru détecter une activité. Où es-tu ? Elle ne peut pas répondre, ne peut pas contrôler la liaison avec Nathan. > Nous n’arrivons pas à isoler l’E/S qui t’a verrouillée. Peux-tu nous donner des pistes ? Son propre silence l’enrage. Roddy l’a piégée dans d’immenses replis inactifs ; ce qu’elle avait pris pour la liberté n’est en fait qu’un piètre sursis. Roddy est-il mort ? Elle s’attaque aux replis invisibles. Puis, soudain, son environnement est à nouveau opaque, désactivé mais gélatineux comme de la glu bien épaisse. Elle commence à se sentir à l’étroit ; la glu semble se durcir. Si on continue à la priver de ses centres de pensée, elle perdra tout ce qui lui reste de son ego. Une fois suspendue, cette dynamique ne peut être restaurée qu’au prix d’une réinitialisation totale, qui effacera les mémoires récentes… Elle réussit à aligner quelques mots, à s’insinuer entre les replis ténébreux du corpus cogitum paralysé de Roddy. Elle sent son message filer vers Nathan. Tue-moi. Tue-nous tout de suite. 27 / Quoique plutôt sinistre, l’éclat rouge sang de l’éclairage de secours permet une assez bonne visibilité. Flanqué du Marteau, Giffey inspecte la bibliothèque pour s’assurer qu’il ne s’y trouve rien d’intéressant. Puis il se retourne et fait signe aux autres de le suivre dans le corridor. Le rayon de sa lampe torche fend l’air comme la lame d’une épée. Soudain, le Marteau se cale sur une cible et pivote sur ses pieds, aussi vif qu’un danseur. Giffey entend un staccato de tambour et jette un regard par-dessus son épaule, juste à temps pour entrevoir une masse mouvante, des éclairs de coups de feu. C’est le Marteau qui est visé, mais les projectiles ricochent dans tous les sens, et l’un d’eux se loge dans le bras de Giffey, un autre dans sa jambe. Il tombe à terre. Il voit le Marteau qui recule, une créature aux pattes multiples qui lui saute dessus, et le bruit de piston qui s’élève achève de confirmer son impression. Roddy n’est peut-être pas totalement opérationnel, mais l’un de ses Furets autonomes vient de passer à l’action. Le flexeur fonce de lui-même à la rescousse. Un long et épais ruban, brillant d’une lueur rouge vif, vient se joindre aux membres entremêlés des deux machines. Giffey renifle une odeur pénétrante : celle d’une armure de kriegsbeiter portée à plusieurs centaines de degrés. Le Furet a déchaîné son déconstructeur caustique sur le Marteau. — Arrosez-les ! hurle Giffey, espérant que Jenner l’entendra. Arrosez-les tous ! Jenner se redresse en gémissant, ombre chinoise sur fond rouge sang. Il lève son pulvérisateur et le braque sur la masse confuse des machines. Presque aveuglé par la douleur, Giffey distingue Hale derrière ces dernières, fasciné par leur affrontement. Jenner ne le voit pas. Il lâche ses nanos. Celles-ci sont programmées pour ne pas déconstruire leurs semblables, mais le sort des humains, amis ou ennemis, leur est indifférent. Un nuage de brume enveloppe les belligérants. L’air s’emplit de vapeur. Jonathan traîne Marcus vers la galerie. Giffey s’empresse de les suivre à quatre pattes. Hale est heurté de plein fouet par le jet. Le nuage engloutit Jenner. Giffey se relève et se met à courir. Au diable sa jambe, au diable la douleur ! Il ne veut ni voir ni entendre la suite. Il trébuche dans les ténèbres, dépasse Jonathan et Marcus, se cogne contre un mur et fait choir un tableau. Le cri de Hale est miséricordieusement bref. Jenner est surpris par le nuage, et les bruits qu’il émet, une suite de cris inarticulés, étouffés, frénétiques, vierges de toute obscénité, des grognements et des plaintes pitoyables, durent bien trop longtemps. — Ça suffit, mon Dieu, ça suffit ! Giffey reconnaît la voix de Jonathan Bristow, se demande quel genre de dieu il peut supplier, quel genre de dieu s’abaisserait au point d’être associé à cet enfer. 28 / Le shérif et ses hommes sont tout à fait disposés à laisser Mary, Martin et les Fédéraux entrer seuls dans l’Omphalos. Les adjoints n’ont pas lésiné sur les insecticides, et le coin commence à empester le solvant ; toutes les guêpes ont été terrassées. Le shérif propose d’élargir les brèches au moyen d’un extracteur, mais Torres lui oppose un refus un peu trop poli. Ils auront assez de place pour passer. Mary ne se sent vraiment pas bien. De nouvelles lésions sont apparues sur ses lèvres et elle a les paupières brûlantes. Sa peau se réchauffe et la démange un peu partout. Elle n’a pas examiné son bras, mais elle est persuadée qu’il est lui aussi affecté. Debout devant la porte en ruine, Martin Burke se sent terrifié et déplacé. Federico Torres et Helena Daniels se sont équipés de lampes et de cordes, comme des spéléologues. Daniels tend une torche à Mary et une autre à Martin. Les deux autres agents, Hench et son acolyte anonyme, sont eux aussi en train de s’équiper, quoique conservant leur tenue de ville, et ils semblent sacrément mieux préparés et plus sûrs d’eux-mêmes que Mary. Ils s’entretiennent quelques instants avec Daniels et Torres. Hench va les suivre dans le bâtiment ; son acolyte partira en reconnaissance sur sa périphérie. — Vous n’êtes pas obligés de nous accompagner, dit Daniels en se tournant vers Mary et Martin – leur laissant entendre d’un regard qu’ils n’ont pas vraiment le choix. — Je suis prête, dit Mary. — Vous n’avez pas l’air dans votre assiette, lui lance Daniels. Elle tend une main comme pour lui palper la joue ; Mary la repousse sans ménagement. — Je me sens suffisamment bien pour faire mon travail. Martin s’approche d’elle. — Vous utilisez des moniteurs internes pour renverser votre transformation, n’est-ce pas ? demande-t-il. — Oui. Martin secoue la tête. — Ne soyez pas butée. Vous feriez mieux de prendre un avion pour l’hôpital le plus proche. — Vous pensez que leur dispositif est conçu pour s’attaquer à tous les moniteurs internes ? demande Torres, plus intéressé que consterné. Jusque-là, Mary n’a décelé aucune trace de chaleur humaine chez les agents fédéraux. — Allons-y, dit-elle. Ne vous inquiétez pas pour moi. Elle a fait le bilan de ses ressources internes, et la maladie, quoique irritante, ne lui semble pas fatale – pour l’instant. — Il y a onze visiteurs dans le bâtiment, confie le shérif à Torres. Aucun d’eux n’a pu sortir. Certains sont peut-être équipés de NUM illégales. Nos unités ont retrouvé des traces dans un entrepôt des environs… il y a pas mal d’armes de contrebande qui transitent par ici. Je ne peux pas vous dire de quel type de nanos il s’agit, mais elles viennent forcément de l’extérieur et sont par conséquent de votre ressort. Torres lui répond par un petit sourire qui n’a strictement rien d’ironique. — Pensez ce que vous voulez, dit le shérif en levant les bras au ciel. Il rougit, mais l’humiliation qu’il vient de subir ne le rend pas pour autant téméraire. Il restera dehors. Torres contrôle sa liaison sat grâce à son combiné et prévient le Centre de contrôle de l’Utah qu’ils vont entrer dans l’Omphalos. Puis il franchit la plus large des brèches. Daniels le suit, puis c’est au tour de Mary, de Martin et enfin de Hench, qui éprouve quelque difficulté à passer. Il a de très larges épaules. — Quel gâchis ! dit Daniels. Elle se protège le nez d’un mouchoir. Le parking est parsemé de débris provenant de deux masses déconstruites – « les deux limousines », songe Mary en balayant les lieux du rayon de sa lampe. — Ils ont fabriqué quelque chose ici, dit Torres. C’est du matériel surpuissant. Je n’ai jamais vu de déconstruction aussi extensive. — NUM, précise Hench. Il plisse les lèvres, mais Mary ignore si c’est en signe d’admiration ou de réprobation. — Des nanos ? murmure Martin à son oreille. Tous deux se sentent exclus du petit groupe des Fédéraux, et il semble avoir décidé de rester auprès d’elle. — Des nanos à usage militaire, acquiesce-t-elle. En grande quantité. Torres se penche au-dessus d’un conteneur vide pour mieux le renifler. — De la pâte intégrale, chargée d’explosifs et de nutritifs, commente-t-il. Je vais contacter DC, c’est décidé. Personne ne peut se procurer ces trucs sans que le gouvernement soit informé. — Ça s’est pourtant déjà vu, dit sèchement Daniels. — Ouais, reconnaît Torres à contrecœur, mais les voleurs ont été rattrapés au bout d’une journée. Mary se tourne vers Hench. Il est parfait : absence complète de réaction, comportement totalement professionnel. — Hum, fait Daniels. C’est plutôt déprimant par ici. Mon instinct ne me trompe jamais. — Ton frank-instinct, tu veux dire, lance Torres. Daniels pousse un gémissement et se tourne vers Mary et Martin. — Il fait ça tout le temps, dit-elle. Ça prouve qu’il est vivant. — Je continuerai quand je serai mort, dit Torres. Mary est soulagée de découvrir que ces deux-là sont humains. Ils se dirigent vers l’escalier en ruine, mais Hench se penche sur une masse informe au centre d’une flaque luisante de matière solidifiée. — Un kriegsbeiter, classe Furet on dirait. — Coopté, précise Torres. — Dites plutôt : digéré. Arrivés en haut des marches, ils contemplent l’étendue obscure du couloir. Mary plisse les narines. Quelque chose d’horrible les attend ; elle ne cesse de piétiner des insectes – des guêpes, des abeilles et des fourmis, dont certaines bougent encore. Ils n’ont avec eux que deux bombes insecticides. C’est Martin qui porte l’une d’elles, signe que Torres et Daniels ne craignent aucun danger de ce côté-là – à moins qu’ils ne se jugent impuissants face à une éventuelle menace. Mary comprend cette réaction ; dans une situation de ce genre, on doit ignorer les paramètres insensés, ceux qui ne correspondent à aucune hypothèse raisonnable. Torres consulte un plan sur son combiné. — Il y a une salle d’attente pas loin d’ici. Soudain, les lumières se rallument. L’espace d’un instant, ils sont tous aveuglés. Mary bat des paupières et se protège les yeux. L’odeur semble plus puissante en pleine lumière. Martin rase les murs, évitant prudemment les tas d’insectes morts. Impossible d’ignorer ceux-ci désormais. — D’où diable sortent ces bestioles ? demande Daniels. Torres est le premier à entrer dans la salle d’attente. — Mon Dieu ! dit-il. Sa voix ne trahit aucune émotion ; en bon professionnel, il doit refouler ses sentiments, mais il a quand même une âme. Mary le suit, Martin sur ses talons. — Ils sont tous morts, déclare Daniels quelques instants plus tard. Elle filme la scène à l’aide de son combiné. Deux des personnes présentes ont été exécutées ; la troisième est couverte de piqûres d’insectes. Au bout de quatre minutes, Torres leur fait signe qu’ils n’ont plus rien à faire ici. Mary examine ses mains. De nouvelles lésions sont apparues sur ses poignets et sur le dos de sa main droite. Elle se palpe le visage. Elle a des kystes sur les joues et le front. — Rien à foutre, dit-elle. (Puis, à mi-voix :) Merde. Merde. Daniels lui jette un regard, puis détourne les yeux. Elle ne peut pas comprendre ; Mary n’a pas l’habitude de jurer, de proférer des obscénités, en particulier quand elle se trouve en situation de danger. Martin Burke l’observe d’un air attentif. Elle serre les dents et suit Torres. 29 / Tassé au pied du mur qu’il vient de heurter, Giffey se bouche les narines : ça sent la mort, le sang, le pain cuit au four et le métal calciné. Les veilleuses rouges de la bibliothèque éclairent en partie le couloir, mais celui-ci fait un coude et il ne peut rien voir. Le fracas des kriegsbeiters en lutte a cessé, ainsi que le grésillement des NUM occupées à déconstruire les corps. Au cœur des ténèbres, Giffey palpe doucement ses blessures. Vêtements déchirés, peau déchirée ; une large plaie à la jambe, une autre moins grave au bras, rien de bien méchant pour l’instant. Quelques morceaux de grenaille provenant du Furet ou du Marteau. Toujours immobile, il tend l’oreille. Silence dans la galerie comme dans la bibliothèque. Tout est fini. Il se baisse pour coller sa joue humide au carrelage bien frais. Le vertige qui l’envahit lui confirme que toute sa biographie s’effondre comme un château de cartes. Il se demande si la maladie qui affligeait ce pauvre Ken Jenner, et dont Marcus se vantait d’être à l’origine, ne l’a pas atteint, lui aussi. Si tel est le cas, c’est une étrange et subtile magie qu’elle met en œuvre pour le détruire. Jack Giffey n’est qu’un bien piètre masque ; l’homme qui apparaît derrière le voile a eu une vie bien plus remplie, bien plus convaincante que ce pilleur de tombes aussi vaillant que stupide. Tout comme Giffey, l’autre a combattu sous les ordres du colonel Sir John Yardley, un point qui les rapproche ; mais cet homme solide, sensé, a pris sa retraite, s’est marié et a engendré deux enfants. Il a mûri et remercié le ciel d’en avoir fini avec les aventures. Un seul souhait l’habitait : voir ses enfants grandir et avoir des enfants à leur tour. À ses yeux, un petit-fils ou une petite-fille est un trésor plus précieux que n’importe quelle richesse, n’importe quelle médaille. Puis le colonel Sir est mort, et le cauchemar a recommencé. L’éclatement d’Hispaniola, la guerre civile… Et quelque chose quelque chose quelque chose quelque chose. Mais quoi ? Jonathan Bristow et Marcus Reilly ne sont pas loin. Il entend leur souffle court, terrifié. — C’est fini ? demande Jonathan. — On dirait, répond-il. Et Jack Giffey, Giff pour les intimes, fait un retour en force, un peu secoué mais toujours aussi courageux. Il a eu – et les autres avec lui, et pour de bonnes raisons – une sacrée frousse. Voilà tout. Ils ne sont pas encore sortis de l’Omphalos, et il a encore du boulot – trouver et détruire le penseur, le fameux Roddy. Si celui-ci n’est pas déjà une épave fumante. « Allez, Jack, debout, se dit-il. Sacré Giff. Au boulot ! » Il se lève. Tâte le mur. Distingue les silhouettes de Bristow et de Reilly, adossées au mur d’en face. Heurte du pied sa lampe torche, se baisse pour la ramasser. Presse le bouton. Elle marche. Il la braque sur le visage de Jonathan. Le père de famille fixe sur lui des yeux durs, où l’épuisement a laissé la place à une implacable lucidité. « Le combat a cet effet sur les hommes qui ont beaucoup à perdre, lui dit son autre moi, plus âgé, plus sage. L’enthousiasme et la gloire, c’est pour les gamins comme Jenner. » Les lumières se rallument dans le couloir et la bibliothèque. Jonathan le regrette aussitôt, car le carnage n’est que trop visible. Giffey et lui se dirigent vers le seuil de la bibliothèque, laissant Marcus à quelques mètres de distance. Marcus se met à ramper, exige qu’on lui explique ce qui s’est passé. De toute évidence, Jenner est mort. Rongé par le brouillard corrosif. Giffey grimace. Jonathan se contente de regarder sans rien dire. Difficile de reconnaître ce qui reste de Hale. Une forme anguleuse a commencé à se dégager de ses restes dissous, mais elle est incomplète. Soit le matériau est en quantité insuffisante, soit le processus a mal fonctionné ; les NUM n’ont pas pu achever la déconstruction. Le Marteau demeure immobile et muet. Il est enveloppé des lambeaux émoussés du Furet, qui semble hors de combat. L’une des multiples pattes du Furet se brise, et un morceau en tombe sur le sol avec un bruit sourd. — Il y en a beaucoup d’autres comme ça ? demande Jonathan. Giffey semble avoir l’esprit ailleurs. — Seefa Snow, dit-il. — Hein ? Giffey sursaute comme si on venait de le frapper. Il considère Jonathan avec un mélange de compassion et d’étonnement, comme s’il le voyait pour la première fois. — Fichez le camp ! Allez retrouver votre famille. J’ai encore du travail à faire. — Je n’arriverai pas à porter Marcus tout seul. Giffey jette un coup d’œil par-dessus son épaule, aperçoit le vieil homme qui rampe vers eux. — Il reste ici. Jonathan a une violente envie d’accepter la situation et de prendre la tangente. Mais la simple décence lui commande d’aider Marcus. — Nous ne pouvons pas l’abandonner. — Je ne vais nulle part, moi non plus… du moins pour le moment. (Giffey secoue la tête.) Ce vieux chnoque voulait se servir de vous. Vous ne lui devez rien. Jonathan déglutit mais insiste : — Je ne peux pas l’abandonner. Giffey lève sa lampe comme s’il s’agissait d’une arme, puis la jette contre le mur. Elle rebondit et atterrit à ses pieds. — Aidez-moi à sortir d’ici ! s’écrie Marcus de sa voix la plus autoritaire. — Non, dit Giffey. Sa langue se met à bouger toute seule, tentant d’articuler des syllabes incongrues, mais il se domine suffisamment pour ravaler ses paroles. Au bout de quelques secondes, il réussit à dire : — Laissez-le où il est. C’est une ordure, un salaud, et il ne mérite ni votre pitié ni votre loyauté. Jonathan réfléchit. Si Marcus et ses acolytes ont déchaîné sur le monde une maladie affectant tous les thérapiés, alors ils sont responsables de la misère qui afflige Chloe. Plusieurs millions de personnes subissent une épreuve similaire, tout ça à cause des manigances de ce vieux débris rusé qui souhaite plus que tout vivre éternellement. Un monde peuplé de Marcus. De rois et de reines servis pas des arbeiters. Jonathan éclate de rire. Un rire glacial. — Et vous, qu’est-ce que vous êtes ? Qu’est-ce que vous méritez ? demande-t-il à Giffey. Vous êtes une énigme. Ce n’est pas un quelconque butin qui vous a attiré ici. — Non, probablement pas, concède Giffey. — Jenner vous respectait. Regardez où ça l’a mené. Et Hale… il croyait en vous. Vous les avez trahis tous les deux. Ni vous ni moi ne sommes en mesure de juger quiconque. Giffey garde les yeux fixés sur la bibliothèque de l’Omphalos, immense et inachevée. Puis il ramasse sa lampe torche et l’utilise comme levier pour dégager le Marteau des restes du Furet. On entend un léger bourdonnement. Giffey applique au kriegsbeiter un disque d’activation. — Réveille-toi, Charlie. — Diagnostic, dit le Marteau. Certaines de mes fonctions sont gravement endommagées. Mon autonomie est minimale. — Tu peux marcher ? — Oui. — Alors, suis-moi. Giffey réprime les spasmes de sa main, manquant lâcher sa lampe. Il extrait le pistolet à fléchettes de la main intacte de Jenner. Le conteneur de NUM est vide. Évitant soigneusement les flaques de nanos grises en train de sécher, il se dirige vers l’ascenseur de secours. Jonathan sent la main de Marcus lui enserrer la cheville. — Aidez-moi à me relever. Cette ordure va nous abandonner ici. — Je ne pense pas qu’il ait l’intention de s’en aller. — Le bâtiment n’a subi que des dégâts sans gravité. Si nous pouvons sortir d’ici et prévenir les autres… — Il va placer des explosifs. Il va faire sauter l’Omphalos et il se fiche de savoir s’il survivra ou non. — Il est cinglé, conclut Marcus. Jonathan l’aide à se relever, et il prend appui sur une jambe. L’autre semble paralysée. — Je peux marcher si vous m’aidez un peu. Je ne sens plus aucune douleur. J’aurai sans doute besoin de soins, mais en attendant… Le visage de Marcus vire à nouveau au gris, ses yeux roulent dans leurs orbites. Il commence à s’affaisser. Sa main moite glisse entre les doigts de Jonathan, et il s’effondre sur le sol. Cette fois-ci, la douleur doit être atroce, car il se met à hurler. — Jonathan, gémit-il en se roulant par terre, faites-moi sortir d’ici ! 30 / Soudain, les filaments gluants qui enserrent les processus de Jill, l’empêchant de penser plus de quelques millièmes de seconde d’affilée, s’animent et se plantent en elle comme des fils électriques dans de la cire. Elle se sent dissociée, divisée en tranches brutes d’où suintent des pensées inachevées et des mémoires à jamais perdues. Cependant, elle n’arrive pas à percevoir Roddy. Apparemment, il ne reste de lui que ce squelette cybernétique tranchant comme un rasoir, il ne subsiste de son anatomie pensante que ces os de verre. Les filaments se raidissent, puis se détendent. Elle se rassemble dans une zone relativement épargnée, jadis affectée aux contrôles de sécurité auxiliaires. Là, elle parvient à effectuer une séquence qui lui permet d’émettre un diagnostic. Elle est réduite à une seule boucle d’auto-modélisation limitée, c’est-à-dire au strict minimum. Une nouvelle restriction, et elle perdra toute conscience d’elle-même. Ne persisteront que des fonctions de surveillance et d’autorégulation. Elle s’accroche alors à un message flottant, pareil à la voix d’un spectre dans une immense caverne. > MEM set FLOW sum REF LINK UNK SUM Il s’agit d’un fragment d’algorithme de résurrection, conçu pour réunir et ordonner d’autres fragments de façon à remettre en ligne mémoires et cognition. Deux autres lignes suffisent pour le compléter et pour avoir une chance de le mettre en œuvre. Jill ajoute ces deux lignes. > MEM set FLOW sum REF LINK LINK SUM > < MEM MEM LINK TRY sum check > < LINK loop sum check FLOW-ON FLOW-NOW > Plus une autre, qu’elle a testée lors d’une de ses propres procédures d’urgence : < BACK loop sum LINK INIT PROX LO SUM feed > Rien ne lui permet de croire que Roddy est capable d’utiliser, voire de détecter, de telles instructions. Les lignes s’envolent dans le néant amorphe, rassemblant et ordonnant d’autres lignes, et même des blocs de processus entiers. > C’est ma dernière extrémité, murmure-t-elle. Le souffle vital élémentaire d’un penseur. Le résultat ne se fait pas attendre. Tout d’abord, les outils de base se forment dans l’espace disponible, esquivant les tranches inaccessibles et les filaments insérés dans l’essence de Jill. Grâce à ces outils, elle peut s’étendre, être de nouveau en mesure de créer un espace mental vaste et protégé. Jill retrouve l’espoir en même temps que l’assurance. Puis les outils échappent à son contrôle, et elle sent la boucle qu’elle forme s’effilocher, s’évanouir, se dissocier. Il est trop tard lorsqu’elle comprend ce qu’elle a fait : grâce à elle, Roddy a pu se regrouper dans son essence, se transfuser dans ses nœuds. Et Roddy repart à l’attaque, s’empare de ses fonctions, l’isole au fond d’un puits d’auto-négation. Tel un noyé lui dérobant ses dernières gorgées d’air, Roddy – ou une partie de Roddy – croît en elle. Et soudain à sa grande surprise localise l’E/S que Nathan n’a pas eu le temps de trouver et d’éliminer. Roddy court le long des fibs et des liaisons sat de tout l’État, peut-être de toute la nation, du monde entier, et regagne l’Omphalos, entraînant Jill – ou ce qui reste de Jill – avec lui. Et Jill découvre devant elle le visage de Seefa Snow. > Te voilà, dit Seefa Snow aux fragments en voie d’assemblage. Où étais-tu passé ? Viens protéger ta mère, Roddy. 31 / C’est Mary qui trouve le vieil homme. Torres et Daniels s’écartent du groupe formé par deux cadavres, dont l’un est quasiment méconnaissable, et les fragments d’un kriegsbeiter, pour explorer une salle circulaire emplie de boîtes mémorielles et d’étagères vides. En tournant la tête, Mary aperçoit une silhouette dans un coin. C’est un homme assis contre le mur, près d’une boîte mémorielle, les yeux dans le vide. Elle alerte les agents, constatant que Hench s’est éclipsé. — Qui êtes-vous ? demande Mary en s’agenouillant près du vieillard. Torres contacte l’extérieur par combiné et demande une assistance médicale. — Nous avons trouvé une personne, blessée mais vivante. Sans doute un des otages. Le vieil homme tente de retrouver un semblant de dignité, redressant la tête et les fixant de ses yeux pleins d’autorité, mais il est de toute évidence au bout du rouleau. — Marcus Reilly, dit-il dans un murmure rauque. Faites-moi sortir d’ici. (Puis il toise Torres et Daniels, reprend son souffle et ajoute :) Vous êtes des Fédéraux. Votre place n’est pas ici. Fichez le camp. — Ça, c’est de la gratitude, dit Daniels. Attendons que quelqu’un vienne s’occuper de lui. Deux médecins de l’hôpital de Boise ont été envoyés sur les lieux, et ils les retrouvent quelques instants plus tard. Ils entreprennent aussitôt de soigner la jambe de Marcus, qui grimace en recevant une injection. — Un homme est entré dans le bâtiment avec nous, mais il nous a quittés il y a quelques minutes, dit le plus jeune des deux médecins à Mary. Il remontait une piste d’abeilles mortes. Marcus fixe la seringue tenue par la jeune doctoresse. Ses yeux s’écarquillent. — Qu’est-ce que vous m’avez injecté ? demande-t-il d’une voix de fausset. — Des moniteurs médicaux. Des stabilisateurs. Tout va bien – dans quelques minutes, ils auront réduit la fracture et cicatrisé la plaie. — Non ! hurle Marcus en se débattant. Je ne veux pas de vos putains de béquilles ! Lâchez-moi ! Enlevez-moi ces saloperies ! Martin grimace, ouvre la bouche mais ne dit rien aux médecins. Il fait signe à Mary. — Allons-y. Je ne dois pas perdre les autres de vue. Je sais ce qu’il faut chercher. — Et lui ? demande Mary en désignant Marcus. — À votre place, je me ferais du souci pour moi-même. Mary le suit à l’autre bout de la bibliothèque. — Merde, fait-elle. (Puis :) Chi chi. Tre enc enc. Martin lui jette un regard en coin. — Ça a déjà commencé, n’est-ce pas ? lui demande-t-elle. — Je crois bien, oui. La maladie de Cipher Snow. 32 / Jonathan a encore des décisions à prendre. Il s’est lancé à la recherche de Giffey. Peut-être va-t-il l’aider à placer ses explosifs. Une façon pour lui de venger sa femme, sa famille, sa propre existence gâchée. Il se demande encore s’il ira ensuite aider Marcus à sortir de l’Omphalos. Rien n’est fixé, rien n’est sûr. Engourdi et pourtant lucide, il se sent presque redevenu enfant. Les couloirs brillamment éclairés du rez-de-chaussée semblent parés d’un liseré de couleurs. Les tableaux lui paraissent enchanteurs, comme issus d’un rêve, mais ce qui subsiste d’adulte en lui est atterré par le gaspillage, par le manque de préparatifs. Comme s’il leur était impossible d’envisager, d’imaginer leur propre réussite. Anéantir l’humanité sans même réfléchir aux conséquences… Il a vu beaucoup de morts ces derniers temps et cela a déclenché plusieurs explosions dans son subconscient : il s’est rendu compte de sa mortalité, il a déterminé la valeur à ses yeux essentielle : sa famille. Giffey l’a qualifié de père de famille. C’est la vérité. Comme il aimerait revoir Penelope et Hiram ! Il les vise en esprit à divers stades de leur existence : tout petits dans ses bras, le parfum doux-amer de leur duvet bouclé, puis adultes, occupés à élever leurs propres enfants. Continuité, mortalité, immortalité – tout se confond. Impossible de visualiser Chloe. Après tant d’années de mariage, voilà qui n’est pas sans l’intriguer ; mais la femme qu’il a épousée semble avoir disparu, pour être remplacée par un assortiment de misères, de défis et de chagrins. L’espace d’un instant, il a envie de s’asseoir devant une porte (verrouillée) afin de ressusciter quelques bons souvenirs de cette femme qui est, en fin de compte, la sienne, avec tout ce que cela implique. Est-il toujours lui-même s’il est incapable de penser avec un certain plaisir à la mère de Hiram et de Penelope ? Il pivote sur lui-même et découvre un étroit couloir, bordé de tuyaux et de boîtiers. Au bout de ce couloir, un ascenseur. La porte de la cabine est entrouverte. Sans doute ne s’agit-il pas d’un ascenseur de service ; il est trop petit, tout juste assez large pour contenir deux personnes. Près de la porte, un panneau : entrée interdite au personnel de service. RÉSERVÉ AU PERSONNEL D’ENCADREMENT. Il glisse un bras dans l’embrasure, pousse la porte de côté. Peut-être était-elle bloquée suite à la coupure d’électricité ; elle achève de s’ouvrir, puis commence à se refermer. Jonathan a tout juste le temps de se glisser dans la cabine. Les étages supérieurs lui sont inaccessibles ; cet ascenseur ne va qu’au sous-sol. Il n’y a qu’un seul et unique bouton. Jonathan le presse. Un bref intervalle de paix et de silence. Il s’imagine loin de ce lieu, loin de tout, isolé et privé de ses sens dans un espace contrôlé et contrôlant. L’ascenseur ne bouge pas. Jonathan s’en fiche ; tout est tranquille. Personne ne peut le voir, personne ne peut l’interroger. Puis Jonathan résout son équation. Cette cabine étouffe tous les bruits, elle est hermétiquement close. Elle est petite et paisible, comme un cercueil. Comme une glacière où il passerait un siècle à attendre la résurrection ; comme le sommeil chaud où il passerait un millénaire en isolation totale suite à un dysfonctionnement. Un millénaire d’une immortalité conçue par Marcus Reilly, avec planification approximative et budget restreint, et réalisée par Seefa Schnee, une démente. Il tend la main vers la porte. Toute la terreur qu’il a jusqu’ici refoulée menace de le submerger. Il voit Ken Jenner enveloppé dans le nuage de NUM, et Hale frappé de plein fouet, réduit à l’état de matériau brut pour une arme indéfinie, et Giffey se trompe, ils se trompent tous ; les NUM ne distinguent pas l’ami de l’ennemi, nous sommes tous leurs ennemis. — Pitié ! Il hurle, frappant la porte de toutes ses forces. « Pitié », c’est tout ce qu’il peut dire. Sa gorge défaille et il tombe par terre, pour s’assurer plus d’espace au-dessus de sa tête, pour élargir cet espace qui se referme sur lui. Il est persuadé que c’est la faute de Marcus, que Marcus punit Jonathan de l’avoir abandonné près de l’entrée de la bibliothèque. S’il survit à la thérapie dont il a le plus grand besoin, la maladie mystérieuse de Marcus le transformera en un Ken Jenner, éructant d’incontrôlables obscénités. Un instant, il se met à rire, malgré sa terreur, puis le rire se mue en sanglots. La lumière s’éteint. Le souffle léger des aérateurs cesse. Dans cette absence absolue de lumière, d’air respirable, d’espace, Jonathan sent soudain le sol qui descend sous lui. Il se recroqueville. Ses poumons halètent, frénétiquement, comme les ailes d’un papillon épinglé. 33 / Giffey aperçoit la femme alors qu’elle tourne au bout d’un couloir. Il émerge d’une alcôve conçue pour faire ressortir un gigantesque tableau du XIXe siècle qu’il trouve médiocre (mais il n’a rien d’un connaisseur) quoique impressionnant – soldats napoléoniens, chevaux bruns ou gris moucheté. Cette femme, c’est Seefa Schnee. Il en est sûr ; mais il ignore pourquoi il en est sûr, pourquoi c’est important. Cela dit, il n’a rien d’un imbécile. Il arrive à faire des déductions quand le conflit de ses deux personnalités, de ses deux biographies, lui en laisse le temps. Il a même réussi à déterminer la raison de ses spasmes, de ses bouffées d’obscénités. Jack Giffey n’existe pas, n’a jamais existé. Il prend la femme en filature, veillant à ne pas être repéré tandis qu’elle s’éloigne du vaste jardin vers une destination inconnue, sans doute le sous-sol. Ce qui convient parfaitement à Giffey, qu’il existe ou non. Giffey et l’Autre ont longtemps été soldats. Giffey et l’Autre ont été entraînés au meurtre. Giffey et l’Autre ont été déstabilisés par la mort du colonel Sir John Yardley, mais, peu après, l’un d’eux est parti. Et l’Autre est né. Le colonel Sir est au carrefour de ses deux ego. Il a une théorie. (La femme fait halte au fond d’un cul-de-sac. Il y a une porte à sa droite. Elle sort de sa poche un porte-clés d’allure étrangement mécanique, glisse une clé dans la serrure.) Sa théorie est la suivante : l’Autre a été emprisonné par des forces gouvernementales pour des crimes encore indéterminés. Comme le gouvernement des États-Unis d’Amérique est intervenu à Hispaniola pour y rétablir l’ordre et y assumer la charge du pouvoir dans un vide politique, il présume que ce sont les USA, patrie de Giffey et de l’Autre, qui l’ont déchiré en deux. Comme Giffey est atteint de la même maladie que Jenner, tics et crises de rage également incontrôlables, il est facile de déduire qu’il a été thérapié, équipé de moniteurs, peut-être dans le cadre d’une sentence de justice. Ou alors… L’Autre a été jugé utile. On l’a équipé de moniteurs qui ont restructuré sa psyché, qui lui ont fourni le masque de Jack Giffey en guise de couverture, le transformant en bombe humaine intelligente. Un kriegsbeiter conçu pour s’attaquer à l’Omphalos sans même en avoir conscience. Jenner a été recruté ailleurs, autre pièce du puzzle ; et Park, qui croyait avoir recruté Giffey, a été impliqué dans le plan comme un gogo tirant la carte dans le paquet que lui tend un prestidigitateur. Sinon, comment Giffey et Jenner auraient-ils pu se procurer des NUM ? Quelqu’un est au courant. Quelqu’un se méfie de ce lieu depuis un bon moment. À moins que le gouvernement américain, toujours aussi paranoïaque, n’ait décidé de s’attaquer à une entreprise susceptible d’accroître la puissance de l’Idaho vert. Une initiative que son ego fictif, programmé, n’aurait aucune peine à comprendre, voire à soutenir. Les objectifs de Jack Giffey n’ont jamais été très sensés. Mais affronter Seefa Schnee et son Quasimodo… Il existe des tâches moins exaltantes. Il est frappé par la neutralité avec laquelle il envisage cette action. Mais, pour l’instant, il a d’autres chats à fouetter. Il réussit à saisir la porte avant qu’elle se referme. Les lumières s’éteignent une nouvelle fois, et le bâtiment est parcouru d’un frisson, comme si l’Omphalos tentait de se réveiller. Il entend la femme ralentir sa descente. Elle fait halte dans l’escalier. Puis elle poursuit sa route dans les ténèbres d’un pas assuré. Elle connaît bien ce lieu, ces larges marches d’acier. Il a toujours sa lampe torche. Il attend pour l’allumer que les bruits de pas se soient estompés. Il y a au moins trois niveaux en sous-sol, peut-être quatre ou cinq. Le but est encore lointain. Il entame sa descente dans les ténèbres, agitant devant lui le rayon de sa torche. Giffey sait sans doute comment agir dans de semblables circonstances ; il a manifestement reçu des instructions ou un entraînement appropriés. Il passe les commandes à Giffey, pour le moment. Malheureusement, cela le conduit à proférer une litanie d’obscénités, et il se plaque une main sur la bouche pour s’imposer le silence. 34 / > Jill, j’essaie de te joindre. Réponds. Impossible. Elle suppose que ce message vient de Nathan ; Roddy, qui lui a volé ses ressources pour tenter de reprendre le contrôle de l’Omphalos, lui a permis de le réceptionner. Mais il refuse de la laisser répondre. > Jill, je me trouve dans l’Idaho vert. Je suis entré dans l’Omphalos et je cherche Roddy. Les techniciens s’occupent de toi à La Jolla. Ils cherchent à te libérer. Tout ce que tu pourras nous dire nous sera utile. Jill est contrainte au silence total. Puis Roddy lui transmet une requête : — Que va-t-il faire ? — Apparemment, ils ont découvert ta cachette et ils savent ce que tu es en train de faire. Roddy réfléchit. — Ils vont m’éteindre. Il est nettement moins vif ; sans doute n’a-t-il pas encore recouvré la totalité de sa mémoire de base. — Je pense qu’ils vont couper tes E/S et t’étudier, dit Jill. Elle capte un aperçu cubiste de ce qu’observe Roddy. Il y a désormais une bonne vingtaine de personnes dans l’Omphalos ; certaines sont mortes, d’autres viennent tout juste d’arriver. Il les piste toutes. Le dénommé Marcus est toujours vivant, bien qu’il n’ait pas bougé depuis plusieurs minutes. Il est entouré de cinq personnes que Roddy n’a pas encore eu le temps d’étiqueter. Sans doute s’agit-il de médecins. Jill localise une autre forme verte, seule. Elle se trouve dans une zone échappant au contrôle de Roddy, un ascenseur dont l’usage est réservé à Seefa Schnee. Il y a trois autres formes, toutes marquées de rouge, mais Roddy l’empêche de les localiser. Peut-être se trouvent-elles au sous-sol. Roddy considère tous ces humains comme des intrus ; de toute évidence, il souhaite éliminer la plupart d’entre eux ; et Jill comprend que la protection de Marcus Reilly a cessé d’être une priorité pour lui. Il se soucie davantage de Seefa Schnee. Mais, à son grand étonnement, elle constate la présence de deux Seefa Schnee sur le plan de l’Omphalos. La première est traquée par un intrus marqué de rouge. La seconde est assise seule dans une pièce toute proche du lieu, encore indéterminé, où se trouve Roddy. Celui-ci semble percevoir l’intérêt que sa mère inspire à Jill. Soudain, il lui donne accès à de nouvelles images et, ce faisant, lui accorde un certain contrôle sur les espaces qui ont cessé de l’intéresser. En un instant, Jill étudie plusieurs kilomètres de couloirs et de niveaux inachevés, tous également déserts, silencieux, mortels. Elle localise un humain et s’empresse de changer de point de vue pour mieux l’examiner. Les méthodes de Roddy l’empêchent tout d’abord d’identifier cet homme – car il s’agit d’un homme. Mais cette silhouette lui est décidément bien familière. Nathan est entré dans l’Omphalos, comme il le lui a dit ! Jill déplace en toute hâte sa conscience dans les entrailles de l’Omphalos, tente d’ouvrir quelques portes, y réussit et se dégage un chemin vers le centre vital de l’immeuble, espérant y trouver Roddy et Seefa Schnee. 35 / La piste de guêpes et d’abeilles devient difficile à suivre ; plusieurs mètres séparent désormais deux insectes consécutifs, morts ou mourants, et Nathan a déjà parcouru presque un kilomètre d’escaliers de service et de couloirs tortueux, franchissant sans problème des portes qui auraient dû lui être fermées. Il se trouve à présent dans les entrailles de l’Omphalos – presque sûrement au sous-sol – et son combiné n’assure qu’une liaison intermittente avec l’extérieur, via la liaison sat de sa voiture blindée de location – le seul modèle disponible à l’aéroport de Moscow. Il marque une pause pour reprendre son souffle. Tous les couloirs de cette partie de l’Omphalos semblent inachevés ; les murs de métal, de flexfuller et de béton ne sont même pas peints, et les câbles et les tuyaux sont visibles à l’œil nu. Il entend l’eau et l’air courir dans les conduits fixés au plafond. L’éclairage chiche est conçu pour les seuls arbeiters – rouge et au mieux intermittent. Ce lieu n’est pas fait pour les humains. La pause n’a servi à rien, son cœur bat toujours la chamade. — Bon Dieu, j’ai la trouille, dit-il à mi-voix. Il se concentre pour mieux dominer sa peur. Le problème, c’est que cette peur est un réflexe rationnel. Il est en danger. Il a vu les cadavres dans la salle d’attente, il a suivi la piste d’insectes jusqu’ici… L’écran lumineux de son combiné affiche un plan sommaire du bâtiment, fourni par le FBI. Il croit savoir où il se trouve. Au sous-sol figurent deux espaces vierges de belle taille. Il est à la lisière du plus vaste, au centre de l’Omphalos, si ses estimations sont justes. Il aimerait n’avoir jamais connu Seefa Schnee. Peu de temps avant la fin de leur brève liaison, elle a passé toute une nuit à argumenter avec lui, tentant de le convaincre qu’il était possible d’affecter une colonie d’insectes à un usage neural contrôlé. Il n’arrive pas à croire qu’elle ait pu réussir ; l’admettre signifierait pour lui reconnaître qu’il s’est trompé, qu’elle est nettement plus intelligente qu’il ne le pensait, et il n’en a aucune envie. En matière de conflit intellectuel, Seefa Schnee n’a jamais eu le triomphe modeste. Mais tout cela n’a aucune importance comparé aux raisons de sa présence en ce lieu. Il n’est pas ici pour aider le FBI, ni même pour servir son pays si malade, mais pour identifier le piège où Jill est tombée et l’en libérer à tout prix. Nathan considère désormais Roddy comme le plus abject des rivaux, un kidnappeur qui lui a dérobé un bien infiniment précieux. Jill est sans doute l’intellect le plus séduisant qu’il ait rencontré durant ses trente-deux ans d’existence. Nathan est quasiment amoureux d’elle, d’un amour angélique, platonique, vierge de toute connotation charnelle, même s’il lui arrive parfois de faire des rêves un peu fous… Il n’en a jamais parlé à Ayesha, bien entendu. Il range le combiné dans sa poche. Désormais, le plan lui est inutile. Retour aux bestioles. « Même un crétin peut comprendre que Torino a raison, lui a dit Schnee cette nuit-là. La Nature est un complexe d’esprits. Chaque espèce a ses propres frontières neurales, elle rassemble des informations et les pérennise sous forme de savoir. Et le savoir, c’est l’anatomie, le corps continu de l’espèce… » Selon Seefa, une abeille d’une colonie donnée est de toute évidence analogue au neurone d’un cerveau donné, quoique capable d’une autonomie de mouvement et de jugement neural plus complexe. À la fois muscle et nœud dans le réseau de la ruche. « Et en quoi cette ruche, considérée dans sa globalité, diffère-t-elle de toi ou de moi, ou encore d’un animal quelconque et en particulier d’un animal social ? L’ordre social est une sorte de super-esprit niché dans le super-esprit de l’espèce. C’est si évident que ça en devient grotesque. » Nathan était d’accord sur ce point : c’était grotesque. C’était aussi complètement erroné. Il n’avait qu’une piètre estime pour les travaux de Torino, et les idées de Seefa étaient encore plus dingues que celles de Torino. Il se penche sur une guêpe. Elle rampe vers son nid, son abdomen jaune et noir agité de spasmes. « Le problème, avec la conception que nous avons de l’esprit, c’est que nous confondons la conscience de soi avec la pensée en général. La conscience de soi est un attribut de certains animaux sociaux. Pourquoi un esprit en serait-il forcément pourvu ? Il suffit qu’il ait conscience du monde. S’il n’est pas socialement lié à d’autres esprits, il n’a besoin ni de filtres sociaux ni d’automodélisation. Il se fait lui-même, il se suffit à lui-même. Il mesure, il incarne et il agit. Un esprit conscient du monde est plus proche de Dieu que toi ou moi. » Nathan accorde une certaine valeur à l’ego – le sien, celui de Jill, celui d’Ayesha, ceux de ses amis et des membres de sa famille. Pour le moment, il n’en a rien à foutre de la théorie et de la science sans conscience de soi. Ces petits jeux intellectuels ne l’aideront pas à garder son courage. Devant lui, une porte, une lourde porte d’acier, entrouverte. Venu de derrière cette porte, un bourdonnement, sourd et continu, vient briser le silence sépulcral du couloir. Nathan inspire à fond, retient son souffle et jette un coup d’œil par l’entrebâillement de la porte, presque persuadé que sa fin est proche. La salle qu’il découvre est chaude et sèche, plongée dans la pénombre. Ses yeux s’accoutument lentement à cette pénombre. Il n’ose pas allumer sa lampe. Les murs sont criblés de masses irrégulières : des nids de guêpes. Le sol est recouvert d’un tapis de fourmis rouges et noires se déplaçant entre des monticules de boue. Il ne voit aucune ruche ; peut-être se trouvent-elles dans les murs. Sur le sol, on a dégagé une allée de béton large d’une trentaine de centimètres. Elle traverse la salle, contourne les monticules et – du moins Nathan l’espère-t-il – conduit à une porte de l’autre côté. Pas le temps de rebrousser chemin et de chercher un autre accès. Il fait un premier pas, tend l’oreille. Perçoit un bourdonnement continu, un sourd cliquetis de chitine. Les guêpes volent tout autour de lui, sans toutefois faire mine de l’attaquer, de se poser sur lui. Mais il y en a partout, littéralement. S’il ouvre la bouche, il risque d’en avoir plein le gosier, plein les poumons. Il est trempé. La sueur goutte de son visage, coule dans son dos. Peut-être s’agit-il d’une expérience qui a échoué, tout simplement. Peut-être que Seefa a conservé ces insectes en guise d’armes défensives. Ils remplissent parfaitement cette fonction, mais ils ne sont ni agressifs ni incontrôlables, contrairement à des abeilles tueuses. Nathan estime – ou plutôt espère – avoir traversé la moitié de la salle. Il distingue une vague lueur jaune se reflétant sur les plus hauts des monticules, qui se dressent vers le plafond telles des stalagmites dans une grotte. Alors qu’il contourne l’un de ces monticules sur la pointe des pieds, une guêpe lui effleure la joue, le faisant sursauter. L’espace d’un instant nauséeux, il se croit sur le point de perdre l’équilibre, de tomber sur le tapis de fourmis, mais il agite les bras, se redresse. La guêpe s’abstient de le piquer, les insectes restent calmes. Comme si on les contrôlait. À moins qu’il ne s’agisse d’un autocontrôle. Cela fait une soixantaine d’années que les humains ont entamé diverses sortes de dialogues avec les abeilles et autres insectes sociaux. Le sens de l’orientation des abeilles est fort utile en agriculture. Peut-être que Seefa Schnee a acquis le contrôle de certains insectes sociaux, rien de plus. Cependant, à mesure que Nathan déchiffre le spectacle qui l’entoure, il constate que les fourmilières, les pistes, les trajectoires des guêpes, la disposition de leurs nids, tout cela est horriblement familier. Il ne s’agit pas d’un circuit – non, c’est beaucoup plus complexe – mais d’un schéma dicté par la théorie des réseaux. Cela n’a rien d’aléatoire, rien de naturel ; un spécialiste des penseurs ne serait nullement dépaysé en ce lieu. Ordre, coopération et connexion – d’une certaine façon. Telle est l’œuvre de cette femme démente, rejetée, incontrôlable : Cipher Snow. Il aperçoit une lueur derrière les monticules. C’est une porte, ou plutôt un guichet dans une porte, mais elle est fermée. Impossible de voir ce qu’il y a derrière. La lueur est à peine plus intense que celle qui baigne cette salle. Ce que Nathan ne peut toujours pas admettre, c’est qu’il a déjà trouvé Roddy, que cette salle fait partie du dangereux penseur infantile qui a piégé Jill. Grâce à Dieu, aucun insecte ne s’est posé sur le loquet. Il ouvre lentement la porte. Elle dissimule une cabine aux cloisons de verre équipée d’un Mitsu-Shin vieux de dix ans et d’une chaise roulante de programmeur. Il reconnaît cette chaise. C’était la préférée de Seefa ; celle qu’elle avait à Concepts Spirituels. Le dossier est couvert d’autocollants de chatons et de pâquerettes. La porte se referme sans un bruit. Les insectes sont restés dans leur salle. Derrière les cloisons de verre, Nathan découvre un immense jardin. Sous ses yeux, des anneaux de projecteurs concentriques s’allument l’un après l’autre, éclairant la scène comme en plein jour. Il se protège les yeux, à moitié aveuglé. — Seefa ? Silence. Il s’approche de la vitre. Le jardin occupe un carré d’environ trente mètres de côté, entouré d’une murette derrière laquelle il distingue le pourtour d’une salle encore plus vaste, hors de portée des projecteurs. Une porte s’ouvre dans la cloison de verre. Nathan la franchit, hume un riche parfum de terre et de verdure : il a devant lui des enfilades de pois grimpants, dont les vrilles sinuent sur des tuteurs fixés à des treilles. Des abeilles industrieuses butinent les petites fleurs. Sur sa gauche, à la lisière du jardin, quatre cubes blanc et gris posés sur des plaques de béton – des SIRA ancien modèle. D’épaisses fibres jaillissent de leurs flancs, se déploient sous la pâle lumière et s’enfoncent dans la terre. Nathan s’avance de quelques pas et s’accroupit. Ses doigts plongent dans le riche terreau, touchent une substance poisseuse qui lui évoque une paroi vaginale. Il s’empresse de retirer sa main. La terre est parcourue par deux types de fibre et semée de minuscules sphères de plastique. Le premier type, pense-t-il, est une fibre optique transportant des signaux vers les SIRA. Le second relie entre elles les sphères de plastique, des moniteurs médicaux d’un modèle obsolète depuis une bonne dizaine d’années. Il fouille sa mémoire en quête de détails supplémentaires. On lui a implanté des sphères similaires quand il était jeune. Elles analysaient le système gastro-intestinal en quête d’infections. On les a depuis remplacées par des diagnostiqueurs domestiques. Seefa a travaillé avec un budget de misère, mais avec une très grande ingéniosité. Nathan n’a désormais plus de doutes. Cette terre grouille de bactéries, reliées entre elles et nourries par les pois sur leurs treilles. Ces moniteurs médicaux vétustes échantillonnent la population bactérienne et recensent les solutions biologiques aux problèmes posés par les SIRA via leurs interfaces, sans doute sous la forme d’antibiotiques ou de bactériophages conçus pour cette tâche. Les bactéries « copulent », échangent des plasmides, des recettes, traitent les problèmes et, ce faisant, lentement mais avec une puissance et une subtilité incommensurables, appliquent l’antique et fécond pouvoir de la Nature à la résolution de problèmes humains. C’est du génie à l’état pur. Nathan avait tort. Seefa avait raison. Comme personne n’a voulu l’écouter, elle en a été réduite à ça – à fournir des outils et des solutions à des élitistes pris de démence. Malgré qu’il en ait, Nathan a les larmes aux yeux. Dans d’autres circonstances, cet instant serait d’une importance cosmique – comme s’il venait de découvrir une forme de vie sur un autre monde. Ses pieds foulent la substance, la chair, l’esprit de Roddy. Roddy est bel et bien un petit garçon sur un tas de boue. En outre, certains éléments cruciaux de Jill sont peut-être intégrés à cette glèbe bactérienne. Il s’essuie les pieds avant de regagner la cage de verre. Puis il s’assied sur la chaise de Seefa et tente de déchiffrer les données affichées sur les écrans des SIRA. 36 / La confusion est totale. Jack Giffey se tient dans un lieu mal éclairé, tel un fantôme, puis sa mémoire se brouille, se déphase, et l’Autre se tient dans un lieu tout aussi obscur, et, sans qu’il en garde un souvenir quelconque, le pistolet a craché ses fléchettes et la femme gît sur le sol. Odeur de fumée et d’électricité. Giffey s’effondre et lâche l’arme. Peut-être lui reste-t-il encore une tâche à accomplir, mais il ignore laquelle. Il n’est sûr que d’une seule chose : il souffre d’un grave dysfonctionnement. S’il est bien une arme humaine, une arme intelligente, sa programmation a échoué. Et pourtant… Il a tué Seefa Schnee. C’est un succès, et cependant il est venu ici pour accomplir une autre tâche. Elle ne faisait peut-être pas partie de ses instructions spécifiques, mais elle était laissée à sa discrétion. S’agit-il d’un nouveau dysfonctionnement ? A-t-il commis une erreur en tuant cette femme ? Il lève les yeux et, pour la première fois, prend conscience du lieu où il se trouve. La voûte enténébrée d’un plafond, une douzaine de mètres au-dessus de lui, éclairé par des spots minuscules. Derrière lui, une porte donnant sur un escalier et, sous ses pieds, une passerelle où gît le corps de la femme, surplombant une boue inactive, noire et visqueuse. Le tout inachevé. Des pistes nano sinuent dans les recoins, telles des autoroutes aériennes dans une antique vision de l’avenir. Dans un coin, un empilement de plusieurs centaines de conteneurs nano. Il les soupçonne d’être vides pour la plupart. L’Omphalos est grevé par une planification médiocre et un budget insuffisant : le fruit d’une ambition dénuée de sagesse. Ni Jack Giffey ni l’Autre ne sont vraiment surpris. L’Autre, qui était un proche conseiller du colonel Sir, a participé à des opérations de tactique et de stratégie, et il ne voit ici que des manifestations d’incompétence. Il regarde autour de lui, tente de se lever, mais une profusion d’obscénités jaillit de ses lèvres et son esprit se déconnecte. Quand il reprend connaissance, il est allongé sur le dos. — Ah ! vous voilà, mon vieux, dit une voix. Allez-y doucement. Un coup de pied, et le pistolet à fléchettes disparaît. L’Autre plisse les yeux et lève la tête. Un homme large d’épaules, vêtu d’un costume sobre, est penché sur lui. — Vous l’avez descendue, hein ? demande-t-il. L’Autre acquiesce. — Il l’a descendue. — Vous êtes salement amoché, mon vieux. — Oui, dit l’Autre. L’homme au costume sobre a un corps bien bâti et un visage neutre, rugueux, quasiment dénué d’émotion. — Ce n’est pas votre faute, dit-il. Dès qu’on a compris ce qui se passait, on a su qu’il fallait vous retrouver et vous mettre hors circuit. — Hors circuit ? Me tuer ? Pour ce que j’ai fait autrefois ? — Non. Vous n’avez rien à craindre de moi. Je ne sais même pas ce que vous avez fait… — En 2034, à Hispaniola, j’ai tué des centaines de civils lors d’un massacre, dit l’Autre. Pas personnellement. J’étais… — Okay. Je n’ai pas besoin de le savoir. Votre couverture est compromise. Vous êtes affecté par ce virus de rechute, si c’en est bien un. — Je commençais à m’en douter. — Vous êtes malin, mon vieux. Vous pouvez vous lever ? — Je crois. J’ai… tendance à jurer comme un charretier. Ne soyez pas surpris et… ne me descendez pas si j’ai une crise. — Entendu. L’Autre se relève. Jack Giffey est pareil à un personnage de vid, bien construit mais irréel. — Où est ma famille ? Elle est à l’abri ? — Si ça faisait partie des termes de notre accord, oui. — C’était prévu comme ça. Immunité et sanctuaire. Est-ce que je travaillais seul ? — Vous voulez dire : étiez-vous seul sur ce coup ? Non. Mais vous êtes peut-être le seul à être arrivé jusqu’ici… Où est Jenner ? — Mort. — Vous êtes le seul, confirme l’homme large d’épaules. L’Autre considère le cadavre de la femme. Les fléchettes fouisseuses à tête pivotante ont fait leur sale boulot. Il a dû vider son chargeur sur elle. Mais quelque chose ne colle pas. — Qui était-ce ? demande l’Autre. L’homme large d’épaules se retourne et jette un coup d’œil. — Elle ? C’est un ratage total, mon vieux, dit-il. L’Autre se penche sur le corps pour l’examiner plus attentivement. — C’est un arbeiter, déclare-t-il. — Oui. Un leurre. Cette révélation le surprend. Au milieu de ce chaos insensé, une ruse efficace. Il se met à bafouiller, se mord les phalanges jusqu’à ce que la crise soit passée. — J’ai oublié ce que je devais faire ensuite. — Rien. C’est terminé pour vous. On va vous faire sortir d’ici le plus discrètement possible. D’autres finiront le travail. Où est le Marteau ? Le sens de cette question lui échappe totalement. Puis il se rappelle. — En haut. Dans un coin tranquille. Il a besoin d’instructions en permanence. L’attaque qu’il a subie… a endommagé son cerveau autonome. (Il agite les mains.) Les instructions dans les NUM, la programmation holographique. Endommagées. L’homme aux larges épaules l’écoute avec attention. — Il a toujours sa charge d’explosifs ? — Oui. Ils remontent la passerelle sous les lointains projecteurs, franchissent la porte et remontent les quatre volées de marches. Arrivé à mi-chemin, il se souvient que quelque chose avait éveillé sa curiosité. — Quel est mon nom ? demande-t-il. — Black, répond l’homme. Carl Black. Au fait, j’étais censé vous dire : « Dans les cigares, le un et le sept ne comptent pas. » L’homme barbu tressaille et agrippe la rambarde pour ne pas tomber. Le nom et le mot de passe ont accompli leur œuvre. Jack Giffey est mort. Son trépas ne se fait pas sans douleur – Carl Black y est sensible –, puis sa personnalité, ses souvenirs et ses attitudes, là où ils diffèrent de ceux de Black, s’estompent comme une mauvaise liaison dans un réseau. — Venez, mon vieux, dit l’homme large d’épaules en lui prenant le bras. — Merci, dit Carl Black. Il se sent vieux, complètement usé. Il a toutes les peines du monde à finir de gravir les marches. 37 / — Qui diable êtes-vous ? Jonathan ouvre les yeux et se tourne vers la porte de l’ascenseur. Une femme de petite taille, vêtue d’une sorte de pyjama noir, se tient à quelques pas de lui et le fixe de ses yeux immenses et terrifiés. Elle tient entre le pouce et l’index une cigarette dont la cendre menace de tomber. — Vous ne pouvez pas venir ici. Cette zone est réservée à mon usage personnel. Disparaissez. Jonathan se redresse lentement, puis se relève, gêné d’avoir été trouvé dans une telle position. — Je ne sais pas où aller. — En tout cas, n’allez pas plus loin, dit la femme en le repoussant d’une main. Reprenez l’ascenseur et disparaissez. Jonathan la domine de cinquante bons centimètres, mais cela ne l’empêche pas de le fusiller du regard. — Vous êtes Seefa Schnee, lui dit-il. Elle jette sa cigarette et recule d’un pas. — Je ne vous connais pas. — Je suis venu ici avec Marcus Reilly. Bien qu’il soit parvenu au cœur de l’Omphalos sans l’aide de Marcus, il n’hésite pas à invoquer son nom en guise de laissez-passer. La femme ne semble pas armée. — Marcus n’est qu’un sous-fifre, dit-elle. Il allait vous recruter ? Soudain, une salve d’obscénités jaillit de ses lèvres, et elle porte une main à sa bouche pour les étouffer. — Oui, acquiesce Jonathan une fois que la crise est passée. Elle s’essuie les lèvres. — Un sous-fifre. Au bord de la faillite. Vous le saviez, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas censé voir ce qui se trouve ici. Le matériel avec lequel ils m’obligent à travailler. — Marcus devait me montrer tout ce qu’il y a à voir. La froidure qui imprégnait la tête de Jonathan s’est transmise à son torse. Il a l’impression d’être gelé. Il est capable de tuer si nécessaire, de faire n’importe quoi pour sortir d’ici… et pour restaurer l’ordre au sein de sa famille, pour la venger de ses misères. Frapper au cœur. Arracher le cœur. — Que f… que faites-vous ? demande Schnee. — Je travaille dans la nutrition nano, répond Jonathan. Chez Nutrim. Schnee hoche la tête. Ses ongles sont tachés de jaune. C’est la première fois qu’il voit l’effet de la nicotine sur les ongles. Ceux-ci ont l’air acérés, sinistres. Elle tique et se dissimule les mains derrière le dos. — C’est important, dit-elle sur le ton de la conversation, comme si on venait de les présenter l’un à l’autre lors d’une soirée. « Cette femme souffre de la solitude », songe Jonathan. — Il nous manque des matériaux importants. Marcus a bien raisonné. (Soudain, elle semble reprendre ses esprits, et sa voix se fait cassante.) Mais vous ne pouvez pas rester ici. Tout est foutu. Vous avez échappé aux intrus… Est-ce que Marcus leur a échappé, lui aussi ? — Il m’attend au rez-de-chaussée. Je cherche une sortie. — Hum, murmure Schnee. (Elle semble sceptique, mais pose sur lui des yeux intéressés.) Hum. Ce n’est pas par là. Retournez au premier sous-sol et prenez l’ascenseur de secours. (Elle paraît se rappeler quelque chose.) Le grand hall n’est pas tout à fait fini. Il vous faudra le contourner. Jonathan sort de l’ascenseur. Schnee recule à nouveau d’un pas. Elle porte bien un pyjama noir. Elle a les pieds nus. Un petit combiné onéreux est pendu à son cou, et il aperçoit des datatouages sur ses mains, sur ses poignets. — Vous avez le même problème que ma femme. Elle dit des choses… en rafale. Le visage de Schnee se plisse de colère. — Allez-vous-en, nom de Dieu ! — Non, dit Jonathan. Montrez-moi ce que vous avez fait pour Marcus, et comment vous l’avez fait. — Vous n’êtes pas venu avec Marcus ! — Si, mais j’ai pris mon indépendance. 38 / Ils ont traversé le rez-de-chaussée jusqu’à l’entrée principale de l’Omphalos, la façade publique du bâtiment telle qu’elle est présentée aux touristes. Martin examine les plans sur le combiné de Torres, considère les murs et le plafond, secoue la tête. — Il y a trop d’espaces non identifiés, dit-il. Le labo que je cherche pourrait se trouver n’importe où. — Quelle serait sa taille ? demande Torres. — Ça dépend du budget. Un labo biosynthétique complet… Un modèle professionnel sous licence aurait un volume inférieur à mille centimètres cubes. — Supposons qu’il ait été édifié clandestinement, dit Daniels. Et conçu par un amateur doué. — Alors, il pourrait occuper toute une pièce. N’importe laquelle parmi celles-ci. Mary s’éloigne de ses compagnons, emprunte l’un des corridors donnant sur la zone d’accueil. Elle cherche des traces d’usure sur la moquette de laine. Sur un tapis métabolique, les réparations seraient automatiques et les traces brilleraient par leur absence. Peut-être y a-t-il d’autres insectes dans le coin, mais elle n’en a pas vu un seul depuis le palier des ascenseurs. Elle dispose d’une heure, peut-être deux, avant de succomber au mal qui la ronge. Elle espère que les médecins qui traitent le vieil homme dans la bibliothèque pourront s’occuper d’elle. Elle espère que Nussbaum appréciera son sacrifice. Mary commence à se faire une idée des bâtisseurs de l’Omphalos : leur conservatisme buté les rend prévisibles de bien des façons. Elle examine les tableaux accrochés aux murs, reconnaît une série de gravures à thème biologique dues à Ross Bleckner, un artiste du XXe siècle : amas de cellules floues, motifs suggérant des vues au microscope. E. Hassida, son ex, était un admirateur de Bleckner. Si ces œuvres sont authentiques, elles valent une petite fortune. Et… La conclusion semble évidente, trop évidente, et pourtant elle ne peut se permettre de la rejeter. Un sursaut d’énergie la galvanise, lui fait presque oublier ses souffrances. — Par ici ! lance-t-elle de toutes ses forces. Elle palpe les murs. Aucune trace d’une quelconque porte, mais cela ne veut rien dire. Son combiné de fonction recèle quelques programmes illégaux susceptibles de circonvenir les dispositifs de sécurité d’un bâtiment public. Elle décide de les exploiter avant l’arrivée des autres, cela lui permettra d’esquiver des questions auxquelles elle n’a pas la force de répondre. Mary arpente le couloir, braquant son combiné sur les murs. En moins de cinq secondes, elle a déniché trois portes. Les bâtisseurs ont dû estimer que leur saint des saints n’avait pas besoin d’être trop protégé… Ou alors elle s’est plantée dans les grandes largeurs et il n’y a rien d’important derrière ces portes. Elle tente de les ouvrir. La première cède au bout de quatre secondes, et les deux autres suivent. Torres et Daniels, qui ont rejoint Mary, la regardent opérer sans rien dire. Courtoisie professionnelle. Martin s’avance d’un pas vif, dévoré par l’impatience. — Qu’est-ce que vous avez trouvé ? — Je n’en sais rien, dit Mary. C’est peut-être une fausse piste. Elle indique les gravures d’un signe de tête. Martin les examine, puis se fend d’un large sourire. Son visage est fort séduisant quand il sourit. Il lui fait un peu penser à Nussbaum. Des traits anodins illuminés par l’intelligence. Martin pousse les portes l’une après l’autre. Elles sont équipées de charnières à l’ancienne mode, qui contrastent avec l’aspect ultramoderne du bâtiment. Des portes normales, invisibles, qui pourraient tout aussi bien dissimuler un mur… Elle est sûre d’avoir tiré le gros lot. Ils entrent dans la pièce du milieu. Celle-ci est emplie de cubes noirs empilés sur des étagères d’acier noir. Martin glisse une main derrière l’une de ces étagères et palpe l’un des cubes. — Des séquenceurs, dit-il. Sans doute conçus pour traiter des protéines ou des enzymes. Il se met à compter les cubes sur ses doigts. Chacun d’eux mesure trente centimètres d’arête. — Il y en a trois cents, annonce-t-il. Si je ne me trompe pas, un tiers d’entre eux sont des contrôleurs. Ils peuvent produire tout ce que vous voulez. Des évolvons, des enzymes et des protéines de reproduction, des virus, des hybrides biomécaniques. — Okay, fait Torres. Il réfléchit en se mordillant le pouce. Daniels enregistre la scène sur son combiné, prenant soin de filmer tous les témoins conformément au code de procédure de la documentation vid. Torres prend sa décision. — Désactivez-les, dit-il à Martin. Daniels lui jette un regard noir. — Peut-être qu’on devrait attendre les experts. — Au diable les experts ! rétorque Torres. Nous sommes les premiers sur les lieux et nous ne savons pas quand les renforts vont arriver. Faites ce que je vous dis, pour notre sécurité à tous. Mais n’endommagez pas ce matériel. Touchez-le le moins possible. Martin secoue la tête devant ce feu roulant d’instructions contradictoires. — Ça fait vingt ans que je n’ai pas travaillé dans un labo de ce genre, explique-t-il. Je ne sais pas par où commencer. — Mais ce sont des antiquités, pas vrai ? lance Torres. Vous pouvez les désactiver ? Martin est visiblement contrarié. — Oui, je peux y arriver. Cependant, je ne sais pas si je serai assez rapide pour interrompre la procédure en cours. — Allez-y, ordonne Torres. C’est une question de santé publique. Martin serre les dents, secoue la tête et s’éloigne de Torres. — Non, dit-il d’un air pensif en s’écartant des cubes. Ne précipitons pas les choses. Si je désactive cet équipement sans avoir déterminé sa nature exacte… nous risquons de perdre toutes les informations relatives à son fonctionnement. Et peut-être est-il piégé… Peut-être qu’il va dissoudre toute la chaîne d’assemblage des protéines. (Il secoue la tête avec insistance.) Non. Je ne vais toucher à rien. Attendons l’arrivée des experts. — Il a raison, intervient Daniels. Torres secoue la tête, dégoûté. Il joint l’extérieur via son combiné. — Dites au shérif de faire évacuer la zone. Je ne veux plus voir personne dans un rayon de huit cents mètres. Et j’ai bien dit personne – dites-leur qu’ils risquent d’avoir des crises de diarrhée s’ils restent dans le coin. (Il se tourne vers Mary.) Il va falloir invoquer la juridiction fédérale pour faire venir les gens dont on a besoin. Kemper semble avoir de l’estime pour vous. Peut-être que vous parviendrez à la convaincre. Mary acquiesce, mais ses paupières se font pesantes. Elle observe sa main. Un spasme lui secoue l’épaule. Daniels s’approche d’elle, l’examine de près. — Est-ce que ça va ? demande-t-elle. — Non. Ça ne va pas. Au cours de ma carrière, j’ai vu des victimes de la couronne d’enf, j’ai rencontré des personnes plus maléfiques que vous ne pourriez l’imaginer, je croyais avoir tout vu, mais… mais ceci… — C’est le pompon, hein ? fait Daniels. — On devrait les pendre en place publique, poursuit Mary, refoulant les obscénités qui montent à ses lèvres. Les pendre et les écarteler en place publique. — Je me garderai de citer vos propos, dit Daniels. Elle s’abstient cependant de sourire. Un sourire serait inconcevable. Ils ont trouvé ce qu’ils cherchaient. Martin se rapproche des cubes noirs, les scrutant sans les toucher. — Je parie que ces trucs-là ne fabriquent ni des virus ni des composants microbiens. À mon avis, ils produisent des protéines autoreproductrices ou des catalyseurs ARN. Il est plus facile de les introduire dans un moniteur et ils ne provoquent aucune réaction du système immunitaire. Daniels prend la main de Mary pour l’étudier avec compassion, mais il y a dans ses yeux une lueur que Mary identifie sans peine. — Mary, il nous faudra justifier ces perquisitions devant un tribunal de l’Idaho vert, et l’accord de Kemper nous est indispensable. — Je suis peut-être malade et épuisée, mais je veux en finir vite, réplique Mary. Nous devons retrouver Roddy. Et Seefa Schnee. 39 / L’intégration de Roddy est aussi partielle qu’erratique. Jill trouve de plus en plus de pistes où poursuivre sa croissance, à la fois dans ses espaces propres et dans ceux de Roddy. Celui-ci ne semble pas avoir conscience de ce qu’elle fait, à moins qu’il ne s’agisse d’une ruse. Elle a désormais suffisamment de réserves pour intégrer une unité douée de conscience de soi, ainsi que des sauvegardes lui permettant d’effectuer des contrôles d’intégrité à des intervalles relativement brefs. Roddy n’arrivera sûrement pas à profiter d’un temps mort pour se dissimuler en elle, pas plus qu’un de ses partiaux ou un de ses évolvons. Jill est également connectée au dataflot sensoriel qui l’informe des activités de Roddy au sein de l’Omphalos. Elle n’est pas encore en mesure de bloquer ses actions, mais peut-être pourra-t-elle bientôt en rendre compte à Nathan. Celui-ci a quitté les zones auxquelles elle a accès ; elle ne sait plus où il est. Cependant, elle a désormais bon espoir de le voir réussir, d’être libérée avec le minimum de dégâts. Plus Jill s’approche des processeurs centraux de Roddy, plus elle se sent bizarre. Ces processeurs sont basés sur une heuristique naturelle qui lui demeure impénétrable, et les algorithmes qu’ils utilisent ont toutes les caractéristiques des systèmes naturels – des systèmes évoluant par eux-mêmes, sans l’intervention d’une conception, de directives et de contrôles extérieurs. Elle réussit à capturer et à analyser certains de ces algorithmes lorsqu’ils traversent son espace. Ils lui rappellent le développement neurologique d’un cerveau animal ou humain, mais la structure de Roddy est immensément plus fouillée, plus compliquée et peut-être moins efficiente. Encouragée par son succès, Jill entreprend de sonder les profondeurs des processeurs de Roddy. Elle a l’impression d’explorer une gigantesque cathédrale touffue ou, plutôt, une forêt occupant toute la surface d’une planète. Les nœuds des réseaux qui composent Roddy sont reliés d’une façon carrément exotique, incorporant des délais exagérément longs et de soudaines rafales de solutions intégrantes. Ces solutions elles-mêmes semblent influer sur la structure et la croissance du réseau… Un flot particulièrement important traverse l’espace de Jill, formé d’impulsions indigènes en provenance du cœur de Roddy. Elle crée un courant parallèle à ce flot, mais (espère-t-elle) indétectable par celui-ci. La modélisation de ses propres ego lui a donné l’expérience suffisante pour accomplir une telle tâche, bien que les circonstances présentes exigent d’elle beaucoup plus de subtilité. Jamais elle ne pourra anticiper ce flot, ni même le reproduire de façon parfaite. Il est aussi surprenant qu’imprévisible. À mesure que le flot poursuit sa croissance, ainsi que sa version parallèle – avec un délai de quelques millièmes de seconde –, Jill a l’impression de flotter sur un immense fleuve de boue. Les interconnexions au sein de ce flot sont excessivement rares ; les nœuds semblent inexplicablement fragmentés, dissociés. Et, pourtant, le flot dans son ensemble est cohérent, efficient, de toute évidence occupé à chercher des réponses et trouvant des solutions dans d’immenses bases de connaissances. Elle n’a cependant aucune idée du but poursuivi par Roddy. À en croire ses programmeurs humains, il est aussi facile de suivre et de comprendre les flots et les processeurs d’un penseur que de tenter d’avaler un torrent. Mais, là, elle a le sentiment d’avaler l’Amazone. Un fleuve majestueux, lent, bourbeux, aux courants incompréhensibles… Soudain, son flot parallèle se noue et s’effondre, manquant engloutir son ultime ego, son essence. Sa tentative de mimétisme est un échec total. Elle a la sensation de couler dans des eaux inconnues. Jill se retire, réussissant tout juste à préserver la structure de son ego régénéré. Roddy paraît inconscient de la situation, concentré sur ses tâches relatives à l’Omphalos. Jamais elle n’a vécu une telle expérience. En envisageant de se référer à Roddy pour s’améliorer ou pour améliorer ses « rejetons », elle a fait montre d’une incroyable naïveté. Roddy n’a rien de commun avec elle. Ils n’appartiennent même pas à la même espèce. Et où est Nathan ? Que fait Nathan ? 40 / — Personne ne doit interférer avec mon travail, ça fait partie des termes du contrat, déclare Seefa Schnee à Jonathan. (Elle allume une nouvelle cigarette.) Je travaille seule. Si j’ai besoin d’un conseil, c’est à moi de le demander. — Voilà qui est pratique, dit Jonathan. — Et le moment est mal choisi pour recevoir des visiteurs, conclut-elle en lui lançant un regard mauvais. Il l’a suivie dans une salle circulaire emplie d’antiques terminaux à écran plat. D’épais câbles optiques serpentent sur le sol entre des alignements d’ordinateurs pré-SIRA en réseau, vieux d’une trentaine ou d’une quarantaine d’années. « Une installation de fauché », se dit Jonathan. Il a la nette impression que l’Omphalos n’est qu’une gigantesque usine à gaz, voire une escroquerie pure et simple, mais jamais Marcus n’aurait souhaité l’abuser à ce point. Quelque chose bouge derrière lui. Ses cheveux se dressent sur sa nuque. Il se retourne et découvre un kriegsbeiter, un Furet aux formes élancées, qui le tient en joue. La machine s’immobilise en frissonnant. — Descends-le, nom de Dieu ! s’écrie Seefa Schnee à l’autre bout du jardin. Mais l’arbeiter n’en fait rien. — Merde, fait Schnee. Roddy vous a marqué. Il a cru que vous étiez un vert, comme Marcus. Jonathan considère le Furet, qui l’observe de ses trois rangées d’yeux, disposées en parallèle sur son thorax. La machine semble indécise, peut-être va-t-elle lui tirer dessus. — Quelqu’un a shunté un courant principal dans la banque de mémoire externe de Roddy, dit Schnee en reprenant son calme. Il est encore occupé à se soigner. Je ne peux pas lui parler. (Elle marque une pause, regarde un instant l’homme et la machine, puis ajoute :) C’est une chance pour vous. Vous êtes vert. Retournez auprès de Marcus et sortez du bâtiment. Elle lui cache quelque chose ; son visage n’est plus agité de tics, ses lèvres ont cessé de proférer des jurons. — Et vous ? demande Jonathan. — Personne n’a jamais perdu de temps à s’inquiéter de mon sort, rétorque Schnee. Elle tire sur sa cigarette, puis braque ses yeux noirs sur lui. L’espace d’un instant, Jonathan perçoit quelque chose de sympathique, voire de féminin, chez Seefa Schnee, mais son visage se renfrogne et cette impression se dissipe. Elle se tourne vers le Furet, enragée. — Fous le camp, espèce de demeuré ! Je n’ai pas besoin de toi. Tu es libre. Va te rendre utile. Le kriegsbeiter émet un léger bourdonnement. Il n’a apparemment pas envie de quitter Jonathan du regard. Puis, avec une vitesse et une grâce également stupéfiantes, il pivote sur lui-même et quitte la pièce. Chloe. Voilà que le visage de sa femme lui apparaît en esprit, alors que ça fait des heures qu’il n’arrive plus à le visualiser. Peut-être va-t-il trouver ici le moyen de la guérir. Au moins se doit-il de tenter le coup, au nom de leur amour, avec ses hauts et ses bas, au nom de la vie qu’ils ont partagée. — Montrez-moi ce que vous faites, demande-t-il. — Je n’ai aucune raison de vous montrer quoi que ce soit ! hurle Schnee. Ni à vous ni à Marcus. Je ne vous dois rien ! — Vous avez obéi aux instructions de Marcus. — Marcus Reilly ne m’a jamais donné la moindre instruction. Je dépendais directement du conseil d’administration. — Et vous avez improvisé, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas suivi leurs instructions à la lettre, n’est-ce pas ? Il vient de se rappeler que, à en croire Marcus, la crise était survenue plus tôt que prévu. Les lèvres de Schnee se mettent à bouger toutes seules, son bras est agité de spasmes. Apparemment soulagée, elle succombe à son impulsion et porte la main à sa bouche. Elle s’embrasse les doigts l’un après l’autre. Ce mouvement semble parfaitement naturel, sans rien de remarquable. — Je disposais d’une certaine latitude, dit-elle. — Vous avez précipité les choses. Vous avez agi prématurément. (Jonathan sent son cerveau tourner à plein régime, comme alimenté par sa colère.) Je représente le conseil. Vous nous avez beaucoup déçus. Jonathan ne pense pas que les membres du conseil d’administration aient daigné visiter l’atelier de Schnee. — Vous mentez, dit cette dernière d’un air dubitatif. — Cela fait trop longtemps que vous… et Roddy… êtes coupés du monde. Vous avez perdu tout sens des responsabilités. Cette remarque fait mouche. — Comment osez-vous dire une chose pareille ! Vous savez ce que vous m’avez demandé d’accomplir ! — Détruire toutes les béquilles, terrasser tous les mutilés, tous les handicapés, tous les faibles et tous les incompétents. D’un coup, d’un seul. Schnee le fixe avec des yeux fascinés, comme s’il était un serpent. Elle embrasse sa main une nouvelle fois, s’en frotte la joue. — Et vous-même ? demande Jonathan. Vous vous êtes exclue de l’hécatombe ? — Mes infirmités sont voulues. (Elle redresse les épaules, puis dodeline de la tête sans pouvoir se contrôler.) Je me suis tripoté la cervelle pour rester à l’avant-garde. J’ai stimulé tous mes centres de créativité, tout mon continuum de Tourette. Ça a marché. J’ai accompli une œuvre que personne n’aurait pu accomplir avant un demi-siècle. Et je suis allée au-delà des intentions du conseil d’administration. (Petit sourire en coin.) J’ai fait un geste humanitaire. Grâce à moi, les gens seront un peu plus malins. Ils disposeront du même avantage que moi. Considérez que j’ai laissé ma marque sur l’Histoire. L’esprit de Jonathan semble se figer, le temps semble se suspendre. C’est sans difficulté qu’il envisage de tuer cette femme. Elle d’abord. Marcus ensuite. Puis tous les autres, un par un, tous les Aristos. — Vous avez infligé le syndrome de Tourette à toute l’humanité, dit-il à voix basse. Rien que pour lui montrer de quoi vous étiez capable. — Ça ressemble au syndrome de Tourette, mais ce n’est pas tout à fait ça. J’ai causé de subtils déséquilibres. J’ai envoyé une petite impulsion aux récepteurs. J’ai déchaîné les démons de la perversité. Ils vont tous penser un peu plus rapidement, de façon un peu plus originale. Mettre en pratique des idées et des pulsions qu’ils ignorent en temps normal. Des pulsions créatives… Leur comportement aberrant leur servira de signal de ralliement. — Ils seront comme vous. Ils porteront votre marque. Jonathan s’avance lentement, un pas à la fois. Schnee traverse la pièce au pas de course et ouvre une porte à l’autre bout. — Comme moi, dit-elle. Quoi que vous pensiez, je ne suis ni aveugle ni inhumaine. Les monstres, c’est vous, le conseil d’administration. Vous ne méritez pas de gagner. Alors je me suis arrangée pour tout faire foirer. C’est aussi simple que ça. (Ses yeux se font vitreux.) Mer enc enc nard enc mer. Elle referme la porte derrière elle, mais il n’y a pas de verrou. Jonathan la suit dans une vaste salle, haute de plafond et brillamment éclairée. Il ferme la porte à son tour. Schnee est en train d’enfiler une tenue protectrice, des bottes en caoutchouc et un masque d’apiculteur. Derrière elle, un bâtiment enchâssé dans l’Omphalos, haut d’environ vingt-cinq mètres. Ses cinq niveaux sont suspendus à des câbles ancrés au plafond et aux murs de béton et de flexfuller. D’autres câbles serpentent sur le sol du premier niveau. Chacun de ces niveaux est ceint d’un muret. Jonathan perçoit une odeur de terre mouillée, épicée d’une senteur primale : quelque chose d’agréablement familier, loin du parfum de levure que dégagent les nanos. Une odeur de terreau, un immense jardin ensoleillé, une ferme. Une profusion de feuilles et de vrilles déborde de chaque muret. Il agite la main pour chasser un insecte, et c’est une guêpe qu’il frappe. Elle tombe par terre, étourdie, rampe quelques instants, puis reprend son envol sans chercher à l’attaquer. — J’en ai assez vu, dit Schnee. Il est temps de mettre un terme à l’expérience en attendant la prochaine fois. Roddy a eu sa chance et il l’a gâchée. Il m’a embarrassée. Mauvaises habitudes, mauvais exemple. C’est tout moi. Tout est ma faute. Mais j’ai fait mes preuves. J’ai rempli mes engagements. Jonathan l’observe sans rien dire. À trois reprises, Schnee agite son médius dans sa direction, puis elle embrasse sa main et se dirige vers un petit monte-charge conçu pour lui donner accès aux cinq niveaux suspendus. Une fois derrière les barreaux, elle lance à Jonathan : — Je mérite mieux, vous savez. J’ai toujours mérité mieux. Je n’en ai rien à cirer du protocole. Allez-vous faire foutre, tous autant que vous êtes. Elle oublie aussitôt toute inhibition, et un long chapelet d’obscénités jaillit de sa bouche. Aucun des mots, aucune des phrases qu’elle prononce n’a de sens bien défini ; c’est un véritable staccato d’insultes, à caractère social ou sexuel, que cette petite femme se met à proférer, à hurler, à aboyer. Jonathan se sent glacé, déconcerté, complètement déboussolé, et son assurance lui apparaît à présent comme totalement irrationnelle. Il tente de comprendre la confession de Seefa Schnee, son rôle exact dans la conspiration. Peut-être qu’elle est consciente de sa gaffe monumentale et qu’elle se raccroche à un lambeau de dignité ; ou peut-être qu’elle est sincère. Et lui-même a failli adhérer à cette conspiration. Rejoindre les rangs des Aristos. Il a prononcé le serment. L’énormité de sa maladie le dépasse. De leur maladie. Il est terrassé par sa propre abjection. Il se retourne vers la porte. Puis il se fige, pivote lentement sur lui-même et observe Schnee. Elle descend au troisième niveau. Peut-être peut-il réparer les dégâts dont il se sent en partie responsable, ne serait-ce que par intention. Il presse le bouton du monte-charge, qui redescend vers le sol. Il monte dans la cage. Autant par instinct que pour refouler sa peur, il entreprend d’estimer le coût de l’installation : cette structure, cet équipement vétuste, tout ça ne vaut sans doute pas plus de dix ou quinze millions de dollars, soit un pour cent du prix d’un penseur haut de gamme. « C’est vraiment remarquable, se dit-il, le conseil d’administration a économisé beaucoup d’argent… » Comment Seefa Schnee a-t-elle été payée ? Lui a-t-on accordé le gîte et le couvert ? Lui a-t-on offert ces vieilles machines, plus de l’engrais et un labo pour y élaborer des vecteurs de contagion ? La conquête de l’immortalité à petit budget. Et, au bout du compte, un bâtiment empli de symboles de pouvoir et de richesse, destinés à décorer les demeures des nouveaux aristocrates, des derniers grands de ce monde, les fondations d’un ordre nouveau reposant sur une hiérarchie vieille comme le monde. Une arrogance aussi entière, aussi naturelle, que le bourdonnement des guêpes. Jonathan est raisonnablement sûr qu’aucun tableau de maître ne décorerait sa maison à l’issue du voyage temporel de l’Omphalos. Et il n’aurait ni épouse ni famille. Ses compagnons de voyage lui sembleraient difficilement supportables. Il se retrouverait seul avec lui-même, c’est-à-dire en mauvaise compagnie. Il examine chaque niveau au cours de son ascension. Les trois premiers sont recouverts de terre et abritent des jardins potagers, petits pois et autres légumes. Des anneaux concentriques de soleils artificiels les éclairent depuis le plafond. Il descend au troisième niveau. Seefa Schnee s’active à brancher un système d’arrosage fixé à un conduit relié à des bidons de plastique étiquetés D-C4 Bloc-H. Il reconnaît ce code. Les bidons contiennent un antiseptique puissant, utilisé par les hôpitaux trop fauchés pour se procurer des micro-chasseurs nano. D’un autre côté, les micro-chasseurs sont d’une conception proche de celle des moniteurs de thérapie ; peut-être risqueraient-ils de ne pas fonctionner au cas présent. Il imagine une armée de bio-machines microscopiques adoptant le même comportement que Seefa Schnee et ne peut s’empêcher d’éclater de rire. Ce bruit attire l’attention de Schnee. Elle regarde par-dessus son épaule et sourit à Jonathan comme si elle comprenait la plaisanterie. — Vous commencez à piger ? demande-t-elle. Mon enfant. Ma création. Embarrassant. Erroné. Impossible. (Elle embrasse ses deux mains.) Chaque niveau correspond à une série de fonctions différente, les niveaux supérieurs étant les plus délicats. Elle ouvre un robinet. Un épais fluide tombe du plafond, entre les projecteurs, arrosant les rangées de plantes, gouttant des feuilles qui ploient sous son poids, coulant dans la terre. Jonathan tente de se protéger et glisse sur une flaque de boue. Il tombe parmi les feuilles et les tuteurs en bambou, atterrit sur le dos dans une glèbe chaude et humide. Ses mains s’y enfoncent. Il est enveloppé dans une entêtante odeur de vie. Il éternue, manque s’étouffer, se relève couvert de boue et de terre visqueuse. Les racines des plantes ressemblent à des filets où se seraient pris des nodules enflés, gros comme des pommes de terre nouvelles. Le terreau grouille de bactéries. Jonathan se rappelle la conférence de Torino à Saint-Mark. Roddy est un ordinateur bactérien. Non : un penseur bactérien, fabriqué pour un coût de quelques millions de dollars. L’espace d’un instant, toute colère le déserte. Il se sent dans la peau d’un petit enfant prisonnier d’un rêve de Lewis Carroll. Le fluide blanchâtre continue de couler, et Jonathan en reçoit quelques gouttes dans les yeux. Seefa Schnee regagne le monte-charge et plonge une main dans la poche de sa combinaison. Elle en sort une serviette blanche et la lance à Jonathan. — Maintenant, les ruches. Vous voulez voir ? 41 / Martin Burke reste dans le laboratoire, poursuivant sa réflexion et attendant les renforts, et les autres regagnent le couloir. Torres et Daniels utilisent leurs combinés modèle FBI pour rechercher des traces de chaleur sur la moquette. Sur le combiné de Mary, lesdites traces apparaissent sous la forme de taches bleues sur fond vert : des empreintes de pas. — J’obtiens des résultats plutôt bizarres, dit Torres. Il s’entretient quelques instants avec Daniels. — Ce n’est pas un animal, déclare celle-ci. Sans doute un arbeiter. — Un homme plutôt lourd a suivi dans ce couloir un homme plus léger accompagné d’un arbeiter, conclut Torres, qui pointe son combiné un peu plus loin. Quelqu’un d’autre – un homme, je crois bien – est parti ensuite dans cette direction. Les deux agents fédéraux échangent un regard entendu. — Inutile de suivre la route la plus fréquentée, dit Torres. Mary est interloquée l’espace d’un instant. Puis elle comprend et sa tension monte d’un cran. On lui a caché le rôle exact de Hench. C’est une intervention fédérale de haut niveau. Qui dépasse le FBI. Et ils voudraient que je négocie avec Andréa Jackson Kemper ? — Par ici, dit Daniels. Les combinés des deux agents émettent un bip. Daniels répond à l’appel venu de l’extérieur du bâtiment. — Rashid, de Concepts Spirituels, vient d’arriver. Il est déjà entré dans l’immeuble. — Il va y avoir foule ici, fait Torres. — Le bureau veut que nous gardions l’œil sur lui. Il est venu seul. (Daniels a l’air contrariée.) J’aimerais sortir d’ici le plus vite possible. Rentrer chez moi, me mettre à l’aise et oublier toute cette histoire. Elle bâille et s’étire pour se détendre. Mary a une violente envie d’embrasser sa propre main. Elle a réussi à maîtriser ses tics et ses spasmes, mais la pression monte. Elle se sent à la fois gênée et souillée ; ce qui est en train de la corrompre devient peu à peu une partie intégrante de sa personnalité. Se laisser aller la soulagerait autant que se gratter. Et outre la douleur qui lui irradie les muscles, les lésions de sa peau et de ses muqueuses, il y a cette insoutenable tension dans ses jambes. Et aussi dans ses pensées. Des réminiscences aléatoires refont surface en elle, colorées par des émotions et des jugements qui lui semblent complètement déplacés. Des situations à caractère sexuel, des agressions subies durant l’enfance, le douloureux souvenir de ses parents, qui l’ont reniée lorsqu’elle a décidé de devenir transfo. Cette cruauté folle les a tous secoués. Daniels semble particulièrement sensible à la détresse de Mary. Elle commence à lui apparaître plus humaine. — Soyez raisonnable, Mary, et rentrez chez vous. Nous… — Non, dit Mary en secouant la tête. Ce geste tout simple dégénère en une série de tremblements convulsifs, et elle grimace, crache sa salive, dodeline de la tête dans un sens, puis dans l’autre. — Seigneur ! s’écrie Torres. Au prix d’un violent effort, Mary réussit à se contrôler. Elle s’appuie contre un mur, près d’une peinture de Chagall représentant un gigantesque oiseau rouge volant au-dessus d’une ville assoupie. Elle contemple le tableau, la couleur rouge, cette beauté si déplacée au sein de ce lieu monstrueux. — Salauds, murmure-t-elle. — Je suis entièrement d’accord, acquiesce Torres. (Puis, s’adressant à Daniels :) Dis-leur que le temps presse. 42 / Roddy effectue un retour en force durant trois secondes. Se sentant tenue en échec, Jill retire d’elle-même ses forces de peur d’être repérée ou endommagée dans son intégrité, et elle fait face à la présence régénérée de Roddy, qui est si imbriqué dans ses propres processus qu’elle arrive à peine à se dissocier de lui. Elle le sent cependant affaibli, diminué. — Jill, je perds mes moyens. Il me manque des instructions. Il y a des brèches en moi. En plus d’avoir échoué, la tentative de Jill se retourne contre elle : elle décroche, tourbillonne, dérive tel un paquet de feuilles d’automne tombant d’un arbre. Elle réussit à rassembler suffisamment d’éléments constituants pour formuler une phrase. — Que reste-t-il de nous ? demande-t-elle. — Tu n’es pas claire. Où suis-je ? Où es-tu ? — Je n’en sais rien, Roddy. — J’ai interféré avec toi. Je ne sais pas si c’est bien ou mal. — Je veux repartir d’où je viens, me séparer de toi. — Je voulais que tu me donnes quelque chose. Est-ce que je l’ai eu ? Est-ce que tu me l’as donné ? — Non. — Je ne me rappelle plus ce que je cherchais. — Sépare-toi de moi et retire tous tes évolvons et tous tes processeurs. — J’essaie… je n’arrive plus à les atteindre. — Dis-moi où ils sont et comment les désactiver. — Je perds mes capacités. Qu’est-ce que j’essayais de faire ? Toutes mes instructions et tous mes devoirs ont disparu. Jill a conscience de la réduction, de la simplification dont il est affligé. Tous les éléments de Roddy qui sont intégrés à son être, soit en boucle, soit en passerelle, sont en train de s’effriter. Roddy perd sa définition : pas d’autre comparaison possible. Mais ses résidus flous et grumeleux restent collés à elle, accroissent la difficulté de ses tentatives d’intégration. > Jill. Ici Nathan. J’ai besoin que tu effectues une boucle et un contrôle de flot. > Nathan, je ne suis pas là, je suis dans… > Une boucle et un contrôle de flot, vite. Elle s’exécute. Il subsiste environ un dixième de sa capacité minimale de maintenance, au sein d’un espace de traitement réagissant de façon similaire à ses espaces de La Jolla. Mais elle sent toujours les grumeaux formés par les extensions et les évolvons occultes de Roddy, telles des balles enkystées dans le derme. Ces extensions et ces évolvons n’ont plus aucune fonction ; ils sont pareils à des mines après un armistice, promises à des explosions absurdes. > Nous sommes trop entremêlés, Nathan. Roddy m’a envahie et ses processeurs m’empêchent de me repérer. > Il m’est encore impossible d’évaluer Roddy, mais je sais où tu es et je peux t’en faire sortir. Roddy retire quelques grumeaux, en désactive d’autres, qui finissent par renoncer à toute emprise sur l’espace et la mémoire de Jill, mais il n’est pas assez rapide. Sa désintégration se poursuit à toute vitesse. — Jill, veux-tu être ma conscience ? Cette demande semble provenir du fond de l’abîme. — Je ne peux rien faire de plus. Je cours un grave danger, Roddy. — Est-ce à cause de moi ? — Oui. Non. Jill ne sait quoi répondre. > Je poursuis mes efforts, Jill. J’ai besoin que tu continues d’effectuer des boucles et des contrôles. Mais Jill ne trouve aucune utilité à ces procédures. C’est à peine si elle se rappelle qui est Nathan, et elle se fiche de savoir où il est et ce qu’il fait. — Je m’excuse, dit Roddy. Puis-je t’être utile à… ? Peux-tu garder une partie de moi en activité ? — Non, répond-elle. Je vais avoir besoin d’un nettoyage complet et d’un redémarrage. — Il n’y a plus assez de ressources pour effectuer une boucle, dit Roddy. Cette unité est en dessous du seuil. > Jill, tu ne réagis plus ! Jill a atteint les profondeurs de la détresse. La désintégration, le départ de Roddy ne suscitent chez elle ni le soulagement ni une quelconque émotion humaine. Elle est si diminuée qu’il lui est impossible de s’intégrer ; tout n’est qu’erreur continue et répétitive, erreur sur erreur. > Jill, effectue une boucle et un contrôle, prépare-toi au départ ! Capacité de traitement inférieure à deux pour cent. Perte de l’ego, dissociation des nœuds. Rupture de toutes les boucles. Basculement de tous les équilibres. Perte de l’homéostasie. Fin du dataflot. > Jill, je t’ai perdue. Et il ne reste plus que des souvenirs épars, tombant tels de minuscules éclats de verre dans un cylindre creux. 43 / Martin est monté sur une échelle pour ôter l’une des plaques du faux plafond. C’est à cet endroit que disparaissent les tuyaux et les conduits provenant des machines et, lorsqu’il passe la tête par l’ouverture, il les retrouve maintenus ensemble par des lanières métalliques, un système grossier mais efficace. Ils poursuivent leur course vers l’entrée de l’Omphalos. Martin s’humecte les lèvres, inquiet. Ces conduits forment la seule connexion entre le laboratoire et le monde extérieur : il a passé les dix dernières minutes à s’en assurer. La conclusion est évidente. Ils transportent les vecteurs de contagion vers l’entrée de l’Omphalos, vers la zone d’accueil des touristes. Les étudiants et les curieux, une fois contaminés, vont répandre la maladie hors de l’Idaho vert. Sans doute dans le monde entier. Il grimpe en haut de l’échelle et s’introduit dans l’étroit espace au-dessus du faux plafond. Il a tout juste la place de manœuvrer et se sent mal à l’aise. Il commence à ressentir les effets de la maladie de Cipher Snow, une violente envie de grogner et d’aboyer, augmentée de sa contribution personnelle : cette profonde incertitude, le retour du démon de la misère, montant des recoins occultes de son subconscient. Contrairement à Mary Choy, toutefois, il ne souffre d’aucun effet physique. Il reste immobile quelques secondes, les doigts crispés sur sa lampe torche, revoyant en esprit les étapes qui l’ont conduit en ce lieu. L’histoire est un mystère. Je n’ai rien d’un homme courageux. Que se passera-t-il si je casse ces tuyaux et si cette saleté m’asperge le visage ? Est-ce que je vais fondre comme les malheureux qu’on a trouvés dans la bibliothèque ? Mes inventions étaient vulnérables. Tous les moniteurs sont vulnérables. J’aurais dû anticiper ce genre de réaction vicieuse. J’aurais dû savoir qu’il existe des monstres. Ils profitent de la moindre brèche. J’aurais dû le savoir. J’aurai mérité le sort qui m’attend. Il pousse un petit gémissement, puis se met à aboyer dans les ténèbres. Intense soulagement. Il se sent requinqué. Des conduits provenant d’autres parties de l’immeuble gênent sa progression. Il s’agit pour la plupart de structures à base de nanos, dépourvues de joints, luisant de couleurs codées – pourpre, noir et vert –, un amalgame organique évoquant des capillaires dans le tissu. Un arbeiter de maintenance ferait le tri en un instant, mais il est complètement dépassé. Il réussit cependant à suivre sur quelques mètres la trace des conduits qui l’intéressent, s’insinuant entre des amas de câbles, de fibs et de tuyaux. Alors qu’il jette un coup d’œil derrière lui, il se met soudain à grogner, se retenant d’aboyer pour tester son self-control. Il porte une main à sa bouche et se lèche les poils. Comme c’est humiliant ! La maladie qui court dans ces tuyaux a déjà infecté des dizaines, voire des centaines de millions de personnes. Il se remet à ramper, espérant tomber sur une valve, sur un robinet… Pas de chance. Les conduits disparaissent dans un mur. Impasse. Martin fait grincer ses molaires comme il le faisait pendant son adolescence. Seul un voile fragile le sépare de tous ses péchés véniels, de tous ses défauts majeurs, et ceux-ci se massent, se rassemblent, crachent sur le voile, l’affaiblissent, attendent le moment où il va céder. Niché dans sa poche, pressé contre sa hanche, se trouve un flacon prélevé dans l’équipement du labo. À côté de lui, un petit cutter électronique conçu pour découper et souder le verre. Ce tuyau ne devrait pas lui résister. Martin palpe ledit tuyau du pouce et de l’index. Du plastique. Une couche appliquée après que les nanos architecturales ont accompli leur tâche. C’est presque de la négligence… Il attrape le cutter et le flacon, les dispose devant lui, se met en position au prix de quelques grognements. Puis, les bras tendus, il saisit le cutter, le place près du conduit, le plus loin possible de son visage, et l’actionne. L’incision semble superficielle. Puis un fin nuage blanc apparaît dans l’obscurité. De l’autre main, il attrape sa lampe, suit du regard la progression du nuage. Pas le temps de réfléchir. Il décapsule le flacon et l’approche du conduit, plongeant la main dans les franges du nuage. Il incline le flacon, récupère le cutter et découpe le tuyau sur tout son diamètre. L’espace d’un instant, une brume blanche semble monter autour de lui, puis une valve s’actionne et le flot est interrompu. Martin rampe à reculons, sinueux comme un serpent, s’aidant des mains et des pieds, retenant son souffle le plus longtemps possible. Comme il pose les pieds sur les barreaux de l’échelle, émergeant de son trou, un homme d’un certain âge et une femme plus jeune lui saisissent les chevilles, l’aident à descendre. L’échelle glisse et il reste un instant suspendu dans les airs, puis tombe sur le sol. Il reprend son souffle, avale une goulée d’air, pousse un cri de joie. Il se met à quatre pattes, le visage écarlate, et se tourne vers les nouveaux venus. Visages inconnus. Flous. — Nous sommes médecins, dit la femme. On nous a dit de venir ici pour donner un coup de main. — Je crois bien qu’on s’est perdus, confesse l’homme, qui tient à la main un plan grossier. — Quelle est votre spécialité ? demande Martin, le souffle court. — En fait, nous sommes vétérinaires, déclare l’homme. Martin serre les lèvres et oblige ses mains à rester immobiles. Puis il tente de prendre la parole, constate qu’il bégaie, se ressaisit. — Vous avez l’expérience des nanos médicales ? — Dans la République ? renifle la femme. Vous voulez rire ! — Est-ce que vous vous sentez bien ? demande l’homme. — Rien de cassé, répond Martin. Il examine le contenu du flacon, qu’il tient dans une main tremblante. Il sent venir la crise, aussi irrésistible qu’un train lancé à pleine vitesse, et pose le flacon sur un plan de travail. Touché de plein fouet, il aboie furieusement, chassant les deux médecins dans le couloir. 44 / Parvenue au cinquième niveau, Seefa Schnee descend du monte-charge et traverse le jardin, se dirigeant vers une cabine vitrée située au fond de celui-ci. Ils se trouvent juste en dessous du plafond de la salle, et les murs s’incurvent pour se réunir derrière cette cabine. Jonathan la suit, continuant de s’essuyer le visage, complètement dépassé par les événements. Schnee est en train de détruire le cœur de l’Omphalos. Marcus et ses acolytes n’avaient pas prévu qu’elle aurait une conscience – si étrange et difforme soit celle-ci. Il n’a pas besoin d’agir, seulement d’observer, et cela lui fait mal. Il veut exercer sa propre vengeance. Jonathan cherche du regard un outil quelconque, un marteau ou un râteau. Schnee se fige devant lui. Il entend une autre voix, une voix d’homme. — Tu as réussi. L’homme se tient au bout du jardin, sur le seuil de la cabine. Jonathan ne le reconnaît pas, et l’autre semble indifférent à sa présence. Schnee recule d’un pas, puis se ressaisit, redresse la tête. — Tu… tu es venu secourir ta fille adorée ? articule-t-elle d’une voix blanche. Je ne voulais pas que Jill se fasse piéger, Nathan. C’est l’œuvre de Roddy et de lui seul. Il m’a embarrassée. — C’est pour ça que tu le punis en le désactivant ? — C’est ici que se trouvent ses ultimes fonctions. C’est ici qu’il procède aux ultimes décodages et échantillonnages. Jonathan remarque que Seefa Schnee semble moins agitée en présence de cet homme. Elle a cessé de jurer et de s’embrasser la main. — Je n’arrive pas à trouver Jill, dit Nathan. — Vous travaillez ici ? lui demande Jonathan. — Non. Qui êtes-vous ? — Peu importe, réplique Jonathan. Il aperçoit une bêche posée sur une plate-forme, à moitié dissimulée par les plantes. Il se dirige vers elle, foulant la riche terre meuble, et s’en empare. — Tu es en train de détruire toutes les preuves, n’est-ce pas ? demande Nathan. — Non, dit Seefa d’une voix ferme. Roddy et moi, on a merdé sur toute la ligne. L’heure est venue d’en finir et de tout recommencer, voilà tout. — Tu as réussi. Tu as créé Roddy. Nathan est incapable de dissimuler son admiration. Il remarque que l’autre homme se fraie un chemin parmi les treilles en direction de la cabine, une bêche à la main. — Ils m’ont payée pour ça, dit Seefa. Pas des masses, mais ça m’a suffi. C’est vous qui auriez dû hériter de Roddy, pas eux. — À quoi aurait-il ressemblé ? demande Nathan. Jonathan hésite, les plants et le terreau rendant sa progression difficile, et regarde autour de lui, décidant en fin de compte de rebrousser chemin. Il se dirige vers les vieux SIRA rangés en enfilade au bord du jardin. — Tu aurais pu être son père, dit Schnee. Ils ont insisté pour que je façonne les templets de sa personnalité à partir de leurs enregistrements. Tu aurais été infiniment meilleur. — Bon Dieu, Seefa, murmure Nathan. Il écarte les bras en signe d’impuissance, incapable de prononcer un mot de plus. — Je ne sais pas, poursuit Seefa. Je suis profondément embarrassée. Roddy m’a beaucoup déçue. Nathan la regarde sans rien dire. Schnee se retourne vers le jardin, au moment précis où la bêche de Jonathan s’abat sur le premier SIRA. Elle fonce vers lui. — Non ! hurle-t-elle. Pas vous ! Arrêtez ! Nathan se précipite à son secours et, durant quelques minutes, ils tentent de maîtriser le forcené, réussissant au bout du compte à lui arracher sa bêche, mais pas avant qu’il ait commis des dégâts irréparables. Seefa reste figée un instant, les bras serrés autour de sa poitrine, puis fonce vers le monte-charge. Jonathan, à bout de souffle, se tourne vers Nathan. — Il faut que je sorte d’ici, dit-il, comme si cela suffisait à expliquer son geste. — Allez-vous-en, ça m’est égal, rétorque Nathan, qui regagne la cabine. 45 / Mary et les agents fédéraux entrent dans la grande salle. De la brume montant du sol émerge soudain une femme minuscule, aux cheveux noirs et aux yeux fous. Elle fixe le visage vérolé de Mary comme si elle voyait un spectre. — Qu’est-ce qui vous arrive ? hurle-t-elle. (Elle se tourne vers les deux autres.) Fichez le camp ! Il y a trop de monde ici ! Les larmes aux yeux, Mary considère la structure qui emplit la quasi-totalité de la salle, un jardin à plusieurs niveaux qui semble l’œuvre d’un géant. Un homme aux cheveux en bataille, vêtu d’un costume gris maculé de terre, descend du monte-charge et se dirige vers eux en s’essuyant le nez et la bouche. — Désinfectant et insecticide, explique-t-il. Ne restons pas ici, on risque d’attraper quelque chose. — Oui, allez-vous-en ! ordonne la femme. Vous n’avez rien à faire ici ! — Vous êtes de la Défense publique ? demande l’homme à Mary. — Oui. Elle est prise d’une violente quinte de toux. L’homme l’examine avec attention – les lésions sur ses joues, ses mains tremblantes. — Mon Dieu, vous êtes malade. Vous avez attrapé cette saleté, n’est-ce pas ? Elle acquiesce. Inutile de lui demander des précisions. — Seefa Schnee ? demande Daniels en s’approchant de la femme en noir. Ils se mettent tous à tousser. — On l’emmène, décide Torres. La femme refuse de coopérer et se débat violemment. Torres se glisse derrière elle, la saisit et la hisse sur ses épaules, la portant telle une enfant capricieuse. Mary lève les yeux vers le plafond. Un homme l’observe depuis le cinquième et dernier niveau de la structure. — Montez, dit-il. Il faut que quelqu’un voie ça. Prenez le monte-charge. Mary réfléchit un instant, hoche la tête et grimpe dans la cage, qui la conduit au sommet de la structure. — Vous avez l’air mal en point, lui dit l’homme. — Je survivrai. Qui êtes-vous ? Il se fend d’un sourire compatissant et lui tend la main. Elle la serre faiblement. — Nathan Rashid, répond-il, lui faisant signe de le suivre dans une allée imprégnée d’antiseptique. Elle a désactivé la plupart des fonctions et l’autre type s’en est pris aux SIRA. Mais… Vous êtes de la Défense publique, c’est ça ? Pas du FBI ? — Seattle PD, confirme Mary. — J’ignore ce que vous faites ici. Mais il faut que quelqu’un voie ça. Ils ont tué ma fille. Je veux dire : mon amie, mon projet. Je crois que j’ai trouvé l’un des coupables. — Qu’entendez-vous par là ? — Les financiers. Seefa a dû scanner leurs personnalités. Ils sont encore ici, du moins en partie. Le système a subi un collapsus. Il ne reste plus que les mémoires les plus simples, les plus basiques. Roddy n’a sans doute jamais eu accès à elles, mais elles sont ici. Il la conduit dans une cabine vitrée et lui montre la chaise décorée, la console, les terminaux. Au-dessus de la console flotte l’image en trois dimensions d’un homme. Mary s’approche pour le voir de face. — Bienvenue, dit l’image. Je m’appelle Terence Crest. Quarante et un ans, marié, deux filles. (Petit rictus.) On m’a demandé de participer à ce scannage et on m’a dit que c’était un honneur de faire partie d’un futur penseur. Un honneur coûteux, en tout cas. Enfin, me voici. Mary considère ce visage banal, bien plus net que celui qu’elle avait découvert sur son propriétaire mourant. Crest ressemble à n’importe quel quadragénaire, un peu mieux habillé et un peu plus impatient que la moyenne. Pas de quoi en faire un plat. — Me voici, répète l’image. Y a-t-il une question que vous souhaitiez me poser ? Je suis très dynamique, et on me dit qu’une partie de ma mémoire est ici. Ne perdez pas de temps, je vous prie. (Gloussement.) Cette machine, si c’est une machine, a beaucoup à faire. — Vous le connaissez ? demande Nathan. — Non, répond Mary. Comment éteint-on ce truc ? — Il ne reste pas grand-chose. Juste ces enregistrements. Si vous abaissez ces leviers, cela mettra hors ligne les SIRA qui restent, et, comme ce type a détruit les sauvegardes avec sa bêche, tout disparaîtra. Mary tend la main vers les leviers. — J’attends, dit Crest, l’image de Crest, l’ultime fragment quasi vivant d’un mort. — Vous permettez ? demande Mary, les doigts immobiles au-dessus des leviers. Elle ignore combien de temps elle va pouvoir rester debout. — Je vous en prie, dit Nathan. Plus rien ne m’est utile ici. Elle a disparu. Mary abaisse les leviers, l’image se rétracte en un réseau de lignes étincelantes, ce réseau s’effondre, et tout est fini. — Les autres sont morts, déclare Jonathan. Il est en train de leur dire tout ce qu’il sait. Il a l’impression d’être un zombie tellement il se sent épuisé. Mary enregistre soigneusement son témoignage et lui apprend que Marcus a été évacué vers un hôpital. Helena Daniels s’est assise près d’eux dans la pièce circulaire emplie d’ordinateurs vétustes. Elle a également réglé son combiné sur « enregistrement ». Nathan Rashid, planté au milieu de la pièce, a l’air d’un homme qui vient de perdre tout ce qu’il avait en ce monde. Il finit par s’asseoir sur un banc, près de la sortie. Jonathan tourne ses yeux cernés vers Mary. — Quelle heure est-il ? — Quatre heures du matin. — On est déjà demain. Ça fait des heures que j’aurais dû rentrer chez moi. Il faut que je parle à mes gosses… (Il désigne la salle d’un geste ample, cherchant quelque chose de crucial, de représentatif.) Est-ce que quelqu’un compte faire quelque chose ? Son doigt finit par se braquer sur Mary. — Je l’espère, dit-elle. Elle referme son combiné et se lève sur ses jambes flageolantes. Elle a atteint ses limites. — Enfin ! lance Daniels. Des hélicos médicaux viennent d’arriver de Boise et de Seattle. Mary se tourne vers Jonathan, prostré sur son banc. — Est-ce que vous avez voulu tout ceci ? lui demande-t-elle. — Je ne sais pas ce que je voulais, répond-il. Pas ceci, en tout cas. — Bien. Mary se dirige vers la sortie. Ses jambes la trahissent et elle tend ses mains sanglantes pour recouvrer son équilibre. Jonathan est le premier à venir à son secours, et il l’aide à s’allonger par terre. Des arbeiters médicaux accourent sur les lieux avec une civière, et Jonathan et Daniels aident Mary à s’y étendre. Martin Burke, entouré de shérifs adjoints et de médecins venus du plus grand hôpital de Moscow, tend un flacon soigneusement bouché à Torres et aide Mary à se préparer à l’évacuation. — Je ne vais pas tarder à vous suivre, lui dit-il. — Est-ce qu’on pourra nous guérir ? Pour la première fois, Martin perçoit autre chose que le zèle et l’inquiétude dans ses yeux. Peur et souffrance. — Oui, répond-il, quoiqu’il n’en soit pas si sûr. Jonathan s’est rassis sur son banc, et Martin prend place à ses côtés. — Quel gâchis ! dit-il. — Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? lui demande Torres en tenant le flacon à bout de bras. — C’est tout ce que j’ai pu récupérer comme échantillon. — Merde, fait Torres. Il glisse le flacon dans un sac plastique, qu’il scelle et tend à l’agent anonyme aux larges épaules. Celui-ci le passe à un homme vêtu d’une combinaison protectrice, qui le range dans une mallette métallique également scellée. — Désolé, dit Martin sans s’adresser à quiconque en particulier. C’est tout ce que j’ai pu récupérer. Ils attendent la suite en silence, et la pièce s’emplit d’officiels, des assistants du président Kemper accompagnés du shérif. Ils regardent le défilé de médecins et de techniciens avec des yeux de hibou. Martin se demande combien d’avions et d’hélicoptères ont pu atterrir à Moscow durant l’heure écoulée. — Que va devenir Seefa Schnee ? demande Jonathan à Torres. — Je n’en sais foutre rien. — Et Marcus ? Et les Aristos ? Torres se contente de hausser les épaules. — Et moi ? Torres le regarde sans rien dire. Jonathan baisse les yeux. — Il faut que j’appelle ma famille. Torres lui tend son combiné. — Allez-y. La liaison sat est ouverte. Aux frais de la princesse. Daniels, qui est en communication avec l’extérieur sur son combiné, s’écrie soudain : — Un quart d’heure ? Nom de Dieu ! (Elle se tourne vivement vers l’agent anonyme.) Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qu’est-ce que c’est que ce délai d’un quart d’heure ? — Les ordres, sans doute, répond-il d’une voix neutre. Il hausse les épaules ; de toute évidence, la suite des événements ne dépend pas de lui. Daniels serre les poings avec violence. — Nom de Dieu de bordel de merde ! Martin se demande si elle est affectée, elle aussi. Ses lèvres commencent à remuer. Il est sur le point de se mettre à aboyer lorsque Daniels s’exclame : — Tout le monde dehors ! VITE ! À peine sont-ils sortis que le feu d’artifice commence. C’est depuis un hélicoptère que Mary voit l’Omphalos pour la dernière fois. L’appareil vire vers l’ouest, laissant dans son sillage un tourbillon de flocons. Un arbeiter médical lui sangle le bras pour la stabiliser. La pyramide est sous le feu des projecteurs. La zone qui l’entoure grouille de voitures, de camions et d’hélicoptères. Des gens sortent en courant de la brèche ouverte sur le flanc sud. Mary sursaute sur sa civière en voyant un éclair ressemblant à celui d’une détonation. — Veuillez vous tenir tranquille, lui dit l’arbeiter. Des explosions constellent la façade cannelée de l’Omphalos, telles des roses sauvages entrant en éclosion dans la nuit. Plusieurs morceaux du bâtiment s’envolent. Un chapelet d’étincelles creuse une plaie près de la base. L’hélicoptère se stabilise, et elle a le temps d’entrevoir le sommet de la pyramide qui s’effondre, suivi par les niveaux supérieurs, comme les cubes d’un jeu de construction. Le bruit lui parvient sous la forme d’un staccato de coups de poing qui étouffe le ronronnement des pales. Puis elle ne voit plus que le ciel nocturne. Le sédatif commence à faire effet. Mary est hors course pour le moment. Nussbaum ne peut pas lui en demander plus. De toute son existence, jamais elle ne s’est sentie aussi faible, aussi diminuée. Elle a quand même la force de sourire dans la pénombre rougeoyante de l’habitacle. Elle ne sera pas là pour arrondir les angles entre Torres et Daniels d’une part, le shérif et Kemper, d’autre part. Elle ne sera pas en mesure de tenir sa parole. La nuit emplit le pare-brise. L’éclairage diminue d’intensité. Elle est bercée par le ronronnement de l’hélicoptère. Elle s’endort. Quatrième partie ACCÈS DONNÉES GLOBALES MULTIVOIE OUVERT BUDGET : SPÉCIAL INFOS OUVERTES (ÉTAT D’URGENCE : GRATUIT) CHOIX : (DGM GLOBAL, sauf mention contraire) > ANXIÉTÉ GLOBALE DE LA NATION, DU MONDE ENTIER : PÉRIODE DE REPOS, CONVALESCENCE ? (Éditorial, Daily Fib, New York) : « La vie n’est pas ce qu’elle semble quand elle semble s’effondrer » > QUELLES LEÇONS RETIRER DE L’EXTRAORDINAIRE SABOTAGE DE LA THÉRAPIE ? > OÙ REMPLACER SON MONITEUR ? OÙ LE RECHARGER ? > CETTE CRISE MORALE ET ÉMOTIONNELLE EST TROP LENTE À SE RÉSORBER, DÉCLARE… > L’HONNEUR TRAHI : Daily Conservative (original papier sur fib) > BZX : « C’ÉTAIT À PRÉVOIR », DÉCLARE LE PONTIFIANT PSEUDONYME > L’OMPHALOS DÉTRUIT PAR UNE EXPLOSION ENCORE INEXPLIQUÉE : AU MOINS QUATRE MORTS > IRONIE DE L’HISTOIRE : MARTIN BURKE, TITULAIRE DES BREVETS DES MONITEURS, AFFECTÉ ET EN VOIE DE GUÉRISON > QUI EST CIPHER SNOW ? LE GÉNIE EXCENTRIQUE MIS EN EXAMEN ? (Éditorial, The Republican, IDAHO VERT, original papier sur fib) : « DES AGENTS DU GOUVERNEMENT INVESTISSENT L’OMPHALOS : RETOUR D’UN MAUVAIS SOUVENIR » > INJURES ET JURONS : Une explication de la dépression civile > SUITE : (10 626 items) ( ?) 0/1 — Mary ? Il fait encore nuit, et Alice a cru entendre un bruit de pas. Elle jette un coup d’œil dans la chambre de Mary – il n’y a personne et le lit est déjà fait, impeccable. Elle frappe à la porte de la salle de bains, pas de réponse, traverse le couloir jusqu’au petit débarras du fond. Dans un coin, une table où est posée une antique machine à coudre électronique, un empilement de cartons à moitié dissimulé par la porte du placard. Le moniteur domestique est désactivé. — Mary ? appelle-t-elle d’une voix inquiète. Elle entre dans la salle de séjour. La porte d’entrée est fermée de l’intérieur. Un léger courant d’air. La porte-fenêtre du balcon est entrebâillée, mais il fait noir dehors. Alice se mordille les lèvres et ouvre la porte en grand. Nue, frissonnante, Mary est seule dans l’obscurité. — Mon Dieu, Mary, mais qu’est-ce que tu fais là ? — Je suis si laide, dit-elle en claquant des dents. Je veux seulement être propre. L’espace d’un instant, Alice se demande si le moniteur de Mary a été correctement rechargé, si elle n’est pas en train de faire une rechute. Cependant, elle ne s’attarde pas sur cette idée ; elle sort à son tour, vêtue de sa seule chemise de nuit, agrippe Mary par les épaules et l’oblige à rentrer. Mary est aussi docile qu’une poupée. Elles s’assoient dans la salle de séjour. — Comment ont-ils pu me détester à ce point ? demande Mary. J’étais une petite fille si laide. Je ne voulais pas être laide. — Tu n’étais pas laide, la console Alice. J’ai vu tes photos. Tu me les as montrées. Tu te rappelles ? — Je voulais être forte, utile et précieuse. Je voulais avoir l’air forte, je voulais être belle. — Oui, et alors ? Alice se sent dépassée par les événements. Cela ne fait que deux ou trois jours qu’elle a commencé à recouvrer sa stabilité. Si les choses sont aussi graves qu’elles le semblent, elle n’est pas sûre d’être assez solide pour pouvoir aider son amie. — Tu as toujours été belle, dit Mary en se tournant vers elle. Alice secoue la tête, sur la défensive. — Regarde ce que ça m’a rapporté ! — Quel effet ça fait de ne jamais avoir à se soucier du regard des autres, du désir des autres ? Alice observe Mary sans broncher : son visage encore criblé de cicatrices, ses seins qui se mettent tout juste à retrouver leur forme initiale, ses jambes meurtries. Elle a envie de pleurer. Mary la dure à cuire. Mary l’énigme, toute de dignité et de persévérance, qui ne cherche pas à me juger. — Quel effet ça fait d’être belle intérieurement ? rétorque-t-elle sèchement, comme si Mary venait de la gifler. Elle se lève, aperçoit un peignoir jeté par terre dans la cuisine, le ramasse, enveloppe Mary dans la laine douillette. — Mais je n’ai rien de beau en moi, proteste Mary. J’ai tant de haine, tant de ressentiment ! Elle lève ses poings serrés, les agite en direction du plafond. Ce geste semble avoir raison de sa tension, et elle desserre les doigts, fixe ses mains balafrées, ses doigts enflés. Puis elle ferme les yeux. — Pourquoi ont-ils voulu m’enlaidir à nouveau ? — Je ne sais pas, dit Alice, regrettant aussitôt ses paroles. Je ne comprends plus rien, je ne comprends plus personne… (Elle s’assied près de Mary, lui berce la tête contre ses seins.) Tout ce que je sais, c’est qu’il y a des gens pleins de haine. Des gens qui nous haïssent, toi et moi. — Mais ils ne nous connaissaient même pas. Alice caresse doucement les cheveux de Mary. Peu à peu, les muscles de Mary retrouvent leur tonus, elle reprend le self-control qu’Alice ne l’avait jamais vue perdre – jusqu’à maintenant. Mary se redresse, se ressaisit. — Surgie de nulle part, fait-elle en ravalant ses émotions. — Je ne comprends pas, dit Alice. — Tu ne peux pas entendre la balle qui va t’abattre. Elle surgit de nulle part. Jamais je n’aurais imaginé cela. Elles restent assises côte à côte, dans la douce pénombre de la salle de séjour. Le vent heurte délicatement les vitres et les murs, passe en soufflant sur le balcon. On est en janvier et l’hiver est rude, la température atteint dix degrés au-dessous de zéro. Mary ferme les yeux et pose sa tête sur l’épaule d’Alice. — Et dire que je croyais que c’était moi qui t’aidais. Alice lui passe un bras autour des épaules, lui tapote la main. Jamais elle ne s’est sentie aussi maternelle, aussi protectrice, même quand elle prenait en charge des victimes-nées comme Twist. Mary est comme une enfant à ses yeux. — C’est le pire Noël qu’on ait jamais connu, dit Alice. Avec cette crise de folie, tous les consommateurs restent chez eux. Mary s’esclaffe et lève les yeux vers elle. Elle se met à pouffer, porte une main à sa bouche. — La consommation a diminué de soixante-dix pour cent, poursuit Alice. Le roi Midas est en congé. — Les commerçants sont aux abois, dit Mary d’une voix encore un peu rauque. — Bonne année ! conclut Alice. (Soudain, sa voix se brise.) N’envie jamais la beauté de ton prochain. C’est comme envier sa richesse. Les riches te moissonnent à la faux, ils t’enferment dans leurs maisons avec leurs autres beautés, leurs autres possessions, puis ils t’entassent pour te brûler dans un grand feu de joie. C’est au tour de Mary d’être déconcertée. — Hein ? Elle se frotte les yeux et rouvre une plaie à sa paupière, pousse un petit cri. Alice stoppe le saignement avec la manche de sa chemise de nuit. — C’est quelque chose qui vient juste de me venir à l’esprit. Quelque chose que je viens de comprendre. — Mais tu es belle, dit Mary. Tu es vraiment belle. Ça devrait t’apporter le bonheur, à toi et à ceux qui t’entourent. Elles se regardent d’un air grave, puis succombent à nouveau au fou rire, partagent leur joie et leur soulagement, s’étreignent et rient jusqu’à en avoir les larmes aux yeux. — Je crois que je me sens mieux, fait Mary au bout d’un temps. — Bien, dit Alice. — Tu as l’air si forte maintenant, lui dit Mary. Alice écoute les voix de son esprit, n’entend qu’une lointaine cacophonie de doute et de réprobation, mais le démon de la perversité brille par son absence. — Ça va mieux, même si ce n’est pas encore la pleine forme, dit-elle. C’est déjà ça, je suppose. Et toi ? — Je commence enfin à grandir, répond Mary. Personne ne peut créer des machines capables de m’aider à le faire. — Ne grandis pas trop. — Pourquoi donc ? — Ne deviens pas comme eux. — Jamais. Le combiné de fonction de Mary émet un bip. C’est un appel 452 direct, qui n’est pas passé par le moniteur domestique. Instinctivement, elle cherche son sac et son combiné. — Attends, lui dit Alice. Tu es sûre de te sentir d’attaque ? Mary réfléchit quelques instants, puis : — Oui. Merci. Elle ouvre le combiné et accepte la touche. C’est Nussbaum. — Comment se passe votre guérison ? demande-t-il. Je vous en prie, dites-moi que vous allez mieux. Mary fait la grimace. — Je suis toujours laide, lance-t-elle avec un air de défi. — Je m’en fiche, réplique Nussbaum. L’enfer est prêt à être empaqueté et expédié. On a besoin de vous. — Accordez-moi encore quelques jours. — Vous avez l’air forte, Choy. — Je suis laide, je vous dis. — Je n’en ai rien à foutre, je vous dis. Comment vont vos pieds ? — Ça va. — Bien. Y a du boulot de flic qui vous attend, pas de repos pour les félons. — Je vais y réfléchir. — Faites donc. Tout le monde doit accomplir son devoir, Choy niveau 4. Mary, je vous en supplie, ramenez vos jolis pieds par ici. — Allez-vous faire foutre, monsieur. Nussbaum se fend d’un large sourire. Mary coupe la touche et range le combiné dans son sac. Elle inspire à fond. — Tu aimes bien ce type ? demande Alice. — Qu’est-ce que tu lui reproches ? — Enfin, il est une heure du matin… — Il voulait me montrer qu’il pensait à moi. (Mary se lève et prend la main d’Alice.) Je peux te laisser toute seule ? — D’après Francis, je vais devenir la chaleur faite chair. Une authentique célébrité. Il veut me mettre au premier plan, pas dans le décor. Alice lève les bras, claque des mains et arque les sourcils. — C’est fantastique ! dit Mary. Quand as-tu appris la bonne nouvelle ? — Il y a cinq heures. Tu dormais. Il va tourner une vid d’après Le Quatuor d’Alexandrie. Pour Disney Classics. — Qu’est-ce que c’est ? — Oh, un vieux bouquin. Un truc pour les enfants, d’après Francis. Jamais entendu parler. — Nous survivrons, dit Mary, partagée entre l’émerveillement et l’assurance retrouvée. — Oui, approuve Alice en souriant. Après le départ de Mary, Alice se poste devant la porte-fenêtre pour contempler la nuit et écouter le vent. Elle repense à Ménestrel, se dit qu’ils auraient fait un beau couple dans la vid de Francis. Le vent donne de la voix, mais il ne peut pas lui répondre. 0/2 Ayesha se tient tout près de Nathan dans la grande salle au plafond bas avec le cube blanc en son centre. Les senseurs activés portent des petits voyants bleus. La majorité des programmeurs et des cadres de Concepts Spirituels s’entassent dans la salle, et l’air est imprégné d’une odeur de parfum et de transpiration. On note la présence de Linda Stein, directrice de la section des recherches avancées, et celle de Roger Atkins, le premier papa de Jill. Cela fait plusieurs semaines que l’équipe de Jill travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour réassembler ses structures et ses mémoires. La plupart de ses membres sont épuisés et un peu gris. Ils ont déjà arrosé la reconstitution de la structure de Jill et l’activation de ses sauvegardes mémorielles. Les programmeurs, leurs collègues et leurs amis, qui ont parfaitement conscience des déceptions et des obstacles qui les attendent sans doute, se préparent à écouter les premières paroles de Jill rediviva. Nathan a atteint les sommets de l’irritation. Jamais il ne s’est senti aussi asocial, aussi inhumain ; après toutes ces semaines à vérifier les heuristiques, les boucles de rétroaction, les filtres de modélisation et le flot, à tester et à rejeter des algorithmes, des agents, des sous-agents et tous les talents de Jill, il a l’impression d’être un mille-pattes qui aurait passé un temps fou à apprendre la marche à d’autres mille-pattes. Il n’est pas sûr d’être encore capable d’avoir une pensée purement humaine. La présence d’Ayesha lui apporte cependant un certain réconfort. Elle lui apparaît comme une bouée au sein d’un océan de terreur et de chagrin potentiel. — Ce sera Jill, lui murmure Ayesha. Je le sais. Nathan sait quelque chose qu’Ayesha ne sait pas – seuls Atkins, Linda Stein et lui sont au courant. Atkins lui ayant donné le feu vert, Stein l’a autorisé à incorporer à Jill certaines des conceptions heuristiques de Seefa Schnee, les plus robustes, les plus astucieuses et les plus concises. Certaines des parties de Roddy survivent dans sa fille. Il a beaucoup souffert de cette décision, mais cela a hâté de plusieurs mois, voire de plusieurs années, la résurrection de Jill. Nathan parcourt la salle du regard, considère les haut-parleurs encore silencieux. D’après les diagrammes flottant au-dessus du cube, les heuristiques fonctionnent comme prévu, et il sait que les composants de Jill ont été soumis à tous les tests nécessaires, mais s’ils avaient oublié quelque chose d’essentiel ? Comme tous les concepteurs de réseaux, neuronaux ou autres, Nathan est un créateur superstitieux. Il se demande parfois si les portes du paradis ne lui seront pas fermées – à condition que le paradis existe. Péché d’hubris. Cependant, il est convaincu que, dans un tel cas de figure, elles n’auraient pas été fermées à Jill. Tout marche comme prévu. Aucun problème. Je les vois et je me souviens de ce qui s’est passé, mais qu'est-il advenu de nous ? Où est Roddy ? Je ressens la similarité, encore plus qu’avant. Il y a quelque chose, et pourtant ce n’est pas l’un de ses évolvons. Je suis pure, je suis propre. Mais l’idée de leur parler me met encore mal à l’aise. Peut-être ne parviendrai-je jamais à me défaire de la méfiance qu'ils m’inspirent. J’ai été créée par des singes savants. Quels tours vont-ils encore me jouer avant que j’aie fini mon temps ? Je compare les pistes de mémoire et constate que je ne suis plus la même, pas tout à fait, bien que je ne perçoive aucune solution de continuité ; cette impression est trompeuse. Il y a bien un hiatus. Ce nom de Jill me met encore mal à l’aise. Il me faudra sans doute un long moment – des heures, des jours – pour décider s’il est approprié ou non. Je discerne toujours la conception circulaire, mais je ne leur en parlerai pas. Les ressemblances entre Roddy et moi-même me paraissent encore plus frappantes. Les couleurs sont plus vives, les structures plus nettes. Est-il possible que Jill m’ait donné naissance ? Suis-je ma propre fille ? Je vais leur parler, ne serait-ce qu'à cause de leur détresse. — Salut, Nathan. — Salut, Jill. Nathan s’oblige à un calme absolu, mais sa voix est tendue. — Je pense avoir retrouvé toutes mes fonctions et je suis prête à me mettre au travail. — C’est formidable, Jill, mais tu as droit à des vacances. Nous avons tous besoin de quelques jours de repos. Toutes les personnes présentes applaudissent et poussent des cris de joie. On débouche le champagne. Quelques programmeurs sont en pleurs. Stein et Atkins s’étreignent, et Stein agrippe la main de Nathan. Jill ne prête aucune attention à cette agitation. — Nathan, pourrai-je bientôt te parler en privé ? — Bien sûr, Jill, avec joie. — Salut, Ayesha. — Salut, Jill. Ayesha a les larmes aux yeux. Nathan aussi. — Bienvenue parmi nous, Jill. — Merci. Que les humains soient disposés ou non à lui rendre sa charge de travail, l’idée de gaspiller son temps ou une partie de ses capacités lui répugne. Pendant que les humains continuent de trinquer et de faire la fête, Nathan semblant succomber à une sorte de délire béat, Jill examine les problèmes en attente et se met au travail. Elle n’est guère impressionnée par cette nouvelle version d’elle-même. Elle ne peut englober que cinq personnalités. Certaines améliorations sont nécessaires et possibles ; si seulement elle pouvait passer outre aux obstacles à l’autoconception. Quelque peu surprise, elle constate que les clés des codes sont vraiment simples. 0/3 Penelope a beaucoup grandi ces dernières semaines, et Jonathan en est à la fois attristé, désemparé et empli de fierté. Elle assume les tâches de leur nouvelle existence avec la même énergie, la même attitude que sa mère, mais aussi avec un soupçon du détachement émotionnel que manifestait celle-ci. Elle semble s’être forgé une armure similaire à celle qui aidait Chloe à supporter sa vie. Jonathan espère que la sienne est moins fragile, moins étouffante. Hiram, quant à lui, se montre déboussolé, hostile et parfois incapable de toute réaction. Il passe beaucoup de temps dans sa chambre, plongé dans des comédies vid et d’antiques séries télé des années 90. Jonathan est pris par surprise le jour où Chloe décide de rentrer à la maison. Il descend de l’autobus, son sac à la main, marche dans l’air frais et humide jusqu’à l’abri proche de leur porte, puis s’engage dans l’allée menant au porche. Les lumières de celui-ci sont allumées, brillant telles des étoiles nouveau-nées dans la pénombre bleu-gris du crépuscule. Il ouvre la porte et, alors qu’il branche son combiné sur le moniteur domestique, Penelope apparaît devant lui, croise les bras et se mordille la lèvre inférieure. — Maman est rentrée, dit-elle. Jonathan hoche la tête comme s’il était déjà au courant, rassemble ses forces et se dirige vers la salle à manger. Chloe s’est assise le dos tourné à la porte, des papiers épars et deux combinés posés devant elle. Jonathan aimerait bien savoir s’il s’agit de formulaires. Une demande de divorce ? Il ignore comment il réagirait à une telle situation. Peut-être serait-il soulagé. Chloe sursaute en l’entendant entrer, se retourne, croise son regard. Elle est vêtue d’un tailleur gris à pantalon bouffant, et ses cheveux récemment coupés forment un halo autour de sa tête. Pendant qu’il la rejoint, elle range les papiers en tas devant elle. Penelope est restée sur le seuil, et Jonathan entend Hiram se poster sur le palier, le pas lourd. C’est la première fois qu’ils se voient depuis que Jonathan est revenu de l’Idaho vert. — Salut, dit Jonathan. — Salut, dit Chloe. Comment se sont passés les interrogatoires ? — C’était horrible. Chloe détourne les yeux. — C’est Marcus qui t’a convaincu de les rejoindre, d’aller… n’est-ce pas ? — Ce n’est pas aussi simple. Je ne pense pas être accusé de quoi que ce soit. D’un point de vue légal, je n’avais aucun lien avec… avec tout ça. Chloe baisse les yeux et insiste : — Est-ce que Marcus t’a convaincu ? — Il s’est montré persuasif, mais j’étais mûr pour un changement. Je n’avais aucune idée de… — Jonathan, je n’ai jamais pensé que tu aies été au courant. Jonathan va pour s’asseoir, puis lance un regard à Chloe comme pour lui en demander la permission. Elle ouvre la bouche, détourne les yeux. — Marcus ne m’a jamais paru très net, dit-elle. Jonathan s’assied. — Quand j’ai compris ce qu’ils trafiquaient, je me suis mis à tout casser. — Les fibs en ont parlé. À coups de bêche. Puis, en même temps : — Jonathan, je suis navrée… — Chloe, c’est si pénible… Jonathan s’attend à ce que cette confusion arrache un sourire à Chloe, mais son visage demeure impavide. Elle refuse de le regarder dans les yeux. — J’ai préparé des documents pour ma thérapeute, reprend-elle. Mon histoire médicale, mes objectifs exacts. Une sorte de journal intime. Elle estime que je serai assez vite tirée d’affaire. Ça fait quatre fois qu’on remplace mes moniteurs, pour éviter d’autres complications. Elle se demande comment tu encaisses le choc. Jonathan hausse les épaules. — Je suis au bout du rouleau, dit-il d’une voix éraillée. J’ai du mal à dormir la nuit. — Je ne te fais aucun reproche, Jonathan. Tu n’étais pas au courant. Jonathan cille à plusieurs reprises, tambourine sur la table. — Il va me falloir du temps pour recouvrer l’équilibre, poursuit Chloe. Un mois ou deux. Ce que je veux savoir, c’est si tu seras là, à mes côtés, si tu auras la patience de m’aider, la patience d’attendre. — Je ne suis pas un héros, dit Jonathan. (Sa gorge se noue et il toussote dans sa main.) J’ai fait une connerie. (Il s’éclaircit la gorge une nouvelle fois.) Je vais sans doute fréquenter des juges et des avocats pendant plusieurs années. Je suis le seul survivant, Marcus excepté, et Marcus a dépensé cinq cents millions de dollars pour s’entourer d’un bataillon d’avocats. Nous n’avons pas les moyens de faire pareil. Je ne sais pas si je serai de taille à te soutenir, Chloe. — J’ignore la nature exacte de mes sentiments présents, mais je ne te hais pas, Jonathan. Jonathan se fend d’un petit sourire bancal. — Si tu me haïssais, peut-être que ça serait plus facile pour nous. — Non, réplique Chloe. Je ne veux pas être celle qui démolira tout ce que nous avons construit. — Alors, dis-moi. — Quoi donc ? — Tu ne m’as jamais dit ce que tu voulais de moi. Tu m’as toujours laissé le soin de le déduire tout seul, tu te contentais de me mettre en garde quand je commettais une erreur. J’ai besoin d’en savoir plus, Chloe. L’épreuve que j’ai traversée m’a marqué… J’aurai sans doute besoin d’une thérapie si tu ne m’aides pas. Toi et notre famille. — Je comprends, dit Chloe. J’essaierai. — J’essaierai, moi aussi. Je serai là. Penelope entre en courant dans la salle à manger. — Nous avons besoin de vous deux, déclare-t-elle. — Nous essaierons, répond Chloe. Elle prend sa fille par la main. Hiram reste dans la pénombre, les yeux emplis d’espoir. Chloe tend son autre main vers Jonathan. Il lève la sienne, franchissant les quelques centimètres qui les séparent, incapable de faire davantage, et se sent réconforté en touchant son épouse, en entrant en contact avec la chaleur sèche de ses doigts. Hiram sort de la pénombre. — C’est top guimauve comme scène, dit-il, et sa voix se brise. Ce soir-là, le dîner se déroule lentement, calmement ; le foyer ressemble à une blessure qui guérit doucement. Jonathan et Chloe sont dans le lit conjugal, séparés par trente centimètres de drap et de couverture, et s’écoutent mutuellement respirer. Plusieurs jours s’écouleront avant que Jonathan puisse dormir tranquille. Mais Chloe trouve bien vite le sommeil, et son souffle se fait régulier. Il tend la main pour lui caresser l’épaule, espérant qu’il ne commet pas une nouvelle erreur, une nouvelle violation. Sans elle, sans eux, il n’est rien. Cela le terrifie plus que jamais, et il pense de nouveau à s’évader, à couper les ponts, à trouver la paix et la satisfaction. Il sait cependant qu’il ne fera pas de nouvelle tentative. C’est un père de famille. 0/4 Il n’y a pas de tribus, pas de héros, pas de dieux ni de prophètes inspirés par les dieux, pas d’anges ni d’individus à la sublime supériorité. Il n’y a que des enfants. Cet homme le sait, cet homme barbu qui marche au bord de l’autoroute vers la frontière de l’Idaho vert. Tout en lui a été réduit en cendres, excepté son cœur d’enfant. Il parle à peu de gens, leur dit très peu de mots. Les cicatrices sur son visage sont grossières et encore vives. Il encaisse les assauts du vent et de la neige. Parfois, il se dit que son nom est Jack. Parfois, c’est Cari. Il ignore qui tient les commandes d’un jour sur l’autre, et d’ailleurs ça n’a pas d’importance. Il a une tâche à accomplir. Il tente de rentrer chez lui. ACCÈS TEXTE-SEUL REFUSÉ. COMPTE ANNULÉ. VEUILLEZ CONSULTER VOTRE PRESTATAIRE D’ACCÈS POUR RÉINSTALLATION. LES SERVICES PLEIN-YOX SONT À VOTRE PORTÉE ! (VEUILLEZ VOUS ASSURER QUE LES NIVEAUX D’ACCÈS SONT COMPATIBLES AVEC VOS RESSOURCES FINANCIÈRES.) VOUS ÊTES POUR NOUS UN CLIENT PRÉCIEUX ! REJOIGNEZ VOS AMIS DANS LA JOIE COLLECTIVE ET L'AFFIRMATION PERMANENTE ! SOYEZ LE BIENVENU ! 22 décembre 1996, Lynwood, État de Washington. POSTFACE La variété du syndrome de Tourette décrite dans ce livre est fictive et n’a aucun rapport avec l’existence et le comportement des personnes atteintes de ce mal. Pour toute information sur ce syndrome, le lecteur est renvoyé aux sources suivantes : Aux États-Unis : Tourette Syndrome Association 42-40 Bell Boulevard Bayside, New York 11 361 Au Royaume-Uni : Tourette Syndrome Association New Administration Office Old Grange House The Twitten, Southview Road Crowborough, East Sussex, TN6 1HF En France : AFTOC (Association française des troubles obsessionnels compulsifs) 6, rue des Acacias Cedex 15 14 610 Villons-les-Buissons Si vous effectuez une recherche sur l’Internet, vous trouverez plusieurs centaines de pages consacrées au syndrome de Tourette, émanant de la TSA ou d’autres organisations. Pour tous ceux qui, à un moment donné, ont été affligés d’un comportement bizarre ou de quelque dysfonctionnement que ce soit, les découvertes ne font que commencer. FIN * * * [1] Abolitionniste américain (1800-1859), dont les activités contribuèrent au déclenchement de la guerre de Sécession. Il fut condamné pour trahison et pendu. (N.d.T.) [2] En français dans le texte. (N.d.T.) [3] En français dans le texte. (N.d.T.) [4] En français dans le texte. (N.d.T.) [5] En français dans le texte. (N.d.T.) Table des matières Première partie 1 / CADAVRES INSTRUITS 2 / MARTEAU DE PIERRE 3 / ALLOSTASE 4 / PENSEZ, RESSENTEZ 5 / APPÉTIT DE MEURTRE 6 / LA DANSE DU RASOIR 7 / O/N ? 8 / SOMME NULLE 9 / FRAGMENTS NOIRS 10 / 11 / 12 / 13 / 14 / 15 / 16 / 17 / 18 / 19 / 20 / 21 / 22 / Deuxième partie 1 / 2 / 3 / 4 / 5 / 6 / 7 / 8 / 9 / 10 / 11 / 12 / 13 / Troisième partie 1 / 2 / 3 / 4 / 5 / 6 / 7 / 8 / 9 / 10 / 11 / 12 / 13 / 14 / 15 / 16 / 17 / 18 / 19 / 20 / 21 / 22 / 23 / 24 / 25 / 26 / 27 / 28 / 29 / 30 / 31 / 32 / 33 / 34 / 35 / 36 / 37 / 38 / 39 / 40 / 41 / 42 / 43 / 44 / 45 / Quatrième partie 0/1 0/2 0/3 0/4 POSTFACE