Glen Cook Soldats de pierre Première Partie Les Annales de la Compagnie Noire – 12 Traduit de l’Américain par Frank Reichert Hérétiques – créateurs de livrels indépendants. H-1.0 Pour Russell Galen, après un quart de siècle. Le mariage n’a pas été parfait, mais assez proche de la perfection pour que je garde le sourire. Voyons si nous pourrions aller jusqu’aux noces d’argent. (De diamant ? Quoi que puisse être un cinquantième anniversaire.) CHAPITRE PREMIER : UNE AIRE DE CORBEAUX QUAND LES HOMMES NE MOURAIENT PAS Quatre années s’étaient écoulées et personne n’était mort. Ni de mort violente ni frappé par le sort, à tout le moins. Otto et Hagop avaient trépassé à quelques jours d’intervalle l’an dernier, de causes naturelles associées au vieillissement. Quelques semaines plus tôt, un certain Tam Duc, jeune recrue à l’entraînement, avait péri victime de l’enthousiasme et de la trop grande assurance de la jeunesse. Il était tombé dans une crevasse pendant que ses frères d’armes et lui, suspendus à leurs couvertures, descendaient la longue pente escarpée et glissante du glacier Tien Myuen. Il y avait eu encore quelques autres morts. Mais aucun d’une main hostile. Quatre ans, c’était sans doute un record, mais pas de ceux qu’on trouve fréquemment dans ces annales. Cette longue paix est proprement impensable. Une paix durable tend à devenir de plus en plus désirable. Nombre d’entre nous sont vieux et fatigués, et l’ardeur de la jeunesse ne coule plus dans leurs veines. Mais les vieux croûtons que nous sommes n’exercent plus de responsabilités. Et si nous sommes disposés à oublier l’horreur, celle-ci se montre moins obligeante à notre égard. En ce temps-là, la Compagnie ne servait qu’elle-même. Nous ne nous connaissions pas de maître. Nous comptions parmi nos alliés les seigneurs de la guerre de Hsien. Ils nous craignaient. Nous étions des êtres surnaturels, les derniers soldats de pierre, souvent revenus d’entre les morts. Ils redoutaient surtout la perspective de nous voir prendre parti dans les querelles qui les opposaient et dont l’enjeu était les décombres de Hsien, cet empire jadis puissant dont les Nyueng Bao se souviennent sous le nom de Pays des ombres inconnues. Les plus optimistes fondent des espoirs sur nous. Le mystérieux Cabinet des Neuf nous fournit armes et argent, et nous autorise à recruter, car il espère nous manœuvrer, se servir de la Compagnie noire pour l’aider à restaurer l’âge d’or qui a précédé l’époque où les Maîtres d’Ombres ont si cruellement réduit leur monde en esclavage, à tel point que ses habitants se donnent encore le nom d’Enfants de la Mort. Il n’y a aucune chance que nous participions à un tel projet. Mais nous leur permettons d’entretenir cet espoir. Cette chimère. Nous devons devenir plus forts. Nous avons notre propre mission à remplir. En nous sédentarisant, nous avons provoqué l’éclosion d’une ville. Ce campement naguère si chaotique s’est progressivement ordonné et affublé d’un nom, Avant-Poste de la Tête-de-pont, pour ceux qui sont venus d’au-delà de la plaine, et, pour les Enfants de la Mort, ce qu’on pourrait traduire par Aire des Corbeaux. La cité s’agrandit sans cesse. Elle a donné naissance à des dizaines de bâtiments permanents. Elle est sur le point de se construire une muraille d’enceinte. Et l’on a d’ores et déjà pavé sa grand-rue. Roupille adore voir tout son monde occupé. Elle ne supporte pas les feignasses. Après notre départ, les Enfants de la Mort hériteront d’un trésor. CHAPITRE 2 : UNE AIRE DE CORBEAUX QUAND CHANTAIENT LES BAOBHAS Boum ! Boum ! Quelqu’un frappait à ma porte. J’ai jeté un coup d’œil vers Madame. Elle avait veillé tard la nuit d’avant et s’était donc assoupie en ce début de soirée pendant qu’elle étudiait, bien décidée à percer tous les secrets de la magie hsien pour aider Tobo à maîtriser les manifestations surnaturelles excessivement nombreuses de ce monde. Encore qu’il n’eût plus besoin, désormais, d’une grande assistance. Ce monde compte plus de fantômes bien réels et d’êtres merveilleux tapis dans ses buissons, derrière ses rochers et ses arbres, à la lisière de la nuit, que nos paysans terrorisés ne l’auraient imaginé eux-mêmes. Ils orbitent autour de Tobo comme s’il était une espèce de messie nocturne. Ou d’animal de compagnie distrayant. Qui sait ? Boum ! Boum ! J’allais devoir me remuer le cul moi-même. Le trajet jusqu’à la porte me faisait l’effet d’une longue et pénible trotte. Boum ! Boum ! « Allons, Toubib ! Réveille-toi ! » Mon visiteur s’étant passé de ma permission, la porte s’est ouverte vers l’intérieur. Quand on parle du loup… « Tobo… — Tu n’as donc pas entendu chanter les baobhas ? — J’ai entendu du raffut. Tes amis font du vacarme à toute occasion. Je n’y prête plus attention. — Quand les baobhas chantent, c’est pour annoncer une mort imminente. Un vent glacial a soufflé toute la journée de la plaine, Grandes-Oreilles et Œil-d’Or étaient extrêmement nerveux et… Il s’agit de Qu’un-Œil, capitaine. Il donne l’impression d’avoir été victime d’un nouvel accès. — Merde ! Laisse-moi le temps de prendre ma sacoche. » Qu’un-Œil souffrant d’une nouvelle crise… Rien de surprenant en soi. Le vieux birbe essaie de nous filer entre les doigts depuis des années. Le plus clair de son fiel l’a quitté quand nous avons perdu Gobelin. « Presse-toi ! » Le gamin adore ce vieux fouille-merde de Qu’un-Œil. À croire qu’il espérait lui ressembler quand il était petit. De fait, Tobo semble vénérer tout le monde à l’exception de sa mère, encore que les frictions entre eux se soient réduites à mesure que lui-même prenait de l’âge. Il a énormément mûri depuis ma dernière résurrection. « Je me presse autant que je le peux, Votre Grâce. Cette vieille carcasse ne jouit plus d’autant de ressort que dans sa jeunesse. — Médecin, soigne-toi toi-même ! — Crois-moi, petit, je l’aurais fait si je l’avais pu. S’il n’avait tenu qu’à moi, j’aurais eu vingt-trois ans jusqu’à la fin de mes jours. Qui devraient encore s’étirer sur trois bons millénaires. — Ce vent qui souffle de la plaine… il avait l’air d’inquiéter aussi l’oncle Doj. — Doj s’inquiète toujours de quelque chose. Qu’en dit ton père ? — Maman et lui sont toujours à Khang Phi, chez maître Santaraksita. » À vingt ans, malgré son jeune âge, Tobo est déjà le plus puissant sorcier de ce monde. Madame affirme qu’il pourrait même devenir l’égal de ce qu’elle était jadis au sommet de sa forme. Terrifiant. Mais il appelle toujours ses parents papa et maman. Il traite ses amis comme des personnes, pas comme des meubles. Il respecte et honore ses professeurs au lieu de les dévorer pour leur prouver qu’il est le plus fort. Sa mère l’a correctement élevé, bien qu’elle ait procédé à son éducation au sein de la Compagnie noire. Et en dépit de son penchant naturel à la rébellion. J’espère qu’il saura rester un être humain convenable lorsqu’il sera en pleine possession de tous ses moyens. Mon épouse ne croit pas à cette éventualité. Elle fait preuve d’un grand pessimisme quant à la nature humaine. Elle persiste à dire que le pouvoir corrompt. Elle n’en peut juger qu’en se fondant sur sa propre histoire. De sorte qu’elle voit toujours le côté le plus sombre des choses. Mais elle n’en reste pas moins l’un des professeurs de Tobo. Car, malgré son alarmisme, elle reste fidèle à ce romantisme un peu mièvre qui l’a conduite jusqu’ici avec moi. Je n’ai pas tenté de rivaliser avec ce garçon. Les années m’ont incontestablement ralenti. Et chacun des milliers de kilomètres parcourus par cette vieille carcasse dévastée y a laissé son empreinte douloureuse. L’armant ce faisant d’un talent bien propre aux vieillards pour éluder le sujet. Tobo n’arrête pas de se répandre sur les molosses noirs, de jacasser à propos de fées, de gnomes, de gobelins et d’autres créatures de la nuit que je n’ai jamais vues. Ce qui me convient parfaitement. Les rares qu’il nous a ramenées étaient toutes hideuses, puantes, acariâtres et par trop avides de copuler avec des humains, de quelque sexe ou orientation sexuelle qu’ils soient. Les Enfants de la Mort affirment que leur céder est une mauvaise idée. Jusque-là, la discipline s’est maintenue. La soirée a effectivement été fraîche. Les deux lunes s’étaient levées. Petit Garçon était plein. Le ciel entièrement dégagé, à l’exception d’un hibou qui décrivait des cercles, harcelé par ce qui ressemblait à une nuée de freux nocturnes. L’un d’eux, à son tour, était pourchassé par un oiseau noir plus petit, qui ne cessait de zigzaguer derrière lui comme s’il essayait d’exercer des représailles à quelque transgression du corbeau. À moins qu’il ne se comportât… au petit bonheur la chance, tiens… exactement comme ma belle-sœur. Aucun de ces volatiles, vraisemblablement, n’était un oiseau. Un énorme machin est resté un bon moment en surplomb dans le ciel, derrière la maison voisine. Il émettait des couinements et s’est éloigné pesamment. Le peu que j’en ai distingué ressemblait vaguement à la tête d’un canard géant. Le premier des Maîtres d’Ombres conquérants était affligé d’un bizarre sens de l’humour. Cette grosse créature poussive et maladroite était une tueuse. Parmi ses pires congénères, on trouvait également un castor géant, un crocodile à huit pattes et deux bras, et de nombreuses variantes sur le thème du bétail meurtrier, des poneys ou des chevaux assassins qui, pour la plupart, passaient leurs journées à se cacher sous l’eau. Les êtres les plus saugrenus furent créés par le Maître d’Ombres sans nom, dont on se souvient aujourd’hui sous le sobriquet de Premier ou de Maître du Temps. Les ombres de la plaine scintillante, que Hsien appelle les milices des Morts impardonnés, lui servaient de matériau brut. Le surnom que l’on connaît à Hsien (le Pays des ombres inconnues) me semble parfaitement approprié. Un long rugissement félin a déchiré la nuit. Sans doute Grandes-Oreilles ou sa sœur Cat Sith. Le temps d’arriver chez Qu’un-Œil, les molosses noirs commençaient eux aussi à donner de la voix. La demeure de Qu’un-Œil n’a pas un an. Les amis du petit sorcier l’ont édifiée une fois leur propre maison achevée. Auparavant, Qu’un-Œil et sa petite amie Gota, la grand-mère de Tobo, vivaient dans une ignoble hutte nauséabonde, à base de bâtons et de boue séchée. Leur nouveau gîte est construit en pierres cimentées. Un toit de chaume de première qualité protège ses quatre vastes pièces, dont une héberge un alambic. Qu’un-Œil est peut-être trop vieux et trop affaibli pour s’immiscer dans le marché noir local, mais je reste persuadé qu’il continuera à distiller des casse-pattes jusqu’au jour où son esprit décidera d’abandonner sa chair flétrie. C’est sa vocation. Gota tenait impeccablement son ménage en recourant au vieux procédé consistant à bousculer sa fille Sahra jusqu’à ce qu’elle s’acquitte des corvées domestiques. Gota, que les anciens appellent toujours le Troll, est tout aussi frêle que Qu’un-Œil. Leur commune passion pour les breuvages forts en a fait un couple bien assorti. Quand Qu’un-Œil lâchera la rampe, il sera probablement en train de tirer une lampée de rince-cochon pour sa chérie. Tobo a passé la tête dehors. « Dégrouille ! — Tu sais à qui tu parles, gamin ? À l’ancien dictateur militaire de toutes les Taglias ! » Le jeunot a souri, guère plus impressionné aujourd’hui que tous les autres. Le terme « ancien » ne vaut même pas le vent sur lequel on l’écrit. J’ai tendance à philosopher là-dessus… peut-être même un peu trop. Il fut un temps où je n’étais strictement rien et où je n’ambitionnais guère de devenir davantage. Les circonstances se sont liguées pour remettre entre mes mains un immense pouvoir. J’aurais pu étriper la moitié d’un monde si j’avais été porté sur le carnage. Mais je me suis laissé mener par d’autres obsessions. Je me retrouve donc à la case départ, après avoir bouclé la boucle, à curer des plaies, rafistoler des os et gribouiller des récits que nul, vraisemblablement, ne lira jamais. Sauf que je suis aujourd’hui beaucoup plus vieux et ronchon. J’ai enterré tous mes amis de jeunesse. À part Qu’un-Œil… Je me suis faufilé dans la maison du vieux sorcier. La chaleur était intenable. Gota et lui ont le plus grand mal à se tenir chaud, même en été. Encore que cette saison soit rarement torride en Hsien méridionale. J’ai scruté Qu’un-Œil. « Tu es sûr qu’il est en danger ? — Il a essayé de me dire quelque chose, m’a répondu Tobo. Je n’ai pas compris et je suis allé te chercher. » Peur, lui ? Qu’un-Œil était assis sur une chaise branlante fabriquée de ses mains. Il ne bougeait pas, mais des mouvements d’ordinaire uniquement visibles à la lisière de mon champ de vision se laissaient entrevoir dans les recoins de la pièce. Des coquilles d’escargot jonchaient le sol. Murgen, le père de Tobo, les appelle des petits bruns, d’après le Petit Peuple qu’il a connu dans sa jeunesse. Il doit en exister dans les parages une vingtaine d’espèces différentes, dont la taille va d’un pouce à la moitié d’un homme. Ils abattent réellement du boulot quand personne ne les regarde. Ça rend Roupille dingue. Car il lui faut alors s’échiner davantage à inventer des corvées susceptibles de tenir les cancres de la Compagnie à l’abri des aléas. Une ignoble puanteur provenant de la mélasse promise à son alambic imprégnait la demeure de Qu’un-Œil. Le susnommé ressemblait à une tête que le réducteur de têtes n’aurait pas pris la peine de séparer de son corps. Qu’un-Œil n’était plus qu’un minuscule pruneau de bonhomme. Il n’avait jamais été bien grand, même dans sa prime jeunesse. À deux cent et quelques années, avec deux jambes et la majeure partie d’un bras déjà dans la tombe, il évoquait plutôt un magot rabougri qu’un être humain. « J’apprends que tu essaies encore d’attirer l’attention sur toi, vieillard », ai-je déclaré. Je me suis agenouillé. Son œil unique s’est ouvert. Il a fait le point sur moi. Le temps l’avait au moins épargné de ce côté-là. Sa vision restait bonne. Il a ouvert une bouche édentée. Rien n’en est sorti dans l’immédiat. Il a tenté de lever une main arachnéenne couleur d’acajou. La force lui a manqué. Tobo a trépigné sur place et marmonné quelques mots à l’intention des choses qui s’agitaient dans l’angle de la pièce. Dix mille créatures étranges, au bas mot, infestent Hsien, et il les connaît toutes par leur nom. Et toutes l’idolâtrent. À mes yeux, cette interconnexion du monde réel et du monde caché reste la plus troublante manifestation de notre séjour au Pays des ombres inconnues. Je les préférais lorsqu’elles nous restaient encore inconnues. Dehors, Skryker, Choc-Noir ou un autre des molosses noirs avait repris son chahut. D’autres lui répondaient. Le vacarme se déplaçait vers le sud et la Porte d’Ombre. J’ai exhorté Tobo à enquêter. Il est resté planté là, exaspérant, débordant d’interrogations muettes. Il n’allait pas tarder à faire un fameux casse-couilles. « Comment va ta grand-mère ? » lui ai-je demandé. Frappe préventive. « Pourquoi n’irais-tu pas vérifier par toi-même ? » Gota n’était pas dans la chambre, contrairement à son habitude. D’ordinaire, elle s’efforçait de le soigner, bien qu’elle fût désormais aussi faible que lui. Qu’un-Œil a émis un bruit, bougé la tête et de nouveau tenté de lever la main. Il a vu sortir le garçon. Sa bouche s’est ouverte. En se forçant, il a réussi à éructer quelques mots. « Toubib. C’est la… fin. Elle est fichue. Je le sens… venir. Enfin. » Je n’en ai pas disconvenu ni ne l’ai questionné. Grossière erreur. Nous avions déjà connu une demi-douzaine au moins de scènes similaires. Ses accès n’étaient jamais fatals. Comme si le destin lui réservait un rôle dans le Grand Dessein. Quoi qu’il en fût, il allait devoir renoncer à son sempiternel soliloque : me mettre en garde contre mon orgueil, puisqu’il ne parvenait pas à se fourrer dans le crâne que je n’étais plus le Libérateur, le dictateur militaire de toutes les Taglias ; j’avais renoncé à mes prétentions de capitaine de la Compagnie. Je n’étais pas sorti assez sain d’esprit de la Captivité pour remplir cette tâche ; quant à mon disciple Murgen, il ne s’en était pas tiré indemne non plus. Ce fardeau repose désormais sur les robustes petites épaules de Roupille. Et Qu’un-Œil devait également me demander de surveiller Gota et Tobo de près. Il allait très certainement me rappeler de tenir à l’œil Gobelin et ses tours de cochon, bien que nous l’ayons perdu des années plus tôt. Si jamais il existe un au-delà, je soupçonne volontiers ces deux-là de s’y retrouver six secondes après que Qu’un-Œil aura cassé sa pipe, pour reprendre leur querelle là où ils l’ont laissée de leur vivant. De fait, je suis fort surpris que Gobelin ne soit pas revenu dans les parages pour hanter Qu’un-Œil. Il l’en a si souvent menacé… Peut-être est-il incapable de le retrouver. Certains Nyueng Bao se sentent perdus, car les esprits de leurs ancêtres sont dans le même cas et ne peuvent plus veiller sur eux ni les conseiller dans leurs rêves. Kina non plus, manifestement, ne peut pas nous retrouver. Madame n’a pas fait un seul cauchemar depuis des années. À moins que Gobelin ne l’ait tuée. Qu’un-Œil m’a fait un signe d’un doigt desséché. « Rapproche-toi. » J’étais en train d’ouvrir ma sacoche, agenouillé à ses pieds, et je pouvais difficilement m’approcher davantage. Je me suis emparé de son poignet. Son pouls était faible, rapide et irrégulier. Je n’avais pas l’impression qu’il venait de souffrir d’une attaque. « Je ne suis pas… un imbécile… a-t-il marmotté. Un ignare. Qui ne sait pas… ce qu’il est devenu… ni… ce qui s’est passé. Écoute-moi bien ! Méfie-toi. De Gobelin. De la Fille. Et de Tobo. Je ne l’ai pas vu mort. Je l’ai laissé avec… la Mère de l’Illusion. » Merde ! Ça ne m’était jamais venu à l’esprit. Je n’étais pas sur place. Je faisais encore partie des Captifs quand Gobelin avait frappé de l’étendard la déesse endormie. Seuls Tobo et Roupille avaient assisté à la scène. Et tout ce qu’ils savaient prêtait le flanc au doute. Kina était la Reine des Félons. « Très bonne idée, vieillard. Maintenant, que dois-je faire pour t’inciter à te lever et m’apporter à boire ? » Là-dessus, j’ai tressailli en apercevant une créature ressemblant vaguement à un petit lapin noir qui me reluquait sous la chaise de Qu’un-Œil. Encore jamais vu, celui-là ! Je pouvais toujours appeler Tobo. Il saurait de quoi il retournait. On compte d’innombrables variétés de ces créatures, énormes ou minuscules, parfois affectueuses mais la plupart du temps indéniablement hostiles. Elles se contentent de graviter autour de Tobo. Dans quelques rares cas impliquant généralement les plus déplaisantes, il avait suivi l’avis de Madame et les avait asservies. Les Enfants de la Mort s’inquiètent pour lui. Ayant souffert pendant plusieurs siècles sous le talon de fer des Maîtres d’Ombres, ils frisent la paranoïa dès qu’il est question de sorciers venus d’ailleurs. Jusque-là, les seigneurs de la guerre se sont montrés raisonnables. Aucun d’eux n’a envie de provoquer le courroux des soldats de l’ombre. Ce qui conduirait la Compagnie à affronter un rival. Statu quo et équilibre des forces en présence sont tout à la fois chéris et jalousement préservés par le Cabinet des Neuf. Un chaos effroyable a suivi l’éviction du dernier Maître d’Ombres. Nul seigneur de la guerre n’aspire à voir le retour de ce chaos, même si Hsien, à présent, évoque surtout une anarchie plus ou moins organisée. Mais anarchie qui, malgré tout, ne concédera jamais la moindre parcelle de pouvoir à une autre autorité. Qu’un-Œil a souri, dévoilant des gencives noires. « On ne me… flouera pas, capitaine. — Je ne suis plus le capitaine. J’ai pris ma retraite. Je suis un vieil homme qui manipule des paperasses, vague prétexte pour continuer de se raccrocher à la vie. C’est Roupille la patronne, à présent. — Qu’importe… La direction. — Je m’en vais te diriger ton vieux cul râpé, moi… » Ma voix s’est éteinte. Il avait fermé les yeux. Sa seule réponse a été un ronflement. Un autre charivari s’est déclenché dehors, tantôt non loin de là, tantôt à proximité de la Porte d’Ombre. Les coquilles d’escargot crissaient et grinçaient, et, sans que rien de visible ne les touchât, oscillaient et pivotaient sur elles-mêmes. Puis j’ai entendu braire un cor dans le lointain. Je me suis redressé et je suis sorti à reculons sans jamais tourner le dos à Qu’un-Œil. Le seul plaisir qui lui restât – à part son ivresse ininterrompue – était de faire trébucher les imprudents de sa canne. Tobo est réapparu. Il était livide. « Capitaine… Toubib… Monsieur. J’ai compris de travers ce qu’il avait essayé de me dire. — Quoi donc ? — Il ne parlait pas de lui. Mais de mémé Gota. » CHAPITRE 3 : UNE AIRE DE CORBEAUX ŒUVRE D’AMOUR Ky Gota, la grand-mère de Tobo, était morte heureuse. Aussi heureuse, du moins, que pouvait mourir le Troll, plus saoule que trois hiboux noyés dans une cuve de vin. Elle avait absorbé une énorme quantité d’alcool puissamment titré avant de quitter ce bas monde. « Si ça peut te consoler, elle n’aura sans doute rien senti », ai-je affirmé au garçon. Cela dit, si l’on en jugeait par les apparences, elle avait sans doute parfaitement compris ce qui se passait. Je ne l’ai pas abusé une seconde. « Elle l’a vu venir. Les grisons étaient là. » Quelque chose derrière l’alambic a gazouillé en réponse. Comme les baobhas, les grisons sont des hérauts de la mort. À l’instar, au demeurant, de nombreuses autres créatures de Hsien. Certaines de celles qui tout à l’heure hurlaient aux lunes en faisaient certainement partie, elles aussi. Je lui ai dit ce qu’on répond d’habitude aux jeunes : « C’est probablement une bénédiction. Elle souffrait constamment et je ne pouvais strictement rien faire pour la soulager. » Depuis que je la connaissais, le corps de la vieille femme l’avait toujours torturée. Ses dernières années avaient été un véritable enfer. L’espace d’un instant, Tobo a eu l’air d’un petit garçon malheureux qui voudrait enfouir son visage dans les jupes de sa mère pour y sangloter. Puis il est redevenu un jeune homme parfaitement maître de soi. « Elle aura vécu une existence longue et bien remplie en dépit de toutes ses lamentations. Notre famille peut en remercier Qu’un-Œil. » Ça, pour se lamenter, elle s’était lamentée. Plus souvent qu’à son tour, haut et fort, en se plaignant de tout à tous ceux qui voulaient l’entendre. J’avais eu la chance, pour ma part, de manquer la majeure partie de l’ère Gota, étant resté moi-même enseveli pendant une décennie et demie. Quel homme prévoyant je fais ! « À propos de famille, tu vas devoir essayer de retrouver Doj. Et tu ferais pas mal d’envoyer un message à ta mère. Et de nous faire part, le plus tôt possible, des dispositions que tu comptes prendre pour ses funérailles. » Les coutumes des Nyueng Bao en matière d’obsèques sont pour le moins énigmatiques. Ils brûlent aussi bien leurs morts qu’ils les ensevelissent ou les emballent pour les pendre aux branches d’arbres. Les règles en ce domaine restent assez confuses. « Doj s’en chargera. Je suis persuadé que la communauté exigera une cérémonie traditionnelle. Auquel cas il vaut mieux que je me tienne à l’écart. » La communauté en question se compose de ces Nyueng Bao qui, associés au sort de la Compagnie noire sans jamais y avoir été enrôlés officiellement, ne se sont pas encore évanouis dans les mystérieux confins du Pays des ombres inconnues. « Sans aucun doute. » La communauté est très fière de Tobo, mais la coutume exige qu’on le surveille de près, puisqu’il est de sang mêlé et ne respecte guère les traditions. « Mais d’autres tiendront également à en être informés. Ce sera l’occasion d’une grande cérémonie. Ta grand-mère est la première femme de notre monde qui soit passée de ce côté-ci. À moins de compter le corbeau blanc. » La vieille Gota semblait beaucoup moins impressionnante dans la mort. Les pensées de Tobo divergeaient visiblement des miennes : « Il y aura un autre corbeau, capitaine. Il y aura toujours un autre corbeau. Ils se sentent chez eux dans l’entourage de la Compagnie noire. » Raison pour laquelle, précisément, les Enfants de la Mort ont baptisé notre ville l’Aire des Corbeaux. Il y a toujours des corbeaux, réels ou inconnus. « Ils restaient gras, naguère. » Les ombres inconnues nous environnaient à présent. Je les voyais moi-même sans difficulté, même si ce n’était jamais très nettement et si ça ne durait qu’un instant. Les moments d’émotion intense les incitent à sortir des coquilles où Tobo leur ordonne de se cacher. Un nouveau hourvari s’est déclenché dehors. De petites bribes de ténèbres se réveillaient, tout excitées, fourmillaient puis réussissaient à disparaître sans jamais se laisser voir. « Les Rêveurs doivent encore rôder de l’autre côté de la Porte d’Ombre », a déclaré Tobo. Je n’en croyais rien. Le boucan qu’on entendait ce soir était différent. Un cri parfaitement articulé nous est parvenu de la chambre où nous avions laissé Qu’un-Œil. Ainsi le vieillard feignait-il tout de bon de dormir. « Je ferais mieux d’aller voir ce qu’il veut. Va chercher Doj. » « Tu ne me crois pas. » Le vieil homme était à présent très agité. Il était assez furieux pour s’exprimer distinctement, sans trop de halètements ni de râles. Un doigt couleur d’ébène, ridé et noueux, montrait une chose que lui seul pouvait voir. « La fin arrive, Toubib. Bientôt. Peut-être même ce soir. » Un hurlement a retenti dehors, comme pour étayer son affirmation, mais il ne l’a pas entendu. Sa main est retombée. Elle est restée quelques secondes tranquille puis s’est relevée, en même temps qu’elle montrait du doigt un javelot ornementé posé sur des chevilles au-dessus de l’entrée. « Il est terminé. » Il travaillait à cet instrument de mort depuis une génération. Son pouvoir magique était assez puissant pour que je le ressente chaque fois que je posais les yeux sur lui. D’ordinaire, je suis aveugle, sourd et muet en la matière. J’ai épousé mon conseiller personnel. « Si tu tombes… sur Gobelin… donne-lui… le javelot. — Le lui remettre, tout simplement ? — Mon chapeau avec. » Qu’un-Œil a affiché un sourire édenté. Il portait ce chapeau, le plus vaste, immonde, crasseux et louche chapeau de feutre qu’on pût imaginer, depuis que j’étais entré dans la Compagnie. « Mais… tu dois… faire ça… bien. » Ainsi, il méditait encore une bonne blague, même aux dépens d’un mort, alors qu’il serait décédé lui-même longtemps avant qu’elle pût survenir. On a gratté à la porte. Quelqu’un s’est introduit sans y avoir été prié. J’ai relevé les yeux : Doj, le vieux maître d’armes et prêtre de la communauté nyueng bao. Associé depuis vingt-cinq ans à la Compagnie, mais sans lui avoir jamais appartenu. Je ne lui fais pas entièrement confiance, même après tout ce temps. Mais je reste manifestement le seul à douter de lui. « Le petit m’a expliqué que Gota… a-t-il commencé. — Derrière. » J’ai indiqué d’un geste. Il a acquiescé d’un hochement de tête. Ne pouvant strictement rien pour les morts, j’allais me concentrer sur Qu’un-Œil. Sans d’ailleurs, hélas, pouvoir davantage pour lui. « Où est Thai Dei ? s’est enquis Doj. — À Khang Phi, j’imagine. Avec Murgen et Sahra. » Il a poussé un grognement. « J’enverrai quelqu’un. — Que Tobo dépêche donc quelques-uns de ses familiers. » Nous ne les aurions plus sur le dos et – avantage supplémentaire – ils rappelleraient au Cabinet des Neuf, ce conseil suprême des seigneurs de la guerre, que les soldats de pierre disposent de ressources extraordinaires. Si du moins ses membres étaient capables de distinguer ces entités. Doj s’est arrêté sur le seuil de la porte du fond. « Ces êtres ne tournent pas rond, ce soir. On croirait entendre des singes quand la panthère rôde. » Les singes, nous connaissons. Les macaques des rochers qui hantent les ruines de l’ancienne Kiaulune, dans notre monde, sont aussi nuisibles et innombrables qu’une nuée de criquets. En outre, ils sont assez malins et adroits pour s’introduire partout, tant que le local n’est pas hermétiquement scellé par un sortilège. Et ils n’ont peur de rien. Tobo a le cœur bien trop tendre pour imposer à ses petits amis surnaturels la tâche d’une frappe pédagogique. Doj s’est engouffré dans la pièce du fond. Bien que plus âgé que Gota, il reste assez agile et se livre toujours, chaque matin, à son rituel d’épéiste. Je sais, pour l’avoir vu de mes yeux, qu’il est capable de vaincre à peu près n’importe qui, hormis une poignée de ses propres disciples armés d’épées d’entraînement. Ceux-ci seraient sans doute désagréablement surpris, au demeurant, si le duel se pratiquait à armes réelles. Tobo est le seul qui soit aussi doué que Doj. Mais Tobo peut tout faire, toujours avec grâce et, d’ordinaire, avec une facilité qui frise le ridicule. Tobo est l’enfant que nous croyons tous mériter. J’ai gloussé. « Quoi ? a marmonné Qu’un-Œil. — Rien. Je songeais simplement combien mon bébé avait grandi. — Et tu trouves ça drôle ? — Autant qu’un manche à balai brisé enfoncé dans les latrines. — Tu devrais… apprendre… à apprécier les… blagues… cosmiques. — Je… » Ma rancœur fut épargnée au cosmos. La porte d’entrée s’est ouverte, dévoilant un individu encore moins franc du collier que l’oncle Doj. Saule Cygne s’est invité à l’intérieur. « Referme-la vite ! ai-je aboyé. Le reflet du clair de lune sur ton crâne m’éblouit. » Pas moyen de résister à la tentation. Je me souvenais toujours de Saule quand, encore jeune et beau, nanti d’une magnifique crinière blonde, il cachait mal le furieux désir que lui inspirait mon épouse. « Roupille m’envoie, a-t-il déclaré. Des bruits courent. — Reste avec Qu’un-Œil. Je lui rapporterai moi-même la nouvelle. » Il s’est penché sur le petit sorcier. « Il respire encore ! » Son œil valide fermé, Qu’un-Œil donnait l’impression d’être mort. Ce qui signifiait qu’il se planquait dans les hautes herbes en espérant cingler quelqu’un de sa canne. Il resterait jusqu’à son dernier souffle un sale petit merdaillon teigneux. « Il va très bien. Pour l’instant. Ne le quitte pas. Et gueule s’il y a du nouveau. » J’ai entrepris de ranger mes ustensiles dans ma sacoche. Mes genoux ont craqué quand je me suis relevé. Pas moyen de me redresser sans me soutenir d’une main à la chaise de Qu’un-Œil. Les dieux sont cruels. Ils devraient permettre à la chair de vieillir au même rythme que l’esprit. Évidemment, certains mourraient de vieillesse en l’espace de huit jours. Mais les plus futés survivraient à jamais. Et je n’aurais pas à m’appuyer toutes ces douleurs et ces souffrances. Et vice-versa. J’ai quitté la demeure de Qu’un-Œil en claudiquant. Mal aux pieds. Des créatures détalaient partout où je ne posais pas les yeux. Le clair de lune n’y changeait strictement rien. CHAPITRE 4 : LE BOIS DU MALHEUR CHANTS NOCTURNES Les tambours avaient commencé de résonner au coucher du soleil ; doucement, tel un noir murmure promettant les ténèbres d’une nuit éternelle. La vraie nuit était tombée. On ne voyait même pas un filet de lune. La clarté vacillante d’une centaine de brasiers faisait danser les ombres. Les arbres semblaient avoir arraché leurs racines à la terre pour participer à la fête. Une centaine de disciples frénétiques de la Mère de la Nuit gambadaient avec eux, exacerbant leur passion. Cent et quelques prisonniers ligotés frissonnaient, pleuraient et se souillaient, tandis que la terreur émasculait certains de ceux qui s’étaient pris pour des héros. Toutes leurs supplications tombaient dans l’oreille d’un sourd. Un bloc énorme de ténèbres émergea de la nuit, halé par des prisonniers tirant sur des câbles, éperonnés par l’espoir insensé de survivre s’ils satisfaisaient leurs ravisseurs. Haute de plus de six mètres, la silhouette se révéla une statue de femme, aussi noire et luisante que l’ébène polie. Ses yeux étaient des rubis et ses dents des crocs de cristal. Elle portait un collier de têtes de mort et un autre de verges sectionnées. Chacune de ses mains en forme de serre se crispait sur un symbole de son pouvoir sur l’humanité. Les prisonniers ne voyaient que le nœud coulant. Le battement des tambours s’accéléra. Le volume du son monta. Les Enfants de Kina entonnèrent un hymne noir. Ceux des captifs qui étaient pieux adressèrent une prière à leurs dieux de prédilection. Un vieil homme décharné observait la scène depuis les marches du temple dressé au cœur du bois du Malheur. Il était assis. Il ne se levait plus que s’il y était contraint. Sa jambe droite avait été brisée et la fracture mal réduite. Marcher lui était pénible et difficile. Rien que se tenir debout une corvée. L’entrelacs d’un échafaudage s’élevait derrière lui. On restaurait le temple. À nouveau. Une belle jeune femme le toisait, trépignant, incapable de tenir en place. Le vieil homme craignait que cette excitation ne fût sensuelle, quasiment érotique. Non ; impensable. C’était la Fille de la Nuit. Elle n’était pas destinée à assouvir ses sens. « Je le sens, Narayan ! s’écria-t-elle. C’est imminent. Je vais rétablir le contact avec ma mère. — Peut-être. » Il n’était pas convaincu. Quatre ans déjà que le contact avec la déesse était totalement rompu. Le vieillard était troublé. On mettait sa foi à l’épreuve. Encore. Et cette enfant était devenue bien trop indépendante et entêtée pour son goût. « À moins que cette cérémonie ne déchaîne sur nos têtes le courroux de la Protectrice. » Il n’alla pas plus loin. Cette discussion revenait sans cesse sur le tapis depuis qu’elle avait recouru à une partie de son pouvoir magique brut, insuffisamment exercé, pour aveugler leurs surveillants lorsqu’ils avaient dû se soustraire, trois ans plus tôt, à la garde de la Protectrice. Le visage de la fille se tendit. L’espace d’un instant, il afficha la même dureté implacable que celui de l’idole. « Elle regrettera amèrement de nous avoir maltraités, Narayan. Son châtiment restera gravé dans les mémoires pendant mille ans. » Narayan avait connu la persécution toute sa vie durant. C’était dans l’ordre naturel des choses. Son existence même. Il s’était toujours efforcé de veiller à ce que son culte survive à la colère de ses ennemis. La Fille de la Nuit était jeune, puissante, investie de toute l’impétuosité de la jeunesse et incapable de croire à sa propre mortalité. C’était la fille de la déesse ! L’ère de la domination de Kina sur le monde allait bientôt s’ouvrir, bouleversant toute chose. À l’occasion de cet ordre nouveau, la Fille de la Nuit deviendrait elle-même une déesse. Qu’avait-elle à craindre ? Cette malheureuse démente qui régnait sur Taglios ne représentait rigoureusement rien ! Invincibilité et prudence : ces deux notions étaient sans doute à couteaux tirés, mais à jamais inséparables. La Fille de la Nuit, de tout son cœur et de toute son âme, se croyait la fille spirituelle de la déesse. Il le fallait. Mais elle était née d’un homme et d’une femme. Un lambeau d’humanité subsistait en elle, comme une ternissure sur son cœur. Elle devait se trouver quelqu’un. Ses mouvements devinrent plus sensuels, plus marqués, moins bien contrôlés. Narayan fit la grimace. En aucun cas elle ne devait établir une relation intime entre plaisir et mort. La déesse était certes une Destructrice par un de ses avatars, mais les vies prises en son nom ne devaient pas l’être pour des raisons aussi légères. Kina n’approuverait pas que sa fille cédât à l’hédonisme. Il y aurait des châtiments, et c’est sur Narayan Singh, à coup sûr, qu’ils pleuvraient le plus cruellement. Les prêtres étaient prêts. Ils entraînaient déjà des prisonniers en larmes afin d’accomplir le dessein qui couronnerait leur vie et leur carrière, de jouer leur rôle dans la cérémonie chargée de re-consacrer le temple à Kina. La seconde partie du rituel aurait pour but de contacter la déesse, qui gisait enchaînée quelque part, en proie à un sommeil enchanté, pour que la Mère Noire pût enfin bénir la Fille de la Nuit et lui accorder sa sagesse, sa pénétration et sa vision extralucide du futur. Toutes choses nécessaires. Mais Narayan Singh, le saint vivant des Félons, le grand héros du culte des Étrangleurs, n’était pas un homme heureux. Le contrôle de la situation lui échappait beaucoup trop. La Fille de la Nuit avait commencé d’adultérer le culte en fonction de son propre paysage intérieur. Il craignait qu’une de leurs disputes ne finisse par dégénérer. Comme cela s’était déjà produit avec ses véritables enfants. Il avait fait à Kina le serment de l’élever convenablement et la promesse qu’ils parviendraient, à eux deux, à déclencher l’avènement de l’Année des Crânes. Mais, si elle continuait à se montrer aussi butée et nombriliste… Incapable de se réprimer plus longtemps, elle dévala les marches et arracha un foulard des mains d’un des prêtres. Ce que Narayan lut alors sur son visage, il ne l’avait vu qu’une seule fois auparavant, sur celui de sa femme convulsé par la passion, voilà si longtemps qu’il lui semblait à présent que ça s’était produit lors d’un tour précédent de la Roue de la Vie. Il prit conscience avec contrition qu’elle comptait s’employer à torturer elle-même les victimes dès le début du rite suivant. Dans son état, elle risquait de s’emballer et de verser leur sang… offense que jamais la déesse ne pardonnerait. Narayan Singh commençait d’être fortement perturbé. Et son trouble augmenta encore quand, son regard vagabondant, il surprit un corbeau perché sur la fourche d’un arbre, immédiatement derrière le lieu du rituel fatal. Pire encore : le corbeau avait remarqué qu’il l’avait repéré. Il prit son essor en poussant un cri narquois. Une centaine de croassements moqueurs lui répondirent aussitôt, montant de tout le bois. La Protectrice savait ! Narayan interpella la Fille d’un glapissement. Trop concentrée, elle ne l’entendit pas. Il se redressa, sa jambe percluse aussitôt traversée par une douleur atroce. Quand les soldats allaient-ils débouler ? Il serait incapable de courir. Comment espérer maintenir en vie l’espoir de la déesse quand sa propre chair était devenue si faible et sa foi si mince ? CHAPITRE 5 : UNE AIRE DE CORBEAUX QUARTIER GÉNÉRAL Avant-Poste est une ville paisible aux murs blancs et aux larges artères. Nous avons adopté la coutume indigène de tout passer à la chaux, sauf le chaume et les plantes décoratives. Les jours fériés, certains autochtones se peignaient eux-mêmes mutuellement en blanc. Le blanc, au temps jadis, avait été l’un des grands symboles de la résistance aux Maîtres d’Ombres. Notre cité est artificielle et militaire : toute quadrillée, rectiligne et silencieuse. Sauf de nuit, quand les petits amis de Tobo se mettent à brailler en meutes. Le jour, le boucan est limité aux terrains d’exercice, où la dernière poignée d’indigènes aspirant à l’aventure s’instruisent des méthodes commerciales de la Compagnie. J’étais fort éloigné de tout cela, sauf de l’éventuelle rectification d’erreurs commises durant l’entraînement. Personne de mon époque ne prenait encore des responsabilités. Comme Qu’un-Œil, je suis une relique de l’ancien temps, une vivante icône d’une histoire qui doit tant au seul lien social dont nous nous servons pour maintenir la cohésion de la Compagnie. On me sort pour des occasions particulières et l’on me demande de faire des sermons commençant par : « En ce temps-là, la Compagnie servait… » C’était une nuit d’effroi : les deux lunes illuminaient tout, projetant des ombres conflictuelles. Et les amis de Tobo semblaient de plus en plus inquiets. J’ai commencé d’en discerner nettement quelques-uns, trop préoccupés pour songer à se dissimuler. Je l’ai le plus souvent regretté. Le vacarme autour de la Porte d’Ombre s’est encore accru avant de retomber. On voyait maintenant des lumières briller là-bas. Deux boules de feu ont fendu l’air juste avant que j’atteigne mon objectif. Je commençais moi aussi à me sentir dans mes petits souliers. Le quartier général est un vaste bâtiment du centre-ville, haut de deux étages. Roupille l’avait rempli de ses assistants, partenaires ou fonctionnaires qui comptabilisent le moindre clou de fer à cheval ou grain de riz. Elle avait fait du haut commandement une activité bureaucratique. Et ça ne me plaisait pas. Naturellement. Parce que je suis un vieux ronchon qui se rappelle encore comment ça se passait au bon vieux temps, quand on faisait les choses bien. À ma façon. Je ne pense pas avoir perdu mon sens de l’humour. Je trouve assez ironique d’être devenu mon propre grand-père. Je me suis mis sur la touche. J’ai transmis le flambeau à quelqu’un de plus jeune et de plus énergique, plus fin stratège de surcroît. Mais je n’ai pas pour autant renoncé au droit de m’impliquer, d’apporter ma contribution, de critiquer et, plus particulièrement, de me plaindre. Il faut bien que quelqu’un le fasse. De sorte que j’exaspère parfois mes cadets. Ce qui leur fait le plus grand bien. Ça forge le caractère. J’ai traversé nonchalamment le rez-de-chaussée affairé dont Roupille se sert comme d’un paravent au monde extérieur. De jour comme de nuit, une équipe y est de service, comptant les pointes de flèche ou les grains de riz. J’allais devoir lui rappeler de sortir de temps en temps au grand jour. Ce n’est pas en élevant des barricades qu’elle se protégera de ses démons, car ils sont déjà en elle. Je suis assez vieux, me semble-t-il, pour sortir d’une telle discussion sans une égratignure. À mon entrée, son visage mat et émacié, presque asexué, a trahi son irritation. Elle était en prière. Voilà bien une chose que je ne comprends pas. En dépit de tout ce qu’elle a traversé, et qui tendrait plutôt à infirmer la doctrine vehdna, elle persiste dans sa foi. « J’attendrai que tu en aies terminé. » Ce qui l’agaçait au plus haut point, c’est que je l’avais prise sur le fait. Mais ce qui la gênait, en revanche, c’était qu’elle ait encore besoin de croire malgré tout. Elle s’est levée et a replié son tapis de prière. « Il va très mal, ce coup-ci ? — La rumeur était fausse. Il ne s’agissait pas de Qu’un-Œil mais de Gota. Et elle n’est plus. Mais autre chose semble le tracasser : quelque chose qui risque, selon lui, d’arriver. Il s’est montré plutôt clair à cet égard. Cela dit, dans la mesure où les amis de Tobo font montre d’un comportement nettement plus bizarre qu’à l’ordinaire, il se pourrait que ce ne soit pas uniquement le fruit de l’imagination de Qu’un-Œil. — Je ferais bien d’envoyer quelqu’un chercher Sahra. — Tobo s’en occupe. » Roupille m’a fermement dévisagé. Sans doute est-elle de petite taille, mais ça n’ôte rien à sa présence ni à son assurance. « Qu’est-ce que tu as derrière la tête ? — Je ressens plus ou moins la même chose que Qu’un-Œil. À moins que l’idée d’une paix prolongée ne me soit naturellement insupportable. — Madame continue de te harceler pour que tu rentres à la maison ? — Non. La dernière fusion de Murgen avec Shivetya l’inquiète. » C’était le moins qu’on pût dire. L’histoire contemporaine de notre monde a viré au cauchemar cruel. Le culte des Félons y connaît un nouvel essor et fait des centaines de nouveaux adeptes. En même temps, dans une tentative aussi démentielle que futile pour exterminer ses ennemis, pour la plupart imaginaires, du moins jusqu’à ce que Mogaba et elle ne les suscitent par leur zèle intempestif, Volesprit s’employait à houspiller les Territoires tagliens. « Elle n’en a rien dit, mais elle craint que Boubou ne manipule plus ou moins Volesprit. J’en suis convaincu. — Boubou ? » Roupille n’avait pu réprimer un sourire. « C’est ta faute. Je le tire d’un de tes écrits. — C’est ta fille. — Il faut bien lui trouver un nom. — Je n’arrive pas à croire que vous ne lui en ayez pas donné un, tous les deux. — Elle est née avant… » J’aime bien « Chana ». Le prénom était bien assez bon pour ma grand-mère. Mais Madame aurait refusé. Il ressemble un peu trop à Kina. Et Boubou est sans doute un cauchemar ambulant, mais elle reste la fille de Madame. Et, là où elle a été élevée, les mères choisissent le prénom de leur fille. Toujours. Le moment venu. Ce moment ne viendra jamais. L’enfant nous a reniés l’un et l’autre. Elle précise sans doute que notre chair a assurément donné vie à la sienne, mais elle est animée de l’absolue conviction d’être la fille spirituelle de la déesse Kina. D’être la Fille de la Nuit. L’unique objectif de son existence est de précipiter l’avènement de l’Année des Crânes, ce grand désastre humanitaire qui libérera sa mère spirituelle assoupie et lui permettra d’exercer à nouveau sa férocité sur le monde. Ou les mondes, en fait, comme nous l’avons découvert quand ma quête des origines de la Compagnie noire nous a conduits à cette forteresse, ravagée par les millénaires, qui se dresse dans la plaine scintillante, entre notre monde et le Pays des ombres inconnues. Le silence a perduré. Roupille a longtemps rempli la fonction d’annaliste. Elle a rejoint très jeune les rangs de la Compagnie. Les traditions ont une très grande valeur à ses yeux. En conséquence, elle s’est toujours montrée d’une courtoisie impeccable envers ses prédécesseurs. Mais je reste persuadé qu’en son for intérieur les vieux croûtons – et moi tout particulièrement – mettent sa patience à rude épreuve. Elle ne m’a jamais vraiment connu. Et je ne cesse d’abuser de son précieux temps en exigeant de savoir ce qui se passe. Je mets un peu trop l’accent sur les détails, maintenant que je n’ai plus grand-chose à faire à part écrire. « Je ne te donnerai mon avis que si tu me le demandes », ai-je déclaré. Elle a sursauté. « Un truc que je tiens de Volesprit. Les gens s’imaginent que tu lis dans leur esprit. Elle est beaucoup plus douée que moi. — J’en suis persuadée. Elle a eu tout le temps de s’exercer. » Elle a gonflé les joues puis soufflé tout l’air qui les remplissait. « Nous n’avons pas parlé depuis une bonne semaine. Voyons. Rien à signaler du côté de Shivetya. Murgen se trouve à Khang Phi avec Sahra, de sorte qu’il n’a pas pu contacter le golem. Les rapports qui nous parviennent des hommes qui travaillent dans la plaine laissent entendre qu’ils souffriraient de façon récurrente des prémonitions d’un désastre. — Vraiment ? En ces termes précis ? » Il lui arrive parfois de pontifier. « Grosso modo. — Et… du point de vue du trafic ? — Aucun. » Elle avait l’air mystifiée. Avant que la Compagnie ne réussisse à traverser la plaine, nul ne l’avait franchie pendant des générations. Nos derniers prédécesseurs étaient les Maîtres d’Ombres fuyant le Pays des ombres inconnues pour gagner notre monde bien avant ma naissance. « Mauvaise question, j’imagine. Où en es-tu des préparatifs de notre retour ? — Est-ce une question personnelle ou professionnelle ?» Avec Roupille, c’est toujours bizness-bizness. Je ne me souviens pas de l’avoir jamais vue se détendre. Ça m’inquiète parfois. Quelque chose dans son passé, qu’on touche presque du doigt à la lecture de ses annales, l’a convaincue que c’était pour elle le meilleur moyen de rester en sécurité. « Les deux. » J’aurais aimé pouvoir annoncer à Madame que nous rentrerions bientôt. Le Pays des ombres inconnues ne lui inspire aucune affection. Je suis persuadé que ce que nous réserve l’avenir ne lui plaira pas non plus, où que nous allions. Le futur ne nous sera pas propice, c’est là une certitude absolue. Je ne crois pas qu’elle l’ait encore compris. Pas intimement, du moins. Elle-même peut parfois faire preuve d’ingénuité en certains domaines. « Pour te répondre brièvement, nous pourrions probablement faire traverser la plaine, dès le mois prochain, à une compagnie renforcée. À condition d’avoir acquis entre-temps une connaissance suffisante de la Porte d’Ombre. » Traverser la plaine reste une entreprise ardue, car il faut emporter avec soi tout ce dont on aura besoin pendant une semaine. On n’y trouve strictement rien à manger. Que pierre scintillante. La pierre se souvient, certes, mais elle n’a qu’une piètre valeur nutritive. « Tu comptes le faire ? — Quoi qu’il en soit, je compte envoyer au préalable des éclaireurs et des espions. Nous pouvons utiliser notre Porte d’Ombre, du moment que nous ne la faisons franchir qu’à quelques hommes à la fois. — Tu n’investiras pas le monde de Shivetya ? — Le démon a ses propres projets. » Elle était bien placée pour le savoir. Elle avait communié directement avec la Sentinelle inébranlable. Ce que je savais des desseins du golem m’incitait à m’inquiéter pour Madame. Shivetya, cette entité archaïque créée pour gérer et surveiller la plaine – laquelle était elle-même un artefact – souhaitait mourir. Il en serait incapable tant que Kina vivrait. L’une de ses tâches consistait à veiller à ce que la déesse ne se réveillât point ni n’échappât à sa prison. Quand Kina cessera d’exister, le peu d’emprise dont dispose mon épouse sur ses pouvoirs magiques, nocifs tant pour sa conscience de sa valeur que pour celle de son identité, s’évanouira avec elle. Ces pouvoirs ne lui sont accordés que parce qu’elle a trouvé le moyen de les dérober à la déesse. C’est un parasite intégral. « Et toi, fidèle au diktat de la Compagnie selon lequel nous n’aurions aucun ami en dehors, tu n’accordes aucune valeur à son amitié. — Oh, il est parfaitement sublime, Toubib ! Il m’a sauvé la vie. Mais ce n’est pas parce qu’il me trouve mignonne tout plein et que je frétille là où il faut quand je cours. » Elle n’est pas mignonne. Et j’ai le plus grand mal à imaginer ses « frétillements ». Voilà une femme qui s’est fait passer pour un garçon pendant des années. Il n’y a strictement rien de féminin en elle. Ni de masculin non plus, d’ailleurs. Ce n’est pas un être sexué, encore que la rumeur a couru pendant quelque temps qu’elle et Cygne jouaient à la bête à deux dos. Jeu purement platonique, se vérifia-t-il par la suite. « Je réserve mon commentaire. Tu m’as déjà surpris plus d’une fois. — Capitaine ! » Roupille met parfois un certain temps à comprendre la plaisanterie. Ou le sarcasme. Bien qu’elle-même ait la langue aussi affûtée qu’un rasoir. Elle s’est enfin rendu compte que je la taquinais. « Je vois. En ce cas, laisse-moi te surprendre une fois de plus en te demandant ton avis. — Oh-ho. Ils vont en aiguiser leurs patins en enfer ! — Le Hurleur et Ombrelongue. Je dois prendre une décision. — Le Cabinet des Neuf t’asticote encore ? » Le Cabinet des Neuf – « Cabinet » selon la terminologie militaire – est un conseil de seigneurs de la guerre dont l’identité est tenue secrète et qui représente, pour Hsien, ce qui se rapproche le plus d’une instance gouvernementale. Monarchie et aristocratie instituées jouent un rôle tout au plus décoratif et entretiennent le plus souvent un lien trop intime avec la pauvreté pour mener aucun projet à bien, si du moins elles en avaient l’intention. Le Cabinet des Neuf ne dispose que d’un pouvoir restreint. Sa présence interdit tout juste à la quasi-anarchie de virer au chaos absolu. Les Neuf seraient sans doute plus efficaces s’ils ne prisaient pas davantage l’anonymat que leur pouvoir potentiel. « Lui et la Cour de Toutes les Saisons. Les Nobles Juges tiennent absolument à mettre la main sur Ombrelongue. » La cour impériale de Hsien – composée d’aristocrates disposant d’encore moins de pouvoir que le Cabinet des Neuf mais jouissant d’une autorité morale plus importante – souhaitait obstinément assurer sa mainmise sur le Maître d’Ombres. Étant moi-même un vieux cynique, j’avais tendance à les soupçonner de nourrir des ambitions rien moins que morales à cet égard. Mais nous n’avons que rarement affaire à la Cour. La ville de Quang Ninh, où elle siège, est bien trop éloignée. Le seul point commun de tous les habitants de Hsien, qu’ils soient nobles ou manants, prêtres ou seigneurs de la guerre, est une implacable, hideuse soif de vengeance dirigée contre les Maîtres d’Ombres, leurs envahisseurs de jadis. Ombrelongue, toujours figé dans sa stase sous la plaine scintillante, représente à leurs yeux leur seule chance d’exercer cette revanche cathartique. Sa valeur, dans nos transactions avec les Enfants de la Mort, est phénoménalement disproportionnée. La haine reste rarement confinée à des dimensions raisonnables. « Et pas une journée ne s’écoule sans qu’un seigneur de la guerre plus ou moins puissant ne me prie de lui livrer Ombrelongue, a poursuivi Roupille. Si j’en juge par la façon dont tous se proposent de le prendre en charge, je ne peux m’empêcher de soupçonner la plupart de ne pas obéir à des mobiles aussi idéalistes que ceux du Cabinet des Neuf ou de la Cour de Toutes les Saisons. — Ça ne fait aucun doute. Il constituerait un outil fort commode pour tout individu désireux de rééquilibrer la balance du pouvoir. À condition d’être assez timbré pour s’imaginer qu’on peut manipuler un Maître d’Ombres comme une marionnette. » Nul monde n’est exempt de scélérats assez persuadés de leur propre valeur pour s’imaginer qu’ils sauraient tirer leurs marrons du feu dans un pacte avec le diable. J’en ai épousé une. Je ne jurerais pas qu’elle a retenu la leçon. « On t’a proposé de réparer notre Porte d’Ombre ? — La Cour est prête à nous envoyer quelqu’un. Le hic, c’est qu’ils ne disposent pour l’instant d’aucun expert doué des talents nécessaires pour procéder à ces réparations. Il y a de fortes chances, au demeurant, pour que cet oiseau rare n’existe pas. Néanmoins, le savoir-faire requis est consigné dans les archives de Khang Phi… — En ce cas, pourquoi ne pas… ? — Nous y travaillons. Entre-temps, la Cour semble se fier à nous. Et elle tient absolument à prendre sa revanche avant que toutes les victimes survivantes d’Ombrelongue ne soient mortes de vieillesse. — Et… pour le Hurleur ? — Tobo veut le récupérer. Il prétend pouvoir désormais le manipuler. — Quelqu’un d’autre partage cet avis ? » Je songeais à Madame. « Ou bien est-il trop sûr de lui ? » Roupille a haussé les épaules. « Nul n’est venu me dire récemment qu’il lui restait quelque chose à apprendre. » Elle aussi songeait à Madame, bien entendu, et ne sous-entendait nullement que Tobo fût victime de sa vanité d’adolescent. Tobo ne répugne jamais à écouter les conseils ni à se plier aux instructions, du moins quand ils ne viennent pas de sa mère. « Pas même Madame ? ai-je tout de même demandé. — Elle pourrait même s’appuyer sur lui, me semble-t-il. — Tu peux le parier. » J’ai épousé cette femme, certes, mais je ne nourris aucune illusion à son endroit. Retourner en arrière, au bon vieux temps de sa vilenie, voilà qui lui botterait infiniment. L’existence qu’elle a menée avec moi dans la Compagnie n’a en rien ressemblé à l’ineffable bonheur des contes de fées. La réalité a le don d’éroder lentement les plus belles idylles. Encore que nous continuions d’assez bien nous entendre. « Elle est incapable de se comporter différemment. Demande-lui de te parler de son premier mari. Qu’elle s’en soit tirée aussi saine d’esprit te surprendra. » Je m’en étonnais moi-même tous les jours. Je m’étonnais déjà auparavant qu’elle eût renoncé à tout pour me suivre. Enfin… à presque tout. Elle ne possédait plus grand-chose à l’époque et l’avenir était sombre. « Qu’est-ce que c’est que ça, bordel ? — Les cors d’alarme. » Roupille a jailli de son siège. Plutôt ingambe pour une femme approchant de l’âge mûr à grands pas. D’un autre côté, évidemment, elle est si petite qu’elle n’a pas grand-chose à redresser. « Je n’ai ordonné aucun exercice. » Elle en avait l’épouvantable habitude. Seul le traître Mogaba, à l’époque où il était encore des nôtres, se montrait à ce point soucieux de la préparation au combat. Roupille prend tout beaucoup trop au sérieux. Les ombres inconnues de Tobo ont entamé leur plus bruyant charivari jamais entendu. « Allons ! a aboyé Roupille. Pourquoi n’es-tu pas armé ?» Elle l’était. Toujours, au demeurant, bien que je ne l’aie jamais vue utiliser une arme plus substantielle que la ruse. « Je suis à la retraite. Je m’occupe de la paperasserie à présent. — Tu ne portes pas encore ta stèle sur le dos, que je sache. — Il m’est parfois arrivé de me montrer insolent, mais… — À propos… j’aimerais que tu nous fasses une conférence au mess des officiers avant l’extinction des feux. Quelque chose qui mette l’accent sur le salaire de l’indolence, de la négligence et du manque de préparation. Ou sur le sort réservé au mercenaire moyen. » Elle cheminait déjà d’un pas vif vers l’entrée principale, en rameutant sur son passage tous les gaziers qui ne se tournaient pas les pouces. « Faites place, les gars ! Faites place ! Je passe ! » Dehors, les gens jacassaient en montrant du doigt. Le clair de lune et des flammes silhouettaient une colonne de fumée noire et huileuse qui montait en bouillonnant vers le ciel, juste sous la Porte d’Ombre donnant accès à la plaine scintillante. J’ai enfoncé une porte ouverte. « Il a dû se passer quelque chose. » Gros malin que je suis. « Suvrin est là-bas. Il a la tête sur les épaules. » Suvrin est un jeune et robuste officier dont le seul tort est peut-être d’aduler un peu trop son capitaine. On pouvait être sûr que nul accident ni bévue grossière ne se produirait sous sa surveillance. Les coureurs se rassemblaient déjà, prêts à transmettre les instructions de Roupille. Elle donna le seul ordre possible avant d’en savoir davantage. Restez vigilants. Bien que nous fussions persuadés qu’aucun problème majeur ne pouvait nous tomber dessus en provenance de la plaine. La vérité que tu crois connaître n’est parfois que le mensonge qui te tuera. CHAPITRE 6 : UNE AIRE DE CORBEAUX LES NOUVELLES DE SUVRIN Suvrin n’arriva qu’après minuit. Entre-temps, les plus bouchés d’entre nous avaient compris que l’agitation des ombres invisibles et des corbeaux dont la présence a donné son nom à notre campement n’était pas dépourvue de signification. On avait sorti des armes. Des hommes munis de lance-boules étaient d’ores et déjà perchés sur tous les toits. Tobo avait prévenu ses amis surnaturels de se cantonner hors la ville, de crainte que des nerfs humains tendus à rompre ne menacent de lâcher et de les navrer ce faisant. Tous les gradés disponibles étaient rassemblés, dans l’attente du rapport de Suvrin. Deux officiers subalternes grimpaient tour à tour sur la terrasse du quartier général pour surveiller la progression des flambeaux qui descendaient le long escarpement, en contrebas de la Porte d’Ombre. C’étaient visiblement des gars du cru, persuadés que leur grande aventure venait enfin de commencer. Les imbéciles ! L’aventure, c’est quand un autre que soi patauge dans la neige et la boue et souffre de crevasses aux pieds, de la teigne et de la dysenterie, pourchassé par une meute d’individus assoiffés de sang et prêts au meurtre, sinon à pire encore. Je suis passé par là. J’ai joué les deux rôles. Je ne le recommande à personne. Contentez-vous d’une gentille fermette ou d’une jolie boutique. Multipliez-vous et élevez convenablement vos bébés, pour en faire de braves gens et d’honnêtes citoyens. Si jamais le sang neuf restait encore aveugle aux réalités après notre départ, je peux vous prédire que son ingénuité ne survivra pas bien longtemps à sa première rencontre avec ma belle-sœur Volesprit. Suvrin s’est enfin pointé, accompagné du coureur que lui avait envoyé Roupille. La taille de notre comité d’accueil a paru l’estomaquer. « Avance et parle ! » lui a-t-elle ordonné. Toujours aussi direct et sans détours, mon successeur. Le silence s’est fait. Suvrin a regardé fébrilement autour de lui. Le teint mat, il est de petite taille et légèrement boudiné. Sa famille avait appartenu à la petite noblesse d’épée. Roupille l’avait fait prisonnier de guerre quatre ans plus tôt, juste avant que la Compagnie n’entreprenne la traversée de la plaine scintillante. Il commandait désormais un bataillon d’infanterie et semblait destiné, dans la mesure où la Compagnie grossissait, à de plus hautes fonctions. « Quelque chose a traversé la Porte d’Ombre », nous a-t-il expliqué. Baragouin et questionnement. « J’ignore ce que c’est. Un de mes hommes est venu me dire qu’il avait vu une forme se faufiler entre les rochers de l’autre côté de la Porte. Je suis allé voir. Il ne s’est strictement rien passé depuis quatre ans et j’ai présumé qu’il s’agissait d’une ombre ou d’un des membres de la Nef. Les Rêveurs ne cessent de nous rendre visite. J’avais tort. Je n’ai pas pu le voir distinctement, mais ça ressemblait à un gros animal noir extrêmement véloce. Moins que Grandes-Oreilles et Cat Sith, mais très rapide. Il a réussi à traverser la Porte d’Ombre sans aucune aide. » J’ai frissonné. Tenté de chasser le soupçon qui m’avait aussitôt traversé l’esprit. C’était impossible. « Forvalaka, n’ai-je pas moins proféré. — Tobo ? a demandé Roupille. Où es-tu ? — Ici. » Assis avec plusieurs Enfants de la Mort, officiers à l’entraînement. « Débusque cette créature. Capture-la. Si c’est réellement ce que vient de dire Toubib, tue-la. — Facile à dire. Elle s’est déjà chamaillée avec les molosses noirs. Ils ont battu en retraite. Ils se contentent à présent de la garder à l’œil. — Alors tue-la toi-même, Tobo. » Pas de « essaie » ni de « fais ce que tu peux » avec ce capitaine. « Demande à Madame de t’aider, lui ai-je suggéré. Elle connaît bien ces créatures. Mais, avant toute chose, nous devons trouver une espèce de protection pour Qu’un-Œil. » S’il s’agissait réellement d’un transformeur, d’un chat-garou mangeur d’homme venu de notre monde natal, ce ne pouvait être qu’un unique monstre. Et ce monstre haïssait Qu’un-Œil avec la plus noire et impitoyable fureur imaginable, car il avait tué le seul sorcier capable de lui restituer son apparence humaine. « Tu crois vraiment qu’il s’agit de Lisa Bowalk ? m’a demandé Roupille. — J’en ai l’impression. Mais tu m’avais dit qu’elle s’était enfuie de la plaine par la Porte du Khatovar. Et qu’elle ne pouvait pas revenir en arrière. » Roupille a haussé les épaules. « C’est ce que Shivetya m’a donné à voir. J’en ai peut-être déduit de mon propre chef qu’elle ne pouvait pas regagner la plaine. — À moins qu’elle ne se soit fait de nouveaux amis de l’autre côté. » La petite bonne femme a pivoté sur ses talons. « Suvrin ? » a-t-elle aboyé. Il a tout de suite compris. « Je les ai laissés en état d’alerte maximale. — Tobo devra vérifier les sceaux de la Porte, ai-je repris. Il ne faudrait pas que des ombres puissent s’infiltrer maintenant qu’elle a été forcée. » Bien sûr, le garçon lui-même serait incapable d’endiguer une vague réelle. Cet honneur serait réservé à ses petits amis cachés. Nos lacunes en matière de connaissances techniques sur le fonctionnement des Portes d’Ombre sont la principale raison de notre séjour prolongé au Pays des ombres inconnues. « J’ai parfaitement compris, Toubib. Puis-je me mettre au travail, maintenant ? » On me considérait comme de la crotte de chien. Rien de plus irritant que de se sentir méprisé pour son inutilité. Cette impression était partagée par la plupart de ceux que Volesprit, par la ruse, avait réussi à attirer dans ses nasses avant de les capturer et de les laisser ensevelis pendant quinze années. La Compagnie a beaucoup évolué pendant notre petit roupillon. Madame et Murgen eux-mêmes, qui pourtant avaient réussi à maintenir un contact ténu avec le monde extérieur, se sentent désormais marginalisés. Murgen s’en cogne. La culture de la Compagnie nous est devenue tout à fait étrangère. Il ne reste presque plus rien de son ancien cachet nordique. Juste quelques habitudes surannées quant à la manière dont on doit se comporter, et mon propre legs dont je ne suis pas peu fier : un penchant prononcé, totalement étranger à ces latitudes, pour l’hygiène. Les Sudistes ne redoutent pas comme il se doit le forvalaka. Ils persistent à ne voir en lui qu’un de ces effrayants rôdeurs nocturnes, tels Grandes-Oreilles ou Patte Feutrée, qu’ils jugent fondamentalement inoffensifs. Autant que je puisse le dire, ils n’en donnent l’impression que parce que leurs victimes survivent rarement pour formuler un démenti. « Une lecture tirée du premier livre de Toubib », ai-je annoncé à l’assemblée. Il était minuit passé. On n’entendait plus aucun vacarme depuis un bon moment. La Porte d’Ombre ne laissait pas filtrer les Morts impardonnés. Tobo essayait de localiser l’intrus, mais il y parvenait difficilement. La créature se déplaçait beaucoup, s’efforçant de repérer les lieux sans trop savoir comment elle devait réagir à son irruption parmi nous. « En ce temps-là, la Compagnie servait le Syndic de Béryl. » Je leur ai parlé d’un autre forvalaka, qui, voilà bien longtemps et très loin de là, s’était montré mille fois plus féroce que ne le serait jamais celui-ci. Je tenais à ce qu’ils se fassent du mouron. CHAPITRE 7 : UNE AIRE DE CORBEAUX UN VISITEUR NOCTURNE Madame et moi étions assis en compagnie de Qu’un-Œil. Gota gisait dans la même pièce, entourée de chandelles. « Je ne vois aucun changement chez cette femme. — Chut, Toubib ! — Toutefois, j’en entends un. Elle ne s’est pas lamentée depuis notre arrivée. » Qu’un-Œil a fait la sourde oreille et, après voir bu une longue gorgée de sa production personnelle, fermé son œil valide avant de s’assoupir. « Il vaut sans doute mieux qu’il somnole, a chuchoté Madame. — Il ne fait pas une chèvre bien vivace. — Une charogne suffirait à attirer cette créature. Ce qu’elle désire tuer n’existe pas réellement en soi. Qu’un-Œil n’est qu’un symbole. » Elle s’est massé les yeux. J’ai fait la grimace. Elle faisait si vieille, ma tendre amie. Cheveux grisonnants. Rides. Bajoues naissantes. La taille plus épaisse. La décrépitude s’était très vite installée après notre sauvetage par Roupille. Une chance pour moi qu’il n’y ait pas eu de miroir à portée de main. Je déteste ce vieux barbon gras et chauve qui se fait passer partout pour Toubib. Les ombres ne cessaient de frétiller autour de nous. Elles me rendaient nerveux. Depuis le début de notre association avec Taglios, elles sont une source de terreur. Le moindre frémissement d’une ombre peut signifier la mort d’une seconde à l’autre. Ces monstres tristes mais cruels ont servi aux Maîtres d’Ombres d’arme fatale, qui leur a permis d’asseoir leur sinistre notoriété et d’imposer leur volonté. Mais ici, au Pays des ombres inconnues, le peuple caché qui rôde dans l’obscurité se montre sans doute effarouché, mais pas franchement hostile… pourvu qu’on le traite avec respect. Et ces manifestations elles-mêmes, pourtant affligées d’un long passé de cruauté et de malignité, vénèrent Tobo et se gardent de nuire aux mortels étroitement associés à la Compagnie. À moins qu’un de ces mortels n’ait été assez stupide pour susciter le courroux de Tobo. Tobo vit tout autant dans le monde du peuple caché que dans le nôtre. Dans le lointain, le spectral félin Grandes-Oreilles a de nouveau poussé son sempiternel et unique rugissement. Les légendes locales racontent que seules ses futures victimes entendent ce cri terrifiant. Deux autres molosses noirs donnaient de la voix. Les légendes affirment qu’il vaut mieux ne pas non plus entendre leurs abois. Les questions que j’ai posées aux indigènes m’incitent à penser qu’avant l’arrivée de Tobo seuls les paysans ignares croyaient à l’existence de telles menaces nocturnes errant dans la nature. Les personnes plus cultivées de Khang Phi et Quang Ninh ont été médusées de voir ce que ce garçon avait réussi à invoquer et fait surgir des ténèbres. J’ai jeté un coup d’œil vers le javelot fixé au-dessus de la porte. Qu’un-Œil l’avait ciselé pendant des décennies. C’était plus une œuvre d’art qu’une arme. « Qu’un-Œil n’a-t-il pas confectionné ce javelot spécialement pour Bowalk, chérie ? » Madame s’est arrêtée de tricoter et a relevé les yeux pour fixer le javelot. « Il me semble avoir lu chez Murgen que Qu’un-Œil comptait s’en servir contre un des Maîtres d’Ombres, mais qu’il en a finalement lardé Bowalk, a-t-elle marmonné. Pendant le siège. Ou bien était-ce… ? » Mes genoux ont craqué. « Peu importe. Juste au cas où… » J’ai descendu l’arme. « Bon sang ! Il est lourd. — Si ce monstre arrive jusqu’ici, souviens-toi qu’il vaut mieux le capturer que le tuer. — Je sais. Cette brillante idée est de moi. » Je commençais moi-même à douter de sa sagesse. Il me semblait qu’il ne serait pas inintéressant de voir ce qui se passerait si nous la forcions à réintégrer son ancienne enveloppe de femme. Je voulais lui poser des questions sur le Khatovar. Toujours en partant du principe qu’il s’agissait bien du redoutable forvalaka Lisa Bowalk. Je me suis rassis. « Roupille a déclaré qu’elle était prête à envoyer des espions et des éclaireurs dans la plaine. — Hein ? — Nous éludons depuis trop longtemps la réalité. » La tâche était pénible. J’avais mis une éternité pour me décider. « La Fille… notre enfant… — Boubou ? — Toi aussi ? — Il faut bien lui donner un nom. La Fille de la Nuit, c’est mal pratique. “Boubou” ne déclenche aucune catapulte émotionnelle. — On doit prendre une décision. — Elle va… » Quelques molosses noirs, dont Grandes-Oreilles et Cat Sith plus de nombreux autres membres du peuple caché, ont recommencé de feuler. « Elle est entrée dans l’enceinte, ai-je laissé tomber. — Et elle arrive droit sur nous. » Madame a reposé son tricot. Qu’un-Œil a relevé la tête. La porte a explosé vers l’intérieur avant même que j’aie fini de me retourner. Une planche a fondu sur moi au ralenti et m’a frappé assez violemment pour me faire tomber sur le cul. Une énorme forme noire la suivait immédiatement, les yeux flamboyant de colère, mais elle s’est désintéressée de moi à mi-bond. Alors même que je basculais en arrière, je lui ai percé le flanc du javelot de Qu’un-Œil. Sa chair s’est déchirée et ses côtes sont apparues. J’ai tenté de le lui planter dans le ventre, mais je manquais d’allonge. Elle a hurlé mais n’a pas pu freiner son élan. Une douleur cuisante a profondément lacéré la chair de mon épaule gauche, à moins de six centimètres du cou. Mais le forvalaka n’en était pas responsable. Un tir ami l’avait provoquée. Ma tendre épouse avait déchargé un lance-boules de feu alors que je m’interposais entre sa cible et elle. Mais il lui restait suffisamment d’énergie pour aller ensuite sectionner, sa trajectoire déviée, la queue de la panthère à quatre centimètres de sa racine. Le hurlement du monstre n’avait toujours pas pris fin. Il a rejeté le mufle en arrière en plein vol plané, dans une posture que les héraldistes qualifient de « rampante ». Il a heurté Qu’un-Œil. Le vieil homme n’a strictement rien fait pour se défendre. Sa chaise s’est renversée puis a explosé en fragments de bois. Lui-même en a glissé et s’est affalé sur la terre battue. Le forvalaka a foncé sur Gota et fait basculer la table où elle gisait. Madame a lâché une autre boule de feu, qui l’a manqué. Je me suis poussivement remis à quatre pattes, puis j’ai tenté de redresser la tête du javelot pour l’interposer entre le monstre et moi. Il s’efforçait simultanément de recouvrer l’équilibre et de pivoter sur lui-même. Il a télescopé le mur opposé. J’ai réussi à me remettre debout et j’ai commencé à tituber sur place. Madame a encore mis à côté de la plaque. « Non ! » ai-je glapi. Je me suis emmêlé les pinceaux. J’ai bien failli mordre de nouveau la poussière. J’essayais de faire trois choses à la fois et, bien entendu, je les bâclais toutes. Je cherchais simultanément à relever Qu’un-Œil, brandir mon javelot et déguerpir de cette baraque. Cette fois-là, Madame n’a pas raté son coup. Mais sa boule de feu manquait de punch : une quasi fausse couche. Elle a frappé le monstre juste entre les yeux. Et ricoché dessus en lui arrachant quelques centimètres carrés de pelage, dévoilant une plage d’os frontal. Le forvalaka a encore hurlé. Puis l’alambic de Qu’un-Œil a explosé. Ce à quoi je m’attendais depuis que la boule de feu de Madame avait traversé le mur. CHAPITRE 8 : TAGLIOS UN ENNUI N’ARRIVE JAMAIS SEUL Mogaba comprit qu’il y avait anguille sous roche quelques secondes après avoir quitté ses appartements meublés de si spartiate façon de regrets effilochés. Les serviteurs du palais s’effaçaient pour le laisser passer. Tous sans exception semblaient détaler loin du conseil privé. Ils avaient dû entendre des rumeurs qui n’étaient pas encore parvenues à ses oreilles. Des rumeurs dont ils étaient certains qu’elles déplairaient à la Protectrice… ce qui signifiait que quelqu’un, très bientôt, rendrait la vie intenable à autrui. Ils tenaient donc à se trouver le plus loin possible quand cet événement se produirait. « L’orgueil, déclara-t-il sur le ton de la conversation à un jeune coureur Gris qui tentait de se faufiler sans attirer l’attention. C’est l’orgueil qui m’a foutu dedans. — Oui, mon général. » Le visage du jeune Shadar s’était vidé de toute couleur. Il n’avait pas encore assez de barbe pour dissimuler sa pâleur. « Non, mon général, je veux dire. Je suis désolé… » Mogaba était déjà reparti sans se soucier de la jeune recrue. Des incidents similaires survenaient chaque fois qu’il arpentait le palais. Il parlait pratiquement à tout le monde. Ceux qui avaient assisté aux premières manifestations de cette manie savaient qu’il parlait tout seul, sans attendre de réponse. Il poursuivait un débat intérieur avec ses propres démons et ses propres turpitudes… à moins qu’il ne dévidât des proverbes et des aphorismes, au sens parfois pleinement limpide, mais parfois aussi quelque peu obscurs et tarabiscotés. Il était particulièrement féru de « La fortune vous sourit puis vous trahit ». Mogaba, sachant qu’il avait fait lui-même son lit, était incapable d’y dormir convenablement. Il avait toujours de grandes difficultés à distinguer « ce qui devrait être » de « ce qui est réellement ». Mais rien de commun avec la folie. Il était conscient d’avoir des problèmes. Toujours est-il qu’il restait persuadé d’avoir plus d’emprise sur la réalité que son employeuse. Volesprit, toutefois, se voyait volontiers comme un électron libre virtuel et refusait en conséquence d’épouser aucune réalité en particulier. Elle croyait pouvoir créer la sienne en réalisant ses fantasmes. Certains étaient parfaitement déments. Bien peu d’entre eux, malgré tout, survivaient aux premiers instants de leur conception par son imagination surchauffée. Mogaba entendait des corbeaux se disputer en aval. Ils infestaient carrément le palais ces temps-ci. Volesprit les adorait. Elle n’autorisait personne à les harceler ni à les blesser. Dernièrement, les chauves-souris avaient également réussi à se tailler une part du gâteau de son affection. Dès que les corbeaux avaient commencé de donner de la voix, les quelques serviteurs qui traînaient encore dans les couloirs avaient accéléré le pas. Corbeaux courroucés égalent mauvaises nouvelles. Et les mauvaises nouvelles sont forcément le héraut d’une Protectrice d’humeur massacrante. Quand Volesprit est de cette humeur, peu lui chaut qui en subit les conséquences. Mais il y aurait nécessairement un bouc émissaire. Mogaba entra dans la salle du conseil privé et patienta. Elle ne s’adresserait à lui que quand elle s’y sentirait prête. Ghopal Singh, des Gris et Aridatha Singh, des bataillons de la ville – aucun lien familial : Singh est le patronyme le plus répandu de Taglios – étaient déjà présents. Ce qui signifiait que Volesprit avait dû de nouveau les tancer sur leur échec à débusquer un nombre assez étoffé d’ennemis, et cela avant même que n’arrivent ces mauvaises nouvelles. Mogaba échangea un regard avec les deux hommes. Des hommes piégés par des circonstances insurmontables, ainsi qu’il se voyait lui-même. Ghopal avait un talent inné pour faire respecter la loi. Aridatha était tout aussi doué pour maintenir la paix publique sans irriter la population. Tous deux s’entendaient bien en dépit de Volesprit, qui, éprise de chaos et de despotisme, leur infligeait les verges d’une verve féroce, inspirée par les diktats de son caprice. Elle parut subitement se matérialiser. Un talent qu’elle utilisait fréquemment pour déconcerter les êtres d’essence inférieure. Sa soudaine apparition aurait sans doute sidéré un homme moins vaillant que Mogaba. Ses charmes semblaient davantage mis en valeur que dissimulés par le cuir noir moulant qui la revêtait tout entière. La nature l’avait superbement dotée à la naissance. Sa vanité, au fil des siècles, l’avait poussée à procéder à divers embellissements au moyen de sortilèges cosmétiques. « Je suis mécontente », annonça-t-elle d’une voix d’enfant gâtée. Elle faisait aujourd’hui encore plus jeune qu’à l’ordinaire, comme si elle cherchait à exacerber les fantasmes de tous les jeunes gens. Quoique le corbeau aux plumes lissées qui se percha derrière elle sur le dossier de sa haute chaise, dès qu’elle fut installée, détournât les regards de sa personne. « Puis-je te demander pourquoi ? » s’enquit Mogaba. Sa voix était ferme, assurée. L’existence dans le palais de Taglios était une culbute incessante, de crise en crise. Il ne s’impliquait plus émotionnellement. Volesprit finirait par s’en prendre à lui un de ces quatre. Il s’y était sereinement préparé. Affronterait calmement ce retournement de la situation. Il ne méritait pas mieux. « Une gigantesque célébration des Félons doit se tenir dans le bois du Malheur. En ce moment même. Cette nuit. » Elle aussi s’exprimait d’une voix calme, froide et rationnelle. Masculine. On finissait par s’habituer à ces constantes altérations. Mogaba n’y prêtait plus que très rarement attention. Récemment promu, Aridatha était encore désarçonné par ce concert imprévisible. Singh était un officier fiable et un bon soldat. Mogaba espérait qu’il durerait assez longtemps pour s’accoutumer aux lubies de la Protectrice. L’homme méritait mieux que le sort qu’on lui réservait sans doute. « C’est effectivement une mauvaise nouvelle, reconnut Mogaba. Il me semble me rappeler que tu souhaitais abattre tous ses arbres et oblitérer définitivement ce lieu saint. Selvas Gupta t’en a dissuadée en affirmant que l’opération risquait de créer un précédent nuisible. » Gupta y avait été secrètement encouragé par le Grand Général, qui ne tenait pas à perdre son temps et à gaspiller de la main-d’œuvre au débroussaillage d’une forêt. Mais Mogaba méprisait Selvas Gupta et la hautaine attitude de supériorité du grand-prêtre. Gupta était l’actuel Purohita, aumônier et conseiller religieux de la cour. Poste que les prêtres avaient imposé à la Radisha Drah vingt ans plus tôt, à une époque où la princesse était trop faible pour les défier. Volesprit ne l’avait toujours pas supprimé. Mais elle n’avait que bien peu de patience pour ceux qui l’occupaient. Selvas Gupta était Purohita depuis un an, délai qui excédait de loin la durée d’exercice de tous ses prédécesseurs depuis l’instauration du Protectorat. Mogaba était persuadé que ce petit serpent visqueux ne durerait pas la semaine. Volesprit lui décocha un regard qui donnait l’impression de sonder le tréfonds de son âme, d’y découvrir tous ses secrets et mobiles les plus cachés. « Déniche-moi un nouveau Purohita, déclara-t-elle après une courte pause destinée à lui prouver qu’on ne l’abusait pas. Tue l’ancien s’il émet la moindre objection. » Elle avait depuis toujours l’habitude de faire des misères aux prêtres qui la décevaient. Habitude apparemment atavique : une génération plus tôt, sa sœur n’en avait-elle pas massacré des centaines lors d’un unique carnage ? Pourtant, ces manifestations exemplaires de cruauté de la part des deux sœurs n’avaient pas suffi, semblait-il, à dissuader les survivants de renoncer à leurs intrigues. Des durs d’oreille. Taglios manquerait vraisemblablement de prêtres longtemps avant d’être à court de conspirateurs. Le corbeau sauta de l’épaule de Volesprit. Elle leva sa main gantée pour lui offrir une friandise. « Tu avais une réponse à l’esprit ? Impliquant mes collègues ? » Mogaba avait désigné tour à tour les deux Singh d’un hochement de tête. Aucun des deux ne se montrait envieux de lui et il les respectait pour leurs aptitudes. Le temps et un sort constamment adverse avaient érodé les arêtes les plus rugueuses de l’estime, naguère démesurée, qu’il nourrissait pour sa propre personne. « Ces messieurs étaient déjà sur place, appelés par d’autres affaires, quand nous est parvenue la nouvelle concernant le bois du Malheur. » Elle tendit une autre miette au corbeau. Mogaba plissa les yeux une infime fraction de seconde. On n’allait tout de même pas l’évincer, lui cacher la nature de ces « affaires » ? Et pourtant si. Volesprit recourut au caquètement d’une vieille toupie : « Les Gris ont découvert ce matin plusieurs slogans peints sur les murs. » Le corbeau croassa. D’autres croassements querelleurs lui répondirent d’un peu partout. « Rien d’extraordinaire, répondit-il. Le moindre crétin muni d’un pinceau, d’un pot de peinture et d’un minimum d’éducation lui permettant d’aligner cinq caractères d’affilée se sent obligé de s’exprimer dès qu’il repère un pan de mur blanc. — Il s’agit de très anciens slogans. » De la voix dont elle usait quand elle se montrait bizness-bizness. Une voix d’homme. Très proche de celle que Mogaba imaginait être la sienne. « Rajadharma, disaient trois d’entre eux. — J’ai appris que le culte du Bhodi refaisait lui aussi une apparition. — Deux autres annonçaient “L’eau dort”, précisa Ghopal Singh. Rien à voir avec le Bhodi. Et il ne s’agit pas de graffitis oubliés, vieux de quatre ans. » Un frisson, mi-effroi, mi-excitation, parcourut Mogaba. Il fixa la Protectrice. « Je veux savoir qui a fait cela, déclara-t-elle. Et pourquoi ils ont choisi ce moment. » Mogaba trouva que les deux Singh affichaient une mine prudemment réjouie, comme s’ils étaient ravis de pouvoir enfin traquer de vrais ennemis en puissance au lieu d’irriter des gens qui n’auraient éprouvé qu’indifférence à l’égard du Palais si on ne les avait pas tarabustés. Le bois du Malheur était situé hors les murs. Tout ce qui se trouvait extra muros tombait dans la juridiction de Mogaba. « Tenez-vous à ce que j’entreprenne une action particulière contre les Félons ? Et laquelle, en ce cas ? » Volesprit sourit. Quand elle souriait de cette manière, chaque minute de ses nombreux siècles d’existence transparaissait. « Non. Rien. Ils sont déjà en train de se disperser. Je t’en ferai part quand il en sera temps. Dès qu’ils ne se tiendront plus sur leurs gardes. » Sa voix était glacée, mais empreinte du même sourire maléfique. Mogaba se demanda si les Singh savaient comme il était rare de voir la Protectrice sans son morion. Cette absence de masque signifiait qu’elle comptait les impliquer si étroitement dans ses traficotages qu’ils ne pourraient jamais rompre leur association. Il hocha la tête comme un serviteur zélé. Tout cela n’était qu’un jeu pour la Protectrice. Voire plusieurs jeux. C’était peut-être en en faisant un jeu, d’ailleurs, qu’on parvenait à survivre spirituellement dans un monde où tous vos semblables vivaient une existence éphémère. « Je veux que tu les aides à capturer des rats, reprit-elle. La charogne vient à manquer. Mes bébés sont affamés. » Elle offrit à son noir ami emplumé une nouvelle friandise. Celle-là ressemblait de manière fort suspicieuse à un œil humain. CHAPITRE 9 : UNE AIRE DE CORBEAUX L’INVALIDE « Suis-je encore vivant ?» Vaine question. La douleur était éloquente. Chaque centimètre carré de mon corps me faisait souffrir. « Ne bouge pas. » Tobo. « Ou tu le regretteras. » Je regrettais déjà de devoir respirer. « Des brûlures ? — À la pelle. Et pas mal de contusions aussi. — Tu donnes l’impression qu’on t’a tabassé avec un gros bâton noueux de vingt kilos, juste avant de te suspendre à rôtir au-dessus d’une fosse, a fait la voix de Murgen. — Je te croyais à Khang Phi. — On est rentrés à la maison. — On t’a laissé quatre jours dans l’inconscience, a ajouté Tobo. — Comment se porte Madame ? — Elle est dans un autre lit, a répondu Murgen. En bien meilleur état que toi. — Ça me paraît normal. Ce n’est pas moi qui lui ai tiré dessus. Le chat lui a mangé la langue ? — Elle dort. — Et Qu’un-Œil ?» La réponse de Tobo était presque inaudible. « Qu’un-Œil n’a pas survécu, Toubib. — Tu vas bien ? a demandé Murgen au bout d’un petit moment. — C’était le dernier. — Le dernier ? Le dernier quoi ? — Le dernier survivant de la Compagnie d’avant mon enrôlement. » J’étais réellement le Vieux, à présent. « Qu’est-il advenu de son javelot ? Je dois le retrouver pour mettre fin à cette affaire. — Quel javelot ? » s’est enquis Murgen. Tobo le savait, lui. « Il est chez moi. — Le feu l’a beaucoup endommagé ? — Pas trop. Pourquoi ? — Je vais tuer cette créature. On aurait dû le faire il y a belle lurette. Ne quitte pas ce javelot des yeux. Je dois le récupérer. Mais, pour l’instant, je vais encore roupiller un moment. » Je devais impérativement me rendre là où s’effacerait la souffrance, fût-ce pour un bref délai. J’avais toujours su que Qu’un-Œil nous quitterait un jour ou l’autre. Je croyais m’y être préparé. Je me trompais. Son trépas signifiait bien davantage que le décès d’un vieil ami. Il marquait la fin d’une époque. Tobo a ajouté quelques mots à propos du javelot. Je n’ai pas compris. Et les ténèbres se sont de nouveau installées, avant même que je songe à leur demander ce qu’était devenu le forvalaka. Si jamais Madame l’avait tué ou capturé, je m’étais sans doute excité pour rien… Mais ça ne pouvait pas être aussi simple. Je le savais déjà, j’imagine. J’ai fait des rêves. Je me suis rappelé tous ceux qui étaient partis avant moi. Où et quand ils étaient morts. En des lieux glacés ou brûlants, toujours à une époque de tensions, de malheur, de peur et de souffrance. Certains meurent. D’autres pas. Quand on essaie de comprendre, ça n’a aucun sens. Les soldats vivent. Et se demandent pourquoi. Oh, je vivrai toujours l’existence d’un soldat ! Ah, la gloire et l’aventure ! J’ai mis plus longtemps à récupérer cette fois-là que le jour où j’avais failli me faire tuer à Dejagore. En dépit de tous les sortilèges curatifs que Tobo avait appris de Qu’un-Œil et de l’assistance que, sur ses injonctions, m’apportaient ses petits amis visibles du coin de l’œil. Certains étaient prétendument capables de ramener un fossile à la vie. Je me sentais précisément comme un fossile. Comme si je n’avais pas bénéficié comme les autres des avantages de cette stase, du temps où nous étions prisonniers sous la plaine. Mes pensées restaient très confuses. Je ne savais même plus quel âge j’avais. Au pif cinquante-six ans, à quelques années près en plus ou en moins. Et cinquante-six ans, mon frère, c’est un sacré parcours… surtout dans ma branche. Je devrais en apprécier chaque seconde, jusqu’aux pires misères. Les soldats vivent. Et se demandent pourquoi. CHAPITRE 10 : UNE AIRE DE CORBEAUX RÉTABLISSEMENT Deux mois avaient passé. Je me sentais plus vieux de dix ans, mais j’étais debout et je recommençais à déambuler… en me déplaçant comme un zombie. J’avais bel et bien été rôti à point par une giclée d’alcool pratiquement pur qui avait jailli du trou pratiqué dans le mur par la boule de feu perdue de Madame. Tout le monde s’entêtait à me dire que les dieux m’aimaient sûrement et que je ne devrais plus être en vie. Que si je ne m’étais pas tourné de ce côté, alors que le forvalaka encaissait la quasi-totalité de l’explosion, il ne resterait plus de moi que mes ossements. Cette issue n’aurait-elle pas mieux valu ? Je n’étais pas entièrement persuadé du contraire. Une souffrance de chaque instant ne contribue en rien à relever l’optimisme ni à améliorer l’humeur d’un individu. Je commençais d’éprouver une certaine sympathie pour la vision du monde de mère Gota. J’ai néanmoins réussi à sourire quand Madame a entrepris de m’oindre de baumes curatifs. « Revêtement d’argent, m’a-t-elle expliqué. — Oh, bien sûr. Évidemment. — Regardez-moi ça ! Tu es peut-être moins vieux que tu ne le crois. — C’est entièrement ta faute, damoiselle. — Roupille s’inquiète de ton désir de venger Qu’un-Œil. — Je sais. » On n’avait pas besoin de me le dire. J’avais dû m’appuyer pas mal de types dans mon genre du temps que j’étais encore capitaine. « Tu devrais peut-être y mettre une sourdine. — C’est impératif. Impératif. Roupille n’est pas à même de le comprendre. » Roupille est tout à son affaire. Son univers ne laisse pas beaucoup de place à la complaisance ni à la faiblesse. Elle s’imagine que je cherche à me servir du décès de Qu’un-Œil comme d’un prétexte à une visite de la Porte d’Ombre du Khatovar, en se fondant sur le fait que j’ai d’ores et déjà traversé l’enfer pendant toute une décennie pour tenter de gagner ce but. Cette femme ne se laisse pas facilement abuser. Mais elle peut aussi nourrir une idée fixe, à l’exclusion de toutes les autres. « Elle ne souhaite pas se faire de nouveaux ennemis ? — Nouveaux ? Nous n’en avons aucun. Ici, tout du moins. Ils ne nous aiment peut-être pas, n’empêche qu’ils nous lèchent le cul. Nous les faisons mourir de peur. Et leur terreur augmente chaque fois qu’une Dame Blanche, un Homme Bleu ou toute autre créature surnaturelle surgit du folklore pour aller se joindre à l’entourage de Tobo. — Hungh. Est-ce vraiment là que le bât blesse ? J’ai aperçu aujourd’hui avec les molosses noirs une créature que Tobo appelle un wouabongue. » Je reconnais bien là ma chérie. Aucun de ces détails ne lui échappe, même ici. « Grosse comme un hippopotame, mais ressemblant à un scarabée avec une tête de lézard. Un lézard aux énormes crocs. “À croire qu’il est tombé de l’arbre le plus moche du pays et s’est heurté à toutes les branches pendant sa chute”, pour citer Cygne. » Saule Cygne semble désormais cultiver une nouvelle image de lui-même, celle d’un vieux monsieur revêche mais pittoresque. Quelqu’un allait devoir sortir du rang pour prendre la place de Qu’un-Œil. Encore que je songeais vaguement à reprendre moi-même le témoin. « Que savons-nous du forvalaka ?» ai-je demandé. J’avais évité jusque-là de m’inquiéter des détails. Je savais que la foutue bestiole avait mis les voiles. Je n’avais pas besoin d’en savoir davantage tant que je ne me serais pas préparé mentalement à planifier la clôture du dernier chapitre de son existence. « Il y a laissé sa queue. Il a souffert d’atroces brûlures et de plusieurs plaies profondes, et je l’ai partiellement aveuglé de ma dernière boule de feu. Il a aussi perdu plusieurs crocs. Tobo s’en est servi, en même temps que de lambeaux de chair que lui ont arrachés les molosses noirs lors de sa fuite vers la Porte d’Ombre, pour confectionner un certain nombre de talismans. — Mais il lui restait encore assez d’énergie pour regagner le Khatovar ? — En effet. — Alors il sera sans doute aussi difficile à tuer que le Boiteux. — Plus maintenant. Pas avec ce que possède désormais Tobo. — Il a bénéficié de ton aide ? — Je jouis d’une assez longue expérience dans le domaine de la méchanceté, pas vrai ? N’as-tu pas écrit une ou deux fois quelque chose de ce genre ? — Surtout après t’avoir rencontrée… Ouille ! Bon… Tant que tu resteras une vilaine fille comme tu peux l’être aujourd’hui… » Je ne me rappelle plus si j’ai vraiment écrit en ces termes précis cette phrase qu’elle prétend m’attribuer, mais je sais au moins une chose : je nourrissais des sentiments plus ou moins similaires à son égard voilà bien des années. Sans me vanter. « Je vais le pourchasser. — Je sais. » Elle n’a pas élevé d’objections. On s’efforçait de me ménager. De me faire tenir tranquille. Roupille était engagée dans de délicates négociations avec le Cabinet des Neuf. La Cour de Toutes les Saisons et les moines de Khang Phi nous soutenaient déjà. Les seigneurs de la guerre du Cabinet restaient persuadés qu’il serait mal avisé de nous accorder tout ce que nous voulions, bien que la Compagnie ait désormais pris assez d’importance pour devenir un encombrant fardeau pour l’économie de Hsien. Et représentait une menace potentielle, si jamais l’idée de conquête venait à germer dans son esprit. Pour ma part, je voyais mal comment un seigneur de la guerre (ni même une cabale de ces nobliaux) tiendrait plus longtemps que fumée au vent si une telle idée nous traversait la tête. La plupart d’entre eux font preuve d’une grande lucidité à cet égard. Ils tiennent toujours – désespérément – à mettre la main sur Maricha Manthara Dhumraksha – notre Maître d’Ombres Ombrelongue. Leur soif de vengeance frise l’obsession atavique. Ils restent muets sur les maux qu’Ombrelongue a déchaînés sur leurs ancêtres, mais nous avons nos informateurs à Khang Phi. La cruauté d’Ombrelongue n’a pas été moins capricieuse que la méchanceté de Volesprit, mais ses victimes en ont souffert de manière nettement plus terrifiante. Le désir de traîner Ombrelongue devant un tribunal imprègne chaque aspiration des seigneurs de la guerre, des cours de justice aux cours seigneuriales, et jusqu’aux diverses traditions spirituelles de Hsien. Maricha Manthara Dhumraksha est le seul point sur lequel tous s’accordent. Et je n’ai jamais non plus entrevu le moindre indice laissant entendre qu’un félon, afin d’accroître sa puissance, pourrait tenter de s’octroyer le contrôle personnel du Maître d’Ombres. Roupille ne tenait nullement à ce qu’un ex-capitaine irascible, va-de-la-gueule, mais encore quelque peu influent se baguenaude dans tous les coins en se montrant aussi sarcastique que borné, pendant qu’elle tentait d’arracher une ultime concession au Cabinet des Neuf. Elle était convaincue que nos années de bonne conduite feraient basculer le fléau du bon côté. Et, dans le cas contraire, eh bien, elle fait partie de ces tacticiens qui ont toujours sur la planche un plan de rechange. De fait, elle fait partie de cette sublime espèce de truands pour qui le stratagème le plus manifeste et le plus évident n’est jamais qu’une ébauche de troisième plan destinée dès le départ à servir d’écran de fumée. Notre Roupille est une très vilaine petite fille. Il n’existe pas de sorciers très puissants au Pays des ombres inconnues. « Tout mal y endure une éternelle agonie » signifie qu’ils ont persécuté les plus talentueux d’entre eux depuis la fuite des Maîtres d’Ombres. Mais Hsien n’est pas dépourvue de savoir, ni ne le méprise. Plusieurs immenses monastères – dont Khang Phi, le plus important – se consacrent à sa préservation. Les moines ne font pas la distinction entre bonne et mauvaise science, et ils se gardent aussi de tout jugement moral. Ils partent du principe qu’aucune connaissance n’est mauvaise en soi tant que quelqu’un n’a pas décidé de la mettre au service du mal. Même si une épée est en principe conçue pour infliger les pires dégâts à l’organisme, elle reste un métal inerte tant que quelqu’un ne s’en est pas emparé pour en frapper un de ses semblables. Ou a refusé de le faire. Ceux qui dénient son libre arbitre à l’individu et n’y voient qu’une arrogante prétention à la nature divine peuvent naturellement vomir mille sophismes. Voilà ce qui arrive quand on vieillit. On se met à phosphorer. Pire, on le crie sur les toits. L’anxiété de Roupille provient de ce qu’elle craint que je n’aille exprimer quelque désastreuse opinion devant un des Neuf, auquel cas, mortifié, l’offensé risquait de renoncer à toute raison, de faire fi de ses propres intérêts et de nous refuser à jamais l’accès au savoir dont nous avions besoin pour réparer la Porte d’Ombre donnant sur notre monde d’origine. Elle sous-estime ma capacité à prévoir une réaction hostile. Avant le retour de la panthère-garou, j’aurais sans doute pu me laisser emporter. J’aurais peut-être exprimé mon opinion réelle devant un membre du Cabinet. Certains figurent parmi les stratèges les plus malhabiles que j’aie jamais rencontrés. Je doute fort qu’un grand nombre d’entre eux se seraient montrés plus éclairés que l’exécré Maître d’Ombres si on leur avait laissé l’occasion de régner sans partage. Les gens sont bizarres. Les Enfants de la Mort les dépassent presque tous en bizarrerie. Je ne veux fâcher personne. Je soutiendrai diligemment tous les projets qu’échafaudera Roupille. Je tiens à quitter le Pays des ombres inconnues. Il me reste encore beaucoup à accomplir avant de remettre définitivement ces annales à mon successeur. Régler son compte à Lisa Daele Bowalk n’est que l’une d’entre elles. Il y a encore Mogaba, le Grand Général, le plus infâme traître qui ait jamais, dans toute son histoire, entaché la réputation de la Compagnie noire. Et Narayan Singh. Aux yeux de Madame, il y a Narayan Singh et Volesprit. À nos yeux à tous les deux, il y a aussi notre enfant. Notre méchante, très vilaine fille. « Y a-t-il autre chose que nous pourrions offrir au Cabinet des Neuf ? ai-je demandé. En dehors d’Ombrelongue. Histoire de les attendrir assez pour qu’ils s’alignent sur Khang Phi et la Cour de Toutes les Saisons. » Ma chérie a haussé les épaules. « Je vois mal quoi. » Elle a souri énigmatiquement. « Mais ça n’a peut-être aucune importance. » Je n’y ai pas assez pris garde sur le moment. Il m’arrive parfois de passer à côté des idées neuves. Ces temps derniers, la Compagnie est dirigée par des enfants subtils et de vieilles femmes rusées, plutôt que par des durs à cuire comme moi ou les hommes de mon époque. CHAPITRE 11 : UNE AIRE DE CORBEAUX À L’EXERCICE Dès que je me suis senti suffisamment rétabli, j’ai demandé à l’oncle Doj de m’autoriser à reprendre l’entraînement en arts martiaux que j’avais abandonné nombre d’années plus tôt. « Pourquoi ce subit regain d’intérêt ? » s’est-il enquis. Il donne parfois l’impression de se méfier de moi plus que je ne me méfie de lui. « Parce que j’en ai le loisir. Et que j’en ressens le besoin. Je suis aussi faible qu’un chaton. Je tiens à recouvrer mes forces. — La dernière fois que je vous l’ai proposé, vous m’avez envoyé paître. — Je n’en avais pas le temps à l’époque. Et vous étiez nettement plus caustique. — Ha. » Il a souri. « C’est trop de bonté. — En effet. Mais je suis un prince. — Un prince des Ténèbres, soldat de pierre. » Il savait que ça me ferait bisquer. « Mais un prince chanceux. » Le vieux croûton s’est autorisé un petit sourire narquois. « Plusieurs de vos contemporains m’ont récemment approché, eux aussi éperonnés par la conscience que les mauvais jours ne pouvaient être aussi éloignés qu’on le pense. — Parfait. » Savait-il quelque chose que j’ignorais ? Beaucoup, certainement. « Où et quand ? » Son rictus s’est fait mauvais, dévoilant de vilains chicots. Ce qui m’a incité à me demander si Roupille avait réussi à dénicher un individu susceptible d’occuper le poste de dentiste laissé vacant par le décès de Qu’un-Œil. Ce vieux fou ne s’était pas donné la peine de former des apprentis. « Quand ? » À l’aube. « Où ? » Dans la rue de terre battue qui passe devant la petite maison de l’oncle Doj, qu’il partage avec Tobo, Thai Dei et plusieurs officiers indigènes célibataires. Ses autres victimes et miens condisciples seraient Saule Cygne, les frères Loftus et Clétus, qui restaient les principaux architectes et ingénieurs de la Compagnie, et l’ex-prince et ex-princesse de Taglios en exil, j’ai nommé le Prahbrindrah Drah et la Radisha Drah. Ce ne sont pas des noms mais des titres. Après toutes ces décennies, j’ignore encore comment ils ont été baptisés. Et ils ne semblent guère enclins à nous confier leur nom. « Où est ton pote Lame ? » ai-je demandé à Cygne. Pendant quelque temps, Lame avait servi à Roupille d’attaché militaire auprès du Cabinet des Neuf, mais j’avais appris qu’on l’avait rappelé après la mort de Qu’un-Œil. Je ne l’avais toujours pas revu dans le secteur. « Ce vieux Lame a trop de pain sur la planche pour se livrer à une activité de ce genre. » Loftus et Clétus ont grommelé tous deux dans leur barbe, mais ils n’ont pas daigné s’expliquer. Je ne les avais pas beaucoup vus non plus ces derniers temps. Sans doute se crevaient-ils la paillasse à faire surgir une ville du néant. Suvrin, arrivé juste à temps pour les entendre ronchonner, a vigoureusement opiné du bonnet. « Elle va tous nous faire marner jusqu’à ce qu’il ne reste plus de nous que quelques taches de graisse. » J’en doute un peu, s’agissant de Suvrin. Je n’ai aucun mal à me l’imaginer ressassant inlassablement le même mantra : «Je deviens chaque jour un meilleur soldat, de toutes les façons possibles. » « Eh bien, ce vieux Lame ne s’est jamais montré réellement ambitieux, a répondu Cygne. Sauf quand il était question de ciseler des prêtres. » Il avait l’air de savoir de quoi il parlait, même si ça ne me crevait pas les yeux. Le Prahbrindrah Drah et sa sœur se sont lentement rapprochés, avides d’entendre des nouvelles fraîches du pays. Roupille les a remis à leur place sans aucun tact. Elle manque singulièrement de diplomatie. J’allais devoir lui rappeler qu’elle aurait besoin de leur amitié quand nous aurions retraversé la plaine. Ils n’étaient pas beaux tout de suite, ces deux-là. Et la Radisha ressemblait plus à la mère du prince qu’à sa sœur. Mais il faut dire qu’il était resté enseveli avec moi sous la roche pendant qu’elle chevauchait le tigre taglien, en s’efforçant de n’en pas lâcher les rênes au profit de Volesprit. Ici, ils faisaient de leur mieux pour passer inaperçus : le prince parce qu’il avait été notre ennemi actif sur le terrain, la princesse parce qu’elle s’était retournée contre nous à la dernière minute, alors que nous allions l’emporter contre les derniers Maîtres d’Ombres. Roupille le lui avait fait payer. Techniquement, la Radisha restait notre prisonnière. Roupille l’avait enlevée. Son frère et elle redeviendraient des instruments de la Compagnie dès que Roupille aurait programmé notre retour. Tout le monde est d’accord sur ce point. Mais je soupçonne Leurs Altesses royales de nourrir quelques petites réserves. « Rajadharma », ai-je fait en me fendant d’une petite courbette. Pas moyen de résister à la tentation de leur rappeler qu’en essayant l’un et l’autre de nous trahir ils avaient finalement failli à leurs obligations envers leurs sujets. « Libérateur. » La Radisha m’a retourné ma petite révérence. Je vous jure que cette femme devient un peu plus laide tous les mois. « Vous semblez en bonne voie de guérison. — J’ai le coup pour me remettre en selle. » Mais je ne gambade plus aussi vite ni aussi haut qu’avant, assurément. La vieillerie qui s’installe, j’imagine. « Vous semblez vous-même en bonne forme. Tous les deux. Que deveniez-vous ? Je ne vous voyais plus depuis un bon moment. » Le Prahbrindrah Drah n’a pas répondu. Son visage restait indéchiffrable. Il se tenait coi, impavide, depuis notre résurrection. Nous nous entendions assez bien naguère. Mais les temps changent. Nous n’étions plus, ni lui ni moi, les mêmes qu’au temps des guerres contre les Maîtres d’Ombres. « Vous êtes aussi menteur qu’un ventre de serpent, s’est exclamée la Radisha. Je suis vieille et laide, et j’ai toujours autant honte de moi… Mais vous proférez là le seul mensonge que mon cœur souhaite entendre. Oubliez toutefois le rajadharma. Cette accusation ne me fait plus le moindre effet. Du moins quand elle provient d’un autre. Je continue de me crucifier. Je suis consciente de ce que j’ai fait. Sur le moment, ça m’avait paru la seule solution. La Protectrice me manipulait en s’appuyant sur mon sens du rajadharma. Vous me verrez sous un tout autre jour quand nous serons rentrés. » Le rajadharma est la conscience du devoir dont le roi est investi vis-à-vis de ses sujets. Lorsqu’on lui jette ce mot au visage ou qu’on s’en sert pour l’interpeller, il prend le sens d’une féroce accusation d’échec. La Radisha est une petite femme coriace et entêtée. Malheureusement, si elle tient à réaliser les ambitions qu’elle entretient pour sa propre personne, il lui faudra prendre le dessus sur une sorcière suprêmement puissante, non moins coriace et entêtée qu’elle-même et folle à lier de surcroît. J’ai jeté un coup d’œil vers son frère. Son expression ne s’était pas altérée, mais, visiblement, il pensait percevoir bien plus pleinement que sa sœur les difficultés qui les attendaient. L’oncle Doj a cinglé quelque chose de son épée d’entraînement. Ce craquement sourd a mis un terme à nos bavardages. « À vos cannes, s’il vous plaît ! Au temps, entamez le kada de la grue. » Il ne s’est pas donné la peine d’expliquer à la nouvelle recrue de quoi il retournait. Voilà deux décennies environ, j’avais observé et brièvement participé à l’entraînement des Nyueng Bao. Murgen était alors notre annaliste, et Gota, Doj et Thai Dei, le frère de Sahra, son épouse, vivaient chez lui. Doj s’attendait sans doute à ce que je m’en souvienne. Le peu que je me rappelais du kada de la grue, c’est qu’il était le premier et le plus simple de la douzaine de ces pas de danse exécutés au ralenti qui recèlent toutes les bottes et tous les enchaînements de l’école d’escrime de Doj. Planté devant nous, le dos tourné à ses élèves, le vieux prêtre nous donnait l’exemple. Bien qu’il fût le plus âgé de nous tous, il se mouvait avec une grâce et une précision confinant au sublime. Mais, quand Thai Dei et Tobo, un peu plus tard, nous ont brièvement rejoints, tous deux ont éclipsé le vieillard. On avait peine à ne pas s’interrompre pour admirer l’efficacité de Tobo. Rien qu’en se tenant debout et immobile, ce garçon me donnait l’impression d’être gauche et inepte. Tout lui venait si aisément. Il avait tous les talents, toutes les aptitudes dont il aurait jamais besoin. La seule question pendante restait son caractère. Un tas de braves gens s’étaient échinés à faire de lui un homme juste et vertueux. Ce qu’il semblait d’ailleurs être. Mais c’était une lame qui n’avait pas encore connu l’épreuve du feu. Le murmure d’une authentique tentation n’avait pas encore effleuré son oreille. J’ai raté un pas et chancelé. La canne de l’oncle Doj s’est abattue sur le fond de mon pantalon avec la même vigueur que si j’avais été un adolescent. Son visage restait inexpressif, mais je le soupçonnais de méditer ce coup bas depuis longtemps. Je me suis efforcé de me concentrer. CHAPITRE 12 : LA PIERRE SCINTILLANTE LA SENTINELLE INÉBRANLABLE L’entité assise sur son énorme trône de bois, au cœur de la forteresse dressée au centre de la plaine de pierre, est un artefact. Sans doute a-t-elle été créée par les dieux qui menaient leurs guerres dans cette plaine. À moins que ses créateurs ne fussent précisément les bâtisseurs de la plaine… s’ils n’étaient pas des dieux eux-mêmes. Les opinions divergent à ce sujet. Les légendes abondent. Le démon Shivetya lui-même ne semble guère enclin à se répandre sur ces faits ou, tout du moins, ne les divulgue que de manière discordante. Il a montré à son dernier chroniqueur plusieurs versions contradictoires d’événements anciens. Renonçant à tout espoir d’établir la vérité avec exactitude, le vieux Baladitya a préféré chercher à percer la signification sous-jacente des dires du golem. Il avait compris que le passé, tout comme l’histoire, est un territoire étranger, une manière de galerie des glaces ; il ne reflète en fait que les aspirations des âmes qui l’étudient dans le temps présent. La vérité absolue n’étanche que la soif de quelques individus déconnectés. Foi et symbolisme suffisent amplement aux autres. La carrière de Baladitya dans la Compagnie épouse étroitement la vie qu’il menait auparavant. Il écrit. Ce qu’il faisait déjà lorsqu’il était un des copistes de la Bibliothèque royale taglienne. Aujourd’hui encore, il est théoriquement prisonnier de guerre. Il y a de fortes chances pour qu’il l’ait oublié. En réalité, il est désormais beaucoup plus libre de s’adonner à ses passions qu’il ne l’était à la bibliothèque. Le vieil érudit vit et travaille au pied du démon. Aussi près de son paradis privé, autrement dit, que peut l’imaginer un historien gunni. Du moins s’il ne reste pas trop opiniâtrement attaché à sa doctrine religieuse. Les mobiles de Shivetya, quand il refuse d’émettre des assertions catégoriques, prennent sans doute racine dans l’amertume que lui inspire son destin. De son propre aveu, il a connu la plupart des dieux. Le souvenir qu’il en a gardé est moins flatteur encore que ceux qui saupoudrent le plus clair de la mythologie gunnie, où bien peu d’entre eux sont érigés en modèles idéaux. Presque sans exception, les divinités gunnies sont cruelles, égoïstes et parfaitement dénuées du moindre sens du rajadharma céleste. Un grand homme noir est entré dans le cercle de lumière projeté par la lampe de Baladitya. « As-tu appris quelque chose d’excitant aujourd’hui, vétéran ?» Les dépenses du copiste en matière de combustible sont pour le moins prodigues. On l’y autorise. Le vieil homme n’a pas répondu. Il est pratiquement sourd et exploite abusivement ce handicap. Lame lui-même a fini par renoncer à lui imposer les corvées de routine du campement. Lame a reposé sa question, mais le nez du copiste est resté obstinément penché sur sa page d’écriture. Sa main est rapide et déliée. Lame est incapable de déchiffrer le complexe alphabet sacerdotal qu’il utilise, à l’exception des quelques rares caractères qu’il partage avec celui de l’écriture usuelle, laquelle n’est que très légèrement plus simple. Lame a plongé le regard dans l’œil du golem. Celui-ci donne l’impression d’être à peu près de la taille d’un œuf de roc. L’adjectif « funeste » lui convenait à merveille. Même le vieux Baladitya, dans toute son ingénuité, n’aurait au grand jamais suggéré qu’on délivrât le démon de ses entraves, les dagues d’argent qui clouent ses membres à son trône. Le démon lui-même, au demeurant, n’a jamais incité personne à le délivrer. Il endure ce calvaire depuis des milliers d’années. Sa patience est celle de la pierre. Lame a tenté une autre approche : « Un coureur est arrivé de l’Aire des Corbeaux. » À Avant-Poste ou Tête-de-pont, il préfère le surnom dont les indigènes ont affublé le campement de la Compagnie. Il est bien plus tragique et Lame est un homme tragique, féru de gestes tragiques. « Le capitaine s’apprête à disposer incessamment des connaissances nécessaires à la remise en état de la Porte d’Ombre. Une fuite va bientôt se produire à Khang Phi. Elle souhaite que je te pousse à élucider les énigmes de tous les trésors que nous avons déterrés. Elle veut que tu découvres tout. Elle compte décamper très bientôt. — Il s’ennuie très vite, tu sais, a grogné le vieil homme. — Quoi ? » Lame, d’abord ébahi, s’est mis en rogne. Le vieux n’avait strictement rien entendu de sa dernière diatribe. « Notre hôte. » Baladitya n’avait même pas relevé les yeux de sa page. Ils mettraient trop de temps à refaire le point. « Il s’ennuie très vite. » Le copiste se moquait royalement des projets de la Compagnie noire. Il était au septième ciel. « On aurait pu croire que le changement que nous lui apportions le distrairait. — Les mortels l’ont déjà distrait plus de mille fois. Il est toujours là. Ce n’est le cas d’aucun d’entre eux, hormis ceux dont se souvient la pierre. » La plaine, quoique bien plus ancienne et vaste que Shivetya, avait peut-être une conscience. La pierre se souvient. Et elle pleure. « Même leurs empires sont oubliés. Pourquoi serait-ce différent cette fois-ci ? » Baladitya sonnait un tantinet le creux. Ça n’avait rien de déraisonnable, songea Lame, dans la mesure où le vieux copiste passait son temps à sonder cet abîme temporel que représentait le démon. Quand on parle de vanité et de courir après le vent… « Il nous aide pourtant. Peu ou prou. — Uniquement parce qu’il est persuadé que nous sommes les derniers êtres éphémères qu’il verra de son vivant. À part les Enfants de la Nuit, quand ils auront réveillé leur Mère ténébreuse. Il est convaincu que nous sommes sa dernière échappatoire. — Et pour obtenir son aide il nous suffit d’escagasser la méchante déesse puis de l’expédier lui-même dans la nuit éternelle. » Le regard du démon semblait le transpercer comme une vrille. « Rien que ça. Du gâteau, comme disait Gobelin. Bien que cette expression n’ait aucun sens littéral. » Lame a porté les doigts à son front pour saluer le démon. Dont les yeux semblaient désormais rougeoyer. « Un déicide. Travail qui devrait parfaitement te convenir. » Lame ne savait trop si Baladitya venait de s’exprimer ou si Shivetya était entré dans son esprit. Les implications de sa dernière remarque ne lui plaisaient qu’à moitié ; elle faisait un peu trop écho à la façon de penser de Roupille, qui s’était soldée par un coup d’arrêt à son petit boulot peinard de Khang Phi et sa mutation consécutive à la tête des opérations qui se déroulaient dans la plaine : il avait dû renoncer aux banquets et aux matelas de duvet pour se contenter dorénavant de rations en boîte et d’un lit de pierre glacé et silencieux, qu’il partageait avec de misérables rêves flétris, un vieil érudit cinglé et un démon gros comme une maison, parfaitement timbré et presque aussi âgé que le Temps. Sa haine de la religion avait mené Lame durant toute sa vie d’adulte. Il exécrait particulièrement les prosélytes. Compte tenu de ses position et occupation présentes, il aurait normalement dû réprimer le désir de faire partager ses opinions. Il aurait juré qu’un sourire, l’espace d’un instant, avait joué sur les lèvres du monstre. Il préféra se passer de commentaires. Lame est un homme laconique. Il ne croit pas à l’efficacité des grands discours. Il reste persuadé que le golem lit dans ses pensées. À moins qu’il ne soit à ce point lassé des éphémères qu’il n’y prête plus aucune attention. De nouveau ce soupçon d’amusement. L’hypothèse de Lame ne tient pas debout. Il devrait le savoir. Shivetya s’intéresse au moindre battement de cils de chaque frère de la Compagnie noire. Il a adoubé tous ces hommes « pourvoyeurs de mort ». « As-tu besoin de quelque chose ? a demandé Lame au vieillard en posant brièvement la main sur son épaule. Avant que je ne redescende. » Ce contact est totalement forcé. Mais Baladitya n’a cure de sa sincérité. De la gauche, il a ôté la plume de sa main droite et fléchi les doigts. « Je devrais peut-être manger quelque chose. Pas moyen de me rappeler quand j’ai alimenté la chaudière pour la dernière fois. — Je vais tâcher de te trouver un en-cas. » L’« en-cas » en question serait probablement du riz épicé assorti de manne de golem. Si Lame regrette quelque chose, c’est bien d’avoir passé la plus grande partie de son existence dans une région du monde où la majorité de la population se plie à un régime végétarien lié à ses pratiques religieuses, tandis que le reste se nourrit principalement de poulet ou de poisson. Il se sent prêt à entamer un cochon rôti par n’importe quel bout et à ne s’arrêter qu’en atteignant l’autre. La section de Lame, tous Enfants de la Mort, voleurs et explorateurs au service de la Compagnie, comprend vingt-six des plus fiables et intelligentes jeunes recrues. Il faut absolument que ces garçons le soient, car Roupille souhaite exploiter les trésors des cavernes situées sous la plaine, et ils doivent comprendre que la plaine ne pardonne aucune erreur. Shivetya voit et sait tout ce qui passe en deçà des portes de son univers. Il est l’âme de la plaine. Nul n’y entre et n’en sort sans son assentiment ou, tout du moins, son indifférence. Et si d’aventure – événement fort improbable – l’intrusion d’un voleur non autorisé le laissait imperturbable, celui-ci n’aurait d’autre recours que de s’enfuir par la Porte d’Ombre donnant sur le Pays des ombres inconnues. C’est la seule qui fonctionne encore et reste sous son contrôle. La seule qui, peut-être, ne le tuerait pas. La traversée du grand cercle entourant le trône grossier représente une assez longue trotte. Le sol en est tout sauf rudimentaire. C’est une représentation exacte, au quatre-vingtième, de la plaine extérieure, moins les piliers du souvenir, ajouts remontant à une époque postérieure et dus à des hommes qui ne conservent aucun souvenir de ses bâtisseurs, même sous une forme mythologique. Des centaines d’heures de travail ont permis de déblayer la terre et la poussière accumulées à la surface, afin que Shivetya distingue nettement chaque détail de son royaume. Son trône se dresse sur une roue surélevée, elle-même élaborée au quatre-vingtième de ce cercle. Quelques décennies plus tôt, les tripatouillages de Volesprit avaient déclenché un tremblement de terre, secoué la forteresse et ouvert une vaste crevasse dans ce sol. Hors la plaine, le séisme avait rasé des villes et tué des milliers de gens. Aujourd’hui, le seul souvenir de cette fissure large d’une douzaine de mètres et profonde de plusieurs kilomètres reste une bande rouge et sinueuse qui passe devant le trône. Le mécanisme de la plaine, tout comme Shivetya, se soigne lui-même. Le grand modèle circulaire s’élève à un mètre au-dessus de ce cercle, lequel est au même niveau que la plaine. Lame s’est laissé tomber du rebord de la roue puis dirigé vers un trou dans le sol et le sommet des marches menant sous terre. L’escalier descend sur des kilomètres, en traversant grottes naturelles et cavernes artificielles. La déesse Kina gît tout au fond, endormie, attendant patiemment l’avènement de l’Année des Crânes et le début du Cycle de Khadi, la destruction du monde. Blessée. Des ombres ont remué le long du mur. Lame s’est pétrifié. Qui ? Impossible qu’il s’agisse des siens. Qui donc ? Ou quoi ? La terreur l’a transpercé. Les ombres mouvantes sont fréquemment le présage d’une mort cruelle. Ces créatures auraient-elles trouvé le moyen de pénétrer dans la forteresse ? Il ne tenait pas à assister de nouveau à l’un de leurs impitoyables banquets. Surtout s’il en fournissait le plat de résistance. « La Nef », se dit-il en voyant émerger de l’obscurité trois formes humanoïdes. Il les avait reconnues sans les avoir jamais vues. Nul ou presque, au demeurant, ne les voyait jamais. Sauf en rêve. Ou plutôt dans un cauchemar. Les trois membres de la Nef sont d’une laideur invraisemblable. À moins qu’ils ne portent des masques. Les diverses descriptions dont on dispose ne s’accordent sur rien, hormis leur laideur. Lame les dénombra. « Le Washane. Le Washene. Le Washone. » Shivetya avait livré ces noms à Roupille des années plus tôt. Que signifiaient-ils, s’ils avaient une signification ? « Comment sont-ils entrés ici ? » La réponse pouvait être cruciale. Les ombres tueuses risquaient d’emprunter la même brèche. Comme à son habitude, la Nef tenta de lui communiquer un message. Par le passé, toutes les tentatives dans ce sens s’étaient inéluctablement soldées par un échec. Mais, cette fois-ci, leurs gesticulations semblaient évidentes : ils ne voulaient pas que Lame descende les marches. Roupille, maître Santaraksita et quelques autres entrés en contact avec Shivetya croyaient que les membres de la Nef étaient la reproduction artificielle des fondateurs de la plaine. Shivetya les aurait créés pour tromper sa solitude, souhaitant établir un lien avec des entités ressemblant plus ou moins à celles dont le grand art avait façonné cet imposant mécanisme et ses cheminements entre les mondes. Shivetya avait perdu le goût de vivre. S’il périssait, tout ce qu’il avait créé périrait avec lui. La Nef n’était pas encore prête à sombrer dans le néant, en dépit de l’horreur et de l’ennui interminables que la plaine impose à tous ceux qui y vivent. Lame a écarté les mains de ses flancs en signe d’impuissance. « Vous allez devoir améliorer vos moyens de communication, les gars. » La Nef n’a émis aucun son, mais sa colère croissante est devenue quasi palpable. Une constante depuis la première fois où quelqu’un avait rêvé d’elle. Lame les fixait, essayant de comprendre. Il songeait à ce que l’aventureuse traversée de la plaine scintillante par la Compagnie noire avait d’ironique. Lui-même était athée. Son périple l’avait conduit à affronter un système écologique entier d’êtres surnaturels. Et Tobo et Roupille, qu’il tenait par ailleurs pour des témoins fiables, prétendaient avoir vu de leurs yeux la sinistre déesse Kina qui, si l’on en croyait la légende, gisait emprisonnée quelque deux kilomètres sous ses pieds. La foi de Roupille, bien entendu, traversait elle-même quelques crises. Monothéiste vehdna dévote, elle n’avait jamais, au grand jamais, rencontré la moindre preuve terrestre corroborant ses croyances. Même si la preuve du contraire reste mince, la religion gunnie craque douloureusement aux entournures sous le fardeau du savoir que nous avons déterré. Les Gunnis sont des polythéistes habitués à voir leurs dieux revêtir d’innombrables aspects, avatars, formes et travestissements. Au point qu’ils en viennent parfois, dans certains mythes, à s’assassiner ou se cocufier eux-mêmes. Les Gunnis, à l’instar de maître Santaraksita, sont assez souples pour examiner toute découverte et déclarer ensuite que chaque nouvelle information confirme les mêmes vieilles lunes. Dieu est Dieu, quel que soit le nom qu’on lui donne. Lame avait vu cette affirmation gravée dans nombre de murs carrelés de Khang Phi. Dès que quelqu’un s’éloigne un tant soit peu de Shivetya, une boule d’un brun ocré s’allume et commence à se baguenauder, survolant telle épaule ou se cachant derrière telle autre. La lumière qu’elle émet n’est pas très puissante, mais parfaitement suffisante dans des ténèbres qui sans elle seraient opaques. Ces boules sont le fait du golem. Shivetya dispose de pouvoirs dont il a oublié l’usage. S’il n’était pas cloué à son trône archaïque, sans doute serait-il lui-même un dieu mineur. Lame a dû descendre un bon millier de marches avant de rencontrer enfin quelqu’un qui remontait l’escalier. Le soldat portait un lourd paquet. « Sergent Vanh. » Le soldat a poussé un grognement. Il était déjà essoufflé. Nul n’entreprenait cette escalade plus d’une fois par jour. Lame lui a aussitôt transmis la mauvaise nouvelle, car il craignait de ne pas le revoir avant plusieurs jours : « J’ai reçu un message du capitaine. Il faut mettre les bouchées doubles. Elle se prépare déjà au départ. » Vanh a marmotté les quelques paroles que grommellent toujours les soldats à ces occasions et continué de grimper. Lame s’est demandé comment Roupille comptait embarquer une telle montagne de trésors, déjà entassés jusqu’au plafond. Largement de quoi, assurément, financer une gentille petite guerre. Mille autres marches plus bas, ayant répété son message à plusieurs reprises, Lame a quitté l’escalier au niveau que tous appellent la caverne des Anciens, en raison des vieillards qui y sont enterrés. Il y faisait toujours halte pour rendre une petite visite à son ami Cordy Mather. Un rituel destiné à marquer son respect. Cordy était mort. La plupart des autres quidams prisonniers de cette caverne étaient encore vivants, piégés dans des sortilèges de stase. À un moment donné de la sienne, durant la longue Captivité, Mather était parvenu à se libérer de ces sortilèges. Et son succès lui avait coûté la vie. Il n’avait pas trouvé la sortie. La grande majorité des vieillards confinés dans la caverne ne signifient rien pour Lame ni pour la Compagnie. Seul Shivetya sait qui ils sont et pourquoi ils y ont été ensevelis. Sans doute ont-ils irrité quelque puissant capable de les maintenir à tout jamais en captivité. Plusieurs cadavres, néanmoins, avaient appartenu de leur vivant à des frères de la Compagnie. Quelques autres étaient déjà captifs avant même que Volesprit n’enterre la Compagnie. Ils avaient bien évidemment trouvé la mort parce que Cordy Mather avait tenté de les réveiller. Toucher un Captif sans prendre d’élémentaires précautions de sorcellerie provoque inéluctablement son décès. Lame a résisté au désir pressant d’allonger un coup de pied au sorcier Ombrelongue. Le dément était un atout d’une valeur inestimable au Pays des ombres inconnues. Grâce à lui, la Compagnie s’était renforcée et enrichie. Elle continuait de prospérer. « Comment vas-tu, Maître d’Ombres ? Tu vas encore passer ici un bon moment, à ce qu’il paraît. » Lame partait du principe qu’Ombrelongue ne pouvait pas l’entendre. Il ne se souvenait pas d’avoir lui-même entendu le moindre bruit durant sa captivité. Ni d’ailleurs d’avoir eu conscience de rien, bien que Murgen prétende que les Captifs, à certaines occasions, semblent conscients de leur environnement. « Ils n’ont pas encore mis la barre assez haut, à mon humble avis. Ça me crève le cœur de l’admettre, mais tu es un type sacrement populaire. À ta façon bien particulière. » Lame, dont on n’aurait su dire qu’il était spécialement porté à la générosité, la miséricorde ni même la compassion, dévisageait Ombrelongue, les mains sur les hanches. Le sorcier, à peine recouvert d’une peau au teint maladif, évoquait un squelette. Son visage était figé dans un hurlement. « “Tout mal endure ici une éternelle agonie”, dit-on toujours, a poursuivi Lame. Ça vaut surtout quand c’est de toi qu’on parle. » Le Hurleur, autre sorcier fou de la Compagnie, reposait non loin d’Ombrelongue. Celui-là était autrement tentant. Lame ne voyait aucune raison valable de le garder en vie. Ce petit merdeux avait un passé de duplicité remontant à très, très loin, et, en raison même de son confinement, un caractère peu susceptible de se bonifier. Il avait déjà survécu à une Captivité similaire qui avait duré plusieurs siècles. Tobo n’avait nullement besoin d’apprendre les sortilèges foireux du Hurleur. Et l’éducation de Tobo était la seule excuse à la survie de cet immonde sac à merde, du moins à la connaissance de Lame. Il alla se recueillir sur la tombe de Mather. Cordy avait été pendant des années son ami intime. Lame lui devait la vie. Il aurait mille fois préféré que ce coup du sort le frappât. Cordy tenait à la vie. Lame, lui, ne survivait que par inertie. Il poursuivit sa descente dans les entrailles de la terre, dépassa les cavernes aux trésors, pillées pour financer le retour, qu’on espérait aussi spectaculaire que mémorable, de la Compagnie au pays. Lame n’était guère enclin aux vapeurs, pâmoisons et autres accès de panique. Il avait la tête assez froide pour survivre pendant des années, en qualité d’agent de la Compagnie, dans le camp d’Ombrelongue. Mais plus il s’enfonçait profondément sous la terre, plus il transpirait et devenait nerveux. Il ralentit l’allure. Dépassa la dernière caverne connue. Rien ne reposait plus bas sinon l’ennemi ultime, la Mère de la Nuit elle-même. Celui qui patienterait encore quand tous leurs moindres adversaires auraient été balayés et exterminés. Pour Kina, la Compagnie noire n’était que l’agaçant bourdonnement de moustique qui aurait continué de vrombir à son oreille, sans avoir la présence d’esprit de déguerpir, après lui avoir tiré deux gorgées de sang. Lame a de nouveau ralenti le pas. La lumière qui le suivait s’estompait. Alors que jusque-là il voyait distinctement à vingt pas, il ne voyait plus qu’à dix et les quatre derniers semblaient s’enfoncer dans un mur de brouillard noir qui ne cessait de s’épaissir. Les ténèbres, ici, étaient comme vivantes. Elles lui faisaient à présent l’effet d’exercer une pression bien plus forte, un peu comme quand on s’enfonce de plus en plus dans l’eau profonde. Lame respire de plus en plus difficilement. Il doit s’y contraindre, inhaler à pleins poumons de longues goulées d’air puis poursuivre son chemin à son corps défendant. Chaque pas, désormais, doit s’accomplir en dépit d’une forte résistance, pareille à celle du goudron visqueux. Chaque pas accentue encore la pression des ténèbres. La lumière qui provient de derrière lui est à présent trop ténue pour lui permettre de distinguer à plus d’un pas au-delà de la coupe qu’il s’apprête à boire. Lame se soumet fréquemment à cette épreuve. Il compte sur elle pour raffermir sa volonté et son courage. À chacune de ses descentes, il réussit à atteindre ce calice, éperonné surtout par sa colère de ne pouvoir parvenir au-delà. Cette fois-ci, il essaie une autre méthode. Il balance une poignée de pièces de monnaie ramassées dans une des cavernes aux trésors. Son bras est sans force, mais la gravité n’a rien perdu de son emprise, pas plus que les ténèbres n’ont amorti les sons. Les pièces dévalent les marches en tintinnabulant. Mais pas très longtemps. Au bout d’un bref instant, elles donnent l’impression de rouler sur un sol plat. Puis le silence se fait. Et une petite voix, venant de très, très loin, crie : « Au secours ! » CHAPITRE 13 : LE PAYS DES OMBRES INCONNUES VOYAGE À TRAVERS HSIEN La géographie physique du Pays des ombres inconnues rappelle étroitement celle de notre propre monde. Les divergences proviennent essentiellement de l’empreinte de la main de l’homme. Néanmoins, les topographies de ces deux mondes diffèrent fondamentalement, tant sur le plan moral que sur le plan culturel. Les Nyueng Bao eux-mêmes éprouvent encore de grandes difficultés à établir ici un contact réel – alors que les Enfants de la Mort et eux ont des ancêtres communs. Mais les Nyueng Bao ont échappé à Maricha Manthara Dhumraksha et à ses pareils voilà plusieurs siècles, puis ont édifié un îlot culturel constamment balayé par des vagues d’immigration étrangères. Hsien proprement dite s’étend grosso modo sur les territoires que nous connaissions chez nous sous le nom de Terres des Ombres, du temps où les Maîtres d’Ombres prospéraient encore. Ses plus lointaines marches, qu’aucun de nous n’a explorées, sont nettement plus peuplées que les nôtres. Au temps jadis, chaque ville de ces contrées hébergeait un nid de résistance contre les Maîtres d’Ombres. Peu de ces groupes communiquaient entre eux, en raison même des restrictions imposées aux déplacements par l’espèce qui régnait en maître. Néanmoins, lorsque le soulèvement se déclencha, nombreux furent les champions locaux qui se levèrent pour assurer son succès. La fuite du dernier Maître d’Ombres se traduisit par une vacance du pouvoir. Les chefs de la résistance s’adoubèrent eux-mêmes pour la combler. Hsien demeure sous la tutelle de leurs descendants : des dizaines de seigneurs de la guerre en perpétuel conflit, dont aucun ne parvient réellement à prendre le pas sur les autres. Quiconque donne l’impression de se renforcer un tant soit peu est aussitôt réduit en pièces par une coalition des autres. Le Cabinet des Neuf est une assemblée anonyme et disparate, composée de seigneurs de la guerre d’âge vénérable dont chacun est censé représenter une des neuf provinces de Hsien. Mais c’est totalement faux et ça n’a jamais été vrai… bien que peu de gens le sachent en dehors des Neuf eux-mêmes. C’est une pure et simple fiction, destinée à maintenir le statu quo et le chaos actuel. Aux yeux de la population, le Cabinet des Neuf est une cabale de maîtres secrets exerçant leur contrôle sur toute chose. Les intéressés s’en flatteraient volontiers, mais, en réalité, ils n’ont qu’un pouvoir très limité. La situation ne leur offre que bien peu d’outils susceptibles de leur permettre d’imposer leur volonté. Toute démonstration d’autorité risque de leur faire perdre leur anonymat. Ils se contentent donc le plus souvent d’émettre des bulles et de prétendre parler au nom de Hsien. Ils gens s’y conforment parfois. Quand ils n’obéissent pas aux moines de Khang Phi. Ou à la Cour de Toutes les Saisons. De sorte que chacun cherche à s’assurer les grâces de la populace. On craint surtout la Compagnie noire parce qu’elle reste un joker dans le paquet de cartes des seigneurs de la guerre. Elle n’a d’allégeance envers aucun des suzerains locaux. Elle pourrait réagir brutalement, dans un sens ou dans l’autre, pour les raisons les plus fantasques. Pire : elle a la réputation d’héberger de puissants sorciers, chargés d’assister des soldats chevronnés menés par des officiers compétents, et aucun de ces hommes ne serait handicapé par un excès de pitié ou de compassion. Le peu de popularité dont elle jouit tient essentiellement au fait qu’elle a su livrer le dernier Maître d’Ombres à la justice de Hsien. Et, pour les paysans, à l’affaiblissement considérable des fiévreuses querelles intestines opposant tous ces seigneurs depuis qu’un monstre imprévisible, à croissance exponentielle, se tapit dans le Sud. En dernière analyse, tous ces seigneurs et dirigeants de Hsien préféreraient que la Compagnie décampe. Notre présence exerce une trop forte pression sur un état de choses qui perdure depuis toujours. Bien que je ne sois pas encore entièrement rétabli, je me suis affecté de mon propre chef à la délégation qui doit gagner Khang Phi. Je ne recouvrerai jamais mes forces à cent pour cent. La vision de mon œil droit reste floue. Je suis décoré de quelques cicatrices de brûlure passablement intimidantes. Je ne récupérerai jamais non plus l’usage intégral des doigts de ma main droite, légèrement paralysée. Mais je suis persuadé de pouvoir jouer un rôle essentiel dans ces transactions, dont l’enjeu est l’obtention des secrets de la Porte d’Ombre. Seule Sahra partage mon avis. Mais elle est notre ministre des Affaires étrangères. Elle seule a suffisamment de patience et de tact pour traiter avec ces factieux que sont les neuf membres du Cabinet… Une partie de nos désaccords tient à ce que nos femmes ne se contentent pas de faire la cuisine et de se coucher sur le dos. Évidemment, je soupçonne volontiers Sahra d’être la seule (de Roupille, de Madame, de la Radisha et d’elle-même) capable de faire bouillir de l’eau sans la brûler. Cela dit, elle pourrait fort bien avoir tout oublié désormais de ce savoir-faire. À en juger par les réactions des paysans sur notre route, la progression de la Compagnie faisant marche vers le centre intellectuel de Hsien déclenche la terreur. Bien que notre troupe ne se compose gardes inclus, que de vingt et une âmes. Humaines. Les petits frères ténébreux de Tobo nous entourent et nous suivent en si grand nombre qu’il leur est impossible de rester constamment invisibles. Les vieilles peurs et les anciennes superstitions se réveillaient dans notre sillage, puis la terreur nous a bientôt précédés, nous devançant à une allure bien supérieure à la nôtre. Les gens s’éparpillaient à notre approche. Peu leur importait que les petits amis nocturnes de Tobo se tinssent tranquilles. La superstition triomphait de toutes les preuves matérielles. Plus nombreux, nous n’aurions jamais franchi le portail de Khang Phi. Même dans cette ville, au sein de ces soi-disant intellectuels, la terreur qu’inspiraient les ombres inconnues était encore assez épaisse pour qu’on la coupât au couteau. Sahra avait dû admettre, longtemps auparavant, que ni Madame, ni Qu’un-Œil ni Tobo ne pourraient pénétrer dans ce reliquaire du savoir. Les moines se montraient particulièrement paranos à l’endroit des sorciers. Roupille avait donc préféré se conformer à leurs vœux. Et aucune de ces trois personnes ne faisait partie de notre petite troupe à notre arrivée devant le portail inférieur de Khang Phi. Une très étrange jeune femme, en revanche, se trouvait dans nos rangs. Elle se faisait appeler Shikhandini, ou Shiki pour faire plus court. Elle n’avait aucun mal à exciter les sens de tout mâle ignorant qu’il s’agissait de Tobo travesti. Nul n’avait le pourquoi ni le comment de cette affaire, mais il crevait les yeux que Sahra méditait une entourloupe. Tobo était manifestement la carte qu’elle gardait dans sa manche. De surcroît elle soupçonnait plusieurs des Neuf de nourrir de mauvaises intentions à notre égard, qui ne tarderaient pas à se manifester. Quoi ? Des hommes de pouvoir méditant des projets secrets ? Non ! Ça paraît insensé. Khang Phi est un haut lieu d’enseignement et de spiritualité. Le dépositaire de la connaissance et de la sagesse. C’est un monastère extrêmement ancien, qui a survécu aux Maîtres d’Ombres. Il inspire le respect à tous les Enfants de la Nuit par tout le Pays des ombres inconnues. C’est également un terrain neutre, puisqu’il ne fait partie du fief d’aucun seigneur de la guerre. Les voyageurs qui se dirigent vers Khang Phi ou en repartent pour rentrer chez eux jouissent théoriquement de l’immunité. Théorie et pratique divergent fréquemment. Quoi qu’il en soit, nous ne laisserions jamais Sahra voyager sans une protection bien visible. Khang Phi est bâti à flanc de montagne. Blanchi à la chaux, il s’élève d’environ mille pieds au-dessus du niveau de la mer, pour s’enfoncer dans des nuages permanents. On ne distingue pas de son pied ses plus hauts édifices. Chez nous, sur le même site, une falaise nue surplombe l’entrée sud de la seule passe carrossable permettant de franchir la chaîne de montagnes connue sous le nom des Dandha Presh. Une existence entière consacrée à guerroyer m’incitait à me demander si ce monastère n’aurait pas commencé la sienne sous l’aspect d’une forteresse. Il commande effectivement cette extrémité de la passe. J’ai cherché des yeux les champs cultivés nécessaires à l’alimentation de sa population. Ils étaient bel et bien là, accrochés eux aussi à flanc de montagne, et formaient des terrasses évoquant les marches de géants aux jambes arquées. Les anciens, génération après génération, un panier à la fois, avaient apporté ici le terreau qu’ils étaient allés chercher à des kilomètres. Et ce labeur, sans aucun doute, doit encore perdurer de nos jours. Maître Santaraksita, Murgen et Thai Dei nous ont retrouvés devant un portail inférieur très ornementé. Je ne les avais pas vus depuis très longtemps, bien que Murgen et Thai Dei aient assisté aux funérailles de Gota et Qu’un-Œil. J’étais encore inconscient à l’époque et je les avais ratés. Le vieux maître Santaraksita n’allait plus nulle part tant il était gras. Cet érudit âgé se contentait de finir ses jours à Khang Phi en feignant d’être l’espion de la Compagnie. Il vivait désormais parmi ses pareils. Confronté à un bon millier de défis intellectuels. Il avait rencontré sur place des gens aussi avides d’apprendre ce qu’il savait qu’il l’était de pomper leur savoir. Il avait trouvé son véritable foyer. Il a accueilli Roupille à bras ouverts. « Dorabee. Enfin ! » Il persistait à l’appeler Dorabee, car c’est sous ce nom qu’il l’avait tout d’abord connue. « Tu dois absolument me permettre de te faire visiter la grande bibliothèque pendant ton séjour ! Comparée à celle que nous gérions à Taglios, c’est une splendeur. » Il nous a tous inspectés du regard. Sa liesse s’est envolée. Roupille avait amené les mauvais. Des types dont il était persuadé qu’ils se serviraient de livres comme de petit-bois par une nuit un peu trop fraîche. Des gars dans mon genre, balafrés, brèche-dents, à qui il manquait des doigts et dont le Pays des ombres inconnues n’avait jamais vu la couleur de la peau. « Je ne suis pas venue passer des vacances érudites, Sri. Mais pour obtenir, d’une manière ou d’une autre, des renseignements sur la Porte d’Ombre. Les nouvelles qui me parviennent de l’autre côté ne sont guère encourageantes. Je dois remettre la Compagnie en branle avant qu’il ne soit trop tard. » Santaraksita a hoché la tête, regardé autour de lui pour vérifier qu’on ne les écoutait pas, cligné de l’œil et hoché de nouveau la tête. Saule Cygne s’est penché en arrière et il a levé les yeux vers le ciel avant de me demander : « Tu crois pouvoir monter jusqu’en haut ? — Donne-moi quelques jours. » De fait, j’étais présentement en bien meilleure forme que pendant cette nuit d’enfer. J’ai perdu du poids et je me suis musclé. Mais je m’essouffle toujours assez vite. « Tu peux mentir autant que ça te chante, vieillard », m’a répondu Cygne. Il a démonté puis tendu les rênes à l’un des gamins qui commençaient de grouiller autour de nous. Rien que des garçons entre huit et douze ans, tous aussi silencieux que si on leur avait tranché les cordes vocales, et tous vêtus de la même robe marron clair. Incapables de les nourrir, leurs parents les avaient confiés à Khang Phi quand ils n’étaient encore que des nourrissons. Ceux-là étaient déjà bien avancés sur la voie du noviciat. Nous n’en verrions probablement pas de plus jeunes. Cygne a ramassé un caillou de quatre centimètres de diamètre. « Je le jetterai quand nous serons là-haut. Je veux le voir tomber. » Il y a un Saule qui n’a jamais grandi. Il continue de faire des ricochets à la surface des mares et des fleuves. Il a tenté de m’enseigner cet art sur le trajet jusqu’à Khang Phi. Ni ma paume ni mes doigts ne sont plus adaptés à la forme d’une pierre capable de faire des ricochets. Les tâches que ma main ne peut plus accomplir sont innombrables. Tenir une plume pour écrire m’est déjà une pénible corvée. Qu’un-Œil me manque. « Tâche de ne pas bosseler le crâne d’un seigneur de la guerre. Déjà qu’ils ne nous aiment pas beaucoup, pour la plupart. » Ils ont peur de nous. Et ne trouvent aucun moyen de nous manœuvrer. Ils continuent de nous fournir des provisions et nous permettent encore de recruter dans l’espoir que nous partirons un jour ou l’autre. En leur abandonnant Ombrelongue. Nous ne les avons pas prévenus que ce financement local ne nous serait pas nécessaire pour entreprendre notre campagne au-delà de la plaine. Au bout de quatre siècles, c’est pratiquement devenu un automatisme : Tiens en dehors tous ceux qui te semblent un peu trop nerveux. Et ne leur dis rien qu’ils n’ont pas besoin de savoir. Ombrelongue. Maricha Manthara Dhumraksha. Il porte encore d’autres noms. Aucun n’est synonyme de popularité. Tant que nous aurons la possibilité de le leur livrer enchaîné, les seigneurs de la guerre toléreront pratiquement tout de notre part. Vingt générations de leurs ancêtres réclament justice. Je soupçonne la méchanceté d’Ombrelongue d’avoir pris de l’envergure en fonction du ressassement de leurs légendes, qui font des géants de ceux qui l’ont chassé. Bien qu’ils soient eux-mêmes des soldats, les seigneurs de la guerre ne nous comprennent pas. Ils n’arrivent pas à se mettre en tête qu’ils sont des guerriers d’une espèce différente, guidés par un moindre destin. CHAPITRE 14 : LE PAYS DES OMBRES INCONNUES KHANG PHI Saule et moi regardions par une fenêtre de la salle de conférence où se tiendraient les négociations avec le Cabinet des Neuf. Ultérieurement. Il leur avait fallu un certain temps pour s’infiltrer dans Khang Phi puis passer un nouveau déguisement leur permettant de préserver leur anonymat. Nous ne distinguions strictement rien en contrebas à part de la brume. Cygne n’a pas gaspillé son caillou. « Je croyais avoir retrouvé la forme, ai-je déclaré. Je me trompais. J’ai mal partout. — On dit que certaines personnes, une fois leur apprentissage terminé et leur fonction attribuée, passent toute leur vie sans jamais descendre ou monter plus d’un étage, a-t-il répondu. — Ça compense pour toi et moi. » Cygne n’avait sans doute pas voyagé aussi loin que moi, mais quelques milliers de kilomètres de plus ou de moins ne comptent guère en regard d’un changement de monde. J’ai essayé de distinguer la plate-forme rocheuse que nous avions traversée à l’approche de Khang Phi. Plus je scrutais le brouillard et plus il semblait s’épaissir. « Tu songes à repartir par le plus court chemin ? m’a demandé Cygne. — Non. Je me dis qu’un tel isolement risque de rétrécir considérablement la vision du monde. » Sans parler de la répercussion sur le mental de l’absence totale de femelles à Khang Phi. Les rares femmes qu’on y rencontre appartiennent à un ordre de nonnes qui ont fait vœu de célibat et se chargent d’élever les nourrissons confiés au monastère, de soigner les vieillards et les impotents. Le reste de sa population se compose des moines (eux-mêmes confiés en bas âge au monastère) qui tous ont, eux aussi, fait vœu de chasteté. Les plus fanatiques des frères s’interdisent physiquement de céder à la tentation. Ce qui ne manque pas de faire frémir les miens, qui les trouvent encore plus bizarres que les ténébreux amis de Tobo. Nul soldat ne chérit l’idée de perdre son meilleur ami et jouet de prédilection. « L’étroitesse de vue peut être une force autant qu’une faiblesse », a fait observer une voix derrière nous. Nous nous sommes retournés. L’ami de Roupille, Surendranath Santaraksita, venait de se joindre à nous. L’érudit avait tourné à l’indigène, adopté la tenue locale et la coupe de cheveux à la Khang Phi – c’est-à-dire la boule à zéro –, mais seul un aveugle, sourd de surcroît, aurait pu le prendre pour un autochtone. Sa peau était plus brune et moins translucide que celle des natifs du pays, et ses traits dessinés plutôt comme les miens ou ceux de Cygne. « Cette brume et cette vision étroite permettent aux moines de se détacher des choses de ce monde. Pour autant, leur neutralité reste intacte. » Je me suis bien gardé de faire allusion au rôle joué jadis par Khang Phi dans l’apologie du règne des Maîtres d’Ombres, ni à sa collaboration. L’érosion du temps et un mensonge pérenne s’étaient chargés d’expurger cet embarrassant épisode historique. Santaraksita était un homme heureux. Il était convaincu qu’en ces lieux les êtres cultivés n’étaient pas contraints de se prostituer au pouvoir temporel pour poursuivre leurs études. Il croyait même que le Cabinet des Neuf s’en remettait à la sagesse des plus âgés des moines. Il était incapable de se rendre compte que la relation entre le Cabinet et Khang Phi tournerait vite à la soumission du monastère si le premier acquérait davantage de pouvoir Maître Santaraksita est certes brillant, mais il reste naïf. « Comment ça ? lui ai-je demandé. — Ces moines sont si étrangers au monde qu’ils ne tenteront jamais de lui imposer quoi que ce soit. — Il n’empêche que le Cabinet des Neuf compte s’exprimer d’ici. » Le Cabinet adore émettre des bulles qui, le plus souvent, sont ignorées par la population et les seigneurs de la guerre. « En effet. Les Anciens y tiennent. En espérant qu’un peu de leur sagesse déteindra avant que leur pouvoir ne devienne purement symbolique. » Je n’ai pas mis les pieds dans le plat. Je n’ai fait aucune allusion à une sagesse qui préférait soutenir une cabale de maîtres secrets plutôt qu’un seul homme fort ou ce qui subsistait de l’aristocratie à la Cour de Toutes les Saisons. « On dirait bien, en effet, qu’ils essaient de trouver la meilleure solution pour Hsien, ai-je répondu. Mais je ne me fie pas à des gens qui jouent leur chemise sur des hommes masqués. » Inutile de lui dire que le Cabinet des Neuf n’avait aucun secret pour nous. Peu de leurs paroles, faits et gestes échappent aux familiers de Tobo. Aucune de leurs identités ne nous reste cachée. Nous agissons en partant du principe que le Cabinet et les seigneurs de la guerre ont posté des espions parmi nos jeunes recrues. Ce qui explique aussi pourquoi ils opposent si peu de résistance à notre recrutement d’Enfants de la Mort. Il n’est guère difficile d’identifier la plupart des espions. Roupille ne leur montre que ce qu’elle souhaite leur faire voir. Je suis persuadé que cette petite sorcière rancunière et vindicative leur réserve un sort cruel. Elle m’inquiète. Il lui reste à assouvir quelques vieilles rancunes, mais je sais que les objets de sa haine ont depuis longtemps quitté ce monde impunis. Elle risque toujours, malgré tout, de déverser son fiel sur quelque bouc émissaire, ce qui ne tournerait certainement pas à l’avantage de la Compagnie. « Que désirez-vous ? ai-je demandé à Santaraksita. — Rien de particulier. » Son visage a adopté une expression froidement neutre. Il est l’ami de Roupille. Je le mets mal à l’aise. Il a lu mes annales. En dépit de ce que Roupille lui a fait traverser, il n’arrive toujours pas à appréhender les cruelles réalités de notre mode de vie. Je reste persuadé qu’il ne rentrera pas avec nous. « J’espérais revoir Dorabee avant le début des négociations. Ce pourrait être important. — Je ne sais pas où elle est passée. Shiki brille aussi par son absence. Elles devaient nous retrouver ici. » Les mœurs locales interdisent aux femmes de cohabiter avec des hommes. Sahra elle-même devait occuper une chambre séparée de celle de Murgen, bien qu’ils soient légalement mariés. Et la présence de Shikhandini lui créait des obligations supplémentaires. Elle tenait à distraire les saints hommes, mais pas au point de leur faire perdre les étriers. Juste assez, peut-être, pour qu’ils cèdent sur un ou deux points délicats. Mais opérer cette diversion ne serait pas l’unique tâche de Shiki. Maître Santaraksita s’est brièvement broyé les mains avant de croiser les bras et de les enfoncer dans les manches de sa robe. Il semblait préoccupé. Je l’ai scruté plus attentivement. Il savait quelque chose. J’ai jeté un coup d’œil à Cygne. Il a haussé les épaules. Murgen et Thai Dei ont fait irruption, hors d’haleine. « Où sont-elles ? » s’est enquis Murgen. Thai Dei avait l’air soucieux, mais il n’a rien dit. Il ne dirait rien, d’ailleurs. Ce type s’exprime rarement. Dommage que sa sœur n’ait pas appris à suivre son exemple. Mais lui aussi savait quelque chose. « Roupille et Sahra ne se sont pas encore montrées, a répondu Cygne. — Le Cabinet des Neuf va fulminer, ai-je ajouté. À quel jeu joueraient-elles ? » Santaraksita a reculé avec nervosité. « Les Inconnus ne sont pas arrivés non plus. » Mes compagnons formaient un groupe hétéroclite. À l’arrivée de Roupille, cinq ethnies seraient représentées. Six en comptant Santaraksita pour l’un des nôtres. Roupille affirme que cette seule diversité suffit à intimider le Cabinet des Neuf. Elle entretient d’autres concepts non moins baroques. Je vois mal comment elle peut s’imaginer que les effaroucher pourrait nous être utile. Tout ce que nous leur demandions, c’était l’autorisation de rechercher les données nous permettant de réparer et de manœuvrer les Portes d’Ombre. Les moines de Khang Phi étaient disposés à partager ce savoir avec nous. Plus la Compagnie se multipliait et plus les moines souhaitaient la voir décamper. Ils redoutent davantage les hérésies que nous propageons que toutes les armées que nous pourrions ramener ultérieurement. Cette dernière crainte empêche les seigneurs de la guerre de dormir. Mais eux aussi sont pressés de nous voir déguerpir, car plus nous grossissons et plus ils prennent conscience de la réalité immédiate de la menace. Et je ne les en blâme pas : à leur place, je ferais le même raisonnement. Toute l’histoire de l’humanité argue en faveur de la suspicion face à une troupe d’étrangers armés jusqu’aux dents. La gent femelle a fait son entrée. Saule Cygne a ouvert les bras en croix. « Où donc étiez-vous passées ? » a-t-il tragiquement demandé. Il a adopté une posture différente et déclamé son texte sur un autre ton. Puis d’une troisième façon. Se gaussant. « Ta fille a flirté avec tous les acolytes que nous avons croisés en chemin », a déclaré Sahra à Thai Dei. J’ai jeté un coup d’œil à Shiki et froncé les sourcils. Cette fille semblait presque évanescente. Plus rien d’une vamp. J’ai cligné des yeux, mais son aspect nébuleux n’a pas disparu. Je lai mis sur le compte de mon mauvais œil. Elle ressemblait plus à un fantôme égaré qu’à un garçon travesti s’amusant de jouer ce rôle. Shiki se faisait passer pour la fille de Thai Dei aux yeux des habitants de Hsien, car il était notoirement connu que Sahra n’avait qu’un fils. Thai Dei, son frère, avait si bien réussi à se cantonner dans l’obscurité que, même à l’Aire des Corbeaux, les indigènes ne soulevaient jamais la moindre question sur cette Shikhandini qui se faisait si rare et qui, normalement, aurait dû naître alors que son père était enseveli sous la plaine. Personne non plus, au demeurant, ne se montrait enclin à s’inquiéter de ce qu’il était advenu de la mère de l’enfant. On pouvait balayer le sujet de quelques vagues marmonnements courroucés. Shiki était toujours évaporée, toujours en proie à de petits ennuis et toujours considérée comme une menace pour l’équilibre mental des jeunes mâles. Elle s’est pétrifiée. Puis a gloussé. « Je ne flirtais pas, affirma-t-elle. Je parlais, c’est tout. » Réfutation bien piètre, comme machinale, alors qu’elle aurait dû être véhémente. « On t’avait dit de ne pas parler aux moines. C’est la règle, ici. — Mais, père… » Une fois déclenchée, la petite comédie ne devait jamais s’arrêter. On pouvait nous observer. Mais ce n’était qu’une comédie. Et plutôt bien jouée, du moins pour ceux d’entre nous qui n’ont pas l’habitude de fréquenter de très jeunes femmes. Maître Santaraksita continuait de chuchoter à l’oreille de Roupille. Il avait dû lui annoncer quelque chose qu’elle souhaitait entendre, car son visage s’est illuminé comme un phare. Elle ne s’est pas donné la peine, toutefois, de rendre compte à l’annaliste. Les capitaines sont tous pareils. Toujours à faire des cachotteries. Sauf moi, bien sûr. De mon temps, j’étais la franchise incarnée. CHAPITRE 15 : LE PAYS DES OMBRES INCONNUES LES MAÎTRES SECRETS Un très vieux moine a ouvert la porte de la salle de réunion. Éprouvante corvée pour lui. Il nous a, de sa main frêle, fait signe d’avancer. C’était ma première visite à Khang Phi, mais je l’ai reconnu à ses robes d’une couleur orangée assez sombre et bordées de noir, qui faisaient de lui l’un des quatre ou cinq Anciens de Khang Phi. Sa seule présence laissait clairement entendre que les moines s’intéressaient de très près à l’issue de notre réunion. Dans le cas contraire, quelque sexagénaire d’un rang moyen nous aurait ouvert la porte puis serait resté présent pour diriger les acolytes censés veiller à notre confort comme à celui des Neuf. Maître Santaraksita souriait. Peut-être avait-il un rôle à jouer dans cette réunion maintenant qu’il était investi d’une certaine importance. Sahra a abordé le vieillard. Elle s’est inclinée puis a marmonné quelques mots. Il lui a répondu. Ils se connaissaient donc et il ne la méprisait pas pour son appartenance au sexe faible. Les moines étaient peut-être plus avisés que je ne l’avais cru. Nous avons très vite découvert qu’elle lui avait demandé si tout le monde était d’accord pour abréger le cérémonial présidant à toutes les réceptions des Enfants de la Mort. La moindre occasion y est le prétexte de formalités au rituel élaboré, qui ne devaient guère être pratiquées sous le règne des Maîtres d’Ombres. Nous autres barbares ne connaissons pas les formalités appropriées. Les Enfants de la Mort froncent le nez en notre présence… puis poussent un soupir de soulagement en constatant que les affaires les plus gênantes se règlent rapidement quand la Compagnie noire occupe l’autre bout du tapis vert. Notre hôte a fusillé Shiki du regard. Il était vieux, aigri et étroit d’esprit. Mais… attention… pas assez vieux, aigri et étroit d’esprit pour que le radieux sourire d’une jolie fille ne fasse pas fugitivement pétiller son œil. Sûrement pas. Depuis les temps les plus reculés, nos ennemis nous accusent de pratiquer les coups bas, la triche, la traîtrise et la duplicité. Et ils ont raison. Nous sommes sans vergogne. Quel coup plus bas que celui-là aurions-nous bien pu pratiquer ? Tobo allait vamper ces vieux barbons. Encore plus facile que de larder un aveugle de flèches. Tout s’est déroulé sans aucun effort apparent. Shiki semblait tout bonnement flotter autour de nous, pas entièrement présente, sans nous prêter aucune attention, sans laisser transparaître le moins du monde l’espièglerie à laquelle je m’étais attendu de la part de Tobo. Car quel jeune homme ne prendrait pas plaisir à leurrer de vieux sages, n’est-ce pas ? Tout ce que je savais de lui me portait à croire qu’il s’amuserait plus que tout de la situation. Ça commençait à m’intriguer. Que se passait-il ? Roupille avait prétendu tenir à la présence du gamin parce qu’elle aurait peut-être besoin d’un sorcier. Juste au cas où. Par pure parano. Inspirée par des générations entières de coups en traître venus de l’extérieur. Et, si Tobo s’était présenté sous son aspect normal, la règle de Khang Phi lui aurait interdit l’accès du monastère. C’est du moins ce qu’elle voulait me faire croire. Mais ça ne s’arrêtait pas là. Ça cachait bien davantage. Je comprends mieux cette sournoise petite sorcière qu’elle ne l’imagine. Et je l’approuve entièrement. « Avance », a-t-elle ordonné. Elle ne se sent pas à son aise à Khang Phi. Le monastère est infesté des signes extérieurs d’étranges religions. La salle où nous sommes entrés servait sûrement à des cérémonies hautement importantes quand elle n’était pas allouée au Cabinet des Neuf. À l’autre l’extrémité, là où patientaient les seigneurs de la guerre, se dressait un meuble qui pouvait passer pour un autel, avec son encombrement habituel. Les seigneurs de la guerre siégeaient légèrement au-dessus de nous, derrière ce plausible autel, sur cinq larges trônes de pierre inamovibles. Sept d’entre eux étaient présents. On avait tiré deux chaises pour la paire supplémentaire, sans doute les cadets du quorum. Tous les sept portaient un masque et un déguisement, apparemment une habitude chez les maîtres secrets, sans doute héritée des Maîtres d’Ombres qui les trouvaient très élégants. En l’occurrence, ils s’étaient travestis en pure perte. Mais ils n’avaient pas besoin de le savoir. Pas dans l’immédiat. Madame a le chic pour découvrir noms et identités secrètes. Elle a fait ses classes dans une école mortifère et enseigné quelques-uns de ses trucs à Tobo. Celui-ci avait donc, grâce à ses petits amis surnaturels, retrouvé l’identité réelle de tous les membres du Cabinet. Savoir à qui nous avions affaire, au cas où l’envie – purement corporative – de surprendre quelqu’un nous prendrait, pouvait se révéler un précieux outil de marchandage. Sahra avait d’ores et déjà traité avec le Cabinet. Ses membres étaient habitués à la voir s’impatienter pendant les cérémonies. Ils lui ont prêté la plus grande attention quand elle est sortie des rangs. Maître Santaraksita la suivait à trois pas. Il ferait office d’interprète spécialisé. Si les Enfants de la Mort et les Nyueng Bao avaient autrefois parlé la même langue, la séparation et les circonstances œuvraient aujourd’hui en faveur d’une incompréhension mutuelle. Santaraksita aurait pour mission de mettre en lumière les occasions où les deux parties se seraient servies du même terme pour désigner des choses différentes. Sahra fit quelques pas en avant, mais se cantonna plus près de nous que des maîtres secrets. Roupille se mit à fredonner, bien décidée à faire bonne figure bien qu’elle fût entourée de païens invétérés. Sahra s’avança encore. « Le Cabinet est-il disposé à cesser de s’opposer à ce que la Compagnie ait accès au savoir dont elle a besoin pour réparer les Portes d’Ombre ? demanda-t-elle. Vous devez comprendre que nous ne quitterons pas Hsien sans l’avoir obtenu. Nous sommes toujours prêts à vous livrer le criminel Dhumraksha. » On faisait cette même offre au Cabinet des Neuf depuis le tout début. Eux exigeaient davantage, mais n’avaient jamais daigné préciser leur position – néanmoins, par voie d’espionnage surnaturel, nous avions appris qu’ils espéraient obtenir notre soutien dans le renforcement de l’autorité du Cabinet. Sujet qu’ils n’osaient pas aborder de leur propre chef devant des témoins, dont la présence est inéluctable lors de négociations menées à Khang Phi. Tous les masques étaient désormais tournés vers Sahra. Aucun des Inconnus n’a répondu. Leur irritation était palpable. Dernièrement, ils en étaient venus à se persuader, sans aucune preuve tangible, qu’ils avaient barre sur nous. Sans doute parce que nous ne nous étions engagés avec nos voisins immédiats dans aucune compétition tendant à prouver que nous pissions plus loin qu’eux, afin de souligner le rapport de forces, fatalement inégal, existant entre notre armée et les leurs. Nous étions en mesure d’anéantir n’importe quelle armée locale. Roupille est passée devant Santaraksita et a pris place près de Sahra. « Je suis le capitaine de la Compagnie noire », a-t-elle déclaré dans un dialecte local passable. Elle s’est tournée vers un seigneur de la guerre au masque surmonté d’une tête de grue. « Tan Thi Kim-Thoa, vous êtes le dernier affilié du Cabinet. » Les Neuf se sont ébroués. « Vous êtes jeune. Vous devez malgré tout savoir qu’aucune vie, aucune souffrance ne prendrait davantage son sens si Maricha Manthara Dhumraksha revenait ici payer pour ses péchés. Je peux moi-même le comprendre. Le passé de ses aînés exaspère toujours la jeunesse… même quand ses épaules ploient encore sous ce fardeau. » Elle a marqué une pause. Sept paires de fesses revêtues de soie se sont trémoussées nerveusement, comblant de leurs doux froissements un silence prolongé. Tous les gens de la Compagnie souriaient, dévoilant leurs crocs. Exactement comme ces magots des rochers qui traînent autour d’Avant-Poste et cherchent à s’intimider les uns les autres. Roupille avait désigné par son nom le membre le plus récent du Cabinet. Les huit autres, vraisemblablement, connaissaient déjà son identité. Ils l’avaient élu la dernière fois qu’un siège de leur conclave s’était retrouvé vacant. Lui, en revanche, devait ignorer la leur… à moins que ses aînés n’aient voulu la lui révéler. Chacun des seigneurs de la guerre ne connaissait que ceux des membres du Cabinet élus après son propre adoubement. En nommant le dernier affilié, Roupille ajoutait une nouvelle menace dans la balance, tout en ne compromettant que l’anonymat de ce seul Inconnu. Puis elle m’a fait signe. « Toubib. » Je me suis avancé. « Je vous présente Toubib, mon prédécesseur et l’ex-dictateur de toutes les Taglias. Toubib… nous avons devant nous Tran Huu Dung et six autres membres du Cabinet des Neuf. » Elle se garda bien de préciser la position de Tran dans le Cabinet. Mais, à l’énoncé de son nom, tous se sont de nouveau trémoussés. Elle a fait signe à Saule. « Voici Saule Cygne, associé de longue date de la Compagnie noire. Cygne, je te présente Tran Huu Nhan et six autres membres du Cabinet des Neuf. Tran est un patronyme courant à Hsien. Le Cabinet compte plusieurs autres Tran, sans aucun lien consanguin. » Après avoir présenté Saule Cygne, Roupille a divulgué un quatrième nom, celui de Tran Huu Nhang. Je continue de me demander comment ils se distinguent entre eux. Peut-être par le poids. Plusieurs des Neuf étaient affligés d’une surcharge pondérale. Lorsqu’elle eut nommé le dernier Tran du Cabinet (en l’occurrence Tran Lan-Anh), son porte-parole, le Premier, l’a interrompue en la priant de leur laisser le temps de débattre entre eux à huis clos. Roupille s’est inclinée sans chercher à le provoquer davantage. Nous savions qu’il s’agissait de Pham Thi Ly de Ghu Phi, un excellent général jouissant d’une très bonne réputation auprès de ses soldats et prônant l’unification de Hsien, mais à qui son âge avancé avait fait perdre tout goût de lutter. D’un discret signe de tête, elle lui a fait comprendre que son identité n’était pas non plus un secret. « Nous ne voyons aucun intérêt à revenir à Hsien après avoir retraversé la plaine », a-t-elle déclaré. Comme si c’était là un secret révéré, que nous aurions toujours tenu sous le boisseau jusque-là. Tout espion infiltré dans nos rangs aurait pu leur rapporter que nous souhaitions uniquement rentrer chez nous. « Tout comme les Nyueng Bao qui ont fui ce monde pour gagner le nôtre, nous ne sommes arrivés chez vous que parce que nous n’avions pas le choix. » Doj aurait sûrement réfuté cette affirmation portant sur l’histoire des Nyueng Bao, si succincte fût-elle. À ses yeux, ses immigrants d’aïeux avaient formé une troupe d’aventuriers semblables aux ancêtres de la Compagnie noire, qui, pour leur part, étaient partis du Khatovar. « Nous sommes forts à présent. Nous sommes prêts à rentrer chez nous. Les ennemis qui nous attendent dans notre monde doivent déjà trembler, atterrés par l’annonce de notre retour. » Je n’y croyais pas une seconde. Volesprit serait ravie de nous revoir. Une bonne prise de bec aurait au moins le mérite de rompre l’ennui de son train-train quotidien. La condition de despote tout-puissant vous ôte toute occasion de vous amuser dans la vie. Mon épouse avait fait la même découverte à l’âge d’or de son règne ténébreux. La trivialité de la gestion finit par vous user. Madame l’avait à ce point exécrée qu’elle s’en était détournée. Et le regrettait à présent. « Ne nous manquent que les connaissances nécessaires à la remise en état de la Porte d’Ombre, afin que notre monde ne soit pas soumis aux milices des Morts impardonnés. » Nos porte-parole ne manquent jamais d’insister sur ce point. Qui reste crucial dans chacune de nos déclarations d’intention. Nous finirions par venir un jour à bout de la patience des Neuf. Ils céderaient, ne serait-ce que pour ne plus en entendre parler. Les risques d’une nouvelle invasion venue d’un autre monde, réels ou imaginaires, entretenaient à l’extrême leur parano. S’ils préféraient se montrer intraitables, ils pouvaient toujours tenter de nous surpasser en obstination, dans l’espoir que nous renoncerions et rentrerions chez nous en abandonnant derrière nous une Porte d’Ombre en voie de désintégration. Ce qui mettrait fin de façon permanente à la menace que nous représentions. Tout le pouvoir du Cabinet réside dans l’anonymat de ses membres. Quand les seigneurs de la guerre se réunissent pour comploter, ils restent entravés par l’éventualité que l’un des leurs appartienne aux Neuf. Le Cabinet rend publiques toutes les intrigues qu’il met à jour, déchaînant ce faisant le courroux de tous les seigneurs de la guerre qui n’étaient pas partie prenante dans la conspiration. C’est sans doute une cote mal taillée, mais ce système, pendant des générations, a contribué à limiter les conflits en rendant la formation de ligues malaisée. Roupille pouvait divulguer les noms des membres du Cabinet. Auquel cas le chaos s’instaurerait avant longtemps. Peu de seigneurs de la guerre aiment à voir leurs ambitions tenues en échec… encore qu’on dût nécessairement imposer des limites à tous les autres mécréants. Les Inconnus n’aiment guère, eux non plus, qu’on les bouscule. Ceux dont l’identité avait été dévoilée furent pris d’une telle fureur que le vieux moine dut s’interposer entre les parties pour les rappeler à l’ordre. En soldat chevronné, j’ai entrepris un rapide inventaire des ressources dont nous disposerions si d’aventure un seigneur de la guerre avait la sottise de déclencher une rixe. Notre atout majeur brillait par son absence. Où donc était passée Shiki ? Où était-elle allée ? Et pour quoi faire ? J’allais devoir m’intéresser plus sérieusement à mon environnement immédiat. Une omission de cette envergure pouvait nous être fatale. Un seigneur masqué a jailli de son trône. Il a poussé un glapissement et s’est giflé le cul. Nous l’avons fixé, bouche bée. Le silence est retombé. L’homme a entrepris de recouvrer sa dignité. Un petit rire vibrant et haut perché a déchiré le silence. Une chose aux ailes de diamant bourdonnantes a fendu l’air, trop vite pour qu’on la distingue nettement. Elle avait quitté la salle avant que quiconque ait pu réagir. « La majeure partie du royaume caché nous suivra quand nous partirons, a laissé tomber Sahra. En si grand nombre, peut-être, que Hsien ne sera plus le Pays des ombres inconnues. » Maître Santaraksita lui a murmuré quelques mots à l’oreille. Ce qui a paru irriter autant les seigneurs que le vieux moine qui arbitrait. Ce dernier semblait particulièrement mécontent d’entendre ces dames proférer sans cesse des sous-entendus menaçants. Mais il se montrait prudent. La Compagnie méditait un nouveau projet. C’était effrayant. Les intrus seraient-ils à bout de patience ? Hsien tout entière nourrit quelques craintes sur le tigre assoupi de l’Aire des Corbeaux. Et nous mettons un point d’honneur à l’y encourager. Quand j’ai de nouveau balayé la salle du regard, j’ai aperçu Shikhandini. Comment… ? Je l’ai scrutée, m’attendant à ce que son attitude ou son expression trahisse quelque diablerie. Rien de tel. Ce gamin restait de marbre, d’une froide impavidité. Sahra a congédié Santaraksita d’un geste. Il a trottiné jusqu’à Roupille et marmotté à son oreille. Roupille a opiné, sans plus. Cette absence de réaction a paru plonger le vieil érudit dans une quasi-panique. La disparition de Shiki et sa réapparition consécutive laissaient plus que jamais entendre qu’il se passait quelque chose. Aux yeux, tout du moins, de l’ex-capitaine. Et l’ex-capitaine n’était informé de rien. Ces dames méditaient donc un de leurs stratagèmes. Raison précisément pour laquelle elles avaient tenu à embarquer Shiki. Celle-ci apportait dans la partie un effroyable arsenal d’armes diverses. Et elles m’avaient affirmé qu’elles tenaient simplement à garder la sorcellerie sous le coude, à portée de main, au cas où un quidam aurait subitement, sur un coup de tête, cherché à se montrer désagréable. Ce qui ne se produit que trop fréquemment lors de nos interventions. La Radisha et le Prahbrindrah Drah regrettent encore leur tendance au double jeu. « Ces affaires me paraissaient bien plus drôles quand j’étais le seul à comploter et à jouer les mystérieux, ai-je déclaré à Cygne. — Auriez-vous l’amabilité de vous retirer un instant, capitaine ? s’est enquis le Premier. Ambassadeur ? Il me semble que nous pourrions parvenir à un consensus. » « Pourquoi s’est-il donné la peine de nous demander de sortir0 m’a demandé Cygne pendant que nous patientions dans l’antichambre. Après ce qui s’est produit. Croit-il réellement que nous ignorons ce qui se passe ici ? » Des choses se mouvaient à la lisière de mon champ de vision. Des ombres filiformes serpentaient sur les murs, jusqu’au moment où j’essayais de les regarder directement. Et là, bien entendu, je ne voyais plus rien. « Il n’en a peut-être pas compris toutes les implications. » Que « quelque chose », par exemple, boirait chacune de ses paroles jusqu’au jour où la Compagnie noire quitterait le Pays des ombres inconnues. Ou que tous ses magouillages avant ce jour resteraient infructueux, avortés. Pur gaspillage d’énergie. « Partons, a ordonné Roupille. Sortons d’ici. Toubib. Cygne. Cessez de jacasser et foutons le camp. — Pour aller où ? me suis-je enquis. — Descendre l’escalier. Rentrer chez nous. Faire avancer les choses. — Mais… » Je ne m’étais pas attendu à ça. Une bonne ruse de la Compagnie noire se solde toujours par des flammes et des bains de sang, la plupart du temps infligés aux autres. Roupille a poussé un grognement. Un son purement bestial. « Je suis le capitaine, oui ou non ? Je n’ai nullement besoin de débattre, d’ergoter ni de demander l’approbation préalable des vieux de la vieille. Remue-toi le cul. » Elle marquait un point. J’avais moi-même insisté plusieurs fois là-dessus, de mon temps. Je devais montrer l’exemple. J’ai mis les voiles. « Bonne chance », a-t-elle dit à Sahra avant de dévaler l’escalier le plus proche. Je lui ai emboîté le pas. Sans doute mieux entraînés par le prédécesseur de Roupille, les autres dégringolaient déjà ces marches archaïques en faisant un raffut d’enfer. Seuls Sahra et maître Santaraksita sont restés sur place, même si Shiki s’est attardée un instant auprès de Sahra comme si elle souhaitait l’étreindre une dernière fois. « Intéressant, a fait remarquer Roupille. C’est une si bonne interprète qu’elle en arriverait à oublier qui elle est réellement. » Elle ne s’adressait pas au capitaine honoraire, bien entendu, mais se parlait à elle-même. Celui-ci n’avait pas besoin d’une explication. Il avait déjà assisté à la scène. Ces dames allaient s’emparer des informations dont nous avions besoin. Santaraksita avait localisé leur emplacement et l’avait balisé, et, maintenant, les nôtres allaient les récupérer. Tobo devait déjà être à pied d’œuvre ailleurs, tandis qu’un de ses amis ectoplasmiques s’était déguisé en Shikhandini. Tout cela signifiait que Roupille s’était mieux préparée au départ que je ne l’avais supposé. On rate bien des choses quand on est alité. Des créatures continuaient de grouiller dans les coins. Un remue-ménage persistant à la périphérie de mon champ de vision. Mais, dès qu’on tournait l’œil, il n’y avait plus rien à voir. Pourtant… Khang Phi avait été conquise. Cette imprenable forteresse de la connaissance était tombée sans même que ses occupants en fussent conscients. La plupart finiraient par le découvrir… pourvu que la vraie Shikhandini menât à bien la mission dévolue à Tobo par Roupille et Sahra. Difficile de s’imaginer à quel point on peut s’essouffler en dévalant des marches. J’y suis parvenu. L’escalier n’en finissait pas de descendre, bien plus long que lorsque je l’avais monté à une allure nettement plus paisible. J’ai commencé à ressentir des crampes. Sahra et Roupille n’arrêtaient pas d’aboyer derrière moi, de me pousser et de me railler comme si elles n’étaient pas presque aussi vieilles. Je me suis longuement demandé ce qui m’avait incité à les accompagner. Je suis trop vieux pour ces conneries. Les annales n’ont nullement besoin de relater chaque petit détail. J’aurais dû procéder façon Qu’un-Œil : « Ils sont allés à Khang Phi et ont récupéré les informations dont nous avions besoin pour réparer les Portes. » Une cloche à la voix profonde a sonné tout là-haut. Tout le monde était trop essoufflé pour fournir une explication, mais personne n’en avait besoin : quelqu’un donnait l’alarme. Par notre faute ? Celle de qui d’autre ? Mais je n’avais aucune peine à imaginer des scénarios où les Neuf se seraient rendus coupables d’avoir essayé de liquider le brain-trust de la Compagnie. Peu importait. Je me suis rappelé que Khang Phi était privée d’armes et que les moines abhorrent la violence. Qu’ils cèdent toujours à la force, avant de la suborner par la raison et la sagesse. Oui, je sais, ça peut prendre un certain temps. Je n’étais pas rassuré. J’ai passé beaucoup trop de temps avec des types dans mon genre. L’air s’est mis à bruire et murmurer, comme par une douce brise d’automne. Le son partait de l’obscurité régnant en contrebas. Il est monté vers nous, nous a croisés et dépassés avant de me laisser le temps de prendre peur. J’ai eu la brève impression de formes noires bidimensionnelles, assortie d’une légère sensation de froid et d’un relent de moisi, puis le temps automnal s’est envolé vers d’autres aventures, tout là-haut dans le ciel. À certains moments, l’escalier contournait la façade extérieure de Khang Phi et des fenêtres se présentaient à nous. Chacune offrait une vue exquise sur une espèce de brume grise. Des silhouettes toujours aussi indistinctes se mouvaient dans cette grisaille. Elles n’avaient nullement besoin de se faire plus nettes pour me faire comprendre que je ne tenais pas à lier connaissance avec des entités qui n’avaient cure de se mouvoir avec trois cents mètres d’air moite sous les pieds. J’ai vu plusieurs fois Shikhandini dériver vers le pied de la falaise ou s’élever dans la brume. Elle m’a repéré en train de l’observer, m’a souri et m’a gentiment fait signe d’une main aux trois doigts effilés. Il ne manque aucun doigt au vrai Tobo. Durant notre descente, en revanche, je n’ai aperçu aucun membre de la communauté de Khang Phi. Tous avaient probablement affaire ailleurs. « C’est encore loin ? » ai-je demandé, hors d’haleine, tout en cherchant à me persuader que j’avais bien fait de perdre un peu de poids pendant ma convalescence. On ne m’a pas répondu. Nul ne tenait à gaspiller son souffle. Beaucoup plus loin que je ne l’avais espéré, en vérité. Le fait se vérifie chaque fois qu’on fuit quelque chose. Une Shikhandini à dix doigts nous attendait avec les chevaux et le reste de l’équipe quand nous avons fait irruption en titubant par un portail inférieur laissé sans surveillance. Tant les bêtes que la troupe étaient prêts au départ. Ne nous restait plus qu’à les enfourcher et à filer. Tobo continuerait de tenir le rôle de Shiki jusqu’à notre retour au bercail. Les Enfants de la Mort n’avaient pas besoin de savoir qui l’interprétait. « Sri Santaraksita a refusé de nous suivre, a-t-il annoncé à sa mère. — Je m’en doutais. Ce n’est pas grave. Il sera bien plus heureux là-bas, maintenant que nous en sommes partis. — Il a trouvé son paradis, a acquiescé Roupille. — Excusez-moi », ai-je hoqueté. Il ne m’avait pas fallu moins de trois tentatives et de l’aimable courte échelle d’un de nos escorteurs pour me mettre en selle. « Mais que venons-nous exactement de faire ? — De commettre un vol, m’a répondu Roupille. Nous nous sommes introduits dans le monastère sous le fallacieux prétexte d’en appeler une nouvelle fois à la bonne volonté du Cabinet des Neuf. Nous les avons tous désarçonnés en citant quelques-uns de leurs véritables noms, tant et si bien que, pendant que nous subtilisions les livres contenant les renseignements dont nous avons besoin pour rentrer chez nous, ils avaient la tête ailleurs. — Ils n’en savent toujours rien, a poursuivi Tobo. Ils continuent de penser à autre chose. Mais ça ne durera pas. Les doppelgänger que j’ai laissés derrière nous ne tarderont pas à s’effriter. Ces choses sont incapables de se concentrer bien longtemps. — Cesse de jacasser, en ce cas, et éperonne ta monture », a fait Roupille. Promis juré. Cette femme a été notre annaliste pendant quinze années d’affilée. Elle devrait mieux comprendre les exigences de l’homme de l’art. La brume, d’une épaisseur surnaturelle, nous environnait et semblait se déplacer avec nous. Sans doute l’œuvre de Tobo. Des silhouettes continuaient de s’y mouvoir, mais sans trop se rapprocher. À moins de regarder en arrière. Khang Phi avait d’ores et déjà disparu. Le monastère pouvait aussi bien se trouver à des milliers de kilomètres ou n’avoir jamais existé. À sa place, je voyais des choses que j’aurais préféré ne pas voir, dont plusieurs des molosses noirs, aussi grands que des poneys, avec de lourdes et hautes épaules pareilles à celles des hyènes. L’espace d’un instant, alors que leurs couleurs et leur définition commençaient de s’estomper, une bête encore plus énorme, nantie d’une tête de léopard, mais de couleur verte, a surgi de la brume au milieu d’eux. Cat Sith. Elle aussi vacillait, oscillant entre rêve et réalité, sorte de caricature d’un mirage de chaleur en train de se dissiper. Ses crocs scintillants furent les derniers à disparaître. Nous-mêmes nous sommes fondus dans le décor avec l’assistance de Tobo. CHAPITRE 16 : LES TERRES GASTES LES ENFANTS DE LA NUIT Narayan Singh relâcha son emprise sur le rumel (ce foulard consacré qui sert aux Étrangleurs à donner la mort). Ses mains n’étaient plus que deux douloureuses serres arthritiques. Ses yeux étaient noyés de larmes. Il était enchanté que les ténèbres les dissimulent à la Fille. « Je n’ai jamais tué d’animal auparavant », chuchota-t-il en s’éloignant de la carcasse du chien qui refroidissait déjà. La Fille de la Nuit ne répondit pas. Elle devait sévèrement se concentrer pour recourir à son talent rudimentaire, qui lui permettait de désorienter les chauves-souris et les hiboux lancés à leur recherche. La traque durait depuis des semaines. Des dizaines d’adeptes avaient été capturés. Les autres s’étaient éparpillés en temps utile. Ils se retrouveraient dès que les chasseurs se désintéresseraient de la chasse. Ce qui ne manquait jamais de se produire bientôt. Mais, cette fois-ci, la sorcière de Taglios semblait bien décidée à alpaguer la Fille de la Nuit et le saint vivant des Félons. La Fille se détendit et soupira. « Je crois qu’ils se sont dirigés vers le sud. » Nul soupçon de triomphe dans ce soupir. « Ce chien devrait être le dernier. » Narayan Singh ne plastronnait pas non plus. Il tendit la main et effleura la fille. Elle ne le repoussa pas. « Ils ne s’étaient encore jamais servis de chiens. » Il était las. Fatigué de courir, fatigué de souffrir. « Que s’est-il passé, Narayan ? Qu’est-ce qui a changé ? Pourquoi ma mère ne me répond-elle pas ? J’ai tout fait comme il fallait. Mais je ne sens plus sa présence. » Peut-être n’est-elle même plus là, songea l’hérétique en Narayan. « Elle en est peut-être incapable. Elle a autant d’ennemis parmi les dieux que parmi les hommes. L’un d’eux aura sans doute… » La main de la fille le bâillonna. Il retint sa respiration. L’ouïe de certains hiboux était assez fine pour percevoir sa respiration sifflante… du moins s’ils réussissaient à prendre la Fille au dépourvu. Elle retira sa main. « Il s’est détourné de nous. Comme faire pour la contacter, Narayan ? — J’aimerais bien le savoir, mon enfant. Si seulement… Je suis épuisé. Je voudrais bien que quelqu’un puisse m’expliquer ce que je dois faire. Quand tu étais petite, j’étais persuadé que tu serais aujourd’hui la reine du monde. Que l’Année des Crânes et le triomphe de Kina seraient d’ores et déjà advenus, et que je jouirais enfin de la récompense d’une foi persévérante. — Ne t’y mets pas, toi aussi. — M’y mettre ? — À flancher. À douter. Je dois trouver en toi mon roc, Narayan. J’ai toujours pu m’appuyer sur le granit de papa Narayan, même quand tout s’effritait entre mes doigts. » Pour une fois, elle ne donnait pas l’impression d’essayer de le manipuler. Ils se tapissaient, en proie au désespoir. La nuit, qui jadis appartenait à Kina, était désormais le royaume de la Protectrice et de ses familiers. Pourtant, ils devaient toujours se déplacer sous le couvert des ténèbres. On les reconnaissait trop aisément de jour : elle à la pâleur de sa peau, lui à ses infirmités. La récompense offerte pour leur capture était élevée et les paysans ne roulent pas sur l’or. Leur fuite les avait poussés vers le sud et les territoires inhabités qui s’accrochent à flanc de montagne, au pied du versant nord des Dandha Presh. Les contrées peuplées étaient désormais bien trop dangereuses. Tout s’y liguait contre eux. Rien ne laissait croire, pourtant, que les déserts leur seraient moins hostiles. Les chasseurs risquaient de les y débusquer plus aisément. « Peut-être devrions-nous nous exiler jusqu’à ce que la Protectrice nous ait oubliés », hasarda Narayan. Elle finirait par se désintéresser d’eux. Ses lubies étaient violentes mais éphémères. La Fille ne répondit pas. Elle scrutait les étoiles, sans doute en quête d’un signe. La proposition de Narayan ne tenait pas debout et tous deux le savaient. Ils avaient été élus par la déesse et devaient accomplir la tâche qu’elle leur avait confiée. Accomplir leur destinée, si rude que fût le chemin. Amener l’avènement de l’Année des Crânes quelles que fussent les souffrances qu’ils devraient eux-mêmes endurer. Le paradis s’étendait derrière le rideau blême de l’affliction. « Regarde, Narayan. Le ciel, au sud. » Le vieux Félon leva les yeux. Il comprit aussitôt de quoi elle parlait. Tout à fait au sud, très bas sur l’horizon, un petit rectangle de ciel ondulait et miroitait. Une constellation inconnue apparut dès que ce chatoiement s’interrompit une trentaine de secondes. « Le Collet, chuchota Narayan. Impossible. — Quoi ? — Cette constellation s’appelle le Collet. Nous ne devrions pas la voir. » Pas depuis ce monde. Narayan ne le savait que parce qu’il avait été prisonnier de la Compagnie noire à l’époque où cette constellation faisait l’objet d’intenses débats. Il existait une sorte de lien entre elle et la plaine scintillante. Sous laquelle Kina était emprisonnée. « Voilà peut-être le signe que nous attendions. » Il était prêt à se raccrocher au moindre fétu de paille. Il redressa sa frêle carcasse, coinça sa béquille sous son aisselle. « Au sud, donc. Nous y voyagerons de jour, Puisque personne ne pourra nous repérer. — Je n’ai plus envie de voyager, Narayan. » Mais elle se leva à son tour. Ils devaient cheminer de jour en jour, de mois en mois et d’année en année, car ils ne pouvaient échapper aux méchants qui cherchaient à les empêcher d’accomplir leur destin qu’en se déplaçant en permanence. Un hibou ulula quelque part au loin. Narayan l’ignora. Il songeait, pour la millième fois peut-être, aux revers de fortune qui les avaient si subitement accablés, après plusieurs années de parfaite sérénité. Toute sa vie s’était déroulée sur ce modèle, un féroce revirement après l’autre. S’il parvenait à se raccrocher aux lambeaux de sa foi, à persévérer, la fortune, tôt ou tard, lui sourirait derechef. N’était-il pas le saint vivant ? Les épreuves et les ordalies qu’il subissait étaient sans doute à la mesure de ce destin. Mais il était si fatigué. Et il souffrait tant. Il n’essayait même pas de se demander pourquoi rien ne trahissait plus la présence de Kina en ce monde. Tentait de concentrer toute sa volonté sur le pénible effort qu’exigeaient de lui les cent prochains mètres. Lorsqu’il en aurait triomphé, il pourrait toujours songer à parcourir les cent suivants. CHAPITRE 17 : LE PAYS DES OMBRES INCONNUES L’AIRE DES CORBEAUX Tobo ne mit que dix jours à apprendre tout ce qu’il devait savoir pour devenir un mécano de Portes d’Ombre accompli. Ces dix jours parurent nettement plus longs à nombre d’entre nous, car le Cabinet des Neuf, faisant fi des vœux dûment exprimés par les Anciens de Khang Phi et les nobles de la Cour de Toutes les Saisons, avaient émis une bulle déclarant que la Compagnie noire était l’ennemie des Enfants de la Mort et incitant tous les seigneurs de la guerre à rassembler leurs forces pour marcher contre nous. Le problème germait lentement : les plus proches seigneurs de la guerre en savaient beaucoup trop long sur nous pour se lancer à l’aventure. Les autres préféraient attendre qu’un tiers ait fait le premier pas. La plupart ne prirent même pas la peine de lever des troupes. Et l’afflux de volontaires, d’argent et de matériel destiné à nous aider ne se ralentit pas une seconde, bien au contraire. C’était assez typique de la situation politique de Hsien. La menace que nous représentions pour les Enfants de la Mort ne faisait que croître. Tobo a achevé les réparations de la Porte d’Ombre de Hsien quatorze jours après notre retour de Khang Phi. En dépit des nuages de guerre qui s’amoncelaient, Roupille ne semblait guère pressée. Sahra lui avait affirmé que nul ne chercherait à nous barrer la route avant des mois… si du moins quelqu’un s’y risquait. Elle prétendait que les seigneurs de la guerre étaient parfaitement incapables de tomber d’accord aussi vite et de réagir si promptement. Inutile de se hâter. La précipitation engendre nécessairement des erreurs. Qui, ensuite, reviennent sans cesse vous hanter. « Quand on abat du bon boulot, on peut s’attendre à le payer par la suite », ai-je expliqué à Suvrin. Le jeune homme de l’Ombre venait tout juste d’être informé du dernier honneur à lui dévolu : il allait devoir traverser la plaine scintillante en éclaireur et réparer la Porte d’Ombre donnant accès à notre monde. Dès que Tobo aurait fini de le mettre au courant. Tobo n’irait pas en personne, car il ne tenait pas à se séparer de ses petits amis. « Comment te débrouilles-tu en écriture ? » lui ai-je demandé. Le coup était bas. Il m’a fixé quelques secondes de ses yeux bruns ronds comme des billes, dans un visage aussi lunaire que basané. « Non. Je ne crois pas. J’aime bien ma vie dans la Compagnie. Mais je n’ai pas l’intention de la passer tout entière avec vous. C’est une sorte d’exercice d’entraînement. Une expérience. Pas question de devenir le chef d’une bande de mercenaires. » Il m’a surpris de plusieurs façons. Jamais encore on ne m’avait dépeint la Compagnie sous ce jour, si nombreux soient ceux qui s’enrôlent dans nos rangs avec la ferme intention de déserter dès que le danger qu’ils fuient sera totalement écarté. Pas plus que je n’avais vu quelqu’un saisir aussi promptement ce que cela signifiait, à longue échéance, de se voir proposer le poste d’apprenti annaliste. Un tel emploi pouvait signifier un premier pas vers la fonction de capitaine. Je le taquinais en grande partie, mais Roupille pensait le plus grand bien de Suvrin. Elle pouvait fort bien ne pas prendre cette suggestion à la rigolade. « Amuse-toi bien de l’autre côté. Et sois prudent. On ne l’est jamais assez quand Volesprit s’en mêle. » J’ai continué de déblatérer à qui mieux mieux. Son visage impavide, son air patient et son regard inexpressif m’ont fait comprendre qu’il était déjà passé par là. J’ai mis un terme à mon boniment. « On te le répétera sûrement cent fois avant ton départ. La Vieille te l’écrira sans doute sur un parchemin que tu devras emporter et relire chaque matin au petit-déjeuner. » Suvrin s’est fendu d’un petit sourire hypocrite. « La Vieille ? — Je tentais juste le coup. J’ai la nette impression que ça ne prendra pas. — Tu peux y compter. » Je ne m’attendais pas à croiser de nouveau son chemin de ce côté-ci de la plaine. J’avais tort. Nous ne nous étions pas séparés depuis deux minutes que je prenais conscience d’un fait : assister aux exercices de la Porte d’Ombre pouvait m’être fort utile. L’idée m’a également effleuré d’aller demander la permission au capitaine. J’ai résisté à la tentation. Madame a décidé que parfaire son éducation ne lui ferait pas de mal non plus. CHAPITRE 18 : LE PAYS DES OMBRES INCONNUES CAP AU SUD Des feux de camp étaient allumés sur les versants lointains. face à Avant-Poste. Ces pestes de magots des rochers avaient émigré. Les nuées de corbeaux s’épaississaient en revanche. « Les mouettes des blessures », les avais-je entendu surnommer je ne sais plus où. Le Cabinet des Neuf avait réussi à lever une armée de branquignols plus vite que ne l’avait cru possible notre ministre des Affaires étrangères, un tantinet abasourdie. « Pas trop tôt, ai-je déclaré à Murgen alors que nous partagions une jarre de brutal récemment déterrée. À Qu’un-Œil ! » On n’arrêtait pas d’en découvrir. Nous faisions de notre mieux pour qu’il ne tombe pas aux mains des troufions, au risque de susciter l’indiscipline. « Ta légitime avait l’air de dire qu’ils ne tenteraient rien avant l’an prochain. Si du moins ils tentaient quelque chose. » L’irruption de forces hostiles n’était pas une très grosse surprise, bien entendu. Pas tant que Tobo était chargé de l’espionnage. « À Qu’un-Œil ! On l’a déjà vue se tromper, capitaine. » Il commençait déjà à bredouiller. Ce garçon ne tient pas l’alcool. « À de rares occasions. — Rares occasions. » Murgen a levé son verre pour porter un toast. « À Qu’un-Œil. » Puis il a secoué la tête. « J’aime cette femme, capitaine. — Hum. » Oh-ho ! J’espérais qu’on n’allait pas s’embrouiller. Mais je pouvais comprendre son problème. Elle prenait de l’âge. Nous avions passé quinze ans en stase sans vieillir d’une minute. Sans doute un petit dédommagement des dieux, désireux de se faire pardonner de nous avoir autant maltraités le reste du temps. Mais Sahra, la mère de son fils, la femme qui comptait plus pour Murgen que sa propre vie, n’avait pas fait partie des Captifs. Et tant mieux pour nous. Car elle s’était consacrée à la délivrance de Murgen. Et avait fini par réussir. Nous libérant par la même occasion, moi, ma femme et la plupart des Captifs. Mais elle avait beaucoup changé et semblait avoir pris bien plus de quinze ans. Et leur fils avait grandi. Quant à Murgen, aujourd’hui encore, soit quatre ans après notre résurrection, il n’avait toujours pas l’air parfaitement réadapté. « Tu peux surmonter ça, lui ai-je dit. Béni soit Qu’un-Œil ! Sors-toi-le de l’esprit. Vis dans l’instant. Ne t’inquiète pas de l’après. Fais comme moi. » En termes d’expérience pure, ma femme avait vécu plusieurs siècles avant ma naissance. « Tu as eu la chance d’être le spectre qui partageait sa vie et chevauchait avec elle, même s’il t’était impossible de la toucher. » Je cohabite, pour ma part, avec les dix mille fantômes du passé de mon épouse, et nous n’avons encore parlé que de très peu d’entre eux. Elle refuse tout bonnement de discuter de l’ancien temps. Murgen a poussé un grognement et marmotté quelques mots à propos de Qu’un-Œil. Il avait du mal à me comprendre, bien que j’articule avec la plus grande précision. « Tu n’as jamais été un très gros buveur, hein, capitaine ? — Non. Mais j’ai toujours été un bon soldat. J’ai toujours fait ce qu’il fallait quand il le fallait. — Pigé. » Nous étions installés dehors, bien entendu, à contempler les étoiles filantes et les constellations de brasiers balisant le campement ennemi. Il semblait y avoir une multitude infinie de ces feux de camp. Bien davantage que ne le suggéraient les chiffres qu’on nous avait rapportés. Un petit génie de seigneur de la guerre jouait les mariolles ! « Ils ne viendront pas, a déclaré Murgen. Ils vont se contenter de rester assis sur leur cul. Tout ça pour le bénéfice des Neuf. De la pure et simple frime ! » J’ai bu un autre coup à la santé de Qu’un-Œil, tout en me demandant si Murgen répétait une allégation de son épouse ou de son fils. J’ai incliné la tête pour donner plus de champ à mon œil gauche. Ma vision de nuit est sujette à caution, même quand je suis sobre. « Je ne pense pas que tu puisses apprécier à sa juste valeur le niveau de terreur qui règne dans ce campement, a-t-il poursuivi. Il ne se passe pas une nuit sans que mon gars n’entreprenne une action pour le faire grimper. Il n’en a encore endommagé aucun, mais ils ne sont pas idiots. Le message est limpide. » Il suffit d’envoyer les molosses noirs traverser leur camp, bouffer dans leurs marmites, voire pisser dedans, et une petite douzaine de créatures de la nuit de moindre envergure arracher leurs piquets de tente, déclencher des incendies, voler leurs bottes et leurs trésors, pour obtenir des résultats assurés d’affecter le moral des troupes. Si habile que vous vous trouviez, jamais les troufions ne croiront aux salades que vous leur servirez pour les rassurer. « Le hic, c’est qu’ils viendront malgré tout, si jamais leur chef décide que guerre il y aura. » Je le savais. Je suis depuis toujours dans la Compagnie. J’ai vu des hommes se battre dans des conditions invraisemblablement adverses. Inversement, bien sûr, j’en ai vu perdre tout courage quand ces conditions semblaient idéales. « À Qu’un-Œil ! Il était pour beaucoup dans la glu qui assurait notre cohésion. — À Qu’un-Œil ! Tu sais que le quatrième bataillon fait marche ce soir ? — Marche ? — Vers la plaine. Ils sont probablement déjà en train de lever le camp. — Suvrin n’a pas pu réparer déjà la Porte. » Murgen a haussé les épaules. « Je ne fais que répéter ce que j’ai entendu. Sahra l’a dit à Tobo. Elle le tenait de Roupille. » Derechef, on n’avait tenu aucun compte de l’annaliste ; ni dans la préparation du plan ni dans la prise de décision. L’annaliste en concevait une très vive irritation. Dans une vie antérieure, il avait acquis une grande expérience de la préparation d’une campagne et de la gestion de vastes groupes de grognards mal embouchés. Il avait encore son mot à dire. Dans un éclair de lucidité, j’ai brusquement compris pour quelle raison on m’avait évincé. À cause de cette créature qui avait tué Qu’un-Œil. Roupille se moquait royalement qu’elle fût châtiée. Elle ne tenait pas à perdre son temps ni à gaspiller de précieuses ressources à cet effet. En particulier le temps d’en débattre avec moi et ceux qui partageaient mon avis. « Je devrais peut-être tenter de venger Qu’un-Œil », ai-je marmonné. Un brusque coq-à-l’âne n’était pas fait pour indisposer Murgen. D’autant qu’il était en train de sonder plus attentivement son cœur. « Qu’est-ce que tu racontes ? m’a-t-il demandé. C’est même impératif. » Il était donc d’accord avec moi. Je me suis rendu compte qu’il connaissait Qu’un-Œil depuis bien plus longtemps que tout le monde, moi excepté. Je continuais de voir en lui une jeune recrue parce qu’il avait été pratiquement le dernier à s’enrôler dans nos rangs du temps que nous servions la Dame, dans un autre monde désormais si lointain et à une époque si éloignée qu’il m’arrivait presque, parfois, d’éprouver de la nostalgie pour le bon vieux temps de cette sale période. « Une dernière à la santé de Qu’un-Œil ! Et j’aimerais assez savoir quand reviendra le bon vieux temps. — Oh, mais il est là, capitaine. Un peu partout. C’est juste qu’il ne pointe pas le bout de son nez. » Je me suis remémoré quelques bons moments. Mais ça n’a pas eu d’autre résultat que de m’inciter à réfléchir sur ce qu’il aurait pu advenir. À Boubou. Et, quand il m’arrive de mélanger alcool fort et réflexions sur ma fille, le temps vire irrémédiablement à l’orage. Plus je vieillis, dirait-on, plus il a tendance à tourner maussade. « As-tu une idée de la stratégie de Roupille ? » ai-je demandé. Elle en avait nécessairement une. Intrigues et micmacs seraient son point fort. Suffisamment, en tout cas, pour lui avoir permis de surpasser en finesse la Radisha et ma belle-sœur. « Pas la moindre. J’en savais beaucoup plus long du temps où je jouais les fantômes. — Tu ne sors plus jamais de ton corps ? — Je suis guéri. Dans ce monde-ci, tout du moins. » Mauvaise limonade, je le crains. Les liens lâches qui retiennent son esprit à son corps ont été pendant des années l’arme la plus puissante dont disposait la Compagnie. Qu’allions-nous devenir si nous n’étions plus capables de voir ce qui se passait là où nous ne nous trouvions pas ? On a vite fait de devenir gâté pourri. Quelque chose a gloussé dans le noir. L’espace d’un instant, j’ai cru qu’on se payait ma tête. Puis une énorme boule de feu a traversé le ciel nocturne au-dessus de la vallée. La créature invisible s’amusait aux dépens des soldats d’en face. « La jarre est vide, ai-je bougonné en me renversant en arrière pour la secouer et me jeter la dernière goutte dans le gosier. Je vais voir si je ne peux pas en faire apparaître une autre là où nous avons trouvé celle-ci. » CHAPITRE 19 : LA PIERRE SCINTILLANTE ESCAPADE EN CATIMINI Doj a légèrement hoché la tête en nous voyant passer devant chez lui, Madame et moi. Une minute plus tard, quand j’ai regardé derrière moi, il arpentait la rue avec plusieurs nervis nyueng bao. Il tenait Bâton de Cendre, son épée. Thai Dei, le beau-frère et garde du corps de Murgen, cheminait devant. Lui aussi était armé. S’il levait le camp, Murgen en faisait forcément autant. Je continuais de regarder prudemment derrière moi. Je devais impérativement agir avant que Roupille ne s’en rendît compte. Avant qu’elle ne donnât des ordres me l’interdisant strictement. Je n’aurais pas enfreint des ordres rigoureux. Sahra et elle étaient descendues dans la vallée. Tran Huu Nhang avait fait une sortie, précédé d’un drapeau blanc. J’avais le pressentiment qu’il allait nous annoncer que le Cabinet des Neuf avait décidé d’accepter les faits. Jamais ils ne l’admettraient, mais leur armée était vaincue avant même d’entrer sur le champ de bataille. Elle s’évaporait. Les troufions étaient peu disposés à souffrir les attentions persistantes des ombres inconnues. Tout cela était fort amusant… à moins d’être l’un des Neuf, bien décidé à asseoir la réputation du Cabinet, ou un corbeau espérant engraisser. Amusant, mais commode. J’étais las d’attendre une occasion propice pour m’éclipser. Mon désir d’en découdre avec le monstre Bowalk ne cessait de croître, mais je le cachais soigneusement. Je souffre ainsi d’un certain nombre d’obsessions que je me garde bien de laisser transparaître. Officiellement, le onzième bataillon devait relever la garde de la Porte d’Ombre. En réalité, il prendrait à la tombée de la nuit le chemin de la forteresse dressée au cœur de la plaine. Ma propre équipe, se déplaçant assez rapidement pour ôter à Roupille tout espoir de nous couper la route, l’aurait atteinte bien avant. Tobo couvrirait nos arrières. J’ai fait un signe dont j’espérais qu’on l’apercevrait et passé outre. Nous devions absolument accélérer le pas. Roupille est une petite sorcière pleine de ressources. S’il existait un moyen de contrecarrer mes projets, elle avait déjà dû le découvrir. À ce qu’il semblait, elle se retrouvait isolée dans l’affaire Bowalk. Mort, Qu’un-Œil avait davantage d’amis que de son vivant. Tobo se trouvait à la Porte d’Ombre. Alors qu’il était censé tenir sa mère et le capitaine à l’œil. « Tout va bien pour elles, m’a-t-il annoncé avant même que je l’aie questionné. Cette rencontre n’était qu’un trompe-l’œil organisé par les Neuf pour sauver la face. Ils se sont aperçus qu’ils avaient réagi stupidement. On aura droit à un tas de cérémonies, mais ils n’admettront jamais rien, pas même qu’ils ont amassé une armée ici dans le seul dessein de nous nuire ; et, avant d’en avoir terminé, ils remettront à maman une bulle autorisant la Compagnie à déterrer et utiliser tous les secrets des Portes d’Ombre. » Il a souri. Un gamin tout excité. « Je crois qu’ils n’ont pas assez dormi. — Et que fais-tu ici ? — Des parents à moi doivent traverser. Pas vrai ? » Effectivement. J’étais sur les nerfs. « Avancez, tout le monde. » En comptant les Nyueng Bao, les vieux de la vieille, mon épouse et je ne sais qui d’autre encore, une quarantaine de personnes tout au plus se joindraient à ma traque. Pendant quelque temps. Si jamais elle s’éternisait, je risquais d’échouer à maintenir la cohésion de ma petite troupe. « Bivouaquez au premier cercle, m’a conseillé Tobo. Même si vous avez l’impression de pouvoir progresser beaucoup plus la nuit tombée. C’est important, a-t-il ajouté pour Madame. Le premier cercle. Veillez-y. Que je puisse vous rattraper en partant. — Eh, Toubib ! m’a hélé Saule Cygne. Si tu te tiens juste à cet endroit en regardant du coin de l’œil, tu pourras apercevoir la Nef. En plein jour. » Cygne se trouvait déjà de l’autre côté de la Porte d’Ombre de Hsien. Sa voix me parvenait comme distante, étouffée. Je lui ai décoché mon plus beau regard noir. « N’oublie pas la discipline de la plaine. » Shivetya a beau être notre allié et l’âme même de la plaine, il ne peut en circonvenir tous les périls. Les Morts impardonnés sont toujours aussi assoiffés de meurtre. Seuls les cercles et les routes sont sûrs. Il fallait éviter avec le plus grand soin de crever les barrières protectrices. Sans doute leurs sortilèges essentiels se chargeraient-ils de les réparer, mais vous ne seriez plus là pour en profiter, car il ne resterait plus de vous qu’une carcasse racornie, qui aurait mis un bon moment à mourir dans d’atroces hurlements. » L’activité des ombres semblait s’être réduite récemment. Shivetya avait peut-être trouvé un moyen de les contrôler. Voire de les détruire. Elles n’étaient qu’un ajout tardif. Il n’en avait pas besoin et s’en serait volontiers débarrassé. Une telle fin serait un réel bonheur, aussi ineffable pour ces tristes mais mortelles créatures que pour nous autres. Elles pourraient enfin s’abandonner à l’emprise de la mort. Soulagement que Shivetya comprenait parfaitement. Il y aspirait lui-même. J’ai entrepris de haranguer mes gens. « Commencez à vous remuer le cul et à faire passer ce matériel ! Où sont les mules ? Il me semblait les avoir envoyées ici la semaine dernière. » Quand un tas de gens y consentent, on peut déplacer de grandes quantités de matériel sans attirer l’attention. J’avais commencé à œuvrer dans ce sens dès que j’avais eu la certitude que Roupille ne poursuivrait pas le même dessein. « Calme-toi », m’a conseillé Tobo. Et j’ai obtempéré. Abasourdi. Stupéfait d’entendre un gamin adresser ces paroles à un vétéran. Et il avait raison. « Viens ici. Toi aussi, Madame. » Il s’est légèrement écarté de la route pour gagner une caisse de bois grossier posée en équilibre précaire sur un rocher acéré. « Ce rocher existe aussi de notre côté, lui ai-je expliqué. Ton père disposait d’un bunker à l’endroit même où pousse ce buisson. Qu’est-ce que tu as là-dedans ? » La caisse contenait quatre cylindres de verre noir, longs d’une trentaine de centimètres et d’un diamètre de quatre, équipés à chaque extrémité d’une poignée métallique. « Ce sont des clés. Comme la Lance de la Passion. De celles qui permettent d’entrer dans la plaine et d’en sortir. J’en ai fabriqué de nouvelles. Ce n’est pas trop compliqué quand on détient les spécifications techniques. Lame en a une et Suvrin deux. Une troisième est en place dans cette Porte. Nous l’emporterons en partant. Les commandants des deux bataillons qui ont déjà franchi la Porte en possèdent chacun une aussi. Tu en prendras deux. Juste au cas où. » Il m’a tendu un des cylindres et l’autre à Madame. Le mien donnait l’impression d’être plus lourd que n’aurait dû l’être un objet de cette taille. La poignée était en argent. « Il suffit de la laisser tomber dans le trou de la plaine, n’est-ce pas ? ai-je demandé. — Exactement. Tu te souviens de tes cours sur les réparations ?» Il s’était tourné vers Madame. J’avais assisté à ces cours, mais mon épouse avait bien mieux que moi saisi le processus. Si l’on avait dû compter sur moi pour procéder à une opération de sorcellerie, fût-elle même vaguement entachée de magie, il nous aurait fallu affronter une crise majeure. Un flot continu d’hommes et de mules s’engouffrait par la Porte d’Ombre. Tous étaient contrôlés par un sergent qui avait dû faire ses classes au quartier général de Roupille. Il tenait absolument à comptabiliser chaque homme, chaque bête, chaque lance-boules de feu et le moindre article un tant soit peu important d’équipement ou d’arsenal. Les Nyueng Bao, qui n’appartiennent pas vraiment la Compagnie, le traitaient assez grossièrement. Je me suis dirigé vers lui et je l’ai rudoyé à mon tour. « Vous bâclez le boulot, sergent. Tirez-vous. Ou je demande à Tobo de lâcher un de ses molosses noirs à vos trousses. » La meute n’était pas loin. Nul ne les voyait, bien entendu, mais ils faisaient un foutu vacarme dès qu’ils se chamaillaient entre eux. Ce qui ne cesse jamais. Ma menace a produit l’effet désiré. Le dresseur d’inventaire s’est éclipsé si vite qu’on a presque entendu un whoush ! Il allait certainement porter plainte par la voie hiérarchique. Mais ses doléances occuperaient la toute dernière ligne de la longue liste de mes méfaits. Tobo m’a remplacé. L’essentiel de mon équipe était désormais passé. Le gamin s’est incliné devant son père en lui témoignant une courtoisie de pure forme. Tous deux avaient le même problème. Aucun ne savait vraiment comment s’y prendre pour combler l’abîme qui s’était creusé entre eux pendant toutes ces années où Murgen était resté enterré, tandis que Tobo grandissait. « Tu devrais activer maintenant, m’a annoncé le garçon d’une voix assez forte pour que son père l’entende. Maman vient tout juste d’avoir vent de tes projets. Elle se taira pour l’amour de Gota. Provisoirement. Mais, quand elle apprendra que papa est dans le coup, elle va péter un câble et ira tout rapporter au capitaine. » J’ai jeté un regard torve à Murgen. On n’a pas dit à sa légitime qu’on sortait avec les copains, hein ? Mais comment diable Tobo savait-il que sa mère avait tout découvert récemment ? Le gamin a claqué des doigts, puis exécuté une succession de gestes et prononcé quelques paroles abstruses, apparemment adressées à l’espace désert. Deux ombres ont descendu la pente avec vélocité en se laissant glisser depuis le sud-ouest. Elles fonçaient droit sur nous. Je ne voyais strictement rien à leur jeter. Puis, brusquement, des ailes battantes ont aveuglé mon visage, tandis qu’un poids pesait sur mes épaules et que des serres de dragon semblaient sur le point d’arracher la chair de mes clavicules. Des corbeaux. « Ils leur ressemblent seulement, a précisé Tobo. N’oublie jamais que ce ne sont pas des corbeaux. » J’ai frissonné. Toute mon existence, décennie après décennie, j’avais vécu cerné par ces saletés, mais leur fréquentation n’avait pas rendu leur contact moins horripilant. « Ils ont consenti à adopter cette forme à ma demande, a poursuivi Tobo. Ils seront tes yeux et tes oreilles quand tu devras agir hors de ma présence. Ils n’auront pas la portée stratégique à laquelle vous étiez habitués, papa et toi, mais ils peuvent couvrir rapidement plusieurs centaines de kilomètres et t’accorderont un grand avantage tactique. En plus d’effectuer des reconnaissances, ils peuvent transporter des messages. Efforce-toi de les moduler soigneusement, distinctement, sans aucune ambiguïté et les plus concis possible. Et adresse-les à qui de droit, de façon absolument limpide. Donne des noms précis et assure-toi qu’ils savent bien à qui ces noms correspondent. » J’ai tourné la tête de droite et de gauche, et entraperçu quelques visions fugaces du coin de l’œil. La proximité de ces becs cruels était déconcertante. Les yeux sont le premier organe qu’attaquent les « mouettes des blessures » sur le champ de bataille. Un des oiseaux était noir et l’autre blanc. Ils étaient plus grands que l’espèce locale de corbeaux. Et le blanc n’avait pas impeccablement adopté la silhouette d’un corbeau. Il donnait l’impression qu’un de ses géniteurs avait été un pigeon effarouché plutôt qu’un corbeau. « Si jamais je ne parviens pas à te rattraper et que tu as besoin de me contacter, ils me retrouveront aisément. » Je devais afficher une mine lugubre. « Et moi qui croyais qu’ils iraient si bien avec ton costume, a poursuivi Tobo. Maman m’a raconté que des corbeaux se perchaient toujours sur tes épaules quand tu interprétais Ôte-la-Vie, voilà bien des années. » J’ai soupiré. « Il s’agissait de vrais corbeaux. Et ils appartenaient à Volesprit. Nous nous entendions peu ou prou, à l’époque. L’ennemi de mon ennemi… Ce genre de truc. — Tu as bien emporté l’armure d’Ôte-la-Vie, n’est-ce pas ? Et le javelot de Qu’un-Œil ? Tu te doutes bien que tu ne pourras pas retourner en arrière pour aller chercher ce que tu auras oublié. — Oui, oui. Je les ai. » Le costume d’Ôte-la-Vie était une tenue différente de celle que je portais quelques décennies plus tôt. Cette armure-là s’était égarée durant les guerres de Kiaulune menées par Sahra et Roupille. Elle devait probablement figurer à présent dans le cabinet des trophées de Volesprit. Celle-ci, si elle servait surtout les apparences, provenait malgré tout des meilleures armureries de Hsien et son cachet local était flagrant. Sa surface chitineuse laquée de noir était incrustée de symboles d’or et d’argent associés par Hsien à la sorcellerie, au mal et aux ténèbres. Certains représentaient de puissants personnages ésotériques jadis alliés aux Maîtres d’Ombres. D’autres remontaient à une époque où le culte de Kina, aujourd’hui éteint en Hsien, dépêchait sur les autres mondes des compagnies de Félons chargées de mener une croisade. Tous étaient terrifiants, du moins dans le monde où ils avaient été conçus. L’armure d’Endeuilleur de Madame, également reconstituée, était plus hideuse encore. Les détails extérieurs en étaient plus flous et notablement plus effrayants, car elle avait insisté pour participer à sa conception et à sa fabrication. L’intérieur de sa tête est rempli d’araignées. Elle n’a pas eu droit comme moi à deux « mouettes des blessures », mais à plusieurs petites boîtes de teck ouvragées et à une mince liasse de ces étranges feuilles de papier de riz à qui va la prédilection des moines de Khang Phi. « Tu dois partir. Je veillerai à ce qu’on ne t’envoie pas un messager pour te rappeler. » J’ai poussé un grognement. J’étais le tout dernier à franchir la Porte d’Ombre de Hsien, à la seule exception de l’oncle Doj, qui avait fait halte pour marmonner quelques mots à Tobo. Madame m’a serré la main très fort quand je l’ai retrouvée du côté périlleux. « On s’en est tirés, chéri. Encore une fois. » Elle avait l’air tout excitée. « Encore une fois. » Je ne me rappelais pas avoir connu une telle excitation lors d’un départ. « Tu veux brandir l’étendard tout de suite ? m’a demandé Murgen. — Pas avant d’être entré réellement dans la plaine. Nous sommes des renégats ici. Évitons de faire passer Roupille pour plus petite qu’elle n’est déjà. » Sur ce, une idée m’est venue. À condition de trouver les matériaux nécessaires… nous pourrions peut-être brandir le vieil étendard de la Compagnie. Nous avions jadis adopté l’emblème de Volesprit : la tête de mort soufflant le feu. « Parfait, m’a lancé Doj en franchissant la Porte. Une bribe de sagesse. Vraiment parfait. » J’ai entrepris de gravir la pente donnant accès à la plaine, quelque peu atterré à l’idée de rester le dernier membre vivant de la Compagnie se souvenant encore de sa bannière d’origine. Celle-ci, à l’époque, n’était guère plus joviale qu’aujourd’hui, mais nettement plus animée : neuf pendus vêtus de noir et six dagues d’or sur champ de gueules, écartelés respectivement dans l’angle senestre du chef et l’angle dextre de la Champagne, tandis que l’angle dextre du chef portait un crâne défoncé et l’angle senestre de la Champagne un oiseau perché sur une tête coupée. Un corbeau, sans doute. Ou un aigle. Rien dans les annales ne laissait entendre quand ni pourquoi nous avions adopté cette bannière. CHAPITRE 20 : LA PIERRE SCINTILLANTE ROUTES MYSTIQUES « Les étoiles sont différentes cette nuit, a laissé tomber Saule Cygne, qui regardait le ciel, allongé sur le dos. — Tout est différent, a répliqué Murgen. Tâche donc de me trouver Petit Garçon ou l’Œil du Dragon. » Il n’y avait pas de lune. Il y en a toujours une au Pays des ombres inconnues. Le ciel de la plaine est… changeant. Il peut très bien ne pas arborer une même constellation deux nuits d’affilée. Le temps est d’ordinaire assez doux. Froid, bien sûr. Mais rarement pluvieux ni plus rigoureux. Du moins si je me fie à mon expérience. Pourtant ce n’étaient ni la pluie ni la neige qui m’inquiétaient. Mais bien plutôt le temps des ombres. Les seize Portes d’Ombre sont disposées à intervalle régulier sur le périmètre de la plaine. Une route de pierre d’une couleur différente s’éloigne de chacune vers le centre et la forteresse sans nom, formant comme les rayons d’une roue de chariot. Je n’en connais que deux. Dont une d’une teinte plus sombre et l’autre légèrement plus claire que la plaine environnante. Le long des rayons, tous les dix kilomètres, on trouve de larges cercles fabriqués dans un matériau d’une couleur assortie. Ces cercles nous servaient de bivouac, même si tel n’était sans doute pas leur destination d’origine. La plaine a changé au fil du temps. L’homme est incapable de rien laisser en paix. Les routes, jadis, n’étaient que des voies mystiques tracées entre les mondes. Elles sont désormais le seul abri sûr au coucher du soleil. À la nuit tombée, les ombres tueuses sortent de leurs cachettes. Pendant que nous ingurgitions notre souper rustique, la lumière ténue émise par les braises de nos feux de camp révélait des dizaines de taches noires glissant avec onctuosité sur le dôme protecteur de notre cercle. « Les Limaces du Trépas, a fait Murgen entre deux bouchées de pain, tout en désignant la plus proche. Bien plus approprié que les milices des Morts impardonnés. — Ce garçon a subitement le sens de l’humour, a déclaré Clétus. Ça m’inquiète. — Craignez, messieurs, s’est exclamé son frère Loftus. Tremblez. La fin des temps arrive. — Tu essaies de nous dire que ce sont les mauvaises plaisanteries qui déclencheront l’avènement de l’Année des Crânes ? — En ce cas, nous devrions tous être morts depuis vingt ans, ai-je fait observer. Et la seule chose que vous verriez serait l’horrible gueule de Kina. — À propos d’horreur… » s’est exclamée Madame. Nous avions installé nos quelques mètres carrés de territoire à l’orée du cercle, là où la route s’en éloigne vers le cœur de la plaine. J’avais placé la clé que m’avait confiée Tobo dans l’orifice ménagé dans la pierre, au croisement de la route et du cercle. La clé scellait hermétiquement la route. Elle interdirait aux ombres qui franchiraient ailleurs les barrières protectrices de nous nuire. « La Nef », a soufflé Murgen. Les trois entités qui se dressaient derrière la barrière étaient parfaitement discernables. C’étaient des bipèdes, mais leur tête, chacune différente, était un arlequin de laideurs variées dont d’autres annalistes avaient espéré qu’il ne s’agissait que de masques. J’en comprenais à présent pleinement la raison… Cela dit, à les observer, je ressentais une nette impression de déjà-vu. Peut-être les avais-je croisées dans un rêve. J’avais dû en faire un certain nombre du temps de ma Captivité « Tu connais ces gars, Murgen ! ai-je lancé. Essaie de leur parler. — Ouais. Et ensuite de voler jusqu’au soleil ! » Nul n’avait encore réussi à communiquer avec la Nef, alors que ça crevait les yeux : ces trois créatures cherchaient désespérément à s’exprimer. Nous étions si étrangers les uns aux autres que toute communication nous semblait interdite. « Nous devons jouir d’une plus grande emprise sur la réalité. Nous les voyons alors que nous sommes éveillés. Car nous sommes bien éveillés, n’est-ce pas ? » Par le passé, la Nef n’était jamais apparue que dans les rêves. C’est seulement très récemment, au cours des dernières années, que les sentinelles postées près des Portes d’Ombre avaient signalé son apparition, tout comme, un peu partout, les troufions déclaraient avoir discerné certains petits amis de Tobo. Murgen s’est prudemment dirigé vers les trois entités. J’observais la scène, non sans tenir en même temps mes corbeaux à l’œil. Jusqu’à la tombée de la nuit, ils avaient paru somnoler, indifférents au reste du monde. À l’irruption des ombres sur la barrière, ils étaient subitement devenus très fébriles, voire belliqueux. Ils sifflaient, toussaient, émettaient tout un éventail de sons bien peu typiques des corvidés. Une manière de communication semblait s’être établie entre eux, puisque les ombres répondaient… mais pas comme l’auraient souhaité les corbeaux, manifestement. Les ombres inconnues de Hsien et les milices des Morts impardonnés ont une origine commune. « Je crois comprendre ce qu’ils essaient de me dire ! s’est émerveillé Murgen. — Quoi ? » Mon épouse observait très attentivement la Nef, n’ai-je pas manqué de constater. Se pouvait-il qu’elle les comprit elle aussi ? Mais elle n’avait jamais rencontré les Rêveurs auparavant. À moins qu’elle n’en eût été une elle-même, en quelque sorte, du temps de notre Captivité. Non. Il devait s’agir de ces trois-là. Ils nous étudiaient depuis assez longtemps pour avoir compris comment se faire entendre de nous. Peut-être. « Ils souhaitent que nous poursuivions notre chemin vers le cœur de la plaine, a déclaré Murgen. Ils nous conseillent d’emprunter l’autre route. — À mon avis, en me fondant sur ce que disent les annales, ils s’efforcent de nous imposer une autre orientation que celle que nous avons choisie, et cela depuis la première fois où quelqu’un a rêvé d’eux. Mais ils n’arrivent tout bonnement pas à se faire comprendre. — Il fallait que ça tombe sur moi, a grommelé Murgen. Mais tu as raison. Ce que je discerne mal, en revanche, c’est s’ils essaient de nous épargner des ennuis ou s’ils poussent leurs propres pions. Ça m’a l’air de fonctionner dans les deux sens. » Un infime chuintement a échappé à mon corbeau noir. Une mise en garde. L’oncle Doj a brusquement surgi derrière Murgen, à deux pas de lui, armé de pied en cap. Il a fixé la Nef pendant une bonne minute puis entrepris de longer le cercle vers la droite en décrivant un peu moins d’un quart de tour. Il a piétiné un bon moment sur place avant de s’accroupir, dressé sur ses orteils. Là-dessus, Madame l’a rejoint. Elle a inspecté à son tour le site selon diverses perspectives. « On distingue un fantôme de route, Toubib. » Elle est revenue vers nous et a sorti la clé que Tobo lui avait remise. Je suis retourné sur place avec elle. Un orifice destiné à la clé s’était formé dans le sol de pierre pendant que tout le monde avait les yeux tournés. Il n’était pas là l’instant d’avant. J’avais parcouru tout le périmètre du cercle Pour l’inspecter avant que nous n’établissions notre campement. « Le gamin m’a demandé de ne pas te laisser perdre du temps pour essayer d’en gagner, a laissé tomber Doj. Peut-être justement pour cette raison. — Murgen. Es-tu informé de la présence dans la plaine de raccourcis et de routes transversales ? — Il devrait en exister, en effet. Roupille les a vus. » Il me semblait moi aussi en garder un vague souvenir remontant à ma première traversée, maintenant que j’y repensais. Madame désirait planter sa clé. Je l’ai retenue. « Très bien, ai-je fait. Si tu le sens. Doj ? Qu’en penses-tu ? On ne risque rien ? » Il était, de nous tous, celui qui s’approchait le plus d’un authentique sorcier. « Ça ne me paraît pas trop malsain. » Pas franchement la plus rassurante des assertions. Mais elle me suffirait. Madame a enfoncé la clé. Au bout de quelques instants, la route est devenue plus tangible ; elle a d’abord donné l’impression d’un ruban luisant et mordoré qui disparaissait à demi quand on cherchait à le fixer. Mes ornements d’épaule n’étaient pas contents. Ils sifflaient, crachaient, puis ont battu en retraite à l’autre bout du cercle, où ils se sont pris de querelle avec une large tache noire qui suintait à la surface de notre barrière protectrice. « Je crois qu’ils veulent entrer dans le cercle, capitaine, a dit Murgen. J’ai l’impression qu’ils souhaitent le traverser. — Ah ouais ? » La route auxiliaire était désormais nettement plus visible que la voie principale. « Nous pourrions crapahuter jusqu’au premier cercle, juste derrière la Porte d’Ombre du Khatovar. » Je suis allé rassembler mon barda. « Pas avant le lever du jour ! s’est récrié Doj. Tobo t’a expliqué que nous devions passer la nuit ici. » J’ai regardé autour de moi. Si je devais absolument entraîner quelqu’un derrière moi cette nuit, ce ne pourrait être qu’en me rendant extrêmement impopulaire. Le Khatovar était là depuis une éternité. Il y serait toujours après le lever du soleil. L’intérêt que je portais à Lisa Deale Bowalk était encore plus ancien que celui que je portais à ce monde, et remontait à une ville nommée Génépi, juste avant qu’elle ne fit la connaissance d’un Asservi connu sous le nom de transformeur. Ajourner la justice de quelques heures n’allait certainement pas ébranler les piliers de l’univers. J’ai laissé tomber mon paquetage en soupirant puis haussé les épaules. « Après le petit-déjeuner, alors. — Laissons-les entrer, a déclaré Madame. — La Nef ? Tu plaisantes ? — Doj et moi pourrons nous en charger. » Intéressante confidence. Mais déplacée. Elle ne savait rien de la Nef. À moins de l’avoir croisée dans ses rêves. J’ai éloigné mes gens des dangers potentiels et ouvert un chemin dans la foule. « Tout le monde est prêt ? Tire sur la clé, en ce cas, Murgen. » J’étais curieux de voir si la plaine le laisserait faire. Doj a cinglé l’air de Bâton de Cendre, dénudant huit pouces de lame d’acier. La clé est sortie de son encoche. Murgen a sauté en arrière. La Nef a bondi à l’intérieur du cercle. Et traversé illico vers la route auxiliaire. Les Rêveurs ont déguerpi sans jeter un seul regard en arrière. « Assurément très étrange », a déclaré Saule Cygne. Les Rêveurs étaient sans doute pressés, mais personne ne disparaît aussi rapidement. Pas plus qu’on ne devient translucide, normalement, à mesure qu’on diminue de taille en s’éloignant. « Ils sont retournés au pays des rêves. — Crois-tu que je les y retrouverais si j’empruntais cette route ?» ai-je demandé. La route elle-même commençait à s’estomper. Nul ne m’a contredit. « Tobo a ordonné de ne pas bouger », a répété Doj. Milieu de la nuit. Quelque chose m’a réveillé. Comme un léger séisme. Les étoiles dansaient au firmament. Elles se sont apaisées après une dernière secousse. Mais ce n’étaient plus celles que j’avais vues en me couchant. Le ciel était différent. « Par là ! » insistait Doj. Le jour s’était levé, nous aussi, et l’oncle Doj tenait absolument à ce qu’on reprenne la route par laquelle on était venus. « La forteresse est de l’autre côté. — Nous nous fichons de la forteresse, a déclaré Madame. Nous voulons aller au Khatovar. — Qui ne se trouve pas derrière nous… pas vrai ? » Tobo ne nous avait toujours pas rejoints. Ça ne me plaisait guère. « Tu pourrais aller jeter un œil, Toubib, a suggéré Saule Cygne. Ça ne te prendrait pas si longtemps. » J’étais fatigué d’ergoter, surtout devant une foule. Je ne tenais pas à ce qu’on remette davantage en cause mon autorité. Nous souffrons tous de mauvaise conscience. Moi plus que tout autre puisque, plus que tout autre, j’ai cru à la mystique de la Compagnie. « Je vais suivre le conseil de Cygne. » J’ai désigné untel et untel, choisissant mes compagnons. « Suivez-moi, vous autres. En selle ! Partons. » Et nous avons donc emprunté le chemin muletier. « Je n’arrive pas à y croire. » Pas moyen. Impossible. Mes yeux devaient me berner. Allongé à l’orée de la plaine scintillante, je découvrais un nouveau paysage dont la topographie évoquait tant celle de Kiaulune que celle de l’Aire des Corbeaux. Mais ici aucune effervescence ni signes de la reconstruction de Kiaulune. Ni citadelle de Belvédère en ruine, naguère dotée de hautes tours d’où Ombrelongue pouvait contempler la plaine scintillante et repérer ceux qui venaient le menacer. Ni non plus ville de garnison aux murs blanchis à la chaux, avec, sur les pentes en contrebas, les alignements nets de champs cultivés. Cette contrée-là était sauvage. Et bien plus humide que les deux autres. Broussaille et arbres rabougris s’avançaient jusqu’à quelques pas de la Porte d’Ombre endommagée. Les quelques bâtisses qui l’entouraient, elles aussi en ruine, demeuraient les seules traces d’une présence humaine. « Reste plaqué au sol », m’a conseillé Doj quand j’ai entrepris de me redresser ; ma silhouette se serait alors découpée sur fond de ciel. J’étais mieux avisé. Les gens les mieux avisés se font souvent décalquer la seule fois où ils oublient leurs principes ou font preuve d’inattention. C’est bien pourquoi nous nous efforçons de les marteler sans relâche. « Cette brousse ne signifie pas que des yeux ne nous observent pas. — Tu as raison. J’allais faire une connerie. Quelqu’un pourrait-il me dire l’âge de ce buisson, là-bas ? Quinze ou vingt ans au bas mot, à mon avis. Et plus près de vingt que de quinze… — Quelle importance ? s’est enquis Murgen. — Le forvalaka a franchi cette Porte d’Ombre voilà dix-neuf ans environ. Bowalk s’en est sortie. Volesprit était trop occupée à nous enterrer pour la traquer, mais des ombres l’ont suivie… — Oh ! D’accord. Elle n’est pas entrée seule dans ce monde. — C’est bien ce que je crois. Des ombres ont marché sur ses brisées et massacré tout ce qu’on peut voir d’ici. » Murgen a grogné. Madame et Doj ont hoché la tête. Ils partageaient mon opinion. Le Khatovar. Ma destination depuis des décennies. Mon idée fixe. Anéanti parce que nous n’avions pas eu la présence d’esprit de trancher la gorge d’une jeune femme dans une ville lointaine à une époque éloignée. Ma propre tendance à la compassion m’obligeait désormais à jouer le premier rôle – et un rôle bien ingrat – sur la scène du théâtre de mon désespoir. N’empêche que nous n’y avons pas attaché une grande importance sur le moment, tant nous étions occupés à déguerpir pendant que nous avions encore le cul chevillé au tronc. CHAPITRE 21 : TAGLIOS LE GRAND GÉNÉRAL Mogaba se rejeta en arrière, tout sourire. « Je ne peux pas m’empêcher de souhaiter à Narayan Singh une chance persistante. » Détendu et heureux, il trouvait la vie belle. La Protectrice était dans ses provinces, où elle assouvissait sa passion pour les persécutions religieuses. Si bien qu’elle ne hantait pas le palais ni ne pourrissait la vie de ceux qui tenaient présentement les rênes du pouvoir, chevauchaient le tigre et s’efforçaient d’abattre le labeur trivial de la gouvernance d’un pays. Son allusion au saint vivant des Félons fit tiquer Aridatha Singh. Réaction infime, certes, mais bien réelle. Et unique en son genre. Les autres Singh n’avaient pas réagi à l’énoncé de ce patronyme, sinon peut-être par un juron convenu. Le tressaillement d’Aridatha exigeait une enquête plus approfondie. « Des problèmes en ville ? s’enquit Mogaba. — Tout est calme, répondit Aridatha. La Protectrice, dans la mesure où elle s’est absentée, n’impose plus d’exigences grotesques, de sorte que ça se tasse. Les gens sont bien trop occupés à gagner leur croûte pour faire des bêtises. » Bhopal était nettement moins jovial. Les Gris sortaient tous les jours dans les rues et les venelles. « On trouve de plus en plus de graffitis. “L’eau dort” est celui qui revient le plus fréquemment. — Et ? s’enquit Mogaba d’une voix douce mais vibrante, les yeux plissés. — Tous les autres défis habituels sont là. “Tous leurs jours sont comptés”… “Rajadharma”. — Et ? » Mogaba donnait l’impression d’avoir changé de personnalité à la façon de Volesprit. Peut-être singeait-il son style. « Celle-là aussi : “Mon frère impardonnable.” » Encore cette stupide allégation. L’accusation ne cessait de perturber le sommeil de cette part de lui-même qui avait trahi la Compagnie noire pour assouvir ses ambitions personnelles. Nul bien n’était sorti de cette trahison. Sa vie tout entière y était désormais enchaînée. Son châtiment lui imposait de servir un scélérat après l’autre, toujours voué au mal, comme une débauchée passe d’un homme à l’autre lors d’une lente dégringolade. « Un de mes officiers m’en a rapporté un nouveau hier, déclara Aridatha Singh, avide d’aborder un autre sujet de conversation que Narayan Singh et ses Félons. “Thi Kim arrive.” — Thi Kim ? C’est quoi ? Ou qui ? — Ça sonne nyueng bao, fit remarquer Bhopal. — Nous n’en voyons plus guère ces temps-ci. — Depuis qu’on a enlevé la Radisha devant le palais… » Bhopal s’interrompit. Mogaba s’était de nouveau renfrogné, bien que cet échec incombât aux Gris plutôt qu’à l’armée. Lui-même, à l’époque, sillonnait les Territoires. « Tous les anciens slogans, donc. Mais la Compagnie tout entière a fui ce monde par la Porte d’Ombre. Et sans doute péri de l’autre côté, puisqu’elle n’en est jamais revenue. » Ghopal ne savait pratiquement rien du monde qui s’étendait au-delà de ses étroites et sordides venelles. « Certains sont peut-être rentrés à notre insu. — Non. Certainement pas. Nous l’aurions appris. La Protectrice avait posté là-bas, depuis leur départ, des gens chargés de moissonner les ombres. » Des gens qu’elle avait enrôlés à son service en leur faisant de cruelles et fallacieuses promesses ; dont celles de leur enseigner ses tours et d’en faire les généraux de son grand dessein jamais divulgué. Aucun de ses collaborateurs ne survivait bien longtemps. Les ombres étaient intelligentes et opiniâtres. Beaucoup parmi elles trouvaient le moyen d’échapper aux novices, assez longtemps pour anéantir leurs tourmenteurs avant d’être détruites à leur tour. Volesprit veillait à ce que les conditions de ce chaos perdurent. Mogaba ferma les yeux, se rejeta de nouveau en arrière et joignit ses doigts sombres en clocher. « La Protectrice ne m’a nullement manqué. » Difficile de prononcer nonchalamment ces paroles. Il en avait la gorge serrée. L’impression qu’un poids énorme pesait sur sa poitrine. Il avait peur. Volesprit le terrifiait. Il la haïssait de lui inspirer un tel effroi. Et se méprisait de l’éprouver. N’était-il pas Mogaba, le Grand Général, le plus pur, le plus fort et le plus intelligent des guerriers Nar enfantés par Gea-Xle ? La peur, à ses yeux, n’était-elle pas l’instrument avec lequel il manipulait les faibles ? Il n’était pas censé la connaître lui-même. Il ressassa silencieusement ses mantras de guerrier, sachant que les habitudes induites depuis la naissance feraient échec à la terreur. Ghopal Singh était un fonctionnaire. Très doué pour manœuvrer les Gris, il n’avait rien, néanmoins, d’un conspirateur né. C’était là, au demeurant, une qualité qui lui avait valu la faveur de la Protectrice. Il ne saisit pas le message implicite qui se dissimulait derrière la déclaration du Grand Général. Aridatha Singh, quant à lui, était d’une certaine façon aussi ingénu que beau. Mais il comprit que l’insinuation de Mogaba risquait d’avoir sur leurs vies un retentissement décisif. Mogaba avait soutenu la promotion d’Aridatha en raison même de son idéalisme enthousiaste et de la naïveté dont il faisait preuve à l’égard des mobiles complexes d’autrui. Le Rajadharma était un levier dont Mogaba savait pertinemment qu’il motiverait Aridatha. Celui-ci regarda fébrilement autour de lui. Il connaissait le vieux proverbe : les murs du palais ont des oreilles. Mogaba se pencha en avant, alluma la chandelle de mauvaise cire d’une lampe et porta le feu jusqu’à un bassin de pierre empli d’un liquide noir. Ghopal tint sa langue, bien que ce produit animal offensât ses convictions religieuses. Le contenu du bassin se révéla inflammable, même si sa combustion produisait davantage de fumée noire nauséabonde que de flammes ou de lumière. La fumée se répandit sur l’ensemble du plafond puis redescendit en rampant le long des murs avant de se déverser par les portes. Des couinements, des glapissements et la plainte occasionnelle d’un corbeau invisible marquaient sa progression. « Nous allons peut-être devoir nous allonger quelques minutes, déclara Mogaba. Jusqu’à ce que la fumée se dissipe. — Nous proposez-vous réellement ce que je crois ? s’enquit Aridatha. — Tes raisons sont sans doute différentes des miennes, mais je suis convaincu que nous nous porterions tous bien mieux si la Protectrice perdait sa place. En particulier le peuple taglien. Qu’en penses-tu ? » Mogaba s’attendait à ce que son interlocuteur en convînt aisément. Le soldat croyait en ses devoirs envers son peuple. Et il hocha effectivement la tête. Ghopal était son plus gros souci. Il n’avait aucune raison valable d’aspirer au changement. Les Gris appartenaient tous à la religion shadar, qui, traditionnellement, ne jouit que d’une influence très restreinte sur le gouvernement. Leur alliance avec la Protectrice leur avait conféré un pouvoir disproportionné à leur nombre. Ils n’envisageraient qu’à contrecœur de le perdre. Au tour de Ghopal de balayer la pièce d’un regard fiévreux, sans remarquer que Mogaba l’examinait avec une attention soutenue. « Elle doit partir, éructa-t-il dans un souffle. Les Gris attendent cela depuis très longtemps. L’Année des Crânes ne saurait être plus effroyable que ce qu’elle nous a fait subir. Mais nous ignorons comment nous en débarrasser. Elle est trop puissante. Et trop maligne. » Mogaba se détendit. Ainsi les Gris n’étaient pas trop épris de leur bienfaitrice. Excellent. « Et nous ne nous débarrasserons jamais d’elle. Elle sait toujours ce que méditent les gens de son entourage. Et nous ne pourrons jamais y réfléchir parce que nous crevons de peur. Elle le flairerait en dix secondes. De fait, pour l’avoir seulement envisagé, nous sommes déjà des morts-vivants. — En ce cas, lui répondit Mogaba, expédie sur-le-champ ta famille en province. » Volesprit avait l’habitude d’éradiquer totalement ses ennemis, des branches aux racines. « J’y ai beaucoup réfléchi. Il me semble que la seule bonne façon de mener ce projet à bien serait de le préparer et de passer à l’action avant qu’elle n’ait le temps de se retourner ou de subodorer quelque chose. Nous pourrions l’échafauder avant qu’elle ne revienne épuisée. Ce qui nous offrirait l’ouverture dont nous avons besoin. — Quoi que nous entreprenions, l’action devra être soudaine et massive, marmotta Aridatha. Et constituer une surprise totale. — Elle aura d’emblée des soupçons, rétorqua Bhopal. Trop de gens lui restent loyaux parce qu’ils seraient déjà morts sans elle. Ils la préviendront. — Pas si nous ne nous laissons pas emporter. Et si nous ne sommes que trois dans le secret. Nous tenons les commandes. Nous pouvons donner tous les ordres que nous voulons. Les gens ne nous poseront pas de questions. Il y a d’ores et déjà du désordre dans les rues, et il ne fait qu’empirer. On s’attendra à ce que nous y mettions le holà. Un tas d’autres personnes haïssent la Protectrice. Elles se sentiront parfaitement libres de se soulever en son absence. Ce qui nous fournira un prétexte et nous permettra d’agir pratiquement à notre guise. Si nous ne manœuvrons que des individus vouant une loyauté absolue à la Protectrice, que nous leur laissons faire tout le boulot et porter les messages, elle ne nourrira de soupçons que lorsqu’il sera trop tard. » Ghopal le regarda comme s’il était en train de perdre la boule. C’était peut-être effectivement le cas. « Je viens de m’exprimer, poursuivit Mogaba. Je me suis mouillé. Et je n’ai nulle part où me réfugier. » Tous deux étaient des Tagliens qui pouvaient trouver asile dans les Territoires et se fondre dans la population. Lui n’avait nulle part où se cacher. Et le retour à Gea-Xle était exclu depuis un quart de siècle. Les Nars, chez lui, savaient tous ce qu’il avait fait. « Donc nous devrons tous les jours accomplir notre travail avec le plus grand zèle et au nom de la Protectrice, hasarda Aridatha. Jusqu’au moment où nous aurons tendu une souricière, qui devra se refermer comme cela. » Il claqua des mains. « Nous n’aurons droit qu’à une seule tentative, conclut Mogaba. Cinq secondes après notre échec, nous nous retrouverions en train d’implorer la mort. » Il attendit un instant, le temps de vérifier où en était la fumée noire. Son utilité arrivait quasiment à son terme. « Vous êtes partants ? » Les deux Singh opinèrent, mais aucun ne témoigna d’un enthousiasme débordant. À la vérité, on aurait pu parier sans prendre trop de risques qu’aucun ne survivrait à l’aventure. Mogaba, assis dans ses quartiers, contemplait la pleine lune en se demandant si l’entreprise ne s’était pas déroulée un peu trop facilement. Les Singh s’intéressaient-ils sincèrement à débarrasser Taglios de la Protectrice ? Ou bien, voyant en lui une menace provisoirement plus lourde, s’étaient-ils contentés d’entrer dans son jeu ? S’ils refusaient de s’impliquer, il n’apprendrait la vérité que lorsque Volesprit aurait planté les dents dans sa gorge. Il allait désormais vivre pendant un bon moment avec la peur au ventre. CHAPITRE 22 : LE KHATOVAR INVASION Cygne s’est porté volontaire pour dévaler avec moi la pente de la Porte d’Ombre. « Je crois que je vais emmener ma chérie. Nous n’avons pas souvent l’occasion de nous isoler. » Sans compter qu’elle aurait sans doute la main plus assurée que moi quand il faudrait réparer la Porte. Qui, même vue du sommet de la côte, semblait avoir besoin d’une bonne révision. « Bowalk l’a réellement dévastée en la franchissant, ai-je déclaré à ma bien-aimée après l’avoir examinée d’un peu plus près. — Les ombres la harcelaient. Du moins si j’en crois ce que rapporte Roupille des scènes que lui a montrées Shivetya. Ose me dire que tu refermerais poliment la Porte au lieu de la claquer si tu avais ces créatures aux trousses. — Je ne veux même pas y songer. Sommes-nous en sécurité ? On nous observe ? — Je n’en sais rien. — Quoi ? — Mes pouvoirs restent très limités dans la plaine. Il n’en subsiste qu’une part infime. Un pour cent. Mais, au-delà des Portes, je pourrais tout aussi bien être aveugle, sourde et muette. Je peux tout juste feindre. — Kina est donc bien vivante ? — Il se peut. Si du moins je ne siphonne pas Shivetya ou quelque pouvoir résiduel ambiant. La plaine héberge nombre d’énergies étranges. Qui filtrent des multiples univers. — Mais tu crois toujours pomper Kina, n’est-ce pas ? — Si c’est bien le cas, elle ne dort pas. Elle est dans le coma. — Là ! — Quoi, là ? — J’ai vu bouger quelque chose. — Le vent qui agite des branches. — Tu crois ? Je ne suis pas très enclin à prendre des risques. — Monte la garde, m’a sardoniquement répondu cette sorcière. Je vais réparer la Porte. » Je ne saurais dire si elle s’est acquittée de la tâche. Elle s’activait encore moins que je ne l’aurais fait. Nous avions traversé. Nous étions au Khatovar. Je n’avais nullement l’impression d’avoir trouvé la route du paradis. Ni même d’être rentré chez moi. J’éprouvais le sentiment d’abandon auquel je m’attendais, pratiquement depuis le jour où j’avais compris que mon désir effréné de trouver le Khatovar m’était imposé du dehors. Le Portail de Khadi n’était qu’une vaste friche. Clétus et Loftus ont entrepris d’établir un campement assez proche de la Porte pour nous permettre si besoin de filer rapidement. Je restais moi-même à proximité, à inspecter des yeux le monde où la Compagnie noire avait vu le jour. Exactement la déception que j’avais prévue. Sinon pire. Quelque chose a fait se dresser les poils follets de ma nuque. Je me suis retourné. Je n’ai strictement rien vu, mais j’ai très distinctement ressenti l’impression que quelque chose venait de franchir la Porte. J’ai surpris un mouvement du coin de l’œil. Une forme sombre. À la fois massive et hideuse. Un des molosses noirs. Ma nuque s’est de nouveau glacée. À deux reprises. Peut-être Tobo nous avait-il enfin rejoints. Le plus sombre de mes corbeaux s’est perché sur un rocher voisin. Après avoir émis une série de sifflements ne s’adressant à personne en particulier, il a braqué sur moi un gros œil jaune. « On ne trouve aucune habitation humaine occupée dans un rayon de cent kilomètres, m’a-t-il appris. Les ruines d’une cité gisent encore sous les arbres, au pied d’une éminence rocheuse vers le nord-est. Quelques indices laissent entendre que des humains la visitent à l’occasion. » J’ai hoqueté. Ce foutu volatile s’exprimait mieux que la plupart de mes compagnons. Mais, avant même que j’aie pu entamer la conversation, il reprenait son essor. Ainsi, ce monde était bel et bien peuplé. Mais les plus proches de ses habitants se trouvaient à trois jours de marche. Au minimum. Le promontoire rocheux mentionné par l’oiseau était le site où s’était dressée dans notre monde la citadelle de Belvédère. Les ruines occupaient vraisemblablement l’emplacement de Kiaulune. Nouveau frisson derrière la nuque. Les ombres inconnues continuaient de s’infiltrer. J’ai regagné le camp. Les deux frères ingénieurs étaient sans doute âgés mais efficaces. Le campement devenait presque vivable… à condition qu’il ne pleuve pas. La pluie ne tarderait pas. Il crevait les yeux qu’elle tombait fréquemment dans les parages. Des feux étaient allumés. Quelqu’un avait occis un cochon sauvage. Il était en train de rôtir. Divin fumet. On commençait d’élever des abris. On avait posté des sentinelles. L’oncle Doj s’était autoproclamé sergent de garde et faisait la tournée des quatre postes. J’ai attendu que Murgen se soit trouvé une occupation et fait signe à Madame et Cygne de me rejoindre. « Réfléchissons à ce qu’on va faire. » J’ai regardé mon épouse dans les yeux. Elle a tout de suite compris ce que je lui demandais. Elle a secoué la tête. Il n’existait aucune source de pouvoir magique khatovarienne qu’elle aurait pu parasiter. « Je ne m’attendais pas spécialement à trouver des monceaux de rubis et de perles au bord de rues pavées d’or, mais, là, ça frise le ridicule », ai-je grommelé. J’ai cherché des yeux Murgen et Doj. Ils ne s’intéressaient pas encore à nous. « Les raisins sont trop verts, a raillé Cygne avant d’entrer dans le vif du sujet. Un monde tout entier s’étend sous nos yeux. Pratiquement désert, à ce qu’il semble. Pourquoi t’attends-tu à y découvrir un monstre assoiffé de sang ? — J’y ai mûrement réfléchi là-bas, pendant que je contemplais le paysage. Entre autres choses. Et je crois avoir connu une néfaste épiphanie. » Madame avait contribué à la rédaction des annales et elle s’était efforcée par la suite de se tenir au courant auprès de ses successeurs des deux sexes. Elle a secoué la tête. « On ne trouve guère de renseignements dans ce qu’elle a écrit », a-t-elle laissé tomber. Cygne a regardé autour de lui. Personne. « Elle n’a rien relaté depuis ton retour, n’est-ce pas ? m’a-t-il demandé à voix basse. — Qu’est-ce que c’est supposé vouloir dire ? — Au fil des ans, Tobo, Suvrin et quelques-uns de leurs séides ont visité la plupart des Portes d’Ombre. Dont celles du Khatovar, à plusieurs reprises. — Comment le sais-tu ? — Je fouine. J’écoute quand je ne suis pas censé entendre. Je sais que Suvrin et Tobo sont venus ici pendant que tu étais blessé. Rien qu’eux deux. Et, plus tard, pendant que nous étions à Khang Phi, Suvrin est encore sorti. » Seul. — J’avais donc raison. On nous a bernés. Comment se fait-il que tu n’en aies rien dit auparavant ? » Madame a émis un gloussement voisin du grondement, qui m’a fait comprendre qu’elle avait mis le doigt sur la vérité. « Cette petite sorcière perverse ! Tu crois vraiment ? — Qu’est-ce que j’ai raté ? a demandé Cygne. — Je crois que nous nous retrouvons ici, à explorer le Khatovar, non parce que je me suis montré foutrement rusé, mais bien parce que Roupille ne tient pas à s’embarrasser des vieux croûtons que nous sommes lorsqu’elle refera irruption dans notre monde natal. Je parie que toute l’armée est déjà en train d’en prendre le chemin. Et aucun de nous ne sera présent pour lui poser des questions, lui donner son avis ou l’empêcher d’en faire à sa guise. » Cygne y a mûrement réfléchi puis a longuement détaillé les membres de l’équipe qui avait choisi de défier le haut commandement pour assouvir leur vengeance sur l’assassin de Qu’un-Œil. « Soit c’est réellement une astucieuse petite pétasse, soit nous avons tant côtoyé d’intrigants que nous voyons maintenant des machinations partout. — Tobo était au courant », ai-je affirmé. Tobo était dans le coup. Il avait laissé son père et son oncle Doj s’embarquer pour le Khatovar… « Vous savez quoi ? Je suis tellement parano que je vais poster des sentinelles de l’autre côté de la Porte d’Ombre. En leur bourrant le mou. En leur faisant croire qu’un démon, sous les traits d’un des nôtres, pourrait bien tenter de saboter la Porte pour nous empêcher de revenir du Khatovar. » Ni Madame ni Cygne n’ont protesté. « Tu es réellement parano, en effet, s’est contenté de faire observer Saule. Tu t’imagines peut-être que Sahra permettrait à Roupille de s’en tirer indemne après avoir piégé ici Thai Dei, Murgen et Doj ? — Je crois que ce monde est dingue. Qu’il pourrait s’y produire tout ce qui est imaginable. Jusqu’au plus noir et au plus cruel des forfaits. — Et comment comptes-tu t’y prendre pour l’empêcher ? m’a demandé Madame. — Je vais tuer le forvalaka. — Murgen a remarqué quelque chose, a fait Cygne. Il arrive droit sur nous. — Je vais jouer le jeu. Tobo a dépêché de l’autre côté, pour nous surveiller, une troupe de ses petits amis. Assurons-nous qu’ils ne rentreront pas sans notre consentement. Ils nous serviront à débusquer Bowalk. Puis nous la tuerons. » CHAPITRE 23 : LA PIERRE SCINTILLANTE LA FORTERESSE SANS NOM Roupille avait gagné la forteresse dressée au cœur de la plaine, au prétexte qu’elle refusait d’être expédiée ailleurs. Les aimables raccourcis fournis par Shivetya n’allaient certainement pas l’empêcher de reconsidérer l’origine de sa soif de conquête et du plan qu’elle avait échafaudé pour l’assouvir. Il est un pouvoir temporel plus puissant que la plus puissante des magies : la cupidité. Et Roupille hébergeait la source d’un torrent de cupidité, dont l’objet était celui auquel tous les avares aspirent le plus : l’or. Sans rien dire de l’argent, des pierres précieuses et des perles. Pendant des millénaires, les fuyards de nombreux mondes avaient caché leurs trésors dans les cavernes, sous le trône de Shivetya. Pour quelle raison ? Qui aurait pu le dire, à part peut-être Shivetya lui-même ? Mais Shivetya refusait de s’épancher… à moins que ses récits ne fassent avancer sa cause. Il avait l’âme et l’esprit d’une araignée immortelle. Ni remords, ni pitié, ni compassion. Il ne connaissait que son devoir et son désir d’y mettre un terme. Sans doute était-il l’allié de la Compagnie, mais certainement pas son ami. Il l’aurait instantanément anéantie si sa perte avait pu servir un objectif différent… et s’il en avait eu les moyens. Roupille comptait bien protéger ses arrières. Elle alla trouver Baladitya. « Où est Lame ? » Baladitya s’était mis à resplendir, grisé par ses découvertes, dès qu’on lui avait confié cette mission. Roupille ressentit une pointe de culpabilité. Elle se rappelait encore l’enthousiasme dont il faisait preuve voilà bien longtemps, et très loin d’ici. Mais la responsabilité de milliers d’âmes, jointe à l’obligation de se conformer à un minutage pratiquement sans faille, ne lui laissait guère le temps de s’accorder de menus plaisirs. Ce qui la rendait parfois bourrue et revêche. « En bas. Il ne remonte plus très souvent. » Irritée, Roupille chercha des yeux quelqu’un d’assez jeune pour s’enfoncer au grand galop sous la terre, sur près de deux kilomètres. Elle surprit Tobo et Sahra en train de se chamailler. Rien de vraiment inhabituel. Mais beaucoup moins fréquent ces derniers temps. Ils se prenaient le bec depuis que Tobo était entré dans sa puberté. Un des djinns du garçon aurait pu descendre jusqu’en bas bien plus vite encore qu’une jeune paire de jambes. « Tobo ! » appela-t-elle. L’exaspération se lut fugacement sur le visage de l’interpellé. Tout le monde attendait quelque chose de lui. Il répondit à son appel. Sans marquer aucun défi. Il n’en témoignait jamais. Son visage calme de demi-caste affichait une expression parfaitement impavide. Quant à son attitude, elle ne trahissait pas non plus ses pensées intimes. Roupille avait rarement vu personne plus insondable. Et pourtant si jeune. Il se contenta d’attendre qu’elle daigne lui expliquer ce qu’elle désirait. « Lame est quelque part en bas. Envoie-lui un de tes messagers pour lui signifier de remonter. — Impossible. — Pourquoi ? — Il n’y en a plus aucun ici. Je m’en suis déjà expliqué. Les ombres inconnues détestent la plaine. On a le plus grand mal à les faire venir jusqu’ici. Et la plupart de celles qui y consentent refusent d’avoir affaire aux humains. Je n’y tiens pas non plus, d’ailleurs. Ça les met chaque fois de très mauvaise humeur. Tu disposes de toute une piétaille. Il doit bien rester quelque part un homme inoccupé. » Le sarcastique infidèle ! Douze cents troufions au bas mot se tournaient les pouces autour de la forteresse en attendant d’escorter la caravane aux trésors, mais sans rien faire d’utile entre-temps. « Je cherchais un expédient un peu plus rapide. » Quand la Compagnie arpenterait la plaine stérile, il n’y aurait guère de temps à perdre, Shivetya dût-il accomplir des prodiges. On n’avait pas reçu non plus de bonnes nouvelles de Suvrin. Tobo aurait dû l’accompagner. Au minimum Doj ou Madame. Quelqu’un de mieux équipé pour affronter les ombres inconnues. Mais on aurait déjà dû apprendre, à tout le moins, qu’une tête de pont avait été établie. « Tu ferais mieux de descendre toi-même, l’avisa Baladitya. Parce que Lame refusera de se plier à une autorité inférieure. — Hein ? Pourquoi ? — Il entend des voix l’appeler. Il cherche un moyen de leur répondre. — Bon sang ! » Roupille piqua ce qui était pour elle un accès de fureur noire. « Le sale petit embrouilleur de mange-merde ! Je vais le… » Tobo et Baladitya sourirent. Roupille la boucla. Elle se souvenait d’une époque où ses frères de la Compagnie la poussaient dans ses derniers retranchements, rien que pour voir jusqu’à quel point elle pouvait se montrer inventive dans son souci d’éviter les obscénités. « J’aurais dû vous décrire dans mes annales tels que vous êtes en réalité. Pas toi, Baladitya. Tu es un être humain, toi. » Elle fusilla Tobo du regard. « En ce qui te concerne, je commence à me le demander. — Pour un incroyant, marmonna Baladitya dans sa barbe. — Oui. Eh bien, il existe plus d’âmes égarées comme vous que de personnes qui, comme moi, connaissent la Vérité. Je dois être la seule lumière de Dieu dans ce foutu Pays de nos chagrins. » Baladitya se renfrogna puis comprit. Roupille se moquait elle-même de l’intolérance de sa propre religion à l’égard de ceux qui n’en font pas partie, de tous ces infidèles qui composent le « Pays de nos chagrins ». Lequel, à une époque antérieure, quand les Vehdnas étaient plus nombreux et faisaient preuve, dans leur désir de sauver les infidèles de la damnation éternelle, d’un prosélytisme plus enthousiaste, était aussi surnommé le Royaume de la guerre. Seuls les croyants vivent au Royaume de la paix. « Cesse de te défiler, Tobo ! aboya-t-elle. Tu vas descendre avec moi. Au cas où il entendrait réellement des voix. — Ça me semble une excellente raison de ne pas l’approcher. — Tobo. — Je te suis, capitaine. Personne ne t’attaquera par-derrière. » Roupille poussa un grondement sourd. Elle n’avait jamais pu se faire au laisser-aller ni à l’irrespect, pourtant deux solides piliers de la culture de la Compagnie bien avant son arrivée. Les soldats se moquaient de tout et se plaignaient du reste. Mais ils faisaient leur boulot. Roupille enrôla une demi-douzaine d’autres compagnons en même temps qu’elle dévalait précipitamment l’escalier. Tous venaient de Hsien. Elle s’émerveillait elle-même des résultats du régime d’entraînement incessant qu’elle leur avait imposé. Nombre de ces nouvelles recrues appartenaient à la lie du Pays des ombres inconnues : criminels, fugitifs, bandits, déserteurs des armées des seigneurs de la guerre ou demeurés s’imaginant qu’une virée avec les soldats des ténèbres leur offrirait l’occasion d’une grande aventure. Désormais en grande forme, forts et sûrs d’eux-mêmes après des mois de préparation intensive, ils frimaient complaisamment. Le fracas des armes, sans doute plus proche qu’ils ne le prévoyaient, se chargerait de tremper définitivement leur acier. Durant la descente, Roupille croisa des dizaines d’hommes qui remontaient inlassablement des trésors en surface. « Tu es bien sûre de ne pas trop en faire en matière de pillage des tombes ? lui demanda Tobo dans son dos. Nous avons déjà suffisamment accumulé pour faire un homme riche de chaque troufion. » Réalité qui n’était pas passée inaperçue aux yeux de certaines recrues de provenance plus que douteuse. Mais l’homme résiste aisément à la tentation quand il sait que son capitaine est en mesure de le faire sortir indemne de la plaine et que les ombres inconnues le traqueraient impitoyablement par la suite s’il prenait une initiative déplacée. « Nous ne pourrons pas vaincre la Protectrice avec huit mille hommes, Tobo. Il nous faut des armes secrètes et des démultiplicateurs de forces. L’or remplit les deux rôles. » Tobo était parfois désarçonné par son capitaine. À un moment donné, durant ses nombreux loisirs, elle avait fréquenté d’un peu trop près une bibliothèque consacrée à la stratégie militaire. Elle était encline à régurgiter des concepts tels que « centre de gravité stratégique » et « démultiplicateur de forces » au moment même où ils risquaient d’inquiéter ses interlocuteurs et de les mettre mal à l’aise. Tobo se faisait aussi du mouron parce que les anciens, les vétérans comme Toubib, Madame et les autres, abondaient dans ce sens. Ce qui signifiait que quelque chose lui échappait. « Nous allons prendre tout notre temps, déclara Roupille quand ils eurent atteint le niveau des cavernes de glace où avaient été séquestrés les Captifs. Vous autres, poursuivit-elle en s’adressant à ceux qu’elle avait contraints à la suivre. Je veux que quatre d’entre vous remontent deux dormeurs en surface. Ombrelongue et le Hurleur. Le Hurleur voyagera en notre compagnie. Avec Tobo. Un petit groupe de corvée conduira Ombrelongue à Hsien pour son procès. Vous deux, restez avec nous ! » Les cavernes de glace semblaient inaltérables. Hors du temps. Le givre ne tardait pas à estomper toute trace des va-et-vient. Difficile de distinguer les trépassés des ensorcelés sans l’examen attentif de quelqu’un de compétent. « N’entrez pas avant qu’on vous ait appelés, vous autres, continua-t-elle. Soufflez seulement sur ces choses et quelqu’un mourra. » Ce qui, manifestement, s’était déjà produit. Plusieurs des Captifs comptaient parmi les cadavres, ainsi qu’une poignée de ces mystérieux Anciens dont Shivetya ne lui avait toujours pas expliqué la présence. Les connaissances que le démon refusait de partager étaient légion. « Il faut impérativement remonter ces deux-là sans les réveiller, déclara-t-elle à Tobo. — Je dois rompre la stase. Sinon, ils mourront dès qu’on les touchera. — Je sais. Mais je veux qu’on les maintienne dans un état où ils ne pourront pas nous nuire. Si jamais Ombrelongue se réveille en chemin, il n’y aura personne pour le contrôler. — Laisse-moi faire mon travail. » Susceptible, hein ? Roupille se posta entre le jeune sorcier et l’entrée de la caverne, au cas où la curiosité des soldats l’emporterait sur leur bon sens. Elle s’étonna de la rapidité avec laquelle la glace se reformait, de l’infinie délicatesse des cocons, semblables à des toiles d’araignée, qui enveloppaient les vieillards endormis. Au-delà du Hurleur, on ne distinguait plus guère de traces des piétinements qui avaient affecté la caverne durant la libération des Captifs. Le sol, à cet emplacement, s’inclinait vers le haut et dessinait un coude, tandis que la caverne elle-même rétrécissait au point de contraindre l’éventuel explorateur à ramper. En s’enfonçant assez profondément, on atteignait une autre caverne, où les reliques les plus sacrées du culte des Félons avaient été dissimulées à l’occasion de très anciennes persécutions. La Compagnie les avait détruites, en réservant une attention toute particulière aux puissants Livres des Morts. Après avoir dépêché vers la surface les deux sorciers endormis, Roupille resta un bon moment silencieuse. Tobo, les deux jeunes soldats d’os et elle reprirent leur descente dans les entrailles de la terre. Elle avait deux idées derrière la tête. Tout d’abord identifier la source de la lumière bleu pâle qui s’infiltrait à travers la glace de la caverne des vieillards et éclairait ce trésor humain. Et : « Quel est le centre de gravité de l’empire taglien ? » La seconde l’intéressait au premier chef. La première ne lui était inspirée que par la curiosité. Peu importait. Ce n’était peut-être que la clarté d’un autre monde. « Volesprit, lui répondit Tobo. Inutile d’y réfléchir à deux fois. Tue Volesprit et tu te retrouveras face à un gros serpent décapité. La Radisha et le Prahbrindrah Drah sortiront des rangs pour se présenter au peuple et tout sera terminé. » Simple comme bonjour, à l’entendre. « Sauf qu’il nous restera à débusquer le Grand Général. — Et Narayan Singh. Et la Fille de la Nuit. Mais la Protectrice est la seule que nous ne pourrons pas circonvenir avec les molosses noirs. » Sa voix était devenue blanche quand il avait fait allusion à la Fille de la Nuit. Son trouble n’avait pas échappé à Roupille. Tobo avait rencontré la jeune sorcière à l’époque où elle était encore prisonnière de la Compagnie, avant son exil au Pays des ombres inconnues. Roupille avait pu constater l’effet violent qu’elle lui faisait. Le capitaine ratait bien peu de choses. N’oubliait jamais rien. Et faisait rarement une erreur. Mais envoyer les vieux de la vieille à la chasse au dahu, dans le seul but de ne plus les avoir dans les pattes et pour leur interdire de la surveiller, se révéla une bourde de première grandeur. Le capitaine trouva Lame planté devant un mur de ténèbres, raide comme un piquet, une lanterne brinquebalant à la main gauche. Il se tenait là depuis un bon moment, visiblement. Des récipients de carburant vides jonchaient le sol. Leur contenu avait été conçu pour permettre à Baladitya et aux éclaireurs de déterrer les trésors enfouis. Le capitaine piqua une crise. « Lame ! Que… ? » Il lui intima le silence d’un geste. « Écoute, chuchota-t-il. — Quoi donc ? — Écoute, c’est tout. » Et, constatant que Roupille avait épuisé ses réserves de patience, il ajouta : « Ça. » Elle l’entendit parfaitement. Un cri. Mais très distant, ténu et répercuté par l’écho. « Au secours ! » Tobo aussi l’avait entendu. Il sauta en l’air. « Capitaine… — Convoque ta Cat Sith. Ou un autre des molosses noirs. — Je ne peux pas faire ça. » Comment lui avouer qu’il avait outrepassé ses directives et envoyé le plus gros des ombres inconnues assister Toubib et Madame ? « Pourquoi ? — Ils refuseraient de descendre jusque-là. — Contrains-les. — Impossible. Ce sont mes partenaires, pas mes esclaves. » Roupille marmotta quelques mots in petto à propos de damnation et d’alliance impie avec les démons. « On ne peut pas aller plus loin, déclara Lame, répondant à une question qu’on ne lui avait pas posée. J’ai essayé plus de mille fois. La volonté de toute la Compagnie réunie ne permettrait pas de descendre une marche de plus. Je ne serais même pas capable de balancer une de ces fioles de pétrole là-dedans. — En reste-t-il de pleines ? s’enquit Roupille. — Là-bas. » Elle ramassa trois pots pleins et en laissa tomber deux aux pieds de Lame. « Recule », lui ordonna-t-elle. Le pétrole d’un pot cassé ne saurait être intimidé par des ténèbres surnaturelles. « Allume-le, maintenant. — Quoi ? — Mets-y le feu. » Lame inclina sa lanterne, non sans témoigner une très forte réticence, et laissa tomber quelques gouttes de pétrole embrasé. Des flammes envahirent l’escalier. « Bon sang ! couina Tobo. Pourquoi as-tu fait ça ? — Tu peux voir à présent ? » Roupille protégeait d’un bras son visage de la chaleur. Les ténèbres n’avaient pu triompher des flammes. « Un sol uni, deux marches plus bas. Jonché de pièces de monnaie. » Roupille baissa le bras et passa devant Lame. Tobo la suivit. Sidéré, Lame tenta encore de passer outre. Il chancela. La résistance à laquelle il s’était attendu avait disparu. Pourquoi ? Si subitement ? Il était certain qu’aucun changement ne serait intervenu s’il avait allumé lui-même le feu. « Capitaine… je ferais très attention à votre place. » Les ténèbres avaient patienté. « Au secours ! » La voix était plus forte, plus insistante. Et suffisamment distincte, désormais, pour être reconnaissable. « Soyez vraiment très prudente, capitaine, reprit Tobo, faisant écho à Lame. C’est impossible. Cet homme est forcément mort. — Au secours ! » Les plaintes de Gobelin se faisaient de plus en plus pressantes. CHAPITRE 24 : LE KHATOVAR EN TERRE IMPIE Nous étions arrivés depuis quatre jours dans ma Terre sainte imaginaire. Sans rien y gagner. Mais en y perdant quelque chose, en revanche. Spiff, un vieux soldat de la Compagnie, était mort. Tout comme Cho Dai Cho, alias J0J0, le Nyueng Bao qui était demeuré si longtemps l’impavide garde du corps de Qu’un-Œil. Les ombres nous les avaient enlevés dès la première nuit. Des ombres tueuses, qui s’étaient échappées de la plaine scintillante lorsque le forvalaka avait forcé la Porte d’Ombre du Khatovar. Celles-là mêmes qui avaient dépeuplé cette région. Une fois prévenus de leur présence, nous n’avons eu aucun mal à les attirer et à les détruire. Nous avions de l’expérience. Mais la méthode employée pour donner l’alarme s’était révélée horriblement déplaisante. C’aurait pu être pire. La dévastation de la contrée avait mis tout le monde sur le qui-vive. Tous les sens en alerte. Au cours des nuits qui ont suivi, nous avons réussi à éliminer huit ombres. J’espérais que c’était de bon augure pour ce qui concernait le reste de ce monde. Qu’elles se feraient aussi rares partout. Les molosses noirs nous ont aidés à les anéantir. Ils exècrent leurs cousins sauvages de la plaine. Et les redoutent terriblement. Toutefois, ces ombres semblaient bien moins agressives que celles que nous avions rencontrées dans le passé. Les molosses avaient également sillonné la contrée sur un rayon assez large, sans découvrir âme qui vive dans le sud du Khatovar, l’équivalent de nos Dandha Presh. Ils n’avaient trouvé que peu de traces du forvalaka. Ils avaient toutefois repéré sa piste. Si manifeste, si évidente que mes corbeaux la soupçonnaient d’avoir été laissée de propos délibéré. « Tu tiens réellement à retraverser ces montagnes ? m’a demandé Cygne. — Il a déjà l’air épuisé, pas vrai ? a fait observer Madame. Et nous n’avons pas fait le premier pas. — Ce serait le moment ou jamais de disposer d’un de ces tapis volants, ai-je confessé. — Bien des choses pourraient nous être utiles. Plusieurs de ces étalons noirs de Charme, par exemple. Et une centaine de lance-boules de feu supplémentaires. Tu n’irais pas voler le cheval de Roupille ? — Plutôt difficile, non ? C’est le dernier. Elle remarquerait forcément son absence. — Mais ni la tienne ni la mienne, ni celle de toutes ces fientes installées sous ce perchoir pour corbeaux à l’esprit obtus. — Ravissante image, a fait Cygne. Voici d’ailleurs les mâles dominants de la nuée. » Murgen, Thai Dei et l’oncle Doj s’approchaient. Ils voulaient savoir, tout comme d’ailleurs le reste de la troupe, ce qui allait se passer maintenant. Et j’avais promis de le leur annoncer dans l’après-midi. « Alors, patron… qu’est-ce qu’on décide ? a demandé Murgen. — On se lance à ses trousses. On ne peut pas rester ici. Les ombres ont détruit presque tout le gibier. » Elles se contentent de tuer. Les insectes, quand l’envie leur en prend. Elles ne dédaignent les animaux de plus grande taille que lorsqu’elles ont l’occasion de pomper la vie d’un être humain. « Tu crois qu’elle ne s’est pas attardée ici précisément pour cette raison ? » s’est enquis Murgen. En partie seulement. « Elle doit manger. » Un coup d’œil alentour m’a fait comprendre que le feu de la vengeance ne brûlait plus aussi violemment dans leurs entrailles. « Mais on trouve de quoi se nourrir, ici. Et sans grande difficulté. J’ai aperçu des cochons sauvages et une variété de daims lilliputiens que je ne connaissais pas. J’ai vu des lapins et plusieurs espèces de rongeurs plus petits. Assez de venaison pour s’alimenter, si elle l’avait souhaité. Je peux aussi vous dire que les ombres ne se sont pas activées dans les parages depuis un bon bout de temps. Sinon je n’aurais pas croisé tous ces animaux. Le monstre a dû rejoindre ses alliés. Et l’on a dû envoyer les ombres ensuite. Pour nous espionner. — Continue, l’ai-je encouragé. — J’ai réfléchi à plusieurs scénarios différents en me fondant sur ces indices. On pourrait sans doute en conclure que ça se résume aux apparences : le raid d’un monstre dément. Mais ça me paraît un peu trop simpliste. Ça doit cacher autre chose. Folie et soif de vengeance sont autant de mobiles qui ne me paraissent pas cadrer. En revanche, si elle s’est alliée à quelqu’un du cru… » Hypothèse qui s’était pratiquement imposée à moi depuis que j’étais sorti du coma. Mais je ne disposais pas d’assez d’informations pour la corroborer. J’ai poussé un grognement. « Le monstre sait probablement qu’on le traquera. Les soldats des ténèbres sont réputés pour ça. Et ils ont déjà tenté de la tuer, pour des méfaits bien moins sérieux. — Mais, si je me souviens bien, Gobelin a aussi tenté de lui venir en aide. Ce dont elle l’a remercié en se retournant contre lui avant qu’il puisse lui être utile. — Elle a dû traverser deux Portes d’Ombre pour atteindre Hsien, a poursuivi Doj. Où elle savait très certainement trouver Qu’un-Œil. Ces deux Portes étaient endommagées, autant qu’elle pût le savoir. Donc, même si elle ne risquait pas grand-chose sur les routes, elle pouvait s’attendre à être vulnérable au passage des Portes. Et elle s’en est tirée sans dommages. En outre, sans l’aide de Shivetya, le trajet entre les Portes risquait d’être interminable. Nous n’avons aucune raison de supposer qu’il l’a aidée. À ses yeux, un tel trajet dans le seul dessein d’assassiner Qu’un-Œil, sans vivres et sans bénéficier d’aucune aide extérieure pour y parvenir, aurait dû lui sembler bien trop long et dangereux. » Je me suis tourné vers Madame puis j’ai reporté mon regard sur Doj. Il était aussi malin que moi. « Je vois. Elle n’aurait pu réussir sans assistance, bien entendu. Compte tenu des ombres et, surtout, de l’absence de nourriture. Elle n’a disposé en Hsien d’aucune occasion de s’alimenter. Les molosses étaient constamment à ses trousses. — C’est donc qu’elle a reçu l’aide d’assistants qui s’attendaient à un dédommagement considérable, a avancé Madame. De quoi pourrait-il bien s’agir ? — Pourquoi pas de ce que nous avons mis nous-mêmes quatre ans à extorquer au Pays des ombres inconnues ? a proposé Murgen. Les secrets des Portes d’Ombre. » Quelques têtes opinèrent. « Comment ces gens-là seraient-ils au courant ? ai-je demandé. Et pourquoi y tiendraient-ils tant ? Pour endiguer les infiltrations ? Shivetya n’a-t-il pas affirmé que les Portes se réparaient toutes seules à ce niveau ? Ni Tobo ni Suvrin n’en ont jamais trouvé une seule ouverte, pas vrai ? » Je partais du principe que Doj était informé des escapades de Tobo. Tous les yeux étaient fixés sur moi. « Nous sommes au Khatovar a suggéré Murgen. L’origine même des compagnies franches. — Ça remonte à quatre siècles. Plus près de cinq, d’ailleurs. Ils pourraient fort bien ne plus s’en souvenir. — C’est sûrement le cas. — Et ils doivent être quelque peu familiarisés avec les Portes. Ils ont fait traverser celle-là à Bowalk pour entrer en Hsien et l’en ramener. Sans rien abîmer. — Nous pouvons aussi en déduire que quelqu’un, ici, sait peu ou prou contrôler les ombres. — Ah bon ? — Le seul fait que Bowalk a pu gagner Hsien et en revenir le sous-entend implicitement. De même, si une horde avait fait irruption en ce monde pour le dévaster quand Bowalk a traversé la Porte la première fois, nous aurions dû affronter davantage d’ombres sur place. On trouve du gibier, a déclaré Doj. S’il s’était agi des mêmes ombres sauvages que celles que nous avons détruites, elles l’auraient massacré. Mais celles-ci n’étaient venues que pour nous espionner. — Malédiction ! ai-je grommelé. Murgen. Durant tout ce temps que tu as passé à Khang Phi… tu n’aurais pas eu vent d’un Maître d’Ombres dont nous n’aurions jamais tenu compte ? Nous n’allons tout de même pas nous retrouver à nous prendre le bec avec la vieille maman oubliée d’Ombrelongue, au moins ? — Aucun n’a été omis. Tous ceux qui pourraient surgir ici dorénavant n’ont pu que naître chez nous. » Ce n’était pas exclu. Deux des trois Maîtres d’Ombres que nous avions occis dans notre monde natal étaient dans ce cas. Le troisième était une des tueuses de Madame, passée pour morte alors qu’elle avait seulement pris la tangente. À force d’en discuter, nous sommes parvenus à la conclusion qu’on nous avait précisément attirés au Khatovar pour nous déposséder des connaissances que nous détenions. Madame, à elle seule, restait la dépositaire d’une somme impressionnante d’informations ésotériques. Je me suis éloigné avec mes compagnons emplumés. J’ai ordonné au premier de filer les ombres inconnues et de voler aussi loin qu’il était nécessaire pour découvrir les plus proches autochtones. Et j’ai expédié le second à la recherche de Tobo, chargé d’un rapport honnête et détaillé, exactement comme si Roupille nous avait envoyés elle-même au Khatovar et s’attendait à recevoir régulièrement des communiqués circonstanciés. J’espérais que Tobo pourrait nous fournir des suggestions utiles. Et qu’il en savait plus long qu’il ne le prétendait sur le Khatovar. Ni Madame ni moi ne trouvions le sommeil. Le corbeau blanc n’avait pas mis longtemps à repérer des gens. Une armée arrivait droit sur nous, bien qu’elle se trouvât encore sur l’autre versant des montagnes. Le forvalaka en faisait partie. Il accompagnait une famille de sorciers qui, selon les comptes rendus de Tobo, seraient les suzerains incontestés du Khatovar moderne. Les renseignements de Tobo provenaient d’une source indirecte. Il avait consulté l’érudit Baladitya, lequel avait transmis notre question au démon Shivetya. Shivetya avait alors tacitement reconnu qu’il était en mesure de maîtriser des événements se déroulant dans les mondes connectés à la plaine scintillante. Les souverains du Khatovar formaient un vaste clan de sorciers turbulents, débraillés et impudents, connus sous le nom de Voroshk, leur patronyme. Le talent naturel de son père fondateur avait fait des petits. Et plus souvent qu’à son tour. C’était un homme aux énormes appétits. Il existait aujourd’hui plusieurs centaines de Voroshk. Leur régime était féroce. Son unique objectif était l’enrichissement et la montée en puissance de la famille. Consécutivement au désastre survenu après l’éruption en force du forvalaka au Khatovar, les Voroshk avaient appris à contrôler les ombres. Ils avaient sans doute envoyé celles que nous avions détruites. Kina – ou Khadi – n’était plus vénérée dans le monde dont le nom signifiait le Portail de Khadi. Les Voroshk avaient exterminé les Enfants de Kina. Pourtant, une fois par an, à l’époque où les Félons auraient dû célébrer leur Festival des Lumières, quelqu’un réussissait encore à étrangler un membre de la Famille et à s’en tirer. Il y avait de bonnes chances que les Voroshk connaissent assez l’histoire de leur monde pour savoir que les compagnies franches du Khatovar l’avaient quitté pour faire du prosélytisme au nom de la Mère de la Nuit. Ils risquaient de redouter le retour de la Reine des Ténèbres. Mes propres alliés surnaturels étaient instruits de ne pas se faire remarquer, sauf dans les cas où l’on pourrait tuer les ombres qui infestaient le Khatovar sans prendre le risque de révéler nos forces cachées. « Ces Voroshk m’ont l’air de bien vilaines gens, mon cœur, a murmuré Madame, le visage plaqué contre ma poitrine. Au moins autant que tous ceux dont tu as déjà croisé le chemin. — Toi comprise ? — Personne n’est aussi vilain que moi. Mais tu n’as pas besoin de t’inquiéter de ça. Ils sont toute une famille. Et ils ne se querellent pas entre eux. Pas beaucoup. Les Dix cherchaient toujours à se poignarder dans le dos, même quand je leur tenais la bride sur le cou. » Son ton taquin dissimulait un message. Je l’ai serrée contre moi. « Je préfère battre en retraite dans la plaine plutôt que de risquer l’affrontement. Nous pourrons toujours revenir en douce un de ces quatre. » Cela dit, laisser à Bowalk une nouvelle occasion de s’en tirer ne manquait pas de me navrer. Je me suis assoupi en me posant des questions sur la manière dont fonctionnait l’esprit des Voroshk. Et sur ce monde énigmatique qui avait, voilà si longtemps, envoyé nos aïeux participer à une croisade perdue. Les Voroshk étaient-ils les pions décervelés de Kina ? S’agissait-il d’un nouveau subterfuge de la Mère ténébreuse, destiné à déclencher l’Année des Crânes ? « Non, m’a répondu Madame quand j’ai posé la question à voix haute. Nous savons déjà à qui ce rôle est dévolu. — Pas envie de penser à Boubou, chérie. Juste envie de dormir. » CHAPITRE 25 : LA PIERRE SCINTILLANTE UN REVENANT Gobelin ne nia strictement rien. « Elle m’a maintenu en vie, je ne sais comment. Elle comptait se servir de moi. Mais elle ne m’a jamais rien fait. Je dormais presque tout le temps. En faisant d’horribles cauchemars. Les siens, sûrement. » La voix du petit sorcier n’était plus qu’un filet ténu. Il était constamment au bord des larmes. L’irrépressible volonté qui avait fait de lui le Gobelin d’antan semblait s’être envolée. Son auditoire ne faisait rigoureusement rien pour le mettre à l’aise ni lui faire comprendre qu’il était le bienvenu. Il n’était ni bienvenu ni désiré. Il avait couché pendant quatre ans avec la Reine de la Nuit, la Mère des Félons. « Elle habite le séjour le plus abject qu’on puisse imaginer. Tout n’y est que mort et corruption. — Et folie, ajouta Sahra sans relever les yeux du pantalon qu’elle raccommodait. — Où est la Lance ? » a demandé Tobo. On lui avait déjà posé la question. La Lance de la Passion était l’âme même de la Compagnie. Autant que les annales, elle reliait le passé au présent. Elle remontait à l’époque où la Compagnie avait quitté le Khatovar. Et son pouvoir était aussi réel que symbolique. C’était la clé d’une Porte d’Ombre. Et elle était capable d’infliger de terribles souffrances à une déesse. Gobelin a poussé un soupir. « Il n’en reste plus que la pointe. En elle, depuis que je l’en ai frappée. Elle la fait voyager sous sa chair. L’a engloutie dans son giron. — Un de vous autres infidèles pourrait-il m’expliquer cela ? a aboyé le capitaine, que ce discours païen indisposait visiblement. Tobo ? — Je ne connais strictement rien à la religion, capitaine. Pas à la pratique, en tout cas. — Quelqu’un ? » Aucun infidèle n’avait la moindre idée à avancer. Roupille, en revanche, en ruminait quelques-unes. Et d’une, Kina n’était pas une vraie déesse. Juste un monstre d’une incroyable puissance. Tous les dieux et les déesses gunnis ne sont d’ailleurs que cela : des monstres incroyablement puissants. Il n’y a qu’un Dieu et… Elle continuait de fixer Gobelin en se demandant si l’on pouvait se fier à lui ou s’il ne valait pas mieux l’achever. Le silence s’éternisait. Gobelin se sentait toujours horriblement mal à l’aise. Ce qui s’expliquait aisément, compte tenu des circonstances et de sa quasi-incapacité à expliquer ce qui lui était arrivé. Plus personne ne se fierait à lui. « J’ai une idée, Tobo ! » s’est exclamé le capitaine. Le silence est de nouveau retombé, de plus en plus gênant, pendant que le jeune homme attendait que Roupille daignât s’expliquer et qu’elle-même attendait qu’il lui demandât à quoi elle avait songé. La bêtise des adultes ! « Pourquoi ne pas prier Gobelin d’aller aider Toubib au Khatovar ? a suggéré Sahra. Il se sentirait mieux avec ses vieux amis, de toute façon. » Roupille lui a jeté un regard noir. Tobo l’a imitée. Sahra a souri, coupé le fil des dents puis rangé son aiguille. « Voilà qui est fait. » Le visage de crapaud de Gobelin a perdu le peu de couleur qui avait survécu à son séjour souterrain. Et s’est départi de toute expression. L’homme qu’il dissimulait faisait de son mieux pour rester indéchiffrable. Et trahissait ce faisant son peu de désir d’aller rejoindre l’expédition au Khatovar. Peut-être craignait-il d’affronter à nouveau le forvalaka. « C’est une merveilleuse idée, à mon avis, a froidement déclaré le capitaine. Toubib vient de nous envoyer un corbeau pour implorer notre aide. Une ribambelle de soldats et de sorciers imprévisibles menacent de lui tomber dessus. Gobelin ? Tu as toujours la main, non ? Avec la sorcellerie ? Tu as encore le coup ? » Le triste petit sorcier a secoué lentement la tête. « Je n’en sais rien. Il faudrait que j’essaie. Mais, même dans mes meilleurs jours, je n’aurais pas tenu bien longtemps contre quelqu’un de vraiment compétent. Je n’ai jamais été très doué. — C’est décidé. Tu vas prendre la route du Khatovar. Nous en avons terminé ici. Nous décampons. Tobo, trouve-moi les frères Chu Ming. Ils partent avec Gobelin. » La nouvelle d’un départ imminent s’est rapidement répandue. Les soldats demeurés sur place ont été ravis de l’apprendre. Ils n’étaient que depuis trop longtemps cantonnés dans ce séjour aussi effrayant qu’inconfortable, pendant que les galonnés palabraient dans le vide. Et, en dépit de toutes ces années de préparatifs, les rations individuelles commençaient de virer à la portion congrue. CHAPITRE 26 : LE KHATOVAR À L’AFFÛT Je rentrais de quelques pourparlers avec mon corbeau blanc. « Ils ont atteint notre versant de la passe. — C’est donc qu’ils se déplacent très vite, a fait observer Madame. — Ils commencent à se demander si nous nous doutons de quelque chose. Et pourquoi ils ne voient revenir qu’un nombre si restreint des ombres qu’ils ont envoyées en reconnaissance et qui, d’ailleurs, ne réussissent jamais à nous approcher de très près. Ils ont donc abandonné derrière eux leur infanterie, leur artillerie et leur cavalerie lourde, pour tenter d’arriver sur place avant que nous n’ayons eu le temps de leur ménager une mauvaise surprise si jamais nous nous attendons à des ennuis. L’oiseau m’a expliqué qu’eux aussi nous préparaient une espèce de surprise, mais il n’a pas pu s’approcher assez pour apprendre de quoi il retournait. — Je vois mal pourquoi ils ne se contenteraient pas de nous attendre tranquillement assis sur leur cul, a grommelé Cygne. — Sans doute parce qu’on ne trouve plus grand-chose à manger dans le secteur, qu’on y est loin des centres de décision et qu’ils ne peuvent en aucune façon savoir à quel moment exactement nous arriverons. Ni même si ça se produira. Ils ont tout un empire à mettre au pas dans le Nord. Et s’ils campaient devant la Porte, il y aurait de fortes chances pour que nous ne sortions jamais de la plaine. En outre, ils devaient réellement s’attendre à ce que nous pourchassions le forvalaka dès que nous aurions compris le fin mot de l’affaire. Pour nous tendre un traquenard au nord des Dandha Presh. En terrain connu, plus près de chez eux. Traquenard dans lequel je serais infailliblement tombé si je n’avais pas envoyé en éclaireurs les molosses noirs et les autres bestioles. » La distance mise à part, tout un réseau de superstitions courent sur cette contrée. Un important changement vient de surcroît de se produire à la tête de la famille Voroshk. Celui qu’on appelait l’Ancien est mort inopinément, alors même que nous étions en train de monter sur la plaine. Son remplaçant serait davantage enclin à agir. — Et tu as appris tout cela en parlant avec tes corbeaux ? — Ce sont des oiseaux futés, Cygne. Bien plus rusés que nombre de gens. Ils font de superbes éclaireurs. — Quelle sera dorénavant notre stratégie ? a demandé Doj. — On ne moufte pas. On attend. On laisse les molosses noirs s’amuser. Ils adorent taquiner les chevaux. » Tous m’ont dévisagé en affichant une expression exaspérée qui m’a rappelé le bon vieux temps où j’étais encore le capitaine et où je cachais soigneusement mon jeu. J’ai frissonné et je me suis contraint à éclairer leur lanterne. « Ils ont détaché une petite troupe de cavalerie légère pour progresser plus rapidement. Les ombres inconnues commenceront à harceler leurs chevaux dès la nuit tombée. Avec subtilité, bien entendu. Nous ne tenons pas à les perdre. Les plus grandes se chargeront de travailler le forvalaka au corps en lui montrant le spectre de Qu’un-Œil. J’ose espérer que Bowalk se précipitera à sa poursuite et devancera ainsi ses copains. Nous pourrons alors la tuer et décamper avant leur arrivée. » Voilà. C’était fait. Je leur avais confié mes informations. Je me sentais tout chose. Maintenant que je m’en étais ouvert, j’avais la quasi-certitude que quelque chose allait mal tourner. Long silence. Jusqu’à ce que Murgen finisse par demander : « Ça va marcher ? — Comment je pourrais le savoir, bordel ? Repose-moi la même question demain. — Qu’allons-nous faire de Gobelin ? a demandé Madame. — Le tenir à l’œil. Ne jamais le laisser s’approcher du javelot de Qu’un-Œil. Ça me paraît couler de source. » Le silence s’est de nouveau éternisé. « J’ai une idée, a brusquement annoncé Cygne. Pourquoi ne pas le laisser ici après notre départ ? — Je croyais qu’il était ton ami ? ai-je bougonné. — Il l’était. Mais nous avons décidé que cette créature n’avait plus rien de commun avec le Gobelin que nous avons connu. Je me trompe ? — Il n’en reste pas moins que celui que nous avons connu risque d’être piégé à l’intérieur, attendant désespérément d’en sortir. Tout comme nous étions enterrés sous la plaine. — Mais nous autres, qui ne l’étions pas, ne nous fions toujours pas entièrement à vous. — Disons alors que j’ai un petit faible pour lui. On va traiter ce type comme s’il s’agissait du vrai Gobelin jusqu’à ce qu’il nous joue un tour réellement pendable. Et, là, nous pourrons effectivement lui passer la corde au cou. » J’étais bien forcé de prendre position. On s’y attendait. « Le capitaine continue de résoudre ses problèmes personnels en exilant au Khatovar ceux qui lui semblent louches, a fait remarquer Murgen. — Et tu trouves ça drôle ? » Il souriait. « Bien sûr. Dans la mesure où ni Madame ni toi n’auriez jamais envisagé une telle solution quand vous étiez aux commandes. — Tout le monde se permet de faire dans la critique sociale acerbe, ai-je dit à Madame. Et, à l’arrivée de Gobelin, ne lui laissez surtout pas entendre que vous ne seriez pas autorisés à le reconduire jusqu’en Hsien à grands coups de pied dans le train. Je tâcherai de le tenir tellement occupé qu’il n’aura plus le temps de nous poser de problèmes. Mais, s’il reste persuadé qu’il doit marcher sur la corde raide, ça pourrait pas mal nous aider. — Pas besoin de l’en persuader. Il n’est pas idiot. — Tu as encore besoin de nous ? » m’a demandé Cygne. Il commençait déjà à battre un paquet de cartes. Murgen et Thai Dei semblaient avides de se joindre à lui pour se livrer à un passe-temps qui avait fait un retour en force durant notre séjour au Pays des ombres inconnues. « Allez-y. Il ne nous reste plus qu’à attendre. Et à surveiller l’oncle Doj, qui doit fouiner partout avec ses coquilles d’escargot, comme s’il était incapable d’imaginer que nous serions assez sur nos gardes pour le remarquer. » C’était de cette manière que les ombres inconnues avaient traversé la plaine pour arriver jusqu’ici. Qui donc, dans mon équipe, était en cheville avec Tobo et le capitaine ? Comment ne pas se poser la question ? Mais je ne pouvais pas non plus attendre jusqu’à la fin des temps. Pas plus que je n’avais l’intention d’affronter les soldats Voroshk. Le seul différend qui m’opposait à eux naissait de leur présupposé selon lequel la Compagnie noire n’était jamais qu’une ressource encore inexploitée. Je déplore cette attitude partout où il m’arrive d’en être témoin. La pleine lune baignait le Khatovar cette nuit-là. Je suis allé me promener au clair de lune. Mes corbeaux allaient et venaient. Ils voyagent aussi vite que l’éclair, pourvu que je ne les regarde pas faire. Les ombres inconnues sont aussi mauvaises et dangereuses que l’affirme le folklore de Hsien. C’est avec une déconcertante facilité qu’elles réussirent à leurrer le forvalaka, à l’exciter et l’attirer loin du parapluie protecteur que lui offraient les sorciers Voroshk. CHAPITRE 27 : LA TERRE DES OMBRE IRRUPTION Le capitaine s’est faufilé auprès de Suvrin et s’est démanché le cou juste ce qu’il fallait pour distinguer la Porte d’Ombre qui s’interposait entre la plaine et notre monde natal. « Nous ne nous trouvons plus qu’à une cinquantaine de kilomètres de ton lieu de naissance, Suvrin. » Elle essayait depuis des années de lui trouver un surnom plus approprié que Suvrin, qui signifie «Junior » en sangel, sa langue natale. Elle n’avait rien trouvé de plus exotique qui lui correspondît. « Moins que ça. Je me demande si quelqu’un se souvient encore de moi là-bas. » Derrière eux, des milliers de personnes patientaient dans l’angoisse. Affamées. On avait perdu beaucoup trop de temps en traversant la plaine. Roupille a réprimé une poussée de mauvaise conscience. « Combien sont-ils ?» a-t-elle demandé. Un campement se dressait au pied de la Porte d’Ombre. Construit sur les décombres d’anciens camps de la Compagnie, il avait l’air de se trouver là depuis assez longtemps. Ses abris étaient sans doute bâtis de bric et de broc, mais ils donnaient une certaine impression de permanence. Ils offraient cet aspect sordide qui, sous le règne de la Protectrice, caractérise tout ce qui est militaire. « Cinquante-six. Dont neuf femmes et vingt-quatre enfants. — Pas assez, loin s’en faut, pour endiguer une tentative d’invasion. — Ils ne sont pas là pour nous. Ils sont armés, certes, mais ce ne sont pas véritablement des soldats. Ils ne surveillent ni la route ni la Porte. La plupart travaillent aux champs dans la journée. » Plusieurs piètres échantillons d’une agriculture rudimentaire s’éparpillaient au pied de la colline, le long des rives d’un torrent. « J’ai bien songé à leur tomber sur le poil, mais j’ai préféré attendre que Tobo les ait examinés. Je les crois surtout là pour arrêter les ombres. — On enverra des commandos après le coucher du soleil. Pour les rouler dans la farine avant qu’ils aient compris ce qui leur arrivait. » L’irrésolution de son protégé irritait le capitaine. « Mieux vaudrait d’abord permettre à Tobo de les observer, a répondu Suvrin. Franchement. Ils s’activent nettement plus après la tombée de la nuit. — Pardon ? — Le crépuscule est presque là. Attendons un peu. Tu comprendras ce que je veux dire. — Ne me fais pas mariner toute la nuit, Suvrin. » Roupille a reculé sur le ventre. Dès qu’elle a pu se redresser sans se faire voir, elle s’est relevée et dirigée à grandes enjambées vers son état-major qui l’attendait. « Une garnison nous bloque le passage. Pas très importante. Elle ne devrait pas poser de problèmes, car ils n’ont pas l’air de s’attendre à voir surgir quelque chose. J’aimerais prendre des dispositions pour que nul ne s’échappe après notre intervention. Chaud-Lapin, Iqbal… remontez la route. Faites rompre les rangs. Mais maintenez la discipline de la plaine. Dites-leur de manger. De fourbir leurs armes. Mais je ne veux aucun feu de camp. Ni flammes ni fumée. Nous ne passerons peut-être à l’action qu’après minuit, mais j’exige que tout le monde soit prêt à partir quand j’en donnerai l’ordre. » Des messagers se sont relayés pour faire passer le mot d’un bout à l’autre de la colonne. « Là ! Regardez ! Voilà ce que je voulais dire ! » s’est exclamé Suvrin en montrant du doigt. Tobo et le capitaine le flanquaient, allongés sur le sol. En contrebas, la garnison avait entamé une inspection exhaustive de la zone, illuminée par diverses sources lumineuses, qui entoure la Porte d’Ombre. « Ils cherchent manifestement une fuite. Ça deviendra plus intéressant dans une minute. » Peu après, une équipe de trois hommes apportait une jarre de terre cuite au long col, d’une capacité d’environ quatre litres, posée sur un râtelier de bois qu’ils aboutèrent à la lisière magique interdisant aux ombres – aux Morts impardonnés – de quitter la plaine. L’éclairage était sans doute intense, toutefois pas assez violent pour permettre au regard – même à celui, pourtant aigu, du jeune Tobo – de distinguer clairement ce qui se passait, mais ces gens, quelle que fût leur activité, se montraient d’une extrême prudence. « J’ai compris ! s’est écrié Tobo après les avoir attentivement observés pendant une dizaine de minutes. Ils essaient de capturer des ombres. Ils ont percé un trou minuscule dans la barrière en espérant qu’une ombre un peu trop vorace sautera dans leur jarre. — Ils travaillent pour Volesprit », a déclaré Roupille dans le seul dessein, peut-être, de doucher l’enthousiasme du jeune homme. Elle commençait à comprendre pourquoi Suvrin s’était montré si cauteleux. « Bien entendu. Pour qui d’autre ? Il faut mûrement y réfléchir. Si elle contrôle vraiment toute une tripotée d’ombres… — Trop tard pour rebrousser chemin. » Comme s’il avait suggéré la retraite ! Roupille s’est retournée sur le dos et massé le front de la main gauche. Les étoiles qui la surplombaient étaient celles de son enfance. Elle ne les avait pas vues depuis bien longtemps. « Nos étoiles me manquaient. — À moi aussi, convint Suvrin. J’ai passé naguère de longs moments à les admirer. — Tu n’en as encore jamais vu pointer le museau ? Pas même une seule ? — Je n’en ai pas vraiment eu l’occasion, en fait. Je ne tenais pas à t’engager dans une action quelconque en en prenant moi-même l’entière responsabilité. Quoi qu’il en soit, je devais réparer cette Porte avant de passer à autre chose, et il ne me restait plus guère qu’une petite heure par nuit pour descendre ici m’occuper du reste. — Mais elle est prête maintenant, non ? J’ai douze mille hommes qui attendent là-haut. Ne viens pas me dire qu’on doit encore patienter. — Tu peux traverser quand tu veux. — La Nef », a grondé Tobo. Roupille a roulé sur le ventre. Effectivement. Les Rêveurs venaient d’apparaître en contrebas, tout près des autochtones. Mais ils restaient translucides. Ils sautaient sur place et gesticulaient. Les travailleurs de l’autre côté de la barrière semblaient les ignorer. « Ils ne les voient pas », a confirmé Tobo. La Nef a renoncé à tenter de communiquer avec les chasseurs d’ombres et a vivement remonté la pente pour haranguer les observateurs postés à l’orée de la plaine. « Qu’essaient-ils de nous dire ? s’est enquise Roupille. — Je l’ignore, lui a répondu Tobo. Je perçois parfois un chuchotement, mais je n’arrive toujours pas à les comprendre. Si papa était là… c’était presque un Rêveur. Il serait sans doute capable, à mon avis, de plus ou moins saisir ce qu’ils racontent. — Il vaudrait peut-être mieux partir du principe qu’ils tentent de nous empêcher de faire quelque chose. C’est toujours ce qui s’est produit, chaque fois que quelqu’un a réussi à piger. Mais en faire à notre tête ne nous a jamais valu d’ennuis, pas vrai ? » L’attente perdurait. « C’est toujours comme ça, a affirmé Suvrin. Pourquoi ne pas contempler les étoiles filantes ? — Je vais descendre, a laissé tomber Tobo. Je veux écouter ce qu’ils se disent. — Primo, ils te verront ; deuxio, depuis quand parles-tu le sangel ? a demandé Roupille. — Suvrin m’en a appris quelques mots. Il fallait bien qu’on s’occupe durant tous ces fastidieux voyages jusqu’aux Portes d’Ombre. En outre, je ne crois pas que ces types parlent une autre langue que le taglien. Ce sont sûrement des hommes de confiance de la Protectrice. Autrement dit, des gens dont elle pourra massacrer la famille si leur attitude la déçoit. Ils ne me verront pas. » Les leçons de Doj lui avaient été profitables. C’est invisible qu’il a descendu la côte, et sans même recourir à la magie. Les chasseurs d’ombres ne se sont aperçus de rien. Mais les Rêveurs l’ont repéré. Ils sont devenus très fébriles. Puis les quelques ombres présentes dans les parages (et qui ne s’amassaient pas près de la route avec tous leurs congénères en espérant que des soldats franchiraient la barrière de protection) se sont également mises à ramper de cachette en cachette, en ordre dispersé. L’une d’elles s’est redressée et engouffrée dans le trou minuscule de la jarre de terre cuite. Les chasseurs d’ombres se sont congratulés. Ils ont scellé hermétiquement, en un éclair, la barrière et la jarre, celle-là d’un fragment de bambou pratiquement invisible. Tobo sentait que de puissants sortilèges imprégnaient le bois. Volesprit ne tenait sans doute pas à ce que les plus ingambes des ombres s’évadent par cette valve. La capture d’un unique spécimen a paru satisfaire les chasseurs. Ils entreprenaient déjà de ranger leur matériel pour la nuit. « C’était ça ? s’est enquise Roupille. — C’est la première fois que je les vois en attraper une, a répondu Suvrin. Ça ne doit pas se produire fréquemment, j’imagine. » Quelques minutes après le départ des chasseurs d’ombres, Tobo franchissait la Porte et posait le pied dans son monde natal. Suvrin l’avait parfaitement réparée. Le garçon a pris une profonde inspiration puis prêté l’oreille aux menus bruissements émis par les commandos qui déjà descendaient de la plaine. Aucune alarme ne s’était déclenchée quand il avait franchi la Porte d’Ombre et rien ne se produisit non plus quand les soldats entreprirent de s’infiltrer. La Protectrice, manifestement, ne redoutait rien qui vînt du sud. Bien qu’elle fût elle-même sortie plusieurs fois de son tombeau, elle ne s’attendait pas à ce que ses ennemis fissent preuve de la même attitude réfractaire. « L’eau dort », a lancé Tobo à la nuit, avant de jeter un sort qui plongerait l’équipe de chasseurs d’ombres dans un profond sommeil. Il le tenait de Qu’un-Œil, qui avait lui-même piqué le plan à Gobelin voilà plus d’un siècle. Ses pensées finissaient toujours par le ramener à Gobelin. Kina était la Mère des Félons. Admettons qu’elle n’ait strictement rien fait au petit sorcier. Non, personne ne pouvait le croire. Et personne ne se fierait plus jamais à lui. On gaspillerait à le surveiller des trésors de temps et d’énergie. Qu’est-ce que ça cachait ? Gobelin serait-il une simple diversion ? Y avait-il le moyen d’en avoir le cœur net ? Tobo était soi-disant le seul à brûler du génie créateur de la jeunesse. Il devait être en mesure de trouver un expédient fiable. Les yeux écarquillés, les prisonniers contemplaient l’armée qui descendait de la plaine, bataillon après bataillon. On n’avait pas vu de troupes de cette envergure depuis les guerres de Kiaulune. Volesprit avait remporté les lauriers lors de cette reprise, car elle avait formidablement surclassé la Compagnie en matière de sorcellerie. La Radisha Drah et le Prahbrindrah Drah occupaient une place de choix dans cette parade, revêtus de leurs atours impériaux et escortés par des dizaines de bannières royales tagliennes. Leur seule présence constituait une déclaration d’intention dont Roupille avait souvent rêvé, depuis longtemps déjà. Bien sûr, c’était ici une pure perte de temps, car aucun des témoins ne serait autorisé à devancer l’armée d’invasion pour en rapporter la nouvelle à Taglios. Mais Roupille s’était dit qu’il ne serait pas mauvais que le prince et la princesse commencent à s’entraîner à assumer de nouveau leur rôle historique. Suvrin était déjà parti. Tout comme plusieurs vingtaines de sentinelles, d’éclaireurs et de troufions chargés de reconnaître le terrain. Les soldats des ténèbres étaient dispersés. Ce pauvre Suvrin devait de nouveau précéder le plus gros de la troupe pour investir et tenir l’extrémité méridionale de la passe des Dandha Presh. Mission ne requérant aucun entraînement particulier, et qu’il remplissait déjà quand Roupille l’avait fait prisonnier, alors qu’elle faisait route vers la plaine pour nous délivrer, nous autres pauvres Captifs, de notre dormition. Dès qu’il se serait assuré que les colporteurs de rumeurs arrivant du sud ne pourraient franchir la passe, Suvrin était censé poursuivre son chemin pour s’emparer des fortifications de Charandaprash. Compte tenu de l’attitude qu’affichait Volesprit à l’endroit de ses forces armées, ces fortifications ne comporteraient sans doute aucune garnison. Suvrin en connaîtrait le dispositif bien avant son arrivée : une fois la voie ouverte, Tobo avait fait importer des tas de sacs de vieilles coquilles d’escargot. Un torrent invisible avait commencé d’inonder la région connue sous le nom de Terre des Ombres. Tobo serait informé de tout ce que verraient ces créatures et leur demanderait de transmettre ces informations à qui de droit. La tension montait irrépressiblement. Ceux qui connaissaient déjà Volesprit savaient qu’elle aurait vent tôt ou tard de l’invasion. On pouvait s’attendre de sa part à une réaction violente, spectaculaire, rapide et imprévisible. À des représailles dont nul, assurément, n’avait envie d’être la cible. CHAPITRE 28 : LES TERRITOIRES TAGLIENS DES MESURES AUSSI AVEUGLES QUE DÉSESPÉRÉES Narayan poussa un grognement quand la Fille le réveilla. Mais il reprit très vite contenance. La Protectrice rôdait dans les parages, plus près que jamais au cours des deux derniers jours. Les vaillants efforts de la Fille de la Nuit, mettant en œuvre des talents qu’elle ne comprenait pas elle-même, avaient tout juste suffi à prévenir leur capture. Mais celle-ci semblait chaque jour un peu plus proche. Et le jeu risquait fort de ne pas s’éterniser. La Fille et lui n’avaient presque plus rien. Si d’aventure la Protectrice faisait entrer en scène quelques-unes des ombres qu’elle contrôlait… « Qu’y a-t-il ? » chuchota-t-il. Il s’efforçait de lutter contre la douleur qui, désormais, l’accompagnait partout. « Il s’est passé quelque chose. Quelque chose de très important. Je le sens. C’est… je ne sais pas. Un peu comme si ma mère s’était réveillée et avait jeté un regard autour d’elle avant de se rendormir. » Narayan ne pigeait pas. Il lui fit part de son incompréhension. « C’était elle. Je le sais. Elle m’a effleurée. » La Fille passait rapidement de la plus totale confusion à l’assurance et à la confiance en soi. « Elle voulait me faire savoir qu’elle était toujours là. Que notre situation allait bientôt s’améliorer. Elle me priait de tenir bon. » Narayan, qui avait bien connu la mère utérine de la Fille de la Nuit, soupçonnait cette dernière de tenir davantage de sa tante la Protectrice. La Protectrice était d’humeur changeante. Celle de la Fille de la Nuit tournait comme girouette au vent. Il l’aurait souhaitée plus stable, plus semblable à sa mère. Encore que Madame pût volontiers nourrir une idée fixe. Ainsi, elle semblait bien décidée à leur régler leur compte, à lui-même comme au culte des Félons. Elle avait été l’instrument de Kina mais ne portait ni amour ni respect à la déesse. « Tu m’as entendue, Narayan ? Elle est là ! Elle ne va plus faire le dos rond. — J’ai entendu. Et je ne suis pas moins excité que toi. Mais il y a prodige et prodige. Nous devons toujours nous soustraire à la Protectrice. » Il montra le ciel occidental. Des corbeaux s’amassaient à moins d’un kilomètre, au pied d’une longue pente broussailleuse. Volesprit aussi avait ses obsessions. Cette traque durait depuis des lustres, sans aucun succès pour les deux parties en présence. La Protectrice n’avait-elle rien de mieux à faire ? Qui donc dirigeait Taglios et ses Territoires ? Le mal allait nécessairement prospérer durant son absence. Depuis le tout début, Narayan se persuadait que Volesprit finirait par se lasser et passer à autre chose. Il en était toujours ainsi. Mais pas cette fois. Ce coup-ci, elle s’acharnait. Pourquoi ? Pas moyen de le savoir, avec elle. Peut-être avait-elle eu quelque vision de l’avenir. Peut-être n’était-elle pas foutue de se trouver un passe-temps plus divertissant. Elle était tellement tordue. Ses propres mobiles lui restaient parfois incompréhensibles. Les corbeaux commencèrent de s’égailler au nord de ce qui devait être la position de Volesprit. Ils semblaient s’intéresser plus particulièrement à une certaine part de tarte en arc de cercle. Ils se laissaient porter par le vent sans déployer trop d’efforts et s’éloignaient ensuite en planant. Narayan et la Fille de la Nuit les observaient sans bouger. Si les deux Félons les plus sacrés pouvaient les voir, alors les corbeaux les voyaient sans doute eux aussi… du moins si le don capricieux de la Fille lui faisait brièvement faux bond. Un oiseau isolé dériva vers le sud-ouest (d’un vol pour le moins aviné, trouva Narayan). Très vite, on ne vit plus aucun oiseau noir. « Partons maintenant, déclara-t-il. Pendant que nous le pouvons encore. J’ai l’impression, vois-tu, que cette masse grise au sud pourrait bien être les Dandha Presh. Nous serons dans les montagnes en moins d’une semaine. Elle n’aura aucune chance de nous y retrouver. » Il essayait de se donner du courage. Et tous deux le savaient. La Fille de la Nuit avait pris la tête. Elle était nettement plus fringante. Il lui arrivait fréquemment de s’impatienter de la lenteur de Narayan. De l’injurier et de le frapper. Il la soupçonnait d’envisager de l’abandonner, pourvu qu’elle trouvât d’autres soutiens. Mais son horizon ne s’étendait pas au-delà des limites de leur culte et elle était consciente que le saint vivant des Félons exerçait sur ses fidèles une influence autrement puissante que celle d’un messie femelle mal éduqué, ne devant son statut qu’au sceau d’authenticité que lui conférait la présence de Narayan. De fait, ce fut cette lenteur qui les sauva. La Fille, accroupie derrière un buisson, regardait derrière elle en dissimulant mal son exaspération. « Il y a une clairière. Assez vaste. On n’y sera pas à couvert. Devons-nous attendre qu’il fasse sombre ? Ou bien la contourner ? » Maintenir leur invisibilité lui était difficile à découvert. Narayan se demandait parfois ce qu’elle serait devenue si elle avait grandi auprès de sa mère naturelle. Madame en aurait très certainement fait une sombre et terrifiante créature. Il regretta, ni pour la première ni même pour la centième fois, que Kina ne l’eût pas autorisé à sacrifier Madame le jour où il avait enlevé la Fille de la Nuit nouveau-née. Si cette femme était morte ce jour-là, sa propre existence en aurait été nettement simplifiée. « Laisse-moi regarder. » Narayan s’accroupit. Une douleur poignarda sa mauvaise jambe, comme si on la charcutait avec un couteau émoussé. Il inspecta des yeux un pierrier désert où rien ne poussait, hormis, en plein milieu, la souche rabougrie d’un arbre difforme, haut tout au plus d’un mètre cinquante. Ce décor lui rappelait vaguement quelque chose. Il ne l’avait encore jamais vu mais savait qu’il aurait dû le reconnaître. « Ne bouge pas, recommanda-t-il à la Fille de la Nuit. Tâche même de ne pas respirer trop fort. Il y a quelque chose qui cloche. » Il se pétrifia. La Fille l’imita. Elle n’ergotait jamais dans ces cas-là. Il avait toujours raison. Il finit par comprendre. « Cette souche, c’est la Protectrice. Protégée par une illusion. Elle a déjà recouru à ce truc. Je l’ai entendu dire, quand j’étais prisonnier de la Compagnie noire. C’est un des subterfuges dont elle se servait pour les épier, et ils n’arrêtaient pas de s’exhorter les uns les autres à s’en méfier. Regarde attentivement l’embranchement de ce rameau qui s’entortille deux fois sur lui-même avant de se terminer en pelote de brindilles. Tu vois le corbeau qui s’y cache ? — Oui. — Recule prudemment. Lentement. Hein… ? Arrête ! » La Fille se figea sur place. Elle resta immobile quelques minutes, puis Narayan commença à se détendre. « Qu’est-ce que c’était ?» marmonna-t-elle. Ni la souche ni le corbeau n’avaient rien fait d’alarmant. « Il y a eu quelque chose… » Mais il n’était plus sûr de rien. Il l’avait entraperçu du coin de l’œil, mais ça s’était évanoui dès qu’il l’avait regardé directement. « Là-bas, près de ce gros rocher rouge. — Chut ! » La fille regardait dans une autre direction. « Il me semble… Là… Quelque chose… Je ne le vois pas, mais je sens sa présence. Je crois qu’il observe cet arbre… » Grrr ! Tous deux ressentirent plutôt qu’ils ne l’entendirent le grondement qui venait de retentir derrière eux. Leur maîtrise de soi était telle, après toutes ces années de fuite, qu’ils ne tressaillirent même pas. Une silhouette sombre, énorme et pas entièrement présente les dépassa en trottant. La bouche du saint vivant des Félons s’ouvrit, béante, mais aucun son n’en sortit. La Fille se rapprocha de lui en évitant tout geste brusque. Ce qui ressemblait à une succession de grandes silhouettes noires (celles d’un animal inconnu découpées dans du papier) traversa la clairière à une allure fulgurante. Rien de commun avec un chien. Trop de pattes. Mais, en passant comme un éclair près de la souche, il en leva une puis lâcha un torrent d’urine. Et disparut la seconde suivante, bien entendu. Mais Volesprit était bien là, elle. Sous son apparence réelle. Et ivre de fureur. « Quelque chose a changé, balbutia Narayan malgré sa souffrance. — Et pas seulement ma Mère. » Pas seulement la Mère de la Nuit. Quelque chose qui, dorénavant, leur donnerait l’impression que tous leurs faits et gestes étaient épiés… même quand ils ne voyaient strictement rien ni personne alentour. CHAPITRE 29 : LE KHATOVAR LES SEIGNEURS DE L’AIR SUPÉRIEUR Mes corbeaux travaillaient dur. Au cours de la même heure, j’ai appris que Roupille avait fait irruption dans notre monde natal et que le forvalaka avait quitté les Voroshk pour piquer droit sur nous. J’ai aussitôt entrepris de donner des ordres. Bowalk ne nous atteindrait vraisemblablement pas avant des heures et je tenais à m’assurer que chacun de mes compagnons serait à son poste et toutes mes ressources instantanément mobilisables. Saule Cygne me suivait partout en me rappelant sans cesse que le plus clair de ce branle-bas correspondait exactement au grossier simulacre d’efficience que je méprisais tant chez Roupille. « Tu tiens tant que ça à faire du Khatovar ta future patrie, Cygne ? — Eh ! Ne tire pas sur le messager. » J’ai poussé un grognement contrit et je suis allé trouver ma chérie. « Il serait temps de nous pomponner. De nous préparer pour le spectacle. — Oh-ho ! J’ai toujours eu un faible pour les hommes en noir avec des oiseaux perchés sur les épaules. » Nos préparatifs étaient achevés. La douzaine de lance-boules de feu survivants positionnés à la perfection, me semblait-il, pour placer le forvalaka sous un tir nourri s’il m’attaquait. Tir qui, s’il ne la détruisait pas, conduirait Bowalk à foncer droit sur moi et le javelot de Qu’un-Œil. J’attendais l’affrontement avec impatience. Ça ne me ressemblait guère. Je ne suis pas de ces hommes qui apprécient le côté sanglant de la profession. Mes corbeaux m’affirmaient que le monstre n’était plus qu’à une heure. Les gens prenaient un dernier repas afin d’éteindre les feux avant son irruption : un cochon tué par Doj. Le bestiau, lui, n’a pas fait long feu non plus. Les végétariens ne sont pas légion dans mon équipe. Murgen nous a rejoints, Madame et moi, alors que nous jouions avec Cygne à « papier, couteau, caillou ». « Gobelin est arrivé. Il vient tout juste de franchir l’orée de la plaine, flanqué de deux autres types. Tu as fière allure. » Il n’avait pas encore vu mon nouvel Endeuilleur en action. « Remercies-en le capitaine et sa sagesse infinie, ai-je grommelé. Ç’a été rapide. Tenons ce petit merdaillon à l’œil. Dois-je le mettre sur-le-champ au turbin ? ai-je demandé à Madame, comme si j’avais besoin qu’on me le répète. — Absolument. En première ligne. Qu’un-Œil était son meilleur ami, non ? — Murgen, quand nous lui aurons parlé, après son arrivée, je veux qu’on le poste là où j’ai fait installer les lance-boules de deux pouces de diamètre. Nous ignorons s’ils sont encore chargés. Puis ordonne à ces types de couvrir nos arrières et l’approche de la Porte. Thai Dei et toi, vous restez avec Gobelin. » Murgen m’a décoché un regard prudemment inexpressif. « S’il le faut, dégomme-le. Ou assomme-le d’un bon coup sur le crâne. S’il t’en donne une raison. — Laquelle ? — Je n’en sais rien. Tu es adulte et raisonnable. Tu sauras sans doute discerner le moment où il faudra l’estourbir. — Tu ne crois pas que c’est précisément à cet effet qu’il est accompagné de ces deux lascars ? » Je n’y avais pas songé. Ça paraissait plausible. « Les connaissons-nous assez bien pour leur faire entièrement confiance ? — Je n’ai pas pu les distinguer très clairement avant de venir te retrouver. — En ce cas, mes ordres tiennent toujours. » J’ai étudié Gobelin avec attention. Je ne l’avais pas revu depuis le début de ma Captivité. Il avait beaucoup vieilli. « Aux dernières nouvelles, tu avais déserté. — Je suis sûr que Qu’un-Œil vous a expliqué toute l’affaire. » Sa voix était identique, mais il n’était plus le même homme, d’une manière indéfinissable qui devait sans doute plus au temps et aux défaillances de la mémoire qu’à une présence malfaisante en lui ; cela dit, je ne me suis jamais trompé de beaucoup en me montrant méfiant. La stature de Gobelin frôlait le nanisme. Et, bien qu’il n’eût guère mangé à sa faim au cours des dernières années, il était assez corpulent. Il avait perdu presque tous ses cheveux et ne souriait pas volontiers. Il semblait en outre épuisé, comme s’il ployait sous le poids d’une lassitude remontant à la nuit des temps. Ma longue sieste dans la caverne des anciens ne m’avait pas spécialement requinqué non plus. « Qu’un-Œil était un menteur éhonté. À ce que j’ai cru comprendre – quinze ans après les faits –, l’idée était de toi et il se serait laissé entraîner. — Le capitaine s’en est satisfait. » Il n’a ni ergoté ni tenté de faire la lumière. Et c’était l’ultime indice dont j’avais besoin : il ne restait plus une once d’humour en lui. Là se situait le grand changement. « Tant mieux pour elle. Tu arrives à point nommé. Le forvalaka n’est plus qu’à quelques minutes de nous. Ce coup-ci, nous allons la tuer. Tu n’as rien perdu de tes dons pendant que tu étais piégé, au moins ? » Quelque chose comme une colère froide a bronché au fond de ses yeux. Mais ce n’était peut-être que l’irritation qu’il ressentait à sentir brusquement tant de regards peser sur lui pour le scruter attentivement. « Capitaine ? » Ce ne pouvait qu’être un vieux de la vieille. Tous les autres en avaient perdu l’habitude, encore qu’un grand nombre continuaient d’appeler Madame « lieutenant », puisque Roupille n’avait encore nommé personne à ce grade. Sahra abattait le plus gros de la tâche en dépit de son statut officiel d’étrangère. Pourquoi diable faisons-nous tant de cas de ces infimes distinctions ? « Quoi ? — Nous avons vu du mouvement par là-bas. Sans doute les molosses noirs pourchassant le forvalaka. Ce qui signifie que le monstre se rapproche. — Alerte maximale. Murgen, montre son poste à Gobelin. » Je ferraillais à tout va. L’armure n’est peut-être qu’un travestissement, mais elle est réelle et bien pesante. « Capitaine ! » De plus loin. « Là-bas ! » Un homme s’était levé derrière son abri et pointait le doigt. Je l’ai suivi du regard. En écarquillant les yeux. « Merde ! a explosé Madame. Pourquoi n’as-tu pas ordonné à tes corbeaux de nous prévenir aussi de ça ? » Elle a plongé à couvert. Trois objets volants piquaient sur nous de l’ouest en formation en V. Mon gars les avait repérés de si loin que nous avons eu le temps de suivre leur approche en dépit de leur vélocité. Œil d’aigle, ici présent, aurait bien mérité une prime. Ils avaient commis l’erreur de voler à une altitude sciemment calculée pour leur éviter de se faire repérer par les ombres inconnues. Ce qui, dans la mesure où ils se déplaçaient sur fond de ciel bleu limpide le seul jour où il avait choisi de ne se montrer ni couvert ni pluvieux, nous permettait de les distinguer aisément à l’œil nu. « Concentre-toi sur le transformeur, chéri ! a aboyé Madame. C’est une diversion. Je m’en charge. » Elle a craché des ordres. J’en ai tonné quelques-uns moi-même. Elle se trompait, bien entendu. Aux yeux des Voroshk volants, c’était le forvalaka la diversion – bien que Bowalk eût sans doute été persuadée du contraire. De plus près, les sorciers volants évoquaient des masses ondoyantes accrochées à de longs poteaux. Ils étaient enveloppés d’une étoffe ressemblant à de la soie noire, dont ils traînaient des arpents dans leur sillage. Ils avaient sans doute une bonne raison de croire que nous ne les voyions pas. Ils ne faisaient rien pour passer inaperçus. Constatant qu’ils ralentissaient l’allure, je les ai aussitôt soupçonnés de chercher à se synchroniser sur le forvalaka… et je n’avais pas tort. Un charivari de hurlements, accompagnant un noir et furieux tourbillon, s’est déclenché à quelque cent mètres de notre poste le plus avancé. Les ombres inconnues étaient toutes tombées sur le forvalaka. Ainsi qu’elles étaient censées le faire à ce point précis, aussi brièvement que soudainement. Dès que Bowalk a interrompu sa charge pour tenter de déchiqueter les spectres, ceux-ci se sont évanouis. Mais elle formait dès lors une cible superbe. Les lance-boules ont ouvert le bal. La plupart de ceux qui ont fonctionné, hélas, dépêchèrent leurs véloces projectiles flamboyants vers les sorciers khatovariens. Seules deux pièces légères de bambou restèrent braquées sur le monstre. Et l’une d’elles renonça définitivement à l’allumer après n’avoir propulsé qu’une unique boule d’un vert bilieux, qui exécuta quelques pirouettes et tonneaux erratiques avant de lui égratigner le flanc là où il arborait encore les cicatrices de notre dernière rencontre. L’autre lance-boules ne l’en cueillit pas moins au défaut de l’épaule. Bowalk hurla. Oh, ça, pour rugir, elle savait rugir ! Je n’ai pas détourné les yeux une seconde. Madame continuait de me parler, de me tenir informé. De m’expliquer que les Voroshk étaient pris au dépourvu. J’en ai conclu que la plus entière sincérité n’avait pas présidé aux échanges entre les sorciers du cru et Lisa Daele Bowalk. Ils auraient dû s’en douter. Tous autant qu’ils étaient. Les Voroshk, néanmoins, avaient dû plus ou moins s’attendre à des problèmes. Ils étaient bardés de sortilèges de protection qui déviaient sans peine les boules de feu les moins puissantes – le plus souvent en esquivant leur chef pour les détourner vers les deux autres. Mais ces charmes ne pouvaient pas tout absorber et ils s’affaiblissaient vite. Je bandais déjà mes muscles pour réceptionner le forvalaka quand un des sorciers m’est passé sous le nez en coup de vent, juste derrière Bowalk. Toute sa soie était enflammée et il culbutait cul par-dessus tête. Son hurlement s’est brutalement interrompu quand il s’est abattu quelque part sur ma droite. La tactique que j’avais adoptée consistait à canaliser la charge du forvalaka sur moi et le javelot de Qu’un-Œil, pour ensuite le blesser le plus grièvement possible au passage. J’avais fixé le javelot noir à l’extrémité d’une tige de bambou de sept mètres pour me donner davantage d’allonge. Une fois Bowalk épinglée comme un papillon, les canonniers n’auraient plus qu’à l’achever au lance-boules. Pourvu, toutefois, que le javelot de Qu’un-Œil n’ait rien perdu de son pouvoir après sa mort. Et que les canonniers, en outre, ne soient pas distraits par la diversion tombée du ciel. J’ai risqué un coup d’œil. Le chef de patrouille décrivait un arc de cercle qui le ramènerait vers nous. Quelles qu’aient été ses premières intentions, il n’avait pu s’y conformer, trop occupé à se concentrer sur sa propre défense. Le troisième Voroshk, manifestement encore en vie (mais tout juste), s’était arrêté quelques centaines de mètres à l’est et se laissait dériver au gré du vent dans un nuage de fumée. Avant de reporter mon attention sur le forvalaka, j’ai remarqué qu’il gagnait très lentement de la hauteur. Un véritable essaim de flèches et de javelots vrombissait autour de la panthère-garou. Tous étaient empoisonnés. Au cas où ils seraient parvenus à percer son cuir. Merveille des merveilles ! Nombre de ces traits étaient encore fichés en elle. Une sorte de halo noir enveloppait le monstre, rendant imprécise la frontière qui le séparait du reste du monde. Madame glapissait. Férocement. La discipline de feu se relâchait. Nous n’aurions pas la possibilité de fabriquer de nouveaux lance-boules de bambou avant d’avoir regagné notre monde natal et d’y être en sécurité. La moitié de ceux que nous avions engagés dans cette bataille étaient d’ores et déjà hors de service. Nos gars n’avaient pas participé depuis des années à un combat réel, mais ils en gardaient le souvenir. Les boules de feu ont cessé de jaillir avant même que mon épouse se mette à beugler. Plusieurs hommes en ont malgré tout profité pour larder le forvalaka de boules de feu. Cette pauvre Lisa ne compte pas des masses d’amis. Elle n’était pas aussi invulnérable que je l’avais cru. Elle s’est mise à tituber comme un ivrogne bien avant la fin du délai escompté pour la prise d’effet du poison. L’endurance et la vigueur de son espèce sont légendaires et, d’après notre expérience, seule les surclasse la farouche vitalité des sorciers qui appartenaient naguère au cercle restreint des Dix Asservis ; dont ne subsistent que Volesprit et le Hurleur, et dont ne devrait plus bientôt rester aucun survivant. J’étais résolu. J’avais dressé la liste de tous ceux qui paveraient et éclaireraient pour moi la route des enfers. Le monstre se relevait déjà, éliminant très vite les effets des projectiles, des boules de feu et des produits chimiques. Il rassemblait ses forces pour la charge qui le conduirait au beau milieu de nous et lui permettrait, alors même qu’il pourrait enfin se servir de ses griffes et de ses crocs, d’échapper à nos armes les plus dangereuses. Je ne sais pas trop ce que le Voroshk a essayé de faire. Je sais seulement que les boules de feu se sont remises à voler, que la terre a frémi comme si quelqu’un, à quelques pas de moi, l’avait frappée avec un marteau de cinq tonnes, puis que le forvalaka a jailli dans ma direction, d’un bond pour le moins faiblard et bien peu déterminé, tout en traînant une patte postérieure dans la poussière. De la fumée montait d’une douzaine de brûlures de son pelage et une odeur de chair brûlée la précédait. J’ai vu le dernier Voroshk zébrer le ciel derrière la panthère. Il vacillait. Bowalk a tenté de gifler ma lance improvisée de la patte. Le coup était lent et manquait de punch. La pointe du javelot de Qu’un-Œil a transpercé son épaule droite déjà grièvement endommagée. Je l’ai sentie rebondir sur l’os. Lisa a hurlé. Son poids m’a arraché l’arme de la main, alors même que j’avais fermement enfoncé dans le sol la hampe de la tige de bambou. Son élan l’a fait pivoter sur elle-même. Avant d’atterrir et de se préoccuper du javelot noir, elle a réussi à me frapper d’une patte et à m’envoyer valser. Mon armure a résisté à ses griffes. L’espace d’un instant, j’ai eu le plus grand mal à distinguer le haut du bas, mais j’ai réussi à garder la tête sur les épaules. J’ai pu reprendre possession de ma tige de bambou, mais pas du javelot. Le forvalaka se tortillait sur lui-même pour essayer de planter ses crocs dedans, en hurlant et râlant, tandis que mes camarades se tenaient prudemment hors d’atteinte de ses pattes. De temps en temps, une autre flèche ou une lance se plantait dans sa chair. Difficile de la rater. Les Voroshk restaient à l’écart. L’un d’eux brûlait à flanc de montagne, à l’est de notre position. Un second s’élevait de plus en plus haut, en lâchant maintenant des panaches de fumée. Le troisième décrivait des cercles prudents au-dessus de nos têtes, guettant peut-être une ouverture ou se bornant à observer. Chaque fois qu’il tentait de nous fondre dessus, une vingtaine de lance-boules se braquaient dans sa direction, prêts à le recevoir. Je les soupçonnais pour ma part d’être presque tous déchargés. Mais lui ne pouvait s’en assurer qu’à la dure. Une grande épée noire d’une conception identique au Bâton de Cendre de Doj faisait partie du costume d’Endeuilleur. Je l’ai tirée au clair au moment précis où le forvalaka tentait de m’atteindre. Je me sentais presque stupide, en dépit de ma peur et de mon excitation. Je ne m’étais pas servi d’une épée depuis des décennies, sauf au cours de mes séances d’entraînement avec Doj. Je ne savais rien de celle-là. Peut-être n’était-elle qu’un simple accessoire de théâtre et risquait-elle de se briser au premier coup porté. Le transformeur a titubé sur quelques pas. Quelqu’un l’a frappé de l’éclair aveuglant d’une boule de feu. Flèches et javelines continuaient de le larder. Il a de nouveau claqué des mâchoires pour tenter de s’emparer du javelot de Qu’un-Œil planté dans sa chair. Toutes les flèches et les lances ont fini par en tomber, sauf le javelot noir. Il s’enfonçait très lentement en elle, de plus en plus profond. Je me suis fendu et j’ai frappé. La pointe de ma lame a mordu l’épaule du grand chat sur plusieurs centimètres. C’est à peine s’il a chancelé. La plaie a saigné quelques secondes puis s’est refermée, guérissant sous mes yeux. J’ai frappé de nouveau, presque au même endroit. Et une troisième fois. Sans désespérer. Sa vitalité n’était nullement une surprise. Mais ses blessures se refermaient moins vite qu’auparavant. Et le javelot continuait de se frayer un chemin dans ses chairs. Elle semblait avoir perdu toute combativité. Des hurlements ! Le Voroshk valide piquait sur moi à toute vitesse ; sa protection a d’abord dévié les boules de feu puis les flèches et les javelines lancées à sa rencontre. J’ai fait un bond de côté et bandé mes muscles, prêt à le frapper dès qu’il serait assez proche. Il a levé un bras comme pour projeter un objet. Mais, avant qu’il eût achevé son geste, mon corbeau blanc surgissait du néant pour le frapper par-derrière de son bec. Sur le crâne. Son menton a violemment heurté sa poitrine. Il n’avait sans doute subi aucun dommage, mais il m’a oublié un bref instant pour tenter de se débarrasser du corbeau. L’oiseau ectoplasmique avait élu domicile sur son épaule et s’efforçait de lui crever les yeux. Même ainsi, à proximité, je ne distinguais pas ses traits. Son visage m’était dissimulé par la même étoffe qui enveloppait toute son anatomie. J’ai frappé un grand coup, mais sous-estimé la rapidité du Voroshk. Ma lame s’est plantée dans le poteau qu’il chevauchait, juste derrière ses fesses, et m’a échappé des mains. Là-dessus, il a touché terre, rebondi en poussant un hurlement et s’est éloigné vers le nord en décrivant une trajectoire paresseuse, sans cesser de tournoyer autour de l’axe de son poteau volant. Ses robes, ses capes ou je ne sais trop quoi bouffaient, masquant tout le ciel. Des lambeaux s’en détachaient et retombaient en voletant. Le forvalaka continuait de perdre des forces. Quelques hommes ont prudemment quitté le couvert pour le cerner. Madame et Doj m’ont rejoint et se sont postés à portée de griffes. Tous deux portaient ces amulettes d’affaiblissement créées par Tobo à l’aide des lambeaux de peau et du morceau de sa queue que Bowalk avait perdus quand elle avait tué Qu’un-Œil. Madame lui avait montré comment procéder. Les talismans étaient particulièrement efficaces, dans la mesure où Tobo et Madame, pour les confectionner, disposaient du véritable nom de Lisa Daele Bowalk. « Cygne, ai-je ordonné. Prends une équipe et va voir où en est celui qui brûle là-bas. Sois prudent. Murgen, surveille les deux autres. » Le Voroshk qui s’était enfui en tournoyant avait recouvré le contrôle de son véhicule et venait de nouveau dans notre direction, mais à petite allure et en prenant de l’altitude pour tenter de rejoindre celui qui volait toujours et continuait de s’élever lentement, désormais porté par le vent ; on ne distinguait plus aucune trace de flammes dans son sillage. « Chérie, ai-je demandé à ma mie. Est-ce que par hasard tu continuerais de surveiller Gobelin ? » Notre frère mystérieusement ressuscité s’était montré extrêmement peu loquace durant notre échange d’amabilités avec la famille Voroshk. À moins que je n’eusse raté quelque chose, tant j’avais l’esprit ailleurs. « Deux lance-boules de feu garantis en bon état de fonctionnement sont braqués sur lui en ce moment même. — Parfait. Tu pourras sans doute en fabriquer d’autres quand nous serons rentrés, n’est-ce pas ? Ils restent notre meilleure arme à ce jour. — Quelques-uns. Si j’ai le temps. Nous risquons d’être très occupés quand ma sœur apprendra notre retour. » Une lumière jaune d’œuf a brusquement baigné le monde. Elle s’est dissipée avant que j’aie levé les yeux pour apercevoir, là où dérivait auparavant le sorcier Voroshk embrasé, un nuage évoquant une étoile de mer aux mille bras. L’autre Voroshk s’était de nouveau éloigné vers le nord, mais en culbutant cette fois-ci cul par-dessus tête. Et quelque chose nous tombait droit dessus, suivi de vastes pans d’étoffe noire dont s’évadaient des panaches de fumée. On ne voyait plus trace du poteau qu’il avait chevauché. Sa chute était d’une lenteur effroyable. Entre-temps, toujours à sa mission, Saule Cygne avait beuglé quelque chose du haut de la pente. Il voulait un brancard. « Encore en vie, celui-là ! a fait observer Madame. — Nous avons donc un otage. Quelqu’un pourrait-il larder cette créature d’une pique ? Elle fait sans doute la morte. » Le forvalaka avait cessé de se battre. Il gisait sur le dos, légèrement incliné sur le flanc, et enserrait de ses deux mains la hampe du javelot de Qu’un-Œil. « Des mains, a constaté Murgen tandis que Thai Dei taquinait le monstre du bout d’un des plus longs lance-boules. — Des mains », ai-je répété. Le changement commençait à s’opérer en elle. Celui-là même auquel elle aspirait depuis que nous avions tué son bien-aimé seigneur et maître le transformeur, durant notre premier assaut contre Dejagore. « Elle agonise », a fait Madame. D’une voix tout à la fois intriguée et légèrement déçue. CHAPITRE 30 : LE KHATOVAR PUIS ALLUME LE BÛCHER Un glapissement suraigu s’est élevé au-dessus de nos têtes. Le Voroshk qui tombait tout à l’heure en ruant des quatre fers a traversé le toit de feuillage d’un abri. Son piaillement s’est arrêté tout net. Des débris de toit ont volé vers le ciel. « Va jeter un œil, Murgen ! » ai-je ordonné. Quand j’ai reporté le regard sur le forvalaka, j’ai constaté que Gobelin nous rejoignait. Il s’est frayé un chemin à travers la foule, s’est planté devant le monstre et l’a toisé. Elle en était à la moitié de sa métamorphose : ses pattes étaient redevenues les bras et les jambes d’une femme nue affreusement balafrée. Elle était encore assez lucide pour reconnaître le petit sorcier. « On a essayé de t’aider et tu as refusé de nous laisser faire, a déclaré le petit homme à face de crapaud. On aurait pu te sauver, mais tu t’es retournée contre nous. Essayer de baiser la Compagnie noire, ça se paie. » Il a tenté de s’emparer du javelot noir. Les hommes ont bondi dans tous les sens. Une demi-douzaine de tiges de bambou ont brusquement pivoté vers Gobelin. D’autres ont tombé l’arbalète. La bouche du petit sorcier s’est ouverte et refermée à plusieurs reprises, puis il a lentement retiré sa main. Les dernières paroles prononcées par Qu’un-Œil sur son lit de mort avaient dû passer de bouche à oreille. « Vous n’auriez peut-être pas dû me sauver ! a-t-il couiné. — Nous n’en avons rien fait, a rétorqué Madame sans s’étendre davantage, avant de m’attirer à l’écart. Bowalk est morte un peu trop facilement. Il y est pour quelque chose. » J’ai jeté un regard sur le forvalaka. « Elle n’est pas encore morte. — Elle aurait dû se montrer plus féroce, normalement. — Même en tenant compte des amulettes et du javelot de Qu’un-Œil ?» Elle y a réfléchi. « Ça se peut. Une fois qu’elle sera refroidie, tu ferais bien de planquer cet engin. Je n’aime guère la lueur qui brille dans l’œil de Gobelin quand il le regarde. » Cette lueur était présente en ce moment même, bien que le petit sorcier, persuadé qu’un seul geste de sa part risquait de déclencher une réaction aussi rapide que violente, ne se montrât guère enclin à tenter le diable. Cygne et son équipe s’approchaient : quatre de ses hommes portaient chacun un coin d’une civière improvisée. Lui-même trottinait en tête. « Attends un peu de voir ça, Toubib, a-t-il haleté. Tu ne vas jamais le croire. » Au même instant, Murgen exigeait d’un cri un autre brancard. L’autre Voroshk avait donc lui aussi survécu. Cygne avait mis dans le mille. La fille étendue sur la litière était effectivement incroyable. À peu près seize ans, blonde et aussi sublime que le fantasme d’un adolescent. « Est-ce qu’elle est réelle, chérie ? ai-je demandé à ma femme avant d’ajouter pour Cygne : Beau boulot, Saule. » Il l’avait ficelée et bâillonnée de manière à lui interdire la plupart de ses petits tours de sorcière. « Reculez, les gars », a fait Madame. La fille n’avait plus grand-chose sur le dos. Et nombre de nos hommes étaient portés de nature, dans la mesure où elle nous avait agressés, à ne voir en elle qu’une proie facile. Parfois même portés de nature à infliger le même traitement à un prisonnier du sexe mâle. Sans doute étaient-ils mes frères, mais ça n’ôtait rien à leur cruauté. « Va chercher Doj et tâche de ramasser tout ce qui aurait pu appartenir à cette fille, a ordonné Madame à Cygne. Ses vêtements, et plus particulièrement l’engin qu’elle montait. Oui, chéri, elle est bel et bien réelle, a-t-elle fini par me répondre. Mis à part une touche de maquillage. Je commence déjà à la détester. Gobelin ! Arrive et reste là où je te verrai. » J’ai contemplé la fille Voroshk sans trop m’attarder sur la lascivité ni sur la fraîcheur qui s’en dégageaient, mais en me concentrant plutôt sur sa blondeur et sa pâleur. J’ai lu toutes les annales depuis le premier volume (bien qu’il ne s’agisse plus, au bout de tant de générations, je dois l’admettre, que d’une copie de copie de copie de l’original), entamé avant même que nos ancêtres ne quittent le Khatovar. Ces hommes n’étaient ni grands ni blonds ni blancs de peau. Se pouvait-il que les Voroshk fussent un fléau venu d’un autre monde, à l’instar de ces Maîtres d’Ombres qui avaient envahi celui de Hsien et le mien ? À cet instant précis, Madame a retiré son casque pour mieux me fusiller du regard et m’interdire de reluquer. Et je me suis rendu compte qu’elle aussi était très blanche de teint, bien qu’elle ne fût pas blonde. Pourquoi la population du Khatovar devrait-elle être plus homogène que celle de mon monde natal ? Murgen et son équipe revenaient au petit trot, chargés d’une autre litière grossière où reposait un second corps. Le premier avait réchappé à la plupart des effets du feu et de la collision. Celui-là n’avait pas eu autant de chance. « Encore une fille », ai-je fait observer. Difficile de ne pas s’en rendre compte. Cela crevait encore davantage les yeux. Si possible. « Plus jeune que la première. — Mais aussi bien roulée. — Mieux, de là où je me tiens. — Des sœurs, a grondé Madame. As-tu une idée de ce que cela signifie ? — Probablement que les Voroshk nous vouaient si peu de respect qu’ils nous ont dépêché quelques gamines pour leur donner l’occasion de s’entraîner. Mais, après ce qui vient d’arriver, papa et grand-papa risquent de s’intéresser à nous d’un peu plus près. » J’ai fait signe à mes gens. « Rassemblement, messieurs. Dans un délai très bref, le ciel va sûrement se remplir d’une présence hostile, ai-je ajouté dès que tous ceux qui n’avaient rien de mieux à faire m’ont entouré. J’aimerais que vous commenciez à démonter les tentes et que vous fassiez repasser la Porte d’Ombre à tout le matériel et aux bêtes. Séance tenante. — Tu crois que le troisième réussira à rejoindre l’armée Voroshk ? m’a demandé Madame. — Pas question de parier sur le contraire. Tous les enfants optimistes de ma mère sont morts depuis un bon demi-siècle. » J’ai jeté un dernier coup d’œil au forvalaka. Il avait pratiquement retrouvé l’apparence de Lisa Bowalk. La tête exceptée. « On dirait un animal mythologique, vous ne trouvez pas ? » Elle n’était pas encore morte. Ses yeux étaient ouverts. Ce n’étaient plus des yeux de chat. Ils imploraient. Elle n’avait pas envie de mourir. « Elle ne fait pas plus vieille qu’à notre dernière rencontre », ai-je déclaré à Madame. C’était encore une jeune femme séduisante – du moins pour quelqu’un qui avait consacré ses années formatrices à tenter de survivre dans le plus sordide quartier de taudis d’une ville réellement hideuse. « Eh, Crabe ! Trouve Slobo. Vous allez m’empiler sur cette créature tout le petit-bois que vous pourrez dégotter. — Je vais les aider, a suggéré Gobelin. — Je vais te dire ce que tu vas faire, l’avorton. Si tu veux réellement te rendre utile, confectionne plutôt une paire de brancards solides pour qu’on puisse embarquer nos deux petites copines. — Sont-elles en état de voyager ? a demandé Madame. — Si elle était réveillée, l’aînée pourrait sans doute se lever et claudiquer le long du sien. Mais avant de pouvoir préciser la gravité des blessures de l’autre, il faudrait que je l’examine d’un peu plus près. — Gare à ce que tu tripotes et paluches, vieil homme ! — On aurait pu se dire qu’avec l’âge tu finirais par acquérir un sens de l’humour un peu plus prononcé, vieille femme. Tu devrais savoir que toute profession a ses petits avantages. Un chirurgien se doit de tripoter et palucher. — Tout comme une épouse. — Je savais bien que j’avais oublié un détail quand nous avons procédé à cette cérémonie. J’aurais dû amener un avocat. Crabe ! Personne ne manie ce javelot avant que le feu ne soit allumé. Et moi seul pourrai y toucher. Où sont passés mes oiseaux ? Il faut que je leur demande de rameuter les molosses noirs. » Nous ne pouvions pas les abandonner sur place. Ils constitueraient une arme déterminante dans notre conflit avec Volesprit. Sans doute Roupille les regrettait-elle déjà amèrement. Cygne et trois autres approchaient poussivement, lourdement chargés du poteau qu’avait monté l’aînée des deux filles. Cygne pantelait. « Ce foutu machin pèse une tonne ! » Les quatre autres s’apprêtaient déjà à le laisser tomber. « Non ! a aboyé Madame. Doucement. Souvenez-vous de ce qui est arrivé à l’autre… Là-haut ? » Elle montrait du doigt. De la fumée, de la poussière ou je ne sais quoi continuait d’encrasser le ciel. De temps à autre, un éclair pétaradait encore à l’intérieur du nuage. « C’est mieux. Gobelin ! Doj ! Allez jeter un coup d’œil à ce phénomène. — Examine un peu ce tissu », m’a conseillé Saule en me tendant un lambeau d’étoffe noire. Quasiment impondérable, il évoquait la soie au toucher et s’étirait sans se déchirer ni rien perdre de son épaisseur. C’était du moins l’impression qu’il donnait. « Maintenant, regarde ! » Cygne a lardé l’étoffe de son couteau. La lame ne la transperçait pas. Pas plus qu’elle ne la lacérait. « Voilà un petit truc bien pratique, pas vrai ? me suis-je exclamé. Une chance que nous ayons eu les bambous. Jette un coup d’œil là-dessus, trésor. Montre-lui, Cygne. Vous autres, transportez-moi ce poteau de l’autre côté de la Porte. Pressons-nous un peu, les gars. Ces gens savent voler. Et la prochaine troupe qui se pointera risque de se montrer assez inamicale. » Nul, au demeurant, n’avait besoin de mes encouragements. Une file continue d’hommes, d’animaux et de matériel remontait déjà la pente. L’aînée des sorcières Voroshk, ligotée sur la première civière de Gobelin, avait déjà pratiquement atteint son sommet. « Regarde si tu ne trouverais pas dans une des huttes un poteau ou une bûche ressemblant de près ou de loin à cet objet volant », ai-je suggéré à Cygne quand il a eu terminé de montrer l’étoffe à Madame. Celle-ci, tout comme Gobelin et Cygne, m’a fixé. Cette fois, j’ai campé sur mes positions et refusé de m’expliquer. J’avais l’intuition que la Voroshk ne tiendrait pas à perdre son poteau. Mes camarades l’auraient sans doute compris, mais, si je m’en étais ouvert à eux, ils auraient exigé des explications plus fournies. « Celle-là présente des fractures, de vilaines brûlures, des plaies, coupures et abrasions, et sans doute quelques dommages internes, ai-je déclaré. — Et ? s’est enquise Madame. — Et j’en conclus qu’elle ne nous sera pas d’une très grande utilité. Qu’elle mourra probablement entre nos mains. Je ferai tout ce que je peux pour elle puis je l’abandonnerai aux siens. — On se ramollit avec l’âge ? — Comme je viens de le dire, elle nous poserait sûrement plus de problèmes qu’elle n’en vaut la peine. En outre, sa sœur devrait se rétablir en un clin d’œil. Donc, si je soigne convenablement celle que je compte laisser sur place, les Voroshk se montreront peut-être moins enclins à nous tourner autour pour essayer de nous nuire. — Que feront-ils ? — Je n’en sais rien. Je ne veux même pas le savoir. Je tiens seulement compte du fait qu’ils ont réussi à faire passer Bowalk sur la plaine, aller et retour, et par deux Portes d’Ombre différentes sans en endommager aucune. J’espère qu’ils n’ont pas le pouvoir de faire subir le même sort à toute une armée. — Auquel cas ils n’auraient nullement besoin de s’emparer de nous. Il y a de fortes chances pour que Bowalk n’ait pu effectuer ce périple qu’en raison de ce qu’elle était et parce qu’elle les avait défoncées une première fois. » J’ai scruté le forvalaka. Sa tête elle-même était désormais celle de Lisa Daele Bowalk. La même Lisa Bowalk qui avait dévasté Marron Shed un millier d’années subjectives plus tôt. Ses yeux étaient fermés, mais elle respirait encore. On allait devoir y remédier. « Coupe-lui d’abord la tête, m’a conseillé Madame. Puis allume le bûcher. » CHAPITRE 31 : LE KHATOVAR LA PORTE OUVERTE Les Voroshk n’étaient pas sournois. Ils ont surgi du nord-est en un essaim furieux, avides de nous massacrer. Leur première vague comptait vingt-cinq individus au bas mot. Mes gens gravissaient tous la colline sur le versant opposé de la Porte d’Ombre, mais beaucoup d’ombres inconnues n’étaient pas encore revenues. J’avais éparpillé des coquilles d’escargot tout autour des bois pour qu’elles disposent d’une cachette. Je comptais les évacuer ultérieurement, quand l’excitation se serait tassée. L’essaim a fondu sur nous, traînant dans son sillage de vastes pans d’étoffe noire bouffante. Ils n’avaient pu manquer de constater que nous avions franchi la Porte d’Ombre et que le plus gros de notre troupe arpentait déjà la plaine, mais ils n’en ont pas moins piqué sur notre campement déserté, le survolant en rase-mottes pour l’arroser d’une averse de petits objets qui transformaient chaque mètre carré de sol en flaque de lave et embrasaient la végétation de leurs explosions. Aucun de nos abris et enclos n’y a survécu. Mais rien n’a touché la fille blessée ni le bûcher funéraire du forvalaka. « Content de n’avoir pas à cavaler entre ces gouttes », ai-je déclaré. Deux des Voroshk avaient bien tenté de me faire vivre cette expérience, mais la barrière séparant le Khatovar de la Plaine avait aisément repoussé leurs projectiles et absorbé leur magie sur-le-champ. Ils ne s’activaient pas, même en rebondissant sur le sol. « Ce ne sont que des gamins, là encore », a fait remarquer Madame. Tous les membres de l’essaim semblaient en faire à leur tête et vaquer à leurs occupations personnelles, pourtant aucune collision ne se produisait. Constatant que leur assaut restait sans effet, la plupart se sont posés près de la blessée. De notre côté de la Porte d’Ombre, nous nous sommes contentés de les observer, appuyés à nos bambous. La seconde vague se composait d’un trio de retardataires. Elle est apparue plusieurs minutes après la première. « Sûrement leurs chefs, a déclaré Madame. Un zeste plus prudents que leurs cadets, sans doute. » Une étoffe noire encore plus fournie bouillonnait également autour de ces trois-là. « Les plus hauts dignitaires de la famille ont fait le voyage, ai-je dû admettre. Ces gens sont probablement très nombreux. À en juger par la taille de l’armée qu’ils ont déplacée. » Mes espions avaient estimé l’effectif de la troupe qui s’approchait à huit cents individus au bas mot, sans compter les Voroshk eux-mêmes. La cavalerie légère qui les devançait au grand galop ne comptait pas moins de cinquante hommes. Nous aurions eu de bonnes chances de les écraser sans tous ces manches à balai qui sillonnaient le ciel en éclaireurs. Lorsqu’ils se posaient, les Voroshk volants maintenaient leur véhicule debout, appuyé sur une extrémité comme un poteau de palissade qui ne risque de basculer qu’en subissant la poussée d’une main humaine. Leurs aînés ont décrit quelques cercles avant d’atterrir puis ont pris le temps d’examiner la jeune fille inconsciente avant de reporter leur attention sur nous. J’ai donné un petit signal de la main dès que nous avons atteint le sommet. Les hommes qui, pour mater, s’étaient attardés un instant le long de la pente ascendante ont repris leur chemin. Les chefs Voroshk ont pu constater que nous embarquions l’autre fille et que quatre hommes transportaient un poteau volant capturé à l’ennemi sur un brancard ; pendant que l’amour de ma vie et moi-même posions dans nos plus beaux atours de tueurs, juste derrière la Porte d’Ombre. J’étais conscient qu’un large sourire de satisfaction s’épanouissait sous mon casque. Là-bas, au beau milieu des Voroshk, le corps décapité de notre vieille ennemie crépitait et brasillait au sein de flammes rugissantes. Les Voroshk ne s’en étaient pas encore préoccupés, mais il n’était pas passé inaperçu. J’ai regretté de ne pouvoir leur montrer aussi la Lance de la Passion. Mes corbeaux n’avaient pas su me dire si les Voroshk avaient réellement compris à qui ils avaient affaire. « Le passé refait toujours surface, ai-je laissé tomber avant de chasser cette pensée d’un geste puis d’annoncer à Madame : Ce ne serait pas une mauvaise idée de déguerpir maintenant, je crois. Les bons sentiments qui les animent encore à notre égard, parce que nous avons soigné cette gosse, risquent de ne pas durer éternellement. — Tu t’es déjà un peu trop éternisé toi-même, juste pour la frime. » Elle a entrepris de gravir la pente. Elle n’avait pas vilaine allure dans cette armure. Et marchait d’un pas plutôt vif pour une vieille bique. Très vite, tous les sorciers volants ont entrepris à leur tour de gagner le sommet en s’interpellant les uns les autres et en pointant le doigt. Ils paraissaient nettement plus montés contre nous parce que nous embarquions leur manche à balai que parce que nous enlevions la fille. Peut-être n’était-elle qu’un sous-fifre. À moins qu’ils ne l’estiment assez grande pour prendre soin d’elle-même. Un des aînés s’est écarté d’un pas de ce flot noir et palpitant. Il tenait un petit livre à la main. Il a tourné une page ou deux, trouvé celle qu’il cherchait et suivi du doigt les quelques lignes qu’il lisait. Un autre a hoché la tête, puis il a paru répéter les phrases du premier en joignant le geste à la parole. Le troisième a repris la balle au bond en exécutant des gestes identiques, mais avec un léger décalage. « C’est un canon », ai-je déclaré à Madame. Nous avions récupéré les plus lents de nos gens. « Pur tintamarre. » J’ai effectué moi-même quelques gestes. « Si vous tentez quoi que ce soit, vous le regretterez. » Les Voroshk ont pivoté sur eux-mêmes et nous ont présenté leur dos. L’éclair fut à ce point éblouissant qu’il m’aveugla quelques secondes. Quand la vue m’est revenue, une autre de ces étoiles de mer à cent branches constituées de fumée brunâtre s’était matérialisée. Celle-là n’était pas dans le ciel mais à l’emplacement précis où se dressait la Porte d’Ombre une minute plus tôt. Là exactement où j’avais planqué, sous une toile de tente « abandonnée », le poteau volant capturé à l’ennemi. « Je vous avais prévenus, ai-je marmonné. — Comment le savais-tu ? a demandé Madame. — Je n’en sais trop rien. Une intuition, peut-être. En roue libre. — Ils n’ont réussi qu’à se suicider. » On aurait presque senti une touche de compassion dans sa voix. « Ils ne pourront jamais empêcher les ombres de s’engouffrer à travers cette chose. » Certains Voroshk commençaient déjà à prendre conscience de l’ampleur du désastre naissant. De fluctuantes formes noires s’éparpillaient comme autant de cafards exposés à la lumière. Quelques poteaux volants ont pris leur essor et piqué plein nord avec une telle violence que des lambeaux de tissu noir s’en détachaient pour retomber en voletant comme autant de sombres feuilles mortes. Les trois aînés campaient sur leurs positions. Ils nous fixaient. Je me suis demandé ce qui leur passait par la tête. Ils n’étaient certainement pas prêts à s’avouer que cette catastrophe découlait directement de leur arrogance sans limites. Je n’en ai jamais rencontré un seul qui soit disposé à admettre sa faillibilité. J’étais d’ores et déjà persuadé que de violentes querelles, portant sur l’identité du responsable, les opposeraient les uns aux autres durant le peu de temps qu’il leur restait à vivre. La nature humaine à l’œuvre ! « À quoi penses-tu ? » m’a demandé Madame. Je me suis rendu compte que j’avais cessé d’avancer et que je me contentais d’observer les Voroshk qui me fixaient. « Je sonde mon cœur pour tenter de comprendre pourquoi cette affaire me dérange moins qu’elle ne l’aurait fait voilà bien des années. Pourquoi je suis capable de reconnaître bien plus aisément la souffrance, sans pour autant qu’elle m’émeuve, loin s’en faut, comme à l’époque. — Tu sais ce que Qu’un-Œil disait de toi ? Tu penses trop. Il avait raison. Tu ne lui dois plus rien. Regagnons notre monde, tâchons de fesser convenablement notre fillette et de corriger ma petite sœur. » Sa voix s’est soudain très sérieusement altérée, ses pensées se tournant vers un autre objet. « Je n’exige qu’une chose. Toujours la même. Narayan Singh. Il me revient. Je le veux. » J’ai grimacé sous mon casque. Pauvre Narayan. « Il me reste une dernière affaire à régler ici, ai-je déclaré. — Laquelle ? a-t-elle aboyé. — Après le départ de ces trois-là. Je dois récupérer les petits amis de Tobo. » Elle a poussé un grognement et repris sa marche. Elle devait s’assurer que la route traversant la plaine se refermerait bien derrière nous, pour que nous ne fussions pas nous aussi victimes de l’explosion. CHAPITRE 32 : LA TERRE DES OMBRES LA PROTECTRICE DE TOUTES LES TAGLIAS L’instinct de conservation de Volesprit avait été affûté par des siècles d’aventures au milieu de gens qui ne voyaient dans sa bonne santé tenace qu’un handicap à leurs ambitions. Elle sentit, bien avant d’en comprendre la nature, bonne, mauvaise ou indifférente, et des siècles avant de hasarder une hypothèse sur ce qui l’avait provoqué, qu’un bouleversement s’était produit dans le monde. Au début, ce ne fut qu’une simple impression. Puis, peu à peu, il lui sembla sentir la pression d’un millier de regards posés sur elle. Mais elle ne découvrit strictement rien. Ses corbeaux ne trouvaient pas grand-chose non plus, sinon, par intermittence, la vision fugace et imprévisible de leur proie : les deux Félons. Bref, que du vieux ! Elle abandonna sa traque aussitôt. Retrouver les Félons ne lui serait guère difficile. Elle n’en apprit pas davantage avant la tombée de la nuit… sinon que ses corbeaux étaient tout chamboulés, se faisaient chaque seconde plus fébriles et indociles, et montraient une tendance de plus en plus marquée à fondre sur les ombres. Ils ne parvenaient d’ailleurs pas eux-mêmes à s’expliquer la nature de leur malaise, puisqu’ils ne la comprenaient pas. Aux alentours du crépuscule vinrent les premiers éclaircissements. Des messagers interrompirent les ruminations de Volesprit pour l’informer que plusieurs de ses familiers avaient succombé à une soudaine maladie. « Montrez-moi ça. » Elle ne prit pas la peine de se travestir pour suivre ses oiseaux jusqu’au plus proche cadavre emplumé. Elle le ramassa et le fit prudemment rouler entre ses mains gantées. La cause de son décès crevait les yeux. Le corbeau n’était pas mort d’une maladie : une ombre l’avait tué. Nul cadavre ne ressemble à ce qui reste d’un corps quand une ombre en a fini avec lui. C’était impensable. Il faisait encore jour. Ses ombres apprivoisées se cachaient toutes dans l’obscurité et l’on ne comptait aucune félonne parmi elles. Quant aux ombres sauvages, elles n’auraient pas non plus gaspillé leur énergie sur un corbeau quand on pouvait trouver des humains à proximité. Normalement, Volesprit aurait dû entendre hurler Narayan Singh et sa foutue traînée de nièce longtemps avant qu’un corbeau… D’ailleurs, on n’avait pas non plus entendu celui-là. Ni davantage la demi-douzaine d’autres qu’on savait disparus. Les rares corbeaux rescapés avaient beaucoup à dire. Y compris qu’ils n’avaient nullement l’intention de s’égailler loin de sa protection. « Comment combattre ce fléau si j’ignore ce qu’il est ? Si vous ne le découvrez pas pour moi ? » Ni la cajolerie ni la brutalité n’eurent d’effet sur les corbeaux. Pour des oiseaux, c’étaient des génies. C’est dire qu’ils disposaient d’une intelligence tout juste assez développée pour comprendre que tous leurs congénères morts se trouvaient seuls quand le malheur les avait frappés. Volesprit les injuria copieusement puis se calma et réussit à persuader les plus courageux des volatiles de procéder à leurs reconnaissances par petits groupes de trois ou quatre individus, jusqu’à ce que les ténèbres s’installent définitivement. Elle disposerait alors, pour prendre leur relève, de ses chauves-souris, de ses hiboux et de ses ombres personnelles. Les ténèbres vinrent. Comme le font remarquer les Félons, non sans justesse, elles viennent toujours. À la tombée de la nuit, une bataille silencieuse mais atrocement féroce s’engagea pendant que Volesprit patientait à l’orée de l’œil du cyclone. Au départ, il lui fallut résister désespérément contre des assaillants inconnus en attendant que ses ombres parviennent, le plus vite possible, à rameuter des renforts conséquents. Puis elle prit l’offensive en sacrifiant ses ombres avec prodigalité. Et, quand l’aube survint et qu’elle se retrouva pratiquement privée de ses alliés surnaturels tant la lutte avait prélevé un lourd tribut, elle s’abandonna à l’épuisement, sachant qu’elle détenait maintenant une part importante de la vérité. Ils étaient revenus. La Compagnie noire était revenue, avec de nouvelles formations, de nouveaux alliés, de nouvelles sorcelleries et toujours sans une once de pitié. Pas celle, sans doute, qu’elle avait connue autrefois, mais bel et bien les descendants spirituels directs des tueurs au sang-froid du temps jadis. Quoi qu’on fit, on ne tuait semblait-il que des hommes. L’idéal perdurait. Ha ! Enfin un moyen, à portée de sa main, de mettre un terme à l’ennui impérial. Ni la bravade ni la simulation n’étouffaient pourtant cette peur inexplicable. Ils s’étaient enfuis dans la plaine. Et ils en étaient maintenant revenus. Ça devait cacher autre chose. Il lui fallait absolument interroger les ombres qui avaient sillonné la pierre scintillante durant ces années de silence. Dès qu’elle en aurait le temps. Mais, avant tout, elle devrait faire ce qu’elle avait toujours si bien réussi : survivre. Elle se trouvait à des centaines de kilomètres du plus proche soutien, assiégée par des créatures qui refusaient de céder à sa volonté comme à sa magie, et qu’elle ne pouvait manifestement détecter que par le seul truchement de ses ombres ou lorsque l’une d’entre elles s’en prenait directement à elle. Aussi féroces que ses ombres, mais étranges. Leur non-appartenance à ce monde était autrement sensible que celle de ses esclaves spirituels et elles semblaient jouir d’un niveau d’intelligence plus élevé. Chacune de celles qu’elle éliminait de sa main instillait en elle un immense chagrin, assorti de la conviction qu’elle ne combattait que les plus faibles de leur espèce. Inexorablement, la vive prescience de la survenue imminente de démons ou de demi-dieux s’imposait à elle. Mais ce qui lui échappait totalement, en revanche, c’était la raison de cette intense frayeur. Volesprit avait déjà affronté des milliers de périls, non moins mortels, menaçants ou bizarres que celui-là. Rien en lui qui pût rivaliser avec la sombre menace que représentait le Dominateur en son temps. Il lui arrivait parfois, à de rares moments, de se languir de cette époque reculée et ténébreuse. Le Dominateur les avait enlevées, toutes ses sœurs et elle, puis avait fait d’une première son épouse et d’une autre sa maîtresse. C’était un homme fort, dur et féroce que le Dominateur. Son règne avait été celui de l’acier cruel. Et Volesprit avait prospéré dans sa pompe et sa gloire sinistre. Jamais elle ne pardonnerait à sa rivale, sa seule sœur survivante, d’avoir mis fin à tout cela. Vous pouvez bien, tant que ça vous chante, reprocher à la Rose Blanche la mort du Dominateur. Mais Volesprit, elle, connaissait la vérité. Le Dominateur n’aurait jamais été déboulonné si sa pucelle larmoyante d’épouse n’avait pas tout du long conspiré à son anéantissement. Qui donc, après leur résurrection, s’était battu si âprement et avait si ardemment comploté à maintenir le Dominateur dans sa tombe, si ce n’était son épouse aimante elle-même ? Elle devait être de retour. Elle devait se planquer quelque part avec la Compagnie noire. Elle n’était pas encore là mais ne tarderait pas à arriver. Et ce n’était pas parce qu’elle avait été de nouveau enterrée vive que l’inéluctable et sinistre moment où elles devraient régler leurs comptes face à face ne viendrait pas. En dépit de siècles d’expérience et de cynisme, Volesprit était parfaitement capable de s’aveugler, de se mentir à elle-même, infoutue de comprendre que dame Fortune n’était pas moins démente et imprévisible qu’elle. Ses capacités de récupération restaient terrifiantes. Elle se leva au bout de quelques heures de repos et entreprit de marcher vers le nord d’un pas ferme, à grandes enjambées. Elle lèverait cette nuit toute une armée d’ombres. Plus jamais on ne la menacerait comme la nuit dernière. C’est du moins ce dont elle se persuada. Mais, en fin d’après-midi, elle avait recouvré toute son assurance et certaines parcelles de son esprit commençaient déjà de surmonter la crise de la veille pour envisager à tâtons les moyens de ciseler l’avenir à son avantage. Sans doute avait-elle toujours su que d’horribles malheurs risquaient de lui arriver (et ils lui arrivaient effectivement), mais elle avait aussi toujours nourri la certitude de s’en tirer sans égratignures. CHAPITRE 33 : LE KHATOVAR ADIEUX « Ça m’a l’air dégagé », a laissé tomber Cygne. Murgen et Thai Dei en ont convenu d’un grognement. J’ai adressé un signe de tête au Nyueng Bao. En l’occurrence, tout ce qu’il avait à dire faisait sens. Ses yeux étaient toujours aussi affûtés que ceux d’un môme de quinze ans. J’étais pratiquement aveugle de l’un et je ne voyais rigoureusement rien de l’autre. « Doj ? Qu’en dis-tu ? Ils ont filé ? Ou bien sont-ils revenus en tapinois, au cas où nous aurions rebroussé chemin en douce ? » Dans la mesure où l’effet de surprise ne jouait plus en ma faveur, je ne tenais pas à retomber sur les Voroshk. Surtout sur leurs aînés. Ils risquaient d’être assez aigris pour m’entraîner avec eux en enfer. « Ils sont partis. Rentrés chez eux se préparer au carnage. Ils savent que l’horreur et le désespoir les guettent, mais aussi qu’ils sont assez puissants pour les tempérer, à condition de garder la tête froide et de travailler dur. » La mâchoire m’en est tombée, me semble-t-il. « Comment Peux-tu le savoir ? — Simple affaire de calcul mental. Considère tout ce que nous savons d’eux, de l’ensemble des sorciers et des êtres humains en général, et le reste coule de source. Ils sont déjà passés par là, à une échelle plus réduite. Ils ont sûrement pris des dispositions pour éviter que ça ne se reproduise. Toute cette contrée déserte, de là jusqu’à l’autre versant des Dandha Presh, doit avoir pour eux la même fonction que le terrain dégagé entourant une forteresse qui s’attend à subir un siège. — Tu m’as convaincu. Espérons malgré tout qu’ils ne sont pas assez bien préparés pour songer à nous tomber sur le poil dès qu’ils auront réglé leur petit problème de nuisibles. » Si grièvement que fussent endommagées la Porte d’Ombre et la barrière voisine, je doutais fort que les Voroshk pussent recouvrer leurs forces avant plusieurs générations. « Il a bien failli me blouser l’espace d’une minute, moi aussi, reprit Cygne, mais je tiens enfin la preuve de ce que je pense depuis toujours : l’oncle Doj est un sac à vent. » Une demi-douzaine de silhouettes noires bouffantes venaient d’émerger de la végétation au pied de la colline. Elles progressaient très lentement, deux par deux et les bras en croix, suivies par leurs poteaux volants planant à hauteur de ceinture. « J’ignore complètement ce qui se passe, bordel ! ai-je éructé. Mais je veux que Gobelin et Doj se préparent à tout ce qui pourrait arriver. Murgen… déployez-vous, Thai Dei et toi, pour que nous puissions les frapper de front et sur les deux flancs de nos boules de feu. » Mes potes et moi ne disposions que de trois lance-boules en état de fonctionner ; littéralement la totalité de ce qui restait à notre groupe. Madame avait prétendu qu’ils contenaient à eux trois au moins six boules de feu utilisables. Du moins l’espérait-elle. Une par Voroshk. « Tu es bien sûr de vraiment tenir à ramener ces spectres ? a demandé Cygne. La vie serait bien plus simple… — Ici ! Et pour l’instant ! Mais que se passerait-il si, une fois rentrés chez nous, Volesprit nous tombait dessus ? Nous crierions à Tobo de lâcher ses molosses noirs et, là, plouf !… Plus de molosses noirs. Quant aux autres ombres inconnues, je les entends déjà dire d’ici : “Marre de ces conneries ! Je ne vais pas me crever la paillasse pour des mecs qui n’ont même pas été foutus de ramener les molosses du Khatovar !” » Cygne a grommelé. « Un reste de fougue, capitaine ? a raillé Gobelin. Je la croyais envolée. — Quand j’aurai besoin de tes merdes, demi-portion, je te les ferai chier à grands coups de pompe dans le cul. Qu’est-ce qu’il vient de dire, là ? » Les six Voroshk avaient cessé d’avancer. L’un d’eux avait parlé. Et, ô merveille, ses paroles donnaient vaguement l’impression que j’aurais pu les comprendre. « Répète ça, mon pote. » Le sorcier a saisi la coupure. Il a répété ses paroles lentement et d’une voix forte, comme quand on s’adresse à un étranger, un dur d’oreille ou un faible d’esprit. « C’était quoi, ce galimatias ? ai-je demandé. Je suis sûr qu’il contenait des mots que j’aurais dû reconnaître. — Tu te souviens de Génépi ? m’a fait Gobelin. Il me semble qu’il essayait de s’exprimer dans la langue de là-bas. — Logique. Bowalk vient de Génépi. Alors écoute attentivement. » Gobelin avait lui aussi servi à Génépi. Voilà très, très longtemps. J’ai le don des langues. Allais-je assez vite me souvenir de quelques rudiments de celle-là pour nous tirer d’affaire ? Le jour était déjà bien avancé. En dépit de l’accent atroce et de la syntaxe épouvantable du Voroshk (il massacrait les temps et inversait verbe et sujet), quelque chose commençait doucement à filtrer. Gobelin et moi comparions nos notes en même temps. Le petit sorcier n’avait jamais très bien manié cette langue, mais il la comprenait parfaitement. « Que se passe-t-il ?» a demandé Cygne. Il tenait un des bambous. Qui commençait à peser. « Ils souhaitent apparemment que nous les emmenions. Ils croient que la fin de leur monde est arrivée et ne veulent pas y participer. » Gobelin a confirmé d’un grognement avant d’ajouter un point d’orgue : « Mais je ne leur ferais pas confiance une seconde. Je partirais du principe qu’on les a envoyés nous espionner. — En effet, ai-je affirmé. C’est l’attitude que j’observe à l’égard de tout le monde. » Gobelin a ignoré la pique. « Demande-leur de se déshabiller. Complètement à poil. Doj et moi inspecterons leurs fringues comme si on cherchait des morbacs. — D’accord. Mais Doj doit m’accompagner pour m’aider à récupérer mes coquilles d’escargot. » J’ai entrepris d’expliquer aux Voroshk ce que nous attendions d’eux s’ils tenaient réellement à nous suivre. Ils n’étaient pas contents. Ils voulaient ergoter. Je n’ai pas négocié, même si j’espérais faire main basse sur un ou deux de ces poteaux volants pour permettre à mon épouse et Tobo de les examiner. Dame, disposer de quelques-uns de ces engins n’aurait pas été malvenu ! « Si je ne vois pas de gens à poil, j’aime autant voir le cul des partants, ai-je laissé tomber. Tous ceux qui n’auront pas ôté leurs vêtements ou mis les voiles avant que j’aie terminé de compter jusqu’à cinquante mourront sur place, enveloppés dans leur dignité. » La langue de Génépi me revenait assez vite, encore que mon ultimatum n’eût pas été exposé en des termes aussi limpides. Les deux Voroshk les plus intelligents de la bande ont aussitôt entrepris de se dénuder. Bien que rouges de honte et tremblants de rage, ils se sont révélés tout aussi blonds et pâles que les filles dont nous avions déjà fait la connaissance. Je les observais attentivement, sans prendre toutefois trop d’intérêt à leurs chairs. Le degré de leur détermination à se plier à cet exercice humiliant me fournirait quelques indices sur leur sincérité. Une jeune femme, cependant, ne l’a pas supporté. Elle a certes obtempéré, assez pour dévoiler la véritable nature de son sexe, mais s’est vite aperçue qu’elle était incapable d’aller plus loin. « Tu ferais bien de cavaler, ma fille ! » lui ai-je conseillé. Et elle s’est exécutée. Elle a pris ses jambes à son cou, sauté sur sa bûche volante et déguerpi. Sa désertion a eu sur un des freluquets un impact considérable. Il a changé d’avis alors qu’il était déjà pratiquement nu. Je n’ai pas eu à le presser de se rhabiller. Restaient donc quatre Voroshk, trois garçons et une fille, tous âgés de douze à quinze ans. J’ai adressé un signe au sommet de la colline, certain que Madame était à présent en train de nous épier et qu’elle comprendrait ce dont j’avais besoin. Elle est assez intuitive. Effectivement, deux lascars dévalaient peu après la pente, chargés de paquets contenant de quoi vêtir nos prisonniers. Eux n’avaient pas l’air de bien comprendre leur nouveau statut. Je leur ai fait franchir la Porte d’Ombre l’un après l’autre en les observant avec soin. Je ne m’attendais pas à ce qu’ils tentent quelque chose, mais, si je suis encore vivant à mon âge avancé, c’est que j’ai pris le pli de me préparer aux problèmes les plus inattendus. « Quelqu’un aurait-il une raison de penser qu’on risque d’avoir des ennuis en retraversant la Porte ? » ai-je demandé. À leur plus grande humiliation, à peine habillés, les jeunes Voroshk se sont retrouvés avec les mains liées derrière le dos. Celui qui maîtrisait peu ou prou le dialecte de Génépi a protesté contre cette indignité. « Ce n’est que provisoire, l’ai-je rassuré. Pendant qu’il reste encore dehors quelques-uns d’entre nous. » Je suis passé au taglien. « Murgen, Cygne, Thai Dei… veillez à leur tenir la dragée haute. » Des bambous ont fendu l’air. En dépit de leur âge et du cynisme qui va de pair, ces gars pouvaient encore témoigner d’un enthousiasme débordant. En grande partie simulé. « S’il devait t’arriver malheur, il n’en resterait bientôt plus que quelques taches de graisse et leurs ongles d’orteil, m’a promis Cygne. — Tu es un brave bougre, Saule. À toi de passer le premier, Doj. » Le vieux Nyueng Bao a tiré au clair l’épée Bâton de Cendre et franchi le seuil de la Porte d’Ombre du Khatovar. Il s’est mis en position. « À toi, Gobelin. » D’un geste de la main, j’ai signifié à Murgen de ne pas hésiter à lâcher des boules de feu sur une éventuelle cible surprise. La suite s’est révélée pour le moins plan-plan. J’ai emporté un sac et entrepris de faire la tournée de tous les emplacements où il me semblait avoir semé mes coquilles d’escargot, et je les ai ramassées. Celles où se dissimulait une créature étaient très différentes au toucher. Mes corbeaux sont revenus pendant que je glanais. Ils m’ont rapporté que les Voroshk se préparaient fébrilement pour la nuit. Ils croyaient nos transfuges sincères. Terreur et panique se répandaient dans leur monde aussi vite que pouvaient se déplacer leurs messagers. La présence des oiseaux a nettement facilité la récupération de nos ombres. Ils me signalaient les coquilles qui m’auraient fait perdre mon temps ainsi que celles que j’avais négligées. Nous avons tous repassé la Porte d’Ombre une heure avant le coucher du soleil. Gobelin examinait encore les étoffes confisquées aux jeunes Voroshk. « C’est vraiment un matériau étonnant, Toubib, a gazouillé le petit sorcier. Il m’a l’air réceptif aux pensées de celui qui le porte. — C’est sans danger ? — Je crois qu’il demeure inerte tant qu’il n’entre pas en contact avec l’individu destiné à s’en revêtir. — Un autre joujou avec lequel Tobo pourra s’amuser pendant les heures de loisir dont il bénéficiera au cœur de la guerre. Replie-le et charges-en une mule à l’avant de la colonne. Il faut partir. » J’ai encore changé de langue pour annoncer aux malheureux jeunots : « Je vais maintenant vous relâcher et vous ramener là-bas un par un pour que vous récupériez vos poteaux. Vous ne serez pas autorisés à les monter. Vous voyagerez à l’arrière-garde. » J’ai continué de leur exposer les dangers de la plaine pendant qu’ils se pliaient à mes instructions. Leur terreur des ombres m’offrait une occasion de retenir leur attention. J’ai tenté de leur faire comprendre que le moindre faux pas sur la plaine ne se solderait pas seulement par la mort du maladroit, mais par celle de toute la troupe, et qu’ils ne devaient donc pas s’attendre à ce que mes gens fassent preuve de mansuétude à leur endroit si leur comportement était intolérable. De toute la Compagnie, j’ai été le dernier à quitter le sol du Khatovar. Avant de partir, je me suis autorisé une petite cérémonie d’adieu, sinon d’exorcisme, privée. « Quelle est la signification de ce que vous venez de faire ? » a voulu savoir le jeune homme qui pouvait plus ou moins communiquer avec moi. J’ai tenté de le lui expliquer. Il n’a pas compris. Au bout d’un moment, je me suis rendu compte qu’il n’avait jamais entendu parler des compagnies franches du Khatovar. Qu’il ne savait strictement rien de l’histoire de son monde avant l’arrivée de ses ancêtres au pouvoir. Et qu’il s’en moquait royalement de surcroît. Il me donnait l’impression d’être assez superficiel. Ses compagnons ne devaient guère différer de lui. La Compagnie serait pour eux une véritable révélation ! Madame et moi nous sommes attardés au bout de la route pour vérifier que nous l’avions bien scellée hermétiquement contre les incursions des ombres. Le soleil se couchait. Cette sensation d’une présence, qui vous étreint dès qu’un grand nombre d’ombres tueuses se rassemblent, se faisait de plus en plus tangible à mesure que la nuit tombait. Une excitation croissante émanait de cette présence, comme si les milices des Morts impardonnés savaient qu’un important changement s’était opéré, sans qu’elles pussent toutefois sortir de leur cachette et patrouiller en plein jour. Le ciel restait limpide au-dessus du Khatovar. La lune s’est levée avant le coucher du soleil, et une abondante clarté argentée permettait donc d’assister au premier stade de l’invasion des ombres. Un ruisselet de menues exploratrices s’est peu à peu faufilé à travers la barrière délabrée. Le couinement d’un cochon agonisant est parvenu jusqu’à nous. D’autres ombres entreprenaient déjà de descendre la pente. Elles ne semblaient pas communiquer entre elles, mais des créatures de plus en plus énormes et nombreuses profitaient de l’aubaine. « Regarde », a fait Madame. Une file de Voroshk volants passait devant la lune. Peu après, de petites bulles lumineuses ont commencé de bouillonner dans la végétation touffue de la colline. « Sans doute l’équivalent de nos boules de feu. » À l’origine, ces dernières avaient été créées pour anéantir les flots de ténèbres que les Maîtres d’Ombres s’entêtaient à déverser sur nous. « Ils vont engager le combat, en tout cas. Regarde-moi ça ! » La Nef. « Les Rêveurs sont de sortie ? Je me demande bien pourquoi. — Dommage que nous ne puissions pas laisser s’échapper toutes les ombres puis claquer la porte derrière elles. » Shivetya lui-même y aurait sans doute consenti. Les améliorations apportées à sa plaine lors du dernier millénaire ne lui plaisaient guère. « Nous devrions partir, a déclaré Madame. Et, de ton côté, tu devrais peut-être réfléchir à ce que tu comptes faire de nos nouveaux petits protégés quand nous aurons atteint l’autre bout et qu’ils seront tentés de prendre la poudre d’escampette. » Effectivement. Nous n’avions nullement besoin de nous encombrer d’autres sorciers psychotiques. CHAPITRE 34 : LA TERRE DES OMBRES LES CORVÉES DE TOBO Tobo finit d’interroger le corbeau noir qui n’était pas réellement un oiseau et le réexpédia vite fait à Toubib. Il trouva sa mère et Roupille en train d’étudier une carte des territoires du nord des Dandha Presh, en compagnie des habituels commensaux du capitaine. Ils s’efforçaient de déterminer la route septentrionale la plus propice après le franchissement de la chaîne. De petits carrés de couleur représentaient les dernières positions connues de la Protectrice et de Narayan Singh. « Des nouvelles de Toubib ? s’est enquise Roupille. — Il en a terminé. Il est en route. Mais ça s’est passé plus bizarrement qu’il ne l’avait escompté. » Tobo lui a transmis un rapport détaillé. « Tu vas devoir y retourner, lui a annoncé le capitaine. Nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de lâcher une nouvelle équipe de sorciers dans la nature. — J’imagine. » Le projet ne semblait guère enthousiasmer Tobo. « Ça ne me plaît pas. Pourquoi ne les a-t-il pas tous massacrés, une fois en possession de leurs poteaux volants et de cette si remarquable étoffe ? — Parce que ce n’est pas son genre. » Sans compter qu’on ne peut guère espérer la collaboration des morts quand vient le moment de partager leur savoir. « Non. Il préfère laisser filer les gens pour les traquer trente ans plus tard. » Elle a poussé un grognement. « Comment vais-je pouvoir continuer à progresser sans toi ? — Si Toubib est repassé de ce côté, toutes les ombres inconnues y seront également. Les molosses noirs le précéderont en un éclair. Un ou deux jours plus tard, nous saurons tout de ce qui se passe ailleurs. » Roupille avait grand besoin qu’on la rassure. Elle s’inquiétait de tout ce qui pouvait se produire partout où elle n’avait ni yeux ni oreilles. Lui rappeler que la majorité des gens, dont la plupart des capitaines, passaient toute leur existence dans un aveuglement infiniment supérieur au sien ne contribuait en rien à la rendre plus joviale. Roupille est gâtée pourrie. Par le biais de son association avec la Compagnie, nous avions plus ou moins obtenu le moyen de découvrir ce qui se passait au loin. Confiez n’importe quoi à quelqu’un pendant un certain temps et il s’imaginera bientôt que ça lui est dû de naissance. Roupille ne fait nullement exception à la règle. « Je peux comprendre que tu aies besoin de Tobo avant de permettre aux prisonniers de quitter la plaine, a fulminé Gobelin. Mais pourquoi les autres ne pourraient-ils pas continuer d’avancer ? Nous ne faisons rien d’utile en restant assis ici. — Vous faites ce que je veux que vous fassiez. Maintenant, boucle-la. Ou je te bâillonne. » Je commençais moi-même à perdre patience quand Tobo est enfin apparu. Il était assujetti aux contraintes d’un moyen de locomotion normal. Nous ne possédions plus de tapis volants, même si nous espérions que le Hurleur en confectionnerait de nouveaux quand nous l’aurions réveillé. (Nul ne s’y était encore risqué.) Et nous pouvions désormais espérer acquérir un jour le secret des poteaux volants des Voroshk. Il est arrivé à califourchon sur ce super étalon qui s’était pris d’affection pour Roupille. Un certain nombre de ces bêtes, élevées au début pour servir la Dame de la Tour, étaient descendues dans le Sud avec la Compagnie noire. C’était le dernier survivant connu. « Combien de temps vivent ces animaux, trésor ? ai-je demandé à Madame en regardant s’approcher Tobo. — Quarante ans environ. Au plus. Celui-là semble repousser cette limite. — M’a l’air plutôt fringant. » En dépit des quatre-vingts kilomètres qu’il venait de parcourir au grand galop, il avait l’air assez frais. « Je faisais du bon boulot à l’époque. — Et tu la regrettes aujourd’hui ? — Oui. » Elle ne me mentirait pas. Sans doute a-t-elle la nostalgie de la femme qu’elle a été, mais elle ne m’en aime pas moins. Autant que je le sache, elle ne regrette jamais rien de ce qu’elle fait, bon ou mauvais. J’aurais aimé lui ressembler. Tobo a démonté juste devant la Porte d’Ombre. Je la lui ai fait traverser. Il est aussitôt entré dans le vif du sujet, non sans avoir au préalable souri et adressé un signe de la main à son père et à l’oncle Doj. « Tu détiens cinq prisonniers ? Tous des sorciers de premier plan ? — Je n’en sais trop rien. Autant que je puisse le dire, ils pourraient parfaitement être dépourvus de tout talent. Mais ils chevauchaient des poteaux volants, vêtus d’une espèce de super étoffe dont Gobelin prétend qu’on pourrait la manipuler par la pensée. Autant de signes qui m’ont incité à me dire : “Tu ferais bien de te montrer prudent, Toubib.” — On peut communiquer avec eux ? — Le père de deux frères a étudié et géré Bowalk durant son séjour au Khatovar. Il pouvait la forcer à reprendre sa forme humaine pendant une heure ou deux, mais sans arriver à la maintenir plus longtemps en l’état. Il était persuadé que le problème résidait dans une boucle sans fin incluse par transformeur dans les sortilèges de métamorphose. Il ne se fiait pas à Bowalk. Et la boucle s’est activée quand Qu’un-Œil l’a tué. » Quoi qu’il en soit, à force de la côtoyer depuis leur naissance, ces jeunes Voroshk ont appris de Bowalk des rudiments de sa langue natale. Quand les Voroshk ont fait sauter la Porte d’Ombre, l’un d’eux a eu la brillante idée de chercher à nous persuader de les emmener quelque part en sécurité. Il a réuni quelques amis tout aussi effrayés que lui et il est venu nous trouver, certain que nous parlions la même langue que le forvalaka. Il s’imaginait bizarrement que nous reconnaîtrions la supériorité innée des Voroshk et que nous accueillerions sa petite bande en invités d’honneur. Il était incapable d’entrevoir une autre issue, dans la mesure où c’est ainsi que cela se passe au Khatovar. Il est infatué de lui-même, stupide et arrogant. Ça m’a l’air de s’appliquer à tous, d’ailleurs. Et encore davantage à son frère. Il refuse même de parler. » Se remémorant sans doute qu’il avait rencontré la même attitude parmi les seigneurs de la guerre de Hsien, Tobo s’est fendu d’un petit sourire déplaisant. « J’espère qu’ils ont connu déception sur déception. — Absolufoutrement. L’existence est devenue pour ces gosses un invraisemblable enfer. Je dois sans cesse leur rappeler qu’ils sont encore vivants. — Allons les trouver, d’accord ? » Le défi avait l’air d’exciter le gamin. « Ils sont tous sublimement beaux, mais je doute qu’il y ait un seul cerveau parmi eux, l’ai-je prévenu alors que nous nous approchions des transfuges. En tout cas, ils donnent tous les signes d’être un peu lents de la comprenette. » Nous nous sommes arrêtés à quelques pas des enfants perdus du Khatovar. Ils s’agglutinaient sur le bas-côté de la route pendant que les hommes et les mules de la Compagnie noire entreprenaient de franchir la Porte d’Ombre. Seule une des filles osait relever les yeux. La plus petite. Celle que nous avions fait prisonnière. Elle a fixé Tobo pendant trente secondes puis murmuré quelques mots à ses compagnons. Eux aussi ont relevé les yeux. Seuls le chef de la petite bande et son frère ont manifesté leur arrogance innée. Et le voyage n’avait pas encore été long ni ardu. Ils avaient l’air de flairer chez Tobo quelque chose qui ne me sautait pas aux yeux et semblait leur rendre l’espoir. Plusieurs ont balbutié des questions dans leur langue maternelle. « Quand ils auront fini de jacasser, explique-leur qui je suis. Mais ne te sens pas obligé d’être totalement sincère. — Quelques rodomontades ne sauraient nuire ? — Absolument. » L’interrogatoire a duré plus longtemps que je ne l’avais prévu. Tobo faisait preuve d’une patience remarquable pour son âge. Il s’échinait à faire comprendre aux Voroshk qu’ils n’étaient plus dans leur mère patrie, et que peu importaient désormais leur identité et celle de leurs parents. Chez nous, ils devraient chanter pour casser la graine. Nous avons mangé un morceau. Les Voroshk et leurs gardes étaient les seules personnes qui s’attardaient encore de ce côté de la Porte d’Ombre. « J’admire ta patience, ai-je déclaré à Tobo. — Moi aussi. Je meurs déjà d’envie de leur botter le train. Et, de toute manière, ce n’est pas seulement de la patience. Je m’efforce d’en apprendre un peu plus sur eux par leurs lapsus et leurs non-dits. Tu avais raison. Ils ne sont pas très futés. Mais je subodore que la manière dont ils ont été élevés y est pour autant que leur bêtise naturelle. Ils n’ont aucune connaissance de leur propre passé. Aucune ! N’ont jamais entendu parler des compagnies franches. Ni de la Lance de la Passion. Ignoraient que de très puissants sorciers du Khatovar avaient, défiant les ombres à leur plus grand péril, érigé les pierres levées qui se dressent partout dans la plaine. Et le mot même de Khatovar ne leur rappelle rien, même s’ils connaissent Khadi sous les traits d’un vague démon passé de mode dont personne n’a plus que faire. — Comment sais-tu cela ? Pour les pierres levées ? — Baladitya le tient de Shivetya. Tu n’as pas remarqué que les runes gravées sur leurs poteaux volants sont presque identiques à celles des pierres scintillantes ? — Non. Je n’y ai pas pris garde. Je me suis surtout occupé de surveiller Gobelin. Le petit merdaillon parle un peu la langue de Génépi. Il leur tournait autour en essayant d’engager la conversation. » Tobo a mastiqué quelques secondes puis hoché la tête d’un air pensif. « Tu lui en as parlé ? — Jamais de la vie. Je me méfie de ce lascar, Tobo. Qu’un-Œil m’a prévenu contre lui juste avant de mourir. — Nul ne se fiera plus à Gobelin avant très longtemps, Toubib. Et il le sait aussi bien que tout le monde. Jamais il ne se montrera plus cauteleux. Tu ne le reconnaîtras pas. — C’est de Gobelin que tu parles. Il ne pourra pas s’en empêcher. — Il doit la plupart de ses mésaventures au fait que Qu’un-Œil l’a entraîné. Réfléchis-y, Toubib. S’il est réellement devenu l’instrument de Kina, sa mission sera probablement à très long terme. Du style “avènement de l’Année des Crânes”. Il ne prendra pas le risque de se faire tuer pour des nèfles. » J’ai émis un grognement. C’était sans doute parfaitement logique, rationnellement parlant, mais je n’étais pas convaincu. Gobelin restait Gobelin. Je le connaissais depuis très longtemps. Ce qu’il faisait n’était pas toujours logique, même à ses yeux. « Qu’allons-nous faire des Voroshk ? — Ne compte pas sur moi pour les éduquer. » Mince ! Son ton ne me plaisait pas. Il a substitué ses propres séides à mes gardes. Des Tagliens menés par un sergent chevronné nommé Arpenteur-du-Fleuve. Tous ces gardes parlaient couramment la langue de Hsien et possédaient une connaissance opérationnelle du nyueng bao, proche parent du dialecte parlé au Pays des ombres inconnues. Tobo a instruit les gardes puis les prisonniers. Par mon truchement. En leur exposant les réalités de la vie. « Ces hommes seront vos professeurs. Ils vous enseigneront notre langage et tout ce dont vous aurez besoin pour vous débrouiller dans notre monde. Ils vous donneront quelques lumières sur nos religions, nos lois et nos us et coutumes. » Le garçon chargé de la traduction a émis une protestation. Arpenteur-du-Fleuve lui a allongé sur l’arrière du crâne une claque assez violente pour l’assommer. « Vous devez comprendre que vous êtes nos invités, a poursuivi Tobo. Vos connaissances vous ont acheté le passage dans notre monde. Tant que vous coopérerez, vous vivrez une existence aussi confortable que nous pourrons vous l’offrir. Mais nous sommes en guerre contre de vieux et puissants ennemis, ce qui ne nous incite pas à nous montrer patients envers ceux qui refusent de collaborer. Et moins encore avec des gens que nous jugeons dangereux. Vous avez bien compris ? » Il a attendu la fin de la traduction. Je lui ai demandé un délai supplémentaire afin de m’assurer que les gamins appréhendaient réellement la gravité de la situation. Les jeunes ont un certain mal à se persuader que cruauté et mortalité peuvent les toucher personnellement. Ils sont également prêts à convenir de tout et de n’importe quoi pour ne plus en entendre parler. Tobo m’a demandé de leur préciser qu’« ils pourraient se reposer aujourd’hui et cette nuit ». Mais que « leur éducation intensive débuterait dès le lendemain en taglien, pendant que nous nous presserions de rejoindre le reste de notre armée ». « Je voyagerai avec vous et j’essaierai de vous aider de mon mieux », ai-je ajouté. Leur chef a de nouveau tenté d’ergoter. Il n’avait pas prêté suffisamment d’attention à ce qu’il avait lui-même traduit. Arpenteur-du-Fleuve lui a asséné une seconde mornifle. « Celui-là va nous créer des problèmes, m’a dit Tobo. — Il y a de fortes chances pour que tous nous en posent. Ils devaient déjà en poser chez eux. » C’étaient probablement des inadaptés. J’ai changé de langue. « Si vous causez plus d’ennuis que vous n’en valez la peine, ces gens vous tueront, ai-je affirmé aux gamins. Venez. Il me semble qu’un repas vous attend. On va casser la croûte pour faire connaissance. » Une des filles a marmotté quelques mots dans sa langue. La prisonnière, pas celle qui s’était pointée avec les garçons. « Dis-lui qu’elle ne peut plus rentrer chez elle, ai-je ordonné au pleurnichard. Il est trop tard. — Mais tout le monde ici a quelque chose à fuir, a fait remarquer Tobo dans l’intervalle. — Quelques-uns, ai-je spécifié. Quand crois-tu qu’on pourra de nouveau poser notre cul ? J’ai du retard dans mes écritures. » Il s’est esclaffé. « Tu ferais pas mal de feindre une attaque si tu tiens à t’asseoir. Roupille ne s’accordera de répit que quand les cadavres s’empileront assez haut pour former des palissades. » Les Voroshk ont paru prendre plaisir à leur dîner. Ils étaient assez affamés pour apprécier la plus médiocre pitance. Nous avons commencé de leur enseigner quelques substantifs tagliens. Tobo les étudiait en même temps qu’il examinait les merveilles qu’ils avaient apportées. L’étoffe qu’ils n’étaient plus autorisés à porter semblait l’impressionner davantage que leurs poteaux volants. « À mon avis, ces poteaux ne sont qu’une variante de la sorcellerie dont se sert le Hurleur pour confectionner ses tapis volants, m’a-t-il expliqué. Je devrais être capable de comprendre leur fonctionnement. Si du moins j’arrive à contourner les sortilèges chargés de les contraindre à s’autodétruire s’ils tombent entre de mauvaises mains. » Je lui ai fait part des deux poteaux que j’avais vus exploser. « Une autodestruction assez violente, si je comprends bien. Je ferai attention. — Méfie-toi aussi des filles. J’ai l’impression que tu as déjà tapé dans l’œil de la plus petite. » Au matin, pas moyen de réveiller le chef de la bande. Il était en vie, mais ni rien ni personne ne parvenait à le sortir de son sommeil. « Que lui as-tu fait ? » ai-je demandé en chuchotant à Tobo. J’avais sauté un peu trop vite aux conclusions, persuadé que Tobo avait décidé de se débarrasser du fauteur de troubles en puissance sans se séparer de son poteau ni de son étoffe. « Je n’y suis pour rien. » Madame a examiné le garçon juste après moi. « Ça ressemble énormément au coma dans lequel est tombé Fumée pendant si longtemps », a-t-elle déclaré. J’en ai convenu. Mais Volesprit, croyions-nous, en avait été la principale responsable. Et elle ne pouvait en aucun cas être intervenue en l’occurrence. Les ombres inconnues étaient au courant de ses faits et gestes et rembarreraient tous les monstres qu’elle déciderait de nous envoyer. « Certains de tes amis invisibles traînaient-ils dans les parages cette nuit ? Ils auront peut-être vu quelque chose. — Je vais vérifier. » Par pure férocité, j’ai obligé le frère du gamin inconscient à reconnaître qu’il était capable de communiquer, puis je lui ai fait comprendre qu’ils devraient ficeler son frère sur un de leurs poteaux, faute de quoi nous devrions l’abandonner en partant. Les gamins étaient terrifiés. « Une catastrophe qui tombe à pic, a fait remarquer Madame. — Ouais. Mais pour qui ? » CHAPITRE 35 : TAGLIOS LE MESSAGE Mogaba jurait à voix basse, mais de manière pour le moins virulente, obscène et continue. Des corbeaux arrivaient depuis plus d’une heure, portant chacun un fragment d’un long message de la Protectrice. Compte tenu de leur cervelle d’oiseau, ils étaient incapables d’en retenir la totalité. Et, parce qu’ils étaient susceptibles de succomber à des milliers d’avanies, on devait inlassablement envoyer encore et encore chacun de ces fragments. Le Grand Général détestait reconstituer ces puzzles, et celui-là était le pire de tous par son amplitude. Il ne pouvait y avoir tant de corbeaux par tout le vaste monde. Vingt scribes travaillaient d’ores et déjà sur le message. Il avait envoyé quérir Aridatha et Bhopal Singh. La dépêche les concernerait tous. Le temps qu’ils se pointent, la teneur du puzzle était devenue suffisamment limpide à ses yeux pour lui révéler ce qui lui paraissait son détail le plus crucial. « Ils sont de retour ! » Aridatha tressaillit, désarçonné par tant de véhémence. « De retour ? Qui ça ? — La Compagnie noire. La Protectrice l’avait anéantie, non ? Éradiquée, des racines jusqu’au faîte. Mais elle prétend à présent qu’elle est revenue. On est en train de reconstituer son message dans la pièce voisine. — De quoi parles-tu ? s’enquit Ghopal. — Notre employeuse nous a adressé une dépêche interminable. Elle a renoncé à sa traque et revient au grand galop. La Compagnie noire est en train de se déverser par la Porte d’Ombre. Forte de milliers d’hommes bien armés, bien vêtus et surentraînés. Avec la bénédiction de la Radisha et du Prahbrindrah Drah, qui suivent dans leur sillage. Et, sur des centaines de kilomètres, rien ou presque ne pourrait endiguer ce torrent. Volesprit rentre. Elle s’attend à perdre sous peu son aptitude à les espionner. Des alliés surnaturels inconnus émergent avec eux de la plaine. Ressemblant de très près aux ombres, de toute évidence, mais bien plus dangereux parce que plus intelligents. — Voilà des renseignements qui me semblent bien fournis, venant d’une personne fuyant un ennemi déjà informé de ses compétences, fit observer Aridatha. » Son beau visage avait perdu toutes ses couleurs. Et sa voix était rauque. « Ça ne m’a pas échappé. Mais Volesprit est Volesprit. D’un autre côté, pourtant, s’il n’y a rien à voir, elle n’apprendra rien non plus. » Aridatha et Ghopal opinèrent. Ils restaient des serviteurs dévoués de la Protectrice, de toutes les façons possibles sauf en leur for intérieur. « Étant informé de ses compétences particulières, l’ennemi s’efforcera certainement de les lui ôter. Nous ignorons qui est aux commandes de la Compagnie, mais leur doctrine reste inchangée. Ils essaieront tout d’abord de l’aveugler, puis de la priver de ses moyens de communication. Ils n’auraient pu débouler à un moment plus propice à leurs projets. Elle se trouve à des centaines de kilomètres de toute ville et ne peut faire circuler la nouvelle qu’à la seule vitesse du bouche à oreille. Mais l’annonce du retour de la Radisha et de son frère se répandra en revanche comme une traînée de poudre, vous vous en doutez. — Je vais donc faire sceller hermétiquement cette partie du palais, déclara Ghopal. Pas question que tous ces serviteurs se précipitent dans leurs temples ou je ne sais où, pour divulguer trop d’informations à des gens qui pourraient s’en servir contre nous. — Exécution. » Cette mesure ferait bon effet aux yeux des espions invisibles de la Protectrice. Toutefois, il ne serait pas malvenu de laisser filtrer quelques fuites. Taglios risquait de sombrer dans le chaos. Chaos qui pouvait se révéler utile ; offrir des ouvertures inespérées ; faire office de merveilleux camouflage. Peut-être quand la Protectrice se rapprocherait de Taglios ? Pour l’instant, il était urgent de se préparer à la venue de la Compagnie. On l’exigerait de tous. Où diable avaient-ils trouvé autant d’hommes ? Autant d’ombres à eux seuls asservies ? Quels autres atouts gardaient-ils dans la manche ? Plusieurs, certainement. C’était dans leur nature. « Laissons transpirer certaines nouvelles, affirma Mogaba. Que ça nous plaise ou non. Nous devons nous préparer à entrer en guerre. Un combat nous attend. À moins de nous rendre sans nous battre. Je n’en ai nullement l’intention. Je n’en supporterais pas les conséquences. » Les Singh échangèrent un regard. Le Grand Général témoignant du sens de l’humour ? Remarquable. « Les gens ont peur de la Compagnie noire, déclara Ghopal. — Bien sûr. Mais quand l’a-t-elle emporté pour la dernière fois ? Nous n’avons pas cessé de l’écraser durant les guerres de Kiaulune. » Mogaba s’enorgueillissait volontiers du travail qu’il avait abattu là-bas. Il avait contribué à tous les triomphes tagliens par sa réflexion et sa stratégie. « Mais nous ne les avons pas totalement balayés. Le hic, avec la Compagnie noire, c’est que, si on laisse la vie à un seul d’entre eux, elle revient à l’attaque avant longtemps. — Mes frères impardonnés. » Ce slogan hantait les cauchemars de Mogaba. Il avait des remords. « Quand pouvons-nous nous attendre à revoir la Protectrice ? s’enquit Ghopal. J’ai des préparatifs à organiser. — Elle voyageait à pied quand elle a commencé de m’envoyer son message, répondit Mogaba. Mais elle devrait recourir ultérieurement à un étalon. Dès lors, son allure s’accélérera. Si elle fait réellement diligence, nous devrions n’avoir qu’un ou deux jours devant nous. » Ghopal poussa un grognement contrit. Mogaba hocha la tête. Rien ne se faisait jamais aisément. « A-t-elle attrapé les Félons ? » demanda Aridatha. Mogaba songea de nouveau que ce garçon trahissait un intérêt curieusement orienté. Sinon personnel. « Non. Comme je vous l’ai dit, elle a renoncé à sa traque. Suffit. Nous savons tous parfaitement, désormais, ce que nous devons faire. Aridatha, je veux tout le bataillon des estafettes réuni ici aussitôt que possible. Il faudra prévenir les commandants de garnison. Si des nouvelles cruciales me parviennent, je vous le ferai immédiatement savoir. » Tout en regardant le message prendre peu à peu son aspect définitif, le Grand Général passa en revue ses commandants d’unité ainsi que la fiabilité et la préparation de leurs troupes. Il était troublé. À première vue, il lui semblait qu’il pouvait lever toutes les ressources d’un empire. Mais la Protectrice ne s’était pas souciée de maintenir en l’état ses forces armées alors qu’elle n’était pas immédiatement et personnellement menacée. Et elle n’était pas spécialement populaire. Loin s’en fallait. Et n’avait jamais, au demeurant, aspiré à la popularité. Elle préférait régner par la force brutale. Le retour du Prahbrindrah Drah et de sa sœur restait un élément particulièrement troublant. Eux-mêmes avaient joui d’une grande popularité en leur temps et, les années passant, avaient même connu les premiers stades de la béatification. D’aucuns les accueilleraient sans doute en libérateurs. Bon sang, si Toubib était encore vivant, on risquait même de lui rendre son ancien titre ! On assisterait à des désertions, tant parmi les soldats que chez les gradés. Mogaba s’inquiétait davantage des réactions des troupes. La noblesse et les grands prêtres, qui tous devaient leur situation à la Protectrice, joueraient la prudence. Concernant le prix à payer pour la trahison de la Protectrice, Taglios s’était vu administrer plusieurs leçons cuisantes. Ou bien valait-il mieux affronter la Compagnie ? Et par quel moyen lui imposer une conflagration, si d’aventure elle ne souhaitait pas l’affrontement ? Mogaba était convaincu que la carte forcée d’un engagement prématuré, avant que ses troupes n’aient commencé à se volatiliser, restait sa meilleure chance. CHAPITRE 36 : AUX CONFINS DES TERRITOIRES TAGLIENS LES TERRES GASTES Volesprit se hâtait le long de la berge d’un torrent aussi calme et profond qu’un canal, en cherchant un moyen de le traverser. Elle avait fait une erreur en choisissant de couper à travers ces landes et ces vallons pour gagner la place forte délabrée de Nijha. Suivre la route se serait sans doute traduit par une plus longue marche à pied, mais, à de pareilles occasions, elle aurait rencontré des ponts. Lorsqu’elle se heurtait à ce genre d’obstacle, elle ne pouvait que tenter de deviner la voie qu’elle devait emprunter. Elle ne connaissait pas la contrée. Elle était aveugle. Ne disposait ni de chauves-souris ni de hiboux qu’elle aurait pu envoyer en éclaireurs. Elle n’avait pas non plus d’ombres à sa disposition cette nuit, puisqu’elle les avait renvoyées en lieu sûr avec ses corbeaux. Elle se savait toutefois parfaitement capable de disposer des spectres qui la filaient sans cesse. Quelque chose se dressa dans l’eau derrière elle. La silhouette évoquait vaguement celle d’un cheval. Une voix lui chuchota à l’oreille de s’approcher pour l’enfourcher. C’est à peine si elle lui accorda un regard, trahissant d’ailleurs le plus parfait mépris. Ces créatures étaient peut-être plus intelligentes que les ombres, mais sûrement pas de beaucoup. La croyaient-elles stupide ? Elle n’avait nullement besoin d’être familiarisée avec le folklore de Hsien pour comprendre que le cheval d’eau l’entraînerait sous la surface. Elle ignora donc le monstre sans se douter qu’il s’agissait d’un afang, à la silhouette plus centaurienne qu’équine. Une demi-heure plus tard, elle réservait le même traitement à l’un de ses cousins, dont l’aspect était celui d’un castor géant. Puis à un troisième, évoquant cette fois-ci un crocodile, bien que cette rivière fût éloignée de près de sept cents kilomètres des régions où la chaleur permettait à ces reptiles géants de survivre. Tous murmuraient des paroles à son intention. Certains connaissaient même son vrai nom. Elle trouva une passerelle de planches, de toute évidence installée par ces voleurs de chevaux d’indigènes des hautes vallées, qu’on n’apercevait d’ailleurs que très rarement. Alors qu’elle s’apprêtait à la traverser, un murmure monta vers elle de sous la passerelle. Volesprit ne parvint pas à saisir les paroles, mais la menace qu’elles recelaient était flagrante. « Si tu ne veux pas que je traverse, monte donc m’en empêcher. » Elle avait choisi la voix d’un petit enfant extrêmement agacé mais nullement effarouché. Quelque chose s’éleva. Énorme, noir et hideux. Luisant par endroits d’une lueur lépreuse interne. Ses dents étaient beaucoup trop nombreuses. Elles saillaient de sa gueule à des angles incongrus. La chose devait rencontrer de gros problèmes à l’heure des repas. Tous ces crocs et ces dents se dévoilèrent en claquant quand le monstre s’apprêta à bondir. La main droite gantée de Volesprit se tendit. Un jet de poussière scintillante en jaillit, qui dériva à la rencontre de l’esprit malfaisant. Le monstre hurla. Volesprit sauta de la passerelle juste avant qu’elle ne se fracasse, réduite à l’état de petit-bois. Elle recula et regarda la bête se cabrer puis se dissoudre. Une suave mélopée évoquant la comptine d’une petite fille sautant à la corde s’échappa de son morion. « C’était drôle de te voir mourir », disait son refrain. CHAPITRE 37 : LES TERRITOIRES TAGLIENS QUELQUE PART AU NORD DE CHARANDAPRASH Maintenant que la Protectrice ne les traquait plus, la Fille de la Nuit donnait l’impression de jubiler. Narayan était inquiet. « Tu es toujours soucieux », gazouilla-t-elle. Elle était heureuse. Sa voix était musicale. Le feu de camp faisait pétiller ses yeux… quand il ne les faisait pas brasiller d’une lueur rouge. « Quand on nous pourchasse, tu crains qu’on nous attrape. Quand nous sommes en sécurité, tu t’inquiètes de ce que je ne corresponds pas à l’image de la Fille de la Nuit parfaite que tu t’es forgée. Narayan, Narayan… Papa Narayan, mon souhait le plus vif serait de trouver le moyen de mettre un terme à tes turpitudes. Tu es le chef depuis si longtemps… Tu mérites amplement de déposer ton fardeau pour te reposer enfin. » Narayan, lui, savait que ce n’était pas possible. Que ça ne le serait jamais. Mais il n’ergota point. « En ce cas, déclenchons l’Année des Crânes. Kina de retour, nous pourrons lézarder jusqu’à la fin de jours. » La Fille frissonna puis afficha une expression interloquée avant de frissonner plus violemment. Elle devint encore plus pâle que d’ordinaire, incitant Narayan à se demander comment elle pouvait bien s’y prendre puisqu’elle était déjà pâle comme la mort. Elle scrutait la nuit, visiblement perturbée. Narayan entreprit de jeter sur le feu de la terre préalablement entassée à cet effet. « Trop tard », déclara la Fille. Une silhouette énorme se déplia derrière elle… puis s’estompa, comme dispersée par le vent. « La petite a raison, vieillard », fit une voix que Singh n’avait pas entendue depuis des années, et qu’il ré-entendait beaucoup trop tôt à son goût. Iqbal et Chaud-Lapin Singh – aucune relation de parenté avec Narayan – apparurent à la lisière du cercle de lumière projeté par le feu. Ils ondulaient comme s’ils n’étaient pas parvenus au terme de leur matérialisation. D’autres hommes déboulaient derrière eux. Des soldats revêtus d’armures d’un modèle ignoré de Narayan. Et, parmi eux, il aperçut des bêtes aux yeux rouges, au mufle dégoulinant de bave, appartenant à une espèce qu’il ne connaissait pas davantage. Les battements de son cœur redoublèrent. « Nous savons à présent pourquoi ma tante a renoncé à nous poursuivre, fit observer la Fille. — Vous le savez maintenant, reconnut Chaud-Lapin. La Compagnie noire est de retour. Et nous ne sommes pas contents. » Chaud-Lapin était un grand Shadar hirsute dont la seule taille était intimidante. Iqbal Singh souriait, dévoilant des dents parfaites au milieu d’une barbe broussailleuse. « Cette fois-ci, tu vas devoir affronter ta mère et ton père. » Iqbal était aussi hirsute que son frère et à peine moins impressionnant. La Fille se rappelait qu’il était marié et plusieurs fois père. Mais… parlait-il de sa mère utérine ? De son père naturel ? Tous deux étaient censément morts. Ses genoux se liquéfièrent. Elle n’avait jamais vu ses parents biologiques. Le saint vivant peinait à tenir debout. Kina allait de nouveau l’éprouver. Et il ne lui restait plus assez d’énergie pour la gaspiller dans un combat destiné à démontrer sa foi. Il était trop vieux, trop affaibli, et sa foi usée jusqu’à la trame. Chaud-Lapin fit un geste. Les soldats se rapprochèrent. C’étaient des hommes prudents, qui veillèrent à ne pas s’interposer entre leurs captifs et les arbalètes qui les menaçaient. Ils passèrent aux mains de la Fille des sacs rembourrés de laine puis lui lièrent les poignets derrière le dos, la bâillonnèrent avec délicatesse et lui enfilèrent sur la tête un ample sac d’étoffe laineuse. Ils savaient qu’elle risquait de tisser quelque sortilège. Ils installèrent Narayan sur un cheval de réserve puis le ligotèrent à la selle. Cela sans aucune douceur. Ils étaient pressés. S’ils le traînaient derrière eux, il les ralentirait. Ils se montrèrent plus tendres avec la Fille mais lui réservèrent un sort similaire. Leurs ravisseurs ne témoignaient d’aucune cruauté gratuite à leur égard, mais la Fille était persuadée qu’ils changeraient d’attitude dès qu’ils en auraient le loisir. Les étranges jeunes soldats vêtus d’une armure noire clinquante semblaient fort intrigués par ce qu’ils entrevoyaient de sa pâle beauté. Ce n’était pas ainsi qu’elle avait rêvé de devenir femme. Et son imagination s’était extrêmement activée au cours des dernières années. CHAPITRE 38 : LES TERRITOIRES TAGLIENS LES DANDHA PRESH Nous étions déjà arrivés assez haut dans la passe des Dandha quand la nouvelle nous est parvenue. La lassitude qui moulait mes vieux os avait gagné mon esprit. J’étais en tête de colonne. Je me suis arrêté de marcher et rangé sur le côté pour regarder passer en clopinant les mules et les hommes harassés. Hommes ou animaux, nous espérions tous que le gros de la troupe n’avait pas dépouillé Charandaprash de ses vivres et de son fourrage. Les Voroshk étaient plongés dans un profond désespoir mâtiné d’épuisement. Tobo voyageait avec eux et parlait sans interruption pour tenter de leur inculquer quelques rudiments en dépit de leur souffrance et de leur apathie. Auparavant, ces gamins n’avaient jamais eu à se rendre à pied quelque part. Leurs poteaux volants suivaient à quelques pas derrière eux. Madame a fini par se montrer. Je l’ai rejointe. Je pressentais que la rumeur l’avait déjà atteinte, bien que nul ne gaspillât son souffle ni sa salive en vaines conversations. La rumeur est magique, sinon surnaturelle. « Chaud-Lapin et Iqbal ont capturé Narayan et Boubou, lui ai-je néanmoins appris. Ils ont toujours piqué droit sur nous depuis que Volesprit a renoncé à les poursuivre. — Je l’ai entendu dire. — Es-tu aussi nerveuse que moi ? — Sans doute davantage. » Nous avons crapahuté un moment sans mot dire puis elle a repris la parole : « Je n’ai jamais eu l’occasion de jouer mon rôle de mère. Pas même d’en faire l’apprentissage. Après son enlèvement par Narayan, je suis tout bonnement redevenue ce que j’étais. — Je sais. Souvenons-nous de ne pas nous impliquer émotionnellement dans cette filiation. Elle ne doit pas voir en nous son père et sa mère. — Je ne veux pas non plus qu’elle nous haïsse. Mais je sais qu’il en sera ainsi. Être la Fille de la Nuit, c’est toute sa vie. » J’y ai réfléchi. « Être la Dame de Charme était aussi toute la tienne autrefois, lui ai-je répondu un peu plus tard. Mais tu es là. — Je suis là. » Son manque d’enthousiasme aurait découragé tout homme moins viril que moi. Elle est aujourd’hui – tout comme moi – d’un âge assez avancé pour que nous n’ayons déjà consacré que beaucoup trop de temps à nous demander comment auraient tourné les événements si nous avions fait des choix différents. Je suis bourrelé de regrets. Je suis persuadé qu’elle en nourrit davantage. Elle a renoncé à tant. Saule Cygne est passé devant moi en haletant, non sans faire remarquer que les vieux ralentissent tout le monde. « Vous tenez toujours Gobelin à l’œil ? lui ai-je demandé. — Il ne peut même pas loufer sans qu’on en soit informés. — Ça va sans dire. Tout le pays est au courant. — Rien de ce qu’il fait ne nous échappera. Toubib. » Je n’en étais pas si sûr. Gobelin est un très sournois petit fumier. Si j’en avais eu le loisir, je l’aurais escorté moi-même. Pas à pas. « Gobelin n’a encore rien tenté de suspect, a fait remarquer Madame. — Je sais. Mais ça ne tardera pas. — Et cette attitude est en train de lui gagner des sympathies. Je me suis dit que tu devais en être informé. — Je sais. Mais je ne peux pas non plus m’empêcher de me rappeler l’avertissement de Qu’un-Œil. — Tu as fait remarquer toi-même que Qu’un-Œil s’efforcerait de s’offrir une dernière revanche depuis le tombeau. — Je sais. Je sais. J’essaierai de le prendre plus sereinement. — On devrait accélérer le mouvement. » L’arrière-garde commençait à nous rattraper. « On pourrait peut-être lambiner derrière et se planquer un moment derrière les rochers. — Peut-être n’es-tu pas non plus aussi vanné que tu le croyais. Avance. » Puis, un instant plus tard : « On en reparlera ce soir. » Tu parles d’une motivation ! CHAPITRE 39 : TAGLIOS LE GRAND GÉNÉRAL Jusque-là, Mogaba avait réussi à réprimer le plus clair des réactions de ce chaudron bouillonnant de rumeurs qu’était devenue Taglios. Son outil le plus efficace était la demi-vérité soigneusement distillée. Ses représentants ne niaient pas qu’une force importante et dangereuse se déversait dans le Sud, mais ils laissaient toutefois entendre qu’il s’agissait d’une sorte de soulèvement, organisé par la même espèce de fauteurs de troubles des Terres de l’Ombre que ceux qui avaient soutenu la Compagnie noire durant les guerres de Kiaulune. Ils exploitaient ce lien d’autrefois à outrance, s’efforçant d’intimider les opposants et d’encourager les alliés. Quant à la Compagnie noire, elle n’existait plus. La rumeur n’avait toujours pas révélé la présence du Prahbrindrah Drah et de sa sœur. Dès que des bruits commenceraient de circuler, Mogaba suggérerait qu’il s’agissait d’imposteurs. « De fait, ça se passe bien mieux que je ne l’aurais cru, déclara-t-il à Aridatha Singh. Aucun commandant de garnison n’a désobéi à l’ordre de mobilisation. Seule une poignée de grands-prêtres et de dirigeants a tenté de feindre la neutralité. — Je me demande si cet état de fait perdurerait sans le soutien de la Protectrice. » Mogaba tentait de le découvrir depuis un bon moment déjà. Le Prahbrindrah Drah devait encore engendrer un héritier. Son seul parent vivant était sa sœur, qui avait régi – de fait et non de droit – Taglios et ses dépendances pendant des années. À un moment donné, elle s’était même proclamée le successeur de son frère. Certes, la coutume militait contre l’occupation du trône par une femme, mais, si d’aventure son frère la précédait dans la tombe, elle n’en risquait pas moins d’être de nouveau autorisée à tenir le sceptre. Nul ne savait ce qu’il adviendrait si tous deux venaient à disparaître, ce dont la majorité du peuple était d’ores et déjà convaincue. Cette dernière question restait pour l’instant un exercice purement intellectuel. La Protectrice exerçait un pouvoir quasiment exclusif sur Taglios. Mogaba se gardait bien de poser des questions dépassant la pure et simple spéculation. Aucun de ses subordonnés ne soupçonnait un objectif plus secret. Nul non plus ne proposait de participer à une tentative visant à éliminer la Protectrice, bien qu’il fût notoire que la plupart des Tagliens auraient préféré se passer de sa protection. Les communications avec Volesprit étaient interrompues. La population des corvidés était dramatiquement décimée, sans qu’on sût si la cause en était la maladie ou les agissements de l’ennemi. Le nombre des corbeaux diminuait depuis des décennies, alors que les meurtres perpétrés en pleine nature restaient encore pratiquement inconnus. Les chauves-souris étaient incapables de transmettre des messages un tant soit peu sensés et les hiboux s’y refusaient. Et aucun Taglien n’avait reçu un entraînement lui permettant de gérer des ombres ou de communiquer avec elles. C’était là un talent rarissime, et la Compagnie noire, lorsqu’elle en faisait encore à sa guise, avait exterminé tous ceux de la confrérie qui l’avaient partagé. Volesprit, lorsque ces gens étaient apparus, avait sillonné les Terres de l’Ombre de long en large. Elle n’avait découvert que quelques vieilles femmes et de très jeunes enfants, rares rescapés des guerres et des purges. Des gens qui semblaient n’entretenir aucun lien de parenté avec les autres populations du Sud, des gens dont on n’avait jamais signalé la présence avant la montée en puissance des Maîtres d’Ombres, et dont la tradition orale suggérait qu’ils provenaient d’un monde totalement différent. Ces vieilles femmes et ces nourrissons étaient dépourvus de tout talent et de tout savoir. Quand ses obligations lui en laissaient le loisir, Mogaba parcourait l’avenue menant du palais à la poterne sud de la ville. Les murailles, en construction depuis des décennies, étaient encore inachevées, mais le complexe de la poterne sud, la plus importante, était terminé et en fonction depuis belle lurette. En canalisant la circulation à travers son goulet d’étranglement, elle permettait à l’État de prélever un octroi sur tous les voyageurs entrant en ville. Il cherchait l’emplacement idéal pour mettre un terme au Protectorat. Ses quatre précédentes explorations ne le lui avaient pas encore révélé. Les sites les plus évidents n’étaient que cela : trop flagrants. Volesprit se tiendrait sur ses gardes. Elle connaissait assez bien la nature humaine pour se rendre compte que les rumeurs alimentées par la crise méridionale réveilleraient l’opposition à sa dictature. Pas question non plus de réussir ce coup dans la rue. Et plus on reportait la tentative à huitaine, plus elle soupçonnerait ses capitaines. Ceux-ci ne parviendraient bientôt plus à dissimuler leur nervosité. L’attentat devrait avoir lieu immédiatement après son arrivée ou pendant qu’elle pénétrerait dans le palais. C’était ça ou rien. Sans doute les conjurés pouvaient-ils encore laisser tomber, redevenir ses chiens fidèles et attendre en sa compagnie le désastre qui arriverait du sud. Quand il songeait à la Compagnie noire, Mogaba, pris de frissons, était douloureusement tenté de renoncer à son complot contre la Protectrice. Volesprit constituerait dans cette guerre une arme puissante. La poterne. La poterne sud. Il fallait impérativement que ça se passe ici. Le complexe avait été précisément conçu en prévision d’un événement de ce genre, encore que sur une plus grande échelle. À son retour au palais, il trouva Aridatha Singh en train de l’attendre. « Un messager vient de se présenter, général. La Protectrice est arrivée à Dejagore. Elle a pris le temps de passer en revue les troupes qui y sont rassemblées, mais l’ennemi, apparemment, n’est pas très loin derrière. » Mogaba fit la grimace. « Il ne nous reste donc guère de temps. Elle suivra sans doute de peu nos estafettes. » Derrière ces paroles se dissimulait un impératif, sous-entendu, certes, mais catégorique : ils allaient devoir décider le plus vite possible de leur engagement mutuel. Sur ce, Mogaba poussa un grognement. Il venait brusquement de comprendre que Volesprit était parfaitement capable de leur couper l’herbe sous le pied. Aussi aisément qu’en claquant des doigts. CHAPITRE 40 : LES TERRITOIRES TAGLIENS SOUS LE LAC TANJI Nous avons rejoint Roupille dans les collines, derrière la berge nord du lac Tanji. Madame avait pris les devants à toute allure. Elle se le reprochait sans doute mais ne pouvait s’en empêcher. Les éclaireurs de Chaud-Lapin précédaient encore le gros de l’armée, assez proches pour qu’on aperçût leurs feux de camp au-delà de la barrière des collines. Mais des pluies récentes et drues avaient inondé les ravins et fait gonfler les rivières entre eux et nous. Unique raison, au demeurant, pour laquelle nous avions rattrapé Roupille si vite. La crue l’avait ralentie. « Ce ne sera plus très long, nous a-t-elle déclaré. À moins qu’il ne pleuve encore. Les terres s’assèchent vite. » Je le savais. J’avais combattu Volesprit dans ces mêmes collines bien des années plus tôt. Mon épouse était exaspérée. Elle s’en est prise à Tobo, qui, en compagnie de son père, rattrapait le temps perdu avec Sahra : « Quand en sauras-tu assez long sur ces foutus poteaux pour qu’on apprenne à s’en servir ?» Si nous pouvions voler, une petite crue ne nous freinerait plus. Tobo lui a dit la vérité, dernière chose que Madame souhaitait entendre : « Peut-être pas avant des mois. Sinon des années. Si nous sommes si pressés d’accroître notre mobilité, pourquoi ne pas réveiller le Hurleur et négocier avec lui la fabrication de quelques tapis volants ? » Un débat assez vif s’est immédiatement ouvert, chacun ressentant le besoin d’y mettre son grain de sel. Gobelin, Doj, Madame, Tobo, Sahra, Saule Cygne, Murgen et de nouveau Gobelin. Jusqu’à Thai Dei, qui semblait avoir un point de vue sur la question mais garda son opinion pour lui. Je me suis aperçu que Roupille n’avait pas donné son avis. De fait, son regard était vitreux. Elle était ailleurs. Très loin. Effroyablement concentrée. Les autres sont retombés un à un dans le silence. Une épaisse tension émotionnelle s’est instaurée. J’ai cherché des ombres inconnues des yeux, mais je n’ai rien vu de tel. Que se passait-il donc ? Tobo l’a ouverte le premier : « Capitaine ? Quel est le problème ? » Le visage de Roupille perdait ses couleurs. Je suis allé chercher ma trousse médicale. Roupille est sortie de sa transe. « Tobo. » D’une voix si intense que le silence s’est répandu tous azimuts. « Te souviens-tu d’avoir réparé la Porte d’Ombre afin qu’elle ne s’effondre pas en cas de décès d’Ombrelongue ? » Le silence s’est alourdi. Nous avons tous retenu notre souffle. En fixant Tobo. Chacun de nous connaissait la réponse, même si nous ne nous étions pas trouvés sur place et refusions d’y croire. « Hsien le détient depuis que nous sommes là, a fait Roupille. Et c’était un fragile vieillard. Il ne fera pas long feu. » Sans un mot, Tobo s’est préparé à repartir. Je me suis relevé en grommelant et j’ai entrepris à mon tour de rassembler mon barda. Tobo a commencé d’expliquer à son père et à l’oncle Doj comment ils devaient s’y prendre avec les Voroshk. « Il faut sans cesse les occuper. Continuer d’essayer de leur inculquer des connaissances. Les tenir éloignés de Gobelin. Vous devrez peut-être alimenter le malade de force. Je ne crois pas qu’il survivra très longtemps. » Je n’étais pas sûr d’avoir réellement entendu sa dernière remarque. Il parlait très bas. Il avait raison. Le gamin s’enfonçait. Je n’arrivais pas à l’empêcher. J’ai fixé rudement Madame, qui ne semblait nullement se préparer à faire le nécessaire. « Tu dois venir aussi. Tu es notre meilleur mécano après Tobo. » Je lui ai tendu la main. Murgen, ai-je constaté, ne prêtait aucune attention aux instructions de son fils. Lui aussi s’apprêtait à repartir. Le visage de Madame s’est durci. Elle a accepté mon aide. Une fois debout, elle a scruté le nord. Les feux de camp de Chaud-Lapin n’étaient plus visibles. La pluie tombait dru entre nos deux camps. Plusieurs autres, dont Saule Cygne, ont entrepris de se préparer en silence. Aucun nom n’avait été prononcé, aucun ordre n’avait été donné. Ceux qui devaient partir ou estimaient leur présence utile ont commencé de faire leur paquetage. Personne ne grognait. Personne ne disait grand-chose, au demeurant. Nous étions trop fatigués pour gaspiller notre énergie en futilités. Nul doigt accusateur ne se leva non plus. Pas besoin d’être un génie pour comprendre que Tobo s’était laissé déborder par son propre surcroît de travail, chacun exigeant un peu plus de lui à tout instant. Roupille en portait la plus lourde responsabilité. Sa mission était de veiller à ce que rien ne fût négligé. Elle aurait dû dresser une liste des tâches prioritaires. Mais elle s’était braquée sur un unique objectif : avancer le plus vite possible avant que la résistance ne puisse se concrétiser suffisamment pour s’opposer à sa progression. On ne pouvait sans doute pas l’en blâmer. La Compagnie n’avait pas encore vu le feu, bien que l’on pût désormais regarder près d’un quart de l’empire taglien comme désarmé. Sans doute le moins peuplé et le plus éloigné de la capitale… n’empêche que sa stratégie restait efficace. Les trésors qu’elle avait arrachés à la plaine lui permettraient d’exploiter les territoires dont nous nous emparions avec une efficacité bien supérieure à celle qu’obtenait Volesprit en engendrant la terreur. Bien entendu, si jamais la Porte d’Ombre s’effondrait, tout cela deviendrait caduc. Notre monde serait en plus grand péril encore que le Khatovar. À la différence des Voroshk, nous étions incapables de nous défendre contre les ombres. Tobo ne s’est pas donné la peine de rassembler les quelques lance-boules de feu qui nous restaient. Si nous nous retrouvions dans une situation assez désespérée pour y recourir, cette petite poignée de bambous ne nous servirait de rien. Nous étions huit. Tobo, son père, moi, Madame, Saule Cygne et Thai Dei, bien entendu, puisque Murgen ne s’éloignait jamais de plus d’un jet de pierre de l’oncle de Tobo. S’y ajoutaient encore deux coriaces mauvais fers de Hsien, vétérans aguerris des conflits entre seigneurs de la guerre, d’un âge légèrement supérieur à la moyenne. Nous connaissions l’un sous le sobriquet de Gars Panda, parce que son vrai nom ressemblait à cela. L’autre était Spectre. À cause de ses yeux verts. À Hsien, démons et fantômes ont censément les yeux verts. Les ombres inconnues refusent de se conformer à cette règle. Tous ceux de ces fantômes que j’ai pu voir ont les yeux rouges ou jaunes les plus traditionnels. Nombre d’entre elles voyageaient avec nous. La nuit, au clair de lune (quand elle daignait faire de rares et timides apparitions), le sol environnant évoquait une mer agitée. Les petits amis de Tobo se moquaient désormais qu’on les voie. Mes deux corbeaux m’ont bientôt rejoint. Ils avaient disparu peu après que nous avions franchi la Porte d’Ombre. « J’ai envoyé des éclaireurs en reconnaissance, m’a annoncé Tobo. Je vais chevaucher en tête à mon tour, à présent. » Il montait le super étalon de Roupille. « Vous autres, suivez-moi aussi vite que vous le pourrez. » Il a piqué des deux. La majeure partie des ténèbres mouvantes l’a suivi, mais nous gardions par-devers nous une escorte d’ombres assez nombreuse pour nous épargner les mauvaises surprises. « Je suis navré, ai-je déclaré à Madame. — Tu n’y es pour rien cette fois-ci. » Mais elle n’avait pas l’air heureuse. « Toujours aucun signe de Kina ? ai-je demandé. — Non. À part quelques rares frôlements quand nous étions là-haut avec Roupille. Assez faibles de surcroît, et uniquement dus, probablement, à la proximité de Boubou. » Flûte ! « Tu crois qu’on pourra gagner à temps la Porte ? — Tu crois vraiment qu’Ombrelongue se battra pour survivre, sachant qu’il ne pourra que sauver ceux qui l’ont déboulonné et livré à ses plus vieux ennemis ? » Ce n’était pas franchement la réponse que j’avais espérée. CHAPITRE 41 : LES CONFINS DES TERRITOIRES TAGLIENS FEUILLES DE MALHEUR Chaud-Lapin et Iqbal remontaient lentement vers le nord, à une allure que toute la troupe trouvait confortable. Tant que le capitaine ne les aurait pas rattrapés, l’existence ne serait pas trop ardue. Sans doute risquait-elle de voir rouge parce que les éclaireurs ne l’auraient pas rejointe assez tôt. Mais elle surmonterait. Les prisonniers ne jouissaient d’aucune occasion de profiter de la vie, mais on ne les tourmentait pas. Les Singh ne l’auraient pas autorisé, même s’ils étaient persuadés que Roupille n’y verrait aucun inconvénient. Aucun arrangement n’avait été officiellement conclu entre les Singh et les noirs esprits venus de Hsien, mais les ombres inconnues les flanquaient continuellement. Les communications restaient rudimentaires. En règle générale, Chaud-Lapin se contentait d’éprouver un très mauvais pressentiment quand venait pour lui le moment d’ouvrir l’œil. Le problème tenait surtout à sa personne. À sa déchéance religieuse. On l’autorisait à fricoter avec des démons. Son penchant inné et bien humain à la justification n’exonérait nullement les ombres inconnues de leur condition d’engeance des ténèbres. Chaud-Lapin commença de ressentir une de ces sinistres prémonitions. Qui rapidement empira. L’embarras d’Iqbal suggérait qu’il en était victime lui aussi. Certains des soldats commençaient déjà à s’en émouvoir. Quelques gestes brefs : l’équipe d’éclaireurs marqua le pas. Tous démontèrent. Certains continuèrent de progresser en rampant, tandis que les hommes affectés aux corvées du jour entreprenaient de rassembler chevaux et prisonniers dans une ravine, à l’écart de la route. Les guerriers de Hsien pouvaient se montrer d’une patience et d’un calme remarquables. Chaud-Lapin ne manqua pas d’admirer leur habileté à profiter des accidents d’un terrain qui n’offrait que ronces enchevêtrées, buissons rabougris, rochers et nombreuses dénivellations pour s’y dissimuler. Jamais il n’aurait pu les imiter. Évidemment, il faisait deux fois la taille du plus grand d’entre eux et accusait dix ans de plus que leur doyen. Minh Bhu, un des meilleurs, l’intercepta pendant sa lente progression et lui intima d’un signe un silence total. Minh écarta quelques feuilles de la main et lissa un carré de terre. Il dessina de l’index le terrain en aval et indiqua la position approximative d’un site d’embuscade approprié. Chaud-Lapin signala la retraite générale. Il chercha des yeux des corbeaux ou d’autres créatures traditionnellement alliées à l’ennemi, et ne vit rien de tel. « Comment pouvaient-ils savoir que nous arrivions ? chuchota-t-il dès qu’ils furent assez loin. Combien sont-ils ? » Minh haussa les épaules. « On ne pourra pas les dénombrer. Bien plus nombreux que nous. Quant à ce qui les a prévenus., on voit toute la contrée que nous avons traversée au cours des deux derniers jours du sommet de cette colline. On ne les a sans doute envoyés que pour vérifier si le capitaine avait bien choisi d’emprunter la route vers le nord. » Il montra le sud. Tant la poussière soulevée par le gros de la troupe que le scintillement des armes crevaient les yeux. « Pourquoi une embuscade ? — Ils voient bien que nous ne sommes pas nombreux. C’est l’occasion ou jamais de faire des prisonniers. — Hum. » Chaud-Lapin scruta la pente. Pouvait-il renverser la situation à son avantage ? Il regrettait de ne s’être pas lié plus intimement avec les ombres inconnues. « Iqbal. Suggère-moi une idée. — Nous sommes inférieurs en nombre. Aucune raison d’engager le combat. Pas même d’établir le contact. Nous devons protéger d’importants prisonniers. Replions-nous et attendons le capitaine. » Iqbal était un homme marié. Il n’était guère enclin à prendre des risques. N’empêche qu’il n’avait pas tort. La retraite était la seule ligne de conduite raisonnable. « Que feraient-ils si nous tombions dans leur piège ? » s’enquit Chaud-Lapin. Il n’aurait pas détesté en capturer un ou deux. Les réponses à quelques questions auraient pu beaucoup leur apprendre sur les projets de l’ennemi et sa propre estimation de la situation présente. « Ils voient arriver Roupille. Ils ne vont pas tarder à décamper. — Pourquoi est-ce que je me sens de plus en plus fébrile ? » Chaud-Lapin était conscient que les ombres inconnues cherchaient à lui faire passer un message qu’il ne parvenait pas à saisir. Des chevaux se mirent à hennir dans les collines en aval. Des hommes poussèrent des jurons. Quelques dizaines de flèches montèrent vers le ciel et retombèrent là où, de toute évidence, l’ennemi croyait les éclaireurs dissimulés. Aucune ne se planta à proximité. Chaud-Lapin fit signe à ses hommes de reculer en marmonnant des jurons dans sa barbe. Tous entreprirent de battre en retraite en rampant. Des flèches, décochées à l’estime, arrosèrent toute la pente. « Les idiots ! marmotta Chaud-Lapin. Reconnaissance au jugé. » Les soldats de la Protectrice chargeraient au premier glapissement. Ou à la moindre réaction un peu flagrante. Ils risquaient d’infliger à la Compagnie noire un désastre imminent. Un soldat taglien bondit en l’air à moins de dix pas de lui, hurlant de douleur en même temps qu’il se giflait l’arrière-train. Chaud-Lapin se pétrifia, espérant que le Taglien serait trop absorbé pour le remarquer… mais, désormais conscient qu’il lui serait impossible de se carapater assez vite pour s’en tirer indemne, il entendait déjà d’autres soldats ennemis ramper dans les broussailles desséchées. Iqbal portait un lance-boules de feu. Il ne devait s’en servir que pour donner l’alarme, pas comme d’une arme. Assez vétuste, le tube n’était censé contenir qu’une seule charge. Rien ne garantissait qu’il fonctionnerait. Invisible de l’homme qui avait désormais repéré Chaud-Lapin, Iqbal fit pivoter la poignée d’enclenchement de sa tige de bambou. Une boule d’un jaune soutenu transperça l’homme de la Protectrice et se fracassa derrière lui sur un buisson. Quelques secondes plus tard, plusieurs tirs faisaient rage. Iqbal et Chaud-Lapin détalèrent. Il n’aurait servi à rien de pousser le bouchon. Ils avaient pratiquement atteint la ravine où se cachaient les animaux et les prisonniers quand une flèche égarée se planta dans la chair de la cuisse droite sans protection de Chaud-Lapin. Il exécuta un plongeon désordonné. Sa barbe protégea son visage des ronces où il venait d’ouvrir un sillon, mais il y laissa plusieurs touffes de poils. La douleur inattendue lui arracha un couinement. Iqbal s’arrêta pour lui porter secours. « Fous le camp ! grogna Chaud-Lapin. Tu as Suruvhija et les gosses, toi. » Ce dont Iqbal ne parut guère s’émouvoir. Les soldats tagliens dévalaient déjà la colline en ordre dispersé, sans aucune discipline ni réflexion. Qu’ils fussent officiers, sergents ou hommes de troupe, ils n’avaient aucune expérience du feu et bien peu d’entraînement. Ils n’étaient sortis de la forteresse de Nijha que parce que Volesprit leur avait promis un triomphe éclatant. Mais, dès que la situation sur le terrain prit une tournure contraire à leurs espérances, ils perdirent la tête. Chaud-Lapin se cramponnait à Iqbal autant qu’il s’appuyait sur lui, et titubait en traînant derrière lui sa jambe toujours plantée d’une flèche. Tous deux entendaient exulter les soldats tagliens qui foulaient les broussailles derrière eux : l’issue se rapprochait, inéluctable. On avait choisi ces éclaireurs parmi des hommes ayant déjà connu le baptême du feu au cours des guerres entre les seigneurs de Hsien, et qui comprenaient autant qu’ils l’acceptaient la doctrine de la Compagnie. Ils tendirent leur propre embuscade. Les Tagliens tombèrent dans le piège, comme poussés par des démons maléfiques. Ce fut un bain de sang. Un succès tactique pour la Compagnie, que ne vint entacher aucune mauvaise nouvelle. À la fin, dans le feu de l’action, les éclaireurs firent un accroc à la doctrine. Ils ne se replièrent pas quand les Tagliens cédèrent à la panique et à la confusion, et maintinrent au contraire le contact afin de s’assurer qu’Iqbal et Chaud-Lapin en réchapperaient. Les frères Singh survécurent. Mais, quand la cavalerie légère se pointa, dépêchée par Roupille dès qu’elle avait reconnu le signal d’alarme de la boule de feu, elle trouva la plupart des éclaireurs morts ou blessés, écrasés sous le nombre. Les cavaliers pourchassèrent les fuyards tagliens et égorgèrent la majeure partie des blessés et traînards ennemis. Ils ne réussirent pas, hélas, à reprendre la Fille de la Nuit. Un officier taglien particulièrement brillant l’avait reconnue pour ce qu’elle était en trébuchant sur elle, et l’avait aussitôt fait transporter à l’arrière. La pâleur de sa peau l’avait trahie. Au coucher du soleil, il aurait fallu tirer à pile ou face celui des deux camps qui verrait en cet accrochage un désastre plus effroyable pour son propre bord que pour l’ennemi. La Compagnie avait perdu un trésor inestimable et certains de ses hommes les plus valeureux, du moins pour un bon moment. Les Tagliens avaient essuyé un épouvantable massacre et, pour prix de toutes ces morts, ne pouvaient montrer qu’une jeune fille maussade, sale et livide en dépit de son exotique vénusté. CHAPITRE 42 : LES CONFINS DES TERRITOIRES TAGLIENS APRÈS LA BATAILLE Le capitaine n’arriva sur le site qu’une heure après la bataille. Elle frappa du pied. Harcela les rescapés de questions. La plupart des éclaireurs avaient survécu, mais seuls deux d’entre eux étaient exempts de blessures graves. Roupille interrogea les prisonniers avec une véhémence encore plus marquée. Les cavaliers avaient eu la présence d’esprit de capturer les quelques Tagliens qui s’étaient rendus de leur propre chef et espéraient sauver leur peau en continuant de coopérer. Aucun ne savait ce qu’était devenue la Fille de la Nuit. Aucun, d’ailleurs, ne connaissait ce nom. Les allées et venues du capitaine la conduisirent près de Narayan Singh. Elle administra un coup de pied au vieil estropié. « Engeance de l’enfer ! » Et se retourna. « Pourquoi n’avons-nous pas eu vent de cette embuscade à l’avance ?» beugla-t-elle. Une âme hardie lui dit la vérité : « Les ombres inconnues étaient probablement au courant. Mais personne ne leur a rien demandé. Tobo est le seul à savoir les baratiner et à obtenir qu’elles espionnent pour notre compte. » Roupille poussa un grognement et frappa de nouveau Narayan, avant de se mettre à faire les cent pas. « Que savons-nous de ce fort ? » Lame sortit des rangs. Il épargnerait ainsi aux autres la colère de Roupille qui, d’ordinaire, s’abattait moins durement sur lui. D’ordinaire. D’aucuns pensaient qu’elle avait légèrement peur de lui. En réalité, elle ne lui faisait pas entièrement confiance, tout simplement, bien qu’il fût là depuis beaucoup plus longtemps qu’elle. Comme Cygne et Sahra, Lame ne fait pas partie des frères assermentés. Mais il a toujours été de toutes les aventures. « Le vieux capitaine l’a fondé, déclara-t-il. C’était un poste de relais du premier courrier postal. La muraille est un ajout ultérieur, érigé parce que les autochtones essayaient sans arrêt de voler des chevaux. Volesprit, plus tard, pendant les guerres de Kiaulune, a agrandi le fort et augmenté la garnison, dans la mesure où elle tenait à assurer une plus forte présence de ses troupes sur place, au cas où ses ennemis auraient tenté de gagner le Nord par cette route. Si l’on part du principe qu’elle s’est ensuite comportée selon son habitude, elle a dû en oublier l’existence dès la fin des combats. La garnison ne doit pas excéder cent ou deux cents hommes. Plus les suiveurs. — Si loin de tout ? Une bien grosse troupe ! — Le territoire est vaste. Et la moitié sont probablement à la retraite. — Que valent les fortifications ? — Je ne les ai jamais vues. J’ai cru comprendre qu’elles étaient tout juste bonnes à arrêter des voleurs de chevaux. Pas très impressionnantes, en ce cas. Une espèce de mur de roche, puisque c’est le seul matériau disponible dans les parages. Je me suis laissé dire que les douves n’avaient jamais été achevées. Tu n’es pas passée par là en descendant dans le Sud ? Tu ne l’as jamais vu ? — On avait emprunté une piste vers l’ouest à partir d’ici. La vieille route commerciale. En évitant les routes du courrier. — Tu pourrais envoyer une partie de la cavalerie cerner le fort avant qu’ils n’en fassent sortir la Fille. — Il est probablement trop tard pour les empêcher d’appeler à l’aide, maugréa Roupille. — Je ne pense pas que tu aies à t’inquiéter de fuites. Volesprit a déjà dû alerter tout l’empire taglien. » Roupille grogna. Puis elle envoya quérir ses officiers de cavalerie. Dès qu’elle les eut congédiés, elle rendit visite à Iqbal et Chaud-Lapin. C’étaient des amis de vingt ans. « Qu’a dit le chirurgien ? demanda-t-elle à Suruvhija, l’épouse d’Iqbal. — Qu’ils s’en remettraient. Ce sont des Shadars. Des hommes robustes. Ils se sont bien battus. Dieu veillera sur eux. » Roupille jeta un coup d’œil à Sahra, qui aidait à panser les blessés. Sahra hocha la tête pour lui faire comprendre que Suruvhija n’émettait pas un simple vœu pieux. « Je les inclurai moi aussi dans mes prières. » Roupille broya l’épaule de Suruvhija d’une main rassurante, tout en se disant que cette femme était trop parfaite pour être vraie. Compte tenu, du moins, de la vision qu’ont généralement les hommes de leur épouse. Mais elle était shadar elle aussi, et croyante ; et sa religion définissait clairement le rôle dévolu respectivement à chacun des membres de la famille. Roupille s’accorda aussi le temps de parler aux enfants d’Iqbal. Ils prenaient vaillamment l’affaire. Logique, puisqu’ils restaient de bons Shadars en dépit des contrées et des cultures étranges qu’ils avaient traversées. En leur compagnie, Roupille regrettait parfois vaguement d’avoir renoncé à son rôle de femme. Mais jamais plus de quelques secondes. « Fais passer le mot, Lame. Je veux que toute la troupe marche sur ce fort avant le coucher du soleil. Si possible. Je suis persuadée que la garnison se rendra au vu de cette multitude. — Tu devras faire halte à un moment donné, tu t’en doutes bien, lui répondit Lame. Les animaux doivent paître et se reposer. Et la file de nos traînards s’étire jusqu’à Charandaprash. » Blessés, malades ou tous ceux incapables de tenir la cadence. Ces aléas irritaient Roupille, mais la vie est ainsi faite. Son armée était désormais réduite d’un bon millier d’hommes. Et ce chiffre augmenterait rapidement si elle continuait de les mener à ce train. « À leur arrivée, les plus mal foutus pourront s’installer ici pour former notre garnison », déclara-t-elle. Tactique aussi éprouvée que de bon aloi. Elle ne l’aurait sans doute pas admis, mais elle-même avait grand besoin de repos. Elle voyait mal, toutefois, quand elle pourrait se l’accorder. CHAPITRE 43 : LES TERRES DE L’OMBRE TAGLIENNES LA PORTE D’OMBRE « Je dois vraiment traîner mon vieux cul râpé de l’autre côté ? » ai-je demandé à Madame. C’était l’aube et la lumière permettait tout juste de distinguer vaguement les contours de la pente menant à la Porte d’Ombre. Laquelle se trouvait encore à des kilomètres de notre bivouac de la nuit. Ce moment du voyage où l’on s’efforce toute la journée de ne pas regarder devant soi, car on a l’impression, chaque fois qu’on s’y risque, de n’avoir pas progressé de plus de dix pas. Très loin sur notre gauche, un halo brumeux voilait la nouvelle ville et la base des ruines de Belvédère. Une kyrielle de mauvais souvenirs s’y rattachaient. « Que veux-tu dire ? » Ma mie n’était pas moins vannée que moi, et d’une humeur matinale tout aussi exécrable. Et ses vieux os l’étaient bien davantage que les miens. « Eh bien, nous ne sommes pas morts pendant la nuit, n’est-ce pas ? Ça signifie que la Porte ne s’est pas encore effondrée. Le vieil Ombrelongue n’a toujours pas cassé sa pipe. — De toute évidence. — Est-ce que ça n’implique pas aussi que Tobo a tout vérifié ? À quoi bon, en ce cas, se crever la paillasse à monter là-haut ? » Madame m’a décoché un regard narquois. Elle n’avait nullement besoin de s’étendre. Nous traverserions la vallée de toute façon, car, au final, j’exigerais de me rendre compte de mes propres yeux. Afin de tout bien consigner dans les annales, bien sûr. J’avais enduré ses persiflages une bonne cinquantaine de fois durant notre voyage vers le sud parce que j’essayais de trouver le moyen d’écrire à dos de cheval. J’aurais pu fabuleusement m’avancer durant ce périple si j’y étais parvenu. « Tu vieillis, a-t-elle ironisé. — Hein ? — C’est un signe de sénilité. Tu n’arrêtes pas de rabâcher qu’il te reste beaucoup à faire avant de lâcher la rampe. » J’ai émis quelques bruits gutturaux, mais je n’ai pas discuté. Cette façon de penser m’était familière. Tout comme mon incapacité à trouver le sommeil parce que je comptais mes battements de cœur en essayant de découvrir si quelque chose clochait. Un type dans ma branche aurait dû s’habituer bien plus tôt à l’idée de la mort, non ? Nous avons croisé plusieurs indigènes en traversant la vallée dont le fond abritait des pâturages et des champs fort convenablement cultivés. Aucun d’eux ne nous a salués amicalement. Je n’ai pas vu un seul sourire de bienvenue. Nul n’a brandi non plus un poing menaçant, mais je n’éprouvais aucune difficulté à ressentir l’intolérable rancœur d’une nation torturée. Cette région n’avait pas connu un seul combat sérieux depuis des années, mais la plupart des adultes, natifs du pays ou immigrants venus s’installer sur ces terres dépeuplées pour se soustraire à des horreurs plus effroyables encore, étaient des rescapés de cette période terrible. Ils ne tenaient pas du tout à revivre les fléaux du passé. Cette terre avait absurdement souffert sous la férule du Maître d’Ombres Ombrelongue. Elle avait continué de souffrir après sa défaite. Les guerres de Kiaulune avaient pratiquement tout englouti de ce que la guerre contre Ombrelongue avait épargné. Et voilà que la Compagnie noire était de retour. Surgie de la plaine de pierre scintillante, ce repaire de démons. L’ère de la désespérance semblait de nouveau menacer. « Je peux difficilement les en blâmer, ai-je déclaré à Madame. — De quoi ? » Je me suis expliqué. « Oh. » Indifférente. Certains comportements ne se flétrissent jamais. Elle était restée très longtemps un puissant seigneur avant de n’être plus, durant une période bien plus brève, qu’une simple tique comme les autres, accrochée au bas-ventre du monde. La compassion ne faisait pas partie des qualités qui la rendaient chère à mon cœur. Nous avons trouvé un Tobo exaspéré par notre allure d’escargot. « Je constate que la vieille demoiselle est toujours là », ai-je dit en montrant la Porte d’Ombre. Madame et moi avons sorti nos clefs et laissé traverser l’équipe, Murgen en tête, afin qu’il puisse enfin vérifier qu’il restait à son fils tous ses bras, jambes, doigts et orteils. « Effectivement, a reconnu l’enfant prodige. Mais uniquement, sans doute, parce que Ombrelongue n’a toujours pas quitté la plaine. — Quoi ?» Madame était ulcérée. « Nous avons fait des promesses. Nous sommes redevables aux Enfants de la Mort. — C’est vrai, a répondu Tobo. Mais pas jusqu’à nous suicider. Shivetya savait que nous avions oublié de désamorcer le piège mortel d’Ombrelongue, aussi l’a-t-il retenu dans la plaine. — Comment le sais-tu ? — J’ai envoyé des messagers. Telles sont les nouvelles qu’ils m’ont rapportées. » L’humeur de Madame ne s’améliorait pas. « Le Cabinet des Neuf doit fulminer. Nous n’avions pas besoin de nous en faire des ennemis. Il nous faudra peut-être encore fuir au Pays des ombres inconnues. — Shivetya relâchera Ombrelongue dès que nous aurons terminé de fourbir notre Porte. » Mes compagnons étaient nerveux. Saule Cygne, livide, suait à grosses gouttes, trépignait d’angoisse et, ce qui ne lui ressemblait guère, ne pipait mot. Il n’avait d’ailleurs pas ouvert la bouche de la journée. C’est l’effet que peut produire la seule idée des ombres, quand on a assisté à leurs assauts. « Prêts à vous mettre à l’œuvre, tous les deux ?» nous a demandé Tobo. J’ai secoué la tête. « Tu veux rire ? — Non, a fait Madame. — Je peux terminer tout seul, a-t-il laissé tomber. — Mais pas avec des assistants à ce point épuisés qu’ils ont toutes les chances de commettre des erreurs, lui ai-je répondu. J’ai une prémonition. Ombrelongue tiendra jusqu’à demain. » C’était probable, a reconnu Tobo. Shivetya y veillerait. Mais il ne l’a admis que d’assez mauvaise grâce. « Allons établir notre campement », a proposé Madame. Murgen, Cygne et les autres auraient bien dû s’en charger, au lieu de rester plantés là à s’angoisser. « Pourquoi Tobo est-il si pressé ? » s’est étonnée Madame, la barrière franchie. J’ai ricané. « J’ai l’impression que Boubou n’est pas étrangère à l’affaire. Il ne l’a pas vue depuis très longtemps. Si j’en crois Roupille, il était complètement sous le charme. » Son expression s’était altérée pendant que je parlais, passant de la curiosité à l’épouvante la plus absolue. « J’espère bien que non. — Deux des filles Voroshk sont assez séduisantes, a suggéré Murgen. L’une d’elles y est peut-être pour quelque chose. » CHAPITRE 44 : LES TERRES DE L’OMBRE ON RÉPARE LA PORTE Les Rêveurs sont venus pendant la nuit. Leur présence était si forte que même Cygne, Gars Panda et Spectre les ont vus. Je les ai très clairement entendus parler entre eux, bien que je n’aie pas compris le premier mot. Madame et Tobo, néanmoins, ont réussi à en tirer quelque chose. Tous deux ont palabré pendant le petit-déjeuner. Ils ont décidé que la Nef essayait de nous prévenir. « Vraiment ? ai-je raillé. Voilà une nouvelle interprétation. — Hé ! m’a tancé Tobo. C’est en rapport avec le Khatovar. — Quoi donc, par exemple ? » Le jeunot a haussé les épaules. « Tu le devineras sans doute mieux que moi. Je n’y suis jamais allé. — La dernière fois qu’on a vu les Rêveurs, ils filaient vers le Khatovar au beau milieu de toutes les ombres de la plaine. Tu crois qu’ils auraient aperçu quelque chose que, selon eux, nous devrions savoir ? — Absolument. Mais quoi ? Tu en as une idée ? — As-tu seulement demandé à tes ombres inconnues d’amis d’essayer de communiquer avec la Nef ? lui a demandé Madame. — Oui. Ça ne marche pas. Et la Nef ne parle pas non plus avec les ombres de la plaine. — En ce cas, quel était donc le problème des ombres inconnues cette nuit ? Les molosses noirs ont fait un vacarme incessant, à tel point qu’ils m’ont réveillée plusieurs fois. — Vraiment ? » Tobo avait l’air mystifié. « Je ne m’en suis pas rendu compte. » Moi non plus. Mais je reste la plupart du temps aveugle et sourd aux phénomènes surnaturels. En outre, pour une fois, je ne m’étais pas tourné et retourné dans mon lit en écoutant si mon cœur s’arrêtait de battre. « Mettons-nous au travail. — Boubou n’ira nulle part, petit. » Tobo s’est renfrogné. Puis il a compris. Mais il n’a eu l’air ni embarrassé ni sur la défensive. « Oh ? Oh, tu l’ignorais donc ? Elle est déjà partie. Il s’est produit un accrochage avec la garnison de Nijha. Les troupes de Chaud-Lapin ont été submergées. Les Tagliens ont capturé la Fille de la Nuit. Roupille a envoyé des cavaliers pour essayer de les rattraper. » J’ai secoué la tête. « Ça ne l’avancera guère, ai-je bougonné. Un million de cavaliers n’y suffiraient pas. — Te voilà bien pessimiste. — Il a raison », a déclaré Madame en hochant la tête. Elle est passée à un vieil idiome nordique que je n’avais pas entendu depuis ma jeunesse et jamais vraiment bien compris. Elle avait l’air de réciter une chanson ou un poème. Le refrain disait quelque chose comme : « Ainsi les Parques conspirent-elles. » Nous nous trouvions à l’intérieur de la Porte d’Ombre, en plein boum. Tobo procédait à de menus et élégants ajustements des diverses fibres et couches de sortilèges qui agencent le portail mystique. L’entraînement que j’avais reçu me hissait à peu près au niveau d’un poseur de briques semi-professionnel. Comparé à moi, Tobo était de ces maîtres artisans qui composent des tapisseries panoramiques par le tissage plutôt que la broderie. Je n’étais que le chef de l’équipe de manœuvres chargée de faire les nœuds. Madame elle-même n’était guère plus qu’un porteur de hotte. Mais il en faut. « Merci du compliment, a fait Tobo après avoir entendu mes comparaisons. Mais je me contente le plus souvent de faire de la broderie et de bons vieux nœuds simples pour renouer les fils brisés. Certaines parties de la tapisserie étaient totalement endommagées. Elle ne sera jamais complètement recomposée, même si elle est plus solide qu’au début. — Mais tu peux déjouer le piège d’Ombrelongue et l’en extirper ? — C’est un peu comme de percer un furoncle et de le nettoyer, mais effectivement. En réalité, il a fait un travail assez grossier. Il ne connaissait visiblement pas grand-chose aux Portes d’Ombre. Il savait que personne de notre monde n’en savait davantage. Ce qu’il n’avait pas compris, c’est qu’il existait d’autres Clés. — Bien sûr qu’il le savait. C’est bien pourquoi il a envoyé Ashutosh Yaksha, son apprenti, infiltrer les prêtres nyueng bao du temple de Ghanghesha. » Tobo a affiché une expression intriguée, comme s’il ne se souvenait pas de cette histoire. « Il les savait en possession d’une Clé et cherchait à s’en emparer. Pour pouvoir rentrer à Hsien. Si tu ne connais pas l’affaire, tu ferais bien de coincer ton oncle. Parce que c’est ce qu’il a raconté à Roupille. » Tobo a eu un faible sourire. « Bon. Peut-être. J’imagine. — Comment ça, tu imagines ? » Madame s’est interrompue dans son activité. « Ne joue pas aux petits jeux de Doj, Tobo. Tu ne tromperas personne. J’étais là. Dans le corbeau blanc. Je sais ce qu’il a dit. — C’est sûrement ça. Doj a raconté un tas d’histoires à Roupille. Certaines étaient sans doute authentiques, mais d’autres forgées de toutes pièces. À partir d’éléments qui lui paraissaient plausibles, fondés sur ce qu’il connaissait. Maître Santaraksita a fouillé les archives de Khang Phi pendant des années. L’histoire de nos Nyueng Bao ne diffère guère de ce que Doj a tenté de vous faire accroire. — Qu’est-ce qui est “ça” ? me suis-je enquis. Qu’il mentait ou qu’il inventait ? » J’ai connu tout un tas de gens parfaitement incapables d’admettre leur ignorance, même quand elle sautait aux yeux. « Maître Santaraksita prétend que nos ancêtres ont quitté Hsien en fugitifs, a repris Tobo. En se faufilant comme des serpents hors de ce monde, grâce une Clé confectionnée dans le plus grand secret. Ils tentaient d’échapper aux Maîtres d’Ombres. Une évacuation par la plaine, graduelle et constante, était prévue. Étant des fidèles de Khadi persécutés pour leurs croyances, ils avaient adopté la structure hiérarchique que nous avons déjà rencontrée chez d’autres hordes de croyants, mais n’étaient ni des missionnaires ni des mercenaires. N’appartenaient ni à une compagnie franche ni à une cabale de Félons. Ils s’enfuyaient uniquement parce que les Maîtres d’Ombres exigeaient d’eux qu’ils abjurent leur foi. Maître Santaraksita affirme que les prêtres ont probablement concocté une histoire plus tragique par la suite, dès qu’ils se sont installés dans le delta. Après plusieurs générations d’errance. Avant leur arrivée, les marais n’étaient peuplés que de fuyards tagliens, de criminels et de quelques lointains descendants des Félons que Rhaydreynek avait tenté d’exterminer. Les Nyueng Bao cherchaient peut-être à les impressionner. » Les mains de Tobo ne cessaient de voleter pendant qu’il parlait. Mais ces gestes n’avaient aucun rapport avec ses paroles. Il rapetassait des choses qui me restaient invisibles. « Jusqu’à quel point Doj a-t-il menti ?» J’étais résolu à lui accrocher cette casserole. Je n’ai jamais fait confiance à ce vieillard. « C’est l’aspect le plus intriguant. Je n’en sais rien. Je ne crois pas qu’il le sache lui-même. Il m’a expliqué qu’il avait rapporté à Roupille nombre de ces histoires pour la simple raison qu’elles semblaient crédibles et que Roupille voulait y croire. Quand on creuse un peu, exception faite de son habileté au maniement de Bâton de Cendre, l’oncle Doj est un charlatan d’encore plus grande envergure que la majorité des prêtres. Ceux-là croient le plus souvent à ce qu’ils prêchent. — À se demander s’il a passé sa vie à fréquenter Lame, a laissé tomber Madame. — La Clé dont mes ancêtres se sont servis pour traverser la plaine avait été secrètement forgée à Khang Phi, a poursuivi Tobo. Elle est ensuite retournée en Hsien pour permettre au groupe suivant de fugitifs d’émigrer. Ils n’en ont jamais eu l’occasion. — Mais ils disposaient de la pioche d’or. » En d’autres termes de la Clé que Roupille avait découverte ultérieurement et qui lui avait servi à monter dans la plaine pour libérer les Captifs ensevelis sous la forteresse de Shivetya. « Certainement celle des Félons qui ont caché les Livres des Morts à l’époque de Rhaydreynek. Ils ont dû planquer la pioche sous le temple de Ghanghesha. Ce temple a une très longue histoire. Au tout début, c’était un oratoire de Janaka. Les Gunnis s’en sont emparés pour en faire un asile. Les rescapés du pogrom de Rhaydreynek ont ensuite chassé les Gunnis avant de disparaître à leur tour. Le folklore nyueng bao fait état, au tout début, de grands et douloureux conflits portant sur la doctrine. Un siècle plus tard, de saints hommes gunnis, adeptes du culte de Ghanghesha, ont recommencé de s’établir dans les marais. La plupart des Nyueng Bao n’ont pas tardé à oublier Khadi pour vénérer Ghanghesha. Au bout de quelques générations, la pioche est réapparue lors de la restauration du temple. Quelqu’un s’est alors rendu compte qu’il devait s’agir d’une relique importante. Ce n’est que très récemment, quand Ombrelongue puis Volesprit, un peu plus tard, ont appris son existence que tout le monde a pris conscience de sa réelle destination. — Et pour les pèlerinages ? — Au début, les gens de Hsien devaient retrouver les nôtres à la Porte d’Ombre, avec des nouvelles du pays et de nouveaux réfugiés. Mais les Maîtres d’Ombres l’ont appris. De ce côté, en outre, mes ancêtres avaient perdu tout lien avec leur passé. Contrairement à la légende, et à la différence de ce qui se passe aujourd’hui, le monde extérieur n’exerçait pas encore une pression très forte. Se cramponner aux vieilles idées et aux traditions d’antan n’était pas la méthode la plus efficace pour préserver l’identité des Nyueng Bao. » Quoi qu’en dise Doj, la plupart des Nyueng Bao ne sont pas fanatiquement attachés à leurs coutumes. Le plus souvent, ils en ont tout oublié. Vous avez pu vous en apercevoir en Hsien. Les Nyueng Bao ne ressemblent plus du tout aux gens de là-bas. » Madame et moi avons échangé un regard. Ni elle ni moi n’étions persuadés que Tobo nous disait davantage la vérité que l’oncle Doj. Mais le gamin ne mentait peut-être pas sciemment. J’ai jeté un regard vers Thai Dei. Son visage ne trahissait rigoureusement rien. « Je me demande pourquoi Doj n’a trouvé là-bas aucun autre adepte de la Voie de l’Épée, ai-je laissé tomber. — Très simple. Les Maîtres d’Ombres les ont éliminés. Ils formaient la caste des guerriers. Ils se sont battus jusqu’au dernier. » Pendant des années, je m’étais demandé comment un culte voué à la vénération de l’épée avait pu se répandre dans un peuple constitué de descendants d’une bande d’adorateurs de Kina, laquelle Kina, du moins dans mon propre monde, s’oppose à ce qu’on verse le sang. Je n’avais toujours pas la réponse à cette question. Mais je savais au moins, à présent, que personne d’autre, vraisemblablement, ne pouvait y répondre. « Je m’étonne que Roupille n’ait jamais relevé le fait que les soi-disant prêtres de cette horde de Nyueng Bao s’employaient à découper des biftecks dans la chair d’autrui, ai-je néanmoins dit à Madame. — Des Félons, en l’occurrence, a-t-elle renchéri. Doj les a décimés à Charandaprash. » Tobo est un garçon intelligent. Il était conscient que nous ne trouvions pas sa version plus convaincante que celle de Doj. Je ne suis toujours pas persuadé qu’il y croyait lui-même. Peu importait. Madame m’a enfoncé son index dans les côtes. « Murgen et Saule Cygne ont attiré mon attention sur un phénomène captivant, a-t-elle murmuré. Tu dois voir cela de tes yeux. Tobo, laisse tomber ce que tu es en train de faire et regarde, toi aussi. » Je me doutais déjà qu’il s’agirait d’un spectacle que je n’avais pas envie de voir. Thai Dei, Murgen et les autres étaient en train de débattre des meilleurs emplacements pour se mettre à couvert. Je me suis retourné. Madame a pointé le doigt. Un trio de Voroshk volants, guère plus gros que des points et parfaitement immobiles, faisait du surplace au loin, à l’orée de la plaine et très haut dans le ciel. « Quelqu’un pourrait-il me dire s’ils nous voient ? ai-je demandé. — À moins de disposer d’instruments de vision à longue portée, ils ne peuvent pas se rendre compte de notre présence, a répondu Madame. N’empêche… — Que fabriquent-ils ? — Ils sont en reconnaissance, j’imagine. Maintenant que leur Porte a disparu, ils peuvent monter sur la plaine autant qu’ils le désirent. Ils ne risquent rien de jour tant qu’ils ne posent pas pied à terre. Et de nuit, s’ils se cantonnent là-haut, les ombres ne leur causeront sans doute guère plus de problèmes. Nous n’avons jamais vu ramper d’ombres de plus de quatre ou cinq mètres à la surface du bouclier. — Tu crois qu’ils nous cherchent ? Ou bien se contentent-ils d’observer ? — Les deux, probablement. Ils veulent se venger de nous. À moins qu’ils ne cherchent un nouveau monde plus sûr que le leur. » Les Voroshk n’avaient toujours pas bougé. Je me suis représenté des trios identiques inspectant l’ensemble de la plaine, dans l’espoir, peut-être, de s’ouvrir une voie sans notre assistance. « Peuvent-ils quitter la plaine, Tobo ? — Je n’en sais rien. Ils ne pourront pas venir jusque-là. Pas sans une de mes Clés. Je vais de ce pas installer un dispositif qui les tuera s’ils tentent le coup. » J’admirais son assurance. « Imagine qu’ils disposent d’un sorcier aussi habile que toi ? Qu’est-ce qui pourrait bien l’empêcher de défaire tes sortilèges comme tu as défait ceux d’Ombrelongue ? — Le manque d’entraînement. L’absence de ce savoir que nous avons acquis à Khang Phi. Il faut au minimum connaître ces charmes pour les déjouer. — Peuvent-ils forcer la Porte pour entrer en Hsien ? a demandé Madame. » Le savoir en question y résidait. « Je ne sais pas. Ils ont réussi à faire entrer le forvalaka. Peut-être sont-ils en mesure de propulser leurs gens lentement au travers, un par un. Ils n’ont jamais essayé. Mais n’ont jamais non plus été aussi désespérés. Et le temps ne joue pas en leur faveur. — Et Shivetya ? Qu’aurait-il à y gagner ? — Je vais me renseigner. J’enverrai un messager dans une minute. — Et les types qui sont avec Ombrelongue ? a demandé un des soldats de Hsien (Gars Panda, me semble-t-il). S’il n’a pas encore quitté la plaine ? Un de mes cousins est du lot. » Tobo a pris une longue et profonde inspiration. « Mon travail n’est jamais terminé. — Si tu dois intervenir, tu ferais bien de t’agiter, a fait remarquer Madame. Ils détiennent une Clé. C’est un très gros risque. — Malédiction ! Tu as raison. Je vais t’emprunter tes corbeaux, capitaine. Madame, passe la tête par la Porte et appelle Grandes-Oreilles et Cat Sith. Ils t’entendront. Dis-leur que j’ai besoin d’eux. D’urgence. — Foutre ! ai-je grommelé. Une chose après l’autre ! Ça n’a jamais de fin ! — Mais tu es toujours vivant, a fait observer Cygne. — Que l’autre facette de ton argument ne te fasse surtout pas sauter de joie. » Nous avons continué de nous lancer quelques piques sur un ton bon enfant pendant que Tobo dépêchait ses messagers surnaturels à Shivetya, aux gardes de la Porte de Hsien, aux gardiens d’Ombrelongue et aux nôtres dans le Nord. « À quoi bon essayer d’interdire à ces bouffons de s’envoler hors de la plaine ? a demandé Murgen à son fils à un moment donné. Je me souviens d’un temps où les corbeaux allaient et venaient. » Tout comme lui, d’ailleurs. Inlassablement. « Ils en étaient capables parce qu’ils venaient de notre monde. Nous ne verrions pas les corbeaux venus d’un monde différent, même s’ils étaient présents. Oui, les Voroshk pourront s’envoler quand ça leur chantera. Mais ils se retrouveront alors au Khatovar. À chaque fois. S’ils veulent monter sur la plaine pour gagner un autre monde, ils devront passer par leur Porte d’Ombre et la quitter en franchissant une autre Porte. Shivetya a restructuré la plaine à cet effet. » Ça peut sans doute engendrer une certaine confusion. Voilà ce qui arrive, j’imagine, quand les réalités se chevauchent, qu’un demi-dieu immortel intervient de surcroît dans l’affaire et qu’il se sent obligé de compliquer l’existence de l’espèce humaine en lui rendant plus malaisé l’accomplissement de ses plus sinistres potentialités. CHAPITRE 45 : NIJHA LA PLACE FORTE TOMBE Cinquante soldats à peine gardaient les murailles de Nijha, la plupart déjà blessés et tous ivres de frayeur après la nuit qu’ils venaient de passer avec les ombres inconnues aux basques. On accorda aux défenseurs les honneurs de la guerre en leur permettant de sortir désarmés, avec leur famille et tous les biens qu’ils pouvaient emporter. Puis on leur signifia très clairement de déblayer le plancher partout où passerait la Compagnie noire. La place forte de Nijha fût-elle tombée un poil plus vite, Roupille se serait sans doute inquiétée d’un traquenard. En l’occurrence, elle se contenta d’y dépêcher Doj en premier, pour s’assurer que Volesprit ne lui avait pas laissé de petits cadeaux empoisonnés. Tel n’était pas le cas. « Fourrez Narayan quelque part où il ne me gênera pas, ordonna-t-elle dès que le fort fut certifié sécurisé. Je déciderai de son sort dans un jour ou deux. » Elle l’aurait volontiers livré sur-le-champ à Toubib et Madame. « Les commandants de bataillon, de régiment, de brigade et tous les officiers supérieurs devront se réunir dans une heure au bâtiment local de l’état-major. — Tu crois qu’il y aura assez de place ? a demandé Sahra. Je m’attendais réellement à un fort bien plus vaste. — Moi aussi. Nous savions pourtant qu’il ne s’agissait que d’un relais de poste embelli. Seigneur ! je regrette bien que Tobo ne soit ici. — Pas tant que moi. » Sahra détestait savoir sa famille proche aussi éparpillée. Durant les années que nous avions passées en Hsien, elle avait pris l’habitude de vivre au sein d’un vrai foyer. « J’ai réfléchi. Ne serait-il pas plus avisé d’interdire à Tobo et Murgen de retourner sur des sites aussi dangereux ? — Comme la Porte d’Ombre, par exemple ? — Exactement. Et tout autre du même genre, où un unique coup fatal pourrait les emporter. » Roupille pouvait certes comprendre les tourments qu’endurait Sahra. Le mauvais sort avait déjà enlevé deux enfants et un époux à son affection. La perte de son époux ne la gênait pas outre mesure. Elle lui aurait plutôt facilité l’existence. Mais bien rare est la mère qui ne souffrira pas jusqu’à la fin de ses jours de la mort de ses petits. Tout cela était le fruit de cette épreuve, d’une cruauté inouïe, qu’avait été le siège de Jaicur ; elle avait déstabilisé un grand nombre de nos frères de la Compagnie et les faisait encore ployer sous un faisceau de fragilités et de hantises qui formaterait leur esprit jusqu’à la mort. « C’est une excellente idée, a répondu Roupille. Mais tu peux t’attendre à ce que les hommes y opposent une certaine résistance. Pourrais-tu t’imaginer Chaud-Lapin et Iqbal consentant à partir en mission sans se tenir les coudes ? » Sahra a soupiré puis secoué lentement la tête. « Si les Gunnis ont raison quant à la Roue de la Vie, j’ai dû me montrer plus méchante qu’un Maître d’Ombres dans une vie antérieure. Celle-ci n’arrête pas de me châtier. — Laisse-moi te dire une chose. La vie du Vehdna est encore plus pénible. Pas moyen de tout mettre sur le dos d’une existence passée. Tu finis par devenir dingue à force de te demander pourquoi Dieu t’en veut tellement. » Sahra a hoché la tête. La crise était passée. Elle avait recouvré la maîtrise de soi. « On pourrait croire qu’à mon âge j’aurais dû me rasséréner, non ? » Roupille trouvait pour sa part que Sahra y était parvenue (au moins autant qu’elle-même), mais elle s’abstint de le lui faire remarquer. Elle ne tenait pas à l’inciter à se livrer à un examen de conscience qui risquait rapidement de devenir fastidieux. « Nous allons tenir une réunion d’état-major cruciale. J’ai besoin de ton aide. J’aimerais que tu réfléchisses en termes plus larges. Je veux repenser ma stratégie. Les distances deviennent désormais trop grandes pour qu’on se contente de foncer bille en tête. Nous nous affaiblissons peu à peu tandis que l’ennemi se renforce. Je voudrais que tu te penches sur différentes approches. — Ça ira. Je dois piquer de temps à autre une crise comme celle-là pour pouvoir continuer. » CHAPITRE 46 : NIJHA LES TÉNÈBRES VIENNENT TOUJOURS La nuit tomba sur Nijha et, avec elle, un silence quasi surnaturel. Les officiers supérieurs étaient rassemblés avec Roupille et Sahra derrière les murailles rustiques. Au-dehors, les soldats cuisinaient, rapetassaient harnais et équipement ou dormaient tout simplement du sommeil des hommes fourbus. Une nuit de repos ne suffit jamais à se remettre pleinement d’une dure journée de marche. La lassitude finit par s’accumuler, d’autant que l’armée couvrait de longues distances à une allure précipitée. Pour la première fois depuis sa libération, Gobelin se retrouva privé de chaperon. Négligé. Oublié. Pendant quelques instants, il refusa de se fier à ses yeux. Ces gens étaient rusés. Peut-être le mettaient-ils à l’épreuve. Il lui apparut bientôt qu’il avait réellement la bride sur le cou ; nul ne le surveillait. C’était légèrement prématuré et bien trop loin de l’objectif, mais une telle opportunité ne se représenterait sans doute jamais. Narayan remua prudemment, encore que son désespoir fût tel qu’il ne se souciait plus guère de son propre bien-être ni même de sa survie. Il s’était déjà retrouvé séparé de la Fille de la Nuit depuis la naissance de cette enfant, sinon pendant un délai plus long, du moins par des distances plus importantes. À quoi bon continuer de vivre s’il la perdait ? Il serait temps pour lui de rejoindre Kina. Il ne lui resterait rien de mieux à faire. Et les chances qu’une nouvelle occasion se présente étaient des plus réduites. Il n’était encore vivant que pour une seule raison : ces gens le maintenaient en vie pour servir de jouet aux parents naturels de la Fille. Encore une fois. Ses jours, ses heures étaient comptés et l’on éprouvait encore cruellement sa foi. Il perçut un faible halètement qui lui parut vaguement familier. Et pour cause, se dit-il. Son cœur se mit à tambouriner dans sa poitrine. C’était un signe de reconnaissance des Félons, précisément destiné à une obscurité comme celle qui régnait actuellement, où les signaux manuels traditionnels n’étaient plus perceptibles. Il marmotta une réponse. Ce seul effort déclencha une quinte de toux. L’échange se poursuivit jusqu’à ce que Narayan se fût convaincu qu’il avait bien affaire à un frère de culte. « Pourquoi es-tu venu ? demanda-t-il. On ne pourra pas me sauver. » Il s’était servi du jargon secret des Félons, ultime test qui lui permettrait à tout le moins de se faire une idée du statut exact de son visiteur. Bien rares étaient les convertis de fraîche date aussi avancés dans leurs études. « La déesse elle-même m’envoie pour te transmettre son amour, son estime et sa gratitude pour tous tes sacrifices. Elle me prie de t’assurer que tu en seras amplement récompensé. Elle voudrait te faire savoir que l’heure de sa résurrection approche bien plus vite que ne le croient les infidèles. Que tes efforts, tes épreuves et ta foi inébranlable y sont pour beaucoup. Que ses ennemis seront bientôt submergés et anéantis. Qu’elle veille sur toi et que tu seras à ses côtés quand elle célébrera l’Année des Crânes. Et que, de tous ceux qui l’ont servie, de tous ses innombrables saints, tu es son favori. » CHAPITRE 47 : LA PORTE D’OMBRE LES RÉPARATEURS Au pied de la Porte d’Ombre, le camp était devenu le centre d’une intense circulation des ombres inconnues : Tobo s’efforçait de prévenir la menace Voroshk. Il s’inquiétait plus particulièrement pour les gardiens d’Ombrelongue, jusqu’à ce que Shivetya lui eût affirmé qu’ils restaient invisibles aux yeux des Voroshk. « Tu lui fais confiance ? » lui a demandé Madame. De toute notre petite troupe, elle était la plus encline à la paranoïa. « Il pourrait essayer de conclure avec les Voroshk un arrangement plus profitable. — Quel arrangement ? Nous allons lui donner ce qu’il souhaite. Sans chercher à le contrôler ni même exiger beaucoup de sa part. — En ce cas il doit se dire que nous sommes trop beaux pour être vrais, n’est-ce pas ? » Elle était d’une humeur massacrante. « Qu’est-il advenu de la pioche d’or ? ai-je demandé. La Clé qui permettait aux Félons d’ouvrir la Porte d’Ombre. » Tobo consacra quelques instants à réfléchir à ce qu’il devait ou non admettre, puis : « Je l’ai laissée à Shivetya. Nous en aurons peut-être encore besoin quand viendra le moment de tuer Kina. Je ne voyais nulle part de plus sûr où la mettre à l’abri de ses fidèles. » Il nous a tous dévisagés, l’air troublé, se disant sans doute qu’il aurait mieux fait de garder ça pour lui. La pioche d’or est une relique sacro-sainte des Félons, qui pourrait également servir à libérer la déesse. Tobo craignait que l’un d’entre nous au moins n’aille répéter à un tiers ce qu’il venait de nous apprendre. Ce fut une longue nuit, suivie par un jour qui promettait d’être encore plus long. Pour ceux de la troupe qui n’étaient pas impliqués, ce fut aussi une période d’essai. Ils ne pouvaient que jouer aux cartes en se demandant si les gens de la nouvelle ville seraient assez cinglés pour nous attaquer. Gars Panda et Spectre se contentaient le plus souvent de suivre la partie. Ils n’étaient pas à la hauteur. Si l’on s’en tient à ses seules règles, le tonk est un des jeux les plus simples qu’on ait jamais inventés, mais la parlotte autour de la table pendant qu’on ramasse les cartes, se défausse ou abat son jeu en constitue presque l’essentiel. Entre une petite équipe habituée à jouer avec une autre et un groupe parlant à peine la même langue que l’adversaire, il y a un abîme. Une partie de tonk s’ouvre dès que la Compagnie fait halte un petit quart d’heure. La tradition remonte à une éternité, bien avant mon propre enrôlement. Et perdurera longtemps après mon départ. Mon départ. J’ai tenté de me dépeindre ce qu’aurait pu être mon existence si j’avais quitté la Compagnie bien plus jeune. Mon imagination n’est pas à la hauteur de la tâche. Je n’ai pas assez de force de volonté pour renoncer à tout ce que je connais, même si cela se résume à un misérable chemin tortueux qui s’aventure bien trop souvent à travers les marches de l’enfer. Je me suis conduit le plus clair de la journée en véritable zombie ployant sous sa hotte pour mon jeune poseur de briques, tandis que mon esprit vagabondait, explorant hardiment les champs du possible. « Je devrais peut-être te le dire plus souvent, ai-je déclaré à Madame en fin d’après-midi. Je t’aime et je suis heureux que le destin ait conspiré pour réunir nos deux existences. » Elle en est restée muette. Je sais que Cygne et Murgen ont bayé aux corneilles avant de se demander, l’espace d’un instant, si je me croyais à l’article de la mort. Les Voroshk ne nous avaient pas oubliés. Ils se montraient prudents. Et nous sont brièvement apparus plusieurs fois dans la journée. Ils semblaient en avoir quelque peu rabattu de leur habituelle arrogance. « Que crois-tu qu’ils mijotent ? » ai-je demandé à Tobo une fois libéré de mes propres préoccupations. Nous en avions déjà débattu, mais je n’ai jamais pris pour argent comptant les motivations d’un sorcier sans me sentir légèrement mal à l’aise. « Ils cherchent une ouverture. N’importe laquelle pourvu qu’elle leur donne prise sur la réalité. Leur monde ressemble sans doute davantage à l’enfer, à l’heure actuelle, que tout ce qu’ont inventé la plupart des prêtres. La grande majorité des ombres survivantes de la plaine doivent désormais rôder dans la nature. Une simple famille de sorciers, quelles que soient les armes dont elle dispose, n’a aucun moyen de s’y opposer. Pas avant que le désastre n’ait atteint les proportions d’une catastrophe aux allures de fin du monde. » À une autre époque, j’aurais peut-être pris les Voroshk et le Peuple du Khatovar en pitié. Mais j’ai sondé mon cœur et n’y ai guère rencontré qu’indifférence. « Combien de temps encore avant d’avoir fini d’opérer toutes tes modifications ? » lui a demandé Madame. Elle était pressée de remonter dans le Nord. À quelques remarques détournées, j’avais cru deviner qu’elle espérait rattraper le gros de la troupe avant que le désastre ne l’eût frappé. La manière dont elle comptait s’y prendre pour prévenir ce désastre m’échappait entièrement. Il ne restait plus en elle assez de magie pour allumer un feu sans recourir au silex et à l’acier. « Dix minutes pile. Il me reste à re-tresser un dernier sort pour obtenir, non pas une Porte d’Ombre en parfaite santé, mais au moins la plus solide qui ait jamais existé. Assez, en tout cas, pour que rien de ce qui se passe au Khatovar ne déborde de ce côté. De fait, elle détient déjà toutes ces qualités. Ce dernier toron n’aura d’autre destination que de créer une petite poche de ténèbres, invisible du dehors, afin d’orienter les ombres tueuses vers des sentinelles elles-mêmes invisibles, prêtes à bondir sur tout ce qui tenterait de passer outre sans notre approbation ni celle de Shivetya. — Impec’ ! » ai-je fait. Madame a froncé les sourcils. Elle croyait fermement que nous faisions un peu trop confiance au golem. Ne voyait-elle pas que la confiance n’était pas un élément déterminant de l’équation ? « Nous allons recevoir de la visite dans une minute » a-t-elle annoncé. J’ai levé les yeux. Deux sorciers Voroshk descendaient la colline par la vieille route, à l’intérieur de ce qui aurait été un bouclier s’ils n’avaient pas fait sauter leur propre Porte. Le troisième poteau volant, témoin distant, ne formait plus qu’un point au-dessus de l’horizon. « Tu crois qu’ils ont aggravé les dégâts en franchissant la barrière pour se poser sur la route ? ai-je demandé. — Non, m’a répondu Tobo après n’avoir jeté qu’un bref regard. Je crois qu’ils sont arrivés par l’autre bout et qu’ils ont volé jusqu’ici en longeant les routes. Le troisième les escortait d’en haut. » Admirable sottise ! ai-je songé. Les deux sorciers qui faisaient du rase-mottes n’avaient aucune chance de rentrer indemnes après la tombée de la nuit. S’imaginaient-ils que nous les protégerions des ténèbres ? Si c’était le cas, ils rêvaient tout debout. Les Voroshk ont mis pied à terre à une centaine de mètres. Ils se sont dirigés vers nous pédestrement, comme si la marche représentait pour eux une expérience nouvelle. Chevaucher les poteaux volants était sans doute un imposant signe extérieur de puissance au Khatovar. Si imposant qu’on ne devait jamais marcher en présence de ses subordonnés. « Combien de temps encore ? s’est enquise Madame. — Quinze secondes, a répondu Tobo. Ensuite je simulerai un petit moment, puis nous franchirons la Porte. Papa et les autres sont-ils prêts ? » « Prêts » relevait de l’euphémisme. Divers lance-projectiles étaient déjà sur le qui-vive, dont un lance-boules de feu ; mais on ne s’en servirait pas tant que les Voroshk resteraient dans la plaine. Les boules de feu risquaient d’endommager la barrière. Les flèches et les carreaux d’arbalète, toutefois, pouvaient la traverser : les blessures qu’ils y infligeaient guérissaient en quelques instants. Cela dit, les flèches ne feraient pas grand-mal à ces pesants vieillards. Ils donnaient en effet l’impression d’être obèses. Projetaient comme une aura de corpulence derrière leur cape noire sans cesse en mouvement. « Voilà. Je crois que ça devrait aller », a déclaré Tobo. Clic. Clic. Clic. C’est à ce rythme que nous avons tous les trois regagné notre monde par la Porte d’Ombre. Tobo a scellé l’entrée. Nous avons attendu. « L’un de ces trois hommes est sûrement le père de nos deux semeurs de merde », a laissé tomber le gamin. Probablement. Les Voroshk ne semblaient pas désireux de communiquer. Ils savaient que quelqu’un de chez nous parlait le langage du forvalaka. Ils jouaient de bonheur. De tous les gens de la Compagnie noire qui auraient pu se trouver là, ils tombaient justement sur Madame et moi. Ils n’auraient pas à s’en réjouir, toutefois. Ils me prenaient à rebrousse-poil. Je n’allais certainement pas leur faciliter la vie. CHAPITRE 48 : LA PORTE D’OMBRE LES SEIGNEURS DE L’AIR Ces deux Voroshk, qui se sont respectivement présentés sous le nom de Nashun le Chercheur et du Premier Père, parlaient la langue de Génépi. Nashun le Chercheur la maîtrisait beaucoup mieux. Aucun ne témoignait de ces usages mondains susceptibles de faire fleurir un sourire sur le visage des mamans. Il crevait les yeux qu’ils n’étaient guère habitués à de grandes démonstrations de civilité en dehors de la famille. J’ai enfoncé une porte ouverte aussitôt après les présentations : « Vous vous êtes fourrés tous seuls dans un sacré merdier. » On les aurait presque entendus fermer les yeux et soupirer derrière leur étoffe noire. « Nous survivrons », a déclaré le chef. Sa voix s’efforçait encore de vibrer de colère et d’arrogance. Il peinait beaucoup plus à manifester son assurance, ce qui m’a incité à me demander s’il y croyait réellement. « Je n’en doute pas. Ce que j’ai vu des capacités de votre famille m’a fait très forte impression. Mais, sincèrement, vous êtes sans doute conscient que sa survie exigera bien davantage que le seul talent d’esquiver les ombres. » Nashun a balayé l’argument d’un geste de sa main gantée. « Nous sommes venus reprendre nos enfants. » Il s’exprimait assez lentement et distinctement pour que Madame comprît cette dernière phrase. Elle a émis un petit bruit interloqué qui tenait du rire étouffé. « Vous jouez de malheur. Ils pourraient nous être utiles. Rien ne nous incite non plus à vous les rendre. » Leur colère était presque palpable. Tobo l’a sentie. « Préviens-les que tous les pouvoirs auxquels ils pourraient recourir pour essayer de traverser la Porte se retourneraient contre eux. Plus ils s’y efforceront, plus ils en pâtiront. » J’ai traduit. Rien de ce que pouvait dire un jeune garçon n’impressionnait nos visiteurs. Pas plus, au demeurant, qu’ils n’apprenaient d’expérience. Ils se souvenaient encore d’événements survenus à leur propre Porte d’Ombre. « Nous sommes prêts à procéder à un échange, déclara le Chercheur. — Qu’avez-vous à nous offrir ? — Certains des vôtres sont toujours sur la plaine. — Ne vous gênez pas. Allez-y. Ils sont protégés. Quand la poussière retombera, vous ramasserez les cadavres de votre famille. » J’en avais la certitude absolue, car Tobo se fiait entièrement à Shivetya. « Vous êtes puissants mais ignorants. Comme le bœuf. Vous ne connaissez pas la plaine. Elle est vivante. Et c’est notre alliée. » La fumée aurait dû leur sortir des oreilles. Au bon vieux temps, Gobelin s’amusait souvent à ce genre de tour. Mais ces hommes n’avaient pas le sens de l’humour. Leur fureur a cédé la place au désespoir. « Expliquez-vous ! a craché Nashun. — Vous ne savez rien de la plaine, mais vous êtes assez arrogants pour vous imaginer que votre pouvoir y conservera la suprématie. Au royaume des dieux ! De toute évidence, vous n’êtes même pas informés de l’histoire de votre propre monde. Ceux que vous affrontez et croyez pouvoir menacer sont les descendants spirituels de soldats envoyés du Khatovar voilà cinq siècles. — Ce qui s’est produit avant les Voroshk est nul et non avenu. Mais vous venez à l’instant d’administrer la preuve de votre propre ignorance. — C’est extrêmement important, au contraire. Vous venez exiger quelque chose de la dernière compagnie franche du Khatovar. Et vous n’avez rien à offrir en échange. Sauf peut-être cette histoire que vous méprisez et quelques connaissances actuelles. » Aucun des deux hommes n’a relevé. « Demande-leur pourquoi ils tiennent tant à récupérer ces gamins, m’a soufflé Madame. Ils sont en sécurité de l’autre côté. » J’ai posé la question. « Ils sont de la famille », a répondu le Premier Père. Au seul ton de sa voix, on sentait que c’était non seulement plausible, mais probablement vrai. « Ils sont très loin d’ici, ai-je déclaré. Ils remontent vers le nord à une allure régulière depuis leur arrivée. L’un d’eux est malade. Mourant. — Ils ont leurs rheitgeistiden. Ils pourraient rentrer en quelques heures. — J’ai l’impression que ce type est très sérieux, ai-je dit à Madame. Il nourrit réellement l’idée démentielle que je vais libérer ces gamins et leurs jouets uniquement parce qu’il me l’a demandé. De toute évidence, ils n’ont pas besoin de travailler pour vivre, au Khatovar. » Le Chercheur a saisi ce dernier mot. « J’ai fait allusion à votre ignorance. Écoutez, étranger. Le Khatovar n’est pas notre monde. Le Khatovar était une cité de ténèbres où des âmes damnées vénéraient une déesse de la Nuit. Cette ville démoniaque a été balayée du monde bien avant que les Voroshk ne prennent le pouvoir. Les gens de son peuple ont été traqués et exterminés. On les a oubliés. Et ils le resteront. Jamais nous ne permettrons le retour d’un seul soldat des Ténèbres. » Jadis, par une journée d’oisiveté, une éternité avant de devenir cette coquille creuse qu’il est aujourd’hui, Gobelin m’avait prédit que je n’entrerais jamais au Khatovar. Jamais. Qu’il s’étendrait toujours au-delà de mon horizon. Que je pouvais m’en rapprocher de plus en plus sans jamais l’atteindre. J’avais cru y mettre le pied, mais je n’avais fait que pénétrer dans le monde qui l’avait remplacé. « Le temps a remis les compteurs à zéro. Ce qu’a vomi le Khatovar est retourné au Khatovar. Et le monde qui l’a tué mourra à son tour. — Tu as entendu ? m’a demandé Madame. — Hein ? Entendu quoi ? — Il s’est servi du mot “démoniaque”. On ne l’entend pas souvent par ici. Les gens ne croient pas aux démons. — Ces types ne sont pas d’ici. » Je suis revenu à la langue de Génépi. « Si vous acceptiez de nous livrer quelques éclaircissements pratiques assez limpides sur la conception et le maniement de vos poteaux volants ainsi que sur la nature du matériau dont vos vêtements sont fabriqués, nous envisagerions peut-être de vous remettre ce que vous désirez. » Madame faisait de son mieux pour transmettre la teneur de la conversation à nos autres compagnons. Elle comprenait parfois de travers. Nashun le Chercheur était manifestement incapable d’appréhender dans sa totalité l’énormité de mon exigence. Il a tenté de s’exprimer à trois reprises, y a échoué et a fini par se tourner vers le Premier Père pour quêter silencieusement son aide. J’aurais juré que son visage était crispé de désespoir sous son masque. « Il serait peut-être mieux avisé de reculer loin de la Porte d’Ombre, ai-je suggéré à mes gars. Ces gens sont à bout de patience. » Je me sentais d’une fabuleuse méchanceté. C’est toujours le cas quand je contrecarre les tout-puissants, ceux qui ne doivent rendre de comptes à personne et s’imaginent que tout ce qui existe n’a été créé qu’à leur seul profit et pour leur bon plaisir. « Il fera bientôt nuit, ai-je déclaré aux Voroshk. Et les ombres vont sortir. » Puis, tandis qu’ils échangeaient un regard, j’ai cité Narayan Singh : « “Les ténèbres viennent toujours.” Quand on traite avec la Compagnie noire, il faut garder cela à l’esprit. » Je me suis retourné. Le visage de Madame n’exprimait qu’une approbation inférieure à un pour cent. « Ç’aurait pu mieux se passer. — J’ai laissé mes émotions interférer. J’aurais dû me méfier. Mais les palabres ne nous mèneront nulle part, de toute façon. Ils sont trop infatués d’eux-mêmes et pas assez des autres. — Tu renonces donc à ton rêve de retour au Khatovar. » Les Voroshk ont fait une première et rageuse tentative pour enfoncer la Porte d’Ombre. Je ne les ai pas mis en garde. Ils ne voulaient strictement rien entendre. Ce fut bien pire que je ne l’avais imaginé. Bien pire que ce qu’avait prévu Tobo. La déflagration induite par le contrecoup de leur magie a précipité les deux sorciers jusqu’au sommet de la pente, à la lisière de la plaine, cul par-dessus tête et rebondissant sur le sol. Aucun des deux, par miracle, n’a brisé la barrière de protection de la route. Shivetya veillait peut-être au grain sur le moment. L’un des deux ne semblait toujours pas s’en être remis quand j’ai détourné les yeux. « Il est temps de déguerpir, j’imagine. Ces types ont dû comprendre le message, cette fois-ci. » Je n’ai pas regardé en arrière. Les épreuves qu’affrontaient désormais les Voroshk me convainquaient qu’ils ne créeraient pas de problèmes à notre monde. « Quelqu’un croit-il qu’il pourrait exister une relation entre les Voroshk et les Maîtres d’Ombres ? ai-je lancé alors que nous redescendions la colline. À se demander s’ils n’ont pas débuté au même moment. Et les Maîtres d’Ombres ont cherché à rompre toutes les connexions avec le passé de Hsien. La tâche était par trop monstrueuse. Je me demande ce que nous apprendrions si nous interrogions un bouseux ordinaire, de l’autre côté. — Je peux poser la question à Shivetya, a proposé Tobo. Et aux prisonniers. » Mais il n’avait pas l’air débordant d’enthousiasme. CHAPITRE 49 : NIJHA LE SÉJOUR DE LA MORT Sahra ne cessait d’exiger de nouvelles torches. Comme si l’on pouvait dissiper le désastre en faisant davantage de lumière. Le temps que le capitaine se pointe, cinquante torches, lampes et lanternes éclairaient ce qui était sans doute une écurie avant l’arrivée de la Compagnie. « Étranglé ? s’est enquise Roupille. — Étranglé. — Je suis tentée d’employer le terme “ironique”, mais je crains qu’il n’y ait aucune ironie là-dessous. Doj. Le corbeau blanc de Toubib rôde dehors dans les parages. Trouve-le. Quelques membres du petit peuple traînaient aussi dans le coin, dont certaines créatures chargées de surveiller Singh. Je veux savoir ce qu’elles ont vu. » Roupille se faisait une idée assez précise de ce que lui apprendraient les ombres inconnues : une autre mouture des rapports qu’elle avait déjà reçus. « J’aimerais aussi qu’on transmette la nouvelle dans le Sud. » Rien ne se produisait aux alentours de la Compagnie noire sans qu’un phantasme en fût témoin. Les soldats de Hsien le comprenaient à la perfection. Ils tenaient la chose pour acquise et tendaient à se conduire convenablement. Mais ceux qui n’avaient pas fait l’expérience de l’existence en Hsien prenaient beaucoup moins au sérieux les ombres inconnues. « J’imagine que personne n’a vu Gobelin, n’est-ce pas ? a demandé Roupille une minute plus tard. Que personne ne sait non plus qui était censé le surveiller. — Il était encore là voilà une minute », a répondu Arpenteur-du-Fleuve. Roupille a regardé autour d’elle, réfléchi puis marmotté : « Jusqu’à la seconde où j’ai décidé de consulter les ombres inconnues, à coup sûr. » Seconde qui devait précisément coïncider avec celle où le petit sorcier s’était aperçu que son passé récent n’était un mystère pour personne. Et que Roupille, histoire de voir si elle pouvait en apprendre davantage, lui avait tendu une corde pour se pendre. « Tu veux que je te le ramène ? a demandé Arpenteur. En un seul morceau ? — Non. » Pas maintenant. Pas tant que le sorcier le plus talentueux à sa disposition serait un vieillard chenu dont les talents, en dehors du maniement de l’épée, n’étaient même pas assez développés pour lui permettre de jeter un sort aux gens ni aux bêtes. « Mais j’aimerais assez savoir où il se trouve. » Doj, en revanche, pouvait parfaitement s’en charger. Les ombres inconnues lui parlaient. Parfois. Quand l’envie leur en prenait. « Pour l’instant, contente-toi de poster des gardes supplémentaires auprès des Voroshk. Gobelin avait l’air de s’intéresser à eux de très près pendant le voyage. Je ne voudrais pas qu’il leur arrive malheur. Ni qu’ils se carapatent. » Il ne lui est pas venu à l’esprit de renforcer l’escorte du Hurleur, notre sorcier comateux. Mais dame Fortune, en l’occurrence, lui a souri. Gobelin, s’avéra-t-il, avait mis le grappin sur une paire de destriers rapides et quelques vivres laissés pour compte avant de se tirer de Nijha en direction du nord, le tout sans attirer aucune attention. Roupille, quand elle l’a appris, a bien failli se répandre en obscénités. Une voix a fait remarquer que le petit sorcier avait toujours eu le coup pour prendre la poudre d’escampette. « En ce cas, quelqu’un aurait dû le surveiller pour l’empêcher d’en tirer profit, a grondé Roupille. — Je ne peux ni l’arrêter ni le contrôler, lui a expliqué l’oncle Doj, mais je peux au moins lui pourrir la vie. — De quelle manière ? — Ses chevaux. Les molosses noirs s’amusent énormément avec eux. Et s’il tente de les mener à un point d’eau… » Il a gloussé méchamment. « Dépêche-les. » Roupille a fait signe à Sahra. « Je n’ai pas arrêté de balancer au cours de la réunion. Je guettais un signe. Je viens de le recevoir. Nous allons cesser de nous précipiter et progresser lentement jusqu’à une contrée plus hospitalière, nous arrêter là où nous serons en mesure de vivre en autarcie sans rencontrer trop de problèmes et attendre que tout le monde nous ait rattrapés. Dans le même temps, nous lancerons un appel aux volontaires désireux d’apporter leur soutien au Prahbrindrah Drah et à la Radisha. » Si du moins l’on se souvenait d’eux. « Attends surtout mon fils. » Sahra était furieuse et malheureuse, mais trop épuisée pour opposer une bien forte résistance. « Maintenant que Murgen n’est plus notre arme principale. — Oui. Surtout Tobo. Il crevait les yeux, ce soir, que, sans lui, nous pourrions nous retrouver dans de très sales draps. » Sahra n’a rien ajouté. Elle était lasse de livrer une guerre où ceux-là mêmes qu’elle souhaitait épargner refusaient de tenir compte de ses inquiétudes. CHAPITRE 50 : LES TERRITOIRES TAGLIENS LE PALAIS L’armée taglienne en campagne se regroupait lentement de part et d’autre de la route de roche, dans une région peu peuplée, à mi-chemin de Dejagore et des ponts fortifiés du gué de Ghoja sur la Maine. Une autre force moins puissante, composée de soldats des provinces méridionales, se rassemblait devant les portes de Dejagore. Et une troisième hors de Taglios. Rien ne laissait croire que l’armée de Dejagore aurait des difficultés à interdire la prise de la ville par une armée telle que celle levée par la Compagnie noire. Mogaba s’attendait à voir ses ennemis obliquer vers l’ouest après la traversée des hautes plaines, pour progresser peut-être ensuite jusqu’au fleuve Naghir, qu’ils remonteraient vers le nord avant de piquer de nouveau vers l’est et tenter de franchir la Maine en aval, à l’un de ses ponts fortifiés secondaires. Il entendait donc les laisser crapahuter à loisir jusqu’à l’épuisement. Les laisserait libres d’en faire à leur tête jusqu’au moment où il claquerait la porte derrière eux. Une fois qu’ils seraient piégés au nord de la Maine, il ne lui resterait plus qu’à les encercler et à les étouffer lentement. Le Grand Général se montrait d’humeur positive. Taglios était certes rétive, mais encore loin d’entrer en rébellion. Les commandants des garnisons les plus éloignées conduisaient eux-mêmes leurs troupes aux points de jonction, leurs effectifs pratiquement complets bien que les moissons, dans le Sud profond, dussent débuter avant la fin du mois. La saison des moissons s’accompagnait inéluctablement d’un pic du taux de désertion. Et surtout, point particulièrement positif, la Protectrice restait éloignée. Ses cafouillages et interventions intempestives lui avaient toujours compliqué la tâche. Et quand un de ses plans pourris échouait, c’était toujours de sa faute à lui, bien sûr. Le Grand Général rassembla son état-major et ses plus proches collaborateurs, soit une douzaine de généraux plus Ghopal et Aridatha Singh. « Le plan m’a l’air de se dérouler à la perfection, leur apprit-il. Je crois qu’on pourra les cornaquer jusqu’au fort de Vehdna-Bota, à l’aide de quelques coups de pique-bœuf et de replis bien minutés. Je regrette toutefois que les communications avec la Protectrice ne soient pas mieux établies. Mais elle ne trouve plus assez de corbeaux. Un fléau semble les décimer. J’ai rarement de ses nouvelles plus d’une fois par jour. Et, bien souvent, elle se répand en vaines considérations sur le temps qu’il fait ou l’épidémie de grippe de Prehbehlbed. » On ne voyait pas non plus d’ombres ni aucun des espions mineurs de la Protectrice dans les parages. Mogaba n’y fit pas allusion. Les Tagliens sont des conspirateurs invétérés. Qu’ils continuent donc à croire que des yeux pouvaient encore les épier depuis les recoins sombres ! Seul son propre complot devait progresser. Le Grand Général ne se souciait pas uniquement d’isoler et d’anéantir son ennemi. Il soupçonnait l’identité du plus dangereux ennemi de Taglios de poser un problème incontestable. Quelque chose dans cette résurrection de la Compagnie noire intriguait si vivement Volesprit qu’elle persistait à lui consacrer toute son attention. Quelque chose dans cette réincarnation de la Compagnie noire avait ému pratiquement tous les détenteurs du pouvoir de l’empire taglien, alors que l’annonce de son retour avait tout juste eu le temps de se répandre et que l’on ne disposait encore d’aucun compte rendu de témoins oculaires. Toutes les frictions internes et les hostilités traditionnelles donnaient l’impression de se résorber en même temps, alors que les factions, normalement, auraient dû exploser au rythme du réveil des anciens antagonismes pour tenter d’exploiter la situation à leur avantage. Et Mogaba se rendait compte qu’il réfléchissait de moins en moins aux détails pratiques de l’élimination de la Protectrice, tandis que l’éradication de la Compagnie noire l’obsédait chaque jour davantage. Pas seulement la vaincre, non. L’anéantir totalement ; hommes, femmes, enfants, chevaux, mules, puces et jusqu’au dernier pou. Après des décennies de malchance, Mogaba se méfiait naturellement de tout, même de son propre état émotionnel. Il avait entrepris la rédaction d’un journal intime le jour où il avait décidé de trahir Volesprit, afin d’y consigner ses pensées et ses sentiments au cours des jours de pénible tension qui suivraient. Journal qu’il n’ouvrait que quand le soleil brillait de tous ses feux. Journal qu’il détruirait avant même d’entrer en action contre la Protectrice, car il recelait des noms qu’il ne tenait pas à voir divulguer en cas d’échec… s’il avait la chance de mourir avant d’être capturé. Récemment, il avait constaté une évolution dans ses réflexions sur la Compagnie noire. Une évolution terrifiante. En constante accélération. Il se méfiait désormais de son propre entendement. Après une assemblée générale destinée à statuer des mesures à prendre pour l’empire, Mogaba rencontra les responsables de la capitale. « Kina est de nouveau active », murmura-t-il. Ghopal et Aridatha l’écoutaient poliment. Il faisait allusion à des événements antérieurs à leur époque et qu’ils ne connaissaient que par ouï-dire. « Elle commence déjà à formater les préjugés. » Ils le fixèrent d’un œil interloqué. « Pas des cadors en histoire, hein ? » Il s’expliqua. « Le plus étrange, ajouta-t-il, c’est que nul ne se demandait jamais pourquoi il éprouvait une telle terreur. Les gens ne se rappelaient tout bonnement pas qu’ils n’avaient jamais entendu parler de la Compagnie noire trois ans plus tôt. — Ce que tu essaies de nous dire, fit Ghopal, c’est que la déesse des Félons redoute particulièrement la Compagnie noire. Elle aimerait voir le monde entier lui sauter dessus pour la détruire. Même au prix de sang versé. — Que voilà un dilemme passionnant ! s’exclama Aridatha. Même si nous parvenions à vaincre la Compagnie noire, il nous faudrait encore affronter la Protectrice. Et, si nous l’abattions aussi, il nous resterait encore à nous débarrasser de Kina et des Étrangleurs afin d’empêcher l’avènement de l’Année des Crânes. C’est sans fin. — Sans fin, reconnut Mogaba. Et je vieillis. » Dès qu’il avait eu décidé qu’on le manipulait, il avait commencé de ruminer un projet scandaleux. « J’aimerais consulter une ou deux vieilles archives. Revenez tous les deux ici demain à la même heure. » Le Grand Général n’était pas dépourvu de courage. Le lendemain après-midi, il conduisit Ghopal et Aridatha dans la salle brillamment éclairée. Il leur exposa de manière plus concluante sa conviction selon laquelle Kina était réveillée, en fondant lourdement sa thèse sur des extraits de copies des annales de la Compagnie noire qu’hébergeait la Bibliothèque royale. « Je te crois, déclara Aridatha. Je me demande seulement ce qui a bien pu la réveiller. — Ghopal ? — Je ne suis pas certain d’avoir bien tout compris. Mais je ne pense pas que ce soit nécessaire. Aridatha a compris, lui. Je me fie à sa perspicacité. — En ce cas, je vais m’adresser à lui. Mais tu écouteras bien. » Mogaba ricana. Aridatha, le visage renfrogné, prêta l’oreille à l’idée de Mogaba et au raisonnement qui l’étayait. Ghopal était visiblement atterré, mais il garda la bouche close. Aridatha s’absorba dans ses pensées. Au bout de quelques instants, il hocha la tête avec réticence. « J’ai un frère à Dejagore, déclara-t-il. Je trouverai une excuse pour lui rendre visite. Je connais quelques personnes qui, si je la leur exposais moi-même, pourraient s’intéresser à cette perspective. — Quoi ? — Te souviens-tu des enlèvements perpétrés ici, voilà plusieurs années, par la Compagnie noire œuvrant en sous-main ? Saule Cygne, le Purohita et ainsi de suite ? Je faisais partie des kidnappés. » Ghopal voulut savoir pourquoi et Mogaba comment il s’en était tiré. « Ils m’ont tout bonnement laissé partir. Ils ne m’avaient enlevé que pour me montrer un personnage qu’ils retenaient déjà prisonnier. » Aridatha prit une profonde inspiration et dévoila son grand secret. « Mon père. Narayan Singh. Pour me prouver leur toute-puissance. — Narayan Singh ? Le Narayan Singh ? L’Étrangleur ? s’étonna Ghopal. — Celui-là même. Je n’en savais rien. Jusque-là. Mère nous avait dit que notre père était mort. Elle le croyait probablement. Les Maîtres d’Ombres l’avaient enrôlé de force dans leurs bataillons de forçats pendant leur première invasion, avant que la Compagnie noire n’arrive du nord. J’étais le benjamin de quatre enfants. Je suis pratiquement certain que les plus âgés connaissaient la vérité. Mon frère Sugriva est allé s’installer à Dejagore après avoir changé de nom. Ma sœur Khaditya a également adopté une autre identité. Son mari serait mort de chagrin s’il l’avait appris. — Tu n’en avais encore jamais parlé. — Tu peux sans doute en deviner la raison. — Oh, mais certainement. Le fardeau est lourd à porter. » Le Grand Général se surprit à réagir à ce récit par la même peur paranoïaque qu’inspirait à chacun la moindre allusion aux Félons. C’était inéluctable. « Comment ces gens peuvent-ils bien se fier les uns aux autres ? se demanda-t-il à haute voix. — J’imagine qu’il faut faire partie du tout pour le comprendre de l’intérieur, répondit Aridatha. Et que leur foi en leur déesse en est le principal ingrédient. » Le Grand Général se tourna vers Ghopal Singh. « Si les Gris ont des objections, j’aimerais les entendre sur-le-champ. » Ghopal secoua la tête. « Seul un Gris en sera informé. Pour l’instant. Les autres ne comprendraient pas. — Aridatha. Y a-t-il un homme à qui tu fasses assez confiance pour te remplacer pendant ton absence ? » Les bataillons de la ville ignoraient qu’ils participaient à une conspiration destinée à affranchir Taglios de sa Protectrice. Il était crucial de les contrôler avec fermeté. « Oui. Mais personne qui soit dans le secret. Si tu dois présenter des requêtes inhabituelles, tu devras les justifier par les événements qui se déroulent en ville. » Les soldats étaient conscients que leur rôle consistait aussi à maintenir l’ordre si d’aventure la population devenait indocile au point que les Gris soient débordés. « Les provocations sont-elles assez fréquentes pour qu’une telle justification soit recevable ? » s’enquit Mogaba. Ghopal dévoila une superbe rangée de dents. Les Shadars s’enorgueillissent volontiers de la bonne tenue de leur dentition. « Ce serait presque drôle. Depuis que la nouvelle du retour effectif de la Compagnie noire s’est répandue dans les rues, les graffitis ont tendance à se faire moins fréquents. Comme si les vrais sympathisants de la Compagnie cherchaient à éviter de se faire connaître, tandis que les vandales non affiliés, responsables de la majorité de ces inscriptions, s’efforçaient brusquement d’éviter d’être assimilés à une terreur authentique. — Une terreur ? — Tu avais raison hier au soir. L’effroi que suscite la Compagnie ne cesse de croître en ville. Exactement comme dans le temps. Je n’y comprends rien, mais cette frayeur aide au maintien de l’ordre, alors que je m’attendais à des troubles plus sérieux. — Si ce sont les provocations qui te manquent et si les mauvais garçons ne te fournissent pas assez de prétextes, n’hésite pas à les créer toi-même. Aridatha, tu sais ce qu’il te reste à faire. Fais-le, et le plus tôt possible. Avant que les événements ne se précipitent et ne nous en ôtent la possibilité. » Encore que cette accélération pût désormais se manifester à chaque seconde ou presque, Mogaba avait renoncé à tout espoir réel de prendre la Protectrice au dépourvu à son retour en ville. Pour l’heure, elle n’avait manifestement l’intention de rentrer que lorsque l’invasion de la Compagnie noire aurait été endiguée. CHAPITRE 51 : LES TERRITOIRES TAGLIENS LE CAMP DU MITAN Entièrement vêtue de cuir noir et plongée dans une colère plus noire encore, Volesprit arpentait le périmètre du campement installé à mi-chemin de Ghoja et Dejagore. Une douzaine d’officiers terrifiés lui emboîtaient le pas, priant silencieusement leur(s) dieu(x) préféré(s) de leur accorder leur grâce. La Protectrice courroucée, c’était là une catastrophe que nul n’avait envie d’affronter. Ses excès n’étaient pas moins absurdes que ceux d’une tornade. « Ils n’ont pas bougé. C’est à peine s’ils ont avancé d’un pas en six jours. Après s’être rués vers le nord à l’allure de la tempête, si vite que nous nous sommes crevé la paillasse à essayer d’imaginer un moyen de les arrêter rapidement. Que fabriquent-ils donc ? Qu’est-ce qui a changé si subitement ? » Comme à son habitude lorsqu’elle était sous tension, Volesprit s’exprimait en un babillage confus de voix adverses. Ce qui ne manquait pas d’accroître le malaise des hommes qui la suivaient. Aucun n’avait eu affaire à elle avant son arrivée au camp. La réalité était encore plus désespérante que ne l’avaient laissé entendre les récits qui couraient sur elle. Elle donnait l’impression de n’être pas moins cruelle ni capricieuse que les dieux. Plusieurs pierres tombales, tout autour du campement, attestaient la violence de son caractère. Ces sycophantes n’en sauraient jamais rien, mais ces cadavres étaient le fruit d’un espionnage surnaturel extensif. Aucun n’avait été un serviteur zélé du Protectorat. Tous s’en étaient vantés. De surcroît, il ne s’agissait jamais de chefs compétents, ce dont leurs soldats et compatriotes étaient d’ores et déjà convaincus. Ils devaient leur situation au népotisme ou au copinage, jamais à leurs capacités. Volesprit fustigeait son corps d’officiers. Légèrement déçue que la nécessité ne lui permît point de les châtier plus âprement. Ce corps était lamentable. Mais jamais elle n’en endosserait la responsabilité, bien entendu. Jusqu’où irait cette indigence sans les efforts du Grand Général ? Sans doute Volesprit aurait-elle affronté une mauvaise, pitoyable blague privée de chute. Si Mogaba ne l’avait pas diligemment alimentée, elle n’aurait strictement rien à se mettre sous la dent. Mais comment les maintenir sur place ? Le taux de désertion était encore tolérable, mais il menaçait d’augmenter. Quelle était donc la stratégie ennemie ? Attendre la fonte des armées tagliennes, décimées par l’approche imminente des moissons ? Se remettraient-ils alors à foncer vers le nord ? Voilà qui aurait bien ressemblé à la Compagnie noire. Certains indices laissaient entendre que son capitaine disposait d’un trésor de guerre assez colossal pour maintenir une armée en campagne pendant un bon bout de temps. Les messages de Mogaba confortaient ses propres soupçons à cet égard. Tous ses efforts semblaient tendre vers un unique but : contraindre l’ennemi à effectuer un très long détour pour tomber ensuite dans son piège. Volesprit ne croyait pas qu’on pût piéger la Compagnie noire. Ses ressources en matière d’espionnage étaient bien trop stupéfiantes. Tandis que les siennes ne cessaient de s’amenuiser. Toutes les espèces de corbeaux étaient en voie d’extinction. Souris, chauves-souris, hiboux et autres créatures de la même eau n’avaient pas la portée nécessaire. On ne trouvait plus aujourd’hui ni mines de matériau ni sources de mercure de qualité permettant de fabriquer une boule ou un bol de cristal efficace. Les ombres qu’elle contrôlait encore étaient aussi faibles que rares et poltronnes, et elle refusait de les laisser s’aventurer en territoire hostile, parce qu’elles revenaient moins nombreuses chaque fois qu’elles s’y risquaient. En outre, elle était pour l’heure coupée de ses seules sources de remplacement. Elle leva les yeux au ciel, vit des vautours tourner en rond au nord, au-dessus de bois qui s’étendaient à l’infini, d’un bout de l’horizon à l’autre. La végétation suivait un étroit torrent. Sa sœur avait remporté ici une petite victoire sur les Maîtres d’Ombres, une éternité plus tôt, peu après que la Compagnie noire eut connu la débâcle qui s’était soldée par le siège de Dejagore. « Je vais monter voir là-haut ce que ces vautours trouvent si passionnant. » Nul n’émit aucune protestation empressée. Peut-être ces vautours se repaîtraient-ils d’elle. « Vous n’avez pas besoin de m’accompagner. » Soulagement général flagrant. CHAPITRE 52 : LES CONFINS DES TERRITOIRES TAGLIENS MADAME ÉMET DES BRUITS BOUGONS Madame était ivre de rage. Je ne me rappelais pas l’avoir vue plus près de perdre tout contrôle. « Comment ont-ils pu laisser faire une chose pareille ? Quelqu’un était censé ne pas quitter des yeux ce merdaillon ! » Nul ne prit la peine de répondre. Elle n’attendait d’ailleurs pas de réponse. Pas vraiment. Elle cherchait un responsable à étriper. Tobo s’employait tranquillement à converser avec des créatures que l’on ne distinguait qu’en regardant ailleurs. Énormes, minuscules, de forme humaine ou donnant l’impression de s’être échappées des cauchemars d’un dément. Il fallait retrouver Gobelin. Le traquer jour et nuit, le harceler et, si possible, le malmener. Dorénavant, pour ce qui concernait ce détachement de la Compagnie, la chasse au Gobelin devenait la mission prioritaire. Il fallait le débusquer et l’exorciser – voire l’exterminer – avant qu’il ait eu le temps de déclencher d’autres désastres au nom de Kina. En dépit d’un long manque de pratique et, assurément, d’habitude, Madame a jeté un sort fatal à un inoffensif pin rabougri. L’arbre s’est aussitôt flétri. « Que diable viens-tu de faire ? me suis-je exclamé. Je croyais que tu ne… — Tais-toi. Laisse-moi réfléchir. » Elle était tellement sidérée elle-même qu’elle en oubliait de fulminer contre Gobelin. Je me suis tu. Je lui ai laissé tout le temps de la réflexion dont une fille pouvait avoir besoin. Une mince raie argentée serait-elle soudain apparue au sein du nuage noir de notre récent passé ? « Tobo ! a appelé mon épouse, encore bien peu chanceuse pour l’instant. Dans le prochain message que tu enverras dans le nord, demande si par hasard le petit merdeux n’aurait pas embarqué une des Clés des Portes d’Ombre. Ou autre chose de spécial. » Tobo a adressé quelques menus gestes à l’air ambiant avant de répondre : « J’ai déjà vérifié. Il s’est contenté de deux chevaux et d’une selle. Pas même une saucisse. Il doit bouffer des sauterelles. La seule chose qui sorte un tant soit peu de l’ordinaire, c’est que personne ne l’a remarqué. Phénomène certainement d’origine artificielle. — Parce que ? — Parce qu’il passe foutrement inaperçu, encore aujourd’hui. Les molosses noirs auraient dû le retrouver et le traquer sans difficulté. Mais non. Il reste aussi invisible qu’un spectre. Chaque fois qu’ils réussissent à établir le contact, c’est qu’il a suivi la route sans en dévier et qu’il leur suffit d’attendre pour le voir apparaître. — Suivi la route vers où ? — Le nord. Et le point de jonction avec la route de roche. Encore que ses projets ne soient pas très clairs, vu qu’il ne parle pas. » Tobo était encore capable de faire de l’humour au détriment des derniers événements. « Comment as-tu réussi à foudroyer cet arbre ? ai-je demandé à Madame. — Bonne question, a-t-elle bougonné. Mais je ne détiens pas la bonne réponse. Je n’ai jamais ressenti de façon aussi aiguë la présence de Kina. — Tu crois qu’il pourrait y avoir un rapport avec Gobelin ? Nous savons que Kina a dû insinuer en lui une certaine part d’elle-même, faute de quoi il serait déjà mort. — J’aurais senti quelque chose beaucoup plus tôt. Il me semble. Tobo ? As-tu ressenti certaines singularités chez Gobelin ? — Bien sûr. » Le ton du gamin était sec. Il essayait de travailler et les vioques n’arrêtaient pas de l’interrompre. « Ce n’était plus l’oncle Gobelin. Mais il n’avait pas plus de pouvoirs qu’auparavant. — Peut-être n’est-ce apparu qu’après le meurtre de Narayan », ai-je hasardé. Les raisons du pourquoi tendaient à se concentrer de plus en plus limpidement sur le fait que le vieux Narayan estropié n’était plus en état de courir ni de rendre aucun service à sa déesse et que, s’il était resté entre nos mains, nous l’aurions obligé tôt ou tard à nous révéler tout ce qu’il savait. Et si la plupart d’entre nous voyaient peut-être en son meurtre une trahison de sa déesse, le peu que nous savions de la doctrine des Félons suggérait que lui, pour sa part, y avait peut-être vu une gratification. Mort étranglé pour sa déesse, Narayan irait directement au paradis des Félons où, sans nul doute, il serait récompensé à la mesure des services rendus. En matière de religion, j’ai tendance à adopter le point de vue du cynique. Au bout d’un long silence (si long que j’en ai déduit que mon épouse ne m’avait pas écouté), elle a fini par me répondre. « Tu es peut-être plus intelligent que tu n’en as l’air. Elle s’attendait certainement à nous voir assez méfiants pour épier le moindre battement de cils de Gobelin. Elle s’est donc efforcée de lui faire adopter le comportement le plus normal possible jusqu’à ce qu’il jouisse d’une bonne occasion de déguerpir. » Elle s’est mise à faire les cent pas. « Pauvre Gobelin. Il devait encore être en grande partie lui-même, et peut-être essayait-il sincèrement d’aider de son mieux ses vieux amis. Et sans doute l’est-il encore partiellement, mais prisonnier dans son propre corps. » À sa voix blanche, on comprenait qu’elle aussi avait dû passer par là à un moment donné. « Ce qui ne nous dit rien de son objectif. Ni de celui de Kina. — Elle est en prison. Elle cherche à en sortir. Pas besoin de réfléchir bien longtemps. — Mais elle doit entretenir un grand dessein. Elle n’a sûrement pas englouti l’âme de ce vieux Gobelin dans le seul but de l’envoyer ricocher comme un caillou sur la mare du monde. Il doit avoir une destination bien déterminée, pour y remplir une mission précise, et nous risquons tous d’en pâtir sévèrement s’il réussit à la mener à bien. » Madame a grogné. Elle était encore très courroucée. « Il a piqué vers le nord, ai-je poursuivi. Qu’est-ce qui peut bien intéresser Kina là-haut ? » Tobo avait terminé d’échanger des mots doux avec ses chéris. « Boubou. » D’une voix trahissant une affliction au moins égale à la mienne. « Il va remplacer Narayan Singh auprès de la Fille de la Nuit. Devenir son nouvel ange gardien. — Ouais. Sauf qu’il subsiste en lui un bon gros grumeau de la déesse et qu’il risque d’être autrement dangereux que Narayan. » Madame a jeté autour d’elle un regard noir, en affichant une expression laissant entendre qu’elle distinguait sans peine les amis de Tobo. « Crois-tu pouvoir obtenir de ma sœur qu’elle comprenne une de ces créatures ? » On aurait cru entendre tomber une pile de casseroles. Les bêtes elles-mêmes se sont tues. « Tu as une idée derrière la tête ? lui ai-je demandé. — Oui. Envoyons-lui un message. Pour lui expliquer ce qu’il est advenu de Gobelin. Elle a tout autant que nous intérêt à l’arrêter. — Et même un intérêt personnel », a ajouté Tobo. J’ai compris sur-le-champ, mais Madame avait besoin d’explications. « Gobelin est responsable de la patte folle de Volesprit. — Oh ! Bien sûr ! Je m’en souviens, désormais. » Elle pouvait. Elle était présente, avait même assisté à l’enlèvement de la Radisha alors qu’elle épiait le monde par l’œil d’un corbeau blanc. Cette même nuit où Gobelin avait réussi à attirer Volesprit dans un traquenard, causant à son talon droit des dommages aussi graves qu’irréversibles. « Elle gambade maintenant, a déclaré Tobo. Elle porte une botte renforcée à cet effet et plusieurs sortilèges spécialisés la soutiennent. Elle ne boite plus que réellement épuisée. — Ah ! En ce cas, elle tiendra assurément à lui toucher deux mots. Elle a toujours été mauvaise perdante. — Juste une idée en l’air, ai-je suggéré. Que se passerait-il si Volesprit transformait Gobelin en sa version personnelle d’un Asservi ? Et pourquoi pas Boubou aussi, par le fait ? À ce qu’on dit, elle aussi a fait preuve de certains pouvoirs, dans le temps. — Faire d’une déesse son esclave ? » La voix de Madame trahissait son incrédulité. J’ai arqué un sourcil. « Ce que j’ai fait n’avait strictement rien à voir, a-t-elle protesté. C’était du pur parasitisme. Je me suis introduite en elle, de telle façon qu’elle ne pouvait m’atteindre qu’en se blessant elle-même. — Et tu commences à récupérer un peu de ce pouvoir ? — Mais je ne ressens pas exactement la même chose. Peux-tu, oui ou non, envoyer un message à ma sœur, Tobo ? — Je peux tenter le coup. Je réussirai à coup sûr. Facilement. La vraie question, c’est de savoir si elle écoutera ou non. — Elle écoutera ou je lui botterai le cul. » Il nous a fallu un bon moment à tous pour comprendre qu’elle plaisantait. Ça ne lui arrive pas fréquemment. Tobo a entrepris de se concentrer sur sa tâche : envoyer à Volesprit un message extensif. « C’est assez risqué », les ai-je prévenus. Madame s’est contentée d’émettre un de ses bougonnements. Elle tournait à la vieille sorcière acariâtre. CHAPITRE 53 : LES TERRITOIRES TAGLIENS UN BOIS HANTÉ Volesprit jeta un regard derrière elle avant de pénétrer dans le bois. « Où donc sont-elles toutes passées ? » Puis, d’une voix mâle, elle demanda de nouveau : « Qu’est-il advenu de toutes mes sangsues ? » Autre voix : « Quelqu’un aura sans doute préféré raccrocher. » « C’est toujours ce qu’ils font tous, non ? » (Voix intriguée.) « Est-ce qu’on perdrait la main ? » « Ça ne me plaît guère. » « Ce n’est plus drôle du tout. » (Voix coléreuse d’enfant gâté.) « La plupart du temps, on se borne à faire semblant. On ne rencontre plus aucun défi. » « Et, même quand ça se produit, il nous est pratiquement impossible de nous passionner suffisamment pour nous en inquiéter. » La plupart de ces voix étaient sérieuses mais désenchantées. « Dur de ne vivre que sur la seule soif de vengeance. » « Dur de vivre seule… point à la ligne. » Un long silence suivit cette dernière déclaration. Volesprit ne disposait d’aucun organe capable d’exprimer ce qu’il lui en coûtait moralement d’être elle-même. Pas à haute voix, du moins. Une sorcière féroce et assoiffée de meurtre ne va sûrement pas se plaindre que personne ne l’aime. L’orée de la forêt qui longeait le torrent était rectiligne. En d’autres temps, cette terre avait sans doute été habitée et labourée. Volesprit tendit l’oreille. Le bois, large tout au plus de deux kilomètres, était étonnamment silencieux. On aurait dû entendre le vacarme soulevé par des équipes de corvée ramassant du petit-bois pour les feux et abattant des arbres pour fortifier le campement. Mais rien de tel. Et elle ne se souvenait pas d’avoir accordé une permission à la troupe. Quelque chose avait sans doute fait fuir les soldats. Pourtant, elle ne flairait aucune menace. Néanmoins, au bout d’un moment, elle détecta effectivement une présence surnaturelle. Elle leva les yeux. Les vautours continuaient de tourner en rond dans le ciel. Ils volaient plus bas, à présent. Comme s’ils tournoyaient à l’aplomb de cette présence qu’elle venait à l’instant de renifler. Prudemment, elle sonda plus loin et plus profond. Lorsqu’elle prenait la peine de se concentrer, elle disposait de sens remarquablement aiguisés. Elle n’avait jamais rencontré cette entité : quelque chose comme une ombre puissante, mais manifestement douée d’une intelligence fonctionnelle. Ni un démon, toutefois, ni un être de l’autre monde. Donnant plutôt l’impression de participer de la nature elle-même, mais présentant en même temps un soupçon d’appartenance à un monde différent. Comment était-ce possible ? Ni de ce monde ni d’un autre ? Une entité très puissante mais que n’animait aucune malfaisance. Pour l’instant. Tantôt intemporelle et habituée à longuement patienter, tantôt s’impatientant légèrement, comme maintenant, lorsqu’elle redevenait une ombre futée, pareille à celles qui l’avaient talonnée dans le Sud. La Protectrice tendit ses antennes. Cette créature l’attendait. N’attendait même qu’elle. Elle avait tout chassé, hormis les vautours. Volesprit allait devoir se montrer très prudente. Nonobstant son ennui, elle ne tenait pas à déclencher une embuscade qui risquait de lui être fatale. Rien. Elle avança d’un pas. Tout en tissant un faisceau de sortilèges aussi soudains que mortels. Elle plissait les yeux derrière son morion, en quête de cette entité qui tenait tant à la rencontrer. Plus Volesprit progressait dans sa direction, plus la sensation gagnait en intensité tout en se faisant plus diffuse. L’espace d’un instant, la créature donna l’impression de l’envelopper totalement… et, dans le même temps, de se concentrer en aval, à un emplacement bien précis. Lorsqu’elle arriva sur place, là où ses sens lui affirmaient que se tenait l’autre, elle ne vit strictement rien. C’était une petite clairière légèrement en retrait de la route de roche, sur la rive opposée du torrent. Volesprit aperçut plusieurs stèles vehdnas et quelques poteaux du souvenir gunnis surmontés de moulins à prière rongés par le temps. C’était sûrement là que sa sœur, après avoir fui Dejagore, avait combattu la cavalerie du Maître d’Ombres. À une époque si reculée qu’elle prenait encore Narayan Singh pour son ami et champion. Le soleil s’infiltrait à travers le feuillage qui la surplombait, pommelant la clairière. Volesprit s’installa sur une souche vermoulue qui saillait sans doute d’un ancien talus de fortification. « Je suis là. J’attends. » Une chose massive se déplaça à l’orée de son champ de vision. Volesprit crut vaguement distinguer un félin noir. Mais, quand elle tourna la tête, il n’y avait plus rien. « Alors c’est ainsi que ça doit se passer, hein ? — Et que ça se passera toujours. » La réponse ne semblait provenir de nulle part en particulier, et Volesprit n’aurait su dire si elle l’avait entendue résonner à ses oreilles ou dans son esprit. « Que veux-tu de moi ? » Elle s’était servie d’une voix basse de mâle, lourde de menaces. L’entité semblait amusée. Pas le moins du monde intimidée. « Je t’apporte un message de ton vieil ami Toubib. » Toubib n’était nullement un ami. De fait, elle était plutôt montée contre cet homme. Il ne s’était pas montré franchement coopératif quand elle avait essayé de le séduire, et voilà qu’il refusait à présent de rester dans sa tombe alors qu’elle s’était efforcée de le tuer. Pourtant, c’était un peu grâce à lui qu’elle avait encore la tête sur les épaules. C’était sans doute pour cette raison infime que ce message lui parvenait en son nom. « Continue. » La chose (quelle qu’elle fût) s’exécuta. Tout en l’écoutant, Volesprit sondait les alentours en s’efforçant de déterminer sa nature réelle et de trouver une prise lui permettant de la retourner à son avantage. L’entité le sentit. Et s’en amusa. Ni perturbée, ni effarouchée, ni disposée à réagir. Tout juste amusée. Volesprit se repassa l’histoire de tête dès que le spectre eut terminé de la lui exposer. Elle semblait plausible. Encore qu’incomplète. Mais pouvait-on s’attendre à ce que ces gens se montrent entièrement sincères dans une telle situation ? Malgré tous ses efforts, elle ne parvint pas à déceler de piège flagrant. Ils avaient l’air passablement inquiets, là-bas. Cette nouvelle expliquait peut-être leur brusque revirement stratégique. Gobelin possédé par Kina. Narayan Singh décédé. La Fille de la Nuit errant dans la nature, la bride sur le cou… Non, rectification ! Nullement livrée à elle-même, mais bel et bien prisonnière de ses propres troupes quelque part sur la route de roche au sud de Dejagore, et guettant probablement l’occasion propice pour s’évader. Gobelin risquait de se charger de la lui fournir. Volesprit bondit de sa souche, tout ennui dissipé. « Réponds à Toubib que je considère la communication comme établie. Je compte prendre des dispositions pour remédier à ce problème. Va ! Va !» Un frémissement. Un peu comme si une ombre la traversait en même temps qu’elle se dissipait, lui provoquant un frisson très sensible ainsi qu’un aperçu fulgurant, mais nettement plus flou, d’une silhouette féline monstrueuse s’éloignant à une allure inimaginable. Les clopinements et le tohu-bohu d’une troupe nombreuse faisant route vers le sud lui parvinrent de la route de roche. Des chameaux semblaient en faire partie. Il s’agissait donc de civils. Ses armées n’employaient pas de chameaux. Volesprit les haïssait. Ce sont des animaux répugnants au caractère exécrable, même dans leurs meilleurs jours. Elle franchit d’un bond le torrent et se rua vers la lisière des bois, dont elle émergea à moins de cent pas d’une caravane engagée dans le même processus. Il s’agissait bel et bien de civils, mais la plupart des chariots et des bêtes déchargeraient leur cargaison dans son camp. Les caravaniers la repérèrent. Sidérés. Et terrifiés. Son sang coulait de nouveau dans ses veines. La forte impression que produisaient ses apparitions inopinées la faisait toujours exulter. Alors qu’elle se retournait pour porter de nouveau le regard sur les vautours tournoyant dans le ciel, elle entrevit un visage familier parmi les marchands et les manœuvres. Aridatha Singh ? Ici ? Comment ? Pourquoi ? Mais, en y regardant de plus près, elle ne le vit plus. Peut-être s’agissait-il d’un sosie. Sans doute ce regain d’appétit de vivre lui rappelait-il qu’elle n’avait pas joui d’un homme depuis bien longtemps. Aridatha Singh était indubitablement doté par la nature d’une grande prestance virile. Rares étaient les femmes qui ne le remarquaient pas, bien qu’il parût inconscient de l’effet qu’il leur faisait. Mais elle aurait tout le temps d’y songer quand elle aurait alerté Dejagore et dépêché quelques escadrons de cavalerie pour récupérer sa nièce, cette enfant aussi bornée qu’impossible. Il devait bien exister un moyen de la contrôler et d’ajouter ses talents à l’arsenal du Protectorat. Peut-être pourrait-elle même s’emparer de Gobelin… nonobstant sa possession par Kina. Gobelin n’avait jamais été un très grand sorcier. Comme la vengeance est plus douce quand elle a pris son temps ! Que cette salope d’Ardath rapplique donc avec tous ses chiens courants ! On allait pouvoir enfin régler quelques vieilles dettes. À l’approche de la douve du campement, Volesprit se retourna encore pour observer les vautours. Les oiseaux charognards avaient rompu le cercle. Seuls quelques-uns étaient encore visibles, sillonnant le ciel en quête d’une nouvelle proie aussi putride que goûteuse. Volesprit retrouva une voix dont elle ne s’était pas servie depuis sa jeunesse et se surprit à chanter à tue-tête une ballade parlant du mois de mai et de l’amour en fleur, dans une langue resurgie de son propre printemps, du temps où l’amour fleurissait encore en ce bas monde. Les sentinelles en conçurent une trouille bleue. CHAPITRE 54 : LES TERRITOIRES TAGLIENS LA CRÉATURE DANS LA FOSSE D’AISANCE « J’ai une question », a déclaré Murgen. La place forte de Nijha était en vue. « Qui annoncera à Roupille que nous couchons désormais dans le lit de la Protectrice ? — Personne n’y est contraint, à mon avis, ai-je répondu. Pas en ces termes, en tout cas. — C’est une femme raisonnable, a renchéri Madame. Elle comprendra ce que nous avons fait et pourquoi. » Tobo a éclaté de rire. Murgen s’est contenté d’un faible sourire. « Tu devais être distraite, a fait le jeune sorcier. À moins que tu ne confondes la Roupille que je connais avec une autre. — Elle surmontera, lui ai-je affirmé. Comment Volesprit compte-t-elle couper la route à Boubou ? — Elle a fait installer un cordon de piquets de garde au sud de Dejagore. La ligne en question va s’évasant de chaque côté de la route de roche. S’agissant de la valeur des informations que je lui transmets, elle ne se fie pas entièrement à moi. Et je ne lui divulgue d’ailleurs pas tout ce que je sais, car je ne tiens pas à lui faire comprendre que je n’ai aucun mal à la garder à l’œil. Elle ne s’est pas ouverte de cette affaire à ses capitaines, à propos. À mon sens, elle craint de les voir déserter s’ils se mettent à se faire du mouron pour Kina. » Quelle troupe audacieuse nous formions ! Quand la Compagnie noire était entrée pour la première fois dans les territoires tagliens, une tradition indigène bien enracinée voulait qu’on ne prononçât jamais le nom de la déesse de peur d’attirer son attention. S’il fallait vraiment l’évoquer, les gens préféraient recourir au nom de Khadi, son avatar édulcoré tiré des mythes gunnis. L’usage du nom de Kina, aujourd’hui largement répandu dans la langue quotidienne, prouve à quel point l’impact de la Compagnie noire a été considérable au cours des dernières décennies. Peut-être ces anciens n’avaient-ils pas entièrement tort de tant nous redouter. Nous avons ébranlé une civilisation jusqu’aux fondations. Et l’avenir n’apparaît guère brillant. Ils l’ont bien cherché. Nous ne souhaitions que traverser le pays. « Nous n’aurons pas affaire à Roupille avant plusieurs jours, nous a appris Tobo. Elle descend des montagnes en ce moment même et gagne la plaine en suivant la rive sud de la Viliwash. Elle ne couvre que quelques kilomètres par jour. Le pays dispose de réserves suffisantes pour lui permettre de vivre dessus. Elle commence même à recruter. Au nom du Prahbrindrah Drah. Le prince et sa sœur se montrent volontiers en public. » J’avais le pressentiment qu’ils ne se vendraient pas très bien dans les parages. Cette contrée avait été conquise par la Compagnie noire au nom de Taglios. « Où en est Boubou ? — Pratiquement à la hauteur du cordon de piquets de garde établi par la Protectrice. Les molosses noirs sont instruits qu’ils doivent veiller à la capturer. — Je la croyais déjà sous bonne garde, a grommelé Madame. Prisonnière. — C’est exact. Mais elle semble se satisfaire pour l’instant de la situation. Je me suis laissé dire que ses gardiens ne veillaient pas aussi attentivement qu’ils le devraient sur sa sécurité. » Ayant lu les annales de Roupille, je n’en étais pas autrement surpris. Boubou semblait avoir un effet foudroyant sur l’esprit de la presque totalité des membres de la gent masculine. « Tu dois le faire savoir à ma sœur. Sinon elle risque d’avoir une surprise dont nous nous mordrions tous les doigts. » Nous approchions de l’enceinte de Nijha. « Tes experts devraient fouiller cette place forte de fond en comble, ai-je déclaré. Pour tâcher de découvrir si notre petit pote n’aurait pas laissé quelques indices. » Ma remarque m’a attiré regards noirs et froncements de sourcils. Une bonne occasion de se reposer s’offrait à tous et je faisais allusion à un travail supplémentaire. Pas pour moi. Pour eux. J’ai changé de sujet de conversation. « Tu dis avoir vu Roupille brûler les Livres des Morts ? ai-je demandé à Madame. Les authentiques ? Tu en as été directement témoin ? — Par les yeux du corbeau blanc. Elle les a incinérés tous les trois. Shivetya lui-même en détient les cendres. Il a demandé à Baladitya d’en disposer à raison d’une petite pincée à la fois, en les faisant sortir de la plaine par tout voyageur qui la traverserait. — J’en ai moi-même déménagé une grande quantité quand Suvrin et moi explorions la plaine. Où veux-tu en venir ? — Simple curiosité bien naturelle, je crois, de la part d’un vieil homme. Tout le monde a l’air de penser que la Fille de la Nuit – ou la personne qui héritera de sa tâche en cas d’échec – devra posséder les Livres des Morts pour parfaire les rituels de l’Année des Crânes. Ce dont les Félons conviennent eux-mêmes. Pas de bouquins, pas de résurrection. Je me trompe ? » On ne m’a pas répondu. Nul, au demeurant, n’aurait su répondre à ma question. Personne, en réalité, n’en avait la moindre idée. Pas même ma brouillonne de fille ni ce pauvre vieux Félon, désormais passablement refroidi, de Narayan Singh. « La vieille sorcière s’échine encore là-dessous, n’est-ce pas ? a laissé tomber Madame. — N’est-ce pas ? » Madame et Tobo n’ont rien trouvé d’intéressant au relais de Nijha. Gobelin n’y avait pas laissé sa mue, ni aucun signe cabalistique Félon. Il s’était contenté de filer quand l’occasion s’était présentée, dès que nous avions compris qu’il était responsable du meurtre de Narayan. L’oncle Doj nous a rejoints à Nijha. Ainsi que des traînards qui venaient s’y entasser. Roupille n’aurait pas trop de problèmes de désertion. Ces hommes ne connaissaient personne hors de la Compagnie et ne parlaient pas un mot de taglien ni d’aucune autre langue du cru. En comptant ces traînards, nous serions plus de cent pour reprendre la route. De notre groupe du départ ne manquaient que Gars Panda et Spectre, à qui avait été dévolu le douteux honneur de jouer les serre-files pour surveiller la Porte d’Ombre. Dès qu’elle a eu terminé de chercher des indices, Madame a entrepris de cuisiner Doj. « Où est passé le corps ? — Hein ? » Le vieux maître d’armes affichait une expression médusée. « Narayan Singh. Qu’as-tu fait de son cadavre ? » Tobo et moi avons échangé un regard. Cette idée ne nous avait pas effleurés. Il ne serait pas mauvais, en effet, de nous assurer une nouvelle fois de l’identité du défunt. Narayan Singh avait été un authentique prince de l’illusion chéri de Kina. « On l’a jeté dans l’ancienne fosse septique, m’dame, a déclaré un des blessés qui resteraient à Nijha pour la défendre. Puis on l’a remplie de la terre et des cailloux des nouvelles latrines. Creusées sur votre ordre, m’sieur. » J’ai toujours eu la réputation, depuis mon enrôlement dans la Compagnie noire, de ne pas badiner avec ces principes. Et, dès qu’on me confie la santé, l’hygiène et le traitement des déchets de la Compagnie, celle-ci tend à connaître beaucoup moins de problèmes de santé que les unités qui ne règlent pas ces questions à ma façon. Mais il est parfois impossible de raisonner certains hommes, tant et si bien que je me contente de donner des ordres et de veiller à leur exécution. « Déterrez-le ! » a ordonné Madame. Et, ne voyant personne se précipiter sur les pelles et les pioches, elle s’est mise à briller d’une lueur spectrale et à enfler, en même temps qu’il commençait à lui pousser des crocs. Les gens se sont aussitôt mis en quête d’outils. « Intéressant, lui ai-je confié. — J’y travaille depuis que je me suis pris les pieds dans cet arbre. Ça n’exige ni gros efforts ni beaucoup de pouvoir, mais l’effet devrait être assez spectaculaire. — Ça l’était assurément. » L’exhumation a paru satisfaire Madame. Il y avait bel et bien un cadavre. Il ressemblait à Narayan Singh, jusque dans sa mauvaise jambe. Et il était extrêmement bien préservé, compte tenu de l’endroit où on l’avait enterré. « Alors ?» lui ai-je demandé dès qu’elle a eu terminé de l’ouvrir. Je ne sais pas trop ce qu’elle espérait y trouver. « C’est bien Narayan, apparemment. J’étais à peu près persuadée qu’on ne retrouverait pas de corps étant donné l’identité de celle qu’il servait, qui semblait très attachée à lui. Ou que ce cadavre ne serait pas le sien. » À la vérité, elle aurait sans doute préféré qu’il ne s’agît pas de Narayan. Elle ne tenait pas à le voir échapper si aisément à sa furie vengeresse. « L’unité d’action n’existe pas dans la vie réelle, lui ai-je expliqué. Mets ton mouchoir par-dessus et réserve ça pour Gobelin. » Elle m’a jeté un regard mauvais. « Pour la créature qui en a pris possession, voulais-je dire », ai-je précisé. Le vrai Gobelin serait aujourd’hui mon dernier vieil ami encore en vie. Elle a découpé le cadavre de Narayan en petits morceaux et en a semé une longue traînée derrière elle, de quoi permettre aux insectes et aux vautours de se repaître pendant plusieurs jours. Mais elle a conservé sa tête, son cœur et ses mains dans une jarre de saumure. Je ne lui ai pas demandé pourquoi, ni même si elle avait un plan derrière la tête. L’« évasion » de Narayan l’avait mise de si méchante humeur qu’il ne servait à rien de discuter avec elle à bâtons rompus. À une ou deux reprises, je l’ai surprise à maudire qu’il n’existât plus de grands nécromants en ce monde. Elle aurait volontiers ramené Narayan du paradis ou de l’enfer pour lui faire payer l’enlèvement de notre fille. La plus petite des filles Voroshk, celle que nous avions capturée, est venue nous trouver. « Sedvod vient de mourir », nous a-t-elle annoncé dans un taglien passable, sans jamais cesser de fixer Tobo. Je suis allé vérifier. Le jeune malade était effectivement trépassé. Et j’en ignorais toujours la cause. Je me suis persuadé que la créature qui avait été Gobelin en était probablement responsable. CHAPITRE 55 : LES CONFINS DES TERRITOIRES TAGLIENS LE LONG DE LA VILIWASH Roupille nous a tous surpris. Notre pacte avec Volesprit l’agaçait visiblement, mais elle n’a pas fait trop d’esclandre. « Je ne m’étais pas préparée à cette situation. J’espère, Tobo, que tu as pris des dispositions pour interdire à la Protectrice de nous espionner. — Elle ne voit que ce que nous souhaitons lui montrer. Ce qui signifie qu’elle ne sait strictement rien de nos agissements. Uniquement ceux de nos ennemis communs. » Ce qui, concernant Boubou, se résumait à pas grand-chose. En dépit de tous ses efforts pour disparaître durant la nuit qui avait suivi la première rencontre de ses ravisseurs avec les piquets de garde de Volesprit, elle était toujours prisonnière. Et serait livrée à la Protectrice dans quelques jours. Gobelin, se déplaçant plus vite qu’eux, avait rapidement gagné du terrain et Tobo estimait qu’il ne s’en trouvait plus qu’à quelque cinquante kilomètres. J’ai suggéré qu’il risquait de créer beaucoup plus d’ennuis que Boubou à Volesprit. « Serait-ce ainsi que naissent les mythes ?» me suis-je demandé à voix haute. Tous m’ont regardé comme s’ils n’étaient pas bien certains de vouloir comprendre mes allusions sibyllines. « Voilà un groupe qui explore d’étranges contrées, où la grande majorité des gens ne pourraient pas se rendre même s’ils le souhaitaient, me suis-je expliqué. Et des parents proches qui se chamaillent en s’efforçant de s’entre-tuer. — Et y parviennent, a marmonné Murgen. — Ça me plaît, a fait Tobo. Dans mille ans, on se souviendra peut-être de moi comme du dieu des tempêtes. Ou quelque chose de ce genre. — De ce genre ? s’est enquis son père. Pourquoi pas comme du petit dieu qui fabriquait de petits cailloux à partir de gros rochers ? » Quelque temps plus tôt, on avait surpris Tobo en train de faire exploser des pierres. Pour le seul plaisir de les voir s’émietter et d’entendre ricocher leurs fragments. Il en éprouvait encore un certain embarras. Mais il faut bien s’amuser de temps en temps. La Compagnie noire, de nos jours, n’est même pas moitié aussi drôle que dans mon jeune temps. J’ai ricané. « Nous crapahutions à raison de près de soixante-dix kilomètres par jour. Rien que des côtes. Dans la neige. Quand nous ne pataugions pas dans les marais. — Hein ? — Je me suis dit que je devais peut-être commencer à m’entraîner pour mes vieux jours. Comment fais-tu exploser ces rochers ? — Oh ! Rien de plus simple. Il suffit d’en sonder plus ou moins l’intérieur. De trouver l’eau. Et de la faire bouillir jusqu’à ce que le rocher fasse boum. » Trouver l’eau. À l’intérieur d’un rocher. Et il fait boum. D’accord. Je me devais de poser la question. J’ai changé de sujet. « Comment vont les jeunes Voroshk ? » En dépit de tout le travail qu’il devait abattre, Tobo trouvait toujours le temps de rendre visite à nos captifs. Sidérant ce que ce gamin réussissait à accomplir en une seule journée ! Je me souvenais encore de l’époque où je vivais sur le même rythme. Celle où nous escaladions toutes ces collines. Les pieds humides et glacés. « L’oncle Doj leur apprend à parler le taglien comme s’ils étaient nés dans le delta, à l’ombre du temple de Ghanghesha. — Excellent. » Il blaguait, bien entendu. « Ils commencent à maîtriser la langue. Shukrat et Magadan devraient même la parler, à présent. Arkana a un peu plus de mal à suivre, mais elle rattrape son retard. Aucun ne pleure Sedvod. Gromovol, son frère, est têtu comme une mule. La perte de son monopole d’interprète lui déplaît souverainement. Il adore tenir les manettes. Dans tous les cas. Mais lui aussi fait des progrès. — C’est donc Gromovol le casse-couilles ? À qui correspondent les autres noms ? Je ne les avais encore jamais entendus. — Parce qu’ils n’ont pas renoncé à l’espoir de voir leur famille les sauver de leur propre sottise. Ils croient encore plus fermement que les Gunnis qu’on peut se servir de leur nom pour leur nuire. Qu’il existe un lien entre l’âme et le nom. — Ce qui signifierait que ces Shukrat, Magadan et je ne sais quoi d’autre encore ne sont pas leurs noms véritables ? — Ce sont ceux qu’ils utilisent en public. De vrais noms, mais uniquement utilitaires. Pas leurs noms réels. — Je n’ai jamais vraiment pigé cette notion, mais j’ai appris à vivre avec. Qui est qui, alors ? — Shukrat est la plus petite des deux filles. Celle qui s’est écrasée par terre. — Celle qui a le béguin pour toi ? » Tobo m’a ignoré. Cette capacité à ignorer va sûrement de pair avec le don de sorcellerie. « Arkana est la Reine des Neiges. Que j’aimerais assez faire fondre, au demeurant. Et Magadan le garçon taciturne. » Ce serait sans doute, à mon avis, le plus dangereux de tous. S’il s’y décidait. Il observait, étudiait et planifiait. Sans jamais rouspéter ni même évoquer la menace de pouvoirs s’exerçant à un monde de distance. « Leur as-tu expliqué ce qu’il était advenu de leur Porte d’Ombre ? — Ils n’ont pas voulu me croire mais m’ont pris assez au sérieux pour décider de se présenter à moi. En conclure qu’ils risquaient dorénavant d’appartenir un bon bout de temps à notre monde. — Tu leur as rappelé qu’ils en avaient eux-mêmes fait la demande ? — Bien sûr. Shukrat a même réussi à en rire. Elle a beaucoup d’humour. Pour une fille. Qui n’a pas demandé, elle, à être là. » Compte tenu de son expérience en matière de filles, je pouvais comprendre qu’il tînt le sens de l’humour (si pauvre fût-il) pour un trait de caractère masculin. Seule l’épouse d’Iqbal Singh souriait et plaisantait parfois. Et, de toutes les femmes qui avaient lié leur destin à celui de la Compagnie, le sort de Suruvhija était sans doute le plus misérable. « Mais tu ne vois en elle que ses longues jambes, ses longs cheveux blonds, ses grands yeux bleus et une paire monumentale de nichons. » Une fois installés en terre civilisée, il nous faudrait trouver une catin à ce garçon. Vingt balais et encore puceau ! D’un autre côté, pour maîtriser toute l’énergie dont nous exigions présentement qu’il fît preuve, c’était plutôt recommandé. Nous ne nous apprêtions pas précisément à vivre des temps qui nous permettraient le luxe de laisser la nature déconcentrer notre plus talentueux sorcier. Peut-être devrions-nous lui trouver une compagne de voyage ? Je parvenais sans mal à m’imaginer ce qu’en penserait sa maman. « À l’avenir ! ai-je dit en brandissant la main comme si je levais mon verre. Il va falloir décider Cygne et Lame à fonder leur distillerie. — C’est ce que je regrette le plus dans la mort de Qu’un-Œil, a déclaré Murgen. — J’ai une idée. Peut-être Gobelin finira-t-il par avoir tellement la pépie qu’il enverra paître Kina pour monter un alambic. » Il avait fallu que je mentionne Gobelin. Ça a carrément cassé l’ambiance. Tous ceux qui avaient connu le vieux Gobelin devaient affronter ces souvenirs chaque fois que son nom revenait sur le tapis. Des souvenirs qui risquaient de se révéler trompeurs si nous devions un jour nous colleter avec son revenant en chair et en os. Dussent-ils ne provoquer qu’une seule seconde d’hésitation. S’il fallait réellement le pourchasser âprement, il eût mieux valu, pour notre propre sécurité, dépêcher des natifs de Hsien à ses trousses. Eux ne feraient pas de sentiment. Ils ne le connaissaient que par ouï-dire. Je n’étais nullement pressé de voir ce jour arriver. « Tobo, qu’allons-nous faire du Hurleur maintenant que nous avons ralenti la cadence ?» ai-je demandé. Une entière compagnie d’infanterie devait se coltiner le fardeau du sorcier assoupi, et ce depuis le jour où nous les avions remontés des profondeurs de la terre, Ombrelongue et lui. Sa seule tâche était de transporter et de protéger le Hurleur. « Il faut prendre une décision. Si Roupille ne le réveille pas pour passer un arrangement avec lui, autant le tuer. Avant que Volesprit ne pressente que nous le détenons et ne nous le subtilise pour l’utiliser à son profit. » Je m’inquiétais de ce que Roupille ne prît pas suffisamment le Hurleur au sérieux. Elle ne s’était jamais frottée à lui. Pas assez, en tout cas, pour comprendre combien il était dangereux. Au moins autant que Volesprit. Et encore plus cinglé. Le Hurleur ne fait pas partie de nos ennemis jurés, bien qu’il ait œuvré contre nous plus souvent qu’à son tour. Il a trop tendance à se laisser déporter vers le siège apparent du pouvoir. Lui-même est si puissant que j’aurais préféré le savoir avec nous que contre nous. Voire mort. « Les avis sont partagés. Roupille se contenterait volontiers de le livrer aux chacals. Maman aussi, mais elle continue d’avoir ces prémonitions. Tu sais comme les grandes prémonitions sont l’apanage des femmes de la famille Ky. — L’une d’elles réunissait ton père et ta mère. — À quoi bon pleurer sur le lait renversé ? a demandé Cygne. Pourquoi quelqu’un n’irait-il pas demander à Roupille si nous ne pourrions pas nous installer quelque part, dans la mesure où elle n’a plus l’air de vouloir gagner aussi précipitamment sa destination ? Devoir établir tous les jours le campement pour s’arracher le lendemain, c’est plutôt pénible quand on n’a nulle part où aller. » Notre lente dérive vers le nord nous autorisait de longs bivouacs. Je mettais ces périodes à profit pour travailler aux annales. Madame, quant à elle, s’attachait à faire cueillir de pleines charretées de tiges de bambou, de manière à s’atteler bientôt à la fabrication d’une nouvelle génération de lance-boules de feu. Tobo donnait des leçons aux jeunes Voroshk. Je me joignais à lui à l’occasion. Le jeune Magadan semblait avoir le don de guérison. Nous allions devoir approfondir cela. Arkana restait la Reine des Neiges. Shukrat se détendait de plus en plus en notre compagnie. Et Gromovol avait décidé de devenir mon copain… sans doute pour étayer le plan qu’il était en train d’échafauder. Sans s’en vanter, Tobo avait réussi à maîtriser les rudiments du maniement des poteaux volants Voroshk. Du moins de l’un de ces poteaux volants en particulier. Je soupçonnais Shukrat de l’y avoir aidé. Ce fut d’ailleurs sur son poteau qu’il s’éclipsa au beau milieu de la nuit, cédant complaisamment au penchant des jeunes gens pour l’aventure. CHAPITRE 56 : LES CONFINS DES TERRITOIRES TAGLIENS LE MANOIR DE GHAROUANESSE Au bout de dix jours, nous avions à peine couvert quatre-vingts kilomètres dans la vallée de la Viliwash. Dont le tiers en une seule journée, quand il était devenu flagrant, à la stupéfaction de tous, qu’il existait réellement dans les territoires tagliens des gens rétifs à se réjouir de l’affranchissement du joug de la Protectrice : une coalition de hobereaux avait tenté de résister puis s’était terrée dans un solide manoir du nom de Gharouanesse. Tobo s’était servi de ses talents sur le champ de bataille pour émousser leurs velléités de résistance avant que les soldats n’aient eu le temps de les écraser. Nous avions cerné le manoir au crépuscule. Des incendies s’étaient déclenchés. L’enceinte extérieure avait donné l’impression de bouillonner d’une brume noire tandis que les ombres inconnues l’investissaient. Nous n’avions pu constater le résultat qu’au bout de plusieurs heures. Les amis de Tobo préfèrent les méthodes indirectes. Et le couvert de l’obscurité. Nos troupes bivouaquaient donc à présent tout autour du manoir. Nos brasiers projetaient sur ses murailles des ombres inoffensives. « Cette bâtisse me semble aussi charmante que confortable, capitaine, ai-je dit à Roupille. Nous ne sommes pas pressés. Nous pourrions nous incruster dans le coin quelque temps. Au moins celui d’apprendre son nom. » Ma suggestion l’a laissée froide. « Gharouanesse. — À tes souhaits. — C’est le nom du lieu-dit, imbécile ! — Et nous n’avons encore jamais trouvé mieux. Nous pourrions y installer le prince et sa sœur. De façon à leur remettre, pour ainsi dire, le pied à l’étrier du trône. » Les dieux savent à quel point ils manquent d’entraînement avec les sauvages que nous sommes ! Nous nous contentons de les trimbaler de-ci, de-là, comme des paquetages, au cas où ils pourraient un jour nous être utiles. « Tu n’as donc pas de retard dans tes annales ? Ni rien sur le feu ? — Pas pour l’instant. Je suis à ton entière disposition, débordant de conseils avisés. » Avant qu’elle ait eu le temps de trouver une réplique cinglante sans pour autant proférer d’obscénités, un petit groupe d’hommes se faufila hors du manoir, escortant femmes et enfants. Notre camp devait avoir un aspect sacrément impressionnant. Il évoquait censément celui d’une horde migratrice. Tobo et ses parents se sont matérialisés. « Les spectres abattent leur boulot plus vite que je ne l’aurais cru », a déclaré le garçon. Il a tendu le bras, la paume tournée vers le sol, puis murmuré quelques paroles dans une langue qui m’a paru celle de Hsien. Un instant plus tard, un cri de fureur est tombé d’une meurtrière du manoir, derrière laquelle deux archers s’apprêtaient à dégommer les transfuges. L’un d’eux a même réussi, je ne sais trop comment, à tomber par l’ouverture. « Demande à ces créatures de leur chuchoter à l’oreille que tous ceux qui se rendront avant l’aube seront autorisés à emporter leurs biens, a ordonné le capitaine. On leur permettra même de rentrer chez eux sains et saufs, pourvu qu’ils jurent fidélité au Prahbrindrah Drah. Les prisonniers capturés après le lever du soleil seront enrôlés dans nos bataillons de travaux forcés. » La Compagnie noire ne possède pas de tels bataillons, mais ils sont un ingrédient habituel lors d’un état de siège, et les prisonniers de guerre et autres paysans insuffisamment gaillards y finissent le plus souvent. La menace était donc plausible. Et la Compagnie noire, depuis belle lurette, jouit de la réputation de ne guère se laisser impressionner par le rang, la caste, la haute naissance ni même le statut ecclésiastique. Dès qu’il devint flagrant que nous couvririons la sortie des transfuges, un flot humain commença de se déverser hors du manoir. D’ordinaire, les sentinelles postées aux poternes pour interdire aux déserteurs de les emprunter sont les premières à s’exfiltrer. Ceux qui avaient organisé la résistance ne jouissaient visiblement pas d’une très grande popularité auprès des troupes qu’ils avaient eux-mêmes levées. Ainsi, certains tenaient au maintien du Protectorat, alors que la piétaille s’en désintéressait. Les rares individus avec qui j’en ai discuté manquaient singulièrement de conviction à cet égard. L’identité de leurs dirigeants n’avait que peu d’incidence sur leur existence. L’époque des moissons, en revanche, approchait à grands pas. Une vérité fondamentale se révélait ici au grand jour. Les nôtres sont entrés dans le manoir le lendemain matin de bonne heure. Les petits amis de Tobo semaient la zizanie et nos soldats nettoyaient derrière. Nous n’avons subi aucune perte. Tout juste quelques blessures inconséquentes. Roupille était d’humeur magnanime. Elle a livré la plupart des notables à la Radisha et à son frère, afin qu’ils passent en jugement. Seuls ceux en qui Tobo repérait une âme damnée de la Protectrice durent affronter la justice de la Compagnie. « Fais-en répandre le bruit à la ronde, a-t-elle ordonné à Tobo. En prenant bien soin de grossir le trait. — Cette nuit, le petit peuple soufflera aux oreilles de tous les dormeurs dans un rayon de trois cents kilomètres. » CHAPITRE 57 : LES CONFINS DES TERRITOIRES TAGLIENS LA RÉSURRECTION Cette province taglienne éloignée partageait les mêmes religions que les autres territoires, mais le culte gunni y était majoritaire. La langue était très proche de celle parlée aux environs de Dejagore. Avec un peu d’entraînement, Roupille parvenait aisément à la maîtriser. Ce que j’ai qualifié jusque-là de manoir était en fait un hameau d’un seul bloc, enclos tout entier dans un seul bâtiment. Le matériau de construction principal était une brique crue soigneusement enduite de plâtre pour lui éviter de s’effriter sous la pluie. À l’intérieur, une grande place ouverte occupait le centre, nantie de deux citernes et d’un bon puits. Écuries et ateliers y donnaient sur trois côtés. Le reste du bâtiment se composait d’un dédale de couloirs et de salles où, manifestement, les gens vivaient, travaillaient, tenaient boutique et menaient une existence globalement comparable à celle de la ville. « Une termitière, m’a soufflé Murgen. — Le prince et sa frangine devraient s’y sentir chez eux. C’est aussi moche que le palais. Sur une moindre échelle. — J’aimerais bien savoir ce qu’ils mangeaient. L’odeur est entêtante. » Un puissant bouquet d’épices saturait tous les couloirs. Mais c’est vrai de toute ville ou cité taglienne. Il s’agissait tout simplement d’un mélange peu familier. Thai Dei nous a rattrapés. Il n’avait perdu Murgen de vue que quelques minutes. Peut-être perdait-il aussi de sa vivacité. Il apportait un message. « Tobo m’a demandé de te prévenir que Roupille avait décidé de prendre le risque de réveiller le Hurleur. » C’était un des plus longs discours que je l’eusse entendu prononcer. On voyait bien qu’il était inquiet. Roupille a choisi de procéder au réveil du Hurleur avec toute la pompe, le cérémonial et le drame de rigueur. Après le souper, nous nous sommes tous rassemblés, frais, dispos, repus et censément détendus, dans ce qui devait être la nef d’un temple. Ce temple était chichement éclairé et hébergeait beaucoup trop d’idoles aux multiples bras et têtes dans ses recoins pour m’inciter à le trouver anodin. Aucune ne représentait Kina, mais toutes les divinités gunnies me mettent mal à l’aise. J’étais moi-même présent dans mon rôle de demi-dieu, sous l’aspect du terrifiant monstre caparaçonné Ôte-la-Vie. Je n’y prends aucun plaisir. Ma chère et tendre, d’un autre côté, saisit la moindre occasion pour apparaître sous les traits d’Endeuilleur. Elle peut endosser cette hideuse armure plusieurs heures d’affilée, en feignant de croire que le bon vieux temps est revenu, celui où elle était mille fois plus mauvaise qu’Endeuilleur en sa réputation. Notre rôle dans le déroulement de cette cérémonie consistait à rester assis dans l’ombre tandis que les filaments multicolores de sortilèges frétilleraient au-dessus de nos têtes. À prendre des poses intimidantes pendant que d’autres abattraient le vrai boulot. Tobo s’est présenté tel qu’en lui-même. Bon sang, il n’avait même pas daigné enfiler une chemise et un pantalon propres. Mais il avait amené ses Voroshk d’élèves. Le reste de l’assistance se composait d’officiers supérieurs et de notables de la région, venus le plus souvent évaluer le Prahbrindrah Drah et tenter de découvrir ce qu’ils pourraient bien faire pour adoucir notre présence. Les conquérants ne font jamais que passer. La nef était bondée. Tous ces corps rassemblés produisaient une chaleur intense. Et, toujours revêtu de mon armure, le javelot de Qu’un-Œil dans ma main droite, j’étais assis sur un tabouret derrière le théâtre de l’action, parfaitement immobile. Mon rôle se réduisait pratiquement à garder cette posture. En clair… à ne pas m’évanouir devant témoins. Roupille avait dressé le décor à la perfection, en recourant à un éclairage tamisé et en répandant suffisamment de rumeurs à l’avance pour faire comprendre à son auditoire que le Hurleur était tout à la fois un fou écumant et un sorcier non moins puissant que la Protectrice. Pauvre Hurleur. Il est pratiquement oublié aujourd’hui, en dépit de la part qu’il a prise dans les guerres contre le Maître d’Ombres. Les Voroshk, n’ai-je pas manqué de constater, se sont finalement installés au premier rang. Tobo les traitait en amis, surtout la petite blonde potelée à taches de rousseur. Il n’a pas cessé un instant de bavarder avec elle, jusqu’à ce que Roupille le rappelle à l’ordre d’un grommellement et lui intime de procéder à son office. Ce réveil m’a laissé moi-même un tantinet désappointé. Tobo ne s’est autorisé aucun charabia ni histrionisme spectaculaire. Il devait se dire que sa participation à cette comédie n’était guère plus captivante que le travail d’un palefrenier. Mais à un esprit plus réfléchi sa prestation devait certainement paraître plus impressionnante. Quelques rares convives, ceux qu’il fallait peut-être, ont sans doute compris qu’il était assez doué pour faire passer un exploit extraordinaire pour purement routinier. J’ai également trouvé que son intervention en disait long sur son caractère : son ego restait d’un appétit très frugal. Trois des quatre Voroshk l’ont compris sur-le-champ, m’a-t-il semblé. Ça n’a pas non plus échappé au quatrième, Gromovol, mais lui-même avait un gros problème d’ego. Tobo a tiré le Hurleur de sa transe en quelques minutes. Je ne connais pas toute l’histoire. C’est pratiquement impossible avec les gens de cette espèce. Mais je sais au moins le Hurleur bien plus âgé que Madame. Il faisait partie des hommes qui ont aidé son premier mari à établir sa Domination, empire qui s’est effondré dans la poussière du Nord à peu près au moment où la Compagnie noire sortait du Khatovar. Sa difformité et ses souffrances sont des séquelles de cette époque. Tout comme l’est sa mentalité, la même qui a conduit Volesprit à s’autoproclamer Protectrice. Cette femme ne jouit ni de la capacité de concentration obsessionnelle ni de l’ambition nécessaires à la création d’une véritable réplique de cet ancien empire des ténèbres. Je n’ai jamais vu le Hurleur sans les haillons qui le revêtent depuis si longtemps qu’un écosystème, à base de nombreux invertébrés, de lichens, de moisissures et de petites plantes vertes, s’est développé entre sa peau et le monde extérieur. Le Hurleur est encore plus petit que Qu’un-Œil et Gobelin, mais Madame affirme qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Lorsque Tobo en a eu terminé, le petit tas de loques informe a aspiré une longue goulée d’air entre ses dents puis poussé un des glapissements qui lui ont valu son surnom. Une mixture à part égale d’agonie et de désespoir. J’ai frissonné malgré la chaleur. Voilà bien longtemps que je n’avais pas entendu ce cri. J’aurais volontiers repoussé l’expérience à huitaine. Le petit sorcier s’est assis. Des épées ont produit des cliquetis métalliques. Des pointes de javelot se sont abaissées. Plusieurs lance-boules de feu, sur la demi-douzaine de prototypes de la nouvelle génération déjà en service, ont pivoté dans sa direction. Mais il n’a rien fait d’autre. Il était au moins aussi désorienté, à son réveil, que les plus déboussolés d’entre nous l’avaient été au nôtre. Tobo a fait un signe. Un homme s’est avancé avec un pichet d’eau. Le Hurleur serait sans doute furieusement assoiffé. On lui permettrait de boire tout son saoul pendant les deux jours qui suivraient. Les premiers Captifs qu’on avait réveillés quelques années plus tôt s’étaient rendus malades à force d’ingurgiter de trop grandes quantités d’eau. Nous avions appris à nous rationner. Le Hurleur aussi aurait aimé en boire des litres. Il a dû s’en passer. Il a ouvert la bouche. Un hurlement effroyable s’en est échappé. Il était incapable de maîtriser cette terrible habitude. La conscience et la raison lui revenant peu à peu, le petit sorcier a regardé autour de lui et ce qu’il a vu ne lui a pas plu. Sur le moment, il n’a reconnu personne. « Combien de temps est-ce que ça a duré ?» a-t-il d’abord demandé. Il s’exprimait dans une langue nordique si archaïque que seule Madame la parlait encore. Elle a traduit dans le langage de Hsien. « Il s’imagine encore avoir ressuscité dans une époque entièrement nouvelle, a-t-elle ajouté. — Brise-lui tout de suite le cœur, lui ai-je conseillé. Nous n’avons pas de temps à perdre. » Le Hurleur a encore posé quelques questions, dans plusieurs langues différentes, en s’efforçant d’obtenir une réponse compréhensible. Je l’ai vu se recroqueviller : il envisageait la possibilité d’être resté si longtemps assoupi que la plupart des nations de son époque étaient tombées dans l’oubli. Mais il n’était pas complètement demeuré. Il n’a pas tardé à reconnaître l’armure de Madame et la mienne, bien qu’elles diffèrent dans le détail des cuirasses originelles. Et il s’est aussi souvenu de l’identité de ceux qui se cachaient derrière. Il s’est sciemment adressé à « Endeuilleur » en choisissant une langue très ancienne que tous deux avaient parlée jadis. Fut un temps où je savais moi-même la lire, quand elle était écrite, mais je n’ai jamais été capable que de deviner le sens des mots du langage parlé. Au moment précis où tout le monde commençait enfin à se détendre, il a lâché un autre de ses glapissements à glacer le sang. « Le Hurleur saisit grosso modo la situation, a déclaré Madame. Je pense qu’il sera disposé à conclure une alliance après quelques explications plus fournies. — Le Hurleur fait partie de mon existence depuis toujours ou presque, lui ai-je répondu dans la langue de Hsien. Et durant tout ce temps il s’est efforcé de mettre fin à mes jours. Il m’est difficile de me sentir à mon aise à ses côtés. — Eh bien, ce serait stupide de ta part, tu ne trouves pas ? Nous ne sommes pas obligés de lui faire confiance, chéri. Les ombres inconnues se chargeront de le rendre plus malléable. » Ben voyons ! « Et tu te souviens de son vrai nom ? Que tu pourrais transmettre à Tobo ? — Au besoin. » J’ai hoché la tête, non sans me dire qu’il serait foutrement plus malin de sa part de le lui transmettre sur-le-champ. Car le Hurleur, s’agissant d’éliminer une menace, n’est pas du genre à se montrer timoré, réticent ni nonchalant. Il a poussé un nouveau cri déchirant. Roupille commençait à bouillir, car elle ne comprenait rien à ce qui se passait. Madame a exposé notre situation au Hurleur pendant que je la mettais au parfum. Le Hurleur a hurlé. Ce cri était empreint d’une certaine véhémence. La situation lui déplaisait souverainement. Mais il était déjà passé par là, et ma chère et tendre lui a fait savoir, avec une brutalité limpide, qu’il n’y avait pas d’alternative. Une des raisons qui avaient poussé le Hurleur à devenir le Hurleur était précisément sa profonde aversion de la mort. Rien ne l’incitait non plus à apprécier Volesprit, qui l’avait enterré en espérant qu’il le resterait à jamais. Et qui, par le passé, s’était cruellement jouée de lui à une ou deux reprises. Le petit sorcier a encore glapi. « Tobo, crois-tu que Shivetya ait le pouvoir de guérir ce petit merdeux de ses hurlements ? » me suis-je demandé à haute voix dans la langue de Hsien. À la longue, ça devenait franchement intenable. Il a haussé les épaules. « Peut-être. » Il pensait à autre chose. « Je vais me renseigner. » Il essayait d’entendre ce qu’Arpenteur-du-Fleuve était en train de chuchoter à l’oreille de Roupille. On l’avait dépêché ailleurs quelques instants plus tôt, et il était revenu avec Suvrin et un officier de cavalerie du nom de Tea Nung. Les troupes de Tea Nung étaient censément de corvée de garde, j’en ai donc déduit qu’un événement important s’était produit là-bas. Roupille a hoché la tête et prononcé deux ou trois mots d’assentiment. Arpenteur, Suvrin et Tea Nung se sont retirés. Roupille a entrepris d’aboyer quelques paroles à leur intention, mais, quoi qu’il lui soit passé par la tête, cette illumination arrivait trop tard et elle a reporté toute son attention sur l’affaire en cours. Elle semblait désormais bien moins concentrée et n’arrêtait pas de trépigner. De surcroît, elle donnait l’impression de rayonner. Elle s’est penchée vers Sahra et lui a confié quelque chose. Sahra a sursauté. Puis elle a recouvré le sourire et affiché une expression de conspiratrice. Voire taquine. Le capitaine a eu l’air dans ses petits souliers. Madame a toussé de façon fort peu discrète pour me signaler qu’il revenait maintenant à Ôte-la-Vie de s’adresser à notre chef. « Capitaine, ai-je donc déclaré, le Hurleur serait honoré de lier son sort à celui de la Compagnie noire. Il pourrait créer pour nous des tapis volants et nous assister dans notre programme de production d’armes. Mais je ne me fierais pas à lui pour un empire et je tâcherais de le tenir à l’écart des Voroshk. » Tout cela dans la langue de Hsien, afin d’interdire au nabot de suivre. Les jeunes continuaient de former leur triste groupuscule. La petite Shukrat, presque guillerette, comprenait assez bien le taglien pour tenir ses compagnons informés, dans leur langue, de ce qu’il advenait. Arpenteur-du-Fleuve et Suvrin sont réapparus, accompagnés d’un grand et bel homme. Ce dernier était couvert de poussière et manifestement épuisé, mais il restait sur le qui-vive. Il a détaillé l’assistance d’un œil inquisiteur et a eu l’air de reconnaître certains visages. Il s’est légèrement incliné devant la Radisha. Roupille s’est levée pour l’accueillir. Son attitude était empreinte d’une déférence que je ne lui connaissais pas, mais assez subtile pour qu’on la crût imaginaire. Elle l’avait manifestement déjà rencontré mais ne daigna pas nous le présenter. Après quelques timides échanges de poignées de main, Sahra, Arpenteur, elle et quelques autres (dont la Radisha) se sont éclipsés. Je me suis aussitôt demandé s’ils n’avaient pas fait une bourde en introduisant cet homme dans une nef noire de monde, alors qu’ils auraient dû s’entretenir avec lui en privé. Mais un bref coup d’œil alentour m’a fait comprendre que personne ne jasait. Mis à part les affidés de Roupille, du temps de sa clandestinité à Taglios. Notre visiteur serait-il un frère de la Compagnie laissé pour compte ? Ou quelque ancien allié ? Mon coup de sabord à la ronde m’avait aussi permis de constater que toutes les idoles gunnies semblaient sorties de leur torpeur. Ce phénomène commençait d’ailleurs à distraire l’attention de l’assistance. Les traits de Tobo étaient crispés de concentration. Il faisait marner ses alliés ectoplasmiques à la baguette. Le joli garçon de tout à l’heure ne pouvait qu’être un individu sortant de l’ordinaire. Un instant plus tard, Ôte-la-Vie sortait de son immobilité pour la première fois depuis le début des festivités. Il s’est brusquement levé. La pointe de son javelot s’est brutalement abaissée pour larder les loques emmaillotant le Hurleur, lequel avait réussi à réprimer ses hurlements et commençait déjà à se liquéfier pour se débiner. La grande épée noire d’Endeuilleur s’est abattue juste après, bloquant son champ de vision. CHAPITRE 58 : GHAROUANESSE LE GÉNÉRAL FÉLON Il faisait encore nuit noire quand Chaud-Lapin Singh m’a jeté à bas de mon lit. D’un vrai lit. Des siècles que ça ne m’était pas arrivé. Et ce lit s’accompagnait aussi d’une vraie femme. Chaud-Lapin a insisté pour qu’elle se lève aussi. Le capitaine voulait nous voir tous les deux. Madame grommelait encore quelques paroles bien senties, relativement à la réorganisation de la chaîne de commandement, quand nous sommes sortis de notre habitacle. Nous sommes tout de suite tombés sur Murgen. Il attendait Thai Dei qui, lui, n’avait pas eu droit à une visite personnalisée destinée à le tirer de son sommeil. Sahra n’était nulle part en vue. « Quand réussirez-vous enfin à vous dépêtrer de votre chaperon, tous les deux ? » ai-je demandé. Thai Dei restait un des rares Nyueng Bao à exercer la fonction de garde du corps. « M’étonnerait que ça arrive un jour, a marmotté Murgen. Il n’a plus rien d’autre à faire maintenant que Narayan est mort. — Oh ! » Le fils de Thai Dei avait été assassiné par les Étrangleurs. Comme tant d’autres, Thai Dei avait fait la queue, attendant son heure pour prendre sa revanche. La protection originellement imposée à Murgen s’était transformée à la longue en un arrangement bien commode pour les deux hommes. J’aurais dû le subodorer beaucoup plus tôt. Moi qui, pendant tant d’années, avais fait un tel fromage de la fraternité. Thai Dei a enfin déboulé. Nous avons emboîté le pas à Chaud-Lapin. « Tu devrais me laisser jeter un coup d’œil à ta jambe, Singh, lui ai-je suggéré. Elle aurait dû guérir beaucoup plus vite. — Elle se remettra parfaitement dès que je pourrai me reposer vraiment, capitaine. Et nous allons séjourner ici un bon moment, si j’ai bien compris. » Quel bien cet homme pourrait-il en retirer s’il refusait de saisir l’occasion pour se détendre ? Je pouvais toujours demander à Tobo de le faire sombrer dans le coma. Chaud-Lapin nous a introduits dans une salle tout juste assez vaste pour contenir une douzaine de personnes. Roupille, Suvrin, le Prahbrindrah Drah, sa sœur, Tobo et Sahra s’y trouvaient déjà. Ainsi que le bel inconnu. « Asseyez-vous, a déclaré Roupille avant d’entrer dans le vif du sujet. Voici Araditha Singh. » À côté de moi, songeant sans doute à ses trophées, Madame a tiqué en reconnaissant le nom. « Aridatha commande les bataillons de la ville de Taglios. Avec le Grand Général et Ghopal Singh, qui commande les Gris, il forme le triumvirat chargé de gouverner la ville en l’absence de la Protectrice. Aridatha m’a annoncé qu’ils avaient décidé – lui et les autres chefs des sbires de Volesprit – de se débarrasser d’elle. — Ghopal Singh est général, maintenant ? a grogné Saule Cygne du fond de la salle. C’était encore un foutu sergent quand il bossait pour moi. — La Protectrice s’enorgueillit volontiers du flair dont elle fait preuve pour reconnaître les talents sortant de l’ordinaire », a répondu Aridatha. Une sorte de blague entre eux deux, sans doute empreinte de connivence. Il fallait certainement avoir vécu leur situation pour en saisir tout le sel. « Ces gens sont venus donner leur avis, a poursuivi Roupille, s’adressant à l’étranger en nous désignant tous, assis là, bouche bée, l’air probablement très intelligents. Voici Toubib, naguère le Libérateur. Madame. Murgen. Tous ont conduit la Compagnie noire à un moment donné. Tu te souviens certainement d’avoir vu les autres à notre dernière rencontre. » Elle a omis Thai Dei, ce qui lui a conféré une certaine aura de mystère, et n’a pas non plus présenté le Prahbrindrah Drah. « C’est Mogaba qui t’envoie ? ai-je demandé. — Je me suis porté volontaire. Parce que ton capitaine me connaît déjà. Et parce que la Compagnie ne nourrit aucun grief contre moi. » Madame a bronché. Elle n’aurait pas détesté en inventer un. « Il semblerait que Mogaba lui-même se refuse à outrepasser certaines limites, a déclaré Roupille. Et Volesprit a réussi à les découvrir. — La Compagnie entretient de vieilles querelles avec le Grand Général, a lâché Aridatha. » J’aimerais vous faire comprendre que ce n’est pas un mauvais homme. Mais un homme hanté par une obsession, encore qu’elle se soit fanée avec le temps. Il a compris que la postérité n’inscrirait pas son nom au panthéon des grands conquérants. Il n’en a plus le temps. Il n’a pas totalement surmonté cela, mais se rend compte que la faute n’en incombe qu’à lui. En raison directe de sa défection mal venue lors du siège de Dejagore, il s’est retrouvé contraint de servir une théorie de maîtres aussi déments qu’incompétents. Mais ce n’est plus le cas. » Lui, Ghopal et moi sommes parvenus tous trois à la conclusion qu’il fallait désormais épargner à Taglios les tourments que pourrait lui infliger la Protectrice. Elle est semblable à une gangrène mortelle qui ronge lentement toute chose. Jusqu’à nos religions et notre culture. Et la Compagnie noire est la seule force susceptible de mettre un terme à cette érosion. » Murgen l’a interrompu. « Vous pourriez la liquider vous-même, a-t-il affirmé. Elle n’est pas immortelle. Et elle se fie à vous. Pour autant qu’elle soit capable de se fier à quelqu’un. Ce qui vous permet de l’approcher d’assez près pour… — Ce plan était déjà échafaudé quand vous avez refait surface. Le hic, c’est qu’elle n’est pas rentrée en ville depuis le début de cette crise. Tous ses messages au Grand Général mettent en exergue sa détermination à pourchasser la Compagnie noire jusqu’à l’élimination de son dernier soldat. Voir tant de prétendus morts resurgir de la tombe l’a extrêmement déconcertée. — Crois-moi, a fait Madame, je suis bien placée pour savoir à quel point c’est agaçant. J’ai traqué pendant vingt ans le Félon Narayan Singh. Cet homme avait plus de vies qu’un chat. » Aridatha n’a pas manqué de remarquer qu’elle avait employé le passé. « Le saint vivant des Félons aurait-il obtenu sa récompense suprême ? — Il m’a échappé par la seule issue qui s’offrait encore à lui. » La voix de Madame trahissait une extrême amertume. Comme si elle était persuadée que Singh ne l’avait battue sur la ligne d’arrivée qu’en recourant à la tricherie la plus éhontée. Sa haine de Narayan était plus forte que je ne l’avais cru. « J’en conclus que cet obstacle ne nous distraira plus. — Erreur, a rectifié Roupille, exigeant ce faisant de reprendre le contrôle des débats. La Fille de la Nuit rôde toujours dans la nature. Et Kina espère encore amener l’Année des Crânes. Quoi qu’il puisse se produire par ailleurs, il faudra toujours tenir compte d’elle et de ses fidèles. Explique à mes partenaires pourquoi nous devrions te faire confiance en toutes choses, Aridatha. — Je suis, bien entendu, condamné à marcher dans l’ombre d’un homme que je n’ai rencontré qu’une seule fois au cours de ma vie d’adulte, pendant quelques minutes seulement, voilà bien des années, en ta présence. Tel est l’héritage que m’ont légué les Félons. Ce culte anéantit toute confiance. Ma réponse à cet état de fait, c’est qu’on ne doit juger un homme que sur un seul critère : sa conduite. Ses actes. Le geste de bonne volonté qu’il me faudra faire en l’occurrence me semble assez généreux. — Aridatha a un frère qui vit à Jaicur, l’a coupé Roupille. Sous un nom d’emprunt. Ce frère, dont le vrai nom est Sugriva, nous aidera à prendre la ville. Il repérera sa porte la plus propice à notre irruption au beau milieu de la nuit. Nous entrerons par cette poterne et nous emporterons la place avant même qu’on nous ait opposé de résistance. » J’ai ouvert la bouche pour protester, mais je me suis repris avant d’en laisser échapper une ânerie. Roupille avait pris sa décision. Ne me restait plus qu’à faire de mon mieux pour que tout marche comme sur des roulettes. « Volesprit a posté une armée entre ici et Jaicur. Qui nous surpasserait en nombre, ai-je entendu dire. — Et qui, selon Aridatha, ne vaudrait guère mieux qu’un ramassis de loqueteux. Certains des soldats les plus défavorisés ne sont armés que de marteaux, de fourches, de faucilles et ainsi de suite. — Dès qu’on tourne le dos quelques décennies, tout part en couille, ai-je commenté. J’avais armé naguère tous ceux qui étaient assez grands pour tenir la main de leur maman. Qu’est-il donc advenu de toutes ces armes ? — Quand la Protectrice a pris le pouvoir, les temps sont devenus si durs que tout le monde ou presque a bradé ce qui était vendable, a expliqué Arpenteur. Les armes abondaient sur le marché. L’acier servait à forger d’autres outils. — Et la Protectrice n’en avait cure, a renchéri Aridatha. Le Grand Général a renoncé à lui faire comprendre qu’il était primordial de maintenir un arsenal en temps de paix. À mon avis, elle ne va pas tarder à s’en rendre compte. — Il n’est pas nécessaire de faire confiance à Aridatha ni à Mogaba pour éprouver les défenses de Jaicur. On s’attend à ce que nous mettions le cap à l’ouest vers le Naghir. Nous allons prendre ostensiblement cette direction. Mais Lame et la cavalerie légère se détacheront de l’arrière-garde et reviendront vers l’est en décrivant une boucle. Le peuple caché trouvera une route par laquelle les cavaliers pourront s’approcher de Jaicur sans se faire remarquer. Entre-temps, le gros de la troupe aura de nouveau bifurqué et gagné la route de roche au nord de la ville. Ça devrait suffire à donner un coup de pied dans la fourmilière. Et inciter Volesprit à oublier Jaicur pendant quelques jours. » Pourquoi Roupille avait-elle donc pris la peine de nous réunir tous ? Elle avait déjà tout ficelé. Et plutôt solidement, ai-je trouvé. « Nous avons un problème bien plus immédiat, Roupille, a fait observer Tobo. Tu as invité le général Singh à la cérémonie du réveil. Et on l’a vu partout dans le camp. Inéluctablement, certains de nos visiteurs seront des créatures de Volesprit. Et l’un d’eux pourrait l’avoir reconnu. — J’ai agi trop précipitamment, a reconnu Roupille. Je suis ouverte aux suggestions susceptibles de rattraper cette bévue. — J’y travaille déjà. Mais autant te prévenir : je ne réussirai peut-être pas à les identifier tous et à les éliminer à cent pour cent. — En ce cas, tu ferais mieux de réfléchir à la meilleure façon d’avertir les autres conspirateurs de Taglios, tu ne crois pas ? — Ghopal et le Grand Général ne seront pas pris au dépourvu, a déclaré Aridatha. La Protectrice ne dispose d’aucun moyen de locomotion plus rapide que la rumeur de son arrivée imminente. Quand elle approchera de Taglios, ils le sauront avant son irruption. Et ce qu’elle rapportera avec elle trahira nécessairement ses intentions. » J’ai hoché la tête. Le raisonnement me semblait cohérent. Et il fallait réellement se montrer matois pour feinter Mogaba. Volesprit ne faisait guère preuve de roublardise ces derniers temps. Elle avait pris la mauvaise habitude de foncer bille en tête, puisque rien à la ronde ne pouvait rivaliser avec son pouvoir. Roupille a choisi d’adopter une allure laissant entendre que nous allions nous contenter de rester assis sur notre cul à buller. Mais Tobo explorait par le menu la contrée au nord de Gharouanesse, payant parfois de sa personne quand il partait avec Shukrat pour un survol de reconnaissance. Tous deux commençaient à s’entendre comme larrons en foire. « Tout cela devient complètement saugrenu, ai-je fait remarquer en privé. Nous nous allions à Volesprit contre notre fille et Kina. Au traître Mogaba contre ta sœur. Et à un demi-dieu que nous devrons ensuite assassiner pour prix de son soutien. » Madame a doucement gloussé. « Tu disais toi-même que ça prenait une allure mythique. — Tu sais quoi ? Ça commence à me faire peur. » Elle a fixé le vide, attendant que je m’explique. « De façon globale, pas comme quand on participe à une bataille. J’ai peur de ce que l’avenir nous réserve. » J’avais un très mauvais pressentiment. Tout, en surface, me semblait un peu trop bien marcher pour la Compagnie noire. CHAPITRE 59 : AVEC L’ARMÉE DU MITAN L’ARRIVÉE DES INVITÉS La créature qui avait été Gobelin se révéla difficile à capturer. Ce qui n’aurait dû demander que quelques jours exigea deux semaines et, au final, l’intervention personnelle de Volesprit – assortie, à son plus grand dam, d’une assistance assez considérable de la part de ce félin ectoplasmique qu’elle ne parvenait toujours pas à voir distinctement ni à piéger réellement pour le mettre à sa botte. Entre-temps, elle s’amusait avec la Fille. La Fille de la Nuit était bouclée dans une cage sous la tente de la Protectrice. La plus vaste et ostentatoire de tout le campement du Mitan. On l’avait dépouillée de tous ses vêtements, puis décorée de chaînes et sortilèges. Aucun mâle ne devait la garder ni l’approcher. Volesprit ne savait que trop ce dont étaient capables les femmes de son sang quand il s’agissait de manipuler les hommes. « Je ne sais toujours pas à ce jour comment ce vieillard et toi avez réussi à m’échapper, lui déclara-t-elle, bien que la Fille ne fit même pas mine d’écouter. Mais je nourris quelques soupçons à cet égard et ça ne se reproduira plus. Tu comptes beaucoup trop aux yeux de ta mère pour vagabonder par monts et par vaux. » La voix qu’elle avait adoptée était d’un pédantisme exaspérant. La Fille ne réagit pas. Elle s’isolait dans sa propre réalité. Ce n’était pas la première fois qu’elle se retrouvait captive de quelqu’un qui espérait se servir d’elle. Elle pouvait se montrer patiente. Son heure arriverait. Quelqu’un se glisserait jusqu’à elle. On lui affecterait un gardien impressionnable. N’importe quoi. Quelque part, à un moment donné, l’occasion s’offrirait à elle de suborner un homme, de le vamper assez longtemps pour qu’il veuille lui rendre la liberté. Son indifférence persistante piqua Volesprit au vif ; elle s’efforça de la blesser en lui annonçant une nouvelle qu’elle gardait jusque-là en réserve. « Il est mort, tu sais. Ton vieux. Narayan Singh. On l’a étranglé. Ils ont jeté son cadavre dans une fosse septique. » Le coup porta. Mais après le premier tressaillement, accompagné d’un bref regard noir, la Fille de la Nuit baissa les yeux et retomba dans une patiente indifférence. « Ta cinglée de déesse t’a abandonnée ! » s’esclaffa Volesprit. Ce à quoi la jeune fille répondit par les premiers mots qu’elle prononçait depuis sa capture : « Tous leurs jours sont comptés. » Ils firent à la Protectrice l’effet d’un camouflet, car c’était un des slogans dont les graffiteurs de la Compagnie noire s’étaient servis durant des années pour la défier. Elle fit claquer un fouet puis s’éclipsa sans lui faire grand mal. La cage à elle seule le lui interdisait, au demeurant. Quelqu’un attira son attention d’un cri, depuis l’entrée de la tente. Ses hommes, à cet égard, étaient remarquablement bien entraînés : ils ne l’importunaient pas pour des vétilles. Volesprit réagit et, au sortir de sa tente, découvrit quelques soldats agglutinés autour d’une litière grossière. Le cadavre était contorsionné et ses traits affreusement déformés. Des gouttes de pluie roulaient comme des larmes sur son visage ravagé. «Toi ! ordonna-t-elle à un homme pris au hasard. Raconte. » Le cavalier était couvert de boue. Il devait être de piquet de garde. « Cet homme venait du sud. Il a fait les signes de reconnaissance corrects et nous a expliqué qu’il t’apportait une nouvelle d’une extrême importance à propos d’une trahison… mais il a refusé d’en dire davantage. — Il est arrivé en bonne santé ? Comment s’est-il retrouvé dans cet état ? — Juste avant que nous n’entrions dans le camp, il s’est dressé en hurlant sur ses étriers. Son cheval a rué et l’a désarçonné. Dès qu’il a heurté le sol, il s’est mis à trembler, à se convulser et à émettre des gargouillis comme s’il essayait de crier. Puis il est mort. — Une trahison ?» Nul doute que de nombreux traîtres devraient rendre gorge avant la fin de cette affaire. Ce genre de situation les poussait à sortir en rampant de derrière, de sous chaque caillou. « Il n’en a pas dit plus, madame. — Transportez-le à l’intérieur. J’arriverai peut-être à en tirer quelque chose. Et tâchez de ne pas mettre de la boue partout. » Elle s’effaça, leur tint même le pan de sa tente. Quelques soldats, bien à contrecœur, trouvèrent le courage de soulever le cadavre. Les hommes de la Protectrice s’accordaient tous pour dire qu’il valait mieux ne pas attirer son attention. Ceux-là entrèrent précautionneusement, en s’efforçant de laisser le moins de boue et d’humidité possible. « Vous devez tous avoir une mère », ironisa Volesprit d’une voix jeune et pétulante. Elle s’employait à dépouiller le corps d’une partie de ses vêtements, pratiquement en effilochant sa tenue, quand un nouveau hourvari se fit entendre devant l’entrée de sa tente. Elle réagit aussitôt, prise d’exaspération, tout en espérant qu’il s’agirait de l’annonce, espérée depuis si longtemps, de la capture de Gobelin. Elle allait ouvrir quand elle perçut un mouvement du coin de l’œil. Elle pivota sur elle-même. L’espace d’un instant, il lui sembla entrevoir un homme minuscule, haut peut-être de quinze centimètres, en train de se planquer derrière le cadavre. Dehors, le vacarme persistait. Il ne s’agissait pas de la nouvelle attendue. Les soldats qui étaient plantés là – ils se pointaient toujours en troupeau – poussèrent un des leurs en avant. « Une estafette vient d’arriver, madame. L’ennemi a repris la route. Vers l’ouest. » Mogaba avait donc vu juste. « Depuis quand ? — Le courrier se présentera à vous dans quelques minutes, madame. Avec un peu de retard. Il a dû satisfaire au préalable à certains besoins naturels qu’il ne pouvait pas repousser plus longtemps. Mais l’état-major tenait à vous informer au plus vite de la substance de son message. — La bruine semble se dissiper, fît-elle prosaïquement remarquer. — Oui, madame. — Amène-moi ce courrier le plus tôt possible. — Oui, madame. » Les rapports en provenance du sud rendaient effectivement compte d’une progression vers l’ouest des forces, désormais reposées, de la Compagnie noire, mais selon un itinéraire différent de celui qu’on avait prévu. Une bonne partie de leur périple s’effectuerait en terrain accidenté, à l’écart des routes. « Ils doivent gagner Balichore par le plus court chemin, déclara Volesprit. Pourquoi ? Quelqu’un pourrait-il me dire en quoi Balichore est si intéressante ? » La Protectrice régnait sur un empire gigantesque dont elle ne savait presque rien. « C’est le terminus en amont de l’itinéraire des plus lourdes barges, répondit timidement une voix, au terme d’un assez long silence. On doit ensuite décharger leur cargaison pour l’entreposer sur des chariots ou des péniches de moindre tonnage. — Le fleuve présente à cette hauteur quelques récifs ou rapides, me semble-t-il, se souvint un autre. Une… comment diriez-vous ?… cataracte. Le Libérateur, à un moment donné, avait ordonné qu’on creuse un canal de dérivation, mais le projet a été abandonné… » Il ne fallut pas moins de quelques discrets coups de coude dans les côtes pour rappeler au dernier locuteur l’identité du responsable de la négligence dont étaient victimes depuis quelque temps les travaux publics. Volesprit, toutefois, ne réagit pas. Elle se concentrait sur la question des transports. Cinq ans plus tôt, une grande partie de la Compagnie noire avait fui Taglios par voie fluviale, en remontant le Naghir à bord de péniches. Son nouveau capitaine se serait-il engouffré dans cette ornière ? À moins qu’il ne crût possible de prendre Taglios au dépourvu, par le fleuve, là où ni murailles ni fortifications ne défendaient la ville et où la population de ces quartiers miséreux tendait à se souvenir avec nostalgie du Prahbrindrah Drah, de la Radisha et même du Libérateur. « Quelqu’un saurait-il combien il faut de temps à une barge pour descendre le Naghir, emprunter les canaux du delta puis remonter la rivière jusqu’à Taglios ?» demanda-t-elle, consciente que les péniches pilotées par des équipages expérimentés, à la différence des fantassins ou des cavaliers, voyageaient de jour comme de nuit. Un autre tumulte s’éleva devant l’entrée avant qu’on lui ait fourni une réponse fiable. Le crachin s’était arrêté, remarqua-t-elle. Pourtant, les hommes qui réclamaient son attention étaient couverts de boue. Et ils lui apportaient un présent. « Pour moi ? Mais ce n’est même pas mon anniversaire. » En guise de cadeau, Gobelin offrait un bien piètre aspect : il était ligoté et bâillonné. Des chiffons enveloppaient ses mains et sa tête. Ses ravisseurs étaient bien décidés à ne prendre aucun risque. « Il est tombé dans un de mes pièges, n’est-ce pas ? fanfaronna Volesprit. — Effectivement, madame. » Elle en avait disposé des centaines un peu partout, sous les formes les plus variées. Elle avait commencé à les poser dès qu’elle avait compris, avec une éclatante limpidité, que le nouveau Gobelin amélioré échapperait aux efforts les plus efficaces de ses soldats. « Il est encore vivant, j’imagine ?» Gobelin mort, l’inquiétude qu’elle nourrissait sur son intention délibérée de se laisser capturer ne serait plus que le dernier de ses soucis. « Vos instructions étaient parfaitement claires, madame. » Volesprit se remémora le visage de l’homme. Il se gaussait d’elle derrière un masque de droiture. Elle eût de loin préféré un défi transparent. « Ôtez-lui le masque et le bâillon et asseyez-le là-bas. » La Fille de la Nuit, constata-t-elle, marquait un intérêt suffisant pour oublier de le dissimuler. Elle ne pouvait pas comprendre ce que signifiait à ses yeux le petit sorcier, pas vrai ? Non. Impossible. Elle se conduisait tout simplement comme à son habitude chaque fois que quelque chose se produisait dans la tente : elle prêtait attention, au cas où elle pourrait apprendre quelque chose d’utile. Volesprit attendit que Gobelin se fût remis avant de lui demander : « Tes anciens frères n’aiment pas qu’on retourne sa veste, n’est-ce pas ? » Gobelin lui jeta un regard plus froid, distant et impénétrable que celui de la Fille de la Nuit. Il ne répondit pas. Volesprit se rapprocha. Un pas à peine séparait son morion du visage de Gobelin. « Ils sont venus me demander de les aider à te régler ton compte », ronronna-t-elle. Gobelin tiqua mais garda le silence. Il s’efforçait de regarder autour de lui. Il sourit en apercevant la Fille de la Nuit. « Ils m’ont tout appris de toi, petit homme. Ils m’ont expliqué ce que tu étais devenu. Ils s’attendent à ce que je te tue sans autre forme de procès, pour te punir de ce que tu m’as fait au pied. Ils souhaitent réellement ta mort. » Elle frotta ses mains gantées l’une contre l’autre. « Mais je crois que je vais me montrer beaucoup plus brutale. » Elle gloussa. « Tous leurs jours sont comptés », murmura Gobelin. Sa voix empreinte de défi ne ressemblait que très vaguement à celle de l’homme qui était descendu dans les entrailles de la terre pour affronter la Mère ténébreuse. « Certains sont plus proches de la fin que d’autres », répondit Volesprit d’une voix de vieillarde impavide. Sa main droite jaillit et lacéra le visage de Gobelin. Les lames longues d’un bon centimètre qui terminaient ses doigts dévastèrent ses yeux et l’arête de son nez. Il poussa un hurlement, plus de surprise que de douleur. La Protectrice se tourna vers les hommes qui lui avaient amené le prisonnier. « Apportez-moi une autre cage comme celle où est enfermée la bâtarde. » De fait, la cage de Gobelin était déjà prête, si forte avait été sa conviction de le capturer tôt ou tard. Les forgerons avaient reçu l’ordre d’en construire trois autres, capables d’héberger sa sœur, le mari de celle-ci et ce faux jeton de Saule Cygne. Plus tard, à Taglios, elle comptait demander à un souffleur de verre de les mettre en bouteilles, de manière à pouvoir les exposer à l’entrée de son palais ; maintenus en vie et nourris, jusqu’au jour où ils s’étoufferaient dans leurs propres excréments. Tel était le sort que le Dominateur, de son temps, avait souvent réservé à ses plus grands ennemis. CHAPITRE 60 : GHAROUANESSE TOBO ET LES VOROSHK Le Hurleur s’activait indéniablement. Il avait achevé la fabrication de son premier tapis volant à quatre places opérationnel deux jours après que les soldats eurent pris la route de l’ouest. Gharouanesse semblait déserte, encore qu’il restât suffisamment des nôtres dans les parages pour faire saigner un tas de pifs le matin où l’ancien propriétaire se mit en tête de récupérer son logis. Roupille avait commandé une douzaine de ces tapis, depuis le modèle réservé à un éclaireur solitaire jusqu’à un monstre dont elle espérait qu’il pourrait supporter vingt troufions. Seuls le Hurleur et Tobo – et peut-être les Voroshk – étaient capables de les piloter. J’avais insisté pour que nous disposions tout d’abord de deux tapis de modeste envergure. Leur fabrication ne devrait pas exiger un très long délai et, de surcroît, leurs dimensions nous permettraient d’en tirer profit immédiatement. Et, dans la mesure où j’étais responsable tant des laissés-pour-compte que de la frappe sur Dejagore, on m’a donné satisfaction. Enfin… on m’a accordé ce tapis. Tobo, de son côté, maîtrisait désormais parfaitement le maniement du poteau volant. Shukrat et Arkana semblaient à présent désireuses de s’entendre avec nous. Et, chaque fois qu’il allait rendre visite à Roupille, de préférence de nuit pour n’être pas repéré depuis le sol, l’une des deux lui prêtait son poteau. Ce qui avait le don de me mettre dans mes petits souliers. Le manoir hébergeait beaucoup trop d’individus déplaisants et hostiles pour mon goût, dont un tas d’otages appartenant aux familles en vue de la région. Magadan et Gromovol étaient de plus en plus résolus, pour des raisons différentes, à ne pas se laisser circonvenir. « Je vous renverrais bien volontiers chez vous, ai-je dit à Magadan. Ne serait-ce que pour ne plus avoir à m’inquiéter de ce qui se passe dans mon dos. » Je n’étais pas réellement inquiet, en réalité. Les petits amis de Tobo avaient l’œil à tout. « Je ne veux pas rentrer, m’a-t-il répondu. Ma patrie n’existe plus. Je veux ma liberté. — Ben voyons ! Vous avez amplement montré ce dont vous étiez capables une fois libres, vous autres Voroshk. J’ai passé ma vie à tuer des gens dans votre genre. Des gens qui s’imaginent qu’ils sont destinés à réduire en esclavage ceux de mon espèce. Je suis précisément en guerre, en ce moment même, avec quelqu’un de cette eau. Je ne suis nullement disposé à trancher vos liens pour que vous veniez ensuite, vous aussi, me pourrir la vie. » Rien de tout cela n’était entièrement exact, mais ça sonnait bien et Magadan a gobé mon petit laïus. En partie. La seule qui fût réellement authentique, c’était que j’aurais préféré le tuer plutôt que de le lâcher sur le pauvre monde. C’est là sans doute qu’il a décidé qu’il ne dédaignerait pas, finalement, de rentrer chez lui. Dès lors, il a ramené cette éventualité sur le tapis à chacune de nos rencontres. Le peuple caché le disait sincère. Il s’efforçait de persuader les autres jeunots d’accepter de troquer le peu de connaissances dont ils disposaient contre une escorte jusqu’à la plaine de pierre scintillante. Madame n’en croyait pas un mot. Elle estimait que nous devions les éliminer, lui et Gromovol, pour nous épargner les ennuis qu’ils risquaient de nous créer. Ma douce et tendre nourrit une conception assez brutale de la résolution des problèmes immédiats. J’ai parfois l’impression que les quelques bribes de conscience qui me restent sont un foutu handicap. Le Hurleur, toutefois, réussissait avec bonheur à se hisser hors du « top-ten » de ma liste noire. L’appel à la rescousse de Tobo à Shivetya s’était soldé par une réponse affirmative du golem, laissant entendre qu’il était parfaitement en mesure de résoudre le problème des glapissements et de la tendance au rétrécissement du Hurleur. Shivetya n’ayant pas la réputation de mentir, le Hurleur lui-même l’avait cru sur parole. Suite à quoi le petit sorcier était devenu très coopératif. Nous n’avions néanmoins aucune raison de nous fier à lui à long terme. Pas plus, d’ailleurs, qu’il ne semblait enclin à nous faire confiance. « Nous sommes confrontés à une situation extrêmement périlleuse, a déclaré Madame à Tobo, qu’elle venait d’acculer dans un coin. Ils sont parfaitement capables de mordre un jour, tel un cobra apprivoisé. Il faut faire quelque chose. » Le garçon a eu l’air intrigué. « De qui parles-tu ? Faire quelque chose à quel propos ? — De ces Voroshk. Ils ne sont ni aussi puissants ni aussi futés que nous l’avions cru au début, mais ils sont quatre et tu es seul. — Mais ils ne vont pas… — Pardonne-moi de te parler comme un vieillard cynique, suis-je intervenu. Mais Magadan ne cesse de me répéter, en ces termes précis, qu’il préférerait être n’importe où plutôt qu’avec nous. Ce qui suggère au moins qu’il serait capable de faire n’importe quoi pour rentrer chez lui si nous ne nous décidions pas à l’y aider. Et Gromovol nous créera inéluctablement des problèmes, lui aussi, parce que c’est dans sa nature. Quand tu vas rendre visite à Roupille ou quand tu t’envoles tout simplement avec ta copine, nous nous retrouvons tous coincés ici, aussi impuissants que le Hurleur. — Et, puisqu’on parle de “vol”… l’a tancé Madame, ne te risque plus jamais à sortir avec ces deux filles à la fois. Tais-toi ! Tu ne connais des femmes que celles parmi lesquelles tu as grandi. Je peux te promettre qu’Arkana est exactement comme Magadan. Crois-moi. Mais elle dispose d’un avantage sur lui, d’une arme dont elle compte bien se servir pour t’embrouiller les idées… — Mais… — J’en suis moins sûre pour Shukrat. Il y a des chances pour qu’elle soit exactement ce qu’elle paraît. » J’en ai convenu. La gamine était charmante. Et, si l’on en croyait Tobo, le peuple caché abondait dans ce sens. Les ombres inconnues ne voyaient aucune raison de ne pas lui faire confiance. Tobo n’avait pas l’habitude de se chamailler, sauf avec sa mère, même quand il était persuadé d’avoir raison. Il ne tenait pas à penser du mal d’Arkana, mais il n’ergoterait pas. « Comment faire pour nous protéger, alors ? a demandé Madame. Tu vas devoir songer à un expédient avant que nous n’attaquions Dejagore. Nous serons alors éparpillés, occupés à tout autre chose et formidablement vulnérables. Et, dans la mesure où tu as passé beaucoup de temps avec les filles… autant qu’avec le reste d’entre nous… tous les quatre sauront de quoi il retournera. Et pourront ourdir un plan en conséquence. — C’est ce que je ferais à leur place, ai-je répondu pour Tobo. — Tu n’as jamais été prisonnier, toi, lui a-t-elle rappelé. — La bonne blague ! Je le suis depuis ma plus tendre enfance. Prisonnier de la prophétie d’une vieille femme morte des années avant ma naissance. Prisonnier de vos attentes. Dieux ! Comme je regrette que Hong Tray ne se soit pas trompée. J’aurais connu une enfance normale. — Les enfants normaux n’existent pas, Tobo, ai-je déclaré. Il n’y a que des gosses qui simulent mieux que les autres la normalité. — Et ce nom… Tobo ! C’était mon surnom quand j’étais bébé. Pourquoi continue-t-on de m’en affubler ? Pourquoi n’a-t-on jamais organisé une cérémonie pour me donner un prénom d’adulte ? » C’est l’usage chez les Nyueng Bao. Et Tobo avait depuis longtemps déjà dépassé l’anniversaire requis. « Tu devras t’adresser à l’oncle Doj, en l’espèce, lui a conseillé Madame. D’ici là, nous devrons résoudre notre autre problème. Lame commence déjà à progresser. Dans trois jours, Roupille entamera sa boucle vers le nord-est et il sera trop tard pour intervenir. Je veux être sûre qu’on ne nous poignardera pas dans le dos dans le feu de l’action. » Une heure après qu’on l’eut harcelé, Tobo priait Shukrat de prendre son essor avec lui. Il avait emprunté le poteau d’Arkana. Celle-ci n’était pas contente. « Mais moi, j’en vois un de taille », lui ai-je répondu quand elle m’a déclaré, une heure plus tard, que Magadan ne voyait aucun inconvénient à ce qu’elle empruntât le sien pour les rejoindre. Si tu as quelque chose à dire à Tobo, attends son retour. » Arkana était la plus intelligente des Voroshk. Elle a tout de suite compris que l’étau se resserrait. À son retour, Tobo ne s’est attardé que le temps de récupérer Madagan pour l’emmener voler à son tour. Ce serait la première fois que Madagan s’éloignerait depuis qu’il était sous notre garde. Il n’avait pas l’air particulièrement excité, contrairement à mes attentes. Ils sont revenus au bout d’une demi-heure. Les fripes de Madagan, récupérées des anciens occupants de Gharouanesse, étaient en lambeaux, comme s’il s’était bagarré et que son adversaire lui avait flanqué la pile. Une copieuse raclée. Tobo a ordonné qu’on le mette à l’isolement, puis a embarqué Arkana pour un troisième vol. La Reine des Neiges, n’ai-je pas manqué de constater, avait remplacé les robes qu’on lui avait confisquées par un accoutrement indigène mettant nettement ses avantages en valeur. « Baisse les yeux, mon gars ! a fait Madame. — Une chance que je ne l’aie pas rencontrée avant toi, hein ? » Ce qui m’a valu une claque pas entièrement feinte. Arkana est revenue plus dépenaillée encore que Magadan. Et elle ne souriait pas. Tobo l’a fait enfermer avec Magadan puis s’est mis en quête de Gromovol. Celui-ci n’avait aucune envie d’aller se balader avec Tobo. Lequel a insisté. Ils ne partiraient pas bien longtemps. À leur retour, il a fait reconduire les Voroshk dans leurs quartiers et rassemblé les poteaux volants dans la salle principale. Madame et moi l’y avons retrouvé. « Qu’est-ce que tout cela signifie ? me suis-je enquis. — Je les ai provoqués en duel à l’écart. Sauf Shukrat. » J’ai arrêté Madame avant qu’elle ne lui explique – probablement en long et en large – à quel point ce comportement aurait pu se révéler mal avisé. Il lui arrive parfois de rouspéter au moins autant que Sahra. « Je suis sûr qu’il avait une bonne raison, ai-je fait remarquer. — Je voulais vérifier jusqu’où nous devions réellement les redouter. — Et ? — Ce sont des imposteurs. Ils tirent les seuls pouvoirs dont ils disposent de leurs poteaux et de leurs vêtements. Sans eux, Shukrat elle-même est à peu près aussi impuissante que Qu’un-Œil les derniers temps. Gromovol est approximativement l’égal de l’oncle Doj. Madame pourrait aisément triompher de chacun d’entre eux, en dépit de sa faiblesse présente. Sauf de Shukrat. — Ça explique sans doute pourquoi le papa de Gromovol tenait tant à récupérer les gamins, ai-je ironisé. Les talents de la plupart des Voroshk seraient-ils à ce point limités ? Se pourrait-il que la majorité d’entre eux aient été tout simplement soutenus par quelques membres plus puissants de leur clan ? — C’est probablement envisageable, à mon avis. Le hic, malgré tout, c’est que nos Voroshk ont de plus fortes chances de nous attaquer avec des armes blanches qu’avec celles de la sorcellerie. » Tobo nous a regardés et il a constaté que nous n’embrassions pas son hypothèse avec un empressement manifeste. « Vous ne croyez pas que s’ils avaient réellement eu des pouvoirs, ils s’en seraient déjà servis pour s’échapper ? » Je me suis rendu compte qu’il était chamboulé. Il avait cru se faire des amis des Voroshk. Nos angoisses l’avaient incité à mettre à l’épreuve cette amitié et il avait appris qu’elle n’était pas aussi solide qu’espéré. « Tu essaies de nous dire que nous n’avons nullement besoin de les tuer pour être en sécurité ? lui a demandé Madame. — Ça aussi. — Les ombres inconnues sont à ta botte et tu ne le découvres qu’aujourd’hui ? » Madame peut flairer en tout un motif de suspicion. Je lui suggérerais volontiers de prendre notre retraite et de nous établir quelque part où nous n’aurions pas à nous faire sans cesse du mouron, mais elle me soupçonnerait aussitôt de nourrir des arrière-pensées. « J’y ai longuement réfléchi, a-t-il reconnu avec morosité. Mais le peuple caché lui-même ne peut pas rapporter ce qui lui échappe. Les Voroshk ne discutent pas entre eux de leurs points faibles. Ni d’ailleurs de grand-chose d’autre. Dans leur situation, ils en sont venus à ne plus guère s’apprécier les uns les autres. — Quoi qu’il en soit, je ne tenais pas à les tuer, ai-je déclaré. Je ne dis pas que je n’aimerais pas flanquer une bonne volée à Gomorol de temps à autre, mais… — L’affaire est donc réglée. Bon sang, libère-les si ça te chante. Ils reviendront dès qu’ils auront goûté au monde réel. Entre-temps, laissez-moi travailler sur ces engins. — Tu as enfin réussi à percer leur secret ? lui a demandé Madame. Tu saurais les reproduire ? — J’ai seulement appris à modifier l’identité de celui qu’ils reconnaissent comme leur maître. Aucun des Voroshk ne sait comment sont confectionnés les poteaux. Ils ne sont même pas certains de connaître la théorie qui préside à leur fabrication. J’en sais désormais plus long qu’eux, pour la simple raison que je les ai étudiés. J’ignore encore comment ils leur imposent leur pouvoir magique. Je ne sais même pas comment j’y parviens moi-même. Je finirai par le découvrir. Mais ce sera au terme d’un très long, très lent et très dangereux processus. Ils sont piégés. — La vie elle-même est piégée, petit », lui ai-je affirmé. Quand nous avons quitté la grande salle, Madame hésitait encore entre deux hypothèses : les Voroshk avaient-ils inventé leurs procédés magiques ou bien les avaient-ils tout bonnement subtilisés à quelque ingénieux mais imprudent prédécesseur ? Je n’en avais pour ma part rien à battre, tant qu’ils ne me rendraient pas la vie plus compliquée qu’elle ne l’était déjà.