Glen Cook Soldats de pierre Deuxième Partie Les Annales de la Compagnie Noire – 13 Traduit de l’Américain par Frank Reichert Hérétiques – créateurs de livrels indépendants. H-1.0 CHAPITRE 61 : LES TERRITOIRES TAGLIENS VOL DE NUIT SUR DEJAGORE Trois poteaux volaient en formation d’oies sauvages. Tobo avait pris la tête, Saule Cygne à cheval sur son pilon. Cygne semblait en proie aux affres d’une grave rechute dans la religiosité : il marmottait sans discontinuer une prière polysyllabique d’un seul mot. Il souffrait du vertige, se cramponnait si fort à Tobo qu’il devait lui infliger des ecchymoses et fermait les yeux si hermétiquement que des crampes musculaires se propageaient sûrement jusque dans ses mollets. Madame et Shukrat pilotaient les deux autres. Madame avait pris Aridatha Singh en croupe et Shukrat embarqué l’oncle Doj. Murgen, Thai Dei et moi partagions le tapis volant avec le Hurleur, dont les glapissements étaient étouffés par l’espèce de grand bol de verre dont l’avait coiffé Madame. L’expédient fonctionnait assez bien pour nous épargner des problèmes avec des gens ignorant tout de notre venue. Murgen et Thai Dei ne nous accompagnaient que pour rassurer Sahra, qui refusait de laisser son bébé s’aventurer seul sur une voie périlleuse. Tout le monde était exaspéré, car, avant de songer à donner l’assaut, il faudrait rapatrier le père et l’oncle du garçon à Gharouanesse. Mais Sahra s’était montrée aussi têtue qu’une mule et avait tellement tempêté que Roupille, de peur de perdre une amie, avait préféré lui céder. Les souvenirs que Sahra avait conservés de Dejagore, comme les peurs qu’elle y avait connues, restaient aussi impérieusement handicapants. J’espérais que Murgen et Thai Dei sauraient mieux les surmonter, encore qu’au décollage, livide et ruisselant de sueur, Murgen avait donné l’impression de respirer difficilement. Quant à Thai Dei, il semblait plus que jamais absorbé dans son monde intérieur. Je leur avais parlé en tête-à-tête et, sachant d’expérience qu’on pouvait permettre à nombre de mes frères de surmonter les trop fortes pressions émotionnelles en leur confiant de lourdes responsabilités de cet ordre, j’avais tenté de leur expliquer que je comptais sur chacun pour veiller sur l’autre et le soutenir en cas de tension excessive. Le Hurleur maintenait son tapis au centre de la formation. Nous nous dirigions vers le nord à une allure engendrant un vent glacé dont la violence me faisait venir les larmes aux yeux. Murgen et moi occupions chacun un angle du tapis. « J’avais oublié à quel point je détestais ça, lui ai-je confié. Pourquoi n’ai-je pas plutôt envoyé quelques-uns de ces fougueux jeunes étalons de Hsien ? — Parce que tu n’es pas différent de tous les capitaines récents de la Compagnie. Il faut absolument que tu fourres ton nez dans tous les problèmes pour t’assurer que tout se passera bien comme tu l’entends. » À l’avant, Tobo a soulevé le rabat d’une lanterne rouge et l’a fait clignoter plusieurs fois. En réponse, un signal lumineux, bien plus distant que je ne m’y étais attendu, est monté du sol à des kilomètres de notre route aérienne. Lame et la cavalerie avaient tenu une bonne moyenne et se trouvaient déjà à l’intérieur du cercle de collines entourant Dejagore. La lune se lèverait dans une heure, leur fournissant toute la clarté dont ils auraient besoin pour dévaler l’autre versant et s’infiltrer au travers. Nous avons franchi la lisière, aperçu les lumières éparses de la ville et considérablement ralenti. Les poteaux volants se sont rassemblés. Aridatha s’efforçait d’expliquer à Tobo où nous devions nous rendre. « Tu aurais dû monter avec Tobo, ai-je soufflé à Murgen. Tu connais Dejagore mieux que personne. — La Dejagore d’il y a un quart de siècle, peut-être. C’est désormais une ville tout à fait différente. Aridatha y est chez lui. Il ne l’a quittée que depuis quelques semaines. » La clarté des étoiles ne nous permettait encore que de distinguer quelques détails, mais, à mesure que nous nous rapprochions, les murailles et les bâtiments principaux ressemblaient de plus en plus aux souvenirs que j’en avais gardés. Les poteaux volants ont adopté une formation en V renversé, dont Madame et Aridatha ont pris la tête tandis que le Hurleur assurait l’arrière-garde. Nous sommes repartis. Dix minutes plus tard, nous atterrissions. Et cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’Aridatha nous faisait précipitamment entrer dans l’échoppe de son frère. Sugriva Singh était une version en réduction de son cadet. Il avait assez bien réussi. Il possédait un immeuble entier dont son commerce occupait le rez-de-chaussée et dont les étages supérieurs hébergeaient sa famille… laquelle brillait par son absence. Sa bonne fortune antérieure expliquait amplement le vif déplaisir que lui infligeait notre irruption. Il se retrouvait brusquement cerné par dix malfrats plantés au beau milieu de ses légumes, dont seuls son frère et une petite blonde opulente n’avaient pas l’air disposés à lui rôtir la plante des pieds. Il avait beaucoup à perdre. Et bien davantage s’il refusait de coopérer. Le culte des Félons était vu d’un très mauvais œil à Dejagore. La seule rumeur de sa parenté avec le saint vivant des Étrangleurs risquait de les anéantir, lui et tous ceux à qui il avait jamais adressé la parole. Aridatha s’est dispensé des présentations. Sugriva n’avait nullement besoin de connaître l’identité de ses visiteurs. De fait, il y avait de fortes chances pour qu’il ait déjà reconnu certains d’entre nous. « Notre père est mort, lui a appris Aridatha. Il a été assassiné voilà quelques semaines. Étranglé. » Sugriva était son aîné de dix ans. Il se souvenait encore du Narayan Singh d’avant l’invasion des Maîtres d’Ombres, qui vendait des fruits et légumes et dorlotait ses enfants. Le coup le frappa plus durement qu’Aridatha. « Et ça ne devrait pas me surprendre, n’est-ce pas ? a-t-il demandé à travers des larmes qui devaient davantage à la fureur, peut-être, qu’à la douleur. C’est ce que tu veux dire ? » Il a mis plusieurs minutes à reprendre contenance. Je dois lui reconnaître au moins une qualité : il n’a pas rouspété contre l’inéluctable. Il comprenait parfaitement qu’on lui forçait la main et, si les événements avaient peu de chances de se dérouler comme Aridatha le lui avait fait miroiter lors de sa visite précédente, il a néanmoins préféré coopérer. Il voulait en finir le plus tôt possible, en espérant que la nouvelle administration se montrerait aussi indifférente à son égard que celle qui tenait les rênes actuellement. Mais la situation ne prenait pas non plus la tournure qu’avait prévue Aridatha. « Vous n’avez pas choisi la nuit la plus propice pour agir, a déclaré Sugriva. La lune trahira tous ceux qui tenteraient d’approcher de la ville. » Tobo a gloussé. « Tu risques d’être très surpris, frère Sugriva. La nuit est notre alliée. — Je me serais plutôt attendu à entendre ces paroles dans la bouche de mon père, jeune homme. » Et le fils de son père ? Y croyait-il aussi ? Notre apparition avait sans doute mécontenté, voire courroucé Sugriva, mais elle ne l’avait pas réellement étonné. Quel grossiste en fruits et légumes ne serait pas surpris d’être réveillé en pleine nuit, dans une cité dont les portes se fermaient avec une diligence touchant au fanatisme dès que l’arc inférieur du soleil effleurait le sommet des collines occidentales ? Le frère aîné d’Aridatha serait-il une manière d’escroc ? « Nous ne t’avons dérangé que parce que nous ignorions comment étaient gardées les portes, lui a expliqué Aridatha. — Tu me l’as déjà dit. J’ai pris mes renseignements. Une compagnie est affectée à la garde de chacune des portes. La poterne ouest est la plus étroitement surveillée, dans la mesure où, à elle seule, elle voit passer plus de trafic que les trois autres réunies. » Une des bizarreries de Dejagore est que la presque-totalité des routes qui permettent aujourd’hui d’y accéder se rejoignent au même carrefour occidental, hors les murs, de sorte que la circulation est pratiquement inexistante ailleurs. Seuls les agriculteurs et ceux qui ont partie liée avec ce secteur empruntent les poternes nord et sud. « La poterne orientale devrait donc être la plus facile à investir et contrôler », a-t-il poursuivi. Une vraie route y conduisait autrefois, mais elle ne menait qu’à de petits hameaux éloignés. « La surveillance y est plus relâchée, dans tous les sens du terme. Aucune des sentinelles n’est d’origine autochtone. Et toutes sont beaucoup trop jeunes pour se souvenir de la dernière fois où Jaicur a été attaquée. » Quand il avait pris un nom dejagorien, Sugriva avait adopté tant l’accent du cru que le nom qu’on donnait à la ville dans la région. L’ennui avec la poterne orientale, c’était que Lame venait de l’ouest. Mais très en avance sur l’horaire. En se pressant un peu, il pourrait arriver avant le lever du soleil. « Pourquoi Madame n’irait-elle pas annoncer à Lame qu’il entrera par la porte est ? a suggéré Tobo. — Parce que je vais devoir m’habiller. » Endeuilleur et Ôte-la-Vie seraient de la fête. Voilà bien trop longtemps qu’ils avaient quitté la scène. « Le moment est venu de vérifier si tu me fais réellement confiance, j’imagine, Tobo », a laissé tomber Shukrat trente secondes plus tard. Je suis intervenu avant que le jeune garçon ait eu le temps d’ouvrir la bouche. « Je suppose. Dis à Lame de ne pas perdre de temps. Plus longtemps nous pourrons profiter de la nuit, mieux nous nous en porterons. Et, une fois à pied d’œuvre, nous ne passerons pas longtemps inaperçus. Annonce-lui que nous attendrons son arrivée à la poterne. » Un sourire a joué sur le visage encore poupin et piqueté de taches de rousseur de Shukrat. Elle s’est dressée sur la pointe des pieds et a planté un bécot sur la joue de Tobo. Comportement pour le moins effronté dans cette région du monde, selon tous les critères en vigueur. Les Voroshk se plient sans doute à d’autres usages. Elle s’est écartée d’un bond. Tobo était estomaqué. J’ai affiché un grand sourire niais, jusqu’à ce que Madame me flanque un coup de coude dans les côtes. De toute évidence, j’avais un peu trop ouvertement apprécié les rebonds. « Je suggère que nous nous mettions immédiatement au travail, mes amis, a déclaré Murgen. Je ne tiens pas à m’attarder dans ces murs une minute de plus que nécessaire. » Il tenait le choc, mais sa tension était visible. Thai Dei n’était pas loin de s’effondrer non plus, et pour une raison encore plus valable. Un grand nombre de ses proches avaient trouvé la mort durant le siège. Si coriace qu’on se prétende, tous ces deuils ne peuvent que vous ronger le cœur. À moins d’être inhumain. « Cet homme vient de marquer un point, ai-je laissé tomber. Commencez à vous préparer. » Madame et moi avions le plus gros du boulot. Nous allions donner une grande représentation. Nous nous sommes retirés dans une petite arrière-boutique plus froide que la salle principale. « Tu as réellement maîtrisé le maniement de ces poteaux, trésor ? lui ai-je demandé pendant que nous nous escrimions à nous transformer en cauchemars ambulants. — Ce n’est pas si ardu. Sauf pour se maintenir en selle. N’importe quel crétin pourrait le faire. Il suffit de déplacer les petites baguettes noires qui saillent des troncs et de faire glisser des manettes pour monter, descendre, accélérer ou ralentir. Pourquoi ? — Je me suis dit qu’il serait peut-être préférable pour notre bien comme pour celui d’Aridatha qu’on le renvoie à Taglios. Il est resté très longtemps absent. Mogaba aura besoin de sa présence pour le montrer en public avant que la nouvelle de l’affaire de cette nuit se répande. » Elle n’a pas cessé de revêtir l’armure d’Endeuilleur, mais m’a jeté un regard que je lui avais très rarement vu. Exactement comme si elle lisait dans mon cœur et sondait tous mes cagibis secrets. Ça peut être assez terrifiant. « D’accord. On va devoir faire vite si je veux décoller avant le jour. — Le poteau pourra te conduire jusque-là, tu crois ? » Ignorant le fonctionnement de ces engins, je n’avais aucune idée du carburant qu’il fallait leur fournir, comme son picotin à un cheval. Les poteaux semblaient plus ou moins obéir aux mêmes principes que les tapis volants du Hurleur, dont le pilotage exigeait un sorcier puissant, à la volonté de fer. Et une vigilance sans partage dès lors qu’ils avaient pris l’air. « J’en suis persuadée. Que veux-tu que je dise à Mogaba ? » L’ancien défi « mes frères impardonnés » m’a bien traversé la tête, en même temps que « tous leurs jours sont comptés ». Mais le moment était plutôt mal choisi. CHAPITRE 62 : DEJAGORE L’OCCUPATION À l’origine, j’avais eu l’intention de faire de cette invasion un immense spectacle. Je ne déteste pas une bonne dose de drame : foudre, tonnerre et feux d’artifice. Mais j’ai attendu que nous ayons ouvert la porte pour lever le rideau. Un peu plus tôt, des alertes avaient retenti à la poterne sud tandis qu’un raz-de-marée de ténèbres passait en chuchotant. Cela dit, aucune sentinelle n’avait aperçu le moindre cavalier. Rien que des silhouettes floues, réveillant la crainte de créatures autrement ténébreuses et cruelles qu’un soldat conquérant. La ville était agitée et trépignait, mais elle restait inconsciente de notre présence. Elle pressentait un bouleversement imminent. Foudre et tonnerre se sont déclenchés dès que les soldats de Lame ont commencé de franchir la poterne : six cents hommes, tous revêtus de l’étrange armure de Hsien, à qui il était interdit de révéler leur origine humaine tant que la ville ne serait pas tombée. La majorité des Dejagoriens sont de religion gunnie. Les Gunnis croient à des démons capables de revêtir l’apparence des hommes pour faire la guerre aux hommes. Et la quasi-totalité de la population des marches de l’empire taglien était désormais informée que la Compagnie s’était acoquinée avec des spectres et des démons. Chaque soldat portait une tige de bambou ornée d’une oriflamme fixée à son dos. La couleur de cette bannière déterminait l’unité à laquelle il appartenait, tandis que les caractères peints sur l’étoffe en proclamaient la devise martiale. Endeuilleur et Ôte-la-Vie chevauchaient à la tête de la colonne d’envahisseurs. Madame brandissait une épée flamboyante et Endeuilleur le javelot de Qu’un-Œil autour duquel s’entortillaient des vermisseaux phosphorescents. Ses épaules arboraient la salière et la poivrière de deux corbeaux surdimensionnés. Et, malgré tout, la cité somnolait encore. De hideux serpentins de feu rampaient sur nos horribles armures. Des porte-enseigne ouvraient la marche, brandissant de grands drapeaux censés porter nos armes. Les témoins rameutés par le fracas des éclairs et le vacarme des sabots se remémoraient de vieux récits et s’enfuyaient en pleurant. Et, malgré tout, la cité somnolait encore. Doj, Murgen, Thai Dei et Cygne sont restés à la poterne pour garder les otages que nous venions d’y prendre. Aridatha, quant à lui, se terrait chez son frère, hors de vue. Le Hurleur, Tobo et Shukrat tournoyaient haut dans le ciel. Le bol de verre du Hurleur étouffait toujours ses vociférations. Nous espérions que son anonymat serait encore préservé quelque temps. Les vrais feux d’artifice ont débuté à notre arrivée devant la citadelle, où le gouverneur nommé par la Protectrice, se berçant d’illusions, s’imagina qu’il pouvait refuser de se rendre et s’en tirer à bon compte. Des boules de feu fendirent les airs. Le portail de la citadelle vola en éclats. Les murailles s’ornèrent de trous. Derrière, on entendait des hurlements. Quelque chose bougeait dans chaque renfoncement obscur de la rue. Des centaines de choses indistinctes, dont de nombreuses pouvaient paraître vaguement familières aux rares moments où l’on en discernait tous les détails. Ces créatures s’engouffrèrent par le portail délabré. Se faufilèrent par les orifices percés dans ses murailles. Endeuilleur et Ôte-la-Vie les suivirent un instant plus tard. Les occupants du donjon, terrifiés, n’opposèrent aucune résistance. Le bras brisé d’un demeuré qui s’était emmêlé les pinceaux et avait dégringolé un escalier fut la seule perte dont nous souffrîmes. Madame et moi sommes montés au sommet de la citadelle. À nos pieds, la ville n’était toujours pas pleinement consciente d’avoir été conquise. « Grimper jusque-là ce soir m’a été beaucoup moins pénible que la dernière fois, ai-je laissé tomber. — C’est cette nuit-là que nous avons conçu Boubou. — Et j’en reste encore baba. — Pas drôle. — C’est aussi cette nuit-là que Qu’un-Œil s’est fait un ennemi qui devait nous poursuivre pendant vingt ans. — Nous nous en ferons d’autres cette fois-ci. Je vais devoir y aller si je veux ramener Aridatha à Taglios incognito. — Je ne crois pas que ce soit faisable cette nuit. À moins de voler si vite que le vent t’arrachera la peau du visage. — Je vais voir si Tobo ne pourrait pas m’aider. » Pas commode de l’embrasser pour lui dire au revoir. Nous portions encore tous les deux notre déguisement caparaçonné. CHAPITRE 63 : LES TERRITOIRES TAGLIENS L’ARMÉE DU MITAN Les éclaireurs de la Protectrice l’avaient prévenue qu’il se tramait quelque chose d’inhabituel. Cet avertissement conforta ses soupçons. Ses espions non humains semblaient incapables de suivre l’ennemi à la trace. Ce qui signifiait qu’il faisait de son mieux pour demeurer invisible. Volesprit passa au niveau d’alerte supérieur et intensifia l’entraînement. Elle-même redoubla de préparatifs personnels. Quand la nouvelle de la débâcle de Dejagore lui parvint – un unique messager ayant réussi à traverser les lignes pour la lui rapporter –, elle savait déjà depuis quatorze heures que le gros de la troupe de la Compagnie avait quitté la piste menant vers l’ouest pour remonter précipitamment une ligne qui isolerait son armée du Mitan de celle, orpheline depuis peu, qui campait devant Dejagore. Celle-là s’évaporerait en quelques jours, présuma-t-elle. Beaucoup de ses soldats – dont un nombre démesuré d’officiers – venaient de la ville proprement dite, mais les autres devaient désormais entendre, de plus en plus criant, l’appel des moissons. Que s’était-il donc passé là-bas ? Ses messagers ne lui en avaient rapporté que de maigres détails : tout au plus que la ville s’était réveillée occupée. Les envahisseurs s’étaient montrés aussi prompts que consciencieux. À croire qu’ils avaient bénéficié d’une source de renseignements extraordinaire. Il y avait probablement de la sorcellerie là-dessous. Et des plus puissantes. « Le prochain combat sera nettement moins univoque, promit-elle à ses officiers. La prochaine fois, c’est moi qu’ils devront affronter. Moi comme ils ne m’ont plus vue depuis très, très longtemps. » Elle était ivre de rage, parfaitement alerte, et nulle trace de son ennui passé désormais n’encombrait plus son esprit. Jamais, depuis une génération, elle ne s’était sentie plus vivante, débordante de haine et d’amertume. En quelques heures, son humeur avait galvanisé celle de tout son entourage. Ceux de ses officiers qui ne lui faisaient pas l’effet d’être suffisamment électrisés étaient immédiatement et définitivement relevés. CHAPITRE 64 : DEJAGORE L’ARMÉE ORPHELINE Leur base de Dejagore perdue, les généraux de l’armée voisine (en proie à la plus grande confusion et dont le nombre diminuait rapidement) tentèrent stupidement d’investir la ville d’une manière qui ne se traduirait pas par une catastrophe financière. Puis, six jours après sa chute, la nouvelle leur parvint que le gros de l’armée ennemie déferlait droit sur eux. Quelques escarmouches avec la cavalerie occupant Dejagore s’étaient déjà produites. Les autochtones s’en étaient assez mal tirés. Et voilà qu’une armée dix fois plus puissante, constituée de tueurs disciplinés, bien entraînés et armés jusqu’aux dents, allait leur tomber dessus. Un bon tiers des forces tagliennes regagnèrent leurs pénates, sous le couvert de la nuit, le soir où cette nouvelle se répandit. Ceux qui avaient choisi de rester durent endurer les tourments moraux, pratiquement ininterrompus, de créatures qui demeuraient invisibles. L’armée meurtrière venue du sud ne se montra jamais. C’eût été inutile. Les soldats dejagoriens de l’armée taglienne désertèrent tous. Les cavaliers qui occupaient Dejagore dispersèrent son noyau de résistance sans aucune aide extérieure. CHAPITRE 65 : TAGLIOS LE PALAIS Le mal-être de Mogaba – jamais le mot « peur » ne lui serait venu à l’esprit – s’était considérablement accru depuis le retour d’Aridatha. Les enjeux ne cessaient de grimper, les risques d’augmenter. Des serviteurs du palais avaient aperçu Madame. Jusque-là, ils croyaient avoir vu la Protectrice, dont les allées et venues étaient aussi discrètes qu’imprévisibles. Mais Volesprit finirait un jour ou l’autre par en avoir vent et saurait, elle, qu’elle n’avait pu se trouver en deux endroits à la fois. Pas plus qu’elle ne s’attribuerait cette manifestation à l’apparition d’un des spectres qu’on croisait désormais régulièrement dans le dédale de couloirs qui fait la célébrité du palais. « Je suis fortement tenté de tout laisser tomber pour filer, avoua-t-il à Ghopal et Aridatha. — Ah ouais ? répliqua Ghopal. Pour aller où ? » Si d’aventure la Compagnie noire parvenait à reconquérir Taglios et à rétablir la famille royale sur le trône, sa propre fin ne serait pas moins certaine – encore que moins « personnalisée », sans doute – que celle de Mogaba. La vie de tous les Shadars ayant appartenu aux Gris prendrait une fort cruelle tournure. « Effectivement. » Mogaba passa la paume de sa main sur le dôme de son crâne. Le raser exigeait de moins en moins d’efforts. « J’en suis donc réduit à me remémorer les exigences de l’honneur. » Aridatha parlait peu. Il ne s’était guère exprimé depuis son retour. Mogaba pouvait comprendre. Singh avait vu des choses qu’il n’arrivait pas à croire. Appris sur les enjeux en présence des détails qui le laissaient paralysé d’indécision. Aucune route, apparemment, ne conduisait vers la lumière. Où qu’il se tournât, il n’affrontait qu’une autre facette des ténèbres. Prendre ce qu’il estimait la juste décision restait essentiel à ses yeux. Sa visite à son frère avait renforcé sa détermination d’effacer, du moins en partie, les forfaits de son père. Aridatha était de foi gunnie, mais son caractère mieux assorti à la religion vehdna. Il avait la conviction que les torts devaient être réparés dans cette vie. « Les nouvelles qui nous parviennent du sud sont uniformément catastrophiques, déclara Mogaba. La Compagnie noire ne rencontre qu’une faible résistance. Elle dispose de sorciers, d’armes, de soldats et de matériel plus efficaces, et d’un encadrement d’élite. Sans rien dire d’un service de renseignement si talentueux qu’essayer de dissimuler le moindre secret serait une vaine perte de temps. Notre sort semble donc dépendre au premier chef de la rapidité avec laquelle ces gens arriveront jusqu’ici. La Protectrice ne pourra pas les arrêter. Ils feront vibrer les cordes de son ego, la caresseront dans le sens du poil et, quand elle se croira enfin prête à déclencher son bain de sang, ils la frapperont dans le dos, la laisseront sur le carreau d’un coup de marteau-pilon qu’elle n’aura même pas vu venir. Il ne suffit pas d’être plus fort que ces gens pour les vaincre. Il faudrait aussi les surpasser en fourberie et en duplicité. Être un médium. — En ce cas, pourquoi ne pas descendre là-bas pour prendre personnellement les choses en main ? s’enquit Ghopal, sardonique. — Très drôle. Pour deux raisons. En premier lieu, elle ne tient pas à ce que je le fasse. Elle croit encore que nous pourrions les attirer dans un cul-de-sac sous nos feux croisés. Je vois mal comment. Et, plus capital encore, si je m’approchais un tant soit peu d’elle, je serais incapable de lui dissimuler mes arrière-pensées et je n’aurais aucun moyen non plus de les concrétiser avant qu’elle n’ait eu le temps de se protéger. Vous deux, en revanche, pourriez être plus chanceux. — La ville est remarquablement paisible en dépit des mauvaises nouvelles », fit observer Ghopal. Les rumeurs de la chute de Dejagore se répandaient à la ronde, mais personne, pratiquement, ne semblait croire que la Protectrice fût elle-même en péril. Il n’y avait pas eu de troubles. Néanmoins, les graffitis se faisaient plus fréquents : les sempiternels vieux défis, même si le rajadharma avait tendance à apparaître plus souvent. Plus un nouveau graffiti : « Tu reposeras dans les cendres pendant dix mille ans, avec le vent pour seule pitance. » Et un autre encore, qu’on ne voyait plus depuis des années : Thi Kim arrive. Nul ne savait exactement ce qu’il signifiait. Même pas ses auteurs, peut-être. D’aucuns affirmaient que « Thi Kim » était une expression nyueng bao. Auquel cas, elle ne pouvait signifier que “Meurtre en marche” ou quelque chose d’approchant. Si ce n’était pas du nyueng bao, alors ç’avait encore moins de sens. Si du moins ça en avait un. « Si nous ne faisons rien pour la soutenir et qu’elle perd la partie, comment pourrons-nous nous défendre ? demanda Aridatha. — Je vais te répondre sur-le-champ : tu n’auras de problèmes, toi, que si la Protectrice triomphe. Ni la Compagnie noire ni Leurs Altesses royales n’ont de querelle avec toi. Tu as dirigé les bataillons de la ville avec diligence. Reste assis sur ton cul et tu finiras sans doute par hériter de mon fauteuil. » Aridatha haussa les épaules. « Tu as dû en discuter avec elle quand elle était là. — Et comment ! Elle m’a déclaré elle-même que personne ne me traquerait trop âprement si j’avais le bon sens de décamper avant qu’ils n’occupent la ville. — Ils sont assez sûrs d’eux pour négliger ton aide ? s’étonna Ghopal. Et moi, qu’est-ce que je deviens ? — Elle est assez sûre d’elle. Trop, sans doute. Elle n’a rien dit te concernant. Elle ne savait même pas qui tu étais. Elle a laissé entendre que, si tu avais quelques raisons de craindre le retour de Leurs Altesses royales, tu devrais te joindre à moi pour amasser le plus de butin possible avant de déguerpir. — Un Shadar ne trahit pas son serment de fidélité. — Contentons-nous de faire notre boulot, proposa Aridatha, qui n’avait pas grand-chose à craindre d’une défaite. Comme nous l’avons toujours fait. Et d’attendre que la fortune nous fournisse une occasion propice. — Ben voyons ! rétorqua Ghopal sur le ton du sarcasme. La Compagnie noire et la Protectrice pourraient réussir à se neutraliser l’une l’autre. Comme deux béliers aux cornes intriquées. » Cette perspective laissa les trois hommes songeurs ; Mogaba, tout particulièrement, se demandait si le destin serait réellement capable de leur jouer cette blague à la chute pour le moins inattendue. CHAPITRE 66 : LES TERRITOIRES TAGLIENS LE MITAN Oh, nous avions belle apparence ! Une armée forte de dix mille hommes, tous alignés comme pour la parade. Tous revêtus d’une armure. Tous munis d’une bannière personnelle claquant au vent. Chaque bataillon arborait une armure de couleur différente. Les armes étaient toutes aiguisées et polies. Les chevaux tous pansés et caparaçonnés. Les étendards bien en place et flambant neufs. Le rêve humide de tout général : des troufions aussi pimpants que dangereux. L’équipe qui nous faisait face, bien que trois fois supérieure en nombre, donnait l’impression de n’être pas de taille. Ses hommes s’efforçaient encore de trouver leur place dans les rangs. En dépit des apparences, j’avais mes doutes : était-il bien avisé d’engager le combat, si sûrs d’eux que fussent les nôtres et si hésitants ceux d’en face ? Mais Roupille tenait à les écraser rapidement et à renvoyer Volesprit à Taglios où, sous le coup d’une trop forte pression, elle risquait de ne pas se montrer assez méfiante pour déjouer l’embuscade tendue par Mogaba et ses acolytes. Elle comptait beaucoup trop sur notre bonne étoile. C’est précisément quand tout marche apparemment sur des roulettes qu’il faut surveiller ses arrières. Mais je n’étais plus le capitaine. Je ne pouvais que donner mon avis puis, une fois la décision prise, jouer mon rôle dans la pièce. Tobo affichait une confiance encore plus éclatante que celle de Roupille : il était persuadé qu’il suffirait d’une bourrade pour faire flancher l’ennemi. Un choc un peu violent et il s’effondrerait. Garanti. Les trompettes sonnèrent, annonçant que nous étions prêts. Les tambours prirent la parole, rythmant déjà en cadence notre future progression. Un millier d’hommes resteraient en réserve. Les jeunes recrues que nous avions enrôlées se cantonneraient loin derrière. Elles entouraient la Radisha et son frère, formant la garde royale, et n’interviendraient qu’en tout dernier recours. Les trompettes sonnèrent le branle-bas. Les rangs se mirent à avancer en lignes bien nettes, parfaitement au pas, toutes les armes alignées au carré. Endeuilleur et Ôte-la-Vie, placés devant chaque aile, commencèrent à leur tour de progresser en projetant des éclairs aveuglants. Mais ils s’arrêtèrent avant d’arriver à portée de tir des projectiles. De ce poste d’observation rapproché, je pouvais constater que Volesprit avait réparti ses troupes en trois vagues successives séparées par une centaine de mètres. L’unité formant la ligne de front était la plus nombreuse mais aussi celle de la plus piètre apparence. La seconde semblait nettement plus solide. C’était là un dispositif que je n’avais aucun mal à appréhender : j’en avais moi-même utilisé une variante. Mais, pour autant, il fallait être convaincu que les combattants réels ne se prendraient pas, durant leur fuite, d’une peur panique des broussailles. Quelque chose se passait derrière la dernière ligne de Volesprit, mais la distance ne me permettait pas de distinguer clairement ce dont il s’agissait. Puis les soldats en marche brouillèrent encore ma vision. Le dernier stade des sortilèges se déclencha, m’enveloppant et me dissimulant sans doute aux yeux de l’ennemi, mais m’interdisant en même temps de rien distinguer. CHAPITRE 67 : LES TERRITOIRES TAGLIENS DANS L’ARMÉE DU MITAN « Ça risque d’être épineux », déclara Volesprit, mettant en garde ses officiers supérieurs contraints de croire sur parole à son génie stratégique. La précédente démonstration qu’elle en avait faite, lors des guerres de Kiaulune, avait pris place avant leur époque. Les trompettes ennemies annoncèrent que leur armée était prête. Ses tambours se mirent à gronder. « Quand ils auront sonné le branle-bas, ils seront trop occupés pour nous espionner », ajouta-t-elle. Les trompettes sonnèrent le branle-bas. « Je veux qu’on fasse passer le mot à la seconde ligne : l’effondrement de la première fait partie du plan. Dites-leur que c’est une ruse délibérée. Je ne veux surtout pas qu’ils se mettent à détaler en voyant se replier ceux qui sont devant eux. Promettez-leur que tous ceux qui fuiront serviront de pâture aux asticots. Et servez ensuite à la troisième ligne le même laïus concernant les deux premières. Même motif, même punition. Je veux qu’ils s’imaginent que j’attire l’ennemi là où j’userai de sorcellerie contre lui. Et je veux que les renforts reculent vers l’orée de ce bois. Exécution immédiate. — Mais ça exigerait… — Oubliez le campement. Si nous perdons cette bataille, le campement n’aura plus aucune importance. Je veux qu’on déploie nos réserves le long de la lisière de ce bois, afin qu’elles puissent rassembler les fuyards et les réorganiser. Mais, au préalable, je veux qu’elles se tiennent là où elles sont déjà, pour attirer mes invités vers la rive nord du torrent. » Elle eut droit à des regards interloqués. La colère se mit à crépiter dans sa voix. Une colère dont ses subalternes étaient conscients qu’elle risquait de se traduire par un afflux de cadavres au cimetière voisin du campement. Lorsqu’elle était déchaînée, Volesprit n’autorisait même pas l’incinération ni, a fortiori, la purification des cadavres des Gunnis qu’elle avait expédiés ad patres. « Postez-les en formation à la lisière des bois ! Prêts à massacrer tous les poltrons ! » Puis, d’une voix sereine, quasi extatique, elle ajouta : « Si ces soldats ne parviennent pas à repousser l’ennemi par leurs efforts conjoints, leurs généraux ne survivront pas à la défaite. » Volesprit avait de la façon dont devrait se dérouler cet engagement une opinion bien ancrée. « En fait, un général avisé prendrait des dispositions pour ne pas survivre à son porte-étendard. Ainsi, son propre trépas lui paraîtrait moins douloureux. » Elle se préparait depuis des jours. Mais se retrouvait contrainte de combattre avec des armes défaillantes. Il fallait donc exercer le contrôle le plus rigoureux. « Exécution ! » Elle passa devant ses officiers, sortit de la tente puis grimpa sur une tribune destinée à passer les troupes en revue, d’où elle pourrait mieux assister à l’action. Alors qu’elle y prenait place, l’ennemi enfonçait déjà sa première ligne avec toute la précision d’une armée en manœuvre. Le carnage fut moins sanglant qu’elle ne l’avait prévu. L’adversaire se contentait apparemment de tailler en pièces les formations qui lui résistaient. Il ne pourchassait pas les fuyards mais s’accordait une pause, ramassait ses blessés et réparait son matériel. En prenant tout son temps. Ce que la Protectrice ne manqua pas d’apprécier : les compagnies décimées jouiraient d’un délai d’autant plus long pour se rassembler et récupérer à l’orée du bois. Volesprit jeta un regard en arrière au moment où quelques-uns de ses hommes transportaient hors de sa tente les cages de ses prisonniers. Gobelin, dont les yeux étaient déjà régénérés, lui adressa un petit salut ironique. La Fille la regarda droit dans les yeux en souriant. Qu’elle recommence une seule fois et elle livrerait cette petite pétasse à ses soldats pendant quelques heures. Ça lui apprendrait la politesse ! Les soldats chargés du transport des cages semblaient assez calmes en dépit des fuyards terrifiés qui commençaient d’envahir le campement. Volesprit s’en voulait terriblement d’avoir négligé la possibilité que les fuyards ne fileraient pas directement vers les bois. Elle aurait dû faire abattre la palissade. Peu importait. Seuls quelques-uns s’y réfugieraient. Elle ordonna qu’on fermât hermétiquement les portes. L’ennemi reprit sa progression. La seconde ligne se comporta un peu plus héroïquement, mais l’issue fut identique. Les rangs se rompirent sans qu’aucun dommage cuisant fût infligé à l’ennemi. Cette fois, aucun fuyard ne réussit à pénétrer dans le camp. L’ennemi s’interrompit de nouveau pour panser ses blessés, reformer les rangs et réparer ses armures. La cavalerie qui protégeait ses flancs semblait difficilement se contenir. Volesprit pressentit que la discipline flancherait dès l’effritement de la troisième ligne taglienne. Les autres crétins, à l’orée du bois, avaient intérêt à se tenir prêts. Elle quitta son poste d’observation lorsque l’ennemi sonna de nouveau le branle-bas. « Visiblement très à son affaire, ce nouveau capitaine. Mais est-elle vraiment capable de cogiter ?» Tout autant à son affaire, Volesprit procéda à sa propre retraite jusqu’aux bois, où elle aboya quelques ordres à ses officiers avant de se retirer dans la grande tente qu’elle y avait fait dresser, comme une planque censément destinée à lui permettre de retrouver les messagers des alliés qui s’apprêtaient à présent à la massacrer. Les cages de Gobelin et de la Fille de la Nuit y étaient déjà entreposées. Son arrivée parut amuser ses deux prisonniers. Comme si, une minute avant son apparition, ils racontaient une blague désopilante à ses dépens. Volesprit ne leur prêta aucune attention. Elle s’inquiétait davantage du trouble qui avait dû s’emparer de sa sœur quand elle avait constaté qu’aucun sortilège n’était intervenu dans la bataille. Si ces gens voulaient bien oublier de se montrer soupçonneux pendant un petit quart d’heure encore… CHAPITRE 68 : LES TERRITOIRES TAGLIENS FEU SUR LE CHAMP DU MITAN Sous le couvert du scintillant brouillard lumineux qui masquait Ôte-la-Vie, je suis descendu de cheval et j’ai clopiné jusqu’au poteau volant des Voroshk que j’allais partager avec Murgen, mon ancien apprenti. Le nom de Magadan était peint sur son flanc en caractères indigènes. Sur ma gauche, Endeuilleur s’apprêtait également à prendre son essor en compagnie de Saule Cygne, cet adepte notoirement épris du vol à haute altitude. Tous les poteaux étaient prêts à s’envoler, cernés chacun par un inepte échafaudage de bambou et d’osier chargé de nombreuses fixations de fortune. Quelque part dans mon dos, invisibles de mon poste d’observation, Tobo et le Hurleur se préparaient à faire décoller un tapis volant ployant à craquer sous le poids de futures horreurs de la guerre. Le sorcier glapissant marmottait encore dans sa barbe, furieux d’avoir dû révéler (sous la contrainte) le secret de son véhicule à Tobo. Une masse colossale de pure méchanceté allait prendre l’air et serait ensuite larguée vers le sol, si d’aventure Volesprit trahissait sa position ou si notre assaut s’avisait de faiblir. Cette dernière éventualité ne s’est pas produite. En assistant à la dissolution de la première ligne taglienne, j’ai eu l’impression de rêver tout debout et de voir mon rêve enfin exaucé. La seconde ne résista que quelques instants de plus. La troisième, évidemment composée des meilleurs éléments des troupes de Volesprit et des plus motivés, se montra un tantinet plus obstinée. Dans la mesure où j’avais moi-même passé bien trop de temps en sa compagnie, je pouvais comprendre ce qui avait incité Volesprit à lui insuffler une motivation plus sérieuse. Ce n’était assurément pas un commandant miséricordieux, soucieux de la santé de ses troupes. Il fallait pourtant lui reconnaître ceci : elle n’attendrait jamais amour ni pardon de quelqu’un qui lui serait supérieur. C’était la norme dans le monde où elle avait grandi. Ce monde, celui de la Domination, exigeait une impitoyable cruauté. Il avait effacé toute compassion, toute bonté d’âme. L’opiniâtreté de la troisième ligne ne résista point, néanmoins, à la précision de tir et à l’assurance des nôtres. Quelques cœurs de lièvre ne tardèrent pas à s’éloigner en catimini, pour ensuite cavaler vers l’orée d’un bois éloigné où quelqu’un, manifestement, se chargeait de rallier les rescapés. La déroute venait à peine de commencer qu’un dôme de lumière écarlate se déployait subitement en aval, droit devant nous, puis disparaissait en l’espace de quelques secondes. Je tentais encore maladroitement de prendre de l’altitude quand un second dôme lumineux, de couleur carmin cette fois, naquit puis se dissipa sur ma gauche. Une demi-douzaine d’autres éclairs fulgurèrent encore, tous dans les nuances du rouge, avant que je me persuade d’avoir gagné suffisamment de hauteur pour oser relâcher fugacement l’attention que je portais aux commandes du poteau volant, le temps au moins de me rendre compte que Murgen n’avait pas cessé de jacasser pendant que nous grimpions. Le sortilège, encore en activité, semblait avoir repeint le sol d’un noir uniforme. Quelqu’un continuait de faire éclore à sa surface des fleurs rouges qui, d’abord guère plus larges qu’un point, se dilataient jusqu’à former un cercle d’une vingtaine de mètres de diamètre, au centre d’un gris presque noir, mais qui virait au jaune de la flamme à mesure qu’il atteignait son point limite d’expansion. Du ciel, on ne distinguait que la floraison subite, aléatoire, d’espèces de chrysanthèmes rouges. La terre évoquait une sorte de sinistre échiquier où se serait épanoui, avant de faner peu à peu, tout un jardin de fleurs fatales. Quelle que fût sa nature, ce sortilège restait passif. Ça ne nous poursuivait pas. Préparé d’avance, il n’était déclenché que par la seule progression de nos troupes. Qui ne s’en tiraient pas sans dommages. Volesprit ne trahissait pas sa présence. Assez loin sur ma gauche, Madame et Saule avaient disparu derrière la fumée tandis que les lance-boules de feu fixés à leur poteau arrosaient le camp ennemi. Des dizaines d’incendies s’y embrasèrent, mais les cercles rouges continuaient de fleurir au milieu de nos soldats. J’ai fait progresser mon poteau de quelque deux kilomètres. « Truffe ces bois de projectiles, ai-je ordonné à Murgen. Elle est quelque part là-dessous. Où diable sont passés mes corbeaux ? Jamais là quand j’ai besoin d’eux. » Ils avaient disparu pendant que je prenais de l’altitude. Peut-être n’aimaient-ils pas s’éloigner trop de la surface. Aucune trace des ombres inconnues nulle part. Mais je ne m’attendais pas à en voir les signes. Tobo avait expédié au loin, la veille au soir, la majeure partie du peuple caché pour sa sauvegarde. On remarque les choses les plus incongrues aux moments de forte tension. J’ai constaté que les corbeaux brillaient par leur absence aux alentours du champ de bataille. Lacune passablement bizarre, et dont je n’avais encore jamais été témoin. Mais des vautours, en revanche, commençaient à tournoyer au-dessus des bois. Murgen a crié quelque chose en rapport avec l’ennemi qui semblait reprendre courage devant le spectacle de notre infortune. « Aligne les bambous le long du tronc, en ce cas », lui ai-je ordonné. Tâche qui m’était en réalité dévolue, puisque je devais braquer le poteau Voroshk sur la cible de nos boules de feu. La petite Shukrat, mieux entraînée que nous au maniement de ce moyen de locomotion, a brusquement surgi de l’est et déversé un feu d’enfer sur la ligne taglienne. C’est à peine si elle a gaspillé une boule de feu. Nous avions cessé de progresser sur le terrain. Roupille n’a pas battu en retraite, mais elle ne tenait pas non plus à essuyer d’autres sortilèges meurtriers. Ce n’est qu’en regagnant le sol que je pourrais constater l’ampleur des dégâts. Ce qui ne tarderait pas à se produire car, une fois épuisées nos réserves de boules de feu, il n’y aurait strictement rien à faire pour nous de là-haut, Murgen et moi. Je m’imaginais sans mal Volesprit, là-bas, au cœur de ces bois, en train de se gondoler à en faire péter les coutures de son justaucorps de cuir, aux anges de nous avoir fait autant de mal. Les Tagliens ont lancé une contre-attaque aussi inepte que mal coordonnée, qui a carrément tourné à la débâcle quand ils ont recommencé à fuir. Les sortilèges de Volesprit ne faisaient aucune différence entre amis et ennemis. Ils ne s’intéressaient qu’à la direction prise par chacun. Nous avons atterri assez loin à l’arrière. J’ai enfourché mon cheval et je suis remonté en première ligne. La sorcellerie de Volesprit avait produit des dégâts effroyables. Chaque site où s’était épanouie une fleur de feu restait marqué d’un rouge si sombre qu’il frisait le noir. Cette couleur elle-même tendait à s’estomper autour des cercles, tandis que l’herbe piétinée réapparaissait lentement, pareille aux premiers épis du blé d’hiver. Mais de bien plus hideuses moissons se faisaient jour à l’intérieur des orbes. Des hommes enfoncés dans le sol, parfois jusqu’aux chevilles, parfois jusqu’aux hanches, voire davantage encore. Figés dans leur progression mais formant toujours les rangs. Leur armure n’hébergeait plus aucun souffle de vie. Quelqu’un avait essayé d’ouvrir plusieurs cuirasses. Elles ne contenaient plus rien, sinon chair et os carbonisés. Un bref calcul permettait d’estimer que cette horreur, qui avait à peine duré le temps qu’il faut pour le dire, nous avait enlevé quatre à cinq cents soldats. « Quelque chose ne cadre pas, ai-je fait remarquer. Volesprit s’est arrêtée. — Hein ?» s’est enquis Murgen. En tâtant du doigt l’intérieur d’un des cercles, il venait de se rendre compte que sa surface avait refroidi et que la couche apparente n’était guère plus épaisse qu’un ongle. « Qu’est-ce que c’est que ça ?» Un peu plus tard, en ramassant nos morts, nous nous sommes aperçus qu’ils ne s’étaient pas réellement enfoncés dans le sol. En creusant autour des cadavres, nous avons découvert que ce qui de leur corps avait l’air planté dans la terre n’existait plus. Peut-être avaient-ils fondu. « Volesprit a cessé de jouer avec nous. Elle devait d’une manière ou d’une autre contrôler ces cercles. Sinon ils auraient tué ses propres soldats la première fois qu’ils ont battu en retraite. Mais ça ne fonctionne plus. Qu’est-ce qui a changé ? Que s’est-il passé ? » Les vautours qui tournoyaient au-dessus des bois ont brusquement piqué en spirale, comme s’ils s’apprêtaient à attaquer quelque chose. « Allons voir ce que mijote Roupille », ai-je proposé. Elle était en train d’envoyer des éclaireurs reconnaître la limite extérieure du danger. Jusque-là, aucune fleur mortelle n’avait éclos à proximité de nos flancs les plus éloignés. La descente en piqué des vautours s’est arrêtée tout net à la hauteur du faîte des arbres, mais ils continuaient d’observer un comportement évoquant davantage des prédateurs que des charognards. L’un d’eux éprouva soudain le désir de descendre un peu Plus bas. Un rayon couleur d’urine, d’un brun doré, jaillit des bois comme une gigantesque langue de crapaud. Une éclaboussure lumineuse baigna l’oiseau, qui parut soudain se réduire à la noire silhouette découpée d’un vautour. Ce découpage s’émietta en une centaine de fragments, qui tombèrent en voletant vers le sol comme autant de feuilles mortes. Ses congénères survivants préférèrent aller chercher pitance ailleurs. Personne à part moi ne semblait avoir remarqué ce qui venait de se produire. Où diable étaient donc passés mes satanés corbeaux ? J’aurais pu les envoyer en reconnaissance tout en gardant mon joli petit cul bien au sec et au chaud. À quoi bon emprunter l’apparence d’un personnage de légende si je ne disposais pas de ses attributs mythiques ? Quelques instants plus tard, Tobo et le Hurleur survolaient les bois et larguaient quelques bien anodines boules de feu sur les forces tagliennes. Madame nous a rejoints avant que les éclaireurs de Roupille aient découvert si nous pouvions en toute sécurité contourner la périphérie de la zone du carnage. Elle tenait une carte qu’elle a présentée au capitaine. Un simple coup d’œil m’a fait comprendre que ma chère et tendre n’avait pas perdu son temps dans les airs. Elle avait relevé l’emplacement de tous les cercles mortels. Et un schéma apparaissait, bien en évidence : la position de tous ceux qui n’avaient pas encore été déclenchés. À moins que Volesprit n’ait eu vent de notre nouvelle aptitude au vol, auquel cas les cercles mortels n’auraient d’autre objectif que de nous attirer dans un piège encore plus cruel et sanglant. Roupille a aussitôt convoqué ses commandants de bataillon. CHAPITRE 69 : LE MITAN L’IMPRÉVISIBLE Durant quelque temps, les soldats de Volesprit continuèrent de combattre avec acharnement à la lisière des bois, mais ils étaient d’ores et déjà trop décimés pour tenir bien longtemps le choc contre nos coupe-jarrets professionnels. La plupart des Tagliens n’avaient guère envie de faire de leurs épouses des veuves et de leurs enfants des orphelins. Roupille donna l’ordre de laisser la vie sauve à tous ceux qui déposaient les armes. L’économie de l’empire taglien dont hériterait le Prahbrindrah Drah se porterait assurément beaucoup mieux si elle n’était pas grevée par un massacre aveugle de ses jeunes gens. D’autant qu’elle se remettait à peine des pertes cruelles endurées pendant les guerres de Kiaulune et contre le Maître d’Ombres. « Ce fut loin d’être une victoire aussi frappante que je l’aurais souhaité, affirma Roupille. Mais je l’accepte. En dépit de nos pertes. Nous avons peut-être gagné cette guerre aujourd’hui. » La remarque lui valut quelques regards stupéfaits ou incrédules. Volesprit rôdait toujours dans la nature, là-bas, d’humeur plus hargneuse que jamais. Nous pouvions nous attendre à d’autres mauvaises surprises. « Mais si nous continuons de la harceler, elle se méfiera beaucoup moins à son retour à Taglios. » Le plan de Mogaba était pour le moins hasardeux. Je m’en suis ouvert. « Et quels que soient les doux petits riens qu’a pu lui susurrer sa conscience voilà deux mois, quand ses anciens ennemis viendront réellement frapper à sa porte, il songera surtout à sauver la peau de Mogaba. » Roupille a ouvert la bouche pour dire quelque chose à propos d’Aridatha Singh mais a finalement préféré s’abstenir. Un éclair carmin a fusé dans la zone du carnage. Tobo l’avait déclenché en la bombardant, à l’aide du plan dressé par Madame, depuis le tapis volant du Hurleur. « Quand Tobo en aura terminé, j’aimerais que tu fasses sillonner cette zone de long en large par quelques-uns de nos prisonniers, ordonna Roupille à Chaud-Lapin. Je ne tiens pas à laisser un seul de ces pièges en activité. Un gosse pourrait se faire tuer en s’aventurant dans le secteur. » Comme si la campagne alentour grouillait littéralement de crétins de gamins. « Mettre la main sur quelques-uns de ces pièges pour les réserver à notre propre usage ferait davantage mon bonheur, ai-je laissé tomber. Si Mogaba détenait quelques dispositifs de ce genre, il aurait peut-être une chance de tuer Volesprit. » Madame a plombé l’ambiance. « Elle les flairerait. Elle les a créés, non ? Ils doivent receler des sauvegardes interdisant de les retourner contre elle. » Une clameur est montée des bois. Tobo et Shukrat se sont rués dans cette direction, au cas où les soldats auraient besoin d’aide. Quelques instants plus tard, le tapis du Hurleur revenait comme une flèche, fonçant droit sur nous. Tobo n’a pas daigné en descendre. « Ils ont trouvé la Fille de la Nuit, s’est-il contenté d’annoncer. Dans une cage. Volesprit a détalé en l’abandonnant derrière elle. » Madame et moi avons échangé un regard. Ça paraissait totalement invraisemblable. À moins que Boubou ne servît d’amorce à un piège réellement mortel. Ce qui n’était pas exclu. Volesprit avait ensemencé le champ de mort qui avait consumé nos soldats sans même que les ombres inconnues la voient faire. CHAPITRE 70 : LE MITAN LA CAPTURE La cage se trouvait à l’intérieur d’une tente à demi effondrée. Plusieurs boules de feu en avaient lacéré le tissu sans y bouter le feu. « Soyez extrêmement prudents, ai-je prévenu tout le monde. S’il y a bien un moment où Volesprit pourrait avoir tenté de nous tendre un traquenard, c’est celui-ci. » Roupille a ordonné à ses sbires de repousser les soldats par trop curieux. Nous nous étions déjà beaucoup approchés de la tente au goût de Madame… tant en raison de l’identité de celle que nous nous attendions à y trouver que de l’inquiétude que lui inspiraient d’éventuelles chausse-trapes magiques. Nul, jusque-là, n’avait encore détecté la moindre activité en ce domaine. « Explore tout trois fois plutôt qu’une, a conseillé Madame à Tobo. Vérifie et revérifie. Toi aussi, Hurleur. Où est Gobelin ? » a-t-elle demandé sans s’adresser à personne en particulier. Ne recevant aucune réponse, elle s’en est prise aux hommes qui avaient découvert la tente, tous en excellente santé en dépit du fait qu’ils avaient pris le temps de grappiller quelques souvenirs avant de venir nous rendre compte de leur trouvaille. « Où est l’avorton ? Celui qui s’est enfui de Nijha ? » Haussements d’épaules. Sans doute ignoraient-ils de qui elle parlait. « Il y a une autre cage là-dessous, a néanmoins répondu une âme vaillante. Renversée et brisée. Il a peut-être filé. » Madame et moi nous sommes regardés. Pourquoi Gobelin aurait-il détalé sans la Fille ? Jamais il n’aurait fait ça. « C’est sans danger ! » a crié Tobo. Le Hurleur a tenté de l’imiter, mais sa voix s’est étranglée dans un gargouillis strident. « Il y a bel et bien du louche, ai-je affirmé. Tobo, envoie tes petits amis invisibles en reconnaissance dans le secteur. Il faut impérativement savoir où sont passés Gobelin et Volesprit. Le plus tôt possible. Et les pourchasser. » Roupille a donné son assentiment d’un hochement de tête exaspéré. Madame et moi nous sommes prudemment approchés de la tente. Les traquenards peuvent prendre de multiples formes. Ainsi qu’on nous en avait prévenus, une des deux cages était brisée et vide. L’autre était couchée sur le flanc, sa porte tournée vers le sol. Une jolie femme gisait à l’intérieur, complètement affalée et nue comme un ver. Madame m’a littéralement soufflé : elle s’est ruée en avant en plaignant son pauvre petit bébé. Je l’ai empoignée par le bras : « Du calme ! » J’avais l’impression qu’on avait fait poser ce corps. Si Volesprit parvenait à obtenir que nous nous précipitions nous-mêmes dans la mort en accourant vers une enfant qui n’éprouvait guère plus de sentiments à notre égard que pour les chevaux, le bétail et tout ce qu’elle avait croisé dans sa vie, son sens de l’humour risquait d’en être titillé pendant des décennies. Madame s’arrêta net, mais sa patience s’épuiserait vite. « Quoi ? — Ce n’est pas Boubou. Je ne crois pas, du moins. » Mais cette peau nue n’était tout de même pas une illusion, si ? Gobelin était parfaitement capable, autrefois, de faire ce genre de farce… Pourtant, Tobo avait affirmé que la tente n’hébergeait rien de magique. Je me suis accroupi, j’ai grogné en entendant craquer mes genoux, passé le bras à travers les barreaux et repoussé les cheveux noirs qui voilaient la nuque de la femme. J’ai attiré Madame à mes côtés. Ses genoux n’ont pas moins grincé que les miens. « Regarde. Là. J’ai fait du bon boulot, pas vrai ? On voit à peine les coutures. » J’exagérais un tantinet : les cicatrices étaient hideuses. Mais pas tant que ça pour une femme à qui l’on avait recousu la tête. « Vérifie son pied. Lequel a été blessé ? Le droit, non ? » J’ai retourné son pied droit. Les dommages provoqués par le piège de Gobelin et les soins rudimentaires de Volesprit sautaient aux yeux. « Je la hais encore plus qu’avant, a craché Madame. À part ce talon et ces balafres, elle est aussi svelte qu’à son dix-neuvième anniversaire. Qu’est-ce qu’elle a ? — Impossible de le dire de là. Mais pas question de m’approcher davantage tant que je ne serai pas certain que ça ne présente aucun risque. Où sont passés Tobo et le Hurleur ? Ramène-les ici. » En dépit de l’absence de sorcellerie, la situation restait potentiellement explosive. Volesprit serait d’une humeur exécrable à son réveil. « Cette enfant doit avoir très mauvaise opinion de notre intelligence si elle s’est imaginé que nous tomberions dans le panneau », a grommelé Madame. J’ai ruminé quelques instants. Peut-être avions-nous fait irruption prématurément. Avant que le piège soit fin prêt. « Cat Sith vient de repérer Volesprit à la lisière nord des bois, nous a appris Tobo à son retour. Elle tient Gobelin en laisse. Elle a réussi à rallier quelques soldats et leur fait élever des fortifications. » La contemplation de ma belle-sœur semblait de plus en plus distraire son attention. Bien. N’était-ce pas là un rebondissement captivant ? « La Fille de la Nuit se ferait donc passer pour la Protectrice ? » a éructé Roupille. Tobo a bien failli vomir lorsqu’il s’est rendu compte qu’il convoitait une femme de cinq siècles son aînée. « Il faut la pousser dans ses derniers retranchements, a déclaré Madame, toujours adepte, quand elle était aux commandes, des actions promptes et définitives. Quelle que soit celle des deux qui tient les rênes. Chaque seconde dont elle bénéficiera pour reprendre les choses en main nous vaudra d’autant plus de pertes et de difficultés ultérieures. » Roupille n’en a pas disconvenu. Difficile de nier la réalité. Elle est sortie rétablir l’ordre et exhorter les hommes à reprendre leur progression. Il était pour le moins étrange que les Tagliens aient consenti à se rallier alors qu’ils n’étaient ni bien entraînés ni très motivés et que nous les avions déjà écrasés à deux reprises. Mais Tobo persistait à l’affirmer et il n’était pas sujet à des fantasmes. Pas de cet ordre, tout du moins. De même, qu’ils soient bien armés était assez peu plausible. La plupart des soldats avaient jeté leurs armes lors de leur première débandade. Madame m’a broyé la main. « Tu crois qu’on a une chance de la revoir un jour ? — Tu commences à te dire qu’elle n’est ni plus proche ni plus réelle que le Khatovar, n’est-ce pas ? » Saule Cygne s’est senti obligé de se pointer. « C’est bien vrai ? Nous aurions repris Volesprit ? — Les nouvelles vont vite, ai-je répondu. C’est bien elle. J’en suis persuadé. Si tu veux venir l’examiner avec moi, tu es le bienvenu. Tu pourras confirmer. » Il avait approché Volesprit de bien plus près que votre serviteur, qui n’avait jamais été que son médecin et son chirurgien, et pendant une assez brève période. Il serait donc mieux à même que moi de reconnaître certains de ses signes particuliers et nous permettre de déterminer s’il ne s’agissait pas encore d’un de ses stratagèmes élaborés. Du moins s’il en avait gardé souvenir au bout de cinq ans. Je ne croyais pas à une ruse. Quelque chose clochait pour de bon chez la petite sœur de ma chère et tendre. Je l’avais pressenti avant même de l’ausculter. Cygne l’a examinée en grommelant. Il ne gardait sans doute pas un très bon souvenir de la manière dont Volesprit l’avait manipulé à l’époque. Mais il ne lui vouait pas non plus de haine excessive. « Tâche de garder gravé dans la mémoire ce que cette femme t’a fait, Saule Cygne, a déclaré Roupille. Je ne voudrais surtout pas que ça se reproduise. Et, si jamais je flairais un petit goût de revenez-y, tu peux être sûr que tu te retrouverais avec les rotules explosées avant d’avoir pu concrétiser. » Cygne mourait d’envie de piquer sa crise, de protester qu’en aucun cas cette foutue sorcière ne réussirait de nouveau à le suborner. Mais il s’en est abstenu. Après tout, il n’était fait que de chair et il savait cette chair incapable de toute pensée rationnelle dès qu’elle était en présence d’une femelle du sang de Volesprit. Son passé parlait pour lui. « En ce cas, pourquoi ne pas la tuer tout de suite ? » a-t-il demandé. L’orgueil blessé pointait le museau sous son détachement apparent. « Là. Sur-le-champ. Nous n’aurons jamais une plus belle occasion d’en finir avec elle. Définitivement. — Non ! » ai-je aboyé alors que Madame semblait n’envisager qu’avec réticence de décevoir un lascar dont la flamme s’était d’abord portée sur elle. Elle n’allait pas commencer à éprouver de la compassion sur ses vieux jours, tout de même ? Ni à revendiquer subitement le sens de la famille ? Sa sœur était un de ses plus vieux ennemis encore en vie. Et réciproquement. « Nous ignorons encore ce que Gobelin et Boubou lui ont fait. Volesprit ne nous aidera que dans la mesure où ça lui sera absolument nécessaire, mais elle le fera. Le temps que ça durera. » Madame a hoché la tête. Sa sœur était sans doute démente, mais d’une démence pragmatique. Rien ne laissait entendre que la cadette revenait à elle. Je n’en ai rien dit, mais mon dernier éclat me faisait peu ou prou l’effet d’un coup d’épée dans l’eau. J’étais de plus en plus persuadé que Volesprit était très gravement affectée. Je craignais une issue fatale. Le même charme avait emporté Sedvod. Et personne ne semblait s’en rendre compte. Mes autres compagnons étaient bien trop excités à l’idée de la tenir enfin à leur merci. CHAPITRE 71 : LE MITAN UNE PEU PLAISANTE VÉRITÉ Réveiller Volesprit, l’amener à recouvrer assez de sa lucidité pour qu’elle comprenne ce qui lui arrivait et commence enfin à en souffrir… ces perspectives ont occupé l’esprit de Madame et de Cygne pendant un certain temps. Murgen, Thai Dei, Sahra et l’oncle Doj se sont bientôt joints à eux. Ils comptaient certes lui forcer la main en temps voulu et la contraindre à nous aider. Mais ils tenaient avant tout à se rengorger et à pavoiser. Volesprit refusait de coopérer. Elle restait imperturbablement inconsciente, exactement comme Sedvod avant elle. Le lointain raffut des escarmouches nous parvenait encore, plus ou moins bruyant mais jamais très violent. Les nôtres ne semblaient guère plus assidus à la tâche que nos ennemis. Je pouvais difficilement les blâmer de leur peu de détermination à se faire tuer quand l’issue de la bataille était d’ores et déjà scellée. Arpenteur-du-Fleuve est arrivé au pas de gymnastique. « Le capitaine vous adresse ses compliments et demande si vous ne pourriez pas venir tous l’aider. Elle a un problème. Et aimerait connaître votre opinion. — Les dieux me patafiolent ! me suis-je exclamé. On croit avoir tout vu et… — Quel genre de problème ? » m’a coupé Murgen. La vue de Volesprit ne le distrayait pas, lui. L’emploi du terme « problème » signifiait qu’on n’allait pas tarder à exiger de son fils qu’il s’implique dans une affaire brûlante et il en était conscient. « Nous éprouvons quelques difficultés à régler leur compte aux survivants de l’armée ennemie. — Pourquoi ne pas les laisser aller en paix, maintenant ? ai-je suggéré. Ils fuient. » Arpenteur m’a ignoré. « Au bout d’une centaine de mètres, nos soldats semblent se désintéresser de l’affaire. Les rares qui réussissent à franchir une cinquantaine de mètres supplémentaires trouvent bientôt exécrable l’idée de l’empêcher de parvenir à ses fins et se persuadent qu’ils feraient mieux de l’aider, “elle”, à réaliser sa sacro-sainte destinée. L’identité du “elle” en question demeure assez floue. Mais ils présument qu’il s’agit de la Protectrice, puisque c’est la seule démone qu’ils connaissent et que c’est elle, précisément, qu’ils sont censés traquer. » Madame m’a fait signe de me rapprocher. « Je me charge de régler cette question, a-t-elle chuchoté. Décolle avec tapis et poteaux et bombarde le poste de commandement taglien en prenant soin de te tenir hors de portée des sortilèges. — Nous sommes de nouveau à court de boules de feu. — Alors largue des rochers. Ou des broussailles enflammées. Tout ce que tu voudras, du moment que ça l’oblige à se concentrer sur le moyen de les esquiver. Plus elle se déplacera, plus nombreux seront ses soldats à sortir du rayon d’action de son charme et à s’enfuir après avoir recouvré leurs esprits. » Son assurance suggérait qu’elle connaissait depuis belle lurette l’effet de ce charme. « La première chose à faire, c’est d’embarquer une cargaison de flèches, ai-je répondu. Nous nous contenterons de les laisser tomber de très haut, hors de sa portée. Lâchées d’une hauteur de quinze cents mètres, elles devraient être fatales. » J’avais les tripes nouées. J’étais en train de parler de bombarder la chair de ma chair. Mais en mon for intérieur je restais aussi persuadé que Boubou ne souffrirait d’aucun dommage personnel. Tout en cherchant à me convaincre de l’inéluctabilité de cet affrontement, prévisible depuis que Narayan Singh avait arraché notre bébé aux bras de Madame. Le subterfuge a fonctionné. Vêtue du justaucorps de cuir de sa tante, la Fille de la Nuit a déguerpi, suivie de Gobelin. Nous avons épuisé nos dernières bombes et boules de feu. Leur manque de précision a quelque peu écorné mon point de vue cynique sur nos chances de jouir d’un bref répit. Leur tandem a tenté de riposter. Chaque fois qu’un poteau volant descendait au-dessous d’un certain niveau, un toron lumineux couleur d’urine jaillissait vers le ciel. Mais ils étaient bien trop occupés à bondir dans tous les sens en esquivant mes projectiles pour se concentrer sur leurs cibles. Pas moyen de repérer l’origine de cette lumière mortelle. Ma fille, ai-je remarqué, n’avait pas l’air de se rendre compte que le type qui la survolait, vêtu de ce costume hideux, n’était autre que son papa chéri. Nos soldats n’ont pas tardé à évaluer la situation et à profiter des opportunités offertes par la modification constante du périmètre encerclant l’armée taglienne. La Fille de la Nuit n’avait sans doute reçu aucune formation militaire, mais elle était rapide et résolue ; en outre, elle bénéficiait des conseils avisés d’un homme qui avait passé plus d’un siècle à guerroyer. Gobelin l’a exhortée à attaquer, à utiliser au mieux les troufions qu’elle mesmérisait. Et elle s’est exécutée. Faisant fi des projectiles qui s’abattaient autour d’elle, elle s’en est prise directement à Roupille. Les nôtres, tout en s’efforçant de continuer à l’affaiblir de loin, n’ont eu d’autre choix que la fuite. Tous ceux qui s’approchaient un peu trop étaient victimes d’un brutal revirement qui les poussait à se battre pour le messie femelle des Félons sans comprendre ce qui leur arrivait. Dans la mesure où le nombre de ceux qui trépassaient en son nom la laissait indifférente, Boubou était capable d’intervenir n’importe où à tout moment, d’anéantir chaque noyau de résistance avant même qu’il s’organise et, pour deux ou trois recrues qu’elle perdait, d’en gagner une nouvelle, plongeant ainsi les archers chargés de tirer sur des soldats qui, un instant plus tôt, faisaient encore partie de leurs camarades dans un dilemme cornélien. Elle a même failli réussir à nous reprendre Volesprit. Sur ces entrefaites, Tobo a commis une grosse boulette. Il a présumé de ses forces en s’imaginant que, combinées à celles du Hurleur, elles lui permettraient de triompher d’une fille peu entraînée, pourvu qu’ils lui tombent dessus par surprise d’une direction inattendue. Et peut-être n’avait-il pas entièrement tort. Mais il n’avait oublié qu’un détail : l’allié de la Fille n’avait plus rien de commun avec le Gobelin qu’il avait connu enfant. Ce Gobelin-ci avait été contaminé par une divine malfaisance. Le toron couleur d’urine a cueilli leur tapis volant d’un cinglant coup de fouet, juste avant qu’ils n’aient eu le temps de tisser leurs meilleurs sortilèges. Un bon morceau du véhicule a été réduit en copeaux noirâtres voltigeant au vent. Tobo, le Hurleur et les débris de leur monture ont été précipités droit devant, sans doute à l’abri des sortilèges, mais pas d’un balayage brutal des rameaux de l’arbre dans lequel ils venaient de s’engouffrer. Le Hurleur a laissé échapper deux ou trois glapissements à fendre l’âme. Ce rai de lumière pisseuse avait magiquement chamboulé les émanations mystiques du jeune et du vieux sorciers. Certes, leurs sortilèges ont causé de sérieux dommages aux défenseurs de Boubou. Ils ont même réussi à étourdir leurs cibles. Mais, dans la mesure où les deux jeteurs de sorts rebondissaient de branche en branche dans les bois au lieu de revenir en rendre compte, nous n’avions aucune chance de profiter de l’aubaine. CHAPITRE 72 : LE MITAN LES SAUVETEURS Nous étions dans une sorte d’impasse. De statu quo. Aucun moyen d’atteindre Gobelin et la Fille de la Nuit, alors qu’ils n’avaient jamais été plus vulnérables. Leurs nervis ignoraient que nous avions perdu nos deux armes les plus formidables. Du moins ne l’apprendraient-ils pas avant un bon moment. Mes corbeaux, revenus en temps voulu pour servir de porte-voix à Tobo, m’ont informé que le Hurleur et lui avaient survécu à leur chute, mais dans un triste état. Ils se dissimulaient dans les bois à quelques douzaines de mètres de la cachette où se tapissaient encore Gobelin et la Fille de la Nuit, tout juste assez remis de leur choc pour continuer de respirer. J’ai tenté de le faire savoir discrètement à Roupille, mais Sahra était par trop sur le qui-vive. En quelques secondes à peine, elle avait atteint un tel degré d’hystérie que Murgen lui-même n’a pas réussi à l’apaiser. « Tu dois faire quelque chose ! n’arrêtait-elle pas de piailler. — La Fille de la Nuit va t’entendre, a grommelé Murgen. — Il faut absolument le sortir de là ! — Tais-toi ! » J’en ai convenu. « Quelqu’un » devait absolument intervenir. Moi, à tous les coups. Mais la seule assistance efficace dont je disposais était celle de mes deux corbeaux. Lesquels, alternativement, me rapportaient que Tobo était plongé dans l’inconscience ou dans un doux délire. Impossible d’obtenir d’eux qu’ils lui soutirent des instructions sensées. En outre, ils refusaient obstinément de transmettre les miennes aux ombres inconnues. Celles-ci s’étaient agglutinées en si grand nombre qu’il devenait pratiquement impossible de ne pas les entrapercevoir en se retournant ou en bougeant brusquement. « On ne peut pas l’approcher », a déclaré Murgen à Sahra avant de la secouer très fort. Elle n’écoutait pas. Sans quoi, elle aurait probablement entendu de bien déplaisantes vérités. Shukrat s’est avancée d’un pas. « Je peux le tirer de là », a-t-elle affirmé. Sahra l’a bouclée. Roupille elle-même s’est arrêtée de rameuter les débris de notre armée pour lui prêter attention un instant. « Il faudrait me rendre mes vêtements », nous a déclaré Shukrat. Elle n’avait plus qu’un très léger accent. « Sous leur protection, ce charme n’exercera aucun effet sur moi. » Et elle maniait désormais assez bien le taglien pour converser. L’hystérie de Sahra s’est aussitôt dissipée. Je ne comprendrai jamais cette femme. J’aurais parié qu’elle empirerait. Nous nous sommes tous regardés. Privés de Tobo, nous ne survivrions pas. Pas dans ce monde, avec les ennemis que nous nous connaissions. Il fallait absolument le récupérer avant que la Fille de la Nuit se rende compte de l’aubaine que dame Fortune venait de lui offrir sur un plateau. « Il faudra bien prendre un jour ou l’autre le risque de me faire confiance, a conclu Shukrat. Le moment me paraît tout indiqué. » Elle était peut-être moins sotte qu’il n’y paraissait. Tobo se fiait à elle, lui. J’ai jeté un regard derrière elle, vers Roupille qui s’était remise à vociférer furieusement pour la gouverne d’Iqbal Singh et d’un officier vêtu d’une armure de Hsien affreusement lacérée. Elle avait saisi et m’a adressé un signe de la main laissant entendre qu’elle s’en remettait à moi. Je connaissais les jeunes Voroshk bien mieux qu’elle. « D’accord, ai-je dit à Shukrat. Mais je viens avec toi. — Comment ? — Je mettrai ceux de Gromovol… » Bien que sincèrement soucieuse, Shukrat a affiché une expression plus amusée qu’alarmée. Elle s’inquiétait beaucoup pour Tobo. Obsédé comme je le suis par ces notions de loyauté, de fraternité et de fidélité au passé, j’ai parfois un certain mal à comprendre que d’autres puissent effectivement se montrer aussi souples, face aux circonstances, qu’ils en donnent l’impression. Jamais je n’aurais été capable d’affronter un tel retournement de situation dramatique avec l’aisance de Shukrat. « Ça ne fonctionnera pas, c’est ça ? — Non. Nos vêtements sont créés tout spécialement pour chacun de nous. Personnellement. » Sans doute son accent n’était-il que légèrement plus marqué que le mien, mais son vocabulaire restait rudimentaire. Son discours était plus simpliste qu’il ne l’aurait dû. « Bien sûr, un tailleur habile pourrait procéder à un ajustement. Mais un tel talent exige vingt ans d’études. — Très bien. Où avons-nous stocké ces étoffes, déjà ? Dans le chariot de Tobo ? » Le gamin était à la tête d’une quincaillerie si abondante qu’il lui fallait son propre chariot et un équipage pour le tirer. Le véhicule contenait des objets aussi disparates que des billes et des prodiges. On le laissait faire depuis qu’il était tout petit et il n’abandonnait jamais rien derrière lui. « Allons-y. » J’espérais seulement qu’il n’avait pas aussi laissé des sortilèges de protection nous interdisant de récupérer les outils dont nous aurions besoin pour sauver son petit cul étique. CHAPITRE 73 : LE MITAN SAUVETAGE Revêtue de pied en cap de l’uniforme familial, Shukrat offrait un aspect autrement impressionnant que l’adorable petite blonde au visage couvert de taches de rousseur qui traînait avec Tobo. Sa tenue donnait l’impression d’être vivante et, en même temps, très excitée d’avoir enfin retrouvé sa propriétaire légitime. L’étoffe noire ne cessait de faseyer autour d’elle, trépidante. Telle une ombre inconnue qui aurait décidé de se montrer. Les yeux bleus de Shukrat pétillaient. Je la soupçonnais d’énormément s’amuser. « Le père de Tobo et moi allons t’accompagner le plus loin possible », lui ai-je déclaré bien qu’elle n’eût aucun besoin, visiblement, d’être rassurée. Elle devait se douter que la venue de Murgen impliquerait aussi celle de Thai Dei. Et Thai Dei ne lui faisait absolument pas confiance. Nos relations personnelles, parfois très incongrues, laissent Shukrat indifférente. Point, d’ailleurs, qu’elle ait consenti à seulement en discuter avec un vieux débris comme moi. Elle semblait avoir oublié qu’elle portait la même tenue le jour où elle était tombée entre nos mains. Alors qu’elle n’était pas seule. Oublié qu’elle n’était pas invincible. Les sorciers sont toujours trop sûrs d’eux. Surtout les plus jeunes. Ceux dont l’assurance est justifiée deviennent de vieux sorciers. Un peloton de combattants d’élite ramperait derrière nous, à distance suffisante pour éviter de froisser l’amour-propre de Shukrat, mais assez proche malgré tout pour sauver son mignon popotin au cas où cette assurance ne serait pas entièrement justifiée. Pour l’amour de Tobo, j’allais m’efforcer d’en faire une vieille sorcière. Plus vieille de vingt-quatre heures, du moins. Murgen avait dégauchi des lance-boules de feu pour Thai Dei et lui. L’oncle Doj s’était contenté de se dégauchir lui-même, avec Bâton de Cendre, avant de s’inviter à la table de jeu. Peut-être était-il plus âgé que la terre que nous foulions, mais il n’en restait pas moins plus agile que moi. Ses disciples et lui se faufilaient à travers les bois sinistrés dans un silence si absolu que je me suis demandé si mon ouïe ne me trahissait pas. Mes vieux os étaient encore moins coopératifs ce jour-là, de sorte que je me suis vite retrouvé à l’arrière-garde. Mon corps ne cessait de me rappeler que j’avais été grièvement blessé encore assez récemment. Ce qu’il faisait d’ailleurs pratiquement tous les jours. Je portais l’armure d’Ôte-la-Vie. La réplique de Hsien était sans doute faite d’un métal moins sonore que celui de son modèle, mais je n’en donnais pas moins l’impression de cliqueter et de ferrailler. J’avais emporté le javelot de Qu’un-Œil. Contre l’avis de Madame. Le poteau volant de Shukrat lui collait aux basques. Mes corbeaux s’y étaient perchés : l’un se proposait de nous guider, l’autre était prêt à transmettre des nouvelles à l’arrière, sinon des vœux de bonheur pour un jour de fête des plus inattendus. Ce jour était nécessairement férié quelque part dans le monde. Et le destin m’a permis d’entrevoir au loin un Gobelin manifestement plongé dans l’inconscience, une inconscience rappelant énormément celle où il avait coutume de sombrer dans une existence antérieure, après nous avoir précisément servi, pour justifier son ivresse, l’excuse du jour férié. J’ai brandi le javelot. J’ai aussi aperçu la Fille. Elle remuait, certes, mais plutôt comme un pochard à deux doigts de tomber dans le coaltar. Je me suis souvenu de la fois bien lointaine où, avec un frère du nom de Corbeau, nous avions tendu une embuscade à une sorcière surnommée Murmure pour le compte de Volesprit. La roue tourne. À l’époque, la démente était encore notre employeur. Elle travaillait à présent pour nous. Du moins aurait-elle l’occasion de le faire si je parvenais à la maintenir en vie. La tâche risquait d’être ardue. Voir la Fille et mon vieil ami m’a été douloureux. J’ai regretté de n’avoir pas sous la main une arme qui me permettrait d’en terminer sur-le-champ. Ici et maintenant. Le javelot de Qu’un-Œil s’est comme retourné entre mes doigts. J’ai montré la scène à Murgen et Thai Dei. « Sur le trajet de retour, ai-je soufflé. Quand nous aurons récupéré Tobo et le Hurleur. » J’ai indiqué leurs tiges de bambou. Murgen s’est efforcé de rester de marbre. Thai Dei n’avait pas besoin de se forcer. Ce garçon n’a pas été fourni avec les mimiques faciales. L’oncle Doj a opiné. L’oncle Doj et les impératifs déplaisants sont des amis de longue date. « Je m’en chargerai si tu t’en sens incapable », ai-je annoncé à Murgen. Il faut parfois savoir murer son cœur. Au bout de quelques pas, nous avons rencontré le phénomène émotionnel que les soldats avaient mentionné. Mais, compte tenu de l’état d’hébétude de Boubou, il n’affectait plus la raison. Il m’a suffi de me concentrer pour ne pas céder à un amour immodéré de la Fille de la Nuit. Je me suis néanmoins demandé quelle amplitude ce charme avait bien pu atteindre quand elle était encore en possession de toutes ses facultés. Nous avons rejoint Tobo sans encombre. Le Hurleur, miraculeusement silencieux, gisait à quelque dix pas de lui. Les dieux jouent parfois à de drôles de jeux. J’ai pris soin d’examiner Tobo avant que quiconque s’avise de le déplacer. Son pouls était fort et régulier, mais son corps couvert d’entailles et d’ecchymoses, et il souffrait d’un nombre élevé de fractures. Il ne nous serait plus d’aucune utilité avant un bon moment. « Il s’en serait très bien tiré s’il avait porté ce vêtement », a murmuré Shukrat en montrant sa tenue. Elle semblait en effet à l’épreuve des sortilèges. Ainsi qu’elle l’avait prédit, elle ne souffrait aucunement des émanations de la Fille de la Nuit. Chacun de nous, en revanche, devait livrer une rude bataille pour s’y soustraire ; bataille de plus en plus âpre à mesure que Boubou reprenait conscience. Nous avons allongé Tobo sur une civière de fortune, que nous avons ensuite arrimée sous le poteau volant. Puis nous avons hissé le Hurleur sur ce même poteau, auquel nous l’avons ligoté. Il n’était pas très grièvement blessé ; tout juste plongé dans une longue inconscience. Ses haillons l’avaient mieux protégé qu’une armure. Il allait d’ailleurs devoir se trouver une obscure venelle pour y décrocher de nouvelles loques. Il avait d’urgence besoin d’un autre complet. Celui qu’il portait ne méritait même plus le nom de torchon. J’ai prié Murgen et Thai Dei de ramasser, dans la mesure du possible, tous les lambeaux de tapis volant qui pourraient prévenir les Tagliens de notre présence. Sans même parler des renseignements qu’ils auraient pu en tirer. Inutile d’inspirer à Gobelin et Boubou quelques idées lumineuses susceptibles d’améliorer leur mobilité. Le Hurleur a choisi ce moment pour se réveiller, s’étirer et saluer le monde d’un superbe glapissement. J’ai bien bâillonné la bouche du petit bâtard d’une main caparaçonnée, mais j’avais réagi une seconde trop tard. Les hommes de Boubou se sont mis à grouiller tout partout. Gobelin s’est réveillé et a promené autour de lui un regard noir mais manifestement désorienté. Quelqu’un, sans doute avide de se précipiter dans le fossé qui s’ouvrait entre la Fille de la Nuit et ce nouveau péril, a heurté si violemment Boubou qu’il l’a fait basculer, la sonnant encore davantage. L’effet « Aimez-moi » a considérablement perdu de sa vigueur. Une demi-douzaine de soldats tagliens ont fait irruption. Les deux premiers ont pilé net en nous apercevant, Shukrat et moi. Ceux qui arrivaient juste derrière les ont télescopés. Doj a bondi comme s’il n’avait que le tiers de son âge. Bâton de Cendre a scintillé au soleil et exécuté une danse de mort. D’autres soldats ont fait leur apparition. Bien plus nombreux. Murgen et Thai Dei ont vidé sur eux les lance-boules qu’ils avaient emportés, puis tiré l’épée et aidé l’oncle Doj à tisser sa tapisserie d’acier. « Va, m’a exhorté Shukrat. Maintenant. Contente-toi de pousser le rheitgeistide. Il te précédera. » Mais uniquement en ligne droite, me suis-je aussitôt aperçu. À moins de disposer de deux assistants qui le tireraient et le pousseraient vigoureusement pour le contraindre à poursuivre sa route dans une autre direction, mais toujours en ligne droite. Je n’avais personne sous la main. Les parents mâles de Tobo s’employaient à tailler l’armée taglienne en becquée pour les corbeaux. Shukrat, quant à elle, s’évertuait à jouer les fines mouches pour une bande d’archers ennemis. Quand leurs flèches l’atteignaient, elle donnait l’impression de perdre provisoirement de sa définition. Sa cape virevoltait autour d’elle, évoquant un nuage. Aucune ne la touchait. Une nuée de milliers de flocons scintillants, aussi noirs que l’obsidienne, s’est brusquement élevée d’elle en bouillonnant. En dépit du vent qui nous soufflait au visage, cet essaim s’est rué sur les Tagliens. Quelques instants plus tard, les soldats ennemis se giflaient à qui mieux mieux en blasphémant, désormais oublieux de l’humeur belliqueuse qui les jetait contre nous l’instant d’avant. Excellentissime ! Au fil des ans, j’avais souvent vu Qu’un-Œil et Gobelin pratiquer ce genre de coup fourré. D’ordinaire en recourant à des abeilles ou des frelons. Une fois, l’un d’eux avait même levé toute une armée de fourmis pour attaquer l’autre. Le plus clair de leur créativité, durant tout le cours de leur existence, leur avait surtout servi à inventer d’autres façons de se harceler mutuellement. Ces petits merdeux me manquaient. Jusqu’à leurs turpitudes. Les Tagliens qui décidaient, sciemment ou non, de devenir des adeptes du messie femelle des Félons choisissaient bien mal leur moment. Les parents de Tobo faisaient gicler le sang. Cette âme damnée de Gobelin a brusquement jailli, tel un vampire affamé surgissant de son tombeau. Il a atterri au beau milieu de ses propres soldats. Trois ou quatre sont allés à terre. Doj, Thai Dei et Murgen ont valsé comme s’ils ne pesaient rien. Leur épée semblait soudain inoffensive. Leurs coups de taille les plus féroces rendaient un son creux, comme s’ils les portaient à un tronc d’arbre flotté. Et ne faisaient au demeurant guère plus de dégâts qu’à une grosse vieille souche imbibée d’eau. Je me suis souvenu des derniers instants de Qu’un-Œil. Et j’ai agi pratiquement au même moment, le javelot, dont la pointe commençait déjà à reluire, tendu à bout de bras. La créature qui avait été Gobelin s’est tournée de profil juste à temps pour ne pas se faire transpercer. Elle n’a souffert que d’une entaille qui aurait sans doute exigé plusieurs points de suture si elle avait été le vrai Gobelin. Sa chair était plus coriace que celle d’un vieux jambon fumé. Le visage gobelinoïde a d’abord trahi un grand effarement puis une atroce souffrance. Le javelot fumait et crépitait dans ma main. Le démon a piaillé. L’espace d’un instant, j’ai cru voir le vrai Gobelin me scruter de ses yeux torturés. Je me suis poussivement efforcé de recouvrer l’équilibre pour lui porter un coup fatal. Je ne l’ai même pas égratigné. Il a déguerpi à toute allure, complètement terrorisé par mon arme. Sa plaie semblait déjà gangrenée. Toute l’affaire n’avait duré que quelques secondes. Les soldats à qui j’avais ordonné de nous suivre n’ont pas tardé à arriver à la rescousse. Toujours à terre, Boubou n’irradiait plus assez d’« Aime-moi » pour endiguer leur combativité. Ils ont aussitôt entrepris de nous empoigner pour nous entraîner au loin. « Je peux marcher ! » ai-je râlé. Mais, en réalité, il ne me restait presque plus de forces. Je me suis emparé de l’extrémité du poteau volant et me suis mis à le pousser. Les soldats portaient Doj et Murgen. Celui-ci avait passé le bras autour de l’épaule d’un autre combattant qui déjà avait réussi à écoper d’une blessure. Ça n’augurait rien de bon pour la famille Ky. D’autres hommes à nous accouraient. Je m’appuyais au poteau. En m’efforçant de ne pas me ronger les sangs. Derrière moi, l’échauffourée gagnait en violence. Des soldats des deux camps surgissaient de toutes parts. La fortune changeait de camp selon que la Fille s’affaiblissait ou retrouvait des forces. L’emploi abusif du sortilège «Aime-moi » pompait manifestement toutes ses forces. « J’ai horreur de ce genre d’escarmouche », ai-je déclaré à Roupille venue voir comment se portaient les rescapés. Elle tournait délibérément le dos aux rangées de morts. Le Hurleur était déjà debout et s’affairait. J’avais mis une équipe entière au chevet de Tobo. Murgen survivrait. Il fallait juste lui laisser le temps. Mais pour Doj et Thai le temps semblait bien toucher à sa fin. Les soldats vivent… Je faisais également mon possible pour Volesprit, surtout quand mon épouse ne me regardait pas. « On peut perdre tout un tas d’hommes sans rien y gagner », ai-je poursuivi. Il me semblait avancer là une suggestion subtile. « Ils savent déjà qu’ils ne peuvent pas gagner. Ils ont entrepris de remonter vers le nord. Avant même que nous ayons terminé de les encercler. » Rien, dans sa voix, ne trahissait la déception. « Comment va Tobo ? Très mal ? — Beaucoup moins que son oncle et Thai Dei. — Toubib ! — Navré. Nous voilà réduits au chômage. Peut-être pour un bon moment. Si un seul os de Tobo est intact, je n’ai pas réussi à le trouver. » Je n’exagérais que très légèrement. Le gamin avait la jambe, le bras et un orteil brisés, un traumatisme crânien et nombre de côtes fêlées, broyées ou cassées. « À moins que tu n’aies l’intention d’affronter Mogaba sans lui. — Surpassés en nombre par la meilleure armée que nous rencontrerons jamais, commandée de surcroît par le seul général intelligent qu’il nous sera sans doute donné de croiser ? » En d’autres termes, un général qu’elle avait combattu pendant les guerres de Kiaulune sans jamais parvenir à le vaincre. Elle a jeté un regard vers Volesprit. « En espérant que le Hurleur nous aidera de son mieux ? Je ne crois pas. — Alors nous ferions mieux de nous replier douillettement sur Dejagore. Ou de remonter vers Ghoja. — Ghoja ! a-t-elle immédiatement décidé. Nous devons impérativement contrôler ce gué. Et cette barrière. — Mogaba ne bougera pas de sitôt, vraisemblablement. Il attendra de savoir exactement ce qui se passe avant de s’engager dans une direction précise. Bon sang, si nous l’informons de ce qu’il advient de la Fille de la Nuit, il risque même de ne pas bouger du tout. — Si nous le mettions au courant, il trouverait peut-être le moyen d’agir pour notre profit à tous, a-t-elle convenu. Veille à lui faire parvenir les informations adéquates. » Comment étais-je censé m’acquitter de cette tâche ? Je n’ai pas posé la question. Je me suis agenouillé auprès de Volesprit. Son souffle était irrégulier. Elle avait l’air de s’affaiblir. « Comment va Sahra ? ai-je demandé. — Elle s’en remettra. Elle vit avec cette idée depuis des années. Elle sait que nul ne s’en tire jamais vivant. Même ceux qui ne portent pas cet écusson d’argent. Je t’informerai de ce qu’elle aura décidé concernant les funérailles. » J’ai donné acte d’un grognement. Roupille m’a quitté sur un dernier avertissement. « Ne laisse surtout pas mourir son garçon. Ça risquerait de tourner au vinaigre. » CHAPITRE 74 : LE MITAN LES ROIS DE L’ÉVASION À un moment donné, dans le feu de l’action, les jeunes Voroshk avaient décidé de prendre la fuite. Mais avant de filer ils avaient dû débattre d’un plan d’évasion, de celui d’entre eux qui serait le chef quand ils auraient réussi, et avaient ensuite continué de se chamailler jusqu’à épuiser tout leur temps ou presque pendant que Volesprit puis Boubou nous distrayaient. Rien n’avait été fermement décidé. Après le coucher du soleil, ils avaient déjoué la vigilance de leurs gardes à l’aide de faibles sortilèges de désorientation. Gromovol avait tué plusieurs soldats, geste en grande partie motivé par l’insistance de Magadan à l’en dissuader. Dès qu’ils s’étaient retrouvés libres, Gromovol s’était mis en quête de son poteau volant. Arkana et Magadan avaient jugé plus urgent de récupérer leurs vêtements. Sans eux, ils étaient pratiquement impuissants. Ils avaient donc débouté Gromovol. Ils connaissaient assez bien la Compagnie noire, à présent, pour aspirer à prendre leurs distances avec lui et la fin tragique qui lui pendait au nez. « Il faudrait aussi nous emparer d’une des clés qui ouvrent leur Porte d’Ombre, avait suggéré Arkana à Magadan. Sinon nous ne pourrons jamais quitter ce monde. — En effet, si l’occasion se présente. Mais, avant tout, il faut absolument échapper à ces cinglés. » Après plusieurs mois de captivité, Magadan ne comprenait toujours rien à ce qui se passait dans ce monde. Il lui était trop étranger. Rien n’y faisait sens. Le sien n’avait connu aucune guerre digne de ce nom depuis l’accession de ses ancêtres au pouvoir. Deux cents mètres plus loin, Gromovol commettait brusquement une énorme bourde et se faisait repérer en tentant de chaparder son poteau volant. L’alarme sonna. Quelques minutes plus tard, la fureur gagnait le campement tout entier. On avait découvert les gardes assassinés. Arkana avait blasphémé. « L’imbécile ! Nous ferions mieux de nous rendre à un gradé, maintenant. Si nous nous entêtons à fuir, les soldats qui nous rattraperont refuseront d’entendre nos explications. — Shukrat… — Shukrat s’est naturalisée elle-même. Elle a décidé qu’elle ne pourrait jamais rentrer chez elle et qu’elle avait donc tout intérêt à composer de son mieux avec ce monde. Sans doute à cause de sa mère. — Hein ? — Sa mère. Depuis que le Premier Père l’a plaquée pour Saltireva, Shukrat est complètement à côté de ses pompes. De plus, elle est amoureuse de Tobo. — Il est craquant, non ? — Magadan ! Euh, bon… En effet. Exotique, en tout cas. — J’ai cru comprendre que la mère de Tobo était l’une des plus belles femmes de ce monde dans sa jeunesse. Mais son père a toujours bouffé la soupe à la grimace. » Magadan avait continué de s’éloigner du théâtre de l’effervescence durant toute la discussion. Il n’avait aucune destination précise en vue, mais nullement l’intention de se rendre. Jamais une telle occasion ne se reproduirait. « Shukrat n’a peut-être pas tort, avait déclaré Arkana. — Quoi ? — Suppose qu’elle n’ait pas réellement tourné casaque. Qu’elle cherche simplement à gagner leur confiance. Peut-être s’éclipsera-t-elle tout bonnement avec une Clé, un jour ou l’autre, et quittera-t-elle ce monde. — Bon sang ! — Non, elle ne le fera pas. Mais nous pourrions, nous, adopter cette tactique. » Shukrat n’avait pas mis longtemps à récupérer son poteau et ses vêtements. Elle était (déjà) en passe de devenir un élément important de la Compagnie noire. « Pourquoi n’y avons-nous pas pensé plus tôt ? avait grommelé Magadan. — Parce que nous sommes presque aussi stupides que Gromovol. Aussi imperméables que lui à tout ce qui ne ressemble pas exactement à ce nous faisons chez nous. Shukrat n’est pas particulièrement brillante. Mais elle a compris que ce monde n’était pas le sien et ne le serait jamais. Je rentre. Fais ce qu’il te plaît. Je tiens à ce qu’ils me retrouvent exactement où ils m’ont laissée quand ils cesseront de vociférer. J’ai refusé de m’enfuir. Tout est de la faute de ce crétin de Gromovol. » Mais, chère Reine des Neiges, ignorerais-tu que nous ne sommes jamais vraiment seuls ? Les Voroshk n’avaient jamais pleinement compris que les ombres inconnues étaient toujours parmi nous. Si Tobo l’avait souhaité, il aurait pu dresser la liste de leurs moindres murmures. Le peuple inconnu enregistre les émotions. Il a appris à comprendre tout ce qui se dit, bien plus vite que ceux qui parlent comme moi la langue du pays. Les Voroshk ne pouvaient plus partager aucun secret à voix haute. La malchance aime parfois se mettre de la partie. « Ne te gêne pas, avait conseillé Magadan à Arkana. Copine avec eux. Flirte. Fais ta Shukrat. Et reviens me trouver quand tu auras la Clé. Je te raccompagnerai chez nous. — Rentre avec moi au campement. — Exclu ! Ils me mettraient les crimes de Gromovol sur le dos. » Quand on parle du loup… Celui qu’on venait de nommer était brusquement apparu, fonçant droit sur eux, le visage grimaçant de terreur, la crispation de ses traits encore soulignée par la lueur des feux de camp. Gromovol, qui escomptait s’ouvrir à la volée la porte de la liberté, n’avait pas tardé à découvrir que c’était celle de l’enfer et que personne, derrière, ne se souciait de sa haute naissance. Avant même qu’on ait pu faire le tri et que les soldats se soient calmés, Magadan se faisait descendre, Gromovol grièvement blesser et Arkana violer à plusieurs reprises. On l’a confiée à mes soins : elle souffrait également d’une jambe cassée et de plusieurs côtes fêlées. Un peu plus tard, mes corbeaux, manifestement plus prolixes depuis que Tobo était hors jeu, m’ont rapporté tous les détails authentiques. Les soldats ne sont guère enclins à se montrer amicaux envers ceux qui viennent de tuer leurs camarades. Dans une compagnie où Madame n’aurait pas sa place et dont le capitaine ne serait pas du sexe faible, aucune mesure de discipline n’aurait sans doute été prise. En l’occurrence, ces mesures furent assez laxistes et surtout dirigées contre ceux qui avaient sexuellement agressé Arkana. On ne pouvait tout de même pas fermer les yeux ! CHAPITRE 75 : TAGLIOS LE PALAIS Mogaba n’était pas encore informé du désastre qui avait frappé l’armée du Mitan quand il trouva les deux femmes dans ses quartiers. Il reconnut aussitôt Madame. Mais pas la petite blonde. Sans doute devait-il s’agir d’une autre sorcière. La peur lui noua l’estomac et le battement de son cœur redoubla, mais il n’en montra rien. Pendant des décennies, il avait dû dissimuler ses émotions devant des cinglés puis une folle perdue. Les cinglés n’étaient plus de ce monde. Avec un peu de chance, la folle leur emboîterait le pas. Et lui serait toujours là. Il s’inclina légèrement. « Madame. À quoi dois-je cet honneur inattendu ? — À un désastre, bien entendu. » Le Grand Général dévisagea la plus jeune. Elle était parfaitement exotique, ne ressemblait à aucune femme qu’il avait connue. Bien que blonde et blanche de peau, elle n’avait rien de commun non plus avec Saule Cygne. Il émanait d’elle une aura parfaitement étrangère. Sans doute provenait-elle de ce séjour secret où la Compagnie noire s’était cachée au cours des années précédentes. « Je suis persuadé que vous n’avez pas fait tout ce trajet pour rester plantées là comme des piquets en prenant des airs mystérieux, déclara-t-il enfin. — La Fille de la Nuit et la créature qui se tapit à l’intérieur de celui qui était Gobelin ont réussi à triompher de la Protectrice. La Fille a endossé les vêtements de cuir de Volesprit et se fait passer pour elle. Elle a dilapidé quatre-vingt-quinze pour cent de ton armée du Mitan. Elle se dirige par ici. Nous ne sommes pas en mesure de la traquer. Mon époux a estimé que tu devais en être informé. La Fille de la Nuit ne vit que pour déclencher l’avènement de l’Année des Crânes, tient-il à ce que je te rappelle. Et, de mon côté, j’aimerais te faire savoir que Kina est bel est bien réelle. Doute tant que tu veux de l’existence des autres dieux, mais pas de la sienne. Nous l’avons vue. Si jamais elle se libère, nos vieilles querelles n’auront plus aucun sens. » L’Année des Crânes serait une atrocité auprès de laquelle les plus cruels caprices de Volesprit passeraient pour des enfantillages. Mogaba n’avait nullement besoin qu’on le lui rappelât. La Protectrice n’était que le Chaos. Kina, elle, était la Destruction. « Nous avions échafaudé un plan pour nous débarrasser de la Protectrice. Il devrait fonctionner tout aussi efficacement avec son usurpatrice. Sinon mieux. » Le Grand Général ne s’inquiétait pas du sort de Volesprit. Il se bornait à espérer que ce chapitre de sa vie était définitivement clos. « La Fille de la Nuit ne dispose pas des pouvoirs finement affûtés de la Protectrice, mais elle regorge de talent brut. Elle a réussi à s’entourer d’une aura d’un rayon d’une centaine de pas, qui incite tous ceux qui y pénètrent à l’aimer et à s’attacher de leur mieux à lui plaire. Ce phénomène s’est déjà manifesté dans une moindre envergure, et je crains fort que nous ne devions nous attendre à le voir s’amplifier dès qu’elle en prendra conscience et commencera de s’y exercer. — Mauvais, ça. Très mauvais. Le travail des tireurs d’élite n’en sera pas facilité. Existe-t-il un moyen de la contourner ?» Au léger sursaut de la blondinette, Mogaba comprit que la réponse de Madame (« Pas à notre connaissance, jusque-là ») était pour le moins insincère. Mais lui-même, à sa place, aurait gardé certaines informations sous le coude. Et celles dont ces femmes disposaient étaient manifestement peu fiables. Sinon, elles en auraient d’ores et déjà tiré profit. « Je vous remercie de cette mise en garde, déclara-t-il. Nous en ferons bon usage. Y a-t-il autre chose ? » Au plus profond de lui-même, il berçait l’espoir d’une réconciliation. Mais tout le monde rêve de l’impossible. Les dieux eux-mêmes poursuivent une utopie. Le Grand Général exposa les faits tels qu’on les lui avait rapportés. Il insista clairement sur ce point : « Nous ne sommes pas leurs amis. Ils souhaitent tout bonnement que d’autres fassent les frais de l’élimination des ennemis qui s’interposent entre eux et nous. — Mais qu’en est-il de la sincérité de ce rapport ? s’enquit Ghopal. N’essaieraient-ils pas de nous leurrer en nous poussant à attaquer la Protectrice ? S’ils parvenaient à obtenir que nous organisions cette tentative d’assassinat et si nous échouions alors qu’eux-mêmes la talonneraient, ils parviendraient aux portes de Taglios au moment précis où la ville serait précipitée dans le chaos. — C’est nous qui sommes allés les trouver, Ghopal, gronda Aridatha. Je suis parti à l’autre bout de monde leur apprendre que nous allions tenter de nous débarrasser de la Protectrice, tu t’en souviens ? Et je les ai aidés à prendre Dejagore, en témoignage de notre bonne volonté. — Les conditions ont changé. — J’y ai mûrement réfléchi, Ghopal, intervint Mogaba. Je crois que c’est vrai. La Protectrice est réellement hors jeu. Ce n’est peut-être que provisoire. Sûrement, bordel ! Elle a déjà fait des réapparitions invraisemblables. Ce qui froisse en revanche mon amour-propre, c’est que ces gens, dans l’éventualité d’une extension du conflit, n’ont pas l’air de nous accorder un très grand crédit. — Ce qui, si l’on prend la peine d’y réfléchir avec objectivité, n’est sans doute pas déraisonnable, grommela Aridatha. — Es-tu tout aussi certain de l’anéantissement de l’armée du Mitan ? » s’enquit Ghopal. Les experts militaires eux-mêmes peinaient à digérer la nouvelle de la chute de Dejagore et de la perte subséquente de l’armée du Sud. Nombre de gens attendaient encore de voir comment Dejagore réagirait à son changement de propriétaire. La nature de cette réaction aurait des répercussions par tout l’empire taglien. Allait-on fêter le retour de Leurs Altesses royales ? Ou bien le vilipender ? La réponse de Dejagore donnerait vraisemblablement le ton à toutes les villes et cités qui tomberaient dans l’escarcelle de la Compagnie. « Sûr et certain, répondit Mogaba. Ce dont je suis beaucoup moins sûr, c’est de la situation où se sont retrouvés les envahisseurs par la suite. J’ai la très nette impression que la défaite de l’armée du Mitan leur a coûté fort cher. — Nous devrions disposer d’un service de renseignement plus efficace, déclara Aridatha. — Je suis ouvert à toutes les suggestions, répondit Mogaba, non sans avoir pris le temps de réprimer un sarcasme. Des idées ? » Nulle inspiration ne jaillit dans l’immédiat. « Nous pourrions toujours tabler sur le mythe, railla Aridatha. Par exemple en nous condamnant nous-mêmes, cela en introduisant dans la partie un allié plus terrible encore que l’ennemi. Qui nous anéantirait une fois sa première tâche accomplie. » Mogaba et Ghopal lui surent gré de sa tentative mais ne saisirent pas le sel de la plaisanterie. « C’était une allusion, s’expliqua-t-il. Ou une parabole. Comme vous voudrez. Fondée sur tous les récits ayant trait à Kina : les Seigneurs de Lumière l’ont créée pour la faire intervenir dans leur guerre contre les démons. Et ils se seraient sûrement mieux portés, en dernière analyse, si les rakshasas l’avaient emporté. » Mogaba avait le sens de l’humour. Mais il avait dû omettre de s’en munir ce soir-là. « Il aurait fallu se trouver sur place pour en juger, me semble-t-il. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons appeler personne à la rescousse. Nous sommes livrés à nous-mêmes. De sorte que toutes les solutions seront bien accueillies. Et surtout celles qui sont praticables. » Ça ressemblait vaguement à de l’ironie, si bien qu’il avait peut-être, finalement, apporté un lambeau de son sens de l’humour. « Tout ce que nous pouvons nous permettre, déclara Ghopal, c’est envoyer davantage d’espions et établir d’autres relais de poste afin qu’ils nous transmettent plus vite leurs renseignements. — Et nous ne disposons que d’un seul bataillon de courriers. » Mogaba garda le silence une bonne trentaine de secondes avant de demander : « De quel degré de popularité jouissons-nous auprès des prêtres et de la bourgeoisie ? Ils ont eu largement le temps de réfléchir au retour de Leurs Altesses royales. Comptent-ils nous faire faux bond ? — Nous sommes le mal qu’ils connaissent, rétorqua Ghopal. La Protectrice a été leur bienfaitrice. Et seuls quelques beaux parleurs peuvent espérer tirer profit de notre éviction. Nous nous sommes évertués à éliminer tous les amis de la Radisha dès que nous avons compris que nous ne pouvions plus dissimuler la disparition de la princesse ni continuer de raconter qu’elle se terrait quelque part en pleurant sur son sort. — Remployons la même tactique, proposa le Grand Général. Laissons croire que nous n’avons pas perdu la Protectrice. Tu me parais bien distrait, Aridatha. — Je n’arrête pas de songer à cette fille. La Fille de la Nuit. — Et ? — Je l’ai vue une fois. Voilà cinq ans. Il y a quelque chose en elle… qui vous donne envie de la culbuter sur le dos. Et vous pousse en même temps à la vénérer. Vous donne l’impression que vous pourriez entreprendre n’importe quoi pour lui plaire. Quand on peut prendre assez de recul pour s’en rendre compte, c’est passablement terrifiant. — Elle est parfaitement adulte, en ce domaine au moins. » Mogaba leur exposa ce que lui avait rapporté Madame des événements qui s’étaient déroulés dans le Sud. « Elle a envoyé des centaines d’hommes à la mort. Nous devrons trouver un moyen de la liquider à distance. Voyez si l’on ne pourrait pas imaginer un engin mécanique. — J’ai une question, fit Bhopal. — Pose. — Qu’est-ce que tu tripotes depuis tout à l’heure ? Tu n’arrêtes pas de jouer avec depuis ton arrivée. — Oh ! Une espèce de coquille d’escargot. On en trouve partout dans le palais. Nul ne sait d’où elles viennent. Personne n’en a d’ailleurs vu ramper dans les parages. La faire rouler entre ses doigts procure une sorte de relaxation. » Les deux Singh zieutèrent le Grand Général comme s’ils lui trouvaient un comportement tout à fait bizarre. « Pour la Fille de la Nuit… ajouta Ghopal. On pourrait envisager le poison. On trouve de très talentueux empoisonneurs au Chor Bagan, le marché des voleurs. » Les années avaient métamorphosé Mogaba. Il ne rejeta pas aussitôt la proposition comme indigne d’un homme d’honneur. CHAPITRE 76 : LES TERRITOIRES TAGLIENS UNE NOUVELLE VERSION DE LA GENÈSE « Que diriez-vous d’une arme que nous pourrions déclencher hors de sa zone d’influence ? ai-je suggéré. Bon sang, en nous élevant assez haut en tapis ou en poteau volant, nous pourrions la bombarder de pierres jusqu’à ce que nous la touchions ! » C’était faire preuve de beaucoup d’optimisme. Depuis que Boubou avait abattu celui de Tobo et du Hurleur, nous n’avions même plus de tapis volant. Ne nous restaient que quelques lambeaux et morceaux épars de la demi-douzaine auxquels travaillait le Hurleur quand il n’avait pas mieux à faire. Madame m’a fixé avec une telle véhémence que je me suis demandé quand j’allais commencer à fondre. Tuer Boubou ne figurait pas encore sur sa liste des priorités. Elle était bien plus impliquée que moi affectivement, bien que cette fille me posât un problème qui ne laissait pas de me tourmenter. Ma propre implication concernait davantage l’enfant qu’elle était que ma fille biologique. Boubou pouvait encore trouver sa rédemption. Madame avait envie de se bercer de cette illusion. « On perd du temps », a déclaré le Prahbrindrah Drah. L’effondrement de l’armée du Mitan de Volesprit l’avait comme ressuscité. Il s’imaginait brusquement qu’il lui suffirait de marcher sur Taglios en beuglant « Me revoilà ! » pour récupérer son trône. Lui aussi était sous l’emprise d’une douce illusion. Ça courait les rues, ces temps-ci. Murgen s’est joint à l’assemblée au moment où le prince entreprenait de se prendre le bec avec Roupille à propos de ses projets, situation qui ne risquait guère de s’éterniser. Roupille allait vite lui montrer qui menait le bal. « Je viens à l’instant de terminer la lecture d’un long message de Baladitya, nous a-t-il annoncé. Lequel se porte bien et adore chaque seconde de sa nouvelle existence, merci infiniment, Roupille. Il n’a pas manqué de le souligner à plusieurs reprises. — Comment se fait-il que tu reçoives du courrier de ce vieil hurluberlu ? ai-je demandé. — Il ne m’écrivait pas à moi. Il ne me connaît pas. Le message était adressé à Tobo. — Je suis sûre que tu comptes en partager avec nous tous les détails croustillants alors que nous avons bien besoin d’aller dormir, a grommelé Roupille qui, voyant que rien ne se passait comme elle l’aurait souhaité, commençait à sérieusement s’échauffer. — Si tu insistes. » Murgen a grimacé un sourire. Aucune tâche particulière ne lui ayant été affectée durant sa convalescence, il faisait pratiquement tout ce qui lui chantait. « Sa lettre concerne surtout les prisonniers retenus sur place par Shivetya. J’ai nommé le Premier Père et le papa de Gromovol. Que Shivetya a pris sous son aile au début pour les protéger des ombres. Dont il ne reste d’ailleurs presque plus rien : les Voroshk et elles se sont pour ainsi dire entre-décimés. Navré. » Il a tapoté l’épaule de Shukrat. Ce geste n’a échappé à personne. Murgen appréciait la petite amie de Tobo… si du moins elle l’était. Je me suis demandé quelle mouche l’avait piqué d’amener Shukrat à une réunion d’état-major. Sahra, bien entendu, était aussi hérissée qu’un porc-épic. On ne trouvait aucune fille nyueng bao nubile à trois cents kilomètres à la ronde et elle-même avait épousé Murgen (un étranger) par amour et contre l’avis de la majorité de sa famille… mais ça n’avait strictement aucun rapport, bien sûr, avec ce qui se passait aujourd’hui. Le plus souvent ces derniers temps, Sahra parvenait à se refréner. En public. Pourvu que Murgen fût là pour la calmer et lui rappeler que Tobo n’avait plus quatre ans. Mais, dans la mesure où tous ses parents étaient désormais tués ou blessés, elle subissait une tension émotionnelle autrement considérable. Elle n’avait même pas réussi à rassembler suffisamment ses esprits pour prendre des dispositions concernant les obsèques de son frère et de l’oncle Doj. Murgen venait précisément de la rasséréner d’un simple et tendre attouchement. « Tu veux en venir à un point précis ? s’est enquise Roupille. Ou puis-je me remettre au travail pour tenter de nous sortir de cette impasse par les moyens qui conviennent ? » Cygne a marmonné quelques mots selon lesquels la petite demoiselle aurait bien besoin d’un homme un peu viril pour se détendre. Roupille s’est mise à râler. « Me suis-je porté volontaire ? a grogné Cygne. Je ne pense pas. Pas récemment. Alors ne viens pas me prendre le chou. — Shivetya a découvert une nouvelle version du cycle des origines de Kina, les gars, a précipitamment avancé Murgen. Il la tient d’un des Voroshk. De toute évidence, ils répugnent beaucoup moins à parler de leur histoire quand ils s’ennuient. Dans celle-là, c’est l’époux de Kina qui la plonge dans le sommeil. Car, après avoir vaincu au nom des dieux, en leur suçant le sang, tous les démons qui leur avaient déclaré la guerre dans la plaine scintillante, elle aurait poursuivi ses méfaits. Cet avatar de Kina possède dix bras au lieu de quatre. Son mari, connu sous le nom de Chevi dans le monde des Voroshk, n’en a que quatre, en revanche, et ressemble beaucoup à la Kina que nous connaissons. On l’appelle aussi parfois le Destructeur. Mais on peut quelquefois l’inciter, par la flatterie ou la cajolerie, à mettre la pédale douce. Ce dont Kina est incapable. » Son auditoire s’est agité. Dans certains récits, Khadi, un des avatars les plus aimables de Kina dans le culte gunni, avait également un mari, Bhima, dont le « Destructeur » était un des innombrables noms. Tous les dieux gunnis ont une kyrielle de noms. Les étrangers ont un certain mal à suivre le fil, car ces dieux changent d’attributs en même temps que de nom. La situation devient encore plus embrouillée quand deux avatars du même dieu se tirent mutuellement dans les pattes. « Et quel rapport ce Chevi entretient-il avec les origines de Kina ? a demandé Roupille. — Oh, il lui aurait fait toutes ces misères : la découper en morceaux, par exemple, et les éparpiller un peu partout. Mais elle aussi le tue. Et le ressuscite. — Murgen. J’envisage vaguement de te renvoyer aux Tagliens, histoire de réviser un peu. — D’accord. Chevi a eu plus d’une épouse. Mais il n’en avait qu’une seule au départ : Camundamari, qui, bien entendu, a plusieurs autres noms. Elle était très noire de peau. Les autres dieux se moquaient d’elle et l’appelaient la Noiraude. » Intéressant. Tant Khadi que Kina peuvent signifier « noir » en divers dialectes tagliens, encore que « syam » soit le terme le plus usité et le plus conventionnel. « Quand Chevi s’est mis à la narguer à son tour, a repris Murgen, Camundamari a piqué une violente colère et arraché sa peau pour se métamorphoser en Ghowrhi, la “Laiteuse”. Sa mue, elle, est devenue Kalikausiki en se remplissant du sang qu’elle avait sucé aux démons, puis Khat-hi, la “Noire”. — Kina est une Écorcheuse ! » a hurlé Suvrin, faisant sursauter tout le monde. Les Écorcheurs sont des démons terrifiants mais peu connus en dehors de la contrée natale de Suvrin. Ils tuent un homme, sucent sa chair et ses os, endossent sa peau et lui volent sa vie. Les détails sont assez sanguinolents. Cette croyance me semble refléter le désir, chez certaines personnes ignares, d’expliquer d’étranges et radicales modifications du caractère. Modifications qui, selon moi, n’ont d’autre origine que des maladies mal comprises. Ou tout simplement la vieillesse. L’éclat de Suvrin, qui me semblait à moi aussi un tantinet excessif, avait sidéré Murgen. « Pas une Écorcheuse au sens où tu l’entends », lui a-t-il répondu. Y aurait-il dans le passé de Suvrin… ? Le concept d’un monstre susceptible de vous dérober votre identité par cette méthode est particulièrement grotesque. J’ai été témoin d’un tas de phénomènes hideux ou étranges. Le peuple caché de Tobo n’est jamais que le dernier ingrédient d’une longue liste. Mais les Écorcheurs sont une horreur bien trop terrifiante pour être vraie. À l’instar des dieux eux-mêmes, ils ne se manifestent jamais devant des témoins fiables. Nous évoquions ce soir de très anciennes légendes. Suvrin faisait allusion à l’une des plus obscures. « Crois-moi, Suvrin, lui ai-je dit, si les Écorcheurs avaient réellement existé dans ta région, voilà beau temps que les Maîtres d’Ombres les auraient débusqués pour s’en servir. Quelle arme, hein ? — J’imagine », a répondu Suvrin. À contrecœur. « Merveilleux ! a grogné Roupille. Bon, suffit comme ça avec les histoires de revenants, les gars. Laissons Murgen en finir. Parce qu’il va bien finir, n’est-ce pas ? J’aimerais assez que cette réunion reprenne le cours qu’elle n’aurait jamais dû quitter. » Elle a braqué un index meurtrier. « Et ne t’avise surtout pas de cracher une autre de tes insolences, Saule. » Cygne a fait la grimace. Il avait des munitions en réserve et aucune cible disponible. Puis il a souri. Son heure viendrait. « Murgen ? ai-je fait. — C’est à peu près tout. Baladitya prétend que la plupart des points essentiels de la mythologie correspondent. Sauf qu’elle est davantage une déesse de la mort de l’autre côté. On lui attribue toujours un cimetière pour habitat. — C’est tout aussi vrai de ce côté, n’est-ce pas ? ai-je questionné. Quand vous racontiez vos cauchemars, Madame, Roupille et toi notamment, vous parliez toujours d’un lieu où s’entassaient des milliers d’ossements. Il pourrait s’agir d’une espèce de cimetière gunni. » Les Gunnis brûlent leurs morts pour les purifier avant que leur âme ne fasse la queue en attente de leur affectation dans la vie suivante. Mais aucun bûcher n’est jamais assez chaud pour consumer les os les plus volumineux. Si le terrain de crémation se trouve à proximité d’un grand fleuve, les restes sont généralement déposés sur les rives. Mais ce n’est que rarement le cas. Et certains de ces terrains sont relativement éloignés d’une source de bois à brûler. Sans compter que de nombreuses familles ne réussissent jamais à épargner suffisamment pour l’acheter quand il est disponible. Les ossements s’entassent. Hormis les prêtres qui les entretiennent (des hommes vêtus de robes jaunes qui révèrent Majayama mais ne cessent de regarder par-dessus leur épaule, car Kina et la meute de ses démons familiers sont censés vivre sous ces piles d’ossements), bien rares sont ceux qui ont l’occasion de voir ces terrains. Même s’il est de notoriété publique que Kina restera enchaînée sous la plaine scintillante jusqu’à l’avènement de l’Année des Crânes. « J’ai eu longuement le temps de réfléchir ces derniers jours, ai-je déclaré. Parmi toutes les questions que je me suis posées, je me suis demandé pourquoi il existe tant de versions différentes de l’histoire de Kina. Et je crois avoir trouvé la réponse. » Je me suis rengorgé. Roupille elle-même semblait intéressée, bien malgré elle. « Continue, a suggéré mon épouse (peut-être moins emballée) sur un ton laissant entendre que rien, de toute façon, ne saurait m’arrêter. — En ce temps-là, la Compagnie… — Toubib ! — Pardon ! Je voulais juste voir si tu m’écoutais. Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est qu’il n’existe pas de doctrine gunnie uniforme. Ni non plus de hiérarchie bien déterminée des prêtres gunnis, sauf localement. Aucun arbitre prépondérant de l’orthodoxie ou de la non-orthodoxie du dogme. Kina n’est pas la seule à faire l’objet d’une centaine de mythes contradictoires. C’est vrai de tout leur panthéon. Prenez n’importe quel dieu au hasard. Quand on se déplace de village en village, on s’aperçoit qu’il prend divers noms, fournit la matière de mythes très différents, se confond avec d’autres dieux et ainsi de suite à l’infini. Nous ne prenons conscience de cette confusion que parce que nous nous déplaçons. Nous sommes des nomades. Mais, jusqu’aux guerres contre le Maître d’Ombres, personne de ces contrées n’allait nulle part. Génération après génération, siècle après siècle, les gens sont nés, ont vécu toute leur existence et sont morts dans un mouchoir de poche. Seuls quelques trafiquants de pierres précieuses et les bandes de Félons menaient une existence itinérante. Les idées, elles, ne migraient pas avec eux. Si bien que chaque mythe s’est graduellement déformé au gré des préjugés et des modes de vie locaux. Là-dessus, d’abord les Maîtres d’Ombres puis nous-mêmes débarquons au beau milieu de ce… » Nous ? Un coup d’œil à la ronde m’a permis de constater que trois autres personnes seulement de mon public n’avaient pas grandi dans cette partie du monde. L’espace d’un instant, je me suis senti bien vieux et déplacé, puis je me suis remémoré le vers d’un ancien poème disant peu ou prou : « Les soldats vivent. Et se demandent pourquoi. » Autrement dit, pourquoi étais-je le seul survivant de tous ceux qui avaient rallié la Compagnie du temps que j’étais jeune ? Je ne l’avais pas mérité davantage que les autres. Voire bien moins que d’aucuns. Quand on y réfléchit, on éprouve toujours un petit pincement de culpabilité au cœur. En même temps qu’un léger soulagement à l’idée d’avoir survécu quand tous les autres sont morts. « Voilà. Nous sommes des migrants. C’est pour cette raison que tout nous paraît aussi étrange que contradictoire. Où que nous allions, nous restons des intrus. Même quand nous appartenons à la confession de la majorité. » Un nouveau coup d’œil alentour m’a prouvé qu’aucun Gunni ou presque ne composait mon auditoire. « Voilà ce que je tenais à vous dire. — Très bien, en ce cas, a déclaré Roupille. Revenons-en aux questions pratiques. Qu’allons-nous faire de la Fille de la Nuit et de la créature qui était Gobelin ? — Quasiment un Écorcheur, a laissé tomber Suvrin. Kina l’a endossé comme un costume. » Suvrin faisait visiblement une fixation sur les Écorcheurs, ce soir. « La Fille de la Nuit ! a aboyé Roupille. Je veux qu’on me parle de la Fille de la Nuit ! Pas de Kina. Ni des Écorcheurs. Ni de vieux sorciers Voroshk ni de vieux bibliothécaires ni de rien d’autre. Et, Madame, si réellement tu ne tiens pas à ce qu’on liquide la Fille, tu ferais bien de trouver un moyen de la neutraliser plus praticable. Parce que tu restes la seule d’entre nous à te laisser gouverner par tes émotions. » CHAPITRE 77 : AU-DESSUS DE GHOJA EN QUÊTE DU SEUL ABRI SÛR Gobelin et la Fille chevauchaient l’un et l’autre, encore que leurs deux montures fussent si nerveuses et effarouchées que Gobelin avait dû poser des œillères à la sienne pour lui interdire de voir son cavalier. Aucune des deux bêtes n’était autorisée à se retourner. Gobelin lui-même portait un bandeau, une loque destinée à protéger ses yeux encore endommagés mais en bonne voie de guérison. La poignée de soldats qui les accompagnait depuis leur fuite du terrain du Mitan fondait très rapidement. Tant que le sortilège « Aime-moi » les éperonnait, ils se donnaient à fond, mais, tôt ou tard, chaque homme s’éloignait un peu trop de sa zone d’influence et s’éclipsait aussitôt. Seuls les deux êtres touchés par Kina traversèrent le pont de Ghoja. Ils atteignirent la rive nord au moment où l’aube repeignait le ciel oriental. On n’était encore qu’au lendemain matin de l’anéantissement de l’armée taglienne du Mitan. Ils avaient tué plusieurs chevaux de poste sous eux mais n’avaient pas réussi, malgré tout, à devancer la rumeur du désastre. « Nos ennemis nous ont précédés », déclara la créature qui avait été Gobelin. Il tenait à présent à ce qu’on l’appelle le Khadidas. L’Esclave de Khadi. La Fille refusait tout net de lui donner ce titre. « On a menacé ces gens et on les a prévenus contre nous, mais ils ne lèveront pas le petit doigt contre toi parce qu’ils croient savoir qui tu es. » Et non pour ce qu’elle était réellement. La Fille de la Nuit incarnait la Protectrice avec une arrogance mesquine étrangère à sa tante, mais les commandants de garnison, apparemment, la trouvaient suffisamment convaincante. Et chaque seconde de cette interprétation lui était une souffrance, car il était patent qu’aucun de ces incroyants ne se mettrait jamais au service de la Mère ténébreuse. Elle ne doutait pas qu’ils auraient tenté de la détruire s’ils avaient appris sa véritable identité. En vérité, ce monde avait bien mérité l’Année des Crânes. L’aura qui émanait d’elle lui permettait de survivre sans encombre à ces brèves confrontations. « Je suis épuisée, se plaignit-elle à Gobelin. Je n’ai pas l’habitude de monter à cheval. — On ne peut pas s’arrêter ici. — Je suis incapable de continuer. — Tu continueras néanmoins. Jusqu’à ce que tu sois en sécurité. » Le ton du Khadidas ne laissait planer aucun doute sur l’identité de celui des deux qui, selon lui, tenait les commandes. « Un site sacré se trouve à quelques lieues d’ici. Nous nous y rendrons. — Le bois du Malheur. » La voix de la Fille manquait plutôt d’enthousiasme. « Je ne veux pas y aller. Je déteste ce lieu. — Nous y serons plus puissants. — C’est là qu’ils commenceront à nous chercher. Si des soldats ne nous y attendent pas déjà. » C’était peu plausible et elle le savait. Ces gens n’étaient sans doute pas encore prêts à révéler à leurs soldats que la femme vêtue d’un justaucorps de cuir noir n’était plus la Protectrice, mais ils semblaient en mesure d’avancer leurs pièces depuis l’autre bout de l’échiquier. Voire de contrecarrer la déesse si l’envie leur en prenait. « Ils savent déjà ce que nous allons faire, poursuivit-elle. Parce que nous venons d’en parler à l’instant. — Nous allons au bois du Malheur. J’y serai bien plus fort. » Pas de discussion ! Si la Fille de la Nuit n’était pas moins dévouée qu’avant à sa mère spirituelle, elle haïssait la créature qui portait en elle un fragment de Kina. Elle avait le plus grand mal à se l’avouer, mais elle regrettait Narayan. Il lui manquait parce qu’il l’avait aimée. Et elle lui avait rendu son amour à sa façon égocentrique, avec assez de ferveur pour que son existence lui parût désormais s’enliser dans une ornière de désolante solitude… Et où la conduirait-elle, cette ornière ? Ce nouvel assistant de la déesse paraissait incapable d’éprouver d’autre émotion que la colère. Et il refusait tout bonnement de céder à ses caprices, voire de reconnaître son humanité. Elle n’était pour lui qu’un instrument. Qu’elle fût aussi un être vivant, avec ses désirs et ses émotions, il ne voyait cela que comme un simple obstacle, une gêne, un inconvénient. Une implication sous-jacente, nettement plus criante, laissait entendre qu’elle devrait même apprendre à renoncer à ces qualités embarrassantes. Voire à davantage. « Il faut absolument trouver un lieu sûr où notre pouvoir se renforcera, car nous aurons beaucoup à faire avant d’entamer le rite réel de la résurrection », déclara Gobelin. La Fille de la Nuit comprit que, par ces mots, il entendait l’avènement de l’Année des Crânes. Elle lui prêta une attention plus soutenue en dépit de son inclination à la rébellion. Manifestement, le Khadidas allait enfin lui faire part d’une véritable information. Jusque-là, le petit homme possédé par Kina s’était contenté de lui présenter ses lettres de créance puis de lui dire ce qu’elle devait faire. Ils n’étaient ensemble que depuis quelques jours, mais il s’était montré tout du long totalement inaccessible. « Comment pourrions-nous amener l’Année des Crânes ? s’enquit-elle. Nos fidèles ont été exterminés. Je doute qu’il existe encore en ce monde plus d’une centaine de nos zélateurs. — Il en restera toujours assez pour entreprendre la tâche sacrée au moment voulu. Narayan Singh s’est beaucoup démené pendant ses dernières années. Mais, avant de les rameuter, il faudra récupérer les Livres des Morts. » La Fille de la Nuit se vit contrainte de lui révéler la sinistre vérité qui avait tant servi à la tourmenter du temps où elle était prisonnière de la Compagnie noire : « Les Livres des Morts n’existent plus. La femme qui commande à nos plus cruels ennemis les a fait brûler elle-même. Il n’en reste même pas un lambeau. Le monstre qui habite dans la forteresse de pierre scintillante et interdit la résurrection de ma mère a fait disperser leurs cendres par tous les royaumes donnant sur la plaine démoniaque. — C’est exact. » Le Khadidas se fendit d’un rictus sardonique. « Mais les livres ne sont qu’un réceptacle de la connaissance. Le savoir qu’ils contenaient n’est pas perdu. Il demeure entier au sein de la déesse elle-même. Et, avant de m’envoyer ici en émissaire, elle a placé en moi tout ce qu’elle recelait et qui devait réapparaître en ce monde. — Tu connais par cœur les Livres des Morts ? — En effet. Et c’est bien pourquoi nous devons trouver un abri sûr. Ces écritures ne seront d’aucune utilité tant qu’elles resteront enfermées en moi. Il faut les en extraire sous une forme écrite pour qu’elles recouvrent toute leur puissance et se déroulent sous les yeux du prêtre afin que le chantre en psalmodie la teneur à l’heure de la résurrection. Viens. Il faut accélérer le pas. » La Fille de la Nuit obtempéra ; les stupéfiantes révélations qu’elle venait d’entendre faisaient provisoirement pièce à son épuisement. Les livres sacrés n’étaient pas perdus ! Elle avait honte, à présent, d’avoir ainsi permis à la flamme de sa foi de vaciller, fût-ce brièvement. CHAPITRE 78 : LE MITAN MAUVAISES NOUVELLES Ça s’est brusquement mis à cavaler dans tous les sens sous l’effet de la panique. J’ai aussitôt reconnu ce signe : une nouvelle venait d’arriver et elle n’était pas bonne. Les forces de cavalerie dépêchées à Ghoja pour sonder ses défenses avaient sans doute connu un grave revers. Je me suis dirigé vers la tente de Roupille sans y avoir été convoqué. Le temps de passer la tête à l’intérieur, j’avais déjà entendu une bonne demi-douzaine de rumeurs différentes dont aucune n’était franchement rassurante. Répandre de fausses rumeurs est sans doute ce que fait de mieux la plus inepte des armées. Roupille était en pleine réunion d’état-major avec Suvrin, Chaud-Lapin, Arpenteur et plusieurs commandants de brigade de Hsien. Tobo aussi était là, mais abruti par les calmants. Ni le Hurleur ni Shukrat n’y participaient. Tobo semblait légèrement penaud. Il devait avoir apporté la mauvaise nouvelle, incapable de se reprendre assez pour contribuer plus activement à cette réunion que par la simple transmission du rapport. J’avais renoncé à le tarabuster. S’il tenait absolument à ses reconnaissances en poteau volant alors qu’il était complètement déglingué et plâtré de partout, il ne fallait plus compter sur moi pour l’en dissuader. Il avait une maman à moitié dingue pour s’en charger. Roupille a tourné le regard dans ma direction et, l’espace d’une seconde, trahi une extrême irritation. Laquelle a tourné à la résignation lorsqu’elle a vu d’autres ex-capitaines pénétrer derrière moi dans la tente. Saule Cygne lui-même s’est invité. Roupille devait affronter un défi totalement inédit. Jamais, dans toute l’histoire de la Compagnie, un capitaine en fonction n’avait vu pareille cabale d’ex-capitaines regarder par-dessus son épaule. Bien qu’aucun d’entre nous n’intervienne ni ne donne son avis quand il n’est pas sollicité, ses angoisses bien spécifiques la poussent à s’imaginer que nous la jugeons dès qu’elle exerce ses prérogatives sous nos yeux. Ce qui, bien entendu, est le cas, même si, en petites vieilles dames bien convenables, nous ne daubons sur elle que quand elle a le dos tourné. « Puisque tout le monde est là sauf les cuistots et les marmitons, j’imagine que je peux poursuivre… Non. Tobo est présent. Il vous l’expliquera mieux que moi. » Elle en avait appelé au gamin dès que ses yeux s’étaient posés sur lui. Elle n’avait nullement besoin de lui infliger cet… Le regard de Tobo s’est fait moins vitreux. Il a fermé les yeux, avalé un grand bol d’air pur et pris la parole. « Le peuple caché a filé Gobelin et la Fille du mieux qu’il a pu, bien que la tâche soit malaisée, même si nous connaissons l’itinéraire qu’ils doivent emprunter. » Il n’était guère impressionnant, ainsi sanglé sur un poteau volant Voroshk et tellement engoncé dans ses plâtres et ses éclisses qu’il ne pouvait se servir que d’une seule main. « Ils voyagent sous le couvert d’un brouillard de… de divines ténèbres, disons, faute d’un terme plus approprié. Mais, dans la mesure où nous savions par où ils devaient passer, j’avais demandé aux molosses noirs de parsemer leur route de coquilles d’escargot… J’ai joué de bonheur. Un de ceux du Peuple caché a surpris une dispute entre Gobelin et la Fille. » Tobo parlait tout bas, presque en chuchotant, et sur un débit rapide, ce qui contraignait son auditoire à observer le plus grand silence et à légèrement se pencher pour l’entendre. Il a marqué une pause. Pour mieux souligner son propos, aurais-je soupçonné en d’autres circonstances. Le gamin ne détestait pas faire son petit effet. Il a enfin daigné annoncer la lugubre nouvelle : « L’entité qui habite le corps de Gobelin connaît par cœur les Livres des Morts. Dès que la Fille aura terminé de les retranscrire, ils projettent d’initier le rituel associé à l’avènement de l’Année des Crânes. » Le renard était donc dans le poulailler ! Oh, ma Doué ! Il fallut quelques minutes à Roupille pour apaiser tout son monde. Entre-temps, Tobo avait profité du répit pour se reposer. « C’est moins moche qu’il n’y paraît, a-t-il affirmé dès qu’un simulacre de calme se fut rétabli. N’oubliez pas que la présence de deux personnes est nécessaire. Si nous parvenons à tuer l’une des deux, c’est l’échec de la résurrection. Pour un siècle et au-delà. Et, comme pourront vous le confirmer en long et en large tous ceux qui ont participé à la rédaction des annales, écrire un livre exige beaucoup de temps. Même s’il ne s’agit que de le recopier. J’ai vu les Livres des Morts avant que Roupille ne les détruise. Ils étaient énormes. Et la Fille de la Nuit devra les retranscrire sans commettre la moindre erreur. Nous ne sommes donc pas immédiatement confrontés à une crise, même s’il s’agit d’un problème que nous n’avions pas prévu. » J’ai repris la balle au bond. « Si l’une de tes bestioles a pu les approcher d’assez près pour apprendre tout ça, tu sais probablement où ils se trouvent à l’heure actuelle. Nous pourrions leur tendre une manière d’embuscade. » Madame et le Hurleur étaient censés avoir retourné de fond en comble leur cerveau encombré de toiles d’araignée pour essayer de se remémorer quelque antique procédé susceptible de distraire, désorienter, paniquer ou détruire Gobelin et la Fille. Ou tout bonnement les neutraliser, pour ce qui concernait ma bourgeoise. Si réaliste et pragmatique qu’elle fût, elle ne s’en berçait pas moins aveuglément de l’illusion qu’elle parviendrait à retourner Boubou. Ce qu’au demeurant elle ne consentirait jamais à avouer. « Très bien, maître stratège et architecte de la perte du plus maléfique des Maîtres d’Ombres… explique-moi un peu comment tu comptes tendre un traquenard à une fille dont on tombe amoureux dès qu’on s’en trouve à portée d’arbalète. — Le gamin marque un point, a déclaré Madame en me jetant un regard inquisiteur. — Ton rôdeur en coquille d’escargot n’est pas tombé amoureux d’elle, pas vrai ? Il s’est contenté de se tapir et d’écouter aux portes, jusqu’au moment où il a décidé de courir te rapporter son ragot. — Et ? — Les ombres inconnues ne sont donc pas affectées par la Fille de la Nuit. L’inverse est-il vrai ? — Elles ne pourraient pas lui faire grand mal. — Skryker ? Choc Noir ? Cette espèce de gros machin cabriolant à bec de canard ? Tu te moques de moi ? — Non. Sincèrement. — Eh bien, elles n’en ont pas vraiment besoin, n’est-ce pas ? Il leur suffirait de la hanter. D’intervenir sans arrêt dans son sommeil. De la rendre maboule. De pousser son coude quand elle essaie d’écrire. De se rendre réellement coupables de tous les méfaits dont on les accuse à Hsien. Pisser dans son encrier. Cacher ses plumes. Renverser du liquide sur ce qu’elle écrit. Faire tourner son lait et gâter sa nourriture. — Et pourquoi pas empêcher son futur mari de conclure pendant sa nuit de noces ? a aboyé Roupille. Tu vois un peu trop loin, Toubib. Et tu vises peut-être la mauvaise cible. C’est la calebasse de celui qui était Gobelin qui renferme les Livres des Morts. Il pourrait se débrouiller sans la Fille de la Nuit. Je suis bien persuadée, en revanche, qu’elle ne pourrait réussir sans lui. » Autant de points qui méritaient d’être pris en considération. « Tous deux sont des instruments éphémères, a annoncé Sahra de la voix sépulcrale d’un oracle. Tous deux peuvent être remplacés. Avec le temps. Tant que Kina elle-même survivra, la menace de la plaine scintillante perdurera. » L’atmosphère festive en a pris un sérieux coup dans l’aile. Tous, même le jeune blessé, ont fixé sa mère. Il en émanait quelque chose d’effrayant, comme si une autre entité avait pris son contrôle et s’exprimait par sa bouche. Murgen, un peu plus tard, a reconnu qu’elle avait parlé sur le même ton et affiché la même expression que Hong Tray, sa grand-mère, quand elle délivrait ses prophéties, bien des décennies plus tôt. Sahra les avait fait mourir de peur, Tobo et lui. Ils consacrèrent le peu de forces qui leur restaient à tenter de nous persuader que les inquiétudes de Roupille vis-à-vis de Gobelin et la Fille de la Nuit étaient encore prématurées. CHAPITRE 79 : LES TERRITOIRES TAGLIENS EN MARCHE Roupille avait réaffirmé sa résolution de remonter vers le nord. Nous avons suivi cahin-caha, au rythme des blessés. Nous n’avons rencontré aucune résistance frontale à Ghoja, bien que les troupes loyales à la Protectrice aient endommagé l’arche principale du grand pont qui franchit la Maine. Nos ingénieurs ont travaillé plus d’une semaine à sa remise en état. Le Prahbrindrah Drah et sa sœur ont profité de ce délai pour endoctriner la population et les soldats de Ghoja. Ils ont réussi à se gagner les cœurs et l’allégeance de la majorité. Le prince, quand on lui laissait la bride sur le cou, avait l’art et la manière avec le peuple. Il prêchait sa propre restauration sur le trône avec la fougue d’un prosélyte et remportait surtout l’adhésion des vieilles gens, nostalgiques de l’époque paisible et immuable de leur jeune temps… d’avant l’arrivée des Maîtres d’Ombres et de la Compagnie noire. À l’exception d’un petit pré consacré au souvenir, là où les combats avaient été les plus sanglants, le champ de bataille de la berge nord, qui avait vu la Compagnie noire remporter une victoire signalée à une époque remontant, à mon sens, à une vie antérieure, était entièrement bâti. Jadis se dressaient sur la rive sud, non loin d’un gué infranchissable six mois sur douze, un hameau et une tour de guet. Ghoja menaçait maintenant de devenir une véritable ville. Le pont, entamé sur ma suggestion une éternité plus tôt, était un pur joyau de stratégie tant militaire que commerciale. On apercevait à présent sur les deux rives de vastes marchés et de puissantes fortifications. La Fille et la créature qui avait été Gobelin auraient dû se démener plus sérieusement pour nous empêcher de traverser le fleuve. Nous avons établi le campement à quelque vingt kilomètres au nord du pont, dans une région stérile et accidentée que les paysans n’exploitaient pas encore. Je doute fort, d’ailleurs, qu’elle ait pu servir à autre chose qu’au pâturage. Ce qui, pour des végétariens, équivalait à une friche. Mais, la terre eût-elle été plus féconde, j’aurais été étonné de voir s’y installer des fermiers. Nous étions beaucoup trop près du bois du Malheur, le haut lieu sacro-saint des Félons. Nous avions laissé le prince et sa sœur à Ghoja, avec de nombreuses recrues indigènes. Roupille, convaincue qu’elles ne comploteraient plus contre la Compagnie maintenant qu’elles avaient assez souvent participé à nos conseils pour savoir que le peuple caché de Tobo serait toujours dans les parages, estimait qu’il était amplement temps d’offrir à Leurs Altesses royales un avant-goût de leur indépendance. Mais, au beau milieu de la nuit, dix heures après que nous eûmes planté nos tentes, elle a brusquement changé d’avis. Elle souhaitait se rapprocher davantage de Taglios, de manière à bivouaquer entre la ville et le bois du Malheur. J’étais encore éveillé quand Arpenteur est venu m’apporter cette nouvelle ; j’écrivais à la lueur d’une lampe tout en veillant d’un œil sur nos blessés. Certains n’avaient pas très bien supporté le voyage. Volesprit m’inquiétait plus spécialement. Ce brutal revirement ne m’a pas irrité aussi violemment que Madame. On l’avait tirée d’un profond sommeil. À l’entendre râler et menacer le monde des pires fléaux, je me suis demandé si elle ne se remettait pas à faire des cauchemars. « Je vais prendre une petite tête d’avance, a marmonné Arpenteur dans un souffle. — File, Arpenteur. Cours. Chaque mètre gagné te sera une bénédiction. » Madame m’a jeté un tel regard que j’ai vaguement songé à crier à Arpenteur de m’attendre. Nous avons dressé le nouveau campement près d’un bois touffu qui, ai-je appris par la suite, cernait et masquait un vaste cimetière des hommes de l’Ombre remontant à la première invasion des territoires tagliens par les Maîtres d’Ombres. Antérieur, donc, à l’arrivée de la Compagnie noire. Personne ou presque n’en connaissait l’existence jusque-là. Moi le premier, alors que j’avais guerroyé dans la région. De toute la troupe, seul Suvrin a paru s’y intéresser. Un ou deux de ses proches parents, selon lui, devaient y avoir trouvé leur dernière demeure. Il jouirait de tout le temps voulu pour visiter tombes et caveaux. Roupille comptait s’attarder assez longtemps sur place pour recruter et entraîner des hommes, puis harceler l’orée du bois du Malheur pendant que Tobo et les autres blessés récupéreraient. L’ennui, c’était que le temps avait ravagé la plupart des stèles de ce cimetière. La créature qui avait été Gobelin et la Fille de la Nuit avaient eux aussi marqué le pas. Mais ils ne faisaient pratiquement rien à part rester assis sur leur cul. Manquant de fournitures, ils n’avaient pas commencé à retranscrire les Livres des Morts. Ils ne s’entretenaient pas non plus avec ceux des Félons qui venaient en pèlerinage dans le bois sacré. Nous laissions ces derniers en paix, car chacun de leurs faits et gestes serait à l’avenir surveillé par les ombres inconnues pour que nous sachions tout de leurs habitudes quand ils auraient regagné leurs demeures respectives. Il ne restait plus beaucoup d’Étrangleurs en vie. Nous apprendrions ainsi l’identité des rares survivants. Si commode que ce soit, il faut un bon bout de temps pour se faire à l’idée qu’on peut voir tout ce qu’on souhaite. Le bois du Malheur a toujours été un lieu de cruauté et de malfaisance, saturé d’anciennes ténèbres. Le peuple caché l’exècre mais accepte de s’y rendre par amour pour Tobo. Quand il m’arrive d’y songer, son dévouement à ce garçon me flanque une trouille bleue. Gromovol et Arkana se rétablissaient à peu près au même rythme que Tobo. Rythme en l’occurrence assez stupéfiant, mais sans qu’aucune sorcellerie n’intervînt. Les malheurs de Gromovol n’avaient en rien rabattu son arrogance. Arkana restait très renfermée, ce que l’on comprenait aisément. Volesprit m’inquiétait de plus en plus. Non seulement son état ne s’améliorait pas, mais elle semblait s’affaiblir. Elle prenait le funeste chemin qu’avait éclairé Sedvod pour elle. Les sentiments que je portais à l’un et à l’autre m’auraient volontiers incité à laisser glisser la première dans l’abîme et, peut-être, à aider Gromovol à suivre la même voie. S’agissant d’Arkana, le jugement restait suspensif, bien que le peuple caché l’eût pratiquement disculpée de tout péché hormis les calculs et la manipulation. Il m’arrivait même parfois, de loin en loin, d’éprouver de la pitié pour cette fille. Je me souvenais de ce qu’était la solitude. Moi seul, à part Gromovol, acceptais de lui adresser la parole. Elle lui tournait le dos chaque fois qu’il essayait. Lors de nos bavardages un peu forcés, je tâchais d’en apprendre davantage sur son monde natal et surtout sur le Khatovar. Elle ne pouvait pas m’en dire grand-chose. La traditionnelle indifférence de la jeunesse au passé prenait chez elle tout son sens. Shukrat évitait complètement Arkana. Son désir de s’insérer frisait le pathétique. Elle voulait sincèrement s’intégrer. J’avais l’intuition qu’elle était exclue de tout avant de nous rencontrer. Au contraire d’Arkana, peut-être, ce qui expliquait sans doute le mépris que lui portait Shukrat. CHAPITRE 80 : LES TERRITOIRES TAGLIENS AU CAMP La vie ne ressemble jamais à l’eau d’un canal s’écoulant paisiblement entre les rives rectilignes et prévisibles d’un chenal tout tracé. Elle évoque plutôt un tumultueux torrent de montagne aux méandres abrupts, qui tantôt roule des eaux presque dormantes, tantôt voit son cours se précipiter, de nouveau turbulent, au gré d’un relief inattendu. J’exposais une métaphore similaire à Madame et Suvrin, tout en vérifiant si Tobo était désormais capable de s’appuyer légèrement sur sa jambe cassée. Il avait l’impression de se porter beaucoup mieux et commençait à s’agiter énormément, signe sans doute d’une nette amélioration de la santé du patient, sans pour autant que sa convalescence soit, loin s’en faut, aussi avancée qu’il cherche à s’en persuader. Nous nous trouvions dans mon lazaret réservé aux huiles. Volesprit et Arkana étaient présentes elles aussi. Shukrat faisait tout un cirque et enguirlandait Tobo, tout en laissant clairement entendre qu’Arkana n’existait plus à ses yeux. Madame, parfaitement immobile et les mains posées à plat sur les cuisses, était agenouillée près de la paillasse de sa sœur, dans la même posture depuis près d’une heure. Pendant un certain temps, je l’avais crue en méditation ou plongée dans une transe. Je commençais désormais à m’inquiéter. Ces deux femmes faisaient davantage penser à une mère et sa fille qu’à deux sœurs. Pauvre Madame ! Les humains guerroient en vain contre les années. Et celles-ci ne s’étaient guère montrées tendres avec ma mie, récemment. Maintenant que nous étions installés et que nous n’avions rien de mieux à faire qu’attendre le rétablissement des blessés, Madame passait des heures tous les jours avec Volesprit. Elle était incapable de se l’expliquer. Elle a fini par revenir à elle, tourner la tête et poser la question qui lui brûlait les lèvres. « Elle est en train de mourir, n’est-ce pas ? — Je crois, ai-je reconnu. Et j’ignore pourquoi. De la même affection, dirait-on, qui a emporté le jeune Voroshk. Si bien que je ne sais pas comment la juguler. Le Hurleur n’en a aucune idée non plus. » Le petit sorcier vociférant était pourtant renommé pour ses talents de guérisseur. « Gobelin a dû lui faire quelque chose, ai-je ajouté, mais il ne s’agit pas de magie. Personne, d’ailleurs, n’est en mesure de l’identifier. Et il ne s’agit d’aucune des maladies que j’ai rencontrées sur le terrain. » Dans la grande majorité des armées, les soldats meurent plus souvent de la dysenterie que des blessures infligées par l’ennemi. Ça n’a jamais été le cas dans la mienne et je m’en flatte. Madame a hoché la tête. Elle s’est remise à fixer sa sœur. « Je me demande ce que c’est. Ce que Gobelin a bien pu lui faire. Il faudrait la réveiller pour le savoir, non ? » Une seconde plus tard : « Ce petit salaud était encore là quand Sedvod est tombé malade. Pas vrai ? — J’en ai bien peur. » J’ai confié Tobo à Shukrat. « Tâche de mettre une sourdine avec lui, fillette. Sinon on devra vous trouver deux tentes séparées. » Tobo a piqué un fard. Shukrat a souri. Je me suis tourné vers Arkana. « Tu te sens prête à reprendre ta carrière de danseuse ? — Rien n’est jamais sérieux à vos yeux, hein ? » Elle me prenait au dépourvu. La frivolité ne fait pas partie, d’ordinaire, des crimes qu’on m’impute. « Absolument. Aucun de nous n’en sortira vivant, alors autant se payer une bonne crise de fou rire quand on peut encore se le permettre. » C’était du moins le credo de Qu’un-Œil. « Ronchon, ce matin ? » Je me suis penché sur elle pour murmurer : « Je me mets à ta place. Les fractures, c’est pas rigolo. J’en sais quelque chose. J’en ai eu quelques-unes. Mais essaie de sourire. Le pire est passé. » Elle m’a décoché son regard le plus noir. Le pire était encore dans sa tête. Moralement, elle ne s’en remettrait peut-être jamais. Ni son éducation ni sa condition ne l’avaient préparée à seulement concevoir qu’elle pourrait être un jour victime de telles horreurs. « Tâche d’envisager les choses sous cet angle, petite : si moche que ça te paraisse aujourd’hui, ça peut toujours empirer. J’exerce depuis un bon bout de temps le métier des armes et, crois-moi, c’est une loi de la nature. — Comment ma situation pourrait-elle bien empirer ? — Réfléchis. Tu aurais pu rentrer chez toi. Pour y trouver la mort. Après avoir vécu un enfer. Ou tu pourrais être ma prisonnière au lieu d’une invitée. Chaque jour, autrement dit, risquerait d’être le pire de ta vie. Un tas de gars ici pensent que nous vous laissons un peu trop les coudées franches. Ce qui me rappelle une autre loi de la nature. Une fois sorti du petit cercle des gens qui voient en toi quelqu’un d’extraordinaire, on n’est plus qu’un corps humain comme les autres. Et, pour une femme, ça n’est jamais une situation idéale. Tu t’en tires bien mieux chez nous, où des femmes mènent la barque, qu’à peu près partout ailleurs. » Arkana s’est comme rétractée en elle-même, manifestement Persuadée que je la menaçais. Ce n’était nullement le cas. Je me contentais de penser tout haut. De radoter. Comme tous les vieillards. « Si tu dois vraiment t’en prendre à quelqu’un, place Gromovol en tête de ta liste, lui ai-je conseillé. — C’est mon unique et dernier pont avec quatre-vingt-quinze pour cent de mon existence, a laissé tomber Madame. L’ultime lien avec ma famille. » Le torrent fait parfois de furieux virages. « Sors-la de là par un moyen ou un autre et, à peine remise sur pied, elle te tranchera les jambes à la hauteur des genoux et t’obligera à danser sur les moignons. » Tobo s’apprêtait à dire quelque chose. Je lui ai flanqué un coup de coude. Nous en avions parlé maintes fois. Il penchait pour l’effusion de sang. « Je sais, je sais. Mais c’est à croire que quelqu’un disparaît chaque fois que je me retourne, et que nous devenons de plus en plus étrangers à… — Je te comprends. Depuis la mort de Qu’un-Œil, je me sens déboussolé. Intemporel. Il ne reste pratiquement plus rien de mon passé. » L’élément qui s’en rapprochait le plus était Murgen, arrivé sur le tard. Madame et moi avons choisi cette voie… et, aujourd’hui, nous ne sommes plus guère que des transfuges, des réfugiés de notre propre époque et de notre pays natal. Pourquoi devrais-je m’en étonner sur mes vieux jours ? La Compagnie n’a toujours été que cela : un ramassis d’apatrides, de désespérés, de fugitifs et de parias. J’ai soupiré. Allais-je brusquement me mettre à me recréer un passé, comme une espèce de béquille affective ? Je me suis agenouillé auprès de Madame. « Je ne pense pas qu’elle passera la semaine. J’ai le plus grand mal à lui faire avaler quelque chose. Et plus encore à le lui faire garder. Mais j’ai peut-être trouvé une solution pour retarder sa fin. Et peut-être aussi établir un diagnostic plus solide. » Madame m’a jeté un tel regard que j’en ai frissonné, en me remémorant l’époque reculée où j’étais prisonnier de la Dame dans la tour de Charme et où je m’apprêtais à affronter l’Œil de la Vérité. « Je t’écoute. » J’ai remarqué qu’elle répugnait, encore aujourd’hui, à toucher sa sœur. En réalité, son émotion apparente masquait un profond égoïsme. Elle ne souhaitait sauver sa folle de sœur que pour son seul plaisir personnel. « Nous pourrions la conduire à Shivetya. Nous le savons capable de guérir le Hurleur… — C’est ce qu’il prétend. Il ne nous dit que ce que nous souhaitons entendre. » Ce que le Hurleur souhaitait entendre. Le bien-être de l’avorton m’était indifférent. À mon avis, le monde ne se porterait que mieux après sa liquidation. Mais le ton de Madame démentait ses paroles. Une lueur d’espoir avait brillé. « Demandons-lui de confectionner un autre tapis, ai-je proposé. Qui nous permettra de gagner la plaine scintillante en douce, de le faire soigner et de vérifier si Shivetya peut quelque chose pour Volesprit. En cas d’impuissance de sa part, nous pourrons l’entreposer dans la caverne de glace jusqu’au jour où nous aurons le loisir de rechercher la vraie cause de son mal. Ce qui, pour Tobo, devrait représenter un authentique défi. » Cette dernière ligne d’action avait ma préférence. Une fois Volesprit installée dans la caverne des Anciens, Madame finirait probablement par s’en désintéresser. Pour le reste du monde, les conséquences seraient exactement les mêmes que si nous la tuions sur-le-champ ; tandis que Madame, de son côté, garderait la possibilité de préserver son seul lien avec ses racines puisqu’elle pourrait intervenir à tout moment pour ressusciter sa frangine. « L’idée me plaît, a-t-elle déclaré. Je vais demander au Hurleur dans quel délai il pourrait fabriquer un tapis. — Très bien. » J’ai repoussé une des paupières de Volesprit. Je n’ai rien vu de très prometteur. J’ai eu l’impression que son essence elle-même était absente, errante ou égarée. Juste retour de bâton ! s’exclamerait sans doute Murgen si c’était le cas. « Tu mijotes autre chose que ce que tu lui as dit, n’est-ce pas ? m’a demandé Tobo dès que Madame a tourné les talons. — Moi ? » J’ai haussé les épaules. « J’ai quelques petites idées. Je vais devoir en éclaircir certaines avec l’aide du capitaine. » Shukrat a fait une réflexion qui a définitivement ruiné l’image de petite blonde stupide que je me faisais d’elle. « Es-tu conscient que Volesprit n’est descendue du Nord et ne vous a suivis jusqu’ici que pour la même raison qui incite aujourd’hui Madame à vouloir la sauver ? Je suis prête à parier qu’elle aurait pu vous tuer tous à n’importe quel moment si elle en avait réellement éprouvé le désir. » Je me suis pétrifié. J’ai jeté un regard à Tobo puis je l’ai de nouveau fixée. Shukrat a piqué un fard. « Aucune des deux n’a jamais appris à dire “Je t’aime” », a-t-elle murmuré. Je pouvais comprendre. Gobelin et Qu’un-Œil avaient entretenu la même relation durant des décennies, quoique sur un mode moins létal. Quand ils étaient sobres, tout du moins. Je suis sans cesse témoin du même genre de rapports entre certains de mes frères qui sont (ou se croient) incapables d’exprimer leurs sentiments réels. « Sauf que ces deux femmes ne savent même pas qu’elles devraient se l’avouer », ai-je ajouté. CHAPITRE 81 : LE CIMETIÈRE DES HOMMES DE L’OMBRE DERNIER REPOS Saule Cygne a passé la tête dans la tente. « Toubib. Murgen. Tous ceux que ça intéresse. Sahra est prête à faire son deuil de Thai Dei et de l’oncle Doj. » Il serait foutrement temps, ai-je songé en silence. Il y avait eu des moments, récemment, où j’aurais volontiers fait s’aligner en rangs d’oignons toute la fichue communauté nyueng bao pour leur administrer la fessée. Ils avaient trimballé ces deux cadavres sur plus de deux cents kilomètres, non sans se chamailler âprement sur le sort qu’ils devaient leur réserver. J’avais réussi à boucler mon clapet, mais l’envie de hurler : « Ils n’en ont plus rien à battre ! Faites quelque chose ! Ils sentent mauvais ! Ils puent ! » m’avait taraudé tout le long du chemin. Pas à faire à des parents éplorés, bien entendu. À moins d’avoir l’absolue certitude d’être à court d’ennemis. Les Nyueng Bao avaient préparé deux bûchers funéraires sur une éminence, près du centre du cimetière militaire des hommes de l’Ombre. Bien qu’il ne restât parmi nous qu’un nombre très restreint des anciens habitants du delta, ces rescapés avaient formé des factions réunissant les partisans de telle ou telle option, plus digne selon eux d’honorer leurs morts, pour les obsèques. Qui se serait douté que de simples funérailles pouvaient prendre un tour aussi férocement politique ? Mais les gens sont prêts à trouver n’importe quel prétexte pour se quereller. Les adieux à Thai Dei firent naturellement l’objet d’une moindre controverse. Il n’avait pas cru à grand-chose de son vivant. Fors l’honneur. Le passage rituel d’un guerrier indomptable à la flamme purificatrice ne dérangea guère qu’une paire de vétérans traditionalistes, qui trouvaient la cérémonie un tantinet trop étrangère. L’oncle Doj, en revanche, fut la pierre de discorde. En ce qui le concernait, les adeptes de l’incinération s’opposaient fermement à ceux de l’exposition, qui souhaitaient étendre la dépouille sur une plate-forme surélevée et l’y laisser jusqu’à ce que les ossements fussent blanchis. Cette méthode, s’agissant d’expédier ad patres un grand-prêtre de la Voie de l’Épée, était censément la plus convenable… encore que nul ne soit foutu de dire comment, pourquoi ni quand cette idée avait surgi. Aucun des hommes de Hsien, dont certains avaient été élevés dans ses monastères consacrés aux arts martiaux, n’avait entendu parler d’une telle coutume. Les gens de Hsien enterraient leurs morts. Les séides de Doj persistaient à dire que ses prédécesseurs avaient tous été exposés de cette façon. « Peut-être ont-ils adopté cette coutume en traversant ma contrée, a suggéré Suvrin alors que nous défilions devant les bûchers en y jetant chacun un sachet d’herbes et une prière sur un morceau de papier plié, que le feu expédierait avec la dépouille. À l’époque, chez moi, certains exposaient ainsi les cadavres dont ils craignaient que les Écorcheurs ne s’emparent. » Encore les Écorcheurs ! Des monstres que nul n’avait jamais vus, à l’instar des vampires et des loups-garous ! Compte tenu de tous les monstres réels qui hantent le monde, qu’on peut voir de ses yeux et dont on souffre bien assez, quel besoin ont donc tous ces gens de se préoccuper de créatures qu’aucun témoin fiable n’a jamais aperçues ? « Le feu n’aurait-il pas produit le même effet ? — L’incinération était inacceptable. Elle le reste aujourd’hui, alors que tant de Nordistes ont traversé les Dandha Presh. » J’ai poussé un grognement. Sûrement parce que tout cela avait trait à la religion… et la religion me paraît rarement sensée. « Les gens du commun, les pauvres, tous ceux qui ne pouvaient pas attirer un Écorcheur avaient droit à un enterrement ordinaire. Exactement comme ceux-là. » Il a montré les tombes qui nous entouraient. « Ceux qui risquaient au contraire d’en attirer un étaient exposés. Afin que leur peau ne puisse faire un costume convenable. » Il a encore montré d’un geste. « Ces tombes en surface, là… elles doivent contenir des prêtres ou des capitaines qui y ont été provisoirement entreposés dans l’attente d’une exposition séante. Leur armée devait être sous pression. Elle n’est jamais revenue leur rendre les derniers devoirs. » De fait, je pouvais voir, sous ce qui jadis avait sans doute été des plates-formes d’exposition, plusieurs amas de poteaux gisant par terre, encore incrustés de débris d’ossements et de lambeaux d’étoffe. « À ce qu’il paraît, tes Écorcheurs n’en ont pas profité non plus. » Ça m’a valu un regard noir. Je n’étais pas certain de comprendre pourquoi Roupille avait fait de Suvrin son favori et successeur probable désigné. Cela dit, je n’avais jamais pigé non plus pourquoi Murgen avait élu Roupille. Mais il avait opéré le bon choix. Elle avait fait traverser à la Compagnie les guerres de Kiaulune et l’époque de la Captivité. En outre, lorsque j’avais choisi Murgen pour occuper le poste d’annaliste, nombre de sourcils s’étaient froncés. Et Murgen s’en était très bien tiré, en dépit des incertitudes qu’il nourrissait lui-même sur son équilibre mental. Roupille avait dû lui trouver quelque chose. Suvrin n’était pas de cet avis. Il persistait à dire qu’il nous quitterait bientôt. Mais je n’avais pas manqué de remarquer qu’il avait laissé passer plusieurs merveilleuses occasions de le faire. Ainsi qu’elle était en droit de le faire puisqu’elle était la plus proche parente survivante de Thai Dei, Sahra a demandé à Murgen de venir les aider, elle et Tobo, à poser les torches dans son bûcher. Normal, me suis-je dit en dépit des grommellements des anciens. Murgen et Thai Dei avaient été comme deux frères pendant très, très longtemps. Sahra n’a demandé qu’au seul Tobo de bouter le feu à celui de Doj. J’ai moi-même salué la dépouille du maître d’armes, bien que je ne lui aie jamais fait confiance de son vivant. Madame, debout sur ma gauche, s’est penchée vers moi. « Tu devras bien admettre à présent qu’il méritait ta confiance, j’imagine. » Télépathie. « Je ne vois pas pourquoi. Il a tout simplement passé l’arme à gauche avant d’avoir pu nous entuber. — Y a pas plus con qu’un vieux con. » J’ai cessé d’ergoter. Elle aurait toujours le dernier mot, ne serait-ce qu’en me survivant. J’ai changé de sujet. « Tu as encore l’impression de gagner en puissance ? » Pendant une éternité, elle s’était retrouvée incapable de siphonner la moindre parcelle du pouvoir surnaturel de Kina. Autrefois, pourtant, elle parvenait à la parasiter suffisamment pour rivaliser avec Volesprit. L’assaut livré par Gobelin contre la déesse avait, selon elle, tari la source de ce pouvoir. Le retour de Gobelin sous la forme d’un instrument de Kina aurait dû logiquement se traduire par un accroissement de la puissance disponible, me semblait-il, mais il n’en avait pas été ainsi. Du moins jusqu’à ce que Gobelin et la Fille de la Nuit pénètrent dans le bois du Malheur. « Ça revient. Peu à peu. » Elle n’avait pas l’air de vouloir patienter davantage. « Je peux déjà faire quelques menus tours de magie. » La connaissant, ça signifiait sans doute qu’elle était tout au plus capable de raser un hameau d’un battement de cils. « Il faudrait que je m’en rapproche pour voir ce qui pourrait accélérer le processus. » Je n’ai pas donné suite. Son excitation était palpable. Elle la dissimulait soigneusement, mais, si je l’avais laissée continuer, elle m’aurait fait perdre la boule à force de me servir des arguments me dépassant totalement. J’aurais certes pu lui rendre la pareille en lui exposant mes théories sur les maladies ou ma conception personnelle de l’histoire de la Compagnie. Un gentil couple idyllique. « Que dirais-tu d’aller rendre une petite visite au Hurleur dès que nous aurons fini de nous recueillir ? lui ai-je demandé. Pour voir si ma petite idée l’incite à accélérer la fabrication de ses tapis. — Si tu lui donnes ce qu’il veut, il n’aura plus aucun intérêt à rester avec nous. — Où pourrait-il aller ? — Il trouvera bien, va. Comme toujours. » Pour, finalement, toujours se retrouver dans nos pattes. « En ce cas, il va falloir l’éperonner, qu’il nous ponde promptement deux ou trois tapis volants. Et tu pourrais t’incruster auprès de lui pour jouer les apprenties, sœur Shukrat. — Beurk ! Pas question ! Il me fiche la trouille. Il pue. Et il a plus de mains que ces dieux gunnis à quatre bras. — Il est tout petit, a crié Tobo du fauteuil que nous avions apporté pour qu’il puisse se reposer entre deux cérémonies. Flanque-lui la fessée. — C’est probablement ce qu’il souhaite. — Trouve quelqu’un pour me trimballer et je t’accompagne, lui a répondu Tobo. Je le rends nerveux. Comment l’appellerons-nous, Toubib, si jamais Shivetya réussit à le guérir de ses hurlements ? — “Puant” me paraît tout à fait convenir. Ou “l’Immonde”, en guise de titre officiel. » Les flammes des bûchers funéraires ont jailli plus haut. Tobo m’ignorait à présent. J’ai laissé tomber moi aussi. C’est l’heure des adieux, vieillard. Ni Doj ni Thai Dei n’avaient prêté serment, mais c’étaient des frères de cœur. Les fils de leur histoire tissaient la trame de la tapisserie de la Compagnie. CHAPITRE 82 : AVEC LA COMPAGNIE CAP AU SUD Roupille a toujours considéré l’oisiveté comme un vide attendant d’être comblé. Il n’était pas question pour elle de tolérer le spectacle de dix mille soldats se tournant les pouces et consacrant tout au plus une ou deux heures par jour à l’entraînement. Quand ils se sentaient particulièrement motivés. À quelques milles à peine se dressait un bois aspirant avidement au débroussaillement. À condition de mettre une foule de gugusses à pied d’œuvre dans un tel site, en commençant par l’orée du bois pour progresser ensuite vers l’intérieur, et de veiller à leur faire ramasser chaque pousse et chaque brindille, on obtient rapidement de quoi faire flamber de magnifiques brasiers. L’après-midi du deuxième jour, les troufions avaient réussi à masquer un pan entier de l’horizon derrière des remparts de fumée. Roupille mettait Gobelin et la Fille de la Nuit au défi d’en sortir pour nous montrer ce qu’ils avaient dans le ventre. J’avais quelques doutes sur la sagesse de cette tactique. Roupille n’avait pas assez conscience, à mon goût, du fait que Gobelin était fourré d’une bonne tranche de Kina. Et la réputation de sale caractère de la déesse n’était en rien usurpée. Mais je n’étais pas le patron. Je pouvais certes donner mon avis, mais non forcer quiconque à le suivre. Mes appréhensions m’ont tout juste valu un des petits sourires énigmatiques de Roupille. « Tu te sens prêt pour un vol ? m’a demandé Madame. Le Hurleur vient d’achever un tapis. — Pressée ? — Tu m’avais dit que Sileth n’aurait qu’une semaine devant elle. Ça fait trois jours. — J’ai dit ça, en effet. De quelle taille, le tapis ? — Bien assez grand. — Je suis sérieux, trésor. Il devra supporter six personnes. » Elle a ouvert des yeux comme des soucoupes. « Je ne vais même pas te poser la question, à mon avis, a-t-elle finalement déclaré. Sauf pour savoir qui. — Toi et Volesprit. Le Hurleur. Gromovol. Arkana si elle tient à venir. — Toujours à jouer à tes petits jeux, amour ? — Pas à un jeu. À progresser. Quand Magadan a été tué, nous avons perdu le plus prometteur de ces gamins. De sa part, c’était assurément une grosse boulette dans son plan de carrière. Gromovol n’est guère plus utile qu’un tablier à une vache. Je n’hésiterais pas à le tuer sur-le-champ. Mais, en le rendant aux deux vieux démons de Voroshk que Shivetya garde ficelés tout au fond, nous pourrions marquer un ou deux points. » Elle a froncé les sourcils. « Moi qui te croyais la manipulatrice en chef du plus vaste empire de… » Elle a tendu l’index. Une aiguille invisible a commencé de me coudre les lèvres. Elle recouvrait bel et bien son pouvoir. « Je vais essayer de m’expliquer, alors ? — Je retrouve enfin l’homme que j’ai épousé. » Sornettes ! Mais je n’allais certainement pas ergoter. « Nous séquestrons les deux chefs Voroshk dans la plaine. Autant que nous le sachions, il ne reste plus personne chez eux. Dans la mesure, du moins, où Shivetya nous permet de le savoir. Ils n’ont aucun avenir, nulle part où aller. Un geste de bonne volonté apparente suffirait peut-être à adjoindre deux poids lourds à nos rangs, au cas où ils pourraient nous servir un jour. — Tu es le diable incarné. — Je fais de mon mieux. Permets-moi d’aller souffler dans les bronches d’Arkana. — Essaie seulement et tu te réveilleras demain matin en te demandant combien de temps encore il se passera avant que tu connaisses ton prochain orgasme. » Tiens, tiens. Voilà qui expliquait peut-être quelques récentes manifestations d’une humeur de chien. De la sienne, à tout le moins. La mienne, en revanche, était plutôt suscitée par l’acharnement obtus de certaines personnes, têtues comme des mules, qui persistaient à me faire des crocs-en-jambe. Une tout autre paire de manches. Je suis allé souffler dans les bronches d’Arkana. Verbalement. « Je ne compte pas laisser le choix à Gromovol, lui ai-je expliqué. C’est l’occasion ou jamais de faire la paix avec son paternel ; et le seul geste positif qu’on pourra jamais tirer de ce crétin. Si je le garde ici, il finira par faire une connerie plus stupide encore que les précédentes. Comme je te l’ai déjà dit, je suis depuis très longtemps dans le métier. Quand on porte sur le dos une aussi lourde responsabilité que celle de ce garçon, on essaie d’en tirer parti. Ou on le tue. Je dois me ramollir sur mes vieux jours. » À son regard sceptique, j’ai compris qu’elle n’avait pas entièrement gobé mon conte de fées. « Toi, tu es différente. Tu as le choix. Tu peux rentrer si ça te chante. Tu peux poursuivre avec nous la visite guidée et rester des nôtres quand nous aurons terminé. Ou même t’attarder dans le coin sans nous suivre. — Oh, je vous accompagnerai. Je ne peux pas faire autrement. Je déciderai de la suite plus tard. » Nous nous sommes envolés par une nuit de pleine lune, Madame, Volesprit, Gromovol et Arkana à bord du nouveau tapis du Hurleur, Tobo, Shukrat et moi comme trois sorcières sur leurs balais. En dépit des objections soulevées par Roupille et de ses plaies et bosses, Tobo avait insisté pour venir parce que Shukrat était de la partie. Et, Sahra refusant de voler, j’avais donc pris Murgen en croupe. Les jeunes virevoltaient témérairement tout autour de nous, engagés dans une sorte de ballet nuptial. Murgen et moi avons brièvement piqué sur Dejagore. Roupille tenait à ce qu’on aille vérifier où en étaient Lame et ses troupes d’occupation. « Tu crois que Sahra a eu des visions ou quelque chose de ce genre ? ai-je demandé à Murgen alors que nous fondions sur la citadelle. — Hein ? » Murgen battait légèrement la campagne. « Cette espèce d’éclat digne d’une mère hystérique ? Elle ne cesse d’empirer, je te jure. Je croyais que tu avais remarqué ses transes médiumniques ou je ne sais quoi. — Elle n’en parle jamais. Quand il lui arrive de parler. — Qu’en penses-tu ? — Qu’elle a une peur panique que ça ne commence. — Quoi ? — Plus jeune, elle avait très peur de ressembler à sa mère. — Il lui arrive parfois d’être foutrement revêche. — Mais rien de commun avec Gota le Troll. Son corps ne la fait pas assez souffrir pour ça. De sorte qu’aujourd’hui c’est l’idée de devenir comme Hong Tray qui la terrifie. Sa grand-mère. — Et ? — Et c’est peut-être le cas. Elle commence déjà à lui ressembler. Quand elle s’en plaint, je lui rappelle combien Hong Tray était sereine et résignée. Pareille à un rocher dans le torrent. — Et ça ne prend pas, bien sûr ? — Pas une seconde. Tiens ! Quelqu’un a dû sentir qu’on approchait. » Nous ne nous étions pas encore posés au sommet de la citadelle, mais Lame et ses principaux lieutenants nous y attendaient déjà. « Nous nous attendions à voir Tobo tant les ombres étaient excitées, nous a crié Lame. — Vous jouez de bonheur. Le gamin est souffrant, alors vous avez droit aux vieux croûtons. Le capitaine souhaitait que nous prenions de tes nouvelles. Alors offre-nous une ou deux bonnes pintes et nous lui expliquerons que vous faites un boulot du feu de Dieu et qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter pour vous. — Je crois que ça peut s’arranger. » CHAPITRE 83 : TAGLIOS DÉCISION L’espion à l’œil le plus aiguisé peut être abusé ou mal aiguillé quand on le sait à l’affût. Ayant jadis appartenu à la Compagnie, et pour en avoir été plus d’une fois la victime, le Grand Général n’était pas sans concevoir ces manœuvres dilatoires. Cette perspicacité lui avait rendu maints services durant les guerres de Kiaulune, où la duplicité n’avait eu que très rarement raison de lui. Aridatha Singh et lui assistaient à des manœuvres rapprochées à grande échelle depuis l’enceinte d’une citadelle dressée au sommet d’une colline au sud de Taglios. L’approche d’un puissant ennemi est toujours un aiguillon très motivant. « Ils sont tous partis ? s’enquit le Grand Général. — Je tiens l’information de deux sources différentes au cours de la dernière heure. Ils ont décollé quand la lune s’est levée. Un tapis et trois poteaux volants. Cap au sud. Ils sont passés assez près de l’arbre de Haband pour lui permettre d’identifier le Hurleur, Madame, Toubib, Murgen, le jeune sorcier et trois de ces enfants magiciens blancs que j’ai aperçus lors de ma dernière visite. Ils n’ont pas l’air de s’inquiéter de nous. — Ces enfants étaient plus nombreux. — Je suis persuadé que la rumeur dit vrai. Elle m’a été trop souvent confirmée. Ils sont morts. » S’agissant de ces gens, le Grand Général se refusait à rien prendre pour argent comptant. « Où pouvaient-ils se rendre ? — Il s’est peut-être passé quelque chose à Dejagore. Ou plus loin dans le sud. » Autrement dit de l’autre côté des Dandha Presh. Hors des territoires placés directement sous le contrôle de Mogaba, le soutien à la Protectrice s’était comme volatilisé, pour autant que ses agents aient pu le vérifier, mais l’annonce du retour de Leurs Altesses royales n’avait soulevé aucun élan d’enthousiasme irrépressible. L’humeur générale de tout l’empire était l’indifférence, sauf parmi ceux qui pouvaient en tirer profit d’une manière ou d’une autre. Comme toujours, songea Mogaba. Le Grand Général, tout en parlant, jouait avec une coquille d’escargot. C’était devenu un tic chez lui. Mais il fit sursauter Aridatha en détendant brusquement le bras pour projeter la coquille au loin de toutes ses forces. « Il est temps de passer à des manœuvres en grandeur réelle. De voir un peu ce que valent leurs services de renseignement en l’absence du petit génie. » Aridatha posa quelques questions concises. Il commandait ces derniers jours la division qui, renforcée de ses propres bataillons de la ville, formerait l’aile gauche de l’armée de Mogaba. « Fais tous tes préparatifs comme si nous descendions là-bas pour combattre, lui déclara le Grand Général. Mais sans précipitation, de manière détendue. Nous voulons seulement vérifier si nous sommes bien prêts. Nous savons donc déjà à quoi nous devons œuvrer. Décourage les curieux. Et, dorénavant, je tiens à rencontrer personnellement tes espions quand ils apporteront des nouvelles. » Aridatha s’éloigna en se demandant ce que le Grand Général avait réellement derrière la tête. Mogaba envoya quérir le reste de son état-major. Il consacra de longs moments, sous le soleil étincelant de midi, à palabrer avec ses commandants de cavalerie. CHAPITRE 84 : À PROXIMITÉ DU CIMETIÈRE CONFUSION Saule Cygne a passé la tête par la porte de la cabane de Roupille, construite spécialement pour elle à l’aide des meilleures bûches glanées dans le bois du Malheur. « Nouvel accrochage avec la cavalerie de Mogaba. Cinq kilomètres à l’ouest de la route de roche. » Ça se reproduisait périodiquement. C’était une des tactiques du Grand Général pour se tenir informé des positions de l’ennemi. Les coups de sonde se faisaient plus fréquents quand il souhaitait provoquer une riposte. Roupille a grogné sans s’émouvoir. « Je suis un peu inquiet, lui a déclaré Cygne. Ce coup-ci, ils ont mis le paquet. Et, puisque nous ne disposons d’aucun moyen de nous faire obéir de ceux du peuple caché qui n’ont pas filé avec Tobo, nous n’avons aucune idée de ce que fabrique Mogaba. Nous sommes aussi aveugles que lui. — Le gros de son armée manœuvre derrière l’écran de sa cavalerie ? — J’en ai l’impression. — Alors il s’efforce de nous harceler pour semer la panique dans nos rangs. » À deux reprises déjà, les troupes tagliennes s’étaient enfoncées dans le sud et pavanées jusqu’à ce que Roupille réagît, suite à quoi elles avaient promptement battu en retraite. Mogaba tentait d’instiller un peu d’assurance à ses bleus en les exposant au baptême du feu et à la tension d’un engagement réel. Il les contraindrait sans nul doute à se rapprocher davantage la prochaine fois. « Poste une brigade derrière les piquets de garde et demande aux hommes de faire le maximum de chambard. Laisses-en une seconde dans le camp. Que tous les autres vaquent à leurs occupations ordinaires. Nous ne devrions pas tarder à voir réagir la Fille de la Nuit, me semble-t-il. » La campagne menée par Roupille contre le messie des Félons et la créature qui avait été Gobelin ressemblait de façon frappante à celle que le Grand Général menait contre Roupille. « Nous disposons à présent des titres Félons officiels pour ces deux-là », lui a rappelé Cygne. Information déterrée juste avant le départ de Tobo par quelqu’un du peuple caché, et, qui plus est, dans la lointaine Asharan, petite bourgade du sud-ouest dont on n’attendait guère qu’elle exerce une quelconque influence sur les événements, sauf peut-être par l’entremise de ses bandes d’Étrangleurs. « Le Khadidas. La Khadidasa. » Esclave de Khadi. Ou de Kina. « Ça vaut pour les deux ou seulement pour un ? — Ce sont les formes masculine et féminine du même titre. Chacun le sien. — Personne ne pourra plus jamais traiter cette cinglée d’esclave, Saule. Elle est du même sang que sa mère et sa tante. La “Fille de la Nuit” lui va comme un gant. » Cygne a haussé les épaules et pris congé. Tobo affirmait que l’amour ne régnait pas entre la Fille et le Khadidas. Ils avaient plutôt tendance à se prendre le bec. Et que la Fille, ces derniers temps, donnait l’impression d’avoir perdu ses illusions. La cavalerie du Grand Général continuait de harceler les éclaireurs et les piquets de garde de Roupille. Des escarmouches éclataient un peu partout. Le trafic commercial se raréfiait sur la route de roche. Des troupes de cavaliers assez considérables éprouvaient la résistance de la brigade déployée par Roupille pour masquer l’armée de la Compagnie. Il s’agissait en grande majorité de Vehdnas. Les Vehdnas sont traditionnellement d’excellents cavaliers. Ils faisaient bonne figure face aux fantassins mercenaires de Hsien. Roupille renforça la première brigade de la seconde et confia le rôle de réserve aux recrues indigènes. « Je commence à m’angoisser, a fini par lui déclarer Saule. — C’est l’escalade. Tu t’inquiétais seulement, auparavant ? — Exactement ce que je veux dire. Pourquoi Mogaba s’acharne-t-il si fort à essayer de nous faire avaler qu’il mijote une attaque frontale ? Pourquoi s’efforce-t-il tant de déclencher une riposte de notre part ? — Parce qu’il veut voir comment nous allons réagir. À moins qu’il ne s’agisse d’une diversion. Tu crois qu’il aurait pu passer un arrangement avec les Félons ? — Le fils de Narayan Singh est un de ses copains. » Roupille s’est enflammée. « Aridatha Singh n’est nullement un Félon ! Ni un sbire des Étrangleurs ! — D’accord, d’accord. T’excite pas ! » Mais, quelques instants plus tard à peine, il crevait les yeux que quelqu’un avait tout intérêt à s’exciter, et plus vite que ça ! L’inattendu se produisit. Fatal. La cavalerie de Mogaba s’évanouit. Aussitôt remplacée par l’infanterie de sa seconde division territoriale, aussi nombreuse que l’armée de Roupille. Les Tagliens s’enfoncèrent comme un coin dans ses lignes de défense, les refoulant très loin en arrière tandis que la cavalerie du Grand Général commençait de s’infiltrer en les contournant. Roupille envoya des messagers volants partout à la ronde et fit claironner ses trompes, puis il devint limpide que Mogaba ne plaisantait plus cette fois-ci. « Il faut les empêcher de pénétrer dans le camp ! aboya-t-elle à Cygne. À tout prix. — Je m’en occupe, répondit Saule, bien qu’il n’appartînt pas officiellement à la chaîne de commandement. Je me servirai des recrues. » Il piqua un sprint. Si jamais Mogaba s’emparait du camp, il mettrait la main sur le trésor de guerre rapporté de la plaine scintillante. Ce qui risquait de lui faire gagner la guerre ici et maintenant. Saule entreprit de mettre un terme au chaos qui régnait dans le campement dès qu’il eut repéré les sergents de Hsien chargés de l’entraînement. Il leur annonça que l’ennemi avait lancé une opération de reconnaissance massive. Dont certains éléments pouvaient parvenir jusqu’au camp. Les recrues rassemblées face à l’ennemi, il dépêcha des hommes de confiance pour déplacer le trésor et le planquer dans le vieux cimetière militaire des hommes de l’Ombre. Et il fit bien. L’assaut de Mogaba se révéla plus vigoureux que prévu. Lorsqu’il déferla sur le camp, les jeunes recrues ne lui résistèrent pas longtemps. Elles laissèrent entrer quelques éléments de l’armée du Grand Général. Mais tout ne se passait pas forcément bien pour Mogaba. Peu après que sa division aurait attiré l’attention de l’ennemi, une autre devait se ruer sur lui par la route de roche, afin d’intercepter ceux des troufions désorganisés de Roupille qui battraient en retraite depuis le bois du Malheur pour lui venir en aide. Le commandant de cette unité, craignant d’être attiré dans un piège, hésita longuement et, lorsqu’il se décida finalement à intervenir, son assaut n’avait plus aucune chance de connaître le succès. Il ne tarderait pas à rechercher d’autres ouvertures professionnelles. Nombre d’officiers d’un grade moins élevé lui emboîteraient le pas. À l’extrême gauche, Aridatha Singh lança son propre assaut à l’heure prévue. Son objectif initial était d’occuper le bois du Malheur puis de poursuivre son avancée vers l’ouest et le sud pour couper la retraite à l’ennemi. Mais, avant même que ses troupes aient entièrement entamé cette manœuvre, il recevait un message de Mogaba lui ordonnant le repli. L’ennemi avait réussi à se reprendre. On s’attendait à une contre-attaque imminente. Le Grand Général craignait que Roupille ne découvrit les intentions d’Aridatha et ne coupât à son tour la route à sa division avant de l’exterminer. Aridatha restait un novice sur le champ de bataille. CHAPITRE 85 : LE BOIS DU MALHEUR UNE GROSSE SURPRISE La Fille de la Nuit était prête à hurler d’ennui tant devenait oppressante la chape de plomb qui pesait sur son esprit dans le bois du Malheur. L’existence avec Narayan n’avait certes jamais été idéale, mais elle pouvait encore la comprendre. La vie avec le Khadidas était carrément intolérable. Le petit homme possédé par Kina était odieux. Sans arrêt, jour et nuit, c’était sermon sur sermon. Et toujours, pratiquement, sur des sujets qu’elle connaissait déjà. Quand il ne s’agissait pas de leçons de philosophie destinées à lui faire comprendre qu’elle devait se livrer entièrement à la volonté de Kina. Consentir à se débarrasser de tout fragment résilient de sa personnalité et se résoudre à n’être plus la Fille de la Nuit mais le seul véhicule de Kina : la Khadidasa. Le Khadidas ne cessait de lui ressasser ses arguments pendant que, le menton sur les genoux et ceignant ses tibias de ses bras, elle patientait, assise sur les marches du temple des Félons. Des pèlerins en visite y entraient et en sortaient après l’avoir nettoyé. Elle ne leur prêtait aucune attention. Elle se remémora plus d’une fois l’époque où elle se trouvait ici même avec papa Narayan. Quand il lui arrivait de se pencher sur son passé, il lui semblait presque, à présent, avoir mené une vie de famille normale. Elle se repassait mentalement des fragments de cette vie passée, devenait aussitôt très fébrile et se demandait pourquoi. Elle n’avait pas nourri de telles pensées sur les hommes depuis qu’elle avait appris la mort de Narayan. Quelqu’un entreprit de descendre les marches et passa près d’elle avant de vider un seau d’eau sale. On entendit un bruit sourd. L’homme poussa un petit couinement de surprise, bascula à la renverse, s’abattit sur les marches à côté de la Fille et fixa son messie d’un œil stupéfait. Elle vit son regard s’éteindre lentement. Une flèche plantée dans sa poitrine lui avait percé le cœur. La Fille ne remarqua pas les marques bariolées qui ornaient sa hampe et permettaient d’identifier tant l’archer lui-même que son unité. Elle regarda autour d’elle. Des cris et un grand fracas s’élevaient alentour. Des flèches sifflaient à ses oreilles et venaient se planter derrière elle, transperçant son nouveau commensal. Elle s’efforça de se rétracter en elle-même pour libérer l’effet « Aime-moi ». Un trait émoussé la cueillit en plein sternum. Un autre la frappa un peu plus bas. Elle bascula vers l’avant en s’efforçant de ne vomir que sur ses chevilles. Les premières flèches ne parurent pas importuner le Khadidas. Mais elles ne cessaient de pleuvoir. Sans arrêt. Puis des soldats tagliens se mirent à grouiller tout partout. « Coupez les têtes ! hurla un gradé. On les emportera. Laissez les cadavres dans le cimetière. Pour les corbeaux. » Un deuxième officier se dirigea à grandes enjambées vers la Fille de la Nuit. Tous les autres Tagliens prenaient leurs ordres de lui. La première réaction de la Fille fut de remarquer son invraisemblable beauté. Puis elle se souvint de l’avoir déjà croisé quand elle était prisonnière de la Compagnie noire, bien des années plus tôt. On l’avait amené pour voir Narayan. « Mon frère Aridatha, hoqueta-t-elle. On dirait bien que ma destinée me voue à mener la vie d’une éternelle prisonnière. » Elle se tenait toujours le ventre. Un soldat shadar colossal la toisait, prêt à l’assommer au moindre geste suspect. La stupéfaction de l’officier taglien ne dura qu’un bref instant. Il avait parfaitement saisi l’allusion à leur soi-disant « fraternité ». « Tu es la Fille de la Nuit. Ma mission consiste à t’empêcher de réaliser ta destinée. » Il inspecta du regard la créature qui gisait à côté d’elle, inerte mais pas encore morte. Au sens conventionnel du terme. Il avait aussi rencontré Gobelin ce même soir. « C’est désormais le Khadidas, déclara-t-elle. Plus le sorcier. Il n’est pas mort. Et on ne peut pas le tuer. La déesse est en lui. » Le Taglien fit quelques gestes brefs. Les soldats ligotèrent celui qui avait été Gobelin puis le fourrèrent dans un sac de chanvre… après avoir arraché les flèches plantées dans sa chair. « Je ne tablerais pas trop là-dessus. — Kina l’habite. — Et si je le découpais en tout petits morceaux, Boubou ? Avant de demander à mes hommes de les brûler en des lieux distants de plusieurs centaines de kilomètres ? Je n’ai pas connu mon géniteur et, assurément, je ne l’honorais pas. Il n’empêche que cette créature l’a assassiné. — Comment m’as-tu appelée ? — Hein ? Oh, Boubou, tu veux dire ? — Oui. Ce nom. Pourquoi as-tu fait ça ? » Elle se contraignait à ne pas regarder ce qu’il advenait des Félons martyrisés, tout en s’efforçant de ne pas réfléchir à l’accusation portée contre le Khadidas. « Ton père et ta mère t’appellent Boubou, comme d’ailleurs tous ceux de la Compagnie noire qui se soucient de toi. Parce que c’est moins pompeux que “la Fille de la Nuit”. Allons, lève-toi. Je dois continuer à faire progresser ces hommes. Et pas de coup fourré. Si tu n’es pas sage, tu t’en repentiras cruellement. Ces soldats ont très peur de toi. » Elle avait ressenti un petit pincement de surprise au cœur. Ainsi, ces gens se souciaient assez d’elle pour lui donner un petit nom affectueux ? Narayan lui-même ne s’y était pas risqué ; il lui était pourtant extrêmement dévoué. En dépit de la mise en garde d’Aridatha, elle tenta de nouveau de projeter autour d’elle l’effet « Aime-moi ». En vain. Était-ce en raison des ravages dont son propre corps était victime ou bien celui du Khadidas ? Elle n’aurait su le dire. La créature qui avait été Gobelin avait démontré à plusieurs reprises qu’elle était capable d’agir sur elle. Généralement lorsqu’elle refusait de se conformer au modèle qu’il lui imposait. L’espace d’un instant, elle espéra que ses ravisseurs réduiraient effectivement le Khadidas en charpie avant d’en rôtir les lambeaux dans une centaine de fosses ardentes disséminées. Puis elle s’efforça de mettre ses sentiments de côté. Le moment était mal choisi. Elle devait plutôt se concentrer sur leur survie à tous deux, jusqu’au jour où ils jouiraient d’une occasion propice d’entamer leur grand-œuvre. Elle ne doutait pas que cette occasion se présenterait. Kina trouverait un moyen. Kina était les ténèbres. Et les ténèbres viennent toujours. Elle se montra donc docile et coopérative. Elle ne put cependant s’empêcher de remarquer combien sa nervosité augmentait chaque fois que le beau général l’approchait. Mais Aridatha était bien trop occupé pour lui prêter attention. Il venait de recevoir un contrordre à sa mission. CHAPITRE 86 : PRÈS DU CIMETIÈRE LA CONFUSION GAGNE « Il y a une autre division là-bas, à l’est de la route de roche, apprit Cygne à Roupille et son état-major. À mon sens, elle était censée passer outre pour nous prendre à revers. Mais elle a subitement obliqué pour remonter vers le nord. Nous ne saurons jamais pourquoi, à moins de faire des prisonniers ou d’en être informés par le peuple caché. » Le peuple caché est brusquement devenu un sujet brûlant. Quelques-uns de ses membres étaient encore dans les parages, mais pas moyen de les contraindre à coopérer. Tobo ne leur avait pas ordonné de nous aider. Les humeurs ne se sont guère améliorées durant les débats. Tout le monde était harassé, impatient et à cran. Et plus particulièrement Roupille. Manquant de preuves tangibles, elle commençait à se demander si Mogaba ne l’avait pas de nouveau roulée dans la farine. Et c’était loin d’être terminé. Le Grand Général n’avait toujours pas rompu le contact. Il semblait disposé à poursuivre éternellement cette guerre d’escarmouches. « Je pense qu’on s’est très bien comportés, a déclaré Cygne à la cantonade. Le taux de pertes est probablement en notre faveur. — Mais stratégiquement Mogaba doit exulter, aboya Roupille. Tout fier de lui et de sa réussite. » Elle n’en savait strictement rien, bien entendu. Elle savait seulement qu’elle n’était pas contente d’elle. Mogaba l’avait encore prise au dépourvu. Elle n’oubliait qu’un détail : elle avait réussi à repousser une force nettement supérieure dès le début de l’engagement ; le Grand Général s’était sans doute montré trop subtil et futé pour son propre bien. Saule Cygne, lui, en était conscient. « Mogaba peut revenir, a-t-il déclaré. Dès qu’il comprendra qu’il nous a surpris et aurait pu nous écraser s’il s’était contenté de donner la charge au lieu de procéder à toutes ces manœuvres. » Quelques têtes ont opiné. Un brigadier a fait remarquer que, s’il avait commandé l’armée ennemie, il aurait attaqué même avec la certitude que nous nous y attendions. Juste pour voir ce qui se passerait ; et nous persuader que nous devions rester sur le qui-vive. Se préparer plusieurs jours de suite à repousser un assaut ennemi peut vous démoraliser n’importe quelle armée. Sahra est entrée. En retard et peu intéressée par la discussion. « Il commence à pleuvoir », a-t-elle déclaré sans s’adresser à personne. Dans la mesure où la nouvelle était d’importance et risquait d’avoir une influence considérable sur le déroulement des opérations, Saule Cygne est allé jeter un coup d’œil dehors. Le ciel était plombé et l’air sentait la pluie. Mais il ne pleuvait pas encore et l’averse ne se déclencherait probablement pas avant la tombée de la nuit, voire longtemps après. Toutefois, le crépuscule approchait. Cygne est rentré en secouant la tête. Il devint clair peu après, quand une patrouille rapporta la nouvelle que le bois du Malheur avait été purgé de tous les Félons, que Sahra s’était exprimée de manière métaphorique ou figurative. « Même la Fille de la Nuit et la créature qui était Gobelin ? a demandé Roupille. — Nous n’avons pas retrouvé leurs cadavres, capitaine. Et il y avait là-bas beaucoup de cadavres. Tous décapités. Ces deux-là ont peut-être réussi à s’échapper. — Peut-être. J’aimerais assez que ce fichu Tobo soit de retour. Je déteste avancer à l’aveuglette. — Tu n’es qu’une enfant gâtée, lui a déclaré Cygne. — Et j’adore ça. Tso Lien. Un surcroît de travail pour ton équipe de reconnaissance. Tâchez d’apprendre ce qui s’est passé. Et de découvrir si nous pouvons les débusquer. Sans jamais perdre de vue que Mogaba serait ravi de nous entraîner dans un piège mortel. — Cela sera fait, capitaine. » La réponse fleurie de Tso Lien a arraché un gloussement à Roupille. L’homme venait d’une province de Hsien où le style du discours compte presque autant que sa teneur. Un autre de ces officiers mercenaires férocement compétents qui avaient souhaité se débarrasser des entraves féodales de Hsien dans l’espoir de faire fortune. Cygne se demanda si les hommes du Pays des ombres inconnues ne feraient pas mieux de se concentrer davantage sur leur propre survie que sur l’espoir de gagner cette guerre. Leur fortune à venir reposait déjà entre les mains de la Compagnie, cachée dans ce cimetière. CHAPITRE 87 : LA PLAINE SCINTILLANTE LA FORTERESSE SANS NOM Oh, comme les yeux s’écarquillaient en nous regardant ouvrir la Porte d’Ombre, Madame et moi ! Je me suis fendu de quelques étapes superflues dans le seul dessein d’ajouter un peu de drame et de confusion. Puis nous avons repris notre route vacillante vers le sud et la grande forteresse venteuse de Shivetya, le long de la route protégée. La plaine entière, d’ailleurs, donnait l’impression d’une vaste étendue de froide et venteuse grisaille, exempte du moindre scintillement. Les pierres levées semblaient vieillies, harassées et bien peu enclines à célébrer les gloires du passé. Je n’en ai pas repéré de nouvelle. Le vent lui-même ne se montrait guère plus chaud que le cœur d’un usurier. Nous apercevions des plaques de neige et de glace. Tobo a suggéré que la plaine tenait son climat d’un monde dont la saison actuelle était moins douillette que la nôtre. « Tu crois ? ai-je demandé. Alors que la Porte d’Ombre du Khatovar est entièrement détruite ? » Aucune menace ne semblait peser sur la plaine aujourd’hui. Les ombres se seraient-elles à ce point raréfiées ? « Sauf que, chez moi, ce serait le cœur de l’été », a fait remarquer Shukrat. J’ai poussé un grognement puis réglé mon poteau volant sur une vitesse supérieure. Les gamins n’avaient aucun mal à se maintenir à notre hauteur. J’entendais jurer Madame loin derrière nous : le tapis volant du Hurleur prenait du retard. Il ne pouvait pas accélérer et devait piloter prudemment, car les dimensions de son véhicule avoisinaient celles de la zone protégée. « On peut s’élever sans danger, à présent ! » a hurlé Tobo à l’approche de la forteresse de Shivetya. Shukrat et lui ont piqué vers le soleil. Ou du moins la position qu’il aurait occupée si le temps n’avait pas été exécrable. « Ne t’y risque pas ! a glapi Murgen. — Trop tard, mon pote ! Cramponne-toi. » Je grimpais déjà, sans toutefois faire montre de la témérité d’un immortel adolescent. « Si la balade ne te plaît pas, descends et continue à pied », lui ai-je suggéré en l’entendant encore rouspéter. Quelques instants plus tard, nous jouissions d’un panorama de la plaine scintillante vu de l’œil d’un dieu. Panorama qui m’était encore inconnu et que nul ne m’avait jamais décrit. De notre hauteur d’un kilomètre, la plaine évoquait le plancher de la grand-salle de la forteresse, phénomène qui ne m’a pas étonné outre mesure. Mais les lisières de la plaine, en revanche, m’ont stupéfié. Une Porte d’Ombre se dressait à la pointe de chacun des seize secteurs, qui tous jouissaient d’un climat, d’une saison et d’une heure du jour différents. Toutes ces conditions tendaient à se confondre et s’embrouiller à l’approche du point médian du segment séparant deux Portes d’Ombre. « C’est un peu comme de voir le reste de l’univers de l’intérieur d’une boule de cristal, a fait observer Murgen. — Comment se fait-il que tu n’aies jamais fait allusion à cet aspect de la plaine ? — Parce que je ne l’ai jamais vue sous cet angle. Peut-être est-ce impossible du monde ectoplasmique. » De là-haut, elle se colorait. Je n’avais jamais vu autant de couleurs dans la plaine scintillante. Tobo et Shukrat nous ont dépassés comme un bolide puis ont piqué vers la terre en poussant des hourras de joie. « Finie la rigolade », ai-je marmonné. Le tapis du Hurleur venait d’apparaître et remontait à une allure d’escargot la route qui s’éloignait de notre propre Porte d’Ombre. Nous sommes entrés dans la forteresse par un trou du toit, seul dommage qui ne se réparait jamais de lui-même. Son gardien démoniaque le trouvait peut-être plus utile qu’un sol sec. Il ne devait assurément pas se préoccuper du temps qu’il faisait. Le vieux Baladitya, notre agent sur place, somnolait bien qu’il fit encore jour. Sans doute passait-il ces temps-ci plus d’heures à roupiller qu’à veiller. Le temps de nous poser, Murgen et moi, Shukrat était déjà engagée dans une discussion orageuse avec Nashun le Chercheur et le Premier Père. Tous, elle comme les sorciers Voroshk, s’exprimaient bien entendu dans leur langue natale, mais leurs termes exacts étaient sans importance. En définitive, leur querelle était aussi vieille que l’humanité : des vieillards aux têtes chenues entrechoquant leurs bois à ceux d’une jeunesse omnisciente. « Ça sent mauvais ici », a fait remarquer Murgen. Ça puait tout bonnement. De toute évidence, les Voroshk attendaient que le service d’étage daignât nettoyer derrière eux. « Faut croire que Shivetya n’a pas d’odorat. Si j’étais lui, je cesserais de les nourrir tant qu’ils n’auraient pas appris à remplir leurs corvées. » Baladitya, avais-je remarqué, faisait sa part du ménage en dépit de sa tendance à la distraction et à l’idée fixe. Le raffut soulevé par Shukrat et ses parents a fini par interrompre les ronflements du vieux copiste. Baladitya offrait l’aspect d’un vieil épouvantail hirsute aspirant désespérément à de nouvelles loques. À ma connaissance, il n’avait jamais porté que cette tenue dépenaillée. Il avait encore plus répugnante allure que le Hurleur, bien qu’il fût moins lourdement emmailloté. L’intervention diligente de ciseaux, d’un peigne et d’une bassine d’eau chaude n’aurait pas nui non plus. Des mèches entremêlées de fins cheveux blancs voletaient tout autour de son crâne et de son visage. Il m’a même semblé en voir s’envoler certaines comme des graines de pissenlit. L’intérieur de la forteresse est parfaitement effroyable. Je ne m’y sens jamais détendu. Elle me hérisse le poil, un peu à la manière de l’oncle Doj. Louche. Affreusement louche. D’une façon sereine et discrète, mais m’interdisant toute relaxation. Baladitya a foncé droit sur Murgen ; il voulait savoir comment se portaient Roupille, son vieil ami maître Santaraksita, Tobo… Le virus de l’annaliste, en quelque sorte. Bien qu’il eût opté pour finir sa vie ici en se consacrant à l’aventure intellectuelle, la fréquentation des gens lui manquait. Je soupçonnais les Voroshk d’être de mauvaise compagnie. Ils devaient sans cesse se lamenter dans une langue qui lui était étrangère, sans aucun effort pour se faire entendre de lui, sinon en beuglant ou en ralentissant le débit. J’ai jeté un coup d’œil vers le ciel en me demandant quand les autres daigneraient apparaître. Puis je me suis éloigné de quelques pas, vers la frange extérieure du dôme de lumière dépourvue de source connue, qui éclaire l’espace de travail de Baladitya. Et j’ai fixé l’énorme masse indistincte du démon Shivetya. L’obscurité qui l’entourait était plus profonde que dans mon souvenir, que dans celui de tous ceux qui l’avaient rapportée. Le grand trône de bois était tout aussi flou. Le titan humanoïde cloué à ce trône par des dagues d’argent me faisait également l’effet d’être moins tangible. Je me suis demandé si le golem ne devenait pas plus éthéré à mesure qu’il nourrissait ses hôtes de sa propre substance. Ses visiteurs doivent s’alimenter. Shivetya y pourvoit. Il régale ses invités et ses alliés en sécrétant de larges pousses d’une manne aux allures de champignon. Je me souviens d’une saveur légèrement douceâtre et épicée, sans qu’on sache avec exactitude de quelle épice il s’agit. Quelques bouchées suffisent à vous procurer une énergie démesurée, en même temps qu’elles renforcent de manière drastique la confiance en soi. Mais nul ne s’engraisse à ce régime. De fait, il est assez répugnant et on ne consent à s’y plier qu’affamé, malade ou blessé. De toute évidence, Shivetya lui-même ne resterait pas éternellement potelé. Je me suis rendu compte que de grands yeux rouges venaient de s’ouvrir. Shivetya m’observait et témoignait d’un intérêt pour moi bien supérieur à celui qu’il m’inspirait. Le golem ne s’exprime pas à haute voix. Nous l’en croyons incapable. Quand il décide de communiquer avec vous, il parle directement à votre esprit. D’aucuns n’y voient pas d’inconvénient. Je n’en ai pas été moi-même victime, à ma connaissance, et je ne peux donc pas décrire cette expérience. Si Shivetya a jamais envahi mes rêves au cours de cette demi-génération où j’ai dormi d’un sommeil enchanté dans ces cavernes souterraines, je n’en ai pas gardé le souvenir. Je n’en ai d’ailleurs gardé aucun de cette période. Murgen et Madame s’en souviennent, eux. Du moins de certaines choses. Ils n’en parlent jamais. Ils préfèrent laisser la parole à ce qui en est consigné dans les annales. Ça ne devait pas être très agréable. L’ombre donnait à Shivetya le mufle d’un chien ou d’un chacal, ce qui n’a pas manqué de m’évoquer momentanément les images de certaines idoles de mon enfance. Ce devait être jadis une espèce de seigneur de la guerre du monde souterrain. Sauf qu’il ne recrutait guère de soldats. Un œil immense s’est fermé puis rouvert. Le démon de pierre scintillante manifestait là son sens de l’humour. Conscient que ce clin d’œil me hanterait durant des semaines. Des mains ont happé mon bras. J’ai baissé les yeux. Ma douce et tendre venait d’arriver. Et, à la faveur de cette chiche lumière, elle faisait bien plus jeune et heureuse. « Enfin là, ai-je chuchoté. — Le Hurleur tourne au barbon timoré. Il croit avoir un avenir. — Éloignons-nous d’un kilomètre dans cette direction, le temps de nous égarer une petite demi-heure. — Eh bien… je suis très tentée, mais je me demande ce qui te prend tout d’un coup. » Je lui ai pincé les fesses. Elle a poussé un couinement et m’a giflé le bras. « Oups ! » ai-je fait. Les deux yeux de Shivetya nous fixaient à présent. « Voilà qui brise un peu la magie du moment, tu ne trouves pas ? » m’a demandé Madame. C’était vrai. D’autant que plusieurs paires d’yeux nous observaient aussi de là où s’était agglutiné le reste de la petite troupe. Les jeunes semblaient particulièrement révulsés. « Bah, tant pis ! Chienne de vie ! » CHAPITRE 88 : LA FORTERESSE SANS NOM RECRUTEMENT ENTHOUSIASTE Les chamailleries des Voroshk perduraient, cessaient et reprenaient sans jamais s’interrompre très longuement. À plusieurs occasions, j’avais soupçonné ces deux vieillards de vouloir nous châtier, mais d’être contrecarrés dans ce projet par Shivetya. Tobo ne leur accordait aucune attention. Il était trop occupé à communier avec Baladitya et le golem. Celui-ci semblait contribuer de son mieux à renforcer l’arsenal déjà excessif des pouvoirs du garçon. Dès qu’Arkana et Shukrat en avaient par-dessus la tête, elles venaient me rejoindre, où que je me trouve, et finissaient par s’asseoir par terre, le dos tourné à leurs parents. « Tu leur fais peur, m’a expliqué Arkana. Ils te prennent pour une vraie terreur et Tobo pour un frimeur. Ils sont persuadés que tu as détruit leur monde. — Je n’ai rien détruit du tout. » Bizarre. Son accent était nettement moins prononcé ici, quand elle cherchait aide et protection. « Je le sais. Et toi aussi. Eux aussi, sûrement. Mais ils refusent d’en assumer la responsabilité. En leur for intérieur, ils sont aussi nuls que Gromovol et Sedvod. Depuis deux siècles, être un Voroshk signifie être parfait en tout. Sans défaut. — Pourquoi cette querelle, alors ? — Parce que Shukrat veut rester ici avec toi. Parce que Sedvod est mort sans avoir reçu les rituels appropriés. Parce qu’ils refusent de croire que Gromovol ait pu commettre tant de réelles inepties, notamment qu’il ait provoqué la mort de Magadan. Quand la nouvelle s’en répandra chez nous, elle déclenchera d’effroyables discordes politiques au sein de la famille. Le père de Magadan est le frère du Premier Père et ils se haïssent cordialement. » De toute évidence, les Voroshk rescapés préféraient feindre de croire que leur famille régnait encore sur une terre que n’avaient pas ravagée les ombres meurtrières. « Mais pourquoi s’en prennent-ils à toi ? » Arkana a soupiré puis caché sa tête entre ses genoux pour m’interdire de lire sur son visage. « Sans doute parce que j’ai réellement dû leur dire que je ne voulais pas rentrer non plus. » Arkana se servait réellement beaucoup du mot « réel ». « Malgré ce qui s’est passé ? — Ils ne sont pas encore au courant. Ils n’ont pas besoin de le savoir. — Ce n’est pas de ma bouche qu’ils l’apprendront. Mais Gromovol risque de… — Gromovol lui-même n’est pas assez stupide pour en parler. Il lui est impossible de se disculper. Selon les lois de notre peuple. Si cela venait à se savoir, son père le renierait. » Shukrat revenait vers nous en affichant une expression quelque peu hébétée. Arkana s’est écartée de quelques pas mais n’a pas daigné reconnaître autrement son existence. Pas plus que Shukrat n’a fait mine de constater sa présence. Elle s’est installée sur le sol de pierre, les bras passés autour des jambes et le menton posé sur les genoux. Ses joues étaient striées de traces de larmes. « Eh bien ? ai-je fait. Dois-je aller fesser l’énergumène qui a rudoyé mes petites filles ? » Shukrat a eu un faible rire. « Mieux vaudrait cogner sur l’autre extrémité. Dix mille fois. Avec un marteau de forgeron. — Juste pour éveiller leur intérêt », a renchéri Arkana. Dans leur commune posture présente, la ressemblance familiale sautait aux yeux. Elles n’avaient l’air si différentes que debout, lorsqu’elles se laissaient mener par leur caractère divergent. Les filles marquaient un point. La destruction de leur monde n’avait même pas suffi à arracher ces deux vieux rochers au lit desséché de leurs idées préconçues. « As-tu repris contenance maintenant, Arkana ? Te sens-tu capable de venir traduire pour moi ? » Je pouvais toujours recourir à la langue de Génépi, bien entendu, mais peut-être aurait-elle ainsi l’occasion de se rendre utile. Elle a réfléchi un moment puis échangé un regard avec Shukrat. Les deux filles m’ont scruté. « Je ne les bousculerais qu’un petit peu », ai-je promis. Les deux vieux Voroshk s’aiguisaient les dents sur Gromovol. Je l’aurais sans doute pris en pitié s’il n’avait pas tant déconné. Lui n’aurait pas la chance de regagner notre monde. Il lui faudrait accepter tout ce que ces deux vieux birbes lui proposeraient. « Vous vous êtes montrés un peu intransigeants avec mes filles, ai-je déclaré au Premier Père. Il serait temps d’arrêter les frais. L’un de vous consentirait-il à retourner voir comment a évolué la situation dans son monde ? » Pas de réponse. Hormis quelques regards mauvais. « Donc vous ne savez pas vraiment ce qui s’y passe… » Brusque illumination. « Arkana, ma douce… ils se sont enfuis. Venir vous chercher n’était qu’un prétexte. Et, une fois ce subterfuge éventé, ils ne pouvaient plus rentrer. Je te parie que Shivetya ne les a jamais contraints à rester ici. » Je me suis rappelé qu’ils étaient trois au départ. Le troisième devait avoir mis les voiles. Et n’avait sans doute pas survécu pour rapporter la mauvaise nouvelle. Des pleutres, ces vieillards ? Ça cadrait dans le tableau. Pour la première fois depuis des générations, les Voroshk affrontaient une menace que la famille ne pouvait surmonter aussi aisément qu’on écrase une souris sous sa semelle. Et, pour certains d’entre eux, la seule manière de s’y soustraire était de prendre la fuite. Ces deux-là refusaient désormais de rentrer, de peur qu’il y ait effectivement des survivants. « Je reviens tout de suite », ai-je déclaré. J’ai trottiné jusqu’à Tobo et l’ai interrompu pour lui servir une version abrégée de l’histoire. « Pour combien de temps en as-tu ? Assez pour me permettre de franchir la Porte d’Ombre du Khatovar avec ces deux vieillards, afin de constater les dégâts que les ombres y ont réellement commis ? » Ses yeux étaient vitreux. Je m’apprêtais à le gifler pour attirer son attention quand il a renoué le contact : « Shivetya affirme que ce serait prendre un énorme risque sanitaire. Il dit que tu as raison pour les Voroshk. Ils ont fui. Il dit aussi que d’autres membres plus courageux de leur clan s’activent toujours là-bas. Tout comme de nombreuses ombres. Shivetya dit que la Porte commence à se refermer et que presque toutes les ombres survivantes sont passées de l’autre côté. Il dit qu’il vaut mieux laisser tomber. Que tu dois mener à bien ton premier plan. Sans t’inquiéter du Khatovar. Tu ne pourras pas y aller. Essayer ne mènerait qu’à te faire tuer. Et le Khatovar sera encore là quand les autres problèmes seront réglés. » Était-ce Tobo qui me parlait ou le démon s’exprimant par sa bouche ? « Je crains fort que Shivetya ne soit atrocement plein de matière brune et puante. Pour un type qui ne mange jamais. — Trouverais-tu déraisonnable le léger égoïsme dont il fait preuve quant à l’ordre dans lequel les choses doivent se faire ? En dépit de l’ampleur de sa contribution ? — Foutaises ! » Je suis retourné voir Arkana tout en me demandant comment on pouvait bien tuer une déesse… et survivre assez longtemps à ce meurtre pour faire suivre le même chemin à son geôlier. « Chérie, explique à ces vieux boucs que je désire m’envoler avec eux jusque dans ton monde. Pour voir ce qui s’y passe. Et que je souhaite sincèrement vérifier ce qu’il est advenu du Khatovar. » Arkana a fait quelques petits pas de côté pour se placer face à moi, le dos tourné à Nashun et au Premier Père. « Tu es réellement sérieux ? — Autant qu’ils doivent le croire », ai-je répondu à voix basse car ce demeuré de Gromovol semblait s’intéresser à la conversation. Les vieillards n’ont même pas fait mine de chercher un prétexte pour esquiver ce voyage de reconnaissance. Ils nous ont carrément fait comprendre qu’ils refusaient de rentrer chez eux. « Que comptez-vous donc faire de vous ? leur ai-je demandé. Shivetya ne vous laissera pas lézarder éternellement ici. » Ils devaient se douter qu’on essayait de les attirer dans un traquenard. Et ils ne se trompaient pas, bien sûr. « Il y a toujours de la place dans la Compagnie pour de braves types », ai-je ajouté. Ou de sales types, en l’occurrence. S’agissant de froussards et d’hommes médiocres, je n’en aurais pas juré… encore que le renfort d’une paire de sorciers supplémentaires méritait peut-être qu’on tentât notre chance. Le seul os, c’était de savoir comment les contrôler, si d’aventure je réussissais à les faire flancher. Problème auquel Madame devrait manifestement réfléchir. Exactement le genre de question qu’elle avait dû régler à intervalle régulier depuis que j’étais entré dans sa vie. J’entendais cliqueter les rouages à l’intérieur des crânes Voroshk. Leur raisonnement sautait aux yeux. Réponds n’importe quoi à Toubib. Dis-lui ce qu’il veut entendre. Tire-toi de cette plaine effroyable et cruelle. File. Trouve-toi un monde où ils n’auront jamais entendu parler des Voroshk, totalement exempt de sorciers autochtones. Installes-y ta boutique et bâtis-toi un nouvel empire. Tout comme les Maîtres d’Ombres avant eux. « Annonce-leur que je reviendrai dans un jour ou deux. Ils auront eu tout le temps d’y réfléchir. — S’ils consentent à t’accompagner, ils te créeront encore plus de problèmes que Gromovol, m’a déclaré Arkana un peu plus tard en s’éloignant avec moi. — Vraiment ? » D’un ton destiné à lui faire comprendre que je n’étais pas aussi bête qu’il y paraissait. « Et comment pourrions-nous les en empêcher, à ton avis ? » Elle avait sa petite idée. « Fais-leur la même chose qu’à nous. Ordonne-leur de se dévêtir. Confisque leur rheitgeistiden et leur shefsepoken. Contrains-les à rester au sol, où ils sont vulnérables. Mais promets-leur de tout leur rendre dès qu’ils t’auront prouvé que tu peux leur faire confiance. Ensuite fais durer le plaisir. — Je songe à t’adopter. Tu ferais une fille merveilleuse. Eh, fille numéro deux à l’esprit mal tourné ! Tu as entendu Arkana. Qu’en penses-tu ? — Elle a raison, je crois, a déclaré Shukrat à contrecœur. — Excellent ! Allons demander son avis à votre future et maléfique maman. » Nous avons trouvé Madame en train de lire ce que Baladitya avait mis des années à écrire ; autrement dit la biographie approximative de Shivetya. « J’ai décidé d’adopter ces deux sublimes enfants, chérie. Leur cœur est en train de devenir aussi noir que nous l’avions souhaité pour notre Boubou. » Madame m’a jeté un regard suspicieux puis elle a décidé que je parlais sérieusement, tout en déconnant dans les grandes largeurs. À peu de chose près. « Raconte-moi ça. — Accouchez, les filles ! » CHAPITRE 89 : À PROXIMITE DU CIMETIERE LA CONFUSION AUGMENTE Roupille était consciente qu’il ne suffisait pas de s’attendre à voir le Grand Général persister dans sa stratégie offensive. Elle devait absolument le devancer. Ce coup-ci, elle ne pouvait plus permettre à Mogaba de la prendre à revers en douce. Elle a donc partagé son état-major en deux équipes distinctes, chacune chargée d’échafauder une stratégie différente. La première se composait d’Iqbal et Chaud-Lapin Singh, d’Arpenteur-du-Fleuve, de Sahra, de Saule Cygne et de tous ceux qui la suivaient depuis les guerres de Kiaulune. Elle a même fait revenir Lame de Jaicur, car il connaissait personnellement Mogaba et en avait même été très proche à une époque. La seconde équipe se composait exclusivement d’officiers de Hsien. Ces hommes ne voyaient en Mogaba qu’une sorte de croque-mitaine. Et ignoraient tout du territoire environnant en dehors de ce qu’ils avaient pu en apprendre par les cartes ou les opérations de reconnaissance. Roupille espérait découvrir une ouverture intéressante dans le fossé séparant ces deux visions différentes. Elle continuait d’occuper ses cavaliers, de les envoyer en éclaireurs débusquer ceux de Mogaba ou tenter de localiser le gros de son armée. Mogaba faisait de même. Les deux camps se reposaient étroitement sur les interrogatoires auxquels ils soumettaient les civils voyageant dans les parages. Le trafic s’était certes ralenti sur la route de roche, mais il n’était pas entièrement interrompu. Chaque équipe exposa successivement plusieurs stratégies plausibles de l’ennemi. Roupille ordonna alors à l’équipe adverse de simuler une contre-offensive. Et, au bout de quaante-huit heures pratiquement sans sommeil, elle ne se retrouva guère plus éclairée qu’au début. Elle décida donc de se fier à son intuition. Celle-ci l’avait toujours bien inspirée au cours de ses dernières danses avec le Grand Général. CHAPITRE 90 : À PROXIMITÉ DU CIMETIÈRE DE PLUS EN PLUS CONFUS « Je commence sérieusement à craindre que toutes ces manœuvres ne leur soient plus utiles qu’à nous, déclara le Grand Général à ses officiers supérieurs. Il crève les yeux qu’ils manquent de soutien magique. Mais chaque heure de manœuvre les rapproche un peu plus du moment où ils recouvreront cet avantage. — Sommes-nous toujours en position d’infériorité en cas d’affrontement direct ? s’enquit Aridatha Singh. — Au corps à corps, sans doute. Mais nous disposons de soldats trois fois plus nombreux. Et ils s’efforcent encore de sécuriser la ligne qui court du bois du Malheur au bouquet d’arbres qui se dresse près de leur campement. Position trop difficile à tenir pour seulement dix mille hommes. » On ne posa aucune question. On n’avança aucune suggestion. Le Grand Général sollicitait rarement l’avis de ses subordonnés. Quand il rassemblait ses officiers, c’était uniquement pour leur livrer ses instructions. Leur seule mission était de les faire exécuter. « Je reviens au plan originel. Je vais enfoncer leurs lignes par le milieu avec la seconde territoriale. J’engagerai le combat et je tiendrai la position. Singh, tu suivras l’itinéraire prévu avec le même objectif. Dès que tu les auras contournés, reforme ta division en ordre de combat et remonte la route de roche. Si nous faisons tous correctement notre boulot, il ne te restera plus qu’à balayer les fuyards. » Mogaba posa la main sur l’épaule d’un jeune officier du nom de Narenda Nath Sarawasti, rejeton d’une vieille famille aristocratique qui servait sous ses ordres depuis trois générations et les toutes premières escarmouches des guerres contre le Maître d’Ombres. L’avant-veille, Sarawasti était encore un officier d’état-major plein d’agressivité. La piètre performance des rescapés de sa division ayant déçu le Grand Général, le tempérament agressif de Narenda allait lui offrir une occasion de briller. « Narenda, dès que j’aurai engagé le combat, je veux que tu remontes la lisière de ce bois avec toute ton unité en formation étroite. » Cette division avait été déplacée sur l’aile droite lors du premier engagement. « Submerge leur campement. Ça ne devrait pas être compliqué. Il n’a l’air défendu que par des bleus. Une fois qu’il sera sécurisé, reprends la formation et continue de progresser de façon à frapper l’aile gauche, l’arrière et la réserve de l’ennemi. Mais ne donne surtout l’assaut que quand je serai sérieusement aux prises avec lui. » Une dernière chose. Je veux que vous me laissiez tous les deux vos principaux étendards. Si l’ennemi les aperçoit, il s’imaginera peut-être que je concentre toutes mes forces au même endroit. » Il s’interrompit. Pas de questions. Toute cette stratégie était élaborée depuis longtemps. Il ne s’agissait plus à présent que de l’appliquer avec une vigueur renouvelée. « Je partirai en milieu de matinée. Derrière les éclaireurs et les tirailleurs. Assurez-vous que vos hommes soient bien approvisionnés. J’étranglerai de mes propres mains tout officier qui aura négligé le bien-être de ses soldats. » L’attitude du Grand Général à cet égard, si ses officiers ne la partageaient unanimement, était de notoriété publique. La corruption était si profondément enracinée dans la société taglienne qu’au bout d’une entière génération de chocs culturels et, à l’occasion, de bouleversements sanglants certains refusaient encore de comprendre que spolier les hommes placés sous leur commandement n’était pas une manière acceptable d’augmenter leurs revenus. En dépit de toutes leurs divergences, la Compagnie noire, la Protectrice, le Grand Général et tous les Nordistes parvenus au pouvoir s’efforçaient d’accroître l’efficience de leur règne en éradiquant la corruption et la rapine. Cela plus que tout contribuait à en faire d’incompréhensibles étrangers. « Aridatha. Une seconde. Je viens d’avoir une idée. Si tout se passe bien, Sarawasti aura vaincu l’ennemi avant même que tu n’aies pu le prendre à revers. — J’envisageais de partir de nuit pour aller planquer dans le bois du Malheur. — Bonne idée. Mais, à mon avis, tu devrais en sortir en te déployant et former une longue file qui nous permettra de capturer un plus grand nombre de fuyards tentant de gagner le sud. Plus particulièrement, j’espère, ceux qui ont si brusquement disparu et sont réapparus cinq ans plus tard avec une nouvelle foutue armée. — Je ferai de mon mieux. » Mogaba poussa un grognement. C’était là une promesse qu’il détestait entendre. Une manière de justification préalable à l’échec. Bien qu’Aridatha ne fût nullement homme à chercher des excuses à ses propres bévues. Mais plutôt du genre à trouver de bonnes raisons aux échecs des autres. CHAPITRE 91 : PRÈS DU CIMETIÈRE LE CHAOS AUGMENTE ENCORE « C’est le jour, déclara Roupille à ses capitaines. Je le sens. » Elle s’est remise à vitupérer Toubib, Tobo et toute cette bande qui mettait si longtemps à rentrer. Puis elle a entrepris d’expliquer à ses gens ce qu’elle en attendait. « Mogaba va de nouveau diviser ses forces ! a-t-elle aboyé. Il le paiera cher. Envisagez seulement d’argumenter et j’accepte sur-le-champ votre démission. Certains officiers sont parfaitement capables d’obéir aux ordres et de la boucler. » Quelques heures plus tard, le Grand Général apparaissait exactement là où elle l’avait prévu. Il s’était déployé sur un espace considérable et d’innombrables bannières flottaient au vent. Roupille craignit un instant de s’être trompée et crut que Mogaba allait déferler droit sur elle pour l’écraser. Mais, si tel avait été le cas, il aurait donné plus vigoureusement l’assaut. De son côté, elle ne précipita pas non plus l’affrontement. Pas tout de suite. Elle ne tenait pas à lui faire comprendre qu’elle n’avait pas, elle non plus, concentré ses forces. Elle se livrait à une tactique d’escarmouches et de harcèlement, mais battait en retraite dès que Mogaba ripostait un peu trop sérieusement. Lui-même dut engager personnellement le combat, parce qu’il devait impérativement garder le contact, en la voyant reculer vers la deuxième mâchoire de l’étau. Il semblait volontiers accepter d’être attiré dans cette direction. En sortant de sa cachette derrière une crête peu élevée, la division postée à l’extrémité de l’aile droite perdit toute cohésion. Les troufions devaient couvrir à pied près de deux kilomètres. Leur commandant s’intéressait davantage à frapper l’ennemi avant qu’il n’eût le temps de riposter qu’à progresser en bel ordre de bataille. Les hommes en armure colorée qui sortaient du cimetière dérobé marchaient en ordre parfait. Certains portaient des projecteurs de boules de feu de manufacture récente. Ils entreprirent de massacrer la mêlée brouillonne adverse avant même que la plupart des Tagliens n’aient compris que dame Fortune leur avait servi une carte du dessous du paquet. Ils ne résistèrent si longtemps qu’en raison de leur grand nombre. CHAPITRE 92 : PRÈS DU CIMETIÈRE CHAOS SUR CHAOS « Ils ont commencé de se renforcer sur leur droite, annonça l’un des compagnons de Mogaba. Mais leur aile gauche bat en retraite. — Quelque chose cloche, déclara Mogaba. Ils devraient être plus nombreux. — Pourquoi ne pas les prendre de vitesse ? — Sonnez la charge générale. Mais à cadence ralentie. » Un premier message confus leur parvint quelques minutes plus tard. La division de Narenda Nath Saraswati était en pleine débâcle. Narenda lui-même avait été tué. La majorité de ses officiers étaient morts ou prisonniers. Avant qu’il en ait tiré des conclusions logiques, Mogaba entendait sonner des trompes sur sa droite et voyait s’avancer des blocs de couleur différente, dont chaque soldat portait sur le dos sa bannière personnelle. Un flot de cavaliers balayait traînards, fuyards et toute inepte velléité de résistance à la progression de l’infanterie. Le Grand Général mit un instant à comprendre que Roupille s’apprêtait à frapper la seconde territoriale dans les reins avec ses meilleures troupes. « Chargez ! ordonna-t-il. Accélérez la cadence ! » S’il parvenait à faire avancer ses soldats avant qu’ils prennent conscience du péril, il pourrait submerger l’ennemi sous le nombre. « Cette petite sorcière m’a finalement blousé. » Mais restait Aridatha, qui s’apprêtait à la contourner. Rirait bien qui rirait le dernier. Mogaba fonça droit sur le campement ennemi. S’il parvenait à franchir sa palissade… CHAPITRE 93 : DERRIÈRE LE BOIS DU MALHEUR LA CONFUSION REDOUBLE Aridatha apprit le désastre en cours par des cavaliers vehdnas contraints de fuir dans sa direction en contournant le champ de bataille par l’est, puisque les tirailleurs ennemis bloquaient déjà son issue septentrionale. Il parvint à démêler le vrai du faux malgré leurs renseignements confus. Il ordonna à sa division de se former en ordre de combat. Soutenue par ses bataillons de la ville, l’unité était composée d’hommes bien entraînés, sinon de vétérans. Deux heures plus tard, Aridatha arrivait en vue de l’ennemi. Les envahisseurs et leurs félons d’alliés autochtones étaient engagés dans une énorme et sanglante mêlée avec toutes les forces tagliennes que Mogaba avait pu rassembler ou qui n’avaient pas réussi à déguerpir. De toute évidence, les envahisseurs n’avaient pas suffisamment pris en compte la division d’Aridatha. Son intervention fut une surprise complète. Quant à son efficacité… Ses soldats n’avaient aucune expérience de la panique. Et tous savaient que leurs frères des autres divisions avaient d’ores et déjà perdu la bataille et s’employaient diligemment à mourir. Les armées épuisées finirent par se désengager à la tombée de la nuit. Des deux côtés, les soldats avaient tant vu d’horreurs qu’ils s’arrêtèrent tout bonnement de chercher des pouilles à un ennemi apparemment désireux, lui aussi, de se retirer sans demander son reste. Mais qui l’emportait, finalement ? Ce jour-là, les mêmes arguments auraient pu jouer en faveur des deux camps. La décision finale reposerait entre les mains des historiens qui évalueraient les répercussions de la bataille sur la société et la culture tagliennes : soit un virage décisif, soit un détail de l’histoire, selon la tournure que prendraient les événements et les réactions de la population. CHAPITRE 94 : PRÈS DU CIMETIÈRE REGRETS ÉTERNELS Roupille elle-même n’avait plus la force physique ni mentale de s’activer utilement. Affalée contre la selle d’un cheval mort, elle laissa le crépuscule et son épuisement la submerger. Elle ne ressentait aucune liesse bien qu’elle eût brisé l’échine de l’ultime armée taglienne et investi le champ de bataille la dernière. Au tour de Mogaba, cette fois, de repartir la queue entre les jambes… s’il était encore de ce monde. Que la responsabilité de cet exploit (si c’en était bien un) incombât autant à Suvrin qu’à elle-même entrait pour beaucoup dans son humeur maussade. Suvrin seul n’avait pas oublié l’existence de la troisième division taglienne. Si faible qu’avait été sa riposte, il avait pu interposer sa brigade quand les renforts de l’armée ennemie avaient surgi. Mais il avait gardé la tête froide : le Grand Général serait toujours là, campant sur ses positions, tenant le champ de bataille. De sorte que le nombre de morts et d’agonisants serait vraisemblablement équitable. Suvrin s’installa à côté de Roupille. Il resta longtemps silencieux. Pas plus qu’elle ne prenait la parole. Pour la première fois depuis des décennies, elle avait envie de serrer quelqu’un contre elle et de se sentir étreinte. Mais elle ne fit rien pour le provoquer. « Saule Cygne est mort, finit-il par dire. J’ai aperçu son corps tout à l’heure. » Roupille poussa un grognement. « J’ai l’impression que nous pleurerons un bon nombre d’amis quand nous ramasserons nos morts. J’ai vu tomber Iqbal et Arpenteur. — Non ! Pas Iqbal ! Qui va s’occuper de Suruvhija ?» L’épouse de Singh n’était pas très brillante. « La Compagnie, Suvrin. Jusqu’à ce qu’elle décide de nous quitter. » Et Chaud-Lapin s’il avait survécu. Les lois shadars l’y contraignaient. « Elle est des nôtres. Nous prenons soin des nôtres. Quelqu’un est-il en état de monter la garde ? » Suvrin répondit par un grognement dubitatif. « Le Grand Général est là-bas. Mogaba l’homme de fer. S’il est encore un peu vaillant et réussit à rassembler de quoi nous livrer un assaut nocturne, il reviendra. Même s’il doit le faire tout seul. » Suvrin inspira plusieurs fois profondément, l’air pensif. « Nous disposons encore de quelques recrues qui n’ont pas fait grand-chose à part se planquer dans le cimetière. J’en ai déjà mortifié plusieurs en les envoyant glaner sur le champ de bataille. — Peu importe qu’ils fuient du moment qu’ils foncent dans notre direction. — Hum… — Saule ? Il n’aura jamais… jamais réalisé son rêve. — Je me le suis toujours représenté comme notre homme de base typique. Se laissant porter par les marées de la vie. Occasionnellement inspiré, mais sans jamais se redresser pour empoigner les rênes. Sans doute était-il aussi un incurable romantique. Si j’en crois les annales. Il en pinçait pour Madame à un moment donné. Et il a aussi eu le béguin de la Protectrice. Il a connu plus de succès avec elle, mais il a fini par le regretter. Il en a même pincé pour toi un moment, me semble-t-il. — Nous étions seulement amis. Bons amis, sans plus. » Suvrin n’en disconvint pas. Mais un léger trémolo dans la voix de Roupille l’incita à se demander si cette rumeur ne s’était pas fondée, à une ou deux reprises, sur des faits plus substantiels. Ce n’étaient pas ses oignons. « J’aurais dû éviter ce désastre jusqu’au retour de Tobo et des autres. — Mogaba ne te l’aurait pas permis, fit remarquer Suvrin. Inutile de battre ta coulpe. Il t’aurait traquée sans merci, en s’efforçant de tirer le plus de profit de leur absence. » Roupille savait que c’était vrai ; mais la vérité n’altérait en rien son humeur. Un tas de gens étaient morts. Dont de nombreux camarades de longue date. Sa mission n’était pas de gaspiller leurs vies, mais de les préserver. Elle y avait failli. Et la véritable et sinistre étendue de la tragédie restait à découvrir. CHAPITRE 95 : LA FORTERESSE SANS NOM TOUT AU FOND « Elle a l’air si paisible ! » s’est exclamée Madame. Nous étions plantés devant sa sœur dans la caverne des Anciens. Volesprit occupait à présent l’emplacement où gisait naguère Madame pendant notre Captivité. J’ai mis un bon moment à comprendre qu’elle faisait de l’ironie (persuadée que Volesprit était en partie consciente de ce qui se passait autour d’elle) en dévidant les platitudes qu’on entend aux enterrements. C’était sa façon la plus intime de communier avec sa sœur. « Nous avons fait ce pour quoi nous étions venus, ai-je déclaré. Il faut maintenant songer à regagner la Compagnie. » Même si j’étais toujours tenté de risquer une reconnaissance à travers la Porte d’Ombre du Khatovar avant sa guérison complète. Et j’avais aussi fermement l’intention de jeter un coup d’œil sur la créature ténébreuse qui jouait déjà avec nos vies et nos destinées avant même que nous ayons entendu un seul de ses multiples noms. « Oui, a répondu Madame. Impossible de dire de quels méfaits Boubou, le Khadidas et Mogaba se sont rendus coupables sans Tobo et le Hurleur pour jouer les nounous. — Si Mogaba se rend compte que Roupille n’a plus de sorciers à sa disposition, il lui tombera dessus comme un crotale sur un étron, ai-je avancé. — Pittoresque mais aberrant. » Madame, ai-je remarqué, ne s’était pas incluse dans sa liste avec Tobo et le Hurleur. Je la soupçonnais pourtant d’être désormais en mesure de siphonner le pouvoir de Kina telle une reine des vampires. Il m’arrivait parfois de me demander ce que cela augurait pour le jour où nous devrions régler notre dette à Shivetya. Vieillir, s’empâter et grisonner, à l’instar d’une mère qu’elle se rappelait à peine, lui déplaisait souverainement. « Je viens de me souvenir d’un ancien sergent de la Compagnie du nom d’Elmo. D’avant ton arrivée. Il employait souvent des expressions sortant de l’ordinaire. — Tu vieillis. — J’ai vécu toute ma vie dans le passé, chérie. En selle ! » Nous avions descendu sur les poteaux volants des Voroshk le long escalier menant à la caverne. Une merveilleuse façon d’aborder les grimpettes quand on n’a plus vingt ans ! Madame s’apprêtait à tapoter l’épaule de sa sœur, geste d’ordinaire anodin. « Non ! me suis-je écrié, avec assez de véhémence pour faire choir deux petites stalactites quelque part dans le fond de la caverne. — Oh ! Je n’avais pas réfléchi. » Des vieillards incrustés dans le givre gisaient tout au long des parois. Nul ne savait de qui il s’agissait. Sauf peut-être Baladitya. La plupart vivaient encore. Comme Volesprit, ils avaient été bannis par une puissance hostile. Mais quelques-uns, dont bien trop de frères de la Compagnie de la période de notre Captivité, n’étaient plus que de la viande froide. Et il avait suffi d’un attouchement amical ou d’une caresse distraite pour les tuer. Madame est passée devant moi. J’ai inspecté la population locale. Comme toujours, j’avais l’impression que tous ces yeux ouverts me dévisageaient. J’ai croisé le regard éteint de Volesprit. Je lui ai fait un clin d’œil, pour je ne sais quelle raison. Nous étions de vieilles connaissances, elle et moi. Notre connivence remontait à très loin. Je l’avais connue avant même de rencontrer sa sœur. Au bon vieux temps, à une époque de terreur. Peut-être était-ce dû à un effet d’optique, mais il m’a semblé voir frissonner sa paupière. À moins que ce n’ait été le fruit de mon imagination. À notre retour au sommet des marches, nous avons trouvé nos compagnons en pleins préparatifs de départ. Le Hurleur exultait bruyamment, à la cantonade, de sa toute nouvelle aptitude à garder le silence. Pour un peu, il nous en aurait été reconnaissant. Étant moi-même un vieux cynique, je nourris quelques solides idées préconçues sur la véritable valeur de l’humaine gratitude. Une devise qui aurait tendance à s’effriter au bout d’une heure ! Malgré leur embarras sincère, les deux vieux Voroshk se préparaient aussi pour le voyage. Ce qui signifiait qu’ils avaient capitulé devant les cajoleries de Tobo pendant que Madame et moi étions au fond. Ils avaient préféré rendre leurs poteaux volants et leurs affûtiaux plutôt que d’être renvoyés de force dans leur monde. Sans doute en avaient-ils reçu de très déplaisantes nouvelles. « Tu comprends ce que ça signifie ? ai-je demandé à Tobo. — Hein ?» Le gamin se relaxait en flirtant avec Shukrat. Quelque chose me disait que ces deux-là commençaient à se faufiler dans les coins sombres. Les regards qu’ils se jetaient étaient éloquents. Et pas moyen de les décoller l’un de l’autre. Ça n’allait certainement pas faire sauter Sahra de joie. « Qu’on va aussi devoir entreposer Gromovol là-dessous. Faute de le tuer, ce qui serait de mauvaise politique. Parce qu’il est exclu que je lui donne une autre chance de nous pourrir la vie en le ramenant avec nous. — Je vais en parler avec Nashun et le Premier Père. » Il s’est tourné vers Shukrat. « Viens, ma douce. » Tiens donc ! Ma douce ! Une procession de poteaux volants est donc descendue dans la caverne des Anciens. Oh, c’était nettement plus facile que de faire l’aller-retour sur de vieilles guibolles. Les ancêtres Voroshk, vêtus de loques d’emprunt, chevauchaient en croupe de Tobo et Shukrat, et Grovomol derrière Arkana. Il me semblait qu’elle lui en devait bien une. Son plâtre ne lui interdisait pas de voler. On le lui retirerait bientôt. Gromovol gémissait et suppliait tellement qu’il faisait honte à tout le monde. J’aurais pu me targuer d’être inflexible, mais ce n’était pas entièrement vrai. Si j’avais été réellement aussi impitoyable que l’exigeait la situation, des lambeaux de Gromovol seraient déjà dispersés aux quatre coins du monde, suite à mes remarques tranchantes sur son caractère et sa mauvaise conduite. Je me sentais presque dans la peau d’un Voroshk, à présent. J’en avais la dégaine. Tout comme ma bien-aimée. Le pacte que nous avions passé avec les deux vieillards les contraignait à réajuster pour notre compte leurs prodigieuses tenues noires. Elles compléteraient merveilleusement Endeuilleur et Ôte-la-Vie. Tobo et Shukrat arboraient eux aussi ce vêtement noir et flou ; Tobo s’était « attribué » celui de Gromovol. Il ne nous a fallu que quelques minutes pour emprisonner Gromovol, non loin des cadavres congelés de plusieurs de mes anciens amis. Ses dernières suppliques résonnaient encore quand j’ai annoncé à Madame que j’allais « … descendre au fond de ce trou. Je veux jeter un coup d’œil à cette vieille salope qui nous pourrit l’existence depuis un demi-siècle. — Tu as perdu la tête ? a glapi Tobo. Jamais je ne descendrai là-dedans. Sa seule proximité me rend nerveux. — Remonte, en ce cas. Shukrat, s’il te plaît… avant de partir, tu veux bien me donner quelques informations d’ordre technique ? » La barrière ténébreuse qui avait tant fait enrager Lame était de nouveau en place. Elle exerçait une effroyable pression sur mon esprit. Mais le poteau volant n’y a prêté aucune attention. Il a poursuivi son chemin. Ma tenue Voroshk a légèrement frémi et s’est resserrée autour de moi pour mieux me protéger. Bien que je connaisse désormais leur nom d’origine, je refuse d’accorder aux poteaux et à ces tenues ces titres aussi clinquants que pesants. J’ai traversé la barrière. Madame a émis un drôle de petit bruit en la franchissant derrière moi. Un peu comme quand nous faisons l’amour. Le décor évoquait énormément la description que d’autres en ont faite : en apparence une vaste caverne ouverte, sans aucune lisière visible, éclairée par une lumière ténue dont la source reste inconnue. On ne distinguait nettement qu’une gigantesque et hideuse plage de peau luisante de la couleur de l’aubergine. Inerte. Ne paraissant même pas respirer. Kina ressemblait à la grande sœur de Shivetya en plus moche. À l’incarnation de tous les attributs ténébreux dont on l’avait affublée, sous ses avatars les plus divers, depuis que j’étais au courant de son existence. Kina évoquait d’innombrables choses, toutes plus innommables l’une que l’autre. Mon souvenir des minutes suivantes manque de fiabilité. Sa grande tête glabre s’est presque aussitôt tournée vers moi. Sa bouche béante dévoilait d’immondes crocs noirs. Sa langue fourchue évoquait celle d’un lézard ou d’un serpent. Je ne me rappelais pas avoir entendu parler de ce détail auparavant, dans aucun de ses mythes contradictoires ; sauf que sa langue était censément très longue, afin de mieux laper le sang des démons. Les yeux de la déesse ont commencé à s’ouvrir. Sa volonté démesurée m’a submergé comme un raz-de-marée. Toutes les lumières se sont éteintes. Pour moi. « Tu as eu de la chance cette fois-ci, m’a déclaré Tobo. Ton poteau t’a tiré de là. » J’aurais aimé lui rappeler que la chance n’y était pour rien. J’avais pris mes dispositions à cet effet. Avec l’aide de sa petite amie. Mais il me restait tout juste assez d’énergie pour respirer. « Madame ? » ai-je néanmoins réussi à hoqueter. Je devais au moins m’inquiéter de ma douce et tendre. « Elle s’en sort mieux que toi. Elle dort encore. Elle m’a dit de te conseiller de te reposer. Tiens ! un peu de la manne de Shivetya. Elle te ravigotera. Si du moins tu arrives à l’avaler. » J’ai réussi à tourner assez la tête pour voir le démon. Shivetya me rendait mon regard. Un corbeau blanc se pavanait sur son épaule. Pas le mien. Ce qu’il croyait sans doute un sourire dévoilait quelques dents du démon. Bizarre. Je ne me rappelais pas l’avoir jamais vu bouger. Il avait dû entrer dans mon esprit. Devait savoir que je croyais connaître un moyen d’atteindre Kina. J’espérais que la déesse, elle, était incapable de lire dans mes pensées. Un de ces quatre. Plus tard. Si je parvenais à recomposer tout le puzzle. Le corbeau noir a ricané. Il faut croire que ces fichues bestioles en sont capables. Tobo pressentait qu’il se passait quelque chose mais ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Mes nouvelles filles, à mon avis, le subodoraient bien mieux que lui. CHAPITRE 96 : LA PORTE D’OMBRE DE TRÈS, TRÈS MAUVAISES NOUVELLES Je commérais au pied de la Porte d’Ombre avec Gars Panda et Spectre, qui m’affirmaient n’avoir jamais connu corvée plus douce que sa surveillance. Le boulot était facile et les indigènes amicaux. Si seulement ces foutus monstres hideux de la plaine voulaient bien cesser de les harceler… Tobo et Shukrat ont franchi la Porte. Tobo a presque aussitôt poussé un cri de désespoir. « Il y a eu une bataille ! » a-t-il hurlé. Une seconde plus tard, il s’envolait vers le nord, une longue bande d’étoffe noire flottant dans son sillage. Shukrat l’a immédiatement suivi, gagnant lentement du terrain. « Est-ce que ça signifie que nous devrions nous inquiéter ? s’est enquise Madame, pantelante. — J’imagine. Ce petit merdeux a dû apprendre quelque chose par le peuple caché. — Et une nouvelle assez mauvaise pour qu’il décolle à vitesse grand V. » Elle n’avait pas l’air moins perturbée que moi. Nous ne pouvions rien attendre de bon d’une bataille qui s’était déroulée en notre absence. « Tu ne comptes pas te précipiter là-bas pour vérifier de tes yeux ? a-t-elle demandé. — Je n’en vois pas l’intérêt. » J’ai montré du pouce le tapis volant qui craquait et ployait sous le poids de gens auxquels nous n’osions pas nous fier. « Je n’y pourrais strictement rien de toute façon. Regarde-moi ça. » Une onde pareille à une distorsion du tissu de la réalité donnait l’impression de parcourir la surface de la terre en poursuivant Tobo et Shukrat. « Le peuple caché suit son héros. — Que faisaient-ils là ? — Ils attendaient Tobo. — Mais ils devraient se trouver avec Roupille. Ils ne nous servent à rien autour de la Porte d’Ombre, alors que… Oh ! ils se moquent royalement de nous être utiles ! — Exactement. Ils ne s’intéressent qu’à Tobo. Tout ce qu’ils accomplissent pour nous n’a d’autre objectif que de lui faire plaisir. Ce qui explique pourquoi les deux corbeaux censés me servir d’épaulettes, de messagers et d’yeux à longue portée brillent les deux tiers du temps par leur absence. Ils oublient tout simplement de rester avec moi. Et s’éloignent pour se mettre en quête du gamin. Je te parie toutefois qu’ils réapparaîtront avant qu’on ait retrouvé Roupille. — Un pari bon pour les gogos, si tu veux mon avis. » Après la traversée des Dandha Presh, j’ai adopté un itinéraire épousant celui qu’avait suivi Roupille pour remonter dans le Nord. « Parce qu’il me semble avoir repéré quelque chose que je n’avais pas vu à l’aller, ai-je répondu à Madame quand elle m’a demandé pourquoi je ne piquais pas tout droit vers le nord, aussi vite que nous osions pousser le tapis. J’aimerais vérifier. J’espère que mon imagination ne m’a pas joué un tour. » Mais ma brève conversation avec les sentinelles de la Porte d’Ombre laissait entendre que ce cauchemar était bel et bien réel. Elle n’a pas posé de questions en dépit de sa curiosité. Compte tenu de notre vitesse de vol, un petit crochet ne risquait pas de nous retarder beaucoup. J’ai trouvé ce que je cherchais sur la route empruntée par Roupille au sortir de Gharouanesse, là précisément où elle avait fait demi-tour pour contourner Dejagore. Entre-temps, mes congénères étaient devenus extrêmement irascibles. « Là ! » ai-je dit à Madame. Je venais d’entrapercevoir des formes qui se déplaçaient rapidement dans un bosquet de vieux chênes. « Où ça, là ? » Elle n’avait rien vu. « La Nef. — La Nef ? Elle est dans le monde des Voroshk. Piégée. — Pas si j’en crois Gars Panda et Spectre. Ils affirment qu’elle leur rend visite tous les soirs. — D’accord. Et comment franchiraient-ils la Porte d’Ombre ? — Je l’ignore. » Je tournais en rond à présent, tout en perdant de l’altitude. Une fois au niveau du faîte des arbres, j’ai entrepris d’aller et venir. Je n’ai rien repéré. Pas le moindre signe, même en descendant davantage pour me faufiler entre les troncs. Je n’ai rigoureusement rien vu. Pas une trace. En bas, ils ont commencé à me crier dessus. D’accord. Ils marquaient un point. Nous allions devoir exécuter certaines tâches dès que nous serions bien plus au nord. CHAPITRE 97 : PRÈS DU CIMETIÈRE PARMI LES MORTS Les chirurgiens s’activaient âprement depuis plus d’une journée. Les hommes s’alignaient encore en longues rangées, attendant les soins, hurlant, gémissant et délirant parfois. Quand ils n’étaient pas morts. Une équipe chargée de les ensevelir parcourait les rangées pour ramasser ceux qui avaient passé l’arme à gauche. Trop d’entre eux avaient agonisé seuls, sans aucun réconfort, au milieu de centaines de camarades. Toute la gloire de la guerre. L’ultime trouille. La mienne, en tout cas. J’ai rapidement vérifié que tout le monde se conformait à mes ukases en matière de propreté et d’asepsie. Quelques-uns des blessés auraient de meilleures chances de s’en tirer si les chirurgiens et leurs assistants consentaient à se plier aux règles de l’hygiène. Même harassés, comme c’était actuellement le cas, et fortement tentés d’y faire un accroc. Les blessés de Mogaba gisaient derrière les nôtres. Ils ne recevraient probablement aucun soin, sauf ceux qu’ils parviendraient à s’administrer eux-mêmes. J’étais pleinement convaincu que nos ressources médicamenteuses n’étaient pas moins épuisées que notre personnel médical. Visiblement, le combat avait été plus sérieux que prévu. Ou tout du moins plus désespéré : les pertes étaient notablement plus importantes que celles qu’on aurait pu prévoir sur un si bref laps de temps. Chaud-Lapin m’a conduit à Roupille ; il s’appuyait sur des béquilles. Elle avait l’air désemparée. Étant moi-même passé par là, je connaissais ce regard depuis beau temps. C’est tout juste si elle avait somnolé depuis le début de la bataille. « Tu ne peux pas tout faire toi-même, capitaine. Tu serais beaucoup plus efficace si tu te fiais assez à notre capacité d’abattre certaines tâches pour prendre un peu de repos. Si Mogaba revenait maintenant, tu serais infoutue de réfléchir assez vite et correctement pour le repousser. » Elle m’a jeté un regard courroucé, mais elle était bien trop vannée pour discuter. « J’imagine que tu n’es pas passé devant nos morts. — J’ai traversé l’aire de l’infirmerie. » Elle s’en était doutée. J’y retournerais probablement après notre conversation, pour proposer toute l’aide qu’un vieillard miraud et handicapé d’une main pouvait leur offrir. « Alors tu ignores sans doute encore qu’il ne reste plus personne à qui je puisse me confier le temps de faire un somme. Cygne est mort, Toubib. Lame est mort. Iqbal Singh. Arpenteur. Ajoute encore Pham Huu Clee, Li Wan, les deux frères Chun et tes vieux ingénieurs Clétus et Loftus à la liste. Oh, de nombreuses opportunités d’avancement vont s’ouvrir. Cite-moi un nom au hasard. Presque tous sont morts ou blessés. Merde, Sahra elle-même pourrait bien être morte ! Nous ne l’avons pas retrouvée. — Nous sommes de retour », ai-je déclaré. Ç’aurait dû la soulager d’un certain poids. « Et nous avons remporté un franc succès, devrais-je ajouter. Ou en est Suvrin ? — Suvrin en a réchappé. Il a sauvé les meubles. Nous sommes convenus de nous reposer tour à tour dès que nous serons certains que Mogaba ne reviendra pas. Pour l’heure, nous nous contentons de maintenir alternativement la cohésion. » Si je me fondais sur ce que j’avais déjà vu et entendu, le Grand Général n’était pas près de revenir avant longtemps… à moins de se pointer tout seul. Ses soldats en avaient leur claque. Mogaba nous serait déjà tombé dessus s’il avait disposé de troufions valides. Prudence et procrastination ne sont pas précisément des péchés qui lui sont imputables. J’ai entendu la voix de Tobo ; dehors, en train de nous survoler. Il s’adressait au peuple caché. Nous apprendrions bientôt tout ce que nous souhaitions savoir des intentions présentes de Mogaba. Dans quelques instants, des milliers de créatures courroucées participeraient à la battue destinée à retrouver Sahra… et tous ceux qui manquaient encore à l’appel. Le gamin prenait le commandement. « Je n’aurais pas dû engager le combat avant le retour de Tobo », a marmonné Roupille. J’ai bêtement réitéré les commentaires qu’elle avait déjà dû entendre de la bouche de Suvrin. « Mogaba ne t’aurait pas laissé le choix. Il ne dispose certes pas de notre service de renseignement, mais il utilise ce qu’il a sous la main. Là était notre erreur. L’avoir oublié. Nous aurions dû lui laisser croire qu’un sorcier au moins était resté au camp. » Roupille a opiné. « Trop tard. Le lait est renversé. Je te serai reconnaissante de me le rappeler dès que je commencerai à m’apitoyer sur moi-même et à ronger mon frein pour me punir d’avoir agi différemment. — Tu es un drôle d’oiseau, gamounette. — Hein ? — Désolé. Qu’un-Œil me trotte dans la tête ces temps-ci. » Je ne me suis pas davantage expliqué. Tant que mon idée de génie resterait hermétiquement scellée dans ma calebasse, il y aurait de fortes chances pour que Kina n’apprît rien qu’elle pourrait me faire regretter. « Qu’en est-il de Gobelin et de la Fille ? Si des combats ont eu lieu dans le bois du Malheur… — Nous n’en savons rien encore. Tobo nous tiendra au courant, j’imagine. Tout va marcher aux petits oignons, je suppose, maintenant qu’il est revenu. » Elle s’essayait au sarcasme, mais sans succès. Il ne lui restait plus assez de forces pour s’exprimer autrement que d’une voix monocorde. « Madame et Murgen seront là dans quelques minutes. Laisse-les donc se charger du petit merdeux et va te reposer. » Je me suis offert une brève excursion parmi les morts en souffrance d’enterrement, histoire de faire mes adieux. On les avait étendus en longues rangées dans l’attente de leur dernière demeure. Il faisait humide et froid, de sorte que la putréfaction n’était pas encore très avancée, mais la puanteur du sang et des entrailles étripées suffisait amplement. Les mouches étaient rares puisque ce n’était pas la saison. Et les corbeaux de toute espèce sont devenus une vraie curiosité, ces derniers temps. Les vautours tournoyaient au-dessus du charnier, mais n’osaient pas se poser en raison de l’accueil, assez peu encourageant, que leur réservaient les vivants. Dès qu’on avait identifié l’un des cadavres, des prisonniers tagliens l’emportaient et le livraient à l’équipe chargée de procéder aux rites funéraires appropriés. Des recrues aidées d’autres prisonniers s’employaient à construire des bûchers, brûler les corps, creuser ou remplir des tombes et édifier des plates-formes d’exposition pour ceux dont la destinée était de quitter ainsi ce bas monde. On avait déjà expédié un nombre considérable de cadavres, mais je me suis rendu compte qu’en dépit de la saison nous allions devoir creuser des fosses communes pour les morts tagliens. Il nous serait impossible de donner à chacun des funérailles décentes. Même si des civils dont les parents avaient servi dans l’armée de Mogaba commençaient d’ores et déjà à se présenter, dans l’espoir de récupérer leur défunt. Je me suis demandé si de nouvelles pierres levées ne se seraient pas magiquement matérialisées sur la plaine scintillante, tandis que des caractères mordorés commémorant ces morts grouilleraient sur leurs faces. Un subalterne du Pays des ombres inconnues m’a abordé. Il crevait les yeux qu’il n’était pas très heureux d’avoir été affecté à la corvée d’enterrement. Il avait dû se couvrir de honte pendant la bataille. Cette tâche déplaisante était sa punition. « Monsieur, m’a-t-il déclaré après un salut si raide qu’il aurait dû lui valoir le retrait de sa punition. Vous m’aideriez infiniment si vous pouviez m’exposer les préférences de vos anciens camarades en matière de funérailles. » Sa démarche, parfaitement prosaïque autrement, était empreinte d’une obséquiosité un tantinet répugnante. Il m’a conduit dans un coin où il avait isolé tous les non-Tagliens qui ne venaient pas de Hsien. Mon ex-garde du corps et deux autres Nyueng Bao occupaient ce petit carré de terrain. « Les soldats vivent », ai-je marmotté. Seuls Madame et Murgen n’avaient pas encore abordé le rivage opposé de la mer des Tourments. « Enterre Cygne et les deux frères ingénieurs. Dans ce cimetière, là-bas. Veille à ce que leur tombe soit bien marquée d’une stèle. Je veux pouvoir les retrouver plus tard pour leur donner une sépulture convenable. Ils méritent mieux qu’une simple nécro dans les annales. » Je me suis demandé ce que Cygne allait penser de reposer ainsi auprès de tous ces hommes de l’Ombre. Lame, Cordy Mather et lui avaient contribué à en expédier un bon nombre six pieds sous terre. Je n’avais pas la première idée des coutumes funéraires observées par les congénères de Lame. Ni moi ni personne n’avions d’ailleurs jamais su d’où ils venaient. « Étends le Noir dans une tombe près de Cygne. Peut-être seront-ils aussi copains dans l’autre monde. Et réussiront-ils à fonder cette distillerie qui leur tenait tant à cœur. » Ma réflexion a dû mystifier le subalterne, mais il n’a pas fait de commentaire. Les soldats du Pays des ombres inconnues commençaient à s’habituer aux inepties religieuses de ce nouveau monde. J’ai poursuivi mon chemin et traversé le terrain tapissé de cadavres d’hommes recrutés par Roupille pendant la Captivité. Leur nombre était sidérant. Elle se retrouverait bientôt aussi isolée de sa propre génération que moi de la mienne. Un grand nombre d’excellents soldats du Pays des ombres inconnues gisaient également sur cette terre dure et glacée. Ainsi, sans surprise, qu’un tas d’autochtones récemment enrôlés. Moins bien entraînés, ils avaient moins de chances encore de survivre au combat. J’ai inspecté des yeux ce paysage de mort, en espérant qu’il avait inspiré à Roupille l’intuition d’un revirement et qu’elle chercherait désormais des solutions n’impliquant pas nécessairement qu’on cognât des crânes l’un contre l’autre jusqu’à ce qu’un des deux protagonistes titube puis s’effondre sous le choc. On ne pouvait pas tout lui reprocher, bien sûr. Compte tenu des renseignements disponibles, je n’aurais pu mettre en cause aucune de ses décisions. Et elle a toujours été meilleur stratège que moi. CHAPITRE 98 : AU-DESSUS DU CIMETIÈRE MOGABA CÈDE Vingt-quatre heures après avoir donné l’ordre de rompre le contact, Mogaba avait abandonné tout espoir de fomenter un nouvel assaut capable de tirer profit de la détresse et du désarroi de l’ennemi. Ses hommes avaient été trop sévèrement malmenés pour surmonter leur propre désespoir. Seule la division d’Aridatha Singh maintenait encore sa cohésion. En guise de récompense, elle était chargée de protéger la retraite de l’armée. Laquelle se composait essentiellement de rescapés de la seconde territoriale. De l’ancienne aile droite de Saraswati, seul un homme sur dix répondait à l’appel. La cavalerie ennemie était encore sur les dents. Le capitaine semblait bien décidé à ne plus jamais laisser Mogaba l’approcher. Deux silhouettes noires bouillonnantes sont passées très bas, presque au ras des têtes. Il en émanait comme un hurlement ectoplasmique à glacer les sangs. Brusquement, Mogaba comprit d’instinct qu’il était observé par une créature qu’il ne pouvait voir, faute de pouvoir se retourner assez vite. Il sut alors qu’il avait laissé passer sa meilleure occasion. Il convoqua son aide de camp, lequel n’était en fonction que depuis quelques heures. Les prédécesseurs de cet homme gisaient toujours sur le champ de bataille. « Amène-moi les prisonniers Félons. — Mon général ? — Les prisonniers que le général Singh a capturés dans le bois du Malheur. Je veux les voir. » Il songeait à leur proposer un marché. La Fille pourrait encore feindre quelque temps d’être la Protectrice. Taglios se montrerait moins rétive si sa maîtresse apparaissait en public à brève échéance. « Ils ont été expédiés dans le nord, mon général. Sous contraintes spéciales, en raison du péril qu’ils représentaient selon le général Singh. — Et il avait raison. C’était la meilleure chose à faire. Nous ne tenons pas à les voir tomber en de mauvaises mains. » En public, Mogaba tenait à présenter la dernière bataille comme une victoire. Il attendait la même attitude de ses officiers. Il consacra quelques instants à réfléchir aux choix qui s’offraient encore à lui. Il ne lui fallut qu’une minute pour décider que le repli sur Taglios était la meilleure ligne d’action. Oh, mais ça lui faisait horreur ! En dépit de la réalité, la rumeur finirait par parler de défaite et de retraite. À quel prix ! Le Grand Général dévisagea son aide de camp. Il ne le connaissait pas assez pour être informé de sa situation de famille. « Tonjon, c’est bien ça ? — Than Jahn, mon général. Un lointain ancêtre mâle de notre famille était censément nyueng bao. Mais nous sommes des Vehdnas. — Excellent. Tu pourras peut-être partager quelques anecdotes religieuses avec le capitaine ennemi. — Monsieur ? » À la fois irrité et intrigué. « Je vais t’envoyer dans le Sud avec un drapeau blanc. Pour conclure un armistice. Afin que nous puissions ramasser nos morts. » Si quelque chose avait permis à Mogaba de se gagner la faveur du peuple taglien, c’était la sollicitude avec laquelle il s’efforçait de remettre les corps des hommes tombés au combat à leur famille, pour qu’elle puisse leur rendre un dernier hommage selon les rites appropriés. Ce coup-ci, ce serait une vraie vacherie. Jamais il ne pourrait récupérer tous les Tagliens décédés. « Trouve-moi des aumôniers. Les prêtres de toutes les confessions dont nous disposons. » Que faire de tous ces morts si près de chez eux ? Il avait besoin de conseils avisés. La Compagnie se contenterait de balancer son lot de cadavres tagliens dans un grand trou immonde, de le combler de terre et de les oublier. Il en avait la certitude. CHAPITRE 99 : PRÈS DU CIMETIÈRE MILITAIRE PERSONNES DISPARUES Tobo était défait. Murgen distrait. Piégé dans son monde intérieur, il tournait en rond en se cognant aux meubles. Je ne l’avais pas vu dans cet état depuis l’époque où il tenait les annales. Nulle trace de Sahra n’avait refait surface en dépit des recherches des ombres inconnues. Jusque-là, Tobo avait seulement établi qu’elle n’était pas tombée aux mains de l’ennemi. Les Tagliens ne la cherchaient pas. Ils n’étaient même pas conscients qu’ils auraient dû avoir une dent contre elle. Sahra avait toujours eu le don de passer inaperçue. « Elle est morte, m’a déclaré Madame. Elle a été blessée, a rampé jusque dans un coin sombre pour s’y cacher et mourir sur place. » C’était assez plausible. On avait retrouvé plusieurs cadavres remplissant les conditions de ce scénario. Et Sahra n’était pas la seule personne disparue. Quelqu’un manquait à l’appel dans toutes les compagnies de l’armée. Dans leur grande majorité, ces gens étaient probablement des fuyards ou des prisonniers de guerre. Mais le peuple caché ne cessait de retrouver des corps aux endroits les plus inattendus. J’espérais que l’explication de Madame était la bonne dans sa simplicité. À la seule idée que Sahra aurait pu être capturée par quelqu’un qui se servirait d’elle pour manipuler Tobo, j’en frémissais. Le seul côté positif, c’était que le nombre des scélérats concernés se réduisait comme peau de chagrin. Mogaba était exonéré d’office ; Volesprit enterrée ; Boubou et le Khadidas enfermés dans la grande forteresse gardant les abords méridionaux de Taglios, derrière une porte qu’aucune clé de la place forte n’était en mesure d’ouvrir. Et tous les autres – tous ceux qui auraient pu tenter un coup en douce, comme le Hurleur et les Voroshk, mettons – disposaient d’un alibi inattaquable. Ne restaient donc plus que deux solutions : soit Sahra était morte et introuvable, soit elle errait dans la nature, égarée, hagarde, tellement commotionnée qu’elle ne savait plus qui elle était ni où elle habitait. Roupille a fait afficher une énorme récompense pour « la capture d’une dame nyueng bao d’un certain âge, recherchée aux fins d’interrogatoire dans une affaire d’espionnage à l’encontre d’agents du Prahbrindrah Drah ». Murgen avait fourni un signalement complet, comportant jusqu’à la description des aspects et emplacements de divers grains de beauté et d’une tache de naissance héréditaire que lui seul pouvait connaître. « Ça n’a pas grand sens, pas vrai ? m’a chuchoté ma douce et tendre. Les gens disparaissent aux moments les plus étranges et pour les raisons les plus bizarres. — Les soldats vivent, ai-je marmotté. — Tu es en train d’en faire un mantra. — On se sent coupable. On se demande pourquoi untel et pas soi-même, puis on est soulagé qu’il s’agisse plutôt d’untel et l’on éprouve des remords. Les soldats vivent. Et se demandent pourquoi. — Un soldat vit, en tout cas, parce que les dieux savent que je n’ai pas eu mon content d’amour. Pose cette plume et viens un peu ici. — Tu deviens fichtrement exigeante sur le retour. — Ah ouais ? Tu aurais dû me voir il y a quatre siècles. » « Mogaba a fait conduire le Khadidas et la Fille de la Nuit au palais, nous a annoncé Tobo. Par une extraordinaire coïncidence, la Protectrice est apparue en public quelques heures plus tard à peine, pour la première fois depuis des mois. Elle était extrêmement fâchée contre les Tagliens et leur a donc infligé l’un de ses châtiments. » Il a souri. « Sans doute en raison des graffitis qui ont commencé de réapparaître en ville. Tous les bons vieux slogans. “L’eau dort”, “mon frère impardonné”. Et même certains qui ne sont pas de mon fait. “Tu reposeras dix mille ans dans les cendres, avec le vent pour seule pitance.” J’adore celui-là. » Ce slogan a retenu mon attention. Je l’avais déjà entendu quelque part. Mais il faut dire aussi que je les avais tous entendus. « On aperçoit partout le “Rajadharma”. Tous ceux qui savent écrire ont l’air de tenir à l’afficher. Et aussi un certain “Madhuprlya”, qui signifie “l’Ami du vin”. C’est un des sobriquets dont le peuple a affublé Ghopal Singh. Le maître des Gris aurait un petit penchant pour le fruit de la vigne. Celui que je ne pige pas, en revanche, et qui donne l’impression de perturber les Gris bien davantage que le “Madhuprlya”, c’est “Thi Kim arrive”. Ça n’a aucun sens. Tout le monde croit que les Nyueng Bao sont dans le coup, parce que Thi Kim ne peut se traduire que du nyueng bao : “Le mort marche. ” Sauf que c’est écrit comme un nom propre. — S’il s’agit d’un nom ou d’un titre, il serait plus correct de le traduire par “le mort qui marche” ou “la mort qui marche”, ai-je fait observer. Vous ne trouvez pas ? Dans le temps, on appelait un “mort qui marche” celui qu’on soupçonnait de colporter la peste. — C’est Gobelin, a laissé tomber Madame. Les Félons annoncent l’arrivée du Khadidas. Un mort qui marche encore. Par la grâce ou la malédiction de Kina. Et qui amène aussi un fléau, si l’on considère la peste sous son aspect religieux. — Peut-être. » Tobo n’avait pas l’air tout à fait convaincu. Je ne pouvais pas le lui reprocher. J’avais moi-même la prémonition de quelque chose de bien plus sinistre. Sans aucun fondement, d’ailleurs, car la suggestion de Madame ne pouvait qu’être la bonne. J’ai désigné d’un coup de tête approximatif le siège où Roupille aurait dû être assise. « Elle a fait allusion à ses projets ? — Non, à moins d’y inclure ses jérémiades sur ses prises de tête avec nos amis du Pays des ombres inconnues. Tous les commandants de brigade se plaignent de manquer d’effectifs. Mais aucun ne veut recruter d’autochtones, davantage en raison de la barrière de la langue que pour leur manque d’entraînement et d’équipement, ni ne tient non plus à voir sa propre brigade démantelée pour combler les rangs des autres. » Mais on n’avait pas le choix et chacun en était conscient. La meilleure solution était d’une grande simplicité. Et Roupille l’a découverte sans même me consulter. Au lieu de démanteler les unités les plus durement frappées, elle a jeté son dévolu sur celles qui avaient le moins souffert et affecté leur effectif aux premières, en prenant soin de préserver l’intégrité de groupes entiers. Il est crucial pour les soldats de combattre avec des gens qu’ils connaissent et à qui ils font confiance. Roupille a également veillé, dans la mesure du possible, à confier de meilleurs postes à ses officiers. Tel commandant de brigade muté devenait son chef d’état-major, avec l’assurance qu’il commanderait à tous les soldats indigènes que nous recruterions, si nombreux qu’ils fussent. Un résultat optimal, tout en préservant au mieux l’amour-propre démesuré de certains. Seuls quelques-uns en conçurent une amère déception. L’existence se réduisait désormais à des préoccupations bureaucratiques. Est-ce vraiment ainsi que ça doit se passer quand on vieillit ? On s’inquiète plus des gens et de leurs rapports mutuels que de la tragédie, de la violence et des forfaits qu’ils perpètrent ? C’est bien nous, ça ! La Compagnie noire. Les forfaits regardés comme de la roupie de sansonnet. Mais, bon sang ! vous avez tout intérêt à éclairer quand arrive l’heure du terme. Sinon nous risquons même de ressortir du tombeau, si besoin, pour nous assurer que toutes les dettes sont bien réglées. Je m’en suis peu ou prou ouvert à haute voix un après-midi. « Tu es fou, vieil homme, m’a déclaré Tobo. — Fou comme un chapelier. » Brève méditation. « À propos, sais-tu ce qu’est devenu le vieux chapeau de Qu’un-Œil ? » J’allais avoir besoin très bientôt de ce répugnant nid de puces. Désespérément. Qu’un-Œil me l’avait prédit, mais je ne l’avais pas écouté assez attentivement. J’avais certes tendu l’oreille et parfaitement compris ce qu’il avait voulu me dire à propos de l’usage que l’on devrait réserver à son prodigieux javelot, conforme à celui que le petit sorcier lui avait destiné du temps où il était encore vaillant. Mais ce couvre-chef m’avait toujours semblé un tel poncif, immonde de surcroît, qu’il n’avait jamais trouvé sa patère dans mon esprit. « Peut-être dans mon chariot de bric-à-brac, m’a répondu Tobo. Sinon, dans les affaires de maman. » Il a fait la grimace. Sahra était toujours portée disparue. « En quittant Hsien, nous avons emporté tout ce qu’ils possédaient, lui et grand-mère Gota. — Je dois absolument le trouver. Très vite. » Tobo est resté perplexe, mais il ne m’a rien demandé. Brave garçon ! « À ta place, je songerais à rassembler mes affaires pour le départ, m’a-t-il suggéré. » Pour un annaliste comme moi, toute la paperasse, les plumes, l’encre, les notes et tutti quanti ne tardent pas à s’accumuler en piles impressionnantes qui menacent rapidement de tourner au foutoir. « Roupille préférerait sans doute s’attarder ici et consacrer une partie de notre trésor de guerre à enrôler et entraîner de nouvelles recrues pour renforcer nos rangs, mais je suis persuadé que ça ne marchera pas. Et ça ne risque pas non plus de se tasser ailleurs. La Compagnie dispose dès maintenant d’une capacité de sorcellerie supérieure à tout ce qu’elle a connu dans le passé. — Je l’ai assez souvent répété. » Plus d’une fois, me répandant en vaines lamentations, pour me plaindre que nous nous reposions beaucoup trop sur des pouvoirs et des dons qui n’appartenaient pas à l’arsenal traditionnel de la Compagnie. « En effet. Mais tu n’as rien dit sur son appauvrissement. — Bien sûr que si. — Tu aimerais la voir disparaître. Et c’est ce qu’il adviendra finalement. Il ne s’agit pas là de gens susceptibles de se satisfaire de la simple exécution des tâches que nous leur demandons d’accomplir. Nous devons donc nous en servir tant que nous le pouvons encore. — Autrement dit ? — Nous devons attaquer Taglios maintenant, quand nous pouvons encore frapper fort. » Tobo serait-il par hasard en train de prendre la grosse tête ? À croire qu’il savait mieux que le capitaine ce que nous devions faire. Allait-il se chamailler avec Roupille maintenant que sa mère n’était plus là ? Mieux valait tenir notre poupon à l’œil. Il risquait de se laisser déborder. « Tu as peut-être raison », ai-je déclaré. CHAPITRE 100 : TAGLIOS LE PALAIS Le rapport de Ghopal n’était pas franchement rassurant. « Il y a des graffitis partout, mais nous sommes infoutus de surprendre quiconque en train de les rédiger. C’est encore pire qu’il y a cinq ans. Pourtant, compte tenu de tous les gens qui travaillent pour nous aujourd’hui, nous devrions trouver une piste. Et nous ne récoltons que des fadaises à propos de fantômes, de démons et de créatures qu’on ne distingue que quand on ne les regarde pas. » Mogaba joignit ses longs doigts en clocher sous son menton. « Le hic, Ghopal, c’est que j’ai vu de mes propres yeux des fantômes et des démons. À l’époque où je venais tout juste de m’enrôler dans la Compagnie noire, un de ses sorciers avait un démon familier. Il se révéla par la suite un de nos ennemis, mais peu importe. C’était bel et bien un démon. Et des fantômes n’ont pas cessé d’aller et venir pendant le siège de Dejagore. Nous les avons tous vus, même si pratiquement personne n’y faisait allusion. » La plupart des gens accusaient des conspirateurs nyueng bao. — La réalité des démons et des spectres n’a aucune incidence sur la situation, fit remarquer Aridatha Singh. Que ces messages soient écrits par des spectres ou de brillants agitateurs, ils sont là. Et les gens qui savent lire sont assez nombreux pour que toute la population en connaisse la teneur. — Quelle solution envisages-tu ? demanda Mogaba. — Continuer de surveiller les vandales tout en faisant mine de les ignorer. Si les gens nous croient imperméables aux critiques, ils ne les prendront pas non plus au sérieux. — Notion que je comptais avancer moi-même, déclara Ghopal. Car les gens de la rue ne savent pas plus que nous qui sont les auteurs de ces inscriptions. De sorte qu’elles ne les rendent pas moins nerveux. » Mogaba fit la grimace. « Entendu, donc. Avec toutefois cette mise en garde : certains de ces slogans ne se coulent pas dans le moule habituel. “Thi Kim arrive”, par exemple. Nous ne savons toujours pas ce que cela signifie. — Le mort qui marche arrive, traduisit Ghopal. Il faut croire qu’il s’agit du compagnon de la Fille de la Nuit. — Ce serait donc l’œuvre des Félons ? — C’est ce que je crois. — Mais “Thi Kim” est du nyueng bao. Je n’ai jamais entendu parler d’Étrangleurs nyueng bao. » Ghopal poussa un grognement. Ça lui avait échappé. Aridatha s’en tira par une boutade. « On le reconnaîtra quand il sera là. Les gens commenceront à crever. — Oh ! s’exclama Mogaba. Que voilà une pensée charitable ! D’ici là, nous devrons prendre une décision à propos de nos invités. Nous aurons le plus grand mal à les garder sous contrôle. Surtout le sorcier. Gobelin. Qui insiste pour qu’on lui donne le titre de Khadidas. Il nous a sans doute aidés à intimider la populace quand nous avons demandé à la Fille de se faire passer pour la Protectrice, mais il ne s’intéresse nullement à notre cause. Dès qu’il cessera de nous croire utiles à la sienne – autrement dit la fin du monde –, il s’empressera de nous anéantir. » Aucun des deux Singh ne daigna répondre. Chacun sentait que la pensée du Grand Général dépassait de loin ses paroles. Dès qu’il leur avait fait comprendre qu’aucun tiers ne participerait à cette réunion, il était devenu flagrant qu’un problème extrêmement délicat y serait abordé. « Je crois qu’on devrait s’en débarrasser. Immédiatement. Avant qu’il prenne ses aises et devienne trop sûr de lui. — Et la Fille de la Nuit ? s’enquit Aridatha. — Seule, elle ne représente plus vraiment une menace. » On pourrait l’épargner, autrement dit. C’était tout ce que demandait Aridatha. « Néanmoins, à mon avis, elle est bien trop installée dans ses habitudes pour se racheter. » Le teint d’Aridatha était assez pâle pour trahir sa confusion. « Ce n’est pas ce que j’avais à l’esprit. » Ghopal accourut à sa rescousse. Maladroitement, car il n’avait pas su lire entre les lignes. « Comment nous en rapprocher assez pour agir ? Elle nous contraindra à l’aimer, si fort que nous serons disposés à nous trancher les orteils. — Il existe sûrement un moyen de passer outre. — Je suis ouvert à toutes les suggestions. — Eh bien, il est évident qu’elle ne peut pas le faire sans interruption ni chaque fois qu’elle le désire, sinon Aridatha n’aurait pas pu la capturer. — À moins qu’elle n’ait souhaité sa capture. » Mogaba redoutait précisément qu’il en fût ainsi. « Et ce pouvoir reste sans effet sur les armes. Comme sur les poisons. — On pourrait envisager la sorcellerie, proposa Bhopal. Quelqu’un connaît-il son vrai nom, selon toi ? » Le Grand Général secoua la tête. « Je crains fort que nos ennemis eux-mêmes ne puissent nous aider en la matière. Elle n’a pas d’autre nom que la Fille de la Nuit. Quant à celui qui était Gobelin, nous avons affaire à deux êtres en un, contrôlé par la facette Kina. Le seul homme qui connaissait les secrets de la facette Gobelin est mort. Nous pouvons donc dès à présent nous concentrer sur la ruse et le poison. — Je ne voudrais pas avoir l’air de rabâcher, déclara Aridatha, mais j’aimerais vous rappeler à tous les deux que les parents de la Fille ne sont pas loin. Et que nos perspectives, pour l’instant, ne sont guère affriolantes. » Mogaba y vit une subtile incitation à débattre de son plan. Il déclina. Il déclina, car il n’avait plus échafaudé le moindre plan d’envergure depuis quelque temps. Il était persuadé que ses jours étaient comptés, comme le promettait le slogan. Mais tout ce qui faisait de lui Mogaba le poussait à poursuivre la lutte. CHAPITRE 101 : PRÈS DU CIMETIÈRE AUTRES PLANS Madame semblait préoccupée depuis notre visite à la forteresse de Shivetya. Plus encore que d’habitude. Je l’avais trouvée une ou deux fois en train de pratiquer sa sorcellerie. Je ne lui avais rien demandé. La réponse était limpide : elle avait recouvré son aptitude à siphonner le pouvoir de Kina dès que le Khadidas était sorti de l’ombre pour s’emparer de Gobelin. Madame s’était renfermée en elle-même, sous sa stricte férule. Dans la mesure où je lui tenais la chandelle depuis des décennies, je savais qu’elle s’efforçait d’étouffer ses espoirs. Elle est accro au pouvoir. Elle y avait renoncé, pas entièrement de son plein gré, pour interdire au Dominateur, son premier mari, cette horreur d’antan, de se ressusciter lui-même. Puis elle m’avait suivi, sachant qu’elle ne pourrait survivre sans son pouvoir dans le monde qu’elle avait elle-même façonné. Mais elle n’avait jamais oublié qu’elle avait été la Dame. Et plus les années passaient, plus elle regrettait cette époque. Surtout, selon moi, quand le hasard ou la malchance la mettaient en présence d’un miroir. Un intéressant jeune Dejagorien que nous connaissions sous le nom de Milhos Sedona faisait la tournée des tentes pour exhorter les initiés à rejoindre Tobo et le capitaine. Il n’avait que seize ans mais, à force de cajoleries, il avait réussi à se dégauchir le boulot de grouillot personnel de Roupille. Sourire avenant et tempérament de battant vaudront toujours mieux que génie et aigreur. J’avais pour ma part une assez bonne opinion de Sedona. Il avait pensé à m’inviter à la soirée. Le camp était en pleine effervescence. Roupille avait ordonné qu’on entame les préparatifs du départ pour Taglios. Les spécialistes en la matière s’affairaient à produire pièces d’artillerie et machines de guerre, qui seraient remontées dès notre arrivée sur zone. Les non-spécialistes, quant à eux, se chargeaient des travaux pénibles. Je me suis demandé pourquoi Roupille tenait tant à ce qu’on fabrique ce matériel alors que nous ne savions pas encore si nous en aurions besoin. Pour tenir tout son petit monde occupé, j’imagine. Un oiseau est-il capable d’un ricanement sardonique ? Le corbeau blanc assistait à la scène, perché sur le bras d’une catapulte mobile inachevée. C’est pourtant bien l’impression qu’il me donnait. « Un bien long trajet pour tes petites ailes, non ? Tu viens d’arriver ? » L’oiseau a sursauté mais ne s’est pas envolé. « Sois sage, ai-je poursuivi. Je sais qui tu es et où tu perches. » Rire de corbeau, un rien tendu. Les soldats, encore assez nombreux, qui se souvenaient des corbeaux se sont pétrifiés pour le fixer d’assez menaçante façon. La bestiole a filé à tire-d’aile vers le cimetière. « J’ai l’impression que notre vieux pote Shivetya esquive ses promesses », ai-je marmotté. Il faisait frisquet mais le ciel était dégagé. Le capitaine avait l’air de croire qu’une réunion en plein air ferait du bien à tout le monde. Je me suis faufilé derrière sa tente d’état-major. Tobo a pris le premier la parole. « Le Grand Général et ses spadassins comptent poursuivre le combat en dépit de notre avantage. Les deux généraux Singh, de leur côté, préféreraient reconnaître le Prahbrindrah Drah et épargner ainsi à Taglios les dommages d’une bataille acharnée. Mais à leurs yeux aussi la loyauté est une question d’honneur et de fierté. Et le Grand Général n’est pas la Protectrice. Ils le considèrent comme un ami. Je crains fort qu’ils ne lui restent fidèles jusqu’à la fin. » Jusque-là, pas de surprise. D’autant que Ghopal Singh n’avait pas tellement le choix. En tant que chef des Gris, il n’avait pas beaucoup d’amis hors de l’actuel gouvernement. Il n’avait pas prêté allégeance à Taglios, mais à la Protectrice. Aridatha, d’un autre côté, en dépit de la part qu’il avait prise dans le dernier combat, pouvait être considéré comme apolitique et dévoué à Taglios. Il n’avait jamais fait que le travail qu’aurait exigé de lui tout gouvernant. C’était le consensus général. Mais peut-être lui cherchions-nous des excuses. Tous ceux qui rencontraient Aridatha l’aimaient et lui souhaitaient une bonne continuation. « Suffit ! a aboyé Roupille. Cet homme est un phénix. Le gendre que nous souhaiterions tous avoir. Très bien. Poursuis, Tobo. — Hier soir, les généraux ont décidé de détruire le Khadidas. Ni lui ni la Fille de la Nuit ne peuvent lire dans les pensées, mais ils ont senti le danger et se sont évadés de leur cellule. Ce qui signifie que l’un des deux au moins dispose de plus de pouvoir qu’il n’en a laissé voir. Ils se cachent quelque part dans un secteur désaffecté du palais. Le Khadidas a fait quelque chose qui gauchit la réalité autour d’eux. Le peuple caché lui-même a perdu leur trace. Il est incapable de les localiser. Peu après leur disparition, on a fait une razzia dans les cuisines et volé une grande quantité de vivres. Puis quelqu’un est entré par effraction dans le bureau de l’inspecteur général des Archives et a dérobé un plein tombereau d’encre et de papier. — Ils s’apprêtent à retranscrire les Livres des Morts ! » a éructé Murgen. C’était sa première manifestation d’émotion depuis la disparition de Sahra. « De toute évidence, a admis Roupille. Sans doute pas une tâche qu’ils pourront accomplir à court terme, mais qu’ils finiront tôt ou tard par mener à bien. Si nous n’intervenons pas. Mais nous allons intervenir. Ce soir, vous allez tous vous envoler pour Taglios. Et leur faire le même coup qu’à Jaicur, en mettant tout le pouvoir dont vous disposerez dans la balance. Je veux que vous capturiez Ghopal Singh et le Grand Général. Ramenez-moi la Fille et Gobelin. Confiez la direction des affaires à Aridatha Singh. Puis planquez-vous. Dès demain, je lancerai l’armée sur Taglios. Et j’enverrai chercher le Prahbrindrah Drah dès que nous aurons franchi le portail de la ville. » J’ai tenté d’échanger des regards avec ceux qui m’entouraient. Tous ont détourné les yeux. D’un air gêné. Ou quelque chose d’avoisinant. Comme s’ils se disaient que Roupille était subitement devenue simple d’esprit, mais qu’il revenait à un tiers de le lui faire remarquer. J’aurais volontiers parié que le même phénomène se produisait fréquemment dans l’entourage de Mogaba. Et davantage encore dans celui de Volesprit, avant qu’elle n’ait pris une retraite forcée. « Cela sera fait ! » s’est exclamé le nouvel et ardent chef d’état-major de Roupille. Bien qu’il parle taglien, cette formule arrivait directement de Hsien. Qu’un-Œil me manque. Il aurait – lui ou Gobelin du temps où il était encore Gobelin – administré à ce pompeux petit trou du cul un magistral coup de pied mystique. Sur le tas. Voire une infection par des puces. Grosses comme des hannetons. Telle était l’époque. Sauf que ces deux forbans n’avaient pas toujours bien pigé le coup. Ils avaient foiré plusieurs fois et m’avaient possédé moi aussi. S’ensuivit un bref débat pour décider s’il fallait ou non embarquer les deux vieux Voroshk dans ce raid. Tobo risquait de ne pas être en mesure de surveiller simultanément tant d’individus à la loyauté douteuse. C’était là le plus gros obstacle à leur participation. Arkana semblait désormais des nôtres, mais nous savions aussi quelle avait exhorté Magadan à employer tous les moyens quoi qu’il en coûtât… Notre emprise sur le Hurleur s’était également relâchée. Depuis qu’il ne s’annonçait plus lui-même toutes les quelques minutes, le petit sorcier était devenu pratiquement invisible. Les deux aînés des Voroshk, bien entendu, ne resteraient fiables que jusqu’au moment où ils auraient trouvé le moyen de nous faire marron. Voire avant. Ils n’avaient pas l’air beaucoup plus futés que Gromovol. « Tâche de ne pas te montrer trop présomptueuse parce que tout s’est bien passé jusque-là », me suis-je contenté de dire. Tous – et pas seulement Roupille – ont tourné vers moi un regard interdit. « Nous avons encore devant nous mille occasions de nous planter. » J’allais sûrement soulever des objections, mais il me semblait que nous suivions depuis quelque temps une route un tantinet trop lisse et rectiligne. Quelques heures nous séparaient peut-être de notre ultime affrontement avec le traître Mogaba, et quelques minutes à peine de l’instant où nous pourrions récupérer Boubou et anéantir à tout jamais les espoirs des Félons. Depuis nos tout premiers effrois – ou presque – au Pays des ombres inconnues, les événements semblaient se dérouler avec une pesante inexorabilité. « Quoi ? » Mais la question était adressée à Tobo, non à moi, par une Roupille stupéfaite. « Nous ne pourrons pas partir avant minuit. Madame doit me guider lors d’une résurrection des morts. Pour essayer de découvrir ce qu’il est advenu de maman. » Roupille aurait volontiers ergoté, mais elle a tout de suite compris qu’elle ne gagnerait pas cette bataille. Tobo en ferait à sa tête, avec la bénédiction de Murgen. Et il n’est jamais bon de se chamailler devant des subordonnés. « Tâchez de ne pas y passer la nuit. » CHAPITRE 102 : LE PALAIS MIEUX TENIR SON INTÉRIEUR Le Grand Général ramassa une coquille d’escargot pour l’examiner. « On aperçoit de plus en plus de ces choses par ici. Mais personne ne les voit jamais vivantes. — À ta place, je fustigerais mes gens », déclara Ghopal. Un craquement sourd résonna dans les couloirs. Gris et gardes démolissaient les parois au hasard pour tenter de compliquer la tâche aux deux Félons planqués. Et, dans les secteurs qu’ils croyaient dégagés, des maçons muraient des portes et des corridors entiers sur leurs ordres. En outre, plusieurs médiums autoproclamés et autres chasseurs de fantômes s’étaient joints à la traque. « Tu as sans doute raison », répondit Mogaba. Il fit signe à l’un des nombreux jeunes gens qui les escortaient. Le garçon se fendit d’une légère courbette et disparut. Peu de temps après, tous les domestiques du palais s’engageaient dans une campagne massive de nettoyage. « Nous ne pouvons tout de même pas tolérer un tel désordre pour l’arrivée de nos ennemis », fit remarquer Mogaba. Un messager se présenta, pantelant. L’équipe chargée des recherches avait découvert plusieurs cadavres. Datant de très longtemps. Trois hommes avec un pagne pour tout vêtement, apparemment égarés dans le dédale du palais, mais morts des blessures qu’on leur avait d’abord infligées. Les gars de l’équipe étaient perplexes, car les corps n’avaient guère souffert de la vermine ni de la putréfaction. « N’en faites surtout rien, ordonna Mogaba. Ne les touchez même pas. Contentez-vous de sceller hermétiquement les pièces où vous les avez trouvés. Probablement quelques-uns des Félons qui ont tenté d’assassiner le Libérateur et la Radisha quand tu étais encore dans tes langes, déclara-t-il à Ghopal avant de pousser un soupir. Ça va sans doute prendre une éternité, même si nous essayons d’activer le mouvement. — Il faudra bien qu’ils se nourrissent. — Oui, à un moment ou à un autre. Nous ferons garder toutes les cuisines. » Et toute la nourriture dont on pourrait aisément s’emparer pendant la nuit devra être empoisonnée, songea-t-il, sans pour autant s’en ouvrir à haute voix tant il valait mieux, ces temps-ci, communiquer par le biais de billets. « Continue dans ce sens, Ghopal, poursuivit-il. Jour et nuit. Emploie tous les gens disponibles. » Le Grand Général s’attendait à ce que ses ennemis vinssent le chercher sur place et il se préparait à les accueillir. Il se retira dans ses quartiers. Il y consacra une ou deux heures à l’un de ses passe-temps avant d’aller faire la sieste dans les appartements de la Protectrice, dont il se servait maintenant parce que nul n’osait s’y rendre. Il était le seul à s’y risquer. Lui seul pouvait franchir les sortilèges de garde qu’elle avait laissés. C’était devenu son sanctuaire. Ses éclaireurs et ses espions lui avaient rapporté que Toubib et son équipe avaient désormais rejoint la Compagnie, revenus d’où ils s’étaient rendus avec davantage encore d’instruments diaboliques. La crise pouvait se déclencher à tout moment. CHAPITRE 103 : PRÈS DU CIMETIÈRE EN QUÊTE D’UNE ME PERDUE Je m’étais déjà trouvé à proximité d’activités nécromanciennes et autres méthodes de divination de haute volée, mais jamais aussi près que cette nuit-là. Je n’ai aucune envie de remettre ça. Si ma chère et tendre souhaite garder quelqu’un sous la main pour sauver son petit cul en cas de pépin, je nouerai une longue corde à sa cheville et j’attacherai l’autre extrémité à un cheval, dont je fouetterai la croupe si jamais ça tourne mal. La séance ne s’est pas bien passée. Et, avant qu’elle ne se termine, j’avais eu droit à une vision plus hideuse encore de cette plaine d’ossements qui était revenue si souvent hanter les rêves de Murgen et de ma bien-aimée. La puanteur était immonde et le vent plus effroyable encore. Je ne m’étais jamais autant pelé. Je suis resté plusieurs heures à me rôtir devant un brasier après la fin de l’évocation, mais les flammes séculières ne peuvent pas grand-chose pour combattre un froid aussi âpre. À tel point que nous avons dû repousser le raid du capitaine, non pas à la nuit suivante mais à celle du surlendemain, et ce uniquement parce que Sa Seigneurie commençait à se demander publiquement si nous attendions la canicule, nous autres mous du genou. Murgen, Roupille et moi avions assisté à l’évocation. Nul autre n’y avait été invité, pas même Shukrat, ni Suvrin ni aucun des amis de Sahra. Et l’affaire a aussitôt dégénéré. Dès que Madame a levé la main pour se masser la tempe droite. Peu après, j’ai commencé à percevoir, très aléatoirement, de fugaces impressions de choses qui n’étaient pas présentes. D’abord l’odeur puis le froid. Avant même d’avoir aperçu quoi que ce soit, mon équilibre mental a été mis à rude épreuve à plusieurs occasions. Moins l’opération se déroulait comme elle l’aurait souhaité, plus Madame s’énervait. Elle s’y est reprise à deux fois. Et finalement, quand elle s’est décidée à foncer bille en tête, elle s’est retrouvée là où elle ne souhaitait pas se rendre. Elle a fini par renoncer. Mais pas avant que nous n’ayons respiré une puissante bouffée des rêves charnels de Kina. « Navrée, a-t-elle déclaré à Tobo. Kina tente de m’atteindre par notre connexion. Plus je lui pompe de pouvoir et plus il lui est facile de me contacter. » Mauvais, ça. Madame risquait sans doute de devenir suprêmement puissante… mais, en même temps, d’être asservie à la déesse. Elle a dû lire dans mon esprit, car elle m’a jeté un regard mauvais. « Cette saleté n’aura jamais aucune prise sur moi. » J’ai vaguement envisagé de lui rappeler de qui nous parlions : la Mère de l’Illusion. Tant qu’elle parvenait à les manipuler, Kina n’avait nullement besoin de contrôler les gens. Et elle pouvait manœuvrer des populations entières. En dormant. « Avons-nous découvert quelque chose sur Sahra ? » ai-je préféré lui demander. L’humeur de Madame ne s’améliorait guère. « Rien de ce que nous aurions pu apprendre, en tout cas, si cette vieille truie démoniaque n’avait pas décidé de saboter l’opération. » Son esprit restait visiblement affecté. Elle donnait l’impression d’être ivre. « Nous n’avons pas réussi à évoquer Sahra. Pas même à la contacter. De sorte que l’affaire ne reste pas moins ambiguë. » Sa voix était pâteuse et elle en avait conscience, mais elle n’en persistait pas moins à employer des mots compliqués. « Je la crois morte. Sinon Tobo et le peuple caché l’auraient déjà retrouvée. Rien n’échappe très longtemps aux molosses noirs. — Les soldats vivent, ai-je marmonné. Ce n’est pas juste, une chose pareille. » Mais dame Fortune s’en tape le coquillard. À moins qu’elle ne se gausse de la souffrance humaine. « Il doit y avoir une signification ésotérique… — Tu vires mystique sur le tard, Toubib ? a aboyé Roupille. Tu es pourtant le premier à affirmer que rien n’a de sens sauf celui qu’on y met nous-mêmes. — Ça me ressemble foutrement en effet, pas vrai ? Tâchons plutôt de surmonter nos frustrations en allant botter le vieux cul râpé de Mogaba. » Roupille, peu désireuse de nous dépêcher d’aussi méchante humeur hors du campement, nous a fait passer une revue de détail. Nous risquions de nous mettre nous-mêmes en péril. Elle n’en a pas fait ses choux gras. Notre humeur ne s’améliorait pas non plus. Elle a fini par rengainer ses objections et nous autoriser à partir. Le Hurleur venait d’achever un tapis volant capable de transporter vingt passagers. En sus de la cargaison, il en supportait seize cette nuit-là. Dont les deux vieux Voroshk, un certain nombre de soldats de Hsien formés pour les commandos et Murgen. Depuis le fiasco du rituel de Madame, Murgen se comportait comme un zombi. Il lui avait entendu dire que Sahra était morte. Je l’avais exhorté à rester, mais il avait insisté pour venir. J’aurais dû tenir bon. Il ne pouvait s’interdire d’être un poids mort, sinon un facteur de risque. Tobo était moins défait. Il pensait trop à Shukrat pour se polariser sur la disparition de sa mère. Il n’empêche qu’il continuerait d’ouvrir l’œil. Madame et moi avions revêtu toute la panoplie : armure noire d’Endeuilleur et d’Ôte-la-Vie sous la tenue Voroshk. Mes deux corbeaux me filaient le train. Arkana volait avec nous. C’était une mise à l’épreuve et elle en était pleinement consciente. Sous nous se mouvaient de noires créatures. Présentes depuis la tombée de la nuit. Taglios ne dort jamais. Ses habitants qui, ce soir-là, auraient une raison valable de fourrer le nez dehors feraient bien de s’inquiéter de ce qui rôderait dans les coins sombres. Eh, Mogaba ! Méfie-toi ! Les ténèbres viennent toujours. Nous montions encore vers le ciel, tout juste sortis du campement, quand je me suis faufilé près de Madame. Nous voguions cuisse contre cuisse, notre traîne Voroshk claquant au vent vingt mètres derrière nous. Nous avons d’abord débattu de celui de nos compagnons qu’il nous fallait surveiller de plus près, puis la tentative avortée de Madame pour établir le contact avec Sahra est revenue sur le tapis. « Je la crois encore quelque part dans la nature, tout aussi avide que nous de nous contacter, m’a-t-elle répété pour la vingtième fois. Mais cette ignoble déesse tient à nous séparer. — Kina serait-elle réveillée ? — Elle n’a jamais été plus consciente depuis très longtemps. Du moins depuis que Gobelin est descendu sous terre. Sinon depuis l’époque où, sentant approcher son apocalypse, bien avant que nous ne fussions entrés dans cette contrée, elle nous déclara la guerre. » Bien avant que nous ne fussions… Wouah ! « J’ai une question à te poser. Sur un tout autre sujet. Elle me brûle les lèvres depuis un certain temps, mais je n’ai jamais réussi à la formuler convenablement. — Poète, va ! — Droguée du pouvoir ! — Quelle est ta question, bas-bleu ? — Qu’est-il advenu des ombres de Volesprit ? » Madame m’a jeté un regard inexpressif. « Allons ! Cette vieille cervelle ne peut être sclérosée à ce point. C’était un Maître d’Ombres accompli. Il ne lui restait plus beaucoup de ses familiers, puisque ceux de Tobo n’ont pas cessé de les éliminer. Certes, elle a renoncé à les utiliser contre nous. Mais elle a bien dû en planquer un certain nombre quelque part. Pour les jours d’orage. » Madame a poussé un grognement. « Je vois mal comment la tempête aurait pu se faire plus violente. » Mais elle n’élevait pas une objection, elle se concentrait sur la question. « À mon avis, les ombres inconnues les ont toutes exterminées. Il ne reste plus aucune ombre tueuse. Sinon nous entendrions encore parler de morts inexplicables. — Peut-être. » Probablement. Si les ombres tueuses continuaient effectivement de rôder, elles provoqueraient une effervescence nettement supérieure à celle autorisée par leur nombre. Les populations des territoires tagliens enduraient depuis très longtemps leurs exactions. Toujours est-il que j’ai poursuivi de l’avant jusqu’à me retrouver au coude à coude avec Tobo, promiscuité dont Shukrat a paru s’offusquer. Elle s’est laissé déporter au loin. En affichant, ai-je trouvé, une morgue typiquement adolescente. « Je n’ai pas l’intention de te tenir la jambe jusqu’à la fin de tes jours. » J’ai confié mes appréhensions au gamin. Il a paru les trouver recevables. « Je tâcherai de savoir s’il y a des raisons de s’inquiéter. » J’ai ralenti jusqu’à ce que Madame m’ait rattrapé. « Que t’a-t-il répondu ? — Qu’il s’informerait. — Ça n’a pas l’air de franchement te satisfaire. — Sur le ton qu’on emploie pour rassurer son interlocuteur quand on n’a pas envie de gaspiller sa salive en vaines parlottes sur des problèmes qui vous indiffèrent. » CHAPITRE 104 : TAGLIOS VU DE LA FENÊTRE DE LA PROTECTRICE Les paupières de Mogaba ne cessaient de s’alourdir. Il s’était déjà assoupi à deux reprises pour se réveiller en sursaut, tiré la première fois de son sommeil par une violente clameur montant de la ville, et la seconde par des vociférations en contrebas, laissant entendre que les gardes avaient peut-être repéré le Khadidas. C’était le petit matin, cette heure où même le cœur du monde peine à battre. Ils ne viendraient pas cette nuit. Ils n’étaient venus ni la veille ni l’avant-veille. Peut-être attendaient-ils la pleine lune. Une ombre opaque voila soudain le carreau de la fenêtre par laquelle le Grand Général observait ses quartiers et la plus grande partie de la façade nord du palais. Dont les entrées les plus importantes. Il manqua s’arrêter de respirer. Les ombres inconnues étaient incapables de franchir le carreau et les sortilèges de protection permanents de la Protectrice. Mogaba respira plus librement. Il se leva lentement, invisible dans les ténèbres profondes de la chambre, et se rapprocha du carreau en tapinois pour jouir d’une plus large perspective. Ils étaient là. Pas précisément à l’heure où il s’attendait à les voir arriver, mais exactement à l’endroit prévu. Là où leurs messagers s’étaient toujours posés. Sur la terrasse de la même tourelle. Il n’en ressentit aucun soulagement. Mais bien plutôt du chagrin. Sa vie et la leur n’allaient donc se solder que par ce seul dénouement. L’espace d’un instant, il fut même tenté de leur crier un avertissement. De leur hurler que l’orgueilleux imbécile qui avait pris à Dejagore un parti si stupide, une éternité plus tôt, n’avait jamais eu l’intention d’en venir là ni d’y conduire aucun d’entre eux. Mais… non. Il était trop tard. Le sort en était jeté. Qu’ils le veuillent ou non, ils devraient jouer cette cruelle partie jusqu’à son terme. CHAPITRE 105 : LE PALAIS L’APPARTEMENT DU GRAND GÉNÉRAL Madame avait pris la tête en affichant une expression funeste, comme toujours quand elle endossait Endeuilleur. Il aurait sans doute mieux valu qu’un sorcier plus puissant descendît les marches en premier. Mais Tobo était persuadé qu’il devait jouer les serre-files. Faute de quoi le Hurleur et les Voroshk ne se seraient peut-être pas sentis assez motivés. Et le Hurleur, de toute façon, devait piloter son tapis jusqu’à ce que tout le monde en fût descendu. L’escalier était bondé. Nul ne tenait à s’y attarder dans le noir, bien que seuls Murgen, Madame et moi fussions assez âgés pour nous souvenir de l’époque où l’obscurité était encore notre ennemie jurée. Je m’efforçais de talonner de mon mieux ma douce et tendre ; mon esprit naïf se berçait encore de l’illusion qu’il me fallait la protéger. Là-dessus s’est déroulée une farce d’envergure cosmique. Nous avons dévalé l’escalier sans encombre. Et sans déclencher aucune alarme en dépit d’un épouvantable raffut. « Mogaba doit dormir du sommeil de l’innocence, a murmuré Madame. Nous avons fait un boucan à réveiller les morts. — Hein ? — Ses quartiers sont droit devant nous. » Je le savais déjà. Nous avions répété ce raid avant de partir. Sans grande conviction, au demeurant. Pas assez consciencieusement à mon goût, autrement dit. « Il a le sommeil lourd », ai-je affirmé. C’était même l’un des rares reproches que j’aurais pu lui faire avant sa défection. Ça et une véhémence que ses frères Nars eux-mêmes trouvaient oppressante. Mais j’avais parlé dans le vide. Elle avançait déjà. Quelqu’un a créé une lumière ; une boule de clarté diffuse qui se déplaçait au-dessus de nos têtes. Son aspect m’était étranger et j’en ai donc déduit qu’un des Voroshk en était responsable. À mesure que la clarté augmentait, notre tension semblait diminuer en même temps que grandissait notre confiance. Un de ces vieillards revêches était peut-être moins sot qu’il n’y paraissait. « Cette lumière est ma familière », a marmonné une voix dans un des dialectes de Hsien. Cette déclaration avait la cadence syncopée d’un rituel. J’apprendrais ultérieurement qu’elle participait d’une incantation destinée à repousser les ombres inconnues, que tout le monde haïssait sauf Tobo. Le royaume caché était lui aussi présent tout autour de nous. Et si perturbé que je ressentais moi-même son émoi. « Il se passe une chose étrange, a murmuré Tobo. J’avais disposé des centaines d’êtres du peuple caché dans le palais. Mais aucun ne se présente à l’appel. Ils ne sont nulle part, pour autant que je puisse le dire. » Il a chuchoté, comme s’adressant à une obscurité à glacer le sang. D’invisibles créatures se sont déplacées alentour, provenant de directions où nous ne regardions pas et nous bousculant dans le noir. Une partie de la tension qui m’oppressait s’est encore dissipée. Madame a fait signe aux soldats d’avancer. L’heure était venue de faire irruption dans les quartiers de Mogaba. Mais c’était recourir à une violence bien superflue : sa porte n’était pas fermée. Elle ne l’était d’ailleurs jamais, selon Madame. Shukrat et elle ont pris la tête. Elles connaissaient les lieux. À moins que Mogaba n’eût déplacé son mobilier entre-temps. Les soldats leur ont emboîté le pas. Les Voroshk et le Hurleur se sont à leur tour faufilés à l’intérieur. Madame et Shukrat ont entrepris de se disputer âprement, en chuchotant, l’honneur de chercher une lampe. Quelqu’un a tamponné son voisin. Quelqu’un s’est ramassé. Quelqu’un a heurté un meuble. Puis quelqu’un a poussé un « oh, merde ! » péremptoire. Arkana venait tout juste de se glisser dans la chambre, un pas devant moi, quand Tobo, qui me suivait, a fait écho à cette humeur. Il m’a bousculé. « Dégage le passage, bon sang ! » Énorme fracas de poterie brisée. J’ignorais que Mogaba fût collectionneur, bien qu’on trouvât de merveilleux artisans dans cette région du monde… Un homme a hurlé. D’autres cris se sont joints au sien avant même qu’il ait fini de vider ses poumons. Des boules de feu ont jailli de petits projecteurs. Et j’ai compris pourquoi tant d’hommes criaient et paniquaient : ils se transperçaient mutuellement. Les ombres. Notre vieil ennemi : les ombres tueuses. Les ombres meurtrières de la plaine scintillante. Ces mêmes créatures dont l’asservissement avait donné leur nom aux Maîtres d’Ombres. De l’espèce dont Volesprit s’était servie pour ériger son Protectorat, avant que les alliés de Tobo ne débarquent du Pays des ombres inconnues. Je tenais désormais la réponse à la question que j’avais posée à Madame et Tobo. Tout le monde était complètement affolé. Des boules de feu volaient dans tous les sens, causant bien plus de carnage que des ombres affamées. L’une d’elles a ricoché sur ma tenue Voroshk. La cape a poussé comme un gémissement puis s’est resserrée autour de moi. Une ombre m’a heurté. L’étoffe noire l’a repoussée, ce que je n’ai pas manqué de remarquer en dépit du chaos grandissant. Elle a aussi dévié la seconde boule de feu qui m’a trouvé. J’ai aperçu plusieurs fois Madame. Fugacement. J’ai vu un des Voroshk succomber sous les ombres. J’ai tenté de beugler pour couvrir cette folie et l’apaiser, mais la panique s’était emparée de tous. Madame et le Hurleur eux-mêmes y avaient cédé. Mais Shukrat réussissait à garder la tête froide. Elle s’était pelotonnée dans un angle et se protégeait des boules de feu et des ombres en interposant la barrière imperméable de sa cape. Les hommes se battaient pour passer la porte. Le Hurleur a lâché un sortilège si aveuglant qu’il a ébloui tous ceux que ne protégeait pas un vêtement Voroshk, dont le petit sorcier lui-même. Son initiative n’a eu aucun effet. Un instant plus tard, il glapissait avec plus d’enthousiasme qu’avant sa guérison. « Laisse-moi passer ! » a tonitrué Tobo. Il m’a violemment repoussé. Son père était dans la chambre. Avant même que je me sois relevé, la chambre craquait sous le poids de la masse ectoplasmique de ses amis invisibles. Le combat qu’ils menèrent contre les tueuses fut bref mais tardif. Et probablement futile, car les boules de feu avaient d’ores et déjà dévoré toutes les ombres. Et les ombres inconnues tout autant que les traditionnelles rôdeuses des ténèbres. Je n’étais pas certain d’avoir envie de me relever. L’autre salle était désormais retombée dans le silence : on n’entendait plus que les sanglots d’Arkana. Mais je devais absolument m’y contraindre. Il fallait déguerpir. Le reste du palais commençait déjà à bruire. Une alarme avait sonné. Des gens armés d’instruments pointus n’allaient pas tarder à nous tomber dessus. Pas moyen de dire qui était mort, qui agonisait et qui n’était que légèrement blessé. Il faisait encore trop sombre. J’ai prié Tobo de nous fournir de la lumière. Puis j’ai entrepris de remonter au sommet de la tourelle tous ceux qui jonchaient le sol. De leur côté, Arkana, Shukrat et les alliés cachés de Tobo s’employaient à faire pièce aux gardes du palais. J’ai refoulé mes émotions le temps de trimballer les corps. Je ne pouvais pas me permettre de compatir pour le moment. « Comment allons-nous extraire les poteaux et le tapis volant de cette souricière ? » ai-je demandé. Madame, les deux vieux Voroshk, le Hurleur et Murgen étaient tous restés sur le carreau. Comme d’ailleurs la plupart des commandos. « Shukrat et moi nous chargerons du tapis. Vous devrez tirer les poteaux, Arkana et toi. — Tu as entendu, ma nouvelle fille ? » Quelques instants plus tôt, j’avais dû la gifler pour la faire sortir de son état de choc. Mais elle était d’une étoffe robuste. Elle traînait à présent les morts et les blessés, désormais plus calme que la plupart d’entre nous. « Je sais. Je vais avoir besoin de câbles. — Trouves-en vite. Je m’occupe des corps. » Un carreau d’arbalète est passé en sifflant sans toucher personne. Une seconde plus tard, la section de muraille dont il provenait était réduite en flammes et débris rocheux. Tobo n’était pas d’humeur accommodante. « Sors ces poteaux d’ici tout de suite, ai-je ordonné à Arkana. Tous sauf le mien. » Elle avait trouvé de la corde sur le tapis volant. Une bonne fille, Arkana ! Elle s’est affairée. Tout comme Shukrat, elle se concentrait sur la tâche en cours. Bizarre comme la Compagnie a le don d’attirer des femmes de cœur. Les gardes du palais et un nombre stupéfiant de Gris avaient réagi à l’alerte. Et ils refusaient obstinément de se laisser intimider par la violence et les petits amis à peine visibles de Tobo. Des hommes braves, là encore. On compte toujours des hommes vaillants et honorables dans les rangs de l’ennemi. Les projectiles pleuvaient dru. Quelques-uns faisaient mouche. Je commençais à me demander si le moment n’était pas venu de revenir sur ma résolution immémoriale : ne jamais abandonner derrière moi nos frères de la Compagnie. Mais j’étais incapable de repartir sans ma femme. Et j’avais besoin des deux vieux Voroshk. Fussent-ils raides morts. CHAPITRE 106 : LE PALAIS VU DE HAUT Mogaba ne ressentait aucune liesse au vu de cette débâcle. Son trouble, bien au contraire, ne faisait que croître. Il se rendait compte qu’il y aurait des survivants. Ces gens étaient encore assez forts pour repousser Gris et gardes tout en évacuant leurs blessés. Ce qui signifiait qu’il devrait malgré tout livrer un dernier combat. À moins de jouir d’un coup de chance formidable et qu’ils soient tous décimés par les projectiles avant d’avoir pu s’enfuir. Il ne lui restait plus un seul tour dans son sac. Les ombres n’avaient donc pas été totalement efficaces. Cela tendait à prouver ce dont il se doutait depuis un certain temps : l’ennemi disposait d’une armée similaire. Et cette armée avait réagi assez vite pour sauver quelques-uns des assaillants. Il voyait rebondir carreaux, flèches et même javelots sur les êtres vêtus de grandes capes noires frémissantes. Un seul avait été atteint. Une boule de feu fusa, répandant assez de clarté pour lui permettre de distinguer l’armure d’Endeuilleur au moment précis où le grand tapis s’écartait du parapet. « Madame », marmonna-t-il. Terrifié. Le même éclair avait dû trahir sa présence en faisant briller ses yeux ou ses dents. Car, en jetant un regard vers ceux qui chevauchaient un poteau volant, il vit la silhouette revêtue de l’armure d’Ôte-la-Vie se précipiter droit sur lui, tandis que sa cape noire se déployait jusqu’à masquer le ciel. CHAPITRE 107 : TAGLIOS LES SOLDATS VIVENT J’ai entrevu Mogaba derrière une fenêtre. La fureur m’a consumé. J’ai piqué droit sur lui en accélérant. En même temps, quelques dernières bribes de raison en moi se demandaient si ce que j’avais entraperçu était bien réel, non un tour que me jouerait mon esprit, avide de découvrir un bouc émissaire que je pourrais faire souffrir autant que je souffrais moi-même. Si le Mogaba que j’avais aperçu était le fruit de mon imagination, il s’est effacé avant que je ne m’écrase contre le carreau. Celui-ci ne s’est pas brisé. Il n’a même pas fléchi. Mon poteau a pilé net. Pas moi. Le poteau a rebondi. J’ai emplafonné le verre. Puis rebondi à mon tour. Avant de retomber. J’ai juste eu le temps de pousser un hurlement exubérant avant d’agripper l’extrémité de mon câble, puis je me suis retrouvé en train de tournoyer trois mètres plus bas, sous ma monture. Celle-ci continuait de jouer les béliers et de rebondir contre le carreau. J’ai bien tenté de me remettre en selle, mais je n’arrivais à rien avec une seule main valide. Le va-et-vient du poteau me faisait osciller comme le balancier d’un pendule et, à l’un des pics de cette oscillation, j’entrais en contact très intime avec la muraille du palais. Sans doute la cape Voroshk me protégeait-elle, mais j’ai fini par sombrer dans l’inconscience. Je me balançais encore au bout d’un fil quand je suis revenu à moi. Le sol n’était plus qu’à quelques mètres et se déplaçait lentement. Je survolais apparemment la route de roche en faisant du rase-mottes au-dessus de la tête des voyageurs. J’ai tenté de me tortiller pour regarder le ciel, mais sans y parvenir. Le câble était fixé à mon dos, juste au-dessus de la ceinture. Il ne me restait plus assez de forces pour me renverser. Je souffrais légèrement quand je me débattais. J’ai de nouveau perdu conscience. À mon réveil, j’étais étendu par terre dans l’état natif de l’humanité. Un fragment de silex acéré s’efforçait de me transpercer l’échine. Une voix a prononcé quelques mots dans un dialecte de Hsien, puis les a répétés en mauvais taglien. Arkana s’est matérialisée au-dessus de moi, le visage lugubre. « Tu vas survivre, p’pa ? — Si j’en crois toutes les souffrances que j’endure, il y a de fortes chances. Que s’est-il passé ? — Tu as fait une sottise. — À part ça, quoi de neuf ? » a demandé une seconde voix. La figure de Roupille m’est apparue face à celle d’Arkana. « Quand comptes-tu te rétablir, demi-solde ? J’ai besoin d’aide. Ce fiasco que vous avez monté risque de nous mettre tous au chômage. — J’accours, patron. Dès que j’aurai rafistolé les os de ma jambe et raccroché mon pied à ma cheville. » J’ai essayé de me redresser pour tenter d’apercevoir mon épouse. Ce seul effort m’a replongé dans les vapes. C’est la pluie sur mon visage qui m’a réveillé ensuite. Mes souffrances physiques s’étaient résorbées en une douleur sourde. On m’avait administré quelque chose. J’ai fait l’inventaire et décidé qu’en dépit d’un bon nombre de bleus et d’ecchymoses je n’avais rien de cassé ni d’endommagé de façon permanente. À ma première tentative pour me redresser, je me suis mis à flotter vers le ciel. Au terme d’un bref instant de panique, je me suis rendu compte que j’étais étendu sur une civière qu’on était en train de rentrer pour m’abriter de la pluie. Ce n’étaient pas ces premières gouttes de crachin qui m’avaient sorti de mon sommeil, mais le soulèvement de ma litière. Cette fois-ci, j’ai réussi à mieux me cramponner à la réalité. J’étais encore lucide quand Roupille s’est pointée. « Comment va mon épouse ? ai-je demandé d’une voix qui couinait un tantinet. — Elle est encore en vie. Mais en mauvais état. Meilleur, sans doute, que si elle n’avait pas porté la tenue Voroshk. Je crois qu’elle s’en remettra. Du moins si nous réussissons à obtenir de Tobo qu’il se concentre assez longuement sur le problème pour l’aider. » Il m’a vaguement semblé entendre dans ces paroles comme une allusion à une offre d’emploi. « C’est quoi son problème, au gamin ? — Son père a été tué. Où donc étais-tu ? » J’ai poussé un grognement. « C’est bien ce que je craignais. » J’avais peut-être tenté de le refouler. Ça allait faire très mal. Roupille avait l’air de croire que nous n’avions pas le temps de pleurer. Je commençais à me fier à son instinct. « Tu avais raison, Toubib. Les soldats vivent. Ils n’ont été que trois à sortir indemnes de l’échauffourée. Tobo, Arkana et un soldat au cul bordé de nouilles du nom de Tam Do Linh. Ni le Hurleur ni le Premier Père, Nashun le Chercheur, Murgen ni aucun des soldats n’ont eu cette chance. Les autres ne sont que blessés. Tobo se sent coupable. Il pense qu’il aurait pu faire mieux. Qu’il aurait dû flairer le piège. — Je comprends. Et Shukrat ? — Ecchymoses, abrasions et bleus à l’âme. La tenue Voroshk a parfaitement pris soin d’elle. Elle la connaissait si intimement qu’elle s’est ajustée beaucoup plus vite que celle de Madame. Si j’ai bien compris. — Murgen aurait dû en porter une. » Mais il avait décliné. L’imbécile ! Il ne se battait plus très farouchement depuis la disparition de Sahra. « J’aimerais que tu sortes Tobo de sa déprime. On a besoin de lui. Et des ombres inconnues. Si j’étais dans les bottes de Mogaba, j’aurais déjà lancé contre nous un autre assaut en force. — Je ne crois pas. — Il n’est pas du genre à tergiverser, Toubib. Saisis ta chance au vol. C’est son évangile. » Discutailler avec une bonne femme qui avait combattu le Grand Général pendant plus d’années que je ne l’avais moi-même connu n’aurait eu d’autre résultat que de me ridiculiser. D’autant qu’elle avait vécu à Taglios aussi longtemps que moi et bien plus récemment. Je n’étais à ses yeux qu’un vieillard bougon cherchant à déclencher une querelle dans le seul but de se rendre intéressant. Ça sautait aux yeux. Sauf quand elle avait besoin de quelque chose. « En ce cas, nous ferions pas mal d’échafauder une stratégie qui le mettrait dans une situation très périlleuse s’il arrivait malheur à l’un d’entre nous. » Je me suis senti stupide avant même d’avoir fini ma phrase. L’existence de Mogaba avait bien peu de chances de devenir plus dangereuse qu’elle ne l’était déjà. J’avais perdu de vue la règle d’or : efforce-toi de réfléchir comme l’ennemi. Étudie-le jusqu’au jour où tu raisonneras exactement comme lui. Jusqu’à ce que tu deviennes lui. « Tu devrais aussi songer à te trouver un apprenti, m’a conseillé Roupille. Au cas où tu persisterais à t’engager dans des entreprises fatales. » Sous-entendu « à ton âge ». Du moins jusqu’à ce que le capitaine ajoute : « Tu as percé tes dents depuis trop longtemps pour te retrouver encore au beau milieu de la mêlée. Il serait temps que tu te reposes et que tu commences à transmettre tes secrets. » Roupille s’est retirée en me laissant perplexe. Qui donc étais-je censé former ? J’aurais volontiers jeté mon dévolu sur son coursier, Mihlos Sedona, mais il présentait une lacune majeure : il était complètement illettré. Et je n’avais pas la moindre envie de gaspiller mon temps et mon énergie à tenter d’y remédier. Puis l’homme auquel j’aurais dû songer en tout premier lieu s’est porté volontaire de son propre chef. « Suvrin ? Qu’est-ce qui te prend ? Tu comptes nous quitter d’un jour à l’autre. — Alors j’ai sans doute eu une révélation. Je ressens peut-être le besoin d’étudier les annales parce que j’ai décidé d’affronter mon destin. — N’est-ce pas le fumet de la merde en barre que le vent soudain m’apporte ? » Étant de nature un vieux cynique, j’avais plutôt tendance à croire qu’il comptait dessus pour tirer sa crampe. Mais je me suis bien gardé d’y faire allusion. Je me suis contenté de l’accepter, avant de constater en bougonnant que le jeune homme si bien élevé de Roupille n’écrivait ni ne lisait le premier mot de taglien, langue dans laquelle sont rédigées les annales depuis un bon quart de siècle. Le livre de Madame avait été le tout dernier écrit dans une autre langue. Et Murgen l’avait traduit et mis à jour en même temps que deux des miens, qui d’ailleurs n’avaient pas réellement besoin d’être fignolés. « Tu veux vraiment apprendre à lire et écrire le taglien ? lui ai-je demandé. Tu n’auras peut-être jamais à faire ni l’un ni l’autre… — Sauf si je veux lire les annales. Les saintes écritures de la Compagnie noire. — Ouais. Si jamais je disparais, tu te retrouveras tout seul, à moins que Roupille n’ait des loisirs à revendre ou que Madame ne se rétablisse. » J’avais assez de temps devant moi pour feindre l’indifférence. Mais ça ne convainquait personne. Suvrin m’a fixé comme s’il attendait la chute de l’histoire. Elle n’en avait pas, en réalité. Sauf qu’il devrait veiller à me maintenir assez longtemps en vie pour lui permettre de déployer les talents requis. Deux jours après que Suvrin est devenu mon assistant, Roupille a mis en scène une cérémonie destinée à officialiser sa nomination au grade de lieutenant de la Compagnie noire, faisant ainsi de lui son successeur en titre. Nous nous trouvions devant la grande place forte anonyme qui, depuis le sommet d’une colline, domine la route de roche aux abords de Taglios. Une vaste plaine avait été nivelée pour servir de campement ou de place d’armes aux troufions, où ils pourraient s’exercer à toutes les subtilités du combat rapproché exigées pour la victoire. Voire de champ de bataille, où les forces chargées de la défense de la ville pourraient engager le combat contre un ennemi menaçant de l’attaquer. Personne ne nous importunait, hormis quelques petites troupes de cavaliers vehdnas composées de jeunes gens désireux de prouver leur bravoure. Mais j’avais prévenu Roupille et Suvrin contre la tentation de laisser derrière nous cette place forte invaincue. Roupille ne semblait guère plus intéressée que d’habitude par l’avis d’autrui, mais, ces temps-ci, elle faisait mine de prêter l’oreille. Sa stratégie de conquête s’était soldée par un désastre que seule la survie d’un petit nombre d’entre nous était venue tempérer. CHAPITRE 108 : TAGLIOS ON FRAPPE À LA PORTE Après mûre réflexion et une fois que nous eûmes repoussé une sortie des soldats de Taglios accourus à sa rescousse, le commandant de la place forte accepta de capituler sous conditions. Il souhaitait l’immunité pour lui-même et pratiquement tous ceux qui avaient porté les armes contre nous dans les trois comtés voisins. Ce qui n’était vraiment pas déraisonnable, me suis-je dit, puisque nous comptions remettre toute l’affaire entre les mains du Prahbrindrah Drah dès que ce marché serait conclu et que le prince pourrait déménager son cul d’ici à Ghoja. En dépit de toutes ces années passées dans le monde réel, Roupille continuait de nourrir certaines notions vehdnas, sans aucun rapport avec les exigences du moment, sur le bien et le mal. « Ce Lal Mindrat serait-il le pire monstre à visage humain depuis les Maîtres d’Ombres, tu devrais réfléchir au prix que risque de nous coûter ta rigueur morale », lui ai-je suggéré. De toute évidence, ce Lal Mindrat avait fait un enfant dans le dos à certains de nos alliés durant les guerres de Kiaulune. Je n’avais jamais entendu citer son nom avant que Roupille ne monte sur ses grands chevaux, aussi ne s’agissait-il sans doute pas d’une trahison capitale. Nombre d’amis de la Compagnie avaient été retournés par la Protectrice à l’époque. Volesprit disposait de la fortune et du pouvoir nécessaires. « Montre-toi souple, ai-je poursuivi. Mais triche si c’est absolument nécessaire. » Elle a compris. Avec l’aide (plus ou moins enthousiaste) de Tobo et de ses amis s’ajoutant aux promesses appropriées d’impunité et de sauf-conduit, elle a réussi à faire évacuer la place forte à l’ennemi sans autre violence que celle mise en œuvre à la sortie de Lal Mindrat et de sa garde prétorienne. C’est ainsi que le capitaine a terminé de régler ses comptes avec un petit traître de son époque. Jusqu’à nouvel ordre. Mogaba a fait de notre progression un enfer, du moins pour ceux d’entre nous qui procédaient aux opérations de reconnaissance, formaient l’avant-garde ou remplissaient les corvées de piquet de garde. Ses cavaliers ne cessaient de harceler nos avant-postes. Les petites Voroshk et moi sortions dès que le comportement de l’ennemi se faisait un peu trop odieux. Nous avons fini par atteindre le portail sud de Taglios, octroi qui n’existait pas encore de mon temps. À présent, une solide muraille s’étendait de part et d’autre jusque dans le lointain. Là-haut, sur les remparts, les soldats donnaient l’impression d’être bien trop petits. L’enceinte semblait s’élever vers le ciel comme une haute falaise calcaire. « Wouah ! me suis-je exclamé à l’intention de Roupille. Il y a eu du changement. » L’entrée de la cité était une forteresse en soi, saillant de l’enceinte tout en y restant rattachée. Je n’aurais pu me prononcer avec certitude depuis le plancher des vaches, mais un édifice tout aussi formidable devait garder l’octroi de l’intérieur. Roupille a grommelé. « Ça fait un bout de temps que je ne suis pas revenue. À mon sens, le Grand Général a dû détourner quelques subsides de la Protectrice. Le mur est plus haut de plusieurs pieds. Quant à la barbacane… » Elle a haussé les épaules. Autant que je me souvenais de l’administration de la ville, les travaux publics y étaient particulièrement vulnérables à la corruption et aux pots-de-vin. « Quelqu’un du Trésor a dû souffler à l’oreille de Volesprit. » Indifférente à mon opinion, Roupille a poussé un nouveau grognement. Elle était en train de regarder Suvrin déployer ses troupes devant la ville en ordre de bataille. Il ne s’attendait nullement à une réaction. Il n’y en eut d’ailleurs aucune. « Ils ne se sont pas trop préoccupés de la propriété d’autrui, en tout cas », ai-je marmotté. Plus que par l’immensité du mur lui-même, j’étais impressionné par la bande de terre en friche, large de près de trois kilomètres, qui venait lécher le pied de la forteresse. Quels moyens avait-il fallu employer pour évacuer ses anciens occupants ? Comment l’État s’y prenait-il pour les empêcher de revenir ? « Dans quelques mois, on apercevra des champs de céréales et des potagers à perte de vue. Ce réseau de sentiers marque les bornes des carrés de terrain. Ils ont dû commencer juste après que nous sommes arrivés en ville, Sahra et moi. — Tobo a du pain sur la planche. » Roupille a étudié nos troupes à gauche et à droite. Elles ne semblaient guère menaçantes sur cet arrière-plan de muraille. Personne là-haut, d’ailleurs, n’avait l’air de s’en inquiéter. « En effet. Je compte bien qu’ils frapperont fort, les filles et lui, avec tout ce qu’ils ont dans le ventre et dès le début, afin d’épouvanter les défenseurs de cette ville par la fureur de leurs assauts. En sera-t-il capable ? — Je peux te promettre qu’il y mettra tout son cœur. — Et toi ? Y mettras-tu tout ton cœur ? » J’ai poussé un gros soupir. « Comment va-t-elle ? » a demandé Roupille. Nouveau soupir appuyé. « Franchement ? Je suis très inquiet. Elle reste simplement étendue là, entre la vie et la mort. Son état ne s’améliore pas mais ne s’aggrave pas non plus. Je commence à me demander dans quelle mesure sa connexion avec Kina en est responsable. » Cet aveu m’avait coûté un très gros effort ; directement lié aux décisions que risquait de prendre le capitaine si elle en appréhendait toutes les implications. Et elle commençait déjà d’en entrevoir quelques-unes. « Si je parviens à distraire Tobo de son chagrin, il réussira peut-être à découvrir si Kina a pris barre sur elle », ai-je poursuivi. Je craignais surtout que la Mère ténébreuse n’ait suborné mon épouse pour en faire une sorte d’échappatoire alternative à son antique prison. Je n’avais aucun mal à m’imaginer un scénario dans lequel je ne frappais la déesse endormie et ne libérais Shivetya que pour voir réapparaître les ténèbres sous la forme de la femme que j’aimais. Encore que la présence de la Mère de la Nuit ne fût nullement nécessaire pour parvenir à un tel résultat. Madame était parfaitement disposée à accueillir à bras ouverts sa propre engeance de ténèbres. N’est-ce pas notre cas à tous ? « Tu ne m’as pas répondu directement, a repris le capitaine. Puis-je compter sur toi pour te montrer réellement vigilant quand les flèches commenceront à pleuvoir ? » Une très vieille formule, remontant à ma prime jeunesse, m’est revenue à l’esprit. « Je suis un soldat ! » Je l’ai d’abord affirmé dans ma langue natale, avant de réitérer dans le dejagorien de Roupille. « J’étais distrait auparavant. Je suis toujours vivant. — Ouais. Les soldats vivent. Tu n’as droit qu’à une seule erreur, Toubib. — Va apprendre à ta mère-grand l’art de gober des œufs. » Pittoresque expression, gaspillée en vain. Elle ne signifie plus rien pour ces gens. « C’est quoi, ça ? a demandé Roupille en montrant un objet qui s’élevait au-dessus de la ville. — On dirait bien un cerf-volant mahous. » CHAPITRE 109 : TAGLIOS AUCUNE EXCUSE NE SERA TOLÉRÉE Malédiction ! J’avais beau le souhaiter ardemment, Mogaba refusait de se montrer stupide. Affronter des problèmes en puissance en infestant les airs de sorciers volants ? Tirer parti des vents pratiquement ininterrompus en cette saison ? Fabriquer environ dix mille cerfs-volants géants aux nacelles cubiques, d’où pendaient, au bout de queues fabriquées à partir de fibres tressées trop coriaces pour être sectionnées, des pointes acérées empoisonnées ? Plus question de fondre sur Taglios avec toute l’exubérance de la jeunesse. Surtout de nuit. Ces cerfs-volants ne nous feraient sans doute aucun mal, revêtus comme nous l’étions de nos tenues Voroshk, mais ils risquaient de nous saucissonner, voire de nous désarçonner de nos poteaux. En conséquence de quoi il faudrait dépêcher un autre véhicule pour repêcher ceux qui auraient démonté. À moins que… Shukrat m’avait à l’occasion réglé un poteau pour qu’il rentre tout seul à l’écurie si son maître n’était plus en état de le piloter. J’ai passé commande. Quelques heures plus tard, le poteau de Shukrat me ramenait ma fille adoptive, pratiquement ficelée comme une momie et lardée d’échardes mortelles. Il faudrait plusieurs heures pour l’en débarrasser. Mais elle avait bazardé des dizaines de cerfs-volants. J’ai prié Tobo de la détacher. J’avais le plus grand mal à lui rendre goût à la vie. Mais Shukrat, normalement, aurait dû compter pour lui. Du moins en était-elle persuadée. Il n’avait pas fini de la délivrer, un peu trop lentement pour son goût, qu’elle lui frappait le front du plat de la main droite. « Fais au moins semblant de t’intéresser, Tobe ! » Et, une seconde plus tard : « Tu m’obliges à me poser des questions sur mon intelligence ! » Tobo était encore un très jeune homme. Il s’est mis à protester. J’ai bien essayé de le prévenir en secouant la tête. Il n’était même pas question qu’il rendît les armes. Shukrat l’a interrompu, refusant de lui accorder la moindre excuse. Ensuite je me suis efforcé de ne pas écouter ce qu’ils se disaient. J’ai médité sur la rapidité avec laquelle Shukrat, sans guère d’effort, avait maîtrisé le taglien. Elle n’avait presque plus d’accent. Et elle semblait s’adapter avec autant d’aisance aux us et coutumes les plus étranges. Arkana éprouvait apparemment plus de difficultés, mais s’en tirait elle aussi à merveille. Ayant permis à la damoiselle de vider son sac, je me suis approché de Tobo : « Nous devons absolument apprendre ce qui se passe derrière ces murs, Tobo. » Il n’avait pas l’air de beaucoup s’en soucier. S hukrat lui a donné un coup de poing. « Il faut lâcher prise », lui ai-je dit. Il m’a jeté un regard torve. « Oublie tes remords. Ce n’était pas ta faute. » Le lui dire ne nous avancerait guère, je m’en doutais. Ces choses-là ne sont jamais rationnelles. L’esprit continue de se cramponner à l’irrationnel, même quand la vérité lui est connue. Si Tobo tenait absolument à se sentir responsable de la mort de son père et de sa mère, il en trouverait le moyen en dépit de toutes les preuves matérielles, de tous les arguments qu’on lui opposerait et de tout le sens commun de l’univers. J’étais bien placé pour le savoir. Je suis passé plusieurs fois moi-même par cette triste période. Je continuais d’ailleurs d’en traverser une en ce moment même. Vis-à-vis de mon épouse. « C’est le Grand Général le responsable, Tobe, a fait Shukrat. Le commandant suprême des Tagliens. Et il attend derrière ces murs. » Vas-y, ma fille ! Fais appel à la noirceur de l’âme, à toutes les réserves de rage et de haine. Nous avions réellement besoin de porter ces émotions au point d’ébullition dans le chaudron du plus puissant sorcier vivant de cette région du monde. CHAPITRE 110 : TAGLIOS REVERS DE FORTUNE Les ombres inconnues apprirent à Tobo que Mogaba et ses sbires se terraient en attendant notre départ, persuadés que notre armée ne tarderait pas à s’évaporer malgré notre fortune. Peut-être avaient-ils raison. S’il restait encore à Roupille une grande partie de son trésor de guerre, beaucoup de soldats de Hsien n’avaient signé que pour une campagne d’un an. Nombre d’entre eux resteraient tant qu’ils recevraient leur solde en temps et en heure, je n’en doutais pas, mais j’étais tout aussi certain que le mal du pays commencerait bientôt d’opérer des saignées dans nos rangs. Nous éliminions les cerfs-volants plus vite que Mogaba n’était capable d’en installer de nouveaux. Chaque nuit, nous lancions quelques raids à haute altitude. Nous larguions des bombes incendiaires sur les propriétés des alliés notoires de la Protectrice, du Grand Général et des Gris. Mais le feu est un commensal aussi cruel qu’indiscipliné. Certains des incendies que nous allumions se répandaient au-delà de leur cible. La fumée qui montait de la ville se faisait de plus en plus épaisse. Une seconde incursion nocturne, autour de minuit, dans les parties occupées du palais nous permit d’apprendre quelques nouvelles déplaisantes : si les tentatives de Mogaba pour s’emparer de notre camp près du cimetière des hommes de l’Ombre s’étaient soldées par un désastre tactique pour ses loyalistes, elles n’avaient pas été entièrement infructueuses. Le chef d’état-major de Roupille décida qu’il lui fallait absolument voir le palais de ses propres yeux. À des fins stratégiques. C’était un type consciencieux. Sur les injonctions pressantes du capitaine, on entraîna quelques individus triés sur le volet, dont lui-même, au maniement des poteaux volants Voroshk. Nous disposions à présent de sept de ces véhicules, et cinq d’entre eux seulement étaient régulièrement affectés. En outre, Madame n’utilisait plus le sien. Roupille, fidèle à elle-même, détestait laisser des ressources inemployées. Le chef d’état-major demanda à Mihlos Sedona de se joindre à nous. Mihlos était sans doute le plus compétent de ces pilotes à temps partiel, mais la seule raison qui lui valut de profiter de cette occasion, c’était que le capitaine l’aimait bien. Et qu’elle tenait à ses observations. Il n’était pas question qu’elle s’envolât elle-même. Quant à moi, j’avais décidé de les accompagner pour m’assurer que ces deux lascars, en cas de pépin, disposeraient d’une main secourable pour les tirer d’affaire. Je leur avais également fait endosser la tenue Voroshk. Si jamais nous étions repérés, nous pourrions nous attendre à essuyer le feu des projectiles ennemis. Les gens de Mogaba n’étaient pas du genre à renoncer. Il suffit parfois d’un simple coup de chance. Mihlos Sedona n’avait pas encore compris qu’il n’était pas immortel. Il s’est aventuré bien trop près de l’ennemi. Puis nous avons appris comment Mogaba avait profité de la débâcle. Une boule de feu a déchiré les ténèbres. Le jeune homme a échappé au pire en se jetant de côté. Mais le projectile l’a tout de même frôlé, ce qui a suffi à le désarçonner. Le général Chu a fait fi de mon cri d’avertissement et s’est précipité sur Sedona. Et il a effectivement réussi à l’approcher d’assez près pour empoigner son poteau. Au même instant, des boules de feu ont zébré le ciel, provenant d’une demi-douzaine de directions différentes. L’une d’elles a cueilli le poteau de Chu plein pot. Son explosion a été assez violente pour déclencher celle de l’autre ; et cette double déflagration synchrone assez formidable pour dévaster tout un arpent de palais, tel un géant invisible piétinant rageusement des coquilles d’œuf. Le palais a continué de s’écrouler tout autour de la zone initiale d’affaissement. Un mauvais souffle de vent m’a m’envoyé bouler comme une graine de pissenlit égarée. J’ai de nouveau lâché prise et je suis tombé de mon destrier. Alors que j’étais encore ballotté au bout de mon câble, j’ai eu la vision kaléidoscopique de flammes commençant à poindre des fissures des décombres, tandis que la panique se répandait parmi les soldats occupant les terrasses du palais. CHAPITRE 111 : TAGLIOS ROUPILLE PREND SON ENVOL « On va commencer à te sangler, p’pa », m’a lancé Arkana en me halant vers le camp. Elle participait à une patrouille de routine chargée de déblayer les cerfs-volants quand l’explosion s’était produite. Alors qu’elle se précipitait pour assister aux conséquences, elle avait failli se faire éjecter du ciel par un trompe-la-mort expulsé de son poteau volant. « Contente-toi de me ramener à terre. Et vite. De préférence devant la tente du capitaine. » Roupille devait impérativement être informée. Dans l’immédiat. Et il fallait absolument que quelqu’un aille surveiller le palais. Si jamais tout le foutu bâtiment venait à s’effondrer… si Mogaba et ses séides trouvaient la mort dans cette catastrophe… si le Khadidas et la Fille de la Nuit profitaient du chaos consécutif pour s’échapper… Là-bas, quelques incendies brûlaient d’ores et déjà cordialement. Une vaste lueur rougeoyante nimbait à présent l’enceinte de la ville. J’ai dû réitérer plusieurs fois mes explications, à mesure que de nouveaux éminents personnages entraient dans la tente du capitaine. Et je ne cessais d’exhorter Roupille à agir sans délai, quelle que fût la décision qu’elle comptait prendre. Jamais l’autre camp ne serait davantage désorganisé ni plongé dans une aussi totale confusion. Elle en convenait volontiers mais faisait observer que nous n’étions pas non plus formidablement bien structurés de notre côté. Le capitaine a réglé le problème de ces constantes interruptions de la manière de la plus sidérante que je puisse imaginer. « Emmène-moi là-haut, m’a-t-elle demandé après avoir mandaté Suvrin aux préparatifs de l’assaut. Montre-moi ce qui s’est passé. — Toi ? — Moi. Je fermerai les yeux jusqu’à ce qu’il y ait quelque chose à voir. Avant de partir, je poserai une vieille couverture en croupe pour ne pas mouiller ton poteau. » J’ai secoué la tête avec désolation. « Dommage que Cygne ne soit plus là. Une telle réplique ne mérite pas de finir aux oubliettes. C’est d’accord. — Une minute. Suvrin ! » Elle lui a donné d’autres instructions. Histoire de l’occuper pendant ses moments de loisir. Son absence ne retarderait rien. « Attache-toi bien, l’ai-je adjurée. Je pourrais décider de faire quelques loopings là-haut. » Elle a grondé comme une meute de rats enragés, me faisant clairement comprendre que j’avais tout intérêt à poursuivre mon chemin si je la laissais choir. « D’accord. Mais mieux vaut rentrer au bercail accrochée comme une carpe à l’hameçon que de ne pas rentrer du tout. — Du moins si ça ne te gêne pas d’avoir le rouge au front. — Peu m’importe d’être écarlate du moment que je reste en vie. » Leçon qu’on apprend en prenant de l’âge. Ou qu’on devrait, à tout le moins. Nous survolions déjà l’octroi quand je me suis rendu compte que j’étais parti sans même songer à prendre des nouvelles de mon épouse. N’étais-je pas un peu trop vieux pour me sentir ainsi coupable de tout ce qui se produisait ? Madame n’irait nulle part avant longtemps. Il n’était même pas possible de s’approcher dangereusement du palais. Les flammes étaient à présent gigantesques et la chaleur intense, en dépit de la tenue Voroshk. Plus on s’élevait dans le ciel, plus les turbulences se faisaient violentes. On ne voyait plus aucun cerf-volant. Je m’étais douté que Mogaba y renoncerait vite. Ils ne nous causaient aucun mal. Roupille se cramponnait au poteau, les jointures blanchies. Je me suis même demandé si, une fois à terre, il ne faudrait pas recourir à un burin pour desserrer cet étau. Elle réussissait néanmoins à s’exprimer d’une voix ferme. « Qu’est-ce qui peut bien brûler ainsi, que diable ? Ce bâtiment n’est qu’un monceau de vieilles pierres grises. » Les incendies ne se limitaient plus au seul palais. Plusieurs s’étaient déclarés à proximité. Tout le secteur grouillait de monde : le plus souvent des badauds fourrés dans les jambes des soldats, des officiels ou des volontaires qui essayaient réellement de faire quelque chose. « Quelqu’un au moins n’a pas perdu la tête, ai-je déclaré à Roupille. On a posté des soldats tout autour du palais. » Je suis descendu un peu plus bas, assez pour repérer Aridatha Singh en train de manœuvrer deux minces cordons de soldats, l’un face à la populace pour la contenir, l’autre, plus important et lourdement armé, tourné vers le palais. Tous ceux qui en sortiraient risquaient de s’attirer des regards sévères. « J’espère qu’ils ont mis ces types en place avant que le Khadidas et la Fille aient eu le temps de filer. — Retour au portail ! Si nous devons envahir cette ville, c’est le moment ou jamais. — Tu as trouvé suffisamment de bateaux ? » Elle s’est tendue ; ne m’a pas répondu tout de suite. « Tu avais deviné ? — En bonne logique, tenter d’investir ces murailles de force avec le peu d’hommes qui nous restent serait stupide. Surtout si l’on sait que Taglios n’est pratiquement pas défendue côté fleuve. » Détail qui n’avait pas dû échapper non plus au Grand Général. « Il n’existe aucun accès facile. Les défenses sont moins apparentes sur les berges, voilà tout. » Elle a commencé de se répandre sur les barrages, les estacades flottantes de troncs et de chaînes qui contrôlent la circulation du fleuve, le réduisant à d’étroits chenaux, tous sous le feu d’une artillerie massive installée sur les rives. En l’espace de quelques minutes, une barge chargée d’assaillants risquait d’être réduite en petit-bois et nourriture pour les poissons. « Je vois très bien ce qui nous pend au nez. — Vraiment ? m’a-t-elle répondu. Vais-je attaquer de jour ou de nuit ? — Il fait encore noir mais, le temps de préparer tout le monde à l’assaut, le soleil sera levé. — Ramène-moi. Je dois accélérer le mouvement. » CHAPITRE 112 : TAGLIOS ASSIÉGÉS Ghopal Singh avait une mine effroyable. Il avait assez frôlé le feu pour s’en roussir la barbe. Des cloques couvraient ses mains et son visage. Il avait perdu son turban. Il n’était plus que haillons fumants et malodorants. « Tu ne passeras jamais l’inspection », lui lança Mogaba. Le sens de l’humour de Singh était moribond. « Nous l’avons circonscrit à l’intérieur du palais. Il finira par s’éteindre de lui-même. En ville, par contre… prions pour qu’il pleuve hors saison. — La chance n’est pas toujours de la partie, n’est-ce pas ? — Nous ne pouvions pas prévoir ce qu’il adviendrait si une boule de feu frappait un de ces engins volants, grommela Singh à contrecœur. — Non. Évidemment. Voici Aridatha. Tel le corbeau. Nous apportant sans doute d’autres mauvaises nouvelles. » Mogaba se tourna vers l’est. L’aube était encore bien loin. Pourquoi cette nuit s’éternisait-elle tant ? « Tu as un grain de cendre sur la jambe droite de ton pantalon, Aridatha. » Le commandant des bataillons de la ville s’arrêta réellement pour y remédier avant de s’apercevoir que le Grand Général le charriait. Peu ou prou. « Ils tentent de profiter de la confusion, déclara-t-il. Je reçois sans arrêt des rapports sur des fantômes et d’autres horreurs œuvrant aux alentours du portail sud et des forts des berges. — Ils vont réellement venir ? » Ghopal Singh n’arrivait pas à se persuader que l’ennemi pût attaquer Taglios avec des troupes aussi réduites. Il s’était attendu à le voir faire le siège de la ville, en attendant de conclure une alliance avec certains éléments désabusés de l’intérieur. « Par où ? — Par le fleuve, prophétisa Mogaba. Ils ont eu largement le temps d’effectuer des reconnaissances. C’est notre point le plus faible. — Peut-être cherchent-ils seulement à nous faire croire… — Ils n’auront pas avant un bon moment les moyens d’investir la ville avec une troupe puissante. Quand ils attaqueront par les airs, nous les verrons arriver et nous saurons alors où ils croient pouvoir franchir nos défenses. » Quelques minutes plus tard, on apprit que les commandos ennemis, convoyés par tapis volant, s’étaient posés sur le mur d’enceinte à un kilomètre du portail sud. On s’attendait à ce que leurs renforts arrivent promptement. Ni les Gris ni les bataillons de la ville ne disposaient de forces très importantes dans ce secteur. Le plus gros de la seconde territoriale était massé sur les berges. La garnison de la barbacane ripostait de son mieux à l’attaque. Mogaba tourna de nouveau le regard vers l’orient. Dès le lever du jour, l’ennemi perdrait l’avantage que lui apportaient ses alliés invisibles. Dès lors, les défenseurs de la ville pourraient exploiter au mieux leur supériorité numérique. Dix minutes plus tard, la nouvelle leur parvenait : des nageurs armés de lance-boules de feu légers avaient sectionné les chaînes et rompu les estacades en amont de la ville. Des bombes incendiaires pleuvaient sur les pièces d’artillerie. « Tu avais raison, fit Ghopal. Par le fleuve. — Peut-être. Où sont leurs sorciers ?» s’enquit Mogaba. Il pressentait que les pilotes des poteaux volants ne pouvaient qu’être des sorciers. « Tant que nous ne verrons pas de sorciers, nous devrons, lors de toute attaque, nous méfier du sérieux de leur engagement. Je ne vois pour l’instant que diversions. — Allons-nous sortir ? demanda Aridatha. — Pour aller où ? Oserais-tu parier qu’ils ne déclencheront pas bientôt d’autres assauts ? C’est encore là que nous sommes le mieux. Au centre de tout. » Il s’était aperçu qu’on l’épiait. Que les plans du capitaine reposaient peut-être sur son propre comportement. Quoi qu’il fit, l’ennemi concentrait tous ses efforts là où il ne se trouvait pas. Ce qu’il aurait d’ailleurs fait à sa place s’il avait eu ses moyens. « Il faut rester au centre de la mêlée. Établissons un cordon plus resserré autour des zones du palais où pourrait se tapir la Fille. Ce qui nous permettra de libérer quelques-uns de ces hommes. » Des centaines d’entre eux l’étaient déjà, puisque la foule des voyeurs avait commencé à fondre sitôt que les incendies s’étaient révélés trop violents pour être circonscrits. Dès qu’il faudrait établir une défense à un point précis, Mogaba enverrait des renforts. La nouvelle leur parvint de féroces attaques contre le complexe du portail sud. De massives volées de boules de feu criblaient les fortifications de milliers de trous. Cette seule débauche de projectiles suffisait à épouvanter tout le monde. « C’est tout le problème, voyez-vous, déclara le Grand Général. Ce capitaine est sans doute plus enclin à livrer bataille que ses prédécesseurs, mais, quand elle se résout à employer la force brutale, elle a tendance à passer le grand braquet. Elle cherche à paralyser de trouille ses ennemis, de façon qu’ils soient trop hébétés pour réagir quand elle les submergera. » Un simple coup d’œil alentour le renseigna : la technique du capitaine remportait déjà quelque succès, ici et maintenant. Il se rendit également compte qu’aucun des deux généraux Singh ne tenait à s’appuyer un cours en chaire sur les subtilités de la guerre psychologique. « Et nous resterons sur la défensive tant que nous ignorerons lequel de ces coups de sonde correspond à la véritable attaque », se contenta-t-il donc d’ajouter. Ce que l’autre camp n’avait sans doute pas encore déterminé lui-même, soupçonnait-il. Elle pouvait fort bien se contenter de découvrir la position où elle obtiendrait le meilleur retour sur investissement. Les capitaines de la Compagnie noire n’avaient jamais aimé gaspiller leurs hommes. « À ce tournant de l’affaire, nous laisserons aux commandants de secteur le soin de résoudre eux-mêmes les crises qu’ils affronteront. Nous ne leur enverrons de renforts que pour éviter la débâcle. Ce que j’attends de vous deux, c’est une évaluation constante de l’humeur de la populace. Pour l’instant, elle n’a pas l’air de s’en affecter outre mesure, mais nous ne tenons pas à avoir de mauvaises surprises, n’est-ce pas ? — À mon avis, la masse est de notre côté, avança Ghopal. Ce n’est pas nous qui avons allumé ces incendies. » Mogaba regarda vers l’est. Le ciel s’y colorait légèrement, mais il n’en éprouva aucun soulagement. Ghopal venait de lui rappeler la somme monstrueuse de travail qui les attendrait lorsqu’il aurait triomphé de l’attaque ennemie : des dizaines de milliers de sans-abris et d’indigents, dans une ville dont le tiers de la population jouissait déjà de ce privilège. Peut-être ferait-il mieux de lui tourner le dos et de laisser à Roupille le soin de régler ces problèmes. CHAPITRE 113 : TAGLIOS L’ASSAUT Il crevait les yeux que Roupille voulait s’emparer du portail sud. Elle n’arrêtait pas d’envoyer du monde et du matériel tous azimuts, d’user et d’abuser de tous ceux qui étaient en mesure de voler, mais, quand on faisait les comptes, une bonne moitié de notre boulot réel s’effectuait dans un rayon d’un kilomètre autour de la barbacane. Et celle-ci avait déjà beaucoup souffert des attaques aériennes. Certaines sections évoquaient du mâchefer tant elles étaient percées de trous. J’étais mieux informé que Mogaba. Mais je savais que le Grand Général rattraperait bien assez vite son retard. Son flair en matière de tactiques guerrières était remarquablement aiguisé. La stratégie du capitaine était-elle assez fluide ? Serait-elle capable, quand Mogaba aurait enfin compris le danger, de changer assez vite d’objectif ? Je n’en savais strictement rien. Quelle qu’ait été la part de réflexion consacrée à la mise au point de cette stratégie, je n’avais pas été invité à y participer. Seul Suvrin disposait d’une vision globale de tout le tableau. Et encore, je n’en étais pas entièrement persuadé. Cette Roupille, quand il s’agissait de partager ses idées, n’était guère plus loquace que moi de mon temps. Il faut croire que ça fait partie du boulot. Mes prédécesseurs n’avaient pas dérogé à la règle. Ça finirait par se retourner contre nous. Il était midi passé de peu. Nos troupes, frappant avec une surprenante soudaineté de toutes les directions à la fois, et bénéficiant d’un soutien maximal, tant aérien que de la part des amis de Tobo, ont fait irruption dans la barbacane. Les sections d’assaut n’y étaient pas encore entrées pour ouvrir le portail que ses défenses semblaient déjà anéanties. Mogaba n’a pas réagi. Aux alentours de l’octroi, les rues se sont brusquement vidées, les citadins trouvant le moment bien choisi pour rentrer dans l’ombre. Une foule de Tagliens blessés se sont enfoncés plus profondément à l’intérieur de la ville. Personne ne se présentait pour soutenir ou relever les défenseurs de la barbacane. Les soldats de la seconde territoriale de Mogaba se sont mis à casser du sucre sur le dos de leur patron. Ça sentait mauvais. Le Grand Général se montrait beaucoup trop passif. Il n’était pas sans savoir qu’il devait absolument réagir avant la tombée de la nuit, où les ombres inconnues viendraient encore renforcer la puissance de la Compagnie. D’une façon ou d’une autre, nous devions certainement faire ce que Mogaba souhaitait nous voir faire, puisqu’il ne tentait rien pour nous en empêcher. Ouais. On peut perdre la boule à essayer de démêler tous les fils d’un tel écheveau. Roupille a envoyé tout le monde sauf Tobo sur les berges du fleuve, en amont de la ville, afin de redoubler l’intensité de l’attaque contre leurs défenses. Nous avions de toute évidence emporté là-bas, à peu de prix, un solide avant-poste, et le capitaine tenait à le consolider et à l’étendre. Je commençais à soupçonner Roupille de n’avoir aucun plan préconçu. Sinon faire main basse sur tout ce que Mogaba consentait à lâcher. Une heure plus tard, les troupes loyalistes ripostaient enfin à l’assaut mené contre les berges du fleuve et la porte sud redevenait notre objectif principal. J’espérais qu’elle se déciderait vite. Je commençais à me sentir fourbu. Et la nuit n’était pas prés de tomber. J’avais raison dès le début. Elle a choisi le portail. Quand les hommes postés sur les murailles ont enfin investi les baraquements de l’octroi, un signal est monté dans le ciel pour prévenir le lieutenant et le capitaine. Ces baraquements étaient au nombre de deux et il avait fallu les nettoyer l’un après l’autre. L’un des deux s’était révélé nettement plus coriace. Entre-temps, tous les hommes qui ne combattaient pas autre part s’étaient rassemblés devant le portail, prêts à monter à l’assaut. Roupille venait d’en donner le signal. Les officiers avaient l’ordre de franchir la barbacane et de pousser jusqu’au cœur de la ville. Des guides leur montreraient le chemin. Le capitaine tenait à s’emparer prestement du palais. Elle était persuadée que le reste de Taglios ne nous opposerait qu’une faible résistance une fois que nous aurions investi son centre symbolique. Le bruit courait déjà que le Prahbrindrah Drah était en chemin et comptait réclamer son dû, la domination de sa famille sur l’empire. Pour ma part, j’aurais d’abord fourré le prince dans ma poche, pour l’en sortir un peu plus tard et le montrer à la populace. Je lui aurais même confié le soin de mener la charge. Mais plus personne ne me demande comment j’aurais mené ma barque. CHAPITRE 114 : TAGLIOS À MAUVAISES NOUVELLES, CORBEAU BLANC En apprenant la nouvelle de la chute de la porte sud, Mogaba garda un silence aussi lugubre que son visage restait impavide. Il ne posa aucune question et se contenta de fixer l’ouest pour voir combien d’heures encore il restait avant la nuit. Puis il se tourna vers Aridatha et Ghopal. Ce dernier hocha légèrement la tête. « Poursuivent-ils leurs attaques contre les berges ? demanda le Grand Général après le départ du messager. — Elles redoublaient aux dernières nouvelles, répondit Aridatha. — Envoie une autre compagnie. Le gros de leur armée va foncer droit devant elle. Avec le soutien de toute leur sorcellerie. Une contre-attaque là-bas devrait avoir toutes les chances de porter ses fruits. — Et que dois-je faire des envahisseurs ? — Nous avons réglé cette question voilà des mois. Contente-toi de suivre le plan. Laisse-lui le temps de se déployer. » Aridatha opina. Il souhaitait visiblement réduire au maximum les effusions de sang. Moins pessimiste que le Grand Général sur l’issue du conflit, il n’en redoutait pas moins le prix à payer pour la victoire. Un prix si accablant qu’elle se solderait inéluctablement par l’anéantissement de la ville. « Je veux que tu regagnes ton quartier général à présent, lui dit Mogaba. Continue de diriger tes troupes de là-bas. — Mais… — Si ça tournait mal et qu’ils te trouvaient en ma compagnie à leur arrivée, l’addition serait plus cruelle pour toi que nécessaire. Obéis. Ghopal, prends la relève ici. Nul ne pénètre dans le palais. Personne n’en sort. Si l’ennemi arrive jusque-là, assure-toi qu’il soit informé de la situation du Khadidas et de la Fille de la Nuit. Je tiens à ce que tu restes toi-même à l’écart. Il vaudrait mieux livrer ces renseignements aux deux qui portent ces armures féroces d’Endeuilleur et d’Ôte-la-Vie. Ils t’écouteront. Ce sont les parents naturels de la Fille. Que fais-tu encore planté là, Aridatha ? Tu as reçu tes instructions. — Et toi, que comptes-tu faire ? s’enquit Ghopal. — Préparer deux contre-attaques qui feront amèrement regretter à ces étranges soldats venus d’ailleurs d’avoir jamais quitté leur terre natale. » Il irradiait du Grand Général une assurance démesurée. Il n’en éprouvait aucune en son for intérieur. Pourtant, lorsqu’il quitta le palais, un essaim de messagers et de fonctionnaires trottinant sur ses talons, sa démarche était celle d’un conquérant arrogant. Il crachait encore des ordres en s’éloignant. Mogaba repéra le corbeau blanc perché sur une corniche de pierre. L’oiseau l’observait. Il lui fit signe. « Descends. » Il se tapota l’épaule. L’oiseau s’exécuta, surprenant l’entourage du Grand Général. « Es-tu vraiment qui je crois ? » lui demanda Mogaba. CHAPITRE 115 : TAGLIOS SECTION SPÉCIALE On ne peut déléguer certaines tâches importantes qu’aux seuls membres de sa famille. Les capitaines responsables de la porte sud, bien qu’officiers dans les bataillons de la ville, étaient toujours apparentés à Ghopal Singh. Tous des hommes qui n’osaient pas se montrer déloyaux tant ils s’étaient mouillés avec les Gris, le Grand Général et la Protectrice par le passé. Et tous également des hommes assez disciplinés et mentalement aguerris pour se replier sans débandade. Des hommes qui s’étaient préparés tout spécialement, eux et leurs séides, pour cette occasion. Même s’ils s’étaient attendus, au départ, à voir plutôt la Protectrice en personne entrer dans leur ligne de mire. CHAPITRE 116 : TAGLIOS UNE CHANCE SCANDALEUSE De l’intérieur, en dépit de sa petite demi-douzaine de chicanes, la barbacane faisait l’effet d’un véritable labyrinthe. Du ciel, en revanche, son franchissement semblait beaucoup moins épineux. Jusqu’à ce que des blocs de pierre s’abattent du haut des murailles, empêchant en amont comme en aval le passage du capitaine, et l’y piégeant avec tout son état-major et une douzaine de troufions. La chute des moellons déclencha une succession d’événements quasiment mécaniques, dont le premier fut un déluge de flèches empoisonnées. Les chevaux se mirent à hennir et les hommes à blasphémer. Et, alors que je piquais sur le capitaine avec mon poteau volant pour essayer de la dégager, de l’huile bouillante se déversa par des meurtrières. C’était donc ainsi qu’ils avaient compté se débarrasser de Volesprit. La chaleur m’a fait battre en retraite. La cape noire des Voroshk elle-même ne l’aurait pas supportée. Roupille avait choisi de se placer au milieu de la colonne des envahisseurs. Ce qui signifiait que nos troupes venaient à l’instant d’être coupées en deux. Une contre-attaque massive allait certainement se déclencher. Je me suis déporté vers une Arkana pétrifiée d’horreur. « Reprends-toi ! Essaie de trouver Suvrin. Annonce-lui que j’assume la direction de ce secteur de la ville. Qu’il prenne des mesures pour faire franchir ce merdier au reste de nos gars. Il pourrait par exemple employer les poutrelles des machines de guerre. Va ! Va ! » Je n’ai pas eu besoin de la gifler, cette fois non plus, pour la tirer de sa stupeur. Mogaba nous avait de nouveau servi une carte du dessous de son paquet. Et nos chances d’y survivre semblaient assez réduites. Nous aurions dû nous y attendre. Il nous avait affirmé en personne qu’il avait pris ses dispositions. Parfois les gens n’écoutent même pas ce qu’on leur dit. J’ai vérifié l’heure au soleil avant de me poser. Nous allions devoir tenir un peu plus longtemps que mon optimisme inné ne me l’avait inspiré. « Ça ne durera pas, ai-je insisté auprès des commandants sur le terrain. Il nous faudra simplement tenir une position jusqu’à la tombée de la nuit. Dès que viendront les ténèbres… — Les ombres inconnues. — Le royaume caché. » Quelques hurlements. Des flèches éparses. « Faites longer le mur d’enceinte à une compagnie, ai-je ordonné. Dans cette direction. Je veux que vous contrôliez cet escalier quand les autres commenceront à nous rejoindre. » J’affichais sans doute un optimisme que j’étais loin d’éprouver. J’espérais que Suvrin s’empresserait de lancer sa propre contribution à l’offensive. Nul n’aurait pu mettre en cause la vaillance des soldats de Hsien. Ils ont sévèrement châtié les bataillons de la ville. Puis les renforts de la seconde territoriale. Malheureusement, les bataillons de la ville et l’élite de la seconde territoriale de Mogaba les ont laminés aussitôt après. Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que Roupille avait eu les yeux plus gros que le ventre. Le Grand Général disposait manifestement de réserves illimitées, bien qu’il ne les engageât qu’avec parcimonie. Nous ne dûmes qu’au vigoureux soutien d’Arkana, Shukrat et Tobo de ne pas nous retrouver submergés. Dès que ce dernier fut assez réveillé pour arrêter de gamberger de manière purement machinale, la marée s’inversa. Dès qu’il se remémora qu’il n’était pas seulement bon à larguer des rochers et des bombes incendiaires. Dès qu’il unit ses talents de sorcier à ceux, sans doute moindres, des deux filles, des insectes à la piqûre cuisante, de douloureux filaments de feu vivant et des flocons de neige parfumés au citron qui perforaient cuirasses et chairs vinrent à notre rescousse. L’ennemi n’en continua pas moins de nous tenir terrés jusqu’à la venue des ténèbres. Les ténèbres viennent toujours. CHAPITRE 117 : TAGLIOS QUAND LA VILLE DORT Le Grand Général assura personnellement le commandement de la défense des berges. À son arrivée, accompagné des réserves de la seconde territoriale, le moral des défenseurs était au plus bas. Un chapelet de désastres militaires avait persuadé les soldats de l’inéluctabilité de leur défaite : on les sacrifiait en vain à une cause perdue. Mogaba mena lui-même la contre-attaque, à la tête de sa propre garde prétorienne, avec une telle furia et une telle subtilité que l’ennemi ne tarda pas à reperdre tout le terrain qu’il avait mis une journée entière à grignoter. Les envahisseurs ne recevaient aucun soutien aérien. Le Grand Général en déduisit qu’ils essuyaient une très sévère raclée à la porte sud. La communication entre les unités était réduite au minimum. Nul ne savait vraiment comment s’en sortaient les autres. Le mieux était encore de s’en tenir aux plans en espérant que l’ennemi ne tirait pas trop parti de son avantage. Les adversaires de Mogaba tentèrent de s’adjoindre le renfort de leurs jeunes recrues. Ils n’en retirèrent qu’un bien maigre profit. Ces hommes formaient des groupes bien trop réduits pour peser dans la balance. Les derniers assaillants s’enfuirent à bord des barges qui leur avaient servi à débarquer et se laissèrent dériver, tant il leur restait trop peu d’hommes valides pour nager à contre-courant. Toutes les péniches étaient surchargées ; l’une d’elles si lourdement qu’elle embarquait de l’eau au plus léger roulis. Elle ne flotta pas très longtemps. Mogaba s’accorda une longue pause. Il ferma hermétiquement son esprit puis ses yeux et laissa le vent froid de l’hiver rafraîchir son visage. Dès qu’il eut recouvré son calme et le rythme normal de sa respiration, il s’autorisa à redescendre sur terre. Il pouvait encore prendre le dessus. S’il parvenait à mener ces hommes jusqu’à la porte sud et à porter un coup sévère à l’ennemi, il l’estropierait peut-être suffisamment pour offrir à ses gens une chance équitable de survivre à la nuit. Auquel cas la victoire lui reviendrait. Eux ne seraient plus en état de résister à tout ce qu’il comptait leur balancer à la tête le lendemain. Il ouvrit les yeux. Le corbeau blanc le scrutait, perché à moins d’un pas de son visage sur une brouette brisée. L’oiseau prit la parole. C’était un messager et un espion nettement supérieur à tous les corbeaux qu’il avait connus naguère. Le Grand Général l’écouta longuement. Tout en se demandant si l’esprit qu’hébergeait l’oiseau était conscient de sa déloyauté. Il se garderait bien d’en parler le premier. Faisant fi des plaintes de ses muscles endoloris, le Grand Général se redressa poussivement. « Sergent Mugwarth. Faites passer le mot. À tous les officiers. Rassemblez tous les hommes capables d’avancer. Nous allons apporter notre renfort à ceux de la porte sud. » Son avantage aérien avait permis à l’ennemi de déjouer le piège avant qu’il ait pu se refermer. Mogaba laissa ses soldats à leur devoir et regagna le palais en toute hâte. Il l’atteignit au crépuscule, au moment où l’obscurité commençait déjà de s’épaissir. Depuis l’éminence sur laquelle il était bâti, le panorama laissait voir une demi-douzaine d’incendies encore en activité. De la fumée et des flammèches continuaient de monter des décombres partout où le palais s’était effondré. Une nouvelle l’y attendait : en aval du fleuve, l’ennemi avait réduit la plupart des défenses de la ville à l’impuissance. Les survivants des combats livrés plus tôt en amont étaient venus le renforcer. Ces étrangers étaient des combattants réellement obstinés. « J’envoie des renforts ? » s’enquit Ghopal. Mogaba réfléchit quelques instants. Les envahisseurs devaient atteindre leurs limites. « Oui, de fait. Tous ces hommes qui entourent le palais sont les tiens, n’est-ce pas ? — Je me suis dit que ça valait mieux. Je n’ai posté là que des hommes à qui je pouvais me fier. — Fais-les relever par les soldats d’Aridatha. Envoie les tiens sur les berges. Et rameute tous tes frères et cousins encore en vie. Je veux les voir ici. — Hein ? — Exécution. Vite. Vite. Et rassemble aussi tous les lance-boules de feu que nous leur avons confisqués. — Il me semble qu’on les a presque tous épuisés. — Ça signifie qu’il doit en rester quelques-uns. Il me les faut tous. » Les ténèbres vinrent. Peu après, des messages parvinrent à Mogaba, l’informant que ses ennemis, plutôt que de poursuivre leur avance pendant que leurs alliés ectoplasmiques sévissaient dehors, se terraient dans leurs avant-postes. Le Grand Général refusa de se laisser intimider par la nuit. Il donna l’exemple à son entourage. D’autant que, manifestement, les spectres de l’ennemi semblaient tout juste capables de crier : « Bouh ! » Mogaba réorganisa la défense de la ville, dont il confia pratiquement l’entière responsabilité à Aridatha. Puis il conduisit Ghopal Singh et ses parents, armés de lance-boules de feu, vers les combats qui se déroulaient sur les berges. « Qu’est-ce qu’on est en train de faire ? demanda Ghopal. — Cette trêve est factice, répondit Mogaba. Ils ont perdu leur capitaine cet après-midi. Le traquenard de la barbacane a fonctionné à la perfection. La grande majorité de leur état-major y a aussi laissé sa peau. » Il se garda bien d’expliquer par quel biais il en était informé. « Il leur faudra se trouver de nouveaux chefs et décider de ce qu’ils feront ensuite. Ils pourraient même choisir de se retirer. » Il frissonna. Puis se persuada que le froid en était responsable. Mais il savait que Toubib avait survécu à la bataille. Que jamais la Compagnie ne se replierait. Que la succession de Roupille était d’ores et déjà assurée et que le nouveau capitaine chercherait à finaliser l’œuvre de son prédécesseur. CHAPITRE 118 : TAGLIOS UNE NOUVELLE ADMINISTRATION « Je ne suis pas prêt à prendre la relève, a protesté Suvrin. — Et moi trop vieux pour revenir aux commandes, lui ai-je répliqué. Quant à la seule autre personne qualifiée, elle est dans le coma. » Madame n’était pas exactement comateuse mais, sur un plan pratique, ça revenait au même. Elle ne pouvait rien nous apporter. Suvrin a grommelé sourdement. « Roupille t’a choisi. Elle t’en croyait capable. Elle t’a suffisamment fourni l’occasion d’en tâter. » De fait, Roupille était pour beaucoup dans notre problème. Sa mort si subite et cruelle avait frappé tout le monde. Nous en restions encore presque tous hébétés. « Nous tergiversons beaucoup trop, ai-je poursuivi. Nous donnons beaucoup trop d’occasions de réfléchir aux Enfants de la Mort. Il ne faudrait pas qu’ils prennent conscience de toutes les pertes qu’ils ont essuyées depuis qu’ils sont passés de notre côté de la plaine scintillante. » Là-dessus, je me suis méprisé un bref instant. C’était précisément le genre de raisonnement que je trouvais répugnant chez les employeurs de la Compagnie. Suvrin a réfléchi quelques secondes. « On ne peut pas passer toute sa vie à pleurer, pas vrai ? Il faut foncer bille en tête. Ou tout annuler. — Le choix est vite fait. On continue. J’ai tenté d’envoyer des messages à Aridatha Singh. Il m’a l’air d’un honnête homme, décidé à vouloir d’abord le bien de Taglios. Peut-être consentira-t-il à épargner de nouvelles souffrances à cette ville. — Si du moins tu réussis à le convaincre que le Grand Général ne nous dévorera pas tout crus. Si j’en crois les dires de Tobo, Mogaba n’a pas l’air très inquiet. — Ça viendra. Dès que nous serons établis ici pour de bon, il se pourrait bien que je me lance avec mes filles dans une chasse au Grand Général. » Suvrin offrait encore cette apparence de gros bébé joufflu que nous lui avions toujours connue. Il allait devoir assidûment s’employer à se forger la dégaine de vieux pirate endurci de tout capitaine qui se respecte. Il a cédé à son désir secret. « D’accord. Je serai le capitaine. Mais je me réserve le droit de démissionner. — Parfait. Je vais faire passer le mot puis j’irai bousculer Mogaba. » Toutefois, ma haine du Grand Général n’était plus aussi virulente. Elle ressemblait plus à une mauvaise habitude, ces derniers temps. « Alors je suis bien le capitaine maintenant ? Entièrement responsable ? — Ouais. » Non sans un soupçon de méfiance. « Ma première directive de capitaine, en ce cas, sera de t’interdire de prendre de nouveaux risques. — Hein ? Quoi ? Mais… — Tu es le seul à pouvoir encore tenir les annales, Toubib. Le seul capable de lire la plupart d’entre elles. Tu n’as pas terminé mon éducation et tu n’as formé personne d’autre. Je n’ai pas l’intention de perdre ce dernier lien avec notre héritage. Pas au stade où nous en sommes. En conséquence et par le fait, tu n’iras plus nulle part où tu pourrais te mettre en péril. — Espèce d’enfoiré ! Tu m’as possédé. Tu n’as pas le droit de faire ça. — Et comment, que j’en ai le droit ! Je suis le capitaine. Je te ferai mettre aux fers si besoin. — Ce ne sera pas nécessaire. » Parce que je crois à la mystique de la Compagnie comme en une religion. Parce que je ne peux pas enfreindre les ordres pour la seule raison qu’ils me déplaisent. Ha ha ! Combien de temps me faudrait-il pour trouver le moyen de contourner celui-ci si j’en éprouvais réellement le besoin ? « Mais je tenais à me faire Mogaba ! — On te le retrouvera. Et tu pourras l’écorcher vif ou lui faire tout ce qui te passera par la tête. » J’ai donc répandu la nouvelle : nous avions un nouveau capitaine et les officiers devraient désormais se conformer à ses ordres. Puis je me suis mis en quête d’Arkana, qui devait sûrement gaspiller quelque part à dormir une belle part de sa jeunesse. Alors que je clopinais alentour en frissonnant, car des créatures invisibles grouillaient partout dans la nuit, je me suis rendu compte que Suvrin, sans s’en douter, m’avait donné un ordre d’une importance capitale : les annales ne seraient pas les seules à s’éteindre avec moi si je continuais à cavaler par monts et par vaux, à me mêler de tout et à risquer la mort pour ma peine ; le petit projet que j’avais concocté pour tenir la promesse faite à Shivetya suivrait le même chemin. Je ne m’en étais encore confié à personne et je ne comptais m’y hasarder qu’une fois persuadé de vivre mes dernières heures. La déesse endormie ne saurait entendre des paroles qui n’ont jamais été prononcées. CHAPITRE 119 : TAGLIOS MESSAGERS Guidée et occultée par le peuple caché, Arkana avait pu s’introduire dans le quartier général d’Aridatha Singh sans se faire repérer, avec tout son attirail, poteau volant et tutti quanti. Le général était seul. Il s’était effondré d’épuisement une heure plus tôt. Des subordonnés attentionnés l’avaient mis au lit puis avaient posté des sentinelles devant sa porte pour interdire qu’on le dérange. Arkana entra dans la chambre par une fenêtre ouverte, allongée à plat ventre sur son poteau. Persuadée de pouvoir surmonter tous les problèmes qui se présenteraient, du moins le temps de prendre la poudre d’escampette, elle n’était pas particulièrement fébrile. Elle avait pour instructions de déguerpir aux premiers signes avant-coureurs d’un pépin. Elle avait foi en ces instructions avec toute la ferveur d’une convertie de fraîche date. Une fois dans la chambre, elle descendit de son poteau et le retourna de manière à pouvoir décamper d’une seconde à l’autre. Elle y restait arrimée par un câble, aussi l’arracherait-il à cette chambre même si elle ne le montait pas. Fût-elle inanimée. Même, peut-être, si trois hommes se cramponnaient à elle pour l’en empêcher. Elle trouva une lampe et l’alluma. Puis elle réveilla Aridatha Singh. Ce dernier mit un certain temps à sortir de sa torpeur. Mais, conscient de se trouver dans une situation périlleuse, il reprit conscience aussi silencieusement que prudemment. Peut-être s’agissait-il d’ombres inconnues. Leur présence était tangible. Il y en avait partout. Singh se redressa en tailleur, les jambes croisées. Il bougeait très lentement, en prenant soin de laisser les mains bien en vue. La seule expression de son visage était une question. Arkana s’efforça d’ignorer ses regards. On l’avait prévenue… Elle n’était pas aussi stupide que Gromovol. « Le capitaine veut savoir si tu as reçu les messages de l’annaliste. Et si tu te sens prêt à épargner à Taglios les affres d’un conflit prolongé. » Elle articulait soigneusement, ne tenant pas à ce qu’on la comprît de travers. « Bien entendu. Mais comment faire pour vous persuader de vous replier ? » Il ne distinguait pas grand-chose de son visiteur dissimulé par la tenue Voroshk. « J’en ai une petite idée. Pourquoi ne pas demander à tes soldats de déposer les armes ? » En sa qualité de Voroshk et dans des circonstances ordinaires, cette déclaration adressée à un étranger n’aurait pas le moins du monde perturbé Arkana. Mais ici, ce soir, elle n’était plus qu’une réfugiée comme les autres, agissant pour son compte. Très jeune, de surcroît, et manquant de confiance en soi. Toubib avait peut-être mal placé la sienne en misant sur elle. Ce vieillard matois ! Il avait réussi à la persuader de risquer sa liberté plutôt que de lui faire faux bond. Typique des vieillards, ça ! De ceux dont elle avait l’expérience, tout du moins. « Rien ne me plairait plus que de mettre un terme à ces combats avant que d’autres victimes ne se fassent tuer, déclara Aridatha. Mais, s’il faut choisir entre la guerre et la paix, je n’ai aucun pouvoir de décision. Je suis soumis à des obligations. J’ai prêté serment. Pour l’heure, Taglios reste sous la tutelle du Grand Général. Si lui me donnait l’ordre de cesser le feu, j’obéirais sur-le-champ. » Il n’en dit pas davantage. Il n’aurait pu s’exprimer avec plus de limpidité. Tant de transparence troublait déjà sa conscience… « C’est là ta réponse ferme ? » L’assurance d’Arkana commençait de vaciller. « Je n’ai pas d’autre ouverture. Ton capitaine comprendra. — Ton sens de l’honneur pourrait bien te conduire à ta perte. Et nul après toi ne chantera tes louanges. » Arkana prit congé avant que Singh n’eût pleinement saisi ce qu’elle avait voulu dire. Sans doute s’agissait-il d’une expression étrangère difficilement traduisible. Aridatha se sentait légèrement moins vanné qu’avant de sombrer dans le sommeil. Mais il ne se rendormit pas avant un bon moment, non parce qu’il continuait de ressentir fortement une présence étrangère dans sa chambre à coucher, mais parce qu’il ne cessait d’entendre résonner dans sa tête les dernières paroles de son visiteur et de se remémorer son père, Narayan Singh. Un homme hautement honorable, du moins dans son milieu. Il ne restait plus âme qui vive pour chanter ses louanges. À moins que sa déesse bien-aimée ne lui fredonnât des berceuses dans ses rêves effroyables. Et son meurtrier se planquait encore quelque part dans les décombres du palais. CHAPITRE 120 : TAGLIOS THI KIM A TOUJOURS ÉTÉ LÀ Mogaba ne prenait guère part aux combats. « L’esprit consent, mais le corps est bien trop vieux et usé, expliqua-t-il à Ghopal. Je vais me contenter de rester assis ici et de te donner mes instructions. » Mais il recevait surtout les visites du corbeau blanc qui, en dépit de la présence de spectres hostiles, s’était mis à jouer les éclaireurs pour son compte. L’oiseau devait parfaitement distinguer ces fantômes, puisqu’il l’avertissait chaque fois qu’il était temps pour Mogaba de garder bouche cousue. Le Grand Général ayant suggéré que ces entités invisibles ne semblaient pas beaucoup se décarcasser pour venir en aide aux envahisseurs, le corbeau lui apprit que ceux du royaume caché se consacraient entièrement à faire le bonheur de leur maître. Le peu qu’ils faisaient était assujetti à la volonté de Tobo, leur messie, qu’ils vénéraient presque à l’égal d’un dieu. Sous le nom de Thi Kim qui, dans le langage canonique des prêtres qui avaient créé les ombres inconnues, signifiait « Celui qui marche avec les morts ». « Tu veux dire que Thi Kim ne serait pas un nom nyueng bao ? » demanda le Grand Général, stupéfait. Ce titre venait d’une langue qui, quatre siècles plus tôt, était étroitement apparentée au nyueng bao. « Donc le Mort qui marche serait le petit bâtard ? » Pas le Mort qui marche. Celui qui marche avec les morts. Mogaba était trop épuisé pour faire la différence. « Va me chercher Aridatha Singh. ordonna-t-il au corbeau. Je veux savoir ce qu’il fabrique. » L’oiseau n’appréciait pas trop qu’on lui donnât des ordres. Mais il obtempéra. Mogaba convoqua aussitôt Ghopal. « Quels sont tes sentiments à l’égard de cette ville ? » lui demanda-t-il. Il connaissait déjà la réponse, mais tenait à l’entendre de la bouche même de cet homme. Ghopal haussa les épaules. « Je ne suis pas sûr de bien comprendre. Je l’aime et je la hais tout à la fois, comme tous ceux qui y vivent. — Nos ennemis ont rétabli leur chaîne de commandement. Ils se reposent encore pour le moment. Mais leurs attaques reprendront dès que l’obscurité sera assez épaisse pour dissimuler leurs alliés cachés. Je suis désormais persuadé que nos troupes survivront à cette nuit et qu’il leur restera même assez d’énergie pour contre-attaquer demain. Nous pourrions sans doute les frapper durement, mais leurs foutus sorciers les tireraient d’affaire et leurs alliés nous achèveraient dès la tombée de la nuit. » Le Grand Général avait débité cette tirade sans avoir jamais eu la moindre preuve tangible que les ombres inconnues étaient capables d’actions meurtrières. « Et, à mon avis, Taglios devrait souffrir de destructions bien plus graves encore dans l’intervalle. Il me semble que tôt ou tard les deux camps en présence se retrouveront si affaiblis qu’aucun, quel que soit le vainqueur, ne sera plus en mesure de contenir les diverses factions religieuses ni de contrecarrer les ambitions des caïds, des nobles, des prêtres, bref de tous ceux qui risqueraient de tirer parti du désordre et de la confusion. Nous pourrions même assister à des émeutes opposant les fidèles des cultes prépondérants. » Ghopal opina dans le noir. Ses traits restaient invisibles. En tant que chef des Gris, sa principale mission avait été d’endiguer les ambitions illégitimes. Il s’était montré très dur envers les gangs de criminels. Mogaba n’était pas entré dans le détail, mais il savait que quelque chose, dans le passé de Ghopal, le poussait à réduire en pièces toute entreprise criminelle. « Qu’essaies-tu de me dire ? demanda celui-ci. — Que, si nous poursuivions cette guerre avec les mêmes moyens, nous pourrions – sans doute – la gagner, mais que nous détruirions Taglios ce faisant. Et que les conséquences, même si nous la perdions, en seraient nécessairement anarchie et chaos. — Et ? — Et nos ennemis s’en moquent royalement. Ils ne sont pas venus faire le bonheur de cette ville. Ils sont venus nous chercher, toi et moi. Et le Khadidas. Et la Fille de la nuit. Elle surtout. » Mogaba sentait croître la suspicion de Ghopal. Le corbeau blanc n’allait plus tarder à rentrer. « Je pense que nous devrions partir, Ghopal. Et épargner ces nouveaux tourments à Taglios. Les garnisons des provinces orientales nous sont restées loyales. Nous pourrions poursuivre le combat de là-bas. » Ghopal n’était pas dupe. Mais il se garda bien de soulever l’objection. Leurs chances de succès contre un ennemi occupant la capitale, épaulé par une armée de sorciers et bénéficiant de fonds quasiment illimités, seraient des plus réduites. Ghopal connaissait son supérieur depuis longtemps. Le Grand Général était un guerrier opiniâtre, affranchi de toute faiblesse. À moins de considérer comme telle l’amour secret qu’il portait à sa cité d’adoption, amour dont il avait administré plusieurs fois la preuve dernièrement. Ghopal n’avait aucun mal à croire que Mogaba préférât tourner les talons plutôt que de vouer Taglios à l’anéantissement comme un monument élevé à son amour-propre. Le Mogaba d’aujourd’hui n’avait plus rien de commun avec le jeune coq arrogant qui avait naguère défendu Dejagore contre les pires ignominies que les Maîtres d’Ombres pouvaient lui infliger. « Où irions-nous ? — À Agra. Ou à Mukhra, en Ajisthan. — Deux places fortes vehdnas. Une bande de Shadars hérétiques n’y serait sans doute pas accueillie à bras ouverts. Surtout si le conflit tend à mettre davantage à mal la tolérance religieuse. — Il se pourrait, reconnut Mogaba. Mais pas forcément. — Nous n’avons pas non plus parlé des familles. » La famille compte énormément pour les Shadars. « Je n’ai plus que mes frères et mes cousins. Mais la plupart sont mariés et pères de famille. — Ils pourraient rester ici, j’imagine. Couper leur barbe et feindre de n’avoir jamais beaucoup pris le soleil. Je me montre vraiment injuste, Ghopal. Je te colle carrément ce fardeau sur les épaules. Rester et combattre ? Ou partir et épargner Taglios ? » Comme pour mettre un point final à ses questions, un champignon de feu s’éleva au-dessus du cœur de la ville. L’espace d’un instant, il évoqua un énorme cerveau brasillant. Des silhouettes volantes s’entrechoquaient à sa surface. « La trêve est finie », déclara Mogaba. CHAPITRE 121 : TAGLIOS LA BELLE AU BOIS DORMANT À devoir sans cesse retourner en territoire ami, observer une attaque aérienne sur un groupe de bâtiments hébergeant encore une résistance qui s’entêtait obstinément à nous barrer le chemin du palais, je finissais par perdre la boule. Nous avions apporté la science de la guerre dans cette région du monde et ne l’avions que trop bien inculquée à nos élèves. Ces Tagliens refusaient de plier, même devant la sorcellerie et les ombres inconnues. Quelqu’un avait fait remarquer que les soldats des bataillons de la ville étaient en majeure partie de culte vehdna ou shadar. Ces deux religions promettent à tout guerrier tombé au combat un accès rapide à des rivières de vin et à des arpents de vierges folles. Encore qu’à l’origine ça n’ait concerné que les seuls guerriers morts au service de Dieu. Je me suis demandé comment Roupille s’imaginait le paradis vehdna. « Pourquoi ne pas contourner ces types ? » me suis-je interrogé. Et la réponse, bien sûr, était qu’ils ne nous laisseraient pas faire. Ils avaient joliment verrouillé leurs lignes de défense. Au mieux, on pouvait passer au travers. Ou par-dessus. Par-dessus, c’était encore possible. Nous sommes donc passés par-dessus : vingt Enfants de la Mort à la fois, faisant preuve d’un courage démentiel, avec un Tobo à ce point épuisé que ses yeux se croisaient pendant qu’il procédait à leur décollage. Les ombres inconnues soutenaient leur copain de toutes les façons possibles, parfois si ouvertement que je les distinguais nettement d’où je faisais du surplace, parfaitement inutile à notre cause. Ma femme gisait dans un camp hors la ville. Je n’étais pas allé voir comment elle se portait depuis un bon moment. Voilà au moins une démarche qu’on pouvait considérer comme utile. J’ai donc quitté mes frères pour aller lui rendre visite. Au beau milieu d’un combat. D’un combat qui se distinguerait sans nul doute de tous ceux que nous avions livrés par son caractère unique, si bien que quelqu’un aurait certainement dû y assister pour enregistrer chaque nuance de ses flux et reflux, à nul autre pareil. L’état de Madame restait inchangé. Elle errait entre la vie et la mort. Continuait de parler dans son sommeil. Ce que j’en ai vu n’a pas franchement ranimé mon espoir. Ce que j’ai entendu m’a seulement plongé dans la confusion. Son discours était pratiquement incohérent. Les rares mots qu’on parvenait à isoler et identifier n’avaient aucune suite logique. Quelques minutes de ce spectacle ont suffi à me rappeler la raison de la réticence que m’inspiraient ces visites… du moins jusqu’à ce que j’aie oublié combien elles me désespéraient. CHAPITRE 122 : TAGLIOS OMBRES INCONNUES Seuls deux cousins au second degré de Ghopal, célibataires de surcroît, acceptèrent de quitter la ville avec le Grand Général et le commandant des Gris. Les autres, parce qu’ils avaient femme et enfants, préférèrent tenter leur chance avec les envahisseurs. Mogaba comprenait parfaitement. Dans la confusion qui ne manquerait pas de s’instaurer, des dizaines de ses alliés emprunteraient une nouvelle apparence et mèneraient une existence différente, tandis que ses conquérants purgeraient la ville de leurs ennemis. Nombre d’entre eux n’auraient jamais entendu parler des Gris et nieraient encore plus fermement avoir participé à l’oppression entretenue par cette organisation criminelle. « Ici ! s’exclama Mogaba, qui avait pris la tête et les guidait vers un vieux quai branlant. Celui-ci fera l’affaire. » Il montrait un bateau de dix-huit pieds qui, au bouquet qui s’en dégageait, avait sans doute servi à transporter du poisson au tout début du dernier siècle. Mogaba s’invita à bord. Ghopal et les autres lui emboîtèrent prudemment le pas. Les Shadars entretiennent avec les vastes étendues aquatiques une relation apparentée à celle entre les chats et les bassines. « Dénouez ces amarres, ordonna le Grand Général. Tu sais vraiment ramer, au moins ?» Ghopal s’en était targué. « Sans doute, mais pas comme un champion », grommela-t-il. À la stupéfaction de Mogaba, ils volèrent le bateau sans encombre. Il s’étonna qu’une embarcation de cette taille fût inoccupée. On aurait dû trouver au moins une famille à bord. Mais, ce soir-là, les berges restaient désertes et silencieuses, comme si les nuits au bord du fleuve étaient trop effroyables pour qu’on les endurât. Le conflit intérieur de Mogaba ne cessait de balancer. Il dut se remémorer qu’il serait bientôt trop tard pour changer d’avis et céder à son orgueil arrogant. Cette faiblesse l’avait déjà conduit à vivre ces dernières et terribles journées. Que le monde et sa propre existence seraient différents s’il avait su maîtriser ses démons durant le siège de Dejagore ! Il acceptait mal de finir sa vie dans la peau d’un vieillard solitaire, haï de tous, dont les seuls souvenirs seraient ceux d’une existence consacrée à servir fidèlement une succession de maîtres méprisables. Le corbeau blanc les trouva en train d’essayer de percer les mystères du mécanisme chargé de hisser la voile latine du bateau. Un bon vent soufflait, assez fort pour leur permettre de remonter le fleuve à une allure nettement plus rapide que celle autorisée par leurs coups de rame maladroits. L’oiseau se percha dans le gréement. « Qu’est-ce que tu fais ? Je ne t’ai pas autorisé à fuir. Pourquoi déguerpis-tu ? Tu n’as pas encore perdu la bataille. » Les Shadars ouvraient des yeux comme des soucoupes. Mogaba se martela la poitrine. « Non. Nous avons gagné une grande guerre. Ici même. Enfin. Et maintenant je me rends là où je ne pourrai plus jamais nuire à personne. » Le regard de Ghopal ne cessait d’osciller entre Mogaba et le corbeau ; la compréhension le gagnait peu à peu, en même temps que grandissaient sa terreur et sa fébrilité. L’oiseau, bien qu’il ne fût qu’un corbeau hanté, jouissait d’un large éventail de voix différentes. « Ramène ce bateau à quai. Exécution. Je ne tolérerai aucune indiscipline. — Tu ne m’inspires plus aucun effroi, répondit Mogaba. Tu n’as plus aucun pouvoir sur moi. Je ne serai plus ton jouet ni ta dupe, ni ce soir ni jamais. — Tu le regretteras à un point dont tu n’as pas idée. Je ne serai pas toujours emprisonnée. Tu seras la première tâche sur ma liste, dès mon retour. Fais faire demi-tour à cette répugnante barcasse… Argh ! » Ghopal venait de frapper l’oiseau du plat de son aviron. Il plongea des gréements vers les eaux boueuses et fétides du fleuve, titubant, glapissant et perdant ses plumes. « Le vocabulaire de ce volatile est d’une vulgarité effroyable », fit remarquer l’ex-commandant des Gris avec un grand sourire, avant de se mettre à fouiller dans le paquetage qu’il avait monté à bord. Il avait réellement besoin de siroter une gorgée de vin. Ses deux parents froncèrent les sourcils. « Faites-moi les gros yeux si ça vous chante, tas de mange-merde ! Je suis mon propre patron, maintenant ! » Les incessantes jérémiades de l’oiseau changèrent de ton, passant brusquement du ténor à un glapissement terrifié de corvidé. La surface du fleuve gonfla sous lui et, pris de panique, il se mit à battre hystériquement des ailes. L’eau bascula l’embarcation en équilibre précaire. Ghopal en lâcha sa bouteille. Un de ses cousins frappa sauvagement de son aviron la silhouette qui venait de se matérialiser, lui arrachant plusieurs litres d’eau. Son coup n’eut aucun effet durable. « Sainte chiasse ! s’écria Ghopal, encore étendu à plat dos. Qu’est-ce que c’est que ça, bordel ? » Il fixait un point derrière l’épaule de Mogaba. Une chose sans nom se découpait sur fond de ciel illuminé par les incendies qui faisaient encore rage en ville. Elle ressemblait à un canard titanesque, mais capable de sourire et de dévoiler de méchants crocs luisants. Et elle n’était pas seule. « Oh, mince ! souffla un des cousins de Ghopal. Il y en a partout, tout autour de nous. Que sont-ils donc ? » Au tour de Mogaba de soupirer. Il se garda bien de leur dire que ces monstres, quand ils se montraient à quelqu’un, n’étaient pas du genre à le laisser survivre pour aller les décrire à ses congénères. CHAPITRE 123 : TAGLIOS PAROLES DE CORBEAU Aridatha Singh venait tout juste de se rendormir quand une douleur féroce lui transperça le dos de la main droite. Il sauta en l’air et détendit le bras d’une saccade, persuadé que l’huile de sa lampe s’était renversée et avait mis le feu à son lit de camp. Mais la lampe était éteinte. Pas de feu. C’était donc qu’une chose l’avait mordu. Voire griffé. Et il l’avait balancée à l’autre bout de la chambre, où elle se débattait faiblement en émettant de petits caquetages incohérents. Ces gens s’en prendraient-ils personnellement à lui, à présent ? Il appela les sentinelles. Dès que la lumière eut empli la chambre, il constata que son visiteur était un corbeau albinos. Un des gardes jeta une couverture sur l’oiseau et l’en enveloppa pendant qu’un autre examinait la main d’Aridatha. « La bestiole a l’air pouilleuse, mon général. Vous devriez appeler un médecin. Elle est peut-être malade. — Envoie chercher de l’eau chaude et du savon… La peau n’a pas l’air entamée très profondément… Qu’est-ce que c’est que ça ? » La couverture qui contenait l’oiseau s’était mise à parler. « Elle parle, déclara le soldat, tellement abasourdi qu’il ne pouvait que constater l’évidence. — Fermez hermétiquement la fenêtre. Et la porte. Tenez-vous prêts à le frapper dès que nous le libérerons. » Il se rappela brusquement qu’un des chefs de la Compagnie portait fréquemment des corbeaux sur les épaules. Et qu’un de ces volatiles était blanc. L’oiseau ne pouvait plus s’échapper. « Libérez-le ! » ordonna Aridatha. Le corbeau donnait peu ou prou l’impression qu’on avait d’abord tenté de le noyer avant de se décider à plutôt le plumer. Il était en très mauvais état. La bête dépenaillée inclina la tête vers la droite puis la gauche pour inspecter la chambre des yeux. Elle fit un effort visible pour réprimer sa fureur et recouvrer fierté et dignité. Aridatha n’avait pas l’impression qu’il s’agissait du corbeau aperçu sur l’épaule de ce type. Toubib. Celui-ci était plus petit et pourtant bien plus tangible. L’oiseau étudia Singh d’un œil puis de l’autre, avant de fixer les sentinelles. Il avait l’air d’attendre. « Si tu as quelque chose à dire, dis-le, suggéra Aridatha. — Renvoie-les ! — Je ne crois pas. » Il fit signe à deux gardes de se rapprocher du corbeau pour pouvoir le frapper plus facilement. « Je n’ai pas l’habitude de… — Je n’ai pas non plus celle de bavarder avec des oiseaux. Tu m’apportes un message, j’imagine. Accouches-en ou je te tords le cou avant de retourner vaquer à mes affaires. — Tu t’en mordrais ensuite les doigts, je le crains, Aridatha Singh. » À cet instant précis, la voix de l’oiseau muant, Singh prit conscience qu’il s’adressait à la Protectrice. Mais ses ennemis n’avaient-ils pas enterré Volesprit sous la plaine scintillante ? « J’attends ton message. Si jamais c’est une menace, j’ordonnerai à Vasudha d’écraser ta tête sous son pied. — Très bien. On se retrouvera, Aridatha Singh. Tu es désormais mon vice-roi de Taglios. Mogaba et Ghopal ne sont plus. Je vais maintenant t’instruire des mesures que tu devras prendre. — Une seconde ! Le Grand Général et le général Singh ont été tués ? — Ils ont tenté de commettre une folie. Les ombres de l’ennemi les ont anéantis pour leur peine. Ce qui te promeut au… » Aridatha tourna le dos à l’oiseau. « Jitendra. Fais passer le mot. Je veux que toutes les compagnies rompent le combat. Sauf si l’ennemi s’y oppose. Et fais savoir au-delà de nos lignes que je suis prêt à négocier. » Le corbeau blanc se mit à blasphémer, ivre de rage. « Balance-lui de nouveau la couverture sur la tête, Vasudha. Nous aurons peut-être besoin de lui plus tard. Mais, pour l’instant, je n’ai pas la moindre envie d’écouter ses lamentations. — Si vous teniez à les entendre, autant vous chercher une épouse, mon général. » CHAPITRE 124 : TAGLIOS LE BANC DE SABLE Des rumeurs couraient d’ores et déjà dans la rue, selon lesquelles le Grand Général s’était sacrifié pour annuler toutes les clauses léonines des vœux et serments passés jadis avec ses alliés. Parce qu’il souhaitait épargner à la ville de plus grandes dévastations de la part des rebelles et des étrangers qui l’avaient envahie. Sidérant ! Nous venions à peine de nous emparer du pouvoir et déjà les gens regrettaient avec nostalgie le bon vieux temps du Protectorat. Difficile de le leur reprocher, j’imagine. Une génération s’était écoulée depuis la dernière fois où le Prahbrindrah Drah avait vu sa capitale de l’intérieur. Qu’ils ressentent donc tout ce qui leur chante ! Pourvu qu’ils ne se fourrent pas dans mes jambes. Tobo et moi planions au-dessus du palais, étudiant les ruines. La fumée continuait de se frayer un chemin à travers ce gros amas de pierres. Toutes les quelques heures, une autre petite section du bâtiment s’effondrait. Un bon tiers, dont presque tout le secteur habité (le plus récent), s’était déjà écroulé. Sans doute avait-on construit les parties désaffectées avec des matériaux plus robustes. Elles avaient survécu à des générations de négligence et d’abandon. Même au plus fort de la bataille, Aridatha avait envoyé des volontaires des bataillons de la ville fouiller les décombres en quête de rescapés à désincarcérer ou de cadavres à remettre aux familles en détresse. Il poursuivait cet effort, désormais appuyé par des unités préalablement destinées au combat. Ailleurs, des bataillons entiers s’employaient à combattre les incendies les plus récalcitrants au lieu des envahisseurs. « Tu crois vraiment qu’ils se cachent encore dans les parages ? » ai-je demandé à Tobo. Je parlais de Gobelin et de Boubou, évidemment. « Je le sais. Ceux du peuple caché les ont aperçus. Mais ils ne se rappellent pas comment arriver jusqu’à eux. — Si étrange que ça paraisse, je les veux vivants. Sans eux, je ne peux pas tenir ma promesse à Shivetya. » Tobo a poussé un grognement. Je ne l’avais pas intégré dans mon plan. Du reste, le cercle des initiés se résumait à un petit comité d’une seule personne. Moi. Et je comptais bien m’en tenir là. Moins on en dit, moins on risque de se trahir. « J’ai l’impression qu’Arkana est amoureuse. » En contrebas, la jeune fille Voroshk avait trouvé une nouvelle excuse pour demander conseil à Aridatha Singh. Tobo a encore grogné. Il se portait déjà mieux, mais la victoire ne lui avait procuré aucune satisfaction. Il ne se remettrait pas de sitôt de la perte de son papa et de sa maman. « As-tu retrouvé une trace de Mogaba et Ghopal Singh ? » ai-je demandé. Aridatha affirmait qu’ils étaient morts et prétendait tenir l’information du corbeau blanc… témoin pas entièrement fiable. Le garçon a réfléchi un instant avant de répondre. « Ils se sont noyés. En essayant de s’échapper par le fleuve, en amont. À bord d’un bateau qui aura sûrement capoté. — Je vois. » Mon ton l’a incité à me scruter avec intensité. Je ne distinguais pas l’expression de son visage, bien sûr. La tenue Voroshk me l’interdisait. Tout comme la mienne masquait mes traits. Nous continuions de les porter dans la mesure où certaines personnes n’approuvaient pas notre mainmise sur la ville. Les incidents étaient fréquents. Dans sa grande majorité, néanmoins, Taglios avait poussé un immense soupir collectif et recommençait à vaquer à ses affaires quotidiennes. Jusque-là, ceux qui avaient servi le régime renversé n’avaient pas encore subi de représailles. La plupart des gens semblaient penser que les Gris avaient fait plus de bien que de mal puisqu’ils avaient réprimé la criminalité plus férocement qu’ils n’avaient lutté contre les ennemis du Grand Général et de la Protectrice. D’ordinaire, les masses se montrent indifférentes à l’identité de ceux qui gouvernent Taglios et ses dépendances. Celle-ci affecte rarement leur vie en profondeur. Pas plus en bien qu’en mal. L’espèce humaine ne cessera jamais de me surprendre. J’aurais parié que les gens s’en seraient davantage préoccupés, et en bien plus grand nombre. Mais, de l’intérieur, l’impression n’est jamais la même que du dehors. Le graffiti Rajadharma continuait d’apparaître. Certains ne sont jamais contents. On commençait également de voir « Thi Kim est là ». Je n’avais pas cuisiné le garçon de façon trop pressante. Il refusait d’en parler. J’allais laisser pisser, bien que cette énigme ne fût toujours pas élucidée de manière satisfaisante. Ses relations avec les ombres inconnues étaient certainement plus complexes qu’elles ne l’avaient paru jusque-là. Je l’ai quitté pour faire le tour du palais. Nos hommes s’étaient substitués sur tout ce périmètre à ceux des bataillons de la ville. Ils formaient un cordon assez bariolé. Les soldats de la ville déblayaient les décombres, notamment ceux des secteurs où les amis de Tobo croyaient des gens piégés. Un certain nombre vivaient encore, coincés dans des pièces qui ne s’étaient toujours pas effondrées. La soif était désormais leur ennemi le plus implacable. Tout se passait normalement. En apparence. Mais je n’étais pas rassuré, loin s’en fallait. J’avais l’impression que quelque chose ne tournait pas rond. Une intuition. Fondée sur des indices subconscients. Je me suis éloigné du palais, non sans adresser au passage un signe de la main à Shukrat, qui, après avoir rempli une mission de liaison auprès du Prahbrindrah Drah et de la Radisha, lesquels approchaient de leur capitale, tenait absolument à retrouver Tobo. Une fois hors de vue, j’ai accéléré le pas et piqué vers le fleuve. J’ai entamé mes recherches en aval des berges, en remontant. Les bateaux étaient sortis. Tout comme ils l’auraient sans doute été si les combats avaient perduré. J’ai posé quelques questions aux pêcheurs terrifiés, sans trop savoir ce que j’allais découvrir. Le courant avait eu largement le temps de charrier cadavres et épaves vers les marais du delta. Mais peut-être aussi que non. Un banc de sable long de plusieurs kilomètres s’étire dans le méandre en face de la berge nord. Depuis si longtemps qu’il est devenu une île plantée d’herbe sur les rives, de broussaille un peu plus haut et d’arbres en ses sommets. Le chenal, au nord, est relativement étroit, peu profond et envasé. Un bateau renversé gisait à l’embouchure. Un cadavre était étendu dans la vase, bras et jambes en croix. Une douzaine de Tagliens vêtus d’un simple pagne s’employaient à redresser l’embarcation avant de la haler. Aucun de ces hommes ne semblait porter le moindre intérêt au cadavre. Mais il s’agissait visiblement d’un Shadar, et tous étaient des Gunnis. Ces charognards avaient tout intérêt à ne pas se trouver dans les parages à l’approche du nuage noir bouillonnant qui venait de tomber du ciel. Deux d’entre eux ont sauté dans le fleuve et nagé vers la rive nord. D’autres ont détalé dans les broussailles revêtant l’arête de l’île. Un petit nombre, enfin, a tenté de regagner le bateau qui les avait amenés et qu’on avait tiré sur le sable quelque cent mètres plus bas. Le Shadar mort était un officier des Gris. J’ai découvert un second corps sous le bateau. Shadar lui aussi. Quelques corbeaux perturbés sont allés se percher dans les arbres voisins ou les ont survolés. Intéressant. Nous ne voyions plus beaucoup de ces oiseaux ces derniers temps. J’ai effectué quelques survols paresseux, histoire de les égailler définitivement avant de me laisser prudemment tomber entre les rameaux. Mogaba n’était reconnaissable que par la teinte, unique en son genre, des quelques lambeaux de peau qui adhéraient encore à sa chair. Je n’ai identifié Ghopal Singh que par déduction. On les avait torturés. Longuement et atrocement. Peut-être pendant plusieurs jours pour ce qui concernait Mogaba. Le cadavre n’était pas très avancé. J’ai poursuivi ma route en aval et fini par retrouver les miens. « Il faut que nous parlions, fille adoptive », ai-je déclaré à Arkana. J’ai désigné du pouce le ciel, étincelant au soleil de midi. Elle a saisi mon intention. Elle est montée de trois cents mètres en piquant vers le sud, comme si nous allions nous informer de la progression du Prahbrindrah Drah. De fait, un nuage de poussière assez considérable s’élevait dans cette direction. « Que se passe-t-il ? a-t-elle demandé. — J’ai l’impression que Tobo ne se contrôle plus du tout. Ou si peu que ça revient au même. Si nous n’y prenons pas garde, nous risquons de regretter amèrement que sa mère ne soit plus là pour l’incendier et que Roupille et Murgen nous aient quittés. Peut-être est-il adulte, mais il a encore besoin d’être guidé. » Je lui ai raconté ce que j’avais découvert sur le banc de sable. « Pourquoi m’en parles-tu ? Tu ne confies jamais rien à personne, p’pa. — Parce que je t’ai vue faire les yeux doux au général Singh. Et qu’il était le partenaire du Grand Général et de Ghopal Singh. Si Tobo est réellement sorti de ses gonds, il pourrait s’en prendre ensuite à Aridatha. — Pourquoi accuses-tu Tobo ? » Je lui ai exposé mon raisonnement, qui reposait beaucoup sur mon analyse du caractère du Grand Général. « Mogaba savait qu’Aridatha tenait à épargner de nouveaux combats à Taglios. Tout comme lui-même. Mais il n’était pas question qu’il se rende. Et son sens de l’honneur interdisait à Aridatha de trahir Mogaba. De sorte que Mogaba s’est arrangé pour ne pas lui imposer sa présence. Et Tobo l’a eu. — Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu accusais Tobo. — Parce que seul Tobo pouvait savoir ce que méditait Mogaba et où il agirait. Il s’est passé une chose épouvantable quelque part sur le fleuve cette nuit-là. Et tous les riverains l’ont senti et ont couru se planquer en ville. — D’accord. Mettons que ce soit vrai. Que comptes-tu faire ? — Je viens de le faire. En te conseillant la vigilance. Et maintenant je vais voir si l’état de mon épouse s’est amélioré depuis ce matin. » Je savais parfaitement que Madame ne se porterait pas mieux. Je commençais à perdre tout espoir. CHAPITRE 125 : TAGLIOS UN APRÈS-MIDI DE CONGÉ J’ai emmené Madame en pique-nique. Avec l’aide de mes deux filles adoptives. Dans le vain espoir que le soleil et l’air produiraient leur effet, alors que les tentatives les plus abouties de Tobo ne parvenaient pas à briser l’enchantement qui l’emprisonnait. Selon le jeune sorcier, je devais m’estimer heureux : si elle n’avait pas été Madame mais une femme ordinaire, elle serait morte depuis longtemps. Il m’affirmait que son affection n’avait aucun rapport avec le sortilège qui avait emporté Sedvod et continuait d’étreindre Volesprit. Je ne voyais pour ma part aucune différence flagrante… sauf que l’état de Madame ne s’aggravait pas. Il pouvait tout juste me conseiller d’aller poser mes questions au coupable une fois que nous l’aurions capturé. Les filles m’ont laissé en tête-à-tête avec ma chère et tendre. Je lui tenais les mains en divaguant sur mille sujets divers : souvenirs, affaires courantes, espoirs. J’ai aussi partagé avec elle les soupçons et les soucis que je nourrissais à l’égard de Tobo, ce qui aurait pu se révéler périlleux car j’ignorais si on nous écoutait. Rien de ce que j’ai pu faire n’a amélioré son état ; pas plus que ça ne me faisait de bien. Je luttais contre la désespérance. Un caporal de Hsien, propre comme un sou neuf et consciencieusement lustré, est accouru vers nous en trottinant. « Les compliments du capitaine, monsieur… Et pourriez-vous passer au palais ? On croit avoir localisé le Khadidas et la Fille de la Nuit. — Damnation ! Bien sûr. J’arrive le plus vite possible. Dis-leur surtout de ne pas faire de sottises. De se montrer très prudents. Ces deux-là sont extrêmement dangereux. » Ils en étaient conscients, bien entendu. Et Tobo serait présent pour le leur rappeler. Mais ressasser ne peut pas nuire. Surtout quand des mises en garde réitérées peuvent vous permettre d’échapper à un piège mortel. Shukrat et Arkana ont déboulé au pas de gymnastique. « Que se passe-t-il ? » m’a demandé Arkana. Tout en le leur expliquant, je me disais qu’elles avaient l’air de s’entendre de mieux en mieux. Comme si elles avaient réglé les conflits qu’elles avaient apportés avec elles en captivité. « Aimerais-tu rentrer chez toi un jour ? ai-je demandé à Arkana alors que nous préparions Madame pour son retour dans ma tente. — Quoi ? — Chez toi. Où tu es née. Dans le monde que j’appelais naguère le Khatovar. Aimerais-tu y revenir ? Je crois que je pourrais exaucer ce vœu. — Mais il est entièrement détruit. — Pas vraiment. Le Premier Père et Nashun le Chercheur l’ont prétendu, mais uniquement pour excuser leur couardise. — Je ne suis pas certaine de vouloir y croire. — Tant mieux. Excellent. C’est ainsi que je préfère mes enfants. Sceptiques. Mais c’est pourtant la vérité, selon Shivetya. Et je ne me fie pas moi-même à cent pour cent à notre démoniaque ami. — Pourquoi ne me le demandes-tu pas à moi ? s’est enquise Shukrat. — Parce que tu ne tiens pas à rentrer. Tu veux simplement rester où est Tobo. — Ce n’est pas franchement un secret. Ni non plus un crime. Mais je n’ai pas pour autant perdu la raison. Tu ne me verras jamais verser dans l’abnégation, le sacrifice par amour. Si jamais vous y repartez, faites-le-moi savoir. Je prendrai alors ma décision. » CHAPITRE 126 : TAGLIOS LE RETOUR DE LEURS ROYALES ALTESSES Je ne suis même pas arrivé jusqu’au palais. Shukrat m’y a devancé et en est revenue avec l’instruction de gagner le portail sud. Le Prahbrindrah allait bientôt arriver et Suvrin souhaitait que quelqu’un se trouvât sur place pour accueillir dignement l’homme que nous avions présenté comme le dirigeant légitime de la ville. Sur ses ordres, donc, j’ai rassemblé quelques troufions des bataillons de la ville et une poignée de leurs officiers puis repris mon chemin en bougonnant. Je m’attendais à ce que le retour du prince en sa terre natale fût pour sa sœur et lui une immense déception. Taglios s’en battait les flancs. J’ai ordonné qu’on fît passer le mot afin d’essayer d’organiser un accueil honorable. Ça n’a pas eu beaucoup d’effet. La route menant du portail au palais n’était guère plus bordée de badauds qu’à l’ordinaire et les quelques rares acclamations que nous entendions provenaient de très vieilles gens. Je déteste gaspiller pompe et munificence en vain. Dont nous n’avions d’ailleurs pas vraiment fait étalage. Aridatha avait sans doute réussi à rameuter sa fanfare, mais un peu trop tard. Il aurait mieux valu l’oublier. Elle était atroce. Et pas seulement à cause de l’extrême étrangeté de ce qui passe ici pour de la musique. J’ai vécu la moitié de mon existence dans cette région du monde. « Ces gars-là répètent souvent ? lui ai-je demandé. — Ils étaient trop occupés à faire la guerre. » J’apprécie au plus au haut point l’attitude d’Aridatha. Il attend avant tout de chacun de ses hommes qu’il soit un soldat. Tout le reste n’est que secondaire. « Je dois avouer que ce prince n’est pas très impressionnant, m’a-t-il confié. J’espère qu’il fait un meilleur dirigeant qu’homme de spectacle. » Je n’étais pas certain moi-même que le retour du Prahbrindrah Drah sur le trône profiterait à Taglios. La ville avait énormément changé et le prince plus encore. Peut-être n’avaient-ils plus rien de commun. J’ai haussé les épaules. « C’est un vieil homme. S’il n’est pas foutu d’apporter à Taglios ce dont cette ville a besoin, elle n’aura pas à le supporter bien longtemps. » Nous nous entendions assez bien autrefois, le prince et moi. Jusqu’au jour où il s’était retourné contre nous. En sa qualité d’officier placé sous mes ordres, il avait témoigné d’une grande soif d’apprendre et d’un intense désir de perfection. Quand nous nous sommes retrouvés à la sortie de la porte sud, je lui ai donc déclaré de but en blanc que la plus impérative des décisions qu’il devrait prendre, maintenant qu’il était de retour aux affaires, serait d’établir pour sa succession une lignée acceptable par le plus grand nombre, faute de quoi le chaos régnerait inéluctablement après son départ. « Rajadharma, vieille branche ! Abattons le boulot. » Mes remarques ne m’ont valu qu’un grognement harassé. Le prince avait l’air usé et épuisé. Sa sœur avait un peu plus la pêche, mais, n’ayant pas partagé avec lui les années de Captivité, elle ployait sous le poids d’un plus grand nombre d’années. Bien qu’elle fût sa cadette, elle avait de bonnes chances de partir la première. Quoi qu’il en fût, la Radisha ne pouvait pas briguer le trône. Elle n’avait exercé le pouvoir pendant tant d’années qu’au prétexte d’une prétendue régence, en attendant que le souverain légitime pût reprendre les rênes. Car le Prahbrindrah Drah était encore vivant quelque part. Ni la loi ni la coutume n’autorisaient une femme à régner de plein droit. Arkana est venu me rapporter la nouvelle. « Ils ont réellement retrouvé le Khadidas et la Fille de la Nuit, p’pa. » Elle participait désormais de son plein gré à cette comédie et, de plus en plus, s’efforçait de devenir mon assistante personnelle. Il ne me restait plus qu’à lui enseigner le taglien écrit… Bon, je soupçonnais mes fréquentes entrevues avec Aridatha Singh de n’y être pas étrangères. Aridatha, avais-je constaté, n’avait pas manqué de remarquer que ma gamine était un joli petit lot, encore que la tenue protectrice Voroshk ne fût guère flatteuse. Tobo eut la patience d’attendre que j’atteigne le palais. Tout juste. Et il n’a rongé son frein que par pure courtoisie, uniquement parce qu’il s’agissait de ma véritable fille et de mon ancien ami. Ma vraie fille. Une femme adulte que je n’avais jamais vue. Arkana, que je connaissais depuis moins d’un an, me faisait l’effet d’être bien davantage ma fille. Et Narayan Singh avait été pour Boubou un père beaucoup plus présent que moi. Aridatha se trouvait sur place et semblait très intéressé. Je me suis demandé pourquoi. Puis je me suis rappelé qu’il avait déjà croisé Boubou plusieurs fois et que ces femmes avaient le don de vous tournebouler sans faire aucun effort. L’idée qu’il ait pu s’intéresser davantage au Khadidas qu’à elle ne m’a pas traversé l’esprit. Au tout début, le manque soudain d’intérêt dont chacun faisait preuve à son égard avait laissé le prince un tantinet désemparé… puis il avait vu de plus près ce qu’il était advenu du Palais. Il avait poussé un authentique gémissement. Un cri d’angoisse en bonne et due forme. Avant de grincer des dents de manière parfaitement convaincante. Suvrin s’était avancé. Quand il le voulait, ce petit bonhomme rondouillard pouvait se montrer d’une formidable subtilité dans l’art de manipuler autrui. Talent qui risquait désormais d’en faire un chef idéal. Je me suis tourné vers Arkana pour lui donner quelques instructions particulières. Elle s’est envolée vers mes appartements du bâtiment (naguère un baraquement des Gris) dont nous avions fait notre quartier général. La plupart des Gris avaient disparu. Nous feignions tous de ne pas remarquer que les bataillons de la ville comptaient un nombre disproportionné de Shadars par rapport, mettons, à l’époque où nous nous bagarrions avec eux dans les rues. Aridatha bénéficiait également de cette chance. Bien que l’inclination de la populace aux représailles fût moindre que je ne l’avais prévu et se polarisât entièrement sur certains individus. La Radisha Drah avait elle aussi poussé une plainte inconsolable en découvrant l’état du palais. Son frère et elle sont restés muets et pétrifiés un bon moment. Puis elle a déchiré le silence d’un nouveau cri de douleur. « J’espère qu’ils ne décideront pas que nous en sommes les premiers responsables et qu’ils doivent absolument nous le faire payer », ai-je déclaré à Suvrin. Je ne les croyais pas capables d’une telle sottise, dans la mesure où leur dernière trahison leur avait valu tant de vicissitudes, mais, avec les rois, on ne peut jamais savoir. Ils ne réfléchissent pas comme les gens normaux. Comme s’ils étaient plus ou moins hermétiques à la réalité. De la fumée continuait ici et là de monter des décombres. Pendant que nous observions le spectacle, un petit pan de maçonnerie fragilisée s’est éboulé. « La structure de l’édifice a dû davantage souffrir du séisme que nous ne le pensions, a fait remarquer le prince. — Hein ? » L’événement était si ancien que je l’avais oublié. « Vous avez sans doute raison. En outre, la Protectrice n’a sûrement pas gaspillé un sou pour le consolider durant son règne. » Je me suis rapproché de Tobo, qui continuait de faire les cent pas comme un lion en cage. « Où sont mes trésors ? » Au même instant, Arkana a fondu sur nous, l’étoffe noire de sa tenue bouillonnant et claquant au vent. Elle portait le javelot et l’immonde vieux couvre-chef de Qu’un-Œil. Le chapeau exhalait encore l’odeur du repoussant vieillard qui l’avait porté. « Là où flotte le drapeau rouge. » Des piquets ornés d’oriflammes de couleur signalaient les emplacements où les ombres inconnues avaient repéré une présence humaine sous les décombres. On ne voyait que deux rubans rouges. Les autres étaient noirs. Il serait moins urgent de creuser dessous. L’autre drapeau rouge, celui que ne m’avait pas montré Tobo, était le centre d’une activité frénétique. « Que se passe-t-il donc là-bas ? ai-je demandé. — Dix ou douze des nôtres sont coincés dans une des chambres fortes. Nous leur faisons passer de l’eau et de la soupe par des tiges de bambou. Ils s’en tireront. — Hum. » J’imaginais aisément les cauchemars dont ces gens souffriraient jusqu’à leur dernier jour. « Continue de te cramponner à ces ustensiles », ai-je conseillé à Arkana. J’ai examiné la pierre à la base de l’autre piquet orné d’une oriflamme rouge. « Sont-ils conscients là-dessous, Tobo ? — Je ne crois pas. — L’idée qu’ils pourraient attendre d’être déterrés pour nous jouer un tour de leur façon me fait horreur. — Nous pourrions nous contenter de les abandonner là où ils sont. Privés d’eau, ils finiront par mourir. — C’est une solution envisageable. » Mais qui ne m’intéressait pas. Seule Boubou en souffrirait réellement. « Je peux, Suvrin ? » Voyant qu’il hochait la tête, j’ai fait signe à quelques hommes qui attendaient les ordres. Si la Fille était consciente, nous pouvions très vite nous attendre à une bonne dose d’« Aime-moi ». Autrement dit, seules les personnes protégées par une tenue Voroshk pourraient encore se charger des fouilles. Le Khadidas et la Fille de la Nuit avaient rampé dans un recoin de leur cachette quand le palais s’était effondré. Les murs avaient tenu bon pour les abriter. Mais ils n’avaient pas eu le temps d’amasser vivres et eau. Hélas, mon bébé disposait d’une lampe et de fournitures, et elle s’efforçait vaillamment de continuer à transcrire les Livres des Morts, sans doute dans l’espoir d’insuffler à Kina la force de la sauver. Ses espérances devaient s’arrêter là. J’ai mûrement réfléchi à tout ce que Boubou avait traversé au cours de ce presque quart de siècle. À tout ce qu’on lui avait fait subir et à ce qu’elle croyait être. Cette part de moi-même qui l’aimait encore voyait dans la perspective de lui épargner la cruauté d’un nouveau réveil l’expression d’une immense mansuétude. Mais cette commisération n’a pas dépassé le stade du projet. Aucun de mes arguments ne parviendrait à convaincre Madame de la justesse d’une telle entreprise. Tant elle aspirait ardemment à une petite Dame. J’ai aperçu la Radisha à mes côtés. Elle avait vieilli de façon sidérante. Elle s’appuyait même sur une canne. « C’est la vérité, vous savez, a-t-elle déclaré d’une voix lasse. — Quoi donc ? » Mais je savais déjà où elle voulait en venir. « Que l’arrivée de la Compagnie Noire a signé la fin de Taglios. Mais pas comme nous l’imaginions. — Nous voulions seulement traverser le pays. » Elle a hoché la tête, réprimant son amertume. « Vous croyez sincèrement que nous avons été trop durs envers Taglios ? Songez à la joie que doivent éprouver les Maîtres d’Ombres. — Mais vous n’en avez pas fini avec Taglios, a fait remarquer le Prahbrindrah Drah en se joignant à nous. Je viens d’apprendre ce qui est arrivé à Madame. Comment va-t-elle ? — Son état est stable. » Il faisait partie de ces hommes qui s’étaient épris de mon épouse à un moment donné de leur existence. « Et vous avez raison. Tant qu’on essaiera de nous bousculer, il y aura des plaies et des bosses. Mais ça ne devrait plus durer très longtemps. Nous touchons pratiquement au but. » J’ai fait quelques pas pour m’adresser aux hommes qui fouillaient les décombres, d’abord dans le langage des Enfants de la Mort puis en taglien : « Nous touchons au but. Tenez bon jusqu’à ce que ceux d’entre nous qui sont protégés viennent vous aider. Tobo ! Les filles ! Ils ont presque terminé. » Non loin, un autre pan de maçonnerie intérieure a cédé aux attraits de la gravitation. CHAPITRE 127 : TAGLIOS ET MON BÉBÉ… Les soldats ont pratiqué une ouverture précaire par laquelle quelqu’un pouvait se faufiler. Tenant à entrer le premier, j’ai demandé qu’on m’apporte une lanterne, mais Tobo s’en est aussitôt emparé. Il était mieux équipé que moi pour la manœuvre. Quelques secondes après qu’il a commencé de se dandiner dans l’ouverture, un puissant éclair couleur d’urine en a jailli. Il a esquivé Tobo et s’est fragmenté en heurtant un moellon. La pierre a fondu. Un ricochet égaré a frappé le Prahbrindrah Drah. Le résultat a été hideux. Et aussitôt fatal. « Ça s’arrête là, a crié Tobo, inconscient du désastre. Il n’avait que ça en magasin. Il a perdu conscience à présent. Viens m’aider à le traîner dehors, Toubib. » La Radisha s’est mise à gémir. Le garçon a évalué sur-le-champ l’étendue de la catastrophe. L’empire taglien se retrouvait désormais privé d’un timonier acceptable. D’une direction légitime. « Ça devra patienter un instant, ai-je répondu. Le prince est blessé. Je tiens à lui administrer des soins médicaux sans plus tarder. » Peut-être pouvions-nous feindre une dernière fois que l’autorité suprême était en bonne santé mais préférait ne pas se montrer en public. Volesprit s’en était tirée sans dommages. Tout comme le Grand Général. Pourquoi pas ma propre équipe d’opportunistes ? Je craignais néanmoins que les témoins n’aient été trop nombreux, même si Suvrin et Aridatha étaient immédiatement entrés dans mon jeu, suivis de peu, après quelques battements de cœur, par la Radisha elle-même. Elle a réussi à me menacer, de manière parfaitement convaincante, des plus terribles représailles si jamais son frère venait à mourir. Désormais conscient que le risque d’un désastre politique pesait sur nos têtes, Tobo s’est fendu de quelques diversions bariolées. Auxquelles je n’ai guère prêté d’attention, dans la mesure où je m’efforçais désespérément de soustraire le prince à l’attention du public. De nombreux éclairs fulguraient derrière moi et des couleurs chatoyantes jouaient sur les décombres. Un gros tas de maçonnerie s’est encore écroulé. Et Shukrat a entrepris d’aider Tobo à extraire le Khadidas du sous-sol. Les hommes d’Aridatha ont embarqué la litière du prince. Une fois ce dernier hors de vue, Arkana et moi nous sommes faufilés vers le trou à travers les ruines. J’ai fait signe à d’autres brancardiers d’approcher. La créature qu’on venait d’amener à la lumière n’avait pas l’air bien dangereuse. Elle ressemblait à une très vieille mouture, usée jusqu’à la trame, d’un cadavre de Gobelin. « Tu veux ces ustensiles tout de suite ? m’a demandé Arkana. — Garde-les encore une minute. Amenez-le ici, les gars. Sur ce brancard. Doucement. Doucement ! Tu peux le réveiller. Tobo ? Juste une seconde. Le temps qu’il me reconnaisse et comprenne ce que je fais. — Probablement. Si tu tiens à en prendre le risque. » Le garçon parlait d’une voix légèrement étouffée. Il regardait le javelot et l’immonde couvre-chef, persuadé que je disposais d’un moyen de contacter le Gobelin piégé à l’intérieur du Khadidas. Celui qui avait toujours été comme un oncle pour lui. « Oh, merde ! me suis-je écrié. Attends ! Attends ! — Quoi ? — Une horrible pensée vient de me traverser. Comment Kina réagira-t-elle à travers Madame si jamais nous parvenons à exorciser Gobelin ? » Tobo a inspiré une profonde goulée d’air puis l’a relâchée. « Je vois mal ce qu’elle pourrait faire. Mais à quoi bon en prendre le risque ? C’est la Mère de l’Illusion. Shuke chérie, fais-moi une faveur. Va chercher le petit tapis dans ma chambre. Contente-toi de le plier et de le rapporter. On s’en servira pour les emmener au loin. » Shukrat a enfourché son poteau et filé à toute allure. Pendant qu’il attendait, Tobo a fait ériger un auvent pour protéger Gobelin de la pluie qui menaçait, puis s’est de nouveau faufilé dans l’ouverture. Il n’avait pas demandé d’aide, de sorte que j’ai patienté un peu en retrait avec Aridatha et Arkana, prêt, les entrailles nouées, à encaisser mon premier aperçu de Boubou. « Les feux qui couvent sous les décombres ne semblent pas devoir s’éteindre, ai-je déclaré à Aridatha. Qu’est-ce qui peut bien continuer de brûler ainsi, bon sang ? — Cinq siècles d’archives. Toutes celles de l’inspecteur général. Ça devrait nous procurer quelques instants d’un plaisir rare quand nous essaierons de tout reconstituer. » Shukrat, la petite chérie, se dirigeait visiblement à merveille dans les appartements de Tobo. Elle était de retour avec un petit tapis replié avant même que le garçon n’ait ressorti la tête du trou. Elle en a remonté l’armature avec l’aide d’Arkana puis a tendu l’étoffe dessus. Arkana a enfin trouvé le courage de s’adresser à Aridatha pour lui poser une question n’ayant pas directement trait à leurs activités professionnelles. « Tu crois qu’il va pleuvoir ? » On aurait juré qu’elle allait se recroqueviller comme une limace fraîchement saupoudrée de sel. Tant d’efforts pour puiser en elle le culot de lui parler, tout ça pour lui servir une question aussi insipide. Alors que de grosses gouttes de pluie, depuis près d’une minute, commençaient déjà de s’abattre aléatoirement sur nous. Ce n’était encore qu’une gamine. Le Khadidas était désormais allongé sur le tapis volant. Et deux soldats, un de Taglios et un de Hsien, empoignaient une paire de chevilles. « Ça va, p’pa ? s’est enquise Arkana en se cramponnant à mon bras gauche. — Elle ressemble exactement à Madame lors de notre première rencontre. » À une époque de terreur. Le moment n’en était certes pas exempt, mais l’effroi qu’il suscitait était d’une nature entièrement différente. « En ce cas, ton épouse devait observer dans sa jeunesse d’assez peu ragoûtantes règles d’hygiène. — Oh, mais elle avait soif d’apprendre. Tobo, pourrais-tu veiller à ce que Boubou ne se réveille pas avant que je n’en exprime le désir ? » Je ne tenais pas à m’appuyer sa sorcellerie. « Et efforçons-nous dorénavant de les tenir éloignés l’un de l’autre. Pas besoin de leur donner une occasion de se concerter. — Pas besoin d’eux, point à la ligne », a marmonné une voix. Celle de Shukrat, me suis-je rendu compte. La façon dont Tobo reluquait la Fille de la Nuit ne lui plaisait guère. Pas plus que mon autre fille adoptive n’appréciait les regards admiratifs qu’Aridatha Singh jetait à Boubou. « Tu voudrais bien te réveiller toi-même, Toubib ? a glapi Tobo. Rien qu’une petite minute ? Le temps de lui jeter un coup d’œil. De voir si elle n’a rien de cassé. S’il ne lui manque rien. — Tout me parait parfaitement en place, a fait un des soldats de la ville à l’un de ses collègues. Juste un peu de savon et des fringues propres… » Jamais je n’aurais imaginé être un jour un père faisant la sourde oreille à ce genre de remarques. Mais ce type avait raison. C’était une très belle enfant. Exactement comme sa mère. Et le plus clair de sa beauté, comme celle de Madame, était superficiel. Épidermique. J’ai dû me rappeler de ne pas me laisser circonvenir par ce que je voyais ni ce que je souhaitais ressentir. Je ne pouvais pas me fier à mes émotions. Elles ne m’appartiendraient peut-être pas. La Mère de l’Illusion n’avait pas abandonné la partie. Je me suis agenouillé près de ma fille. Mes sentiments étaient bel et bien sous influence. J’avais l’impression d’avoir mille ans et d’être impuissant. J’ai dû prendre sur moi pour la toucher. Sa peau était froide. « Beaucoup de meurtrissures et d’écorchures, mais aucun dégât sérieux, ai-je annoncé un instant plus tard. Rien de permanent. Elle est déshydratée. » Elle frissonnait chaque fois que je l’effleurais, comme si je la massais avec des glaçons. « Elle se remettra si nous la soignons. Mettez-la avec Madame. — Il faudra la faire surveiller, a déclaré Tobo. Par quelqu’un qui saura la contrôler. — Moi ! — Moi ! » Shukrat et Arkana s’étaient toutes deux portées volontaires. Tiens, tiens. S’inquiéteraient-elles à ce point de la concurrence d’une femme évanouie et bien mal en point, qui, de surcroît, ne savait strictement rien des hommes ? « Très bien, mesdames », a fait Tobo. J’aurais parié qu’il souriait. « Établissez un roulement. Que comptes-tu faire de Gobelin, Toubib ? » Suvrin donnait l’impression d’être légèrement irrité. Les événements se succédaient sans qu’on consultât le nouveau capitaine de la Compagnie noire. Cela dit, il n’avait aucune expérience en matière de Boubou et du Khadidas. « Gardez-le au frais. J’attendrai d’être bien reposé pour m’occuper de lui. Entre-temps, quelqu’un devra s’introduire dans cet orifice pour récupérer les gribouillis de Boubou. Plutôt quelqu’un de Hsien. Analphabète. On ne peut prendre le risque d’envoyer un homme qui saurait les déchiffrer. Je m’en chargerai plus tard. Mais, pour l’instant, je vais faire un somme. Je suis complètement épuisé. » CHAPITRE 128 : TAGLIOS UN NOUVEAU GRAND GÉNÉRAL J’étais inquiet. Je trépignais d’un pied sur l’autre comme un petit garçon qui aurait eu une grosse envie de faire pipi pendant un mariage. Un jour s’était écoulé et je n’avais toujours pas commencé à m’occuper de Boubou ni du Khadidas. Leur octroyer tout ce temps, à eux et à leur déesse, risquait de se solder par un nouveau forfait de leur part. Mais j’avais des responsabilités plus urgentes. Les combats avaient pris fin. Nous devions à présent remplir nos obligations envers les morts. Et tenir la dragée haute à une ville immense, elle-même affligée de nombreux décès. Les récents désastres ne manqueraient pas de stimuler intrigants et conspirateurs. Les Enfants de la Mort savaient rendre un dernier hommage à leurs camarades tombés au combat. Des tambours à la voix profonde grondaient et marmonnaient. Les trompes, en dépit d’un ciel hivernal aussi bleu que dégagé, évoquaient l’ambiance lugubre d’une matinée froide et pluvieuse. Les soldats paradaient dans leurs uniformes aux couleurs rutilantes, avec leurs milliers de bannières. Les autochtones étaient convenablement impressionnés. Nous avons expédié Roupille ad patres avec plus de classe qu’elle n’aurait pu en espérer de son vivant. Nous avons fait nos adieux à un grand nombre de gens. Puis nous avons reculé d’un pas et rendu les honneurs appropriés à ceux qui étaient tombés au nom du Protectorat, pendant qu’Aridatha Singh conduisait une cérémonie d’égale importance, même si moins théâtrale, en hommage à ces combattants. À l’issue de laquelle nous nous sommes joints aux soldats tagliens et aux plus hauts notables de la ville pour saluer le Prahbrindrah Drah. Ses funérailles furent les plus grandioses auxquelles il m’eût été donné d’assister. J’ai eu toutefois la très nette impression que tous ces personnages haut placés ne s’étaient rassemblés à cette occasion que pour se tenir à l’œil plutôt que pour pleurer le trépas d’un souverain qu’aucun n’avait plus aperçu depuis l’époque de sa jeunesse. Aridatha Singh jouissait auprès de ces hommes d’une grande popularité. Car il avait su rallier à sa cause la loyauté des rescapés de la seconde division territoriale, des Gris et des commandants des garnisons de province les plus proches de Taglios. Aridatha Singh, sans avoir jamais rien fait pour acquérir ce pouvoir, sinon en se montrant obligeant et compétent, était désormais l’homme le plus puissant des territoires tagliens. On dit que l’homme providentiel se présente toujours quand vient son heure. Il arrive même parfois au destin de placer lui-même, au bon endroit et au bon moment, un homme intègre et compétent. Les graffitis commencèrent, presque du jour au lendemain, d’affubler Aridatha de l’ancien titre de Grand Général naguère réservé à Mogaba. Ne lui restait plus qu’à persévérer en s’efforçant de ne pas s’aliéner l’occupant. Je surveillais Tobo de mon mieux, mais, avec un garçon aussi talentueux, la tâche était malaisée. CHAPITRE 129 : TAGLIOS À TOMBEAU OUVERT, ŒIL OUVERT Toutes ces heures de cérémonie m’avaient mis à genoux. J’avais de nouveau besoin de m’accorder une longue nuit de repos. Mais je refusais de laisser une seconde de répit à la Reine des Ténèbres. « C’est ceux-là, m’a appris Arkana, recourant à un taglien exécrable mais parfaitement familier pour me montrer huit petits barils de bois. Huit hommes différents se sont tour à tour introduits par cette ouverture pour entasser des papiers – et tout ce qui leur tombait sous la main – dans ces tonneaux. Que je faisais hermétiquement sceller dès que chacun ressortait. Par un tonnelier illettré. — Tu es un véritable trésor, ma fille chérie. Édifions un bûcher, messieurs. » J’avais fait apporter deux charrettes chargées de petit-bois acheté à un marchand à qui ses clients habituels en commandaient pour leurs propres bûchers. Qu’il lui en restât en réserve en dépit des derniers événements n’avait pas manqué de me surprendre. Les « messieurs » auxquels je venais de m’adresser venaient tous de Hsien. Ils savaient seulement que ces huit barils contenaient les espérances de vie d’un monstre au cœur plus noir encore que celui des légendaires Maîtres d’Ombres qui avaient tant tourmenté le Pays des ombres inconnues. Et ils n’avaient pas besoin d’en savoir davantage. Le bûcher montait rapidement ; on avait éparpillé les barils au milieu du petit-bois. En moi-même, quelqu’un pleurait le sort de la dernière mouture des Livres des Morts. Je n’aime pas voir détruire les livres. Mais je me suis bien gardé d’intervenir quand on a répandu le naphte et tiré les boules de feu. Qui sait si mes réticences n’étaient pas dues aux manœuvres de Kina ? Je suis resté planté là jusqu’à tenir la certitude que les flammes avaient entièrement consumé l’œuvre à laquelle ma fille naturelle avait consacré son existence. Dans certains mythes, Hagna, le dieu du feu, est l’ennemi mortel de Kina. Dans d’autres, où elle revêt l’avatar de la Destructrice, il est son allié. Plus je m’intéresse au panthéon gunni, plus mes idées s’embrouillent. « À quelle tâche m’atteler à présent ?» me suis-je demandé à haute voix. Tout le monde s’était éloigné, hormis Arkana et quelques gosses des rues curieux, de ceux, presque sauvages, qu’on appelle les jengali. Un corbeau blanc aussi dépenaillé qu’hébété s’était également attardé dans les parages, mais il n’avait rien à dire. Ces derniers jours, il avait tendance à me coller beaucoup aux basques et à fermer son bec. « Il serait peut-être temps de réveiller quelqu’un, p’pa. Ta femme, ta fille ou le Khadidas. » J’ai inspecté du regard les manœuvres qui déblayaient les décombres. Pour la plupart des civils, à présent, uniquement surveillés par des soldats chargés de leur interdire de s’approprier les trésors qu’ils déterraient. La maçonnerie avait cessé de s’effondrer. Les incendies s’étaient éteints. Un palais flambant neuf serait érigé dès que le vieil édifice aurait été arasé ; tel était du moins le consensus général. J’avais le plus grand mal à imaginer quels trésors et quelles surprises risquaient de refaire surface si l’on démolissait et déblayait entièrement ce bâtiment monstrueux. Nul ne connaissait le palais dans son intégralité. Sauf un sorcier du nom de Fumée, décédé depuis belle lurette. Le bûcher funéraire des Livres des Morts attirait d’autres jengali, qui venaient profiter de sa chaleur. Shukrat faisait les gros yeux à Arkana. Apparemment, l’aînée rechignait à monter son tour de garde auprès de Boubou. Et se moquait du courroux de Shukrat comme de sa première chemise. J’ai constaté une évolution dans l’état de Madame. Elle n’avait plus l’air dans le coma. Et donnait l’impression de dormir d’un sommeil normal bien que très profond. J’ai ouvert une fenêtre à la volée. Je crois fermement aux vertus thérapeutiques de l’air frais. Le corbeau blanc déplumé est apparu aussitôt. « Depuis quand est-ce que ça dure ? » ai-je demandé. Je tournais le dos à Boubou. À présent propre sur elle, récurée et vêtue de façon décente, elle avait tout de la Belle au bois dormant. Je m’efforçais de ne pas la fixer trop longuement. Sa vue continuait de me déchirer le cœur. « Quoi ? » s’est enquise Shukrat. Elle a tiré la langue à Arkana. « Ces ronflements. Madame ne ronflait pas auparavant. » Depuis qu’elle était tombée sous l’emprise de ce sortilège, voulais-je dire. Avant, elle avait toujours ronflé, du moins depuis que je dormais avec elle. Bien qu’elle refusât de le croire. « Elle a commencé dès qu’on a amené la Fille de la Nuit, m’a répondu Shukrat. Ça ne m’a pas inquiétée outre mesure. — Tu n’avais aucune raison de t’en faire. » Arkana a hoché la tête. « Je ne me souviens pas de ne pas l’avoir entendue ronfler. » Le corbeau a émis un bruit incongru. Les deux filles m’ont regardé puis ont reporté le regard sur l’oiseau. Pas sottes, elles ont tout de suite compris qu’il n’était pas seulement un oiseau albinos aussi mal éduqué que mal embouché. Étant elles-mêmes des sorcières, elles se sont vite aperçues qu’il s’agissait d’un authentique corbeau et non d’une créature habituellement indiscernable, voire invisible. « Si elle dort réellement, c’est depuis un bon bout de temps. On aurait pu croire qu’elle se réveillerait d’elle-même. » J’ai effleuré délicatement mon épouse. Elle n’a pas réagi. Je l’ai secouée beaucoup moins tendrement. Elle a grogné, marmotté, roulé sur le flanc, relevé les genoux. « Pas d’histoires, lui ai-je dit. Il est grandement temps de te lever. » Les filles ont souri. Elles me sentaient soulagé. Elle dormait vraiment à présent, même si ça durait depuis très longtemps et si son sommeil risquait de se prolonger encore un bon moment. « Allons, femme ! On a du pain sur la planche. Tu t’es suffisamment reposée pour dix ! — Ça, elle a eu ma part de sommeil, assurément ! » Madame a entrouvert une paupière. Tout en marmonnant quelques paroles incohérentes évoquant de façon troublante les menaces qu’elle proférait habituellement le matin à son réveil. « Tout ce repos n’a pas amélioré son humeur, dirait-on, ai-je laissé tomber. La prochaine fois qu’elle mettra son mauvais caractère sur le compte du manque de sommeil, je saurai m’en souvenir. — Veux-tu que je lui renverse un seau d’eau froide sur la tête ? a demandé Arkana, qui peut parfois se montrer une bien présomptueuse petite sorcière. — Elle n’a pas besoin d’une douche. » Madame a encore grommelé quelques mots, mais il s’agissait cette fois-ci d’une piètre tentative pour se montrer enjouée. « N’essaie même pas de jouer les bonnes filles », lui ai-je conseillé. Compte tenu du fonctionnement normal de l’organisme, sortir jovialement du coma est parfaitement exclu. Sa gorge était sèche et serrée. « Où sommes-nous ? a-t-elle demandé une fois ce problème réglé. Combien de temps suis-je restée inconsciente cette fois-ci ?» J’avais perdu le compte. « Quinze jours ? Au minimum. Sans doute davantage, a répondu Shukrat. Mais tu as dormi pour nous tous. Nous étions beaucoup trop occupés. » Madame a inspecté son environnement des yeux, consciente de n’avoir jamais mis les pieds ici. Elle ne voyait pas Boubou de là où elle était assise. « La guerre est finie, lui ai-je appris. On l’a gagnée. Plus ou moins. Aridatha Singh a capitulé. Nous lui avons proposé une reddition honorable. » Madame a grogné ; son cerveau fonctionnait encore à petite vitesse. « Mogaba l’a laissé faire ? — Le Grand Général n’est plus de ce monde. — Il faudra qu’on en parle, p’pa, a déclaré Shukrat. Je suis allée voir au banc de sable. » Je lui ai intimé le silence d’un geste. Quelqu’un du royaume caché pouvait se trouver parmi nous. « Un tas de gens nous ont quittés, ai-je repris pour Madame. Dont presque tous ceux qui s’étaient rendus avec nous en ville la nuit où tu as été frappée. Roupille aussi, un peu plus tard. Dans un guet-apens. Suvrin a repris le flambeau. Il fera parfaitement l’affaire. Il s’y mettra. Pourvu qu’on l’aide. — N’oublie pas le prince et le général Chu, a ajouté Arkana. Et Mihlos. Il me manque. — Parce qu’il bavait derrière toi comme un chien en rut, a raillé Shukrat. Et que tu l’y incitais. — Qui de nous deux gloussait et se trémoussait chaque fois qu’il apparaissait ? — Les filles ? — Quoi ? — Pure jalousie de ma part. Où donc étiez-vous quand j’avais l’âge de Mihlos ? — Que dois-je encore savoir ? m’a coupé Madame. — Le palais s’est écroulé. Nous occupons la ville. Aridatha Singh a repris les affaires en main et fait glousser et se trémousser Arkana dès qu’il apparaît. Nous ignorons encore comment se passera la succession. Nous avons capturé Boubou et le Khadidas, et détruit les Livres des Morts. Encore une fois. Boubou est juste derrière toi si tu tiens à la voir… » Je lui ai tendu la main pour l’aider à se relever. Si elle le souhaitait. « Elle est jolie. — J’y tiens. Mais je ne me lèverai pas toute seule. Je ne crois même pas pouvoir m’asseoir de sitôt sans l’aide de quelqu’un. » Le corbeau a ricané. Madame lui a décoché un regard noir appuyé. Puis elle m’a offert son jumeau. « Où en est ton lien avec Kina ? lui ai-je demandé. — Qu’entends-tu par là ? — Aurais-je bafouillé ? Est-il plus fort ? Plus ténu ? — Pourquoi ? — Parce que je veux le savoir. Pourquoi ne me réponds-tu pas ? » Les filles étaient stupéfaites. Elles auraient visiblement préféré être ailleurs. Mais elles se sont écartées. « Elle ne s’est pas emparée de moi pendant mon sommeil, si c’est ce que tu veux savoir. Mais j’ai fait d’horribles cauchemars. Comme si j’étais restée piégée pendant une éternité dans son imagination. Cela dit, elle m’ignorait. Elle avait autre chose en tête. » Elle grinçait pratiquement des dents à chaque mot. Refusait de desserrer les mâchoires. « Le cauchemar s’est dissipé voilà un moment. » Je pouvais comprendre. Le seul endroit où j’ai envie de me dévoiler, même à moi-même, ne serait-ce qu’un petit peu, c’est ici, où personne ou presque ne le remarquerait. « Avais-tu conscience de l’écoulement du temps ? Ce qui se passait ici modifiait peut-être ce que tu endurais là-bas. — Conscience du temps ? L’éternité, te dis-je. Mais aussi son absence totale. Kina ne ressent pas le temps comme nous. Du moins je le crois. Elle ne lui permet pas d’avoir prise sur elle, en tout cas. Viens. Montre-moi mon bébé. Avant que je ne m’effondre. » Elle s’est relevée poussivement. Arkana et Shukrat se sont chacune emparées d’un bras et l’ont aidée à se remettre debout. « Elle est toujours d’aussi mauvaise humeur au réveil, p’pa ? m’a demandé Arkana. — Tu vas faire partie de la famille, alors il faudra t’y habituer. À condition de ne pas le prendre personnellement. » J’ai gloussé en entendant Madame me demander si j’aimerais qu’elle cesse de s’en prendre personnellement à moi. « Elle serait plutôt enjouée aujourd’hui. » Le corbeau a craché. Il se moquait visiblement que Madame devinât qui il était. De fait, il semblait bafouiller : « Sœur, sœur. » Très exactement le sarcasme de Madame quelques années plus tôt, quand elle voyait le monde par les yeux d’un autre corbeau. Bizarres, ces corbeaux blancs. On en voyait toujours rôder un dans les parages depuis le siège de Dejagore. À l’époque, Murgen était l’esprit qui cogitait derrière les yeux de l’oiseau. La plupart du temps. Apparemment. Mais Shivetya serait-il le cerveau qui manœuvrait les esprits hébergés par ces corbeaux ? Avait-il le pouvoir d’affecter les événements hors de la plaine scintillante ? Cela expliquerait bien des choses ; jusqu’aux difficultés qu’éprouvait alors Murgen à se repérer dans le temps. Mais signifierait aussi que Volesprit n’était pas coupable de tous les crimes que nous lui attribuions. Je n’étais pas certain d’apprécier cette explication. L’oiseau a de nouveau ricané. Comme s’il lisait dans mes pensées. Volesprit a toujours su lire en moi. « Nous avons aussi perdu Murgen, ai-je ajouté alors que nous nous disposions de part et d’autre de notre fille inconsciente. — J’avais cru le comprendre. Quand tu as dit que nous avions perdu nombre des nôtres. Tous ceux qui ne portaient pas la tenue Voroshk, j’imagine ? — Sauf un foutu chanceux de soldat de Hsien, qui a réussi à se retrouver derrière la personne adéquate au bon moment et au bon endroit. Le surnom officiel de Tam Do est désormais “Veinard”. — Ce doit être consanguin, a marmonné Madame en se contraignant à regarder la Fille. Toutes les femmes de mon sang sont vouées à passer le plus clair de leur existence emprisonnées et endormies. » Elle s’est appuyée plus lourdement sur les filles et a tendu la main pour effleurer la joue de Boubou, avant de reprendre la parole dans la langue des Cités Précieuses. « Je n’ai jamais vu ma mère dans un autre état qu’endormie. On m’a dit que tous les contes sur la Belle au bois dormant se sont inspirés d’elle. Son Prince charmant n’est jamais venu. Mon père s’est substitué à lui. Et il s’est satisfait de son coma. » Savoir que votre propre mère n’a jamais eu conscience de votre naissance : de quoi vous inspirer à jamais une certaine horreur, non ? Et nous nous plaignons de la cruauté du monde d’aujourd’hui. Les hommes de l’ancien temps étaient des géants. Nous serons nous aussi des géants dans cinq siècles. « Tout comme notre bébé, a repris Madame. Conçue sur un champ de bataille. » Ses traits trahissaient clairement ses émotions. Je ne l’avais jamais vue plus vulnérable. « C’est notre bébé. — On la réveille ? — Je ne crois pas. Pas maintenant, en tout cas. L’existence est bien assez démentielle aujourd’hui. Inutile de nous créer de nouveaux problèmes. » Ça ne cadrait pas. Pas du tout. Madame souhaitait instaurer une sorte de dialogue affectif entre elle et la chair de sa chair. De mon côté, il me semblait que ma détresse se dissipait maintenant que j’avais vu Boubou face à face. Je n’avais pas l’impression que mes pensées étaient biaisées par des espérances ou des regrets. Madame a convenu qu’il serait mal avisé de réveiller Boubou sans le renfort de Tobo. Elle n’a eu aucun geste malheureux, mais, l’espace d’un instant, les filles ont légèrement hyperventilé. CHAPITRE 130 : TAGLIOS LE KHADIDAS Tobo était là pour me prêter assistance quand j’ai réveillé mon vieil ami Gobelin, devenu bien contre son gré le véhicule du Khadidas. La tâche s’est révélée relativement aisée, une fois les sortilèges de contention de Tobo annulés. Le garçon l’a secoué pendant que je me tenais de côté. Et s’est écarté pour me permettre de le cuisiner dès que le merdaillon a commencé à remuer. Les paupières du nabot se sont ouvertes brusquement. Les yeux qu’elles ont dévoilés n’étaient pas ceux du piètre sorcier Gobelin. Mon regard plongeait dans deux vastes puits de noirceur. Qui donnaient l’impression de vouloir m’aspirer. Le Khadidas a ouvert la bouche, s’apprêtant à proférer quelque infâme blasphème. J’ai interposé le vieux couvre-chef dépenaillé de Qu’un-Œil entre l’esclave de Kina et moi. L’effet a été électrique. Le corps de Gobelin s’est convulsé comme si je l’avais cinglé d’un coup de tisonnier chauffé au rouge. J’ai vissé le chapeau sur son crâne. « Soulève-le », ai-je ordonné à Tobo, qui s’était posté au chevet du lit de camp, hors du champ de vision du Khadidas. J’ai maintenu le chapeau en place pendant qu’il l’installait en position assise. « Ça marche. Mieux que je ne l’espérais. — Mieux que je ne l’aurais cru, en tout cas. — Qu’un-Œil la jouait toujours modeste quand il faisait un truc bien. » La lueur maléfique avait déserté le regard de Gobelin. Ses yeux n’étaient plus que vitreux à présent. Pas comme s’il fixait un point à l’horizon, non. Plutôt comme s’il n’y avait plus personne à la maison. « Passe-lui le javelot. » Je me suis exécuté. Mais, purée… c’était bien à contrecœur que je me fiais à la sagacité d’un défunt pour placer entre les mains d’un démon un instrument d’une telle puissance. Je l’ai posé sur un bout entre les deux talons de Gobelin et j’ai refermé ses mains sur la hampe noire. Là-dessus, j’ai enfoncé encore plus fermement sur son crâne la vieille relique de feutre de Qu’un-Œil. Puis j’ai empoigné ses mains et je les ai serrées fermement contre l’argent et le bois sombre. La vie a commencé d’envahir son regard. « Pas aussi spectaculaire qu’un accouchement, mais bien assez pour mon goût », ai-je déclaré à Tobo. Même le crétin que je suis n’avait pas besoin d’un dessin pour comprendre que nous conjurions le vrai Gobelin. Un Gobelin endurant une telle souffrance que je m’en suis aussitôt rendu compte : seule Madame pouvait s’en faire une idée. Je me suis assis sur un tabouret. Tobo a installé Gobelin dans un fauteuil à dos droit puis s’est perché sur le lit de camp. Le petit sorcier n’arrêtait pas de tourner la tête pour nous fixer l’un après l’autre, Tobo et moi, de ses yeux ruisselants de larmes, mais il était incapable de parler, si âprement qu’il s’y efforçât. Il a tendu la main vers Tobo, implorant son contact dans un geste de silencieuse supplication. « Attention au chapeau, ai-je dit. J’envisage déjà de le clouer sur son crâne. » Non sans me persuader que Qu’un-Œil, indéniablement, avait été un merveilleux ami. Car il avait prévu cette éventualité et consacré ses dernières années à lui trouver une issue praticable. L’espace d’un instant, j’ai légèrement suffoqué à l’idée de n’avoir jamais eu d’autre ami capable d’autant d’abnégation. Puis je me suis rappelé que Roupille avait passé quinze années de son existence à tenter d’exhumer les Captifs. Et, aujourd’hui, cinq ans plus tard à peine, tous ces gens étaient morts sauf Madame et moi. Ventre en l’air. Partis en fumée. F-i fi, n-i ni. Les soldats vivent… Jamais Roupille n’avait laissé croire qu’elle avait gâché sa vie. Mais je reste persuadé que cette idée avait dû souvent la traverser. À propos de certains individus… « Tu dois garder une main au moins sur le javelot, Gobelin », ai-je déclaré. Nous n’avions encore rien fait pour le délivrer du Khadidas. Le monstre avait été refoulé tout au fond du puits où il s’était tapi avant d’en surgir pour prendre le contrôle du sorcier, mais derrière des barrières désormais plus fragiles. Il était bien plus puissant que Gobelin. Nous allions devoir nous échiner pour le repousser. « Qu’allons-nous faire de toi ?» ai-je demandé, non sans éprouver un pincement au cœur de culpabilité. Car j’avais déjà des projets pour lui. Des projets qui risquaient de bouleverser le monde. « Qu’en dis-tu, Gobelin ? Tu comptes nous aider à t’aider à survivre ? » Gobelin commençait de recouvrer le contrôle de ses muscles. Il a réussi à émettre un faible « ouais », en même temps qu’il hochait la tête. « Je remets tout entre vos mains, messieurs », a déclaré Suvrin. Il a désigné poliment Gobelin d’un signe de tête. « C’est à peine si j’ai connu cet homme. Et surtout pour avoir été la cible des mauvais tours qu’il me jouait avec Qu’un-Œil. Autant vous dire que j’aurais du mal à me désintéresser de son sort, même si je le voulais. C’est quoi, cette substance qui entoure la base de la chose qu’il porte sur la tête ? — De la colle. Et cette “chose” est un chapeau. Tu as dû voir Qu’un-Œil s’en coiffer. Le vieux bouc l’avait farci de sortilèges en prévision d’une telle éventualité. — Tu me l’as déjà dit. — Parfait. La colle ne sert qu’à retenir le couvre-chef sur sa tête. À jamais. Si nous pouvions trouver un moyen lui permettant de se nourrir et de se gratter le cul sans les mains, nous les lui collerions au javelot de Qu’un-Œil elles aussi. » La promotion au grade de capitaine doit sans doute ôter tout humour à un homme. Suvrin en était d’ores et déjà victime. Il n’a même pas souri. « Tu lui as extorqué des renseignements utiles ? Pas encore ? Quand ? — Je l’ignore. Il sort tout juste du coma. Réellement. N’oublie pas qu’il est pratiquement mort depuis six ans. Il éprouve des difficultés à recouvrer l’usage de son propre corps. Surtout de sa langue. Entre-temps, le Khadidas qu’il héberge s’efforce toujours de reprendre possession de lui. — Et Madame ? » J’étais plus inquiet pour mon épouse que pour Gobelin. Elle se conduisait bizarrement. J’avais l’impression de ne plus la reconnaître. Toutes mes inquiétudes antérieures, relatives à son lien avec Kina, avaient refait surface. Kina est une manipulatrice et une intrigante hors pair. Ses machinations se déroulent sur des siècles et sont épaisses de plusieurs couches. Mais Kina est lente. Très lente. C’est bien pour cette raison qu’elle préfère les plans qui mettent des années à mûrir. Elle est incapable de réagir rapidement aux revirements subits. « Madame reste encore un mystère pour moi, ai-je reconnu. Mais bénin. » Gobelin a émis un gargouillis. Le Khadidas s’escrimait âprement à lui clouer le bec. « Sais-tu quelque chose sur les hommes qui comptent à Taglios ? s’est enquis Suvrin. — Pas sur la dernière promotion. Sauf des généralités. À mon sens, tu devrais leur tourner le dos à tous. Tu pourrais demander conseil à Chaud-Lapin. S’il a survécu aux derniers combats. » J’avais le pressentiment qu’il était tombé dans le même guet-apens que Roupille. « Ou demander à Arkana de te louer les services d’une paire de conseillers. » Pour un capitaine de la Compagnie, Suvrin semblait singulièrement perméable aux conseils. « Nous devons reprendre tes leçons, m’a-t-il déclaré. Pour que je puisse étudier les annales. — Il nous faudrait déjà jouir d’une paix relative. D’au moins quelques années. Et reconstruire la Compagnie, tant qu’on y est. » Gobelin a de nouveau gargouillé en hochant la tête. D’une certaine façon, le petit bonhomme évoquait plus ou moins un chiot. « Il faut que je parle un moment avec lui », ai-je dit à Suvrin. Nous allons devoir tenter de contourner le Khadidas et ses intrusions intempestives », ai-je déclaré au premier dès que notre récent et très hésitant commandant a eu franchi la porte. Nouveau hochement de tête. « Et voilà, à mon avis, comment nous allons nous y prendre. Sauf s’il ne contrôle pas que ton discours. » J’ai scruté le petit homme. Il n’a pas réagi. Je me suis aperçu qu’il ne pouvait répondre par oui ou par non. « Il en est capable ? » Non. « Très bien, en ce cas. D’abord la question la plus cruciale : le Khadidas est-il en contact direct avec Kina ? » Non. Et oui. Plus un haussement d’épaules. Nous avons donc entamé une partie de jeu des mille questions ; j’avais l’impression de me fourvoyer sans cesse, quelle que soit la direction que j’empruntais, et de ne lui arracher que des gargouillis exaspérés. Ses tentatives les plus abouties lui permettaient rarement d’articuler plus d’une syllabe identifiable. J’y suis finalement parvenu en dépit de mon crâne épais : le Khadidas ne pouvait communiquer avec la déesse que quand il contrôlait le corps de Gobelin. Sinon il en était incapable. Ça faisait sens. Plus ou moins. Mais on m’avait prévenu : le Gobelin que j’interrogeais actuellement était en réalité un fantôme qui n’avait pu quitter son corps à sa mort et avait été ranimé par le souffle de la déesse. « Voilà une nouvelle passionnante, Gobelin. Écoute, j’ai un plan. » Si épineux que ça parût, je suis allé en repêcher un dans sa planque, tout au fond de moi, en priant pour que Kina ne disposât d’aucun moyen d’écouter aux portes. Il reposait entièrement sur ma compréhension du Gobelin que j’avais si longuement côtoyé et l’espoir qu’il n’avait pas changé de façon drastique au cours des deux dernières décennies. Un homme peut énormément évoluer pendant ce laps de temps… surtout s’il en a passé une bonne partie mort et asservi par la Mère des Félons. Gobelin a paru apprécier le plan que je lui ai exposé. Il semblait même désireux d’y participer. Voire enflammé par la perspective de plonger le javelot de Qu’un-Œil dans le plus noir des cœurs. « Je ne veux pas perdre une minute de plus qu’il n’est nécessaire, lui ai-je dit. Tu comprends ? » Hochement de tête. Suivi d’un « oui ! » gargouillé avec enthousiasme. Avec un empressement sans détour. « Je reviens bientôt. » Pour un peu, je me serais senti coupable de ne pas dire l’entière vérité à un mort. CHAPITRE 131 : AUX ALENTOURS DE TAGLIOS RECONNAISSANCE AÉRIENNE Je suis allé trouver Arkana pour lui demander si elle avait envie d’aller voler, en lui signifiant d’un hochement de tête appuyé qu’elle tenait sincèrement à faire un tour dans les airs. Pour la gouverne des curieux, j’ai laissé entendre que je comptais vérifier certaines rumeurs selon lesquelles des troupes loyales au Protectorat feraient route vers la capitale. Une armée aurait franchi la Maine à Vehdna-Bota. Une autre se rassemblerait à l’est, près de Mukhra, en Ajitsthan, où Mogaba jouissait naguère d’une popularité considérable auprès des tribus. Dans la mesure où ces rumeurs rendaient certains passablement fébriles, mon désir d’aller constater la réalité par moi-même ne surprendrait personne. Et c’est précisément ce que nous avons fait en chemin, parce que ce travail devait être effectué. Ce crochet, néanmoins, m’a laissé tout le loisir de bavarder avec Arkana. « Je vois une faille dans ton plan, m’a-t-elle annoncé. Peut-être. Qu’advient-il de la plaine et des Portes d’Ombre ? Tu m’as demandé si j’avais envie de retourner chez moi. La réponse est oui. Mais je n’ai pas l’intention d’y rester. Je veux seulement savoir ce qui s’y est passé. Enterrer mes morts, pourrait-on dire. Mais, si je devais m’y rendre dans l’immédiat parce que ce voyage me serait interdit plus tard, je vois mal comment ça ne compliquerait pas tout le reste. — Tu as raison. Et je dois pour ma part agir le plus tôt possible. Avant que Kina ne comprenne. » Si elle n’avait pas déjà prévu cette éventualité. Ou ne l’avait apprise de Gobelin. De Shivetya. Ou de Madame, qui était assez futée pour deviner mes pensées. Parfois. « Avant que ma femme ne comprenne, surtout. Ou ne commence à s’imaginer que je cours la gueuse. » Nous approchions de la Maine, en direction de Vehdna-Bota. Des colonnes de fumée montaient dans le ciel au nord du gué, loin de la petite colonie. Mais pas très nombreuses. « Pas très impressionnante, cette armée, m’a dit Arkana. — Et guère empressée non plus d’aller au-devant des ennuis, dirait-on. La journée est loin d’être finie, et ils pourraient en profiter pour progresser. » Pas pressée le moins du monde. Quand nous avons piqué sur eux pour voir de plus près, les hommes se sont éparpillés comme autant de cafards effarouchés. « Quelqu’un a ouvert le parapluie, ai-je déclaré. Et fait mine d’honorer ses obligations. Cette troupe n’arrivera jamais à Taglios. » Nous sommes remontés. Nous continuions de bavarder, et pas seulement de ce que nous devions accomplir. Arkana semblait désormais parfaitement capable de se détendre. Comme si elle avait enfin fait la paix avec les mauvais moments du passé. Certains y parviennent avec une relative aisance. D’autres demeurent à jamais mutilés. Ceux-là ne restent pas soldats bien longtemps. Ils deviennent d’ex-soldats et se lient d’amitié avec le vin ou les pavots. Je lui ai demandé comment se portait sa jambe. Elle a éclaté de rire. « Je pourrais faire partie des vieux, maintenant. Elle me sert à prédire le temps. — Sinon, ça va ? — Oui. — Je fais du bon boulot. — À force d’entraînement… — C’est le métier qui veut ça. » Nous sommes revenus vers Taglios en bavardant à bâtons rompus ; je cherchais à me persuader qu’il en aurait été ainsi avec Boubou si elle avait grandi entre ses parents. Je me berlurais. Je me racontais des histoires. Avec une mère comme Madame et un père comme moi, nulle enfant n’aurait pu devenir aussi normale qu’Arkana en grandissant. J’avais peut-être trouvé la solution : les adopter après leurs années de formation. Nous passions au sud de Taglios pour aller observer l’armée qui se rassemblait en Ajitsthan quand Arkana a repéré, montant vers nous, une silhouette bouillonnante. « C’est Shukrat. — Vous avez fait la paix toutes les deux ? Sincèrement ? — En quelque sorte. Surtout parce qu’il ne reste plus que nous deux. Du pays. Autrement, nous ne nous adresserions jamais la parole. En partie pour des raisons de famille. Des tours de cochon que se sont joués nos parents. Et en partie pour des raisons qui nous sont propres. Elle est trop mignonne, trop chou et aussi bête qu’un tombereau de cailloux. Mais il lui suffit de faire des yeux de biche, de se trémousser un peu et de prendre un air désemparé. — Tandis que tu es la plus futée. On attend toujours de toi que tu te débrouilles toute seule. — Oui. — Eh bien, en grandissant, tu deviendras aussi la plus jolie. Shukrat ne sera bientôt plus qu’une grosse truie tavelée. » Nous avons ralenti pour lui permettre de nous rattraper. Elle s’est rangée de mon côté. « Que se passe-t-il, mon autre fille ? — Je voulais te parler de ce qui est arrivé à ces hommes sur le banc de sable, Toubib. Ça m’épouvante. Réellement. J’aime sincèrement Tobo. Énormément. » J’étais certain qu’elle était écarlate derrière les plis d’étoffe qui masquaient son visage. Elle rougit facilement. « Mais je ne crois pas pouvoir m’engager avec un garçon capable de faire une chose pareille. — Tout le monde en est capable, Shukrat. À condition de se trouver au bon moment au bon endroit et d’avoir un mobile valable. C’est notre entourage qui nous l’interdit. — Que veux-tu dire ? — Que Tobo t’aime. Bien davantage, sans doute, qu’il n’est prêt à l’admettre. C’est un garçon passionné. » Et c’est parce qu’il est ce qu’il est qu’il a toujours été capable des pires forfaits, Shukrat. Nul ne naît dans la peau d’un méchant, vois-tu. Ni les Maîtres d’Ombres ni ma femme ni sa sœur. Pas même les Voroshk. Mais le pouvoir peut faire de vous un être malfaisant. Car rien ne s’oppose à votre volonté. Sauf quelque chose en votre for intérieur. Pour Tobo, pendant très longtemps, ce quelque chose a été l’amour et le respect qu’il portait à ses parents. Il se chamaillait tous les jours avec Sahra, mais il n’aurait jamais rien fait pour la décevoir, en aucun cas. De son vivant. Après sa disparition, son père est resté le seul frein à son côté obscur. Mais Murgen est parti lui aussi. De sorte qu’il ne reste plus qu’une personne au monde dont l’opinion compte assez à ses yeux pour l’empêcher de se laisser aller. » Shukrat a dû y réfléchir un bon moment. Elle était loin d’être aussi sotte que le prétendait Arkana, mais son cerveau mettait parfois un certain temps à appréhender toutes les facettes d’une question complexe. « Tu essaies de me dire que l’amour que je lui porte pourrait lui interdire de recommencer ? — Oui. Je pense. Mais je crois aussi que tu devrais lui faire savoir que tu es au courant, et lui faire comprendre que tu n’accepteras jamais aucune excuse à ce genre de comportement. Ne le harcèle pas. Ne louvoie pas non plus. Expose fermement et clairement ton cas, puis boucle-la. Ne négocie pas. Tu dois tracer une frontière infranchissable, absolue, qu’il ne devra jamais dépasser. Et t’y tenir. Ne jamais, toi non plus, oublier son existence. » Elle a opiné. « Je commence à devenir assez doué en matière de conseils paternels, ai-je déclaré à Arkana tout en attendant de voir si Shukrat avait bien compris. — Tu ne manques assurément pas de souffle, toujours est-il. — Merci beaucoup. — Pour la petite histoire, je crois que tu as eu raison. De le lui dire. — Tu sais de quoi elle parlait ? — Elle m’a prévenue. Au cas où j’aurais souhaité surveiller les arrières du général Singh. Peu après ta propre mise en garde. Il fallait absolument que j’aille voir de mes yeux ce qui t’avait mis dans un tel état, pas vrai ? » Cette fille remontait chaque fichu jour un peu plus dans mon estime. L’armée levée à Mukhra représentait une menace bien plus sérieuse que celle de Vehdna-Bota. Elle pourrait même nous créer un très gros problème si Aridatha, le nouveau Grand Général, se révélait incapable de faire avaler le concept de paix aux anciens alliés de Mogaba. CHAPITRE 132 : TAGLIOS ÉPOUSE ET FILLE Madame était encore (ou de nouveau) assise au chevet de Boubou. J’ai tiré un tabouret face à elle. « Tu veux que je te remplace un instant ? Le temps de sortir te dégourdir les jambes ? La compagnie à la bannière du dragon vert est en train de faire cuire un méchant ragoût d’agneau. Ne me demande pas où ils ont trouvé un mouton dans cette maison de dingues. » Elle a relevé le visage. Des traces de larmes striaient encore ses joues. « Aide-moi, Toubib. Je ne peux pas m’empêcher de songer à tout ce qui m’a été enlevé depuis le jour où Narayan Singh nous l’a prise. À la façon dont cet événement a totalement modifié mon existence. » Notre existence à tous. L’événement en question avait affecté la vie de tous les habitants de cette région du monde et celle de centaines de milliers de personnes dans deux autres mondes au moins. Mais elle ne pensait qu’à elle-même pour le moment. « Lève-toi et va faire un tour, lui ai-je suggéré. Trouve-toi quelque chose à te mettre sous la dent. Va voler. Il fait frais, la journée est magnifique. On se rend compte à certains signes que la nature ne va pas tarder à refleurir. Va donc t’en imprégner. J’aimerais que tu te reprennes avant mon départ. Je refuse de te laisser seule ici tant que tu ne te sentiras pas bien. — Ton départ ? Où vas-tu ? — L’heure de libérer le premier contingent des Enfants de la Mort ne tardera pas à sonner. Quelques-uns d’entre nous vont reconnaître la route du Sud et la plaine scintillante. Et aider les sentinelles postées aux Portes d’Ombre à rassembler des fournitures. Pourquoi ne viendrais-tu pas ? Ça te changera les idées. — Non. Impossible. Il ne resterait plus personne pour prendre soin d’elle. » Bon sang ! Je commençais à entrevoir son point faible. La porte par laquelle les ténèbres l’envahiraient. Si ce n’était déjà fait. Mais j’avais de la ressource ! Je savais comment refermer cette porte. À jamais. Et je venais précisément de me décider à m’y employer sans qu’on vînt m’importuner. « Va te chercher un peu de ragoût. Balade-toi. Inspire aux soldats une haine salutaire de ma personne parce que j’ai la chance de t’avoir. » Fut un temps où tout homme me détestait pour cela. Où tout homme réagissait à la présence de Madame comme les femmes réagissent aujourd’hui à celle d’Aridatha Singh. Mais cette époque est révolue. Tout comme ont disparu tous ces hommes. Sauf moi. J’ai coulé un regard vers Boubou puis levé les yeux vers le corbeau blanc silencieux perché sur l’appui de la fenêtre ouverte. C’était nécessairement consanguin, semblait-il. On voyait beaucoup le corbeau blanc dans les parages, ces temps-ci, mais il ne se répandait pas sur les raisons de sa présence. Jusque-là, j’avais toujours pris soin de regarder autour de moi avant de dire quelque chose d’un tant soit peu confidentiel. Mais je croisais les doigts et j’allais devoir les garder croisés. Madame a frissonné. « Si tu ne décampes pas tout de suite, j’appelle quelques gars et je leur ordonne de te tenir pendant que je te fesse. » L’espace d’un instant, la Madame que j’aime a pointé le museau hors des ténèbres. « Promis juré ? Ça pourrait être drôle », a-t-elle déclaré en souriant. Après son départ, j’ai pris dans les miennes les mains de Boubou et je me suis autorisé à m’abandonner un instant au même désespoir. Les doigts de ma fille étaient froids comme la mort. Mais elle respirait. Le corbeau blanc trouvait apparemment le spectacle hilarant. « Tu verses de façon écœurante dans l’esprit de famille, chéri. » J’ai grommelé quelques mots. « Oh, je sais. Tu as fait preuve d’un tel entêtement quand tu étais sous ma garde. Mais, après toutes ces années, il pourrait être amusant de voir ce qui se passerait si le bruit se répandait du contraire. » J’ai encore grogné. « Bon, peut-être pas pour toi. » Puis, un instant plus tard, d’une voix différente de fillette chagrine : « Ç’aurait pu être fabuleux. » Sans nul doute. Et mortel, à coup sûr. CHAPITRE 133 : LA PIERRE SCINTILLANTE UN JEU DANGEREUX Seuls quatre d’entre nous se sont envolés vers le sud. Cinq en comptant le corbeau au cul déplumé nonchalamment perché au bout du poteau volant de Gobelin. Le petit bonhomme volait de façon autonome, mais ses mouvements étaient entravés par un câble de touage et un harnais de sécurité, arrimés chacun au poteau d’un compagnon différent. Nous lui avions dit que c’était une mesure de sauvegarde, nécessaire tant qu’il n’aurait pas appris à manœuvrer le poteau, mais, même mort, il restait assez futé pour lire dans notre jeu. Nous ne tenions pas à le voir détaler si le Khadidas revenait en force. Gobelin avait repris des forces. Il était désormais capable de prendre soin de lui-même sans l’aide de personne, tout comme d’accomplir de nombreuses autres tâches pas trop complexes. Son vocabulaire se limitait encore à une trentaine de mots. Il pouvait reposer le javelot de Qu’un-Œil plusieurs minutes d’affilée sans réveiller le démon qu’il hébergeait. Nous fendions le ciel bleu, nos capes traînant derrière nous sur trente bons mètres, assez bas pour effaroucher le bétail et envoyer les gosses rapporter l’affaire à leurs parents incrédules. Les filles hurlaient, glapissaient et s’amusaient énormément. Tous ceux qui ne devaient pas surveiller Gobelin virevoltaient dans les airs. Le printemps n’allait plus tarder à s’épanouir. La saison promettait d’être aventureuse, avec ces gamins. Mais il amènerait aussi la saison des pluies. L’humidité et une pléthore d’intempéries féroces. J’ai effectué quelques rapides crochets. Dont une brève inspection de Dejagore, où la vie devait avoir repris un semblant de normalité et où personne ne semblait pleurer le trépas d’une des plus célèbres filles de la ville. Hors de la garnison, on ne trouvait sans doute pas un individu sur mille qui sût que Roupille considérait Dejagore comme sa ville natale. Mes autres détours avaient pour but, entre autres, de rechercher des signes de la présence de la Nef là où je croyais l’avoir entrevue auparavant. Je n’ai strictement rien découvert. Dans la mesure où, en dehors de mes propres aperçus de ces spectres de la pierre scintillante, on ne trouvait plus aucune trace d’eux, je restais persuadé de n’avoir pas vu l’article authentique. Tobo avait laissé entendre que j’avais sans doute entraperçu quelques-uns des êtres de son peuple caché s’essayant à une nouvelle apparence, si du moins mon imagination ne m’avait pas joué des tours. Il était convaincu qu’ils étaient parfaitement capables de se livrer à ce petit jeu juste pour le plaisir. Le folklore du Pays des ombres inconnues étayait cette hypothèse. De fait, cette sorte de fantasmagorie avait même leur prédilection. En somme, la Nef représentait sans doute une menace moins grave que je ne l’avais craint. Mais elle n’en restait pas moins un problème. À moins qu’elle ne fût piégée dans le monde des Voroshk. Gars Panda, à la Porte d’Ombre, m’a ôté cet espoir idiot. « Ils viennent gémir et supplier toutes les nuits, capitaine. — Vous êtes ici comme chez vous maintenant, les gars, dirait-on. » Ils s’étaient construit un véritable hameau, avec femmes et bétail, dont la majeure partie semblaient gravides. « La mission la plus agréable qu’on nous ait jamais confiée, capitaine. — Ouais, eh bien, c’est maintenant que ça va barder. » J’ai craché quelques ordres. Puis mes filles, mon pote le corbeau blanc, mon copain mort et moi avons franchi la Porte d’Ombre. Je n’ai rigoureusement rien vu, mais j’ai parfaitement ressenti en moi la pression exercée par la Nef. La plaine arborait un bon millier de plaques de neige sale. Le vent avait accumulé des congères au pied des pierres levées, sur leur versant ouest. L’air était d’un froid cuisant. Le climat qui régnait n’était pas celui de ma terre natale mais transpirait d’un autre monde. Et une atmosphère d’abandon prédominait. Comme si les résidents avaient renoncé au ménage et à l’entretien. Le désordre était moins flagrant à l’intérieur de la forteresse sans nom. De toute évidence, Baladitya s’était chargé de nettoyer derrière les hôtes Voroshk de Shivetya. Mais un vague relent de déchets humains stagnait dans l’air. « Il nous faudrait un peu de lumière », ai-je dit aux filles. Toujours plus ou moins en concurrence, elles se sont hâtées de créer ces petites boules lumineuses semblables à des feux follets… le premier tour, semble-t-il, qu’apprend tout sorcier. L’origine de l’odeur nauséabonde nous a pour ainsi dire sauté aux yeux. Baladitya s’était endormi sur sa table de travail et ne s’était jamais réveillé. L’air sec et froid avait beaucoup contribué à sa préservation. J’étais triste, mais pas surpris outre mesure. Baladitya était sans doute déjà une antiquité à ma naissance. Arkana et Shukrat ont exprimé leur chagrin en quelques bruits appropriés. « Mauvaise nouvelle, ai-je marmonné en fixant la dépouille du copiste. Je comptais sur lui pour m’aider à parler à Shivetya. — Salut, soldat ! s’est exclamé le corbeau blanc quelque part dans l’obscurité. Tu veux te payer un peu de bon temps ? — Ah, oui. Toi, ai-je lâché tout en farfouillant alentour, en quête d’huile pour remplir les lampes taries de Baladitya. Tout n’est pas perdu. Mais pas trouvé non plus. — Quoi ? » Un glapissement haut perché. Je me suis demandé comment Volesprit se débrouillait pour disposer d’un aussi large éventail de voix différentes alors qu’elle s’exprimait par le truchement d’une gorge d’oiseau. « La confiance. » J’avais souvenance d’un temps où chacune de ses paroles me faisait chier dans mon froc. Il faut croire que la promiscuité engendre… je ne sais trop quoi. Je me serais presque senti à l’aise en sa compagnie, à présent. « Pourquoi diable devrais-je me fier à ce que tu dis ? » La savoir enterrée, en proie à un coma éternel, stimulait mon courage. « Shivetya ne me permettrait pas de mentir. » En effet. Traitez-moi de cynique. Mais j’avais l’intuition que le golem, au fil des ans, nous avait bien davantage accompagnés que Kina. Le pressentiment qu’on parviendrait difficilement à démêler le complexe écheveau des manipulations de ces deux entités. Je le soupçonnais de n’être pas moins perfide que Kina, s’agissant d’œuvrer à la fin du monde. « Parfait, en ce cas. J’ai ta parole, n’est-ce pas ? Mettons que ça me rassure. Commençons. La déesse sait-elle où nous nous trouvons ? Ce que je compte faire ? — Elle s’intéresse à tout autre chose. » Les filles ont entrepris de remplir et d’allumer les lampes. De braves petites. Elles avaient appris à se débrouiller toutes seules. Et elles regardaient leur papa travailler avec un respect religieux. Ou, du moins, se demandaient ce que j’étais en train de fabriquer, à causer ainsi avec un corbeau chlorotique. Et à en obtenir des réponses comme s’il était intelligent. « Si tu savais lire et écrire le taglien, tu comprendrais ce qui se passe parce que tu aurais pu consulter les annales, ai-je déclaré à Arkana. — Non, merci, p’pa. Sans façon. Mauvaise pioche. Je t’ai dit non hier, je te le répète aujourd’hui et, demain, tu m’entendras toujours dire non. Pas question de m’impliquer davantage dans ta bande que je ne le suis déjà. » Suvrin disait la même chose. Lui qui avait entamé sa carrière comme prisonnier de guerre. « Ne te donne pas la peine de regarder de mon côté ! » s’est écriée Shukrat. Je n’avais même pas songé à Shukrat. C’était exclu. Mais j’étais persuadé qu’Arkana ferait l’affaire. Si on lui en laissait l’occasion. Son caractère faisait d’elle un membre de la Compagnie tout à fait acceptable. « La saison de recrutement est terminée ? s’est enquis le corbeau blanc. — Jusqu’à nouvel ordre. » J’ai scruté les ténèbres pour essayer de discerner plus de détails du golem. La lumière n’était pas assez forte. Mais le démon semblait assoupi. Ou indifférent, tout du moins. Ce qui n’a pas manqué de m’intriguer puisque j’étais venu le délivrer. J’ai haussé les épaules. Son indifférence affectée ne me ralentirait pas. Je suis allé chercher Gobelin. Je l’ai conduit très à l’écart, hors de portée d’ouïe, à la lisière du vaste hall du premier cercle de Shivetya. Si j’avais emporté une lampe, j’aurais pu constater comme ce parquet reproduisait amoureusement, dans tous leurs détails, les éléments de la plaine extérieure. « Kina réfléchit très lentement, ai-je répété pour le nabot. Nous devons absolument en finir avant même qu’elle ait pris conscience de notre présence, de notre détermination à frapper et du fait que nous disposons d’un instrument assez puissant pour atteindre notre objectif. » Le javelot de Qu’un-Œil chatoyait ici sans interruption. Des filaments de feu grouillaient à sa surface, dessinant avec excitation d’imprévisibles motifs. Les arêtes de sa pointe grondaient comme si elles fendaient l’air. Comme s’il sentait qu’il était rentré chez lui. Nul ne pouvait nier que ce javelot fût une manière de chef-d’œuvre dans son domaine artistique bien particulier. Ni non plus qu’en le créant Qu’un-Œil avait touché au plus haut degré d’inspiration de toute sa longue et plutôt pathétique existence. Nombre de chefs-d’œuvre artistiques ont fini par entrer dans cette catégorie : la seule glorification du génie de leur créateur. « Elle ne commencera à prendre conscience du danger que quand nous atteindrons le voile noir tendu en travers de l’escalier. Tu devras agir vite. Prendre autant d’élan que tu le pourras pour enfoncer le javelot le plus profondément possible. La Lance de la Passion n’était pas assez puissante. Mais elle n’était pas conçue pour le déicide comme le javelot de Qu’un-Œil. On pourrait le baptiser le “Tueur de dieux”. Tu es au courant. Tu étais là pendant presque toutes les années où il l’a façonné. À Hsien, il y a même consacré toute sa carrière. » Gobelin y était. Mais ce Gobelin-là était un être vivant au lieu d’un spectre encore coincé dans la chair qui l’habillait jadis. Ce Gobelin-ci, une partie du temps au moins, était l’agent du monstre même que le vrai Gobelin devait tuer. Ou blesser. Ou tout simplement irriter. Alors que les doutes commençaient de tournoyer autour de moi comme autant d’amis cachés de Tobo, je continuais de parler, d’expliquer encore et encore pourquoi il était, de nous tous, le seul à pouvoir porter ce coup. Et il a dû sincèrement trouver mes arguments motivants. À moins qu’il n’eût d’ores et déjà pris sa décision et que ni les espoirs ni les désirs d’autrui n’aient plus aucune importance à ses yeux. La créature qui avait été Gobelin est remontée sur son poteau volant. J’ai poussé le mien de l’avant, de façon à voir l’extrémité du sien et à m’assurer doublement, en outre, de celui qu’il chevauchait. « Descendons donc, lui ai-je déclaré. Je serai juste derrière toi. Un sortilège impose à ton poteau de rebrousser chemin de son propre chef si tu es inconscient. » Il le savait déjà. Il était présent quand Shukrat avait pris cette disposition. « Si ça ne fonctionne pas, je fondrai sur toi pour t’empoigner et t’arracher à Kina. Si tu le souhaites, j’ai même apporté cent mètres de câble supplémentaires pour les fixer à ton harnais de sécurité. On peut le nouer à ta ceinture. » Le petit homme m’a regardé comme s’il trouvait que j’en faisais trop. Il s’était préparé pour une mission suicide, persuadé que l’unique moyen de se débarrasser de son parasite et de trouver le repos était la destruction de sa propre chair. J’ai joué toute la fichue manipe à l’oreille. Je n’avais aucune idée précise de ce que souhaitait réellement Gobelin ni de ce qu’il comptait faire de cette existence factice qui lui était accordée. Je n’étais déjà pas foutu, de son vivant, de le percer à jour. La seule chose que je savais avec certitude, c’était qu’il œuvrait en handicapé. En infirme. Opérer sans Qu’un-Œil, c’était pour lui comme se retrouver privé d’un membre. Et il tenait sincèrement à navrer Kina. Ça ne faisait aucun doute. Une discussion aussi longue qu’épineuse s’est achevée quand j’ai enfin compris, légèrement chagriné, que Gobelin ne s’intéressait pas vraiment à un stratagème susceptible, si jamais ça tournait mal, de l’extraire automatiquement de ce traquenard. Mais plutôt à un stratagème capable de terminer le boulot à sa place en cas d’échec. J’ignore pourquoi j’éprouvais de telles difficultés à comprendre et admettre le plan de Gobelin. Sans doute parce que je me polarisais prioritairement sur mon désir de voir l’opération se dérouler exactement comme je le souhaitais. Gobelin m’avait pratiquement tout expliqué quand j’étais encore assez concentré pour lui poser des questions. Personnellement peu enclin à l’auto-immolation, j’avais le plus grand mal à surmonter ma nature cynique… surtout s’agissant d’un homme aussi porté sur la complaisance que l’avait été Gobelin durant si longtemps. Il a brandi le javelot de Qu’un-Œil et répété les mots que j’avais déjà prononcés sans joindre, comme lui, le geste à la parole. « Il est temps de descendre, Toubib », a-t-il articulé d’un trait, en une seule phrase limpide et vibrante. Je me suis palpé de haut en bas. Ultime vérification. Pas encore tout à fait certain d’être fin prêt. CHAPITRE 134 : TAGLIOS MEILLEUR SERVI FRAIS Madame, incapable de fixer très longtemps son attention, restait pourtant la dernière personne à surveiller Tobo. Et notre petit génie restait son unique garde-fou. Mais il avait d’autres préoccupations. Beaucoup trop, dans l’ensemble, contaminées par les ténèbres. Ni Shukrat ni Toubib ni Madame, donc, pour s’intéresser à ses faits et gestes. Les nuits en ville avaient tout perdu de leur traditionnel et bruyant attrait urbain. D’aucuns commençaient déjà à comparer cette nouvelle ère à l’époque où la Protectrice lâchait ses ombres tueuses sur la cité, sans autre raison manifeste que celles présidant au découplage des horreurs qui rôdaient présentement en liberté. Le nombre assez peu élevé de morts passa inaperçu. Les ombres inconnues s’amusaient énormément à tourmenter les vivants. Tout comme Tobo, qui se retrouvait enfin libre d’en faire à sa tête. Sauf dans ses rêves. Une femme avait commencé de les hanter. Une belle Nyueng Bao qui ressemblait à l’incarnation même du chagrin. Il était parfaitement conscient, en son for intérieur, qu’il s’agissait de sa mère telle qu’elle se présentait dans sa jeunesse, avant de rencontrer son père. Elle n’était pas seule en général. Parfois accompagnée d’une grand-mère Gota encore jeune et droite, parfois d’une autre femme, toujours gentille et souriante, mais forgée dans un acier plus dur que celui de Bâton de Cendre, l’épée de l’oncle Doj. Cette dernière, qui ne pouvait qu’être Hong Tray, son arrière-grand-mère, ne parlait jamais. Elle en disait plus long d’un simple regard désapprobateur que Sahra n’aurait pu l’exprimer en cent mots. Aux yeux de ces femmes qui l’avaient enfanté et élevé, les vendettas de Tobo étaient inacceptables. Lui-même ne parvenait pas à établir s’il était contacté par les esprits de ses ancêtres – phénomène en parfaite concordance avec les croyances nyueng bao – ou si ces femmes n’étaient que le produit de quelque recoin dérobé de son cerveau bourrelé de remords. Les ténèbres qu’il hébergeait étaient assez opaques pour le pousser à les défier. Aucune ne souhaitait être vengée. « Tu ne te feras pas seulement du mal à toi-même, chéri, l’avait prévenu le fantôme de Sahra. Si tu poursuis dans ce sens, tu cours tout droit dans un traquenard. Oublie ta douleur. Embrasse ton véritable destin et laisse-le t’élever. » Hong Tray l’avait scruté de ses yeux aussi froids que des billes d’acier puis avait convenu qu’il était parvenu à un carrefour. Qu’il allait devoir faire un choix qui déciderait du reste de son existence. Il savait, bien entendu, que les paroles de ces spectres n’étaient que des métaphores. Tout comme les spectres eux-mêmes. À l’état de veille, sa conscience ne lui posait aucun problème. De sorte qu’il évitait de s’endormir. Le manque de sommeil n’en obscurcissait que davantage son jugement. Ceux du peuple caché persistaient à lui rapporter la même information : Aridatha Singh refusait de quitter ses bureaux. Il travaillait jour et nuit, ne s’accordant le plus souvent que de brefs assoupissements, pour tenter de maintenir la cohésion de l’empire taglien par la seule force de sa volonté. Le combat qu’il devait mener pour maintenir le contrôle aurait normalement dû triompher de lui et de sa vaillance en quelques jours. La plupart de ses semblables auraient déjà tranché des gorges pour accélérer la reconstruction et soulager leur frustration. Aridatha se contentait d’écraser ses adversaires par les deux armes de la raison et de l’opinion publique. Il ne pactisait avec personne en secret. Veillait à mettre le monde entier au courant dès qu’un quidam refusait de traiter au grand jour des affaires de la ville. Les obstructionnistes commençaient à se faire connaître. Ceux dont les combats et les incendies avaient fait des réfugiés n’étaient pas d’humeur à pardonner le sempiternel esprit de discorde. L’impensable se produisit. Plusieurs personnages de haute caste furent sauvagement passés à tabac. On avait vu, parmi la populace, des Shadars encourager ces violences. Mais personne ne se posait de questions et Aridatha Singh ne semblait pas en être personnellement informé. La nuit était déjà profonde, mais les baraquements des bataillons de la ville hébergeant le quartier général d’Aridatha étaient encore le théâtre d’un léger va-et-vient. Une brume sombre s’épaississait lentement autour des bâtiments. Les gens commençaient à s’assoupir. Des ombres frétillaient dans l’ombre. L’espace d’un éclair, de petites personnes ou de petits animaux furent fugacement visibles… l’auraient été, du moins, si quelqu’un d’éveillé les avait distingués. Tobo traversa tout cela, si épuisé que ses yeux se croisaient et si sûr de lui qu’il ne s’était pas donné la peine d’apporter son poteau volant ni de se cuirasser de la tenue Voroshk. Ni même de vérifier à deux fois les rapports de ses ombres inconnues. Il s’attendait à entrer et à mettre un point final à sa vengeance à l’insu de tous. Le sort d’Aridatha Singh resterait à jamais une énigme aussi terrifiante qu’insondable. Le peuple caché n’avait rien pu lui dire du bureau de Singh. Ses membres ne pouvaient y pénétrer. Il était hermétiquement scellé. Mais les sentinelles ronflaient devant la porte. Tobo la poussa. Elle ne céda qu’à regret en s’ouvrant vers l’intérieur. Il entra, haletant. Tout au fond, trois hommes s’étaient affalés sur leur table de travail ou vautrés sur leur chaise. « Mauvais signe, grommela Tobo, que la présence de témoins potentiels n’excitait guère. — Pas bon du tout, en effet », renchérit Aridatha en soulevant le visage de son bureau. Tobo n’eut que le temps d’entendre siffler l’air derrière lui avant de recevoir sur la nuque un coup assez violent pour lui feler le crâne. Il s’effondra dans l’obscurité, conscient d’avoir été trahi, d’être tombé dans un piège. Les ombres inconnues s’égaillèrent dans toutes les directions, prises de folie, et transformèrent Taglios en une ville de cauchemar. Sahra, Gota et Hong Tray attendaient Tobo sur l’autre rive de la conscience. Toutes trois lui expliquèrent qu’il ne devait ce désastre qu’à lui-même. Qu’il aurait pu l’éviter en agissant correctement. On l’avait prévenu. Il n’avait pas voulu écouter. Tobo n’avait jamais vu Sahra aussi profondément chagrinée. CHAPITRE 135 : TAGLIOS LA FOLLE SAISON Pendant plusieurs jours après le départ de Toubib, Madame résista assez aisément à la tentation. Elle ne cessait de se répéter qu’il lui suffirait d’attendre son retour. Dès lors, la Fille de la Nuit ne serait plus le messie des Félons. Elle ne serait plus que Boubou. Le bon sens lui soufflait de ronger son frein. Mais l’émotion ne connaît pas la patience. Et l’émotion menaçait de l’engloutir. En dépit de son long passé, l’émotion avait pris le dessus. Quatre jours ne s’étaient pas écoulés qu’elle craquait. Madame jeta un bref coup d’œil dans le couloir pour s’assurer que personne ne risquait d’intervenir puis s’installa sur un tabouret au chevet de sa fille et saisit l’extrémité des lés de sortilèges qui maintenaient Boubou endormie et prisonnière. Elle travaillait prestement et adroitement. Elle avait étudié ces liens pendant les quatre derniers jours. Elle procédait avec une hâte naïve qui ne lui ressemblait guère. Cette partie d’elle-même que la réalité avait aigrie et endurcie se gaussait de cet enfantillage. C’était le monde. Le sien. Le monde réel. Nulle raison d’en attendre rien de bon. Les yeux de Boubou s’ouvrirent avec une soudaineté mécanique. La couleur était la bonne, pourtant ce n’étaient pas les yeux de sa famille. Ni même ceux de Toubib. Plus froids que ceux de Madame à ses pires moments de cruauté, c’étaient les yeux d’un serpent, d’un naga ou d’une divinité. L’espace d’un instant, Madame se pétrifia comme une souris hypnotisée par un reptile, puis elle déclara : « Je suis une incurable romantique. La certitude inébranlable que la prochaine fois sera différente est l’essence même de la romance. » Elle s’efforça d’assurer son contrôle pendant que sa fille était encore trop faible pour réagir. Mais l’aura « Aime-moi » de Boubou l’avait d’ores et déjà contaminée si subtilement qu’elle n’en prit conscience que trop tard. Madame n’avait pas endossé la tenue Voroshk. Rien ne l’abritait de la tempête. Une vibration naquit au plus profond de son être et se répandit à une vitesse glaçante, en même temps qu’elle voyait le pouvoir de la déesse envahir la Fille de la Nuit. Ce bourdonnement n’excluait pas qu’elle ressentît comme un soupçon de liesse en son for intérieur. Elle prit conscience que son amour maternel resté sans emploi avait été décelé et manipulé avec une subtilité infinie, cela depuis très longtemps. Si habilement qu’elle ne s’était doutée de rien. Pire encore : qu’elle ne s’était pas convenablement préparée à réagir à un tel désastre. Néanmoins, ayant disposé d’une éternité pour l’exercer, c’était une femme d’une extraordinaire volonté. Une contre-attaque était possible. En une seconde, Madame prit la plus cruelle décision de toute son existence. Sans doute la regretterait-elle jusqu’à la fin de ses jours… mais elle savait aussi que ce choix se solderait par la moins douloureuse des blessures incurables. S’agissant de prendre promptement de terribles décisions et d’apprendre à vivre avec leurs conséquences, la Dame de Charme avait des siècles d’entraînement. Elle tira de sa ceinture un souvenir de son bref passage dans la Compagnie noire, du temps où elle en avait été le capitaine. Le pommeau d’argent de la dague représentait un crâne serti d’un unique œil de rubis. La pierre donnait toujours l’impression d’être vivante. Madame leva lentement le poignard en rivant son regard dans celui de la Fille de la Nuit. La présence de Kina se fit encore plus palpable entre elles deux. « Je t’aime, déclara Madame, répondant à une question muette que seul le cœur de la Fille avait posée. Je t’aimerai toujours. À jamais. Mais je ne te permettrai pas d’infliger ce fléau à ce monde. » En dépit de tout, Madame en était parfaitement capable. Elle avait égorgé un être tout aussi cher à son cœur alors qu’elle n’était guère plus âgée que l’enfant qui gisait actuellement sous sa lame. Et pour une raison moins valable. Elle sentit la démence s’insinuer en elle. S’efforça de se concentrer. Elle pouvait tuer, car la conviction qu’il n’y avait pas d’autre solution s’imposait à elle. Kina et la Fille de la Nuit luttaient de conserve pour effriter l’effroyable volonté de Madame. Mais la dague descendait lentement, inexorablement, vers la poitrine de la Fille de la Nuit. Très vite, celle-ci ne fut plus qu’une proie tétanisée, incrédule, incapable d’admettre que la lame de Madame continuait de s’abattre. La pointe du poignard toucha l’étoffe, la traversa, trouva la chair puis l’os. Madame se déporta pour mieux enfoncer la lame entre les côtes. Elle ne vit rien venir. Le coup, porté à sa tempe droite, fut assez violent pour l’envoyer bouler contre un mur à deux mètres de là. Les ténèbres se refermèrent sur elle. L’espace d’un instant, un rêve s’empara d’elle, aussi réaliste que la vie même : elle s’y vit en train d’étrangler son enfant au lieu de la poignarder. La Fille de la Nuit sentit une brûlure cuisante lacérer sa poitrine au moment où sa meurtrière en puissance volait vers le mur. Elle poussa un hurlement. Mais la souffrance qui la convulsait n’était pas liée à sa blessure. C’était comme une explosion de noirceur dans son esprit : un brutal raz-de-marée d’échardes aiguisées comme des couteaux, nées d’un millier de rêves ténébreux, d’un glapissement plus strident que celui de dix mille meules aiguisant des épées, d’une rage si rouge et démesurée qu’on aurait pu la baptiser la Dévoreuse de Mondes. Le choc fut assez violent pour la projeter de côté. Elle retomba sur le corps inerte de sa mère, bras et jambes en croix. Mais elle n’en savait rien. Elle avait sombré dans l’inconscience bien avant que la pesanteur l’ait happée. Une bouffée d’odeur de vieille mort, de pourriture de cimetière, stagnait dans la pièce. CHAPITRE 136 : LA FORTERESSE SANS NOM CHASSE À LA DÉESSE Gobelin était trop pressé. J’ai dû lui crier à deux reprises de ralentir. Il dévalait l’escalier à une allure que j’étais incapable de suivre. Malgré la tenue Voroshk, les meurtrissures nées de mes impacts avec les parois commençaient à me mettre les nerfs en pelote. Nous ne nous étions pas encore très profondément enfoncés dans la caverne de glace quand je lui ai beuglé de s’arrêter. Ô prodige, il m’a entendu. Et obéi. Il a même réagi quand je lui ai signifié que nous devions revenir en arrière. « Quoi ? » Dans sa bouche, ce mot devenait un murmure de deux syllabes surgi d’un antique tombeau. « Nous ne pouvons pas opérer dans le noir. Avant même de toucher au but, nous nous cognerions à en rester sur le carreau. Ou à en perdre le jugement, tout du moins. » Il a émis un grognement laissant entendre qu’il en convenait bien malgré lui. Lui-même avait été victime de quelques collisions désagréables. « Il nous faut de la lumière. » Pourquoi avais-je négligé un détail aussi flagrant ? Sans doute parce que j’étais trop obnubilé par mon obsession d’une approche sournoise. L’escalier était bien trop étroit pour nous permettre de retourner les poteaux volants. Nous allions devoir les remonter à la main. Tâche aussi lente qu’humiliante, et souvent douloureuse. Et notre humiliation n’a fait que croître à notre arrivée au sommet. Les filles et le corbeau blanc nous y attendaient. Dans une posture à ce point suffisante qu’on n’avait aucune peine à la déchiffrer, bien que ces demoiselles fussent équipées pour l’action : Arkana faisait osciller une lanterne d’arrière en avant. Pendant quelques secondes, une appréhension parfaitement bouffonne m’a saisi : je n’avais pas endossé mon costume d’Ôte-la-Vie. Il me semblait pourtant tout à fait indiqué, compte tenu de la situation. Indiqué, certes, mais parfaitement superflu. Cette armure n’avait jamais été qu’un déguisement. Au tour de Shukrat de faire osciller sa lanterne. En riant. « Pas un mot, ai-je grommelé. — Ai-je dit quelque chose ? — Tu l’as pensé très fort, chère fille. » Elle a levé plus haut sa lanterne pour voir ce que je portais sur le dos. Ma tenue se mouvait lentement tout autour de moi, rampant contre ma peau pour réparer les plus gros dommages. « Tu n’entendras pas un seul mot de ma part, l’ancien. Tu connais ta Shukrat. Honore tes aînés à l’excès. Mais permets-moi de rire à présent. Je te prie de ne pas en conclure trop vite que je me paie ta tête. » Arkana a ri encore plus fort. Gobelin a émis une succession de bruits, épuisant à toute vitesse son maigre vocabulaire. « Il a raison. Passez-nous ces lanternes. Il faut en finir. » J’espérais que l’étourderie dont j’avais fait preuve en omettant que nous aurions besoin de lumière – étourderie bien digne de l’écervelé que je suis – ne serait pas le grain de sable qui nous conduirait à notre perte. Et que je n’avais eu la bêtise d’oublier que ce seul détail. Gobelin s’est emparé de la lanterne de Shukrat et de nouveau enfoncé sous terre. Beaucoup plus lentement cette fois. Sa soif de vengeance commençait peut-être à faiblir. J’ai pris celle d’Arkana. Le corbeau blanc s’est posé en voletant au bout de mon poteau. Avant que j’aie terminé de lui expliquer que m’accompagner n’était peut-être pas une bonne idée. Shukrat avait allumé une troisième lanterne et aidait Arkana à en activer une quatrième. Les filles s’étaient préparées pour nous. Je me suis chamaillé avec elles pendant toute la descente. Elles se sont moquées de moi jusqu’en bas. Elles refusaient d’écouter mes avertissements. Le corbeau blanc a décidé qu’il ne serait pas mal venu de faire un crochet par la caverne des anciens. « Ne touche surtout à rien là-bas ! Surtout pas à toi-même ! ai-je beuglé. Quand apprendrai-je enfin à fermer ma grande gueule ? » ai-je poursuivi en marmottant. Après toutes ces années où la chance lui avait souri, ne serait-il pas suprêmement ironique que le corps de Volesprit fût anéanti par le contact de l’oiseau qui hébergeait son esprit ? Gobelin avait de nouveau le feu au cul. « Il se passe quelque chose avec Kina ! m’a-t-il répondu quand j’ai tenté de le ralentir. Elle commence à se réveiller. — Merde ! » Pas moyen de tenir le rythme, du moins jusqu’à la barrière noire. À ce stade, Gobelin a flanché. Il s’est brusquement figé en se remémorant toutes les années d’horreur qu’il avait passées derrière. « Nous y sommes presque, Gobelin. Il faut le faire. Et tout de suite. » Si imperméable que je sois aux manifestations surnaturelles, je sentais la proximité de Kina et sa lucidité chaque seconde plus affûtée. Mais son attention se portait ailleurs. « Maintenant ! » ai-je ajouté plus sèchement. Derrière nous, les deux filles se sont mises à chuchoter, perturbées. Sans doute plus sensibles à ces phénomènes que je ne l’avais jamais été. « Remontez toutes les deux en haut des marches, à présent, leur ai-je ordonné. Je vous jure que vous ne le regretterez pas. Surtout si ça tourne mal pour nous. Gobelin. » Il a rassemblé tout son courage. Ou peut-être recouvré sa haine. Ses traits se sont durcis. Il a repris son chemin. « Ne te précipite pas, ai-je chuchoté en aparté au moment où il franchissait le voile noir. Je suis sérieux, les filles. Commencez tout de suite à cavaler. Il faut absolument qu’il reste des survivants. » J’ai traversé derrière Gobelin, à deux doigts de me souiller d’effroi. En dépit de ce que j’avais dit au nabot, l’heure n’était ni à la mollesse ni aux atermoiements. Une fois la barrière brisée, Kina serait consciente de notre présence. Sa lenteur de réaction serait notre seule alliée. La barrière passée, je me suis propulsé dans l’antichambre de la prison de Kina, à l’entrée de sa geôle. Gobelin s’est posté devant moi, prêt à charger. Je devais faire plusieurs choses à la fois : l’encourager, me préparer à essuyer les conséquences immédiates de son geste et abattre ma part de travail ingrat de manière à assurer le succès de ce déicide. Garde tout le tableau à l’esprit. Fais chaque chose en son temps, dans le bon ordre, exactement comme tu l’as planifié au cours des derniers mois. Dès que Gobelin a foncé, j’ai disposé mon poteau volant à l’angle du mur de gauche puis je me suis plaqué contre la paroi à l’aplomb de mon véhicule, tout en contraignant, par la force de la volonté, ma tenue Voroshk à former une cuirasse protectrice autour de nous deux. Là-dessus, en dépit de la clarté trop faible, j’ai réussi à trouver la première page du calepin du Premier Père. J’ai entrouvert ma cuirasse d’un doigt, le juste nécessaire pour me permettre de voir Gobelin se ruer droit sur Kina et, à ma grande surprise, lui planter le javelot de Qu’un-Œil dans la tempe. Je m’étais attendu à ce qu’il vise le cœur. J’ai achevé de réciter l’incantation qui détruirait le poteau de Gobelin et je me suis de nouveau enfermé hermétiquement. Ensuite seulement, je me suis autorisé à me sentir plus vil que fiente de serpent. Je m’étais échiné pendant des mois à me trouver des excuses. Et j’avais continué par la suite. Mais c’était bel et bien en train de se produire. Et, quand ce serait fini, il me faudrait vivre avec mes faux prétextes jusqu’à la fin de mes jours. L’univers tout entier a tremblé. La caverne de Kina était sans doute vaste, mais confinée. L’escalier était la seule échappatoire possible aux fruits de l’explosion. L’onde de choc a martelé ma cuirasse. Je me suis cramponné à la paroi rocheuse, sous de multiples couches d’étoffe Voroshk, pendant que l’univers hurlait et se convulsait. Je me suis promis de me mettre au service de Kina si elle était assez puissante pour survivre à ce cataclysme, car seuls ceux qui l’avaient ainsi ficelée pourraient se révéler plus coriaces. Et ils ne s’étaient pas montrés depuis des millénaires. Le vacarme a commencé à diminuer. Mais j’avais du mal à m’en rendre compte. La déflagration m’avait temporairement assourdi. J’espérais que les filles étaient bien remontées comme je le leur avais ordonné. J’espérais aussi que la violence de l’explosion n’avait pas fait d’autres dégâts. J’en doutais. Un séisme de forte magnitude avait naguère fendu la plaine en deux sans endommager les cavernes de glace ni affecter ces profondeurs. J’ai ordonné à la tenue Voroshk de s’entrebâiller assez pour me permettre de glisser un coup d’œil. Si besoin (si Kina, par exemple, n’était que blessée), je pousserais mon poteau à l’intérieur pour l’y faire exploser à son tour. Et, si je survivais à cette seconde déflagration, je pourrais commencer à espérer ne pas souffrir d’un infarctus ni crever de faim en entreprenant l’ascension de ces kilomètres d’escalier. Le matériau qui me protégeait avait été si traumatisé qu’il a mis dix minutes à réagir. Il se crispait, se contorsionnait et frissonnait, agité de menues secousses, comme pour essayer de se soigner lui-même. Dès qu’il s’est entrouvert, je me suis rendu compte qu’il n’y avait rien à voir. Une lumière intense baignait encore la cellule de Kina. Peut-être s’estompait-elle, mais très lentement. Une demi-heure devait encore s’écouler avant que je puisse distinguer les détails sans souffrir des yeux. Ce n’était pas plus mal, au demeurant. Ma tenue protectrice a mis le même laps de temps à se rétablir et se détendre assez pour m’autoriser à m’écarter de la paroi. Ces tenues ont été intelligemment conçues. Leur convalescence exige un délai assez long pour vous interdire de faire une bêtise. J’ai enfourché mon poteau et avancé, conscient que ma cuirasse ne survivrait pas à une seconde explosion aussi rapprochée de la première. Je n’ai d’abord rien trouvé. Puis, la clarté faiblissant encore, j’ai commencé de repérer des débris de croc ou d’os incrustés dans les parois. De la chair de Gobelin et de Kina, il ne restait aucune trace. En fait, je doutais beaucoup que ces débris de dent ou d’ossement aient appartenu à un simple mortel, tant l’explosion avait été violente. Bien davantage que celles qui avaient détruit la Porte d’Ombre Voroshk ou déclenché l’effondrement du palais. La destruction de Kina avait dû décupler sa puissance. Mon poteau ne se comportait pas tout à fait normalement. Il réagissait lentement et hésitait. En dépit de tous les efforts que j’avais faits pour le protéger, il avait dû être drôlement secoué. Quand la lumière s’est enfin dissipée autour de l’autel où reposait la déesse, j’ai aperçu ce qui m’a paru un long serpent noir gisant dans les décombres de son lit de pierre. Le seul objet de la salle, en dehors de moi-même, qui ne fût pas blanc. Je m’en suis prudemment approché. Pour autant que je l’aie su, il devait s’agir de l’os de noirceur tapi près du cœur de Kina. Et je m’étais préparé à admettre que tout ce que je pourrais voir ou éprouver en ce lieu ne serait qu’illusion. Kina est la Mère de l’Illusion. Un des plus grands pouvoirs des Félons réside dans leur capacité à vous faire douter de tout et de tous. L’objet noir n’était pas un serpent mais ce qu’il restait, déformé, du javelot de Qu’un-Œil. Il avait survécu à l’explosion et n’avait souffert que de dommages étonnamment restreints. Il était juste un peu tordu et courbé, et superficiellement carbonisé. Quant aux incrustations de métal, la chaleur intense ne les avait que très légèrement gauchies. Bon sang, il devait avoir enrobé cet objet de sortilèges de protection foutrement efficaces ! Je l’ai récupéré, je me suis assuré que j’étais correctement arrimé à mon poteau et je lui ai ordonné de me ramener à la case départ. CHAPITRE 137 : TAGLIOS L’ÉPOUSE MÉLANCOLIQUE Nous sommes tombés du ciel comme une famille de vautours faméliques. Ma tenue Voroshk n’était pas entièrement guérie. Les filles étaient encore plus loqueteuses que moi. La déflagration les avait cueillies pendant qu’elles grimpaient les marches. Elles étaient couvertes d’ecchymoses. Le vrai prodige, c’était que les poteaux s’en soient aussi bien tirés ; encore qu’aucun ne fût réellement indemne. Le bois du Malheur est monté à notre rencontre les bras ouverts, telle une mère accueillant ses enfants égarés. Des pensées et des images bizarres ne cessaient de me traverser l’esprit depuis quelque temps. Elles m’inquiétaient. Me faisaient douter de l’anéantissement de Kina, m’incitaient à croire qu’elle se planquait toujours quelque part. Shukrat m’a assuré sur le ton de la plaisanterie que je ferais bien mieux de m’inquiéter de son papa et de son mari, qui devaient ruminer leur vengeance. Ça ne m’a pas fait rire. J’ai pris cette menace très au sérieux. Le bois du Malheur était désert. Vide de toute humanité. Mais quelques oiseaux y nichaient déjà et de petits animaux se tapissaient à présent dans ses sous-bois. Il n’y régnait plus la lugubre et sinistre atmosphère d’antan. « On a réussi, ai-je soupiré. Enfin. Pour de bon. Kina ne tourmentera plus jamais les mondes. » N’ayant pas passé leur entière existence sous la menace de l’avènement de l’Année des Crânes, les filles étaient beaucoup moins exaltées. Le corbeau blanc s’est perché sur une branche voisine puis s’est arraché une plume souillée. « Tu es sûr ? » L’oiseau prenait un malin plaisir à réveiller mes frayeurs. Elle et moi semblions voués à une longue et déplaisante relation… jusqu’à ce que je tienne ma promesse à Shivetya. « S’il est un lieu au monde où la survie de Kina aurait dû se manifester, c’est bien celui-ci, ai-je déclaré. Ce bois fait quasiment partie d’elle-même depuis la naissance de son culte. Qui d’ailleurs a dû émerger sur place. Le voudrait-elle qu’elle serait incapable, à mon avis, de se retirer du bois du Malheur. — Partons, en ce cas, a proposé Shukrat. — Il lui tarde de remettre la main sur Tobo », a raillé Arkana sans méchanceté. Et la riposte de sa cadette faisait notamment allusion à la mortelle timidité d’Arkana et d’Aridatha Singh. Arkana ne s’en est pas offusquée. « Eh, p’pa ! À ton avis, que signifiera la mort de Kina pour la Fille de la Nuit ? » Elle marchait sur des œufs. Mais, dans la mesure où elle n’arrivait pas à se persuader que tout homme se serait comporté de la même manière, elle continuait de s’inquiéter des regards qu’elle avait vu Singh lancer à la Fille. « Elle va redevenir normale ? » Shukrat a eu brusquement l’air de s’intéresser à la conversation. « Je n’en sais rien, poupée. Mais je me fais du souci. Elle est reliée à Kina depuis la seconde de sa conception. Ça devrait lui faire à peu près le même effet qu’à nous si on nous arrachait le foie. » Je m’inquiétais davantage pour mon épouse. La perte de sa connexion avec Kina risquait de la dévaster. Tout ce qu’elle avait jamais été, tout au fond d’elle-même, était lié à sa condition de sorcière terrifiante. Privée d’une Kina siphonnable à loisir, elle ne serait plus qu’une femme mûre comme les autres, empâtée et grisonnante. Le temps était resté problématique tout le long du trajet depuis la Porte d’Ombre. Nous devions sans cesse esquiver tempêtes et orages. Ces louvoiements nous avaient retardés de plus d’une journée. Et maintenant, à moins de quarante kilomètres du but, il n’était plus question d’échapper aux intempéries. À moins de monter plus haut, où l’air était d’un froid glacial et pratiquement irrespirable, puis de zigzaguer interminablement, secoués et ballottés par les turbulences, entre des sommets bouillonnant de nuages. Shukrat et Arkana étaient résolues à ne pas se laisser piéger en plein vol dans une tempête. « Imagine ce qui se passerait si tu étais frappé par un éclair », m’a déclaré Arkana. Je n’ai pas réfléchi bien longtemps. Je n’étais pas assez pressé de retrouver les miens pour prendre le risque de voir mon poteau m’exploser entre les cuisses. J’ai piqué vers le sol. Nous nous sommes terrés dans un village gunni, où les indigènes nous ont témoigné le même respect cauteleux qu’à un trio de nagas, ces hommes-serpents maléfiques dont le mythe gunni assure qu’ils vivent dans les entrailles de la terre mais refont surface à maintes occasions pour harceler l’humanité. Toujours à deux ou trois villages de là. Nous n’avons enlevé ni leurs bébés ni leurs vierges ni leurs vaches sacrées ; nous ne leur avons même pas volé leur sommeil. J’ai trouvé intéressant qu’ils fussent assez souples, religieusement parlant, pour élever des moutons et les revendre à des Vehdnas qui les engloutiraient sans façon. La foudre n’a cessé de tomber dans les parages que peu après minuit. Nous avons pris congé de nos hôtes en leur laissant suffisamment d’espèces sonnantes et trébuchantes pour qu’ils bénissent à jamais nos noms. Que nous n’avions d’ailleurs pas déclinés. Plus d’éclairs, donc, mais une pluie légère et incessante. La tenue Voroshk nous aidait sans doute à tenir, mais seulement dans certaines limites. Je me sentais glacé et misérable, et mon copain le corbeau, qui voyageait à présent devant, tapi dans les replis de ma cape, endurait de telles misères qu’il ne songeait même plus à se plaindre. Les baraquements de la Compagnie semblaient tout à la fois la proie d’un silence surnaturel et d’une vigilance anormale. On voyait partout des sentinelles armées. « À croire que Suvrin craint une attaque. — Il a dû se passer quelque chose. » J’ai survolé le campement. « Vous sentez quelque chose, les filles ? — Il y a un os, assurément, m’a répondu Arkana. Mais lequel ? Je n’en sais trop rien. — On ferait pas mal de le découvrir. » Deux petites semaines d’absence et tout serait déjà parti à vau-l’eau ? Suvrin nous a expliqué. J’ai réussi à me maîtriser et à ne pas accourir à la rencontre de Madame avant d’avoir entendu toute l’histoire. « Le général Singh a enfermé Tobo dans une cellule isolée pour que les ombres inconnues ne puissent recueillir ses instructions, m’a-t-il appris. Il n’autorise personne à lui rendre visite. Nous savons toutefois que le garçon est blessé. — De toute évidence. Sinon il ne l’aurait jamais toléré. Aurait-il tenté de faire une bêtise ? — Oh que oui ! Et je n’ai pas les moyens de le tirer de la panade. — Tu les as, maintenant. Du moins si tu veux bien t’en donner la peine. Et Madame ? — Nous ignorons ce qui s’est passé. Il n’y avait personne sur place. Et je n’ai pas reçu de rapports récemment. Aux dernières nouvelles, elle était consciente, mais morose et prostrée. Et la fille va encore plus mal. Votre tentative a porté ses fruits ? — Plutôt. Ce qui explique sans doute l’état de Madame et de Boubou. » Je ne me suis pas étendu. « L’ambiance est à donner la chair de poule, par ici. — Ça empire tous les jours. Les amis de Tobo ne sont pas contents. Et leur humeur s’aggrave d’heure en heure. Mais Aridatha ne se laisse pas intimider. — Nous allons nous efforcer d’y remédier. Dès que j’aurai vu ma femme. » Ou celle qui avait été ma femme. Je me suis fait accompagner d’Arkana. « Ne prononce pas un mot. Contente-toi de rester dans l’ombre et de me couvrir », lui ai-je enjoint. Un garde était posté à la porte de mes quartiers, mais il n’était pas là pour empêcher les gens d’entrer. Ni même, sans doute, pour interdire à quiconque d’en sortir. C’était juste un repère pour Suvrin, une sorte de pré-avertissement. Lui et moi avions échangé un regard. Il avait brisé le cœur d’Arkana en ne daignant pas remarquer quelle jeune fille séduisante elle faisait. J’aurais pourtant cru que ça sautait aux yeux malgré la tenue Voroshk. Madame était assise à une petite table. Elle fixait le vide. Elle avait dû entamer une patience à un moment donné, mais s’en était lassée depuis longtemps. L’huile était pratiquement tarie dans la lampe posée à côté d’elle. Une fumée noire s’en évadait car la mèche était désormais trop longue. Quoi qu’elle pût regarder ainsi, il était flagrant qu’elle n’y voyait que désespoir. Elle ne s’intéressait même plus à soigner son apparence. J’ai posé ma main valide sur son épaule droite. « Je suis rentré, chérie. » Elle n’a pas réagi tout de suite. Elle s’est écartée dès qu’elle a reconnu ma voix. « C’est toi, a-t-elle dit ; elle pensait tout haut plus qu’elle ne s’adressait à moi. Tu as fait quelque chose à Kina. » Seul ce « tu » trahissait encore une once d’émotion. J’ai jeté un regard vers Arkana, derrière moi, pour vérifier qu’elle prêtait bien attention. L’instant serait critique. « Je l’ai tuée. Exactement comme nous nous l’étions promis. » S’il restait encore en elle un fragment de la déesse, cette déclaration devrait provoquer une réaction. Ce fut le cas. Mais j’aurais préféré qu’elle ait tenté de se venger physiquement. Presque préféré. Elle a fondu en larmes. Je me suis bien gardé de lui rappeler qu’elle avait toujours su que ce jour viendrait. « Comment va Boubou ? Comment l’a-t-elle pris ? me suis-je plutôt enquis. — Je l’ignore. Je ne l’ai pas vue. — Quoi ? Avant mon départ, tu ne pouvais même pas la quitter pour t’alimenter. » La digue a cédé. Les grandes eaux. Elle s’est transformée de but en blanc en une inconnue. S’est brusquement ouverte comme un fruit trop mûr. « J’ai essayé de la tuer. — Hein ? » Elle avait parlé tout doucement. « J’ai tenté de la tuer, Toubib ! J’ai tenté d’assassiner ma propre fille ! J’ai essayé, de toutes mes forces et de toute ma volonté, de lui planter une dague dans le cœur ! Et j’aurais réussi si quelqu’un ne m’avait pas assommée avant. — Je te connais. Je sais donc que tu l’as fait pour une bonne raison, pas pour le plaisir. Laquelle ? » Elle balbutiait. Des années de retenue qui s’évacuaient en même temps. Les flots emportaient tout. Le moment correspondait à mon attaque de Kina. La terreur qui s’était exhalée de la déesse avait peut-être déclenché la réaction violente de Madame contre Boubou. Quant au comportement de notre fille, il avait sans doute la même cause. Madame a longuement sangloté. Je l’ai serrée contre moi. J’avais peur pour elle. Elle tombait de si haut. Et je lui avais servi de lest tout au long de sa chute. Entièrement ma faute ? Ou bien le lugubre désespoir de l’hiver de la vie avait-il remplacé l’étincelle et le romantisme de ses jeunes printemps ? Arkana était une fille attentionnée. Elle a patiemment attendu, debout derrière nous, la fin de cette tempête d’émotions. Elle restait là pour moi, sans chercher à s’immiscer dans les noirs moments que vivait mon épouse. Après notre départ, je l’en ai remerciée avec gratitude. « Tu crois qu’elle s’en remettra ? m’a-t-elle demandé. — Je n’en sais rien. J’ignore comment l’inciter à en éprouver le désir. Si elle le voulait, je ne me ferais pas de mouron. Quand elle désire quelque chose, elle a une volonté de fer. Dans l’immédiat, je vais me contenter de continuer à l’aimer en espérant que quelque chose viendra rallumer une étincelle d’espoir. — Je ne sais pas si je pourrais supporter d’être complètement impuissante, moi non plus. Je préférerais me tuer, je crois. — Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf personnes sur mille passent leur existence entière sans disposer du millionième de ton pouvoir. Et elles y survivent. — Seulement parce qu’elles ignorent ce qu’elles ont raté. On ne déplore pas la perte de ce qu’on n’a jamais eu. » Là, elle me tenait. La pleine signification de la mélancolie de Madame me resterait à jamais cachée, car je n’avais pas comme elle vécu une existence diamétralement opposée. Alors qu’elle savait tout de mon mode de vie. Et la conscience qu’elle en avait devait encore ajouter à son désespoir. CHAPITRE 138 : TAGLIOS LES ENFANTS PERDUS Boubou allait encore plus mal que Madame. Elle était perdue en elle-même. Des gardes la surveillaient. Ils m’ont appris qu’elle n’avait fait que contempler le néant depuis qu’elle était revenue à elle. Jamais ils n’avaient éprouvé le besoin de la servir ni de lui complaire. L’un d’eux était un Shadar qui suivait Roupille depuis les guerres de Kiaulune. « Suruvhija Singh et ses enfants prennent soin d’elle », m’a-t-il expliqué. J’ai eu un petit pincement au cœur. La veuve d’Iqbal Singh. Que Roupille aimait tant. Mais j’ignorais que cette famille avait survécu aux combats livrés au sud de Taglios. J’avais été trop obnubilé par mes propres préoccupations pour me soucier du sort des clients de la Compagnie. La Fille de la Nuit était propre, soignée et correctement vêtue. Elle était assise dans une chaise à bascule, meuble relativement rare sous ces latitudes. Elle n’avait strictement conscience de rien en dehors des limites de son esprit. Elle bavait sur son joli sari blanc, à peine plus pâle d’un ton que son teint d’albinos. Quelqu’un avait placé un chiffon là où tombait sa salive. À propos d’albinos… Le corbeau blanc s’était débrouillé pour me précéder. Mais il prenait garde, ces temps-ci, de ne pas m’irriter. Il en avait assez entendu ici et là pour se douter que je risquais d’exercer beaucoup d’influence sur son avenir. Shivetya nous avait formidablement prêté main-forte, en échange de la promesse que nous mettrions un terme définitif à ses fonctions de serviteur de la plaine scintillante. J’avais la ferme intention de tenir cette promesse. Je m’efforce de tenir toutes les promesses faites au nom de la Compagnie. Tenir nos promesses, c’est précisément ce qui nous distingue de gens comme la Radisha qui, quand ça les gêne, préfèrent chercher à nous entuber plutôt que de respecter leur parole. J’ai tourné deux fois autour de Boubou. Elle n’a laissé voir par aucun signe qu’elle avait conscience de ma présence. Ses yeux étaient ouverts. Ses pupilles rétrécies. Son regard n’a pas suivi les mouvements de mon index quand je l’ai déplacé sous son nez. J’ai reculé d’un pas et envisagé les options qui me restaient. En fin de compte, j’ai conduit Arkana dans l’entrée et lui ai expliqué ce que j’allais essayer de faire et comment elle pouvait m’y aider. Nous avons rejoint Boubou et l’oiseau. Aucun ne donnait l’impression d’avoir bronché. Nous nous sommes séparés, Arkana et moi, et nous avons avancé à pas lents, comme pour contourner Boubou sans nous faire remarquer. Une fois dans son dos, nous avons tout bonnement attendu. Assez longuement. Difficile de faire preuve de patience quand on a l’âge d’Arkana. Elle a fini par bouger. Un infime mouvement de temps à autre, suite à quoi elle retenait sa respiration pendant quelques instants. Au bout d’un long moment, j’ai commencé moi aussi à trépigner. J’ai fait signe à Arkana d’avancer. S’efforçant de ne faire aucun bruit, elle s’est laissée tomber à genoux à la droite du fauteuil à bascule, hors du champ de vision de Boubou, juste derrière son oreille ; mais le visage si proche que ma fille aurait pu sentir sa chaleur. Je l’ai imitée sur la gauche. Nous n’avons pas remué d’un cil, jusqu’à ce que mes genoux me tuent littéralement. Nous faisions en sorte de ne pas souffler dans sa direction. J’ai hoché la tête. « Sosa, sosa », a chuchoté Arkana, si bas que je ne l’ai même pas entendue. Si bas que celle-là même à qui l’on venait de murmurer ces mots à l’oreille n’aurait pu les distinguer. J’ignore pourquoi elle avait choisi de lui dire cela. Je me suis penché pour la rendre davantage sensible à ma chaleur corporelle. J’ai hoché la tête. « Sosa, sosa. » Sur le même registre. La nuque de Boubou s’est légèrement hérissée. J’ai fait un clin d’œil à Arkana en souriant. La triche rendait. « Sosa, sosa. » Incapable de réprimer sa curiosité, la Fille a tourné lentement la tête vers Arkana. Elle n’avait pas simulé, non. Rien de flagrant, tout bonnement, n’avait réussi à franchir le mur de son désespoir. Je me suis relevé et j’ai changé de place, de manière à lui interdire de me voir sans un effort délibéré. Arkana m’a jeté un regard inquisiteur, comme pour me demander comment j’avais su qu’on pouvait atteindre Boubou. J’ai haussé les épaules. Simple intuition, j’imagine. La certitude qu’on pouvait réussir à éveiller sa curiosité pourvu qu’on l’excitât de manière assez subtile. Et maintenant ? Comment retenir son attention pour l’empêcher de fuguer à nouveau ? Peu après, Boubou nous voyait et nous entendait parfaitement. Mais elle ne réagissait toujours pas. Il n’y avait jamais eu de place dans sa vie que pour Kina et le combat qu’elle menait pour délivrer la déesse. Rien que cette quête acharnée de l’avènement de l’Année des Crânes. Suruvhija s’est pointée. Je ne l’avais pas connue à l’époque où son mari et elle avaient rejoint les rangs de la Compagnie. Peut-être était-ce une beauté en ce temps-là, mais j’en doutais. Toujours était-il que ce n’était plus le cas aujourd’hui. Et aucun de ses enfants ne vous donnait envie de le prendre dans vos bras pour l’embrasser. Mais c’étaient de braves gens. En dépit de leur tristesse. « Vous avez réussi à la réveiller ! s’est-elle exclamée. C’est magnifique ! — Ne nous reste plus qu’à la maintenir dans cet état. Tu n’aurais pas une idée ? — Pourquoi ? » Nous nous sommes tous tournés vers Boubou. « Quoi ? ai-je demandé. — Pourquoi m’importunez-vous ? Délivrez-moi. Il ne me reste plus aucune raison de vivre. Il n’y a pas d’avenir. Il n’y aura plus de salut ni de résurrection, maintenant. Plus de merveilleuse renaissance. » Elle était désormais tout à fait réveillée, mais lugubre et déprimée. Je me suis agenouillé devant elle et je lui ai pris les mains pour la forcer à rester ancrée dans la réalité. « Que veux-tu dire ? Qu’entends-tu par là ? » Ma question a paru la mystifier. J’ai consacré plusieurs minutes à lui exposer mon ignorance de sa foi. J’espérais la voir s’animer si on lui donnait une chance de s’expliquer à cet égard. Je n’ai jamais rencontré un seul croyant sincère qui résiste au désir de prêcher ce qu’il croit être la vérité. Si Boubou avait du mal à démarrer, elle ne faisait pas pour autant exception à la règle. Je ne l’ai interrompue que vers la fin. Jusque-là, elle n’avait encore rien mentionné que je n’aie déjà entendu quelque part sous une forme ou une autre. « Excuse-moi, l’ai-je coupé. Mais j’ai sûrement raté quelque chose. L’Année des Crânes ne serait pas la fin du monde ?» Bhijar, l’aîné de Surujhiva, est entré avec des aliments et des boissons. J’ai veillé à ce que Boubou fût servie la première. Elle a englouti un bon litre d’eau avant de me répondre. « Si, c’est bel et bien la fin du monde tel qu’il est pour l’instant. C’est une purification. L’heure où tout le mal et la corruption seront balayés et où seules les âmes ayant une véritable chance de connaître la rédemption seront élevées sur la Roue de la Vie. » Mes idées étaient confuses. Je me sentais perdu. Je ne comprenais pas. Je savais que les Félons voulaient précipiter l’avènement de l’Année des Crânes. C’était l’essence même de leur culte. Je savais aussi que la plupart des Gunnis souhaitaient le contraire, tout en croyant ce dénouement inéluctable. Qu’il se produirait tôt ou tard. C’était un des âges de la Création, le quatrième, programmé depuis le début des temps. Mais c’était la première fois qu’on me laissait entendre qu’il existerait quelque chose après. Et, surtout, quelque chose de manifestement positif. « Tout mal y endure une éternelle agonie, ai-je marmonné dans ma barbe avant de demander : Serais-tu en train de me dire que l’ultime tâche de Kina était de liquider toute la lie de l’humanité afin que seuls les hommes réellement bons et purs accèdent au paradis ? » Elle a secoué violemment la tête, comme exaspérée par l’épaisseur de mon crâne, avant de recommencer à tout m’exposer. « Demande qu’on fasse venir ma femme », ai-je chuchoté à Arkana. Je ne suis pas aussi bouché que je l’ai laissé croire à ma fille ce soir-là, mais je reconnais volontiers n’avoir rien compris de ce qu’elle essayait de m’expliquer. Toutefois, je me suis rendu compte qu’elle croyait sincèrement qu’en détruisant Kina j’avais privé le monde d’un moyen d’outrepasser l’ère de péché et de corruption qu’il connaissait actuellement pour entrer dans l’âge de la Lumière. Kina avait sans doute été conçue pour dévorer de nouveau tous les démons… mais, cette fois, il s’agissait d’une espèce humaine de démons, de ceux qui forgent la vie et l’histoire dans leurs salles de torture. Les Seigneurs de Lumière allaient devoir repartir de zéro et concocter un nouveau plan pour rédimer le monde. Si du moins ils existaient encore quelque part. Madame est arrivée, escortée par Bhijar. Elle s’est liquéfiée dès qu’elle s’est aperçue que Boubou était réveillée. Je l’ai regardée, abasourdi, s’agenouiller à ma place devant la Fille de la Nuit. Était-ce bien mon épouse que je voyais là ? Cette boule compacte de sentimentalisme à l’eau de rose était-elle réellement la Dame, une femme dont le seul nom inspirait jadis la terreur à tout un empire ? Je n’ai pas écouté. Je dois avouer que sa conduite me gênait. Parce que je n’avais jamais pris conscience de l’écœurante somme de guimauve qu’elle avait hébergée. À mes côtés, Madame s’était toujours raccrochée aux lambeaux de son ancienne image… du moins lorsqu’elle ne se noyait pas dans les abysses de son autoapitoiement. Toute cette scène semblait stupéfier la Fille de la Nuit. Elle ne savait pas trop comment la prendre. Suruvhija elle-même était dans ses petits souliers. Elle a chassé ses rejetons. Les garçons se sont enfuis prestement, incapables de supporter une telle effusion de sentimentalisme. Leur mère m’a jeté un regard plein de commisération avant de refermer la porte. J’ai vainement tenté de lui dire que j’avais soif. Ma gorge était trop parcheminée. Je lui ai emboîté le pas. J’ai trébuché en traversant la chambre. Peu importait, au demeurant. Ma vraie dégringolade, c’était la maladresse mentale. Je suis passé dans le couloir et j’ai hélé Suruvhija : « Apporte-moi encore un peu d’eau, s’il te plaît ! On est desséchés. » Elle m’a signifié qu’elle comprenait d’un hochement de tête. De nouveau embarrassée, mais cette fois parce qu’elle se retrouvait en tête-à-tête avec un homme qui n’était pas son époux. Je m’apprêtais à lui dire quelques mots pour l’apaiser quand Arkana a crié mon nom. Il m’a fallu bon moment pour franchir de nouveau la porte. Boubou avait enroulé un rumel – un de ces foulards d’Étrangleur – autour du cou de sa mère. Ses yeux étaient d’un noir charbonneux, comme hantés par l’ultime lambeau du spectre de Kina. Sa vigueur était manifestement surnaturelle. Arkana ne parvenait pas à rompre son étreinte. Et cette petite blonde n’a rien d’une mauviette. Je n’avais nullement besoin de mourir pour être expédié en enfer. Je ne disposais que d’une seconde pour décider de celle des tortures que je souhaitais endurer jusqu’à ma dernière heure. J’ai giflé Boubou de ma mauvaise main. Elle n’a pas lâché. Je l’ai frappée. Elle a chancelé. Elle saignait du nez mais se cramponnait toujours au foulard de soie jaune. J’ai dégainé la dague que je porte toujours sur moi et qui ne me sert d’ordinaire qu’à manger. J’ai tendu le bras et lacéré la peau sous son œil gauche. Ça ne l’a pas arrêtée. « C’est la vengeance de Kina, Toubib », a laissé tomber le corbeau blanc. Quel enfer choisir ? Madame était presque trépassée. J’ai planté ma dague dans le bras de ma fille. C’est à peine si le sang a coulé. J’ai remis ça en visant la saignée du coude. Aucun effet. J’ai tenté de trancher les tendons de son poignet. Pendant tout ce temps, Arkana s’efforçait de l’arracher à Madame par-derrière, de desserrer l’étau de ses mains sur le rumel ou d’en cisailler l’étoffe. Je l’ai frappée de toutes mes forces. Voyant que mon coup n’avait d’autre résultat que de rejeter de nouveau sa tête en arrière, j’ai perdu les pédales. J’ai vu rouge, comme on dit. Quand Arkana a enfin réussi à arrêter mon bras, j’avais lardé ma propre fille de plus de vingt coups de couteau. Je ne l’avais pas tuée, non. Pas encore. Mais elle avait relâché son étreinte sur le rumel. Trop tard peut-être. Madame suffoquait encore, pantelante. Je me suis baissé et j’ai entrepris de dégager son gosier. Son larynx semblait endommagé. Arkana avait gardé la tête froide. Elle a appelé à l’aide. « Où Boubou a-t-elle déniché ce rumel ? ai-je demandé. Elle ne l’avait pas quand nous sommes partis dans le Sud. » On lui avait ôté tous ses vêtements avant de la récurer et de lui en faire endosser d’autres. Puis on l’avait enfermée dans cette chambre. Quelqu’un avait donc dû lui apporter le foulard. Quelque Félon caché. « Il faut absolument découvrir qui lui a rendu visite. » Suruvhija était la suspecte la plus plausible, mais je me refusais à voir en elle la coupable. Avant tout parce que c’était une femme. Jusque-là, seules mon épouse et ma fille avaient été admises au sein de la confrérie secrète. Néanmoins, l’époque était aux grands bouleversements. Le chagrin et la lenteur d’esprit de Suruvhija n’étaient peut-être que pure comédie. Ce n’est pas pour rien qu’on les appelle les Félons. CHAPITRE 139 : TAGLIOS LE GRAND GÉNÉRAL Le scélérat n’était nullement un Félon. Il ne savait même pas ce qu’était un Félon, puisqu’il s’agissait de Bhijar, le fils de Suruvhija, que Boubou avait circonvenu par la vertu de son aura « Aime-moi ». Elle ne l’influençait qu’en l’absence de quiconque dans les parages. Elle l’avait adressé à un membre secret de la confrérie des Étrangleurs et c’était ainsi qu’il avait obtenu le rumel. Tout cela alors que nous fendions encore les airs, retour de la plaine scintillante. Le garçon ne se vit infliger que le seul châtiment que sa mère jugea approprié. Le Félon qui lui avait fourni le foulard, en revanche, ne tarda pas à rejoindre sa déesse. Avec un certain nombre de ses amis. Tant qu’il resterait un Étrangleur en vie, ils n’auraient droit à aucune pitié. Pendant que d’autres se chargeaient de tirer l’affaire au clair, je m’occupais de Madame et Boubou. Je me suis vite rendu compte que mes talents ne me permettraient d’en sauver aucune. J’ai fait appel aux meilleurs médecins du Pays des ombres inconnues. Ils ont confié à un tiers ce que je me refusais à entendre. La sorcellerie était leur unique espoir. Et Tobo était le seul à maîtriser la magie nécessaire. Ni Arkana ni Shukrat ne pouvaient m’être d’une grande aide. Elles n’étaient pas assez instruites en l’art de la guérison. « Nonobstant mes raisons personnelles, Tobo reste l’un des nôtres, ai-je expliqué à Suvrin. Nous ne pouvons pas le laisser croupir dans une geôle taglienne. » Suvrin avait un peu trop du politicien en lui. Son esprit inclinait davantage à sacrifier un individu pour le bien commun. Il tenait à éviter un affrontement avec Aridatha Singh. « Tu dois absolument te mettre à lire les annales, capitaine. Pour comprendre pleinement ce que cela signifie d’être un frère de la Compagnie noire. — Peut-être. En attendant, je vais mener les affaires à ma guise. » Je n’ai pas ergoté. Je ne m’étais pas attendu à une réponse différente. J’ai retrouvé Shukrat dehors et secoué la tête. Elle s’est essayée à jeter son sortilège d’endormissement, sur les hommes que Suvrin avait dépêchés pour me surveiller. Il a opéré à la perfection. Je suis allé trouver le Grand Général avec elle. Arkana a eu l’obligeance de nous couvrir en volant à plus haute altitude. Nous allions faire évader Tobo. L’unique faille de notre plan, c’était que nous ignorions où on le détenait. Nous devrions donc le demander à Aridatha. En nous efforçant de faire preuve de davantage de prudence que Tobo lorsque nous envahirions ses quartiers. Shukrat nous avait ouvert la voie avec son sortilège somnifère. Tout s’est si bien déroulé au début que je me suis empressé d’ignorer le revers de la médaille et l’éventualité d’un traquenard. Inconscient, Singh n’était pas facile à manier. Du moins pour un vieillard cacochyme et une adolescente haute comme trois pommes. Nous avons néanmoins réussi à le hisser sur mon poteau avant qu’on ait pris conscience de son absence, puis au-dessus des nuages, au clair de lune. J’ai ordonné à Shukrat de le réveiller. « Il faut que nous ayons une conversation, Aridatha. Et tâche de rester calme, car nous nous trouvons à deux kilomètres du sol. » Singh est d’un naturel serein. Il a repris contenance. « Que voulez-vous ? — Tobo. Où est-il ? Si je te pose la question, c’est que je sais que tu t’inquiètes encore pour lui. Et pour les dégâts que de nouveaux combats risqueraient d’infliger à la ville. » Singh n’a pas répondu. « Jusque-là, tu as réussi à chevaucher le tigre sans te faire désarçonner. Mais il risque de ruer un tantinet dans les brancards si je décide de te larguer d’une hauteur de deux kilomètres. » Il a ruminé ma menace ; il devait se douter que je ne bluffais pas. « Tu déclencherais un nouveau conflit. — Toi, en l’occurrence. — Ce garçon a tenté de m’assassiner. — Il ne recommencera pas, lui a affirmé Shukrat. Nous allons en discuter sérieusement, Tobo et moi. Quand nous aurons terminé, il ne fera plus jamais de bêtises. » Elle ne nourrissait visiblement aucun doute à cet égard. À croire qu’elle réservait une grosse surprise à Tobo. « Pour la paix de ton esprit, je peux t’affirmer que la perspective d’une nouvelle guerre avec les tiens ne me perturbe nullement, ai-je déclaré. Il ne me reste plus beaucoup de temps à vivre. Je réduirais Taglios en cendres sans la moindre hésitation. À la différence de certains, je n’aime pas cette ville. Elle n’a strictement rien fait pour gagner mon cœur. — S’il te tue, il ne restera plus personne pour veiller sur la Radisha », a ajouté Arkana. La Radisha avait obtenu la régence en dépit de la coutume, sur l’insistance d’Aridatha. Et nul ne souhaitait s’opposer au Grand Général. La résistance au nouvel ordre établi semblait s’atténuer, même en province, un peu comme s’il eût été trop fatigant de se rebeller quand tout se passait si bien par ailleurs. Arkana se moquait comme d’une guigne du bien-être de la Radisha. Elle tenait seulement à voir Aridatha survivre à cette querelle. « Dis-nous simplement où se trouve Tobo, ai-je suggéré. Shukrat et moi nous chargerons de le faire sortir. » J’ai incliné mon poteau vers le bas. Lentement. Doucement. Une béance s’est ouverte sous nos pieds dans la couche de nuages, ponctuant superbement notre descente en permettant au clair de lune de s’y infiltrer pour faire miroiter le fleuve. Nous nous sommes aperçus qu’Aridatha souffrait du vertige quand il prenait réellement conscience de l’altitude. Une de ces phobies qui échappent à la volonté. Nous l’avons déposé sur la berge nord. Arkana est restée en sa compagnie. Je me suis demandé si elle trouverait le culot de lui signifier l’intérêt qu’elle portait à sa personne. CHAPITRE 140 : TAGLIOS CHIRURGIE DU CERVEAU Avant que Tobo ne puisse m’aider à soigner les deux femmes de ma vie, j’ai dû le faire sortir du coma où l’avait plongé sa blessure à la tête, avec l’aide des meilleurs chirurgiens et médecins des Enfants de la Mort. Ses geôliers tagliens l’avaient laissé sans soins. Il avait d’ores et déjà franchi les deux tiers du chemin menant à une tombe solitaire. Il ne restait plus aucun autre Nyueng Bao dans les rangs de la Compagnie. La petite poignée de ceux qui avaient gagné Taglios avec nous s’étaient envolés peu après vers leurs marais natals. Une douzaine de dangereuses esquilles osseuses se promenaient encore à la surface du cerveau de Tobo, et leur extraction exigeait une délicate intervention. J’ai pratiquement fait tout le boulot moi-même en me servant de mes collègues comme d’une seconde main valide. L’opération a duré douze heures. Shukrat n’en a pas manqué une seule seconde. J’avais parfois l’impression que le spectre de Sahra regardait par-dessus mon épaule. Je me suis effondré quelques instants après la fin de l’opération, mes réserves nerveuses épuisées. De bonnes âmes ont veillé à me mettre au lit. CHAPITRE 141 : TAGLIOS PROBLÈMES FAMILIAUX Ce devait être l’après-midi. Le tonnerre de la saison orageuse secouait les vieux baraquements des Gris. Le rugissement crépitant du déluge noyait tous les autres bruits. L’air était froid, presque piquant. Je me suis exhorté à profiter de sa fraîcheur pendant qu’il était encore temps. La chaleur reviendrait dès qu’il cesserait de pleuvoir. Et la touffeur serait de nouveau assez forte pour faire cuire des légumes à la vapeur. Un tout autre vacarme s’est fait entendre, sous la forme d’un martèlement sourd, dès qu’un vent féroce a entrepris d’ébranler les baraquements. Il grêlait. D’énormes grêlons. Les rues ne tarderaient pas à se remplir de gosses tagliens bien résolus à les moissonner. Certains seraient blessés par les plus volumineux. C’était fréquent. Shukrat est entrée. Elle n’avait pas l’air d’humeur joviale. Suruvhija la suivait, chargée d’un plateau portant aliments et boisson. « C’est moche ? me suis-je enquis. Ça s’est infecté ? » Shukrat est restée un instant interloquée. « Oh, non. Tobo va bien. Il s’est même réveillé tout à l’heure, pendant une petite minute. » Bon. Constatant qu’elle ne s’étendait pas, j’ai compris de quoi il retournait. « Du calme ! a-t-elle aboyé en me voyant sauter si hâtivement de mon lit que j’ai failli me blesser. Ça ne nous avancera pas si tu te précipites. » Puis, s’apercevant que je ne me calmais pas assez à son goût, elle a ajouté : « Tu ne seras pas en état d’aider qui que ce soit avec cette mine bouleversée. » Elle avait raison. Le vieil homme que je suis avait eu l’occasion, dans ses diverses professions, d’expérimenter la véracité de ce constat. La peur étouffe l’esprit, comme presque toutes les émotions. On peut faire les pires bêtises en permettant à l’émotion de prendre le dessus. Bêtises dont on endurera les conséquences jusqu’à son dernier jour. J’ai pris quelques profondes inspirations et bu un verre d’eau froide. En me persuadant que j’étais capable d’encaisser les pires nouvelles, dans la mesure où j’avais dû en affronter toute ma vie durant. « Passe devant », lui ai-je enjoint. Les soldats vivent. Les mauvaises nouvelles font partie de la vie. À mon arrivée, j’ai trouvé Madame et Boubou en compagnie d’Arkana et du corbeau blanc. Suruvhija m’avait devancé. Elle s’est éclipsée aussitôt, en marmottant quelques mots de gratitude pour me remercier d’avoir passé l’éponge sur les plus désastreuses conséquences des agissements de son fils. Physiquement, je n’étais pas non plus dans mon meilleur jour. Je devais m’appuyer sur une canne. Les deux femmes de ma vie gisaient sur le dos, silencieuses. Sur le moment, nul indice ne m’a mis sur la piste de cette nouvelle crise. Le corbeau faisait les cent pas sur une étagère au-dessus du lit de camp de Madame. Arkana était perchée sur une chaise au chevet de ma fille. Je me suis dirigé droit sur ma femme. Madame respirait. Tout juste. Et elle devait âprement lutter pour y parvenir, à la limite de la suffocation. « Je vais peut-être devoir lui ouvrir la gorge sous l’obstruction », ai-je grommelé. L’intervention avait de bonnes chances de lui sauver la vie, mais son orgueil en serait rudement éprouvé. Les séquelles sont rarement séduisantes. J’ai ressenti un certain soulagement en me tournant vers la Fille. En même temps qu’un sentiment de culpabilité proportionnel. Les soldats vivent. Boubou n’était plus. Mais ça venait à peine de se produire. Ça m’a crevé le cœur. « Il y a toujours eu quelqu’un à son chevet, p’pa, m’a affirmé Arkana. Elle donnait l’impression de ne plus tenir à la vie. » Elle m’a offert sa chaise. « Oh, je peux le comprendre. Elle n’avait plus aucune raison de vivre. Nous lui avions arraché tout ce qui comptait à ses yeux. Mais savoir là-dedans (j’ai tapoté ma tempe) qu’elle souhaitait partir ne referme en rien cette blessure-ci (j’ai martelé ma poitrine). » J’ai inspiré une longue goulée d’air et poussé un profond soupir. « Dis à Suruvhija de revenir. » Achète autant de glaçons qu’il te sera possible, ai-je ordonné à la petite Shadar à son retour. Je veux conserver ma fille dans la glace. » J’ai touché Boubou. Elle était plus tiède que l’air ambiant. « Qu’as-tu en tête ? s’est enquise Shukrat. Que comptes-tu faire ? — La descendre dans les cavernes de glace. » Nous allions devoir reconduire les Enfants de la Mort de l’autre côté de la plaine et tenir notre promesse à Shivetya. Le plus tôt serait le mieux. Le corbeau a émis un petit bruit, simple subterfuge pour attirer mon attention. « Elle est la plus chère à mon cœur, lui ai-je déclaré. Si je dois en passer par là pour la sauver, je l’entreposerai là-bas avec toi. » Suruvhija était déjà partie. J’espérais qu’elle ne rencontrerait aucun problème. Si on tentait de lui refuser l’argent nécessaire à cet achat, je risquais de briser quelques os. Je n’ai même pas réfléchi à ce qu’aurait été ma réaction de capitaine devant un tel comportement de la part d’un subalterne. Là, c’était différent. Telle est la réponse éternelle. La première livraison de glace est arrivée peu après. Boubou avait choisi le bon moment et la saison idéale pour mourir. Nous l’avons ensevelie sous une tonne de grêlons puis emmaillotée de lourdes couvertures hermétiquement cousues. Le poteau volant de Madame, accouplé à celui d’Arkana, suffisait tout juste à soulever ce poids. La mouche de l’indécision m’a piqué. Certes, je tenais à confier ma fille à la sécurité de la caverne de glace avant que la nature n’ait produit ses effets. Mais pas à m’éloigner de Tobo et de mon épouse, au risque d’un nouveau désastre. « Je veillerai sur Tobo, rassure-toi, m’a promis Shukrat. Et, dès qu’il sera en état, je lui demanderai de sortir Madame d’affaire. Si tu n’es pas rentré d’ici là. Pars, maintenant. Fais ce que tu as à faire. — Viens, p’pa, m’a exhorté Arkana. Dès qu’on aura pris un peu d’altitude, cette glace fondra beaucoup moins vite. — Ouais. Shukrat, s’il arrive quoi que ce soit… achète encore de la glace. Et rejoins-nous là-bas. Shivetya pourra peut-être intervenir. » Je devais aller trouver Suvrin avant mon départ, pour lui expliquer ce qui se passait et comment il devrait réagir si le destin décidait que Toubib ne reviendrait pas cette fois-ci. Même en volant vent arrière, le trajet est long de Taglios à la forteresse sans nom. Quand l’inquiétude est votre plus intime compagnon de voyage, il vous semble même durer des siècles. Le corbeau blanc n’était pratiquement bon à rien, sauf à nous servir de provende en cas d’urgence. Arkana était sans doute une enfant attentionnée, d’une aide plus grande que nécessaire, mais bien trop jeune encore. Le plus clair de sa conversation, même quand elle était sérieuse, me semblait à ce point empreint de naïveté, voire de sottise, qu’il m’était malaisé de me rappeler l’époque où j’avais encore son âge et où, pétri d’idéalisme, je me précipitais la tête la première dans l’existence, persuadé que la vérité et le bon droit triomphent inéluctablement. Je gardais mon opinion pour moi. Après tout ce qu’elle avait déjà enduré, Arkana ne méritait pas de voir le peu d’optimisme dont elle témoignait encore assombri par mon cynisme et mon aigreur. Cette superficialité juvénile était peut-être une cuirasse efficace. Qui l’aidait à évacuer ses traumatismes antérieurs. J’ai connu un tas de gens qui, comme elle, ne vivent que dans le moment présent. CHAPITRE 142 : PIERRE SCINTILLANTE DE PLUS AMERS DESSERTS ENCORE Peu après que nous avons eu placé Boubou dans la caverne des Anciens à quelques pas de sa tante, des pensées affreuses m’ont traversé l’esprit. Ce qui m’a tout d’abord rendu nerveux, c’est que, pendant que nous apportions Boubou puis que nous la disposions, tandis qu’Arkana la plongeait dans sa stase enchantée, le regard de la Captive Volesprit semblait me suivre partout où j’allais… comme si le corbeau blanc lui servait de relais. Paranoïa galopante. Volesprit contrôlait l’oiseau. Et elle connaissait dans tous ses détails la sorcellerie permettant d’enfermer quelqu’un dans les cavernes de glace… ou de l’en délivrer. Elle pouvait donc se libérer elle-même. L’oiseau ne se trouvait pas dans les parages quand cette idée m’a frappé. Sinon il se serait aperçu que j’avais envisagé cette éventualité. J’ai pu reprendre contenance avant qu’il s’en rende compte. Je me tenais dans la lumière froide, pâle et sans source visible, et j’ai longuement fixé le vide sans rien regarder de précis. Mon bébé. Difficile à croire. « Je ne t’ai pas connue, chérie. » Une larme a roulé sur ma joue. J’ai songé à tous les hommes durs et froids que j’avais rencontrés en me demandant ce qu’ils penseraient de moi s’ils me voyaient aujourd’hui pleurnicher comme un vieux débris. Sans doute m’envieraient-ils d’avoir survécu assez longtemps pour en devenir un. Le corbeau blanc est revenu voleter devant celle qu’il était naguère puis s’est posé sur mon épaule droite. Il m’a cinglé le visage de ses ailes cuisantes. « Bon sang ! » Il n’avait jamais pris cette liberté jusque-là. J’ignore pendant combien de temps je m’étais abandonné à cet apitoiement sur moi-même avant que l’oiseau ne vînt m’en tirer. Plus longtemps, sans doute, que je n’en ai eu conscience sur le moment. Le corbeau m’a ramené sur terre, à la réalité d’un monde fait de véritables épreuves et de profondes souffrances. « Arkana. Nous ferions mieux de rentrer à présent. » D’ici notre retour à Taglios, ma séparation d’avec Madame aurait duré plus d’une semaine. Elle serait en réalité beaucoup plus longue. Arkana n’avait pas réagi. « Arkana ? » Arkana n’était plus là. Les poteaux volants non plus. L’émotion peut étouffer l’esprit. Pendant que je m’inquiétais pour mes femmes, j’avais oublié que ma fille adoptive était la seule Voroshk dotée d’un embryon de cervelle. Celle qui avait déclaré qu’elle prendrait tout son temps et choisirait son heure. Cette heure était venue, semblait-il, et s’était même écoulée. Ne restait plus âme qui vive dans les cavernes de glace, sauf moi et un corbeau blanc déplumé. Arkana ne s’était pas montrée d’une cruauté absolue. Sans doute avait-elle emporté la clé des Portes d’Ombre afin d’interdire toute poursuite au vieux débris, mais elle ne l’avait pas contraint à s’appuyer la grimpette à pied. Pas entièrement, en tout cas. Elle avait abandonné mon poteau volant en chemin, assez haut pour lui donner une tête d’avance. De quelques heures. Le juste nécessaire pour m’ôter toute chance de la rattraper. Si bien qu’on se sente pendant les quelques heures consécutives à son ingestion, la manne de Shivetya reste un régime pour le moins fastidieux. Reproches et apitoiement sur soi-même font des desserts plus amers encore. Et, dans l’exil, un corbeau hanté par le plus ancien et le plus chéri de vos ennemis fait un bien méchant commensal. Ma colère retombée et mon désespoir évanoui, je me suis permis de recourir au matériel d’écriture de Baladitya pour mettre à jour les annales. Le temps n’existe pas en ces lieux, de sorte que j’ignore quelle durée exactement j’ai consacrée à ce labeur. Sans doute plus longue qu’il ne m’a paru. Je commençais à m’inquiéter, car personne ne venait voir pourquoi nous ne rentrions pas. Je commençais même à craindre que nul ne vînt. Surtout pas, vraisemblablement, Madame et Tobo. Mais Shukrat se portait bien, elle. Comment se faisait-il qu’elle ne se montre point ? N’ayant que cet interlocuteur, je me suis bientôt surpris à m’adresser fréquemment au corbeau. De plus en plus souvent à mesure que le temps passait, comme pour essayer de chasser le désespoir qui menaçait de m’envahir. Shivetya m’observait depuis son trône de bois ; ma situation fâcheuse le divertissait visiblement. Tandis que celle de Volesprit me réjouissait. Sans doute disposait-elle des connaissances qui lui auraient permis de sortir des cavernes de glace. Mais pas des mains adéquates. Et je trouvais l’ironie succulente. J’avais déjà connu cinq ou six nuits de sommeil dans mon exil quand la Nef est revenue ; elle m’est tout d’abord apparue en rêve. CHAPITRE 143 : LA FORTERESSE SANS NOM COUCHER AVEC LE DIABLE Volesprit ne cessait de me rappeler qu’elle était en contact avec le démon. Qu’elle ne serait d’ailleurs qu’un instrument de Shivetya tant qu’elle resterait liée au corbeau blanc. Cette information ne me semblait revêtir aucune importance ni signification particulière, jusqu’au jour où j’ai reçu la visite du Washene, du Washane et du Washone. Par le passé, je n’avais jamais été très sensible à leur présence. Plutôt que d’expérience, je les connaissais surtout par la description qu’on m’en avait faite. Cette fois-ci, j’en ai clairement compris la raison. Leur atroce laideur imprégnait tous mes rêves, mais ce n’était encore que la sensation d’une présence, à peine plus tangible que celle des ombres inconnues : de fugaces aperçus, à la lisière du champ de vision de mon rêve, de leurs mufles hideux, chatoyants et mordorés, assortis de vaines tentatives de communication, parfois réduites à de simples syllabes éparses ; tels étaient les seuls souvenirs que j’en gardais, tremblant, ruisselant de sueur et en proie à une terreur sans objet, à mon réveil. Le regard appuyé de Shivetya, tourné dans ma direction, semblait plus réjoui que jamais. J’ai très vite appris que cet amusement avait ses limites. Je lui avais fait une promesse. Il pouvait lire en moi que j’avais la ferme intention de la tenir. Mais aussi que je tergiverserais le plus longtemps possible, autant qu’il me serait nécessaire pour régler de façon satisfaisante ma propre situation. Il avait patienté dix mille ans. Et sa patience serait brusquement à bout ? Je m’en suis d’abord rendu compte pendant mon sommeil. Une nuit où la Nef avait pratiquement réussi à s’immiscer dans mes rêves, ils ont été brutalement investis par une présence qui tentait de frayer son chemin en moi, telle une baleine à travers un banc de dauphins. Une chose énorme, invisible, qui s’approchait comme les ténèbres elles-mêmes, mais sans receler aucune menace maléfique. Rien qu’une très lente et vaste créature. Je savais ce dont il s’agissait et j’ai aussitôt compris qu’il s’efforçait d’établir un contact direct, d’esprit à esprit, ainsi qu’il l’avait déjà fait avec d’autres avant moi. Mais le mien est protégé par une assez coriace carapace que les idées peinent à traverser. Une chance que Gobelin et Qu’un-Œil ne soient plus là. Ce seul constat les aurait mis en joie pendant des heures. Deux nuits de sommeil plus tard, mon esprit était criblé comme un tamis. Shivetya et moi étions accouplés comme deux vieux bœufs sous le joug. Le corbeau blanc était vexé, car il ne pouvait plus jouer son rôle d’interprète. Le démon disposait d’assez de force mentale brute, j’imagine, pour établir le contact avec n’importe qui. J’ai appris du golem exactement comme Baladitya avant moi. En étant aspiré dans le rêve vivant du démon, où le passé ne se distingue guère du présent. Où tout le sublime éventail de l’histoire de la plaine et des mondes à qui elle est reliée se déploie sous vos yeux, enregistré à la perfection et dans ses moindres détails, ceux du moins auxquels Shivetya s’était donné la peine d’assister sur le moment. La Compagnie noire y prenait une part importante. Il l’avait élue voilà longtemps comme l’instrument de son évasion ; bien avant que Kina n’ait choisi Madame pour en faire à la fois son agent au sein de l’armée ennemie et le vase qui porterait la Fille de la Nuit ; bien avant qu’aucun de nous ne soit conscient de toutes les chausse-trapes qui s’ouvriraient sous nos pieds sur le chemin du Khatovar. Mais Shivetya avait mieux choisi que Kina. La déesse ne s’était pas assez attentivement penchée sur le tempérament de Madame. Mon épouse était trop foutrement têtue et nombriliste pour servir bien longtemps d’instrument à un tiers. Nous n’étions plus que sept quand le désir de refaire à rebours l’antique périple de la Compagnie s’était emparé de moi, aussi pressant qu’inexplicable. Et, de ces sept personnes, ne restait plus que moi. Les soldats vivent. La Compagnie noire est désormais entre les mains de Suvrin. Telle qu’elle existe encore. Et, si j’en crois les rêves de Shivetya, elle se dirige maintenant vers le sud, pleinement vengée, dans le dessein de retraverser la plaine scintillante pour gagner le Pays des ombres inconnues. Ne demeurent plus dans ses rangs, pour pleurer notre monde, qu’une poignée de Tagliens, de Dejagoriens et de Sangelis. Elle trouvera une nouvelle destinée dans un nouveau monde. Et ce petit bonhomme replet de Suvrin sera le fondateur de cette nouvelle compagnie. Jamais encore un frère de la Compagnie noire n’avait vécu assez longtemps pour prendre conscience des bouleversements que le temps peut imposer à un groupe, fût-il aussi résolu que le nôtre à ne faire qu’un avec son passé. Quand mes pensées menaçaient de m’entraîner vers d’aussi lugubres marches, Shivetya faisait d’ordinaire résonner mon crâne d’ondes d’amusement fracassantes. Car, comparés aux chamboulements auxquels il avait lui-même assisté durant sa longue existence, ceux-là étaient pratiquement imperceptibles. Il avait vu s’élever au pinacle puis disparaître des empires, des civilisations, des races entières. Il se souvenait des dieux eux-mêmes, ces hideux bâtisseurs de la plaine, et de toutes les puissances qui y avaient pénétré pour modifier son domaine puis s’étaient évanouies à leur tour. Il se rappelait même une époque où il n’était pas seul dans la forteresse sans nom et où son zèle avait contraint ses compagnons à le clouer à son trône, pour leur permettre de l’abandonner sans qu’il s’y opposât. J’ai enfin compris ce qui était arrivé à Murgen, à cette époque reculée où il peinait tant à se raccrocher à son propre présent. Murgen était sans doute légèrement cinglé et n’avait jamais eu la moindre idée de ce qui lui arrivait, et Volesprit n’était sûrement pas étrangère à l’affaire (elle avait trouvé le moyen, à l’époque, de s’aventurer sur la plaine), mais la main de Shivetya, qui préparait soigneusement son repli, opérait déjà derrière tout cela. De surcroît, bien sûr, Shivetya n’a pas du temps la même perception que nous. Sauf quand nous exigeons de lui qu’il nous accorde son attention ici et maintenant, à l’avant-garde, il flotte entre deux eaux, ubique, présent partout dans le monde et dans le temps, revivant le passé plutôt que se le rappelant. Dieux, comme je l’envie ! Toute l’histoire des seize mondes lui est connue. Et pas seulement à des fins d’étude ou d’exégèse, mais bien plutôt pour la revivre quand il en éprouve le désir. J’avais une question à poser au démon. Une question qui serait d’une importance suprême si je devais le libérer. Et, s’il voulait me voir honorer notre contrat, il allait devoir m’y répondre de manière satisfaisante. Qu’adviendrait-il de la plaine scintillante lorsqu’il ne serait plus là pour la gérer ? CHAPITRE 144 : LA FORTERESSE SANS NOM LE RÉCIT D’ARKANA Shivetya n’a jamais été aussi puissant que Kina, mais les ailes de son cerveau sont fichtrement plus agiles. La déesse avait mis des années à atteindre le monde extérieur pour lui insuffler une paranoïa galopante de la Compagnie noire, là où il n’a fallu que quelques semaines à Shivetya. Et il aurait sans doute accompli plus vite sa tâche s’il n’avait pas contacté un esprit à la carapace plus épaisse que la mienne : celui de Shukrat. Le démon regimbait à joindre Tobo. Ils étaient plutôt copains par le passé, mais le comportement récent du jeune sorcier trahissait des travers caractériels générateurs d’ennuis potentiels. Shukrat a néanmoins fini par comprendre que l’absence prolongée d’Arkana et de son bien-aimé papa d’adoption ne pouvait s’expliquer que par quelque problème. Mais, même quand elle commença à se faire du mouron, elle refusa d’abandonner Tobo. Celui-ci jouissait auprès des Enfants de la Mort d’une popularité bien inférieure à celle que lui témoignaient les ombres inconnues. Les hommes de Hsien risquaient fort de ne pas jouer leur va-tout pour assurer sa survie. La santé du garçon était sujette à d’incessantes rechutes et complications. Le départ de la Compagnie, assurément, n’était pas fait pour accélérer son rétablissement. Shivetya pouvait me montrer sa progression vers le sud. Et il s’acquittait régulièrement de cette tâche. Mais je me refusais à prendre des nouvelles de Madame. L’état de mon épouse était encore plus grave que celui de Tobo. Je n’y pouvais strictement rien, mais ce spectacle me bouleversait tellement que j’évitais délibérément de m’exposer à ce qui risquait d’exacerber ma souffrance. L’aveuglement est parfois le meilleur moyen d’endurer ce que nous ne pouvons corriger. Et il y avait encore Arkana. La blondinette s’était évaporée, en parfait accord avec la doctrine qu’elle prônait depuis toujours : regagner le monde des Voroshk, sa patrie. Elle s’était servie de la Clé que nous avions emportée pour traverser la plaine et prendre la poudre d’escampette. Dans la mesure où Shivetya participait à sa réfection, la Porte d’Ombre du monde des Voroshk, naguère désintégrée, était presque entièrement achevée. La guerre contre les ombres tueuses perdurait dans le monde natal d’Arkana. Leur nombre originel avait été réduit des neuf dixièmes. Les Voroshk avaient tout aussi cruellement souffert. Leur monde était quasiment anéanti. Un centième à peine de sa population rurale avait survécu à une invasion si enthousiaste qu’on peut difficilement, aujourd’hui, trouver une seule ombre dans la plaine scintillante. Les ombres tuent. Elles préfèrent les êtres humains, mais tout être vivant qui leur tombe sous la main tient lieu de proie. Tout ce qui peut se tapir sous un caillou. Les gens sont assez futés pour trouver un moyen de survivre à la nuit. Ce n’est pas toujours vrai du reste du règne animal. Les rares rescapés du monde des Voroshk mouraient de faim. Ils avaient perdu tant de bêtes de somme qu’ils ne pouvaient plus labourer. Tout leur bétail avait péri, sinon du fait des ombres, de la main des Voroshk eux-mêmes. Ceux-ci n’avaient nullement l’intention de partager les souffrances communes. Arkana était venue, avait vu, et son esprit irrésolu avait viré comme girouette au vent. Ce n’était pas ce qu’elle avait espéré. Mais elle avait trop tardé à rentrer. On l’avait aperçue. Sa famille l’avait bientôt cloîtrée. On lui avait confisqué sa tenue et son poteau volant. Elle était devenue la prisonnière de ses parents, qui avaient immédiatement échafaudé d’ambitieux projets de procréation. L’effondrement de leur Porte d’Ombre n’avait laissé aux Voroshk que quelques femmes en âge de porter un enfant. Élue reine des abeilles, Arkana était désormais destinée à engendrer une nouvelle populace. Elle se plierait pour survivre à tout ce qu’on attendrait d’elle. Prendrait de nouveau son temps. Ses oncles lui avaient confisqué la Clé de la Porte, mais ils ignoraient à quoi elle servait. Et Arkana refusait de parler. Ils étaient hommes à tourner le dos à la catastrophe qu’ils avaient eux-mêmes créée pour se mettre en quête de nouveaux mondes à conquérir. C’est tellement plus facile que de rebâtir. Une chance qu’il restât assez de pouvoir à Shivetya pour contraindre la Porte explosée à se guérir elle-même. Bien qu’on pût en conclure que le dysfonctionnement de certaines Portes d’Ombre soit dû à d’anodines négligences. De fait, si l’on s’en remettait aux comptes rendus de Suvrin et Tobo sur leurs diverses explorations, toutes étaient plus ou moins endommagées. Shivetya n’aimait pas grand monde ces temps-ci. « Il me reste un ou deux petits problèmes à régler », lui ai-je appris. Il le savait déjà puisque mon esprit n’était plus une énigme pour lui. Et il était à bout de patience. Un partenaire assez indulgent dans le crime, ce vieux démon ! CHAPITRE 145 : PIERRE SCINTILLANTE ET SHUKRAT VINT… Shukrat est arrivée pendant mon sommeil, à travers le trou du toit. J’étais désormais à ce point mouillé avec Shivetya que j’ai su qu’elle était là sans avoir noté sa présence ni lui avoir prêté une grande attention. Mon ami le corbeau blanc est venu se livrer à son méfait du réveil. Je me suis assis sur mon séant et j’ai remercié l’oiseau d’une remarque désobligeante. « Je m’efforce de me rendre utile. Vous ne me laissez plus grand-chose à faire, ces jours-ci. — Bizarre comme la condition de prisonnier peut réduire vos choix, pas vrai ? La roue tourne. Mais nous pouvons rester bons amis, n’est-ce pas ? Salut, ô la plus jolie de mes filles ! Tu t’es enfin décidée à venir. » Shukrat était épuisée mais bonne joueuse. « Alors, p’pa, que se passe-t-il ? Où est Arkana ? — Euh… Arkana s’est prise d’une lubie. Elle est rentrée chez elle et la voilà dans la merde jusqu’au cou. » Je me suis expliqué. « Beurk ! » Telle a été la réaction de Shukrat. « Hé, si tu leur en laissais l’occasion, tu pourrais toi aussi devenir la fille la plus convoitée de la ville. — Ils pourraient toujours tenter le coup. Ils le regretteraient amèrement. Je n’ai pas passé tout mon temps à m’amuser avec Tobo. Comment diable peux-tu savoir tout cela si elle a emporté ta Clé ? Tu ne peux plus aller les épier. — Shivetya et moi avons fait plus ample connaissance. Il n’y a guère mieux à faire dans le coin pour un père attendant que la plus lente de ses filles daigne enfin se demander s’il ne lui serait pas arrivé quelque chose. — Je constate que tu t’es aussi livré à des travaux d’écriture. — Le temps commence à me manquer, mon enfant, ai-je déclaré, dévoilant un secret que je n’avais même pas révélé à mon épouse. J’ai eu beaucoup de chance pendant très longtemps, mais la loi des moyennes risque de me rattraper. D’un jour à l’autre. Je suis pourtant prêt à prendre un dernier risque. Je compte donc mettre toutes mes affaires en ordre avant qu’il ne m’arrive malheur. Je veux tirer mon tablier avec la certitude d’avoir accompli tout ce que la Compagnie attendait de moi, sinon davantage. » Depuis notre retour du Pays des ombres inconnues, la conviction qu’il ne me restait plus beaucoup de temps à vivre avait pris une influence croissante sur le cours de mes pensées. Elle est quasiment devenue obsessionnelle depuis que je suis revenu à la forteresse sans nom. Shukrat, pendant que nous bavardions, avait entrepris de procéder aux activités ordinaires présidant à la fin d’un voyage et, notamment, de décharger son poteau volant. « Permets-moi de me reposer un moment avant de nous lancer à la rescousse de Fesses d’Huître, a-t-elle déclaré en laissant tomber un gros sac de chanvre, lequel a rendu un bruit de ferraille. Je me moque d’ailleurs comme de ma première chemise de ce qu’ils peuvent lui inventer. C’est juste une fleur que je veux faire à mon papa. — Je comprends parfaitement et je t’en remercie. Peut-être pourra-t-elle te rendre la pareille un de ces quatre. — Oh, ouais ! Ce serait chouette ! — Que contient donc ce sac ? » Elle a tenté de rester évasive puis s’est rendu compte que ça ne servait à rien. « Des coquilles d’escargot. Tobo ne voulait pas que je voyage sans protection. Il s’inquiète pour ma santé. — Comment va-t-il ? — Il a ses bons et ses mauvais jours. Davantage de mauvais que de bons. Tant mentalement que physiquement. Ça ne me fait peur. Personne n’est capable de m’affirmer qu’il s’en tirera. Ni même qu’il sera sain d’esprit s’il y survit. Je crains que ça ne dépende de sa mère. — Quoi ? Sahra est réapparue ? — Non. Elle est morte. Définitivement, je crois. Mais son spectre et celui de sa grand-mère le suivent partout. Et il les voit dès que la fièvre le reprend. Elles lui parlent. Le harcèlent, selon lui. Il déteste ça. Mais, à mon humble avis, il ferait fichtrement bien de les écouter. Parce que cette fièvre s’empare de lui dès qu’il s’avise de faire quelque chose que sa mère aurait réprouvé de son vivant. Même s’il oublie tout simplement de se brosser les dents. — Tu le crois réellement hanté par ses ancêtres femelles ? — Peu importe ce que je crois, p’pa. Lui y croit. Même quand il ne délire pas et qu’il est parfaitement sain d’esprit, il prétend que sa mère compte s’attarder dans les parages jusqu’à ce qu’il n’ait plus besoin de ses conseils. Et qu’elle sera libre alors de rejoindre Murgen. Ce qui signifie que Tobo est encore immature et que c’est précisément son comportement qui interdit à Sahra de trouver le repos ; et Tobo le prend très mal. Sahra n’est manifestement pas moins fâchée de son manque de maturité, parce qu’elle préférerait sans doute être ailleurs au lieu de devoir pouponner un homme fait. — Pourquoi ai-je l’impression que ça cache autre chose ? — Parce que c’est vrai. Il y a effectivement autre chose. Il craint que ces femmes ne perdent patience et ne l’entraînent avec elles. — Le tuent, tu veux dire ? — Non ! C’est sa mère, p’pa. Pas le tuer, mais l’embarquer. Hors de son corps. Comme le faisait son père, paraît-il. Sauf qu’elles ne lui permettraient pas de se réincarner. Si cela se produisait, son corps finirait tôt ou tard par mourir. Et, avant de me rétorquer que Sahra ne laisserait jamais mourir son bébé, tu dois te rappeler que ce spectre n’est pas la Sahra que tu as connue. Cette Sahra-là a vécu un certain temps de l’autre côté et frayé avec des fantômes qui s’y trouvaient longtemps avant elle. Et l’un d’eux au moins a su percevoir, avant même que Murgen et Sahra ne soient réunis, les avenirs potentiels de Tobo. » Shukrat me semblait tout aussi jobarde que Tobo. « D’accord. Repose-toi, gamounette. Je réfléchirai à un plan entre-temps. » Voyez-vous ça ! Plus vieux qu’une vieille bouse, boiteux, quasiment borgne d’un œil, une main percluse, mais ça lit et ça écrit, et viril malgré tout ! CHAPITRE 146 : LE MONDE VOROSHK LA FORTERESSE RHUKNAVR La Porte d’Ombre Voroshk était surveillée de l’autre bord. Avides de mettre la main sur une nouvelle pondeuse, les oncles de Shukrat espéraient qu’elle retrouverait aussi le chemin de la maison. Nous ne nous sommes pas trop fatigués pour passer inaperçus des sentinelles. Mais nous arrivions de nuit et Shukrat a permis à certains de ses compagnons les plus inhabituels de se faufiler à travers la Porte pour distraire les gardes. Tobo n’avait pas lésiné en lui prêtant ses ombres inconnues pour l’assister dans ses pérégrinations. Rien à voir avec les deux aspirants corbeaux qu’il m’avait refilés, qui n’étaient jamais là quand on avait besoin d’eux et, d’ailleurs, brillaient depuis des mois par leur absence. Il avait confié à Shukrat quelques-uns des plus monstrueux, ténébreux et subtils de ses amis pour se tenir à ses côtés et obéir à ses ordres. Les molosses noirs ont piqué droit sur les deux gardes et les ont empêchés de s’envoler, juste le temps voulu pour nous permettre de franchir la Porte et d’ajouter nos inconnues à l’équation. Shukrat a réussi à les endormir tous les deux, en dépit du haut degré d’excitation où les avaient plongés les ombres inconnues. Nous n’en avons compris la raison qu’un instant plus tard. « Ce sont des gosses ! me suis-je écrié quand j’en ai déshabillé un. Celui-ci n’a pas plus de onze ou douze ans. » Celui que Shukrat avait dévêtu était encore plus jeune. « Ce sont les cadets des frères Tologev. Il faut être vraiment au bout du rouleau pour envoyer des gosses de cet âge dans la nature sans aucune escorte, alors que des ombres tueuses continuent de rôder ! » Ça m’allait à merveille. Plus les Voroshk seraient dispersés, mieux ça vaudrait. Nous avons abandonné les deux garçons après les avoir installés dans un arbre pour préserver leur sécurité. Mais nous leur avons confisqué leurs tenues et leurs poteaux volants. Ce fut un très long vol. Nous ne nous montrions jamais de jour. En chemin, Shukrat m’a désigné les ruines de Khatovar. Je ne me sentais pas en veine d’exploration. Je n’en avais pas le temps. Des changements commençaient à se produire en moi. Il me fallait les refréner jusqu’au moment où nous aurions libéré Arkana. Le corbeau blanc se moquait de moi et m’accusait de faire des infidélités à Madame. Volesprit refusait de croire le contraire. Je refusais dorénavant de me justifier. Elle s’en voulait encore de n’avoir pas réussi à m’enlever à sa sœur. Arkana était détenue dans une petite forteresse Voroshk du nom de Rhuknavr. Nous avons volé en rase-mottes jusqu’à deux kilomètres environ de la place forte puis attendu minuit, en planant à la hauteur du faîte d’arbres déjà vénérables lors de la chute du Khatovar. Nous avons posé une douzaine de pièges à ombres confectionnés par Shukrat sur les instructions de Shivetya. Mais ils se sont révélés superflus dès qu’elle a relâché les ombres inconnues. Sur mon insistance, elle a vérifié et re-vérifié que ses assistants du royaume caché avaient clairement compris que nous comptions nous en prendre à des gens jouissant d’une grande expérience des créatures des ténèbres. Leur plus gros avantage sur les ombres tueuses, c’est qu’ils ne sont pas de simples boules de haine et de voracité, uniquement mues par ces deux mobiles. Ils sont rusés, malins et accessibles à la raison, bien que légèrement imperméables, hélas, au concept de collaboration. « Tu crois que nos chances seront meilleures de jour ? ai-je demandé à Shukrat. Quand tout le monde se détendra dans ces murs ? — Ils ne sont pas à ce point sur le qui-vive. Ils n’ont pas connu d’incident depuis très longtemps. — Comment le sais-tu ? — Je le sais, c’est tout. Je suis assez proche d’eux pour les sentir, à présent. » Autrement dit, elle commençait déjà à me dissimuler les chuchotements des ombres inconnues. « Euh… Es-tu assez proche d’eux pour qu’ils te sentent ? — Non. Parce que je suis seule. Et habillée. Et parce qu’ils n’essaient pas de me sonder. — Je vois. » S’il ne s’agissait pas de nos partenaires invisibles, ça devait plus ou moins correspondre à mes premières approches mentales de Shivetya. « L’oiseau ! Prête attention ! » Loin de moi l’idée de laisser une ressource inemployée. Le corbeau blanc était un atout inestimable. « Alors, où est mon autre bébé, Shukrat ? Sois aussi précise que possible, car mon ami emplumé doit absolument apprendre comment s’introduire dans cette forteresse pour lui annoncer notre arrivée et l’exhorter à se préparer au départ. » Le corbeau a croassé comme s’il avait trouvé dans son nid un serpent opérant une razzia. Il a protesté si vigoureusement que la nuit, tout autour de nous, est retombée dans un silence embarrassé. « Une chance pour toi que personne ne comprenne le taglien dans les parages. Pourquoi ce glapissement ? Combien de places fortes as-tu déjà infiltrées ? » Le corbeau continuait de marmotter, laissant plus ou moins entendre que, là, c’était différent. La divergence en question résidant au premier chef dans l’identité de la personne chargée de l’infiltration. Malgré tout, elle avait fort bien compris que j’étais devenu copain comme cochon avec Shivetya et que le golem avait beaucoup à dire sur son éventuelle libération de la caverne des Anciens. Une fois sa frustration surmontée, elle s’est montrée disposée à obtempérer. J’ai demandé à Shukrat de me décrire de son mieux l’intérieur de Rhuknavr. Tâche assez ardue. Elle n’y avait pas remis les pieds depuis dix ans. Le corbeau allait devoir localiser Arkana lui-même. Shukrat n’y parvenait pas. « Annonce-lui simplement notre venue, lui ai-je expliqué. Qu’elle se tienne prête. Et qu’elle se débrouille, si possible, pour jeter un sortilège de sommeil à tous ceux qui sont assez près d’elle pour la toucher. » Le corbeau s’est envolé. Nous avons patienté. Je fixais le ciel. Je le trouvais encore plus étrange que celui du Pays des ombres inconnues. Pas de grosse lune là-haut, apparemment. Du moins cette nuit-là, ni celles que j’avais déjà passées sous ce firmament. Mais une pléthore de petits satellites dont le plus grand ne devait pas faire le cinquième du nôtre. Toutes ces lunes semblaient effroyablement affairées et folâtraient ici et là. Quand j’en ai parlé à Shukrat, elle s’est répandue sur l’unique, incomparable développement de leur astrologie, fondée sur le mouvement apparent de toutes ces lunes. Au bout de siècles d’études, elles continuaient de leur réserver des surprises. « Une fois, quand j’étais petite, deux d’entre elles sont entrées en collision. Les autres n’ont plus jamais observé le même mouvement par la suite. Un énorme débris s’est abattu à deux cents kilomètres d’ici environ. Je me trouvais à Junkledesag, de l’autre côté, à près de cent soixante kilomètres, et le désastre restait effroyable : des tremblements de terre et un vacarme de fin du monde. Le ciel donnait l’impression de brûler et l’incendie a mis toute la nuit à s’éteindre. Un peu comme quand un rheitgeistiden explose, mais un million de fois pire. Il a creusé un cratère gigantesque. C’est devenu une espèce de lac. » Le corbeau blanc a émergé de la nuit. « Prête. — Plus facile que tu ne croyais, hein ? » L’oiseau a poussé un grognement maussade. « Ouvre-nous la voie, ô intrépide explorateur emplumé. » L’étape suivante a été pour le moins plan-plan. Seuls trois ou quatre Voroshk occupaient réellement Rhuknavr. Une petite faction de rescapés, espérant tirer profit du léger avantage que leur donnait le contrôle d’une reproductrice viable, dissimulait aux autres le retour d’Arkana. Comportement si humain que je m’étonnais moi-même de ne pas l’avoir prévu. Nous avons laissé nos poteaux lécher la forteresse près d’une fenêtre non vitrée, au bout d’un couloir. L’espace était trop exigu à l’intérieur pour nous permettre de voler. Le corbeau nous a guidés jusqu’à la chambre d’Arkana. On ne voyait pas de barreaux, mais une sentinelle assoupie, non Voroshk, était affalée dans le couloir sur un tabouret, comme si Arkana n’était qu’une invitée. Elle a bondi sur ses pieds à notre entrée. « J’étais certaine que vous viendriez. — Vraiment ? — Je l’espérais, en tout cas. D’accord ? Je suis désolée. J’ai été stupide. Je voulais… je devais… Merci. Merci. Merci. — Garde tes commentaires pour plus tard, tu veux bien ? Nous ne t’avons envoyé l’oiseau que pour que tu te prépares à partir. » L’intéressée s’est envolée par un vasistas. Arkana a ramassé ses cliques et ses claques. Pas grand-chose. « Je ne sais pas ce que sont devenus mon rheitgeistide et ma shefsepoke. — Nous t’en avons apporté d’autres. Filons. » Tout s’est bien passé jusqu’au moment où nous nous sommes faufilés par la fenêtre. Puis une enfant encore à demi assoupie s’est aventurée dans le couloir en se frottant les yeux, sans doute réveillée par un bruit. Elle nous a fixés un instant puis s’est cassée en deux, atteinte par le sortilège somnifère d’une des filles. Rien ne s’est produit dans l’immédiat. Mais elle finirait par le répéter à quelqu’un. À moins qu’elle ne fût somnambule. « Es-tu enceinte ?» ai-je demandé à Arkana dès que nous nous sommes retrouvés dans les airs, en sécurité et filant vers le sud. Elle ne s’en est pas offusquée. « Non. Ils n’ont toujours pas décidé qui passerait le premier. Cela dit, chaque fois que je me retournais, j’en trouvais toujours un en train d’essayer d’entrer en douce. Persuadés, apparemment, que je n’aurais pas pu leur résister. Je leur ai flanqué tant de bleus que Gromovol lui-même l’aurait compris : des conneries de ce genre peuvent présenter des risques… mais ces gars sont des optimistes à tout crin. » Elle avait assez longtemps traîné ses guêtres avec les instructeurs idoines pour avoir appris à déglinguer un lascar persuadé qu’une fille est une proie facile. « Nous devons remercier les dieux de cette menue faveur, j’imagine, ai-je laissé tomber. — Tu peux surtout remercier Arkana de n’avoir pas coupé dans leur foutoir. — Je reconnais bien là ma délicate petite fleur. » Peu après le lever du soleil, Shukrat a repéré sept ou huit silhouettes protéiformes, flottant dans le ciel très loin derrière nous. « Ils nous poursuivent, p’pa. » J’ai vérifié. « Montons un peu plus haut. On réussira peut-être à maintenir notre avance. » Les filles en ont convenu, mais Arkana a ajouté : « Les membres de la famille présents à Rhuknavr étaient bien moins nombreux. Ils ont dû demander de l’aide à Junkledesag ou à Drasivrad. Il ne reste plus que quinze ou seize Voroshk en vie. — Si jamais l’idée leur prenait de nous pousser dans nos derniers retranchements, voyez-vous un inconvénient, l’une ou l’autre, à ce que nous en mettions d’autres à mal ? » Arkana m’a jeté un regard mécontent. Nous volions déjà depuis quelques heures et elle n’était toujours pas entièrement revêtue de la tenue confisquée à l’un des deux gamins qui montaient la garde à la Porte d’Ombre. S’habiller reste une tâche malaisée quand on chevauche un de ces poteaux en s’efforçant de raser la cime des arbres pour passer inaperçu. Sans rien dire de la nécessité de convaincre d’abord la tenue Voroshk qu’elle lui appartenait dorénavant et n’était plus la propriété du jeune garçon. « Comment comptes-tu t’y prendre, p’pa ? » Elle avait l’air sceptique. Et à bon escient. « Exactement comme avec Kina. Mais tu devras d’abord me donner leurs noms. » J’avais emporté le calepin du Premier Père. Je maniais assez bien la langue des Voroshk pour faire exploser ces types en plein ciel en recourant aux codes voulus. À condition, toutefois, de savoir qui j’allais transformer en un nuage de poussière. « Ne fais pas ça. Sauf si tu y es contraint. » J’ai laissé passer un instant. Puis : « Si tu peux leur pardonner, moi aussi. — Ils ne m’ont pas fait grand mal, en réalité. » Ils s’en seraient chargés tôt ou tard, mais je n’ai pas insisté. Ces deux petites étaient par trop disposées pour leur bien au pardon et à la compréhension. S’ils en avaient eu l’occasion, ces gars leur auraient fait subir le pire. Je connais bien ce genre de bonshommes. J’en ai fait partie. Juste pour le plaisir, en secret, pendant que les filles n’y prenaient pas garde, j’ai embrayé sur le code qui anéantirait le poteau d’Arkana. Nous étions désormais trop loin de Rhuknavr pour vérifier s’il avait fonctionné. J’espérais bien que non, à présent. Je m’étais souvenu peu après de la petite fille assoupie dans le couloir. Elle me hanterait pendant un bon moment. Nous approchions plus vite qu’il n’était nécessaire du moment où nous serions en sécurité de l’autre côté de la Porte d’Ombre. La Clé m’a donné quelques tracas, sans doute parce que j’étais un peu trop pressé. « Que fait-on maintenant ? m’a demandé Shukrat dès que nous nous sommes retrouvés hors de portée des hommes et des jeunes gens nus qui nous injuriaient de l’autre côté de la barrière. — Vous pouvez rejoindre l’armée toutes les deux, j’imagine. Je reste ici. Sur la plaine. Avec Shivetya. J’ai une affaire à régler. Une promesse à tenir. » Personne n’a plus ouvert la bouche jusqu’à ce que nous approchions de la forteresse sans nom. « Et Madame ? m’a alors demandé Shukrat. — Si elle est en bonne santé, ramène-la-moi et je l’aiderai de mon mieux. Sinon, fous-lui la paix. Elle doit se guérir toute seule. C’est là son principal problème. » Les deux filles m’ont regardé comme si j’étais une espèce de monstre nauséabond brusquement surgi au beau milieu d’un clapier de lapereaux et s’acharnant à déchiqueter la douce fourrure de leur tendre gorge. « Écoutez, j’aime énormément mon épouse. Je serais incapable de vous expliquer à quel point. Mais c’est à peu près tout ce que je peux faire pour elle. L’aimer. Elle est folle. Selon tous les critères connus en dehors des siens. Et je n’y peux strictement rien changer. Si vous aviez lu et relu les annales, vous le sauriez. — Tu ne renonces jamais, hein ? » s’est gaussée Arkana. Elle m’avait pris au dépourvu, ce coup-ci. « Eh bien, non. Je ne cherchais nullement un candidat susceptible de les tenir. Mais à clarifier mes relations avec ma femme. » Mais avais-je la moindre idée de ce qu’elles étaient ? Même après toutes ces années ? Et, peut-être plus capital encore, en avait-elle elle-même la première idée ? Plus nous nous rapprochions de la forteresse sans nom, plus tous ces problèmes me semblaient dénués d’importance. CHAPITRE 147 : LA FORTERESSE SANS NOM REPOSONS LA PLUME Je me suis planté devant le golem et imprégné de sa légère impatience. Je n’étais pas moins pressé que lui. Mais les mille distractions mondaines gardaient leur emprise sur moi. Ce volet-là au moins de la mythologie gunnie repose sur des bases solides. Avant même d’atteindre le premier niveau de méditation spirituelle, il vous faut renoncer à toutes les distractions mondaines. À toutes sans exception. Et sans délai. Peu importe lesquelles. Sinon, il vous faudra toujours, avant de progresser, régler impérativement un tout dernier problème crucial. Pour ce qui me concernait, ce dernier problème était Madame. Qui continuait de vaciller au bord de l’abîme, sans toutefois se décider à s’y laisser glisser. Il m’apparaissait désormais clairement que le seul médicament qui lui faisait défaut était la volonté de se battre. Et le corbeau blanc était de mon avis. « Laisse-moi m’occuper d’elle, m’a-t-il suggéré. En moins de dix minutes, je peux la mettre tellement en rogne qu’elle fera fondre des montagnes en essayant de m’approcher d’assez près pour me corriger. — Sans aucun doute. Mais je préfère laisser les choses se faire. Le seul hic, c’est le temps qu’elles prendront. » Suvrin mettait une éternité à descendre dans le Sud. Même s’il couvrait plus vite du terrain que nous lorsque nous remontions dans le Nord. Nul n’essayait de ralentir sa progression. Je tuais le temps en explorant les merveilles contenues dans la mémoire de Shivetya… mais en m’efforçant de faire l’impasse sur ses souvenirs du Khatovar. Je gardais le Khatovar pour la bonne bouche et l’époque où rien ne me distrairait plus. Le Khatovar restait un régal bien particulier, que je réservais au jour où je pourrais en déguster toutes les saveurs. J’ai fini par céder devant l’inéluctable et j’ai envoyé les filles chercher Madame. Mon gros copain assis sur son trône de bois me donnerait peut-être une ou deux indications sur les moyens de l’inciter à reprendre du poil de la bête. La Nef est apparue dès que mes filles ont disparu par le trou du toit. Les trois monstres étaient dans une humeur noire, volontiers querelleuse, et, dans la mesure où je ne parvenais pas à communiquer avec eux, la mienne n’a pas tardé à devenir aussi sombre. Je me suis mis en quête du javelot de Qu’un-Œil. S’il était capable de trucider une déesse, il devait pouvoir aussi rectifier ces spectres aussi odieux que fâcheux. Shivetya m’en a empêché. Il pouvait communiquer avec la Nef. Il m’a signifié qu’il allait les apaiser en leur expliquant ce que nous méditions. Sa libération ne les condamnerait pas à l’extinction. De fait, ils entreraient même dans une nouvelle phase de leur existence. Ils allaient trouver un emploi : l’entretien de la plaine scintillante. Des dizaines de dysfonctionnements et autres récurages restaient en souffrance. Shivetya et moi étions désormais si intimement connectés que je pouvais pratiquement voir à volonté la plaine et le reste du monde par le truchement de ses yeux, au prix d’un petit effort supplémentaire. Pendant quelques instants, j’ai suivi du regard la course des filles vers le nord ; chacune, à l’occasion, réussissait à trouver un instant pour tirer plaisir de son vol. J’ai dormi quelques heures. Voire une semaine. À mon réveil, j’ai ramassé une lampe et je me suis dirigé vers le trône. Je portais le javelot de Qu’un-Œil sous le bras, du côté de ma mauvaise main. Shivetya et moi avons échangé un long regard. « L’heure est-elle venue ? me suis-je enquis avant d’ajouter : Tu nous crois prêts à réussir sans les dagues ? Ouais ? Un dernier petit détail, alors. Je dois laisser un message à mes filles. » Une lettre entière, en définitive. Pour ce qui est de délayer, fiez-vous à l’annaliste. Une pensée particulièrement limpide : Tu as terminé ? Tu es bien certain d’en avoir fini ? « Il est temps. » Mes trois demoiselles d’honneur (la Nef) ont nonchalamment émergé des ténèbres. Elles m’aiment bien, à présent. Je repose la plume. CHAPITRE 148 : PIERRE SCINTILLANTE ET LES FILLES DU TEMPS… Nous avons aperçu des lumières au loin. Qu’était-ce donc ? Il n’y a pas de lumières sur la plaine scintillante. Nous avons grimpé de mille pieds. Entre-temps, les lumières avaient disparu, sauf celle qui sort par le trou du dôme, juste au-dessus de la salle du trône du démon. Mais celle-là aussi s’est éteinte avant notre arrivée. Ensuite, nous étions par trop occupés à faire passer Madame et Tobo par ce trou pour nous intéresser à autre chose. Les rheitgeitside sont difficilement maniables quand leur cavalier reste un poids mort. En touchant terre, nous nous sommes aperçus qu’une seule lampe à huile brûlait encore sur la table de travail de ce vieillard – cet érudit de Taglios. Toubib avait laissé un message. Et il l’avait rédigé dans notre langue, l’astucieux vieux bouc ! Pas dans une syntaxe parfaite, mais assez pour se faire comprendre. Il faut croire qu’il avait le don des langues, comme il l’a toujours dit. Arkana a pris la lampe et s’en est servie pour allumer deux lanternes. Nous nous sommes mises en quête de Toubib. « Tu vois, il n’arrêtait pas de nous taquiner, mais, au bout d’un moment, j’avais l’impression que c’était lui mon vrai papa. » Nous ne parlons jamais de nos parents réels. Nous ne pourrions jamais nous entendre. « Ouais. Il veillait sur toi. Peut-être plus que tu ne le crois. — Sur toi aussi. » Nous avons trouvé Toubib assis devant le trône de bois. « Eh ! Il respire encore. — Je ne crois pas… Merde ! Regarde. Les couteaux sont tombés du monstre. » De fait, ils gisaient tous par terre. À cet instant précis, les yeux du golem se sont ouverts en même temps que ceux de Toubib, et tous deux semblaient passablement embarrassés ; c’est là seulement que j’ai réellement compris ce que Toubib essayait de nous dire dans sa lettre. Ce n’était nullement un adieu empreint de confuse religiosité ; les mots justes lui avaient manqué, tout bonnement, pour nous expliquer que le démon et lui avaient changé de place. Tant et si bien que Shivetya se retrouverait dans la peau d’un mortel aussi longtemps que survivrait le corps de Toubib, tandis que celui-ci était devenu le grand et sagace vieux dragon des mers nageant dans les océans de l’histoire. Tous deux avaient donc dû trouver leur paradis. Et la Nef était ravie. Et la plaine continuait d’exister. Et le corbeau blanc de fulminer, perché sur l’épaule de l’ancien Toubib. Tandis qu’Arkana et moi nous engagions dans une lutte acharnée dont l’enjeu était l’identité de celle de nous deux qui tiendrait désormais les annales, car nous détestons autant écrire l’une que l’autre. Nous les tenons donc à tour de rôle. À condition que cette petite traînée daigne quitter Tobo assez longtemps pour prendre une plume et faire sa part du travail. Un détail qui lui aura échappé, sans doute parce qu’elle est trop sotte pour l’avoir remarqué, c’est que Madame se rétablit. Je l’ai vue tout à l’heure façonner de petites boules de feu. Il me semble que si elle pouvait trouver le moyen de faire l’amour avec l’autre gros monstre, là-bas, elle se donnerait à lui trois fois par jour. Car c’est de lui que s’écoule tout le pouvoir. Sans doute le cadeau le plus précieux et le plus digne d’intérêt qu’il lui ait jamais fait car, grâce à lui, elle peut devenir tout ce qui lui passe par la tête. Voire redevenir la jeune et belle Dame de Charme, si romantique, chagrine et distante. Mais Toubib devrait alors libérer Volesprit pour rendre au monde son équilibre. Je me demande s’il n’avait pas raison de dire que, dans mille ans, nous serions des dieux dont tout le monde se souviendrait. Et je me demande également ce qu’il pourrait bien faire pour sa fille. La vraie. La chair de sa chair. J’ai l’impression que c’est sans espoir, puisque elle-même a perdu tout espoir ; mais je sais aussi que, s’il en reste, p’pa saura le trouver. Suvrin semble s’impatienter. Il souhaite organiser une marche jusqu’à la Porte d’Ombre de Hsien. Il n’est pas Aridatha Singh, mais il devra faire avec. Je crois qu’il serait temps d’aller visiter notre nouveau monde. L’Aire des Corbeaux. Le Pays des ombres inconnues. Shukrat trouve ces noms évocateurs. Familiers. Ils lui rappellent le pays. Il me semble à moi que mon pays est ce que je porte en moi. Je suis un escargot à la chair sortie de sa coquille. Et, bon sang, au tour de Shukrat de prendre la plume ! Cette sournoise petite pétasse tire encore au flanc ! Un vent incessant balaie la plaine. Il chuchote sur la pierre grise, chargé de la poussière de lointaines latitudes dont il crible éternellement les piliers du souvenir. Il reste encore quelques ombres dans les parages, mais ce sont les plus faibles et les plus timides, à jamais égarées. C’est une forme d’immortalité. La mémoire est une forme d’immortalité. La nuit, quand le vent se tait et que le silence règne sur la plaine de pierre scintillante, je me souviens. Et tous revivent. Les soldats vivent. Et se demandent pourquoi.