Glen Cook Saisons funestes Les Annales de la Compagnie Noire – 7 Traduit de l’Américain par Alain Robert Hérétiques – créateurs de livrels indépendants. H-1.0 Un vent incessant balaie la plaine. Il marmonne sur le dallage qui s’étend d’un horizon à l’autre. Il chante entre des colonnes noires éparses, comme un chœur de fantômes. Il disperse la poussière venue de loin et roule les feuilles. Il titille les cheveux d’un corps inerte, reclus depuis une génération, momifié. Espiègle, la brise plaque une feuille sur la bouche du cadavre figée en un cri silencieux, puis l’enlève. Ce vent porte l’haleine de l’hiver. Un éclair ricoche d’une colonne d’ébène à la suivante, comme un gamin jouant au chat, sautant de refuge en refuge. L’espace d’un moment, un peu de couleur anime cette plaine spectrale. Les colonnes pourraient passer pour des vestiges d’une cité détruite. Ce n’en sont pas. Il y en a trop peu, elles sont disposées sans ordre. Toutes tiennent debout, bien que le vent vorace les ait pour beaucoup rongées profondément. 1 … des fragments… … de pauvres fragments noircis qui s’émiettent entre mes doigts. Des coins de pages brunis qui révèlent une demi-douzaine de mots en pattes de mouche tirés d’un contexte perdu à jamais. Tout ce qui reste de deux volumes des annales. Mille heures de labeur. Quatre années d’histoire. Envolées pour toujours. À moins que ? Je ne veux pas regarder en arrière. Je ne veux pas revivre l’horreur. Je ne veux pas raviver la souffrance. Celle que j’éprouve est trop profonde pour y résister en ce moment. Il n’y a aucun moyen de récupérer complètement ce gâchis, de toute façon. L’esprit et le cœur, bien à l’abri sur le plus lointain rivage, refusent tout net d’envisager la grande traversée. Et le temps manque. Il y a la guerre. Il y a toujours une guerre en train. Oncle Doj veut quelque chose. Autant m’arrêter là. Mes larmes diluent l’encre. Il va me donner à boire un de ses philtres étranges. Des fragments… … tout autour de moi, des fragments de mon travail, de ma vie, de mes amours et de mes peines, disséminés dans cette saison funeste… Et dans l’obscurité, des tessons de temps. 2 Hé là ! Bienvenue dans la ville des morts. Ne prêtez pas attention aux types qui vous reluquent. Les fantômes ne voient pas des masses d’étrangers – du moins qui viennent en amis. Vous avez raison, ils ont l’air affamés. Efforcez-vous de ressembler le moins possible à un gigot d’agneau. Vous croyez que je charrie ? Restez à distance des Nars. Bienvenue à Dejagore, comme les Tagliens dénomment ce bled de mort. Les petits hommes bruns de l’Ombre à qui la Compagnie noire l’a conquis l’appellent Couve-Tempête. Ses habitants n’ont jamais cessé de l’appeler Jaicur – même quand c’était un délit. Et qui sait quel nom les Nyueng Bao lui donnent ? Mais qu’est-ce que ça peut fiche, pas vrai ? Ils ne causent jamais et ne font pas partie de l’équation, de toute façon. Celui-ci en est un. Ce vaurien, là, ce sac d’os avec sa tête de mort. Tout le monde ici a la peau d’un brun plus ou moins foncé, mais le leur est différent. Il y a comme une touche de gris dedans. Presque cadavérique. Un Nyueng Bao, ça ne se confond pas. Leurs yeux sont comme des charbons polis qu’aucun feu ne réchauffera jamais. Ce bruit ? On dirait que c’est Mogaba, le Nar de la première légion, qui repart traquer les hommes de l’Ombre. Il s’en introduit presque chaque nuit. C’est comme des mulots, pas moyen de s’en débarrasser. L’autre jour, on en a trouvé qui se cachaient depuis que la Compagnie s’est emparée de la ville. La puanteur ? Elle était pire avant que les soldats de l’Ombre se décident à enterrer les corps. Peut-être qu’ils ont enfin compris comment se servir d’une pelle. Ces longues levées de terre qui rayonnent autour de la ville sont pleines de corps empilés comme des cordes de bois. Sur certaines portions, la couche de terre qui les recouvre est trop fine et les gaz de putréfaction crèvent la surface. Dans ces moments-là, on prie pour que le vent souffle dans leur direction. Ça en dit long sur leur optimisme, de voir toutes les tranchées encore à remplir qu’ils creusent. Le plus gros des déblais finit sur les rampes. Le pire, c’est les éléphants. Il leur faut une éternité pour se décomposer. Ils ont tenté de les incinérer, une fois, avec pour seul résultat d’irriter les vautours. Alors, où c’était possible, ils ont traîné les cadavres et les ont incorporés à leurs rampes. Qui ? Le petit affreux avec son galurin minable ? C’est Qu’un-Œil. On a dû vous parler de lui. Pourquoi Qu’un-Œil ? À cause de son bandeau sur l’autre, pardi ! L’autre demi-portion, c’est Gobelin. On vous a sûrement touché deux mots sur son compte aussi. Non ? Ah bon, alors évitez-les. Tout le temps, c’est préférable, mais a fortiori s’ils sont en bisbille et davantage encore s’ils ont bu. Comme sorciers, ils ne déplacent pas des montagnes, mais vous n’aurez pas le dessus. Tout minus qu’ils soient, c’est surtout grâce à eux que les armées de l’Ombre continuent de camper à la dure en rase campagne et de céder le confort et les luxes citadins aux troupes tagliennes et à la Compagnie noire. Maintenant, retenez bien. Gobelin, c’est le Blanc. Façon de parler, je vous l’accorde, il y a belle lurette qu’il aurait dû prendre son bain annuel. Gobelin, c’est celui qui ressemble à un crapaud. Qu’un-Œil, c’est celui au chapeau et au bandeau. Les types aux tuniques dont la couleur blanche a fait long feu sont les soldats tagliens. Tous les jours, tous autant qu’ils sont se demandent quelle folie les a pris le jour où ils se sont enrôlés dans la légion. Ceux vêtus de draps de couleur et qui tirent la tête sont les autochtones. Les Jaicuris. Figurez-vous ça : quand la Compagnie et les légions ont déboulé du nord et surpris Ombre-de-Tempête, ils ont fêté les arrivants comme des libérateurs. Ils ont orné les rues de pétales de roses et de leurs plus belles filles. Maintenant, s’ils se retiennent de poignarder leurs libérateurs dans le dos, c’est uniquement parce que l’alternative est pire. Pour l’heure, ils sont encore assez vifs pour prendre des coups et crever de faim. Tisse-Ombre ne s’est pas forgé une réputation de bonhomme qui fait des papouilles aux gamins. Ces gosses partout ? Ces garnements qui paraissent presque heureux et grassouillets ? Des Nyueng Bao. Tous des Nyueng Bao. Les Jaicuris ont pour ainsi dire cessé de mettre au monde des enfants après l’arrivée des Maîtres d’Ombres. La plupart des rares bébés nés pendant cette période n’ont pas survécu aux privations. La poignée d’entre eux qui respirent encore sont protégés plus jalousement qu’aucun trésor. Aucune chance de les voir gambader tout nus dans les rues en piaillant sans se soucier des étrangers. Qui sont les Nyueng Bao ? Vous n’avez jamais entendu parler d’eux ? Bonne question. Mais difficile d’y répondre. Les Nyueng Bao ne parlent pas aux autres, excepté leur porte-parole. Mais à ce qui se raconte, il s’agirait des participants au grand pèlerinage sacré de leur génération qui se sont fait coincer par les circonstances, au retour du voyage. Les soldats tagliens les disent originaires des vastes marécages du delta du fleuve, à l’ouest de Taglios. Ce sont des primitifs, une minorité réduite honnie de la majorité – les religions gunnie, vehdna et shadar. Toute la population des Nyueng Bao accomplit ce pèlerinage. Du coup, toute la population s’est fait coincer ici en pleine merde à Dejagore. À l’avenir, il faudra qu’ils étudient un peu mieux leur itinéraire. Ou qu’ils peaufinent leurs techniques pour se faire bien voir de leurs dieux. La Compagnie noire a conclu un pacte avec les Nyueng Bao. Gobelin et leur porte-parole ont palabré une demi-heure et sont tombés d’accord. Les Nyueng Bao ignorent la Compagnie noire et les Tagliens qui sont sous sa responsabilité. Nous, on ignore les Nyueng Bao en retour. Ça fonctionne. Peu ou prou. Leurs hommes ne sont pas de ceux auxquels on a envie de chercher des poux. Ils ne s’en laissent remontrer par personne. Ils ne provoquent jamais les premiers – sauf, selon les Tagliens, dans la mesure où ils sont trop butés pour faire ce qu’on leur dit. Un vrai raisonnement à la Qu’un-Œil, ça. Les corbeaux, faut les chasser à coups de tatane. Ils ne se sentent plus ! Ils se croient chez eux… Hé ! Dans le mille. Attrapez-le ! C’est pas succulent, mais c’est mieux que rien dans l’assiette. Merde. Il s’est envolé. Bah, ça arrive. Montons à la citadelle. Vous aurez une vue d’ensemble, de là-haut. 3 Ces gars ? Ce sont eux, la Compagnie. Ça ne se devine pas, hein ? Des Blancs par ici ? Celui à la tignasse hirsute s’appelle Gros Baquet. C’est devenu un sergent franchement correct. Il est timbré juste ce qu’il faut. Avec lui, il y a Otto et Hagop. Ce sont les plus anciens du lot, mis à part Gobelin et Qu’un-Œil. Ces deux-là sont des vieux de la vieille depuis des générations. Qu’un-Œil doit bien aller sur ses deux cents ans. Ce groupe-là aussi appartient à la Compagnie. Ça tire au flanc. Le vieux tubard, c’est Sifflote. Pas bon à grand-chose. Comment il s’est sorti indemne de la grande bagarre, nul ne sait. À ce que disent les autres, il a fracassé son lot de caboches comme les meilleurs d’entre eux. Les deux autres Noirs, c’est Chabraque et Cinoque. Je ne sais pas d’où ça leur vient. Des types pourtant réglos. On dirait une paire de statues d’ébène lustrées, pas vrai ? Vous trouvez ces noms saugrenus ? Ils sont pourtant gagnés de haute lutte. Le plus souvent, c’est Qu’un-Œil qui les invente. Ouais, ils ont sans doute de vrais noms. Mais il y a si longtemps qu’on n’utilise plus que leur sobriquet que même eux ont du mal à s’en souvenir. Si vous devez n’en retenir que deux, alors que ce soient les deux principaux : Gobelin et Qu’un-Œil. Se souvenir également qu’il vaut mieux ne pas les avoir dans son dos. Maîtriser la tentation n’est pas leur fort. Lui, c’est Luisant Comme Rue-de-Rosée. Personne ne sait pourquoi. Tu parles d’un blase à rallonge. Et il faut l’entendre traduit en jaicuri. Un véritable exercice de diction. Là, c’est le chemin qu’a emprunté la Compagnie pour venir s’emparer du donjon. Peut-être qu’ils le rebaptiseront Rue du Flot-de-Sang. Ouais, la Compagnie a donné l’assaut au beau milieu de la nuit, massacrant tout ce qui bougeait, et s’est engouffrée ici avant que les autres aient le temps de dire ouf. Avec l’aide de Transformeur, ils sont montés comme des furieux au sommet du donjon et ont liquidé Ombre-de-Tempête, puis ils se sont retournés contre Trans’. Un vieux compte à régler pour la Compagnie. Ils gardaient une dent contre lui depuis des lustres, depuis le jour où Trans’, aidant Volesprit à briser la résistance de la ville, avait assassiné Tam-Tam, le frère de Qu’un-Œil, à l’époque où la Compagnie était au service du syndic de Béryl. Toubib, Qu’un-Œil et Gobelin, Otto et Hagop sont maintenant les seuls vétérans de ce temps-là. Quoique Toubib a cassé sa pipe. Notre grand amateur d’Histoire gît là, dans un de ces tumulus. Il fertilise la plaine. C’est Mogaba le Vieux, maintenant. Enfin, disons, c’est ainsi qu’il se considère, lui. Ceux qui la constituent viennent et s’en vont, mais la Compagnie est éternelle. Chaque frère, grand ou petit, est un en-cas que la gueule avide du temps ne tardera pas à happer. Ces Noirs taillés comme des armoires qui surveillent la porte sont les Nars. Ce sont les descendants de la Compagnie d’il y a plusieurs siècles. Impressionnants, les gaillards, hein ? Mogaba et une palanquée de collègues se sont joints à la quête de la Compagnie à Gea-Xle. Ils ont donné du fil à retordre à la vieille équipe. En rassemblant toute leur clique et en la pressant bien à fond, on ne recueillerait pas plus de deux onces de sens de l’humour. Ils étaient bien plus nombreux il y a quelque temps, mais ils n’arrêtent pas de se faire tuer. Ils sont complètement à la masse, tous. Pour eux, la Compagnie est une religion. Seulement leur Compagnie et la Compagnie noire de la vieille équipe, ça fait deux. Ça devient plus manifeste d’heure en heure. Tous les Nars mesurent plus d’un mètre quatre-vingts. Tous les Nars courent comme le vent et bondissent comme des gazelles. Mogaba n’a sélectionné que les meilleurs athlètes et les meilleurs guerriers pour participer à la quête de Khatovar. Tous les Nars sont vifs comme des chats et forts comme des gorilles. Tous manient leurs armes comme s’ils étaient nés avec. Le reste ? Ceux qui se dénomment la vieille équipe. Ouais. C’est vrai. Effectivement, pour eux aussi la Compagnie c’est davantage qu’un gagne-pain. Si c’était seulement un gagne-pain, juste louer son épée au plus offrant, alors la Compagnie noire ne se trouverait pas dans cette région du monde. Du boulot, il y en avait à foison dans le Nord. Le monde ne manque jamais de potentats désireux de brimer leurs sujets ou leurs voisins. La Compagnie est une famille pour ses membres. La Compagnie est un foyer. La Compagnie est une nation de parias, seule, défiant le monde entier. Et à présent cette Compagnie s’efforce d’achever son cycle de vie. Elle est lancée dans une quête, la recherche de son origine, un endroit mythique appelé Khatovar. Mais le monde paraît convaincu que ce Khatovar restera hors d’atteinte, comme une vierge en permanence dissimulée sous un voilage ombreux. La Compagnie est un foyer, sûr, mais Toubib est le seul à qui cette foutue façon de voir les choses ait jamais arraché une larme. Pour lui, la Compagnie noire était un culte du mystère – même s’il n’est jamais allé aussi loin que Mogaba, qui la considère comme une vocation religieuse. Regardez où vous posez les pieds. Ils n’ont toujours pas fini de nettoyer les décombres de la dernière attaque. Au cas où vous n’auriez pas remarqué à l’odeur. Les Jaicuris n’apportent plus guère leur aide. Manque d’orgueil civique, peut-être. Les Nyueng Bao ? Ils se contentent d’être là. Ils se tiennent à l’écart. Ils ont l’impression de pouvoir rester neutres. Ils apprendront. Tisse-Ombre leur donnera sa leçon. Personne ne reste neutre en ce monde. Le mieux qu’on puisse faire, c’est de choisir où on s’embarque. Manque de condition physique ? Ça va s’arranger. Quelques semaines à courir ici et là, à émousser les sondes de Tisse-Ombre et accompagner les raids d’approvisionnement de Mogaba, et vous aurez autant la ligne qu’une épée de Nyueng Bao. Vous pensiez que les assiégés se la coulaient douce en attendant le drille d’en face ? Mon vieux, le drille en question est un cinglé avec l’écume aux lèvres. Et ce n’est pas du flan. C’est un sorcier. Un d’envergure, même s’il n’a encore pas montré grand-chose ici. Le Vieux, avant de se faire dégommer dans la grosse castagne qui nous a tous coincés ici, a blessé Tisse. Le vieux démon n’est plus lui-même depuis. Pauvre chou. Nous y sommes. Sommet du donjon. Et voilà tout ce bled puant, étalé comme un de ces plans-relief qu’affectionnait Madame. Oh, oui. Ces rumeurs ont circulé ici aussi. Ce sont quelques prisonniers de l’Ombre qui les ont lancées. Peut-être est-ce réellement Kina qui s’est manifestée au nord. Ou peut-être quelqu’un d’autre. Mais certainement pas Madame. Elle est morte, dans ce secteur-là. Cinquante types l’ont vue mordre la poussière. La moitié d’entre eux ont perdu la vie en essayant d’aller à sa rescousse. Comment pouvez-vous dire ça ? On ne peut pas être sûr ? Combien de témoins vous faut-il ? Elle est morte. Le Vieux est mort. Ils sont tous morts, tous ceux qui ne se sont pas repliés dans la ville avant que Mogaba n’en referme les portes. Toute la masse. Tout le monde sauf la foule réfugiée ici. Et ils sont coincés entre des fous. C’est à se demander qui est le plus cinglé, de Mogaba ou de Tisse-Ombre. Vous voyez ce panorama ? Eh bien voilà. Dejagore assiégée par les Maîtres d’Ombres. Pas très impressionnant, hein ? Mais chacun de ces quartiers calcinés témoigne d’un furieux corps à corps, une lutte bec et ongles pour chaque maison contre les soldats de l’Ombre. Les incendies prennent comme un rien à Dejagore. On prétend que l’enfer est chaud, non ? 4 … qui je suis, pour le cas hautement improbable où mes griffonnages subsisteraient. Je suis Murgen, porte-étendard de la Compagnie noire, quoiqu’il me faille assumer la honte d’avoir perdu cet étendard au combat. Je tiens des annales officieuses parce que Toubib est mort, que Qu’un-Œil se refuse à le faire et que tous les autres sont plus ou moins analphabètes. Je suis l’héritier que Toubib a formé. J’endosse donc le rôle, même sans titre officiel. Je vous servirai de guide pour quelques mois, semaines ou jours, le temps que mettront les Maîtres d’Ombres pour amener la présente situation à son inéluctable dénouement. Personne à l’intérieur de ces murailles n’en sortira. Ils sont trop nombreux et nous trop peu. Notre unique atout, c’est que notre commandant est aussi fou que le leur. Ça nous rend imprévisibles. Mais, pour conserver de l’espoir, c’est trop maigre. Mogaba ne rendra pas les armes tant qu’il restera personnellement en état de s’accrocher à quelque chose d’une main en jetant des cailloux de l’autre. Un vent noir emportera sans doute mes écrits et aucun regard ne les parcourra jamais. Ou alors ils serviront à Tisse-Ombre de brandon pour enflammer le bûcher du dernier homme qu’il aura occis après s’être emparé de Dejagore. Mais au cas où quelqu’un trouverait ce manuscrit, frère, en voici le début. Ceci est le Livre de Murgen, le dernier des annales de la Compagnie noire. La longue histoire tire à sa fin. Je mourrai perdu et effrayé dans un monde si étrange que je n’en comprends pas le dixième même en m’y appliquant de toute mon âme. Il est si vieux. L’histoire pèse lourdement, ici. Deux mille ans de traditions servent de socle à d’incroyables absurdités que nul n’aurait l’idée de remettre en question. Des dizaines d’ethnies, de cultures et de religions coexistent en un mélange qui devrait être explosif mais qui a perduré si longtemps que les conflits ne sont plus que les tics machinaux d’un vieux corps désormais trop fatigué pour y prêter attention. Taglios n’est qu’une grande principauté. Il en existe des dizaines d’autres, maintenant pour la plupart situées dans les Terres des Ombres, toutes plus ou moins similaires. L’essentiel de la population se compose des Gunnis, des Shadars et des Vehdnas. Ces noms désignent à la fois des religions, des ethnies et des cultures. Les Gunnis sont les plus nombreux et les plus répandus. Les temples gunnis, dédiés à un panthéon incroyablement varié, sont si nombreux qu’il est rare de ne pas en avoir un en vue. Physiquement, les Gunnis sont petits et ont la peau sombre, mais pas noire comme les Nars. Les hommes gunnis s’habillent de sortes de toges quand le temps le permet. Les diverses teintes vives et bigarrées de leur tenue divulguent leur caste, leur culte et leur guilde professionnelle. Les femmes aussi se vêtent de couleurs vives, mais elles s’enveloppent pour leur part de plusieurs strates d’étoffe. Un voile leur masque le visage quand elles ne sont pas mariées – mais les mariages se concluent tôt. Elles arborent leur dot sous forme de bijoux. Chaque fois qu’elles sortent, elles se décorent le front de dessins symbolisant la caste, le culte et la profession de leur mari et de leur père. Jamais je ne saurai déchiffrer ces hiéroglyphes. Les Shadars sont plus pâles, comme des Blancs très hâlés du Nord. Ils sont grands, en général plus d’un mètre quatre-vingts. Ils ne se rasent ni ne s’épilent la barbe, contrairement aux Gunnis. Les membres de certaines sectes ne se coupent jamais les cheveux. Prendre un bain n’est pas interdit, mais c’est un péché qu’ils commettent rarement. Les Shadars s’habillent tous en gris et portent des turbans qui définissent leur rang. Ils mangent de la viande. Pas les Gunnis. Je n’ai jamais vu de femme shadar. Peut-être trouvent-ils leurs bébés sous des feuilles de chou. Les Vehdnas forment la plus restreinte des principales ethnies tagliennes. Ils sont aussi clairs de peau que les Shadars, mais plus petits, plus fluets, avec des traits durs. Ils ne partagent aucune des valeurs spartiates des Shadars. Leur religion interdit presque tout, mais les manquements aux règles sont monnaie courante. Ils apprécient un peu de couleur dans leurs tenues, même s’ils les choisissent moins vives que les Gunnis. Ils portent des pantalons et des chaussures véritables. Même les plus pauvres se couvrent le corps et arborent une coiffure. Les Gunnis de basse caste n’ont que des pagnes pour toute vêture. Les femmes vehdnas mariées sont toujours emmitouflées de noir. On ne voit d’elles que leurs yeux. Celles qui ne sont pas mariées, on ne les voit pas du tout. Seuls les Vehdnas croient en un au-delà. Et qui ne concerne que les hommes, exception faite de quelques saintes amazones ou filles de prophètes assez couillues pour être considérées comme des hommes honoraires. Les Nyueng Bao, qu’on voit peu, portent généralement une grande tunique à manches longues et une culotte légère et flottante, en général noire, les hommes comme les femmes. Les enfants vont nus. Toutes les villes de cette partie du monde sont de joyeux chaos. C’est toujours un jour saint pour quelqu’un. 5 Depuis le donjon de la citadelle, il saute aux yeux que Dejagore ne s’est pas bâtie au gré du hasard. Naturellement, la construction de la plupart des villes fortifiées répond au postulat que les États voisins seront gouvernés par des bandits. Les dirigeants de votre propre ville étant quant à eux des despotes magnanimes, cela va de soi, dont la pire ambition se cantonne à vouloir rehausser le prestige de votre cité natale. Jusqu’à l’apparition des Maîtres d’Ombres, il y a de cela une courte génération, la guerre était un concept inconnu dans cette partie du monde. On n’y avait vu ni armée ni soldat depuis des siècles, depuis le départ de la Compagnie noire. Dans cet étonnant paradis ont surgi les Maîtres d’Ombres, des seigneurs des ténèbres venus des confins de la terre, accompagnés de tous les loups du vieux cauchemar. Bientôt d’absurdes armées sont arrivées. Elles se sont emparées par surprise de royaumes, pareilles à de cruels léviathans auxquels même les dieux ne pouvaient résister. La vague obscure a déferlé. Des villes ont été rasées. Les Maîtres d’Ombres ont décidé d’en reconstruire quelques-unes, les plus chanceuses. Les populations de ces régions rebaptisées Terres des Ombres ont obtenu le choix suivant : obéir ou mourir. Jaicur a ressuscité sous le nom de Couve-Tempête et est devenue la résidence de la despote Ombre-de-Tempête – la sorcière qui savait convoquer le vent et le tonnerre hurlant et mugissant dans l’obscurité. Celle qui avait porté le nom de Tempête en un autre temps et d’autres lieux. D’abord, Ombre-de-Tempête a fait bâtir une plateforme d’une douzaine de mètres de haut sur les décombres de la ville conquise, Jaicur, au centre de la plaine qu’elle avait fait araser à la perfection par des esclaves et des prisonniers de guerre. Le remblai nécessaire au terrassement était prélevé dans l’anneau de collines qui cernait la plaine de toute part. Sur ce socle, quand il a été achevé et consolidé sur sa paroi extérieure par plusieurs strates de pierres importées, Ombre-de-Tempête a édifié sa ville neuve. Et cette cité, à nouveau, elle l’a enceinte d’une muraille d’une douzaine de mètres. Elle n’a négligé ni les plus récentes théories sur l’agencement des tours pour tirer en enfilade, ni la barbacane pour protéger ses portes surélevées. Tous les Maîtres d’Ombres paraissaient en proie à un besoin paranoïaque de se murer à l’abri. À aucun moment de ses spéculations, pourtant, elle n’a envisagé de devoir un jour repousser un assaut de la Compagnie noire. J’aimerais qu’on soit aussi coriaces que je veux bien le laisser entendre. Dejagore possède quatre portes. Chacune se situe à un point cardinal. Chacune s’ouvre sur une voie pavée qui mène en ligne droite aux collines. Il n’y a de trafic que sur la route du sud, en ce moment. Mogaba a condamné trois portes, ne laissant que quelques issues de secours qui sont gardées par ses Nars à toute heure. Mogaba a décidé qu’il se battrait. Il a aussi décidé qu’aucun de nos pauvres légionnaires tagliens dépenaillés ne lui fausserait compagnie pour éviter d’y passer avec lui. Aucun de nous tous, mercenaires de la Compagnie noire de la vieille équipe, Nars, Jaicuris, Nyueng Bao, ni quiconque ayant eu la malchance de se faire coincer ici, ne sortira de ce siège vivant. À moins que Tisse-Ombre et son armée ne se lassent au point de chercher quelqu’un d’autre à persécuter. Pour dire… mettons que vous ayez le huit et le dix de même couleur et que, pour éviter la banqueroute, il faille piocher le neuf. Vos chances de tirer ce neuf sont supérieures aux nôtres de sortir d’ici. Le camp fortifié des soldats de l’Ombre se dresse au sud de la ville. Il est si proche qu’on peut l’atteindre avec notre artillerie lourde. Vous apercevrez des madriers calcinés, là où on a tenté de l’incendier, le jour de la grande bataille. On a aussi lancé quelques raids par la suite, mais les forces nous manquent pour prendre ces risques maintenant. Décidément, on dirait que rien ne découragera Tisse-Ombre. Comme la plupart des seigneurs de guerre, il ne laisse pas la réalité contrecarrer ses menées, quelles qu’elles soient. Notre artillerie les réveille cinq nuits sur cinq, jamais à la même heure. Ça les maintient à cran, fatigués, et ça sape leur efficacité quand ils passent à l’attaque. L’ennui, c’est que ces efforts nocturnes nous fatiguent et nous mettent à cran nous aussi. D’autant que ce ne sont pas nos seules manœuvres. Tisse-Ombre est un mystère. Ce n’est pas la première grosse légume de cet acabit auquel la Compagnie a eu affaire dans son histoire. Les massacreurs de large carrure de notre passé, toutefois, face à une situation comme celle-ci, auraient piétiné Dejagore à pieds joints comme une fourmilière, sans chercher une quelconque joute. Mais là, les poids légers Gobelin et Qu’un-Œil parviennent à s’intercaler, suffisamment vite et insidieusement pour parer chacun des faibles coups portés par Tisse. Sa faiblesse est déconcertante. Quand l’ennemi ne fait pas tout ce que vous le savez en mesure de faire, ça rend nerveux. Et un Tisse-Ombre ne deviendra pas un affreux de premier ordre en retenant ses coups bas. Qu’un-Œil voit tout sous son jour de cynique. Il prétend que Tisse-Ombre mollit parce qu’Ombrelongue le tient sous sa coupe et l’affaiblit délibérément. Le classique micmac politique avec la Compagnie au milieu. Avant notre arrivée, les Maîtres d’Ombres occupaient le plus clair de leurs loisirs à se battre entre eux. Par principe, Gobelin refuse presque à tout coup de se ranger à l’avis de Qu’un-Œil. Selon lui, Tisse-Ombre nous donne le change pour se laisser le temps de guérir de ses blessures, qui seraient plus graves qu’on les avait estimées. À mon avis, c’est six d’un côté, une demi-douzaine de l’autre. Des corbeaux tournoient au-dessus du camp de l’Ombre. Sempiternellement, ils tournoient. Certains partent, d’autres arrivent, mais il en demeure en permanence une grosse dizaine au minimum. Les autres nous hantent jour et nuit. Où que j’aille, quelle que soit l’heure, un corbeau rôde. Sauf à l’intérieur. À l’intérieur, ils n’entrent pas. On ne les laisse pas faire. Ceux qui essayent finissent dans une marmite. Toubib était un peu obnubilé par ces corbeaux. Je crois que je commence à comprendre. Mais les chauves-souris me préoccupent davantage. Ces chauves-souris, on les voit moins souvent. Les corbeaux leur règlent leur compte. (Ça ne les dérange pas de sortir la nuit.) Et celles qui échappent aux corbeaux, c’est nous qui les tuons la plupart du temps. Inévitablement, malgré tout, certaines passent à travers le crible. Et ce n’est pas bon. Elles espionnent pour le compte des Maîtres d’Ombres. Ce sont les yeux à long rayon d’action du mal, ici où nos ennemis ne peuvent pas toujours manipuler l’obscurité vivante. Il ne subsiste que deux Maîtres d’Ombres. Tisse a des problèmes. Ils n’ont plus la maîtrise ni le rayon d’action dont ils disposaient quand ils dépêchaient des ombres en plein cœur du territoire taglien. Ils s’effacent de la scène. L’un d’eux rêve. Trop facilement, les rêves peuvent tourner au cauchemar. 6 Quand on baisse le regard depuis la citadelle, on est forcé de se demander comment les Jaicuris peuvent s’en tirer, entassés comme ils le sont à l’intérieur des murailles de Dejagore. La vérité, c’est qu’ils ne s’en tirent pas, et ce depuis un moment. Fut un temps où les collines environnant la plaine étaient couvertes de fermes, de vergers et de vignes. Après l’invasion de l’Ombre, les cultures ont graduellement disparu au fur et à mesure que les familles de paysans abandonnaient leurs terres. Alors ont surgi les adversaires de l’Ombre, les hommes de la Compagnie noire, affamés par leur longue marche forcée vers le sud suivant leur victoire au gué de Ghoja. Puis sont arrivées les armées de l’Ombre qui nous ont défaits. Maintenant, les collines ne portent plus que des vestiges de ce qu’elles furent. Elles ont été ratiboisées plus proprement que des ossements dépiautés par les vautours. Les paysans les plus avisés ont fui le plus tôt. Leurs enfants repeupleront le pays. Plus tard, les moins malins ont couru chercher refuge ici, derrière le rempart illusoire des murs de Dejagore. Quand Mogaba pique une crise, il boute une centaine d’entre eux à la porte. Ce ne sont que des bouches qui réclament nourriture à grands cris. Or il faut garder les vivres pour ceux qui montent au créneau. Les autochtones récalcitrants, et ceux qui montrent une propension à tomber malades ou à écoper de blessures graves sont poussés dehors derrière les paysans. Tisse-Ombre n’enrôle que ceux qui acceptent de se coltiner ses travaux de sape et de creuser ses fosses communes. Autrement dit, dans un cas de travailler sous le tir des camarades d’hier et dans l’autre de creuser des tombes où on les descendra sitôt qu’on ne les jugera plus utiles. Un choix lamentable. Mogaba n’arrive pas à comprendre pourquoi son génie militaire ne rallie pas tous les suffrages. Il fiche la paix aux Nyueng Bao. Pour l’instant. Ils n’ont pas participé beaucoup à la défense de Dejagore, mais ils ne consomment pas ses ressources non plus. Leurs bébés engraissent tandis que nous autres nous serrons la ceinture. On ne voit plus guère de chiens ni de chats. Les chevaux survivent parce qu’ils sont sous protection militaire, et encore, il n’en reste qu’une poignée. On les mangera de bon cœur quand les provisions de fourrage seront épuisées. Le petit gibier comme les rats ou les pigeons se fait rare. De temps à autre, on entend les croassements indignés d’un corbeau pris par surprise. Les Nyueng Bao sont des survivants. On dirait que toute leur ethnie est dotée du même visage impassible. Mogaba ne s’occupe pas d’eux pour la bonne raison que, quand on en titille un, c’est tout le groupe qui prend la mouche. En outre, ils pratiquent le combat avec une forme de ferveur, comme une activité sacrée. Ils restent à l’écart quand ils le peuvent, mais ce ne sont pas des pacifistes. À deux reprises, les soldats de l’Ombre ont regretté d’avoir dirigé leur assaut sur le quartier qu’ils occupent. Les Nyueng Bao ont perpétré un incroyable carnage à chaque fois. Des rumeurs chez les Jaicuris avancent qu’ils dévorent leurs ennemis. Il est vrai, des ossements humains révélant dépeçage et cuisson ont été trouvés. Les Jaicuris sont pour la plupart de religion gunnie. Or les Gunnis sont végétariens. Je ne crois pas que les Nyueng Bao soient coupables de ce qui se raconte, mais Ky Dom refuse de réfuter même les pires allégations contre son peuple. Peut-être qu’il laisse courir tous les bobards qui font paraître les Nyueng Bao plus féroces. Peut-être même qu’il entretient ce genre de rumeurs pour susciter la crainte. Pour survivre, on se sert de ce qu’on peut. J’aimerais qu’ils parlent. Je suis sûr qu’ils raconteraient des histoires à faire crisper les orteils et dresser les cheveux. Ah ! Dejagore, ces jours heureux où nous flemmardions en enfer, sourire aux lèvres. Combien de temps encore ces délices se poursuivront-ils dans cette ville ? 7 Harassé comme toutes les nuits d’aussi loin que je me souvenais, je suis allé prendre mon tour sur le chemin de ronde. Je n’avais aucune ambition et encore moins d’énergie. Assis dans un créneau, j’ai abreuvé d’injures les aïeux de tous mes petits collègues de l’Ombre. Je crains d’avoir manqué d’imagination dans le propos, mais la véhémence a compensé. Ils manigançaient quelque chose, là-bas. On distinguait des heurts et des voix, on voyait des torches circuler. Les signes avant-coureurs d’une nuit sans sommeil. Ces gens ne pouvaient donc pas se conduire normalement et faire leurs affaires à des heures décentes ? Manifestement, ils n’avaient pas l’air plus enthousiastes que moi. J’ai entendu ici et là quelques imprécations qui nous étaient adressées, à nous et nos aïeux, comme quoi cette panade était de notre faute. Je suppose que l’essentiel de leur motivation leur venait de l’assurance qu’ils ne rentreraient jamais chez eux s’ils ne s’emparaient pas de nouveau de Couve-Tempête. Peut-être que nul ne sortirait vivant de cette lutte, ni d’un côté ni de l’autre. Un corbeau a poussé un cri pour se moquer de nous tous. Je ne me suis même pas donné la peine de lui lancer une pierre. Il y avait de la brume. Un crachin sournois tombait par intermittence. Des éclairs jetaient des lueurs derrière les collines, au sud. Il avait fait chaud et humide toute la journée, et le temps avait viré à l’orage vers le soir. Des flaques parsemaient les rues. Les ingénieurs d’Ombre-de-Tempête n’avaient pas considéré le drainage comme une priorité, en dépit de la configuration favorable de la ville. Ça ne faciliterait pas la tâche de ceux qui allaient s’attaquer à de si hautes murailles. Ni celle de ceux qui allaient les défendre. Quand même, je me sentais presque désolé pour les pauvres bougres d’en dessous. Ahanant, Chandelles et Rudy le Rouge sont parvenus en haut de l’escalier qui montait de la rue. Chacun portait un lourd sac de cuir. Chandelles a ronchonné : « Je suis trop vieux pour tout ce cirque. — S’ils réussissent, on prendra tous un coup de vieux fatal. » Les deux hommes se sont appuyés contre les merlons le temps de reprendre haleine. Puis ils ont vidé leur sac dans l’obscurité. Quelqu’un en contrebas a poussé un juron dans un dialecte des Terres d’Ombres. « Pour te servir, trouduc, a grondé Rudy en réponse. Rentrez chez vous. Laissez-moi dormir. » Tous les gars de la vieille équipe consacraient du temps à rassembler des décombres. « Je sais, m’a glissé Chandelles. Je sais. Mais à quoi bon rester vivant si on est claqués au point de n’en avoir plus rien à cirer ? » Si vous avez lu les annales, vous saurez que nos frères rabâchent la même rengaine depuis toujours. J’ai haussé les épaules. J’étais en panne de repartie. La plupart du temps, on ne cherche ni à justifier ni à motiver, on se contente d’aller de l’avant. Chandelles a grommelé : « Gobelin veut te voir. On va te remplacer ici. » Dans une langue des Terres d’Ombres plus qu’approximative, Rudy a braillé vers le pied de la muraille : « Ouais, je connais votre baragouin à la noix. Allez vous faire foutre. » J’ai grogné. C’était mon tour de garde mais je pouvais m éclipser si je le voulais. Mogaba ne faisait même plus mine d’essayer de contrôler la vieille équipe. On assumait notre part. On tenait notre secteur. Simplement, on ne se conformait pas à sa conception de la Compagnie noire. Mais l’épreuve de force prendrait un autre tour si jamais le Maître d’Ombres décidait de plier bagage avec son armée. « Où est-il ? — En bas. Trois. » Il m’a répondu en langue des signes. On utilise fréquemment ce langage pour échanger nos informations en extérieur. Ni les chauves-souris ni les corbeaux, ni aucun homme de la faction de Mogaba ne le décryptent. J’ai grogné de nouveau. « Je reviens. — Ça marche. » J’ai descendu l’escalier raide et glissant, les muscles douloureux, anticipant le poids du sac que j’allais devoir remonter à mon retour. Que voulait Gobelin ? Sans doute mon point de vue sur une futilité. Ce nabot et son acolyte monoculaire évitaient religieusement toute prise de responsabilité. C’est moi qui dirige la vieille équipe, l’essentiel du temps, parce que personne d’autre ne veut s’en donner la peine. Nous nous sommes établis dans un quartier de hautes bâtisses de briques, près de la muraille, au sud-ouest de la porte nord qui est la seule encore totalement opérationnelle. Depuis la première heure du siège, nous consolidons notre position. Mogaba réfléchit en termes d’attaque. Il ne croit pas qu’une guerre puisse se gagner en se retranchant. Il veut croiser le fer contre les soldats de l’Ombre sur la muraille pour les repousser, puis opérer une sortie, charger et les écraser. Il lance des raids de sabotage et de harcèlement pour les maintenir sur le qui-vive. Il refuse d’envisager qu’ils puissent entrer dans la ville en nombre important, même si chaque assaut ou presque amène des ennemis de notre côté des remparts avant que nous nous rameutions pour les bouter dehors. Un jour, je ne sais quand, les choses n’iront pas comme Mogaba le veut. Un jour les hommes de Tisse-Ombre s’empareront d’une porte. Un jour on aura droit à une guerre urbaine grandeur nature. C’est inévitable. La vieille équipe est prête, Mogaba. Et toi ? On se fera invisibles, Votre Arrogance. On a déjà joué à ce jeu-là. On a lu les annales. On deviendra des fantômes meurtriers. Du moins on l’espère. Ce qui nous pose question, ce sont les ombres. Oui, ce sont les ombres. Que savent-elles ? Que seront-elles capables de découvrir ? Ces scélérats n’ont pas été baptisés Maîtres d’Ombres en vertu de leur seul amour pour l’obscurité. 8 À l’exception de trois portes cachées, toutes les entrées des baraquements de la Compagnie ont été murées. Idem pour toutes les fenêtres situées au-dessous du troisième étage. Venelles et dessertes composent maintenant un labyrinthe semé de pièges mortels. Les trois entrées en service ne sont accessibles que par des escaliers découverts que l’on peut canarder sur toute leur hauteur. Là où c’était possible, on a ignifugé le bâtiment. Pour la Compagnie noire, il n’y a pas d’inactivité en temps de siège. Même Qu’un-Œil bosse. Quand j’arrive à mettre la main dessus. Tous les hommes triment, tous se fatiguent bien trop pour se faire des cheveux sur notre situation. Après m’être engouffré par une entrée secrète connue seulement des frères de la vieille équipe, des corbeaux et des chauves-souris, des ombres, des guetteurs nyueng bao postés dans la rue et de tous les Nars qui daignent surveiller vaguement la barbacane nord, j’ai dévalé pesamment plusieurs volées de marches. Je me suis introduit dans un sous-sol où Gros Baquet roupillait à côté d’une petite bougie solitaire et vacillante. Vu ma discrétion, il a entrouvert une paupière. Il n’a pas gaspillé de salive en sommation. Une vieille armoire branlante et gauchie s’appuyait contre le mur derrière lui ; sa porte s’entrebâillait de guingois, retenue par un gond en sale état. Je l’ai ouverte et me suis glissé à l’intérieur. Tout étranger parvenant à la cave ne trouverait dans cette armoire qu’une pitoyable réserve de vivres. Le meuble fait face à un tunnel. Les tunnels relient tous nos baraquements. Comme peuvent s’y attendre Mogaba ou tous ceux que l’information est susceptible d’intéresser. S’ils descendent dans nos sous-sols, en se donnant un peu de peine, ils découvriront tout ce qu’ils espèrent trouver. Ça devrait les satisfaire. Le tunnel a débouché dans une autre salle souterraine. Plusieurs gars dormaient là, dans un invraisemblable fourbi et une odeur proche de celle d’une tanière d’ours. Je me suis avancé lentement pour me faire reconnaître. Si j’avais été un intrus, je ne serais jamais ressorti de ce monde souterrain et je n’aurais pas été le premier. À présent je pénétrais dans les passages vraiment secrets. La nouvelle Couve-Tempête se dressait sur l’ancienne Jaicur. Peu d’efforts avaient été faits pour démolir la vieille ville. Beaucoup d’anciennes structures demeuraient en excellent état. Nous avions creusé un incroyable réseau sous terre où nul ne songerait à regarder. Il continuait de s’agrandir à chaque sac de déblais qui finissait sur le rempart ou dans un autre de nos projets. Mais ce n’était pas un terrier douillet. Il en fallait, de la volonté, pour descendre dans ces boyaux obscurs et suintants où l’air ne circulait presque pas, où les flammes des bougies vivotaient à peine et où il fallait compter avec le risque qu’un recoin obscur vous réserve une mort violente. Et en ce qui me concerne, l’idée d’être enterré vivant m’inspirait une espèce de phobie. La force de l’habitude ne l’atténuait pas. Hagop, Otto, Gobelin, Qu’un-Œil et moi avions déjà connu ces conditions, dans la Plaine de la Peur, où pendant au moins cinq mille ans nous avions vécu sous terre comme des blaireaux. « Clétus, où est Gobelin ? » Clétus est l’un des trois frères qui font office d’ingénieurs et de maîtres artilleurs. « Là derrière, dans la salle d’à côté. » Clétus, Loftus et Longinus sont des génies. Ils ont trouvé comment amener de l’air frais par les cheminées des ruines existantes depuis la surface jusqu’en profondeur dans les tunnels, puis comment le diffuser peu à peu dans le réseau et l’évacuer par d’autres conduits. De l’ingénierie pure et simple, mais, moi, ça me paraissait magique. Ce courant d’air respirable, quoique faible et jamais pur, nous permettait de tenir. Ça ne résolvait pas la question de l’humidité ni celle de l’odeur. J’ai trouvé Gobelin. Il tenait une bougie pour éclairer Longinus, qui appliquait un mortier frais sur un mur de pierre dénudé depuis peu, à peu près à hauteur d’yeux. « C’est quoi, le problème, Gobelin ? — Il a plu comme vache qui pisse là-haut, hein ? — Les dieux ont détourné une rivière quelque part et nous l’ont versée sur la tête. Pourquoi ? — On a des infiltrations par dizaines ici. — Gros problème ? — Plus tard peut-être. Il n’y a pas de drainage. On est descendus aussi profond que possible, à moins qu’on puisse progresser encore dans le tunnel douze. — Ça ressemble à un problème d’ingénierie, tel que je vois ça. — C’en est un, a répondu Longinus en étalant le mortier. Que Clete a anticipé. On a veillé à l’imperméabilité depuis le début. L’ennui, c’est qu’on ne pouvait pas juger de l’efficacité avant d’avoir reçu une saucée vraiment méchante. On a de la chance qu’elle ne se soit pas prolongée comme en saison des pluies. Trois jours comme ça et on aurait peut-être dû évacuer pour cause d’inondation. — Ça ressemble toujours à un problème d’ingénierie. Vous allez vous en débrouiller, pas vrai ? » Longinus a haussé les épaules. « On va y travailler. C’est tout ce qu’on peut faire, Murgen. » Petit coup de griffe, là. Façon de dire : à chacun de régler sa mouscaille. « C’est pour ça que tu m’as fait demander ? » Le motif paraissait un peu léger, même de la part de Gobelin. « Non. Longo, tu n’entends rien. » L’homme à face de crapaud a exécuté un geste complexe avec trois doigts de sa main gauche en prononçant ces mots. Une sorte de traîne lumineuse très diffuse a flotté momentanément dans le sillage de ses doigts. Longinus s’est remis au travail, comme devenu sourd. « C’est important au point qu’il faille le mettre sur la touche ? — Il cause. Il ne pense pas à mal, mais il ne peut pas s’empêcher de répéter tout ce qu’il entend. — En en rajoutant une couche. Je sais. D’accord, parle. — Il se passe quelque chose avec le Maître d’Ombres. Il a changé. Qu’un-Œil et moi n’en avons acquis la certitude qu’il y a une heure, mais il y a quelque temps que c’est en train. Il nous l’avait caché. — Quoi ? » Gobelin s’est penché vers moi, comme si Longinus pouvait laisser traîner une oreille malgré tout. « Il va mieux, Murgen. Il est presque guéri. Il s’est rétabli et il s’apprête à s’en servir pour nous aplatir. D’ailleurs on pense qu’il cache davantage ce rétablissement à son copain Ombrelongue qu’à nous. On ne lui fait pas si peur. » Je me suis crispé, me souvenant de l’étrange manœuvre d’encerclement qui se déroulait sur la plaine en ce moment précis. « Oh, merde ! — Quoi ? — Il va s’amener ce soir. C’est imminent. Ils prenaient position quand je suis descendu. Je croyais que c’était comme d’habitude… On a intérêt à déclencher l’alerte maximale. » Je suis sorti avec toute la vélocité dont je pouvais faire preuve, donnant l’alarme à tous ceux que je croisais. 9 Tisse-Ombre ne s’est pas pressé. La Compagnie s’est déployée sur le rempart. La troupe taglienne que nous commandions s’est préparée au mieux de ses moyens. J’ai fait prévenir Mogaba et le porte-parole Ky Dom. Mogaba est imprévisible et fou, mais pas complètement idiot. Il pouvait faire la part des choses entre le boulot et les conflits de personnalités. Si Gobelin nous prétendait dans de sales draps, il écoutait. Les alarmes résonnaient partout. Des cris de dépit ont retenti hors les murs : les attaquants se rendaient compte qu’on les attendait. La population civile s’est mise à leur répondre. La peur s’est répandue dans les rues obscures. Une peur plus intense qu’à l’accoutumée. Comme on pouvait s’y attendre, les doyens des Jaicuris ont évoqué l’invasion des Maîtres d’Ombres. À l’époque, la première vague ennemie avait pris la forme de mortelles ondes de ténèbres. « Qu’un-Œil, des ombres dans les parages ? — Il n’y en aura pas de cette sorte, Murgen. Elles viennent obligatoirement de Prenlombre. Il faudrait qu’Ombrelongue donne sa contribution. — Bon. » J’ai vu ce dont ces ombres sont capables, à petite échelle. Les Jaicuris étaient en droit de s’angoisser. « Je t’avais promis de la sorcellerie, en revanche. Elle se prépare. — J’adore ta façon de me remonter le moral, nabot. » J’ai scruté les murailles au-delà de notre secteur. Difficile de voir de loin, mais il semblait que partout, l’assaut rencontrerait une défense prête. Ce qui ne voulait rien dire si Tisse était en bonne forme. « Murgen ! — Quoi ? — Derrière toi. » Je me suis retourné. Ky Dom, porte-parole des Nyueng Bao, accompagné d’un de ses fils et de plusieurs petits-fils, m’a demandé par gestes s’il pouvait monter sur le chemin de ronde. Seul le fils était armé. C’était un type râblé, impassible, réputé bretteur hors pair. J’ai opiné du chef. « Bienvenue à bord. » Le porte-parole paraissait plus vieux que Qu’un-Œil d’au moins mille ans, mais il était encore assez vert pour gravir l’escalier sans aide. Il n’avait pas une grosse masse corporelle à mouvoir. Sa chevelure, très clairsemée, se répartissait uniformément en maigres mèches autour de son visage et sur son crâne. Ça lui faisait une tête chenue. Sa peau, toute tavelée, avait perdu sa couleur. Il était plus pâle que certains d’entre nous Nordiques. Il s’est incliné légèrement. J’ai répondu de même, m’efforçant de reproduire exactement sa révérence. J’entendais par là lui rendre son salut d’égal à égal afin de le mettre dans de bonnes dispositions car, bien que plus jeune que lui, j’étais en position de supériorité puisqu’il se trouvait sur le territoire de la Compagnie et que j’en étais le chef. Futé que je suis, je me fends de tous les efforts de politesse envers le porte-parole. Et je rappelle sans cesse aux gars de conserver une attitude bienveillante et respectueuse vis-à-vis de tous les Nyueng Bao, même si ces derniers les provoquent. J’essaie de favoriser des perspectives à plus long terme que celles qu’on envisage d’ordinaire. Nous n’avons d’amis nulle part dans ces contrées inconnues. Ky Dom faisait face à la plaine obscure. Sa présence était forte. Beaucoup de Jaicuris le considèrent comme un sorcier. Gobelin et Qu’un-Œil voient plutôt en lui une espèce de chaman, au sens qu’avait le mot autrefois, à savoir de sage. Le vieux bonhomme a pris une inspiration et son aura de puissance a paru se renforcer encore. « Ce sera différent cette nuit. » Il parlait le taglien courant sans accent. « Leur maître a recouvré ses pouvoirs. » Le porte-parole m’a adressé un regard acéré, qu’il a ensuite posé sur Gobelin et Qu’un-Œil. « Ainsi donc. — Eh oui, puisque je vous le dis. » J’ai toujours voulu répondre ce genre de truc aux vieux barbons qui vous éructent des paroles énigmatiques. Je ne sais pas me retenir quand la situation se présente. J’ai observé l’escorte du porte-parole. Le champion d’escrime m’a semblé trop courtaud et trapu pour mériter sa réputation. Ou ce que j’en connaissais. Pas grand-chose ne filtrait au travers des barrières culturelles. Les petits-fils ressemblaient à la plupart des Nyueng Bao dans la fleur de l’âge. Ils craignaient de perdre leur âme s’ils laissaient échapper le moindre sourire ou la moindre émotion, on aurait dit. Comme s’ils avaient des cactus dans la culotte, pour reprendre une image de Gobelin. J’ai continué mon travail pendant que Ky Dom humait la nuit. Son escorte se tenait à l’écart. Gros Baquet est venu au rapport. « Tout est paré, chef. » Les troupes du Maître d’Ombres avaient l’air prêtes elles aussi. Leurs trompes commençaient à mugir comme des taureaux en rut. J’ai grommelé : « Ça ne sera plus long. » Ils pouvaient repousser le moment à dans vingt ans, cela dit. Ça ne m’aurait pas dérangé. Je n’étais pas pressé. Un messager taglien est arrivé en trébuchant depuis la rue, a repris un peu son souffle et haleté que Mogaba voulait me voir. « J’y vais. D’ici cinq minutes », ai-je répondu. J’ai sondé la nuit. « Tiens la redoute, Baquet. — C’est bien de ça dont cette équipe a besoin. Un autre comique. — Oh, je vais les faire mourir de rire. » Ky Dom a dit quelque chose. Le bretteur a scruté l’obscurité. L’espace d’un quart de seconde, un éclat blême a point dans les collines. Une étoile ? Le reflet d’une étoile ? Non. La nuit était fraîche, humide, et le ciel couvert. Le porte-parole a déclaré : « Il se passe peut-être davantage de choses que ce qui saute aux yeux, guerrier d’os. — Peut-être. » Guerrier d’os ? « Mais contrairement aux Nyueng Bao, nous ne sommes pas des guerriers. Nous sommes des soldats. » Le vieil homme a rebondi sur mon objection sans sourciller. « Comme tu veux, soldat de pierre. Tout n’est peut-être pas conforme aux apparences. » Est-ce qu’il inventait au fur et à mesure ? Ses spéculations lui ont fichu le cafard, manifestement. Il a tourné les talons et dévalé l’escalier en hâte. Ses petits-fils ont eu du mal à suivre. « De quoi parlait-il ? a demandé Baquet. — Aucune idée. J’ai été convoqué par Sa Sainteté, le prince de la Compagnie. » En m’engageant dans l’escalier, j’ai lancé un regard à Qu’un-Œil. Le petit sorcier scrutait les collines dans la même direction que Ky Dom. Il arborait un air à la fois perplexe et inquiet. Je n’avais pas le temps de lui poser de question. Ni l’envie, d’ailleurs. J’avais eu mon lot de sales nouvelles. 10 Mogaba mesure son mètre quatre-vingt-quinze. S’il a du gras, ce doit être derrière les oreilles, parce que, sur le reste de son anatomie, pas une once. Tout en os et en muscles, il se déplace comme un chat, le moindre de ses mouvements incarne la grâce et la fluidité. Il travaille dur à rester dur, mais sans se muscler à l’excès. Sa peau, très sombre, tire sur un acajou profond plutôt que sur l’ébène. Il irradie l’assurance, une inébranlable force intérieure. Il a l’esprit vif mais ne sourit jamais. Quand il affiche de la gaieté, c’est entièrement de surface, pour l’effet produit, un masque à l’attention des regards extérieurs. Ces sentiments-là, il ne les ressent pas et ne les comprend sans doute pas non plus. Il est aussi investi qu’aucun humain a jamais pu l’être. Et l’objet de cet investissement sans borne, c’est la réussite et la conservation de Mogaba, plus grand guerrier de tous les temps. Il est presque aussi fort qu’il veut le devenir. Peut-être pense-t-il y être parvenu. Je n’ai jamais vu personne rivaliser avec lui en technique individuelle. Les autres Nars sont pratiquement à son niveau, presque aussi arrogamment sûrs d’eux. L’opinion de Mogaba sur lui-même, voilà son gros point faible, mais je ne crois pas que quiconque puisse lui ouvrir les yeux sur ce point. Les plus anodines de ses considérations gravitent autour de sa personne et de sa réputation. Hélas, l’orgueil et l’autosatisfaction sont rarement les traits de caractère qui emportent les soldats sur le chemin de la victoire. Il n’y a pas d’amitié entre Mogaba et nous autres. Son inflexibilité a scindé la Compagnie en deux factions : la vieille équipe et les Nars. Pour Mogaba, la Compagnie noire est une très vieille et sainte croisade. Nous autres, de la vieille équipe, on la voit comme une grande famille malheureuse s’entêtant à survivre dans un monde qui se ligue pour notre perte. Le débat serait plus vif si Tisse-Ombre ne se manifestait pas régulièrement pour nous rappeler la menace d’un plus grand ennemi commun. Dans leurs propres rangs, beaucoup des hommes de Mogaba commencent à se poser des questions sur la façon de penser de leur chef. Toubib a toujours rabâché une chose, depuis le premier jour où il a posé la plume sur le papier : ce qu’on pourrait appeler la question des formes. Rien ne sert de se prendre le bec avec ses chefs, même s’ils ont tort et si leur sentiment de supériorité leur colle des œillères. Je m’efforce de respecter les formes. Toubib avait vite promu Mogaba numéro trois de la Compagnie, après lui-même et Madame, en raison de ses talents exceptionnels. Mais ça n’autorisait pas Mogaba à s’arroger le commandement en cas de disparition de Toubib et Madame. Les nouveaux capitaines sont élus, en principe. Dans une situation comme celle de Dejagore, la coutume est de sonder les soldats pour savoir s’ils estiment une élection directe nécessaire. S’ils jugent que l’ancien capitaine est devenu fou, sénile, incompétent, s’il est porté disparu ou pour toute autre raison justifiant son remplacement, alors une élection doit être organisée. Je ne me rappelle aucune occasion dans les annales où le candidat de plus haut grade ait été rejeté par les soldats mais, si une élection se tenait aujourd’hui, cela créerait peut-être un précédent. Dans un scrutin secret, beaucoup de Nars s’abstiendraient sans doute de donner leur voix à Mogaba. Il n’y aura pas de vote tant que nous serons assiégés. Je m’opposerai à toute velléité d’en organiser un. Mogaba est peut-être fou, et peut-être ne le suivrai-je pas sur le terrain de ce qu’il considère comme religieux, mais il est le seul à avoir assez de poigne pour commander des milliers de légionnaires tagliens indociles tout en tenant les Jaicuris en respect. S’il tombait, c’est son second, Sindawe, qui prendrait le relais, puis Ochiba et, enfin seulement, moi peut-être, si je ne parvenais pas à me cacher assez vite. Soldats et civils craignent tous Mogaba plus qu’ils ne le respectent, après ces longues semaines de siège. Et ce n’est pas sans m’inquiéter. Les annales montrent à moult reprises que la peur est un terreau des plus fertiles pour la mutinerie. 11 Mogaba tient une conférence d’état-major dans la citadelle. Elle comporte une salle de guerre où siégeait naguère la sorcière Ombre-de-Tempête. Du point de vue de Mogaba, les réunions de ce genre sont une belle concession à la révérence que nous autres sous-fifres devons témoigner à sa personne. Il n’aime pas déléguer. Pour cette raison, je pense que la réunion sera brève. Il s’est montré poli, quoique à l’évidence et pour tout le monde cette courtoisie n’était que pure façade. « J’ai reçu ton message, a-t-il déclaré. Il n’était pas tout à fait clair. — Je l’ai brouillé intentionnellement. Je ne voulais pas que le messager le divulgue à tout le monde en allant te voir. — Alors ce ne sont pas de bonnes nouvelles, je suppose. » Il parlait un dialecte des Cités Joyaux que la Compagnie avait appris quand elle servait le syndic de Béryl. La plupart d’entre nous l’utilisions quand nous ne voulions pas être compris des autochtones. Mogaba s’en servait parce qu’il ne connaissait pas encore suffisamment le taglien pour se débrouiller sans interprète. D’ailleurs, même en dialecte des Cités Joyaux, il avait un fort accent. « Certainement pas bonnes, en effet », ai-je convenu. L’ami de Mogaba, Sindawe, a traduit pour les officiers tagliens présents. J’ai poursuivi : « Gobelin et Qu’un-Œil m’annoncent que Tisse-Ombre est complètement rétabli et qu’il entend faire son grand numéro de retour cette nuit même. Donc, cette nuit, ce ne sera pas un raid de plus mais le grand coup de poing pour emporter le morceau. » Une douzaine de paires d’yeux se sont écarquillées, espérant que je lançais une de ces mauvaises blagues que Gobelin et Qu’un-Œil trouvent hilarantes. Mogaba, pour sa part, est resté de glace. Il voulait que je me rétracte sous le seul poids de son regard. Mogaba méprise foncièrement Qu’un-Œil et Gobelin. C’est l’un des points d’achoppement entre la vieille équipe et lui. Il estime que de vrais sorciers, même piteux, n’ont pas leur place aux côtés de guerriers véritables, censés compter sur leur force, sur leur mental et, le cas échéant, sur la meilleure qualité de leur acier. Qu’un-Œil et Gobelin, outre qu’ils sont sorciers, débraillés, indisciplinés et chahuteurs, ont le tort de ne pas considérer Mogaba comme la meilleure chose qui soit arrivée à la Compagnie noire. Mogaba déteste Tisse-Ombre en partie parce qu’il sait que le Maître d’Ombres ne consentira jamais à livrer un beau combat susceptible d’inspirer d’immortelles chansons de geste. Mogaba veut figurer dans les annales. Il crève d’ambition de s’y faire une place de choix. Et il va y parvenir, mais pas de la façon qu’il espère. « As-tu quelque chose à proposer pour contrer cette menace ? » Il n’affichait nulle émotion, même si cette nouvelle de la guérison de Tisse-Ombre équivalait à rapprocher la date de notre mise à mort. J’ai envisagé de proposer une prière mais, à l’évidence, Mogaba n’était pas d’humeur. « Je crains que non. — Il n’y a rien dans tes livres ? » Il voulait parler des annales. Toubib s’était évertué à les lui faire étudier. Toubib avait un don pour dénicher des précédents et s’en remettre à eux – essentiellement parce qu’il manquait beaucoup de confiance en sa maîtrise de la stratégie et du commandement. Pour sa part, Mogaba ne manquait de confiance en rien. Il avait toujours trouvé une excuse pour ne pas étudier l’histoire de la Compagnie. Très récemment seulement, il m’avait effleuré l’esprit que peut-être il ne savait ni lire ni écrire. Ce ne sont pas des compétences viriles, estime-t-on dans certains pays. Peut-être était-ce le cas chez les Nars de Gea-Xle, bien que la tenue des annales fût considérée comme un devoir sacré par nos prédécesseurs, frères de la Compagnie noire. Les Nars s’ouvrent très peu sur leurs croyances. Nous autres savons néanmoins qu’ils nous tiennent pour des hérétiques. « Pas grand-chose. La tactique consacrée consiste à attirer l’attention du sorcier sur une cible secondaire pour minimiser ses dégâts. Il faut alors retenir son attention jusqu’à ce qu’il se lasse où qu’on se faufile jusqu’à lui pour lui trancher la gorge. Ce ne sera pas facile de l’approcher en douce. Cette fois, il se protégera mieux. Il ne sortira peut-être même pas de son camp si on ne l’y pousse pas. » Mogaba a acquiescé, impassible. « Sindawe ? » Sindawe est le plus vieux et le meilleur ami de Mogaba. Ils se connaissent depuis l’enfance. C’est maintenant le commandant en second et le chef de la première légion, la meilleure des unités tagliennes. Et la plus ancienne. Toubib avait chargé Mogaba de prendre en main l’instruction militaire, peu après notre arrivée à Taglios, et cette légion est la première qu’il avait formée. Sindawe pourrait passer pour le frère de Mogaba. Parfois, il lui sert de conscience. Mogaba prend son estime pour indéfectiblement acquise, peut-être un peu trop. Sindawe a répondu : « On pourrait s’efforcer de les battre… à la course. Whoa, Ga ! Je plaisantais. » Mogaba n’a pas réagi à la boutade. Ou alors il n’a pas voulu y voir de l’humour. « Utilisons l’artillerie pour le distraire où qu’il soit, ai-je suggéré. Si on peut l’aligner à portée de tir, peut-être qu’on aura un coup de pot ? » On avait tenté cette stratégie lors de la grande bataille où on s’était fait prendre au piège. Ça avait marché. Nous avions même eu de la chance, un peu, ce qui expliquait que nous étions encore assez vivants pour patouiller présentement dans la merde jusqu’au cou. Mais nous n’avions pas pu éliminer Tisse-Ombre, loin s’en fallait. « Optons plutôt pour la mobilité, a décidé Mogaba. Notre artillerie tirera et décrochera. Là où le Maître d’Ombres lancera une attaque frontale, nous disparaîtrons sur-le-champ. On répliquera par des tirs en enfilade jusqu’à ce qu’il reporte son attention ailleurs. On ne le regardera pas dans les yeux. » Mogaba a braqué son regard dans le mien. Il voulait l’aide de Gobelin et de Qu’un-Œil mais sa fierté lui interdisait de la demander. Il avait crié sur tous les toits qu’il méprisait la sorcellerie, qu’elle n’avait pas sa place dans la Compagnie noire. Que c’était fourbe, déshonorant. Un palliatif pour lopettes. Et le refrain de flatteries n’avait eu de cesse. Il avait vilipendé les deux clowns chaque fois qu’il avait pu. Il leur avait même fait de grosses propositions pour qu’ils prennent leur retraite de « sa » Compagnie. De l’aide ? Marrant comme on peut s’assouplir devant la perspective de l’anéantissement. S’assouplir jusqu’à un certain point. Mogaba n’avait pas verbalisé sa demande. Je ne l’ai pas poussé dans ses retranchements. Ce n’est pas dans mes habitudes. Et j’espère que ça l’horripile. « Nous donnerons tous le meilleur de nous-mêmes. Si on ne s’en sort pas, nos démêlés, plus personne n’en aura rien à foutre. » Mogaba a grimacé. Entre autres règles, le Nar se doit de parler châtié. Quelle que soit la langue employée. Une bonne chose que nous utilisions le dialecte de Béryl. Nos échanges devenaient si longs que les officiers tagliens commençaient à douter des traductions édulcorées de Sindawe. Nous essayons de montrer un visage uni au monde extérieur. Il est particulièrement important de donner le change auprès de nos employeurs. Traditionnellement, ces derniers cherchent presque toujours à nous rouler sitôt qu’on a sauvé leurs royales têtes de nœud. En comptant les frères qui avaient prêté serment depuis notre arrivée dans ces confins paumés du monde, les Nars et la vieille équipe totalisent soixante-neuf hommes. La défense de Dejagore est essentiellement assurée par dix mille légionnaires inégalement formés, parmi les plus inefficaces desquels se trouvent d’anciens esclaves des Maîtres d’Ombres ou, pires encore, les Jaicuris. Chaque jour amenuise notre armée. Les vieilles blessures et les maladies creusent nos rangs aussi sûrement que les assauts de l’ennemi. Toubib a tenté d’inculquer aux soldats des rudiments d’hygiène, mais il a prêché en vain en dehors de la Compagnie elle-même. Mogaba m’a gratifié d’une petite révérence, façon de rendre grâce dans le pays. Il ne voulait pas me remercier plus franchement. Sindawe et Ochiba échangeaient maintenant des rapports de terrain qui venaient de leur parvenir. « L’heure n’est plus aux discours, a annoncé Sindawe. L’attaque est imminente. » Il s’exprimait en taglien. Contrairement à Mogaba, il avait fait de gros efforts pour dépasser le stade du sabir. Il avait cherché à comprendre la culture et la mentalité des différentes ethnies tagliennes – toutes bizarres qu’elles soient. « Alors chacun à son poste, a dit Mogaba. Pas question de décevoir Tisse-Ombre. » On le sentait fébrile. Il avait hâte. Son excitation frisait le déraisonnable. Il a commencé à passer en revue les mesures qu’il voulait prendre pour minimiser nos pertes. Je me suis éclipsé sans un mot. Et sans qu’on m’ait congédié. Mogaba savait que je ne le considérais pas comme le capitaine. Nous en discutons de temps en temps. Je ne changerai pas d’avis sans un vote en bonne et due forme. Il ne veut pas encore d’élection, sans doute parce qu’il craint un verdict sévère sur sa popularité. Je ne pousse pas à la roue non plus. Je serais fichu de me faire élire par la vieille équipe. Je ne veux pas de ce boulot. Je ne suis pas qualifié. Je connais mes limites. Je n’ai pas l’âme d’un chef. Bon sang, je ne suis même pas sûr de pouvoir m’occuper de ces annales correctement. Je ne comprends pas comment Toubib les tenait à jour tout en s’acquittant du reste. J’ai couru sans m’arrêter jusqu’à ma section de muraille. 12 Quelque chose m’a heurté comme un petit cyclone silencieux de ténèbres, jailli de nulle part dans la nuit. Ça m’a dévoré, à l’insu de tous alentour. Ça s’est agrippé à mon esprit pour le secouer. J’ai chu dans l’obscurité en songeant : mon vieux, le Maître d’Ombres n’a pas guéri qu’à moitié. Ça ne ressemblait à rien que j’aie pu rencontrer auparavant. Mais pourquoi s’en prendre à moi ? Je n’étais pourtant pas un personnage bien important. 13 On m’appelait. Je ne pouvais pas résister. J’ai lutté, mais rapidement je me suis rendu compte qu’une grande part de moi-même ne voulait pas gagner. J’étais tourneboulé. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait. J’étais flapi… seulement à cause du manque de sommeil ? Une voix a prononcé mon nom. Une voix vaguement familière. « Murgen ! Reviens sur terre, Murgen ! » J’ai senti ma tête tourner violemment, sans doute l’effet d’une gifle que je n’ai pas sentie. « Allez Murgen ! Ne te laisse pas sombrer. » Quoi ? « Il revient à lui. Il revient à lui ! » J’ai grogné. Une prouesse, apparemment, vu l’excitation que ça a provoquée. J’ai grogné de nouveau. Maintenant je savais qui j’étais, mais j’ignorais où je me trouvais, pourquoi, et à qui appartenait cette voix. « Je me lève ! » ai-je tenté de dire. Ce devait être une forme d’exercice. « Je me lève, bordel. » Et j’ai essayé. Mais mes muscles n’ont pas voulu me porter. Ils étaient tétanisés. Des mains m’ont tiré par les bras. Une nouvelle voix a dit : « Mettez-le debout. Faites-le marcher. » La première a repris : « Faut qu’on trouve un moyen d’empêcher ces crises. — Je suis ouvert aux suggestions. — C’est toi le médecin. — Ce n’est pas une maladie, Gobelin. C’est toi le sorcier. — Ce n’est pas de la sorcellerie non plus, chef. — Alors qu’est-ce que c’est, nom d’un chien ? — En tout cas, c’est pas de la sorcellerie comparable à aucune que j’aie pu voir ou dont j’aie entendu parler. » Ils m’avaient maintenant relevé. Mes genoux refusaient de coopérer mais ces gars me soutenaient. J’ai ouvert un œil. J’ai vu Gobelin et le Vieux. Pourtant, le Vieux… était mort. J’ai testé ma langue : « Je crois que je suis de retour. » Cette fois ça marchait. Cette fois les mots sortaient pâteux, mais compréhensibles. « Il est revenu à lui, a dit Gobelin. — Faites-le bouger. — Il n’est pas saoul, Toubib. Il est de revenu à lui. Il est conscient. Il va s’accrocher pour rester parmi nous. Tu vas t’accrocher, hein, Murgen ? — Ouais, je suis là. Je ne replongerai pas tant que je resterai éveillé. » Où étions-nous ? J’ai promené le regard alentour. Oh. Ici. Encore. « Qu’est-ce qui s’est passé ? m’a demandé le Vieux. — Je me suis fait aspirer dans le passé à nouveau. — Dejagore ? — C’est toujours Dejagore. Là, c’était le jour où tu es revenu. Le jour où j’ai rencontré Sarie. » Toubib a grommelé. « C’est moins douloureux à chaque fois. Ce voyage n’était pas si pénible. Mais il n’y a pas que la douleur qui s’atténue. Je n’ai pas vu la moitié des horreurs que je savais là-bas. — C’est peut-être une bonne chose. Peut-être que, si tu peux te vider, tu t’en sortiras. — Je ne suis pas dingue, Toubib. Ce n’est pas moi qui m’inflige tout ça. — D’une fois sur l’autre ça devient plus dur de l’en sortir, a dit Gobelin. Ce coup-ci, il ne s’en serait pas tiré sans nous. » À mon tour de grommeler. Je pouvais me faire prendre dans un cycle qui me ferait revivre le nadir de ma vie, encore et encore. Gobelin n’avait pas deviné le pire. Je n’étais pas encore revenu. Ils m’avaient extirpé des profondeurs d’hier, mais je n’étais pas de retour. Ceci était mon passé aussi, seulement cette fois j’avais conscience de ma dichotomie. Je savais quels maux me guettaient à l’avenir. « À quoi ça ressemblait ? » Gobelin me dévorait du regard comme à chaque fois. Comme si, en décryptant un tic de mon visage, il allait peut-être découvrir une clé, reconstituer le puzzle et pouvoir me venir en aide. Toubib s’est appuyé contre le mur, comme à son habitude, satisfait maintenant que j’avais retrouvé l’usage de la parole. « Aux autres fois. En moins douloureux. Sauf que là, quand ça a commencé, je n’étais pas vraiment moi. C’était différent. J’étais seulement une voix désincarnée, un point de vue donnant une sorte de commentaire, à la façon d’un guide, à un visiteur sans visage. — Désincarné lui aussi ? » a demandé Toubib. Ce changement l’intéressait. « Non. C’était quelqu’un, là. Une personne entière, mais dépourvue de visage. » Gobelin et Toubib ont échangé des regards perplexes. À cet instant, Otto et Hagop n’étaient pas présents. « De quel sexe ? a demandé Toubib. — Pas évident. Ce n’était pas l’Anonyme, en tout cas. Je ne crois pas que c’était quelqu’un de notre passé. Peut-être une invention de ma part. Je me suis peut-être dédoublé pour ne pas encaisser tant de douleur d’un bloc. » Gobelin a secoué la tête, il n’y croyait pas. « Ce n’est pas toi, Murgen. Quelqu’un te manipule. Non seulement je veux savoir qui, mais je veux savoir pourquoi et pourquoi toi. As-tu saisi des éléments de réponse ? Comment ça s’est fait ? Essaie d’être précis. C’est par des petits détails qu’on fera le jour. — J’étais totalement détaché quand ça a commencé. Ça m’a avalé graduellement. Et puis je me suis retrouvé le Murgen de l’époque, revivant tout à nouveau, essayant de tout noter dans les annales, totalement ignorant de l’avenir. Vous vous souvenez de vos baignades quand vous étiez gosses ? Le garnement qui jaillit de l’eau par-derrière pour vous faire boire la tasse ? Il saute en l’air, plaque sa main sur votre tête et vous immerge de tout son poids ? Et si vous nagez en eau profonde, au lieu de couler à pic, vous partez de biais sous la poussée pour vous retrouver à l’horizontale. Ça ressemblait un peu à ça. Sauf qu’une fois à l’horizontale je stagne entre deux eaux. J’ai oublié que tout le processus m’est déjà arrivé, presque à l’identique, et qui sait combien de fois ? Peut-être que si je me souvenais du futur à ce moment-là, je pourrais changer le cours des choses, ou au moins faire des copies supplémentaires de mes livres pour éviter qu’ils… — Quoi ? » Toubib était tout ouïe maintenant. Mentionnez les annales et vous capterez son attention entière. « De quoi parles-tu ? » Comprenait-il que j’évoquais l’avenir ? À l’heure présente, mes volumes des annales étaient toujours intacts. La peur et la douleur me sont tombées dessus à cet instant. Le désespoir a suivi. Parce qu’en dépit de toutes les plongées dans ce passé-là, en dépit des visites dans ce présent-ci, je ne peux rien empêcher. Aucune volonté si forte soit-elle ne peut détourner le cours des horreurs. Pendant un moment, je n’ai pas pu parler tant j’avais de choses à dire. Puis, indirectement, je me suis lancé : « Tu es venu ici, près du bois du Malheur. Vrai ? » Je connaissais cette nuit. J’ai traversé cette contrée assez souvent pour en connaître bien le terrain. Ici les paysages varient légèrement d’une visite à l’autre. Le temps finit par se muer en cet impitoyable fleuve. En clignant les yeux, j’aurais pu distinguer les fantômes des autres versions en train d’échanger d’autres dialogues. Toubib a manifesté de la surprise. « Le bois ? — Tu veux que je mène la Compagnie au bois du Malheur. C’est ça ? C’est le moment de la fête des Félons. Tu penses que Narayan Singh s’y rendra sans doute. Tu penses avoir une bonne chance de le capturer – ou de mettre la main sur quelqu’un qui saura te dire où il cache ton bébé. Au pire, tu penses que ce sera une belle occasion d’en liquider bon nombre et de leur porter une vilaine estocade de plus. » Toubib s’était montré implacable dans sa résolution d’exterminer les Félons. Plus encore que Madame jadis, je crois, bien que d’entre eux deux ce fût elle qui avait subi le pire outrage. Il y a longtemps, il voulait que son legs à la Compagnie consiste à achever son cycle historique. Il voulait être le capitaine qui ramènerait la Compagnie à Khatovar. Il en rêve encore, mais un cauchemar a sursis à ce projet. Le cauchemar exige d’être satisfait. Tant que son lacis arachnéen de terreur, de souffrance, de cruauté et de vengeance n’aura pas été tissé, Khatovar restera un prétexte, pas une destination. Toubib m’a couvé d’un regard incertain. « Comment peux-tu être au courant, pour le bois ? — Je le savais à mon retour. » Ce qui était vrai. Mais pour lui et moi ce terme de « retour » ne recouvrait pas la même chose. « Tu mèneras les hommes là-bas ? — Je ne peux pas ne pas le faire. » Gobelin me dévisageait d’un drôle d’œil à son tour, maintenant. J’allais le faire. Et je savais ce qui en résulterait, mais je ne pouvais pas le leur dire. Deux esprits coexistaient dans mon crâne. Celui qui produisait ce raisonnement n’était pas celui ballotté par la houle et contraint de réduire la voilure. « Ça va, maintenant », ai-je déclaré. Puis j’ai ajouté : « Je crois qu’il existe un moyen de m’empêcher de replonger. Du moins, de replonger aussi loin. Mais je ne peux pas l’exprimer. » Je l’aurais partagé avec plaisir. Mais pas question de mettre un terme à ces culbutes par-dessus le rebord du temps si c’était pour m’enliser dans ces rêves noirs trop réalistes du passé à Dejagore. Quand bien même ma nouvelle condition me rendrait aveugle à l’horreur et à la cruauté omniprésente de l’époque. Toubib a commencé à dire quelque chose. Je l’ai interrompu. « Je serai en bas pour la réunion d’état-major dans dix minutes. » Je ne pouvais rien déclarer de but en blanc, mais je pouvais peut-être laisser entendre des choses. Pourtant, je savais que rien ne changerait. Le pire de toutes ces horreurs restait à venir et j’étais impuissant à les empêcher de se réaliser. J’allais quand même faire de mon mieux dans le bois. Juste pour le cas où cette fois le dénouement serait différent. Si je pouvais me rappeler l’avenir suffisamment pour agir au mieux. Toi. Qui que tu sois. Quoi que tu sois. Tu me ramènes sans cesse aux sources de la souffrance. Pourquoi ? Que cherches-tu ? Qui es-tu ? Qu’es-tu ? Comme toujours, tu ne me donnes aucune réponse. 14 Ce satané vent avait des dents. On se pelotonnait dans nos couvertures, grelottants, aussi démotivés que possible sans aller jusqu’à jeter l’éponge. Il faut dire qu’on avait tous traîné les pieds pour venir dans ce bois hanté. Et pourtant quelque chose d’insaisissable, une sensation diffuse au fond de moi me disait que c’était crucial, qu’il fallait réussir ce coup-là. Beaucoup de choses en dépendraient, plus que je ne pouvais l’imaginer. Des arbres invisibles grinçaient et craquaient. Le vent couinait, mugissait. L’imagination pouvait sans peine s’emballer sur les milliers de gens qui avaient été torturés et immolés ici. On pouvait les entendre gémir dans le vent, implorer vainement pitié aujourd’hui encore. On pouvait craindre de voir leur corps brisé se dresser pour se venger des vivants. Je faisais mine d’être un héros. Je ne pouvais pas m’empêcher de trembler, pourtant. J’ai rajusté ma couverture. Ça ne changeait pas grand-chose. « Petite nature ! » m’a lancé Qu’un-Œil. Comme si ce petit merdeux n’était pas lui-même sur le point d’avoir une attaque. « Si ce connaud de Gobelin ne revient pas poser son derche ici au lieu d’aller péter partout, je lui foutrai le cul à l’air et je le clouerai à un morceau de glace. — Ça, c’est créatif. — Ne le prends pas de si haut, gamin. Je vais… » Une rafale particulièrement virulente a balayé son intention. Le froid n’était pas seul responsable de nos tremblements, quoique personne ne l’aurait avoué. C’était le lieu, la mission et le fait que la couverture nuageuse nous privait même de la maigre clarté des étoiles. Il régnait un noir d’encre. Et ces Étrangleurs s’étaient maintenant peut-être alliés avec l’homme qui commandait aux ombres. Un petit oiseau l’avait dit. À dire vrai, un gros oiseau noir, plutôt. « On a passé trop de temps en ville », ai-je grommelé. Qu’un-Œil n’a pas répondu. Contrairement à Thai Dei qui a émis un grognement – tout un discours, de la part de ce Nyueng Bao. Le vent a apporté les crissements d’une déambulation furtive. « Nom des dieux, Gobelin ! a aboyé Qu’un-Œil. Arrête de taper du pied partout. Tu veux absolument signaler à tout le monde qu’on est là ? » Peu importait qu’on n’eût pas entendu Gobelin en train de danser à plus de quatre pas. Qu’un-Œil refuse de céder devant des arguments triviaux ou bassement factuels. Gobelin s’est coulé devant moi, puis s’est accroupi. Ses petites dents jaunes claquaient. « C’est bon, a-t-il murmuré. Quand tu seras prêt. — Allons-y, alors. Avant que je ne cède à une pulsion de bon sens. » J’ai soupiré en me relevant. Mes genoux ont craqué. Mes muscles ne voulaient plus s’étirer. J’ai juré. Je me faisais trop vieux pour cette chiasserie, même si, avec mes trente-quatre ans, j’étais le jeunot de la troupe. « On sort de couvert », ai-je dit d’une voix assez forte pour être entendu par tous. Impossible de transmettre un signal par gestes dans cette obscurité. Nous n’étions pas sous le vent et Gobelin avait accompli sa besogne. Nous n’avions rien à craindre du bruit. Les hommes se sont mis en mouvement, pour la plupart dans un silence tel que j’ai eu du mal à croire que je me retrouvais soudain seul avec mon garde du corps. Nous sommes partis nous aussi. Thai Dei couvrait mes arrières. La nuit ne le dérangeait pas. Peut-être qu’il a des yeux de chat. J’étais en proie à des sentiments mitigés. C’était la première fois que je dirigeais un raid. Je n’étais pas sûr d’être suffisamment rétabli de Dejagore pour le mener à bien. Je redoutais les ombres et j’éprouvais une méfiance folle à l’égard de tout étranger à la Compagnie, sans raison que je puisse comprendre. Mais Toubib avait insisté, et donc je me retrouvais à m’enfoncer de nuit dans une forêt obscure et maléfique, avec des glaçons pendus au cul, à la tête de la première opération de la Compagnie en solo depuis des années. Sauf que la Compagnie n’était pas tout à fait seule impliquée si l’on considérait que tous mes gars avaient un garde du corps. J’ai surmonté l’obstacle de mon manque de confiance en initiant l’action. Bordel, il était trop tard pour arrêter quoi que ce soit. J’ai cessé de penser à moi et je me suis inquiété de la suite des événements, après le raid. Si on foirait l’affaire, on ne pourrait pas incriminer une traîtrise, les clivages ou l’incompétence des Tagliens, les habituels grains de sable dans la mécanique. J’ai atteint la crête d’une colline basse. J’avais les mains gelées mais le corps moite sous mes vêtements. De la lumière palpitait devant. Les Félons, bienheureux salopards, se tenaient au chaud autour d’un grand feu. Je me suis arrêté pour tendre l’oreille. Je n’ai rien entendu. Comment le Vieux savait-il que les chefs des clans d’Étrangleurs devaient se retrouver pour cette fête ? Ça donnait la chair de poule, la façon dont il était renseigné, parfois. Peut-être que Madame déteignait. Peut-être qu’il possédait des dons pour la magie dont il ne parlait pas. « On va savoir si Gobelin a toujours son talent », ai-je déclaré. Avare de ses précieux grognements, Thai Dei s’est contenté d’un silence pour tout commentaire. Il y avait censément trente à quarante Félons de l’élite là-bas. Nous les traquions sans relâche, et ce depuis que Narayan avait enlevé le bébé de Madame et de Toubib. Le Vieux avait rayé le mot « pitié » du vocabulaire de la Compagnie. Et c’était en parfaite adéquation avec la philosophie des Félons, quoique j’aurais parié que ces gars en face penseraient autrement d’ici une minute. Gobelin avait toujours le coup de patte. Les sentinelles roupillaient. Pourtant, comme il fallait s’y attendre, tout ne s’est pas déroulé comme prévu. Je me trouvais à cinquante pas du grand feu, je me faufilais le long d’un gros abri rustique tout en longueur quand quelqu’un en est sorti en cavalant comme s’il avait tous les diables de l’enfer aux trousses. Il ployait sous le poids d’un gros paquet. Le paquet se tortillait et geignait. « Narayan Singh ! » Je l’avais reconnu sur-le-champ. « Arrête ! » Bien, Murgen. Cloue-le sur place de ta voix. Les autres l’ont reconnu aussi. Un cri est monté. On ne croyait pas à notre chance, quand bien même on m’avait prévenu que le gros lot se trouvait peut-être à portée de main. Singh était le Félon numéro un, le scélérat que Madame et le capitaine voulaient tuer en plusieurs années, à petit feu. Le paquet devait être leur fille. J’ai crié des ordres. Au lieu d’obéir, les hommes ont réagi à l’instinct. Pour beaucoup en prenant Singh en chasse. Le raffut a réveillé les autres Félons. Les plus rapides ont tenté de s’enfuir. Heureusement, certains de mes gars sont restés au boulot. « T’es réchauffé maintenant ? » m’a demandé Gobelin. Je soufflais comme un bœuf en regardant Thai Dei enfoncer une fine dague dans l’œil d’un Félon à peine sorti de son sommeil. Thai Dei ne tranche pas les gorges. Il trouve que ça fait désordre. Tout était terminé. « Combien en a-t-on eu ? Combien se sont enfuis ? » J’ai regardé dans la direction prise par Singh. Le silence n’était guère de bon augure. Les gars auraient poussé un beau hourra s’ils l’avaient pris. Chiottes ! J’y avais cru un moment. Si seulement j’avais pu le ramener à Taglios… Enfin, avec des si… « Gardez-en quelques-uns en vie. Qu’il en reste pour nous chanter des berceuses. Qu’un-Œil, comment diable Singh a-t-il d’un coup su qu’on arrivait ? » Le nabot a haussé les épaules. « Sais pas. Peut-être que sa déesse lui est apparue pour lui dire de se remuer le fion. — Arrête ton char. Kina n’avait rien à voir là-dedans. » En fait, je n’en étais pas si sûr. Quelquefois, il est difficile d’être athée. Thai Dei a fait un geste. « Exact, ai-je dit. C’est pile ce que je pensais moi-même. » Qu’un-Œil a pris un air perplexe. Gobelin a grommelé : « Quoi ? » Ces deux-là ! Des flèches, vraiment. « Quelquefois je me demande si vous sauriez trouver votre biroute sans carte. L’abri, les vieux. L’abri. Vous ne l’avez pas trouvé un peu spacieux pour une demi-portion d’assassin et un gosse à peine assez haut pour vous mordre à hauteur du genou ? Un peu grand, même pour un bonhomme canonisé et la fille d’une déesse ? » Qu’un-Œil s’est fendu d’un mauvais rictus. « Personne d’autre n’en est sorti, pas vrai ? Ouais. Tu veux que j’allume un feu ? » Avant que j’aie pu répondre, Gobelin a couiné. J’ai fait volte-face. Une noirceur informe, rendue visible par le grand feu, jaillissait de l’entrée de l’abri – à cet instant je me suis affalé par terre, plaqué par Thai Dei. Du feu a crépité au-dessus de ma tête. Des lueurs ont palpité. Des boules de flammes affluaient de partout. La noirceur létale est devenue comme trouée aux mites. Puis elle s’est disloquée. Cette noirceur expliquait pourquoi autant d’entre nous avions tremblé avant l’attaque. Mais nous avions remporté l’affrontement. Je me suis assis et j’ai recourbé un doigt. « Allons voir ce qu’on a pris. Ça devrait être intéressant. » Mes gars ont mis l’abri sens dessus dessous. Comme par hasard, ils ont déniché une demi-douzaine de petits hommes tout ridés à la peau d’un brun noisette. « Des Tresse-Ombres. Acoquinés aux Étrangleurs. Intéressant, non ? » Les vieux schnoques ont bredouillé leur désir de se rendre. Nous avions déjà rencontré de leurs collègues. L’abnégation héroïque n’était pas leur fort. Un soldat dénommé Anguille a fait remarquer : « Les partisans de l’Ombre commencent à savoir dire “je me rends” pas trop mal. » Il a rigolé. « Je parie que tout le monde répète ses petites phrases de survie en taglien, là-bas. — À part Ombrelongue », ai-je rappelé. Puis j’ai ajouté « Merci » à l’attention de Thai Dei. Il a haussé les épaules, un geste étranger aux Nyueng Bao. Le monde le touchait occasionnellement. « Sahra aurait attendu ça de moi. » Ça, en revanche, c’était très Nyueng Bao. Les attentes de sa sœur motivaient davantage ses actes que les notions de devoir, d’obligation ou même d’amitié. « Qu’est-ce qu’on est censés faire de ces types ? a demandé Anguille. Ils peuvent nous être utiles ? — Gardez-en une paire. Le plus vieux et un autre. Gobelin, tu n’as pas dit combien s’étaient enfuis. — Trois. En comptant Singh mais pas la gosse. Mais on va remettre la main sur l’un de ces trois-là vu qu’il est caché dans les buissons là-bas. — Récupérez-le. Je le refilerai au Vieux. — Donnez-leur un peu d’autorité et ils se prennent pour des maréchaux, a ricané Qu’un-Œil, sarcastique. Je me souviens encore de ce gamin-là si jeunot qu’il avait de la bouse entre les orteils. Savait pas à quoi servent les chaussures. » Mais il n’y avait pas de gaieté dans son regard. Il ne perdait rien de mes gestes, me surveillait comme un faucon. Ou comme un corbeau, plutôt, bien qu’il n’y en eût aucun dans les parages ce soir-là. Les mesures prises à leur égard par Gobelin et Qu’un-Œil avaient montré une efficacité totale lors de ce raid. « Relax, Murgen, m’a glissé Gobelin. On va faire le boulot. Dites, bande de flemmards, vous pourriez peut-être nous alimenter un peu ce feu, non ? » Il a entrepris de contourner le Félon caché par le côté opposé à celui pris par Qu’un-Œil. Ils avaient raison. Je deviens trop sérieux quand il y a de la pression. J’avais déjà mille ans. Survivre à Dejagore n’avait pas été facile. Mais tous les autres gars étaient passés par les mêmes épreuves. Ils avaient assisté aux massacres d’innocents perpétrés par Mogaba. Ils avaient enduré la pestilence et les épidémies. Ils avaient vu le cannibalisme et les sacrifices humains, les trahisons, les perfidies et tout le reste. Et ils s’en étaient sortis sans se laisser régir par ces cauchemars. Il faut que je jugule tout ça. Il faut que je prenne de la distance émotionnelle, que je mette en perspective. Mais il se passe des choses en moi que je ne contrôle ni ne comprends. Quelquefois j’ai l’impression que plusieurs personnes cohabitent en moi, toutes mélangées. Parfois elles sont assises en retrait, derrière mon moi véritable, et elles observent. Peut-être n’ai-je aucune chance de redevenir entièrement sain d’esprit et équilibré. Gobelin est revenu en trottinant. Qu’un-Œil et lui ramenaient un homme qui n’avait plus que la peau sur les os. Peu de Félons sont en bonne forme, par les temps qui courent. Ils n’ont d’ami nulle part. On les pourchasse comme de la vermine. Leurs têtes sont mises à prix, et cher. Gobelin a esquissé son sourire de crapaud. « On s’est dégotté un main-rouge, Murgen. Un véritable rumel noir à la paume pourpre. Qu’est-ce que t’en dis ? » Cette pensée m’a ôté un poids du cœur. Le prisonnier était vraiment un Étrangleur de la fine fleur. Sa main rouge attestait sa présence en compagnie de Narayan Singh quand celui-ci avait leurré Madame en lui faisant croire qu’elle subissait une initiation au culte des Étrangleurs alors qu’en réalité les Félons étaient déjà en train de consacrer son bébé encore à naître comme incarnation de leur déesse Kina. Mais Madame leur avait joué un tour à sa façon en marquant la main de chaque Étrangleur d’une tache rouge qui ne pourrait plus être niée plus tard. Rien ne pouvait laver ou enlever cette marque à part l’amputation. Or un Étrangleur manchot ne pouvait plus manier le rumel, le foulard à strangulation, l’arme sacrée des Félons. « Le Vieux sera content. » Un main-rouge saurait ce qui se tramait au sein de la secte. Je me suis approché du feu. Thai Dei, ayant fini de donner son coup de main pour s’occuper des Tresse-Ombres superflus, est venu se camper auprès de moi. Dans quelle mesure Dejagore l’avait-elle changé ? J’imaginais mal qu’il ait pu être autre qu’austère, taciturne, sans remords et sans pitié, même tout gosse. Gobelin, ai-je remarqué, m’observait à nouveau du coin de l’œil, mine de rien, comme très souvent ces derniers temps. Que cherchaient-ils, Qu’un-Œil et lui ? Le nabot a tendu les mains. « Ça fait du bien, ce feu. » 15 La paranoïa gouverne notre vie. Nous sommes devenus les nouveaux Nyueng Bao. Nous ne faisons confiance à personne. Nul en dehors de la Compagnie noire ne doit connaître nos intentions, à moins que nous ne soyons parfaitement sûrs de sa réaction. En particulier, nous préférons laisser le Prahbrindrah Drah et sa sœur la Radisha Drah, nos employeurs, mariner dans d’obscures nébulosités. On ne peut leur faire confiance pour rien, à part servir leurs propres intérêts immédiats. J’ai introduit subrepticement mes prisonniers en ville et les ai cachés dans un entrepôt près de la rivière, une poissonnerie shadar partenaire de la Compagnie où régnait une odeur assez prononcée. Mes hommes sont allés voir leur famille ou s’enfiler une bière quelque part. J’étais satisfait. Par une unique opération très expéditive, nous avions décimé les meneurs survivants des Félons. On avait failli s’emparer de ce démon de Narayan Singh. Je m’étais trouvé à un jet de salive de la gamine de Toubib. En toute honnêteté, je pouvais rapporter qu’elle avait l’air en bonne santé. Thai Dei, d’une bourrade, a fait tomber les prisonniers à genoux en fronçant le nez. « T’as raison, ai-je concédé. Mais ce coin pue quand même moins que vos marais. » Taglios revendique le delta du fleuve, mais les Nyueng Bao ne l’entendent pas de cette oreille. Thai Dei a grogné. Il pouvait faire les frais d’une vanne comme les autres. Il ne paie guère de mine. Il mesure trente centimètres de moins que moi. Je pèse bien quarante kilos de plus. Je suis nettement plus beau. Il a des cheveux noirs coupés ras mais irrégulièrement, avec des mèches rebelles qui rebiquent. Maigre, les joues creuses, taciturne et revêche, Thai Dei est franchement réfrigérant. Mais il s’acquitte de son boulot. Un poissonnier shadar nous a ramené le capitaine. Toubib devenait vraiment vieux. On allait devoir l’appeler chef, patron ou quelque chose du genre. On ne peut pas se permettre d’appeler le capitaine le Vieux s’il est vraiment vieux, si ? Il était vêtu en cavalier shadar, turban, barbe, tenue grise unie. Il a dévisagé Thai Dei d’un air froid. Lui-même n’avait pas de garde du corps nyueng bao. Il refusait tout bonnement d’en prendre un, même si ça l’obligeait à se déguiser quand il voulait sortir seul dans les rues. Les gardes du corps ne sont pas une tradition. Toubib est un peu buté, question traditions de la Compagnie. Hé, les officiers des Maîtres d’Ombres emploient tous des gardes du corps. Certains en ont même plusieurs. Ils ne survivraient pas sans eux. Thai Dei a retourné son regard à Toubib, impassible, pas le moins du monde perturbé par la présence du grand dictateur. Il aurait pu dire : « C’est un homme. Je suis un homme. Jusque-là, c’est kif-kif. » Toubib a examiné mes prisonniers. « Raconte. » J’ai raconté. « Mais j’ai raté Narayan. À un cheveu. Ce salopard a un ange gardien. Je ne vois pas comment il a pu échapper au sortilège somnifère de Gobelin. On l’a poursuivi deux jours, mais même Gobelin et Qu’un-Œil n’ont pas pu s’accrocher à sa trace éternellement. — Il a été aidé. Peut-être par son ange gardien démoniaque. Peut-être par son nouveau copain le Maître d’Ombres. — Pourquoi diable sont-ils revenus dans ce bois ? Comment as-tu su qu’ils s’y trouveraient ? » Je m’attendais à ce qu’il déclare qu’un gros oiseau noir le lui avait soufflé. Bien que moins nombreux ces temps-ci, les corbeaux continuent de le suivre partout. Il leur parle. Quelquefois ils lui parlent aussi. À ce qu’il prétend. « Il fallait qu’ils viennent un jour, Murgen. Ils sont esclaves de leur religion. » Mais pourquoi avoir choisi cette fête des Lumières précisément ? Comment le saurais-tu ? Je n’ai pas insisté. Il ne faut pas insister avec Toubib. Il devient ombrageux et cachottier avec l’âge. Dans ses propres annales, il ne racontait pas toujours toute la vérité sur ce qui le touchait de près, sur son âge notamment. Il a donné un coup de pied au Tresse-Ombres. « Un des sorciers barbouzes à la botte d’Ombrelongue. On aurait pu croire qu’il n’en avait plus à gaspiller. — Je suppose qu’il ne s’attendait pas à ce qu’on leur fasse un sort. » Toubib a voulu sourire. Il n’a réussi qu’à se fendre d’un rictus sarcastique. « Ce ne sera pas sa dernière surprise. » Il a donné un coup de pied au Félon. « Plus la peine de les cacher. Emmenons-les au palais. Qu’est-ce qu’il y a ? » Un frisson glacial me parcourait l’échine, comme si le vent du bois du Malheur m’enveloppait de nouveau. Sans savoir pourquoi, j’ai éprouvé comme un sombre pressentiment. « Je ne sais pas. C’est toi le chef. Il y a quelque chose que tu veux voir figurer dans les annales en particulier ? — C’est maintenant toi l’annaliste, Murgen. Écris ce que tu dois. Je pourrai toujours râler. » Improbable. Je transmettais mes notes mais je n’avais pas l’impression d’être beaucoup lu. Il a demandé : « Qu’est-ce qu’il avait de spécial, ce raid ? — On se pelait le cul comme dans un puits, là-bas. — Et Narayan Singh, cet infâme sac de bave, a réussi à nous échapper une fois de plus. C’est ce que tu vas consigner. Lui et les siens se repointeront avant le fin mot de cette histoire. Pour qu’on le rôtisse, j’espère. Tu l’as vue ? Elle allait bien ? — À vrai dire, tout ce que j’ai vu, c’est ce paquet que trimballait Singh. Je pense que c’était elle. — Fatalement. Il ne la quitte jamais des yeux. » Il a fait mine de ne pas s’en soucier. « Emmenez-les au palais. » Le frisson m’a parcouru de nouveau. « Je vais prévenir les gardes de votre arrivée. » Thai Dei et moi avons échangé un regard. Ça risquait de chauffer. Les gens dans les rues allaient reconnaître les prisonniers. Et ces prisonniers avaient peut-être des amis. En tout cas, ils avaient des ennemis à foison. Ils ne survivraient peut-être pas au transfert. Ou alors ce serait nous. « Passe le bonjour à ta femme et demande-lui si son nouvel appartement lui convient comme je l’espère, m’a dit le Vieux. — D’accord. » J’ai frissonné. Thai Dei m’a regardé en fronçant les sourcils. Toubib a sorti d’un tube une liasse de papiers roulés. « Madame a envoyé ça pendant ton absence. C’est pour les annales. — Quelqu’un a dû mourir. » Il a souri. « Rabote aux entournures et intègre ça dans le reste. Mais n’enjolive pas au point de la dépeindre toute vertueuse. Je ne supporte pas qu’elle m’éreinte avec mes propres arguments. — J’ai appris la première fois. — Qu’un-Œil pense savoir où il a laissé les notes qu’il avait prises quand il croyait devoir s’occuper des annales. — C’est pas la première fois que je l’entends dire ça. » Toubib a souri de nouveau, puis il est sorti. 16 Quatre cents hommes et cinq éléphants grouillaient autour d’une palanque en cours de construction. L’avant-poste ami le plus proche se trouvait à une grosse journée de marche au nord. Les pelles mordaient la terre. Les masses cognaient sourdement. Les éléphants déchargeaient les rondins des charrettes et aidaient à les dresser d’aplomb. Seuls les bœufs, immobiles, paressaient dans leurs harnais. Ce poste encore sans nom, établi depuis une journée à peine, était le point le plus avancé de l’implacable percée taglienne dans les Terres des Ombres. Seule sa tour de guet était achevée. La sentinelle qui l’occupait scrutait intensément l’horizon au sud. Une urgence électrique flottait dans l’atmosphère, une pesanteur comme la vieille odeur de la mort, une prémonition. Les soldats étaient tous des vétérans. Pas un ne risquait de flancher nerveusement. Pour tous, la victoire était l’issue normale, attendue. La sentinelle a rivé son regard sur l’horizon. « Capitaine ! » Un homme que sa couleur de peau distinguait des autres a lâché sa pelle et levé les yeux. Son vrai nom était Cato Dahlia. La Compagnie noire l’appelait Gros Baquet. Recherché dans sa ville natale pour vol, il était devenu conseiller et commandant d’un bataillon de mobiles frontaliers tagliens. C’était un chef endurci qui avait la réputation de faire son boulot et de ramener ses gars vivants. Baquet est monté quatre à quatre sur l’observatoire, haletant. « Qu’est-ce que tu as vu ? » La sentinelle a pointé le doigt. Baquet a plissé les yeux. « Aide-moi un peu, fiston. Mes yeux ne sont plus ce qu’ils étaient. » Il ne distinguait rien, hormis les reliefs bas et arrondis des collines de Loghra. Des nuages dispersés flottaient au-dessus. « Regardez. » Baquet faisait confiance au soldat. Il les triait sur le volet. Il a regardé. Un petit nuage flottait moins haut que les autres et traînait une ombre oblique dans son sillage. Ce cumulus polisson ne suivait pas la même direction que sa famille. « Il nous arrive droit dessus ? — On dirait, chef. » Baquet se fiait à son intuition. Elle lui avait rendu de grands services pendant cette guerre d’escarmouches. Or son intuition lui soufflait que ce nuage était dangereux. Il est redescendu, a fait passer le mot qu’une attaque menaçait. Les ouvriers de la compagnie de construction, quoique non combattants, n’ont pas voulu se replier. Parfois la réputation de Baquet travaillait contre lui. Ses mobiles s’étaient enrichis par le pillage en territoire ennemi. Les autres voulaient leur part. Baquet a consenti un compromis. Il a envoyé une section au nord avec les bêtes que leur valeur imposait de mettre à l’abri. Les autres travailleurs sont restés. Ils ont renversé les charrettes dans les ouvertures de la palanque. Le nuage progressait régulièrement. On ne distinguait rien dans son ombre ni dans sa traîne de pluie. Une vague de froid l’a précédé. Les soldats tagliens grelottants se sont activés pour se réchauffer. À deux cents mètres derrière la tranchée, les hommes regroupés par binômes frissonnaient à couvert, cachés dans des fosses éclairées par des bougies spéciales. Un homme maintenait la surveillance. La pluie et l’obscurité sont arrivées. Derrière un rideau de quelques mètres où l’eau tombait en trombes, la pluie se muait en crachin. Des hommes sont apparus. Ils étaient sales et lugubres, dépenaillés et pâles, sans expression sinon d’accablement, serrés les uns contre les autres contre le froid. À croire qu’ils avaient passé toute leur vie sous cette pluie. Ils portaient leurs armes rouillées sans ardeur. On aurait dit une armée levée chez les morts. Leur première ligne a dépassé les fosses. Derrière ont suivi des cavaliers sortis du même moule, qui avançaient comme des zombies. Puis est venue la masse des fantassins. Et enfin les éléphants. Les hommes dans les fosses ont attendu les pachydermes. Ils ont expédié à l’arbalète des carreaux empoisonnés. Les éléphants ne portaient pas de cuirasse ventrale. Le poison leur a causé une douleur atroce. Rendues folles, les bêtes se sont déchaînées dans les rangs des leurs. Les soldats des Terres d’Ombres ne comprenaient pas la raison de cet accès de démence. De petites ombres ont trouvé les fosses. Elles ont essayé de s’y introduire. La lumière des bougies les a repoussées. Elles laissaient derrière elles une froideur intense et une odeur de mort. Les ombres ont déniché une fosse où la pluie avait éteint la bougie. Elles en sont ressorties en poussant des cris aigus, mort grimaçante dans une tombe déjà creusée. Madame a rencontré les ouvriers qui remontaient vers le nord. Elle les a questionnés, observant le nuage au loin. « Voilà peut-être ce que nous cherchons, a-t-elle déclaré à ses compagnons. Allons-y ! » Elle a éperonné son étalon qui est parti ventre à terre. Élevé dans un haras ensorcelé à l’époque où elle était impératrice du Nord, le grand destrier noir a rapidement distancé le reste du groupe. Madame a étudié le nuage tout en chevauchant. On avait rapporté la présence de trois nuages similaires non loin de localités où des compagnies de mobiles s’étaient fait vaincre. C’était précisément sur la question qu’elle était venue mener l’enquête. En quelques minutes seulement, elle a compris comment ces raids étaient menés. Les Maîtres d’Ombres, avant de se retirer de la région, y avaient installé des canaux de pouvoir maléfique. C’étaient eux qui contrôlaient les assaillants, lesquels se battaient privés de leur volonté propre. Elle pouvait facilement remonter le long de ces canaux, maintenant qu’elle les distinguait, mais elle a choisi de s’en abstenir. Que l’attaque ait lieu. Comme les précédentes, elle coûterait plus cher aux armées des Terres d’Ombres qu’à Taglios. Ombrelongue devait s’en rendre compte. Alors en quoi trouvait-il l’opération profitable ? Elle est entrée dans le camp des mobiles en bondissant avec sa monture par-dessus un chariot renversé. Elle a mis pied à terre tandis qu’un Baquet éberlué accourait à sa rencontre. Il avait l’air d’un condamné à qui l’on aurait accordé un sursis de dernière minute. « C’est le Hurleur, je pense, a-t-il déclaré. — Pourquoi ? » Madame a sorti ses affaires de ses sacoches derrière sa selle et a entrepris de se changer sur place. « Qu’est-ce qu’il espère obtenir ? — Je crois que, plutôt que ce qu’il espère obtenir, c’est davantage à qui il s’en prend qui importe, lieutenant. » Quoiqu’elle ait commandé des armées, le grade de Madame au sein de la Compagnie demeurait celui de lieutenant. « À qui il s’en prend ? Oui ! Bien sûr. » Chaque unité défaite avait été menée par des hommes de la Compagnie. Sept frères étaient tombés. « Ils nous éliminent. » La confiance en l’invincibilité de la Compagnie constitue le fondement du moral militaire taglien et la bête noire des politiciens tagliens. « C’est habile. Ça doit être une idée du Hurleur. Il adore les coups fourrés. » Baquet l’a aidée à enfiler son armure. Ornée de motifs gothiques, noire et lustrée, elle était trop belle pour rester bien efficace en combat rapproché. Mais elle était destinée à protéger de la sorcellerie, non des simples soldats. De multiples couches de sortilèges protecteurs se chevauchaient à sa surface. Les premières gouttes sont tombées au moment où elle enfilait son heaume. Les fils damasquinés de son armure se sont illuminés. Elle a suivi Baquet en haut de la tour de guet. La pluie crépitait, maintenant. Le vacarme du combat se faisait plus fort, plus proche. Madame n’y a prêté aucune attention. Elle a affûté ses sens magiques pour localiser le sorcier appelé le Hurleur. Le redoutable vieux démon ne se trahirait pas, mais il rôdait pourtant quelque part non loin. Elle humait son odeur. Était-il possible qu’il ait appris à contrôler ses cris ? « Je te dénicherai, va, mon salaud. D’ici là… » Elle a baissé le bras vers la terre. Un brouillard s’est formé, a épaissi, ondulé entre les gouttes. Puis il s’est coloré : des teintes pastel ont tournoyé, acquis davantage d’intensité chromatique, foncé. Bientôt la tempête entière a chatoyé comme si un artiste fou l’aspergeait d’aquarelle. Des cris retentissaient à l’intérieur de cette tempête. La tourmente s’est figée. Les cris des soldats perdus ont atteint leur paroxysme, puis se sont étiolés. Les canaux de pouvoir du Maître d’Ombres, déformés, détraqués, étaient devenus mortels. Madame a repris sa recherche du Hurleur. Elle l’a découvert qui filait vers le sud, volant à basse altitude, timidement, fuyant la mort pastel qui se rapprochait de lui en sabotant ses canaux de pouvoir. Elle lui a lancé un sortilège meurtrier concocté à la hâte. En vain. Le Hurleur avait trop d’avance. Mais sa vélocité dans la fuite lui coûtait sa discrétion. Frustrée, Madame a juré comme un troupier. La pluie a cessé. Les survivants tagliens sont apparus un à un ; d’abord impressionnés par le carnage, ils n’ont pas tardé à ronchonner à cause des tombes qu’il allait leur falloir creuser. Ils ont trouvé quelques soldats de l’Ombre survivants. « Dis-leur de regarder le positif, a conseillé Madame à Baquet. Des primes sonnantes et trébuchantes récompenseront les captures d’animaux. » Les montures des soldats de l’Ombre, éléphants exceptés, n’avaient pas trop souffert. Madame a tourné les yeux vers le sud, impitoyable. « Gare à la prochaine fois, mon vieil ami. » 17 … tombe… encore… Essaie de m’accrocher. Si fatigué. Quand je m’épuise, le présent devient glissant. Des fragments. Pas même des fragments d’aujourd’hui. Le passé. Il n’y a pas si longtemps. Je me caille le cul. Je rate la capture de l’infâme Narayan. Madame joue plus au sud. Une puanteur de poisson. L’homme endormi. Le Félon qui hurle. Des morts. Seulement des souvenirs, mais plus gais que ce soir. Il y a trop de souffrance ici. C’est mon apocalypse. Glissade. Impossible de garder les paupières ouvertes. Les saletés d’invocations sont trop puissantes. Les colonnes pourraient passer pour des vestiges d’une cité détruite. Ce n’en sont pas. Il y en a trop peu, elles sont disposées sans ordre. Toutes tiennent debout, bien que le vent vorace les ait pour beaucoup rongées profondément. À la lueur des éclairs, à l’aube ou au crépuscule, quand la lumière est rasante à la lisière du ciel, de petites figures d’or s’embrasent à la surface des colonnes. Elles connaissent une forme d’immortalité. La nuit, le vent meurt. La nuit, le silence règne sur la pierre scintillante. 18 … pars en glissade… Un grand tourbillon qui m’aspire. Peut-être une force qui pousse. Était-ce une promesse fallacieuse d’un terme à cette souffrance ? Je ne peux pas résister. Des mensonges, partout. Des mensonges sans fin. Des pages brunies, des pages déchirées, durcies par le sang. L’agonie. Difficile de rester au mouillage dans cette tempête. 19 Vous revoilà donc ! Vous vous étiez perdu ? Bienvenue. Venez ! Venez ! La grande aventure va débuter. Les joueurs sont tous en place. Les mécanismes sont bien remontés. Les sortilèges sont réunis et prêts, un véritable arsenal. Oh, ce sera une grande nuit d’horreur. Regardez là ! Regardez là. Vous vous souvenez d’eux ? Gobelin et Qu’un-Œil, les sorciers ? Mais s’agit-il vraiment d’eux ? Il y en a deux autres identiques juste là. Et voyez ici. Et là. Et là encore. Un, deux, trois Murgen. Non. Certainement pas. Ces deux-là, il ne faut pas leur en conter. Ils donnaient déjà dans l’esbroufe quand la mémé de votre mémé n’était encore qu’une petite surprise puante pour votre je ne sais combien de fois arrière-grand-papa. Ils ont truffé ce quartier de la ville de leurres. Si vous êtes un soldat de l’Ombre, vous ne distinguerez les vrais des faux qu’au moment où l’un d’eux vous plantera une lame dans le corps. Regardez là ! Corbeau et Silence. Disparus depuis des années. Et là. Le vieux capitaine, mort à Genépi. Non, ce n’est pas leur réputation qui effraiera les troupes de l’Ombre. Pas d’emblée. Personne n’a entendu parler d’eux, dans le Sud. Comment ? Vous avez raison. Tout à fait raison. Personne ici à part Otto et Hagop ne les reconnaîtra. Mais ça n’a pas d’importance. Ce qui en a, c’est qu’ils soient vus et que nul ne puisse dire lesquels sont dangereux et lesquels sont des illusions. C’est un premier essai. Une expérience de derrière les fagots pour la nuit de la grande attaque de Tisse-Ombre. Oui. Oui. Il a frappé fort il n’y a pas longtemps. Mais il ne cherchait pas à terrasser son adversaire, à ce moment-là. Il aurait pu y parvenir, mais il voulait seulement éprouver sa force en vue d’établir le plan du nouvel assaut que voici. Ça va être du grand spectacle. Oh, non, il n’y a de fantôme nulle part ailleurs à Dejagore. Mogaba ne l’aurait pas toléré. Le recours aux illusions comme arme l’horripile. Il n’a aucune idée de la façon dont la Compagnie opérait vraiment. Il se cramponne à ses conceptions de guerre chevaleresque, du grand jeu où l’on risque sa vie, avec sa gloire et ses codes établis. Il aimerait régler ce bazar en s’en remettant au verdict d’un combat singulier entre lui et n’importe quel champion envoyé par le camp de l’Ombre. Oh ! Regardez ! Celui-ci est intéressant. Cette affreuse saleté, c’est Saigne-Crapaud le Chien. C’était un vrai chien démoniaque. Et le Boiteux ! Oh, oui. Magnifique. Si l’homme qui se cache derrière le masque de Tisse-Ombre est un ancien ennemi de la Compagnie, alors ces illusions sont des provocations qu’il devra mettre à l’épreuve. Il se trahira lui-même. Non, bien sûr que les Maîtres d’Ombres ne miseraient pas un royaume entier sur l’issue d’un duel. Leur champion pourrait perdre. Oui. Mogaba est naïf à certains égards. C’est un général arrogant, cruel et antipathique aussi. Oho. Entendez ces trompes. La Compagnie dispose en première ligne sa propre équipe de durs à cuire. Allons aux remparts voir ça de plus près. Non. Ils ne sont pas très malins. D’ailleurs, on pourrait dire que, s’ils l’étaient, ils ne seraient pas enrôlés dans cette armée, mais ce serait injuste. Peu de ces gars ont eu le choix de signer un papier. Leur seule motivation réelle, c’est leur peur des Maîtres d’Ombres. Sûr. Pas de récriminations. Ça ne les rend pas moins mortels. C’est qu’à tout moment une pierre peut tomber du ciel et vous tuer. Oui, sans aucun doute, le grand coup. Tisse-Ombre est prêt à envoyer tous ses hommes. Peut-être que des ombres sont arrivées de Belvédère en renfort. Des chauves-souris ! Ha. Et des corbeaux. Qui chasse qui ? Baissez-vous ! Celui-là n’est pas passé loin. Ils sont partout. Il n’y en a jamais eu autant. Quel est ce raffut ? Oh. Baquet qui crie à l’un des Murgen de s’abriter parce qu’il n’a pas envie de se trimballer un blessé dans ces saloperies d’escaliers. Et voici le premier barrage. Et, s’il faut en croire ce tumulte en ville, on dirait que les soldats de l’Ombre attaquent durement les quartiers où sont stationnées les troisième et quatrième cohortes de la première légion. De bons régiments. Ils leur donneront du fil à retordre. 20 On dirait une averse de grêle, non ? C’est à se demander où ils sont allés chercher toutes ces satanées flèches et javelines pour leurs engins. Restez sous le mantelet et ça ira. Ils n’ont pas la technique pour tirer en cloche sur des cibles en hauteur. S’ils cessent le tir avant d’attaquer, les Jaicuris sortiront ramasser les traits et les apporter aux soldats. Les gars de l’Ombre se les remangeront par le bon bout. Non, les Jaicuris n’aiment pas Mogaba. D’ailleurs ils n’aiment pas non plus les Tagliens ni la Compagnie noire. Ils préféreraient que tout ce monde-là soit loin. Mais ils s’inquiètent de ce qui arrivera si Tisse-Ombre reprend la ville. Alors ils essaient d’aider, sans trop en faire non plus. Pour l’instant. En aidant, ils se figurent que peut-être Mogaba sera moins enclin à les flanquer dehors lors de sa prochaine crise. Le ciel ? Aussi noir qu’un cœur de prêtre, pas vrai ? Hmm, oui, vous avez raison. Ce n’est pas une nuit qu’on qualifierait de propice. On aurait tendance à juger préférable une nuit de pleine lune pour lancer un assaut. Il y a donc de la diablerie là-dessous. En général, si les Maîtres d’Ombres veulent l’obscurité, c’est pour utiliser leurs créatures dans des conditions optimales. Ou pour terrifier tout le monde en laissant supposer que leurs ombres vont surgir. Regardez-les cavaler ! Ces Jaicuris sont motivés, ce soir. S’ils s’impliquent vraiment dans le combat, ça pourrait modifier la donne de Tisse-Ombre ou de Mogaba. Wouha ! Qu’est-ce que c’était ? Regardez ça. C’est quoi, ce truc ? Cette lueur rosée derrière les collines. Les voilà qui arrivent. Ils vont se casser les dents sur la Compagnie. Vous ne le croyez pas ? Vous avez peut-être raison. Ce pourrait être une manœuvre pour occuper la Compagnie pendant que Tisse concentre des forces sur un secteur plus fragile. Regardez-les en bas, pourtant. Comme des vers. Et sans plus de tir de couverture. Vous avez raison. Les machines vont avancer pour soutenir l’attaque principale, maintenant. Gardez l’œil sur cette lueur. Elle s’intensifie sans cesse. Non. Maintenant elle décroît. Et on dirait que personne d’autre ne l’a remarquée. Ça, c’est franchement bizarre. Ah. Bien vu à nouveau. Il s’agissait sans doute d’un signal destiné aux officiers de l’armée de l’Ombre. Le fracas se fait plus intense, maintenant que vous me le faites remarquer. Non, ce tumulte ne m’inspire rien qui vaille non plus. L’attaque s’est généralisée. Ho ! Regardez là-bas ! Voilà qu’elle apparaît de ce côté aussi. Quoi ? La lueur. Vous ne la voyez pas ? Derrière les remparts ? Oui, c’est vrai. Vous avez raison une fois de plus. Celle-ci est différente. Plus proche d’un halo de lune froid et bleuté. Ouais. Vaguement floue aussi. Comme si on regardait à travers le filtre d’une brume d’automne. Là. Maintenant elle est si forte qu’elle éclaire le corps à corps sur la muraille, là-bas. Parfaitement. Le corps à corps. Ils ont donc pris pied sur le chemin de ronde. Et Mogaba ne dispose d’aucun renfort à dépêcher. Je crois que ça commence à sentir le cramé pour nous, l’ami. 21 Bordel ! La merde va pleuvoir d’ici peu mais je viens de me rendre compte que, quand j’ai commencé à rassembler ces notes, j’ai omis de rédiger la fameuse formule que Toubib mettait en exergue de chaque nouveau volume. Le voici donc : En ce temps-là, la Compagnie était au service du Prahbrindrah Drah de Taglios, un prince qui régentait un domaine plus vaste que plusieurs empires. Nous participions à l’occupation et la défense de la ville fraîchement conquise de Dejagore. Et j’espère que ce petit prince et sa tarée de frangine la Radisha s’étrangleront à notre souvenir. 22 La tempête de merde est arrivée. Tous les hommes affectés à la défense de notre secteur de la muraille s’affairaient à renvoyer sans relâche des projectiles sur ceux du Sud. Les leurres ne ménageaient pas leur peine non plus. Marrant comme ils pouvaient brasser de l’air sans jamais se faire blesser. « Qu’un-Œil ! Gobelin ! ai-je crié. Où êtes-vous, têtes de nœud ? Qu’est-ce que c’est que ce bordel, là-bas ? » J’ai vu une flèche poussive traverser un Murgen à une douzaine de mètres. « C’est quoi, cette lueur bizarre ? » Quoi que ce fût, ça me donnait l’impression que notre situation pouvait encore empirer. Je n’ai reçu aucune réponse de mes sorciers préférés. « Rudy. Balance une boule de feu par là-bas. Qu’on voie ce qui se trame. » Jusqu’à récemment, mes sorciers (en baisse d’estime) pourvoyaient aux éclairages. « Baquet ! Où diable sont Gobelin et Qu’un-Œil ? » Il y a dix minutes encore, j’en avais trois paires à portée de main, tous à se chamailler. Maintenant, ils avaient disparu et les troupes de l’Ombre en contrebas se faisaient plus silencieuses que des souris. Rudy le Rouge a lancé un cri à Clétus et Loftus. Une de leurs machines a fait entendre un coup sourd. Une balle de feu est montée en arc de cercle afin de révéler à quoi l’ennemi s’occupait dans l’obscurité. « Je les ai vus descendre l’escalier », a déclaré Rutilant. Les connards. « Pour aller où ? » Sûr que ce n’était pas le moment d’aller baguenauder. « Heu… ils sont allés parler à Pirmhi et d’autres gars de la brigade montée. » J’ai secoué la tête. J’allais les étrangler de mes mains. Au beau milieu d’une fichue bataille… Les boules de feu ont montré que les soldats de l’Ombre s’étaient écartés du pied du rempart. Laisser tomber nos projectiles revenait à les gaspiller. L’ennemi installait des machines capables d’expédier des volées de grappins. Une tactique stupide contre des murs de vingt-cinq mètres de haut défendus par des vétérans, mais, s’ils voulaient jouer ce jeu-là, nous pourrions les amuser. Je ne doutais pas que, quel que soit le nombre de cordes qu’ils parviendraient à suspendre, nous pourrions les trancher ou décrocher les grappins avant qu’ils parviennent bien haut. Au pire, ceux qui achèveraient l’escalade auraient le souffle court et les bras trop alourdis par l’effort pour défendre efficacement leur tête de pont le temps que leurs collègues, lestés d’une demi-tonne d’équipement, se hissent dans des conditions aussi précaires à leur rescousse. « Gobelin ! » Nom de nom, je voulais savoir ce qu’était cette lumière là-bas. Les soldats de l’Ombre n’avaient pas posé d’échelle contre la muraille, dans ce secteur. Ils avaient attaqué à partir de rampes en terre. Pas de surprise. Ils construisaient ces rampes depuis un bon moment. Des ouvrages de siège somme toute très classiques, de ceux qui, depuis l’aube des temps, incitent les princes modernes et sagaces à construire leurs places fortes sur un éperon, un promontoire ou une île. Naturellement, les assiégeants comblent la dernière dizaine de mètres au moyen d’une passerelle qu’ils peuvent retirer pour parer au risque d’une contre-attaque. La boule incandescente a heurté le sol à quatre cents mètres hors les murs. Elle a continué à dispenser sa clarté jusqu’à ce que les ennemis l’enterrent avec du sable qu’ils gardaient en réserve contre d’éventuelles bombes incendiaires. « Qu’un-Œil ! Je vais bouffer tes roubignoles ratatinées au petit-déjeuner ! » Puis j’ai grondé : « Clétus, continue d’envoyer des boules éclairantes. Qui est de service pour les messages ? Trouve-moi Gobelin et Qu’un-Œil… Peu importe. Ah, justement, revoilà un de ces deux nabots de mes deux. — Tu m’as sonné, milord ? a fait Qu’un-Œil. — T’es à jeun ? Prêt à te mettre au boulot, oui ? » Il a observé cette mauvaise lueur de l’autre côté de la ville sans que j’aie eu à la lui indiquer. « Qu’est-ce que c’est ? » ai-je demandé. Cette luminosité me paraissait de plus en plus sinistre. Qu’un-Œil a levé la main. « Gamin, pourquoi ne pas saisir cette occasion offerte par les dieux pour exercer un de tes talents les moins affûtés ? — Quoi donc ? — Sois patient, ducon. » Cette brume, ou poussière ou halo, se faisait plus dense. La lumière plus forte. Aucune de ces constatations ne renflouait ma confiance. « Parle-moi, vieil homme. Et sérieux, garde tes vannes habituelles pour une autre fois. — Cette nébulosité n’est pas le fait d’une brume, Murgen. Et elle n’est pas éclairée de l’extérieur non plus. Elle diffuse une clarté propre. » Or ce brouillard lumineux dérivait vers la ville. « Vérole de chiasse. Tu aperçois la source de lumière qui éclaire leur camp, là-bas ? — C’est autre chose. Il se passe deux choses simultanément, Murgen. — Trois, demi-nain. » Gobelin venait d’arriver, avec l’haleine de bière et tout. Du point de vue des sorciers, tout roulait pour le mieux : la brasserie clandestine tournait à bloc, les arrangements avec les cavaliers ne risquaient pas de filtrer, et Qu’un-Œil et lui pouvaient interrompre de temps en temps l’aide qu’ils apportaient à la Compagnie noire pour défendre Dejagore. Le ciel leur vienne en aide si Mogaba découvrait à quoi ils employaient le grain censément mis de côté pour les chevaux. Je n’aurais pas misé un radis sur mes chances de sauver leur tête – si tant est que j’en ai eu un. « Tu l’as entendu ? a aboyé Qu’un-Œil. Murgen, ce type est une provocation ambulante. — Regarde donc, tête en os, a répliqué Gobelin. Ça a déjà commencé. » Qu’un-Œil a haleté, soudain éberlué, puis effrayé. Ignorant des arts occultes, il m’a fallu un peu plus de temps pour saisir. Des ombres ondulaient à travers cette masse de poussière lumineuse, de minces formes aussi peu matérielles que des suggestions, mais qui se livraient à de furieuses allées et venues. Elles m’évoquaient à la fois la navette d’un métier à tisser et des araignées. Et, quoi que ce fût, membrane ou toile, quelque chose s’élaborait à l’intérieur de ce nuage éclatant. Tisse-Ombre, on l’appelait. Le nuage scintillant prenait de l’ampleur, de l’éclat. La toile grossissait à l’unisson. « Merde ! s’est exclamé Gobelin. Maintenant qu’est-ce qu’on va foutre de ça ? — C’est exactement ce que je vous demande depuis plus de cinq minutes, pauvres pitres ! ai-je tonné. — Bien ! — Peut-être que vous pourriez donner un coup de main ici, si vous ne pouvez rien faire là-bas ! a braillé Baquet. Murgen, ces enflures ont crocheté tant de cordes qu’on n’arrive plus à… Merde ! » Une nouvelle averse de grappins nous dégringolait dessus. L’instant d’après, leurs cordes se tendaient déjà, indiquant qu’un gaillard s’élançait à l’escalade. Autant pour moi et ma conviction que les types du Sud n’avaient aucune chance de venir à bout de mon rempart. Nos gars ne chômaient pas, que ce soit au couteau, à l’épée ou à la hache. Des défenseurs imaginaires se tenaient parmi les autres, l’air farouche. J’ai entendu un gars grommeler que, s’il avait eu un soupçon de jugeote, il aurait aiguisé ses couteaux. « Si t’avais laissé ton boutejoie dans ta culotte, t’aurais eu davantage le temps », l’a sermonné Rudy. Des femmes jaicuri, fatalement, faisaient ce qu’elles pouvaient pour survivre. Je m’acquittais de ma part et tailladais les cordes, mais je me retournais régulièrement pour observer la clarté et les toiles qui se formaient à l’intérieur. Gobelin a poussé un hurlement, éraflé par une flèche en bout de course. La coupure sur sa joue était bénigne. Les flèches n’ont plus guère d’énergie quand elles nous parviennent. Il était surtout furieux parce que le destin osait lui montrer le revers de sa main. Il s’est lancé dans une danse. Des mots de puissance couleur pastel lui sont pour ainsi dire tombés des lèvres. Il a levé les mains. Il a écumé, sauté en tous sens, poussé des couinements, agité les bras. Ses doubles l’imitaient. Tout un spectacle. Selon toute vraisemblance, la gymnastique et les cris n’avaient aucune utilité concrète, mais je n’ai rien contre l’esbroufe tant que des résultats sont obtenus par ailleurs. Et Toubib avait raison. La mise en scène joue un rôle essentiel. Toutes les fibres de corde dans un rayon de trois cents mètres se sont enflammées. Tant mieux pour ce qui concernait les rapports avec nos assaillants, mais cette initiative ne nous a pas arraché de cris de joie non plus. Nos abris portatifs ont commencé à tomber en morceaux. Nos pièces d’artillerie ont jeté une lueur et rendu l’âme. Elles comportaient beaucoup de cordes. Certains gars avaient des cordelettes en guise de ceinture, d’autres des sandales à semelles de corde. Finalement, ce genre de fibres, il y en a partout. Certains imbéciles comme Qu’un-Œil vont même jusqu’à les fumer. « Gobelin, espèce de crevure ! a vitupéré Clétus. Je vais te mettre le cul en bouillie. » Nous autres avons remonté notre culotte et nous sommes divertis en lâchant des pierres et des déblais extraits de nos souterrains sur la masse enchevêtrée et vociférante de corps et de membres au pied du rempart. Qu’un-Œil faisait abstraction de tout cela, quoiqu’il se soit accordé un instant pour sourire des effets secondaires qui embarrassaient Gobelin. Il se concentrait sur la lueur qui montait du camp ennemi. Et il s’est mis à marmonner. « Allez, minus, ai-je grondé. T’es dans le métier depuis une éternité. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » Non que je voulais qu’il me le décrive. Cette toile d’ombres tissées dans la lumière se laissait voir à tous, à moins qu’on soit aveugle. « Peut-être qu’on devrait filer aux souterrains, a suggéré Qu’un-Œil. Je te jure, moi et le nabot, on ne pourra rien contre ça. Je te parie que même Ombrelongue en resterait comme deux ronds de flan s’il était là. Le lascar a investi beaucoup de travail pour concocter son truc. Ça va faire du vilain d’ici très peu de temps. » Après avoir succinctement observé le phénomène, Gobelin s’est déclaré du même avis. « Si on scelle les portes et qu’on utilise les bougies blanches, on pourra tenir jusqu’à l’aurore. — C’est bien une sorte de sorcellerie de l’ombre, alors ? — Une sorte, a estimé Gobelin. Mais je te garantis que je n’irai pas regarder trop près et me faire repérer. — Hors de question que vous preniez ce risque, de toute façon. Est-ce que l’un de vous deux aurait une suggestion d’ordre pratique ? — D’ordre pratique ? a bredouillé Qu’un-Œil. — On livre une bataille, en ce moment. — On pourrait se retirer du métier des armes, a proposé Gobelin. Ou se rendre. Ou proposer de changer de camp. — Peut-être qu’on pourrait faire l’offrande d’un demi-litre de sang humain aux dieux sanguinaires de Chabraque et Cinoque. — Tu sais ce que j’aimais chez Toubib, Murgen, sans vouloir t’enfoncer ? — Je suis sûr que tu vas me le dire, que je veuille l’entendre ou non. — Il avait un certain sens de l’humour. Il me manque, je dois dire, son sens de l’humour. — Attends. Son sens de l’humour ? Tu te fous de ma gueule ? Quel sens de l’humour ? Ce type… — Il savait qu’aucun de nous tous ne sortirait de ce monde vivant, Murgen. Il ne se prenait jamais complètement au sérieux. — Tu parles bien du type qui était notre Vieux ? Toubib ? L’annaliste de la Compagnie, rebouteux à ses heures ? L’espèce de comédien ? » Pendant qu’on se prenait le bec, le reste du monde poursuivait ses petites affaires. En d’autres termes, notre situation empirait de minute en minute. Nous cédions à cette basse inclination vieille comme le temps : se chercher noise quand le navire est en train de sombrer. « Messieurs, est intervenu Qu’un-Œil, poursuivez le débat si le cœur vous en dit. Pour ma part, je vais inviter nos amis au sous-sol où nous jouerons une partie ou deux de tonk en sirotant une bière. » Il pointait le sol de son doigt noir. Le nuage lumineux et sa toile maléfique commençaient à s’étendre au-dessus de la ville. Elle s’élargirait peut-être assez pour tous nous prendre au filet. Un grand silence s’est établi. À l’intérieur de la ville et en dehors, amis et ennemis, des gens de dizaines de religions ou d’ethnies, rivaient tous leur regard sur cette maille ombreuse. Tisse-Ombre, naturellement, était totalement accaparé par la création de son artifice mortel. L’assaut des soldats de l’Ombre a perdu de son impétuosité. Les soldats décidaient de faire le gros dos le temps que leur patron leur facilite le boulot. 23 Le filet d’obscurité allait bientôt recouvrir entièrement Dejagore. « Qu’un-Œil, Gobelin. Des idées, les gars ? — Entrer en religion ? a proposé Gobelin. Puisque tu refuses qu’on aille se mettre au chaud. — Tu pourrais aller voir au trot si Mogaba a changé d’avis et veut bien nous laisser nous servir de ses machines ? » a lancé Qu’un-Œil pour blaguer. Les servants tagliens ne valaient pas tripette. « On parviendra peut-être à distraire Tisse. — Vous aviez tenu compte des ombres quand vous avez ensorcelé les entrées au souterrain ? » Je connaissais la réponse. Elle était affirmative. Depuis le début, ç’avait été leur souci majeur. Mais il fallait que je me rassure. Pour ça, je n’arrêtais pas de tanner Gobelin et Qu’un-Œil. De petits groupes revenaient de longues et dangereuses vadrouilles dans la nuit pour ramener des cordes encore intactes. « Ouais, pour ce que ça nous avance. T’es pressé de descendre pour crever de faim ? » Les signes alarmants succédaient aux mauvais présages. La situation était critique si Qu’un-Œil et Gobelin ne trouvaient même plus le temps de se quereller. Une soudaine rumeur s’est propagée dans la ville et la Plaine au-delà. Un éclatant diamant de lumière montait du camp de l’Ombre. Il a grandi lentement. Un noyau d’obscurité trouait son centre. De ce nombril noir sortait une obscurité palpitante qui se ramifiait en tous sens comme un vaste filet. Personne ne regardait plus les collines quand la clarté rosâtre y a réapparu. Personne ne l’a remarquée jusqu’à ce qu’elle brille d’un éclat rivalisant avec celui du foyer proche. Elle irradiait derrière deux étranges formes de cavaliers. Elle découpait leur silhouette hideuse dans la nuit même. Autour d’eux tournoyaient des ombres de corbeaux. Deux gros volatiles se tenaient perchés sur les épaules du plus grand personnage. Pendant un instant, nul n’a respiré. Pas même Tisse-Ombre, je parierais. J’étais sûr qu’il ignorait comme moi ce qui se passait. La clarté rose a décliné. Un câble de rose s’est étiré vers Dejagore, tel un serpent testant son chemin, s’allongeant. Au moment où l’une de ses extrémités arrivait tout près de nous, l’autre a rompu son amarre. Fouettant l’air, le filin a tournoyé dans l’espace, trop vite pour qu’on puisse le suivre du regard. L’instant d’après, il percutait en mugissant le diamant lumineux de Tisse-Ombre. Des éclairs aveuglants comme le soleil ont éclaboussé un flanc de la structure ensorcelée qui a éjecté ce qui ressemblait à des barils de pétrole enflammé. Immédiatement, le filet noir au-dessus de nous a commencé à se rétracter vers ce qui restait du diamant. La colère du Maître d’Ombres vibrait dans l’atmosphère. « Gobelin ! Qu’un-Œil ! Parlez, les gars. Expliquez-moi ce qui vient de se passer, bordel ! » Gobelin n’avait plus de voix. Qu’un-Œil a gargouillé : « J’en sais foutre rien, gamin. Mais on est à portée de main d’un Maître d’Ombres furibard qui va certainement nous juger responsables de ses ulcères. » Un frissonnement a perturbé la nuit, plus psychique que physique. Je suis, en matière de sorcellerie, sourd, muet et aveugle, sauf pour ce qui est de la perception de ses effets, mais pourtant je l’ai senti. Qu’un-Œil avait raison. La lumière rose avait disparu. Je ne voyais plus trace de ces curieux cavaliers. Qui étaient-ils ? Ou quoi ? Comment ? Je n’ai pas eu l’occasion de poser mes questions. De petits hommes bruns de peau, brandissant des torches pour y voir clair, ont jailli du camp de l’Ombre en courant. Ça n’augurait rien de bon pour moi, mes camarades, ni pour quiconque à l’intérieur de ces murs. « Pauvre Tisse, ai-je dit. Faut se mettre à sa place. — Hon ? » Rutilant était le seul assez près pour m’entendre. « Ça ne te fait pas mal quand un sagouin sans cervelle saccage une œuvre d’art ? » Rutilant n’a pas capté. Il a secoué la tête, empoigné un javelot et l’a lancé sur un petit homme avec une torche. Il l’a raté. Depuis la tête de pont que les soldats de l’Ombre avaient établie sur le rempart et depuis les rampes d’approche en terre montait un terrible fracas. Le Maître d’Ombres, piqué au vif, demandait à ses troupes de se remettre au travail. Et de ne plus y aller avec le dos de la cuillère. « Hé, Bubba-do, ai-je crié à un soldat. Qui avait misé ce soir, pour la cagnotte ? » Typique de la Compagnie noire. On a constitué une cagnotte en pariant sur la nuit où la ville tomberait. Je suppose que le gagnant crèvera avec un beau sourire dessiné sur la bobine. 24 Gobelin et Qu’un-Œil ont choisi de rester près de moi. Les véritables Gobelin et Qu’un-Œil. Je vérifiais toutes les trois minutes pour m’en assurer. Ils portaient toute leur attention sur les collines et non sur la ville en plein tumulte ou sur une quelconque de leurs stratégies. D’étranges lumières s’y promenaient. Une bande de types du Sud envoyée plus tôt est revenue au galop, à moitié décimée. Ils cavalaient comme s’ils avaient aux trousses des diables pires que leur patron. S’ils osaient toutefois talonner leurs montures de la sorte, c’était bien parce qu’Ombre-de-Tempête avait arasé la plaine avec un zèle obsessionnel et parce que les lumières de la ville éclairaient le terrain. Des feux brûlaient. Peu nombreux pour l’heure, mais des incendies néanmoins. Rutilant m’a glissé : « Ils décrochent là-dessous. » Je me suis penché pour vérifier. Personne n’a essayé de me dégommer. Peut-être qu’ils me prenaient pour un fantôme de plus. Sûr, les soldats de l’Ombre se repliaient, nous abandonnant cette magnifique collection de grappins sans cordes que nous allions pouvoir jucher sur notre pile d’objets « potentiellement utiles ». « Je suppose qu’on va pouvoir rengainer nos épées et retourner à nos parties de tonk, maintenant », a fait Qu’un-Œil. Passant sur le fait que d’autres quartiers de Dejagore étaient déjà envahis, j’ai maugréé : « C’est la deuxième fois que tu nous sors cette ineptie. Qui serait assez ballot pour jouer avec toi ? Il en reste des vivants, des couillons pareils ? » Qu’un-Œil triche aux cartes. Et il triche mal. Il se fait pincer à chaque fois. Personne ne veut jouer avec lui. « Hé, Murgen, écoute. Je me suis rangé. Vrai. Jamais plus je ne galvauderai mon talent pour… » Pourquoi l’écouter ? On connaissait son boniment par cœur. Notre premier conseil, dès qu’on a fait prêter serment à une nouvelle recrue, consiste à sommer le gars de ne pas jouer aux cartes avec Qu’un-Œil. Une troupe de soldats de l’Ombre qui s’était retirée de mon secteur a mis le cap vers les collines. Tous portaient des torches. On aurait dit que le Maître d’Ombres en personne se trouvait peut-être à leur tête. « Clétus ! Longinus ! Dites, les gars, vous en êtes où ? Un tir de barrage sur ce monde-là, ce serait possible ? » Les deux frères s’affairaient à réparer les machines dare-dare. Deux étaient prêtes, armées et chargées. Un peu léger pour un tir de barrage. « Pour quoi faire ? a demandé Qu’un-Œil. — Pourquoi pas ? On aura peut-être un coup de pot. Et qu’est-ce qu’on risque ? D’énerver davantage Tisse-Ombre ? Il a déjà juré de tous nous massacrer. » Avec un claquement sourd, les balistes ont expédié leurs traits. Le Maître d’Ombres n’a pas été touché. Distraitement, il a répliqué par une lance d’énergie qui a dissous plusieurs mètres cubes de mur assez loin de mes gars. Le fracas qui montait depuis l’autre côté de la ville gagnait en intensité. On aurait dit que les combats étaient plus proches que la muraille à l’opposé de nous. « Ils sont entrés, a dit Rutilant. — En nombre, a renchéri Baquet. Ça pourrait nous donner un beau boulot de nettoyage. » J’adore cette façon de positiver. J’ai haussé les épaules. Mogaba aimait garder les nettoyages pour lui, ses Nars et leurs Tagliens. Je n’y voyais rien à redire. Mogaba pouvait se manger tous les coups qu’il voulait. Ce que j’aurais voulu, moi, c’était pioncer un peu. Cette interminable journée ne cessait pas de s’allonger. Ouais, bah ! Bien assez tôt, j’allais dormir éternellement. Un peu plus tard, on m’a rapporté une rumeur : des petits groupes de soldats de l’Ombre ratissaient les rues en passant tout le monde au fil de l’épée. « Chef ? — Roupille. Qu’est-ce qu’il y a, p’tit gars ? » Roupille était un Shadar taglien que nous avions enrôlé dans la Compagnie juste avant que je décide de prendre cette plume. Quelle que soit l’heure, il paraissait lutter pour garder les paupières ouvertes. On lui aurait donné dans les quatorze ans, ce qui était peut-être son âge. Il vivait dans une paranoïa extrême, apparemment pour de bonnes raisons. Il était beau gosse. Et les jolis garçons sont des denrées recherchées par tous les hommes tagliens appartenant aux trois religions majeures. Les Étrangleurs se servent de leurs fils les plus séduisants pour attirer leurs victimes dans des traquenards mortels. Autre pays, autres mœurs. On peut ne pas les apprécier, mais il faut faire avec. Roupille préférait nos coutumes aux leurs. « Chef, a-t-il dit, les Nars ne font pas barrage aux ennemis qui viennent vers nous. D’ailleurs ils ne cherchent pas à repousser ceux qui ont passé la muraille, tant qu’ils ne se dirigent pas vers le quartier des baraquements de Mogaba. — C’est délibéré ? a demandé Baquet. — Tu parles d’une question, a grommelé quelqu’un. — Qu’est-ce que tu en dis, toi ? a répondu sèchement Qu’un-Œil. Ça, c’est la goutte d’eau. Si ce connard arrogant, cette tête de nœud ramène sa gueule dans les parages, je… — C’est bon, Qu’un-Œil. » C’était dur à avaler. Mais à l’évidence Mogaba était capable de canaliser l’ennemi vers nous pour régler la question de sa légitimité à la tête de la Compagnie. Son sens moral l’autoriserait à voir en cette tactique une solution brillante à plusieurs problèmes. « Au lieu de se prendre le chou, on pourrait peut-être réfléchir à une parade ? Mogaba, ses plans, ce serait bien de les lui carrer dans le cul, à sec. » Pendant que les autres s’astreignaient à ce difficile exercice – réfléchir – j’ai interrogé Roupille pour plus de détails. Malheureusement, il n’a pas pu en fournir. Il a seulement donné, en gros, les différents itinéraires pris par l’ennemi pour s’enfoncer dans la ville. On ne pouvait pas blâmer les gars d’en face. La plupart des soldats de tous les temps ont toujours poussé là où la résistance se révèle la plus faible. Peut-être pouvait-on se servir de cette donnée pour les attirer dans une sorte de poche mortelle. Mon idée m’a fait glousser. « Je parie que Toubib aurait vu le coup venir depuis des mois, méfiant comme il l’était vis-à-vis des soi-disant amis et alliés. » Un corbeau non loin a croassé son approbation. J’aurais dû considérer cette éventualité. Vraiment, j’aurais dû. Improbable n’est pas impossible. J’aurais dû prévoir quelque chose. Qu’un-Œil est devenu aussi sérieux qu’il lui est possible de l’être. « Tu sais ce que ça veut dire ? Si le gosse a raison. — La Compagnie est en guerre avec elle-même ? » Le petit bonhomme a balayé l’idée d’un revers de main, comme s’il ne s’agissait que d’un constat trivial. « Suppose que Mogaba soit en train de leur ouvrir une voie d’or pour qu’ils le débarrassent de nous. Il leur restera encore à passer au travers des pèlerins. » Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre où il voulait en venir. « Le trouduc. Il va les forcer à tuer les soldats de l’Ombre pour se défendre. Il va les forcer à affronter ses ennemis. — Faut croire qu’il est plus retors qu’on le soupçonnait, a grommelé Baquet. C’est sûr qu’il a beaucoup changé depuis Gea-Xle. — C’est pas juste », ai-je murmuré, même si nous allions récupérer des alliés dans ce combat, qu’ils le veuillent ou non. À part quelques escarmouches avec des envahisseurs égarés lors des dernières attaques, pour les Nyueng Bao, le pire avait été de se retrouver coincés en plein pèlerinage dans cette ville, au beau milieu d’une guerre qui ne les concernait pas. Depuis les toutes premières mêlées, ils avaient travaillé dur à préserver leur neutralité. Tisse-Ombre avait des espions dans la ville. Il saurait que les Nyueng Bao n’avaient aucun intérêt à se ranger contre lui. « Qu’est-ce qu’ils vont faire, à ton avis ? a demandé Gobelin. Les Nyueng Bao, je veux dire. » Sa voix avait un drôle de timbre. Quelle quantité de bière avait-il éclusée ? « Comment veux-tu que je le sache ? Ça dépendra de leur façon de considérer les choses. S’ils pensent que Mogaba a cherché à les manipuler, ça deviendra malsain d’appartenir à la Compagnie. Mogaba pourrait juger que c’est l’occasion de nous coincer entre le marteau et l’enclume. Je ferais bien d’aller voir leur porte-parole pour le mettre au courant de ce qui se passe. Baquet, rassemble une patrouille de vingt-cinq hommes et pars à la recherche des soldats de l’Ombre. Vérifie ce qu’a dit Roupille. Rutilant, tu veilles sur le reste ici. Envoie Roupille me chercher s’il y a trop de grabuge. » Personne n’a rechigné. Quand ça chauffe vraiment, les gars font moins d’histoires. J’ai dévalé l’escalier vers la rue. 25 Je me suis conformé à ce que, supposais-je, les Nyueng Bao attendaient de moi. Depuis ma prime enfance, je subodore qu’on s’en tire mieux dans la vie en respectant les coutumes et les désirs des gens, même quand on se trouve en relative position de force. Ça ne veut pas dire qu’il faut se laisser marcher dessus. Ça ne veut pas dire qu’il faut faire siennes toutes les peines d’autrui. Il faut inspirer le respect envers soi-même aussi. Les contre-allées de Dejagore sont étroites et fétides. Typiques d’une cité fortifiée. Je me suis rendu à un obscur croisement où, en des circonstances normales, des guetteurs nyueng bao auraient dû me repérer. C’est un peuple prudent. Ils sont sur leurs gardes en permanence. J’ai annoncé : « Je voudrais voir le porte-parole. Un danger se rapproche d’ici. J’aimerais qu’il sache ce que je sais. » Je n’ai vu personne. Je n’ai entendu personne. Comme prévu. Un intrus dans mon territoire ne verrait ni n’entendrait rien non plus, mais la mort rôderait à proximité. Les seuls bruits étaient ceux des combats, plusieurs pâtés de maisons plus loin. J’ai attendu. Soudain, à l’instant où mon attention commençait à se relâcher, le fils de Ky Dom s’est matérialisé devant moi. Il n’avait pas fait plus de bruit qu’une mite marchant sur la pointe des pieds. C’était un homme large d’épaules, Petit, d’âge indéterminable. Il portait une épée d’une longueur inhabituelle dans le fourreau qui lui barrait le dos. Il m’a dévisagé d’un air dur. Je lui ai rendu son regard. Ça ne me coûtait rien. Il a grogné, fait signe de me suivre. Nous n’avons pas marché plus de quatre-vingts mètres. Il m’a montré une porte. « Garde le sourire », lui ai-je glissé. Ç’a été plus fort que moi. Il rôdait toujours quelque part, non loin, à m’observer. Je ne l’avais jamais vu sourire. J’ai poussé la porte. Des rideaux barraient le passage, deux pas derrière l’entrée. Une déchirure laissait entrevoir une faible clarté. Ayant compris que mon guide resterait dehors, j’ai refermé doucement la porte avant d’écarter les rideaux. Inutile que la lumière se voie depuis la rue. La salle n’était pas ce qu’on peut trouver de plus agréable dans une ville. Le porte-parole était assis sur une natte à même le sol crasseux, près de la seule bougie qui dispensât un peu de clarté. J’ai découvert une douzaine de personnes de tous âges et des deux sexes. J’ai compté quatre enfants, tous petits, six adultes en âge d’être leurs parents et une unique grand-mère qui dardait sur moi un regard brasillant, comme si elle m’avait réservé une couche en enfer bien que je ne l’eusse jamais vue auparavant. Je n’ai reconnu personne susceptible d’être son mari. Peut-être le bonhomme était-il dehors. Il y avait aussi une femme de l’âge de Ky Dom, une fleur fragile flétrie par le temps, réduite à l’état de sac d’os, mais dont le regard irradiait l’intelligence et la vivacité. Rien ne se déciderait sans l’accord de cette femme. Pour ce qui est des fournitures, je n’ai quasiment rien vu, à part ce que ces gens avaient auprès d’eux : quelques vieilles couvertures élimées, une paire de gobelets en terre et un pot, peut-être à usage culinaire. Et d’autres épées, presque aussi longues et fines que l’arme du fils du porte-parole. Dans l’obscurité, derrière la clarté de la chandelle, on gémissait. C’était la plainte de quelqu’un qui délirait. « Assieds-toi », m’a dit Ky Dom. Une seconde natte était déroulée près de la bougie. Dans la faible clarté, le vieil homme paraissait plus frêle que lorsqu’il m’avait rendu visite sur le rempart. Je me suis assis. Malgré mon manque d’habitude et mon peu de souplesse, j’ai tant bien que mal croisé les jambes. J’ai attendu. Ky Dom m’inviterait à parler quand il serait temps. Je me suis efforcé de me concentrer sur le vieil homme et de faire abstraction de tous les regards posés sur moi, ainsi que de l’odeur de ces gens confinés dans un espace trop exigu, de leur cuisine étrange et des miasmes de maladie. Une femme a apporté du thé. Comment l’avait-elle préparé ? je l’ignore. Je n’avais pas remarqué de foyer. Mais ce n’est pas à cela que j’ai pensé sur le coup, tout stupéfait que j’étais. Elle était belle. Même dans cette crasse et ces guenilles, incroyablement belle. J’ai porté le thé chaud à mes lèvres pour en avaler une gorgée et reprendre mes esprits. J’ai immédiatement éprouvé de la peine. Celle-là paierait cher la conquête de la ville par ceux du Sud. Un léger sourire s’est dessiné sur les lèvres de Ky Dom. J’ai remarqué de l’amusement sur le visage de la vieille femme, et j’ai reconnu en elle une beauté similaire, seulement trahie extérieurement par le temps. Ils n’étaient pas dupes de ma réaction spontanée. Peut-être était-ce une forme de test, de la sortir ainsi des coulisses. D’une voix douce presque inaudible, le vieil homme a dit : « Elle l’est, oui. » Puis, plus fort : « Tu es sage, plus qu’au regard du nombre de tes années, soldat de l’obscur. » Qu’est-ce que c’était que cette nouvelle calembredaine, « soldat de l’obscur » ? Chaque fois qu’il s’adressait à moi, il me collait un nouveau titre. J’ai essayé d’acquiescer dignement d’un hochement de tête. « Merci pour ce compliment, porte-parole. » J’espérais qu’il se rendrait compte de mon incapacité à me conformer bien longtemps au code des bonnes manières en vigueur chez les Nyueng Bao. « Je sens en toi une grande inquiétude jugulée seulement par les chaînes de la volonté. » Il sirotait son thé calmement mais me regardait avec une façon de dire que je pouvais presser le mouvement si j’estimais que c’était vraiment nécessaire. « Des créatures malfaisantes arpentent la nuit, porte-parole. Des monstres inattendus se sont libérés de leurs entraves. — C’est bien ce que j’ai cru percevoir le jour où tu as eu la bonté de me recevoir en haut de ta section de rempart. — Un nouveau monstre rôde. Un monstre que je ne m’étais pas attendu à voir. » Rétrospectivement, je me suis rendu compte que j’évoquais deux choses différentes. « Un monstre contre lequel je ne sais pas quoi faire. » Je m’efforçais d’articuler un taglien limpide. Deux hommes conversant dans une langue qui leur est étrangère à tous les deux font des proies tentantes pour les mauvais génies de l’amphigouri. Il a paru perplexe. « Je ne te comprends pas. » J’ai promené le regard autour de moi. Est-ce que ces gens vivaient de la sorte tout le temps ? Ils étaient encore plus à l’étroit que nous. Bien sûr, nos épées donnaient un certain poids à nos prétentions en matière d’espace. « Connaissez-vous la Compagnie noire ? Connaissez-vous son histoire récente ? » Plutôt que d’attendre une réponse, je lui ai raconté notre passé proche. Ky Dom était l’une de ces rares personnes qui savent écouter de toutes les fibres de leur être. J’ai clos mon exposé. « Le temps a, peut-être, fait de vous des ombres des soldats de l’obscur. Vous êtes partis si longtemps pour des pérégrinations si lointaines que vous vous êtes complètement écartés de votre voie. Mais ce n’est pas pour autant que les partisans du prince guerrier Mogaba ne se fourvoient pas non plus. » Je masquais mal mes pensées. Ky Dom et sa femme m’ont trouvé amusant de nouveau. « Je ne suis pas l’un de vous, porte-étendard. Mon savoir évolue assez loin de la vérité aussi. Et peut-être n’y a-t-il plus aucun fondement de vérité parce que personne ne la connaît plus. » Je ne voyais pas le moins du monde de quoi il parlait. « Vous avez voyagé longtemps et loin, porte-étendard. Mais peut-être le moment du retour est-il venu ? » Il s’est rembruni fugitivement. « Quand bien même le regretterez-vous. Où est ta bannière, porte-étendard ? — Je ne sais pas. Elle a disparu pendant la grande bataille sur la plaine, au dehors. Je l’ai fichée en terre quand j’ai décidé de revêtir l’armure de mon capitaine pour faire croire qu’il était toujours indemne et rallier les troupes, mais… » Le vieil homme a levé la main. « Je crois qu’elle est peut-être très près, ce soir. » Je déteste cette obscurité dans laquelle se complaisent les vieux et les sorciers. Je suis convaincu qu’ils la chérissent parce qu’elle leur donne un sentiment de pouvoir. Au diable l’étendard perdu. Il y avait d’autres chats à fouetter ce soir, maintenant. « Le chef nar veut devenir capitaine de la Compagnie noire, ai-je dit. Il n’approuve pas nos façons de faire, à nous autres du Nord. » Je me suis interrompu mais le vieux n’a pas pipé mot. Il attendait. « Mogaba est sans faille en tant que guerrier, ai-je repris. Mais il a certains défauts pour ce qui concerne le commandement. » Ky Dom m’a alors démontré qu’il n’était pas forcément le vieux sage impénétrable à l’infinie patience que l’on s’attendrait à trouver en pareille situation. « Tu es venu me prévenir qu’il a choisi de restreindre ses problèmes en laissant ceux du Sud se charger de sa boucherie, porte-étendard ? — Heu… — L’un de mes petits-fils était caché à portée de voix quand Mogaba a débattu de la tactique de ce soir avec ses lieutenants Ochiba, Sindawe, Ranjalpirindi et Chai Ghanda Ghan. Étant donné que certains conspirateurs étaient tagliens, les Nars n’ont pas pu baragouiner leur langue maternelle – même si Mogaba montrait assez peu de facilités pour le taglien. — Pardon, mais j’ai du mal à suivre. — Ce que ton honneur te pousse à me rapporter, et quoiqu’il ne s’agisse que de suspicions de ta part, est bien pire que tu ne l’imagines. Passant outre les vives objections de ses lieutenants nars, voici ce que Mogaba a décidé pour ce soir : les assaillants qui parviendront sur le chemin de ronde feront fissa et pourront redescendre vers la ville sans qu’on leur résiste. Les légionnaires tagliens les dissuaderont d’attaquer dans toutes les directions sauf celle qui passe par nos quartiers pour mener aux vôtres. — Vous le saviez déjà ? Tout ce que vous dites ? Avant mon arrivée, quelqu’un vous avait déjà prévenu ? — Thai Dei. » Un jeune homme s’est levé. Un type de petite taille, maigrichon, peu avenant, qui tenait un bambin dans les bras. « Il parle mal le taglien, a déclaré Ky Dom, mais il le comprend suffisamment. Il a entendu ce qui se tramait. Il a entendu les objections de ceux qui jugeaient ce plan déshonorant. Il a vu un Mogaba assez furieux pour ne pas même se calmer pendant la visite d’un homme réputé au service des Maîtres d’Ombres. » Ça m’a causé un choc. Cela signifiait qu’à ce moment il existait un accord tacite entre Mogaba et Tisse-Ombre, qui tiendrait jusqu’à ce que les miens et moi-même soyons anéantis. « C’est une trahison cruelle, porte-parole. » Ky Dom a opiné du chef. Puis il m’a dit : « Il y a pire, soldat de pierre. Ranjalpirindi et Ghanda Ghan sont tous les deux des intimes du Prahbrindrah Drah. Parlant pour le prince, ils ont assuré à Mogaba que, une fois le siège brisé et votre bande éliminée, le prince apporterait personnellement son soutien à Mogaba pour qu’il devienne capitaine de votre Compagnie. En échange, Mogaba abandonnera votre précédente quête pour devenir chef des armées de Taglios. Nanti de tous les pouvoirs nécessaires à la poursuite de la guerre contre les Terres des Ombres. — Eh bien, voilà des oreilles qui n’ont pas traîné en vain. » Thai Dei a presque souri. « Et de la belle félonie de la part du frangin Mogaba. » Je comprenais que Sindawe et Ochiba y aient trouvé à redire. Pareille forfaiture dépassait presque l’entendement. Mogaba, nul doute, avait vécu de sombres métamorphoses depuis Gea-Xle. « Qu’a-t-il contre votre peuple ? ai-je demandé. — Rien. Politiquement, il ne devrait afficher qu’indifférence à notre égard. Nous n’avons jamais tenu aucun rôle dans les affaires tagliennes. Mais, du coup, nous ne valons rien à ses yeux non plus. Il a envie de nous dilapider comme le contenu d’un porte-monnaie trouvé. Si ceux du Sud vous attaquent après avoir combattu ses hommes puis les nôtres, alors un grand nombre de ses ennemis ainsi que nous autres, indésirables bouches à nourrir, auront été éliminés. — Jadis, j’admirais beaucoup cet homme, porte-parole. — Les hommes changent, porte-étendard. Et celui-ci plus que la plupart. C’est un homme d’action, mais c’est une puissance maléfique qui le pousse à agir. — Comment cela ? — Ce Mogaba est le centre et la cause de tout ce que Mogaba accomplit. Il sacrifiera son meilleur ami sur un autel dédié à sa personne, quoique pas même un dieu ne pourrait convaincre l’ami en question de cette menace. Chacun des ordres cruels que donne Mogaba révèle davantage la tache noire qui dévore son âme. Il a changé comme la plus parfaite grenade changera quand la moisissure s’insinuera sous sa peau. » Et zou, une nouvelle tranche de blabla de cacique. « Porte-étendard ! J’étais averti de la sombre menace qui pèse sur mon peuple, mais je suis honoré que tu nous aies jugés suffisamment dignes d’intérêt pour mériter d’être alertés, malgré tous les autres soucis qui t’accablent. Tu as agi avec amitié et générosité. Nous n’oublions pas ceux qui nous ont tendu la main. — Merci. Votre réponse me procure grand plaisir. » C’était rien de le dire. « Et si Mogaba fait en sorte que vous soyez attaqués… — C’est déjà le cas, soldat de pierre. Ceux du Sud sont en train de mourir à quelques pas d’ici. Quand l’évidence s’est faite que nous étions prisonniers ici, nous avons étudié chaque pouce du terrain où nous aurions sans doute à livrer bataille. Nous ne sommes pas dans nos marais, mais les principes du combat sont les mêmes. Nous nous préparons pour cette nuit depuis des semaines. Ce qui restait à découvrir, c’est qui choisirait de devenir notre ennemi. — Hein ? » Je pouvais devenir bête comme un caillou quand j’étais pris de court. « Tu devrais rejoindre ceux qui comptent sur toi pour les diriger. Agis avec la certitude que l’amitié des Nyueng Bao t’est acquise. — Un honneur. — Ou une malédiction. » Le vieil homme a gloussé. « Est-ce que cela veut dire que vos gens vont maintenant parler aux miens ? — Il ne faudrait pas exagérer. » Il a gloussé de nouveau. Sa femme a souri aussi. Décidément, quel joyeux drille ! Le roi de la rigolade. Puis il a repris : « Thai Dei, accompagne cet homme. Tu pourras répondre si on te parle, mais seulement en mon nom. Guerrier d’os, voici mon petit-fils. Il te comprendra. Envoie-le-moi si tu veux me contacter. Ne le fais pas à la légère. — Je comprends. » Je m’y suis repris à deux fois pour me lever, embarrassé que j’étais par mes jambes pliées. Un des gosses a ri. J’ai osé promener un regard pour essayer de voir la réaction de la femme de rêve qui avait apporté le thé, certain que Ky Dom n’était pas dupe. Un gosse dormait sur son bras gauche. Éveillée, elle observait. Elle avait l’air fatiguée, anxieuse, à la fois perdue et déterminée. Plus ou moins comme nous tous. Quand les gémissements montaient de l’obscurité, elle plissait le front et tournait la tête dans cette direction. La douleur de l’autre l’affectait comme si c’était la sienne. Je me suis incliné pour sortir. Le Nyueng Bao Thai Dei m’a ramené vers mon territoire familier. 26 « Je ne sais rien de lui », ai-je répondu à Gobelin quand il m’a questionné sur mon ombre nyueng bao. « Il n’est pas loquace. » Je n’en avais pas encore tiré une parole. « En toute circonstance, son vocabulaire se résume à un grognement inexpressif. D’autre part, la visite était superflue. Les Nyueng Bao en savent plus long sur la merde qui se prépare que nous. Le vieux considère que Mogaba est fautif et ne nous colle pas dans le même panier. » Gobelin a regardé par-dessus son épaule comme pour vérifier l’état de son arrière-train. « Ouais, ai-je approuvé. Verrouille ta ceinture de chasteté. Qu’est-ce qui se passe ? » Je n’avais pas vu Baquet ni Rutilant. « Pas grand-chose pour l’instant. Tisse et sa troupe viennent d’atteindre les collines. » Et tout un charivari éclatait là-bas. Une forte clarté rose découpait à nouveau des silhouettes dans la nuit. « On dirait vraiment les costumes d’Endeuilleur et d’Ôte-la-Vie que Madame avait réalisés pour elle et Toubib. Hé ! Pourquoi tu tires cette tête, tu t’es fait mordre le cul par un fantôme ? — Tu ne crois peut-être pas si bien dire. Cette ressemblance, c’est tout à fait ça. Sauf que, si tu te souviens bien, j’ai enlevé son armure d’Endeuilleur à Toubib après qu’il a ramassé cette flèche. Je l’ai revêtue pour me faire passer pour lui. Ça n’avait pas marché parce que je m’y étais pris trop tard. — Et alors ? — Alors, la semaine dernière, quelqu’un m’a volé cette armure d’Endeuilleur. Dans mes pénates, alors même que je m’y trouvais en train de dormir. Je croyais l’avoir cachée où nul n’irait la chercher. Mais quelqu’un est entré, m’a enjambé, l’a sortie de la planque et s’est barré avec tout le chargement. Je n’ai rien entendu, je n’y ai vu que du feu. Et les autres pareil. » Il y avait de quoi ficher la frousse. « C’est pour ça que tu posais toutes ces questions à la noix, l’autre jour ? » a couiné Gobelin. Il prenait une voix de souris piétinée quand il n’était pas rassuré. « Ouais. — Pourquoi t’as rien dit ? — Parce que le voleur a usé de sorcellerie pour passer sans me réveiller. J’ai pensé que c’était un de vous deux et je voulais découvrir lequel pour lui tirer l’oreille sans qu’il me voie venir. » Qu’un-Œil est arrivé en haut de l’escalier en soufflant. Déjà pas si mal pour un gars d’une centaine d’années. « Ça donne quoi ? Pourquoi ces faces de carême ? » Gobelin l’a mis au parfum. Le petit sorcier noir a grommelé : « Tu aurais dû nous en parler, Murgen. On aurait peut-être pu déceler une piste chaude. » Peu vraisemblable. Le seul indice que j’avais trouvé consistait en une petite plume blanche et une boulette rappelant une chiure d’oiseau. « Ça n’a plus d’importance maintenant. Je sais où est l’armure. Là-bas. » J’ai montré les collines égrenées derrière ce qui prenait l’apparence d’une aurore rosâtre précoce. « Qu’est-ce que vous avez fait ? — On a liquidé une tapée de ces satanés gars du Sud, voilà ce qu’on a fait. Mogaba doit leur vendre des tickets là-bas. Ces petits salopards grouillent plus que des poux. Bref, on a décanillé avant que notre chance ne tourne. Les Nyueng Bao font un carton. » Il a jeté un regard torve à Thai Dei. « On dirait qu’ils rabattent les soldats de l’Ombre sur les arrières de Mogaba. Bien fait pour ce trouduc, s’il se fait rattraper par sa propre machination. Mais qu’est-ce qui se passe, là-bas ? » Il indiquait les collines baignées de rose. « Quelque chose qu’on n’attendait pas », a répliqué Gobelin. On voyait poindre une tâche noire dans le rose. Des silhouettes trébuchaient dedans. Elles s’illuminaient, s’embrasaient comme d’éclatantes et fugitives étoiles. Un moment plus tard, une secousse tellurique a fait trembler la ville. J’ai failli perdre l’équilibre une fraction d’instant. « Pour une fois, t’as raison, le gnome, a observé Qu’un-Œil. Il y a un joueur dans la partie dont on ignorait tout. » Deux corbeaux tout proches ont été pris d’hystérie. Ils ont plongé dans l’obscurité et se sont éloignés à tire-d’aile en continuant à rire. « Surprise, surprise, ai-je murmuré. Avec tous ces grondements, ce tintamarre, cette pagaille dans les collines… allez, les gars ! Dites-moi qui c’est. Le reste, même un tocard comme moi peut s’en faire une idée. Alors dites-moi seulement qui. — On va essayer de le découvrir, a promis Qu’un-Œil. Peut-être qu’on s’y mettrait même tout de suite si tu nous lâchais les pompes cinq minutes. Allez, viens, nabot. » Tandis qu’ils allaient se mettre au travail, lui et son acolyte à face de grenouille, j’ai reporté mon attention sur le tumulte qui continuait de s’étendre dans Dejagore. Les soldats de l’Ombre, peut-être à raison de plusieurs centaines maintenant, avaient franchi les remparts. De nombreux incendies se déclaraient. J’ai demandé au petit-fils de Ky Dom : « Est-ce que la lumière désavantagera les vôtres ? » Il a haussé les épaules. Décidément, ce type n’était pas une pipelette. 27 L’obscurité ne régnait plus désormais. Il y avait des feux partout. Certains ravageaient le camp des hommes de l’Ombre, déclenchés par les artilleurs assiégés de Mogaba. D’autres consumaient la ville, allumés par les soldats du Maître d’Ombres. Des incendies rougeoyaient dans les collines, évoquant des volcans impromptus ou des pouvoirs d’une intensité ignorée depuis le temps où la Compagnie combattait les seigneurs maléfiques de l’empire de la Dame. C’était trop de lumière pour le milieu de la nuit. « Combien de temps reste-t-il avant l’aube ? Quelqu’un sait ? — Trop, a grommelé Baquet. Tu penses vraiment qu’on se soucie de l’heure qu’il est, cette nuit ? » Jadis, des siècles plus tôt dans la soirée, Qu’un-Œil, Gobelin ou un autre avait parlé de l’aube comme d’une échéance trop proche pour susciter l’espoir. L’optimisme général pataugeait bien bas. Des rapports sont arrivés, tous mauvais. D’innombrables soldats du Sud se trouvaient dans la ville. Ils avaient l’ordre de foncer sur nous, de nous balayer, puis d’opérer un mouvement tournant dans la ville et sur le rempart, pour revenir à leur point de départ. Mais les Nyueng Bao ne pliaient pas. Et mes hommes non plus. Du coup, les envahisseurs tournaient en rond, commettant le plus de dégâts possible avant de se faire tuer. Contre les Jaicuris qui se terraient peureusement dans leurs maisons avec l’espoir de se faire oublier malgré leur expérience des Maîtres d’Ombres, les soldats du Sud ont remporté quelques succès. On pouvait comprendre qu’ils ne se jettent pas sur nous à l’unisson. Eux non plus n’avaient pas envie de mourir. Et Mogaba n’aurait pas dû s’étonner qu’une partie de la masse qu’il avait laissée entrer se tourne contre lui. Nos gars tenaient leurs positions. Les doubles et illusions rendaient dingues les types d’en face. Ils ne savaient jamais s’ils avaient affaire à quelqu’un de réel ou non. Mais si on résistait si bien, c’était surtout parce qu’on n’avait pas le choix. On ne disposait d’aucune base de repli. Tisse-Ombre n’aidait pas ses troupes. Il était parti là-bas dans les collines, décidé à élucider le mystère personnellement. Manifestement, il regrettait sa décision. Une nouvelle fois, une troupe de cavaliers est revenue au galop, éclairée en contre-jour par la clarté rose. Le Maître d’Ombres n’était pas des leurs. « Gobelin ! Qu’un-Œil ! Où êtes-vous, crottes de piaf ! Il est arrivé quelque chose à Tisse-Ombre ? » Gobelin s’est matérialisé, l’haleine empestant la bière. Ainsi donc, Qu’un-Œil et lui en avaient planqué quelques décalitres dans les parages. Il a anéanti mes espoirs. « Le Maître d’Ombres est vivant, Murgen. Mais il a dégueulassé son caleçon. » Il a gloussé. « Oh merde », ai-je marmonné. Le petit crapaud s’était sérieusement imbibé de leur cervoise artisanale. Si Qu’un-Œil en avait fait autant, je risquais de connaître une fin de nuit assez cocasse. Ces deux-là seraient capables d’oublier tout le reste et de rallumer leur querelle séculaire. La dernière fois qu’ils avaient pris une muflée et qu’ils en avaient décousu, ils avaient dévasté tout un quartier de Taglios. Tout le temps, le petit-fils du porte-parole restait en retrait dans l’ombre et observait comme un de ces satanés corbeaux. Il y avait d’ailleurs beaucoup plus de ces bestioles, d’un coup. Le vieux Sifflote est monté depuis la rue en soufflant. Il a dû faire une pause avant de parvenir au sommet. Il ahanait, toussait et crachait du sang. Il est originaire de la même région que Qu’un-Œil, mais ils n’ont rien en commun à part leur goût pour la bière. Sifflote avait rendu quelques visites au tonneau lui aussi. Il a fait irruption sur le chemin de ronde alors que je surveillais la ville en essayant d’évaluer la gravité effective de la situation. On subissait moins de pression en cet instant. Sifflote a haleté, toussé, craché. Une nouvelle série de lueurs rosâtres ont éclos au pied des collines. Elles ont découpé deux silhouettes contre le ciel. Sans aucun doute possible, il s’agissait de celles d’Endeuilleur et d’Ôte-la-Vie, les effrayants personnages que Madame avait créés pour Toubib et pour elle-même afin de flanquer une trouille bleue aux sbires des Maîtres d’Ombres. « Ce n’est pas possible », ai-je dit à mes sorciers de compagnie. Qu’un-Œil était de retour. D’une main, il soutenait Sifflote qui paraissait en proie à une crise d’asthme doublée de tuberculose. De l’autre, il portait une espèce de tige enveloppée de chiffons. « Ça ne peut pas être Toubib et Madame, ai-je poursuivi, puisque je les ai vus y passer de mes propres yeux. » Une poignée de cavaliers s’approchaient plus ou moins de la ville. Parmi eux se déplaçait une tache d’obscurité : sans doute Tisse-Ombre. Il s’activait. Des mouches de lumière rose vibrionnaient autour de lui, il avait du mal à les repousser. « Je ne suis pas sûr », a commenté Gobelin. On aurait dit que la peur le dessoûlait. « Je n’arrive pas à capter quoi que ce soit émanant de l’armure d’Ôte-la-Vie. Il y a une méchante tapée de pouvoir là-bas, pourtant. — Madame n’en avait plus, lui ai-je rappelé. — L’autre ne me donne pas l’impression d’être Toubib. » C’eût été impossible. Enfin, Sifflote a couiné entre deux halètements : « Mogaba… » Plusieurs gars ont craché en entendant ce nom. Chacun avait son opinion sur notre téméraire chef de guerre. À les entendre, tout le monde voulait sa peau en ville. Un filament rose entortillé a rejoint le groupe de Tisse-Ombre. Le Maître d’Ombres a réussi à s’en protéger lui-même, mais le filament a décimé la moitié de ses hommes. Des fragments de corps ont volé en tous sens. « Puuu-tain ! » s’est exclamé quelqu’un, ce qui résumait assez bien le sentiment général. Sifflote a aboyé : « Mogaba… veut savoir… si on peut dégager… quelques centaines d’hommes… pour contre-attaquer l’ennemi… à l’intérieur des murs. — Jusqu’à quel point ce salopard nous prend-il pour des pignoufs ? a grommelé Rutilant. — Ce chameau ignore qu’on ne le tient pas en odeur de sainteté ou quoi ? a demandé Gobelin. — Pourquoi supposerait-il qu’on le soupçonne ? Il a une si haute opinion de ses brillantes capacités… — Je trouve ça plutôt marrant, a croassé Baquet. Il essaye de nous baiser et, au final, c’est lui qui se fait avoir. Mieux encore, le seul moyen qu’il imagine pour se tirer d’affaire, c’est de faire appel à nous. — Que fabrique Qu’un-Œil ? » ai-je demandé à Gobelin. On aurait dit qu’il s’affairait à charger une des balistes avec Loftus. Des chiffons jonchaient le sol à leurs pieds. Une vilaine lance noire reposait sur l’affût de l’engin. « Je ne sais pas. » J’ai jeté un coup d’œil à la porte la plus proche. Les Nars postés là-bas pouvaient nous voir. Mogaba ne serait pas dupe si je répondais que nous étions trop affaiblis pour lui dépêcher des secours. « Quelqu’un voit une raison pour qu’on vienne en aide à Mogaba ?» ai-je demandé. Pour tenir mon secteur, en plus de la vieille équipe elle-même, je disposais de six cents survivants tagliens de la division de Madame et d’un nombre indéfini et variable d’esclaves libérés, d’anciens prisonniers de guerre et de Jaicuris ambitieux. Tout le monde a répondu par la négative. Personne ne voulait prêter main-forte à Mogaba. Tout en m’approchant des engins, j’ai lancé : « Et si on le faisait quand même, histoire de nous sauver nous-mêmes ? Si on laisse Mogaba prendre la pâtée, on pourrait se retrouver avec toute l’armée du Sud sur les bras. » J’ai regardé la porte. « Et ces types là-bas voient tout ce qu’on fait. » Gobelin a regardé lui aussi. Il a secoué la tête pour chasser les vapeurs de bière. « Va falloir considérer la question. — Qu’est-ce que tu bricoles, Qu’un-Œil ? » J’étais près de lui maintenant. Il a désigné la lance fièrement. « Un petit quelque chose que j’ai fignolé pendant mes loisirs. — C’est bien de ton style. » Ça faisait plaisir de constater qu’il pouvait se rendre utile sans qu’on le lui demande. Il s’était déniché une hampe de bois noir et l’avait ouvragée pendant des heures. La lance s’ornait sur toute sa surface d’incroyables et affreuses petites scènes miniatures accompagnées d’inscriptions dans un alphabet étrange. La pointe, aussi foncée que le manche, était d’acier noirci, décorée de fines runes d’argent. Un peu de couleur rehaussait le manche également, mais à si faible dose qu’on ne le remarquait pour ainsi dire pas. « Très joli. — Joli ? Tss, ignare. » Il a pointé le doigt. Loftus a regardé. Moi aussi. Le groupe de Tisse-Ombre approchait, salement diminué, enveloppé d’un essaim d’étincelles roses et de corbeaux moqueurs. Qu’un-Œil a ricané. « Voilà mon zigouille-Maître d’Ombres, connard ! » a-t-il hurlé. Il avait dû s’enfiler pas mal de cette bière. « Notre bonhomme détournerait le tir sans mal par un après-midi tranquille, mais cet après-midi ne l’est pas, on dirait. Quand Loftus tirera, ce truc ne restera pas en l’air plus de cinq secondes. C’est tout le temps qu’il aura pour se rendre compte de ce qui lui arrive dessus et pour neutraliser les sortilèges gravés pour empêcher toute parade. Et regardez-moi comme ce trouduc a l’air occupé en ce moment. Loftus, mon gars, apprête-toi à tailler une belle encoche de victoire sur ton engin. » Comme n’importe qui d’un peu sensé, Loftus a ignoré Qu’un-Œil. Il a calé le trait en place avec un soin méticuleux. « La plupart des sortilèges visent à percer ses protections personnelles, a continué de jacasser Qu’un-Œil. En pariant qu’il n’aura pas le temps d’en activer de nouvelles. Parce que je voulais mettre la gomme sur un point précis, pour… » Je la lui ai bouclée. « Gobelin, y a des chances que ce truc fonctionne ? Le nabot n’est pas franchement un expert. — C’est jouable, tactiquement. S’il a fignolé son trait autant qu’il le prétend. Disons que Qu’un-Œil est en dessous de Tisse-Ombre d’un échelon. Mais en définitive ça signifie seulement qu’il lui faudra dix fois plus de temps que lui pour parvenir au même résultat. — D’un échelon ? » C’était donc ça, le problème de Qu’un-Œil. « Ou plus probablement de deux, à dire vrai. » Je ne suivais plus. Mais je n’avais pas le temps de lui demander de s’expliquer. Loftus était satisfait, il conservait parfaitement sa cible en ligne de mire et à portée de tir. « C’est le moment », a-t-il murmuré. 28 « Alors tire », ai-je dit. La baliste a produit son claquement sourd caractéristique. Le silence s’est établi le long de la muraille. Le trait noir a déchiré la nuit. Une ou deux étincelles ont flotté dans son sillage. Qu’un-Œil pronostiquait cinq secondes. La vérité s’approchait plutôt des quatre, mais elles ont duré une éternité. Tout un tas de feux éclairaient le Maître d’Ombres. D’un instant à l’autre, il allait disparaître derrière une des tours en enfilade. Il se retournait pour scruter les collines tout en chevauchant. Les drôles de cavaliers étaient descendus dans la plaine désormais, défiant tout le monde. J’ai dégluti. Endeuilleur portait la Lance. Je ne voyais pas l’étendard lui-même, mais cette lance était celle qui lui avait servi de hampe depuis le jour où la Compagnie noire avait quitté Khatovar. Tous les annalistes lui accordaient une place particulière dans leurs écrits – même si les raisons de cet intérêt avaient été oubliées. J’ai posé le regard sur Tisse-Ombre à temps pour voir le trésor de Qu’un-Œil arriver. Plus tard, Gobelin m’a dit que Tisse avait senti le danger au moment où le trait entrait en contact avec son bouclier. Quelle qu’ait été sa réaction, il a fait le bon choix. Ou il a eu de la chance. Ou une puissance supérieure a décrété que cette nuit ne serait pas celle de sa mort. Le trait a dévié de sa trajectoire de quelques centimètres à peine. Au lieu de faucher Tisse-Ombre, il a frappé l’encolure de sa monture. Et traversé la bête de part en part, comme si sa chair n’offrait pas plus de résistance que l’air. La blessure s’est empourprée, palpitante. Le rouge s’est épanché. Tisse-Ombre a poussé un cri de rage comme son cheval le désarçonnait. Il a boulé par terre et y est resté un moment à se tortiller. Du coup, Qu’un-Œil s’est mis à tanner Loftus pour qu’il le canarde avec des javelots ordinaires. Le Maître d’Ombres s’est carapaté comme un crabe pour éviter le martèlement des sabots de l’étalon. C’est à cet instant que j’ai reconnu l’animal. C’était l’un de ces destriers élevés à grand renfort de magie que Madame avait amenés de son ancien empire dans son périple avec la Compagnie. Ils avaient disparu pendant la bataille. Le cheval hennissait à pleine gorge. Une bête normale serait morte sur le coup. J’ai observé les deux cavaliers au loin. Ils s’approchaient de la ville d’un pas lent, proposant le combat. À présent je constatais qu’eux aussi montaient des étalons de Madame. « Mais je les ai vus se faire tuer, ai-je répété à Gobelin. — Va falloir qu’on examine les yeux de ce gars, a marmonné Qu’un-Œil. — Je te l’ai déjà dit, a répondu Gobelin. Ce n’est pas Madame. Si tu regardes bien, tu décèleras des différences dans l’armure. » Les troupes les apercevaient. Une certaine agitation gagnait les Tagliens. « Et tu ne sais rien de l’autre ? De quoi ils causent, là-bas ? — Non. Ça pourrait être le Vieux. » Rutilant est allé voir pourquoi les Tagliens s’excitaient. Le cheval de Tisse-Ombre s’était effondré mais il continuait de hennir et de frapper le sol de ses sabots. Des volutes d’une vapeur verdâtre sont montées de sa blessure qui saignait toujours. L’agonie de la bête se prolongeait. Et pourtant le sorcier serait mort plus lentement encore, dans de terribles souffrances, si le trait de Qu’un-Œil avait fait mouche. Rutilant est revenu annoncer : « Ils sont dans tous leurs états parce que cette armure a l’apparence exacte de celle d’une de leurs déesses nommée Kina, dans son avatar guerrier. C’est ainsi qu’ils la représentent sur leurs peintures, en guerre contre les démons. » J’ignorais tout du sujet, à part que Kina était une espèce de déesse de la mort dans ces régions. Je me suis demandé quand le Maître d’Ombres riposterait contre Qu’un-Œil. « Il s’en abstiendra, m’a assuré Gobelin. Si jamais il s’avise de porter son attention vers nous pour être un minimum efficace, les deux autres en profiteront pour lui arracher les jambes. » J’ai regardé Tisse-Ombre se traîner cahin-caha hors de vue. Sa déroute a poussé ses soldats à redoubler d’efforts à nouveau. Quelqu’un allait payer pour sa douloureuse humiliation. De façon fort compréhensible, ils préféraient canaliser sa colère sur nous plutôt que d’en faire les frais. Certains d’entre eux avaient l’air de reconnaître l’armure d’Ôte-la-Vie aussi. J’ai entendu crier le nom de Kina plus d’une fois de l’autre côté de la muraille. « Thai Dei. Il est temps d’informer votre grand-père. Je veux mener une partie de mes forces à travers son secteur pour contribuer à repousser les soldats du Sud hors de la ville. » Le Nyueng Bao est sorti de l’ombre juste ce qu’il fallait pour m’écouter. Il a observé les deux cavaliers, troublé. Puis il a grommelé, est descendu dans la rue et a disparu au trot dans la nuit. « Écoutez, tous. On va devoir sauver notre intrépide tête de con de chef. Baquet… » 29 Je me suis avancé dans une ruelle obscure pour prendre à revers une escouade ennemie, accompagné de Gobelin pour leur flanquer la poisse. Et ç’a été comme si je basculais par-dessus le rebord du monde dans un abysse sans fond. Comme si une tapette à mouche psychique m’envoyait valdinguer dans l’espace sidéral. Gobelin a aboyé quelque chose au moment où ça s’est produit, mais je n’ai pas compris quoi. J’ai eu cette fraction d’instant pour me sentir nauséeux, stupéfait, pour me demander qui m’avait tendu ce piège au moyen de quelle sorcellerie et pourquoi j’éprouvais cette sensation d’être une serpillière qu’on essore. Mogaba avait-il porté la fourberie sur un autre niveau ? 30 Quelque chose m’avait agrippé. J’étais entraîné avec une telle vigueur qu’il n’était pas question de me débattre. Je ne savais plus qui j’étais ni où je me trouvais. Je savais seulement que je dormais et que je refusais de me réveiller. « Murgen ! » a crié une voix lointaine. On m’a tiré plus fort. « Murgen, allez ! Reviens à toi ! Lutte, gamin ! Lutte ! » J’ai lutté. Mais c’était contre cette voix que je luttais. Elle voulait m’amener quelque part où l’essentiel de moi-même ne voulait pas aller. La souffrance m’attendait là-bas. J’étais tiré de plus belle : la force me halait avec une puissance irrésistible. « C’est bon ! a crié quelqu’un. On va le récupérer, maintenant. » Je connaissais cette voix… C’était comme émerger d’un coma, sauf que je me souvenais du voyage dans ses moindres détails. Dejagore. La plus infime douleur, toutes les horreurs, toutes les peurs. Mais déjà les angles acérés s’émoussaient. Les liens se dissolvaient. J’étais ici, maintenant. Ici ? Quel quand et quel où définissaient cet ici ? J’ai essayé d’ouvrir les yeux. Mes paupières n’ont pas obéi. J’ai voulu bouger. Mes membres sont restés inertes. « Il est revenu à lui. — Tirez ce rideau. » J’ai entendu la lourde étoffe coulisser. « Est-ce que ça va continuer d’empirer ? Je croyais qu’on avait censément passé le pire ? Qu’il ne pouvait plus sombrer si profondément et nous donner autant de fil à retordre pour le ramener parmi nous. » Oh ! Cette voix était celle de Toubib. Le Vieux. Seulement le Vieux était mort, puisque je l’avais vu se faire tuer… À moins que ? N’était-ce pas Endeuilleur que je venais de quitter, encore vivant bien après ce moment-là ? « Eh bien, il n’a pas écouté. Mais il ne pourra qu’aller mieux maintenant. On a passé le cap, le plus difficile est fait. À moins qu’il veuille rester dans l’égarement. » J’ai ouvert un œil. Je me trouvais dans une pièce sombre. Je ne l’avais jamais vue auparavant, mais elle appartenait sans aucun doute au palais de Trogo Taglios. Chez nous, quoi. Je n’avais jamais vu cette pierre de construction employée ailleurs. Que je ne reconnaisse pas certaines parties du palais n’avait rien d’étonnant. Les princes de Taglios l’avaient tous agrandi pendant leur règne. D’après les on-dit, seul le vieux sorcier royal Fumée connaissait les lieux comme sa poche. Et Fumée n’était plus avec nous. Je ne sais pas ce qu’il était advenu de lui par la suite, mais, voilà plusieurs années, il s’était fait écharper par une créature surnaturelle avec laquelle il n’était pas d’accord et qui avait tenté de le dévorer. Un coup de pot, parce que c’est sur ces entrefaites qu’on avait découvert qu’il s’était fait suborner par Ombrelongue et qu’il était passé dans le camp des Maîtres d’Ombres. Je me suis étonné moi-même. Malgré un mal de crâne de tous les diables, mes esprits, d’un coup, recouvraient une parfaite lucidité. « Il a ouvert un œil, chef. — Tu m’entends, Murgen ? » J’ai testé ma langue et produit un charabia pâteux. « Tu as écopé d’un autre de tes sortilèges. On essaye de te ramener depuis deux jours. » Toubib avait l’air contrarié. Comme si je lui causais des soucis à dessein ? « C’est bon. Vous connaissez la procédure. Mettez-le sur ses pieds et faites-le marcher. » Je me souvenais avoir déjà subi ce traitement à plusieurs reprises. J’étais moins troublé maintenant, plus à même d’opérer la distinction entre passé et présent. Ils m’ont levé. Gobelin s’est glissé sous mon aisselle droite. Toubib m’a enveloppé de son bras à gauche, puis il m’a soulevé. « Je me souviens de ce que je dois faire », ai-je dit. Ils n’ont pas compris. « T’es cramponné au présent, Murgen ? Tu ne vas pas nous glisser dans le passé encore un coup ? » J’ai répondu d’un signe de tête. Je pouvais communiquer de la sorte. Peut-être pouvais-je utiliser la langue des sourds. « Encore Dejagore ? » a demandé Toubib. Toutes les connexions étaient faites intérieurement. Y compris un certain nombre dont j’aurais préféré me passer. J’ai tenté de parler à nouveau. « Même nuit. À nouveau. Plus tard. — Reposez-le. Il est tiré d’affaire, a dit Toubib. Murgen, tu as trouvé des clés cette fois ? Quelque chose qui puisse nous servir pour t’arracher à ce cycle ? J’ai besoin de toi ici. J’ai besoin de toi à temps plein. — Pas le moindre putain d’indice. » Je me suis interrompu pour reprendre haleine. Je me réadaptais plus vite, cette fois-ci. « Je ne sais même pas à quel moment j’ai été touché. Je me suis retrouvé là-bas tout d’un coup, comme un zombie, sans aucune pensée sur aucun avenir. Et puis, au bout d’un moment, je suis redevenu Murgen, sans conscience, sans anomalies comme j’en ai maintenant. — Des anomalies ? » Surpris, je me suis retourné. Qu’un-Œil venait de sortir de je ne sais où. J’ai remarqué que le rideau bougeait encore. Il occultait la moitié de la pièce. « Hein ? — Qu’est-ce que tu veux dire par « anomalies » ? » Quand j’y ai réfléchi, je me suis rendu compte que je l’ignorais. J’ai secoué la tête. «Je ne sais pas. Ça m’échappe. À quelle époque suis-je ? » Toubib et les sorciers ont échangé quelques regards lourds de sens. « Tu te souviens du bois du Malheur ? m’a demandé Toubib. — Et comment ! J’en frissonne encore. » La chair de poule m’a pris. C’est alors qu’une notion-clé m’est revenue. Je ne me souvenais pas avoir vu cette salle, mais j’aurais dû. Parce que j’étais encore dans mon passé proche. Je n’étais pas aussi loin que je l’avais été à Dejagore, c’est-à-dire il y a des années de cela. Alors j’ai tenté de me rappeler le futur. Je m’en suis trop bien rappelé. J’ai gémi. « Est-ce qu’il faut qu’on le relève ? » a demandé Gobelin. J’ai secoué la tête. « Je suis solide. Réfléchissons. Combien de temps s’est écoulé entre ce sortilège et le précédent ? Combien de temps depuis notre retour du bois ? — Tu es revenu il y a trois jours, a répondu Toubib. Je t’ai demandé de mener tes prisonniers au palais. Tu as essayé. Tu as perdu le Tresse-Ombres en chemin, dans des circonstances si suspectes que j’ai donné la consigne à tous les membres de la Compagnie de rester particulièrement sur leurs gardes. — Il était vieux. Il est juste mort de trouille, a dit Qu’un-Œil. Y a rien de mystérieux là-dedans. » Mon mal de crâne ne se dissipait pas. Tout cela m’évoquait vaguement quelque chose, mais ces souvenirs demeuraient confus. Les autres fois, j’avais gardé plus précisément en mémoire ce qui avait précédé immédiatement mes autres crises. « Je ne m’en souviens pas trop. — Le Félon main-rouge est bien arrivé ici. On voulait commencer à l’interroger le soir même. Mais tu es retourné à ton appartement… Manifestement, à peine en as-tu franchi le seuil que tu t’es évanoui. Ta belle-mère, ton oncle, ta femme et ton beau-frère s’accordent tous là-dessus. Sans doute pour la première, seule et dernière fois. — Sans doute. La vieille est comme Qu’un-Œil. Elle prend le contre-pied pour le plaisir… — Non mais dis, gamin ! — Du calme, l’a rabroué Toubib. Donc tu t’es effondré et tu es devenu rigide. Ta femme a piqué une crise d’hystérie. Ton beau-frère est venu me chercher. On t’a sorti de là-bas pour soulager le stress de ta famille. » Soulager le stress ? Ces gens n’avaient jamais entendu ce mot. De plus, Sarie était la seule que je considérais comme étant de ma famille. « Ouvre la bouche, Murgen », m’a fait Gobelin. Il m’a tourné vers la lumière et a ausculté ma gorge. « Rien d’amoché ici. » Je savais ce qui leur trottait dans la tête. Épilepsie. J’y avais pensé moi aussi. J’avais essayé de me renseigner sur la question. Mais aucun épileptique de ma connaissance n’avait été projeté dans le passé lors d’une crise. Dans un passé qui ne se conformait jamais totalement à celui que j’avais déjà vécu. « Je t’ai dit qu’il ne s’agissait pas d’une maladie, a grondé Toubib. Quand tu trouveras la réponse, ce sera à l’intérieur de toi-même et tu te sentiras sans doute idiot de ne pas l’avoir vue plus tôt. — S’il y a quelque chose à découvrir, on le découvrira », a déclaré Qu’un-Œil. Du coup, je me suis demandé ce qu’il nous gardait dans la manche. Et alors j’ai compris que je devais le savoir forcément puisqu’ils s’apprêtaient à me mettre au courant. Mais je ne parvenais pas à faire surgir cet avenir assez distinctement pour le lire. Par moments, j’en avais froid dans le dos d’être moi-même. « Est-ce que l’être sans tête était là de nouveau ? a demandé Toubib. — Oui, ai-je dit après m’être creusé les méninges pour comprendre à qui il faisait allusion. Mais il était sans visage, chef. Pas sans tête. Il en avait une, de tête. — C’est peut-être lui l’origine du problème, a suggéré Qu’un-Œil. Si un signe particulier te revient en mémoire à son sujet, quoi que ce soit, dis-le à quelqu’un. Ou consigne-le aussitôt par écrit. — Je ne veux pas que ce truc arrive à quelqu’un d’autre, a dit Toubib. Tu t’imagines, mener une campagne avec des lascars risquant de s’évanouir n’importe quand et pour des journées entières ? » J’avais la conviction qu’il n’avait rien à craindre de ce côté-là. Mais je me suis gardé de le dire pour éviter qu’ils ne me pressent de questions. J’avais envie de tout sauf qu’on me cuisine. « Il me faudrait quelque chose pour la migraine. S’il vous plaît. Un mal au crâne genre gueule de bois. — Cette migraine, tu l’avais les autres fois aussi ? a demandé Toubib. Tu n’en avais jamais parlé. — Oui, aussi, mais pas à ce point. Ce n’était qu’un petit désagrément. Un mal au crâne comme après quatre bières brassées par Saule Cygne et Cordy Mather, si vous voyez ce que je veux dire… » Toubib a souri à la mention de la deuxième bière la plus exécrable du monde. « Que ce soit Gobelin ou moi, on ne t’a pas lâché du regard une minute depuis ton retour du bois du Malheur. Il paraissait vraisemblable que ça se reproduirait. Je ne voulais rien rater. » Ça posait une question sérieuse. Vu que, depuis que je me trouve dans ce présent, je me souviens de l’avenir occasionnellement, alors pourquoi ne puis-je me rappeler les voyages dans le passé que je vais accomplir ? Et comment avaient-ils pu me surveiller si attentivement ? Je ne les avais jamais remarqués. Or je m’efforçais de rester sur mes gardes. À tout instant, un Félon pouvait surgir de l’ombre en faisant tournoyer son foulard à strangulation. « Et alors, vos conclusions ? — On n’a rien remarqué. — Mais maintenant c’est moi qui ai pris le relais, a claironné Qu’un-Œil. — Et alors, c’est censé me mettre en confiance ? — Tu parles d’un bêcheur, s’est renfrogné le sorcier. Dans le temps, les jeunes respectaient leurs aînés. — Dans le temps, ils n’avaient peut-être pas l’occasion d’apprendre à les connaître. — J’ai du pain sur la planche, a déclaré Toubib. Qu’un-Œil, tu lâches Murgen aussi peu que possible. Fais-le parler de Dejagore et de ce qui lui est arrivé. Il donnera des indices, fatalement. Peut-être qu’on ne sait pas les lire pour l’instant. Mais à force, quelque chose finira par s’éclairer. » Il est parti avant que j’aie pu rien ajouter. Il y avait entre Toubib et Qu’un-Œil une connivence à mon propos qui m’échappait. Et peut-être y avait-il matière à inquiéter tout le monde. Cette fois, je ne me rappelais pas grand-chose de mon environnement. Tout me paraissait nouveau, et pourtant une petite créature tremblante, épouvantée, terrée au fin fond de mon esprit, me soufflait que j’étais encore en train de revivre des jours anciens dont les pires restaient à venir. « Je crois qu’on va te ramener à la maison, gamin, a dit Qu’un-Œil. Ta femme connaîtra le remède qui te convient. » Possible. Elle était miraculeuse. Même Qu’un-Œil, qui paraissait incapable de se fendre d’un peu de respect envers quiconque, lui témoignait, par son attitude ou ses paroles, toutes les marques d’une grande déférence. C’est une femme admirable, sûr. Mais ça faisait plaisir de voir autrui le confirmer. « Ah, enfin quelque chose que j’avais envie d’entendre. Allons-y, mon frère. » Je ne connaissais pas le chemin. J’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule vers Fumée et le Félon dissimulé. Tiens donc ! 31 Ma belle-famille ne se donne pas beaucoup de peine pour améliorer l’image des Nyueng Bao. Mère Gota, en particulier, est une véritable plaie. La vieille virago ne me tolère que tout juste, même moi, et uniquement parce que l’alternative est de perdre sa fille pour de bon. Envers le Vieux, elle est franchement rosse. Quand même, Toubib faisait suffisamment cas de Sarie et moi pour qu’à son instigation nous échangions nos logements. C’était le mois dernier, quand la famille de Sarie s’était installée dans des taudis en ville en attendant de retourner vers leurs si splendides marais. Mais leur paradis, ils ne le reverront pas si mère Gota ne contrôle pas sa langue dans la rue. Le Vieux s’abstient de répondre à ses sempiternelles jérémiades. « Je me suis farci Gobelin et Qu’un-Œil pendant trente ans. Une vieille mégère percluse de goutte et de rhumatismes n’est rien. Tu as dit qu’elle n’était là que pour quelques semaines, pas vrai ? » Bon. C’est vrai, je l’avais dit. Je me suis demandé quel goût auraient ces mots avec une sauce au soja. Ou peut-être beaucoup de curry. Maintenant que Madame passe le plus clair du temps dans le Sud à épancher sa mer de rage dans les Terres des Ombres, Toubib n’a plus besoin d’un si grand appartement. Notre ancienne chambre est à peine plus spacieuse qu’une cellule de moine. Elle suffit juste à l’accueillir, lui, Madame quand elle lui rend visite et un berceau à elle offert par un certain Bélier – lequel était mort par la suite en la protégeant avec le bébé contre Narayan Singh. Bélier avait façonné le berceau de ses mains. Très certainement, il était mort parce qu’à l’instar de presque tous les hommes qui côtoient un peu trop Madame il était tombé amoureux d’elle. Toubib m’avait cédé son logement, soit, mais avec certaines limites. Je ne pourrais pas en faire la nouvelle maison des Nyueng Bao. Sahra et Thai Dei y auraient leur place. Mère Gota et oncle Doj seraient bienvenus pour des visites. Mais pas un cousin ni un neveu n’aurait le droit de s’incruster. Les gens qui accusent le capitaine de se servir de sa position pour se construire son petit nid devraient regarder le nid en question d’un peu plus près. Le Libérateur, monsieur rien moins que despote militaire de tous les Tagliens, de leurs nombreuses colonies et protectorats, vit toujours exactement comme au temps où il était médecin de la Compagnie et annaliste. Qui plus est, il a déménagé ses affaires pour me procurer un espace de travail adéquat. Il accorde énormément d’importance à ces annales. Mes cahiers ne sortent pas comme je voudrais. Je ne relate pas tout au mieux. En son temps, quand il assumait ce boulot, Toubib était vraiment bon. Je ne peux pas m’empêcher de comparer ma prose à la sienne. Quand il s’est mis en tête d’être capitaine et annaliste à la fois, son travail en a pâti. Quant aux écrits de Madame, je les trouve trop secs, et parfois un tantinet indulgents à son propre égard. Nul n’a été honnête tout le temps, nul n’a cherché à se mettre parfaitement au diapason des autres, de ses prédécesseurs, ou même de ses propres écrits antérieurs. Si, en lisant attentivement le tout, vous relevez une incohérence, aucun n’admettra avoir commis la boulette. Si Toubib avance qu’il y a douze cents lieues entre Taglios et Prenlombre et que Madame en compte six cents, qui croire ? Chacun prétendra avoir raison. Madame dira que la différence s’explique par une enfance passée à une époque et dans un pays différents, où les poids et les mesures en vigueur n’avaient rien à voir. Et la personnalité dans tout ça ? Sûr que chacun a aussi son regard sur les choses. On ne verra jamais Toubib décrire un Saule Cygne qui ne serait pas en train de râler. Madame donne à voir un Cygne énergique, fort en gueule mais beaucoup plus coulant. Et la différence pourrait provenir du fait que tous deux savent que Cygne porte à Madame un intérêt plus que fraternel. Sans parler de leur façon de considérer le traître Fumée. À croire qu’ils ne parlent pas du même bonhomme, tant ils le dépeignent différemment. Il y a aussi Mogaba. Et Lame. Eux aussi des traîtres à l’âme bien noire. Les annales de Toubib ne disent rien à ce sujet parce qu’il n’écrivait déjà plus quand Lame a déserté, mais dans la vie de tous les jours, constamment, il ne se cache pas d’éprouver à son égard une haine farouche et dénuée de fondement rationnel. Dans le même temps, il a l’air comme désireux de pardonner à Mogaba. Et c’est l’inverse pour Madame vis-à-vis de ces deux-là. Elle ferait crever Mogaba à petit feu dans la même marmite que Narayan, mais laisserait sans doute Lame filer. Lame était un autre cas comme Bélier et Cygne. Je suppose qu’il n’est pas besoin d’être d’accord sur tout pour être amants. Chacun avait aussi sa manière d’écrire. Toubib tenait plus ou moins ses annales au jour le jour et enrichissait après coup certains passages quand il découvrait de nouvelles sources. Il avait tendance à traiter sous forme de fiction certains points de vue secondaires, ce qui fait que ses annales ne sont pas toujours purement historiques. Madame a écrit son livre entier après les faits, de mémoire, pendant qu’elle attendait son enfant, alitée. Le point de vue qui fait pendant au sien, elle l’a surtout élaboré à partir de rumeurs ou de vagues ouï-dire. Je remplace les passages les plus douteux par ce qui me paraît plus exact, lancé que je suis dans ce travail d’uniformisation et de classement de toutes ces données disparates et confuses. Mes efforts ne ravissent pas toujours Madame, m’a glissé Toubib. Un euphémisme. Mon défaut majeur, c’est de m’embarquer dans des digressions trop étoffées. J’ai du mal à me retenir de creuser. J’ai passé du temps avec les historiens officiels de la bibliothèque royale de Taglios, et ces types m’ont assuré que les vraies clés, en Histoire, résident dans les détails. Comme si le cours entier de l’Histoire pouvait basculer à cause d’un type fauché par une flèche perdue lors d’une escarmouche. Mon réduit d’écrivain mesure deux mètres vingt sur six cinquante. C’est suffisant pour entasser mes documents, mes copies des vieilles annales et ma grande table montée sur tréteaux où je mène plusieurs travaux de front. Et il reste encore une acre pour Thai Dei et l’oncle Doj. Pendant que j’écris, potasse et relis, lui et Thai Dei font cliqueter leurs épées d’entraînement en bois, poussent des cris en se donnant des coups de pied et rebondissent contre les murs. Quand l’un d’eux atterrit dans mon coin, je l’en chasse. Ils sont incroyablement bons à ce qu’ils font – logique, vu l’entraînement qu’ils se donnent – mais je pense qu’ils ont davantage de chances de se blesser entre eux que de blesser quiconque tant soit peu balèze, du genre nos gars de la vieille équipe. J’aime ce boulot. Ça change foncièrement de celui de porte-étendard, quoique je continue de l’être aussi. Le porte-étendard, c’est le premier à morfler au combat, et il a toujours une main prise par la satanée hampe qu’il faut maintenir à peu près d’aplomb. Je crains de ne pas saisir les détails aussi bien que Toubib. Et j’envie son ironie naturelle de ton. Il prétend avoir fait du bon boulot pour la seule raison qu’il a eu le temps. À cette époque, la Compagnie noire n’était qu’une bande dépenaillée qui cherchait à tirer son épingle du jeu, et il ne se passait pas grand-chose. Aujourd’hui, on est dans la merde jusqu’au cou en permanence. Je n’aime pas ça. Le capitaine non plus. On ne peut pas dire qu’il ait été ravi que ce grade lui ait échu – par défaut, il faut bien le dire. Il le garde et l’assume pour la seule raison qu’il ne croit pas qu’un autre saurait emmener la Compagnie là où il est convaincu qu’elle doit aller. J’ai réussi à tenir plusieurs heures sans tomber dans un puits de passé. Je ne me sentais pas mal. Sarie était d’excellente humeur malgré tous les efforts de sa mère pour nous gâcher la journée. J’étais absorbé par mon travail, aussi comblé par l’existence qu’on peut l’espérer. Quelqu’un est venu à la porte. Sarie a introduit le capitaine dans l’appartement. Oncle Doj et Thai Dei ont continué leur gymnastique cliquetante. Toubib les a regardés une minute. « Original », a-t-il dit. Il n’avait pas l’air impressionné. « Ce n’est pas du combat de soldat, lui ai-je dit. C’est de l’escrime individuelle. Les Nyueng Bao sont des fortiches sur le modèle du héros solitaire. » À contrario du Vieux. Sa conviction qu’on a besoin de frères pour protéger ses arrières confine à la croyance religieuse. La technique d’escrime nyueng bao consiste en de brèves mais intenses phases d’attaque et de défense entrelardées de moments en suspens durant lesquels les duellistes se figent dans d’étranges positions, se mouvant imperceptiblement dans leurs tentatives pour anticiper sur l’adversaire. Oncle Doj est vraiment très bon. « En tout cas, on peut dire qu’ils ne manquent pas de grâce, Murgen. On dirait une sorte de danse. » Intégré par mon mariage au clan de Sarie, je me suis initié aux façons de combattre des Nyueng Bao. Je n’ai pas eu le choix, à dire vrai. Oncle Doj a insisté. Ça ne m’intéresse pas terriblement, mais j’obtempère pour avoir la paix. Et puis ça me fait prendre de l’exercice. « Tout est stylisé, capitaine. Chaque pose, chaque mouvement. » Ce que je considérais comme une faiblesse. N’importe quel combattant trop enfermé dans sa technique devait faire une proie facile pour un innovateur. D’un autre côté, j’avais vu oncle Doj aux prises avec de vrais ennemis à Dejagore. J’ai changé de langue. « Oncle, permettrez-vous que mon capitaine fasse connaissance avec Bâton de Cendre ? » Ils avaient pris la mesure l’un de l’autre depuis assez longtemps. Bâton de Cendre, c’est l’épée d’oncle Doj. Il l’appelle son âme. Il la traite mieux qu’il ne traiterait aucune maîtresse. Oncle Doj a rompu le combat avec Thai Dei, s’est incliné légèrement puis s’est éclipsé. L’instant d’après, il revenait avec une épée monstre. Elle mesurait un mètre de long. Il l’a tirée de son fourreau précautionneusement, l’a présentée à Toubib posée sur son avant-bras gauche pour éviter que l’acier n’entre en contact avec l’humidité ou un cuir graisseux. Il a incliné un peu la tête ce faisant. Il voulait nous faire croire qu’il ne comprenait pas un mot de taglien. En pure perte. Je l’avais connu en un temps où il le parlait couramment. Toubib connaissait certaines coutumes nyueng bao. Il a salué Bâton de Cendre avec le tact et la politesse de circonstance, comme s’il était profondément honoré. Oncle Doj a opiné du chef à nouveau. Toubib a saisi maladroitement la poignée à deux mains. Exprès, je soupçonne. Oncle Doj est intervenu pour lui montrer comment rectifier la position de ses mains, ainsi qu’il le fait avec moi à chaque entraînement. Ce bonhomme est vif. Il a dix ans de plus que Toubib mais il est moins rouillé que moi. Et il possède une patience remarquable. « Bel équilibre », a commenté le capitaine en taglien. Et pourtant je n’aurais pas été surpris outre mesure qu’il ait appris le nyueng bao. Il a un don pour les langues. « Mais il vaut mieux qu’elle soit d’un acier supérieur. » Cela en raison de la finesse et de l’étroitesse de la lame. « Il dit qu’elle a quatre cents ans et qu’elle trancherait un plastron d’armure, ai-je précisé. En tout cas, elle découpe parfaitement les gens. Je l’ai vu s’en servir plus d’une fois. — Pendant le siège ? » Toubib examinait la lame au bord de la garde. « Oui. — Elle porte le poinçon de Dinh Luc Doc. » Plissant soudain les yeux et se départant de son habituelle expression flegmatique, oncle Doj a bien vite récupéré sa chérie. Que Toubib s’y connaisse en forgeurs d’épées nyueng bao le troublait visiblement. Toubib n’était peut-être pas tout à fait aussi stupide qu’on pouvait l’attendre d’un étranger. Oncle Doj a rassemblé une de ses maigres mèches de cheveux, l’a passée sur le fil de Bâton de Cendre et a obtenu le résultat prévisible. « Une lame qui vous couperait un homme sans qu’il s’en rende compte, a commenté Toubib. — Ça arrive, ai-je dit. Tu voulais quelque chose ? » Sarie a servi le thé. Le Vieux l’a accepté alors qu’il n’aime pas cela. Il m’a regardé la dévorer des yeux, amusé. Quand Sahra apparaît à proximité, j’ai du mal à m’intéresser au reste. Je la trouve plus belle chaque fois que je la vois. Je n’en reviens pas de ma chance. J’ai toujours peur de me réveiller. Frissons de froid. « Tu t’es vraiment trouvé un joli lot, Murgen. » Ce n’était pas la première fois que Toubib me le disait. Il appréciait Sarie. C’était sa famille qui lui posait problème. « Mais pourquoi a-t-il fallu que tu épouses toute la smala ? » Cette question, il l’avait formulée en forsbergien. Aucun des autres ne parlait cette langue du Nord. « Fallait être là-bas. » Au fond, on ne pouvait guère dire grand-chose d’autre à propos de Dejagore. Les Nyueng Bao et la vieille équipe s’étaient retrouvés soudés par le cauchemar ambiant. Mère Gota est arrivée. Un concentré de bile. Elle a toisé le capitaine. « Aha ! Grand homme là en personne ! » Son taglien est une abomination mais elle refuse de le reconnaître. Ceux qui ne la comprennent pas le font exprès, pour se moquer d’elle. Elle a fait le tour de Toubib avec la démarche chaloupée que lui donnent ses jambes arquées. Elle est presque aussi large que haute, sans être vraiment grosse. Affreux, sa façon de se dandiner, on dirait un troll miniature. D’ailleurs, au sein de sa propre famille, dans son dos, on l’appelle le Troll. Et du tempérament avec ça. Elle pourrait mettre à l’épreuve la patience d’une pierre. Elle a eu Thai Dei et Sahra sur le tard. Je prie pour que ma femme ne se mette pas à ressembler à sa mère en vieillissant, ni pour le caractère ou ni pour le physique. Si elle pouvait tenir de sa grand-mère, ce serait parfait. Quel froid ici. « Pourquoi vous mener vie si dure au mari de ma Sahra, dites, monsieur Sa Majesté grand Libérateur ? » Elle s’est raclé la gorge et a craché de côté, ce qui avait la même signification chez les Nyueng Bao que partout. Elle s’est mise à caqueter de plus en plus vite. Et plus vite elle caquetait, plus vite elle se dandinait. « Vous pensez lui esclave ? Pas guerrier ? Pas le temps lui faire de moi grand-mère, lui toujours parti pour vous ! » Elle s’est raclé la gorge et a craché de nouveau. Grand-mère, elle l’avait déjà été. Mais aucun de ses petits-enfants n’était de moi, ni encore en vie. Je ne le lui ai pas rappelé. Je n’avais pas envie d’attirer son attention. Une heure plus tôt, elle m’était tombée sur le râble parce que je n’étais qu’un bon à rien, une lopette qui passait son temps à lire et à écrire. De pitoyables occupations pour un homme adulte. Rien ne satisfait jamais mère Gota. Toubib prétend que c’est parce qu’elle souffre tout le temps. Il a fait mine de ne pas comprendre son taglien de cuisine. « Oui, c’est vraiment un temps agréable. Pour la première fois de l’année. Les agronomes espèrent récolter deux moissons cette année, à ce qu’ils m’ont dit. Vous croyez que vous pourrez doubler votre récolte de riz ? » Raclement, crachat. Suivis d’un couplet salé en nyueng bao féroce, ponctué d’épithètes imaginatives, pas toutes proférées dans sa langue maternelle. Mère Gota déteste qu’on se paie sa tête ou qu’on l’ignore plus encore que tout le reste. Quelqu’un a frappé à ma porte. Sarie était occupée quelque part, assez loin pour ne pas se sentir embarrassée par l’attitude de sa mère. Je suis allé ouvrir. J’ai trouvé Qu’un-Œil qui empuantissait le couloir d’entrée. « Tu vas bien, gamin ? m’a demandé le petit sorcier. Tiens ! » Il m’a fourré dans les mains une liasse de papiers sales, nauséabonds et en lambeaux. « Le Vieux est là ? — Mais quel genre de sorcier fais-tu, si tu ne connais même pas la réponse ? — Genre sorcier flemmard. » Je me suis écarté d’un pas. « Qu’est-ce que c’est que ce machin ? » J’ai soulevé la liasse. « Les papelards que tu voulais. Mes notes et les annales. » Il a filé au trot vers le capitaine. J’ai fixé le paquet infâme que j’avais dans les mains. Certaines feuilles étaient piquées, d’autres délavées. C’était bien du Qu’un-Œil. Quatre ans de retard. J’espérais que ce petit rat n’allait pas traîner dans les parages. Il risquait de nous refiler ses puces et autre vermine. Il ne prend de bain que lorsqu’il se saoule et tombe dans un canal. Quant à ce maudit chapeau… un jour, je le brûlerai. Qu’un-Œil a chuchoté quelque chose au capitaine. Le capitaine a chuchoté en réponse. Mère Gota a tendu l’oreille. Ils ont changé de langue au profit d’une qu’elle ne connaissait pas. Elle a inspiré un hectolitre d’air et s’est mise au travail. Qu’un-Œil s’est interrompu pour la regarder. C’était la première fois qu’ils se rencontraient de près, personnellement. Il a souri. Elle ne le déconcertait pas. Il avait deux cents ans. Il était déjà expert en trivialité plusieurs générations avant la naissance de mère Gota. Il lui a adressé un petit signe de connivence puis s’est tourné vers moi en souriant comme un gosse qui aurait trébuché sur la marmite au pied d’un arc-en-ciel. En taglien, il a demandé : « Tu ne veux pas nous présenter officiellement, dis, gamin ? Je l’adore ! Elle est merveilleuse. Tout ce qu’on m’avait dit. Elle est parfaite. Viens nous faire un bibi, chérie. » Cela s’expliquait-il par le fait que mère Gota était la seule femme de Taglios plus petite que lui ? C’est la seule fois où j’ai vu ma belle-mère le bec cloué. Thai Dei et oncle Doj n’en revenaient pas non plus. Qu’un-Œil s’est promené dans la pièce autour de mère Gota. Elle a fini par décamper. « Parfaite ! a-t-il croassé. Elle est absolument parfaite ! La femme de mes rêves. Es-tu prêt, capitaine ? » Il était beurré ou quoi ? « Ouais. » Toubib a délaissé le thé qu’il avait à peine goûté. « Murgen, je veux que tu nous accompagnes. Il est temps que tu apprennes certains nouveaux trucs. » J’ai commencé à secouer la tête. Je ne sais pas pourquoi. Sarie m’a pris par la taille. Elle était de retour, maintenant, ayant esquivé sa mère en accourant vers moi. Elle sentait ma répugnance, me serrait le bras. Elle m’a regardé de ses magnifiques yeux en amande, m’a demandé ce qui me troublait. « Je ne sais pas. » Je pensais qu’on allait interroger le Félon à la main rouge. Ce ne serait pas du boulot à mon goût. Oncle Doj m’a ébahi en me demandant : « Puis-je vous accompagner, époux de ma nièce ? — Pourquoi ? lui ai-je demandé tout à trac. — J’aimerais satisfaire ma curiosité quant à ce qui vous occupe. » Il me parlait lentement, comme à un idiot. Je souffre d’un sévère défaut congénital, de son point de vue. Je ne suis pas né nyueng bao. Au moins, il ne m’appelle plus ni guerrier d’os ni soldat de pierre. Je n’ai jamais tiré ça au clair. J’ai traduit au Vieux. Il n’a pas cillé. « Sûr, Murgen. Pourquoi pas ? Mais allons-y avant de mourir tous de vieillesse. » Allons bon. Lui qui était pourtant persuadé que les Nyueng Bao mijotaient un mauvais coup. J’ai regardé la liasse de papiers que m’avait donnée Qu’un-Œil. Elle puait le moisi. J’essaierais d’en tirer quelque chose plus tard. Si l’on pouvait rien en tirer. Connaissant Qu’un-Œil, le tout était peut-être rédigé dans une langue dont il ne se souvenait plus. 32 L’état des annales de Qu’un-Œil s’avérait aussi épouvantable que je l’avais craint. Sinon pire. L’eau, la moisissure, la vermine et une négligence criminelle avaient causé d’irrémédiables dégâts au plus gros des documents. Un fascicule récent avait quand même survécu, exception faite d’une page au milieu qui manquait purement et simplement. Il illustrera ce que Qu’un-Œil qualifie de bonne chronique. Il a inventé l’orthographe de la plupart des noms de lieux. Je l’ai corrigée quand des cartes m’ont permis de situer les événements. À l’automne de notre troisième année à Taglios, le capitaine a décidé d’envoyer le régiment Khusavir à Prehbehlbed où le Prahbrindrah Drah menait campagne contre une coalition de petits seigneurs des Terres des Ombres. Plusieurs camarades de la Compagnie et moi avons reçu l’ordre de les accompagner pour épauler le nouveau régiment. Le traître Lame se trouvait dans la région. Le régiment est passé par Ranji et Ghoja, Jaicur et Cantile, puis Bhakur, Danjil et d’autres villes conquises depuis peu. Enfin, au bout de deux mois, nous avons rejoint le prince à Praiphurbed. Là, la moitié du régiment nous a quittés pour remonter au nord en escorte des prisonniers de guerre et du butin. Nous avons bifurqué à l’ouest vers Asharan, où Lame nous a assaillis par surprise, et nous avons du barricader les portes et balancer tout un tas de civils du haut des murailles parce qu’il pouvait s’agir d’espions. Grâce à mes talents, nous avons pu résister même si la bleusaille était terrifiée. Dans Asharan, nous avons trouvé d’importants stocks de vin et nous avons tenu le siège. Au bout de quelques semaines, les hommes de Lame ont commencé à déserter à cause du froid et de la faim, alors il a décidé de lever le camp. C’était un hiver très rude. Nous avons beaucoup souffert et, souvent, nous avons dû effrayer les autochtones pour obtenir suffisamment de vivres et de bois. Le prince nous faisait marcher tout le temps, en général assez loin du front parce que le régiment manquait d’expérience. À Meldermhai, trois hommes et moi avons pris une biture et raté l’appel quand le régiment a repris la route. Il a fallu qu’on voyage sur près de cent cinquante kilomètres en ne comptant que sur nous-mêmes pour les rattraper. Une fois, nous avons pris quatre chevaux à un hobereau du coin après avoir passé la nuit dans son manoir. On a fait main basse sur son eau-de-vie aussi. Le bonhomme, un aristo, s’est plaint auprès du prince et on a dû rendre les chevaux. Nous avons passé une semaine à Forngaw, puis le prince nous a donné l’ordre de descendre au sud vers Haut-Nangel où on était censés se joindre au quatrième de cavalerie pour essayer d’acculer les bandits de Lame dans le canyon de Ruderal, mais, quand on est arrivés à destination, on n’a découvert qu’une seule bonne femme dans tout le territoire et rien à manger à part des choux pourris que les paysans avaient pour la plupart enterrés avant de s’enfuir. Ensuite nous sommes partis pour Silure en passant par Balichore et par la forêt où on a trouvé une taverne guère différente de celles du Nord. Profitant qu’on était saouls, une sorcière ennemie a lancé contre nous une attaque de crapauds venimeux. Le lendemain, il a fallu traverser plusieurs kilomètres de marais et d’un bourbier de neige fondante et de gadoue froide : des sources chaudes dans certains vallons empêchent tout de geler. Quelques lieues plus loin, on est arrivés à la forteresse de Tracil, où un régiment composé de transfuges d’en face assiégeait leurs cousins traciliens. Ils tenaient le terrain depuis longtemps, ce qui fait qu’on a eu du mal à trouver des provisions dans les parages, même en proposant de payer. J’ai bossé trois jours là dans l’hôpital de campagne où, à cause du froid, ils soignaient beaucoup de gelures. Le froid tuait davantage de combattants que l’ennemi. De Tracil, on a marché sur Mélopil avec la garde personnelle du prince et on a mis le siège devant la forteresse du roi local, laquelle est bâtie sur une île au milieu d’un lac. Le lac était gelé. Il faisait très froid, la glace était très épaisse et, chaque fois qu’on essayait de donner l’assaut, leurs projectiles rebondissaient dessus… …les soldats de l’Ombre ont été massacrés à la pelle, ainsi que nos hommes par des engins en haut des murailles, jusqu’à ce que la garnison à l’intérieur referme les portes. Alors le Hurleur est arrivé de Prenlombre à bord de son tapis volant et ses tirs de magie ont plu sur nous comme des éclairs en plein orage ; on a dû fuir. Beaucoup de gars ont été capturés par l’ennemi. Deux semaines après, on a reçu l’ordre de marche pour épauler les troupes de siège à Rani Orthal. En chemin, on a dégotté du vin et ça s’est terminé en désastre, vu que les autochtones nous ont barboté nos sacs pendant qu’on dormait. Des forces se regroupaient de partout, de part et d’autre, et j’ai commencé à craindre une bataille d’envergure. Ce qui attirerait le Hurleur à Rani Orthal. Suite à l’encerclement de la ville, l’ennemi a mené plusieurs attaques contre nos tranchées et nos parapets, qui se sont soldées par de lourdes pertes pour lui. Au bout de quinze jours, alors que le printemps commençait à se faire sentir, on a déclenché une attaque surprise nocturne qui nous a permis de pousser nos travaux jusqu’à l’enceinte de pierre. Les soldats ont fait un massacre, tant ils étaient à cran de combattre la nuit. Quand ils sont arrivés au sommet de la muraille, Ils ont balancé tout le monde dans le vide, y compris les femmes et les enfants. Alors le Hurleur est sorti de Prenlombre en amenant avec lui un petit essaim d’ombres, et on a dû abandonner tout le terrain conquis. Le Hurleur et les ombres sont repartis au lever du soleil, et le Prahbrindrah Drah en personne s’est avancé pour annoncer à l’ennemi que nous attaquerions le soir même et que cette fois nous ne ferions plus de quartier. Mais l’assaut n’a pas eu lieu parce que le roi ennemi a décidé de se ranger dans le camp de Taglios. La ville a ouvert ses portes et s’est livrée aux soldats pour une nuit, mais les hommes ont reçu l’ordre ne pas emporter d’arme, à part leur dague. Le sol de la région est très pauvre. On n’y récolte rien de valable. Les gens mangent beaucoup de choux et de racines, et la céréale la plus commune est le seigle. Pendant le mois qu’on a passé à Thrufelguerre en garnison, j’ai copiné avec le fils du logeur, un gamin d’environ onze ans. Je l’ai trouvé intelligent mais je me suis aperçu qu’il ne connaissait rien à la religion et qu’il ne savait ni lire ni écrire. Son père m’a rapporté que les Maîtres d’Ombres ont proscrit toute pratique religieuse et toute éducation d’un bout à l’autre de leur empire, qu’ils donnent des récompenses en échange des livres qu’on leur amène, surtout les anciens, et qu’ils les brûlent sitôt qu’ils mettent la main dessus. De même, des récompenses étaient censées récompenser les prêtres qui acceptaient de servir leur foi, mais, en fait, les types étaient brûlés dès qu’ils se présentaient. Une mesure qui a sûrement fait grand plaisir à Lame. Au bout d’un mois de cantonnement, l’ordre est tombé pour le régiment de retourner à Jaicur, où Madame levait une armée pour lancer une campagne dans l’Est. À Jaicur, j’ai quitté le régiment et je suis remonté au nord vers Taglios, où j’ai été accueilli avec beaucoup de joie par mes vieux compagnons de la Compagnie noire. Le compte rendu de cette campagne constitue le rapport le plus soigneux et le plus détaillé de Qu’un-Œil. Les fragments restants font état d’histoires beaucoup moins cohérentes. 33 Le prisonnier Félon à la main rouge attendait dans une salle garantie scellée contre tout espionnage par sorcellerie. Qu’un-Œil assurait avoir tissé de telles mailles de sortilèges que même Madame à son apogée n’aurait pu les déjouer pour laisser traîner une oreille. « Ce n’est pas ce que Madame aurait pu faire à l’époque qui m’inquiète, a grommelé Toubib. Ce qui m’inquiète aujourd’hui, ce sont les Maîtres d’Ombres. Ce qui m’inquiète, c’est Volesprit. Elle garde le profil bas, mais elle rôde et veut tout savoir sur tout. Ce qui m’inquiète, c’est le Hurleur. Il veut rentrer dans le chou de la Compagnie. — Pas de problème, a insisté Qu’un-Œil. Le Dominateur lui-même ne s’introduirait pas ici. — Qu’est-ce qu’on parie que c’est exactement ce que Fumée pensait de son local à l’épreuve de l’espionnage ? » J’ai frissonné. Qu’un-Œil aussi. Je n’avais pas vu Fumée réduit en bouillie par le monstre qui s’était introduit dans sa cache malgré son dispositif de protection, mais on m’avait raconté la scène. « Qu’est-ce qu’il est devenu, à propos ? » ai-je demandé. Le monstre ne l’avait pas tué. Toubib a posé l’index sur ses lèvres. « Juste derrière. » Je pensais que nous allions retourner dans la salle où Gobelin, Qu’un-Œil et le Vieux m’avaient réveillé lors de ma dernière crise. Je supposais qu’ils avaient amené le main-rouge derrière le rideau. Ça n’a pas été le cas. Nous avons pénétré dans une salle qui m’a paru totalement différente. Et le Félon n’était pas seul. Le coude appuyé contre un mur, la Radisha Drah, sœur du prince régnant le Prahbrindrah Drah, regardait le prisonnier avec une expression qui disait combien elle jugeait le Libérateur indulgent vis-à-vis des criminels. Petite de taille, sombre de peau et ridée comme la plupart des femmes tagliennes ayant passé la trentaine, elle était fort sagace et d’un caractère trempé. On raconte qu’elle n’avait perdu ses moyens qu’une seule fois : la nuit où Madame avait liquidé tous les mandarins des différents cultes, mettant fin aux résistances des clergés quant à son rôle moteur dans l’effort de guerre. Cette démonstration avait refroidi les velléités de cabales. Nos alliés et employeurs paraissaient maintenant vouloir nous laisser courir à notre perte. Un sondage auprès de l’aristocratie taglienne et du clergé, s’il était réalisable, montrerait que la plupart des membres des classes dirigeantes tiennent la Radisha pour la véritable instigatrice des décisions princières. Ce qui est près de la vérité. Son frère est plus solide qu’on l’estime communément, mais c’est à contrecœur qu’il se mêle des affaires militaires. Derrière la Radisha se dressait une table. Sur la table reposait un homme. « Fumée ? » ai-je demandé. Ma question a reçu sa réponse. Fumée était toujours vivant. Et toujours dans le coma. Il avait la tonicité musculaire d’un bol de lard. Derrière lui s’étirait l’autre pan d’un rideau identique à celui que j’avais vu à mon réveil. Donc nous nous trouvions bien dans la salle en question, vue sous un autre angle. Bizarre. « Fumée », a confirmé Toubib. Au ton, j’ai compris qu’on me confiait un secret d’importance. « Mais… — Ce type a raconté quoi que ce soit d’intéressant ? » a demandé Toubib à la Radisha en me coupant la parole. Elle s’était sans doute amusée avec le prisonnier. Et ce n’était sans doute pas sans raison si le capitaine cherchait à éviter qu’elle s’intéresse à Fumée de trop près. « Non. Mais ça viendra. » L’Étrangleur a fait mine de ricaner. Un courageux mais un imbécile. Lui, mieux que quiconque, aurait dû savoir ce que la torture permet d’obtenir. Une fois de plus, j’ai senti brièvement mon sang se glacer. « Je sais. Au boulot, Qu’un-Œil. Murgen nous a suffisamment fait attendre. » Les annales. Il avait différé le moment pour que je puisse tout consigner dans les annales. Il n’aurait pas dû se donner cette peine. Je ne suis pas un grand amateur de torture. Qu’un-Œil s’est mis à fredonner. Il a tapoté la joue du prisonnier. « Il va falloir que tu m’aides à te sortir d’ici, mon joli. Je serai aussi gentil que tu me le permettras. Alors, qu’est-ce que vous fomentez ici à Taglios, vous autres Étrangleurs ? » Qu’un-Œil s’est tourné vers le capitaine. « Quand revient Gobelin, chef ? — Au boulot, j’ai dit. » Qu’un-Œil a fait quelque chose. L’Étrangleur s’est arqué dans ses liens et a émis une sorte de couinement aphone. « Mais c’est que je lui ai trouvé la femme idéale, patron, a repris le sorcier. Pas vrai, gamin ? » Il nous lorgnait avec un air facétieux, penché sur le Félon. Le type, tout brun comme un raisin sec, ne portait rien d’autre qu’un pagne malpropre sur les hanches. Ainsi donc, voilà pourquoi Qu’un-Œil nous avait fait tout ce numéro avec mère Gota. Il voulait se servir d’elle pour jouer un tour à Gobelin. J’aurais dû me mettre en colère, je suppose, au nom de Sahra peut-être. Mais je ne parvenais pas à m’indigner. Cette femme cherchait les crosses. « Tu as compris ta situation ici, mon joli, a chantonné Qu’un-Œil. Tu te trouvais avec Narayan Singh quand on t’a pris. Tu as la main rouge. Ces indices me disent que tu es l’un de ces Félons très particuliers qui intéressent le capitaine de près. » Il désignait Toubib. Pour dire « capitaine », il employait le terme de « jamadar » qui avait de fortes connotations religieuses pour les Félons. Madame s’était fait berner par leur secte, mais elle avait marqué leurs meneurs à jamais d’une tache rouge sur la main. Du coup, ils étaient faciles à repérer maintenant. Qu’un-Œil a aspiré sa salive entre ses dents. Sans le connaître, on aurait pu croire qu’il réfléchissait. « Mais je suis un type en or qui déteste voir souffrir, a-t-il repris. Alors je vais te laisser une chance de ne pas finir comme ce cancrelat, là. » Du pouce il a montré Fumée. Du feu a crépité entre les doigts de son autre main. L’Étrangleur a poussé un hurlement du genre à vous dénuder les nerfs et les saupoudrer de sel. « Tu peux faire durer le plaisir ou l’écourter. Tout dépend de toi. Raconte-moi ce que boutiquent les Félons là-haut à Taglios. » Il s’est penché plus près, a chuchoté : « Je peux même m’arranger pour que tu t’en tires. » Le prisonnier est resté bouche ouverte un moment. La sueur lui coulait dans les yeux, l’irritait. Il a essayé de secouer la tête pour la détourner. « Je parie qu’elle trouvera Gobelin mignon comme une puce, a dit Qu’un-Œil. Qu’est-ce que t’en penses, gamin ? — J’en pense que tu ferais mieux de continuer », a aboyé Toubib. Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’il recourait à la torture et la patience commençait à lui manquer pour les facéties de Qu’un-Œil et Gobelin. « Hé, baisse pas ton froc, chef. Ce type n’ira nulle part. — Mais ses congénères nous préparent quelque chose. » J’ai jeté un coup d’œil à oncle Doj pour voir ce qu’il pensait de la prise de bec. Son visage demeurait de marbre. Peut-être qu’il ne comprenait plus le taglien. « Si t’apprécies pas ma façon de faire mon boulot, flanque-moi à la porte et prends ma place. » Il a palpé le prisonnier. Le Félon s’est contracté par anticipation. « Alors, toi. Qu’est-ce qui se trame à Taglios ? Où sont Narayan et la fille de la nuit ? Aide-moi, qu’on abrège. » Je me suis crispé. J’ai ressenti un grand frisson. C’était quoi ? Le prisonnier a inspiré à grandes goulées. Il était couvert de sueur. Il ne pouvait pas gagner. S’il savait quoi que ce soit et parlait – comme il finirait par le faire –, les siens ne le lui pardonneraient pas. « Préparatifs pour le grand jour du mal », lui a déclaré Toubib, sondant ses pensées. J’éprouve de la compassion pour le Vieux. Même s’il récupère un jour sa fille, il ne retrouvera pas celle qu’il cherche. Elle est Félonne depuis le jour de sa naissance, éduquée pour être la Fille de la Nuit qui provoquera l’avènement de l’année des Crânes de Kina. Bon sang, ils l’ont consacrée à Kina alors qu’elle était encore dans l’utérus. Elle serait ce qu’ils voudraient faire d’elle. À savoir un être de ténèbres pour briser le cœur de ses parents. « Parle, mon joli. Dis-moi ce que j’ai besoin de savoir. » Qu’un-Œil s’efforçait de conserver le mode d’une conversation à deux, limitée à son client et lui. Il a laissé à l’Étrangleur un moment pour réfléchir. Nous autres regardions la scène sans afficher d’expression, éprouvant peut-être un soupçon de pitié. Cet homme était un rumel noir. Selon les rites des Étrangleurs, en principe, cela signifiait qu’il avait commis plus de trente meurtres de sang-froid – ou alors qu’il avait étranglé un rumel noir et s’était du fait acquis le même prestige par un moyen plus expéditif. Kina est bien Félonne par excellence. Elle adore trahir les siens à l’occasion. Un argument que Qu’un-Œil n’a pas songé à présenter à notre Félon captif. L’Étrangleur a crié de nouveau, essayé de gargouiller quelque chose. « Il va falloir que tu articules, lui a dit Qu’un-Œil. — Je ne peux rien dire. Je ne sais pas où ils sont. » Je le croyais. Narayan Singh ne resterait pas vivant s’il divulguait ses itinéraires dans une société où tout le monde voulait sa peau. « Dommage. Alors dis-nous seulement pourquoi il reste des Félons à Taglios, après tout ce temps. » Je me suis demandé pourquoi il revenait sans cesse sur ce point. Les Étrangleurs n’avaient pas osé agir en ville depuis des années. Qu’un-Œil et le Vieux avaient dû apprendre quelque chose. Mais comment ? Le prisonnier a hurlé. « Ceux qu’on capture sont toujours ignorants, a fait observer la Radisha. — Peu importe, a dit Toubib. Je sais exactement où est Singh. Ou du moins où il sera quand il cessera sa cavale. Tant qu’il ne se rend pas compte de cela, je sais que je pourrai l’avoir où je voudrai. » Un sourcil d’oncle Doj a remué. Ça devait commencer à l’intéresser. La Radisha observait avec une expression empreinte de morgue mais aussi de perplexité. Elle aimait croire que son cerveau était le seul à fonctionner au palais. Nous autres de la Compagnie noire aurions dû nous cantonner au rôle de muscle en location. On aurait presque entendu les grincements et les couinements de ses méninges en action. Comment Toubib pouvait-il savoir des choses pareilles ? « Où est-il ? a-t-elle lancé. — Pour l’instant, il fait des pieds et des mains pour essayer de s’allier avec Mogaba. Puisqu’on ne le coincera pas : il bougera plus vite que les messages qu’on pourrait envoyer pour le faire arrêter, oublions-le. » J’ai pensé à suggérer d’un mot les corbeaux. Toubib parle aux corbeaux. Et ces bestioles volent plus vite que même un Félon ne peut courir… mais je n’étais ni payé pour penser, ni là pour parler. « L’oublier ? » La Radisha était interloquée. « Pour l’instant seulement. Voyons plutôt ce que manigancent ses collègues. » Qu’un-Œil s’est remis au travail. J’ai observé oncle Doj qui était resté parfaitement discret dans son coin plus longtemps que je ne l’aurais cru possible. Il a remarqué mon regard. En nyueng bao, il a demandé : « Puis-je interroger l’homme ? — Pourquoi ? — Ce serait pour tester sa foi. — Vous ne parlez pas assez bien taglien. » Toc, dans les dents. « Alors traduisez. » Juste pour s’amuser, ou peut-être pour éprouver oncle Doj, Toubib a déclaré : « Ça ne me dérange pas, Murgen. Il ne peut pas causer de dégâts. » À l’entendre, on le sentait familier du dialecte nyueng bao. On aurait dit que sa remarque recelait un message sous-jacent destiné à oncle Doj – surtout si on la mettait en relation avec sa remarque récente sur la provenance de Bâton de Cendre. Je n’y comprenais plus rien. Et je développais une petite paranoïa moi-même. Étais-je bien revenu dans la réalité après ma dernière crise ? Dans un taglien tout à fait passable, oncle Doj a posé aimablement toute une série de questions au Félon, de celles auxquelles on répond d’ordinaire sans réfléchir. Nous avons appris que l’homme avait une famille mais que sa femme était morte en couches. Mais assez vite, comprenant qu’on le manipulait, il a tenu sa langue. Oncle Doj arpentait la salle comme un lutin tout guilleret, devisant et incitant le prisonnier à faire des confidences sur son passé mais sans pouvoir lui arracher d’aveu concernant un regain d’intérêt pour Taglios de la part des Étrangleurs. Toubib, ai-je remarqué, observait davantage oncle Doj que le prisonnier. En tant que capitaine, assez logiquement, il vit dans l’œil d’un cyclone de paranoïa. Toubib s’est penché vers moi. Comme un conspirateur, il m’a chuchoté à l’oreille : « Tu resteras quand les autres partiront. » Il ne m’a pas précisé pourquoi. Il est allé murmurer quelque chose à Qu’un-Œil dans un baragouin que je ne comprenais même pas. Il parlait au moins vingt langues, tant il avait passé d’années au sein de la Compagnie. Qu’un-Œil en maîtrisait sans doute une poignée de plus, mais il ne pouvait les utiliser qu’avec Gobelin. Le petit sorcier a opiné du chef et poursuivi son affaire. Assez vite, il a entraîné subrepticement oncle Doj et la Radisha vers la porte, tout en douceur, mine de rien. À telle enseigne qu’ils n’ont pas récriminé. Oncle Doj était un invité, la Radisha avait d’autres affaires pressantes à régler et Qu’un-Œil avait si bien abandonné ses manières abrasives qu’il les a persuadés que l’initiative émanait d’eux. En tout état de cause, ils sont partis. Toubib est sorti avec eux, sa contribution, mais il est revenu cinq minutes plus tard. « Bon, lui ai-je dit, j’ai assisté à tout. Plus rien d’épatant à entendre. Je peux quitter ma défroque de gratte-papier tatillon et m’atteler à mon projet de culture de navets. » Ce qui n’était qu’une demi-boutade. Chaque fois que la Compagnie fait halte quelque part, des gars se mettent à échafauder des projets. La nature humaine, faut croire. Le navet est inconnu ici, or j’ai repéré de vastes étendues de terres parfaites pour le cultiver, ainsi que le panais et la betterave sucrière. Et comme Hagop et Otto ne sont pas loin, les graines devraient être disponibles d’ici peu. Peut-être qu’ils ramèneront même des semis de patates. Toubib a souri et a glissé à Qu’un-Œil : « Ce minable ne nous dira rien d’utile. — Tu connais le refrain, chef ? Je te fiche mon billet qu’il gagne du temps. Il essaie de se cramponner à son secret un petit peu plus. Voilà ce qui lui traverse l’esprit à chaque fois que je lui fais mal : il se dit qu’il peut endurer cette douleur une fois encore. Et puis juste une fois de plus. — On va le laisser s’assoiffer un moment. » Toubib a poussé la chaise du Félon contre un mur et l’a recouvert d’un drap miteux, comme un meuble au rancart. « Murgen, écoute bien. Le temps va commencer à manquer. Les événements vont se précipiter. J’ai besoin de toi en première ligne, guéri ou pas. — À priori, c’est pas que ça m’enchante. » Il n’avait pas envie de plaisanter. « On a découvert des choses intéressantes sur Fumée. » Sans prévenir, il s’était mis à parler le dialecte des Cités Joyaux que personne ne pouvait comprendre ici en dehors de la Compagnie, à moins que Mogaba se soit trouvé dans les parages. « On a retardé le moment à cause de tes absences et de ce qu’elles pouvaient signifier, mais il faut qu’on avance. Il est temps de prendre des risques. Tu vas devoir apprendre quelques nouveaux tours, mon petit gars. — Tu essaies de me faire peur ? — Non. C’est important. Écoute attentivement. Je n’ai plus le loisir de travailler Fumée. Qu’un-Œil non plus. L’arsenal lui bouffe tout son temps. Et je ne fais confiance à personne à part toi pour ce boulot. — Hein ? Tu vas trop vite pour moi. — Écoute bien. Ce par quoi je veux dire : ouvre les yeux et les oreilles, mais ferme ta bouche. On n’aura peut-être pas beaucoup de temps. La Radisha peut décider de revenir titiller le Félon. Elle raffole de ce genre d’occupation. » Puis il a ajouté à Qu’un-Œil : « Fais-moi penser à essayer d’affecter Cordy Mather ici en permanence. Elle se laisse moins aller quand il est dans le coin. — Normalement, il devrait revenir en ville bientôt. S’il n’y est pas déjà. — Dire que c’est mon espion en chef ! m’a fait Toubib en secouant la tête et désignant Qu’un-Œil. Aveugle d’un œil et bigleux de l’autre. » J’ai tourné mon regard vers le criminel recouvert de son drap. Il s’était mis à ronfler. Un bon soldat prenant son repos quand l’occasion s’en présentait. 34 Les heures ont passé. Toubib est parti puis revenu. Il s’est approché pour me tapoter l’épaule. « Tu vois comme c’est facile, Murgen ? As-tu déjà vu un tour à la fois aussi énorme et aussi simple ? — Du gâteau, ai-je accordé. Comme sauter d’un tabouret. » Ou comme dégringoler dans un puits sans fond, peut-être, ce à quoi je m’étais bien assez entraîné involontairement. Rien n’est jamais aussi simple qu’on vous le garantit par avance. Je savais que la règle n’allait pas souffrir d’exception quand est venu le moment pour moi d’essayer ce truc qui paraissait quand même cinglé. « Au moins, maintenant, je sais comment tu t’y es pris pour acquérir tes foutus talents de barbouze, à savoir ce que tu n’aurais pas dû. » Toubib a rigolé. « Vas-y. » Rouler des mécaniques en révélant son étonnante découverte l’avait mis d’excellente humeur. « Essaie. » Je lui ai adressé un regard qu’il a décidé d’interpréter comme d’incompréhension de ce qu’il venait de dire. Ce qui n’était pas le cas. Comme sauter d’un tabouret. Mettons. Sauf que Qu’un-Œil n’est pas un très bon pédagogue. « Fais ce que Qu’un-Œil t’a montré. Décide de ce que tu veux voir. Dis-le à Fumée. Mais prends bien garde à ta façon de l’exprimer. Il faut être précis. Tout est dans la précision. L’ambiguïté est mortelle. — C’est toujours le cas en sorcellerie, à ce que j’ai pu lire ici ou là, capitaine. C’est chaque fois une ambiguïté qui flanque tout par terre. — Tu crois ? Tu as peut-être raison. » J’avais sans doute touché un point sensible, il s’est fait soudain songeur. « Vas-y. » Je rechignais. « Tout ça ressemble un peu trop à ce qui m’arrive quand je tombe dans le siphon pour Dejagore. Est-ce que Fumée pourrait être la cause de ces crises-là, d’une façon ou d’une autre ? » Toubib a secoué la tête. « Impossible. Ça n’a rien à voir. Vas-y. J’insiste. On perd du temps. Mets-toi en quête de quelque chose que tu as toujours voulu savoir pour les annales. On sera là pour te couvrir. — Et si je recherchais Otto et Hagop ? — Je sais où ils sont. Ils viennent de franchir la Première Cataracte. Ils seront ici dans quelques jours. Essaie autre chose. » Hagop et Otto avaient passé les trois dernières années à voyager dans le Nord avec une délégation taglienne et des lettres de Madame à distribuer à ceux qu’elle avait laissés derrière elle. Leur mission consistait à glaner toutes les informations connues dans cette région du monde à propos d’Ombrelongue, le Maître d’Ombres. L’une de ses défuntes collègues, Ombre-de-Tempête, s’était révélée être une réfugiée de l’ancien empire de Madame, Tempête, jusque-là passée pour morte. Deux autres sorciers démoniaques que tout le monde croyait trépassés depuis des lustres, à savoir le Hurleur et la sœur folle de Madame, Volesprit, étaient réapparus et faisaient peser sur nous leur menace. Et il y avait aussi Transformeur, mais, celui-là, nous le gardions à l’œil. Qu’Otto et Hagop se débrouillent pour survivre à un voyage aussi époustouflant tenait, de mon point de vue, du miracle. Mais Otto et Hagop ont la baraka. « J’espère qu’ils vont nous ramener une nouvelle collection de cicatrices pour alimenter la conversation. » Toubib a acquiescé. Il s’était un peu renfrogné. Il paraissait maintenant anxieux. Il était temps que je me mette à l’entraînement. Une tragédie inexpliquée du passé m’est venue à l’esprit. Il s’était produit un massacre extravagant, affreux, absurde dans un village appelé Chaînon, qui n’avait jamais été mis en rapport avec rien ou quiconque à ma connaissance. J’étais sûr qu’il s’était agi d’un événement important, mais je demeurais encore et toujours interloqué que personne n’ait cherché à élucider cette tuerie. J’ai saisi la main de Fumée, vidé mon esprit, énoncé clairement des instructions à voix basse. Et je suis parti – sorti de mon corps si soudainement que j’ai failli paniquer. Pendant un instant, j’ai cru que j’avais déjà vécu cette scène. Et pourtant je ne pouvais pas anticiper la suite. Le Vieux avait raison. Ça n’avait rien à voir avec mes plongées involontaires dans mon propre passé. Dans ce cauchemar-ci, j’étais conscient et je contrôlais la situation. J’étais un point de vue désincarné qui fonçait vers Chaînon, mais mes objectifs demeuraient clairs dans mon esprit. La différence était énorme. Quand je sombrais vers Dejagore, j’étais privé d’identité comme de prise sur la situation jusqu’au moment où j’émergeais nanti de ma personnalité du passé. Alors, j’oubliais l’avenir. Chaînon est un hameau de la rive méridionale du fleuve Majeur, qui fait face au gué de Vehdna-Bota. Pendant des siècles, le Majeur a constitué une frontière naturelle délimitant le cœur du pays taglien. Les populations qui vivent au sud du fleuve ont les mêmes langues et religions qu’à Taglios mais sont considérées, non sans condescendance, comme de lointains cousins par les Tagliens eux-mêmes. La part non agraire de l’économie de Chaînon gravitait autour d’une petite écurie relais pour les estafettes militaires. Une garnison minimale de cavaliers shadars tenait le relais et surveillait le trafic du gué. Chaînon était une de ces affectations dont rêvent les conscrits. Pas d’officier et très peu de travail. Un gué praticable trois mois par an tout au plus. Mais la garnison recevait sa paye toute l’année. L’esprit de Fumée a plané vers ce désastre d’il y a longtemps. Je suis resté avec lui, continuant de nourrir des craintes en dépit des assurances de Toubib. Il faisait un noir d’encre à Chaînon, cette nuit-là de jadis. C’était une nuit à engendrer l’horreur, à instiller ces cauchemars où les hommes ne sont plus les prédateurs mais les proies. Un monstre avançait d’un pas lourd dans le hameau et se dirigeait vers l’écurie de l’armée. J’observais depuis un endroit où nul ne pouvait me remarquer. Un soldat solitaire montait la garde. Il piquait du nez. Ni lui ni les chevaux ne sentaient le danger. Le loquet s’est levé à l’intérieur de la porte de l’écurie. Aucun esprit animal ne pouvait deviner qu’il fallait réagir. Le planton s’est réveillé juste à temps pour voir une forme sombre aux yeux violets fondre sur lui. Le monstre s’est nourri puis est ressorti de son pas lourd dans la nuit. Il a tué de nouveau. Les hurlements ont réveillé la garnison. Les soldats ont empoigné leurs armes. Le monstre, pareil à une énorme panthère noire, s’est esquivé vers le fleuve et a gagné la rive nord à la nage. Je savais quelque chose, désormais. Le tueur était un transformeur ; c’était donc l’acolyte du sorcier Transformeur que nous avions liquidé la nuit où nous nous étions emparés de Dejagore. Elle s’était enfuie, prisonnière de sa forme animale. Comment expliquer que cet incident soit resté unique en quatre ans ? Je voulais suivre la panthère pour découvrir ce qu’elle était devenue, mais je me suis trouvé dans l’incapacité d’amadouer Fumée pour m’emmener. À ce que j’avais pu déceler, le sorcier comateux avait beau ne disposer ni de volonté ni de personnalité, on ne pouvait pas le contraindre indéfiniment. Étonnant, ça. Je n’ai éprouvé aucune émotion véritable jusqu’à mon retour dans la réalité du palais. Alors, j’ai tout encaissé de plein fouet, durement, comme une déferlante qui m’a laissé pantois. J’ai demandé : « Tout ce que je vois là-bas, c’est vrai ? — On n’a pas la preuve du contraire. » La formulation prudente de Toubib induisait une certaine réserve. Toujours méfiant, notre capitaine. « Tu en tires, une tête. T’as vu du vilain ? — Plutôt, oui. » Qu’un-Œil était parti. Et l’Étrangleur s’était souillé. J’ai froncé le nez. « Je peux utiliser Fumée pour me rendre n’importe où ? — Presque. Il y a des coins où il ne veut pas ou ne peut pas aller. Et il ne pourra pas remonter à une date antérieure à son coma. Tu peux maintenant compléter les annales dans le style d’un témoin oculaire si le cœur t’en dit. Mais souviens-toi de toujours rester attentif quand tu le dirigeras. — Woua. » Je commençais à mesurer les conséquences. « Ça vaut une légion de vétérans, ça. » Maintenant je comprenais comment Toubib avait déjoué d’incroyables complots récemment. Si on peut se percher sur l’épaule de son ennemi, rien n’ira comme il le souhaite. « Bien davantage. Et c’est pourquoi il va falloir que tu n’en pipes mot à personne, pas même ta belle. — La Radisha est au courant ? — Non. Toi, Qu’un-Œil et moi. Peut-être Gobelin, s’il fallait que Qu’un-Œil en cause à quelqu’un. Et ce serait la limite. Qu’un-Œil a découvert le procédé par hasard en essayant de sortir Fumée de son coma. Fumée s’est rendu à Belvédère. Il a circulé à l’intérieur de la forteresse. Il a d’ailleurs rencontré Ombrelongue. On voulait lui poser des questions. On a décidé qu’elles attendraient. Tu n’en parles à personne. Compris ? — Et voilà que tu recommences à soupçonner ma belle-famille. — Je te trancherais la gorge. — Pigé, chef. J’éviterai les rodomontades avec mes potes Félons les soirs de beuverie. Merde. Ce truc peut nous faire gagner la guerre. — C’est un atout. Tant que le secret sera préservé. J’ai affaire avec la Radisha. Entraîne-toi à te servir de lui. Et ne crains pas de le surmener. Tu ne pourras pas. » Il m’a serré l’épaule et a quitté la pièce d’un pas qui paraissait à la fois déterminé et fataliste. Sans doute allait-il affronter une nouvelle réunion budgétaire. Selon qu’on se plaçait du point de vue du Libérateur ou de celui de la Radisha, les militaires recevaient des clopinettes ou bien asphyxiaient les finances. Bon. Je me retrouvais donc seul avec ce sorcier à demi mort et un Étrangleur puant sous un drap miteux. J’ai envisagé d’utiliser Fumée pour découvrir ce que les copains de Chlingo mijotaient à Taglios, mais je me suis dit que le capitaine ne l’aurait pas fait interroger si Fumée avait pu fournir des réponses utiles. Peut-être fallait-il non seulement être précis dans les instructions, mais encore concevoir une idée de ce qu’on cherchait. Sans doute ne pouvait-on aboutir à rien faute de pouvoir donner ne serait-ce qu’une orientation de départ. Pour résumer ? Le vieux Fumée était un miracle, mais il avait de sérieuses limites. Et la plupart se trouvaient en premier lieu à l’intérieur de nos têtes. Nous serions aidés ou desservis par nos propres conceptions. Que devais-je aller voir, alors ? J’étais maintenant tout excité. Prêt pour l’aventure. Alors, quoi ? Pourquoi jouer petit bras ? Et si j’allais espionner le Maître d’Ombres en personne, Ombrelongue, numéro un sur la liste des bêtes noires de la Compagnie. 35 Ombrelongue aurait pu être le fruit d’une de mes élucubrations. C’était un personnage franchement effrayant. Grand, maigre, nerveux, tantôt emporté par des accès de fureur et tantôt la proie de sortilèges soudains qui le faisaient trembler comme une crise de malaria. Il portait une sorte de longue tunique flottante noire qui cachait sa silhouette morbide et décharnée. Il mangeait rarement et alors se contentait de picorer. On aurait pu le croire rescapé d’une famine. Des fils d’or et d’argent scintillants, brodés ou tissés dans sa robe, lui offraient la protection de dizaines de sortilèges permanents. De prime abord, il paraissait cent fois plus paranoïaque que Toubib. Mais il avait ses raisons. Le monde entier regorgeait de gens qui voulaient rôtir sa carcasse osseuse, et ses amis les plus proches étaient Mogaba et Lame. Le Hurleur n’en était pas un. C’était un allié. Une des obsessions d’Ombrelongue, c’était la Compagnie noire. Je ne comprenais pas pourquoi. Logiquement, nous n’aurions pas dû l’inquiéter. Nous n’étions pas des tueurs de mondes. Son visage, qu’il gardait masqué sauf quand il était seul, ressemblait à un crâne. Ses traits cireux et blêmes étaient figés dans une expression permanente de peur. Impossible de deviner son ethnie de naissance. Des taches roses cernaient ses yeux d’un gris délavé, mais je ne crois pas qu’il était albinos. J’ai tiré parti du potentiel de Fumée, effectué des sauts de puce à travers le temps pour parvenir plus vite aux choses intéressantes. Pas une seule fois je n’ai vu Ombrelongue ôter complètement sa tenue. L’homme ne prenait pas de bain. Il ne se changeait jamais. Il portait des gants en permanence. Dernier des quatre Maîtres d’Ombres, désormais l’unique, il régnait en tyran incontesté sur la ville de Prenlombre et en demi-dieu dans sa forteresse de Belvédère. La moindre de ses lubies pouvait engendrer cent terreurs et faire courir dix mille hommes pour le satisfaire. Et pourtant il menait une vie de prisonnier, sans espoir de libération. Belvédère est, à une exception près, l’ouvrage de main d’homme le plus méridional qui soit. J’ai tenté de m’aventurer plus loin que cette forteresse. Quelque part dans les brumes au-delà de Prenlombre se trouve Khatovar, la destination de notre périple depuis des années. Y jeter juste un coup d’œil serait merveilleux. Fumée refuse d’aller plus au sud. Le simple nom de Khatovar le rendait déjà fou du temps où il était valide. C’était à cause de Khatovar qu’il avait trahi la Radisha et le Prahbrindrah Drah, voilà des années. Cette hantise avait dû s’imprimer dans sa chair et son âme. La forteresse d’Ombrelongue était titanesque. Belvédère ridiculisait par ses dimensions tous les édifices humains qu’il m’avait été donné de voir jusque-là, y compris la gigantesque tour de Madame à Charme. Débutée vingt ans plus tôt, sa construction phagocytait toutes les ressources de Prenlombre, cette ville qui portait le nom de Kiaulune avant l’arrivée des Maîtres d’Ombres. Kiaulune signifie « Porte de l’Ombre » en langue locale. Les maçons travaillaient jour et nuit. Ils ne connaissaient pas de repos. Ombrelongue avait décidé qu’il fallait achever sa forteresse avant que ses ennemis ne s’en prennent à lui. S’il gagnait cette course, pensait-il, il deviendrait maître du monde. Aucune puissance de cette terre, du ciel ou de l’enfer ne serait en mesure de lui nuire dans un Belvédère terminé. Pas même les ténèbres qui l’effleuraient chaque nuit de leurs terreurs. L’enceinte extérieure de Belvédère s’élevait à plus de trente mètres. Allez trouver des échelles de cette taille ! Des inscriptions de cuivre, d’or et d’argent rutilaient sur les plaques d’acier qui recouvraient la surface rugueuse des murs de pierre en façade. Des bataillons d’ouvriers consacraient leurs journées entières à polir et lustrer ces runes. Je ne pouvais pas les lire, mais je savais qu’elles ancraient de puissants sortilèges de défense. D’ailleurs, les sortilèges d’Ombrelongue se superposaient partout à Belvédère, couche sur couche. Pour peu qu’on lui en laisse le temps, il camouflerait chaque mètre carré de la forteresse sous un impénétrable lacis de sorcellerie. Au coucher du soleil, tout le site de Belvédère s’embrasait de mille feux. D’étincelants bulbes de cristal surmontaient chaque tour et donnaient l’impression d’une forêt de phares. Ces dômes de cristal servaient à Ombrelongue de postes d’observation et d’abris contre ce qui le terrifiait. Les puissantes lumières éradiquaient toutes les ombres. Il avait peur de ce qu’il maîtrisait mieux que tout au monde. Au fond, la Compagnie noire, pour lui, n’était qu’un désagrément comparable à un moustique bourdonnant. Même inachevée, Belvédère m’impressionnait profondément. Quelle sorte de fou à l’orgueil démesuré fallait-il être pour relever le défi d’une confrontation impliquant de passer outre une telle forteresse ? Mais Ombrelongue avait des ennemis moins impressionnables que moi. Pour certains d’entre eux, aucune forteresse sur terre, ni même le temps, ne signifiait grand-chose. Ils le dévoreraient maintenant ou plus tard, à l’instant où il baisserait sa garde. Il avait choisi d’abattre ses ultimes cartes dans un jeu où les risques étaient aussi effroyables que les gains potentiels énormes. Il était trop tard pour se retirer de la partie. Il serait vainqueur ou victime. Ombrelongue vivait dans la salle de cristal qui coiffait le donjon de Belvédère. Il dormait rarement, par peur de la nuit. Il passait des heures et des heures le regard braqué vers le sud, vers la plaine de pierre scintillante. Un cri rauque a stridulé au-dessus de la ville sinistre. Les habitants de Prenlombre l’ont ignoré. Quand ils pensaient un tant soit peu à l’étrange allié de leur maître, c’était pour espérer que, par un revirement du sort, il lui déroberait son arme redoutable. Les habitants de Kiaulune étaient las, brisés, désespérés, pire encore que les Jaicuris au plus profond de leur abattement pendant le siège de Dejagore. Presque tous étaient trop jeunes pour se remémorer une époque où leurs vies n’étaient pas plus conditionnées par les pouvoirs d’un Maître d’Ombres que par ceux de leurs dieux perdus. Même Ombrelongue ne pouvait empêcher les rumeurs de se propager. Même au cœur de son empire, il fallait que des gens voyagent ; or les voyageurs colportent toujours des histoires. Certaines sont parfois vraies. Les gens de Prenlombre savaient qu’une menace venue du nord approchait. Toutes ces rumeurs s’échafaudaient autour d’un nom : celui de la Compagnie noire. Personne ne s’en réjouissait. Ombrelongue était un vrai diable, mais beaucoup de ses sujets craignaient que sa chute n’annonce une saison bien plus funeste encore. Hommes, femmes et enfants, les habitants de Prenlombre étaient au fait d’un vrai grand secret de l’univers : derrière chaque péril dont on peut apercevoir le visage se cache toujours un spectre plus dangereux encore. Si Ombrelongue gesticulait, infligeait peines et tourments, c’était parce que lui-même était soumis à mille terreurs. C’était hideux, là-bas. Si épouvantable que j’ai voulu revenir quelque part où il ferait plus chaud, où quelqu’un me prendrait dans ses bras et me dirait que l’obscurité n’était pas partout synonyme de menace à l’affût. Je voulais ma Sarie, ma clarté dans la nuit qui régit le monde. « Fumée, ramène-moi chez moi. » 36 Toubib m’avait mis en garde. Sois précis, avait-il dit. Il m’avait même prévenu à plusieurs reprises, en vérité. J’ai été ballotté en tous sens, puis jeté dans un lieu de mort et de feu où brûlaient des papiers : je les voyais brunir, se racornir et noircir au ralenti. Affalé dans mon vomi, j’ai vu du sang s’épandre et former une flaque autour de moi. Une cavalcade de pas résonnait dans mon esprit comme la lente et sourde marche d’un géant. J’entendais des cris interminables. Toubib m’avait prévenu. J’étais frappé de stupeur. Ce qu’il ne m’avait pas dit, faute peut-être d’en avoir conscience, c’était que l’idée de chez-soi pouvait dans l’esprit d’un homme se définir par une douleur émotionnelle. Déchiré. Déchiqueté. Fumée m’a ramené à Taglios pour cette minute dans le présent réel qui paraît être la fin de tout temps. Je me suis senti chavirer et je me suis extrait de là avec une telle révulsion que j’ai tout précipité en enfer : moi, les odieux lambeaux et un Fumée désorienté. Il n’avait plus de volonté, plus d’identité, en conséquence de quoi il n’a pas pu rire quand le lac de douleur m’a englouti. L’enfer porte un nom. Ce nom, c’est Dejagore. Mais Dejagore n’est qu’une facette mineure de l’enfer. Du grand Enfer, je me suis échappé. Une fois de plus. Pas d’identité, pas de volonté. Le vent souffle mais rien ne bouge là où se trouve la pierre scintillante. La nuit tombe. Le vent meurt. La plaine libère sa chaleur tandis que les ombres s’éveillent. La clarté de la lune s’installe dans le silence de pierre. La plaine s’étend à l’est, à l’ouest, au nord et au sud, sans frontière discernable depuis l’intérieur. Mais, quoique ses limites soient incertaines, elle possède un centre. Un édifice hallucinant le matérialise, bâti avec la même pierre que les colonnes et la plaine. Dans cette place forte, rien ne bouge non plus. Parfois des brumes ou des rayons de lumière y palpitent quand ils parviennent à s’y immiscer par les portes du rêve. Des ombres sont tapies dans les recoins. Et, bien en profondeur, au mitan de ce lieu, dans le battement ténu d’un cœur de ténèbres, se trouve une forme de vie. 37 Pas de volonté. Pas d’identité. Maintenant, plus de Fumée. Seulement la souffrance. Au point que Fumée a dérivé au loin. Maintenant, l’abandon à la servitude des souvenirs. Maintenant chez moi dans une maison de souffrance. 38 Vous voilà ! Bon, nous y sommes à nouveau. Vous nous avez manqué. … chose sans visage qui, en dépit de cela, paraît sourire, satisfaite d’elle-même. Ç’a été une nuit pleine de péripéties. Non ? Et les festivités continuent. Regardez là. La Compagnie noire et ses auxiliaires ont entrepris de pourrir la vie aux lascars de l’Ombre qui ont eu le toupet d’élire domicile à l’intérieur des murs de Dejagore. Regardez comme ils se servent des leurres et des soldats imaginaires pour attirer les gars du Sud dans des pièges mortels, pour les amener à se découvrir. Oh. Revenez à cette muraille. Il s’agit d’un détail, mais c’est avec ça qu’on écrit les épopées. Les combats se sont décalés vers l’est de la ville. Il n’y a presque plus personne par ici, maintenant. Quelques gardes pour surveiller depuis le chemin de ronde, c’est tout. Et quelques éclaireurs de l’Ombre qui furètent sans enthousiasme dans l’obscurité, assez inattentifs. Sans quoi, comment pourraient-ils manquer cette petite créature arachnéenne qui descend en rappel le long de la muraille ? Pourquoi diable est-ce qu’un sorcier de quatrième rang, vieux de deux cents ans, se met en tête de descendre au moyen d’une corde au pied d’un rempart où de petits hommes bruns très hostiles pourraient décider de lui faire sa fête ? L’étalon blessé de cette mystérieuse race ensorcelée a cessé de hennir. Enfin. Il est mort. La blessure qui lui a été fatale, encore luminescente, exhale des vapeurs verdâtres. Là-bas ? Oui. Regardez-les. Deux vilaines créatures, pas vrai ? nimbées de leurs brumes roses. On ne dirait pas qu’elles arrivent pour dévaster la ville, pourtant, si ? Que passe-t-il là-bas ? Des soldats de l’Ombre qui s’égaillent comme si un renard entrait dans le poulailler. Ils poussent des cris de terreur pure. Au milieu d’eux, une forme noire se déplace souplement. Regardez. Ça vient de faucher un homme. Vous avez vu ? Il reste si peu de clarté que le centre de la bataille fluctue. Le vieil homme est aussi noir que le cœur de la nuit elle-même. Vous croyez que les yeux d’un mortel pourront le remarquer, trottant parmi les morts ? Où va-t-il ? Vers le cadavre du cheval de Tisse-Ombre ? Qui soupçonnerait cela ? Un comportement de fou. L’ombre rampante progresse aussi vers le cadavre du cheval. Voyez comme ses yeux rougeoient quand les feux de la ville jettent des éclats. Regardez-moi cet idiot qui se dirige droit dessus au lieu de fuir dans la direction opposée. C’est plus fort que lui, on dirait. La bêtise peut être fatale. On ne voit plus le petit homme noir parce qu’il s’est immobilisé. Le voici. Il a entendu quelque chose. Et le voilà qui repart au trot vers l’étalon mort. Il veut récupérer sa lance. Et peut-être à raison, aussi déraisonnable cela semble-t-il. Il a travaillé dur pour la confectionner. Il s’est arrêté de nouveau, les yeux écarquillés, il hume la nuit et perçoit une odeur presque oubliée. Au même instant, les ténèbres mortelles ont aussi vent de lui. Un feulement de triomphe à glacer le sang retentit dans la plaine. L’ombre accélère. Le petit homme noir empoigne sa lance et détale vers la muraille. Va-t-il réussir ? Ses deux courtes et vieilles jambes l’emporteront-elles assez vite pour qu’il échappe à la mort qui fond sur lui ? La créature est massive. Elle jubile. Le petit homme atteint la corde. Mais il est encore à vingt-cinq mètres de la sécurité. Il est vieux, essoufflé. Il fait volte-face. Juste à temps. La pointe de sa lance se tourne contre le monstre au moment où celui-ci bondit. La bête se contorsionne en l’air, évite de s’embrocher mais écope d’une profonde entaille entre le museau et l’oreille gauche. Elle hurle. Une vapeur verdâtre monte de la plaie rouge et luisante. L’animal perd tout intérêt pour l’homme qui entame la longue escalade vers le rempart. Cette étrange lance sculptée lui barre le dos maintenant, retenue par une vulgaire cordelette. Nul ne le remarque. Nul ne s’intéresse à la scène. Les combats ont dérivé ailleurs. 39 On dirait que les soldats du Sud ont fermé les yeux et se sont fourré la tête dans une ruche, pas vrai ? Comment ? Pourquoi ce manque d’ardeur ? Venez voir. C’est amusant. Où qu’on se tourne, ceux du Sud battent en retraite. Tantôt ils prennent leurs jambes à leur cou, tantôt ils se coulent discrètement dans l’obscurité pour filer en douce avant que la mort ne les rattrape. Regardez là. Tisse-Ombre, le monarque ennemi lui-même, tout sauf estropié, qui ne prête attention à rien ni personne à part ces deux figures archétypales descendues des collines dans leur halo rose pour lui régler son compte. Et Mogaba ? Observez-le, ce maître tacticien. Regardez-le jouer le guerrier de légende, exploitant les faiblesses de l’ennemi maintenant que l’heure n’est plus à exécuter la perfidie qu’il avait en tête plus tôt dans la soirée. Voyez cela ? Aucun soldat du Sud, de quelque réputation qu’il soit, n’ose l’approcher. Même leurs champions sont pareils à des enfants novices quand il s’avance vers eux. Il est trop, ce Mogaba. Il est le preux triomphant de sa propre saga imaginaire. Quelque chose a déserté les soldats du Sud. Ils voulaient conquérir. Ils savaient qu’ils devaient conquérir parce que leur maître Tisse-Ombre n’allait tolérer rien de moins. Il manque singulièrement de compréhension pour ce qui touche aux échecs. Une partie de son armée a solidement pris pied dans la ville. Un entêtement modéré devrait leur donner le succès. Sauf qu’ils se débandent. Quelque chose s’est emparé d’eux qui les convainc que même leurs âmes ne survivront pas s’ils restent à l’intérieur de Dejagore. 40 « Ça va, Murgen ? » J’ai secoué la tête. Je me sentais comme un gosse qui aurait fait la toupie pendant cinq minutes pour se donner intentionnellement le vertige et gagner un pari idiot. Je me trouvais dans une ruelle. Gobelin le nabot, à côté de moi, avait l’air très inquiet. « Ça va », ai-je répondu. Alors je suis tombé à genoux, j’ai tendu les bras pour m’accrocher à un mur de la ruelle et ne plus me sentir chavirer. « Ça va, ai-je insisté. — Naturellement que ça va. Chandelles, garde-moi cette épave à l’œil. S’il veut jouer les matamores, fais la sourde oreille. Il a le cœur trop tendre. » Je me suis contrôlé pour ne pas prendre la mouche. Peut-être étais-je effectivement trop doux, trop bête. Sûr que le monde ne fait pas de cadeaux à ceux qui s’efforcent d’être doux et réfléchis. Le vertige s’est estompé et j’ai bientôt pu cesser de me cramponner. Une bagarre a éclaté derrière nous. Une voix nasillarde a vitupéré dans une langue fluide. Une autre a grondé : « C’est qu’il se démène, ce salaud ! — Ho ho ho ! ai-je crié. Laissez-le ! Qu’il approche. » Chandelles ne m’a pas tapé sur la tête ni contredit. Le petit Nyueng Bao râblé qui m’avait introduit dans la cachette de Ky Dom s’est avancé vers moi. Il se frottait la joue droite. Il paraissait ébahi qu’on ait osé lever la main sur lui. Encore tout offusqué, il a pris la parole en nyueng bao. « Désolé, vieux, l’ai-je interrompu. Moi pas comprendre. Faudra que ce soit en taglien ou en groghor, avec moi. » En groghor, langue que ma grand-mère maternelle connaissait vu que mon grand-père l’avait capturée chez ce peuple, j’ai demandé : « Qu’est-ce qui se passe ? » Je connaissais à tout casser vingt mots de groghor, mais c’était vingt de plus que quiconque dans un rayon de dix mille kilomètres. « Le porte-parole m’envoie pour que je vous conduise là où l’envahisseur est le plus vulnérable. On l’a bien observé, on sait. — Merci. On apprécie. On vous suit. » Changeant de langue, j’ai fait remarquer : « Merveilleux comme ces types connaissent soudain la langue quand ils veulent quelque chose. » Chandelles a grommelé. Gobelin, qui était parti fureter en reconnaissance, est revenu pour me conseiller d’attaquer dans les parages préconisés par le Nyueng Bao. Le courtaud a paru un peu surpris qu’on soit capables de trouver notre cul avec nos mains, voire même vaguement mécontent. « T’as un nom, petit râblé ? ai-je demandé. Parce que, si t’en as pas, je peux te garantir que ces gars vont t’en coller un qui aura peu de chances de te plaire. — Écoute-le, écoute-le, a confirmé Gobelin en gloussant. — Je suis Doj. Tous les Nyueng Bao m’appellent oncle Doj. — D’accord, l’oncle. Tu montes au créneau avec nous ? Ou es-tu seulement venu pour nous indiquer le chemin. » Déjà Gobelin distribuait des instructions aux gars qui se rassemblaient discrètement derrière nous. Aucun doute qu’il avait disséminé chez l’ennemi quelques petits sortilèges soporifiques ou perturbateurs pendant sa reconnaissance. Une légère mise au point était nécessaire. Nous allions attaquer leur maillon faible, tuer tout ce qui bougeait, séparer leurs forces en deux, massacrer tous ceux qui ne luiraient pas, et puis nous allions nous replier avant que Mogaba se sente trop en confiance. « Je vous accompagnerai, même si c’est une interprétation un peu extrême des consignes du porte-parole. Vous autres guerriers d’os nous surprenez continuellement. Je suis curieux de vous voir au travail. » Je n’avais jamais envisagé l’activité consistant à tuer les gens en termes de travail, mais je n’avais pas envie de relever. « Vous parlez très bien le taglien, l’oncle. » Il a souri. « J’ai pourtant l’esprit comme une passoire, soldat de pierre. Peut-être bien que j’aurai tout oublié ce soir. » À moins que le porte-parole ne lui stimule la mémoire, je suppose. Finalement, oncle Doj ne s’est pas contenté de nous regarder frapper de taille et d’estoc. Il s’est transformé en homme-cyclone tourbillonnant, armé d’une épée-éclair. Il était aussi vif que la foudre et gracieux qu’un danseur. À chacun de ses mouvements, un ennemi tombait. « Nom d’un chien, ai-je glissé à Gobelin un peu plus tard, fais-moi penser à éviter toute querelle avec ce type. — Je te ferai penser à prendre une arbalète et à lui tirer dans le dos à trente pas, voilà ce que je ferai. En ayant pris soin de lui coller au préalable un sortilège qui rend sourd et abruti, histoire d’équilibrer un peu le duel. — Tu ne t’étonneras pas si c’est moi qui viens te distraire le jour où Qu’un-Œil se faufilera derrière toi pour t’offrir un suppositoire en cactus. — En parlant du nabot, dis-moi… tu ne trouves pas qu’il se fait remarquer par ses absences, dernièrement ? » J’ai dépêché des messages aux différentes unités disant que nous avions accompli notre part pour soulager les troupes de Mogaba, que nous devions tous nous replier vers notre quartier de la ville, nous soigner, piquer un somme, tout ça. « Oncle Doj, ai-je dit à l’aîné nyueng bao, s’il vous plaît, faites savoir au porte-parole que la Compagnie noire se sent redevable. Dites-lui qu’il pourra compter sur notre amitié n’importe quand. Nous ferons notre possible pour vous obliger. » Le petit homme trapu s’est incliné si bas que le geste devait signifier quelque chose. J’ai répondu en m’inclinant presque aussi bas. La bonne réaction, visiblement, car il a esquissé un sourire puis une petite révérence avant de tourner les talons. « Il cavale comme un canard, a fait observer Chandelles. — Je suis content que ce canard-là ait été dans notre camp, pourtant. — Ça, tu peux le dire et le redire. — Je suis content que ce canard… aagh ! » Chandelles m’avait pris à la gorge. « Que quelqu’un m’aide à le faire taire. » C’était juste le début d’une grande nuit de défoulement. Je n’ai pas eu l’occasion de participer moi-même, mais on m’a raconté que ç’a été une nuit d’anthologie pour les prostituées jaicuries. 41 « Où étais-tu fourré ? ai-je grondé à Qu’un-Œil. La Compagnie vient de vivre une des pages les plus moches de son histoire qui a duré bien… des jours. Et toi tu as trouvé le moyen de resquiller chaque seconde. » Ce n’était pas que sa présence aurait changé grand-chose. Qu’un-Œil a souri. Il se fichait de ma rogne comme d’une guigne. Il avait survécu ou fait le gros dos à des kyrielles de morveux dans mon genre. « Merde, gamin, il a fallu que j’aille récupérer mon embroche-Maître d’Ombres, tout de même. C’est que j’ai investi pas mal de boulot dans ce truc… Qu’est-ce qui se passe ? — Hmm ? » Pendant un instant, j’ai eu la vision d’un petit pou noir galopant dans un paysage gris, comme si je l’observais depuis une hauteur inaccessible à Dejagore, plus haut encore que ce donjon où la vieille équipe n’était plus la bienvenue. « T’occupe, nabot. J’aimerais te botter le train, mais à quoi bon ? Ainsi donc, tu es sorti des murs. Que sont devenus l’Endeuilleur et Ôte-la-Vie ? » Pendant que je facilitais la vie de notre chef, ces deux-là avaient disparu sans laisser de trace. Je me suis demandé en quels termes Mogaba raconterait tout cela s’il tenait les annales. « Qu’un-Œil ? — Quoi ? » Il paraissait agacé. « Tu peux me répondre ? Que sont devenus l’Endeuilleur et Ôte-la-Vie ? — Je vais te dire, gamin : je n’en ai pas la moindre foutue idée. Et je m’en balance. Je n’avais qu’une chose en tête : récupérer ma lance pour m’en servir encore dès que ce connard détournera le regard. Ensuite il a fallu que j’évite une bande de ces pouilleux du Sud qui voulaient me mettre la main sur le paletot. Ils sont repartis je ne sais où. Ça te va ? » Bref, aucun de nous ne pouvait éclairer ce mystère. Parce qu’ils avaient disparu au moment où la situation des soldats de l’Ombre se faisait la plus précaire. Tisse-Ombre cavalait la queue entre les jambes et ses gars auraient pu être écrasés. « Si ç’avait été le Vieux et Madame, ils ne se seraient pas arrêtés en si bon chemin, non ? » J’ai observé un corbeau albinos perché à moins de vingt pas. Tête dressée, l’animal me dévisageait avec une expression d’intelligence mauvaise. Il y avait beaucoup de corbeaux, ce soir-là. Quelque part, quelqu’un poursuivait ses menées. Je n’étais qu’un pion ballotté dans des remous d’intrigues. Mais si nous faisions montre de prudence, la Compagnie s’en tirerait peut-être sans se faire balayer. Mogaba, les Nars et leurs troupes tagliennes sont restés sur la brèche pendant plusieurs jours. Peut-être ceux de l’Ombre avaient-ils décidé d’en faire baver à Mogaba parce qu’il n’avait pas rempli sa part du contrat tacite. Un exemple de plus de la façon dont les gens d’ici peuvent perdre la boule dès qu’ils ont affaire à la Compagnie noire. Il avait de quoi être nerveux, sûr, le type qui se prenait à songer que tout le monde dans un rayon de mille kilomètres maudissait le jour de sa naissance. Mes gars se réjouissaient de la situation de Mogaba. Et je ne pouvais pas les blâmer. On lui avait donné exactement ce qu’il avait demandé. On lui avait sauvé la mise et, grâce à nous, il n’avait plus eu qu’à virer quelques ennemis de la ville. Il a fallu que je le voie presque tous les jours en réunion d’état-major. Encore et encore, on se montrait aux soldats, on jouait la comédie des frères coude à coude contre l’ennemi féroce. Personne n’était dupe, à part peut-être Mogaba. Je n’en ai pas fait une affaire personnelle. J’ai adopté l’attitude qu’auraient approuvée les annalistes de jadis, ai-je estimé, consistant à dépeindre Mogaba comme n’étant pas des nôtres. Nous sommes la Compagnie noire. Nous n’avons pas d’amis. Tous les autres sont contre nous ou, au mieux, sujets à caution. Cette relation au monde n’implique ni haine ni aucune émotion. Elle requiert en revanche de la vigilance. Peut-être notre refus de nous rebiffer, ou seulement de reconnaître sa traîtrise, a-t-il fait office de dernière goutte pour Mogaba, ou peut-être s’est-il rendu compte que même ses compatriotes Nars pensaient que le vrai capitaine était encore en vie. Quoi qu’il en soit, le grand guerrier de légende a franchi un cap définitif – il ne ferait plus machine arrière. Mais la vérité, nous l’avons découverte plus tard, au prix d’un tribut de souffrances. Il a fallu sept jours pour que la situation revienne à la normale à Dejagore – si l’on peut qualifier de normale celle d’avant le grand assaut. Les deux camps avaient été saignés à blanc. Je pensais que Tisse-Ombre allait maintenant panser ses plaies et nous affamer un moment. 42 « J’ai un truc pour toi, gamin. » Je me suis réveillé en sursaut. « Que… ? » Que s’était-il passé ? En principe, je ne m’endors pas comme ça. Qu’un-Œil arborait un large sourire de faux cul, mais qui s’est évaporé dès qu’il m’a regardé de plus près. Il a plongé ses yeux dans les miens, m’a saisi le menton, tourné la tête à droite, à gauche. « Tu viens d’avoir un de tes sortilèges ? — Quels sortilèges ? — Tu sais ce que je veux dire. » Pas trop. Je me cantonnais à croire sur parole leur constat : j’étais parfois bizarre. « T’as un genre de miroitement psychique. Peut-être bien que je te prends juste à temps. » Lui et Gobelin discutaient sans cesse d’expériences à mener pour découvrir l’origine de mon mal, mais manifestement le temps avait toujours manqué pour qu’ils s’y mettent vraiment. « Alors, qu’est-ce qui t’amène ? — Les équipes de terrassement ont débouché dans les vieilles catacombes ce matin. — Longo m’a dit. — Tout le monde cavale là-dedans, c’est la grosse excitation. — J’imagine. Ils ont trouvé un trésor ? » On aurait dit que quelqu’un lui marchait sur le pied. Marrant comme ce crapaud roublard peut réussir à donner le change et paraître sincèrement offusqué. « Arrête ton numéro. — On a dégotté des livres. Toute une pile. Tous bien scellés et tout. On dirait qu’ils sont là depuis l’arrivée des Maîtres d’Ombres. — Ce serait logique vu qu’ils ont toujours brûlé les livres et les prêtres. T’as trouvé des prêtres ratatinés dans des recoins aussi ? — Que tchi. Écoute, il faut que j’y redescende. » Avant que quelqu’un lui fauche un pactole sous le nez, aucun doute. « J’ai demandé à deux gars de remonter ces bouquins pour toi. — Dieu te garde d’accomplir un pareil effort toi-même. — T’as un sérieux problème d’attitude, gamin. Je suis un vieil homme. » Sur ce, Qu’un-Œil a pris la tangente. Sa stratégie dès qu’il sent qu’il va se trouver dans une position indéfendable. Une ville est rarement bouclée si hermétiquement qu’aucune nouvelle ne filtre de l’extérieur. Elle prend parfois des allures de mythe, mais la rumeur finit par pénétrer. À Dejagore, les rumeurs étaient rarement de nature à réjouir Mogaba. J’étudiais les livres découverts qui m’intriguaient au point que j’en délaissais mes obligations. Ils étaient rédigés en jaicuri, mais la forme écrite de cette langue s’apparente beaucoup au taglien. Gobelin est entré. « Ça va ? Plus de vertiges ? — Non. Vous vous faites trop de soucis, les gars. — Que nenni. Écoute, des rumeurs circulent. À ce qu’il se dit, une colonne de secours fait route vers nous. Lame, apparemment, serait à sa tête. — Lame ? Ce n’est pas… Il n’a jamais commandé plus gros qu’une escouade. Et c’était bien avant qu’on arrive ici. Pour des escarmouches façon guérilla contre des amateurs. — Je n’invente rien, je rapporte, c’est tout. Cela dit, il se débrouillait bien. — Tout comme Saule Cygne et Cordy Mather. Mais s’ils ont tiré leur épingle du jeu, c’est davantage grâce à la chance et à la bêtise des troupes de l’Ombre qu’à leurs talents. Pourquoi diable se retrouve-t-il à la tête d’une armée ? — Il semblerait qu’il soit le second de Madame. Car elle a survécu, ça ne fait quasiment plus de doute. Et elle fulmine. Elle est en train de lever une nouvelle armée. — Je parie que Mogaba en trépigne de joie. Qu’il sautille en beuglant : on est sauvés, on est sauvés ! — Pour ça, il trépigne, tu peux le dire. » Durant les quelques jours suivants, nous avons entendu mille histoires ahurissantes. Si le dixième était vrai, d’étranges bouleversements n’allaient pas tarder à se produire dans cette région du monde. « Tu as entendu la dernière ? » m’a demandé Qu’un-Œil une nuit que je m’octroyais une rare pause dans mon étude des livres pour aller observer le monde extérieur depuis le rempart. « Madame n’est pas Madame, en fin de compte. Elle est la réincarnation d’une déesse appelée Kina. Une autre vipère, manifestement. — Ce ne serait pas surprenant. Thai Dei, tu connais Kina, non ? Parle-nous d’elle. » Thai Dei n’avait pas le droit d’entrer dans notre taupinière, mais il se trouvait toujours dans les parages chaque fois que je remontais prendre l’air. Il avait oublié les trois mots de taglien qu’il avait avoué connaître. Le nom de cette déesse lui faisait l’effet d’un lavage de cerveau. « C’est toujours la même réaction quand on mentionne Kina à ces gens, ai-je fait observer. Pas moyen d’obtenir un mot sur le sujet, même quand on interroge nos prisonniers. C’est à croire qu’elle appartenait à la Compagnie noire. — Une vraie charmeuse, quoi, a commenté Baquet. — Oh, ça oui. Tiens, encore une. » Je parlais des étoiles filantes. Nous en tenions le compte. Tout comme des feux ennemis. Les troupes du Sud s’étaient divisées en petits bivouacs tout autour de la plaine, récemment. De crainte qu’on ne tente de filer en douce, je suppose. « Tu sais donc quelque chose à propos d’elle ? m’a demandé Gobelin. — Ce que j’en ai lu sur les bouquins que vous avez dégottés. » Les hommes étaient amers. Les livres et des jarres scellées pleines de grain constituaient les seuls trésors déterrés. Les Gunnis forment la religion majoritaire à Jaicur, or les Gunnis n’inhument pas leurs morts. Ils les incinèrent. La minorité vehdna enterre ses morts, mais sans rien adjoindre au corps dans la sépulture. Ils considèrent que leurs défunts n’ont pas besoin de viatique. Tout est fourni au paradis. En enfer aussi. « L’un d’eux est une compilation des mythes gunnis dans leurs différentes variantes. Le type qui a rédigé le tout était un érudit ecclésiastique. Son livre n’était pas censé circuler entre toutes les mains : il aurait troublé les gens du commun. — Ça me trouble et je n’ai pourtant rien de commun, a dit Baquet. — Alors c’est quoi, ton fameux renseignement, Murgen ? Comment se fait-il qu’ils ne veulent rien nous dire sur cette chienne ? Ouah ! T’as vu celle-là ? Elle a explosé. — Bon, ai-je repris. La religion gunnie est la plus répandue par ici. — Je crois qu’on est tous au courant, Murgen, a fait Gobelin. — Je fais juste le point. La plupart des gens croient en Kina. Même s’ils ne sont pas gunnis, ils y croient. Voici le topo : les Gunnis ont des Seigneurs de Lumière et des Seigneurs de l’Ombre qui se crêpent le chignon depuis l’aube des temps. — Rien que du grand classique jusque-là. — Oui. Sauf que le système de valeurs diffère de celui qu’on avait chez nous. L’équilibre entre ombre et lumière est plus dynamique ici et ne comporte pas la même charge émotionnelle que notre lutte entre le bien et le mal. De plus, Kina est une sorte d’entreprise de décadence et de destruction qui s’en prend aussi bien aux ténèbres qu’à la lumière. Les Seigneurs de Lumière l’ont créée pour qu’elle les aide à exterminer une horde de démons particulièrement mauvais, invincibles autrement. Elle les a aidés en dévorant les démons. Naturellement, elle a pris du poids. Apparemment, elle a voulu un dessert, parce qu’elle a cherché à boulotter tous les autres aussi. — Elle était plus forte que les dieux qui l’avaient créée ? — Les gars, je ne suis pas en train d’inventer. Ne me demandez pas de rationaliser. Gobelin, toi qui es allé partout, tu as déjà vu une religion qu’on ne pourrait pas démonter de bout en bout, pour autant qu’on ait assez de cervelle pour nouer ses lacets ? » Gobelin a haussé les épaules. « T’es aussi cynique que l’était Toubib. — Ah ouais ? Ben, tant mieux. Bref, il y a tout un blabla assez typique et abscons qui fait état des relations de parenté et tout ce qui s’ensuit de rapports fielleux et probablement incestueux entre les autres dieux. Pendant ce temps Kina continuait de grandir. Elle était vraiment perfide. C’est une de ses caractéristiques. La félonie. Mais un jour son principal géniteur ou créateur a réussi à la piéger et à lui lancer un sortilège soporifique. Elle pionce toujours quelque part, mais peut atteindre notre monde par ses rêves. » Elle a ses adorateurs. Tous les dieux gunnis en ont. Grands, petits, bons, mauvais, indifférents, tous ont leurs temples et leur clergé. Je ne parviens pas à apprendre grand-chose sur les fidèles de Kina. Ils s’appellent les Félons. Les soldats ne veulent pas parler d’eux. Ils refusent tout net, comme si évoquer Kina pouvait la réveiller. Ce qui, j’en déduis, doit constituer la mission sainte de ses adorateurs. — Trop loufoque pour moi, a grommelé Baquet. — Ça explique pourquoi Madame flanque une trouille bleue à tout le monde quand elle se déguise, a dit Gobelin. S’ils pensent qu’elle est vraiment l’incarnation de cette déesse. — Je suppose qu’on devrait se rencarder au mieux sur cette Kina. — Une idée de génie, Murgen. Comment ? Si personne ne veut parler ? » Ouais. Même le plus fier à bras des Tagliens menaçait d’avoir des vapeurs si je montrais de l’insistance. Manifestement, ils n’étaient pas seulement terrifiés par cette déesse. Ils avaient peur de moi aussi. Qu’un-Œil a apporté des nouvelles réconfortantes. « Le tuyau concernant la colonne de secours se vérifie, chef. Chaque nuit, Tisse dépêche en douce des troupes dans les collines, comme s’il pensait qu’on ne le voit pas dans l’obscurité. — Est-ce qu’il serait en train de lever le siège ? — Ses troupes montent toutes au nord. Le nord, ce n’est pas vers chez eux. » Je n’ai rien hasardé d’autre. Qu’un-Œil ne serait pas venu s’il n’avait pas eu de certitude. Naturellement, ses certitudes ne signifiaient pas qu’il avait raison. Qu’un-Œil restait Qu’un-Œil. Je l’ai remercié puis envoyé se charger d’une petite corvée, et je suis allé trouver Gobelin pour lui demander ce qu’il en pensait. Le petit sorcier a paru surpris que je m’inquiète. « Pourquoi est-ce que tu me le demandes ? Qu’un-Œil bégayait ou quoi ? — Non, mais c’est Qu’un-Œil. » Gobelin n’a pas pu retenir son large sourire batracien. Pour lui, ma réponse avait du sens. Personne n’a transmis la nouvelle à Mogaba. J’ai pensé que ce serait plus simple pour tout le monde qu’il ignore. Mais il avait entendu des rumeurs aussi. Dejagore était une ville de cauchemar, peuplée de factions dont les alliances fragiles ne tenaient qu’en raison des assiégeants. Le parti de Mogaba était le plus puissant. Les Jaicuris étaient les plus nombreux. Nous, la vieille équipe et nos auxiliaires, n’étions ni nombreux ni puissants. Mais notre droiture nous rendait forts. Et il y avait les Nyueng Bao. Les Nyueng Bao demeurent une énigme. 43 La famille de Ky Dom est restée dans son galetas lugubre, crasseux, enfumé et suffocant jusqu’à ce que le déluge la pousse dehors. Les luxes du pouvoir n’intéressaient pas le porte-parole. S’abriter de la pluie lui suffisait. Peut-être ce logement exigu était-il mieux que celui qu’il habitait dans les marais. Il le partageait avec une ribambelle de ses descendants qui se chamaillaient en permanence, sauf quand des étrangers leur rendaient visite. Et même alors, les enfants ne se contenaient pas longtemps. Plusieurs après-midi de suite, Ky Dom m’a invité pour me consulter sur des affaires triviales. Nous nous faisions face devant un thé servi par sa belle petite-fille tandis que les enfants se dégelaient bien vite et redevenaient turbulents. Nous échangions nos informations sur nos amis et ennemis. L’inconnu enfiévré râlait et gémissait dans l’ombre. Ça me fendait le cœur. Il se mourait. Mais son agonie s’éternisait. Chaque fois qu’il poussait un cri, la belle allait le voir. Je compatissais. Elle avait l’air si peinée. Lors de ma seconde visite, j’ai dit quelque chose pour exprimer ma sympathie, une de ces paroles qu’on prononce sans trop réfléchir. L’épouse de Ky Dom, dont je ne connaissais que le nom, Hong Tray, a levé le nez de son thé, surprise. Elle a chuchoté trois mots à son mari. Le vieil homme a opiné du chef. « Merci pour ta sollicitude, soldat de pierre, mais elle est déplacée. Danh a accueilli un diable en son âme. Maintenant il paie le prix. » Une tirade en un nyueng bao fluide a retenti depuis l’ombre. Une femme courtaude s’est dandinée sur ses jambes arquées dans la lumière. Elle était laide comme un pou et de méchante humeur. Elle m’a aboyé dessus. C’était Ky Gota, fille du porte-parole et mère de mon ange gardien Thai Dei, une figure parmi les siens, dotée d’une exécrable réputation. J’ignorais totalement qui elle était et ce qu’elle voulait, mais j’ai eu le sentiment qu’elle était en train de déverser tous les maux du monde à mes pieds. Ky Dom est intervenu gentiment. Ses paroles sont restées sans effet. Hong Tray les a répétées avec davantage de douceur, dans un murmure. Le silence s’est fait instantanément. Ky Gota est retournée prestement dans l’ombre. « Chaque vie comporte son lot de succès et d’échecs, a déclaré le porte-parole. Mon grand souci est ma fille Gota. Elle porte en elle un cancer de noirceur dont elle ne vient pas à bout. Elle insiste pour le partager avec nous. » Un mince sourire a étiré ses lèvres. C’était de l’autodérision, une manière de me faire savoir qu’il parlait métaphoriquement. « Son grand échec à elle, la source de tous nos tourments, ç’a été d’avoir choisi un peu trop rapidement Sam Danh Qu comme mari de sa fille. » Il indiquait la belle plante, à qui le rose est monté aux joues alors qu’elle se baissait pour remplir nos tasses. Aucun doute, tous ces gens comprenaient parfaitement le taglien. « C’est une grosse erreur que Gota ne peut nier, a ajouté Ky Dom. Une de ces déficiences de jugement dont elle a le chic. Elle s’était trouvée veuve jeune. Elle a arrangé le mariage en espérant vivre ses vieux jours dans le luxe, grâce à l’argent de son gendre. » Le porte-parole m’a réitéré son petit sourire, sentant probablement mon incrédulité. Évoquer le luxe à propos des Nyueng Bao revenait à marier la carpe et le lapin. « Danh s’est montré roublard, a poursuivi le vieil homme. Il a caché le fait qu’il avait été déshérité pour sa cruauté et sa fourberie. Gota était trop pressée pour enquêter sur les rumeurs. Et la méchanceté de Danh s’est encore accentuée après les noces. Mais assez parlé de moi et des miens. Je t’ai demandé de venir car j’aimerais garder un œil sur l’individu qui tient lieu de chef aux guerriers d’os. — Pourquoi nous donnez-vous ce nom-là ? ai-je demandé. Il a une signification ? » Ky Dom a échangé un regard avec sa femme. J’ai soupiré. « Je vois. Encore ce boniment sur la Compagnie noire. Vous pensez qu’on tient de nos prédécesseurs d’il y a quatre cents ans, sauf que ce n’est pas le cas parce que l’histoire amplifie tout, au point que ça en devient ridicule. Écoutez, porte-parole, la Compagnie noire n’est qu’une troupe de parias. Vraiment. Nous ne sommes que de vieux mercenaires pris par des circonstances qui nous échappent et ne nous plaisent guère. On ne fait que passer. On est venus par ici parce que notre capitaine est toqué de l’histoire de la Compagnie. La plupart d’entre nous n’avions rien de mieux à proposer, en fait de projet. » Je lui ai parlé de Silence, de Chérie et des autres qui avaient quitté la confrérie plutôt que de se lancer dans ce long et hasardeux périple vers le sud. « Je vous assure, ce qui effraie tout le monde – j’aimerais d’ailleurs bien qu’on me précise ce que c’est au juste – impliquerait beaucoup plus de boulot que je ne suis prêt à en investir dans quoi que ce soit. » Le vieil homme m’a examiné puis a regardé sa femme. Elle n’a rien fait ni rien répondu, mais quelque chose est passé entre eux. Ky Dom a hoché la tête. Oncle Doj est apparu. « Peut-être vous a-t-on mal jugés, m’a dit le porte-parole. Même moi, il peut m’arriver de me laisser guider par mes préjugés, parfois. Peut-être serai-je fixé à notre prochaine rencontre. » Oncle Doj a exécuté un petit geste. Temps pour moi de partir. 44 J’étais en train de plancher sur les bouquins jaicuris. « Murgen ! » C’était Gobelin. J’ai sursauté. « Hein ? — Eh ben, il était temps. — Hein ? De quoi tu parles ? — Ça fait dix minutes que je t’observe. Tu n’as pas tourné une page. Tu n’as pas cillé. Je n’aurais pas su dire si tu respirais. » J’ai commencé à bredouiller une excuse. « Des noix. Il a fallu que je m’égosille quatre fois et que je te colle une tape sur l’épaule pour capter ton attention. — C’est que je réfléchissais. » Seulement, pas moyen de me souvenir à quoi. « Ouais. Mettons. Mogaba veut voir ta fraise à la citadelle. » « Beaucoup d’ennemis sont partis en douce à la rencontre de cette colonne de secours, ai-je dit à Mogaba. D’abord, j’ai cru qu’ils voulaient nous tendre un piège. Nous retomber dessus au moment où on sortirait pour essayer de prendre l’avantage. Mais Gobelin et Qu’un-Œil m’ont juré qu’ils continuaient de s’en aller. Pourtant, j’ai du mal à croire à cette colonne de secours. D’où sortiraient ces soldats ? Qui les mènerait ? » Mogaba allait-il gober que j’ignorais les rumeurs les plus intéressantes ? Il en avait entendu davantage que moi. Le bruit courait très certainement que Toubib avait survécu. Que ferait Mogaba s’il s’avérait que le Vieux était en vie ? Cette possibilité devait le tracasser, j’en étais sûr. Il m’a remercié et renvoyé chez les miens sans commentaire. Je n’ai pas compris pourquoi il m’avait convoqué. Mogaba a agi comme je le craignais. Il a fait opérer une reconnaissance en force, peut-être pour trouver de nouveaux points faibles. Il n’a mis dans le coup que des hommes de confiance, triés sur le volet. Je me suis senti bien heureux d’observer les événements de loin, depuis ma portion de muraille. Et je me suis demandé pourquoi il était si convaincu que nous déserterions à la première sortie. J’ai tendance à ignorer Mogaba, par ces lignes. Il occupait bien plus de place dans notre vie quotidienne que je ne le montre. C’était une calamité ambulante. Le dégoût qu’il m’inspire m’empêche d’en parler de façon rationnelle, à telle enseigne que je le mentionne uniquement quand je ne peux pas l’éviter. De tous les Nars, à cette époque, seul Sindawe faisait un effort de civilité. Revenons à nos moutons, Mogaba a pensé qu’il pouvait porter un coup au Maître d’Ombres, mais les stratèges d’en face commençaient à savoir comment son cerveau fonctionnait. Il fallait plus qu’un manque de réussite pour le décourager. C’était clair, chez Mogaba. Aucun revers ne pouvait l’amener à douter de son invincibilité. Si son plan partait en eau de boudin, il opérait seulement des réajustements. Les soldats de Mogaba ont commencé à déserter sans pouvoir pour autant quitter la ville : ils venaient chercher refuge chez des Tagliens amis. Ils se plaignaient du peu de cas que leur chef faisait de la vie de ses hommes. Mogaba a répliqué en octroyant des rations spéciales et en facilitant l’accès aux prostituées à ses hommes les plus dévoués. Nous avions trouvé ces jarres de grain scellées qui dataient du premier siège de la ville par le Maître d’Ombres. La façon de procéder au partage avait suscité un grand débat. Qu’un-Œil prétendait que Mogaba ne se satisferait pas de recevoir sa part, qu’il voudrait savoir tout ce que nous avions trouvé et venir se rendre compte par lui-même. Voulions-nous qu’il vienne fureter dans notre antre ? Non. Du coup, que faisait le petit merdeux ? Il retournait la situation et entreprenait de vendre du pain frais pour vingt fois ce que coûtait la miche avant le siège. J’ai repéré un petit coin à l’écart pour Qu’un-Œil et moi, par un après-midi tranquille. De nouvelles rumeurs circulaient concernant une bataille dans le nord, mais j’avais autre chose à lui dire. « Pourquoi m’as-tu rebattu les oreilles de tes arguments pour qu’on dissimule à Mogaba les stocks qu’on a trouvés ? — Hein ? » Ce n’était pas ce genre de semonce qu’il attendait. « Tu as fait montre de beaucoup de persuasion. Tout ce baratin pour qu’on évite d’introduire le bonhomme dans notre repaire. » Il a souri, content de lui. « Et alors ? — Tu maintiens tout ça ? — Sûr. — Alors à quoi tu joues à vouloir fourguer du pain à ses hommes alors qu’on n’est pas censés avoir de grain à moudre pour faire de la farine ? » Il a froncé les sourcils. Le rapprochement lui avait échappé. « Euh, à gagner un peu d’oseille ? — Tu te figures que Mogaba est trop crétin pour remarquer ce pain ? Tu crois vraiment qu’il ne posera pas de questions ? — T’as une façon trop rigide de considérer les choses, gamin. — Si tu continues tes conneries, tu vas te mettre à penser rigide, toi aussi. Parce que si tu me fais tuer, je te garantis que je te hanterai jusqu’à perpète. — Je n’en doute pas. Il y a des fois où je me dis que t’es déjà à moitié fantôme. — À quoi fais-tu allusion ? — Au sortilège qui t’empoisonne. Par moments, c’est comme s’il y avait quelqu’un d’autre derrière tes yeux. Comme si une autre âme venait tourbillonner autour de toi. — Je n’avais jamais remarqué. » L’aurais-je pu ? « Si on pouvait mettre sur le coup un nécromancien expérimenté, on aurait peut-être des surprises. Tu n’avais pas de frère jumeau à la naissance, dis-moi ? » Son regard était ardent. Un frisson m’a parcouru l’échine. Mes cheveux se sont hérissés sur ma nuque. Je me sentais un peu hanté, parfois. Mais il essayait seulement de trouver une échappatoire. Gobelin est venu se joindre à nous sans invitation. « Il se passe quelque chose avec les troupes de l’Ombre, Murgen. » Un corbeau proche a fait retentir un cri comme un rire. « Ils ne préparent pas une nouvelle grande attaque ? Je croyais que Mogaba avait bousillé leur rampe principale. — Je n’ai pas pu m’approcher assez pour distinguer les détails. Mogaba s’arrange pour rester bien en vue. Mais je crois qu’une bataille a eu lieu. Et je crois que les lavettes de Tisse-Ombre ont pris une volée. On a peut-être plein d’amis là-bas prêts à nous faire sortir de là. — Du calme, t’emballe pas. — Ça c’est du nabot tout craché, a ricané Qu’un-Œil. Il compte ses poules avant même d’avoir volé un œuf. — Tu te rappelles de quoi on discutait à l’instant ? De boulettes énormes ? Et tu oses charrier Gobelin ? » Évidemment, qu’il osait. C’était sa grande mission. « De quoi s’agit-il ? » a demandé Gobelin. Oncle Doj s’est matérialisé. Son arrivée a clos la discussion. Cet homme pouvait être plus immatériel qu’une ombre, tant il se déplaçait vite et sans bruit. « Le porte-parole vous fait dire que des ennemis équipés d’outils et non d’armes se rassemblent au sud de la ville. — Et là-bas, c’est quoi ? » Depuis notre poste d’observation, un coude de la muraille nous masquait une bonne partie du paysage, mais il semblait qu’une grosse troupe du génie se rassemblait au nord également. « Vous apercevez des prisonniers ou des esclaves, là-bas… ? Hmm ? Qu’est-ce que c’est ? » Ce qui avait attiré mon attention, c’était une réverbération de métal dans les collines. Il y a eu un nouveau reflet. On se déplaçait, là-bas, sans prendre suffisamment de précautions. Les hommes de Tisse-Ombre n’avaient pas de raison de se cacher. « Fais passer la consigne, ai-je soufflé à Gobelin. Alerte générale au coucher de soleil. » Oncle Doj a scruté les collines. « Tu as de bons yeux, guerrier d’os. — Tu veux que je te dise, trapu ? J’aime autant quand on m’appelle Murgen. » Le petit homme râblé a souri faiblement. « À ta guise, Murgen. Je suis venu en représentant du porte-parole. Il dit que des épreuves approchent. Il vous demande de vous y préparer, de cœur et d’esprit. — Des épreuves ? » Qu’un-Œil a rigolé. « Finie la belle vie, gamin. On va devoir payer toutes ces journées à fainéanter, à s’en mettre plein la panse, à se laisser éventer par les odalisques. — Garde ça à l’esprit la prochaine fois que tu seras tenté de faire du profit. — Hein ? — L’argent ne se mange pas, Qu’un-Œil. — Rabat-joie. — Tu l’as dit, bouffi. Va demander à Sifflote de monter à la citadelle et de prévenir Sindawe que l’ennemi mijote un coup. » Sindawe, ça allait. Je pouvais dialoguer avec lui sans devoir réprimer une envie furieuse de l’étrangler. En lui donnant ainsi l’information, je m’abstenais de traiter avec Mogaba. Que se passerait-il si le Maître d’Ombres se retirait du jeu, nous laissant seuls pour régler nos comptes ? À sa place, j’aurais jugé que c’était le bon coup à jouer. 45 Sifflote a eu grand-peine à parvenir au sommet. Une fois arrivé, il a passé cinq minutes à émettre des ronflements et des sifflements avant de pouvoir parler. Ce vieil homme n’avait plus sa place dans le métier des armes à son âge. Il aurait dû couler des jours tranquilles quelque part, à s’occuper de ses petits-enfants. Mais, comme nous autres, il n’avait rien en dehors de la Compagnie. Il mourrait sous l’étendard à tête de mort. Ou plutôt sous ce qui servait maintenant d’étendard. C’était triste. Pathétique, même. Sifflote était une anomalie. En principe, la vie de mercenaire est brutale et courte – une vie de peur, de souffrances et de misère occasionnellement interrompue par des plaisirs fugaces. Ce qui vous maintient à peu près sain d’esprit, c’est l’indéfectible camaraderie entre frères. Dans cette Compagnie. Dans d’autres… Mais les autres ne sont pas la Compagnie noire. Toubib et moi avons consacré beaucoup d’efforts à entretenir cette fraternité. En fait, il me semblait que le moment était venu de remettre au goût du jour la vieille pratique de Toubib consistant à lire des passages des annales pour que les hommes se souviennent qu’ils appartenaient à un corps plus résistant que la plupart des royaumes. « Va donc prendre deux heures de repos », ai-je dit à Sifflote. Il a secoué la tête. Il ferait de son mieux tant qu’il pourrait tenir. « Le lieutenant Nar. Sindawe. Envoie son salut. Il a dit… qu’on ferait bien… d’ouvrir l’œil ce soir. — Il a précisé pourquoi ? — Il a plus ou moins… laissé entendre… que Mogaba tenterait… un gros coup fourré à la… nuit tombée. » Mogaba passait son temps à tenter des coups fourrés. Tisse-Ombre aurait dû le laisser se fourvoyer. Un raid de trop, au mauvais moment, et Mogaba aurait pu découvrir personnellement pourquoi notre adversaire portait le titre de Maître d’Ombres. Sifflote a ajouté quelques mots dans sa langue natale. Seul Qu’un-Œil la comprenait. Ça ressemblait à une question. Qu’un-Œil a prononcé quelques syllabes cliquetantes en réponse. J’ai supposé que le vieil homme voulait savoir s’il pouvait s’exprimer ouvertement devant les Nyueng Bao. Qu’un-Œil lui a donné l’aval. « Sindawe vous dit, a repris Sifflote, que les rumeurs concernant une grande bataille sont sans doute fondées. — Ça nous fait une dette vis-à-vis de Sindawe, les gars, ai-je commenté. Ce qu’il paraît sous-entendre, à mon avis, c’est qu’il n’épaulera plus Mogaba à cent pour cent. » Thai Dei et oncle Doj buvaient notre conversation comme deux éponges nyueng bao. Au cours des heures suivantes, la tension est montée. En l’absence pourtant de signes objectifs, nous commencions à sentir que cette nuit serait critique. Pour la plupart, les gars redoutaient une nouvelle vacherie de Mogaba. Nous n’en attendions pas de la part du Maître d’Ombres dans l’immédiat. Je gardais un œil sur les collines. « Ça y est ! » a aboyé Qu’un-Œil. Il guettait comme moi. Des lueurs rosâtres sont apparues. Des éclairs ont dessiné des arabesques autour d’un étrange cavalier. « Elle est de retour, a dit quelqu’un. Où est l’autre ? » Pas d’Endeuilleur à première vue. La panique s’est répandue dans la plaine. L’apparition prenait de court les troupes de l’Ombre dispersées dans leurs différents bivouacs. Les sergents braillaient des ordres. Les messagers partaient au galop. C’était la bousculade parmi les soldats. « Il est là ! a beuglé Baquet. — Qui est où ? — Endeuilleur. » Il a tendu le doigt. « Le Vieux. » Le personnage d’Endeuilleur, d’une taille supérieure à la normale, rayonnait dans les collines. Gobelin m’a saisi le bras. Je ne sais pas d’où il sortait. « Regarde là-bas. » Il indiquait le camp principal des troupes de l’Ombre. On ne distinguait pas le camp proprement dit, mais une lueur pâle, gangreneuse, s’élevait à peu près à son emplacement. La clarté s’amplifiait avec régularité. « Tisse a envie de s’amuser, ai-je commenté. — Ouais. Il en prépare un balèze. — Un balèze de quoi ? Il faut qu’on baisse la tête ? — Attendons voir. » J’ai attendu. Et j’ai vu. Une boule d’un feu verdâtre et mauvais a fusé vers les collines. Elle a touché le sol là où Ôte-la-Vie s’était montrée un moment plus tôt. De la terre a volé. Des pierres ont fondu. Tout cela en pure perte. Ôte-la-Vie avait déguerpi depuis longtemps. « Il a raté son coup. — Quel œil ! — Ôte-la-Vie n’a pas joué franc-jeu. Elle n’est pas restée immobile. — Le choix de l’arme était débile, a raillé Qu’un-Œil. Faut pas espérer que l’ennemi attendra les bras ballants de ramasser le pruneau. — Peut-être qu’il n’a pas pu concocter mieux. Il n’était pas en grande forme, ces derniers temps. » Je me suis éclipsé. D’ici quelques minutes, Gobelin et Qu’un-Œil commenceraient à se prendre le bec. La confusion empirait dans la plaine. Les soldats du Sud s’affolaient plus que de raison. Je déduisais de leurs cris qu’ils s’étaient fait surprendre alors qu’ils se lançaient dans une vaste offensive et que, par le fait désorganisés, ils avaient du mal à se défendre. J’ai aussi entendu des voix sourdes mentionner Kina. Ôte-la-Vie, qui ressemblait tant à cette déesse de destruction, avait disparu. Peut-être s’était-elle désintéressée de la situation. Elle n’a pas réapparu. Tisse-Ombre a canardé les collines de toute la magie qu’il pouvait produire. Sans autre résultat qu’allumer quelques feux de broussailles. Le renard était dans le poulailler. Les gars du Sud cavalaient en tous sens, la panique des uns attisait celle des autres. Quand l’un d’eux s’approchait de trop, les miens se relayaient pour essayer de le descendre. « Ils n’arrêtent pas de pester parce qu’ils ont les pieds qui mouillent », a dit Gobelin. J’avais entendu cela aussi. Ça n’avait pas de sens. « Sainte merde ! » Je ne sais pas qui s’était exclamé, mais je n’aurais pu être davantage en accord. Des dizaines de petites boules blanches étincelantes montaient depuis le camp principal des soldats de l’Ombre. Elles éradiquaient les ténèbres nocturnes. Cet outil-là paraissait conçu davantage pour un ennemi du Maître d’Ombres que pour le scélérat lui-même. Une immense clameur a retenti. L’oncle Doj s’est volatilisé. Un moment plus tôt, il se trouvait à mon côté, celui d’après, c’était une ombre courant dans les rues en contrebas et qui déjà disparaissait. « Cette fois, je suis sûr que c’est Madame », m’a dit Qu’un-Œil. Son ton m’a mis la puce à l’oreille. « Mais… ? — Mais l’autre n’est pas le capitaine. » L’Endeuilleur n’était resté visible que moins d’une minute. « Dis-moi que ce n’est pas vrai, ai-je marmonné. — Quoi ? — Qu’il y en a deux paires. Chacune avec seulement une moitié de la vraie. » Un corbeau a croassé tout près. « Quel genre de sorcellerie permettait un truc pareil ? Les partager en deux ? — J’aimerais pouvoir répondre quelque chose que tu aimerais entendre, gamin. Mais j’ai la très désagréable impression que ce qui se passe ici, tout le monde préférerait l’ignorer. » 46 Qu’un-Œil était prophète. Pourtant, j’ai voulu savoir. Et, grâce aux Nyueng Bao, j’ai entendu une histoire. La clarté qui baignait la ville a décliné. Le raffut qui allait de pair, lui, n’a pas décru. Une partie du tumulte s’est décalée vers les collines. Le reste s’est rabattu vers les quartiers de la ville tenus par Mogaba. Des crépitements de sorcellerie mineure roulaient dans la plaine. Une nitescence argentée a éclairé toute sa surface. « Ce coup-là était bizarre. Qu’un-Œil, que dirais-tu de construire un beffroi au sommet d’une des tours de la muraille ? Manière de pouvoir surveiller ce que font Mogaba et Tisse. — Tu as déjà des espions nyueng bao partout pour se charger de ce boulot. — Et en imaginant que je ne te demande pas de mettre la main à la pâte ? — L’idée me paraît déjà bien meilleure. Mais je continue de penser que les Nyueng Bao peuvent te servir d’yeux, si tu te débrouilles bien. Tu n’es pas obligé de sombrer dans la même parano que Toubib. Examine soigneusement les renseignements qu’ils t’amènent pour en déduire qui tire les ficelles. Essaie de trouver ce qui peut manquer au tableau de la même façon. — Il m’arrive d’être aussi paresseux que toi, ai-je répondu à Qu’un-Œil. Sauf que, moi, c’est intellectuel. Et puis j’aimerais quand même mieux juger la situation de visu. — Exactement comme le Vieux, a-t-il grommelé. Tu as toujours le nez dans ses annales… il serait peut-être temps que tu lises des passages écrits par un autre que Toubib ? Dire que j’espérais que tu serais moins rigide. » Bien, sa carambouille avec le pain revenait sur le tapis. Gobelin s’est amené. « Il se passe des choses intéressantes de l’autre côté. — Ah ouais ? Du genre ? — Je suis monté sur le chemin de ronde, là-bas. Tout un moment. Les gars de Mogaba m’ont vu les observer, mais ça n’a pas eu l’air de les déranger. Il a mené son raid en personne. — Accouche, a grogné Qu’un-Œil. Faut tout le temps que tu dégoises sur des trucs qui… Ouille ! » Un gros insecte venait d’atterrir dans sa bouche. Vu son sourire en coin, Gobelin n’était sans doute pas étranger au vol erratique de la bestiole. « Ce type, Doj, vous en dira plus que moi. Certains de ses sbires sont sortis sur les talons des hommes de Mogaba. — Pourquoi ? — Je crois que Mogaba voulait tendre une embuscade à Tisse. Mais c’est sur Madame qu’il est tombé. — Tu déconnes. — Quand la volée de boules incandescentes est montée… c’est là qu’elle était. Elle et une quinzaine de lascars. Ils se trouvaient juste devant la porte du camp, pratiquement à ramper coude à coude avec l’équipe de Mogaba. Enfin, c’est ce que j’ai entendu. Je n’y ai pas assisté personnellement. — Alors où est l’oncle Doj ? — Sans doute en train de faire son rapport au porte-parole. » Sans doute. « Ouais ? Écoute, on a une poignée de déserteurs de la Première. On pourrait peut-être retourner fureter pour en apprendre davantage. — Tiens, voilà Trapu. » On parlait sous le nez de Thai Dei comme s’il était sourd. Ou comme si on se contrefichait de ce qu’il pouvait entendre. Oncle Doj a amené deux autres Nyueng Bao. Ils encadraient un type râblé, celui-là taglien, petit et large d’épaules. On le sentait plutôt captif que camarade, même si personne n’arborait d’arme. Ça m’a étonné qu’oncle Doj puisse gravir les escaliers du rempart sans perdre tant soit peu haleine. Peut-être avait-il, au moyen d’une sorcellerie inconnue, volé son souffle à Sifflote. Ça sonnait comme une histoire tirée d’un recueil de mythes gunnis. « Qu’est-ce que tu nous amènes, l’oncle ? » Je dévisageais le Taglien courtaud. Mon regard glissait sur lui. « C’est un gars de l’extérieur. Le porte-parole a envoyé Banh et Binh surveiller les Noirs qui voulaient attaquer le Maître d’Ombres en personne. Mais ils sont tombés sur un commando extérieur qui poursuivait le même but. Ce type-ci s’est retrouvé séparé de son groupe et a rejoint ceux qui couraient vers la muraille quand le feu d’artifice a commencé. Peut-être le commando extérieur a-t-il fait exprès de donner l’alerte, pour provoquer la confusion et en profiter pour se scinder. » Je continuais d’observer l’étranger. C’était un Gunni, plus costaud que la plupart dans la région. Peut-être s’entraînait-il pour cela. Il paraissait habité d’une étrange arrogance. « Quelque chose de spécial le concernant ? » ai-je demandé. Manifestement, il intriguait grandement l’oncle Doj aussi. « Il porte la marque de Khadi. » Il m’a fallu un moment. Vu. Dans les livres des catacombes. Khadi était une variante ou un nom régional Pour Kina. Il en existait plusieurs. « Si tu le dis. Personnellement, je ne vois rien. Montre-moi donc. » Les yeux d’oncle Doj se sont plissés. Il a inspiré profondément, exaspéré. « Même maintenant, tu refuses de te révéler, soldat de l’obscur ? — Même maintenant, je ne pige que dalle à ce que tu racontes. Et ça commence à me fatiguer. » Je commençais à me faire de vagues idées, pourtant. « Au lieu de jargonner, de me tartiner de propos inintelligibles, pourquoi est-ce que tu ne me dis pas les choses clairement ? Pars du principe que je suis ce que je prétends et que je ne vais pas attirer la foudre pour te faire la raie. Qui est ce type ? Qui penses-tu que je suis ? Allez, oncle Doj. Parle-moi. — C’est un esclave de Khadi. » Oncle Doj me transperçait du regard, me mettait au défi de ne pas comprendre cela. Il ne voulait rien expliquer de plus. Pour moi, ça n’avait pas de sens. Mais je ne suis pas superstitieux. Craignait-il d’invoquer la diablesse par la seule force d’une parole ? « Kina doit être vraiment mauvaise, ai-je soufflé à Qu’un-Œil. Rien qu’à prononcer son nom, le tonton se pisse dessus. Et toi, t’en as un, de nom ? — Je suis Sindhu. J’appartiens à l’état-major de la guerrière que vous appelez Madame. J’ai pour mission d’évaluer la situation ici. » Il continuait de soutenir mon regard. Ses yeux étaient plus froids que ceux d’un lézard. « Ça me paraît sensé. » À condition de le dire vite. « Madame ? La Madame qui commandait en second la Compagnie noire ? — Celle-là même. La déesse a posé sur elle son sourire. — Donc ce type serait un homme de liaison entre nous et Madame ? ai-je demandé à oncle Doj. — C’est peut-être ce qu’il prétend. Mais c’est un espion du toog. Il ne dira pas la vérité s’il peut s’en tirer par un mensonge. — Tonton, mon vieux, toi, moi et le patriarche, il va falloir qu’on s’assoie autour d’une table pour essayer de parler la même langue. Qu’est-ce que tu en dis ? » Oncle Doj a grogné. Ce qui pouvait signifier n’importe quoi. « Le toog ne dira pas la vérité s’il a la possibilité de mentir. » Sindhu avait l’air de s’amuser. Je trouvais à ce type quelque chose de foncièrement faux. « Gobelin, ai-je dit, déniche un coin pour ce gars, qu’il puisse dormir. » J’ai changé de langue. « Et garde-le à l’œil. — C’est que je n’ai pas que ça à faire. — Alors trouve quelqu’un pour le surveiller. D’accord ? Il ne me plaît pas du tout. Et je ne crois pas que j’aurai changé d’avis d’ici demain matin. Il pue l’embrouille. » Qu’un-Œil a opiné. « La grosse embrouille. — Pourquoi est-ce qu’on ne le pousserait pas du haut du rempart, alors ? » Gobelin peut se montrer pragmatique à l’extrême. « Parce que je veux en découvrir un peu plus sur lui. J’ai l’impression qu’on n’est pas loin de pouvoir élucider le mystère qui plane sur nous depuis qu’on est arrivés ici. Laissons-le agir à sa guise. On jouera les benêts et on le pistera pas à pas. » J’étais sûr de pouvoir compter sur l’aide du porte-parole pour cela. Mes deux sorciers ont maugréé, ronchonné. Difficile de leur en tenir rigueur. Au final, c’est toujours eux qui se tapent le boulot. 47 Je ronflais héroïquement au fin fond de notre terrier, parti pour le pays des songes en toute confiance. Le lendemain, personne n’était censé faire du grabuge. J’étais niché là, si loin dans un recoin du dédale que pas même cinq personnes savaient où me trouver. J’étais en mission de rattrapage de sommeil en retard. En cas de fin du monde, les gars fêteraient l’événement sans moi. Quelqu’un m’a secoué. J’ai refusé d’y croire. Ça devait être un mauvais rêve. « Murgen, allez. Faut que tu viennes voir. » Non, il ne fallait pas. « Murgen ! » J’ai entrouvert un œil. « J’essaie de dormir, Baquet. Du balai ! — T’as pas le temps. Faut que tu viennes voir. — Que je vienne voir quoi ? — Tu verras. Viens. » Je ne pouvais pas gagner. Il allait me casser les pieds jusqu’à ce que je m’énerve, puis prendre la mouche. Mais la longue ascension jusqu’au soleil me fatiguait d’avance. « C’est bon, c’est bon. » Je me suis levé et préparé. Ils n’avaient pas eu à me traîner dehors, mais ils l’auraient fait. Les choses avaient changé. Radicalement. J’ai contemplé la plaine, bouche bée. D’ailleurs, quelle plaine ? la ville de Dejagore était cernée par un lac peu profond qui transformait le sommet des tumulus en petites îles. Chaque monticule servait d’abri à une poignée d’animaux inconsolables. « Il y a quelle profondeur ? » ai-je demandé. Puis : « Il y aurait un moyen de choper ces bestioles pour les mettre à la marmite ? » Avec toute cette eau, il n’y avait sans doute plus d’ennemis postés aux portes de la ville pour parer à une sortie. « Pour l’heure, un mètre cinquante, a dit Gobelin. J’ai envoyé des hommes mesurer. — L’eau monte encore ? D’où sort-elle ? Où est Tisse ? » Gobelin a tendu le doigt. « Pour ce qui concerne Tisse, je ne sais pas. Mais la flotte vient de là. Et il en coule encore. » J’avais de bons yeux. Je distinguais l’eau qui sourdait, cascadait des collines. « L’ancien aqueduc se trouvait dans ce coin, non ? » Deux canaux principaux irriguaient les fermes des collines et alimentaient les aqueducs de Dejagore avant le début des combats. La Compagnie les avait coupés quand elle assiégeait la ville. Maintenant, les citadins survivaient grâce à l’eau de pluie et le contenu très stagnant de vastes et profondes citernes dont nous ne soupçonnions pas l’existence à l’époque. « Exactement. Clete et ses frères pensent que les types d’en face ont détourné la rivière entière dans le canal. Même chose au sud. » Dejagore se dresse sur un bassin plat en contrebas du niveau général du pays, au-delà des collines. De modestes cours d’eau s’écoulent à l’ouest et au sud-est des reliefs. « Je suppose que les gars étudient l’aspect technique de la question ? ai-je demandé. — Eux et trois douzaines de Tagliens qualifiés dans le domaine. — Ils sont déjà parvenus à des conclusions ? — Du genre ? — Du genre jusqu’à quelle hauteur l’eau risque-t-elle de monter ? Est-ce qu’on va être inondés ? » S’il s’agissait d’un plan de Tisse-Ombre, alors c’était un gros changement de stratégie. Jusqu’alors, il avait cherché à récupérer Dejagore intacte. Là, il trouvait une réponse plus pratique et radicale à ses problèmes, quoique plus destructrice pour les biens matériels – ce qui, naturellement, revêtait plus d’importance qu’un vulgaire décompte des vies. « Ils essaient d’évaluer tout cela en ce moment. — Je suppose que Tisse a débarrassé le plancher après le départ de Madame, ai-je grogné. — Non, a répondu Qu’un-Œil. Ils sont restés se baigner. Ce n’est pas souvent qu’ils ont l’occasion de batifoler au bord d’une plage, dans leur pays d’origine. — Le lascar est plus malin qu’on le pensait, ai-je commenté. — Hein ? — Il inonde la plaine et, même s’il ne nous submerge pas, il nous coince de telle façon qu’il peut nous garder sous son contrôle avec une troupe réduite. Il peut partir aux trousses de Madame comme il veut. Elle ne peut plus nous venir en aide, ni nous réciproquement. Pour lui, c’est mieux que d’avoir reçu des renforts des Terres des Ombres. Il n’aurait pas pu faire confiance aux soldats d’Ombrelongue dans son dos. » Thai Dei s’est amené. Il surgit toujours peu après que je sors, ce qui en dit long sur la surveillance dont on fait l’objet. Thai Dei était un gaspillage de main-d’œuvre. Il transmettait trois fois rien comme messages. Il ne comprenait pas assez bien nos langues pour faire un bon espion pour le porte-parole. Mais il se trouvait toujours dans un rayon de quelques pas. Il y avait sans doute une raison. Le porte-parole ne faisait rien en l’air. Simplement, je ne saisissais pas sa façon de voir. Plus je contemplais cette inondation, plus il me venait de questions auxquelles il devenait urgent de répondre. Les plus critiques : quel niveau maximum atteindrait l’eau ? Combien de temps lui faudrait-il pour y parvenir ? La crue ralentirait substantiellement à chaque mètre gagné car alors l’anneau des collines s’élargirait et l’eau, s’étalant davantage, s’évaporerait plus et serait mieux absorbée par la terre. « Dégottez-moi tous les gens éduqués de cette ville et confiez-les aux frères. » J’avais en tête de construire des bateaux, de rehausser les tours et de renforcer leur maçonnerie. J’ai pensé au gâchis qui adviendrait de notre grand et beau réseau souterrain, aux milliers d’heures de travail effectuées pour rien. J’ai songé à Ky Dom et à son avertissement concernant les temps durs à venir. Thai Dei a profité d’un moment où il n’y avait personne alentour pour s’approcher. « Grand-père aimerait te parler. Vite si possible. » Il s’y prenait admirablement. Pas une fois il ne m’avait appelé soldat de pierre. Le vieil homme devait être sacrément dans le besoin. « Comme tu voudras. » J’ai remarqué l’étranger, Sindhu, posté aux créneaux devant la porte ouest. Je sentais son regard rivé sur moi. « Qu’un-Œil. — Quoi ? — T’as pas besoin d’aboyer. Si t’as envie d’aboyer, je tâcherai de m’arranger pour que le Maître d’Ombres te change en chien. » Ça l’a surpris, le Qu’un-Œil. « Hein ? — T’as fait le nécessaire pour qu’on surveille notre hôte ? — Cinoque et Chabraque se relaient. Il n’a pas fait grand-chose pour l’instant. Il s’est baladé un peu, a discuté le bout de gras de-ci de-là. Il a essayé de passer voir les Tagliens, Mogaba. Les nôtres ne veulent pas avoir affaire à lui. La compagnie al-Khul l’a coursé l’épée au clair. — T’as pu délier des langues à son sujet ? » Qu’un-Œil a secoué la tête. « Toujours la même merde. Pire peut-être. T’as intérêt à faire savoir publiquement que ce n’est pas de ton fait s’il est là. » Thai Dei, tout ouïe, a murmuré quelque chose qui sonnait comme une formule cabalistique. Il a enchaîné avec un geste qu’on aurait dit destiné à repousser le mauvais œil. « Hé, a fait Qu’un-Œil, quelque chose peut énerver ces gars, en fin de compte. — Leur chef a quelque chose à me dire ; j’y vais. Je te laisse le commandement, mais c’est pour la seule raison que les autres dans les parages sont encore moins dignes de confiance que toi. — Une chiée de mercis, gamin. Tu sais t’y prendre pour valoriser ton monde. — Débrouille-toi pour ne pas saloper la situation d’ici mon retour. » 48 Le vertige m’a pris dans la même venelle que précédemment – hier seulement ? J’en ai gardé le souvenir de l’obscurité se refermant sur moi. Des ténèbres plus sournoises, douces et enveloppantes que les foudres qui m’avaient frappé naguère. Mes pensées se brouillaient, mais je me souvenais de plusieurs petits incidents qui s’étaient produits depuis la grande absence, de brefs moments où je m’étais senti déconnecté, mais où j’étais revenu à moi à la première parole prononcée à voix haute. Cette fois, c’était plus fort. Les mains de Thai Dei se sont refermées sur mon biceps. Il a parlé, mais ses mots composaient une suite de sons dépourvue de sens. La clarté diminuait. J’avais les jambes en coton. Et puis je n’ai plus rien ressenti du tout. Il y avait cette salle plus éclatante que le jour, quoique ce fût en pleine journée. De grands miroirs concentraient la lumière solaire et en éclaboussaient une haute silhouette décharnée vêtue de noir. L’homme maigre se tenait sur une plate-forme battue par le vent qui surplombait un pays gagné par la pénombre. Un cri a déchiré l’air. Un rectangle sombre planait vers la tour depuis très haut et très loin. L’homme grêle a ajusté un masque stylisé sur son visage. Sa respiration s’est accélérée, comme s’il avait besoin de s’oxygéner pour affronter ses visiteurs. Un nouveau cri strident a retenti. L’homme maigre a murmuré : « Un jour… ! » Le tapis volant miteux s’est posé un peu plus loin. L’homme masqué est demeuré immobile, scrutant le moindre soupçon d’ombre autour du tapis. Le vent agitait sa robe. Le tapis volant transportait trois êtres. L’un était une petite chose enveloppée de guenilles sombres, puantes et imprégnées de moisissures. Il portait un masque, lui aussi, et tremblait en permanence. De temps à autre, un cri lui échappait. C’était le Hurleur, l’un des plus vieux et démoniaques sorciers du monde. Le tapis était sa création. L’homme décharné le haïssait. D’ailleurs il haïssait tout le monde. Il éprouvait peu d’amour à son propre égard. Il maîtrisait ses haines pendant de brèves périodes seulement, à force d’implacables exercices de volonté. Il possédait une volonté d’airain – tant qu’il n’était pas menacé physiquement. La boule de guenilles a gargouillé – elle étouffait un cri. Le plus proche compagnon du Hurleur était un petit homme sec et crasseux vêtu d’un pagne élimé et d’un turban miteux. Il avait peur. Son nom était Narayan Singh, saint vivant du culte Félon. Il ne devait d’avoir la vie sauve qu’à l’intercession du Hurleur. Ombrelongue l’estimait à peu près autant qu’une bouse de buffle. Néanmoins, l’homme pouvait servir. Les réseaux de sa secte étaient étendus et redoutables. L’opinion de Singh sur son nouvel allié n’allait pas se percher sur des sommets non plus. Derrière Singh se trouvait une enfant, une mignonne créature, bien que plus sale encore que le jamadar. Elle avait de grands yeux bruns. Des yeux comme les portes de l’enfer. Des yeux qui connaissaient tous les maux d’antan, semblaient s’en délecter et devoir s’en délecter davantage encore à l’avenir. Ces yeux inquiétaient même Ombrelongue. C’étaient comme des puits de ténèbres qui attiraient, toupillaient, hypnotisaient… Une soudaine et vive douleur dans le genou gauche m’a envoyé des vrilles de souffrance dans la chair. J’ai grogné, secoué la tête. La puanteur de l’allée s’insinuait dans ma conscience. J’étais comme aveugle. Mes yeux, on aurait dit, se désaccoutumaient de la luminosité d’un soleil éclatant. Des mains m’ont agrippé le bras gauche, m’ont soulevé, soutenu. J’ai retrouvé la vision et levé le regard. Un visage décharné m’observait. Ça m’a glacé le sang. Cette vision, quelle que soit sa nature, s’est dissipée assez vite, me laissant son legs de peur. J’ai tenté de la retenir, mais la douleur de mon genou et le bavardage de Thai Dei sont venus à bout de ma concentration. « Ça va, ai-je dit. Je me suis juste fait mal au genou. » J’ai essayé de me tenir debout. Quand j’ai voulu faire un pas, mon genou a menacé de flancher. « Je vais me débrouiller, bordel ! » J’ai repoussé ses mains. La vision avait disparu et je ne gardais qu’un souvenir : il s’était produit quelque chose. Mes autres absences s’étaient-elles déroulées à l’identique ? S’était-il agi de visions si fugitives que je n’en avais rien conservé en mémoire ? Étaient-elles connectées avec la réalité ? Vaguement, je me rappelais avoir vu beaucoup de visages familiers. J’en discuterais avec Gobelin et Qu’un-Œil. Ils sauraient sans doute qu’en penser. Ils savaient repérer des variables floues pour interpréter les rêves. Thai Dei s’est mis à baragouiner dès qu’on est entrés en présence du porte-parole. Ky Dom me considérait d’un air dubitatif, avec une intensité qui s’est accrue étrangement au fur et à mesure que Thai Dei lui parlait. Le vieil homme m’avait paru seul quand nous étions arrivés, mais, tandis que Thai Dei s’exprimait et que Ky Dom devenait excessivement attentif, d’autres Nyueng Bao sont sortis de l’obscurité pour m’observer. Hong Tray et Ky Gota les premiers. La vieille femme a pris place près de son mari. « J’espère que ça ne vous dérangera pas, a dit Ky Dom, quelquefois, elle peut percer le voile du temps. » Gota n’a rien dit. Je soupçonnais que c’était inhabituel. La belle femme est apparue. Elle s’est absorbée dans le service du thé. Le thé est une chose importante chez les Nyueng Bao. Avait-elle un autre rôle dans la famille ? Aujourd’hui le type dans l’ombre ne poussait plus ni râles ni gémissements. Était-il mort ? « Pas encore, a dit le porte-parole, décryptant mon regard. Mais bientôt. » À nouveau, il a pressenti ma question. « Nous respectons notre parole quant à nos obligations dans ce contrat de mariage, même si lui a bafoué la sienne. Nous nous présenterons devant les Juges du Temps avec un karma immaculé. » Je comprenais ce qu’il voulait dire car j’avais étudié les écrits jaicuris. « Vous êtes un peuple bon. » Ma remarque a amusé Ky Dom. « Tout le monde ne partage pas cet avis. Nous nous efforçons d’être des gens honorables. — Je comprends. » On s’efforce pareillement au sein de la Compagnie noire. « Très bien. — Je suis venu parce que Thai Dei m’a dit que vous vouliez me parler. — C’est vrai. » J’ai attendu. Mon regard déviait sans cesse sur la femme qui servait le thé. « Porte-étendard. » J’ai sursauté… « Non », ai-je fait sans me rendre compte que je parlais à voix haute. Non, ce n’était pas une de ces fugues obscures. J’avais juste été distrait momentanément. Comment me blâmer ? Avec une femme pareille, tout homme l’aurait été. « Merci, porte-parole, ai-je dit. De ne pas avoir usé d’un de ces qualificatifs que vous avez tendance à employer. » Je n’ai pas pu retenir un sourire qui affichait que je n’étais pas dupe : il voulait quelque chose au point de prendre des gants. Il a opiné du chef en retour, confirmant cette analyse. Bon sang, j’étais en train de devenir un vieux bonhomme moi-même. Peut-être qu’on allait pouvoir s’asseoir et échanger des sourires, des grommellements et des hochements de tête pour régler l’avenir de la planète entière. « Merci », ai-je dit quand la belle femme m’a présenté mon thé. Ça l’a surprise. Elle m’a regardé dans les yeux un instant. J’en suis resté tout chose. Elle avait les yeux verts. Elle n’a pas souri, ni répondu d’aucune autre façon. « Magnifiques, ai-je commenté sans m’adresser à personne, ces yeux verts. » Puis je me suis ressaisi et j’ai attendu : le porte-parole a siroté un peu son thé avant d’entamer les circonlocutions préalables au problème qu’il voulait aborder. « Les yeux verts sont rares et très admirés chez les Nyueng Bao. » Il a avalé une gorgée rituelle. « Hong Tray peut écarter le voile occasionnellement, mais ses visions ne sont pas toujours très claires et ne se vérifient pas forcément. Il peut aussi s’agir de visions qui viennent avant l’heure. Elle ne reconnaît personne, il est donc difficile de les situer dans le temps. — Hmm ? » La femme en question, assise et le regard baissé, faisait lentement tourner son bracelet de jade autour de son poignet. Elle avait les yeux verts aussi. « Elle avait eu une vision de l’inondation. Nous n’avions pas cru qu’elle se réaliserait parce que nous ne concevions pas comment il était possible d’amener autant d’eau à Jaicur. — Mais nous sommes au milieu d’un lac, maintenant. Les plus grandes douves du monde. Les soldats de l’Ombre vont nous ficher la paix. » Il a fallu une minute au vieil homme pour comprendre que je blaguais. « Oh. » Il a gloussé. Hong Tray a relevé le regard et souri. Elle avait saisi l’humour avant lui. « Je vois, oui. Mais c’est le Maître d’Ombres qui en tirera bénéfice, pas nous. Pour toute tentative de sortie, il nous faudra des radeaux ou des bateaux trop facilement repérables et qui ne transporteront pas suffisamment d’hommes pour forcer le blocus de toute façon. » Le vieux bonhomme était aussi un général. « Tout juste. » Tisse-Ombre avait trouvé une ingénieuse solution à son problème de manque d’effectifs. Maintenant, il pouvait défier Madame avec l’assurance qu’on ne l’assaillirait pas dans le dos. « La raison qui m’a poussé à vouloir discuter avec toi, c’est que, selon la vision de Hong Tray, l’eau va s’élever jusqu’à trois mètres des créneaux. — Ça ferait plus de vingt mètres d’eau. » J’ai regardé la vieille femme, les yeux ronds. Elle m’examinait avec une attention qui n’avait manifestement rien à voir avec de la curiosité. « C’est carrément énorme. — Il y a un autre problème. — Lequel ? — Nous avons essayé de faire le compte des bâtiments qui émergeront au-dessus du niveau de l’eau. — Aïe. Je vois. » Je voyais, effectivement. Dejagore, comme la plupart des villes fortifiées, avait eu tendance à se construire verticalement, mais peu de ses bâtiments dépassaient la hauteur des remparts. Or la plupart des constructions encore debout, même partiellement incendiées, abritaient du monde. Il y aurait une cruelle crise du logement dans la cité inondée. Heureusement pour notre vieille équipe, nous occupions plusieurs immeubles assez hauts. « Aïe, c’est le mot. Dans ce quartier, il y aura suffisamment de ces bâtiments pour abriter nos quelques pèlerins. Mais ailleurs, ce sera dur pour les Jaicuris quand les Noirs et leurs soldats prendront la mesure de la place qu’il leur faudra. — Sans nul doute. » J’ai réfléchi un moment. Bon sang. Les citadins pourraient camper sur le chemin de ronde. Les avoir dans les pattes ne constituerait plus un problème d’un point de vue militaire. Quand même, quoi qu’on fasse, la vie deviendrait un véritable enfer si l’eau montait dans ces proportions. « Ça crée un dilemme, pas vrai ? — Un dilemme peut-être plus grave que vous ne le soupçonnez. — Comment cela ? — Si on n’entame pas immédiatement certains préparatifs, beaucoup de choses utiles pourraient être perdues. Mais si on annonce la nouvelle à Mogaba, alors il est à craindre que le fort dépouille les faibles et les abandonne à leurs souffrances. Il n’y a maintenant plus de raison de se retenir au motif d’une attaque potentielle. — Je vois. » À vrai dire, j’avais envisagé cette ruée vers les étages et les sommets. Mais je n’avais pas pensé qu’en se retirant du jeu Tisse-Ombre laisserait Mogaba libre de régler nos dissensions à sa guise. « Vous avez quelque chose à proposer ? — J’aimerais examiner la possibilité d’une alliance momentanée. Jusqu’à ce que Jaicur soit libérée. — Hong Tray a-t-elle présagé cela aussi ? — Non. » J’ai été surpris du fardeau de désespoir qui m’a chu sur les épaules. « Elle a entrevu quelques possibles échappatoires. » Ça m’a soulagé. Un tout petit peu. « C’est à contrecœur que je prends de telles résolutions, a confessé Ky Dom. L’idée n’est pas de moi. Elle est de Sahra. » Il désignait la belle serveuse de thé. « Elle vous fait confiance pour des raisons qu’elle garde secrètes mais, au-delà, ses arguments tombent sous le sens. » Hong Tray affichait une expression amusée. Il y avait, dans le regard qu’elle posait sur moi, l’indice qu’elle voyait bien davantage que ce qu’elle voulait bien dire. J’ai frissonné. « Nous serons dans de sales draps, a poursuivi Ky Dom, si nous gardons l’attitude nyueng bao et persistons à ne vouloir compter que sur nous-mêmes. Et vous aussi si votre Mogaba décide qu’il peut se passer de vos bras. » J’ai regardé la belle à nouveau, même si ce n’était guère poli. Elle a rougi. Mon trouble a été si intense, soudain, que j’en ai laissé échapper un halètement. J’avais l’impression de la connaître depuis plusieurs vies. Qu’était-ce… ? Des trucs pareils ne pouvaient pas m’arriver. Plus maintenant. Je n’avais plus seize ans… Du reste, je n’avais jamais ressenti ça à seize ans non plus. Quelque chose en moi me soufflait que je connaissais cette beauté aussi bien qu’un homme peut connaître une femme, alors qu’en vérité je venais d’entendre prononcer son nom pour la première fois. Il y avait quelque chose d’autre, avec elle. C’était davantage qu’un magnifique rêve éveillé. J’avais connu une autre femme exactement comme elle, je ne sais quand… L’obscurité est tombée. Ç’a été brusque et total ; je n’ai pas eu le temps de me rendre compte si je m’élançais dans une course folle ou si j’étais terrassé. 49 Un long laps de temps s’est écoulé dans une obscurité sans rêve. Une période sans « je ». Une période ni tiède ni froide. Une période sans joie, ni peur ni souffrance, d’où nulle âme torturée ne voulait s’échapper. Mais une aiguille a troué cette enveloppe. Un infime rai de lumière s’est insinué qui est tombé sur un œil imaginaire. Mouvement. Une ruée vers un point qui a enflé et s’est transformé en un passage vers un monde de temps, de matière et de souffrance. Je savais qui j’étais. Je titubais sous le poids écrasant d’une hotte de souvenirs congrus, qui tous émergeaient simultanément. Une voix me parlait, mais je ne la comprenais pas. Je flottais comme un fil de la Vierge dans des grottes dorées, entre des vieillards assis de part et d’autre du chemin, pétrifiés par le temps, immortels mais incapables de remuer une paupière. Des fous, tous. Certains étaient couverts de voiles de givre féeriques, comme si au cours de milliers d’hivers successifs des araignées les avaient drapés de minces filaments d’eau gelée. Au-dessus, une forêt enchanteresse de stalactites ornait le plafond. Étant donné qu’il se trouvait des souvenirs de souvenirs Parmi ces souvenirs, j’éprouvais la sensation d’avoir lu quelque chose dans un livre qui me semblait n’avoir pas encore été écrit. « Viens ! » L’appel a retenti avec la puissance d’un coup de tonnerre. L’obscurité est venue. Je me suis éloigné en trébuchant, j’ai cessé d’être « je ». Et pourtant, avant de quitter cette caverne, j’ai senti une présence sursauter, s’éveiller et s’efforcer d’attirer mon attention. D’une façon ou d’une autre, je m’étais aventuré en un lieu d’où il était malvenu que les mortels de passage ressortent. Les souvenirs se sont envolés. Mais la souffrance m’a accompagné au cours du voyage. 50 Lumière dans l’obscurité, à nouveau. Je suis redevenu moi-même, sans pouvoir toutefois décliner mon nom. La clarté n’était pas synonyme de séjour agréable. La souffrance m’attendait. Mais quelque chose de bien enfoui en moi se tournait vers cette clarté comme un homme en train de se noyer lutte pour remonter à l’air salvateur. J’ai repris conscience du fait que j’étais un être de chair. J’ai senti mes muscles contractés, au bord de la crampe. Ma gorge douloureusement sèche. J’ai voulu parler. « Porte-parole… » ai-je prononcé en un râle. Quelqu’un a bougé, mais nul n’a répondu. J’étais avachi dans un fauteuil. Les Nyueng Bao n’avaient pas de meubles, leurs habitations étaient à peine mieux aménagées que des antres d’animaux. M’avaient-ils ramené chez les miens ? Je me suis forcé à ouvrir un œil. Qu’était-ce ? Où étais-je ? Dans un donjon ? Une chambre de torture ? Mogaba m’avait-il capturé ? J’ai découvert un petit Taglien maigrichon, juste à côté de moi, ligoté dans un fauteuil pareil au mien, et un autre sanglé sur une table. C’était Fumée, le sorcier du roi taglien. Je me suis redressé. Ça faisait mal. Très. Le prisonnier dans le fauteuil m’a regardé avec méfiance. « Où suis-je ? » ai-je demandé. Sa méfiance a redoublé. Ses lèvres se sont serrées. Il n’a pas pipé mot. J’ai regardé alentour. Je me trouvais dans une salle poussiéreuse, presque vide – mais la variété de la pierre des murs répondait à ma question. J’étais à Taglios, dans le palais royal. On ne trouve cette pierre nulle part ailleurs. Comment ? Avez-vous déjà vu de la peinture dégouliner sur un mur ? C’est ce qui se produisait sur ma réalité. Sous mes yeux, elle suintait, gouttait, s’écoulait. L’homme dans le fauteuil couinait. Il tremblait. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il pensait voir. Mais la réalité se délayait et laissait place à une sorte de grisaille confuse, pleine de souvenirs d’événements que je n’avais ni vus ni vécus. Et puis le magma s’est organisé, la grisaille s’est dissipée et, en peu de temps, je me suis retrouvé dans une salle, quelque part dans le palais de Trogo Taglios. Fumée reposait sur sa table et respirait lentement et superficiellement, comme toujours. Le Félon était dans son fauteuil. Vu la façon dont il transpirait, je l’ai considéré avec méfiance. Qu’est-ce qu’il fabriquait ? Ses yeux se sont exorbités. Que voyait-il quand il me regardait ? Je me suis levé, conscient que j’étais sans doute en train de me remettre d’un de mes sortilèges. Pourtant, il n’y avait personne ici qui avait pu me ramener à moi. N’avait-il pas fallu les efforts de Toubib et de Qu’un-Œil pour m’arracher aux limbes des ténèbres ? Des fragments de mémoire ont surgi dans les profondeurs de mon esprit. Je m’y suis cramponné, j’ai tenté désespérément de les aviver. Quelque chose dans une caverne. Un chant obscur. Un réveil perçu tantôt dans un passé très lointain, tantôt juste un moment plus tôt dans ce présent. J’étais faible. Tout ce chambard était usant. Et ma soif se muait en rage de boire. Je pouvais l’étancher. Il y avait un broc et une tasse en fer-blanc sur la table, près de la tête de Fumée. Sous la tasse, j’ai trouvé un morceau de papier arraché à une page. Dessus figurait un message griffonné par Toubib. Pas le temps de te dorloter, Murgen. Si tu parviens à te réveiller tout seul, bois cette eau. Il y a des vivres dans la boîte. Qu’un-Œil revient dès que possible. Le bout de papier semblait avoir été prélevé sur un formulaire administratif. Le Vieux déteste gaspiller la moindre feuille de papier vierge. C’est une denrée trop précieuse. J’ai ouvert la boîte de métal, de l’autre côté de la tête de Fumée. Elle était remplie de gâteaux secs et bourratifs, de ceux que prépare ma belle-mère quoi qu’on puisse dire pour l’en dissuader. D’ailleurs, en les examinant bien, je me suis rendu compte qu’ils étaient de sa fabrication. Si je survivais, Toubib en serait quitte pour une petite tape derrière les oreilles. P.-S. – Vérifie les liens de l’Étrangleur. Il a déjà failli se libérer. Voilà donc à quoi il s’employait quand je me suis réveillé. Il voulait se dégager à force de contorsions pour nous tuer, mon pote Fumée et moi, avant de se faire la belle. J’ai bu au broc. Le Félon m’a guigné avec une envie presque palpable. « T’en veux une rasade ? Alors dis-moi ce qui se trame. » L’homme n’était pas prêt à vendre son âme pour une gorgée d’eau. Peu après avoir ingurgité un des lests de mère Gota, j’ai senti mes forces revenir. « Allez, je vais te resaucissonner dans les règles de l’art, ai-je annoncé à mon compagnon. Je ne voudrais pas que tu partes en goguette et qu’il t’arrive des ennuis. » Il me fixait en silence tandis que je m’occupais de ses liens. Il m’exprimait très clairement ses pensées sans recourir à la parole. « C’était le risque que tu as pris quand tu as signé chez les méchants », lui ai-je dit. Il refusait de répondre mais affichait son désaccord. Ça m’a troublé. C’était moi le méchant parce que je contrecarrais les efforts pour ramener Kina au monde. Je lui ai tapoté le crâne. « T’as peut-être raison, frangin. Mais j’espère que non. Là. » J’ai attrapé le drap et l’en ai recouvert à nouveau, comme il devait l’être. Ensuite j’ai bu encore et croqué un autre biscuit, puis, trouvant qu’il commençait à faire frisquet, j’ai décidé de retourner dans mes pénates. C’était complètement subjectif, mais il me semblait que je n’avais pas vu ma femme depuis des lustres. En réalité, il ne devait pas s’être écoulé plus de quelques heures. Je me suis perdu. 51 Évidemment que je me suis perdu. C’était inévitable. Le futur en moi ne m’a rien dévoilé d’autre, mais il m’a prévenu que j’allais me perdre et me retrouver où je n’essayais pas d’aller. Tout cela m’est venu à l’esprit après que je me suis rendu compte que j’ignorais comment rejoindre un secteur du palais que je connaissais. Je me suis arrêté pour faire le point. À cet instant, j’avais tant de souvenirs assez récents d’autres Murgen à d’autres périodes que j’étais prêt à me fier à n’importe lequel d’entre eux, quelle que soit son époque, quand bien même m’apparaîtrait-il sans le contexte approprié. Ce souvenir d’égarement se doublait de celui d’une excitation liée à une découverte inattendue, auquel se mêlait un relent de souffrance possible. Une petite voix me soufflait qu’au fond je ne voulais pas retrouver mon chemin. Quelque part, alors que je m’efforçais obstinément de sortir, j’ai débouché dans un couloir obscur où flottait comme une odeur de magie. Quelques pas plus loin, une porte disloquée pendait, accrochée à un unique gond. La découverte m’invitait. Je me suis avancé sans crainte. Au premier regard à l’intérieur, j’ai compris que j’avais trouvé la bibliothèque secrète de Fumée, le refuge recelant les seules copies restantes des premières annales, lesquelles avaient été scellées pour que nous autres de la Compagnie noire n’ayons aucune chance d’en prendre connaissance. Je crevais d’envie de les parcourir. Mais je n’étais pas venu pour une séance de lecture. Je n’avais pas le temps de sortir l’aiguille de la meule de livres. Je devais retourner dans ma famille. J’ai eu beau faire tout mon possible, impossible de m’y rendre. La tête bourdonnante, j’ai essayé de revenir sur mes pas. À croire que je n’avais pas d’autre solution qu’attendre avec Fumée que Qu’un-Œil ou le Vieux se ramène. Eux pourraient me guider jusqu’à la sortie – et me dire pourquoi peut-être je ne voulais pas partir, car cette explication m’apparaissait obscurément. Je suis retourné facilement dans la salle où reposait Fumée, sans me fourvoyer une seule fois. Je commençais à soupçonner l’influence de sortilèges dans cette partie du palais, destinés à empêcher un intrus de sortir du labyrinthe sans l’aval de Qu’un-Œil. Peut-être tous les passages ramenaient-ils au même endroit ? Ou peut-être poussaient-ils dehors tous ceux qui n’entraient pas d’abord en connexion avec Fumée ? Ça ne m’aurait pas surpris, même si j’ignorais totalement si Qu’un-Œil avait les compétences nécessaires pour établir un tel dispositif. Ça ne m’aurait pas surpris non plus qu’il ait oublié avoir mis en place ces sortilèges et, du coup, qu’il n’ait rien fait pour me permettre de passer au travers. Le Félon se tortillait sur son fauteuil quand je suis rentré, d’un pas si léger qu’il n’a pas remarqué ma présence sur-le-champ. Il s’est pétrifié dès qu’il m’a entendu. Au moins, celui-là avait de la suite dans les idées. Je me suis calé dans mon fauteuil. J’ai attendu. Personne n’est venu. J’ai eu l’impression que des heures s’écoulaient alors qu’il ne s’agissait sans doute que de quelques longues minutes. Je me suis levé et j’ai fait les cent pas. J’ai un peu asticoté l’Étrangleur, avec pour seul résultat de me donner mauvaise conscience. Je l’ai recouvert à nouveau et me suis rassis. J’ai observé Fumée. J’ai pensé à la Compagnie noire et à ses tribulations. Je me suis souvenu de ce que Fumée permettait d’accomplir. Pourquoi pas, après tout ? Histoire de tuer le temps. Mais où aller ? Que voir ? Quand ? Et pourquoi pas le grand ennemi à nouveau ? Ç’a été facile, cette fois. Comme dans du beurre. Aussi simple que fermer les yeux et s’abandonner à la rêverie. Je ne suis pas parti vraiment à l’aise, cela dit. Je passais beaucoup trop de temps à l’index. Pourquoi ajouter à ma confusion en allant de surcroît vadrouiller de mon propre chef ? En un tournemain et comme avec un bruit de bouchon, je me suis retrouvé devant la forteresse de Belvédère. Le sorcier fou Ombrelongue se tenait au sommet d’une de ses hautes tours, au milieu des faisceaux lumineux, à moins de dix pas. J’ai senti monter une bouffée de panique. Il regardait dans ma direction. À travers moi. Derrière lui, l’air moqueur, il y avait cette crevure de Narayan Singh et la gamine de Toubib, l’incarnation mortelle de Kina, la Fille de la Nuit qui, selon les présages, devait permettre l’avènement de l’année des Crânes des Félons qui devait se clore par l’éveil de leur déesse. Singh ne perdait jamais l’enfant de vue. Singh était un outil dangereux, mais Ombrelongue avait besoin de tous les alliés potentiels. Apparemment, il n’y avait pas foule à vouloir signer contre la Compagnie noire. Une silhouette a émergé d’une petite porte qui paraissait obscure tant elle opposait de contraste avec l’intensité lumineuse qui baignait le sorcier fou. De haute taille, le nouveau venu avait la peau d’un noir d’ébène et la souplesse d’une panthère. Je n’ai pas éprouvé de colère car les émotions s’émoussaient dans le domaine de Fumée, et pourtant… C’était Mogaba, le plus dangereux des généraux du camp des Ombres. Je suppose que si Ombrelongue appréciait Mogaba, c’était davantage parce qu’il estimait pouvoir lui faire confiance que pour ses capacités. Mogaba n’a nulle part où se replier. La Compagnie noire lui barre le chemin de tout havre de sûreté. Je ne comprends pas pourquoi Toubib ne déteste pas Mogaba. Bon sang, dire qu’il trouve des excuses à ce type, qu’il va même jusqu’à le plaindre. Il nourrissait bien plus de ressentiment contre Lame. « Le Hurleur apporte des nouvelles, a déclaré Mogaba. Le procédé des tempêtes a fait long feu. — J’ai vu, a grommelé Ombrelongue. Mes petites ombres restent utiles. Je me rappelle avoir prédit qu’elles resserviraient vite. As-tu une idée de ce qui permet à la Senjak de retrouver ses pouvoirs alors que, de par leur nature même, elle devrait être à la merci de tous ceux qui connaissent son nom véritable ? » J’avais le sentiment qu’il mourait d’envie de savoir comment le Hurleur pouvait survivre à une Madame nantie de pouvoirs restaurés, d’une expérience et d’une roublardise toujours intactes. Ombrelongue voyait le monde à travers un prisme de paranoïa. Je m’étais posé la question moi-même, pour ce qui concernait les pouvoirs de Madame. Toubib pensait que c’était sûrement lié au passage de l’équateur. Ça ne me paraissait guère plausible. Ni Gobelin ni Qu’un-Œil n’osaient hasarder d’explication. Madame refusait d’en parler. Je n’avais aucune idée de sa version. Nul ne la questionnait. Vu son caractère, il valait mieux l’éviter si l’on voulait rester en bons termes avec elle. Elle sait se montrer franchement désagréable si elle vous prend en grippe. « Aucune idée, a dit Mogaba. Je ne comprends pas ce phénomène. » Il y avait beaucoup de choses que Mogaba ne comprenait pas, parmi lesquelles un certain nombre de langues des natifs de la région. Il conversait avec Ombrelongue dans son taglien médiocre quoique en progrès. « Peut-être qu’elle a changé de nom. » C’était possible, ça ? J’ai compris que Mogaba voulait plaisanter. Mais Ombrelongue a ruminé la remarque, comme si un tel changement était envisageable d’une façon symbolique. Un moment s’est écoulé. Ombrelongue s’est tourné vers Singh. « Félon, pourquoi es-tu ici ? Dans quelle machination le Hurleur t’a-t-il embringué ? » Mogaba a répondu pour Narayan. « La Compagnie noire a déboulé dans leur bois sacré et massacré tout le monde à part lui et la fillette. Vos Tresseurs d’Ombres ont tout juste eu le temps d’appeler le Hurleur avant de mourir. Le Hurleur a trouvé ces deux-là cachés deux kilomètres plus loin. À dix pas, c’étaient leurs poursuivants qui leur mettaient la main dessus les premiers. » Bien. Donc la scène se déroulait peu après notre raid. Et il y avait une surprise. Je pensais que Narayan avait été alerté par le Maître d’Ombres. Ça n’avait pas été le cas. Alors comment s’était-il soustrait au sortilège soporifique ? L’évocation des Tresseurs d’Ombres a ébranlé Ombrelongue. J’ai pensé qu’il allait piquer une de ses colères qui lui mettent l’écume aux lèvres. Ces étranges et vieux petits bonshommes lui apportent une aide à laquelle il tient. Il lui avait fallu l’équivalent d’une vie pour les éduquer. Or on en avait liquidé un certain nombre en quelques années. Ombrelongue a pris une profonde inspiration, retenu son souffle, jugulé son impétuosité. « Ma faute. Je n’aurais pas dû les envoyer. Avez-vous une idée de ce qui a pu donner à nos ennemis l’idée de surgir à un moment aussi judicieux ? » Nul n’a répondu que nous pouvions venir écouter ses conversations quand le besoin s’en faisait sentir. « Notre situation empire, a fait observer Ombrelongue. Chaque jour, ils développent de nouvelles ressources. Chaque jour, les nôtres diminuent. » Il a braqué son regard sur Singh. « Que nous apportent ces Félons ? — Ils espionnent, a répondu Mogaba. D’ici peu, ils déclencheront un programme d’assassinats préétabli. L’ennemi ne paraît pas au courant de ce programme. Ces assassinats, s’ils réussissent, auront au moins autant d’impact qu’une victoire décisive sur le champ de bataille. » Du regard, Mogaba a invité Singh à renchérir, mais le Félon a préféré tenir sa langue. « Malheureusement, a repris Mogaba, les renseignements collectés par les Félons se révèlent de moins en moins fiables à chaque rapport. L’ennemi a remporté de grands succès dans sa campagne pour éliminer la secte. » Les autres continuaient de se taire. « Madame et Toubib mènent un combat très dur contre les espions, a poursuivi Mogaba. À mon avis, c’est le signe d’une grande offensive imminente. — Nous sommes en hiver, a dit Ombrelongue. Et mes ennemis ne sont pas pressés. Ils se contentent de me grignoter. Ce soi-disant Libérateur ne se satisfera pas de ses contingents d’hommes et d’armes. » Sur ce point, il avait raison. Toubib en voulait toujours plus. Le Hurleur s’est mêlé à la conversation en étouffant un cri. « Les bataillons de terrassiers ennemis ont fini la voie pavée reliant Taglios à Couve-Tempête, a-t-il déclaré d’une voix rauque. Une autre voie similaire entre Couve-Tempête et Pénombre est presque achevée. » Pénombre se trouve près du cœur de la région la plus densément peuplée et la plus prospère des Terres des Ombres. Tisse-Ombre en avait été le suzerain. Théoriquement, la ville et ses environs se trouvaient encore sous la coupe d’Ombrelongue. Pourtant nos soldats construisaient la route dans une zone paisible. Je me demandais pourquoi. L’orientation stratégique de Toubib ne requérait pas cette voie. Il n’avait pas l’intention d’assiéger Pénombre. Ça lui mobiliserait beaucoup trop d’hommes bien trop longtemps. « Ils nous pressent de partout, a maugréé Mogaba. Il ne se passe pas un jour sans qu’on n’entende parler de la chute d’une ville ou d’un village. Dans bien trop de secteurs, les autochtones ne résistent plus du tout. Et ce serait folie de croire que Toubib et Madame se laisseront freiner par la saison. » Ombrelongue a tourné son sinistre masque vers Mogaba, qui a tressailli. « As-tu pris des dispositions pour contrecarrer leur progression, général ? » Toutes les armées doivent vivre sur le pays conquis si elles s’aventurent loin de leurs bases. On ne peut emporter assez de vivres et de fourrage pour tenir bien longtemps. « Très peu. » Mogaba ne manifestait pas une once de remords. « J’ai mes ordres. Et nos ennemis en connaissent la teneur. — Comment ? » Ombrelongue montrait maintenant des signes d’irritation. « Ils s’attendent à ce que je reste tranquille. » Mogaba désignait Singh, qui a acquiescé à contrecœur. « Leur stratégie se base sur l’hypothèse que je défendrai un site précis. Parce que vos ordres m’y contraignent. Donc ils déploient leurs forces pour attaquer sur un large front. Lame ne pourra pas parer l’assaut à lui tout seul. Les villages n’offriront pas de résistance parce que les gens sauront qu’aucun renfort ne viendra. Je pourrais défaire ces idiots en beauté et en peu de temps par un changement brutal de notre stratégie. » M’étonnerait, ai-je pensé, flottant entre deux dimensions mais conscient que nous disposions de Fumée. « Baste ! » Ombrelongue a tourné sa carcasse osseuse vers le sud. Il a contemplé la plaine de pierre scintillante. « Nous ne discuterons d’affaires militaires qu’en aparté, général. » Le Hurleur a poussé un cri épouvantable où perçait la moquerie. Singh a pour ainsi dire plongé dans l’ouverture de la porte. Son mépris pour le Maître d’Ombres crevait les yeux de tout le monde, à part ceux d’Ombrelongue lui-même – quoique probablement il n’en aurait eu cure. Pour le Maître d’Ombres, l’Étrangleur ne valait guère mieux qu’une mite utile. D’ailleurs, à ses yeux, nous n’étions tous que de misérables insectes. L’enfant est partie la dernière. Elle a dévisagé Ombrelongue froidement. Son regard paraissait aussi vieux et inique que le temps. Cette petite créature avait franchement de quoi donner le frisson. Je me suis demandé ce que penserait le Vieux quand il la verrait. S’il osait seulement la regarder. « Ils ont l’impression que je ne sais pas ce que je fais, a dit Ombrelongue. — Mes soldats ne servent à rien, postés où ils sont, a répliqué Mogaba. Ils perdent leur mordant. — Tu as peut-être raison. Mais, pour attaquer où que ce soit, il te faudra abandonner la protection que je peux t’offrir. En l’absence de mes défunts camarades, mon rayon d’action s’est singulièrement restreint. Oseras-tu t’exposer à leur sorcellerie sans la mienne en soutien ? » Mogaba a grogné. Il a contemplé la plaine miroitante. « Tu me prends pour un couard parce que j’évoque ces risques, général ? — J’ai conscience du danger. Je mesure la valeur de votre protection. Mais je pourrais faire beaucoup néanmoins. Lame, que l’on a laissé agir à petite échelle, a accompli de grandes choses. Aucun doute : il a démontré de façon répétée que ces Tagliens s’effondreront si on les prend par leurs points faibles. — Tu fais confiance à Lame ? — Plus qu’aux autres. Comme moi, il n’a nulle part où fuir. Mais je n’accorde une confiance totale à personne. À nos alliés moins qu’à quiconque. Ni le Hurleur ni le Félon ne se sont joints à nous par dévouement pour notre cause. — Pour sûr, non. » Manifestement amusé, Ombrelongue a paru se détendre. « Je te dois des explications, général. » Vu la surprise de Mogaba, ce genre de déclarations devait être exceptionnel. « Je ne me confine pas ici à cause de la plaine. Je peux m’absenter de Belvédère pour de courtes périodes. Je le ferai en cas de nécessité. Les détecteurs auprès des Portes des Ombres sont neufs, puissants, fiables, et je les contrôle entièrement. Mais si je dois m’absenter, alors ça ne devra pas se savoir. » Mogaba a grogné de nouveau. « Si je reste ici, c’est parce qu’il y a dans la partie des joueurs plus occultes. » Mogaba a froncé les sourcils. J’ai cru à une hypocrisie, moi aussi. « Le Hurleur est issu de ce clan jadis connu sous le nom des Dix qui étaient Asservis. — Je sais. — Ombre-de-Tempête appartenait à cette classe d’esclaves aussi, laquelle compte également, entre autres diplômées, la sœur de Senjak. Ils l’appelaient Volesprit. — Je crois l’avoir rencontrée. — Oui. Elle t’a donné du fil à retordre à Couve-Tempête. » À vrai dire, il s’était agi de Madame, cette fois-là. À moins que ?… Mogaba a opiné du chef. Avec le temps, il paraissait avoir appris à contrôler ses humeurs. « Il y a quelques années, le sort nous a joué un mauvais tour, au Hurleur et à moi. Nous avons capturé Volesprit en croyant qu’il s’agissait de sa sœur. Il faut dire qu’elle se faisait passer pour elle à l’époque, en sorte que la méprise fut davantage de sa faute que de la nôtre. Elle s’est échappée en profitant d’un bouleversement survenu par la suite. Bien qu’on ne l’ait pas particulièrement maltraitée, elle nous voue une rancune déraisonnable depuis lors. Elle nous a déjà fait quelques niches et n’attend que l’occasion de nuire pour de bon. — Vous pensez que, si vous quittez Belvédère, elle pourrait s’y inviter et oublier d’en repartir en laissant la porte ouverte ? — Exactement. » Ha ! L’idée fabuleuse : s’emparer de cette incroyable forteresse par la ruse. Mogaba a soupiré. « Donc, que cela me plaise ou non, il faudra que tout se décide sur la plaine de Charandaprash. — Oui. L’emporteras-tu ? — Oui. » Mogaba ne manquait jamais de confiance. « Tant que Toubib demeurera l’homme que j’ai connu, marqué par cette propension à la clémence. — Une condition, donc ? — Il se cache derrière des centaines de masques. Cette propension à la clémence pourrait en être un. — Donc, quoi que tu en dises, cet homme t’inquiète. — Nous continuons à jouer son jeu en n’attaquant pas ses points faibles. Nous lui donnons le temps de réfléchir, de manœuvrer. Du coup, il y va franc du collier. Ses forces avancent partout. Le long de la frontière, la population craint davantage la Compagnie noire que vous-même. Question férocité, il ne mène pas son combat contre le clan de Singh dans la dentelle. Le Toubib d’autrefois aurait fait des prisonniers. Il aurait absous les Étrangleurs acceptant de renier leur religion. » Sûrement, oui, ai-je pensé avec sarcasme. Puis j’ai réfléchi. Mogaba avait peut-être raison. Toubib avait pardonné de temps en temps. « Peut-être que Senjak veut faire des exemples. — Possible. Elle n’a rien d’une tendre, elle. Mais son influence n’explique pas que Toubib ait sacrifié sept mille vies pour essayer d’avoir Lame. » Quoi ? Ça, c’était du nouveau. « Lame a déserté son camp. — Moi aussi, j’ai déserté son camp. Et j’appartenais à la Compagnie. Lame n’était qu’un aventurier, pas un frère. Il ne s’est pas acharné sur moi de la sorte. Contre Lame, il mène une guerre personnelle. » La brouille avec Lame, qui s’était conclue par sa fuite et son passage à l’ennemi, avait abasourdi beaucoup de monde, à commencer par ses potes Cordy et Saule. Et moi pas loin derrière. Selon certaines rumeurs, Toubib avait découvert quelque chose de concret entre Madame et Lame. Quoi qu’il en soit, il entretenait la même obsession envers Lame qu’envers Narayan Singh. Madame ne levait pas le petit doigt pour s’opposer à sa vendetta. Ni pour la faciliter. « Qu’est-ce qui te trouble ? — Toubib me déconcerte. Par certains côtés, il est devenu dangereusement imprévisible. En même temps, il ressemble de plus en plus au grand prêtre de la légende de la Compagnie noire, n’ayant d’yeux pour aucune autre divinité que ses précieuses annales. » C’était faux. Toubib s’en désintéressait de plus en plus. Mais que Mogaba développe son hyperbole. Il voulait en venir à quelque chose. « Je crains, a-t-il poursuivi, qu’il devienne timbré au point d’attaquer d’une façon si nouvelle qu’il nous prendrait de court. — S’il pousse plus avant, seul un désastre l’attend. — Il viendra. Mais l’issue est-elle si certaine ? » Manifestement, les deux hommes étaient pétris de doutes, mais essentiellement l’un vis-à-vis de l’autre. « Tu tournes autour du pot. Parle sans ambages. Il te fait peur ? — Je le redoute. Plus que je ne redoute Madame. Comme adversaire, Madame est d’une pièce. Elle s’attaque à vous avec tout ce qu’elle a. Toubib s’efforcera de vous rouler, de regarder ailleurs pour vous planter un couteau dans le dos. Il attaquera lui aussi avec toutes ses ressources, mais comment les emploiera-t-il ? Ce n’est pas un homme d’honneur. » Mogaba ne voulait pas vraiment dire que Toubib n’était pas honorable, mais plutôt qu’il ne vénérait pas cette éthique qui lui était si chère. Cela dit, Mogaba n’avait rien d’un paladin non plus. « Il n’a plus toute sa lucidité, a continué Mogaba. Je ne suis pas sûr qu’il sache vraiment où il va. Ces temps-ci, il doit faire face à des situations sans précédent dans ses annales. » Encore faux, l’aminche. Au bout de quatre cents ans, il y a des précédents pour tout dans les annales, quelque part. Le tout est de savoir comment les chercher. « Il a en outre des handicaps, général. — Bien sûr. Ces Tagliens sont factieux et divisés. — C’est peut-être ce qui le perdra. Politiquement, il n’aura pas d’autre choix que de tenter sa chance à Charandaprash d’ici peu. Où nous l’écraserons. — Supposons que je réussisse. Nous devrions peut-être réfléchir à ce qu’il adviendra du monde, une fois qu’il sera guéri de ce mal portant le nom de la Compagnie noire ? — Ah ? — Gagner une bataille ne suffira pas. Si même un seul d’entre eux survit et reste en possession de la Lance de Passion, de nouvelles armées se lèveront contre nous. L’histoire de Madame en témoigne. — Alors tu auras le plaisir de les écraser de nouveau. » Malgré son envie de protester, Mogaba a décidé de ne pas aboyer dans le vent. « Quand Belvédère sera achevé, tu pourras te lancer à corps perdu dans l’aventure que tu voudras, avec mon approbation et mon soutien total. — L’aventure ? — Je te comprends mieux que tu ne le crois. Tu étais le plus grand guerrier de Gea-Xle, mais tu n’as pas eu l’occasion de te le prouver. Au sein de la Compagnie noire, tu évoluais dans l’ombre de ton capitaine et de Senjak. Il fallait que tu assumes un commandement pour montrer ton envergure et ton génie. Chaque fois qu’une occasion se présentait, tes efforts étaient sabotés, subornés. Tu es venu à moi parce que la Compagnie noire ne t’offrait rien à ta mesure. » Mogaba a opiné du chef. Il ne paraissait pas content de lui, pourtant. Et ça m’a surpris. Je l’avais cru trop égocentrique pour douter moralement. « Va conquérir le monde, général. Je t’aiderai avec plaisir. Mais il te faut d’abord écraser la Compagnie noire. Il te faut arrêter ces Tagliens. Parce que tu n’auras rien si je tombe. L’Étrangleur apportera-t-il une aide, vraiment ? — Il pourrait. Il me rebat les oreilles de l’entrée en lice prochaine de sa déesse, mais je ne compte pas là-dessus. Je n’ai jamais vu aucun dieu interférer dans les affaires des mortels. » Étrange. Le dieu de Mogaba et la déesse de Narayan ne faisaient qu’un, plus ou moins. Mogaba avait-il perdu la foi ? Peut-être Dejagore l’avait-il marqué profondément, lui aussi. « Sers-toi de lui. Mais ne laisse personne après coup qui puisse se retourner contre nous. » Tel qu’en mon imagination, le Maître d’Ombres avait toujours été un épouvantable diable incarné, un fou haut en couleur du même acabit que les pires Asservis du Nord. Mais le véritable Ombrelongue n’était qu’un vieux scélérat avec trop de pouvoir entre les mains. « Si l’année des Crânes se déclenche, a-t-il dit à Mogaba, alors je veux que ce soit notre année. Pas la leur. — Compris. Que pensez-vous de l’enfant ? » Ombrelongue a émis un grognement de malaise. « Inquiétante, non ? Vieille de mille ans. Sa mère en miniature et en pire. Plus véhémente, d’une noirceur intérieure plus intense. » Il avait peut-être raison. La gamine avait vraiment de quoi inquiéter, vue par mes yeux de fantôme. « Nous allons peut-être devoir la précipiter dans les bras de sa déesse », a plaisanté le Maître d’Ombres. Mogaba a haussé les épaules. Il s’est tourné pour prendre congé. « Vous vouliez voir quelqu’un d’autre ? — Le Hurleur. Attends ! — Quoi ? — Où est la Lance de la Passion ? — Là où se trouve Toubib, j’imagine. Ou le porte-étendard. C’est toujours ce serpent de Murgen, je crois. » Je t’adore aussi, Mogaba. « Il faut qu’on s’en empare. Est-ce que ce pourrait être une mission à confier aux Félons ? Même la destruction de la Compagnie noire ne suffira peut-être pas à long terme. Et il y a encore autre chose pour les Félons. Demande-leur de découvrir pourquoi Senjak veut ce bambou. — Ce bambou ? » Y avait-il de l’écho ? « Elle pille les territoires tagliens depuis des mois. Où que passent ses soldats, ils récoltent tout le bambou. — C’est curieux. Je vais me renseigner. » J’ai suivi Mogaba un moment. Dès qu’il a eu quitté la plate-forme, il a marmonné : « Du bambou. Faut que je me prête aux lubies d’un dingo. » J’ai tenté de m’aventurer au sud de Belvédère. Fumée m’a emmené sur quelque distance, puis il a regimbé. Bon. Je saurais bien assez tôt, ai-je supposé. Une fois résolu le problème d’Ombrelongue et de son Belvédère, la plaine figurerait en tête de la liste des obstacles sur le chemin de Khatovar. 52 Je suis revenu à la salle qu’occupaient Fumée et notre animal puant d’Étrangleur. J’avais faim et soif, mais j’étais surtout si énervé que j’en tremblais. Je n’avais rien découvert d’importance, mais, dieux ! quel potentiel ! J’ai bu au broc, je me suis éclairci la gorge puis acheminé vers le tissu qui recouvrait le prisonnier. « Alors, là-dessous. Tu veux boire ? Tu veux me dire… » Il dormait. « Eh bien, roupille donc. » Que faire maintenant ? Aucune aide n’était arrivée. J’ai croqué dans une des caillasses de mère Gota. Ça m’a calmé la faim. C’était tout ce qui m’importait pour l’heure. Que faire donc ? Continuer mes incartades jusqu’à ce que quelqu’un me réclame ? Voir Madame ? Chercher Gobelin ? Traquer Lame ? Et si j’allais chercher où se cachait Volesprit ? Elle devait bien rôder dans les environs, même si nous ne l’avions pas croisée dernièrement. Où qu’aillent les membres de la Compagnie, des corbeaux toujours les suivaient. Volesprit est patiente. C’est l’un de ses grands traits de caractère. J’étais tel un gosse chez le marchand de bonbons. J’ai décidé d’aller à la recherche de Volesprit. Elle représentait le mystère le plus ancien à élucider du moment. Fumée a démarré au poil, mais il s’est grippé juste après. Son âme, ou ce qui en tenait lieu s’agitait de plus en plus tandis que j’insistais. « Très bien ! Elle m’a toujours causé plus d’ennuis que je ne peux en gérer, de toute façon. Cherchons donc sa maboule de sœur. » Madame n’intimidait pas Fumée le moins du monde. Je l’ai trouvée dans la citadelle à Dejagore, dans la salle de conférences en compagnie de quatre hommes, penchée sur une carte. Les marqueurs de frontière étaient placés au sud de Dejagore. Des frontières antérieures figuraient aussi, explicitées par des annotations et des dates. Il lui aurait fallu une carte neuve. Celle-là était surchargée. Elle avait remporté trop d’escarmouches. Madame est une beauté, même quand elle sort d’un champ de bataille. On la croirait bien trop jeune pour Toubib, quoiqu’elle soit largement plus vieille que Qu’un-Œil. Qu’un-Œil n’a jamais maîtrisé aucune sorcellerie de jouvence. Deux des compagnons de Madame étaient des hommes de la Compagnie, des Nars de Gea-Xle désireux de clamer au monde que Mogaba et ses traîtres étaient des mutants d’une engeance qu’on ne verrait plus. Je n’étais pas dupe. Pas plus que Madame ni le Vieux, d’ailleurs. Nous étions convaincus que Mogaba avait laissé quelqu’un derrière lui. « Repère celui qui montre les autres du doigt. Bien souvent, c’est lui le traître. » Le troisième homme était le Prahbrindrah Drah, le prince régnant de Taglios. Physiquement, il était tout à fait quelconque. Il avait consacré les quatre dernières années à apprendre les arts de la guerre. Il commandait désormais une division entière : l’aile droite de l’armée de campagne. Madame et le Vieux s’efforçaient de l’impliquer dans leur machine de guerre pour stimuler sa motivation à ce poste. Le dernier homme était cet olibrius de Saule Cygne. Quand je me suis concentré sur lui, Fumée s’est agité, ce qui m’a démontré que le sorcier était partiellement conscient à un niveau ou un autre. Lui et Cygne s’étaient toujours entendus comme chien et chat. À présent, Cygne est le capitaine du détachement des gardes royaux affectés à Dejagore. Il a les cheveux couleur de maïs plus longs que ceux de Madame, lesquels sont noirs et lui tombent sur les épaules. Quelquefois, Cygne se fait des tresses, mais pour l’heure il portait une queue de cheval. Madame avait elle aussi attaché ses cheveux. D’habitude, elle les laisse flottants. Elle les peigne et les lave dès qu’elle en a le loisir. Soldat par accident, Cygne n’entendait pas devenir un héros. Ses gardes n’étaient pas sous la coupe de l’armée et, pour l’essentiel, servaient de police militaire. Tout comme lui, ils étaient sous l’autorité directe du prince et de sa sœur. « Le Hurleur a cessé d’attaquer nos avant-postes, a déclaré Madame. — Vous aviez dit qu’il n’était pas bête, a dit Cygne. — Je l’ai raté de trop peu la dernière fois. Ça lui a fichu la trouille pour de bon. — Nos raids doivent leur poser problème, a fait observer l’un des Nars. — Ils m’en posent aussi, Isi. Mais je les ai autorisés. » Madame a frissonné un instant. « Ils sont efficaces. — Sans aucun doute. — Mais le Libérateur approuverait-il ? » a demandé le prince. Le sourire de Madame a révélé des dents blanches éclatantes, presque trop parfaites. Elle excellait en sorcellerie cosmétique depuis des lustres. « Il n’approuve pas. Aucun doute. Mais il n’interviendra pas. C’est moi qui suis ici, et je me fie à ma propre expérience. — Ombrelongue lâchera-t-il la bride à Mogaba ? » a demandé le prince. Les brigadiers nars se sont crispés. Ils en voulaient à Mogaba qui avait bafoué par orgueil et vanité les anciens idéaux des Nars. Sans compter qu’il allait encore leur en faire voir de toutes les couleurs au combat. « Vous avez fait des prisonniers dans le secteur ? a demandé Cygne. — Oui. Et ce qu’ils savent tiendrait dans un dé à coudre en laissant de la place pour un nid de cigogne. Aucun de leurs chefs ne va s’asseoir autour du feu, le soir, pour partager ses secrets avec la troupe. » Cygne l’a contemplée pendant qu’elle regardait ailleurs. Il admirait une femme d’un mètre soixante-cinq, aux yeux bleus et aux cinquante-cinq kilos parfaitement répartis. Elle était grande, selon les critères de cette région du monde. On aurait dit qu’elle allait bientôt avoir vingt ans. Cette vieille magie noire. On lisait en Cygne comme dans un livre. Madame est froide, dure, ardente et plus létale qu’une épée dotée de volonté propre, mais il semble que ces gars soient incapables de se retenir. Ça a commencé avec le Vieux, il y a longtemps, mais le défilé continue. Cette fièvre a coûté gros à Lame. Malgré l’incident avec Lame, je suis convaincu que Madame reste fondamentalement la femme du capitaine. Quoi qu’il en soit, Toubib l’a pris drôlement à cœur. Il a poussé un brave type dans les rangs de l’ennemi et il est devenu aussi glacial que Madame elle-même. La moitié du temps, sinon plus, Toubib est ce dieu de guerre si terrible que, quand il crie, même le prince et la Radisha sursautent. À voix haute, Madame s’est demandé quel objectif le Hurleur poursuivait avec ses raids. Cygne a lâché tout à trac la réponse de Baquet : « Il voulait éliminer les gars de la Compagnie noire. C’est évident. — Isi ? a demandé Madame. Y a-t-il autre chose ? — Mogaba ne s’abaisserait pas à combattre des adversaires subalternes, a répondu l’un des Nars. Ombrelongue a peut-être voulu écarter ceux-là pour mieux manipuler les obsessions de Mogaba. Ou peut-être essayait-il de déclencher une bataille d’envergure par des agressions continuelles. » Le prince a hoché la tête pour lui-même. Maintenant, c’était lui qui couvait Madame d’un œil brillant. Était-ce l’attrait fatal du mal ? « Peut-être qu’il veut attirer Toubib sur le front. » Combien de fois, au fil des siècles, Madame s’était-elle trouvée en pareille position, sur le point de déchaîner le fer et le feu ? « Il nous faut rapprocher ce quartier général de l’action, a-t-elle déclaré. Les retards de communication deviennent inacceptables. Cygne, passe-moi cette carte. » Cygne a saisi une carte dans une armoire couverte de symboles ésotériques. La prudence de ses gestes indiquait qu’il ne comprenait rien à tout cela et s’en méfiait. La carte représentait l’extrême Sud. Une vaste zone vierge portait le nom de Shindai Kus. Il s’agissait d’un désert. Au-delà de ce désert aux frontières indéfinies s’étendait une autre zone vierge avec l’inscription « Océan ». Dans le Shindai Kus naissent des montagnes connues sous le nom des Dandha Presh, qui s’étirent vers l’est et s’incurvent vers le nord. Elles deviennent abruptes et encaissées au cœur du massif, lequel constitue la limite orientale des territoires tagliens. Cette chaîne change localement de nom fréquemment. On la dit infranchissable à l’est du Shindai Kus, sauf par le haut col de Charandaprash. Ombrelongue, Prenlombre et Belvédère sont tout au bout des Dandha Presh. L’armée de Mogaba formait le bouchon qui bloquait le col et interdisait tout passage sur la route du sud. Depuis des lustres, une conversation qui allait bon train dans la troupe quand les officiers n’écoutaient pas concernait la déculottée que ne manqueraient pas de prendre ceux qui iraient chercher des poux à Mogaba. Du raffut a dû éclater dehors, car Cygne s’est précipité à la fenêtre. « Un courrier », a-t-il annoncé. Je ne pouvais rien entendre en dehors de la salle. D’ailleurs, quand je jetais un coup d’œil par le carreau, je ne distinguais que grisaille. Étrange. Madame a tiré Cygne par le coude. « Ça ne doit pas être de bonnes nouvelles. Tope-le avant qu’il ne parle trop. » Cygne est revenu bien vite. « Ce n’est pas trop mauvais. Il semble qu’une foule de fanatiques shadars et vehdnas se soient mis en chasse de Lame et qu’ils aient eu la malchance de mettre la main dessus. » Quoi ? Ce n’était pas nouveau. J’étais déjà au courant. Le Maître d’Ombres aussi… bien sûr. Madame ne disposait ni d’un Fumée ni d’un allié zinzin et gueulard équipé d’un tapis volant. En outre, je n’étais au courant que depuis très peu de temps. Peut-être la nouvelle me paraissait-elle ancienne parce que je l’avais apprise loin. « Qu’est-ce que tu racontes ? a fait Madame. — Lame a liquidé cinq mille crétins d’ecclésiastiques qui le pourchassaient pour le punir de ses excès antireligieux. » Lame n’y allait pas de main morte sur les temples et les prêtres quand l’occasion s’en présentait. Son attitude à l’égard de la religion avait également motivé sa désertion. Il s’était fait l’ennemi juré de tous les prêtres tagliens bien avant son différend avec le Vieux. Les dévots prenaient sa disgrâce pour un signe du ciel. Je ne doutais pas que les prêtres espéraient secrètement, plaise à leurs dieux, un revirement du sort à notre égard aussi. « Cinq mille ? — Peut-être davantage. Peut-être jusqu’à sept mille. — Partis en battue de leur propre chef ? Comment cela s’est-il passé ? » Ni la famille régnante ni nous n’aimions voir des foules en armes s’emballer sans aucun contrôle pour régler à la diable leurs problèmes. « Dehors. Sortez, tout le monde. Revenez dans deux heures. » Madame s’est mise à murmurer dès l’instant qu’elle s’est trouvée seule. « Satané Toubib. » Elle a pris des objets dans l’armoire. « Il perd la tête. » J’avais appris qu’il fallait rester sacrément concentré, dans cet ailleurs, avec Fumée. Le temps pouvait filer à toute allure si en plus on fournissait un effort de réflexion. Trop de fragments d’événements me parvenaient sans ordre rationnel et j’ai manqué me perdre en essayant de reconstituer le puzzle. La prise de conscience et la terreur résultante, aussi faible fût-elle là-bas, m’ont ramené au présent et dans les lieux où j’étais en observation quand j’avais perdu ma concentration. Des heures avaient passé. Madame continuait de ruminer à propos du Vieux. « Qu’est-ce qui lui prend ? Comment a-t-il pu croire ces fichues rumeurs ? » Elle était en colère. Elle a réussi, en recourant à ses talents, à faire apparaître le lointain champ de bataille tel qu’après l’événement. Tout ce carnage a encore assombri son humeur. « Pauvre imbécile ! » C’était le plus gros désastre pour le camp taglien depuis Dejagore. D’un renfoncement secret de son armoire, elle a tiré un morceau de tissu noir. Ça m’a surpris, même si j’avais pourtant étudié ses annales de près. Il s’agissait du rumel de soie d’un maître Étrangleur. Elle s’est mise à s’exercer avec le foulard mortel. Peut-être que ça l’aidait à se détendre. Elle était contrariée parce qu’elle avait été mise à l’écart de quelque chose. D’habitude, elle était la partenaire du capitaine. Tu es dans le juste, la belle, ai-je pensé. Ces derniers temps, il fait cavalier seul. Le foulard de Madame filait comme l’éclair. Elle était experte. Je me suis interrogé. Était-elle encore liée à Kina ? Toubib le craignait-il ? Ils ne s’appelaient pas les Félons pour rien. Elle est redevenue elle-même. Elle a convoqué son conseil. Quand tous ont été réunis, elle a dit : « Il y a eu des survivants à cette bataille. Certains sont encore en train d’enterrer leurs morts. Capturez-m’en quelques-uns. » 53 Toubib n’est jamais revenu à la salle secrète. Ni Qu’un-Œil, ni même la Radisha, pour tourmenter notre prisonnier. Nul ne m’a réveillé. Je suis revenu presque sans le vouloir, peut-être rappelé par mon corps. Je m’étais absenté longtemps. Plus longtemps que le temps subjectif que j’avais passé dans l’autre dimension. La phase introspective avait probablement duré bien au-delà des apparences. Mon estomac gargouillait. Mais il ne me restait plus un seul caillou cuit de mère Gota. L’Étrangleur s’était à nouveau débarrassé de son drap. Il me guignait en écarquillant les yeux. J’ai eu l’impression qu’il était sur le point de faire quelque chose que j’aurais réprouvé. Je me suis aperçu qu’il s’était libéré une main. « Vilain garnement. » J’ai avalé une longue gorgée au broc et je l’ai regardé à nouveau. Ensuite, je me suis demandé s’il fallait que je me risque dans le labyrinthe une fois de plus, pour aller chercher un peu de l’indigeste boustifaille de mère Gota, ou si je devais rester et me payer une autre promenade quelque part à travers les yeux de Fumée pour tromper l’attente. « De l’eau. — Désolé, Toto. Je ne suis pas d’accord. À moins peut-être que tu me dises ce que manigancent tes copains. » Mon estomac a gargouillé de nouveau. L’Étrangleur n’a pas répondu. Même dans son état de faiblesse, sa volonté restait ferme. C’était à croire que, ignorant ma présence, quelqu’un était venu le nourrir. Il se faisait tard. Peut-être que mère Gota dormait et que Sarie mitonnait mon repas. Elle, au moins, ne cuisinait pas comme pour assouvir une vengeance. Je m’éternisais sur le seuil, indécis. Y avait-il un moyen de marquer mon passage ? Une façon de suivre les pas dans la poussière ? Mais il n’y avait pas de lumière. Cette partie du palais servait rarement. Personne ne la pourvoyait en torches ou en chandelles. La lampe dans la salle derrière moi serait la seule source de lumière. À moins que j’attende le jour et les premiers rayons de soleil qui perceraient ici et là par les fissures des murs et les petites fenêtres. Je me suis tourné vers la lampe. Elle éclairait depuis longtemps. Personne ne l’avait réalimentée. Il fallait que je m’en occupe avant toute chose. Un bruit métallique a résonné loin, très loin, par-delà une centaine de couloirs, de coudes et de tournants. Ça m’a flanqué la chair de poule, malgré la chaleur moite ambiante de Taglios. « De l’eau. — La ferme. » J’ai trouvé un flacon d’huile. J’ai entrepris de le transvaser, tête penchée. Le bruit métallique ne s’est pas répété. Je n’avais pas recouvert l’Étrangleur. Quand j’ai levé le nez vers lui, j’ai découvert sa tête macabre fendue d’un sourire. C’était le rictus de la mort. Renversant mon huile, je me suis précipité dehors. Je me suis reperdu. En un rien de temps. 54 Se perdre dans le palais, en soi, n’était pas effrayant outre mesure. Je n’ai donc pas paniqué. Je confesse avoir ressenti une certaine frustration quand même. À priori, ma situation pouvait s’améliorer à l’aide d’un peu de bon sens, non ? En tout cas, j’en étais convaincu. Éviter de m’engager dans un couloir plus poussiéreux : une règle judicieuse. Tout comme éviter systématiquement les raccourcis apparents. Ils ne menaient jamais où je voulais aller. Et le plus important enfin : ne céder ni à l’émotion ni à l’énervement. Le palais est le seul endroit du monde où franchir une porte peut vous faire changer d’étage. Je l’ai appris à mes dépens. Et sans aucun recours à une magie elfique. Cela s’expliquait par la nature du bâtiment : un agglomérat d’extensions datant d’époques très diverses et bâties sur un terrain accidenté. Mon anxiété a atteint un degré qui m’a décidé à opter pour ce qui m’a paru le chemin le moins téméraire. J’ai décidé de descendre au niveau du sol, de trouver l’une des mille poternes du palais qui ne s’ouvrent que de l’intérieur et de sortir dans la rue. Une fois dehors, je me reconnaîtrais. Je longerais le bâtiment jusqu’à ce que je retrouve l’entrée que j’avais coutume d’emprunter. Alors je serais chez moi. Il faisait vraiment sombre là-dedans, en pleine nuit. J’en ai pris pleinement conscience après avoir trébuché en descendant un escalier et lâché ma lampe pour rétablir mon équilibre. Comme de juste, elle s’est brisée. Pendant un moment, il y a eu beaucoup de lumière en contrebas. Et puis le feu s’est éteint. Bien, bon. Il y avait forcément une porte donnant sur la rue plus bas. La cage d’escalier s’enroulait le long d’un mur extérieur. Je m’étais penché dehors depuis une fenêtre pour m’en assurer avant de m’y engager. Descendre un vieil escalier en spirale n’est pas chose facile quand il est dépourvu de main courante et qu’on n’y voit goutte. Je suis pourtant arrivé en bas sans me rompre les os, même si j’ai glissé à deux reprises et enduré un long sortilège de vertige après avoir passé la nappe de fumée produite par la combustion de l’huile de ma lampe. Enfin, l’escalier se terminait. J’ai tâtonné à la recherche d’une porte. Ce faisant, j’ai froncé les sourcils. Qu’étais-je en train de faire ? Il m’a fallu un moment pour extirper une réponse des fins fonds de mon cerveau. J’ai trouvé une porte, cherché le mécanisme d’ouverture. J’ai trouvé un loquet à l’ancienne mode, avec une clenche de bois. Ce n’était pas du tout ce que j’attendais. J’ai actionné le loquet, poussé le battant. La porte s’est ouverte vers l’extérieur. Mauvaise réponse à ton problème, Murgen. En cette forteresse, rien ne bouge, même si parfois des brumes lumineuses et scintillantes s’infiltrent par les portes du rêve. Des ombres guettent dans les recoins. Et, loin en profondeur, au centre de la place forte, trahie par le battement ténu d’un cœur de ténèbres, se trouve une forme de vie. Un trône de bois massif se dresse au milieu d’une salle si vaste que seul un soleil pourrait l’éclairer complètement. Sur ce trône est affalé un corps, noyé dans les ténèbres, immobilisé par des clous d’argent fichés dans ses mains et ses pieds. Parfois ce corps soupire doucement dans son sommeil, troublé par les rêves cruels qui s’instillent derrière ses yeux aveugles. La créature survit, d’une certaine manière. La nuit, quand le vent cesse de s’engouffrer par les fenêtres sans vitres, de siffler dans les couloirs vides, de murmurer aux milliers d’ombres rampantes, la forteresse s’emplit du silence de la pierre. 55 Pas de volonté. Pas d’identité. Chez moi dans la maison de souffrance. 56 Vous revoilà donc ! Où étiez-vous ? Bienvenue… dans la maison de souffrance ? 57 La maison de souffrance. Je m’y étais rendu, mais je ne me rappelais ni le voyage ni le séjour. J’étais à quatre pattes sur des pavés cassés. Mes paumes et mes genoux me faisaient mal. J’ai levé une main. J’avais la paume écorchée. Du sang suppurait d’une dizaine d’éraflures. J’étais dans le coaltar. J’ai regardé mon autre main, entrepris d’enlever les gravillons qui s’y étaient incrustés. À cinquante pas, le flanc d’un bâtiment a émis une lueur olive pulsante. Un disque de maçonnerie a volé en éclats. Des ombres ont jailli de l’obscurité. L’arme au clair, elles se sont précipitées dans la béance. Des cris et des cliquetis de métal ont retenti à l’intérieur. Je me suis levé et dirigé vers le combat, vaguement intrigué sans comprendre pourquoi, incapable d’articuler correctement mes pensées. « Hé ! » Une silhouette près du trou me regardait. Je n’avais pas ouvert la bouche, donc c’était elle qui avait crié. « C’est toi, Murgen ? » J’ai continué de marcher, la tête me tournait. Mes pas m’ont porté vers la droite. Je me suis heurté à l’angle d’une maison. Au moins, ça m’a donné un cap à tenir. Comme un ivrogne, je suis reparti en me guidant d’une main le long du mur. « Il est là ! » La silhouette me désignait. « Chandelles ? — Ouais. Ça va ? Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? » J’éprouvais des petites douleurs un peu partout. J’avais l’impression d’avoir été lardé de coups, de coupures et de brûlures. « Qui ? Personne ne m’a rien fait… ? » Pour ce que j’en savais. « Où suis-je ? Quand ? — Hein ? » Un homme s’est penché dehors depuis la maison. Il portait une étoffe enroulée autour de la tête. On ne lui voyait que les yeux. Il m’a considéré un moment puis a disparu à l’intérieur. Quelqu’un a crié là-dedans. Des types ont bondi dans la rue. Certains avaient des armes ensanglantées au poing. Tous étaient masqués. Deux d’entre eux m’ont empoigné par les bras et embarqué. Nous nous sommes hâtés par les ruelles obscures d’une ville baignée par la nuit. Nul ne pouvant répondre à mes questions haletantes à ce moment, je continuais d’ignorer où et quand nous étions. Puis nous avons traversé une étendue à découvert d’où j’ai pu apercevoir la citadelle de Dejagore. Ce qui répondait à mes questions les plus immédiates. Mais de nouvelles me sont venues aussitôt. Pourquoi nous trouvions-nous hors du quartier de la Compagnie ? Comment étais-je arrivé ici ? Pourquoi n’en avais-je aucun souvenir ? Je me rappelais m’être assis avec Ky Dom, avoir désiré secrètement sa petite-fille… Les hommes qui m’accompagnaient ont ôté leurs écharpes et leurs masques. Ils étaient de la Compagnie. S’y ajoutaient l’oncle Doj et deux acolytes nyueng bao. Nous nous sommes engagés en baissant la tête dans une ruelle qui menait en territoire nyueng bao. « Doucement, ai-je dit. Qu’est-ce qui se passe ? — Quelqu’un s’est emparé de toi, a expliqué Chandelles. Au début, on a cru que c’était Mogaba. — Hein ? — Tisse-Ombre a emmené toute son armée aux trousses de Madame. On aurait pu décaniller si on avait voulu. On a cru qu’il avait décidé de prendre un otage. » Je ne voulais pas croire que Tisse avait levé le camp. « Oncle Doj, la dernière chose dont je me souviens, c’est d’avoir siroté un thé avec le porte-parole. — Tu as commencé à te comporter bizarrement, soldat de pierre. » J’ai grondé. Il ne s’est pas excusé. « Le porte-parole a pensé que peut-être tu avais bu avant de venir. Il a donné consigne à Thai Dei de te ramener chez toi. Il était offensé. Tu t’es montré un tel fardeau que Thai Dei n’a pas pu se défendre quand tu as été attaqué. Il a été rossé sévèrement, mais il a réussi à rentrer donner l’alerte. Tes amis sont partis à ta recherche dès que nous les avons mis au courant. » Vu le ton, on sentait qu’il se demandait bien pourquoi ils s’étaient donné cette peine. « Ils étaient plus expérimentés qu’ils ne le prétendaient. Ils t’ont repéré rapidement. Tu n’étais pas dans la citadelle, or c’est là que Mogaba t’aurait enfermé. — Comment ai-je réussi à traverser la ville ? » J’ai grimacé. Entre autres bobos, je me payais un mal de crâne façon gueule de bois. J’avais été drogué. Personne n’avait de réponse à m’avancer. « C’est toujours la même nuit, l’oncle ? — Oui, mais bien des heures plus tard. — Et c’est sûr que ce n’est pas Mogaba qui m’a pris ? — Non. Il n’y avait aucun Nar là-bas. Pour tout dire, peu après ton rapt, quelqu’un a agressé Mogaba aussi. On avait peut-être prévu de l’assassiner. — Des Jaicuris ? » Peut-être les autochtones voulaient-ils résoudre le problème en s’attaquant à sa racine. « Ça se peut. » Il n’avait pas l’air convaincu. Peut-être qu’il aurait dû faire des prisonniers. « Où est Qu’un-Œil ? » Seul Qu’un-Œil pouvait avoir éventré ce mur, un moment plus tôt. « Il couvre notre piste, a répondu Chandelles. — Bien. » Je me sentais presque normal, maintenant. Autrement dit aussi paumé que d’habitude, je suppose. Les inconnus qui m’avaient capturé avaient réalisé un exploit en se faufilant à travers le territoire nyueng bao sans se faire remarquer. Oncle Doj a deviné mes pensées. « Nous n’avons pas encore découvert comment ces gredins ont réussi à te prendre en embuscade, ni comment les autres ont pu approcher Mogaba de si près. Ces quatre-là l’ont payé de leur sang. — Il les a tués ? — Selon tous les témoins, ç’a été un combat épique, à quatre contre un. — Youpi pour Mogaba. Même lui mérite des petites joies dans la vie. » Nous sommes arrivés près des immeubles que nous faisions passer pour le quartier général de la Compagnie. J’ai invité tout le monde à entrer. Les gars avaient allumé un feu. Quand Qu’un-Œil s’est amené, je lui ai suggéré de se débrouiller pour nous procurer de la bibine, puisque j’avais entendu dire qu’il y avait une trêve et que, pour sûr, un verre ne nous ferait pas de mal. Pestant, Qu’un-Œil est reparti dans la nuit. Peu après, Gobelin et lui sont revenus en trimballant un tonneau. « Et maintenant on s’occupe de moi », ai-je lancé à la cantonade. Qu’un-Œil a émis un geignement. Je me suis dévêtu et allongé sur une table. C’était le pourquoi du feu. Pour que je ne me gèle pas. « De quoi ai-je l’air, Qu’un-Œil ? » Il a énoncé sa réponse sur le ton de l’évidence : « D’un gars qu’a été torturé. Tu ne sais pas comment tu t’es retrouvé dans la rue ? — Ce que je suppose, c’est qu’ils vous ont entendus arriver et qu’ils m’ont éjecté pour vous distraire le temps qu’ils se taillent. — Ça n’a pas marché. Tourne-toi de côté. » J’ai remarqué une silhouette dans l’encadrement de la porte. « Entre donc. Prends une bière avec nous. » Le gars de l’extérieur, Sindhu, s’est joint à nous. Il a accepté une chope, mais il paraissait mal à l’aise, pourtant. J’ai remarqué que l’oncle Doj le surveillait de très près. 58 C’était encore cette même nuit riche d’imprévus. J’avais encore mal, j’étais toujours déboussolé et fatigué, mais voilà : j’étais là en train de m’enrouler une corde autour du torse pour descendre en rappel le long de la muraille extérieure. « Tu es sûr que le Nar ne peut pas nous voir depuis une tour de la porte ? — Bon sang, gamin, tu vas y aller, oui ? Tu fais plus de raffut qu’une belle-mère. » Il parlait en connaissance de cause. Il en avait eu plusieurs. J’ai entamé la descente. Pourquoi avait-il fallu que je laisse Gobelin et Qu’un-Œil m’embarquer là-dedans ? Deux soldats tagliens attendaient en contrebas sur le radeau rudimentaire. Ils m’ont aidé à prendre pied. « Quelle profondeur ? ai-je demandé. — Dans les deux mètres vingt, a répondu le plus grand des deux. On peut naviguer à la perche. » La corde a ondulé. Je l’ai immobilisée. Bientôt Sindhu l’externe s’est laissé choir sur le radeau. J’ai été le seul à lui apporter mon aide. Les Tagliens faisaient comme s’il n’existait pas. J’ai tiré trois fois sur la corde pour avertir les autres en haut que nous partions. « Vas-y, pousse ! » Les Tagliens étaient des volontaires choisis notamment parce qu’ils étaient frais et dispos. Ils étaient tout à la fois contents de quitter la ville et tristes à l’idée de devoir y retourner. Ils considéraient cette traversée comme un test. Il fallait réussir à aborder, à nous faufiler entre les soldats du Sud et à revenir le lendemain soir ou le surlendemain. Alors des flottilles se risqueraient bientôt sur l’eau. Encore fallait-il revenir. Ne pas se faire intercepter par les hommes de Tisse. Trouver Madame, ce qui était la partie de notre mission ignorée des soldats… Qu’un-Œil et Gobelin m’avaient forcé la main pour partir à la recherche de Madame. T’occupe pas de ces blessures, gamin. C’est de la gnognote. Sindhu était du voyage parce que Ky Dom pensait qu’il valait mieux le sortir de Dejagore. Sindhu, on ne lui avait pas demandé son avis sur la question. Les Tagliens devaient me protéger et nous fournir des épaules pour le transport. Oncle Doj avait voulu venir, mais il n’avait pas réussi à convaincre le porte-parole. La traversée s’est déroulée sans anicroche. Quand nous avons posé le pied sur le rivage, j’ai tiré une petite boîte verte de ma poche et j’ai libéré le papillon de nuit qu’elle contenait. La bestiole retournerait voir Gobelin et son arrivée lui indiquerait que nous étions sur la rive. J’avais d’autres boîtes similaires, chacune d’une couleur différente et contenant un papillon à libérer en une circonstance particulière. Alors que nous remontions en hâte le fond d’une ravine, Sindhu s’est proposé pour prendre la tête de l’équipe. « J’ai de l’expérience pour ce genre de situation », m’a-t-il confié. Et j’en ai été convaincu en quelques minutes. Il se déplaçait lentement, précautionneusement, sans faire un bruit. Je ne m’en sortais pas trop mal, mais moins bien. Les deux Tagliens auraient carrément pu porter des grelots. Nous n’étions pas rendus bien loin quand Sindhu a sifflé l’alerte. Nous nous sommes pétrifiés pendant que des soldats de l’Ombre traversaient en bavardant le chemin que nous suivions, à vingt mètres au-dessus. Aux bribes de conversation que j’ai captées, j’ai compris qu’ils préféraient une bonne couverture chaude à une patrouille de nuit dans les collines. Surprise. On s’imagine toujours que c’est différent dans les armées des autres. Nous avons rencontré une autre patrouille une heure plus tard. Celle-là aussi est passée sans détecter notre présence. Nous avions franchi la crête quand l’aube s’est mise à poindre à l’est, améliorant la visibilité au point de rendre dangereuse toute poursuite du périple. « Il nous faut trouver un refuge », m’a dit Sindhu. Procédure classique en territoire ennemi. Ça n’a pas posé de problème. Les ravins des parages étaient tout embroussaillés. N’importe qui pouvait s’y dissimuler sans effort, à condition d’éviter de porter une chemise de nuit orange. Nous avons disparu. Je ronflais quelques secondes après m’être allongé par terre. Et je n’ai dérivé nulle part, ni dans l’espace, ni dans le temps. Une odeur de fumée m’a réveillé. Je me suis assis. Sindhu s’est levé au même instant. J’ai remarqué un corbeau qui me regardait de si près qu’il a fallu que je louche pour ne pas le voir flou. Le Taglien censé monter la garde pionçait. Frais et dispos, tu parles. Je n’ai rien dit. Sindhu non plus. Quelques instants plus tard, mes craintes se confirmaient. Une voix du Sud a lancé un appel. Une autre a répondu. Des corbeaux ont ricané. « Ils savent où on est ? » a chuchoté Sindhu. On aurait dit qu’il avait du mal à le croire. J’ai réclamé le silence d’un geste. J’ai écouté, relevé quelques mots. « Ils savent qu’il y a quelqu’un ici. Ils ignorent qui. Ils râlent parce qu’ils ne peuvent pas se contenter de nous éliminer. Le Maître d’Ombres exige des prisonniers. — Et s’ils cherchaient à nous bluffer ? — Ils ne savent pas que l’un de nous comprend plus ou moins leur dialecte. » Le corbeau albinos devant moi a croassé et pris son envol au-dessus des buissons. Une vingtaine d’autres l’ont rejoint. « Si on ne peut pas leur échapper, alors il faut se rendre. Ne pas combattre. » Sindhu se muait en un pauvre drille à bout. D’accord. Je me ferais passer pour un pauvre drille à bout moi-même. Les soldats tagliens aussi. Nous ne voulions échapper à rien ni personne. Les corbeaux trouvaient nos efforts amusants. 59 Le temps ne voulait plus rien dire. Le camp du Maître d’Ombres se trouvait quelque part au nord de Dejagore. Nous quatre comptions parmi les premiers prisonniers, mais d’autres n’ont pas tardé à nous rejoindre dans l’enclos. Beaucoup des gars de Mogaba voulaient quitter la ville. Autant de bouches en moins à nourrir pour ceux qui resteraient. Manifestement, Qu’un-Œil et Gobelin faisaient front pour tenir notre quartier, en ville. Nul ne savait que j’avais été fait prisonnier. Je n’avais libéré aucun autre papillon, en sorte qu’ils n’ignoraient pas que j’étais tombé sur un os et non sur Madame. Même nos gardes n’avaient aucune idée du sort que Tisse comptait nous réserver. Il valait probablement mieux qu’on l’ignore, d’ailleurs. J’ai passé des jours et des jours – sans tenir le compte – dans une misère totale. Des porcelets dans une porche ne vivaient mieux que nous. De nouveaux prisonniers arrivaient sans cesse. La nourriture était infecte. Au bout de quelques repas, tout le monde avait la courante. Il n’y avait pas de fosse d’aisances, pas même une simple rigole. Ils refusaient qu’on en creuse une nous-mêmes. Peut-être voulaient-ils nous interdire tout confort. En réalité, notre vie n’était pas tellement pire que celle des soldats du camp de l’Ombre. Ils n’avaient plus rien et ne devaient rien espérer. Les désertions atteignaient des taux records, en dépit de la réputation du Maître d’Ombres. Ils détestaient Tisse-Ombre qui les avait mis dans cet état épouvantable. Et ils se déchargeaient de leur colère sur nous. Je ne sais pas combien de temps on est restés là. J’ai perdu le compte. J’étais trop occupé à crever de dysenterie. J’ai remarqué un beau jour l’absence soudaine des corbeaux. J’étais tellement habitué à les voir que je ne les remarquais plus que par leur absence. Je m’évanouissais et je revenais à moi. J’ai subi une poignée de mes sortilèges. Ils étaient plus fréquents, maintenant, et me vidaient nerveusement. Du point de vue physique, c’étaient les diarrhées qui me vidaient. Si seulement je pouvais dormir… Sindhu m’a réveillé. J’ai eu un mouvement de recul quand je l’ai senti me toucher. Son contact était étonnamment froid, vaguement reptilien. J’étais le seul de l’enclos qu’il connaissait, alors il s’efforçait de devenir mon pote. Moi, je voulais me passer d’amis. Il m’a proposé une tasse d’eau. C’était une tasse plutôt belle, en fer-blanc. Où avait-il dégotté ça ? « Bois, a-t-il dit. C’est de l’eau propre. » Tout autour, des prisonniers étendus dans l’enclos remuaient sans cesse, en proie à des cauchemars. Certains poussaient des cris. « Il va se passer quelque chose, a poursuivi Sindhu. — Quoi ? — J’ai senti le souffle de la déesse. » Pendant un instant, j’ai humé une odeur qui n’était pas la puanteur du vomi, de la crasse, des cadavres ou des mares de chiasse. « Ah, a repris Sindhu. Ça y est. » J’ai regardé dans la direction qu’il indiquait. Le quelque chose en question était en train de se produire à l’intérieur de la grande tente appartenant au Maître d’Ombres. Des lueurs aux couleurs étranges enflaient et vacillaient. « Peut-être qu’il prépare un coup fourré pour quelqu’un. » Peut-être avait-il repéré Madame. Sindhu a émis un petit rire. Le spectacle paraissait lui donner du cœur au ventre. Le quelque chose s’est poursuivi un bon moment mais n’a attiré l’attention de personne. Ça m’a mis la puce à l’oreille. J’avais le fétiche de Gobelin contre les sortilèges soporifiques. Aha ? Je me suis traîné jusqu’à la palissade de la caserne. Ne recevant aucun coup de bois de lance, mes doutes sont devenus certitudes. Le camp était sous enchantement. L’eau de Sindhu m’a vite ragaillardi et stimulé le cerveau. J’ai songé que, puisque personne ne me barrait la route, c’était sans doute le moment idéal pour griller la politesse au Maître d’Ombres. J’ai entrepris, en me tortillant, de m’insinuer entre deux poteaux de la palanque. Mon estomac gargouillait des protestations. Je l’ai ignoré. Sindhu m’a saisi le bras. Il avait une poigne de fer. « Attends », a-t-il dit. J’ai attendu. Vache ! C’était un de mes bras préférés, je n’avais pas envie de me passer de lui. La lune a commencé à monter, pareille à un gros œuf orange tout compressé, à l’orient. Sindhu ne relâchait pas son étreinte et observait toujours la grande tente. Un cri terrible a retenti, loin au-dessus de nous. « Sainte merde, ai-je marmonné. Pas lui. » Sindhu a poussé un juron lui aussi. De surprise, il m’a lâché. Il a levé les yeux vers le ciel. « C’est le Hurleur, lui ai-je soufflé. Mauvaise nouvelle, vraiment. Tisse-Ombre pourrait prendre des leçons de cruauté auprès de lui. » Le flanc de la tente s’est ouvert. Une poignée de silhouettes se sont précipitées dehors en portant ce qui avait tout l’air d’être des parties de corps humain. J’ai reconnu certaines d’entre elles. Je parle des silhouettes, évidemment. Comment confondre Saule Cygne, avec sa longue tignasse jaune ? Ou Madame, qui trimbalait une tête tranchée par la chevelure ? Lame était sur ses talons, avec sa peau d’ébène luisante sous la clarté de la lune. Les autres, je ne les ai pas reconnus. Le sortilège soporifique qui régnait sur le camp, assez faiblement dispensé, s’est dissipé. Les soldats du Sud ont sursauté en se demandant ce qui se passait. Des tintements et des grincements de métal ont retenti : les gars mettaient la main sur leurs armes et leurs cottes de mailles. L’un des compagnons de Madame, un grand Shadar, s’est mis à beugler quelque chose, comme quoi il fallait se prosterner devant la vraie Fille de la Nuit. Sindhu gloussait. Rien ne l’affolait, on aurait dit. Il prenait tout le mieux du monde. Il ne me retenait plus, mais je n’avais plus ni la force ni l’envie de filer nulle part. 60 Ils ont réussi à s’en tirer, Madame et son gang excentrique. L’audace paie. Après avoir pénétré dans le camp et assassiné Tisse-Ombre, quand ils se sont fait pincer, ils ont réussi à convaincre leurs ennemis que tout était écrit et qu’il serait sacrilège de s’élever contre le destin. Je n’ai pas pu assister longtemps à leur conversion de masse. Mes intestins l’ont emporté sur ma curiosité. J’ai passé un bon moment à me vider misérablement. Un peu plus tard, nos anciens gardes ont décidé de nous présenter à Madame en espérant que ça leur vaudrait sa clémence. Lame nous a reconnus comme ils nous sortaient de l’enclos. Lame, on pourrait le croire né Nar. Comme eux, il est grand, très noir de peau, musclé et dépourvu d’une once de graisse. Il parle peu mais possède une forte présence. On ne savait rien de ses origines. Il avait voyagé avec Saule Cygne et Cordy Mather, qui l’avaient sauvé des crocodiles des milliers de kilomètres au nord de Taglios. Ce qui était notoire en revanche, car il ne s’en cachait pas, c’était que Lame haïssait les prêtres, individuellement, collectivement et quel que soit le culte concerné. D’abord, je l’avais pris pour un athée réfractaire à l’idée de panthéon et de religion, mais, à mieux le connaître, j’ai conclu que c’étaient les représentants de ces religions qu’il détestait. Cela supposait une cuisante expérience dans son passé. Peu importait désormais. Lame nous a entraînés à l’écart des gardes, Sindhu et moi. « Porte-étendard, tu pues. — Appelle les demoiselles qui attendent. Qu’elles viennent me donner un bain. » Je ne me rappelais pas mon dernier bain. Longtemps à Dejagore, il n’y avait pas eu d’eau à gaspiller pour ces futilités. Naturellement, maintenant, on pouvait prendre tous les bains qu’on voulait, quand bien même ce n’était pas dans une eau pure. Lame a dégotté des vêtements corrects en allant se servir dans la garde-robe des officiers du Sud. Puis il nous a envoyés, après la toilette, les piteux médecins de campagne que Toubib avait essayé de former pour les troupes tagliennes. Ils ne savaient pas mieux que moi comment mettre un terme aux dégoulinades de merde liquide. Le jour s’était levé quand Madame m’a reçu. Elle savait déjà que les prisonniers étaient des déserteurs de la ville. Elle était acrimonieuse. « Pourquoi as-tu fui, Murgen ? — Je n’ai pas fui. On a décidé qu’il fallait vous joindre. J’ai perdu le tirage au… Euh… » Elle était de méchante humeur, apparemment malade elle aussi. Inutile d’en rajouter, Murgen. « Qu’un-Œil et Gobelin ont estimé que j’étais le seul type de confiance capable de passer entre les mailles du filet. Eux ne pouvaient pas quitter leur poste. Mais j’ai échoué. — Pourquoi avez-vous éprouvé le besoin d’envoyer quelqu’un ? — Mogaba s’est proclamé dieu. Avec l’eau qui nous entoure et tient les troupes du Sud en respect, il n’a plus besoin de ménager ses opposants. — Les Noirs se croient au service de la déesse, maîtresse, a ajouté Sindhu. Mais leurs hérésies sont grotesques. Ils sont devenus pires que des mécréants. » Je dressais l’oreille. Peut-être allais-je apprendre quelque chose sur la clique de Sindhu. J’avais un compte à régler avec eux. Rien ne prouvait qu’ils n’étaient pas les auteurs de mon rapt et de la tentative d’assassinat sur Mogaba. Et pourtant je ne voyais pas non plus pourquoi ils se seraient donné cette peine. Sindhu et Madame ont discuté. Les questions qu’elle posait avaient de vagues relents de doctrine. Sindhu avançait des réponses totalement dépourvues de sens. À un moment donné, Madame a interrompu l’échange tant elle se sentait mal. Un petit gugusse maigrichon portant le nom de Narayan, qui traînait à proximité, a paru étrangement ravi. J’ai remarqué que Sindhu lui témoignait une grande déférence. Tout cela ne me plaisait pas. Vu le peu que je savais de leur culte, je n’avais pas envie que ces types influencent mes capitaines. L’entretien s’est terminé. Les sbires de Lame m’ont remmené. On m’a collé avec Cygne et Mather, sans doute parce qu’ils étaient les seuls avec qui je pouvais converser dans une langue intelligible, mais je me suis vite senti oublié. « Qu’est-ce qu’on fait ? ai-je demandé à Cygne. — Je ne sais pas. Cordy et moi, on suit Sa Majesté comme son ombre en faisant mine de ne pas la surveiller pour le compte du Prahbrindrah Drah et de la Radisha. — En faisant mine ? — Quand on veut faire un bon espion, il ne faut mettre personne au courant, pas vrai ? De toute façon, c’est Cordy qui se charge des embêtements. C’est lui qui batifole avec la Femme. — Tu veux dire que ce n’est pas qu’une rumeur malveillante ? Il fréquente vraiment la Radisha ? — Difficile à croire, pas vrai ? Elle se trimballe une tête de… Hé ! Cordy ! Où que t’as mis les cartes ? On s’est trouvé un pigeon qui croit savoir jouer au tonk. — Qui croit ? Cygne, tu vas te dire que c’est moi qu’ai inventé ce jeu si on en fait une partie. » Mather était un type physiquement anodin, un rouquin de taille moyenne qui ne sortait du lot que parce qu’il était blanc dans un pays où nul, à part les femmes de harem protégées du soleil depuis la naissance, n’avait la peau claire. « Saule ouvre un peu trop sa grande gueule une fois de plus ? a-t-il demandé. — Ça se pourrait. J’ai fait carrière comme joueur de tonk. Bordel, c’est qu’on vous vire carrément de la Compagnie noire si vous n’êtes pas fichu de maîtriser les rudiments du jeu. » Mather a haussé les épaules. « Alors tu vas pouvoir lui rabattre son caquet. Tiens. Distribue. Je vais voir si le grand général Lame veut se joindre à nous. — Ça le contraindrait à lâcher Madame du regard », a grommelé Cygne. La remarque n’était pas dénuée d’aigreur, manifestement. Mather lui a adressé un sourire qui m’a confirmé cette impression. « Qu’est-ce qu’on lui trouve, au juste ? ai-je demandé. Tous les types capables de marcher sur leurs pattes arrière, après cinq minutes passées auprès d’elle, ont l’œil hagard, la langue pendante et se cognent partout. Pourtant je l’ai côtoyée pendant des années. Je ne dirais pas qu’elle n’a pas ce qu’il faut où il faut, mais elle ne me tournerait pas la tête même en admettant qu’elle n’ait pas été la Dame et qu’elle ne soit pas mariée au Vieux. » Ce qui, littéralement, n’était pas vrai. Ils ne s’étaient même pas donné la peine de sauter par-dessus une épée. Cygne a battu. « Qui coupe ? » J’ai coupé. Toujours couper. Qu’un-Œil m’a appris ça. « Elle te laisse froid, vraiment ? Mec, suffit qu’elle s’amène et j’ai le cerveau qui part au sud. En plus, elle est veuve, alors… — Je ne crois pas. — Quoi ? — Elle n’est pas veuve. Toubib est toujours vivant. — Merde. C’est bien ma veine, ça encore. Dis, on pipe la main de Cordy, on lui fait croire qu’elle est gagnante et on le ratiboise ? » Dès que j’ai eu acquiescé, il a voulu savoir ce qui me faisait croire que Toubib était vivant. J’ai réussi à tourner autour du pot jusqu’au retour de Mather. « Lame est trop occupé à mener ses petites intrigues, maintenant qu’il se sent près du but. Tu m’as chargé, Saule ? Non ? Mon œil. On retourne tout et on redistribue. — Misère, c’est toujours pareil, ai-je grogné. Regardez-moi ça. » J’avais deux as, une paire de deux et un trois. De quoi rafler le pli à tout coup. « Et c’est la vraie donne, sans coup de pouce. » Cygne a rigolé. « Pas grave. T’as rien d’autre à faire, de toute façon. — Tout juste. Dites, les gars, pourquoi on ne ferait pas un saut à Dejagore ? Je vous paierais une chope de la bière artisanale de Qu’un-Œil. — Aha, de la concurrence, hein ? » Cygne et Mather s’étaient lancés dans la bière dès leur arrivée à Taglios. Ils s’étaient retirés du trafic, entre autres parce que les prêtres de toutes les religions locales condamnaient la consommation d’alcool. « M’étonnerait. La seule qualité de leur bibine, c’est qu’elle bourre la gueule. — C’était aussi la seule qualité de notre pisse d’âne, a dit Mather. Mon cher vieux brasseur de père se retournait dans sa tombe chaque fois qu’on mettait un fût en perce. — On ne sifflait jamais notre bière, est intervenu Cygne. Dès qu’elle était prête, on écrémait la mousse et on la déversait dans des gosiers tagliens. Et ne va pas gober ces balivernes sur son père non plus. Mather l’ancien était contrôleur des impôts, si con qu’il refusait les pots-de-vin. — Boucle-la et distribue. » Mather a pris ses cartes. « Je te dis qu’il brassait sa bière. Le vieux de Cygne, c’est portefaix qu’il était. — Peut-être, mais bel homme. Et joli cœur avec ça. C’est de lui que je tiens mon physique avantageux. — T’as tout pris de ta mère. Et si tu ne fais pas un sort à ta tignasse, d’ici peu tu vas te retrouver dans le harem de quelqu’un. » C’était une facette de ces gars que je n’avais pas eu l’occasion de découvrir. Mais je n’avais pas passé beaucoup de temps à traînasser avec eux. Ils n’étaient pas de la Compagnie. Je me suis tu, concentré sur mes cartes, et je les ai laissés me raconter qui ils étaient avant que la poussière du voyage se colle à leurs chaussures et contre toute attente fasse d’eux des vagabonds. « Et toi, Murgen ? m’a demandé Cygne après avoir remarqué que je gagnais plus qu’à mon tour. D’où viens-tu ? » Je leur ai parlé d’une enfance à la ferme. Une vie sans rien de bien excitant jusqu’à ce que je prenne la décision que la ferme, ce ne serait plus pour moi. J’avais signé un engagement dans l’une des armées de Madame, découvert que je n’aimais pas la façon dont les choses s’y passaient, déserté et rejoint la Compagnie noire, le seul asile contre les prévôts qui me collaient au train. « Tu regrettes d’être parti de chez toi ? m’a demandé Mather. — Chaque putain de jour, Mather. Chaque putain de jour. Je m’emmerdais à cultiver les pommes de terre, mais jamais une patate n’a cherché à me suriner. Je n’avais presque jamais faim, presque jamais froid, et le propriétaire était correct. Il s’assurait que ses métayers avaient de quoi subsister avant de prélever sa part. Il ne vivait guère mieux que nous. Oh, et la seule magie qu’on rencontrait, c’était celle des numéros de saltimbanques pendant les foires. — Alors pourquoi ne pas rentrer à la maison ? — Peux pas. — Si t’es prudent, si tu ne donnes pas l’impression de rouler sur l’or et si tu t’abstiens de chercher des poux aux gens, tu voyageras à peu près partout sans risque. On l’a fait. — Je ne peux plus rentrer chez moi parce que je n’ai plus de chez moi. Une armée rebelle est passée par là deux ans après mon départ à peu près. » La Compagnie avait traversé la région, s’acheminant d’un coin de malheur vers un autre où on lui mènerait la vie dure. Le pays entier avait été transformé en désert au nom de la liberté et de la lutte contre le joug de l’empire de la Dame. 61 Madame m’a demandé six jours plus tard. Je m’étais remis de mes coliques et j’avais mangé suffisamment pour reprendre quelques-uns des kilos perdus dans l’enclos. J’avais quand même l’air d’un réfugié de l’enfer. D’ailleurs, j’en étais un. Pour sûr, j’en étais un. Madame n’avait pas trop bonne mine non plus. Fatiguée, pâle, très tendue, apparemment toujours en lutte contre le mal qui l’avait fait vomir l’autre jour. Elle n’a pas perdu de temps en bavardage. « Je te renvoie à Dejagore, Murgen. On reçoit des rapports inquiétants sur Mogaba. » J’ai acquiescé. J’avais entendu certains d’entre eux. Chaque nuit, de nouveaux radeaux traversaient le lac. Les déserteurs et réfugiés, chaque fois, n’en revenaient pas d’apprendre que Tisse-Ombre était mort et que Madame contrôlait son armée – quoique cette armée s’évaporât du fait des désertions aussi. Madame était une dure. À mon avis, elle voulait que le problème posé par Mogaba se résolve de lui-même – quoi qu’il puisse en coûter à Taglios et à la Compagnie noire. « Pourquoi ? » Ce n’était pas malin. Tous les Tagliens là-bas avaient des familles au pays. La plupart de ces gens avaient de la classe ou de l’étoffe, car c’étaient ceux-là Qui s’étaient portés volontaires pour la défense de Taglios. « J’ai besoin que tu retournes là-bas et que tu sois toi-même. Mais consigne tout. Affûte tes talents. Maintiens la cohésion de la Compagnie. Sois prêt à tout. » J’ai ronchonné. J’aurais préféré entendre autre chose, sachant qu’il était possible de lever le siège tout de suite. Madame a saisi mes réserves. Elle a souri tristement, exécuté un geste soudain. « Dors, Murgen. » Je me suis effondré sur-le-champ. Elle était bien demeurée le serpent de jadis. Mon esprit refusait de s’éclaircir. Les Tagliens qui m’avaient aidé à quitter Dejagore avançaient comme des zombies. Ils ne parlaient pas et m’avaient l’air aveugles. « À plat ventre ! ai-je murmuré. Patrouille ! » Ils ont obtempéré, mais comme des hommes profondément drogués. Il y avait peu de patrouilles de jour. On pouvait facilement les éviter. Leur mission ne consistait pas à empêcher les gens d’aller vers la ville, du reste. Nous avons atteint la rive du lac sans encombre. « Repos, ai-je ordonné. On attend la nuit. » Je ne savais pas trop ce qui nous avait poussés à traverser les collines de jour. Je ne me souvenais pas de notre départ. « Est-ce que je me suis conduit bizarrement ? » ai-je demandé. Le plus grand des Tagliens a secoué la tête négativement, l’air vaguement dubitatif. Il était plus troublé que moi. « J’ai la sensation d’avoir émergé d’un brouillard comateux il y a deux heures. Je me rappelle avoir été capturé. Je me rappelle avoir été détenu dans un enclos pouilleux. Je sais qu’il y a eu un combat ou quelque chose. Mais je ne sais plus dans quelles circonstances on s’en est sortis. — Moi non plus, chef, a dit le plus petit. J’ai le sentiment très vif qu’il nous faut retourner voir nos camarades au plus vite. Mais je ne sais pas pourquoi. — Et toi ? » Le plus grand a hoché la tête, le front tout plissé. Il allait s’éclater une veine à force d’efforts de mémoire. « Peut-être que Tisse-Ombre nous a fait quelque chose et nous a relâchés. Il vaut mieux garder cette éventualité à l’esprit – surtout si vous éprouvez des envies qui vous surprennent. » À la nuit tombée, nous avons longé le rivage et fini par trouver un radeau. Nous avons embarqué et mis le cap sur Dejagore. Mais, très vite, nous avons dû renoncer à nous pousser à la perche : l’eau était trop profonde. Nous nous sommes donc servis des perches et des débris de planches comme de rames de fortune. Il nous a fallu la moitié de la nuit pour venir à bout de la traversée. Tout cela, comme de bien entendu, pour plonger aux enfers à l’arrivée. Qu’un-Œil était de garde et avait passé son temps à faire l’amour à un tonneau de bière. Il a entendu des clapotis, des voix qui demandaient un coup de main et, forcément, il a conclu que les hordes maléfiques passaient à l’attaque, en conséquence de quoi il a expédié quelques boules de feu afin que d’habiles archers puissent nous coucher en joue. Trois ou quatre flèches à peine avaient sifflé à nos oreilles quand Qu’un-Œil m’a reconnu. Il a fait cesser le tir à grands cris. Mais le mal était fait. Les Nars à la porte nord nous avaient vus. Ils étaient trop loin pour avoir reconnu nos visages. Mais le soupçon que la vieille équipe entretenait des contacts à l’extérieur titillerait la curiosité de Mogaba. « Hé, gamin, content de te revoir, a lancé Qu’un-Œil comme je me hissais au sommet du rempart. On te croyait mort. On s’apprêtait à cé… à célébrer tes funérailles d’ici deux ou trois jours, quand y aurait le temps. Je faisais repousser la cérémonie, vu qu’au moment où t’aurais été déclaré mort officiellement il aurait fallu que je me mette à tenir les annales. » Généreusement, il m’a offert à boire dans sa chopine personnelle, un précieux récipient qui n’avait pas été lavé depuis quinze jours. J’ai décliné l’honneur. « Tu vas bien, gamin ? — Je ne sais pas. Peut-être que tu pourras me le dire. » Je lui ai raconté ce dont je pouvais me souvenir. « T’as subi un autre sortilège ? — Si c’est ça, ces gars l’ont subi avec moi. — Intéressant. Passe me voir demain, qu’on en recause. — Demain ? — Mon tour de garde se termine dans dix minutes et j’ai bien l’intention d’en écraser un peu. D’ailleurs, toi aussi, t’as besoin de repos. » Ah, les amis, tout de même. Que ferais-je sans Qu’un-Œil pour veiller sur moi ? 62 Baquet m’a réveillé. « Un des gars de Mogaba est ici, Murgen. Il dit que Sa Majesté désire te voir. » J’ai ronchonné. « Pourquoi faut-il qu’il fasse si clair dehors ? » Je ne m’étais pas donné la peine de descendre dans le terrier. « Il est énervé. On lui a fait croire que tu étais là mais que tu ne pouvais pas lui parler. Gobelin et Qu’un-Œil postaient des doubles de toi sur le chemin de ronde de temps en temps pour leurrer les Nars. — Et maintenant que vous avez à nouveau le vrai Murgen, vous voulez l’envoyer au loup ? — Heu… Ben… C’est toi qu’il demande à voir. » Autrement dit, il ne voulait ni de Gobelin ni de Qu’un-Œil. Il ne voulait pas se confronter à ces deux-là. « Trouve-moi les deux zozos et dis-leur que j’ai besoin d’eux. Tout de suite. » Les sorciers ont pris leur temps, naturellement. « Je vais me coucher dans une litière et vous me trimballerez jusqu’à la citadelle, leur ai-je dit. Vous admettrez avoir menti sur mon compte, mais pour l’unique raison que j’étais salement malade. Ce qu’on faisait la nuit dernière sur le radeau, c’était me faire prendre un bain. Vous avez pensé que ce serait marrant de larguer quelques boules de feu pendant que j’avais la culotte sur les chevilles. » Qu’un-Œil a voulu renauder, mais je lui ai coupé le sifflet en grondant : « Je ne vais pas voir Mogaba sans soutien. Il n’a plus de raison de se pondérer. — Il ne sera pas de bonne humeur, a auguré Gobelin. Il y a de l’émeute dans l’air. La pénurie de vivres se fait grave. Il économise chaque grain de riz. Même ses sergents tagliens triés sur le volet commencent à déserter. — Tout se casse la gueule pour lui, ai-je dit. Il était parti pour montrer au monde de quoi il était capable, mais ses partisans ne sont pas à la hauteur de sa volonté de fer. — Et nous, on est une espèce de fratrie philanthropique ? a grommelé Qu’un-Œil. — On ne tue que ceux qui le cherchent. Venez. On y va. Et restez sur vos gardes, tous les deux. » Mais, en premier lieu, nous sommes montés sur le chemin de ronde, à la fois pour que je puisse découvrir le paysage de jour et pour que les Nars de la porte nord me voient malade avant que je me présente à eux dans cet état. L’eau montait jusqu’à deux mètres cinquante sous les remparts. Plus haut que l’avait prédit Hong Tray. « Des inondations à l’intérieur ? — Mogaba a scellé les portes, je ne sais pas comment. Il a affecté des brigades de Jaicuris armés de seaux là où ça fuit. — Grand bien lui fasse. Et en sous-sol ? — Il y a des infiltrations dans les catacombes. Pas beaucoup. On a pu y faire face avec des chaînes de seaux. » J’ai grogné et considéré le lac de Tisse-Ombre. À sa surface flottaient des corps, plus que je ne pouvais en compter. « Ceux-là ne sont pas remontés des tumulus, si ? — Mogaba a précipité des gens du haut de la muraille pendant les émeutes, m’a dit Gobelin. Les autres étaient peut-être sur des radeaux qui se sont disloqués ou retournés. » J’ai plissé les yeux. Je distinguais une patrouille de cavaliers bien loin, au-delà de l’eau. Un radeau surchargé de Jaicuris s’était fait prendre en plein jour. Les malheureux embarqués essayaient de s’écarter de la patrouille qui les attendait en pagayant avec leurs mains. Thai Dei est arrivé, ce qui nous a permis de constater que les siens nous observaient aussi. J’ai pensé qu’il allait m’inviter à voir leur porte-parole, mais il n’a pas décroché un mot. « Amenez-moi au grand maître », ai-je dit à mes porteurs. Tandis que nous approchions, j’ai fait remarquer : « On dirait que ce donjon sort d’une histoire de fantômes. » Et comment ! il se détachait sur fond de ciel chargé, cerné d’une nuée de corbeaux. Dejagore était un paradis pour les corbeaux. Ils allaient finir par devenir trop gras pour s’envoler. Peut-être qu’on engraisserait à notre tour en les mangeant. Le Nar de faction n’a pas voulu laisser entrer Qu’un-Œil ni Gobelin. « Bon, ben, ramenez-moi, leur ai-je dit. — Attendez ! — Des clous, mon gars. Rien ne me pousse à me farcir les lubies à la noix de Mogaba. Le lieutenant est vivant. Et le capitaine aussi, probablement. Mogaba n’est plus la grosse légume, sauf dans sa tête. — T’aurais au moins pu discutailler le temps qu’on se repose un peu », a rouspété Qu’un-Œil en commençant à se décaler à pas chassés pour faire demi-tour et redescendre l’escalier. Ochiba nous a rejoints avant qu’on atteigne le niveau de la rue. Il était issu du même moule que tous les Nars. Son visage demeurait impénétrable. « Excuses, porte-étendard. Acceptes-tu de revenir sur ta décision ? — Et pourquoi donc ? Je n’ai pas spécialement envie de voir Mogaba. Il a mangé des champignons magiques, ingurgité de l’herbe en tisane ou quelque chose ? Ça fait plus d’une semaine que je me vide les tripes. Je ne suis pas en état de faire mumuse avec un fou criminel. » Quelque chose a palpité dans le regard sombre d’Ochiba. Peut-être était-il d’accord. Peut-être un combat se déroulait-il en lui-même, mettant aux prises sa foi en le plus grand des Nars de Gea-Xle et sa foi en sa propre humanité. Je n’allais pas chercher à creuser. Les marques d’intérêt extérieur ont toujours tendance à pousser les indécis dans le sens du sempiternel « Il en a toujours été ainsi. » Ainsi donc, le numéro deux se posait mine de rien des questions sur la façon de faire de Mogaba. Si ces gars-là doutaient de lui, la situation était sans doute pire que je l’avais cru. « À ta guise », a dit Ochiba. Puis, se tournant vers les sentinelles : « Laissez entrer aussi les porteurs de la litière. » Personne n’était dupe de l’importance de mes petits porteurs. Leur présence équivalait à une mise au point assez directe. J’étais d’humeur douillettement conflictuelle. 63 Mogaba s’est-il félicité en découvrant Gobelin et Qu’un-Œil en si bonne forme ? Je vous garantis que non. Mais il n’a pas lâché bride à son déplaisir. Il a seulement coché un bâtonnet supplémentaire sur son ardoise mentale de rétorsion. Il m’en ferait baver un peu plus que prévu. Plus tard. « Tu peux t’asseoir ? m’a-t-il demandé, presque prévenant. — Ouais. J’y ai veillé. C’est en partie pourquoi ç’a été si long. Pour cette raison et parce que je voulais être sûr de rester lucide. — Ah ? — Je me tape une mauvaise fièvre et de la dysenterie depuis plus d’une semaine. La nuit dernière, ils m’ont sorti et plongé dans l’eau pour abaisser ma température. Ça a marché. — Je vois. Prenez place à la table, s’il vous plaît. » Gobelin et Qu’un-Œil m’ont aidé à m’asseoir. Ils en ont fait des caisses. Il n’y avait que six personnes dans la salle de conférence, Mogaba, nous trois, ainsi qu’Ochiba et Sindawe. À travers la fenêtre derrière Mogaba, je voyais l’eau et les collines. Et des corbeaux. Ils se disputaient une place sur le rebord de la fenêtre, même si aucun ne pouvait entrer. Un albinos braquait sur moi un œil rose particulièrement torve. Je suppose qu’on lui paraissait trop émaciés. L’espace d’un instant, j’ai vu cette salle à une autre époque, avec Madame et certaines de ces mêmes têtes autour de cette même table. Mogaba n’était pas du lot. La fenêtre derrière eux s’ouvrait sur la grisaille. Qu’un-Œil m’a pincé le lobe de l’oreille. « Gamin, ce n’est pas le moment. » Mogaba observait sans en perdre une miette. « Moins bien remis que je le pensais », ai-je expliqué. Je me suis demandé ce que signifiait la vision. Car d’une vision il s’agissait, l’image étant trop consistante pour n’être qu’imaginaire. Mogaba s’est installé dans un fauteuil face à moi. Il a manifesté de la sollicitude, évitant son habituel ton péremptoire. « Nous devons faire face à plusieurs graves problèmes, porte-étendard. Des problèmes concrets, au-delà de nos querelles. » Sacrénom ! Voulait-il essayer de se donner l’air raisonnable ? « Et qui persisteront, que nous voulions croire ou non que le lieutenant et le capitaine sont en vie. Nous devrons les affronter parce que je ne m’attends pas à ce que nous soyons secourus bientôt. » Je n’avais rien à redire à cela. « Notre situation serait meilleure si Madame s’était abstenue d’intervenir la dernière fois. Nous sommes maintenant isolés et pris au piège parce que le Maître d’Ombres s’est vu contraint de trouver une solution pour gérer deux fronts. » J’ai acquiescé. Effectivement, notre situation ne s’était pas arrangée. D’un autre côté, nous n’avions plus à repousser les hordes hurlantes qui se lançaient naguère à l’assaut de la muraille une nuit sur deux. Et Mogaba cessait d’envoyer des hommes au casse-pipe ici ou là dans l’unique but d’énerver l’ennemi en faisant quelque chose d’idiot. Mogaba a regardé par la fenêtre. On pouvait voir deux patrouilles de l’Ombre soulever de la poussière dans les collines. « Il peut nous affamer, maintenant. — Peut-être. » Il a grimacé mais contenu sa colère. « Oui ? — Sans aucune raison rationnelle, j’ai confiance, je sens que nos amis vont rompre l’encerclement. — Je dois avouer que je reste étranger à ce genre d’optimisme. Quoi que je reconnaisse qu’il faille soutenir le moral de nos troupes. » Allais-je argumenter ? Non. Il avait davantage raison que moi. « Alors, porte-étendard, comment fait-on pour survivre à un siège prolongé avec des réserves de vivres en voie d’épuisement ? Comment récupère-t-on l’étendard quand on sera sortis de cette mélasse ? — Je n’ai pas de réponse. Cela dit, je crois que l’étendard est déjà en des mains amies. » Pourquoi s’intéressait-il à l’étendard ? Presque à chaque fois qu’on discutait, il m’interrogeait à ce propos. Pensait-il que le posséder lui donnerait une quelconque légitimité ? « Comment cela ? » Il était surpris. « L’Endeuilleur qui est venu la première fois portait le véritable étendard. — Tu en es sûr ? — Je le sais. — Alors donne ton point de vue sur les vivres. — On pourrait essayer la pêche à la ligne. » Il vaut mieux éviter les boutades avec Mogaba. Ça l’a seulement irrité un peu plus. « C’est pas de la blague, a aboyé Gobelin. Cette eau, c’est de vraies rivières détournées. Elle contient forcément du poisson. » Ce petit foireux n’était pas aussi bête que sa conduite le laisse supposer parfois. Mogaba a froncé les sourcils. « On a quelqu’un qui s’y connaît, en matière de pêche ? a-t-il demandé à Sindawe. — J’en doute. » Ils faisaient allusion à leurs soldats tagliens, bien sûr. Les Nars sont des guerriers depuis au moins douze générations. Ils ne s’abaissent pas à exercer d’activité sans rien d’héroïque. Ce que je peux être négligent : j’ai omis de mentionner que les Nyueng Bao venaient d’un pays où la pêche est sans doute un mode de vie. « Ça reste une idée, a conclu Mogaba. Et il y a le corbeau rôti. » Il s’est tourné vers la fenêtre. « Mais la plupart des Tagliens ne voudront pas manger de viande. — Une énigme, ai-je convenu. — Je ne rendrai pas les armes. » Aucune réponse ne paraissait adéquate. « Vous n’avez plus de vivres non plus ? a-t-il repris. — Moins que vous. » Je mentais. Il nous restait un peu du riz des catacombes. Mais peu. Nous le faisions durer en prenant exemple sur des antécédents notés dans les annales. Nous n’avions pas encore l’allure de victimes d’une famine. Pas tout à fait. Nous paraissions, ai-je remarqué, moins bien nourris que les Nars. « Des suggestions pour réduire le nombre de bouches inutiles ? — Je laisse mes Tagliens épuisés et les autochtones volontaires construire des radeaux et partir. Mais je leur interdis d’emporter quoi que soit. » Il a contenu sa colère à nouveau. « C’est du gaspillage de bon bois. Mais c’est une autre idée qui mérite considération. » J’ai regardé Sindawe et Ochiba. De vraies statues. Ils ne respiraient même pas, on aurait dit. Ils n’exprimaient aucune opinion. Mogaba a dardé sur moi son regard. « Je craignais que cette réunion ne soit vaine. Tu ne m’as même pas jeté tes annales à la figure. — Les annales ne sont pas magiques. Ce qu’elles disent sur les sièges ne sont que des conseils de bon sens. S’obstiner. Se rationner. Ne pas subvenir aux besoins des improductifs. Circonscrire les maladies. Ne pas épuiser la patience de l’ennemi s’il n’y a aucun espoir de tenir plus longtemps que lui. Si la reddition est inévitable, s’y résoudre tant qu’il est encore possible de négocier. — Cet ennemi ne l’a jamais proposée. » Cela m’avait d’ailleurs étonné, malgré la tendance des Maîtres d’Ombres à se prendre pour des dieux. « Merci, porte-étendard. Nous allons étudier tes suggestions et nous t’informerons de nos choix. » Gobelin et Qu’un-Œil m’ont aidé à m’extraire de mon fauteuil et à reprendre place sur ma litière. Mogaba n’a rien dit de plus et je n’ai rien vu à ajouter pour ma part. Les autres Nars nous ont regardés partir avec un air vaguement embarrassé. « À quoi jouait-il ? ai-je demandé une fois qu’on s’est trouvés loin. Je m’attendais à des cris et des menaces. — Il avait besoin de tes lumières, a répondu Gobelin. — Tout en décidant s’il allait te faire la peau ou non, a ajouté Qu’un-Œil joyeusement. — Eh ben, tu me mets du baume au cœur. — Il a décidé, Murgen. Et il n’a pas choisi l’option que tu aurais voulue. Il est temps de commencer à faire vraiment gaffe. » On est rentrés sans ennuis. 64 « Ne vous fatiguez pas à me monter là-haut avant qu’on sache ce que veut l’oncle. » Gobelin et Qu’un-Œil étaient au pied de l’escalier menant aux remparts. Doj, sur le chemin de ronde, regardait en bas. « Je n’avais plus l’intention de trimballer ta satanée carcasse où que ce soit, m’a dit Qu’un-Œil. De mon point de vue, l’exercice ne s’imposait que par souci de camouflage. » Oncle Doj a entamé la descente. J’ai scruté la muraille. De petites gouttelettes recouvraient les pierres, mais c’était parce qu’elles étaient plus froides que l’air et non parce que de l’eau suintait depuis l’extérieur. Les maîtres d’Ombres avaient de bons maçons. « Soldat de pierre. Tu vas bien ? — Pas trop mal pour un gars qui a la courante. Prêt à danser sur ta tombe, Trapu. Des affaires à régler ? — Le porte-parole veut te voir. Ta sortie n’a pas été un succès ? » D’un mouvement de tête, il a indiqué qu’il faisait allusion à ma mission à l’extérieur. « Si tu considères que passer deux semaines comme hôte du Maître d’Ombres est un succès, j’ai gagné le gros lot, oncle. À part ça, je me suis contenté de tomber malade, de perdre du poids, puis de faire in extremis preuve d’assez de bon sens pour jouer des flûtes quand des Tagliens ont attaqué le camp de Tisse-Ombre par un petit coup de main pernicieux. C’est d’accord. Je pourrai marcher jusque-là. » Simplement, qu’on ne me laisse pas m’affaler dans un nid-de-poule. Marcher jusqu’au porte-parole, je le pouvais donc, mais pourquoi cesser le simulacre de la faiblesse si ça pouvait encore me servir ? Tous les siens étaient auprès du porte-parole. Seule l’odeur manquait. Je l’ai remarqué sitôt entré. Pas facile de déceler une odeur absente, pourtant. Le porte-parole était prêt, Hong Tray se tenait à sa place et la belle faisait infuser son thé. Ky Dom souriait. « Thai Dei a couru pour nous prévenir. » Il lisait ma curiosité dans mon regard et mes narines frémissantes. « Danh est parti pour son jugement. Enfin. Une saison funeste a pris fin dans cette maison. » Je n’ai pas pu me retenir. J’ai regardé la jeune femme. Je l’ai surprise en train de me regarder aussi. Ses yeux se sont détournés aussitôt, mais pas tout à fait assez vite ; éprouvant un vague sentiment de culpabilité, j’ai reporté mon attention sur le porte-parole. Le vieil homme n’en perdait rien. Il ne s’emballait pas non plus sur ce qui ne le méritait pas. Il était sage, il était Ky Dom. J’en venais à respecter grandement ce frêle vieillard. « Les temps difficiles commencent, porte-parole, et amèneront des lendemains plus terribles encore. » Il m’a rendu compte de ma discussion avec Mogaba avec suffisamment de précision pour me convaincre que quelqu’un nous avait espionnés. « Pourquoi me dire cela ? — Pour être plus crédible quand je te dis qu’on surveille les hommes noirs. Après ton départ, ils se sont entretenus dans leur langue maternelle et ont fini par décider d’envoyer des messagers aux tribuns des cohortes et aux autres Tagliens de haut rang. Ils doivent se réunir à l’heure du dîner. — Intéressant. » Le vieil homme s’est incliné légèrement. « J’aimerais que tu assistes à quelque chose en personne. Tu connais ces hommes certainement mieux que moi. Tu sauras déterminer si mes soupçons sont bien fondés. — Vous voulez que je sois l’espion de cette réunion. — Quelque chose de la sorte. » Le vieil homme ne m’en a pas dit plus. Il se réservait pour plus tard. Il ne voulait pas m’influencer au préalable. « Oncle Doj te guidera. » 65 Doj m’a guidé. Le chemin sinuait dans un réseau souterrain aussi tortueux que le nôtre, mais creusé moins soigneusement. Ceux qui avaient creusé ces galeries voulaient juste pouvoir filer. Ils n’avaient pas prévu de s’y cacher. Il s’était sans doute agi de collaborateurs jaicuris de l’administration d’Ombre-de-Tempête ayant agi sur son ordre. Sûrement, elle avait dû vouloir une issue de secours. « Vous me surprenez, ai-je confié à oncle Doj. Je n’aurais pas cru que le peuple des marais se sente à son aise dans les souterrains. J’imagine que ça ne fourmille pas de tunnels dans le delta. — Pas vraiment. » Il a souri. Je supposais qu’ils avaient découvert cette voie sur un coup de chance, aiguillés peut-être par ce qu’ils subodoraient du caractère d’Ombre-de-Tempête. Dans ces conditions, pénétrer dans la citadelle cessait d’être une gageure, même si cela requérait quelques reptations. Les sapeurs ne s’étaient pas souciés de la dignité de leur maîtresse. J’ai souffert un peu. Je n’étais pas encore revenu au mieux de ma forme. Nous avons débouché dans un espace ouvert, au pied d’une échelle. Celle-ci s’élevait à l’infini, autant que je pouvais en juger à la clarté de notre faible bougie. J’avais l’impression que cette bougie était un luxe à mon intention, que d’habitude les Nyueng Bao effectuaient le trajet d’un bout à l’autre dans l’obscurité. Je ne l’aurais pas supporté. Je déteste profondément les souterrains, même s’il me fallait vivre dedans. Souterrain, sortilège récurrent et obscurité : voilà un cocktail que je n’avais nulle envie de tester. J’avais quand même l’air plus stable ces derniers temps, ai-je songé. J’ai posé un pied et une main sur l’échelle. Oncle Doj m’a saisi le poignet, a secoué la tête. « Quoi, ce n’est pas par ici, la chambre du conseil ? » Mon murmure a résonné comme le staccato d’une course de souris. « Ce n’est pas à cela que le porte-parole veut que tu assistes. » Doj n’exhalait pratiquement pas d’air en parlant. « Viens. » Il n’y avait plus besoin de ramper, désormais. Seulement de s’insinuer de profil dans des passages presque trop étroits pour oncle Doj. Son ventre finirait par lui faire mal à force de racler la pierre. J’ai découvert que la citadelle recelait bien davantage que ce que j’en avais vu au cours des quelques mois précédents. Ici, bien en profondeur, sous les esplanades de surface, se trouvaient d’innombrables magasins insoupçonnés, des cellules de prison, des armureries et des salles de repos, des citernes et des forges. « Ils ont en réserve de quoi tenir des années », ai-je chuchoté. Je parlais des Nars et de leurs protégés, claustrés dans la citadelle. Ombre-de-Tempête avait engrangé à foison en prévision de jours sombres. Mogaba m’avait menti, juste pour savoir comment nous autres de la vieille équipe étions lotis. Était-ce cela que le vieil homme voulait m’apprendre ? Était-ce pour cela que les Nyueng Bao continuaient de se porter au mieux quand tout le monde devenait famélique ? Venaient-ils grappiller dans les réserves comme des souris, ponctionnant un peu ici et un peu là pour que leurs larcins passent inaperçus ? Oncle Doj m’a fait signe. « Pressons. » Bientôt, j’ai entendu une sorte de chant au loin. « Nous n’arriverons peut-être pas à temps, guerrier d’os. Dépêchons-nous. » Je ne lui ai pas tapé dessus parce que le raffut aurait alerté les chanteurs. Je savais qu’il s’agissait de Nars avant d’avoir rien vu. J’avais déjà entendu ce répertoire de mélopées et de rythmes, même si je ne connaissais pas ce chant précis. Cependant, chaque fois auparavant, j’avais trouvé de la joie dans leurs chants de travail et de cérémonie. Celui-ci était froid, lugubre. Oncle Doj a abandonné la bougie et m’a tiré par le coude. Nous avons continué d’avancer en crabe et, soudain, nous avons débouché dans un couloir normal au lieu des étroits goulets serrés entre deux parois. Rien ne cachait l’entrée du passage secret. Ce n’était qu’un renfoncement ombreux assez discret. Il y avait de la lumière dans le couloir, dispensée par des appliques largement espacées les unes des autres. On les avait dotées de chandelles avec parcimonie, malgré l’abondance des réserves. Oncle Doj a posé un doigt sur ses lèvres. Nous nous trouvions à proximité d’individus dangereux susceptibles de nous découvrir d’un instant à l’autre. Il s’est mis à quatre pattes et m’a emmené dans une vaste salle où la plupart des Nars s’étaient réunis. Il n’y avait plus aucun éclairage, à part de leur côté. Doj s’est arrêté derrière un pilier. Je me suis embusqué derrière une longue table poussiéreuse, aussitôt après le seuil. J’aurais voulu avoir la peau aussi noire qu’eux. Mon front devait luire comme une demi-lune. Cette vie vous rend dur. Trop tôt, on assiste à tant d’horreurs qu’on finit par ne même plus éprouver l’envie de courir en rond en hurlant quand il s’en présente une. Mais la plupart d’entre nous savent reconnaître l’ignominie. Et ça, c’était ignoble. Il y avait un autel. Mogaba et Ochiba participaient à une cérémonie. Au-dessus de l’autel se dressait une petite statue de pierre sombre, une danseuse à quatre bras. J’étais trop loin pour distinguer précisément ses détails, mais j’étais sûr qu’elle avait des crocs de vampire et six seins. Elle portait ce qui semblait être un collier de crânes d’enfants. Les Nars lui donnaient peut-être un autre nom, mais il s’agissait de Kina. Le culte qu’ils lui rendaient n’était pas celui décrit dans les registres jaicuris, pourtant. Les Félons ne veulent pas verser le sang. C’est pourquoi on les appelle les Étrangleurs. Les Nars non seulement versaient le sang au nom de leur déesse, mais ils le buvaient. Et, manifestement, ils avaient pratiqué ce rite un certain nombre de fois, maintenant. Des corps exsangues étaient pendus le long d’un mur. Le dernier sacrifié, un Jaicuri malchanceux, avait été accroché avec les autres juste avant mon arrivée. Les Nars étaient pragmatiques dans leur religion. À la fin de leur sinistre cérémonie, ils ont commencé à dépecer l’un des corps. Je me suis baissé et je suis sorti de là en rampant. Je me contrefichais de ce qu’oncle Doj en pensait. J’avais assisté à beaucoup de choses avec la Compagnie, y compris à des tortures et à des sévices irrationnels, des actes dont la barbarie m’échappait, mais jamais je n’avais rencontré de cannibalisme socialement valorisé. Je n’ai pas vomi ni tempêté. Ç’aurait été stupide. Je me suis seulement déconnecté de la situation suffisamment pour parler sans prendre le risque d’être entendu. « J’en ai vu assez. Fichons le camp. » Oncle Doj a répondu d’un fin sourire et d’un sourcil haussé. « Il faut que je transmette cela. Il faut que je le consigne. Nous ne survivrons peut-être pas à ce siège. Eux si. La vérité sur ce qu’ils sont doit être connue. » Il m’examinait attentivement. Se demandait-il si nous autres faisions aussi des méchouis de temps en temps ? Probable. Ce genre de pratique expliquait en grande part l’accueil ambigu que nous avions reçu en arrivant dans ces contrées. Mogaba ne savait pas lire. S’il ne lui venait pas à l’esprit que la face obscure des Nars n’était plus un secret pour personne, je pourrais m’en ouvrir dans les annales, qui seraient récupérées par Madame ou par le Vieux. « Ils sont tous ici, a dit l’oncle. On va s’en retourner par un chemin plus rapide. » Autrement dit, nous allions emprunter les couloirs normaux, comme si nous étions chez nous. « C’est quoi, ce bruit ? » ai-je demandé. L’oncle m’a imposé le silence d’un geste. Nous nous sommes hâtés de l’avant. Nous avons découvert un groupe de soldats tagliens en train de murer l’une des portes par lesquelles nous aurions pu sortir. Pourquoi se donnaient-ils cette peine ? Cette porte ne pouvait pas être enfoncée de l’extérieur. Elle était encore protégée par les sortilèges d’Ombre-de-Tempête. L’oncle m’a tiré en arrière et entraîné dans une autre direction. Manifestement, il connaissait la citadelle comme sa poche. Et je l’imaginais sans peine passant ses loisirs à arpenter le dédale. Il m’avait l’air d’un type à y trouver son compte. 66 « T’en tires une tête, quelqu’un a boulotté ton caniche préféré ou quoi ? » m’a lancé Gobelin. Les vannes de ce genre allaient bon train, maintenant qu’il n’y avait plus de chien. Il ne restait plus que deux sources de viande. Les Nars mangeaient des deux. Nous nous limitions à ces bêtes corbeaux. J’ai raconté à Gobelin et Qu’un-Œil ce que j’avais vu. Oncle Doj se tenait derrière moi, un peu grincheux parce que j’avais tenu à voir les miens avant de rendre visite au porte-parole. J’en étais à peine à la moitié de mon récit quand Qu’un-Œil m’a interrompu : « Faut que tu racontes ça à toute la Compagnie, gamin. » Pour une fois, il était aussi sérieux qu’une lance dans le bide. Et, pour une fois, Gobelin s’est déclaré du même avis sans faire de manière ni traîner la patte. « Il faut que tu réfléchisses à ce que tu vas dire pour mettre tout le monde au courant. Parce que la nouvelle va circuler. Tes propos risquent d’être déformés et aggravés. — Fais rassembler tout le monde, alors. Pendant ce temps, je vais feuilleter ces livres jaicuris. Il y a peut-être autre chose que j’aurai besoin de leur dire. — Puis-je me joindre à toi ? a demandé oncle Doj. — Non. Va dire au vieil homme que j’irai le voir dès que possible. On reste en famille. — Comme tu voudras. » Il a dit quelque chose à Thai Dei et s’est éloigné. Baquet a interrompu ma lecture. « Tout le monde est là, Murgen. À part Clete. Il est parti courir la gueuse au diable vauvert, même ses frangins ne savent pas où le trouver. — Bien. — C’est grave ? On le dirait à te voir. — Ouais. — Ça peut devenir pire que c’est déjà ? — Tu en sauras plus long d’ici peu. » Cinq minutes plus tard, je me tenais face à soixante hommes et je racontais mon histoire, m’étonnant qu’une clique si modeste de gars décharnés puisse inspirer tant de crainte. Mieux, m’étonnant que nous fussions si nombreux quand, moins de deux ans plus tôt, nous n’étions que sept à nous prétendre la Compagnie noire. « Ho, les gars, vous voulez la mettre en sourdine le temps que je finisse ? » La nouvelle les avait excités comme des poux. « Écoutez. Voilà ce que j’ai à dire : ils commettent des sacrifices humains et ingurgitent leurs victimes. Mais ça ne s’arrête pas là. Depuis qu’ils nous ont rejoints à Gea-Xle, ils sous-entendent, voire déclarent ouvertement que nous autres du Nord sommes des hérétiques. Ça signifie que, d’après eux, la Compagnie entière agissait jadis selon leur norme. » À ces mots, chacun y est allé de son commentaire ou de son cri. J’ai abattu un marteau de maçon sur un bloc de bois. « La ferme, crétins ! La Compagnie n’a jamais été comme ça. Les Nars n’ont jamais tenu d’annales, ils le sauraient sinon. Mais ils ne savent même pas lire. » Je n’avais pas l’assurance absolue que le sacrifice humain n’avait jamais été un rite de la Compagnie. Il nous manquait plusieurs des premiers volumes des annales et je soupçonnais maintenant que nos frères de l’époque adoraient un dieu cruel à l’haleine si fétide que même les rumeurs orales avaient suffi à perpétrer la terreur. La plupart des gars se fichaient des implications. Ils étaient juste en rogne parce que les Nars allaient leur pourrir la vie davantage encore. « C’est encore un brandon de discorde entre nous, ai-je dit. Je veux que vous compreniez tous que nous devrons peut-être nous battre contre eux avant de sortir d’ici. » Ce soir, je vais remettre au goût du jour une vieille pratique que nous avons délaissée depuis que Toubib a dû endosser le rôle de capitaine. Nous allons faire des lectures régulières des annales pour que vous sachiez tous à quoi vous appartenez. Cette première lecture est tirée du livre de Kette. Il s’agit d’un passage sans doute écrit par l’annaliste Agrip quand la Compagnie servait le dieu de Douleur Cho’n Delor. » Nos frères avaient subi un siège long et éprouvant, à l’époque. D’autre part, j’envisageais des lectures tirées des livres écrits par Toubib dans la plaine de la Peur, où la Compagnie s’était terrée si longtemps. J’ai libéré les hommes pour le dîner. « Qu’un-Œil. Plus de jérémiade quand j’annoncerai une lecture, pigé ? Ces types n’ont pas vécu tout ça. — Cho’n Delor remonte à bien avant mon époque. — Alors ça ne te fera pas de mal d’écouter, toi aussi. — Gamin, on m’en a rebattu les oreilles pendant deux cents ans. Tous les satanés annalistes se sont vautrés complaisamment dans les horreurs de Cho’n Delor. J’aimerais pouvoir mettre la main sur les types qui ont écrit le livre de Kette. Tu sais que Kette n’était même pas l’annaliste ? C’était le… — Gobelin. Dégotte-moi Otto et Hagop. Je voudrais faire un brin de causette avec les vieux de la vieille. » Nous avons discuté, élaboré une petite stratégie contre l’adversité. Quand on a eu trouvé, j’ai déclaré : « Allons voir ce que le porte-parole en pense. » 67 Ky Dom a prêté une oreille attentive, comme un adulte écoutant un enfant intelligent lui exposer une idée ingénieuse mais inapplicable. « Tu as conscience que ça pourrait déclencher le combat ? m’a-t-il demandé. — Oui. Mais on ne peut plus l’éviter. Doj dit que Mogaba avait déjà pris ce parti au moment de notre réunion. Gobelin et Qu’un-Œil sont d’accord. » Hagop et Otto aussi. Aucun de nous n’était partisan d’un effort pour préserver le statu quo. « Nous sommes plus nombreux que les Nars. » Mais ils avaient davantage d’alliés tagliens que nous, et il était difficile d’évaluer leur réaction. Le vieil homme s’est tourné vers Hong Tray. Son expression interrogative a creusé les rides aux coins de ses yeux. Ky Sahra s’est agenouillée près de moi pour m’offrir le thé. C’était un pas qu’elle n’avait jamais franchi jusqu’alors. Elle a croisé mon regard étonné. Je ne crois pas avoir laissé échapper de filet de salive. Hong Tray observait sans réaction. Tout cela la laissait beaucoup plus calme que moi. Elle a fixé son mari, hoché la tête. « Il y aura bientôt des combats. Bientôt. Les Jaicuris vont se révolter. » Ce n’était pas ce que j’aurais voulu entendre. « Vont-ils s’en prendre à vos gens ou aux miens ? » Je n’aurais pas dû intervenir. Je me suis excusé immédiatement. Ky Sahra m’a redonné du thé, avant même d’avoir servi ses grands-parents. Ky Gota a réagi comme une harpie dont on aurait soudain libéré la langue acerbe. Elle s’est mise à déverser sur sa fille un flot brutal et saccadé de paroles. Le vieil homme a relevé la tête et lancé un mot cassant. Hong Tray a renchéri de toute une phrase sur un ton sec, mais néanmoins murmuré. Il semblait qu’elle ne pouvait pas s’exprimer autrement. Ky Gota s’est retirée. Il existait des limites bien définies et une hiérarchie stricte au sein de la famille Ky. J’ai regardé la belle femme. Elle a braqué ses yeux dans les miens de nouveau, puis s’est reculée et levée. En rosissant. Que se passait-il ? Ils n’essayaient pas de me manipuler, tout de même ? Ça ne prendrait pas. Aucune femme, pas même celle-là, ne me mènerait par le bout du nez. Et Ky Dom m’avait assez observé pour l’avoir deviné. Tant qu’à me manipuler, il aurait carrément pu me raconter n’importe quoi pour expliquer pourquoi tout le monde chiait dans son froc quand il était fait mention de la Compagnie. La vieille femme et lui échangeaient des chuchotis à toute allure. Soudain, il m’a déclaré : « Nous nous allierons à vous pour cette entreprise, porte-étendard. Provisoirement. Hong pense que l’affrontement entre les Jaicuris et les soldats des Noirs est imminent. Il sera violent mais pourrait nous épargner, nous autres. Cela fournirait une diversion suffisante. Mais j’insiste pour que Doj se retire de l’opération tout de suite s’il s’avérait que cela pouvait attirer des foudres sur notre peuple. — Excellent. Ça coule de source. Entendu. Quoique nous aurions tenté le coup sans vous. » Ky Dom s’est autorisé un mince sourire, soit inspiré par mon enthousiasme, soit par la perspective d’empoisonner un peu plus l’existence de Mogaba. 68 Ça a débuté comme une pièce de théâtre bien rodée dans laquelle les personnages de Mogaba faisaient tout pour satisfaire leur public. Je parle des émeutes. Oncle Doj et moi avons constitué des équipes de travail pour tirer parti de la situation. On s’est introduits dans les salles de stockage sans rencontrer de résistance, dix de la vieille équipe et dix Nyueng Bao. On a commencé à traîner les sacs de riz et de farine, de sucre et de haricots. Les émeutes ont pris une vilaine tournure dès le départ. Elles ont gagné toute la moitié sud de Dejagore. Tous les hommes aux ordres de Mogaba sont allés au charbon pour essayer de mater la rébellion. Et tous les Jaicuris, jeunes ou vieux, paraissaient vouloir s’en prendre aux Nars, quitte si nécessaire à exterminer la Première Légion pour les atteindre. Mes hommes se sont mis en alerte et repliés sur nos positions de défense avant la tombée de la nuit. Idem des Nyueng Bao, qui n’ont pas été inquiétés dans un premier temps. Une foule belliqueuse nous a attaqués avant de tomber dans notre embuscade. Une grêle de projectiles frontale et d’enfilade lui a vite fait changer d’humeur. Les hommes de Mogaba ont rencontré plus de problèmes. Ils n’étaient pas prêts. Pire, ils étaient dispersés, souvent en petites équipes de travail isolées ou en patrouilles. Pendant un moment, tout le monde a plaisanté, lancé des vannes et spéculé sur les premiers mots que prononcerait Mogaba après la fin des combats, quand il découvrirait le pillage de ses celliers. Je me suis cogné dans Baquet comme je rebroussais chemin pour la seconde fois. « Haricots, lui ai-je dit en lâchant un gros sac. Ça ne nous fera pas de mal de changer de régime. — Ça vire au bain de sang dehors, Murgen. Mogaba nous a appelés à l’aide deux fois. On lui a dit qu’on n’arrivait pas à te trouver. — Eh ben, continuez à me chercher. À moins que ça devienne dangereux si on ne l’aide pas. — Peu probable. Il détient la plupart des armes. Ses hommes balancent du monde du haut des remparts, par dizaines, sans distinction, rebelles ou non, hommes, femmes et enfants. — C’est son style, à Mogaba. Et ces incendies ? » Il y en avait quelques-uns. Dès que ça barde, il y a toujours quelqu’un pour allumer des feux. « Ils s’éteignent d’eux-mêmes. — Tout roule, alors. Continuez quand même d’ouvrir l’œil. » Je suis retourné à mon pillage, heureux comme le poisson dans l’eau du proverbe. Voilà qui sonnerait peut-être le glas de Mogaba le royal emmerdeur. Oncle Doj m’a rejoint dans un cellier un peu plus tard. « Certains soldats tagliens décrochent pour se replier en sûreté dans la citadelle. Si on poursuit notre raid, on va se faire prendre. — Ouais. Si on ne se fait pas repérer, Mogaba incriminera les autochtones qui connaissent les passages. » Le raid nous coûterait la possibilité d’aller les épier lors de leurs réunions d’état-major. Ça valait quand même le coup. Serais-je encore de cet avis le lendemain, quand Mogaba irait inspecter ses réserves ? Quand j’aurais le ventre plein ? « Il y a un petit problème, porte-étendard », m’a glissé Doj peu après. Nous chancelions tous sous un sac de riz. Nous étions les derniers brigands à sortir. « Quoi donc ? — La nouvelle de notre succès sera forcément connue. — Pourquoi ? Nous ne sommes pas nombreux au courant. C’est dans notre intérêt à tous de nous taire. — Quelqu’un a vendu la mèche, pour ce que je t’avais montré. — Hein ? — Les messes noires. Quelqu’un a parlé. Les rumeurs ont déclenché les émeutes de ce soir. — Je ne le crois pas. Elles étaient trop bien organisées. — Le cadre était organisé, naturellement, mais la flambée était plus étendue. Elle est également hors de contrôle. — Que tu dis. » Il avait passé toute la soirée avec moi. Il n’avait pas eu l’occasion d’aller en juger sur le terrain. Avant qu’il ait pu répondre, Thai Dei a jailli de l’obscurité. Il est parti à baragouiner en s’agitant, bien trop, vu l’espace confiné. S’il mouchait ma bougie, il aurait de mes nouvelles. À condition que je mette la main dessus. « Qu’est-ce qu’il y a ? — Les Noirs s’efforcent de défoncer la porte nord pour inonder la ville. — Quoi ? » Ça mettrait un terme aux émeutes, sûr. Mais même Mogaba n’irait pas aussi loin. Si ? Oncle Doj et moi avons essayé tant bien que mal de courir, toujours lestés de notre sac de riz. On devait avoir l’air fin, tiens. 69 « Otto. Hagop. Qu’un-Œil. Gobelin. Cinoque. Chabraque. Baquet et Bougie. Les gars, vous m’accompagnerez. La compagnie al-Khul nous épaulera. Sifflote est parti la chercher. On file sur le chemin de ronde. Si les Nars nous barrent le chemin, on les pousse. S’ils veulent se battre, on les tue. Compris ? » Ni Gobelin ni Qu’un-Œil n’ont renâclé. Nous faisions partie des gens que Mogaba voulait noyer. Les Tagliens sont arrivés. Vehdnas de religion, c’étaient les meilleurs Tagliens attachés à la Compagnie. Ils étaient fiables et presque sympathiques. Des six cents venus dans le Sud depuis Taglios des mois plus tôt, il ne restait qu’une soixantaine de gars. Je leur ai exposé la situation, ce que je comptais faire et en quoi ils pouvaient nous aider. Ils intercepteraient tous ceux qui chercheraient à ouvrir les portes après l’intervention de Gobelin et de Qu’un-Œil. « Ne faites de mal à personne à moins d’y être contraints. — Et pourquoi pas ? a demandé Chandelles. Ils nous veulent bien du mal, à nous. — Mogaba, oui. Mais ces gars ne font qu’obéir aux ordres. Je te parie qu’on ne trouvera aucun Nar en arrivant là-bas. Et je te parie que, s’ils ouvrent les portes, ils douilleront autant que les autres. Mogaba n’a plus besoin d’eux. — Alors on y va, a grondé Gobelin. Ou bien on fait demi-tour et on s’enfile quelques bières. » Je les ai entraînés à ma suite. Peut-être mes absences m’avaient-elles donné le don de prophétie. Il n’y avait pas de Nar à la porte nord. Le combat a été si bref et dérisoire qu’on peut dire qu’il n’a pas eu lieu. On a chassé les Tagliens au travail. Pour sûr ! Mogaba saurait qui avait saboté son dernier coup fourré. « Avec ça, ai-je dit à Qu’un-Œil, ce ne sera plus la peine de faire mine d’être copains. — Ouais. Montre-moi comment m’introduire dans la citadelle. Je lui colle un sortilège sopo’, ensuite on le découpe et on le disperse dans son temple de cinglés. » Pas mauvaise, son idée. Mais on n’avait pas le temps de la mettre en pratique. Quelqu’un m’a crié quelque chose. J’ai baissé les yeux dans la pénombre. C’était oncle Doj. Je n’avais pas inclus de Nyueng Bao dans l’équipe. Je n’avais pas vu le besoin de leur attirer les foudres de Mogaba. « Quoi ? — C’était une diversion ! a-t-il crié. La véritable inondation viendra de… — Oh merde ! Ouais. » Mogaba me connaissait suffisamment pour envisager une intervention de ma part. « Allez ! ai-je aboyé. Tout le monde ! » J’ai dévalé l’escalier jusqu’à la rue. « Où ? ai-je demandé à Doj. — Porte orientale. » Mogaba aurait-il aussi anticipé que je traverserais la ville en pleine émeute des Jaicuris pour le contrecarrer ? Possible. Il espérait peut-être que mon équipe se ferait coincer, écharper ou disperser. Comment savoir exactement ce qu’il avait envisagé ? Il était dingue. Qu’un-Œil et Gobelin nous ont aidés à nous faufiler entre les bandes de Jaicuris et de Tagliens. À deux reprises, il nous a fallu ferrailler contre des Jaicuris, mais notre nombre et la sorcellerie ont vite fait la différence. Les incendies épars peuplaient la ville d’inquiétantes ombres ondulantes. C’était un moment rêvé pour que le Maître d’Ombres nous envoie ses monstres. Nous avons rencontré des barricades, érigées pour protéger les soldats qui essayaient d’ouvrir les portes. Cette fois, nous devions affronter des Nars en plus des Tagliens. On s’échangeait beaucoup de cris. Certains des Tagliens gunnis ont cherché à fuir quand nos Tagliens vehdnas les ont convaincus que Mogaba voulait noyer tout le monde. Les Nars ont taillé en pièce plusieurs candidats à la désertion. « Occupez-vous de faire entrave à l’ouverture des portes, ai-je commandé à Gobelin et Qu’un-Œil. Les autres, on les chasse. Attaquez les Nars en premier. » L’instant d’après, une flèche rencontrait l’œil d’un Nar, le dénommé Endibo. Un autre Nar a embroché Chabraque, un beau petit gars qui avait eu la drôle d’idée de rejoindre la Compagnie au nord de Gea-Xle, plusieurs années plus tôt. Qu’un-Œil l’avait affublé de ce surnom moqueur. Mais il l’avait porté avec fierté, refusant qu’on l’appelle autrement. Pour la première fois de leur histoire, à ce que je savais, des frères de la Compagnie s’étripaient entre eux sciemment. Le frère de sang de Chabraque, Cinoque, s’est vengé du Nar qui avait tué Chabraque et dont je n’avais jamais su le nom, ce qui fait que je ne peux pas le consigner ici. L’essentiel de la Première Légion a rompu le combat alors. La plupart des soldats d’al-Khul n’ont pas voulu le poursuivre non plus, même si les Tagliens d’en face étaient des Gunnis. Pourtant, rapidement, une méchante lutte a repris au sein d’un noyau dur de supposés amis. Incidemment, j’ai regardé en arrière et je me suis rendu compte que des Jaicuris armés commençaient à se rassembler au spectacle. Oncle Doj leur faisait face, seul, campé dans une étrange position singulièrement souple, sa longue épée à la verticale. « Oh merde ! a braillé Gobelin. Saloperie ! Regardez ça ! — Quoi ? — C’est trop tard. Ça va lâcher. » Des couinements et des grincements retentissaient, comme si les charnières du monde allaient céder. La maçonnerie bloquant les portes s’est bombée vers l’intérieur. Les combats ont cessé bien vite. Tout le monde s’est tourné vers la porte. Une lance d’eau a soudain jailli de la boursouflure. Tout le monde a détalé, Nars et Compagnie noire, Tagliens gunnis et vehdnas, Jaicuris et Nyueng Bao solitaire, tous se sont précipités coude à coude, puis égaillés, chacun optant pour une direction, n’importe laquelle du moment qu’elle leur permettait de fuir la maudite porte. La maçonnerie a émis un ultime, énorme grondement. L’eau, dans un rugissement triomphant, a déferlé dans la ville. 70 L’eau se ruait déjà par la porte, mais d’où je me trouvais, ça ne se voyait pas encore. J’étais de bonne humeur, au bout du compte. En repassant devant la citadelle, j’ai vu les Nars essayer de faire rentrer les leurs tout en refoulant les Tagliens de tous bords. J’ai gloussé. Mogaba piquerait une drôle de crise quand il verrait l’eau envahir ses celliers. Maintenant je comprenais pourquoi ses soldats avaient muré les tunnels. Cette inondation n’avait pas été décidée sur un coup de tête. Mogaba avait sans doute commencé à échafauder son idée le jour où Tisse-Ombre avait détourné les rivières pour isoler Dejagore. Au moment de nous séparer, j’ai dit à oncle Doj : « Plonge me voir un de ces quatre. » Un quart d’heure plus tard, je discutais d’étanchéité. Nos mesures préventives n’avaient jusque-là concerné que notre terrier car nous n’avions jamais envisagé une situation pareille. L’usage du feu ou de la fumée par l’ennemi nous avait jusqu’alors bien davantage inquiétés. « Longo, toi et tes gars, vous avez exploré tous les recoins des catacombes ? Elles ne sont ouvertes nulle part ? » Je trouvais surprenant qu’Ombre-de-Tempête ne les ait pas défoncées pendant la construction de la citadelle. Peut-être avait-elle été informée de leur localisation par des autochtones bien renseignés. « Je n’ai rien vu. En profondeur, elles étaient isolées par une sorte de crépi parce qu’elles se trouvaient sous le niveau de la plaine. Mais avec vingt mètres d’eau dans la plaine et dix dans les rues, tôt ou tard, il y aura des infiltrations. Tout ce qu’on pourra faire, c’est pomper. — Et si on se contentait de les sceller ? — On pourrait essayer. Mais je ne me donnerais pas cette peine avant que l’inondation ne devienne une menace. Si on les scelle et qu’une fuite se déclare plus haut, on ne pourra plus évacuer l’eau nulle part. » J’ai haussé les épaules. « Tout ce qui pourrait s’endommager est en hauteur ? » Les gars s’étaient préparés au pire dès le début d’inondation de la plaine. Nous n’étions pas lestés d’un tas de richesses. « Ça ira. On a de quoi tenir un bon moment. Ce ne serait pas du luxe de consolider un peu nos fortifications, cela dit. — Faites ce que vous pourrez. » Longo et ses frères voyaient toujours un petit quelque chose de plus à faire. 71 « Mogaba a lancé une contre-attaque alors que l’eau ne s’élevait qu’à hauteur de cheville et que la panique commençait tout juste à se répandre dans le reste de la ville. Il avait mis tous ses Tagliens dans le coup et les avait incités à être cruels. Le massacre a été terrible. Je ne saurai peut-être jamais la vérité concernant l’attaque contre les Nyueng Bao. On a raconté par la suite que le tribun taglien Pal Subhir avait mal compris les ordres. Certains, dont je suis, pensent que l’initiateur en est Mogaba, peut-être parce qu’il soupçonnait les Nyueng Bao d’avoir pillé ses stocks. Je savais qu’il était au courant du vol d’une partie de ses réserves. Il l’avait découvert assez vite car il avait envoyé des soldats voir si l’eau montait, en bas. En interrogeant quelques prisonniers jaicuris, il avait constaté qu’aucun autochtone ne pavoisait à propos du vol d’une tonne de vivres. Par ailleurs, il se peut qu’un gars de mon équipe n’ait pas su tenir sa langue une nouvelle fois. En tout état de cause, la cohorte de Pal Subhir, avec un effectif complété et une puissance restaurée, a attaqué les Nyueng Bao. Le tribun ne donnera aucune lumière. Il est mort parmi les premiers. À vrai dire, beaucoup de Tagliens ont perdu la vie lors de l’assaut. Mais des renforts leur parvenaient sans cesse, ce qui corrobore à mon avis la thèse selon laquelle Mogaba avait planifié son hécatombe. Je n’en ai rien su dans un premier temps. Je n’avais posté aucune sentinelle aux abords de ce secteur. Je n’avais aucun moyen de garantir la sécurité de mes hommes là-bas. Et, où nous étions frontaliers de la communauté nyueng bao, il n’y avait pas de raison de douter que nous serions alertés en cas de grabuge. Thai Dei, comme d’habitude, se trouvait non loin. J’étais monté au sommet d’une des tours d’enfilade pour scruter les collines dans la nuit et broyer du noir. Des secours viendraient-ils jamais ? Récemment, nous n’avions reçu aucune nouvelle de l’extérieur. Des tas de gens voulaient partir. J’en entendais certains au moment même, qui prétendaient vouloir tenter leur chance face au Maître d’Ombres. Têtes de linottes. Face à la faim et la peur, la liberté tombait aux oubliettes. « Qu’est-ce que c’est ? » Thai Dei m’a épaté en posant une question complète. Je n’en revenais pas. J’ai regardé ce qu’il montrait. « On dirait un incendie. — C’est tout près de la maison de mon grand-père. Je dois y aller. » Par curiosité plus que par méfiance, j’ai dit : « Je t’accompagne. » Il a d’abord protesté, puis haussé les épaules et répondu : « Ne t’évanouis pas. Je ne pourrai pas m’occuper de toi. » Donc les Nyueng Bao étaient au courant de mes absences. Et ils assimilaient le phénomène à de l’épilepsie. Intéressant. Sûr que Thai Dei avait appris une tonne de choses, à rester planté à proximité avec les oreilles au vent et la mâchoire verrouillée. Mes gars ne faisaient même plus attention à lui. Nulle part l’eau ne me montait au-dessus du mollet. Mais cela suffisait à freiner sérieusement ma course. Or Thai Dei était pressé. Il était persuadé que quelque chose allait de travers. À raison. Nous avons enfilé au trot la ruelle où j’avais naguère trébuché et basculé en enfer. L’espace d’une seconde, j’ai cru que je m’étais échappé de Dejagore et que j’avais plongé dans un autre cauchemar. Des soldats tagliens traînaient les femmes et les enfants nyueng bao hors des bâtiments, les jetaient dans la rue. Là, d’autres soldats frappaient de taille et d’estoc. L’horreur de cette boucherie leur déformait le visage, mais ils avaient passé le seuil de toute retenue et ne se contrôlaient plus. La lumière palpitante donnait au spectacle un aspect infernal et irréel. J’avais déjà assisté à ce spectacle. J’avais vu mes propres frères dans cet état, quelquefois, jadis dans le Nord. L’odeur du sang s’empare de l’esprit et l’annihile, tue l’âme et dépouille l’individu de son humanité. Thai Dei a poussé un cri de supplicié et s’est élancé vers la bâtisse qu’occupait la famille Ky, l’épée tournoyante au-dessus de la tête. Rien ne trahissait une intrusion ennemie dans la maison. J’ai couru sur ses talons, ma propre épée dégainée, sans trop savoir pourquoi, quoique l’image de la belle Sahra m’ait furtivement traversé l’esprit. Sans doute agissais-je sans plus réfléchir que ces Tagliens. Des soldats nous ont barré le chemin. Thai Dei a entamé une sorte de danse à base d’ondulations et d’esquives. Deux soldats sont tombés, la gorge entaillée. J’en ai frappé un troisième du plat de l’épée, lui offrant une belle contusion et une leçon sur la façon d’attaquer en combat singulier un type plus grand que lui de trente centimètres et plus lourd de vingt-cinq kilos. Et puis on s’est retrouvés environnés de Tagliens qui, pour la plupart, ne prêtaient aucune attention à nous. Je n’avais aucun mal à me défendre. Ces gens étaient plus petits que moi, moins forts et ils avaient moins d’allonge. Ce que j’obtenais par la force brute, Thai Dei l’accomplissait par la technique. Dans l’indifférence quasi générale, nous sommes parvenus au logis du porte-parole. Je m’étais trompé. Cinq ou six Tagliens étaient entrés. Ils n’allaient pas sortir de là. Du moins pas sur leurs jambes. Thai Dei a aboyé quelque chose en nyueng bao. Une voix a répondu. J’ai décoché un solide coup de poing à un Taglien particulièrement idiot et j’ai fini d’émousser ma lame sur son casque. Puis j’ai refermé la porte et l’ai verrouillée. J’ai aussitôt cherché à la barricader en calant quelque chose contre le battant. Malheureusement, les Ky étaient si pauvres qu’ils n’avaient pour tout meuble que leurs paillasses de jonc élimées. La flamme d’une lampe a monté, puis une autre, et une autre encore. Pour la première fois, je distinguais dans son ensemble la pièce de vie des Ky. J’ai vu les corps mutilés de plusieurs assaillants. Ils avaient voulu profiter de la belle avant d’avoir fini de régler leur compte aux autres. Ky Gota continuait de mutiler les cadavres des Tagliens. Mais ces corps n’étaient pas tous tagliens. Ceux-là n’étaient pas majoritaires. En vérité, ils représentaient même une faible proportion des gisants. Sahra serrait ses enfants contre sa poitrine, mais ni elle ni eux ne connaîtraient plus la peur. Sahra avait le regard vide. Thai Dei a laissé échapper comme un gémissement de chaton. Il s’est jeté sur une femme. Recroquevillée face contre terre, elle avait fait rempart de son corps à deux enfants. Son geste n’avait pas été vain. Le plus petit, âgé de moins d’un an, pleurait. Aucun Taglien ne voulait se risquer à ouvrir la porte, manifestement. Je me suis laissé choir à genoux là où si souvent je m’étais assis pour discuter avec le porte-parole. Apparemment, Hong Tray et lui avaient regardé la mort en face, installés à leur place d’honneur. Le vieil homme était étendu, la tête et les épaules posées sur les cuisses de son épouse, le bas du corps toujours en position assise. Elle était affaissée sur lui. Le raffut a repris dehors. «Thai Dei ! ai-je braillé. Magne-toi le train, mec. » Quoi ? La vieille femme respirait encore, produisant un son rauque et gargouillant. Tout doucement, je l’ai redressée. Elle était vivante et même consciente. L’œil clair. Elle a paru surprise de me voir. Elle a souri. Malgré le sang dans sa gorge, elle a réussi à balbutier : « Ne perds pas ton temps pour moi. Emmène Sahra. Emmène les enfants. » Elle avait été blessée d’un coup d’épée qui lui avait traversé la poitrine de part en part et perforé un poumon. À son âge, c’était un miracle qu’elle ait survécu si longtemps. Elle a souri de nouveau, murmuré : « Sois bon pour elle, porte-étendard. — Je le serai », ai-je promis sans comprendre ce qu’elle voulait dire. Hong Tray, non sans une grimace de douleur, a réussi à m’adresser un clin d’œil. Puis elle est retombée sur Ky Dom. Le bruit dehors s’est intensifié. « Thai Dei ! » J’ai bondi par-dessus les corps, lancé un pied qui a ricoché sur le postérieur de Thai Dei. « Ressaisis-toi et magne-toi le train, sans quoi on n’aidera personne ! » J’ai repéré deux autres gosses pelotonnés au fond de la pièce. L’un d’eux avait allumé les lampes. Manifestement, à part Sahra et sa mère, aucun adulte n’avait survécu. « Sahra ! ai-je crié. Debout ! » Je lui ai donné une tape. Ramène les gosses par ici. » Ils étaient trop terrifiés pour me faire confiance, même s’ils me connaissaient. Je demeurais un étranger. Se faire houspiller un peu : voilà tout ce dont Thai Dei et sa sœur avaient besoin. Leur univers a soudain recouvré sa structure et sa dynamique, même si son sens continuait de leur échapper. Il suffisait de quelqu’un pour leur donner l’impulsion. Nous n’avons trouvé qu’un autre enfant vivant, et aucun adulte. « Thai Dei, est-ce que tu peux veiller à ce que les gamins restent groupés si on tente une sortie vers la ruelle ? » Les Tagliens cesseraient d’être un problème si on parvenait là-bas : étant donné sa largeur, un homme pouvait y contenir une horde le temps qu’arrivent des renforts. Il a secoué la tête. « Ils ont trop peur, ils sont trop choqués. » Ce que j’avais craint. « Alors on va les porter. Peux-tu installer ta mère par terre ? Elle n’aura plus besoin d’aide, Sahra. Prends le bébé. Je porterai la fillette. Sur le dos, pour garder les mains libres. Dis-lui de s’accrocher ferme, mais de ne pas me plaquer ses mains sur le visage. Si elle ne s’en sent pas capable, qu’elle me le dise maintenant. On lui liera les poignets. » Sahra a opiné. Elle avait surmonté l’hystérie. Elle s’est agenouillée près de Hong Tray, a soutenu la vieille femme un moment, puis lui a ôté son bracelet de jade. Avec un profond soupir et une ostensible répugnance, elle a glissé le bracelet à son propre poignet gauche. Puis elle s’est tournée vers Ky Gota et a entrepris de la calmer. Thai Dei, s’adressant aux enfants, leur a traduit mes consignes. J’ai réalisé que Sahra ne parlait jamais, pas même à voix basse. La fillette que je m’apprêtais à porter avait environ six ans. Elle ne voulait pas sortir. « Attachez-la, bordel ! » ai-je tonné. Je m’étais mis à trembler. Je ne savais pas combien de temps je conserverais mon contrôle. « Le temps presse. » Seul le bébé était indemne. Un garçon d’environ quatre ans oscillait entre la vie et la mort. Sûr qu’il y passerait si on ne l’amenait pas d’urgence à Qu’un-Œil. Des bruits d’éclaboussures et les cris d’un homme ont retenti tout près au-dehors. Un corps a heurté la porte, Qui a grincé et donné un peu de jeu. Sahra a caressé la fillette pour la rassurer puis l’a installée sur mon dos. « Et votre mère ? » ai-je demandé. Question superflue. Le Troll était avec nous, maintenant. Un mouflet de deux ans et de sexe indéterminé à califourchon sur la hanche gauche, elle serrait fermement le fer d’une lance cassée dans le poing droit. Elle était prête pour les Tagliens. En vérité, se préparer avait requis moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Sahra a pris le bébé. Thai Dei a sanglé l’enfant blessé sur son dos, conservant son épée à la main. Lui et moi nous sommes postés à la porte. J’ai jeté un œil entre les boiseries disjointes. Un soldat taglien avait l’air de monter de la garde de l’autre côté. « Toi d’abord ? ai-je demandé. Ou moi ? Un en tête, l’autre en arrière-garde. — Moi. À compter d’aujourd’hui. » Quoi ? « Recule ! » ai-je crié. Mais il avait perçu la forme qui se précipitait contre la porte au même instant que moi. Il s’est reculé à droite tandis que je me décalais vers la gauche. Nous n’étions plus dans son axe quand la porte s’est abattue dans la maison. Nous avons bondi sur l’intrus et l’avons reconnu juste à temps. « Oncle Doj ? » Il avait eu chaud. Le poids des enfants que nous portions nous avait ralentis juste assez pour nous donner le temps de le reconnaître. « Va », ai-je dit à Thai Dei. L’heure n’était pas à discuter. Il s’est trouvé aussitôt face à une paire de Tagliens. Je suis sorti en trombe et j’en ai repoussé un. Ky Gota s’est dandinée sur nos talons. Elle a planté l’extrémité de sa pointe de lance dans la gorge du Taglien le plus proche. Puis elle a installé l’enfant plus confortablement sur sa hanche et s’est tournée vers le second soldat. Un corbeau blanc est passé au ras de nos têtes, rigolard comme une tribu de singes. Le Taglien survivant n’était pas une tête brûlée. Il a battu en retraite vers le plus proche groupe de ses compatriotes. « Filez ! Filez ! ai-je crié à Thai Dei. Gota, Sahra, suivez Thai Dei ! Oncle ! Où es-tu ? Nous, on décampe, à bon entendeur… » Oncle Doj est sorti au moment où le Taglien rescapé nous désignait à ses camarades. « Emmène l’enfant, porte étendard. Bâton de Cendre sera ton bouclier. » Il nous a donné à voir une démonstration époustouflante – dont je n’ai pu capter que quelques brefs instants furieux. Cet étrange petit bonhomme courtaud s’est attaqué tout seul à la troupe de Tagliens et en a tué six en à peu près autant de secondes. Les autres ont déguerpi. Alors on a pataugé dans la ruelle. On est arrivés en sûreté peu après. Quelques minutes plus tard, Qu’un-Œil soignait les enfants blessés, quoique de plus ou moins bonne grâce. Quant à moi, je déployais une partie de la vieille équipe, avec Gobelin, pour une petite contre-attaque. 72 Cette nuit-là a marqué le grand tournant définitif. Il n’y aurait plus de faux-semblant vis-à-vis de Mogaba par la suite. Je n’avais aucune illusion : il s’en serait pris à nous ensuite si l’agression « par erreur » contre les Nyueng Bao s’était conclue par un succès. Les combats se sont poursuivis jusqu’à ce que l’eau soit trop profonde. Malgré l’insistance de Qu’un-Œil et des autres à me répéter que nous n’avions pas pour mission de protéger les Nyueng Bao, j’ai sauvé un tiers des pèlerins, environ six cents hommes. Ils ont payé cher le raid contre Mogaba. Le lendemain matin, la plupart des Tagliens se sont retrouvés dans la situation de devoir choisir : pour ou contre Mogaba. Les Tagliens alliés à nous depuis le début le sont restés. Tout comme ceux qui avaient déserté pour nous rejoindre. D’autres transfuges nous sont arrivés du camp de Mogaba, mais dix fois moins que je ne l’aurais cru. À dire vrai, j’étais déçu. Mais Mogaba savait à merveille haranguer ses troupes quand il le voulait. « C’est une fois de plus la malédiction du temps passé, m’a dit Gobelin. Même maintenant, ils ont peur d’hier plus que d’aujourd’hui. » Et l’eau continuait de monter. J’ai amené les Nyueng Bao dans notre taupinière. Oncle Doj n’en est pas revenu. « On n’avait jamais soupçonné ça ! — Tant mieux. Dans ce cas nos ennemis, qui ne vous arrivent pas à la cheville, ne sont pas davantage au courant. » J’ai fait entrer la vieille équipe aussi. Nous avons installé tout le monde le plus confortablement possible. Pour soixante, le terrier était spacieux. Avec six cents Nyueng Bao de plus, forcément, on avait moins ses aises. Il a fallu qu’on apprenne à se reconnaître également, mes hommes ayant été entraînés à attaquer sans sommation tout inconnu dans le souterrain. Je suis retourné dehors à la tombée de la nuit, escorté de Thai Dei et d’oncle Doj. J’ai rassemblé les officiers tagliens qui s’étaient rangés au service de la vieille équipe. « Je pense que nous avons fait tout notre possible ici, leur ai-je déclaré. Je crois qu’il est temps d’évacuer tous ceux qui le voudront de ce trou d’enfer. » Sans raison objective, j’avais l’intuition qu’il ne serait pas tellement difficile d’esquiver ou de bousculer les patrouilles de l’Ombre sur le rivage. « J’enverrai un de mes sorciers pour vous couvrir. » Ils n’ont pas voulu me croire. Un des capitaines a demandé à voix haute si je voulais les envoyer en esclavage pour réduire le nombre des bouches à nourrir. Je n’avais pas envisagé qu’on pourrait interpréter ma proposition de la sorte, qu’elle pourrait soulever des réticences. J’avais oublié que beaucoup de ces gars s’étaient alliés à nous parce qu’ils considéraient que c’était le meilleur moyen de rester en vie. « À votre guise. Si vous voulez rester ici et mourir avec nous, on vous garde avec plaisir. Je vous laissais juste le choix de revenir sur votre serment de soldat pour vous offrir une chance. » À la nuit noire, nous avons laissé les Nyueng Bao retourner chez eux pour chercher d’éventuels survivants et des vivres. Ils n’ont pas trouvé grand-chose. Les soldats de Mogaba avaient déjà ratissé le secteur et l’eau montante avait tout recouvert. Ses hommes, embarqués sur des bateaux et des radeaux de fortune, allaient prendre d’assaut un à un les bâtiments tenus par les Jaicuris, contraints par l’inondation à sortir de leurs caches leurs provisions. Celles de Mogaba étaient déjà immergées. 73 Quand j’ai été sûr que ça passerait inaperçu, j’ai réuni tous mes frères à l’intérieur. On a verrouillé les portes, abandonnant Dejagore à sa misère. On a aussi invité les survivants nyueng bao. Confiant la garde à quelques hommes postés dans des observatoires accessibles uniquement depuis l’intérieur, nous nous sommes enfoncés au fin fond le plus reculé du terrier, au-delà de trappes, de portes secrètes et d’une foison de sortilèges perturbants disséminés par Gobelin et Qu’un-Œil, qui ont laissé ici ou là la palpitation d’une doublure pour marquer notre passage. Pour commencer, j’ai partagé ma chambre avec huit invités. Au bout de quelques heures, j’ai proposé à l’oncle Doj : « Allons faire un tour, toi et moi. » Avec tous ces Nyueng Bao ici-bas, l’air devenait de plus en plus lourd et vicié. La lumière était dispensée par des chandelles si espacées qu’on pouvait se perdre en allant de l’une à l’autre. Oncle Doj n’était pas loin d’avoir peur. « Je déteste ça aussi, lui ai-je confié. J’ai sans cesse un cri au fond de la gorge. Mais on va s’en sortir. On a déjà vécu comme ça pendant des années, jadis. — Personne ne peut vivre comme ça. Pas longtemps. — La Compagnie l’a fait, pourtant. C’était dans une région terrible. Elle s’appelait la plaine de la Peur, et pas par hasard. Elle était peuplée de créatures étranges qui toutes pouvaient nous tuer comme rien. On était traqués en permanence par des armées menées par des sorciers bien pires que Tisse-Ombre. Mais on a tenu bon. Et on s’en est tirés. Ici, dans ces tunnels, il y a cinq survivants qui te le confirmeront. » Il y avait trop peu de lumière pour lire son expression, exercice déjà difficile de plein jour. « Je vais devenir dingue si vous restez tous avec moi, ai-je repris. J’ai besoin de place. On ne peut pas faire un pas sans se marcher dessus, pour l’heure. — Je comprends. Mais je ne sais pas ce que j’y peux. — Nous avons des locaux vides. Thai Dei et ses bébés peuvent prendre une pièce. Toi aussi. Sahra pourrait en partager une avec sa mère. » Il a souri. « Tu es franc et honnête, mais tu n’as pas assez bien observé les manières des Nyueng Bao. Il s’est passé beaucoup de choses la nuit où tu as aidé Thai Dei à secourir sa famille. — Secourir en partie, ai-je grommelé. — Vous avez sauvé tous ceux qui pouvaient l’être. — Décidément, quel brave garçon je fais. — Tu n’avais ni l’obligation de le faire, ni aucune dette d’honneur. » Pour être précis, il utilisait les termes d’obligation et d’honneur pour évoquer des concepts nyueng bao qui incluaient à un niveau plus ou moins conscient la participation volontaire à un dessein d’ordre divin, ce que l’acception commune de ces mots n’implique pas. « J’ai eu ce qui m’a paru la bonne attitude. — Tout à fait. Sans sollicitation ni obligation. Et c’est bien ce qui t’a mis dedans. — Il doit y avoir quelque chose qui m’échappe. — Parce que tu n’es pas un Nyueng Bao. Thai Dei ne te lâchera plus maintenant. Il est le plus vieux des garçons. Il te doit six vies. Son bébé restera avec lui. Sahra ne partira pas parce qu’elle doit rester sous la protection de son frère jusqu’à son mariage. Et, comme tu peux le constater, il lui faudra peut-être un peu de temps pour se remettre de cette horreur. Dans cette ville, à cause d’un pèlerinage dont elle n’avait cure, elle a perdu tout ce qui représentait quelque chose à ses yeux. À part sa mère. — C’est presque à croire que les dieux sont vicieux, ai-je dit, espérant après coup que ça ne serait pas mal interprété. — Presque, oui. Porte-étendard, le seul souvenir de cette nuit d’horreur qu’elle garde, c’est toi. Elle se cramponnera à toi comme un nageur désespéré à un rocher émergeant du courant. » Il était temps de faire attention. Une grande partie de moi-même espérait que ce cramponnement métaphorique devienne plus concret. « Et pour Ky Gota et les autres gosses ? — Les enfants pourront être adoptés par les familles de leur mère. Gota, certainement, pourra déménager. » Doj a ajouté une imprécation dans sa barbe, ce qui ne lui ressemblait pas. On aurait dit qu’il lui souhaitait d’aller emménager à quelques milliers de kilomètres. « Même si elle ne le prendra pas très bien. — Ne me dis pas que tu n’as pas Ky Gota en odeur de sainteté ? — Personne ne la supporte, cette maritorne. — Et dire que je vous avais crus mariés ! » Il s’est arrêté net, abasourdi. « Tu es fou ! — Je ne le crois plus. — Hong Tray, vieille sorcière, quel sort m’as-tu jeté ? — Hein ? — Je parle à mon bonnet, porte-étendard. Quand je parle tout seul, j’ai toujours le dessus. Cette femme, Hong Tray, la mère de mon cousin, était une sorcière. Elle pouvait voir l’avenir parfois, et, si ce qu’elle apercevait ne lui plaisait pas, elle cherchait à le modifier. Et ses idées étaient souvent tordues. — Tu parles en connaissance de cause, on dirait. » Il n’a pas compris. « Pas complètement. La sorcière aimait jouer avec nos destinées, mais elle n’expliquait rien. Peut-être ne pouvait-elle pas voir son propre destin. » J’ai changé de sujet. « Que va faire ton peuple, maintenant ? — Nous allons survivre, porte-étendard. Comme vous autres soldats de l’obscur, voilà ce que nous ferons. — Si tu estimes vraiment m’être redevable de ce coup de main donné à Thai Dei, alors éclaire ma lanterne. Soldat de l’obscur. Soldat de pierre. Guerrier d’os. Qu’est-ce que ça veut dire ? — On en viendrait presque à accepter tes protestations. — Prends-le comme ça : si je sais déjà de quoi tu parles, tu n’as rien à perdre en me disant ce que je sais déjà. » On n’y voyait goutte, mais il m’a quand même bien semblé voir oncle Doj sourire à nouveau. Pour la seconde fois de la journée. « Astucieux », a-t-il dit. Et il s’est dispensé d’expliquer quoi que ce soit. 74 Oncle Doj a réussi à congédier la plupart de mes hôtes. Je n’ai bientôt plus partagé mon réduit qu’avec Thai Dei, son fils To Tan et Sahra. Sahra s’occupait du bébé et s’efforçait de concocter des repas, même si la cantine de la Compagnie nourrissait en principe tout le monde dans le terrier. Il fallait qu’elle s’occupe. Thai Dei me suivait presque partout. Sahra et lui demeuraient léthargiques, fermés ; à eux deux, ils faisaient un demi-être humain. J’ai commencé à m’inquiéter. Ils appartenaient à un peuple robuste, habitué à encaisser de cruelles épreuves. Ils auraient dû commencer à reprendre du poil de la bête. J’ai réuni les cerveaux de la clique : Clétus, Loftus, Longinus, Gobelin, Qu’un-Œil, Otto et Hagop. « J’ai des questions, les gars. — Faut absolument qu’il soit là, lui ? » Gobelin faisait allusion à Thai Dei. « T’occupe pas. Ignore-le. — Quel genre de questions ? a demandé Qu’un-Œil. — Jusqu’à présent, nous n’avons pas eu de gros problème de maladie au sein de la Compagnie. Mais le choléra et la fièvre typhoïde se développent dehors, sans parler de la bonne vieille épidémie de dysenterie. Nous, ça va ? » Gobelin a marmonné quelque chose et laissé échapper un pet bruyant. « Barbare, a fait Qu’un-Œil. Pour nous, ça va parce qu’on suit à la lettre les préceptes d’hygiène de Toubib. Seulement on ne va pas pouvoir continuer de les appliquer longtemps. Le combustible va manquer. Et il y a ces Nyueng Bao. Ce n’est pas dans leur nature de faire bouillir leur eau, de rester propres et d’éviter de chier là où l’envie les prend. On les a tenus dans le droit chemin pour l’instant, mais ça ne va pas durer. — Voilà quelques jours que le temps est couvert et mauvais, à ce que j’ai entendu. Est-ce qu’on collecte de l’eau de pluie ? — Largement assez pour nous, m’a répondu Loftus. Mais pas pour nous et eux, sans parler de réapprovisionner les citernes. — C’est ce que je craignais. Pour le combustible, je veux dire. Les gars, vous connaissez une façon d’accommoder le riz et les haricots sans cuisson ? » Personne n’en connaissait. « Peut-être qu’en les laissant tremper longtemps ça aiderait, a suggéré Longinus. Ma mère faisait ça. — Bordel, il va bien falloir résoudre la question. Mais comment ? » Gobelin a paru réprimer un petit sourire secret, comme s’il avait son idée. Il a échangé un regard avec Qu’un-Œil. « Vous avez quelque chose, les gars ? — Pas encore, m’a dit Gobelin. Il y a une expérience qu’on n’a pas encore tentée. — Alors tentez-la. — Après la réunion. On aura besoin de ton aide. — Formidable. D’accord. Est-ce que quelqu’un peut me dire ce qui se raconte en ville à propos de notre disparition ? » Hagop a toussoté, s’est éclairci la gorge. Il ne parlait guère d’habitude, ce qui fait que tout le monde s’est tu pour l’écouter. « J’ai fait le piquet dans les postes avancés. Des fois, on surprend des conversations. Je ne crois pas qu’on ait redoré notre blason. D’autre part, on n’a pas trompé grand monde non plus, j’en ai peur. Ils ne parlent pas beaucoup de nous, mais personne ne gobe qu’on s’est fait la belle. Ils pensent qu’on s’est démerdés pour creuser un trou et le remplir de bibine, de femmes et de victuailles, qu’on a refermé la trappe et qu’on n’en sortira pas avant qu’ils soient tous bien morts. — Les gars, j’ai cherché de mon mieux la bibine, les femmes et la bonne chère, mais je n’ai pu trouver que le trou. » Tout à trac, Otto a déclaré : « L’eau ruisselle. — Quoi ? — C’est vrai, Murgen. Il y en a déjà un mètre cinquante tout au fond. — L’inondation de la ville changerait la donne à ce point ? Non ? C’est dû à quoi ? » Gobelin et Qu’un-Œil ont échangé des regards lourds de sens. « Quoi ? ai-je répété. — Après notre expérience. — D’accord. Vous autres, les gars, vous connaissez les problèmes. Allez voir s’il y a quelque chose à y faire. » 75 « Allez-y, racontez, ai-je dit aux deux nabots de sorciers. — On pense qu’il t’a été fait quelque chose pendant ta sortie, a déclaré Gobelin en indiquant le rivage d’un mouvement de tête. — Quoi ? Soyez sérieux ! Je… — On l’est. Ton absence a été longue. Et tu as changé. Combien de sortilèges de disparition as-tu subi depuis ton retour ? » J’y ai réfléchi sérieusement. « Un seulement. Encore que. Quand on m’a kidnappé. Je ne me souviens de rien. Je suis sûr qu’ils m’ont drogué. Je buvais le thé avec le porte-parole et je me suis retrouvé dans cette rue où vous m’avez récupéré. J’ignore comment je suis arrivé là. J’ai le vague souvenir d’avoir respiré de la fumée, d’être sorti par une porte donnant sur un lieu auquel je ne me serais pas attendu. Je me souviens avoir pensé confusément que je me trouvais dans la maison de souffrance. — Ils t’ont torturé. — Oui. » Je portais encore les stigmates qui l’attestaient. Je ne me rappelais pas sur quoi l’on m’avait interrogé, si tant est que l’on m’ait interrogé. Je soupçonnais que les amis de Sindhu étaient mes ravisseurs et les agresseurs de Mogaba. Si tel était le cas, sûr que leur vie prendrait un tour déplaisant quand la Compagnie noire leur mettrait la main au col. « On t’a observé, a dit Gobelin. Et tu t’es comporté bizarrement, parfois. Ce que l’on veut faire, c’est t’endormir et essayer d’atteindre le Murgen en toi qui était conscient quand les événements se sont produits. — Je ne comprends pas. — Pas grave, on te demande seulement de coopérer. — Vous êtes sûrs ? — On est sûrs. » Pourtant, à l’entendre, il ne le semblait pas. Je me suis réveillé sur ma propre paillasse. Pas reposé du tout. Quelqu’un épongeait mon visage brûlant avec un tissu froid et mouillé. J’ai ouvert les yeux. Dans la clarté d’une petite chandelle, Sahra était plus belle que jamais. Mieux encore qu’en rêve. Elle a continué de m’essuyer le visage. J’avais de nouveau ce mal au crâne façon gueule de bois. Qu’avaient-ils fait ? Quitte à écoper de la casquette de plomb, j’aurais au moins voulu profiter de ce qui la précède en général. To Tan a commencé à se faire entendre. Il dormait dans un couffin matelassé de guenilles puantes posé derrière la table où j’écrivais. Je me suis approché de lui et lui ai pris la main. Il a cessé de pleurer, rassuré par ce contact. Il n’a plus appelé sa mère. J’ai tendu mon autre main pour saisir celle de Sahra. Elle l’a repoussée avec douceur. Elle ne parlait jamais. Je ne l’avais jamais entendue prononcer un mot, pas même à l’attention de ses propres enfants. J’ai regardé alentour. Thai Dei était parti. Pourtant, j’aurais cru pouvoir me défaire plus facilement de mon ombre. L’obscurité ne le faisait pas disparaître, lui. J’ai voulu me redresser et m’asseoir. Sahra m’a maintenu couché de deux doigts. J’étais trop faible pour résister. Et j’avais l’impression que ma tête avait doublé de volume rien qu’en levant le pied. Sahra m’a tendu un gobelet de bois façonné à la main, rempli d’un breuvage si nauséabond que les larmes me sont montées aux yeux. Une potion médicinale des marais nyueng bao. J’ai bu. Le goût était pire que l’odeur. Elle a continué de me tamponner le visage. J’ai frissonné, grelotté. La douleur s’est estompée, j’ai commencé à me détendre, à me sentir plus énergique et positif. C’était un breuvage efficace. Peut-être qu’ils lui donnaient un goût et une odeur infects pour éviter que les gens n’en abusent. On s’est dévisagés longtemps, sans mot dire, mais parvenant à une conclusion que notre conscience ne reconnaissait pas encore clairement en cet instant. Hong Tray a dérivé parmi mes pensées avec un sourire et une exhortation. Cette fois, j’ai réussi à sourire en me redressant sur mon séant. Sans qu’elle s’y oppose. « J’ai du travail. » Sahra a secoué la tête. Elle a plongé les mains derrière la table pour saisir To Tan, l’a sorti de son couffin. Il avait désespérément besoin d’être changé. Elle m’a tiré par le doigt. « Je n’ai pas fait ça depuis vingt ans. » Ça remontait à l’époque où j’étais un gamin moi-même, avec des frères, des sœurs et des cousins en bas âge à changer. « Arrête de gigoter, têtard. Tu devrais connaître la musique, maintenant. » To Tan m’a dévisagé avec de grands yeux sérieux ; il ne comprenait pas les paroles mais saisissait le ton. Nous l’avons lavé et rhabillé avec des guenilles qui auraient fait honte à un mendiant. « Je vais aller tuer quelqu’un pour lui ramener des nippes un peu décentes. » Elle a posé légèrement sa main sur mon avant-bras pour m’en dissuader. « Je plaisantais, la belle. Si tu restes à traîner avec moi, tu risques d’entendre des horreurs. Il ne faut pas les prendre au pied de la lettre. Je vais travailler, maintenant. » Je me suis engagé dans la galerie lentement, les jambes en coton. Sahra m’a suivi, To Tan blotti sur sa hanche gauche. On s’est cognés dans Baquet en sortant. L’air hébété, il allait à sa paillasse. « Tu as vu Gobelin et Qu’un-Œil ? — Ils sont montés avec leur attirail de magie. Vers le grand poste de surveillance. — Merci. » On n’avait pas fait cinq pas que Baquet m’a lancé : « Longo t’a dit que l’eau montait dans les catacombes ? » J’ai soupiré en secouant la tête, puis écouté les gargouillis de mon estomac en me demandant si quelqu’un avait trouvé le moyen de cuisiner quelque chose. Enfin je me suis faufilé dans le dédale jusqu’aux escaliers qui me permettraient de monter voir Gobelin et Qu’un-Œil. La lumière du jour me ferait du bien. Si j’avais la force de me hisser jusque là-haut. Il y avait longtemps que je n’avais pas vu le soleil. 76 Pour le soleil, il me faudrait encore attendre. Sahra a brandi To Tan à travers le trou de la trappe. Il s’était rendormi. J’imagine qu’on doit dormir beaucoup quand on est un bébé et qu’on crève de faim. Il faisait jour, mais il tombait une pluie battante. Hagop, à califourchon sur sa chaise comme sur une selle, les bras posés sur le dossier, contemplait la pluie, morose. « Depuis combien de temps ça dure ? ai-je demandé. — Deux ou trois jours. — Ça nous permet de récolter de l’eau pure ? — À peu près autant qu’il est possible de le faire sans trahir notre planque. — Et ces deux-là, qu’est-ce qu’ils fabriquent ? » Gobelin et Qu’un-Œil, assis par terre au milieu de la pièce, les jambes croisées, faisaient le gros dos contre l’humidité que le vent poussait à l’intérieur. Ils n’ont pas levé le nez. « Leurs trucs de sorciers. Ne t’avise pas de les déranger. Ils te chiqueraient le mollet. — Et j’en connais un qui va pleurer à chaudes larmes d’ici tout à l’heure s’il ne se la boucle pas », a grommelé Qu’un-Œil. Hagop et moi lui avons adressé une de nos abréviations de salut à un doigt. Qu’un-Œil a ignoré l’hommage. Le poste de guet était pourvu de fenêtres donnant sur les quatre points cardinaux. Je suis allé à la plus grande. Nous n’aurions pas qualifié cette pluie de diluvienne au pays, mais elle était forte et régulière. Je devinais plutôt que je distinguais les formes floues des collines environnantes. Plus près de nous, je voyais la surface de l’eau. Elle était basse malgré la pluie. Cette grisaille avait quelque chose de maladif. J’ai aperçu une embarcation de Jaicuris plus loin, chargée de monde jusqu’à la limite de flottaison. Des hommes, au moyen de courtes planches, pagayaient précautionneusement vers la rive. J’ai fait le tour des autres fenêtres, scruté la ville. J’ai eu la satisfaction de voir que nos Tagliens tenaient leurs positions comme on le leur avait appris. « Ils ont obéi sans réfléchir, a expliqué Hagop. Et, du coup, ils se retrouvent abandonnés. — Par Mogaba ? — Par tout le monde. Les combats sont presque incessants. » Les rues et les ruelles s’étaient muées en canaux. Des cadavres flottaient partout. La puanteur prenait à la gorge. Le niveau de l’eau, pourtant, s’avérait plus bas que ce à quoi je m’étais attendu. J’apercevais la citadelle par la fenêtre orientée à l’est. Des Nars, tout là-haut, faisaient fi du sale temps. Campés sur le chemin de ronde, ils surveillaient notre quartier de la ville. Hagop a remarqué que je les observais. « On les inquiète. Ils craignent qu’on sorte leur chercher noise un de ces quatre. — Sûr qu’on le fera. — Ils sont superstitieux vis-à-vis de gars comme Gobelin et Qu’un-Œil. — Ce qui démontre combien l’ignorance peut être dangereuse. — J’ai entendu », a grommelé Qu’un-Œil. Gobelin et lui auraient pu être absorbés par une obscure partie de dés, pour ce que j’en saisissais. Je préférais quand ils faisaient apparaître de grosses boules de feu bien voyantes qui fracassaient et enflammaient le décor. La destruction, ça, je comprends. Sahra a paru fatiguée de porter To Tan, alors je l’ai relayée. Elle m’a offert un sourire reconnaissant qui a illuminé le poste. Qu’un-Œil et Gobelin se sont interrompus pour échanger des regards entre eux et avec Hagop. « Qu’est-ce que vous faites, les gars ? ai-je demandé. — On a trouvé qu’on avait raison. — Ah ouais ? Ce doit être une première. Et vous aviez raison à propos de quoi ? — À propos du fait que quelqu’un t’a bourré le mou. » Un frisson soudain m’a parcouru le corps. Ce genre de nouvelle ne fait plaisir à personne. « Qui ça ? Et comment ? — Comment, on n’a pas su le découvrir avec certitude. Il y a plusieurs manières possibles. Qui et à propos de quoi, voilà les questions intéressantes, de toute façon. — Alors accouche. — Le qui, c’était Madame. Et le quoi, c’est le fait qu’elle se trouve en face. — Pardon ? — Ce n’est pas évident de s’en rendre compte d’ici, surtout quand des touristes traînassent avec leur gonzesse sur les lieux de travail, mais on dirait que c’est Madame et les Tagliens qui sont maîtres des lieux, là-bas. Leur camp se trouve de l’autre côté des collines, en remontant la route du Nord. Les soldats du Sud qu’on voit patrouiller sont des auxiliaires au service de Madame. — Répète-moi tout ça. » Gobelin s’est exécuté. « Continuez, les gars, ai-je dit. Je vais m’asseoir là dans un coin et réfléchir. » 77 Oncle Doj et Thai Dei sont revenus d’où ils étaient allés. Ils nous ont regardés de travers à leur retour, Sahra et moi, mais n’ont pas dit un mot. Hong Tray continuait d’exercer son influence sur les Ky. Thai Dei a repris son fils. Le bambin s’est éclairé sur-le-champ. « Mes gens ne sont pas des champignons, porte-étendard, m’a dit oncle Doj. Ils ne supportent plus ces conditions. Vous, soldats de pierre, vous êtes montrés généreux à l’excès et n’avez commis aucune provocation, et pourtant des brouilles surviendront immanquablement. Un animal blessé mordra le maître le plus aimant. — Nous allons sortir d’ici plus tôt que je ne l’envisageais. » J’étais d’humeur assassine. J’aurais voulu coucher Madame sur mes genoux et lui flanquer une fessée. « J’ai déjà distribué des ordres en vue de cette sortie. — Tu as l’air en colère. — Je le suis. » Madame s’était servie de moi pour contrer Mogaba sans se soucier du bien de la Compagnie. Elle n’appartenait pas davantage à la Compagnie que lui. Longo s’est penché dans l’encadrement de la porte. « On t’a mis au courant, pour l’inondation des catacombes, Murgen ? — Baquet m’en a touché deux mots. Quand est-ce que ça va vraiment devenir un problème ? — D’ici quatre ou cinq jours. Peut-être plus. À moins que le ruissellement ne s’aggrave. — On aura fini. Tes frangins et Qu’un-Œil sont au grand poste d’observation. Monte voir ce qui s’y passe. » Longo a haussé les épaules et s’est esquivé, bougonnant à cause de l’ascension. « Qui parle pour les Nyueng Bao, à présent ? — Nous n’avons pas encore choisi, a répliqué oncle Doj. — Vous pourriez le faire ? Rapidement ? Un général taglien du nom de Lanore Bonharj – c’est le type qui commande en ce moment les esclaves libérés, les Tagliens alliés et les Jaicuris – va venir d’ici peu. Il nous faudra un représentant des Nyueng Bao pour participer à la planification de l’évacuation. » Il a voulu prendre la parole. J’ai poursuivi en la lui coupant. « Il semblerait que le Maître d’Ombres ne soit plus un problème, seulement personne ne s’est donné la peine de nous le dire. Nos propres soi-disant amis nous ont faits marron pour des raisons politiques. On aurait déjà pu partir, je ne sais pas depuis quand. » J’ai imputé la faute de cette ignorance à Qu’un-Œil et Gobelin. On peut reprocher n’importe quoi à un sorcier, les gens vous croient. Sahra a essayé de concocter un repas avec ce qu’elle avait. J’ai effleuré sa main comme elle passait. Elle a souri. « Ce sera sans doute la dernière fois que nous aurons besoin de faire cela. » Je l’espérais. Mais je me trompais. Tout prend du temps. Lanore Bonharj m’a suivi dans le terrier. Il était à la fois ébahi et consterné. Il était Gunni de haute caste. La situation n’était pas mirobolante en surface, mais le sordide de ce souterrain dépassait son imagination. On a parlé. Oncle Doj représentait les Nyueng Bao. On a négocié, conclu des accords, élaboré rapidement des stratégies. Ensuite les préparatifs ont commencé concrètement. 78 La Compagnie s’est glissée dans la pluie et l’obscurité nocturne puis, après avoir franchi une passerelle branlante faite de bric et de broc et atteint le pied de l’escalier menant au chemin de ronde, a opéré sa jonction avec les Tagliens de la compagnie al-Khul. Gobelin en tête, nous nous sommes avancés le long de la muraille et avons pris aux Nars et à leurs Tagliens la porte nord et la barbacane. Gobelin et son sortilège soporifique nous ont simplifié la tâche. Il n’y a eu aucun blessé. Dans notre camp. Le dernier corps n’avait pas encore touché l’eau baignant la muraille que déjà Gobelin, les autres cadres de la Compagnie et moi rebroussions chemin pour nous emparer de la porte ouest et de sa barbacane. Avec les portes en nos mains, nous pourrions agir à l’insu des hommes de Mogaba. Loftus et ses frères se sont mis au travail dans la tour du milieu (il s’en trouvait trois entre les deux portes) Contrairement à la muraille qui consistait en deux façades en pierres remplies de gravats, les tours n’étaient pas solides. Elles devaient être creuses pour abriter les arbalétriers et leur permettre de tirer en enfilade le long du mur. Les gars ont entrepris d’ouvrir un passage vers l’extérieur depuis le plancher le plus proche du niveau de l’eau. Les Nyueng Bao ont remonté le reste des vivres à la surface. Les femmes brûleraient les derniers combustibles pour cuisiner pour tout le monde. Je voulais que chacun prenne des forces. Beaucoup d’entre nous n’avaient que la peau sur les os, maintenant. Quand le soleil s’est levé le lendemain, les Nars du donjon n’ont rien découvert de nouveau par rapport à la veille, à part qu’il pleuvait moins. Ils n’ont reçu aucun signal des barbacanes nord et ouest, mais n’ont pas paru s’en inquiéter. « Il n’y a plus des masses de corbeaux, a remarqué Gobelin alors que le soir tombait. — Peut-être qu’on les a tous bouffés. » La nuit est revenue. Tout le monde s’est remis au travail. Les martèlements, les heurts et les éboulements de maçonnerie dans l’eau se sont sans doute entendus dans toute la ville, mais nul ne nous a vus et rien ne sautait aux yeux à l’aurore, à part l’absence de plusieurs bâtiments en ruine. Le lac continuait de baisser lentement. Le temps restait humide. Les radeaux fabriqués par les charpentiers étaient amarrés à l’extérieur, contre la muraille. Tout ce qui flottait entrait dans leur construction. Jusqu’à l’occasionnel tonneau de bière vide. Cet après-midi-là, nous avons mis la main sur du bon bois quand Mogaba a envoyé trois radeaux à la porte nord pour découvrir pourquoi personne ne répondait à ses signaux. Nous n’avons pas pu empêcher que l’embuscade soit repérée de la citadelle. Mogaba n’a plus gaspillé ni hommes ni matériel. Loftus et ses frères soutenaient que la meilleure embarcation devait être longue et étroite pour permettre à beaucoup de monde de ramer tout en réduisant la résistance frontale de l’eau. Travaillant dans un mètre d’eau, les trois frères et quelques Tagliens qualifiés assemblaient l’un après l’autre des radeaux pouvant contenir dix adultes ou plus. En faisant feu de tout bois, ils en ont construit quarante et un. Ils estimaient que cette flotte pouvait transporter sept cents personnes, dont plus de la moitié seraient débarquées sur la rive pendant que les autres ramèneraient les embarcations au point de départ pour un nouvel effectif de passagers et un appareillage avant l’aurore. Ainsi, mille deux cents personnes pouvaient s’échapper en une nuit. Suffisamment pour établir une tête de pont relativement solide sur une rive dont nous n’avions pas l’assurance qu’elle était tenue par des amis. Problème. La population censée se déplacer sans se faire repérer excédait cette évaluation. J’avais mes quarante gars de la vieille équipe, plus de six cents Nyueng Bao et bien plus de Tagliens, d’esclaves libérés et de volontaires jaicuris que je l’avais cru. Lanore Bonharj voulait emmener près de mille hommes avec leur entourage. Impossible que tout ce monde effectue le voyage en une nuit. « Voilà ce que tu vas faire, m’a dit Qu’un-Œil. Tu n’embarques qu’une vague la première nuit. Tire au sort la répartition à bord afin d’éviter toute bousculade et toute panique au moment de l’embarquement. Arrange-toi pour que chaque groupe soit représenté à peu près proportionnellement à sa taille. Comme ça, personne ne viendra ergoter. Dépote tes cinq cents types et quelques avec la consigne de construire un camp. Fais revenir et amarrer les radeaux, et termine l’évacuation en deux voyages le lendemain. — Quel génie, ai-je répliqué. Il faudra que tu sois du voyage, ou Gobelin, au cas où. — Ça ne devrait pas être nécessaire. — Pourquoi pas ? — La rive n’est plus si dangereuse. — Alors pas besoin de se retrancher. On peut envoyer les Nyueng Bao et leurs familles d’abord. — Ça va plaire, tiens. — Des femmes, des enfants et des vieux ? Bah, ça ira. Je te le parie. Ajoutons ceux qui dépendent des Tagliens. Pas trop de Jaicuris en revanche, sans quoi c’est toute la ville qui fera la queue. On essaie d’évaluer combien ça fait en tout, et puis on tire au sort pour les places qui restent. » Trente Tagliens, cinq gars de la Compagnie noire et quinze guerriers nyueng bao ont été désignés pour partir avec le premier groupe. Nous aurions cinquante épées sur le rivage. Doj ronchonnait contre cette stratégie parce que, l’espace d’une nuit, sa tribu serait divisée. « Très habile, soldat de l’obscur. » Allons bon, il remettait ça ? « Tu nous retiens en otages, nous les guerriers. — Si tu veux y aller, va. Vous êtes plus nombreux que nous. Prenez les radeaux. » Il s’est encore renfrogné mais a décliné la proposition d’un geste. « Ce n’est que pour une nuit, l’oncle. Et quinze guerriers les accompagneront. Ils seront tirés au sort, en sorte que tu seras peut-être même l’un d’entre eux. » Qu’un-Œil et Gobelin ne voulaient pas partir. « Je ne vais nulle part ce soir, m’a déclaré Qu’un-Œil. — Ni moi non plus », a renchéri Gobelin. Ils avaient leur air chafouin de rois de la magouille. « Et pourquoi pas ? » Je les sentais prêts à faire un grand numéro. « Ça craint pour nous, là-bas », m’a avoué Qu’un-Œil, suite à la vaine tentative de Gobelin pour me convaincre de son désir altruiste de soulager le monde en émoussant la cruauté de Mogaba. « Cette garce de Génépi. Lisa Daele Bowalk. Elle nous attend là-bas. — Qui ça ? » Le nom ne me disait rien. « Lisa Bowalk. De Génépi. La sale garce. Qui avait foutu le camp avec Marron Shed. Le pourvoyeur de cadavres. Trans’ l’a prise comme apprentie après que la Compagnie est partie en cavale. Elle était là quand on a liquidé Trans’. Le Vieux l’a laissée filer. Eh ben, elle est là, elle rôde. Elle attend l’occasion de se venger. Elle a déjà essayé deux fois. — Et vous ne vous êtes jamais donné la peine de m’en parler ? » Une saine dose de scepticisme est de rigueur chaque fois que Qu’un-Œil extériorise un peu de passion à propos de quoi que ce soit. « Ce n’était pas un problème jusqu’à maintenant. » Pourquoi discutailler ? La vérité paraissait limpide. Ces deux-là s’étaient mis à gauche un petit butin de guerre et ne voulaient pas le laisser sans surveillance. Ni l’abandonner à la seule responsabilité de l’autre. « Tirage au sort comme tout le monde », leur ai-je dit. Bonharj, oncle Doj, Gobelin et Qu’un-Œil me lançaient tous des regards noirs. « Je ne devrais pas avoir à m’y coller. » Qu’un-Œil a gloussé. « Peut-être pas, mais c’est toi-même qui as proclamé que tout le monde devait y passer. » Je n’avais pas encore tiré. L’embêtant, c’est que le résultat était tout vu. Il ne restait plus qu’une pierre dans le pot. Cinq cailloux noirs avaient été alloués à la Compagnie et quatre seulement avaient été tirés. J’allais partir vers le rivage avec la première vague. Pourquoi mes petits drôles avaient-ils l’air si réjoui ? « Prends ton caillou et va boucler tes valises », a dit Gobelin. Ils n’auraient pas pipé le tirage au sort, quand même ? Bah bah bah, pas ces deux-là. De vrais parangons de vertu. « Quelqu’un veut acheter ça ? » Je montrais le prévisible caillou noir. « Des nèfles, gamin, a dit Qu’un-Œil. On se démerdera sans toi. Une fois de plus. Qu’est-ce qui pourrait mal tourner en une seule journée, de toute façon ? — Avec vous comme responsables ? » Ça ne me semblait pas correct : j’allais fouler la rive avant que le dernier frère de la Compagnie noire n’ait quitté la ville. « Allez, prépare tes affaires et vas-y, m’a répété Gobelin. Il fera nuit d’ici une heure. » Il pleuvassait toujours. L’obscurité tomberait de bonne heure, certes, mais pas assez tôt pour permettre d’effectuer deux traversées en ramenant les embarcations sans être vu. Chiasserie. Sahra ployait sous un tas de bricoles et six livres de riz et de haricots. Je trimballais un sac contenant une tente nyueng bao, des couvertures, différents objets utiles en campagne, et je cramponnais en outre To Tan perché sur ma hanche. Ce gosse était le petiot le moins incommodant que j’avais jamais connu. Thai Dei n’avait pas tiré de caillou noir. J’entendais profiter de son absence. On est sortis du terrier, on a descendu les escaliers et marché jusqu’à la muraille, puis on est montés sur le chemin de ronde et, après avoir longé les créneaux sur quelque distance, on est descendus dans la tour du milieu. Je me serais volontiers contenté de cet exercice. Sur mon radeau, il n’y avait que des Nyueng Bao, à part moi et Rudy le Rouge. Les Nyueng Bao ont attendu patiemment leur tour. Les gars dans la tour, contraints de travailler avec un minimum de lampes, se montraient patients aussi. Le moral était bon. « Doucement », m’a recommandé Clete au moment où j’embarquais. J’ai aidé les enfants qu’il me passait à s’installer. « Je t’ai choisi un bon rafiot, chef, mais il chavirera si vous répartissez mal les charges. M’dame. » Il a aidé Sahra. Elle a répondu à sa courtoisie par un sourire éblouissant. « Merci, Clete. À demain soir. — Ça roule. Dégottez-nous du bétail et des danseuses. — Je ratisserai les environs. — Mettez-vous à genoux. Il faut abaisser au maximum le centre de gravité de cette fichue barcasse pour éviter qu’elle ne gîte. » J’ai fait un tour d’horizon du regard. Nous étions prêts à partir. Six hommes nyueng bao étaient à bord. Ils pagayeraient. Cinq ramèneraient le radeau. Eux, Rudy, moi et un autre Nyueng Bao boiteux âgé d’environ cinquante ans étions les seuls hommes du radeau. Il y avait en outre quinze ou seize gamins et moitié autant de femmes. Nous étions à l’étroit, mais les Nyueng Bao sont de petits gabarits. Quand je me suis proposé pour les aider, les rameurs ont perdu leur faculté de comprendre le taglien. « S’ils tiennent à se crever le cul, laisse-les donc faire. — T’as raison. Mais mets-la en sourdine. On essaie de filer sans faire remarquer, je te rappelle. » Les Nyueng Bao se sont révélés des bateliers expérimentés. Ce qui n’aurait pas dû nous surprendre étant donné leurs origines. Ils sont demeurés aussi silencieux que des feuilles qui tombent. Et ils nous propulsaient rapidement. Des rameurs tagliens manœuvraient les radeaux qui nous précédaient immédiatement. Non seulement ils faisaient beaucoup de bruit, mais ils étaient lents. Avec tout juste une consigne chuchotée, mes rameurs ont obliqué à droite et entrepris de les doubler. D’une façon générale, la discrétion était bien mal assurée. Les rames claquaient dans l’eau. Des gens se cognaient, grommelaient, entrechoquaient leurs rames, quand ce n’était pas carrément des radeaux qui se heurtaient. Mais des bruits montaient du lac toutes les nuits et, ce soir, le crachin étouffait une partie du raffut. En outre, évidemment, on s’éloignait en droite ligne de la ville. La lueur émise par la tour éventrée servait de fanal pour la navigation. Mes rameurs n’ont pas dû la garder tellement à l’œil. On a dérivé hors de son axe et on l’a bientôt tout bonnement perdue de vue. Quelqu’un a sifflé. Les rames se sont suspendues. Même le murmure des petits a cessé : les mères leur plaquaient la main sur la bouche ou leur faisaient prendre le sein. Je n’ai rien entendu. Nous avons attendu. Sahra a posé légèrement sa main sur mon avant-bras pour nous rassurer. Puis j’ai entendu : on pagayait maladroitement quelque part. Un radeau s’était décalé encore plus que nous. Sauf que… celui-ci avançait à contresens. Il était trop tôt pour cela. Les bruits ont gagné en netteté. L’autre embarcation nous arrivait droit dessus, si proche qu’on aurait dit que ses occupants nous avaient vus malgré l’obscurité et la pluie. Une voix a dit quelque chose doucement, juste une parole chargée de colère. Dans la langue de Gea-Xle. J’avais saisi peut-être vingt mots, dont aucun ne faisait sens pour moi. Mais je n’avais pas besoin de les connaître. J’avais reconnu la voix. C’était celle de Mogaba. On ne l’avait pas vu partir de jour. Depuis les barbacanes nord et ouest, on pouvait embrasser du regard presque toute la surface du lac. Donc il était parti au plus tard la nuit précédente. Ce qui, en corollaire, expliquait pourquoi notre saisie des barbacanes n’avait pas suscité de rétorsion. Qu’est-ce que Mogaba était allé fabriquer là-bas ? Les Nars se sont enfoncés à coups de rames dans l’obscurité. Nous avons repris notre route. Je suis resté perdu dans mes pensées jusqu’à ce que le radeau racle le sol et me projette en avant. Sahra et moi avons empoigné nos bagages, soulevé To Tan et pris pied sur le rivage. Le petit bonhomme roupillait au bras de sa tante comme dans le lit d’un palais. Quelques instants plus tard, je me suis rendu compte que mes compagnons, quoique ignorant la langue taglienne, s’attendaient à ce que j’assume le rôle de chef ici aussi. Une idée d’oncle Doj, sans aucun doute, et qui vaudrait seulement jusqu’à ce qu’il arrive à son tour. « Rudy, occupe-toi de faire dresser un camp. » Nous nous étions rabattus sur l’axe de navigation de la flottille et, où nous avions accosté, les autres venaient nous rejoindre en savourant le miracle de la vie hors des murs de Dejagore. Faire le pied de grue dans la pluie et le vent au beau milieu de la nuit ne me faisait pas l’effet d’un progrès flagrant, pourtant. « Au boulot, m’sieur dames. On ne peut pas rester plantés là. Commencez à monter vos abris. » Nous disposions des tentes que les Nyueng Bao avaient emportées pour leur pèlerinage. Nous avions aussi des couvertures pliées au sec à l’intérieur des toiles. « Allez glaner du bois mort et allumez quelques feux. » Peut-être plus facile à dire qu’à faire par ce temps. « Bubba-do. Choisis quelques hommes et délimite un périmètre. Toi. Joro ? C’est bien ça ton nom, sergent ? » Je parlais à l’un des soldats tagliens. « Envoie des patrouilles. Allez ! Allez ! Il y a peut-être des gens qui en veulent à notre peau dans les parages, va savoir. » Mais assez vite ça paraît secondaire quand on est à bout et trempé. Bien qu’au bord de l’épuisement, j’ai donné l’exemple. Sahra m’a suivi et aidé. Je braillais mes consignes et on se relayait auprès du bébé. J’imaginais le tableau d’un grand reître historique du genre Khromback le Terrible commandant ses hordes avec un bébé puant niché au creux du bras. To Tan était un brave petiot, mais il fallait sans cesse le changer. Bientôt, tout le monde s’est activé avec zèle. On a monté des abris, coupé des buissons. De petits feux ont pris vie, vigueur, et ont dégagé suffisamment de chaleur pour permettre de cuisiner du riz. Pour la cuisson, nous avons collecté de l’eau de pluie dans les marmites grâce aux toiles de plusieurs tentes. Il serait bientôt difficile pour tout le monde d’être plus mouillé que nous ne l’étions déjà. Nous avons même chargé plusieurs paquets de broussailles sur les radeaux qui repartaient vers la ville. Ainsi nos amis pourraient-ils cuisiner un peu, eux aussi. 79 Nous avions enduré tant de misères pendant si longtemps que cette nuit avait des airs de routine. Tant de fois nous avions dû composer avec de piètres abris, une nourriture infecte et le froid omniprésent. Mais l’aube a fini par poindre et la pluie s’est muée en une averse sporadique. Sahra, To Tan et moi avons rampé sous notre tente et nous y sommes pelotonnés. Pendant un moment, j’ai presque été heureux. Ce To Tan était remarquable. Il restait aussi silencieux que Sahra la plupart du temps, même s’il était capable de faire un sacré raffut quand il s’y mettait. Pour l’heure, il était content de dormir. Pour la première fois de la semaine, il avait son petit bidon plein. Le mien l’était aussi. J’ai pu profiter de quatre heures d’un sommeil absolument délicieux, qu’une calamité est venue interrompre. D’abord, la calamité a pris la forme de Ky Gota. Je n’avais pas vu la mère de Sahra depuis qu’oncle Doj l’avait congédiée en douceur de chez moi. Elle ne m’avait pas manqué beaucoup. Étant donné que je dormais, je ne l’ai pas vue entrer dans la tente en déchirant la toile. Quand je me suis réveillé, elle braillait et vitupérait dans un sabir de nyueng bao et de très mauvais taglien. Sahra, déjà assise, bouche ouverte, laissait aller des larmes. To Tan s’est mis à pleurer. Ky Gota n’était pas insensible aux pleurs de bébé. Derrière son tempérament revêche se cachait le cœur d’une grand-mère. Loin derrière. Elle a dit quelque chose au nourrisson. Avec douceur ! Rudy a déboulé. « Tu veux que je refoule celle-là dans le lac, Murgen ? — Quoi ? — Elle est sortie de l’eau il n’y a pas longtemps. Elle a prétendu que quelqu’un avait essayé de l’assassiner. On l’aurait poussée de son radeau, à ce qu’elle prétend. Je ne serais pas étonné qu’elle l’ait bien cherché. — Sans doute. » Sahra m’a dévisagé avec surprise. Malgré ses larmes. « Mais je dois rester poli. Elle fait partie de la famille. — Eh ben », a fait Rudy. Il s’est éloigné en secouant la tête. Sahra a adressé à sa mère une série de gestes exaspérés. To Tan dévisageait sa grand-mère en suçant son pouce. J’ai humé une drôle d’odeur. « Va voir mamie, ai-je murmuré. Montre-lui comme tu marches bien. » Lui ne m’a pas compris, mais elle, si. Elle a tendu les bras. À ma connaissance, To Tan était la seule personne du monde qui éprouvait de l’affection pour Ky Gota. Il a trébuché vers sa grand-mère, laquelle a oublié qu’elle avait froid, qu’elle était mouillée et de méchante humeur. Sahra m’a lancé un regard dur. J’ai haussé les épaules, souri et déclaré : « Il est temps de le changer à nouveau. » Rudy est venu me trouver tandis que j’observais la ville. Une fumée récente flottait au-dessus de notre quartier. « Bubba-do vient de prendre une patrouille en embuscade, Murgen. — Merde. S’ils ne vont pas faire leur rapport… — Il a dit qu’ils nous savent ici. Ils nous espionnaient. Le dénommé Cygne est avec eux. — Qu’un-Œil avait raison, donc. Il y a eu des blessés ? — Pas encore. — Bien, bien. Est-ce qu’ils ont vu le camp ? » Les Nyueng Bao avaient réalisé des prouesses de camouflage, à ce propos. On distinguait bien un camp, mais pas ses limites. « Je crois qu’ils ont seulement aperçu de la fumée. Ils étaient tout surpris de se faire choper, selon Bubba-do. — Et lui, ils l’ont vu ? — Oui. — Dommage. Peut-être qu’ils ne l’ont pas reconnu. » J’ai haussé les épaules. « Il y a des choses auxquelles on ne peut rien. Je vais m’occuper d’eux. Une seconde. » Je suis allé voir d’un pas lourd Sahra et sa mère. « Chut ! ai-je fait comme la vieille femme ouvrait la bouche pour parler. On a des ennuis. Qui peut s’exprimer au nom des Nyueng Bao ? » Je ne voyais pas à qui d’autre poser la question. Ces gens étranges suivaient mes consignes si elles pouvaient contribuer à améliorer notre situation, mais ils ne parlaient pas. La vieille femme a reposé l’enfant et s’est levée. Elle a plissé les yeux. « Tam Dak ! » a-t-elle aboyé. Un frêle vieillard passait par là. Malgré son âge, il portait un gros fagot de bois mort. Ky Gota lui a commandé d’approcher. Le vieil homme est venu de son pas traînant mais à vitesse accélérée. Je suis allé l’accueillir. « Salut à vous, père. Je suis celui qui servait d’interlocuteur au porte-parole. » Je parlais fort et lentement. « Je ne suis pas encore sourd, mon garçon, a-t-il répondu dans un taglien meilleur que le mien. Et je sais qui vous êtes. — Bien. Alors, allons droit au fait. Les soldats d’en face nous ont trouvés. On ne sait pas quelle sera leur attitude à l’égard de votre peuple. S’ils sont mal disposés, je ne pourrai pas faire grand-chose. Vos guerriers ont effectué des reconnaissances. Pouvez-vous disparaître ? » Il m’a dévisagé une dizaine de secondes. J’ai soutenu son regard. Sahra est venue se camper près de moi. Derrière nous, To Tan gloussait en jouant avec sa grand-mère. Le vieil homme a tourné son regard vers Sahra. L’espace d’un moment, il a paru plongé dans des souvenirs. Il a frissonné. Il est devenu plus impénétrable. « On le peut. — Bien. Faites-le tant que je serai avec eux. » J’ai pointé un pouce du côté des collines. « Je mettrai Doj au courant. Il vous trouvera. » Tam Dak a continué de me dévisager posément. Sans acrimonie aucune, avec simplement de l’incompréhension. Je ne me comportais pas comme un étranger classique. « Bonne chance. » Je me suis tourné vers Rudy. « Voici le topo : les Nyueng Bao ont besoin de filer. J’irai avec Cygne. Je m’arrangerai pour gagner du temps quand on arrivera à son camp. Tu veilles à ce que les Nyueng Bao se taillent, puis tu camoufles le désordre ici pour faire croire qu’on aménage le camp pour les gars qui arriveront ce soir. » Le vieil homme n’a pas perdu une seule de ces paroles. J’ai poursuivi : « Dorénavant pour tout le monde ici, ce peuple n’a jamais existé. — Mais… — Exécution. Et laisse-les prendre le plus gros des vivres. On ponctionnera ceux de la bande à Madame. » Du moins je l’espérais. Rudy a regardé Sahra. Tout le monde paraissait persuadé qu’elle était la clé de tout. Il a haussé les épaules. « C’est toi le chef. Je suppose que je ne dois pas chercher à comprendre. Comment vas-tu l’expliquer, elle ? — Je n’aurai pas à le faire. » Je me suis dirigé vers la patrouille de Cygne que les nôtres tenaient en respect. Sahra m’a emboîté le pas, après s’être arrêtée le temps de prendre To Tan dans ses bras. « Reste là », lui ai-je dit. Elle m’a regardé sans afficher d’expression, soudainement frappée de surdité. J’ai fait quelques pas de plus. Elle a marché sur mes talons. « Il faut que tu restes avec les tiens. » Un léger sourire a incurvé ses lèvres. Elle a secoué la tête. Hong Tray n’était pas la seule sorcière de la famille. « Ky Gota… » Et zoum ! « Toi ! Soldat de l’obscur ! Toi, sa ruine, maintenant elle n’est plus assez bien pour toi ? Sorcière cruelle ma mère était, mais… » Elle a poursuivi dans un charabia incompréhensible mais tout aussi véhément. J’ai sondé Tam Dak du regard. Il est demeuré impénétrable, mais j’aurais parié mes chances d’aller au paradis qu’il avait envie de rigoler. « Oh, et basta. Rudy ! Vois ce qui appartient à Sahra et veille à ce que ça reste sous notre tente. Allez viens, femme. » 80 « Sainte merde ! a murmuré Cygne quand je me suis avancé à sa rencontre. Pas étonnant que t’y sois retourné. — Bas les pattes, joli cœur. Ohé, Nyueng Bao ! Si vous êtes dans le coin, allez voir Tam Dak. C’est important. Tagliens, allez voir Rudy de la Compagnie. » Je me suis retourné vers Cygne. « Là. Il ne nous reste plus que quelques guetteurs, au cas où. » Il a cessé de guigner Sahra. « Désolé. Ben, mon salaud, tu ne t’embêtes pas, on dirait. » Il avait la courtoisie de me faire ses commentaires en forsbergien. « Eh non, tu vois. Qu’est-ce qui se passe ? Je me réveille l’autre jour, après que mes sorciers se sont livrés à une expérience sur ma personne, et voilà que je me rends compte que quelqu’un s’est introduit dans ma tête et a fichu le bazar dans mes souvenirs. Je découvre que je suis ici, dans cette antichambre de l’enfer, à chasser les rats et me battre contre des cannibales pendant que mes soi-disant amis se tapent un cul dehors, sans se donner la peine de me faire savoir que le Maître d’Ombres est mort. » Cygne m’a regardé d’un air drôle. « Mais… tu le savais, ça, Murgen. Tu étais là quand on a tué ce salopard. Tu étais même encore là une semaine après. — Tué ? » Une lueur commençait à poindre. « Tu n’as pas insisté pour y retourner ? Pourtant, elle a dit que tu… — Non, je n’ai pas insisté, non. Quand je me revois en route pour là-bas, il me semble que j’avais l’impression de fuir Tisse-Ombre. Que j’étais vraiment persuadé de ne pas vous avoir trouvés. » Plus j’y réfléchissais, plus ça s’embrouillait dans mon esprit. Quelqu’un a crié quelque chose en nyueng bao. Mes troupes n’avaient pas suivi les ordres. Quelqu’un d’autre, en taglien, a lancé : « Est-ce que vous pourriez venir par ici, s’il vous plaît, monsieur Murgen ? — Je ne sais pas ce qui se passe, ai-je glissé à Cygne. Tu vas devoir t’accrocher. Ces gars sont vraiment chatouilleux. — Je n’ai rien d’autre à faire de ma vie. — Je suis sérieux. Ils sont paranos et pas qu’un peu. Si tu avais passé les derniers mois là-bas, tu comprendrais. » J’ai escaladé une pente raide jusqu’à un Taglien agenouillé dans un buisson touffu en compagnie d’un Nyueng Bao d’une quinzaine d’années. Le garçon a tendu un doigt, désireux d’annoncer le premier la mauvaise nouvelle. De nouvelles fumées montaient de Dejagore. À vue de nez, de la barbacane nord. On aurait dit qu’on se battait là-bas. Un éclair mauve m’a appris que Qu’un-Œil était de la partie. Mogaba devait essayer de reconquérir les barbacanes. J’ai remarqué des étincelles dans le secteur de la barbacane ouest aussi. « Satané Mogaba ! Merci, les gars. Mais on ne peut rien y faire pour l’heure. » J’espérais que Qu’un-Œil et Gobelin lui donnaient du fil à retordre. « Retournez au camp, d’accord ? Il y a du boulot à y faire. » Madame était partie. Lame, responsable, se bornait tranquillement à accueillir les fuyards de la ville et à les empêcher de repartir avec des nouvelles de Tisse-Ombre. Il le reconnaissait. « Ce sont ses consignes. » Sahra le laissait manifestement indifférent, contrairement à tous les autres hommes du camp. « Elle a de la chance de ne pas être là, ai-je grogné. Je lui flanquerais la fessée. » Puisqu’il n’y avait rien d’autre à faire, je me suis assis en sa compagnie, celle de Cygne et Mather, et nous avons attendu la tombée de la nuit. Quelqu’un a dégotté une poupée pour occuper To Tan. Quand il a commencé à se faire tard, j’ai dit : « On ferait bien de retourner avec les nôtres. Ils vont devenir nerveux. — Pas question de ça, l’ami », m’a dit Mather. Lame a renchéri. « Elle a dit pas d’exception. » L’atmosphère a perdu sa chaleur. Je leur ai adressé à chacun ce que je pensais être un regard à la Nyueng Bao. Cygne et Mather ont détourné les yeux. Lame l’a soutenu, mais en cillant. Sahra restait de marbre. Je suppose qu’après Dejagore il était difficile pour elle de concevoir pire. Elle souriait même. « Je suppose que l’enclos à prisonniers est toujours où je l’avais laissé ? » Je me souvenais parfaitement de cet épisode de mon précédent séjour. « On va t’installer plus confortablement, a promis Lame. — Je vais te montrer où te pieuter », s’est proposé Mather. Nous étions trop loin pour entendre, s’est figuré Cygne. Il a glissé à Lame : « Tu l’as regardée de près ? Elle est bizarre, cette femme. » J’ai observé Sahra à la dérobée. Je suppose qu’elle avait entendu, elle aussi, mais son expression n’en a rien trahi. Si Lame a répondu à Cygne, il a parlé plus discrètement. J’ai continué d’observer Sahra, me demandant ce que Cygne avait décelé. 81 La tente était correcte. Elle avait dû appartenir à un officier de l’Ombre de grade intermédiaire. Nous n’étions pas des invités minables. En plus de la tente, on a mis à notre service un type chargé de nous installer confortablement et de nous apporter notre dîner. Les troupes de Lame n’avaient pas perdu leur temps en menant leurs maraudes, manifestement. J’ai mangé mieux que depuis longtemps. « Ce qui me ferait plaisir plus que tout au monde, ai-je confié à notre homme (dont je n’ai jamais su le nom), c’est prendre un bain. » Sahra lui a décoché un sourire à faire fondre une armure. L’idée l’emballait. « Je suis si sale que mes puces ont de la vermine », ai-je dit. Sans doute que je culpabilisais méchamment, à un niveau inconscient. Une heure plus tard, plusieurs soldats sont arrivés en trimballant un abreuvoir à chevaux en pierre, volé quelque part. D’autres gars ont suivi avec des seaux d’eau chaude. J’ai dit à Sahra : « On a dû mourir et se réincarner en princes. » Notre tente était assez spacieuse pour contenir l’abreuvoir plein et laisser encore un peu de place. Cygne s’est amené. « Alors, qu’est-ce que tu dis de ça, hein ? — Si je n’avais pas des amis là-bas en train de se battre et de mourir, je demanderais une condamnation à perpète. — Relax, Murgen. Tout ira bien. — Je le sais, Cygne. Je le sais. Mais certains d’entre nous ne vont pas être heureux du procédé. — Ouais, ben… Bonne nuit. » J’ai dormi longtemps et mieux que depuis des mois. Peut-être une partie de moi-même se résignait-elle et m’autorisait-elle à me laisser aller. J’ai été réveillé par de l’eau sur la figure. « Quoi ? » J’ai ouvert une paupière. Et me suis redressé d’un coup. Sahra s’est assise comme moi. « To Tan ? Qu’est-ce que tu fabriques, petit bout ? » Le petit bonhomme était penché au-dessus du rebord de l’abreuvoir et nous aspergeait d’eau. Il m’a regardé et a souri, puis a prononcé quelque chose en langue nyueng bao qui sonnait comme « dada ». « Qu’est-ce qui se passe ? » Sahra a haussé les épaules. To Tan a répété « dada » et s’est dirigé vers la porte de la tente. Il se passait quelque chose à l’extérieur. Je me suis habillé en hâte et j’ai passé la tête dehors. « Sainte merde ! Mais d’où sortez-vous, les gars ? » Thai Dei et oncle Doj étaient assis dehors. Ils avaient l’épée posée sur les genoux. Au fourreau, heureusement. Des groupes de Tagliens approchaient pour les examiner. J’ai supposé qu’ils n’étaient pas là depuis longtemps et qu’ils n’avaient demandé la permission à personne pour entrer dans le camp et venir s’installer. Cygne et Mather sont apparus. « Un seul groupe a réussi à fuir la nuit dernière, m’a déclaré oncle Doj. Les Noirs ont attaqué. Beaucoup d’hommes ont été blessés. Un grand nombre de radeaux ont été endommagés. Mais leurs soldats ne voulaient pas se battre et beaucoup demandaient à rejoindre Bonharj. — Qui diable sont ces types ? a demandé Cygne. Comment sont-ils arrivés ici ? — Le reste de la famille. Je suppose qu’ils se sont faufilés en douce. Ils excellent à ce jeu-là. Manifestement, votre périmètre gardé ne l’est pas aussi bien qu’il devrait. » Lame a braillé quelque chose au loin. « Chiottes, a grommelé Cygne. Quoi encore ? » Il s’est éloigné au trot. Mather a considéré Thai Dei et oncle Doj brièvement, puis il a haussé les épaules et suivi Cygne. Oncle Doj a murmuré quelques mots à Sahra. Elle a acquiescé. Je suppose qu’il voulait savoir si elle allait bien. To Tan est allé se coller à son père. « Tu as bien agi, m’a glissé Doj. Et tu as fait davantage que ce que tu devais, porte-étendard. Nos gens sont loin, en sûreté, et ces hommes ne savent rien d’eux. — Ouais ? Bien. Et les miens ? — Ils n’ont pas voulu fuir. Les sorciers veulent poursuivre leur règlement de comptes avec Mogaba. Ils arriveront peut-être ce soir. » 82 Ils ne sont pas venus cette nuit-là. Ni la suivante, même s’ils ont envoyé beaucoup de Tagliens et de Jaicuris à la place de la Compagnie. Le surlendemain matin, Mather m’a enfin mis au courant de ce qui avait suscité toute cette excitation, quand Lame avait interrompu notre discussion à propos d’oncle Doj et de Thai Dei. « Toubib sera là d’ici une heure ou deux, Murgen, m’a-t-il déclaré. Tu pourrais peut-être lui glisser un mot en notre faveur. — Quoi ? » Ça n’a pas été une heure, et le Vieux n’a pas été le seul à s’amener. Toubib voyageait avec le Prahbrindrah Drah en personne. On sentait qu’il en avait bavé des ronds de chapeau récemment. Je me suis avancé vers lui par à-coups, pas trop sûr d’où nous en étions après tout ce temps. Il a sauté à terre et déclaré : « C’est vraiment moi. Je suis réel. — Mais je t’ai vu mourir. — Non. Tu m’as vu ramasser une flèche. Je respirais encore quand tu as mis les bouts. — Ouais ? Dans l’état où tu étais, il n’y avait aucun moyen que tu puisses… — Je n’aurais pas dû pouvoir, effectivement. C’est une longue histoire. On pourra en causer autour de quelques bières, un de ces quatre. » Il a fait un geste. Un soldat est arrivé au trot. Toubib a empoigné sa lance, presque assez longue pour faire une pique, et me l’a collée dans les mains. « Tiens. Tu as oublié ça quand tu t’es sauvé pour jouer l’Endeuilleur. » Je n’y ai pas cru. Pas d’emblée. C’était la lance qui servait de hampe à l’étendard. « Hé, t’es pas obligé de la serrer dans tes bras. — C’est bien elle ! J’étais certain qu’elle avait été perdue. » Malgré ce que j’avais dit à Mogaba. « Je me sentais coupable comme tu n’as pas idée. Quoiqu’il m’ait semblé la voir la fois où… Tu es vraiment Toubib ? » Je l’ai examiné attentivement. Sachant quelles illusions Qu’un-Œil et Gobelin sont capables de composer, je n’étais pas tout à fait prêt à accepter l’évidence qui s’offrait à mes yeux. « C’est moi. Vraiment. Bien vivant et d’humeur à botter quelques culs. Mais j’ai autre chose en tête pour l’heure. Où est Madame ? » Pauvre gars. Lame lui a annoncé la mauvaise nouvelle. Sa maîtresse était partie vers le nord plus d’une semaine auparavant. Ils s’étaient ratés sur la route. Cygne et Mather n’en menaient pas trop large en présence du prince, censément leur patron. Qu’est-ce qui avait bien pu l’amener par là ? J’ai remarqué que Toubib regardait d’un sale œil Sindhu qui était resté sur place quand Madame était partie. « Arrête donc de tripoter ce manche, m’a-t-il dit sèchement. J’ai besoin de combler le retard. Il y a un moment que je ne suis plus au courant de rien. Est-ce que quelqu’un va me débarrasser de ce maudit tapecul ? » Un soldat est venu prendre les rênes de sa monture. « Allons nous installer à l’ombre. — J’aimerais entendre ton histoire, ai-je dit. Tant qu’elle est fraîche. — Tu veux la mettre dans les annales ? Tu les tiens à jour ? — J’ai essayé. Seulement il a fallu que je les laisse en ville. » Bien à contrecœur, je le concède. Qu’un-Œil avait juré ses grands dieux qu’il en prendrait soin, mais tenait-il parole ? « J’ai hâte de lire le livre de Murgen. S’il est bon, tu récoltes le boulot à vie. » Cygne a dit quelque chose à propos de l’intention de Madame d’écrire son propre livre quand elle aurait le temps. Toubib a jeté une caillasse à un corbeau. C’était le premier de ces volatiles que je remarquais depuis l’albinos que j’avais aperçu dans la nuit. Peut-être qu’il les avait amenés avec lui. J’ai raconté dans les grandes lignes ce qui s’était passé à Dejagore. « Je vois que ça n’a été une partie de plaisir pour personne, a conclu Toubib. Mogaba représente le problème principal, on dirait. Il vaut mieux s’occuper carrément de lui. Combien reste-t-il de monde, là-bas ? — À vue de nez, je dirais que lui et ses Nars disposent de mille à mille cinq cents hommes. Je ne sais pas combien j’en ai de mon côté. Il y en a qui se carapatent chaque nuit mais, depuis qu’on m’a constitué prisonnier ici, je ne peux plus tenir le compte. Gobelin, Qu’un-Œil et le plus gros de la Compagnie sont encore là-bas. » J’espérais qu’oncle Doj et Thai Dei profitaient de la distraction pour filer avec To Tan et Sahra. « Pourquoi restent-ils ? — Ils ne veulent pas partir. Ils disent vouloir attendre que Madame ait récupéré intégralement ses pouvoirs. Ils prétendent que quelque chose est embusqué non loin et les attend. — Récupéré ses pouvoirs ? — C’est bien ce qui se passe, est intervenu Lame. — Hmm. Et alors, de quoi ont-ils peur, Murgen ? — De l’apprentie de Transformeur. Cette garce de Génépi. Elle a failli avoir Qu’un-Œil une fois déjà. » Comment se faisait-il que je citais le petit lascar maintenant alors que je ne l’avais pas cru quand il me l’avait dit ? Une vision fugitive m’avait montré Qu’un-Œil s’essoufflant dans la nuit, tenaillé de près par la mâchoire de la mort. Ç’avait été aussi net et factuel qu’un souvenir véritable. « Je me souviens d’elle. C’était un drôle de numéro. Marron Shed aurait dû s’occuper d’elle quand il en a eu l’occasion. — Apparemment, elle veut se venger de nous parce qu’on a liquidé Trans’. Il se peut aussi qu’elle soit prisonnière de sa forme de forvalaka. Ce qui serait une méchante tuile pour tout le monde, je suppose. Mais, si tu veux mon point de vue, je crois qu’elle sert seulement de prétexte. Ils veulent rester où ils sont de peur de devoir abandonner quelque chose sur place. — Du genre ? » J’ai haussé les épaules. « Tu connais Gobelin et Qu’un-Œil. Et ils ont eu des mois pour chaparder et se remplir les poches. — Parle-moi de Mogaba. » On en venait au sordide. Avant qu’on ait clos la discussion, même l’antipathique Sindhu avait condamné les Nars. « Je mettrai un terme à tout ça. Tu veux porter un message à Mogaba ? » J’ai regardé par-dessus mon épaule. S’il avait pu demander au gars derrière moi, plutôt… mais il n’y avait personne. « Tu déconnes ? Pas à moins que ce soit un ordre. Et encore. Mogaba veut ma tête. Sans parler de mon cœur et de mon foie pour son petit-déjeuner. Dingue comme il est devenu, il serait capable d’essayer de me tuer même si tu te trouvais juste à côté de moi. — Je vais désigner quelqu’un d’autre. — Bonne idée. — J’irai », a déclaré Cygne. Mather et lui se sont pris le bec là-dessus. Manifestement, Cygne voulait se prouver quelque chose et Cordy considérait que c’était superflu. 83 Mon statut dans le camp a changé du tout au tout. D’un coup, je n’avais jamais été prisonnier, ni empêché d’aucune façon de servir le bien commun. Le seul problème, c’était le froid qui régnait sous ma tente. Des Nyueng Bao et de Sahra, il ne me restait que l’amulette qu’elle avait prise à Hong Tray avant qu’on arrache les enfants au carnage. « Tu as fini ? » m’a demandé Toubib comme il me trouvait assis devant ma tente, travaillant sur l’étendard. Je lui ai montré ce que je faisais. « Ça ira ? — Parfait. T’es prêt ? — Aussi prêt que je le serai jamais. » J’ai palpé l’amulette de jade. « Elle est donc si spéciale ? — Oui. — J’aimerais que tu me parles de son peuple. — Un jour. » Nous avons marché dans les collines et sommes redescendus au rivage. Un bateau de belle taille se trouvait déjà sur le lac. Les soldats de Lame l’avaient acheminé par voie de terre après avoir échoué dans leur tentative pour lui faire emprunter le canal le plus proche du lac. Toubib et moi nous sommes juchés sur un tertre proche. J’ai déployé l’étendard. On le distinguerait depuis la ville, même s’ils ne pourraient pas nous reconnaître, le Vieux et moi. Mogaba voulait savoir où était l’étendard ? Il n’avait qu’à ouvrir ses mirettes. Le temps que le bateau accomplisse la traversée et s’en revienne, Toubib et moi avons spéculé sur les raisons qui pouvaient motiver à ce point Madame et Mogaba à vouloir prendre la tête de la Compagnie. « On dirait que Cygne obtient des résultats. Tu vois ce qui se passe ? — Un Noir embarque dans le bateau, à ce qu’il semble. » Ce Noir s’est avéré être Sindawe. « Ce type s’est toujours comporté vis-à-vis de nous de façon aussi correcte qu’il le pouvait en restant subordonné à Mogaba, ai-je dit au Vieux. Ochiba, Isi et quelques autres n’ont pas été trop mauvais non plus. Mais ils n’ont jamais désobéi aux ordres. » Sindawe a posé le pied sur le rivage. Toubib l’a salué. Il a répondu avec hésitation, m’a sondé du regard en quête d’une clé. J’ai haussé les épaules. À lui de voir. Je n’avais aucune idée de ses intentions. Sindawe s’est assuré qu’il était bien face au vrai capitaine. Une fois satisfait, il a proposé : « Allons discuter dans un coin plus discret. » D’un geste, le Vieux m’a indiqué qu’il préférait que je les laisse s’entretenir en aparté. Ils ont contourné le tertre et se sont assis sur un rocher. Ils ont parlé longtemps, sans jamais hausser la voix. Pour finir, Sindawe s’est levé et est retourné au bateau comme accablé d’un terrible fardeau. « C’est quoi le fin mot ? ai-je demandé à Toubib. On dirait qu’il vient de prendre vingt ans en plus des stigmates du siège. — Des années du point de vue du cœur, Murgen. Se sentir moralement obligé de trahir quelqu’un que tu considères comme ton meilleur ami depuis l’enfance, voilà l’effet que ça produit. — Quoi ? » Il a refusé d’en dire davantage. « On part là-bas. Je vais voir Mogaba face à face. » J’ai conçu un monceau d’arguments contre. Je ne me suis pas donné la peine de les exprimer. Il n’aurait rien voulu entendre. « Moi pas. » J’ai eu la chair de poule. Des frissons me parcouraient l’échine, de ces frissons qui, dit-on, vous prennent quand on piétine votre tombe. Toubib m’a lancé un regard dur. Il a planté vigoureusement le pied de la hampe en terre, comme pour dire « Reste là ». Puis il a grogné, tourné les talons et pris la direction du bateau. L’étrange type, Sindhu, est sorti furtivement de nulle part et s’est joint au groupe. Je me suis demandé ce qu’il avait réussi à capter de la conversation entre Toubib et Sindawe. Pas un mot, sans doute. Le Vieux avait sûrement utilisé le dialecte des Cités Joyaux. Quand le bateau s’est trouvé assez loin sur l’eau, je me suis assis près de l’étendard, tenant la hampe d’une main, et je me suis demandé pourquoi il m’était impossible de retourner là-bas. 84 Je n’avais pas eu de grosse crise depuis un moment. Je ne me tenais plus sur mes gardes. Celle-ci a commencé insidieusement, comme une perte d’acuité visuelle, une glissade progressive dans un rêve éveillé. J’avais le regard braqué sur Dejagore, mais je ne voyais déjà plus rien. Je songeais aux femmes qui étaient entrées dans ma vie et à celle, plus âgée, qui l’avait quittée. Déjà, Sahra et le si sérieux To Tan me manquaient. Un corbeau blanc s’est posé sur la barre transversale qui soutenait le drapeau. Il s’est mis à croasser. Je l’ai ignoré. Je me tenais au bord d’un champ de blé miroitant. Un chicot d’arbre mort, noir et tors, se dressait à trente pas de moi, au centre du champ. Des corbeaux croassants l’entouraient. Les tours irréelles de Belvédère scintillaient dans le lointain, à plusieurs journées de marche. Je les reconnaissais sans comprendre ce qui me le permettait. Soudain, les corbeaux ont pris leur envol, tournoyé et mis le cap dans cette direction en respectant une formation atypique pour des oiseaux de cette espèce. Un unique corbeau blanc est resté à décrire des cercles sur place. Le chicot d’arbre a émis des vibrations noires. Un voile s’est dissipé. Une femme se tenait là. Elle ressemblait beaucoup à Madame, mais elle était plus belle encore. Elle paraissait voir à travers moi. Ou peut-être me dévisager, extérieurement et intérieurement. Elle avait aux lèvres un sourire malicieux, joueur, séducteur et peut-être dément. L’instant d’après, l’oiseau albinos se perchait sur son épaule. « Vous ? c’est impossible. » Son sourire a volé en éclats de rire. À moins que je ne sois complètement, irrémédiablement fou, cette femme ne pouvait être qu’une seule personne. Une personne morte bien avant que je ne m’engage dans la Compagnie. Volesprit. Toubib l’avait vue aller au tapis. Volesprit. Beaucoup de choses s’expliquaient. Des dizaines de mystères s’éclaircissaient. Mais comment était-ce possible ? Une grosse bête noire semblable à un tigre d’ébène a surgi derrière moi, m’a contourné à pas feutrés et est allée s’asseoir près de la femme. Il n’y avait rien de servile dans son comportement. J’étais effrayé. Si Volesprit était vivante, dans cette partie du monde et décidée à mettre son grain de sel, elle pouvait devenir la pire des terreurs. Elle était plus puissante qu’Ombrelongue, le Hurleur ou Madame. Mais, à moins qu’elle ait changé depuis jadis, elle préférait consacrer ses talents à de petites entreprises, assouvir des rancunes ou se distraire. Elle m’a adressé un clin d’œil. Puis elle s’est tournée et a disparu, laissant derrière elle les échos de son rire qui stridulaient dans l’air. Ce rire s’est mué en celui, rauque, du corbeau blanc. Le forvalaka, lassé par le spectacle, s’est éloigné. Et je me suis évanoui. 85 Un corbeau a croassé au-dessus de moi. Une main m’a secoué l’épaule sans ménagement. « Ça va, chef ? Il y a un problème ? — Hein ? » J’étais assis sur une marche de pierre, cramponné au rebord d’une porte en bois massive. Un corbeau albinos faisait les cent pas sur l’arête supérieure du panneau. L’homme qui me secouait l’épaule a essayé de chasser le volatile de sa main libre, avec quelques injures bien senties. C’était un gaillard imposant et poilu. On était au milieu de la nuit. Le peu de lumière provenait d’une lanterne que l’homme avait posée sur les pavés. Elle illuminait des paires d’yeux au ras du sol dans la rue. Pendant un instant, j’ai cru voir se faufiler une forme féline. L’homme appartenait à l’une des patrouilles shadars que le Libérateur envoyait dans les rues à la nuit tombée pour maintenir l’ordre et parer aux intrusions d’étrangers de provenance suspecte. Un rire a fusé dans l’obscurité, un peu plus loin. Le garde faisait mal son boulot. J’étais censé appartenir au camp des bons, ici. C’était la créature qui faisait partie des étrangers suspects. J’étais à Taglios ! Je sentais de la fumée. La lanterne ? Non. L’odeur émanait de la cage d’escalier derrière moi. Je me rappelais avoir lâché une lampe. Je me rappelais une cacophonie confuse de « où » et de « quand ». « Ça va. Je me remets juste d’un sortilège d’étourdissement. » Rire depuis l’autre côté de la rue. Le garde a regardé par-dessus son épaule d’un air indifférent. Il ne voulait pas gober mon histoire. Il voulait trouver matière à pinailler, et tout de suite. Il n’aimait pas les étrangers. Et nous autres du Nord étions tous des fous et des ivrognes. Mais, manque de chance, nous étions aussi très en faveur au palais. Je me suis levé. Il fallait que je bouge. Mes idées s’éclaircissaient. La situation me revenait. J’avais désespérément besoin de retrouver la bonne vieille entrée habituelle du palais parce que je devais rentrer chez moi en hâte. La lune a soudain déversé sa clarté dans la rue. Il devait être plus de minuit. J’ai vu une femme qui nous observait depuis l’autre côté de la rue. J’ai commencé à dire quelque chose au Shadar, mais un brusque coup de sifflet a retenti au loin, dans la direction que, me semblait-il, le monstre avait prise. Un autre garde avait besoin d’aide. « Sois prudent, étranger », m’a-t-il dit. Et il a décampé au trot. Je suis parti au pas de course moi aussi, négligeant un geste élémentaire : fermer la porte de l’issue de secours. Je suis arrivé devant l’entrée habituelle. Quelque chose allait de travers. Des hommes de Cordy Mather auraient dû monter la garde ici. Je n’avais aucune arme, à part un couteau à ma ceinture. Je l’ai dégainé, faisant mine d’être un farouche légionnaire d’élite. En aucun cas la troupe de Mather n’aurait laissé une entrée sans garde. On n’obtenait pas n’importe quoi de ces gars en échange d’un pot-de-vin. J’ai trouvé les sentinelles dans la salle de garde. On les avait étranglées. Plus besoin de poursuivre l’interrogatoire du prisonnier, maintenant. Mais qui était la cible ? Le Vieux ? Très certainement, oui. La Radisha ? Sans doute. Et toutes les autres personnalités d’importance qu’ils pourraient liquider aussi. J’ai lutté contre la panique, résisté à la tentation de filer à toutes jambes. Thai Dei et oncle Doj devaient se trouver là-haut, de toute façon. J’ai déchiré le pan de chemise d’un des gardes et m’en suis enveloppé la gorge. Le tissu m’offrirait un peu de protection contre le risque d’un foulard d’Étrangleur. Puis j’ai gravi les escaliers comme une chèvre des montagnes restée trop longtemps en plaine. Quand j’ai atteint mon étage, j’avais tellement le tournis qu’il a fallu que je prenne appui contre un mur et me retienne de vomir. J’avais les jambes flageolantes. Des alarmes retentissaient partout, maintenant. Tout se déclenchait au moment où j’arrivais là. Ayant repris un peu haleine, j’ai quitté la cage d’escalier pour le couloir – et j’ai trébuché contre un homme mort. Il était sale et sous-alimenté. Une lame l’avait incisé de l’épaule gauche à la hanche droite. Sa main droite se trouvait à dix pas. Elle agrippait encore un rumel noir. Il y avait du sang partout. Les plaies en exsudaient encore. J’ai regardé le foulard. Le mort avait tué à maintes reprises. Et aujourd’hui Kina l’avait trahi. Ces traîtrises-là rendent un peu plus sympathique la déesse. Seul Bâton de Cendre pouvait découper aussi proprement et profondément. Un autre cadavre gisait près de l’entrée de mon appartement. Un troisième, couché en travers du seuil, maintenait la porte ouverte. Tout ce sang était frais. Il s’écoulait encore. Déjà quelques mouches arrivaient. Ne voulant pas rester en évidence dans le couloir, je suis rentré dans ma chambre, prêt à mordre tout ce qui bougerait. J’ai humé quelque chose. J’ai fait volte-face et planté mon couteau dans le type maigre, brun de peau et sale qui se précipitait vers moi. Il m’a frappé, propulsé en arrière. Un rumel noir s’est enroulé autour de mon cou mais n’a pas pu remplir son office grâce à la chemise protectrice. J’ai valdingué contre mon bureau, ressenti une vive douleur à l’occiput. Intérieurement, j’ai hurlé : « Oh non, pas encore ! » L’obscurité m’a enveloppé. La souffrance m’a réveillé. Mon bras était en feu. Ma chute contre la table avait culbuté une lampe. Mes papiers, mes annales brûlaient. Je brûlais moi aussi. Je me suis levé d’un bond en couinant et m’administrant des claques sur le bras et, sitôt que j’ai eu étouffé ces flammes, j’ai donné de la semelle pour sauver les documents. J’étais obnubilé, aveugle à tout le reste. C’était ma vie qui partait en fumée. Et, en dehors de cette fumée, il n’y avait que cette maison de souffrance, que ces saisons funestes. Loin, loin par là-bas, comme au fond d’un long tunnel sanguinaire, je voyais oncle Doj à genoux près de Thai Dei. Entre eux et moi se trouvaient trois cadavres. Leur sang nappait le plancher. Deux des cadavres portaient les coupures très nettes caractéristiques de Bâton de Cendre. Le troisième avait succombé à un coup d’estoc qui trahissait davantage d’impétuosité, sans doute même une colère incontrôlable. Oncle Doj tenait la tête de Thai Dei contre sa poitrine. Le bras gauche de Thai Dei pendait, comme brisé. Du bras droit, il tenait To Tan contre sa hanche. La tête du gamin de cinq ans s’inclinait selon un angle insolite. Thai Dei était blême. Son esprit n’habitait plus ce monde. Oncle Doj s’est levé et avancé vers moi. Il m’a regardé dans les yeux, a secoué la tête puis s’est approché tout près et m’a serré dans ses bras puissants. « Ils étaient trop nombreux et trop rapides. » Je me suis effondré. C’était le présent. C’était aujourd’hui. C’était le nouvel enfer où je ne voulais pas être. … des fragments… … de pauvres fragments noircis qui s’émiettent entre mes doigts. Des coins de pages brunis qui révèlent une demi-douzaine de mots en pattes de mouche tirés d’un contexte désormais perdu à jamais. Tout ce qui reste de deux volumes des annales. Mille heures de labeur. Quatre années d’histoire. Envolées pour toujours. Oncle Doj veut quelque chose. Il va me donner à boire un de ses étranges philtres nyueng bao. Des fragments… … tout autour de moi, des fragments de mon travail, de ma vie, de mes amours et de mes peines, disséminés dans cette saison funeste… Et, dans l’obscurité, des tessons de temps. Hé là ! Bienvenue dans la ville des morts… 86 L’appartement grouillait de gardes. Que se passait-il ? Tout était embrouillé. Un autre sortilège d’évanouissement ? De la fumée. Du sang. Le présent. Le dur présent qui exhalait la souffrance comme un dragon exhale le feu. J’ai pris conscience de la présence du capitaine. Il sortait du fond de la salle en secouant la tête. Il a regardé oncle Doj curieusement. Cordy Mather est entré en trombe, avec au visage l’expression d’un homme confronté aux pires horreurs d’une vie longue et malheureuse. Il est allé tout droit au Vieux. Tout ce que j’ai entendu, c’est « … des morts partout. » Je n’ai pas saisi la réponse de Toubib. « … après vous qu’ils en ont ? » Toubib a haussé les épaules. « Vous avez bougé juste avant que… » Un garde a fait irruption. Il a chuchoté quelque chose à Mather. Celui-ci a rugi : « Écoutez-moi, tout le monde ! Tous n’ont pas été éliminés. Soyez prudents dehors. » Lui et le Vieux se sont rapprochés l’un de l’autre. « Ils sont perdus dans le labyrinthe. Il nous faudra Qu’un-Œil pour les retrouver tous. — Le chambard ne s’arrête jamais, hein ? » Toubib paraissait vraiment fatigué. Oncle Doj a déclaré à la cantonade : « Ils ne font que commencer à payer. » Son taglien était excellent pour un homme incapable d’en prononcer un mot la veille. Mère Gota est sortie d’un recoin très lentement, toute courbée. Comme de juste pour une femme taglienne confrontée à un désastre, elle avait préparé du thé. C’était peut-être le pire jour de sa vie. Le breuvage serait bon. Le capitaine a posé sur oncle Doj un nouveau regard interrogateur, puis il s’est agenouillé près de moi. « Que s’est-il passé ici, Murgen ? — Je ne suis sûr de rien. J’ai déboulé en pleine action. J’ai poignardé un type. Celui-là. J’ai été balancé contre ma table. J’ai trébuché et basculé dans un trou temporel. Peut-être. Je me suis réveillé en feu. » Des pages noircies s’étalaient encore autour de moi. Mon bras me faisait un mal de chien. « Il y avait des morts partout. J’ai perdu le fil. Ce dont j’ai eu conscience ensuite, c’est que c’était le présent. » Toubib a échangé un regard avec Mather. D’une flexion de la main droite, il a indiqué oncle Doj. Cordy Mather a demandé sa version des faits à oncle Doj. Il parlait parfaitement le nyueng bao. C’était la nuit des mille surprises. « Ces Félons avaient de l’expérience, a répondu oncle Doj. Ils n’ont pas donné l’alarme. Je me suis réveillé juste avant que deux d’entre eux ne me tombent dessus. » Il a raconté comment il avait échappé à la mort en brisant une nuque et une colonne vertébrale. Il a fait une description clinique, et même critique, de sa façon de tuer ses adversaires. Il n’a ménagé ni Thai Dei ni lui-même. Il s’en voulait parce qu’il s’était laissé aller à poursuivre d’autres Félons en fuite. Cette dérobade était en fait une diversion. Thai Dei, resté sur place pour sa part, s’est fait morigéner parce qu’il avait montré un instant d’hésitation, ce qui lui avait coûté son bras cassé. « C’est une leçon à bon marché », a fait observer Toubib. Oncle Doj a acquiescé, sans percevoir le sarcasme de la remarque. Thai Dei payait le prix cruel de s’être mis en position d’être trahi. Il y avait quatorze corps dans l’appartement, sans compter les annales massacrées. Douze étaient des félons. Les autres étaient feu ma femme et mon neveu. Six avaient péri par Bâton de Cendre, trois par les mains de Thai Dei. Mère Gota en avait aligné deux et moi un en entrant. Prenant mon épaule en ce qui se voulait un geste réconfortant, oncle Doj m’a dit : « Un guerrier ne tue ni les femmes ni les enfants. Ce sont des bêtes qui ont commis cela. Quand les bêtes se mettent à tuer les hommes, alors les hommes doivent les traquer et les éliminer. — Bien parlé, a fait Toubib. Mais ces Félons n’ont jamais prétendu être des guerriers. » Il n’était pas impressionné par la tirade de l’oncle. Mather non plus. « C’est une religion, grand-père. Leur voie. Ce sont les prêtres de la mort. Ils se contrefichent du sexe et de l’âge des sacrifiés. Leurs victimes montent droit au paradis et n’ont plus à revenir prendre leur tour dans la roue de la vie, quel que soit l’état de propreté de leur karma. » L’humeur d’oncle Doj s’assombrissait de minute en minute. « Je connais le tooga, a-t-il grommelé. Plus de tooga. » Nul ne lui apprenait quoi que ce soit. Cordy a adressé un sourire malicieux au maître escrimeur. « Vous deux, les gars, vous vous êtes sûrement gagné une place de choix sur leur liste de victimes convoitées en faisant ce carnage. Pour un Félon, il est très valorisant de tuer quelqu’un ayant autant de morts à son actif. » Mather a continué à dégoiser, mais ce qu’il disait n’avait pas de sens pour moi. J’ai murmuré : « Le tooga n’est pas plus fou que toutes les autres religions des parages. » Manifestement, ça a froissé tout le monde unanimement. Bien. Mather s’est détourné pour houspiller ses gardes. Ils ne s’étaient pas montrés dignes de sa confiance. Le deuil dont j’étais frappé n’était qu’un parmi d’autres. Les malheurs se poursuivaient. « On ne peut pas se défendre contre ce genre d’attaques, Mather, ai-je dit d’une voix sourde. Ces gars n’étaient pas des soldats d’élite. » J’ai tapoté le corps le plus proche avec les feuilles noircies que j’avais à la main. « Ils sont entrés en espérant gagner leur paradis vers minuit. Sans doute n’avaient-ils même pas de plan pour s’échapper d’ici. » Avec plus de douceur, j’ai ajouté : « Capitaine, vous devriez peut-être aller voir ce qu’il en est de Fumée. » Toubib a fait la grimace comme si j’avais tout trahi mais il s’est borné à demander : « Tu as besoin de quelque chose ? Tu veux que quelqu’un reste ? » Il comprenait ce que Sarie représentait pour moi. « C’est de là que je venais. Chaque fois que je replongeais. J’ai ma famille avec moi, capitaine. Si je me mets à perdre la ciboule, ils me calmeront. Tu veux vraiment aider ? Alors soigne le bras de Thai Dei. Et puis vaque à ce que tu dois. » Toubib a opiné. Il a esquissé un petit geste qui, en temps normal, signifiait « va ! » mais, en la circonstance, voulait dire bien davantage. « Narayan Singh va se réveiller un de ces matins et se rendre compte qu’il récolte la tempête. Nulle part il n’est plus en sûreté. » Je me suis levé. Abattu, je suis sorti de ma chambre. Derrière moi, Thai Dei a poussé un gémissement comme Toubib lui palpait le bras. Le Vieux n’en a tenu aucun compte. Il était bien trop occupé à distribuer des ordres en vue d’une intensification drastique de la guerre. Oncle Doj m’a suivi. La réalité me faisait moins souffrir que ce que j’avais cru. Je me suis laissé aller à ce geste inutile : ôter le rumel du cou de ma femme. Je suis resté à la contempler, avec le foulard oscillant entre les doigts. L’Étrangleur était sans doute un véritable maître : sa nuque n’était pas brisée ni sa gorge contusionnée. Elle paraissait endormie. Mais je n’ai pas senti les pulsations de son cœur quand je l’ai touchée. « Oncle Doj, peux-tu me laisser seul ? — Bien sûr. Mais bois d’abord. Ça t’aidera à te reposer. » Il m’a tendu un breuvage nauséabond. Avions-nous déjà vécu cette scène ? Il s’est éloigné. Je me suis allongé près de Sarie pour la dernière fois. Je l’ai prise dans mes bras tandis que la potion se diffusait en moi, appelant le sommeil. Les sempiternelles pensées m’ont traversé l’esprit, les sempiternelles haines sont revenues me hanter. J’ai pensé l’impensable, à savoir qu’il valait peut-être mieux que tout cela se soit produit avant que Sahra apprenne ce qu’il en coûtait vraiment d’appartenir à la Compagnie. Je me suis remémoré le grand miracle. Nous n’aurions jamais dû nous retrouver ensemble. Cette union, que ni l’un ni l’autre n’avions regrettée un instant, ne s’était faite qu’à la grâce d’une influence si mince : le soupir sibyllin d’une vieille femme dotée de la faculté pithiatique, imprévisible et peu fiable de voir dans l’avenir. Mes pensées mêlaient raison et folie – j’entamais le processus de béatification inévitable après toute mort prématurée. J’ai dormi. Mais, même au pays des songes, je n’ai pu me soustraire à la souffrance. J’ai fait des cauchemars dont il ne m’est rien resté une fois réveillé. C’était comme si Kina elle-même se moquait de moi, me soufflant que le triomphe était une déception qui s’obtenait à prix d’or. Sarie avait disparu quand je me suis réveillé, la tête bourdonnante d’un mal au crâne de drogué. J’ai erré d’un pas lourd jusqu’à ce que je bute contre Mère Gota. La vieille femme faisait tout un raffut en préparant un thé, parlant à son bonnet sur le même ton qu’elle parlait au reste du monde. « Où est Sahra ? ai-je demandé. Du thé, s’il vous plaît. Que lui est-il arrivé ? » Gota m’a dévisagé comme si j’étais fou. « Elle est morte. » Elle ne prenait pas de gants. « Ça, je le sais. Son corps a disparu. — Ils l’ont ramenée à la maison. — Quoi ? Qui ? » La moutarde m’est montée au nez. Comment osaient-ils… ? Qui représentait ce « ils » ? « Doj. Thai Dei. Ses cousins et oncles. Ils ramènent Sahra et To Tan à la maison. Je suis ici pour m’occuper de toi. — C’était ma femme. Je… — Elle était une Nyueng Bao avant d’être ta femme. Elle est toujours nyueng bao. Elle le sera encore demain. Les lubies de Hong Tray n’y changeront rien. » J’ai contrôlé ma colère avant d’exploser complètement. Gota avait raison d’un point de vue nyueng bao. D’autre part, je ne pouvais pas faire grand-chose pour modifier la situation en cet instant. Du moins pas sans y mettre bien davantage du mien que je n’avais projeté de le faire ce matin. Tout ce dont j’avais envie, c’était de m’asseoir et de me laisser aller à ma peine. Je suis retourné à notre chambre avec mon thé. Je me suis assis sur notre lit, j’ai saisi l’amulette de jade qui avait appartenu à Hong Tray. Elle était d’une tiédeur étonnante ce matin, on l’aurait dit plus vivante que moi. Il y avait longtemps que je ne l’avais pas portée. Je me la suis attachée au poignet droit. Je passerais ma rogne sur oncle Doj à son retour. S’il revenait. 87 Aucun des commandos d’Étrangleurs n’avait atteint ses objectifs tactiques, et pourtant leur raid s’était couronné d’un succès psychologique. La ville avait été frappée de stupeur la classe dirigeante, mise en état de choc. L’événement avait généré une terreur sans proportion avec les dommages commis. Toubib a pris la situation à bras-le-corps et a inversé la tendance. Le lendemain matin, alors que nous nous débattions tous encore avec nos émotions, il est allé à la rencontre de la foule taglienne et l’a haranguée, reprenant son vieux rôle de Libérateur. Il a annoncé une ère nouvelle de guerre féroce, totale et sans répit contre le Maître d’Ombres et le tooga tout en se gardant de divulguer trop de faits réels à propos du raid sur le palais. Ça a lancé de folles rumeurs qui se sont propagées dans les cours et les venelles, et qui ont alimenté de nouvelles colères. Pendant des années, la guerre s’était déroulée bien loin dans les Terres des Ombres, en sorte que le sujet avait cessé d’être sensible pour le plus gros de la population. Le raid des Félons avait ramené la guerre à la maison. La fièvre d’autrefois renaissait. Le Libérateur a déclaré à la foule que les années de préparation étaient terminées. Il était temps que les mauvais reçoivent le châtiment qu’ils méritaient. Mais une rétorsion immédiate impliquait une campagne hivernale. J’ai demandé au Vieux s’il avait effectivement l’intention d’en lancer une. « Il faut foncer tout droit. Plus ou moins. Ils se tournent les pouces, là-bas. Tu le sais. Tu t’es laissé porter par Fumée. Je veux dire, qui serait assez cinglé pour se hasarder dans les Dandha Presh sous la neige ? » Qui, effectivement ? « Ça implique des conditions de vie éprouvantes pour les soldats. — Si un vieux jeton comme moi peut tenir le coup, ils tiendront le coup. » Mettons. Sauf que certains d’entre nous sont plus endurants que d’autres. Certains d’entre nous ont des idées fixes. Bordel. Nous autres de la Compagnie noire avons des obsessions et des haines à revendre. Je me suis jeté corps et âme dans le travail. J’avais passé le plus dur. Je ne retombais plus dans un passé cruel pour échapper à un présent plus atroce – du moins à ce que je pouvais constater. Mais je dormais mal. L’enfer pointait toujours son nez par-dessus le rempart du sommeil. Je me perdais dans les annales, m’efforçant de consigner tout ce que le feu avait dévoré. Je m’aidais en pilotant Fumée dans le passé, où et quand je le pouvais, pour vérifier mes souvenirs. Qu’un-Œil accroissait son arsenal. Le Vieux rendait fou la classe dirigeante en essayant de lui extorquer assez d’argent pour couvrir toutes les dépenses. La nouvelle de tous ces changements se répandait à travers le territoire taglien à la vitesse d’un cheval au galop. Madame rassemblait ses troupes et les entraînait à combattre les forces obscures qui avaient donné leur nom aux Maîtres d’Ombres. Je me suis rendu compte que Gobelin avait disparu de la circulation, complètement, et cela plusieurs semaines après les événements. J’ai eu peur qu’il ait été assassiné. Mais Toubib n’avait pas l’air inquiet. Qu’un-Œil enrageait. Il mourait d’envie de mettre en contact son acolyte avec ma belle-mère, mais il ne dénichait pas la moindre trace du petit crapaud. La nuit, quand le vent cesse de s’engouffrer par les fenêtres sans vitres, de siffler dans les couloirs déserts, de murmurer aux milliers d’ombres rampantes, la forteresse s’emplit du silence de pierre. Des rêves d’une cruauté froide s’immiscent dans l’être cloué sur ce trône si ancien qu’il ne contient plus une goutte de sève. Une lueur venue d’ailleurs palpite. L’être pousse un soupir, puis aspire la lueur et exhale un ballon de rêve qui, inexplicablement, trouve son chemin parmi les couloirs tortueux de la forteresse et sort dans le vaste monde à la recherche d’un esprit réceptif. Dans la plaine elle-même, les ombres tournoient comme du fretin sentant l’approche d’un gros prédateur. Les étoiles irradient d’une froide ironie. Il y a toujours un moyen. 88 La maison de souffrance ? Rire moqueur. Elle est belle. Oui. Presque autant que moi. Mais elle n’est pas pour toi. La femme a bordé un enfant pour la nuit. Chacun de ses mouvements respirait la grâce. Je… Il y avait un « je », tout à coup. Non ! Pas pour toi ! Elle est à moi ! Rien n’est à toi, sauf ce que je te donne. Et ce que je te donne, c’est de la souffrance. Ici, c’est la maison de souffrance. Non ! Quoi que tu sois… Va ! 89 « Ouille ! » J’ai ouvert les yeux. Oncle Doj et Thai Dei étaient accroupis près de moi, un de chaque côté, l’air inquiet. J’ai dodeliné de la tête, surpris de les voir de retour si tôt. Je me trouvais sur le plancher de mon bureau. Mais j’étais en chemise de nuit. « Qu’est-ce que je fais là ? — Tu as marché en dormant, m’a dit Doj. Tu as parlé aussi, c’est ce qui nous a alertés. — Parlé ? » Je ne parle jamais dans mon sommeil. D’ailleurs je ne marche pas en dormant non plus. « Nom de nom ! J’ai encore écopé d’un sortilège ! » Et, cette fois, je me souvenais de ce que j’avais vécu. Un peu. « Il faut que je note tout. Tout de suite. Avant que j’oublie. » J’ai traversé la pièce en hâte. L’instant d’après, je griffonnais. Et, quand j’ai eu fini, je me suis rendu compte que je n’y comprenais rien. J’ai jeté mon crayon par terre. Mère Gota est arrivée. Elle apportait une théière. Elle m’a servi d’abord, puis Doj et Thai Dei. La mort de Sahra l’avait profondément affectée. Pour l’instant, sa hargne habituelle l’avait désertée. Elle agissait comme un automate. Cela durait depuis des jours. « Quel est le problème ? a demandé oncle Doj. — Tout est creux. La mémoire ne me fait pas défaut, mais je ne trouve pas d’indice menant à une explication. — Alors tu dois te détendre. Arrête de lutter contre toi-même. Thai Dei. Va chercher les épées d’exercice. » J’aurais voulu hurler que ce n’était pas le moment. Mais c’était sa réponse contre tout stress. Se mettre à l’épée. Répéter les mouvements rituels. Enchaîner les esquives. Le faire bien requérait une concentration totale. Et ça marchait toujours, quels que soient mes doutes préalables. Même Gota s’est jointe à nous, quand bien même était-elle moins adepte que moi. 90 La nuit où j’avais essayé de trouver mon chemin pour quitter le réduit de Fumée, je m’étais demandé si Qu’un-Œil avait ancré des sortilèges déroutants dans les parages. J’ai appris que oui. Il avait aussi disséminé au petit bonheur des nappes de confusion çà et là dans les secteurs inusités du palais pour que la zone cruciale passe inaperçue. Il m’a donné une amulette qui consistait en un tressage de brins de laine ensorcelés de différentes couleurs, que j’étais censé porter au poignet. Elle me permettrait de traverser les charmes sans subir aucune influence. « Sois prudent, m’a-t-il conseillé. Je modifie ces sortilèges tous les jours, maintenant que tu travailles Fumée régulièrement. Je ne voudrais pas que quelqu’un déboule au moment où tu te trouves hors de toi-même. Surtout pas la Radisha. » Il avait raison. Fumée était d’une valeur inestimable. De tous les temps, aucun instrument d’espionnage ne lui était arrivé à la cheville. Il ne fallait en aucun cas risquer de le compromettre. Le Vieux m’a donné une liste de surveillances à effectuer régulièrement. Entre autres, j’étais censé garder Lame à l’œil. Il ne voulait pas tirer parti de ces informations tout de suite, pourtant. Je suppose qu’il préférait attendre son heure, laisser Lame prendre confiance. Et, à l’occasion, le laisser aussi se coltiner les enfants terribles de la religion à notre place. Je ne l’ai pas demandé, mais je suis sûr qu’il s’agissait d’une froide stratégie délibérée. Les clergés constituaient nos principaux adversaires politiques. Il me paraissait habile, à moi aussi, de se servir d’eux pour empêcher Lame de devenir trop fort. J’avais d’autre part ma propre liste d’enquêtes à mener, certaines pour assouvir ma curiosité personnelle, la plupart pour reconstituer des événements qu’il fallait consigner dans les annales. Je passais environ dix heures par jour à plancher sur les livres. Je me lève, j’écris, je mange, j’écris, je rends visite à Fumée, j’écris, je dors un peu, je me relève et recommence. Je ne dors ni bien ni longtemps parce qu’il m’est égal de demeurer dans la maison de souffrance. Oncle Doj a décidé de ne pas retourner dans son marais. Idem de mère Gota. Ils m’évitent la plupart du temps. Mais ils sont toujours là, me surveillent en permanence. Ils ont des attentes. La nouvelle phase de la guerre commence. Ils ont décidé d’y prendre part. Ils estiment qu’à la férocité des Félons doit répondre la férocité des Nyueng Bao. L’un des problèmes majeurs en matière d’espionnage, me suis-je rendu compte, c’est qu’il est difficile de décider où partir à la pêche aux informations. Quand j’ai besoin de savoir quelque chose pour les annales, j’ai en général une idée de la façon dont les choses se sont passées, des lieux et des personnes concernés. C’est l’occasion de me creuser les méninges et de tester ma mémoire, qui s’avère étonnamment peu fiable. Apparemment, personne ne peut se rappeler quoi que ce soit en toute objectivité. Souvent les divergences entre le souvenir et la réalité sont proportionnelles à la part de soi-même et de désirs que l’on a investie dedans. Qu’un-Œil a ses problèmes d’ego, naturellement. Peut-être expliquent-ils pourquoi il me refuse l’accès à sa manufacture d’armes. À moins que ce ne soit plutôt son grand livre comptable qu’il cherche à soustraire aux regards inquisiteurs. Je vais l’espionner, maintenant qu’il envisage de fermer boutique bientôt. Qu’un-Œil porte beaucoup sur ses vieilles épaules. Entre autres fonctions, il assume celle qu’on pourrait qualifier de ministre de l’armement. Il supervise tout un quartier fortifié de la ville, où il se produit de tout, de la pointe de flèche à la grande machine de siège. Le gros de la production est mis en caisses et acheminé aux docks, puis embarqué sur des barges pour y descendre le fleuve jusqu’au delta où, via un ensemble de canaux rudimentaires, les barges sont halées jusqu’à la rivière Naghir, confluent du delta. Puis les embarcations remontent le Naghir et ses affluents pour gagner enfin les dépôts d’armes situés près de la frontière. Je ne doute pas qu’une partie de la cargaison se perde en route. Je suppose que Qu’un-Œil en tire profit d’une façon ou d’une autre. J’espère qu’il a suffisamment de jugeote pour ne rien vendre à l’ennemi. Si Toubib le prend à faire cela, il aura tôt fait de le convaincre qu’en comparaison il traite Lame comme un frère espiègle, un petit polisson. Ma première incursion dans l’arsenal a pris la forme d’un bref raid mental. La caserne de Qu’un-Œil consistait en un ensemble de bâtiments naguère dissemblables et dissociés, maintenant interconnectés en un labyrinthe dément. Toutes les fenêtres et la plupart des portes avaient été murées. Des hommes choisis pour leur carrure, leur sale caractère et leur manque d’imagination infestaient les quelques entrées. Ils n’autorisaient personne à entrer ni à sortir. La rue devant l’entrée des marchandises était embouteillée jour et nuit. Des chariots et des carrioles traînées par des bœufs indolents s’avançaient à la queue leu leu pour être déchargées et rechargées par des portefaix fatigués, sous l’œil lugubre des types sans imagination qui tempêtaient, l’écume aux lèvres, si jamais les charretiers et les manutentionnaires avaient le malheur d’échanger même un regard. Autour et parmi les chariots fourmillaient d’innombrables grouillots qui apportaient sous de longues perches des paniers remplis de repas chauds pour les travailleurs. Les gardes vérifiaient le contenu de chaque panier. Ils se relayaient même pour se surveiller les uns les autres. Taglios a une population ouvrière diversifiée, complexe et hautement spécialisée. Les gens se débrouillent pour gagner leur vie d’une façon ou d’une autre et la communauté leur fait de la place. Près du palais, il y a un bazar entièrement dévolu aux soins de toilette, essentiellement fréquenté par les fonctionnaires du palais. Il y a là un type qui a fait profession d’épiler les narines. Juste à côté, travaillant dans une échoppe de moins de quatre pas de large, avec ses petits outils d’argent et ses flacons d’huile présentés sur une étagère, se trouve un vieux bonhomme qui vous ôtera le sébum des oreilles. Il ne fait rien d’autre, à part colporter les rumeurs. Ce travail se transmet de père en fils depuis des générations. Il est triste parce qu’il n’a pas de descendant pour prendre sa succession. Quand il partira, sa famille perdra cet emplacement dans le bazar. Tout cela est symptomatique d’une inquiétante surpopulation et de difficultés désespérées pour survivre au bas de l’échelle. Je n’aimerais pas être un Taglien de basse caste. Heureusement pour moi, je n’ai pas eu à passer le barrage des voyous de Qu’un-Œil. Il semblait qu’aucune précaution contre l’espionnage par magie n’avait été prise. Je me suis introduit dans l’arsenal. Je suppose que Qu’un-Œil ne s’était pas inquiété parce qu’Ombrelongue ne pouvait plus envoyer ses créatures fureter aussi loin. Mais le Hurleur ? Il pouvait venir nous épier à sa guise. M’efforcer de traquer le Hurleur était au nombre de mes obligations régulières. Les ouvriers de l’arsenal effectuaient des tâches ordinaires. Façonner des pointes de flèches. Les affûter. Tailler des fûts de flèches. Les emplumer. Construire des pièces d’artillerie. Produire en masse une cotte protectrice en coton pour les fantassins de base qui, nul doute, s’en débarrasseraient bien vite car elle serait trop chaude, trop inconfortable et trop encombrante dans le paquetage. Seuls les souffleurs de verre m’ont surpris. Il y en avait deux douzaines dans un atelier et la plupart s’employaient à produire de petites bouteilles fines. Une escouade d’apprentis alimentaient les feux, chauffaient les silices qui se transformeraient en verre brut, emportaient les plateaux de bouteilles une fois que celles-ci avaient refroidi. Ensuite, des menuisiers les empaquetaient dans des caisses remplies de sciure. Quelques-unes de ces caisses étaient empilées dans des chariots en vue de longs périples, mais la plupart allaient vers les quais. Que diable était-ce ? Il y avait une grande plaque d’ardoise dans le bureau de Qu’un-Œil. Dessus, en forsbergien, était écrit à la craie ce qui ressemblait à des objectifs de production. Cinquante mille bouteilles. Trois millions de flèches. Cinq cent mille javelots. Dix mille lances de cavalerie. Dix mille sabres. Huit mille selles. Cent cinquante mille glaives d’infanterie. Certains de ces nombres étaient absurdes et en aucun cas le seul arsenal de Qu’un-Œil ne pouvait prétendre atteindre ces résultats. Mais la production s’effectuait dans tous les territoires tagliens – la plupart du temps dans de petites forges tenues par un seul homme. Le travail principal de Qu’un-Œil consistait à garder les comptes à jour. Ce qui, de mon point de vue, revenait à laisser le renard dénombrer les têtes du poulailler. La liste incluait également du bétail, des chariots et du bois par centaines de cargaisons de barges, ce que je pouvais comprendre. Mais les cinq mille boîtes de cerfs-volants prêts à assembler, qui mesuraient un mètre sur trois cinquante ? Chacun doté de trois cents mètres de fil ? Les cent kilomètres de soie en rouleaux d’un mètre quatre-vingts de haut ? Jamais il n’obtiendrait cela. Je suis parti rôder pour découvrir ce que l’on préparait contre Mogaba et ses sbires. J’ai vu des camps où des équipes de soldats d’élite se préparaient à toutes les missions sur tous les terrains. Plus au sud, Madame poursuivait ses propres programmes, entraînait des troupes d’assaut pour champs de bataille ensorcelés. Elle avait ratissé les territoires tagliens et enrôlé tous les individus doués du moindre talent magique, puis les avait formés ce qu’il fallait pour les intégrer dans un programme dont les tenants et les aboutissants m’échappaient malgré tous mes efforts pour les percer à jour. Comme l’avait remarqué Ombrelongue, elle récoltait tous les bambous du pays. Elle les faisait débiter en cannes de plusieurs longueurs et perforer leurs jointures à l’aide de tiges chauffées au rouge. Les tubes ainsi créés étaient empaquetés avec de petites billes spongieuses et colorées fabriquées par ses équipes de sorciers en herbe. Un autre tour pour surprendre le Maître d’Ombres ? La moitié de ce que nous produisions consistait en fumigènes et miroirs pour confondre l’adversaire et l’inciter à dilapider ses forces là où ce serait vain. Mais j’étais plus déconcerté qu’Ombrelongue le serait sans doute jamais. Madame dormait moins que le capitaine. Toubib dormait rarement plus de cinq heures par nuit. Si le seul dynamisme pouvait suffire à nous donner le dessus contre Mogaba et le Maître d’Ombres, sûr que nous serions vainqueurs. Tant Madame que le Vieux cachent si bien leur jeu depuis toutes ces années que je ne suis pas sûr de saisir leur façon de penser. Un amour fort les unit, mais ils le montrent rarement. Ils veulent récupérer leur fille et se venger des Félons mais ils n’évoquent jamais l’enfant publiquement. Toubib est décidé à ramener la Compagnie au mystérieux Khatovar, pour découvrir ses origines, mais il ne s’en ouvre plus du tout non plus. En apparence, on pourrait croire que ces deux-là ne vivent que pour la guerre. Je suis revenu en dérivant à l’arsenal de Qu’un-Œil. Je rechignais à abandonner Fumée. Je savais pourtant que, si je repoussais trop ce moment, je retrouverais mon corps épuisé, en proie à la fringale et à une terrible soif. La bonne façon d’utiliser Fumée consistait à se limiter à de brefs voyages entrecoupés de nombreuses pauses pour se restaurer et boire. Mais il était difficile de s’en souvenir une fois parti, d’autant que beaucoup de peine m’attendait à mon retour dans ma propre tranche de réalité. Cette fois, j’ai découvert un atelier où je ne m’étais pas arrêté précédemment. Là, des travailleurs vehdnas déambulaient nonchalamment au milieu d’une douzaine de bacs en céramique. Certains portaient des seaux dont ils remplissaient de temps en temps les bacs, à raison de l’équivalent d’une tasse à chaque fois. Le liquide était ponctionné dans une vaste cuve dont un homme touillait sans arrêt le contenu quand il n’y diluait pas de l’eau ou une poudre blanche. Je ne trouvais rien de remarquable à ces bacs. Le mélange était versé à une extrémité. À l’autre, le liquide s’égouttait par un tuyau en verre dans une grosse jarre de terre. Une fois remplie, chaque jarre était bouchée et entreposée sur des étagères en retrait. Contrairement à du vin, on les stockait debout. Curieusement, les lampes de la salle brillaient avec un éclat singulier. J’ai étudié l’un des bacs, remarqué que de petites bulles crevaient la surface à l’extrémité où les ouvriers ajoutaient du liquide. À l’autre bout, bien au-dessous de la surface, s’alignaient des dizaines de bâtonnets moulés dans une substance blanc argenté. Au fond des bacs, il y avait plusieurs coupelles dépourvues d’anse. À l’aide d’outils en céramique, un ouvrier ganté a placé une coupe sous un bâtonnet et l’a gratté pour faire tomber un peu de sa substance dedans. Cela fait, grâce à des pinces en bois, il a soulevé la coupe du fond du bac. Malgré toute l’attention dont il a fait preuve pour le transporter, il a trébuché. La matière enlevée au bâtonnet a diffusé une lumière incandescente au contact de l’air. Il fallait que je me réincarne. Il fallait que je mange. Bientôt, j’allais devoir boucler mon paquetage car notre départ à tous pour le Sud se faisait imminent. L’étape suivante de la guerre approchait à grands pas. 91 Otto et Hagop étaient de retour, après d’innombrables et frustrants retards sur le dernier bras du fleuve, le tronçon censément le plus facile de leur voyage. Ils étaient cachés dans cet entrepôt shadar, sur le port, dont je m’étais servi pour garder les prisonniers que nous avions capturés dans le bois du Malheur. Qu’un-Œil est venu me chercher dans ma chambre. Lui, moi et mon ombre brune nous sommes mis en route pour le fleuve. Le Vieux nous attendait à l’entrepôt. Il pouvait tout lâcher quand il le voulait vraiment. « Ça va, Murgen ? — J’ai la situation en main. — Il passe trop de temps avec Fumée, a cafté Qu’un-Œil. — Ce n’est sûrement pas très sain. Tu veux venir voir ces lascars ? » Il parlait d’Otto et de Hagop, même si leurs collègues de l’expédition se trouvaient aussi dans l’entrepôt et râlaient parce qu’on les empêchait de rejoindre leur famille. Ça faisait presque trois ans. Ni Otto ni Hagop n’avait beaucoup changé. « Encore un peu et je ne misais plus sur vous, les gars », ai-je dit à Hagop. On s’est serré la pince. J’ai serré celle d’Otto aussi. « J’ai cru que vous aviez épuisé votre chance. — S’en est fallu de peu, Murgen. On en a cramé pas mal. — Bien, est intervenu le Vieux. Qu’est-ce qui a pris si longtemps ? — À vrai dire, il n’y a pas grand-chose à raconter. » Hagop regardait Toubib bizarrement, comme s’il voulait s’assurer qu’il parlait au véritable Vieux. Toubib portait son déguisement shadar. « On est allés là-bas, on a fait ce qu’on a pu, on est revenus. » Comme si une boucle de vingt mille kilomètres relevait de la routine ? Dans la Compagnie, on n’aime pas trop rouler des mécaniques. « On ne s’est pas autorisé beaucoup de tourisme. » Pendant que Hagop parlait, Otto a passé en revue les portes et les fenêtres. « Il faut se méfier des espions ? a-t-il demandé. — On est à Taglios », a répliqué Toubib. Ce par quoi il voulait dire qu’ici tout le monde observe tout le monde en guettant le point faible. « On s’imaginait que vous aviez fait le ménage, depuis le temps. — C’aurait vraiment été du très gros ménage, alors. Les espions de l’Ombre, ouais, eux ne posent plus de problème. Madame, Gobelin et Qu’un-Œil s’en sont occupés. — Il reste les clergés, ai-je déclaré. — Et on a eu quelques accrochages avec les Félons, récemment. » Quelque chose dans mon expression a convaincu Hagop qu’il valait mieux s’abstenir de poursuivre sur ce sujet. Pour l’instant. « Et comment va la guerre ? — Lentement, lui a dit Toubib. On en recausera plus tard. Vous avez fait avancer nos affaires, là-haut ? — Pas beaucoup, pour être franc. — Vérole ! — On ramène des trucs pour les annales. Murgen, tu voudras peut-être les ajouter dedans. C’est des documents qui racontent ce que faisaient les autres, et qui donneront un éclairage sur ce qu’on faisait, nous. Je me disais que tu pourrais peut-être en caser des passages çà et là dans les écrits de Toubib. Comme ça, ceux qui viendront après nous auraient un double point de vue. Hmm ? — Peut-être que tu devrais t’en charger. » Aigre, ma suggestion. « Apprends-moi à lire et à écrire. Je me fais trop vieux pour l’autre merdier. — Je le ferai peut-être. » J’ai lancé un regard à Toubib. « Tant que ce n’est pas édité. » Le Vieux a souri. Hagop a gloussé. « Les dieux m’en gardent, Murgen. Pas moi. Hé, j’ai appris tout ce qui s’était passé après notre départ de là-bas aussi. Vous n’imaginez pas le chambard. Le Boiteux est réapparu une fois de plus. Ne vous inquiétez pas. Tout est réglé, maintenant. L’Empire est plutôt chiant, à l’heure actuelle. — Tu me donnes envie d’y rentrer, tiens. — Est-ce que tu es entré dans la Tour ? a demandé Toubib. — On y a passé six mois. Surtout pour les mettre en confiance au début. — Et… ? — On a fini par les convaincre que Madame récupérait ses pouvoirs. Alors ils ont coopéré davantage. Ceux qui habitent la Tour maintenant n’aiment pas trop entendre parler d’elle. — Mince. Ça va lui fendre le cœur », ai-je dit. Hagop a souri. « Ouais. Ils ne nous enverront pas d’aide. Sous prétexte qu’ils ne veulent pas se faire de nouveaux ennemis. Je crois que c’est surtout parce qu’ils ne veulent pas que Madame ait la nostalgie du bon vieux temps et qu’elle s’en retourne dans le Nord. — C’est bien ce qu’on s’était dit, a déclaré Toubib. Ils n’ont rien à gagner dans cette affaire, à part maintenir Madame au loin. Qu’est-ce que vous avez obtenu ? — Ils nous ont ouvert leurs archives, mis des traducteurs à notre disposition. Ils ont même rouvert des tombes quand on le leur a demandé. — Ça devait les intéresser eux aussi de savoir qui se trouvait dedans. — Tu m’étonnes. Ils ont dû changer de culotte quand on leur a dit que tous les Asservis resurgissaient par ici, bien vivants. Faut dire qu’ils ont eu la frousse de leur vie quand le Boiteux a fait son retour et manqué de peu les tailler en pièces. — Ce type nous en voulait davantage que Volesprit », ai-je dit. En tout cas, on pouvait le biffer de la liste de nos ennemis. « Et mes graines de navet ? — Le Boiteux, ils l’ont liquidé cette fois, a confirmé Hagop. Sûr de sûr. J’ai tes graines. De navets, de panais et même de patates. Si rien n’a été gâté. — Pour ce qui est d’avoir réglé son compte au Boiteux, c’est ce qu’ils prétendent », a dit Toubib. Il regardait Otto qui se dandinait nerveusement, mal à l’aise. « Alors ils vous ont laissé mener l’enquête et vous ont même apporté leur aide. Qu’est-ce que vous avez appris ? » C’était l’objectif de la mission. Voir si certaines informations dans le Nord pouvaient nous servir ici. « Pas grand-chose. Mais ça paraît peu vraisemblable qu’Ombrelongue soit un ancien Asservi. » Je le croyais volontiers. J’étais sûr qu’il se serait à présent trahi auprès du Hurleur si tous les deux avaient été alliés par le passé. « Ces patates, tu les as choisies de cette petite variété que… » Hagop m’a lancé un regard noir et a poursuivi en s’adressant au Vieux : « Il reste d’infimes chances qu’il puisse s’agir de l’Anonyme, de Croquelune ou de Rôde-la-Nuit, même si tout le monde là-haut demeure fermement convaincu que ces trois-là ont cassé leur pipe. C’est seulement qu’on n’a pas réussi à retrouver leurs dépouilles. — Ce ne pourrait pas être un des Asservis plus récents ? a hasardé Toubib. — Effectivement, cinq de ceux-là ont survécu. Trajet, Murmure, Cloque, Pas-de-Loup et l’Instruit. Mais Madame les a dépouillés tous les cinq de leurs pouvoirs. Devant témoins. — Madame les récupère bien, ses pouvoirs, elle, ai-je contré. — Pas faux. D’un autre côté, on connaît le jour exact de l’apparition des Maîtres d’Ombres. À l’heure près, je dirais. Tous les Asservis plus récents étaient encore en service dans le Nord à ce moment-là. Pour être précis, la plupart d’entre eux n’étaient même pas encore Asservis à cette date. » J’ai échangé un regard avec le Vieux. Il s’est mis à faire les cent pas. « Quand Volesprit me retenait prisonnier, a-t-il déclaré, elle m’a affirmé que l’un des Maîtres d’Ombres qui était mort à Dejagore n’avait jamais été un Asservi. — On peut en dire autant de Tisse-Ombre, ai-je ajouté. — En vérité, tout ce qu’ils ont pu nous dire là-bas, a repris Hagop, c’est qu’ils ignoraient totalement si Ombrelongue est un ancien de cette clique ou non. Et pas moyen d’en apprendre davantage par les écrits. » Toubib, qui continuait à marcher de long en large, a évité de justesse la collision avec Otto. Il restait indifférent au groupe de malheureux Tagliens qui attendaient sa bénédiction pour rentrer enfin chez eux. Après tout ce temps, le reconnaissaient-ils seulement sous son déguisement shadar ? Sans doute. J’étais sûr qu’il pensait que cette guerre avec les Maîtres d’Ombres n’était pas un combat ordinaire, que les enjeux dépassaient ceux de la survie. « On a descendu trois de ces salopards, a-t-il lancé. Mais Ombrelongue est le pire. C’est le plus cinglé. Il travaille à son Belvédère jour et nuit… — Encore maintenant ? — Encore et toujours. Le pauvre imbécile est le témoignage vivant que tout se paie cher, en temps et en moyens. Même la magie ne peut vous épargner cette réalité. Mais il est bien plus près de son but que lorsque vous êtes partis. Et, s’il réussit à parachever sa forteresse avant qu’on ait pu le descendre, alors on l’aura dans l’os. Ce sera un tournant pour le monde. Son plan, c’est de se calfeutrer à l’abri et de lâcher les chiens de l’enfer – puis de sortir récolter les miettes de ce qui restera. — J’ai déjà entendu ça », ai-je grommelé. Je ne parvenais pas à prendre la menace complètement au sérieux, sachant pourtant de qui il s’agissait. Mais Toubib avait l’air de croire Ombrelongue capable de nourrir un tel projet. Peut-être ses voyages avec Fumée lui avaient-ils montré quelque chose que j’avais raté jusqu’alors. Ainsi donc, la fin du monde était imminente, qu’elle soit provoquée par Kina et ses Félons ou par Ombrelongue. Dans un cas comme dans l’autre, seule la Compagnie noire pouvait éviter la catastrophe. Ouais. Bien entendu ! J’aurais voulu dire : Allons Toubib, vieille branche, on n’est que la Compagnie noire, une bande de traîne-savates incapables de se faire une place dans la société autrement qu’en louant ses épées. D’accord, on s’est embarqués dans une espèce de course à la noix avec un bel échantillonnage de timbrés de tout poil, mais tout le monde s’en contrefichera dans cent ans. On est impliqués dans une affaire d’honneur à cause de promesses et d’événements comme le rapt de ta gosse par les Étrangleurs. Mais n’essaie pas de faire gober à quiconque qu’on va sauver le monde. J’avais peur que le Vieux soit en train de se choper la grosse tête, comme Ombrelongue, Mogaba, le Hurleur, Kina, toutes les canailles de notre époque. L’un des devoirs de l’annaliste consiste à rappeler au capitaine qu’il n’est pas un demi-dieu. Mais je manquais de doigté. Bordel, je n’avais même pas été fichu de rabattre son caquet à l’oncle Doj quand il l’aurait mérité. « Il me faut une piste, Hagop, a dit Toubib. Il m’en faut une absolument. Dis-moi que tu as trouvé quelque chose. N’importe quoi. — J’ai trouvé les graines de navet de Murgen. — Purée… — La meilleure suggestion qu’ils m’ont faite, c’était de chercher les survivants du Cercle des Dix-huit. » Bien. Ça, c’était intéressant. Toubib s’est figé. Il m’a regardé comme si j’allais lui annoncer quelque chose. J’ai vu sa concentration s’étioler. Il se remémorait la bataille de Charme. Le Cercle des Dix-huit avait levé de très grandes armées rebelles pour abattre la Dame. Le conflit avait atteint son paroxysme lors de la bataille de Charme, le plus grand bain de sang de l’Histoire. Le Cercle avait perdu. « On a tué Trempe et Fureteur. Madame a fait de Murmure une Asservie. Ça fait trois. — D’autres ont disparu quand on leur a flanqué la pilée », ai-je fait observer. Mon « on » a fait sourire Otto, Hagop et le Vieux. Je n’avais guère que douze ans à ce moment-là, et sans doute jamais seulement entendu parler de la Compagnie noire. « On prenait vraiment des pincettes, à l’époque, chef, a dit Hagop. On était partis en quête de vétérans rebelles à interroger et on avait tout bonnement fait chou blanc. On avait tout juste réussi à découvrir les noms de sept des Dix-huit. Mais certains types dans la Tour, alors jeunes officiers, ont prétendu avoir assisté à la mort des Dix-huit, tous à l’exception d’un qui s’appelait Babiole, de ceux qui sont devenus Asservis et d’un de ceux dont on n’avait pas pu découvrir le nom. — Babiole. » Toubib s’est remis à marcher. « Je me souviens de Babiole, a-t-il déclaré d’un ton songeur. Enfin, de son nom seulement. On était à la Marche de la Déchirure. On a appris que Babiole avait été cernée. Dans l’est. On était aux prises avec Trempe. J’ignore si je l’ai même mentionné dans les annales. » Ha ! Une occasion de l’épater. « Si fait. Une phrase. Mais rien de plus. Tu as écrit que Murmure avait pris Rouille et que l’armée de Babiole était encerclée. — Murmure. Oui. Elle n’était Asservie que depuis peu. » Il avait contribué personnellement à l’Asservissement. « C’en est une pour Madame. Elle saura s’il peut y avoir quelque chose entre ces deux-là. — Babiole était une femme, nous a déclaré Hagop. Ombrelongue est de quel sexe ? » Toubib a plissé le front. « Il ne se déshabille jamais entièrement, ai-je dit, mais je penche avec une quasi-certitude pour le masculin. Au physique. » Le Vieux m’a poignardé du regard. Merde ! Heureusement les Tagliens boudaient dans leur coin, assez loin. Nul n’a relevé ma bévue. Hagop ne faisait pas partie de la liste des trois, pourtant. J’ai essayé de rattraper le tir tout de suite : « Mais Fumée est le seul qui l’ait vu en chair et en os. Et il ne parle pas. — Il est encore vivant ? s’est enquis Hagop. — À peine, a dit Toubib. On le maintient en vie. Il est arrivé que des types sortent du coma. C’est tout, Hagop ? Tout ce temps investi, tout ce voyage. C’est tout ce que tu me ramènes ? — On ne peut pas gagner à tous les coups, chef. » Il a souri. « Oh, j’allais oublier. Ils m’ont donné un plein coffre de paperasses et de trucs qui ont appartenu à certains des individus qui, peut-être, ont pu devenir Ombrelongue – si tant est qu’il ait été l’un des Dix-huit. Le tout est empaqueté sous scellés, au cas où un sorcier se serait mis en tête d’utiliser tout cela. » Le visage de Toubib s’est illuminé à la façon d’un feu de joie. « Tête de nœud, va ! » Tout sourire, il a braillé : « Otto, renvoie donc ces gens chez eux, veux-tu ? Bonharj, les autres, qu’est-ce que vous fichez à baguenauder ici ? Vos familles vous attendent. » Il m’a dit : « Je suppose qu’on devrait envoyer tout ça à Madame par bateau. Elle saura qu’en faire. » Otto a poussé tous les Tagliens hors de l’entrepôt. Ils n’en revenaient pas de cette soudaine générosité du Libérateur. Moi non plus. « Et maintenant, a fait Hagop, si vous autres nous racontiez ce qui s’est passé ? — Pas mal de choses, ai-je commencé. Mais rien d’énorme ni de tonitruant. On les grignote. — Mogaba est vraiment le grand patron de l’armée d’Ombrelongue ? — Absolument. C’est une fieffée pourriture de salopard, seulement Ombrelongue lui tient la bride. Il ne se frotte à nous qu’en second, la plupart du temps, il laisse Lame se taper son sale boulot. — Hein ? Lame ? Comme le Lame de Lame, Mather et Cygne ? — Euh… ouais. » J’ai jeté un coup d’œil au Vieux dont l’expression s’était pétrifiée. « Ouais. Lame a déserté pendant votre absence. — Retournons au palais, Murgen, a dit Toubib. On a du pain sur la planche. » 92 Toubib n’a pas dit grand-chose pendant le trajet : il s’est contenté de grogner à l’attention des passants qui osaient poser le regard sur le Shadar et son diable à la peau blanche de compagnon. Nous, du Nord, sommes si peu nombreux par ici que, même après plusieurs années, le commun de la population n’a jamais eu l’occasion d’apercevoir aucun d’entre nous. Et, comme de bien entendu, nous n’avons rien mis en œuvre pour effacer notre épouvantable réputation. Des intellectuels de certains clergés ont prétendu que la compromission avec la Compagnie noire d’aujourd’hui était aussi néfaste pour Taglios que jadis avec son ancêtre. Leur boniment n’était peut-être pas dénué de fondement. Nous arrivions au palais. Toubib continuait de ronchonner dans sa barbe, essentiellement à cause du manque de résultats de l’expédition. Ç’avait été son espoir choyé et il avait eu du mal à juguler son impatience. « Combien de temps ta belle-famille va-t-elle rester dans nos pattes ? » Ça n’allait pas le réjouir. « Jusqu’à la saint-glinglin. Ils veulent leur morceau de Narayan Singh. » Le Vieux n’avait toujours pas confiance en l’oncle Doj. « Ils sont au courant, pour Fumée ? — ’videmment que non ! Bordel… ! — Qu’il en reste ainsi. Tu as retrouvé la bibliothèque ? » Je lui avais dit que j’étais tombé dessus par hasard. « Pas encore. » La vérité, c’est que je ne m’étais pas donné beaucoup de peine pour cela. J’avais eu autre chose en tête. « Essaie un peu plus sérieusement. » Il n’était pas dupe. « Passe moins de temps avec Fumée. Et dis-toi qu’il serait peut-être utile qu’on jette un coup d’œil à ces vieilles annales avant de mettre le cap au sud. — Et pourquoi n’as-tu jamais cherché cette bibliothèque toi-même ? Tu as eu des années pour ça. — J’ai entendu dire qu’elle avait été détruite la nuit où Fumée s’est fait dérouiller. Maintenant, tout porte à croire que son agression a eu lieu dans une autre pièce. La Radisha ne me mènerait pas en bateau sur une question pareille, si ? Nan. » Nous nous sommes arrêtés : on passait en revue un régiment de cavalerie vehdna devant le palais. Il arrivait de la cambrousse au nord, quelque part, et faisait acte d’allégeance avant de partir en guerre. Les tuniques et turbans de la troupe étaient bien propres, éclatants. Leurs lances ornées de pennons bariolés. Les pointes de lance étincelaient. Les montures étaient belles, impeccablement brossées et dressées. « Dommage qu’on ne gagne pas les guerres à coups de coquetterie », ai-je dit. La Compagnie noire n’est pas fringante. Toubib a grommelé. Je l’ai regardé. Et j’ai surpris ce qui pouvait ressembler à une larme au coin de son œil. Il savait ce qui attendait tous ces braves jeunes gens. Nous nous sommes faufilés derrière les cavaliers en marchant sur des œufs. Nous sommes tombés sur Qu’un-Œil dans le couloir derrière l’appartement de Toubib. Il venait à notre rencontre. « Qu’est-ce que ça donne ? » Toubib a secoué la tête. « Pas de réponse miracle. — Quoi qu’on fasse, ça finit toujours pareil : on en bave. — Je suis censé me mettre en quête de la bibliothèque que j’ai trouvée l’autre nuit. Tu as quelque chose pour m’aider à résister aux confusions ? » Il m’a regardé comme si je poussais un peu. « Je t’ai déjà donné quelque chose. » Il montrait les fils de coton à mon poignet. « Ça, c’était pour tes sortilèges à toi. Il reste sans doute une tripotée de ceux de Fumée. » Le nabot a considéré l’éventualité. « Possible. Donne-moi ça. » Son regard est tombé sur mon amulette pendant que j’enlevais le bracelet. « Du jade ? » Il m’a immobilisé le poignet un instant. « Je crois. Ça appartenait à la grand-mère de Sarie, Hong Tray. Tu ne l’as jamais rencontrée. Elle était l’épouse du vieux porte-parole. — Tu portes ça depuis toutes ces années et je ne l’avais jamais remarqué ? — Je ne l’avais jamais porté jusqu’à ce que Sarie… Jusqu’à l’autre nuit. Sarie le portait quelquefois, elle, quand elle voulait se faire belle. — Ah, oui. Je me souviens. » Il a froncé les sourcils comme s’il essayait de se rappeler quelque chose, puis il a haussé les épaules, s’est rencogné dans l’ombre et mis à marmotter à voix basse un moment. Quand il est revenu, il a déclaré : « Ça devrait te permettre de passer au travers des sortilèges de confusion de n’importe qui. À part peut-être les tiens. — Quoi ? — Tu as eu des crises récemment ? — Non. Pas que je me souvienne. » J’avais ajouté la précision vu qu’il m’était arrivé d’en traverser sans en avoir conscience. Apparemment. « Tu as du nouveau sur ce qui a pu les susciter ? Sur la personne que tu retrouvais à chaque fois que tu retournais à Dejagore ? — Je fuyais le chagrin d’avoir perdu Sarie. » Qu’un-Œil m’a dévisagé avec une expression intense, celle qu’il prenait quand il m’aidait à émerger du passé. À l’évidence, il n’était pas convaincu. « C’est soudain si important à nouveau ? ai-je demandé. — Ça n’a jamais cessé de l’être, Murgen. C’est juste qu’on n’a jamais eu le temps de creuser. »Et le temps manquait en cet instant une fois de plus. « À toi de te prendre en charge ; nous, on se cantonnera à te surveiller et à intervenir au moment crucial. » Qu’un-Œil totalement sérieux ? Bizarre. Toubib s’était désintéressé de la conversation. Il s’était replongé dans ses tableaux et ses chiffres. Mais il a enfoncé son clou : « Je veux consulter ces livres avant qu’on se mette en route. » Je sais saisir les allusions, parfois. « Je m’y mets, chef. » 93 J’ai pris le temps de m’assurer que Fumée respirait toujours. Je l’ai nourri puisque j’étais là. Le nourrir et le laver me servait désormais de prétexte pour évoluer en ces lieux, au cas où quelqu’un comme la Radisha parviendrait à forcer le barrage de sortilèges de Qu’un-Œil, largement renforcé depuis que j’avais commencé à travailler avec le vieux sorcier. Ensuite j’ai essayé de me remémorer les différents détours et zigzags que j’avais empruntés la nuit où j’avais découvert la bibliothèque de Fumée. Depuis cette nuit d’angoisse, il s’était produit beaucoup d’événements. Je savais qu’elle se trouvait au même étage. Je n’avais ni gravi ni descendu d’escalier. Et il m’était apparu que personne n’avait dérangé quoi que ce soit dans le secteur depuis la dernière visite de Fumée. La poussière et les toiles d’araignées étaient toujours là, épaisses. Assez vite, je me suis enfoncé dans un secteur désert. C’était comme si les profondeurs du palais se muaient en un vaste labyrinthe poussiéreux qui n’avait besoin d’aucun sortilège de confusion pour se protéger. J’ai trouvé le mort quelques minutes seulement après avoir quitté Fumée. C’est l’odeur, d’abord, qui m’a prévenu. Et le bourdonnement des mouches. Ça m’a permis d’anticiper sur ce que j’allais voir. Seule l’identité du bonhomme est restée un mystère jusqu’à ce qu’il apparaisse en bordure de la zone éclairée par ma lampe : c’était un Étrangleur. Il avait fui ici pour agoniser de ses blessures, prisonnier des ténèbres et des sortilèges de confusion. J’ai frissonné. Ça titillait mes peurs les plus profondes, la source de mes cauchemars, ma phobie des lieux obscurs, exigus et souterrains. Je me suis demandé si son inconstante déesse s’était délectée de sa mort sordide. J’ai contourné le corps avec circonspection, détournant les yeux et fronçant le nez. Dans la mort, il continuait de servir l’avatar de putréfaction de Kina. Peu après, j’ai découvert la preuve qu’au moins un autre Étrangleur s’était perdu et englué dans la confusion du palais. J’ai failli marcher dessus, l’alerte m’ayant été donnée au dernier moment par un envol de mouches dérangées par mon pas. J’ai fait une pause. « Ouh, oh. » Celui-là paraissait assez frais. Peut-être un cinglé rôdait-il encore dans les parages, prêt à danser pour sa déesse. J’ai repris ma progression, plus lentement et prudemment, une main posée sur la gorge. J’ai commencé à imaginer des bruits. Toutes les histoires de fantômes que je connaissais sont revenues me hanter. Tous les dix pas, je m’arrêtais, j’effectuais un tour complet sur moi-même, cherchant les hypothétiques reflets d’yeux que révélerait ma lampe. Pourquoi avais-je décidé de me lancer là-dedans tout seul ? J’ai bientôt relevé de récentes traces de passage. M’agenouillant, j’ai reconnu mes propres empreintes dans la poussière. Quelqu’un était passé ici depuis avec une batterie de bougies. Des gouttes de cire étaient tombées sur un tapis de poussière intact. Et quelqu’un était repassé ensuite, peut-être en rampant, peut-être pour manger les gouttes de cire qu’il pouvait trouver. J’ai écouté le silence. Si loin dans les profondeurs du palais, même la vermine était rare. Ici, les bestioles ne pouvaient que s’entre-dévorer. Toujours prudemment, j’ai suivi les traces de ceux qui étaient venus après moi. Mon cœur battait la chamade. Je me suis mis à éternuer. Et quand ces éternuements se déclenchaient, ils m’arrivaient en série. Je pouvais me retenir trente secondes parfois, mais je n’en éternuais que plus fort la fois suivante. Alors je me suis mis à entendre toutes sortes de bruits. Et je ne parvenais pas à me tenir coi assez longtemps pour me convaincre qu’ils étaient le fruit de mon imagination, ou bien pour me faire une idée de leur origine, s’ils étaient réels. Peut-être valait-il mieux remettre cette recherche à une autre fois. Et puis j’ai vu la porte, inclinée de guingois dans l’obscurité. Je me suis arrêté et je l’ai examinée. J’avais vaguement l’impression qu’elle penchait un peu différemment. Des traces dans la poussière laissaient supposer que quelqu’un était entré depuis ma dernière visite. Précautionneusement, sans rien toucher, j’ai contourné le battant et pénétré dans la pièce. « Merde ! » Elle était sens dessus dessous. Peu des livres, brochures ou rouleaux occupaient encore leur étagère ou leur niche. Les ouvrages encore en place, quand je pouvais en déchiffrer le titre, donnaient dans le prosaïque inventaire, le registre de comptes ou le rapport historique concernant des villes plus ou moins dénuées d’intérêt. Je me suis demandé pourquoi Fumée s’embarrassait de ces paperasses. Peut-être seulement pour camoufler ce qui présentait de l’intérêt ? Peut-être parce qu’il était chef des pompiers tout autant que sorcier de cour ? En tout cas, les documents de valeur avaient disparu. Et par cela je n’entends pas seulement les volumes des annales qui nous manquaient depuis si longtemps, peut-être archivées ici, mais également un certain nombre de ce qui m’avait eu tout l’air de grimoires la dernière fois que j’avais pu y jeter un coup d’œil. « Vacherie de vacherie ! » J’aurais voulu lancer, casser des choses, faire rebondir des cailloux sur des têtes scélérates. Avant même d’avoir trouvé une seule plume, j’étais parvenu à une conclusion assez claire sur qui s’était passé. J’ai trouvé ladite plume. En revenant, j’ai de nouveau entendu des bruits. Indubitablement, je ne les inventais pas. Je ne me suis pas donné la peine de mener l’enquête. Le type essayait de suivre ma lumière mais ne parvenait pas à soutenir mon allure. 94 Toubib a levé les yeux, déconcerté, quand j’ai posé la plume blanche devant lui en déclarant : « Les bouquins ont disparu. Et il y a des Félons paumés là-bas. Au moins un de mort et un encore en vie. — Disparus ? » Il a ôté la plume du document qu’il était en train d’étudier. « Quelqu’un les a pris. » Sa main s’est mise à trembler, seul indice de son trouble. « Comment ? — Tout bêtement en s’amenant depuis la rue et en se servant. » Je n’envisageais pas encore qu’on ait pu accéder à la bibliothèque de Fumée depuis l’intérieur du palais. Il a gardé le silence un instant. « Le moment a été parfaitement choisi. » Nouveau silence. « C’est quoi, cette plume ? — Peut-être un message. Peut-être seulement une plume perdue. J’en ai trouvé une identique quand j’ai découvert que l’armure d’Endeuilleur avait disparu de sa cachette à Dejagore. — Une plume blanche ? — De corbeau albinos. » J’ai passé en revue tous les adversaires potentiels, réels et peut-être imaginaires. Sa main a tremblé de nouveau. « Tu ne l’as jamais vraiment rencontrée. Mais tu l’aurais reconnue ? Elle était là, la nuit où les Félons sont passés à l’attaque ? Et tu n’as jamais rien dit ? — J’ai oublié. Ç’a été la pire nuit de ma vie, capitaine. Cette nuit a saccagé tout ce qui m’environnait… » Il m’a imposé le silence d’un geste. Il a réfléchi. Je l’ai observé. Ce n’était plus le Toubib médecin et annaliste que j’avais connu quand je m’étais enrôlé. Au bout d’un moment, il a murmuré : « Ce doit être ça. — Quoi ? — La voix que tu entendais chaque fois que tu étais happé de nouveau à Dejagore. Réfléchis. Était-elle inconstante ? — Je crois que je ne comprends pas. — As-tu l’impression qu’il s’agissait à chaque fois de personnes différentes qui parlaient ? » Maintenant je pigeais. « Non, je ne crois pas. Mais il m’a semblé remarquer des différences de ton ou de style, parfois. — La garce. La sale garce. Toujours à donner le change. Je n’en mettrais pas la main au feu, Murgen, mais je crois que tous tes mystérieux plongeons dans le temps pourraient bien s’expliquer par un petit jeu de Volesprit. » Pas foncièrement originale comme théorie. Volesprit figurait au sommet de ma liste de suspects. Ma grosse pierre d’achoppement, c’était le mobile. Je ne parvenais pas à répondre à la question « pourquoi Murgen ? », quel que soit le point de vue envisagé, celui de Volesprit compris. « Où est-elle à présent ? a demandé Toubib. — Pas la moindre idée. — Tu peux le découvrir ? — Fumée regimbe chaque fois que j’essaie de m’orienter vers elle. » Toubib a pesé ma réponse. « Essaie encore. — C’est toi le chef. — Tant que ça conviendra à tout le monde. Tu es sûr que ta belle-famille ne veut pas rentrer chez elle ? — Ils iront où j’irai. — Dis-leur qu’on se mettra en route avant la fin de la semaine. — J’attends ça avec autant d’impatience qu’une crise d’hémorroïdes. » J’ai repris ma plume blanche et me suis éloigné d’un pas lourd pour une nouvelle séance avec le chef pompier. 95 Je n’y suis pas allé directement. Je me suis arrêté à mon appartement, le temps de me munir d’un flacon de thé, d’un bidon d’eau, d’un plat de poulet et de poisson frits, de riz et de quelques galets cuisinés par mère Gota. Je prévoyais une longue séance. Il y avait des choses que je voulais faire, une fois que j’aurais eu essuyé ma prompte rebuffade pour ce qui était de la recherche de Volesprit. À première vue, Fumée était dans le même état. Sempiternel. Je me suis demandé ce dont il se souviendrait si, comme cela arrive à certains, il se réveillait un beau jour. À ce qu’on m’a dit, le retour à la vie peut parfois survenir après un coma bien plus long que celui de Fumée. Je me suis rempli l’estomac d’eau avant de quitter l’appartement. J’ai bu encore quand je suis arrivé auprès de Fumée. Et je me suis mis au travail. Dérive. Rapide tour d’horizon pour localiser les salopards. Mogaba, Ombrelongue, le Hurleur, Narayan et la Fille de la Nuit se trouvaient raisonnablement loin, soit à Belvédère, soit à Charandaprash. Lame longeait le Shindai Kus avec environ douze cents hommes pour essayer d’attaquer le Prahbrindrah Drah par-derrière, mais le prince avait disposé un écran de cavalerie légère assez loin pour être prévenu largement à l’avance. Le gaillard apprenait vite. Avant de m’acquitter de ma mission de recherche de Volesprit, j’ai remonté le temps avec Fumée pour voir jusqu’à quelle date dans le passé je pouvais espionner et me renseigner sur certains personnages-clés. Je voulais savoir ce qui s’était passé cette fameuse nuit où j’avais été capturé et torturé. Je voulais découvrir les détails du passage à l’ennemi de Mogaba. Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas remonter jusque-là. Je me souvenais de cette embarcation sur le lac, de Mogaba maudissant l’obscurité. Ça devait être cela. Il n’aurait pas dû se trouver là. Quelle honnête mission pouvait l’avoir amené sur la rive ? Était-il déjà transfuge alors ou tenait-il encore Dejagore pour son camp ? Avait-il déjà entériné son revirement lors de son entrevue avec Toubib ? Avait-il rencontré le Hurleur quelque part, trop loin pour que Gobelin et Qu’un-Œil puissent détecter son tapis volant ? Peut-être. Et, en ce cas, cela expliquait pourquoi même Sindawe et Ochiba avaient envie de l’abandonner. Nous tous serions morts déjà, et la guerre serait perdue depuis un moment si Ombrelongue avait été en mesure d’intervenir à ce moment. Les crocs glacés de la mort étaient peut-être passés plus près que je l’avais jamais soupçonné. J’aurais voulu être témoin d’une preuve ou d’une autre, pourtant. On pouvait circonvenir Fumée. Et une volonté suffisamment déterminée pouvait le contraindre. Des confins du passé, j’ai foncé vers la nuit de mon désespoir. Je ne suis pas allé au moment paroxystique de l’horreur, cependant. J’ai ralenti et dérivé une heure avant, tandis que les Étrangleurs approchaient seulement du palais et, dans la grande tradition des Félons, envoyaient deux d’entre eux déguisés en prostituées sacrées de Bashra s’approcher des gardes en prétextant vouloir accomplir le rite sacré du plaisir aveugle. Mais ce n’était pas cette séquence que je voulais revoir. J’ai poussé Fumée plus avant jusqu’à mon propre intermède dans la cage d’escalier de l’issue de secours. Je me suis regardé sortir du palais, perdre conscience et m’effondrer sur le pavé. La crise n’a duré qu’une minute à peine, en dépit de tout le temps qui m’a paru s’écouler dans les horreurs du passé. Maintenant venait l’opération délicate. Se focaliser sur la femme dans l’ombre, au milieu du couloir, derrière le Shadar poilu. Maintenir la concentration sur elle, en dépit de l’angoisse grandissante de Fumée et de ses trémoussements psychiques. Je n’ai pas eu l’occasion de connaître Fumée dans la vraie vie, mais, d’après ce qui se dit, c’était une vraie poule mouillée, qui s’opposait invariablement à tout ce qui impliquait de près ou de loin le moindre risque pour quiconque en charge du boulot de sorcier de cour ou de pompier en chef. La couardise devait s’ancrer au plus profond de son être car il s’est tortillé comme un ver au bout d’un hameçon tout le temps que j’ai regardé Volesprit piller sa bibliothèque. Les sortilèges de confusion glissaient sur elle. Les Étrangleurs ne lui avaient pas davantage posé de problème, bien qu’elle en ait croisé une bande. Ils avaient ouvert des yeux ronds un bref instant et décidé que leurs intérêts les appelaient ailleurs. Elle ne paraissait pas se rendre compte que je l’observais, contrairement à l’épisode dans le champ de blé. Se pouvait-il qu’elle ignore le secret de Fumée ? Oh ! quelle délicieuse éventualité… Je l’ai épiée un long moment, jusque bien après son départ du palais. Fumée résistait des quatre fers. Puis je suis revenu à moi, j’ai bu un coup et mangé un morceau avant de m’attaquer à un boulot plus palpitant : pister Gobelin et, par pure curiosité, assister à l’ultime altercation entre Toubib et Lame. Je n’avais trouvé personne pour témoigner de ce qui avait provoqué le schisme. 96 Pour pister Gobelin, je suis remonté à la dernière fois où je m’étais moi-même trouvé en présence du nabot, puis je l’ai suivi dans le sens du temps. Peu après m’avoir soigné suite à l’un de mes plongeons dans le passé, Gobelin est sorti de sa piaule, un modeste sac sur l’épaule, s’est rendu au port, a embarqué sur une barge manœuvrée par des Tagliens de confiance devenus des soldats professionnels, laquelle est partie sur le fleuve au fil du courant. En cet instant – approximativement aujourd’hui – il se trouvait au beau milieu du delta et transférait, avec l’aide de la plupart des Tagliens, la cargaison de la barge dans un vaisseau de haute mer paré de drapeaux et de pennons qui m’étaient totalement inconnus. Au loin sur le rivage humide, des ribambelles d’enfants nyueng bao et une poignée d’adultes nonchalants regardaient le trafic auquel se livraient ces étrangers comme s’il s’agissait de la meilleure distraction depuis des années. Malgré ma familiarité avec la tribu, ils me paraissaient foncièrement étrangers dans leur environnement naturel, bien davantage qu’à Dejagore où nous étions tous entassés les uns sur les autres. Sans raison bien arrêtée, je n’avais jamais visité le monde de Sahra. Je l’avais juste accueillie dans le mien en savourant le miracle. La question qui me turlupinait, c’était de savoir où traînait Gobelin plus que ce à quoi il s’employait. Je le savais désormais. Alors pourquoi ne pas aller voir à quoi ressemblait la vie pour les Nyueng Bao ? Oncle Doj m’avait répété tant et tant que le delta était un paradis. Possible, mais à condition d’appartenir au clan des moustiques. Je le jure, si je ne me suis pas fait dévorer tout cru, c’est uniquement parce que je n’étais qu’un regard désincarné. Gobelin était assez malin pour se protéger, lui et son équipe, grâce à de puissants sortilèges renforcés par de mauvaises odeurs. Mais les Nyueng Bao devaient composer avec des suceurs de sang assez gros pour soulever des nourrissons. Je me suis alors souvenu que j’avais vu tous les insectes du monde en traversant la jungle natale de Qu’un-Œil, lors de notre descente vers le sud, et que, vraisemblablement, le peuple de Sarie était capable d’y faire face admirablement sans la présence du mari de Sarie. J’ai survolé la région, curieux de me faire une idée de ce qu’était sa vie avant notre rencontre. Des hameaux, des rizières, des buffles, des barques de pêcheurs, rien n’avait changé depuis la veille, un an, un siècle, et rien ne changerait à l’avenir. Tous les gens que je croisais ressemblaient à quelqu’un que j’avais rencontré à Dejagore ou parmi les Nyueng Bao qui servaient désormais la Compagnie. Quoi ? Je filais comme une hirondelle en vol plané. J’ai aperçu fugitivement un visage qui regardait en l’air, dans un hameau à plusieurs kilomètres de la rivière où Gobelin et son équipe suaient sang et eau. Mon cœur a bondi dans ma poitrine. Pour la première fois lors d’une sortie avec Fumée, j’éprouvais une émotion vraiment forte. Si j’avais été dans mon corps, j’aurais versé des larmes de crocodile. Des crocodiles mangeurs d’hommes, ça aussi, il y en a dans le delta. J’ai viré à cent quatre-vingts degrés et me suis mis en quête de ce visage si semblable à celui de Sahra que j’aurais juré qu’il s’agissait de celui de sa sœur jumelle. Par là-bas, dans ce secteur, près de ce vieux temple. Non. Inutile. Tu te berces d’illusions, Murgen, tu te berces d’illusions. Ce n’était sans doute qu’une autre jeune femme nyueng bao à peine adulte, auréolée de cette incroyable beauté qui les caractérise entre l’adolescence et le début de la pente abrupte qui mène au désespoir. J’ai insisté un peu encore, tant j’aurais voulu retrouver ne serait-ce que la copie de Sahra. Naturellement, je n’ai rien trouvé. La douleur est devenue si vive que j’ai carrément quitté la région pour chercher d’autres temps et lieux où les dieux me seraient plus cléments. 97 Il fallait que je remonte le temps, que je retourne sans tergiverser à l’unique période de ma vie où j’avais connu le bonheur total, où la perfection avait ordonné l’univers. Je suis revenu à cette heure qui me servait de phare, de centre, d’autel. Je suis retourné à l’instant que chaque homme rêve de vivre, cet instant où tous les désirs et les espérances entrent dans le champ du possible et où il ne reste plus qu’à reconnaître la situation et franchir le pas pour faire de sa vie un accomplissement. Pour moi, cet instant s’était présenté moins d’un an après la fin du siège de Dejagore. Et j’avais failli le rater. Les Nyueng Bao partageaient ma vie presque constamment, à ce moment-là. C’était à peine trois semaines après l’épreuve de force entre Toubib et Mogaba, laquelle s’était soldée par la fuite de ce dernier. À cette époque, nous, les survivants, traînions péniblement nos semelles vers le nord et Taglios en essayant de nous faire passer pour des héros triomphants, libérateurs d’une ville amie et vainqueurs d’une bande de scélérats. Un beau matin à mon réveil, je m’étais trouvé sous la protection permanente et équivoque de Thai Dei. Il n’était pas plus loquace qu’à l’accoutumée mais, en quelques mots, il m’avait déclaré avec insistance qu’il me devait gros et qu’il entendait rester avec moi à jamais. J’avais voulu croire à une métaphore. Dieux ! que j’étais content. N’étant quand même pas d’humeur à lui trancher la gorge, je l’ai laissé me coller aux basques. Il avait une sœur que j’avais bien plus envie de voir que lui mais, ça, je n’ai jamais trouvé le cran de lui dire. Et pourtant… Je me suis donc retrouvé dans la capitale, logé au palais dans une chambrette avec mes papiers et mes bouquins, avec Thai Dei qui dormait en travers de ma porte sur une natte de jonc et me répétait que To Tan était en de bonnes mains avec sa grand-mère. J’évoluais toujours en pleine confusion, essayant de comprendre ce qui nous était arrivé à tous et de tirer quelque sens des écrits de Madame. Je n’avais pas les idées très claires quand j’ai reçu la visite d’un dénommé Bahn Do Trang, qui était de la famille d’un des pèlerins de Dejagore. Il avait un message pour moi, un message si abscons que je le décrirais volontiers comme l’un des plus grands énoncés sibyllins à la noix de tous les temps. « Onze collines, au-delà la crête, il l’embrassa, a dit frère Bahn, tout éclaboussé d’un sourire fort peu nyueng bao. Mais les autres n’étaient pas en location. » Ce à quoi j’ai répondu : « Une poule sur un mur, qui picote du pain dur, picoti picota, lève la queue et puis s’en va. » Adieu le sourire. « Comment ? — C’est ma phrase à moi, mon pote. Tu as raconté aux gardes en bas que tu avais un message important pour moi. En dépit du bon sens, je te laisse monter, tout ça pour que tu me déballes n’importe quoi. Tamal ! » J’ai appelé le planton de service et quelques autres qui travaillaient non loin. « Raccompagnez-moi ce gugusse dehors. » Do Trang a voulu protester, il a jeté un coup d’œil à mes gaillards et considéré finalement qu’il valait mieux éviter de faire de l’esclandre. Thai Dei observait le mystérieux bonhomme de très près, mais pas avec l’air de vouloir le flanquer personnellement dehors. Pauvre Bahn. Ce devait être important pour lui. Il restait médusé. Tamal était un grand Shadar, mi-homme mi-ours, tout en poils, grognements et mauvaise haleine. Pour lui, rien de plus simple que de traîner un Nyueng Bao jusqu’à la rue et de là jusqu’aux portes de la ville. Bahn est parti de lui-même sans protester. Moins d’une semaine plus tard, j’ai reçu le même message sous forme d’un mot qu’on aurait dit transcrit par un gamin de six ans. Un des gardes de Cordy Mather me l’a monté. J’ai lu le billet et lui ai dit : « Vire-moi ce vieux toqué et dis-lui de ne plus m’importuner. » Le garde m’a regardé d’un drôle d’air. Il a lancé un coup d’œil à Thai Dei et a murmuré : « Le “vieux” est de trop, il y a erreur sur le genre, mais le “toqué” est sans doute juste, porte-étendard. Je serais vous, je prendrais le temps. » J’ai saisi. Enfin. « Je vais lui remonter les bretelles moi-même, alors. Thai Dei, tâche d’empêcher quiconque d’entrer. Je reviens dans quelques minutes. » Il n’a pas écouté, bien sûr, parce qu’il ne pouvait pas jouer les gardes du corps à distance, mais je l’ai décontenancé juste le temps nécessaire pour le devancer un peu. Je suis descendu et j’ai posé mes mains sur celles de Sahra avant qu’il puisse me rattraper ou me doubler. Après cela, il n’a plus guère eu son mot à dire. D’autant que ma rusée demoiselle avait amené To Tan pour l’occuper. Thai Dei n’a pas dit grand-chose, mais il n’en était pas pour autant idiot. Il savait qu’il ne pouvait pas gagner avec les cartes qu’il avait en main. « Malin, ai-je dit à Sahra. Je pensais que je ne te reverrais pas. Salut, bout de chou, ai-je dit à To Tan qui ne se souvenait plus de moi. Sahra, ma belle enfant, il faut que tu me fasses une promesse. Plus de ces galimatias obscurs dont grand-père Dam avait le secret. Je ne suis qu’un soldat simple d’esprit. » J’ai entraîné Sahra à l’intérieur et l’ai invitée dans mon petit réduit. Les trois années qui ont suivi, je me suis émerveillé chaque matin de la trouver à mon côté à mon réveil, et aussi presque chaque fois que mes yeux se posaient sur elle pendant la journée. Elle est devenue le centre de ma vie, mon ancre, mon roc, ma déesse, et tous les satanés frères m’enviaient à un point qui confinait à la haine – même si Sahra les convertissait tous en amis dévoués. Pour ce qui était d’attendrir les cœurs les plus coriaces, elle pouvait en remontrer à Madame. C’est quand l’oncle Doj et mère Gota sont venus nous rendre visite que j’ai découvert que Sahra n’avait pas seulement dérogé aux coutumes nyueng bao. Elle avait délibérément bafoué les ordres explicites des aînés de sa tribu en venant prendre pour mari un soldat de l’obscur. Sûre d’elle, la petite bougresse. Ces vieillards édentés n’accordaient aucune importance aux vœux de la « sorcière » Ky Hong Tray. Je crois avoir une image lucide de qui et ce que je suis, alors je n’en reviens toujours pas que Sahra ait pu éprouver pour moi ce que j’ai éprouvé pour elle. 98 J’ai bu de l’eau, mangé, et je me suis dit que, cette fois, je n’avais pas eu de mal à quitter le monde de Fumée. Le chagrin ne s’atténuait pas quand je me rendais là-bas pour voir Sarie. Qu’est-ce que je fichais ici ? Il restait un mystère que je voulais élucider avant de laisser Toubib m’embarquer dans la tranche de rigolade suivante de notre grande aventure. Je voulais savoir ce qui s’était passé entre Lame et lui. Fumée et moi avons zigzagué d’avant en arrière dans le temps, subdivisant les zones temporelles, tirant des bords au gré des vents du temps, procédant avec méthode, cherchant des incidents dans la relation entre Lame et mon patron. Je savais quand la brouille s’était produite ; alors, pour commencer, j’ai plutôt cherché les éléments qui l’avaient provoquée. On pouvait ratisser un large champ temporel en poussant Fumée à un rythme soutenu. Il n’a pas fallu longtemps pour établir, sans le moindre doute, que la relation unissant Lame et Madame avait toujours été sans équivoque, quoi que Lame ait pu espérer de son côté. Madame n’avait jamais réagi à ses regards énamourés – ni à lui ni à quiconque. Elle était trop habituée à ce qu’on lui fasse la cour pour y accorder d’attention. Alors que s’était-il passé ? Je me suis acharné sur la question comme un chien sur l’entrée d’un terrier. Fumée ne m’était d’aucune aide. Il y avait des lieux, des moments, des points de vue qu’il refusait tout net d’aborder. J’ai tenté quelques stratagèmes pour découvrir pourquoi il ne pouvait pas ou ne voulait pas m’emmener où je le désirais. En pure perte. Peut-être que je gaspillais mon énergie sur une piste sans intérêt. La fâcherie avait été assez explosive et dépourvue de sens, sortie de son strict contexte temporel. La seule explication que j’ai vue, c’est que Lame et Toubib mijotaient chacun un drôle de potage au vinaigre avant de devenir mabouls tous les deux. Des petites piques, ils sont passés aux insinuations hargneuses et aux menaces de la part du Vieux. Et ça n’en est pas resté là. Je dois avouer que Toubib s’est vraiment comporté en sale type. Ou en imbécile. Il a continué à chercher les crosses tandis que Lame faisait de son mieux pour ne pas mordre à l’hameçon. Avec pour seul résultat de l’exaspérer. Toubib a fini par lancer des menaces qui n’ont pas laissé d’autre choix à Lame que de fuir. J’ai pris du recul, embarrassé pour mon capitaine. Je n’avais jamais pensé qu’il puisse faire un pareil trouduc. Je ne comprenais pas pourquoi il nourrissait tant d’inquiétude à l’égard de Madame. Je me sentais pour Lame, profondément, et mon opinion sur un de mes héros s’en rabaissait d’autant. Maintenant que j’y réfléchissais, je me souvenais de quelques chicaneries dont Saule Cygne avait fait les frais mais qui, elles, n’avaient pas donné lieu à de tels dérapages. Toubib avait aussi eu des mots avec le Prahbrindrah Drah, une fois. Je voyais se dessiner une chose. Une chose qui me chagrinait, mais qui relevait de l’évidence, à bien y regarder. Toubib était obnubilé par sa femme. Il s’attaquait à tous ceux qui s’occupaient un peu trop d’elle, quel qu’en soit le prix à payer. Merde. Pourquoi ? Elle n’était pourtant pas Sarie. Il avait déjà perdu Lame. Je ne voyais pas à quoi Saule Cygne pouvait nous être utile, étant trop coquet blondinet, mais j’aurais détesté que la Compagnie se mette le prince à dos sous le seul prétexte qu’un type se faisait de la bile pour sa femme. D’autres écailles me tombaient des yeux, reléguant au loin ma déception. Il fallait que je discute de la question avec les vieux de la vieille, Qu’un-Œil, Otto et Hagop. Gobelin était trop loin et Madame à la fois trop loin et trop impliquée pour être de bon conseil. Un capitaine qui pensait avec ses couilles au lieu de son cerveau pouvait faire tuer pas mal de monde. Pour ma part, je ne vénère aucun dieu, même si je tiens certains d’entre eux pour bien réels à leur façon. Je suis convaincu que, régulièrement, ils s’esclaffent tous de bon cœur en pensant que l’un d’eux s’est montré assez ingénieux pour inventer la sexualité humaine. Même l’appât du lucre et la soif de pouvoir conjugués ne sauraient motiver la moitié des imbécillités que nous commettons du seul fait de cette différence de sexe. Cela dit, tout bien réfléchi, je crois que tout autant de belles choses procèdent de cette même dichotomie. Disons Ky Sahra. Dieux, Murgen, il faut que tu t’éloignes de ce vieux bonhomme à moitié mort. Tu es un mercenaire. Un soldat. Tu ne devrais pas t’amuser à jouer le philosophe. Pas même avec toi-même. 99 J’ai rompu le contact avec Fumée. « C’est le moment, Qu’un-Œil. Elle est partie. » Le petit sorcier a envoyé une chouette miniature et apprivoisée dans le couloir enténébré. Imperméable aux sortilèges de confusion, le petit oiseau s’est dirigé vers ce quartier de la ville où il s’imaginait avoir son nid. Il ne cherchait personne en particulier. Telle n’était pas sa mission. Mais beaucoup d’hommes le guettaient. Lorsqu’il a voleté à leur proximité, deux douzaines de vétérans de la Compagnie noire et leurs gardes du corps nyueng bao se sont précipités dans un bâtiment qui aurait mérité d’être rasé une génération avant que les Maîtres d’Ombres n’arrivent dans ces confins du monde. J’avais localisé le repaire de Volesprit dans cette bâtisse pour l’avoir pistée après son raid sur la bibliothèque de Fumée. Elle s’y sentait tellement à l’abri qu’elle méprisait presque toute forme de précaution. Elle vivait là sans avoir été dérangée depuis des années. Elle allait déchanter quand elle se rendrait compte qu’elle maîtrisait moins la situation qu’elle l’imaginait. Je regardais, aux anges, les soldats de la Compagnie noire investir le bâtiment méthodiquement : ils faisaient montre d’un tel professionnalisme qu’aucun capitaine n’aurait décemment pu trouver matière à critique. Les hommes avaient maintenant pris le coup pour accomplir leur boulot sans se laisser importuner par les Nyueng Bao, lesquels pouvaient se montrer pires qu’un troupeau de chats quand ils commençaient à se fourrer dans vos pattes. Il fallait les utiliser comme s’ils étaient votre ombre. Nulle personne étrangère à mon groupe n’a remarqué mes gars. Ils se sont introduits dans le bâtiment, s’y sont déployés, l’ont ratissé, ont trouvé ce que je voulais, embarqué le tout, et ils sont revenus bien avant que Volesprit se rende compte qu’elle avait été bernée. Otto et Hagop ont dirigé le raid. Les placer à la tête de l’opération était ma manière de les réintégrer dans la famille. En bons soldats, ils ont suivi mes suggestions : non seulement ils ont fait place nette dans le repaire de Volesprit, mais ils sont allés jusqu’à voler son corbeau blanc favori. Ils ont arraché deux plumes au volatile et les ont laissées à la place des livres, liées ensemble avec un cheveu pris sur la tête d’une Volesprit beaucoup plus jeune, voilà bien longtemps. Ce cheveu, c’est eux qui l’avaient ramené dans le Sud, entre autres bagages. De quoi la désorienter complètement. Peut-être aurais-je dû associer Toubib et Madame à mon plan. D’une certaine façon, je signais une déclaration en leur nom. Mais c’était devenu personnel. J’avais aussi une déclaration à faire au nom de Murgen. Et le temps manquait pour les consultations et les palabres. Fumée et moi avons survolé les gars pendant qu’ils ramenaient leur butin vers le palais. Je comptais donner les livres à Toubib dès leur arrivée. Il en disposerait à sa guise. Autrement dit, le paquet rebondirait probablement une fois pour atterrir sur mon bureau, d’où je le cacherais aux regards sournois de tous bords – sans doute pas mieux que j’avais caché l’armure d’Endeuilleur. Je me suis demandé si je risquais d’apprendre à mes dépens ce que pouvait signifier l’orgueil. Volesprit saurait qui lui avait joué ce tour. Cadette d’un an de Madame, elle possédait une réserve sans âge de ruses et de fourberies face a laquelle je ne faisais pas le poids. Mais qu’avais-je à perdre ? La seule chose qui avait vraiment compté pour moi n’était plus. Je pouvais me payer le luxe de jouer avec le désastre et de sourire en fin de partie. Volesprit ne trouverait rien qui me ferait souffrir davantage que la perte de Sahra. Vraiment ? Ce que tu peux te raconter comme foutaises, parfois. 100 Quatre jours avant le solstice d’hiver, une heure avant le coucher du soleil, sans égard aux desseins d’aucun homme mortel, sorcier, dieux ou déesse, la terre a frémi et tremblé. À Taglios, des piles de vaisselle ont chu des étagères, des dormeurs se sont réveillés en proie à une panique confuse, des chiens ont hurlé et des fissures se sont propagées dans les vieux murs aux fondations trop hâtivement réalisées, ou qui n’avaient pas été conçues pour résister à une secousse tellurique. Le phénomène a duré une demi-heure. À Dejagore, des bâtiments affaiblis par la récente inondation ou par des vices de construction se sont abandonnés à la toute-puissance de l’attraction terrestre. Plus au sud, le tremblement a été plus rude. Au-delà des Dandha Presh, où les cimes se sont ruées avec des grondements féroces dans les vallées, le séisme a provoqué une horreur épique. Kiaulune a été dévastée. Belvédère a également souffert, même si la maçonnerie a absorbé le pire. Ombrelongue a paniqué plusieurs heures, jusqu’à ce qu’il acquière la certitude que les convulsions de la terre n’avaient brisé ni ses portes à ombres ni ses pièges à ombres. Puis la colère l’a pris parce que les dégâts et les morts à Prenlombre allaient retarder son programme de construction de plusieurs mois. Peut-être même d’années. 101 J’avais la vague impression que quelqu’un regardait par-dessus mon épaule – même si je n’aurais pas su dire comment il était possible de se glisser derrière moi quand je n’étais qu’un point de vue flottant et indiscernable. La voix manquait mais, hormis cela, la sensation de présence était la même que lors des précédentes plongées dans les horreurs de Dejagore en compagnie d’un esprit sarcastique qui, très certainement, n’était autre que Volesprit. Seule une odeur accompagnait cette présence. Une odeur comme… Comme l’odeur du cadavre d’Étrangleur que j’avais découvert dans les profondeurs du palais, comme la puanteur omniprésente à Dejagore, au point qu’on ne la remarquait plus que lorsqu’elle n’était plus là. Cette odeur, c’était celle de la mort. J’avais éprouvé une immense douleur dans le delta, imaginant revoir Sahra vivante parmi les Nyueng Bao, quand bien même me trouvais-je dans l’éther avec Fumée. Maintenant, j’éprouvais une terreur sans nom, étant à nouveau hors de mon corps. Je me suis mis à faire ce que, en chair et en os, j’aurais appelé un tour complet sur moi-même, lentement. J’ai effectué un second tour, un troisième et un quatrième, chaque fois plus vite, chaque fois plus impétueusement. Et chaque fois – il me semblait que ce que je cherchais à voir se trouvait au sud – j’entrevoyais quelque chose de vaste, sombre, plus net d’une fois sur l’autre, jusqu’au tout dernier tour : c’était une femme noire aussi grande que le ciel. Elle était nue. Elle avait quatre bras, six seins et des crocs comme un vampire. L’odeur, c’était son haleine. Ses yeux brillaient comme des guichets ouverts sur l’enfer, et pourtant son regard plongeait dans le mien et me parlait, chargé à la fois d’une force coercitive et d’une promesse – d’un érotisme torride au-delà de tout ce que j’avais pu connaître avec Sahra. J’ai hurlé. J’ai jailli hors de l’univers de Fumée. Fumée voulait hurler lui aussi. Je crois que la terreur a bien failli le réveiller. Qu’un-Œil a rigolé. « T’as assez froid, Gamin ? » J’étais trempé. Trempé d’une eau très froide. « Qu’est-ce qui s’est passé ? — Si tu restes là-bas une éternité à nouveau, je te gèlerai le fion pour de bon. » J’ai commencé à trembler. « Oh, merde. Ça caille. » Je ne lui ai pas dit ce que j’avais vu, ce qui, en vérité, m’inspirait ces tremblements. Sans doute était-ce seulement mon imagination qui s’emballait une fois de plus. « Qu’est-ce que tu cherches, espèce de couillon, tu veux me flanquer une crise cardiaque ou quoi ? — Non. Je veux juste t’empêcher de te perdre. Tu ne te retrouveras pas tout seul. — Je crois que je suis déjà perdu, vieux gars. » Les étoiles clignent d’une ironie froide. Il y a toujours un moyen. Le vent gémit et hurle, exhalant son haleine amère à travers des crocs de glace. La foudre gronde et aboie sur la plaine de pierre scintillante. La rage est une force rouge, presque animée, aussi pétrie de compassion qu’un serpent mourant de faim. Peu d’ombres folâtrent parmi les colonnes. Beaucoup ont été requises ici ou là. En son centre, la plaine est défigurée par des cicatrices cataclysmiques. Le zigzag dentelé d’une fissure s’est propagé à sa surface. Nulle part cette crevasse n’est si large qu’un enfant ne puisse la franchir d’un bond, mais elle paraît abyssale. Des traînes de brume dérivent vers le nord. Certaines s’ourlent de couleur quand elles surgissent. Des lézardes déparent la surface de la grande forteresse grise. Une tour s’est effondrée en travers de la crevasse. Depuis la place forte monte un profond et lent battement, comme celui du cœur grondant de la terre, qui rompt le silence de pierre. Le trône de bois s’est décalé. Il s’est incliné légèrement. La silhouette clouée dessus a changé subtilement de position. Son visage se redresse, à l’agonie. Ses paupières frissonnent comme si elle allait se réveiller. C’est une forme d’immortalité, mais dont il faut payer le prix en une monnaie de souffrance. Et même le temps s’arrêtera-t-il peut-être.