Glen Cook L'eau dort Premeière Partie Les Annales de la Compagnie Noire – 10 Traduit de l’Américain par Frank Reichert Hérétiques – créateurs de livrels indépendants. H-1.0 Pour John Ferraro et tous les merveilleux canetons, tous en rang d’oignons. Ce fut une grandiose petite soirée. 1 En ce temps-là, la Compagnie noire n’existait pas. Je le sais pour l’avoir appris par des lois et des décrets. Mais je ne me sentais pas pour autant privée de substance. L’étendard de la Compagnie, son capitaine, son lieutenant, son porte-étendard et tous les hommes qui avaient contribué à lui forger sa terrible réputation avaient disparu, enterrés vivants au cœur d’un vaste désert de pierre. « Pierre scintillante », chuchotait-on dans les rues et les venelles de Taglios ; « Partis au Khatovar », proclamait-on là-haut, tandis que l’effroyable forfait qu’elle s’était si longtemps efforcée de prévenir se transformait en un triomphe ineffable, la Radisha, la Protectrice ou Dieu sait qui ayant décidé que le peuple devait se persuader que la Compagnie avait accompli sa destinée. Ceux qui étaient assez vieux pour s’en souvenir n’étaient pas dupes. Seules cinquante personnes s’étaient aventurées dans la plaine de pierre scintillante. La moitié n’appartenaient même pas à la Compagnie. Et sur ces cinquante individus, deux seulement en étaient revenus pour mentir effrontément sur ce qui s’était passé. Un troisième avait réussi à s’en sortir et aurait pu rétablir la vérité s’il n’avait pas trouvé la mort lors des guerres de Kiaulune, très loin de la capitale. Mais les piperies de Saule Cygne et Volesprit n’abusaient personne, ni maintenant ni jamais. Les gens feignaient tout bonnement d’y croire parce que c’était plus sain. Ils auraient certes pu se demander pourquoi il avait fallu à Mogaba cinq ans et le sacrifice de milliers de jeunes vies pour vaincre une compagnie anéantie et faire passer les terres de Kiaulune sous la tutelle de la Radisha, les intégrer au royaume de vérités distordues régenté par la Protectrice. Ils auraient pu répondre qu’une troupe proclamant haut et fort son appartenance à la Compagnie noire tenait encore la forteresse de Belvédère bien des années plus tard, jusqu’au jour où Volesprit, perdant patience devant leur intransigeance, avait recouru à ses plus puissants sortilèges et investi toutes ses ressources dans un projet de deux ans qui avait réduit l’immense forteresse en un monceau de poussière blanche, de décombres et d’ossements blanchis. Ils auraient pu soulever ces objections. Mais ils avaient préféré se taire. Ils avaient peur. Oh oui, ils avaient peur. Non sans raison. Sous la férule du Protectorat, l’empire taglien était devenu celui de la peur. Durant ces années de méfiance, un héros anonyme s’était gagné la haine éternelle de Volesprit en sabotant la Porte d’Ombre, unique accès à la plaine scintillante. Volesprit était la plus grande sorcière vivante. Elle aurait pu devenir un Maître d’Ombre et éclipser les monstres renversés par la Compagnie lors des premières guerres menées au nom de Taglios. Mais la Porte d’Ombre hermétiquement scellée, il lui était désormais interdit de conjurer de plus redoutables ombres tueuses que la vingtaine passées sous son contrôle à l’époque où elle ourdissait contre la Compagnie. Oh, bien sûr, elle aurait pu ouvrir la Porte d’Ombre. Une seule fois. Car elle ne savait pas la refermer. Si bien que tout ce qui rôdait derrière eût été libre de s’en évader en frétillant pour venir tourmenter le pauvre monde. Cela signifiait en outre, pour une Volesprit initiée à si peu de secrets, que le choix était très réduit. Tout ou rien : soit la fin du monde, soit se résigner à l’état de fait. Pour l’heure, elle se contente de faire avec. Non sans poursuivre assidûment ses recherches. Elle est la Protectrice. La peur qu’elle inspire imprègne tout l’empire. Rien ne peut la défier. Mais elle est consciente que cette obscure concorde ne saurait perdurer. L’eau dort. Dans les maisons, les ruelles ombragées et les dix mille temples de la ville résonnent d’incessants chuchotements. L’Année des Crânes. L’Année des Crânes. Cette époque veut que les dieux ne meurent pas et que ceux qui dorment s’agitent dans leur sommeil. « L’eau dort », murmurent les gens chez eux, dans les ruelles obscures, les champs de céréales, les rizières inondées, les pâturages, les forêts et les villes tributaires dès qu’une comète traverse le ciel, qu’une tempête imprévisible sème la dévastation ou, surtout, que la terre tremble. Et la peur les prend. 2 On m’appelle Roupille. J’étais une enfant renfermée qui se réfugiait dans ses songeries le jour et dans ses cauchemars la nuit pour échapper aux horreurs de son enfance. Dès que j’avais quelques minutes de loisir, j’allais me blottir dans ce lieu douillet tout au fond de moi. Le Mal ne pouvait m’y atteindre. Je ne connaissais aucune cachette plus sûre jusqu’à l’arrivée de la Compagnie à Jaicur. Mes frères m’accusaient de dormir tout le temps. Ils m’en voulaient de mon aptitude au déni. Ils ne comprenaient pas. Ils sont morts sans avoir compris. J’ai continué de dormir. Je ne me suis pleinement réveillée qu’après plusieurs années au sein de la Compagnie. Aujourd’hui, je tiens les annales. Il faut bien que quelqu’un s’en charge et nul autre n’en est capable, encore que le titre d’annaliste ne m’ait jamais été officiellement décerné. Il y a des précédents. Les livres doivent être tenus. Et la vérité consignée, même si le destin devait décider que nul ne lirait jamais mes écrits. Les annales sont l’âme de la Compagnie noire. Elles nous rappellent ce que nous sommes. Que nous ne sommes que cela. Que nous devons persévérer dans ce sens. Et que la traîtrise, comme d’habitude, n’a pas réussi à nous saigner à blanc. Nous n’existons plus. La Protectrice ne cesse de le ressasser. La Radisha le jure. Mogaba, ce puissant général aux milliers de noirs triomphes, crache en entendant notre nom et ricane à notre mémoire. L’homme de la rue décrète volontiers que nous ne sommes plus qu’un mauvais souvenir récurrent. Mais Volesprit est la seule à ne pas se retourner pour regarder par-dessus son épaule si quelque chose ne serait pas en train de la rattraper. Nous sommes des spectres opiniâtres. Nous ne nous coucherons jamais. Nous ne cesserons jamais de les hanter. Nous sommes restés longtemps passifs, mais ils ont encore peur de nous. Leur mauvaise conscience leur souffle notre nom sans relâche. Et ils ont raison d’avoir peur. Tous les jours, un message écrit à la craie ou au sang de quelque animal apparaît sur un mur quelque part dans Taglios. Juste un rappel discret : L’eau dort. Chacun sait ce qu’il signifie. On ne cesse de chuchoter ces mots, conscient qu’un ennemi rôde alentour, plus tumultueux qu’un torrent. Un ennemi qui, un jour, réussira à s’extraire de sa tombe pour s’en prendre à ceux qui l’ont trahi. On sait qu’aucune force au monde ne peut s’y opposer. On les a prévenus dix mille fois de ne pas céder à cette tentation. Nulle force maligne ne saura les protéger. Mogaba a peur. L’effroi paralyse la Radisha. Saule Cygne tremble si fort qu’il peut à peine remplir son office, tout comme avant lui le sorcier Fumée qu’il accusait de couardise et accablait de son mépris. Cygne a rencontré la Compagnie voilà bien longtemps, dans le Nord avant même que quiconque vît en elle autre chose que le sombre rappel d’une antique terreur. Les années n’ont pas vu s’endurcir sa couenne ni s’apaiser la frayeur qu’elle lui inspire. Purohita Drupada a peur. L’inspecteur général Gokhale a peur. Seule Volesprit ne craint pas. Volesprit n’a peur de rien. Volesprit n’en a cure. Elle raille et défie les démons. Volesprit est cinglée. Elle continuerait de rire et de s’amuser en se consumant dans les flammes. Cette immunité à la peur ne laisse pas de perturber ses sbires. Ils savent qu’elle les poussera devant elle, droit dans les formidables mâchoires du destin. De temps à autre, un mur délivre un autre message. Une touche plus personnelle : Tous leurs jours sont comptés. Je sors quotidiennement dans la rue, soit pour aller à mon travail, soit pour épier, écouter, capter les bruits qui courent ou en lancer d’autres, fondue dans l’anonymat du Chor Bagan, le Jardin des Voleurs, que les Gris eux-mêmes n’ont toujours pas réussi à éradiquer. Je me déguisais naguère en prostituée, mais le subterfuge s’est révélé périlleux. Certains individus, dans ce quartier, feraient passer la Protectrice pour un parangon d’équilibre mental. Par bonheur, le destin leur interdit d’infliger à ce monde la pleine mesure de leur psychose. La plupart du temps, je me promène travestie en jeune homme, comme je l’ai toujours fait. Depuis la fin des guerres, les jeunes gens déracinés fourmillent dans nos rues. Plus étrange est la dernière rumeur lancée, plus elle se répand vite hors du Chor Bagan et plus elle corrode profondément les nerfs de l’ennemi. Taglios doit toujours – toujours – vivre sous le coup d’un sombre pressentiment. Nous nous devons de lui apporter chaque jour sa ration de mauvais présages et d’augures maléfiques. Dans ses rares moments de lucidité, la Protectrice nous pourchasse ; mais elle se désintéresse rapidement de sa traque. Elle peine à fixer son attention sur un objet précis. Et pourquoi se soucierait-elle de nous ? Nous sommes morts, n’est-ce pas ? Nous n’existons pas. En sa qualité de Protectrice, elle reste le grand arbitre des réalités de tout l’empire taglien. Oui, mais… l’eau dort. 3 En ce temps-là, l’épine dorsale de la Compagnie était une femme qui n’avait jamais rejoint officiellement ses rangs : la sorcière Ky Sahra, épouse de Murgen, son porte-étendard et mon prédécesseur à la fonction d’annaliste. Ky Sahra est une femme intelligente, à la volonté aussi tranchante que l’acier. Gobelin et Qu’un-Œil eux-mêmes lui rendent des comptes. Elle ne se laisse intimider par personne, pas même par sa vieille fripouille d’oncle Doj. Elle ne craint pas plus la Protectrice, la Radisha et les Gris qu’elle ne craindrait un chou-fleur. La cruauté de puissances aussi démoniaques que le culte meurtrier des Félons, la Fille de la Nuit, leur messie, et Kina, leur déesse, ne lui fait ni chaud ni froid. Elle a sondé du regard le cœur des ténèbres. Leurs secrets ne l’effraient nullement. Une seule chose la fait trembler. Sa mère, Ky Gota, est l’incarnation de l’insatisfaction, de la frustration et de la doléance. Ses reproches et ses lamentations sont d’une si virulente véhémence qu’elle ne peut qu’être l’avatar à une antique divinité acariâtre encore inconnue de l’homme. Personne n’aime Ky Gota. Sauf Qu’un-Œil. Et lui-même ne se prive pas de l’appeler « le Troll » quand elle a le dos tourné. Sahra a frémi en voyant sa mère traverser lentement, en claudiquant, la pièce brusquement réduite au silence. Nous n’avions pas le pouvoir, ici. Nous ne disposions que de quelques pièces qui servaient à tous les usages. Quelques instants plus tôt, celle-là était encore remplie de traîne-savates, tant membres de la Compagnie qu’employés de Banh Do Trang. Nous avons tous fixé la vieille femme, pressés de la voir en finir au plus tôt. En espérant qu’elle ne profiterait pas de l’occasion pour fraterniser. Le vieux Do Trang, si faible qu’il devait désormais se déplacer en fauteuil roulant, a poussé jusqu’à Gota, espérant ostensiblement que ce témoignage d’attention l’inciterait à poursuivre son chemin. Tout le monde souhaitait inéluctablement la voir déguerpir. Cette fois-ci, son sacrifice a porté ses fruits. Mais, pour ne s’être même pas donné la peine de haranguer tous ses cadets, elle devait être sacrément mal dans ses pompes. Le silence a perduré jusqu’au retour du vieux négociant. Il était propriétaire de l’établissement et nous permettait d’en faire notre centre d’opérations. Il ne nous devait rien mais partageait pourtant avec nous les risques pour l’amour de Sahra. Pour toutes ces raisons, nous ne pouvions qu’écouter ses conseils et honorer ses désirs. Do Trang ne s’est pas attardé. Il est revenu en roulant poussivement. Le vieil homme avait l’air si fragile et vulnérable sous ses taches de vieillesse que le voir se déplacer lui-même dans son fauteuil tenait du miracle. Certes, il était très vieux ; mais son regard pétillait encore d’une lueur irrépressible. Il a hoché la tête. Il donnait très rarement son avis, à moins que l’un de nous ne proférât une stupidité ineffable. C’était un brave homme. « Tout est en ordre, nous a appris Sahra. Chaque étape chaque facette de l’opération a été vérifiée deux fois. Gobelin et Qu’un-Œil sont sobres. Il est temps que la Compagnie s’exprime. » Elle a regardé autour d’elle, nous invitant à y aller de nos observations. Je n’étais pas du même avis, mais j’avais amplement développé mon point de vue en préparant cette opération. Et l’on m’avait blackboulée. Je me suis permis un haussement d’épaules fataliste. Aucune nouvelle objection ne fut élevée. « Passons à la première phase », a repris Sahra. Elle a fait un signe à son fils. Tobo a hoché la tête et s’est faufilé dehors. C’était un ado efflanqué, sournois et débraillé. Et un Nyueng Bao, ce qui sous-entend nécessairement un voleur aussi discret que furtif. Chacun de ses gestes était sans doute observé. À telle enseigne qu’on l’observait de façon si abstraite que nul ne prenait réellement garde à lui tant que ses mains ne s’égaraient pas vers une bourse suspendue à une ceinture ou quelque trésor exposé sur un étal. Les gens ne cherchent pas des yeux ce qu’ils ne s’attendent pas à voir. Le garçon gardait les mains derrière le dos. Tant qu’elles y resteraient, il ne constituerait pas une menace. Il ne pourrait pas voler. Personne ne remarquait les petits grumeaux décolorés qu’il laissait sur chaque mur auquel il s’adossait. Les enfants gunnis le dévisageaient ; il présentait un aspect si incongru dans son pyjama noir. Les Gunnis inculquent la politesse à leurs rejetons. Ce sont des gens pacifiques la plupart du temps. Les enfants shadars, toutefois, sont d’une étoffe plus coriace. On les sent plus hardis. Leur religion se fonde sur une philosophie belliqueuse. Quelques jeunes shadars ont entrepris de harceler le voleur. Bien sûr, un voleur ! C’était un Nyueng Bao. Chacun sait que tous les Nyueng Bao sont des voleurs. Quelques Shadars adultes ont rappelé les jeunes à l’ordre. Ceux dont c’était la responsabilité se chargeraient du larron. La religion shadar n’est pas non plus exempte d’un certain conformisme bureaucratique. En dépit de son insignifiance, ce bref esclandre n’a pas manqué d’attirer l’attention officielle. Trois gardiens de la paix shadars, barbus, enturbannés de blanc et vêtus de gris, ont fendu la cohue. Ils ne cessaient de darder autour d’eux des regards vigilants, oubliant qu’ils se déplaçaient en terrain découvert. Les rues de Taglios sont encombrées jour et nuit, mais les foules trouvent toujours moyen de s’effacer pour céder la place aux Gris. Ce sont tous des hommes aux yeux durs, visiblement choisis pour leur manque de patience et de compassion. Tobo s’est éloigné en se faufilant dans la foule comme un serpent noir à travers les roseaux du marais. Lorsque les Gris se sont enquis des motifs de l’esclandre, nul n’a pu leur donner son signalement, hormis ce que soufflaient les préjugés. Un voleur nyueng bao. Et ces gars-là infestaient Taglios. Une vraie plaie ! Ces derniers temps, la capitale grouillait d’étrangers venus de tous les coins imaginables. Tous les traîne-savates de l’empire, demeurés ou mariolles, semblaient émigrer en ville. Sa population avait triplé en une génération. Sans la féroce efficacité des Gris, Taglios serait vite devenue un égout, un cloaque infernal et chaotique, un brasier démoniaque alimenté par la misère et le désespoir. Pauvreté et désespoir foisonnent, mais le Palais interdit au désordre de s’instaurer. S’agissant de découvrir nos desseins secrets, le Palais fait preuve d’un très grand talent. Les carrières criminelles tendent à être brèves. Tout comme l’existence de ceux qui cherchent à conspirer contre la Protectrice ou la Radisha. Surtout contre la Protectrice, qui fait fort peu de cas de la peau d’autrui. Jadis, intrigues et complots pourrissaient la vie de tous les citadins de Taglios : un fléau pestilentiel. Il n’en reste plus grand-chose. La Protectrice est contre. Les Tagliens aspirent avidement à gagner son approbation. Les prêtres eux-mêmes évitent de s’attirer le regard des yeux maléfiques de Volesprit. À un moment donné, le garçon a tombé son pyjama noir ; il ne portait plus que le pagne à la mode gunnie qui lui servait de sous-vêtement et, en dépit de son teint légèrement olivâtre, ressemblait désormais à n’importe quel adolescent. Il était sauf. Il avait grandi à Taglios. Son accent ne risquait pas de le trahir. 4 C’était l’accalmie qui précède la tempête. L’inaction et le silence, toujours si présents juste avant la bataille. Je manquais d’entraînement. Pas moyen de m’étendre, de jouer au tonk ni même de regarder Gobelin et Qu’un-Œil essayer de s’escroquer mutuellement. En outre, j’avais la crampe de l’écrivain, de sorte qu’il m’était impossible de travailler aux annales. « Tobo ! ai-je crié. Tu veux y assister ? » Tobo a quatorze ans. C’est le plus jeune d’entre nous. Il a grandi au sein de la Compagnie noire. Il est pétri d’enthousiasme juvénile et d’impatience, démesurément persuadé d’être immortel et divinement immunisé contre le châtiment. Les missions qu’il accomplit au nom de la Compagnie le font exulter. Ne l’ayant pas connu, il n’est pas entièrement convaincu de l’existence de son père. Nous nous efforcions âprement de ne pas en faire un enfant gâté. Mais Gobelin persistait à le traiter comme son fils préféré. Il essayait de l’instruire. Gobelin maîtrise plus médiocrement le taglien écrit qu’il ne veut l’admettre. La vulgate quotidienne présente une centaine de caractères, et quarante autres sont réservés aux prêtres qui pratiquent le haut-mode, langue sacrée et uniquement littéraire. Je me sers d’un mélange des deux pour écrire ses annales. Dès que Tobo a su lire, « oncle » Gobelin l’a prié de faire à haute voix toutes ses lectures. « Je pourrai poser d’autres pastilles, Roupille ? Maman pense qu’il en faudrait davantage pour attirer l’attention du Palais. » Qu’il ait tenu une si longue conversation avec Sahra m’a sidérée. À son âge, les garçons sont bourrus et renfrognés. Au mieux. Il se montrait le plus souvent grossier avec sa mère. Il l’aurait été bien davantage, et plus insolent encore, s’il n’avait été gratifié d’une multitude d’« oncles » qui ne l’auraient pas toléré. Bien évidemment, Tobo n’y voit qu’une conspiration des adultes contre lui. En public. En privé, il reste plus accessible à la raison. À de rares occasions. À condition d’être sermonné avec délicatesse et par un autre que sa mère. « Quelques-unes peut-être. Mais il va bientôt faire nuit et le spectacle va commencer. — En quoi va-t-on se travestir ? Je déteste te voir déguisée en putain. — En orphelins des rues. » Mais ça n’allait pas sans risques : nous pouvions être interpellés par des recruteurs et enrôlés de force dans l’armée de Mogaba. Ses soldats, ces derniers temps, ne valent guère mieux que des esclaves et se plient à une discipline féroce. Nombre d’entre eux sont de petits délinquants à qui l’on a donné le choix entre l’engagement et une justice expéditive. Les autres sont enfants de la misère et n’ont nulle part où aller. Bref, le tout-venant des soldats de métier, tels que Murgen en a vu dans le Grand Nord bien avant mon époque. « Pourquoi tant de déguisements ? — Si nous n’offrons jamais la même apparence, nos ennemis ne sauront pas qui chercher. Il ne faut jamais les sous-estimer. Surtout pas la Protectrice. Elle a plus d’une fois trompé la mort elle-même. » Tobo n’était pas près d’y croire. Pas plus qu’au reste de notre étrange histoire. Il n’est pas pire qu’un autre mais passe par ce stade où l’on croit tout connaître et où l’on ne veut rien savoir de ce que racontent ses aînés, surtout s’ils cherchent, ne serait-ce que vaguement, à vous éduquer. Il ne peut s’en empêcher. C’est de son âge. Comme il est du mien de ne pouvoir m’interdire de ressasser des conseils dont je sais pertinemment qu’ils n’auront aucun effet : « C’est dans les annales. Ton père et le capitaine n’affabulaient pas. » Il refusait également d’y croire. Je n’ai pas insisté. Chacun de nous doit apprendre à respecter les annales à sa façon et le moment venu. L’affaiblissement actuel de la Compagnie ne permet guère aux gens d’appréhender pleinement l’importance de la tradition. Seuls deux de nos frères de la vieille équipe ont survécu au piège de Volesprit dans la plaine scintillante puis aux guerres de Kiaulune. Gobelin et Qu’un-Œil sont désespérément incapables de transmettre sa mystique. Qu’un-Œil est trop paresseux et Gobelin trop brouillon. Quant à moi, j’étais encore pratiquement une apprentie quand la vieille équipe s’est aventurée dans la plaine derrière le capitaine, dans sa quête effrénée du Khatovar. Khatovar qu’il n’a d’ailleurs jamais trouvé. Pas celui qu’il cherchait, tout du moins. J’en reste médusée ; sous peu, j’aurai vingt ans de Compagnie derrière moi. J’étais à peine âgée de quatorze ans quand Baquet m’a prise sous son aile… Mais jamais je n’ai ressemblé à Tobo. À cet âge, la souffrance était déjà une vieille connaissance. Et pendant des années, après mon sauvetage par Baquet, je n’ai fait que rajeunir… « Quoi ? — Je t’ai demandé pourquoi tu avais brusquement l’air tellement en rogne. — Je me rappelais mes quatorze ans. — Les filles se la coulent douce… » Il s’est interrompu Son visage s’est vidé de son sang. Son ascendance nordique crevait à présent les yeux. C’était un arrogant merdaillon, un gamin gâté pourri, mais il était assez futé pour comprendre qu’il avait mis le pied dans un nœud de vipères. Je me suis contentée de lui répéter ce qu’il savait déjà, sans l’informer davantage. « Durant ma quatorzième année, la Compagnie et les Nyueng Bao étaient piégés dans Jaicur. Dejagore, comme ils disent ici. » Le reste n’a plus d’importance. Il est enterré dans le passé. « Je ne fais presque plus de cauchemars. » Tobo avait d’ores et déjà les oreilles rebattues de récits sur Jaicur. Sa mère, sa grand-mère et l’oncle Doj s’y trouvaient eux aussi. « Gobelin affirme que ses dernières pastilles vont nous impressionner, a murmuré Tobo. Elles ne se contenteront pas d’émettre des lueurs effrayantes. Elles taquineront la conscience des gens. — Ce sera tout à fait inhabituel. » La conscience n’est pas un article très en vogue, d’un côté comme de l’autre de notre querelle. « Tu as vraiment connu mon père ?» Tobo entend des histoires sur son père depuis qu’il est né, mais, ces derniers temps, il exigeait d’en savoir davantage. Murgen commençait à prendre plus d’importance à ses yeux. Et pas seulement du bout des lèvres. Je lui ai répété ce que je lui en avais déjà dit. « C’était mon patron. Il m’a appris à lire et à écrire. C’était un homme bon. » Je me suis permis un petit rire. « Pour autant qu’un membre de la Compagnie puisse l’être. » Tobo s’est arrêté de marcher pour prendre une profonde inspiration. Il a fixé un point dans la pénombre crépusculaire, quelque part au-dessus de mon épaule gauche. « Vous étiez amants ? — Non, Tobo. Non. Amis. Mais certainement pas amants. Il n’a appris mon sexe qu’un peu avant d’entrer dans la plaine scintillante. Et c’est seulement en lisant les annales que j’ai su qu’il l’avait compris. Nul ne s’en doutait. Ils me prenaient pour un mignon freluquet qui n’avait tout bonnement jamais grandi. Je le leur laissais croire. Je me sentais plus en sécurité dans la peau d’un garçon. — Oh. » D’un ton si neutre que je me suis posé des questions. « Pourquoi veux-tu le savoir ? » Rien ne lui permettait de croire que je m’étais comportée différemment avant de le connaître. Il a haussé les épaules. « Je me demandais, c’est tout. » Quelque chose avait dû le désarçonner. Sans doute un « je me demande si… » de Gobelin ou Qu’un-Œil, pendant qu’ils tâtaient de leur poison pour éléphant de fabrication artisanale. « Au fait… tu as bien posé les pastilles derrière le spectacle d’ombres ? — C’est ce qu’on m’avait demandé. » Les montreurs d’ombres se servent de pantins découpés montés sur des baguettes. Certains membres sont manipulés mécaniquement. Une chandelle brûle derrière les marionnettes et projette leur ombre sur un écran de toile blanche. Le marionnettiste raconte son histoire en recourant à des voix différentes selon qu’il actionne tel ou tel pantin S’il parvient à divertir suffisamment son auditoire on lui balance quelques pièces. Celui-là donnait ses représentations au même endroit depuis plus d’une génération. Il dormait dans son kiosque et gagnait sans doute mieux sa vie, ce faisant, que la majeure partie de la population instable de Taglios. C’était un informateur. Guère apprécié de la Compagnie noire. L’histoire qu’il narrait était, comme presque toutes, tirée de la mythologie. Elle appartenait au cycle de Khadi et mettait en scène une déesse aux bras trop nombreux qui passait son temps à dévorer des démons. Bien entendu, il s’agissait toujours de la même marionnette représentant un démon. Un peu comme dans la vie réelle, où le même démon revient encore et toujours. Les terrasses, à l’ouest, n’étaient plus que très légèrement colorées de lumière. Un glapissement à crever les tympans a brusquement retenti. Les gens se sont arrêtés pour fixer une lueur orangée scintillante. Une fumée orange incandescente s’élevait en bouillonnant derrière le kiosque du montreur d’ombres. Ses volutes ont entrepris de tisser l’emblème bien connu de la Compagnie noire : un crâne aux crocs effilés, privé de mâchoire inférieure et soufflant le feu. L’escarbille écarlate qui luisait dans son orbite gauche évoquait une prunelle ; une prunelle qui aurait sondé votre âme en quête de vos peurs les plus secrètes. La fumée n’a duré que quelques secondes. Elle est montée à quelque trois mètres avant de se disperser dans un silence rempli d’effroi. L’air lui-même a donné l’impression de chuchoter : « L’eau dort. » Stridence accompagnée d’un éclair. Un second crâne s’est élevé. Argenté, celui-là, et légèrement bleuâtre. Il a tenu plus longtemps et est monté quatre mètres plus haut avant de se dissiper. « Mon frère impardonnable », murmurait-il. « Voilà les Gris ! » s’est écrié un homme assez grand pour surplomber la cohue. Ma petite stature me permet de me fondre aisément dans un attroupement mais m’interdit également de voir ce qui passe en dehors. Les Gris ne sont jamais bien loin. Mais ils sont impuissants contre ce genre de manifestations. Elles peuvent se produire n’importe où et n’importe quand, mais impérativement avant qu’ils ne réagissent. Jamais le coupable ne doit se trouver à proximité des pastilles lorsqu’elles commencent à parler : telle est notre règle d’or à laquelle nous devons censément ne jamais déroger. Les Gris l’ont compris. Ils se contentent de feindre d’intervenir. Il faut apaiser la Protectrice. Et nourrir les petits Shadars. « Maintenant ! » a marmonné Tobo en voyant arriver les quatre Gris. Un hurlement s’est fait entendre derrière le kiosque. Le marionnettiste en est sorti en courant, a tournoyé sur lui-même et s’est incliné vers son kiosque, la bouche béante. Un nouvel éclair a jailli, moins brillant mais plus durable que ses prédécesseurs. L’image de fumée correspondante était encore plus complexe et persistante. Elle évoquait un monstre. Le monstre s’est concentré sur le Shadar. « Niassi », a articulé l’un des Gris. Niassi est un des démons prédominants de la mythologie shadar. Son pendant, sous une variante de ce nom, existe dans la foi gunnie. C’est le chef du cercle intérieur des plus puissants démons. Les croyances shadars, issues d’une hérésie vehdna, comportent certes un enfer posthume chargé de châtier les pécheurs mais n’excluent nullement un enfer sur terre façon gunnie réservé aux plus méchants et géré par des démons à la solde de Niassi. S’ils comprenaient sans doute qu’on leur lançait un défi, les Gris balançaient. Tout cela était nouveau pour eux. Cette attaque provenait d’une direction imprévue et touchait une corde sensible. Et s’ajoutait en outre à des rumeurs de plus en plus virulentes associant les Gris à d’immondes rituels prêtés à la Protectrice. Des enfants disparaissaient. Phénomène sans doute inévitable dans une cité si vaste et surpeuplée, soufflait le bon sens, même si aucun malfaisant n’y sévit. Il arrive parfois à des bébés de s’éloigner un peu trop de chez eux et de s’égarer à jamais. Et les bonnes gens peuvent être victimes d’innombrables horreurs. Une rumeur odieuse, intelligemment lancée et répandue, aura tôt fait d’imputer de purs et simples coups du sort à des agissements prémédités inspirés par des personnes mal intentionnées dont tout le monde, au demeurant, se méfie déjà. La mémoire peut devenir sélective. Nous ne répugnons nullement à calomnier nos ennemis. Tobo a hurlé une insulte. J’ai entrepris de l’entraîner au loin, vers notre repaire. D’autres se sont mis à injurier les Gris et à se moquer d’eux. Tobo a jeté un caillou qui a frappé un turban blanc. Il faisait trop sombre pour distinguer les visages. Les Gris ont dégainé leurs bâtons de bambou. L’humeur de la populace s’est envenimée. Notre subterfuge diabolique ne se limitait sans doute pas à son aspect visuel. Je connaissais nos deux sorciers apprivoisés et je ne pouvais m’empêcher de les soupçonner. D’autant que les Tagliens ne s’emportent pas facilement. Coexister dans une promiscuité aussi peu naturelle exige une bonne dose de patience et de maîtrise de soi. J’ai cherché des yeux corbeaux, chauves-souris ou autres bestioles susceptibles d’espionner pour le compte de la Protectrice. Après la tombée de la nuit, les risques augmentent en flèche. On ne voit pas ce qui nous épie. Je me suis cramponnée au bras de Tobo. « Tu n’aurais pas dû faire ça. Il fait assez noir pour que des ombres se baguenaudent. » Ça ne l’a pas refroidi. « Gobelin sera fou de joie. Il a consacré pas mal de temps à ce projet. Et ça a marché à la perfection. » Les Gris appelaient des renforts à grands coups de sifflet. Une quatrième pastille a libéré sa fumée spectrale. Nous avons manqué le spectacle. J’ai dû traîner Tobo à travers tous les pièges à ombres disséminés entre l’esclandre et notre QG. Il lui faudrait bientôt rendre des comptes à ses oncles. Ceux pour qui la paranoïa reste un mode de vie seront encore là pour savourer les innombrables revanches de la Compagnie. Tobo avait encore besoin d’entraînement. Un adversaire un peu intelligent risquait de tirer profit de son comportement. 5 Sahra m’a convoquée dès mon arrivée, non pas pour me punir d’avoir laissé Tobo prendre des risques stupides, mais pour assister au lancement de sa manœuvre suivante. Il était amplement temps que Tobo se heurtât à un obstacle assez effrayant pour lui mettre un peu de plomb dans le crâne. La clandestinité ne pardonne pas. Elle vous accorde rarement une seconde chance. Tobo devait absolument le comprendre. Instinctivement. Après m’avoir quelque peu cuisinée sur les derniers événements, elle a veillé à ce que Gobelin et Qu’un-Œil eussent vent eux aussi de son profond mécontentement. Tobo n’était pas là pour assurer sa défense. Gobelin et Qu’un-Œil n’ont pas frémi. Ce n’était pas un brin de fille de quarante printemps qui allait effaroucher ces deux antiquités. En outre, ils étaient pour moitié responsables des méfaits du garçon. — Je vais réveiller Murgen à présent », a laissé tomber Sahra. Elle semblait indécise, en fait. Elle ne l’avait pas beaucoup consulté récemment. Nous nous demandions tous pourquoi. Murgen et elle avaient formé un authentique couple d’amoureux romantiques de légende, avec tous les attributs évoqués dans les récits immémoriaux : défi aux dieux, colère des parents, séparations tragiques, retrouvailles, complots ourdis par l’ennemi et ainsi de suite. Il n’y manquait qu’un seul ingrédient : que l’un des deux pénétrât dans le royaume des morts pour arracher l’autre à ses griffes. Et Murgen, en ce moment même, était bel et bien piégé dans un charmant enfer glacé par la grâce de cette sorcière cinglée de Volesprit. Les Captifs vivaient encore, tout comme lui, sous la plaine de pierre scintillante. Et nous n’étions informés de leur état et position que parce que Sahra savait invoquer l’esprit de son époux. Se pouvait-il que cette stase fût le vrai problème ? Sahra vieillissait un peu plus chaque jour tandis que Murgen restait figé dans le passé. Appréhendait-elle d’être plus vieille que sa mère le jour où nous libérerions enfin les Captifs ? Au terme d’années d’études, je prenais douloureusement conscience que la majeure partie de l’histoire est suspendue à des considérations personnelles de cet ordre plutôt qu’à la poursuite d’idéaux, qu’ils fussent ténébreux ou immaculés. Voilà bien longtemps, Murgen avait appris à se désincarner durant son sommeil. Il en était encore partiellement capable, mais les contraintes surnaturelles imposées par sa captivité réduisaient considérablement sa liberté de mouvement. Il ne pouvait plus rien faire hors de la caverne des anciens, à moins d’avoir été convoqué par Sahra… ou, sans doute, de manière plus terrifiante, par tout autre nécromant capable de le contacter. Le fantôme de Murgen était l’espion idéal. Nul, hormis Volesprit, ne pouvait détecter sa présence. Il nous tenait informés des intrigues de tous nos ennemis… Du moins de ceux que nous soupçonnions assez pour demander à Sahra d’enquêter sur leur compte. La méthode est certes plutôt limitée et malcommode, mais Murgen reste notre arme la plus puissante à ce jour. Sans lui, nous ne saurions survivre. Et Sahra se montrait de plus en plus réticente à l’invoquer. Dieu sait combien il est ardu de garder la foi. Nombre de nos frères l’ont perdue et se sont éloignés de nous pour bientôt se fondre dans le chaos et la vastitude de l’empire. Si nous remportions quelque deux ou trois succès fugaces, sans doute cette foi serait-elle en partie revigorée. Les années n’ont pas fait de cadeaux à Sahra. Elles lui ont coûté trois enfants, supplice que nulle mère aimante ne devrait endurer. Elle a aussi perdu son père, mais cette perte ne l’a que très peu affligée. Aucun de ceux qui l’ont connu n’en dit du bien. Et, tout comme nous, elle a souffert du siège de Jaicur. Peut-être a-t-elle (avec tout le peuple des Nyueng Bao) provoqué le courroux de Ghanghesha. À moins que le dieu aux multiples têtes d’éléphant n’eût décidé de se livrer à une farce cruelle aux dépens de ses adorateurs. Kina prend assurément son pied à jouer des tours pendables, aussi cruels que fatals, à ses zélotes. Gobelin et Qu’un-Œil ne sont pas présents, ordinaire, quand Sahra réveille Murgen. Elle n’a pas besoin de leur assistance. Ses pouvoirs sont restreints mais puissants, et les deux sorciers peuvent la distraire. Même s’ils s’efforcent de se conduire sagement. La présence des deux vieux croûtons m’a mis la puce à l’oreille : Il se tramait quelque chose d’inhabituel. Et, pour être vieux, ils le sont ! Au point que l’on leur donne difficilement un âge. Leur art les maintient en vie. Si les annales ne mentent pas, Qu’un-Œil va sur ses deux cents ans. Son compère et cadet lui rend à peine un siècle. Aucun n’est bien grand. Et je suis généreuse. Tous deux sont plus petits que moi. Et ils n’ont jamais fait mieux, même quand ils n’étaient pas encore de vieilles reliques racornies. Quand ils n’avaient encore que quinze ans l’un et l’autre, j’imagine ! J’ai peine à me dépeindre Qu’un-Œil sous d’autres traits que ceux d’un vieillard. Il a dû naître vieux. Et déjà coiffé du plus immonde et crasseux couvre-chef noir qui ait jamais existé. Peut-être doit-il sa longévité à la malédiction de ce chapeau. Peut-être son couvre-chef se sert-il de lui comme d’une monture et dépend-il de lui pour sa survie. Ce puant hémisphère de feutre encroûté de crasse finira dans le plus proche brasier avant même que le cadavre de Qu’un-Œil n’ait fini de gigoter. Tous le haïssent. Gobelin en particulier. Il ne manque pas de le mentionner dès qu’ils se prennent le bec. Dès qu’ils se retrouvent, autrement dit. Qu’un-Œil est petit, noir et ridé. Gobelin est petit, blanc et ridé. Sa trogne évoque celle d’un vieux crapaud desséché. Qu’un-Œil y fait allusion dès qu’ils se chamaillent. Dès qu’ils se rencontrent et que personne ne s’interpose, autrement dit. Mais, en présence de Sahra, ils s’efforcent de se tenir le mieux possible. Cette femme a un don. Elle nous force tous à donner le meilleur de nous-mêmes. Sauf sa mère. Encore que le Troll soit bien pire loin de sa fille. Heureusement pour nous, nous ne voyons guère Ky Gota. Ses articulations la font trop souffrir. Tobo prend soin d’elle : cynique exploitation, sans doute, de son immunité au fiel de Gota Elle est gaga de ce garçon… même si son père n’était qu’une vermine d’étranger. « Ces deux-là prétendent avoir découvert une méthode plus efficace pour matérialiser Murgen, m’a appris Sahra. De façon à communiquer directement avec lui. » D’ordinaire, Murgen devait parler par la bouche de Sahra après son réveil. Je n’ai pas l’oreille médiumnique. « Si vous parvenez à l’ancrer assez vigoureusement dans le présent pour que nous puissions tous le voir et l’entendre, alors il faudrait convoquer aussi Tobo, ai-je fait remarquer. Depuis quelque temps, il ne tarit pas de questions sur son père. » Sahra m’a jeté un regard étrange. Elle ne comprenait pas réellement ce que j’avais dit. « Ce gosse doit faire la connaissance de son vieux », a lancé Qu’un-Œil d’une voix rogue. Il a reluqué Gobelin, s’attendant à ce qu’un homme qui n’avait jamais connu le sien s’inscrive en faux. C’était l’habitude : déclencher une bagarre à tout prix, sans se préoccuper de détails aussi insignifiants que la réalité ou le sens commun. En valaient-ils la peine ? Ce débat remontait à plusieurs générations. Mais, cette fois-ci, Gobelin a passé la main. Il gardait sa réfutation pour plus tard, quand Sahra ne serait pas là pour lui faire honte en le rappelant à l’ordre. Sahra a fait un signe de tête à Qu’un-Œil. « Mais, avant tout, nous devons voir si votre micmac fonctionne réellement. » Qu’un-Œil s’est mis à pester. On osait suggérer que sa sorcellerie devait subir des tests in situ ? Allons ! Oublions le passé ! Ce coup-ci… « Commence pas », lui ai-je dit. Le temps avait fini par le rattraper. Sa mémoire commençait à flancher. Et, depuis peu, il avait tendance à s’assoupir en plein effort. Ou à oublier ce qui l’avait énervé quand il piquait sa crise. Il se contredisait même parfois. Ce n’était plus que l’ombre de la vieille relique racornie que j’avais connue dans ma jeunesse, mais il perdurait grâce à son pouvoir. Il lui arrivait pourtant, au beau milieu d’un trajet, d’oublier sa destination. Parfois pour le meilleur dans la mesure où il était Qu’un-Œil, mais le plus souvent non. En règle générale, Tobo était chargé, si besoin, de le remettre dans la bonne direction. Qu’un-Œil raffolait du gamin lui aussi. La fragilité sans cesse croissante du petit sorcier nous facilitait la tâche de le garder claquemuré, à l’abri des tentations de la grande ville. Une seule seconde d’indiscrétion pouvait nous tuer tous. Et Qu’un-Œil n’a jamais été très porté sur la discrétion. Le voyant reculer, Gobelin a poussé un gloussement. « Pourriez-vous vous concentrer sur ce que vous êtes en train de faire, tous les deux ? » ai-je suggéré. J’étais hantée par la crainte de voir Qu’un-Œil s’assoupir un jour au beau milieu d’un sortilège mortel, en nous laissant sur les bras une horde de démons ou d’insectes suceurs de sang furieux d’être arrachés à leur marais distant de plusieurs milliers de kilomètres. « C’est important. — Ça l’est toujours, a grommelé Gobelin. Même quand c’est simplement pour demander : « Gobelin, donne-moi un coup de main, je suis trop fainéant pour astiquer moi-même l’argenterie », on a l’impression que la fin du monde est arrivée. Toujours important ? Oumph ! — Je constate que tu es d’excellente humeur, ce soir ! — Gralk ! » Qu’un-Œil s’est hissé hors de son fauteuil. Il a clopiné jusqu’à Sahra en s’appuyant sur sa canne, tout en marmonnant des remarques peu flatteuses à mon égard. Il avait oublié que j’étais une femme. Il se montrait moins odieux quand ça lui revenait, mais je ne m’attendais nullement à un traitement de faveur pour ce malencontreux accident de naissance. Depuis qu’il avait adopté cette canne, il faisait étalage d’une toute nouvelle dangerosité. Il s’en servait pour cingler les gens. Ou les faire trébucher. Il s’assoupissait aux moments les plus inattendus, mais on ne savait jamais s’il dormait réellement. S’il faisait semblant, sa canne risquait à chaque instant de jaillir pour se prendre dans vos jambes. Nous craignions tous que Qu’un-Œil ne durât plus très longtemps. Sans lui, nos chances de passer inaperçus s’effondreraient. Gobelin ferait de son mieux, mais ce n’était qu’un sorcier à la petite semaine. Dans notre situation, nous avions assez de besogne pour plus de deux sorciers dans leur prime jeunesse. « Commence, femme, a-t-il râlé. Gobelin, voudrais-tu apporter ce matériel jusqu’ici, pauvre bouse de scarabée sans valeur ? Je n’ai pas l’intention d’y passer la nuit. » Sahra avait installé une table à leur intention. Elle-meme n’avait pas besoin d’accessoires. Au moment prévu, elle se concentrerait sur Murgen. Elle établissait généralement le contact assez vite, pendant ses régles, quand sa sensibilité diminuait, elle chantonnait en nyueng bao. À la différence de certains de mes frères de la Compagnie, je n’ai pas l’oreille pour les langues étrangères Le nyueng bao m’échappe la plupart du temps. Ses chansons ressemblent à des berceuses. À moins que les paroles n’aient un double sens, ce qui est tout à fait possible. Oncle Doj parle tout le temps par énigmes mais se flatte d’être parfaitement clair pourvu qu’on prenne la peine de l’écouter. On ne voit plus beaucoup oncle Doj, Dieu merci. Il a son propre carnet de route… quoiqu’il n’ait pas l’air de bien comprendre lui-même de quoi il retourne. Le monde change sans arrêt sous ses yeux, à son plus grand dam. Gobelin a apporté un sac plein d’ustensiles sans se donner la peine de relever la grossièreté de Qu’un-Œil. Il se pliait plus volontiers à sa volonté ces derniers temps, ne serait-ce que par souci d’efficacité, et, quand il n’était plus question de travail, ne perdait plus son temps à donner son avis. Alors même qu’ils coopéraient et disposaient leur matériel, ils ont commencé à se chamailler sur la place de chaque instrument. Je les aurais tannés comme des gosses de quatre ans. Sahra s’est mise à fredonner. Elle a une belle voix. Dommage qu’elle enfouisse ainsi ce talent. Elle n’utilise pas à proprement parler la nécromancie ; n’impose pas totalement sa volonté à Murgen ni ne conjure son ombre… il est encore vivant, là-bas. Mais, lorsqu’on l’invoque, son esprit peut s’échapper de sa tombe. Je regrettais qu’on ne pût également convoquer les autres Captifs. Et plus particulièrement le capitaine. L’inspiration commençait à nous manquer. Un nuage de poussière s’est lentement formé entre Gobelin et Qu’un-Œil, assis de part et d’autre de la table. Non. Pas de poussière. Ni de fumée. J’ai plongé l’index à l’intérieur et goûté : de la vapeur d’eau fraîche et subtile. « Nous sommes prêts », a annoncé Gobelin à Sahra. Celle-ci a changé de registre. Elle donnait à présent l’impression d’implorer, de cajoler. Je parvenais même à isoler quelques mots. La tête de Murgen s’est matérialisée entre les sorciers : elle ondulait, un peu comme un reflet à la surface d’une mare. J’étais ébahie. Non pas par cette sorcellerie, mais par l’aspect que présentait Murgen. Il était resté exactement tel que dans mon souvenir, sans aucune ride nouvelle. Nous avions tous beaucoup changé. Sahra commençait à ressembler à sa mère à l’époque du siège de Jaicur. En moins pesante. Et dépourvue de cet étrange déhanchement provoqué par ses problèmes d’articulations. Mais sa beauté se fanait rapidement. Chez elle, ç’avait été une source d’émerveillement, surpassant de loin l’habituelle joliesse évanescente typique des jeunes femmes nyueng bao. Elle n’en parlait pas, mais ça la rongeait. Elle avait sa vanité. Une vanité bien méritée. Le temps est réellement le plus cruel des scélérats. Murgen n’était pas précisément content d’avoir été invoqué. J’ai craint que le malaise de Sahra ne l’ait contaminé. Il a pris la parole. Et je le comprenais aisément, bien que sa voix se réduisît à un murmure ectoplasmique. « Je rêvais. D’un lieu… » Son irritation s’est évanouie, cédant le pas à une horreur exsangue. Et j’ai compris qu’il avait rêvé de l’ossuaire décrit dans ses annales. « Un corbeau blanc… » Nous avions un gros problème s’il préférait se promener dans le décor des cauchemars de Kina que profiter d’un aperçu de la vraie vie. « Nous sommes prêts à frapper, lui a expliqué Sahra. La Radisha vient de convoquer le Conseil privé. Va voir ce qu’ils trafiquent. Assure-toi de la présence de Cygne. » Murgen a disparu de la brume. Sahra avait l’air affligée. Gobelin et Qu’un-Œil ont entrepris d’agonir d’injures ce lâcheur de porte-étendard. « Je l’ai vu, leur ai-je déclaré. Distinctement. Et entendu. Il s’exprimait exactement comme j’imaginais que parlerait un fantôme. — Parce que tu as entendu ce à quoi tu t’attendais, m’a répondu Gobelin en souriant. Tu n’écoutais pas réellement avec tes oreilles, vois-tu. » Qu’un-Œil a eu un reniflement sarcastique. Il n’expliquait jamais rien à personne. Sauf peut-être à Gota quand elle le surprenait à rentrer en douce au beau milieu de la nuit. Il lui servait alors une salade aussi tarabiscotée que l’histoire de la Compagnie noire. « Tu peux faire entrer Tobo, a déclaré Sahra de la voix d’une femme feignant de n’éprouver aucune amertume. Nous savons désormais qu’il ne se produira ni explosions ni incendies. Vous n’avez percé que deux trous dans le dessus de la table… — Vile calomnie ! a explosé Qu’un-Œil. Ce ne serait pas arrivé si Face de crapaud ici présent… » Sahra l’a ignoré. « Tobo pourra consigner ce que nous apprendra Murgen. Afin que Roupille s’en serve ultérieurement. Il est temps pour nous de changer de personnalité. Si jamais Murgen découvre un quelconque péril, envoyez-nous un messager. » Tel était le plan. Et il m’enthousiasmait encore moins à présent. J’aurais préféré rester bavarder avec mon vieil ami. Mais cette affaire dépassait de loin la discussion d’homme à homme. Découvrir si Baquet se portait toujours bien pouvait attendre. 6 Murgen flottait comme un spectre dans les couloirs du Palais. Cette pensée l’amusait vaguement, quoique rien ne le fît plus rire. Quinze ans de tombeau peuvent sérieusement affecter le sens de l’humour. L’immense monceau de pierres qu’était le Palais n’avait pas changé. Bon, la poussière s’était accumulée entre-temps. Et il exigeait désespérément de très sérieuses restaurations. La faute à Volesprit, qui détestait avoir des hordes de serviteurs dans les pattes. On avait renvoyé la majeure partie du personnel domestique d’origine pour le remplacer par des travailleurs journaliers. Le Palais couronnait une colline de taille respectable. Tous les souverains de Taglios, génération après génération, y avaient pratiqué quelque ajout, non parce qu’on avait besoin de place, mais pour se plier à la tradition. Encore un millier d’années et la ville aurait complètement disparu, plaisantaient volontiers les Tagliens. Il n’en resterait que des kilomètres carrés de Palais tentaculaire. Et le plus souvent en ruine. Ayant accepté le fait que son frère le Prahbrinarah Drah avait trouvé la mort durant les guerres contre les Maîtres d’Ombres, la Radisha Drah s’était proclamée chef de l’État, éperonnée par la peur de déplaire à la Protectrice. Traditionnellement, le clergé s’opposait à ce qu’une femme montât sur le trône, mais chacun savait désormais que celle-là occupait cette fonction depuis toujours ou presque. Sa principale faiblesse résidait dans l’ampleur des critiques la concernant. Selon les uns ou les autres, elle avait commis au moins une des deux plus graves erreurs. Voire les deux. Et d’une, en flouant la Compagnie noire alors qu’on savait que nul n’avait jamais tiré profit d’une telle trahison. Et de deux (et cette dernière bévue jouissait d’une popularité particulière chez les grands-prêtres), en commençant par la recruter. Que la terreur inspirée par les Maîtres d’Ombres eût été balayée entre-temps par la Compagnie ne constituait pas un contre-argument admissible. Quelques personnes mécontentes partageaient la salle de réunion avec la Radisha. Les yeux se portaient d’abord instinctivement sur la Protectrice. Volesprit n’avait pas changé d’un iota : toujours la même svelte silhouette androgyne, néanmoins sensuelle, les mêmes vêtements, morion, casque et gants de cuir noir. Elle siégeait à la gauche de la Radisha, légèrement en retrait, derrière un rideau de pénombre. Elle occupait rarement le devant de la scène, mais aucun doute ne courait sur l’identité de celle qui prenait les ultimes décisions. Chaque jour, chaque heure qui passait, la Radisha découvrait une nouvelle raison de regretter d’avoir laissé ce chameau fourrer le museau dans sa tente. Elle avait manqué à sa parole en tentant d’éluder une promesse malheureuse faite à la Compagnie et payait déjà ce forfait au prix fort. La tenir lui aurait certainement été moins douloureux. Quel sort plus cruel aurait-elle pu connaître, en effet, si son frère et elle avaient aidé le capitaine à trouver le chemin du Khatovar ? Des scribes se faisaient face à chaque extrémité de la table installés à des pupitres et séparés par une quinzaine de pas ; ils s’efforçaient vaillamment de consigner tout ce qui se disait par écrit. Un des groupes servait la Radisha et l’autre était à la solde de Volesprit. On avait parfois assisté à des désaccords après coup sur les décisions prises durant le Conseil privé. Une table de douze pieds de long sur quatre de large se dressait face aux deux femmes. Quatre hommes étaient assis derrière sa masse encombrante. Saule Cygne occupait l’extrémité de gauche. Sa chevelure d’or, naguère si magnifique, avait grisonné, filasse, et se raréfiait singulièrement au sommet. Cygne était un étranger. C’était aussi un paquet de nerfs. On lui avait confié un boulot auquel il ne tenait pas, mais il lui était impossible d’y renoncer. Saule Cygne chevauchait le tigre. Il dirigeait les Gris. Du moins aux yeux du grand public. En réalité, ce n’était qu’un homme de paille. Lorsqu’il ouvrait la bouche, les mots qui s’en échappaient étaient du pur Volesprit. La vindicte populaire normalement dirigée contre la Protectrice se reportait désormais sur lui. Trois chiens courants de grands-prêtres, qui devaient leur situation à Volesprit, étaient assis à côté de lui. De petits hommes parvenus à de hautes fonctions. Leur présence au Conseil privé était une simple formalité. Ils ne participeraient à aucun débat mais recevraient sans doute des instructions. Leur seule fonction était de soutenir Volesprit et d’abonder dans son sens lorsqu’elle prenait la parole. De manière significative, tous trois appartenaient à un culte gunni. Si la Protectrice recourait aux Gris pour maintenir l’ordre, les Shadars n’avaient pas voix au chapitre, du moins dans le Conseil privé. Pas plus que les Vehdnas. Le mécontentement de cette dernière minorité ne cessait de couver, car Volesprit s’arrogeait trop d’attributs n’appartenant qu’à Dieu ; et les Vehdnas, incurables monothéistes, tenaient opiniâtrement à ce qu’on n’y changeât rien. Cygne était un brave type malgré sa peur. Il parlait au nom des Shadars dès qu’il le pouvait. Deux autres hommes de plus grande envergure étaient présents, installés à des bureaux surélevés derrière la table et perchés sur de hauts tabourets, d’où ils scrutaient tous les participants comme une paire de vieux vautours décharnés. Tous deux occupaient déjà leurs fonctions avant l’arrivée de la Protectrice, qui, s’ils ne manquaient pas de l’exaspérer fréquemment, n’avait encore trouvé aucune justification valable à leur liquidation. Le bureau de droite était celui de l’inspecteur général des Archives, Chandra Gokhale. Ce titre était trompeur. Il n’avait rien d’un érudit couvert de lauriers. Il contrôlait les finances et l’essentiel des travaux publics. C’était un vieillard chauve et glabre, aussi mince qu’un serpent et deux fois plus venimeux, qui devait sa nomination à ce poste au père de la Radisha. Son service n’avait joui que d’une importance insignifiante jusqu’aux derniers jours des guerres contre les Maîtres d’Ombres. Celles-ci avaient accru son influence et favorisé son expansion. Et Chandra Gokhale ne répugnait jamais à s’attribuer la moindre bribe de pouvoir bureaucratique passant à sa portée. C’était un supporteur dévoué de la Radisha et un ennemi invétéré de la Compagnie noire. Mais il faisait aussi partie de ces fouines qui retournent leur veste en un clin d’œil s’ils croient y trouver un avantage. L’homme assis derrière le bureau de gauche était encore plus sinistre. Arjana Drupada était un prêtre du culte de Rhavi-Lemna, mais on n’aurait pu trouver en lui une once d’amour fraternel. Son titre officiel était Purohita, ce qui signifie plus ou moins « aumônier royal ». De fait, il était le porte-parole des prêtres auprès de la Cour. Ceux-ci l’avaient imposé à la Radisha à une certaine époque, quand elle s’efforçait désespérément, au prix de force concessions, de rallier des soutiens à sa cause. Comme Gokhale, Drupada s’intéressait plus à ses propres intérêts qu’à ceux de Taglios. Mais ce n’était pas un manipulateur totalement cynique. Ses fréquents sermons empreints de moralité faisaient monter la moutarde au nez de la Protectrice plus souvent que les avertissements oiseux et querelleurs, relatifs aux finances, de l’inspecteur général. On reconnaissait généralement Drupada à la tignasse blanche broussailleuse qui hérissait son crâne comme une meule de foin en bataille. L’usage du peigne lui était inconnu. Seuls Gokhale et Drupada ne semblaient pas se rendre compte que leurs jours étaient comptés. La Protectrice de tous les Tagliens ne s’était pas spécialement entichée d’eux. Le dernier membre du Conseil privé était absent. Ce n’était pas inhabituel. Le Grand Général Mogaba prêterait se trouver sur le terrain pour harceler ses ennemis désignés. Les querelles intestines du Palais ne lui inspiraient que répulsion. Rien de tout cela n’’importait pour le moment. Des incidents s’étaient produits. On allait faire comparaître des témoins. La Protectrice n’était pas contente. Saule Cygne s’est levé. Il a signifié d’un geste à un sergent des Gris de sortir de la pénombre derrière les deux vieillards. « Ghopal Singh. » Nul n’a pris garde à ce nom inusité. Sans doute un converti. On voyait des choses plus étranges. « La patrouille de Singh surveille les abords immédiats du Palais sur son flanc nord. Cet après-midi, un des gardes a découvert un moulin à prières fixé à l’un des piliers du souvenir, devant la poterne nord. Douze copies de ce sutra étaient attachées à ses ailes. » Cygne a théâtralement présenté une petite feuille de carton à la lumière pour éclairer l’inscription. L’écriture semblait de style ecclésiastique. Mais Cygne n’avait pas pris toute la mesure de son ignorance de l’alphabet taglien. Il tenait le carton à l’envers. Il n’a néanmoins commis aucune erreur en en rapportant oralement la teneur. « Rajadharma. Le Devoir des Rois. Sachez que la royauté est un mandat. Le roi est le plus zélé et consciencieux serviteur de son peuple. » Il n’avait pas identifié le verset. Il était à ce point antique que certains érudits l’attribuaient à tel ou tel Seigneur de Lumière, du temps où les dieux imposaient encore des lois aux ancêtres des hommes. Mais la Radisha Drah le connaissait, elle. Tout comme le Purohita. Quelqu’un hors du Palais avait agité un index accusateur. Volesprit avait également compris le sous-entendu. « Seul un moine bhodi songerait à châtier cette maison, déclara-t-elle. Et ils ne sont pas nombreux. » Cette secte pacifiste et moraliste était encore jeune et très réduite. Et elle avait presque autant souffert des années de guerre que les fidèles de Kina. Les Bhodis refusaient de se défendre. « Qu’on m’amène l’auteur de cet écrit, reprit-elle de la voix d’un vieillard irascible. — Euh » fit Cygne. Ergoter avec la Protectrice était déconseillé, mais cette mission outrepassait les capacités des Gris. Son aptitude apparente à lire dans les pensées faisait partie des plus effrayantes caractéristiques de Volesprit. Elle en était incapable, en réalité, mais ne démentait jamais. Elle préférait, en la matière, laisser les gens croire ce qu’ils voulaient. « C’est un Bhodi, déclara-t-elle à Cygne. Il se livrera de lui-même. Aucune recherche ne sera nécessaire. — Hein ? — Il existe dans le village de Semchi un arbre appelé parfois l’Arbre du Bhodi. Un arbre vénéré et d’un âge vénérable. Le Bhodi illuminé avait la réputation de lézarder dans son ombre. Les Bhodis voient en lui leur lieu saint le plus sacré. Annonce-leur que j’en ferai du petit-bois si l’homme qui a posé ce moulin à prières ne se présente pas à moi. Rapidement. » De la voix d’une vieille femme mesquine et vindicative. Murgen prit mentalement note d’envoyer à Sahra un message lui suggérant d’empêcher le coupable de contacter la Protectrice. La destruction d’un lieu saint aussi respecté créerait fatalement des milliers d’ennemis à Volesprit. Saule Cygne ouvrait déjà la bouche pour répondre, mais Volesprit l’interrompit. « Peu me chaut qu’ils me haïssent, Cygne. Je veux seulement qu’ils m’obéissent. De toute manière, les Bhodis ne lèveront jamais la main contre moi. Ça souillerait leur karma. » Une cynique, notre Protectrice. « Poursuis, Cygne. » Saule soupira. « Plusieurs autres de ces spectacles de fumée se sont tenus cette nuit. Dont le plus important qu’on ait vu jusque-là. Le sceau de la Compagnie noire apparaissait de nouveau chaque fois. » Il appela un autre témoin shadar, qui rapporta avoir été lapidé par la populace mais ne fit pas allusion au démon Niassi. Cette nouvelle n’était pas une surprise. C’était même l’une des raisons qui avaient déclenché la convocation du Conseil privé. « Comment est-ce que ça a pu se produire ? s’enquit la Radisha sans grande conviction. Pourquoi ne pouvez-vous y mettre un terme ? Vous avez des agents à tous les coins de rue. Chandra ? » Elle en appelait à l’homme le mieux placé pour connaître le coût d’entretien de tous ces Gris. Gokhale inclina impérialement la tête. Tant que la Radisha procéderait à l’interrogatoire, les nerfs de Cygne tiendraient le choc. Elle ne pourrait en aucun cas lui nuire plus qu’on ne lui avait déjà nui. Pas à la façon de la Protectrice, tout du moins. « Êtes-vous déjà sortie du Palais ? lui demanda-t-il. Vous devriez vous déguiser et aller faire un tour. Comme le Saragoz du conte de fées. Toutes les rues sont grouillantes de monde. Des milliers de gens dorment par terre, si bien qu’il faut les enjamber pour progresser. Les ruelles et les venelles sont tapissées d’ordures et d’immondices humaines. La cohue est parfois si dense qu’on pourrait commettre un meurtre à dix pas d’un de mes hommes sans qu’il s’en rende compte. Ceux qui jouent à ces petits jeux ne sont pas stupides. Surtout s’il s’agit de rescapés de la Compagnie noire. Ils ont déjà survécu à tout ce qu’on a lancé à leurs trousses. Ils se servent de la foule pour s’abriter, exactement comme ils se serviraient de rochers, d’arbres et de buissons pour se mettre à couvert en rase campagne. Ils ne portent pas d’uniformes. On ne les remarque pas. Ce ne sont plus des étrangers. Si vous tenez réellement à les alpaguer, affichez un édit les exhortant à porter tous un petit chapeau de clown » L’effronterie de Cygne avait atteint son point culminant. Cette dernière audace n’était pas dirigée contre la Radisha. Volesprit, s’exprimant au nom de la princesse, avait affiché quelques proclamations mémorables pour leur absurdité. « S’ils ont baigné dans la doctrine de la Compagnie, vous ne les trouverez nulle part alentour quand se formeront les emblèmes de fumée. Jusque-là, nous n’avons même pas été capables de déterminer leur source. » Volesprit lâcha un grognement guttural. Laissant plus ou moins entendre que Cygne était bien incapable de déterminer quoi que ce fût. Le toupet de celui-ci s’effilocha et mourut comme la mèche d’une lampe à huile. Il se mit à transpirer. Il était conscient de marcher sur la corde raide en s’opposant à cette folle. La sorcière le tolérait comme on tolère un vilain toutou, pour des raisons obscures uniquement connues d’elle et souvent motivées par un pur et simple caprice. Quitte à en prendre le contre-pied la seconde suivante. Il n’était pas irremplaçable. D’autres en avaient fait les frais. Volesprit se moquait royalement des réalités, obstacles insurmontables ou légères difficultés. Seuls les résultats comptaient. « Le côté positif, c’est que rien ne prouve que ces agissements ne sont pas le fait de quelques vils trublions, reprit Cygne. Pas même les rapports de nos informateurs les plus empressés. Même si l’on peut y voir la main de la Compagnie noire… et compte tenu de l’escalade de ce soir. — Ils resteront toujours des trublions, répondit Volesprit de la voix d’une crâne adolescente. Ils ont la tête ailleurs. Ils ont perdu toute vaillance quand j’ai enterré leurs chefs. » Cela de la voix puissante d’un mâle dominant habitué à se faire obéir sans réplique. Néanmoins, ses paroles semblaient admettre, d’une manière biaisée, que les membres de la Compagnie vivaient peut-être encore ; quant aux tout derniers mots, l’inflexion qu’elle avait adoptée pour les prononcer trahissait une certaine incertitude. Quelques questions touchant à ce qui s’était réellement passé dans la plaine de pierre scintillante restaient pendantes, et Volesprit elle-même eût été bien en peine d’y répondre. « Je commencerai à m’inquiéter d’eux le jour où ils les rappelleront d’entre les morts. » Elle ne savait rien. En réalité, fort peu de choses s’étaient déroulées là-bas selon un plan prémédité. Son évasion, accompagnée de Cygne, n’avait été qu’un pur coup de chance. Mais Volesprit est de celles qui s’imaginent que la Fortune doit inéluctablement leur sourire. « Sans doute vrai, reprit Saule. Mais d’une signification qui reste très marginale, si j’ai bien compris vos semonces. — D’autres forces sont à l’œuvre, rétorqua la Protectrice d’une voix sibylline, lourde de mauvais présages. — Les Félons ont fait parler d’eux », annonça soudain la Radisha à la stupéfaction générale. Le fantôme espion ne fut pas le moins estomaqué. « Nous avons reçu récemment des rapports de Dejagore, Meldermhai, Ghoja et Danjil : des hommes y auraient été assassinés à la manière traditionnelle des Étrangleurs. » Cygne avait repris du poil de la bête. « Seuls les tueurs savent réellement ce qui s’est passé quand les Étrangleurs ont opéré de manière traditionnelle. Ce ne sont pas de vulgaires meurtriers. Les cadavres participent ensuite à des rituels religieux avant d’être enterrés dans un lieu consacré. » La Radisha ignora ces observations. « Un étranglement s’est déroulé ici aujourd’hui. En plein Taglios. Perhule Khoji en a été la victime. Il est mort dans une maison de joie. Un établissement spécialisé dans les très jeunes filles. Ces maisons ne sont plus censées exister, mais elles perdurent. » C’était une accusation non déguisée. Les Gris étaient chargés d’anéantir ces commerces. Mais ils travaillaient pour la Protectrice et la Protectrice s’en contrefichait. « J’imagine qu’on trouve encore tout et n’importe quoi sur le marché. » D’aucuns rendaient la Compagnie noire responsable de l’effondrement moral de tout l’empire. D’autres blâmaient la famille régnante. Quelques-uns accusaient même la Protectrice. Peu importait à qui incombait réellement la faute, ni même que la plupart de ces perversions eussent préexisté à la première hutte de boue édifiée sur le fleuve. Taglios avait changé. Et les désespérés feront toujours des pieds et des mains pour survivre. Seul un imbécile pouvait s’attendre à de jolis résultats. « Qui donc était ce Perhule Khoji ? » s’enquit Cygne. Il jeta un regard par-dessus son épaule. Le scribe qui lui était personnellement affecté consignait toute la réunion dans la pénombre, au fond de la salle. Il se demandait surtout comment la Radisha pouvait avoir eu vent de ce meurtre quand lui-même n’en était pas encore informé. « Il me semble l’avoir bien cherché, non ? Vous êtes certaine qu’une de ses turpitudes avec les jeunes donzelles n’aurait pas plutôt mal tourné ? — Sans doute Khoji aura-t-il bien mérité son sort, la Radisha d’une voix empreinte d’amer sarcasme. C’était un Vehdna et il doit à présent, j’imagine, en débattre avec son dieu. Sa moralité ne nous concerne pas, Cygne. Mais sa fonction oui. C’était un des principaux assistants de l’inspecteur général. Il collectait les impôts dans le Checca et les régions orientales du littoral. Son décès risque de soulever des problèmes pendant plusieurs mois. Les régions placées sous sa juridiction étaient nos plus productifs contribuables. — Peut-être quelqu’un lui devait-il… — Sa jeune partenaire a survécu. Et il a appelé au secours. Les hommes qui sont chargés de jeter les trouble-fête à la rue dans ce genre d’institutions sont accourus. Les coupables sont bel et bien des Étrangleurs. C’était un assassinat initiatique. Le candidat Étrangleur était un incapable. Néanmoins, avec l’aide de deux bloque-bras, il a réussi à briser la nuque de Khoji. — On les a donc capturés ? — Non. Celle qu’on nomme la Fille de la Nuit était présente. Elle supervisait l’initiation. » Les gros bras avaient dû faire dans leur froc en la reconnaissant. Gunnis et Shadars refusaient de croire que la Fille de la Nuit ne fût qu’une jeune femme particulièrement malfaisante. Ils voyaient en elle une figure mythique. Rares étaient les Tagliens appartenant à ces deux religions qui auraient osé s’opposer à elle. « D’accord, concéda Cygne. Ça prouverait effectivement qu’il s’agit d’authentiques Étrangleurs. Mais comment ont-ils reconnu la Fille de la Nuit ? — Elle leur a dit qui elle était, espèce de demeuré ! aboya Volesprit, exaspérée. “Je suis la Fille de la Nuit. L’Enfant des Ténèbres à venir. Venez à ma mère ou vous serez la proie des bêtes de la dévastation à l’avènement de l’Année des Crânes” Les typiques inepties mystiques. » Volesprit utilisait la voix monocorde d’un érudit et d’un sceptique « Sans compter qu’elle devait être aussi livide qu’un vampire et ressembler trait pour trait à ma sœur, en plus jeune. » La Fille de la Nuit ne craignait rien ni personne. Elle savait que Kina la Destructrice, la Mère ténébreuse et sa génitrice spirituelle, la protégerait de tout… bien que la déesse n’eût pas bougé un cil depuis plus d’une décennie. Les rumeurs qui courent sur son compte imprègnent notre société et ses bas-fonds depuis des années. Nombre de gens la croient telle qu’elle se prétend. Ce qui ne fait qu’accroître son empire sur l’imagination populaire. Une autre rumeur, dont l’impact décroît au fil du temps, accuse la Compagnie noire d’avoir préparé l’Année des Crânes de Kina à l’époque où l’État taglien décidait de trahir ses protecteurs à gages. Les Félons, tout comme la Compagnie, se nimbent d’une aura psychologique d’une grande puissance, excédant largement leur nombre. Leur condition de fantômes hantant la société les rend d’autant plus terrifiants. Mais cela signifiait surtout que la Fille de la Nuit avait gagné Taglios. Et qu’elle s’y était montrée en public. Et là où l’on voyait la Fille de la Nuit, Narayan Singh, le chef des Félons, la légende ambulante, le saint vivant des Étrangleurs, n’était jamais loin derrière, la suivant comme un fidèle chacal et perpétrant lui aussi ses forfaits. Murgen envisagea un instant d’interrompre sa mission pour prévenir Sahra de tout arrêter jusqu’à cette nouvelle fût vérifiée. Mais, quoi qu’il se passât, il était déjà trop tard. De tous les ennemis encore debout de la Compagnie noire, Narayan Singh était le plus exécré. Ni Mogaba ni Volesprit, pourtant une vieille adversaire, n’étaient traqués avec autant d’animosité. Singh lui-même ne portait pas la Compagnie dans son cœur. Il s’était fait prendre une fois et avait passé un bon moment en captivité, tandis que des gens d’une méchanceté sans pareille prenaient un malin plaisir à lui pourrir la vie. Il aurait volontiers pris sa revanche, du moins s’il plaisait à sa déesse de l’y autoriser. Le Conseil privé, comme à son habitude, dégénéra peu après en une séance d’empoignades et d’accusations mutuelles, tandis que le Purohita et l’inspecteur général manœuvraient chacun de son côté pour avoir barre sur l’autre, voire sur Cygne. Le Purohita pouvait compter sur le soutien des trois prêtres à la botte de Volesprit… à moins qu’elle n’eût d’autres projets. Quant à l’inspecteur général, il jouissait d’ordinaire de l’appui de la Radisha. Ces querelles, souvent prolongées, restaient assez triviales, plus symboliques que réelles. La Protectrice veillait à ce qu’il n’en sortît rien qu’elle désapprouvât. Au moment où Murgen s’apprêtait à se retirer sans que nul n’eût encore détecté sa présence, deux gardes royaux se précipitèrent dans la salle du conseil et se dirigèrent droit sur Saule Cygne, qui n’était pourtant pas leur commandant. Sans doute ne tenaient-ils pas à faire part de la nouvelle qu’ils apportaient à une Protectrice imprévisible, leur supérieure hiérarchique directe. Cygne prêta un moment l’oreille puis martela la table du poing. « Malédiction ! Je savais bien qu’ils étaient plus que des trublions ! » Il passa en coup de vent devant le Purohita, en lui décochant un regard méprisant. Il n’y avait pas d’amour perdu entre ces deux-là. C’est parti, se dit Murgen. Rentrons à l’entrepôt de Do Trang, en ce cas. Il ne pouvait sans doute rien empêcher de ce qui était déjà sur rails, mais au moins faire passer le mot à ceux qui étaient restés au QG afin qu’ils se lancent le plus tôt possible aux trousses de Narayan et de la Fille de la Nuit. 7 Sahra changeait de visage aussi aisément qu’un comédien de masque. Elle était tantôt la cruelle et rusée nécromancienne, la froide calculatrice qui conspirait avec les Captifs. Tantôt la presque veuve du porte-étendard et annaliste officiel de la Compagnie et tantôt la mère d’un Tobo choyé. Mais, quand il lui arrivait de se rendre en ville, elle devenait Minh Subredil, un être entièrement différent. Minh Subredil était une hors-caste et une métisse née de l’union fugace d’un prêtre de Khusa avec une putain nyueng bao. Elle en savait plus long sur ses antécédents que la moitié des gens des rues de Taglios. Elle ne cessait d’en parler toute seule, à haute voix, et de s’en flatter auprès de tous ceux à qui elle pouvait tenir la jambe. C’était une femme si pitoyable et marquée par le sort qu’elle était déjà vieille et courbée des décennies avant l’âge. Sa signature – la caractéristique permettant à tous ceux qui ne la connaissaient pas de l’identifier – était une petite statuette de Ghanghesha qu’elle emportait partout. Ghanghesha est le dieu de la chance des Gunnis comme de certains Nyueng Bao. Quand Minh Subredil se croyait seule, elle parlait à Ghanghesha. Veuve, elle élevait sa seule enfant en se livrant au Palais à des travaux ancillaires journaliers. Chaque matin, dès potron-minet, elle allait faire la queue avec la foule des miséreux rassemblés devant la poterne de service nord dans l’espoir de décrocher un travail. Parfois, Sawa, la sœur faible d’esprit de son défunt mari, se joignait à elle. Quand elle n’était pas accompagnée de sa fille, ce qui n’arrivait plus très fréquemment. La gamine était désormais assez grande pour se faire remarquer. Jaul Barundandi, le sous-assistant de l’économe du Palais, en sortait alors pour énoncer à haute voix la liste des emplois disponibles pour la journée, avant de choisir ceux qui les occuperaient. Il choisissait toujours Minh Subredil, car, bien qu’elle fût trop moche pour qu’on exigeât d’elle des faveurs sexuelles, elle était toujours disposée à lui reverser un bon pourcentage de son salaire. Minh Subredil était une créature aux abois. La sempiternelle statuette de Subredil amusait beaucoup Barundandi. Lui-même gunni et pieux pratiquant du culte de Khusa, il incluait souvent dans ses prières une requête suppliant son dieu de lui épargner la « chance » de Subredil. Il ne l’aurait jamais admis devant ses sbires, mais, s’il la favorisait quelque peu, c’était en raison du manque de discernement dont elle avait fait preuve en choisissant le père de son enfant. Comme la grande majorité des fripouilles, il n’était mauvais que les trois quarts du temps et surtout par étroitesse d’esprit. Subredil ne priait jamais quand elle était Ky Sahra. Ky Sahra n’avait que faire des dieux. Mais, ne se doutant pas du point faible de Jaul Barundandi, elle lui réservait un chien de sa chienne. Le moment venu. Le sous-assistant aurait amplement l’occasion de regretter ses rapines. D’autres regrets innombrables, s’élèveraient dans tout l’empire taglien. Le moment venu. Nous avons traversé le dédale de sortilèges de confusion et de désorientation que Gobelin et Qu’un-Œil avaient mis tant d’années à tisser dans tout le voisinage : un bon millier de couches de piperie plus légères que le tulle, si délicates que seule la Protectrice les aurait remarquées. À condition toutefois de bien y regarder. Mais Volesprit ne sillonne pas les rues en quête de repaires ennemis. Ses Gris, ses chauves-souris et ses corbeaux s’y emploient. Et ceux-là sont trop obtus pour se rendre compte qu’on les a fourvoyés, orientés dans la mauvaise direction et subtilement expédiés hors de la zone incriminée, si habilement qu’on n’y voyait que du feu. Les deux petits sorciers consacraient le plus clair de leur temps à l’entretien et à l’expansion de leur labyrinthe. Ceux à qui nous avions retiré notre confiance ne s’aventuraient pas à moins de deux cents mètres de notre QG. À moins qu’on ne les guidât jusqu’à lui. Nous n’avions aucun problème. Nous portions un brin de chanvre noué au poignet gauche. Cette boucle enchantée édulcorait les sortilèges de confusion. Et nous permettait de voir la réalité. Ainsi, nous étions souvent informés des intentions du Palais avant même que ses projets ne fussent mis en branle. Minh Subredil, ou parfois Sawa, écoutait aux portes pendant qu’ils se tramaient. « N’est-il pas affreusement tôt pour mettre le nez dehors ? ai-je marmonné. — Si. Mais d’autres feront déjà la queue à notre arrivée. » Les désespérés fourmillent littéralement à Taglios. Certains campent aussi près du Palais que les Gris le leur permettent. Nous avons atteint le secteur du Palais plusieurs heures avant notre heure habituelle. Mais nous devions effectuer quelques tournées sous le couvert de l’obscurité, rendre visite dans leurs planques à des frères de la Compagnie. Chaque fois, la voix de la sorcière sortait de la bouche de cette épave de Minh Subredil. Sawa trottinait derrière, la bouche tordue et la bave aux commissures. La plupart des hommes ne nous reconnaissaient pas. Ils ne s’attendaient pas à notre visite, mais à recevoir des responsables au préalable, un mot de code leur permettant de nous identifier comme des messagères. Ils l’ont effectivement reçu. Il y avait de fortes chances pour qu’ils fussent eux-mêmes travestis. Chaque frère de la Compagnie est censé se forger plusieurs personnalités qu’il peut adopter en public. Certains se débrouillent mieux que d’autres. On exigeait des moins doués qu’ils prennent un minimum de risques. Minh Subredil a jeté un coup d’œil au mince croissant de lune qui pointait le museau entre deux nuages. « Plus que quelques minutes. » J’ai poussé un grognement nerveux. Il y avait beau temps que je ne m’étais pas impliquée dans une opération périlleuse. À part déambuler dans le Palais, bien entendu, ou me rendre à la bibliothèque. Mais, dans ces deux cas, nul ne risquait de me larder d’un objet pointu. « Ces nuages ressemblent à ceux qui annoncent la saison des pluies. » Si c’était vrai, la saison serait prématurée. Perspective peu plaisante. Durant la saison des pluies, il pleut à verse tous les jours. Le temps peut devenir tellement féroce, avec de spectaculaires écarts de température, des chutes de grêle et des coups de tonnerre comme si tous les dieux du panthéon gunni se mettaient soudain à brailler, ivres morts. Les Tagliens divisent l’année en six saisons. On n’échappe réellement à la chaleur torride que durant leur seul hiver. « Sawa remarquerait-elle les nuages ? » s’est enquise Subredil. Elle tenait à ce que nous restions coûte que coûte dans la peau des personnages. Dans une ville gouvernée par les Ténèbres, on ne sait jamais si des yeux ne vous épient pas dans l’ombre, si des oreilles invisibles ne se tendent pas pour surprendre vos paroles. « Hum. » Sans doute la réflexion la plus intelligente que puisse s’autoriser Sawa. « Viens. » Elle m’a prise par le bras pour me guider, ce dont elle était coutumière lorsque nous allions travailler au Palais. Nous nous sommes approchées de l’entrée principale nord, qui ne se trouvait qu’à une quarantaine de mètres de la poterne de service. Une unique torche y brûlait, destinée à permettre aux gardes de voir qui arrivait, mais si mal disposée qu’elle n’éclairait que les honnêtes gens. Alors que nous nous rapprochions, quelqu’un qui s’était faufilé le long de la muraille a brusquement bondi pour coiffer la torche d’un sac de cuir humide. Le grossier juron de stupéfaction d’un des gardes s’est distinctement fait entendre. Aurait-il à présent l’imprudence d’aller voir ce qui se passait ? Nulle raison d’en douter. Les gardes royaux n’avaient connu aucun problème depuis près d’une génération. Le croissant de lune a disparu derrière un nuage. Au même instant, quelque chose a bougé à l’entrée du Palais. La partie la plus épineuse de l’affaire allait se jouer : apparemment, nous avions saboté une opération promise au succès en entrant en pleine relève de la garde. Froissement. Cri de surprise. Une voix demandant ce qui se passait. Tumulte et charivari : on venait d’enfoncer la porte. Fracas métallique. Un ou deux hurlements. Coups de sifflet. Puis, quinze secondes plus tard, d’autres coups de sifflet provenant d’autres directions, en réponse aux premiers. Tout se déroulait exactement selon le plan. Au bout de quelques instants, les coups de sifflet stridents nous parvenant du Palais ont pris une tonalité désespérée. Quand on avait soulevé l’idée pour la première fois, un très sérieux débat s’était engagé, portant sur le caractère principal ou non de cette attaque de l’entrée. Emporter cette position semblait une tâche relativement aisée. Une faction assez importante, composée d’hommes las de tergiverser, votait pour faire irruption à l’intérieur et massacrer tout le monde. Sans doute cela eût-il été passablement gratifiant, mais l’opération nous laissait fort peu de chances d’anéantir Volesprit, et un tel carnage n’aurait en rien avancé la libération des Captifs, notre objectif premier. J’avais réussi à convaincre tout le monde que nous devions absolument organiser une bonne vieille diversion assortie de sortilèges de désorientation, à la mode des annales. Faire croire à l’ennemi que nous méditions tel forfait alors que nous préparions un coup tout à fait différent. Les obliger à cavaler dans une direction pour nous devancer alors que nous empruntions l’itinéraire opposé. Compte tenu de l’âge désormais très avancé de Gobelin et Qu’un-Œil, nos fourberies doivent prendre un tour de plus en plus cérébral. Les deux sorbiers n’ont plus la force ni l’énergie de créer de grandioses illusions sur le champ de bataille. Et, bien qu’ils soient avides de partager leurs secrets, ils n’ont toujours pas réussi à armer le bras de Sahra pour le combat. Ses talents ne s’étendent pas à ce domaine. Les premiers Gris ont chargé, surgissant des ténèbres, et se sont précipités tête baissée dans le traquenard qu’on leur avait tendu. Pendant quelques instants, la tuerie fut féroce. Mais quelques-uns réussirent une percée et coururent renforcer les gardes, pratiquement submergés, à l’entrée du Palais. Subredil et moi sommes allées nous poster au pied de la muraille, entre le grand portail et la poterne de service. Subredil étreignait en geignant son Ghanghesha. Sawa se cramponnait à Subredil en bavant et poussant de petits cris d’effroi. Les assaillants fauchaient certes de pleins monceaux de Gris mais ne parvenaient toujours pas à enfoncer la défense de l’entrée. Puis des renforts sont arrivés de l’intérieur. Saule Cygne et un peloton de gardes royaux ont fait irruption par le portail. Si promptement, de fait, que Cygne s’est mis à glapir. « Halte ! Quelque chose cloche ! » La nuit s’est brusquement illuminée. Des boules de feu ont zébré le ciel. On n’avait pas vu leurs pareilles depuis les durs combats de la fin des guerres contre les Maîtres d’Ombres. Madame en avait fait confectionner des quantités et quelques-unes avaient été soigneusement conservées depuis. Ceux qui les employaient n’avaient pas participé à l’attaque de l’entrée. Ils s’en tenaient strictement au plan d’urgence, lequel comptait sur tout le monde pour arracher Cygne à la surveillance des gardes et des Gris. Sa vie en dépendait. Le feu s’est abattu près d’un petit groupe, non loin de Subredil et de moi. Cygne avait peur. On s’attendait à ce qu’il battît en retraite vers la poterne de service (en passant devant nous) dès que le tir changerait de direction pour viser l’entrée principale et lui couper la route. Ce brave vieux Cygne. Il avait dû lire mon scénario. Alors même que ses hommes se faisaient déchiqueter par les boules de feu à quelques mètres de lui, il continuait de se défiler, les mains plaquées au mur, en se maintenant à deux ou trois pas de l’anéantissement. Pierre fondue et lambeaux de chair brûlée volaient au-dessus de sa tête et des nôtres, et je me suis aperçue que j’avais sous-estimé – peut-être fatalement – la férocité de mes propres armes. Les utiliser en si grosse quantité était indubitablement une erreur. Cygne a trébuché sur la cheville de Minh Subredil. Au moment de heurter les pavés, il s’est retrouvé, comme par hasard, nez à nez avec une idiote bavant. Qui pointait sa dague juste sous son menton. « N’essaie même pas de respirer », a-t-elle chuchoté. Les boules de feu qui frappaient l’enceinte du Palais la transperçaient. Le portail de bois était en feu et la clarté suffisante pour permettre à nos frères de distinguer notre signal : nous tenions notre homme. Le tir est devenu plus précis. La résistance aux Gris accourus à la rescousse moins perméable. Une seconde attaque simulée s’est déclenchée. Deux des frères qui y participaient ont embarqué Cygne. Ils nous ont injuriées et frappées du pied avant d’emporter nos armes et de battre en retraite en même temps que la vague d’assaillants fuyant une résistance improbable. Alors qu’ils se fondaient dans l’obscurité, l’événement que nous redoutions le plus s’est produit. Volesprit est apparue entre les créneaux qui nous surplombaient ; elle venait voir ce qui se passait. Nous l’avons tout de suite compris, Subredil et moi, car les combats ont cessé dès que quelqu’un l’a repérée. Puis un déluge de boules de feu l’a visée. Nous avons joué de bonheur. Elle ne s’y attendait pas et n’a pu réagir qu’en se jetant à terre. Nos frères ont alors fait ce qu’ils étaient censés faire : prendre leurs jambes à leur cou. Ils ont dévalé la colline et se sont mêlés à la foule avant que la Protectrice ne lâche ses chauves-souris et ses corbeaux. J’étais convaincue que toute cette effervescence ne manquerait pas, dans les minutes qui suivraient, de déclencher un soulèvement dans cette partie de la ville. Les hommes devaient y contribuer en faisant courir d’absurdes rumeurs. Du moins s’ils gardaient leur sang-froid. Subredil et Sawa se sont rapprochées d’une quinzaine de pas de la poterne de service. Nous venions à peine de nous installer pour baver, geindre et nous étreindre en regardant se consumer les cadavres quand une voix terrifiée a demandé : « Minh Subredil ? Que fais-tu là ? » Jaul Barundandi. Notre patron. Je n’ai pas relevé les yeux. Et Subredil n’a réagi que lorsque Barundandi l’a lardée de la pointe de l’orteil en répétant sa question d’une voix qui n’était pas exempte de bonté. « Nous voulions arriver de bonne heure, lui a-t-elle répondu. Sawa a méchamment besoin de travailler. » Elle a regardé autour d’elle. « Où sont les autres ? » D’autres personnes s’étaient effectivement présentées. Quatre ou cinq, encore plus avides que nous de prendre la tête de la file. Elles s’étaient envolées. Leur fuite pouvait nous valoir des ennuis. Le moyen de savoir ce qu’elles avaient vu avant de mettre les voiles ? Une première boule de feu égarée aurait normalement dû semer la panique et les éparpiller avant que Cygne ne nous tombe entre les mains mais je n’en gardais aucun souvenir. Subredil s’est tournée davantage vers Barundandi. Je me suis cramponnée encore plus étroitement à elle en gémissant comme une âme en peine. Elle m’a tapoté l’épaule et a murmuré quelques paroles inaudibles. Barundandi a eu l’air d’avaler la couleuvre, surtout quand Subredil s’est brusquement aperçue qu’une des défenses de Ghanghesha s’était brisée et qu’elle s’est mise à pleurer et à la chercher autour d’elle. Plusieurs collègues de Barundandi avaient également mis le nez dehors et furetaient dans tous les coins en s’interpellant mutuellement pour essayer de savoir ce qui s’était passé. La même scène se reproduisait devant l’entrée principale où des gardes abasourdis et des fonctionnaires encore ensommeillés se posaient les mêmes questions, se demandaient ce qu’ils devaient faire et… Sainte chiasse !… certains de ces feux grégeois avaient carrément transpercé une muraille épaisse de près de deux mètres ! Des Shadars arrivaient de partout, parfois d’une distance de deux kilomètres, ramassaient les Gris morts ou blessés et s’efforçaient eux aussi de comprendre. La voix de Barundandi s’est faite encore plus bonasse. Il a appelé ses assistants. « Aidez ces deux femmes à entrer. Avec délicatesse. La Très-Haute voudra peut-être leur parler. » J’espérais que mon tressaillement ne nous avait pas trahies. Certes, j’avais eu l’intention d’entrer de bonne heure dans le Palais, mais jamais je n’aurais imaginé qu’on pût s’intéresser à ce qu’avaient vu deux intouchables. 8 Je n’aurais pas dû tant m’inquiéter. Un sergent des Gris passablement distrait nous a interrogées ; il donnait l’impression de n’y consentir que pour faire une fleur à Jaul Barundandi. Le sous-assistant avait de toute évidence péché par présomption en s’imaginant qu’il pouvait se gagner certaines bonnes grâces en produisant des témoins oculaires de la tragédie. Dès qu’il se rendit compte qu’il n’avait rien ou bien peu à y gagner, sa sollicitude s’évanouit. Quelques heures après qu’on nous eut conduites dans le Palais, alors qu’une folle effervescence régnait encore, que circulaient un millier de rumeurs plus éhontées l’une que l’autre, que les officiers des Gris et des gardes continuaient d’y faire entrer davantage d’hommes armés de confiance et de dépêcher un nombre croissant d’espions pour surveiller les soldats réguliers dans leurs baraquements, au cas où ils auraient participé d’une manière ou d’une autre à l’assaut, Minh Subredil et sa demeurée de belle-sœur besognaient déjà fermement. Barundandi leur faisait nettoyer la salle du Conseil privé. Celle-ci était dans un état épouvantable : Volesprit avait piqué sa crise et s’était vengée sur l’ameublement. « Attendez-vous à travailler dur aujourd’hui, Minh Subredil, nous a expliqué Barundandi. Peu de journaliers se sont présentés ce matin. » Il semblait amer Le raid ne lui rapporterait pas de bien gros dividendes Il ne lui était même pas venu à l’esprit de se féliciter d’être encore de ce monde. « Elle va bien ? » Il parlait de moi. Sawa. Je tremblais de tous mes membres. Une imitation très crédible. « Elle tiendra le coup tant que je resterai auprès d’elle. Il vaudrait mieux ne pas l’affecter aujourd’hui au ménage d’une pièce d’où elle ne me verrait pas. — Qu’il en soit ainsi, a-t-il grogné. Il y a bien assez de labeur pour deux dans celle-ci. Tâchez de ne pas vous fourrer dans les jambes des gens. » Minh Subredil s’est fendue d’une courbette. Elle savait s’effacer et se montrer discrète. Elle m’a installée devant une large table, longue d’une bonne douzaine de pieds, et y a entassé des lampes, des chandeliers et tout un bric-à-brac qui avait valdingué. J’ai fait appel au faible pouvoir de concentration de Sawa, limité à une unique tâche, et entrepris de les nettoyer. Sahra, de son côté, s’est mise à balayer et à épousseter les meubles. Des gens allaient et venaient, souvent très importants. Personne ne nous a remarquées, sauf Chandra Gokhale, l’inspecteur général des Archives, qui a décoché à Subredil un coup de pied irascible parce qu’elle frottait le parquet là où il voulait passer. Elle s’est mise à genoux et prosternée pour lui demander pardon. Gokhale l’a ignorée. Elle a entrepris d’écoper l’eau renversée sans manifester plus d’émotion. Minh Subredil encaissait ce genre de traitement. Mais je soupçonnais Ky Sahra de s’être forgé une opinion bien précise de l’identité de celui de nos ennemis qui suivrait Saule Cygne en captivité. La Radisha est apparue. Accompagnée de la Protectrice. Elles se sont installées à leurs places respectives. Jaul Barundandi a rappliqué peu après, déterminé à nous faire évacuer les lieux. Sawa n’a rien paru remarquer. Elle se concentrait trop sur son chandelier. Un grand capitaine shadar est entré en trombe. « Votre Altesse, le décompte préliminaire dénombre quatre-vingt-dix-huit morts et cent vingt-six blessés, a-t-il annoncé. Certains mourront des suites de leurs blessures. On n’a pas encore retrouvé le ministre Cygne, mais de nombreux cadavres sont trop carbonisés pour être identifiables. Un grand nombre de ceux qui ont été frappés par les boules de feu se sont enflammés et consumés comme des torches résineuses. » Le capitaine peinait à garder son sang-froid. Il était encore jeune. Il y avait de fortes chances pour qu’il n’eût encore jamais vu les conséquences d’une bataille. Je m’efforçais âprement de m’enfoncer le plus profondément possible dans la peau de mon personnage. Je ne m’étais pas trouvée aussi près de Volesprit depuis l’époque où elle m’avait séquestrée hors de Kiaulune, quinze ans plus tôt. Triste souvenir ! Je priais pour qu’elle ne me reconnaisse pas. Je me suis rencognée tout au fond de ma retraite secrète. Pour la première fois depuis ma captivité. Les gonds de la porte étaient rouillés. Mais j’ai réussi à y entrer et à m’y installer douillettement tout en demeurant Sawa. Il me restait tout juste assez d’attention pour comprendre ce qui se passait autour de moi. « Qui sont ces femmes ? » a soudain demandé la Protectrice. Barundandi s’est fait obséquieux. « Pardon, Très-Hautes. C’est ma faute. J’ignorais que cette salle serait utilisée. — Réponds à la question, économe, a ordonné la Radisha. — Certainement, Votre Grandeur. » Il s’était incliné presque jusqu’au sol. « Celle qui frotte le parquet s’appelle Minh Subredil. Une veuve. L’autre est sa demeurée de belle-sœur, Sawa. Elles font partie du personnel journalier employé dans le cadre du programme de bienfaisance de la Protectrice. — Il me semble en avoir déjà vu une, a laissé tomber Volesprit. Sinon les deux. » Barundandi s’est incliné encore plus bas. L’intérêt qu’on lui portait soudain le terrifiait. « Minh Subredil travaille ici depuis des années, Protectrice. Sawa l’accompagne quand elle est suffisamment lucide pour accomplir des tâches répétitives. » J’ai senti qu’il hésitait à leur annoncer que nous avions assisté de très près à l’attaque de ce matin. Je me suis terrée si profondément dans ma retraite que je n’ai rien suivi de ce qui s’est passé au cours des minutes suivantes. Barundandi a préféré ne pas nous soumettre à un interrogatoire. Sans doute s’est-il persuadé qu’en s’intéressant à nous de trop près on risquait de découvrir qu’il gardait par-devers lui la moitié de notre médiocre salaire, à seule fin de nous permettre de plonger nos mains douloureuses dans les eaux souillées. — File, économe, lui a finalement ordonné la Radisha. Laisse-les travailler. Le sort de l’empire ne se décidera pas ici aujourd’hui. » Et Volesprit l’a chassé d’un geste de sa main gantée, avant de le rappeler pour lui demander : « Qu’est-ce qui est posé sur le parquet à côté de cette femme ? » Elle parlait de Subredil, bien entendu, puisque j’étais assise. « Hein ? Oh ! Un Ghanghesha, Très-Haute. Elle ne le quitte jamais. Une véritable obsession. Il… — Retire-toi, maintenant. » C’est ainsi que Sahra, à tout le moins, put assister pendant près de deux heures aux réactions des plus hautes instances du pouvoir à notre assaut. Au bout d’un moment, j’ai fini par refaire surface, assez pour suivre pratiquement tout. Des courriers entraient et repartaient. Un tableau a fini par se dégager, mettant en relief la conduite en général irréprochable de l’armée et de la population. C’était prévisible. Aucun de ces deux corps n’avait intérêt à entrer en rébellion pour le moment. Autant de bonnes nouvelles pour la Radisha. Mais l’intelligence pragmatique de Volesprit rendait plus suspicieuse cette vieille cynique. « Nous n’avons fait aucun prisonnier, fit-elle remarquer. Pas de cadavres non plus laissés sur le terrain. Il est possible qu’ils n’aient pas subi de pertes très sévères. Quand on y réfléchit, ils n’ont pas non plus pris de très gros risques. Ils se sont enfuis dès que nous avons eu l’occasion de riposter. Que comptaient-ils faire ? Quel était leur véritable dessein ? — L’attaque a été portée avec une férocité inouïe jusqu’à votre apparition sur les remparts, fit remarquer Chandra Gokhale non sans une certaine logique. Ce n’est que là qu’ils ont pris la fuite. — Plusieurs rescapés et témoins déclarent avoir entendu ces brigands se disputer entre eux à propos de votre présence, Protectrice, déclara spontanément le capitaine shadar. De toute évidence, ils n’auraient jamais donné l’assaut s’ils avaient su que vous vous trouviez sur place. » Un petit exemple de mes trompe-l’œil. J’espérais qu’il les induirait en erreur. « Ca n’a aucun sens. Où auraient-ils bien pu pêcher cette idée ? » Elle ne s’attendait pas à une réponse et poursuivit tout de go : « Avez-vous identifié quelques-uns des brûlés ? — Trois seulement, Protectrice. Les autres n’ont pratiquement plus forme humaine. — Qu’en est-il des dégâts matériels, Chandra ? s’enquit la Radisha. Avez-vous pu procéder à une première évaluation ? — Oui, Radisha. Ils sont assez sévères. Extrêmement sévères. L’enceinte semble avoir souffert de dommages structurels. Nous n’avons pas encore réussi à en mesurer pleinement l’étendue. Elle restera probablement notre point faible pendant un bon moment. Vous pourriez envisager de dresser un mur-rideau de bois devant ce qui deviendra nécessairement un chantier de construction. Et songer très sérieusement à faire revenir des troupes en ville. — Des troupes ? demanda la Protectrice. Pour quoi faire ? » Sa voix, restée longtemps neutre, s’était faite soupçonneuse. Quand on n’a aucun ami, la paranoïa est une attitude plus naturelle encore qu’aux frères de la Compagnie noire. « Parce que le Palais est trop vaste pour qu’on le défende avec les gens dont nous disposons. Même en armant les domestiques. Un ennemi n’aurait pas besoin de prendre d’assaut les entrées normales. Il lui suffirait d’escalader le mur d’enceinte quand il n’est pas surveillé puis d’attaquer de l’intérieur. — S’il tentait le coup, il lui faudrait des plans pour se diriger, affirma la Radisha. Personne à ma connaissance, sauf Fumée, l’ex-sorcier de la Cour voilà bien longtemps, n’en était capable sans un plan. Il faut un certain instinct. — Si l’assaut était donné par des éléments descendant de l’ancienne Compagnie noire, fit observer l’inspecteur général – et l’emploi récent de boules de feu semble corroborer qu’il existe bel et bien un lien, même si nous savons que la Protectrice l’a exterminée –, ils ont pu avoir accès aux plans des couloirs dressés par le Libérateur et son état-major quand ils étaient cantonnés ici. — Il est impossible de dresser les plans de ce bâtiment, s’entêta la Radisha. J’en sais quelque chose. J’ai essayé. » Vous pouvez en remercier Gobelin et Qu’un-Œil, princesse. Voilà bien des lustres, le capitaine avait prié les deux vieux sorciers de répandre à profusion, partout dans le Palais, des sortilèges de confusion. Il ne tenait pas à ce que la Radisha découvrît certains objets. Tous objets restés d’ailleurs dissimulés depuis, dont ces antiques volumes des annales censés exposer la naissance et les débuts secrets de la Compagnie, mais qui n’avaient apporté jusque-là que pure, déception. Minh Subredil sait comment les récupérer. Dès qu’elle en trouve l’occasion, elle en arrache quelques pages qu’elle sort du Palais en douce pour me les transmettre. Je les introduis à mon tour, tout aussi discrètement, dans la bibliothèque et, quand on ne me regarde pas, j’en traduis quelques mots d’affilée en quête d’une phrase nous permettant d’ouvrir la voie aux Captifs. Sawa faisait les cuivres et l’argenterie. Minh Subredil nettoyait meubles et parquet. Conseil privé et consorts allaient et venaient. Le niveau de la panique retombait, les assauts ayant tourné court. Dommage que nous ne fussions pas assez nombreux pour continuer à les tarauder quelques heures encore. Volesprit gardait un calme inhabituel. Elle connaissait la Compagnie depuis plus longtemps que quiconque hormis le capitaine, Gobelin et Qu’un-Œil, mais uniquement de l’extérieur. Elle n’accepterait rien pour argent comptant. Pas encore. J’espérais qu’à force de se poser des questions elle finirait par se péter les neurones, mais je craignais qu’elle n’eût déjà découvert le fin mot de l’histoire, car elle ne cessait de s’interroger sur Saule Cygne et ces corps carbonisés. Mon plan était-il à ce point transparent ? N’était-elle désarçonnée que parce qu’elle cherchait à voir au-delà du simple kidnapping ? J’ai terminé d’astiquer le dernier chandelier. Je me suis bien gardée de regarder autour de moi et me suis contentée de rester assise à ma place sans mot dire. Difficile de me concentrer sur autre chose que la menace assise à l’autre bout de la salle quand mes mains n’étaient plus occupées. J’ai loué Dieu silencieusement, ainsi qu’il convient à une femme et comme je l’avais appris enfant. Et loué l’insistance de Sahra qui tenait tant à ce que nous nous coulions dans la peau du personnage. Tous deux m’avaient bien servi. Jaul Barundandi est revenu à un moment donné. En présence des Très-Hautes, il se montrait un patron nettement plus doux. Il a expliqué à Sahra qu’il était temps de partir. Sahra a tiré Sawa de son hébétude. J’ai poussé quelques cris de détresse en me relevant. « Qu’est-ce qui lui prend ? s’est-il enquis. — Elle a faim. Nous n’avons rien mangé de la journée. » En règle générale, la direction nous distribuait des restes. C’était un des avantages en nature. Subredil et Sawa gardaient parfois quelques reliefs de leur part pour les ramener à la maison. Établissant et renforçant ainsi une habitude selon laquelle les femmes sortaient toujours quelque chose du Palais. La Protectrice s’est penchée en avant. Elle nous fixait intensément. Qu’avions-nous fait pour éveiller ses soupçons ? Sa parano était-elle à ce point chevillée au corps qu’une simple intuition suffisait à la mettre sur ses gardes ? Où bien était-elle réellement capable de lire dans les pensées ? Superficiellement ? Nous sommes sorties derrière Barundandi en traînant les pieds ; à chaque pas, j’avais l’impression de franchir une nouvelle lieue entre hiver et printemps, entre ténèbres et lumière du jour. Nous n’en avions pas fait cinq hors de la salle du conseil que Barundandi nous faisait sursauter. Il s’est passé la main dans les cheveux en hoquetant. « Oh, que ça fait du bien de sortir d’ici ! s’est-il exclamé, s’adressant à Subredil. Cette femme me flanque la chiasse. » Elle me faisait exactement le même effet. Et si j’avais réussi à ne pas me trahir, c’était uniquement parce que je m’étais profondément enfouie dans la peau de mon personnage pour esquiver mes terreurs. Qui aurait soupçonné tant d’humanité chez Barundandi ? Je me suis cramponnée en tremblant au bras de Subredil. Celle-ci lui a répondu à voix basse en admettant docilement que la Protectrice pouvait effectivement être épouvantable. Les cuisines, normalement interdites aux travailleurs journaliers, étaient un authentique antre du dragon, bourré jusqu’à la gueule de trésors comestibles. Le dragon éconduit, Subredil et Sawa se sont empiffrées au point de pouvoir à peine marcher. Elles se sont ensuite chargées de tout le butin qu’elles seraient autorisées à sortir. Elles ont encaissé leurs quelques pièces de cuivre et pris la direction de la poterne de service avant que quiconque s’avise de leur coller une tâche supplémentaire sur le dos, avant même que les sbires de Barundandi ne s’aperçoivent qu’ils n’avaient pas touché leur bakchich coutumier. Des gardes armés étaient plantés à la sortie de la poterne. Nouveau, ça ! Des Gris, d’ailleurs, plutôt que des soldats. Ils ne semblaient pas particulièrement s’intéresser aux gens qui ressortaient et ne se sont même pas donné la peine de procéder à l’habituelle palpation de pure forme, destinée à empêcher qu’on embarque l’argenterie royale. J’ai regretté que les personnages que nous endossions ne fussent pas plus curieux de nature. J’aurais aimé voir de plus près les dégâts que nous avions causés. On dressait déjà un échafaudage et l’on édifiait le mur-rideau. Les quelques aperçus que j’ai surpris m’ont laissée pantoise. Je ne connaissais que par mes lectures les effets des dernières versions des lance-boules de feu. La façade du Palais évoquait une maquette de cire noire martelée au fer chauffé à blanc. La pierre n’avait pas seulement fondu et coulé, elle s’était volatilisée par endroits. On nous avait libérées plus tôt que d’habitude. C’était le milieu de l’après-midi. J’ai tenté d’accélérer le pas, pressée de m’éloigner. Mais Sahra refusait d’être bousculée. Une foule de badauds silencieux s’amassait devant le Palais. Subredil a marmonné quelques mots. Quelque chose comme « … dix mille yeux ». 9 Je m’étais fourvoyée. Ces gens n’étaient pas venus en masse dans le seul dessein d’admirer notre œuvre de la nuit et de s’émerveiller que les prétendus morts de la Protectrice fussent encore si fringants. Ils s’intéressaient à quatre disciples du Bhodi postés près des piliers du souvenir qui se dressaient à une quinzaine de pas du portail déglingué, devant le mur-rideau en érection. Un des quatre moines s’employait à fixer un moulin à prières à l’un des piliers. Deux autres dépliaient sur les pavés une étoffe d’un rouge orangé aux broderies tarabiscotées. Le quatrième, au crâne rasé et plus luisant qu’une pomme, se tenait devant un Gris âgé de seize ans tout au plus. Le disciple du Bhodi croisait les bras sur la poitrine. Il donnait l’impression de regarder au travers du jeune homme, et ce dernier peinait visiblement à lui faire comprendre qu’ils devaient, lui et ses condisciples, interrompre immédiatement ce qu’ils étaient en train de faire. La Protectrice l’avait formellement interdit. Un tel spectacle ne pouvait qu’intéresser Minh Subredil. Elle s’est arrêtée pour regarder. Sawa s’est suspendue d’une main à son bras et a penché la tête de côté pour voir elle aussi. Je me sentais terriblement vulnérable, ainsi exposée aux yeux de ces centaines de mateurs muets, à une douzaine de mètres deux à peine. Un soutien au jeune Gris s’est présenté sous la forme d’un lugubre sergent shadar, qui semblait croire que le problème des Bhodis était la surdité. « Décampez ! a-t-il hurlé. Ou l’on vous fera dégager de force. — La Protectrice m’a convoque », a déclaré le Bhodi aux bras croisés. Dans la mesure où Murgen n’avait pas encore fait son rapport, ni Sahra ni moi ne savions de quoi il retournait. « Hein ? » Le disciple chargé de préparer le moulin à prières a annoncé qu’il était prêt. Le sergent a poussé un grognement et, du revers de la main, a fait sauter l’objet du pilier. Le disciple s’est penché pour le ramasser et a entrepris de le remettre en place. Ces disciples du Bhodi répugnent à la violence et ne ripostent jamais, mais ils sont têtus comme des mules. Les deux moines qui étalaient le tapis de prière semblaient satisfaits de leur travail. Ils ont adressé quelques mots à l’homme aux bras croisés, qui a incliné légèrement la tête puis relevé les yeux pour soutenir le regard de l’aîné des Shadars. « Rajadharma, a-t-il proclamé d’une voix sonore mais si sereine qu’elle en était troublante. Le devoir des rois. Sachez que la royauté est un mandat. Le roi est le plus zélé et consciencieux serviteur de son peuple. » Aucun des témoins n’a eu de mal à entendre ces mots ni à en saisir le sens. L’orateur s’est installé sur le tapis de prière. La ses robes était d’une nuance presque identique. Il a donné l’impression de se fondre dans un grand tout. Un de ses assistants lui a tendu une grande jarre. Il l’a brandie au-dessus de sa tête comme une offrande au ciel puis a renversé son contenu sur lui. Le sergent shadar n’avait pas l’air moins ébranlé que son cadet. Il cherchait des renforts des yeux. Le moulin à prières avait repris sa place. Le disciple qui en était responsable l’a fait tournoyer puis il a reculé de quelques pas, imité par les deux autres. Le moine assis sur le tapis de prière a frotté un silex contre du fer et disparu à l’intérieur d’une flamme violente au moment précis où je reconnaissais l’odeur du naphte. La chaleur m’a frappée comme un coup de poing. J’étais suffisamment dans la peau de mon personnage pour empoigner Sahra à deux mains en geignant comme une perdue. Elle a repris son chemin les yeux écarquillés, frappée de stupeur. L’homme dévoré par les flammes n’a pas poussé un seul cri ni même bronché d’un cil jusqu’à ce que toute vie le quitte et que sa carcasse calcinée bascule en avant. Des corbeaux tournoyaient au-dessus de lui en blasphémant dans leur langue. Volesprit était donc au courant. Ou le serait bientôt. Nous avons continué de nous frayer un chemin vers chez nous à travers une foule désormais animée. Les disciples du Bhodi qui avaient aidé à préparer l’immolation s’étaient d’ores et déjà éclipsés pendant que tous les regards se tournaient vers l’homme en train de se consumer. 10 « Je n’arrive pas à croire qu’il ait pu faire une chose pareille », ai-je déclaré tout en me débarrassant des loques puantes et de la personnalité mutilée de Sawa. La nouvelle nous avait précédées. On ne parlait que du suicide. Notre œuvre de la nuit était revenue au second plan. C’était du passé et tous avaient survécu. Tobo non plus n’y croyait pas, assurément. Il y a fait allusion en passant et a insisté pour nous rapporter tout ce que son père avait vu au Palais la veille au soir. Il se référait à ses notes prises avec l’aide de Gobelin. Il était très fier du travail accompli et tenait absolument à nous fourrer le nez dedans. « Mais je n’ai pas vraiment réussi à obtenir qu’il me parle, maman. Toutes mes questions avaient l’air de l’exaspérer. Comme s’il voulait en finir au plus vite pour repartir. — Je sais, chéri, a répondu Sahra. Je sais. Il est comme ça avec moi aussi. Prends donc un peu de ce bon pain qu’on nous a permis de rapporter. Mange quelque chose. Gobelin. Qu’a-t-on fait de Cygne ? Est-il en bonne santé ? » Qu’un-Œil a ricané. « Autant qu’on peut l’être avec des côtes fêlées. Mais il chie dans son froc. » Nouveau ricanement. « Fêlées ? Explique-toi. » Gobelin s’en est chargé : « Quelqu’un qui a une dent contre les Gris a dû faire un peu de zèle. Mais ne t’inquiète pas. Si ce type laisse ses émotions prendre le dessus, il aura mille occasions de le regretter. — Je suis épuisée, a lâché Sahra. Nous avons passé toute la journée dans la même pièce que Volesprit. J’ai bien cru que j’allais exploser. — Toi ? Une seule chose m’a empêchée de déguerpir en hurlant… Je me concentrais si fort sur mon rôle de Sawa que j’ai manqué la moitié de ce qui s’est dit. — Ce qui s’est dit n’est guère important. Mais Volesprit nourrissait de très sérieux doutes sur l’attaque. — Je vous l’ai déjà répété, frappez à la jugulaire ! a aboyé Qu’un-Œil. Pendant qu’elles ne croient toujours pas à notre existence. Exterminez-les tous et vous n’aurez plus à tourner autour du pot en vous demandant comment vous allez libérer le Vieux. Tu pourras ordonner aux gens de la bibliothèque d’effectuer les recherches pour toi. — Nous serions déjà tous morts, a répondu Sahra. Volesprit s’attendait à des problèmes. L’annonce de la présence en ville de la Fille de la Nuit l’a mise sur la défensive. À propos, j’aimerais que vous me la retrouviez, tous les deux. Et Narayan avec. — Lui aussi ? s’est enquis Gobelin. — Volesprit les traquera avec un bel enthousiasme, j’imagine. — Kina doit se réveiller, ai-je fait observer. Ni Narayan ni la Fille de la Nuit n’entreraient dans Taglios s’ils n’étaient assurés de sa protection. Ce qui signifie en même temps que la fille va se remettre à copier les Livres des Morts. Demande à Murgen de les surveiller, Sahra. » Ces antiques et effroyables volumes étaient enterrés dans la même caverne que les Captifs. « Une idée m’est venue là-bas… alors que j’étais à court de chandeliers et que je n’avais plus rien à faire. Il y a bien longtemps que je n’ai pas lu les annales de Murgen. Elles ne semblaient pas avoir beaucoup de rapports avec ce que nous tentons de réaliser et qui est nettement plus moderne. Mais, pendant que j’étais assise là-bas, à quelques pas de Volesprit, j’ai eu l’horrible sensation d’avoir raté quelque chose. Et, dans la mesure où je n’ai pas étudié ces textes depuis un bon bout de temps, je vois mal de quoi il retourne. — Tu auras tout le temps nécessaire. Nous allons devoir faire le dos rond pendant quelques jours. — Tu comptes aller travailler, bien sûr ? — Mon absence éveillerait les soupçons. — Je vais me rendre à la bibliothèque. J’ai repéré quelques récits remontant aux premiers jours de Taglios. — Ah ouais ? a croassé Qu’un-Œil en se réveillant en sursaut d’un demi-sommeil. Alors tâche de découvrir pourquoi la clique des régents n’a droit qu’au titre de prince. Ils règnent sur des territoires plus vastes que la plupart des royaumes voisins. — Cette question ne m’aurait jamais effleurée, ai-je poliment répondu. Pas plus, sans doute, qu’aucun des indigènes de cette région du monde. Je tacherai de me renseigner. » Si je m’en souvenais. Un rire nerveux s’est élevé dans la pénombre au fond de l’entrepôt. Saule Cygne. « Il joue au tonk avec de vieilles connaissances, m’a expliqué Gobelin. — Nous devrions lui faire quitter la ville, s’est inquiétée Sahra. Où pourrions-nous bien le séquestrer ? — J’ai besoin de lui sur place, me suis-je récriée. Je veux l’interroger sur la plaine scintillante. C’est avant tout dans ce but que nous l’avons enlevé. Et il n’est pas question que j’aille m’enterrer dans un trou perdu alors que je commence enfin à progresser à la bibliothèque. — Volesprit l’a peut-être marqué. — Nous disposons de deux nécromants à la petite semaine. Qu’ils l’examinent. À eux deux, ils valent bien un sorcier compétent… — Surveille ton langage, greluchonne. — Je me suis oubliée, Qu’un-Œil. À vous deux, vous valez tout juste la moitié d’un seul d’entre vous. — Roupille a raison. Si jamais Volesprit l’a marqué, vous devriez vous en apercevoir. — Sers-toi de ta tête ! a glapi Qu’un-Œil. Si elle l’avait marqué, elle serait déjà là au lieu de demander à ses larbins s’ils n’auraient pas retrouvé sa dépouille. » Le nabot s’est hissé hors de son fauteuil en grinçant et en grognant. Il a piqué vers la zone de l’entrepôt plongée dans l’obscurité, mais pas dans la direction d’où provenait la voix de Cygne. « Il n’a pas tort », ai-je fait avant de gagner moi aussi le fond. Je n’avais pas vu Cygne de près depuis quinze ans. Derrière moi, Tobo s’est mis à cuisiner sa mère à propos de Murgen. L’indifférence de son père à son égard le chagrinait. À mon sens, il y avait de fortes chances pour que Murgen ne sût même pas qui était Tobo. Il avait de gros problèmes avec la chronologie. Depuis le siège de Jaicur. Peut-être croyait-il encore vivre dans un présent vieux de quinze ans et avoir été projeté par ses rêves dans un avenir plausible. Cygne m’a dévisagée quelques secondes quand je suis entrée dans le cercle lumineux de la lampe posée sur la table où il jouait aux cartes avec les frères Gupta et un caporal que nous avions surnommé Furtif. « Roupille, c’est bien ça ? Tu n’as pas changé. Gobelin ou Qu’un-Œil t’auraient-ils jeté un sort ? — Dieu est miséricordieux pour ceux qui ont le cœur pur. Comment vont tes côtes ? » Il a passé les doigts dans ses cheveux clairsemés. « C’est donc ça le problème. » Il s’est palpé le flanc. « J’y survivrai. — Tu le prends plutôt bien. — J’avais besoin de vacances. Me voilà désœuvré. Je peux me détendre jusqu’à ce qu’elle me retrouve. — Elle le peut ? — C’est toi le capitaine, maintenant ? — Le capitaine reste le capitaine. Je conçois des traquenards. Elle peut te retrouver ? — Eh bien, fiston, ça ressemble vaguement à la collision légendaire entre le machin que rien ne peut arrêter et le bidule inamovible. Je ne saurais pas trop sur qui parier. D’un côté, nous avons la Compagnie noire et ses quatre siècles de duplicité et de férocité. Et de l’autre Volesprit avec ses quatre cents ans de pure méchanceté et de démence. Ça se joue à pile ou face, m’est avis. — Elle ne t’aurait pas marqué ? — Juste de cicatrices. » Au ton, j’ai parfaitement compris ce qu’il voulait dire. « Tu veux te joindre à nous ? — Tu veux rire ? Vous n’auriez pas monté le coup de main de ce matin pour me demander de rejoindre les rangs de la Compagnie noire ? — Nous avons monté le coup de main de ce matin pour prouver au monde que nous existons encore et que nous pouvons faire ce qui nous chante quand ça nous chante, Protectrice ou pas. Et aussi pour te kidnapper, afin que je puisse t’interroger sur la plaine scintillante. » Il m’a encore fixée quelques instants avant de consulter ses cartes. « Voilà un sujet qui n’est pas revenu depuis longtemps sur le tapis. — Tu comptes faire preuve d’entêtement ? — Tu plaisantes ? Je parlerai à t’en rebattre les oreilles. Mais je parie que ça ne t’apprendra rien que tu ne saches déjà. » Il s’est défaussé d’un valet noir. Furtif a bondi sur la carte et étalé une suite neuf-reine avant de jeter une reine rouge en souriant d’une oreille à l’autre. Il serait bien avisé de consulter Qu’un-Œil pour ses ratiches. « Merde ! a grommelé Cygne. Je perds la manche. Où diable avez-vous appris à jouer, les gars ? C’est le jeu le plus enfantin du monde, mais je n’ai jamais rencontré un seul Taglien capable de le comprendre. — On apprend vite quand on joue avec Qu’un-Œil, ai-je fait remarquer. Dégage, Sin. Laisse-moi jouer pendant que je pompe l’esprit de ce gusse. » J’ai tiré un tabouret à moi sans cesser une seconde de scruter Cygne. S’agissant de se glisser dans la peau d’un personnage, ce gars-là en connaissait un rayon. Ce n’était ni le Saule Cygne dont parlait Murgen dans ses annales ni celui qu’avait aperçu Sahra au Palais. J’ai ramassé mes cinq cartes de la donne suivante. « C’est pas une main, ça, c’est un pied ! Comment se fait-il que tu sois si détendu, Cygne ? — Pas de stress. Ta main ne peut pas être pire que la mienne. Je n’ai même pas deux cartes qui se suivent. — Pas de stress ? — Je n’ai strictement rien à faire aujourd’hui, à part lézarder et me la couler douce. Jouer au tonk jusqu’à ce que ma mignonne rapplique pour me ramener au bercail. — Tu n’as pas peur ? Les rapports dont je dispose disent que tu trembles encore plus que Fumée. » Ses traits se sont durcis. Il n’appréciait guère la comparaison. « Le pire est derrière moi, non ? Je suis entre les mains de mes ennemis. Mais je me porte bien. — Rien ne prouve que ça durera. Sauf si tu acceptes de coopérer. Zut ! Si ça continue, je vais devoir piller le tronc d’un temple. » La main n’avait même pas eu le temps de me revenir que la manche se terminait. Je n’avais pas gagné. « Je chanterai comme un corbeau apprivoisé, a-t-il affirmé. Comme une chorale. Mais ça ne t’avancera guère. Je ne me suis jamais trouvé aussi proche du cœur des événements que tu pourrais le croire. — Admettons. » J’ai surveillé attentivement ses mains pendant qu’il distribuait. Il me semblait que c’était l’occasion ou jamais, pour un manipulateur habile, de faire admirer son adresse et sa vélocité. S’il avait une idée derrière la tête, il ne fallait pas trop qu’il compte sur moi. J’avais appris avec Qu’un-Œil moi aussi. « Prouve-le. Explique-moi comment Volesprit a réussi à vous maintenir tous les deux en vie assez longtemps pour vous permettre de quitter la plaine. — Fastoche. » Il a terminé sa donne. « Nous courions plus vite que les spectres qui nous pourchassaient. Nous montions ces étalons noirs que la Compagnie a ramenés du Nord. » J’avais moi-même chevauché quelque temps une de ces bêtes. Ça répondait peut-être à ma question. Ils étaient capables de semer n’importe quel cheval ordinaire et de galoper presque indéfiniment sans se fatiguer. « Peut-être. Peut-être. Elle ne détenait aucun talisman particulier ? — Pas dont elle m’ait parlé. » J’ai jeté un coup d’œil sur une nouvelle main épouvantable. Cuisiner Cygne allait me mettre sur la paille. Je ne suis pas le meilleur joueur de tonk de la fine équipe. « Qu’est-il advenu des chevaux ? — Autant que je sache, ils sont tous morts. Le temps, la sorcellerie ou leurs blessures ont eu raison d’eux. Et la reine des salopes n’a pas tellement apprécié. Elle déteste marcher et n’aime pas trop voler non plus. — Voler ? » De surprise, je me suis défaussée d’une carte que j’aurais dû garder, ce qui a permis à l’un des frères Gupta d’abattre son jeu et de me rafler deux autres pièces de cuivre. « J’ai l’impression que je vais adorer jouer avec toi, a laissé tomber Cygne. Ouais, voler. Elle possédait deux de ces tapis volants confectionnés par le Hurleur. Et elle n’est pas très douée pour les piloter. Je t’en parle par expérience personnelle. À toi la donne. Rien de tel que de se vautrer d’un de ces enfoirés au décollage, même s’il ne se trouve encore qu’à un mètre cinquante du sol. » Qu’un-Œil s’est matérialisé. L’air aussi brillant et éveillé que d’habitude. « Il reste de la place pour un joueur ? » Son haleine puait l’alcool. « Je connais cette voix, a grommelé Cygne. Non. Je te croyais mort depuis vingt-cinq ans. Il me semblait que nous t’avions fait la peau à Khadighat. À moins que ce ne soit Bhoroda ou Nalanda. — Je cours vite. — Tu n’entres dans la partie que si tu peux éclairer et promettre de ne pas donner, a déclaré Furtif. — Et laisser tes mains bien en vue sur la table, ai-je renchéri. — Tu me fends le cœur, greluchonne. Les gens pourraient s’imaginer que tu me soupçonnes de tricher. — Tant mieux. Ça leur ferait gagner du temps et leur épargnerait beaucoup de souffrances. — “Greluchonne” ? » s’est enquis Cygne. Ses yeux luisaient soudain d’un éclat tout à fait différent. « Qu’un-Œil souffre de diarrhée verbale. Assieds-toi, vieillard. Cygne nous parlait justement des tapis magiques de Volesprit et de son goût pour les transports aériens. Et je me demandais si nous ne pouvions pas trouver un moyen d’en tirer profit. » Cygne nous a dévisagés l’un après l’autre. J’ai observé les mains de Qu’un-Œil pendant qu’il ramassait sa première donne. Au cas où il aurait trafiqué ce paquet à un moment donné du passé. « Greluchonne ? — Y aurait-il de l’écho ici ? a demandé Furtif. — Est-ce que ça poserait subitement un problème ? me suis-je enquise. — Non ! Non. » Cygne m’a montré la paume de sa main libre. « C’est juste que je vais de surprise en surprise. Volesprit croyait fermement qu’il n’existait plus aucun survivant de la Compagnie. Or je suis déjà tombé sur quatre personnes réputées décédées, dont le plus laid sorcier de la planète et cette Nyueng Bao qui se comporte comme si elle était le chef. — Ne parle pas de Gobelin sur ce ton. C’est mon pote. Je me dois de prendre sa défense. » Qu’un-Œil a henni. Cygne l’a ignoré. « Et toi que nous avions cataloguée parmi les hommes. » J’ai haussé les épaules. « Peu de gens étaient au courant. Et ça n’a aucune importance. L’autre crétin au bandeau sur l’œil et au chapeau puant aurait dû faire preuve d’assez de présence d’esprit pour la boucler devant un étranger. » J’ai fait les gros yeux. Qu’un-Œil s’est fendu la pipe, a pioché une carte et l’a rejetée. « C’est une battante, Cygne. Et futée, qui plus est. Elle a échafaudé en personne le plan de ton enlèvement. Tu travailles déjà sur autre chose, greluchonne ? — Sur plusieurs projets. Il me semble que Sahra va jeter son dévolu sur l’inspecteur général. — Gokhale ? Il ne peut rien nous apprendre. — Disons qu’elle obéit à un mobile personnel, Cygne. Que sais-tu de Gokhale ? Il flanche pour les petites filles comme Perhule Khoji ? » Qu’un-Œil m’a jeté un regard mauvais. Cygne semblait médusé. À mon tour de mettre les pieds dans le plat. J’avais laissé échapper une information. Trop tard pour pleurer sur le lait renversé. « Alors ? — Eh bien, c’est exact ! » Cygne était livide. Il se concentrait sur ses cartes mais ne parvenait pas à réprimer les tremblements de ses mains. « Eux deux et plusieurs autres membres de son service. Ce point commun les a réunis. La Radisha l’ignore. Elle ne veut rien savoir. » Il s’est défaussé avant son tour. Il avait perdu le goût du jeu. J’ai compris où était le problème. Il s’imaginait que je lui parlais ouvertement parce que je comptais l’élever avant longtemps à un plan supérieur de l’existence. « Tu n’as rien à craindre, Cygne. Tant que tu te conduis convenablement. Et que tu réponds aux questions qu’on te pose. Bon sang, je suis contrainte de t’épargner ! Un tas de gars enterrés sous la plaine scintillante voudront te toucher deux mots à leur retour. » Un entretien entre Murgen et lui risquait d’être passionnant. « Ils sont encore vivants ? » Il en restait baba, apparemment. « Tout à fait. Simplement figés dans le temps. Et de plus en plus fumaces. — Je croyais… Grand Dieu… Merde ! — Ne blasphème pas le nom de Dieu ! » a grogné Furtif. Furtif est un Vehdna de Jaicur tout comme moi, mais beaucoup plus pratiquant. Il se débrouille pour prier au moins une fois par jour et se rendre au temple plusieurs fois par mois. Les Vehdnas d’ici le prennent pour un réfugié de Dejagore employé par Banh Do Trang en remerciement des services rendus aux Nyueng Bao pendant le siège. La plupart de nos frères s’appuient un travail réel et s’échinent à passer pour des piliers de la communauté locale. Cygne a dégluti. « Vous ne mangez donc jamais, les gars ? Je n’ai rien avalé depuis hier. — Ça nous arrive, lui ai-je répondu. Mais nous ne mangeons rien dont tu aies l’habitude. Ce qu’on dit des Nyueng Bao est vrai. Ils ne se nourrissent que de riz et de têtes de poisson. Sept jours sur sept. — Le poisson me convient parfaitement pour le moment. Je rouspéterai le ventre plein. — Furtif, nous allons devoir dépêcher une équipe de tueurs à Semchi pour protéger l’Arbre du Bhodi. La Protectrice tentera sûrement de le faire abattre. En l’en empêchant, nous nous ferions de nouveaux amis. » Je leur ai raconté l’immolation par le feu du disciple du Bhodi et la menace proférée par Volesprit d’en faire du petit-bois. « J’aimerais m’y rendre en personne, ai-je poursuivi, juste pour voir si la doctrine non violente des Bhodis est assez puissante pour leur interdire de réagir quand on détruit leur lieu le plus saint. Mais j’ai trop de travail sur les bras ici. » J’ai balancé mes cartes sur la table. « De fait, je vais m’y mettre immédiatement. » J’étais fatiguée, mais il me semblait que je pouvais encore étudier quelques heures les annales de Murgen avant de sombrer. « Comment diable peut-elle savoir tout cela ? a chuchoté Cygne alors que je m’éloignais. Et est-ce réellement une fille ? — Jamais pu vérifier par moi-même, a déclaré Furtif. Mais elle a indéniablement certaines caractéristiques féminines. » Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Je suis un gars comme les autres. 11 Nous vivions des journées passionnantes. J’étais pressée de me lever de mon lit pour sortir dans la rue où devaient se passer plein de choses. Le bruit de notre audace avait dû atteindre chaque recoin de cette ville à présent. J’ai englouti du riz froid en écoutant Tobo se lamenter encore sur l’indifférence de son père. « Puis-je faire quelque chose pour y remédier, Tobo ? — Hein ? — À moins de t’imaginer que je pourrais aller le trouver dans son trou pour l’exhorter à se secouer et à parler à son gosse, tu perds ton temps et le mien en venant te plaindre à moi. Où est ta mère ? — Partie travailler. Ça fait longtemps. Elle a dit qu’elle risquait d’éveiller des soupçons en ne se présentant pas aujourd’hui. — C’est probable. Ils vont sans doute rester à cran un bon bout de temps. Et si, au lieu de pleurer sur le passé, tu réfléchissais à la façon dont tu réagiras à ta prochaine entrevue avec ton père ? Pendant ce temps, tu noteras pour moi les questions qu’on aura posées au prisonnier et ça t’épargnera des ennuis. » À sa mine renfrognée, j’ai compris que la perspective de travailler ne l’excitait pas plus qu’un autre garçon de son âge. « Tu comptes sortir toi aussi ? — Je dois me rendre à mon travail. » C’était le jour idéal pour arriver de bonne heure à la bibliothèque. Les clercs devaient normalement s’absenter toute la journée en raison d’une importante réunion du bhadrhalok, sorte de vague association d’esprits érudits ne portant pas Volesprit dans leur cœur et peu favorables à l’institution du Protectorat. Sur le mode badin, ils se présentaient eux-mêmes comme une bande de terroristes intellectuels. Le mot bhadrhalok signifie plus ou moins « les gens respectables » et c’était au demeurant sous ce jour qu’ils se voyaient. Tous étaient des Gunnis instruits et de haute caste ; autant dire que la grande majorité de la population taglienne ne leur portait aucune sympathie. Le plus gros problème qui les opposait à la Protectrice était le parfait mépris qu’elle vouait à leur arrogance et leur complexe de supériorité. En tant que révolutionnaires et terroristes, les membres du bhadrhalok étaient des brandons de discorde encore moins subversifs que les clubs associatifs réservés aux basses castes qu’on trouve à tous les coins de rue. J’aurais été fort étonnée que Volesprit gaspillât deux de ses espions pour les surveiller. Mais ils prenaient grand plaisir à fulminer, contester et se lamenter sur le sort du monde qui courait à l’abîme à tombeau ouvert, conduit par une diablesse tout de noir vêtue. En outre, chaque semaine ou presque, la bibliothèque se vidait de son personnel et je ne l’avais plus dans les pattes. J’encourageais de mon mieux leur ferveur séditieuse. J’ai démarré en douceur. Je n’avais pas fait cinquante pas hors de l’entrepôt que je tombais sur deux de nos frères qui faisaient le guet tout en jouant les mules pour Do Trang. L’un d’eux m’a signifié par gestes qu’ils avaient des informations à me transmettre. Je les ai rejoints nonchalamment en soupirant. « Que se passe-t-il, Arpenteur ? » Les gars l’avaient surnommé Arpenteur-du-Fleuve. Je ne lui connaissais pas d’autre nom. « Quelques-uns de nos pièges à ombres se sont déclenchés. On s’est fait de nouveaux petits amis. — Oh, non. Mince ! » J’ai secoué la tête. « Mauvaise limonade ? — Détestable. Cours l’annoncer à Gobelin, Chaud-Lapin. Je reste avec Arpenteur jusqu’à ton retour. Ne traîne pas. Je suis en retard au boulot. » C’était faux, mais les Tagliens n’ont qu’un sens assez limité de l’urgence, et la notion de ponctualité leur est le plus souvent étrangère. Des ombres prises dans les pièges. C’était assurément un rebondissement de mauvais augure. Autant que nous avions pu le déterminer, Volesprit ne disposait plus que de deux douzaines d’ombres sous son contrôle. De nombreuses autres étaient retournées à l’état sauvage dans le Sud lointain, où elles se taillaient une réputation de rakshashas, diables et démons toutefois légèrement différents de ceux que connaissaient mes ancêtres dans le Nord. Les démons septentrionaux sont des êtres solitaires jouissant d’un pouvoir considérable, les rakshashas des créatures grégaires, assez faibles et vulnérables prises isolément. Mais dangereuses. Mortelles. Ils sont nettement plus puissants, bien sûr, dans les anciens mythes. Ils se jettent des montagnes à la figure, deux têtes leur repoussent aussitôt quand un héros les décapite et ils enlèvent les belles épouses de rois qui, en fait, sont des dieux réincarnés mais ne s’en souviennent pas. La vie devait être drôlement plus excitante dans l’Antiquité… même si, au jour le jour, elle devait paraître fichtrement absurde. Volesprit surveillait sans doute ses ombres de près. Elles étaient son plus précieux atout. Ce qui signifiait, si elle les avait envoyées fureter, qu’elle saurait exactement où chacune d’elles s’était rendue. C’est du moins ce que j’aurais fait à sa place, eussé-je avancé des pions irremplaçables. J’avais agi de même pour tous les hommes qui avaient participé à la capture de Saule Cygne. Je savais de quelle manière ils occuperaient leur poste, comment ils regagneraient le bercail et tout ce qu’ils feraient entre-temps. Et, comme Volesprit, je serais sans doute allée les chercher en personne en ne les voyant pas revenir. Un Gobelin claudiquant et jurant dans sa barbe m’est apparu dans la lumière du petit matin. Il portait la houppelande de laine brune d’un derviche véyédine. S’il comprenait la nécessité de se déguiser pour sortir, il haïssait cette tenue. Je ne pouvais guère l’en blâmer. La laine est très chaude. Elle est censée rappeler à ces saints hommes l’enfer auquel ils échappent en faisant vœu de chasteté et d’ascétisme, et en se consacrant aux bonnes œuvres. « Qu’est-ce que c’est que ce merdier ? a-t-il bougonné. Il fait déjà assez chaud pour cuire un œuf sur les pavés. — Les gars affirment que nous avons pris quelque chose dans nos pièges à ombres. Je me suis dit que tu aimerais sans doute réagir avant que maman ne vienne rechercher ses bébés. — Merde. Encore un surcroît de turbin… — Ta bouche, vieillard, est pleine d’une substance que je ne voudrais même pas tenir dans la main. — Mijaurée vehdna ! Fiche le camp avant que je te donne une véritable leçon de langue vivante. Et tâche de rapporter de quoi nourrir convenablement son homme à ton retour. Une vache, par exemple. » Qu’un-Œil et lui avaient plus d’une fois comploté pour kidnapper un des nombreux bovidés sacrés qui erraient en ville. Leurs tentatives avaient été infructueuses jusque-là, car aucun homme ne voulait y participer. La plupart étaient d’ascendance gunnie. Il ne nous a pas fallu longtemps pour comprendre que les ombres capturées n’étaient pas les seules à avoir sévi en ville juste avant l’aube. La rumeur battait son plein. Les récits des meurtres qu’elles avaient perpétrés renvoyaient au néant notre attaque du Palais et l’immolation du disciple du Bhodi. Ils étaient plus récents et s’étaient déroulés plus près. Le cadavre d’un homme dévoré par une ombre n’est plus qu’une malheureuse coquille vide et racornie. Je me suis faufilée dans la foule agglutinée devant le perron d’une famille frappée de nombreux décès. Chose facile pour quelqu’un d’aussi petit et svelte que moi, qui sait en outre jouer des coudes. Je suis arrivée juste à temps pour voir embarquer les cadavres. J’espérais qu’on les exposerait en public. Non point que je tinsse à les voir de mes yeux. J’en avais eu amplement l’occasion pendant les guerres contre le Maître d’Ombres. Mais il me semblait que les gens avaient le droit de constater ce dont était capable Volesprit. Plus elle se ferait d’ennemis, mieux ça vaudrait. Ils étaient déjà recouverts d’un linceul. Mais on jasait. J’ai poursuivi mon chemin et appris que la plupart des victimes étaient des gens vivant dans la rue. Et elles avaient été nombreuses, frappées plus ou moins au hasard, sans aucun ordre apparent. À croire que Volesprit n’avait déchaîné ses ombres que pour administrer la preuve qu’elle était capable de tuer et résolue à le faire. Ces morts n’avaient guère soulevé de panique. On croyait l’affaire terminée. La majorité des gens ne connaissaient aucune des victimes, de sorte qu’ils n’étaient pas non plus en colère. Curiosité et répulsion étaient les réactions les plus répandues. J’ai envisagé de revenir sur mes pas pour demander à Gobelin de préparer nos captives pour de nouveaux carnages ce soir et au cours des nuits suivantes, jusqu’à ce que Volesprit finisse par les retrouver. Si elle se persuadait que ses ombres étaient dévoyées, elle ne chercherait pas les poseurs de pièges. Et les ombres lui auraient créé d’innombrables nouveaux ennemis avant que ne prît fin la terreur qu’elles engendraient. À première vue, les Gris avaient déserté les rues. On en voyait beaucoup moins que d’habitude. Mais la raison m’a sauté aux yeux dès que j’ai longé le Chor Bagan. Partant du principe que les rescapés de la Compagnie noire, flétris et traités de brigands par la Protectrice, se planqueraient forcément dans les bas-fonds de Taglios avec les voleurs et les coupe-jarrets autochtones, ils faisaient le siège du quartier. Amusant. Sahra et moi avions insisté – contre l’avis de Qu’un-Œil et en dépit des défaillances occasionnelles de Do Trang – pour entretenir le moins de rapports possible avec la racaille. La lie criminelle de Taglios comportait nombre d’éléments indisciplinés, à la morale douteuse, qui risquaient de nous livrer en échange de quelque trente deniers, juste de quoi s’offrir une jarre de vin illicite. Je leur souhaitais bien du plaisir, à eux et aux Gris. J’espérais que quelqu’un oublierait les règles et qu’ils vivraient des journées sanglantes. Ce qui nous faciliterait indubitablement la tâche, à moi et aux miens. Tout trajet en ville vous expose à la cruelle réalité de la vie de Taglios. Les mendiants y sont plus nombreux que partout dans le monde. Si quelqu’un s’avisait de nettoyer la ville et de les organiser en régiments, ils formeraient une armée plus forte encore que celle qu’avait levée le capitaine lors des guerres contre le Maître d’Ombres. Ayez peu ou prou l’aspect d’un riche étranger et ils vous noieront sous leur nombre. Rien n’est épargné pour susciter la pitié. Non loin de l’entrepôt de Do Trang, on peut voir un garçon privé de ses mains et de ses jambes. Des blocs de bois ont été fixés à leur place et il se meut en rampant, une sébile entre les dents. Tout infirme de plus de quinze ans se prétend invalide de guerre. Les enfants sont les pires. On les mutile souvent délibérément ; leurs membres sont atrocement difformes. On les vend à des hommes qui s’imaginent alors qu’ils leur appartiennent parce qu’ils leur octroient une poignée de maïs grillé tous les deux ou trois jours. Un autre mystère de cette ville : les hommes de cette trempe semblent prêts à courir le risque d’endurer de cruelles tortures et de se retrouver eux-mêmes dans la peau de mendiants mutilés. S’ils ne surveillent pas soigneusement leurs arrières. Mon itinéraire m’a conduite près d’un de ces types. Il n’avait plus qu’un seul bras qui lui servait à se traîner par terre. Ses autres membres n’étaient plus que des vestiges difformes. On avait réduit ses os en miettes, mais on l’avait gardé en vie par des soins constants. La peau de son visage, comme ce qu’on voyait de son corps, était couverte de cicatrices de brûlures. J’ai fait halte pour déposer une petite pièce de cuivre dans sa sébile. Il a poussé un geignement et tenté de s’éloigner en rampant. Il y voyait encore d’un œil. Partout où se posait le regard, l’existence se pliait à la mode, unique en son genre, de Taglios. Une grappe de resquilleurs s’accrochait à tout véhicule en déplacement. À moins qu’il ne s’agît du riksha d’un homme opulent, banquier de la rue Kowlrhi par exemple, qui pouvait s’offrir des laquais armés d’une canne de bambou pour tenir les fâcheux à distance. Les boutiquiers, faute de place, étaient fréquemment assis sur leurs minuscules étals. Des portefaix chargés de fardeaux à se briser l’échine déambulaient dans tous les sens, injuriant copieusement les gens sur leur passage. On rétorquait, riait, gesticulait sauvagement, ou l’on se contentait de s’écarter pour gagner un bas-côté de la rue où nul ne s’était accroupi pour déféquer parce que le besoin s’en était fait sentir. On se lavait dans l’eau des caniveaux sans se soucier du voisin qui urinait dans le même ruisseau, à quinze pas de là. Taglios agresse violemment et inlassablement tous les sens, mais aucun n’est autant sollicité que l’odorat. Je déteste la saison des pluies, mais, sans ses interminables ruissellements, la ville deviendrait vite insupportable aux rats eux-mêmes. Sans ces pluies, le choléra et la petite vérole endémiques seraient un fléau encore plus virulent… bien que la saison des pluies engendre des épidémies de malaria et de fièvre jaune. Ces maladies sont fort répandues et acceptées avec stoïcisme. Et il y a aussi les lépreux, dont le triste état semble donner un nouveau sens aux mots horreur et désespoir. Jamais ma foi en Dieu n’est mise à plus rude épreuve que quand je songe à leur sort. Ils me terrifient tout autant qu’un autre, mais j’en sais assez sur quelques-uns pour comprendre que bien peu ont mérité un tel châtiment. À moins que les Gunnis n’aient raison et qu’ils ne paient aujourd’hui pour des forfaits commis dans une vie antérieure. Et les cerfs-volants, les corbeaux, les vautours et les busards survolent tout cela. La vie est douce pour les charognards. Du moins jusqu’à ce que les tombereaux viennent ramasser les cadavres. Les gens arrivent de partout dans un rayon de mille kilomètres pour chercher fortune à Taglios. Mais la Fortune est une déesse hideuse à deux faces. Quand on l’a vue œuvrer pendant la moitié d’une génération, on n’y prête presque plus attention. On oublie que la vie ne devrait pas se dérouler ainsi. On cesse de s’étonner de l’étendue de la malfaisance que l’homme parvient à engendrer par sa seule existence. 12 La bibliothèque, fondée et léguée à la ville par un prince marchand des premiers temps féru de culture, me fait l’effet d’un emblème du Savoir dressé comme un phare pour diffuser sa lumière au sein des ténèbres de l’obscurantisme environnant. Quelques-uns des plus misérables taudis de la ville s’accotent à son mur d’enceinte. Les mendiants pullulent devant ses portails. Je me demande encore ce qui les y pousse. Je n’ai jamais vu personne leur jeter une pièce. Il y a bien un gardien, mais ce n’est pas un garde. Il n’a même pas de canne de bambou. Cette arme serait d’ailleurs superflue. Tous respectent ce sanctuaire du savoir. Sauf moi, à vrai dire. « Bonjour, Adoo », lui ai-je dit alors qu’il faisait pivoter la porte de fer forgé pour me faire entrer. En dépit de ma glorieuse condition de grouillot et de balayeur, je suis considérée. Je jouis apparemment des faveurs de certains membres du bhadrhalok. Caste et condition sociale ont pris une importance croissante à mesure qu’augmentait la population de Taglios et que diminuaient ses ressources. Au cours des dix dernières années, tant la définition des castes que leur observance sont devenues plus strictes et rigoureuses. Les gens se cramponnent désespérément au peu qu’ils possèdent. Ainsi le pouvoir des guildes commerçantes s’est-il considérablement accru. Plusieurs ont levé une petite armée privée qui veille à ce que les nouveaux arrivants et autres étrangers n’empiètent pas sur leurs plates-bandes, ou qu’on loue par exemple à des temples ou à d’autres corps constitués avides de justice expéditive. Certains de nos frères ont œuvré dans cette branche. Ces activités engendrent des revenus, créent des relations et nous permettent de connaître de l’intérieur des cercles qui nous resteraient autrement fermés. De l’extérieur, la bibliothèque ressemble aux plus ornementés des temples gunnis. Ses piliers et ses murs sont tapissés de bas-reliefs évoquant des récits mythiques ou historiques. Elle n’est pas très vaste puisqu’elle mesure trente mètres de large sur soixante de long. Son niveau principal surplombe de quelque trois mètres les jardins et monuments environnants, eux-mêmes coiffés d’un clocheton. Le bâtiment proprement dit est assez haut pour abriter une galerie suspendue courant sur tout son périmètre au niveau d’un second étage, et le tout est surmonté d’une sorte de grenier, tandis qu’une cave bien drainée a été aménagée au sous-sol. Cette disposition des lieux est un tantinet trop exposée à mon goût. Si je ne me trouve pas tout en haut ou tout en bas, tout le monde peut me voir faire. Le plancher de l’étage principal est une vaste étendue de marbre importé de très loin. Les pupitres et les tables où travaillent les clercs, tantôt à étudier, tantôt à copier des manuscrits décomposés, s’alignent en rangées bien droites. Le climat de Taglios n’est guère propice à la longévité des livres. Il émane de la bibliothèque une certaine atmosphère de tristesse et d’abandon. La Protectrice n’en a cure, car cette institution ne peut guère se targuer d’héberger d’antiques grimoires farcis de sortilèges mortels. On n’en trouve pas un seul, en fait. Mais elle recèle toutefois plein de matériau passionnant… Encore faudrait-il que Volesprit se donnât la peine de chercher. Mais elle n’a pas ce genre de curiosité. Il y a plus de vitres dans la bibliothèque que partout ailleurs. Les copistes ont besoin de beaucoup de lumière. La plupart sont assez vieux et leur vue baisse. Maître Santaraksita ne cesse de répéter que la bibliothèque n’a pas d’avenir. Nul ne vient plus la visiter. Ce serait lié, selon lui, à la terreur panique qui a commencé à frapper les esprits dans son jeune temps, peu après l’ascension des Maîtres d’Ombres. Quand la peur qu’inspirait la Compagnie noire commençait à se répandre, avant même qu’elle ne fit son apparition. Je suis entrée et j’ai inspecté les alentours des yeux. J’adore ce lieu. En d’autres circonstances, je serais volontiers devenue l’un des acolytes de maître Santaraksita. Du moins si j’avais survécu à l’examen sourcilleux subi par les candidats. Je ne suis ni gunnie ni de haute caste. Je peux sans doute feindre de façon assez réaliste l’appartenance à ce culte. Je suis entourée de Gunnis depuis ma plus tendre enfance. Mais je ne connais pas le système des castes de l’intérieur. L’instruction n’est autorisée qu’aux membres de la caste des prêtres et à certains individus triés sur le volet parmi celle des négociants. Et si la vulgate et le haut-mode me sont familiers, je peux difficilement me prétendre issue d’une famille de prêtres tombée dans la débine. C’est à peine si j’ai connu une famille. J’avais la bibliothèque pour moi toute seule. Et, visiblement, je n’avais nullement besoin de faire le ménage. Que personne n’y vécût m’a toujours sidérée. Qu’on la trouvât à la fois plus sacrée et terrifiante qu’un temple. Les kangalis, ces enfants des rues orphelins et sans domicile qui se déplacent en bandes de six à huit individus, ne voient dans les temples qu’une ressource potentielle comme tant d’autres. Mais jamais ils ne sèment le désordre dans la bibliothèque. Aux yeux des analphabètes, le savoir contenu dans les livres n’est pas moins terrifiant que celui gravé dans la chair d’un être aussi malfaisant que Volesprit. J’occupais un des meilleurs emplois de Taglios. J’étais la principale gardienne du plus vaste reliquaire de livres de tout l’empire taglien et de sa plus importante manufacture de copies. Il m’avait fallu pas moins de trois ans et demi d’intrigues et plusieurs meurtres soigneusement ciblés pour parvenir à ce poste que j’appréciais sans doute beaucoup trop. La tentation d’oublier à jamais la Compagnie était prégnante. Et j’y aurais sans doute cédé si mes qualifications m’avaient permis de devenir autre chose qu’un simple concierge qui compulsait les bouquins en douce quand on ne le regardait pas. J’ai rapidement rassemblé les attributs de ma prétendue profession puis je me suis dirigée vers un pupitre de copiste parmi les plus éloignés. Il se dressait assez à l’écart mais m’offrait une bonne perspective sur toute la salle en même temps qu’une excellente acoustique, tant et si bien que je ne risquais pas d’être surprise à exercer une activité aussi prohibée que peu plausible. On m’avait prise deux fois sur le fait, chaque fois, fort heureusement, alors que j’étais plongée dans un livre tantrique enluminé d’illustrations. On avait cru que je reluquais des images cochonnes. Maître Santaraksita en personne m’avait suggéré d’aller étudier les parois des temples si ce genre de chose m’intéressait. Mais, après le second incident, je n’avais pu réprimer l’impression qu’il nourrissait de gros soupçons. On ne m’avait pas menacée de révocation ni même d’une punition, mais on m’avait clairement fait comprendre que mon attitude était déplacée et que les dieux châtient ceux qui cherchent à outrepasser leur caste et leur condition sociale. On ne se doutait nullement de mes origines ni de mes fréquentations, bien entendu, pas plus que de ma répugnance à accepter la religion gunnie avec son idolâtrie et sa tolérance à la cruauté. J’ai sorti le livre qui prétendait relater l’histoire des débuts de Taglios. Je n’en aurais jamais pris conscience si je n’avais pas remarqué qu’il était la copie d’un antique manuscrit. Si ancien qu’il semblait rédigé dans une calligraphie évoquant celle des vieilles annales que je peinais tant à déchiffrer. Le vieux copiste Baladitya n’avait eu aucun mal à le retranscrire en taglien moderne. J’avais récupéré l’original, moisi et en lambeaux, et je l’avais caché. Il me semblait qu’en comparant les deux versions je parviendrais peut-être à appréhender le dialecte de ces annales. Dans le cas contraire, on pourrait toujours proposer à Girish de les traduire pour la Compagnie noire, occasion qu’il ne pourrait que saisir, compte tenu de l’alternative qui lui serait offerte. Je savais d’ores et déjà que les livres que je souhaitais traduire étaient les copies de versions encore plus anciennes, dont deux au moins avaient été originellement transposées d’une langue entièrement différente… celle, probablement, que parlaient nos premiers frères à l’époque où ils avaient traversé la plaine de pierre scintillante. J’ai commencé par le début. L’histoire était passionnante. Taglios, à sa naissance, n’était qu’une agglomération de huttes de torchis sur la rive du fleuve. Certains villageois péchaient ou esquivaient les crocodiles, tandis que d’autres cultivaient un certain nombre de plantes. La ville avait grandi sans autre raison apparente que sa situation de dernier poste avancé sur la terre ferme avant que le fleuve n’aille se perdre dans les marais pestilentiels du delta. Le commerce en aval se perpétuait par-delà les terres jusqu’à « tous les grands royaumes du Sud », dont aucun nom n’était cité. Taglios, au tout début, était la tributaire de Baladiltyla, cité aujourd’hui disparue mais qui occupe une place importante dans la tradition orale. On l’associe parfois à de très antiques ruines proches du village de Videha, lui-même étroitement lié aux prouesses intellectuelles de certain empire « Kuras » et site de ruines entièrement différentes. Baladiltyla est la ville natale de Rhaydreynak, le roi guerrier qui faillit anéantir les Félons dans l’Antiquité et a ensuite harcelé la poignée de leurs survivants en enterrant les Livres des Morts, leurs textes sacrés, dans la caverne où Murgen gît à présent en dormition, avec les vieillards dans leur cocon de glace filée. Toutes ces informations n’étaient pas contenues dans le livre que je lisais. Au fil des pages, j’établissais des liens avec des connaissances glanées au hasard de lectures ou de conversations. C’était très excitant. Pour moi, en tout cas. J’ai trouvé la réponse à la question de Gobelin. Les princes de Taglios ne pouvaient jouir du titre de « roi » parce qu’ils étaient les vassaux des souverains de Nhanda qui les avaient élevés à ce rang et qu’ils considéraient comme leurs suzerains. Bien entendu, Nhanda n’existe plus, et Gobelin voudrait savoir pourquoi, en ce cas, les princes tagliens ne peuvent toujours pas se couronner. Les précédents étaient pourtant nombreux. À en juger par l’histoire des siècles antérieurs à l’arrivée de la Compagnie, ç’avait même été le passe-temps favori de tout homme capable d’en rallier trois ou quatre autres à son panache. J’ai résisté au désir pressant de sauter les pages pour arriver à l’époque où les Compagnies franches du Khatovar se répandaient dans le monde entier. Ce qui s’était produit auparavant m’aiderait sans doute à comprendre ce qui avait provoqué cette explosion. 13 Un frisson de frayeur m’a subitement parcourue. Je n’étais plus seule. Un bon moment avait passé. Le soleil s’était déplacé de plusieurs heures dans le ciel et la lumière de la bibliothèque subtilement altérée. Elle était beaucoup plus pâle que ce matin. Les nuages avaient dû s’éloigner. Je n’ai pas vraiment sursauté ni même, j’espère, manifesté de réaction ostensible. Mais il m’a bien fallu réagir physiquement à cette conscience d’une présence dans mon dos. Sans doute est-ce son haleine aux forts relents d’ail et de curry qui l’a trahie. Toujours est-il que je n’ai entendu aucun bruit. J’ai réussi à ralentir les battements de mon cœur et je me suis retournée après m’être recomposé une contenance. Le maître de la bibliothèque et mon patron, Surendranath Santaraksita, a soutenu mon regard. « Il me semble que tu lisais, Dorabee. » On me connaît à la bibliothèque sous le nom de Dorabee Dey Banerjae. Un patronyme honorable. Un homme portant ce nom est mort à mes côtés, voilà bien longtemps, lors d’une escarmouche dans le bois de Daka. Lui n’en a plus l’usage et je ne le souillerais pas. Je n’ai rien dit. Si le maître se trouvait là depuis longtemps, je pouvais difficilement nier : j’étais arrivée à la moitié d’un livre non relié, ne contenant aucune illustration. Pas même un petit passage tantrique. « Je t’observe depuis un certain temps, Dorabee. Ta passion et tes dons crèvent les yeux. Tu es visiblement plus doué que la majorité de mes copistes. Tout comme il est flagrant que tu n’appartiens pas à la caste des prêtres. » Mon visage était aussi lisse qu’un vieux fromage. Je me demandais déjà si je ne devais pas le tuer sur-le-champ et comment je me débarrasserais de son cadavre. Peut-être en le collant sur le dos des Félons… Non. Maître Santaraksita était vieux, certes, mais encore assez fringant pour me faire valdinguer si je tentais de l’étrangler. La petite taille représente parfois un handicap. Je lui concédais quinze bons centimètres qui, pour le moment, me faisaient l’effet de plusieurs pieds. Et d’autres personnes s’activaient à l’autre bout de la bibliothèque. J’entendais des voix. Je n’ai pas baissé les yeux comme aurait dû le faire un subordonné. Maître Santaraksita me savait déjà davantage qu’un homme de ménage un peu curieux encore que très efficace. Je tenais impeccablement la bibliothèque. C’était une des règles de la Compagnie. Les personnages que nous interprétons en public doivent être d’excellents travailleurs, d’une moralité à toute épreuve. Ce n’était pas forcément du goût de tous les hommes. J’ai patienté. Maître Santaraksita déciderait lui-même de son sort. Ainsi que de celui de cette bibliothèque qu’il affectionnait. « Ainsi notre Dorabee est un garçon aux nombreux talents, bien plus nombreux que nous ne le soupçonnions. Qu’ignorons-nous encore à ton sujet, Dorabee ? Saurais-tu également écrire, par hasard ? » Je me suis bien gardée de répondre, bien entendu. « Où as-tu appris ? Les membres du bhadrhalok ont longtemps soutenu que les individus n’appartenant pas à la caste des prêtres ne disposaient pas des facultés intellectuelles nécessaires à l’apprentissage du haut-mode. » Je ne répondais toujours pas. Il finirait par prendre une décision dans un sens ou dans l’autre et je réagirais en conséquence. J’espérais leur épargner l’anéantissement, à lui et à ses collègues, et aussi éviter de dépouiller la bibliothèque de tout ce qui risquait de nous intéresser. C’était la ligne d’action que Qu’un-Œil se proposait de suivre depuis des années. À quoi bon faire preuve de subtilité ? Dévoilons carrément à Volesprit ce qui se passe sous son nez ! « Tu n’as rien à dire pour ta défense ? — La poursuite de la connaissance n’a pas besoin de se défendre. Sri Sondhel Ghosh le Janaka ne déclarait-il pas que le Jardin de la Sagesse ignore les castes ? » Certes, mais à une époque où les castes avaient beaucoup moins d’importance. « Sondhel Ghosh parlait de l’université de Vikramas, dont tous les étudiants devaient se soumettre à un examen exhaustif avant d’être autorisés à pénétrer sur son campus. — Dois-je comprendre qu’on y admettait de nombreux étudiants de toutes les castes incapables de lire les Panas et les Pashids ? Ce n’est pas pour rien qu’on appelait Sondhel Ghosh le Janaka. Vikramas était le siège de toutes les études concernant la religion janai. — Un concierge informé d’une religion depuis longtemps éteinte. Nous devons réellement entrer dans l’ère de Khadi, où tout est sens dessus dessous. » Khadi est le nom que les Tagliens préfèrent donner à Kina, sous l’un de ses moins féroces avatars. Ils profèrent rarement celui de Kina de peur que la déesse ne l’entende et n’y réponde. Seuls les Félons désirent l’invoquer. « Où donc as-tu acquis ce talent ? Qui te l’a enseigné ? — Un ami m’a mis le pied à l’étrier voilà bien longtemps. Après son enterrement, j’ai continué d’apprendre tout seul. » Je ne détachais pas les yeux de son visage. Pour un mandarin sénile et vieux jeu, cible des moqueries des jeunes copistes, il faisait preuve d’une inconcevable souplesse d’esprit. Mais sans doute était-il plus intelligent qu’il ne le paraissait. Et peut-être était-il conscient de risquer le grand plongeon dans le fleuve s’il laissait franchir à ses lèvres des paroles déplacées. Non. Maître Surendranath Santaraksita ne vivait pas encore dans un monde où celui qui lit et chérit les textes sacrés peut également trancher des gorges, trafiquer avec les sorciers, les morts et les rakshashas. Maître Santaraksita ne se voyait sans doute pas sous ce jour, mais c’était une manière de saint ermite qui avait consacré sa vie à préserver tout ce qui, dans la connaissance et la culture, lui semblait de bon aloi. Cela, je l’avais déjà découvert à force d’expérience et d’observation. J’avais aussi pressenti que nous ne serions pas souvent d’accord sur la question du Bien et du Mal. « Tu souhaites simplement apprendre, donc ? — J’aspire à la connaissance comme d’autres aux plaisirs charnels. Depuis toujours. Je ne peux pas m’en empêcher. C’est une véritable obsession. » Il s’est penché un peu plus pour me scruter de ses yeux myopes. « Tu es plus vieux que tu n’en as l’air. — Les gens me croient toujours plus jeune à cause de ma petite taille, ai-je avoué. — Parle-moi de toi, Dorabee Dey Banerjae. Qui était ton père ? De quelle famille venait ta mère ? — Vous n’aurez sûrement jamais entendu parler d’eux. » J’ai envisagé de refuser d’aller plus loin. Mais Dorabee Dey Banerjae avait bel et bien un passé. Je me le repassais de tête depuis sept ans. Et ce passé s’avérerait si je me contentais de rester dans la peau de mon personnage. Tiens-t’en à ton rôle. Sois Dorabee surpris en pleine lecture. Laisse à Roupille le soin de s’inquiéter de la suite, quand le moment sera venu pour elle de rentrer en scène. « Tu te dénigres trop, m’a coupée Santaraksita à un moment donné. J’ai peut-être connu ton père… s’il s’agit bien du même Dollal Dey Banerjae qui n’a pas su résister à l’appel à l’enrôlement du Libérateur quand il a levé la première légion, celle qui a remporté la victoire au gué de Ghoja. » J’avais d’ores et déjà cité le nom du défunt père de Dorabee. Plus moyen de revenir en arrière. Mais comment connaissait-il Dollal ? Banerjae est un des plus vieux patronymes de Taglios et un des plus répandus. Le texte que je venais de lire faisait même allusion à plusieurs Banerjae. « Il pourrait en effet s’agir de lui. Je ne l’ai pas très bien connu. Je me souviens qu’il se vantait d’avoir été l’un des premiers à s’enrôler. Il a suivi le Libérateur quand celui-ci est parti combattre les Maîtres d’Ombres. Il n’est jamais rentré du gué de Ghoja. » Je ne savais pas grand-chose de l’histoire familiale de Dorabee. Pas même le nom de sa mère. Comment se pouvait-il que je fusse tombée sur la seule personne de tout Taglios qui se rappelait son père ? La Fortune est véritablement une déesse capricieuse. « Vous le connaissiez bien ?» Si tel était le cas, le sort du bibliothécaire était scellé… faute de quoi mon masque tomberait inéluctablement. « Non. Pas très bien. » Maître Santaraksita donnait à présent l’impression de ne pas vouloir s’étendre. Il semblait soucieux. « Suis-moi, Dorabee, m’a-t-il ordonné un instant plus tard. — Sri ? — Tu as évoqué l’université de Vikramas. Je possède une liste des questions que posaient les gardes du portail à ceux qui désiraient s’y inscrire. La curiosité m’incite à te soumettre au même questionnaire. — Je sais bien peu de choses sur Janai, maître. » À parler franchement, je ne suis pas très calée non plus sur les dogmes de ma propre religion ; j’ai toujours eu peur de les examiner de trop près. Aucune autre ne résiste à l’application d’une logique rigoureuse ; car toutes mettent en scène des créatures qui arpentent la terre à l’instar de Kina. Et je n’avais pas la moindre envie de trébucher sur un gros rocher de non-sens saillant du lit de ma propre foi. « Cet examen n’est pas de nature religieuse, Dorabee. Il teste simplement la moralité, l’éthique et l’aptitude du candidat à la réflexion. Les moines de Janaka ne tenaient pas à éduquer des dirigeants potentiels qui auraient répondu à leur appel l’âme souillée de taches. » Dans la mesure où c’était mon cas, j’allais devoir m’enfouir profondément dans la peau de mon personnage. L’âme de Roupille, la soldate de Jaicur, était souillée de taches plus noires que la nuit la plus ténébreuse. 14 « Qu’as-tu fait ensuite ? m’a demandé Tobo. — Je suis sortie et je me suis assurée que la bibliothèque était propre », lui ai-je répondu, la bouche pleine de riz épicé à la mode taglienne. Et Surendranath Santaraksita est resté pétrifié sur place, abasourdi par les réponses que lui avait fournies un vil balayeur. J’aurais pu lui expliquer que quiconque prêtait un peu attention aux récits des conteurs des rues, aux sermons des moines mendiants et aux conseils gratuits des ermites et des yogis aurait pu répondre de manière tout aussi satisfaisante au questionnaire de Vikramas. Bon sang, même une Vehdna de Jaicur en était capable ! « Il faut le tuer, a déclaré Qu’un-Œil. Comment comptes-tu t’y prendre ? — C’est ta seule solution ces derniers temps, dirait-on ? — Plus on en liquidera aujourd’hui, moins ils seront nombreux à m’enquiquiner dans mes vieux jours. » Pas moyen de savoir s’il blaguait. « On s’en inquiétera quand tu commenceras à vieillir. — Ce devrait être un jeu d’enfant avec un type comme lui, greluchonne. Il ne s’y attendra pas. Bang ! Terminé. Et nul ne s’en souciera. Étrangle-le. Laisse un rumel sur son corps. Fais porter le chapeau à ton vieux pote Narayan. Il est en ville. Profitons-en pour lui coller toutes les merdes possibles sur le dos. — Surveille ton langage, vieil homme ! » Qu’un-Œil a continué de babiller, déclinant dans une centaine de langues le nom des excréments animaux. Je lui ai tourné le dos. « Sahra ? Je te trouve bien calme. — J’essaie de digérer ce que j’ai appris aujourd’hui. Au fait, Jaul Barundandi était fâché que tu sois restée à la maison. Il a essayé de défalquer ton bakchich de mes gages. J’ai enfin découvert les dernières limites de Minh Subredil. Je l’ai menacé de crier. Il m’aurait sans doute mise au défi si son épouse n’avait pas rôdé dans les parages. Tu es bien sûre qu’on peut laisser vivre ce bibliothécaire sans danger ? Si sa mort passait pour naturelle, nul ne soupçonnerait… — Il y a peut-être des risques, mais ça pourrait être payant. Maître Santaraksita aimerait tenter une expérience sur moi. Vérifier si l’on peut apprendre à un chien de basse caste à se coucher sur le dos pour faire le mort. Qu’en est-il de Volesprit ? Et des ombres ? Tu as appris quelque chose ? — Elle les a toutes lâchées. Sur un simple coup de tête. Sans autre dessein que de rappeler à la ville l’étendue de son pouvoir. Elle s’attendait à ce que les victimes soient des immigrants vivant dans la rue. Nul ne s’en soucie. Seules une poignée d’ombres sont rentrées avant l’aube. On ne s’inquiétera pas de nos prisonnières avant demain. — On pourrait en capturer d’autres… — Les chauves-souris », a objecté Gobelin en s’asseyant d’autorité sur une chaise. Qu’un-Œil semblait somnoler. Mais il tenait toujours fermement sa canne. « Les chauves-souris sont de sortie ce soir. » Sahra a confirmé d’un hochement de tête. « On les avait toutes tuées à l’époque des guerres contre les Maîtres d’Ombres, a repris Gobelin. Les récompenses étaient assez fortes pour permettre aux tueurs de chauves-souris d’en vivre. Les Maîtres d’Ombres s’en servaient eux aussi pour espionner. » Je me suis souvenue d’un temps où l’on massacrait sans pitié les corbeaux parce qu’on les soupçonnait de servir à Volesprit d’yeux à longue portée. « Tu essaies de nous dire que nous ferions mieux de rester à la maison cette nuit ? — L’esprit aussi affûté qu’une hache de pierre, cette greluche. — Qu’est-ce que Volesprit a pensé de notre attaque ? ai-je demandé à Sahra. — Ça ne m’est pas revenu aux oreilles. » Elle a poussé vers moi quelques pages des vieilles annales. « Le suicide du Bhodi semblait la tracasser davantage. Elle craint qu’il ne fasse florès. — Florès ? Y aurait-il plus d’un moine assez ballot pour s’immoler par le feu ? — C’est ce qu’elle croit. — Allons-nous convoquer père ce soir, maman ? — Je n’en sais rien encore, chéri. — J’aimerais lui reparler. — Tu en auras l’occasion. Je suis sûre qu’il en a envie lui aussi. » Elle donnait l’impression de vouloir s’en persuader. « Vous serait-il possible de faire fonctionner sans interruption cette boîte à brume, de manière à maintenir le contact avec Murgen et l’envoyer à tout instant s’informer de ce que nous désirons savoir ? ai-je demandé à Gobelin. — On y travaille. » Il s’est lancé dans un laïus technique. Je n’en comprenais pas le premier mot, mais j’ai laissé courir. Il avait bien besoin de se remonter le moral de temps en temps. Qu’un-Œil s’est mis à ronfler. Néanmoins, quand on avait un tant soit peu de jugeote, mieux valait se tenir hors de portée de sa canne. « Tobo pourrait noter continuellement ses propos… » ai-je avancé. L’image du fils de l’annaliste prenant la relève de son père, comme dans les guildes artisanales tagliennes où commerces et outils de la profession se transmettent de génération en génération, m’a subitement traversé l’esprit. « De fait, greluchonne, a fait remarquer Qu’un-Œil comme s’il ne s’était rien passé depuis sa dernière observation (et comme s’il ne feignait pas de dormir l’instant d’avant), le moment est idéal pour jouer un bon gros vieux tour de cochon bien vicelard à la manière de la Compagnie noire. Envoie des gens acheter des pièces de différentes couleurs à la bourse de la soie. Assez larges pour confectionner des copies de ces foulards dont se servent les Étrangleurs. Ces rumels. Ensuite commençons à éliminer tous ceux qui ne nous plaisent pas. En laissant de temps à autre un de ces foulards derrière nous. Comme pour ce bibliothécaire. — Ça me plaît, ai-je répondu. Sauf pour ce qui concerne maître Santaraksita. Le chapitre est clos, vieil homme. — L’homme doit s’en tenir à ce qu’il croit, a-t-il gloussé. — D’autant que ça éveillerait nombre de soupçons », a fait observer Gobelin. Qu’un-Œil a encore gloussé. « Mais les doigts se pointeraient dans une autre direction, greluchonne. Et, à mon avis, nous ne tenons pas à ce qu’on s’intéresse trop à nous ces temps-ci. Je nous crois plus proches de toucher au but que nous ne nous l’imaginons. — L’eau dort. On doit nous prendre au sérieux. — C’est précisément ce que je dis. Utilisons ces foulards pour éliminer les indicateurs et ceux qui en savent trop. Les bibliothécaires, par exemple. — Mes soupçons m’égareraient-ils ou bien ai-je raison de croire que tu y songes depuis un bon bout de temps ? Et que tu aurais déjà, peut-être, préparé une petite liste ? » C’était plus que vraisemblable. Et cette liste inclurait sans doute tous ceux qu’il jugeait responsables de ses nombreuses tentatives (toutes avortées) pour pénétrer le marché noir de Taglios. Il a caqueté. Puis tenté de cingler Gobelin de sa canne. « Et tu disais qu’elle avait l’esprit aussi affûté qu’une hache de silex ? — Apporte-moi ta liste. J’en discuterai avec Murgen à notre prochaine entrevue. — Avec un spectre ? Ils n’ont aucune perspective, tu le sais bien. — Tu veux dire sans doute qu’il a tout vu et sait déjà ce que tu as derrière la tête ? Perspective qui me semble tout à fait suffisante. Quels sommets n’aurait pas atteint la Compagnie si nos ancêtres avaient disposé d’un spectre pour te tenir à l’œil ! » Il a grommelé quelques mots touchant à l’injustice et à la déraison régnant en ce bas monde. Une scie qu’il entonnait inlassablement depuis que je le connaissais. Et qu’il continuerait probablement de fredonner quand il ne serait plus qu’un spectre lui-même. « Crois-tu que nous pourrions demander à Murgen de découvrir l’origine de la puanteur qui monte du fond de l’entrepôt, là où Do Trang cache ses peaux de crocodile ? ai-je hasardé. Je sais que ça ne vient pas des crocos. Ils ont une odeur bien à eux. » Qu’un-Œil s’est renfrogné. Il était tout disposé à changer immédiatement de sujet de conversation. L’odeur nauséabonde en question provenait de sa distillerie de bière et d’alcool planquée dans une cave dont Do Trang et lui s’imaginaient que nous ignorions l’existence. Banh Do Trang, naguère notre bienfaiteur pour l’amour de Sahra, faisait désormais quasiment partie de la bande, tant en raison de son très fort penchant pour la production de Qu’un-Œil que de son goût immodéré pour les recettes illicites et clandestines ; en outre, il ne détestait point embaucher des gars coriaces travaillant dur pour un maigre salaire. Il croyait son péché mignon un secret qu’il ne partageait qu’avec Gota et Qu’un-Œil. Tous trois se poivraient deux fois la semaine. L’alcool est sans conteste le point faible des Nyueng Bao. « Je suis sûr que ça ne mérite pas le dérangement, greluchonne. Probablement des rats crevés. Cette ville en est infestée. Do Trang n’arrête pas de tout saupoudrer de mort-aux-rats. À haute dose. Inutile de faire perdre son temps à Murgen. Vous avez mieux à faire tous les deux. » Si j’avais eu directement affaire à Murgen, j’aurais effectivement pu débattre avec lui d’un bon nombre de problèmes. Pourvu, du moins, que nous puissions attirer et retenir son attention. J’aurais aimé apprendre de première main ce qui me revenait d’ordinaire par la bouche d’autres personnes. Je n’y vois pas malice, surtout de la part de Sahra, mais les gens ont tendance à reformuler leurs informations en fonction de leurs préjugés personnels. Je ne fais sans doute pas exception, encore que, jusque-là, j’eusse témoigné d’une objectivité sans faille. Mais tous mes prédécesseurs… Bref, mieux vaut lire leurs rapports d’un œil circonspect. Bien sûr, la plupart ont fait la même remarque sur leurs propres prédécesseurs. Nous tombons donc tous d’accord. Tous des menteurs sauf moi ! Seule Madame pratiquait l’autosatisfaction sans aucune vergogne. Elle a raté peu d’occasions de rappeler à ses successeurs son génie, sa détermination et les succès qu’elle a remportés en endiguant le raz-de-marée des Maîtres d’Ombres alors qu’elle ne pouvait s’appuyer que sur elle-même. Murgen, quant à lui, frisait le plus souvent la démence et je suis charitable. Dans la mesure où j’ai vécu un grand nombre des moments et des événements qu’il rapporte, je dois néanmoins avouer qu’il s’en sort plutôt bien. Le plus clair de ses chroniques pourrait être vrai. Je peux difficilement démentir. Il n’en reste pas moins qu’une grande partie semble fantasmatique. Fantasmatique ? La nuit dernière, j’ai longuement bavardé avec son fantôme. Ou son esprit. Son ka. Comme vous voudrez. S’il ne s’agissait pas d’un tour que nous jouait Kina ou Volesprit. Nous ne sommes jamais certains à cent pour cent que telle ou telle chose est une réalité plutôt qu’une apparence. Kina est la Mère de l’Illusion. Et Volesprit, pour citer un homme bien plus sage et mal embouché que moi, est une mange-merde parfaitement lunatique. 15 « Excellent ! » me suis-je derechef exclamée alors que Sahra invoquait de nouveau Murgen. Elle-même ne manifestait qu’un bien piètre enthousiasme. La présence encombrante de Tobo ne contribuait en rien à améliorer son humeur. « Avant toute chose, j’aimerais qu’il se renseigne sur Surendranath Santaraksita. — Je constate finalement que tu ne te fies pas à ton bibliothécaire, a gloussé Qu’un-Œil. — Je le crois franc du collier, mais pourquoi lui fournir une occasion de me briser le cœur quand je peux l’éviter en le tenant à l’œil ? — Pourquoi faut-il que ce soit mon œil ? — N’est-il pas le plus pénétrant dont nous disposions ? Et tu as déjà décliné ma proposition de travailler sur les annales. Je dois m’appesantir lourdement sur elles cette nuit. J’ai l’impression de tenir une piste. » Le petit sorcier a poussé un grognement. « Il me semble être tombée sur quelque chose aujourd’hui, à la bibliothèque. Si Santaraksita ne me met pas de bâtons dans les roues, je risque de me retrouver avant la fin de la semaine en possession d’une chronique de l’arrivée de la Compagnie noire vue de l’extérieur. Nous cherchons à dénicher une source historique indépendante depuis aussi longtemps que nous désirons avoir un aperçu des éditions non contaminées des trois premiers volumes des annales. » Sahra avait autre chose en tête. « Barundandi aimerait que Sawa revienne travailler avec moi, Roupille. — Non. Sawa est indisponible. Elle est malade. Elle a le choléra si besoin est. Je commence enfin à obtenir des résultats tangibles. Je ne les laisserai pas m’échapper. — Il a aussi fait allusion à Shiki. » À l’époque où Tobo accompagnait de temps à autre sa mère au Palais, elle l’avait affublé du nom de Shikhandini, plaisanterie dont Barundandi ne pouvait saisir le sel puisqu’il n’était pas homme à s’intéresser à l’histoire mythologique. La première épouse d’un des rois du légendaire Hastinapour semblait stérile. En bon Gunni, il avait pieusement prié et fait des sacrifices aux dieux, et l’un d’eux était descendu du ciel pour lui déclarer que son vœu (avoir un héritier mâle) serait exaucé, mais de façon détournée puisqu’il naîtrait sous la forme d’une fille. Et, comme on dit, il advint que sa femme accoucha d’une fille que le roi baptisa alors Shikhandin, version masculine du prénom féminin Shikhandini. C’est une histoire assez longue et pas très passionnante, mais, en grandissant, cette fille devint un puissant guerrier. Les ennuis ne commencèrent que quand le prince atteignit l’âge de prendre femme. Nombre des personnages que nous endossons en public comportent ainsi une allusion obscure ou un sous-entendu plaisant, rendant leur interprétation plus amusante à nos frères. « Avons-nous une bonne raison d’enlever Barundandi ? ai-je demandé. À part sa servilité de limace ? » Il me semblait beaucoup plus utile où il se trouvait. Son remplaçant serait probablement tout aussi vénal et moins bon envers Minh Subredil. « Et saurions-nous seulement nous y prendre pour le faire sortir du Palais et nous emparer de lui ? » Nul n’a suggéré la moindre raison stratégique d’organiser son enlèvement. « Pourquoi cette question ? s’est enquise Sahra. — Parce que je crois que nous pourrions l’attirer dehors. En habillant joliment Tobo puis en refusant de coopérer jusqu’à ce que Barundandi accepte de le retrouver hors du Palais… » Sahra ne s’est pas offusquée. C’était une ruse de guerre légitime. Elle avait l’air songeuse. « Pourquoi pas Gokhale plutôt que Barundandi ? — Peut-être. Mais il faudrait sans doute une fille plus jeune. Nous pourrions poser la question à Cygne. Je songeais à m’emparer de lui dans ce bordel où les Félons ont tué l’autre pervers. » Les personnalités importantes du Palais le quittaient rarement. C’est bien pourquoi nous avions décidé d’aller chercher Saule Cygne. Sahra s’est mise à chanter. Murgen se faisait encore tirer l’oreille ce soir. « Murgen pourrait aussi aller inspecter cette maison de joie. Ce serait pour nous la méthode la plus commode. » Encore que plusieurs de nos frères se fussent sans doute portés de bon cœur volontaires pour une reconnaissance approfondie. Sahra a hoché la tête sans rompre le rythme de sa berceuse. « On pourrait même… » Non. Nous ne pouvions nous contenter de mettre le feu à ce claque une fois que Gokhale s’y serait assez longuement attardé pour mener à bien sa petite affaire. Nul ne comprendrait pourquoi je tenais à raser un bordel parfaitement respectable… même si quelques-uns risquaient de trouver désopilante la perspective d’un incendie meurtrier. Qu’un-Œil, de nouveau, donnait l’impression d’être assoupi sans réellement dormir. « Tu sais où tu vas, greluchonne ? a-t-il demandé. Tu as une espèce de maître-plan ? — Oui. » J’ai découvert, non sans surprise, que j’en étais persuadée. Instinctivement, quelque part en mon for intérieur, j’avais, sans m’en douter consciemment, échafaudé un maître-plan pour libérer les Captifs et ressusciter la Compagnie. Et ce plan commençait à prendre forme. Après tant d’années. Murgen est enfin apparu ; il marmonnait à propos d’un corbeau blanc. Il avait la tête ailleurs, si j’ose dire. « Avez-vous trouvé un moyen de l’enraciner ? ai-je demandé aux sorciers. — Toujours une nouvelle corvée, a grommelé Qu’un-Œil. Quoi qu’on fasse, ça ne suffit jamais. — Ça peut se faire, a concédé Gobelin. Mais je ne vois toujours pas pourquoi. — Il ne se montre pas très coopératif. Il n’a pas envie d’être là. Il est en train de perdre le lien qui le rattache au monde réel. Il préférerait dormir ou errer dans ces cavernes. » J’ai lardé l’air de mon poing dans l’obscurité. « Endosser ses ailes blanches. Redevenir le messager de Khadi. — Ses ailes blanches ? » Ils ne lisent jamais les annales. « Le corbeau albinos qui apparaît de temps à autre. Murgen l’habite parfois. Parce que Kina l’y installe. Ou l’y a naguère installé. Maintenant, il ne cesse d’y revenir, tout comme il allait et venait autrefois dans le temps, propulsé par Volesprit. — Comment le sais-tu ? — Il m’arrive de lire. Et parfois même de lire les annales pour essayer de comprendre ce que Murgen a passé sous silence. Ou qu’il ne savait peut-être pas lui-même. Pour l’heure, il s’est sans doute entiché de son état de corbeau blanc parce qu’il lui permet de s’incarner dans un corps capable d’échapper aux cavernes. À moins que Kina ne se réveille et qu’il ne soit tout simplement tombé sous son empire. Mais rien de tout cela n’importe pour l’instant. Le point capital, c’est qu’il doit espionner pour notre compte. Je veux pouvoir l’y forcer si nécessaire. » La mission avant tout. Murgen me l’avait lui-même enseigné. « Roupille a raison, a fait Sahra. Ancrez-le. Ensuite je le prendrai par le bout du nez et je lui botterai le train jusqu’à obtenir toute son attention. » Elle avait subitement l’air plus optimiste, comme si la perspective d’en venir aux mains avec son mari était une notion tout à fait nouvelle et pétrie d’espoir. Elle s’engageait dans une confrontation directe en embarquant Tobo dans l’affaire en guise de renfort. Peut-être parviendrait-elle à rétablir le lien entre Murgen et le monde extérieur. Je me suis tournée vers les autres. « J’ai découvert ce matin un nouveau mythe se rapportant à Kina. Dans celui-ci, son père ne la fait pas sombrer dans le sommeil par la ruse. Elle meurt. Puis son époux se fâche tout rouge, si fort qu’il… — Son époux ? a glapi Gobelin. Quel époux ? — Je n’en sais rien, Gobelin. Le livre ne cite aucun nom. Il a été écrit par des gens élevés dans la religion gunnie, partant du principe que le lecteur sait de quoi ils parlent. À la mort de Kina, son époux était tellement affligé qu’il s’est emparé de son corps pour se mettre à danser en piétinant lourdement la terre, comme Murgen l’a vu faire à Kina dans ses visions. Sa violence était telle que les autres dieux ont craint qu’il ne détruise le monde. Le père de Kina a donc jeté un couteau ensorcelé qui l’a découpée en cinquante morceaux ; partout où ces morceaux se sont abattus, leur point de chute est devenu un lieu saint pour ses adorateurs. À mon avis, le Khatovar se trouve là où est tombée sa tête. C’est du moins ce que j’ai cru deviner en lisant entre les lignes. — J’ai la très nette impression que Qu’un-Œil était sur la bonne piste à l’époque où il se préparait à déserter pour prendre sa retraite. » Qu’un-Œil a ouvert des yeux comme des soucoupes. Gobelin disant du bien de lui ? « Jamais de la vie ! J’étais tout simplement en proie à une crise d’angoisse juvénile. Mais je l’ai surmontée et j’ai recouvré le sens des responsabilités. — Voilà du neuf ! me suis-je écriée. Qu’un-Œil responsable ! — De désastres et d’afflictions, sans doute ! a lâché Gobelin. — Je ne pige pas cette histoire de Kina, a repris Qu’un-Œil. Comment pourrait-elle nous poser des problèmes depuis vingt ou trente ans si elle est morte au commencement du monde ? — La religion, pauvre débile ! a aboyé Gobelin. Ça n’a pas besoin de faire sens. — Kina est une déesse, me suis-je interposée. Les dieux ne meurent jamais réellement, j’imagine. Je ne sais pas, Qu’un-Œil. Je n’ai rien inventé, je me contente de vous le répéter. Écoute… les Gunnis croient que personne ne meurt vraiment. L’âme survit au corps. — Eh eh eh ! a ricané Gobelin. Si les Gunnis ont raison, te voilà dans une merde noire, l’avorton. Tu vas devoir t’appuyer la Roue de la Vie jusqu’à ce que tu aies épuisé tout ton mauvais karma. Et tu t’en trimbales un sacré colis. — Cessez ! ai-je hurlé. Immédiatement. On est censés travailler. » Travailler. Pas vraiment leur mot de prédilection ! « Tâchez de clouer Murgen à cette boîte à brume. Ou de l’y enchaîner. N’importe quoi pourvu qu’il reste sous notre contrôle. Puis vous aiderez Sahra à le circonvenir. J’ai le pressentiment que ça va bientôt commencer à chauffer et nous aurons besoin de lui frais, dispos et décidé à coopérer. — J’ai l’impression que tu n’as pas l’intention de t’attarder ici pour nous surveiller », a grommelé Qu’un-Œil. J’étais déjà debout. « Bien pensé ! Je dois encore me farcir un tas de lectures et de traductions. Vous vous débrouillerez très bien sans moi. Si vous vous concentrez. — Va falloir qu’on fourre cette morpionne au page avec un lascar qui la ramonera à lui faire exploser la cervelle », a-t-il déclaré à Gobelin. Son médicament favori pour toutes les maladies. Même à son âge. Je me suis arrêtée pour lancer : « Dès qu’il aura vérifié tout le reste, envoyez-le chercher Narayan et la Fille de la Nuit. » Je n’ai pas eu besoin de leur expliquer combien il était essentiel que nous empêchions ces deux-là de parvenir à leurs fins. 16 « Je l’ai ! » ai-je beuglé en regagnant au pas de course le réduit où les amis et les parents de Murgen s’efforçaient par la torture de lui insuffler un regain d’intérêt pour le monde des vivants. « J’ai trouvé ! Je l’ai ! — J’espère que tu ne vas pas me la refiler », a bougonné Qu’un-Œil. Je manifestais une excitation si bruyante et véhémente que Murgen lui-même, pourtant noyé dans la brume et fâché de cette situation, s’est interrompu pour me scruter. « J’avais l’intuition, l’autre jour, que la réponse se trouvait dans les annales. Dans celles de Murgen. Mais ça m’avait échappé. Sans doute parce que je ne les ai pas lues depuis très longtemps et qu’à l’époque je n’aurais pas songé à l’y chercher. — Et… voyez ! s’est gaussé Qu’un-Œil. C’était là. À l’encre d’or sur papier au murex, avec de petites flèches écarlates disant : “C’est là, greluchonne, sous tes yeux ! Le secret du…” — La ferme, sac à vent ! s’est insurgé Gobelin. J’aimerais savoir ce qu’a découvert Roupille. » Sans doute m’aurait-il servi le même quolibet si Qu’un-Œil ne l’avait pas devancé. « Tout part des Nyueng Bao. Enfin, peut-être pas tout ! ai-je rectifié en voyant Sahra me faire les gros yeux. Mais au moins ce qui concerne oncle Doj, mère Gota et ce qui les a incités à sortir des marais alors qu’ils n’avaient pas comme ton frère, Sahra, à s’acquitter d’une dette d’honneur. » Thai Dei, son frère, gisait avec Murgen sous la plaine scintillante ; il lui avait servi de garde du corps par gratitude, pour le remercier de l’aide que la Compagnie noire et lui-même avaient apportée aux Nyueng Bao durant le siège de Jaicur. « Tu dois au moins en connaître une partie, Sahra. — C’est peut-être exact, Roupille. Mais tu devras d’abord nous expliquer de quoi tu parles. — De ce que les Mille Voix ont volé au temple de Ghanghesha entre la fin du siège et le moment où l’oncle Doj et ta mère se sont invités chez toi à Taglios. Murgen n’arrête pas de toucher la vérité du doigt mais, à mon avis, il ne l’a jamais vraiment appréhendée. Quoi que les Mille Voix aient dérobé, l’oncle Doj l’appelait la “Clé”. En me fondant sur une autre preuve interne, j’ai l’impression qu’il ne peut s’agir que d’une autre clé de la Porte d’Ombre, comme la Lance de la Passion. » « Les Mille Voix » est le nom que les Nyueng Bao donnent à Volesprit. « Si nous détenions cette clé, nous pourrions sûrement libérer les Captifs. » Si je ne m’abusais pas, j’avais ouvert un tout nouveau champ d’investigation : pourquoi les Nyueng Bao ? Sahra s’est mise à secouer lentement la tête. « Je me trompe ? Qu’est-ce que la Clé, en ce cas ? — Je ne dis pas que tu te trompes, Roupille. Mais que je ne tiens pas à ce que tu aies raison. J’aimerais autant que certaines choses ne se vérifient pas. — Lesquelles ? Pourquoi ? — Certains mythes, Roupille. Hideux. Que je ne suis pas censée connaître tous. Et je sais que je ne les connais pas tous. J’ignore sans doute les plus atroces. Doj était leur gardien et leur conservateur. Comme toi pour la Compagnie noire. Mais Doj n’a jamais partagé ses secrets. Va chercher ta grand-mère, Tobo. Amène-la ici. Et Do Trang aussi s’il est là. » Le garçon s’est éloigné en traînant les pieds, éberlué. Un murmure spectral s’est échappé de l’appareil où patientait Murgen. « Roupille a peut-être raison. Je me souviens d’avoir soupçonné quelque chose du même genre et de m’être demandé si je ne pouvais pas dénicher une histoire fiable des Nyueng Bao afin d’en avoir le cœur net. Tu devrais aussi interroger Saule Cygne. — Plus tard, ai-je répondu. À l’écart. Il n’a pas besoin d’être informé de ce qui se passe. Es-tu disposé à nous écouter maintenant, porte-étendard ? As-tu la moindre idée d’où nous nous trouvons et de ce à quoi nous nous employons ? — Oui. » Mais d’un ton résigné. Un peu comme le mien quand je sais que je dois me lever tôt, que ça me plaise ou non. « Alors parlez-moi du temple de Ghanghesha. Tous les deux. Pourquoi y aurait-on conservé cette Clé ? » Sahra ne tenait pas à en parler. Son attitude trahissait un féroce débat intérieur. « Pourquoi est-ce si difficile ? lui ai-je demandé. — Le passé de mon peuple est entaché d’une vieille souillure. Je n’en ai qu’une vague notion. Doj connaît l’entière vérité. Les autres sont seulement conscients que nos ancêtres ont commis un grand péché et que notre peuple, jusqu’à son expiation, est voué à connaître le plus noir dénuement dans les marais. Le temple était un lieu saint bien avant que certains Nyueng Bao n’adoptent les croyances gunnies. Il protégeait quelque chose. Sans doute la Clé dont tu parles. L’objet que cherche oncle Doj. — D’où venaient les Nyueng Bao, Sahra ? » Cette question m’intriguait depuis mon enfance. Toutes les quelques années, des centaines de membres de cette étrange peuplade traversaient Jaicur en pèlerinage. Ils restaient entre eux et se montraient très secrets et disciplinés. Ils arrivaient du nord et, une année plus tard, repassaient par Jaicur en revenant sur leurs pas. Ce cycle s’était perpétué, même au plus fort de la domination des Maîtres d’Ombres. Nul ne savait où ils allaient. Nul ne s’en souciait au demeurant. « De quelque part dans le Sud. Voilà très longtemps. — D’au-delà des Dandha Presh ? » Je voyais mal comment on pouvait infliger à des enfants en bas âge et à des vieillards les rigueurs d’un voyage de cette amplitude. Ce pèlerinage devait être d’une importance cruciale. « Oui. — Mais ces pèlerinages ont pris fin ? » Le dernier dont j’avais entendu parler s’était soldé par la mort, à Jaicur, de centaines de Nyueng Bao. « Le Maître d’Ombres et les guerres de Kiaulune ont interdit les quelques suivants », a grincé Banh Do Trang depuis son fauteuil roulant. Il était arrivé juste à temps pour surprendre ma question. « En principe, il doit s’en dérouler un tous les quatre ans. Chaque Nyueng Bao De Duang doit l’accomplir au moins une fois au cours de sa vie d’adulte. Pendant un certain temps, le manquement à cette tradition n’a pas posé de problèmes. Mais aujourd’hui la Protectrice interdit aux gens de remplir leurs devoirs. Ce sont là des questions dont nous ne discutons pas avec les étrangers. » J’ai eu l’impression qu’il disait deux fois la même chose : une fois pour ma gouverne et une autre pour celle de Sahra. L’affaire risquait de devenir épineuse. Nous n’osions pas offenser Banh Do Trang dont l’amitié nous était précieuse. En la perdant, nous risquions également de perdre Sahra dont la valeur, aux yeux de la Compagnie, était inestimable. Rien n’est jamais simple ni acquis. J’ai expliqué au vieillard ce que j’avais cru comprendre. Ky Gota est entrée en se dandinant au tout début de mon récit. J’ai écarquillé les yeux en voyant Qu’un-Œil lui offrir son siège. Ce monde est décidément plein de sujets d’émerveillement. Le petit sorcier est allé chercher une autre chaise qu’il a installée à côté de Gota. Et tous deux se sont pétrifiés en appui sur leur canne, comme un couple de gargouilles saillant du flanc d’un temple. L’ombre de la beauté passée de Gota transparaissait encore dans le large masque perpétuellement renfrogné qui lui servait de visage. J’ai exposé le problème. « Mais un mystère demeure. Où est passée la Clé ? » Nul ne m’a fourni spontanément ce renseignement. « À mon sens, si les Mille Voix la détenaient encore, Volesprit s’empresserait de gagner Kiaulune tous les mois pour rassembler un nouveau troupeau d’ombres tueuses. Du moins si la Clé permet d’ouvrir la Porte d’Ombre sans danger. Et, si oncle Doj l’avait en sa possession, il ne vagabonderait pas par monts et par vaux à sa recherche. Il aurait déjà regagné les marais en nous laissant tous, sans le moindre remords, foncer vers l’al-Sheil à tombeau ouvert. Je me trompe ? Mère Gota ? Vous le connaissez bien. Vous devriez pouvoir nous éclairer. » Pouvoir, sans aucun doute. Vouloir, sûrement pas. S’agissant du séjour de la Compagnie noire dans le Sud, une clameur au moins résonne à mes oreilles : le silence entêté de la grande majorité des gens. À tout propos. Comme si la seule découverte de notre date de naissance risquait de devenir entre nos mains une arme que nous retournerions contre eux. Que la Compagnie ne se composât plus aujourd’hui que de soldats indigènes n’y changeait rigoureusement rien. Notre existence ne séduit guère la couche la mieux instruite et informée de la population. Si jamais un prêtre décidait de s’enrôler dans nos rangs, nous l’expédierons illico dans le fleuve, persuadés qu’il ne s’agirait que d’un espion. « C’est toi qui détiens cette fichue babiole ? a demandé Qu’un-Œil. — Qui ça ? — Toi, greluchonne. Toi, la scélérate. Je n’ai pas oublié que tu es restée un bon moment l’hôte de Volesprit, quand elle t’a enlevée sur la route du retour après que tu as livré ce message pour Murgen. Ni que ton sauvetage par ce brave oncle Doj était purement accidentel. Il cherchait le bibelot qui lui manquait. La Clé. Vrai ou non ? — Entièrement vrai. Et je n’ai strictement rien emporté. À part quelques cicatrices et les haillons que j’avais sur le dos. — Volesprit cherche-t-elle la Clé ? Voilà ce que nous devons absolument savoir. — Nous n’avons aucune certitude à cet égard. Mais il lui arrive parfois de s’envoler pour le Sud et de patrouiller au-dessus de son vieux territoire comme si elle cherchait quelque chose. » Nous l’avions appris de la bouche de Murgen. Mais, jusque-là, son comportement n’avait aucune signification. « Qui d’autre, en ce cas, aurait pu subtiliser ce trophée ? » Qu’un-Œil se gardait bien d’essayer de tirer les vers du nez de Gota. La seule manière d’en obtenir quelque chose était de l’ignorer. En temps voulu, elle finirait par exiger qu’on tienne compte de sa présence. Je me souvenais d’une fillette pâle et dépenaillée qui, en dépit de ses cinq ans, m’avait paru sans âge ; patiente et silencieuse, elle donnait l’impression, par son assurance, de ne s’effrayer nullement de sa captivité. Elle ne m’avait pas adressé la parole une seule fois et ne semblait se rendre compte de mon existence que lorsqu’elle ne pouvait pas faire autrement, car je risquais, si elle me portait trop sur les nerfs, de lui confisquer le peu de nourriture que nous octroyait Volesprit. J’aurais dû l’étrangler là-bas. Mais j’ignorais encore qui elle était à l’époque. J’avais même du mal à me rappeler qui j’étais moi-même. Volesprit m’avait droguée, s’était insinuée en moi, avait découvert une bonne partie de ce qui faisait de moi ce que j’étais, puis tenté de se faire passer pour Roupille afin d’infiltrer la Compagnie. Je me demande encore jusqu’à quel point elle me connaît. Toujours est-il que je ne tiens pas à ce qu’elle découvre que j’ai survécu aux guerres de Kiaulune. Elle dispose sans nul doute d’armes affectives capables de me broyer. « Narayan venait chercher la Fille de la Nuit, ai-je réfléchi tout haut. Mais je ne l’ai qu’entraperçu fugacement. Un petit homme squelettique vêtu d’un pagne crasseux, ne ressemblant en rien au monstre qu’il était censément. Je ne l’ai compris qu’en me rendant compte qu’il n’allait pas me libérer. Dans la mesure où l’on n’y voyait goutte, j’ignore s’ils ont embarqué quelque chose. Murgen, tu les as vus faire, toi. Je l’ai consigné moi-même par écrit. Auraient-ils pu emporter un objet ressemblant à cette clé ? — Je n’en sais rien. Croyez-moi si vous voulez, mais certaines choses vous échappent, là-bas. » Il avait l’air piqué au vif. Je me suis aperçue que je n’avais toujours pas pris la peine d’écouter son rapport. Je l’ai prié de s’exécuter. « Sans grand intérêt, m’a répondu Sahra, coupant la parole à Murgen avant qu’il n’eût le temps de tout nous raconter depuis le début. — Peux-tu les retrouver maintenant ? » Je prévoyais de gros problèmes. Un lien inconscient s’était forgé entre Kina et lui. Si jamais la déesse ténébreuse se réveillait à nouveau, il lui faudrait prendre garde à ne pas attirer sa divine attention. « Voici nos priorités pour ce qui concerne la Fille de la Nuit : on la tue. À défaut, on tue son comparse. À défaut encore : on veille à l’empêcher de copier les Livres des Morts, besogne qu’elle ne manquera pas de reprendre, j’en suis persuadée, dès qu’elle aura rétabli un lien fiable avec Kina. Enfin : récupérer tout ce que Singh et elle auraient pu embarquer quand Narayan est venu la délivrer. » Qu’un-Œil a cessé de somnoler le temps d’applaudir indolemment : « Déchire-les, greluchonne ! Pulvérise-les ! — Immonde vieux réprouvé. » Il a henni. « Si jamais tu cherches un autre angle d’approche, a fait Gobelin, demande à tes copains de la bibliothèque de te révéler les noms de ceux qui relient des livres vierges. Puis va les trouver et tâche d’apprendre qui en a commandé récemment. Ou graisse-leur la patte en les priant de te tenir informée de toute commande. — Seigneur ! me suis-je exclamée. Enfin quelqu’un qui se sert de ses méninges. Ce monde regorge de merveilles. Où diable est passé Murgen ? — Tu viens de lui demander de se mettre en quête de Narayan Singh et de la Fille de la Nuit, m’a répondu Sahra. — Je ne voulais pas dire à la seconde. J’aurais voulu savoir s’il avait déniché des informations utiles sur Chandra Gokhale. — Tu commences à être sous pression, pas vrai, greluchonne ? » Le ton de Qu’un-Œil était si suave que je l’aurais volontiers baffé. « Détends-toi. Ce n’est pas le moment de précipiter la musique. » Deux hommes de faction, « Chaud-Lapin » Singh et un homme de l’Ombre que les gars de son peloton avaient surnommé Kendo le Surineur, se sont invités d’autorité à la réunion d’état-major. « On entend toutes sortes de hurlements dans la nuit, nous a rapporté Kendo. J’ai fait passer le mot à tous de se terrer dans une pièce bien éclairée. — Les ombres sont en chasse, a laissé tomber Sahra. — Nous ne risquons rien ici, ai-je ajouté. Mais par mesure de prudence, Gobelin, tu devrais aller faire quelques rondes avec Kendo et Chaud-Lapin. Évitons les mauvaises surprises. Volesprit déchaînera-t-elle totalement ses ombres, Sahra ? — Pour marquer le coup ? C’est toi l’annaliste. Qu’en disent tes livres ? — Qu’elle est capable de tout. Qu’elle n’entretient plus aucun rapport avec l’humanité d’autrui. Elle doit se sentir très seule. — Hein ? — Nous convenons donc que Chandra Gokhale sera notre prochain objectif. » Sahra m’a jeté un regard étrange. C’était d’ores et déjà décidé. À moins qu’une occasion plus propice ne se présentât à brûle-pourpoint, nous éliminerions l’inspecteur général, dont l’absence déstabiliserait et ferait vaciller système fiscal et administration bureaucratique. En outre, c’était sans doute notre ennemi le plus vulnérable. Sa liquidation laisserait la Radisha plus isolée que jamais : coupée de la Protectrice d’une part et des prêtres de l’autre, et incapable, dans la mesure où elle était la Radisha, princesse inabordable et d’une certaine façon demi-déesse, de se tourner vers qui que ce fût. Elle aussi devait se sentir très seule. Finesse et subtilité. « Qu’avons-nous fait aujourd’hui pour terroriser le monde ? » ai-je demandé. Puis je me suis aperçue que je connaissais la réponse. Elle faisait partie intégrante du plan de capture de Cygne. Tous nos frères auraient évité de prendre le moindre risque. Cette nuit, les pastilles préalablement posées donneraient leurs représentations. D’autres encore se produiraient dans la nuit du lendemain. Des spectacles « lumière et fumée » proclamant « L’eau dort », « Mon frère impardonnable » ou « Tous leurs jours sont comptés ». Et d’autres encore, dorénavant, un peu partout chaque soir. « Quelqu’un qui n’était pas des nôtres a introduit un autre moulin à prières et l’a fixé à un pilier du souvenir devant l’entrée nord, a lancé Sahra. On ne l’avait pas encore remarqué à mon départ. — Même message ? — J’imagine. — Il sème la terreur. Et pourrait devenir fichtrement redoutable. Rajadharma. — Il fait déjà sérieusement réfléchir la Radisha. L’immolation de ce moine par le feu a indéniablement retenu son attention. » Toute l’histoire de ma vie. Je passe des mois à peaufiner chaque détail d’un plan sublime, et un maniaque et fétichiste du feu me vole la vedette. « Donc ces cinglés de Bhodis ont trouvé un message efficace. Tu crois qu’on pourrait tirer la couverture à nous ? » Qu’un-Œil a eu un gloussement sardonique. « Quoi ? ai-je fait. — Je m’étonne moi-même, parfois. — Voilà deux siècles que tu t’étonnes toi-même, a fait remarquer Gobelin, qui s’apprêtait à sortir avec Chaud-Lapin et Kendo. Sûrement parce que personne d’autre ne s’intéresse aux insectes. — Tu ferais bien de ne pas t’endormir trop tôt, face de crapaud… — Messieurs ? » l’a coupé Sahra. Délicatement. Mais elle a réussi à capter l’attention des deux sorciers. « Pourrions-nous revenir à nos moutons ? J’ai besoin de dormir. — Absolument ! a répondu Gobelin. Absolument ! Si ce vieux croûton a eu une idée, autant la lui extirper avant qu’elle ne crève de solitude. — Tu peux poursuivre ta mission. » Gobelin a tiré la langue, mais il est sorti. « Étonne-nous tous, Qu’un-Œil », ai-je suggéré. Je ne tenais pas à le voir s’assoupir avant d’avoir partagé avec nous sa fulgurance. « La prochaine fois qu’un de ces fadas du Bhodi s’embrase, confions notre message à sa fumée et à ses flammes. “L’eau dort.” Et un autre que je viens d’inventer. “La Mort elle-même ne détruit pas.” Avoue que ça sonne bien. Très religieux. — En effet, ai-je reconnu. Et qu’est-ce que ça veut dire exactement ? — Ne commence pas à me chercher, greluchonne… — Je les ai trouvés », a subitement chuchoté le fantôme des forfaits passés. Murgen était de retour. Je n’ai pas demandé qui. « Où ? — Au Jardin des Voleurs. — Le Chor Bagan ? Les Gris l’assiègent. » Et songent très sérieusement à nettoyer le quartier, a confirmé Murgen. 17 Sahra m’a réveillée bien avant l’aube. Pas mon meilleur moment de la journée. Quand j’ai opté pour la carrière militaire, nous étions assiégés dans ma ville natale. Je savais seulement que, quand nous en sortirions, nous pourrions dormir jusqu’à midi, manger des aliments frais tous les jours, en abondance, et que nous n’aurions plus jamais, au grand jamais, à sortir sous la pluie. D’ici là, j’avais tiré le meilleur parti de ce que j’avais sous la main, en l’occurrence la Compagnie noire, le siège et une ville noyée sous quatre mètres d’eau. Les seules victuailles évoquant un aliment frais étaient les longs-cochons dont se repaissaient Mogaba et ses Nars d’amis. À moins d’inclure le malheureux rat occasionnel ou le corbeau simple d’esprit. « Quoi ? » ai-je grommelé. Je suis personnellement convaincue que les prêtres de ce brave vieux porte-bonheur de Ghanghesha eux-mêmes ne sont pas tenus de se montrer courtois avant une heure bien plus proche de midi. « Je dois me rendre au Palais. Et tu dois te montrer à la bibliothèque. Si nous devons enlever Narayan et la fille à la barbe des Gris, il faudrait peut-être commencer à ébaucher un plan dès maintenant. » Elle avait raison. Mais ça ne signifiait pas pour autant que je devais le prendre de bonne grâce. Tous les hommes de la Compagnie présents dans l’entrepôt de Do Trang – et Banh Do Trang lui-même – étaient rassemblés devant un petit-déjeuner rustique. Les seuls absents étaient Tobo et mère Gota. Mais ils ne devaient pas participer à l’opération. Du moins le croyais-je. Personne de l’extérieur ne pouvait nous rejoindre, car les ombres rôdaient. « On a déjà échafaudé un plan, a annoncé fièrement Qu’un-Œil. — Je suis sûre que c’est une accumulation de traits de génie, ai-je répondu, vaseuse, tout en m’efforçant de réunir un bol de riz froid, une mangue et un bol de thé. — En premier lieu, Gobelin monte au Palais vêtu de sa tenue de derviche. Puis Tobo se pointe derrière… » « Bonjour, Adoo », ai-je distraitement marmotté quand le concierge m’a fait entrer dans la bibliothèque. Permettre à Gobelin et Qu’un-Œil de travailler en tandem sans surveillance ne laissait pas de me tracasser. Mon instinct maternel, sans doute, avaient-ils suggéré en montrant tous les deux leurs vilains chicots, avant de me rappeler que toute mère poule doit bien, à un moment donné, faire confiance à ses poussins. Argument fort recevable. Sauf que peu de mères poules s’inquiètent de voir leurs poussins prendre une cuite au point d’en oublier ce qu’ils sont en train de faire pour aller vagabonder en ville. Et dans une ville, qui plus est, où l’on ne rencontre aucun autre petit homme noir squelettique, aucun autre affreux petit bonhomme à la peau blanche. Adoo m’a rendu la politesse d’un signe de tête. Il n’a jamais rien à dire. Une fois à l’intérieur, je me suis immédiatement mise au travail, en dépit des deux copistes qui m’avaient précédée. Il arrive parfois à Dorabee de se concentrer aussi intensément que Sawa. Ça permet d’oublier les soucis. « Dorabee ? Dorabee Dey Banerjae ? » Je me suis réveillée en sursaut, stupéfaite de m’être endormie. J’étais assise sur les talons dans un recoin, à la mode des Gunnis et des Nyueng Bao ; la posture, en revanche, n’est guère prisée des Vehdnas, des Shadars ni de la plupart des autres minorités ethniques. Nous autres Vehdnas préférons nous asseoir en tailleur par terre ou sur un coussin. Les Shadars apprécient les chaises basses et les tabourets. Ne pas posséder au moins un tabouret grossier est chez eux le plus authentique signe extérieur de pauvreté. Je restais dans la peau de mon personnage même en dormant. « Maître Santaraksita ? — Es-tu malade ? » Il avait l’air inquiet. « Fatigué. J’ai mal dormi. Les skildirsha chassaient cette nuit. » Je m’étais servie du terme des terres de l’Ombre. Santaraksita ne parut pas s’en étonner. Le mot avait été adopté sous le Protectorat. « Les cris n’ont pas cessé de me réveiller. — Je comprends. Je n’ai pas dormi non plus à poings fermés, mais pour une tout autre raison. Je n’ai pris conscience des horreurs de cette nuit qu’en en voyant les séquelles ce matin. — Les skildirsha doivent assurément manifester une grande considération pour la caste des prêtres. » Un rictus infime m’apprit que l’ironie ne lui avait pas échappé. « Je suis sincèrement épouvanté, Dorabee. Ce fléau ne ressemble à rien de ce que nous avons connu. Nous devons endurer stoïquement ces coups du sort que sont les épidémies, les inondations et autres désastres. Et les dieux eux-mêmes luttent parfois en vain contre les ténèbres. Mais envoyer une meute de ces ombres assassiner les gens au hasard, massivement et pour un motif qu’un fou lui-même ne comprendrait pas… c’est faire preuve de cette malfaisance que professaient jadis les Nordiques. » Dorabee réussit à afficher une moue ahurie raisonnablement crédible. « Désolé. Je suis préoccupé. Tu n’as probablement jamais vu un seul étranger. » Il avait employé, pour prononcer ce dernier mot, l’intonation dont usent de nombreux Tagliens lorsqu’ils font allusion à la Compagnie noire. « Mais si. J’ai même vu le Libérateur en personne quand j’étais petit. Et celle qu’ils appelaient le lieutenant à son retour de Dejagore. J’étais assez loin d’elle, mais je m’en souviens parfaitement parce qu’elle a fait assassiner tous les prêtres ce même jour. Et j’ai aussi vu la Protectrice une ou deux fois. » J’inventais au fur et à mesure, mais tout Taglien adulte pouvait se targuer de telles rencontres. La Compagnie avait séjourné en ville pendant des années, tantôt cantonnée à Taglios, tantôt sur le sentier de la guerre, avant l’ultime campagne contre Ombrelongue et la forteresse de Belvédère. Je me suis relevée. « Je vais me remettre au travail, à présent. — Tu travailles très bien, Dorabee. — Merci, maître Santaraksita. Je m’y efforce. — En effet. » Il donnait l’impression d’hésiter. « J’ai décidé que l’accès aux livres de la section réservée te serait désormais autorisé. » Les livres de cette section n’étaient disponibles qu’en un seul exemplaire ; on n’en avait pas fait de multiples copies. Seuls les clercs les plus favorisés pouvaient les approcher. À ce jour, je n’avais réussi à dresser la liste que d’une poignée de leurs titres. « Quand le devoir ne t’appelle pas ailleurs, évidemment. » Chaque jour, je devais patienter une bonne partie de la journée en attendant qu’on daigne me confier telle ou telle tâche. « Merci, maître Santaraksita. — J’espère que tu seras capable d’en débattre. — Oui, maître Santaraksita. — Nous avançons désormais sur une route inconnue, Dorabee. Un voyage aussi passionnant que terrifiant nous attend. » Ses préjugés étaient si bien ancrés qu’il y croyait réellement. Me voir lire avait complètement chamboulé son univers et il allait désormais s’enliser dans ce labyrinthe gauchi. J’ai empoigné mon balai. Des événements aussi passionnants que terrifiants allaient se dérouler ailleurs dans mon propre univers. Sans moi. Hors de mon contrôle. Insupportable ! 18 Le petit derviche en houppelande de laine brune semblait perdu dans ses pensées. Il parlait tout seul sans prêter attention au monde extérieur. Sans doute se récitait-il les textes sacrés des Vehdnas, tels que les interprétaient, du moins, les tenants de son étrange secte hétérodoxe. Si fatigués et irascibles qu’ils fussent, les Gris ne l’importunèrent pas tout de suite. On leur avait appris à honorer tous les saints hommes, pas seulement ceux qui professaient déjà les vérités shadars. Tout dévot en quête de sagesse finissait tôt ou tard par trouver le chemin de l’illumination. La tolérance envers ces mystiques était partagée par tous les Tagliens. La plupart se préoccupaient très sérieusement du confort de l’âme et de l’esprit. Les Gunnis, en particulier, considéraient que la quête de la vérité intérieure était une des quatre étapes majeures d’une existence tendant à la perfection. Lorsqu’un homme avait réussi à élever ses enfants et à pourvoir à leurs besoins, il devait renoncer aux possessions matérielles, aux ambitions et aux plaisirs, et s’enfoncer dans la forêt pour y vivre en ermite, se faire moine mendiant ou trouver tout autre moyen de consacrer les dernières années de son existence à purifier son âme et chercher la vérité. Nombre des plus grands noms de l’histoire taglienne et du Sud en général sont ceux de rois ou d’hommes fortunés ayant choisi cette voie. Mais la nature humaine étant ce qu’elle est… Les Gris, toutefois, ne permirent pas au derviche de poursuivre sa quête à l’intérieur du Chor Bagan. Un sergent l’interpella. Ses collègues entourèrent le saint homme. « Vous ne pouvez pas poursuivre dans cette direction, père, lui déclara le sergent. Cette rue a été interdite à la circulation par ordre du ministre Cygne. » Même mort, Cygne devait endosser la responsabilité des décisions de Volesprit. Le derviche, jusqu’à ce qu’il soit intercepté par le sergent, avait fait mine de ne pas remarquer la présence des Gris. « Hein ? » Les plus jeunes soldats s’esclaffèrent. Les gens adorent voir leurs préjugés se vérifier. Le sergent réitéra sa déclaration puis ajouta : « Vous devez prendre à gauche ou à droite. Nous sommes en train d’éradiquer les démons qui infestent le quartier en aval. » Il n’était pas dénué d’esprit. Le derviche tourna les yeux vers la droite puis vers la gauche. Il frissonna puis déclara d’une voix rauque et ténue : « Tout démon est le fruit d’une erreur métaphysique. » Sur ces mots, il poursuivit son chemin et emprunta la rue de droite. Une rue au demeurant très étrange. Pratiquement déserte. Spectacle extrêmement rare à Taglios. Un instant plus tard, le sergent shadar poussait un glapissement de surprise et de douleur puis entreprenait de se battre le flanc. « Qu’est-ce qui se passe ? lui demanda un collègue. — Quelque chose m’a mordu. » Nouveau glapissement indiquant qu’il devait atrocement souffrir, car les Shadars s’enorgueillissent volontiers de leur endurance et se targuent de supporter la douleur sans un cri ni même un battement de cils. Deux de ses hommes tentèrent de soulever le pan de sa chemise tandis qu’un troisième se cramponnait à son bras pour essayer de l’immobiliser. Le sergent piailla de nouveau. De la fumée montait de son flanc. À gros bouillons. Les Gris reculèrent de stupeur. Le sergent s’effondra. Il fut pris de convulsions. La fumée bouillonnait toujours. Elle dessina bientôt une silhouette qu’aucun des Gris n’eût aimé voir. « Niassi ! » Le démon Niassi se mit à chuchoter des secrets qu’aucun Shadar n’eût aimé entendre. Gobelin se faufila dans le Chor Bagan en souriant de sa bonne blague. Il se fondit dans le décor bien avant que quiconque eût songé à établir un lien entre le malaise du sergent et le derviche véyédine. Les Gris rappliquaient de partout. Leurs officiers aboyaient des ordres, blasphémaient et les exhortaient à regagner leur poste avant que les habitants du Chor Bagan ne profitent de l’occasion pour s’échapper. De toute évidence, il s’agissait d’une diversion destinée à permettre à leur gibier de prendre la poudre d’escampette. Une foule commençait de s’amasser. Un jeune Nyueng Bao, au beau milieu, choisit ce moment pour couper une bourse et déguerpir sous le nez des Gris. Un de ces derniers se souvint de l’avoir aperçu le jour où l’un des leurs s’était fait lapider. La discipline se relâcha. Les officiers des Gris firent de leur mieux. Et s’en sortirent assez bien compte tenu des circonstances. Seules quelques personnes réussirent à s’évader du Chor Bagan. Tandis qu’une demi-douzaine d’autres – dont un petit vieillard squelettique emmitouflé de pied en cap dans la robe jaune d’un lépreux – s’y infiltraient. Qu’un-Œil n’était pas content. Il était persuadé qu’il n’existait aucun rapport entre la stratégie et le fait qu’on l’avait affublé, lui, de cette robe jaune. Gobelin méditait un sale coup. Les six membres du commando abordèrent leur objectif par l’avant et l’arrière, en deux groupes informels de trois. Qu’un-Œil pénétra dans l’immeuble par la façade. Les gens s’effaçaient prestement dès qu’ils repéraient sa robe jaune. Les lépreux semaient la terreur. Aucun des participants au raid ne tenait à le mener en plein jour. Ça ne ressemblait pas à la Compagnie. Mais, jusqu’à ce que Volesprit eût retiré ses ombres des rues, l’obscurité nous était interdite. Et annalistes et sorciers étaient tombés d’accord sur un point : de jour, la Fille de la Nuit invoquerait sans doute plus difficilement l’assistance de Kina. Sans compter qu’on avait plus de chances de la prendre par surprise. Chaque équipe s’accorda une pause, le temps de vérifier, avant de s’engouffrer à l’intérieur, que tous portaient bien un bracelet de chanvre. Les deux sorciers libérèrent un dispositif préétabli de sortilèges de confusion de médiocre qualité, qui se mirent aussitôt à bourdonner à travers tout le branlant édifice comme un essaim de moustiques avinés. Les assaillants pénétrèrent dans le bâtiment, enjambant ou esquivant au passage des familles effrayées et tremblantes qui, jusqu’à présent, s’estimaient heureuses de jouir d’un toit au-dessus de leur tête, même si elles devaient se résigner à louer quelques mètres carrés de parquet dans un couloir. Les deux équipes postèrent chacune un homme chargé de vérifier que personne n’entrait ni ne sortait. Deux autres se rejoignirent au pied de l’escalier vermoulu. Ils interdiraient sa descente ou son ascension. Gobelin et Qu’un-Œil se retrouvèrent à l’entrée de la cave, échangèrent quelques doléances relatives à leur manque désespérant de personnel puis firent assaut de politesse en s’exhortant mutuellement, avec une courtoisie exagérée, à descendre le premier dans le repaire de l’ennemi. Gobelin finit par accepter au nom de sa plus grande jeunesse, de sa vivacité et de son intelligence prétendument supérieures. Il balança deux luminaires, sous la forme d’étoiles flottantes, dans la cage de l’escalier où régnait une obscurité plus noire que le cœur de Kina. « Là ! s’écria-t-il. Ha ! On les… » Quelque chose ressemblant à un tigre enflammé bondit sur lui, jaillissant de nulle part. Une ombre attaqua le sorcier de flanc. Elle projeta une sorte de long et mince tentacule qui s’enroula autour de son cou. La canne de Qu’un-Œil s’abattit assez violemment sur le poignet de Narayan pour lui briser les os. Le saint vivant des Étrangleurs lâcha son rumel qui vola à travers la cave. Qu’un-Œil balança négligemment un objet par-dessus la tête de Gobelin, vers la source d’où provenait le tigre. Une lueur spectrale flotta vers le plafond, pareille à une écharpe lumineuse de gaz des marais, puis se déplaça brusquement et enveloppa une jeune femme. Celle-ci se gifla le corps pour tenter de s’en débarrasser. Profitant de cette seconde de distraction, Gobelin exécuta un mouvement preste. La jeune femme s’effondra. « Bon sang ! Bon sang ! Ça a marché ! Je suis un génie. Reconnais-le. Je suis un putain de génie. — Lequel de nous deux ? Qui a eu l’idée de ce plan ? — Un plan ? Quel plan ? C’est dans les petits détails que réside le succès, l’avorton. Qui en a eu l’idée ? Le premier crétin venu aurait pu dire : “Allons les cueillir !” » Tout en se chamaillant, les deux sorciers ligotaient leurs victimes. « En ce cas, tu vas me peaufiner les détails de cet autre projet, répondit Qu’un-Œil. Faut qu’on sorte d’ici avec ces deux-là. À la barbe de tous les Gris de la planète. — Problème déjà résolu. Ils sont tellement dans le pétrin qu’ils n’auront pas le temps de s’occuper de foutus lépreux. » Gobelin s’efforçait de passer une robe jaune par-dessus la tête de la Fille de la Nuit. « Rappelle-moi, à l’entrepôt, de les prévenir que cette mijaurée est tout à fait capable de créer quelques illusions. — Je sais que ça devrait se passer ainsi. » Qu’un-Œil s’employait à enfiler Narayan dans une autre tenue de lépreux. Gobelin ne tarderait pas à troquer lui aussi sa houppelande brune contre une robe identique. Au rez-de-chaussée, nos quatre frères de la Compagnie, tous d’ascendance shadar, se déguisaient en Gris. « Je dis simplement que ça n’a aucune chance de marcher. — Parce que l’idée vient de moi ? — Absolument. Tu commences enfin à piger. Bienvenue dans le monde réel. — Si jamais ça nous chie dans les doigts, va te plaindre à Roupille, pas à moi. C’est elle qui en a eu l’idée. — Faut absolument faire quelque chose pour cette gamine. Elle gamberge beaucoup trop. Tu veux bien cesser de glandouiller ? Ces fumiers de Gris auront bientôt tout le temps de rentrer déjeuner chez eux. — Ne le cogne pas si fort. Il doit pouvoir sortir d’ici en marchant. — C’est à moi que tu parles ? Qu’est-ce que tu fabriques, nom de… Ôte tes mains de là-dessous, espèce de vieux dégueulasse. — Je fixe une amulette de contrôle sur son cœur, pauvre vieil étron desséché. Pour qu’elle ne nous cause pas de soucis au retour. — Oh, tu parles ! Ben voyons. Pourquoi est-ce que je ne vois jamais le bon côté des choses ? Au moins, tu recommences à t’intéresser aux filles. Elle est aussi bien roulée que sa mère ? — Mieux. — Tiens ta langue. Cette maison pourrait être hantée. Et j’ai le sentiment que certains fantômes peuvent communiquer entre eux, quoi qu’en dise Murgen. » Qu’un-Œil entreprit, à grand renfort de bourrades, de faire gravir les marches à un Narayan Singh comateux. « Je crois vraiment que ça va marcher », croassa Qu’un-Œil. Le mélange Gris-lépreux semblait effectivement la méthode idéale pour sortir du Jardin des Voleurs… d’autant que les vrais Gris couraient à présent dans tous les sens, l’esprit ailleurs. « Je ne voudrais pas te briser le cœur, grand-père, répondit Gobelin, mais je crois qu’on nous a repérés. » Qu’un-Œil jeta un coup d’œil derrière lui. « Chiasse ! » Un petit tapis volant fondait sur eux, escorté de corbeaux planant sans aucun bruit. Volesprit. Et, à son seul maintien, on sentait qu’elle exultait d’une joie mauvaise. Elle projeta quelque chose. « Dispersez-vous ! aboya Gobelin. Ne laissez surtout pas filer ces deux-là. » La gorge nouée, il affronta le tapis qui descendait à sa rencontre. Si jamais l’affaire se soldait par un face-à-face direct, il serait broyé comme un œuf sous la semelle. Il tendit une main gantée, happa au vol le globule noir qui arrivait sur lui, fouetta l’air de son bras et renvoya le projectile vers le ciel. Volesprit poussa un glapissement de rage. Les gens de Taglios n’avaient pas cet estomac. Elle imprima une embardée à son tapis pour esquiver la sphérule noire. Et elle fit bien. Sa chance l’avait encore favorisée. Une boule de feu, de la même espèce que celles qui avaient transpercé le mur du Palais et enflammé tant d’hommes comme des chandelles de mauvaise cire, déchira en hurlant l’espace qu’elle occupait l’instant d’avant. Elle continua de piquer vers le sol. Deux autres la manquèrent d’un cheveu. Elle interposa un bâtiment entre les tireurs d’élite et elle. Elle était dans une fureur noire mais ne la laissait pas pour autant lui obscurcir les idées. Au-dessus d’elle, ses corbeaux explosaient comme les fusées d’un feu d’artifice muet. Sang, chair et plumes pleuvaient. Après quelques secondes de débat intérieur extériorisé par un concert de voix, elle comprit enfin de quoi il retournait. Ils ne se cachaient donc pas dans le Chor Bagan, finalement. Jamais elle ne les aurait surpris à essayer d’en sortir en douce s’ils ne s’y étaient pas préalablement introduits pour récupérer quelque chose. Quelque chose qu’ils ne souhaitaient pas qu’on trouvât. « Ils sont ici, en ville. Mais nous ne les avons pas encore localisés. Nous n’en avons trouvé aucune trace. Les seules rumeurs que nous avons entendues nous étaient sciemment destinées. Jusqu’à maintenant. Il y a de la sorcellerie là-dessous. Ce petit sorcier impudent. C’était l’homme à face de crapaud. Gobelin. Pourtant, le Grand Général Mogaba nous affirmait avoir vu son cadavre de ses yeux. Qui d’autre vit encore ? Le Grand Général serait-il moins loyal qu’il aimerait nous le faire croire ? » Impossible. Mogaba n’avait pas d’autre ami qu’elle. Il lui était dévoué à perpétuité. Volesprit fit atterrir son tapis, en descendit, replia sa légère armature de bambou, l’enroula autour et inspecta la rue des yeux. Ils étaient arrivés de cette direction. Et se dirigeaient par là. De quoi souhaitaient-ils si désespérément s’emparer, au point d’être prêts à prendre tous ces risques ? C’était sans doute assez important, en tout cas, pour qu’elle s’y intéressât elle-même. Un seul maître-mot chuchoté à mi-voix suffit à éclairer entièrement la cave. La puanteur était épouvantable. Volesprit pivota lentement sur elle-même. Un homme et sa fille, apparemment. Un vieil homme et une jeune femme, en tout cas. Une lampe. Des vêtements abandonnés. Quelques poignées de riz. Un repas à base de poisson. Mais pourquoi cette encre et ces ustensiles d’écriture ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Un livre. Quelqu’un venait tout juste d’en rédiger les premières pages dans un alphabet inusité. Elle surprit un éclair noir du coin de l’œil, tournoya sur elle-même et se jeta à quatre pattes, redoutant l’attaque d’une ombre félonne. Les skildirsha vouent une haine particulièrement féroce à ceux qui ont osé leur imposer leur volonté. Un rat détala en lâchant l’objet qui avait éveillé sa curiosité. Volesprit s’agenouilla et ramassa une longue bande de soie noire portant une pièce d’argent cousue dans un coin. « Oh, je vois. » Elle éclata du rire d’une gamine qui vient de saisir enfin le sel d’une plaisanterie éculée. Elle s’empara du livre et inspecta une dernière fois les lieux du regard avant de sortir. « Le dévouement ne paie vraiment pas. » De retour dans la rue, elle remonta son tapis sans se soucier des tireurs embusqués. Ceux-là devaient être loin depuis longtemps. Ils connaissaient leur affaire. Mais les corbeaux les pisteraient. Elle se pétrifia soudain pour scruter le ciel, mais sans réellement voir le corbeau blanc perché sur le faîte de la maison. « Comment ont-ils découvert que ces deux-là se terraient ici ? » 19 « Que s’est-il passé ? » s’est enquise Sahra dès son entrée, avant même de s’être débarrassée des loques de Minh Subredil. J’étais toujours Dorabee Dey Banerjae. « On a perdu Murgen je ne sais comment. Gobelin et Qu’un-Œil croyaient l’avoir enraciné, mais il a déguerpi pendant que nous étions tous dehors et je ne sais pas comment le rappeler. — Je parlais du Jardin des Voleurs. Volesprit s’y trouvait. Le stratagème qu’elle avait en tête n’a pas fonctionné, mais, à son retour, elle avait changé du tout au tout. Je n’ai pas réussi à entendre tout ce qu’elle a dit à la Radisha, mais je suis sûre qu’elle a trouvé ou compris quelque chose qui a entièrement modifié son comportement. Comme si tout avait brusquement cessé de l’amuser. — Oh ! ai-je fait. Je n’en sais rien. Murgen pourra peut-être nous renseigner. Si nous parvenons à remettre la main dessus. » Gobelin nous a rejointes. Il poussait Qu’un-Œil devant lui, assoupi dans le fauteuil roulant de rechange de Banh Do Trang. « Ils dorment paisiblement, a-t-il annoncé. Drogués. Narayan était en plein désarroi. La fille l’a pris plutôt sereinement. Nous devons pourtant nous inquiéter d’elle. — Qu’est-ce qui cloche chez lui ? ai-je demandé en montrant Qu’un-Œil. — Il est épuisé. C’est un très vieil homme. J’aimerais que tu fasses preuve de la moitié de son énergie quand tu auras la moitié de son âge. — Pourquoi devrions-nous nous inquiéter d’elle ? a demandé Sahra. — Parce que c’est la fille de sa mère. Son talent n’est pas encore très développé parce qu’elle n’a pas eu de professeur, mais elle possède naturellement toutes les capacités innées pour devenir une puissante sorcière. Tout aussi puissante que sa mère, peut-être, mais dénuée du sens moral rudimentaire de Madame. Elle pue littéralement la magie… — Elle ne pue pas que cela, a gazouillé Qu’un-Œil. Avant toute chose, il faudrait plonger cette douce enfant dans une vasque d’eau bien chaude, ajouter trois ou quatre louches de savon à lessive et laisser mariner pendant une bonne semaine. » Sahra et moi avons échangé un regard. Si elle sentait assez mauvais pour offenser la narine de Qu’un-Œil, elle devait réellement être mûre à point. Gobelin souriait d’une oreille à l’autre, mais il a résisté à la tentation. « J’ai appris que tu étais tombé sur la Protectrice, ai-je dit. — Elle attendait qu’il se passe quelque chose, postée sur une terrasse ou je ne sais où. Il s’est bien passé quelque chose, mais pas ce qu’elle espérait Au bout de deux ou trois boules de feu, elle a rentré la tête dans les épaules et n’a plus moufté. — Tu es sûr de n’avoir pas été suivi en rentrant ? » Connaissant les enjeux, je savais déjà la réponse. S’ils avaient nourri le moindre doute, ils n’auraient même pas approché du QG. Mais je devais poser la question tout en sachant que, s’ils avaient échoué, l’entrepôt serait d’ores et déjà infesté de Gris. « Nous étions prêts à semer les corbeaux. — Tous sauf un, a grommelé Qu’un-Œil. — Lequel ? — J’en ai aperçu un blanc sur un toit. Mais il n’a pas tenté de nous suivre. » Sahra et moi avons encore échangé un regard. « Je vais me changer, me détendre et manger un morceau, a-t-elle déclaré. Retrouvons-nous dans une heure. Si tu en as la force, Gobelin, essaie de ramener Murgen. — C’est toi la nécromancienne. — Mais c’est toi qui t’es vanté de l’avoir enraciné. Une heure. » Gobelin s’est mis à maugréer dans sa barbe. Qu’un-Œil a gloussé mais ne lui a pas proposé son aide. « Tu te sens enfin prête à tuer ton bibliothécaire ? » m’a-t-il demandé. Je ne lui en ai rien dit, mais je me sentais ce soir nettement plus ouverte à cette suggestion. Surendranath Santaraksita semblait soupçonner Dorabee Dey Banerjae d’être bien davantage que ce qu’il prétendait. À moins que je ne fusse assez parano pour entendre des choses qu’il n’avait pas voulu exprimer. « Ne te préoccupe donc pas pour maître Santaraksita. Il se montre très bon envers moi. Il m’a annoncé aujourd’hui que je pouvais consulter tous les livres que je souhaitais. Y compris ceux de la réserve interdite. — Wouah ! a soufflé Qu’un-Œil. Quelqu’un a enfin trouvé le chemin de ton cœur. Qui eût cru qu’un livre y suffirait ? Cite-m’en un seul après moi, greluchonne. » J’ai agité l’index sous son nez. « Je te ferais bien sauter ton dernier chicot en te traitant de fruit blet, mais on m’a élevée dans le respect de mes aînés… fussent-ils gâteux et atteints de démence sénile. » En dépit de son monothéisme prépondérant, ma religion se teinte fortement de culte des ancêtres. Tout Vehdna croit que ses aïeux entendent ses prières et peuvent intercéder en sa faveur auprès de Dieu et de ses saints. Du moins s’il a l’impression d’avoir été correctement traité. « Je vais suivre l’exemple de Sahra. — Si jamais tu veux t’entraîner pour ton nouveau petit copain, tu n’as qu’à m’appeler. » Son caquètement s’est interrompu abruptement ; mère Gota m’avait contournée en claudiquant. Quand j’ai regardé derrière moi, il semblait de nouveau profondément endormi. Sans doute un autre vieil imbécile avait-il parlé par sa bouche. Durant le siège de Jaicur, je m’étais promis de ne plus jamais faire la difficile en matière de nourriture. Chaque fois qu’on m’offrirait quelque chose à manger, je répondrais par un grand « merci ! » accompagné d’un sourire reconnaissant. Mais le temps a le don d’écorner les vœux les plus pieux. Je n’étais pas moins écœurée que Qu’un-Œil et Gobelin de ce sempiternel régime de riz et de poisson fumé. L’éventuel plat de riz au poisson destiné à varier l’ordinaire n’y changeait pas grand-chose. Je reste persuadée que le manque d’humour des Nyueng Bao découle directement de leur régime alimentaire. Je suis tombée sur Sahra qui, baignée et relaxée, avait défait ses cheveux et paraissait dix ans de moins de sorte qu’on comprenait aisément pourquoi elle avait fait fantasmer tous les jeunes gens une décennie plus tôt. « Il me reste encore un peu de l’argent que j’ai confisqué dans le Sud à un gars qui avait choisi le mauvais camp », lui ai-je déclaré en agitant sous ses yeux un minuscule morceau de poisson pris en tenaille entre deux baguettes de bambou. Les Nyueng Bao refusent systématiquement d’adopter les couverts novateurs que toutes les autres peuplades de cette région du monde utilisent depuis des siècles. Les employés attachés aux cuisines de l’entrepôt de Do Trang sont tous des Nyueng Bao. « Quoi ? » Sahra était totalement mystifiée. « J’y renoncerai. Si nous pouvons nous offrir un cochon avec. » Les Vehdnas ne sont pas censés manger de porc. Mais j’ai commis l’erreur de naître femme, si bien qu’on ne m’a sans doute pas réservé ma place au paradis. « Ou n’importe quoi, à condition que ça ne se déplace pas dans l’eau de cette manière. » J’ai fait frétiller ma main libre. Sahra n’a pas compris. Ce qu’elle absorbait lui était indifférent pourvu qu’elle mangeât un minimum. Poisson et riz jusqu’à la fin des temps lui auraient parfaitement convenu. Et peut-être n’avait-elle pas tort. Des milliers de gens se contentent de chhatu parce qu’ils ne peuvent pas s’offrir du riz. Sans compter tous ceux qui n’ont même pas de quoi se payer à manger. Mais Volesprit, ces derniers temps, semblait s’employer à réduire leur nombre. Elle était en train de m’informer d’une rumeur qui courait en ville, selon laquelle un autre disciple du Bhodi comptait se présenter au portail du Palais pour demander audience à la Radisha. Mais nous approchions de la zone éclairée où nous ourdissions nos forfaits nocturnes et ce qu’elle a vu l’a fait piler net. « Nous devons absolument trouver le moyen de le faire accompagner par un des nôtres… ai-je commencé. — Que diable fiche-t-il ici ? » a-t-elle gronde. Je voyais la même chose qu’elle à présent. Oncle Doj était de retour, sans doute bien décidé à partager de nouveau notre existence. Cette arrivée inopinée était aussi intéressante que suspecte. J’ai aussi trouvé intéressant que Sahra s’exprimât en taglien quand elle était tendue. Elle avait avec son propre peuple quelques points de désaccord irrémédiables, encore que personne dans l’entrepôt n’employât le nyueng bao. Sauf mère Gota, dans le seul dessein d’enquiquiner les autres. Oncle Doj est un petit bonhomme trapu encore tout noueux de muscles et de tendons (en dépit de ses soixante-dix ans), et, depuis quelques années, de mauvais caractère. Il porte sempiternellement une longue épée légèrement incurvée qu’il appelle Bâton de Cendre. Cette épée est son âme. Il me l’a dit en personne. C’est une espèce de prêtre, mais il ne se donne jamais la peine de s’en expliquer. Sa religion, néanmoins, fait appel aux arts martiaux et aux épées sacrées. En réalité, il n’est l’oncle de personne. « Oncle » est un titre de respect chez les Nyueng Bao et tous le considèrent comme un personnage hautement respectable. L’oncle Doj, depuis le siège de Jaicur, ne cesse d’entrer et de sortir de notre vie et de nous apporter plus de distraction que de réelle contribution. On l’avait dans les jambes des années d’affilée puis il disparaissait brusquement pendant des semaines, des mois ou des années. Sa dernière absence avait duré près d’un an. Lorsqu’il était reparu, il n’avait pas daigné nous expliquer ce qu’il avait fait ni où il s’était rendu, mais, si l’on s’en tenait tant aux observations de Murgen qu’aux miennes, il ne faisait aucun doute qu’il cherchait diligemment sa Clé. « Ta mère a-t-elle quitté l’entrepôt aujourd’hui ? ai-je demandé à Sahra, intriguée par cette subite réapparition juste après ma révélation. — Je me suis aussi posé la question. Ça vaudrait peut-être la peine de creuser. » Les relations entre mère et fille n’étaient pas particulièrement chaleureuses. Murgen n’en constituait pas le motif mais commençait à en devenir le symbole. Oncle Doj était censément un sorcier de moindre envergure. Je n’en ai jamais vu la preuve de mes yeux, sauf son incroyable adresse au maniement de Bâton de Cendre. Il était vieux, ses articulations commençaient à se raidir et ses réflexes perdaient de leur rapidité. Mais personne à ma connaissance ne pouvait rivaliser avec lui. Loin s’en faut. Et je n’ai encore jamais vu quelqu’un consacrer, comme lui, sa vie entière à un morceau d’acier. Peut-être détenais-je néanmoins la preuve qu’il était un sorcier, me suis-je finalement persuadée. Les labyrinthes tissés par Qu’un-Œil et Gobelin pour nous épargner l’embarras d’irruptions inopinées ne lui avaient jamais posé aucun problème. Ces deux-là seraient bien inspirés de le ficeler et de le cuisiner jusqu’à ce qu’il leur explique comment il s’y prenait. « Comment comptes-tu réagir ? » ai-je demandé à Sahra. Sa voix était tranchante comme le silex. « En ce qui me concerne, on pourrait parfaitement lui faire subir le même sort qu’à Singh et la Fille de la Nuit. — L’ennemi de mon ennemi est mon ennemi, Pas vrai ? — Je n’ai jamais beaucoup aimé Doj. Selon les critères nyueng bao, c’est un homme honorable et respecté, un héros digne de notre révérence. Mais il incarne tout ce que je trouve détestable dans mon peuple. — Taciturne ? C’est ça ? » Elle a ébauché un sourire. Elle n’était pas moins fautive en ce domaine que la plupart des Nyueng Bao. « C’est dans le sang. » Tobo nous a vues en train d’observer et de bavarder. Il a foncé droit sur nous, assez excité pour en oublier qu’il était un jeune homme bourru. « Oncle Doj est là, m’man. — C’est ce que je vois. Il a expliqué ce qu’il voulait cette fois-ci ? » Je lui ai effleuré le bras pour la mettre en garde. Inutile de commencer à se chamailler. Doj était conscient de notre présence, bien entendu. Je ne connais aucun homme plus attentif à son environnement. Il pouvait fort bien avoir entendu nos chuchotis. Je me garderais bien d’imaginer que le temps ait amoindri ses facultés auditives. Il engloutissait du riz sans nous prêter aucune attention. « Va le saluer, ai-je dit à Sahra. Il me faut quelques secondes pour me composer un visage. — Je devrais envoyer chercher les Gris. Leur demander de faire une descente sur l’entrepôt. Je suis trop fatiguée pour tout ça. » Elle n’avait même pas pris la peine de baisser le ton. « M’man ? » 20 J’ai soutenu le regard de Doj. Mon visage était glacé. « Qu’est-ce que la Clé ? » lui ai-je demandé sans que ma voix trahît la moindre émotion. Ficelés et bâillonnés, Narayan Singh et la Fille de la Nuit nous regardaient faire en attendant leur tour. Doj n’a manifesté sa surprise que par le plus infime des battements de paupières. Il ne s’attendait pas à me voir jouer le rôle de l’inquisiteur. J’étais de nouveau dans la peau de mon personnage, emprunté cette fois-ci à un malfrat qui nous avait fait du tort quelques années plus tôt. Vajra le Naga. Son gang était désormais hors circuit et Vajra parti pour un monde meilleur, mais son legs se révélait parfois très utile. Doj partait assez raisonnablement du principe qu’il ne serait pas torturé. Je n’avais nullement l’intention d’aller si loin. Le sort de la Compagnie et celui des Nyueng Bao étaient désormais si intimement liés qu’il m’était impossible de le brutaliser sans m’aliéner l’amitié de nos plus utiles alliés. Doj n’a rien répondu. Je ne m’attendais pas, d’ailleurs, à ce qu’il se montrât plus loquace qu’un caillou. « Nous avons besoin d’ouvrir la route de la plaine scintillante, ai-je repris. Nous savons que vous ne détenez pas la Clé. Mais aussi par où nous devons commencer pour la chercher. Nous vous la remettrons avec plaisir dès que nous aurons libéré nos frères. » Je me suis accordé une pause, lui donnant ainsi l’occasion de me surprendre par sa réponse. Il n’en a rien fait. « Vous vous opposez peut-être, pour des raisons philosophiques, à ce qu’on ouvre cette voie. Nous allons vous décevoir à cet égard. Elle le sera. D’une façon ou d’une autre. Il ne vous reste plus qu’une alternative : collaborer ou refuser de participer. » Il a détourné très fugacement le regard, cherchant à déchiffrer dans sa posture l’attitude de Sahra. C’était plus qu’évident : son mari était piégé sous la plaine scintillante. Les vœux d’un prêtre solitaire, zélateur d’un culte obscur et ésotérique, ne lui faisaient ni chaud ni froid. Ni Banh Do Trang ni Ky Gota n’ont manifesté de témoignage de soutien, bien qu’ils lui fussent tous les deux favorables depuis des décennies. Par pure inertie. « Si vous refusez de coopérer, nous ne vous rendrons pas la Clé après avoir mené notre opération à bien. Et c’est à nous de décider en quoi consistera cette collaboration. Mettre un terme définitif, en l’occurrence, à l’attitude nyueng bao convenue – équivoques, propos évasifs et surdité sélective – serait déjà un premier pas. » Vajra le Naga n’est pas un personnage que j’aime fréquemment incarner. Le naga est un serpent mythique qui séjourne sous terre et n’éprouve aucune sympathie pour les êtres humains. L’ennui, c’est que je parvenais à me glisser dans la peau de cet individu comme si elle était taillée sur mesure. Me transformer en Vajra le Naga n’exigeait de moi qu’une infime distorsion émotionnelle. « Vous détenez un objet que nous désirons. Un livre. » Je misais beaucoup sur les conclusions que j’avais tirées par intuition ou déduction en me fondant sur ce que j’avais appris de Murgen et de ses annales, sur le cours réel de divers événements cachés. « Il est environ de ces taille et épaisseur, et relié de vélin brun. Les écrits qu’il contient sont d’une main malhabile, dans une langue qui n’est plus parlée depuis sept siècles. En fait, il s’agit de la copie presque intégrale du premier volume des Livres des Morts, les textes sacrés perdus des Enfants de Kina. Vous l’ignoriez probablement. » Narayan et même la Fille de la Nuit avaient tressailli. « Ce livre a été dérobé dans la forteresse de Belvédère par le sorcier le Hurleur. Il l’a caché ensuite, car il ne tenait pas à ce que Volesprit ni l’enfant le retrouvent. Soit vous l’avez vu faire, soit vous êtes tombé dessus par hasard peu après. Vous l’avez planqué à votre tour dans un endroit que vous jugiez sûr. En oubliant que rien ne demeure caché pour l’éternité. Tôt ou tard, certains yeux finissent par tout découvrir. » J’ai de nouveau laissé à Doj le temps d’y aller de son commentaire. Il a préféré s’abstenir. « Vous avez le choix, bien entendu. Mais je me permets de vous rappeler que vous atteignez un âge avancé, que votre successeur désigné est enseveli sous cette plaine avec mes frères et que Gota, dont l’enthousiasme aujourd’hui est sujet à caution, reste la plus favorable de vos alliés. Vous pouvez bien sûr choisir de vous taire à jamais, auquel cas vous emporteriez la vérité dans la tombe. Mais la Clé restera où elle est. En d’autres mains que les vôtres. Avez-vous suffisamment mangé ? Quelqu’un veut-il bien apporter quelque chose à boire à notre hôte ? Qu’on ne nous taxe pas de manquement à l’hospitalité. » « Tu ne lui pas arraché une seule parole, s’est plaint Qu’un-Œil dès que Doj ne s’est plus trouvé à portée d’ouïe. — Je ne m’y attendais pas. Je voulais simplement lui donner quelque chose à ruminer. Allons bavarder avec les deux autres. Ramène Singh ici, ôte-lui son bâillon et place-le de manière à ce qu’il ne puisse pas voir la fille. » Celle-ci était terrifiante. Il émanait encore d’elle, bien que ficelée et bâillonnée, une puissante et troublante aura. Mettez-la en présence d’individus déjà disposés à la croire sous l’égide de la déesse ténébreuse et vous comprendrez aisément pourquoi le culte des Félons refaisait surface. Que ce phénomène fût encore assez récent ne manquait pas d’intérêt. Narayan et elle avaient mené pendant une décennie l’existence de fugitifs, s’efforçant péniblement de reprendre le contrôle des rares Félons survivants tout en évitant les agents de la Protectrice, et à présent, au moment précis où nous avions enfin l’impression de pouvoir tirer quelques barbiches, eux aussi rendaient public le fait qu’ils avaient également survécu. Je concevais aisément que l’imagination gunnie pût établir des liens entre ces événements et y déceler signes avant-coureurs et présages de l’Année des Crânes. « Narayan Singh, ai-je poursuivi de ma voix de Vajra le Naga, vous êtes un vieillard obstiné. Vous devriez être mort depuis longtemps. Sans doute Kina a-t-elle un petit faible pour vous. Ce qui permettrait de supposer que la déesse tenait précisément à ce que vous tombiez entre mes mains. » Nous autres Vehdnas avons le don de tout coller sur le dos de Dieu. Rien ne peut se produire hors de sa volonté. C’est donc qu’il aura d’ores et déjà mesuré la profondeur du bran et décidé de t’y plonger. « Et ne te méprends surtout pas. Ces mains sont rouges de sang. » Singh m’a dévisagée. Il ne me craignait pas plus que cela. Ne me reconnaissait même pas. Si nos chemins s’étaient croisés auparavant, j’avais été un inconvénient trop infime pour qu’il en gardât le souvenir. Mais la Fille de la Nuit, elle, se souvenait de moi. Elle voyait même en moi une erreur qu’elle ne commettrait plus jamais. Peut-être voyais-je moi aussi en elle une erreur qui nous était désormais à jamais interdite, même si elle devait par la suite se révéler un instrument efficace. Elle réussissait presque à effrayer Vajra le Naga, qui, de son vivant, avait été bien trop obtus pour comprendre dans sa chair la signification de la crainte. « Tu es perturbé par ce qui s’est passé, mais tu n’as pas peur. Tu te reposes sur ta déesse. Parfait. Permets-moi de te rassurer. Nous ne te ferons aucun mal. À condition que tu coopères. Et en dépit de tout ce que tu nous as fait subir. » Il n’en croyait pas un mot et je ne pouvais guère le lui reprocher. « Entretenir une faible lueur d’espoir » est un expédient habituel auquel tout bourreau recourt pour s’adjuger la coopération de ses victimes. « Quelqu’un d’autre en pâtira, en l’occurrence. » Il tenta de se retourner vers la fille. « Pas seulement ici, Narayan Singh. Pas seulement elle. Même si c’est par là que nous commençons. Tu détiens un objet que nous voulons, Narayan. En revanche, nous savons que tu accordes de la valeur à un certain nombre de choses. Je suis prête à faire un échange, je t’en fais le serment au nom de tous nos dieux. » Narayan n’avait rien à répondre. Pas encore. Mais je pressentais que les mots justes risquaient de trouver le chemin de ses oreilles. La Fille de la Nuit l’avait senti aussi. Elle se trémoussait. Tentait d’émettre des bruits étranglés. Elle se montrerait tout aussi cinglée et cabocharde que sa mère et sa tante. Sûrement héréditaire. « Narayan Singh. Dans une autre vie, tu as été marchand de légumes dans une ville du nom de Gondowar. Tous les étés, tu en partais pour mener ta section de toogas. » Il avait l’air tout à la fois intrigué et mal à l’aise. Il ne s’était pas attendu à ça. « Tu avais une épouse, Yashodara, que tu appelais Lily dans l’intimité. Et une fille, Khaditya, peut-être un nom de baptême un tantinet trop futé. Ainsi que trois fils : Valmiki, Sugriva et Aridatha. Tu n’as jamais vu le benjamin car il n’était pas encore né quand les Maîtres d’Ombres ont emmené tous les hommes valides de Gondowar en captivité. » Narayan semblait plus troublé et embarrassé que jamais. Son existence avant l’arrivée des Maîtres d’Ombres était un épisode oublié. Depuis son salut imprévu, il ne se consacrait plus qu’à sa déesse et à sa fille. « Cette époque était à ce point incertaine que tu pars depuis du principe, plausible, que rien n’a survécu de ces années de ton existence précédant l’arrivée des Maîtres d’Ombres. Mais ce présupposé est faux, Narayan Singh. Yashodara a porté ton troisième fils, Aridatha, et vécu assez longtemps pour le voir devenir adulte. Bien qu’elle ait connu la misère et le désespoir, ta Lily vivait encore voilà deux ans. » De fait, elle n’était morte que peu après qu’on l’avait localisée. Je ne sais toujours pas de source sûre si certains de nos frères n’auraient pas cédé à un zèle excessif dans leur quête de Narayan. « De tes trois fils, seuls Aridatha et Sugriva sont encore de ce monde, ainsi que ta fille Khaditya, bien qu’elle se fasse appeler Amba depuis qu’elle a appris avec horreur que son propre père n’était autre que le notoirement infâme Narayan Singh. » En volant le bébé de Madame, Narayan s’était assuré que son nom survivrait éternellement et s’ajouterait à la liste des plus grands scélérats. Tous les gens d’un certain âge le connaissaient, ainsi qu’une pléiade d’histoires horribles courant sur son compte… la plupart inventées, sinon agglomérats de contes se rattachant à d’autres démons à forme humaine dont le temps avait estompé l’ignominie. En dépit de sa volonté bien déterminée de feindre l’indifférence, j’avais capté son attention. La famille est un sujet crucial pour la majorité des gens, hormis une petite poignée. « Sugriva a pris ta relève, quoique son désir d’échapper à ta réputation l’ait d’abord poussé à s’installer en premier lieu à Ayodahk puis à Jaicur, quand la Protectrice a décidé du repeuplement de cette cité. Il lui semblait qu’en vivant au milieu d’étrangers il pourrait se forger un passé plus propice. » Les deux captifs n’ont pas manqué de prendre note de mon malencontreux emploi du nom « Jaicur ». Ce qui ne leur fournissait aucune information utile mais leur apprenait au moins que je n’étais pas de Taglios. Nul Taglien ne donnerait à cette ville un autre nom que Dejagore. « Aridatha est devenu un très beau jeune homme, bien fait de sa personne, ai-je poursuivi. Il est soldat, sous-officier de grade élevé d’un des bataillons de la ville. Son ascension a été fulgurante. Il s’est fait remarquer. Il a de fortes chances de devenir un de ces officiers de carrière que le Grand Général a imposés à l’armée. » Je me suis tue. Silence. Certaines personnes présentes écoutaient ce récit pour la première fois, bien que Sahra et moi nous fussions depuis longtemps renseignées sur tous ces individus. Je me suis levée et je suis sortie me servir une grande tasse de thé. Je suis incapable de me plier aux cérémonies du thé des Nyueng Bao qui me considèrent, bien entendu, comme une barbare. Je n’aime pas beaucoup non plus leurs tasses lilliputiennes. Quand j’ai envie de thé, je fais les choses sérieusement. Fort, amer, avec une bonne dose de miel. Je me suis rassise face à Narayan. Personne n’avait ouvert la bouche pendant ma brève absence. « Alors, saint vivant des Étrangleurs, as-tu réellement secoué toutes les chaînes terrestres ? Aimerais-tu revoir ta Khaditya ? Elle était bien petite quand tu es parti. Et tes petits-enfants ? Tu en as cinq. Il me suffirait d’un seul mot pour en faire venir un ici en moins d’une semaine. » J’ai siroté une gorgée de thé en fixant Narayan dans le blanc des yeux et en laissant s’ébattre son imagination. « Mais tout se passera très bien pour toi, Narayan. J’y veillerai personnellement. » Je lui ai décoché mon sourire à la Vajra le Naga. « Quelqu’un pourrait-il escorter ces deux personnes jusqu’à leur chambre ? — Tu comptes t’en tenir là ? m’a demandé Qu’un-Œil après leur départ. — Je vais laisser Singh réfléchir à l’existence qu’il n’a jamais vécue. À ce qu’il pourrait aussi perdre le peu qu’il en reste. Et à la perte de son messie. Alors qu’il s’épargnerait toutes ces tragédies en nous expliquant où nous pourrions trouver le souvenir qu’il a emporté de la cachette de Volesprit près de Kiaulune. — Il n’ose même respirer pas à fond sans en demander l’autorisation à la fille. — Nous allons bien voir comment il se débrouille confronté à la nécessité de prendre seul ses décisions. S’il tergiverse trop et que le temps nous presse, tu pourras toujours me jeter un sort pour qu’il me prenne pour elle. — Et elle ? demanda Qu’un-Œil. Tu comptes la travailler toi-même au corps, elle aussi ? — Oui. Dès maintenant. Jette-lui ces sorts d’étranglement. Un pour chaque poignet et cheville. Et double la mise à la gorge. » Nous avions pratiqué l’élevage du bétail, entre autres choses, au fil des années, et Gobelin et Qu’un-Œil, dans leur invraisemblable paresse, avaient mis au point ces sorts d’étranglement qui se resserraient de plus en plus étroitement à mesure qu’un animal s’éloignait d’un repère établi. « C’est une femme de ressources et une déesse veille sur elle. Je préférerais la tuer et en finir une fois pour toutes, mais, si nous le faisions, Singh refuserait de nous aider. Si elle parvient à s’échapper, je veux remporter un franc succès. Un succès fatal. Qu’elle défaille d’asphyxie. Je refuse qu’elle ait des contacts réguliers avec un seul des nôtres. Souviens-toi de ce que sa tante Volesprit a fait à Saule Cygne. Tobo ? Cygne a-t-il dit quelque chose d’intéressant ? — Il se contente de jouer aux cartes. Il n’arrête pas de parler, mais pour ne rien dire. Un peu comme l’oncle Qu’un-Œil. » Soupir. « C’est toi qui lui as dit de répéter ça, face de crapaud ? — C’est du Cygne tout craché », ai-je fait. J’ai fermé les yeux et je me suis mise à masser mes sourcils entre pouce et index, tout en m’efforçant de congédier Vajra le Naga. Son indifférence reptilienne ne manquait pas d’attraits. « Je suis tellement fatiguée… — Alors pourquoi ne pas prendre tous notre retraite ? a croassé Qu’un-Œil. On s’est appuyé le capitaine et ses conneries de retour au Khatovar pendant toute une foutue génération, et ça n’a réussi qu’à nous enfoncer davantage. Et maintenant c’est vous, les deux bonnes femmes, avec votre sainte croisade pour ressusciter les Captifs. Trouve-toi un lascar, greluchonne. Passe une année entière à le sauter, jusqu’à ce que sa cervelle explose. On ne réussira jamais à les tirer de là. Acceptez-le. Tâchez de vous convaincre qu’ils sont morts. » Je croyais entendre la voix traîtresse qui, du fond de mon âme, me chuchotait toutes les nuits à l’oreille avant que je ne m’endorme. À tout le moins pour ce qui concernait l’impossible retour des Captifs. « Pourrions-nous invoquer notre mort préféré, Sahra ? Demande-lui ce qu’il pense de notre plan, Qu’un-Œil. — Peuh ! Charge-t’en, face de crapaud. J’ai besoin d’un petit remontant. » Gota lui a emboîté le pas en se dandinant, toute souriante malgré ses articulations endolories. Nous ne les reverrions pas avant un bon bout de temps. Avec un peu de chance, Qu’un-Œil s’enivrerait rapidement et cuverait son poison dans un coin. Dans le cas contraire, il sortirait de son trou en titubant, chercherait des noises à Gobelin et nous nous retrouverions contraints de le ficeler. Ça risquait de tourner à l’aventure. « Tiens, voilà notre fils prodigue ! » Sahra avait enfin réussi à ramener Murgen dans la boîte à brume. « Parle-moi du corbeau blanc, lui ai-je intimé. — Je le visite parfois. Ce n’est pas délibéré. » L’air intrigué. « Nous avons exfiltré Narayan Singh et la Fille de la Nuit du Chor Bagan, aujourd’hui. Il s’y trouvait un corbeau blanc. Tu n’étais pas là. — Je n’étais pas là. » De plus en plus intrigué. Voire troublé. « Je ne m’en souviens pas, en tout cas. — Il me semble que Volesprit l’a repéré. Et elle connaît ses corbeaux. — Je n’étais pas là, a poursuivi Murgen, mais je me souviens de détails de l’affaire. Ça ne va pas recommencer ! — Calme-toi. Dis-nous ce que tu sais. » Il a entrepris de nous rapporter tout ce qu’avait dit et fait Volesprit après avoir esquivé les tirs des embusqués. Mais il a refusé de nous expliquer comment il était au courant. Il en était incapable, à mon avis. « Elle sait que nous détenons Singh et la fille, a déclaré Sahra. — Mais en aura-t-elle deviné la raison ? La Compagnie a une vieille dent contre eux. — Elle voudra voir les corps pour se convaincre que l’affaire s’arrête là. Elle n’est toujours pas persuadée de la mort de Cygne. Une femme très suspicieuse, la Protectrice. — Pour Narayan, ce devrait être facile… à condition de rendre la présentation crédible. Les petits vieux crasseux et décharnés aux dents vertes grouillent par millions dans les parages. Mais on risque assurément de manquer de belles donzelles de vingt ans aux yeux bleus et à la peau plus blanche que l’ivoire. — Les Gris vont à coup sûr s’affoler dorénavant, a laissé tomber Sahra. Qu’elle soupçonne ou non quelque chose, la Protectrice ne permettra à personne de trafiquer dans sa belle cité. — Ce que la Radisha risque de contester. Ce qui me rappelle un truc qui me trotte depuis quelque temps derrière la tête. Écoutez et dites-moi ce que vous en pensez. » 21 Alors même que les disciples du Bhodi se frayaient un chemin à travers la foule, plus d’un badaud les encourageait d’une tape dans le dos. Les disciples accueillaient ces témoignages avec aigreur. Ils leur enseignaient que de nombreux témoins n’étaient là que pour se distraire. Le rituel s’accomplit de la même façon, mais plus promptement, car il crevait les yeux que les Gris prévoyaient des problèmes et avaient reçu l’ordre de les devancer. Le prêtre agenouillé vêtu d’une toge orange s’enflamma au moment précis où les Gris commençaient à faire dégager la voie à ses assistants. Un panache de fumée jaillit vers le ciel. Une tête de mort de la Compagnie noire prit forme à l’intérieur : œil maléfique sondant jusqu’au tréfonds l’âme de tous les témoins. Une voix tonna dans l’air matinal : « Tous leurs jours sont comptés. » Et le mur de madriers servant de cache-misère à la reconstruction de la muraille d’enceinte s’anima. Des personnages fluorescents vert citron, grandeur nature, rampaient lentement sur le mur, allant et venant en proclamant « L’eau dort » ou « Mon frère impardonnable ». Volesprit en personne apparut sur les remparts. Sa fureur était tangible. Un deuxième nuage de fumée, plus large que le précédent, jaillit du disciple embrasé. Un visage – celui du capitaine, du moins le plus ressemblant qu’avaient pu obtenir Gobelin et Qu’un-Œil – annonça aux milliers de personnes présentes, prises d’un effroi silencieux : « Rajadharma ! Le devoir des rois. Sachez que la royauté est un mandat. Le roi est le plus zélé et consciencieux serviteur de son peuple. » J’ai entrepris de m’éclipser en douce. Un tel spectacle risquait fort d’inciter la Protectrice à réagir de manière aussi impulsive que contraire au but recherché. Mais peut-être pas. Elle n’a rien fait de visible, sauf qu’une brise soudaine s’est levée et a dissipé la fumée. Mais elle a aussi attisé les flammes qui consumaient le disciple du Bhodi. L’odeur de chair brûlée s’est répandue sous le vent. 22 Quand maître Santaraksita s’est enquis du motif de mon retard, je lui ai dit la vérité : « Un autre disciple du Bhodi s’est immolé par le feu devant le Palais. Je suis allé voir. Je n’ai pas pu m’en empêcher. Il y avait de la sorcellerie là-dessous. » Je lui ai décrit ce que j’avais vu. À l’instar de nombre de témoins oculaires du drame, Santaraksita semblait à la fois intrigué et révolté. « Pourquoi penses-tu que ces disciples font cela, Dorabee ? » Je connaissais la réponse. Pas besoin d’être un génie pour comprendre leurs mobiles. Seule leur détermination restait insondable. « Ils tentent d’expliquer à la Radisha qu’elle ne remplit pas ses devoirs envers le peuple taglien. Ils jugent la situation si désespérée qu’ils ont choisi de faire passer leur message par un médium qu’on ne saurait ignorer. — Il me semble à moi aussi que c’est effectivement le cas. Mais une question reste pendante. Que peut faire la Radisha ? La Protectrice ne partira pas pour la simple raison que quelques individus trouvent qu’elle nuit à Taglios. — J’ai beaucoup de travail aujourd’hui, sri. Et je commence en retard. — Va. Va. Je dois réunir le bhadrhalok. Peut-être pourrons-nous présenter à la Radisha quelques moyens de se débarrasser de l’emprise de la Protectrice. — Bonne chance, sri. » Il en aurait besoin. Seule la bonne fortune la plus scandaleuse depuis le début des temps pourrait leur fourbir, à lui et à ses compères, les armes capables de vaincre Volesprit. Le bhadrhalok avait de fortes chances d’ignorer la dangerosité réelle de l’adversaire qu’il s’était choisie. J’ai épousseté, passé la serpillière, vérifié les pièges à rats et, au bout d’un moment, j’ai constaté que presque tout le monde était parti. J’ai demandé au vieux copiste Baladitya où ils étaient tous passés. Il m’a expliqué que les autres copistes s’étaient éclipsés dès que les bibliothécaires les plus anciens avaient rejoint leur réunion du bhadrhalok. Sachant que cette instance n’aurait aucun résultat mais qu’il leur faudrait discutailler, ergoter et fulminer des heures durant, ils s’étaient octroyé quartier libre. Ce n’était pas une occasion à négliger. J’ai entrepris d’examiner des livres, poussant l’audace jusqu’à entrer dans la section réservée. Baladitya n’en sut strictement rien. Il n’y voyait pas à trois pas. 23 Jaul Barundandi donna pour coéquipière à Minh Subredil une jeune femme du nom de Rahini et les envoya travailler dans les quartiers de la Radisha, sous la férule d’une dénommée Narita, créature obèse et d’une laideur épouvantable, de surcroît très infatuée de sa personne. « Il me faudrait six femmes de plus, se plaignit-elle à Barundandi. Je dois encore faire le ménage de la salle du Conseil après celui de la suite royale. — En ce cas, je te conseille vivement de t’armer toi aussi d’un balai. Je serai de retour dans quelques heures. J’espère que tu auras bien progressé. Je t’ai confié les meilleures travailleuses disponibles. » Sur ce, Barundandi s’en alla déplaire à d’autres. La grosse femme se vengea sur Subredil et Rahini. Subredil ne connaissait pas Narita. Elle n’avait jamais travaillé dans la suite royale auparavant. « Qui est cette odieuse bonne femme ? » chuchota-t-elle en trimbalant la serpillière sans cesser pour autant de caresser son Ghanghesha. Rahini jeta un coup d’œil à droite et à gauche mais ne releva pas les yeux. « Il faut la comprendre. C’est l’épouse de Barundandi. — Hé, vous deux ! On ne vous paie pas pour bavarder. — Pardon, m’dame, s’excusa Sahra. Je n’avais pas compris ce que je devais faire et je ne voulais pas vous déranger. » La grosse femme se renfrogna un moment puis reporta sa frustration sur un autre objet. Rahini se fendit d’un petit sourire. « Elle n’est pas de bonne humeur aujourd’hui. » Les heures passant et ses mains, ses muscles et ses genoux la faisant de plus en plus souffrir, Sahra se rendit compte qu’on les avait plus confiées à la femme de Barundandi, elle et Rahini, pour leurs capacités intellectuelles que pour le travail qu’elles étaient susceptibles d’abattre. Elles n’étaient pas très futées et ne faisaient pas non plus partie des filles de salle les plus séduisantes. Barundandi cherchait à convaincre Narita qu’il n’employait que des femmes de leur espèce. Tandis que lui-même et ses sous-fifres pourraient abuser ailleurs, en toute liberté, de leur parcelle d’autorité et rudoyer les malheureuses et les désespérées. La journée n’était guère propice à l’exploration. Il y avait plus de besogne qu’elles ne pouvaient en abattre à elles trois. Sahra n’eut pas une seule fois l’occasion d’ajouter d’autres pages des annales cachées à sa collection. Puis, quelques heures seulement après le lever du jour, l’atmosphère du Palais se détendit considérablement. Les Très-Hautes commencèrent de faire quelques apparitions, se déplaçant ici et là d’un pas vif. Une rumeur se propagea, traversant manifestement les murs de pierre : un autre disciple du Bhodi s’était immolé dehors par le feu et la Radisha connaissait un profond désarroi. « Elle est épouvantée, leur confia Narita en personne. Il se passe trop de choses qu’elle ne contrôle pas. Elle s’est rendue dans le boudoir. Elle le fait presque tous les jours, maintenant. — Le boudoir ? » marmonna Sahra. Elle n’en avait jamais entendu parler jusque-là mais ne travaillait que depuis peu si près du cœur du Palais. « C’est quoi, m’dame ? — Une pièce retirée où elle peut s’arracher les cheveux, lacérer ses vêtements, évacuer sa fureur et pleurer tout son saoul sans que ses émotions empoisonnent un environnement destiné à de tout autres fins. Elle n’en ressortira que lorsqu’elle pourra affronter le monde le visage serein. » Subredil comprit : c’était une idée gunnie. Seuls les Gunnis pouvaient inventer une chose pareille. La religion gunnie accorde une âme à toutes choses. Tout prenait l’aspect d’un dieu, d’une déesse, d’un démon, deva, rakshasa, yaksha ou autre, d’ordinaire sous plusieurs aspects, avatars ou noms ; on ne les rencontre plus guère de nos jours, mais tous avaient été très actifs dans le passé. Seule une Gunnie extrêmement fortunée et affligée d’un millier de pièces dont elle ne savait que faire pouvait concevoir l’idée d’un boudoir. Plus tard dans la journée, Subredil fut autorisée à faire le ménage d’un boudoir tout récemment évacué. La pièce était réduite et ne contenait qu’une natte, un parquet de bois poli et un petit autel des ancêtres. La fumée y était épaisse et l’odeur de l’encens entêtante. 24 « Heureusement que je n’avais emporté aucune page, me déclara Sahra. Les Gris nous ont fouillées à la sortie. Vancha avait essayé de subtiliser une petite lampe à huile en argent. Elle passera toute la matinée de demain à se faire “châtier” par Jaul Barundandi. — Le chef de Barundandi est-il au courant de ses méfaits ? — Je ne crois pas. Pourquoi ? — On pourrait le piéger et l’inciter à se trahir. Pour le faire virer. — Non. Barundandi est un mal familier. Un homme honnête serait plus difficile à manipuler. — Je le trouve méprisable. — Parce qu’il l’est. Comme presque tous les hommes jouissant d’une parcelle de pouvoir. Mais notre but n’est pas de réformer Taglios, Roupille. Nous cherchons un moyen de libérer les Captifs. Et, quand nous le pouvons, d’exaspérer nos ennemis sans mettre en péril notre mission principale. Et nous avons fait du très bon travail aujourd’hui. Nos messages ont littéralement anéanti la Radisha. » Sahra me confia ce qu’elle avait appris. Puis je l’informai de mon petit succès personnel. « Je suis entrée dans la réserve interdite. Et j’y ai trouvé ce qui pourrait bien être l’original d’une des annales que nous avons cachées dans le Palais. Il est en très mauvais état mais bel et bien là, et lisible. Il doit exister d’autres volumes. Je n’ai pu explorer qu’une petite partie de la zone réservée avant d’aller aider Baladitya à retrouver ses pantoufles pour que son petit-fils puisse le reconduire chez lui. » J’avais posé le livre sur la table, juste sous nos yeux, et je l’ai tapoté fièrement. « On ne s’inquiétera pas de sa disparition ? me demanda Sahra. — J’espère que non. Je l’ai remplacé par un volume de rebut tout moisi que j’avais mis de côté à cet effet. » Sahra me broya la main. « Bien. Très bien. Tout se passe à merveille dernièrement. Tobo, pourrais-tu aller chercher Gobelin ? J’ai une idée à lui suggérer. — Je vais aller voir comment se portent nos invités, déclarai-je. Un des trois aura peut-être envie de me faire des confidences. » Mais seul Cygne souhaitait avoir mon oreille et il n’était pas franchement en veine de confidences. À sa manière, il n’est pas moins incorrigible que Qu’un-Œil, mais il a du style et son style ne m’offense pas. Je n’ai pas l’impression que Saule ait réellement le mal chevillé au corps. Il est simplement victime des circonstances, comme tant d’autres, et cherche à maintenir la tête hors de l’eau dans le tumultueux torrent des événements. Oncle Doj, quant à lui, était manifestement contrarié de ces circonstances, bien qu’il ne fût pas prisonnier. « On pourra sans doute se débrouiller sans ce livre, lui ai-je expliqué. Je doute d’être en mesure de le déchiffrer, de toute façon. Je tiens surtout à ne pas le voir retomber aux mains des Félons. Nous avons besoin de votre savoir. » Doj était un vieillard entêté. Il n’était pas encore prêt à passer un marché ni à se trouver des alliés. « Est-ce que tout mourra avec vous ? lui ai-je demandé avant de partir. Serez-vous le dernier Nyueng Bao à suivre la Voie ? Thai Dei en est incapable puisqu’il est enterré sous la plaine scintillante. » Je lui ai fait un clin d’œil. Je connais mieux Doj qu’il ne le croit. Son problème n’était point tant un conflit avec son éthique personnelle ; c’était plutôt une question de contrôle. Il tenait à tout faire à sa façon sans se sentir manipulé comme une marionnette. Il finirait par flancher si je continuais à lui rappeler sa condition de mortel sans aucun fils ni apprenti. L’entêtement des Nyueng Bao est notoire, mais même eux ne consentiraient point à sacrifier leurs rêves et leurs espoirs au lieu de s’adapter. J’ai rendu une brève visite à Narayan, le temps de lui rappeler que le molester serait contraire à nos intérêts. Mais aussi que, si nous ne touchions pas à la Fille de la Nuit, c’était uniquement dans l’espoir qu’il collaborerait. « Vous pouvez vous entêter encore quelque temps. Nous devons régler quelques petits problèmes avant de nous pencher au premier chef sur votre cas et d’étouffer tous vos rêves dans l’œuf. » C’était sur ce levier précis que je pesais avec chacun de nos prisonniers : faire en sorte qu’ils mettent tous leurs rêves et leurs espoirs dans la balance. Peut-être allais-je creuser mon trou dans l’histoire et devenir aussi fameuse ou infâme que Volesprit, Endeuilleur, Ombre-de-Tempête et Ombrelongue, à jamais célèbre sous le sobriquet de Tueur-de-Rêve. La vision fugace de ma propre personne dérivant dans la nuit à l’instar de Murgen, désincarnée mais traînant derrière elle un sac sans fond de nuit noire, bourré jusqu’à la gueule de tous les rêves volés à des dormeurs au sommeil agité, m’a traversé l’esprit. Tel un très ancien rakshasa. La Fille de la Nuit n’a pas daigné relever les yeux quand je suis allée l’admirer. Elle était enfermée dans une cage où Banh Do Trang gardait d’ordinaire ses fauves les plus féroces. Des panthères parfois, mais surtout des tigres. Un tigre mâle adulte valait une fortune sur le marché des apothicaires. Elle portait également des fers. Les félins, eux, n’étaient jamais enchaînés. En outre, me semblait-il, on assaisonnait ses aliments d’un zeste d’opium et de belladone. Nul ne tenait à sous-estimer son potentiel. Sa famille avait un passé chargé. Et une déesse était perchée sur son épaule. La raison me soufflait de la tuer sur-le-champ avant que Kina ne se réveillât pour de bon. Ce geste m’aurait libérée de la crainte de la fin du monde jusqu’à mon dernier jour. Créer une nouvelle Fille de la Nuit demanderait plusieurs générations à la déesse ténébreuse. Mais elle me soufflait aussi que, si la fille mourait, les Captifs passeraient le reste de leur existence dans ces cavernes sous la plaine scintillante. Tout comme elle me souffla, au bout d’un moment passé à l’observer, que la Fille de la Nuit ne se contentait pas d’ignorer ma présence. Elle n’en était pas consciente. Son esprit était ailleurs. Conclusion guère rassurante. Si jamais Kina parvenait à la libérer, façon Murgen… 25 « Gentil à toi de t’être occupé de Baladitya hier, Dorabee. » Maître Santaraksita s’était arrêté près de moi. « Dans ma hâte à rassembler le bhadrhalok, je l’avais complètement oublié. Mais tu devrais te méfier : son petit-fils risque de compter sur toi pour le raccompagner à sa place. Il a déjà tenté le coup avec moi. » Je ne le regardais pas dans les yeux, bien qu’il me tardât d’y lire ce qu’ils exprimaient. Une certaine tension dans sa voix m’apprenait qu’il avait une idée derrière la tête. Mais j’avais déjà trop laissé la bride sur le cou à Dorabee ; il ne pouvait prendre la liberté de fixer droit dans les yeux un membre de la caste des prêtres. « Je n’ai fait que mon devoir, maître. Ne nous enseigne-t-on pas à respecter et assister nos aînés ? Si nous ne nous plions pas à cette règle dans notre jeunesse, qui nous respectera et nous assistera quand nous deviendrons vieux à notre tour ? — En effet. Tu n’en continues pas moins de m’intriguer et même de me stupéfier, Dorabee. » Mal à l’aise, j’ai tenté de changer de sujet de conversation. « La réunion du bhadrhalok a-t-elle porté ses fruits, maître ? » Santaraksita a froncé les sourcils puis souri. « Tu es d’une grande subtilité, Dorabee. Non. Bien sûr que non. Nous sommes le bhadrhalok. Nous parlons. Nous n’agissons pas. » L’espace d’un bref instant, il s’est laissé aller à pratiquer l’autodérision. « Nous en sommes encore à débattre de la forme que prendra notre résistance à la Protectrice quand elle mourra de vieillesse. — Est-ce vrai ce qu’on raconte, maître ? Qu’elle aurait quatre cents ans alors qu’elle a la fraîcheur d’une jeune vierge ? » Peu m’importait sa réponse. Je cherchais seulement à alimenter la conversation, histoire de raffermir l’intérêt surprenant que me portait Santaraksita. « C’est apparemment ce que tout le monde croit. Et tient des mercenaires du Nord et de ces voyageurs adoptés par la Radisha. — Ce doit être une puissante sorcière, en ce cas. — Est-ce que je ne décèle pas une touche de jalousie dans tes propos ? — N’aspirons-nous pas tous à la vie éternelle ? » Il m’a jeté un regard étrange. « Mais nous vivrons éternellement, Dorabee. Cette vie-ci n’est qu’une étape. » Pas franchement adroit, Dorabee Dey. « Je voulais dire sur terre. Je serais pleinement satisfait de rester Dorabee Dey Baneijae. » Santaraksita a légèrement froncé les sourcils, mais il n’a pas relevé. « Comment se passent tes études ? — Merveilleusement, maître. Je suis particulièrement féru des textes historiques. On y découvre tant de faits passionnants. — Parfait. Parfait. Puis-je faire quelque chose pour t’aider… ? — Existe-t-il ou a-t-il existé une langue nyueng bao écrite ? » ai-je demandé. Ma question l’a pris de court. « Nyueng bao ? Je l’ignore. Pourquoi voudrais-tu… — Un écrit que j’ai aperçu près de mon domicile. Personne n’en comprend la signification. Les Nyueng Bao du secteur refusent d’en parler. Mais je ne les savais pas lettrés. — Je tâcherai de le découvrir pour toi », a-t-il déclaré en posant brièvement la main sur mon épaule. Elle tremblait. Il a marmonné quelques mots inintelligibles et s’est éloigné en toute hâte. 26 Le bruit courait que les disciples du Bhodi n’étaient pas contents que nous leur ayons volé la vedette au portail du Palais. Je me suis demandé comment ils prendraient la nouvelle de notre comportement à Semchi lorsqu’ils en auraient vent. Cette affaire semblait tomber à pic. À moins que Volesprit ne voie bien plus loin que nous ne le croyions. Murgen conduisait la troupe de Furtif vers le village et ils avaient bien progressé. De surcroît, ils se déplaçaient plus vite que les gens envoyés par Volesprit pour détruire l’Arbre du Bhodi. Ce groupe était sans doute plus nombreux que celui de nos frères, mais il ne s’attendait pas à rencontrer de résistance. Ça risquait de prendre assez vilaine tournure par là-bas dans quelques jours. Tout comme ici le temps. La saison des tempêtes était arrivée. Un orage féroce avait inondé les rues et une averse de grêlons d’un pouce de diamètre avait retardé mon retour au bercail. Les kangalis et les autres gosses étaient sortis pour essayer de ramasser la glace et ils poussaient un glapissement chaque fois qu’un grêlon frappait leur peau nue. Pendant un bref instant, l’air était resté d’une fraîcheur presque supportable. Puis l’orage s’était éloigné et la chaleur était revenue, pire qu’auparavant. Toute la puanteur de la ville s’était répandue. Un seul orage ne suffisait pas à la nettoyer ; il se contentait de touiller la merde. Dans quelques jours, les insectes grouilleraient plus que jamais. J’ai hissé mon fardeau sur mes épaules en me persuadant que je n’aurais plus à mariner bien longtemps dans ce cloaque. « Plus qu’un dernier à localiser et j’aurai obtenu de la bibliothèque tout ce que je désirais. » Mon ultime acquisition était accessible au public. Nul ne pouvait la déchiffrer, naturellement. Pas même moi. Mais j’étais certaine d’être dorénavant en possession d’un second original des trois annales manquantes. Sinon du tout premier, tant il m’était étranger. L’autre semblait avoir été rédigé dans le même alphabet, considérablement altéré et évoquant énormément celui du volume de rebut que j’avais récupéré. Si la langue était identique, j’en viendrais à bout tôt ou tard. « Ouais, a ricané Qu’un-Œil. Tout sauf l’homme capable de te traduire ce galimatias. » Il persistait à dire que maître Santaraksita essayait de me séduire. Et qu’il aurait le cœur brisé s’il me découvrait du beau sexe. « Suffit comme ça, vieux dégueulasse. — Sacrifie-toi pour la cause, greluchonne. » Il s’est mis à m’abreuver de conseils croustillants. Il avait encore picolé. S’il s’était jamais arrêté. Sahra est arrivée et a balancé une épaisse liasse de feuilles dans ma direction. « Range ça. Qu’un-Œil, va chercher Gobelin. On a du pain sur la planche. Pourquoi tolères-tu ça ? m’a-t-elle demandé. — Il est inoffensif. Et fichtrement trop vieux pour changer. Tant qu’il me taquine, il n’entreprend aucune connerie qui pourrait nous faire tuer tous. — Tu te sacrifies donc bel et bien pour la cause. — Quelque chose comme ça. » Ce fut rapide. Gobelin venait de rappliquer. « Qu’est-il advenu de Qu’un-Œil ? — Parti pisser. Que dois-je faire ? — Je peux entrer dans le boudoir, a expliqué Sahra. Le reste dépend de toi. — Tente le coup et tu ne pourras plus jamais entrer au Palais. Tu en es consciente, j’imagine ? — De quoi on parle, là ? suis-je intervenue. — Je crois qu’on peut kidnapper la Radisha, a répondu Sahra. Avec un peu de chance et l’assistance assidue de Gobelin et Qu’un-Œil. — Gobelin a raison. Si jamais tu t’y risques, tu auras intérêt à mettre des centaines de kilomètres entre toi et le Palais quand le bruit s’en répandra. J’ai une meilleure idée. S’il faut réellement révéler publiquement que nous avons accès au Palais, creusons plutôt la tombe de Volesprit. Dérobons un de ses tapis et sabotons-le pour qu’il s’ouvre sous ses pieds en plein vol, à soixante mètres du sol. — J’adore ta façon de raisonner, Roupille. Inscris ça sur ta liste, Sahra. Ça nous rappellera la fois où le Hurleur a percuté de plein fouet la Tour de Charme. Merde, il devait voler trois fois plus vite qu’un cheval au galop quand il a heurté ce mur. Blong ! Ses cheveux, ses yeux et ses ratiches se sont éparpillés sur tout… — Il en a réchappé, crétin… » Qu’un-Œil était de retour. « Il est enseveli sous la plaine avec les nôtres en ce moment même. » Un bouquet à nul autre pareil laissait supposer qu’il avait profité d’un moment de répit pour s’envoyer un petit remontant. « Cessez. Immédiatement. » Sahra était à cran ce soir. « Notre intervention suivante consistera à neutraliser Chandra Gokhale. Nous l’avons d’ores et déjà programmée. On s’inquiétera du reste au fur et à mesure. — Il faudrait aussi répéter notre opération d’évacuation, au cas où nous devrions quitter précipitamment Taglios. Plus nous serons actifs, plus les chances que ça tourne au vinaigre grandiront. Auquel cas nous ne tarderions pas à sentir Volesprit nous souffler dans le cou. — Elle n’est pas idiote, a fait remarquer Gobelin. Seulement indolente. — A-t-elle rappelé ses ombres ? ai-je demandé à Sahra. — Je n’en sais rien. Ça ne m’est pas revenu aux oreilles. — Ce dont nous aurions bien besoin, en fait, c’est d’une formule qui nous permettrait de poursuivre sans dormir. Pendant un an au moins. Je peux voir le Ghanghesha de Minh Subredil ? » Sahra a envoyé Tobo quérir la statuette. Le gamin se montrait nettement moins odieux en communauté. Le silence est brusquement retombé à l’entrée du fauteuil roulant de Banh Do Trang poussé par un de ses employés. Il souriait à quelque plaisanterie intime. « Un de mes hommes m’apprend que deux intrus sont pris dans le maillage des sortilèges de confusion. Ils ont l’air inoffensifs. Un vieil homme et un muet. Quelqu’un devrait les en tirer et les remettre sur le droit chemin sans éveiller leurs soupçons. » Cette nouvelle m’a extorqué un petit frisson, mais je n’ai réellement soupçonné la vérité que quand les malheureux Gobelin et Tobo – le premier posté derrière le second, mais se maintenant hors de vue pendant que le garçon reconduisait les intrus en sécurité – sont revenus harassés et que Gobelin a déclaré : « Il me semble que ton petit ami t’a suivie jusque chez toi, Roupille. — Hein ? — Ce vieux monsieur terrifié a tenté d’en imposer à Tobo en se faisant passer pour un bibliothécaire. » Nombre de Tagliens seraient effectivement impressionnés. Savoir lire est déjà une sorcellerie en soi. « Il appelait son camarade Adoo. Tu nous as dit… » Qu’un-Œil s’est mis à hurler de rire. « La greluchonne a un coquin ! Bon sang, je donnerais n’importe quoi pour être présent quand ce vieux fou glissera la main dans sa culotte et n’y trouvera pas ce qu’il y cherchait. » J’étais très gênée. Ça ne m’était pas arrivé, selon moi, depuis que l’oncle Raf avait glissé la main sous mon sari et trouvé ce qu’il y cherchait. Foutu vieil imbécile de Santaraksita ! Pourquoi fallait-il qu’il complique ainsi le problème ? « Ça suffit ! a ordonné Sahra. Une réunion du Conseil privé doit se tenir demain. Il me semble que nous pourrions en profiter pour nous emparer de Gokhale. Mais je vais devoir emmener Sawa et Shikhandini. — Pourquoi ? » me suis-je enquise. Je n’avais aucune envie de remettre les pieds au Palais. « Grandiose ! s’est exclamé Qu’un-Œil. Si tu ne te montres pas demain à la bibliothèque, ce vieux bouc se mettra à gémir et à se lamenter en se demandant ce qui s’est passé et si ça ne serait pas de sa faute, même s’il est persuadé que tu ne peux pas savoir qu’il t’a filée jusqu’ici. Tu as ferré le poisson, greluchonne. Il ne te reste plus qu’à le sortir de l’eau. » Sahra a encore aboyé. « J’ai dit… — Une petite minute. Il a peut-être raison. Supposons que j’entre dans son jeu. Au point d’obtenir de lui qu’il se charge de ma traduction. On pourrait même l’ajouter à notre collection. Je ne crois pas qu’il ait beaucoup de famille. Pourquoi ne pas y regarder de plus près ? Nous verrons bien dans quel délai les gens se poseront des questions sur sa disparition ? — Oh, la vilaine fille ! a fait Qu’un-Œil. Tu as vraiment l’âme noire, greluchonne. — Continue de me harceler et tu finiras par réellement t’en apercevoir. — Et pour Gokhale ? a demandé Sahra. — D’accord. Mais pourquoi nous emmener, Tobo et moi ? — Tobo pour lui graver dans le crâne qu’il doit se gratter quand ça le démange. Et toi pour nous couvrir. Juste au cas où. Je demanderai à Tobo d’emporter sa flûte. » La flûte de Tobo était une version en réduction du bambou lance-flammes. « Il te la remettra une fois à l’intérieur. » Tobo prenait cette flûte chaque fois qu’il accompagnait sa mère au Palais. Nous nous efforçons de tout prévoir. « Et j’aimerais aussi te rappeler au bon souvenir de Jaul Barundandi. J’ai impérativement besoin de vous deux pour enlever la Radisha. Que peux-tu tirer de mon Ghanghesha, Gobelin ? » Nul autre au monde ne se serait risqué à balancer une question aussi directe au petit sorcier. Mais Sahra reste Sahra. Elle n’a nullement besoin de faire des politesses. Je me suis apprêtée à prendre congé. J’avais d’autres impératifs. « Est-ce que je peux montrer tes annales à Murgen ? m’a demandé Tobo. Il voudrait les lire. — Vous commencez à vous entendre ? — J’ai l’impression. — Tant mieux. Tu peux les lui faire voir. Et prie-le de m’épargner les critiques trop acerbes. Faute de quoi je pourrais bien m’abstenir de le déterrer. » 27 Narayan semblait sincèrement intrigué par l’intérêt persistant que je lui portais. Je n’avais pas l’impression qu’il se souvînt de moi. Mais il savait désormais que j’étais une fille et que j’avais été naguère le jeune homme qu’il avait croisé des siècles plus tôt – assez rarement du reste – sous le nom de Roupille. « Je vous ai laissé le temps de la réflexion. Avez-vous enfin décidé de nous aider ? » Il m’a jeté un regard venimeux mais dépourvu de toute antipathie personnelle flagrante. Je n’étais pour lui qu’un obstacle très déplaisant qui retardait d’autant le triomphe inéluctable de sa déesse. Il vivait sur cette idée fixe. « Très bien. On se reverra demain soir. Votre fils Aridatha doit bientôt bénéficier d’un jour de permission. Nous vous l’amènerons. » Un garde surveillait la Fille de la Nuit. « Qu’est-ce que tu fiches ici, Kendo ? — Je tiens à l’œil la… — File. Et ne reviens pas. Fais passer le mot. Nul ne garde la Fille de la Nuit. Elle est bien trop dangereuse. Nul ne s’en approche, sauf contrordre de Sahra ou de moi. Et jamais seul. — Elle n’a pas l’air… — Pourquoi en aurait-elle l’air ? Décampe ! » Je me suis dirigée vers la cage. « Combien de temps faudrait-il à ta déesse pour recréer toutes les conditions propices à la naissance d’une de tes pareilles si je décidais de te tuer… ? » Elle a lentement relevé les yeux. Je mourais d’envie de reculer devant la virulence de son regard, mais j’ai tenu bon. Peut-être fallait-il lui administrer une plus forte dose d’opium. « Médite sur ta valeur. Et sur ma capacité à te détruire. » Je me sentais ragaillardie. Exactement le genre d’invectives que se lancent à la gueule les devas ou les dieux mineurs dans les sagas débagoulées par les conteurs professionnels. Elle m’a fixée méchamment. La puissance émanant de ses yeux était telle que j’ai décidé de demander à Qu’un-Œil et Gobelin de consacrer quelques instants à Kendo pour s’assurer qu’il n’était pas déjà sous son emprise. « J’ai le pressentiment que, sans toi, il n’y aura jamais d’Année des Crânes. Et je sais pertinemment que tu ne dois d’avoir la vie sauve qu’à mon désir d’obtenir quelque chose de Narayan, qui t’aime comme un père. » De fait, Singh était son père sous presque tous les aspects. La Chance, cette dame cruelle – ou plus exactement la volonté de Kina – avait dénié ce rôle à Toubib. « Porte-toi bien, chérie. » Je me suis retirée. J’avais de la lecture sur la planche. Et de l’écriture en souffrance, du moins si on m’en laissait le temps. Mes journées, toujours bien remplies, tournaient trop souvent au chaos. Je décidais de me consacrer à telle ou telle activité puis elles me sortaient de l’esprit. Ou bien j’assignais une mission à un tiers et j’en oubliais tout. Je commençais à guetter avec impatience le jour où nos succès – voire nos échecs suffisamment spectaculaires – nous contraindraient à quitter la ville. Je pourrais alors me terrer là où nul ne me connaîtrait et enfin lézarder pendant quelques mois. Ou jusqu’à la fin de mes jours si l’envie m’en prenait. Je comprenais aisément pourquoi chaque année quelques-uns de nos frères jetaient l’éponge et disparaissaient. Mais j’espérais qu’un poil de renommée les ramènerait au bercail. J’ai étudié les pages que Sahra m’avait rapportées, mais la traduction en était pénible, le thème guère captivant et j’étais lasse. Je n’arrêtais pas de me déconcentrer. Je songeais à maître Santaraksita. J’ai même envisagé un instant de retourner armée au Palais. J’ai réfléchi à ce qu’allait faire Volesprit maintenant qu’elle connaissait son échec à nous piéger dans le Jardin des Voleurs. J’ai médité sur la vieillesse et la solitude, et soupçonné la peur de n’être pas étrangère à la loyauté – quoi qu’il arrivât – de certains de nos frères envers la Compagnie. C’était leur seule famille. C’était ma seule famille. Pas question de me lamenter sur le passé. Je n’ai pas cette faiblesse. Ni de relâcher ma vigilance. Je persévérerai. Je triompherai de moi-même comme de l’adversité. Je me suis assoupie alors que je me remémorais mes souvenirs personnels de l’intrusion de la Compagnie noire dans la plaine scintillante, épisode relaté par Murgen dans ses annales. J’ai rêvé des êtres qu’il y avait croisés. S’agissait-il des rakshasas et des nagas de la mythologie ? Entretenaient-ils un rapport avec les ombres ou ceux qui les avaient créées à partir de prisonniers de guerre ? 28 « J’ai un mauvais pressentiment, ai-je déclaré à Sahra alors que nous entreprenions le long trajet à pied, elle, Tobo et moi. Tu es bien sûre que toutes les ombres sont rentrées au bercail ? — Cesse de pleurnicher, Roupille. On croirait une vieille femme. Les rues sont sûres. Les seuls monstres qui les hantent encore sont humains. Colle à ton personnage et tu seras en sécurité dans le Palais. Tout comme Tobo, s’il garde à l’esprit qu’il n’est pas réellement Shikhandini, une fille qui tient désespérément à voir sa mère conserver son travail. Les hommes comme ce Jaul Barundandi trouvent tout naturel d’essayer de violenter moralement autrui. Ils refusent de considérer le “non” comme une réponse recevable. Et je ne perdrai pas mon boulot pour autant. D’autres ont remarqué mon travail. L’épouse de Barundandi en particulier. Alors tâche de rester dans la peau de ton personnage. Toi aussi, Tobo. Toi surtout. Je sais que Roupille peut y parvenir en se concentrant. » Tobo était travesti en une jeune femme épanouie. La fille de Minh Subredil. Et j’espérais qu’on réussirait à lui faire regagner l’entrepôt à l’insu de Gobelin et de Qu’un-Œil, car ils ne manqueraient pas de le chambrer impitoyablement. Avec l’appui de quelques artifices de sa mère, il faisait une très séduisante jeune fille. Jaul Barundandi semblait du même avis. Minh Subredil fut la première travailleuse à sortir des rangs et Barundandi ne daigna même pas protester d’un grommellement, comme à son habitude, contre la présence imposée de Sawa. Celle-ci, un peu plus tard, eut peine à garder un visage de marbre quand nous découvrîmes que Narita, l’épouse de Barundandi, attendait elle aussi pour choisir les femmes qui travailleraient directement sous ses ordres. Un simple coup d’œil à Shiki lui suffit. La famille de Subredil serait désormais placée sous son autorité directe. Minh Subredil s’était décarcassée pour entrer dans les bonnes grâces de Narita. Et ce pour une très bonne raison : Narita avait la responsabilité du ménage des secteurs du Palais qui nous intéressaient le plus. Sawa n’avait jamais travaillé pour Narita. Subredil la lui présenta et lui expliqua qui elle était. Narita donnait l’impression de se montrer plus patiente qu’à nos rares rencontres antérieures. « Je vois, déclara-t-elle. Les petites tâches faciles ne manquent pas. La Radisha a vécu une nuit spécialement agitée. Ces derniers temps, quand elle ne parvient pas à s’endormir, elle casse tout ce qui lui tombe sous la main. Un vrai foutoir. » De fait, elle avait l’air plutôt compatissante. Mais le peuple taglien vénère sa famille régnante et s’imagine qu’elle mérite une plus grande liberté de mouvement que l’homme de la rue. Sans doute en raison du lourd fardeau sous lequel elle ploie et parce qu’elle a toujours observé, par le passé, le plus grand respect pour le Rajadharma. Subredil m a guidée vers un recoin d’où je pourrais tout observer sans me faire remarquer. Marita et elle m’ont apporté plusieurs précieux ustensiles de cuivre à polir. La famille régnante doit adorer le cuivre. Sawa en polissait des tonnes. Mais il faut dire aussi qu’on ne pouvait rien lui confier de trop fragile. Shiki est venue me trouver pour me demander : « Tu veux bien me garder ma flûte, tante Sawa ? » J’ai pris l’instrument, je l’ai brièvement examiné, je me suis fendue d’un sourire stupide et j’ai soufflé dedans deux ou trois fois. Chacun saurait ainsi qu’il s’agissait d’une vraie flûte et non d’un lance-boules de feu en modèle réduit, susceptible d’écourter douloureusement la vie de la première demi-douzaine d’individus qui s’approcheraient un peu trop d’un flûtiste acariâtre. « Tu joues de la flûte ? a demandé la femme de Barundandi à Shiki. — Oui, m’dame. Mais pas très bien. — J’étais plutôt douée dans mon jeune temps… » Elle a surpris son mari en train de passer la tête dans la pièce pour la seconde fois de la matinée et l’a aussitôt soupçonné de ne pas s’intéresser qu’aux seuls progrès de la besogne de la journée. « Je ne trouve pas très avisé de ta part, Subredil, d’amener ta fille ici. Je reviens dans une minute. Je dois parler à cet homme. Il mérite une bonne correction », a-t-elle grommelé un instant plus tard. Dès qu’elle a eu franchi le seuil, Minh Subredil a réagi avec une rapidité foudroyante. Elle s’est engouffrée dans le boudoir de la Radisha. Je ne pouvais que l’admirer. Jamais elle ne semblait plus lucide que quand elle se mettait en danger. Je la soupçonnais même de se complaire dans le rôle d’une servante du Palais. Plus la situation était périlleuse, plus elle se montrait efficace. En dépit d’un monstrueux surcroît de travail et des fréquentes absences de Narita (s’efforçant de saper les tentatives de son époux pour s’approcher sournoisement de Shikhandini ou l’attirer dans un autre groupe de domestiques), nous avons quitté la suite personnelle de la Radisha en milieu d’après-midi pour gagner les lugubres salles du Conseil privé. Le bruit courait que les disciples du Bhodi comptaient dépêcher un autre crétin suicidaire au portail. La Radisha était bien décidée à contrecarrer coûte que coûte cette nouvelle immolation. Nous étions censées préparer les lieux pour une séance du Conseil. La rumeur relative aux disciples du Bhodi sortait tout droit du cerveau de Ky Sahra. C’était grâce à ce subterfuge que nous devions mettre Chandra Gokhale en présence de Shikhandini. Deux heures se sont encore écoulées avant l’apparition des bâtonniers, ces petits bonshommes taciturnes qui consignent tout par écrit. Puis le Purohita est arrivé, accompagné par les hiérarques du Conseil privé. Le Purohita n’a pas daigné s’apercevoir de notre présence, bien que Shiki, le confondant avec Gokhale, se fût mise à battre des cils jusqu’à ce que Subredil lui eût signifié d’arrêter. Il me semblait déjà entendre l’excuse qu’il fournirait ultérieurement : tous les vieux se ressemblent. Ni Arjana Drupada ni Chandra Gokhale ne se considéraient comme de vieux messieurs. Nous avons continué de travailler dans la plus totale indifférence. Les gens du Palais, en particulier ceux du sérail, pouvaient s’estimer heureux que nous ayons d’autres projets en tête. Si nous ne nous étions pas souciées de notre propre survie, nous les aurions sans doute massacrés par douzaines. Mais la liquidation du Purohita serait sans grande conséquence. Les grands-prêtres remplaceraient Drupada par un autre vieillard tout aussi mauvais, tatillon et étroit d’esprit avant même que son cadavre n’ait refroidi. Chandra Gokhale entra à son tour et la présence de la jeune servante ne lui échappa pas. Sahra avait dû glaner auprès de Saule Cygne quelques conseils relatifs aux dilections du vieux pervers, parce qu’il a pilé net sur sa lancée en fixant Shikhandini comme s’il avait reçu un coup de massue entre les yeux. Shiki tenait son rôle à la perfection : tout à la fois coquette et vierge effarouchée, à croire que son cœur de pucelle s’était instantanément enflammé. Dieu, manifestement, a façonné, l’homme pour qu’il gobe une pareille couleuvre quatre-vingt-dix-neuf fois sur dix. Barundandi s’est montré parfaitement synchrone. Il est entré dans la salle du Conseil pour nous faire vider les lieux au moment précis où la Protectrice y faisait une irruption en trombe, tel un aigle noir courroucé. Gokhale nous a suivies du regard en écarquillant des yeux comme des soucoupes. Nous n’avions pas encore débarrassé le plancher qu’il chuchotait à l’oreille d’un de ses scribes. Jaul Barundandi avait malheureusement l’œil exercé. « Il me semble que ta fille a tapé dans l’œil de l’inspecteur général des Archives, Minh Subredil. » L’interpellée affecta la surprise. « Monsieur ? Non. C’est impossible. Je ne permettrai pas à ma fille de tomber dans le piège qui a déjà anéanti ma mère et m’a condamnée à cette cruelle existence. » Sawa s’est emparée du bras de Subredil. Elle donnait l’impression d’être terrifiée par cet échange véhément, alors qu’elle broyait en réalité le bras de sa complice pour la prévenir de ne rien dire dont Barundandi pût se souvenir après la disparition de Chandra Gokhale. Nous allions peut-être devoir modifier nos plans. Nous ne tenions pas à laisser à quiconque la moindre raison d’établir une corrélation entre nous et ce qui se passerait au-dehors. L’éclat de Subredil s’apaisa. Elle prit un air embarrassé, comme si elle mourait d’envie d’être ailleurs. « Viens, Shiki. » Je m’apprêtais à botter moi-même le cul de Shikhandini. Elle se conduisait en authentique pétasse. Mais elle n’a pas réagi à l’ordre de sa mère. Sawa s’est comme qui dirait éclipsée avec le dernier de ses cuivres ternis en espérant que le Conseil privé ne la remarquerait pas. Mais Jaul Barundandi avait l’œil. « Ramène ta sœur, Minh Subredil. » Il a vaguement essayé de fricoter avec Shikhandini, mais sa tentative ne lui a rapporté qu’un coup de sabord dédaigneux. Minh Subredil m’a ramenée dans le droit chemin puis est allée quérir sa fille. « À quoi jouais-tu ? — Je m’amusais, c’est tout. C’est un sale vieux cochon. — Ne recommence plus jamais à t’amuser de cette manière, a-t-elle répondu à voix basse comme pour éviter de se faire entendre de Barundandi, alors que c’était le cas. Les hommes comme lui feraient de toi tout ce qu’ils veulent et nul n’y pourrait rien. » L’avertissement n’était pas que de pure comédie. Nous ne tenions surtout pas à ce qu’un thuriféraire du pouvoir entraînât Shikhandini dans un coin pour la lutiner. Ce n’était pas censé se produire. C’était même impensable, à première vue. Et c’était sans doute vrai de la part des gens ordinaires. Mais il n’en va pas de même quand les hommes se croient supérieurs aux lois en vigueur. « Narita ! a crié Barundandi. Où donc es-tu allée te fourrer ? Cette maudite bonne femme a encore dû se faufiler dans les cuisines. À moins qu’elle ne se soit planquée dans un coin pour roupiller à son aise. » J’ai entendu la Radisha dire quelque chose derrière nous, dans la salle du Conseil, mais pas moyen de distinguer ses paroles. Une voix courroucée lui a répondu. Sans doute Volesprit. Je n’aurais pas détesté être ailleurs. J’ai commencé d’avancer. Il arrivait parfois à Sawa, bien entendu, de réagir de manière incompréhensible. Subredil l’a agrippée et s’est mise à l’enguirlander. « Conduis cette petite troupe aux cuisines, lui a ordonné Barundandi. Trouvez-vous quelque chose à grignoter. Si Narita y est, fais-lui savoir que j’ai besoin d’elle. — Sawa va s’égarer », ai-je annoncé dès qu’il a disparu hors de vue. Sawa n’était pas pleinement satisfaite des pages que Subredil apportait à Roupille. Subredil était incapable de les déchiffrer, travaillait dans la hâte et semblait infoutue de dénicher un matériau intéressant. J’espérais me souvenir du chemin. En dépit de mon bracelet de chanvre, le Palais restait un labyrinthe confus dont je n’avais pas parcouru les corridors depuis l’époque où le capitaine était encore le Libérateur et un grand héros pour le peuple taglien. Et, même en ce temps, je ne l’avais visité qu’occasionnellement. Dès que j’ai commencé à hésiter, j’ai sorti un petit bout de craie et entrepris de laisser de minuscules repères en alphabet sangel. J’avais réussi à apprendre quelques rudiments de cette langue pendant toutes ces années que nous avions passées dans le Sud, mais ça ne s’était pas fait sans mal. J’espérais que ceux qui découvriraient ces marques ne réussiraient pas à les identifier. J’ai trouvé la pièce où étaient cachés les vieux livres. Il crevait les yeux que quelqu’un la visitait fréquemment. La poussière avait été fortement perturbée, ce qui, en soi, si l’on s’en apercevait, risquait de lever un lièvre. J’ai tenté d’extraire le livre qui me semblait le plus ancien. Bon sang, qu’il était lourd ! Une fois que je l’eus ouvert, je me suis rendu compte que ses pages refusaient de se laisser arracher. Elles n’étaient absolument pas faites de papier, matériau qui, au demeurant, n’a jamais été très courant. Je ne pouvais en déchirer qu’une seule à la fois. Ce qui expliquait sans doute pourquoi Subredil se contentait de prendre ce qui s’arrachait facilement. Elle n’avait pas le temps de faire son choix. Je me suis demandé, persuadée que Barundandi et sa femme devaient dorénavant avoir remarqué mon absence, si je ne m’étais pas un peu trop attardée. J’espérais qu’ils ne se demanderaient pas pourquoi Subredil ne faisait pas une scène parce qu’elle m’avait perdue de vue. J’ai néanmoins continué d’arracher des pages. Autant que nous pouvions en sortir à nous trois. J’ai tout caché dans une pièce non loin de la poterne de service, sans trop savoir comment nous les récupérerions en sortant, puis je me suis de nouveau glissée dans la peau de Sawa, au point d’en éprouver une désorientation tétanisante. Ils m’ont retrouvée toute souillée de larmes ; je cherchais encore le chemin de la salle du Conseil. Par « ils », j’entends certains des autres journaliers. Quelques instants plus tard, je retrouvais Subredil et Shikhandini. Je me suis cramponnée à ma belle-sœur comme un écureuil cherchant hystériquement à échapper à une crue subite. Jaul Barundandi était furax. « J’ai accepté d’embaucher cette femme pour te faire plaisir, Minh Subredil, par pure charité et bonté d’âme. Mais les fugues de cette espèce sont intolérables. On n’avancera jamais dans le travail si on passe son temps à la chercher… » Il n’a pas terminé sa phrase. La Radisha et la Protectrice se dirigeaient droit sur nous, empruntant un itinéraire inhabituel. Nous nous trouvions carrément dans ces lointaines contrées réservées au service. Ce dont Volesprit, bien entendu, se moquait éperdument. Cette femme n’a aucune conscience de classe ni de caste. Il y a la Protectrice et, en dessous, plus personne. Sawa s’est en quelque sorte repliée sur elle-même, accroupie et le visage entre les genoux. Subredil, Shikhandini et Jaul Barundandi ont tantôt cherché à s’effacer, tantôt écarquillé des yeux médusés. Shiki n’avait jamais vu les deux femmes auparavant. Sawa a croisé les doigts dans son giron, hors de vue. Subredil marmottait des prières à Ghanghesha. Shikhandini, incapable, en raison de son âge, de ressentir la frayeur appropriée, s’est contentée de les fixer. La Radisha ne nous a prêté aucune attention. Elle est passée devant nous en trépignant, tout en jurant ses grands dieux d’étriper tous les disciples du Bhodi. Sa voix manquait beaucoup de conviction. Mais la Protectrice, elle, a ralenti le pas pour nous scruter intensément. L’espace d’un instant, la crainte qu’elle soit réellement capable de lire dans les pensées m’a pratiquement submergée. Puis elle a poursuivi son chemin et Jaul Barundandi s’est mis à cavaler à ses trousses, oublieux de Narita et nous laissant en plan, parce que la Radisha s’était retournée pour lui aboyer un ordre. « Je veux rentrer à la maison », a gémi Sawa en se relevant. Subredil a convenu que la journée avait été bien remplie. Ni les Gris ni les gardes royaux ne nous ont fouillées. Et c’est tant mieux. Je portais tant de pages sur moi, dans mes vêtements de petite taille, que je n’aurais pu feindre une démarche normale que sur quelques douzaines de pas. 29 J’ai expédié à toute allure ma participation à la réunion de la soirée et je suis allée m’installer dans mon petit coin privé pour comparer mes pages acquises de fraîche date à celles du livre subtilisé à la bibliothèque, que je pensais être la copie exacte – voire l’original – du premier vrai volume des annales de la Compagnie noire. J’étais d’humeur si enjouée que Qu’un-Œil a dû prendre son pied à me casser du sucre sur le dos. J’en mettrais ma main au feu. Il ne m’est même pas venu à l’esprit de m’attarder pour apprendre si la « Tentation de Chandra Gokhale » avait porté ses fruits. J’ai su un peu plus tard que l’inspecteur général avait fait suivre Shiki jusqu’à chez elle par un de ses hommes. Ne le voyant pas revenir au terme d’un délai raisonnable (il était en effet tombé sur Chaud-Lapin et Iqbal Singh en un lieu où il n’aurait jamais dû se trouver et avait effectué le grand plongeon dans le fleuve), Gokhale avait foncé tout droit vers le claque où ses associés, lui-même et ceux qui partageaient leurs penchants particuliers, mais assez répandus, en matière en plaisir avaient leurs habitudes. Arpenteur-du-Fleuve et quelques autres frères l’avaient cueilli au sortir du Palais. Il était accompagné de deux commensaux qui regretteraient bientôt d’avoir cherché à se faire bien voir de lui en partageant sa nuit de débauche. Murgen suivait lui aussi les événements de près. Le sachant, je n’avais aucun scrupule à m’enfermer avec ma dernière acquisition. Il me fallut une heure pour parvenir à la conclusion que les pages rapportées aujourd’hui étaient bel et bien une version ultérieure de la toute première annale, et une autre encore, ou presque, pour comprendre que je serais incapable d’élucider les mystères de ce livre sans une aide éclairée. À moins d’y consacrer plus de temps que celui dont je disposais. Chandra Gokhale avait apparemment trouvé la mort à l’intérieur de la maison de plaisir. Ainsi que ses deux commensaux. Il y avait des témoins. Des gens avaient assisté à leur étranglement. Puis, dans sa fuite précipitée, l’assassin avait oublié un rumel rouge. Les Gris étaient arrivés presque aussitôt. Ils avaient chargé les corps dans une charrette et déclaré que la Protectrice souhaitait voir Gokhale ramené sur-le-champ au Palais. Mais ces Gris avaient cessé de l’être dès leur sortie du bordel et leur itinéraire les avait amenés sur les berges du fleuve plutôt qu’au Palais. Les deux cadavres encombrants avaient disparu dans le courant. Un corbeau blanc qui somnolait sur un toit s’était réveillé quand ils avaient dévalé la côte. Il s’était ébroué et les avait suivis. 30 Murgen se trouvait sur place quand on avait annoncé à Volesprit la nouvelle de ce meurtre. L’écho en avait atteint le Palais en un délai remarquablement bref et le compte rendu était extrêmement précis. Les Gris se décarcassaient pour plaire à leur maîtresse. Le groupe chargé de rapporter le corps de Gokhale n’était pas encore parvenu à l’entrepôt. On avait prié Murgen de profiter de l’occasion pour aller jeter un œil dans les quartiers de la Protectrice. Nous n’en connaissions strictement rien. Nul n’était jamais entré dans sa suite. Pas depuis que Saule Cygne était allé y toucher sa récompense, tout du moins. J’allais devoir songer à interroger Murgen sur son mode de vie dans l’intimité. Volesprit, cependant, ne s’était nullement retirée dans ses appartements. Elle s’était aussitôt mise en quête de la Radisha. La princesse savait déjà qu’il était arrivé malheur à Gokhale mais elle ignorait encore les détails du drame. Volesprit s’installa dans le salon de réception de l’austère suite de la Radisha et, d’une voix très prosaïque, l’informa de ce qu’elle savait. On prétendait parfois que la Protectrice n’était jamais plus instable et dangereuse que quand elle cessait de se montrer capricieuse pour afficher une attitude aussi grave que sereine. « À ce qu’il semble, l’inspecteur général partageait quelques-uns des vices de Perhule Khoji. De fait, j’ai désormais la certitude que ce point faible était commun à presque tous les hommes âgés de son ministère. — Des rumeurs couraient. — Et vous n’avez rien fait ? — Les distractions privées de Chandra Gokhale, si méprisables qu’elles m’apparaissent, ne l’empêchaient nullement d’assumer à la perfection sa fonction d’inspecteur général des Archives. Il était particulièrement doué pour lever des impôts. — En effet. » La gravité de façade de Volesprit vacilla momentanément. Ultérieurement, Murgen ne manquerait pas de nous rapporter l’amusement qu’il avait éprouvé à l’idée qu’elle pouvait avoir du monde une conception éthique. « Il a été agressé de la même façon que Khoji. — Ça laisserait entendre qu’on en veut au ministère dans son ensemble. Ou que les Félons prennent pour cible rituelle tous ceux qui partagent cette perversion spécifique. — Gokhale n’a pas été tué par les Félons. J’en suis persuadée. Mais par ceux qui ont attiré Cygne à l’extérieur pour le tuer. S’ils l’ont tué. — Si ? » Le sous-entendu avait sidéré la Radisha. « Nous n’avons pas retrouvé son cadavre. Et notez bien que nous n’en avons pas cette fois-ci non plus. Des hommes étaient déjà sur place, travestis en Gris, pour l’embarquer. Nous avons perdu deux membres du Conseil privé en moins d’une semaine. Les plus importants pour notre administration. Ils faisaient tourner la machine. Si le Grand Général était dans les parages, je parierais qu’il ferait la prochaine cible. Ce ramassis de prêtres n’a aucune valeur. Ils ne font rien. Ne contrôlent rien. Ma sœur a apporté la preuve qu’on peut les remplacer en quelques minutes par d’autres fainéants de la même eau. Mais nul ne peut remplacer Cygne ni Gokhale. La discipline des Gris commence déjà à partir en quenouille. » Murgen prit mentalement note de nous informer que Saule Cygne avait beaucoup moins joué les hommes de paille qu’il ne le laissait entendre. « Pourquoi ne pourrait-il s’agir des Étrangleurs ? s’enquit la Radisha. — Parce que ces gens ont déjà tranché la tête de ce serpent l’autre jour. » Volesprit entreprit de lui relater les événements du Jardin des Voleurs. Elle n’en avait pas pris la peine jusque-là, de toute évidence. Il crevait les yeux que la Protectrice considérait la princesse comme une associée, certes nécessaire, mais minoritaire. « En l’espace de quelques jours, ces gens que nous croyions éliminés pour toujours ont décapité un de leurs ennemis et endommagé l’autre très sérieusement. Il y a derrière tous ces événements un cerveau mortellement dangereux. » Pas dangereux du tout. Ni même si chanceux. Mais un esprit suffisamment paranoïaque discernera des mobiles et des menaces là où seule la chance aura joué. Volesprit était toujours à l’affût de démons aussi redoutables qu’elle. « Nous savions qu’ils ne pourraient se cantonner éternellement dans l’ombre, déclara la Radisha avant de rectifier précipitamment : Je le savais, tout du moins. Le capitaine me l’a suffisamment rappelé. » Elle n’avait nullement besoin d’évoquer le passé et les erreurs qu’elle pensait avoir commises. Le démon était très profondément enterré, à des centaines de kilomètres. Un danger bien plus pressant la menaçait ici même, dans cette pièce. La Protectrice était une erreur qu’elle avait depuis longtemps renoncé à corriger. Elle avait choisi de chevaucher le tigre et de fermer les yeux sur les conséquences. Ce choix pèserait jusqu’à la fin sur ses épaules. « Il faut rappeler le Grand Général, a déclaré Volesprit. Si nous parvenions à ramener ses troupes en ville avant que nos ennemis n’entament leur prochaine manœuvre, nous disposerions d’assez d’hommes pour les traquer. Vous devriez en donner l’ordre immédiatement. Et, dès que l’estafette sera hors de danger, nous annoncerons le retour prochain du Grand Général. La haine bien particulière qu’ils vouent à Mogaba les incitera à repousser leurs autres projets pour s’emparer de lui. — Vous croyez pouvoir prédire leurs réactions ? — Je sais au moins comment je réagirais si j’étais investie de la même ambition, aussi subite que brûlante, qui semble désormais les éperonner. Je me demande s’il ne s’est pas produit une espèce de coup d’État dans leurs rangs, ou quelque chose du même tonneau. — Que feront-ils ensuite ? s’enquit la Radisha, exaspérée. — Je préfère le garder pour moi pour l’instant. Non que je ne vous fasse pas confiance. » Volesprit se méfiait probablement d’elle-même. « Mais, avant de planter les doigts dans ses rouages, je veux m’assurer que j’ai correctement discerné les mobiles de ce nouveau cerveau. Je suis assez douée dans cette branche, vous savez. » La Radisha le savait, à son plus grand désespoir. Elle ne répondit pas. Volesprit elle-même était retombée dans le silence, comme si elle guettait la réponse de la princesse. Mais celle-ci ne trouvait rien à répondre. « Je me demande qui ça peut bien être, réfléchit la Protectrice à haute voix. Je connais les sorciers depuis longtemps. Aucun des deux n’en a l’ambition, l’imagination ni l’impulsion, même s’ils témoignent de la dureté requise. » La Radisha émit un petit couinement. « Les sorciers ? — Les deux nabots. Le jour et la nuit. Ils ne valent pas grand-chose, mais ils ont de la chance. — Ils ont survécu ? — J’ai dit qu’ils avaient de la chance. Vous souvenez-vous d’une seule personne dans la plaine qui aurait pu faire un dirigeant potentiel ? Pas moi. — Je les croyais tous morts. — Moi aussi. Ou presque tous. Notre Grand Général prétend avoir vu pratiquement tous les cadavres de ses yeux. Mais il les a identifiés en présumant que les deux sorciers avaient été tués les premiers. Hum. C’est là que j’ai commencé à me méfier de lui. Son seul crime, peut-être, est d’être un imbécile. Voyez-vous quelqu’un ? — Pas dans la Compagnie que j’ai connue. Mais je me souviens d’un Nyueng Bao plus ou moins apparenté à l’épouse du porte-étendard. Une espèce de prêtre. Il donnait l’impression d’être obnubilé par les armes et les arts martiaux. Je suis tombée sur lui à plusieurs reprises. Et aucun rapport n’en fait mention. — Un maître de la Voie de l’épée ? Ça expliquerait beaucoup de choses. Mais je les ai tous tués quand j’ai… Avez-vous remarqué combien de gens reviennent brusquement à la vie alors qu’on a toutes les raisons de les croire morts ? » La bouche de la Radisha esquissa un authentique sourire. On pouvait considérer la femme qui venait de s’exprimer comme l’instigatrice de toutes ces morts prématurément célébrées. « Il y a de la sorcellerie là-dessous. Rien ne devrait vraiment nous surprendre. — Vous avez raison. Absolument. Et c’est là une épée qui pourrait bien avoir plus d’un tranchant. » Volesprit se leva pour prendre congé. Sa voix s’altéra, se fit cruelle. « Bien plus d’un tranchant. Un maître de la Voie de l’épée. Il y a longtemps que je n’ai pas rendu visite à ces gens. Ils pourront peut-être me fournir quelques renseignements utiles. » Elle sortit en trombe. La Radisha resta pétrifiée quelques minutes, visiblement perturbée. Puis elle se leva pour se rendre dans son boudoir. Elle s’efforça d’y recouvrer son calme. L’espion invisible, quant à lui, se mit en quête de la Protectrice. Il s’aperçut qu’elle avait gagné directement les remparts, où elle entreprit d’assembler son petit tapis monoplace tout en se parlant à elle-même d’une douzaine de voix différentes. C’est à peine s’il l’écouta. Il était par trop ébranlé. Un corbeau blanc était présent et observait la Protectrice ; celle-ci restait totalement inconsciente de la présence de Murgen alors qu’elle s’y était montrée plus sensible que quiconque, hormis sa sœur. Mais l’oiseau, lui, n’avait aucune peine à distinguer Murgen. Il l’étudia d’abord d’un œil puis de l’autre, lui décocha une œillade délibérée et s’élança dans la nuit au moment où les freux de la Protectrice prenaient leur essor pour l’accompagner dans son voyage. Mais c’est moi le corbeau blanc ! La brutale désorientation de Murgen ne dura guère mais l’emplit tout autant d’effroi que le jour où il s’était évadé pour la première fois de son enveloppe charnelle, bien des années plus tôt, pour tituber maladroitement alentour. 31 « Il vaudrait mieux aller chercher oncle Doj avant de poursuivre plus avant, Tobo », ai-je fait remarquer. J’ai repéré Kendo le Surineur et Chaud-Lapin. « Vous êtes enfin de retour, tous les deux ? Comment ça s’est passé ? — À la perfection. Exactement comme tu l’avais prévu. — Vous avez mon cadeau ? a demandé Sahra. — Ils sont en train de le trimballer. Il est toujours dans les pommes. — Posez-le là, qu’on puisse tailler le bout de gras quand il reprendra connaissance. » L’œil de Sahra brillait d’un éclat mauvais. « Volesprit s’imagine que nous poursuivons un maître-plan superbement et soigneusement orchestré par un stratège de génie, ai-je ricané. Si elle se doutait que nous avançons à tâtons, en espérant jouer de bonheur jusqu’au jour où nous pourrons ouvrir la voie aux Captifs… — Serais-tu en train de me dire que les deux génies que vous êtes n’ont aucun plan préétabli, greluchonne ? a aboyé Qu’un-Œil. — Nous en avons plusieurs. » C’était vrai. « Volesprit elle-même ne saurait concevoir que le prochain soit du domaine du possible. J’en reste persuadée. Je vais inviter maître Santaraksita à dîner et lui offrir une chance de vivre l’aventure de sa vie. — Eh eh ! J’en étais sûr. » Oncle Doj nous a rejoints. La façon dont nous l’avions traité récemment l’avait profondément ulcéré. « Un de nos amis vient de nous rapporter une conversation entre les Mille Voix et la Radisha, lui ai-je appris. Leur raisonnement dépasse mon imagination, mais les Mille Voix ont apparemment décidé que tous leurs ennuis récents étaient l’œuvre d’un maître de la Voie de l’épée qui aurait dû mourir de mort violente voilà bien longtemps. Aux dernières nouvelles, les Mille Voix seraient allées rendre visite aux moines, du temple de Vinh Gao Ghang pour les interroger sur cet homme. Ce temple vous est sans doute familier. » Doj a blêmi. La main qui tenait son épée a tremblé un bref instant. Sa paupière droite a frémi. Il s’est tourné vers Sahra. « C’est la vérité, lui a-t-elle déclaré. Que risque-t-elle d’apprendre là-bas ? — Exprime-toi dans la langue du Peuple, l’a coupée Doj. — Non. » Le maître de la Voie de l’épée se voyait contraint d’accepter ce sur quoi il n’exerçait aucun contrôle. Mais, pour être franc, il faudrait ajouter qu’il le prenait d’assez mauvaise grâce. « Vous détenez toujours un livre que nous voulons, ai-je repris. Et vous pourriez aussi, me semble-t-il, nous divulguer nombre d’informations utiles. » C’était un vieillard entêté. Bien décidé à ne pas me permettre de lui forcer la main. « Les Mille Voix ont envoyé chercher Mogaba, ai-je poursuivi. Elles souhaitent que l’armée vienne nous débusquer. Si je le pouvais, je quitterais volontiers Taglios avant qu’elle ne se mette à pied d’œuvre. Mais il nous reste beaucoup à faire et à apprendre avant de partir. Votre aide serait inestimable. Et je me permets de vous rappeler que certains des vôtres gisent aussi sous cette plaine… Eh ? — Quoi ? s’écria Sahra. Roupille ? Qu’est-ce qui lui prend ? Gobelin ! Va voir ce qu’elle a. — Je vais très bien. Parfaitement bien. Je viens juste de connaître ce qu’on appelle une illumination. Il me semble du moins. Tout donne à penser que Volesprit croit les Captifs morts. Ce qui signifie qu’elle met Ombrelongue dans le même sac. Nous savons, nous, qu’il est encore vivant. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi nous ne nous inquiétons pas pour l’instant. Mais si elle l’ignore, pourquoi ne s’étonne-t-elle pas de ne pas voir le monde envahi par les ombres ? » Je n’ai eu droit pour ma peine qu’à des regards effarés. Même de la part des deux sorciers. « Écoutez, ai-je fait. Ça signifie tout simplement qu’il importe peu qu’Ombrelongue soit mort ou vivant. Tant qu’il reste derrière la Porte d’Ombre. Nulle épée flamboyante n’est donc suspendue au-dessus de nos têtes, prête à s’abattre pour mettre fin à ce monde dès que ce cinglé cassera sa pipe. Les sorciers les plus futés ne seront pas les seuls à survivre. » Les moins futés des sorciers ont raccroché les wagons. Ils se sont spectaculairement illuminés. Non point d’ailleurs qu’ils se fussent jamais souciés de ce qu’il adviendrait du monde après leur dernière culbute. Nous ne nous étions jamais vraiment préoccupés de ce que nous devions faire du Maître d’Ombres, dans la mesure où nous avions toujours dû surmonter des obstacles nettement plus urgents avant que sa menace ne constituât un réel problème. « Si nous ne parvenons pas à ouvrir la voie, a renchéri Sahra, inutile de nous inquiéter de la méthode à employer pour la garder hermétiquement fermée à ceux qui nous veulent du mal. — Je me demande comment s’y prenaient les Maîtres d’Ombres. Par la force brutale ? La Compagnie noire se trouvait toujours dans l’Extrême-Nord et la Lance de la Passion était entre ses mains. » J’ai dévisagé l’oncle Doj. D’autres m’ont imitée. « Se pourrait-il que la honteuse tare des Nyueng Bao soit moins ancienne que je ne le croyais ? me suis-je demandé tout haut. Qu’elle ne remonte qu’à quelque deux générations ? À l’époque où les Maîtres d’Ombres sont apparus pratiquement du jour au lendemain ? » L’oncle Doj a fermé les yeux et n’a pas relevé les paupières avant un bon moment. Quand ils se sont rouverts, ils me fixaient méchamment. « Viens faire un tour avec moi, soldat de pierre. » Chandra Gokhale, inspecteur général des Archives et amateur de très jeunes filles, choisit cet instant pour pousser un grognement. « Accordez-moi quelques minutes, oncle. Je dois distraire un invité. Je vous promets de ne pas m’éterniser. » Gobelin s’est agenouillé près du ministre, lui a doucement tapoté les joues et l’a aidé à s’asseoir. Gokhale a repris haleine, prêt à chanter aux charrons. Il n’avait pas ouvert la bouche que je me penchais sur lui pour chuchoter : « L’eau dort. » La tête de l’inspecteur général a brusquement pivoté. Une seconde plus tard, il se rappelait où il m’avait déjà vue. « Tous leurs jours sont comptés, mon pote, lui a déclaré Gobelin. Et, dame, certains d’entre vous vivront quelques jours de moins que les autres. » Gokhale l’a reconnu aussi, bien qu’il fût censément décédé. Et lorsqu’il s’est rappelé où il avait vu Sahra, il s’est mis à trembler comme une feuille. « Te rappelles-tu avoir maltraité Minh Subredil à plusieurs occasions ? Subredil ne l’a pas oublié, elle. À mon avis, nous devrions te faire payer cela au quintuple. Dans quelques instants, mes frères t’installeront dans une cage à tigre. À part ça, tu seras bien traité. Et, dans quelques jours, le Purohita te tiendra peut-être compagnie. » Elle a si haineusement ricané qu’un frisson m’a parcourue. « Pour le restant de leurs jours, Chandra Gokhale et Arjana Drupada invoqueront en frères le ciel, la terre, le jour et la nuit. » Formule nyueng bao qui m’était partiellement inintelligible. Mais j’avais très bien compris ce qu’elle sous-entendait. Tout comme Gokhale. Il resterait encagé jusqu’à la fin de ses jours avec l’homme qu’il méprisait le plus au monde. Sahra a de nouveau ricané. Elle me rendait nerveuse quand elle était de cette humeur. 32 J’ai observé attentivement le vieux prêtre pendant que nous nous faufilions à travers le réseau de sortilèges entourant l’entrepôt. Il ne portait pas de bracelet de chanvre. Sa tête ne cessait de tressauter et de tressaillir. Ses pieds le menaient dans la direction opposée, mais il se frayait un chemin à travers les illusions par la seule force de la volonté. Conséquence, peut-être, de son entraînement à la Voie de l’épée. Néanmoins, je me souvenais parfaitement que Madame persistait à ne voir en lui qu’un sorcier mineur. « Où allons-nous, oncle ? Et pourquoi ? — Là où nulle oreille nyueng bao ne pourra entendre ce que j’ai à te dire. Les anciens verraient en moi un traître. Et les jeunes me traiteraient de vieux fou et de fieffé menteur. Voire pire. » Et moi ? Quand je l’entendais prôner la voie de la paix intérieure par une intensive, quasi obsessionnelle préparation au combat, je penchais plutôt pour la deuxième branche de l’alternative. Sa philosophie n’avait séduit qu’un nombre très réduit d’employés de Banh Do Trang, tous nyueng bao et trop jeunes pour avoir vraiment connu la guerre. J’étais pour ma part consciente que la Voie de l’épée n’était en rien une discipline militariste, mais d’aucuns avaient un certain mal à le concevoir. « Vous tenez absolument à préserver votre image de vieille baderne qui ne voudrait surtout pas qu’on la surprenne à aider une vieille jengali, une sous-humaine, à ne pas trébucher et se fracasser le crâne. » Il faisait trop sombre pour discerner ses traits, mais j’aurais juré qu’il souriait. « La formulation est assez brutale mais relativement proche de la réalité. » Son taglien n’avait jamais été fruste, mais il s’améliorait encore maintenant que j’étais son unique auditoire. « Ne sous-estimez-vous pas le fait que chaque recoin d’ombre risque d’abriter une chauve-souris, un corbeau ou un rat, voire une des ombres de la Protectrice ? — Je n’ai rien à craindre de ces créatures. Les Mille Voix savent déjà tout ce que je vais te dire. » Mais Volesprit ne tenait peut-être pas à ce que je sois aussi dans la confidence. Nous avons marché pendant un bon moment sans mot dire. Taglios ne cessera jamais de me surprendre. Doj a coupé à travers un quartier huppé où des familles entières s’abritaient dans des propriétés cernées de murailles fortifiées et gardées. Les jeunes étaient dehors dans la rue de Salara, qui s’était développée bien des siècles plus tôt pour leur fournir des distractions. En bonne logique, on aurait pu croire que les mendiants grouilleraient là où se concentraient les grandes fortunes, mais tel n’était pas le cas. On ne permettait pas aux miséreux d’offenser la vue des puissants par leur seule présence. Là encore, comme partout, des odeurs assaillaient les narines, mais c’étaient celles du santal, de clous de girofle ou de parfums. Puis Doj m’a pilotée par les rues sombres et noires de monde du quartier des temples. Nous nous sommes effacés pour laisser passer un groupe d’acolytes gunnis. Les jeunes rudoyaient les gens qui vivaient dans la rue. J’ai cru un instant qu’ils allaient nous chercher des noises, ce qui n’aurait pas manqué de leur valoir plaies et bosses, mais un brusque coup d’arrêt à leur inconduite les a sauvés de ce mauvais pas. Sous les traits de trois Gris. Les Shadars ne méprisent pas complètement le système des castes, mais ils tiennent que la plus haute ne devrait pas seulement inclure les prêtres et ceux que leur naissance destine à cette fonction, mais encore, assurément, tous les hommes de confession shadar. Et ce culte, rejeton bâtard de ma propre Vraie Foi, hérétique à l’extrême et fortement teinté de croyances gunnies, impose un puissant devoir de charité envers le faible et l’infortuné. Les Gris ont fait un usage méthodique de leurs cannes de bambou et invité les jeunes à aller s’en plaindre à la Protectrice. Les acolytes étaient plus malins qu’ils ne le laissaient croire. Ils ont décampé à toutes jambes avant que les Gris n’aient eu le temps de souffler dans leur sifflet pour convier tous leurs petits copains à la bastonnade. Nuit partout sur la ville. Doj et moi avons poursuivi notre route. Il a fini par me conduire au Parc aux Cerfs, vaste étendue sauvage proche du centre, créée par quelque despote voilà plusieurs siècles. « Je n’ai vraiment pas besoin de prendre tant d’exercice », lui ai-je déclaré. Je me demandais s’il ne méditait pas sottement de me tuer et d’abandonner mon cadavre sous les arbres. Mais pour quel motif ? Doj est ce qu’il est. Avec lui, on ne peut jamais savoir. « Je me sens plus à l’aise ici, m’a-t-il répondu. Mais je ne m’y attarde jamais très longtemps. Une compagnie de rangers se charge d’évacuer les squatteurs. À leurs yeux, est squatteur tout ce qui n’est pas taglien de haute caste. Une bonne chose. Cette souche a fini par adopter la forme de mon postérieur. » La souche en question m’avait fait trébucher. « J’écoute, ai-je fait en me remettant sur pied. — Assieds-toi. Ça risque d’être long. — Épargnez-moi les “engendré par”. » Expression familière d’origine vehdna de Jaicur et liée aux difficultés rencontrées par les jeunes enfants pour mémoriser les saintes écritures. « Ne prenez pas la peine de m’expliquer de qui c’est la faute et pourquoi les coupables sont de tels scélérats. Contentez-vous de me décliner les faits. — Exiger d’un conteur qu’il renonce à embellir son récit, c’est demander à un poisson de renoncer à l’eau. — Je dois aller au travail demain matin. — Comme tu voudras. Tu sais sans doute, n’est-ce pas, que les Compagnies franches du Khatovar et les bandes errantes d’Étrangleurs qui tuent pour la plus grande gloire de Kina ont un ancêtre commun ? — Les allusions contenues dans nos récentes annales sont en effet assez fréquentes pour autoriser une telle interprétation, ai-je reconnu. Mais la prudence reste de mise. — Ma fonction au sein des Nyueng Bao correspond peu ou prou à celle que tu occupes en ta qualité d’annaliste de la Compagnie noire. Mais j’y joue, en outre, le même rôle que celui du prêtre d’une bande d’Étrangleurs… dont la mission secondaire est l’obligation de préserver une histoire orale fiable de sa clique. Au fil des siècles, les toogas ont perdu tout respect pour l’éducation. » Mes propres analyses m’incitaient à penser qu’une importante évolution s’était produite au sein de la Compagnie durant ces mêmes siècles. Sans commune mesure, sans doute, avec celle qui avait affecté les bandes d’Étrangleurs. Ceux-ci s’étaient cantonnés à l’intérieur d’une société qui n’avait guère évolué, tandis que la Compagnie noire continuait de traverser des contrées de moins en moins connues et que de jeunes recrues d’origine étrangère, n’entretenant aucun lien avec le passé de la Compagnie et ignorant jusqu’à l’existence du Khatovar, remplaçaient les vétérans. Doj a paru faire écho à mes pensées. « Les bandes d’Étrangleurs ne sont que de pâles copies des Compagnies franches originelles. La Compagnie noire en a conservé le nom et certains souvenirs, mais sa philosophie s’est nettement plus écartée de ses origines que celle des Félons. Votre bande ignore désormais ses véritables antécédents, et c’est délibérément qu’on l’a maintenue dans cette ignorance, avant tout par le biais des manœuvres de la déesse Kina, mais aussi, de façon moins prononcée, par d’autres personnes qui ne souhaitaient pas voir votre Compagnie redevenir ce qu’elle avait été jadis. » J’ai attendu. Il n’a pas avancé d’explication. Doj peut se montrer très pénible à cet égard. Mais il a fait en revanche ce qui, à mon avis, devait encore plus lui peser. Il m’a avoué toute la vérité sur son peuple. « Les Nyueng Bao sont les descendants pratiquement non métissés des membres d’une Compagnie franche. Qui a préféré ne pas rebrousser chemin. — Mais la Compagnie noire est censément la seule de cette espèce. Les annales disent… — Elles vous disent ce que savaient ceux qui les ont écrites, sans plus. Mes ancêtres sont arrivés ici après que la Compagnie noire a terminé de dévaster le pays pour remonter vers le Nord, perdant déjà sa mission divine de vue. Désertant à sa façon, pourrait-on dire, par pure ignorance de ce qu’elle signifiait. À l’époque, elle avait déjà connu trois générations et n’avait pris aucune disposition pour préserver la pureté de son sang. Elle n’avait livré qu’une seule guerre, la première qu’aient consignée tes annalistes, pour en sortir à peu près anéantie. C’est apparemment son destin inéluctable : se retrouver réduite à une poignée d’hommes avant de se reconstituer. Éternellement. En perdant à chaque fois un vaste pan d’elle-même. — Et quel est le destin de la vôtre ? » Il s’était bien gardé de me dire son nom, avais-je remarqué. Peu importait, au demeurant. Aucun nom ne m’aurait renseignée. « De s’enfoncer elle aussi de plus en plus profondément dans l’ignorance. Je connais la vérité, moi. Les secrets et les traditions. Mais je suis le dernier. À la différence des autres Compagnies, nous avions embarqué nos familles. Nous étions une tentative de dernière minute. Nous avions bien trop à perdre. Nous avons déserté. Nous sommes allés nous cacher dans les marais. Mais nous avons réussi à préserver la pureté de notre lignée. Ou presque. — Et les pèlerinages ? Les anciens qui sont morts à Jaicur ? Hong Tray ? Et le grand, le noir, le terrible secret des Nyueng Bao qui préoccupe tant Sahra ? — Les Nyueng Bao ont un tas de noirs secrets. Comme toutes les Compagnies franches. Nous étions les instruments des Ténèbres. Les soldats des Ténèbres. Les guerriers d’os chargés d’ouvrir la voie à Kina. Les soldats de pierre qui guerroyaient en briguant l’honneur d’avoir leur nom gravé en lettres d’or, pour l’éternité, dans la pierre scintillante. Nous avons failli parce que la foi de nos ancêtres était imparfaite. Chaque Compagnie comptait des hommes trop veules pour provoquer l’Année des Crânes. — Les anciens ? — Ky Dam et Hong Tray. Ky Dam était le dernier capitaine élu des Nyueng Bao. Nul n’a pu le remplacer. Hong Tray était une sorcière affligée du noir don de prophétie. Notre dernier grand-prêtre. Prêtresse. — Du noir don de prophétie ? — Elle n’a jamais rien pressenti de bénéfique. » J’ai subodoré qu’il ne tenait pas à aborder ce sujet. Je me suis rappelé que l’ultime prophétie de Hong Tray impliquait Murgen et Sahra (authentique camouflet à tout Nyueng Bao orthodoxe) et ne s’était sans doute pas encore complètement réalisée. « Le grand péché des Nyueng Bao ? — C’est sûrement Sahra qui t’aura inspiré cette idée. Et, comme tous ceux qui sont nés après la venue des Maîtres d’Ombres, elle s’imagine que c’est précisément ce “péché” qui a poussé les Nyueng Bao à se réfugier dans les marais. Une croyance erronée. Cette fuite était une simple question de survie. Le véritable péché mortel n’entrait pas encore en ligne de compte, car il a été commis de mon vivant. » Sa voix s’est tendue. L’affaire soulevait en lui de tumultueuses émotions. J’ai patienté. « J’étais encore un petit garçon faisant ses premiers pas sur la Voie de l’épée quand l’étranger est arrivé. C’était un homme mûr d’assez belle prestance, du nom d’Ashutosh Yaksha. Dans la forme la plus archaïque de la langue, Ashutosh signifie quelque chose comme “Désespoir des méchants”. Yaksha a pratiquement le même sens qu’en taglien moderne : “Esprit bénéfique.” En raison de sa peau blanche, les gens étaient tout disposés à le prendre pour un être surnaturel. Une peau d’un blanc très pâle, plus claire encore que celle de Gobelin ou de Saule Cygne, qui prend parfois le soleil. Mais ce n’était pas un albinos. Ses yeux étaient normaux et ses cheveux moins blonds que ceux de Cygne. En somme, aux yeux de presque tous les Nyueng Bao, c’était une créature magique. Il parlait curieusement la langue, mais il la parlait. Il a déclaré qu’il souhaitait étudier au temple de Vinh Gao Ghang, dont la notoriété était parvenue jusqu’à lui. » Lorsqu’on le pressait de questions sur ses origines, il répondait qu’il arrivait du “Pays des Ombres inconnues, à l’aplomb des étoiles du Collet”. — Il prétendait sortir de la pierre scintillante ? — Pas tout à fait. Ça n’a jamais été très clair. De là ou d’au-delà. Nul ne l’a vraiment poussé dans ses derniers retranchements. Pas même Ky Dam ni Hong Tray, bien qu’il les troublât. Nous avons très vite découvert qu’Ashutosh était un puissant sorcier. À l’époque, nombre d’anciens connaissaient encore les origines des Nyueng Bao. On craignait qu’il ne nous eût été envoyé pour nous ramener de force. Croyance qui, au final, se révéla erronée. Pendant très longtemps, Ashutosh donna l’impression de n’être que ce qu’il prétendait : un érudit désireux de s’imprégner de toute la sagesse accumulée au temple de Ghanghesha. Lieu saint depuis que les Nyueng Bao s’étaient réfugiés dans les marais. — Mais il y avait un os, pas vrai ? C’était malgré tout un méchant ? — Effectivement. De fait, Ashutosh était l’homme qu’on a connu plus tard sous le nom de Tisse-Ombre. Très jeune, il avait eu vent de certaines rumeurs selon lesquelles toutes les Compagnies franches ne seraient pas retournées au Khatovar. Il en avait déduit, alors que nul autre ne s’en doutait, que chaque Compagnie encore en exil devait posséder un talisman permettant d’ouvrir et de fermer la Porte d’Ombre. Un homme assez ambitieux pouvait donc s’en servir pour recruter des rakshasas, qu’il chargerait ensuite d’exécuter les basses besognes à sa place. Entre les mains de celui qui n’a aucun scrupule à y recourir, le pouvoir de tuer devient le pouvoir tout court. — Donc cet Ashutosh Yaksha a trouvé la Clé ? — Il s’est seulement assuré de son existence. Il a sournoisement gagné la confiance des grands-prêtres. Un beau jour, l’un d’eux a laissé échapper un indice. Peu après, Ashutosh annonçait qu’il avait reçu des nouvelles de son professeur, mentor et père spirituel, Maricha Manthara Dhumraksha. Impressionné par les rapports qu’il lui avait adressés sur le temple, Dhumraksha avait décidé de lui rendre visite. Il s’avéra qu’il s’agissait d’un homme de très haute taille, incroyablement décharné, portant toujours un morion en raison de son visage contre fait. — Et vous avez entendu ce nom… Maricha Manthara Dhumraksha… sans que ça vous mette la puce à l’oreille ? » Je distinguais mal Doj dans l’obscurité, mais j’aurais juré qu’il s’était renfrogné. « J’étais encore un enfant en bas âge. — Et les Nyueng Bao ne s’intéressent qu’à eux. Oui. Je ne suis qu’une Vehdna, oncle, mais je sais malgré tout que Manthara et Dhumraksha sont les noms de démons gunnis légendaires. Vivre avec des sous-hommes ne vous empêche nullement d’ouvrir les oreilles. Au moins avez-vous quelques lueurs quand un vilain sorcier jengali vous casse les pieds. — Il parlait d’or, ce Dhumraksha, grogna Doj. En apprenant qu’un groupe de dirigeants entreprenait toutes les décennies, selon la coutume, un pèlerinage dans le Sud… — Il s’est invité de son propre chef et a réussi par la ruse à circonvenir quelqu’un qui lui a permis d’examiner la Clé. — Presque. Mais pas tout à fait. Oui. Tu as mis dans le mille. Le pèlerinage est arrivé au pied de la Porte d’Ombre. Les pèlerins pouvaient s’y attarder jusqu’à dix jours dans l’attente d’un signe. Je ne pense pas que quiconque ait encore su ce qu’elle représentait. Mais il fallait respecter la tradition. Les pèlerins, toutefois, n’emportaient pas la Clé elle-même mais une réplique chargée de quelques sortilèges simples destinés à abuser tout voleur un peu inattentif. La vraie restait au pays. Les anciens n’espéraient pas réellement recevoir un signe de l’autre côté. — Ombrelongue s’est précipité là-bas. — En effet. À leur arrivée à la Porte d’Ombre, les pèlerins y ont découvert qu’Ashutosh Yaksha et une demi-douzaine d’autres sorciers les y attendaient déjà. Dont plusieurs fugitifs échappés du royaume septentrional des Ténèbres, où la Compagnie noire était en activité. Dès que Dhumraksha a utilisé la fausse clé, sa clique s’est aperçue qu’elle était attaquée par des êtres provenant de l’autre côté de la Porte. Le temps de la refermer à l’aide du véritable nom d’Ombrelongue, trois des aspirants Maîtres d’Ombres avaient péri. Celui qu’on appelle le Hurleur s’est enfui, gravement blessé. Les rescapés sont bientôt devenus les infâmes et monstrueux conquérants que tes frères ont découverts sur place à leur arrivée. Et ce même désastre a provoqué le réveil de la Mère de la Nuit, qui a recommencé à conspirer pour l’avènement de son Année des Crânes. — Tel serait donc le grand péché des Nyueng Bao ? S’être laissé duper par des sorciers ? — À l’époque, les contacts entre les marais et le monde extérieur étaient très réduits. La famille de Banh Do Trang se chargeait de toutes les relations commerciales et, une fois l’an, une poignée d’anciens faisaient le voyage jusqu’à la Porte d’Ombre. Des ascètes gunnis s’enfonçaient parfois dans le marais, à peu près à la même fréquence, dans l’espoir de purifier leur âme. Ces ermites devaient être cinglés, ou ils n’y seraient jamais entrés. On les tolérait toujours. Et Ghanghesha y a élu domicile. — Où les Mille Voix interviennent-elles ? — Elles ont appris l’histoire de la bouche du Hurleur, à peu près à l’époque où nous étions piégés dans Dejagore. Ou quelque temps plus tard. Volesprit s’est rendue au temple peu après notre retour, alors que les meilleurs d’entre nous étaient épuisés et que tous nos anciens étaient morts, dont notre capitaine, notre porte-parole et la sorcière Hong Tray. Je restais le dernier à savoir toute l’histoire… même si Gota et Thai Dei en connaissaient quelques rudiments et Sahra des bribes, dans la mesure où ils appartenaient à la famille de Ky Dam et Hong Tray. Les Mille Voix sont entrées dans le temple pendant une de mes absences. Elles ont utilisé leur pouvoir pour intimider et torturer les prêtres jusqu’à ce qu’ils lui remettent l’objet mystérieux qu’on avait confié à leur garde des siècles plus tôt. Ils ne savaient même plus ce que c’était. On ne peut guère les en blâmer, mais je ne peux pas m’empêcher de leur en vouloir. Et maintenant c’est toi qui les détiens. Tous les secrets des Nyueng Bao. » J’en doutais. « M’étonnerait. Mais c’est déjà une base de travail. Comptez-vous coopérer ? Si nous parvenons à obtenir de Narayan Singh qu’il nous révèle ce qu’il a fait de la Clé ? — À condition que tu me promettes de ne jamais divulguer ce que je viens de te dire. — Je le jure sur les annales. » Ça me semblait un peu trop facile. « Je n’en dirai rien à âme qui vive. » Mais je n’ai pas promis de ne pas l’écrire. Pas moyen de lui extorquer un serment. Un de ces quatre, néanmoins, il devrait affronter le dilemme où s’était déjà abîmée la Radisha, quand elle avait su avec certitude que la Compagnie remplirait ses obligations et qu’il était temps pour elle de tenir ses propres promesses. Oncle Doj n’aurait pas arraché les siens à la pierre scintillante que toute sa belle loyauté s’envolerait en fumée. On en viendrait aisément à bout le moment venu, me suis-je persuadée. « Je dois toujours aller travailler demain, lui ai-je déclaré. Et il est encore plus tard qu’il y a une heure. » Il s’est levé, visiblement soulagé de n’avoir eu à répondre qu’à quelques questions. Un certain nombre me brûlaient pourtant les lèvres : pourquoi les Nyueng Bao, par exemple, avaient-ils pris plus fréquemment – et en s’entourant de surcroît de femmes et d’enfants – le risque d’un pèlerinage à la Porte d’Ombre alors que les Maîtres d’Ombres étaient au pouvoir ? Je le lui ai donc demandé en marchant. « Les Maîtres d’Ombres nous y autorisaient, m’a-t-il répondu. Ça confortait leur sentiment de supériorité. Et ça nous permettait de leur faire croire que nous avions perdu la vraie Clé et que nous continuions de la chercher. Les nôtres eux-mêmes le croyaient. Seuls Ky Dam et Hong Tray connaissaient la vérité. Les Maîtres d’Ombres espéraient que nous la trouverions pour eux. — Les Mille Voix s’en sont chargées. — Oui. Leurs corbeaux allaient partout et entendaient tout. — Et, à l’époque, elle avait un très sournois petit démon à sa botte. » J’ai continué de le harceler pendant tout le trajet de retour jusqu’à l’entrepôt, m’efforçant habilement de l’inciter à me révéler ses derniers secrets pour colorier davantage de territoires vierges sur la carte. Je ne l’ai pas abusé une seconde. Avant de me traîner jusqu’à mon lit, je suis allée rendre une brève et dernière visite à Sahra, Gobelin et Murgen. « Vous avez tout compris ? — Le plus clair, a fait Murgen. Ce vieil esclave fourbu a encore exécuté d’autres viles besognes. — Vous croyez qu’il m’a dit la vérité ? — En gros, a laissé tomber Sahra. Je n’ai relevé aucun mensonge flagrant, mais je ne pense pas qu’il t’ait tout dit. — Bien sûr que non. Il reste un Nyueng Bao dans l’âme, de la pointe des cheveux au petit bout de ses orteils racornis. Et un sorcier, qui plus est. — Un corbeau blanc vous a suivis, a déclaré Gobelin avant que Sahra n’ait eu le temps de s’offusquer. — Je l’ai vu. Je l’ai pris pour Murgen. — Ce n’était pas Murgen, a rectifié ce dernier. J’étais là, désincarné. Tout comme maintenant. — C’était quoi, alors ? Et qui, surtout ? — Je n’en sais rien », a-t-il protesté. Je ne l’ai pas entièrement cru. Mon flair me trompait peut-être, mais j’aurais juré qu’il nourrissait de sévères soupçons. 33 Maître Santaraksita n’attendit même pas que nous fussions seuls et hors de portée d’ouïe pour m’aborder. « Tes états de service commencent à s’en ressentir, Dorabee. Voilà deux jours, tu es arrivé en retard. Hier, tu ne t’es même pas montré. Et tu ne m’as pas l’air franchement frais et dispos ce matin. » Je ne l’étais pas. Avec tout autre que lui, j’aurais sans doute réagi avec acrimonie. En l’occurrence, c’est à peine si j’ai remarqué que le ton de ses paroles ne s’harmonisait pas avec leur teneur. Il m’a semblé que mon retour lui ôtait un poids et j’ai même cru sentir qu’il avait craint de ne pas me voir revenir. « J’avais la fièvre. Pas moyen de tenir debout plus de trois minutes d’affilée. J’ai bien essayé de venir, mais j’étais dans un tel état de faiblesse que je me suis égaré et que j’ai fini par me résigner à rentrer. — Est-ce bien sage de venir aujourd’hui ? » Brusque revirement teinté d’une inquiétude exagérée. « Je me sens un peu plus valide ce matin. Et j’ai du pain sur la planche. Je tiens vraiment à conserver cet emploi, sri. Aucun autre ne me permettrait d’approcher d’aussi près une telle somme de savoir. — Où habites-tu, Dorabee ? » J’avais déjà pris mon balai. Il me filait le train. Des yeux nous observaient, pétillant parfois d’une lueur entendue, comme si ce n’était pas la première fois qu’ils voyaient Santaraksita poursuivre un jeune homme de ses assiduités. Sachant qu’il avait déjà tenté de me suivre jusque chez moi, j’avais une réponse toute prête à sa dernière question. « Je partage avec plusieurs amis soldats une petite chambre sur les quais, dans le quartier de Sirada. » Situation assez banale à Taglios, où l’on comptait pratiquement deux fois plus d’hommes que de femmes, tant les premiers avaient quitté en grand nombre les Territoires dans l’espoir de faire fortune en ville. « Pourquoi n’es-tu pas rentré chez toi à ta libération, Dorabee ? » Oh-ho. « Sri ? — Ta mère, tes frères et sœurs et leurs épouses et époux vivent toujours là où tu as vécu enfant. Ils te croient mort. » Oh, flûte ! Il était donc allé les trouver ? Quel fouineur ! « Je ne m’entends pas avec eux, sri. » Mensonge éhonté de la part de Dorabee Dey Banerjae. Celui que j’avais connu était très proche des siens. « Au retour des guerres de Kiaulune, j’avais si horriblement changé qu’ils ne m’auraient jamais reconnu. Si j’étais rentré à la maison, ils n’auraient pas tardé à découvrir sur mon compte des faits qui les auraient obligés à me désavouer. J’ai préféré leur laisser croire que Dorabee était mort. Le garçon dont ils se souvenaient n’existait plus. » J’espérais qu’il interpréterait ces paroles conformément à ses souhaits personnels. Il a mordu à l’hameçon. « Je vois. — Je vous remercie de votre sollicitude, sri. Si vous voulez bien m’excuser… » Je me suis mise au travail. Je travaillais avec diligence, absorbée dans mes pensées. Pour parvenir à mes fins, j’étais quasiment contrainte de me laisser suborner. Je n’avais aucune expérience de ces choses, ni d’un point de vue ni de l’autre. Mais les anciens me disent intelligente et, au bout d’un moment, j’ai fini par entrevoir un moyen d’infléchir dans mon sens le cours des événements sans pour autant inciter Surendranath Santaraksita à se mettre dans une position plus compromettante – tant sur le plan moral qu’affectif – que celle où il s’était déjà fourré en me filant jusque chez moi, m’obligeant par le fait à envoyer Tobo lui porter secours. Détail qu’il ignorait évidemment. J’ai été victime d’une brève faiblesse en milieu de matinée, si bien le vieux Baladitya a eu l’occasion, en me témoignant sa sollicitude, de rembourser la petite dette qu’il avait contractée envers moi. Le temps que maître Santaraksita invente une excuse plausible pour m’approcher de nouveau, j’étais déjà rétablie et à pied d’œuvre. Quelques heures plus tard, je me suis forcée à rendre mon déjeuner avant de nettoyer les dégâts avec ostentation. Des vertiges m’ont encore prise un peu plus tard. Dont le tout dernier après le départ de la majeure partie des bibliothécaires et copistes, en dépit des averses qui menaçaient de nouveau. La tempête de l’après-midi avait été moins violente qu’à l’ordinaire. Les Tagliens y voient souvent un mauvais présage. Santaraksita a rempli son rôle à la perfection. Il se trouvait à mes côtés avant même que mon tournis ne se dissipe. « Tu devrais rentrer maintenant, Dorabee, m’a-t-il conseillé d’une voix fébrile. Tu as abattu plus que ton quota journalier d’heures de travail. Tu finiras demain. Je vais t’accompagner pour m’assurer que tu vas bien. » Une récidive a menacé alors que je m’apprêtais à protester de l’inutilité de la démarche, de sorte que j’ai répondu : « Merci, sri. Votre générosité ne connaît pas de limites. Mais Baladitya ? » Le petit-fils du vieux copiste lui avait encore fait faux bond. « Il habite pratiquement sur la route. Nous le ramènerons d’abord. » J’ai tenté de réfléchir à une petite comédie, geste ou parole affectée qui conforterait Santaraksita dans son fantasme, mais rien ne m’est venu. C’était d’ailleurs bien inutile. Il était décidé à s’enferrer lui-même. Tout cela parce que je savais lire. Saugrenu. Arpenteur-du-Fleuve traînait justement devant la bibliothèque quand nous en sommes sortis, maître Santaraksita, Baladitya et moi-même. Je lui ai adressé un petit signe discret pour lui faire comprendre que nous allions pouvoir opérer. En cours de route, d’autres gestes lui apprirent que le vieillard devait lui aussi être emballé, dès que Santaraksita et moi l’aurions quitté. C’était un témoin qui risquait de déclarer avoir vu le bibliothécaire en chef pour la dernière fois en ma compagnie. En outre il pouvait nous être utile. Non loin de l’entrepôt, j’ai encore été victime d’un léger accès. Santaraksita a passé le bras autour de ma taille pour me soutenir. Je me suis enfouie un peu plus profondément dans ma retraite intime et j’ai continué à jouer le jeu. Nous étions dès lors entourés, à distance respectueuse, par des frères de la Compagnie. « Tout droit », ai-je précisé à Santaraksita que le réseau extérieur de sortilèges commençait à désorienter. « Tenez-moi la main. » Quelques instants plus tard, un coup délicat à la base du crâne du bibliothécaire en chef me permettait enfin de sortir de ce rôle embarrassant. « On me connaît sous le nom de Roupille. Je suis l’annaliste de la Compagnie noire. Je vous ai conduit jusqu’ici pour m’aider à traduire certains matériaux rédigés de la main de mes prédécesseurs. » Santaraksita s’est mis à pousser les hauts cris. Kendo a plaqué la main sur sa bouche et son nez, lui coupant la respiration. Au bout de plusieurs manœuvres de ce genre, même un membre de la haute caste des prêtres parvient à établir une corrélation entre le silence et l’aptitude à respirer librement. « Nous jouissons d’une réputation assez féroce, sri, ai-je continué. Et elle est largement méritée. Non, je ne suis pas Dorabee Dey Banerjae. Dorabee est mort pendant les guerres de Kiaulune. Il combattait dans notre camp. — Que me voulez-vous ? » D’une voix chevrotante. « Comme je viens de vous l’expliquer, nous devons traduire de très vieux livres. Tobo, apporte-les sur mon établi. » Le garçon s’éloigna non sans maugréer : c’était toujours lui qui devait tout aller chercher. Maître Santaraksita découvrit avec effarement que certains des volumes que je souhaitais traduire avaient été pillés dans sa réserve interdite. De fait, son visage a même perdu ses couleurs quand je lui ai montré ce que je croyais être la plus ancienne des annales, en ajoutant : « On va commencer par celui-là. — Je suis abasourdi, Dorabee… Désolé, jeune homme. Roupille, c’est bien ça ? — Ouaf ! a beuglé Qu’un-Œil qui venait tout juste d’apparaître. N’auriez-vous donc jamais flairé le mauvais arbre ? Mon petit trésor de Roupille, ici présente, est une fille. » Je me suis fendue d’un petit sourire narquois. « Zut ! C’est reparti, sri. Il va falloir vous fourrer dans le crâne que même une femme peut savoir lire. Ah ! Voilà Baladitya. Vous travaillerez avec lui. Merci, Arpenteur. Tu n’as rencontré aucun problème ? » Santaraksita s’est remis à ruer dans les brancards. « Je ne… » Kendo l’a de nouveau réduit au silence. « Vous allez vous coller à ces traductions sans épargner vos efforts, sri. Sinon, nous ne vous nourrirons pas. Nous ne sommes pas le bhadrhalok. Il y a beau temps que nous avons cessé de bavasser. Nous agissons. Pour votre malheur, vous vous êtes empêtré dans nos filets. » Sahra s’est pointée. Trempée jusqu’aux os. « Il pleut encore. Je constate que tu as sorti ton poisson de l’eau. » Elle s’est effondrée dans un fauteuil et a scruté Surendranath Santaraksita. « Je suis vannée. Mes nerfs ont été éprouvés toute la journée. La Protectrice est rentrée des marais à midi. Elle était d’une humeur franchement exécrable. Elle s’est chamaillée avec la Radisha sous nos yeux. — La Radisha lui a tenu tête ? — En effet. Elle est à bout de nerfs. Un nouveau disciple du Bhodi s’est pointé ce matin, mais les Gris l’ont empêché de s’immoler. Là-dessus, la Protectrice lui a annoncé qu’elle nous confisquerait dorénavant la nuit en lâchant ses ombres. C’est là que la Radisha s’est mise à vociférer. » Ce qu’impliquaient les révélations de Sahra laissait Santaraksita à ce point désemparé que je n’ai pu me retenir d’éclater de rire. « Non, s’est-il obstiné. Ce n’est pas drôle. » Puis nous nous sommes aperçus qu’il ne s’inquiétait pas vraiment des ombres. « La Protectrice me taillera les oreilles en pointe. Sinon pire. Ces livres n’auraient jamais dû se trouver dans la bibliothèque. J’aurais dû les détruire depuis des siècles, mais je suis incapable d’infliger un tel sort à un livre. Ensuite ils me sont sortis de l’esprit. J’aurais dû les mettre sous clé. — Pourquoi ? » a aboyé Sahra. Sa question est restée sans réponse. « Tu as progressé ? lui ai-je demandé. — Je n’ai pas eu l’occasion d’arracher des pages. Je ne suis même pas entrée dans la suite de la Radisha. J’ai surpris sa conversation avec Volesprit. Et j’ai encore appris autre chose. — Quoi donc ? — Que le Purohita et tous les hiérarques du Conseil privé quitteront le Palais demain pour assister à une assemblée des grands-prêtres destinée à préparer le Druga Pavi de cette année. » Le Druga Pavi est la plus importante fête annuelle gunnie de l’année taglienne. Taglios, en raison de ses nombreux cultes et innombrables minorités, se glorifie presque chaque jour d’une fête, mais le Druga Pavi surpasse toutes les autres. « Mais cette fête ne tombe qu’à la fin de la saison des pluies. » Cette information me laissait sur une curieuse impression. « Ça m’a semblé de mauvais augure à moi aussi, a reconnu Sahra. — Arpenteur, escorte le maître et le copiste dans leurs quartiers et veille à ce qu’ils soient aussi confortablement installés que possible. Demande à Gobelin de leur appliquer des sortilèges d’étouffement et assure-toi qu’ils aient bien compris leur fonctionnement. As-tu eu vent de ce renseignement avant ou après le retour de Volesprit de sa campagne de terreur dans les marais ? ai-je demandé à Sahra. — Après, bien sûr. — Évidemment. Elle soupçonne quelque chose. Kendo, dès qu’il fera jour demain, je veux que tu files au Kernmi What. Tâche d’en apprendre le plus que tu pourras sur cette assemblée sans pour autant trahir ton intérêt. Si tu constates la présence de nombreux Gris ou Shadars dans les parages, n’insiste pas. Reviens ici avec ce que tu auras découvert. — Tu crois vraiment l’occasion propice ? s’est enquise Sahra. — Elle le restera tant qu’ils seront hors du Palais, pas vrai ? — On ferait peut-être mieux de les tuer et de placer des pastilles sur leurs cadavres. Volesprit piquerait une rage folle. — Minute. Une idée me vient. Sans doute m’a-t-elle été soufflée par al-Shiel. » J’ai agité un doigt en l’air comme pour battre le tempo. « Oui. C’est ça. Il faut espérer que la Protectrice tente de tendre un piège au Purohita. » Je me suis expliquée. « Parfait, s’est exclamé Sahra. Mais, pour que ça marche, il faudrait que Tobo et toi entriez avec moi au Palais. — Et ça m’est impossible. Pas question de ne pas me présenter à mon travail le jour de la disparition de maître Santaraksita. Convoque Murgen. Demande-lui s’il a traîné aujourd’hui dans les environs du Palais. Tâche de découvrir s’il s’agit d’un traquenard et, si c’est le cas, son emplacement. Si Volesprit s’absente, vous pourrez peut-être y suffire, Tobo et toi. — Je ne voudrais pas rabaisser ton génie, Roupille, mais j’ai mûrement réfléchi à cette affaire. Pendant des années, par intermittence. C’est en partie parce que cette opération est envisageable que j’essaie sans cesse de me rapprocher le plus possible du centre de décision. Pour tout dire, elle ne peut être menée à bien par moins de trois personnes. J’ai besoin de Shiki et j’ai aussi besoin de Sawa. — Laisse-moi réfléchir. » Pendant que je ruminais, Sahra a réussi à capter l’attention de Murgen. Il semblait désormais plus attentif, tout comme il donnait l’impression de s’intéresser davantage au monde extérieur, surtout si son fils et son épouse étaient concernés. Il commençait peut-être à comprendre. « Je sais, Sahra ! Nous pouvons demander à Gobelin de jouer le rôle de Sawa. — Pas mèche, bordel ! » a fulminé Gobelin. Il l’a répété quatre ou cinq fois en autant de langues différentes, au cas où nous n’aurions pas pigé. « Qu’est-ce qui te prend, femme ? — Tu es de ma taille. Il suffira de te frotter un peu le visage et les mains de noix de bétel, de te faire endosser la tenue de Sawa et de demander à Sahra de te coudre hermétiquement les lèvres pour que tu ne te mettes pas à beugler dès que l’envie t’en prendra, et l’on n’y verra que du feu. À condition que tu gardes les yeux baissés. La principale activité de Sawa. — C’est peut-être la solution, a dit Sahra en ignorant les protestations ininterrompues du petit sorcier. En fait, plus j’y réfléchis, plus ça me plaît. Et, sans vouloir te manquer de respect, Gobelin nous serait nettement plus utile que toi en cas de coup dur. — Je sais. C’est donc décidé. Et je vais pouvoir continuer à jouer le rôle de Dorabee Dey. Merveilleux, non ? — Les femmes ! a grommelé Gobelin. Infréquentables, mais pas moyen de s’en débarrasser. — Tu ferais bien de demander tout de suite à Roupille de t’enseigner les tics de Sawa, lui a conseillé Sahra avant de se tourner vers moi. Il y a beaucoup de besogne pour elle là-bas. Et Narita tient énormément à la reprendre. Tobo, tu as besoin de te reposer. Nul n’a encore fait le rapprochement entre Gokhale et toi, mais tu dois néanmoins rester vigilant. — Je n’aime vraiment pas aller là-bas, m’man. — Tu crois que ça me plaît ? Nous devons tous… — Oui. Je crois que tu aimes ça. Et que tu continues à t’y rendre parce que le danger t’excite. Que tu supporterais très mal d’arrêter de prendre des risques. Quand ça arrivera, à mon avis, il faudra te surveiller de très près pour t’empêcher de prendre des initiatives qui risqueraient de nous entraîner avec toi dans la mort. » Voilà un gamin qui avait beaucoup réfléchi. Peut-être avec l’aide d’un ou deux de ses oncles. Mais, à mon avis, il n’était pas loin de toucher la vérité du doigt. 34 Je me suis assise sur une chaise face à la cage de Narayan Singh. Il était réveillé, mais il a feint d’ignorer ma présence. « La Fille de la Nuit vit encore, lui ai-je appris. — Je sais. — Tu le sais ? Comment ? — Je sais que vous ne lui avez pas fait de mal. — Alors tu dois savoir ceci : elle ne restera pas éternellement saine et sauve. Elle n’est encore indemne que parce que nous souhaitons ta collaboration. Si nous ne l’obtenons pas, nous n’aurons plus aucune raison de continuer à la nourrir. Toi non plus, d’ailleurs. Mais j’ai l’intention de respecter ma promesse. Je prendrai soin de toi. Parce qu’avant de t’autoriser à mourir je tiens à te faire assister à l’anéantissement de tout ce qui possède quelque valeur à tes yeux. Ce qui me rappelle qu’Aridatha n’aurait pu être des nôtres aujourd’hui. Son capitaine craignait des troubles. Un autre disciple du Bhodi comptait s’immoler. Nous devrons donc patienter jusqu’à demain soir. » Narayan a poussé une espèce de gémissement étouffé. Il refusait d’admettre mon existence, car l’existence en général et la mienne en particulier le rendaient très malheureux. Ce qui faisait ma joie, bien que je n’eusse aucune dent contre lui personnellement. Mon inimitié, très salubre et d’ordre quasiment institutionnel, trouvait surtout sa source dans les sévices qu’il avait infligés à mes frères blessés ou emprisonnés sous terre. « Peut-être devrais-tu demander conseil à Kina ? » lui ai-je suggéré. Le regard qu’il m’a jeté ! Narayan n’a aucun sens de l’humour ; il ne reconnaîtrait pas un sarcasme s’il jaillissait des buissons pour lui planter ses crochets dans la cheville. « En résumé, ai-je repris, j’ai épuisé mes réserves de patience. Il ne me reste plus beaucoup de temps. Nous chevauchons d’ores et déjà le tigre. Le grand crêpage de chignons ne tardera plus à se déclarer. » « Crêpage de chignon. » Expression argotique universellement utilisée par les hommes pour désigner une bagarre entre femmes. Tiens ? Je venais tout juste d’en prendre conscience : cette guerre n’était pratiquement menée que par des femmes. Sahra et moi. Volesprit et la Radisha. Kina et la Fille de la Nuit. Oncle Doj était aussi près d’en être un protagoniste de premier plan que tout autre homme impliqué. Tout comme Narayan, bien qu’il fût surtout l’ombre de la Fille de la Nuit. Bizarre. Bizarre. « Quand les tignasses commenceront à voler, Narayan, je n’aurai guère de temps à consacrer à ton amie. Mais j’entends assurément prendre soin de toi. » Je me suis préparée à partir. « Je ne peux pas faire ça. » Sa voix était presque inaudible. « Prends sur toi, Narayan. Si tu aimes cette fille. Si tu ne tiens pas à voir ta déesse repartir de zéro. » Il me semblait en avoir le pouvoir. En éliminant les personnes adéquates, je pouvais contraindre Kina à se rendormir pour un nouveau millénaire. Et je m’y résoudrais sans aucune hésitation si je ne parvenais pas à déterrer mes frères. J’ai trouvé Banh Do Trang en train de m’attendre dans le petit cagibi où je dormais et travaillais. Il n’avait pas l’air en très grande forme, ce qui n’avait rien de surprenant. Il n’était que de quelques années le cadet de Gobelin et ne disposait pas de ses ressources surnaturelles. « Puis-je quelque chose pour vous, oncle ? — J’ai cru comprendre que Doj t’avait narré l’histoire de notre peuple. » Il n’avait réussi à émettre qu’un chuchotement rauque. « Il m’a narré une histoire. Quand un Nyueng Bao partage un secret avec moi, tous les doutes ne sont pas forcément levés. — Hé ! Eh eh ! Tu es une jeune femme très intelligente, Roupille. Sans grandes illusions ni obsessions flagrantes. Je crois que Doj s’est montré aussi sincère envers toi qu’il pouvait se le permettre. Du moins s’il s’est montré sincère envers moi ensuite, quand il est venu me demander conseil. Je lui ai expliqué que nous entrions dans une ère nouvelle et il a fini par m’écouter. C’est précisément ce que Hong Tray voulait nous faire comprendre quand elle a choisi le jengal comme époux à Sahra. Nous sommes tous des enfants perdus. Nous devons nous donner la main. Cela aussi, Hong Tray tentait de nous le faire comprendre. — Elle aurait pu le dire. — C’était Hong Tray. Une voyante. Une voyante nyueng bao. Aurais-tu préféré qu’elle délivrât des rescrits péremptoires comme la Protectrice et la Radisha ? — Absolument. » Do Trang a gloussé. Puis il a paru s’assoupir. Que se passait-il ? « Oncle ? — Hein ? Oh ! Désolé, jeune dame. Écoute. Il me semble que nul n’y a fait allusion. Gota et moi sommes sans doute les seuls à l’avoir vu. Il y a un fantôme ici. Nous l’avons aperçu à plusieurs reprises au cours des deux dernières nuits. — Un fantôme ? » Murgen aurait-il tellement forci qu’on pouvait à présent le distinguer ? « Un être maléfique et glacé, Roupille. Quelque chose qui devrait se complaire à rôder autour des tombes éventrées ou à se faufiler en rampant à travers des monceaux d’ossements. Un peu comme l’enfant vampire dans sa cage à tigre. Tu devrais te montrer très prudente avec elle. Quant à moi, je crois que je ferais bien de retrouver mon lit. Avant de m’endormir sur place et de faire jaser tes amis. — S’ils doivent répandre des ragots à mon sujet, j’aimerais autant qu’ils m’accouplent à un autre. N’importe qui. — Un de ces jours, quand j’aurai recouvré ma jeunesse. Au prochain tour de la Roue. — Bonne nuit, oncle. » J’avais envisagé de lire un petit moment, mais j’ai sombré presque aussitôt dans le sommeil. Au cours de la nuit, j’ai découvert que le fantôme de Do Trang existait bel et bien. Je me suis réveillée, instantanément sur le qui-vive, et j’ai vu chatoyer à mes côtés une silhouette vaguement humaine qui manifestement m’observait. Le vieux monsieur m’en avait d’ailleurs fait une description très précise. Je me suis demandé s’il ne s’agissait pas de la Mort en personne. Elle a disparu dès qu’elle a senti mes yeux l’inspecter. Je suis restée étendue un moment à essayer de recoller les morceaux. Murgen ? Volesprit m’espionnant ? Un inconnu ? Ou bien ce que ça semblait être : la fille de la cage à tigre sortie pour une petite balade ectoplasmique ? J’ai bien essayé d’aboutir à une déduction logique, mais j’étais encore trop fatiguée pour persister. 35 Quelque chose clochait en ville. En dehors de son extraordinaire odeur de propreté. La pluie était tombée presque toute la nuit. Et en dehors encore de l’expression hébétée des gens des rues qui avaient survécu à la plus effroyable des nuits. Non. C’était une sensation qui vous coupait le souffle, et elle ne faisait que croître à l’approche de la bibliothèque. Peut-être une espèce de phénomène médiumnique. Je me suis arrêtée tout net. Le capitaine nous conseillait de nous fier à notre instinct. Si le mien flairait du louche, je devais m’accorder le temps d’en comprendre la raison. Je me suis lentement retournée. Pas de mendiants autour de moi. Mais ça se comprenait. On voyait des cadavres partout. Les rescapés, craignant que les Gris ne prennent de jour la relève des ombres, devaient encore se tapir dans l’abri qu’ils s’étaient trouvé. Mais les Gris brillaient eux aussi par leur absence. Et la cohue était moins dense qu’à l’ordinaire. La plupart des petits étals installés d’habitude par tout le quartier restaient invisibles. L’odeur de la peur était palpable. Les gens s’attendaient au pire. Le spectacle auquel ils avaient assisté les avait profondément perturbés. Mais quel spectacle ? C’était loin d’être évident. Quand j’ai interrogé un marchand assez téméraire pour pointer le museau dehors, il a royalement ignoré ma question pour tenter de me convaincre que je ne pouvais en aucun cas survivre une journée de plus sans un encensoir en cuivre martelé. Au bout d’un moment, j’ai fini par décider qu’il avait sans doute raison. J’ai encore fait halte pour converser avec un autre négociant en cuivres dont le stand se trouvait à portée de vue de la bibliothèque. « Où est passé tout le monde ce matin ? » lui ai-je demandé tout en examinant une espèce de théière à long bec sans réelle utilité. Le coup d’œil furtif que mon interlocuteur a jeté en direction de la bibliothèque m’a appris que ma prémonition n’était pas dénuée de fondement. Et ce qui l’avait tant terrifié devait s’être produit très récemment. Nul quartier de Taglios ne reste bien longtemps désert et silencieux. Je porte rarement de l’argent sur moi mais, ce matin, j’avais quelques pièces en poche. J’ai acheté la théière inutile. « Un présent pour ma femme. Parce qu’elle m’a enfin donné un fils. — Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ? m’a demandé le dinandier. — Non. Je suis de… Dejagore. » Il a opiné du bonnet comme si ça expliquait tout. « N’allez pas par là, Dejagorien, a-t-il murmuré quand j’ai repris mon chemin. — Ah ? — Ne vous pressez surtout pas. Faites un long crochet pour contourner ce bâtiment. » J’ai scruté la bibliothèque des yeux sans rien voir d’anormal. Tout semblait parfaitement en ordre, sauf que quelques hommes travaillaient dans le jardin. « Oh. » J’ai continué d’avancer jusqu’à enquiller dans la première ruelle. Pourquoi y avait-il des jardiniers sur place ? Seul le bibliothécaire en chef était habilité à les convoquer. J’ai vu quelque chose tournoyer au-dessus du bâtiment. Ça s’est laissé dériver jusqu’au portail en fer forgé, où ça s’est posé juste à l’aplomb de la tête d’Adoo. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un pigeon isolé puis, quand il a replié ses ailes, j’ai reconnu un corbeau blanc. Et un corbeau encore plus vigilant qu’Adoo. Mais Adoo a l’habitude de se poster à l’intérieur du portail. Encore un présage. Le corbeau blanc m’a fixée. Et m’a fait un clin d’œil. À moins qu’il n’ait simplement battu des paupières ; mais j’ai préféré y voir un signe de connivence et de camaraderie entre conspirateurs. Il s’est perché sur l’épaule d’Adoo. De stupéfaction, le portier a failli jaillir de ses sandales. L’oiseau a manifestement prononcé quelques mots. Adoo a encore sauté en l’air puis tenté de l’attraper. N’y parvenant pas, il s’est engouffré dans la bibliothèque. Quelques instants plus tard, des Shadars déguisés en bibliothécaires ou en copistes en surgissaient pour tenter d’abattre le corbeau à coups de pierres. L’oiseau a décampé sans demander son reste. J’ai suivi son exemple, mais en empruntant une autre direction. Mes sens n’avaient pas été aussi aiguisés depuis des années. Que se passait-il ? Que fabriquaient-ils là ? De toute évidence, ils faisaient le mort et guettaient quelqu’un. Moi ? Qui d’autre ? Mais pourquoi ? Qu’avais-je bien pu faire pour me trahir ? Rien, peut-être. Mais ne pas me présenter pour répondre à un interrogatoire constituait sans doute en soi un aveu de culpabilité. Toujours est-il que je n’étais pas assez folle pour essayer de m’introduire au flan dans la place rien que pour vérifier ce qu’y tramaient les Gris. Le lait était renversé. Trop tard pour y remédier. Mais en songeant à ce volume des anciennes annales que je n’avais pas encore repéré ni subtilisé, j’en avais les larmes aux yeux. Tout le long du trajet de retour, j’ai tenté de comprendre ce qui avait bien pu déclencher l’intervention des Gris. La disparition de Surendranath Santaraksita était encore trop récente pour susciter un intérêt officiel. D’ailleurs, il lui arrivait parfois d’arriver beaucoup plus tard à son travail. J’ai renoncé avant de me griller les méninges. Murgen pourrait toujours fourrer son nez là-dedans. Rien qu’en tendant l’oreille, il dénicherait peut-être la réponse. 36 Ce à quoi il s’employait déjà au demeurant, bien qu’il fît jour. Il s’inquiétait pour Sahra et Tobo. Et peut-être aussi un peu pour Gobelin. J’ai trouvé Qu’un-Œil, attentif en dépit de sa gueule de bois, installé à la table où reposait la boîte à brume. Mère Gota et l’oncle Doj étaient tout aussi présents et concentrés. Ce dont j’ai déduit que Sahra était bien décidée à tenter sur-le-champ notre coup le plus audacieux. À mon grand étonnement, Qu’un-Œil s’est précipité – en traînant poussivement les patins, devrais-je dire – à ma rencontre pour me tapoter l’épaule. « On a appris ton retour, greluchonne. On avait peur qu’ils ne t’aient embarquée. À en chier dans nos braies. — Hein ? — Murgen nous a prévenus d’un traquenard. Il a entendu quelques galonnés des Gris en parler alors qu’il cherchait à savoir ce que magouillait Sahra. Cette vieille salope de Volesprit t’attendait au tournant. Enfin, pas toi personnellement, mais celui qui pique des bouquins qui, déjà, n’avaient rien à faire là. — Je suis complètement paumée, vieil homme. Tâche de commencer par un bout où je pourrais retrouver un ou deux repères. — Quelqu’un vous a suivis hier, ton fiancé et toi. Quelqu’un qui se méfiait plus de lui que de toi. De toute évidence un espion à temps partiel de la Protectrice. » Nous savions qu’elle employait des indicateurs rétribués à la tâche. Nous nous efforcions de ne pas prêter le flanc à leurs agissements. « Et, tout aussi évidemment, il a fait un croche-pied à ton galant. — Qu’un-Œil ! — D’accord. À ton patron. Plus ou moins littéralement. Il est allé trouver les Gris pour leur dire que ce vieux dégueulasse imposait des turpitudes sexuelles à un des jeunes qui travaillent sous ses ordres. Quelques Gris se sont rendus à la bibliothèque, ont commencé à fouiner partout et poser des questions, et ils ont rapidement découvert, en tirant certaines personnes de leur lit pour les foutre au trou, que des fonds avaient disparu, ainsi que Santaraksita lui-même. Puis ils se sont rendu compte que des livres manquaient également à l’appel, dont quelques incunables, sans compter deux bouquins qui auraient dû être retirés de la bibliothèque depuis des années mais étaient encore là. C’est remonté jusqu’aux oreilles de Volesprit. En moins de dix secondes, elle transbahutait là-bas son joli petit derrière et menaçait les gens de les bouffer tout crus et de démolir tous ceux dont la tronche lui déplaisait. — Et j’ai bien failli débarquer au beau milieu, ai-je marmonné. Comment se sont-ils aperçus que les livres n’étaient plus là ? Je les avais remplacés par des rebuts. » Mais maître Santaraksita, s’il s’agissait réellement d’un aigrefin, avait peut-être recouru au même subterfuge. S’il était vraiment corrompu, il m’avait bien jouée. Il faudrait qu’on en discute. « Autant que Murgen a pu s’en rendre compte, Dorabee Dey Banerjae n’est soupçonné que de naïveté. Surendranath Santaraksita, en revanche, est dans une merde noire. Volesprit risque de le démembrer lentement en lui laissant le temps d’assister au festin des corbeaux qui se repaîtront de lui. Pour se livrer ensuite sur son corps à d’immondes obscénités. » Qu’un-Œil se fendit d’un sourire égrillard qui dévoila son dernier chicot. Pas exactement une recommandation quant à ses talents de dentiste de la Compagnie. « On peut penser tout ce qu’on veut de Volesprit, mais elle ne tolère pas la corruption. » Pour Qu’un-Œil, ce n’était jamais qu’une pierre noire de plus dans son jardin. « Je vais bien, ai-je repris. Maintenant, voici un autre os à ronger. Un corbeau blanc m’attendait au portail, peut-être pour me mettre en garde. Il a inconsciemment tenté de communiquer avec moi. Bon, où en est-on avec Sahra ? — Elle progresse. Ce Jaul Barundandi est un authentique demeuré. Il a gobé sans ciller la piètre imitation de Sawa par Gobelin. Puis il a tenté de séparer Tobo de Sahra. Celle-ci l’a menacé de tout raconter à sa femme. » Si Minh Subredil persistait à faire preuve de mauvais esprit, elle risquait d’avoir du mal à garder son emploi. « L’équipe de couverture est à son poste ? — Qui se livrait déjà à ce genre de calembredaines avant la naissance de ton arrière-grand-mère, à ton avis, greluchonne ? — Il faut toujours y regarder à deux fois. Et continuer de vérifier sans relâche. Faute de quoi, on se retrouvera tôt ou tard obligés de sauver la mise d’un négligent. L’équipe d’évacuation est opérationnelle ? » Il y avait de fortes chances que nous fussions contraints de quitter Taglios plus tôt que je ne l’aurais souhaité. Volesprit ne tarderait pas à nous traquer d’arrache-pied. « Demande à Do Trang, m’a répondu Qu’un-Œil. Il a dit qu’il s’en occuperait. Tu constateras sans doute avec intérêt que Volesprit a cessé de faire surveiller Arjana Drupada dès que la bibliothèque est passée en tête de sa liste de priorités et qu’elle a eu besoin sur place d’un personnel fiable. — Manquerait-elle de domestiques ? — De gens à qui elle peut se fier. Elle a confié la surveillance des disciples du Bhodi à la plupart de ses serviteurs les plus loyaux, afin de pouvoir les décapiter s’ils tentent encore de se suicider. — Nous devons donc frapper Drupada… — Apprends plutôt à ta mère-grand l’art de gober les œufs, greluchonne. Comme je viens de le dire, qui jouait déjà à ce petit jeu quand ta bisaïeule souillait encore ses langes ? — Qui veille sur l’entrepôt, en ce cas ? » Compte tenu de tout ce qui était en train, chacun de nos frères devait être occupé quelque part. Volesprit n’était pas la seule à souffrir d’un manque de main-d’œuvre. « Toi et moi, greluchonne. Poche et Spiff évoluent quelque part dans le coin, moitié estafettes, moitié sentinelles. — Tu es sûr que Drupada est à découvert ? — Murgen vérifie toutes les demi-heures. Il préférerait certainement filer sa dulcinée. L’ami Arjana est à découvert. Pour l’instant. Mais pour combien de temps ? Et Murgen doit aussi avoir l’œil sur Furtif à Semchi. Il contrôle toutes les deux heures. Ça risque fort de se déclencher aujourd’hui là-bas aussi, dirait-on. Volesprit va se goinfrer une fichue tartine de merde. Elle va en chier des pierres. On pourra tout se permettre, à part se baguenauder au Palais et lui mordre le cul. — Ta langue, vieil homme. Ta langue. » Oncle Doj a marmonné quelques mots. Qu’un-Œil s’est hâté de regagner le projecteur de brume. 37 En dépit de son enthousiasme de la veille au soir, Sahra n’avait pas manqué de nourrir quelques appréhensions à la perspective de se faire accompagner par un Gobelin dans le rôle de Sawa. Le petit sorcier n’était guère fiable. Il était capable de n’importe quoi… Elle ne lui faisait pas assez confiance. Gobelin n’aurait pas survécu si longtemps s’il s’était livré à des inepties à l’heure du danger. Il était bien décidé à se couler dans la peau de Sawa, à jouer son rôle avec plus de vraisemblance encore que moi. Il ne décidait rien de son propre chef. Se laissait totalement guider par Minh Subredil. Mais, tout en préservant ce trompe-l’œil, il l’enrobait d’une couche magique d’indifférence. C’était à peine si Jaul Barundandi et les autres accordaient un coup d’œil à cette malheureuse idiote ; tous les regards se concentraient sur Shiki, particulièrement séduisante ce matin. Sa flûte pendait à son cou par une lanière. Quiconque tenterait d’user de la force connaîtrait une cruelle surprise. La flûte n’était pas une nouveauté, à la différence du Ghanghesha. Aujourd’hui, Sawa elle-même trimbalait une figurine représentant ce dieu. « Tu porteras bientôt un Ghanghesha dans chaque main », persifla Barundandi pour se moquer de Minh Subredil. Elle l’avait menacé à propos de Shiki et il ne se sentait pas en veine de gentillesse. Subredil se courba pour murmurer quelques mots à Ghanghesha, sans doute pour le supplier de pardonner à Barundandi car, au fond, c’était un homme de cœur que l’on devait seulement aidera voir la lumière. Barundandi en surprit quelques bribes et en resta un moment désemparé. Il confia la folle et ses compagnes à sa femme, qui semblait depuis peu faire montre d’une sorte d’instinct de propriété à leur endroit. En particulier pour Subredil, qui abattait une telle besogne que Narita en était complimentée. Narita ne manqua pas, elle non plus, de remarquer le Ghanghesha. « Si la piété permet réellement de se gagner une vie meilleure au prochain tour de Roue, tu renaîtras sûrement dans la caste des prêtres, Subredil. » Puis la grosse femme se renfrogna. « Mais il me semblait que tu avais laissé ton Ghanghesha ici hier ? — Ah ? Ah ah ah ! Vraiment ? Je croyais l’avoir perdu pour de bon, celui-ci. Je me demandais ce que j’en avais fait. Où est-il ? Où ça ? » Elle s’y était préparée, bien qu’elle eût oublié la statuette intentionnellement. « Du calme. Du calme. » L’histoire d’amour entre Subredil et son Ghanghesha divertissait tout le monde. « On en a bien pris soin. » Le programme de la journée était chargé. Une bonne chose en soi : le temps passait plus vite. On ne pourrait rien entreprendre avant longtemps et, même alors, la chance devrait se mettre de la partie. À tel point qu’une bonne douzaine de Ghanghesha supplémentaires n’auraient pas été de trop. Durant la pause de midi, alors que Subredil et ses collègues se nourrissaient de restes aux cuisines, elles eurent vent de rumeurs selon lesquelles la Protectrice serait dans une rage folle : quelqu’un aurait dérobé des livres dans la bibliothèque royale. Elle s’y trouvait à présent et menait l’enquête en personne. Subredil lança quelques regards avertis à ses compagnes. Pas de questions. À quoi bon se préoccuper de gens pour qui l’on ne pouvait plus rien ? D’autres bruits coururent un peu plus tard : le Purohita et plusieurs membres de Conseil privé, accompagnés de gardes du corps et de quelques traînards, avaient tous été massacrés sur les marches du Kernmi What au cours, semblait-il, d’une attaque militaire en règle renforcée d’un puissant déploiement de sorcellerie. Les récits de l’affaire étaient vagues et confus car, hormis les agresseurs, tout le monde avait tenté de gagner un abri sûr. Subredil s’efforça d’en tenir compte, mais elle ne réussit pas à surmonter entièrement sa fureur. Kendo était un homme trop brutal pour qu’on lui confiât des responsabilités. Et c’était aussi un Vehdna un tantinet trop dévot. Ce bain de sang, sur les marches d’un de leurs principaux temples, avait peu de chances de plaire aux Gunnis. On parlait beaucoup des signes et présages qui avaient servi d’écran de fumée et de diversion aux agresseurs lors de leur retraite et ne laissaient planer aucun doute sur l’identité des coupables, non plus que sur celle des prochaines victimes sur la liste. Chaque nuage de fumée qui ne clamait pas haut et fort « L’eau dort » tonnait « Mon frère impardonnable ». La rumeur du rappel à Taglios du Grand Général, chargé de mater ces morts qui refusaient de le rester, ne courait que depuis vingt-quatre heures. Pour les gens de la rue, la Compagnie l’attendait de pied ferme. Sahra était inquiète. Volesprit ne manquerait pas de quitter la bibliothèque en apprenant la nouvelle et, si elle regagnait le Palais dans un état d’extrême agitation et déjà sur ses gardes, Sahra devrait peut-être renoncer à son intervention. La Radisha passa en coup de vent peu après. Dans le plus grand désarroi. Elle se rendit directement dans son boudoir. Sawa, visiblement bouleversée, releva brièvement les yeux du cuivre qu’elle était en train d’astiquer. Subredil repoussa sa serpillière et alla voir de quoi il retournait. Personne ne leur prêta attention. Très peu de temps après, profitant de ce que Jaul Barundandi, passé voir comment progressait le travail, réussissait à se chamailler avec Narita, Sawa s’éloigna à l’insu de tous. Nul ne s’en rendit compte dans l’immédiat, car Sawa n’entreprenait presque jamais rien qui attirât l’attention ; en outre, elle était enrobée aujourd’hui d’un réseau de sortilèges qui renforçait encore cette espèce de don d’invisibilité. Shiki, pâle et troublée, se rapprocha subrepticement de sa mère. Elle ne cessait de tripoter sa flûte. « On ne devrait pas y aller ? — Il est trop tôt. Va mettre ton Ghanghesha en place. » Shiki aurait dû s’acquitter de cette tâche depuis des heures. Les rumeurs ne cessaient d’affluer, de plus en plus alarmantes. La Protectrice était rentrée, écumante de rage, et avait rendu visite à ses ombres. Les rues de Taglios allaient connaître une nouvelle nuit de terreur. Les femmes commencèrent à se dire qu’il serait plus avisé de terminer le travail avant que la Protectrice ne décidât d’aller voir la Radisha. Elle ne respecterait en aucun cas l’intimité de la princesse. N’avait pas fait mystère de son mépris pour les coutumes tagliennes, Narita elle-même convenait qu’il valait mieux éviter de se faire voir de la Protectrice quand elle était dans cette humeur. C’est le moment que choisit Shiki pour s’aviser de l’absence de sa tante. « Malédiction, Subredil ! fulmina Narita. Tu avais promis de mieux la tenir à l’œil la dernière fois. — Pardon, maîtresse. J’étais terrifiée. Elle s’est probablement rendue aux cuisines. C’est ce qu’elle a fait l’autre fois quand elle s’est perdue. » Shiki en avait déjà pris le chemin. « Je l’ai trouvée, mère ! » s’écriait-elle moins d’une minute plus tard. Lorsque les autres femmes débouchèrent dans les cuisines, elles trouvèrent Sawa assise contre un mur, inanimée et couverte de vomi, une lampe en cuivre sur les genoux. « Oh, non ! s’exclama Minh Subredil. Pas encore ! » Et, tout en gesticulant aussi vainement qu’absurdement pour tenter d’éveiller l’attention de Sawa, elle manifesta un soupçon d’inquiétude et laissa entendre qu’elle craignait que sa belle-sœur ne fût tombée enceinte suite à son viol par un des membres du personnel du Palais. Narita s’éclipsa quelques secondes plus tard, furibonde. Subredil et Shiki lui emboîtèrent le pas en soutenant Sawa et se dirigèrent vers la poterne de service. Nul ne s’avisa qu’aucune de ces femmes ne tenait encore son Ghanghesha, pas même celui que Subredil avait oublié la veille. En raison de l’état de Sawa, de celui de Narita et de l’imminente explosion de fureur de la Protectrice, elles réussirent à toucher leur paie puis à déguerpir sans devoir graisser de nouveau la patte du lieutenant de Barundandi. Elles s’enfoncèrent dans les ruelles tortueuses en contrebas du Palais et étendirent Sawa dans un fourgon tiré par un bœuf. À plusieurs reprises, Sahra se vit contrainte d’ordonner à Shiki de réprimer toute manifestation d’allégresse intempestive. 38 « Des témoins ont pu assister à tous nos faits et gestes, ai-je déclaré à mes troupes rassemblées. Quand le bruit de la disparition de la Radisha commencera de se répandre, tous ces gens s’en souviendront et chercheront à aider aux recherches. Volesprit a la main, paraît-il, s’agissant de séparer le bon grain de l’ivraie. — Elle a surtout le don d’invoquer les instances surnaturelles capables de flairer la bonne piste parmi des milliers », a suggéré Saule Cygne. Sa présence venait de ce qu’il avait accepté de s’occuper de la Radisha. Quand elle se rendrait compte, à son réveil, que ses vieux démons l’avaient de nouveau rattrapée, elle risquait de frôler la crise de nerfs. « Comptez-vous décamper, oui ou non ? » a demandé Banh Do Trang. Le vieil homme était à deux doigts de s’effondrer. Il s’était mis au travail avant l’aube. « Le pouvons-nous ? me suis-je enquise. — À l’instant même, si la situation devenait franchement désespérée. Il faudrait néanmoins patienter quelques heures que les barges soient complètement chargées. » Mais nul ne souhaitait vraiment partir. Pas encore. Nombre de nos hommes avaient noué des liens en ville. Chacun devait mener à son terme quelque affaire en cours. La vie, quoi ! La même situation s’était reproduite un nombre incalculable de fois dans le passé de la Compagnie. « Tu n’as toujours pas obtenu de Narayan qu’il te remette la Clé, a fait remarquer Sahra. — Je vais lui parler. Arpenteur est-il rentré ? Non ? Et Kendo ? Poche ? Spiff ? » Plusieurs des nôtres sillonnaient encore Taglios, chargés de missions spéciales. Ce brave vieux Qu’un-Œil avait envoyé Poche et Spiff, nos deux derniers hommes, tout juste compétents, assassiner Adoo le portier ; Murgen avait réussi à déterminer qu’il avait déclenché en personne toute cette effervescence à la bibliothèque. En outre, Adoo savait désormais peu ou prou dans quel quartier je vivais. « Kendo est en train de franchir le réseau de sortilèges, m’a appris Qu’un-Œil. Pour un homme lardé d’une douzaine de coups de couteau, Arjana Drupada m’a l’air en assez bonne forme. Minute… » Murgen a marmotté quelques mots. Il tonnait et grêlait dehors. Je n’ai strictement rien compris. « Murgen déclare que c’est déjà commencé à Semchi. Furtif a frappé alors qu’ils commençaient à lever le camp. Les coupant de leur arsenal. — Flûte ! ai-je fait. Flûte, flûte et re-flûte ! — Que t’arrive-t-il, greluchonne ? — Furtif aurait dû attendre qu’ils tentent un mauvais coup contre l’Arbre du Bhodi. Maintenant, personne ne comprendra pourquoi ils ont été agressés. — Voilà pourquoi tu ne t’es jamais trouvé de fripon. — Hein ? — Tu en demandes toujours trop. Tu as dépêché Furtif là-bas pour massacrer des gens. À moins que tu ne lui aies ordonné de faire de ce carnage une sorte de représentation théâtrale où tous les nôtres devraient se battre une main dans le dos, il va l’expédier rapidement et salement, en faisant encourir à ses gars le moins de risques possible. — Je croyais qu’il avait compris que… — Tu as cru, greluchonne ? À ce stade de ta carrière ? Toi qui dois consulter une liste de vérifications rien que pour lacer tes bottes ? » Il me tenait. Et bien. J’ai tenté d’éluder. « Si nous décidons d’évacuer, il faudra envoyer quelqu’un à Furtif pour lui fixer rendez-vous. — Ne change pas de conversation. » Je me suis retournée. « A-t-il besoin de soins, Kendo ? — Drupada ? Il ne saigne pratiquement plus. — Alors allons lui présenter son nouveau compagnon de chambre. » En me prenant sur le fait, Qu’un-Œil m’avait rendue mauvaise. Le moment semblait bien choisi pour déverser mon fiel sur l’ennemi. « Les autres, tâchez de bien soigner la Radisha. Qu’on ne nous reproche rien. Pas même un mal blanc. » Le Surineur a dodeliné de la tête et marmonné quelques mots dans sa barbe. « Hé, toi, le vieux cochon ! ai-je lancé à l’inspecteur général des Archives. Je ne tiens pas à t’entendre clamer sur les toits que la Compagnie ne sait pas pourvoir aux besoins de ses invités, alors je te présente ton nouvel esclave sexuel. Sans doute a-t-il la dent un peu plus longue que tu ne l’aurais souhaité, mais ça n’aura qu’un temps ; la Protectrice ne devrait pas tarder à venir à ta rescousse. » Kendo a plaqué sa botte contre l’arrière-train de Drupada et poussé. Le Purohita est entré dans la cage. Gokhale et lui se sont réfugiés dans des coins opposés en se jetant des regards mauvais. La nature humaine étant ce qu’elle est, chacun devait rendre l’autre responsable de sa détresse. « Repose-toi maintenant, ai-je suggéré à Kendo. Va manger un morceau. Piquer un roupillon. Mais ne t’approche pas de la fille. — Eh, j’avais pigé la première fois, Roupille. D’autant qu’elle s’est mise à jouer les somnambules. Alors détends-toi. — Donne-moi une bonne raison de le faire. — Pourquoi on se contente pas de la zigouiller ? — Parce qu’on a besoin de Singh pour nous aider à ouvrir la Porte d’Ombre. Et il n’acceptera que s’il est persuadé que nous ne nuirons pas à la Fille de la Nuit. — Je ne connais intimement aucun des Captifs. Ne te sens surtout pas obligée de les sauver en mon nom. — Je m’y sens obligée au nom de la Compagnie, Kendo. Nous ferions la même chose pour toi si tu étais à leur place. — Tu parles ! Bien sûr. » Kendo fait partie de ces gens qui voient toujours le mauvais côté des choses. « Va te reposer. » Je suis allée discuter avec Narayan en attendant que Murgen nous ponde un rapport sur ce qui se passait au Palais. Je ne tenais pas à fuir, pourtant je me doutais que la Compagnie devrait très bientôt lever le camp. Mais il fallait tout d’abord savoir comment Volesprit réagirait au kidnapping de la Radisha. Et sortir Gobelin du Palais. Si Volesprit ne nous fondait pas dessus en hurlant comme une tempête de mousson, j’allais salement m’inquiéter de ce qu’elle manigançait. « J’ai passé une excellente journée, monsieur Singh, merci. Tout s’est parfaitement mis en place au bon moment, grâce à une planification mûrement réfléchie et un peu d’initiative inspirée. Un seul dernier détail pourrait ajouter à sa perfection. » J’ai humé l’air. À croire que Qu’un-Œil et consorts distillaient un nouveau stock. Sûrement pour ne pas manquer au cas où nous devrions lever le camp en vitesse. J’ai donné dans les peaux de je ne sais quel animal un grand coup de pied qui les a envoyées valser vers la cage de Singh, puis je me suis installée pour lui narrer par le menu les derniers ragots, en ajoutant au passage : « Aucun des vôtres n’a l’air de s’inquiéter de vous deux. Sans doute vous montriez-vous un peu trop discrets. Si votre culte devait disparaître intégralement parce que ses adeptes sont restés assis sur leur cul en se demandant ce qui se passait, ce serait vraiment déplorable. — On m’a annoncé que j’étais libre de passer un marché avec vous. » Narayan ne semblait éprouver aucune crainte aujourd’hui. Comme s’il avait repris du poil de la bête. « Je suis prêt à vous parler de l’objet que vous recherchez, à condition d’avoir la garantie absolue que la Compagnie noire ne fera jamais de mal à Fille de la Nuit. — “Jamais” me paraît un délai un tantinet exagéré. La chance a tourné. » Je me suis levée. « Gobelin tenait justement à se mettre au travail sur elle jusqu’à la fin des temps. Je vais de ce pas l’autoriser à lui trancher quelques doigts pour vous prouver combien remords et scrupules nous étouffent peu quand nous avons affaire à certains ennemis jurés. — J’ai proposé de vous livrer ce que vous réclamiez. — Vous me proposez de repousser à huitaine notre condamnation à mort. Si je donnais mon consentement à de telles inepties, la sorcière à l’âme noire recommencerait d’ici dix ans à nous empoisonner et nous nous retrouverions coincés dans un dilemme désastreux : tenir parole et accepter notre destruction, ou bien faillir à notre promesse et ternir à jamais notre réputation. Je suis persuadée que vous n’êtes guère ferré en mythologie nordique. Une antique religion de cette partie du monde affirme qu’un dieu prépondérant se serait laissé égorger pour permettre à sa famille de rompre le lien d’une promesse stupide faite à un ennemi qui s’en protégeait comme une tortue de son écaille. » Narayan m’a fixée, aussi froid qu’un cobra, attendant que je flanche. Et c’est effectivement ce qui s’est produit, parce que j’ai pris la peine de m’expliquer. Qu’un-Œil m’avait plus de cent fois conseillé de m’en abstenir. « Je ne tiens pas assez chèrement à cet ustensile pour imposer aux miens cette vulnérabilité. Et, plus spécialement, je ne prendrai aucun engagement au nom de ceux qui sont enterrés. D’un autre côté, peut-être consentirez-vous à prendre celui de ne jamais plus tenter de nuire à la Compagnie si vous sortez d’ici vivant. Et à aller trouver le capitaine et le lieutenant pour leur demander pardon de leur avoir volé leur enfant. » À cette seule suggestion, il s’est révulsé. « Elle est l’Enfant de Kina. La Fille de la Nuit. Ces deux-là sont hors jeu. — Nous n’avons visiblement plus rien à nous dire. Je vous enverrai quelques doigts pour votre petit-déjeuner. » Je suis allée trouver Surendranath. Le brave homme s’attelait complaisamment aux tâches auxquelles je lui avais suggéré de vaquer pour rompre l’ennui de la captivité. À ma grande surprise, je l’ai trouvé en plein travail de traduction du premier volume des annales perdues, m’a-t-il semblé, assisté par le vieux Baladitya. Ils avaient déjà retranscrit une épaisse liasse de feuillets. « Dorabee ! s’est exclamé maître Santaraksita. Tu tombes bien ! Ton ami étranger ne cesse de nous répéter que nous ne pourrons plus disposer de vrai vélin quand nous aurons terminé ces quelques dernières feuilles. Il voudrait que nous nous servions de ces grotesques livres d’écorce qui n’ont plus cours que dans les marais. » Avant les papier, vélin et parchemin modernes, on se servait effectivement d’écorce. J’ignore de quel arbre elle provenait. Je sais seulement qu’on en prélevait la couche intérieure pour la repasser ensuite avant d’écrire dessus. Pour confectionner un livre, on entassait les feuilles d’écorce, on perçait un trou dans l’angle supérieur gauche de la pile puis on les attachait ensemble en enfilant une ficelle, un ruban ou une chaînette dans le trou. L’écorce avait les préférences de Banh Do Trang, car elle était moins chère, plus traditionnelle et robuste que les matériaux d’origine animale. « Je lui en parlerai. — Je ne trouve rien là-dedans de vraiment stupéfiant, Dorabee. — Je m’appelle Roupille. — Ce n’est pas un nom ! C’est une tare ou une maladie. Je préfère Dorabee. Je t’appellerai Dorabee. — Appelez-moi comme vous voulez. Je saurai à qui vous vous adressez. » J’ai lu un ou deux feuillets. Il avait raison. « C’est d’un ennui mortel. On dirait un livre comptable. — C’en est effectivement un. Du moins en partie. L’auteur part du principe que ses lecteurs savent d’ores et déjà tout ce que tu souhaites connaître. Il n’écrivait pas pour la postérité ni mémo pour la génération suivante. Mais il comptabilisait les clous de fer à cheval, les hampes de javelot et les selles. Tout ce qu’il sait dire de leur combat, c’est que les sous-officiers et officiers subalternes ne déploient pas un enthousiasme excessif pour s’approprier les armes perdues ou abandonnées par l’ennemi vaincu, et préfèrent attendre l’aube pour aller les glaner sur le champ de bataille. De sorte que les pillards et la paysannerie locale s’arrogent les meilleures de plein droit. — Je constate qu’il ne se donne pas la peine de décliner un seul nom de personne ni de lieu. » J’avais commencé ma lecture pendant que le maître parlait. Je peux lire et écouter en même temps, en dépit de ma condition de femme. « Il précise en revanche les dates et les distances. Le contexte laisse entendre qu’il utilise les systèmes de mesure appropriés. On peut le deviner. Mais ce que je commence déjà à me demander, Dorabee, c’est pourquoi nous redoutons mortellement ces gens depuis des générations. Ce livre ne nous apprend rien qui puisse corroborer nos craintes. Il parle d’une troupe de petits hommes d’humeur morose, qui auraient pris bien à contrecœur la route d’une contrée où ils ne désiraient pas se rendre. Tout cela pour des raisons qui leur restaient incompréhensibles et pleinement persuadés que leur mission non précisée ne durerait que quelques semaines, quelques mois tout au plus, et qu’ils pourraient ensuite rentrer au bercail. Mais les mois ont passé, puis les années, puis les générations. Sans qu’ils en sachent plus. » Ce matériau laissait également entendre qu’il nous faudrait réviser notre ancienne certitude selon laquelle toutes les Compagnies franches du Khatovar se seraient répandues dans le monde à la même époque, dans une frénésie d’incendies et de pillages et une orgie de bains de sang. La seule autre compagnie à laquelle il faisait allusion avait apparemment regagné son berceau avant même que la Compagnie noire ne se mît en marche, et, de fait, plusieurs de ses sous-offs avaient servi en tant que simples troufions dans cette bande anonyme primitive. « Je vois, ai-je grommelé. On va traduire tout cela, faire le tri, et on n’aura pas avancé d’un pouce dans la compréhension de quoi que ce soit. — C’est nettement plus captivant qu’une séance du bhadrhalok, Dorabee. » Là-dessus, Baladitya a ouvert la bouche pour la première fois : « Devons-nous absolument crever de faim, Dorabee ? — On ne vous a rien apporté à manger ? — Non. — Je vais m’en occuper. Ne sursautez pas si vous m’entendez hurler. J’espère que vous aimez le riz au poisson. » J’ai réglé cette affaire puis je suis allée me terrer un moment dans mon recoin. Je me sentais un peu déprimée depuis que maître Santaraksita m’avait montré les fruits de son travail. Je m’investis parfois trop dans mes projets, j’imagine ; tant et si bien que je tombe d’autant plus haut qu’ils ne tournent pas comme je le voudrais. 39 Tobo m’a réveillée. « Comment peux-tu dormir, Roupille ? — Je devais sans doute être vannée. Que me veux-tu ? — La Protectrice a enfin commencé à se plaindre de l’absence de la Radisha. Papa veut que tu viennes t’en rendre compte par toi-même. Pour n’avoir pas à le chroniquer de troisième main. » Pour l’instant, mon surnom me semblait parfaitement approprié. Je n’avais qu’une envie, rester allongée sur ma paillasse et rêver d’un autre genre de vie. Le hic, c’est que je menais cette existence depuis mes quatorze ans. Je ne savais rien faire d’autre. À moins que maître Santaraksita ne laissât les morts enterrer les morts et ne consentît à me reprendre à la bibliothèque. Sitôt qu’on aurait enseveli Volesprit dans un trou profond de quinze mètres et rempli d’huile bouillante. J’ai tiré un tabouret entre Sahra et Qu’un-Œil, posé les coudes sur la table et scruté la brume où Murgen daignait apparaître quand ça lui chantait. Qu’un-Œil était en train de l’invectiver, bien qu’il brillât par son absence. « À te voir, on pourrait croire que tu t’inquiètes pour Gobelin, ai-je laissé tomber. — Bien sûr que je m’inquiète pour Gobelin, greluchonne. Cet avorton m’a emprunté mon locuteur transéidétique avant de partir ce matin. Sans compter qu’il me doit plusieurs milliers de païs pour… Bref, un gros tas de pognon. » À ma souvenance, c’était plutôt le contraire. Qu’un-Œil devait toujours quelque chose à quelqu’un, même quand il avait les poches pleines. Et plusieurs milliers de païs ne représentent pas une fortune, un paï étant une fraction infinitésimale de l’unité de poids standard qui sert ici à mesurer les gemmes et métaux précieux. Il en faut presque deux mille pour faire une once nordique. Qu’un-Œil n’ayant pas précisé qu’il s’agissait d’or ou d’argent, on pouvait normalement partir du principe qu’il parlait de cuivre. Pas grand-chose, autrement dit. Et, toujours en d’autres termes, il s’inquiétait pour son meilleur ami mais n’osait l’admettre, dans la mesure où il ne cessait de le vilipender en public depuis un siècle. S’il existait effectivement un instrument de magie du nom de locuteur transéidétique, Qu’un-Œil l’avait probablement inventé une heure avant de le prêter à Gobelin. « Ce vilain petit merdaillon a dû se faire tuer, a-t-il marmonné. Je vais l’étrangler. Il n’a pas le droit de me laisser avec le sac sur le… » Il s’est brusquement aperçu qu’il pensait tout haut. Sahra et moi avons pris mentalement note de creuser la métaphore du sac. Il devait y avoir anguille sous roche. Des plans secrets. Surprise, surprise. Murgen se matérialisa soudain devant moi, pratiquement nez à nez. « Volesprit est à bout de patience, murmura-t-il. Une nuée de corbeaux vient de lui rapporter des nouvelles de Semchi. Elle est d’une humeur exécrable. Elle a juré d’entrer de force dans le boudoir de la Radisha si celle-ci n’en sortait pas dans les deux minutes. — Comment va Gobelin ? aboya Qu’un-Œil. — Il se planque, répondit Murgen. En attendant le lever du soleil. » Il n’essaierait donc pas de sortir de nuit comme il l’avait prévu à l’origine. Volesprit avait lâché ses ombres, façon de punir Taglios de l’avoir agacée. Nous avions installé quelques pièges dehors, disposés au hasard dans tout le voisinage, mais je ne m’attendais pas à des prises. À mon humble avis, nous avions amplement épuisé toutes nos chances en ce domaine. Gobelin était certes armé d’une amulette à repousser les ombres, laissées-pour-compte des guerres contre le Maître d’Ombres, mais il ignorait si elle fonctionnait encore. Géniaux et prévoyants comme nous l’étions tous, nous n’avions pas eu la présence d’esprit d’en éprouver l’efficacité sur de vraies ombres quand nous en avions encore en magasin. On ne peut pas penser à tout. Mais on pourrait au moins essayer. Un des gardes royaux tenta bien d’arrêter la Protectrice lorsque, perdant patience, elle alla débusquer la Radisha dans sa tanière. Il s’affala sans un mot sur un simple contact. Il se remettrait plus tard. La Protectrice ne se sentait pas encore spécialement vindicative. Pour l’instant. Elle traversa en la fracassant la porte du boudoir. Et poussa une imprécation de dépit avant même que ses débris ne fussent retombés. « Où est-elle ? » La véhémence de sa fureur pétrifia les témoins. Un sous-fifre du chambellan se plia en deux et geignit, tout en se ployant de plus en plus bas : « Elle se trouvait dans cette pièce, Très-Haute ! — Nous ne l’avons pas vue ressortir. Elle doit encore y être », renchérit un autre. Un rire bref retentit, sortant de nulle part, un peu comme s’il leur parvenait d’une certaine distance dans le temps et l’espace. Volesprit se retourna lentement et le transperça du cruel javelot de son regard. « Approche. Répète-moi ça. » Son ton était péremptoire, glaçant, terrifiant. Elle les fixa dans le blanc des yeux l’un après l’autre, tablant manifestement sur la terreur que tant d’entre eux éprouvaient à l’idée qu’elle pût lire dans leur esprit les secrets les plus profondément enfouis. Aucun des serviteurs de la Radisha ne revint sur ses dires. « Dehors ! Sortez de cet appartement. Il s’est passé quelque chose ici. Je ne veux pas être dérangée. Ne touchez à rien ! » Elle se retourna de nouveau, lentement, déployant tous ses sens de sorcière pour sonder le passé. C’était plus difficile qu’elle ne l’avait prévu. Elle avait paressé trop longtemps, perdu la main et la forme. Le rire étouffé se fit encore entendre, apparemment plus proche cette fois-ci. « Toi ! » Elle avait rudement interpellé une grosse femme. Une des intendantes. « Qu’est-ce que tu viens de faire ? — M’dame ? » C’est à peine si Narita avait réussi à croasser sa réponse. Encore un peu et elle perdrait le contrôle de sa vessie. « Tu viens d’enfoncer quelque chose dans ta manche. Un objet qui se trouvait sur l’autel. » Une unique bougie blanche, pratiquement consumée, brûlait encore sur le petit autel des ancêtres. « Viens ici. » Volesprit tendit un bras droit ganté. Narita ne put résister. Elle fit un pas en avant vers la mince silhouette vêtue de cuir noir, si diaboliquement féminine. Narita la haïssait confusément d’avoir su conserver cette sveltesse. « Donne-moi ça. » Narita retira à contrecœur le Ghanghesha de sa manche. Elle se mit à balbutier qu’elle avait tenté d’épargner des problèmes à son amie, incapable de se faire comprendre et, visiblement, de se rendre compte que Volesprit n’aurait sans doute pas remarqué la statuette si elle n’avait pas tenté de la dissimuler. La Protectrice examina la petite figurine d’argile. « La femme de ménage. Elle appartient à la femme de ménage. Où est-elle ? » Lointain rire moqueur. « C’est une journalière, m’dame. Elle vient de l’extérieur. — Où habite-t-elle ? — Je n’en sais rien, m’dame. Personne ne le sait, à mon avis. On ne le lui a jamais demandé. C’était sans importance. — C’est une bonne travailleuse », intervint un autre serviteur. Volesprit continuait d’étudier le Ghanghesha. « C’est louche… Mais ça m’importe, à moi. Tâche de le découvrir. — Comment ? — Je m’en contrefiche ! Fais preuve d’un peu d’astuce ! Débrouille-toi ! » Volesprit projeta la statuette d’argile au sol. Ses éclats volèrent en tous sens. Une écharpe d’une noirceur spectrale s’éleva en volutes et se lova comme un cobra, dressée à quelque trente centimètres du sol. Puis elle frappa. La protectrice. Les serviteurs poussèrent des glapissements et tentèrent de prendre la fuite en se bousculant les uns les autres. Ils n’avaient jamais vu d’ombres auparavant mais savaient parfaitement de quoi elles étaient capables. Le rire se rapprocha encore, plus sonore et soutenu. Volesprit poussa un assez convaincant couinement de stupeur mâtinée de frayeur, évoquant une jeune femme qui vient de marcher sur un serpent. Son accoutrement et la poignée de sortilèges de protection à usages multiples qui l’enrobaient perpétuellement lui évitèrent d’être victime de son arme la plus cruelle. Mais l’espace d’un instant, malgré tout, elle offrit le spectacle d’une fillette chassant des moustiques de la main, tandis que l’ombre s’efforçait avec enthousiasme de conclure une copulation. Renonçant à en reprendre le contrôle, Volesprit se résigna à la détruire. La logique lui soufflait qu’un cerveau d’une grande intelligence avait nécessairement échafaudé ce traquenard en espérant probablement qu’elle serait assez furieuse pour relâcher sa vigilance le moment venu… « Femme ! Reviens ici ! » La Protectrice étendit le bras dans la direction qu’avait prise la fuite de Narita. On ne sait trop comment, une unique mèche de la chevelure de cette femme s’était prise dans ses doigts. Ceux-ci chatoyèrent fugacement. L’air se chargea d’électricité. Les autres serviteurs gémirent et regrettèrent de n’avoir pas eu l’audace de déguerpir. Narita réapparut lentement, avançant à petits pas saccadés de zombie. « Là ! ordonna Volesprit en désignant un point précis du parquet du boudoir. Les autres, filez ! Vite. » Ils n’avaient nullement besoin d’encouragements. « Toi, la grosse. Dis-moi tout ce que tu sais sur cette femme qui porte sans arrêt un Ghanghesha. — Je vous ai dit tout ce que je savais, geignit Narita. — Non. Certainement pas. Parle. Elle a peut-être enlevé la Radisha. » Volesprit regretta ces paroles dès qu’elles sortirent de sous son casque. Le rire, un hennissement sardonique, parut provenir du seuil de la porte donnant sur le corridor. La tête de la Protectrice pivota dans cette direction. Elle ne flaira aucune menace. Ça pouvait attendre un instant. « Elle se nomme Minh Subredil ! » Il ne fallut que trente secondes à Narita pour narrer à Volesprit tout ce qu’elle savait de Minh Subredil, de sa fille Shikhandini et de sa belle-sœur Sawa. « Merci, se moqua Volesprit. Tu m’as été passablement inutile. Et tu mérites une récompense appropriée. » Elle empoigna de la main droite la gorge de la grosse femme et serra. Lorsque le corps de Narita devint flasque, le rire résonna à nouveau. Et peut-être avait-elle aussi perçu un mot. Ardath ? Ou bien Silath ? À moins que ce ne fût… ? Peu importait. Volesprit n’en avait cure, elle refusait de l’entendre, n’entendait que le sarcasme. Elle se rua vers la source du rire mais ne trouva pas âme qui vive en faisant irruption dans le corridor. Elle s’apprêtait à appeler les gardes ou les Gris quand elle se rappela qu’elle venait de tuer la seule personne, en dehors d’elle-même, à savoir avec certitude que la Radisha avait disparu. La Radisha s’était recluse, coupée du monde. Les gens n’avaient pas besoin d’en savoir davantage. La princesse pouvait bien vivre jusqu’à son dernier jour dans son boudoir. Elle n’avait nullement besoin de s’aventurer au-dehors. Sa bonne amie la Protectrice était là pour s’appuyer à sa place la corvée de la gestion de son empire. Nouveau rire, provenant apparemment de partout et de nulle part. Volesprit se retira en trépignant. Elle n’avait pas dit son dernier mot. Un corbeau blanc surgit de la pénombre qui régnait au plafond du corridor, battit lourdement des ailes et se posa près de la grosse femme. Il approcha un instant le bec de ses narines comme s’il cherchait à savoir si elle respirait encore. Puis s’envola brusquement ; son ouïe aiguisée venait de surprendre de lourds bruits de pas. Jaul Barundandi s’introduisit en frissonnant dans la pièce, s’agenouilla auprès de la femme et lui prit la main. Il resta dans cette posture, les joues striées de larmes, jusqu’à ce qu’il entende revenir la Protectrice se chamaillant dans une douzaine de voix différentes. 40 « Qu’est-ce que tu dis de ça ? ai-je demandé à Sahra. Narita essayant de te couvrir. Et Barundandi le cœur brisé quand il découvre son sort. » Sahra a frétillé de l’index. Elle réfléchissait. « Que sais-tu de ce corbeau blanc, Murgen ? » Murgen a hésité un instant avant de répondre. « Rien. » Ce qui signifiait, s’il émettait une approximation, qu’il nourrissait quelques idées bien arrêtées. Nous le connaissions suffisamment, Sahra et moi. « Et si tu me livrais le fond de ta pensée ? » a suggéré Sahra. La silhouette de Murgen s’est estompée avant de disparaître complètement. « Que diable se passe-t-il ? ai-je demandé à Qu’un-Œil. Tu devais régler ce foutoir pour que Murgen fasse ce qu’on lui demande. — C’est le cas. La plupart du temps. Peut-être obéit-il à une injonction préalable. » J’avais plutôt l’impression que ce vieil imbécile n’avait aucune idée de ce fabriquait Murgen. Volesprit travailla en toute hâte puis convoqua les serviteurs qui avaient assisté à son irruption dans le boudoir. « Toute cette agitation a eu raison de cette malheureuse. J’ai bien essayé de la ressusciter, mais son âme n’a pas répondu à mes invocations. Elle est sans doute plus heureuse là où elle se trouve. » Nul témoin du drame n’était là pour la contredire, mais un lointain rire moqueur se fit entendre. « J’ai trouvé la Radisha. Elle s’était endormie. Elle s’est retirée dans son boudoir et ne souhaite plus être dérangée. Pas avant longtemps, tout du moins. J’aurais dû exaucer ses vœux plus tôt. Nous nous serions épargné cette tragédie. » Elle désigna la grosse femme. Ceux des serviteurs qui, un peu plus tôt, avaient jeté un regard dans le boudoir sans y voir personne durent eux-mêmes admettre que quelqu’un s’y déplaçait désormais, tournait furieusement en rond en maugréant à la manière de la Radisha ; d’autant qu’elle lui ressemblait énormément si l’on se fiait aux brefs aperçus de sa personne qu’autorisait une porte mal réparée. « Rentrons tous nous coucher. Demain, nous réparerons les dégâts que j’ai commis. » Elle scruta son auditoire d’un œil perçant, sondant ceux qui risquaient éventuellement de lever un lièvre. Le personnel se retira. Soulagé de n’être plus en sa présence. Volesprit s’assit pour réfléchir. Tant qu’elle ne se mit pas à marmonner en un concert de voix différentes, pas moyen de dire ce qui lui passait par la tête. Dès lors, il devint flagrant qu’elle s’efforçait de reconstituer le mécanisme de l’enlèvement. Elle avait l’air de peser certaine éventualité : celle où la Radisha mettait elle-même son propre kidnapping en scène. Une femme très suspicieuse, la Protectrice ! Elle découvrit et questionna individuellement tous ceux qui avaient eu affaire à Minh Subredil, Sawa et Shikhandini, à commencer par Jaul Barundandi et en finissant par Del Mukharjee, homme à qui Barundandi confiait généralement le soin de toucher les bakchichs rétrocédés par les journaliers. « Tu vas mettre un terme à ces pratiques, ordonna la Protectrice à Mukharjee. Toi comme tous ceux qui y sont impliqués. Si jamais ça se reproduit, je t’enferme dans une boule de verre, retourné comme un gant, et je t’accroche au-dessus de la poterne de service. Avec une paire de diablotins chargés de dévorer tes entrailles pendant les six mois de ton agonie. Compris ? » Del Mukharjee avait parfaitement compris la menace. Ce qu’il ne comprenait vraiment pas, en revanche, c’était pourquoi la Protectrice intervenait dans sa combine juteuse. Elle haïssait farouchement la corruption. Avec le temps, Volesprit parvint à la conclusion que trois femmes étaient entrées dans le Palais et que trois femmes en étaient ressorties. Pas les mêmes, vraisemblablement. Et, depuis lors, personne de la stature de la Radisha n’en avait franchi la porte. On pouvait raisonnablement en déduire qu’un individu détenant certaines réponses était resté à l’intérieur. Avec un ricanement mauvais, Volesprit se mit en quête d’indices permettant d’affirmer qu’une personne s’était faufilée dans les entrailles désaffectées du Palais. Gobelin dormait sur un vieux lit poussiéreux. Ses ronflements viraient parfois à l’éternuement ou au reniflement quand la poussière s’introduisait en trop grande quantité dans ses narines. Un croassement rauque le fit si brusquement bondir qu’il faillit s’effondrer, pris de tournis. Il pivota sur lui-même. Ne vit rien. Il entendit un petit rire puis une voix étrange, presque familière, coassa : « Réveille-toi. Réveille-toi. Elle arrive. — Qui arrive ? Qui parle ? » Pas de réponse. Il ne sentait aucune présence magique. Une énigme. Gobelin, pourtant, se faisait une idée assez précise de l’identité de l’arrivante. Peu de femmes étaient susceptibles de le traquer en ces lieux au beau milieu de la nuit. Il était prêt. Son petit sac contenait les deux volumes que Roupille tenait le plus à sauver. Emporter les trois eût été matériellement impossible. Ses pièges étaient posés. Ne lui restait plus qu’à émigrer dans la section désormais désertée du Palais qui avait hébergé la Compagnie noire à l’époque où elle y était cantonnée. On pouvait en sortir sans se faire voir. Qu’un-Œil et lui l’avaient découvert naguère. Le seul ennui, c’est qu’il ne tenait pas à errer de nuit dans les rues, avec ou sans amulette. En décidant de recouvrir son corps, ses mains et son visage de cuir noir, Volesprit avait renoncé pour l’essentiel à son sens du toucher. Elle franchit donc sans le remarquer le fil de soie arachnéen tendu en travers du corridor. En revanche, elle possédait un sens merveilleusement aiguisé du danger. Elle se prépara à se défendre avant même que le Ghanghesha n’eût heurté le sol. C’était grâce à la promptitude de leurs réflexes que des êtres comme le Hurleur, Madame, sa propre sœur, et elle-même avaient survécu si longtemps. Cette fois-ci, ses sortilèges défensifs étaient prêts, suspendus tout autour d’elle et rutilants comme de nouveaux joujoux. L’ombre piégée dans la figurine eut à peine le temps de retrouver ses marques avant d’être attaquée à son tour. Empoignée, maîtrisée puis broyée, tordue et réduite en une misérable boule bouillonnante et gémissante, elle se retrouva bientôt emprisonnée dans une des mains gantées de la Protectrice. « Tu vas devoir faire mieux », lui affirma une jeune voix guillerette. Volesprit continua de progresser en méditant avec amusement de projeter l’ombre à la figure de son expéditeur. La piste se fit plus floue, brouillée puis déconcertante. Une petite expérience lui apprit que sa désorientation était provoquée. Le corridor était jonché de réseaux de sortilèges si subtils qu’elle-même serait passée sans les remarquer si elle s’était pressée. « Ah, les rusés petits démons ! Depuis quand en est-il ainsi ? Très longtemps, visiblement. Vous étiez encore dans nos bonnes grâces quand vous avez commencé à tisser cette résille. Vous cacheriez-vous là depuis ? Si vous n’êtes jamais sortis d’ici, je ne pouvais assurément pas vous trouver en ville. » Qu’est-ce qu’on a là ? s’enquit-elle d’une voix entièrement différente. Quelqu’un de terrorisé se planque derrière cette porte, si j’en crois l’odeur qui en monte. Et il n’a même pas pris la peine de la verrouiller. On me prend vraiment pour une idiote. » Elle poussa la porte du bout du pied. Un Ghanghesha d’argile tomba du linteau. Volesprit gloussa. Elle captura encore plus prestement cette seconde ombre, qu’elle broya de l’autre main avant de franchir le seuil. Il n’y avait plus personne dans la pièce. On s’en rendait compte aisément. Mais il en émanait une étrange impression exigeant une enquête plus approfondie. Elle créa une clarté diffuse et pivota lentement sur elle-même tout en déchiffrant à de subtils indices l’historique du local. Une grande partie de l’histoire récente de la Compagnie noire s’était forgée ici. Quelques puissants relents d’une très vieille peur, qu’elle finit par attribuer à Fumée, le sorcier de la cour de Taglios depuis longtemps décédé, adhéraient encore aux parois. Toutes ces conclusions étaient le fruit d’un grand débat interne où s’interpellaient de multiples voix aux arguments opposés et au terme duquel elle donna l’impression de beaucoup s’amuser. L’existence, la plupart du temps, était pour Volesprit un sujet de grand divertissement. « Et qu’avons-nous encore là ? » Un objet noirci de caractères à l’encre pointait le museau sous un vieux grabat poussiéreux qui avait très récemment servi de couche. Elle ouvrit distraitement la main pour s’en emparer. « Malédiction ! C’était stupide ! » Elle perdit plusieurs minutes à reprendre le contrôle de l’ombre échappée. Celle-ci avait recouvré toute son agilité. Elle réussit néanmoins à la fourrer dans celle de ses mains qui emprisonnait l’autre. Cette promiscuité les exaspéra. Les ombres semblent exécrer davantage leurs congénères que les êtres vivants. Volesprit venait de découvrir un livre dont la moitié des pages étaient arrachées. Seul de son espèce. « Ainsi, c’est ce qu’il est advenu des autres. Je n’ai jamais découvert qui les emportait. Je me demande si on leur a trouvé une utilité. » Alors qu’elle s’apprêtait à repartir, la Protectrice accorda un dernier regard au livre. « Ils n’embarquaient que quelques feuillets à la fois. L’opération a dû exiger un bon moment. Ce qui signifie qu’ils entrent et sortent du Palais depuis très longtemps. Et donc que la Radisha n’a nullement fomenté sa propre disparition. Bah, pas grave. Elle n’est plus là. Ce qui revient au même. Attrapons plutôt notre rat. Il ira jouer avec nos petites amies. » À la différence de Volesprit, Gobelin ne voyait pas dans le noir. Mais il disposait sur elle d’un autre avantage : il savait où il allait. Il réussit à se maintenir en tête et à se faufiler par une des anciennes portes dérobées. Un mince croissant de lune apparaissait de temps en temps entre des bébés nuages cherchant désespérément à rattraper maman tempête et diffusait une clarté réduite. Gobelin déposa le Ghanghesha sur les pavés, bien en vue, puis détala. Les bouquins lui martelaient l’échine et lui coupaient la respiration. Il marmonna quelques mots dans sa barbe, constatant que l’aventure avait au moins un bon côté : ça descendait jusqu’à sa destination. Le mauvais, par contre, c’était qu’il faisait noir, que les ombres étaient en maraude et qu’il ne se fiait pas entièrement à la qualité de son amulette de quinze ans d’âge. Ne lui restait plus qu’à miser sur les dimensions de la ville et à espérer qu’aucun spécimen de cette petite poignée de rôdeurs nocturnes ne croiserait son chemin pendant qu’il s’efforçait, pantelant et hors d’haleine, de semer Volesprit. Il ne lui vint pas à l’esprit qu’elle avait peut-être récupéré les ombres qu’il avait laissées en embuscade ; et qu’elles étaient peut-être à ses trousses. Volesprit talonnait d’assez près sa proie, dans la nuit, pour la voir s’enfoncer subrepticement dans les ténèbres, entre les édifices qui se dressaient face au Palais à l’autre bout de l’esplanade. Elle repéra le Ghanghesha abandonné et quelques autres petits articles que son gibier semblait avoir perdus dans sa fuite précipitée. Elle projeta ses deux ombres à travers les airs en même temps qu’elle écrasait la figurine d’argile sous son talon. Autant de petites morts lâchées en meute aux trousses du nabot. Elle était dorénavant persuadée de traquer le sorcier Gobelin. Elle poussa un hurlement. La douleur qu’elle venait d’éprouver au talon ne ressemblait en rien à ce qu’elle connaissait. Au moment de s’effondrer, alors qu’elle s’efforçait encore d’ordonner à sa gorge de se sceller, elle vit trois boules de feu aveuglantes strier la nuit, piquant droit vers les ombres chargées de débusquer Gobelin. Elle dégaina une dague et, luttant toujours contre cette douleur impensable, s’efforça, de la pointe, d’en extraire une quatrième de son talon. La boule de feu avait dévoré la chair jusqu’à l’os et commençait déjà à le ronger, endommageant sa jambe jusqu’à la cheville… en dépit de sa protection habituelle. « Je vais rester estropiée, râla-t-elle. Il m’a bernée. Il m’a fait croire qu’il s’agirait d’un piège à ombre ordinaire, facile à désamorcer. » Aucune de ses voix ne trahissait d’amusement désormais. « Ce rusé petit salopard va me le payer. » La boule de feu tombée de sa cheville creusait à présent son trou dans les pavés. Volesprit tenta de se relever au mépris de ses souffrances et se rendit compte qu’elle était incapable de marcher. Elle ne perdait toutefois pas de sang. « Si tu n’étais pas déjà morte, ma sœur chérie, je te tuerais pour te punir d’avoir inventé ces saletés. » L’écho d’un grand rire se réverbéra sur les remparts du Palais. Un éclair blanc fendit l’air derrière Gobelin. « De toute façon, je vais devoir tuer quelqu’un. » Volesprit regagna l’entrée du Palais à quatre pattes en marmottant continuellement. Elle avait rencogné toute sa douleur au fond de son esprit et s’efforçait à présent de focaliser son courroux sur les dégâts que cette mésaventure avait infligés à ses gants et à son beau pantalon de cuir. 41 « Vous pouvez le croire ? ai-je demandé. Elle semblait plus furieuse d’avoir abîmé ses vêtements que d’avoir perdu la trace de Gobelin, et même d’être blessée. » Qu’un-Œil a gloussé. Gobelin en avait réchappé. Cette certitude lui procurait un immense soulagement. « Je peux le croire. — Quoi ? Toi aussi ? — Ça vient du Nord. Tout ce qu’elle porte est en cuir. Vous êtes tous chabraques sur ce chapitre. Elle doit probablement s’appuyer un vol de dix mille kilomètres chaque fois qu’elle a envie d’un nouveau pantalon de cuir. Autant dire qu’elle doit surveiller son tour de taille et son popotin. Pas comme certaines… Eh ! Pas de coups de poing ! On est dans le même camp. — T’arrives à croire ce que raconte ce petit étron ? ai-je demandé à Sahra. — Pose la question à Cygne. » Qu’un-Œil m’a montré ses chicots. « Il te répondra qu’elle a ses bons côtés. » Sahra restait bizness-bizness. « Que faire si elle se contente de prétendre que la Radisha se porte bien ? Combien de gens voient-ils régulièrement la princesse ? Pas beaucoup, me semble-t-il. Et il n’y a plus de Conseil privé. Nous y avons diligemment veillé. À part Mogaba. — Il va falloir s’occuper de lui aussi, a grommelé Qu’un-Œil. — Ne pétons pas plus haut que notre cul. Le Grand Général fera une proie bien plus ardue. — Elle n’aura pas à séquestrer bien longtemps la Radisha, ai-je médité. Deux semaines tout au plus, le temps de reconstituer un Conseil privé soigneusement sélectionné à partir de gentils toutous, tout juste capables d’aboyer “Oui, m’dame !” ou “À quelle hauteur ?” quand elle leur ordonnera de sauter. » Qu’un-Œil a laissé échapper un boisseau d’air. « Elle a raison. On devrait peut-être en tenir compte. — J’en ai déjà tenu compte, ai-je répliqué. Le mieux serait encore de garder la Radisha sous notre contrôle. On la sortira de son trou dès que Volesprit se montrera un peu trop loufoque. Et elle le comprendra. Ne se laissera pas trop induire en tentation. Tant qu’elle ne nous aura pas identifiés, tout du moins. — Elle fera des pieds et des mains pour retrouver la Radisha et la récupérer, a déclaré Sahra. J’en reste persuadée. Autant dire que nous devons nous hâter de quitter la ville. — Il me reste une dernière question à régler, ai-je laissé tomber. Que personne ne m’attende, surtout. Murgen, sois sympa, tâche de faire un petit effort et d’en apprendre le plus possible sur cet autre corbeau blanc. » Je n’ai pas attendu sa réponse. Maintenant que Gobelin semblait tiré d’affaire, j’avais hâte d’interroger notre nouvelle prisonnière. Quelqu’un s’était donné la peine d’installer confortablement la Radisha. On ne l’avait pas non plus bouclée dans une cage. Sans doute Qu’un-Œil avait-il fourni quelques échantillons de ses sortilèges d’étouffement. J’ai profité de ce qu’elle était encore inconsciente de ma présence pour l’étudier. Quand la Compagnie avait séjourné à Taglios pour la première fois, elle jouissait encore d’une formidable réputation. Elle s’était également bien battue, mais les années l’avaient usée. Elle faisait vieille à présent, fatiguée et abattue. J’ai avancé d’un pas. « Vous a-t-on bien traitée jusque-là, Radisha ? » Elle a ébauché un faible sourire. Ses yeux pétillaient de colère, mais aussi d’une lueur sarcastique. « Je sais. Ce n’est pas le Palais. Mais j’ai connu pire. Pas de toit et les fers, par exemple. — Et les peaux de bête ? — J’ai vécu ici les six dernières années. On s’habitue. » Il y avait longtemps que je n’avais pas pris la peine de me montrer aussi précise. « Pourquoi ? — L’eau dort, Radisha. L’eau dort. Vous nous attendiez. Il fallait bien qu’on vienne. » C’est à ce moment précis qu’elle a pris la pleine mesure de la réalité. « Je vous ai déjà vue. — Très souvent. Au Palais, ces derniers temps. Et, voilà bien longtemps, toujours au Palais, en compagnie du porte-étendard. — C’est toi la demeurée. — Vraiment ? L’une de nous deux, à coup sûr… » Elle s’est vraiment fâchée pour le coup. « Ça ne sert à rien de vous mettre en colère, lui ai-je déclaré. Mais si ça peut vous aider à vous sentir mieux, réfléchissez à ce que je vais vous dire. La Protectrice songe déjà à dissimuler votre disparition. La seule personne au courant – sans compter les fripouilles que nous sommes, bien entendu – est morte. D’autres suivront. Et vous ferez bientôt depuis l’anonymat de votre boudoir la plus scandaleuse des déclarations. Dans quelque six mois, la Protectrice tiendra fermement les rênes du pouvoir, protégée par ses Gris et tous ceux qui, vous imaginant hors course, croiront pouvoir tirer profit d’une alliance avec elle. » À condition toutefois que Volesprit parvienne à s’accorder avec Mogaba. Je me suis bien gardée d’y faire allusion. La Radisha s’est mise à parler très crûment de son alliée. Je l’ai laissée se répandre quelques instants avant de lui énoncer un nouveau slogan : « Tous leurs jours sont comptés. — Qu’est-ce que ça signifie, par l’enfer ? — Que nous retrouverons tôt ou tard tous ceux qui nous ont lésés. Vous avez raison. C’est assez malsain. Mais nous sommes ainsi. Vous avez pu vous en rendre compte très récemment. Seuls la Protectrice et le Grand Général sont encore en liberté. Tous leurs jours sont comptés. » Le dur coin de la réalité s’enfonça un peu plus profondément : elle était prisonnière ; ne savait ni où elle était séquestrée ni ce qui allait lui arriver. Elle avait conscience que ses kidnappeurs étaient prêts à prendre des risques démentiels pour assouvir leur vengeance, ainsi qu’ils l’avaient promis avant qu’elle ne commît l’erreur de se laisser séduire par les promesses fatales de Volesprit. « Vous n’avez pas encore désigné votre héritier, n’est-ce pas ? » Ce coq-à-l’âne la stupéfia. « Quoi ? — Vous n’avez pas assuré votre succession de manière clairement définie. — Hein ? — Dans la mesure où je vous retiens en otage, l’avenir de Taglios et des territoires tagliens est désormais sous ma coupe. Vous n’avez pas d’enfant. Votre frère non plus. — J’ai passé l’âge. — Pas votre frère. Et il est toujours de ce monde. » Elle est restée bouche bée. La mâchoire pendante. Je l’ai laissée à ses réflexions. J’ai vaguement envisagé de rendre à Narayan Singh une nouvelle visite puis je me suis ravisée de peur de paraître trop empressée. J’étais trop fatiguée, de toute manière. On n’affronte pas un Félon sans la pleine maîtrise de ses facultés. Le sommeil était le seul amant dans les bras duquel j’avais envie de me blottir. 42 Je jouais au tonk avec Spiff, Jojo et Kendo le Surineur. Intéressante combinaison. Trois d’entre nous au moins prenaient leur religion au sérieux. Le vrai nom de Jojo est Cho Dai Cho. Il est nyueng bao et, théoriquement, garde du corps de Qu’un-Œil. Celui-ci n’a que faire d’un garde du corps et Jojo n’a nullement envie d’exercer cette fonction. De sorte qu’ils ne se voient pas beaucoup et que, de notre côté, nous ne croisons guère plus fréquemment Jojo qu’oncle Doj. « Tu es en cheville avec ce crétin de fils des marécages. Tu me crois aveugle ? — Moi, faire gourbi avec un hérétique et un incroyant ? — Tu lui tendras un traquenard dès que tu auras nettoyé mes ossements. » J’avais eu jusque-là la main incroyablement heureuse. Les gens détestent voir leur victime favorite jouer de bonheur. « Je n’arrive pas à m’habituer à l’idée de ne plus aller travailler », ai-je déclaré. Jojo s’est défaussé du six dont j’avais besoin pour ma quinte. « C’est peut-être bien mon jour de chance, après tout. — C’est peut-être aussi le moment de sortir te trouver un coquin, en ce cas. — Gobelin ! Tu es toujours vivant. À voir la fureur de Volesprit l’autre nuit, j’aurais cru qu’elle ne ferait de toi qu’une bouchée pour son souper. À mi-chemin de la maison. » Gobelin m’a décoché son plus beau sourire de crapaud. « Elle va clopiner un bon moment. Jamais je n’aurais cru qu’elle couperait dans la combine. » Son sourire s’est effacé. « J’y ai vaguement réfléchi. La dégommer de cette façon était peut-être une erreur. J’aurais dû la conduire là où nous aurions pu la prendre sous un feu croisé… — Elle s’y serait attendue. D’ailleurs, si elle ne t’a pas poursuivi, c’est certainement parce qu’elle subodorait une embuscade de cette espèce. Tu veux te joindre à nous ? » Mes trois compagnons ont râlé. Gobelin n’est pas Qu’un-Œil, mais ils n’ont aucune confiance en lui. Ils le soupçonnent, dans leur ingénuité, de tricher plus intelligemment. Et de ne se forger un passé de perdant que pour mieux brouiller les pistes. Vous avez sans doute remarqué que l’animal humain, féru de rituels et pétri de préjugés, demeure leur fidèle gardien contre toute logique et en dépit des contradictions. « Pas cette fois-ci. » Gobelin sait saisir une discrète allusion. Il les lessiverait plus tard à sa manière en riant sous cape comme un débile. Et ça leur ferait les pieds. « J’ai du travail. Tout le monde se plaint apparemment qu’un fantôme aurait sillonné l’entrepôt cette nuit. Je dois le débusquer. » J’avais une main perdante. Un pied, disons. J’ai abattu mon jeu. « Il essaie de me culpabiliser parce que je flemmarde. » J’ai empoché mes gains. « Tu ne peux pas te lever maintenant, a grommelé Kendo. — Tu as prouvé que tu avais raison, pas vrai ? Les femmes ne savent pas jouer aux cartes. Si je m’attardais plus longtemps, je me retrouverais vite ratiboisée. Et tu devrais te passer cette année de cadeau d’anniversaire. — Je n’en ai pas reçu l’an dernier non plus. — Sans doute parce que j’avais encore joué au tonk avec toi. Vous êtes si nombreux sur les rangs que je peine à me rappeler les noms de tous ceux qui me plument. » Tous maugréaient à présent. « Et si je me joignais à vous pour une main ou deux ? a suggéré Gobelin. — Ça ira. Tu ferais mieux d’aller aider Roupille. Ou vice versa. » Ils ont cessé de rouspéter, du moins jusqu’à ce que nous ne puissions plus les entendre. Gobelin a gloussé. Moi aussi. « On devrait se marier tous les deux, a-t-il déclaré. — Je suis trop vieille pour toi. Demande plutôt à Chandra Gokhale de t’arranger le coup. — Un vrai couple de rats affamés, ces deux-là, non ? » Gokhale et Drupada ne cessaient de se chamailler. Si leurs prises de bec restaient platoniques, c’était uniquement parce qu’on les avait prévenus que l’éventuel vainqueur d’une rixe recevrait un châtiment effroyable. « Un des deux finira peut-être par tuer l’autre pour le dévorer, ai-je conclu. Avec un peu de chance. — Tu rêves tout debout. — Que penses-tu de ce fantôme ? » Il a haussé les épaules. « Tu sais que c’est la fille, pas vrai ? — J’en suis persuadé. — Connaîtra-t-elle les mêmes turpitudes que Murgen quand il en a été victime, selon toi ? Osciller sans arrêt dans le temps et ainsi de suite ? — Je n’en sais rien. Il y a une légère différence Avec Murgen, nul n’a jamais rien vu. — Tu peux l’en empêcher ? — De te terrifier ? — Dans la mesure où je crains qu’elle n’aille quémander de l’aide à l’extérieur ? Bien sûr. — Ooh. Ça ne m’était pas venu à l’esprit. — Songes-y, Gobelin. Et ce corbeau blanc ? C’est encore elle, à ton avis ? — Il me semblait que c’était Murgen. » Il n’était pas si naïf. « Murgen est ici. Esclave et éclaireur de Sahra. — Ce ne serait pas la première fois qu’il occuperait deux positions dans l’espace et observerait les événements depuis deux points de vue différents dans le temps. — Il prétend ne plus se souvenir d’avoir été le corbeau. — Sans doute parce que ça ne s’est pas encore produit. Il s’agit peut-être du Murgen de l’an prochain, quelque chose comme ça. » Je n’ai pas su que répondre. L’hypothèse m’avait effleurée. Et Murgen l’avait déjà fait. « D’un autre côté, je ne suis pas totalement persuadé, personnellement, qu’il s’agisse de Murgen ni de la morpionne. » Il m’a décoché son plus beau sourire de crapaud, conscient que j’allais sauter en l’air. Je n’y ai pas manqué. « Quoi ? Sale rat. Qui, en ce cas ? » Haussement d’épaules. « J’ai bien une ou deux petites idées, mais il est encore trop tôt pour en parler. Tu as les annales. Il suffit de t’y plonger pour suivre mon raisonnement. » Il s’est remis à glousser, tout content d’avoir pris l’annaliste à son propre jeu. Pour ainsi dire. « Hi hi ! » Il a tournoyé sur lui-même en dansant. « Allons tourmenter Narayan Singh. Wouah ! Regarde qui voilà ! Tu es bien trop vieux pour porter les cheveux si longs, Cygne. À moins de tout ramener sur le sommet de ton crâne pour essayer de dissimuler ta calvitie. » J’ai pointé de l’index l’occiput de Gobelin. Il n’y était pas poussé un seul cheveu de mon vivant. « J’ai l’impression que ta propre ligne de plantation recule légèrement ces temps-ci, a rétorqué Cygne. Sans doute à force de te cogner la tête à l’envers des tables. » Cygne m’a dévisagée en arquant un sourcil. « Il plane à la ganja ou quoi ? — Non. Il n’est toujours pas revenu de son tête-à-tête avec ta petite amie et du fait qu’il s’en est tiré sain et sauf. » Mais Cygne avait indirectement levé un lièvre. Le chanvre était une plante à ce point répandue qu’on pouvait s’étonner que Gobelin et Qu’un-Œil ne se fussent pas encore intéressés à son aspect ludique. Gobelin avait lu dans mes pensées : « Nous n’y touchons pas parce que ça met la tête à l’envers et embrouille les idées. — Mais pas cette pisse de buffle d’eau que vous distilliez à un moment donné ? — Un simple médicament, Roupille. Tu devrais l’essayer. C’est bourré d’ingrédients qui te feraient le plus grand bien. — Mon régime me convient parfaitement, Gobelin. À part le riz et le poisson. — Exactement ce que je disais. On fait une collecte et on achète un cochon… sans s’occuper de ce que raconte Sahra. Rien de plus goûteux qu’un peu d’échine aux fayots… » Cygne s’était joint à notre petit trajet de soixante-dix pas jusqu’à la cage de Narayan. « Je participe, a-t-il déclaré. Voilà vingt ans que je n’ai pas senti le goût du bacon. — Chiasse ! s’est écrié Gobelin. Tu participes ? T’as même plus de nom, mec. T’es mort. — Je pourrais courir jusqu’au Palais et fouiller sous mon matelas. Je n’ai pas connu que des vicissitudes. — Si tu refuses de m’épouser, alors marie-toi avec Cygne, Roupille. Il a amassé un joli magot et il est trop vieux pour te poursuivre de ses assiduités viriles. Narayan Singh ! Ramène ton sale petit cul merdeux et mets-toi à table. — La survie doit être une drogue très puissante, a murmuré Cygne. — Surtout à l’âge de Gobelin, ai-je convenu. — À n’importe quel âge, à mon avis. — Que veux-tu dire ? — Que j’aurais dû remonter depuis longtemps dans le Nord. Venir ici ne m’a strictement rien rapporté. J’aurais dû commencer à me remuer dès que Lame et Cordy ont touché le fond. Mais ça m’était interdit. Et pas seulement parce que Volesprit me tenait par les burettes. — Hon ? — Je suis un perdant. Nous étions tous des perdants. Tous les trois. Nous n’avons même pas réussi à faire de bons soldats dans l’ancien empire. Nous avons déserté. Lame a été jeté en pâture aux crocodiles pour avoir offensé les prêtres de son pays natal. Aucun de nous n’est jamais vraiment parti du bon pied. Cordy et moi ne nous sommes retrouvés ici que parce qu’il faut un bon moment pour freiner une fois qu’on a commencé à galoper. Qui m’éperonnera maintenant qu’il ne me reste plus aucun ami ? » Je me suis bien gardée d’éclairer sa lanterne quant à la santé de Lame et de Cordy, qui font partie des Captifs, mais j’ai objecté : « Tu ne peux pas être entièrement incompétent. Depuis ton arrivée, le trône de Taglios ne cesse de te confier un commandement après l’autre. — Je suis un étranger. Je fais un prête-nom idéal. Tout le monde sait qui je suis et tout le monde me reconnaît. La Protectrice et la Radisha se servent de moi comme d’un paravent, d’un bouc émissaire chargé de les abriter du contrecoup de toutes leurs décisions impopulaires. — Elles devront s’en trouver un autre désormais. — Ne me regarde pas comme ça. Je ne rejoindrai pas les rangs de la Compagnie noire, même si tu me promettais de m’épouser et de me nommer de surcroît capitaine. Vous êtes tous condamnés. Ça se lit sur vous. — Que veux-tu, alors ? — Moi ? Puisque je n’ai plus la santé ni la jeunesse, ni les couilles de rentrer chez moi – et, de toute manière, ce ne serait plus “chez moi” à mon retour –, j’aimerais reprendre l’activité que nous avons exercée à notre arrivée. Monter une petite brasserie et passer mes dernières années à faciliter un peu la vie de mes frères humains. — Je suis sûre que Gobelin et Qu’un-Œil prendraient volontiers un associé. — Eux ? Ils s’enfileraient la moitié de la production. Ils se poivreraient, se prendraient le bec, se jetteraient les barils à la figure… » Il n’avait pas tort. « Tu marques un point. Encore qu’ils aient récemment fait preuve d’un très grand sang-froid. — Quand tes propres conneries risquent de te faire tuer, ça t’apprend à faire gaffe. Ce type m’a toujours sidéré. » Il parlait de Narayan Singh. « Il a tout du banal petit trouduc. On peut en croiser dix mille comme lui dans les rues en ce moment même et aucun ne fera jamais rien de remarquable, à part crever de faim. — Si ça pouvait m’avancer, je le laisserais lui aussi crever de faim. Me revoici, Narayan. Consentiras-tu à me parler aujourd’hui ? » Singh a relevé les yeux. Il avait l’air serein, paisible. On peut au moins accorder cette qualité aux Étrangleurs. Ils n’ont jamais de problèmes de conscience. « Bonjour, jeune dame. Oui. Nous pouvons parler. J’ai suivi ton conseil. Je suis allé trouver la déesse. Et elle consent à ta requête. Sincèrement, ça m’a beaucoup surpris. Elle n’a pas posé de conditions particulières à ce marché. Sinon que la vie et la santé de ses principaux agents soient épargnées. » Cygne en est resté encore plus baba que moi. « Tu es sûre d’avoir enlevé le bon bonhomme, Roupille ? — Je n’en sais rien. J’aurais cru qu’ils s’efforceraient de louvoyer davantage, tout en restant conscients de ne plus pouvoir tergiverser. » Ce revirement exigeait un minimum de réflexion. Voire un maximum. Sans compter qu’il ne manquait pas d’éveiller une légère inquiétude. « Tu m’en vois ravie, Narayan. Absolument. Où est la Clé ? » Singh s’est fendu d’un sourire au moins aussi hideux que celui de Qu’un-Œil. « Je vais t’y conduire. — Ah-ha, ai-je marmotté. Je vois. La première babouche est tombée. Parfait. Quand te sentiras-tu prêt à partir ? — Dès que la Fille sera rétablie. Tu auras sans doute remarqué qu’elle est souffrante. — En effet. Je croyais qu’elle avait ses règles. » Une horrible, effroyable pensée m’a traversé l’esprit. « Elle ne serait pas enceinte, au moins ? » À l’expression de Singh, j’ai compris qu’il trouvait cette idée parfaitement incongrue. « Tant mieux. Mais peu importe, Narayan. Tant que nous conspirerons ensemble, tes Félons et la Compagnie noire, vous ne pourrez plus faire équipe tous les deux. C’est triste à dire, Narayan Singh, mais tu ne m’inspires pas confiance. Et je ne me fierai jamais à elle, jusque dans la tombe. » Il a souri à quelque pensée intime. « Mais tu t’attends en revanche à ce que nous te fassions confiance. — Pour une bonne raison. Chacun sait que la Compagnie n’a jamais failli à sa parole du moment qu’elle l’a donnée. Eh oui ! » Un tantinet exagéré, bien entendu. Narayan a jeté à Cygne un coup d’œil fugace puis son sourire est revenu. « Je vais devoir m’en contenter, j’imagine. » J’ai affiché mon plus resplendissant sourire d’hypocrite. « Superbe. Nous allons pouvoir faire affaire. Je vais de ce pas préparer quelques personnes pour cette expédition. Irons-nous très loin ? » Sourire. « Pas très. Dans le sud de la ville, à quelques jours de marche. — Oh ! Le bois du Malheur. J’aurais dû m’en douter. » J’ai embarqué Cygne et rejoint mes partenaires à la table de jeu. « Qu’on m’amène le fils de Singh dès qu’on pourra mettre la main dessus. » Un petit rabe de munitions ne pouvait pas nous nuire. 43 « Je ne sais plus que faire de moi, avec cette oisiveté forcée », m’a avoué Sahra. Tobo et elle, pelotonnés devant la boîte à brume, partageaient dans la mesure du possible l’existence de Murgen. J’étais toute contente de voir mère et fils si bien s’entendre. « Il y a toujours du boulot pour ceux qui voudraient placer les pastilles qui nous rappelleront au bon souvenir de tous après notre départ. Et il reste toujours des… choses à balancer dans le fleuve. — Pour paraphraser Gobelin, le travail ne me manque pas au point de me porter volontaire pour une corvée. Il s’est passé quelque chose ? — Les gars viennent d’amener le fils de Singh. Joli garçon. Ainsi qu’une paire de rescrits affichés sur les piliers officiels. Depuis que la Radisha est entrée en réclusion. — Que disent-ils ? — En gros, qu’elle est prête à offrir une forte récompense pour toute information conduisant à l’arrestation d’un membre quelconque de la bande de vandales qui se font passer pour une Compagnie noire depuis longtemps défunte et troublent l’ordre public. — Quelqu’un va gober ça ? — Pourvu qu’elle le ressasse assez souvent. Ce ne sont pas ses racontars qui me dérangent. Mais cette offre de récompense. Un tas de gens ici iraient jusqu’à vendre leur mère. Il lui suffirait d’envoyer dans les rues une paire de jean-foutre qui jetteraient leur fric par les fenêtres en se vantant de l’avoir touché de cette façon pour qu’un crétin réellement informé décide d’en prendre le risque. — En ce cas, pourquoi ne pas déguerpir tout de suite ? Nous n’avons plus grand-chose à faire ici, pas vrai ? — Choper Mogaba. — Laissons-le croire. Lançons une rumeur. Faisons courir des bruits sur la Radisha et le Grand Général. Tout en débarrassant le plancher. Quand dois-tu aller chercher la Clé ? — Je n’en sais trop rien. Je tergiverse. Le temps qu’un message parvienne à Furtif. » Sahra a hoché la tête en souriant. « Bien joué. Singh conserve sûrement un atout dans sa manche. » Saule Cygne s’est joint à nous sans y avoir été invité. « La fille a l’air d’avoir un problème. » Je lui ai jeté un regard noir. Sahra m’a imitée, mais elle a eu la courtoisie de demander : « La Fille de la Nuit ? Quel genre de problème ? — Je crois qu’elle a une attaque. Une espèce de crise de haut mal. — Superbe minutage », ai-je grommelé. Au même instant, Sahra a crié à Tobo d’aller chercher Gobelin. « Que fabriquais-tu près d’elle, au fait, Cygne ? » ai-je grondé. Ses joues se sont colorées. « Euh… — Bon sang, mais quel crétin de mange-merde ! Madame t’a tenu la dragée haute. Tu as bavé sur elle pendant des années. Là-dessus, tu as flanqué les boules à dix millions de gens en laissant sa petite sœur menacer de te souffler dans les bronches. Et tu vas maintenant permettre à sa morpionne de t’enfiler un anneau dans les naseaux en te faisant passer pour un couillon plus sombre encore ? Tu es vraiment aussi stupide que pitoyable, Saule ! — Je ne faisais que… — … penser avec autre chose que ton cerveau ! Comme un malheureux adolescent boutonneux. Cette femme n’a rien d’une adorable jeune vierge, Cygne ! Elle est pire que ton pire cauchemar. Viens ici ! » Il a obtempéré. J’ai agi soudainement et brutalement, comme j’aurais si souvent aimé le faire avec mes oncles. La pointe de ma dague s’est enfoncée dans sa peau juste sous son menton. « Tu tiens vraiment à connaître une mort stupide, humiliante et inutile ? Fais-le-moi savoir. Je t’arrangerai ça. Sans que nous ayons tous à en payer de nouveau le prix. » Le caquètement de Qu’un-Œil a résonné dans toute la pièce. « N’est-elle pas magnifique, Cygne ? Tu ferais mieux de t’intéresser à elle plutôt qu’aux veuves noires qui constituent ton ordinaire. » Il était encore assis dans le fauteuil roulant de rechange de Do Trang, mais seul son pouvoir magique le propulsait. « Je pourrais aussi t’organiser une mort aussi vaine qu’humiliante, vieil homme. » Il m’a ri au nez. « Tu as invité le soldat Aridatha pour lui présenter son papa perdu de vue depuis si longtemps, Roupille. Tu devrais t’occuper de lui au lieu de flirter avec Cygne. » Qu’un-Œil se montre parfois exaspérant. Et il adore ça. Dès qu’il peut trouver un levier et un point d’appui… « Explique à Qu’un-Œil ce qu’il arrive à la fille. Occupe-t’en, Qu’un-Œil. Trouve une solution. Tout ce que tu voudras sauf la tuer. Singh refusera de me livrer la Clé si nous assassinons cette sale petite… sorcière. » 44 Mince ! Aridatha Singh était presque assez beau pour me faire renoncer à mon vœu de célibat. Il était sublime. Grand, bien découplé, un sourire magnifique dévoilant des dents superbes même quand il était tendu. Des manières impeccables. Un gentilhomme dans toute l’acception du terme, hormis la naissance. « Votre mère devait être merveilleusement belle, lui ai-je déclaré. — Je vous demande pardon ? — Rien. Strictement rien. On m’appelle Roupille, ici. Et vous êtes Aridatha. Ces présentations suffiront. — Qui donc êtes-vous tous ? Et pourquoi suis-je là ? » Il ne menaçait pas, ne tempêtait pas. Étonnant. Les Tagliens se rendent rarement compte que c’est en pure perte. « Vous n’avez pas besoin de savoir qui nous sommes. Vous êtes là pour rencontrer un homme que nous détenons. Ne lui laissez pas entendre que vous serez relâché au terme de votre entrevue. Il n’aura pas cette chance. Suivez-moi. — Vous êtes une femme, n’est-ce pas ? s’est étonné Aridatha Singh peu après. — La dernière fois que j’ai vérifié. Nous y sommes. Cet homme se nomme Narayan. Lève-toi, Narayan ! Tu as de la visite. Je te présente Aridatha. Comme promis. » Aridatha m’a fixée, s’efforçant de comprendre. Narayan dévisagea le fils qu’il n’avait jamais vu et, l’espace d’un instant, crut voir en lui quelque chose qui le fit fondre. Je pouvais donc l’atteindre et le toucher, ai-je pressenti, à condition de ne pas lui donner l’impression que je l’incitais à trahir Kina. J’ai reculé d’un pas et attendu la suite. Il ne s’est rien passé. Aridatha continuait de se retourner pour me jeter des coups d’œil à la dérobée. « Dois-je envoyer chercher aussi Khaditya et Sugriva ? ai-je fini par lui demander, à bout de patience. Et leurs enfants ? » C’était à la fois une manière de menacer Narayan et d’expliquer à Aridatha qu’il avait été enlevé en raison de son appartenance à une famille bien précise. Je me suis aussitôt rendu compte qu’il commençait à entrevoir la vérité. Lorsqu’il a reporté le regard sur moi, son œil brillait d’un éclat tout à fait différent. « On ne peut pas en dire grand bien, selon moi, mais on ne peut pas lui reprocher d’être un mauvais père. Le destin ne lui a pas permis de donner la preuve de ses aptitudes, bonnes ou mauvaises, à la paternité. » Sauf en ce qui concernait sa fille, pour qui il avait fait tout son possible en dépit de son indifférence. « Il est d’une grande loyauté. » Aridatha a brusquement pris conscience qu’il ne s’agissait nullement de lui. Qu’il n’était qu’une sorte de levier destiné à émouvoir Narayan Singh. Le Narayan Singh, l’infâme chef de la secte des Étrangleurs. Aridatha a encore gagné mon cœur en carrant ses épaules avant d’avancer d’un pas pour étreindre convenablement son père. Sans aucune chaleur, sans doute, mais avec la plus extrême correction. Je les ai observés pendant qu’ils cherchaient un terrain d’entente. Un point de départ. Et ils l’ont assez promptement trouvé ! Nous n’avions jamais déniché aucune preuve nous autorisant à dénier l’affection que Narayan Singh portait à sa Lily. Aridatha avait une très haute opinion de sa mère. « Ce type est un authentique chef-d’œuvre, pas vrai ? » J’ai sursauté. Je n’avais rien entendu, mais Arpenteur-du-Fleuve était planté derrière moi et il n’a jamais été très doué pour avancer à pas de loup. Ne me restait plus qu’à en tirer cette épouvantable conclusion : Aridatha me faisait réellement de l’effet. « Oui. Effectivement. Et je ne sais pas trop pourquoi. — Je vais te le dire, moi. Il me rappelle Saule Cygne. Un gars franc du collier. Mais brillant. Et encore assez jeune pour n’être pas pourri par la vie. — Arpenteur ! Tu devrais t’entendre. Tu frises l’intelligence. — Ne va surtout pas en parler aux autres. Qu’un-Œil risquerait de comprendre pourquoi il ne me plume au tonk qu’une fois sur deux. » Il s’est remis à dévisager Aridatha. « Et joli garçon, qui plus est. Mieux vaut le cacher à ton bibliothécaire. Ils fileraient le parfait amour. » Encore un cœur brisé. « Tu crois ? À quels indices… — Je n’en sais rien. Je peux me tromper. — Quand doit-il rentrer ? Peut-on le garder ici toute la nuit ? — Tu comptes tenter ta chance ? » Arpenteur n’a pas l’habitude de me chambrer ; je l’avais donc sûrement bien mérité. « Non. Pas comme tu crois. La canaille en moi vient d’avoir une idée. Présentons-le à la Radisha avant de le relâcher. — Tu joues les entremetteuses ? — Non. Je montre simplement à un type réglo que sa souveraine n’est plus au Palais. Il accréditera les rumeurs. Car il dit toujours la vérité. — On ne risque rien. — Tiens-moi ces deux-là à l’œil. Je vais aller parler à la Femme. » Arpenteur arqua un sourcil. Seul Cygne donnait encore ce surnom à la Radisha. « Tu prends de mauvaises habitudes. — Sûrement. » 45 J’ai trouvé la Radisha perdue dans ses pensées. Non pas assoupie, mais en pleine méditation et tournant sans doute en rond, la conscience probablement bourrelée de remords, culpabilisée par le soulagement que lui donnait sa récente absence de stress. J’ai brièvement compati. Sans doute étaient-ils nos ennemis, son frère et elle, mais c’étaient aussi d’honnêtes gens en leur for intérieur. On leur avait inculqué le Rajadharma dès la naissance. « M’dame ? » Elle méritait certes mon respect, mais j’étais incapable d’utiliser ces titres princiers. « Je dois vous parler. » Elle a lentement relevé les yeux. Des yeux qui, en dépit du désespoir qu’ils trahissaient, semblaient avisés et soucieux. « Tout mon personnel était-il donc ligué contre moi ? — Nous n’avons pas choisi de devenir vos ennemis. Et nous continuons encore aujourd’hui d’honorer et de respecter le Trône. — Bien sûr. Ne serait-ce que pour me rappeler ma folie. Comme les disciples du Bhodi par leurs immolations. — Notre querelle avec vous n’aura jamais l’envergure de celle qui nous oppose à la Protectrice. Jamais nous ne pactiserons avec elle. Vous ne lâcheriez pas les skildirsha sur la ville. Elle le ferait sans hésiter. Et sa malfaisance est si profondément enracinée qu’elle n’aurait même pas conscience de faire le mal. — Vous avez raison. Avez-vous un nom ? Si elle a réellement survécu sans dommage à plusieurs siècles, nous pourrions voir en elle une déesse. Une puissance capable de broyer des royaumes par pur caprice, comme un enfant donne un coup de pied dans une fourmilière pour le simple plaisir de voir les insectes s’affoler. — On m’appelle Roupille. Je suis l’annaliste de la Compagnie noire. Et la scélérate qui a tramé le plus clair de vos récentes infortunes. Votre condition actuelle ne participe pas délibérément du plan que nous avions élaboré, mais l’occasion s’en est présentée. Il semble à présent que nous soyons dépassés par les événements. » La Radisha a donné l’impression de se concentrer. « Poursuivez. — La Protectrice a préféré cacher votre disparition. Officiellement, vous faites retraite dans votre boudoir où vous vous purifiez tout en implorant vos dieux et vos ancêtres d’apaiser votre cœur et de vous octroyer la sagesse qui vous permettra d’affronter les jours sombres qui s’annoncent. Mais vous vous accordez parfois une pause pour promulguer d’assez stupéfiants rescrits. Mes frères ont rapporté ces deux-là. Ils sont illettrés et ne les ont donc pas choisis pour leur teneur. Mais ils sont sans doute représentatifs. Je vous en ferai apporter d’autres. » La princesse a lu tout d’abord l’offre de récompense. Celle-ci était à la fois directe et raisonnable. « Elle doit vous mettre dans l’embarras. — En effet. — Elle ne dispose pas de pareilles sommes. Que signifie ceci ? La ration de riz réduite de dix pour cent ? Nous n’avons nullement besoin de rationner le riz. — C’est exact. Mais tous ceux qui désirent en acheter ne peuvent pas se le permettre. Et certains d’entre nous qui aimeraient bien tâter d’autre chose n’ont droit qu’au riz. — Vous savez quoi ? » La Radisha martelait le rescrit de l’index comme si elle cherchait à percer un trou au travers. « J’en mettrais ma main au feu. Toutes ces personnalités bizarres. Ce ne sont pas seulement des voix. Ou bien elle était d’une humeur particulièrement étrange quand elle a dicté ces textes. Elle est victime d’accès. Quand ces voix donnent l’impression de la dominer. Ça ne dure jamais très longtemps. » Eh ! me suis-je dit. Le tuyau ne manque pas d’intérêt et mérite d’être creusé ultérieurement. « Aimeriez-vous détenir des preuves plus solides ? Je ne dispose pas d’assez de main-d’œuvre pour couvrir toute la ville, mais je sais que de nouveaux rescrits ont été affichés à des points stratégiques. — Comment prouver leur authenticité ? Le premier venu pourrait prendre une feuille de naada traité et y écrire n’importe quoi. — J’y travaille. Nous avons un invité, un soldat très respecté d’un des bataillons de la ville. Nous l’avons fait venir pour lui présenter un autre de nos prisonniers. J’ai pensé qu’il pourrait répandre la rumeur de votre captivité. — Intéressant. Vous savez comment elle réagira, bien sûr ? En parlant de bluff. Elle présentera au public un sosie convaincant de la Radisha, voire une pure et simple illusion, puis vous mettra au défi de montrer la vôtre. Ce dont vous vous abstiendrez parce que vous ne tenez pas à vous faire tuer. Je me trompe ? — Nous pouvons pallier la difficulté. La Protectrice pâtit d’un très sérieux handicap. Personne ne croit une seule de ses paroles. Et l’on commence à vous voir du même œil car vous passez désormais pour sa comparse. Pourquoi avez-vous toujours adopté une attitude aussi hostile et déloyale envers la Compagnie ? — Je ne suis pas sa comparse. Vous n’avez aucune idée de tous ses projets démentiels que j’ai réussi à étouffer dans l’œuf. » Je me suis abstenue de la démentir. Je l’avais déjà suffisamment courroucée pour l’inciter à parler, mais j’ai encore enfoncé le clou. « Pourquoi haïssiez-vous mes frères avant même qu’ils ne descendent le fleuve ? — Je ne les haïssais pas… — J’ai peut-être mal choisi mes mots. Il y avait pourtant bien quelque chose. Tous les annalistes qui m’ont précédée l’ont ressenti et tous ont prédit que vous vous retourneriez contre la Compagnie dès que vous seriez débarrassée des Maîtres d’Ombres. Vous étiez sans doute moins obnubilée que Fumée, mais vous partagiez sa hantise. — Je n’en sais rien. Voilà une décennie que je me pose la question. Cette obsession s’est dissipée dès que j’ai donné l’ordre de vous prendre pour cible. Mais Fumée et moi n’étions pas les seuls. Toute la principauté partageait la même impression. Le souvenir du premier passage de la Compagnie était resté gravé… — Ce prétendu passé n’a jamais existé. Nul chroniqueur, en tout cas, ne s’est donné la peine de le relater en ces termes dans les documents et les livres d’histoire de l’époque. Le peu que j’ai réussi à déchiffrer de nos propres annales couvrant cette période est terriblement prosaïque et ennuyeux à mourir. Je n’ai trouvé qu’une seule bataille réellement effroyable, livrée alors que la Compagnie comptait déjà trois générations. Elle s’est déroulée non loin d’ici et la Compagnie a été défaite. Pratiquement anéantie. Les trois volumes de ses annales sont tombés aux mains de l’ennemi. Ils sont conservés depuis dans les bibliothèques tagliennes, dont on nous interdit l’accès depuis le premier jour de notre retour, au prix de manœuvres plus démentielles l’une que l’autre. Des gens sont morts pour ces livres. Et, pour autant que j’aie pu m’en rendre compte, le seul vrai secret qu’ils dissimulent et qui doit être maintenu coûte que coûte sous le boisseau, c’est qu’il ne s’est rien produit qui défraie la chronique au cours de cette période. Elle n’a jamais été une époque de rapines, de pillages ni de bains de sang. — Comment la population d’une douzaine de royaumes pourrait-elle garder le souvenir d’événements qui ne se sont jamais produits au point de vivre dans la terreur de les voir se répéter ? » J’ai haussé les épaules. « Je l’ignore. Nous demanderons à Kina comment elle s’y est prise. Juste avant de la tuer. » Au seul vu de son expression, j’ai compris que la Radisha se persuadait qu’elle n’était pas la seule à croire à l’impossible. « Vous tenez à vous débarrasser de votre cinglée de copine ? lui ai-je demandé. En finir avec notre vindicte ? Récupérer votre frère ? » L’éventualité de la survie du Prahbrindrah Drah avait probablement occupé récemment une grande place dans ses pensées. Elle a ouvert et refermé plusieurs fois la bouche. La Radisha n’avait jamais été très séduisante, mais l’âge et les circonstances la rendaient presque repoussante. Devais-je la condamner pour autant ? Le temps ne se montrait pas non plus particulièrement clément envers moi. « Ça peut se faire, ai-je repris. Tout est encore possible. — Mon frère est mort. — Que non pas. Nul ne le sait, hormis la Compagnie. Pas même Volesprit. Mais ceux qu’elle a piégés sous la plaine sont tout simplement figés dans le temps. En quelque sorte. Je ne comprends rien à la science ésotérique impliquée dans le processus. L’essentiel, c’est qu’ils sont bel et bien vivants et en bonne santé, et qu’on peut les en ramener. Je viens de passer un marché qui nous permettra de récupérer la Clé dont nous avons besoin pour leur ouvrir la voie. — Vous pouvez ramener mon frère ? — Et Cordy Mather. » La lumière était mauvaise, mais il m’a semblé voir le sang affluer à sa gorge. « On ne peut rien vous cacher, n’est-ce pas ? — Pas grand-chose. — Qu’attendez-vous de moi ? » Je ne m’étais pas préparée à en arriver là avec la Femme. En dépit de sa réputation de femme d’affaires pragmatique et raisonnable. De sorte que je n’avais pas de réponse toute prête. Néanmoins, j’ai réussi à dresser assez vite une liste de vœux pieux. « Vous pourriez vous montrer en public ; les gens vous reconnaîtraient et répudieraient la Protectrice. Vous pourriez disculper la Compagnie noire. Évincer le Grand Général. Annoncer publiquement que vous vous trouviez depuis quinze ans sous l’influence néfaste de Volesprit, mais que vous avez enfin réussi à vous en libérer. Vous pourriez refaire de nous des héros. — J’ignore si j’en suis capable. Je crains depuis trop longtemps la Compagnie noire. Elle me fait encore peur. — L’eau dort. Qu’est-ce que la Protectrice a fait pour vous ? » Elle n’avait pas la réponse à cette question. « Nous pouvons vous rendre votre frère. Songez au poids que ça vous ôterait. Rajadharma. — Ne dites pas cela ! a-t-elle aboyé d’une voix ferme et maîtrisée. C’est comme si l’on m’arrachait les tripes pour m’étrangler avec. » Exactement ce que j’aurais aimé lui faire à une ou deux occasions, quand je me sentais d’une humeur moins miséricordieuse. Aridatha Singh m’a jeté un regard étrange. « Il ne ressemble en rien au Narayan Singh que j’avais imaginé. » La vision de sa souveraine semblait l’avoir beaucoup moins impressionné que celle de son père. « C’est vrai de la plupart des gens quand on fait leur connaissance. Arpenteur, tu veux bien ramener cet homme où tu l’as trouvé ? » Il faisait nuit, certes, mais il nous restait encore des guerres contre les Maîtres d’Ombres deux amulettes de protection. Elles avaient indéniablement l’air de fonctionner. J’aurais aimé en avoir une bonne centaine, mais Gobelin et Qu’un-Œil ne sont plus en mesure de les confectionner. J’ignore pour quelle raison. Ils ne partagent pas avec moi leurs secrets professionnels. Ils sont sans doute trop vieux. Quand il m’arrive d’imaginer l’avenir sans eux, il ne laisse pas de me préoccuper. Et nous risquons de perdre Qu’un-Œil dans un avenir très proche. 0 Seigneur des hôtes, préserve-le au moins jusqu’à la délivrance des Captifs et le jour où toutes nos querelles seront vidées ! 46 Des hommes cavalaient en tous sens dans l’entrepôt. Certains se livraient frénétiquement aux préparatifs de la Compagnie. D’autres s’apprêtaient à nous accompagner au bois du Malheur, Narayan et moi, pour récupérer la Clé des Nyueng Bao. Ceux-là, employés de Do Trang ou membres de la petite poignée de gardes du corps encore attachés à la Compagnie, semblaient s’activer fébrilement dans le seul but de s’activer. Ils étaient inquiets. Effrayés. Banh Do Trang avait été victime d’une crise pendant la nuit. Le pronostic de Qu’un-Œil n’était guère optimiste. « Je ne prétends pas qu’elle y soit pour quelque chose, ai-je confié à Gobelin, mais Do Trang a compris le premier que la fille sortait de son corps pour rôder dans les couloirs. — Il est tout bonnement trop âgé, Roupille. Personne ne lui a nui. À mon avis, il a fait son temps. Il n’a tenu jusque-là que pour Sahra. Elle va bien maintenant. Et son mari semble sur le point d’être libéré. Et il est trop vieux pour courir les routes. Volesprit finira tôt ou tard par découvrir ce repaire. Dès que Mogaba sera de retour et qu’il se mettra à chercher. Si Do Trang avait décidé que sa mort était le meilleur service à nous rendre à tous, je n’en serais pas autrement surpris. » Je ne tenais pas à voir partir Do Trang ; non seulement parce que nul n’aime voir mourir ses proches, mais encore parce qu’il était, de bien des façons, le meilleur ami de la Compagnie depuis des générations. Comme tout un chacun, j’ai cherché à me noyer dans le travail. « Même si la fille est entièrement innocente, ai-je répondu à Gobelin, je veux qu’on l’empêche de vagabonder. Tout ce que bon te semble sauf la tuer ou l’estropier. » Il a soupiré. Sa seule réaction ces derniers temps quand on le surchargeait de travail. Trop fatigué pour glapir, j’imagine. « Où est Qu’un-Œil ? — Euh… » Coups d’œil furtifs alentour. Suivis d’un chuchotement. « Ne va surtout pas le répéter. Je crois qu’il essaie de trouver un moyen d’embarquer son matériel. » Je me suis éloignée en secouant la tête. Santaraksita et Baladitya m’ont hélée. Ils s’étaient résignés à leur captivité et s’appliquaient de leur mieux. Le bibliothécaire en chef semblait trouver tout à fait stimulant le premier vrai défi universitaire auquel il était confronté depuis des années. « Dans toute cette excitation, Dorabee, j’ai oublié de te dire que j’avais trouvé la réponse à ta question sur le nyueng bao écrit, m’a-t-il appris. Il en existait effectivement un. Mais ce n’est pas tout : c’est dans un très ancien dialecte de ce langage qu’est écrit le plus vieux de ces livres. Les deux autres sont rédigés en un dialecte taglien primitif, bien que l’original du troisième volume utilise l’alphabet étranger au lieu des caractères indigènes. — Laissant présumer que l’alphabet des envahisseurs possédait à l’époque des qualités phonétiques plus précises que celui des autochtones. C’est bien cela ? » La mâchoire lui en est tombée. « Tu m’étonneras toujours, Dorabee, a-t-il fini par avouer. C’est parfaitement exact. — Alors, avez-vous découvert quelque chose d’intéressant ? — La Compagnie noire est sortie de la plaine qui portait déjà à l’époque le nom de Pierre scintillante et s’est émiettée, grosso modo, d’une petite principauté à l’autre, déchirée par des luttes intestines dont l’enjeu principal était de décider si elle devait ou non se sacrifier pour amener l’Année des Crânes. Les prêtres qui lui étaient attachés débordaient d’enthousiasme, mais on n’aurait pu en dire autant des soldats. Nombre d’entre eux ne s’étaient enrôlés que parce que cet engagement était leur unique moyen de s’évader de ce qu’on appelait alors le Pays des Ombres inconnues. Pas pour préparer la fin du monde. — Le Pays des Ombres inconnues, hein ? Autre chose ? — J’ai recueilli une pléthore d’informations sur le prix des semences de fer à cheval voilà quatre siècles, ainsi que sur l’extrême rareté de diverses plantes médicinales qu’on trouve aujourd’hui dans tous les herbiers. — Bouleversant. Poursuivez dans cette voie, sri. » J’ai failli lui révéler qu’il devrait évacuer les lieux en même temps que nous puis, craignant de le tournebouler davantage, j’ai préféré m’en abstenir. Il prenait du bon temps. À quoi bon le placer devant ce tragique dilemme : choisir entre un exil forcé et une exécution immédiate ? L’oncle Doj s’est matérialisé. « Do Trang aimerait te voir. » Je l’ai suivi jusque dans le petit réduit que s’était aménagé le vieillard dans un recoin éloigné de son entrepôt. Doj m’a prévenue en chemin qu’il ne pouvait plus parler. « Il a déjà vu Sahra et Tobo. Je crois qu’il avait également beaucoup d’affection pour toi. — Nous devons nous marier dans notre prochaine vie. Du moins si les Gunnis ont raison. — Je suis prêt à partir. » J’ai pilé net. « Hein ? — Je vous accompagne au bois du Malheur. — Vous n’avez pas intérêt à méditer un mauvais coup. Subtiliser la Clé, par exemple. — J’ai consenti à vous aider. Je vous aiderai. Je tiens à être présent, ne serait-ce que pour m’assurer que le Félon tiendra parole. Le Félon, mademoiselle Roupille. Félon. J’ai aussi accepté de rendre ce volume du Livre des Morts. Il est dissimulé dans une cachette sur le trajet. — Très bien. La présence de Bâton de Cendre me sera d’un aussi grand réconfort qu’un camouflet à mes ennemis. » Doj a gloussé. « C’est certain. — Nous ne reviendrons pas ici. — Je sais. J’emporterai en partant tout ce que je souhaite conserver. Tu n’auras pas à feindre avec Do Trang. Il sait ce qui l’attend. Fais-lui l’honneur d’un adieu sincère. » J’ai fait bien plus. J’ai fondu en larmes pour la première fois de ma vie d’adulte. J’ai posé la tête sur la poitrine du vieillard et je l’y ai laissée une bonne minute, tout en le remerciant à voix basse de son amitié et en lui renouvelant ma promesse de le revoir dans ma vie suivante. Vénielle hérésie sans doute, mais je ne pense pas que Dieu m’ait surveillée de trop près. Banh a faiblement soulevé la main pour me caresser les cheveux, puis je me suis levée et isolée dans un coin pour pleurer un homme qui, sans que nous ayons en apparence été très proches l’un de l’autre, aurait sans doute une influence considérable sur le reste de mon existence. Quand mes larmes ont enfin cessé de couler, j’ai compris que je ne serais plus jamais la même Roupille. Et que tel était précisément, entre autres, l’héritage que Do Trang souhaitait me laisser. 47 Le plus gros problème que je prévoyais, concernant notre évacuation, s’était posé à la Compagnie chaque fois qu’elle avait levé le camp après un long séjour au même endroit. Il fallait arracher des racines. Trancher des liens. Les hommes devraient renoncer à l’existence qu’ils s’étaient forgée. Quelques-uns refuseraient de partir. Certains des partants divulgueraient notre destination à un être cher. La Compagnie était forte d’un peu plus de deux cents âmes dont un tiers ne vivaient pas à Taglios mais se maintenaient en activité à certaines adresses précises, éparpillées un peu partout, où ils pouvaient venir en aide à ceux de nos frères itinérants. Tout bien pesé, notre organisation ne différait guère de celle des Félons. C’était en partie délibéré, car il leur avait fallu des siècles pour découvrir les méthodes les plus sûres. Des courriers étaient partis un peu plus tôt, chargés d’un message codé destiné à nos frères les plus éloignés et les prévenant qu’une époque troublée s’annonçait. Nul ne saurait exactement de quoi il retournait ; on les avertissait simplement qu’il allait se passer quelque chose, et quelque chose d’important. Derrière ces estafettes, un peu plus tard, la grande majorité des hommes s’éloigneraient à leur tour de Taglios, déguisés de dix façons différentes et par petits groupes assez réduits pour ne pas attirer l’attention, en fonction des risques plausibles que j’aurais moi-même évalués. Les plus lourdement impliqués quitteraient la ville en dernier. Tous passeraient obligatoirement par une succession de points de contrôle et de rassemblement où l’on ne leur révélerait chaque fois que leur destination suivante. Nous tablions sur l’espoir que Volesprit ne commencerait à raccrocher les wagons qu’après volatilisation des ultimes volontaires. Ceux qui refuseraient de partir en seraient exemptés… pourvu qu’ils restassent loyaux, en ville, aux intérêts de la Compagnie. Après cet apparent départ, il ne serait pas mauvais de garder sous la main quelques agents. Les Félons avaient eux aussi recouru pendant des décennies à cette tactique. On assisterait encore à des spectacles d’éclairs et de fumées. Afin de tempérer l’efficacité des Gris, le démon Niassi y jouerait un rôle de plus en plus prépondérant. Les hommes qui resteraient – j’ignorerais leur identité, étant parmi les premiers à partir – devraient simuler une série d’attaques au petit bonheur la chance, effractions et actes de vandalisme qui, ultérieurement, finiraient par donner l’impression de participer d’une campagne de terreur dont le point culminant serait le Druga Pavi. Si elle mordait à l’hameçon, Volesprit consacrerait tout son temps à nous tendre une embuscade au jour dit. Sinon, chaque nouvelle heure gagnée permettrait à nos frères sur la route d’en interposer une de plus entre eux et la Protectrice, avant qu’elle ne se rendît enfin compte que nous avions à nouveau joué la carte de l’imprévisible. Et, même ainsi, je prévoyais qu’elle pataugerait encore un bon moment dans la semoule. 48 Mon groupe fut le premier à quitter Taglios. Nous sommes partis le matin même de la mort de Banh Do Trang. J’étais accompagnée de Narayan Singh, de Saule Cygne, de la Radisha Drah, de mère Gota, d’oncle Doj, d’Arpenteur-du-Fleuve, d’Iqbal Singh, de Suruvhija, son épouse, de leurs deux enfants en bas âge et de Chaud-Lapin, son frère. Sans compter plusieurs chèvres chargées de petits fardeaux ou d’enfants à dos, deux ânes que Gota, la plupart du temps, montait alternativement et d’une charrette à bœuf tirée par un bestiau que nous nous efforcions péniblement de faire passer pour plus décharné, triste et malingre qu’il ne l’était réellement. Presque tout le monde était travesti d’une façon ou d’une autre. Les Shadars avaient coupé leurs cheveux et leur barbe, et la famille tout entière avait adopté la robe vehdna. Restée moi-même vehdna, j’étais désormais habillée en femme. La Radisha était déguisée en homme. Oncle Doj et Saule Cygne s’étaient rasé le crâne et vêtus en disciples du Bhodi. Cygne s’était noirci la peau au brou de noix, mais on ne pouvait strictement rien faire pour ses yeux bleus. Gota devait renoncer aux coutumes nyueng bao. Narayan Singh demeurait exactement tel qu’il était, impossible à distinguer des milliers de ses pareils. Nous formions une troupe incongrue, mais des rassemblements bien plus hétéroclites se formaient pour affronter les rigueurs de la route. Et nous ne nous retrouvions qu’au moment de bivouaquer. En chemin, notre groupe s’étirait sur plus d’un kilomètre ; un des frères Singh ouvrait la marche et l’autre la fermait, tandis qu’Arpenteur avançait presque sur mes talons. Les frères Singh portaient chacun un dispositif que leur avaient remis Gobelin et Qu’un-Œil. Dès que Narayan, la Radisha ou Cygne s’écarteraient un peu trop de l’alignement, un sortilège d’étouffement se resserrerait sur leur gorge. Aucun des trois n’en avait été informé. Nous étions tous amis et alliés, dorénavant. Mais je me fie davantage à certains de mes amis qu’à d’autres. Sur la route de roche naguère tracée par le capitaine entre Taglios et Jaicur, nous n’attirions pas le regard. Mais une telle équipe ainsi affligée d’un bébé, d’une charrette à bœuf et de pieux prieurs vehdnas ne progresse guère rapidement. Et la saison ne jouait pas en notre faveur. Les pluies commençaient à me flanquer la nausée. La dernière fois que j’avais parcouru cette route, je chevauchais un étalon noir géant qui, sans se presser, avait couvert en vingt-quatre heures la distance séparant Taglios de Ghoja, sur le fleuve Maine. Quatre jours après notre départ, nous nous trouvions encore à autant d’heures de marche du pont de Ghoja, le premier goulet d’étranglement vraiment périlleux. À un moment donné de l’après-midi, oncle Doj nous annonça que nous avions atteint, sur la route, le point le plus proche de la cachette où il avait planqué la copie du Livre des Morts. « Oh, zut ! me suis-je exclamée. J’espérais que ce serait beaucoup plus en aval. Comment expliquer que nous détenons un livre si on nous arrête ? » Doj m’a montré ses paumes en souriant largement. « Je suis un prêtre. Un missionnaire. Collez-moi ça sur le dos. » Il était de bonne humeur en dépit des rigueurs du voyage. « Viens m’aider à le déterrer. » « Où sommes-nous exactement ? » lui ai-je demandé deux heures plus tard. Nous nous étions enfoncés dans un décor sorti tout droit d’un des vieux cauchemars de Murgen sur Kina. Vingt mètres de forêt formaient comme une palissade alentour. « Dans un cimetière. À l’occasion de la confusion déclenchée par la première invasion des Maîtres d’Ombres, avant l’arrivée de la Compagnie noire, donc, voire avant ta naissance, une des armées de l’Ombre en a fait son campement puis son lieu de sépulture. Elle a planté ces arbres pour dissimuler les tombes et les monuments aux yeux de l’ennemi. S’agissant des morts, on a des coutumes bien différentes là-bas », a-t-il ajouté devant mon effroi. Je le savais. J’étais présente. J’en avais été témoin. Mais jamais ça ne m’avait paru si dense ni lugubre. « C’est sinistre. — Cette apparence est le fruit d’un sortilège. Ils pensaient y revenir après la guerre pour en faire un mémorial et ne tenaient pas à ce que les gens s’en approchent. — J’exaucerais volontiers leurs vœux. C’est un peu trop lugubre pour moi. — Pas tant que ça. Suis-moi. Ça ne prendra que quelques minutes. » Ça ne dura guère plus en effet. Il suffisait d’ouvrir la porte d’une des tombes les plus ornementées et de déterrer un paquet enveloppé de plusieurs couches de peau huilée. « Cette cachette mérite qu’on s’en souvienne, a fait remarquer Doj alors que nous quittions le cimetière. Les gens du coin l’évitent et les autres ne le connaissent pas. La planque idéale. — J’ai hâte de m’y installer. — Tu vas adorer le bois du Malheur. — J’y suis déjà passée. Je ne l’aime pas non plus, mais, à l’époque, je m’inquiétais trop des Étrangleurs pour craindre les fantômes ou une antique déesse. — Encore une bonne cachette. » Je ne suis pas d’un tempérament aussi soupçonneux que Volesprit, mais il m’arrive parfois d’être suspicieuse. Je me méfie spécialement des vieux Nyueng Bao avares de paroles qui deviennent brusquement loquaces et obligeants. « Le capitaine s’y est caché une fois, ai-je répondu. Il ne l’a pas trouvé très engageant non plus. Que manigancez-vous ? — Ce que je manigance ? Je ne comprends pas. — Vous avez très bien compris, vieil homme. Hier, je n’étais encore qu’une jengali comme les autres mais que vous étiez contraint de tolérer. Aujourd’hui, tout à coup, on me prodigue un tas de conseils non sollicités. Je bénéficie brusquement de toute la sagesse que vous avez accumulée, comme si j’étais une manière d’apprentie. Vous voulez que je me charge de ce paquet ? » C’était un vieux monsieur, après tout. « À mesure que le rythme des événements s’accélérait et qu’ils prenaient un tour inattendu mais le plus souvent favorable tandis que les pressions augmentaient, j’ai réfléchi plus mûrement à la sagesse de Hong Tray, à la prévoyance dont elle a su faire preuve en dépit de son sens de l’humour démoniaque, et j’ai fini par pleinement comprendre la signification de ses prophéties. — Ou d’un plein tombereau de coquecigrues ! Servez donc ce boniment à Sahra et Murgen la prochaine fois que vous les verrez. Et tâchez de mettre un minimum de sincérité dans vos excuses. » Ma remarque désobligeante n’a pas suffi à lui fermer son clapet. L’arrivée légèrement prématurée de pluies d’après-midi torrentielles et accompagnées d’une féroce chute de grêle s’en est chargée. Une vingtaine de voyageurs, surgissant de sous les arbres où nous avions laissé notre petit groupe, s’efforçaient, tout le long de la route, de ramasser les grêlons avant qu’ils ne fondent. Les Tagliens n’ont jamais l’occasion de voir la neige de près et seule la saison des pluies leur permet de contempler la glace… sauf à descendre très bas, dans ce qui était naguère la Terre des Ombres, jusqu’aux plus hauts sommets des Dandha Presh. Ramasser les grêlons est un passe-temps réservé aux jeunes. Les anciens s’enfoncèrent le plus loin possible sous les arbres, engoncés dans leurs manteaux de pluie. Le bébé n’arrêtait pas de pleurer. Elle n’aimait pas le tonnerre. Chaud-Lapin et Iqbal s’efforçaient de surveiller les gosses tout en inspectant d’un œil vigilant les voyageurs inconnus. Persuadés que chacun de ceux qu’ils croisaient sur la route pouvait être un espion ennemi. Attitude à mon sens parfaitement avisée. Arpenteur rôdaillait en maudissant la pluie. Comportement non moins avisé. Oncle Doj réussit parfaitement à ne pas attirer l’attention sur son colis. Il s’installa près de Gota, qui se mit aussitôt à le vitupérer, mais sans réel enthousiasme. Je me suis assise à côté de la Radisha. Nous l’appelions Tadjik depuis le départ. « Comprenez-vous enfin pourquoi votre frère trouvait si séduisante la vie nomade ? lui ai-je demandé. — Vous essayez de vous montrer sarcastique, j’imagine ? — Pas entièrement. Quelle est la plus grave crise que vous ayez affrontée aujourd’hui ? Les pieds mouillés ? » Elle a poussé un grognement. Elle avait saisi. « Il méprisait la politique, selon moi. Parce qu’en dépit de ses meilleures intentions il trouvait toujours sur son chemin une kyrielle d’égoïstes sans scrupules cherchant à détourner sa vision du monde à leur avantage. — Vous l’avez connu ? m’a-t-elle demandé. — Pas très bien. Pas assez pour philosopher avec lui. Mais il n’était pas homme à dissimuler ses pensées. — Mon frère ? L’exil a dû le changer du tout au tout, en ce cas ; bien plus que je ne l’aurais cru. Jamais il ne m’a révélé le fond de sa pensée quand il vivait au Palais. Ç’eût été trop risqué. — Son pouvoir était mieux assuré là-bas. Il ne devait plaire qu’au seul Libérateur. Ses hommes se sont pris d’affection pour lui. Ils l’auraient suivi n’importe où. À telle enseigne que la plupart se sont fait tuer pouf lui quand vous vous êtes retournée contre la Compagnie. — Il est vraiment vivant ? Vous n’êtes pas en train de me manipuler pour parvenir à vos fins ? — Bien sûr que si. Je vous manipule effectivement, je veux dire. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il vit toujours. Comme tous les Captifs. C’est pour cette raison que nous avons quitté Taglios en dépit de votre appui. Nous voulons avant tout libérer nos frères. » J’ai perçu comme un murmure. « Sœur. Sœur. — Hein ? » La Radisha n’avait pas parlé. Elle me scrutait d’un œil inquisiteur. « Ce n’est pas moi qui ai dit cela. » J’ai regardé autour de moi avec appréhension, sans rien distinguer d’inhabituel. « Sûrement la pluie sur les feuillages. — Hum. » La Radisha n’en était pas convaincue non plus. Difficile à croire. Gobelin et Qu’un-Œil commençaient à cruellement me manquer. Je suis allée retrouver l’oncle Doj. « Madame persistait à vous traiter de sorcier mineur. Si vous avez quelque talent en ce domaine, veuillez nous dire, s’il vous plaît, si quelqu’un nous file ou nous espionne. » Si Volesprit commençait à nous traquer hors de Taglios, ses corbeaux et ses ombres ne tarderaient pas à nous retrouver. Oncle Doj a poussé un grognement qui ne l’engageait en rien. 49 Nous avons vraiment connu la peur le lendemain matin, alors qu’apparemment nous avions toutes les raisons de nous montrer optimistes. Nous avions tenu une bonne moyenne la veille, nul corbeau ne tournoyait encore alentour et nous atteindrions sans doute le bois du Malheur avant les pluies de l’après-midi, ce qui signifiait que nous pourrions y mener notre petite affaire à bien et déblayer le plancher avant la tombée de la nuit. J’étais satisfaite. Une troupe de cavaliers est apparue sur la route vers le sud, piquant droit sur nous. Plus ils se rapprochaient, plus il devenait évident qu’ils portaient l’uniforme. « Que faisons-nous ? s’est enquis Arpenteur. — Contentons-nous d’espérer qu’ils ne sont pas à notre recherche et continuons d’avancer. » Les cavaliers ignorèrent royalement les voyageurs qui nous précédaient, même s’ils les forcèrent à se ranger tous sur le bas-côté. Ils ne galopaient pas mais ne lambinaient pas non plus. Oncle Doj se rapprocha subrepticement de l’âne que ne montait pas Gota. Bâton de Cendre était dissimulé dans un fouillis de toiles et de piquets de tente en bambou, le fardeau de l’animal. Plusieurs précieux lance-boules de feu se cachaient parmi les piquets. Il nous en restait bien peu. Et notre stock ne risquait pas de grossir tant que nous n’aurions pas déterré Madame. Gobelin et Qu’un-Œil étaient infoutus d’en fabriquer… quoique le premier eût admis qu’il n’en aurait pas été de même à peine dix ans plus tôt. Ils étaient trop vieux pour s’atteler à toute tâche ou presque exigeant une certaine agilité cérébrale et, surtout, une grande dextérité manuelle. Selon toute probabilité, le projecteur de brume était leur dernière contribution d’envergure. Et l’on avait dû faire appel aux jeunes mains de Tobo pour tout ce qui dans sa conception n’exigeait aucune intervention magique. J’ai surpris du coin de l’œil un scintillement métallique provenant de la troupe de cavaliers. « Flanc gauche de la route, ai-je lancé à Arpenteur. Que tout le monde se range de ce côté si nous devons leur céder la place. » Mais j’avais parlé trop tard. Iqbal, notre homme de tête, avait déjà bondi sur la droite. « J’espère qu’il aura la présence d’esprit de retraverser après leur passage. — Il n’est pas idiot, Roupille. — Il est ici avec nous, non ? — C’est un fait. » Nous n’avons pas été déçus. La troupe de cavaliers était exactement ce qu’elle m’avait semblé : les éclaireurs d’une formation bien plus importante qui, à son tour, se révéla un peu plus tard l’avant-garde de la troisième division territoriale de l’armée taglienne. En l’occurrence, le régiment commandé par le Grand Général en personne. Ce qui signifiait que Dieu avait décidé de nous placer directement sur la route de Mogaba. Je me suis efforcée de ne pas m’inquiéter de la bonne blague qu’il comptait nous jouer. Lui seul sait sonder son cœur. Je me suis assurée que toute ma petite troupe occupait bien le côté gauche de la route et je lui ai ordonné de s’égailler davantage. Puis je me suis demandé si l’un d’entre nous ne risquait pas d’être reconnu par Mogaba ou par un vétéran qui l’aurait suivi assez longtemps pour se souvenir des guerres de Kiaulune contre le Maître d’Ombres. Aucun de nous ne laissait de souvenir marquant. Et bien peu auraient pu croiser le chemin du Grand Général dans le passé… à part, bien entendu, oncle Doj, mère Gota, Saule Cygne ! Et Narayan Singh ! Narayan avait été l’allié très proche du Grand Général juste avant la dernière guerre contre le Maître d’Ombres. Leurs deux vilaines et malfaisantes bobines s’étaient concertées un nombre incalculable de fois. « Je vais devoir changer d’apparence. — Hein ? » Le petit Félon décharné s’était brusquement matérialisé à mes côtés, me faisant tressaillir. S’il était capable de se mouvoir aussi sournoisement… « Nous allons croiser le Grand Général Mogaba, n’est-ce pas ? Et il pourrait bien me reconnaître, quoique notre dernier tête-à-tête remonte à des années. — Vous me sidérez, ai-je reconnu. — J’obéis au bon plaisir de la déesse. — Bien sûr. » Il n’y a d’autre dieu que Dieu. Même s’il me faut affronter tous les jours une déesse dont l’impact sur mon existence est nettement plus substantiel. Il m’arrive parfois de me faire violence pour m’interdire de gamberger. Dans sa miséricorde, Il est semblable à la Terre. « Et si vous vous contentiez d’emprunter quelques vêtements et de vous débarrasser de ce turban ? » Encore que la meilleure solution, selon moi, fût de ne strictement rien faire. Comme je l’ai déjà fait remarquer, Narayan Singh ressemble à presque tous les Gunnis de basse caste. Eussent-ils été amants naguère que Mogaba, à mon avis, aurait le plus grand mal à le reconnaître. À moins qu’il ne se trahît délibérément. Mais comment diable aurait-il pu faire une chose pareille ? N’était-il pas le maître Félon, le saint vivant de sa secte ? « Ça pourrait suffire. » Singh s’est éloigné. Je l’ai suivi des yeux, brusquement prise de soupçons. Il ne pouvait être totalement inconscient de son anonymat inné. C’est donc qu’il s’efforçait d’implanter un schéma préconçu dans mon cerveau. J’aurais aimé pouvoir lui trancher la gorge. Ce qu’il tentait d’imposer à mes pensées me déplaisait souverainement. Je pouvais très aisément me laisser obnubiler par mes inquiétudes sur ses manigances. Mais nous en avions besoin. Sans lui, plus moyen de récupérer la Clé. Oncle Doj lui-même ne savait pas exactement ce que nous cherchions. Il n’avait jamais vu la Clé avant qu’elle eût été volée. Ignorait jusqu’à son existence. J’espérais qu’il saurait la reconnaître. J’allais devoir accorder quelques réflexions à la manière dont nous pourrions contourner les fermes garanties que j’avais fournies à Narayan pourvu qu’il consentît à nous accompagner en toute confiance, avec l’assurance que nous n’assassinerions pas la Fille de la Nuit pendant leur séparation. Le dernier cavalier nous a enfin dépassés et le vacarme des sabots s’est estompé. Ils ne nous avaient prêté aucune attention dans la mesure où nous avions évité de leur barrer le passage. Le premier bataillon de fantassins arrivait derrière, à quelques centaines de mètres, en ordre impeccable ; aussi soignés et impressionnants qu’ils pouvaient le rester sur la route sous le commandement direct de Mogaba. On m’a bien fait quelques propositions de mariage provisoire, mais, cela mis à part, les soldats observaient la plus grande indifférence à notre égard. La Troisième territoriale est une division de soldats de métier très disciplinés, une sorte de prolongement du caractère et de la volonté de Mogaba ; rien à voir avec la bande de hors-la-loi loqueteux qui forment la Compagnie noire. De toute manière, militairement parlant, nous ne valions plus tripette. Nous n’aurions pu trouver la force de combattre des lépreux, encore moins une formation comme la Troisième territoriale. Toubib en aurait le cœur brisé, une fois déterré. Mon bel optimisme commençait à se dissiper. Nous progressions beaucoup moins vite depuis que les soldats tenaient le haut du pavé. Les points de repère signalant le chemin du bois du Malheur étaient certes en vue, mais encore à des heures de marche. Difficile d’éperonner la charrette et les bêtes sur ce sol boueux. J’ai commencé à chercher des yeux un coin où nous asseoir à l’abri de la pluie mais, de mes précédentes visites dans le secteur, je n’avais gardé le souvenir d’aucun site propice. Quand j’ai posé la question à l’oncle Doj, il ne m’a pas été d’un grand secours : « Le bois est l’abri le plus proche. — Quelqu’un devrait partir en reconnaissance. — Tu as une raison de t’inquiéter ? — Nous avons affaire aux Félons. » Je ne lui ai pas dit que Furtif et les gars de Semchi devaient nous y retrouver. Il n’avait pas besoin de le savoir. Et s’il avait dû esquiver le gros de l’armée de Mogaba et ses patrouilles, la marche de Furtif avait peut-être été ralentie elle aussi. « Je vais partir en éclaireur. Dès que je pourrai le faire sans éveiller la curiosité. — Embarquez Cygne avec vous. Il est le plus susceptible de nous trahir. » La Radisha n’était pas un moins gros risque, mais, jusque-là, elle n’avait pas fait mine d’appeler au secours. Cela dit, Arpenteur la talonnait d’assez près pour lui serrer le kiki s’il la voyait respirer un peu trop profondément. Elle n’était pas stupide. Si elle en avait l’intention, elle attendrait une occasion qui lui laisserait au moins une petite chance de survivre à sa tentative. Oncle Doj et Saule Cygne ont réussi à s’éclipser sans attirer l’attention, mais Doj a dû renoncer à emporter Bâton de Cendre. J’ai rejoint Arpenteur et la Radisha. « Cette contrée est beaucoup plus cultivée qu’autrefois », ai-je fait remarquer. Dans mon jeune temps, la majeure partie des terres étaient désertes entre Taglios et Ghoja, et les villages, petits et misérables, survivaient sur quelques arpents très réduits. On ne trouvait à l’époque aucune ferme autonome. À présent, on en voyait partout. Fondées par des vétérans sûrs d’eux et épris d’indépendance ou par des réfugiés venus de territoires saccagés, naguère broyés sous le talon de fer des Maîtres d’Ombres. Nombre de ces nouvelles cultures débordaient quasiment sur la route, interdisant parfois de la quitter. L’armée qui progressait vers le nord était forte d’environ dix mille hommes, assez pour occuper des kilomètres de route, alors que les suiveurs et le train se trouvaient encore loin derrière. Il devint vite flagrant que nous n’atteindrions pas le bois du Malheur avant les pluies, ni même peut-être avant la nuit. Si l’on m’en avait laissé le choix, j’aurais préféré ne pas m’en approcher après la tombée du jour. Je m’y étais rendue longtemps après le coucher du soleil une certaine fois, voilà des siècles, à la faveur d’un raid de la Compagnie destiné à capturer Narayan et la Fille de la Nuit. Nous avions massacré un tas de leurs copains, mais ils avaient réussi à nous échapper. Je ne me souviens que de ma peur, du froid et de ce que ce bois semblait avoir une âme plus maléfique et incompréhensible que celle d’une araignée. Murgen avait même déclaré qu’il valait mieux s’introduire dans les cauchemars de Kina que de traverser de nuit ce décor. Bien qu’appartenant à ce monde, il en émanait une puissante aura surnaturelle. J’ai essayé d’interroger Narayan. Pourquoi ses prédécesseurs avaient-ils choisi de faire de ce bois leur site le plus sacré ? En quoi était-il très différent des autres bois de cette époque, quand l’empreinte de l’homme sur la face du monde était nettement moins marquée ? « Pourquoi désires-tu le savoir, annaliste ? » m’a-t-il demandé. Il se méfiait de mon brusque regain d’intérêt. « Parce que j’ai la curiosité chevillée au corps. Il ne vous arrive jamais de vous demander comment les choses se passent ni pourquoi les gens agissent de telle ou telle façon ? — Je sers ma déesse. » J’ai attendu. De toute évidence, cette explication lui semblait amplement suffisante. Étant moi-même d’un tempérament plutôt religieux, je pouvais la comprendre sans pour autant m’en satisfaire. J’ai fini par renifler dédaigneusement. Narayan s’est fendu d’un petit sourire narquois. « Elle est réelle, a-t-il insisté. — Elle est les ténèbres. — Tu peux la voir à l’œuvre autour de toi tous les jours. » Faux. « Erreur, petit homme. Mais il me semble qu’on le constaterait effectivement si elle était libérée. » La conversation prenait brusquement un tour très dérangeant. Elle me forçait à admettre l’existence d’un autre dieu que le mien, ce que ma religion prétendait impossible. « Il n’y a d’autre dieu que Dieu. » Nouveau sourire sardonique. Mogaba m’a rendu le seul service qu’il m’eût jamais rendu. En apparaissant en chair et en os, il m’a épargné l’épineuse et malcommode gymnastique mentale susceptible de reconfigurer Kina sous les traits d’un ange déchu jeté à l’abîme. Je savais que c’était faisable. Certains éléments de son mythe peuvent être refondus, reforgés de manière à les faire coïncider avec les dogmes de la seule vraie religion ; et, après les avoir calfatés d’une fine couche de goudron, j’aurais sans doute enchaîné sur une série d’acrobaties mystico-religieuses assez élégantes pour susciter l’admiration et la fierté de mes maîtres d’école. Mogaba et son état-major cheminaient en arrière garde, aux trois quarts du trajet de la colonne. Le Grand Général était monté sur un cheval, ce qui n’a pas manqué de me surprendre. Il n’a jamais été un cavalier émérite. Mais c’est surtout la nature de sa monture qui m’a étonnée. C’était un de ces étalons noirs enchantés ramenés du Nord par la Compagnie. Je les croyais tous morts. Je n’en avais pas vu un seul depuis les guerres de Kiaulune. Non seulement le sien n’était pas mort, mais il semblait dans une forme scandaleuse. En dépit de son âge avancé. D’un autre côté, cette chevauchée donnait l’impression de prodigieusement l’ennuyer. « N’ouvre pas des yeux comme des soucoupes, m’a conseillé Arpenteur. Les gens trop curieux éveillent la curiosité. — Il me semble que nous pouvons nous permettre de continuer à les dévisager encore un bon moment. Mogaba se sentira flatté. » L’incarnation même du Grand Général et du puissant guerrier, ce bon Mogaba. De haute stature, bien découplé, musclé, moulé dans un uniforme seyant et soigné de sa personne. Hormis l’argent qui saupoudrait ses cheveux, il ne faisait guère plus âgé qu’à notre première rencontre, juste après que la Compagnie avait repris Jaicur au Maître d’Ombres. Il n’avait pas de cheveux à l’époque, préférant se raser le crâne. Il paraissait d’excellente humeur, état d’esprit que je ne lui aurais guère prêté dans le passé, quand tous ses plans partaient à vau-l’eau, à son plus grand dam, et qu’il suffisait à la Compagnie de rappliquer en sifflotant pour les réduire à néant d’un seul geste. Alors qu’il arrivait à notre hauteur, sa monture a brusquement renâclé et henni, avant de se cabrer légèrement comme si elle avait levé un serpent sous ses sabots. Mogaba a poussé un juron, bien qu’il n’eût à aucun moment menacé de vider les étriers. Un rire est comme tombé du ciel. Et un corbeau blanc a piqué juste après, pour se poser de façon précaire sur la flèche de la perche brandie par le porte-étendard personnel du Grand Général. Ce dernier continuait de blasphémer, de sorte qu’il n’a pas remarqué que son étalon se démanchait le cou pour me regarder passer. Le foutu bestiau m’a fait un clin d’œil. Il m’avait reconnue. Il devait s’agir de l’animal que j’avais chevauché, voilà si longtemps, sur des centaines de kilomètres. J’ai commencé à me sentir légèrement fébrile. Un homme de la garde personnelle de Mogaba a décoché une flèche au corbeau blanc. Elle a manqué sa cible et elle est retombée non loin de Chaud-Lapin, qui a poussé un hurlement irréfléchi. Du coup, le Grand Général a déversé sa bile sur l’archer. Le cheval me fixait toujours. J’ai réprimé une forte envie de déguerpir. Peut-être allais-je passer au travers… Le corbeau blanc a croassé quelque chose. Peut-être avait-il parlé, mais je n’ai perçu qu’un vague tintouin. La monture de Mogaba a exécuté une embardée assez violente pour rouvrir le robinet de ses vitupérations. Il s’est tourné vers l’avant et est reparti au trot. Cette dernière manœuvre afin de détourner de nous autres, pauvre piétaille sudiste, l’attention générale. Tout le monde a hâté le pas en fixant ses pieds, sauf la Suruvhija d’Iqbal. Nous avons bientôt dépassé le plus fort du danger. Je me suis déportée vers Cygne. Il était encore si nerveux qu’il en cafouillait. Sa vanne éculée sur ce pigeon venu se poser sur le Grand Général alors qu’il était encore vivant est sortie de sa bouche dans un bredouillis. Le rire nous a survolés. Haut dans le ciel, le corbeau était quasiment impossible à distinguer sur le fond de nuages. Je regrettais de n’avoir embarqué personne qui pût me conseiller à son sujet. Pendant une génération, les corbeaux avaient toujours été de mauvais présages pour la Compagnie. Mais, apparemment, nous devions une fière chandelle à celui-là. Pouvait-il s’agir d’un Murgen provenant d’une époque différente ? Murgen nous observait, j’en avais la certitude, mais ce corbeau était incapable de communiquer. Alors peut-être que… Si tel était le cas, lui aussi avait dû passer un mauvais quart d’heure. Sachant que, nous capturés, ses chances de ressusciter retombaient à zéro. 50 Le passage des armées du Grand Général nous a retenus assez longtemps pour nous interdire de quitter discrètement la route avant les pluies. Celles-ci se sont bientôt mises à tomber à verse, suffisamment violentes pour dissimuler nos mouvements, sauf à ceux qui se seraient trouvés très près. Nous en avons profité pour couper à travers champs sans nous faire remarquer. Notre belle formation du départ se réduisait désormais à un troupeau déguenillé. Seul Narayan Singh semblait réellement avide de pénétrer dans le bois. Et il ne se pressait pas. Pourtant guère portée sur la compassion, je me suis surprise à plaindre les enfants d’Iqbal. « Nous conduire là-bas après la tombée de la nuit ne pourrait que tourner à l’avantage de Singh, m’a fait remarquer Cygne. — Les ténèbres viennent toujours. — Hein ? — Un aphorisme des Félons. L’obscurité est leur heure propice. Et l’obscurité retombe inéluctablement. — Ça n’a pas l’air de t’inquiéter outre mesure. » Je l’entendais mal tant il pleuvait fort. « Je suis inquiète, l’ami. Je suis déjà venue ici. Ce n’est pas ce que j’appellerais un décor riant. » Pas moyen de donner l’emphase nécessaire à mon propos. Le bois du Malheur est le cœur des ténèbres ; le bouillon de culture de tout le désespoir et la désespérance du monde. Il vous ronge l’âme. À moins, visiblement, d’être un fidèle de Kina. Il ne semblait nullement incommoder ceux qui voyaient en lui un site sacré. « Les lieux ne sont que naturels, Roupille. Seuls les gens sont bons ou mauvais. — Tu changeras d’avis sur place. — J’aimerais d’abord étouffer un soupçon dans l’œuf. Devons-nous vraiment y entrer ? — Trouve-nous un toit et je serai ravie de m’abriter dessous. » De violents éclairs commençaient à se battre en duel dans le ciel, dans un tonnerre assourdissant. Il grêlerait sous peu. Je regrettais de ne pas disposer d’un chapeau plus robuste. Comme ces énormes couvre-chefs en bambou tressé que portent les Nyueng Bao dans les rizières. C’est tout juste si je distinguais les silhouettes d’Arpenteur et de la Radisha. Je les filais en espérant qu’ils suivaient eux aussi une silhouette reconnaissable et que personne ne s’égarerait, déboussolé. Pas cette nuit. Et que les gars de Semchi se trouveraient bien là où ils étaient censés se trouver. Iqbal a surgi de la pénombre au moment où les grêlons ont commencé à pleuvoir. Il se courbait en deux pour amortir la cuisante morsure des projectiles. Je l’ai imité. Ça ne changeait pas grand-chose. « À gauche au pied de la côte ! a-t-il hurlé. Il y a un petit bouquet de pins. C’est déjà mieux que rien ! » Cygne et moi avons piqué des deux. Les grêlons tombaient de plus en plus gros et dru, le tonnerre grondait de plus en plus férocement et les éclairs se rapprochaient. Mais l’atmosphère se rafraîchissait. Il y a un bon côté à tout. J’ai glissé, je me suis vautrée, j’ai dévalé la pente en roulé-boulé et rencontré les arbres à la dure en dérapant au beau milieu. Oncle Doj, Gota, Arpenteur et la Radisha m’avaient précédée. Iqbal est un éternel optimiste. Jamais je n’aurais donné le nom d’arbres à ces foutues plantes. De malheureux buissons victimes d’un manque total d’ambition. Le plus grand ne dépassait pas trois mètres et il fallait s’allonger sur le ventre dans les aiguilles détrempées pour bénéficier de leur couvert. Mais leurs branches n’amortissaient nullement la chute des grêlons qui secouaient leurs ramures et hachaient leur feuillage. J’allais ouvrir la bouche pour m’enquérir des animaux quand j’ai entendu bêler les chèvres. Je me sentais un peu coupable. Je n’aime pas beaucoup les bêtes. J’avais plus ou moins esquivé ma participation à leurs soins. Les grêlons cascadaient à travers les branches et roulaient jusqu’à nous. Cygne en a ramassé un énorme spécimen, l’a essuyé, me l’a montré et l’a englouti en souriant. « C’est ce que j’appelle vivre, ai-je dit. La Compagnie noire, c’est tous les jours le paradis sur terre. — Superbe slogan pour un sergent recruteur ! » Comme toujours, l’orage a fini par s’en aller. Nous avons rampé au-dehors, compté les têtes et découvert que Narayan Singh lui-même ne manquait pas à l’appel. Le saint vivant des Étrangleurs ne tenait pas à nous semer. Ce livre comptait énormément pour lui. La pluie s’est changée en crachin. Nous nous sommes extraits de la boue en pataugeant, souvent en communiant confusément avec nos dieux préférés pendant que nous reformions les rangs. Nous ne nous sommes pas trop éparpillés, à l’exception d’oncle Doj qui s’est fondu dans un paysage pratiquement à découvert. Au cours des heures suivantes, nous sommes tombés sur plusieurs points de repère dont je connaissais l’existence par les annales de Murgen et Toubib. Je continuais de chercher des yeux Furtif et ses compagnons. Je ne les ai pas vus, mais j’espérais que c’était bon signe. Plus nous progressions, plus Narayan Singh avait l’air réjoui. Je craignais même qu’il ne nous portât malheur à tous en nous souriant sincèrement. J’ai songé à lui rappeler les prénoms de ses enfants, rien que pour lui faire comprendre qu’il me prenait le chou. Mes dons de divination ne m’ont pas trahie. Nous avons atteint le bois au crépuscule, dans un état lamentable. Le bébé pleurait sans relâche. À force de marcher dans des bottes mouillées, j’avais une ampoule. Aucun de nous, hormis peut-être Narayan Singh, n’avait plus la tête à sa mission. Tous n’avaient qu’une idée à l’esprit : se laisser tomber par terre pendant qu’un autre s’occuperait d’allumer un feu pour sécher nos vêtements et préparer un repas. Narayan Singh a insisté pour nous faire continuer jusqu’au temple des Félons, au cœur du bois. « On y sera au sec », nous a-t-il promis. Sa proposition n’a soulevé aucun enthousiasme. L’odeur du bois nous environnait déjà, alors que nous avions à peine dépassé son orée. Ce n’était pas une odeur agréable. Je me suis demandé si elle n’était pas pire encore à l’époque de gloire des Félons, quand ils assassinaient ici des gens à la douzaine. Ce bois exsudait une puissante aura psychique, un effroi quasi surnaturel. Sans doute les Gunnis en accuseraient-ils Kina, puisqu’un fragment de son corps – ou quelque chose de ce genre – s’était abattu à cet emplacement. Bien qu’elle aussi fût censément plongée dans un sommeil enchanté, quelque part dans la plaine de pierre scintillante, voire au-dessous ou au-delà. À la différence de nous autres Vehdnas et des Nyueng Bao, les Gunnis ignorent les fantômes. Pour moi, ce bois était hanté par les âmes de toutes les victimes sacrifiées ici par les Étrangleurs au nom de Kina, de sa plus grande gloire ou de son plus grand plaisir. Si j’y avais fait allusion, Narayan ou un des Gunnis les plus dévots aurait sans doute mentionné les rakshasas, ces démons maléfiques qui hantent les nuits, jaloux des hommes et des dieux. Les rakshasas, eux, pouvaient sans nul doute se prétendre les esprits des trépassés ; de simples instruments de torture destinés à tourmenter les vivants. « Que ça nous plaise ou non, Narayan a raison, a déclaré l’oncle Doj. Nous devrions gagner le meilleur abri disponible. Nous y serions plus en sécurité qu’ici, et débarrassés de ce crachin pestilentiel. » Je l’ai scruté. Il était vieux, usé, avait encore moins de raisons de vouloir bouger que ses cadets. Il devait savoir quelque chose. Doj savait toujours quelque chose. Le hic, c’était de l’inciter à partager son savoir. J’étais le chef. Le moment était venu de prendre une décision impopulaire. « On va continuer », ai-je dit. Marmonnement ininterrompu. La présence émanant du temple était plus délétère encore que celle du bois lui-même. Je n’ai eu aucune peine à le localiser avant même de l’apercevoir. « Comment se fait-il que vous n’ayez pas songé à détruire ce bâtiment quand vous vous trouviez sur place ? » m’a demandé Cygne qui marchait sur mes talons. Je n’ai pas compris la question. Narayan me précédait d’une courte tête. Lui l’a entendue et parfaitement comprise. « Ils ont essayé. Souvent. Nous l’avons reconstruit chaque fois en cachette. » Il s’est mis à divaguer, à se répandre sur sa déesse qui, soi-disant, aurait veillé sur les bâtisseurs. Un vrai laïus de catéchumène. Il a continué de divaguer jusqu’à ce que Chaud-Lapin lui assène un grand coup de sa perche en bambou. Plus précisément une de ces perches lance-boules, mais Narayan ne s’en doutait pas. Le bois était très sombre, l’endroit idéal pour une embuscade des ombres. Chaud-Lapin ne s’y enfonçait pas de bon cœur. Je ne pouvais m’empêcher de me demander quels forfaits nous préparait Volesprit, maintenant qu’elle avait la bride sur le cou et pouvait imposer son emprise à Taglios. J’espérais que nos hommes restés en ville mèneraient à bien leur mission ; en particulier ceux à qui nous avions confié la tâche de s’infiltrer de nouveau dans le Palais. Jaul Barundandi lui-même avait été recruté, et il était désormais trop mouillé pour prendre la fuite, même si, en s’estompant, sa fureur lui permettait de recouvrer ses esprits.