Glen Cook L'eau dort Deuxième Partie Les Annales de la Compagnie Noire – 11 Traduit de l’Américain par Frank Reichert Hérétiques – créateurs de livrels indépendants. H-1.0 1 Le bébé pleurait encore, enfoui dans le giron de sa mère, mais il ne cherchait pas à la téter. Le bruit agaçait tout le monde. Si l’on avait voulu nous faire des misères, on nous aurait pistés sans mal. Sans doute n’aurions-nous entendu personne approcher en catimini, entre les pleurs et le clapotis de la bruine glacée s’abattant de rameau en rameau sur les arbres imbibés. Arpenteur et les Singh de la Compagnie gardaient leur arme à la main. Oncle Doj avait récupéré Bâton de Cendre et l’avait tiré au clair en dépit du risque de corrosion. Les animaux n’étaient pas moins tourneboulés que le nourrisson. Les chèvres bêlaient et traînaient les pattes. Les ânes refusaient obstinément d’avancer, mais mère Gota connaissait une ou deux ruses susceptibles de ramener certaines bêtes de somme un peu trop têtues à la raison. Le pain y était pour beaucoup. La pluie ne fléchissait pas. Narayan Singh avait pris la tête. Il connaissait le chemin. Il était chez lui. Avant même de l’apercevoir, j’ai senti se dresser devant nous ce temple de l’effroi. Les sandales de Narayan éparpillaient les feuilles détrempées en bruissant. J’ai tendu l’oreille, mais je n’ai rien perçu d’autre, du moins jusqu’à ce que Saule Cygne commence à se reprocher en marmottant dans sa barbe d’avoir suivi l’une des rares idées originales qu’il avait jamais eues. L’eût-il dédaignée qu’il serait encore en train de se balancer chez lui au coin du feu, au pays, en écoutant pleurer ses propres petits-enfants au lieu de s’appuyer les péripéties cafardeuses d’une nouvelle quête énigmatique en espérant au mieux survivre un peu plus longtemps que les autres traîne-patins. Suite à quoi il m’a demandé : « Tu n’as jamais envisagé de t’allier à ce petit étron puant, Roupille ? » Quelque part dans la nuit, un hibou a ululé. « Auquel ? Et dans quel but ? — Narayan. Pour l’aider à déclencher l’Année des Crânes. Nous pourrions enfin nous asseoir et nous reposer, sans avoir à patauger sous la flotte dans la boue. — Non. Jamais. » Le hibou a poussé un nouveau hululement. Dépité, m’a-t-il semblé. Le rire d’un corbeau a paru lui répondre. Ironique. « Mais c’est pourtant bien à cette tâche que la Compagnie se destinait au départ, pas vrai ? Déclencher la fin du monde. — C’est sans doute exact d’une petite poignée des anciens. Pas de ceux qui devaient s’en charger effectivement. Tout porte à croire qu’ils ne savaient même pas de quoi il retournait. Mais ils sont partis malgré tout, sans doute parce que l’idée de rester au pays leur était encore plus odieuse. — Certaines choses ne changent jamais. Je connais cette histoire par cœur. Méfie-toi. Ces marches sont encore plus glissantes que de la fiente de hibou graissée. » Lui aussi, apparemment, avait entendu l’échange des oiseaux ; c’était une expression nordique qui perdait beaucoup à la traduction. Pluie ou non, les chèvres et les ânes refusèrent carrément de s’approcher davantage du lieu saint des Félons, du moins jusqu’à ce qu’une lumière se mette à briller à l’intérieur, juste après le portail. Elle provenait d’une unique lampe à huile de médiocre qualité mais semblait quasiment scintiller dans cette obscurité. « Narayan a l’air de savoir où chercher, tu ne trouves pas ? a fait remarquer Cygne. — Je ne le quitte pas une seconde des yeux. » Pour autant qu’il soit possible de surveiller un Félon. À dire vrai, je comptais plutôt sur oncle Doj ; étant lui-même un vieux filou, il serait plus difficile à berner. En tant que maître ès illusions, je devais m’en tenir pour ma part à ce que je faisais le mieux : tramer des plans tordus et les relater par la suite, une fois aboutis. Des ailes ont battu au-dessus de ma tête à mon entrée dans le temple. Hibou ou corbeau ? Pas moyen de le savoir. Je ne m’étais pas assez vivement retournée. « Ouvrez attentivement les yeux pendant que j’inspecte les lieux avec oncle Doj, ai-je ordonné à Chaud-Lapin et Iqbal. Doj et Cygne, venez avec moi. Vous connaissez ce temple mieux que personne. » En contrebas, Arpenteur et Gota s’efforçaient en jurant de maîtriser les chèvres. Les fils d’Iqbal dormaient debout, insoucieux de la pluie ininterrompue. Narayan m’a bloqué le passage dès mes premiers pas à l’intérieur. « Je dois d’abord accomplir les rites de purification. Faute de quoi vous profaneriez ce sanctuaire. » Ce n’était pas le mien. Je n’avais cure de le profaner. À vrai dire, j’avais plutôt envie de m’autoriser ce plaisir… avant de raser une dernière fois ce temple pour ensuite, cette fois-ci, définitivement l’ensevelir. Mais il m’a bien fallu obtempérer. Pour l’instant. « Doj. Surveillez-le. Toi aussi, Chaud-Lapin. » Si jamais le saint vivant des Étrangleurs s’avisait de jouer au plus fin, il aurait tôt fait de le dégommer de son bambou. « Nous avons passé un marché », m’a rappelé Narayan. Il avait l’air troublé. Je n’y étais pour rien. Il ne cessait de darder des coups d’œil furtifs comme s’il cherchait quelque chose qui aurait dû se trouver là mais manquait à l’appel. « Tâche déjà d’en tenir ta part, petit homme. » Je suis ressortie à reculons sous un crachin qui, dorénavant, évoquait davantage un épais brouillard tombant des nues. « Roupille, a chuchoté Iqbal, debout au pied des marches. Regarde ce que j’ai trouvé. » C’est à peine si je l’entendais. Le bébé continuait de brailler. La douloureuse Suruvhija le berçait en fredonnant une comptine. Je la soupçonnais d’être encore très jeune et pas très futée. Je voyais mal comment une femme pouvait se satisfaire de sa seule vie de femme, mais Suruvhija semblait heureuse de suivre Iqbal partout. Un vent léger a fait frémir les branches du bois. « Quoi ? » Je n’y voyais goutte, bien entendu. J’ai dévalé les marches du temple dans l’obscurité humide et glacée. « Ça. » Il m’a fourré quelque chose dans les mains. Des vêtements. Six ou sept pans d’un très beau tissu évoquant la soie. Un coin de chaque pièce d’étoffe était alourdi. J’ai souri à la nuit. Exulté. Ma foi en Dieu était ravivée. La démone avait de nouveau trahi ses enfants. Furtif avait rejoint le bois à temps, plus perfide que les Félons. Il avait fait son boulot. Il se planquait en ce moment même quelque part et nous couvrait, tout prêt à réserver à Narayan une autre épouvantable surprise. C’est l’esprit beaucoup plus serein que je suis rentrée dans le temple. « Remue ton vilain petit cul décharné, Singh. Il y a des femmes et des enfants qui se gèlent les fesses dehors ! » me suis-je écriée d’une voix bien plus assurée. Narayan n’était pas un saint vivant heureux. Quoi qu’il cherchât en prétextant fortifier son temple contre la présence profanatrice d’infidèles, ce n’était nulle part en vue. L’idée de lui balancer à la figure les rumels récupérés m’a fugacement traversé l’esprit. Je m’en suis abstenue. Pour tout potage, ce geste l’aurait mis en rogne et incité à revenir sur sa promesse. « Tu as eu amplement le temps de purifier ce foutu bois de la souillure des incroyants, tu ne crois pas ? Aurais-tu déjà oublié à quel point la météo est hostile ? — Tu devrais t’exercer à la patience, annaliste. C’est un atout majeur dans les carrières que nous avons embrassées. » Je m’apprêtais à lui répondre que nous avions au moins eu celle de l’attirer dans notre traquenard, mais je me suis ravisée. Puis son exaspération a pris le dessus un bref instant. Il a jeté un objet par terre. Il n’avait pas entièrement perdu son sang-froid, mais, pour la toute première fois, alors qu’il était censé contrôler la situation, je le voyais abdiquer sa parfaite maîtrise de soi. Il m’a fait signe de m’approcher en marmonnant dans sa barbe. À mon avis, il devait blasphémer le nom de sa déesse. Cette nouvelle version du temple n’était que l’ombre de celui auquel avaient survécu Toubib et Madame. Sculptée dans le bois, l’idole actuelle, restée inachevée, mesurait tout au plus un mètre cinquante. Les offrandes déposées à ses pieds étaient aussi rancies que mesquines. Quant à l’édifice lui-même, il n’en émanait plus l’atmosphère sinistre et lugubre du théâtre de tant de sacrifices humains. C’étaient décidément des années de vaches maigres pour les Félons. Narayan a poursuivi ses recherches. Je n’ai pu me résoudre à lui briser le cœur en lui expliquant que les amis qu’il espérait retrouver avaient sans doute été tués par ceux des miens que j’attendais. Il faut savoir préserver un certain mystère dans toute relation. « Précise-moi où nous pouvons nous installer et où tu préférerais que nous l’évitions, et je veillerai de mon mieux à respecter tes souhaits », lui ai-je déclaré. Il m’a regardé comme s’il venait de me poindre une seconde tête. « J’ai mûrement réfléchi dernièrement, ai-je repris. Nous allons nécessairement travailler un bon moment ensemble. Si nous nous efforcions de respecter mutuellement nos coutumes et notre conception de l’existence, ça faciliterait la vie à tout le monde. » Il s’est éloigné puis a entrepris de préparer un feu, tout en nous expliquant où chacun pouvait s’installer. Le temple n’était pas très vaste. On ne pourrait guère y prendre ses aises. Singh évitait de me tourner le dos. « Tu l’as salement épouvanté, m’a fait Arpenteur. Il va passer toute la nuit adossé à ce mur en s’efforçant de rester éveillé. — J’espère que mes ronflements y pourvoiront. Iqbal ! Évite, s’il te plaît ! » Cet imbécile s’était mis en tête d’aider mère Gota à préparer le repas. La vieille bique était un véritable danger public aux fourneaux. On l’avait d’ores et déjà interdite de cuisine dans toute la Compagnie. Elle était capable de donner à l’eau un goût à vomir rien qu’en la faisant bouillir. Iqbal m’a fait un sourire, dévoilant des chicots en mauvais état ; il fallait qu’il consultât rapidement Qu’un-Œil. « On prépare tout à mon intention. — Parfait. » Mieux. Mille fois mieux. Après lui avoir donné un coup de main, la vieille toupie est allée traire les chèvres. Je commençais à comprendre ce qu’éprouvait Narayan. J’allais peut-être devoir m’adosser à un mur, moi aussi, et veiller à ne pas piquer du nez. Gota ne se plaignait même pas. Et l’oncle Doj était resté dehors, sans doute pour profiter de l’incomparable fraîcheur de ces bois hospitaliers. 2 On était sans doute au sec dans ce temple maléfique, mais il n’y faisait pas franchement chaud. Un feu de brousse lui-même n’aurait pu chasser le froid glacial qu’il diffusait et qui vous pénétrait jusqu’à la moelle des os, jusqu’au tréfonds de l’âme, tel un antique et immonde rhumatisme spirituel. Narayan lui-même le ressentait. Il se penchait au-dessus du feu en se trémoussant comme s’il s’attendait à chaque instant à recevoir un coup derrière le crâne, et en marmottant des paroles indistinctes laissant vaguement entendre que sa foi avait été plus que suffisamment éprouvée jusque-là. Je n’appartiens pas à une confrérie renommée pour sa compassion ni sa mansuétude. Ceux qui nous offensent doivent s’attendre à connaître de sales quarts d’heure pourvu que Dieu, dans sa miséricorde, nous en accorde l’occasion. Et Narayan nous inspirait une antipathie si ancienne qu’elle en était quasiment devenue rituelle. C’est donc sans aucune commisération que je lui ai annoncé : « Nous sommes prêts à procéder à l’échange. Notre premier Livre des Morts contre ta Clé. » Il a relevé la tête pour me fixer dans le blanc des yeux. Le vrai Narayan m’examinait froidement derrière le masque du trompe-l’œil. Ses pattes d’oie se sont plissées de méfiance. « Comment pourrions… — Ne t’inquiète pas de cela. Il est en notre possession. Il était question d’un troc. Et nous sommes disposés à troquer sur-le-champ. » La prudence a cédé la place au calcul. J’aurais parié ma chemise qu’il évaluait ses chances de nous assassiner dans notre sommeil pour s’éviter d’honorer sa part du marché. « Ce sera sans doute une solution moins élégante qu’un meurtre collectif, Narayan, mais pourquoi ne pas nous en tenir tout simplement aux termes de notre contrat ? » J’ai frissonné. Le temple me semblait de plus en plus glacial si c’était possible. « De fait, je vais même t’accorder un petit supplément. Tu pourras filer dès que tu nous auras livré la Clé. T’en aller. Librement. À condition, toutefois, de faire le serment de ne plus jamais chercher à baiser la Compagnie noire. » Serment qu’il prêterait sur-le-champ, j’en étais persuadée, car les serments des Félons ne valent guère plus que l’écorce sur laquelle ils sont écrits. Kina n’exigerait pas de lui qu’il tînt une promesse faite à une infidèle. « Offre d’une extrême générosité, annaliste », m’a-t-il déclaré. Il se méfiait. « J’y répondrai demain matin. La nuit porte conseil. — Bien entendu. » J’ai claqué des doigts. Iqbal et Chaud-Lapin ont sorti les chaînes. « Posez-lui aussi les clarines des chèvres pour la nuit. » Nous en avions plusieurs, autant que de chèvres. Fixées aux fers de Narayan, elles feraient un vacarme d’enfer à chacun de ses gestes. Narayan est sans doute un as en matière de discrétion, mais pas suffisamment pour interdire aux clochettes de le trahir. « Mais ne sois pas surpris de me trouver d’humeur moins généreuse au retour de la clarté et de la chaleur. Les ténèbres viennent peut-être toujours, mais le soleil se lève aussi. » J’étais déjà emmitouflée dans ma couverture. Je l’ai serrée plus étroitement autour de moi et je me suis allongée ; je me suis vainement trémoussée, en quête d’une position confortable, puis j’ai sombré dans les cauchemars maléfiques que font apparemment tous ceux qui passent la nuit dans le bois du Malheur. J’étais consciente de rêver. Tout comme me semblaient familiers ces paysages que je traversais pour la première fois. Tant Madame que Murgen les avaient dépeints dans leurs annales. Les éléments purement visuels ne me dérangeaient pas outre mesure. Mais rien ne m’avait préparée à cette puanteur : la pestilence de champs de bataille vieux de plusieurs milliers de semaines, pire que celle du siège de Jaicur dont je gardais pourtant le souvenir. D’innombrables corbeaux étaient venus festoyer ici. Au bout d’un moment, j’ai pressenti une autre présence, encore lointaine mais à l’approche, et la peur m’a prise ; je ne tenais nullement à me retrouver nez à nez avec l’effroyable déesse de Narayan. Je mourais d’envie de m’enfuir, mais je ne savais pas comment m’y prendre. Quand Murgen avait esquivé Kina, il avait déjà plusieurs années d’expérience derrière lui. Puis je me suis aperçue qu’on ne me traquait pas. Cette présence n’était pas hostile. De fait, elle était davantage consciente de mon existence que moi de la sienne. Ma frayeur l’amusait. Murgen ? C’est bien moi, mon apprentie. Il m’a semblé que tu rêvais ce soir de ce lieu. J’avais raison. J’adore avoir raison. C’est une des joies du célibat que j’ai perdues de vue bien avant de devenir un spectre. Je ne crois pas que Sahra apprécierait… Bien sûr que non. Laisse tomber. Je n’ai pas le temps. Tu dois savoir un certain nombre de choses et, tant que tu n’auras pas emprunté les routes sombres de la plaine scintillante, je ne pourrai pas te contacter directement. Écoute. J’ai « écouté ». La vie se déroulait normalement à Taglios. Le scandale de la bibliothèque royale et la disparition du bibliothécaire en chef avaient été joués par la Protectrice sur le registre du divertissement. Volesprit s’inquiétait plus de consolider sa position dominante que d’éradiquer les ultimes reliquats de la Compagnie noire. Après toutes ces années, elle ne nous prenait plus autant au sérieux que nous le souhaitions. À moins qu’elle ne fût persuadée de pouvoir nous traquer et nous éliminer tous quand l’envie l’en prendrait… L’éventualité n’étant pas à écarter, le conseil de Murgen me semblait avisé : mieux valait progresser le plus vite possible pendant que nous le pouvions encore. La bonne nouvelle, c’était que Jaul Barundandi, dans l’espoir de venger sa femme, avait rallié notre cause avec le plus grand empressement. Sa première mission (qu’il ne devait remplir qu’à la condition d’être certain de pouvoir s’en acquitter sans se faire prendre ni laisser de traces) était de s’introduire dans les quartiers de la Protectrice pour y voler, détruire ou endommager les tapis magiques dérobés au Hurleur. Si nous parvenions à lui en retirer la jouissance, notre situation s’améliorerait spectaculairement. Il était aussi chargé de recruter des alliés, sans leur révéler toutefois qu’il travaillait pour la Compagnie noire. L’antique préjugé hystérique restait virulent. Tout cela était bel et beau, mais je ne comptais pas trop dessus : éperonné par la seule soif de vengeance, un homme ne fait dans le meilleur des cas qu’un outil défectueux. S’il se laisse consumer par son obsession, il sera perdu pour nous, à tout jamais, avant d’avoir pu mener à bien les discrètes tâches à long terme qui font d’une taupe un si précieux atout. Les mauvaises nouvelles, en revanche, étaient tout bonnement exécrables. Le groupe principal, qui voyageait par eau, avait traversé le delta et remontait présentement le fleuve Naghir, ce qui signifiait qu’il n’avait sur nous qu’une avance relative, à peu près équivalente au temps de trajet qui nous séparait de la Porte d’Ombre. Qu’un-Œil avait été victime d’une attaque deux nuits plus tôt, à la suite d’une algarade avinée avec son meilleur copain Gobelin. La mort ne le guettait pas encore. La prompte intervention de Gobelin y avait veillé. Mais il souffrait à présent d’une paralysie légère et de ces problèmes d’élocution consécutifs à certains accidents. De sorte qu’il avait le plus grand mal à expliquer à Gobelin ce que ce dernier devait savoir pour y remédier. Les mots qu’il s’efforçait d’écrire ou d’articuler ne correspondaient pas à ceux qui lui sortaient de la bouche ou naissaient sous sa plume. Problème en soi déjà suffisamment exaspérant pour l’annaliste moyen, qui ne se heurte pourtant qu’aux seules contraintes de temps et à la stupidité indigène. On ne se prépare jamais assez. L’inéluctable vous cause toujours un choc quand il vous frôle de son aile mauvaise. Sur ce, comme s’ils réagissaient à une énorme plaisanterie, les corbeaux qui tournoyaient au-dessus de moi ont soudain explosé d’un rire sombre et moqueur. Les crânes de l’ossuaire, eux aussi égayés, souriaient de toutes leurs dents. Il y avait d’autres nouvelles de moindre importance. Peux-tu contacter Furtif s’il est dans les parages ? ai-je demandé à Murgen dès qu’il a eu terminé de vider sa hotte. Peux-tu implanter une idée dans son crâne d’écervelé ? Ce n’est pas exclu. Essaie. Avec cela. Mon idée a eu l’air de l’amuser. Il s’est empressé d’aller bourrer le crâne de Furtif de rêves ectoplasmiques fatalement bizarroïdes. Les corbeaux se sont éparpillés comme si rien d’intéressant ne les retenait plus. J’ai continué de sillonner ce décor cauchemardesque ; j’espérais ne pas en devenir un des piliers à l’instar de Madame ou de Murgen, et je me demandais s’il arrivait encore à la première d’y faire une incursion, aggravant d’autant cette saison en enfer qu’était son ensevelissement. Un corbeau s’est perché sur un arbre dépouillé, face à ce qui passe pour le soleil en ces lieux désolés. Je ne le distinguais pas très nettement, mais il semblait différer de ses congénères. Sœur, sœur, je serai toujours avec toi. La terreur a envahi tout mon être, broyant mon cœur dans son poing d’acier. J’ai sauté en l’air. Je me suis emparée de mes armes, frappée de panique et de confusion. Doj me fixait de derrière la flambée. « Cauchemars ? » J’ai frissonné, frigorifiée. « Oui. — C’est le mauvais côté de cette villégiature. Mais tu peux apprendre à les arrêter. — Je sais déjà comment m’en débarrasser. En déguerpissant le plus tôt possible de ce bois oublié de Dieu. Demain. De bonne heure. Dès que le Félon m’aura remis la Clé et que vous l’aurez authentifiée. » Il m’a semblé entendre un rire ténu de corbeau retentir dans la nuit. 3 J’ai pris mon quart. Je me suis aperçue que je n’étais pas la seule à cauchemarder. Tous dormaient d’un sommeil agité. Même Narayan Singh. Le bébé d’Iqbal n’a pas cessé une seconde de geindre. Les chèvres et les ânes, pourtant cantonnés dehors, ont bêlé, henni, renâclé et gémi toute la nuit durant. Le bois du Malheur est tout simplement un lieu maudit. Pas moyen d’y couper. Certaines choses sont bel et bien noir et blanc. Le matin n’a guère été plus agréable que la nuit. Et Narayan a tenté de s’éclipser avant même le petit-déjeuner. Arpenteur a fait montre d’une remarquable force de caractère en le ramenant indemne, ingambe et valide. « Vous comptiez me filer entre les doigts maintenant ? » me suis-je enquise. J’avais une idée très précise de ses intentions réelles, mais je ne tenais pas à lui faire comprendre que je savais ce qu’étaient devenus les amis qui devaient le délivrer. « Je croyais que vous teniez absolument à récupérer ce bouquin ? » Il a haussé les épaules. « J’ai fait un rêve cette nuit. Et ce n’était pas un rêve rose. Il m’a conduite en des lieux que je ne tenais pas à visiter, peuplés d’êtres que je ne tenais pas à rencontrer. Mais c’était un rêve sincère. J’en suis sortie persuadée qu’aucun de nous n’obtiendrait ce qu’il convoite si nous ne remplissions pas tous les deux les termes de notre contrat. Je compte donc jouer franc jeu avec vous : le Livre des Morts en échange de la Clé. » À la mention de mon rêve, il a manifesté un soupçon d’agacement. Sans doute espérait-il que sa déesse le conseillerait pendant la nuit et avait-il fait chou blanc. « Je cherchais simplement un objet que j’avais oublié à ma dernière visite. — La Clé ? — Non. Une breloque personnelle. » Il s’est accroupi près de la popote où mère Gota et Suruvhija faisaient cuire du riz. La Radisha, au grand amusement de tous, s’efforçait de les aider. Ou plutôt de les regarder faire pour pouvoir les aider la prochaine fois. Aucune des deux femmes ne témoignait une révérence particulière à son rang. Gota râlait et se plaignait d’elle comme elle l’aurait fait de n’importe qui. J’ai regardé Narayan manger. Il se servait de baguettes. Je ne l’avais pas remarqué jusque-là. Parano comme je suis, j’ai fouillé dans mes souvenirs pour essayer de me rappeler si je l’avais vu utiliser auparavant la traditionnelle cuiller de bois. Oncle Doj, comme tous les Nyueng Bao, mangeait avec des baguettes dont il disait volontiers qu’elles étaient ses armes les plus mortelles. J’allais finir par perdre la boule si je ne parvenais pas à me sortir quelque temps Narayan de la tête. Il m’a souri comme s’il lisait dans mes pensées. Peut-être se fiait-il un peu trop ingénument à ma parole, donnée au nom de toute la Compagnie. « Montre-moi le livre, annaliste. » J’ai regardé autour de moi. « Doj ? » Il s’est encadré dans le portail du temple. Que fabriquait-il là-dedans ? « Oui ? — Le maître Félon souhaite voir le Livre des Morts. — Comme il te plaira. » Doj a descendu l’escalier extérieur jonché de feuilles mortes ; il a fouillé dans les bâts d’un des ânes, en a ressorti le paquet recouvert de peaux huilées récupéré dans la tombe d’un homme de l’Ombre, l’a présenté à l’Étrangleur en se fendant d’une petite courbette puis a reculé et croisé les bras. J’ai remarqué que Bâton de Cendre avait, d’assez mystique façon, retrouvé sa place entre ses épaules et je me suis brusquement rappelé que la famille adoptive de Doj vouait une haine féroce à Narayan Singh et à la secte entière des Étrangleurs. Les Félons, en effet, avaient assassiné To Tan, le fils de Thai Dei et neveu de Sahra. Thai Dei, le frère de Sahra, reposait à présent sous la pierre scintillante avec tous les autres Captifs. Oncle Doj, lui, n’avait strictement rien promis à Narayan. Je me demandais si le Félon savait tout cela. Le principal, sûrement ; encore que le sujet ne fût jamais venu sur le tapis en sa présence. J’ai aussi constaté que mes autres compagnons, sans obéir à aucun signal ni plan préconçu, s’étaient placés de telle façon que nous étions cernés d’hommes en armes. Seul Cygne semblait hésiter sur le rôle qu’il devait tenir. « Installe-toi et mange un peu de riz, lui ai-je conseillé. — Je déteste le riz, Roupille. — Là où nous allons, l’ordinaire sera un peu plus varié. Je l’espère tout du moins. J’ai tellement bouffé de riz qu’il devrait m’en sortir par les oreilles. » Narayan a ouvert avec déférence les peaux huilées et les a posées par terre l’une après l’autre, prêtes au réemploi. Le livre qu’il a dévoilé ce faisant était gros et laid, mais guère différent des volumes que je voyais tous les jours du temps où j’étais encore Dorabee Dey Banerjae. Rien ne trahissait le texte le plus saint, le plus sacré du culte le plus ténébreux de la planète. Narayan l’a ouvert. Le texte manuscrit, à l’intérieur, manquait totalement d’élégance : erratique, disgracieux et cochonné. La Fille de la Nuit n’avait encore que quatre ans à l’époque où elle avait entamé sa retranscription. À mesure que le Félon tournait les pages, j’ai constaté qu’elle apprenait vite. Sa main ne tardait pas à s’améliorer. J’ai aussi remarqué qu’elle utilisait la même graphie que celle du premier volume des annales. S’agissait-il de la même langue ? Où donc était maître Santaraksita quand on avait besoin de lui ? Sur le fleuve Naghir avec Sahra et Qu’un-Œil. Et probablement en train de se plaindre de la pauvreté des aménagements et du manque de bonne chère. Dommage pour toi, mon vieux. J’ai les mêmes problèmes. « Convaincu de son authenticité ? » ai-je demandé. Narayan pouvait difficilement la nier. « J’ai donc tenu ma part du marché. J’ai même tout fait pour le faciliter. La balle est à présent dans votre camp. — Tu n’as rien à perdre, annaliste. Je me demande encore comment je vais m’en sortir en vie. — Je ne ferai rien pour vous empêcher de partir. Si une vengeance est absolument requise, le plat sera d’autant plus exquis qu’il se mangera froid. » Narayan tentait de déchiffrer mes véritables intentions. Il ne prenait rigoureusement rien pour argent comptant. « Par contre, vous n’irez nulle part avant de nous avoir remis la Clé. Et si vous tentez de nous refiler un ersatz, nous le verrons fatalement. » J’ai jeté un regard à Doj. Narayan m’a imitée. Puis il a adopté la posture de la prière et fermé hermétiquement les yeux. Kina lui a peut-être bien répondu. Un froid glacial est tombé sur le bois du Malheur. Une brise soudaine s’est levée, charriant quelques remugles de la plaine des ossements. Singh a frissonné puis rouvert les yeux. « Je dois entrer dans le temple. Seul. — Il n’existerait pas une porte dérobée, au moins ? » Il a eu un doux sourire. « Est-ce que ça m’avancerait ? — Pas cette fois-ci. Votre unique issue est de ne pas vous comporter en Félon. — Qu’il en soit ainsi. Si je n’en prends pas le risque, il n’y aura jamais d’Année des Crânes. — Laissez-le partir », ai-je ordonné à Doj qui s’interposait entre Narayan et le temple. J’ai remarqué qu’Arpenteur et Chaud-Lapin tenaient désormais leur bambou à la main, au cas où le petit homme aurait tenté de déguerpir. « Ça fait un bon moment qu’il est là-dedans, s’est plaint Arpenteur. — Mais il s’y trouve encore, nous a affirmé Doj. La Clé doit être bien cachée. » À moins qu’elle ne soit plus là. J’ai gardé ma réflexion pour moi. « Que cherchons-nous exactement ? ai-je demandé à Doj. Je ne sais pas trop à quoi elle ressemble. S’agit-il d’une autre tête de javelot ? » La Lance de la Passion avait ouvert à Toubib la porte de la plaine scintillante puis elle avait conduit les Captifs à leur perte. « Je ne la connais que par ouï-dire. C’est un marteau curieusement façonné. Il s’apprête à ressortir. » Narayan est réapparu. On aurait dit un tout autre homme, tonifié, sans doute, mais aussi terrifié. Arpenteur a gesticulé avec son bambou. Chaud-Lapin a lentement relevé le sien. Narayan savait de quoi étaient capables ces perches. S’il tentait de filer, il n’avait aucune chance. Il tenait à la main une sorte de marteau de fonte ancien, laid et rouillé, à la tête fissurée et ébréchée. À voir comment il le portait, il donnait l’impression d’être plus pesant qu’il ne l’était réellement. « Doj ? ai-je demandé. Qu’en pensez-vous ? — L’objet correspond à la description, annaliste. Il s’est fendu en tombant sur le sol du temple. — Tâtez-le, Doj. S’il recèle quelque pouvoir, vous devriez le sentir. » Doj s’est exécuté dès que Singh lui eut remis le marteau. Son poids parut surprendre le Nyueng Bao. « Ce doit être le bon, annaliste. — Prends ton livre et dégage, Félon. Avant que je ne sois tentée d’oublier ma promesse. » Narayan s’est emparé du livre, mais il n’a pas bougé. Il fixait Suruvhija et son bébé. La mère se servait d’un foulard de soie rouge pour essuyer le menton de son nourrisson. Tas d’empotés ! Incapables ! 4 Alors que nous nous apprêtions à reprendre la route, un des gosses d’Iqbal – l’aîné des garçons – remarqua une faille profonde dans la tête du marteau. Nous étions tous bien trop occupés à nous congratuler et à décider de ce que deviendrait la Compagnie quand nous aurions libéré les Captifs. Le garçon attira l’attention de son père et Iqbal nous appela, Chaud-Lapin et moi. Nous mîmes un bon moment à voir ce qu’il nous montrait compte tenu de notre âge avancé, de notre vue basse et de tout ce qui s’ensuit. « On dirait bien de l’or. — Ça expliquerait son poids. Doj, venez ici. Avez-vous jamais entendu dire que ce marteau était en or ? » Iqbal enfonça la lame d’un couteau dans la faille. Un fragment de fer se détacha. « Non ! s’écria Doj. Ne l’endommagez pas davantage. — Tout le monde se calme. C’est toujours la Clé. Examinez-le, Doj. Prudemment. Je ne voudrais pas saborder aujourd’hui des années de travail et les mauvaises passes que nous avons traversées. Quoi ? » Des armes venaient de briller au soleil. « Regardez qui voilà ! s’exclama Cygne. D’où sortent ces troufions ? » Furtif et sa bande venaient de débouler. J’ai échangé un regard avec Furtif. Il a haussé les épaules. « Il nous a filé entre les doigts. — M’étonne pas. On a déconné dans les grandes largeurs. Il savait qu’il y avait du monde dehors. » L’écharpe rouge drapait encore les épaules de Suruvhija. « On va devoir se remettre en marche, les gars. Il faut qu’on franchisse le pont de Ghoja avant que la Protectrice ne se mette à notre recherche. » Depuis le tout début, je feignais de me persuader que le passage de ce pont nous permettrait enfin de nous faire la belle. « Vous avez fait du sacrément bon boulot à Semchi, les gars, ai-je déclaré à Furtif. — On aurait pu faire mieux. Si j’avais pris la peine d’y réfléchir, j’aurais attendu qu’ils abattent l’Arbre du Bhodi. Du coup, on ne passerait plus pour des brigands mais pour des héros. » À mon tour de hausser les épaules. « La prochaine fois. Cygne, explique à cette chèvre qu’on la mangera si elle refuse de coopérer. — C’est promis ? — Je te promets qu’on fera un vrai repas dès notre arrivée à Jaicur. » 5 La traversée du pont de Ghoja se révéla une nouvelle et grandiose désillusion. Nous avions tous les nerfs en pelote avant même d’atteindre le goulet d’étranglement. J’ai dépêché Furtif en éclaireur et, quand il est revenu m’expliquer qu’on ne prêtait attention qu’aux seuls voyageurs refusant de payer l’octroi de deux païs de cuivre réclamé à l’entrée du pont, je n’en ai pas cru un mot. Du moins émotionnellement parlant. Ces mesquineries s’appliquaient de fait au vieux gué, en aval du pont. Gué rendu impraticable par la saison des pluies. La circulation était dense. Les soldats affectés à la surveillance du pont étaient bien trop occupés à buller et à jouer aux cartes pour harceler les voyageurs. Au fond, je m’attendais fermement au pire. Ghoja n’était devenu un gros bourg que parce qu’il servait d’étape à ceux qui empruntaient la route de roche, un des derniers legs survivants de la Compagnie. Le capitaine avait fait paver la grand-route de Taglios à Jaicur à la faveur de ses préparatifs d’invasion de la Terre des Ombres. Les prisonniers de guerre s’étaient chargés de la besogne. Plus récemment, Mogaba avait embauché des forçats pour la prolonger vers le sud, ajouter des routes tributaires et relier entre eux les villes et territoires récemment passés sous protectorat taglien. Une fois en sécurité sur l’autre rive du Maine, j’ai commencé à réfléchir à nos prochaines initiatives. J’ai rassemblé tout mon monde. « Avons-nous le moyen de pondre un faux rescrit ordonnant à la garnison d’arrêter Narayan s’il tente de passer le pont ? — Tu es trop optimiste. S’il se dirige vers le sud, il doit d’ores et déjà nous précéder. — Sans compter que la Protectrice apprendra de lui tout ce qu’il sait sur vous s’il tombe entre ses mains, a ajouté Cygne. — L’avis d’un expert en la matière. — Je n’ai pas accepté l’emploi de bon cœur. — D’accord. Elle en est capable, en effet. Narayan sait où nous allons. Et pourquoi. Mais que sait-il de l’autre groupe ? Ne tentera-t-il pas de l’intercepter pour lui reprendre la Fille de la Nuit s’il ne se fait pas appréhender ? » Nul n’y trouva rien à redire. « Nous devrions tous nous le rappeler mutuellement de temps en temps, afin que Murgen puisse l’entendre quand il se trouve dans les parages. » Sahra n’avait jamais promis, elle non plus, d’épargner cette vieille fripouille de Narayan. Peut-être pouvait-elle lui tendre un traquenard et récupérer ce premier Livre des Morts inachevé. « Ce corbeau nous suit toujours », a fait observer Cygne. Une petite bastide trapue surplombait pont et gué sur la rive sud. L’oiseau nous observait, perché sur son toit. Il n’avait pas bougé depuis notre traversée. Sans doute voulait-il lui aussi reposer ses vieux os. « Il nous reste une perche de bambou contenant des boules de feu à tuer les corbeaux, a marmonné Arpenteur. — Laissez-le en paix. Il n’a pas l’air de nous vouloir du mal. Pour l’instant tout du moins. » J’étais certaine qu’il avait plusieurs fois cherché à communiquer. « Nous pourrons toujours le liquider si ça change. » Nous n’avons rien entendu de bien nouveau à Ghoja, à part les habituelles doléances contre les puissants. Les échos des événements survenus à Taglios semblaient à ce point amplifiés que personne n’en croyait le dixième. Plus tard, alors que nous prenions enfin nos aises à Jaicur, le son de cloche s’est subtilement altéré. Il transmettait à présent une infime vibration laissant entendre que la grande araignée commençait à se réveiller au centre de sa toile. Un bon moment s’écoulerait encore avant qu’une nouvelle tangible ne nous parvienne, mais nous étions d’accord à l’unanimité pour continuer de l’avant sans tergiverser et éviter de lambiner en chemin. Chaud-Lapin découvrit qu’un individu répondant au signalement de Narayan avait été aperçu en train de marauder dans le voisinage de l’échoppe tenue par un de ses rejetons, désormais mieux connu sous le pseudonyme de Sugriva. « Il a un point faible. Devons-nous profiter de notre présence ici pour liquider Sugriva ? — Il ne nous a rien fait. — Son père s’en est chargé. Ce serait un rappel à l’ordre. — Narayan n’en a pas besoin. S’il est assez bête pour nous croire quittes, ne le détrompons pas. Mais je tiens à être là la prochaine fois que nous le capturerons, rien que pour voir la tête qu’il tirera. » Narayan n’avait tranché sur le reste de la population de Jaicur que parce qu’elle restait une ville de garnison. Mais si on les interrogeait au cours des prochaines semaines, les gens ne se souviendraient pas moins de nous. J’ai déambulé à plusieurs reprises dans les rues, en quête de ma jeunesse perdue, mais il ne restait rigoureusement rien des gens ni des lieux que je me rappelais. Le passé ne survivait plus que dans mon esprit. Là où j’aurais précisément souhaité qu’il mourût. 6 Les règles de comportement imposées par la Compagnie sur le terrain des opérations ne sont guère différentes de celles auxquelles se plient les illusionnistes sur scène. Nous préférons de loin que le public n’y voie que du feu, mais nous sommes conscients que l’invisibilité totale reste impraticable. De sorte que nous nous efforçons de détourner l’attention de l’observateur et de lui montrer autre chose que ce qu’il est tenté de voir. En l’occurrence, au sud de Jaicur, une nouvelle personnalité, une nouvelle identité et un nouvel accoutrement pour tous, tandis que notre groupe, grossi depuis de la clique de Furtif, se divisait en deux « familles » nomades distinctes, auxquelles s’ajoutaient encore une petite poignée de Sudistes désappointés venus chercher fortune à Taglios et rentrant au pays découragés, vaincus et abattus, tous leurs espoirs réduits à néant par leurs expériences tagliennes. On rencontrait nombre d’hommes de cette espèce. Il fallait les tenir à l’œil. Beaucoup n’avaient aucun scrupule, quand ils en avaient l’occasion, à s’enrichir sur le dos des plus désarmés. Les routes n’étaient plus surveillées par des patrouilles. Peu importait à la Protectrice qu’elles fussent ou non sûres. Doj, Cygne, Gota et moi formions l’avant-garde. Nous donnions une impression de faiblesse, mais le vieil homme valait quatre ou cinq mortels ordinaires. Nous n’avons connu qu’un seul accrochage. Qui s’est achevé au bout de quelques secondes. Plusieurs traînées de sang s’enfonçaient dans les broussailles. Doj avait préféré ne laisser personne pour mort. Le terrain est devenu moins hospitalier et s’est mis à grimper avec régularité. Par temps clair, on distinguait vaguement les sommets des Dandha Presh dans le sud, droit devant nous, encore à plusieurs journées de marche. La route pavée venait buter sur un camp de travail abandonné. « Ils ont dû se retrouver à court de forçats », a fait observer Cygne. Tout ce qui était transportable avait été embarqué. « Faute d’ennemis, plutôt. D’ennemis assez dangereux aux yeux de Volesprit pour que l’investissement nécessaire à la construction d’une route lui semble opportun. Elle trouvera toujours à employer des gens qu’elle exècre dans un projet du génie. » Et c’était effectivement ce qu’elle avait fait sur la route occidentale que suivait actuellement le reste de la Compagnie. Les gars bénéficieraient d’une route pavée jusqu’à Charandaprash. Cette route, comme les canaux qui la desservaient, était encore en construction quelques années plus tôt, quand la Protectrice, de toute évidence, avait décidé qu’il devenait désormais superflu de faciliter la tâche au Grand Général et à ses hommes, les guerres de Kiaulune étant bel et bien terminées ; de sorte qu’elle avait contraint la Radisha à arrêter les frais. Je me demandais de quel œil la Radisha voyait dorénavant l’affaire. Je la soupçonnais d’avoir béatement cru tenir les rênes du pouvoir jusqu’au moment où nous avions organisé sa disparition. Elle n’avait commencé à parfaire son éducation qu’à cet instant, parmi ses plus fidèles sujets. Nous avons atteint le lac Tanji, que j’adore. Une immense étendue de glace indigo de toute beauté. Quand j’étais beaucoup plus jeune, nous y avions livré notre plus mortel combat contre les créatures qui ont donné leur nom aux Maîtres d’Ombres. Plus d’une décennie plus tard, on distingue encore les emplacements où la roche est entrée en fusion. Et si l’on s’avise d’aller explorer certaines des étroites ravines qui balafrent le flanc des collines, on a de fortes chances d’y rencontrer des monticules d’ossements humains recrachés par la terre au fil du temps. « Un site de triste mémoire », a fait observer Doj. Il avait participé à la bataille, lui aussi. Tout comme Gota, qui avait cessé de se lamenter le temps de remuer ses souvenirs. Elle avait réellement beaucoup souffert à l’époque. Le corbeau blanc a zébré le ciel juste au-dessus de nos têtes. Il s’est laissé tomber vers une pente en aval et a disparu dans le feuillage déchiqueté d’un grand pin de montagne. Nous le voyions désormais presque tous les jours. Il nous filait, cela ne faisait plus aucun doute. Cygne jurait ses grands dieux qu’il avait essayé de lier conversation avec lui alors qu’il s’était retiré dans les broussailles pour se soulager. Je lui avais demandé ce que lui voulait le corbeau. « Eh, j’ai décampé à toute allure, Roupille ! J’ai bien assez de problèmes comme ça. Pas besoin, par-dessus le marché, de passer pour un cinglé qui taille des bavettes avec les oiseaux. — Peut-être avait-il des informations intéressantes à te confier. — Sans aucun doute. Mais si faire la converse lui tient tellement à cœur, il ira se confier à toi. » Il a tourné le regard vers la pente. « Il se cache de quelqu’un, a-t-il laissé tomber. — Mais pas de nous. » J’ai remonté la pente des yeux. Le terrain semblait vierge. Nulle trace d’autres voyageurs. Sous moi, en contrebas, la piste sinueuse s’offrait parfois au regard, escaladant la pente ou longeant la rive. Ces deux tronçons étaient déserts. La route n’était plus très fréquentée. « Je prendrais bien ma retraite au bord de ce lac, ai-je déclaré à Cygne. — Pas franchement le séjour de rêve, à moins qu’on ne t’ait forcé la main. » Il marquait un point. La contrée était nettement moins déserte vingt ans plus tôt. On voyait des villages tout autour du lac autrefois. « Tiens ! s’est écrié Cygne en regardant derrière lui. — Quoi ? » J’ai suivi son regard. Il m’a fallu un bon moment. « Oh ! Cet oiseau ? — Pas simplement un oiseau. Un corbeau. De l’espèce ordinaire. — Tu as de meilleurs yeux que moi. Ignore-le. Si nous ne lui prêtons pas attention, il n’aura aucune raison de s’intéresser à nous. » Mon cœur battait néanmoins la chamade. C’était peut-être un corbeau sauvage sans plus. Rien à voir avec Volesprit. Les corbeaux ne sont pas très regardants sur leurs repas. À moins que la Protectrice n’eût enfin commencé de nous chercher hors de Taglios. Corbeau blanc en planque, corbeau noir dans le ciel. En chasse. Qu’est-ce que ça signifiait ? Nous n’y pouvions pas grand-chose. Encore qu’oncle Doj affichât une moue méditative chaque fois qu’il regardait le corbeau noir. Le volatile se désintéressa bientôt de nous. Il s’éloigna. « Ça ne devrait pas poser de problème, ai-je déclaré à mes compagnons. Les corbeaux sont intelligents pour des oiseaux mais, isolés, ils peinent autant à retenir un très grand nombre d’instructions qu’à rapporter des informations détaillées. S’il s’agit bien d’un des siens, naturellement. » Il fallait partir de ce principe. Les corbeaux se font rares. Les survivants semblent tous obéir à Volesprit. L’emprise qu’elle exerce sur eux les décime probablement. Si le nôtre était bien un éclaireur de la Protectrice, il ne lui ferait pas son rapport avant plusieurs jours. « Si jamais nous avons éveillé ses soupçons, fit remarquer Doj, attendons-nous à voir rappliquer des ombres dans quelques jours. » Ce serait certainement pour Volesprit la meilleure méthode d’espionnage. Plus rapides que les corbeaux, les ombres retiennent des ordres plus complexes et rapportent de plus amples renseignements. Mais pourrait-elle encore les contrôler à cette distance ? Les Maîtres d’Ombres originels avaient le plus grand mal à manœuvrer de loin leurs petites esclaves. Nous avons longé les berges du lac Tanji. Tout le monde a profité de l’occasion pour se baigner dans ses eaux glacées. La vieille route nous a ensuite conduits dans la plaine de Charandaprash, où la Compagnie noire avait remporté l’une de ses plus grandes victoires et le Général s’était vu infliger sa plus cuisante et humiliante défaite… sans qu’il en fût d’ailleurs le moins du monde responsable. Mais l’histoire, capricieuse, ne rejetterait pas la faute sur Ombrelongue, son pleutre de maître. Les vestiges de la bataille gisaient toujours à flanc de colline, éparpillés un peu partout. Une petite garnison surveillait encore les abords de la passe traversant les Dandha Presh. Elle ne semblait guère se soucier de nettoyer ce foutoir ni même de régler la circulation. Personne n’a inspecté mon petit groupe. Personne n’a posé de questions. On nous a imposé un péage parfaitement officieux, en nous prévenant que l’âne risquait de trouver le chemin glissant dans le haut de la passe car les rochers y étaient encore couverts de glace. On nous a également appris que l’affluence avait été plus forte dernièrement qu’à l’accoutumée. Ce dont j’ai déduit que le groupe de Sahra nous avait devancés sans rencontrer d’obstacles insurmontables, comme prévu, en dépit des vieilles gens et des réticences de certains de ses membres. Les montagnes étaient nettement plus froides et désolées que les hautes terres traversées un peu plus tôt. Je me suis demandé comment la Radisha avait réagi et ce qu’elle pensait désormais de l’empire qu’elle avait conquis et dont elle devait la majeure partie à la Compagnie. Ses yeux avaient dû quelque peu se dessiller entre-temps. Et ils avaient bien besoin de perdre leurs écailles. Elle avait passé le plus clair de son existence blottie dans le Palais. Le corbeau blanc revenait tous les quelques jours, mais son cousin plus sombre n’est pas reparu. Sans doute l’attention de la Protectrice était-elle retenue ailleurs. Je regrettais de ne pas disposer du talent de Murgen pour quitter son corps. Je n’avais pas fait un seul rêve digne de ce nom depuis le bois du Malheur. Je n’en savais guère plus que les autres, autrement dit bien peu. Et c’était pour le moins frustrant pour une personne ayant eu si longtemps accès à de lointains secrets. Les nuits peuvent être réellement très froides dans les montagnes. J’ai annoncé à Cygne que j’étais tentée de prendre sa suggestion au mot : aller nous installer à notre compte quelque part et tenir une taverne et une brasserie. Quand il fait vraiment froid, certains péchés semblent bien véniels. 7 La chronologie des événements survenus à Taglios reste assez floue dans la mesure où Murgen, notre principal informateur, ne s’est qu’assez épisodiquement préoccupé de cette notion au cours des quinze dernières années. Sont dignes d’intérêt, en revanche, ses ébauches de description de ceux qui se sont déroulés en ville après notre départ. Au tout début, la Protectrice n’a rien soupçonné. Certes, nos frères restés sur place ont bien entrepris de poser des pastilles fumigènes et de répandre quelques rumeurs, mais ils y mettaient de moins en moins d’enthousiasme, ce que les habitants de Taglios ont très vite ressenti. En même temps, la populace s’est mise à fortement soupçonner la Protectrice d’avoir bazardé la princesse régnante. Le peuple est soudain devenu moins docile. L’arrivée du Grand Général et de ses troupes garantissait la paix civile. En outre, elle laissait à la Protectrice le loisir de traquer ses ennemis au lieu de passer son temps à s’assurer que ses amis la redoutaient encore suffisamment pour la soutenir. Elle finit par découvrir sur les quais, au bout de quelques jours, l’entrepôt des Nyueng Bao, désormais vide et désert à l’exception des cages occupées par les membres disparus du Conseil privé, dont aucun n’était en état de reprendre ses fonctions. Un arsenal complexe de souricières défendait les cages des ministres séquestrés, bien entendu, mais il n’était pas assez subtil pour incommoder la Protectrice. Plusieurs Gris n’eurent pas cette chance. Volesprit se fendit d’un commentaire assez cruel sur les victimes de la Compagnie : « Autant nous débarrasser des crétins pendant que les risques sont moindres », déclara-t-elle à Mogaba. Le Grand Général abonda dans son sens. Les interrogatoires des gens du voisinage, si vigoureusement qu’ils fussent menés, ne permirent de dégager aucune information substantielle. Les négociants nyueng bao avaient veillé à maintenir un rideau d’ombre autour de leurs activités. Dans leur quête désespérée d’anonymat, ils avaient même recouru à la magie. Quelques bribes rémanentes de sortilèges de confusion stagnaient encore dans la place. « Je flaire l’odeur de nos deux sorciers, avait marmotté Volesprit. Mais vous m’aviez pourtant juré qu’ils étaient morts, n’est-ce pas, Grand Général ? — J’ai assisté de mes yeux à leur décès. — Vous auriez tout intérêt à éviter de m’exaspérer au point de ne pas survivre assez longtemps pour assister à leur décès réel. » De la voix d’une fillette pourrie gâtée. Le Grand Général ne réagit pas. S’il avait peur de Volesprit, il n’en montra rien. Pas plus qu’il ne trahit de colère. Il attendit, assez raisonnablement convaincu que sa valeur lui épargnerait de devenir la victime d’un méchant caprice. Peut-être même se persuadait-il en son for intérieur que la Protectrice était bien moins précieuse. « Aucune trace d’eux, marmonna-t-elle encore un peu plus tard, d’une voix plate d’érudit. Ils sont partis. Néanmoins, l’empreinte de leur présence perdure, aussi flagrante qu’un baquet de sang répandu contre un mur. — Illusion, répondit Mogaba. Je reste persuadé qu’on peut trouver dans les annales de la Compagnie noire une bonne centaine d’occasions où elle a détourné le regard de l’ennemi dans une certaine direction pendant qu’elle décampait de l’autre côté. Ou abusé l’ennemi sur ses effectifs en lui laissant croire qu’ils étaient bien supérieurs à la réalité. — On en trouverait tout autant dans mon journal si je prenais la peine d’en tenir un. Ce dont je m’abstiens, car les livres sont les reliquaires des mensonges que leur auteur aimerait faire avaler à ses lecteurs. » Sa voix, cette fois-ci, était l’exacte antithèse de la précédente : celle d’un homme qui sait d’expérience, pour l’avoir appris à ses dépens, que l’éducation ne sert qu’à enseigner aux gens de plus habiles façons de vous faire les poches. « Ils ne sont plus là, mais ils ont peut-être laissé des espions. — Naturellement. Mais vous aurez du mal à les retrouver. Ce seront des gens à l’abri de tout soupçon. » Jaul Barundandi et deux de ses sous-fifres servirent un déjeuner pendant que la Protectrice et son champion s’entretenaient. Leur présence n’attira pas l’attention. Si parano qu’elle fût, Volesprit n’accordait que peu d’intérêt au mobilier. Tous les serviteurs avaient été cuisinés au cours des quelques heures consécutives à la disparition de la Radisha, sans qu’on eût découvert aucun complice agissant de l’intérieur. La Protectrice n’était pas sans savoir qu’elle ne jouissait pas, comme la Radisha, de l’affection du personnel. Mais ce désamour ne la gênait aucunement. Nul trivial mortel ne pouvait espérer pénétrer ses défenses. Et, ces temps-ci, elle n’avait pas son égal. Pure perversité et persistante insaisissabilité lui auraient permis de s’autoproclamer reine du monde. Si elle l’avait daigné. Il faudrait qu’elle y songe un de ces jours, lorsqu’elle aurait les idées plus claires. Au beau milieu d’un repas fin, Volesprit se pétrifia entre deux bouchées. « Trouvez-moi un Nyueng Bao, ordonna-t-elle à Mogaba. Immédiatement. Tout de suite. » L’homme noir à la svelte silhouette se leva sans manifester d’émotion. « Puis-je savoir pourquoi ? — Leur quartier général était installé dans un entrepôt nyueng bao. On associe les Nyueng Bao à la Compagnie noire depuis la bataille de Dejagore. Le dernier annaliste a épousé une Nyueng Bao. Elle lui a donné un enfant. Cette symbiose n’est peut-être pas uniquement le fruit d’une coïncidence historique. » Elle en savait beaucoup plus long sur les Nyueng Bao, bien entendu, mais n’était pas prête à le divulguer. Mogaba inclina le buste en un simulacre de révérence. La plupart du temps, travailler pour Volesprit ne troublait pas sa conscience. La plupart du temps, il abondait dans son sens. Il se mit en quête de quelqu’un susceptible de lui alpaguer un ou deux de ces babouins des marais. Les serviteurs se pressaient autour de Volesprit, attentifs à tous ses désirs. Elle remarqua confusément que les trois hommes qui la servaient faisaient partie de la petite demi-douzaine de domestiques qui s’échinaient à lui rendre la vie plus facile quand d’aventure elle séjournait au Palais. De fait, un ou deux d’entre eux l’accompagnaient toujours dans ses safaris pour prévenir ses besoins, lorsqu’il lui arrivait d’explorer le dédale de couloirs désaffectés qui constituait le plus clair du bâtiment. Tout récemment, ils avaient même apporté un peu de vie dans ses quartiers personnels, restés si longtemps aussi glacés, désolés et poussiéreux que les secteurs abandonnés. C’était dans leur caractère. On le leur avait inculqué. Ils étaient nés pour servir. Puisque la Radisha n’était plus là pour assumer son rôle de maîtresse, ils se tournaient vers elle. Mogaba était parti depuis des heures. Trop longtemps. Lorsqu’il daigna enfin réapparaître, Volesprit adopta la voix d’une enfant gâtée querelleuse. « Où étiez-vous passé ? Pourquoi ce retard ? — J’administrais la preuve de la difficulté à prendre le vent. On ne trouve plus aucun Nyueng Bao en ville. La dernière fois qu’on se rappelle en avoir vu un, c’était avant-hier matin. À bord d’une barge qui, un peu plus tard, redescendait le fleuve vers les marais. De toute évidence, ils ont commencé à quitter la ville avant même que la Radisha ne disparaisse et que vous ne vous blessiez au talon. » Volesprit poussa un grognement. Elle ne tenait pas à ce qu’on lui rappelle sa candeur passée. Son talon s’en chargeait suffisamment. « Les Nyueng Bao sont des gens têtus. — C’est notoire, convint Mogaba. — Je leur ai rendu visite à deux reprises. Mon message est resté chaque fois incompris. Je vais devoir retourner leur prêcher la bonne parole, j’imagine. Et récupérer tous les fuyards qu’ils auront hébergés. » La conclusion sautait aux yeux : les rescapés de la Compagnie s’étaient réfugiés dans les marais. Les Nyueng Bao avaient déjà recueilli des fugitifs. Et si la Protectrice prenait la peine de creuser, il existait des preuves corroborant cette thèse. Des barges emportant le plus gros de la Compagnie avaient descendu le fleuve. Il fallait pénétrer dans le delta pour atteindre le Naghir, principale voie fluviale conduisant dans le Sud. Volesprit jaillit de son siège et sortit en trombe avec tout l’enthousiasme et la pétulance d’une adolescente. Mogaba se rassit pour contempler les reliefs de son déjeuner qu’on n’avait pas encore débarrassés. « Nous avons pensé que vous souhaiteriez peut-être poursuivre votre repas, Votre Grandeur, murmura un des domestiques. Sinon, nous pouvons débarrasser la table sur-le-champ. » Mogaba releva les yeux et scruta un visage impassible qui n’exprimait que le seul désir de servir. Il n’en éprouva pas moins la fort déplaisante impression que cet homme envisageait de lui planter une dague dans le dos. « Emportez tout. Je n’ai plus d’appétit. — Comme vous voudrez, mon général. Girish, va porter les restes à la poterne de charité. Assure-toi que les mendiants sachent bien que la Protectrice pense à eux. » Mogaba regarda les domestiques s’éloigner. Il se demandait ce qui, en cet homme, avait bien pu éveiller ses soupçons. D’ordinaire, la sincérité d’un homme est censée se jauger à ses seuls actes, et celui-là s’était toujours comporté en serviteur dévoué. Volesprit pénétra en trépignant dans sa suite. Plus elle réfléchissait aux Nyueng Bao, plus sa fureur s’exacerbait. Jusqu’où fallait-il aller pour le leur faire comprendre ? C’était là visiblement un problème dont ils devraient trouver eux-mêmes la solution avant le lever du soleil. Une bonne nuit de terreur distillée par les ombres devrait à tout le moins les inciter à l’écouter. Volesprit se connaissait mieux que n’auraient pu le croire les tiers. Elle se demanda ce qui rendait son humeur à ce point exécrable qu’elle outrepassait son habituelle et capricieuse irascibilité. Elle rota puis se martela la poitrine du poing pour lâcher un second rot. Sans doute ces aliments épicés. Elle sentait venir de cuisantes brûlures d’estomac. Et la tête lui tournait légèrement. Elle grimpa jusqu’au parapet où elle gardait les deux derniers tapis volants existant encore en ce monde. Un seul itinéraire, qu’elle suivit, permettait d’y accéder. Elle allait faire une descente dans le delta et ces singes des paludes paieraient aussi pour ses aigreurs d’estomac. Le plat qu’elle venait de manger était une spécialité tribale nyueng bao, à base de gros champignons hideux, d’anguilles non moins repoussantes et de légumes impossibles à identifier, noyés dans une sauce épicée à vous brûler les papilles et servis sur un lit de riz. Le plat préféré de la Radisha. On le lui servait fréquemment. Les cuisines n’avaient rien changé à l’ordinaire puisque la Protectrice se moquait royalement du menu. Elle rota encore. Les brûlures d’estomac, de plus en plus cuisantes, lui déchiraient les entrailles. Elle sauta sur le plus grand des tapis. Il crissa sous son poids. Elle lui ordonna de longer le fleuve vers l’aval. Et plus vite que ça ! Au bout de quelques kilomètres de vol et près de cent cinquante mètres au-dessus des toits, alors qu’elle fendait plus vélocement les airs qu’un pigeon de course, certains segments sabotés de l’armature inférieure du tapis commencèrent à céder. Une fois le premier brisé, la tension se fit soudain trop forte pour les autres. Il se pulvérisa en quelques secondes. Un éclair fusa, suffisamment brillant pour être aperçu de la moitié de la ville. La dernière chose que vit Volesprit, alors que sa trajectoire la projetait vers le fleuve, fut un gigantesque cercle de caractères déclarant : « L’eau dort. » Juste avant que l’éclair ne bondisse à travers sa fenêtre, Mogaba découvrit avec stupéfaction une lettre soigneusement pliée et scellée sur son lit de camp spartiate. Il brisa la cire du sceau en rotant, ravi de n’avoir pas avalé davantage de ce mets épicé, et lut : « Mon frère impardonnable. » Puis cet éclair inattendu attira son attention. Il lut alors le slogan inscrit dans le ciel. Il n’avait donc consacré tant d’heures à l’apprentissage de la lecture, au cours de ces dernières années, que pour mériter cela ? Et maintenant ? Que faire ? À supposer que la Protectrice soit morte. Prétendre qu’elle se cachait, elle aussi, et redoubler de tromperies ? Il rota de nouveau puis s’allongea sur son lit de camp. Il ne se sentait pas bien du tout. Une impression tout à fait nouvelle pour lui. Il n’était jamais malade. 8 Un jeune autochtone particulièrement loquace et dévoré d’ambition nous a interrogés au poste de contrôle militaire que nous avons trouvé sur notre chemin à la sortie sud de la passe. Il n’était pas encore assez âgé pour se montrer d’une autorité outrecuidante, mais ça ne tarderait pas. Il semblait personnellement s’intéresser davantage aux nouvelles de l’étranger qu’à la contrebande ou aux individus recherchés. « Que se passe-t-il dans le Nord ? a-t-il voulu savoir. On a vu passer plein de réfugiés ces derniers temps. » Il a inspecté nos maigres possessions des yeux sans se donner la peine de les fouiller. Gota et Doj invectivaient un autre Nyueng Bao tout en faisant mine de ne rien comprendre au taglien à l’accent prononcé du jeune homme. J’ai haussé les épaules et répondu tout d’abord en jaicuri, qui ressemble suffisamment au taglien pour que ces deux peuples se comprennent la plupart du temps ; mais, en l’occurrence, ça n’a eu d’autre résultat que de mettre le jeune officier en colère. Je n’avais aucunement l’intention de rester plantée là à tailler le bout de gras avec un fonctionnaire. « Je ne sais pas pour les autres. Nous avons connu des décennies de malheur et de souffrance. En apprenant que des ouvertures s’offraient à nous dans le Sud, nous avons quitté notre contrée des chagrins pour venir ici. » Au lieu de reconnaître en cette « contrée des chagrins » l’état dans lequel, selon les Vehdnas, vit un converti de fraîche date avant de s’abandonner à Dieu, l’officier, comme je l’avais espéré, a présumé que je parlais d’un pays précis. « Vous dites que beaucoup d’autres font comme nous ? » Je m’efforçais d’afficher une expression troublée. « Depuis peu, en effet. D’où mon inquiétude. » Il s’inquiétait surtout pour la stabilité de l’empire qu’il représentait. Je n’ai pu résister à la tentation. « Le bruit court que la Compagnie noire serait réapparue à Taglios et entrée en guerre contre la Protectrice. Mais il a toujours couru d’étranges histoires sur la Compagnie noire. Elles ne signifient jamais rien. Et n’ont pris aucune part dans notre décision. » Le mécontentement du jeune homme a encore grandi. Il nous a laissés passer sans autre forme de procès. Je n’ai pas pris la peine de le lui signaler, mais, depuis notre départ de Taglios, c’était le seul officier qui eût réellement essayé de faire son devoir. Et dans le seul espoir de prendre du galon. Je n’ai jamais eu à servir la fable d’une inextricable complexité que j’avais brodée pour expliquer notre quatuor ; Saule y jouait le rôle de mon second mari, Gota était la mère de mon premier époux décédé et Doj son cousin. Nous avions tous survécu aux guerres. Elle aurait pris dans toute région ayant connu un conflit majeur. Les bandes constituées de familles recomposées étaient fréquentes. « Je m’escrime depuis notre départ à tisser une histoire à peu près vraisemblable, et je n’ai pas eu à m’en servir, me suis-je récriée. Pas une seule fois. Personne ne fait plus son boulot correctement. » Doj a souri ; il ma fait un clin d’œil et a disparu dans le fossé qui crevait le bas-côté de la route pour y récupérer les armes que nous y avions planquées avant d’arriver au poste de contrôle. « Quelqu’un devrait bien y remédier, a déclaré Cygne. Au prochain officier du vice-roi que je croise, je fonce droit sur lui pour lui dire ma façon de penser. Nous payons tous nos impôts. Nous sommes en droit d’exiger davantage de conscience professionnelle de la part des fonctionnaires. » Gota est sortie de sa catatonie le temps de le traiter d’idiot en taglien et en nyueng bao. En ajoutant qu’il ferait mieux de boucler son clapet avant que le dieu des imbéciles lui-même ne le répudie. Puis elle a refermé les yeux et s’est remise à ronfler. Gota commençait à sérieusement m’inquiéter. Elle donnait de moins en moins signe de vie depuis quelques mois. Selon Doj, elle s’était persuadée qu’il ne lui restait plus aucune raison de vivre. Sahra réussirait peut-être à lui rendre le goût du pain. Nous devions opérer la jonction sous peu. Elle parviendrait peut-être à lui faire partager l’enthousiasme que lui inspirait le sauvetage des Captifs et de Thai Dei. Je commençais moi aussi à me poser des questions sur le contrecoup de leur libération. Pendant toutes ces années, je n’avais vécu qu’en fonction de cette entreprise qui prendrait place très bientôt, et aujourd’hui, pour la toute première fois, je me demandais ce que son succès éventuel signifierait réellement pour nous. Ces gens enterrés sous la plaine scintillante n’avaient jamais été des parangons d’équilibre mental ni de vertu. Ils avaient mariné pendant deux décennies dans leur propre jus et avaient fort peu de chances de vouer un amour fraternel à l’humanité. Sans rien dire du démon gardien Shivetya ni de la créature enchaînée et ensorcelée quelque part qu’idolâtraient Narayan et la Fille de la Nuit. Ni des innombrables mystères et dangers de la plaine elle-même. Outre tous les périls dont nous ignorions encore l’existence. Seul Cygne en avait fait la brève expérience. Il n’avait rien de bien positif à rapporter. Pas plus que Murgen au fil des ans, encore que son expérience personnelle eût profondément différé de celle de Saule. Murgen avait exploré la plaine scintillante sur deux plans différents à la fois. Cygne, lui, n’en avait connu qu’une facette, la nôtre, mais de façon nettement plus pointue et sensible. Après toutes ces années, il pouvait encore décrire en détail certains paysages, avec une exquise précision. « Comment se fait-il que tu n’en aies jamais parlé auparavant ? — Je ne l’ai jamais caché, Roupille. Mais je reconnais qu’on a le plus grand mal, ici-bas, à se porter volontaire de son plein gré. Si jamais j’admettais savoir certaines choses sur ce monde, le brave vieux Saule Cygne se retrouverait aussitôt contraint d’y retourner en sa qualité de guide désigné d’une troupe d’envahisseurs dont l’incursion irriterait immanquablement les esprits qui hantent ces lieux. J’ai raison ou j’ai raison ? — Tu n’es pas aussi bête que tu veux le faire croire. Je croyais que tu n’avais vu aucun esprit. — Pas comme Murgen prétend les avoir vus ; il n’empêche que je les ai sentis rôder autour de moi. Tu t’en rendras compte par toi-même. Quand tu essaieras de t’endormir, tu entendras des ombres voraces t’appeler, à quelques pas à peine. C’est un peu comme se retrouver dans un zoo alors que tous les prédateurs de l’univers bavent derrière les barreaux. Des barreaux aussi invisibles qu’impalpables, de sorte que tu ignores si tu peux vraiment t’y fier. Et ces babillages sont tout aussi malsains pour mes nerfs, Roupille. — Nous n’aurons peut-être jamais à nous y rendre, Cygne… si la Clé est un faux ou n’est plus bonne à rien. Auquel cas il ne nous restera plus qu’à tenir ta brasserie en feignant de n’avoir jamais entendu parler de la Protectrice, de la Radisha ni de la Compagnie noire. — Sois sage, ô mon cœur ! Tu sais très bien que cet instrument se révélera la vraie Clé. Ton dieu, les miens ou d’autres adorent faire des niches à Saule Cygne et, quoi qu’il arrive, ils veilleront à ce que ça me retombe dessus de la pire façon possible. Je ferais mieux de déguerpir sur-le-champ. De te livrer au premier officier royal venu. Mais Volesprit en déduirait que je suis encore en vie. Elle se fâcherait tout rouge et me demanderait pourquoi je ne suis pas rentré depuis trois ou quatre mois. — D’autant que tu serais mort longtemps avant d’avoir déniché un officier suffisamment intéressé pour t’écouter. — Il y a aussi ce problème, en effet. » Doj est revenu avec les armes. Nous les avons distribuées et nous avons repris la route. Cygne a poursuivi son petit laïus en se dépeignant avec éloquence sous les traits du fils aîné de dame Scoumoune. Un kilomètre plus bas, nous sommes tombés sur un petit marché de campagne. Quelques vieilles gens et jeunots qui ne pouvaient guère contribuer à la bonne marche de la ferme guettaient le voyageur encore ébranlé par les intempéries de la haute montagne pour abuser de lui. Les fruits et légumes frais de saison étaient leur principal atout, mais ils ne vous facturaient pas le commérage pourvu que vous glissiez quelques ragots personnels dans la conversation. Les agissements d’au-delà des Dandha Presh attisaient particulièrement leur curiosité. « Te souviens-tu de ceux qui passent par ici ? ai-je demandé à une fillette qui aurait pu être la sœur cadette de notre officier des douanes. Mon père devait nous précéder et nous trouver un hébergement. » J’ai entrepris de lui décrire Narayan Singh par le menu. La jeune enfant était une créature évaporée, d’un caractère insouciant. Elle ne se souvenait sans doute même pas de ce qu’elle avait mangé au petit-déjeuner. Elle ne se rappelait pas Narayan Singh, mais elle s’est mise en quête de quelqu’un qui aurait pu se souvenir de lui. « Où donc se trouvait-elle quand j’étais encore en âge de prendre épouse ? a grommelé Cygne. Elle deviendra ravissante en grandissant et n’a pas assez de cervelle pour vous compliquer l’existence. — Achète-la. Emmène-la. Éduque-la dans le droit chemin. — Ma beauté s’est légèrement fanée. » J’ai tenté d’évoquer quelqu’un qui ne fût pas dans ce cas. Sahra elle-même était disqualifiée. J’ai attendu. Cygne marmottait. Doj et Gota déambulaient alentour. L’oncle échangeait des récits et mère Gota examinait les étals. Mis à part les produits de la terre, il n’y avait pas grand-chose à acheter. Elle a fait l’acquisition d’un poulet étique. Un des gros avantages de notre petit groupe, c’était qu’il ne comportait aucun Gunni ni Shadar susceptible de compliquer l’élaboration de notre ordinaire. À part Gota, bien sûr, qui s’efforçait encore de les préparer. Peut-être allais-je devoir assassiner le poulet pendant son sommeil pour le faire rôtir avant son réveil. La fillette a ramené un très vieil homme. Il ne nous a pas été d’un plus grand secours. Il semblait plutôt avide de me dire ce que, selon lui, je souhaitais entendre. Mais il se pouvait fort bien que Narayan Singh eût franchi la passe un peu avant nous. J’espérais que Murgen s’était attelé au boulot et avait prévenu l’autre groupe de cette éventualité. Doj et Gota, stupéfaits de voir que ma maîtrise de la langue était à la hauteur de la tâche, avaient repris la route avant même que je n’en aie terminé avec les indigènes. Gota, de toute évidence, était lasse de monter à dos d’âne. La bête avait bien mérité ce petit répit. « C’est un animal de compagnie ? s’est enquise la fillette. — C’est un âne, ai-je rectifié, sidérée moi-même de rencontrer si peu de difficultés de communication. Il y a bien des ânes ici, non ? — Je sais bien. Je parlais de l’oiseau. — Hein ? Euh… » Le corbeau blanc était perché sur le bât du baudet. Il m’a fait un clin d’œil. Avant d’éclater de rire. « Sœur, sœur », a-t-il croassé avant de battre des ailes puis de se laisser porter vers le pied de la montagne. « Je songeais que je venais enfin de trouver un bon côté à ce voyage, a laissé tomber Cygne. Il ne pleut pas dans les parages. — Je vais peut-être leur demander qu’ils me laissent, moi, emmener la gamine. En échange de ton dos puissant… — Ça tourne un peu trop au matrimonial entre nous, ma bonne épouse… Roupille ? As-tu jamais eu un vrai prénom ? — Anyanyadir, la princesse perdue de Jaicur. Mais ma méchante marâtre vient de découvrir que je suis encore en vie et a convoqué les princes des rakshasas pour négocier mon assassinat. Eh ! Je plaisante ! Je suis Roupille. Et tu me connais pratiquement depuis le jour où j’ai commencé à l’être par intermittence. Alors restons-en là » 9 Une fois passées les montagnes, le trajet jusqu’au site de Kiaulune n’était plus très long. Ces lieux avaient souffert d’incroyables dévastations pendant les guerres contre le Maître d’Ombres puis celle de Kiaulune entre la Radisha et ceux qui avaient choisi de conserver leur allégeance à la Compagnie noire. Malheureusement, le plus gros des ruines avait été déblayé avant même que Volesprit n’eût crié victoire et ne fût remontée dans le Nord pour briguer ses nouvelles fonctions de Protectrice de tous les Tagliens. Dans le cas contraire, la Radisha aurait pu admirer le désastre dans toute son ampleur et comprendre ce qu’elle avait déclenché en ne respectant pas sa part du contrat passé avec la Compagnie. Mais ce spectacle de totale destruction ne subsistait plus que dans la mémoire des survivants. Cette vallée naguère ravagée hébergeait à présent un bourg important ainsi qu’un damier de nouvelles fermes et plantations agricoles peuplées d’un mélange d’autochtones, d’anciens prisonniers de guerre et de déserteurs de tous bords. La paix avait été déclarée et on l’exploitait avec un empressement non dissimulé, sans doute en partant du principe qu’elle ne durerait pas éternellement. De l’ancienne Kiaulune, autrefois renommée Prenlombre, à la plus récente, baptisée tout simplement la Nouvelle Ville, la transition avait conservé au moins un trait permanent : à des kilomètres de là sur l’autre versant de la vallée, au-delà des décombres éboulés et épars de la jadis puissante Belvédère, là où la terre verdoyante prenait la teinte brune d’un quasi-désert, se dressait la terrifiante Porte de l’Ombre. On ne la remarquait pas dans ce décor, mais je sentais son appel. « Tâchons à présent de ne pas trop nous hâter, ai-je conseillé à mes compagnons. Toute précipitation pourrait avoir des conséquences néfastes. » La Porte de l’Ombre n’était pas seulement notre unique moyen d’accéder à la plaine scintillante pour libérer les Captifs ; c’était aussi le portail qu’emprunteraient les ombres emprisonnées pour s’en évader, fondre sur le pauvre monde et lui faire subir le sort que leurs cousines avaient infligé aux miséreux de Taglios. Et ce portail était fragilisé. Les Maîtres d’Ombres l’avaient gravement endommagé et affaibli pour s’emparer des ombres qu’ils avaient asservies. « Nous sommes parfaitement d’accord, m’a répondu l’oncle Doj. Toute notre tradition met l’accent sur le recours à la plus grande prudence. » Nous nous étions empaillés récemment. Il avait recommencé à me fredonner son petit refrain selon lequel l’annaliste de la Compagnie pouvait devenir son émule et son apprentie dans l’étrange fonction qu’il exerçait auprès des Nyueng Bao. L’annaliste de la Compagnie ne convoitait pas particulièrement ce poste, mais Doj fait partie de ces gens qui ont le plus grand mal à comprendre le concept de « non ! ». « Ce bâtiment est neuf, ai-je déclaré en désignant un petit édifice qui s’élevait au bord de la route, à trois cents mètres environ en amont de la Porte d’Ombre. Et son aspect ne me plaît pas. » On pouvait difficilement en juger à cette distance, mais il semblait s’agir d’une petite redoute, édifiée à l’aide de moellons récupérés dans les décombres de Belvédère. « Une complication potentielle, a grogné Doj. — Si nous continuons encore longtemps à tout reluquer comme des espions, quelqu’un finira par venir nous chanter pouilles », a fait remarquer Cygne. Argument qui ne laissait pas d’être chargé de sens, encore que les responsables parussent faire preuve d’un considérable laxisme. Ils n’avaient visiblement pas connu d’ennuis depuis un bon bout de temps. Sans doute depuis le départ de la Compagnie noire. « Quelqu’un… portant probablement mon nom puisque je suis la seule à avoir l’air de ce que je prétends être… va devoir effectuer une petite reconnaissance. » Le plan originel prévoyait que nous bivouaquions tous sur les terres désolées, un tout petit peu plus bas que le nouvel édifice. J’étais perturbée. On aurait normalement dû nous attendre à la sortie des montagnes. J’espérais que la négligence de Sahra était seule en cause. Elle était mariée à la Compagnie depuis une éternité mais n’avait jamais appris à réfléchir en soldat. Si un tiers ne l’avait pas conseillée de façon pertinente ou si elle avait préféré n’en pas tenir compte parce que, comme tant de civils, elle n’arrivait à se fourrer dans le crâne l’importance de petits détails à la graisse de chevaux de bois, elle n’avait peut-être pas jugé utile de surveiller notre arrivée. Je priais que ce fût aussi simple. Nul n’a exigé que je lui confie le rôle de l’éclaireur. Pauvre de moi. J’allais y gagner d’autres ampoules pendant que ces fainéants lézarderaient à l’ombre des jeunes pins. Le corbeau blanc s’est matérialisé peu après que j’ai contourné le pied d’une colline ; mes compagnons étaient déjà hors de vue. Il a fondu sur moi en croassant. À deux reprises. J’ai essayé de le chasser de la main comme un gros frelon noir sérieusement agaçant. Il a éclaté de rire et est revenu à la charge, glapissant à présent des paroles inarticulées. J’ai enfin compris. Il voulait que je le suive. « Passe devant, héraut de malheur, et n’oublie jamais que je ne suis pas gunnie et que je n’ai donc pas fait le vœu sacré de m’abstenir de manger de la chair. » J’avais effectivement festoyé à plusieurs reprises – si tant est que festoyer fût le terme idoine –, lors des pires marées basses de ma carrière militaire, de ragoût de viande de corbeau. Mais il n’avait que mon intérêt à cœur. Il m’a conduite tout droit vers un grand village de tentes, sur le versant d’une colline surplombant les proches faubourgs de la Nouvelle Ville. Sans doute les nôtres ne formaient-ils qu’une infime partie des réfugiés qu’il hébergeait, mais la main de Sahra était partout. Tout était propre, au carré et bien organisé. Exactement comme l’exigeaient les règles imposées par le capitaine, bien qu’elles ne fussent respectées que pour la forme en son absence. J’ai été aussitôt confrontée à un dilemme. Foncer droit devant moi pour retrouver ceux dont j’étais séparée depuis des mois ou rebrousser chemin pour aller récupérer mes compagnons de voyage ? Si je commençais à étreindre mes amis, il se passerait peut-être des heures avant que… On en a décidé à ma place. Tobo m’a repérée. Un hurlement en a été le signe avant-coureur. « Roupille ! » Puis un tourbillon de bras et de jambes m’est tombé dessus par la gauche et je me suis retrouvée broyée dans l’étau d’une étreinte tout à tait inattendue. Je m’en suis libérée en me tortillant. « Tu as grandi. » Et pas qu’un peu. Il me dépassait maintenant. Et sa voix était plus grave. « Tu ne pourras plus jamais redevenir Shiki. Tous les puissants de Taglios en auront le cœur brisé. — Gobelin dit qu’il est largement temps que je me mette à briser celui des filles. » Qu’il en fût capable ne laissait aucun doute. Ce serait un très bel homme. Plein d’assurance. J’ai passé un bras autour de sa taille – ce qui ne me ressemblait guère – et dévalé la pente vers d’autres visages familiers qui commençaient à se montrer. « Comment s’est passé votre voyage ? — On s’est plutôt bien amusés, sauf quand j’étais obligé d’étudier, autant dire presque tout le temps. Sri Surendranath est encore pire que Gobelin, mais il affirme que je pourrais devenir un clerc. De sorte que mère soutient toujours tous ceux qui veulent me faire travailler. Mais on a vu plein de trucs chouettes. Dont ce temple de Praiphurbed entièrement couvert de statues en train de le faire de toutes les façons imaginables… Oh, pardon ! » Il a rougi. Tobo se faisait de moi l’image d’une chaste moniale. Et la majeure partie de ma vie d’adulte corroborait cette vue de l’esprit. Mais je n’ai strictement rien contre les aventures interpersonnelles ; il se trouve simplement que je ne m’y intéresse pas. Probablement, comme Cygne persiste à le ressasser, parce que je n’ai pas encore rencontré l’homme dont la présence animale saura triompher de mes réticences intellectuelles. Cygne se considère comme une autorité compétente en la matière. Il n’arrête pas de me proposer ses services. Qui sait ? Il se pourrait bien qu’un jour la curiosité me pousse à tenter l’expérience, rien que pour voir si je peux supporter qu’on me touche sans immédiatement me recroqueviller dans ma cachette secrète, tout au fond de ma tête. Et voilà que mes amis me souhaitaient la bienvenue si sincèrement et chaleureusement qu’une autre cachette secrète éclosait en moi, petite mais chaude, douillette et radieuse. Mes camarades. Mes frères. Tout ce fracas et ces babillages me submergeaient. On allait enfin pouvoir agir. Déboucher sur quelque chose. Botter des culs si nécessaire. Roupille était enfin là pour expliquer à tout le monde où et quand il faudrait planter les banderilles. « Dieu seul connaît tous les secrets et toutes les bonnes blagues, ai-je déclaré, et j’aimerais assez qu’il accepte de partager avec moi la petite plaisanterie intime qui l’a poussé à créer une telle bande de tueurs à gages dépenaillés. » J’ai essuyé une larme du bout du petit doigt avant que quiconque ne s’aperçoive qu’il ne pleuvait pas. « Vous m’avez l’air bien gras pour des gars qui sont restés si longtemps sur la route. — Merde, ça fait plus d’un putain de mois qu’on t’attend ! a fait une voix. Enfin, pas tous. Les lanternes rouges sont arrivées la semaine dernière. — Comment va Qu’un-Œil ? ai-je demandé en voyant Sahra se faufiler à travers la cohue. — Il est tout chamboulé, a répondu une autre voix. Qu’est-ce que tu t’imaginais… ? » J’ai échangé des embrassades avec Sahra. « On commençait à s’inquiéter », a-t-elle laissé tomber. Une question semblait sous-tendre cette affirmation. « Tobo, ta grand-mère et oncle Doj attendent dans les bois, un peu plus haut sur la route. Cours leur dire de nous rejoindre. — Où sont les autres ? a demandé quelqu’un. — Cygne est avec nous. Le reste arrive derrière. On s’est divisés en trois groupes après les hautes terres. Des corbeaux rôdaient dans le secteur. On ne tenait pas à leur offrir un spectacle trop flagrant. — Nous avons fait pareil à notre débarquement des barges, m’a expliqué Sahra. Vous avez vu beaucoup de corbeaux ? Nous très peu. Il ne s’agissait peut-être pas de ceux de la Protectrice. — Le blanc ne cesse de se montrer. — On l’a aperçu aussi. Tu as faim ? — Tu rigoles ? Je mange la cuisine de ta mère depuis qu’on a quitté Jaicur. » J’ai regardé autour de moi. Des gens n’appartenant pas à la Compagnie nous observaient. Peut-être de simples réfugiés, mais la chaleur de ma réception ferait assurément jaser. Sahra a éclaté de rire. Plus de soulagement que de bonne humeur. « Comment va mère ? — J’ai l’impression que quelque chose cloche, Sahra. Ce n’est plus la mère Gota revêche et hargneuse qu’on a toujours connue. La plupart du temps, elle est comme perdue dans ses pensées. Et les rares moments où elle s’éveille au monde extérieur, elle serait presque courtoise. — Entre. » Sahra avait soulevé le rabat d’une tente. La plus vaste du campement. « Et oncle Doj ? — Légèrement plus lent, mais toujours égal à lui-même. Il aimerait faire de moi une Nyueng Bao et son apprentie. Il prétend n’avoir personne d’autre à qui transmettre ses responsabilités. Quelles qu’elles soient. Il a l’air de penser que je devrais accepter avant même qu’il ne m’explique de quoi il retourne. — Vous avez trouvé la Clé ? — Effectivement. Doj l’a rangée dans son sac. Mais Singh nous a échappé. Ce n’était nullement inattendu. Il ne s’est pas montré dans le coin ? Des rumeurs nous sont revenues aux oreilles sur la route, et j’en ai déduit qu’il nous devançait et gagnait même du terrain. Vous détenez toujours la Fille ? » Elle a hoché la tête. « Mais elle est turbulente. À mon avis, nous l’avons rapprochée de Kina en la conduisant dans le Sud, Le bon sens me souffle de la tuer, même au risque de rompre notre promesse. » Elle s’est installée sur un coussin. « Je suis contente de te savoir là. Je suis complètement épuisée. Se faire obéir de tous ces gens alors qu’ils n’ont pratiquement rien à faire… Un miracle qu’il ne se soit produit aucun incident majeur… J’ai acheté une ferme. — Tu as quoi ? — Acheté une ferme. Non loin de la Porte d’Ombre. On me dit que le sol laisse à désirer, mais la plupart des nôtres pourront s’y planquer et s’épargner des ennuis, voire s’occuper à construire des hébergements ou travailler la terre pour nous permettre de vivre en autarcie. La moitié de la bande est déjà sur place. Et une bonne partie de tous ceux-là s’y trouveraient aussi si Murgen ne nous avait pas prévenus de ton arrivée aujourd’hui. Vous avez tenu une bonne moyenne. Nous ne vous attendions pas avant plusieurs heures. — Est-ce que ça signifie que vous êtes tous informés de ce qui se passe dans le monde extérieur ? — J’ai épousé un homme très talentueux, mais qui ne partage pas tout avec moi. Pas plus que je ne le partage toujours avec les autres. Et sans doute ne devrions-nous pas prolonger cet état de fait. Nous avons mille choses à nous dire, Roupille. Je ne sais pas trop par où commencer. Pourquoi pas, tout simplement, par : “Comment vas-tu ?” » 10 La confrérie devait déjà reprendre le bâton. Un Gobelin hors d’haleine a fait irruption dans la tente sans y avoir été convié et nous a rapporté que mon arrivée si chaleureusement fêtée avait attiré l’attention d’indicateurs officieux et éveillé les soupçons des autorités locales. Ces gens, par pur manque d’ambition, n’avaient mis jusque-là que bien peu d’empressement à inspecter le camp de réfugiés. J’ai envoyé Kendo et une douzaine d’hommes sécuriser la sortie sud de la passe des Dandha Presh, autant pour réserver un accueil propice à ceux des nôtres qui me suivaient que pour en interdire l’accès à des individus remontant vers le nord informés de notre présence. J’ai dépêché plusieurs groupes réduits chargés de capturer des officiers et officiels de haut rang avant qu’ils n’aient le temps de s’organiser. Il n’existait ici aucune structure gouvernementale permanente, solide et efficace, car la Protectrice croyait aux bienfaits d’une anarchie limitée. Il crevait les yeux que ces anciennes Terres de l’Ombre, en dépit de la proximité de la plaine scintillante, n’avaient qu’une valeur secondaire aux yeux des autorités de Taglios. Les troubles survenus dans la région s’étaient soldés par de sanglantes représailles. Le Grand Général y avait gagné la réputation qu’il convoitait. Ne restaient plus ici que quelques troupes réduites et aucun officiel de renom. Une province sûre et éloignée, semblait-il, parfaitement adaptée à l’exil champêtre de certains fâcheux qui ne méritaient sans doute pas qu’on se donnât la peine de les exterminer. Il n’empêche qu’ils étaient bien plus nombreux que nous et que nous étions passablement rouillés. Nous allions devoir nous reposer sur nos cerveaux, notre rapidité d’action et notre férocité avant d’avoir enfin rassemblé tout le clan et achevé nos préparatifs en vue de remonter la route menant vers le versant sud de la vallée. « Bon, maintenant que tu as eu ta dose d’énergie et que tu as le temps de bavarder, comment vas-tu, Roupille ? » m’a demandé Gobelin. Lui-même avait l’air vanné. « Usée jusqu’à la moelle, mais toujours aussi pleine de fiel. C’est chouette de pouvoir causer avec quelqu’un sans devoir renverser la tête en arrière pour le regarder dans les yeux. — Tu peux t’en retourner si c’est pour me parler sur ce ton. Je savais bien qu’il y avait une bonne raison pour que tu ne me manques pas. — Toujours des aménités à la bouche, hein ? Comment va Qu’un-Œil ? — De mieux en mieux. La présence de Gota va encore accélérer son rétablissement. Mais il ne se remettra jamais complètement. Il restera dur à la détente et vacillant, en proie à des crises et des accès d’amnésie. Brusquement, il ne se rappellera plus ce qu’il était en train de faire. Et il aura du mal à s’exprimer, surtout très énervé. » J’ai hoché la tête et inspiré profondément. « Et cet accident risque de se reproduire, j’imagine ? — Il se pourrait. C’est fréquemment le cas. Mais ce n’est pas obligé. » Il s’est massé le front. « Migraine. Je manque de sommeil. À essayer de soigner ce genre de truc, on peut en perdre la boule. — Si tu as besoin de te reposer, tu devrais en profiter maintenant. Ça ne tardera plus à barder. Nous aurons besoin de toi frais et dispos, au plus fort de l’excitation. — Je savais bien qu’il y avait une autre bonne raison pour que tu ne me manques pas. Tu n’as pas pris le temps de te moucher que ça vole déjà tous azimuts et que les gens s’apprêtent à se taper dessus. — Je suis d’une nature guillerette. Tu crois que je devrais aller saluer Qu’un-Œil ? — À toi de voir. Mais tu lui briserais le cœur sinon. Il doit déjà puissamment se morfondre parce que tu m’as accordé la primeur. » Je lui ai demandé où je pouvais le trouver et j’ai pris congé. Au passage, j’ai constaté que ceux des réfugiés qui n’avaient pas partie liée avec la Compagnie quittaient le camp en tapinois. La Nouvelle Ville semblait elle aussi en pleine effervescence. Gota, Doj et Cygne descendaient la côte et s’approchaient du campement. Tobo gambadait autour d’eux comme un jeune chiot excité. Je me suis demandé comment Cygne réagirait si ça commençait réellement à chauffer. Sans doute resterait-il neutre le plus longtemps possible. « Tu as meilleure mine que je ne l’aurais cru », ai-je déclaré à Qu’un-Œil en me faufilant dans sa tente. De fait, il se livrait à une certaine activité… « Ce javelot ? Je le croyais égaré depuis des siècles. » L’arme en question, richement décorée et sculptée, était un produit de son artisanat doté d’un grand pouvoir magique ; il en avait entrepris la confection pendant le siège de Jaicur. À l’époque, sa cible était le Maître d’Ombres Tisse-Ombre. Ultérieurement, il l’avait encore améliorée pour s’en servir contre Ombrelongue. Elle était d’une si sombre beauté que l’utiliser pour un meurtre me semblait presque un péché. Qu’un-Œil a pris le temps de recouvrer ses esprits avant de relever les yeux pour me regarder. Il était encore plus diminué qu’à notre dernière entrevue ; et déjà, à l’époque, il n’était plus que l’ombre du Qu’un-Œil que j’avais connu dans mon jeune temps. « Non. » Ce seul mot. Sans plus. Plus trace de ses habituelles invectives bordées d’injures ou allégations si prodigieusement imaginatives. Il ne voulait plus s’en donner la peine. Les ravages causés par son attaque étaient plus moraux que physiques. Cet homme avait su contrôler son environnement pendant deux siècles, bien au-delà des rêves les plus fous, mais c’est à peine s’il parvenait aujourd’hui à articuler une phrase cohérente. « Je suis là. J’ai la Clé. Et ça commence déjà à dépoter. » Il a lentement opiné du chef. J’espérais qu’il comprenait mes paroles. J’avais connu à Jaicur une femme qui, paraît-il, était morte à cent quatre-vingt-dix-neuf ans. Je ne l’avais jamais vue faire autre chose que rester assise sur une chaise à baver. Elle ne comprenait rigoureusement rien de ce qu’on lui disait. Il fallait la changer comme un bébé. La nourrir comme un bébé. Je ne tenais pas à ce que Qu’un-Œil connût ce triste sort. C’était un vieillard acariâtre et la plupart du temps un bel emmerdeur, mais également un pilier de mon univers. Et mon frère. « L’autre femme. Celle qui est mariée. Elle n’a pas le feu sacré. » Ses paroles n’étaient plus qu’un fantôme de discours. Et il sucrait tellement les fraises en parlant qu’il ne parvenait plus à tenir ses outils. « Elle a peur du succès. — Et de l’échec. Tu as du pain sur la planche, greluchonne. » Il avait réussi à sortir ces quelques mots sans trop de mal et rayonnait. « Fais ce que tu pourras. Mais il faudra qu’on en reparle. Bientôt. Avant que ça ne me reprenne. » Il parlait très lentement, en articulant soigneusement. « Tu es l’élue. » Il fatiguait vite tant l’effort mental était prodigieux. Il m’a fait signe d’approcher. « Les soldats survivent. Et se demandent pourquoi », a-t-il murmuré. Quelqu’un a relevé le rabat de la tente. Une vive lumière s’est engouffrée. J’ai su qu’il s’agissait de Gota avant même de me retourner. Son odeur la précédait. « Tâche de ne pas le faire parler trop longtemps. Il est lessivé. — Je connais le problème. » Froide mais courtoise. Plus animée que depuis bien des lunes, mais toujours rien à voir avec la Gota acerbe et souvent déraisonnable de l’an passé. « Je serai plus utile ici. » Son accent était nettement moins prononcé que d’habitude. « Va donc tuer quelqu’un, soldat de pierre. — Longtemps qu’on ne m’avait pas donné ce titre. » Gota est passée devant moi en se dandinant et m’a fait une petite révérence moqueuse. « Guerrier d’os. Soldat des Ténèbres, va donc conjurer les Enfants de la Mort du Pays des Ombres inconnues. Tout mal y endure une éternelle agonie. » Je suis sortie, mystifiée. De quoi parlait-elle donc ? Derrière moi, encore : « Au nom du ciel et de la terre, du jour et de la nuit. » Il me semblait bien avoir déjà entendu cette formule, mais où et dans quel contexte ? Pas moyen de m’en souvenir. Sûrement quand un adepte du culte nyueng bao s’était montré particulièrement ésotérique. L’effervescence était à son comble. Quelqu’un avait déjà volé des chevaux… les avait acquis, disons. Ne sautons pas trop vite aux conclusions. Plusieurs cavaliers fonçaient déjà dans tous les sens sans obéir à aucune logique. On aurait dû prévoir ce genre de problème et prendre des mesures en conséquence. « Voilà ce qui arrive quand personne ne veut prendre ses responsabilités ! ai-je grommelé. Vous trois ! Rappliquez ! Que faites-vous, au nom de Dieu ? » J’ai prêté l’oreille à leurs bafouillages puis donné des ordres. Ils sont repartis au grand galop, chargés de messages. « Il n’y a d’autre dieu que Dieu, ai-je marmonné. Dieu tout-puissant. Dans ton infinie miséricorde, aie pitié de moi, ô Seigneur des saisons. Fais que mes ennemis soient encore plus brouillons que mes hommes. » J’avais l’impression de me trouver dans l’œil d’un cyclone de foirades. Ma faute ? Je m’étais contentée d’apparaître. Si je produisais réellement cet effet, autant me soustraire aux yeux des témoins pour me conduire directement à la ferme de Sahra. La manœuvre nous eût fait gagner du temps ; celui de retrouver la forme sans que personne ne s’avise de jouer au plus malin. Notre organisation était des plus sommaires ; nous n’avions aucune hiérarchie structurée, aucune chaîne de commandement, aucune responsabilité établie. Aucun projet réel à part quelques solides inimitiés et un engagement purement affectif : délivrer les Captifs. La Compagnie, désormais réduite à l’état, tout au plus, d’une glorieuse petite troupe de bandits de grand chemin, se détériorait lentement. Et j’étais dans mes petits souliers. La faute m’en incombait partiellement. Je me suis frotté les fesses. J’avais la nette impression que le capitaine rattraperait d’un seul coup des années de retard en matière de coups de pied au cul. Je pouvais me réfugier derrière toutes les excuses possibles, feindre de n’avoir jamais servi que substitut à Murgen pendant son ensevelissement… il n’empêche que j’avais choisi d’être son élève. Et l’annaliste, bien souvent, occupe aussi la fonction de porte-étendard, lequel n’est généralement nommé à ce poste que parce que le haut commandement lui prête certaines qualités le prédestinant aux galons de lieutenant puis, plus tard peut-être, à ceux de capitaine. Autant dire que Murgen avait su voir en moi un embryon de ce talent et que le Vieux n’avait trouvé aucune raison d’en disconvenir. Et qu’avais-je fait de ce talent ? Strictement rien, à part me faire plaisir en concevant mille tourments pour nos ennemis pendant qu’une femme n’appartenant même pas à la Compagnie assumait pratiquement son commandement par défaut. Le courage, l’intelligence et la détermination de Sahra étaient sans doute irréprochables, mais il n’en allait pas de même de ses dons de guerrier et de son aptitude au commandement. Elle voulait bien faire mais, dès qu’elle n’allait plus dans le sens de ses besoins ou de ses désirs, ne comprenait rigoureusement rien à la stratégie. Elle souhaitait ressusciter les Captifs, bien entendu, mais pas au profit de la Compagnie noire. Elle voulait récupérer son mari. Pour Sahra, la Compagnie n’était qu’un des moyens de parvenir à ses fins. Nous allions payer le prix de mes réticences à me mettre en avant pour mieux servir les intérêts de la Compagnie. La Protectrice nous accusait d’être une bande de brigands ; nous ne valions guère mieux. J’étais prête à parier qu’à la première manifestation de résistance un peu acharnée le peu d’esprit de corps ou d’esprit de famille qui restait encore à la Compagnie volerait en éclats. Nous avions oublié qui nous étions et ce que nous étions, et nous allions le payer au prix fort. Et ma colère, tournée au premier chef contre moi-même, me poussait encore à grossir mes fautes : je les voyais deux fois grandeur nature. Je me suis mise à tourner en rond en trépignant, l’écume à la bouche, et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, j’avais contraint tout mon petit monde à faire œuvre utile. C’est là qu’une horde de malheureux va-nu-pieds en haillons est sortie de la Nouvelle Ville pour prendre la direction de notre camp de réfugiés comme un troupeau d’oies menées à la baguette, bêlant, cacardant et traînant les patins tout du long. Une cinquantaine d’hommes, tous armés de pied en cap. L’acier était plus impressionnant que les soldats qui le portaient. L’armurier du cru faisait bien son boulot. Le sergent recruteur beaucoup moins. Ils étaient encore plus lamentables que mes gars. Et les miens avaient au moins un avantage : ils avaient déjà fracassé des crânes et ne répugneraient pas à remettre le couvert. Surtout si on les menaçait. « Tobo. Va chercher Gobelin. » Le garçon reluquait la troupe désordonnée à l’approche. « Je peux me charger tout seul de ces mirotons, Roupille. Qu’un-Œil et Gobelin m’ont appris quelques-uns de leurs trucs. » Vision effroyable : un adolescent hystérique partageant les talents et la démentielle irresponsabilité de ces deux timbrés. « Ça pourrait se faire. Tu es peut-être un dieu. Cela dit, je ne t’ai pas demandé de t’en charger mais d’aller chercher Gobelin. Remue ton cul. » Il s’est empourpré de colère mais a obtempéré. Eussé-je été sa mère qu’il aurait sans doute ergoté jusqu’à ce que cette déferlante de Sudistes nous submerge. Je me suis dirigée vers les soldats, douloureusement consciente de porter les mêmes loques qu’à notre départ de Taglios. En matière d’armes, je n’étais guère équipée de façon plus conséquente. Je portais un glaive court qui n’avait jamais servi à grand-chose sauf à couper du bois. Je ne donne vraiment ma pleine mesure de soldat que planquée à bonne distance de l’ennemi, quitte à le dégommer quand il détourne le regard. J’ai trouvé un poste stratégique et attendu, les bras croisés. 11 On ne s’était pas trop décarcassé pour entraîner ni habiller ces troufions. Ce qui témoigne assez de l’indifférence marquée de la Protectrice à ces détails mesquins. Quelle menace, de toute manière, l’empire taglien naissant aurait-il bien pu affronter ici, à la lisière de nulle part ? Aucune ne pouvait surgir d’au-delà des frontières. L’officier qui menait la meute était bouffi de graisse, ce qui ne manquait pas non plus de jeter quelques lueurs sur l’organisation militaire locale. La paix régnait sans doute depuis une décennie, mais la période n’était pas encore assez propice pour que le pays s’autorisât le luxe d’engraisser trop d’obèses. Loin s’en fallait. Poussif et pantelant, il n’a pas réussi à décrocher une parole. « Merci d’être venu, lui ai-je dit. Ce discernement, cette capacité à appréhender promptement l’inéluctable témoigne d’un grand esprit d’initiative. Ordonnez à vos hommes d’entasser leurs armes là-bas. Si tout se passe bien, nous pourrons les autoriser à rentrer chez eux d’ici deux ou trois jours. » L’officier a encore avalé quelques goulées d’air tout en s’efforçant de comprendre ce qu’il venait d’entendre : ce petit bonhomme, de toute évidence, s’imaginait follement avoir la haute main. Sans qu’il fût d’ailleurs capable de déterminer s’il avait affaire à un homme, à une femme ou à un faux-bourdon. J’ai laissé mes haillons s’entrouvrir suffisamment, à la hauteur de ma gorge, pour lui révéler le médaillon de la Compagnie noire que je portais au cou en pendentif, accroché à une chaîne d’argent. « L’eau dort », ai-je négligemment laissé tomber, persuadée que la rumeur avait eu largement le temps de colporter ce slogan jusqu’aux confins de l’empire. Sans doute n’avais-je pas réussi à l’intimider suffisamment pour qu’il ordonnât à ses hommes de déposer les armes, mais j’avais au moins gagné du temps et permis à mes gars de reformer les rangs. Et ils faisaient une belle bande de sinistres coupeurs de gorges. Gobelin et Tobo sont venus se camper à mes côtés. Quelque part derrière nous, Sahra a crié quelques mots à son fils, mais il l’a ignorée. Il avait décidé qu’il jouait désormais dans la cour des grands ; et ce merdaillon de Gobelin ne cessait d’encourager ses fantasmes. « Je vous conseille de rendre les armes, ai-je repris. Comment vous appelez-vous ? Quel est votre grade ? Si vous ne désarmez pas immédiatement, il y aura de nombreux blessés, la plupart dans vos rangs. On peut l’éviter. Si vous coopérez. » L’obèse a encore inspiré une goulée d’air. Je ne sais pas trop à quoi il s’était attendu. Pas à cela, en tout cas. J’imagine qu’il rudoyait d’habitude des réfugiés trop accablés par le destin pour envisager de se rebeller contre une nouvelle humiliation. « C’est l’occasion ou jamais, petit, a gloussé Gobelin. Montre-nous voir ce que tu as dans le ventre. — Celui-là, je m’y suis entraîné quand on ne me regardait pas. » Tobo a encore prononcé quelques paroles, mais d’une voix si basse que je n’ai pu les distinguer. Quelques secondes plus tard, de toute façon, je ne m’inquiétais plus de leur sens. Tobo était en train de se métamorphoser en quelque chose qui n’avait rien à voir avec un adolescent efflanqué. En quelque chose que je ne tenais vraiment pas à voir dans les parages. Un transformeur, ce gamin ? Impossible. La maîtrise de cette discipline exigeait des années. Au début, j’ai cru qu’il allait se transformer en une créature mythique, troll, ogre ou autre être difforme doté de crocs mais d’apparence toujours essentiellement humaine. Mais il a revêtu l’aspect d’un insecte, d’une sorte de mante religieuse énorme et puante, véritablement puante, et qui, à chaque seconde, devenait un peu plus laide, grosse et puante. Je me suis aperçue que je ne sentais pas très bon moi-même. Ce dont on peut déduire d’ordinaire, dans la mesure où l’on reste normalement insensible à sa propre odeur, qu’on offense horriblement les narines de ses plus proches voisins. Tobo ne se transformait pas réellement ; il projetait simplement une illusion, à l’instar de tout ce qu’il avait vu faire à ses professeurs. Ou presque. Mais, cela, les Sudistes l’ignoraient. Je participais moi-même d’une autre illusion. Le grand sourire de Gobelin trahissait assez l’identité de l’auteur de cette bonne blague. Mais il était encore loin de l’avoir parachevée, si bien que je n’aurais sans doute rien remarqué si la métamorphose personnelle de Tobo ne m’avait pas mis la puce à l’oreille. Apparemment, je prenais l’aspect d’un cauchemar plus traditionnel. De ce à quoi l’on aurait sans doute pu s’attendre si on avait entendu dire pendant des générations que la Compagnie noire se composait exclusivement de lascars capables de dévorer leurs propres gosses quand ils n’arrivaient pas à embrocher les vôtres. « Dites à vos hommes d’entasser leurs armes. Avant que je ne perde le contrôle de la situation. » Tobo a fait claquer ses mandibules. Il a effectué un pas de côté et sa tête d’insecte a curieusement pivoté sur elle-même comme s’il se demandait par qui il allait entamer le festin. L’officier a eu l’air de comprendre intuitivement que les prédateurs s’en prennent d’abord aux plus gras. Il a jeté ses armes, mais sans avancer d’un pas de peur d’approcher Tobo d’un peu trop près. « Les gars, vous devriez aider ces messieurs à se débarrasser de leurs outils », ai-je ordonné. Mes propres hommes n’étaient pas moins estomaqués que les soldats du cru. J’étais moi-même passablement pantoise, mais encore assez pétrie d’appréhension pour profiter de la situation puisque nous avions le dessus, du moins psychologiquement parlant. J’ai contourné les soldats, de sorte qu’ils se sont retrouvés pris en sandwich entre deux monstres horrifiques. Dont ils n’étaient toujours pas persuadés qu’il s’agissait de simples hallucinations. Les sorciers invoquent parfois les créatures les plus effroyables. C’est du moins ce que j’ai entendu dire. C’est sûrement vrai. Mes frères m’ont parlé de celles qu’ils ont vues. Et les annales m’en ont appris davantage. Les Sudistes ont entrepris de rendre les armes. Spiff, Verrue ou un autre s’est souvenu de leur ordonner de se coucher sur le ventre. Une fois soumise la première petite poignée, les autres n’ont pas eu le cœur de résister. Sahra n’a pu se contenir plus longtemps. Elle a pris Gobelin à partie. « Qu’est-ce que tu as fait à mon fils, espèce de vieux timbré ? Je t’avais bien spécifié que je ne voulais pas qu’il joue à ces… » Tobo a émis un long sssss ! suivi d’un clac ! percutant. Un long membre grêle terminé par une griffe a éraflé le nez de sa mère. Il allait amèrement regretter cette dernière effronterie. Oncle Doj s’est précipité. « Pas maintenant, Sahra. Pas ici » Il l’a entraînée à l’écart. La ferme poigne de Doj l’a visiblement ulcérée. Sa colère n’est pas retombée, mais sa voix si. La dernière insanité que je l’ai entendue proférer avait trait à sa grand-mère Hong Tray et n’était guère flatteuse. « Laisse retomber le rideau, ai-je ordonné à Gobelin. Je ne peux pas parler à ces hommes si j’ai l’air de la mère d’un rakshasa. — Je n’y suis pour rien, Roupille. Je suis là en simple observateur. Prends-t’en à Tobo. » Aussi innocent que l’enfant qui vient de naître. Tobo était occupé à se goberger, tout content de jouer les monstres à faire peur. « Si tu dois vraiment lui apprendre ces tours, tâche de consacrer quelques instants à lui enseigner aussi le concept d’autodiscipline. Et à ne pas faire chier le monde. Je sais parfaitement qui fait quoi à l’autre en ce moment. Cesse immédiatement, Gobelin. » Je n’étais nullement déçue de découvrir à Tobo quelque talent. Ça devait arriver tôt ou tard. Il avait ça dans le sang. Ce qui me dérangeait, c’était plutôt que Gobelin (et sans doute Qu’un-Œil) eût choisi cette période précise de sa vie pour le dévoiler au grand jour. Tobo, selon moi, arrivait précisément à un âge où la conscience de sa propre puissance risquait de se révéler dangereuse. Si personne ne le contrôlait le temps qu’il apprenne lui-même à se refréner, il pouvait parfaitement rester un éternel adolescent perturbé, à l’instar de Volesprit. « Ça fait partie du programme, Roupille. Mais tu dois comprendre qu’il est d’ores et déjà plus mûr et raisonnable que vous ne consentez à le reconnaître, sa mère et toi. Ce n’est plus un bébé. Souviens-toi qu’il ne te montre de lui que ce que, selon lui, tu t’attends à voir. C’est un brave garçon, Roupille. Tout se passera bien si vous évitez de le materner à mort, toi et Sahra. Et il arrive à un âge où vous devriez rester en retrait et le laisser se ronger en paix les ongles des orteils, faute de quoi vous le regretteriez. — Des conseils sur l’éducation des enfants de la part d’un célibataire ? — Même un célibataire peut se rendre compte que cette partie-là de l’éducation d’un enfant est achevée, Roupille. Ce garçon jouit d’un talent immense, hybride. Sois gentille avec lui. Il est l’avenir de la Compagnie noire. Et c’est exactement ce qu’a prédit la vieille mémé nyueng bao, la première fois qu’elle a vu Murgen et Sahra ensemble pendant le siège. — Superbement raisonné, vieil homme. Et tu choisis impeccablement ton moment pour porter ce problème à mon attention. Typique de toi. J’ai cinquante prisonniers sur les bras. Plus un nouveau petit copain boudiné, que je vais devoir convaincre de m’aider à persuader ses collègues de collaborer avec nous. Et pas une seconde à consacrer aux problèmes d’adolescence de Tobo. Écoute-moi attentivement. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, nous ne sommes plus un secret. Les guerres de Kiaulune ont repris. Je ne serais pas autrement étonnée de voir Volesprit débouler d’un jour à l’autre. Maintenant débarrasse-moi de ce costume de monstre fantasmatique, que je puisse faire ce que j’ai à faire. — Oh là, quelle énergie ! » Gobelin fit disparaître l’illusion. Il dissipa également celle qui entourait Tobo. Le garçon parut stupéfait d’avoir été si aisément déjoué, mais Gobelin amortit le choc infligé à son amour-propre en l’embarquant aussitôt dans une discussion technique assortie de critiques portant sur son haut fait. Certes, ce que j’avais vu m’avait impressionnée. Mais… Tobo, l’avenir de la Compagnie noire ? En dépit de sa très douteuse affirmation selon laquelle la Compagnie aurait bel et bien un avenir, cette prédiction me laissait plutôt perplexe. 12 J’ai planté mon orteil dans les côtes du gros officier. « Allez ! On se lève ! Faut qu’on parle. Spiff, laisse les autres s’asseoir dès qu’on aura emporté leurs armes. Je leur permettrai peut-être de rentrer chez eux dans un moment. Gobelin ? Tu veux bien aller régler cette affaire avec Sahra ? Qu’on y mette définitivement un terme et que ça ne nous retombe pas sur la tronche au mauvais moment. » Le gros lard s’est remis sur ses pieds. Il avait l’air très, très malheureux, ce que je comprenais aisément. Ce n’était pas son meilleur jour. Je l’ai pris par le bras. « Allons faire un tour tous les deux. — Vous êtes une femme. — Que ça ne vous monte pas à la tête. Avez-vous un nom ? Un grade ? Un titre ? » Il a décliné un nom local long d’un bon paragraphe, bourré de ces clics imprononçables qui contribuent encore à compliquer une langue déjà totalement inadaptée au palais humain. Je n’en veux pour preuve que ma propre incapacité à la maîtriser, en dehors d’un charabia confus, alors que j’ai passé plusieurs années dans le secteur. J’ai néanmoins réussi à saisir ce qui permettait plus ou moins de le situer personnellement dans la généalogie de toute une nation. « Je vous appellerai Suvrin, d’accord ? » Il a cligné des paupières. J’ai mis un bon moment à comprendre. Suvrin est un diminutif. Nul ne l’avait plus appelé comme ça depuis vingt bonnes années, sauf peut-être sa maman. Bah, et après ? J’avais une épée. Pas lui. « Vous avez sans doute entendu dire que nous n’étions pas très gentils, Suvrin. J’aimerais vous mettre à l’aise. C’est la stricte vérité. Toutes ces rumeurs sont exactes. Mais, cette fois-ci, nous ne sommes pas venus piller la ville ni ravir votre bétail comme la dernière fois. Nous ne faisons vraiment que passer, en espérant n’apporter qu’un minimum de bouleversement, tant de votre côté que du nôtre. Ce que j’attends de vous, du moins si vous préférez coopérer plutôt que d’être conduit à votre dernière demeure par un remplaçant plus docile, c’est un zeste d’assistance officielle qui nous permettrait de précipiter notre départ. Je vais trop vite pour vous ? — Non. Je parle couramment votre langue. — Ce n’est pas ce que je… Peu importe. Voilà ce qui va se passer. Nous allons pénétrer dans la plaine scintillante… — Pourquoi ? » La voix vibrant d’une peur sans mélange. Ses ancêtres et lui vivaient dans la terreur de cette plaine depuis la venue des Maîtres d’Ombres. Je me suis autorisé un brin de non-sens. « Pour la raison qui pousse le poulet à traverser la rue. Aller en face. » Suvrin a trouvé le concept si nouveau qu’il n’a pas su que répondre. « Il nous faudra un bon moment pour mener à bien nos préparatifs, ai-je repris. Nous devons réunir provisions et équipement. Procéder à quelques reconnaissances. Et tous nos gens ne sont pas encore arrivés. Je préférerais n’avoir pas à livrer une guerre parallèlement. Vous allez donc m’expliquer comment je peux l’éviter. » Il a poussé un grognement inarticulé. « Mais encore ? — Je n’ai jamais voulu faire carrière dans l’armée. C’est mon père qui le souhaitait. Il voulait à la fois me tenir à l’écart de la famille, m’envoyer au loin, là où je ne lui ferais plus honte, et me voir exercer une profession compatible avec la dignité de notre famille. Il se disait que, soldat, je ne risquais pas de lui faire du tort. Nous n’avions pas d’ennemis susceptibles de me poser des problèmes. — Ce sont des choses qui arrivent. Votre père aurait dû le savoir. Il avait vécu assez longtemps pour voir grandir son fils. — On voit que vous ne connaissez pas mon père. — Vous seriez surpris. J’ai connu un tas d’hommes dans son genre. Voire bien pires. Il n’y a jamais rien de neuf en ce monde, Suvrin. Et c’est vrai de toutes sortes de gens. Combien de soldats sont-ils cantonnés dans les environs ? Combien en a-t-on affecté à ce versant des montagnes ? En est-il de particulièrement loyaux à Taglios ? Si jamais la passe était fermée, lui resteraient-ils fidèles ? » Les territoires qui s’étendent au sud des Dandha Presh étaient certes vastes mais affaiblis. Ombrelongue les avait pillés sans merci pendant plus d’une génération, puis les guerres les avaient dévastés. « Euh… » Il s’est trémoussé pour se libérer, mais pas trop rudement. Juste ce qu’il fallait pour redorer sa propre image. Nous sommes restés ensemble jusqu’au soir. Suvrin est passé par tous les stades, de prisonnier acariâtre à complice fébrile et de complice fébrile à allié utile. On le manœuvrait aisément ; il réagissait avec autant d’empressement aux humbles éloges qu’à l’expression de la reconnaissance. À mon avis, on n’avait jamais dû lui parler gentiment dans sa jeunesse. Et il crevait de peur à l’idée que je l’anéantisse à son premier refus d’obtempérer. Nous avons renvoyé le reste des soldats chez eux dès que nos hommes ont eu terminé de dévaliser l’arsenal de la Nouvelle Ville. Le plus gros des armes qui s’y entassaient avaient été glanées sur les anciens champs de bataille puis traitées avec le plus grand mépris par l’armurier dont j’avais tant admiré le travail un peu plus tôt. J’ai retrouvé cet homme et je l’ai enrôlé. C’était une prima donna, un maître armurier qui posait à l’artiste. Qu’un-Œil allait me le dompter. Suvrin m’a accompagnée jusqu’à la ferme acquise par Sahra. Si médiocre chef de guerre qu’il fût, il avait la responsabilité de toutes les forces armées de la région de Kiaulune. Ce qui en disait long, tant sur la combativité de ses hommes que sur la sagacité et le zèle de ses supérieurs. Mais j’ai décidé de le garder sous la main. Faute de mieux, il avait une utilité symbolique. J’avais exigé que tout le monde m’accompagnât. Je tenais à ce que plus personne ne fût de faction ou en patrouille, pour que nous puissions riposter promptement et avec vigueur à toute menace. « J’ai donc neutralisé toute la province à l’exception de ce petit fortin au pied de la Porte d’Ombre, ai-je expliqué à Suvrin. C’est bien cela ? » Le fort avait fermé ses portes. Les hommes qu’il abritait refusaient de répondre à mes semonces. Suvrin a opiné. Il nourrissait certaines arrière-pensées. Trop tard. « Sortiraient-ils si vous leur en intimiez l’ordre ? — Non. Ce sont des étrangers. Le Grand Général les a laissés ici pour interdire l’accès à la Porte d’Ombre par la route. — Combien sont-ils ? — Quatorze. — De bons soldats ? » Visible embarras. « Meilleurs que les miens. » Ce qui signifiait peut-être uniquement qu’ils savaient marcher au pas. « Parlez-moi de ce fortin. Quelles sont ses réserves d’eau et de munitions ? » Le gros homme a bredouillé. « Suvrin, Suvrin… Réfléchissez-y. — Euh… — Vous ne pouvez pas vous mouiller plus que vous l’êtes déjà. Votre seule alternative, c’est d’essayer de vous en sortir de votre mieux. Trop de gens ont été témoins de votre coopération. Navré, mon vieux, mais vous êtes coincé. » J’ai réprimé l’envie de me glisser dans la peau de Vajra le Naga, si tentante qu’elle me parût. Suvrin a émis un son ressemblant étrangement à un gémissement. « Courage, cousin Suvrin. Nous faisons avec tous les jours. Il ne vous reste plus qu’à afficher un grand sourire de tête de mort, à leur tirer la barbe et leur plumer la queue. Nous y voilà. Ce doit être ici. » Une bâtisse décrépite venait de se dresser dans le noir. De la lumière filtrait tant par le toit que par les murs. Je me suis demandé pourquoi ils prenaient la peine d’allumer. Peut-être était-elle encore en construction. Je distinguais vaguement des silhouettes de tentes derrière. Quelque chose a remué sur la poutre de faîte quand j’ai repoussé la tenture de la porte pour faire entrer Suvrin. Le corbeau blanc. Il a laissé tomber un doux gloussement. « Sœur, sœur. Taglios commence à se réveiller. » L’oiseau a pris son essor. Je l’ai regardé s’amenuiser à la lueur d’un croissant de lune montante. Ses paroles étaient limpides. J’ai haussé les épaules et je suis entrée. Je pourrais toujours m’inquiéter du corbeau la semaine prochaine du moins si l’on me laissait une petite chance d’aller me coucher. « Êtes-vous conscients que nous sommes en guerre, les gars ? Et qu’en de telles circonstances, depuis l’aube des temps, une armée se doit de poster des sentinelles chargées de surveiller les rôdeurs ? » Plusieurs douzaines de visages inexpressifs se sont tournés vers moi. « Tu n’as vu personne ? m’a demandé Gobelin. — Il n’y a strictement rien à voir dehors, vieil homme. — Ah ! Et, malgré tout, tu es arrivée jusqu’ici en vie ? » Cette dernière remarque a suffi à me faire comprendre que de sinistres chausse-trapes – dont le déclenchement était laissé à la prompte initiative de sentinelles que je n’avais tout bonnement pas repérées, dont je n’avais même pas soupçonné la présence – étaient posées alentour. « Tout ce que je trouve à dire, c’est que quelqu’un au moins a dû prendre un bain depuis le début du siècle. » On ne pouvait en dire autant de la majorité de la foule assemblée dans ce repaire. Ce qui, sans nul doute, expliquait la grande porosité du toit et des parois. « Voici mon nouvel ami Suvrin. C’était le capitaine de la garnison locale. Je lui ai soufflé dans les bronches et il a décidé de nous aider à repartir avant que la Protectrice ne se pointe pour nous pourrir la vie. — Tu pourrais peut-être aussi souffler dans les miennes et… » Une voix tout au fond. « Aïe ! Pourquoi tu me frappes, bordel, Saule ? — Bouclez-la ! a ordonné Vajra le Naga. Cygne, garde tes pognes pour toi. Et toi, Vigan, je ne veux plus t’entendre. Tu as mieux à faire. Comment vous êtes-vous préparés à faire crouler cette bastide près de la Porte d’Ombre, les gars ? » Personne n’a pipé mot. « De toute évidence, vous ne vous êtes pas tourné les pouces pendant que vous patientiez. » J’ai balayé les alentours de la main. « Vous avez réussi à construire une maison. Médiocrement. Cette baraque, disons. À part ça ? Rien ? Pas d’éclaireurs envoyés en reconnaissance ? Aucun plan échafaudé ? Aucun préparatif ? Serait-il arrivé quelque chose dont je n’ai pas eu vent ? » Gobelin s’est faufilé jusqu’à moi. « Ne nous précipitons pas, a-t-il murmuré sur un ton qui ne lui ressemblait guère. Il est encore trop tôt. Explique-leur plutôt ce qu’ils doivent faire et envoie-les exécuter tes ordres. » Il m’arrive parfois de me fier au petit sorcier. « Assieds-toi. Voilà ce qui va se passer. Déterrez tous les lance-boules de feu qu’on a laissés ici. Choisis dix hommes, Vigan. Tu porteras le plus lourd. Les autres se chargeront des plus légers. S’il n’y en a pas suffisamment, prenez des arcs. On va régler de suite cette affaire. Rassemble ton équipe, Vigan. » L’homme qui avait commis l’erreur de m’irriter s’est levé. Il a désigné ses assistants d’une voix aigre. Il y avait de fortes chances pour que chacun d’entre eux l’eût irrité récemment. Ça fait boule de neige. Durant les quelques minutes nécessaires à Vigan pour se préparer, les autres vinrent me confier certaines choses que, selon eux, je devais savoir. 13 J’avais ordonné aux gars d’encercler le fortin. Nous portions des torches sans prendre aucunement la peine de nous dissimuler. Sur mes ordres, Vigan trimbalait la plus grosse pièce : sa section interne était de six centimètres. « Elle doit être encore chargée de deux ou trois boules, m’a-t-il appris. — Elles devraient suffire. Ici, ça me semble parfait. » Un bon archer muni d’un arc assez puissant pouvait sans doute nous poser des problèmes, mais ils ne sont pas légion dans les armées tagliennes modernes. Mogaba est un guerrier. Il croit au combat rapproché où les hommes peuvent s’étriper et s’éclabousser mutuellement de sang. C’était un de ses points faibles, que nous avions déjà exploité une première fois pendant les guerres de Kiaulune ; et nous n’hésiterions pas à réitérer le stratagème jusqu’à ce qu’il finisse par comprendre. Gobelin s’est poussivement mis en position derrière nous. Tobo l’a imité. Ils n’en décrochaient pas une. Rude épreuve pour ce garçon : il parlait même en dormant. « Je fais quoi ? s’est enquis Vigan. — Balances-en une. À travers le linteau du portail. Ne bougez plus, les autres, ai-je ajouté d’une voix plus forte. Personne ne moufte avant mon signal. » Aux deux premiers coups de crémaillère de Vigan, il ne s’est strictement rien passé. « Vide ? ai-je demandé. — Normalement, non. » — Essaie encore, lui a conseillé Gobelin. Elle n’a pas servi depuis dix ans. Elle a peut-être tout simplement besoin de prendre du jeu. — Je parie que personne ne s’est donné la peine de nettoyer le mécanisme, ai-je ronchonné. Et vous vous demandiez pourquoi je tenais à enrôler un armurier. Continue. Remonte-la encore. Doucement, pour ne pas déplacer ta ligne de mire. » Whack ! Friture et crépitements dans le lointain. La boule de feu avait transpercé les deux murs d’enceinte extérieurs du fortin et tout ce qui se trouvait sur sa trajectoire. La pierre fumait et coulait. La boule écarlate a encore louvoyé sur plusieurs kilomètres à travers les airs, puis elle a perdu son élan avant de noircir et de s’abattre enfin derrière les décombres de Belvédère. « Déplace-toi de quelques pas sur ta gauche, baisse ta hausse d’un mètre cinquante et remets ça. » Vigan commençait à bien s’amuser. Son pas semblait plus allègre quand il a changé de position. Il lui a suffi cette fois-ci d’imprimer à la crémaillère un tour supplémentaire pour faire partir la boule de feu. Aveuglante, couleur jaune citron, elle a percé la fortification et dû frapper quelque chose de solide à l’intérieur. À sa réapparition à l’autre bout, elle avait pratiquement perdu toute son énergie. Un panache de fumée a jailli du sommet de la tour. « Elle a dû heurter un baril d’eau », ai-je avancé. Eau et boules de feu ne font pas très bon ménage et leur collision se traduit par des jets de vapeur surchauffée. « Suvrin ? Où êtes-vous passé ? » Ces deux boules de feu, normalement, auraient déjà dû éveiller l’attention des occupants du fortin et donner à réfléchir aux survivants. Je pouvais commencer à placer mes pions. « Suvrin ? Vous êtes déjà entré dans ce tas de cailloux ? » Le gros homme s’est avance a contrecœur. Lorsqu’il s’est trouvé à ma hauteur, son visage est apparu en pleine lumière. La garnison du fortin se souviendrait nécessairement de lui. Il aurait bien aimé me mentir, ça crevait les yeux. Mais il n’en a pas trouvé le courage. « Oui. — Quelle est sa disposition ? Elle n’a pas l’air bien complexe. — En effet. Les animaux et les magasins se trouvent au rez-de-chaussée. Ils peuvent empiler du matériel derrière la porte pour vous empêcher de l’enfoncer. Les hommes vivent au premier. Une seule grande salle. Un fourneau pour la cuisine, des paillasses en guise de lits et des râteliers d’armes. C’est à peu près tout. — Et la terrasse n’est jamais qu’une plate-forme de combat, c’est bien ça ? Une seconde, Vigan. Ne gaspillons pas davantage de boules de feu que nécessaire. Laissez-moi réfléchir un moment. Ils vont peut-être se rendre. Ils savent que je n’ai fait aucun mal aux hommes de Suvrin. Contourne le fortin, Tobo, et va expliquer à tous les hommes que, s’ils tirent une autre boule de feu, elle devra traverser le second niveau. De préférence en rase-mottes. Ils se jetteront probablement à terre dès que la mort commencera à transpercer leurs murs. — Je pourrai en tirer une, Roupille ? — Va déjà donner le mot. » Je l’ai regardé s’éloigner en tapinois. Il évitait de s’exposer inutilement. On distinguait de temps à autre des visages derrière les meurtrières. Une ou deux flèches avaient jailli pour retomber à terre en bout de course sans faire de dégâts. « En nous concentrant, nous devrions pouvoir dresser le plan des lieux jusqu’au moindre lit de camp, de manière à savoir exactement où viser pour obtenir le meilleur résultat, ai-je dit à Gobelin. — Tu as entièrement raison, encore une fois. Comme d’habitude. Tais-toi une seconde. Il se passe quelque chose de bizarre. Ces hommes devraient être beaucoup plus terrifiés. » J’ai fugacement aperçu un visage au-dessus du parapet. Un instant plus tard, le corbeau blanc fondait sur lui dans le noir et faisait basculer le casque de cuir du soldat. « Réveillez-vous, tout le monde ! ai-je beuglé. Ils nous préparent un coup tordu ! » Gobelin commençait déjà à marmotter. À faire des gestes étranges avec les doigts. Des hommes ont bondi sur la terrasse du fortin. Chacun tenait à la main un objet qu’il s’apprêtait à balancer. Une demi-douzaine de boules de feu ont giclé sans mon consentement. Un des grenadiers est tombé avant d’avoir pu lancer son projectile. J’avais vu briller du verre. Du même genre que celui dont s’était servi Qu’un-Œil, bien des années plus tôt, pour confectionner des bombes incendiaires. Il nous en restait d’ailleurs quelques-unes. Mais il eût été futile de nous envoyer ces bombes à la gueule. Nous étions beaucoup trop loin. Hors de portée. « Visez bas ! ai-je glapi. Il va pleuvoir des ombres ! » Ce cri n’avait pas retenti depuis une éternité, mais les vétérans ne l’avaient pas oublié et y réagiraient sans même réfléchir. Gobelin dévalait déjà la pente en claudiquant, piquant un sprint aussi rapide que le lui permettaient ses vieux os, sans cesser de frétiller des didis en marmonnant dans sa barbe. De roses étincelles bondissaient entre ses doigts et crépitaient dans ses rares cheveux. Il a arraché des mains d’un de nos gars une perche de bambou maigrelette. Le lance-boules de feu était peint de stries noires, ce qui signifiait qu’il était destiné à combattre les ombres. D’autres boules de feu ont volé. Quelques-unes ont arrosé la forteresse. D’autres plongeaient sur les ombres qui se déversaient des récipients de verre brisés. Derrière moi, Suvrin s’est mis à gémir. « Ne courez surtout pas, lui ai-je conseillé. Elles vous tomberaient dessus à coup sûr. Elles adorent que leurs proies s’enfuient. » Des hurlements montaient de l’intérieur du fortin. Les boules de feu qui le traversaient avaient trouvé des cibles humaines. À leur manière, elles n’étaient pas moins cruelles que les ombres tueuses. Un de mes hommes s’est mis à glapir. Une ombre l’avait agressé. Mais c’était le seul. Le sortilège de Gobelin y était pour beaucoup. Le prompt recours aux boules de feu avait eu plus d’effet encore. Gobelin s’est mis à lâcher des boules de feu par la perche qu’il avait confisquée, mais, au lieu de diriger son tir sur ce coriace petit fortin, il les envoyait filer plein nord. Il a renoncé au bout de quelques tentatives pour venir me rejoindre. « Ces braves garçons ont fait leur boulot, à l’intérieur. Ils ont délivré leur première sommation. » Acide comme une tranche de citron sous la langue. « J’en conclus que Volesprit n’est pas morte en tombant à l’eau. » Les dernières nouvelles reçues de Taglios n’en disaient guère plus : le tapis de la Protectrice s’était démantelé en plein vol, puis elle avait fait une chute de cent mètres et piqué une tête dans le fleuve. Le récit s’interrompait abruptement. Point tant qu’on eût tenté de donner une tournure particulièrement dramatique aux événements, mais nous nous étions lancés dans tant d’entreprises à la fois que nous n’avions plus le loisir de nous tenir informes. Surtout pour ce qui concernait Murgen. Il donnait l’impression de s’employer à plein temps à apaiser les soucis et les appréhensions de Sahra. « Elle faisait partie des Dix Asservis, Roupille. Ces gens-là ont la peau dure. Merde, elle a même survécu à sa décapitation et trimbalé sa tête dans une boîte pendant près de quinze ans. » J’ai poussé un grognement. J’avais parfois du mal à me rappeler que Volesprit était bien davantage qu’un simple supérieur hiérarchique, odieux, certes, mais éloigné. « Peuvent-ils nous réserver d’autres surprises dans ce gourbi ? » Ma question n’était pas adressée à Gobelin mais à Suvrin. « Si tel était le cas, ils y auraient déjà recouru. Vous songez à entrer ? — Oh que non ! Jamais de la vie ! Quelqu’un pourrait se faire tuer. À part eux, bien entendu. Allez leur intimer de se rendre avant une demi-heure, Suvrin. Je les laisserai filer. Faute de quoi je les massacrerai tous dans l’heure qui suit. » Le gros homme a ouvert la bouche pour protester. Vigan lui a lardé le derrière de la pointe de sa dague. « Si jamais ils vous touchent, je vous vengerai, lui ai-je promis. — Ça m’ôte un grand poids. — Comment espères-tu venger qui que ce soit ? a questionné Gobelin. Puisque tu ne comptes pas entrer. — C’est à cela que servent les sorciers. L’occasion me semble admirablement bien choisie pour permettre à Tobo de s’entraîner sur le tas. — Dois-je m’en étonner ? Certainement pas. Ça fait plus d’un siècle que j’entends : “Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? J’en sais rien. Laissons ça à Gobelin.” Je devrais aller faire un tour, tiens, et te laisser t’en débrouiller toute seule. » Mais je suis fatigué. Je vais m’asseoir ici et me reposer les yeux jusqu’au retour de Suvrin. » J’ai entendu Gobelin prier Vigan de dépêcher une dernière boule de feu dans un angle du fortin, le long d’un de ses murs, afin de consacrer toute son énergie à ronger la chaux blanche. Un blong ! sourd a retenti, très vite suivi d’une odeur de calcaire surchauffé. Alors que je m’éloignais, Gobelin a grommelé quelques mots : il méditait de mettre le feu au fortin pour les faire sortir de leur trou. 14 La surface du fleuve n’avait pas été très douillette lors de l’impact, mais heurter la pierre en tombant d’une telle altitude eût été plus rude encore. La chute de Volesprit avait duré assez longtemps pour lui permettre de se préparer à l’atterrissage. Néanmoins, le choc, brutal, lui avait fait perdre temporairement conscience. Mais elle s’y était attendue aussi, entre deux bordées de jurons. Quand elle avait recouvré sa lucidité, elle dérivait vers l’aval, emportée par le courant, la tête hors de l’eau. C’était la saison des pluies, la rivière était en crue et le courant violent. Les quelques brasses jusqu’à la rive sud lui coûtèrent énormément. Lorsqu’elle réussit enfin à s’extraire de l’eau pour escalader la berge, elle avait été déportée à plus de six kilomètres de son point d’impact. Hors la ville, donc, dans un secteur mieux connu pour ses chacals des deux espèces, à deux comme à quatre pattes. On racontait que des panthères chassaient encore de nuit dans les parages et qu’on rencontrait de temps à autre des crocodiles sur le rivage. Il n’y avait pas si longtemps qu’un tigre était remonté en amont pour visiter le coin. La Protectrice n’eut à affronter aucune bête féroce ou vorace. Une centaine de corbeaux se perchèrent autour d’elle pour monter la faction. D’autres tournoyèrent dans la nuit en battant des ailes jusqu’à ce que les escadrons de chauves-souris se fussent rassemblés. Oiseaux et vampires, en unissant leurs efforts réussirent à décourager charognards et prédateur jusqu’au réveil de Volesprit qui, prise d’un accès de fureur, mit en fuite une meute entière de chacals en enflammant leur pelage. Elle tituba jusqu’au Palais, recouvrant lentement des forces, tout en maugréant contre l’âge et le manque d’endurance et de résistance qui va de pair. La voix qu’elle avait élue pour vilipender les outrages du temps chevrotait légèrement. Elle finit par atteindre le domicile d’un usurier, d’où elle organisa son retour au Palais. Elle y arriva peu après l’heure du petit-déjeuner, dans une humeur à ce point exécrable que le personnel en son entier mit un point d’honneur à briller par son absence. Seul le Grand Général vint s’enquérir de sa santé. Et il s’éclipsa dès qu’elle commença à râler et aboyer. Bien que baignant dans sa paranoïa galopante, elle ne vit tout d’abord qu’une cause accidentelle à sa mésaventure. Jusqu’au moment où elle examina son dernier tapis en prévision d’un prochain envol à destination du delta, où elle comptait distraire les Nyueng Bao. Elle s’aperçut à cette occasion que les éléments de l’armature de bois léger sur laquelle le tapis était tendu avaient été adroitement affaiblis par de légers coups de scie à des emplacements stratégiques. Tant l’identité du coupable que son mobile plausible lui sautèrent immédiatement aux yeux. Elle envoya quérir Jaul Barundandi et ses collègues. Surprise : Barundandi restait introuvable. Une urgence familiale (prétendait-il) l’aurait appelé hors au Palais juste avant le retour de Volesprit. C’est du moins ce que les Gris lui rapportèrent quand elle les pria d’enquêter. « Quelle étonnante coïncidence ! Retrouvez-le. Et tous ceux qui travaillent régulièrement avec lui. Nous avons beaucoup à nous dire. » Les Gris s’égaillèrent. Un intrépide capitaine, toutefois, resta sur place pour lui annoncer la nouvelle : « Le bruit court en ville que les Bhodis envisageraient de reprendre leurs immolations par le feu. Ils souhaitent que la Radisha sorte de sa retraite pour répondre en personne à leurs doléances. » L’information ne rendit pas sa bonne humeur à Volesprit. Loin s’en fallut. « Demande-leur s’ils souhaitent que je leur offre le naphte dont ils ont besoin. Je me sens en veine de charité aujourd’hui. Et demande-leur aussi s’ils accepteraient de remettre leur sacrifice à plus tard afin de laisser aux charpentiers le temps d’édifier des tréteaux pour que les sujets de la Radisha puissent profiter en plus grand nombre de ce divertissement. Je me contrefiche de ce que feront ces cinglés ! Sors d’ici ! Et retrouve cette limace de Barundandi. » D’une voix vibrante de démente en puissance. Jaul Barundandi jouissait d’une fortune mitigée. Il avait certes réussi à échapper à la sollicitude des chauves-souris, des corbeaux et des ombres lâchés par la Protectrice dès qu’elle avait compris que les Gris ne parvenaient pas à le localiser, mais un informateur l’avait trahi un peu plus tard, quand la récompense promise pour sa capture avait atteint un montant suffisamment élevé. Il avait attaqué et grièvement blessé la Radisha, et seuls la prompte intervention et les plus puissants sortilèges de la Protectrice avaient pu sauver la vie de la princesse. Son état restait grave. Tel était le bobard qu’on avait servi au peuple. Les Tagliens aimaient leur Radisha. Jaul Barundandi s’aperçut qu’il n’avait pas d’autres amis que ses comparses, et c’était précisément un de ces derniers qui l’avait trahi, en échange d’une récompense largement écornée (les officiers des Gris ayant empoché le principal) et d’une courte tête d’avance dans sa fuite. Jaul Barundandi endura d’atroces tortures et s’efforça vainement de coopérer pour mettre un terme à ses souffrances, mais il ne put rien apprendre de bien utile à la Protectrice. Elle le fit donc enfermer dans une cage suspendue quatre ou cinq mètres en surplomb de l’emplacement où les disciples du Bhodi choisissaient généralement de renoncer à la vie, et elle édita un rescrit encourageant les passants à le lapider. Elle comptait l’y laisser indéfiniment, mais, au cours de la première nuit, quelqu’un réussit à lui jeter un morceau de fruit empoisonné en même temps qu’il déposait sous la cage les cadavres d’un Gris et de son dénonciateur avec, dans la bouche, un morceau de papier portant les mots : « L’eau dort. » Les corbeaux déchiquetèrent sauvagement les deux corps avant qu’on ne les découvre. Ce serait la dernière fois que la Compagnie noire se manifesterait, mais l’apparition de ces ultimes signaux constituait en soi une provocation bien suffisante : la Protectrice sortit de ses gonds. Le peu de Gris qui lui restaient loyaux procédèrent pendant les jours qui suivirent à d’innombrables arrestations, le plus souvent de gens totalement incapables de comprendre ce qu’ils avaient bien pu faire pour irriter Volesprit. Elle avait effectué les réparations requises par son dernier tapis magique mais ne gagna jamais le marais des Nyueng Bao. Taglios devenait d’heure en heure plus factieuse. Elle devait consacrer toute son énergie à la mater. Puis survint cette petite ombre, aussi fidèle que loqueteuse, qui avait traversé lacs, montagnes, forêts, fleuves et plaines pour lui rapporter ce qui se passait dans le Sud profond. Volesprit poussa un hurlement de rage si sonore que la ville entière en eut vent sur-le-champ. Les immigrants commencèrent à se demander s’il ne serait pas plus sage de regagner leur province. Le Grand Général et deux de ses officiers d’état-major enfoncèrent la porte de sa suite, persuadée qu’elle avait besoin de secours. Ils la trouvèrent en train d’arpenter furieusement ses appartements tout en délibérant en une douzaine de voix différentes. « Ils ont la Clé. Ils doivent l’avoir. Ils ont sûrement assassiné le Félon. Et peut-être même fait alliance avec Kina. Pourquoi seraient-ils descendus là-bas, autrement ? Pourquoi entreraient-ils dans la plaine après ce qui est arrivé au premier groupe ? Qu’est-ce qui peut bien les y attirer ? J’ai lu leurs annales. Elles ne contiennent rien. Que savent-ils de plus ? Le Pays des Ombres inconnues ? Ils n’ont pu se forger une tradition orale autonome et renouvelée du tout au tout depuis l’époque où ils servaient sous mes ordres dans le Nord. Si c’est important, l’un d’entre eux se chargera forcément de l’enregistrer. Pourquoi ? Pourquoi ? Que savent-ils que j’ignore ? » Volesprit prit soudainement conscience de la présence de Mogaba et de ses hommes. Ces derniers dardaient des regards fiévreux en s’efforçant de comprendre d’où provenaient toutes ces voix. Quand la Protectrice s’énervait, elles semblaient sortir de partout à la fois. « Vous. Avez-vous enfin appréhendé des terroristes ? — Non. Et ça n’arrivera pas à moins qu’un père de famille furibond ne se présente à moi en croyant que ça lui permettra de prendre sa revanche. Il ne doit plus en rester qu’une petite poignée en ville et ils ne se connaissent sans doute pas. J’ai cru comprendre à ce que j’ai entendu dire, qu’ils avaient tous regagné Prenlombre. » Mogaba avait travaillé pour Ombrelongue. Il ne pouvait se défaire de l’habitude d’appeler Kiaulune par le nom que lui avait donné son ancien employeur. « Exactement. Nous sommes revenus dans la même situation qu’il y a quinze ans. Sauf qu’ils détiennent à présent la Radisha et la Clé. » On comprenait aisément, à son ton, qu’elle en faisait porter toute la responsabilité à Mogaba. Ça ne le dérangeait pas. Pas dans l’immédiat. Il avait l’habitude d’endosser les erreurs d’autrui et ne croyait pas que la Compagnie noire pût représenter une réelle menace avant longtemps. Elle avait reçu une bien trop sévère raclée pour cela et était hors du coup depuis trop longtemps, guère mieux organisée militairement que les Félons, sauf dans les fantasmes les plus débridés de leurs thuriféraires. Ces bouffons de fonctionnaires d’opérette qui sévissaient dans le Sud se chargeraient eux-mêmes, sans aucune difficulté, de la réduire à néant puis de l’enterrer définitivement. La Compagnie noire ne rencontrerait là-bas ni appui ni renfort. On se souvenait encore de sa dernière visite. « La Clé ? De quoi s’agit-il ? — D’un moyen de franchir sain et sauf la Porte d’Ombre. D’un talisman permettant de traverser la plaine scintillante. » Voix pédante. Puis colérique. « J’ai possédé ce talisman un certain temps. Je m’en servais naguère pour explorer ce territoire. S’il l’avait su. Ombrelongue en serait resté émasculé. Plus encore que l’eunuque qu’il était. Mais elle a disparu dans le feu de l’action, au tout début de l’agitation qui s’est déclenchée à Kiaulune. Je soupçonne Kina de m’avoir obscurci l’esprit pendant que le Félon me la dérobait, en même temps qu’il enlevait l’adorable fillette de ma bien-aimée sœur. Je vois mal, après la dernière catastrophe, ce qui pourrait inciter ce ramassis de traîne-patins à entrer dans la plaine scintillante ; mais, s’ils en ont l’intention, je tiens absolument à les en empêcher. Préparez-vous pour le voyage. — Nous ne pouvons pas laisser Taglios tout ce temps sans surveillance. Nous ne disposons plus de l’étalon, même s’il pouvait porter deux cavaliers. » Volesprit était mystifiée. « Hein ? — L’étalon noir du Nord. Celui que j’ai monté toutes ces années. Il a disparu. Il s’est enfui de sa stalle. Je vous l’ai annoncé le mois dernier. » Elle ne s’en souvenait plus, visiblement. « Nous volerons. — Mais… » Mogaba détestait voler. À l’époque où il était encore le général d’Ombrelongue, il devait s’appuyer presque quotidiennement un vol avec le Hurleur. Ces temps-là lui restaient encore sur l’estomac. « Il me semblait que le plus grand des deux tapis était détruit. — Le petit nous portera tous les deux. Ce ne sera pas une mince affaire. Il me faudra souvent me reposer. Mais nous devrions pouvoir faire l’aller-retour avant que ces gens n’apprennent notre départ et n’essaient d’en tirer profit. Une semaine de voyage. Dix jours au total avec le séjour. » Le Grand Général aurait volontiers émis quelques douzaines de réserves, mais il les garda par-devers lui. Volesprit était encore plus inaccessible qu’Ombrelongue à la contradiction. « Une fois sur place, nous nous travestirons pour les infiltrer, reprit-elle. Ouvre l’œil ; je cherche un marteau de cette taille environ, mais plus lourd qu’il n’en a l’air. » Mogaba s’inclina légèrement. Il se garda bien d’émettre une objection sur les difficultés qu’ils rencontreraient inéluctablement pour se fondre dans la foule de ceux-là mêmes qu’ils traquaient. « Prépare tes hommes, poursuivit Volesprit. Ils devront garder la haute main sur Taglios durant deux semaines. » Mogaba se retira sans piper mot : la durée de leur absence avait déjà changé. Dans sa situation, il était crucial de garder le plus possible la bouche close. La Protectrice le suivit des yeux, amusée. Il dissimulait moins bien ses pensées qu’il ne le croyait. Sa propre malfaisance, il est vrai, ne datait pas d’hier ; et elle avait si consciencieusement exploré la face ténébreuse de l’humanité qu’elle lisait pratiquement dans les pensées. 15 Le petit fortin s’effondrait lentement sur lui-même comme s’il était fait de cire légèrement surchauffée. Je ne m’étais pas assoupie que Gobelin, constatant que je n’étais plus en état d’intervenir, avait confié à Tobo le volet purement magique du siège ; ce petit monstre avait réussi à déloger les derniers rescapés de leur retraite au prix de manœuvres émérites. Ses leçons duraient sans doute depuis bien plus longtemps que ses professeurs et lui ne voulaient l’avouer. La garnison s’employait déjà à évacuer ses morts et ses blessés quand un cri m’a réveillée. Je me suis redressée sur mon séant. L’aube se levait et le monde avait changé. « Qu’est-ce qui prend à Spiff ? » ai-je demandé. Un de mes vétérans avait reconnu l’un des leurs. L’impétrant vint s’expliquer en personne. « L’officier responsable, Roupille… c’est Khusavir Pietr. Tu te souviens ? On le croyait mort, anéanti avec le bataillon de Bahrata lors de l’embuscade de Kushkhoshi. — Je me le rappelle. » Et je me rappelais encore autre chose. Un détail ignoré de Spiff, que seuls Murgen et moi connaissions (Murgen ayant joué les fantômes lors des charges de ce massacre). Khusavir Pietr, à l’époque frère assermenté de la Compagnie, avait conduit droit dans un traquenard la plus forte troupe de nos rescapés, nous évinçant adroitement des guerres de Kiaulune. Khusavir Pietr avait conclu un pacte et trahi ses propres frères. Il se trouvait quasiment en tête de la liste de ceux que je tenais à revoir à tout prix ; même si j’étais restée la seule informée de sa félonie et des avantages qu’elle lui avait rapportés : un poste à responsabilité, de l’argent et une nouvelle identité. Mais quelques gars, à sa vue, étaient sans doute parvenus à la même déduction. « Tu aurais dû leur demander de modifier aussi ta physionomie, lui ai-je déclaré quand ils l’ont balancé à mes pieds, tout sanguinolent. Mais tu t’en es sans doute mieux sorti que tu ne l’imaginais quand elle t’a retourné. » J’ai soutenu son regard. Ce qu’il a lu dans mes yeux l’a persuadé qu’il ne lui servirait à rien de continuer à nier. Vajra le Naga était entré en scène. Les hommes commençaient de s’amasser autour de nous ; la plupart n’y comprenaient strictement rien, jusqu’à ce que je leur explique comment Volesprit avait suborné Khusavir Pietr, l’incitant à trahir et à l’aider à anéantir plus de cinq cents de nos frères et alliés. De nombreux vœux pieux s’élevèrent alors : autant de suggestions inventives portant sur les méthodes que nous pourrions employer pour réduire l’espérance de vie de ce félon. J’ai autorisé Pietr à les écouter jusqu’à ce qu’un des gaziers tente effectivement de porter la main sur lui. « Va le planquer quelque part, ai-je ordonné à Gobelin. Il nous servira peut-être ultérieurement. » L’excitation était retombée. J’avais pris un repas correct. Ragaillardie, j’ai profité de l’occasion pour renouer avec maître Surendranath Santaraksita. « Cette existence semble vous profiter, l’ai-je complimenté à mon arrivée. Vous avez bien meilleure mine qu’à notre départ de la ville. » C’était la stricte vérité. « Dorabee ? Je te croyais mort, mon garçon. Malgré toutes leurs dénégations. » Il s’est penché vers moi. « Tes camarades ne sont pas tous d’honnêtes gens, m’a-t-il confié. — Gobelin et Qu’un-Œil vous auraient-ils par hasard proposé une partie de tonk ? » Le bibliothécaire a affiché une mine un tantinet penaude. « Refuser de jouer avec eux… voilà une leçon que tous devraient apprendre. » De mortifié, il est devenu espiègle. « Je pourrais sans doute t’enseigner quelques petits trucs, moi aussi. Les tours de cartes étaient une de mes passions de jeunesse. » D’imaginer ces deux fripouilles prises à leur propre piège n’a pu que m’arracher un rire. « Avez-vous enfin découvert quelque chose d’utile ? — J’ai lu mot à mot tous les livres que nous avons emportés, y compris les chroniques plus récentes de ta compagnie écrites dans des langues qui me sont familières. Je n’ai rien trouvé de notable. Je me suis même amusé à revenir sur celles qui m’étaient incompréhensibles en collationnant des matériaux reproduits en plusieurs langues différentes. » Murgen s’adonnait beaucoup à cet exercice. Il s’était mis en tête de tout recopier, de tirer de chaque livre une mouture moins brouillonne, et réviser les annales de Madame et du capitaine, vérifier leur exactitude en se fondant sur les preuves fournies par d’autres témoins tout en les retranscrivant en taglien moderne avait fait partie de ses grands projets. Nous avions tous procédé plus ou moins de même avec nos prédécesseurs, de sorte que chaque volume des récentes annales est le fruit d’une collaboration non consentie. « Nous trimbalons des tonnes de bouquins, pas vrai ? ai-je fait remarquer. — Un peu comme les escargots. Vous portez votre histoire sur le dos. — C’est lié à ce que nous sommes. Mais la métaphore est charmante. Toutes ces études ne deviennent-elles pas un peu fastidieuses à la longue ? — Le garçon m’aide à garder l’esprit aiguisé. — Le garçon ? — Tobo. Un élève brillant. Encore plus étonnant que toi. — Tobo ? — Je sais. Qui aurait pu s’y attendre d’un Nyueng Bao en effet ? Tu réduis à néant toutes mes idées préconçues, Dorabee. — Les miennes en prennent aussi un sacré coup. » Tobo ? Soit Santaraksita manifestait un talent insoupçonné pour stimuler les étudiants, soit Tobo avait connu une illumination qui l’avait miraculeuse motivé. « Vous êtes bien sûr qu’il s’agit de Tobo et pas d’un transformeur ? » Quand on parle du loup… Tobo a fait brusquement irruption. « Roupille. Chaud-Lapin, Arpenteur et les autres arrivent. Bonjour, maître Santaraksita. » Tobo semblait tout excité d’être ici. « Je n’ai rien d’autre à faire pour l’instant. Oh, Roupille, au fait… papa aimerait te parler. — Où ça ? » Tout arrivait beaucoup trop vite. Nous n’avions même pas eu une seconde pour renouer avec Murgen. « Dans la tente de Gobelin. Tout le monde tombait d’accord que ce serait la cachette la plus sûre pour lui. Sauf m’man. » Je me dépeignais sans difficulté le courroux de Sahra, incapable de partager la moindre intimité avec son époux. Le jeune homme et le vieillard étaient déjà plongés dans un livre quand je me suis éclipsée. J’ai jeté un regard appuyé à Santaraksita pour tenter de le mettre en garde. Mise en garde qui se révéla aussi vaine que superflue. Gobelin n’était pas chez lui. Évidemment. Il s’attelait à la longue liste de tâches que je lui avais concoctée. Gloussement. J’avais le plus grand mal à m’imaginer qu’un seul être humain pût semer un tel foutoir dans un espace aussi réduit. En largeur, la tente de Gobelin avait à peu près la dimension d’un homme de grande taille, et elle était profonde du double. Je pouvais me tenir debout dans sa plus grande hauteur, à quatre centimètres du plafond. Le seul ameublement du sorcier se composait d’un tabouret de traite indubitablement volé. Un monceau de couvertures effrangées constituait sa couche. Tout le reste de sa tente était occupé par un invraisemblable bric-à-brac dont chaque article donnait l’impression d’avoir été jeté au rebut par son précédent propriétaire. La collection ne semblait relever d’aucun thème précis. Il ne pouvait s’agir que de matériel récupéré depuis son arrivée. Jamais Sahra ne lui aurait permis d’entasser ces cochonneries dans une barge. Le projecteur de brume se trouvait à la tête de son grabat puant, en équilibre précaire ; il était posé de guingois et fuyait. « Si c’est là la cachette la plus sûre pour ce foutu machin, alors la Compagnie tout entière se bourre le mou sur son efficacité. » Un murmure s’est échappé du projecteur. Je m’en suis rapprochée, ce qui m’a permis de prendre plus intimement conscience du bouquet étroitement associé – sans aucune solution de continuité – au couchage du sorcier, dont certains éléments devaient le suivre depuis qu’il était dans ses langes. « Quoi ? » En dépit de tous ses efforts, la voix de Murgen était presque inaudible. « Rajoute de l’eau. Davantage sinon la brume se dissipera avant longtemps. » J’ai entrepris de traîner la preuve hors de la tente. La colère a imprimé plus de sonorité à sa voix. « Non, bon sang ! Apporte l’eau jusqu’à moi, pas le contraire ! Si tu tiens vraiment à me trimbaler dans tous les coins, attends au moins de m’avoir arrosé. Et sans perdre un instant. Je vais larguer les amarres dans quelques minutes. » Trouver un litre d’eau n’a pas été une mince affaire. « Qu’est-ce qui t’a retenue si longtemps ? — Trouver cette flotte. Une véritable aventure. Visiblement, il n’est pas venu à l’esprit de ces crétins qu’il pourrait être plus commode d’en avoir sous la main. Au cas où l’armée royale, par exemple, déciderait de bivouaquer entre nous et le ruisseau où nous allons la puiser, à deux bons kilomètres. J’ai soumis le problème à quelques grosses têtes. Comment suis-je censée la verser dans ce bocal ? — Il y a un bouchon sur l’arrière. Tu devrais peut-être commencer à leur relire les annales ; ça pourrait t’être utile. Comme on fait dans les temples et comme je le faisais parfois moi-même. Choisis un passage adapté à la situation. “En ce temps-là, la Compagnie servait…” et ainsi de suite, afin de leur donner quelques exemples où il vaut mieux puiser l’eau et la remonter au sommet de la colline avant d’avoir à s’en servir. Ce sont des adultes. On ne peut pas se contenter de leur forcer la main. Mais si tu leur fais la lecture, ils se souviendront d’avoir entendu parler d’autres occasions où les annalistes l’auront fait et se remémoreront que ça se produisait d’habitude juste avant que la merde ne commence à pleuvoir. Ils t’écouteront. — Tobo m’a dit que tu souhaitais me parler. — Je dois t’informer de ce qui se passe ailleurs. Et te donner quelques conseils dans tes préparatifs d’incursion sur la plaine scintillante. Dont celui d’écouter Saule Cygne. Mais le point le plus crucial, c’est que tu dois renforcer la discipline. La plaine est mortellement dangereuse. Pire que la plaine de la Peur, dont tu ne te souviens sûrement pas. On ne peut y survivre sans se plier à certaines règles. Je te suggère, par exemple, de ne pas enterrer ni brûler le corps de l’homme tué la veille par une ombre, mais de le montrer à tous les survivants en leur demandant de réfléchir au sort qui leur sera réservé si un seul d’entre eux fait le zouave. Lis-leur les passages relatant nos aventures. Ordonne à Cygne de porter témoignage. — Je pourrais me contenter d’aller vous récupérer avec une poignée d’hommes sûrs ? — En effet. Mais le monde ne serait pas tendre avec ceux que tu laisserais derrière toi. En ce moment même, une ombre remonte dans le Nord pour expliquer à Volesprit où vous vous trouvez. Elle a peut-être déjà deviné ce que vous vous apprêtez à faire. Elle ne tient nullement à voir sa sœur et Toubib recouvrer leur liberté, ivres de vengeance, et rappliquera le plus vite qu’elle pourra. Et il ne s’agit pas uniquement d’elle. Il y a encore Narayan Singh. Il voyage sous l’égide de Kina, de sorte qu’il est extrêmement difficile à localiser, mais il m’arrive parfois de l’entrapercevoir. Il se trouve sur ce versant des Dandha Presh, sans doute non loin d’ici. Il songe à récupérer la Fille de la Nuit pour lui remettre ce livre que tu as troqué contre la Clé. Clé que, par ailleurs, tu ferais bien de reprendre à l’oncle Doj avant qu’il ne cède à la tentation d’agir dans son coin. Afin de permettre à Gobelin de l’étudier. — Hein ? » C’était un vrai torrent d’informations, ce matin. Toutes soigneusement répétées. « La Clé est bien davantage que ce qu’elle laisse voir présentement. J’ai l’impression que le Félon a négligé quelque chose. Doj ne cesse de la gratter pour essayer de découvrir ce qui se dissimule sous le fer. Avant de nous en remettre à lui, nous devons absolument en savoir plus long sur cet objet. Et le plus vite possible. Cette ombre ne va plus tarder à atteindre Taglios. — Arpenteur et Chaud-Lapin arrivent. Ce sont des gars peu ou prou responsables. Je leur confierai une partie de mon travail dès qu’ils se seront reposés. Ensuite je pourrai m’inquiéter de… — Inquiète-t’en tout de suite. Laisse Cygne gérer ce problème. Il a l’expérience requise et n’a plus d’autre choix que de se joindre à nous. Volesprit ne voudra jamais croire qu’il ne l’a pas trahie. — Je n’y avais pas pensé. — Rien ne t’oblige à tout faire toi-même, Roupille. Si tu veux tenir les rênes, tu dois apprendre à donner des ordres puis à t’effacer le temps qu’on les exécute. Si tu restes tout le temps dans leur dos à les harceler comme une mère poule, on ne t’aidera pas beaucoup. Tu as séduit le gros lard ? — Lequel ? — Ce bouseux de commandant local. Celui qui ne réussirait même pas à marcher au pas les pieds peints d’une couleur différente. Tu l’as emballé ? — Tu files dans le zig quand je fonce encore dans le zag. Je suis complètement paumée. — Laisse-moi te faire un dessin : oublie de lui mentionner que Volesprit fera escale ici. Tu passes un marché avec lui. Il garde son poste. Il nous aide de son mieux pour ne plus nous avoir dans les pattes. Dès qu’il a le dos tourné, tu t’arranges pour qu’il se retrouve obligé de tenter sa chance avec nous quand la tempête de merde se mettra à souffler. — D’accord. Il est pratiquement emballé. À soixante-dix pour cent. — Eh ! Souffle-lui dans le cou. Passe-lui un anneau au muscle d’amour. Fais tout ce qui te semblera bon. Si Volesprit le perd, elle ne pourra plus se fier à aucun autochtone. » À ma visite suivante, Gobelin me tint pratiquement le même discours que Murgen. Il trouva même la suggestion excellente. « Empoigne-moi ce patapouf par le manche et ne le lâche plus. Contente-toi de lui serrer un bon coup le kiki de temps en temps pour lui garder le sourire. — Il me semble avoir déjà dit ça. Tu n’es qu’un vieux cynique de mange-merde. — Ce sont toutes ces années passées à surveiller Qu’un-Œil qui ont fait de moi ce que je suis. J’étais encore une douce et innocente petite chose quand je me suis enrôlé dans ce régiment. Un peu comme toi. — Tu es né mauvais et cynique. » Il a gloussé. « Quelle quantité de matériel devons-nous rassembler, à ton avis, avant d’escalader la colline ? De quel délai disposons-nous ? — Pas l’éternité si Suvrin nous prête main-forte. — N’oublie pas qu’il ne te reste pas des masses de temps. Je n’insisterai jamais assez là-dessus. Volesprit arrive. Tu ne l’as encore jamais vue dans tous ses états. — Les guerres de Kiaulune ne comptent donc pas ? » Mais il avait dû subodorer un point crucial. Il était décidé à enfoncer le clou. « Les guerres de Kiaulune ne comptent pas. Elle s’amusait à l’époque. » Je me suis contrainte à rendre une visite que je ne cessais de repousser. La Fille de la Nuit portait des chaînes aux chevilles. Elle gîtait dans une cage de fer imprégnée de puissants sortilèges chargés d’infliger à leur victime un supplice croissant dès qu’elle tentait de s’éloigner. Elle pouvait certes s’enfuir, mais ce serait douloureux. Et elle mourrait si elle insistait. Toutes les mesures semblaient donc prises pour la garder sous notre contrôle. Excepté celle, fatale, que le bon sens me soufflait de prendre au plus vite. Je n’avais plus aucune raison de la garder en vie… mais j’avais donné ma parole. Les hommes s’exposaient à tour de rôle à sa menace en tandem, pendant les repas et ainsi de suite. Sahra n’avait pas fait preuve de laxisme. Elle estimait à sa juste valeur le danger que représentait cette fille. Dès le premier regard, la jalousie m’a noué la gorge. Elle réussissait à conserver sa beauté en dépit de sa position désavantageuse ; elle ressemblait énormément à sa mère sous une apparence plus juvénile. Mais il émanait de ses jolis yeux bleus une aura autrement ancienne et ténébreuse. L’espace d’un instant, il m’a semblé avoir affaire aux Ténèbres incarnées plutôt qu’à la Fille de la Nuit. Elle avait amplement le temps de communier avec sa mère spirituelle. Elle m’a souri comme si elle voyait les noires vipères de la tentation se glisser par les corridors obscurs de mon âme. J’avais envie de la ratatiner. De l’assassiner. De m’enfuir en implorant grâce. Je me suis rappelé que Kina et ses enfants ne sont pas mauvais au sens où l’entendent les Nordiques ni même mes coreligionnaires vehdnas… mais ce fut au prix d’un pénible effort de volonté. Néanmoins… elle était les ténèbres. J’ai reculé d’un pas, relevé le pan de la tente pour laisser entrer mon allié en pleine lumière. La fille a perdu le sourire. Elle a battu en retraite tout au fond de sa cage. Je n’ai rien trouvé à lui déclarer. Nous n’avions d’ailleurs pas grand-chose à nous dire. Je ne suis guère portée sur le triomphalisme et je n’aurais pu lui rapporter que bien peu de nouvelles du monde extérieur susceptibles de l’inciter à sortir de son expectative. Elle avait assurément hérité de la patience de sa mère spirituelle. Un coup dans mon dos m’a fait chanceler. J’ai empoigné mon petit glaive camus. Des ailes blanches ont ébouriffé ma pimpante coiffure. Des serres se sont enfoncées dans mes omoplates. La Fille de la Nuit fixait le corbeau blanc, trahissant une émotion pour la première fois depuis bien longtemps. Sa confiance vacillait. Sa peur était tangible. Elle plaquait son dos aux barreaux. « Vous vous connaissiez déjà tous les deux ? » Le corbeau a croassé quelque chose comme : « Woak ! Nouranda ! » La fille s’est mise à trembler. Elle a même pâli davantage, dans la mesure du possible. Ses mâchoires étaient tellement crispées que ses dents auraient dû se desceller. J’ai pris note mentalement d’en débattre avec Murgen. Il savait quelque chose à propos de ce corbeau. Qu’est-ce qui pouvait bien ébranler à ce point cette fille ? Le corbeau a ri. « Sœur, sœur », a-t-il ensuite chuchoté avant de prendre son essor dans la lumière du jour, faisant sursauter au passage un frère qui lâcha une bordée de jurons. J’ai scruté la fille, le temps de voir se raffermir l’acier qui l’armait. Nos regards se sont croisés. J’ai senti se dissiper sa terreur. Je n’étais rien à ses yeux moins qu’un insecte, moins même qu’un ongle incarné au tout début de son long périple à travers les siècles. J’ai détourné brusquement les yeux en frissonnant. Cette gamine était réellement terrifiante. 16 Nos journées débutent avant le lever du soleil et s’achèvent après son coucher. Elles comportent un entraînement intensif et nombre d’exercices de l’espèce que nous avons trop longtemps négligée. Tobo œuvrait avec un zèle fanatique à améliorer ses dons d’illusionniste. Je persistais à faire quotidiennement aux hommes la lecture de passages des annales pour approfondir encore et perpétuer notre fraternité, naguère base et fondement même de la Compagnie noire. J’ai bien rencontré une certaine résistance au début, naturellement, mais le message a fini par passer, à une allure qui n’était pas sans rapport avec la conscience, chaque jour plus aiguë, que nous allions bientôt réellement nous aventurer sur la plaine scintillante, voire mourir au pied de la Porte d’Ombre si Volesprit décidait d’écrire le dernier chapitre de notre histoire. L’entraînement porta rapidement ses fruits. Huit jours après la prise du fortin de la Porte d’Ombre, une autre troupe, pareille à celle de Suvrin mais beaucoup plus forte, surgissait poussivement de la campagne à l’ouest de la Nouvelle Ville. Grâce en soit rendue à Murgen, nous étions amplement prévenus. Avec l’aide de Tobo et Gobelin, nous lui avons tendu une embuscade à la mode classique de la Compagnie, à base d’illusions et de sortilèges handicapants susceptibles de désorganiser et désorienter une force armée qui, déjà, ne savait pas trop ce quelle venait faire là. Nous avons frappé vite et fort, sans aucune merci, et la menace s’est évaporée en quelques minutes. De fait, ces renforts se sont si vite éparpillés que nous n’avons pas pu faire autant de prisonniers que je le souhaitais, même si nous avons réussi à capturer la plus grande partie des gradés. Suvrin s’est généreusement chargé d’identifier ceux qu’il connaissait. C’était virtuellement un novice de la Compagnie à présent, tant il aspirait désespérément à une appartenance et à l’approbation de ses proches. Pour un peu, je me serais presque sentie coupable de l’avoir exploité sans vergogne. Nos prisonniers furent aussitôt assignés, travailleurs bien involontaires, à nos préparatifs. La grande majorité d’entre eux sautèrent sur l’occasion, car j’avais promis la liberté à tous ceux qui travailleraient dur avant notre départ. Les autres nous serviraient de porteurs dans la plaine scintillante. Le bruit se répandit bientôt parmi les prisonniers qu’après le franchissement de la Porte d’Ombre des sacrifices humains figureraient parmi les méthodes que nous comptions employer pour arriver à nos fins. J’ai trouvé Gobelin chez Qu’un-Œil, dont la présence de Gota semblait avoir accéléré le rétablissement. Sans doute espérait-il devenir assez ingambe pour les larguer, elle et sa cuisine. Je n’en sais rien. La Clé était posée entre eux sur une petite table. Doj, Tobo et Gota assistaient à la scène. Mère Gota elle-même bouclait son clapet. Sahra brillait par son absence. Elle poussait un peu trop loin sa rancœur contre Tobo. J’imagine toutefois que ça ne s’arrêtait pas à ce qu’elle daignait avouer. La terreur que lui inspirait le proche avenir devait jouer un grand rôle dans l’affaire. « Juste ici », a fait Qu’un-Œil au moment où je me penchais pour voir ce que trafiquait Gobelin. Le petit homme chauve tenait un petit marteau et un ciseau à la main. Il a tapé sur le ciseau. Un éclat de fer a volé de la Clé. Ça devait durer depuis un bon moment puisqu’une bonne moitié du fer était déjà partie, dévoilant un matériau ressemblant à l’or. L’absence flagrante de cupidité du petit sorcier m’a tellement stupéfaite que j’ai failli oublier de m’inquiéter du sort qu’ils infligeaient à la Clé. J’ai ouvert la bouche. « Ne commence pas à faire dans ta culotte, greluchonne, m’a conseillé Qu’un-Œil sans même relever les yeux. On ne lui fait pas de mal. La vraie Clé est à l’intérieur. Ce marteau d’or. Tu veux bien te pencher un peu plus ? Tu pourras peut-être lire ce qui y est inscrit. » Je me suis exécutée. J’ai scruté les caractères que le fer avait révélés. « On dirait l’alphabet du premier volume des annales. » Sans rien dire du premier Livre des Morts. Je me suis bien gardée de le mentionner. Du bout de son ciseau, Gobelin a désigné un caractère qui sortait du lot et apparaissait plusieurs fois. « Doj prétend l’avoir vu sur le temple du bois du Malheur. — Il devrait en effet s’y trouver. » Je connaissais ce symbole. Maître Santaraksita m’avait enseigné sa signification. « C’est l’emblème personnel de la déesse. Son sceau, si tu préfères. » Je n’avais pas cité de nom. « Ne prononcez pas son nom, leur ai-je conseillé. Sous aucune forme. En présence de ce symbole, ça attirerait certainement son attention. » Tout le monde m’a fixée. « Vous ne l’avez pas déjà fait, au moins ? Si ? Vous ne savez pas ce qu’il signifie réellement, oncle, n’est-ce pas ? » J’avais le pressentiment que Narayan Singh ne nous aurait jamais rendu ce marteau s’il avait réellement su ce qu’il détenait À mon avis, il n’avait d’autre raison d’être que de permettre au prêtre qui le tenait d’attirer instantanément l’attention de sa déesse. Dans ma propre religion, les anciens entretenaient avec la divinité une relation plus directe et terrifiante qu’aujourd’hui. Les Écritures nous l’enseignent. Mais, à ma souvenance, nul marteau d’or n’avait jamais joué de rôle dans le mythe de Kina. Bizarre. Maître Santaraksita pourrait peut-être me fournir des explications. Gobelin continuait d’ébrécher la Clé et moi de le regarder faire. À chaque fragment qui tombait, le processus s’accélérait. « Ce n’est pas un marteau, ai-je déclaré. Mais une espèce de pioche. Un accessoire du culte des Félons. Il doit avoir une grande signification religieuse. Montrons-le à la fille, ai-je suggéré. Voyons comment elle réagit. — Tu en sais autant que nous sur la déesse, Roupille. De quoi pourrait-il bien s’agir ? — Ce genre d’outil porte un nom bien précis, mais je ne m’en souviens plus. Chaque bande de Félons possède une pioche de cette espèce. Mais elles ne sont pas en or. Elles servaient à leurs cérémonies de funérailles après les meurtres. À broyer les os de leurs victimes pour en faire de plus petits paquets. Et parfois à creuser les tombes. Toutes ces cérémonies visaient bien sûr à satisfaire la déesse. Je crois vraiment qu’on devrait la montrer à la Fille de la Nuit. Voir ce qu’elle en dira. » Il m’a soudain semblé qu’un millier de paires d’yeux me prenaient comme point de mire, attendant que je me porte volontaire. « Pas moi. Je vais me pieuter. » Tous les yeux continuaient de me fixer. Je m’étais proclamée chef. Et seul le chef peut assumer une mission de ce genre. « D’accord. Oncle. Tobo. Gobelin. Vous allez m’apporter votre soutien. Cette enfant a des talents que nous ignorons encore. » On m’avait prévenue qu’elle cherchait encore à s’évader de son corps la nuit, en dépit de tout ce qui restreignait ses mouvements. Elle était la fille de ses deux mères et nul ne pouvait prédire ce qu’il adviendrait si nous la soumettions à une trop forte pression. « Je ne tiens pas à l’approcher, a protesté Tobo. Elle me donne la chair de poule. » Gobelin m’a devancée : « Elle la donne à tout le monde, petit. C’est la plus effroyable créature qu’il m’ait été donné de croiser en un siècle et demi. Il va falloir t’y habituer. Ça fait partie du boulot. Celui auquel tu étais prédestiné et que tu convoites si fort. » Bizarre. Gobelin le mentor et instructeur s’exprimait nettement plus correctement que Gobelin l’apprenti feignasse. « Porte la Clé, a suggéré le petit sorcier. Tu es jeune et fort. » La Fille de la Nuit n’a pas relevé les yeux à notre entrée dans la tente. Elle n’était peut-être pas consciente de notre présence. Elle avait l’air de méditer. Sans doute communiait-elle avec la Mère ténébreuse. Gobelin a flanqué un coup de pied dans les barreaux de sa cage, qui ont joliment ferraillé et répandu un nuage de rouille. « Eh bien, regardez-moi ça. Adorable, non ? — Quoi ? ai-je fait. — Elle a jeté un sort au fer des barreaux. Il rouille mille fois plus vite qu’à l’ordinaire. Petite futée. Sauf que… » La petite futée a enfin daigné nous regarder. Nos yeux se sont croisés. Quelque chose dans son regard m’a glacée jusqu’aux os. « Sauf quoi ? ai-je demandé. — Sauf que chacun des sortilèges qui l’enchaînent et la contrôlent est lié à cette cage. Tout ce qui lui arrive se répercute sur elle. Regarde sa peau. » J’ai compris ce qu’il voulait dire. La Fille de la Nuit n’était pas exactement rouillée, mais son épiderme était couvert de mouchetures et de taches. Son regard s’est posé successivement sur oncle Doj, Gobelin, Tobo… et elle a brusquement hoqueté comme si elle le voyait pour la première fois. Elle s’est levée lentement, s’est avancée vers les barreaux et l’a fixé dans le blanc des yeux. Puis son front s’est plissé fugacement et elle a baissé les yeux sur le fardeau de Tobo. Sa bouche a béé et – parole d’honneur ! – il en est sorti le barrissement d’un éléphant furieux. Ses yeux se sont écarquillés. Elle a plongé en avant. Ses fers ont cédé. Les barreaux de la cage ont grincé et il a plu une nouvelle averse de rouille. Elle a tendu le bras en s’efforçant désespérément de s’emparer de la Clé. De petits lambeaux de sa peau noircissaient et se desquamaient. Elle n’en restait pas moins belle. « Il me semble que nous pouvons désormais affirmer que cet objet est d’une grande importance pour les Félons, ai-je déclaré. — On peut le dire en effet », a reconnu Gobelin. Le bras de la Fille de la Nuit donnait à présent l’impression d’être grièvement brûlé. « En ce cas, éloignons-le d’elle et voyons si nous ne pouvons pas découvrir autre chose. Tobo, fais renforcer cette cage et remplacer ses chaînes ! » Le garçon regardait fixement la Fille de la Nuit comme s’il la voyait à son tour pour la première fois. « Ne me dites pas qu’il est tombé amoureux. Si nous devions aussi nous faire du mouron à ce propos, je crois que je ne tiendrais pas le coup. — Non, m’a rassurée oncle Doj. Il ne s’agit pas d’amour, me semble-t-il. Mais peut-être de l’avenir. » J’ai eu beau tenter de creuser, il a refusé de s’étendre. Il restait l’oncle Doj, le mystérieux prêtre des Nyueng Bao. 17 Après la débâcle de la colonne de renfort, la situation se serait plutôt arrangée. Murgen affirmait que nul ne risquait plus de se lever contre nous, du moins sans l’assistance de Taglios. Hélas, ces secours étaient d’ores et déjà en chemin. Volesprit fendait les airs, gagnant le Sud par petits bonds erratiques qui, s’ils la rapprochaient plus vite de nous qu’aucun animal connu – plus vite même que les étalons magiques de la Tour de Charme –, n’en restaient pas moins ridicules pour un tapis volant. Naguère encore, le Hurleur franchissait en l’espace d’une nuit la distance séparant Belvédère de Taglios. Volesprit devait se reposer plusieurs heures chaque fois qu’elle avait volé pendant une heure. Malgré tout, elle arrivait sur nous. Et cette nouvelle avait galvanisé nos troufions. Dans la mesure où il ne restait plus que quelques jours, voire quelques heures, tous avaient bouclé leur barda et s’échinaient dur. J’en voyais bien peu coincer leur bulle ou gaspiller leurs efforts, et tous s’efforçaient consciencieusement de remplir leur devoir à l’entraînement. Suvrin participait comme les autres à l’exercice et se crevait le cul. Littéralement. Il n’avait rejoint nos rangs que depuis peu mais fondait à vue d’œil et commençait à retrouver la forme. Il m’a abordée peu après que Murgen et Gobelin ont commencé à m’informer régulièrement des progrès de Volesprit. « Je veux rester avec vous, m’dame. — Quoi ? » Sidérée. « Je ne suis pas certain de vouloir m’enrôler dans la Compagnie noire, mais je sais au moins une chose : je n’ai pas envie de me trouver sur place quand la Protectrice débarquera. Elle a la réputation de se laisser rarement désarçonner par les faits. Peu lui importera que mes tentatives de résistance aient été futiles. — Vous avez raison en effet. Si jamais elle se rendait compte que vous avez flanché par crainte de mourir si vous faisiez ce qu’elle attendait de vous, elle se débrouillerait pour vous donner la mort. Et le plus cruellement possible. Très bien, Suvrin. Vous avez tenu parole et vous avez bien travaillé. » Il a tiqué. « Savez-vous seulement ce que signifie “Suvrin” ? — Junior, grosso modo. Mais le surnom vous restera. La plupart des gars de la Compagnie ne répondent pas à leur nom de baptême. Et ceux qui portent apparemment un nom courant sont d’ordinaire affublés d’un pseudonyme. Tous cherchent à fuir leur passé. Ce sera aussi votre cas. » Il a fait la grimace. « Allez trouver maître Santaraksita. Vous resterez son assistant en attendant que je vous trouve mieux. Le vieux Baladitya ne nous est plus d’aucune utilité. Il est encore moins efficace que Santaraksita, qui ne cesse de retarder le bouclage de ses valises parce qu’il s’absorbe de plus en plus dans ses bouquins. » Santaraksita avait réussi à acquérir sur place plusieurs antiques volumes miraculeusement épargnés par les innombrables désastres infligés à la région au cours des dernières décennies. » Suvrin s’est fendu d’une courbette. « Merci. » Il marchait d’un pas nettement plus guilleret en s’en retournant. Je soupçonnais Santaraksita et lui d’avoir de nombreux points communs. Bon sang ! Suvrin savait même lire ! Tobo s’est matérialisé. « Mon père m’a chargé de te prévenir de l’arrivée de Volesprit à Charandaprash. Où elle a décidé de se reposer avant de franchir les Dandha Presh. — Quelques heures de répit supplémentaires. Excellent. Ça signifie qu’avec un peu de chance elle ne trouvera plus ici que les traces de notre passage. Où en es-tu avec ta mère ? As-tu au moins fait quelques efforts ? — P’pa tient aussi à ce qu’on poste une sentinelle armée d’un cor, dont elle sonnera quand la Protectrice se rapprochera dangereusement. Il affirme en outre que tu devrais rappeler dès maintenant les factionnaires qui surveillent la passe, au cas où Volesprit changerait d’avis et déciderait d’avancer son séjour. » Très bonne idée. Chaud-Lapin et Arpenteur ont commis la grosse bévue de s’approcher à découvert. Je les ai envoyés rappeler les éclaireurs. « Tobo, tu ne peux pas continuer à ignorer ta mère. Tu finiras par t’entendre encore moins bien avec elle qu’elle et ta grand-mère. — Roupille… pourquoi refuse-t-elle de me laisser grandir ? — Parce que tu restes son bébé, crétin ! Tu ne le comprends donc pas ? Tu le serais encore quand tu aurais deux fois l’âge de Qu’un-Œil. Le seul qu’un destin cruel n’ait pas englouti. Tu te rappelles que ta mère a eu d’autres enfants et qu’elle les a perdus, non ? — Euh… ouais. — Je n’ai jamais eu d’enfant. Et je n’en veux pas. Je sais a quel point il est horrible de voir mourir le fruit de ses entrailles sans pouvoir intervenir. La famille compte beaucoup, soi-disant, pour les Nyueng Bao. Je veux que tu laisses tomber ce que tu es en train de faire. Sur-le-champ. Va t’asseoir sur ce rocher. Consacre les deux heures qui viennent à ne réfléchir qu’à ce que ta mère a dû ressentir en voyant mourir tes frère et sœur. À son refus désespéré de revivre un pareil événement. À ce que cela peut signifier d’être dans sa peau quand on est passé par tout ce qu’elle a vécu. Tu es un garçon intelligent. Tu peux le deviner. » Quand on a côtoyé assez longtemps les gens, on finit par pressentir leurs réactions. J’ai compris qu’il mourait d’envie, dans sa colère, de me rappeler que j’étais encore plus jeune que lui quand j’avais lié mon destin à celui de Baquet et de la Compagnie ; argument qui n’avait strictement rien à voir, sans doute, avec notre discussion, mais auquel on recourt volontiers à son âge. « Si tu comptes me répondre, tâche d’y réfléchir à deux fois. Car si tu te révèles incapable de réfléchir et de discuter rationnellement, tes chances de succès dans la magie sont bien maigres, si doué que tu sois. Je sais. Je sais. Tout ce que tu as pu voir t’a sans doute enseigné que plus les sorciers sont puissants, plus ils sont cinglés. Mais chacun, dans les limites de sa folie, observe une logique rigoureuse, quasiment mathématique. Toute la puissance de leur esprit sert cette folie. Lorsqu’il leur arrive de trébucher, c’est qu’ils ont permis à leurs émotions ou à leurs désirs inavoués de prendre le dessus. — D’accord, je me rends. Je resterai assis sur ce rocher jusqu’à ce qu’il se fendille. Oh, p’pa m’a aussi dit de te rapporter que Narayan Singh était quelque part dans les parages. Il peut sentir la présence du Félon, mais pas le localiser. Kina le protège de ses rêves. P’pa dit que tu devrais demander au corbeau blanc de le chercher. Si tu parviens du moins à le dénicher et à le faire tenir assez longtemps tranquille. — Chasseuse-de-corbeaux. Je devrais peut-être adopter ce surnom. C’est plus glorieux que Roupille. — Tobo sonne déjà plus glorieux que Roupille. » Il s’est dirigé vers le rocher et s’est installé dessus dans la posture requise. J’espérais avoir semé des graines qui germeraient, prendraient racine et écloraient pendant qu’il s’efforcerait de ne penser qu’à cela. « Au moins peut-on changer de nom en grandissant… » Inepte. Je peux leur demander à tous de m’appeler par le nom qui me chante chaque fois que l’envie m’en prend ! Chasseuse-de-corbeaux a fini par renoncer à son sobriquet. Chou blanc. Le monstre blanc n’était nulle part en vue. Je suis donc allée consacrer quelque temps à Sahra, bien qu’elle ne m’ait pas accueillie avec la plus grande bienveillance. Nous avons évoqué le bon vieux temps, les mauvaises passes et les imperfections de son époux jusqu’à ce que je la trouve assez détendue pour écouter ce que j’avais à lui dire de Tobo. Cette canaille a marqué un point en déboulant au moment idoine avec un rameau d’olivier. Voyant que tout se passait au mieux, j’ai préféré me retirer. J’espérais que la paix régnerait, mais je ne m’attendais pas à ce qu’elle durât éternellement. J’aurais parié sur une petite semaine de sérénité. Dans une semaine, nous saurions s’il était possible de libérer les Captifs. Dans une semaine, nous aurions tous trouvé la mort sur la plaine scintillante ou nous serions sur le point de redevenir une arme de destruction absolue. À moins que… 18 Le cor d’alarme a résonné dans les profondeurs de la nuit alors même que les hommes de garde somnolaient encore. Mais le sonneur de cor était marié à sa mission. Il sonnait sans relâche. Quelques minutes plus tard, le campement grouillait comme une fourmilière. Quant à moi, j’étais sortie de ma tente, le cœur au bord des lèvres, et j’arpentais le campement pour m’assurer que ce chaos n’était qu’apparent. Mais chacun restait calme et concentré. Aucune panique. J’étais contente. Mieux vaut un peu d’entraînement et de discipline que pas du tout. Je me suis faufilée dans la tente de Gobelin. Sahra et Tobo s’y trouvaient déjà et ne s’entre-tuaient pas. J’avais peut-être réussi à percer les défenses du gamin. J’allais devoir les tenir à l’œil tous les deux. Pendant mes surabondants moments de loisir. Je me suis penchée sur le projecteur de brume. « Quelles nouvelles ? — Volesprit a décollé et fait route vers le Sud. Elle espère arriver peu avant le lever du soleil. Elle a une idée assez précise de votre position. Pendant qu’elle se reposait, elle a envoyé une ombre en reconnaissance pour vous localiser. Elle n’en a pas appris beaucoup plus. L’ombre n’a pas osé s’approcher suffisamment pour surprendre vos conversations. Volesprit envisage de se travestir pour infiltrer le campement et découvrir vos véritables intentions. Depuis le tout début, elle est persuadée que nous sommes tous morts. Bien qu’elle ne nous ait pas tués après nous avoir tendu son piège. Elle a fui au loin, convaincue que nous péririons tous au bout de quelques jours. Je m’attends à ce qu’elle reçoive un grand choc en apprenant que Toubib et Madame ont survécu. De quoi lui gâcher tout un siècle. — À quelle allure voyage-t-elle ? Tâche de l’évaluer. Tu disais qu’elle serait là avant le lever du soleil. Mogaba l’accompagne-t-il ? » Le cas échéant, sa présence jouerait énormément sur son état d’esprit à l’arrivée. Et, conséquemment, sur la décision que je serais amenée à prendre. « Non. Si elle parvient à se fondre dans la masse de la Compagnie et à dénicher les réponses à ses questions, elle vous pulvérisera, vous éparpillera, s’emparera de la Clé et s’en ira retrouver le Grand Général. » Dès qu’il donnait son titre à Mogaba, Murgen ricanait. Le fait que nous ne l’avons jamais réellement vaincu – anéanti, je veux dire – pendant les guerres de Kiaulune ne contribuait guère à renforcer le mépris que nous vouions à ce traître doublé d’un déserteur. « Préviens-moi si elle tente un coup tordu. Tu es passée voir ta mère, Sahra ? — Brièvement. Doj et Jojo sont là pour l’aider et Qu’un-Œil la trouve légèrement délirante. Elle ne cesse de marmotter à propos de je ne sais quel collet et d’un pays des ombres inconnues, et d’invoquer le ciel, la terre, le jour et la nuit. — Et que tout mal y endure une éternelle agonie. — Oui. Ça aussi. Qu’est-ce que ça signifie ? — Je n’en sais rien. Une phrase que j’ai entendue quelque part. Elle a sûrement un rapport avec la plaine scintillante, mais j’ignore lequel. Doj pourrait sans doute te le dire. Il m’avait promis de collaborer de son plein gré quand j’ai refusé de devenir son apprentie, mais je n’ai encore rien vu. Autant ma faute que la sienne, j’imagine. Je n’ai pas eu le temps de le pressurer. J’ai du boulot. » Je suis ressortie. L’animation avait cédé le pas à une organisation plus rigoureuse. Des torches et des lanternes éclairaient la route de la Porte d’Ombre. Un groupe de nos troufions les plus audacieux s’en approchait déjà, disposant d’autres éclairages ou étalant les poudres de couleur qui servaient à marquer la route. Les bêtes de somme commençaient de s’aligner, chargées de fardeaux. Comme une file de chariots. Les bébés pleuraient, les gosses geignaient, un chien aboyait sans relâche. De partout nous parvenaient les bruits d’hommes se faufilant dans l’obscurité au-delà du cercle de lumière. Des prisonniers, persuadés jusque-là que nous allions les entraîner sur la plaine scintillante pour servir à nos sacrifices humains, étaient éconduits, chassés vers la Nouvelle Ville. Quelques-uns de nos gars les plus endurcis auraient aimé s’en servir comme porteurs à la place des animaux, pour disposer d’eux ensuite quand ils ne nous seraient plus d’aucune utilité. J’avais refusé. Ils risquaient de se rebeller et de regimber après les premiers décès, et nous ne pourrions même pas les manger une fois épuisés les vivres qu’ils porteraient. Point tant, au demeurant, que nous fussions en majorité carnivores. Mais ceux d’entre nous qui étaient autorisés à manger de la viande le feraient dès le départ. J’ai épié Saule Cygne qui fendait la cohue. Il crachait ses ordres tel un sergent instructeur. Je l’ai abordé. « Nostalgique du bon vieux temps, quand tu étais encore patron des Gris ? — Un authentique génie dont nous tairons le nom a dépêché tous les sergents à la Porte d’Ombre pour se livrer aux préparatifs. Il n’a désigné personne pour activer les choses ici. » L’authentique génie anonyme a dû reconnaître qu’il avait raison. Arpenteur, Chaud-Lapin, Spiff et tous ceux que je connaissais depuis longtemps et à qui je me fiais le plus se trouvaient déjà là-bas ou vaquaient quelque part dans le noir. Je m’étais sans doute persuadée que Sahra et moi pouvions assumer tout le reste. En oubliant que j’allais devoir piquer des sprints dans tous les coins et prendre des décisions pour tous ceux qui manquaient d’initiative. « Merci. Si je n’ai pas reçu de proposition plus intéressante à mon quarantième anniversaire, je t’épouse. » Cygne a claqué des talons sans grande conviction. « D’accord. Quel âge as-tu ? — Dix-sept ans. — C’est à peu près ce que je t’aurais donné. Plus vingt bonnes années d’expérience, de sueur et de larmes. — La vie n’est pas facile pour les adolescents, de nos jours. Demande à Tobo. Nul n’a jamais connu une existence plus effroyable que la sienne. » Il a gloussé. « À propos d’ados, qui s’occupe de la Fille de la Nuit ? Pas moi, toujours est-il, si jamais l’idée te traversait l’esprit. — Zut ! J’avais songé à Doj et Gobelin. Mais Gobelin est déjà pris ; il nous aide à traquer Volesprit. Et Doj doit se charger de Gota et Qu’un-Œil. Merci de me l’avoir rappelé. » Je suis retournée vers la tente de Gobelin. « Eh, bas-du-cul ! Laisse faire Tobo et Sahra. On doit embarquer la Fille de la Nuit. » Gobelin est sorti de sa tente en marmottant, il a inspecté la confusion des yeux et grommelé : « D’accord. On s’y attelle. Mais comment se fait-il qu’on ne lui ait jamais donné de nom, bordel ? Quelle importance qu’elle n’en veuille pas ? Elle n’a pas non plus envie de vivre dans une cage. Même “Boubou” serait plus simple que “la Fille de la Nuit” ! Wouah ! C’est quoi ce truc, bon sang ? » Il regardait derrière moi, vers le pied de la colline. Je me suis retournée et j’ai vu deux yeux rouges se rapprocher rapidement en s’agitant dans le noir. J’ai empoigné mon glaive. Puis froncé les sourcils en reconnaissant un fracas de sabots. « Eh, c’est toi, mon pote ? me suis-je écriée. Qu’est-ce que tu fabriques ici, par l’enfer ? Je croyais que tu bossais maintenant pour l’autre traître ? » Le vieil étalon noir s’est rapproché de moi et a baissé la tête pour ébouriffer mes cheveux au-dessus de mon oreille droite. J’ai enlacé son encolure et je l’ai étreint. Nous avions été amis à une époque, mais pas au point de m’imaginer qu’il fausserait compagnie à Mogaba et franchirait des centaines de kilomètres pour me retrouver maintenant qu’il me savait encore de ce monde. Ces créatures avaient été façonnées pour servir la Dame de la Tour mais avaient pris l’habitude de passer d’un maître à l’autre. Celui-là avait appartenu à Murgen avant de tomber sous ma coupe. Puis je l’avais perdu. « Tu ferais mieux de t’en aller, lui ai-je déclaré. Tu tombes vraiment mal. Volesprit nous survolera dans quelques heures. Du moins si nous ne sommes pas entrés dans cette plaine. » Le destrier a inspecté des yeux mes compagnons et ce qu’il distinguait de la Compagnie noire, puis il a frissonné. Là-dessus, il a tourné le regard vers Cygne et émis un reniflement sardonique parfaitement humain. Je lui ai tapoté la nuque. « Je suis bien de ton avis, mais Cygne a quelques qualités qui font qu’on lui pardonne tout le reste. C’est juste qu’il les cache bien. Va trotter si ça te chante. Mais sans moi. Pas à cru. » Cygne a encore gloussé. « Au temps pour les fiers cavaliers vehdnas qui dédaignaient orgueilleusement selle, étriers et éperons. — Sans vouloir me rabaisser, je dois néanmoins te faire observer que la plupart de ces fiers cavaliers mesuraient plus d’un mètre quatre-vingt-dix. — Je te trouverai un escabeau. Et je te promets aussi de ne jamais dire un mot de la manière dont se comportaient ces fiers conquérants quand ils affrontaient une cavalerie férue de selles et d’éperons. — Mords-le, mon pote. » À mon plus grand étonnement, l’étalon a henni et refermé les dents sur l’épaule de Cygne. Saule a sauté en arrière. « Tu as toujours eu des manières de rustaude, demi-portion. Et mauvais caractère. — Sans doute mes fréquentations. — Loin de moi l’idée d’interrompre ton badinage, Chasseuse-de-corbeaux, a laissé tomber Gobelin, mais il me semblait que tu envisageais de faire quelque chose de Boubou. — Oh, l’indiscret et sarcastique mange-merde ! Il me semble en effet. Et j’ai également négligé notre vieil ami Khusavir Pietr. Je n’ai pas pris de nouvelles de lui depuis un bon moment. Va-t-il bien ? » Le cheval m’a encore donné un coup de museau. Je lui ai tapoté l’encolure. Sans doute regrettait-il davantage que moi le bon vieux temps. « Je peux aller voir. Tu as sans doute omis d’en tenir compte dans ton maître-plan. — Oh, que non pas ! Pas le moins du monde. J’ai réservé à Khusavir Pietr une mission bien particulière. Et, s’il la mène à bien, non seulement il s’en sortira vivant, mais je passerai l’éponge sur les événements de Kushkhoshi. » Quelqu’un a hurlé. Une boule de feu écarlate a flamboyé dans la nuit. Et manqué sa cible. Mais elle n’a pas loupé une tente. Puis une seconde immédiatement après, suivie de la rustique baraque de bois édifiée par les hommes en attendant mon arrivée, toutes trois se sont mises à brasiller. « C’était Narayan Singh, a affirmé Saule Cygne, décrivant ce qu’une quarantaine au moins de personnes avaient vu au cours de cette brève seconde d’embrasement. Et il avait Boubou… — La ferme, Cygne. » Je me suis mise à invectiver tous ceux qui se trouvaient à proximité, dans l’espoir d’organiser une traque. « Calme-toi, Roupille, m’a conseillé Gobelin. Attendons simplement qu’elle se mette à hurler pour aller la cueillir. » J’avais oublié l’invraisemblable arsenal de sortilèges de contrôle attaché à la Fille de la Nuit. Sa souffrance croîtrait en proportion géométrique de son éloignement de la cage. Puis, à une certaine distance connue des seuls Gobelin et Qu’un-Œil, les sortilèges d’étouffement se déclencheraient et se resserreraient promptement. Narayan pouvait certes nous l’enlever, mais il la tuerait ce faisant. À moins que… J’ai posé la question. « Les sortilèges doivent être levés de l’extérieur. Elle pourrait bien être sa mère, sa tante, les Maîtres d’Ombres et les Dix Asservis à la fois qu’elle devrait faire appel à un tiers pour se libérer. — Très bien. Attendons ses cris, en ce cas. » Mais aucun cri n’a retenti. Ni maintenant ni jamais. Murgen la chercha âprement. Il n’en découvrit aucune trace. Kina devait rêver de toutes ses forces pour protéger les siens. Gobelin continuait d’affirmer imperturbablement qu’ils ne pouvaient être loin et que la Fille de la Nuit n’avait en aucun cas pu rompre le lien qui l’enchaînait à sa cage. « S’il en est ainsi, rassemble quelques hommes et traîne la cage jusqu’à la Porte d’Ombre, ai-je ordonné à Cygne. Nous l’obligerons à nous suivre. » Le cor d’alarme a encore retenti. Volesprit avait franchi les sommets. Elle était passée sur notre versant des Dandha Presh. On apercevait des lueurs à l’est. Il était grandement temps de partir. 19 Une assez brutale discussion se déroulait à bord du tapis de Volesprit à l’approche de sa destination ; elle rasait les rochers, les feux aveuglants du soleil en toile de fond. Elle-même aurait préféré laisser tomber ce projet de déguisement et d’infiltration du camp ennemi pour débouler comme une tornade meurtrière et massacrer tout ce qui n’était pas Volesprit. Mais elle risquait, ce faisant, de s’exposer aux ripostes de gens qui s’étaient montrés notoirement ingénieux et inventifs par le passé. Sa capacité à innover était sans nul doute la plus exaspérante de toutes les traditions de la Compagnie noire. Elle atterrit, descendit du tapis et le dissimula à la vue à l’aide d’un sortilège mineur. Puis rampa vers le campement de la Compagnie par petites étapes progressives, jusqu’à trouver une bonne cachette où procéder aux infimes modifications d’apparence et autres illusions qui la rendraient méconnaissable. Cette tâche exigeait la plus parfaite concentration. Dans les buissons, non loin de son point d’atterrissage, oncle Doj rampait lui aussi sur le ventre en direction du tapis volant ; il recourut à ses modestes talents de sorcier pour s’assurer qu’il n’y avait pas de pièges puis détruisit le tapis de Volesprit en usant d’une méthode aussi rudimentaire que directe : à la hache. Sans doute était-il âgé et un peu plus lent, mais il n’en restait pas moins très vif, agile et discret. Il avait quasiment regagné la Porte d’Ombre quand Volesprit fit son apparition, quintessence de la jeunesse virile et débraillée. Un corbeau blanc, perché en équilibre précaire sur un buisson en mal de pluie, la regarda passer. Quand elle fut assez loin pour ne plus rien voir de gênant en se retournant, l’oiseau battit des ailes jusqu’au théâtre de sa métamorphose et entreprit de fouiller les vêtements et autres babioles qu’elle avait abandonnés sur place. Il ne cessait de caqueter comme s’il parlait tout seul. Volesprit entra dans le camp où elle s’attendait à trouver les reliquats de la Compagnie noire. Il était désert. Mais elle aperçut un peu plus haut une longue colonne qui, d’ores et déjà, avait dépassé la Porte d’Ombre. Un homme armé d’une épée ne l’avait pas encore franchie, mais il se déplaçait prestement et un certain nombre de ses compagnons l’attendaient de l’autre côté. Ils avaient la Clé ! Et ils s’étaient servis de ce foutu machin ! Elle aurait dû se presser davantage ! Attaquer ! Bon sang, tout le monde savait que la subtilité n’était pas de mise avec ces gens. Eh ! ils étaient certainement informés de son arrivée. C’était la seule explication. Ils savaient qu’elle allait rappliquer, savaient où elle se trouvait en ce moment même… La première boule de feu obéissait à un tir si précis qu’elle l’aurait décapitée si Volesprit n’avait pas plongé juste à temps. Un instant plus tard, ces satanés projectiles fusaient de plusieurs sources à la fois, enflammaient les broussailles et fracassaient les rochers. Elle se plaqua au sol et se mit à ramper ventre à terre. Avant de ménager sa dignité, elle devait s’éloigner du point de mire. Hélas, ses efforts semblaient vains. Ces assassins donnaient l’impression de toujours savoir exactement où elle se trouvait et son déguisement ne les abusait pas une seconde. Voyant se rapprocher dangereusement un essaim de boules de feu, elle se précipita dans une crevasse profonde qui servait encore récemment de latrines. Peu importait. Pour l’instant, c’était un précieux refuge. Les tireurs embusqués ne pouvaient plus l’atteindre sans sortir de leur cachette et venir sur elle. Elle profita d’une pause de l’ingénieur pour préparer et lancer sa contre-attaque. Celle-ci faisait appel à une pléthore de couleurs, de flammes, de bouillonnements et d’explosions huileuses qui ne firent pas grand mal à ses agresseurs, au demeurant, puisqu’ils avaient franchi la Porte d’Ombre au pas de course dès qu’elle avait plongé dans la fosse septique. Elle escalada les parois et ressortit. Rien ne se produisit. Elle fixa la colline en fronçant les sourcils. Donc les tireurs eux-mêmes étaient désormais passés de l’autre côté de la Porte. Près d’une douzaine d’individus s’amassaient encore là, attendant de voir sa réaction. Elle se contraignit à recouvrer son calme. Pas question de les laisser la pousser à commettre une sottise. La Porte d’Ombre était extrêmement fragile. Un seul geste colérique ou irréfléchi de sa part risquait de l’endommager irrémédiablement. Elle triompha de la fureur qui menaçait de la submerger. Sa malfaisance était antique. Le temps était son plus précieux allié. Elle savait endurer. Elle remonta la pente en boitillant et épuisa ce faisant son courroux avec une aisance inconnue de tout être humain normal. La côte en contrebas de la Porte d’Ombre était parsemée de carrés et d’andains à la craie de couleur. Un chemin sûr, soigneusement balisé, les traversait. Elle ne céda pas à la tentation de l’emprunter. Avec un peu de chance, ils auraient oublié qu’elle était déjà passée par là. À moins qu’ils ne refusent tout bonnement de croire qu’elle se souviendrait de ce détail : à l’époque, le seul itinéraire sûr traversait la Porte d’Ombre trois mètres plus à l’ouest, juste derrière cette cage de fer rouillée et tordue qui gisait sur le flanc comme si elle était en train de mourir d’épuisement. Elle agita l’index. « Vilains, vilains garçons. » Saule Cygne – maudits soient les ossements de ce traître promis à une mort certaine ! – et la famille nyueng bao la fixaient d’un œil impavide. Gobelin, le petit sorcier au visage blême, souriait d’un air narquois, visiblement conscient de sa responsabilité dans son actuelle claudication. Et la hideuse nabote grimaçait méchamment. « Je n’essayais pas seulement de te piéger, Volesprit. J’ai bel et bien réussi. » Elle leva la main, l’index tendu, en un geste qu’elle tenait de toute évidence d’un Nordique. « L’eau dort, Protectrice. » Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire, bordel ? 20 Nul être humain n’est capable de sauter si haut. Néanmoins, Volesprit réussit à décoller les pieds du sol de plus de trois mètres, un poil de cul avant que la boule de feu ne fendît l’air là où elle se trouvait l’instant d’avant. J’aurais mieux fait de fermer ma grande gueule. Jubiler vous fiche dedans à chaque fois. On ne compte plus les récits ni les sagas dont le héros doit sa survie aux stupides vantardises triomphalistes de son geôlier, qui s’entête à retarder d’autant son exécution. Vous pouvez ajouter Roupille à la liste, l’annaliste de la Compagnie qui commet la plus grosse bourde imaginable en permettant à sa cible de rester sur le qui-vive. Bien sûr, Volesprit est rapide. D’une vivacité épique. Ce pauvre vieux Khusavir Pietr n’a eu que le temps de tirer deux autres boules de feu avant qu’elle ne lui tombe dessus là où nous l’avions enchaîné. Ça n’avait pas marché comme je l’avais espéré. Seulement comme je m’y étais attendue. Khusavir Pietr aurait désormais les plus grandes peines du monde à nous rembourser sa dette. J’ai surpris un mouvement du coin de l’œil : le corbeau blanc fondait du ciel comme un faucon prêt à frapper. Il a subitement décroché pour s’éloigner en vol plané. « Sœur, sœur », ai-je murmuré dans un souffle. Je commençais à déchiffrer les messages. « Arrive ici, Tobo. » Tobo portait la Clé. Il aurait dû normalement prendre la tête de la colonne, mais il était resté pour admirer le feu d’artifice. De nous tous, il était le seul à n’avoir pas le bon sens de baliser. Dans la mesure où il ne se trouvait pas à la place qu’il aurait dû occuper, la colonne tout entière avait cessé de progresser un peu plus haut. Il s’est approché la queue entre les jambes, s’attendant à une punition. Qui lui pendait d’ailleurs au nez. Mais plus tard. « Brandis la Clé. — Mais ça ne… — La Compagnie n’est pas un club d’opinion, Tobo. Montre-lui la Clé. Maintenant. » Il l’a soulevée au-dessus de sa tête d’un geste colérique. Le soleil matinal faisait scintiller la pioche d’or. Volesprit n’a pas paru s’en émouvoir. Il est vrai que cette démonstration ne lui était pas personnellement destinée. Je tenais à ce que Narayan Singh sache ce qu’il avait laissé filer entre ses doigts. La Clé, bien entendu ; mais aussi une antique et sainte relique du culte des Étrangleurs de Kina. Du temps de leur gloire, chaque compagnie de Félons en emportait une réplique. « Tantôt on gagne et tantôt on perd, Narayan. Tu as réussi à nous reprendre la fille en profitant de la confusion. Mais moi, j’ai cela. Et je peux la porter. Garde la Fille de la Nuit et emmène-la où tu voudras. Du moins si tu arrives à les porter toutes les deux, elle et sa cage. » Gobelin et Qu’un-Œil avaient confectionné un chef-d’œuvre de sorcellerie maléfique. Elle ne pouvait échapper à sa cage, même en la détruisant. Quoi qu’elle lui infligeât, elle subirait le même sort. Je n’étais pas particulièrement heureuse d’abandonner cette cage, mais la Porte d’Ombre s’était opiniâtrement entêtée à lui refuser le passage. Nous aurions sans doute pu en venir à bout par la seule force musculaire, mais, quand les boules de feu ont commencé à voler, je n’avais pas encore rassemblé assez d’hommes à cet effet. Bonne chance, bébé Ténèbres ! Si tu comptes poursuivre tes noirs desseins, tu devras te trimbaler toute cette ferraille. J’espérais que Singh avait caché le Livre des Morts sur l’autre versant des Dandha Presh ; il s’en faudrait d’un bon bout de temps, en tout cas, avant que ce bouquin et la Fille de la Nuit ne tombent dans les bras l’un de l’autre. Assez pour me permettre d’atteindre mon but. D’arriver à mes fins. « Parfait, Tobo. Maintenant, reprends la tête et ébranle-moi cette foule. Parle-moi un peu de ces cercles où l’on peut bivouaquer, Cygne. Et tâche d’évaluer au mieux le délai qui nous sépare des premiers problèmes que nous poseront les brèches du bouclier de protection sur la route. — Autant qu’il m’en souvienne, ces cercles ne sont distants que de quelques heures de marche. Et, s’ils nous servaient de campement, c’étaient en réalité des carrefours, à mon avis. On s’en rend mieux compte de nuit. Tu verras. Tout est très différent de nuit », a-t-il ajouté d’une voix lourde de menaces. Dont le ton ne m’a pas franchement plu. Je me trouvais encore à l’arrière-garde et à mi-chemin de la crête quand Volesprit a découvert ce qu’il était advenu de son tapis. Son hurlement de colère nous est parvenu en dépit de l’effet tampon produit par la barrière mystérieuse qui nous isolait du reste du monde. Au même instant, la terre a frémi. Oncle Doj se tenait non loin, au bord de la route, et contemplait triomphalement son œuvre. « La perspective de rentrer à pied n’a pas l’air de l’enchanter », ai-je laissé tomber. Planté juste derrière moi, mon copain l’étalon regardait par-dessus mon épaule. Il a émis ce qui aurait pu passer pour un ricanement s’il n’était pas sorti de la bouche d’un cheval. Doj s’est permis un de ses rares sourires. Il était tout content de lui. « Qu’est-ce que tu as encore fait ? m’a demandé Saule Cygne. — Pas moi. Doj. Il a anéanti son seul moyen de transport. Elle en est réduite à ses deux sabots. Séparée de son seul ami par deux cents kilomètres. Et Gobelin, en outre, lui a déjà esquinté un pied, lui interdisant de courir ou de danser. — Ce que tu essaies de me dire, c’est que tu as créé un nouveau Boiteux ! » Il était assez âgé pour se souvenir de la Némésis de la Compagnie. Je pouvais difficilement le contredire. J’avais perdu le sourire. J’avais relu assez souvent ces annales, car le capitaine les avait tenues lui-même dans son jeune temps. « Nan. Je ne crois pas. Volesprit n’a ni le venin concentré ni la malice quasi divine qui animait le Boiteux. Elle ne se laisse pas obnubiler comme lui par une idée fixe. C’est plus un chaos ambulant, alors qu’il était la malfaisance incarnée. » J’ai montré mes doigts croisés à Cygne. « Je ferais mieux de passer en tête et de faire semblant de savoir où je vais. Tobo ? — Il ne t’a pas attendue, a lancé Doj. Tu l’as secoué. » Je me suis rendu compte que la colonne avait repris sa marche ; ce qui signifiait que Tobo était d’ores et déjà entré dans la plaine scintillante en brandissant la Clé comme un talisman protecteur. J’allais devoir mûrement réfléchir à cet objet : considéré comme sacro-saint par les Étrangleurs, il avait sans doute traversé la plaine scintillante jusqu’à mon monde aux mains des ancêtres des Nyueng Bao. Que pouvait-il bien signifier aux yeux de leur dernier prêtre initié ? Là encore, ça donnait à penser. 21 Quelques secondes avant d’atteindre la crête et de voir enfin la plaine scintillante de près, quelque chose a attiré mon attention sur le bord de la route : un petit crapaud noir au dos tacheté de stries et de spirales vert bouteille. Ses yeux avaient la couleur du sang frais. Il cherchait à se déplacer dans un sens ou dans l’autre, mais sa patte gauche était blessée et, quand il essayait de sauter, il ne parvenait qu’à pivoter sur lui-même. « D’où sort-il donc, celui-là ? Rien ne devrait vivre ici, normalement. » Je m’étais attendue à voir se réduire les essaims de mouches qui harcelaient les animaux dès qu’elles sortaient des zones sûres en bourdonnant et croisaient des ombres tueuses. « Il ne survivra pas bien longtemps, m’a répondu Cygne. Le corbeau blanc l’a lâché. J’ai l’impression qu’il l’avait emporté pour en faire son repas. » Il a montré du doigt. Le corbeau blanc. Plus hardi que jamais, l’oiseau avait pris ses aises sur l’échine de mon ami l’étalon noir mystique. Le cheval semblait se satisfaire de cette situation. S’il ne fanfaronnait pas. J’en ai du moins eu l’impression quand il m’a regardée. « Ça me revient, a repris Saule. Pour ce que ça vaut. À notre dernier passage, Toubib a ordonné à tous ceux de la Compagnie d’effleurer de leurs écussons et de leurs amulettes la bande noire qui court au milieu de la route. Tout de suite après, il l’a touchée de la pointe de l’étendard. Ça n’a peut-être pas grand sens. Mais je suis du genre superstitieux et je me sentirais plus à l’aise… — Tu as raison. Alors tranquillise-toi. J’ai relu récemment tout ce que Murgen a écrit sur ce voyage et, selon lui, c’était aussi une excellente idée. Tobo ! Une minute ! » Je me doutais qu’il ne m’entendrait pas dans le tohu-bohu engendré par la colonne, mais je m’attendais à ce qu’on fît passer le mot. J’ai jeté un dernier coup d’œil à la grenouille impuissante en m’étonnant que le corbeau ait eu la présence d’esprit de la relâcher. Puis je me suis hâtée d’aller rejoindre notre sorcier en herbe. La colonne s’est arrêtée. Le message avait atteint Tobo et il avait choisi d’en tenir compte. La présence du corbeau blanc lui avait sans doute mis la puce à l’oreille. Sa mère et sa grand-mère le flanquaient, veillant à ce qu’il se comportât de façon raisonnable. Ce retard semblait l’exaspérer. Il devançait déjà tout le monde de plusieurs têtes, sauf Sahra et Gota… Oh ! Si je me souvenais bien, Murgen s’était heurté au même problème avec la Lance de la Passion. Mon premier aperçu de la plaine m’a saisie d’effroi. Sa vastitude était indescriptible. Elle était plate comme une table à l’infini. Un camaïeu de gris uniquement brisé par le gris plus sombre de la route. Aucun doute n’était permis : il s’agissait d’un gigantesque artefact. « Arrête, Tobo ! ai-je crié. Ne t’aventure pas plus loin. Nous avons oublié quelque chose. Tu dois toucher de la Clé la bande sombre qui court au milieu de la route. — Quelle bande sombre ? — On la repère moins distinctement cette fois-ci, a fait observer Cygne. Mais en regardant bien, tu devrais la voir. » Elle était bien là. Je l’ai trouvée. « Reviens sur tes pas. On la distingue mieux ici. » Tobo a rebroussé chemin à contrecœur. J’allais peut-être devoir remettre la Clé à Gota. Elle ne se déplaçait pas assez vite pour nous distancer. J’ai fixé le lointain, au-delà de Tobo, en même temps qu’une légère exaltation s’emparait de moi. Je me rapprochais de mes frères… Des nuages gris-noir commençaient de s’amonceler là-bas. Murgen parlait d’un ciel sempiternellement plombé de jour, mais le phénomène ne semblait pas perdurer de nuit. Je ne distinguais aucune trace de la forteresse en ruine qui, normalement, devait se trouver à quelques jours de marche. En revanche, j’apercevais un grand nombre de ces pierres levées qui sont un des traits les plus marquants de la plaine. « Je la vois ! » s’est écrié Tobo en désignant le sol. Ce petit crétin a balancé la pioche, dont la pointe s’est fichée dans la route. La terre a encore frémi. Rien à voir avec les séismes dévastateurs dont certains gardaient encore le souvenir et qui, voilà quelques années, avaient réduit la moitié de la Terre des Ombres à l’état de décombres. Tout juste assez violent pour se signaler, faire frétiller les langues et protester les bêtes. Les rayons du soleil matinal devaient frapper la plaine selon un angle étrange, car toutes les pierres levées s’étaient mises à scintiller, suscitant des ooooh ! et des aaaah ! d’étonnement. « D’où, sans doute, ce nom de “pierre scintillante” ! en ai-je déduit. — Je ne pense pas, a démenti Cygne. Mais je peux me tromper. N’oublie pas ce que je t’ai dit à propos des écussons de la Compagnie. — Je n’ai pas oublié. » Tobo a arraché la pioche. La terre a encore bougé, toujours aussi délicatement. Lorsque je suis arrivée à sa hauteur, il fixait le sol, éberlué. « Il s’est cicatrisé, Roupille. — Quoi ? — Quand j’ai planté la pioche, elle est entrée comme dans du beurre. Et quand je l’ai arrachée, le trou s’est refermé tout seul. — On distingue déjà mieux la bande centrale », a constaté Cygne. Il avait raison. Peut-être parce que le soleil brillait plus fort. La terre a encore tremblé. Dans mon dos, la tonalité des voix s’est altérée, trahissant soudain effroi et surprise. Je me suis retournée. Un énorme nuage de poussière rouge-brun, parcouru en filigrane de lueurs plus sombres, s’élevait de la direction d’où nous venions. Le sommet en semblait presque solide, mais les détritus qu’il charriait retombaient à mesure qu’il s’élevait et se déplaçait. Gobelin a éclaté d’un rire si sardonique qu’on a dû l’entendre à des kilomètres. « Quelqu’un est entré dans ma cache au trésor. J’espère que la leçon a été très douloureuse pour elle. » J’étais assez près pour l’entendre ajouter dans un souffle : « J’espère même qu’elle a été fatale, mais il y a bien peu de chances. — En effet. — Je l’avais réglée pour mutiler son autre jambe. — Sahra, j’aimerais que tu fasses quelque chose pour moi, ai-je déclaré. Tu te rappelles sûrement que Murgen, en débarquant ici, n’arrêtait pas de foncer bille en tête, loin devant les autres. Tobo fait de même. Tâche de le ralentir. » Elle a poussé un soupir exténué. « Je l’arrêterai », a-t-elle promis. Mais elle semblait gagnée par l’apathie. « Je ne veux pas qu’on l’arrête mais qu’on le freine suffisamment pour permettre aux autres de se maintenir à sa hauteur. Ce pourrait être crucial plus tard. » J’ai décidé que nous devions avoir un petit tête-à-tête toutes les deux, comme cela nous arrivait de temps à autre avant que nous ne fussions tous débordés. Il était clair qu’il fallait crever l’abcès, tout étaler sur la table puis dissiper ou étouffer ses tourments le temps que son cœur guérisse. Elle en avait grandement besoin. Et ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. Elle refusait d’accepter le monde tel qu’il était. Semblait fatiguée de lutter. À telle enseigne qu’elle ressemblait de plus en plus à sa mère. « Mets-lui une laisse si besoin est », ai-je ajouté. Tobo m’a fusillée du regard. Je l’ai ignoré. J’ai fait un bref discours, incitant tous ceux qui portaient un écusson de la Compagnie à le frotter à la route là où Tobo l’avait blessée. Lors de mes lectures à haute voix, je leur avais narré les aventures de Murgen sur la plaine scintillante. Nul n’a mis ma proposition en doute ni refusé de s’y soumettre. La colonne s’est de nouveau ébranlée, lentement, le temps que nous trouvions un moyen de faire profiter les animaux et ceux qui ne possédaient pas l’écusson de la même bénédiction, même si cette obligation restait secondaire. Je n’ai pas bougé de ma place et j’ai dit quelques mots d’encouragement à tous ceux qui passaient devant moi. Le nombre de femmes, d’enfants et de non-combattants qui avaient lié leur sort à celui de la clique sans que j’en fusse vraiment consciente m’époustouflait. Le capitaine en serait révulsé. Oncle Doj fermait la marche. Ça m’a vaguement perturbée. Un Nyueng Bao à l’arrière-garde, d’autres à l’avant-garde, plus un métis en tête de peloton… Mais la Compagnie tout entière est le fruit de métissages. Ne restaient plus que deux survivants de ce qu’elle avait été à son arrivée du Nord : Gobelin et Qu’un-Œil. Le second était pratiquement au bout du rouleau. Quant à Gobelin, il s’échinait, avec calme et détermination, à transmettre à Tobo autant de ses talents qu’il pourrait le faire avant que l’inéluctable ne l’emportât à son tour. J’ai remonté la lente procession, anxieuse de me rapprocher le plus possible d’une position qui me permettrait de faire partie des premiers à voir du neuf, si jamais il s’en produisait. De tous les gens que j’ai dépassés, aucun ne m’a paru spécialement investi d’une mission. À croire que le même désespoir mutique les envahissait. C’était mauvais signe. L’euphorie suscitée par nos petits succès s’était donc dissipée. Tous ou presque prenaient conscience qu’ils étaient en passe de devenir des réfugiés. « Nous avons une expression dans le Nord, m’a confié Cygne. “Sauter du four dans la poêle à frire.” Ça ressemble fort à ce que nous venons de faire. — Tu trouves ? — Nous avons échappé à Volesprit. Et maintenant ? — Maintenant, on va marcher jusqu’à ce qu’on retrouve nos frères ensevelis. Et on les libérera. — Tu n’es pas aussi simpliste que tu voudrais le faire croire, n’est-ce pas ? — Non. Mais j’aime bien montrer aux gens que les obstacles ne sont pas toujours aussi insurmontables qu’ils aimeraient le croire. » J’ai regardé autour de moi pour vérifier que personne ne nous écoutait. « Je nourris les mêmes doutes que tout le monde, Cygne. Si mes pieds arpentent ce chemin, c’est autant parce qu’ils ne savent pas que faire d’autre que parce que je suis à court d’idéaux élevés. Il m’arrive parfois de me pencher sur mon passé et la vie que je mène, et le tout me semble bien pathétique. J’ai passé plus d’une décennie à tramer et commettre des crimes dans le seul dessein de déterrer quelques vieux ossements pour trouver enfin quelqu’un qui saura me dire ce que je dois faire. — Plie-toi à la volonté des Ténèbres. — Hein ? — Un truc que pourrait dire Narayan Singh, tu ne trouves pas ? Du temps de mon arrière-grand-père, c’était la devise des fidèles de la Dame. Ils croyaient que paix, sécurité et prospérité découleraient inévitablement de la concentration des pouvoirs entre les mains d’une personne légitime et déterminée. Et c’est peu ou prou ce qui s’est passé. Celles des principautés qui se sont “pliées à la volonté des Ténèbres”, surtout au cœur de l’empire, ont connu plusieurs générations de paix et de prospérité. Fléaux, peste et famine étaient rares. La guerre était un sujet de curiosité qui se déroulait à mille lieues de là. On traquait les criminels avec une férocité qui terrifiait tout le monde, sauf les plus cinglés. Mais on connaissait encore de graves problèmes aux frontières. Les mignons de la Dame – les Dix qui étaient Asservis – aspiraient tous à se bâtir un empire vassal et se suscitaient des ennemis à l’extérieur. Sans compter que tous devaient vider d’anciennes querelles. Bordel, même la paix et la prospérité vous créent des ennemis. Dès qu’on fait fortune, quelqu’un la convoite. — Je ne t’avais jamais imaginé sous les traits d’un philosophe, Cygne. — Oh, mais, quand on apprend à me connaître, je suis une pure merveille. — J’en suis persuadée. Qu’essaies-tu de me dire ? — Je n’en sais rien. Mettons que je jacasse pour tuer le temps. J’essaie de faire passer le voyage plus vite. À moins que je ne m’efforce de te rappeler qu’il est vain de se tracasser à propos de la versatilité de la nature humaine. J’ai été déraciné, arraché à mon existence, puis on m’a propulsé les yeux bandés dans l’inconnu, d’un grand coup de pied dans le train, vers un avenir incertain ; et ça dure depuis si longtemps que j’ai fini par le prendre avec philosophie. Je profite du moment présent. On pourrait dire qu’à ma façon, dans un contexte différent, je me plie à la volonté des Ténèbres. » En dépit de mon éducation religieuse, je n’ai jamais été très encline au fatalisme. Se plier à la volonté des Ténèbres ? Remettre son destin entre les mains de Dieu ? Dieu est grand, Dieu est bon, Dieu est miséricordieux, il n’y a pas d’autre dieu que Dieu. C’est ce qu’on nous a enseigné. Mais les philosophes bhodis ont peut-être raison de dire que l’hommage aux dieux n’est jamais mieux rendu que lorsqu’il s’accompagne d’humaine excellence. « Il va bientôt faire nuit, m’a rappelé Cygne. — C’est un des sujets auxquels j’évite de songer, ai-je avoué. Mais Narayan Singh a raison. Les ténèbres viennent toujours. » Et, lorsqu’elles viendraient, nous saurions enfin si notre Clé était le merveilleux talisman qu’elle promettait. « As-tu remarqué que les piliers continuaient de scintiller alors que le ciel est d’une couleur menaçante ? — Si fait. » Murgen n’avait pas fait allusion à ce phénomène. Je me demandais si nous n’aurions pas fait quelque chose d’inédit. « Ça s’est aussi produit à ta dernière visite ? — Non. Quand le soleil tombait directement sur eux, ils brillaient énormément, mais sans jamais donner l’impression d’engendrer ce scintillement. — Hum. Et il faisait aussi froid ? » La température n’avait pas cessé de baisser depuis le début de la journée. « Le même froid qu’on ressent dans les hautes terres, si j’ai bonne mémoire. Rien d’insupportable. Wouah ! C’est la fête, dirait-on. » Des hourras et des acclamations s’élevaient en tête du cortège. Pas moyen d’en déterminer visuellement la cause : j’appartiens à la confrérie des gens à la vue basse. « Qu’est-ce qui se passe ? — Le gamin s’est arrêté. On dirait qu’il a trouvé quelque chose. » 22 Tobo était tombé sur les restes du Nar Sindawe, un de nos meilleurs officiers au bon vieux temps et frère, probablement, de cette canaille de Mogaba. Toujours est-il que, quand Mogaba avait usurpé le commandement de la Compagnie durant le siège de Jaicur, Sindawe et lui avaient été aussi proches que des frères. « Écartez-vous tous, ai-je grogné. Laissez faire les spécialistes. » Les spécialistes en question n’étant autres que Gobelin, qui s’agenouilla pour contourner lentement le corps en hochant la tête et en fredonnant des espèces de comptines, mais sans jamais toucher à rien, du moins avant d’être persuadé qu’il n’y avait aucun danger. Je me suis agenouillée à mon tour. « Il est allé plus loin que je ne l’aurais cru, a déclaré Gobelin. — Il était plus coriace que cuir de rhinocéros. Les ombres ? » Le cadavre en portait la signature. « Oui. » Gobelin l’a délicatement repoussé. Le corps a légèrement roulé sur lui-même. « N’en reste plus rien. Une vieille momie desséchée. — Fouille-le, demeuré, a fait une voix derrière moi. Il portait peut-être un message. » J’ai jeté un coup d’œil dans mon dos. Qu’un-Œil s’appuyait sur une hideuse canne noire. L’effort le faisait trembler. Ou le froid. Il était descendu d’un des ânes qu’il montait ligoté à la selle pour n’en pas tomber en piquant du nez, mésaventure qui lui arrivait fréquemment ces derniers temps. « Déplacez-le sur le bas-côté de la route, ai-je suggéré. La troupe doit continuer d’avancer. Il nous reste près de seize kilomètres à parcourir avant d’établir notre bivouac pour la nuit. » Je tirais ces seize bornes du néant, mais il n’en restait pas moins que nous devions progresser. Nous étions certes mieux préparés que nos prédécesseurs à cette excursion, mais nos ressources demeuraient limitées. « Cygne, dès qu’une mule passe chargée d’une tente, fais-la sortir de la file. — Hein ? — Nous devons construire un travois. Pour emporter le corps. » Tous les visages alentour se sont figés. « Nous restons la Compagnie noire. Nous n’abandonnons pas les nôtres. » Ce n’était pas la stricte vérité, mais on doit de son mieux servir son idéal si l’on ne veut pas le voir se dégrader. Une loi aussi ancienne que la frappe de la monnaie dit que l’argent mal gagné finira toujours par servir une bonne cause. C’est également vrai des principes et des règles de conduite. À force de choisir la solution de facilité, on se retrouve en position de faiblesse sitôt qu’on doit défendre une cause un peu épineuse. On doit toujours faire ce que l’on croit bon. Et l’on sait inéluctablement ce qui est bon ou non. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. On se contente alors de trouver des prétextes parce que faire le bon choix est malcommode ou plus ardu. « Voilà son écusson », a déclaré Gobelin en montrant un crâne d’argent superbement ciselé, dont l’unique œil rubis semblait rougeoyer d’une vie intérieure. Sindawe l’avait fabriqué de ses propres mains. C’était une pièce exquise, témoignant d’une grande habileté. « Tu veux le prendre ? » C’était la coutume ; elle s’était développée peu à peu depuis le jour où la Compagnie (alors sous le joug de Volesprit, tandis que le capitaine n’était encore qu’un jeune traîne-lattes armé d’une plume d’oie) avait adopté cet écusson : celui d’un homme tombé au combat passait aux mains du nouveau venu qui désirait l’arborer, et l’on attendait de lui qu’il conservât le souvenir de sa lignée afin que tous ces noms restent vivants dans les mémoires. Une forme d’immortalité. J’ai sursauté. Sahra avait poussé un cri de surprise. Je me rappelais qu’il était arrivé une aventure similaire à Murgen la dernière fois. Mais lui seul, en l’occurrence, l’avait ressentie. J’ai réfléchi. Peut-être devais-je le consulter ? On avait confié à une entière escouade de soldats le soin de transporter et de s’occuper du projecteur de brume, aussi délicatement qu’il était humainement possible. Tobo lui-même avait reçu l’instruction de progresser à la même allure que celle qui permettait à ses porteurs de déplacer notre plus précieux atout. Il ne s’y était pas franchement plié avec diligence. Des chariots nous dépassaient en grinçant. Les bêtes de somme renâclaient à la vue de la dépouille de Sindawe et s’en écartaient, mais jamais assez loin pour quitter la sécurité de la route. Je commençais à les soupçonner de flairer bien mieux que moi le danger, dans la mesure où, pour mon propre salut, je devais entièrement me reposer sur mon intellect. Seul l’étalon noir ne semblait guère s’émouvoir du destin de Sindawe. Le corbeau blanc, en revanche, avait l’air de porter un très grand intérêt à ce cadavre. J’aurais juré qu’il avait connu Sindawe et pleurait son trépas. Grotesque, bien entendu. À moins que Murgen ne l’habitât et ne fût, comme on l’avait suggéré, piégé hors de son propre présent. Maître Santaraksita arrivait sur nous, tenant un âne par la longe. Baladitya le copiste chevauchait le baudet. Il étudiait en même temps un livre, totalement inconscient du monde environnant. Sans doute parce qu’il était incapable de le distinguer. Ou ne croyait qu’à la réalité de celui des livres. La longe d’un autre âne était enroulée à son poignet. La pauvre bête chancelante ployait sous un lourd fardeau exclusivement composé, semblait-il, de bouquins et d’instruments de bibliothécaire. Quelques-unes de nos annales, dont celles que j’avais récupérées à la bibliothèque, figuraient parmi ces livres. Prêtées. Santaraksita est sorti de la file. « C’est terriblement excitant, Dorabee. Toutes ces aventures à mon âge ! Se retrouver pourchassé au milieu d’antiques, archaïques vestiges vivants, et par d’effroyables sorcières et des puissances surnaturelles. Un peu comme d’entrer de plain-pied dans les anciennes Védas. — Heureuse de voir que vous prenez du bon temps. Cet homme était naguère un de nos frères. Ses propres aventures ont fini par le rattraper voilà près de quatorze ans. — Et son corps n’est toujours pas décomposé ? — Rien ne vit ici qui ne ressemble à la plaine. Pas même les mouches ou les charognards qu’on s’attend à trouver autour d’un cadavre partout dans le monde. — Mais on voit des corbeaux. » Il a montré des oiseaux tournoyant à une certaine distance. Je ne les avais pas encore remarqués, car ils étaient peu nombreux et ne faisaient aucun bruit. Une bonne douzaine de leurs congénères étaient perchés sur les colonnes de pierre. Le plus proche ne se trouvait qu’à quelques centaines de mètres en aval. « Ils ne sont pas là pour se repaître, ai-je répondu. Ce sont les yeux de la Protectrice. Ils courent lui répéter tous nos faits et gestes. S’ils se posaient après la tombée de la nuit, ils connaîtraient le même trépas que Sindawe. Eh, Cygne ! Fais instamment passer le mot d’un bout à l’autre de la colonne : personne pour l’instant ne tente quoi que ce soit pour importuner ces corbeaux. Ça risquerait d’ouvrir des brèches dans le bouclier de protection contre les ombres que nous offre la route. — Tu tiens réellement à inscrire mon nom sur la liste noire de Volesprit, hein ? — Quoi ? — Elle ignore encore que je ne suis pas mort, pas vrai ? Ces corbeaux vont me montrer du doigt. » J’ai éclaté de rire. « Tu as mieux à faire pour le moment que te soucier du mécontentement de Volesprit. Elle ne peut pas t’atteindre. — On ne sait jamais. » Il est allé leur annoncer à tous que je tenais à ce qu’on traitât ces corbeaux espions comme autant de petits chouchous à sa mémère. « Un homme aussi étrange qu’intriguant, a fait observer Santaraksita. — Étrange, en tout cas. Mais c’est un étranger. — Nous sommes tous des étrangers ici, Dorabee. » Rien de plus vrai. J’aurais pu fermer les yeux sans cesser de me sentir submergée de fond en comble par l’étrangeté de cette plaine. De fait, moins je la regardais, plus intensément je la ressentais. Si mes yeux se fermaient, elle me faisait l’effet de n’être pas moins consciente de ma présence que moi de la sienne. Une fois Sindawe chargé sur son travois, j’ai poursuivi mon chemin aux côtés de maître Santaraksita. Le bibliothécaire était aussi excité qu’il le prétendait. Tout l’émerveillait. Sauf le temps. « Fait-il toujours aussi froid ici, Dorabee ? — Et l’hiver n’est pas encore arrivé. » Il ne connaissait la neige que par ouï-dire. Quant à la glace, ce n’était pour lui qu’une substance qui tombait du ciel lors des féroces tempêtes de la saison des pluies. « Ça pourrait encore se refroidir. Je n’en sais rien. Cygne ne se rappelle pas qu’il ait fait aussi froid à sa dernière incursion, mais la saison était différente, tout comme les circonstances. » J’aurais volontiers parié que la plaine, au cours de sa longue histoire, n’avait que rarement entendu les pleurs d’un bébé pris de coliques ou les abois d’un chien. Un des gosses avait emporté un clébard en douce et il était désormais trop tard pour revenir là-dessus. « Combien de temps resterons-nous ? — Ah ! La question que personne n’ose poser. Vous êtes désormais davantage familiarisé que moi avec les premières annales. Vous avez eu des mois pour les étudier alors que je n’ai même pas réussi à tenir mes propres chroniques à jour. Que vous ont-elles appris sur la plaine ? — Rien. — Pas même l’identité de son créateur ? Pourquoi pas ? Par pure déduction, Kina m’a l’air impliquée dans l’affaire. Il en va de même des Compagnies franches du Khatovar et du golem démon Shivetya. Nous croyons tout du moins que la créature enfermée dans la forteresse édifiée là-bas est le démon chargé de garder la sépulture de Kina. Pas très efficacement, visiblement, puisque l’ancien roi Rhaydreynak, en son temps, aurait réussi à attirer les Félons dans ces mêmes cavernes où Volesprit a piégé les Captifs. Et nous savons que les Livres des Morts s’y trouvent aussi. Nous savons également – selon l’oncle Doj, qui n’apporte toutefois aucune eau au moulin de cette théorie – que les Nyueng Bao seraient les descendants d’une autre Compagnie franche. Mais nous n’ignorons pas qu’il arrive parfois à l’oncle et à mère Gota de faire allusion à des mythes ne relevant pas de la tradition normale. — Dorabee ? » Il m’a semblé que Santaraksita arborait l’expression médusée qu’il affiche d’ordinaire quand je le surprends. « Je révise ma leçon une bonne vingtaine de fois tous les jours, lui ai-je appris en souriant. C’est juste que je ne le fais pas à haute voix. J’espérais, je crois, vous voir ajouter votre grain de sel à cette mouture. Vraiment rien ? Nous savons d’expérience qu’il faut trois jours pour atteindre cette forteresse. La place forte doit, selon moi, se dresser au centre de la plaine. Nous connaissons l’existence d’un réseau de routes protégées et de cercles tracés à leurs intersections. Là où il y a des routes, elles mènent nécessairement quelque part. À mon avis, l’une d’entre elles au moins conduit à une autre Porte d’Ombre. » J’ai relevé les yeux. « Qu’en pensez-vous ? — Tu as joué notre survie sur l’existence éventuelle d’une autre route permettant de quitter la plaine ? — Ouaip. Nous ne pouvions plus revenir en arrière. » De nouveau ce regard. Suvrin, qui nous talonnait et écoutait sans mot dire, affichait la même expression. « Je suis entourée de Gunnis depuis ma naissance, mais je connais mal les mythes les plus obscurs. Et j’en sais encore moins sur ces cultes plus archaïques et ésotériques qui ne font pas de prosélytisme. Que savez-vous du Pays des Ombres inconnues ? Il semble entretenir d’étroites relations avec certains aphorismes tels que “Tout mal y endure une éternelle agonie” ou “Au nom du ciel, de la terre, du jour et de la nuit”. — En ce qui concerne le deuxième, Dorabee, c’est assez facile. C’est une invocation de l’Être suprême. On l’entend également sous les formes “Au nom de la terre, du vent, de la mer et du ciel” et “Au nom d’hier, d’aujourd’hui, de cette nuit et de demain”. Qu’on les laisse échapper un peu trop inconsidérément parce qu’ils viennent aisément à la bouche, et l’on devra prononcer un certain nombre de prières quotidiennes. Je reste persuadé que les Vehdnas qui pratiquent encore la prière recourent aux mêmes raccourcis. » Léger prurit de mauvaise conscience. J’avais abominablement négligé mes devoirs religieux au cours des six derniers mois. « Vous êtes sûr ? — Non. Mais ça sonnait bien, n’est-ce pas ? Du calme ! Tu m’as interrogé sur les Gunnis. S’il s’agit d’une autre religion, je peux me tromper. — Bien sûr. Et “guerrier d’os”, “soldat de pierre” et “soldat des Ténèbres” ? — Pardon, Dorabee ? — Peu importe. À moins qu’une corrélation ne vous revienne en mémoire, je ferais peut-être mieux de remonter la colonne au galop pour ordonner encore à Tobo de ralentir. » Le corbeau blanc a de nouveau murmuré « sœur, sœur » quand je les ai dépassés, l’étalon noir et lui. L’oiseau avait entendu toute notre conversation. Il y avait de fortes chances qu’il ne s’agisse ni de Murgen ni d’une créature de Volesprit, mais il semblait malgré tout s’intéresser de très près aux agissements de la Compagnie noire, au point d’essayer de nous mettre en garde. Il avait eu l’air tout content de nous voir piquer vers le sud depuis qu’il nous était interdit de revenir sur nos pas. Derrière moi, le petit groupe de maître Santaraksita avait fait halte. Baladitya et lui examinaient la face de la première colonne de pierre, où des lettres d’or étincelaient encore de temps à autre. C’est une forme d’immortalité. 23 Les habitants de l’ancienne Terre des Ombres se terraient de leur mieux pour regarder la Némésis traverser lentement mais furieusement leur contrée vers la passe des Dandha Presh. L’apparition de Volesprit sous l’apparence qu’elle avait élue fit naître en plus d’un lieu la rumeur de la renaissance de Kina et de son retour en ce bas monde. Volesprit avait toujours adoré les bonnes blagues. Ce qu’en voyaient les témoins ressemblait en effet au plus terrifiant avatar de leur déesse. Elle était nue, à l’exception d’une guirlande de pénis racornis et d’un collier de crânes de nourrissons, et entièrement glabre. Sa peau avait la teinte noire de l’acajou poli. Elle arborait des crocs de vampire et une paire de bras supplémentaires. Elle mesurait plus de trois mètres de haut et n’avait pas, mais vraiment pas l’air contente. On s’écartait sur son passage. Elle n’était pas seule. Une femme tout aussi nue et blanche de peau que Volesprit était noire marchait dans son sillage. Elle devait faire un mètre soixante et restait séduisante en dépit des estafilades, des ecchymoses et de la crasse. Son visage était inexpressif. Seuls ses yeux brûlaient d’une haine patiente. Un harnais d’épaules auquel était fixé un câble de cinq ou six mètres, lui-même relié à la cage de fer rouillée qui flottait derrière elle, constituait son unique ornement. La cage hébergeait un petit homme décharné qui avait souffert de plusieurs blessures graves dont une jambe brisée et quelques mauvaises brûlures. La fille était contrainte de traîner la cage. Elle ne décrochait pas un mot, même quand la monstruosité se retournait pour l’encourager. Peut-être avait-elle perdu l’usage de la parole. Narayan Singh avait eu le malheur, au lieu de son adorable victime désignée, de déclencher le piège de Gobelin. Le Félon partageait sa geôle avec un gros volume relié. Il était trop faible pour le maintenir fermé. Le vent jouait dans ses pages. Et, de temps en temps, la brise prenait un tour plus féroce et arrachait une feuille à sa reliure fatiguée. Dans ses bouffées délirantes, Narayan s’imaginait aux mains de sa déesse, tantôt châtié pour quelque transgression oubliée et tantôt transporté au paradis. Et peut-être avait-il raison. Il ne venait pas à l’idée de Volesprit de se demander à quoi il pourrait bien lui servir en vie. Pas plus qu’elle ne prenait la peine de l’y maintenir. Quant à la Fille de la Nuit, elle ne semblait guère se préoccuper du sort du Félon. 24 J’ai réussi à rattraper Tobo avant qu’il n’eût traversé le cercle du carrefour à toute allure. « On s’arrête là », lui ai-je enjoint en l’agrippant par l’épaule. Il m’a regardée comme s’il se demandait qui j’étais. « Retourne dans le cercle. — D’accord. Pas la peine de me bousculer. — Très bien. Te voilà redevenu toi-même. Si. J’y suis obligée. Personne n’arrive à te freiner sauf moi. On devrait trouver un… Oui. Juste ici », ai-je poursuivi alors que nous pénétrions de nouveau dans le cercle. On distinguait un trou profond de huit centimètres et de la largeur environ de mon poignet, dans la surface de la route. « Enfonce le manche de la pioche là-dedans. — Pourquoi ? — Si les ombres parviennent à se faufiler dans les zones protégées, elles passeront par là. Allons. Fais-le. On a des tonnes de boulot à abattre pour sécuriser le campement. » Nous étions trop nombreux pour tenir tous dans le cercle. Un certain nombre, autrement dit, devraient passer la nuit sur la route. Pratique que Murgen n’avait pas franchement encouragée. Je tenais à n’y installer que les tempéraments les plus sereins. Murgen certifiait que toute nuit passée sur la plaine risquait d’être aventureuse. Suvrin m’a trouvée en train d’aider Iqbal et sa famille à gagner le centre du cercle. Les bêtes s’y pelotonnaient déjà. Et mon intuition me soufflait que la plaine n’appréciait guère d’être piétinée par d’aussi durs sabots. « Que se passe-t-il, Suvrin ? — Maître Santaraksita aimerait s’entretenir avec vous dès que vous pourrez vous libérer. » Il souriait, l’air de s’amuser comme un petit fou. « Auriez-vous pris de la ganja, Suvrin, quelque chose comme ça ? — Je suis seulement heureux. J’ai échappé à la visite officielle de la Protectrice. De sorte que je m’en tire plutôt bien pour le moment, jusqu’à preuve du contraire. Je vis la plus belle aventure de mon existence, je visite des sites dont personne de ma génération n’aurait imaginé l’existence voilà quelques semaines. Mais ça ne durera pas. Tout bonnement. Avec la chance que j’ai. Toujours est-il que je m’amuse bien pour l’instant. Sauf que j’ai les pieds en compote. — Bienvenue dans la Compagnie noire. Il faudra vous y faire. Au lieu d’un crâne crachant le feu, notre sceau devrait porter des durillons. Avez-vous appris quelque chose qui pourrait nous être utile, aujourd’hui ? — À mon avis, maître Santaraksita a dû avoir une illumination. Sinon, pourquoi m’aurait-il envoyé vous chercher ? — Vous retrouvez rapidement votre hardiesse et votre causticité depuis que vous êtes ici, me semble-t-il. — J’ai toujours pensé qu’on m’apprécierait plus, une fois débarrassé de mes terreurs. » J’ai regardé autour de moi en me demandant si la stupidité ne serait pas également de la partie. « Montrez-moi où se trouve le vieux bonhomme. » Suvrin était d’humeur loquace. Dommage pour lui. « Il est merveilleux, non ? — Santaraksita ? Je n’en sais trop rien. Il est sûrement quelque chose. Ayez l’œil. Vous risquez de retrouver sa main en train de s’insinuer accidentellement dans votre culotte. » Suvrin avait établi un campement pour ses deux aînés et lui à la lisière orientale du cercle. Santaraksita devait en avoir choisi l’emplacement. Il faisait directement face à la plus proche pierre levée. Le bibliothécaire était assis à la mode gunnie, aussi près du périmètre qu’il l’osait, et scrutait le pilier. « C’est toi, Dorabee ? Viens t’asseoir à côté de moi. » J’ai réprimé un mouvement d’impatience et je me suis installée. Je n’avais plus l’énergie pour ce genre de cérémonies. La Compagnie conservait ses anciennes habitudes septentrionales – chaises, tabourets et ainsi de suite – alors qu’il ne restait plus que deux survivants de la vieille équipe. Ainsi va l’inertie. « Que dois-je chercher, maître ? » De toute évidence, il observait la pierre levée. « Voyons un peu si tu es aussi futée que je le crois. » C’était un défi que je ne pouvais ignorer. J’ai scruté la colonne en attendant que la vérité me saute aux yeux d’elle-même. Un petit groupe de caractères du pilier s’est momentanément éclairé. Rien à voir avec les rayons du soleil couchant, qui commençaient déjà à filtrer sous le ventre des nuages et repeignaient toutes choses d’un rouge sanglant. « Le scintillement de chaque groupe de lettres semble répondre à un motif bien précis. — Le sens et l’ordre de la lecture, j’imagine. — De haut en bas ? Et de droite à gauche ? — Il n’est pas rare de devoir déchiffrer de haut en bas les colonnes des temples antiques. Certaines encres mettent longtemps à sécher. En écrivant à l’horizontale, on risque de barbouiller ce qu’on vient d’écrire. L’écriture en colonnes, de la droite vers la gauche et de haut en bas, suggère un gaucher. Ceux qui plaçaient ces stèles l’étaient sans doute en grande majorité. » Il me semblait à moi qu’écrire un texte de la manière qui vous convenait personnellement (quelle qu’elle fût) ne pouvait conduire qu’à la plus grande confusion. Je m’en suis ouverte à lui. « Absolument, Dorabee. Déchiffrer une écriture archaïque reste toujours un défi. Surtout si les copistes de l’époque avaient du temps devant eux et tendance à faire des niches. J’ai eu entre les mains des manuscrits rédigés de telle façon qu’on pouvait les lire aussi bien verticalement qu’horizontalement, mais qui narraient une histoire différente selon le mode de lecture choisi. Assurément l’œuvre d’une personne qui n’a pas à s’inquiéter pour son prochain repas. Les règles formelles actuelles n’existent que depuis quelques générations. On en a tout simplement convenu parce qu’elles permettaient une compréhension mutuelle. Et elles n’imprègnent encore qu’une infime partie de la population. » Tout cela, je le savais déjà plus ou moins. Mais il fallait lui accorder ses quelques minutes de pédanterie pour qu’il se sentît bien. Ça ne mangeait pas de pain. « Et qu’est-ce que ça raconte ? — Je n’en suis pas bien sûr. Ma vue n’est pas assez bonne pour me permettre de tout bien distinguer. Mais les caractères inscrits sur cette pierre évoquent ceux de tes plus vieux livres et j’ai réussi à déchiffrer quelques mots simples. » Il m’a montré ce qu’il avait écrit. C’était insuffisant pour nous éclairer. « Il me semble qu’il s’agit surtout de noms. Sans doute disposés selon quelque écriture sacrée. Une sorte de registre d’appel des ancêtres, peut-être. — C’est une forme d’immortalité. — Peut-être. On trouve sans doute dans presque toute cité antique des monuments d’une conception similaire. Le fer était un matériau jouissant d’une immense popularité auprès des riches et des puissants qui se flattaient de jouer un grand rôle dans l’histoire. Mais, la plupart du temps, on élevait ces monuments à la gloire d’individus isolés, rois ou conquérants fameux, qui tenaient à laisser leur nom à la postérité. — Et tous ceux que j’ai pu voir restent une énigme insoluble aux yeux des gens qui vivent aujourd’hui à proximité. Une forme d’immortalité, certes. Mais assez piètre. — C’est tout le problème. Quelle que soit notre conception de l’immortalité, nous ne la vérifierons que dans l’au-delà. Mais nous tenons tous à laisser une trace en ce monde-ci. Lorsque les trépassés de fraîche date arrivent au ciel, on sait déjà qui nous sommes, là-haut, j’imagine. Eh oui ! Tout en restant un Gunni dévot et pratiquant, j’ai une conception assez cynique de la façon dont l’humanité conçoit l’expérience religieuse. — Votre vision du monde m’a toujours intriguée, maître Santaraksita, mais, compte tenu des circonstances, je n’ai guère le temps aujourd’hui de m’asseoir pour deviser des innombrables faiblesses de la nature humaine. Pas même de celles de Dieu. Ni des dieux, si vous préférez. » Il a gloussé. « Ne trouves-tu pas divertissant ce renversement de nos rôles ? » Ces quelques mois passés dans le monde réel avaient opéré des merveilles sur son comportement. Il avait accepté la situation et s’était efforcé d’en tirer des enseignements. J’ai vaguement songé à me reprocher d’avoir embarqué un disciple du Bhodi comme compagnon de voyage. « Je crains d’être un penseur beaucoup moins profond que vous n’aimeriez le croire, maître. Je n’en ai jamais eu le loisir. Je suis plus un papegai qu’autre chose. — Mais je subodore qu’en réussissant à survivre dans ton métier, Dorabee, n’importe qui finirait par devenir plus philosophe que tu ne consens à l’admettre. — Ou plus brutal. Aucun de ces gars n’a jamais été de bon aloi. » Il a haussé les épaules. « Que tu le veuilles ou non, tu restes pour moi un sujet d’étonnement. » Il a indiqué la pierre levée d’un geste de la main. « Bon, eh bien, voilà ! Elle dit peut-être quelque chose. À moins qu’elle ne se contente d’évoquer les anonymes qui ont fumé les plantes de leurs cendres. Ou qu’elle n’essaie de communiquer, puisque certains caractères donnent l’impression de se modifier. » Le ton de sa voix s’était brusquement altéré, passant, avant même la fin de cette dernière phrase, du prosaïque au passionné. « Les inscriptions ne restent pas fixes, Dorabee. Je dois absolument voir une de ces stèles de plus près. — N’y songez même pas. Vous mourriez probablement avant de l’atteindre. Et vous nous feriez tous tuer par la même occasion. » Il s’est mis à bouder. « C’est l’aspect dangereux de notre aventure, lui ai-je expliqué. Le moment qui ne nous autorise aucune innovation, déviation ni expression de notre personnalité. Vous avez vu Sindawe. Cette planète n’a jamais été foulée par un homme plus puissant ni meilleur que lui. Il n’avait pas mérité cela. Si vous vous sentez en veine de créativité, allez jeter un coup d’œil à ce travois. Puis remettez ça. Beurk ! Ça pue déjà la ménagerie, ici. Une petite brise serait la bienvenue. » Pourvu qu’elle soufflât loin de moi. Les animaux étaient tous regroupés et encerclés afin qu’ils ne fissent pas de bêtises. Sortir du cercle de protection, par exemple. Et la digestion des herbivores a tendance à engendrer une grande quantité de sous-produits. « D’accord. D’accord. Je n’ai pas l’habitude de faire des sottises, Dorabee. » Il a souri. « Vraiment ? Comment êtes-vous arrivé ici, en ce cas ? — Peut-être n’est-ce qu’un simple passe-temps. » Il était capable d’autodérision. « Il y a sottises et sottises. Aucun de ces rochers n’est en mesure de faire de mon caillou une pierre levée. — Je ne sais pas s’il s’agit d’une insulte ou d’un compliment. Contentez-vous de tenir celui-ci à l’œil et de me mettre au courant s’il vous raconte quelque chose d’intéressant. » Je me suis brusquement demandé si ces piliers n’auraient pas un rapport avec ceux qu’avait rencontrés la Compagnie dans la plaine de la Peur, bien avant mon époque. Ces pierres marchaient et parlaient – à moins que le capitaine n’eût encore plus affabulé que je ne le craignais. « Wouah ! Regardez, là-bas ! Au bord de la route. C’est une ombre qui se faufile en douce. Il fait déjà assez noir pour leur permettre d’évoluer. » Il était temps pour moi de commencer à déambuler dans le campement pour m’assurer que tous gardaient leur sang-froid. Les ombres ne pourraient nous atteindre tant que personne ne ferait d’ânerie. Mais elles pourraient au moins tenter de semer la panique, un peu comme les chasseurs débusquent leur gibier. 25 En dépit de notre nombre, des animaux et de mon propre pessimisme, tout s’est bien passé. Gobelin et moi avons effectué des rondes répétées dans le cercle ainsi que le long de l’embouteillage remontant sur la route vers le nord. Tout le monde nous a paru d’humeur coopérative. Les ombres qui se cramponnaient à la surface de notre bouclier invisible ou rampaient tout autour comme autant de sangsues maléfiques y étaient sans doute pour beaucoup, j’imagine. Rien n’incite davantage à la concentration que la proximité d’un cruel trépas. « D’autres routes partent de ce cercle, en dehors de celle qui nous a conduits ici et de celle que nous emprunterons demain, ai-je fait remarquer à Gobelin. Comment se fait-il que nous ne les voyions pas ? — Je n’en sais rien. C’est peut-être magique. Tu devrais poser la question à Qu’un-Œil. — Pourquoi à lui ? — Tu es là depuis assez longtemps pour avoir découvert la vérité. Il sait tout. Demande. Il te répondra. » De toute évidence, il se faisait beaucoup moins de mouron pour son copain. Et recommençait à le chambrer. « Tu sais quoi ? Tu as raison. Je n’ai guère eu l’occasion de discuter avec lui, mais j’ai remarqué qu’il était bien parti pour faire chier le monde. Pourquoi n’irions-nous pas le tirer du lit, lui passer le flambeau et piquer un roupillon ? » Ce à quoi nous avons procédé, non sans quelques légers ajustements et nous être assurés qu’un tour de garde avait bien été organisé à chacune des entrées virtuelles du cercle, qu’elles soient ou non visibles. Avec l’assistance de Gota et d’oncle Doj, Qu’un-Œil pouvait encore assumer en partie sa propre protection. Quoiqu’il ne consentît pas volontiers à le reconnaître. Je crois bien que Gobelin est allé murmurer quelques mots à l’oreille de Tobo dès que nos chemins se sont séparés. Je venais tout juste de m’installer confortablement sur mon lit douillet de rocaille quand Sahra s’est invitée chez moi pour bavarder. J’étais sincèrement crevée et peu disposée à me montrer charitable. J’ai souhaité la voir repartir dès que j’ai senti sa présence. Elle ne s’est d’ailleurs pas attardée. « Murgen voulait te parler, mais je lui ai dit que tu étais fatiguée et que tu désirais te reposer, m’a-t-elle signifié. Il voulait que je te prévienne d’une chose : tes rêves risquent d’être vivaces et sans doute déconcertants. Tu ne dois ni paniquer ni sortir, a-t-il précisé. Il faut que j’aille en informer Gobelin, Qu’un-Œil, l’oncle et quelques autres, en leur demandant de faire passer le mot. Repose-toi. » Elle m’a tapoté la main pour me faire comprendre que nous restions amies. J’ai acquiescé d’un grognement et fermé les yeux. Murgen avait raison. La nuit sur la plaine scintillante était une aventure en soi. Les points de repère restaient identiques, mais on aurait cru les fantômes de ce qu’ils étaient de jour. Et on ne pouvait se fier au ciel. Quant à la plaine, si elle présentait le même camaïeu de gris, elle semblait désormais diffuser une sorte d’éclairage interne qui conférait à tous ses angles et rebords une netteté distincte. À un moment donné, j’ai levé les yeux et aperçu la pleine lune dans un firmament constellé ; une seconde plus tard, le ciel était de nouveau plombé et l’on n’y voyait plus rien. Les caractères inscrits sur les stèles avaient tous l’air de s’activer, détail que Murgen n’avait pas noté lors sa propre visite des lieux. Je les ai observés un certain temps : j’arrivais à les identifier séparément, mais sans parvenir à déchiffrer les mots qu’ils composaient. Néanmoins, j’ai connu une espèce d’illumination que je m’empresserais de communiquer dès le matin à maître Santaraksita. Les inscriptions des piliers débutaient dans l’angle supérieur droit et se lisaient de haut en bas. Du moins pour ce qui concernait la première colonne. La seconde se lisait de bas en haut. La troisième de haut en bas. Et ainsi de suite. J’ai commencé de m’intéresser également aux êtres qui se mouvaient entre les piliers. D’énormes ombres étaient de sortie, parfois dotées d’une présence assez puissante pour terrifier et éparpiller celles, plus petites, qui rampaient à la surface de notre bouclier et dont la voracité était quasiment tangible. Les plus grosses ne s’approchaient pas. Il en émanait une impression de méchanceté patiente infinie ; j’étais convaincue qu’elles seraient capables d’attendre mille ans le premier faux pas d’un des nôtres qui ouvrirait une brèche dans notre bouclier. Dans mes rêves, toutes les routes menant au cercle étaient distinctement tracées. Chacune était un chatoyant trait rectiligne filant vers les dômes qui scintillaient dans le lointain. Mais, de tous ces dômes et de toutes ces routes, seuls ceux qui se trouvaient sur notre piste orientée du nord au sud avaient l’air pleinement vivants. Soit la route connaissait nos intentions, soit elle savait ce qu’elle attendait de nous. En l’espace d’une seconde, j’ai ressenti successivement étonnement, stupéfaction, terreur et exultation ; je venais de prendre conscience que, pour voir ce que j’étais en train de voir, mes yeux auraient normalement dû se trouver quatre mètres plus haut. À tout le moins. Ce qui signifiait que j’étais, comme Murgen, sortie de mon enveloppe charnelle. Alors même que j’avais des milliers de fois rêvé de disposer de cette aptitude, je me rendais compte, à mesure que mon horizon s’élargissait, que je ne tenais nullement, maintenant que l’occasion m’en était offerte, à affronter les risques qu’elle comportait. J’ai dépêché une petite prière au firmament. Il faut parfois se rappeler à la mémoire de Dieu. Je me satisfaisais parfaitement, totalement, béatement de n’être que Roupille, une fille dépourvue de la moindre bribe de talent mystique. Franchement. Si quelqu’un de mon équipe devait nécessairement s’adonner à ce genre de sport, Gobelin, Qu’un-Œil, oncle Doj ou n’importe qui d’autre pouvait bien se garder la magie pour lui. Tout le monde à part Tobo, en dépit de la prophétie qui voyait en lui l’avenir de la Compagnie. Il manquait encore un peu trop d’autodiscipline pour qu’on lui conférât d’autres responsabilités. Les petites ombres m’évoquaient presque un troupeau de pigeons. Elles n’observaient plus le silence dans cette dimension spectrale, mais ne tentaient pas non plus de communiquer, sauf peut-être entre elles. Il m’a fallu un bon moment pour les shunter. Les cieux étaient plus troublants. Chaque fois que je relevais les yeux, je constatais un changement spectaculaire. Soit la couche de nuages était impénétrable, soit la pleine lune brillait dans un firmament férocement étoilé. À une occasion, je n’ai plus vu que quelques rares étoiles et une lune supplémentaire. Un peu plus tard, une constellation aisément discernable a directement surplombé la route vers le sud. Elle se conformait exactement à la description qu’avait donnée Murgen du Collet. Pourtant, j’avais toujours soupçonné le Collet de n’être qu’une pure invention de mère Gota. Puis, juste derrière la pioche d’or, j’ai repéré un robuste trio des affreux que Murgen prétendait avoir croisés, exactement au même endroit, lors de sa première nuit dans la plaine scintillante. Des yakshas ? Des rakshasas ? J’ai vainement essayé de les faire entrer au chausse-pied dans la mythologie des Gunnis, voire de Kina, mais pas moyen de leur trouver une place. Celle-ci ne manquait pourtant pas, me suis-je persuadée. En matière de dogmes, les Gunnis sont plus souples que nous autres Vehdnas. On nous enseigne que l’intolérance est un don de la foi. La souplesse des Gunnis les conduira tous, entre autres raisons, à brûler dans les flammes éternelles. Ces idolâtres. Dieu est grand. Dieu est miséricordieux. Sa miséricorde est pareille à celle de la Terre elle-même. Mais il peut se montrer d’une invraisemblable mesquinerie envers les incroyants. Je me suis désespérément efforcée de me remémorer le récit qu’avait fait Murgen de sa rencontre avec ces créatures de cauchemar. Rien ne me revenait, sinon le souvenir de l’avoir couché moi-même par écrit. Pas moyen de me rappeler avec certitude si ses visiteurs nocturnes étaient identiques à ceux que j’avais sous les yeux. Ils étaient de taille humaine et d’apparence humanoïde, mais leurs traits étaient indubitablement autres. Peut-être portaient-ils des masques d’animaux. À en juger par leurs gesticulations frénétiques, ils voulaient que je les suive je ne sais où. Il me semblait me souvenir d’un épisode identique dans le récit de Murgen. Lui avait refusé. Je l’ai imité. Toutefois, je me suis laissé porter jusqu’à eux et j’ai tenté d’engager la conversation. Je n’ai pas le talent, bien évidemment, de faire naître des sons sans corps ni ustensile. Et ils ne parlaient aucune langue connue, de sorte que l’entreprise était parfaitement vaine. Ils se sont fâchés tout rouge. Ils avaient l’air de croire que je m’amusais à un petit jeu. Ils ont fini par s’éloigner en trépignant, visiblement fumaces. « Je ne sais pas où tu es, Murgen, mais tu vas devoir me fournir quelques indices. » Les affreux avaient disparu. Ça ne me faisait ni chaud ni froid. J’allais enfin pouvoir me reposer vraiment. D’un vrai sommeil, sans ces rêves trop réalistes et ces cieux aussi effroyables qu’improbables. Il s’est mis à pleuvoir, ce dont j’ai pu déduire que le vrai firmament surplombait désormais de son dôme le « moi » qui se convulsait fiévreusement au sol, sous des gouttes glacées dont je commençais à ressentir l’impact. Impossible de s’y soustraire. On ne pouvait ni monter une tente ni construire un abri dans la plaine. De fait, la question des intempéries n’avait jamais été soulevée lors de nos réunions. J’ignore pour quelle raison, mais on passe toujours à côté d’un détail important, d’un problème sur lequel tous les conjurés préfèrent fermer les yeux. Puis, quand survient la panne ou la foirade, personne ne comprend comment on a pu négliger un truc aussi évident. Nous avions dû conclure que le temps, bon ou mauvais, n’existait pas dans la plaine. Sûrement parce que les annales de Murgen n’y faisaient aucune allusion. Quelqu’un, toutefois, aurait dû se rendre compte que le voyage des Captifs s’était déroulé en une autre saison. Et comprendre que le climat aurait nécessairement un impact. Quelqu’un portant probablement mon nom. Il faisait déjà frisquet avant la pluie. L’air, bientôt, s’est encore refroidi. Je me suis relevée en bougonnant et j’ai aidé à abriter le matériel sous des bâches et à trouver des récipients pour recueillir l’eau de pluie, puis j’ai réquisitionné une autre toile de tente et une deuxième couverture, je me suis enroulée dedans et rendormie en méprisant royalement l’averse. Ce n’était jamais qu’une bruine persistante et, quand on est véritablement épuisé, plus rien ne compte que le sommeil. 26 Retour au pays des rêves, j’ai trouvé Murgen en train de m’attendre. « Tu as l’air surprise. Je t’avais dit qu’on se verrait dans la plaine. — En effet. Mais pas maintenant. J’ai besoin de dormir. — Tu dors. Tu te réveilleras aussi fraîche et dispose que si tu n’avais pas rêvé. — Je ne veux plus jamais m’aventurer hors de mon enveloppe charnelle. — Ne le fais pas, en ce cas. — Je peux contrôler le phénomène ? — Bien sûr. Décide tout bêtement de ne pas sortir de ton corps. C’est assez rudimentaire. La plupart des gens y réussissent instinctivement. Demande autour de toi demain matin. Tu te rendras compte que bien peu de gens se souviennent d’avoir quitté leur corps. — C’est donné à tout le monde ? — Ici. Tout le monde peut le faire. À condition de le vouloir. La grande majorité s’y refusent si opiniâtrement qu’ils ne s’aperçoivent même pas que l’occasion s’offre à eux. Ce qui m’indiffère au demeurant. Je ne suis pas là pour ça. — Mais ça m’importe beaucoup, à moi. Ça fiche la trouille. Je ne suis qu’une fille des rues, une citadine de basse caste… — Mets une sourdine à tes lamentations, Roupille. Tu perds ton temps. J’en sais sans doute autant que toi sur ton compte. Je dois t’apprendre un certain nombre de choses. — Je t’écoute. — Jusque-là, tu as assez honorablement affronté la plaine en te laissant guider par les annales. Tiens-t’en aux règles que tu as fixées et tu n’auras aucun problème. Mais ne lambine pas. Vous n’avez pas emporté assez d’eau… même si, comme prévu, vous égorgez les animaux en chemin. On trouve ici de la glace que vous pourrez faire fondre mais, si vous tardez trop à arriver à destination, vous serez contraints de tuer plus de bêtes que vous ne le souhaiteriez. Et prenez-en bien soin tant qu’elles resteront en vie. Abreuvez-les suffisamment, qu’elles ne risquent pas ainsi d’endommager votre bouclier en chargeant dans tous les sens en quête d’un point d’eau. Certes, il se reconstituera de lui-même, mais ça prendra du temps. Les ombres ne vous en laisseront pas. — Nous n’avons donc rien à craindre de la brèche qui a tué Sindawe et quelques autres ? — Non. Tu découvriras Baquet demain. Je te préviens pour te laisser le temps de t’y préparer. » J’étais déjà prête. Depuis longtemps. Voir son cadavre me coûterait sans doute, mais je surmonterais. « Dis-moi ce que je dois faire maintenant que je suis là. — Tu le fais déjà. Mais active. — Dois-je diviser nos forces en deux groupes ? Envoyer un détachement en éclaireur ? — La manœuvre serait mal avisée. Tu serais impuissante à contrôler celui dont tu ne ferais pas partie. Et un membre de ce groupe ferait fatalement une bêtise qui vous tuerait tous. — Toi aussi ? — Si, toi, tu n’y parviens pas, personne ne pourra me tirer de là. Nul autre que vous, d’ailleurs, ne sait que nous sommes encore vivants. — La Fille de la Nuit et Narayan Singh doivent s’en douter. » Ils en avaient assez entendu, assurément, pour parvenir à cette conclusion. « Ce qui signifie que Volesprit doit aussi être au courant à présent. Et je vois mal tous ces gens envisager subitement de ressusciter les morts. D’autant que la Porte d’Ombre ne s’ouvre plus désormais que de ce côté. C’est le dernier coup de dé, Roupille. Et notre va-tout. » Je me suis bien gardée de rappeler à Murgen que Narayan et sa pupille s’intéressaient de très près à la résurrection de la quasi-colocataire de sa sépulture. Il avait raison, toutefois, en ce qui concernait la Porte d’Ombre ; du moins s’il n’existait pas d’autres Clés à l’extérieur. « Comment savais-je que tu allais précisément me fournir cette réponse ? » Il m’a décoché le sourire qui avait dû lui gagner le cœur de Sahra. « Tu devrais passer voir Sahra, lui ai-je conseillé. — Déjà fait. C’est même pour cela que j’ai tant tardé à te retrouver. — Que te dire ? Oh… j’ai vu ces créatures… les… » Ignorant leur nom, je me suis efforcée de les lui décrire. « Le Washane, le Washene et le Washone… trio qu’on désigne sous le nom de “la Nef”. Ce sont des arpenteurs des rêves, eux aussi. — Eux aussi ? — J’en suis un. Tu peux me voir, mais seulement par les yeux de ton esprit. D’une certaine façon, tu me rappelles ma propre expérience. La Nef hante sans répit le monde des rêves. Peut-être y sont-ils piégés, privés de corps ou incapables de le regagner. Je l’ignore. Ils cherchent fébrilement à communiquer parce qu’ils désirent désespérément quelque chose, mais ils n’ont pas l’air de savoir s’y prendre. Ils viennent d’un des autres mondes. S’ils n’ont plus de corps, peut-être cherchent-ils aussi à en usurper un, alors reste prudente en leur présence. — Les… euh… Tu divagues, là ? — Oh ! Nous n’avons jamais abordé ces sujets, n’est-ce pas ? — Quels sujets ? — J’étais persuadé que tu avais pratiquement tout deviné en lisant entre les lignes. Les Compagnies viennent forcément de quelque part et l’on survivrait difficilement sur cette table rase de pierre stérile. C’est donc qu’elles viennent d’ailleurs. Et d’un ailleurs très différent, puisque la plaine n’est pas assez vaste pour interdire d’en faire le tour et découvrir qu’une armée ne pourrait surgir de nulle part. Elle devient de plus en plus froide et inhospitalière. — Je suis bornée, patron. Tu aurais dû me faire un dessin. — Je ne tenais pas à divulguer cette information à l’extérieur. Je ne voulais pas effrayer les gens au point qu’ils répugnent à venir me chercher. — Tu es mon frère. » Il m’a ignorée. « Je ne dors pas, ici, de sorte que j’ai du temps devant moi. J’en ai profité pour explorer les alentours. Il existe seize Portes d’Ombre, dont quinze donnent sur un autre monde que le nôtre. Ou donnaient, plutôt. Presque toutes sont désormais inactives. Dans mon état, je ne peux distinguer ce qui se trouve au-delà qu’en me rendant moi-même sur place et je n’ai pas les couilles assez bien accrochées pour prendre ce risque : j’aime bien mon propre monde et je ne tiens pas à me retrouver encore plus piégé que je ne le suis déjà. » Quatre seulement sont encore actives. Et celle qui accède à notre monde est si grièvement endommagée qu’elle ne survivra sûrement pas à plusieurs générations. » J’étais paumée. Complètement paumée. Je n’étais pas préparée à ça. Néanmoins, il ne se trompait pas en affirmant que j’aurais dû entendre quelques sonnettes d’alarme. « Quel rapport avec Kina ? Rien de tout cela ne figure dans sa légende. Quel rapport avec nous tous, d’ailleurs ? Ces données ne figurent pas non plus dans la nôtre. — Bien sûr que si, Roupille. Mais la vérité est si ancienne qu’elle a été totalement déformée au fil du temps. Prends la mythologie gunnie. Elle abonde en allusions à d’autres plans, d’autres réalités, d’autres cieux et ainsi de suite. Ces récits sont antérieurs d’au moins un millénaire sinon davantage, à l’irruption des Compagnies franches. Autant que j’aie pu le découvrir, quand la première d’entre elles est sortie de la plaine voilà six siècles, c’était la toute première fois depuis au moins huit cents ans qu’on utilisait notre Porte d’Ombre. La vérité a eu largement le temps de se distordre. — Wouah ! Wouah ! Tu commences à sous-entendre des implications que mon cerveau refuse d’appréhender. — Tu ferais bien d’ouvrir l’esprit, Roupille. Et en grand, parce que ça ne s’arrête pas là. Et je ne crois pas en avoir découvert le dixième. » Mes penchants obscurs, cyniques et cauteleux me poussent parfois à douter des motivations de mes plus proches amis. « Pourquoi personne n’y a-t-il fait allusion jusque-là ? Ça n’est tout pas frais pour toi, j’imagine ? — Non. En effet. Mais je te l’ai dit : je veux sortir d’ici. Désespérément. J’ai préféré ne pas te transmettre d’informations qui auraient pu te paralyser. — Me paralyser ? De quoi parles-tu, bon sang ? — Kina et les Captifs ne sont pas les seuls à reposer là-bas. Il s’y trouve aussi de nombreuses vérités qui risquent d’ébranler les fondements mêmes de notre monde. Des vérités qui, par leur seule existence, pourraient déclencher des massacres et des guerres saintes destinées à les éradiquer. Je l’imagine sans peine. Et anéantir, tant elles sont dangereuses, la Compagnie et toute ma famille. — Je m’efforce d’ouvrir l’esprit, mais ce n’est pas facile. J’ai l’impression de vaciller au bord d’un gouffre. — Cramponne-toi. Je suis là depuis une éternité et j’ai encore du mal à l’appréhender. Il me semble que je ferais mieux de te narrer à grands traits l’histoire de la plaine. — Oui. Pourquoi ne pas commencer par là ? Ça risque d’être passionnant. — Toujours aussi acerbe, hein ? Cygne a peut-être raison de dire que tu aurais bien besoin d’un bon… Bref. D’accord. Écoute-moi attentivement. La plaine a été créée à une époque si reculée de l’Antiquité que personne, sur aucun monde, n’a la première idée de l’identité de ses bâtisseurs, de leurs mobiles ni de leurs méthodes. Mais tout porte à croire qu’elle devait servir de passerelle entre les mondes. — Mais pourquoi les ombres, les pierres levées, les… — Je ne pourrai rien t’en dire si tu me coupes sans cesse la parole. — Pardon. — Au début, donc, était la plaine. Rien qu’elle avec son réseau de routes qu’il faut emprunter dans un certain sens pour atteindre d’autres mondes. Ainsi chaque voyageur doit-il pénétrer dans le grand cercle central avant de la quitter. À l’époque, il n’existait ni ombres, ni Portes d’Ombre, ni pierres levées, ni grande forteresse dressée au milieu du cercle central, ni dieux endormis, ni Captifs, ni Livres des Morts. Il n’y avait que la plaine. Un carrefour d’univers. Et peut-être aussi d’époques. Une certaine école de pensée dissidente prétend que les portes donnaient toutes sur le même monde, mais à des périodes séparées par des dizaines de milliers d’années. » À un certain moment, toujours dans une Antiquité extrêmement lointaine, la nature humaine s’est affirmée et des conquérants en herbe ont commencé de la sillonner de part en part. Au cours d’une période d’accalmie, les sages d’une douzaine de mondes ont uni leurs efforts pour procéder à sa première modification. Ils ont édifié la grande forteresse du cercle central et l’ont dotée d’une garnison : ils avaient créé une espèce de gardiens immortels dont la tâche serait d’interdire aux armées de passer d’un monde à l’autre. » Nous arrivons alors à la limite de la protohistoire, âge dont nous n’avons gardé qu’un souvenir confus à travers la mythologie gunnie. » Ceux qui ambitionnent de conquérir le monde s’y efforceront toujours, nonobstant les obstacles. Kina, apparemment, aurait entamé sa carrière comme un seigneur de la guerre classique, un de ces sombres despotes qui voient le jour tous les quelques siècles, tel le premier époux de la Dame, sauf qu’elle n’était jamais qu’un individu parmi d’autres d’une ligue de tyrans acoquinés dont la postérité a fait des dieux en raison de l’influence prépondérante qu’ils avaient exercée sur leur époque. Cette cabale a décidé de lui apporter son soutien jusqu’à ce qu’elle ait éliminé les “démons” de la plaine. À cette occasion, elle est devenue ce que, faute d’un terme mieux adapté, nous appelons une “déesse”. Et elle n’a pas manqué de se conduire aussi férocement que ses comparses auraient dû s’y attendre. Comportement dont les fruits sont plus ou moins similaires à ceux que relate la mythologie. Pendant son sommeil, ses partenaires ont creusé un dédale de cavernes sous la plaine et l’y ont ensevelie très profondément. Puis ils ont créé Shivetya, la Sentinelle inébranlable, pour monter la garde. À moins qu’ils n’aient recruté un démon rescapé portant ce même nom, pour ensuite décupler ses forces et lui confier cette mission, si tu préfères la version la plus courante. Ensuite, visiblement trop épuisés pour recouvrer leur puissance, ils ont périclité et disparu. De sorte que Kina l’a emporté, même si elle se retrouvait désormais enchaînée. — Pourquoi ne l’ont-ils pas tuée ? Voilà une chose que je n’ai jamais comprise dans toutes ces querelles entre les dieux. Il n’existe qu’une seule version du mythe de Kina où ses ennemis ne se contentent pas de la réduire à l’impuissance. Et, même dans cette version, alors que son corps est découpé en morceaux et éparpillé par toute la planète, ils les laissent en vie, en mesure de se reconstituer. — Selon moi, elle devait disposer d’un sortilège paralysant qui liait le sort des autres dieux au sien. Ces gens ne se seraient jamais fiés l’un à l’autre. Tous devaient bénéficier d’une espèce de mécanisme de protection, pareil à celui qu’avait échafaudé Ombrelongue en rattachant le destin de la Porte d’Ombre à sa propre survie. — Mais la Porte d’Ombre ne dépend plus de son état de santé physique. Du moins tant qu’il reste de ce côté. — Je me contentais de te fournir un exemple, Roupille. Revenons-en à l’histoire de la plaine. Nous ne disposons d’aucune information sur la période consécutive à la chute de Kina, mais d’autres conquérants sont survenus et, derechef, on a tenté de les dissuader tout en maintenant la plaine ouverte au commerce. On a créé les Portes et les Clés. Un monde a réuni ses sorciers et leur a ordonné de subtiliser les âmes de milliers de prisonniers de guerre, créant ainsi les ombres en leur insufflant une haine corrosive de tout être vivant. Ils comptaient ce faisant sceller hermétiquement la plaine. Ce qui, tout naturellement, a incité une autre espèce à inventer les boucliers qui protègent les cercles et les routes. Nul ne sait avec certitude quand sont apparues les premières pierres levées, mais elles constituent le plus récent ajout à la plaine, sans doute disposé par les précurseurs du mouvement religieux universel qui a donné naissance aux Compagnies franches. J’ai cru comprendre que ces pierres n’étaient pas équarries mais créées. Elles sont immunisées contre les ombres et imperméables aux boucliers protecteurs, mais accordées, en revanche, sur les diverses Clés embarquées à leur époque par les Compagnies franches. — C’est trop de données d’un seul coup. Je vais mettre un bon moment à digérer tout ça. Mais Kina est bien réelle, non ? — Absolument. Et enterrée quelque part juste au-dessous de moi. Je n’ai jamais vraiment eu la curiosité d’aller voir. Je ne tiens pas à la délivrer par inadvertance. Je ne sais pas trop comment je vais m’y prendre, mais je refuse absolument de l’apprendre à la dure. — Et Rhaydreynak, les Livres des Morts, tout ça ? Où interviennent-ils ? » La guerre menée par Rhaydreynak contre le culte de Kina était soi-disant antérieure de plusieurs siècles à la venue des Compagnies franches, bien que d’assez effroyables similitudes aient suggéré une origine commune. « L’ascension des Compagnies franches est en fait un des épisodes les moins bien connus, en dépit de sa relative proximité dans le temps. Elles ont pullulé pendant plusieurs siècles. Elles provenaient de mondes différents et se sont encore répandues sur d’autres, sous la forme d’autant de cultes distincts d’adorateurs de Kina. Pour la plupart, elles y avaient été envoyées pour explorer et non pour conquérir, servir comme mercenaires ni même déclencher l’Année des Crânes. Mais leur véritable mission, apparemment, était de déterminer celui des mondes à qui reviendrait l’honneur d’être sacrifié pour provoquer son avènement. — Et un tas de mondes ont décidé de se liguer contre le nôtre ? — Kina embrassait de nombreux mondes. Sa malfaisance était quasiment universelle, semble-t-il. — Mais nous avons perdu à pile ou face, et le nôtre a été élu pour lui servir de tombeau. — Tu n’es plus dans notre monde, Roupille. Ici, c’est l’inter-monde. Ta position dépend de la porte par laquelle tu es sortie. Et aujourd’hui tu n’as plus le choix que d’un seul autre monde. Sa Porte d’Ombre se trouve droit devant toi, à l’autre bout de la plaine. Comme si la plaine elle-même refermait toutes les autres issues. — Je ne comprends pas. Pourquoi fait-elle ça ? Et comment ? — Elle donne parfois l’impression d’être vivante, Roupille. Ou consciente, à tout le moins. — Est-ce de ce monde que nous venons ? Est-ce là que le capitaine a tenté de se rendre toute sa vie durant ? — Non. La Compagnie ne peut pas retourner au Khatovar. Toubib n’atteindra jamais la Terre promise. Cette Porte d’Ombre-là est désactivée. Le monde où tu vas te rendre ressemble beaucoup au nôtre. Sur les autres, on le connaît sous un nom dont la traduction approximative, en taglien, serait le Pays des Ombres inconnues. — Tout mal y endure une éternelle agonie, ai-je répondu sans réfléchir. — Hein ? » Sidéré. « Oui. Comment le sais-tu ? Ces gens ont commis les meurtres qui ont créé les ombres. — Je l’ai entendu quelque part. De la bouche d’un Nyueng Bao. — Oui. Nyueng Bao De Duang. En nyueng bao parlé d’usage courant, ça signifie à peu près “les Enfants élus” ; rien de bien sensé, littéralement parlant. À l’époque où leurs ancêtres ont été bannis du Pays des Ombres inconnues, ça signifiait grosso modo “les Enfants des morts”. — Tu n’as pas perdu ton temps, ai-je fait observer. — Pas vraiment, compte tenu de la durée de mon séjour sous terre. Tu devrais essayer pendant une décennie, Roupille. On n’est pas gêné par toutes ces distractions dont on se plaint souvent dès qu’on n’arrive pas à mener tous ses projets à bien. — Sans blague ? Brusquement, j’ai l’impression que je vais devoir bosser même en dormant. — Pas pour bien longtemps. Le péquin qui manipule cette boîte à brume essaie de me contraindre à lui répondre. Pourquoi ne te glisserais-tu pas derrière ce bouffon pour l’assommer ? Ça m’éviterait d’être aspiré par cet engin chaque fois qu’un crétin veut connaître mon avis sur la façon de s’y prendre pour casser une noisette ou résoudre la crise cruciale qu’il affronte ces temps-ci. — Pas moyen, patron. Je me coltine déjà un gros sac de noix. — Tu devrais… » Murgen s’est soudain éclipsé comme si on l’avait balayé. Je jurerais avoir entendu le rire de certain corbeau blanc indiscret. 27 « Pourquoi es-tu si ronchon ? m’a demandé Saule Cygne alors que je lui aboyais dessus sans aucune raison. Encore indisposée ? » J’ai rougi. Moi qui ai passé vingt ans parmi les plus grossiers des animaux à deux pattes. « Non, crétin. J’ai mal dormi cette nuit. — Quoi ? » Le cri avait jailli de sa bouche comme le couinement d’un rat qu’on vient de piétiner. « J’ai mal dormi cette nuit. — Oh, tu parles ! Notre douce petite Roupille. Eh, les gars ! N’importe qui, Ro, Arpenteur, qui vous voudrez ! Quelqu’un pourrait-il s’avancer pour nous rappeler les rugissements tonitruants de la nuit dernière ? — Tes ronflements étaient plus sonores que les feulements d’une tigresse en chaleur, patron, m’a expliqué Arpenteur. Des gens ont dû se lever et aller se recoucher un peu plus haut sur la route pour échapper au vacarme. Certains voulaient même t’étrangler ou, à tout le moins, te fourrer la tête dans un sac. Je parierais même que tu aurais fini sur le même travois que le général Sindawe si quiconque avait su ce que nous faisions et où nous allions. — Mais je suis une créature délicate, aussi suave qu’une fleur. Comment pourrais-je bien ronfler ? » On m’avait déjà accusée de mille crimes, mais toujours sur le ton de la plaisanterie, jamais avec cette véhémence. « Cygne a décidé de ne pas t’épouser, a raillé Arpenteur. — Je suis mortifiée. Je vais voir de ce pas si Qu’un-Œil n’aurait pas un traitement. — Un traitement ? À peine peut-il se laver tout seul. » J’ai déniché un morceau à grignoter. C’est tout juste s’il en valait la peine et j’étais loin d’être repue. Nous allions devoir survivre encore longtemps sur des rations congrues. Avant même que je n’en aie terminé des quelques préparatifs matinaux qui m’étaient autorisés, les éléments de tête s’ébranlaient déjà. L’humeur était nettement plus détendue. Nous avions survécu à la nuit. Et, la veille, nous l’avions mis bien profond à la Protectrice. Ce répit fut de courte durée : nous avons trouvé la dépouille de Baquet. Gros Baquet, Cato Dahlia de son vrai nom, ex-malandrin et ex-officier de la Compagnie noire, était quasiment un père pour moi. Il n’en avait jamais rien dit et je ne le lui avais jamais demandé, mais je l’avais toujours soupçonné de me savoir du sexe faible. Au tout début de notre relation, il s’était montré particulièrement odieux avec certains mâles de ma famille. Quand Baquet piquait une colère, nul ne tenait à en être la cible. J’ai réussi à ne pas flancher. J’avais eu amplement le temps de me faire à l’idée de sa disparition, non sans garder l’espoir assez irrationnel que Murgen s’était peut-être trompé, que la mort l’avait épargné et qu’il était enseveli avec les Captifs. Les hommes ont allongé Baquet sur le travois à côté de Sindawe sans attendre mes ordres. Je me suis mise à le suivre, brusquement traversée par un de ces innombrables trains de pensées déplacées qui se forment fréquemment dans votre esprit en de pareilles occasions. Nous avions laissé un beau chantier derrière nous là où nous avions bivouaqué. Essentiellement sous la forme de déjections animales. Les Captifs avaient vraisemblablement fait de même lors de leur visite. Néanmoins, rien, sinon cet étrange cadavre, ne signalait leur passage. Ni bouses ni étrons, ni os grignotés puis balancés ; ni débris végétaux ni braises de charbon de bois éteintes. Rien. Seuls perduraient, desséchés et racornis, les cadavres humains. J’allais devoir soumettre le problème à Murgen. D’ici là, ce petit exercice mental m’éviterait de penser à Baquet. Nous progressions vers le sud. La pluie tombait par intermittence, guère plus forte qu’un crachin bien qu’elle nous cinglât parfois à angle aigu, poussée par le vent. Je frissonnais énormément et je me demandais si, avec ce froid, elle n’allait pas virer à la neige fondue, voire au blizzard. Nous n’avons pas croisé de démons plus féroces. Ultérieurement, j’ai commencé à entrevoir la silhouette floue de la mystérieuse forteresse centrale, notre destination initiale. Le vent s’est mis à souffler plus âprement. Quelques hommes se plaignaient du froid. D’autres de l’humidité, un petit nombre de l’ordinaire et une poignée d’entendre se plaindre les autres. L’optimisme quant à nos chances de succès ne régnait pas en maître. En dépit de tous les efforts bien intentionnés de Cygne, Sahra et quelques autres, je me suis sentie bien seule toute la journée ; presque abandonnée. Seul oncle Doj n’a pas pris la peine d’essayer de me remonter le moral ; vexé de mon refus parce que j’avais décliné son offre de faire de moi son apprentie, il m’en voulait encore aujourd’hui. À plusieurs reprises, je me suis surprise à me recroqueviller dans mon abri intérieur et j’ai dû me sermonner, me remémorer que je n’avais rien à y faire pour l’heure. Aucun de ces gens ne pouvait me nuire. Du moins si je le leur interdisais. Je contrôlais leur réalité. Ils ne survivaient que dans ma mémoire… C’est aussi, en soi, une forme d’immortalité. Nous autres Vehdnas croyons aux fantômes. Et au mal. Je me demandais si les Gunnis n’auraient pas finalement mis le doigt sur quelque chose. À leurs yeux, le chagrin qu’inspire le départ d’êtres aimés prend un tour moins personnel, beaucoup plus fataliste ; ils considèrent la mort comme une étape obligée d’une existence qui ne s’achève pas sur cette simple transition. Si d’aventure les Gunnis, par une aussi bizarre que tortueuse ironie divine, disposent d’une théologie plus exacte que la nôtre, alors je devais être une très vilaine fille dans ma vie antérieure. J’espère m’être bien amusée… Aie pitié de moi, ô Dieu des Heures, Toi qui es miséricordieux et compatissant. J’ai péché en mon cœur. Tu es Dieu. Il ne peut en être aucun autre. 28 Dès que le vent paressait, des flocons de neige s’agitaient dans l’air. Et chaque fois qu’il redoublait de vigueur, il projetait de petites particules de glace qui me cinglaient le visage et les mains de brûlures cuisantes. S’ils semblaient redoutables, jamais les grommellements ne se sont élevés assez fort pour laisser prévoir une mutinerie. Saule Cygne remontait et redescendait la colonne au petit trot, bavardant et rappelant négligemment à tous que nous n’avions nulle part où aller sinon droit devant nous. Le froid ne semblait pas l’incommoder le moins du monde. Bien au contraire. Il avait l’air de le trouver vivifiant. Il ne cessait de raconter à tous combien ce serait merveilleux s’il tombait réellement de la neige. Un mètre vingt, un mètre cinquante, par exemple. Le monde est bien plus beau sous la neige ! Oui, m’sieur ! Garanti ! Il avait grandi dans la neige et elle avait fait de lui un homme, un vrai. Tout aussi fréquemment, je surprenais quelques conseils – que nul, sauf à appartenir à quelque espèce de vers spécialement sélectionnés, ne pouvait matériellement exaucer – hurlés à haute et intelligible voix et implorant Qu’un-Œil, Gobelin et même Tobo de remplir le claque-merde de Cygne de mortier à prise rapide. « Tu t’amuses bien ? lui ai-je demandé. — Oh, ouais. Et ils ne te reprochent rien non plus. » Son sourire juvénile m’a fait comprendre qu’il ne jouait pas les héros indésirables. Mais au chat et à la souris. Avec moi aussi. Tous les Nordiques semblent doués pour le jeu. Le capitaine et Madame eux-mêmes avaient donné l’impression de s’y complaire. Quant à Qu’un-Œil et Gobelin… l’attaque du petit sorcier noir devait être un cadeau de Dieu. Je voyais mal comment, s’ils avaient joui tous les deux d’une excellente santé, ils auraient pu louper une aussi belle occasion de déconner dans les grandes largeurs. J’y ai fait vaguement allusion devant Cygne, mais il n’a pas compris mon point de vue. « Tu négliges un détail important, Roupille, a-t-il objecté après mes explications. À moins d’être saouls comme des cochons, ces deux-là ne feront jamais rien qui puisse mettre la vie de quiconque en danger sauf la leur. Je suis resté longtemps en marge, mais je m’en suis rendu compte voilà plus de vingt ans. Comment est-ce que ça a pu t’échapper ? — Tu as raison. Et je le sais aussi. Je m’attends tout simplement à ce que ça tourne mal. Quand je me prépare au pire, je deviens lugubre. Qu’est-ce qui te rend si joyeux ? — Ce qui nous attend. Demain. Dans deux jours au grand maximum. Je pourrai bientôt embrasser mes deux potes. Cordy et Lame. » Je l’ai fixé, décontenancée. Serait-il le seul d’entre nous que les conséquences de la libération des Captifs excitaient plus qu’elles ne le terrifiaient ? De tous ces gens, un seul n’avait pas passé les quinze dernières années piégé dans son propre esprit. Et je n’étais nullement persuadée que Murgen ne consacrait pas toutes ses heures de loisirs à se forger l’apparence d’une santé mentale factice. Quant aux autres… Je ne doutais pas que certains en sortiraient ravagés, voire fous à lier. Mes camarades non plus. Cette appréhension n’était nulle part plus flagrante que chez la Radisha. « Tadjik » ne s’était pratiquement pas montrée depuis qu’elle nous avait rejoints sur ce versant des Dandha Presh. Arpenteur et Chaud-Lapin la talonnaient de près, certes, mais elle n’exigeait aucune surveillance et bien peu d’attentions. Elle roulait des idées noires, comme claquemurée en son for intérieur. Plus nous nous éloignions de Taglios pour nous rapprocher de son frère, plus elle se retirait en elle-même. En chemin, passé le bois du Malheur, nous avions presque fraternisé. Deux sœurs. Mais, à partir de Jaicur, le pendule était reparti dans l’autre sens et, de ce côté-ci des montagnes, nous n’avions pas échangé plus de cent mots par semaine. Ça me défrisait. J’avais pris plaisir à sa compagnie, à sa conversation et à son esprit tranchant. Maître Santaraksita lui-même avait bien du mal à l’inspirer ces derniers temps, bien qu’elle se fût prise d’affection pour sa bouffonne érudition. À eux deux, ils étaient capables de plumer et d’étriper un argument stupide en moins de temps qu’il n’en faut à un maître volailler pour nettoyer un poulet. J’ai soumis le problème à Saule Cygne. « Je te parie qu’elle ne se tracasse pas pour son frère. Ce n’est pas son plus gros souci, en tout cas. Elle déprime plutôt à l’idée de ne pas pouvoir rentrer. Elle est tombée dans un cafard noir depuis qu’elle a compris que nous avions sans doute pris un aller sans retour. — Hein ? — C’est le Rajadharma. Pour elle, ce n’est pas qu’un slogan de propagande commode, Roupille. Elle prend très au sérieux son rôle de régente de Taglios. Voilà des mois qu’elle se balade par monts et par vaux contre sa volonté, tout en assistant à ce que la Protectrice décide en son nom. Il faut comprendre qu’elle culpabilise de se laisser ainsi manœuvrer. Elle doit de surcroît se faire à l’idée qu’elle n’aura certainement jamais l’occasion d’y remédier. Elle n’est pas si difficile à cerner. » Certes. Mais ils avaient été intimes pendant trente ans. « Nous rentrerons. — Oh, bien sûr ! Une chance contre un milliard ! Et qui nous attendra de pied ferme avec son armée si d’aventure nous y parvenons ? Que dirais-tu de Volesprit ? — Évidemment. Mais je peux aussi t’affirmer qu’elle nous aura oubliés dans six mois. Elle aura trouvé un jeu plus passionnant. — Et c’est toi qui dis “l’eau dort”, Roupille ? Volesprit n’en est pas moins capable. Tu ne la connais pas. Personne au demeurant… sauf peut-être Madame, mais pas très bien. Moi, pendant quelque temps, j’ai été très proche d’elle. Pas vraiment de mon plein gré, mais, bref, c’était le cas. Elle n’est pas foncièrement inhumaine et beaucoup moins futile et indifférente qu’elle ne voudrait le faire croire. Et, surtout, quand tu songes à Volesprit, garde toujours un point crucial à l’esprit : elle est encore en vie dans un monde où son plus mortel ennemi n’était autre que la Dame de la Tour. N’oublie pas qu’en son temps Madame faisait passer les Maîtres d’Ombres pour de petits voyous malappris. — Tu es vraiment remonté aujourd’hui, pas vrai ? — Je ne fais qu’exposer des faits. — En voici un autre pour ta gouverne. L’eau dort. Celle qu’on appelait la Dame de la Tour sera de nouveau sur pied dans quelques jours. — Tu devrais peut-être demander à Murgen s’il la croit réellement désireuse de se réveiller. Je te parie qu’il ne fait pas froid là où elle se trouve. » Le vent qui soufflait sur la plaine devenait de plus en plus âpre et mordant. Je n’en ai pas disconvenu, bien que la vérité lui fût connue. Il ne se le rappelait peut-être pas, mais il avait aidé Volesprit à attirer les Captifs dans les cavernes de glace où ils étaient emprisonnés. Un infernal vol de corbeaux est apparu au nord, luttant contre le vent. Ils avaient bien peu à se dire. Ils ont décrit quelques cercles, puis repris de l’altitude et se sont laissé porter par le vent vers maman. Ils n’auraient pas grand-chose à lui raconter non plus. Nous croisions de plus en plus de cadavres, parfois deux ou trois à la fois. Un bon nombre des Captifs ne l’avaient pas été. Le compte rendu de Murgen m’est revenu à l’esprit : lorsque Volesprit s’était libérée, une moitié de la troupe ou presque avait tenté de regagner notre monde. Nous les avions retrouvés. Je ne me souvenais pas de la plupart. Il s’agissait surtout de Tagliens ou de Jaicuris, plutôt que de gars de la vieille équipe, ce qui signifiait qu’on les avait enrôlés alors que je remontais dans le Nord pour le compte de Murgen. Nous sommes tombés sur Suyen Dinh Duc, le Nyueng Bao attitré de Baquet. Le corps avait été apprêté pour l’adieu rituel des funérailles. Le seul fait que Baquet ait pris la peine, en pleine terreur panique, de rendre les honneurs à l’un des plus discrets et effacés de nos compagnons nyueng bao en disait long sur le caractère de mon père d’adoption… et plaidait en faveur de celui de son garde du corps. Baquet avait décliné ses offres de protection. Il ne voulait pas d’un garde du corps. Et Duc avait refusé de s’en aller. Il se sentait poussé par une puissance de loin supérieure à la volonté de Baquet. Ils avaient dû se lier d’amitié, j’imagine, quand on ne les regardait pas. Je me suis surprise à verser les larmes qui m’avaient été refusées quand nous avions trouvé Baquet. Saule Cygne et Suvrin ont tenté de me réconforter. Ils ne savaient pas trop comment s’y prendre : allais-je tolérer qu’ils me serrent dans leurs bras ? Bien entendu ! Mais, de mon côté, je voyais mal comment le leur faire comprendre sans le leur dire. C’eût été par trop embarrassant. Sahra s’en est chargée pendant que les Nyueng Bao se rassemblaient pour honorer un des leurs. Cygne a piaillé. Le corbeau blanc s’était posé sur son épaule gauche pour lui picorer l’oreille. Il étudiait le mort d’un œil tout en nous observant de l’autre. « Ton ami semblait fermement persuadé que quelqu’un repasserait par ici, annaliste, a fait remarquer oncle Doj. Il a laissé Duc dans la posture du ”respect du patient repos” que nous imposons à nos morts en attendant de pouvoir leur donner des funérailles convenables. Ni les dieux ni les démons ne peuvent les importuner quand ils gisent dans cette position. » J’ai reniflé. « L’eau dort, oncle. Baquet y croyait. Il savait que nous reviendrions. » La foi de Baquet surpassait la mienne, qui avait tout juste survécu aux guerres de Kiaulune. Sans l’insatiable désir de Sahra de ressusciter Murgen, jamais je n’aurais traversé indemne ces temps de désespérance. Ni acquis assez de force et d’endurance pour supporter l’adversité quand Sahra, à son tour, s’était mise à douter. Et voilà où nous en étions aujourd’hui : nulle part où aller, sauf à poursuivre de l’avant. J’ai séché mes larmes. « Nous n’avons pas le temps de jacasser. Nos ressources sont cruellement limitées. Chargeons-le et… — Nous préférerions le laisser ici dans cette posture, m’a coupée Doj. Jusqu’au moment où nous pourrons lui faire les adieux appropriés. — Et ceux-ci seraient… — Quoi ? — Je n’ai pas vu beaucoup de Nyueng Bao morts depuis le siège de Jaicur. Vous dansez merveilleusement bien autour de vos morts. Mais j’ai vu mourir quelques membres de votre tribu et, à ma souvenance, je n’ai jamais été témoin d’un rituel funéraire bien précis. Certains étaient brûlés sur des bûchers comme les Gunnis. J’en ai vu enterrer un comme un Vehdna. J’ai même vu oindre un cadavre d’onguents malodorants avant qu’on ne l’enveloppe de bandelettes comme une momie pour le suspendre la tête en bas à la plus haute branche d’un arbre. — Ces funérailles, j’en suis persuadé, devaient toujours correspondre à la personnalité et à la condition de chacun, m’a-t-il répondu. Le sort réservé à l’enveloppe charnelle n’est pas essentiel. Les cérémonies ont pour but de faciliter le passage de l’âme d’une étape à la suivante. Elles sont absolument capitales. L’esprit du mort risque d’errer indéfiniment sur cette terre si elles ne sont pas célébrées. — À l’état de fantôme ? Ou de rêveur ? » Doj a eu l’air surpris. « Hein ? De fantôme ? Un esprit privé de repos et s’efforçant d’achever une tâche interrompue par la mort. Tâche qu’il ne peut accomplir, si bien qu’il la poursuit sans relâche. » Encore que les fantômes vehdnas fussent plutôt des esprits malins maudits par Dieu lui-même, je n’avais aucun mal à appréhender ce concept. « Laissons-le ici, en ce cas. Voulez-vous vous poster à ses côtés ? Pour veiller à ce qu’il ne soit pas importuné par les passants ? » Baquet avait placé Duc au bord de la route afin que son cadavre ne fût point dérangé par des fuyards paniqués. « De quoi est-il mort ? » s’est enquis Cygne. Puis il a encore glapi. Le corbeau blanc lui avait de nouveau becqueté l’oreille. Tout le monde s’est retourné pour le fixer. « Que veux-tu dire ? lui ai-je demandé. — Écoute… si c’est réellement une ombre qui a tué Duc et qu’on s’est ensuite efforcé de l’installer convenablement, celui qui s’en est chargé devrait également se trouver ici, aussi mort qu’une souche. Pas vrai ? C’est donc qu’il est mort auparavant d’une autre cause… » Une lampe obscure a paru soudain s’allumer dans sa tête. « Volesprit l’a tué ! » a caqueté le corbeau. C’était plus un croassement qu’autre chose, mais les mots étaient parfaitement intelligibles. « Crôa ! Crôa ! Volesprit l’a tué. » Les Nyueng Bao ont commencé de s’attrouper autour de Cygne. « Volesprit l’a tué, leur ai-je rappelé. Probablement par le biais d’un sortilège à double détente. Quand Duc est parvenu ici, elle avait sans doute des kilomètres d’avance sur tous ceux qui étaient à pied. Elle montait un étalon, ne l’oubliez pas. Si je me souviens bien de Duc, il aura sans doute vu le piège quand Baquet l’a déclenché et se sera interposé. — La Protectrice n’aurait jamais pu tendre le piège qui a tué Duc si elle n’avait pas été relâchée ! » s’est écriée Gota. Jamais je ne l’avais entendue s’exprimer en un taglien plus pur. À la colère qui luisait dans ses yeux, on voyait bien qu’elle tenait absolument à ce qu’aucune erreur ne fût commise. « Suyen Dinh Duc était un petit-cousin de mon père, a chuchoté Sahra. — Nous sommes déjà passés par là, les gars, ai-je repris. Nous ne pouvons pas absoudre Saule Cygne, mais nous pouvons au moins lui pardonner, compte tenu des circonstances qu’il affrontait. Croyez-vous vraiment qu’on puisse avoir le dessus sur la Protectrice en tête-à-tête ? Pas question. Mais certains d’entre vous en sont encore intimement persuadés. » Bien peu de Nyueng Bao manquaient d’arrogance. « Je vous mets au défi. Retournez donc sur vos pas pour tenter le coup. La Porte d’Ombre vous laissera passer. Volesprit est à pied et handicapée. Vous l’aurez vite rattrapée. Que demande le peuple ? » Je me suis interrompue. « Eh bien ? Pas d’amateurs ? Alors laissez Cygne en paix. » Le corbeau blanc a croassé narquoisement. J’ai repéré quelques visages pensifs, voire penauds, mais Gota n’était pas dans le lot. Elle n’avait jamais commis d’erreur… sauf la seule fois où elle avait cru en commettre une. Cygne a laissé pisser. Comme il le faisait depuis des années. Il avait pris des leçons de la plus sévère des instructrices. « Tu disais qu’on devait continuer, Roupille. Je crois aussi que les carnivores que nous sommes devraient s’en prendre aux végétariens dès que nos vivres seront épuisés. — Porte la Clé, Tobo. Merci, Sahra. » Sahra s’est détournée. « Reste avec Tobo, mère. Ne le laisse pas progresser plus vite que toi. » Ky Gota a marmonné quelques paroles et tourné les talons pour suivre Tobo. Son déhanchement poussif pouvait être trompeur quand elle était pressée. Elle a rattrapé le garçon et l’a empoigné par un pan de sa chemise. Ils se sont éloignés. La bouche de la vieille femme ne cessait de s’activer. Je ne suis pas joueuse de tempérament, mais j’aurais volontiers parié qu’elle vilipendait les fétides mortels que nous étions tous. « Ky Gota a l’air redevenue elle-même », ai-je fait observer. Aucun Nyueng Bao n’a paru empressé de célébrer l’événement. Deux kilomètres plus loin, nous sommes tombés sur les seuls vestiges animaux de la première expédition que nous trouverions jamais. Empilés en un gros tas, ossements et lambeaux de peau desséchés, à ce point entremêlés qu’on n’aurait su dire le nombre des bêtes ni pourquoi elles s’étaient réunies là pour vivre ou mourir. Tout ce lugubre charnier donnait l’impression de s’enfoncer lentement dans la plaine. Encore une décennie et il n’en subsisterait plus rien. 29 Les affreux spectres sont revenus après la tombée de la nuit. Leurs tentatives étaient plus énergiques ce soir. La pluie s’était remise à tomber. Plus énergiquement aussi, accompagnée de tonnerre et d’éclairs permettant difficilement de s’endormir. À l’instar de la pluie glacée qui semblait bien décidée à se collecter toute à l’intérieur du cercle où nous campions. La pierre n’était pas déclive, mais l’eau semblait l’ignorer. Les animaux ont bu tout leur saoul. Les humains de la troupe aussi. Chaud-Lapin et Arpenteur ont ordonné à tout le monde de remplir à ras bord gourdes et vaches à eau. Et une voix ne s’était pas élevée pour se féliciter de notre bonne fortune que les premiers flocons de neige se mettaient à s’abattre. Mes rares moments de sommeil n’ont guère été agréables. Le monde spectral était en grand émoi et son tumulte débordait jusque dans mes rêves. Là-dessus, la fille d’Iqbal a décidé que le moment était bien choisi pour pleurer toute la nuit. Du coup, le chien s’est mis à hurler. À moins que ce ne soit le contraire. Les ombres grouillaient sur toute la surface du bouclier. Elles s’intéressaient beaucoup plus à nous qu’aux premiers intrus, du temps de Murgen. C’est lui-même qui me l’a dit. Elles se souvenaient des temps passés. J’étais en mesure d’entendre leurs rêves. Leurs cauchemars. Elles ne gardaient le souvenir que d’horreurs survenues du temps où des hommes ressemblant aux Nyueng Bao les torturaient à mort en masse ; des sorciers grands et petits flagellaient leurs âmes frappées de démence jusqu’à ce qu’elles débordent à ce point de haine pour toute créature vivante qu’à leur libération, un peu plus tard, la moindre étincelle de vie, fût-elle aussi insignifiante qu’un cafard, devenait pour elles une proie sujette à une attaque aussi féroce qu’immédiate. Certaines, déjà prédatrices de nature, étaient devenues si haineuses qu’elles attaquaient leurs propres congénères pour les dévorer. Des millions de personnes en avaient été victimes. Et l’unique vertu de leurs créateurs fut de confectionner ces monstruosités à partir d’envahisseurs débarqués par vagues innombrables d’un monde où un roi-sorcier dément s’était hissé de sa propre autorité au rang de demi-dieu avant d’entreprendre la conquête et la domination totale des seize mondes. Des dizaines de milliers de cadavres, jamais dénombrés, avaient jonché le sol de la plaine scintillante avant que les ombres n’en endiguent le flot. Les monstres avaient fui par dizaines dans des mondes voisins. Ils y avaient répandu la terreur et le chaos jusqu’au jour où l’on avait modifié les Portes pour leur en interdire le franchissement. Plus rien n’avait traversé la plaine pendant des siècles. Puis quelque génie avait inventé les boucliers qui protégeaient aujourd’hui encore les routes et les cercles, et le commerce avait timidement repris. Les ombres voyaient tout. Se souvenaient de tout. Elles avaient vu les prosélytes de Kina fuir mon propre monde au summum de la fureur de Rhaydreynak et se les rappelaient. Le chant noir de la déesse touchait toujours quelques oreilles avides, dans tous les mondes qu’ils avaient gagnés. Jusqu’à celles des descendants des créateurs des ombres. Le trafic restait inconsistant, sur une plaine aussi dangereuse qu’inhospitalière. Il fallait une extrême détermination pour se hasarder à la traverser. Mais il culmina quand le monde dont nous nous souvenons sous le nom de Khatovar lança vers les autres un grand nombre d’expéditions destinées à déterminer le plus propre à héberger la cérémonie cosmique baptisée l’Année des Crânes. Des fidèles de Kina originaires d’autres mondes se joignirent à cette quête. Les Compagnies se mirent en marche et revinrent. Elles ergotaient, se chamaillaient entre elles mais n’accomplissaient pas grand-chose. Un consensus finit par prendre forme. Le monde qui, dès le début, avait traité si abominablement les Enfants de Kina serait sacrifié. Les descendants de Rhaydreynak récolteraient ce qu’ils avaient semé. Ces compagnies émissaires n’étaient nullement des hordes de fanatiques. La plaine était périlleuse. Peu d’hommes tenaient à la traverser. Les soldats, dans leur immense majorité, étaient des conscrits ou de petits délinquants sous la férule de quelques prêtres dévots. On ne s’attendait pas à ce qu’ils en revinssent. Les familles des recrues prirent peu à peu l’habitude d’organiser une veillée funèbre avant le départ de leur guerrier d’os ou de leur soldat de pierre… en dépit des belles promesses des prêtres assurant qu’ils seraient de retour dans quelques mois. Les rares qui rentraient au bercail, vidés, durs et amers, avaient à ce point changé qu’on avait fini par les appeler « soldats des Ténèbres ». Le culte de Kina, partout où il prenait racine, n’était jamais très populaire. Secte minoritaire, elle perdit encore de sa maigre influence au fil des générations, et l’inéluctable et fastidieuse bureaucratie autoritaire supplanta bientôt la ferveur originelle. L’un après l’autre, tous les mondes abandonnèrent Kina et se détournèrent de la plaine. Partout s’annonça un âge des Ténèbres. Les Portes se dégradaient sans qu’on les réparât. Celles qui n’étaient pas hors service connurent la désaffection. Les mondes, vieux et usés, aspiraient désespérément à un sang neuf. Les ancêtres des Nyueng Bao furent sans doute le dernier groupe d’importance à voyager d’un monde à l’autre. Il s’agissait apparemment d’adorateurs de Kina fuyant les persécutions à une époque de xénophobie galopante, quand leurs autres compatriotes avaient décidé d’éradiquer toute influence étrangère. Les ancêtres des Nyueng Bao (les Enfants des Morts) avaient fait le vœu de regagner glorieusement, en triomphe, leur Pays des Ombres inconnues. Mais, dans la mesure où ils se trouvaient en sécurité à l’autre bout de la plaine, leurs descendants avaient tôt fait, évidemment, d’oublier qui ils étaient. Seuls une poignée de prêtres s’en souvenaient encore, et de façon souvent apocryphe. Une voix muette a brusquement titillé ma conscience. Sœur, sœur. Je n’ai rien vu, seulement senti un souffle aussi léger qu’une plume. Mais il a suffi à faire tournoyer mon âme sur elle-même et à l’envoyer valser en un autre lieu où, dès que j’ai eu repris mon souffle spirituel, la puanteur de la mort a agressé mes narines. Un océan d’ossements me cernait de toutes parts. Des marées d’origine inconnue agitaient sa surface. Mes yeux ne travaillaient pas normalement. Je voyais double et tout me semblait distordu. J’ai levé la main pour les frotter et aperçu… des plumes blanches ! Non ! Impossible ! Je n’allais tout de même pas marcher sur les brisées de Murgen ! Larguer mes amarres, perdre mes repères temporels ! Je ne le supporterais pas ! Je me suis contrainte à… Crôa ! Le cri ne sortait pas de mon bec. Une silhouette noire est brusquement apparue sous mes yeux, les ailes déployées pour freiner sa chute. Des serres se sont tendues vers moi. J’ai pivoté sur moi-même et je me suis jetée de la branche morte où j’étais perchée. Pour aussitôt le regretter. Je me suis retrouvée à quelques pas d’un visage haut de plus d’un mètre cinquante, armé de plus de crocs qu’un requin n’a de dents et plus noir que la nuit noire. Son haleine charriait la puanteur de la viande avariée. Le mauvais sourire de triomphe qu’esquissaient ces lèvres d’ébène s’est effacé quand j’ai esquivé la gifle magistrale d’une gigantesque main griffue. Moi, Roupille, j’étais en proie à une terreur panique et à deux doigts de souiller mes braies ; mais l’oiseau blanc n’hébergeait pas que moi. Et son second occupant s’amusait bien. Sœur, sœur, il s’en est fallu d’un cheveu. Cette salope est de plus en plus sournoise. Mais elle ne me surprendra pas, moi. Elle en est bien incapable. Tout comme d’ailleurs de le comprendre. Qui donc est ce « moi » ? Fin de l’exercice. J’avais réintégré mon corps dans la plaine et sous la pluie, et je frissonnais tout en observant du coin de mon œil mental les gesticulations effrénées des Rêveurs. J’ai réfléchi à l’expérience que je venais de vivre et j’en ai conclu qu’on m’avait adressé un message : Kina était informée de mon arrivée. La rêveuse déesse feignait la quiétude depuis plusieurs décennies. Elle connaissait intimement la patience, par tous ses petits noms secrets. Et peut-être avais-je encore reçu un autre message. Kina restait la Mère de l’Illusion. Si elle avait trouvé le moyen d’accéder aux recoins les plus sombres de mon esprit, ce que je venais d’apprendre récemment était peut-être partiellement, voire totalement faux. Avant l’entrée en scène de la vieille équipe, elle avait bien réussi à insuffler à des régions et des générations entières une peur panique de la Compagnie noire. Il m’a semblé, je le jure, ressentir son amusement à l’idée de m’avoir inspiré une méfiance plus profonde encore envers tout ce qui m’entourait. 30 Suvrin m’a réveillée de bonne heure. Il avait l’air lugubre. Je distinguais mal son visage dans l’obscurité. « Un gros problème, Roupille », a-t-il murmuré. Et j’ai dû lui reconnaître au moins ça : il était le tout premier à prendre conscience des conséquences de cette neige. Il est vrai qu’il avait eu bien plus souvent que nous (Cygne excepté) l’occasion de voir la poudre blanche. Et Saule en était resté éloigné si longtemps qu’il avait eu le temps de vieillir. J’avais envie de grogner et de gémir, mais ça ne nous aurait guère avancés et nous devions affronter la situation le plus vite possible. « Excellent raisonnement, l’ai-je félicité. Merci. Va faire la tournée de réveil des sergents dans cette partie du camp. Je me charge de la gauche. » Je me sentais reposée malgré tous mes cauchemars. La neige ne tenait aucun compte du bouclier abritant notre campement. Tant et si bien que nous ne distinguions plus les frontières. Il me semblait flairer chez les ombres une soif de meurtre exacerbée. Elles avaient déjà assisté à ce spectacle. Qu’un seul d’entre nous s’affole et cavale dans tous les sens, et la cloche du déjeuner sonnerait. Mais nous avions pour nous Gobelin et Qu’un-Œil. Et Tobo. Ils pourraient en un clin d’œil redéfinir le tracé des frontières. Cela dit, il leur aurait fallu un peu de lumière. Je suis passée de l’un à l’autre pour m’assurer que tout le monde était tiré du sommeil et comprenait la gravité de la situation. Surtout les mères. J’ai consciencieusement veillé à leur expliquer à tous que nul ne devait bouger avant le lever du jour. Merveille des merveilles, personne n’a fait de conneries. Dès qu’il a fait assez jour, les sorciers ont entrepris de tracer des lignes dans la neige. J’ai désigné des équipes pour renforcer ces limites. Tout s’est tellement bien passé que je commençais à pavoiser, toute contente de moi, avant même que l’heure du départ n’eût sonné. Puis je me suis rendu compte que la journée serait longue… ce dont j’aurais dû me douter. L’étape suivante du voyage n’avait exigé que quelques heures de marche aux Captifs. Elle nous prendrait bien plus longtemps. La forteresse effondrée restait invisible derrière le rideau de neige. Les deux vieillards devraient déterminer chacun de nos pas l’un après l’autre ; ils flanquaient Tobo et la Clé afin de les maintenir au milieu de la route, mais sans jamais les précéder. On ne sait jamais. Quatre cents mètres plus loin, je m’inquiétais déjà de notre moyenne. Nous avions trop de bouches à nourrir et pas assez de vivres. Un rationnement sévère nous était déjà imposé. Tous ces gens, sauf ceux qui délivreraient les Captifs, devraient parvenir au plus vite à l’autre bout de la plaine. « On n’y arrive plus ! a beuglé Gobelin. Si ça devait tomber plus fort, on se retrouverait dans le bran jusqu’au cou ! » Il avait raison. Si jamais la neige tournait au blizzard, tous nos soucis s’envoleraient : nous mourrions de froid sur place et Volesprit serait la plus heureuse fille du monde. Ce devait déjà être le cas, de toute façon, maintenant qu’elle avait eu le temps de réfléchir et de se persuader que personne désormais ne pourrait plus l’empêcher de réaliser tous ses caprices. L’eau dort ? Et quand bien même. C’était bien fini, tout ça ! Que non pas, tant que je tiendrais debout ! Cygne s’est joint à moi pour le petit-déjeuner. « Comment va mon épouse ce matin ? — Frigide. » Flûte ! La fourche m’avait langué. « Ça, je le sais depuis des années, a-t-il raillé. C’est quelque chose, non ? Déjà plus de deux centimètres. — Quelque chose en effet ! Hélas, je m’abstiens généralement d’employer les termes qui pourraient le décrire. Aie l’œil surtout. Que personne ne fasse de bêtises. De fait, tu devrais t’incruster auprès de la Radisha. Je ne voudrais pas qu’il lui arrive malheur parce qu’un crétin a oublié de se servir de sa tête. — D’accord. Tu as rêvé, cette nuit ? — Évidemment. J’ai même frôlé Kina de près. — J’ai aperçu des lumières sur la route, à l’est. » Ces mots ont éveillé mon intérêt. « Vraiment ? — Dans mon rêve. Des lumières fées sans plus. Mes souvenirs personnels de la plaine, quelque chose comme ça. Il n’y avait plus rien à voir quand je suis arrivé sur place. — Tu t’enhardis avec l’âge, dirait-on ? — C’est arrivé comme ça, voilà tout. Si j’avais réfléchi, je m’en serais abstenu. — J’ai ronflé cette nuit ? — Tu as consolidé ton avance dans le championnat féminin, toutes catégories confondues. Tu es d’ores et déjà prête à concourir au niveau supérieur. — C’est sûrement lié à mes rêves. » Sahra s’est pointée. L’air sinistre. Elle n’appréciait guère ce qui se passait : ni la neige ni la manière dont nous l’affrontions. Mais elle a tenu sa langue. Il était trop tard, se rendait-elle compte, pour jouer les mères scandalisées. Que ça lui plaise ou non, son garçon nous sortait de la panade. Qu’un-Œil la suivait en boitillant, appuyé sur une canne qu’on lui avait confectionnée avec un de nos plus petits bambous lance-boules de feu. J’ignorais s’il était encore chargé. Fort probablement, dans la mesure où il s’agissait de Qu’un-Œil. « Je ne survivrai pas longtemps dans ces conditions, greluchonne, m’a-t-il déclaré. Mais je tiendrai le plus possible. — Montre à Tobo comment s’y prendre et cède-lui la place dès qu’il aura compris. Laisse Gota se charger de la pioche et monte son canasson. Tu leur prodigueras tes conseils de là-haut. » Le vieil homme s’est contenté de hocher la tête au lieu de chercher à ergoter, trahissant ainsi sa très réelle faiblesse. Gobelin, néanmoins, m’a jeté un regard noir, persuadé qu’on allait désormais l’abreuver de conseils non sollicités. Mais, d’un simple haussement d’épaules, il a balayé toute envie de discuter. « Tobo ? Tiens bon. Tu as bien compris ce que nous devons faire aujourd’hui ? — J’ai pigé, Roupille. — Alors transmets la Clé à ta grand-mère. Où est passé mon copain l’étalon ? Arrive ici, toi ! Tu vas porter Qu’un-Œil. » J’ai remarqué que le corbeau blanc n’était plus perché sur son échine. D’ailleurs, il n’était nulle part en vue. « Grimpe, vieil homme. — Qui traites-tu de vieil homme, greluchonne ? » Qu’un-Œil s’était redressé de toute sa taille. « Tu es si vieux que tu es devenu plus petit que moi. Monte là-dessus. Je tiens vraiment à arriver là-bas aujourd’hui. » J’ai jeté un regard dur à Gobelin, au cas où l’idée lui viendrait de me mettre des bâtons dans les roues. Il m’a dévisagée d’un œil impassible. Voire impavide. Quelle enfant gâtée je fais ! Je suis parvenue à mes fins. La forteresse en ruine s’est dressée sous une neige légère aux alentours de midi, c’est du moins ce qu’il m’a semblé. Dès que Tobo a eu pris le pli de repérer suffisamment bien les frontières pour continuer avec le seul Gobelin, la troupe a commencé de progresser à une allure régulière uniquement limitée par le handicap de mère Gota. Et celle-ci semblait brusquement prise d’un désir urgent de se précipiter vers le destin qui attendait le porteur de la Clé. Mon pessimisme inné se vit donc infliger un démenti. Si les garçons d’Iqbal n’avaient pas découvert les merveilles des boules de neige, je n’aurais eu à me plaindre de rien. J’y aurais même pris plaisir si quelques volées égarées de ces projectiles ne m’avaient pas choisie pour cible. Nous avons atteint la faille décrite par Murgen : sorte de traînée de larmes sur le visage de la plaine, déchiré par des forces inimaginables. On avait ressenti jusqu’à Taglios le séisme qui l’avait provoquée. Il avait rasé toutes les villes de ce côté-ci des Dandha Presh. Je me demandais s’il avait causé autant de ravages dans les autres mondes reliés à la plaine. Et aussi si son origine était naturelle. S’il n’était pas le fruit de quelque tentative avortée de Kina pour émerger prématurément de son sommeil. « Cygne ! Saule Cygne ! Viens ici. » Mère Gota n’avait fait halte au bord du précipice que dans l’impossibilité d’aller plus loin. Le reste de la troupe s’est agglutiné derrière les meneurs, naturellement ; tous voulaient voir ça. « Écartez-vous, les gars ! ai-je aboyé. Écartez-vous. Laissez-le passer ! » J’ai scruté la forteresse en ruine. « Fracassée » serait sans doute un mot trop fort, mais elle était irréparable. Irrémédiablement. Si sa garnison originelle de golems avait encore été présente, elle serait sans doute en parfait état et, en ce moment même, toute la fine équipe serait sortie épousseter chaque flocon de neige niché dans les anfractuosités de la pierre. « Faudrait te décider, trésor, a grommelé Cygne. Tu veux que je surveille la Radisha ou que je… — Peu importe. Je n’ai pas le temps. J’ai froid, je suis de mauvais poil et je veux y remédier. Examine cette faille. A-t-elle changé ? Elle est assez impressionnante, bien sûr, mais beaucoup moins large, loin s’en faut, que Murgen ne me l’avait laissée penser. N’importe qui pourrait la franchir d’un bond à part le bébé d’Iqbal. » Cygne a étudié la fissure. Il sautait immédiatement aux yeux que ses bords n’étaient pas tranchants. La pierre donnait l’impression d’avoir ramolli, fondu comme du saindoux. « Non. Elle n’était pas du tout ainsi. À croire qu’elle a cicatrisé entre-temps. Elle n’a plus que le quart de sa largeur initiale. Je parie qu’il n’en restera même plus une balafre dans une génération. — C’est donc que la plaine peut effectivement se réparer toute seule. Mais pas ce qui a été bâti ultérieurement. » J’ai désigné la forteresse. « Sauf les sortilèges de protection des routes. — À ce qu’il semble. — Commencez à traverser. Cygne, reste avec Tobo et Gota. Toi seul sais où nous allons. Ah, te voilà, toi ! » ai-je répondu à un crôa ! impatient qui venait de tomber du ciel. En plissant les yeux, je parvenais à distinguer le corbeau blanc du coin de l’œil ; perché sur les fortifications, il nous regardait passer. Sans cesser de marmonner dans sa barbe, encore qu’assez jovialement, Cygne a enjambé la faille, glissé, trébuché et dérapé ; puis il s’est relevé, non sans lâcher une bordée de jurons nordiques pantelants. Tous les autres se marraient. J’ai appelé Chaud-Lapin et Arpenteur. « Trouvez-moi un moyen de faire passer les animaux et les chariots, tous les deux. Recrutez Suvrin si ça vous chante, il se flatte d’avoir une petite expérience du génie. Et n’oubliez pas de leur rappeler à tous que nous dormirons ce soir au chaud et au sec, pourvu qu’ils gardent leur calme et se montrent coopératifs. » Enfin, sans doute au sec. Au chaud, c’était peut-être trop exiger. Oncle Doj et Tobo ont aidé mère Gota à franchir l’abîme. Sahra lui a emboîté le pas, suivie par plusieurs autres Nyueng Bao. Tout d’un coup, ça faisait une effroyable concentration de Nyueng Bao au même endroit. Ma parano s’est brusquement réveillée en plissant des yeux suspicieux. « Gobelin, Qu’un-Œil. Venez ici, ai-je ordonné. Furtif ? Où es-tu ? Accompagne-nous. » Je pouvais toujours compter sur un Furtif prompt à exécuter mes ordres et aussi dépourvu de morale qu’un javelot. Il me suffisait de montrer du doigt et de dire : «Tue ! » Oncle Doj n’a pas manqué de constater que je ne lui faisais toujours pas entièrement confiance. Ma méfiance semblait tout à la fois l’agacer et l’amuser. « Notre peuple n’a rien à gagner ici, annaliste, m’a-t-il déclaré. Seul Tobo y trouve un profit. — Tant mieux. Tant mieux. Je ne voudrais surtout pas mettre le moins du monde en danger “l’avenir de la Compagnie”. » Doj s’est renfrogné, désappointé par mon ton sarcastique. « Je n’ai donc pas encore gagné ton cœur, soldat de pierre ? — Comment serait-ce possible ? Vous ne cessez pas de me donner des noms d’oiseaux sans jamais vouloir vous en expliquer. — Tout deviendra bientôt limpide, je le crains. — Ben voyons ! Dès que nous aurons atteint le Pays des Ombres inconnues, j’imagine ? Vous feriez mieux d’espérer qu’il n’existe dans votre doctrine ni demi-vérités ni dissimulations éhontées. “Tout mal y endure une éternelle agonie.” Cela pourrait encore s’avérer. » Doj m’a jeté un regard torve, mais où il n’entrait ni calcul ni colère. « Cygne. Montre-nous le chemin », ai-je ordonné. 31 « Je ne peux guère vous conduire plus loin, me semble-t-il », m’a expliqué Saule Cygne. Il s’exprimait lentement, comme s’il avait du mal à faire le tri dans ses pensées. « Je ne comprends pas. Ça continue de m’échapper. Je sais que nous devrions nous enfoncer plus profondément. Mais dès que j’essaie de me rappeler un détail précis, tout ce qui s’est passé depuis mon arrivée ici se dissipe. Jusqu’à la fin de notre chevauchée de retour. Alors que tout me revient quand je ne me concentre pas. Ça, au moins, je m’en souviens. Volesprit m’a peut-être trafiqué le cerveau. — Ça reste le plus souvent valable », a marmonné Gobelin. Cygne l’a ignoré. « Nous avions déjà quitté la plaine quand je me suis rendu compte que nous serions les seuls à en ressortir », s’est-il lamenté. Je n’étais pas certaine de le croire, mais ça n’avait plus guère d’importance. J’ai grogné puis suggéré : « Et si tu essayais à l’intuition ? Ton esprit se souviendra peut-être de ce que ton cerveau a oublié. — Il faudrait déjà faire un peu de lumière. — À quoi servent donc mes sorciers ? ai-je demandé dans le noir. Sûrement pas, en tout cas, à nous faire profiter d’une trouvaille aussi utile et commode que la clarté. Ils n’en ont pas l’usage. Ils voient la nuit. » Gobelin a marmotté quelques paroles peu flatteuses sur les bonnes femmes qui se permettent des quolibets. « Assieds-toi, que je t’examine la tête, a-t-il fait à Cygne. — Laissez-moi faire ! s’est écrié Tobo au même instant. Laissez-moi faire la lumière. Je peux très bien y arriver. » Il n’a pas attendu notre permission. Des filaments de lumière citron et argentée ont jailli de ses mains levées, vifs et voraces. L’obscurité environnante battait effectivement en retraite, ai-je constaté avec réticence. « Wouah ! me suis-je exclamée. Regardez-moi ça. — L’énergie et l’enthousiasme de la jeunesse », a concédé Qu’un-Œil. J’ai jeté un coup d’œil derrière moi. Toujours à califourchon sur l’étalon noir, il affichait un air fanfaron mais était visiblement épuisé. Le corbeau blanc était perché sur l’encolure du cheval. Il dévisageait le vieillard d’un œil tout en scrutant notre environnement de l’autre. Il semblait bien s’amuser. Puis le petit sorcier s’est mis à glousser. Tobo a couiné de stupéfaction. « Attendez ! Stop ! Gobelin ? Qu’est-ce qui se passe ? » Les serpentins de lumière s’enroulaient autour de ses bras. Tobo leur ordonnait de cesser, mais ils refusaient d’obtempérer. Il s’est mis à se gifler les bras. Gobelin et Qu’un-Œil se sont esclaffés. Entre-temps, ils s’étaient employés à éclaircir les idées de Cygne. Celui-ci donnait l’impression d’avoir été brusquement aspiré hors d’une haute chope écumante de souvenirs précis. Sahra n’avait pas l’heur de trouver drôle la situation de son fils. Elle a hurlé aux deux sorciers d’intervenir. D’une voix pratiquement incohérente, trahissant assez la tension qu’elle s’infligeait. « Il n’est pas en danger, Sahra, lui a affirmé Doj. Il s’est simplement laissé distraire. Ça arrive. Ça fait partie de l’apprentissage. » Il a dû répéter à plusieurs reprises une phrase du même tonneau avant qu’elle ne consente enfin à se calmer pour, aussitôt après, darder des regards penauds empreints de défi. « Je m’en occupe en attendant que tu recouvres ta concentration », a déclaré Gobelin à Tobo. L’instant d’après, la clarté suffisait à distinguer les parois de l’immense salle. Le talent donne toujours une impression de facilité. Le petit sorcier chauve ne faisait pas exception à la règle. « Aide Cygne à garder la tête claire », a-t-il suggéré à Qu’un-Œil. Après toutes ces nuits passées dans les intempéries, cette salle m’a fait l’effet d’une plaisante amélioration. Si seulement nous pouvions trouver du combustible pour la chauffer… « Où va-t-on maintenant ? » ai-je demandé à Cygne. L’espace d’un instant, j’avais silencieusement regretté de n’avoir pas harcelé Murgen dans mes rêves afin de disposer aujourd’hui d’indications fiables. Le corbeau blanc a croassé puis pris son essor, arrachant ce faisant quelques jurons à Qu’un-Œil dont il avait cinglé le visage de ses ailes. Je commençais tout doucement à comprendre l’oiseau. « Suivez-le des yeux, ai-je ordonné. Un de nos sorciers de génie aurait-il l’amabilité de lancer une lumière à ses trousses ? » Tobo avait repris le contrôle de la sienne et la façonnait à présent habilement, mais la tâche réclamait toute sa concentration. J’espérais qu’avant de goûter au fiel du désastre il saurait triompher de cette tendance à se fier à sa confiance en soi davantage qu’au bon sens. Oncle Doj filait l’oiseau à une allure empreinte de dignité. Je lui ai emboîté le pas, partant du principe que ma contribution personnelle ne pouvait se limiter à prendre des décisions exécutoires. Une boule de lumière d’un vert lépreux m’a agressée par-derrière et est venue se nicher dans mes cheveux en broussaille. Le cuir chevelu a commencé de me démanger. J’ai vaguement soupçonné Qu’un-Œil de se gausser de mon hygiène corporelle qui, je dois le reconnaître, souffre parfois de ma négligence. Pour ainsi dire. « Ça m’apprendra à ôter mon putain de casque », ai-je grommelé. J’évitais de me retourner, persuadée qu’il allait me décocher son vilain sourire édenté d’illuminé. De fait, je ne portais pas vraiment de casque. Dieu merci ! Il eût été glacé. Mais un sous-casque de cuir épargnant à mes oreilles la morsure du froid. Tout juste. L’hiver ! Un des nombreux détails que n’avait pas prévus l’équipe chargée d’échafauder le plan. J’ai dépassé Doj à toute allure. La vue de mes cheveux a paru tout d’abord l’époustoufler. Puis il s’est fendu du plus large sourire que je lui avais jamais vu. J’y ai répondu d’une grimace sanguinaire qui, malheureusement, m’a contrainte à me retourner ; suffisamment pour voir Gobelin et Qu’un-Œil pousser des hennissements en se claquant mutuellement les mains. Sahra elle-même s’est légèrement détournée pour dissimuler son amusement. D’accord. Ainsi, subitement, j’étais devenue la reine des clowns de la Compagnie, hein ? On allait voir ça ! Ces deux-là allaient me… Je me suis aperçue qu’ils avaient réussi à me faire adopter leur façon de penser. Encore un peu et j’allais me mettre à imaginer des traquenards pour me venger d’eux. Le corbeau a croassé. Il s’était posé sur le sol glacé et faisait les cent pas en trépignant, brusquement pris d’impatience. Ses serres cliquetaient doucement sur la pierre. Je me suis laissée tomber à genoux. Il m’a permis d’avancer quasiment jusqu’à le toucher puis s’est envolé et enfoncé plus avant dans les ténèbres. D’autres lumières s’allumaient dans mon dos à mesure que bêtes et gens entraient en faisant un raffut prévisible. Chaque nouvel arrivant voulait savoir ce qui se passait. Quand je baissais la tête pour observer le corbeau, la joue plaquée au sol, je ne distinguais plus de lui qu’une vague silhouette détourée. « Une lumière doit sourdre de quelque part, ai-je déclaré à Doj. C’est par là que les Captifs ont dû pénétrer dans la forteresse intérieure. » Je me suis allongée sur le ventre. On apercevait nettement une large fissure dans un mur de pierre si sombre qu’on le remarquait à peine en dépit de la clarté diffuse. Impossible de distinguer quoi que ce soit à l’intérieur. Doj s’est baissé à son tour et a collé la joue à terre. « En effet. — Il nous faudrait davantage de lumière par ici, ai-je crié. Et des outils. Arpenteur, Chaud-Lapin, ordonnez aux gens d’établir une manière de campement. Et tâchez de trouver un moyen de calfeutrer cette salle contre le froid. » La tâche serait malaisée. Le mur extérieur était fissuré de larges failles. Gobelin et Qu’un-Œil ont cessé de sourire comme des crétins et se sont avancés en affichant un masque grave. Ils avaient embarqué Tobo, bien décidés à lui enseigner rapidement le métier sur le tas. La lumière aidant, on distinguait plus nettement ce que l’oiseau avait essayé de me montrer, en l’occurrence la fissure scellée par Volesprit après qu’elle avait jeté son méchant sort aux Captifs. « Y a-t-il des pièges ou des sortilèges là-dedans ? me suis-je enquise. — La greluchonne est un authentique génie », a bougonné Qu’un-Œil. Il bafouillait légèrement. Il avait désespérément besoin de se reposer. « L’oiseau s’est faufilé à l’intérieur et il n’est pas parti en fumée, pas vrai ? Ça ne t’évoque rien ? — Pas de sortilèges, a laissé tomber Gobelin. Ne fais pas attention à lui. Il n’est pas à prendre avec des pincettes. Gota et lui n’ont joui d’aucune intimité depuis une semaine. — Je vais te priver de toute intimité pour deux millénaires, l’avorton. Et hisser ton vilain cul parcheminé sur… — Suffit ! Voyons si nous pouvons élargir cet orifice. » De l’autre côté, le corbeau poussait des pépiements impatients. Il était forcément lié aux Captifs d’une façon ou d’une autre, même s’il ne s’agissait pas de Murgen opérant depuis quelque repli perdu du temps. J’espérais en tout cas qu’il ne s’agissait pas d’un Murgen venu du futur. Cette éventualité aurait d’ores et déjà suggéré une tentative avortée de notre part. J’ai grommelé et râlé. Je tournais comme un lion en cage pendant qu’une douzaine d’hommes s’efforçaient d’agrandir la fissure en pestant contre le manque d’éclairage. Ma contribution en tant que chandelle humaine n’était guère significative. Sans doute fallait-il voir dans l’incident survenu à ma chevelure une allusion non déguisée de Gobelin et Qu’un-Œil à mes idées brillantes. Encore que je doutais fort qu’ils aient pu, en moins de deux siècles, acquérir autant d’intelligence et de subtilité. Une foule de plus en plus nombreuse se bousculait derrière moi. « Arpenteur, ai-je grogné. Je t’ai demandé d’obtenir de ces gens qu’ils fassent œuvre utile. Tobo, recule de là. Tu veux recevoir un rocher sur la tête ? — Tu devrais exiger davantage de lumière, a suggéré une voix dans mon dos. Afin d’y voir mieux pour étançonner. » Je me suis retournée. « Furtif ? — Il y avait des mineurs dans ma famille. — En ce cas, tu es le meilleur expert que nous ayons sous la main. » Qu’un-Œil a planté son pouce dans les côtes de Gobelin. « Le nain que tu vois là a une certaine expérience de sapeur. Il a aidé à miner les murailles de Tembre. » Son visage s’est plissé en un hideux sourire. Gobelin a poussé un glapissement suggérant qu’il ne gardait pas de l’épisode de « Tembre » un souvenir attendri. Je ne me souvenais d’aucune allusion à Tembre dans les annales. Tout portait à croire que cette péripétie s’était déroulée bien avant que Toubib ne devînt annaliste, activité qu’il avait pourtant exercée très tôt. Deux de ses prédécesseurs immédiats, Millet Landora et Canevas le Balafré, avaient rempli si peu diligemment leurs fonctions qu’on ignorait presque tout de leur époque – à part ce que leurs successeurs avaient pu reconstituer en se fondant sur la tradition orale et les souvenirs des rescapés. Toubib, Otto et Hagop s’étaient joints à la troupe durant cette période. Toubib lui-même n’en rapporte pas grand-chose. « Dois-je en déduire, en ce cas, que je ne peux ajouter une foi illimitée en les talents d’ingénieur de Gobelin ? » Qu’un-Œil a croassé comme un corbeau. « Notre petit pote, en fait d’ingénieur, serait plutôt un authentique bûcheron. Tout se ramasse là où il passe. » Gobelin a grondé tel un molosse émettant un avertissement. « Vois-tu, notre petit génie décharné au crâne d’œuf que voilà a inspiré au Vieux l’idée de s’infiltrer dans le bourg de Tembre en creusant un tunnel sous ses murailles. Très profond. Vu que la terre était très meuble, ce serait l’enfance de l’art. » Qu’un-Œil suffoquait quasiment tant il se fendait la pipe, incapable de se contrôler. « Et il avait raison. Un jeu d’enfant. La muraille s’est effondrée pendant l’excavation. Nous autres, on a chargé à travers l’éboulement et exterminé tous ces Temberinos. — Et, cinq jours plus tard, quelqu’un s’est enfin souvenu des sapeurs, a grommelé Gobelin. — Mais quelqu’un d’autre peut s’estimer heureux d’avoir eu un copain comme moi pour le déterrer. Le Vieux voulait tout juste poser une stèle. » Gobelin a redoublé de grognements. « Jamais de la vie. Et, à la vérité, ce tunnel ne se serait jamais effondré si une merde de chien puant à deux pattes n’avait pas joué à l’un de ses jeux stupides. J’avais presque oublié tout cela, tu sais. Je ne t’ai jamais rendu la monnaie de cette pièce. Tu n’aurais jamais dû ramener cette affaire sur le tapis, espèce d’étron à visage humain. Bon sang ! Tu as bien failli crever avant de m’avoir réglé cette dette. Je savais que tu magouillais un coup tordu. Tu as fait exprès d’avoir cette attaque, pas vrai ? — Bien sûr que oui, nez de bœuf. Dès que j’en ai l’occasion, j’essaie de mourir pour m’épargner tes coups de poignard dans le dos. Tu préfères le prendre comme ça ? Je t’ai sauvé la vie et tu le prends comme ça ? Y a pas plus con qu’un vieux con. Ramène ta fraise, sale petit crapaud dégarni. Je suis peut-être un peu plus lent depuis deux ans, mais je suis toujours trois fois plus rapide et dix fois plus malin que toutes les blanchecailles… — Les garçons ! ai-je aboyé. Les enfants ! On est là pour travailler. » Ils avaient dû faire tourner toute la Compagnie en bourrique dans leur jeune temps, quand ils avaient encore l’énergie de se chamailler sans relâche. « Dorénavant, toutes les ardoises antérieures à ma naissance sont effacées. Contentez-vous de m’ouvrir ce trou, que je puisse voir ce qu’on va faire ensuite. » Les deux sorciers ne cessèrent pas pour autant de renauder, de marmotter, de se menacer et de saboter mutuellement leurs efforts, mais ils apportèrent leur prétendue expérience à notre entreprise : élargir la fissure. 32 Dès que l’orifice fut enfin praticable, un bref débat prit place, portant sur l’honneur d’y pénétrer le premier. L’accord fut unanime : « Pas moi. » Mais, lorsque je me suis accroupie pour progresser en canard dans les ténèbres, espérant au moins entrapercevoir ce qui allait certainement me dévorer avant que les mâchoires ne se referment sur moi, plusieurs gentilshommes se sont brusquement révélés aussi galants que chevaleresques. Qu’aucun des deux, Saule et Suvrin, n’appartînt à la Compagnie me parut tout à fait significatif. « D’accord, a grommelé Gobelin. D’accord. Vous allez nous faire passer pour des mufles. Dégagez, tous autant que vous êtes. » Il s’est propulsé en avant. Il n’a même pas eu besoin de baisser la tête. Moi si, mais guère plus, quand je lui ai emboîté le pas. Je n’avais nullement envie qu’on se montrât galant et chevaleresque, ni qu’on me passât devant. « Il n’y a d’autre dieu que Dieu, ai-je marmotté. Ses œuvres sont aussi vastes que mystérieuses. » Je m’étais déjà engagée de cinq pas à l’intérieur et je venais de tamponner Gobelin, qui s’était lui aussi arrêté pour fixer le spectacle. « J’imagine qu’il s’agit du démon golem Shivetya. — Ou de son horrible frère cadet. » Murgen ne m’avait pas informée de l’état du golem. Aux dernières nouvelles, son plongeon dans l’abîme sans fond ne tenait plus qu’à un simple tremblement de terre, et il était toujours cloué à son énorme trône de bois par de nombreuses dagues d’argent. « À ce qu’il paraît, la plaine s’est aussi réparée ici. » Je me suis faufilée en avant. L’abîme vertigineux était toujours là. J’ai dû fermer les yeux quelques secondes, le temps de recouvrer l’équilibre. Shivetya était toujours suspendu à l’aplomb de la faille, mais elle avait considérablement rétréci depuis le jour où Murgen l’avait décrite. En se refermant, le sol avait légèrement redressé le trône. De sorte que Shivetya ne menaçait plus de culbuter à tout instant dans le trou. On pouvait prédire que, dans quelques décennies, il se retrouverait allongé sur le ventre, le nez contre la pierre scellée et toujours coiffé de son trône renversé. Saule Cygne s’est joint à moi de son propre chef. « Il n’a pas bougé depuis la dernière fois, a-t-il affirmé. — Je croyais que tu avais tout oublié. — Quoi que ces pets foireux aient pu me faire, ça a l’air de marcher. Je remets tout à première vue. — Compte tenu de ce qu’il pourrait advenir si Shivetya se mettait à bondir dans tous les coins, il vaudrait peut-être mieux nous tenir tranquilles, non ? a fait Gobelin en s’adressant à Cygne. — Tu te sens capable de rester quinze ans immobile ? — Lui ne bouge plus depuis bien plus longtemps, Cygne, ai-je déclaré. Il est cloué à ce trône depuis des centaines d’années. Sinon des milliers. Il devait nécessairement y être cloué avant même que les Félons, fuyant Rhaydreynak, ne débarquent ici d’un autre monde pour y planquer les Livres des Morts. » Cette remarque m’a valu quelques regards étonnés, notamment de la part de maître Santaraksita. Je n’avais encore fait part à personne des récits que je tenais de Murgen. « Sinon, il les aurait certainement piétinés. Ils devaient beaucoup ressembler à ceux contre lesquels il montait sa faction. Il me semble. — Qui l’a cloué là ? s’est enquis Gobelin. — Je l’ignore. — L’information pourrait être intéressante. Un gusse capable d’un tel exploit, mieux vaut le tenir à l’œil. — C’est ce que je ferais pour ma part, a renchéri Cygne avec un sourire nerveux. — Il nous écoute », ai-je laissé tomber. J’ai longé le rebord de l’abîme sur plusieurs pas et me suis accroupie. De ce point de vue, je voyais les yeux du démon. Ils étaient à peine entrouverts. J’ai également constaté qu’il en possédait trois au lieu de deux : le troisième s’ouvrait entre les deux autres, au milieu du front et un peu plus haut. Ce détail n’avait jamais été relevé ; on aurait pu pourtant s’y attendre de la part d’un démon à la mode gunnie. Cet oubli s’expliqua de lui-même dès que le démon sentit que je l’examinais. Son troisième œil se ferma et disparut. « Ce trône te semble-t-il solidement fixé ? ai-je demandé à Cygne. — Ouais. Pourquoi ? — Je me demandais si nous ne pourrions pas le déplacer sans le faire choir dans cette faille. — Je ne suis pas ingénieur, loin s’en faut, mais j’ai l’impression qu’il faudrait s’y mettre de bon cœur pour le faire tomber là-dedans. Oh, il passerait, de toute évidence ! Un seul geste stupide… Et c’est un trou bigrement profond. Mais… » Les curieux ne cessaient de s’amasser derrière nous. Leurs bavardages devenaient agaçants. Le moindre murmure se répercutait en échos étouffés et la vaste salle en semblait encore plus hantée qu’elle ne l’était déjà. « Taisez-vous tous. Je ne m’entends même plus penser. » J’avais dû m’exprimer plus méchamment que souhaité. Tout le monde l’a bouclé. Et a écarquillé les yeux. « Quelqu’un verrait-il un moyen de redresser cette chose et de l’écarter de la faille ? ai-je demandé. — Pourquoi y tiens-tu tant ? s’est enquis Qu’un-Œil. Arrête de bousculer, Junior. — Avec l’équipement dont nous disposons ? a questionné Suvrin. — Oui. Et dès aujourd’hui. J’aimerais que la grande majorité d’entre nous reprennent la route du Sud aux premières lueurs de l’aube. — En ce cas, il faudra recourir à la force physique. Tout de suite. Quelques-uns devront passer de l’autre côté de la faille, soulever le haut du trône et donner assez de prise aux gens et aux animaux restés de ce côté pour le redresser en tirant dessus. Au moyen de cordes. — Si on essaie de le redresser sur place, le pied du trône glissera du rebord, a objecté Cygne. Avant d’entreprendre une longue chute dans les entrailles de la terre. — Pourquoi y tiens-tu tant ? » a redemandé Qu’un-Œil. Je l’ai derechef ignoré. Je me concentrais sur la discussion opposant Cygne à Suvrin. J’ai laissé passer quelques minutes puis annoncé : « Suvrin a l’air d’être le seul d’entre nous à défendre un point de vue optimiste. La responsabilité lui en incombera donc. Recrute qui tu voudras, Suvrin. Use de tous les moyens qui te sembleront bons et redresse-moi Shivetya. Tu entends, Sentinelle inébranlable ? Messieurs, si d’autres idées vous viennent, n’hésitez pas à en faire profiter monteur Suvrin. — Je ne peux… Je ne… Je ne devrais pas… a balbutié le sieur Suvrin. Il me semble qu’avant toute chose nous devrions évaluer plus précisément le poids de ce que nous allons soulever. Et établir une sorte de pont sur l’abîme. Je vous confie cette tâche, monsieur Cygne. Le jeune monsieur Tobo est, je crois, assez doué en mathématiques. Si vous m’aidiez à calculer la masse de notre fardeau ? » Tobo a fait un grand sourire et s’est dirigé vers le trône ; le démon n’avait pas l’air de l’intimider le moins du monde. « Une petite rectification, ai-je repris. J’ai besoin de garder Cygne auprès de moi. Il est déjà venu ici. Chaud-Lapin, Iqbal et toi allez chercher un moyen de traverser. Saule. Suis-moi. — Que se passe-t-il ? m’a demandé Saule une fois hors de portée d’oreille. — J’ai préféré ne pas leur rappeler que la Compagnie s’était déjà aventurée jusque-là. “Quelqu’un” pourrait exiger qu’on se venge de l’individu qui a empêché nos prédécesseurs d’aller plus loin. — Oh. Merci. Je crois. » Il a jeté un coup d’œil vers le petit groupe de Nyueng Bao. Mère Gota continuait de ruminer sa vengeance. Son fils était enterré quelque part sous la pierre. « Il se peut que j’aie un point de vue bizarre. Je crois que nous devrions tous assumer la responsabilité de nos actes, mais je ne suis pas certaine que nous en comprenions toujours les raisons. Savons-nous seulement pourquoi tu as libéré Volesprit ? Je parierais que ça t’a souvent tracassé pendant quelques bonnes minutes. — Tu gagnerais ton pari. Sauf qu’il s’agit plus d’années que de minutes. Et je ne me l’explique toujours pas. Elle a dû me faire quelque chose. Rien qu’avec son regard. Pendant toute la traversée de la plaine. Sans doute pour me manipuler, embrouiller les sentiments que j’éprouvais pour sa sœur. Le moment venu, il m’a semblé que c’était la seule chose à faire. Le doute n’a commencé de m’assaillir qu’ensuite, pendant notre fuite. — Et elle a tenu parole. » Il a saisi le sous-entendu. « Elle m’a donné tout ce que me promettaient ses yeux. Tout ce que je ne pouvais obtenir de celle des deux sœurs que je désirais vraiment. En dépit de toutes ses tares, Volesprit tient ses promesses. — Il nous arrive parfois d’obtenir ce que nous briguions et de nous rendre compte après que nous faisions fausse route. — Sans déc’ ? C’est toute l’histoire de ma vie, Roupille. — Une cinquantaine de personnes sont entrées dans la plaine. Vous en êtes ressortis tous les deux. Treize sont mortes en chemin alors qu’elles essayaient de vous imiter. Les autres gisent encore quelque part ici. Et tu as aidé à les fourrer dans ce guêpier. Il va donc falloir que tu m’aides. Tes souvenirs sont-ils toujours aussi brouillés ou commences-tu à te remémorer quelque chose ? — Oh, ces sortilèges tiennent le choc. Ça me revient. Mais pas forcément dans le bon ordre. Alors tâche de te montrer patiente si je te parais encore un peu confus. — Je comprends. » Tout en parlant, je gardais l’œil sur les autres. Sahra donnait l’impression de s’infliger une tension bien inutile. Doj semblait férocement décidé à saisir l’occasion au vol, si jamais elle se présentait aujourd’hui. Gota, tout en reluquant Cygne d’un œil noir, s’employait à harceler Qu’un-Œil à je ne sais quel propos. Gobelin tentait d’installer le projecteur de brume au beau milieu de la bruyante cohue. « J’ai l’impression qu’il y a davantage de clarté que Murgen n’en avait signalé, ai-je fait observer. — Mille fois plus. Et il fait aussi beaucoup plus chaud. Si je pouvais m’autoriser une hypothèse, je dirais que c’est sans doute lié à la cicatrisation en cours. » Il me semblait effectivement être beaucoup trop couverte. La température n’était pas franchement torride, mais beaucoup plus chaude que dehors, dans la plaine, et le vent mordant ne soufflait plus. « Où sont les Captifs ? — Il y a un escalier par là-bas. Nous avons dû nous enfoncer d’environ deux kilomètres sous terre. — Vous avez transporté là-dessous trente-cinq personnes inconscientes et néanmoins trouvé le temps d’en remonter assez tôt pour échapper aux ombres nocturnes ? — Volesprit a pratiquement tout fait. Un de ses sortilèges lui permet de faire flotter n’importe quoi. Nous les avons tous attachés ensemble puis nous avons halé la cordée comme un chapelet de saucisses. Elle s’en est chargée, d’ailleurs. J’étais à l’autre bout. Plus ou moins. Au début. L’escalier fait plein de tours et de détours. On avait du mal à leur faire passer les angles. Mais c’était malgré tout moins pénible que de les transporter l’un après l’autre. » J’ai hoché la tête. Je connaissais d’autres exemples de ce tour de Volesprit. Un sortilège des plus pratiques. Dont nous aurions bien eu l’usage aujourd’hui pour soulever mon futur copain Shivetya. Curieux. À un moment donné, Murgen affirmait que ce nom signifiait « immortel », mais, assez récemment, on m’en avait donné une tout autre traduction : « Sentinelle inébranlable. » Il faut dire qu’on m’avait aussi fourni toute une panoplie de nouveaux mythes de la création et ainsi de suite. J’ai résisté à l’envie de foncer sans plus attendre vers l’escalier pour le dévaler en toute hâte et je me suis empressée d’aller débattre de la stratégie avec les autres. La plupart de nos gens s’employaient à redresser le trône de Shivetya par le seul miracle de la parole. « C’est un bon moyen de se réchauffer », m’a confié Suvrin. Et, indubitablement, d’éliminer une partie de la tension. J’ai surpris quelques coutumiers grommellements dubitatifs mettant en cause l’intelligence d’un chef qui tenait absolument à faire joujou avec ce vilain monstre assis sur son trône. J’ai rassemblé autour de moi tous les concernés. « Cygne connaît le moyen de descendre dans les cavernes. La mémoire ne cesse de lui revenir. » Gobelin et Qu’un-Œil exultaient. Je ne leur ai pas donné l’occasion de se congratuler publiquement. « Je vais y aller en reconnaissance. Pendant ce temps, je veux que vous établissiez un campement. Et, surtout, que vous décidiez de la manière dont nous devrons nous diviser demain afin que la majorité puisse enfin sortir de la plaine pour se réfugier en lieu sûr. » Nous en avions déjà discuté maintes fois… comment nous allions nous séparer en deux groupes et ne laisser sur place qu’un minimum de gens et un maximum de vivres, le temps de tirer les Captifs d’affaire pendant que les autres poursuivraient leur route et gagneraient – du moins l’espérions-nous – des climats plus tempérés. Doj, quant à lui, soutenait une position parfaitement rationnelle : à son avis, nous devions ignorer les Captifs et attendre d’avoir traversé la plaine puis de nous être établis au Pays des Ombres inconnues pour monter une nouvelle expédition, mieux préparée et approvisionnée. Mais nul ne savait ce qui nous attendait au terme du voyage, et beaucoup trop des nôtres se sentaient moralement incapables d’abandonner de nouveau leurs frères si près du but. J’aurais dû extorquer davantage d’informations à Murgen quand nous avions les coudées plus franches. Le temps réduisait rapidement nos choix. Sahra réagit avec véhémence à la suggestion d’oncle Doj, en lui assurant à plusieurs reprises qu’elle la trouvait assez outrecuidante pour faire fondre du plomb. Sans doute hésitait-elle à récupérer son époux, mais elle ne tolérerait en aucun cas un report de la crise. « Si tu as l’intention d’attendre que ces gens tombent d’accord, nous risquons de mourir de faim et de vieillesse avant que ça n’arrive », m’a chuchoté Cygne en se penchant par-dessus mon épaule. Il marquait un point. Indéniablement. 33 Je suis allée faire ma petite promenade quotidienne juste avant que nous n’atteignions l’escalier. Je commençais à apprécier à leur juste valeur les vastes dimensions de la salle constituant le cœur de la forteresse. Ma troupe diminuait au loin. « Elle doit bien faire seize cents mètres de large, ai-je fait observer. — Presque. À quelques mètres près, selon Volesprit. J’ignore pourquoi. On aurait dû emporter une torche. La dernière fois que je suis passé par ici, il y avait moins de poussière et j’ai distingué des motifs sur le sol, mais elle ne m’a pas permis de perdre du temps à les examiner. » La couche de poussière était effectivement très épaisse. Nous n’en avions pas trouvé dehors. La plaine ne tolérait aucune présence étrangère sauf, de toute évidence, les cadavres des envahisseurs. Et même dans ces conditions, il nous restait encore à découvrir les animaux et le matériel qui avaient suivi les Captifs dans le Sud. « C’est encore loin ? — Nous y sommes presque. Attention au faux pas. — Au faux pas ? — Une marche. Elle n’est haute que d’une quarantaine de centimètres, mais tu pourrais facilement te casser une jambe par inadvertance. Je me suis foulé la cheville la dernière fois. » Nous avons trouvé la descente. Je me suis arrêtée sur la marche pour regarder derrière moi. On investissait un maximum de talent dans toutes les missions que j’avais confiées. Plus près, Sahra, la Radisha et plusieurs autres désœuvrés avaient décidé de me suivre. « Tu as raison. On dirait bien des espèces d’incrustations. Nous les examinerons peut-être de plus près si nous en trouvons le temps. » J’ai étudié le rebord de la pierre. « Elle s’incurve. Et elle est polie. — Cette partie du sol est circulaire. Et le diamètre de ce cercle fait presque exactement un quatre-vingtième de celui de la plaine. D’après Volesprit. La partie surélevée où était assis le démon en fait à son tour un quatre-vingtième. — Ça doit certainement signifier quelque chose. Aucun rapport avec les Captifs ? — Pas que je sache. — En ce cas, on s’en inquiétera plus tard. — Les marches débutent ici. » Effectivement. Presque contre la paroi. La faille du sol s’était visiblement étendue jusque-là. La paroi s’était partiellement effondrée et l’éboulis l’avait comblée, puis le matériau même du mur avait été recraché pendant la cicatrisation. L’escalier s’ouvrait tout simplement, sans autre forme de procès : un trou rectangulaire dans le sol. Les marches descendaient en s’écartant de la faille (d’ailleurs presque entièrement guérie), grossièrement parallèles au mur extérieur. Il n’y avait pas de rampe. Vingt marches plus bas, nous avons atteint un palier de trois mètres sur trois. L’escalier repartait vers la droite, apparemment sans interruption, à l’infini. Une clarté diffuse émanait de la volée de marches, nous permettant tout juste de voir où nous posions le pied. Sahra et la Radisha m’avaient suffisamment rattrapée pour me permettre de les entendre converser, sans toutefois distinguer leurs paroles. L’avenir immédiat semblait les terrifier toutes les deux. Je pouvais les comprendre. À la perspective d’enfin réaliser ma plus grande ambition, je me sentais moi-même fébrile. Un tantinet sans plus. « Tu veux passer la première ? » m’a demandé Cygne. Il manquait beaucoup d’enthousiasme, à mon avis. « Y a-t-il des chausse-trapes ou des pièges ? — Non. Elle en avait sûrement envie, juste au cas où quelqu’un passerait par hasard dans le coin ; pour le seul plaisir mesquin de s’amuser. Mais nous n’avions pas le temps. Elle a glandé si longtemps que j’ai bien cru que nous ne nous en sortirions jamais. Et c’est sans doute ce qui serait arrivé si elle n’avait pas été Volesprit. Elle a tissé des sortilèges qui ont chassé les ombres. Elle était déjà venue. Et s’était entraînée. — Mais bien sûr ! — Quoi ? — Rien. Quelque chose vient de me revenir. » Quelle idiote je faisais ! Je me demandais depuis des années comment Cygne et Volesprit avaient trouvé le temps d’enterrer les Captifs sans se faire dévorer par les ombres, et l’évidence aurait dû me sauter aux yeux : Volesprit était à l’époque une puissante sorcière, déjà habituée à manipuler les ombres. On peut passer cruellement loin de l’évidence tant qu’on reste inconscient de n’avoir pas ouvert en grand toutes les portes de son esprit. Pardonne-moi, ô Dieu des Heures. Sois miséricordieux. Fais preuve de commisération. Dès que mes frères seront libres, je refermerai les frontières de mon âme. À ce point de notre périple, Cygne n’avait plus aucune raison de m’attirer dans un piège. J’ai entrepris la descente des marches. Les architectes, ingénieurs et maçons responsables de la construction de l’escalier ne s’étaient pas foulés pour donner à leur ouvrage une grande perfection géométrique. Si cette section de l’escalier continuait d’épouser une direction générale vaguement définie, elle avait tendance à s’écarter de la ligne droite en dessinant de multiples méandres. Les marches elles-mêmes étaient inégales. Les bâtisseurs, toutefois, avaient eu l’obligeance de prévoir des paliers à intervalles réguliers. Je pressentais déjà, néanmoins, qu’ils me sembleraient éloignés de plusieurs kilomètres au retour. « Si jamais nous devons faire descendre Qu’un-Œil, il faudra le remonter à dos d’homme. Il ne survivrait pas à la grimpette. — Peut-être devrais-tu prendre tes dispositions avant qu’on ne le fasse descendre, en ce cas. — Je peux difficilement décider de la suite avant de savoir ce qu’on devra affronter. — Invoque le génie de la bouteille. Demande-lui de te renseigner. — Il ne s’est jamais très longuement étendu sur le lieu de son séjour. Pas depuis qu’il s’y trouve, tout du moins. À croire que quelque chose l’en empêche. J’en ai rêvé plusieurs fois, mais j’ignore si mes rêves sont vraiment précis. — Je ne tenais absolument pas à participer à cette randonnée, a grogné Cygne. — Ça risque d’être si moche que ça ? — Pas l’aller. Mais le retour pourrait bien te faire changer d’avis. — Je n’en sais trop rien. Cette seule descente commence déjà à m’essouffler. — Alors ralentis. Après toutes ces années, quelques minutes de plus n’y changeront rien. » Il avait raison. Et tort. Les Captifs n’étaient pas pressés. Mais pour nous, compte tenu de nos ressources limitées, le temps prendrait bientôt une importance cruciale. « Tu dois ralentir, Roupille, a repris Cygne. Réellement. Ça risque de tourner vilain dans une minute. » Il avait entièrement raison. Mais il dramatisait. L’escalier dessinait un méandre sur la droite et rejoignait l’abîme provoqué par le tremblement de terre durant le règne des Maîtres d’Ombres. Il n’en restait plus qu’une moitié suspendue à la falaise. Ce qui laissait sur ma droite une pente sacrément escarpée. Et une descente entièrement – voire un peu trop – éclairée par une clarté rouge orangé, émanant sans doute de la pierre elle-même puisqu’on ne distinguait aucune autre source de lumière. Mais il faut dire que j’avais du mal à écarquiller suffisamment les yeux pour y voir. De furieuses écharpes de brume bouillonnaient, montant de je ne sais où. L’air semblait plus chaud. « Nous n’allons pas entrer en enfer, au moins ? » me suis-je enquise. Certains Vehdnas croient en l’al-Shiel, un lieu où les âmes damnées brûleraient éternellement. Cygne a compris. « Pas le tien. Mais pour ceux qui sont piégés là-dedans, ça doit fortement y ressembler. » J’ai fait halte sur un vestige de palier. Les marches s’étrécissaient en contrebas : elles n’étaient plus larges que de soixante centimètres. En me penchant légèrement, je me rendais parfaitement compte que l’escalier était édifié à l’intérieur d’une cage de section plus importante. Ce manchon avait ensuite été comblé d’une pierre de teinte plus sombre que celle où il était creusé. Peut-être devait-il son diamètre au fait qu’il avait servi à descendre Kina. « Te rends-tu compte de l’envergure de ce projet architectural ? ai-je demandé. — Les projets ambitieux n’ont jamais effarouché les maîtres de multitudes d’esclaves. — J’ai le mal des hauteurs. La suite va exiger nombre de prières et une bonne dose d’encouragements extérieurs. J’aimerais que tu passes le premier. Que tu ailles doucement. Et que tu restes à portée de main. Je suis d’accord pour affronter mes phobies, mais si jamais ça se passait mal et que je frôlais la tétanie, je veux pouvoir continuer d’avancer les yeux fermés. » Mon ton serein et circonspect me surprenait moi-même. « Je comprends. Le vrai problème, c’est : qui ouvrira les yeux pour moi ? Wouah ! Ne panique pas, Roupille. Je blaguais. Je peux le faire. Sincèrement. » J’avais déjà vu pire. Je n’ai nullement renoncé à toute pensée rationnelle. Mais ça n’a pas été facile. Même quand Cygne m’a juré puis prouvé qu’une barrière invisible se dressait du côté de l’abîme, l’animal en moi crevait d’envie de déguerpir pour retrouver une terre ferme et verdoyante, surplombée par un vrai ciel sinon plantée de quelques arbres. Cygne m’a affirmé que je ratais une putain de vue superbe, surtout quand nous avons quasiment atteint le fond de l’abîme où la lumière, encore plus brillante, révélait les tourbillons de brume qui le voilaient encore. J’ai gardé les yeux fermés jusqu’à ce que nous pénétrions de nouveau dans une caverne close. J’avais commencé à compter les marches dès le début de la descente, de sorte que j’avais une vague idée de la profondeur que nous avions atteinte, mais, trop occupée à paniquer pendant que je feignais de jouer les mouches marchant au plafond, j’en avais bientôt perdu le compte. Cela dit, nous avions visiblement couvert une assez bonne distance, tant sur le plan horizontal que vertical. À peine cette pensée m’avait-elle traversé l’esprit que l’escalier virait brutalement à gauche une première puis une deuxième fois. La lumière rouge orangé s’est évanouie. L’escalier faisait encore deux ou trois autres virages abrupts dans de profondes ténèbres qui n’ont pas manqué de susciter en moi des terreurs d’une autre espèce. Mais rien ne m’a mordu ni n’est venu me voler mon âme. La lumière est revenue si lentement et graduellement que je ne l’ai pas aussitôt remarquée. Elle se teintait à présent d’une nuance mordorée, mais il faisait extrêmement froid. Et, dès que j’en ai pris conscience, j’ai compris que nous touchions au but. L’escalier traversait une caverne naturelle. Elle avait sans doute été murée à un moment donné, mais les séismes avaient éboulé la maçonnerie. « On y est ? ai-je demandé. — Presque. Prends garde en escaladant ces pierres. Elles sont instables. — C’est quoi, ça ? — Quoi donc ? — Ce bruit. — Le vent, je crois, m’a-t-il répondu après avoir tendu l’oreille un moment. À notre première descente, il soufflait parfois une petite brise. — Une brise ? Deux kilomètres sous terre ? — Ne me demande pas de t’expliquer. C’est ainsi. Tu veux passer la première ce coup-ci ? — Oui. — J’en étais sûr. » 34 Des cavernes dorées remplies de vieillards assis au bord du chemin, figés dans le temps, immortels mais incapables de remuer un cil ; frappés de démence, parfois recouverts de féeriques cocons de glace comme si mille araignées hivernales avaient tissé des fils de givre. Une forêt enchantée de stalactites de glace tombait du plafond de la grotte. Ainsi Murgen avait-il décrit ces lieux des décennies plus tôt. Sa description restait exacte, même si la lumière était moins dorée que je ne m’y étais attendue et les délicats filigranes de glace plus denses et complexes. Quant aux vieillards adossés aux parois et pris dans les toiles, ils ne ressemblaient en rien aux déments aux yeux écarquillés des visions de Murgen. Ils étaient morts. Ou endormis. Je n’ai pas vu un seul œil ouvert. Ni un seul visage connu. « Qui sont-ils, Cygne ? » Un vent mordant soufflait sans relâche dans cette grotte haute de trois ou quatre mètres et presque aussi large ; le sol était relativement plat d’un bord à l’autre mais remontait en pente douce vers le fond de la caverne. Son aspect évoquait une antique vase congelée recouverte d’une fine pellicule de givre duveteux. L’eau avait sans doute ruisselé dans cette caverne à une époque antérieure à l’arrivée des hommes. « Ceux-là ? Aucune idée. Ils étaient déjà là la première fois. » Je me suis rapprochée en prenant soin de ne rien toucher. « Ces cavernes sont naturelles. — Elles en ont l’air. — Ils ont donc toujours été là. Avant même qu’on ne construise la plaine. — Peut-être. Probablement. — Et ceux qui ont enterré Kina connaissaient leur existence. Tout comme les Félons pourchassés par Rhaydreynak. Hum ! Celui-là est indubitablement décédé. Momification naturelle, mais trépas définitif. » Le cadavre était complètement desséché. L’os nu pointait tant à la pliure du genou qu’à son coude décharné. « Les autres ? Qui sait ? Le sortilège idoine les ramènerait peut-être à la vie et les ferait gambader comme les gosses d’Iqbal. — Pourquoi les ressusciterions-nous ? Nous sommes venus récupérer les gars que Volesprit et moi avons enterrés, non ? Ils sont là-bas. » Il montrait le sommet de la pente ; la lumière, moins dorée encore, y prenait une teinte d’un bleu de glace. Elle n’était guère brillante ; bien moins que dans mes visions. Il s’agissait probablement d’une clarté plus magique et ectoplasmique que matérielle, adaptée à l’œil des Rêveurs. « Ils nous apprendraient peut-être des choses passionnantes, ai-je hasardé. — Je pourrais t’en apprendre, moi, des choses passionnantes, a-t-il marmonné dans sa barbe avant d’ajouter à haute voix, pour ma gouverne : Je ne pense pas. Rien du moins que nous ayons envie d’entendre. Volesprit s’est donné beaucoup de mal pour n’en toucher aucun. Faire passer les Captifs au travers en évitant de les effleurer a sûrement été notre corvée la plus pénible. » Je me suis penchée pour examiner un autre vieillard. Il semblait n’appartenir à aucune race connue de moi. « Ils doivent venir des autres mondes. — Peut-être. Ne réveillez pas le chien qui dort, dit un proverbe de chez moi. Le conseil me semble parfaitement approprié. Nous ignorons pourquoi on les a mis là. — Je n’ai pas l’intention de déchaîner d’autres forces démoniaques que la nôtre. Ceux-là sont différents. — Il y en avait plusieurs groupes l’autre fois. Ça n’a pas dû beaucoup changer. J’ai eu l’impression qu’on les avait balancés là à des époques diverses. Rends-toi compte de l’épaisseur de la glace qui les recouvre. Elle a dû s’accumuler pendant des siècles. — Ouille ! — Quoi ? — Je me suis cogné la tête à l’un de ces foutus glaçons. — Hum ! Il a dû m’échapper. — Refais le malin et je te démonte la rotule, espèce de crâneur ! Tu n’as pas l’impression qu’il fait plus froid ici qu’il ne devrait ? » Ce n’était ni l’effet de ce vent glacé ni celui de mon imagination. « Toujours. » Son sourire s’est effacé. « Ce sont eux, je crois. Ils commencent à sentir notre présence. Ça monte tout doucement. Et, si tu n’y prends pas garde, ça risque de te porter sur les nerfs. » Je sentais en effet une poussée de tension. Comme si la démence devenait palpable. À couper au couteau. C’est du moins l’effet que ça faisait. « Comment se fait-il que nous puissions encore bouger ? ai-je demandé. Nous devrions être gelés ! — C’est sans doute ce qui nous guette si nous restons assez longtemps pour nous endormir. Ces gens étaient sûrement tous conscients quand on les a descendus ici. — Vraiment ? » Nous avions atteint une zone où la glace commençait à se raréfier. Le givre du sol conservait encore les empreintes de pas laissées par Cygne et Volesprit bien des années plus tôt. Les vieillards n’offraient plus le même aspect : ils ressemblaient à des Nyueng Bao. À l’exception d’un unique individu qui, de son vivant, devait être grand, mince et très pâle. « Mais ils ne restent pas endormis ? » Il me semblait que plusieurs paires d’yeux ouverts suivaient tous mes mouvements. J’espérais qu’il ne s’agissait que d’un effet de mon imagination galvanisée par l’atmosphère sinistre de cette caverne. En réalité, je ne voyais rien bouger. Des bruits de pas. J’ai sauté aussi haut qu’un éléphant bas sur pattes ; puis j’ai compris qu’il devait s’agir de Sahra, de la Radisha ou d’un de ceux qui avaient préféré s’abstenir de participer aux divers et passionnants projets en cours à la surface. « Va les empêcher de tout piétiner et de mettre le souk. Je vais essayer de me faire une petite idée de la disposition des lieux avant de décider de la suite. » Cygne a froncé les sourcils, grogné et grommelé, puis il a entrepris de redescendre précautionneusement la courte déclivité conduisant à l’escalier, sans pour autant cesser de maugréer dans sa barbe. Difficile de le lui reprocher. J’étais consciente que tout marchait toujours de travers pour lui. J’ai fait un premier pas dans la direction où conduisaient les empreintes. Mes bottes se sont dérobées sous moi. J’ai heurté le sol rudement puis dévalé la pente et fini par rattraper Cygne. « Tu vas bien ? » m’a-t-il demandé après m’avoir stoppée. Il faisait mine de trouver ça drôle et y parvenait d’ailleurs d’assez convaincante façon. « J’ai dû me froisser quelques côtes. Et je me suis tordu le poignet. — J’aurais dû te prévenir. Fais gaffe à ne pas glisser sur le givre. — Estime-toi heureux que je ne blasphème pas. — Hein ? — Tu l’as oublié exprès. Tu es aussi mauvais que Gobelin et Qu’un-Œil. — Ne viens-je pas d’entendre proférer mon nom en vain ? » La voix de Qu’un-Œil, entrecoupée d’un halètement asthmatique, nous est parvenue du recoin ténébreux où l’escalier débouchait dans la caverne. « Dieu est grand. Dieu est bon. Dieu est tout-puissant et miséricordieux. Son plan est caché mais juste. » Et épargnez-moi surtout les mystères de son plan, parce que je n’en ai connu jusque-là que les misères ! « Que fiche-t-il ici, celui-là ? ai-je demandé à Cygne. D’accord ! Je vais l’abandonner sur place. Pas question de le remonter sur mes épaules pour lui épargner une nouvelle attaque ! Assomme-le dès qu’il aura le dos tourné ! » J’ai derechef entrepris de m’enfoncer dans la caverne. « Je vais retenter le coup. » J’ai repris ma conversation avec Dieu. Comme d’habitude, Il ne s’est même pas donné la peine de défendre son œuvre contre mes critiques. Ça m’apprendra à être une femme. J’ai failli rater la transition des anciens Nyueng Bao aux gars de la Compagnie : les premiers gisants contemporains étaient des gardes du corps nyueng bao. Je ne me suis arrêtée qu’après avoir tendu la main et reconnu l’un d’eux, un certain Pham Quang. Je l’ai longuement examiné. J’ai reculé avec un grand luxe de précautions. Quand on se donnait la peine d’y regarder à deux fois, la différence sautait aux yeux. Il manquait à mes frères et leurs alliés plusieurs siècles d’accumulation de givre. Les délicates résilles qui enveloppaient les plus anciens cadavres commençaient seulement à se former ; phénomène néanmoins assez rapide, compte tenu de la durée de l’ensevelissement, probablement considérable, de leurs voisins. Sans doute Volesprit s’était-elle livrée à quelques petits travaux artistiques lors de son passage. Plusieurs cadavres, à ce point antiques qu’ils étaient entièrement recouverts de leur cocon, se mêlaient inextricablement aux corps de mes frères. Je n’ai deviné qu’il s’agissait de dépouilles que parce que ces chrysalides gisaient dans la même posture que les Captifs. Une idée m’est venue. Finalement, la présence de Qu’un-Œil pouvait m’être utile. Volesprit avait peut-être pris le temps de tendre un ou deux pièges, juste pour le plaisir. Les généraux nars Isi et Ochiba étaient adossés à la paroi de la caverne, face à Pham Quang. Les yeux d’Ochiba étaient ouverts. Ils ne bougeaient pas mais restaient fixés sur moi. Je me suis accroupie et rapprochée de lui presque à le toucher. Ces flaques noires étaient humides. Leur surface ne présentait ni poussière ni givre. Ses yeux n’étaient pas ouverts depuis bien longtemps. Un frisson m’a parcouru l’échine en même temps qu’un affreux sentiment m’envahissait : l’impression de marcher parmi les morts. Dans le Nord lointain, d’où Cygne avait rapporté des histoires de voyageurs, certaines religions voient en l’enfer un séjour glacé. Mon imagination, nourrie de la terreur que m’inspirait l’état de mes frères, n’avait aucune peine à se dépeindre cette caverne comme un faubourg de l’enfer. Je me suis relevée sans bruit et dirigée vers Ochiba. Le sol de la caverne était ici parfaitement plan. Mes frères n’étaient pas entassés les uns sur les autres. Ils semblaient disséminés sur plusieurs centaines de mètres, mais on ne les voyait pas tous car la caverne faisait un coude. Quelques vieillards en cocon se mélangeaient à eux. « Je vois la Lance ! » me suis-je écriée. C’était une merveilleuse nouvelle : nous allions enfin pouvoir nous diviser en deux groupes disposant chacun d’un moyen d’accéder à la plaine. Ma voix s’est réverbérée contre les parois, donnant l’impression qu’un chœur entier de Roupille s’exprimait en même temps. Jusque-là, Cygne et moi nous étions efforcés de parler à voix basse. Les échos de nos paroles s’étaient limités à quelques chuchotis spectraux, encore qu’extrêmement sonores même à ce niveau. « Baisse le ton, m’a intimé Qu’un-Œil. Qu’est-ce que tu fabriques, greluchonne ? As-tu la moindre idée de ce à quoi tu t’exposes ? » Il avait réussi à doubler Cygne et se dirigeait vers moi. Il était fichtrement gaillard pour un bicentenaire récemment victime d’une attaque. Cette affaire l’avait sérieusement stimulé. Ça n’a pas manqué d’éveiller mes soupçons. Mais je n’avais pas le temps de sonder ses motivations. J’ai plongé le regard dans une autre paire d’yeux appartenant cette fois-ci à un long corps osseux au teint blafard, naguère celui du sorcier Ombrelongue. Il était prisonnier de la Compagnie, qui ne l’avait embarqué que pour une seule raison : ni Toubib ni Madame ne se fiaient à quiconque pour le garder, et ils ne pouvaient pas non plus le bazarder dans la mesure où, autant qu’ils le savaient, le bon état de la Porte d’Ombre dépendait étroitement de sa survie. Et ils avaient fort bien fait de se montrer si méfiants. Le monde serait bien différent et encore plus effroyable si l’on avait laissé la bride sur le cou à un Maître d’Ombres libre de s’adonner à tous les forfaits qui lui traversaient l’esprit. La malfaisance de Volesprit est aussi capricieuse que volage ; la méchanceté et la démence d’Ombrelongue aussi comminatoires que chevillées à son corps. Cette folie suintait de ses yeux en ce moment même. J’ai coché une case de ma liste mentale : celui-là resterait où il était. Les autres avaient sans doute des projets pour lui, mais ils ne tenaient pas les rênes pour l’instant. Si nous parvenions à consolider notre Porte d’Ombre, peut-être pourrions-nous même l’exécuter. J’ai continué d’avancer et de procéder à mon tri silencieux, abasourdie de voir autant de visages inconnus. Une foule de gaziers s’étaient enrôlés alors que je m’étais éloignée du cœur de l’action. « Oh, zut ! — Quoi ? » Qu’un-Œil ne se trouvait plus qu’à quelques pas et gagnait rapidement du terrain. L’écho de sa voix m’a fait l’effet d’un raffut inouï. « Sifflote. La stase n’a pas pris sur lui. » Qu’un-Œil a poussé un grognement témoignant de son indifférence manifeste. Bien qu’il fût d’un siècle plus jeune que le sorcier, le vieux Sifflote venait de la même tribu, mais ils n’avaient jamais été liés d’affection. « Il a connu un meilleur sort qu’il ne le méritait. » Sifflote était déjà vieux et atteint de consomption au stade terminal lorsqu’il s’était enrôlé dans la Compagnie, bien des décennies plus tôt, alors qu’elle transitait vers le Sud. Et il avait inlassablement survécu à ses propres handicaps et aux tribulations de la Compagnie. « Voilà Chandelles et Clétus. Morts eux aussi. Ainsi qu’une paire de Nyueng Bao et deux Shadars que je ne reconnais pas. Il a dû se passer quelque chose ici. Sept morts en tout et pour tout, entassés au même endroit. — Ne bouge plus, greluchonne. Ne touche à rien avant de m’avoir laissé jeter un coup d’œil. » Je me suis pétrifiée. Il était temps de reconnaître sa plus grande expérience. 35 « Je ne les ai pas encore trouvés ! ai-je aboyé pour Sahra et la Radisha. Tant que Qu’un-Œil n’aura pas confirmé que ma seule présence ne risque pas de tuer quelqu’un, je n’irai pas plus loin. » Malgré les avis autorisés, les deux femmes avaient poussé aussi loin que je le leur avais permis. J’étais certes consciente qu’elles mouraient d’envie de voir leur mari, frère ou amant ; mais elles devraient avoir au moins le bon sens de se retenir jusqu’à ce que nous ayons enfin compris comment nous devions nous comporter pour ne pas risquer de nuire, précisément, à ce mari, frère ou amant. Sahra m’a jeté un regard ulcéré. « Désolée, ai-je insisté. Écoute, essaie de réfléchir un peu. Tu vois bien que la stase n’a pas opéré pour tout le monde. Jusqu’où devons-nous nous enfoncer dans ce tunnel, Cygne ? » Je distinguais les formes de huit gisants éparpillées entre moi et le tournant du tunnel ; aucun, à première vue, ne ressemblait au capitaine non plus qu’à Madame, Murgen, Thai Dei, Cordy Mather ni Lame. « Vu d’ici, il manque encore environ onze personnes à l’appel. — Je ne me souviens pas », a maugréé Cygne. Les échos de sa voix de basse se répercutaient dans toute la caverne. Mais c’était encore pire pour ma voix haut perchée. « Le sortilège de souvenance se dissipe ? — Je ne pense pas. J’ai plutôt l’impression de ne l’avoir jamais su. Mais mes souvenirs sont encore très confus. » Le hic, c’est qu’aucun de nous ne connaissait exactement le nombre des Captifs. Cygne restait le témoin le plus fiable puisqu’il avait chevauché en leur compagnie, mais il n’avait gardé le souvenir que des personnages de premier plan. Murgen ne nous avait jamais été d’aucun secours, dans la mesure où, une fois captif, il avait manifestement été infoutu d’explorer le voisinage immédiat de sa geôle. « Il faut avant tout réveiller Murgen. Lui seul connaîtra tous les noms et les visages. » Que certains de ceux que je ne remettais pas n’appartinssent tout bonnement pas à la Compagnie restait plausible. « Qu’un-Œil. Trouve le moyen de réveiller ces gens. Dès que j’aurai retrouvé Murgen, je veux qu’on fasse tout ce qui est en notre pouvoir pour qu’il parvienne à s’exprimer. Je peux continuer ? » Quelques échos braillards se sont chargés de me rappeler de baisser le ton. « Ouais. Mais ne touche surtout à personne, m’a répondu Qu’un-Œil en ronchonnant. Ni à rien que tu n’identifierais pas. Et cesse de me tarabuster. — Peux-tu les sortir de cette stase ? — Je n’en sais rien encore, pas vrai ? J’étais trop occupé à répondre à des questions idiotes. Fiche-moi la paix un moment et j’y parviendrai peut-être. » Les caractères s’aigrissaient et les manières s’en ressentaient. J’ai soupiré puis, sentant poindre une migraine, massé mon front et mes tempes. « Saule, essaie d’interdire à ces imbéciles d’entrer jusqu’à ce que Qu’un-Œil soit prêt. » Sans grand enthousiasme, j’ai inspecté des yeux le tunnel en aval. Non seulement la caverne faisait un virage à droite, mais la pente elle-même s’accentuait. Le sol poli par les eaux et tapissé de verglas risquait d’être traître et glissant. « Crôa ! » Le corbeau blanc était quelque part là-bas. Il s’était annoncé à plusieurs reprises en témoignant d’une impatience croissante. J’ai avancé prudemment. En atteignant le sol plus escarpé, je me suis agenouillée pour épousseter le givre afin d’avoir le pied mieux assuré. « Si vous tenez vraiment à me suivre, ai-je lancé à Sahra et à la Radisha, tâchez de vous montrer encore plus prudentes que moi. » Elles ont persisté. Prudemment. Personne n’a dérapé ni dévalé la pente. « Voici Longo et Rutilant, ai-je déclaré. Et celui-ci ressemble assurément au Hurleur. » De fait, ce cocon contenait indubitablement le petit maître sorcier mutilé. Il avait jadis fait partie, dans le Nord lointain, des hommes de main de la Dame et était resté notre ennemi depuis lors. Il s’était retrouvé prisonnier de guerre en même temps que son allié Ombrelongue, et Madame avait dû se dire qu’il lui serait de quelque utilité puisqu’elle lui avait laissé la vie. Mais il avait bien peu de chances d’être relaxé tant que je serais aux commandes. À sa manière, il était encore plus cinglé que Volesprit. Le corbeau m’a encore tancée ; je prenais un peu trop mon temps à son goût. Le Hurleur était réveillé. Sa force de volonté était telle qu’il parvenait à remuer les yeux, mais pas davantage. Un seul regard plongé au fond de ses orbites ténébreuses m’a suffi à jauger sa démence et à comprendre qu’on ne pouvait en aucun cas lui permettre de réintégrer le monde des vivants. « Prenez bien garde à vous quand vous passerez devant ce lascar, ai-je prévenu. Il vous broierait aussi sûrement que Volesprit a broyé Cygne. Qu’un-Œil. Le Hurleur est réveillé. Ses yeux bougent. » Qu’un-Œil a distraitement répété ma mise en garde. Sa voix engendrait des échos particulièrement agaçants. « Ah ! Radisha ! Voici votre frère. Il m’a l’air en assez bon état. Non ! Ne le touchez pas ! Ce contact contaminerait probablement la stase qui protège les morts. Vous devrez prendre votre mal en patience, comme nous tous. » Elle a émis une espèce de grognement sourd. Au-dessus de nos têtes, le plafond de la caverne de glace a produit des craquements dont les échos en rafales se sont ajoutés aux autres. « C’est dur, ai-je poursuivi. Je sais que c’est dur. Mais, pour l’instant, la patience est la meilleure arme dont nous disposions pour les tirer de là sains et saufs. » J’ai repris ma lente progression dès que j’ai eu l’assurance qu’elle parviendrait à se refréner. Le corbeau blanc a encore croassé d’impatience. « Je crois que je vais lui tordre le cou ! ai-je pensé tout haut. — Vous engendreriez du mauvais karma, m’a rappelé la Radisha. Vous risqueriez de renaître sous la forme d’un corbeau. Ou d’un perroquet. — L’un des grands avantages à être vehdna, c’est qu’on n’a pas à se soucier de sa vie suivante. Et Dieu, le Tout-Puissant, le Miséricordieux, ne porte aucune affection aux corbeaux. Sauf pour châtier les méchants de ce fléau. Quelqu’un sait-il si maître Santaraksita envisageait de descendre jusqu’ici ? » Dans ma fièvre à libérer les Captifs, tous mes talents d’organisatrice s’étaient évanouis. Cette idée venait seulement de me traverser l’esprit : le savoir de l’érudit pourrait effectivement nous être particulièrement utile en ces lieux… du moins s’il parvenait à établir une corrélation entre la mythologie et ce qu’abritait cette caverne. On ne m’a pas répondu. « Je l’enverrai chercher si j’ai besoin de lui. Ah, Sahra ! Voici l’élu de ton cœur. Pas touche ! » J’avais parlé un peu trop fort. Les échos sont devenus tonitruants. Plusieurs glaçons brisés sont tombés du plafond et se sont écrasés dans un cliquetis quasiment métallique. « Arrive ici ! » Le corbeau. Ses paroles étaient parfaitement distinctes. « Si tes manières ne s’améliorent pas sensiblement, tu risques de ne jamais ressortir d’ici », ai-je répondu. J’avais tout compris. L’oiseau faisait fébrilement les cent pas devant Toubib et Madame. Volesprit les avait ligotés ensemble, blottis l’un contre l’autre, et avait disposé un bras du capitaine autour de la taille de Madame, tandis qu’elle tenait son autre main entre les siennes posées sur son giron. Quelques autres attentions délicates laissaient entendre que le principe de plaisir passablement tordu de Volesprit avait joué un grand rôle dans la mise en scène de ce tableau vivant. Si elle avait effectivement tendu des pièges, c’était là qu’ils se trouveraient. « J’ai besoin d’aide, Qu’un-Œil. » Toutes les chausse-trapes éventuelles seraient nécessairement en aval. Les yeux de Madame étaient ouverts. Pas de poussière. Elle était furieuse. Et le corbeau blanc tenait à me le faire savoir. « Patience, leur ai-je conseillé, non loin de la perdre moi-même. Cygne, Qu’un-Œil, montez jusqu’ici. » Cygne est arrivé le premier bien que le trajet fût plus long pour lui. « Te souviens-tu si elle leur a fait subir un traitement particulier ? Un tantinet plus sournois ? — Non. Et je ne m’en inquiéterais pas à ta place. Quand elle les a étendus, elle commençait déjà à se préoccuper de la suite. Elle est ainsi. Dès qu’elle entreprend quelque chose, elle s’investit totalement dans son projet et ne nourrit aucun doute à ce sujet. Mais plus elle se rapproche de son achèvement, plus elle peine à garder confiance en elle. — Heureuse de la savoir aussi humaine. » Je n’en pensais pas un mot. « Qu’un-Œil, cherche des pièges alentour. Et décide-toi. Dis-moi enfin si tu peux les ranimer. » Ma migraine ne s’arrangeait pas mais n’empirait pas non plus. Merci, ô Dieu miséricordieux. Un autre glaçon est tombé. « Je sais. Je sais. J’avais entendu la première fois. » Il a grommelé qu’il regrettait de ne connaître aucun moyen d’améliorer magiquement ma vie amoureuse. J’ai jeté un coup d’œil au-delà de Toubib et Madame. La caverne continuait. Une pâle lumière l’éclairait médiocrement. Celle-là ne contenait aucune trace d’or. Une touche d’argent, une autre de gris et une bonne dose de bleu de glace. De fait, un peu plus loin, la glace avait l’air de se substituer à la roche sédimentaire. « Saule. Volesprit est-elle montée là-haut quand vous êtes venus ? » Il a suivi mon regard. « Non. Mais elle a très bien pu le faire au cours d’une visite précédente. » Quelqu’un avait emprunté cette direction récemment, en termes d’échelle de temps pour ces cavernes, bien sûr. On distinguait encore de nettes empreintes de pas dans le givre. Et j’avais le pressentiment qu’en les suivant je n’apprécierais que très peu le voyage. J’allais néanmoins l’entreprendre. Je n’avais pas le choix. J’avais échoué partout ailleurs en permettant à Narayan et à la Fille de la Nuit de m’échapper. Qu’indubitablement Kina leur prodiguât un petit coup de pouce supplémentaire n’y changeait pas grand-chose. J’aurais dû m’y préparer. « Alors, Qu’un-Œil, réponds-moi ! Peux-tu ou non ressusciter ces gens ? — Si tu voulais bien cesser quelques secondes d’aboyer, je pourrais peut-être y réfléchir. — Prends tout ton temps, mon doux cœur. Nous mettrons un bon moment à crever de faim. » Cygne parlait sans nul doute de cette glace quand il disait en avoir vu dans la plaine. « Tu as déjà eu tout le temps que je t’ai accordé pour pédaler dans la semoule, ai-je repris. Peux-tu le faire, oui ou non ? Là, sur-le-champ ? — J’ai besoin de beaucoup de repos dans mon état. » Sa voix était pâteuse et avait adopté une étrange scansion qui la rendait difficilement compréhensible. Il avait raison, bien entendu. Nous avions tous besoin de repos. Mais aussi de terminer notre boulot et de dégager de la plaine. La faim nous tenaillait déjà. Elle ne risquait pas de s’apaiser. Je craignais qu’elle ne devînt un compagnon aussi présent, intime et redouté que durant le siège de Jaicur. J’avais d’ores et déjà décidé d’adopter la stratégie suggérée par l’oncle Doj. Nous ne récupérerions pour l’instant que quelques-uns des nôtres et nous retournerions libérer les autres plus tard. Mais cette méthode nous imposait un choix cruel. Quoi que je décide, quelqu’un finirait par m’en vouloir à mort. En me montrant assez rouée, je trouverais sans doute le moyen de faire porter le chapeau à toute la Compagnie, selon la bonne vieille méthode gobelinesque. Ceux qui seraient restés en souffrance ne pourraient tout bonnement pas haïr tout le monde. Autant de vieux vœux pieux là encore, Roupille. Nous parlons d’êtres humains. S’il n’existe qu’une seule façon de se montrer contrariant, déraisonnable et odieux, les êtres humains s’y plieront à tous les coups. Avec ferveur et enthousiasme et au moment le moins indiqué. 36 « Reste-t-il encore quelqu’un là-haut ? » ai-je questionné. Je m’étais installée pour une brève sieste au moment qui m’avait paru le plus opportun, et elle s’était soldée par un assez long roupillon, qui aurait fort bien pu prendre un tour permanent si tant de gens autour de moi ne m’avaient empêchée de sombrer trop profondément dans le sommeil. J’étais consciente d’avoir rêvé pendant cet assoupissement, mais je ne me souvenais de rien. La puanteur de Kina imprégnait encore durablement mes narines, de sorte que je savais aussi où j’étais allée. Qu’un-Œil, assis à côté de moi, prêtait bruyamment main-forte à mes propres ronflements. Un Gobelin soucieux a brusquement fait son apparition ; il venait s’assurer que son meilleur ami ne s’était pas trop profondément assoupi. Derrière moi, mère Gota était absorbée dans un débat animé avec le corbeau blanc. Probablement son laïus classique pour oreilles distraites. « Garde-toi dorénavant de faire des gestes brusques, Roupille. Regarde toujours autour de toi. Et assure-toi à chaque instant que tu ne risques pas d’endommager un de nos amis. » J’entendais Tobo parler à voix basse, mais par brèves rafales et sur un ton très sérieux. Pas moyen de distinguer ses mots. Oncle Doj lui aussi psalmodiait quelque part. « Que se passe-t-il ? — On a commencé à les réveiller. C’est moins compliqué que nous ne le craignions, mais ça exigera du temps et de la vigilance ; et, si jamais tu comptais là-dessus… ceux que nous ramenons à la vie ne nous sont d’aucun secours après leur réveil. Qu’un-Œil a tout mis en œuvre avant de s’effondrer. » Le ton du petit sorcier avait brusquement viré au lugubre. « Effondré ? Qu’un-Œil s’est effondré ? Simple épuisement ? » Du moins l’espérais-je. « Je n’en sais rien. Je ne veux pas le savoir. Pas maintenant. Pour le moment, je le laisse se reposer. Au bord de la stase. Quitte à le laisser s’y plonger si besoin. Dès que son organisme aura recouvré ses forces, je l’en sortirai pour voir si c’est vraiment grave. » Il n’avait pas l’air optimiste. « Si nous y étions forcés, nous pourrions le laisser ici, en stase, jusqu’au jour où nous reviendrons lui administrer les soins appropriés. » Ce qui m’a rappelé un détail. « Tu ne les réveilles pas tous, au moins ? Nous n’avons pas les moyens de soigner ni de nourrir tout le monde. » Après quinze ans d’inactivité, les Captifs seraient probablement incapables de prendre soin d’eux-mêmes, stase ou non. S’ils ne se révélaient pas aussi faibles et malhabiles que des enfançons, voire contraints de réapprendre chaque geste. « Non, Roupille. Nous n’en ranimerons que cinq en tout et pour tout. — Hum. Parfait. Hé ! Où diable est passé l’étendard ? Il était juste là. Je suis le porte-étendard. Je dois toujours l’avoir à… — Je l’ai fait transporter au pied des marches, de l’autre côté de l’abîme. Pour que le premier qui les empruntera le remonte à la surface. Tu veux bien cesser de pester ? C’est l’apanage de Sahra. — À propos de Sahra… Tobo ! Où crois-tu aller ? » Pendant que je discutais avec Gobelin, le garçon s’était faufilé en tapinois vers le fond de la caverne. « Je veux seulement voir ce qu’il y a là-haut. — Non. Tu vas me faire le plaisir de rester ici pour aider ton oncle et Gobelin à soigner ton père, le capitaine et le lieutenant. » Il m’a jeté un regard noir. Parfois, en dépit de tout, il restait un adolescent. Sa moue boudeuse m’a fait sourire. Saule Cygne s’est pointé dans mon dos. « J’ai un problème, Roupille. — Et lequel ? — Pas moyen de retrouver Cordy. Cordy Mather. Il n’est nulle part. » Du coin de l’œil, j’ai remarqué que la Radisha avait entendu. Accroupie devant son frère, elle s’est lentement relevée pour regarder dans notre direction. Elle n’a rien dit ni fait qui trahît son intérêt. Les rapports intimes qu’elle entretenait avec Cordy Mather ne défrayaient pas précisément la chronique. « Tu es sûr ? — Sûr et certain. — Vous l’aviez bien descendu ici ? — Absolument. » J’ai poussé un grognement. J’avais préféré ne pas me préoccuper d’une autre absence injustifiée jusqu’à ce qu’on lui trouvât une explication rationnelle : celle de Lisa Bowalk, cette transformeuse incapable d’abandonner sa forme de panthère noire. Elle aussi était en captivité lors de son entrée dans la plaine. Mais on n’avait pas retrouvé son corps, ni parmi les morts de la surface ni sous terre parmi les Captifs. Lisa Bowalk vouait à la Compagnie (et particulièrement à Qu’un-Œil, parce qu’elle se retrouvait piégée dans ce corps de félin par sa faute) une haine meurtrière. « Et la panthère, Saule ? Elle a disparu aussi. — Quelle panthère ? Oh ! Ça me revient. Je n’en sais rien. » Il regardait tout autour de lui comme s’il essayait de repérer son vieil ami Mather planqué derrière quelque stalagmite. « Je me souviens qu’on a dû la laisser en haut parce qu’on ne réussissait pas à faire passer sa cage par le premier coude de l’escalier. Bon, elle serait peut-être passée si nous n’avions eu que cela sur les bras, Volesprit et moi, mais nous devions descendre en même temps le reste du chapelet. Volesprit a donc préféré la laisser là-haut pour revenir s’en occuper plus tard. J’ignore ce qui s’est passé ensuite. Qu’un-Œil pourrait peut-être m’administrer une nouvelle dose de son sortilège de souvenance. » Il a entrepris de descendre la pente en tirant sur ses boucles et en les tortillant comme une fillette. « Je sais pertinemment que j’ai laissé Cordy Mather ici même, un peu plus haut que Lame, où le sol m’avait l’air un peu plus confortable. » « Ici même » désignait plus précisément un emplacement légèrement en contrebas du monceau de sept cadavres. Il y avait nécessairement un rapport. « Gobelin, où en sommes-nous ? Allons-nous oui ou non réveiller ces gens ? » Moi, ignorant souverainement tout ce qu’il m’avait dit un peu plus tôt. Un reniflement sarcastique assorti d’un de ses larges sourires de crapaud m’a répondu. « J’ai déjà ranimé Murgen. — Mais je voulais qu’on me l’amène ici pour que je puisse l’interroger. — Sorti de sa stase, je veux dire, blonde évaporée ! Il est sous mes yeux. Je travaille à présent sur le capitaine et Madame. Tobo et Doj se sont déjà livrés aux préliminaires sur Thai Dei et le Prahbrindrah Drah. » Exactement ce que j’avais prévu. S’agissant des deux derniers, mes mobiles restaient presque purement politiques. Aucun n’était en mesure de contribuer à la plus grande gloire de la Compagnie ni même à sa survie. Je me suis dirigée vers Murgen. Les seuls changements que j’ai constatés étaient le fracas des échos de ses ronflements et la fonte des résilles de glace. Je me suis accroupie. « Quelqu’un a pensé à descendre des couvertures ? » Pas moi, en tout cas. Dans le feu de l’action, j’ai tendance à me montrer un tantinet brouillonne. Il ne m’était pas venu à l’esprit d’apporter des couvertures, des rechanges ni quoi ni qu’est-ce. Toujours est-il que je suis la reine, s’agissant d’échafauder les plans d’un chaos général et de futures effusions de sang. Il y avait sûrement des salles au trésor quelque part là-dessous. J’en avais entrevu plusieurs dans mes rêves. Elles contiendraient peut-être des articles utiles… si nous parvenions à les localiser. Mon estomac a grondé. J’avais faim. Ces borborygmes m’ont rappelé que notre situation serait bientôt désespérée. Murgen a ouvert les yeux. Il a tenté de se forger une expression (un sourire à Sahra), mais l’effort lui était trop pénible et il a reporté le regard sur moi. Un chuchotement a échappé à ses lèvres. « Les Livres. Trouvez… la Fille… » Ses yeux se sont refermés. C’était donc vrai. Les Captifs n’allaient pas se relever d’un bond, dès leur réveil, pour danser la tarentelle. Le message de Murgen était limpide. Les Livres des Morts étaient quelque part là-dessous. Il fallait réagir avant que la Fille de la Nuit n’eût une nouvelle occasion de les recopier. Et je ne doutais pas qu’elle y parviendrait. Kina la soutenait. « Je vais m’en occuper. » Mais je n’avais pas la première idée de la manière dont je devais m’y prendre. 37 Le sauvetage se déroulait sans à-coups, telle une machine de guerre bien graissée à qui ne manquent plus que quelques pièces secondaires. Gobelin avait fait remonter Murgen et Toubib à la surface sur des litières improvisées. Toubib n’avait pas soufflé mot ni même tenté d’ouvrir la bouche, bien qu’il fût réveillé et lucide. Il m’avait longuement fixée. Je n’aurais su dire ce qui se passait sous son crâne. J’espérais simplement qu’il était sain d’esprit. Avant de partir, il m’avait étreint faiblement la main. Témoignage de reconnaissance ou d’encouragement. Du moins voulais-je le croire. Son incapacité à me fournir conseils ou renseignements m’indisposait. Je n’avais pas beaucoup réfléchi au rôle que je jouerais après le réveil des Captifs. J’avais agi en partant plus ou moins du principe tacite que je retrouverais mes annales… ou que j’assumerais la fonction de porte-étendard si d’aventure Murgen tenait à récupérer celle d’annaliste. De plus en plus de gens descendaient les marches bien que j’eusse tenté de faire passer le mot à la cantonade : ils devraient s’appuyer une éprouvante escalade au retour. Le corbeau blanc a continué de blasphémer et de jacasser de façon plus ou moins cohérente jusqu’à se retrouver aphone. Je m’inquiétais pour Madame. Elle avait réussi à diriger cet espion emplumé pendant un bon bout de temps sans jamais se trahir quand elle s’efforçait de me mettre sur la bonne voie mais donnait à présent l’impression d’en perdre le contrôle. Voire de se perdre elle-même. Je lui avais affirmé à plusieurs reprises qu’elle remonterait en surface dès que j’aurais trouvé les porteurs susceptibles de s’en charger. Doj, Sahra et Gota avaient déjà préparé Thai Dei pour le voyage. Je leur ai donné le feu vert. Qu’un-Œil suivrait puis Madame. Et le Prahbrindrah Drah partirait le dernier cette fois-ci. Son père semblait fasciner Tobo ; manifestement parce qu’il ne parvenait pas à se persuader de sa réalité charnelle. Un concours de circonstances avait toujours éloigné ses parents l’un de l’autre, pratiquement depuis sa conception. Le garçon a entrepris d’emboîter le pas au reste de sa famille. « Reste ici, Tobo ! l’ai-je hélé. Tu as une mission à remplir. Veiller sur ton père quand nous aurons laissé partir Madame et le prince. Bonjour, Suvrin. Qu’êtes-vous venu faire en bas ? — Pure curiosité. Pas la mienne, celle de Santaraksita. Il tenait absolument à voir les cavernes. Il me faisait tourner chèvre à force de me ressasser la façon dont les légendes religieuses les présentent. Se trouver si près d’un tel site sans le visiter en personne lui paraissait proprement impossible. — Je vois. » Je venais enfin de repérer le vieux bibliothécaire. Il remontait lentement l’alignement de vieillards et les examinait l’un après l’autre en marmottant. De temps en temps, il sautait sur place d’excitation. Cygne est allé l’exhorter à garder les mains dans ses poches. Il eût aimé tripoter et renifler chaque morceau de métal ou d’étoffe archaïque, l’air, visiblement, de ne pas comprendre que ces gens étaient encore vivants mais extrêmement fragiles. « Cygne. Amène-le ici. » Quelques instants plus tôt à peine, je voulais profiter de son expérience. « C’est toi qui le remonteras s’il n’y parvient pas tout seul, ai-je déclaré à Suvrin d’une voix radoucie. Et je serai juste derrière toi, à t’éperonner de petits coups de javelot. » Suvrin avait déjà songé au problème du retour. Il n’était guère pressé non plus d’entamer la grimpette. « Cet homme n’a pas la notion de… — Qu’en est-il de Shivetya ? l’ai-je coupé. — On l’a retourné sur le dos et éloigné de la faille. Mais il n’a pas l’air de nous en être très reconnaissant. — A-t-il dit ou fait quoi que ce soit ? — Non. Ça se voit rien qu’à son expression. Sûrement parce qu’on l’a fait tomber sur le museau à un moment donné. Si je recevais un grand coup sur le tarbouif, j’aurais sans doute le plus grand mal, moi aussi, à exprimer ma gratitude. » Santaraksita nous a rejoints, pantelant mais surexcité. « Nous piétinons les routes mêmes du mythe, Dorabee ! J’implore déjà les Seigneurs de Lumière de me laisser vivre assez longtemps pour rapporter mes aventures au bhadrhalok ! — Lequel vous traitera sans relâche de menteur. Vous savez parfaitement que les “gens respectables” ne s’engagent dans aucune aventure réelle, sri. Suivez-moi, vous tous. Nous allons de ce pas en vivre une autre en nous enfonçant au cœur de la mythologie. » J’ai entrepris de gravir la pente escarpée. Je n’ai pas tardé à m’apercevoir qu’on m’y avait précédée. Au début, j’ai vaguement soupçonné Tobo de s’être aventuré plus loin que je ne l’avais cru. Puis j’ai décidé que les traces dans le givre étaient trop vieilles pour cela et j’en ai inféré que Volesprit avait emprunté cette sortie pour essayer d’en voir le plus possible. Vers le fond, de petites cavernes donnaient sur la grotte principale, le plus souvent trop étroites pour permettre à un adulte d’y pénétrer. Le diamètre de la plus importante se réduisait progressivement. Nous avons d’abord dû marcher à croupetons puis carrément ramper, comme ceux, sans doute, qui nous avaient devancés. « Tu sais ce que tu fais ? m’a demandé Cygne. Tu sais où tu vas ? — Bien sûr que oui. » Petit tuyau de chef à chef : donnez toujours l’impression d’être sûr de vous, même quand vous êtes en plein marasme. Mais n’en faites pas une habitude. Vous seriez très vite démasqué. J’étais passée par là dans mes rêves. Mais seulement en simulacre, bien entendu, car nous tombions tous les quelques pas sur un détail absent de ces cauchemars. Puis sur quelque chose qui n’avait rien d’un simple détail. La semelle d’une botte a bien failli m’emboutir le nez parce que je me concentrais sur le déchiffrage de l’histoire encodée dans le givre du sol. Une histoire très mouvementée, celle d’un individu, sans doute pris de panique, qui se débattait sauvagement. Non seulement le givre était effacé, mais la pierre elle-même était meurtrie ou ébréchée par endroits. « Je crois avoir retrouvé Cordy Mather. » Un de ces moments bizarres où les détails les plus triviaux vous sautent aux yeux. J’ai notamment remarqué que les bottes de Cordy Mather auraient bien eu besoin d’un ressemelage. Je ne me suis pas immédiatement demandé comment une jambe pouvait saillir selon un angle aussi étrange, les orteils pointant pratiquement au-dessus de l’horizontale, alors que son propriétaire gisait sur le ventre. « Nous ferions pas mal de nous accorder une pause pour inspecter les environs. Je vois mal comment un homme pourrait se faire ça tout seul. — Je vais aller chercher Gobelin, a proposé Cygne. Ne fais rien avant son arrivée. — Ne crains rien. Je tiens à ma peau. Si jamais je la perdais, elle me manquerait pour notre lune de miel. » J’ai dégainé mon épée – pour ce que ça valait – puis je me suis lentement redressée jusqu’à ce que le sommet de mon crâne touche le plafond de la caverne. Cordy Mather avait escaladé en rampant un petit monticule qui saillait du sol. Et il lui était arrivé une mésaventure fatale avant même qu’il n’eût pu redescendre de l’autre côté. Suvrin s’est faufilé à mes côtés. De façon aussi pénible qu’inexplicable, je me suis soudain surprise à voir en lui une présence masculine. Fort heureusement, il montre encore moins d’inclination que moi pour les relations interpersonnelles. Il n’a remarqué ni mon trouble ni mon embarras. Bizarre. Je n’allais certainement pas céder à ce brusque prurit. Je me demandais tout simplement pourquoi il m’arrivait parfois d’être la proie de brusques impulsions incohérentes, dont certaines parfois irrépressibles. Les quatre-vingt-dix-neuf pour cent de mon temps, je n’envisageais même pas la possibilité de me retrouver dans un lit avec un homme, en quête d’une aventure. Peut-être n’aurais-je pas dû taquiner Cygne. « Ce qu’il y a de sûr, a laissé tomber Suvrin, c’est que ça n’est pas bien appétissant. Que s’est-il passé, à votre avis ? — Je ne veux même pas essayer de le deviner. Je vais me contenter d’attendre l’arrivée de l’expert. — Puis-je jeter un coup d’œil ? » a demandé Santaraksita. Suvrin a reculé à quatre pattes. Il s’est aperçu que son aîné était trop volumineux pour se glisser entre lui et la paroi. Nous avons donc dû tous reculer d’une vingtaine de mètres pour permettre à Santaraksita de nous doubler. Je l’ai admonesté à plusieurs reprises, en lui rappelant qu’il ne devait pas s’aventurer plus loin que moi. « Je n’ai aucune envie de vous traîner au retour. » Il était nettement plus mince que lorsque je travaillais pour lui, j’en avais la certitude. « En outre, vous tenez à rentrer pour rapporter tout cela au bhadrhalok. — Tu avais raison à leur propos, Dorabee. Ils ne croiront pas un mot de ce que je leur dirai. Pas seulement parce qu’ils ont toujours raison, mais aussi parce que Surendranath Santaraksita n’a jamais vécu une aventure de toute sa vie. Il n’en ressentait pas le besoin avant que celle-là ne s’empare de lui. — Les riches ont des rêves. Les pauvres meurent pour les réaliser. — Tu me surprendras toujours, Dorabee. De qui est cette citation ? — De V. I. C. Gosh, un acolyte de B. B. Mukharjee, l’un des disciples bhompariens de Sondhel Ghose le Janaka. » Son visage s’est illuminé. « Tu es un authentique prodige, Dorabee. Une merveille des merveilles. L’élève commence à dépasser le maître. Quelles sont tes sources ? Je ne me rappelle pas avoir rien lu sur l’école de Janaka qui parle d’un Ghosh ni d’un Mukharjee. » J’ai poussé un hennissement de fillette espiègle. « Parce que je me paie votre tête, sri. J’ai tout inventé. » Il en est resté encore plus baba. Gobelin s’est immiscé dans la conversation. « Il paraît que tu as trouvé un mort ? — Ouaip ! Vu d’ici, il ressemble à Cordy Mather. Mais je n’ai pas vu son visage. Je ne voulais rien toucher avant d’avoir une idée précise de ce qui lui était arrivé. J’aimerais autant ne pas subir le même sort. — Tu veux bien reculer un peu que je puisse te passer devant, gros plein de soupe ? a grommelé Gobelin. Ce tunnel est plutôt étroit, non ? Et veille à ne pas le boucher avec ton gros cul. Pourquoi tiens-tu absolument à frétiller dans ce cloaque, d’ailleurs, Roupille ? — Parce qu’en continuant de le remonter je finirai par déboucher sur la caverne où les Félons ont caché les Livres des Morts originels. » Gobelin m’a jeté un regard étrange, mais il m’a crue sur parole. J’avais bavassé avec des spectres enfermés dans des boîtes à brume. Des volatiles m’adressaient la parole. Un oiseau bavard me suivait en ce moment même, à une certaine distance. Il n’avait pas grand-chose à dire pour le moment puisqu’il avait mal à la gorge, mais il réussissait pourtant à cracher un juron ou deux lorsqu’il s’efforçait d’éviter de se faire piétiner. « Intéressant. — C’est bien ce que je me suis dit. — Oh. Ouais. Mais il ne s’agit pas de sorcellerie. Une simple chausse-trape rudimentaire. Montée sur un ressort qui se détend pour te larder d’une pointe empoisonnée. Il en existe probablement vingt autres entre ici et là où tu veux te rendre. Qu’est-ce que Mather essayait de faire, à ton avis ? — S’il s’est réveillé dans ces cavernes sans plus savoir ni qui il était ni ce qui lui était arrivé, il a probablement paniqué, pris les jambes à son cou et foncé dans le mauvais sens. Je parierais que tous les autres morts le sont par sa faute. Il a dû essayer de les réveiller. » Gobelin a poussé un nouveau grognement. « Là ! Le piège est désarmé. Je ferais mieux de passer devant pour vérifier ce qui te guette encore. Mais il va falloir tirer Mather en arrière pour vous laisser tous passer. — Si tu arrives à te faufiler, moi aussi. — Ouais, toi peut-être ! Mais ton petit ami et ton vieux cochon ? Ils sont nettement plus grassouillets. » Il s’est remis à grogner tout en s’escrimant, en jurant dans sa barbe, pour faire repasser le cadavre de Mather par-dessus la bosse. J’ai remarqué pour la première fois que les échos étaient très différents dans cet espace plus confiné et bourré de corps humains. Pratiquement inexistants. 38 Je ne croyais pas, pour ma part, que des kilomètres nous séparaient de la cachette où les Félons de l’Antiquité avaient dissimulé leurs trésors et leurs reliques, mais mon organisme, lui, en était persuadé bien avant que nous ne l’atteignions. Gobelin a désarmé une douzaine de pièges et en a trouvé plusieurs autres endommagés par le temps. Le vent souterrain se ruait sur nous en geignant et gémissant dans les siphons. Il me vidait de toute ma chaleur mais ne m’a pas dissuadée. Je suis allée où je voulais aller. Et j’avais assez faim, en arrivant, pour dévorer un chameau. Des siècles s’étaient écoulés depuis le petit-déjeuner. Et j’avais l’affreux pressentiment qu’une éternité nous séparait du dîner. « On dirait un temple, non ? » a fait Suvrin, le moins perturbé d’entre nous. Certes, il avait grandi bien plus près de ces lieux, mais il était moins au fait des légendes courant sur la Mère ténébreuse. Il s’est figé sur place pour fixer les trois lutrins supportant les énormes volumes. « Tenez, a-t-il chuchoté en m’offrant un morceau du gâteau flasque et émietté qu’il portait au creux des reins dans un petit sachet. — Tu dois lire dans mes pensées. — Vous pensez beaucoup tout haut. Je ne crois pas que vous vous en rendiez compte. » Je n’en étais pas consciente, en effet. Une mauvaise habitude dont je devais me défaire sur-le-champ. « Je vous ai entendue dans le tunnel. » Un de mes tête-à-tête intimes avec mon Dieu. Une manière de dialogue intérieur, du moins l’avais-je cru. Le sujet de la nourriture était revenu sur le tapis. Et voilà qu’elle me tombait dans les mains. Le Miséricordieux était peut-être en plein boum, tout compte fait. « Merci. Gobelin, flaires-tu des ruses ou des pièges dans cette salle ? » Les échos étaient revenus, mais leur timbre avait changé. Nous nous trouvions dans une plus vaste caverne. Sol et parois étaient de glace aplanie et polie par des flots d’eau gelée. Le plafond – invisible – devait être identique. Il en émanait une sorte d’atmosphère consacrée… même s’il s’agissait d’une sainteté sacrilège. « Rien que je puisse sentir, m’a répondu Gobelin. Ils les auront probablement posés dehors, tu ne crois pas ? » Il semblait chercher à s’en persuader. « Tu voudrais que je te dépeigne la psychologie d’adorateurs de démons et de rakshasas ? Les prêtres vehdnas t’affirmeraient que rien de vil ni de malfaisant n’est impossible à ces maudits incroyants. » Du moins me semblait-il qu’ils l’affirmeraient s’ils avaient entendu parler des Étrangleurs. Pour ma part, j’ignorais jusqu’à leur existence avant d’appartenir à la Compagnie. « Sri, je ne crois pas que vous devriez… » s’est récrié Suvrin. Maître Santaraksita avait su distinguer l’importance des vieux bouquins et n’avait pu résister au désir de les examiner de plus près. Suvrin avait entièrement raison. « Maître ! Gardez-vous de courir… » L’espace d’une demi-seconde, on a eu l’impression que quelqu’un déchirait le tissu d’une tente, puis un bruit sec comme un coup de fouet a retenti. Maître Santaraksita a décollé du sol de la chapelle profane, s’est plié en deux puis a volé vers nous en décrivant une trajectoire sans grand rapport avec la gravité. Suvrin a tenté de le rattraper au vol et Gobelin de l’esquiver. Santaraksita a carambolé Suvrin de flanc et ricoché dans ma direction : mêlée générale dans une houleuse et inextricable confusion de bras et de jambes. Le corbeau blanc a jugé bon d’y aller de son petit quolibet. « C’est entre nous deux et la marmite, bestiole », ai-je hoqueté en reprenant mon souffle. J’ai harponné Gobelin par une jambe. « Plus de pièges, hein ? Ils les auront probablement posés dehors ? C’était quoi, ce truc, par l’enfer ? — Une chausse-trape magique, jeune dame. Et un échantillon foutrement efficace ! Indétectable jusqu’à ce que Santaraksita la déclenche. — Sri ? Êtes-vous blessé ? — Seulement dans mon orgueil, Dorabee, a-t-il haleté. Seulement dans mon orgueil. Mais je vais mettre une bonne semaine à recouvrer mon souffle. » Il a roulé de sur Suvrin et s’est relevé à quatre pattes. Son teint était verdâtre. « La leçon n’aura pas été trop cuisante, en ce cas. Ne jamais se précipiter sur quelque chose quand on ne sait pas de quoi il retourne. — Je devrais le savoir après l’année que je viens de passer, n’est-ce pas ? — On pourrait le croire, effectivement. — Que personne, surtout, ne prenne de nouvelles de Junior, a maugréé Suvrin. Il pourrait être mal en point. — On savait déjà que tu allais bien, l’a rassuré Gobelin. Du moment qu’il t’est tombé sur la tête. » Le petit sorcier s’est rapproché en claudiquant. À l’approche de l’emplacement d’où s’était envolé Santaraksita, il s’est montré particulièrement cauteleux. Il a tendu l’index et l’a avancé lentement, un centimètre après l’autre. Un morceau de tissu de moindre dimension s’est déchiré. Gobelin a tournoyé sur lui-même, le bras rejeté en arrière, avant d’effectuer quelques pas chancelants puis de retomber à genoux non loin de moi. « Si longtemps pour admettre l’ordre naturel des choses. » Gobelin a secoué la tête, un peu comme quand on s’est brûlé le doigt. « Bigre ! Vachement futé. Un sortilège ingénieux. Il a réellement du peps. Ne fais pas ça ! » Suvrin avait balancé un bloc de glace. Au retour, le bloc lui a fait une raie au milieu. Il a heurté le mur de la caverne et aspergé le corbeau blanc de fragments de glace. L’oiseau avait son mot à dire à ce sujet. Suivi d’une bordée d’autres. Je me suis demandé si Madame n’aurait pas oublié qu’elle n’était pas le corbeau blanc mais un simple passager utilisant ses yeux d’albinos. Gobelin a sucé son doigt meurtri et s’est accroupi pour examiner un instant la salle. Je l’ai imité, non sans prendre le temps au préalable d’interdire à Suvrin et Santaraksita de commettre d’autres bêtises. Cygne s’est faufilé dans la salle en dérangeant de nouveau l’oiseau. Mais celui-ci n’a rien dit. Il s’est contenté de s’écarter, l’air dégoûté de la vie. Cygne s’est installé à côté de moi. « Wouah. Assez impressionnant dans sa simplicité. — Ce sont les originaux des Livres des Morts. Censément aussi anciens que Kina. — Pourquoi sont-ils tous assis sur le cul à attendre ? — Gobelin cherche un moyen de s’en emparer. » Je lui ai expliqué ce qui s’était produit. « Bon sang ! Je rate toujours le clou du spectacle. Eh, Junior ! Arrive ici et refais-moi ton coup du vol plané. — C’est maître Santaraksita qui s’est envolé, monsieur Cygne. » Suvrin aurait bien eu besoin de travailler son sens de l’humour. Son attitude était encore indigne de la Compagnie noire. « Pourquoi n’essaierais-tu pas toi-même, Saule ? Pique donc un sprint vers les Livres. — Tu promets de me laisser t’atterrir dessus ? — Non. Mais je t’enverrai un baiser au vol. — Ça m’avancerait probablement si les gens voulaient bien se taire, a grondé Gobelin en se relevant. Mais, grâce à mon génie éblouissant – que dis-je ?… aveuglant –, j’ai quand même réussi à piger le coup envers et contre tous. Nous allons nous servir de la pioche d’or en guise de passe pour atteindre les lutrins. Voilà pourquoi Narayan Singh avait l’air si perturbé quand il l’a vue entre nos mains. — Tobo la porte encore, ai-je déclaré ; puis, une minute plus tard : Ne vous bousculez surtout pas au portillon pour aller le chercher. — Allons-y tous ensemble, a proposé Gobelin. Histoire d’endurer les mêmes misères. La Compagnie noire n’a que ce seul objectif : partager les moments privilégiés comme les mauvais quarts d’heure. — Essaierais-tu de me faire croire qu’il s’agit précisément d’un des moments privilégiés ? lui ai-je demandé tout en m’insinuant en rampant dans le tunnel, juste derrière lui. — Nul ne cherche à nous tuer aujourd’hui, non ? Personne n’essaie. Ça ressemble effectivement à un moment privilégié. » Il marquait un point. Indubitablement. Peut-être devais-je moi aussi surveiller mon attitude. Derrière moi, Suvrin a marmotté qu’il avait une faim de blaireau. J’ai jeté un œil dans mon dos. Cygne, soudain pris d’un accès de bon sens, avait décidé de former l’arrière-garde, s’assurant ainsi que maître Santaraksita, en restant en plan, ne déclencherait pas quelque nouveau désastre susceptible de faire changer Gobelin d’avis sur la qualité de ce moment. « Où est-il donc passé ? » ai-je ruminé tout haut. On s’employait encore, dans la caverne aux vieillards, à préparer Madame et le Prahbrindrah Drah pour la remontée. Mais Tobo n’était pas du lot. « Il ne se serait tout de même pas rué à la surface, hein ? » Il disposait certes de l’énergie de la jeunesse, mais personne n’en regorgeait suffisamment pour se jeter bille en tête dans cette escalade. Pendant que je tournais en rond à la recherche du gamin sans cesser de marmonner, Gobelin tablait sur le plus évident, interrogeait les témoins et obtenait une réponse avant que je n’eusse réussi à trop me monter le bourrichon. « Il est parti, Roupille. — Surprise, surprise… Hein ? » Ce n’était pas tout. Le petit sorcier était inquiet. « Il a pris à droite en sortant, Roupille. — Il… Oh ! » Là, la moutarde m’est réellement montée au nez. Une colère carabinée, tonitruante, à vous faire battre les tempes, à vous donner des envies de massacre. « Quel crétin ! Quel idiot ! Quel fichu imbécile ! Je vais lui scier les pattes ! Tâchons de le rattraper ! » À droite, ça descendait ; de plus en plus profond sous terre, de plus en plus profond dans les ténèbres et la désespérance. Prendre à droite ne pouvait conduire qu’au lieu de repos de la Mère de la Nuit. Bien décidée à prendre à droite, je me suis emparée de l’étendard au passage. Le corbeau blanc a poussé un glapissement approbateur. « Tu le regretteras avant les cent premières marches, Roupille », s’est gaussé Gobelin. J’ai été tentée d’abandonner ce foutu machin bien avant. Il était beaucoup trop long pour qu’on le traîne dans un escalier. 39 « Cet escalier n’a pas de fond », ai-je déclaré à Gobelin. Nous étions déjà sacrément essoufflés alors même que nous descendions. Nous croisions des ouvertures donnant sur d’autres cavernes traversées par l’escalier. Chacune avait visiblement reçu la visite d’êtres humains dans le passé. Nous avons découvert des trésors et des ossuaires. Ni sri Santaraksita ni Baladitya ni moi-même ne vivrions assez longtemps, à mon avis, pour seulement dresser la liste de tous les mystères ensevelis sous la plaine scintillante. Et chaque fichue babiole inconnue et archaïque que j’entrevoyais au passage semblait m’appeler, à l’instar des sirènes de la légende. Mais Tobo nous précédait toujours d’une bonne longueur et restait sourd à nos appels. Peut-être ne souhaitait-il pas perdre son temps et son souffle, tout comme, d’ailleurs, nous nous abstenions de répondre aux appels ininterrompus de Suvrin et Santaraksita, qui nous parvenaient déjà de très loin. J’espérais pieusement qu’ils finiraient par recouvrer leur présence d’esprit et renoncer. Gobelin n’a pas répondu à ma remarque. Il ne lui restait plus assez de souffle. « Ne pourrais-tu le ralentir au moyen d’un sortilège ? Voire l’assommer ? Je commence réellement à m’inquiéter. Il est impossible qu’il soit trop loin pour nous entendre. Zut ! » J’étais coincée avec la Lance. Pour la énième fois. Gobelin a secoué la tête sans daigner s’arrêter. « Il ne nous entend pas. Pouf ! pouf ! Mais il ne le sait pas. » Tenons-nous en là. Cet escalier avait nécessairement une fin. Et la Reine de l’Illusion somnolait tout en bas, encore assez lucide pour manipuler un gamin bravache, un Monsieur Je-sais-tout nanti d’une bribe de talent, qui avait fait main basse sur un instrument susceptible de se transformer en une arme vicieuse entre les mains de ceux qui parviendraient à la désarmer et la replonger dans son sommeil éternel. Nous avons dû ralentir au bout d’un moment. La lumière surnaturelle s’estompait graduellement, bientôt trop faible pour nous permettre de voir distinctement où nous poserions le pied au prochain pas. Les courants d’air que nous croisions de temps à autre n’étaient plus glacés. Et commençaient à charrier des relents aussi familiers que répugnants. Lorsque Gobelin flaira ces remugles, il ralentit davantage et s’efforça poussivement de reprendre haleine avant de devoir inhaler cette puanteur dans toute sa virulence. « Longtemps que je ne m’étais pas retrouvé face à face avec un dieu, a-t-il déclaré. J’ignore si j’ai encore les moyens d’en affronter un à la lutte. — Et que te manque-t-il donc ? Je ne m’étais pas encore rendu compte que je fréquentais un dompteur de dieux émérite. — La jeunesse. L’assurance. Le toupet. Et surtout une bonne dose de stupidité et une baraka d’enfer. — En ce cas, pourquoi ne pas nous asseoir ici et laisser à toutes ces qualités le soin d’assurer sa victoire à Tobo ? Cela dit, j’avoue rester un peu sceptique quant à sa baraka d’enfer. — Je serais assez tenté, Roupille. Le cœur lourd, certes, mais sincèrement. Il mérite une bonne leçon. Mais il détient la pioche et la Compagnie a besoin de lui, a-t-il poursuivi d’une voix troublée, sinon légèrement effrayée. Il représente l’avenir. Qu’un-Œil et moi sommes le passé. » Il a de nouveau pressé le pas, ce qui s’est traduit par une intensification de ma bagarre avec l’étendard. « Comment ça, l’avenir ? — Nul n’est éternel, Roupille. » Ce coup d’accélération n’a pas duré. Nous avons rencontré une brume qui a encore compliqué les aléas des ténèbres. La visibilité était réduite à néant et la progression devenait particulièrement périlleuse pour toute personne de petite taille trimbalant une longue perche dans un escalier hasardeux. Je n’avais pas connu air plus lourd ni moite depuis le jour où le brouillard s’était abattu sur la crue, charriant d’innombrables cadavres, qui avait cerné Jaicur durant le siège. Un hurlement à faire se dresser les cheveux sur la tête a retenti beaucoup plus haut dans l’escalier. D’innommables visions m’ont traversé la tête : autant d’horreurs s’en prenant à Suvrin et maître Santaraksita avec une joie mauvaise. Le glapissement ne faiblissait pas et dévalait l’escalier à une vitesse surhumaine. « Qu’est-ce que ça peut bien être, bordel ? a aboyé Gobelin. — Je ne… » Le cri s’est brusquement interrompu. Au même instant, j’ai descendu une marche alors qu’il n’y avait plus rien à descendre. J’ai titubé à l’aveuglette dans l’obscurité. La Lance a heurté le plafond puis un mur. Nous avions sûrement atteint un autre palier. Mais j’ai tâté le terrain autour de mes orteils et du pied de la hampe de la Lance sans trouver d’arête. « Que vois-tu de ton côté ? ai-je demandé. — Des marches derrière moi. Un mur à ma droite qui se poursuit sur environ six pas puis s’interrompt ! Tout cela au seul niveau du sol. — J’ai un mur sur ma gauche et un sol plan. Le mur a l’air de se prolonger indéfiniment. Eurgh ! » Quelque chose m’avait frappé dans le dos. Je n’avais eu droit qu’à un bref avertissement : un violent battement d’aile annonçant qu’un gros oiseau s’efforçait de freiner avant de tamponner un obstacle. Le corbeau blanc s’est posé à terre en poussant des jurons. Il a tourné quelques instants en rond, pesamment, puis tenté de m’escalader. Un drôle de spectacle, j’imagine, si la lumière avait été assez forte. J’ai réprimé le désir d’envoyer valser d’une gifle la bestiole dans les ténèbres. J’espérais qu’elle me venait en aide. « Tobo ! » Ma voix s’est répercutée en un roulement lointain, avant de me revenir sous la forme de rafales d’échos que l’air stagnant semblait charger de désespoir. Le garçon n’a pas répondu, mais il a bougé. Du moins quelque chose a-t-il bougé. J’ai perçu comme un froissement à moins de vingt pas. « Gobelin. Dis-moi ce qui se passe. — Nous avons été aveuglés. Par voie de sorcellerie. Il y a de la lumière ici. Je m’efforce de nous rendre la vue. Donne-moi la main. Ne nous lâchons pas. — Sœur, sœur, a murmuré le corbeau. Marche droit devant toi. Affiche une mine intrépide. Tu traverseras les ténèbres. » Sa diction s’était spectaculairement améliorée depuis l’année dernière. Sans doute parce que nous nous trouvions beaucoup plus près de la puissance qui le manipulait. J’ai cherché Gobelin à tâtons, je l’ai agrippé, j’ai tiré, lâché l’étendard, ramassé l’étendard et tiré à nouveau. « D’accord. Je suis prête. » Le corbeau savait de quoi il parlait. Au bout d’une demi-douzaine de pas, nous pénétrions dans une caverne de glace éclairée. Relativement éclairée, disons. Une clarté diffuse, gris bleu, filtrait à travers les parois translucides comme s’il était midi pile de l’autre côté de ces quelques centimètres de glace. De la lumière émanait également de la femme étendue sur une bière à plus de soixante-dix pas, au beau milieu de la vaste salle. Tobo se trouvait déjà à mi-chemin entre elle et nous, la tête tournée de notre côté et l’air abasourdi. Autant de nous voir apparaître que de se trouver là. « Ne bouge surtout pas, petit ! a hurlé Gobelin. N’essaie même pas de respirer avant que je ne t’en donne la permission ! » La silhouette allongée sur la bière était légèrement floue, comme si elle se trouvait au centre d’un chatoyant mirage de chaleur. Il n’empêche que j’avais la certitude qu’il n’existait pas plus belle créature au monde. Que je l’aimais plus que ma vie et que je mourais d’envie de me précipiter vers elle pour boire à ces lèvres parfaites. Le corbeau blanc m’a éternué à l’oreille. Ça n’a pas manqué d’émousser mon désir. « Où donc avons-nous déjà vu cela ? s’est enquis Gobelin d’une voix ruisselante de sarcasme. Elle doit être affreusement faible. Sinon elle aurait sûrement trouvé mieux à implanter dans nos esprits qu’une infâme resucée du conte de la Belle au bois dormant. On ne trouve aucun château présentant ce style d’architecture au sud de la mer des Tourments. — Un château ? Hein ? Quel château ? » Le mot « château » n’existe ni en taglien ni en jaicuri. Si je savais qu’il désignait une espèce de forteresse, c’était uniquement parce que j’avais passé si longtemps à compulser les annales. « Nous nous trouvons visiblement dans le donjon d’un château abandonné. Des rosiers grimpants endormis tapissent toute la salle. Ainsi que des milliers de toiles d’araignée. Une superbe femme blonde gît dans un cercueil ouvert, nous implorant de la réveiller d’un baiser. Ce qu’on oublie toujours de vous dire, et que notre gracieuse hôtesse se garde bien de nous révéler, c’est que la salope de l’histoire est certainement un vampire. — Ce n’est absolument pas ce que je vois. » Je lui ai décrit par le menu la caverne de glace et la femme qui gisait en son centre sur une bière et n’était blonde en aucune façon. Tout en m’écoutant, Gobelin jetait à Tobo un subtil sortilège, le plongeant dans une telle confusion qu’il ne pouvait plus bouger. « Tu te rappelles ta mère, Roupille ? m’a-t-il demandé à brûle-pourpoint. — Je me souviens vaguement d’une femme qui aurait pu être ma mère. Elle est morte quand j’étais petite. Personne n’en parlait jamais. » Quel besoin avait-il d’aborder ce sujet ? Nous avions une mission à accomplir. Et sans plus tarder. J’espérais que mon ton et mon expression suffiraient à faire passer le message. « Combien veux-tu parier que ce que tu as sous les yeux est une image idéalisée de ta mère, chargée d’un plein tombereau de séduction érotique. » Je n’en ai pas disconvenu. C’était plausible. Il connaissait les artifices des Ténèbres. J’ai continué d’avancer lentement. De me rapprocher de Tobo. « Ce qui devrait signifier, grosso modo et sans fioritures, que le lien qui la rattache au monde extérieur n’est pas très fort. » Deux décennies plus tôt, il nous était très clairement apparu que Kina ne réfléchissait ni ne travaillait guère efficacement en temps réel, et qu’elle se débrouillait bien mieux lorsqu’elle exerçait son emprise sur des années plutôt que des minutes. « Je suis trop vieux pour me laisser encore berner par les tentations charnelles, et toi trop floue et asexuée. » Il s’est fendu d’un maigre sourire. « Le garçon, en revanche, a le bon âge. Je donnerais un de mes orteils pour voir la même chose que lui. Rideau ! » Il a fait un geste. Tobo s’est affaissé comme une chaussette mouillée. « Ramasse le marteau. Tiens-le fermement. Ne t’approche pas plus d’elle que nécessaire. Traîne Tobo jusqu’à l’entrée. » Sa voix était creuse et fatiguée, comme empreinte d’un désespoir qu’il préférait garder pour lui. « Que se passe-t-il, Gobelin ? Parle ! » Dans une telle situation, il valait mieux ne pas cacher à l’autre les dangers éventuels. « Nous affrontons la grande manipulatrice qui nous gâche l’existence depuis un quart de siècle. Elle n’est pas très rapide mais reste mille fois plus dangereuse que tout ce que nous avons connu. — Je le sais. » Mais ma réaction n’était qu’une manière d’esquive. Je planais très haut dans le ciel. Tous mes doutes secrets, si soigneusement enterrés depuis si longtemps, me semblaient désormais triviaux, voire stupides. Cette superbe créature ne pouvait être un dieu. Pas un dieu, du moins, comme l’était le mien. Pardonne ma faiblesse et mes doutes, ô Seigneur des Hôtes. Les ténèbres sont partout et habitent chacun de nous. Pardonne-moi dès à présent, maintenant que je regarde la mort en face. Dans sa miséricorde, il est pareil à la Terre. J’ai agrippé Tobo par le bras et je l’ai relevé d’une saccade. Je me cramponnais aussi étroitement à lui qu’à l’étendard et il ne se libérerait pas aisément. Désorienté, il n’a pas tenté de résister quand je l’ai éloigné de la silhouette endormie. J’ai détourné les yeux. Elle était la beauté incarnée. La regarder, c’était l’aimer. L’aimer, c’était accepter de se plier à sa seule volonté. Se perdre en elle. Ô Seigneur des Heures, veille sur moi et garde-moi de l’engeance de l’al-Shiel. « Il me faut la pioche, Tobo. » Je m’efforçais de ne pas penser à la raison qui me poussait à lui réclamer cet outil impie. À cette distance, Kina pouvait fort bien lire dans mon esprit. Tobo a lentement ôté la pioche de sous sa chemise pour me la tendre. « Je l’ai ! ai-je crié à Gobelin. — Alors détale ! » À l’instant où je m’exécutais, Suvrin et Santaraksita sont entrés dans la lumière, pantelants et chancelants. Tous deux se sont pétrifiés. « Sainte chiasse ! Elle est sublime ! » a soufflé Suvrin, en proie à une terreur exquise. Maître Santaraksita lui-même semblait bouleversé. Suvrin a avancé d’un pas, la bave aux lèvres. Je lui ai cinglé le boute-joie du bout émoussé de la pioche. Le geste n’a pas seulement attiré son attention : il a comme qui dirait anesthésié l’intérêt débordant qu’il portait à Kina. « La Mère des Félons, ai-je précisé. La Reine de l’Illusion. Tourne-toi ! Sors le garçon de là. Ramène-le à sa mère. Ne me forcez pas à vous frapper aussi, sri. » Une sorte de panache de buée s’est élevé de la bouche de la dormeuse et est resté en suspension au-dessus de ses lèvres. L’espace d’un instant, il a adopté une forme vaguement humaine, m’évoquant les afrits, ces esprits courroucés d’hommes assassinés. Sans doute avait-elle à sa botte des millions de ces démons. « Cours, nom de nom ! a crié Gobelin. — Cours ! » m’a dit le corbeau. Je n’ai pas couru. J’ai empoigné Santaraksita et je l’ai attiré en arrière. Gobelin parlait tout seul ; il regrettait de n’avoir pas eu la présence d’esprit de voler son javelot à Qu’un-Œil avant de s’embarquer dans cette entreprise. « Gobelin ! » J’ai brandi l’étendard. Je ne l’ai pas fait délibérément ; il s’est dressé tout seul puis a rebondi deux fois sur le pied de sa hampe avant de se propulser en avant et de retomber entre les mains avides du sorcier. Gobelin s’est retourné en le soulevant, au moment même où se dissipaient les illusions qui enveloppaient Kina. 40 Si Kina a jamais été humaine, si un seul des innombrables mythes relatifs à sa création approche de la vérité, alors sa métamorphose en ce monstre énorme et hideux a dû exiger beaucoup de travail. C’est la Mère des Félons, Roupille. La Mère des Félons. La grande et atroce silhouette couverte de pustules suppurant des crânes de bébé ne correspond peut-être pas plus que la beauté endormie à son aspect réel. La puanteur de la vieille mort se fit plus virulente. J’ai fixé le corps qui gisait désormais à même le sol de glace. C’était celui, d’un noir presque violet, de la danseuse de la Mort de mes cauchemars ; mais, à côté d’elle, Shivetya serait passé pour un nain. Elle était nue. La perfection de ses proportions aurait presque fait oublier les dix mille balafres qui lui zébraient la peau. Elle ne bougeait pas, ne respirait même pas. Un nouveau panache de buée est monté d’une de ses monstrueuses narines. « Fous le camp de là, bordel ! » a glapi Gobelin. Il a brusquement pivoté sur sa droite en dardant la Lance de la Passion vers un objectif qui me restait invisible. La flèche de la lance brûlait, comme couverte des flammèches d’un alcool embrasé. Un cri immense, inouï, m’a déchiré la cervelle. Suvrin et maître Santaraksita ont gémi. Tobo a piaillé. Le corbeau blanc a lâché un chapelet confus d’obscénités. Je suis sûre d’avoir participé moi-même à ce concert. Je me suis aperçue que j’étais enrouée alors que je m’efforçais de faire avancer les deux autres à grands coups de pied et de poing. Gobelin a pivoté de nouveau sur sa gauche en visant le panache de buée qui venait d’émerger de la narine de Kina. Une flamme bleu pâle a de nouveau enveloppé la pointe de la Lance. Cette fois-ci, elle a remonté la hampe de trente centimètres avant de s’éteindre. Et les arêtes de la flèche elle-même ont brasillé de lueurs rubis. Une autre volute de la quintessence de Kina s’est élevée de sa narine. L’entrée, désormais, n’était plus voilée de brume ni de ténèbres. L’attention de Kina s’était reportée ailleurs. Suvrin et Santaraksita escaladaient déjà les marches en jacassant sur ce qu’ils venaient de voir au lieu d’économiser leur souffle. J’ai giflé la joue de Tobo de toutes mes forces. « Sors de là ! » Voyant qu’il ouvrait la bouche pour protester au lieu d’obtempérer, j’ai remis le couvert. Je ne voulais plus rien entendre. Pas même une divine révélation. Ça pouvait attendre. « Gobelin ! Ramène ton petit cul décharné. On dégage ! » La troisième volute s’est empalée d’elle-même sur la pointe de la Lance. Cette fois, le feu bleu a rampé le long de la hampe sur deux bons mètres, bien qu’il n’eût pas l’air d’en affecter le bois. Toutefois, tant le métal était brûlant, son extrémité la plus proche de la flèche s’est mise à fumer. Gobelin a entrepris de reculer, mais un nouveau panache s’est élevé et dirigé sur lui plus vite qu’il ne bougeait, pour s’interposer entre l’escalier et sa personne. Il a tenté à plusieurs reprises de le pourfendre, mais chaque fois la buée s’éloignait hors de sa portée, sans pour autant cesser de lui barrer la route. Je ne suis pas une sorcière. Même si j’ai toute ma vie durant côtoyé des sorciers des deux sexes, je n’ai pas la première idée de la façon dont fonctionne leur esprit quand ils se livrent à leur art. Si bien que je n’ai jamais réellement compris par quel processus Gobelin était parvenu à sa décision. Néanmoins, dans la mesure où je le fréquentais pratiquement depuis mon adolescence, j’en ai déduit qu’il croyait sur le moment adopter la mesure la plus efficace. Constatant qu’il ne réussissait pas à embrocher l’écharpe de buée et qu’une seconde s’envolait déjà de la narine de Kina pour le prendre à revers, le petit bonhomme à face de crapaud s’est contenté de tournoyer sur lui-même, d’abaisser la pointe de la Lance et de charger la déesse. Il a poussé un beuglement rageur et lui a planté l’arme entre les côtes, juste sous le sein droit, en transperçant la chair de son bras au passage. Une troisième écharpe s’est précipitée au-devant de la flèche pour bloquer le coup juste avant qu’elle ne trouve sa cible. La pointe s’est embrasée en lardant la chair démoniaque. La deuxième volute a enflammé Gobelin. Il a continué de peser de tout son poids sur la Lance, l’enfonçant de plus en plus profondément dans la chair de Kina sans cesser de me hurler de décamper. Sans doute espérait-il follement éperonner son cœur noir. La flamme bleue se repaissait de la chair du sorcier. Il s’est jeté sur le sol glacé et s’est roulé par terre en se giflant le corps. Rien n’y faisait. Il fondait comme une chandelle surchauffée. En redoublant de hurlements. Kina vociférait tout aussi violemment, mais uniquement sur le plan ectoplasmique où je l’avais sentie un peu plus tôt. Suvrin et Santaraksita criaient à tue-tête. Tobo s’égosillait. J’ai titubé jusqu’à l’escalier en m’époumonant et battu en retraite malgré l’avis résolument contraire d’une part de moi-même qui, frappée de démence, crevait d’envie de revenir aider Gobelin. Et je n’aurais pu commettre plus grande folie. La Destructrice régnait sur la caverne où elle était captive. Gobelin lui avait sans nul doute porté un coup féroce, mais qui n’aurait guère plus d’impact qu’un louveteau mordillant l’oreille d’un tigre assoupi. J’en avais la certitude. Tout comme je savais que ce louveteau s’était laissé prendre pour faire gagner un temps précieux à sa meute. « Tobo ! Précède-nous aussi vite que tu le peux. Va prévenir les autres. » Il était plus jeune, plus rapide, et les aurait rejoints bien avant moi. Il représentait l’avenir. J’allais interdire l’accès de l’escalier à tout ce qui tenterait de le pourchasser. Les hurlements montaient toujours d’en bas, provenant de deux sources différentes. Gobelin se montrait encore plus entêté avec Kina qu’il ne l’avait jamais été avec Qu’un-Œil. Nous grimpions aussi vite que maître Santaraksita pouvait se le permettre. J’avançais derrière eux, prête à me retourner pour interposer la pioche impie entre nous et tout poursuivant éventuel, convaincue que la puissance de ce talisman nous protégerait. Les ténèbres ne hantaient plus l’escalier. La visibilité était bien meilleure qu’à la descente. À telle enseigne que nous aurions pu voir les marches s’étirer sur près de deux kilomètres si les paliers ne nous avaient bloqué la vue. Je haletais et je m’efforçais encore de lutter contre les crampes de mes jambes quand les cris ont cessé. Suvrin s’était déjà effondré une première fois en se vidant l’estomac. Maître Santaraksita donnait désormais l’impression d’être le plus endurant de nous trois : il ne se plaignait pas, bien qu’il fût si pâle que la crainte de voir son cœur lâcher m’a prise. J’ai jeté un coup d’œil vers le bas pendant que nous reprenions haleine, tout en tendant l’oreille pour essayer de percer un silence inquiétant. « Dieu est grand. » Râle. « Il n’y a d’autre dieu que Dieu. » Râle. « Ô Seigneur de la Création, je me reconnais comme ton enfant. » Il restait encore assez de souffle à maître Santaraksita. « Il va finir par s’ennuyer et passer à autre chose si tu n’entres pas dans le vif du sujet, Dorabee, a-t-il grondé. — Comment ça ? » Râle. « Aide-nous ! — Mieux. Bien mieux. Relève-toi, Suvrin ! » Le corbeau blanc a remonté l’escalier comme une flèche et failli m’envoyer bouler de tout mon long sur le palier. J’ai encore compliqué sa tâche en m’efforçant de l’esquiver. Il a cinglé mon visage de ses ailes battantes. « Montez, a-t-il dit. Lentement. Sans paniquer, mais sans vous arrêter. Je surveillerai vos arrières. » Nous avons encore grimpé pendant cinq ou dix jours. La faim me tenaillait. Terreur et manque de sommeil m’inspiraient des hallucinations. Je n’osais plus me retourner de peur de voir se rapprocher une chose effroyable. Plus l’effort pompait notre énergie, sapait notre volonté et notre aptitude à reprendre courage, plus nous ralentissions. Passer d’un palier au suivant exigeait à présent un effort surhumain et une grande force de volonté. Puis nous avons commencé à nous reposer entre deux paliers bien que ni Suvrin ni Santaraksita n’en eussent exprimé le désir. « Arrêtez-vous un moment pour dormir », a suggéré le corbeau. Nul ne l’a contredit. Il y a des limites à ce que la terreur elle-même peut vous imposer. Nous avions trouvé les nôtres. Je me suis effondrée si vite que j’ai prétendu par la suite avoir perçu mon premier ronflement avant même de toucher le palier de pierre. J’ai vaguement eu conscience du corbeau prenant son essor et s’enfonçant dans les ténèbres pour gagner de nouveau le fond de ce puits sans fond. 41 « Roupille ? » Mon âme aurait aimé bondir de terreur et ruer des quatre fers. Mais ma chair en était bien incapable, si elle n’était pas complètement indifférente. J’étais à ce point raide et endolorie que je ne pouvais même plus bouger. Mais mon cerveau, lui, fonctionnait à la perfection. Aussi étincelant, limpide et tumultueux qu’un torrent de montagne. « Hein ? » J’essayais encore de dérouiller mes muscles ankylosés. « Du calme. C’est Saule. Ouvre simplement les yeux. Tu es en sécurité. — Que fais-tu si bas ? — Si bas ? — Euh… — Tu n’es qu’à un palier de la caverne des anciens. » Je m’efforçais encore de me lever. Muscle après muscle, mon corps se soumettait à ma volonté. J’ai regardé autour de moi ; je voyais flou. Suvrin et maître Santaraksita dormaient toujours. « Ils étaient fatigués, tu peux m’en croire, a laissé tomber Cygne. Je t’entendais ronfler depuis la caverne. » Poussée de frayeur. « Où est Tobo ? — Il est remonté à la surface. Tout le monde est parti. Je le leur ai ordonné. Je suis resté par mesure de précaution… Le corbeau m’a exhorté à ne pas descendre. Mais, bon… pour un palier… Tu crois pouvoir repartir ? Pas question que je porte quelqu’un. C’est tout juste si j’arrive à me porter moi-même. — Pour une seule volée de marches, je devrais y arriver. Jusqu’à la caverne. Ça suffira pour le moment. — La caverne ? — Il me reste une dernière chose à régler. — Tu tiens vraiment à faire ce détour ? — Sûr et certain, Saule. » J’aurais pu lui répondre que c’était une question de vie ou de mort. Pour toute une planète. Voire pour de nombreux mondes. Mais à quoi bon verser dans le mélo ? « Parviendras-tu à faire bouger les deux autres ? Et à les ramener à la surface ? » À mon humble avis, maître Santaraksita ne tiendrait nullement à être le témoin de ma manœuvre suivante. « Je vais les activer. Mais je reste avec toi. — Ce ne sera pas nécessaire. — Oh que si ! Tu tiens à peine debout. — Je me débrouillerai. — Cause toujours, ça te dérouillera les mâchoires ! Mais je reste. » Je l’ai durement et longuement scruté. Il n’a pas flanché. Il semblait seulement s’inquiéter pour une sœur qu’il soupçonnait de perdre les pédales. J’ai fermé les yeux trente secondes puis je les ai rouverts pour fixer les marches. « Dieu m’écoutait. » Cygne s’efforçait de réveiller Suvrin. L’officier de la Terre des Ombres avait les yeux ouverts mais semblait incapable de remuer. « Je dois encore être en vie, a-t-il murmuré. Sinon je ne souffrirais pas autant. » Ses yeux se sont écarquillés de panique. « On a réussi à s’échapper ? — On y travaille, ai-je répondu. Il nous reste encore une très longue escalade. — Gobelin est mort, m’a appris Cygne. Le corbeau me l’a dit quand il est remonté pour manger un morceau. — Où est passée cette bestiole ? — En bas. Elle monte la garde. » Un frisson m’a parcourue. La parano m’a frôlée de son aile. Un lien puissant existait entre Madame et Kina depuis que la déesse et Narayan Singh l’avaient instrumentalisée et s’étaient servis de son corps comme d’un vase destiné à concevoir la Fille de la Nuit. Ce lien, Madame l’avait encore consolidé, renforcé par la ruse pour pomper indéfiniment à la déesse une partie de sa puissance. Il était désormais infrangible. « Pardonne-moi, ô Seigneur. Chasse ces pensées impies de mon cœur. — Hein ? » Cygne. « Rien. Ça fait partie de mon dialogue ininterrompu avec mon Dieu. Suvrin ! Te sens-tu enfin prêt à faire des cabrioles, trésor ? » Suvrin m’a lancé un regard noir chargé de nuages d’orage. Très vieux jeu. « Giflez-la, Cygne. En de pareilles circonstances, la gaieté devrait être prohibée par toutes les lois terrestres et célestes. — La tienne te reviendra dans une minute. Dès que tu auras compris que tu es toujours en vie. — Oumph ! » Il a entrepris d’aider Cygne à réveiller maître Santaraksita. Une fois debout, je me suis livrée à quelques petits exercices d’échauffement. « Ah, Dorabee, a soufflé Santaraksita, j’ai encore survécu à une aventure en ta compagnie. — Dieu est avec moi. — Excellent. Tâche de le garder à tes côtés. Sans une assistance divine, je ne pense pas pouvoir survivre à une autre aventure du même acabit. — Vous m’enterrerez, sri. — Peut-être. Sûrement, si je me sors vivant de celle-là et que j’évite de tenter à nouveau le diable. Tu finiras sans doute par danser avec des cobras. Belle promotion ! — Sri ? — C’est décidé. Je ne veux plus vivre aucune aventure, Dorabee. Je suis trop vieux. Il est largement temps pour moi de retrouver le confort douillet d’une bibliothèque. C’est trop douloureux. Ouille ! Jeune homme… » Cygne s’est fendu d’un sourire. Il n’était pas beaucoup plus jeune que le bibliothécaire. « Levons le camp, l’ancien. Si vous restez allongé ici, l’aventure que vous avez vécue en bas risque de vous rattraper et de vous manger tout cru. » Perspective qui n’a pas manqué de grandement nous stimuler, tous autant que nous étions. Quand nous nous sommes enfin décidés à repartir, j’ai fermé la marche. Cygne éperonnait mes compagnons. Je me cramponnais si fermement à la pioche d’or que mes jointures en étaient douloureuses. Gobelin était mort. Ça semblait impensable. Gobelin faisait partie des meubles. C’était une balise permanente. Une pierre angulaire. Sans Gobelin, la Compagnie noire n’existait plus… Tu es cinglée, Roupille. La famille ne cessera pas d’exister parce qu’un seul de ses membres lui a été arraché par un sort contraire. L’absence de Gobelin ne signifiait pas la fin de la vie. Celle-ci serait seulement plus pénible. « Il représente l’avenir », me semblait-il encore l’entendre murmurer. « Roupille ! Réveille-toi ! — Hein ? — Nous sommes dans la caverne, a poursuivi Cygne. Continuez de monter, vous deux. On vous rattrapera. » Suvrin a ouvert la bouche. J’ai secoué la tête et désigné le ciel. « Allez-y. Tout de suite. » J’ai attendu de le voir piloter maître Santaraksita jusque dans l’escalier, à travers les éboulis. « On vous rejoint. — Qu’est-ce que c’est que ça ? a brusquement demandé Cygne en portant la main à son oreille. — Je n’entends rien. » Il a haussé les épaules. « Ça s’est tu. Ça venait de là-haut. » Nous sommes entrés dans la caverne des anciens. Les piétinements d’une horde de membres de la Compagnie noire en avaient estompé l’enchantement. Je me suis étonnée qu’ils n’aient pas davantage endommagé les dormeurs. Toujours est-il que la plupart des merveilleux cocons et toiles de givre filé étaient brisés et avachis. Quelques stalactites étaient tombées du plafond. « Comment est-ce arrivé ? — Pendant le tremblement de terre, a répondu Cygne en fronçant les sourcils. — Le tremblement de terre ? Quel tremblement de terre ? — Tu n’as pas… On a eu droit à un sacré séisme. Je ne saurais te dire à quel moment précis. Probablement pendant que tu descendais. Pas facile de fixer une heure ici. — Sans déc’ ? Oh, beurk ! » Je venais de comprendre d’où le corbeau tirait toute cette énergie. Il s’était repu d’un de mes frères morts. Au tréfonds de moi, ma part diabolique me soufflait d’imiter son exemple tandis qu’une autre se demandait comment Toubib réagirait s’il venait jamais à l’apprendre. Ce type était obsèdé par le désir de préserver sa sacro-sainte pureté à la fraternité de la Compagnie. « On ne sait jamais comment on réagira tant qu’on n’est pas entré dans l’arène avec le taureau, pas vrai ? — Quoi ? — Un proverbe de chez moi. Qui veut plus ou moins dire qu’il existe une énorme différence entre affronter la réalité et se préparer à l’affronter. On ne saura jamais réellement ce qu’on fera qu’au pied du mur. » Je suis passée devant tous les autres Captifs sans repérer un seul œil ouvert. Je me demandais s’ils entendaient. Je me suis efforcée de les réconforter, mais, même à mes oreilles, mes promesses manquaient de conviction. La caverne a commencé de s’étrécir. « Tout bien pesé, ta présence n’est peut-être pas inutile, ai-je confié à Cygne au moment de m’agenouiller pour me mettre à ramper. J’ai déjà des vertiges. — Tu n’entends rien ? » J’ai tendu l’oreille. Si. Cette fois-ci, j’entendais bel et bien quelque chose. « On dirait que quelqu’un chante. Une chanson de marche ? Avec plein de “hi-ho-ho !” » Qu’est-ce que ça pouvait bien être, que diable ? « En bas ? Il y aurait aussi des nains ? — Des nains ? — Des créatures mythiques. De petites personnes avec une longue barbe et un caractère de cochon. Ils vivent sous terre comme les nagas, mais on les tient pour des mineurs et des métallurgistes de première bourre. S’ils ont jamais existé, ils ont disparu depuis belle lurette. » Le chant prenait de l’ampleur. « Finissons-en avant qu’on ne nous interrompe. » 42 La pessimiste en moi était persuadée que j’allais échouer. Le seul séisme dont Cygne avait parlé risquait d’avoir scellé la salle des livres impies. Et, même si l’accès n’en était pas interdit, j’allais probablement déclencher la seule chausse-trape négligée par Gobelin. S’il n’en avait omis aucune, la pioche ne jouerait pas son rôle protecteur mais, au contraire, mettrait en branle les mille sortilèges secrets chargés de protéger les Livres. « Es-tu consciente de parler tout haut quand quelque chose te turlupine, Roupille ? — Hein ? — Tu ne cesses, tout en rampant, de ruminer à haute voix tous les désastres qui pourraient survenir. Continue comme ça et tu finiras par me convertir. » C’était la deuxième fois que ça se produisait. J’allais absolument devoir me contrôler. Ce n’était pas dans mes habitudes. La salle des Livres des Morts n’avait pas ostensiblement changé. Mais la pessimiste en moi ne se creusait pas moins les méninges pour repérer quelque différence mortelle. « Tu comptes l’étudier jusqu’à ce qu’on crève d’inanition ? m’a demandé Cygne. Ou bien vas-tu te décider à faire quelque chose ? — J’ai toujours été plus douée pour la théorie que pour la pratique, Saule. » J’ai inspiré une goulée d’air glacé et décroché la pioche de ma ceinture. « Ô Seigneur du ciel et de la terre, fais qu’aucun mot de passe ne soit nécessaire, ai-je psalmodié. — Juste derrière toi, patron, a blagué Cygne tout en m’éperonnant d’une bourrade. Tu ne vas pas reculer maintenant. » Bien sûr que non. Ç’aurait réduit à néant tant le sacrifice que le souvenir de Gobelin. Je me suis aperçue que ma respiration était creuse et haletante ; je pantelais, un peu comme maître Santaraksita après son vol plané. Je brandissais la pioche devant moi, les muscles crispés par son poids, en m’y cramponnant si férocement que je craignais de laisser mes empreintes à jamais gravées sur son manche. Les mains ont commencé à me picoter. À mesure que j’avançais, cet engourdissement gagnait mes avant-bras. Mes poils se hérissaient et j’avais la chair de poule. « Tu ferais pas mal de m’empoigner, Saule. » Au cas où il devrait me faire reculer d’un coup sec. « Pour ne pas rompre ton lien avec la pioche. » Le bouclier ne me repoussait pas. Pas encore. Cygne a posé les mains sur mes épaules juste avant que le picotement n’atteigne mon torse. Je me suis mise à frissonner. J’étais brusquement prise des convulsions et tremblements d’une fièvre automnale. « Wouah ! s’est-il écrié. Quelle étrange sensation ! — Et ce n’est qu’un début, lui ai-je promis. J’en frémis jusque dans la moelle des os. — Euh… ouais. Je commence à ressentir la même chose. Plus quelques douleurs aux articulations. Allumons vite un feu pour nous réchauffer. » Mais un feu suffirait-il ? Nous avons encore progressé de dix pas et nos misères ont cessé de s’aggraver. Le picotement a disparu. « Je crois qu’on peut y aller maintenant, ai-je déclaré à Cygne. — Tu aurais dû voir tes cheveux. Ils se sont mis à danser et à crépiter à mi-chemin. Ça n’a duré que sur deux enjambées, mais c’était un sacré spectacle. — Je n’en doute pas. » Mes cheveux offrent toujours un sacré spectacle, de toute manière. Je ne les soigne pas assez et je ne les avais pas brossés depuis des mois. « Tu as de quoi allumer un feu ? — Pas toi ? Tu ne t’es pas préparée à cette éventualité ? Tu savais qu’on devrait en passer par là et tu n’as pas apporté de… — D’accord. On se servira de ce que j’ai sous la main. Il ne me reste plus beaucoup d’amadou. J’aurais préféré recourir au tien pour l’épargner. — Merci du peu. Tu deviens aussi mesquine que les deux vieux croûtons. » Il se rappela brusquement avec affliction qu’un de ces deux vieux croûtons venait de rendre son tablier. « J’ai eu les meilleurs professeurs. Écoute, j’y ai mûrement réfléchi. Même si nous avons franchi tous les pièges, les Livres eux-mêmes pourraient se révéler dangereux. Compte tenu du fonctionnement normal du cerveau des sorciers, il ne serait sans doute pas très malin de les compulser. Un seul coup d’œil à leur contenu et nous pourrions bien passer le restant de nos jours plantés là, à les lire à haute voix sans en comprendre un seul mot. Il me semble me souvenir d’un sortilège qui opérait de cette manière. — Que faire, en ce cas ? — Tu remarqueras qu’ils sont ouverts tous les trois. Nous allons devoir rappliquer par en dessous et les fermer du bout du doigt. Pour qu’ils se retournent. Et il faudra malgré tout garder les yeux fermés pour les brûler. J’ai croisé au hasard de mes lectures des grimoires dont la couverture contenait des rakshasas. » Mais rien d’aussi excitant ne s’était jamais produit dans la bibliothèque où j’avais travaillé. « Un livre parlant qui pourrait me lire lui-même son contenu ? Exactement ce qu’il me faut. — J’aurais cru que Volesprit t’avait appris à lire à l’époque où tu étais encore le roi des Gris. — C’est le cas. Ça ne veut pas dire que j’ai envie de lire. La lecture est une activité foutrement pénible. — Gérer une brasserie me fait l’effet d’être foutrement plus pénible et ça ne t’a jamais effarouché. » Dans la mesure où j’étais la plus petite, je me suis chargée de me faufiler en catimini jusqu’aux trois lutrins, avec un grand luxe de précautions. C’étaient peut-être des comédiens consommés, mais j’ai très vite eu la conviction qu’ils ne me voyaient pas venir. « J’aime fabriquer de la bière. Je n’aime pas lire. » En ce cas, il aurait dû s’apprêter à brûler lui-même ces livres. J’étais en proie à une crise de conscience aussi troublante que celles dont ma foi tombait parfois victime. J’aime les livres. Je crois en la chose écrite. En règle générale, je suis contre l’idée de détruire des livres au seul motif de leur contenu détestable. Mais ceux-là recelaient les sinistres et secrètes recettes de la fin du monde. De la fin de plusieurs mondes, en réalité, car, si l’Année des Crânes se soldait effectivement par l’holocauste du mien, tous ceux que reliait la plaine scintillante suivraient dans la foulée. Ce n’était pas une crise exigeant une résolution immédiate. J’avais d’ores et déjà des réponses toutes prêtes, et c’est précisément pour cette raison que je me retrouvais à quatre pattes sous ces lutrins pendant qu’un incroyant qui n’avait strictement rien à faire de mon Dieu ni même de l’impitoyable Destructrice des Félons m’abreuvait d’insanités. J’ai claqué la couverture des trois Livres, non sans me demander si les Enfants de la Nuit ne disposaient pas d’un autre moyen de me nuire. « Les couvertures ont l’air vierges, m’a appris Cygne. — Tu ne vois que le dos des Livres. Je les ai refermés la face au sol. Tu te souviens ? — Une seconde. » Il a levé l’index en tendant l’oreille. « L’écho. — Hum. Il y a quelqu’un dehors. » J’ai écouté plus attentivement. « Et ça chante encore. J’aimerais qu’ils s’abstiennent de chanter. De toute la bande, Sahra est la seule capable de ne pas chanter comme une casserole. Tu peux me rejoindre, maintenant. Je crois qu’il n’y a plus aucun risque. — Tu crois ? — Je suis toujours en vie. — Je me demande si c’est nécessairement probant. Tu es beaucoup trop aigrie et amère au goût des monstres. Moi, en revanche… — Toi, en revanche, tu peux t’estimer heureux que mon Dieu m’interdise de révéler que le seul monstre susceptible de s’intéresser à ta chair pourrait bien n’être qu’un de ces scarabées qui se nourrissent de bouse de vache. Il me semble qu’on pourrait allumer un feu dans ce machin. L’emplacement me paraît idéal. » Cygne m’avait rejointe entre-temps. Le « machin » en question était une sorte de grand brasero encore tapissé de cendres de charbon de bois. Il était confectionné en cuivre martelé, dans un style commun à toutes les cultures de cette région du monde. « Tu veux que j’arrache quelques pages pour démarrer le feu ? — Non. Surtout pas. Tu ne m’écoutais donc pas quand je t’ai dit que les livres risquaient de t’inciter à lire ? — Bien sur que je t’écoutais. Mais il m’arrive parfois d’entendre de travers. — Comme la grande majorité de l’espèce humaine. » J’étais prête. En quelques minutes, j’avais réussi à allumer une petite flambée. J’ai prudemment soulevé un des Livres en prenant bien garde à ne pas regarder sa couverture ni la montrer à Cygne. J’ai légèrement écarté ses pages et je l’ai déposé dans le feu, face en dessous. J’ai commencé par le dernier volume. Juste au cas où. On risquait de nous interrompre. Je tenais à détruire d’abord un de ceux que la Fille de la Nuit n’avait jamais eus sous les yeux. Elle avait plusieurs fois retranscrit de nombreuses sections du premier volume et risquait d’en avoir partiellement conservé le souvenir : il y passerait le dernier. Le livre finit par prendre feu, mais il ne se consumait pas bien. Il s’en dégageait une fumée noire nauséabonde qui satura peu à peu la caverne et nous obligea à nous jeter à plat ventre sur le sol glacé. Au bout d’un moment, les vents coulis la dissipèrent en partie. Le peu qu’il en resta lorsque j’offris aux flammes le second volume était supportable. En attendant d’ajouter le troisième à l’autodafé, je me suis demandé pourquoi Kina ne faisait rigoureusement rien pour prévenir ce coup fatal porté à ses espoirs de résurrection. Que le sacrifice de Gobelin l’eût assez grièvement endommagée pour l’empêcher désormais de voir hors d’elle-même restait mon seul espoir. Pourvu toutefois que je ne fusse pas victime d’une fourberie particulièrement consommée. Ces livres n’étaient peut-être que des leurres. Et peut-être faisais-je exactement ce que la déesse attendait de moi. Il y a toujours des doutes. « Tu rabâches encore. — Oumph ! » Je n’espérais nullement que la mort de Gobelin eût suffi à radier pour jamais Kina de la liste des misères de ce monde. « Je me sens si bien, ai-je poursuivi, que je pourrais m’endormir sur place. » Et j’ai bientôt joint le geste à la parole. Le sens du devoir (ou l’instinct de conservation) de ce bon vieux Saule l’a incité à tenir bon. Il a livré pour moi le dernier volume aux flammes avant de sombrer à son tour dans le sommeil. 43 Les soldats qui chantaient n’étaient autres que Chaud-Lapin, Iqbal et Arpenteur. Ils s’étaient précipités à notre rescousse dès que Tobo leur avait annoncé la nouvelle du désastre, et ils nous avaient retrouvés en se guidant sur la fumée. « Au risque de me faire prendre à user d’un langage malsonnant, comment se fait-il que j’aie entendu quelqu’un chanter ? Et que vous n’ayez pas encore pris la route du Pays des Ombres inconnues ? Il me semblait avoir insisté sur cette obligation. » Chaud-Lapin et Iqbal ont gloussé comme des gamins encore plus jeunes que Tobo qui viennent d’entendre une grivoiserie. Arpenteur a réussi à rester impassible. Tout juste. « Tu es vannée et affamée, Roupille, alors on peut difficilement te reprocher d’être à cran. Essayons d’y remédier. Installe-toi pour manger un morceau. » Il n’a pas pu réprimer un grand sourire nigaud en farfouillant dans son paquetage. J’ai échangé un regard avec Cygne. « As-tu la première idée de ce qui se passe ? — Sans doute le jeûne prolongé se traduit-il au bout d’un certain temps par une sorte de stupidité niaise. — Jaicur était sûrement une exception à cette règle. » Arpenteur a sorti de son sac un champignon dont la couleur et la forme évoquaient une vesse-de-loup de quinze bons centimètres de diamètre, qui donnait l’impression d’être nettement trop lourd pour sa taille. « Qu’est-ce que c’est ça ? » s’est enquis Cygne. Le sac d’Arpenteur en contenait plusieurs autres. Et ses acolytes portaient eux aussi des paquets. Arpenteur a dégainé un couteau et entrepris d’émincer le champignon. « Un cadeau de notre démon d’ami. Shivetya. Au terme d’une journée de réflexion, il a finalement décidé que nous méritions une récompense pour avoir sauvé son vilain gros cul. Mange. » Il m’a offert une entame épaisse de deux centimètres. « Ça va te plaire. » Cygne a mordu le premier dans sa tranche. Il me restait encore un zeste de parano. Il s’est penché vers moi. « Ça a un peu le goût du porc. Eh eh eh ! » Sur ce, il a brusquement perdu celui de la plaisanterie. Il s’est mis à engloutir goulûment cette substance dont l’apparence restait de bout en bout identique. La texture, épaisse, évoquait vaguement celle du fromage. Quand je me suis enfin résignée à l’inexorable, mes glandes salivaires ont abondamment réagi. La saveur en était si prononcée que l’expérience se révélait presque douloureuse. Je n’avais jamais rien connu de comparable. Une touche de gingembre, un iota de cannelle, des bribes de citron, la suavité et le parfum des violettes confites… Passé le choc initial, une sensation de bien-être s’est répandue de ma bouche vers tout mon organisme, puis de nouveau, lorsque la première bouchée a touché le fond de mon estomac, de mon ventre à tout mon corps. « Encore ! » a fait Cygne. Arpenteur lui a concédé une seconde tranche. « Encore ! » ai-je exigé à mon tour avant de mordre dans ma deuxième. C’était peut-être du poison, mais alors c’était certainement le plus doux poison a qui Dieu eût jamais permis de croître. « Shivetya vous l’a vraiment donné ? — Pas loin d’une tonne. Ça convient aussi bien aux bêtes qu’aux hommes. Même les bébés adorent. » Iqbal et Chaud-Lapin ont eu l’air de trouver cette dernière constatation hilarante. Cygne a pouffé lui aussi, alors qu’il ne pouvait en aucun cas saisir le sel de la plaisanterie. Je n’étais pas bien loin moi-même, au demeurant, de la juger désopilante. Merde, tout me semblait amusant. Je commençais à me détendre, à recouvrer un peu d’assurance. Mes diverses plaies et bosses, désormais réduites à de simples gênes à l’orée de ma conscience, n’étaient plus ses seules préoccupations. « Continue. — Il les cultive, a couiné Iqbal. Toutes ces vilaines protubérances qui poussent sur sa peau comme autant de gros furoncles… ? Ces trucs en sortent quand elles crèvent. » En d’autres circonstances plus ordinaires, cette idée et les images qu’elle engendrait m’auraient paru répugnantes. J’ai poussé un grognement, englouti une nouvelle et succulente bouchée tout en me dépeignant mentalement le processus de sa procréation, et je me suis soudain surprise à glousser irrépressiblement. J’ai repris contenance, non sans un gros effort de volonté. « Ainsi, il a finalement décidé de communiquer ? — Si l’on peut dire. Quand nous sommes partis, il essayait d’établir une sorte de dialogue avec Doj. Mais ça n’avait pas l’air de très bien fonctionner. » Cygne a soupiré. « Je ne me suis pas senti aussi détendu et optimiste depuis l’époque où j’allais pêcher avec Cordy, dans mon enfance. C’est exactement ce que nous ressentions à l’ombre, au bord du ruisseau, sans jamais vraiment nous inquiéter de savoir si ça mordait ou pas ; on rêvait tout debout quand on ne regardait pas simplement passer les nuages. » Ce rappel du sinistre sort de son ami n’a même pas suffi à assombrir son humeur. Je comprenais parfaitement ce qu’il tentait de m’expliquer, même si je n’avais partagé avec aucun ami les rares moments heureux de ma propre enfance. Je me sentais moi aussi en très grande forme. « Cette substance géniale… quelle qu’elle soit… vous ne lui avez constaté aucun effet secondaire ? — Presque impossible de s’arrêter quand on a le fou rire. — Je vais tâcher de ne pas me laisser gagner. Wouah ! J’ai l’impression que je pourrais étendre au tapis deux fois mon poids de loups. Et si nous repartions ? » Nul n’a saisi l’occasion pour faire remarquer que le double de mon poids en loups équivalait peu ou prou au seul arrière-train d’un de ces animaux. Iqbal et Chaud-Lapin continuaient de se tordre comme s’ils partageaient une bonne vieille blague éculée. « Par ici, les gars ! ai-je ordonné en pointant le doigt. Ne touchez à rien. Continuez d’avancer. On va remonter les marches. » Bon sang de bois ! Des idées saugrenues continuaient de me traverser l’esprit. Et toutes s’échinaient à me faire éclater de rire. « On s’est aperçus qu’en chantant à tue-tête on pouvait continuer de se concentrer sur nos affaires », m’a expliqué Arpenteur. Un grand sourire s’est épanoui sur son visage et il s’est mis à fredonner la plus graveleuse des chansons de marche. Comme toutes celles qui suivirent, elle se concentrait sur les affaires qui obsèdent apparemment la plupart de mes contemporains du sexe fort. Je me suis mise à fredonner à l’unisson et tout le monde s’est ébranlé. L’odeur nauséabonde répandue par les Livres consumés saturait la caverne. La puanteur était encore plus forte dans l’escalier. Une partie de la fumée dérivait vers le fond. J’étais persuadée que Kina n’en était pas encore consciente. Elle aurait déjà réagi. Mais son ignorance ne durerait pas éternellement. J’espérais que nous serions déjà loin lorsqu’elle serait assez rétablie pour digérer la vérité. Ses rêves étaient suffisamment mortels à eux seuls. 44 J’ai posé mon séant sur un petit monticule à l’entrée de l’escalier. Je suis restée assise un moment à me demander sombrement pourquoi cette excavation avait été pratiquée si loin du centre. Je ne m’en souciais pas plus que cela, au demeurant. J’ai croqué une nouvelle bouchée de champignon. « Cette substance pourrait bien induire une certaine assuétude. » Non parce qu’elle me rendait gaie et évaporée, mais parce qu’elle semblait balayer douleur, chagrin et fatigue. Je savais que mon corps avait atteint ses limites physiques, mais je n’endurais aucune des souffrances associées à cet état. Et mon cerveau, dans la mesure où il n’était plus tarabusté par les vicissitudes de la chair, n’en restait que plus alerte et fonctionnel. Cygne a acquiescé d’un grognement. Il semblait moins enjoué que nous. Tout bien réfléchi, je ne sifflais ni ne chantais guère moi-même. Mais mon humeur s’est sensiblement améliorée après la seconde bouchée. « Nous ne devrions pas perdre tout ce temps, Roupille, a suggéré Arpenteur lors d’un de ses rares moments de lucidité. Les autres devraient déjà avoir mis les voiles, mais ils espéraient tous que tu les rattraperais avec l’étendard. — Si Tobo ne s’en est pas encore ouvert à eux, j’ai une mauvaise nouvelle à leur apprendre à cet égard. — Le garçon n’a pas fait allusion à l’étendard. Il n’en a peut-être pas eu le temps. La mort de Gobelin a choqué tout le monde et tous se demandaient comment la cacher à Qu’un-Œil… — Gobelin a planté la Lance de la Passion dans le corps de Kina. Elle s’y trouve encore. Je suis totalement accro à la mystique de la Compagnie. À mes yeux, l’étendard est notre emblème le plus important après les annales. Il remonte au Khatovar et relie les générations. Je comprendrais très bien que quelqu’un décide d’aller le reprendre. Mais ne comptez pas sur moi. Pas avant la prochaine décennie. » Ma bonne humeur me revenait avec cette sensation de bien-être. Je me suis levée. Cygne m’a aidée à gravir l’escalier jusqu’à la dernière marche. « Salut ! — Je me demandais quand tu t’en apercevrais », a gloussé Arpenteur. La faille avait pratiquement disparu. J’y suis allée voir de plus près. Elle était toujours aussi profonde mais ne faisait plus que trente centimètres de large. « Comment a-t-elle fait pour guérir aussi vite ? » Notre présence avait certainement joué un rôle de catalyseur. J’ai jeté un œil au-delà, vers le trône du démon, et repéré Doj et Tobo se dirigeant vers nous à vive allure. Les yeux de Shivetya étaient grands ouverts. Il observait. « Tu ne m’avais pas dit que tout le monde était parti ? — Le séisme l’a refermée, m’a répondu Arpenteur en feignant d’ignorer les deux Nyueng Bao. — Le dernier cri en matière de réparations domestiques, a renchéri Cygne. Redescends poignarder ce monstre et la plaine guérira peut-être complètement. — L’engrenage pourrait bien repartir, a laissé tomber Doj, qui avait surpris notre dernier échange à son arrivée. — L’engrenage ? » Doj a exécuté un petit bond. « Cet étage dessine un immense cercle : la représentation au quatre-vingtième de la plaine dans sa totalité, incrustée d’une carte routière complète. Il est monté sur des galets de pierre et pouvait pivoter sur lui-même avant que les Mille Voix ne deviennent trop curieuses et ne l’endommagent. — Intéressant. J’en déduis que votre conversation avec le démon a porté ses fruits. » Doj a acquiescé d’un grognement. « Mais très lentement. C’était là le plus gros os. Deviner que cette conversation devait se dérouler très lentement. Il me semble qu’il devrait en être de même au plan purement physique. S’il décidait de se relever – et s’il en était capable –, ça pourrait lui prendre des heures. Mais, en sa qualité de Sentinelle inébranlable, il n’a jamais eu à faire preuve de rapidité de mouvement. Il contrôlait toute la plaine d’ici, à l’aide des cartes incrustées dans le sol et des mécanismes d’horlogerie. » Jamais encore je n’avais vu Doj aussi loquace ni animé. Le virus de la connaissance avait dû le mordre en même temps que son cousin chéri, celui qui pousse les illuminés de fraîche date à partager leur nouveau savoir avec tout le monde. Et ça ne ressemblait pas du tout à Doj. Ni à aucun Nyueng Bao de ma connaissance. Seuls mère Gota et Tobo consentaient à tailler le bout de gras… et, à eux deux, ils divulguaient encore moins d’informations qu’oncle Doj dans ses pires humeurs taciturnes. « Il affirme qu’à l’origine il doit sa création au besoin de manipuler la machinerie qui permettait de dépêcher les voyageurs à destination. Au fil du temps, des batailles ont été livrées dans la plaine à l’occasion de guerres entre deux mondes, et l’on a donc bâti cette forteresse autour de lui pour le protéger, tout en lui imposant chaque fois des missions supplémentaires. Cette créature est presque aussi vieille que le temps lui-même, Roupille. Elle a assisté à la bataille entre Kina et les démons, à l’époque où les Seigneurs de Lumière guerroyaient contre ceux des Ténèbres. Ce fut la première grande guerre entre les mondes. Elle s’est effectivement déroulée ici même, dans la plaine, et aucun mythe n’en rend vraiment compte avec exactitude. » C’était passionnant et je n’ai pas manqué de le dire. Mais je refusais pour l’instant de me laisser séduire par les charmes surannés du passé. « Je dois avouer que l’idée d’établir ici un campement permanent me tente beaucoup ! s’est exclamé Doj. Il faudra plusieurs existences pour tout récupérer et enregistrer. Il a vu tant de choses ! Il se rappelle les Enfants de la Mort, Roupille. Pour lui, le passage des Nyueng Bao De Duang ne date que d’hier. Nous devons absolument le convaincre que nous avons besoin de son aide. » J’ai questionné mes compagnons du regard. « Il a dû se bourrer de chair de démon ! » a finalement suggéré Arpenteur, entendant par là que Doj était lui aussi à côté de ses pompes. « Plusieurs autres encore ont beaucoup changé après avoir un peu trop festoyé. — Je l’avais déjà compris. Ton caractère aurait-il complètement changé aussi, Tobo ? » Il n’avait pas pipé mot. C’était assez remarquable. Il avait un avis sur tout. « Il m’a fichu une trouille d’enfer, Roupille. — “Il” ? Qui ça ? — Le démon. Le monstre. Shivetya. Il est entré dans ma tête. Il m’a parlé. Et je crois qu’il a fait pareil à mon père. Pendant des années, peut-être. Dans les annales… quand papa s’imaginait que Kina et la Protectrice le manipulaient ? Je parie qu’il s’agissait la plupart du temps de Shivetya. — Ça se pourrait. Ça se pourrait. » Le monde est infesté de créatures surhumaines qui jouent avec la destinée des hommes et des nations. Les prêtres gunnis le proclament depuis des générations. Les dieux touillent le chaudron en se tapant dans le dos. Mais aucun de ces dieux n’est le mien. Le Vrai Dieu, le Tout-Puissant, celui qui semble avoir été élu pour s’élever au-dessus de la mêlée. J’aspirais au réconfort d’un prêtre de mon culte. Et le plus proche se trouvait à plus de mille kilomètres. « Combien d’histoires courent-elles sur ce site ? ai-je demandé à Doj. Et combien sont vraies ? — Nous n’en connaissons encore qu’une sur dix, à mon avis », m’a répondu le vieil épéiste. Il souriait. Il s’amusait bien. « Et je ne serais pas étonné qu’elles soient toutes vraies. Tu ne le sens donc pas ? Cette forteresse, cette plaine… tant de choses au même moment. Encore récemment, je croyais qu’il s’agissait du Pays des Ombres inconnues. Tout comme ton capitaine croyait au Khatovar. Mais ce n’est qu’un passage vers d’autres mondes. Et Shivetya, la Sentinelle inébranlable, présente lui aussi de multiples facettes. Dont une lassitude incommensurable quant à sa propre condition. » Tobo était si avide de mettre son grain de sel qu’il trépignait sur place comme un petit garçon pris d’une pressante envie de faire pipi. « Shivetya voudrait mourir, Roupille. Mais ça lui est interdit. Tant que Kina vivra. Et Kina est immortelle. — En ce cas, il a un sacré problème, pas vrai ? » Cygne a eu une idée. « Il pourrait partager son espérance de vie avec nous. Je le mettrai au pied du mur. Deux mille ans de plus ne me font pas peur. À condition de ne plus mener cette existence. » Je m’étais rapprochée du démon pendant que nous parlions. Mon pessimisme et mon amertume innés avaient repris du poil de la bête, bien entendu, bien que je ne me sois pas sentie plus jeune, gaie et vibrante d’énergie depuis des siècles. J’avais simplement cessé de glousser à l’unisson. « Où est ta mère, Tobo ? » Sa bonne humeur s’est provisoirement dissipée. « Elle était avec grand-mère Gota. » Un simple regard à Doj m’a fait comprendre qu’un sévère accrochage s’était produit entre Sahra, la mère, et ces hommes disposés à accepter son fils comme un des leurs. Le sempiternel entêtement nyueng bao jouant dans les deux sens. Cette fois-ci, le Troll avait dû prendre les patins de Doj et de son petit-fils. J’ai changé de conversation. « Très bien. Vous prétendez l’un et l’autre être entrés dans l’esprit de Shivetya. À moins qu’il ne soit entré dans le vôtre. Quoi qu’il en soit, expliquez-moi ce qu’il désire. » Je ne croyais pas le démon capable de se rendre utile par pure bonté de son vieux cœur. C’était exclu. Qu’il fût un être de Lumière ou des Ténèbres, il n’en restait pas moins un démon maudit de Dieu. Aux yeux d’un démon, nous ne sommes que des créatures éphémères comme peut l’être aux nôtres une abeille butineuse… même si nous pouvions nous montrer aussi exaspérants qu’une abeille l’espace d’un bref instant. « Ce que n’importe qui souhaiterait dans sa situation, m’a répondu Doj. Ça me semble évident. — Il voudrait aussi qu’on le libère, Roupille. Il est cloué à ce trône depuis une éternité. La plaine ne cesse de se transformer parce qu’il est incapable de sortir de son trou pour s’y opposer. — Comment réagira-t-il si nous arrachons les dagues plantées dans ses membres ? Restera-t-il notre ami ? Ou bien se mettra-t-il à fracasser des crânes ? » Doj et Tobo ont échangé un regard indécis. Parfait. Ils ne s’étaient pas trop penchés sur la question. « Je vois, ai-je dit. Eh bien, serait-il le plus doux lascar qui ait jamais arpenté les verts pâturages du Seigneur qu’il resterait là où il est. Pour l’instant. Quelques semaines ou quelques mois de plus ne feront pas une bien grosse différence. Comment s’est-il débrouillé pour se retrouver cloué à son trône ? — On l’a pris en traître », a répondu Tobo. Surprise, surprise. « Tu crois vraiment ? » La clarté semblait nettement plus vive que lorsque je m’étais dirigée avec Cygne dans l’autre sens. À moins que mes yeux ne se fussent accoutumés à la pénombre de la forteresse. Je distinguais à présent les motifs du sol. Toutes les caractéristiques de la plaine s’y retrouvaient, à l’exception des pierres levées aux symboles mordorés scintillants. Mais celles-ci y figuraient peut-être sous la forme de certaines taches plus sombres que je ne pouvais examiner de plus près. On apercevait même des points minuscules qui donnaient l’impression de se déplacer et avaient certainement un sens quand on savait les lire. Le trône de Shivetya reposait sur un monticule circulaire, lui-même disposé au centre d’un cercle intermédiaire surélevé d’un diamètre d’un peu plus de vingt mètres. Doj m’avait affirmé qu’il mesurait environ un quatre-vingtième du plus grand cercle, lequel, à son tour, faisait un quatre-vingtième de la plaine. La plaine était également représentée sur le cercle de moindre dimension, n’ai-je pas manqué de constater, mais de façon moins détaillée. Depuis son trône, Shivetya embrassait vraisemblablement du regard la totalité de son royaume en pivotant sur lui-même. S’il avait besoin de davantage d’informations, il pouvait encore descendre au niveau inférieur, où tout s’affichait à une échelle quatre-vingts fois plus précise. L’excellence de l’ingénierie magique présidant à la création de cette machinerie commençait seulement à s’imposer à moi avec toutes ses implications. Ses bâtisseurs devaient jouir d’une puissance quasi divine. L’abîme qui les séparait des plus grands sorciers de ma connaissance n’était pas moins incommensurable que celui qui séparait ces derniers de non-initiés de mon espèce. J’étais persuadée que Madame, Ombrelongue, Volesprit et le Hurleur appréhenderaient bien mieux que moi les forces et les principes qui gouvernaient la plaine. Je me suis arrêtée devant Shivetya. Les yeux du démon étaient restés ouverts. J’ai senti son léger toucher d’esprit. Pour une raison qui m’échappait, mes pensées se sont tournées vers une région montagneuse aux neiges éternelles. Vers des choses lentes et anciennes. Le silence et la pierre. Mon cerveau ne disposait pas d’une meilleure méthode pour saisir l’essence même de Shivetya. Je ne cessais de me rappeler que le démon était antérieur à l’histoire la plus archaïque de mon monde. Et j’ai senti ce qu’avait voulu dire Tobo : son envie tranquille et sereine de ne pas vieillir davantage. Shivetya éprouvait le désir, très proche de celui des Gunnis, de trouver le chemin du nirvana en guise d’antidote à l’ennui et à la douleur infinie d’exister. J’ai tenté de parler au démon. D’échanger des pensées. Expérience terrifiante, en dépit de l’assurance et du bien-être que me procurait la manne de Shivetya. Je ne tenais nullement à partager mes pensées, même avec un golem immortel incapable de pleinement concevoir ce qu’elles signifiaient ni pourquoi elles me troublaient tant. « Roupille ? — Hein ? » Je me suis levée d’un bond. Je me sentais assez en forme pour le faire. Comme si j’avais retrouvé mon adolescence, comme si je n’avais jamais dû m’apitoyer sur mon sort. Les propriétés roboratives de la manne du démon continuaient de produire leur effet magique. « Nous nous sommes tous endormis, m’a expliqué Cygne. J’ignore combien de temps. Je ne sais même pas comment c’est arrivé. » J’ai jeté un regard au démon. Il n’avait pas bougé. Mais le corbeau blanc était perché sur son épaule. Dès qu’il s’est rendu compte que j’étais éveillée, il a pris son essor vers moi. J’ai levé le bras. L’oiseau s’est posé sur mon poignet comme sur celui d’un fauconnier. « Telle sera ma porte-parole, a-t-il déclaré d’une voix presque trop pâteuse pour qu’on la suivît. Elle est entraînée et son esprit n’est pas encombré de pensées ni de croyances qui pourraient nous gêner. » Merveilleux. Je me suis demandé ce qu’en penserait Madame. Si jamais Shivetya usurpait sa place, elle se retrouverait aveugle et sourde jusqu’à ce que nous l’eussions réveillée de son sommeil enchanté. « Telle sera désormais ma voix. » Cette répétition m’a fait l’effet d’être une réponse à ma poussée éphémère de curiosité muette. « Je comprends. — Je vous aiderai dans votre quête. En échange, vous détruirez la Drin. Kina. Puis vous me libérerez. » Pas seulement de son trône, ai-je cru comprendre. Mais également de son existence et de ses obligations. « Je le ferai si j’en ai le pouvoir. — Tu en as le pouvoir. Vous l’avez tous. — Qu’est-ce que ça signifie ? » Je reconnais sans aucun mal une déclaration énigmatique marquée au sceau de la sorcellerie. « Tu comprendras le moment venu. À présent, il est temps de partir, soldat de pierre. Va. Deviens la Mort-qui-Marche. — Qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ? » ai-je glapi. Plusieurs de mes compagnons m’ont imitée ; tous étaient désormais réveillés et écoutaient aux portes en se goinfrant de manne du démon. Le sol s’est mis à bouger, de manière d’abord presque imperceptible. J’ai très vite constaté que cet ébranlement ne concernait que le seul cercle intérieur, à présent entièrement cicatrisé, qui entourait le trône. Je savais maintenant que tous les dégâts, dont ce séisme si violent qu’on l’avait ressenti jusqu’à Taglios, avaient été provoqués par Volesprit lors d’une expérience mal préparée. Elle avait découvert la « machinerie » et, dans son entêtement et son je-m’en-foutisme aveugle aux conséquences, entrepris de la tripatouiller. Juste pour voir ce qui en résulterait. Je le savais comme si j’en avais été le témoin oculaire, car un véritable témoin oculaire m’avait retransmis ses souvenirs. Je savais tout ce qu’avait manigancé Volesprit durant ses nombreuses visites à la forteresse, à l’époque où Ombrelongue, se croyant encore le maître absolu de la Porte d’Ombre, n’imaginait même pas qu’une tierce personne pût s’en approcher, même en possession d’une clé active. Je savais plein de choses exactement comme si je les avais vécues personnellement. Dont quelques-unes que j’aurais préféré ne pas connaître. Certaines (peu nombreuses) avaient trait à des questions que je me posais depuis des années et y apportaient des réponses que je pourrais partager avec maître Santaraksita. Mais il s’agissait le plus souvent d’informations qui me seraient utiles si jamais je devenais ce que Shivetya attendait de moi. La grosse mouche bleue de la spéculation sidérée bombinait dans ma tête. J’ai tenté de lui fournir une réponse. Mais je n’avais aucun souvenir de ce qu’il était advenu de celle des Clés qui aurait pu permettre à Ombrelongue, sous l’identité de Maricha Manthara Dhumraksha, de passer, en compagnie de son élève Ashutosh Yaksha, du Pays des Ombres inconnues à notre monde. Et, bien entendu, rien n’avait été fait pour soulager mon « mal des hauteurs ». Le sol s’est arrêté de tourner et, une seconde plus tard, le corbeau blanc prenait son envol de mon épaule. Et du diable si je n’ai pas pris le mien juste après lui… bien contre mon gré ! Mes compagnons ont décollé à leur tour. Plusieurs, dans leur stupéfaction, ont lâché armes, bagages et, plus que vraisemblablement, certains fluides corporels. Seul Tobo avait l’air de considérer cet envol inattendu comme une expérience réjouissante. Chaud-Lapin et Iqbal ont fermé les yeux et roté une brève prière à leur fausse image de Dieu. Je me suis mentalement adressée à Celui qui est, en Lui recommandant derechef de se montrer miséricordieux. Arpenteur dépêchait des appels fervents à ses idoles primitives. Doj et Cygne ne disaient strictement rien. Le second parce qu’il s’était évanoui. Tobo expliquait à tout le monde, en bafouillant d’aise, combien cette expérience était merveilleuse… Regardez ici, regardez là-bas, cette immense salle qui s’étire sous nos pieds, exactement identique à la plaine elle-même… Nous avons traversé un trou du plafond et émergé dans l’air plus froid de la plaine réelle. C’était le crépuscule : le ciel rougeoyait encore à l’ouest, sur l’horizon, mais se parait déjà en surplomb d’une teinte indigo sombre. Les étoiles du Collet brillaient faiblement devant nous. Alors que nous redescendions, j’ai puisé en moi le courage de regarder derrière moi. La silhouette de la forteresse se découpait contre le ciel septentrional, en plus mauvais état encore qu’à notre arrivée. Tout notre attirail, tant ce que nous avions laissé tomber durant l’ascension que ce que nous n’avions pas pris le temps d’agripper, dérivait à présent sous nos pieds. L’espace d’un instant, j’ai avidement cherché l’étendard des yeux, m’attendant plus ou moins à ce qu’il rejoignît le troupeau. Mes espoirs ont été déçus. Il n’est pas reparu. Je vois mal, rétrospectivement, comment il aurait pu en être autrement. Tobo se prenait à présent pour un oiseau. En expérimentant, il s’était aperçu qu’il pouvait diriger son vol à l’aide de ses bras, s’élever, redescendre, accélérer ou ralentir légèrement. Il ne bouclait pas une seconde son clapet, jouissait de chaque instant et nous exhortait sans relâche à profiter de l’aubaine, car nous n’aurions plus jamais l’occasion de revivre une pareille aventure. « La sagesse sort de la bouche des enfants », a affirmé Doj. Juste avant de vomir. Ils avaient raison tous les deux. 45 Notre vol s’est achevé là où campait le reste de la troupe, dans le dernier cercle, juste avant que la route du sud-ouest ne rejoigne la Porte d’Ombre que nous comptions franchir. Le vol offre indéniablement l’avantage de la rapidité. Nous avions dépassé le corbeau blanc et nous étions arrivés à destination moins de deux heures après avoir décollé de la forteresse. Ce Shivetya était décidément un ami complaisant. Je me suis efforcée de voir au-delà de la plaine, mais il faisait trop sombre. Peut-être ai-je distingué là-bas un ou deux points de lumière. Difficile à dire. Nous avons atterri les pieds devant, de toute évidence immunisés contre les ombres. J’avais senti rôder plusieurs d’entre elles à proximité, mais elles ne semblaient guère enclines à s’approcher. Ce qui n’a pas manqué d’exacerber encore mon admiration pour les pouvoirs de Shivetya : ces monstres sont de pures boules de haine assoiffées de meurtre. Nous avons traversé sans l’endommager le bouclier de protection de nos frères. Toute la clique nous a regardés débarquer d’un œil incrédule. Tobo a réussi à se diriger droit sur sa mère puis à exécuter un saut périlleux avant de toucher terre. Je n’ai pas exactement embrassé le sol de pierre à mon atterrissage, mais j’étais soulagée de voir la fin de cette épreuve. Les frères Singh se sont rués à la recherche de leur famille. Oncle Doj les a imités, ignorant souverainement Sahra pour aller trouver Gota. Celle-ci avait l’air abattue sinon souffrante. Difficile d’en dire plus long sur chacun compte tenu de la médiocre clarté d’une lune versatile. Gota n’a émis ni plaintes ni critiques. Cygne est resté à mes côtés. Dès qu’Arpenteur a été convaincu qu’il pouvait ouvrir les yeux sans danger, il a entrepris de jouer les mouches du coche, fermement décidé à faire appliquer les quelques règles dont il se souvenait sur le moment. J’ai froncé les sourcils et secoué la tête, mais je me suis bien gardée d’intervenir. Nous avons tous besoin de rituels pour aller de l’avant. « Comment vont-ils, Sahra ? » lui ai-je demandé. Je faisais allusion à ceux que nous avions remontés des cavernes, car l’état de Gota ne me disait rien de bon ; je n’avais nullement envie d’apprendre ce qu’il présageait. Sahra ne pouvait guère se montrer aimable. Elle avait vu son bébé fendre les cieux et m’en voulait. Peu lui importait qu’il eût atterri sain et sauf et ne cessât de délirer sur cette géniale expérience. Il ne se rendait même pas compte des dégâts qu’une chute d’une telle hauteur pouvait causer à l’organisme. Mais Sahra, elle, en était parfaitement consciente. « Aucun changement chez les Captifs. Qu’un-Œil s’est effondré en apprenant la mort de Gobelin et n’a pas décroché un mot depuis. Mère ne sait pas trop s’il s’agit d’un repli affectif ou d’une nouvelle attaque. Ce qui l’inquiète le plus, c’est qu’il pourrait ne plus tenir à la vie. — Avec qui se chamaillerait-il ? » Je n’avais pas eu l’intention de dénigrer, mais c’est l’impression que j’ai dû donner. Sahra s’est légèrement froissée mais n’a pas dévoilé le fond de sa pensée. « Mère peut se montrer très casse-pieds. — C’est probablement ce qui les a réunis. » Je me suis bien gardée de lui dire que je craignais de voir Gota nous quitter bientôt. Le Troll frisait les quatre-vingts printemps. « J’irai lui parler. — Il dort. Ça peut attendre. — Demain matin, en ce cas. Pouvons-nous toujours contacter Murgen ? » La lumière était assez bonne pour laisser transparaître le courroux de Sahra. Je n’avais pas posé le pied sur la terre ferme depuis deux minutes que j’exigeais déjà les services de son mari. Mais elle a réussi à se contrôler. Nous travaillions ensemble depuis longtemps ; elle avait tout d’abord, le plus souvent, endossé le personnage de la forte femme, ne me laissant qu’occasionnellement la direction des opérations. Et nous avions toujours réussi à éviter les paroles blessantes. Parce que nous nous connaissions un objectif commun, que nous ne pouvions atteindre sans une étroite collaboration. Dernièrement, j’avais assumé la plupart du temps les responsabilités, mais elle était parfaitement libre d’en faire autant si ça lui chantait. Sauf qu’elle était pratiquement arrivée à ses fins, n’est-ce pas ? Elle avait exhumé Murgen. Maintenant qu’il lui était revenu, elle n’avait plus besoin de tenir ce rôle. À moins qu’il ne fût plus l’homme qu’elle espérait. Auquel cas, il lui faudrait encore inventer une nouvelle Sahra. Je suis persuadée que ça la tracassait plus que jamais. Ni Murgen ni elle n’étaient restés les mêmes. Aucun de nous. De grosses difficultés d’adaptation se profilaient à l’horizon. Je prédisais de graves problèmes pour Madame et le capitaine. « J’ai fait de mon mieux pour maintenir le projecteur de brume en état de marche, m’a-t-elle répondu. Mais je ne suis pas parvenue à rétablir le contact depuis notre départ de la forteresse. Il n’a plus l’air de vouloir quitter son corps. Et je suis incapable de le sortir davantage de sa torpeur. » Elle craignait donc que ce sauvetage n’eût été une erreur ; que nous n’ayons nui à Murgen au lieu de le tirer d’affaire. « Tobo nous sera peut-être de quelque secours », a-t-elle déclaré avec abattement. Qu’était-il advenu de la Sahra coriace, concentrée et déterminée qui avait naguère interprété le rôle de Minh Subredil ? Je me suis efforcée de rassurer cette Sahra-ci. « Tout se passera bien pour Murgen. » Shivetya m’avait transmis les connaissances nécessaires à la réanimation des Captifs. « Mais nous devons le sortir de la plaine avant de le réveiller complètement. Pareil pour les autres. » Arpenteur rentrait de sa tournée d’inspection. « La chair du démon s’épuise rapidement, ici. Il nous en reste assez pour quitter la plaine et un ou deux autres repas, mais, après, nous serons livrés à nous-mêmes. Nous devrons soit manger le chien et les chevaux, soit dégourdir rapidement des vivres sur place. — Bah ! Pas grave. Nous le savions déjà en embarquant. Nous nous en tirons même mieux que prévu. Quelqu’un aurait-il eu la présence d’esprit de dérober quelques babioles de valeur dans la forteresse ? » La question m’a valu des regards déconcertés. Puis je me suis rendu compte que j’étais sans doute la seule à avoir aperçu ces trésors, alors que je pourchassais Tobo dans les entrailles de la terre. S’il avait su quelque chose, le garçon s’en serait sans doute vanté. Il ne sait pas tenir sa langue. « Nous arriverons pour les moissons, a laissé échapper Cygne. — Quoi ? » Il a haussé les épaules. « Je le sais, c’est tout. » Possible. « Tout le monde m’écoute attentivement. Reposez-vous cette nuit autant que faire se peut. Réveil et départ première heure demain matin. Et nul ne sait ce qui nous attend au bout de la route. » Quelqu’un a grommelé quelques paroles bien senties, laissant entendre que je ferais mieux de la boucler et de le laisser bosser si je tenais tant à son repos. Je n’arrivais pas moi-même à garder les yeux ouverts, bien qu’il ne se fût guère écoulé de temps depuis que je m’étais réveillée au pied du trône de Shivetya. En fait, mon cerveau semblait à deux doigts de shunter. « Oubliez tout le reste. Je vais suivre mon propre conseil. Où puis-je m’enrouler dans une couverture et m’allonger avant de m’effondrer ? » Le seul espace encore disponible se trouvait à la queue de la Compagnie. Tous mes compagnons de vol, hormis Tobo, durent y émigrer. J’avais envisagé de manger un morceau avant d’aller me coucher, mais l’épuisement a eu raison de moi avant ma troisième bouchée de chair du démon. J’ai accordé ma dernière pensée à Dieu, en me demandant s’il pardonnerait jamais à une croyante d’avoir accepté un cadeau d’un des damnés. Intéressante gymnastique intellectuelle. Dieu est omniscient. Il savait à l’avance ce qu’allait faire Shivetya et ne s’y était pas opposé. C’est donc par sa volonté que nous avions bénéficié de la générosité du démon. Et c’est un péché que de résister à la volonté de Dieu. 46 J’ai fait d’étranges rêves. Évidemment. Shivetya n’était-il pas dans mon esprit ? Et ne me trouvais-je point dans la plaine hantée des pierres scintillantes ? La pierre se souvenait. Et elle tenait à me faire partager ses souvenirs. Je me trouvais ailleurs, à une époque différente de la mienne. Je voyais le monde par les yeux de Shivetya, dans sa globalité, telle une pâle imitation de Dieu. Je pouvais me trouver partout à la fois, puisqu’il me suffisait de contempler le sol autour de mon trône pour être connectée à la totalité de mon royaume. Nous ne faisions plus qu’un : savoir, chanson et chanteur. Des hommes se déplaçaient à ma surface. Une troupe importante. J’avais certes du temps une conception différente des mortels, mais je savais que ça ne s’était pas produit depuis une éternité. Les mortels ne me traversaient plus. Pas en si grand nombre. Il restait en moi assez de Roupille pour me permettre d’identifier le souvenir qu’avait gardé Shivetya de la venue des Captifs, juste avant qu’ils ne tombent dans le traquenard tendu par Volesprit. Pourquoi le démon tenait-il à me montrer cette scène ? Je connaissais déjà toute l’histoire. Murgen me l’avait racontée plusieurs fois pour s’assurer que je l’enregistrerais comme il l’entendait dans les annales. Je n’étais pas réellement consciente de la présence qui m’entourait, mais je ressentais toutefois une légère pression m’incitant à renoncer à la curiosité, tourner le dos aux questions, cesser d’adopter un point de vue pour laisser s’épanouir librement la fleur. J’aurais dû prêter une plus grande attention aux leçons d’oncle Doj : la capacité à renoncer à son ego pourrait avoir son utilité dans un pareil moment. Le temps ne s’écoulait pas de la même façon pour le démon. Indéniablement. Mais il s’efforçait d’obliger la mortelle éphémère, d’entrer dans le vif du sujet, de lui fournir l’information dont il croyait qu’elle la jugerait utile. J’ai assisté à tout l’épisode. Y compris à la fuite générale, éperdue, qui avait englouti Baquet et fourni à Saule l’occasion de se maintenir dans le tableau en tant que pion du Mal. Et je n’ai pas percuté tout de suite parce que je me suis contentée, au tout début, de n’observer que les plus subtils détails d’une histoire dont je connaissais déjà les grandes lignes. Je ne suis pas complètement stupide. J’ai raccroché les wagons. La question s’était déjà imposée à mon esprit, mais pas de façon cruciale. Ne me restait plus qu’à récupérer assez de mon être pour me rappeler que je l’avais déjà posée. Qu’était devenu le seul membre de l’expédition qui manquait encore à l’appel ? Telle était la question. Lisa Deale Bowalk, l’invraisemblablement dangereuse apprentie transformeuse piégée dans le corps d’une panthère noire, avait traversé la plaine dans une cage à dos de porteurs, tout comme les autres prisonniers, Ombrelongue et le Hurleur. Elle avait disparu dans la confusion. Murgen n’avait jamais réussi à découvrir ce qu’elle était devenue. Du moins ne m’en avait-il pas fait part. J’ai appris la vérité. Selon Shivetya. Les détails triviaux ne sont pas tous devenus limpides. Shivetya parvenait difficilement à se concentrer assez étroitement sur un moment précis. Mais, apparemment, la cage de Bowalk avait été endommagée lors de la ruée paniquée de ceux de mes frères de la Compagnie assez malchanceux pour compter parmi les Captifs. La panique engendre la panique. Elle avait gagné le grand chat sauvage. Sa violence et sa férocité avaient suffi à parachever l’œuvre de démolition de sa cage. Elle avait jailli à travers les barreaux en se blessant au passage et fui sur trois pattes ; elle ne posait la quatrième que lorsque c’était absolument nécessaire, et toujours en feulant atrocement. Pourtant, elle progressait rapidement et avait parcouru près de cinquante kilomètres à la tombée de la nuit… mais en empruntant une direction au hasard. Elle ne s’était visiblement rendu compte de son erreur que lorsqu’il était déjà trop tard pour revenir sur ses pas. Elle avait choisi une route et foncé droit devant elle. Et, pendant la nuit, une petite ombre futée l’avait rattrapée, pratiquement au bout de la route. L’ombre avait agi comme toutes ses congénères. Elle avait attaqué. Le résultat de cette agression m’a paru proprement incroyable. L’ombre avait blessé la panthère mais ne l’avait pas tuée. Bowalk s’était battue et avait eu le dessus. Elle avait ensuite poursuivi son chemin chancelant et, avant qu’une ombre plus puissante ne s’en prît à elle et ne l’achevât, franchi en titubant une Porte d’Ombre endommagée. De sorte qu’elle avait disparu du champ de vision de Shivetya. Ce qui signifiait qu’on l’avait aperçue pour la dernière fois en vie alors qu’elle pénétrait dans un monde qui n’était ni le nôtre ni le Pays des Ombres inconnues. J’espérais que cette porte détériorée l’avait achevée, ou tout du moins blessée sans espoir de guérison, car elle était animée d’une haine non moins farouche que celle des ombres, bien que la sienne fût plus étroitement ciblée : la Compagnie noire en était l’objet. L’infime fragment du moi de Roupille qui n’était pas entièrement soumis à la supervision de Shivetya se demanda ce que penserait le capitaine s’il apprenait jamais que Bowalk avait gagné le Khatovar par le plus grand des hasards, alors que la Compagnie n’était pas censée y parvenir intentionnellement. Le moi de Roupille se demandait également en quoi cette nouvelle était capitale, au point d’inciter Shivetya à pirater mes rêves. Mais elle devait avoir une signification. Tout comme devait en avoir une la Nef, ces trois Rêveurs que Murgen avait baptisés le Washene, le Washane et le Washone. J’ai fusionné davantage avec Shivetya en m’arrachant à cette expérience ponctuelle : traquer la transformeuse. Je me suis encore plus intimement mêlée à lui, tandis que lui-même ne faisait qu’un avec la plaine, pour bientôt devenir une pure manifestation de la volonté de la grande machine. J’ai eu droit à quelques fulgurances, bribes de souvenirs d’âges d’or où régnaient la paix, la prospérité et les Lumières ; âges d’or qui, en traversant la plaine de pierre silencieuse, avaient gagné de nombreux mondes. J’ai assisté au passage de cent conquérants. À certains épisodes de ces guerres très anciennes dont se souviennent encore la religion gunnie, le culte des Félons et même ma propre confession, car j’étais Shivetya et j’embrassais toutes les époques à la fois. Je n’ai pas pu m’empêcher de constater que cette guerre entre le Ciel et l’Enfer (censée se dérouler peu après la Création par Dieu du ciel et de la terre), qui s’est soldée par la chute de l’Adversaire dans l’abîme, pourrait bien n’être que l’écho du combat divin dont les autres religions ont toutes conservé un souvenir accordé à leurs propres dilections. Avant la guerre des dieux était la plaine. Et, avant la plaine, la Nef. La plaine, la grande machine, a fini par imaginer Shivetya dont elle a fait sa Sentinelle inébranlable et son serviteur. Le démon, à son tour, a créé le Washene, le Washane et le Washone à l’image de la Nef. Ces spectres des bâtisseurs qui arpentaient les rêves étaient les dieux de Shivetya. Ils existaient indépendamment de son esprit, mais pas de son existence. Ils périraient avec lui. Et n’avaient jamais demandé à vivre. Bizarre. J’étais engluée dans des représentations religieuses auxquelles je ne pouvais croire. Ma foi m’interdisait d’admettre ces faits. Les accepter aurait signifié ma damnation éternelle. Cruelles, très cruelles sont les ruses de l’Adversaire. On m’avait fait don d’un esprit curieux, avide d’explorer, de découvrir, d’apprendre. En même temps, on m’avait donné la foi. Et, à présent, on me fournissait des informations susceptibles de déclencher un conflit entre cette foi et les faits. S’agissant de concilier l’inconciliable, j’étais loin de faire preuve de l’agilité casuistique d’un prêtre. Mais peut-être était-ce inutile. Dans la plaine, vérité et réalité semblaient protéiformes. Trop d’histoires différentes couraient sur Kina, Shivetya et la forteresse. Toutes étaient peut-être vraies à un moment donné. Encore une gymnastique intellectuelle d’envergure sacerdotale ! Mettons que mes croyances soient parfaitement fondées… mais uniquement là où je me trouve et à certains moments précis. Alors ? Comment est-ce possible ? Qu’est-ce que ça signifie ? Tout simplement que je risquais de passer de mauvais quarts d’heure dans l’autre monde si je persistais à relâcher ma vigilance devant les hérésies. Les femmes ont peut-être du mal à gagner leur paradis, mais elles n’ont aucune difficulté à se trouver une place dans l’al-Shiel. 47 « Tu devais faire un drôle de cauchemar », m’a déclaré Saule en s’agenouillant à côté de moi. Il venait de me secouer l’épaule pour me réveiller. « Non seulement tu ronflais, mais tu grognais, tu couinais et tu soutenais une conversation avec toi-même en trois langues différentes. — Je suis une femme aux talents innombrables. Tout le monde le dit. » J’ai secoué la tête, vaseuse. « Quelle heure est-il ? Il fait encore nuit ? — Un nouveau talent est en train de poindre. Je ne peux rien cacher à la vieille bique que tu es. — Les Écritures et les prêtres nous enseignent que Dieu a créé l’homme à Son image, mais j’ai lu plein de livres saints – dont ceux des idolâtres – sans jamais découvrir une seule preuve tangible de Son sens de l’humour ni même qu’il soit porté sur la plaisanterie avant le lever du soleil. Tu es un malade, Cygne. Que se passe-t-il ? — Hier soir, tu as dit que nous partirions très tôt. Sahra a cru comprendre que nous devions donc nous préparer dès qu’il ferait assez jour. Ainsi, nous pourrons quitter la plaine bien avant la nuit. — Sahra est une femme avisée. Réveille-moi dès qu’elle sera prête. — En ce cas, il me semble que tu ferais bien de te lever tout de suite. » J’ai levé les mains. Il faisait tout juste assez clair pour les voir. « Rassemblement, tout le monde. » Dès qu’une troupe de taille raisonnable eut obtempéré, j’ai expliqué que tous ceux d’entre nous qui s’étaient attardés dans la forteresse avaient reçu en partage des connaissances qui nous seraient d’un grand secours à l’avenir. « Shivetya a l’air de beaucoup tenir à notre succès. Il s’est efforcé de nous fournir des outils qui, selon lui, pourraient nous servir. Mais il est très lent, voit le monde selon son propre point de vue de démon et a le plus grand mal à s’expliquer clairement. En conséquence, il se pourrait fort bien que nous ignorions savoir un grand nombre de choses, du moins tant que rien ne nous les aura remémorées. Tâchez de vous montrer patients à notre endroit. Pendant quelque temps, notre comportement vous paraîtra sans doute très bizarre. J’éprouve moi-même de sérieuses difficultés à m’habituer à ma personnalité reformatée, pourtant j’habite ce corps. Où que je me tourne, de nouvelles connaissances surgissent dans mon esprit. Pour l’heure, toutefois, je ne songe qu’à quitter la plaine. Nos ressources restent limitées. Il nous faudra nous installer le plus vite possible. » Les visages que je parvenais à distinguer trahissaient une grande appréhension. Le chien a geint quelque part dans la foule. La fillette d’Iqbal a poussé quelques brefs sanglots quand Suruvhija l’a arrachée à son sein pour lui présenter l’autre. À mon sens, ce bébé aurait dû être sevré depuis longtemps, mais j’étais consciente que rien ne me permettait d’étayer cette opinion. Aucun de mes bébés n’était encore né. Et il était un peu tard, désormais, pour leur donner le jour. Les gens attendaient que je leur fournisse des informations précises. Les plus éveillés commençaient à se demander quelles nouvelles turpitudes nous attendaient maintenant que nous étions parvenus jusque-là. Cygne avait peut-être raison. La saison des moissons débutait peut-être au Pays des Ombres inconnues. Sinon celle du scalp des étrangers. J’étais assez désorientée moi-même, mais j’avais si souvent affronté l’inconnu que cette facette de ma peur en était calleuse. J’étais consciente au plus haut point qu’il ne me servirait à rien de m’inquiéter et de me lamenter, parce que j’ignorais ce qui nous guettait. Même si le savoir acquis durant mon sommeil me soufflait que nous ne subirions aucun désastre une fois hors de la plaine. J’avais envisagé de leur faire un discours galvanisant, mais j’ai très vite renoncé. Ça n’intéressait personne. Pas même moi. « Tout le monde est prêt ? Alors allons-y ! » L’ébranlement de la colonne exigea moins de temps que je ne l’avais prévu. La plupart de mes frères ne s’étaient même pas arrêtés pour écouter ce que j’avais à dire, s’attendant au sempiternel vieux laïus. Ils avaient continué de se préparer au départ. « Il me semble que les “En ce temps-là, la Compagnie noire…” opèrent bien mieux après un bon souper et une rude journée de labeur, ai-je confié à Cygne. — C’est le cas en ce qui me concerne. Et encore mieux quand j’ai pu boire un coup. De plus, dès que je me mets au lit, c’est un somnifère puissamment efficace. » J’ai marché un moment aux côtés de Sahra, histoire de renouer les liens et d’atténuer la tension. Mais elle ne parvenait pas à se détendre. Sous peu, elle aurait affaire à son époux en chair et en os pour la première fois depuis une décennie. Je voyais mal comment j’aurais pu lui faciliter la tâche. Puis j’ai escorté la Radisha une petite heure. Elle aussi était d’humeur incertaine. Elle n’avait pas revu son frère, à quelque titre que ce fût, depuis un délai encore plus long. Mais c’était une réaliste. « Je n’ai rien à perdre en le retrouvant, n’est-ce pas ? J’ai déjà tout perdu. D’abord au profit de la Protectrice, de par mon propre aveuglement. Puis vous m’avez arrachée à Taglios et enlevé jusqu’à l’espoir de recouvrer un jour mon trône. — Je vous fais un pari, princesse. On se souviendra de vous comme de la mère d’un âge d’or. » Prédiction en tout point raisonnable, au demeurant. Le passé paraît toujours plus aimable quand le présent se résume à une misère sordide. « Même si la Protectrice n’a pas encore regagné la capitale. Une fois que nous serons installés, la première expédition que je compte lancer sera chargée de répandre à Taglios la rumeur de votre survie à tous les deux, de votre courroux et de votre retour prochain. — Tout le monde peut rêver. — Vous ne souhaitez pas rentrer ? — Vous souvient-il de ce défi que vous me lanciez tous les jours ? Le Rajadharma ? — Bien sûr. — Ce que je souhaite est sans importance. Ce que souhaite mon frère n’est guère plus significatif. Il a vécu ses aventures. À présent, j’ai aussi vécu les miennes. Le Rajadharma nous lie plus solidement à Taglios que la plus robuste des chaînes. Il nous appellera là-bas, par-delà d’innombrables lieues, tant que nous respirerons ; à travers les paysages les plus improbables, en dépit des périls mortels et des créatures les plus invraisemblables. Vous n’avez cessé de me rappeler à mes devoirs. Peut-être avez-vous engendré ce faisant un monstre apte à combattre la bête qui a usurpé ma place. Le Rajadharma est devenu ma hantise, Roupille. Mon obsession, ma pulsion irrationnelle. Si je continue de vous suivre, c’est que la raison me souffle que la route que nous suivons est le plus court chemin vers mon destin, même si elle semble aujourd’hui m’éloigner de Taglios. — Je vous aiderai de mon mieux. » Je n’avais pas parlé, toutefois, au nom de toute la Compagnie. Il me restait encore à réveiller et affronter le lieutenant et le capitaine. J’ai entrepris de m’éloigner. Je voulais prendre langue quelques instants avec Santaraksita et me perdre, peut-être, dans le jeu de miroirs des spéculations intellectuelles. Les horizons du bibliothécaire s’étaient singulièrement élargis ces derniers temps. « Roupille ? — Radisha ? — La Compagnie noire s’est-elle assez vengée de moi ? » Nous lui avions tout pris sauf l’amour de son peuple. Et ce n’était pas une mauvaise femme. « À mon sens, vous n’êtes plus qu’à un geste infime de la rédemption. J’aimerais que vous présentiez vos excuses au capitaine dès qu’il sera suffisamment rétabli pour le comprendre. » Ses lèvres se sont crispées. Ni son frère ni elle n’étaient à proprement parler esclaves des préjugés de caste ou de classe sociale, mais… s’excuser auprès d’un mercenaire étranger ? « Si c’est vraiment nécessaire, je le ferai. Mes choix sont restreints. — L’eau dort, Radisha. » J’ai rejoint Suvrin et maître Santaraksita après m’être accordé un détour de quelques minutes sur le chemin pour saluer l’étalon noir. Le cheval portait Qu’un-Œil qui, s’il respirait encore, n’avait guère meilleur aspect qu’un cadavre. J’espérais qu’il dormait simplement du sommeil d’un vieil homme. La bête avait l’air de s’ennuyer ferme. Elle était sans doute fatiguée des aventures. « Maître. Suvrin. Vous reviendrait-il par hasard des souvenirs qui vous étaient étrangers avant notre irruption dans la plaine ? » C’était effectivement le cas. Davantage, en l’occurrence, pour Santaraksita que pour Suvrin. Les dons de Shivetya semblaient taillés à l’aune de chaque individu. Maître Santaraksita a entrepris de me narrer une autre version du mythe de Kina et des rapports unissant Shivetya à la Reine de la Nuit et de la Terreur. Celle-là adoptait le point de vue du démon : elle n’apprenait rien de bien nouveau et se contentait de modifier l’importance relative des divers protagonistes tout en accusant Kina, au passage, du trépas des derniers bâtisseurs. Kina restait dans cette mouture la déesse maléfique au cœur noir, tandis que Shivetya y prenait l’apparence d’un grand héros méconnu, digne d’un statut mythique autrement élevé. C’était peut-être vrai. Il n’en avait aucun. Hors de la plaine, nul n’avait entendu parler de lui. « Quand vous rentrerez à Taglios, maître, vous pourrez vous bâtir une réputation considérable en retraçant ces mythes avec les mots mêmes d’un être ayant assisté à leur naissance », lui ai-je suggéré. Il a souri amèrement. « Tu n’es pas aussi naïve, Dorabee. Nul n’a envie de connaître l’absolue vérité dans le domaine de la mythologie. Car le temps a forgé de puissants symboles à partir du matériau brut des événements anciens. Autant de faits prosaïques distordus et déformés perçus comme des vérités spirituelles. » Il marquait un point. En matière de religion, l’exacte vérité n’a presque jamais cours. Les vrais croyants tueront et détruiront pour défendre coûte que coûte leurs croyances erronées. Et c’est là une vérité sur laquelle vous pouvez tabler. 48 J’ai relevé prudemment la tête pour jeter un œil, au-delà du rebord de la plaine, sur le Pays des Ombres inconnues. Saule Cygne s’est faufilé sur ma droite et m’a imitée. Arpenteur a fait de même à gauche. « Que j’sois pendu ! » s’est-il exclamé. J’en ai convenu. « Pas le moindre doute. Doj. Gota. Venez voir. Quelqu’un pourrait-il aller quérir Qu’un-Œil ? » Le petit sorcier s’était mis à parler environ une heure plus tôt. Il donnait l’impression d’être en phase avec le monde réel. Du moins la plupart du temps. J’ai fait signe au corbeau blanc. Si elle persistait à tournoyer, cette fichue bestiole allait finir par nous trahir. « Pour qui ? s’est enquis Cygne. Je ne vois personne. » J’avais encore pensé tout haut, de toute évidence. Cygne s’est écarté de moi en se trémoussant pour céder sa place à Doj. Doj s’est levé. Figé. Au bout d’une quinzaine de secondes, il s’est raclé la gorge. « C’est de là que nous venons, s’est récriée Gota. Tu nous as fait tourner en rond, stupide soldat de pierre. » À première vue, le paysage était identique. Sauf que : « Regardez à droite. Pas de Belvédère. Et il n’y en a jamais eu. Et Kiaulune n’est pas la Nouvelle Ville. » Je n’avais jamais vu Kiaulune avant qu’elle devienne Prenlombre, mais j’aurais été fort surprise que ces ruines ressemblent à l’ancienne cité. « Allez chercher Suvrin. Il saura peut-être. » Je continuais d’écarquiller les yeux. Et plus je regardais, plus je constatais de différences. Doj l’a exprimé de vive voix. « La main de l’homme a pesé plus légèrement ici. Et les hommes sont partis depuis longtemps. » Seul l’aspect du paysage était identique. « À l’époque des tremblements de terre, selon vous ? » Ce qui chez moi n’aurait été qu’un sol aride et infertile semblait ici un terreau meuble et fécond, abandonné depuis une vingtaine d’années. Broussailles, cèdres et ronciers l’avaient envahi, mais on n’apercevait aucun arbre de taille conséquente, sauf ceux qui poussaient en rangées ordonnées sur les contreforts des Dandha Presh, si loin qu’ils repeignaient les collines d’un vert sombre presque noir. Suvrin s’est pointé. J’ai posé quelques questions. « Ça ressemble en effet à la description de Kiaulune avant l’arrivée des Maîtres d’Ombres, s’est-il expliqué. À l’époque où mes grands-parents étaient encore enfants. La ville n’a commencé à se développer que quand Ombrelongue a décidé de bâtir Belvédère. Sauf que je ne vois plus que des ruines. — Regarde la Porte d’Ombre. Elle a l’air en meilleur état que la nôtre. » Mais en aucun cas intacte. Les séismes avaient prélevé leur tribut. « Et on peut la situer. » Ça m’ôtait un grand poids. J’avais prévu de lutter contre la famine en même temps que nous nous démènerions avec des ficelles et des poudres de couleur pour tenter de protéger l’unique passage sûr. Plusieurs hommes sont arrivés, chargés de Qu’un-Œil qu’ils ont déposé parmi nous. Ils se découpaient sur le fond du ciel. Mes grommellements n’y ont rien changé. D’un autre côté, aucune horde assoiffée de sang ne s’est matérialisée au pied de la Porte d’Ombre, ce qui suggérait que nous passions peut-être encore inaperçus. « Sens-tu quelque chose là-bas, Qu’un-Œil ? » Je n’aurais su dire s’il allait répondre. Il semblait de nouveau assoupi. Son menton s’enfonçait dans sa poitrine. Les gens s’écartaient tout autour de lui pour lui faire de la place, car c’est précisément en ces moments-là qu’il jouait de la canne. Au bout de quelques secondes, toutefois, il a soulevé le menton et ouvert les yeux. « Un lieu où je pourrais me reposer », a-t-il murmuré. Le vent qui nous accompagnait depuis notre entrée dans la plaine balayait pratiquement ses paroles. « Un lieu où le mal endure une éternelle agonie. Ce lieu est exempt de toute malfaisance, greluchonne. » Ses remarques agacèrent tous ceux qui avaient été témoins de son dernier accès. Une demi-douzaine d’autres silhouettes s’ajoutèrent aux premières, distinctement exposées aux regards d’un éventuel observateur. D’autres semblaient croire que nous pouvions dévaler tout de suite la pente, dans le plus grand désordre et la plus grande confusion. « Kendo ! ai-je crié. Furtif ! Prenez chacun six hommes avec vous et franchissez la Porte. Armés jusqu’aux dents. Emportez aussi des bambous. Furtif, emprunte le côté droit de la route ! Kendo le gauche ! Vous nous couvrirez pendant que nous sortirons. Arpenteur, tu resteras en réserve. Choisis dix hommes et attendez à l’intérieur de la Porte. Si rien ne vient vous importuner, vous formerez l’arrière-garde. » Entraînement et discipline ont repris le dessus. L’excellence en ces deux domaines est le meilleur outil de la Compagnie. Employés à bon escient, ils deviennent nos armes les plus mortelles. Nous nous efforçons d’inculquer la discipline à nos recrues dès le premier jour de leurs classes, en même temps qu’une méfiance salutaire à l’égard de tous ceux de l’extérieur. De leur enfoncer dans le crâne la manière dont ils devront réagir en toute situation. La pente, depuis la lisière de la plaine jusqu’à la Porte d’Ombre, semblait s’étirer sur des kilomètres. La descendre sans brandir l’étendard me donnait l’impression d’être nue jusqu’aux os. Tobo a dû prendre ma place avec la pioche d’or. « Tâche de ne pas trop t’attacher à la fonction, petit, lui ai-je déclaré. Il ne me restera peut-être plus qu’elle quand nous aurons réveillé le capitaine et le lieutenant. Même pas, si ton père tient à récupérer son ancien emploi. » L’expérience nous prouva qu’aucune Clé sauf la pioche n’était nécessaire pour quitter la plaine. Néanmoins, le franchissement de la Porte d’Ombre s’accompagna de picotements et de fourmillements. La première chose que j’ai remarquée à la sortie fut un puissant mélange de senteurs de sauge et de pin. La plaine dégageait bien peu d’odeurs. Puis une chaleur invraisemblable. Ce monde était nettement plus chaud que la plaine. Nous étions ici au tout début de l’automne… comme promis, Saule. Comme promis. Kendo et Furtif éperonnaient leurs pelotons, protégeant notre progression. Des gens de plus en plus nombreux passaient la Porte. Je me suis hissée sur l’étalon noir pour mieux voir. Quelqu’un se chargeait donc de porter Qu’un-Œil. « Dirigeons-nous vers ces ruines », ai-je suggéré à Sahra. J’allais ajouter qu’on y trouverait plus facilement un abri quand Kendo a poussé un cri. J’ai regardé dans la direction qu’indiquait son bras. Il fallait un œil aiguisé pour les distinguer : les robes des vieillards qui remontaient lentement la côte étaient de la couleur exacte de la route et de la terre dans leur dos. Ils étaient cinq. Voûtés et poussifs. « Nous avons trahi notre présence là-haut. Et on nous épiait. Doj ! » Pur gaspillage de salive. Le maître d’épée descendait déjà la colline, suivi de Tobo et Gota. Rude épreuve pour les nerfs de Sahra. Je me suis ruée et j’ai rattrapé le garçon. « Reste derrière, toi… — Mais, Roupille… — Tu préfères en discuter avec Iqbal et Chaud-Lapin ? » Il ne tenait pas à se chamailler avec deux robustes Shadars. Je n’avais pas envie, pour ma part, de me disputer avec le Troll et je l’ai laissée filer. Si ça se trouvait, elle les intimiderait davantage que Doj. Lui n’était jamais qu’un vieux monsieur armé d’une épée. Gota était une vieille dame acariâtre à la langue de vipère. J’ai vérifié mon vieux glaive cabossé. Si d’aventure ils se jetaient sur Doj, cette arme devrait accomplir des prodiges. Puis j’ai entrepris de dévaler la pente à mon tour. Escortée de Sahra. Les vieillards en robe brune examinaient Doj et Gota. Doj et Gota les examinaient. Ces cinq hommes donnaient l’impression d’être coulés dans le même moule : presque aussi larges que hauts et la dent longue. Un des indigènes prononça quelques paroles rapides dans une langue fluide. La cadence était inusitée, mais les mots me semblaient vaguement familiers. J’ai surpris l’expression « Enfants de la Mort ». Doj a longuement répondu en nyueng bao, en glissant dans son laïus les deux formules « Pays des Ombres inconnues » et « tout mal y endure une éternelle agonie ». Son accent semblait intriguer ses interlocuteurs, mais ils avaient suffisamment reconnu les deux expressions pour témoigner d’une visible agitation. Pas moyen de dire si c’était ou non un signe positif. Mère Gota s’est mise à marmonner l’incantation comprenant les mots « au nom du ciel, de la terre, du jour et de la nuit » et les vieillards se sont davantage excités. « De toute évidence, la langue a beaucoup évolué depuis la fuite des Enfants de la Mort », a affirmé Sahra. J’ai mis un bon moment à comprendre qu’elle venait de me traduire un aparté de Doj à Gota. Un flot de paroles a échappé aux vieillards. Toutes, ostensiblement, sous la forme de questions pointues auxquelles Doj était incapable de répondre. « Ils ont l’air d’énormément s’inquiéter d’un homme qu’ils ne cessent d’appeler “ce chien démoniaque de Merika Montera”. Et d’un élève de ce monstre, promis au rang de grand maître. Tous deux, apparemment, auraient été bannis ensemble. — Merika Montera ne peut être qu’Ombrelongue. Nous savons qu’il s’est fait appeler Maricha Manthara Dhumraksha. Il a dépêché son agent Ashutosh Yaksha chez les Nyueng Bao pour vivre parmi eux et tenter de découvrir et dérober la Clé que nous avons emportée. La pioche d’or. — Ces vieux messieurs ne parlent ni taglien ni dejagorien, Roupille, m’a grondée oncle Doj. Néanmoins, ils ont de fortes chances de reconnaître notre version de noms qu’ils craignent et haïssent comme l’enfer. En ce moment même, ils exigent des réponses concernant un certain Achoes Tosiak-shah. Il semblerait qu’Ombrelongue et Tisse-Ombre, avant leur exil, aient été les derniers descendants d’une race de sorciers venus d’ailleurs, qui auraient réduit en esclavage les ancêtres de ces gens… grâce à leur aptitude à manipuler les ombres tueuses qu’ils exportaient de la plaine. — Voyez-vous ça ! Ils auraient donc emporté leur petit fonds de commerce en partant. Dites à ces types tout ce qu’ils veulent savoir. Dites-leur la vérité. Apprenez-leur qui nous sommes et ce que nous comptons faire. Et aussi ce que nous avons fait à leurs petits copains Ombrelongue et Tisse-Ombre. — Il serait sans doute plus avisé d’en savoir davantage sur eux avant de faire preuve d’une trop grande candeur. — Je n’espérais pas vous voir renoncer à vos vieilles habitudes. » Doj a acquiescé d’un léger hochement de tête en affichant un petit sourire. Il s’est tourné vers ses interlocuteurs et a repris la parole. Je me suis rendu compte que mon nyueng bao s’améliorait sensiblement. J’ai isolé sans peine, dans son monologue, les expressions « soldats de pierre » et « soldats des Ténèbres ». Les visages des indigènes ne cessaient de se tourner vers moi en trahissant une stupéfaction de plus en plus intense. « Ce sont des espèces de moines, m’a appris Sahra. Ils surveillent depuis très longtemps. La surveillance est la mission dévolue à leur ordre. Au cas où les Maîtres d’Ombres essaieraient de revenir. Ils ne s’attendaient pas réellement à voir apparaître quelqu’un. — Surtout pas des femmes, hein ? — Ça les étonne. Et Cygne les inquiète. Leurs ancêtres ont vécu certaines expériences avec les diables blancs et aucune n’a été franchement concluante. » Là-dessus, naturellement, le corbeau blanc est passé en rase-mottes pour venir se percher sur mon épaule. Puis le grand étalon noir a pointé le museau avec son vieux pruneau de cavalier. Et, alors que la palabre allait bon train, de plus en plus animée, émaillée de « soldat de pierre », « soldat des Ténèbres » et autres « Sentinelle inébranlable », le restant de la troupe a déboulé, poussé par la curiosité. Avant même que je ne m’en rende compte, Tobo se plantait à mes côtés avec Chaud-Lapin, Iqbal, Suruvhija et tous leurs rejetons, le chien… Le tout accompagné d’un jacassement incessant et de plus en plus sonore : qu’allions-nous faire des Captifs, où allions-nous bivouaquer… « Vous entendez ces questions ? ai-je demandé à Doj. — Je les entends. Il me semble qu’on va nous accorder toute cette vallée. Jusqu’à nouvel ordre. Pendant qu’ils enverront des messages à la Cour de Toutes les Saisons et au Cabinet des Neuf. Nous recevrons bientôt des visiteurs de haut rang. D’ici là – si j’ai bien compris – nous pouvons nous installer où bon nous chante. Leur dialecte est un peu traître, toutefois, alors restons prudents. » Les yeux de dizaines de vétérans scrutaient déjà la vallée en quête de positions défendables. On les identifiait sans peine : les mêmes, exactement, que celles dont nous gardions le souvenir depuis les guerres de Kiaulune. Je me suis demandé si la topologie de tous les mondes interconnectés nous paraîtrait aussi familière. J’ai désigné l’emplacement de mon choix. Nul ne s’est rebiffé. Chaud-Lapin et les Singh se sont éloignés à vive allure pour inspecter le site, escortés d’une douzaine d’hommes armés et prêts à tout. Les cinq vieux moines n’ont pas élevé de protestations. Ils avaient surtout l’air ébahis. Stupéfaits. Ainsi la Compagnie noire avait atteint le Pays des Ombres inconnues au lieu du légendaire Khatovar. C’est là qu’elle s’installa, se reposa et reprit des forces. C’est également là que je noircissais livre après livre, quand je ne tirais pas des plans sur la comète ou ne conduisais pas une expédition chargée de libérer le reste de mes frères captifs… et jusqu’à ce chien démoniaque de Merika Montera, afin de lui accorder avec la justice une nouvelle entrevue, beaucoup moins agréable que celle qui avait décidé de son bannissement. Les petits-enfants de ses anciens esclaves ne le redoutaient nullement. À la demande de Madame, j’ai réussi à lui obtenir un sursis pour qu’il puisse aider Tobo dans ses études. Ce sursis durerait jusqu’à ce qu’il eût rempli sa mission de façon satisfaisante, mais pas une seconde de plus. Les vieux moines, guère plus loquaces que leur cousin Doj, convinrent que Tobo devait être éduqué, mais ils refusèrent de divulguer (même à moi) le processus de leur raisonnement. À une époque, le Pays des Ombres inconnues avait été victime d’un grand nombre de ces sacs d’os au teint blafard ressemblant comme deux gouttes d’eau à Ombrelongue. Des envahisseurs d’un autre monde. Ils n’amenaient pas leurs femmes avec eux. Le temps ne les aimait pas. C’est comme ça. Comme ça. Les soldats vivent. Et se demandent pourquoi. Qu’un-Œil a encore survécu quatre ans à d’autres attaques dont il se remettait chaque fois plus lentement. Il sortait rarement de la maison que nous avions construite pour Gota et lui. Il se contentait la plupart du temps de tripoter son javelot noir pendant que Gota tournait en rond en pestant contre lui. Il lui rétorquait sur le même ton, sans jamais cesser de s’inquiéter de l’éducation de Tobo. Tobo se retrouvait de nouveau coincé entre ses vrais parents et ses parents subrogés. Il étudiait avec Qu’un-Œil, avec Madame, avec Ombrelongue, avec maître Santaraksita, avec la Radisha et le Prahbrindrah Drah, et avec les maîtres de notre monde d’adoption. Il travaillait d’arrache-pied et avec assiduité, bien plus qu’il ne l’aurait souhaité. Il était très doué. Il correspondait exactement à ce qu’avait prévu Hong Tray, son arrière-grand-mère. Les Captifs nous étaient tous revenus, à l’exception de ceux qui avaient trouvé la mort sous la plaine scintillante, mais les meilleurs d’entre eux – Murgen, Madame, Toubib – étaient étranges et avaient profondément changé. Comme ensorcelés. Mais l’existence ne nous avait pas moins affectés, à tel point que nous leur faisions l’effet de parfaits inconnus quand ils se souvenaient encore de nous. Un nouvel ordre s’est établi. C’était nécessaire. Un jour, nous retraverserons la plaine. L’eau dort. 49 Le Grand Général avait piqué vers le sud et traversé les Dandha Presh peu après que la Protectrice l’eut laissé en plan pour se déplacer plus vite. De sorte qu’il retrouva Volesprit sur le versant sud, exactement une semaine plus tard. Elle ne cessait de conférer avec elle-même en un concert de voix lorsqu’elle était éveillée et, dans ses rares et brefs moments de sommeil, divaguait dans des langues inconnues. Mogaba trouva à la Fille de la Nuit, avant qu’elle ne s’effondre d’épuisement, une mine bien arrogante. « Tue-les, exhorta-t-il Volesprit dès qu’il eut l’occasion de lui parler en tête-à-tête. Ils ne peuvent que nous causer des problèmes, et leur présence ne te sera jamais d’aucun secours. — C’est possible. » D’une voix matoise. « Mais je suis assez intelligente pour pomper le pouvoir de Kina en me servant de la fille, comme l’a fait ma sœur avant moi. — Si une existence riche en déceptions de toutes sortes m’a appris quelque chose, c’est bien qu’il ne faut jamais tabler sur l’intelligence. Tu es désormais une femme puissante. Tue-les pendant que tu en as encore l’occasion. Avant qu’ils ne découvrent un moyen de faire tourner la Roue. Tu n’as nullement besoin de devenir plus forte. Personne en ce monde ne saurait te défier. — Il y a toujours quelqu’un, Mogaba. — Tue-les. Eux n’hésiteraient pas une seconde à te supprimer. » Volesprit s’approcha de la Fille de la Nuit, qui n’avait pas bougé d’un cil depuis son évanouissement. « Ma tendre et douce nièce ne me ferait pas de mal. » Elle avait choisi la voix d’une jeune vierge naïve de quatorze ans réagissant à une accusation mettant en cause son amoureux, de vingt-cinq ans son aîné, et sous-entendant qu’il ne s’intéressait qu’à une seule chose. Là-dessus, elle partit d’un rire féroce et décocha un cruel coup de pied à la jeune fille. « Essaie seulement d’y songer, salope, et je te fais rôtir avant de te manger par petits bouts. Tout en prenant soin de te garder en vie assez longtemps pour assister à la mort de ta mère. » Le Grand Général n’avait pas bronché ni émis la moindre remarque. Sa figure ne trahissait aucune émotion, pas même aux yeux exercés de Volesprit. Mais, tout au fond de lui-même, il se rendait compte, la mort dans l’âme, qu’il avait encore fait alliance avec la plus absolue et imprévisible des démences. Et qu’il ne lui restait plus, encore une fois, qu’à chevaucher le tigre. « Peut-être devrions-nous songer à préserver nos esprits des intrusions de la Reine des Ténèbres et de la Terreur ? — Je t’ai devancé, général. Je suis une professionnelle. » De la voix, cette fois-ci, d’un petit fonctionnaire tout gonflé de son importance. Le registre changea de nouveau. À présent, c’était la voix d’une femme sûre d’elle – celle que Mogaba soupçonnait d’être la vraie voix de Volesprit, guère différente de celle de Madame –, et le ton celui de la conversation. « Je n’ai rien eu de mieux à faire, durant toute cette semaine, qu’à soigner mes ampoules et réfléchir. J’ai inventé quelques nouveaux tourments sublimes à infliger à la Compagnie noire… mais il est trop tard pour en profiter. N’est-ce pas toujours ainsi que vont les choses ? On conçoit inéluctablement le parfait retour de manivelle une ou deux heures trop tard, quand il ne peut plus servir de rien. N’est-ce pas ? Je me trouverai d’autres ennemis, j’imagine, et mes innovations ne seront pas gaspillées en vain. Mais j’essayais le plus souvent de trouver le meilleur moyen de circonvenir le pouvoir de Kina. » Elle ne craignait pas d’appeler la déesse par son nom. « Nous pouvons y arriver. » La Fille de la Nuit remua légèrement. Ses épaules se crispèrent. Elle ouvrit brièvement les yeux. Elle semblait indécise. Troublée. Pour la première fois depuis sa naissance, elle avait totalement perdu le contact avec sa mère spirituelle. Et depuis plusieurs jours. Quelque chose clochait. Quelque chose clochait effroyablement. Volesprit reluqua Narayan Singh. Le vieil homme ne lui était plus d’une très grande utilité. Elle pourrait toujours tester sur lui ses dernières tortures, à son retour à Taglios et pour un public trié sur le volet. « Si jamais je me fourvoie dans une de ces digressions qui me distraient si fréquemment, général, j’aimerais que, d’un discret coup de coude, tu me rappelles aux affaires en cours. En l’occurrence bâtir un empire. Et confectionner un nouveau tapis volant à mes heures perdues. Il me semble avoir suffisamment pénétré les secrets du Hurleur pour y parvenir. Cette dernière semaine m’a contrainte à reconnaître que je n’avais aucun penchant naturel pour l’exercice physique. » Volesprit larda de nouveau la Fille de la Nuit de l’orteil puis s’installa sur une souche vermoulue pour ôter ses bottes. « Ne va surtout jamais répéter à qui que ce soit, Mogaba, que tu as vu la plus grande sorcière du monde handicapée par un détail aussi trivial que quelques ampoules. » Narayan Singh, qui jusque-là ronflait à poings fermés, se leva brusquement et empoigna les barreaux de sa cage, les traits convulsés de terreur. Son visage avait perdu son beau teint beurre frais. « L’eau dort ! glapit-il. Thi Kim ! Thi Kim arrive ! » Là-dessus, il s’affaissa. Il était retombé dans l’inconscience, mais toujours secoué de soubresauts. Volesprit grogna sourdement. « L’eau dort ? On verra bien ce dont les morts sont capables. » Tous étaient partis désormais. Le monde n’appartenait plus qu’à elle. « Qu’a-t-il dit d’autre ? — Ça ressemblait à un patronyme nyueng bao. — Hum. Mouais. Mais ce n’était pas un nom. Quelque chose à propos de mort. Ou de meurtre. Thi Kim. Hum. Peut-être un surnom ? Le meurtre qui marche ? Je devrais apprendre à mieux maîtriser cette langue. » La Fille de la Nuit, remarqua-t-elle soudain, se convulsait encore plus violemment que Singh. Le vent hurle et gémit à travers les crocs de glace. Il souffle furieusement autour de la forteresse sans nom, mais, ce soir, ni la foudre ni les éclairs ne sauraient perturber la créature assise sur son trône de bois. Elle est parfaitement détendue. Le démon dormira confortablement pour la première fois depuis un long millénaire et sa nuit durera des années. Les dagues d’argent ne le dérangent absolument pas. Shivetya dort et rêve de la fin de l’immortalité. De furieux crépitements naissent entre les pierres levées. Des ombres se sauvent. D’autres se cachent. D’autres encore se blottissent les unes contre les autres, recroquevillées de terreur. L’immortalité est menacée.