Glen Cook Elle est les ténèbres Première Partie Les Annales de la Compagnie Noire – 8 Traduit de l’Américain par Frank Reichert Hérétiques – créateurs de livrels indépendants. H-1.0 In memoriam Tracy Zellich, qui guerroya. Ta place dans les annales est assurée. Le vent gémit et hurle, exhalant son haleine amère. La foudre gronde et aboie. Une force vivante fait rage sur la plaine de pierre scintillante. Les ombres elles-mêmes ont peur. Les cicatrices du cataclysme défigurent la plaine qui n’a connu qu’une seule ère de noire perfection. Une faille déchiquetée balafre sa face comme un éclair coruscant. Nulle part cette fissure n’est assez large pour qu’un enfant ne puisse la traverser d’un bond, mais elle paraît abyssale. Des écharpes de brume se déploient. Certaines s’ourlent de touches de couleur. Toute couleur jure avec ces milliers de nuances de noir et de gris. Au centre de la plaine se dresse une vaste forteresse grise inconnue, plus vieille que toute mémoire écrite. Une antique tour s’est effondrée en travers de la faille. Depuis la place forte monte un long et profond battement, pareil à celui du cœur d’un monde assoupi, qui déchire le silence sans âge. La mort est éternité. L’éternité est pierre. La pierre est silence. La pierre ne peut parler, mais elle se souvient. 1 Le Vieux a relevé les yeux. Sa plume a frémi, trahissant son irritation d’être interrompu. « Qu’y a-t-il, Murgen ? — Je suis allé marcher avec le fantôme. Le tremblement de terre que nous avons ressenti voilà un moment ? — Eh bien, qu’en est-il ? Et ne me sers pas ces sornettes à la Qu’un-Œil. Je n’ai pas le temps de tourner autour du pot. — Plus on s’enfonce dans le Sud, plus sévère est la destruction. » Le Vieux a ouvert la bouche puis l’a refermée pour réfléchir avant de continuer. Toubib, le Vieux, le capitaine de la Compagnie noire, le dictateur désormais de droit divin de Taglios et de tous ses tributaires, dépendances et protectorats, n’a pas la tête de l’emploi. Il a entre cinquante et soixante ans, sans doute plus près de soixante que de cinquante, et mesure plus d’un mètre quatre-vingt-dix. Il a pris un peu de poids au cours des quatre dernières années qu’il a passées en grande partie en garnison. Son grand front est légèrement dégarni. Depuis peu, il porte la barbe au menton. Elle grisonne. De même que le peu de cheveux qui ornent encore son crâne. Ses yeux d’un bleu de glace sont profondément enfoncés, ce qui lui confère un regard dur un peu effrayant, comme celui d’un tueur psychopathe. Il n’en sait rien. Nul ne le lui a jamais dit. Il est parfois froissé de voir les gens reculer à son approche. Il n’en comprend pas la cause. C’est surtout son regard. Il peut être réellement terrifiant. Il se voit lui-même comme un type ordinaire. Pareil à nous. La plupart du temps. S’il le savait, il se servirait de son ascendant, l’userait même jusqu’à la corde. Sa croyance en la nécessité de créer des illusions dans l’esprit d’autrui frise la conviction religieuse. Il s’est levé. « Allons faire un tour, Murgen. » Il est toujours préférable de ne pas rester en place à l’intérieur du palais si l’on tient à la discrétion. L’édifice est immense, c’est un nid d’abeilles parcouru par un réseau labyrinthique de passages secrets ou dérobés. J’ai bien tenté d’en dresser le plan, mais une vie entière ne suffirait pas à les repérer tous… même si nous n’étions pas destinés à mettre le cap au sud d’un jour à l’autre. Le hic, c’est qu’il y a toujours une petite chance pour que nos amis entendent tout ce qu’on se dit. Nous avons amplement réussi à refouler nos ennemis hors de portée. Thai Dei nous a rattrapés près de la porte. Le Vieux a fait la grimace. Il ne nourrit aucun préjugé personnel contre mon garde du corps et beau-frère, mais supporte mal que tant de nos frères de la Compagnie soient affublés de semblables compagnons, qui ne sont jamais directement sous ses ordres. Il ne se fie pas aux Nyueng Bao. Il ne s’y est jamais fié, ne s’y fiera jamais et il est incapable de fournir une raison valable à cette suspicion. Il ne comprend pas qu’il ne se trouvait pas là, dans les forges de l’enfer, quand ces liens ont été trempés. Il ne manquera jamais de le spécifier. Il a traversé en son temps d’autres géhennes. Il vit actuellement un enfer. J’ai fait un petit signe à Thai Dei. Il a reculé derrière nous d’un pas, donnant symboliquement acte de notre besoin d’intimité plutôt que l’admettant. Il entendrait de toute manière chacune de nos paroles. De sorte que nous nous exprimerions dans le dialecte de la Cité Joyau de Béryl, qui s’étend à douze mille kilomètres au-delà de toutes les contrées que Thai Dei pourrait imaginer. Je me suis demandé pourquoi Toubib s’ingéniait à continuer de marcher lorsqu’il s’exprimait dans une langue étrangère. Nul Taglien ne risquait de saisir la moindre de ses paroles. « Raconte-moi, m’a-t-il demandé. — Je chevauchais le fantôme. J’allais vers le sud. Je me contentais de procéder à des vérifications de routine. De suivre le rituel quotidien. » J’ai soudain compris son empressement à marcher. Volesprit. Volesprit entend les dialectes des Cités Joyaux. Elle n’aurait aucun mal, elle, à surprendre nos paroles, à condition toutefois de nous avoir trouvés. « Il me semblait t’avoir dit de te détendre. Tu passes trop de temps dehors. Tu risques d’y prendre goût. On se défait trop aisément de la douleur. C’est bien pourquoi je ne vais jamais nulle part. » J’ai dissimulé ma peine. « Ça ne me pose pas de problème, patron. » Il ne me croirait pas. Il savait à quel point Sarie comptait pour moi, combien elle me manquait. Combien je souffrais. « Je fais avec. Quoi qu’il en soit, je tenais à ce que tu sois au courant. Plus on descend dans le Sud, plus les dégâts causés par le séisme s’aggravent. — Et je suis censé m’en inquiéter ? Pousserai-je l’audace jusqu’à espérer t’entendre m’annoncer que la maison du Maître d’Ombres s’est effondrée sur lui ? — Espère tout ce que tu veux, mais ce n’est pas de moi que tu l’apprendras. Pas aujourd’hui. Il a bien des défauts, mais ce n’est pas un médiocre architecte. — J’avais le pressentiment que tu ne m’annoncerais pas ce que je souhaitais entendre. Tu as toujours manqué d’humour en ce domaine. » Une partie de mon boulot d’annaliste consiste à rappeler à mes supérieurs qu’ils ne sont pas des dieux. « Toujours est-il que ça ne s’est pas produit cette fois-ci. Belvédère s’est en tirée pratiquement sans dommages. Mais Kiaulune est détruite. Des milliers de gens ont péri. Au train où vont les cataclysmes, des milliers d’autres mourront de faim, de maladie ou victimes des intempéries. Nous approchons du cœur de l’hiver. » Kiaulune est la plus méridionale des villes humaines. Son nom signifie « Porte de l’Ombre ». Lorsque le Maître Ombrelongue a surgi du néant pour s’emparer de la province, elle a pris le nom de Prenlombre. Seuls les gens des Terres des Ombres, enclins à s’épargner le courroux des Maîtres d’Ombres, se servent réellement des noms qui leur ont été imposés par la force et leur propre servilité. « Sont-ce là de bonnes nouvelles ? — Les travaux de Belvédère risquent assurément d’être ralentis. Ombrelongue n’aimera pas ça, mais il devra prendre le temps d’aider ses sujets. Faute de quoi, il manquera rapidement de main-d’œuvre pour ses propres desseins. » Notre procession progressait lentement par les corridors affairés. Cette partie du palais avait été entièrement dévolue aux préparatifs de guerre. Les gens faisaient à présent leurs bagages. Nous partirions incessamment vers le sud, et un formidable et peut-être définitif affrontement avec les armées des Maîtres d’Ombres. Le plus gros de nos forces était déjà en chemin, lent et difficultueux processus. Il faut des siècles pour déplacer de telles multitudes sur une grande distance. Les bureaucrates avaient, des années durant, préparé le travail sur le terrain. « Voudrais-tu me faire croire que nous n’avons nullement besoin de nous précipiter ? m’a demandé Toubib. — Pour le moment. Le tremblement de terre l’a handicapé. — Il n’y avait pas urgence non plus avant le séisme. Nous aurions pu arriver avant qu’il ait achevé la construction de son château de sable mégalomaniaque. » Exact. Nous n’entreprenions cette campagne aujourd’hui que parce que le capitaine et sa femme avaient soif de vengeance. Ajoutez le nom de Murgen à la liste. Mon désir de vengeance était plus neuf et sanglant. Mon épouse était une victime plus récente. Ombrelongue et Narayan Singh paieraient pour la mort de Sarie. Surtout Narayan Singh. Ô saint vivant des Étrangleurs, ton compagnon noctambule te hante également ! « Ce qui nous blesse ne change rien réellement à notre trépas. » J’en ai convenu. « Exact. Mais nous confère davantage de souplesse. — Néanmoins, il me semble raisonnable de leur tomber dessus pendant qu’ils sont encore foudroyés. Quelle est l’étendue des dégâts ? S’agit-il seulement de Kiaulune ? — Les dommages sont très sévères partout au sud des Dhanda Presh. Et empirent lorsqu’on descend vers le sud. Ces gens n’auront plus la force de résister à une invasion. — Raison de plus de nous en tenir au plan. Nous les écraserons pendant qu’ils sont à terre. » Le Vieux est amer et vindicatif. Ça fait partie du boulot, j’imagine. Sans compter toutes les misères qui lui ont été infligées. « Tu te sens prêt à voyager ? m’a-t-il demandé. — Personnellement ? Nous avons terminé tous nos préparatifs, ma petite maisonnée et moi. Choisis le jour et nous prendrons la route. » Ma propre rancœur pointait le museau. Je m’efforçais d’interdire à la soif de vengeance de s’enraciner trop profond en moi. Je craignais qu’elle ne devînt une obsession. Toubib a fait la moue, ulcéré l’espace d’un instant. Ma maisonnée ne se composait pas seulement de Thai Dei, mais encore de Ky Gota, mère de Sarie, et d’oncle Doj, qui au demeurant n’était l’oncle de personne mais faisait néanmoins partie de la famille. Toubib se refusait à leur faire confiance. Mais il ne se fie à personne, du moins tant qu’on n’a pas été pendant des années un frère d’armes de la Compagnie. La preuve en a été administrée immédiatement. « Murgen, je veux que tu ajoutes la Radisha à la liste de ceux que tu espionnes régulièrement. Je parie qu’elle entreprendra de nous causer des problèmes dès que nous aurons franchi le mur d’enceinte. » Je n’en ai pas disconvenu. C’était vraisemblable. Tout au long de son histoire, la Compagnie noire avait souffert de l’ingratitude de ses employeurs. D’ordinaire, ces infâmes avaient amplement l’occasion de regretter leur félonie. Cette fois-ci, nous avions de bonnes chances de déjouer leurs tentatives avant que la Radisha Drah et son frère, le Prahbrindrah Drah, ne pussent nous infliger de trop sévères trahisons. Pour l’heure, la Radisha et le prince devaient ronger leur frein. Tant qu’Ombrelongue serait en vie, la Compagnie resterait leur moindre souci. « Tu as déjà jeté un coup d’œil sur ces livres ? me suis-je enquis. — Quels livres ? » Il pouvait se montrer exaspérant. « Les livres pour lesquels j’ai risqué ma précieuse existence l’autre soir, en essayant de les reprendre à Volesprit. Les annales perdues qui devraient nous apprendre pourquoi le moindre crétin de seigneur et de prêtre de ce bout du monde tremble de peur devant la Compagnie noire. — Oh. Ceux-là… — Ouais. Ceux-là… » Je me suis rendu compte qu’il me faisait sciemment enrager. « Je n’en ai pas eu le temps, Murgen. En outre, je me suis aperçu que nous aurions besoin d’un traducteur. Ils ne sont pas écrits en taglien moderne. — C’est bien ce que je craignais. — Nous embarquons le sorcier comateux avec nous dans le Sud. » Ce subit revirement m’a surpris. Dernièrement, il s’était montré tellement parano qu’il ne faisait jamais allusion à Fumée, ni nominalement ni autrement, même dans une langue non taglienne et sous aucun prétexte. « Je m’en doutais, ai-je répondu. Cette ressource est trop inestimable pour qu’on l’abandonne derrière nous. — Nul ne doit en être informé, si possible. — Hein ? — La Radisha se demande encore comment il se fait que nous le trouvions si intéressant, au point de prendre soin de lui et de le garder en vie. Elle ne croit plus qu’il ait la moindre chance de se rétablir. Si jamais elle se donne la peine d’y réfléchir plus mûrement, elle finira par ajouter deux et deux. » Il a haussé les épaules. « Je parlerai à Qu’un-Œil. Vous l’embarquerez tous les deux en douce, quand personne ne regardera. — Une autre tâche à remplir durant mes nombreuses heures de loisir. — Eh ! profites-en tant que ça dure. Nous dormirons bientôt pour l’éternité. » Il n’est guère religieux. 2 « C’est moi qui dois tout faire, râlait Qu’un-Œil. Refilez toutes les corvées à ce vieux Qu’un-Œil. Il s’en chargera. — Seulement quand tu n’as pas d’abord trouvé Murgen, ai-je raillé. — Je suis trop vieux pour ces conneries. Je devrais être à la retraite. » Le petit bonhomme noir marquait un point. Selon les annales, il était âgé d’environ deux cents ans et ne demeurait en vie que par le seul truchement – ou presque – de sa propre sorcellerie intelligemment appliquée. Et d’une chance inouïe, surpassant de loin ce que mérite un être humain. Nous nous trouvions tous les deux dans une cage d’escalier circulaire plongée dans les ténèbres, et nous descendions un corps sur un brancard. Fumée ne pesait pas très lourd, mais Qu’un-Œil n’en rendait pas moins la tâche pénible à souhait. « Tu te sens enfin prêt à faire l’échange ? » ai-je demandé. Je portais l’extrémité la plus haute du brancard. Je mesure plus d’un mètre quatre-vingts. Qu’un-Œil fait un bon mètre cinquante, à condition de le jucher sur un gros bouquin. Mais c’est un sale petit merdeux têtu comme une bourrique, incapable d’admettre son erreur. Pour je ne sais quelle raison, il s’était mis en tête que l’extrémité inférieure du brancard serait la plus facile à manier dans un escalier. « Ouais. Je crois. Dès qu’on arrivera au prochain palier. » J’ai souri dans le noir. Ne nous resterait plus qu’une seule volée de marches à descendre. « J’espère que ce foutu Roupille sera à l’heure », ai-je grommelé. Bien qu’âgé d’à peine dix-huit ans, Roupille est un ancien. Enrôlé depuis quatre ans dans la Compagnie, il a connu le feu avec nous à Dejagore. Il fait toujours montre d’un léger manque de ponctualité et d’une certaine immaturité, mais, vérole, il est encore terriblement jeune ! Sa jeunesse en faisait précisément le meilleur cocher susceptible de conduire un fourgon dans Taglios au cœur de la nuit, si l’on ne souhaitait pas attirer l’attention. Taglien vehdna, il passe facilement pour un apprenti. On ne pouvait donc s’attendre à ce qu’il sache ce qu’il faisait. Les apprentis obéissent aux ordres. Leur maître se sent rarement obligé de les leur expliquer. Le môme n’aurait aucune idée de ce qu’il allait faire cette nuit. S’il arrivait à l’heure, il ne devinerait pas avant des années le rôle qu’il aurait joué dans l’affaire. Il était censé s’éloigner avant que le fourgon eût chargé son mystérieux fardeau. Qu’un-Œil le remplacerait dès qu’on aurait chargé Fumée. Si jamais il se retrouvait dans une situation où des explications s’avéraient nécessaires, il raconterait que le corps installé à l’arrière était celui de Gobelin. Personne ne verrait la différence. Nul n’avait revu Fumée depuis quatre ans et on l’avait rarement aperçu en public auparavant. Et Gobelin ne hantait plus les parages depuis un moment, car le Vieux l’avait envoyé en mission quelques semaines plus tôt. Quiconque tomberait sur Qu’un-Œil saurait aussitôt à qui il avait affaire. C’est, de toute la Compagnie, le membre le plus aisément repérable. Son vieux chapeau noir hideux le trahit jusque dans l’obscurité. Il est si atrocement crasseux qu’il en reluit. Je n’exagère que très peu. On croirait Qu’un-Œil, car tout le monde sait à Taglios que ce vilain avorton fraie avec un petit sorcier blanc à face de crapaud du nom de Gobelin. L’os, ce serait de faire oublier la teinte de la peau de Fumée. Qu’un-Œil pouvait toujours jeter un enchantement et lui conférer suffisamment l’apparence de Gobelin pour abuser l’œil taglien. « On » découvrirait ultérieurement que Fumée ne se trouvait plus au palais. Probablement beaucoup plus tard. Par hasard. Lorsque « on » s’engluerait dans l’écheveau des sortilèges de confusion entourant la chambre où Fumée s’était tapi durant des années. Le « on » en question étant la Radisha Drah. Oncle Doj et elle sont les seuls, hormis Toubib, Qu’un-Œil et moi, à savoir que Fumée est toujours en vie, même s’il est à jamais égaré au pays du coma. Il nous est à présent plus utile que lorsqu’il était conscient et sorcier de la cour secrète. Fumée était aussi parfaitement poltron qu’il est possible à l’être humain. Nous avions atteint le palier. Qu’un-Œil, ce jean-foutre, a failli de peu lâcher son extrémité du brancard. Il était pressé de souffler. « Tu me diras quand tu te sentiras prêt, ai-je déclaré. — Pas besoin de jouer les mariolles avec moi, gamin. » Il a marmonné quelques mots dans une langue morte, ce qui était absolument superfétatoire et entièrement pour la galerie. Il aurait obtenu le même résultat en taglien : une sphère scintillante de gaz des marais s’est matérialisée au-dessus de son immonde chapeau. « J’ai dit quelque chose ? — T’as pas besoin de parler, gamin. T’affiches le même sourire idiot qu’un clébard qui bouffe un étron. » Mais il haletait trop pour continuer. « Le vieux croûton est plus lourd qu’il n’en a l’air, tu ne trouves pas ? » C’était vrai. Peut-être parce qu’il n’était plus qu’un gros tas de saindoux, après ces quatre années passées à dormir et à ingurgiter autant de soupes, sauces et autres brouets que je pouvais lui en faire avaler à la louche. Le soigner était un vrai pensum. S’il ne nous était pas aussi utile, je le laisserais volontiers crever. La Compagnie ne déborde pas franchement d’amour pour ce type. Peut-être que je le préfère inconscient, même si nous ne nous sommes jamais personnellement pris le bec. J’ai entendu raconter tant d’histoires épouvantables sur sa couardise que je ne peux guère me répandre en sa faveur. Bon, c’était un chef des pompiers médiocrement efficace lorsqu’il était encore lucide. Le feu est un ennemi que Taglios connaît beaucoup plus intimement que n’importe quel Maître d’Ombres éloigné. S’il n’avait pas été un tel trouillard et n’était pas allé pleurer auprès d’Ombrelongue, il ne serait pas dans ce triste état aujourd’hui. Pour des raisons qui restent obscures à Qu’un-Œil lui-même, l’esprit comateux de Fumée n’est pas très solidement ancré dans sa chair. Établir un lien avec son ka (c’est le nom qu’on lui donne sans doute par ici) est chose aisée. Il répond bien aux instructions. Je peux le contacter, sortir de mon corps, le chevaucher, le conduire pratiquement partout et voir tout ce que j’ai envie de voir ou presque. Raison pour laquelle il nous est tellement précieux. Et qui explique pourquoi il est si crucial de tenir tout ce qui le concerne sous le boisseau. Si nous remportons un jour cette sombre guerre, notre victoire sera largement due au fait que nous savons chevaucher le fantôme. « Je suis prêt à repartir, a déclaré Qu’un-Œil. — Tu te remets rapidement pour un ancêtre. — Continue de branler des mandibules, gamin, et tu n’auras aucune chance de découvrir l’effet que ça fait d’être vieux et d’avoir droit au respect, mais de n’en obtenir aucun de marmots dans ton genre. — Ne te venge pas sur moi parce que tu n’as plus Gobelin sous la main. — Où diable a bien pu passer ce merdaillon estourbi, au fait ? » Je le savais. Ou du moins je croyais le savoir. Je chevauche le fantôme. Qu’un-Œil n’avait nullement besoin d’en être informé, toutefois, de sorte que je ne l’ai pas mis au parfum. « Soulève ce foutu brancard, pine molle. — Je sais seulement que tu vas jouir de l’existence comme un foutu putois, gamin. » Nous avons soulevé le brancard. Fumée a laissé échapper un gargouillis. La salive écumait au coin de sa bouche. « Magne-toi. Je vais devoir lui nettoyer le museau avant qu’il ne s’étouffe dans sa bave. » Qu’un-Œil a ravalé la sienne. Nous avons descendu l’escalier en clopinant. Fumée s’est mis à lâcher des sons étranglés. J’ai ouvert la porte d’un coup de pied et je l’ai franchie sans prendre la peine de jeter un coup d’œil dehors. Nous nous sommes retrouvés dans la rue. « Repose-le, ai-je aboyé. Ensuite couvre-nous pendant que je m’en occupe. » Dieu seul sait qui pouvait nous observer. La nuit taglienne dissimule d’innombrables yeux curieux. Chacun aimerait savoir ce que mijote la Compagnie noire. Nous tenons pour acquis que nous ne connaissons même pas certains d’entre eux. La paranoïa est un mode de vie. Je me suis agenouillé devant le brancard et j’ai fait pivoter la tête de Fumée. Elle s’est affalée comme s’il n’avait pas d’os du cou. Il a encore gargouillé et grondé. « Chut », a fait Qu’un-Œil. J’ai relevé les yeux. Un grand vigile shadar se dirigeait droit sur nous, une lanterne à la main. Une des innovations du Vieux ; ces patrouilles nocturnes de fantassins ont mis en échec les tentatives d’espionnage ennemies. Notre propre inventivité allait à présent se retourner contre nous. Le soldat enturbanné est passé si près que son pantalon gris m’a frôlé. Mais il n’a rien senti. Qu’un-Œil n’est pas passé maître en sorcellerie, mais il peut faire un fameux boulot quand il se concentre. Fumée a refait son bruit. Le Shadar a pilé net et regardé derrière lui. Ses yeux se sont écarquillés. C’était à peu près tout ce qu’on pouvait distinguer de son visage sous son turban et sa barbe épaisse. J’ignore ce qu’il a bien pu voir, mais il s’est touché le front des doigts et leur a fait décrire un rapide demi-cercle au-dessus de sa tête, geste de protection contre le mal, commun à tous les gens de Taglios. Il s’est éloigné à vive allure. « Qu’est-ce que tu as fait ? ai-je demandé. — T’occupe, m’a répondu Qu’un-Œil. Chargeons-le. » Le fourgon nous attendait précisément là où Roupille était censé le laisser. « Il va raconter son histoire et rappliquer dans quelques minutes avec toute sa foutue famille. » Les vigiles sont équipés de sifflets. Notre homme s’est brusquement souvenu du sien et s’est mis à souffler dedans au moment où Qu’un-Œil soulevait son bout du brancard. Quelques secondes plus tard, un autre sifflet lui donnait la réplique. « Il va continuer à faire ce tintouin ? a demandé Qu’un-Œil. — Je vais le coucher sur le flanc. La morve devrait se retirer. Mais c’est censément toi le guérisseur. S’il nous chope une pneumonie, tu ferais bien de te mettre tout de suite au boulot. — Dis à ta vieille mémé d’aller se gober un œuf, gamin. Contente-toi de fourrer ce petit cloporte dans le fourgon puis retourne planquer ta graisse derrière cette porte. — Merde ! Je crois que j’ai oublié de la laisser entrebâillée. — Je te traiterais bien de pauvre taré, mais tu n’arrêtes pas de me reprocher d’enfoncer des portes ouvertes. Oungh ! » Il a balancé son extrémité du brancard dans le fourgon. Ce brave vieux Roupille s’était rappelé d’abaisser le hayon comme on le lui avait demandé. « Je m’en suis souvenu pour toi. — Tu es sorti le dernier, de toute façon ! » Vérole, si seulement Gobelin pouvait revenir et Qu’un-Œil recommencer à traîner avec lui, qu’est-ce que je jubilerais ! J’ai poussé de mon côté sur le brancard pour l’enfourner dans le fourgon. Qu’un-Œil grimpait déjà sur le siège du cocher. « Oublie pas de relever le hayon. » J’ai fait pivoter les épaules de Fumée pour que sa bouche s’assèche, relevé le hayon et laissé retomber les chevilles de chêne dans leur fente. « Tu jetteras un coup d’œil sur lui dès que tu seras hors de danger. — Ferme-la et dégage. » Des sifflets glapissaient tout autour de nous. À croire que tous les vigiles de faction allaient nous tomber sur le poil. Leur intérêt risquait d’éveiller celui des autres. J’ai couru jusqu’à la poterne. Derrière moi, des jantes métalliques ferraillaient sur le pavé. Qu’un-Œil allait jouir d’une bonne occasion de tester l’efficacité de notre stratagème. 3 Le trajet est long de cette poterne au taudis que j’appelle mon foyer. J’ai fait halte en chemin dans la cellule de Toubib pour lui rapporter ce qui s’était passé pendant que nous sortions Fumée de la maison. « Tu n’as rien vu à part le Shadar ? m’a-t-il demandé. — Non. Mais le vacarme va attirer l’attention. S’ils apprennent que Qu’un-Œil était dans le coup, les gens qui s’intéressent à nous se mettront à fouiner. Ils acquerront vite la certitude que quelque chose se trafique, même si Qu’un-Œil réussit à fourguer son histoire aux vigiles. » Toubib a poussé un grognement. Il a fixé les papiers qu’il essayait de lire. Il était mort de fatigue. « On n’y peut plus rien maintenant. Va te reposer. On prend la route dans un jour ou deux. — Hein ? » Je n’avais pas spécialement envie de voyager, surtout en hiver. « Je n’y tiens pas tellement. — Eh, je suis plus vieux et plus gros que toi. — Mais tu as un but, toi. Madame y sera. » Il a de nouveau grogné sans grand enthousiasme. Encore un peu et on aurait pu se poser des questions sur son attachement réel à cette femme. Depuis l’histoire avec Lame… Pas mes oignons. « Bonne nuit, Murgen. — Ouais. Pareil pour toi, chef. » S’il n’avait pas envie de se montrer courtois, grand bien lui fasse. J’ai regagné mon appartement, même si rien ne m’y attendait qu’un lit où je ne trouverais pas le repos. Depuis que Sarie n’était plus, c’était le pays de la désolation. J’ai refermé la porte dans mon dos, regardé autour de moi comme si elle allait me sauter au cou en riant et m’annoncer que ce n’était qu’une mauvaise farce. Mais la farce était loin d’être terminée. Mère Gota n’avait pas encore fini de nettoyer la pagaille laissée par le raid des Étrangleurs. Et, en dépit de son despotisme, elle n’avait pas touché au recoin où je travaillais à trier les débris calcinés de plusieurs annales. J’avais dû m’absorber dans mes pensées. Je me suis soudain rendu compte que je n’étais pas seul. J’ai dégainé un poignard en un éclair. Je ne risquais strictement rien. Les trois personnes qui me fixaient appartenaient à ma famille. Il s’agissait de mes beaux-parents : Thai Dei, le frère de Sarie, avec son bras en écharpe, oncle Doj et mère Gota. Des trois, seule la vieille femme était réellement loquace. Et je n’avais nulle envie d’entendre ce qu’elle avait à dire. Elle trouvait toujours le mauvais côté des choses et pouvait s’en lamenter jusqu’à la fin des temps. « Qu’est-ce qu’il y a ? ai-je demandé. — Tu as encore dérivé, a contre-attaqué oncle Doj. » Il avait l’air perturbé. « Où es-tu allé ? À Dejagore ? — Non. Sincèrement non. Ça ne m’est pas arrivé depuis un bon moment. » Tous trois ont continué à me fixer comme si j’avais la morve au nez. « Quoi ? — Tu as quelque chose de changé, a fait remarquer l’oncle Doj. — Merde. Y a comme intérêt. J’ai perdu une épouse qui comptait plus pour moi que… » J’ai refermé mon clapet et réprimé ma fureur. Je me suis tourné vers la porte. Mauvaise pioche. Fumée était dans un fourgon qui fonçait vers le sud. Ils continuaient de me dévisager. Ça se passait ainsi chaque fois que je rentrais après être sorti sans Thai Dei. Ils détestaient me perdre de vue. La conscience de ce fait – et leurs regards fixes – me donnait un glaçant petit aperçu des sentiments qu’éprouvait Toubib chaque fois qu’il regardait un Nyueng Bao. En partant, Sarie avait laissé un vide plus béant que celui qui m’avait percé le cœur. Elle avait été l’âme qui faisait fonctionner cet étrange et hétéroclite ramassis d’individus. « Souhaites-tu emprunter la Voie de l’Épée ? » m’a demandé l’oncle Doj. La Voie de l’Épée, ce corps d’exercices ritualisés, associés à son style de combat à la rapière tenue à deux mains, pouvait se révéler aussi reposante et anesthésiante que de chevaucher le fantôme. Bien qu’oncle Doj me l’enseignât depuis que je faisais partie de la famille, il m’était encore malaisé de me plonger dans les transes exigées par la Voie. « Pas maintenant. Pas ce soir. Je suis fatigué. Tous les muscles me font mal. » Autre raison de regretter Sarie. Cet ange aux yeux verts était experte en l’art de dissiper par le massage les tensions accumulées pendant la journée. Nous nous exprimions en nyueng bao, langue que je maîtrise passablement. « Qu’est-ce que tu fabriques ? me demandait maintenant mère Gota dans son abominable taglien. Tu te caches des tiens ? » Elle refuse absolument de se persuader qu’elle ne parle pas cette langue comme un indigène. « Je vais travailler. » J’aurais gardé Fumée pour moi sans la paranoïa du Vieux. Bon sang, je prends déjà un risque énorme en le mentionnant dans ces pages, même si je les griffonne dans une langue que pratiquement plus personne ne parle, encore moins ne lit. Volesprit rôde quelque part au-dehors. Les précautions que nous avons prises pour l’empêcher de découvrir Fumée sont plus élaborées que celles qui tiennent la Radisha et le Maître d’Ombres à distance. Volesprit se trouvait encore au palais il n’y a pas si longtemps. Elle a dérobé les annales que Fumée avait cachées, juste avant le désastre qui s’est abattu sur lui. Je reste persuadé qu’elle n’aura pas remarqué sa présence. Le réseau de sortilèges de confusion qui l’entoure est censément extrêmement subtil à sa frange, de sorte que même un acteur aussi puissant que Volesprit ne décèlerait pas la mystification, à moins de s’être concentré au préalable sur la recherche d’un tel artifice. « Je viens de parler au capitaine, leur ai-je annoncé. Il m’a appris que l’état-major partirait demain ou après-demain. Vous êtes toujours décidés à venir ? » Oncle Doj a opiné. Il n’avait pas l’air ému outre mesure lorsqu’il a ajouté : « Nous aussi, nous avons une dette à régler. » Le peu de biens matériels qu’ils possédaient à eux trois était déjà empaqueté et entassé devant l’entrée. Ils se préparaient depuis des jours au départ. Moi seul avais besoin de me consacrer aux ultimes préparatifs. J’avais menti au capitaine en me prétendant prêt. « Je vais me coucher, maintenant. Ne me réveillez sous aucun prétexte, sauf pour la fin du monde. » 4 Le sommeil n’est pas une échappatoire à la douleur. On rêve toujours en dormant. Dans mon sommeil, j’ai visité des lieux autrement épouvantables que ceux que j’ai traversés à l’état de veille. Dans mes rêves, je suis retourné à Dejagore, à la mort et à la maladie, au meurtre, au cannibalisme et aux ténèbres. Dans mes rêves, Sarie vit encore, en dépit de l’horreur du territoire qu’elle arpente. Cette nuit-là, mes rêves ne m’ont pas rendu ce miracle qu’est la compagnie de Sarie. Je ne me souviens que d’un seul. Il s’est d’abord présenté sous la forme d’une ombre, d’un maléfice englobant toute chose de sa cruauté maligne, comme si j’avais plongé dans l’âme d’une araignée prenant plaisir à tourmenter ses proies. Le maléfice ne m’a pas prêté attention. Je l’ai traversé de part en part. Puis le rêve s’est déchiré, arraché, tordu ; il a pris vie, mais une vie entièrement constituée de noir, de blanc et de gris. Je me trouvais dans un lieu de mort et de désespérance. Le ciel était plombé. Des cadavres pourrissaient tout autour de moi. La puanteur était assez fétide pour refouler les vautours. La végétation maladive était enduite de ce qui ressemblait à une épaisse bave de sauterelle. Seule se mouvait une nuée lointaine de corbeaux narquois. Malgré toute mon horreur et ma répulsion, je me suis rendu compte que la scène m’était familière. Je me suis efforcé de me raccrocher à cette idée, d’étayer mon chancelant équilibre mental en me creusant les méninges, en tentant vainement de comprendre comment je pouvais connaître un site où je n’avais jamais mis les pieds. J’ai traversé, trébuchant et titubant, une vaste plaine d’ossements. Des pyramides de crânes me tenaient lieu de bornes kilométriques. Mon pied a ripé sur un crâne de nourrisson, qui a basculé et s’est retourné avec un craquement. Je suis tombé. Et retombé. Puis je me suis retrouvé ailleurs. Je suis ici. Je suis le rêve. Je suis le chemin vers la vie. Sarie était là. Elle m’a souri puis a disparu subitement, mais je me suis cramponné à ce sourire comme à la seule planche de salut me permettant de tenir la tête hors de l’eau dans cette mer d’insanité. J’étais ailleurs, donc : un monde de cavernes mordorées devant l’entrée desquelles étaient assis des vieillards figés dans le temps, incapables de bouger ne fût-ce qu’un cil. Leur folie déchirait l’air ambiant comme un million de rasoirs s’entrechoquant. Certains étaient couverts de résilles de glace scintillantes, comme si un million de vers à soie féeriques avaient tissé autour d’eux leur cocon de délicats fils d’eau gelée. Une forêt enchantée de glaçons pendait au plafond de la caverne. J’ai tenté de dépasser précipitamment les vieillards, d’échapper à cet univers mortifère. Je courais comme dans un rêve, lentement, sans jamais arriver nulle part. Puis mon horreur s’est encore accrue quand j’ai compris que je connaissais certains de ces vieillards déments. J’ai couru encore plus fort, et je me suis jeté la tête la première dans le mur de mélasse solide d’un rire maléfique doué d’une âme. J’ai balancé un coup féroce à la personne qui me secouait et plongé la main sous mon oreiller pour chercher la dague que je cachais dessous. Une puissante manchette s’est abattue sur mon poignet dès qu’il est apparu à la lumière. « Murgen ! » a aboyé une voix ferme. J’ai accommodé. Oncle Doj se dressait devant moi. Il avait le visage grave et semblait ébranlé. Thai Dei était planté au pied de mon lit, de façon à pouvoir me ceinturer par-derrière si je me jetais sur l’oncle. Mère Gota se tenait près de la porte, très agitée. « Tu hurlais dans une langue qu’aucun de nous ne connaît, a déclaré l’oncle Doj. À notre arrivée, nous t’avons trouvé en train de te battre contre les ténèbres. — Je faisais un cauchemar. — Je sais. — Hein ? — Ça crevait les yeux. — Sarie était là. » L’espace d’une seconde, mère Gota a revêtu un masque de rage sans mélange. Elle a marmotté quelques mots, trop vite pour que je puisse tout comprendre, mais j’ai réussi à saisir le nom de Hong Tray et le mot « sorcière ». La grand-mère de Sahra, Hong Tray, décédée depuis belle lurette, était l’unique raison qui avait poussé sa famille à tolérer notre liaison : Hong Tray l’avait bénie. Ky Dom, le grand-père de Sahra, mort lui aussi, prétendait que son épouse était douée de seconde vue. Peut-être. J’avais été témoin de ses prophéties pendant le siège de Dejagore. La plupart, toutefois, s’étaient révélées passablement floues et sibyllines. À une certaine occasion, j’avais également entendu présenter Sarie sous les traits d’une sorcière. « C’est quoi, cette puanteur ? » ai-je demandé. Les tremblements m’avaient quitté. Déjà je ne me souvenais plus des détails de mon cauchemar qu’en faisant un effort délibéré de mémoire. « Y a un rat crevé là-dedans ? » Oncle Doj a froncé les sourcils. « Il s’agissait d’un de tes voyages dans le temps ? — Non. Ça ressemblait plutôt à un aller en enfer. — Souhaites-tu emprunter la Voie de l’Épée ? » La Voie était sa religion, semblait-il parfois. Sa seule raison d’être. « Pas dans l’immédiat. Je veux coucher tout cela par écrit pendant que je m’en souviens encore. Ce pourrait être important. Certains détails m’ont paru familiers. » Je me suis relevé du lit d’un bond, conscient qu’on me scrutait encore attentivement. Ça m’arrivait fréquemment, depuis que Sarie n’était plus là. Le moment n’était pas encore venu d’en faire tout un plat. Je me suis rendu dans mon coin de travail, me suis installé et mis au boulot. Oncle Doj et Thai Dei ont empoigné leur épée d’exercice en bois et commencé à s’échauffer à l’autre bout de la pièce. Mère Gota continuait de parler toute seule en faisant le ménage. Tant qu’elle était dans cette humeur, je lui permettais même de m’aider avec mon bazar en lui faisant des suggestions du coin de la bouche, juste ce qu’il fallait pour la maintenir en ébullition. 5 Le grand rectangle sombre et effrangé fendait l’air lentement, tanguant de façon erratique sous l’haleine glacée du vent. Un glapissement de douleur a soudain jailli, couvrant les plaintes de la brise. À deux reprises, le tapis élimé avait tenté de se poser au sommet de la tour où l’attendait le Maître d’Ombres. À deux reprises, le vent l’avait menacé d’un désastre. Le pilote du tapis a hurlé derechef, puis il est descendu d’une cinquantaine de pieds vers une zone d’atterrissage plus large et plus sûre, au faîte de l’épais mur d’enceinte de Belvédère. Le Maître d’Ombres a injurié le vent. La chiche lumière hivernale était presque aussi avare que la nuit. Ici et là, des ombres prenaient vie dans les coins les plus imprévisibles. En dépit de tout son génie et de tout son travail, il ne pouvait éliminer tous les recoins où elles risquaient de rôder. Dans un monde idéal, tel qu’il se l’imaginait, il pourrait arrêter le soleil exactement à l’aplomb de la forteresse, où l’astre arracherait le cœur même de la nuit et exterminerait les horreurs qui y rampaient. Ombrelongue n’est pas descendu à la rencontre du Hurleur, son sbire. Il laisserait venir à lui le petit éclopé difforme. Il feignait d’être son égal durant la conversation, mais rien n’était plus faux. Le jour viendrait où il lui faudrait liquider le Hurleur. Mais pas avant très longtemps. Il fallait d’abord enterrer ces foutus nuisibles de la Compagnie noire. Il fallait châtier Taglios par le feu et par l’ombre. Ses princes et ses prêtres méritaient d’être supprimés. Senjak serait prise et on lui extorquerait tous ses noirs secrets avant de la détruire, totalement et à jamais. Sa folle et inconstante sœur Volesprit serait traquée et assassinée, puis on livrerait son cadavre en pâture à des molosses. Ombrelongue a gloussé. Il avait exprimé pratiquement toutes ces idées à haute voix. Seul, il ne craignait pas de les extérioriser. La liste de ceux dont il devait se débarrasser s’allongeait de jour en jour. Deux autres noms venaient justement de s’y ajouter. Les deux premiers visages qui ont émergé de l’escalier étaient ceux de l’Étrangleur Narayan Singh et de l’enfant que ses Félons appelaient la Fille de la Nuit. Ombrelongue a fugacement croisé son regard. Il a détourné les yeux pour contempler la désolation au nord de Belvédère. Quelques incendies brûlaient encore dans les décombres. L’enfant avait à peine quatre ans, mais ses yeux étaient des fenêtres donnant sur le cœur même des ténèbres. À croire que Kina, sa monstrueuse déesse, se tenait assise derrière ces pupilles creuses. Elle était presque aussi terrifiante que ces lambeaux vivants de ténèbres qui, parce qu’il pouvait les commander, lui valaient le titre de Maître d’Ombres. Seul son organisme appartenait à un enfant. L’entité qui l’habitait était de plusieurs éons plus vieille et ténébreuse que l’immonde nabot squelettique qui lui servait de duègne. Narayan Singh n’avait rien à dire. Il s’est arrêté au bord du parapet, frissonnant au vent glacé. L’enfant l’y a rejoint. Elle n’a rien dit non plus, mais n’a prêté aucune attention à la cité en ruine. Toute sa vigilance était concentrée sur Ombrelongue. L’espace d’un battement de cœur, ce dernier a craint qu’elle ne lût ses pensées. Il a dirigé sa longue silhouette osseuse vers l’escalier, un peu inquiet que le Hurleur le laisse si longtemps seul avec ces êtres bizarres. Ce n’est pas sans stupéfaction qu’il a vu le général nar Mogaba, son commandant en chef, gravir les marches derrière la petite sorcière et engager avec elle une conversation énergique en une langue qui ne lui était pas familière. « Alors ? » Le Hurleur flottait entre ciel et terre, comme ça lui arrivait fréquemment lorsqu’il ne pilotait pas son tapis. Il a pivoté sur lui-même. « La même histoire d’ici à la plaine de Charandaprash, tout comme d’ailleurs à l’est et à l’ouest. Le séisme n’a épargné personne. Toutefois, les dommages s’amenuisent à mesure qu’on remonte vers le nord. » Ombrelongue s’est immédiatement retourné pour fixer le Sud. La plaine paraissait scintiller, jusque dans cette obscurité hivernale en constante progression. Elle semblait même se moquer de lui à présent, et, l’espace d’un instant, il a regretté l’impulsion qui, tant d’années plus tôt, l’avait incité à la défier. Il avait acquis toute la puissance dont il rêvait à l’époque… et n’avait pas connu une seconde de répit depuis. Par sa seule existence, la plaine qui s’étendait au-delà de la Porte d’Ombre le narguait. Source de son pouvoir, elle était également son fléau. Rien, à première vue, ne semblait indiquer que le séisme eût infligé le moindre dégât en ces lieux. La Porte, à son avis, devait être à l’épreuve de tous les cataclysmes. Une seule clé permettait d’ouvrir le passage à ce qui se trouvait derrière. Il s’est retourné vers l’enfant et a constaté qu’elle souriait : une dent blanche pointait, pareille au croc d’un vampire miniature. Elle produisait un effet horrible, combinaison des plus terrifiants aspects de ses deux génitrices. Le Hurleur a glapi et s’est arrêté à mi-chemin : « La catastrophe ne nous laisse plus qu’un seul choix : reporter les travaux de l’Empire jusqu’à ce que la populace soit de nouveau à même de les supporter. » Ombrelongue a porté à son visage une longue main osseuse pour rajuster le morion qu’il arborait en société. « Qu’est-ce que tu viens de dire ? » Sans doute avait-il mal entendu. « Contemple ta ville qui s’étend sous tes yeux, mon ami. Cette ville n’existe que pour édifier cette forteresse, l’élever toujours plus haut et la consolider. Mais ceux qui l’habitent doivent manger s’ils veulent avoir la force de travailler. Ils doivent pouvoir s’abriter des intempéries, sinon ils s’affaibliront et périront. Ils doivent pouvoir bénéficier d’assez de chaleur et d’eau pour ne pas mourir de dysenterie. — Je ne les dorlote pas. Leur seul but dans la vie est de me servir. — Ce dont ils seront incapables une fois morts, a fait observer le général noir. Les dieux nous ont pris en grippe récemment. Ce séisme nous a fait plus de tort que toutes les armées de Taglios depuis le début de la guerre. » C’était amplement exagéré, Ombrelongue ne l’ignorait pas. Ses trois pairs Maîtres d’Ombres étaient morts. Leurs grandes armées avaient péri en même temps. Mais il a compris le message. La situation était grave. « C’est pour me dire ça que tu es venu jusqu’ici ? » Il était présomptueux, de la part du général, de se rendre à Belvédère sans y avoir été convoqué. Mais Ombrelongue le lui pardonnait. Il nourrissait une certaine faiblesse pour Mogaba, qui lui rappelait beaucoup ce qu’il avait été plus jeune, et faisait preuve d’indulgence envers le Nar, lui autorisant bien plus d’écarts qu’à ses autres capitaines. « Je suis venu vous demander encore une fois de réfléchir aux ordres que vous m’avez donnés et qui me contraignent à l’immobilité à Charandaprash. Après cette catastrophe, j’ai plus que jamais besoin, pour gagner du temps, de davantage de souplesse. » C’était un très vieil argument. Ombrelongue était las de l’entendre. « Si tu ne sais pas te plier aux ordres, général, sans douter de tout le monde et me tarabuster sans cesse, je te trouverai un remplaçant plus docile. Le nom de Lame, par exemple, me vient à l’esprit. Il a fait des merveilles pour nous. » Mogaba a incliné la tête sans répondre. Il n’a pas fait observer, notamment, que les succès remportés par Lame découlaient précisément de la liberté d’action et de mouvement qui lui était octroyée et que lui, Mogaba, réclamait à grands cris depuis bientôt deux ans. L’éclat d’Ombrelongue n’avait rien d’inattendu. Mais Mogaba s’était senti obligé de prendre ce risque pour le salut de ses soldats. L’Étrangleur Singh s’est avancé d’un pas vers le Maître d’Ombres. Son odeur le précédait. Ombrelongue a reculé, offusqué. « Ils viennent sur nous. Le doute n’est plus permis », a fait le petit bonhomme. Ombrelongue refusait d’y croire : ça ne pouvait être vrai. « L’hiver vient à peine de commencer. » Mais lorsqu’il a jeté un coup d’œil au Hurleur, le petit sorcier estropié a hoché sa tête recouverte d’un haillon. Il a étouffé un glapissement dans l’œuf. « C’est vrai. Partout où je pose les yeux, les troupes tagliennes se déploient. Aucune n’est bien redoutable, mais elles grouillent partout, remontant toutes les routes concevables. La tentative de Singh pour assassiner leurs dirigeants semble avoir précipité le mouvement. » La tentative avortée de Singh, a songé Ombrelongue à part soi. Ses propres ressources en matière d’espionnage étaient désormais assez réduites, mais elles avaient au moins pu lui fournir ces renseignements. L’alliance avec les Étrangleurs restait très impopulaire et de ce fait passablement précaire. Les Félons n’étaient guère mieux aimés dans la Terre des Ombres que sur les territoires tagliens. Mogaba a déplacé les pieds mais gardé pour lui la remarque, trop empressée de franchir la barrière de ses dents, qu’il s’apprêtait à faire. Ombrelongue en connaissait d’ores et déjà la teneur : le général souhaitait qu’on l’autorisât à frapper les Tagliens avant qu’ils ne pussent se rassembler pour former une vaste armée dans la plaine de Charandaprash. « Hurleur. Trouve Lame. Dis-lui de se charger d’autant de ces petites troupes qu’il en sera capable. Général… — Monsieur ? » Mogaba devait prendre sur lui pour contraindre sa voix à rester neutre. « Tu peux dépêcher une partie de ta cavalerie dans le Nord pour harceler l’ennemi. Mais seulement une partie et uniquement la cavalerie. Si je m’aperçois que tu as interprété mes paroles et imaginé que je te lâchais sur eux, cela pourrait fort bien t’arriver effectivement. Mais de l’autre côté de la Porte d’Ombre. » Voilà bien longtemps qu’il n’avait ainsi envoyé quelqu’un à une mort cruelle pour assister à son agonie. Il n’avait tout bonnement plus de temps à lui. Ni ne pouvait d’ailleurs ouvrir la Porte ces jours-ci. Pas sans la Lance. La seule autre clé avait été dérobée longtemps auparavant par un de ses collègues décédés. Il ne possédait pas le pouvoir nécromancien de rappeler leurs ombres et d’obliger ces scélérats à révéler l’emplacement où avait été enterré l’objet. « Me suis-je bien fait comprendre ? — Absolument. » Mogaba s’est légèrement redressé. Certes, la concession était maigre, mais c’était déjà quelque chose. Toutefois, le terrain au nord de Charandaprash ne convenait guère aux manœuvres de cavalerie, de sorte qu’il devrait l’utiliser comme une infanterie montée. Mais ça n’en restait pas moins une ouverture. Ombrelongue a jeté un regard torve sur l’enfant, qui ne s’exprimait presque jamais, et a surpris dans ses yeux une lueur de parfait mépris, qui s’est effacée au moment même où il détournait les yeux et a si vite disparu qu’elle aurait pu ne traduire qu’un simple tour de son imagination. Le Maître d’Ombres a laissé son regard balayer la plaine de pierre scintillante. Jadis, il avait éprouvé le besoin lancinant de la connaître. Aujourd’hui, s’il se contentait de la haïr et de souhaiter sa disparition, il en avait toujours besoin. Sans elle, il se sentait faible et débile, incapable de se mesurer au Hurleur, à cette Volesprit dont la folie et l’hostilité étaient totalement imprévisibles, et à leurs pareils. Volesprit lui faisait l’effet d’une pure engeance du chaos. « Où se trouve celle qu’on nomme Volesprit ? a-t-il demandé. N’a-t-elle donné aucun signe de sa présence ? » Le Hurleur, qui avait reçu un rapport d’un Tisse-Ombre skrinsa dont le cercle dirigeait une colonie de chauves-souris espionnes, a délibérément menti : « Aucun. Pourtant, il s’est produit quelque chose d’étrange à Taglios, à peu près à l’époque où les frères du jamadar Singh se sont infiltrés dans le palais. Il s’agissait peut-être d’elle. » Un glapissement deux fois plus long et puissant que la normale a échappé au petit sorcier. Il s’est mis à trembler, à frissonner et à cracher. L’enfant elle-même a reculé d’un pas. Nul ne lui a offert son aide. 6 Quatre jours se sont encore écoulés avant que Toubib ne se sentît prêt à quitter Taglios. Il passait le plus clair de son temps à discuter avec la Radisha. En séances privées. Je n’étais pas autorisé à y assister. Le peu que m’en a appris ultérieurement Cordy Mather suggérait qu’ils s’étaient copieusement pris le bec. Et Cordy n’en avait pas entendu le dixième. Je n’avais pas l’impression qu’il fût particulièrement ravi du rôle qui lui était imparti. La Radisha avait de plus en plus tendance à le traiter comme certains hommes de pouvoir leurs maîtresses. Il est censé commander la Garde royale et y fait du sacrément bon boulot, mais plus il trombine la Femme, plus elle a l’air de le prendre pour un simple jouet sexuel, auquel on ne peut en aucune manière se fier. S’il n’en avait pas éprouvé un certain ressentiment, il n’aurait jamais fait allusion à cette querelle. « Toujours la même vieille histoire ? ai-je demandé. Les frais ? » Au fil des ans, Toubib et la Radisha avaient dû acheter des millions de flèches, des centaines de milliers d’épieux et de javelots, des dizaines de milliers de lances, de selles et de sabres. Le Vieux remplissait des entrepôts d’épées et de boucliers. Achetait des pièces d’artillerie mobile assorties de caisses de munitions. Accumulait chevaux de trait, mules et équipages de bœufs par milliers. Possédait des éléphants de guerre et des éléphants de labeur. Assez de billes de bois pour ériger de nouvelles villes. Un millier de boîtes contenant des cerfs-volants assez grands pour soulever un homme de terre… « Toujours la même », a admis Mather. Il a tiré férocement sur sa tignasse brune broussailleuse. « Il s’attend visiblement à ce qu’elle tourne mal. — Quoi donc ? — L’offensive hivernale. C’est sur cette question que portait le litige. Commencer ou non à accumuler du matériel de remplacement, au cas où ça tournerait au vinaigre. — Hum. » Ça ressemblait bien au Vieux. Il ne faisait jamais assez de préparatifs. Ce qui explique probablement pourquoi, au fur et à mesure que s’amenuisait sa passion pour la riposte à donner au raid de l’Étrangleur, il semblait de moins en moins enclin à mettre tous ses œufs dans ce panier. Mais, connaissant Toubib, ces arguments pouvaient tout aussi bien constituer une diversion. Il s’efforçait peut-être tout simplement d’effrayer la Radisha, de l’inciter à ne tenter aucun coup fourré d’ordre politique pendant notre absence. « Il a frôlé la ligne rouge. — Comment ça ? — Passé un certain point, la Femme refuse de discuter. — Oh. » Il en avait assez dit. J’avais compris. Si le Vieux s’aventurait plus avant, il lui faudrait alors exercer ses pouvoirs de seigneur de la guerre et placer la princesse en état d’arrestation. Et cette mesure risquait de réveiller un nœud de vipères. « Il en serait capable », ai-je répondu à Mather. Je pressentais toutefois que le dernier mot reviendrait à la Femme. « Mais pas pour une question de matériel militaire. Je n’en ai pas l’impression du moins. Mais si le Prahbrindrah Drah et la Radisha ne tenaient pas leur promesse d’aider la Compagnie à rentrer au Khatovar, alors là… le capitaine pourrait bien se montrer désagréable. » Ramener la Compagnie à ses origines, le mythique Khatovar, était la principale lubie de Toubib depuis près d’une décennie. Parfois, lorsqu’on le pressait un tant soit peu, une détermination voisine du fanatisme semblait bouillir derrière la sempiternelle théorie de masques qu’il présentait au monde. J’espérais que Cordy transmettrait le message à sa partenaire de lit. En outre, je fouaillais comme qui dirait une fourmilière avec un bâton pour voir si, dans sa sombre humeur présente, il ne consentirait pas à dévoiler le fond de la pensée royale relativement à notre quête. Ce n’était pas un sujet dont le prince et sa sœur débattaient volontiers, notamment parce que, depuis que le Prahbrindrah Drah s’était entiché de la vie quotidienne en campagne, il ne voyait plus beaucoup sa sœur. Chevaucher le fantôme ne m’avait rien appris. Mais, à sa façon, Fumée était en soi une preuve. Ce qui l’avait incité à déserter le camp du Maître d’Ombres et à se fourrer ce faisant dans une situation où il risquait d’être laminé, c’était précisément sa volonté résolue, mâtinée de terreur, d’éloigner le plus possible la Compagnie du Khatovar. Comme le fait remarquer Madame dans sa contribution à ces annales, les maîtres de Taglios, tant religieux que laïcs, ne nous portent guère plus d’amour qu’aux Maîtres d’Ombres. Mais nous nous étions montrés plus doux. Et si jamais nous quittions prématurément la scène, ils n’auraient que bien peu de temps pour pleurer notre trépas. Ombrelongue, lui, n’a que faire des prêtres. Il les extermine dès qu’il en rencontre. Raison pour laquelle, sans doute, Lame avait déserté pour épouser sa cause. Le vieil ami de Mather a contracté la plus pernicieuse haine de la calotte qu’il m’ait été donné de voir. « Que penses-tu de Lame ? » ai-je demandé à Mather. La question l’empêcherait de réfléchir trop longuement à mes plans. « Je n’y comprends toujours rien. Ça n’a aucun sens. Il les a pris sur le fait ? — Je ne crois pas. » Je savais. J’avais marché avec le fantôme. Fumée peut me conduire pratiquement n’importe où. Jusque dans le passé et au moment précis, ou presque, où le démon a jailli en lui et l’a contraint à se tapir dans les recoins les plus sombres et reculés de son esprit. Mais, même après avoir usé de Fumée pour assister à la furieuse algarade opposant, sous l’empire de l’alcool, Lame au Vieux, algarade dont l’enjeu n’était autre que l’intérêt trop flagrant dont témoignait le premier pour Madame, je ne comprends toujours pas. « Mais je vais te dire une bonne chose… Dans la mesure où le prince, Lame, Saule Cygne et pratiquement tous les lascars de la ville bavent chaque fois que Madame passe à proximité, je ne peux guère lui reprocher d’avoir finalement pété les plombs. — Ceux qui reluquaient ton épouse de la même façon n’étaient guère moins nombreux. C’était probablement la plus belle femme qu’ils avaient vue de leur vie. Et tu n’as jamais pété les plombs. — Je prends ça pour un compliment, Cordy. Merci. Pour nous deux, Sarie et moi. Si tu veux m’entendre, il ne s’agissait pas que de Madame. À mon avis, le Vieux croyait Lame infiltré dans nos rangs. — Hein ? — Ouais. Mais, pour cela, il faut connaître son passé. » Cordy est né à l’autre bout du monde, celui d’où je viens. Il connaît la chanson. « Il a trafiqué pendant des années avec les Dix qui ont été Asservis. Ces monstres ourdissaient des intrigues déployées sur des décennies. — Et certains sont encore de ce monde. Pourquoi Lame en particulier ? — Parce qu’on ne sait rien de lui. À part que tu l’as tiré hors d’une fosse aux crocodiles. Ou de quelque chose du même tonneau. — Tu n’en sais pas plus long sur Cygne et moi. — Non. » Je me suis bien gardé de lui raconter que mes frères de la Compagnie, Otto et Hagop, avaient refait en arrière tout le trajet jusqu’à l’Empire et, en passant, fouillé dans le passé des déserteurs de l’armée que sont Cordy Mather et Saule Cygne. Ça n’a guère eu le don de le mettre à l’aise. Tant pis. Il n’est jamais mauvais de permettre à sa parano de tarabuster autrui assez méchamment pour qu’il se tienne à carreau. J’ai jeté un coup d’œil vers Thai Dei. Il est toujours présent. Mais je ne perds jamais de vue ce détail : il peut bien être mon beau-frère et garde du corps, m’être reconnaissant d’avoir sauvé la vie de quelques-uns de ses parents, et il n’est pas moins vrai que je l’aime bien, mais, en sa présence, je n’aborde jamais aucun sujet crucial en taglien ou en nyueng bao, sauf si je n’ai pas le choix. La parano du Vieux devait déteindre sur moi. Peut-être parce que Thai Dei, oncle Doj et mère Gota semblaient parfois prendre avec une relative froideur le décès de Sahra. Ils se conduisaient comme si la mort de To Tan, le fils de Thai Dei, avait mille fois plus d’importance… Ils avaient tout d’abord choisi de rester avec moi, de participer à la marche vers le sud pour exercer des représailles, mais leur détermination avait l’air désormais de faiblir. Le souvenir de Sarie est chose sacrée à mes yeux et j’y consacre chaque jour de longs moments. Mais songer à Sarie ne me fait guère de bien. Dès que ça m’arrive, je crève d’envie de courir chercher Fumée. Et Fumée n’est plus à ma disposition. Qu’un-Œil l’a embarqué loin de la ville et, même si le petit sorcier n’est guère enclin à la précipitation, le fantôme s’éloigne davantage à chaque seconde qui passe. 7 Toubib a fait passer le mot qu’il souhaitait me voir. Je me suis rendu dans son clapier et je m’apprêtais à frapper quand j’ai entendu des voix. Je me suis interrompu et j’ai regardé Thai Dei. Il n’est ni grand ni beau et présente toujours un masque si impassible qu’on ne sait jamais exactement ce qu’il pense. Pour l’instant, cependant, il ne donnait pas l’impression d’avoir surpris des paroles qu’il n’aurait pas dû entendre. Il restait tout bonnement planté là, à gratter les attelles de son bras cassé. Puis de rauques éclats de voix se sont fait entendre, rappelant des croassements de corbeaux. J’ai tambouriné à la porte. Le vacarme s’est tu aussitôt. « Entrez. » Je me suis exécuté, juste à temps pour voir un énorme corbeau s’envoler à tire-d’aile par l’unique petit vasistas de la cellule de Toubib. Son jumeau était perché sur un portemanteau donnant l’impression d’avoir été récupéré dans le caniveau. Toubib ne prête qu’un faible intérêt aux objets. « Tu voulais me voir ? — Ouais. Deux ou trois choses. » Il s’exprimait en forsbergien depuis le début. Thai Dei ne le parle pas, mais Cordy Mather le comprendrait s’il écoutait. Et les corbeaux également. « J’ai décidé que nous partirions avant le lever du soleil. Quelques grands prêtres commencent à croire que je ne les massacrerais pas comme Madame, de sorte qu’ils essaient çà et là de pousser le bouchon, histoire de tâter l’eau. Il me semble que nous ferions mieux de lever le camp avant que je ne me retrouve troussé comme un poulet. » Ça ne lui ressemblait pas vraiment. Le voyant terminer son discours sur quelques signes du langage des sourds-muets, j’ai compris qu’il avait d’autres auditeurs que moi, bien qu’il fût parfaitement prosaïque. Il a poussé vers moi un morceau de papier plié. « Occupe-toi de cela avant le départ. Prends bien soin de ne laisser aucune preuve permettant de relier cette affaire à nous. — Quoi ? » Ça ne me disait rien de bon. « Tiens-toi prêt à partir. Si tu dois vraiment embarquer ta belle-famille, fais en sorte qu’elle se prépare elle aussi pour le départ. Je te ferai prévenir. — Tes petits favoris ne t’ont rien dit que je devrais savoir ? » Comme si j’ignorais qu’il ne s’agissait nullement de ses favoris, mais d’espions ou d’émissaires de Volesprit. « Pas dernièrement. Ne t’inquiète pas de ça. Tu seras le premier prévenu. » C’était précisément l’un des foyers de doute où la parano s’emparait de moi. Je n’avais aucune certitude sur la relation réelle unissant Toubib à Volesprit et ces corbeaux. Je devais me fier entièrement à lui alors que ma foi en toute chose avait été mise à rude épreuve, de toutes les manières concevables. « C’est tout ? — C’est tout. Assure-toi que tu disposes bien de tout ce qu’il te faut. Ça ne sera plus très long. » J’ai ouvert le morceau de papier à la lumière d’une des rares lampes éclairant le couloir entre l’appartement de Toubib et le mien, sans rien tenter pour le dissimuler à Thai Dei. Il est illettré. De surcroît, le message était écrit dans la langue officielle de Génépi comme s’il était adressé un gamin de six ans surdoué. Une chance pour moi, car je n’ai qu’une connaissance assez vague de ce langage, par des documents remontant à l’époque où la Compagnie s’y trouvait en garnison, bien avant mon enrôlement. Volesprit était morte à cette époque. Raison pour laquelle Toubib avait porté son dévolu sur cette langue, j’imagine. Une langue dont il devait supposer qu’elle l’ignorait probablement. Le message en lui-même était simple : il m’ordonnait d’emporter les annales que j’avais reprises à Volesprit et sur lesquelles elle avait auparavant fait main basse, là où Fumée les avait planquées, pour les cacher à mon tour dans la chambre où nous avions tenu Fumée au secret. J’avais fortement envie de rebrousser chemin pour ergoter. Je tenais absolument à ce que nous les emportions. Mais j’ai pigé son raisonnement. Volesprit et tous ceux qui avaient intérêt à nous tenir à l’écart de ces annales partiraient du principe que nous les garderions à portée de main jusqu’à ce que nous fussions en mesure de les déchiffrer. Sur le terrain, pendant la campagne, nous n’aurions pas le temps de nous inquiéter de leur sécurité. Autant les cacher, donc, dans un endroit dont seule la Radisha jusqu’à présent connaissait l’existence. « Merde ! » ai-je juré à voix basse en taglien. Peu importe le nombre de langues que j’apprends, j’ai toujours l’usage de ce mot. Il a pour ainsi dire la même signification dans tous les dialectes. Thai Dei ne m’a pas posé de question. Il n’en pose presque jamais. Derrière mon dos, un peu plus loin que la lampe précédente, Toubib est sorti de sa cellule, une masse noire perchée sur son épaule. Cela signifiait qu’il allait rendre visite à un autochtone. Il s’imaginait que les corbeaux intimidaient les Tagliens. « Je dois régler cette affaire tout seul, ai-je annoncé à Thai Dei. Va dire à oncle Doj et à ta mère que nous partirons dans la nuit. Le capitaine en a décidé ainsi. — Il faut que tu fasses un bout de chemin avec moi. Je n’arriverai jamais à me retrouver dans cet immense tombeau. » Il semblait parler très sérieusement. Les Nyueng Bao ont l’habitude de dissimuler leurs sentiments, mais je voyais mal comment un homme qui a grandi dans un marais tropical se sentirait chez lui sous un gigantesque tas de caillasses. Surtout lorsque le plus clair de son expérience des villes et des immeubles s’est révélé jusqu’ici négatif à l’extrême. Je me suis empressé de le raccompagner vers des territoires plus familiers, où il pouvait s’aventurer sans escorte. J’allais devoir regagner prestement la cellule de Toubib avant qu’il n’y revienne avec ses emplumés d’amis. C’était là que nous conservions actuellement les livres. Nous tenions à ce que nul ne sache qu’ils étaient entre nos mains… bien que Volesprit dût s’en douter, du moins si elle était consciente qu’ils avaient été arrachés à la cachette où elle les avait planqués. Tu parles d’une partie tarabiscotée ! J’ai palpé mon pouls pour m’assurer que je portais toujours mon bracelet de ficelle, en réalité une amulette que m’avait donnée Qu’un-Œil pour m’immuniser contre tous les sortilèges d’illusion et d’égarement imprégnant la chambre où nous cachions Fumée. Avant même de rassembler les livres – non sans remarquer que Toubib avait chassé tous les corbeaux, fermé le vasistas et tiré le rideau qui le masquait –, j’ai réfléchi à la meilleure façon de les dissimuler lorsque je les aurai portés là où il souhaitait qu’on les entreposât. Nous partis, la Radisha ne tarderait pas à se demander qui prenait dorénavant soin du sorcier. J’aurais parié ma chemise qu’elle se mettrait rapidement à sa recherche. Et elle était suffisamment entêtée pour trouver le chemin de sa chambre. Bien qu’elle n’eût guère marqué beaucoup d’intérêt pour Fumée ces derniers temps, elle n’avait jamais renoncé à l’espoir de le récupérer. Et si nous remportions suffisamment de victoires contre le Maître d’Ombres, elle aspirerait davantage encore à son assistance. Tout ce que nous entreprenions semblait lourd de conséquences désagréables. 8 Lorsque le Vieux décide de bouger, il bouge. Il faisait encore noir comme dans une tombe quand je suis sorti du palais pour le trouver en train de nous attendre, en compagnie de deux de ces immenses étalons noirs descendus du Nord avec la Compagnie. Tout spécialement élevés durant l’âge d’or de Madame et imbibés de sorcellerie jusqu’à la moelle des os, ils pouvaient cavaler éternellement sans jamais se fatiguer et vaincre tous les pur-sang à la course. Et étaient à peu près aussi futés que le plus couillon des êtres humains. Toubib a souri à ma belle-famille du haut de sa monture. Ce rebondissement imprévu les laissait complètement abasourdis. Comment allaient-ils nous suivre ? Ça ne manquait pas de me faire également fulminer. « Je vais m’en occuper », ai-je déclaré en nyueng bao. J’ai tendu mes affaires à Thai Dei et grimpé sur le monstre que Toubib m’avait amené. Ça faisait bien longtemps que je n’avais monté une de ces bêtes, mais celle-ci semblait se souvenir de moi. Elle a rejeté la tête en arrière et poussé un hennissement de bienvenue. « Toi aussi, mon grand. » J’ai repris mes affaires des mains de Thai Dei. « Où est l’étendard ? s’est enquis Toubib. — Dans le fourgon avec Qu’un-Œil. Roupille l’y a mis avant de… — Tu l’as laissé échapper à ta surveillance ? Ça ne t’est jamais arrivé. — Je me demandais si je n’allais pas confier cette mission à Roupille. » Le rôle de porte-étendard faisait partie de mes nombreuses casquettes. Et ce n’était assurément pas ma préférée. Maintenant que j’étais annaliste, je pouvais me permettre de passer la main. Toubib y avait lui-même fait allusion à une certaine occasion. « Donne-moi ton barda, maintenant », ai-je dit à Thai Dei dès que j’ai eu fini d’installer le mien sous mes yeux. Ceux de Thai Dei se sont écarquillés lorsqu’il a compris mon intention. « Suivez la route de pierre jusqu’au bout et vous rejoindrez l’armée, ai-je déclaré à mère Gota et oncle Doj. Si on vous arrête, montrez vos papiers aux soldats. » Autre innovation du Libérateur. De plus en plus de gens engagés dans l’effort de guerre se voyaient remettre des morceaux de papier déclinant leur identité et celle de leur supérieur immédiat. Dans la mesure où tout le monde ou presque était illettré, le jeu n’en valait probablement pas la chandelle. Peut-être. Mais le Vieux a toujours ses raisons. Même lorsqu’elles ne servent qu’à semer la confusion. Toubib n’a compris ce que je m’apprêtais à faire que lorsque j’ai tendu la main à Thai Dei pour l’aider à monter. Il a ouvert la bouche. « Te casse pas la tête, l’ai-je coupé avant qu’il n’eût commencé à rouscailler. Ça n’en vaut pas la peine. » Le visage de Thai Dei évoque un crâne décharné recouvert dans ses meilleurs moments d’une fine couche de cuir sombre. Il donnait à présent l’impression d’avoir entendu prononcer sa sentence de mort. « Tout se passera bien », l’ai-je rassuré, prenant soudain conscience qu’il n’était jamais monté à cheval. Les Nyueng Bao possèdent des buffles d’eau et quelques éléphants. Ils ne les montent pas, sauf quelquefois les enfants pour aider aux labours. Il n’en avait pas envie. Vraiment pas. Il a regardé oncle Doj. Doj a gardé le silence. À Thai Dei de décider. Toubib avait dû afficher un rictus dédaigneux ou quelque chose de ce genre. Thai Dei l’a longuement fixé, frémi de pied en cap puis m’a tendu sa main valide. Je l’ai halé à moi. Il était aussi dur et coriace que tous ses semblables, mais il ne pesait pratiquement rien. Le cheval m’a jeté un regard presque aussi noir que celui que m’avait décoché le patron. Ce n’est pas parce qu’ils sont capables de certains exploits qu’ils crèvent forcément d’envie de les réaliser. « Dès que tu te sentiras prêt, a fait Toubib. — Allons-y. » Il a pris la tête pour sortir. Son train était féroce. Il chevauchait comme s’il était insensible à la douleur. Il n’arrêtait pas de grommeler et de pester pour que je reste à sa hauteur. Il a grogné encore davantage après que nous avons retrouvé une escorte de cavalerie au sud de la ville. Les chevaux ordinaires n’avaient aucune chance de maintenir l’allure qu’il nous imposait. Il devait attendre qu’ils nous rattrapent. Le plus souvent, il se tenait très loin devant, entouré de corbeaux. Les volatiles faisaient la navette et, lorsque nous échangions quelques mots, il était toujours informé de nouveaux détails : où se trouvait Lame, où en étaient nos troupes, où la progression taglienne rencontrait une résistance et où elle n’en rencontrait aucune. Il savait que Mogaba avait dépêché de la cavalerie au nord pour ralentir notre avance. C’était bizarroïde. Il était parfaitement averti d’un tas de détails qu’il n’aurait pas dû connaître. Du moins sans avoir chevauché le fantôme. Et Qu’un-Œil nous devançait toujours, progressant bien plus vite que je ne l’aurais cru possible si nous ne nous étions pas efforcés de le rattraper. Toubib a surmonté sa méchante humeur le lendemain du départ et il est redevenu sociable. « Te souviens-tu de notre premier passage ici ? m’a-t-il demandé alors que nous nous dirigions vers le gué de Ghoja. — Je me rappelle la pluie, la gadoue, la souffrance, et aussi qu’une centaine d’hommes de l’Ombre essayaient de nous tuer. — C’est l’époque qui voulait ça, Murgen. — Ils étaient aussi proches de l’enfer que j’aimerais me trouver. Et cela venant d’un homme qui l’a frôlé d’encore plus près. » Il a gloussé. « Alors tu peux me remercier de cette jolie route neuve. — Merci pour la jolie route neuve. » Les Tagliens l’appelaient la Route de Roche ou de Pierre. La première fois que nous l’avions arpentée, ce n’était qu’un long serpent de boue. « Tu crois vraiment que Roupille conviendra comme porte-étendard ? — J’y ai réfléchi. Je ne me sens pas encore prêt à y renoncer. — Toujours le bon vieux Murgen, qui se plaint sans cesse d’être toujours le premier à foncer tête baissée dans les emmerdes. — J’ai dit que j’y avais réfléchi. Je me suis découvert une autre motivation. » Nos autres compagnons m’avaient déclaré que je prenais plutôt bien la perte de Sarie. C’était également mon avis. Toubib s’est retourné vers Thai Dei, qui se cramponnait désespérément à une jument ensellée à la robe pommelée, que nous avions récupérée une soixantaine de kilomètres plus haut. Il se débrouillait passablement pour un type avec un seul bras valide. « Ne laisse pas ta motivation prendre le pas sur ton bon sens, m’a déclaré Toubib. Lorsque tout sera dit et fait, nous resterons la Compagnie noire. Confions à d’autres le soin de mourir. — Je contrôle la situation. J’appartenais à la Compagnie noire bien avant d’épouser Sarie. J’ai appris à maîtriser mes émotions. » Il n’avait pas l’air convaincu. Et j’en comprenais parfaitement la raison. Il ne s’inquiétait pas de mon état présent mais de la manière dont je réagirais dans un coup dur. Lorsque la tempête de merde se déchaînerait, la survie de toute la Compagnie noire dépendrait peut-être du comportement de chacun de ses membres. Le capitaine a jeté un regard en arrière. En dépit de tous ses efforts, notre escorte commençait à s’effilocher. Il n’y a prêté aucune attention. « Tu n’as rien appris de neuf sur tes beaux-parents ? m’a-t-il demandé. — Encore ? » Il ne lâchait donc jamais le morceau ? Et je n’avais aucune réponse à lui fournir. « Que dirais-tu de “l’amour est aveugle” ? — Murgen, si jamais tu y crois, tu n’es qu’un pauvre imbécile. Peut-être devrais-tu rentrer lire les Livres de Toubib. » J’avais du mal à suivre. « Où veux-tu en venir ? — Je m’étais trouvé une compagne moi aussi. Encore en vie, je te l’accorde. Nous étions très liés. Nous avons fait un enfant. Le premier couple de crétins venu peut parvenir à ce résultat par accident, bien sûr, mais, en règle générale, c’est une étape importante dans une relation. Or ce que nous avons partagé en tant qu’homme et femme, père et mère, ne signifie pas pour autant que je fais confiance à Madame, sauf dans cet unique cas. Et elle ne peut pas non plus se fier à moi. Elle est faite ainsi. C’est l’existence qu’elle a toujours menée. — Sarie n’a jamais eu aucune ambition, patron. Sauf peut-être de me pousser à me faire fermier plus tard, comme je ne cesse de le répéter, pour m’éviter de crever glorieusement dans je ne sais quelle héroïque entreprise militaire, en tombant de cheval, par exemple, ou en me noyant en passant un ruisseau à gué à la saison des pluies. — Sahra ne m’a jamais inquiété, Murgen. Ce qui me gêne, c’est que cet oncle ne se conduit comme aucun Nyueng Bao de ma connaissance. — Hé, c’est un vieux bonhomme avec un penchant pour les épées. Un prêtre, un copiste, un enlumineur à l’acier trempé. Et qui a une revanche à prendre. Contente-toi de l’orienter vers le Maître d’Ombres. » Toubib a hoché la tête avec gravité : « Le temps nous le dira. » Il était très doué pour prendre l’air maussade. Nous avons franchi le grand pont de pierre que Madame avait ordonné de construire à Ghoja. Des corbeaux noircissaient les arbres de la rive sud. Ils croassaient sans s’émouvoir, donnant l’impression de nous trouver désopilants. « Je m’inquiète davantage de ces bestioles », ai-je fait remarquer. Toubib n’a pas répondu. Il a ordonné une pause pour permettre aux animaux de se reposer. Un si grand nombre de gens nous avaient devancés dans le Sud qu’il ne restait presque plus de bêtes de rechange fraîches. Au beau milieu de toutes les salutations et de la constitution hâtive d’une garde d’honneur ou je ne sais quoi, j’ai porté mon regard vers le sud et déclaré : « Ce petit bouffon file à bonne allure. » J’avais d’ores et déjà posé la question et appris que Qu’un-Œil avait encore une journée d’avance sur nous. « Nous le rattraperons avant Dejagore. » Toubib m’a dévisagé comme s’il craignait que le rappel du nom de cette ville ne me frappe avec toute la puissance d’un sortilège terrifiant. Je l’ai bien déçu. Thai Dei, qui pouvait suivre la conversation puisque nous nous exprimions en taglien, est resté lui aussi sans réaction, bien que ce siège eût été aussi dévastateur pour son peuple que pour la Compagnie. Les Nyueng Bao trahissent rarement leurs émotions en présence d’étrangers. « Confie ton cheval au palefrenier et allons voir si nous pouvons trouver quelque chose de convenable à nous mettre sous la dent », ai-je dit à Thai Dei. L’existence à dos de cheval n’est pas franchement un régal pour le gourmet. On ne trouvait guère plus de mets délectables que de montures de rechange à Ghoja, et ce pour la même raison ; mais, dans la mesure où nous appartenions au camp du Libérateur, on nous a servi un coq sauvage récemment abattu, si juteux et copieux que mon estomac a failli se rebeller. Après manger, nous sommes restés à l’intérieur, à l’abri du froid, et nous avons un peu dormi. J’aurais dû accompagner Toubib, au cas où ses discussions avec les commandants locaux auraient révélé un détail méritant d’être consigné dans les annales, mais, au terme d’un bref débat intime, j’ai décidé que je ferais bien mieux de pioncer. Si jamais le Vieux obtenait la moindre information intéressante, il m’en ferait part. Et, si besoin était, je pourrais toujours revenir plus tard là-dessus avec Fumée. J’ai rêvé, mais je ne me suis pas souvenu assez longtemps de mes rêves pour les coucher par écrit. Ils avaient été déplaisants, certes, mais pas assez terrifiants ni accablants pour que Thai Dei eût été contraint de me réveiller. Nous avons repris la route avant le lever du soleil. Nous avons rejoint Qu’un-Œil en traversant les collines qui entourent Dejagore. Lorsque j’ai entraperçu son fourgon et compris qu’il ne pouvait s’agir que de lui, je me suis mis à frissonner et j’ai dû réprimer un désir pressant d’éperonner ma monture. Je mourais d’envie de retrouver Fumée. Peut-être mon problème était-il plus grave que je ne voulais l’admettre. Toutefois, je ne l’ai pas assez montré pour qu’on remarque ma réaction. Qu’un-Œil n’a pas ralenti d’un poil. De nombreux changements s’étaient opérés à Dejagore (ou Jaicur, comme l’appellent les indigènes, ou Couve-Tempête, ainsi qu’on la nommait lorsqu’elle était le bastion de la Maîtresse Ombre-de-Tempête, à présent décédée) depuis les journées d’enfer que j’y avais passées. Piètre sorcière, elle s’était montrée totalement incapable de préserver la Terre des Ombres de la tempête qu’y avait portée la Compagnie noire. La plaine hors de la ville avait été asséchée et déblayée des épaves et des cadavres, même s’il me semblait encore flairer l’odeur de la mort. Les prisonniers de guerre de la Terre des Ombres travaillaient encore aux murs d’enceinte de la ville ainsi qu’à l’intérieur. Ce qui me paraissait pour le moins problématique. Il ne restait pratiquement plus de Jaicuris vivants. « Intéressante initiative, l’idée de planter cette plaine de blé, ai-je fait remarquer, voyant pointer les pousses de ce qui me semblait du blé d’hiver dans l’éteule de l’année précédente. — Une des nombreuses innovations de Madame », a répondu Toubib. Il me reluquait toujours comme s’il s’attendait à me voir écumer aux commissures des lèvres d’une seconde à l’autre. « Dans toutes les garnisons permanentes, les soldats sont tenus de faire pousser leurs propres récoltes. C’est un de leurs devoirs. » S’agissant de logistique militaire, Madame était plus experte que Toubib. Avant notre arrivée à Taglios, il n’avait jamais été membre d’un ensemble plus vaste que la Compagnie. La Dame, quant à elle, avait géré pendant des décennies l’appareil de guerre d’un vaste empire. Le Vieux se contentait de lui laisser la majeure partie de ces fredaines. Il préférait se reposer sur les intrigues qu’il échafaudait et accumuler les outils dont elle risquait d’avoir l’usage. L’idée de la moisson n’était pas neuve. La Dame avait pris les mêmes dispositions autour de toutes ses installations permanentes du Nord. Il faut faire avec ce qu’on a. D’autant que ça rend vos voisins plus malléables. À condition de ne pas leur prendre leurs filles et leur grain. « Tu es sûr d’aller bien ? » m’a demandé Toubib. Nous nous trouvions pratiquement au pied de la rampe d’accès à la barbacane nord. Qu’un-Œil n’avait plus qu’une trentaine de mètres d’avance sur nous ; il était parfaitement au fait de notre présence mais ne ralentissait toujours pas d’un iota. J’ai vaguement l’impression que je me suis mis à accélérer l’allure pour prendre la tête. « Je contrôle la situation, capitaine. Je ne retombe plus dans le passé et je ne me réveille presque plus jamais en hurlant. Je sucre encore un peu les fraises et j’ai des sueurs froides, mais je tiens le choc. — Si jamais il t’arrive quoi que ce soit, je veux le savoir. Je compte m’attarder un moment ici. Tu devras te montrer capable de le supporter. — Je ne foirerai pas », ai-je promis. 9 Je n’ai pas attendu Thai Dei très longtemps et j’ai pris mes quartiers dans un des bâtiments que nous avions occupés pendant le siège. La reconstruction n’avait pas encore touché cette partie de la ville. Certains des vieux débris jonchaient encore le sol alentour. « Au moins se sont-ils débarrassés de tous les ossements », ai-je fait observer à Thai Dei. Il a poussé un grognement et regardé autour de lui comme s’il s’attendait à voir surgir des spectres. « Tu seras bien ici, non ? » ai-je demandé. Les Nyueng Bao croient aux esprits et aux fantômes comme aux ancêtres qui vous filent le train partout en vous harcelant si vous ne les avez pas pieusement ensevelis. Un tas de pèlerins nyueng bao avaient trépassé ici sans bénéficier des rites appropriés. « Il le faudra bien. Je dois tout préparer avant l’arrivée de Doj. » C’était pour lui un bien long discours. Oncle Doj était une espèce de prêtre. Il allait probablement profiter de l’occasion pour parachever le travail qu’il n’avait pu terminer quatre ans plus tôt. « Vas-y. J’ai des choses à faire. » Visiter certains lieux éloignés. Apaiser la douleur, même si je refusais de l’admettre, fût-ce en mon for intérieur. Thai Dei a entrepris de ranger ses quelques maigres biens. « Non. Il s’agit plutôt de ces travaux secrets pour la Compagnie que je dois absolument faire seul. » Il a poussé un grognement, presque ravi d’avoir tout son temps à lui. C’était toujours le cas, mais il refusait de m’écouter quand je m’entêtais à lui expliquer qu’il ne me devait rien. Sans moi, il n’aurait perdu ni sa sœur ni son fils. Discuter avec un Nyueng Bao revient à discuter avec un buffle d’eau. On n’arrive à rien et, au bout d’un moment, le Nyueng Bao ne vous écoute même plus. Autant épargner sa salive. « Je me demandais combien de temps ça prendrait », m’a dit Qu’un-Œil lorsque j’ai eu retrouvé sa trace. Il avait conduit le fourgon dans notre ancien secteur de la ville mais n’en avait pas sorti Fumée. Il l’avait rencogné au fond d’une étroite venelle où, selon moi, il ne tarderait pas à disparaître sous des sortilèges de camouflage, dès qu’il se serait occupé de son équipage. « Détache ces bêtes, gamin, et mène-les à l’étable de l’étape pendant que je m’occupe de sécuriser le secteur. » Discuter avec Qu’un-Œil, c’est un peu comme discuter avec un Nyueng Bao. Il devient brusquement complètement sourd. Ce qui n’a pas manqué en l’occurrence. Il s’est mis à vaquer à ses affaires exactement comme si je n’étais pas là. Par pur souci d’efficacité, je me suis chargé des bêtes. Il se pourrait bien que j’aie aussi souhaité en grommelant le prompt retour de Gobelin. Gobelin, ce petit crapaud de sorcier, est à la fois le meilleur ami et le pire ennemi de Qu’un-Œil. Il se montrait si difficile à localiser que j’ai bien cru, au début, que je n’arrivais pas à exposer correctement mes intentions à Fumée. Puis j’ai procédé en revenant là où je l’avais vu la dernière fois, dans le delta du fleuve, à la lisière de la contrée des Nyueng Bao. Je comptais le filer jusque dans le présent et l’endroit où il se trouvait actuellement. Et mon plan a parfaitement fonctionné jusqu’au moment où son bateau est entré dans un banc de brouillard pour n’en plus jamais ressortir. Fumée n’était pas foutu de le loger. J’ai mis un bon bout de temps à comprendre que Fumée avait sans doute reçu l’instruction de se détourner volontairement des activités de Gobelin. Sans doute pour interdire à Qu’un-Œil de le retrouver et de s’en mêler. Saboter toute une foutue opération parce qu’il n’aurait pas pris le temps de gamberger avant de jouer un tour de cochon à son copain, ce serait bien le genre du petit merdaillon. Je me suis livré à quelques petites expériences. Pas de doute, Fumée avait bel et bien reçu des ordres spécifiques. Le Vieux n’avait donc pas définitivement renoncé à lui rendre de petites visites. Une fois cela compris, je n’ai pas eu grand mal à franchir les barrières de sécurité de Toubib. Je crains que Qu’un-Œil ne rencontre davantage de difficultés. J’ai trouvé Gobelin assis sur une plage sablonneuse, tout en bas de la côte inexplorée du Shindai Kus, un effroyable désert occupant un vaste territoire compris entre les régions méridionale et septentrionale de la Terre des Ombres. La chaîne de montagnes infranchissable qu’on appelle les Dandha Presh ne perd un peu de sa superbe qu’à cette latitude, pour finalement plonger dans l’océan. Gobelin contemplait la mer. Un vaisseau rentrait au mouillage. D’autres bateaux fendaient la houle. Le petit sorcier psalmodiait toute une litanie de doléances. À voir la tête de ses compagnons, on devinait sans peine qu’ils ne l’entendaient pas pour la première fois. Que diable Gobelin trafiquait-il sur ce littoral désolé ? J’ai légèrement reculé dans le temps, assez pour entendre le début de ses lamentations. Gobelin est victime de haines farouches. Et que décide le capitaine ? Qui envoie-t-il dresser la carte de cette côte perdue ? Nul autre que lui-même. Gobelin a une sainte horreur des marais. De sorte que, naturellement, sa première étape du voyage l’amène en aval du fleuve à travers le delta, lequel n’est qu’un gigantesque marais large de plus de quatre cents kilomètres, dépourvu de tout canal navigable convenable et, visiblement, parfaitement impropre à l’habitat humain puisque seuls les Nyueng Bao y résident. Gobelin déteste presque autant que Qu’un-Œil les traversées en mer. Alors sur quoi tombe-t-il après avoir coupé à travers le marais, en creusant pratiquement un chenal de ses propres mains pour parvenir à ce résultat ? Sur un foutu océan aux vagues plus hautes que tout arbre qui se respecte. Il abhorre les déserts. Et que trouve-t-il après avoir conduit sa petite flottille au-delà de ce rivage marécageux ? Une contrée si stérile que ni les scorpions ni les puces de sable ne pourraient y survivre. On y cuit le jour, on y gèle la nuit, et pas moyen d’échapper à ce fichu sable. Il en avait encore plein les bottes… « Je ne suis pas né pour faire ça, se lamentait-il. Personne ne mérite un pareil traitement. Moi moins que quiconque. Qu’est-ce que j’ai bien pu faire au Vieux ? Bon, d’accord, peut-être que Qu’un-Œil et moi, on a un peu picolé et parfois même chahuté un brin. Et quand bien même ? Quand ça arrive à Roupille, on parle d’exubérance juvénile. » Il oubliait, bien entendu, de mentionner que, lorsqu’ils buvaient immodérément, Qu’un-Œil et lui se mettaient inéluctablement à se chamailler et avaient tendance à balancer tous azimuts des sortilèges tissés en dépit du bon sens, causant autrement de dégâts que Roupille. « Un homme a bien le droit de se lâcher de temps en temps, vous voyez ce que je veux dire ? Y a jamais mort d’homme, pas vrai ? » Ce n’était pas une exagération mais une pure et simple invention. « Bordel, dans un monde qui connaîtrait un minimum de justice, j’aurais déjà pris ma retraite dans un coin où le vin serait doux et où les filles apprécieraient un homme expérimenté. J’ai donné à la Compagnie les plus beaux siècles de ma vie. » Gobelin avait horreur du commandement. Ça impliquait qu’il devait réfléchir et prendre des décisions. Ainsi que ses responsabilités. Gobelin détestait uniment tout cela. Il désirait simplement traverser l’existence en lézardant, ne faire que le strict nécessaire pour survivre et laisser à d’autres le soin de réfléchir et de décider. Il exécrait aussi le travail pénible et, dans ce désert, chacun devait se fouler l’os du cul pour rester en vie. J’ai ordonné à Fumée de m’amener plus haut, avec les aigles – du moins si un aigle pouvait survivre dans ce bled de l’enfer – pour voir ce qui faisait tant fulminer notre sorcier. Il n’avait nullement exagéré à propos du désert. Près du littoral, le Shindai Kus n’était que sable doré. Le ressac le remontait des bas-fonds. Les incessantes bourrasques le charriaient à l’intérieur des terres et en flagellaient les collines qui, à mesure qu’elles prenaient de la hauteur en s’éloignant vers l’est, devenaient les Dandha Presh. Sur la côte, seules quelques-unes en émergeaient de plus d’une centaine de mètres. Cette région n’avait pas connu la pluie depuis mille ans. J’ai commencé à redescendre. Gobelin et deux de ses compagnons se dirigeaient lentement vers l’intérieur des terres en tâtant prudemment le sol du pied. Quelque chose a brusquement surgi du sable en amont. Un machin inconcevable. Une monstruosité qui n’aurait pas dû exister en ce monde, une créature diabolique de la taille d’un éléphant, mais pourvue de plus de pattes et de poils qu’une tarentule, plus quelques tentacules style calmar et un dard de scorpion pour faire bonne mesure. Elle a titubé un instant, comme hébétée. De toute évidence, elle était tapie là depuis longtemps, à guetter les bruits de pas qui l’avaient fait surgir du sol. Les copains de Gobelin ont déguerpi. Le petit sorcier a blasphémé. « Un autre truc dont j’ai aussi une sainte horreur, c’est les bestioles qui jaillissent brusquement du sable. » Profitant de ce que le monstre était encore sonné, il l’a frappé d’un de ses plus virulents sortilèges. Un objet large d’un bon mètre, une espèce de shuriken à trois branches en vitrail, est apparu dans sa main. Il s’en est servi comme tel. Le monstre a mugi de fureur lorsque l’étoile a tranché deux de ses tentacules et plusieurs des pattes de son flanc droit. Il a essayé de charger Gobelin, qui a préféré opter pour la face la plus positive du courage et déblayer le plancher. Le monstre s’est comme qui dirait traîné en décrivant un large cercle, traçant des ornières dans le sable doré. Il s’est désintéressé des hommes installés sur la plage et a tenté pendant quelque temps de recoller ses membres, mais la greffe a refusé de prendre. Au bout du compte, il a été saisi d’un formidable frisson et il a recommencé à s’enfoncer dans le sable en s’aidant de ceux qui lui restaient. « Et une dernière chose, s’est de nouveau lamenté Gobelin. Je hais toute cette idée de Route ombragée. » La Route ombragée est une espèce de projet secret dont on ne m’avait rien dit parce que je n’avais pas besoin de savoir. J’avais entendu mentionner ce nom à une ou deux reprises. « Je commence à me demander si j’aime vraiment Toubib. Cette connerie est de la pure démence. J’espère qu’après sa mort ce fils de pute passera l’éternité dans un décor de ce genre. » Plus besoin de m’inquiéter pour Gobelin. Il allait parfaitement bien. S’il ronchonnait, c’était qu’il se portait à merveille, comme tout bon grognard qui se respecte. Je suis rentré à Dejagore. Je suis revenu à moi dans le fourgon de Qu’un-Œil. Je crevais la dalle et j’avais une soif d’enfer. Fumée puait. « Qu’un-Œil ! Il faut que je mange un morceau. Où se trouve le réf’ des migrants ? » Le petit homme noir a passé son immonde chapeau à l’intérieur du fourgon. Je distinguais à peine sa non moins ignoble bobine. Il devait déjà commencer à faire nuit. « Pour nous, c’est dans la citadelle ! — Fantastique ! Je ne mangerai peut-être pas la viande ! » Mogaba et ses séides, alors qu’ils étaient encore de notre bord, avaient souvent déserté la citadelle assiégée pour aller dîner d’un malheureux citadin impuissant de Jaicur. « Dis-toi que c’est du poulet, ce n’est pas si mauvais », a répondu Qu’un-Œil, histoire de me retourner l’estomac. Il a froncé le nez. « Ça pue là-dedans. — Je te l’avais dit. Tu ferais mieux de le nettoyer. » Il a tenté de me décocher son regard le plus impudent. Ça n’a pas marché. « Tu dois t’habituer à vivre avec lui », ai-je déclaré. 10 J’avais cru que Toubib chercherait à retrouver Madame. Ils ne s’étaient pas revus depuis un bon moment. Mais il semblait se contenter de flemmarder à Dejagore, en communiant de plus en plus fréquemment avec ses sombres émissaires. Les corbeaux indisposaient les vétérans de la Compagnie retenus à Dejagore par leur fonction. Chandelles et Sifflote sont venus s’en plaindre à moi. « C’est lui le patron, leur ai-je rétorqué. Il est libre d’aimer les corbeaux si ça lui chante. » J’ai étudié Sifflote attentivement, avec incrédulité, en me demandant comment il se faisait que sa maladie ne l’ait pas encore emporté. Il toussait pour ainsi dire sans arrêt désormais. « C’est à cause de l’idée que s’en font les indigènes, a-t-il déclaré. Ils portent malheur à tout le monde sauf aux Étrangleurs. — J’ai plutôt le pressentiment qu’ils seront de mauvais augure pour tous ceux qui s’en plaignent. Tu es ici en poste permanent, Sifflote ? » Le vieux birbe a balbutié une réponse évasive. « Parfait. À mon avis, il vaudrait mieux que tu ne sortes pas trop guerroyer à cette saison. — À quoi ça vous avancerait de me laisser crever seul ici ? — Tu m’enterreras, va, espèce de vieille mule bornée. — Je suis dans le coup maintenant. Vous n’arrêtez pas de nous parler du passé, vous autres, et aujourd’hui qu’on a une occasion de trouver le point de départ de toute l’aventure… je tiens à répondre présent. » J’ai opiné en acceptant l’augure. C’était son droit le plus strict. Ça m’a fait réfléchir à ce qui nous différenciait des autres bandes que j’avais connues. Il n’y avait presque jamais de violence ou de brutalité parmi nos hommes. Historiquement parlant, on ne vous aurait jamais enrôlé si vous étiez de ceux qui prennent leur pied en faisant souffrir le monde. Et même si vous parveniez à vous faire recruter, vous aviez de fortes chances de ne pas survivre bien longtemps dans nos rangs. Histoire, culture et fraternité nous sont inculquées de bonne heure et souvent ; et, lorsqu’on a la chance de survivre assez longtemps pour les mettre en pratique, on se plie la plupart du temps à ces notions. Toubib, bien sûr, était le premier convaincu de la survie à tout prix de la Compagnie. Et il était capable de vendre tous les autres. Sauf Mogaba. Mais le gros problème de Mogaba avec la fraternité, c’est qu’il n’est pas aux commandes. Tout cela n’est pas forcément très pertinent, sauf pour souligner que nous ne sommes pas un ramassis de brutes mal dégrossies et inadaptées. Mais une bande d’inadaptés très délicats et attentionnés, qui tous s’efforcent de prendre soin de leurs frères. La plupart du temps. Qu’un-Œil s’est pointé et invité de son propre chef dans la conversation, ignorant Sifflote en dépit du fait que le vieux tubard était son pays. « Eh, gamin, je viens tout juste de voir le Troll en train de crapahuter avec Luisant comme Rue-de-Rosée. T’es bien sûr de ne pas savoir où se trouve Gobelin ? Il faut absolument que je les présente l’un à l’autre. » Le Troll est le surnom dont les gens de son peuple affublent mère Gota dès qu’elle a le dos tourné. Elle est encore plus mauvaise avec eux qu’avec les étrangers. Nous, au moins, avons une excuse. Nous ne sommes pas nés nyueng bao. « Ils ont tenu une bonne moyenne si l’on songe à sa démarche. » Ma belle-doche marche comme si elle était affligée au stade terminal de jambes arquées dépourvues d’articulations ; en roulant et tanguant comme un lourd vaisseau marchand par mer démontée. Le petit homme noir a jeté un regard en biais à Thai Dei, qui se trouvait à portée d’oreille, comme d’habitude quand on ne lui a pas spécifié de rester à l’écart. Il ne trahissait aucune émotion particulière. Qu’un-Œil espérait qu’il n’était pas offensé au point de piquer sa crise… « Même lui la surnomme parfois le Troll. Mais tâche de te montrer plus circonspect, ai-je murmuré avant de demander à haute voix : Et l’oncle Doj ? — Pas vu. — Tu ferais bien de te mettre à la recherche de ta mère, Thai Dei. » Oncle Doj nous retrouverait tôt ou tard. Lorsque l’envie l’en prendrait. Tout le monde l’a regardé s’éloigner. « Elle ne m’a pas manqué une seule seconde », ai-je murmuré dès qu’il a été hors de portée d’ouïe. J’espérais que Thai Dei trouverait le moyen de faire durer mon plaisir. Qu’un-Œil a henni. « À mon avis, ce serait la femme idéale pour toi, ai-je déclaré. Plutôt que pour Gobelin. — Tiens ta langue, gamin. — Je parle sérieusement. — Ton sens de l’humour est foutrement malsain. Et tu as réussi à mettre le Vieux en colère. — Hein ? Comment ça ? — À ce que j’ai cru comprendre, tu as deux jours de retard sur ton rapport habituel. — Oh-ho. » Ce n’était pas entièrement vrai mais presque. « Je vais m’y mettre de ce pas. — Tu portes toujours ton bracelet ? — Euh… » Je l’avais. « Ouais. — Tant mieux. Tu vas en avoir besoin. » Chandelles et Sifflote n’avaient aucune idée de ce dont nous parlions. Chandelles s’est fendu d’un conseil avisé avant mon départ : « Gaffe aux corbeaux », m’a-t-il dit. Les corbeaux avaient l’air de beaucoup s’intéresser à moi dernièrement. Ça ne me plaisait pas mais, d’un point de vue extérieur, ça faisait sens. J’étais très proche de Toubib. Volesprit tenait certainement à me garder à l’œil, moi aussi. La vieille scie tenait le choc : un homme averti en vaut deux. J’avais besoin de m’informer des événements qui s’étaient déroulés depuis la dernière fois où j’avais eu l’occasion de passer quelque temps avec Fumée. J’aurais bien mieux fait d’inspecter le front au lieu d’espionner les faits et gestes de Gobelin. Toubib ne voulait rien savoir de ce que faisait Gobelin. Quoi que l’avorton pût boutiquer, c’était secret au point que nul ne devait le savoir. La ficelle à mon poignet m’a permis d’approcher du fourgon de Qu’un-Œil sans me laisser distraire ni égarer, exactement comme dans le labyrinthe du palais. Les corbeaux qui me filaient, néanmoins, ont commencé à se sentir désorientés alors que nous nous trouvions encore à cinq cents mètres. Je les ai semés. Je me suis demandé si c’était vraiment une bonne chose. Ces circonstances risquaient d’éveiller la curiosité de Volesprit… du moins si ses autres intrigues lui en laissaient le loisir. Je me suis également demandé si l’attitude de Fumée envers Volesprit allait différer en ces lieux ; si je pouvais le contraindre à l’espionner, maintenant que nous étions sortis du palais. Là-bas, dès que j’essayais d’épier la folle sœur de Madame, son esprit refusait toujours avec entêtement de jouer le jeu. Je suis monté dans le fourgon et je m’y suis installé confortablement. À ce qu’il semblait, Qu’un-Œil s’était livré à un zeste d’exploration du monde spectral pour son propre compte. Eau et vivres s’accumulaient en quantité respectable. Je dois manger et boire de façon conséquente quand je sors longuement de mon corps. L’exercice vous pompe rapidement tout votre fluide et votre énergie. Je voyais le piège d’ici. Le monde qu’arpente Fumée est si rassurant et apaisant qu’on oublie facilement de rentrer se restaurer. Auquel cas, on risque de finir exactement comme lui. Après avoir bu un long trait et pris un petit pain au sucre, je me suis allongé sur le matelas puant, j’ai fermé les yeux, je suis sorti de mon corps et je me suis emparé de l’âme de Fumée. Il m’a paru vaguement troublé. D’ordinaire, il est d’une parfaite vacuité. Je n’ai trouvé aucune raison immédiate à ce malaise. Peut-être Qu’un-Œil ne pourvoyait-il pas suffisamment à ses besoins physiques. Il faudrait que je vérifie. Après mes prochaines pérégrinations. Je suis sorti et j’ai regardé crépiter le feu de brousse taglien, qui ne rencontrait qu’une faible résistance de la part des hommes de l’Ombre. Les Méridionaux étaient encore sonnés par le séisme. En de nombreux endroits, leur effondrement avait été si prompt qu’il n’avait plus aucune chance de se transformer en déroute. Des rapports assez confus commençaient de parvenir à Mogaba, à Charandaprash. Il les retransmettait à Ombrelongue. Le Maître d’Ombres était toujours convaincu que nous étions incapables de mener une importante offensive hivernale, qu’il s’agissait tout au plus d’une autre ruse de Toubib pour essayer de détourner l’attention de ses réels agissements. Ombrelongue recevait ces rapports sans passer par l’entremise du Hurleur. Le petit sorcier difforme et tourmenté semblait parti en vacances. Pas moyen de le localiser. Narayan Singh et la Fille de la Nuit se terraient dans un campement provisoire des Étrangleurs établi près de l’armée principale de Mogaba, à Charandaprash. Je ne saurais dire pourquoi, mais l’enfant a retenu mon attention. Je me suis mis à sillonner le temps dans les deux sens pour l’étudier. J’avais découvert un fait dont le Vieux devait absolument être informé. Sa fille disposait d’un moyen de prédire les événements lointains, encore que moins intimement que Fumée. Jusque-là, personne ne l’écoutait, pas même Singh, mais ils y viendraient tôt ou tard, lorsque Narayan se rendrait compte que ses oracles sibyllins faisaient mouche. Elle donnait l’impression d’entrer en transe à chacune de ces occasions. Je tenais à étudier le phénomène de plus près, mais Fumée a regimbé. Et, pour une fois, je ne jurerais pas le lui avoir reproché. L’aura que dégageait la fillette avait de quoi faire frémir, évoquer des tombeaux et des choses qu’il valait mieux laisser enterrées, même ici, dans cet espace vierge d’émotions que sillonnait Fumée. Madame se trouvait à l’extrême sud de Dejagore, où elle éperonnait ses soldats tout comme elle s’éperonnait elle-même. Elle semblait formidablement hagarde, sans toutefois que son âge transparût, car, à côté d’elle, Qu’un-Œil serait passé pour un jeune chiot. Saule Cygne et la Garde royale faisaient partie de sa suite, ainsi que le Prahbrindrah Drah, qui claironnait qu’il devait absolument l’accompagner pour coordonner leurs efforts. À mon avis, il n’abusait que lui-même. Madame est suffisamment soupe au lait pour ne pas gober les coquecigrues, d’où qu’elles viennent. Cygne semblait tourmenté. Le prince mystifié. J’ai surpris quelques conversations entre eux, où ils s’efforçaient de comprendre ce qui taraudait Madame. Rien n’en est sorti et Madame ne leur fournissait aucun indice. Elle se contentait à nouveau de garder pour elle les souffrances et saignements de son âme. J’imagine qu’après une si longue et solitaire existence que la sienne, et tous les tourments qu’elle avait connus lorsqu’elle était l’épouse du Dominateur, se dévoiler et quémander l’assistance d’êtres inférieurs lui paraissait sans doute futile, même si elle n’était plus désormais qu’un vermisseau comme les autres. Plus ou moins. Au mépris de toutes les connaissances, tant des experts que des amateurs, ses pouvoirs lui revenaient depuis des années. Elle n’était certes plus la Dame qui avait édifié l’empire du Nord, si puissante qu’elle pouvait tenir en laisse dix des semblables du Hurleur, tels des molosses chargés de la précéder pour exécuter ses basses œuvres, mais elle était encore assez forte pour gêner le Hurleur et Ombrelongue, sans rien dire, j’en jurerais, de sa propre sœur, Volesprit. Un autre obstacle se dressait entre Toubib et elle. Le Vieux ne se fiait pas à cette facette de Madame qui vénérait les ténèbres. Elle avait vécu trop longtemps dans leur intimité. Il craint de la perdre. J’ai bien peur qu’il ne l’envoie au loin que parce qu’il gère piètrement ses pires appréhensions. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Madame était en train de devenir le fléau de tous ceux qui résistaient à sa progression. Partout où l’on y ripostait, elle provoquait plus de ravages encore que le séisme. J’ai surpris en tous lieux mes frères de la Compagnie dans le feu de l’action, menant tel ou tel détachement. Leurs gardes du corps nyueng bao avaient fort à faire. Toubib et Madame avaient traqué les Félons durant des années et les avaient considérablement affaiblis, mais ils n’en méritaient pas moins leur nom. Les survivants étaient les plus experts de leur espèce et ne manquaient aucune occasion de frapper la Compagnie au nom de leur déesse. Bien que Mogaba disposât de quelques milliers de cavaliers remontant dans le nord, ceux-là ne participaient pas encore aux combats. De toutes les forces des Terres de l’Ombre échouées dans la région, seule la bande de Lame avait été surprise démontée. Et Lame, après deux ou trois brefs et – à son plus grand ravissement – heureux accrochages avec des régiments menés par des religieux tagliens, ne faisait guère d’efforts pour tenir aucun territoire. Il se repliait sur Charandaprash à une allure suffisamment rapide pour s’assurer que nos forces ne le poursuivraient pas. Tout son secteur d’opérations était désormais infesté de bandes religieuses. Depuis qu’ils avaient battu en retraite, Toubib permettait aux prêtres de pourchasser Lame, indépendamment ou presque du reste de l’armée. Lame détestait les prêtres et ne s’en était jamais caché. Travailler pour le Maître d’Ombres lui fournissait l’occasion de donner la pleine mesure de son animosité. En contrepartie, les hiérarchies religieuses étaient bien décidées à le réduire à jamais au silence. Le Vieux semblait ravi de permettre aux prêtres – qui avaient une longue tradition d’intrigues et d’ingérence dans les affaires séculières – de gaspiller leurs trésors, leur énergie et leurs fidèles les plus dévots en s’efforçant de le débarrasser d’un homme qu’il exécrait. En battant en retraite, Lame continuait d’attirer ces gens et de les décimer. Pour un général dépourvu de toute formation académique, il savait merveilleusement tirer parti des points faibles de ses adversaires. Dans tout le Sud, les forces des deux partis dérivaient vers la plaine de Charandaprash. Le grand cirque s’y déroulerait avant longtemps. Probablement avant la fin de l’hiver. J’allais et je venais avec Fumée. Le temps s’écoulait presque à notre insu. Le Vieux nous a encore fait reprendre la route. Je m’en suis à peine aperçu. J’étais trop occupé avec Fumée. Toubib n’aimait pas que je passe tout ce temps dans le fourgon, mais il se produisait tant de choses et sur tant de théâtres différents qu’il lui fallait bien s’en accommoder s’il voulait des informations. Cela dit, son comportement pouvait parfaitement changer comme une girouette sous le vent. Je me suis fait porter pâle pendant quelque temps, histoire de fournir, tant aux corbeaux qu’à mes beaux-parents, une bonne excuse à mes longs séjours dans le fourgon. Les corbeaux sont stupides. Ils n’ont pas saisi la coupure. Mais oncle Doj, à mon idée, a flairé qu’il y avait anguille sous roche bien avant que nous ne franchissions la porte sud de Dejagore. 11 Je n’ai jamais été un poivrot ni un camé. Dans cette partie du monde, les principales religions considèrent l’alcool d’un œil sourcilleux, de sorte qu’on n’en voit pas couler à flot… Qu’un-Œil, toutefois, n’a aucun mal à dénicher le peu qui circule. Et, s’il ne parvient pas à mettre la main dessus, il le fabrique. Ma vie durant, toute forme d’accoutumance m’a flanqué une trouille d’enfer. Lorsque je croise un homme que la souffrance a contraint de se réfugier dans les brumes de la gnôle ou de toute autre drogue, je n’ai qu’une envie : fuir cette faiblesse que je redoute tant de trouver en moi. Je commençais doucement à devenir accro à cette échappatoire à la douleur qu’est le monde spectral. Lorsque je m’y rendais avec Fumée, les horreurs de Dejagore et les tourments consécutifs au meurtre de Sarie ne représentaient plus pour moi qu’une sorte de mal sourd, lointain et lancinant. La facette la plus veule de mon être ne cessait de me persuader que ces maux distants eux-mêmes finiraient par se dissiper totalement si Fumée et moi continuions de bosser ensemble. J’étais tout à la fois heureux et au trente-sixième dessous. Mes beaux-parents ne m’étaient pas d’un grand secours. Thai Dei n’en pipait pas une, comme à son habitude. Oncle Doj se contentait de me presser de rester fort. « Nous endurons toute notre vie durant mort et désespoir. Ce monde est un monde de deuil et de souffrance, uniquement illuminé par quelques rares moments de bonheur et d’émerveillement. Nous devons vivre pour ces instants au lieu de déplorer leur fulgurance. — Nous devons vivre pour nous venger, espèce de vieux fou », a aboyé mère Gota. Elle m’a fusillé d’un regard méprisant. Et n’a pas plus épargné ma susceptibilité. : « Ma mère a perdu la raison sur ses vieux jours. Nous nous porterions bien mieux sans cette mauviette. » Dans la mesure où j’étais une mauviette et où tout m’indifférait, je ne me sentais plus contraint de préserver la paix de ce monde. « Je parie que dans les marais ils remercient tous les jours leur bonne étoile que vous ayez décidé de ne pas rentrer au pays. » Thai Dei s’est littéralement pétrifié : je venais de le fourrer dans une situation où ses différentes loyautés entraient en conflit. Oncle Doj a gloussé et posé la main sur le bras de Thai Dei. « Un trait bien décoché, jeune homme. Du tac au tac. Permets-moi de te rappeler, Gota, qu’on ne fait que souffrir notre présence ici. Le soldat de pierre nous tolère en souvenir de Sahra. Son maître non. » Même si je croyais assez bien cerner les Nyueng Bao depuis quelque temps, j’étais soudain conscient d’avoir négligé un aspect crucial de la situation. Je saisissais certes qu’il l’avait prévenue de s’abstenir de froisser Toubib, car celui-ci risquait de les jeter à la rue. Ce dont il était d’ailleurs parfaitement capable. Il les considérait au mieux comme des suiveurs, des parasites de l’armée. Et Toubib déteste les suiveurs. À ses yeux, ils sont pires que des sangsues. J’en venais à me demander si l’oncle Doj n’était pas mû par un dessein plus vaste que la vengeance des meurtres de Sahra et de To Tan, le fils de Thai Dei. Je n’avais aucune certitude sur notre position exacte : à cent cinquante kilomètres environ au sud de Dejagore, me semblait-il. Nous traversions des territoires qui n’étaient tombés que très récemment entre nos mains ; notre apparition y était endurée avec le même stoïcisme que celle du séisme. On n’avait pas beaucoup déblayé depuis, les sbires du Maître d’Ombres ayant mis les indigènes à contribution en un futile effort pour retarder notre progression. Les téméraires imbéciles ! À présent, il ne restait plus personne pour les ensevelir. J’ai brusquement été pris d’une totale parano. Je ne m’en étais pas rendu compte parce que je me trouvais dans le fourgon, mais nous étions en train d’établir un campement. J’étais sorti espionner les manœuvres de la cavalerie de Mogaba et j’avais assisté, entre autres, à l’une de ses réunions d’état-major, destinée à nous rendre la vie plus désagréable encore à Charandaprash. Je ricanais en mon for intérieur. Il ne nous préparait aucune surprise de taille. Ayant observé Madame et vu de mes yeux toutes les forces spéciales qu’elle et Toubib avaient rassemblées, je savais pertinemment que nous aurions amplement de quoi lui résister. En brillant stratège, il s’y était attendu. Avant de déserter pour rejoindre le Maître d’Ombres, il avait appris à remarquablement bien connaître Toubib. Puis la paranoïa a frappé. Toute ma suffisance s’est évaporée. Eussé-je été de chair, je me serais sans doute mis à frissonner comme si on m’avait subitement balancé dans un torrent glacé. J’ai su que je n’étais pas seul. Si les émotions n’étaient pas tant émoussées dans le monde spectral, j’aurais probablement paniqué. J’ai, pour ainsi dire, brusquement pivoté sur moi-même dans le plan astral. L’espace d’une seconde, j’ai entraperçu un visage tourné dans l’autre sens. Aussi volumineux qu’une vache et de la couleur d’une aubergine mûre, il souriait de tous ses crocs, comme sorti d’un cauchemar collectif. Et c’était ce qu’il voyait qui le faisait sourire. Ses yeux pareils à des soucoupes flamboyantes évoquaient en même temps des flaques de ténèbres capables d’engloutir une âme. Je me suis retiré très précautionneusement au début, mais à tire-d’aile en le voyant brusquement tressaillir et entreprendre de faire volte-face. J’ai émergé de l’autre côté trop terrifié pour avoir faim ou soif. Je tremblais et je balbutiais sans parvenir à me faire comprendre. Le Vieux n’était pas loin. Qu’un-Œil l’a fait monter dans le fourgon alors que je commençais enfin à recouvrer mes esprits. « Que diable s’est-il passé, Murgen ? Tu as été pris d’une espèce de crise ? Tu ne vas pas recommencer à me lâcher ? » Il m’a touché, a senti les tremblements qui me pénétraient jusqu’au tréfonds. « Qu’un-Œil… — Je viens de voir Kina, ai-je coassé. J’ignore si elle m’a vu. » La mort est éternité. L’éternité est pierre. La pierre est silence. La pierre se tait, mais elle se souvient. Profondément enfoui au cœur ténébreux de la place forte grise, se dresse un trône massif et vermoulu. Il a glissé sur le côté et basculé de façon spectaculaire. Une silhouette sombre se vautre sur le trône, captive d’un sommeil enchanté, clouée au siège par des dagues d’argent qui lui transpercent les membres. Son visage jadis inexpressif est défiguré par une grimace d’agonie. La silhouette inhale une longue goulée d’air. Le silence cède le pas à un sourd, lent et puissant battement. C’est une forme d’immortalité, mais dont le prix se paie en diamants, en seaux de trésors remplis à ras bord. La nuit, quand le vent ne souffle plus et que de petites ombres cessent de ramper, la forteresse recouvre son silence. Le silence est pierre. La pierre est éternité. L’éternité est mort. 12 Au sud de Lumière-d’Ombre, qui n’avait offert aucune résistance, le terrain se relevait pour devenir rocheux, hérissé d’ajoncs et aussi ridé que la figure de ma belle-mère. La neige se tapissait dans tous les recoins où la lumière du soleil ne parvenait que rarement. Les arbres étaient clairsemés, à l’exception d’une espèce qui se cramponnait opiniâtrement à ses quelques baies d’un bout à l’autre de l’hiver. Ces fruits étaient secs et coriaces, mais leur saveur se faisait plus succulente à mesure que nous nous éloignions de la civilisation et des hameaux où nous pouvions faire l’emplette de mets plus doux au palais. La route que le capitaine tenait à nous faire emprunter n’était guère entretenue. Et il n’existait pas de voie d’eau navigable par laquelle des péniches auraient pu convoyer des vivres. Nous avions emmené du bétail. Les animaux pouvaient se sustenter – chichement – sur la végétation. Ceux d’entre nous qui souhaitaient manger de la viande pouvaient se repaître de leur chair filandreuse. Mais nous venions tout juste de prendre le départ et, déjà, j’étais persuadé que Toubib avait fait le mauvais choix en décidant d’attaquer maintenant. Les troupiers végétariens souffraient terriblement. Le vent du matin était singulièrement mordant. Ce n’était décidément pas une saison pour voyager. Si Mogaba nous tenait trop longtemps la dragée haute, nous allions au-devant de foutus problèmes. Pour lui, c’était certainement la meilleure stratégie à suivre : nous retenir à Charandaprash le temps que toutes nos forces se rassemblent avec leur cohorte de suiveurs, puis jusqu’à ce que nous ayons épuisé nos ressources. Pour massacrer ensuite les survivants affamés lorsqu’ils tenteraient de s’enfuir. Bien qu’il n’y eût jamais fait allusion en un aussi long discours, Toubib comptait plus ou moins retaper notre armée en faisant main basse sur les provisions entreposées par Mogaba pour la sienne. Si prudemment qu’il en parlât, le capitaine misait à présent beaucoup sur la victoire. Il nous avait placés dans une situation où elle était la seule issue. La région de Lumière d’Ombre était demeurée prospère, même après le tremblement de terre, mais nous avions déjà quatre pénibles journées de marche forcée dans les pattes. Nos fourragers dévoraient une bonne moitié de ce qu’ils nous rapportaient pendant le seul trajet. Ombrelongue n’était toujours pas convaincu que nous progressions pour de bon. Affligé d’une tare flagrante, il ne parvenait pas à s’imaginer qu’un cerveau pût fonctionner différemment du sien. Mogaba lui-même nourrissait certains doutes alimentés par les Félons et ses agents, qui le tenaient informé des désastres infligés à la cause du Maître d’Ombres. Rares étaient les villes et les cités dévastées par le séisme offrant davantage qu’une résistance de façade. Le capitaine, au moins, avait bien choisi son moment, même inspiré par des mobiles d’ordre affectif. De sombres montagnes gris indigo barraient l’horizon méridional. Charandaprash n’était plus qu’à quelques jours de marche. Le capitaine avait réduit notre allure à un pas décidé, afin que les troufions disposent de plus de temps pour chasser et fourrager. Notre corps d’armée rameutait des forces de plus en plus importantes. La cavalerie de Mogaba ne paraissait encore guère encline aux escarmouches. Des panaches de fumée s’élevaient parfois dans le ciel devant nous, lorsque des caravanes ennemies en déroute ne parvenaient pas à déguerpir assez vite pour échapper à nos cavaliers. Notre état-major suivait scrupuleusement la route. On apercevait constamment, désormais, des cadavres gisant sur les bas-côtés. Des cadavres de toute espèce, rarement ceux de nos gens. Toubib m’avait expulsé du fourgon de Qu’un-Œil. Je n’étais plus autorisé à y grimper pendant nos déplacements. J’avais en conséquence pris la tête, monté sur un immense étalon noir et toujours arborant l’étendard de la Compagnie noire. Les corbeaux tournoyaient constamment autour de moi. Volesprit devait franchement s’amuser, j’imagine, lorsqu’elle recevait leurs rapports. Cet étendard avait été bricolé à partir de celui – imité de son propre emblème (un crâne de phoque soufflant le feu) – qu’elle nous avait assigné des décennies plus tôt. Oncle Doj marchait à mes côtés. Il portait une lance ainsi que Bâton de Cendre, son épée sacrée. Il assumait auprès de moi la fonction de garde du corps, en l’absence de Thai Dei qui se trouvait quelque part avec sa mère. C’est nous qui découvrions les premiers tous les cadavres. « Encore un autre avec une tête de Félon, ai-je dit en montrant un corps atrocement mutilé, vêtu en tout et pour tout d’un lambeau de pagne en dépit du climat. — C’est une bonne chose », m’a-t-il répondu. Il a retourné le cadavre. Quelqu’un qui vouait à son culte une haine bien particulière lui avait roulé dessus. Il était méchamment amoché, et la plupart de ses mutilations lui avaient sans doute été infligées de son vivant. Je n’ai pas ressenti une once de pitié. Ses pareils avaient assassiné ma Sarie. Nous ne rencontrions que les signes avant-coureurs d’une victoire incontestable et grandiose. Mais ils ne m’inspiraient aucune confiance en l’avenir. Nos routes ont convergé et nos forces ont encore grossi. À chaque heure qui passait, nous nous rapprochions un peu plus de Charandaprash, de Mogaba et de ses quatre féroces divisions de vétérans résolus et bien entraînés. Des soldats se préparant depuis des années à nous accueillir. Des soldats sans rien de commun avec les miliciens – de malheureuses brèles indifférentes – qui fournissaient jusque-là le plus clair de l’opposition à notre avance. Le Vieux s’exprimait avec assurance devant ces naïfs de Tagliens, mais je savais qu’il avait ses doutes. Nous aurions certes l’avantage numérique, mais nos hommes n’étaient pas entraînés au point de réagir en automates. Ils ne craignaient pas plus leurs supérieurs que la mort. Ils ignoraient ce qu’il en coûte d’encourir le courroux d’un Maître d’Ombres. Pas aussi intimement, tout du moins, que les défenseurs de Charandaprash. Nos hommes ne s’étaient pas exercés encore et encore sur leur futur champ de bataille, jusqu’à connaître chaque caillou jonchant son sol. 13 Le vent m’a soufflé au visage une bouffée de fumée et la puanteur de la mort. Un soldat a hurlé. J’ai jeté un coup d’œil derrière moi. Le capitaine, vêtu d’Endeuilleur, la hideuse armure noire que Madame avait créée pour lui, remontait nos rangs vers moi, entouré de corbeaux. Pour la millième fois, je me suis demandé ce qui le liait à Volesprit. « Tu m’as fait appeler ? — Il y a quelque chose que tu devrais voir, il me semble. » Je ne l’avais pas vu de mes yeux, mais je savais déjà à quoi m’attendre. « Allons-y. » Il m’a fait signe d’avancer. Nous avons grimpé une petite côte et fait halte pour contempler les corps de six petits hommes bruns bien trop âgés pour avoir été des soldats. Ils gisaient au fond d’une cuvette creusée dans la terre dure, autour d’un feu d’où montait encore un maigre filet de fumée. « Où sont ceux qui les ont tués ? — Ils ne se sont pas attardés. On ne prend pas de risques avec ces gens-là. » Toubib a laissé échapper un grognement ; pas forcément ravi, mais comprenant le raisonnement d’un simple soldat. Il a ôté son hideux casque ailé. Les corbeaux ont profité de l’occasion pour se percher sur ses épaules. Il n’a pas eu l’air de le remarquer. « À mon humble avis, nous avons attiré l’attention de quelqu’un. » J’avais croisé de petits hommes bruns semblables à ceux-là des années plus tôt, lorsque nous étions descendus dans le Sud, et, plus récemment, dans le sacro-saint bois du Malheur des Félons, où j’avais tendu des embuscades à nombre de leurs chefs. Un petit groupe de ces Tisse-Ombres skrinsa avaient eu la malchance de s’y réunir pour le compte du Maître d’Ombres. Ceux-ci avaient dû se livrer aux mêmes activités : mettre à contribution une horde de petites ombres pour espionner et faire passer des messages. Toubib a montré du doigt. Des morceaux de barbaque avaient été arrachés à ces vieillards. « Madame vous avait pourtant prévenus de ne pas vous placer sur le chemin de ses joujoux de bambou », a-t-il fait observer. Nous avions plus ou moins dépassé Madame. Elle suivait une ligne de progression sur notre gauche à plusieurs kilomètres de là. Si Toubib et elle avaient réussi à s’embrasser à la dérobée, ils n’avaient pu le faire que par le truchement de la magie. Toubib était beaucoup trop pressé pour assumer pleinement le contrôle de son corps d’armée central en formation, lourd de deux divisions. Il portait une perche de bambou en travers du dos. Tout comme moi. Et à l’instar désormais de chaque homme de troupe du corps d’armée principal. Certains trimballaient un paquetage. « Oh. — Si ça devient une habitude, elle va finir par piquer sa crise. » Toubib semblait amusé. « Elle n’a jamais été du genre à trépigner. » Le troufion moyen se soucie autant que du trou du cul d’un rat de la destination d’une arme. Il se préoccupe avant tout de rester en vie et de faire son boulot en prenant le moins de risques possible. Les bidules de bambou étaient destinés au premier chef à combattre les ombres meurtrières. Et quand bien même, bordel ? S’ils pouvaient aussi aider à la liquidation de vilains petits sorciers, devinez un peu ce qui se passerait ? Plop ! 14 Nous sommes arrivés en vue du lac Tanji avant la tombée de la nuit. L’apparition subite de ce panorama était à ce point renversante que j’ai pilé tout net sur ma lancée. Le lac, d’un gris glacé, faisait des kilomètres d’une rive à l’autre. Il allait s’étrécissant à perte de vue sur ma droite, dans la direction qu’empruntait notre route. Sur notre gauche, le paysage était passablement accidenté. Les contreforts de collines de plus en plus imposantes s’étiraient jusqu’à la berge. Les Dandha Presh elles-mêmes donnaient l’impression d’émerger directement de la rive opposée, déployant à la faveur de la clarté de l’après-midi toutes les nuances du gris, plus sombres au pied des montagnes et moins sur leurs cimes où scintillaient des champs de neige. Un dieu espiègle avait barbouillé une fine ligne de nuages en travers de tout ce décor, à mi-pente des montagnes, de sorte que les sommets chevauchaient un tapis volant. Gris, gris, gris et re-gris. Pour l’heure, le monde tout entier faisait l’effet d’être uniformément gris. « Impressionnant, a fait le capitaine. — Totalement différent de ce qu’il m’a paru, vu à travers les yeux de Fumée. » Il m’a fait les gros yeux alors qu’aucun corbeau n’était assez près pour nous entendre. « Regarde là-bas. » Un village était en flammes sur le rivage, plusieurs kilomètres en aval. Une sphère de lumière bleue a brusquement jailli de la conflagration, filé au ras de l’eau et manqué de peu une petite barque. Les hommes qui se trouvaient à bord ont bien tenté d’accélérer la cadence de la nage, mais ils ont commencé à s’emmêler les pinceaux et à se gêner l’un l’autre. Un essaim de points luminescents, non seulement bleus mais verts, jaunes, roses et d’une stupéfiante nuance de violet, les a transpercés. Un homme a brusquement bondi sur ses pieds et s’est mis à gesticuler dans tous les sens ; une boule de lumière venait de le frapper à la gorge. Il a basculé par-dessus bord. Ses soubresauts avaient dangereusement fait gîter le bateau. Il a embarqué de l’eau et sa proue a momentanément piqué du nez hors de la baille. Une boule de lumière a éperonné son fond, laissant un trou scintillant dans son sillage. La plupart des sphères manquaient leur cible. Elles poursuivaient leur trajectoire au-dessus du lac, ralentissant graduellement. Quand elles ne se laissaient pas déporter par le vent pour s’évanouir ensuite au loin. Toute cette effervescence a bientôt rameuté une nuée de corbeaux. Ils ont décrit des cercles au-dessus de nous. Les deux plus gros se sont abattus sur les épaules de Toubib. Les autres se sont égaillés deux par deux. La barque a coulé. Elle se dirigeait initialement vers une île, guère plus qu’un affleurement rocheux hébergeant une douzaine de pins rabougris et quelques buissons chétifs. Un corbeau qui volait à proximité a brutalement replié ses ailes, s’est laissé tomber comme une pierre puis a heurté la surface où il est resté à flotter, inerte. Les yeux de Toubib ont étincelé. « Murgen, descends au pied de ce talus près du rivage, à l’abri du vent. Trouve-toi un terrier à creuser pour la nuit. Les fantassins uniquement sur ce versant de la crête. Doublez les sentinelles. Qu’on braque deux fourgons de batterie sur cet îlot. » Les ornements de ses épaules semblaient à présent passablement agités. Je me suis bien gardé d’y faire allusion. Il commençait à flanquer les jetons… et, de toute façon, il ne répond jamais aux questions. Un des corbeaux a croassé. Toubib lui a répondu par un grognement. Il a démonté, harponné la perche de bambou d’un troupier planté à proximité et dévalé la pente. Sa monture a marché sur ses brisées. Les soldats qui avaient commencé à se rassembler n’ont pas tardé à suivre son exemple. Tout en avançant, ils ont formé une ligne d’escarmouche. Je ne pouvais pas dégainer mon bambou, dans la mesure où j’étais toujours en selle et encombré de l’étendard. J’ai suivi les hommes à pied. Oncle Doj formait l’arrière-garde à lui tout seul. Deux miliciens des Terres de l’Ombre ont brusquement émergé du couvert et titubé jusqu’à la berge. Les flèches se sont mises à pleuvoir. Les ordres étaient de ne pas faire de prisonniers. Les hommes de l’Ombre étaient prévenus. On leur avait accordé quatre ans de rémission. Ils avaient fait leur choix. Les soldats ont ensuite entrepris de s’installer par petits groupes, au hasard des refuges qu’ils pouvaient dénicher, et d’allumer des popotes. Il en arrivait de plus en plus sur la ligne. Notre petit groupe de l’état-major, frissonnant et grommelant, se pressa à l’abri d’un rocher fracassé, tandis que les plus pessimistes parlaient de l’éventualité d’une chute de neige. J’ai planté l’étendard. Oncle Doj et moi nous sommes apprêtés à préparer le dîner. Il n’y a pas de domestiques dans l’armée. Les serviteurs mangeraient les aliments que les soldats pouvaient parfaitement cuisiner eux-mêmes. Le dîner se composerait de riz et de fruits secs. Toubib et moi y ajouterions quelques lanières de charqui et oncle Doj un peu de chair de poisson. Nombre de soldats ne mangeaient pas de viande en raison de tabous religieux. « On pourrait peut-être chercher à savoir si le lac est poissonneux ? » ai-je avancé. Le Vieux a tourné son regard vers le plan d’eau. « Il doit y avoir des truites, à mon avis. » Mais il n’a fait allusion à aucune tentative de pêche. Les fourgons de batterie sont arrivés. Le plateau de chacun était large d’un mètre quarante pour près de quatre mètres de long, et rempli à ras bord de tiges de bambou. Il s’agissait de la toute dernière création des arsenaux de Madame. Le capitaine a supervisé leur positionnement. Il tenait à ce qu’ils soient placés avec la plus grande exactitude. Avec ce ciel plombé, il ne tarderait pas à faire assez sombre pour permettre aux ombres de rôder. À l’est du lac, où l’aile gauche de la division de Madame progressait sur un terrain très accidenté, un unique point luminescent a fendu l’air, piqué vers le sud, perdu de la vitesse puis, très lentement, de l’altitude. Des sphères de plusieurs couleurs l’ont aussitôt suivi. Les soldats se sont agités nerveusement. Un wouf ! est monté d’un fourgon voisin. Une boule de feu verte a tracé un rai de lumière au-dessus du lac, reflété par sa surface. Le vent était tombé. L’eau s’apaisait peu à peu. Je me sentais plus fébrile encore que les troufions. J’avais été témoin de ce dont étaient capables ces petits Tisse-Ombres puants. J’avais vu des hommes hurler à la mort, rongés par un ennemi invisible. Les soldats avaient entendu des récits. Les sentinelles resteraient éveillées toute la nuit. La boule verte n’a pas fondu sur l’îlot. J’ai poussé un soupir. Il n’y avait peut-être pas de danger, finalement. Les équipages des fourgons lâchaient une nouvelle boule à intervalle régulier. Aucune n’a piqué vers l’île. J’ai repris confiance. Les hommes ont commencé à se détendre. Je me suis enroulé un peu plus tard dans mes couvertures et je suis resté étendu à regarder les boules de feu strier le ciel. Savoir que tout assaut de l’Ombre serait détecté suffisait à me rassurer. J’entendais les gars des fourgons parier sur la couleur de la prochaine boule de feu. On ne connaissait aucun leitmotiv à leur succession. Ils commençaient à s’ennuyer. Ils ne tarderaient pas à pester, à se plaindre de devoir monter la garde pendant que tous les autres pionçaient. 15 Je faisais un rêve bizarre à propos de Cordy Mather et de la Radisha quand quelqu’un m’a planté son doigt dans la chair. J’ai poussé un grognement et entrouvert une paupière. Je savais que je n’aurais pas à monter la garde ; j’avais aidé à faire la cuisine. J’ai lâché une bordée de jurons, ramené mes couvertures sur ma tête et tenté de retourner au palais, où Mather se disputait avec la Radisha à propos de son projet de dissoudre la Compagnie noire après la chute du Maître d’Ombres. Il me semblait quasiment me trouver là-bas plutôt qu’en train de rêver. « Réveille-toi. » Oncle Doj m’a encore planté ses doigts dans les côtes. J’ai tenté de me cramponner à mon rêve. Il ne s’arrêtait pas là. Il émanait de la Radisha une impression sans doute vague et nébuleuse, mais dangereuse. Une aura qui avait fait sortir Mather de ses gonds, quelque chose de magistral. J’étais persuadé que j’allais parvenir, dans mon sommeil, à une conclusion de première importance. « Réveille-toi, guerrier d’os. » Ça a fait la rue. Je déteste que les Nyueng Bao m’appellent ainsi, sans jamais fournir aucun éclaircissement sur ce qu’ils entendent par là. « Quoi ? ai-je grogné. — Il va y avoir du vilain. » Thai Dei a émergé de l’obscurité. Il a parlé ! « Qu’un-Œil m’a demandé de te prévenir. — Qu’est-ce que tu fabriques ici ? » Son bras n’était pas encore entièrement guéri. J’ai risqué un coup d’œil vers le capitaine. Il était réveillé. Un oiseau était perché sur son épaule et claquait du bec à son oreille. Il a reluqué Thai Dei et oncle Doj sans mot dire. Puis s’est remis sur pied avec lassitude avant de s’emparer d’une paire de perches de bambou et de tourner en rond, jusqu’à trouver un emplacement d’où il pouvait voir le lac. Je lui ai emboîté le pas. Oncle Doj marchait sur mes talons. Stupéfiant qu’un homme si court sur pattes et large d’épaules puisse se mouvoir avec une telle grâce silencieuse. Je n’ai rien vu de neuf dans les ténèbres. Quelques flammèches lumineuses continuaient certes de zébrer le noir manteau du ciel. « Comme des lucioles. » On apercevait au moins un million d’étoiles. Les gars qui s’attendaient à de la neige allaient être déçus. « Chut ! » a fait Toubib. Il prêtait l’oreille à quelque chose. À ce foutu volatile juché sur son dos ? Où donc était passé l’autre ? Une boule écarlate a fulguré hors d’un fourgon comme des vingtaines d’autres avant elle. Mais, à l’approche de l’îlot, celle-ci a plongé brutalement puis fait une embardée sur sa droite, saupoudrant les eaux ondoyantes de myriades de rubis. En touchant la surface, elle s’est transformée en une éclaboussure sanglante qui s’est aussitôt dissipée. L’eau n’avait strictement rien reflété dans son voisinage immédiat. « Des ombres. » Une demi-douzaine d’autres boules de feu ont jailli, délimitant un fleuve de ténèbres qui serpentait d’une rive à l’autre du lac. Puis elles ont commencé à survoler les décombres du village qui brûlait encore lors du naufrage de la barque. Les décharges, là-bas, ont vite atteint un rythme paniqué. « Faites pivoter un des fourgons ! a ordonné le capitaine. Apportez un minimum de soutien aux gars de là-bas. Et tâchons de faire rapidement grimper deux fourgons de renfort jusqu’ici. » Quelques quidams s’employaient déjà à arroser le village, pour tout le bien que ça pouvait faire. « Lâchez la purée sur cet îlot, a ordonné Toubib à l’équipage du deuxième fourgon. Tout ce dont vous disposez. Murgen, réveille tout le monde et rassemble-les tous ici. La merde va pleuvoir à verse. » J’ai couru virer de leur page deux ronfleurs renommés pour leurs appels de clairon. Les deux wagons se sont déchaînés au même moment. Leur crémaillère crissait et grinçait en pivotant. Les bambous vomissaient de féroces salves de couleur. Combien de boules de feu un fourgon peut-il lancer ? Une chiée. Chaque tube de la cavalerie contient quinze charges. Les tubes standard et les longs tubes de l’infanterie en contiennent respectivement trente et quarante. Ceux entreposés par centaines dans les fourgons sont encore plus longs. Les lucioles s’affolaient. Toute boule de feu tirée piquait vers le sol en quête d’une ombre. Chacune plongeait un peu plus près du rivage. « Une foutue palanquée d’ombres », a fait laconiquement observer Toubib. C’était un nouvel élément, mais un élément que nous redoutions depuis des années. Des ombres attaquant en vagues déferlantes au lieu de se faufiler sournoisement comme des espions ou des spadassins. Le Vieux avait l’air serein. Quant à moi, j’étais à deux doigts de me pisser dessus. Je me suis mis à courir, mais pas bien loin : juste assez pour m’emparer de l’étendard et d’un fagot de bambous. J’ai planté près du Vieux, pointée vers le sud, l’extrémité active d’une perche de bambou, trouvé le mécanisme de détente sur la poignée et me suis mis à tourner. Chaque quart de tour de manivelle envoyait une nouvelle boule de feu filer dans les airs. « Va te chercher aussi un bambou, frère, ai-je conseillé à Thai Dei. Toi aussi, oncle Doj. Ce n’est pas un assaut qu’on peut arrêter avec une épée. » La trajectoire des boules de feu survolait à présent la pente opposée. Elles étaient assez nombreuses pour détourer le raz-de-marée de ténèbres qui déferlait sur nous, et plongeaient dans cette vague de noirceur comme autant de grêlons lumineux, explosaient puis s’évanouissaient. C’était là, ni plus ni moins, la marée cauchemardesque que nous craignions depuis si longtemps ; la puissance infernale du Maître d’Ombres entièrement déchaînée. Les boules consumaient les ombres par milliers. Leur flot ne cessait d’avancer. À la différence des troufions mortels, ces choses n’étaient capables que d’obéir aux ordres. La sorcellerie les soumettait. Ma perche était vide. Je me suis emparé d’une autre. Oncle Doj et Thai Dei commençaient à saisir la situation. Chacun a trouvé une perche et est entré dans la danse, bien que Thai Dei ne fût guère rapide avec sa seule main valide. La marée de noirceur a émergé du lac et entrepris d’escalader le talus. À mesure qu’elle se rapprochait, je commençais à distinguer des silhouettes individuelles. J’avais aperçu la première fois ces choses lors de notre séjour à Taglios, à l’époque où il existait encore quatre Maîtres d’Ombres qui, en s’unissant, pouvaient frapper beaucoup plus loin qu’Ombrelongue aujourd’hui. Les Tisse-Ombres srinksa étaient venus du Nord pour nous tuer. Ils avaient échoué. Mais, en ce temps-là, ils se servaient d’ombres bien plus petites, guère plus épaisses que le poing. Je n’en avais jamais vu de plus grosses qu’un chat. Certaines de celles qui composaient ce torrent l’étaient plus que des bœufs. Elles absorbaient les boules de feu sans dommage apparent. J’ai vu des dizaines d’entre elles survivre à de multiples impacts. « Madame ne s’est peut-être pas montrée aussi perspicace qu’elle l’a cru, ai-je marmonné. — Imagine un peu où nous en serions sans sa perspicacité », m’a répondu Toubib. Nous serions déjà morts. « Je vois ce que tu veux dire. » Plus près. Encore plus près. Le mur de noirceur ne se trouvait plus qu’à une centaine de mètres ; les ombres semblaient beaucoup moins nombreuses et progressaient certes plus lentement, mais toujours aussi régulièrement. Infatigables. Les fourgons n’étaient désormais plus en mesure d’ajuster assez bas leur tir pour les toucher. Ils avaient reporté toute leur attention sur l’île. Oncle Doj a brusquement hurlé puis dégainé Bâton de Cendre. Je n’ai aucune idée de ce qu’il comptait en faire contre cette immense marée de noirceur qui nous fonçait droit dessus, tandis qu’un essaim d’ombres de moindre dimension trottinaient tout autour comme autant de rejetons effrayés. Nulle épée ne pouvait lutter contre ces ténèbres. À deux doigts de paniquer, j’ai tenté de percer un trou au cœur de cette tache noire. La mort déferlait, vorace. De plus en plus proche. Des boules de feu tirées de l’arrière se sont mises à pleuvoir autour de nous tandis que de petites ombres se faufilaient entre les rochers. Des hurlements ont commencé à retentir. La masse noire s’est transformée en brasier dès que les boules de feu l’ont pilonnée. Elle a ralenti, encore ralenti, mais sans jamais cesser d’avancer. Elle s’est dressée sur ses pattes arrière, tel un grizzly solitaire lançant son défi. Je me suis mis à tourner férocement ma manivelle, plus ou moins conscient de la vanité de mes efforts. Cette bouffée assassine d’haleine de l’enfer s’efforçait de m’atteindre sans y parvenir. Un peu comme si, au dernier moment, elle s’était heurtée à une infranchissable barrière invisible. Il émanait de cette noirceur une atroce horreur psychique qui, dans mon esprit, ne s’associait qu’à la tombe ; une voracité dont sont seuls capables les non-morts, une puanteur de l’âme dont je gardais encore le souvenir pour l’avoir rencontrée dans trop de mauvais rêves ayant pour décor une plaine désolée jonchée d’ossements, de cauchemars où m’apparaissaient des vieillards englués dans des cocons de glace filée. Ma terreur s’est encore accrue. Je suis resté cramponné à ma poignée longtemps après que ma perche s’est vidée, sans plus aucune raison de tourner sa manivelle. L’Ombre a continué d’essayer de m’atteindre, jusqu’à ce que le barrage de boules de feu eût consumé son dernier lambeau de ténèbres. L’excitation est rapidement retombée. Seules les boules de feu tirées vers l’îlot trouvaient encore de nombreuses cibles. L’affleurement rocheux essuyait également un pilonnage de la part de la division de Madame ; ses troupes, sur l’autre rive, avaient compris ce qui se passait. Leur tir était à ce point nourri que j’ai bien cru que le feu allait consumer l’îlot tout entier. Puis Toubib a ordonné de réduire le tir à un niveau conservatoire. « Inutile de gaspiller nos munitions. Nous aurons encore à affronter une pareille situation. » Il m’a dévisagé pendant trente secondes. « Comment avons-nous pu nous laisser surprendre ainsi ? » a-t-il questionné dans la langue de Génépi. J’ai haussé les épaules. « Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander. » J’avais choisi de lui répondre en forsbergien, dans la mesure où je maniais assez mal l’autre langue. « J’étais occupé à porter l’étendard. » Lui signifiant ainsi que j’avais été coupé de Fumée ces derniers jours, la plupart du temps, pour une raison qu’il estimait suffisante. Et qu’il ne devrait plus compter que sur les avertissements de Qu’un-Œil. « Merde ! a-t-il fulminé, sans marquer néanmoins trop d’animosité. Putain de merde ! Ne joue pas au plus malin avec… » Un monstrueux glapissement a roulé jusqu’à nous depuis la rive opposée. Les troupiers de Madame avaient déchaîné un tir de barrage féroce sur une silhouette qui venait de jaillir au-dessus de l’île et filait à présent vers le sud. « Le Hurleur ! a grondé Toubib. — Nous les avons effrayés, patron. Le Maître d’Ombres lâche ses grands dans la cour de récré. » Toubib s’est contenté d’ébaucher un sourire du bout des lèvres. Son sens de l’humour prenait du plomb dans l’aile dernièrement. Peut-être l’avait-il perdu alors qu’il était captif de Volesprit. Ou lorsqu’il était rentré de captivité pour découvrir qu’il était papa mais qu’il avait de fortes chances de ne jamais voir son marmot. Le Hurleur a réussi à s’échapper. Nous nous sommes recouchés un peu plus tard, mais personne ou presque n’a retrouvé le sommeil. 16 L’aube s’est levée. Elle a trouvé nos morts enterrés ou incinérés par ceux de nos soldats qui n’avaient pu se rendormir. La vue de visages dévastés m’a été épargnée. En revanche, les paysages dévastés ne manquaient pas à l’appel. À croire que de petits éclairs s’en étaient donné à cœur joie autour du lac pendant une année entière. Déjà quelques-uns de nos troufions les plus téméraires étaient descendus sur la berge pour ramasser les poissons morts. Il ne restait plus aucune trace des choses qui nous avaient attaqués. « Tu pourrais passer un peu plus de temps avec Fumée », m’a suggéré Toubib. C’était bien plus qu’une simple suggestion, naturellement, même s’il l’avait faite à contrecœur. Il avait cessé de compter sur Qu’un-Œil, ne s’attendait plus à rien de sa part, sinon à d’autres contrariétés. J’ai regardé autour de moi. Mes beaux-parents n’étaient nulle part en vue. « Qu’un-Œil avait envoyé une mise en garde, lui ai-je répondu. — On ne peut pas dire qu’elle soit arrivée en temps et en heure. Le Hurleur et Ombrelongue ont dû passer des jours à préparer le traquenard de cette nuit. Nous aurions dû être fin prêts. — Cette absence de préparation est peut-être une bonne chose, finalement. — Pourquoi ? Comment ça ? — Si nous avions déjoué leur embuscade, ils se seraient demandé comment nous étions au courant. De la façon dont ça s’est passé, ils se contenteront de maudire Madame pour sa pénétration. — Tu marques un point. Il n’empêche qu’un minimum de prévention ne nous ferait pas de mal. Tâche simplement de ne pas t’accrocher au fantôme. — Et l’étendard ? J’ignore où se trouve Roupille en ce moment et je n’ai aucun autre frère assermenté à ma disposition. » Nul ne pouvait toucher à la plus sacrée de nos reliques s’il n’appartenait à la Compagnie. L’étendard – la lance à laquelle il est accroché, en réalité – reste le seul vestige remontant à l’origine de la Compagnie. Les plus antiques annales ont toutes été recopiées maintes et maintes fois, et ont subi traduction sur traduction. « Je m’en débrouillerai, a répondu Toubib. Fais-toi porter pâle de façon à voyager un certain temps à bord du fourgon. » Il en a donc été ainsi. Vêtu de son armure d’Endeuilleur et brandissant l’étendard, il présentait tout bonnement un aspect terrifiant. Comme nimbé d’une aura de ténèbres. Il le devait en grande partie aux sortilèges que Madame, couche après couche, année après année, avait incorporés tant dans l’armure elle-même qu’à sa surface. Bien qu’Endeuilleur ne fût que pure et inoffensive illusion, elle avait pour but d’évoquer un personnage surhumain et de réveiller les superstitions de l’observateur. Il en allait de même d’Ôte-la-Vie, le personnage que Madame avait créé pour elle-même. Mais l’armure de Madame avait grandi avec sa légende. À moins qu’elle n’ait pas été une simple illusion dès le début. Lorsque Madame l’endossait, elle ressemblait à l’un des avatars de la déesse Kina. Certains de ses soldats et beaucoup plus parmi ses ennemis la croyaient même peu ou prou possédée par la déesse à cette occasion. Cette idée ne me plaisait pas et je ne l’acceptais pas, mais Madame n’avait jamais rien fait pour la réfuter. Ce n’était pas sans rapport avec un soupçon que je nourrissais depuis que j’avais lu le volume des annales tenu par ses soins. Se pouvait-il qu’elle fût encore un instrument de la Mère de la Nuit ? Peut-être inconsciemment ? Oncle Doj et Thai Dei ont froncé les sourcils de suspicion lorsque je leur ai annoncé que j’étais retombé malade et que j’allais poursuivre pendant un certain temps le voyage à bord du fourgon de Qu’un-Œil. Je suis persuadé qu’oncle Doj savait désormais que Fumée s’y trouvait et s’efforçait de découvrir en quoi le sorcier comateux avait assez de valeur à nos yeux pour que nous prenions la peine de nous encombrer de lui en campagne. Pourtant, il s’est bien gardé de me cuisiner. La méfiance de Toubib continuait de l’affecter. « Comment tu te sens, gamin ? » m’a demandé Qu’un-Œil en me voyant grimper à bord. Il avait l’air déprimé. Sans doute le Vieux l’avait-il copieusement engueulé. Pour la énième fois. « Tu as raté une fameuse partie de rigolade, cette nuit. — Pas vraiment. Et je peux te dire une chose… Je suis trop vieux pour ces conneries. Si Toubib ne se dépêche pas de nous ramener au Khatovar, je largue tout pour aller cultiver des poireaux. — J’ai de l’excellente semence de panais. Et de rutabagas. J’aurais peut-être l’usage d’un métayer… — Bosser pour toi ? De la merde ! Quoi qu’il en soit, je sais où me procurer un bon bout de terrain pour pas cher. Là-haut dans le Dhojar Prine. Je pourrais emmener Gobelin, il me servirait de contremaître… » Ce n’était que pure et simple faconde et nous le savions tous les deux. « Si tu veux monter une grosse affaire, il te faudra une bonne femme pour t’aider, ai-je avancé. Ma belle-doche adorerait se remarier. — J’avais déjà pris toutes dispositions pour la coller à Gobelin, m’a-t-il aigrement rétorqué. C’aurait été le grand chef-d’œuvre de ma vie. Mais il a fallu qu’il disparaisse. — Les dieux supportent mal la plaisanterie, pas vrai ? — Sans déc’ ? Tu devrais aller te reposer. À voir ta bobine, on jurerait que tu n’as pas dormi de la nuit. Et t’as légèrement tendance à prendre la mouche. » Tel un démon répondant à l’invocation de son nom, mère Gota est subitement apparue, contournant en se dandinant le fourgon de Qu’un-Œil qui a couiné de surprise. J’ai inspiré une goulée d’air. Elle était censée se trouver très loin devant nous sur la route. Mais il est également vrai que Thai Dei, pour sa part, aurait normalement dû être revenu ici pour récupérer. La vieille trimballait tellement d’armes sur elle qu’on l’aurait prise pour un trafiquant pygmée. Elle a relevé les yeux. Sa moue maussade habituelle s’est effacée. Elle a souri à Qu’un-Œil en nous dévoilant ses chicots absents. Qu’un-Œil m’a interpellé d’un regard dénué de tout espoir. « Ils ne supportent pas la plaisanterie. Pas même la plus anodine. Pas même une petite fois. Va pas me le stresser, gamin. Je lui ai guéri sa toux, mais il ne digère pas toujours très bien sa soupe. » Ignorant royalement la Nyueng Bao, il s’est installé sur le siège du cocher et a fait claquer son fouet. Je n’ai pas perdu une seconde. Je me suis confortablement installé et je suis allé chevaucher le fantôme. J’aime beaucoup le mot « consternation ». Il sonne exactement comme ce qu’il signifie. À mon arrivée, Mogaba ployait littéralement sous un tombereau de consternation. Sa clique et lui venaient de recevoir un rapport du Hurleur, qui n’était pas précisément en excellente condition à son retour à Charandaprash. Son tapis volant avait été touché par les tireurs d’élite de Madame. Le point crucial, c’est que le Hurleur et le Maître d’Ombres avaient concocté les festivités de la nuit passée sans prendre la peine de consulter Mogaba au préalable. Lequel était vexé comme un pou, ainsi que tout général quand on a fait fi de son avis d’expert. Les forces de Lame avaient opéré la jonction avec celles de Mogaba. Toubib avait bien parlé d’essayer de lui couper la route, mais rien ne s’était concrétisé. Nous n’avions pas eu le loisir de planifier une opération ni de lever une force assez puissante à cet effet. D’ordinaire, le patron s’arrange toujours, quels que soient ses sentiments personnels, pour faire le tri entre le souhaitable et le réalisable. Dès son arrivée, Lame avait pris le commandement de la division formant le flanc gauche de l’armée de Mogaba, ce qui impliquait qu’il se retrouverait face au Prahbrindrah Drah lorsque les deux armées s’entrechoqueraient sur le terrain. Il n’était pas inintéressant de constater que tous les commandants de division du corps d’armée principal du Maître d’Ombres, le général en chef compris, étaient des renégats provenant initialement de notre bord. Tous étaient des soldats compétents, mais je doutais qu’Ombrelongue en eût cure. À ses yeux, l’essentiel était qu’ils fussent assez fortement motivés pour éviter la défaite et la capture. Prenant les devants, j’ai filé à Belvédère, histoire de me trouver sur place lorsque le Hurleur rentrerait du front. Ça promettait d’être drôle. Lorsque ça tournait mal, Ombrelongue virait habituellement au maniaque écumant. Il m’a suffi d’ajuster très légèrement ma position dans le temps pour voir arriver le sorcier vociférant sur un tapis qui n’était plus qu’une passoire retenue par une poignée de fils. Un miracle qu’il n’ait pas crevé sous son poids. Ombrelongue a écouté le rapport du Hurleur. Il était mort de rage mais s’est bien gardé d’enfoncer son allié. Étrange. Il n’est pas homme à assumer ses responsabilités. « Elle avait une tête d’avance sur nous, ce coup-ci, a fait observer le Hurleur. — Certains de nos atouts ont-ils survécu à l’escarmouche ? » L’escarmouche ? « Non. — Il est donc temps de cantonner les Skildirsha derrière les Dandha Presh. Nous ne les utiliserons plus que pour la communication et la reconnaissance sur le terrain. Qu’en est-il des Srinksa ? En reste-t-il à l’extérieur ? — Aucun de vivant. Aucun que j’aie transporté. — Excellent. » De quoi vous flanquer la chair de poule. Ombrelongue ne réagissait jamais aux mauvaises nouvelles qu’en tournant au cinglé délirant. « Rameute les survivants, lui a suggéré le Hurleur. Ordonne-leur d’enseigner leur art à tous ceux qui sont en mesure de l’apprendre. Si tes puissants généraux échouent et si la Compagnie parvient à effectuer une percée à Charandaprash, les Tisse-Ombres deviendront d’une valeur inestimable. » Ombrelongue a poussé un grognement et tripoté son morion. « Tu as connu la femme. Senjak. A-t-elle le pouvoir de détruire nos armées ? — Jadis, peut-être. Il se peut qu’elle soit redevenue suffisamment puissante. À moins que nous ne montions lui faire des misères pendant que nos troupes exterminent les siennes. » J’ai trouvé intéressant qu’ils puissent croire Madame aux commandes en dépit des apparences. Sans doute parce qu’elle avait tenu si longtemps le Hurleur à sa merci. Pratiquement en esclavage. Il était peut-être tout bonnement incapable de voir un autre qu’elle mener le jeu. En outre, ils semblaient refuser d’admettre que nos troupes les plus motivées aient triomphé des leurs à la régulière, sans recourir à la moindre assistance magique, mystique ou divine. « Sont-ils très nombreux ? s’est enquis Ombrelongue. — Oui. De plus, ils ont rompu avec les anciennes coutumes. Nombre d’entre eux sont de simples suiveurs épuisés, fatigués d’essayer de survivre sur une terre que les fourragers de l’armée écument déjà. » Rien de plus vrai. Et les soldats eux-mêmes représentaient moins d’un pour cent de la masse totale. En dépit de tous nos préparatifs, la dernière étape du voyage traverserait une contrée stérile. « Mais leurs forces sont plus importantes ? — Leurs forces combattantes, oui. Légèrement. Mais elles se composent de soldats moins disciplinés. Tout porte à croire qu’elle n’a décidé cette intervention que par pur opportunisme politique. Les diverses hiérarchies religieuses tagliennes se sont rétablies des coups qu’elle leur avait assénés quatre ans plus tôt. Elles ont entrepris de l’éprouver. Elle s’efforce juste de les distraire. Les espions de Singh rapportent que tous les notables tagliens s’attendent à ce que cette campagne s’achève en débâcle. — Va te reposer. Prépare l’autre tapis. Si je me vois contraint de monter là-haut, je dois en accepter pleinement le risque. J’aimerais y arriver avant que Mogaba ne cède à la tentation de porter le combat contre ses ennemis. » Encore aujourd’hui, alors qu’une catastrophe naturelle avait reporté aux calendes grecques la reconstruction de Belvédère, Ombrelongue semblait bien décidé à tergiverser au lieu de passer à l’offensive. Je suis loin d’être un foudre de guerre, mais j’ai lu et relu toutes les annales disponibles. Je n’ai trouvé nulle part mention d’un général qui aurait remporté la victoire en restant assis sur son cul. Autant j’exècre l’individu, autant je me sentirai désolé pour Mogaba, professionnellement parlant. Pendant une quinzaine de secondes. Juste avant que nous lui tranchions la gorge. 17 Ma visite à Belvédère semblait avoir laissé Fumée aussi serein qu’en bon point, de sorte que j’ai quitté le monde spectral le temps de nous remplir l’estomac à tous les deux, tant d’aliments solides que liquides. Il s’était souillé. Qu’un-Œil n’était pas d’humeur à s’arrêter pour le nettoyer, de sorte que cet honneur m’a échu, tandis que notre véhicule grinçait, bringuebalait et me bousculait tous azimuts. Cette corvée effectuée sans le moindre remerciement, j’ai décidé de me soulager moi-même avant que la même turpitude ne m’accable pendant que je quittais mon corps. Ça n’aurait pas été une première ! J’ai trouvé tout le gang des Ky en train de crapahuter poussivement à moins d’un jet de pierre de notre fourgon. Qu’un-Œil m’a jeté un regard noir. Il n’aimait pas trop les voir traîner si près de nous. En particulier mère Gota, toujours prête à engager la conversation. J’ai souri et je me suis enfoncé dans la broussaille. Un lascar a failli me prendre pour un Tisse-Ombre égaré, mais ma bonne étoile a tenu le choc et je suis rentré entier au fourgon. « J’aimerais tenir entre mes pattes la tête de nœud qui a décrété que cette ornière était une route, a pesté Qu’un-Œil. Ce foutu banc est en train de transformer mon cul en chair à pâtée. — Tu pourrais te marier, prendre ta retraite et cultiver des navets. — T’as un sérieux problème d’attitude, gamin. T’es tombé sur un truc intéressant ? — Pas vraiment. Mais je compte ressortir. Dès que tu auras fini de jacasser. — Foutus mioches. On s’efforce de se montrer aimables avec eux et… » La roue arrière gauche s’est enfoncée dans un trou, secouant tout le fourgon et lui clouant le bec, le temps au moins de réfléchir à la bordée de jurons dont il allait agonir son équipage. Je me suis confortablement installé avec Fumée. Dans la mesure où le sorcier inconscient semblait particulièrement bien disposé aujourd’hui, j’ai décidé d’éprouver ses limites, de voir si je pouvais l’inciter à s’approcher de lieux qu’il avait obstinément refusé de visiter par le passé. J’ai commencé par le sud de Belvédère, après avoir jeté un bref coup d’œil à l’intérieur de la forteresse pour vérifier qu’Ombrelongue et le Hurleur ne maquillaient rien de neuf. Kiaulune avait perdu tout attrait après la catastrophe. Belvédère, en dépit de tout son éclat, n’était qu’un paravent à la démence et à la désespérance. Des monticules de roche grise, assez élevés ou presque pour qu’on parle d’escarpement, se dressaient au-delà. Une route s’éloignait de Kiaulune, dépassait Belvédère et remontait la pente jonchée de blocs rocheux. Elle n’avait jamais été très fréquentée mais n’en restait pas moins distinctement tracée. Seules quelques mauvaises herbes têtues avaient eu la hardiesse d’y prendre racine. Nulle roche ne semblait encline à subsister à sa surface, à l’exception d’une petite glissière remontant la colline. Je me suis efforcé d’orienter Fumée dans cette direction. Je n’ai pas rencontré plus de succès qu’à mes autres tentatives ; autrement dit, je n’avais pas franchi la moitié de la distance séparant Belvédère de cette glissière que Fumée refusait d’aller plus loin. Un jour, la Compagnie noire remonterait cette route. Nul ne l’empruntait jamais, mais nous le ferions. C’était la route du Khatovar. La route qui nous ramènerait à notre point de départ. De Kiaulune, j’ai guidé Fumée vers le nord et effectué un rapide balayage de la région en quête de Volesprit, la sœur démente et mauvaise de Madame. Je n’ai rencontré dans l’immédiat aucun signe manifeste de sa présence, mais elle était experte en l’art de se dissimuler. J’ai même piqué sur le Vieux en personne et entrepris de mettre à profit l’aptitude de Fumée à se déplacer dans le temps aussi bien que dans l’espace pour pister les corbeaux qui suivaient l’armée et traînaient toujours autour de lui. J’ai réussi à berner un moment ce poltron. Assez longtemps pour qu’il m’amène en vue de la Némésis de Madame. Volesprit était sortie dans les pierriers, seule, uniquement accompagnée de ses familiers. Elle était en train de manger, activité à laquelle je ne l’avais jamais vue se livrer ni même entendu dire qu’elle s’y livrât. Elle était sublime. Sublime comme seul peut l’être le mal. L’espace d’un instant, j’ai ressenti le même pincement au cœur que la première fois où j’avais vu Sarie. Songer à Sahra m’a sidéré. Ici, normalement, j’étais affranchi de toute souffrance… À peine m’étais-je départi de ma concentration que l’âme couarde de Fumée prenait enfin conscience de la dangereuse proximité de Volesprit. Il s’est éloigné à tire-d’aile, comme repoussé par une force contraire. Je n’ai pas résisté. Je n’étais pas moins pressé que lui de déguerpir. Volesprit est complètement folle ; téméraire au-delà de toute raison et capable d’à peu près n’importe quoi, du moment que ça la divertit. Elle avait dû beaucoup s’amuser ces temps derniers. Si l’on pouvait se fier aux visions de Fumée, elle se trouvait à peine à deux kilomètres de nous actuellement, au beau milieu de notre armée, indétectable et si proche que, si l’envie l’en prenait, elle pouvait frapper instantanément n’importe qui et n’importe quand. Et elle était coutumière de telles toquades. Il fallait absolument que le Vieux sache… Ou bien était-il déjà au courant ? Ce n’était pas impossible, si l’on partait du principe que l’endurance des corbeaux était limitée. J’ai pris mes distances et ramené Fumée au palais de Taglios. Ça n’a pas paru l’incommoder. Nous sommes entrés dans la chambre où il était resté si longtemps caché. La poussière commençait à s’y accumuler. Les annales perdues se trouvaient toujours hors de vue, dans la cache où je les avais planquées. Dans une autre partie du palais, la Radisha vaquait à la besogne quotidienne de diriger un empire ; tous ses puissants hiérarques, seigneurs et fonctionnaires feignaient comme elle de croire qu’elle se contentait d’assurer l’intérim au nom de son frère, le Prahbrindrah Drah. Tant que tous s’accordaient pour ne pas remarquer l’absence prolongée du prince, la machine de l’État continuait de fonctionner relativement bien. À la vérité, bien qu’on n’en fît jamais mention publiquement, l’État fonctionnait beaucoup plus efficacement depuis que le prince n’était plus là pour temporiser et édulcorer la volonté de sa sœur. J’ai trouvé la Femme et tourné autour d’elle en vrombissant comme un moustique invisible, descendant et remontant le cours du temps, fourrant mon long nez dans toutes ses conversations… à l’exception de celles qu’elle tenait avec Cordy Mather en tête à-tête. J’en ai suffisamment entendu pour comprendre que Mather était instrumentalisé. Mais d’une façon à laquelle consentent de bon gré la majorité des hommes, du moins pendant un certain temps. Les conversations de la Radisha avec plusieurs de ses grands prêtres ne manquaient pas d’intérêt, même si elles n’étaient jamais aussi explicites que je l’aurais souhaité. Elle avait grandi dans l’environnement souvent hostile du palais, où des milliers d’intrigues, grandes et petites, se nouaient quotidiennement dans le meilleur des cas et où il y avait toujours des oreilles qui traînaient, avides de surprendre vos moindres paroles. Elle n’avait aucunement l’intention de tenir la promesse faite au capitaine et à la Compagnie. Surprise, surprise. Cependant, elle ne s’était encore engagée dans aucune entreprise concrète de trahison. Comme tous, elle était persuadée que la campagne d’hiver de Toubib était une simple tactique ne visant absolument pas le Maître d’Ombres, ou qui se solderait par une débâcle des armées tagliennes si véritablement menée à son terme. Cela en dépit des victoires que nous avions remportées un peu plus tôt, quand notre défaite était quasiment assurée. Nous serions sans doute bientôt en mesure de lui faire regretter son manque d’envergure dans l’art de planter des poignards dans le dos. Quelles autres avenues explorer ? Gobelin ? Il se débrouillerait parfaitement sans moi pour regarder par-dessus son épaule. Par pure curiosité et parce que je ne me sentais pas encore prêt à regagner le monde des vivants, j’ai remonté la piste de tous mes beaux-parents au cours des dernières semaines. Je n’ai rien appris qui pût étayer la paranoïa de Toubib. Mais ce sont des gens prudents : rien qu’eux trois, loin de leur patrie, isolés, entourés d’étrangers à qui les Nyueng Bao n’avaient aucune raison de témoigner amour ni crédit. Thai Dei et oncle Doj ne se montraient pas plus prolixes en tête-à-tête qu’en ma présence. Mère Gota n’était guère différente. Elle se contentait de se répandre en doléances comme à son habitude. Son opinion sur moi n’était pas entièrement flatteuse. Il se passait rarement une heure sans qu’elle ne saisît une occasion de maudire sa mère pour avoir accepté de m’introduire dans la famille Ky. Il m’arrivait parfois, à moi aussi, de ne pas porter Hong Tray dans mon cœur, parce qu’elle m’avait flanqué toute sa famille dans les pattes. Qu’observer d’autre à présent ? Je n’étais toujours pas disposé à rentrer. Narayan Singh et la Fille de la Nuit ? Ils se trouvaient à Charandaprash avec Mogaba et s’employaient à rassembler les malheureux débris pelés du culte du Félon sous la bannière du Maître d’Ombres. Ils ne pouvaient guère concocter de bien sévères forfaits de là-bas. Madame, donc. Ensuite, j’irais rendre compte au capitaine. Je ne l’avais pas localisée, mais, où qu’elle fût, je risquais de tomber sur quelqu’un que la Compagnie ne répugnerait pas à tenir à l’œil : le Prahbrindrah Drah ou Saule Cygne, par exemple. Le prince s’était absenté du camp de Madame. Il était donc capable de laisser le devoir l’emporter sur les espérances sans lendemain. Il était allé retrouver sa division et vaquait à ses affaires. Charandaprash n’était pas à l’autre bout du monde. Nous avons contourné le lac, survolé quelques collines et vallons, et nous nous sommes retrouvés à contempler, au fond d’une plaine rocheuse, l’embouchure de la seule passe praticable des Dandha Presh. Cygne se tenait à côté de Madame, bien entendu. Il avait l’air préoccupé, que je remonte en arrière dans le temps ou que je me contente de l’épier en vol stationnaire, comme c’était à présent le cas. Madame avait des problèmes qu’elle refusait de lui confier, à lui comme à personne. Elle donnait l’impression de ne pas dormir du tout. Je savais qu’elle dormait très peu dans le meilleur des cas. Renoncer au sommeil comme elle le faisait à présent, alors que l’heure approchait de la plus importante confrontation que nous ayons connue depuis des années – un affrontement qui risquait de faire date dans l’histoire de la Compagnie –, c’était chez elle le signe qu’elle n’avait aucune confiance en l’avenir. À parcourir le temps en long et en large, j’ai pu malgré tout réunir un ou deux indices. Elle se passait réellement de sommeil. Et lorsque d’aventure elle s’accordait une courte sieste, ne trouvait pas le repos. Elle semblait faire d’aussi atroces cauchemars que les miens. Pour je ne sais quelle raison, les corbeaux ne l’approchaient jamais. Mais ils tournaient perpétuellement autour, à distance respectueuse, pour l’observer. Madame manquait d’intérêt. Elle ne faisait que travailler. Ne se souciait même plus d’afficher sa beauté renversante, à la différence de sa sœur. Se pouvait-il qu’elle se négligeât, comme certaines épouses, parce qu’elle s’était trouvé un compagnon ? Aux yeux de Saule Cygne, néanmoins, elle n’avait rien perdu de son charme. En dépit de ces quatre dernières années d’infortune, il était enchanté de la suivre partout, de se servir de sa fonction de commandant des gardes royaux comme d’un prétexte pour rester au front. Bon, qu’est-ce qui valait la peine d’être rapporté à Toubib dans tout cela ? Que Madame devait absolument se reposer ? Peut-être. L’épuisement risquait de fausser son jugement en un moment critique. J’ai entrepris de rebrousser chemin, de m’élever au-dessus du lac Tanji, qui m’a paru sacrément impressionnant, même à travers les yeux de Fumée. J’ai soudain frissonné au vent glacé… Il n’y a pas de vent dans le monde spectral. Ni chaleur, ni froid, ni faim, ni douleur. On n’y fait rien d’autre qu’être. Et voir. Et prendre peur. Car dans les ténèbres qui s’amassaient au-dessus de la rive sud du lac venait d’apparaître une silhouette ectoplasmique, pourvue de bras multiples, d’innombrables mamelles et de cruelles lèvres noires, retroussées en un rictus de vampire. On peut parfaitement paniquer, en revanche, dans le monde spectral. C’est précisément ce qui m’est arrivé. 18 « Tu vas bien ? » m’a demandé Qu’un-Œil quand je me suis pointé à l’avant du fourgon. Il faisait noir dehors. Qu’un-Œil avait lâché son équipage pour le laisser paître alentour, allumé un feu, puis s’était installé sur le siège du cocher pour polir un javelot apparemment sculpté dans l’ébène et incrusté d’argent destiné à rehausser les contours d’une centaine de silhouettes grotesques. «Tu hurlais et tu gesticulais comme un damné à l’arrière. — Merci d’être venu voir ce qui clochait. — La vieille toupie m’a dit que ça t’arrivait sans arrêt. M’est avis que ça ne valait pas le coup de se mettre la rate au court-bouillon. — Sans doute pas. Je me suis seulement vautré sur tes alambics. » C’était un mensonge éhonté, mais j’avais l’intuition qu’un alambic devait traîner dans les parages. Gobelin et lui avaient même réussi, au plus fort du siège de Dejagore, à confectionner une soi-disant « bière ». Il a avalé la couleuvre, assez du moins pour se trahir. Si jamais son fourgon restait assez longtemps bloqué, une quelconque substance, destinée originellement à servir d’aliment aux troufions ou de fourrage aux chevaux, terminerait son existence sous la forme d’un brouet nauséabond mais alcoolisé. « C’est pour quoi faire, ce javelot ? » lui ai-je demandé. Je ne l’avais pas vu depuis un bon moment. Il l’avait fabriqué dans un dessein bien précis : tuer les Maîtres d’Ombres. « J’ai discuté avec certains de nos frères appartenant à la division de Madame. Ils sont passés pendant que tu pionçais. Gros Baquet et Rudy le Rouge. Z’ont prétendu avoir aperçu à plusieurs reprises un gros chat noir, ces jours-ci. Je me suis dit que je devais me préparer de mon mieux. » Il n’avait pas l’air inquiet, n’empêche qu’il l’était bel et bien. Le javelot était son chef-d’œuvre. Le chat en question était sûrement un transformeur du nom de Lisa Deale Bowalk, qui ne pouvait se défaire de son apparence animale, vu que Qu’un-Œil avait tué son professeur avant qu’il lui ait appris la méthode. Elle avait déjà tenté de lui tomber dessus. Qu’un-Œil était persuadé qu’elle recommencerait. « Capture-la si tu peux, lui ai-je conseillé. J’ai l’impression qu’elle pourrait nous servir, à condition de laisser Madame la travailler au corps un petit moment. — D’accord. Ce sera dorénavant mon premier souci. — Je vais aller trouver le Vieux. — Dis-lui que je veux rentrer à la maison. Il fait beaucoup trop froid ici pour un vieux bonhomme comme moi. » J’ai gloussé comme on s’y attendait. Je me suis laissé tomber du fourgon en dépit de ma raideur et j’ai pris la direction générale du bivouac probable de Toubib, à en juger par la dimension des feux. Une chance que Qu’un-Œil et moi ayons pris le pli de nous entretenir dans les langues anciennes. À peine avais-je fait vingt pas que Thai Dei émergeait de l’obscurité. Il n’a rien dit, mais, que je le veuille ou non, il était venu surveiller mes arrières. 19 Le voyage s’est poursuivi. Des fourgons se brisaient. Des bêtes ont commencé à boitiller. Des hommes se blessaient. Les éléphants se plaignaient du climat. Moi aussi. Il a neigé deux ou trois fois : non pas d’épais manteaux de gros flocons duveteux, mais bien plutôt du petit plomb fouetté par le vent, qui vous cingle la peau et ne laisse pratiquement aucune trace une fois qu’il a touché le sol. Côté positif, la cavalerie de Mogaba ne nous mettait pas franchement de bâtons dans les roues. Elle ne nous posait même aucun problème tant que nos éclaireurs et nos fourragers ne s’éloignaient pas trop du gros de la troupe. J’imagine que Mogaba s’intéressait beaucoup plus à notre position qu’à gaspiller ses forces en essayant de nous arrêter avant que nous n’ayons atteint sa forteresse. Puis, un beau soir, personne n’a reçu la consigne habituelle de faire halte pour établir le campement. Les troufions ont continué opiniâtrement d’avancer en titubant et maudissant le vent mordant, tout en se rappelant mutuellement que les généraux sont rarement sains d’esprit et d’une lignée sans tare. Sinon, ils ne seraient jamais devenus généraux. Je me suis mis en quête du capitaine. Il était là, ses gros corbeaux perchés sur les épaules. D’autres tournoyaient autour de sa tête en piaillant. Il souriait. Le seul imbécile heureux de toute l’armée ! Le général des généraux ! « Eh, patron ! On va continuer à crapahuter toute la nuit ? — Nous sommes à moins de vingt kilomètres de Charanskytrucmuche. Je me suis dit que ce serait bonnard si Mogaba, à son réveil, nous trouvait en train de camper à sa porte. » Pas de doute, il vivait vraiment dans son monde. Il était incontestablement destiné à devenir général. Il s’imaginait pouvoir jouer avec le cerveau de Mogaba. Il ne l’avait pas vu en action à Dejagore. Ou pas suffisamment. « On sera tellement fourbus qu’il n’aura plus qu’à descendre danser sur nos têtes, ai-je fait remarquer. — Mais il s’en gardera bien. Ombrelongue lui a accroché une chaîne et un boulet au train. — De sorte qu’il fait un massacre et va ensuite raconter un bobard à son maître ? — C’est ce que tu ferais ? — Euh… ça se pourrait bien. — Ombrelongue sera là pour le surveiller. Va dormir un peu. Je te veux perché sur l’épaule de Mogaba au lever du soleil. » Oncle Doj ne se trouvait qu’à quelques pas et engrangeait tout. Nous parlions en forsbergien, mais je me demandais si cette mesure de prudence suffisait. Les corbeaux ne s’éloignaient jamais beaucoup. J’aurais au moins retiré de cet échange que Toubib avait un plan. C’est parfois difficile à croire. « Je ne me sens pas fatigué pour l’instant. » J’avais faim et soif, en revanche. Toute expérience un peu prolongée avec Fumée me laisse dans cet état. J’ai abusé du mess des officiers. Des messagers commençaient d’arriver et de repartir. « Il serait peut-être temps d’annoncer aux gens ce qu’on attend d’eux, a grommelé Toubib. — Voilà enfin une idée originale. Après toutes ces années. — Avons-nous vraiment l’usage d’un autre petit plaisantin d’annaliste, Murgen ? Va donc prendre un peu de repos. » Il a entrepris de rassembler les officiers supérieurs en vue de la réunion. Je n’étais pas convié. Je suis retourné au fourgon de Qu’un-Œil, où j’ai encore mangé un peu et bu des litres d’eau avant de repartir chevaucher le fantôme. Le chef des pompiers et moi avons écouté aux portes, mais je n’aurais pas dû perdre de temps à épier Toubib et ses commandants. Je n’ai pas appris grand-chose. Le Vieux a pratiquement tenu le crachoir en se référant à une carte détaillée pour indiquer à tous où il souhaitait que chaque unité brille face à Mogaba. La seule vraie surprise, ç’a été de l’entendre annoncer qu’il désirait que la division du Prahbrindrah Drah stationnât au centre pendant que les deux siennes occuperaient le flanc droit… à l’exception d’une petite section de combattants spécialement entraînés, dont il souhaitait qu’elle se positionnât à l’extrême gauche, couvrant ainsi le flanc gauche de Madame. Intéressant. Il se trouvait que notre aile droite ferait face à la division d’hommes de l’Ombre dont on avait confié le commandement à Lame, qu’elle côtoierait quasiment. Toubib tenait vraiment à se payer Lame. « Pourquoi as-tu opté pour cette disposition ? a demandé Madame en plissant les yeux. Nous en avons débattu pendant trois ans… — Parce que c’est ainsi que je désire vous voir tous déployés », lui a répondu Toubib. Madame a difficilement réprimé sa colère. Ce qu’elle n’avait pas dû faire souvent au cours de sa longue existence. Toubib a dû flairer le roussi. « Si je m’abstiens de tout vous expliquer, personne ne percera non plus mes projets à jour. » Il a glissé quelques tuyaux à l’un de ses corbeaux. Ce qui a calmé le jeu. Très légèrement. Mais ni le Prahbrindrah Drah ni la majorité des autres n’avaient la première idée de l’importance des corbeaux de Toubib. J’ai abandonné Fumée, bu encore et mangé un morceau, puis veillé à faire administrer sa soupe au dormeur. Il n’avait pas, de loin, besoin d’être autant sustenté que moi. Peut-être me pompait-il à blanc lors de nos virées, comme une espèce d’araignée psychique ? J’ai fait un somme. À mon réveil, je ne me souvenais que de bribes de mes cauchemars. La Radisha y avait joué un rôle. Ainsi que Volesprit. Les vieillards des cavernes également, j’imagine, même si rien de tout cela ne tenait la route. Dans une forteresse sinistre, je ne sais où. J’ai renoncé à recoller mes souvenirs et je suis ressorti avec Fumée pour surveiller notre progression, vue de l’autre bord. Les boules de feu éparpillaient des perles multicolores sur le manteau de la nuit. Les torches marbraient les pentes éloignées d’îlots et de serpents de lumière. Les lieutenants du Maître d’Ombres contemplaient le spectacle sans faire de commentaire, sauf lorsque Lame a suggéré que le capitaine s’ingéniait à donner une apparence plus formidable à son armée en consumant des tombereaux de torches. Ils n’étaient pas inquiets. Nombre d’officiers subalternes s’attendaient à ce qu’Ombrelongue les lâche dans la nature dès qu’ils nous auraient écrasés. Ils se voyaient déjà piquer vers le nord au début du printemps, avec tout un été de massacres et de châtiments devant eux. Mais quelques-uns étaient les vétérans d’armées que nous avions contrecarrées par le passé. Ceux-là nous accordaient bien plus de respect. Et trahissaient un intense désir de nous voir morfler. Ils n’étaient nullement persuadés que la tâche serait aisée mais ne nourrissaient aucun doute sur notre défaite. Mogaba lui-même semblait plus préoccupé par ses projets d’une contre-invasion que par la nécessité d’intensifier les préparatifs pour résister à notre avance. Ça ne me plaisait guère, mais je ne voyais aucune raison réelle de les croire trop certains de leur victoire. Toujours est-il que toutes ces torches et ces boules de feu faisaient chaud au cœur. La gigantesque masse en mouvement qui s’avançait dans la plaine avait été inspirée par la Compagnie noire. Et je n’avais aucun mal à me rappeler l’époque où nous n’étions encore que sept à former le moins impressionnant ramassis d’assassins que la terre eût jamais porté. Ça ne remontait jamais qu’à un peu plus de cinq ans. Qu’elle se soldât par un triomphe ou un échec, cette campagne survivrait à jamais dans les annales, tel un puissant roulement de tambour. J’ai regagné mon corps et de nouveau piqué un roupillon. À mon réveil, nos avant-gardes atteignaient déjà la lisière de la plaine de Charandaprash. La brume s’était amassée dans toutes les cuvettes et ravines. 20 Nous nous sommes arrêtés au milieu d’un grand hourvari. Je me suis penché hors du fourgon. La brume avait tourné au brouillard enveloppant. Des gens armés de torches brillant comme des feux follets se pressaient çà et là. Personne n’est passé à ma portée. Toutes nos forces avaient opéré la jonction et l’univers était désormais surpeuplé. Toubib est apparu. « Tu m’as l’air fourbu, lui ai-je dit. — J’ai les talons dans le cul. » Il est grimpé à bord, a jeté un coup d’œil sur Fumée, puis s’est assis et a fermé les yeux. « Alors ? — Hum ? — Tu es là. Qu’est-ce qui me vaut ça ? Et que sont devenues tes foutues bestioles ? Elles matent ? » Pendant une seconde, j’ai bien cru qu’il s’était assoupi. Il ne m’a pas répondu immédiatement. Puis : « Je me planque. Des oiseaux aussi, d’ailleurs. Qu’un-Œil les a effrayés. » Deux minutes plus tard, il a ajouté : « Ça ne me plaît pas, Murgen. — Qu’est-ce qui ne te plaît pas ? — D’être le capitaine. Je regrette de n’être pas resté annaliste et médecin. La pression était moins forte. — Tu t’en sors parfaitement. — Pas comme je l’entends. Si je n’étais pas le capitaine, je n’aurais pas non plus de soucis à long terme. — Vérole ! Et moi qui croyais que tu prenais le pied de ta vie à secouer les puces de tout le monde ! — Tout ce que je voulais, c’était nous ramener chez nous. Mais on ne me le permettra pas. — Ce qu’il y a de sûr, c’est que personne ne nous ouvrira les portes en grand. Surtout pas la Radisha. Ces derniers temps, elle a l’air de se demander ce qu’elle va bien pouvoir faire de nous. — Ça devait arriver. » Il a souri. « Et je ne l’ai pas oubliée non plus. » Il s’est encore accordé une pause avant de demander : « Tu t’es remis à tes annales. Quel est le plus sanglant foutoir dans lequel nous nous soyons jamais fourrés, à ton avis ? — Ici même, j’imagine. Au tout début, voilà quatre siècles. Mais c’est une déduction que je ne peux tirer qu’en me référant à celles des annales qui ont survécu. — L’histoire peut bégayer. » Il ne semblait pas très enthousiaste. Absolument pas. Il n’a pas soif de sang. Moi non plus, au demeurant. En dépit de toutes les haines obsédantes que je nourris ces temps-ci. Mais mes scrupules sont dénués de tout point aveugle. J’espère sincèrement voir plusieurs milliers de scélérats payer pour Sahra. « Connais-tu un moyen d’authentifier les annales perdues que tu as reprises à Volesprit ? m’a demandé Toubib. — Hein ? » Quelle question abominable ! Elle ne m’avait jamais traversé l’esprit. « Voudrais-tu dire qu’elles pourraient être apocryphes ? — Je n’ai pas pu les lire, mais j’ai vu au premier coup d’œil qu’il ne s’agissait pas d’originaux. Mais de copies. — Qui ne narrent peut-être pas la véritable histoire ? — Fumée croyait chaque mot de celles qu’il détenait. Et la tradition orale corrobore sa propre conception de la Compagnie… la terreur des temps anciens ; encore qu’on ne connaisse aucun détail. Mais je suis bien obligé de me demander pourquoi il n’existe aucune chronique contemporaine rédigée par des observateurs indépendants. — Il a dû se produire quelque chose. Même si les livres en notre possession ne sont que des falsifications. Qu’en penses-tu ? » L’espace d’un instant, Toubib m’a fait l’impression d’être las de lutter. « Murgen, il est en train de se passer quelque chose de bien plus important que toi, moi, Madame, les Tagliens, les Maîtres d’Ombres et le restant. Des faits étranges se manifestent sans qu’on puisse en tirer d’autre conclusion que celle-là. J’ai commencé à me poser la question à l’époque où tu retombais sans cesse dans le passé. — J’ai la sensation que Volesprit est derrière tout ça. — Ça se pourrait fort bien. Elle fourre ses doigts partout. Mais je ne la crois pas responsable de tout. Il me semble que nous sommes tous manipulés, et Volesprit avec. Je commence même à penser que ça dure depuis des siècles. Si nous avions sous la main les premières annales authentiques – et introuvables – et si nous étions en mesure de les lire, nous nous verrions sans doute sous un tout autre jour. Et nous verrions les événements d’un autre œil. — Fais-tu allusion à cette entité sur laquelle Madame ne cesse de se répandre dans son livre ? Kina ? Parce que je l’ai vue de mes propres yeux à deux ou trois occasions, lorsque je chevauchais le fantôme. Ou, tout du moins, ce qui, en me fondant tant sur la légende que sur les écrits de Madame, m’a paru être Kina. — Kina. En effet. Ou bien quelqu’un qui souhaite que nous le prenions pour Kina. — Est-ce que ça ne revient pas strictement au même ? — Hum. À mon avis, elle doit recommencer à cauchemarder. » C’était également mon avis. « C’est bien ce qu’il me semble. Elle est de plus en plus hagarde. — J’ai beaucoup réfléchi pendant ce voyage. Quand on chevauche toute la journée, on n’a rien de mieux à faire que penser. À mon sens, les événements se sont un peu trop accélérés au goût de Kina. Voilà une entité habituée à échafauder dans l’ombre des plans à longue échéance, qui mûrissent lentement, des manœuvres qui se déploient sur des décennies. Voire, dans notre cas, sur des générations entières. Son grand dessein a peut-être commencé à éclore avant même que nos ancêtres n’émigrent dans le Nord. Mais nous rentrons à présent au poulailler et tout va beaucoup trop vite pour elle. Plus elle s’efforce de contrôler les événements, plus elle se montre empotée. — Exemple ? — Ce qu’elle a fait à Fumée. — J’étais persuadé que Volesprit en était responsable. » Même si, là non plus, il n’existait aucune preuve tangible permettant de lui faire porter ce chapeau. — C’est tout aussi vraisemblable. Tout comme il n’est pas moins plausible qu’elles en aient eu après lui toutes les deux et se soient mis mutuellement des bâtons dans les roues. » Je me suis efforcé de me remémorer le maximum de détails de cet épisode tel que Madame le narrait dans son livre. J’ai décidé de m’en tenir à la théorie de Volesprit. La mythologie des Félons ne prêtait guère à Kina une grande aptitude à intervenir dans ce monde trivial. Le propos premier de ce culte était l’avènement d’un temps d’une horreur si monstrueuse que les murailles interdisant à la déesse d’empiéter sur notre monde seraient abattues par nos propres soins. Je m’en suis expliqué à Toubib. Il s’est contenté de hausser les épaules. « Écoute ce que je vais te dire. Je suis pratiquement certain que la Compagnie noire n’était pas censée survivre à Dejagore. Mis à part Madame. Elle seule devait s’en tirer indemne. Et sa prestation aurait dû prendre fin dès que les Étrangleurs ont enlevé notre bébé. » J’ai médité ses paroles. « Si ce Bélier n’était pas tombé amoureux de Madame… — Ç’aurait sonné le glas de toute chose. Kina aurait réussi à transférer sa Fille de la Nuit de ce côté-ci, et l’année des Crânes se serait ouverte sans que personne puisse intervenir. » J’ai pris l’air captivé. Fastoche. Je l’étais bel et bien. J’avais envie qu’il continue. Peut-être pourrais-je me faire une idée de la raison qui le poussait à agir avant qu’il n’en ait terminé ? « Les cartes incontrôlées ont faussé la donne de Kina, a-t-il poursuivi. — Les cartes incontrôlées ? Volesprit, tu veux dire ? — C’est la plus grosse. Mais il y a aussi le Hurleur et il y avait Transformeur, sans compter son apprentie qui rôde encore quelque part dans la nature. Aucune ne faisait partie du plan initial. » C’était une hypothèse cohérente. Qui allait bien au-delà de toutes mes réflexions personnelles. Ou, du moins, dans une autre direction. « Prends bien garde à toi, Murgen. Reste en prise directe sur tes sentiments. Ne te laisse pas séduire par le fantôme. Cette chose nous manipule par le truchement de nos émotions. — Pourquoi devrais-je m’inquiéter ? Je me contente d’écrire. » Sa réponse a été sibylline. « Avant que cette affaire ne prenne fin, le porte-étendard pourrait bien devenir plus important que la Fille de la Nuit. — Comment ça ? » Il a changé de sujet de conversation. « Tu as tenté de localiser le forvalaka ces derniers temps ? » Il faisait allusion au transformeur piégé dans sa forme animale. À l’apprentie dont il avait parlé un peu plus tôt. J’ai réfléchi un moment avant de répondre : « J’ai bien essayé à plusieurs reprises, mais je ne l’ai pas revu depuis que je suis revenu sur le théâtre du massacre de Vehdna-Bota. — Je vois. Il n’y a pas de presse, mais, si jamais tu en as l’occasion, tâche de découvrir où elle se terre en ce moment. Nous n’aurons pas la chance qu’elle se soit fait tuer. — Oh, que non pas ! Qu’un-Œil prétend qu’elle rôde dans la brousse non loin d’ici. Qu’elle nous suit. Nous parlions justement d’elle l’autre soir. Il est convaincu que sa seule raison de vivre tient à son désir de se venger de lui, pour avoir tué Transformeur avant qu’il n’ait eu le loisir de lui enseigner à reprendre forme humaine. » Toubib a gloussé. « Ouais. Le pauvre vieux. Un de ces quatre, il finira par se rendre compte qu’il n’est pas le nombril du monde. Puissent toutes nos surprises être aussi plaisantes. Et toutes celles de Mogaba lui nouer les tripes. » Il s’est remis à glousser méchamment. « Presque l’heure du lever de rideau », a-t-il déclaré en descendant du fourgon. Il concevait la guerre comme un spectacle forain plutôt que comme un jeu meurtrier. 21 J’étais de nouveau en train de voleter autour de la tête de Mogaba. Moi, Murgen, l’ange de l’espionnage. Le Hurleur et Ombrelongue étaient arrivés peu avant l’aube. Persuadés qu’il ne faudrait pas moins que tous leurs efforts concertés pour empêcher Madame de pousser Mogaba à faire dans son froc. Tant les pouvoirs de Madame semblaient déliés depuis qu’elle était descendue plus bas dans le Sud. Une idée m’a frappé comme une épiphanie. Je connaissais la crainte qui hantait le capitaine. Il soupçonnait Madame d’avoir recouvré ses pouvoirs en concluant un pacte avec Kina. Je l’avais plus ou moins suspecté aussi. Compte tenu de la façon dont fonctionne la sorcellerie et du peu que j’en comprenais, la perte de ses pouvoirs, à l’issue de la bataille des Tumulus, aurait dû être irréversible. Cela tenait à je ne sais quel insondable fatras mystique à propos des noms véritables. La mythologie gunnie fourmille de légendes racontant comment les dieux, les diables et les démons allaient cacher leur véritable nom dans un rocher, un arbre ou un grain de sable de la plage pour interdire à leurs ennemis de fondre dessus et d’avoir ainsi prise sur eux. Tout cet imbroglio n’avait aucun sens, mais ça ne l’empêchait pas de fonctionner. Le vrai nom de Madame avait été cité lors du dernier acte de la guerre qu’elle avait menée contre son mari. Elle y avait survécu mais, selon les règles mystiques, n’était plus dorénavant qu’une simple mortelle. Belle à mourir. Ce qui la rendait intéressante aux yeux des gens dans son actuelle condition, c’est qu’elle était à elle seule un réservoir ambulant de traditions maléfiques. Elle n’avait rien perdu de son savoir, sinon l’aptitude à le mettre en pratique. J’étais étonné qu’on n’en eût pas encore fait une cible plus recherchée. Son nom n’avait plus aucun pouvoir sur elle. Et, dans la mesure où elle-même était réduite à l’impuissance, elle ne pouvait tirer parti des noms véritables qu’elle connaissait. Faute de quoi, elle aurait d’ores et déjà, et depuis longtemps, réglé leur compte au Hurleur et à sa sœur. Et elle refusait de les divulguer, fût-ce à Qu’un-Œil et à Gobelin. Elle mourrait plutôt que d’en arriver là. Il faut vraiment être un drôle de zèbre pour se faire mage ou sorcière. Néanmoins, elle avait assurément ses projets personnels. Qu’un-Œil et Gobelin ne valent pas grand-chose, mais certaines méthodes reviennent à pisser dans un violon. Si je m’en tenais à certaines conversations que j’avais surprises, Ombrelongue aurait volontiers sacrifié trois ou quatre de ses pouces pour avoir accès au savoir de Madame. Bizarre. Lorsqu’il envoyait le Hurleur pour la capturer, la machine à magouilles refusait toujours de s’enclencher. À croire que le Hurleur ne tenait pas à voir son associé et supérieur devenir plus supérieur qu’il ne l’était déjà. Un de ces quatre, il faudrait que je demande à Madame de m’expliquer cette affaire de noms véritables, de telle façon que même un crétin comme moi puisse comprendre. Peut-être pourrai-je même l’amener à m’expliquer tout ce galimatias de sorcellerie, afin que ceux qui étudieront ces annales aient au moins une vague idée de ce dont il retourne. En savoir plus ne nous empêchera certes pas de souiller notre linge lorsque nous serons confrontés à des sortilèges, mais ce serait tout de même assez chouette de se faire une idée, si rudimentaire soit-elle, de ce que dissimulent ces lumières mortelles. Les soldats du Maître d’Ombres étaient tous à leur poste. Ils grignotaient indolemment des rations de campagne, durs à la tâche dans cette activité majeure du troufion. Pendant que nous patientions tous, je me suis attardé auprès de ceux qui parlaient des langues que je comprenais. Les plus philosophes d’entre eux cassaient du sucre sur l’intellect et le caractère de généraux qui alignaient leurs troupes en formation et les obligeaient à se tenir prêtes alors qu’il ne se passerait rien. Strictement rien. Ces foutus Tals étaient bien trop fourbus pour aller au charbon. Ils avaient crapahuté toute la nuit. « Tal » est une espèce de jeu de mots. C’est à la fois le diminutif de « Taglien » et l’équivalent du mot « étron » dans les dialectes sangels communément parlés au sud des Dandha Presh. Il me semblait presque avoir guerroyé avec ces types. Ils parlaient la même langue que moi. Mogaba s’était fait construire une énorme tour de guet à prudente distance derrière la ligne de front. En bois. À mon avis, il n’allait pas tarder à la trouver inconfortable. Ombrelongue et le Hurleur étaient venus l’y retrouver. L’ambiance n’était pas particulièrement festive, mais sans morosité. Nous n’inquiétions personne. Ombrelongue menaçait même de devenir carrément jovial. Cette bataille représentait l’aboutissement de tous ses plans. Lorsqu’elle s’achèverait, rien ni personne ne pourrait plus l’empêcher de devenir le maître du monde. Sinon quelques-uns de ses alliés qui ne partageaient pas exactement les mêmes ambitions que lui. J’étais ulcéré. On aspire toujours à être pris au sérieux. Mogaba avait fait croire à tous ces gens, du haut en bas de la hiérarchie, qu’ils étaient invincibles Dans les affaires militaires, on est fréquemment ce que l’on croit être. L’assurance engendre la victoire. Le Hurleur n’a pas glapi une seule fois pendant que je les observais. Ni Ombrelongue piqué aucune crise. Après tout ce ramdam à propos de Madame, on aurait pu les croire un tantinet plus tendus. 22 Le soleil levant avait entrepris de dissoudre la brume… sauf autour de notre campement. Le vent n’était plus qu’une brise débile en provenance du flanc de Madame. Les feux couvaient sous la cendre, plongeant le camp tout entier dans l’obscurité. Les hommes de l’Ombre pouvaient tout juste distinguer les silhouettes des suiveurs réquisitionnés pour alimenter les feux… et celles des quatre grandes tours de bois qui se dressaient à présent au-dessus de la brume et de la fumée. Des tours d’assaut tout à fait ordinaires, assemblées à partir de pièces prédécoupées qui avaient remonté le fleuve Naghir en péniche, au prix d’efforts pénibles et de charretées de jurons de bon aloi. Je ne pigeais pas. Quel intérêt, ces tours ? Nous n’allions pas escalader les murailles d’un château fort. Connaissant Toubib, ces dispositions n’avaient d’autre but que d’inciter Mogaba à se poser la même question. J’ai plongé Fumée au sein des fumerolles. Il régnait là une activité à laquelle je ne m’étais nullement attendu. Les soldats dormaient. Les hommes qui s’activaient étaient en majeure partie des suiveurs de l’armée. Ils alimentaient les feux, édifiaient les tours, damaient le terrain pour tracer des chemins jusqu’aux lignes de Mogaba et maudissaient le jour où était né Toubib. Ils n’avaient pas suivi l’armée pour faire son boulot. Les soldats qui supervisaient leurs tâches n’étaient pas des tendres. Le Vieux avait eu l’intelligence de former les équipes de corvée en fonction de leurs croyances religieuses, puis d’en confier la direction à des troufions qui ne les partageaient pas. Quelques détails du plan de Toubib avaient commencé à transpirer dans les rangs, mais il était impossible à quiconque de réunir les pièces pour former un tout. Pas question de permettre au premier petit génie venu de recomposer l’image tout entière à partir de ses fragments. À présent, la gageure était de garder en vie le seul homme qui sût de quoi il retournait, au moins jusqu’à… Oh ! moi, Murgen. Où donc est passée ta confiance en la Compagnie noire ? Elle n’a jamais existé qu’en apparence. Ah, voilà Cygne Saule ; grand, beau, blond et s’efforçant encore plus ardemment que moi de percer ce mystère. La moindre intuition pouvait lui valoir quelques points aux yeux de Madame. Mais il balbutiait d’incompréhension devant ses compagnons. J’ai trouvé Madame à peu de distance. Elle ne semblait nourrir aucune inquiétude sur le déroulement des opérations. Tout entière absorbée par sa tâche, elle avait pris position au sommet d’un monticule qui lui permettait de dominer la fumée. Elle fixait la passe, prête à réagir immédiatement si l’autre bord tentait quoi que ce fût. J’ai reconduit Fumée au fourgon de Qu’un-Œil. L’heure du petit déj. « Il était foutrement temps, gamin ! s’est lamenté Qu’un-Œil. Va falloir t’astreindre à des sorties plus courtes. Tu finiras par te paumer, un de ces quatre. » On ne cessait de me le répéter. Ça ne s’était encore jamais produit, apparemment, de sorte que mes craintes à ce sujet se dissipaient peu à peu. « Il se passe quelque chose d’intéressant ? ai-je demandé. — Il y a une guerre en train. Allez, déblaie-moi le plancher. Je dois m’occuper du vieux croûton et faire ma part de boulot. Prends un peu d’exercice. Mange un morceau. Prépare-lui un peu de soupe pour le nourrir quand j’en aurai terminé. — C’est à toi qu’il reviendra de le nourrir quand tu en auras terminé, haleine de chauve-souris. C’est à toi qu’on a confié le boulot. — T’as vraiment un problème d’attitude, gamin. — On est sur le point de tenter quelque chose ? — Penses-tu ! On a crapahuté pendant mille foutues bornes en plein hiver parce que la broussaille du coin ferait, paraît-il, un excellent petit-bois pour les popotes. — Ils ont tous l’air drogués. — Peut-être parce qu’ils le sont. J’en sais rien. Juste une idée en l’air. Je peux me tromper. Dégage de mon chemin. J’ai du travail. » La fumée était effroyable. Et elle empirait encore sur la ligne de front. Quelques pas suffisaient à faire une énorme différence. Après une première incursion dans cette direction, j’ai décidé que ma curiosité pouvait patienter. J’ai traîné aux alentours du fourgon. J’ai mangé, mangé encore et remangé. J’ai quasiment tari les réserves d’eau de Qu’un-Œil. Ça lui apprendrait à profiter de moi. J’ai pensé à Sahra. J’étais conscient que mes pensées se tourneraient souvent vers elle désormais. Le danger vous incite à vous appesantir sur ce qui compte le plus à vos yeux. La proximité de Narayan Singh m’obsédait également. Le saint vivant des Félons se trouvait à moins de deux kilomètres de moi et tisonnait son feu de cuisine pendant que la Fille de la Nuit le contemplait rêveusement, douillettement emmitouflée pour se protéger du froid et de l’humidité. J’ai sursauté. Vérole ! Cette petite rêverie avait failli prendre l’apparence de la réalité. Je trépignais, avide de chevaucher de nouveau Fumée. Je voulais vérifier si Narayan Singh préparait bien son petit-déjeuner. Je souhaitais m’éloigner le plus possible de toutes ces pensées tournant autour de Sarie. Quand donc cette plaie cicatriserait-elle ? Quand cesserait-elle de me faire souffrir si violemment qu’il me fallait absolument déguerpir ? J’ai fixé le feu en m’efforçant de chasser ces idées noires. C’était exactement comme de gratter une croûte. Plus j’essayais de penser à autre chose, plus mon esprit se concentrait sur Sarie. Le feu a fini par remplir entièrement mon horizon et il m’a semblé distinguer mon épouse derrière, belle, mais chiffonnée et un tantinet pâlichonne, alors qu’elle se livrait à la triviale besogne de faire cuire du riz. Comme si j’avais remonté le temps pour contempler un instant de ma vie déjà vécu. J’ai poussé un couinement de chien étranglé et bondi sur mes pieds. Ça n’allait pas recommencer ! J’en avais bel et bien terminé avec ces rechutes dans le passé… n’est-ce pas ? Qu’un-Œil est descendu du fourgon. « Terminé, gamin. Tu peux t’en servir si besoin est, mais tu ferais pas mal de souffler un peu. Il ne se passera rien avant un bon moment, pas vrai ? — Qu’est-ce qu’on fait brûler dans ces feux ? J’ai des visions ou il se passe quelque chose là-bas ? » Qu’un-Œil a inspiré deux bons litres d’air, retenu un instant sa respiration puis les a recrachés en secouant la tête de désappointement. « Tu imagines des choses. — Ça ne m’est jamais arrivé. » Ça ne m’était jamais arrivé. Ça donnait à penser. J’ai regardé autour de moi pour voir si on nous écoutait. Mère Gota se trouvait près du feu de cuisine du foyer, mais elle ne maîtrisait pas assez le forsbergien pour avoir saisi notre conversation. Elle s’était autoproclamée cuisinière à plein temps de la famille. Ce qui signifiait que je ne risquais guère d’engraisser, en dépit des gros besoins causés par mes périples en compagnie de Fumée. Elle trimballait toujours son arsenal personnel et, les rares fois où elle prenait la peine de s’entraîner avec Thai Dei et oncle Doj, se comportait comme si elle savait s’en servir. Elle ne me parlait plus beaucoup. Elle n’était pas là pour moi. J’étais une gêne. Une nuisance. Elle savait que rien de tout cela ne serait arrivé si l’amour et Hong Tray ne s’étaient pas rebellés contre le sens commun et les anciennes coutumes. J’étais ravi qu’elle m’évitât. Me restait encore à amadouer mes propres émotions. Dont la certitude, entre autres, que la vie m’aurait autrement souri si la mère de Sarie n’était pas venue s’installer chez nous. Sahra serait peut-être encore de ce monde. Même si je voyais mal comment faire cadrer cette dernière assertion avec quelque logique que ce fût. Autant Fumée m’attirait à lui, autant j’ai décidé d’endurer la douleur. J’allais devoir m’y habituer tôt ou tard. Alors pourquoi ne pas tenter une nouvelle balade à travers le camp ? Je pouvais éviter le plus gros de la fumée. Je n’avais pas fait deux pas que Thai Dei se matérialisait. « Ton écharpe et tes attelles sont parties, ai-je remarqué. Tu reprends tes fonctions ? » Il a hoché la tête. « Tu es bien sûr que ce n’est pas un peu prématuré ? Tu risques de te recasser le bras si tu ne lui laisses pas le temps de guérir. » Il a haussé les épaules. Il en avait marre de jouer les infirmes. C’était fini, n, i, ni. Il avait sans doute raison, dur à la peine comme il l’était. « Qu’est-il advenu d’oncle Doj ? » Je n’avais pas aperçu le vieux bougre depuis un bon moment. Si Thai Dei était de nouveau ingambe, Doj risquait de le pousser à chercher à se venger. Sa mystique de la Voie de l’Épée n’y verrait rien que de très raisonnable. Thai Dei a encore haussé les épaules. Il pouvait s’estimer heureux de n’avoir pas à parler pour gagner sa vie. Il serait encore plus émacié. « Aide-moi à m’en sortir, frère. Si jamais le vieux birbe se fait tuer, ça va réellement me secouer. » Oncle Doj n’avait rien d’un ancien. Il rendait peut-être dix ans à Toubib et il était plus alerte que le Vieux. « Il ne ferait pas une chose pareille. — Content de l’apprendre. L’ennui, c’est que ça peut arriver à tout le monde. Pendant qu’on y est, rappelle-moi de lui dire qu’il s’efforce de se comporter moins bizarrement en présence de gens que nous ne connaissons pas. Le capitaine n’a pas combattu et survécu à Dejagore avec nous. » Thai Dei s’est subitement montré d’humeur très loquace. « Il a vécu son propre enfer. » Ce qui était parfaitement exact, mais pas au point de m’attendre à ce qu’un Nyueng Bao le remarque. « C’est le moins qu’on puisse dire. Et il en est ressorti l’esprit tordu. Tout comme nous de Dejagore. Il ne se fie plus à personne. Ce qui engendre certes une grande solitude, mais il ne peut s’en empêcher. Et il ne fait surtout pas confiance à ceux dont les croyances, les agissements et les motivations lui restent parfaitement opaques. — L’oncle ? — Reconnais qu’oncle Doj est bizarre, même selon les critères nyueng bao. » Thai Dei a poussé un grognement, me concédant ce point en son for intérieur. « Il rend le capitaine très nerveux. » Et le capitaine est un homme très puissant. « Je comprends. — J’espère. » D’ordinaire, Doj lui-même doit lui arracher les mots de la bouche, de sorte que je m’estimais récompensé. Thai Dei est resté d’humeur très communicative. J’ai appris un tas de choses sur son enfance avec Sahra, qui m’a paru remarquablement normale. Il croyait qu’une malédiction pesait sur leur famille. Leur père était mort quand ils étaient encore en bas âge. My, son épouse, s’était noyée alors que To Tan, leur fils, n’était encore âgé que de quelques mois, au début du pèlerinage qui avait conduit les Nyueng Bao à Dejagore juste à temps pour assister au siège. Sahra avait épousé Sam Danh Qu, et il lui avait fait vivre sept ans d’enfer avant de mourir de cette fièvre qui avait frappé dans les premiers jours du siège. Là-dessus, tous leurs enfants avaient trouvé la mort, ceux de Sahra à Dejagore, passés au fil de l’épée par les hommes de Mogaba, To Tan pendant le raid des Étrangleurs qui s’était soldé par la mort de mon épouse et, pour Thai Dei lui-même, par un bras cassé. De toute évidence, on ne mourait pas de vieillesse dans la famille. Mère Gota ne porterait plus d’enfants. Thai Dei était certes en mesure de procréer à nouveau, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il le fasse. Plutôt à ce qu’il trépasse en essayant de venger sa sœur et son fils. Thai Dei a cessé de se montrer loquace dès que le nom de To Tan a été évoqué. L’armée s’était ainsi disposée : la division de Madame sur le flanc gauche, celle du prince au centre et les deux du capitaine sur le flanc droit, entassées l’une derrière l’autre. Toute notre cavalerie s’était regroupée dans la béance entre les lignes de front et les divisions d’arrière-garde. Pourquoi ça ? Les divisions de renfort doivent toujours se placer derrière le centre. C’est la tradition depuis l’aube des temps. Et pourquoi diable Toubib avait-il disposé ses unités spécialement entraînées derrière la division de Madame, voire bien au-delà ? Soit le Vieux croyait pouvoir plonger Mogaba dans la folie furieuse à force d’essayer de deviner la réponse à ces questions, soit il se laissait dominer par sa haine de Lame et permettait à ses émotions de déterminer sa stratégie. Et pourquoi les suiveurs, volontaires ou non avaient-ils tous été regroupés sur la ligne de front ? Toubib déteste les suiveurs. Tous ceux qui le connaissaient s’étonnaient qu’il ne les eût pas chassés depuis des semaines. Pas moyen de mettre la main sur oncle Doj. Jusque-là. 23 Je l’ai senti venir avant le premier grondement de tambour ou coup de trompette. J’ai cavalé vers le fourgon en bondissant dans le brouillard par-dessus feux et rochers. Je me suis fait conduire par Fumée au sommet de la grande tour de guet de Mogaba et j’ai aussitôt ressenti son flottement. Il connaissait son Toubib. Savait qu’une bonne moitié de ses préparatifs n’avaient d’autre but que de lui embrouiller la cervelle. Certes, mais quelle moitié ? Cette seule conviction l’inciterait à hésiter chaque fois qu’il aurait une décision à prendre. Je méprisais Mogaba le traître, mais je n’en admirais pas moins l’homme. Il était grand, beau et intelligent. Tout comme moi. Mais c’était aussi un guerrier idéal. Sa seule compagnie se composait d’estafettes et des deux grands costauds. Et ceux-ci se livraient à une excellente imitation de deux types en train de ronfler. Leur tactique, c’était d’attendre que Madame passât à l’action ; un des deux lui sauterait dessus pendant que l’autre lui couperait la retraite. La plate-forme de Mogaba offrait une vue loin d’être parfaite, mais c’était sans doute la meilleure disponible. Une partie de son flanc gauche était occultée par un amoncellement de gros rochers tandis que, sur sa droite, un escarpement rocheux masquait son autre flanc ainsi qu’une partie de l’aile gauche de l’armée taglienne. J’ai fait grimper Fumée vers les corbeaux pour disposer du point de vue de l’aigle. La fumée se dissipait. Des gens escaladaient la colline en titubant, incapables de progresser en formation ordonnée sur le sol pierreux. Je commençais à comprendre pourquoi les troufions avaient été dotés de calthropes. Les calthropes ressemblent à de gros bâtons de gamin, sauf que leurs bouts sont affûtés et parfois enduits de poison. C’est un instrument bien pratique quand on doit cavaler pour sauver sa peau, surtout si les lascars qui vous poursuivent sont à cheval. Il suffit d’en semer quelques-uns dans les sentes étroites que doivent emprunter les chevaux pour se ménager une longueur d’avance garantie… voire l’occasion de tendre une méchante embuscade. Oh-ho ! Je venais de repérer le beau-parent disparu. Oncle Doj avait revêtu ses plus beaux affûtiaux, sa sacro-sainte tenue d’escrime, comme s’il ne tenait pas à ce qu’on se donnât trop de mal pour ses obsèques. Bon sang ! j’allais devoir me renseigner auprès de Thai Dei sur les coutumes funéraires des Nyueng Bao. Un tas d’entre eux avaient trouvé la mort sous mes yeux, mais je n’avais jamais pris part aux cérémonies ultérieures. Je leur en voulais encore de m’avoir tenu à l’écart lorsqu’ils avaient disposé de To Tan et Sahra. Oncle Doj a gravi la colline jusqu’à ne plus se trouver qu’à une cinquantaine de mètres de la première ligne des hommes de l’Ombre. Il s’est arrêté et a beuglé un défi à l’attention de Narayan Singh. Devinez un peu qui n’est pas sorti des rangs pour le relever. Personne n’a seulement daigné répondre. Personne ne s’est même donné la peine de relayer le message jusqu’au camp des Félons. Oncle Doj s’est alors employé à leur adresser une litanie d’insultes préformatées traînant les Félons et leurs alliés dans la boue. Le hic, c’est qu’il s’agissait d’insultes ritualisées, stylisées, issues d’une école de défis oraux. Il ignorait totalement comment leur balancer son laïus de façon à le rendre accessible à des gens ne comprenant pas le nyueng bao. Pauvre oncle ! Quarante années d’intense préparation l’avaient conduit à cet instant décisif… et les gars d’en face ne voyaient en lui qu’un malheureux vieux timbré. Doj a commencé à saisir. Il a commencé à se fâcher pour de bon et s’est mis à débiter ses insultes en taglien. Quelques hommes de l’Ombre ont compris. Le message n’a pas tardé à parvenir aux Félons. Il n’a pas été très bien accueilli. J’ai trouvé le spectacle aussi divertissant que possible dans ces circonstances. Rien de tout cela ne participait du plan du capitaine. L’oncle continuait de vociférer. Là-bas, dans leur camp, le Messie en miniature des Félons a ordonné à ses séides : « Nous ne lui répondrons pas. Nous attendrons. Les ténèbres nous appartiennent. Et les ténèbres viennent toujours. Qui est cet homme ? a-t-il demandé après un bref silence. — Un des pèlerins nyueng bao qui étaient à Dejagore », lui a répondu un balèze à l’aspect repoussant. L’homme qui venait de parler se nommait Sindhu. Il s’était introduit à Dejagore pendant le siège afin d’espionner Madame pour le compte des Félons. C’était une authentique fripouille. Je le croyais mort jusque-là. Les Sahra meurent, mais les Sindhu et les Narayan Singh continuent de sévir. Raison précisément pour laquelle je n’ai pas de religion. À moins que les Gunnis n’aient raison, qu’il existe réellement une roue de la vie et que chacun, tôt ou lard, reçoive ce qu’il mérite. « C’était une espèce de prêtre et leur porte-parole, a poursuivi Sindhu. Un membre de sa famille a épousé plus tard le porte-étendard de la Compagnie noire. — Tout devient limpide. La déesse écrit encore une de ses subtiles pièces mortelles. » Il a jeté un regard à la Fille de la Nuit. La petite était assise, à ce point inerte que ça donnait la chair de poule. Plus effroyable encore que d’habitude. Nulle gamine de quatre ans ne pouvait rester aussi longtemps immobile. Narayan Singh avait l’air vaguement perturbé. Il arrivait parfois à sa déesse de se réjouir d’une farce fatale à ses plus fervents adeptes. Il n’avait nullement l’intention de devenir une de ses victimes. « Les ténèbres nous appartiennent, a-t-il répété. Les ténèbres viennent toujours. » Les ténèbres viennent toujours. Ça sonnait comme la devise de Kina. J’ai jeté un ultime coup d’œil à la mioche de Madame et de Toubib. Elle m’incommodait affreusement. Plus je la regardais, plus elle me faisait froid dans le dos. S’il n’avait pas été aussi difficile de se faire du mouron dans le monde spectral, j’aurais peut-être pleuré pour ses parents. De fait, j’ai bien failli. Peut-être étais-je désormais capable de sentiments lorsque je travaillais. Je me suis éloigné, pour découvrir que Mogaba s’inquiétait bien plus que Singh des gesticulations d’oncle Doj. Il faut dire aussi que le souvenir qu’il en gardait était intimement lié aux mauvais jours. « Réduisez-moi cet homme au silence, a-t-il ordonné. Les soldats le regardent au lieu de surveiller l’ennemi. » Constatant que les Félons ne réagissaient pas à ses provocations, l’oncle Doj s’était mis à apostropher les hommes de l’Ombre et leurs maîtres. Un javelot a fendu l’air. D’un mouvement trop rapide pour être perceptible, il a tiré Bâton de Cendre au clair et négligemment dévié la course du projectile. « Tas de couards ! a-t-il vitupéré. Renégats ! Y a-t-il parmi vous un seul Nar qui soit assez homme pour sortir des rangs ? » Il leur a tourné le dos avec mépris et avait regagné les lignes alliées avant qu’une pluie de projectiles n’ait eu le temps de le déchiqueter. Geste d’une incontestable maestria, qui ne ressemblait en rien à une retraite. 24 L’enfer s’est brusquement déchaîné. Les cors ont glapi. Les tambours ont grondé. Un inepte ramassis titubant, dépenaillé, pauvrement armé et dépourvu de toute vaillance a entrepris de remonter la colline en gémissant : soixante mille suiveurs de l’armée lancés contre les serviteurs de l’Ombre, affamés et mal en point, éperonnés par nos soldats à la pointe de l’épée. J’étais sidéré. Horrifié. Le capitaine se montre parfois vachard, mais jamais je ne l’aurais cru assez endurci pour permettre aux rangs des suiveurs de grossir et faire boule de neige afin de les utiliser ensuite comme avalanche humaine. Mais, à la réflexion, effectivement… pendant des semaines, il avait mis les troufions en garde, leur avait conseillé de ne laisser aucun de ceux qu’ils chérissaient rallier notre marche en avant. Les hommes, qui en avaient débattu entre eux, s’étaient persuadés que ces avertissements témoignaient que le Vieux ne s’attendait pas à l’emporter. Ces gens allaient se faire massacrer. Mais ils blesseraient quelques hommes de l’Ombre et enseveliraient les autres sous leur masse pour notre plus grand profit. Les soldats étaient impitoyables. Ils fouettaient les suiveurs avec une frénésie effroyable. En se heurtant ainsi au centre et à l’aile droite de l’armée de Mogaba, ils enfonçaient littéralement la première ligne des hommes de l’Ombre. La division de Lame était intacte. Alors que tous concentraient leur attention sur notre assaut, les forces spéciales de Toubib ont émergé de l’ombre projetée par les divisions de Madame et se sont ruées dans les pierriers qui flanquaient la passe. Mogaba, bien entendu, avait posté des sentinelles dans ces rochers. Des combats se sont immédiatement déclenchés. Nos éléphants avançaient derrière les fantassins qui poussaient les suiveurs de l’armée. Les hommes de l’Ombre étaient trop occupés pour les inquiéter. Les pachydermes enfonçaient de gros pieux de fer dans le sol à l’aide d’énormes maillets. Un éclat cuivré de trompette s’est fait entendre, en provenance des hommes de l’Ombre. Pour une raison que j’étais incapable de discerner, la division de Lame s’est brusquement mise en marche, a obliqué sur la gauche et dévalé la colline, selon un angle qui lui ferait contourner notre flanc droit. Je me suis étonné de leur excellente aptitude à rester en formation sur ce terrain accidenté. L’occasion m’a été donnée d’assister à l’un des épiques accès de fureur d’Ombrelongue. « Tu es allé trop loin cette fois-ci ! a-t-il tonné à l’intention de Mogaba dès qu’il a réussi à se contrôler assez pour aligner une phrase cohérente. Qu’est-ce que tu crois faire, bordel, en décidant d’une manœuvre comme celle-ci sans me consulter ? Explique-moi au moins ton raisonnement ! » Tout en mugissant, il piétinait rageusement la plate-forme de bois brut ; il tremblait de tous ses membres et griffait si férocement son masque que j’ai bien cru qu’il allait exposer au monde entier ce visage qu’il ne dévoilait jamais, sauf quand il était seul. « Je n’ai pas la première idée de ce qu’il fabrique. » Mogaba a royalement ignoré la furie du Maître d’Ombres. Il s’est penché par-dessus la rambarde de la plate-forme, a scruté la division de Lame et affiché une expression décontenancée que je ne lui avais jamais vue. « Calmez-vous. » Le Hurleur a ponctué le vacarme d’une série de glapissements. Ombrelongue est redevenu totalement incohérent. Les trompes tagliennes ont claironné. Les cavaliers shadars ont surgi au grand galop de l’intervalle séparant les deux divisions de Toubib et se sont précipités dans la béance qui s’ouvrait entre la division de Lame et le reste de l’armée de l’Ombre. Leur manœuvre était nettement moins impressionnante que celle de Lame. Ils n’ont même pas fait mine de maintenir la formation après avoir donné la charge. Lame les a ignorés. Il a poursuivi sa progression comme si de rien n’était. Mogaba a commencé à s’énerver. Je ne l’avais jamais vu aussi excité. Il n’avait visiblement aucune idée de ce que méditait Lame. Ombrelongue et le Hurleur ont failli en venir aux mains. Que diable se passait-il ? Un subit roulement de tambours a annoncé l’entrée en lice de la principale division de Toubib. Elle s’est dirigée tout droit vers l’espace laissé vacant par les troupes de Lame. La cavalerie s’est laissée porter vers l’avant, frôlant au passage le flanc externe de notre division. Puis la division de réserve a fait demi-tour vers la droite et emboîté le pas à Lame. Et j’ai écarquillé les yeux de stupeur. Les manœuvres se déroulaient comme si elles avaient été soigneusement chorégraphiées et, pourtant, personne ne comprenait ce qui se passait. La confusion était générale. Dans certains secteurs éloignés, comme au poste de commandement de Madame, par exemple, les gens étaient complètement perdus. Le capitaine en avait peut-être une petite idée, mais il donnait l’impression de courir dans trois directions à la fois pour essayer de reprendre le contrôle des opérations, de garder la main, de maintenir le contact, apparemment incapable de saisir le tableau dans son ensemble. Je ne pouvais lui être d’aucun secours. Le temps que je regagne mon corps, que je me mette en marche et que j’aille le retrouver, à près de deux kilomètres du fourgon de Qu’un-Œil, la situation se serait radicalement modifiée. Sur notre gauche comme au centre, nos soldats continuaient de pousser les suiveurs devant eux. Le spectacle tournait à la vision d’horreur, dans une telle démesure qu’on s’en souviendrait certainement pendant des générations. La division principale de Toubib a engagé directement le combat avec les hommes de l’Ombre pour tenter de sécuriser la position abandonnée par Lame. Les renforts de Mogaba sont précipitamment entrés en scène. Ils se sont merveilleusement battus et ont réussi à repousser Toubib. De justesse. J’avais l’impression que le Vieux ne se sentait pas encore prêt à engager toutes ses forces pour emporter cette position. Une compagnie de Shadars, piétinant l’ennemi, est parvenue à portée de flèche du camp des Étrangleurs. Pendant quelques minutes, une poignée d’archers ont déployé un assez décevant tir de barrage, sans faire aucun dégât apparent. Au même moment, le Hurleur a enfin réussi à se faire entendre d’Ombrelongue : « Nous ne pouvons nous permettre le luxe de perdre notre temps en chamailleries ! La femme pourrait frapper d’un instant à l’autre. Si tu n’y prends pas garde… » Quelques saillies acerbes de la même eau ont conduit le Maître d’Ombres à prendre conscience Qu’en s’abandonnant à ses accès de rage il prêtait lui-même le flanc aux attaques des sortilèges. Et son comparse ne pouvait le protéger sans arrêt. Il était lui-même victime d’une de ses crises de hurlements. Sans cesser de trembler de tout son corps, incapable d’articuler clairement, Ombrelongue a concentré toute son attention sur Madame. Celle-ci se contentait de rester immobile. Elle attendait. Mogaba a tenté de se signaler à l’attention d’Ombrelongue. Mais le Maître d’Ombres refusait de détourner le regard de Madame. Mogaba a insisté. Il n’a réussi à le faire se retourner que lorsque la crise a paru prendre fin. La terreur qu’inspiraient nos troufions aux suiveurs ne suffisait plus à les inciter à gravir la colline. La division du capitaine s’était repliée sur sa position de départ. Les forces de Lame avaient fait halte à quelque quatre kilomètres à l’ouest du champ de bataille, cernées par notre cavalerie et la division de renfort. Les hommes de l’Ombre appartenant à cette unité n’étaient pas moins éberlués que tout le monde. Mais c’étaient de bons soldats. Ils obéissaient aux ordres. « On nous a bernés, a déclaré Mogaba. Roulés dans la farine d’une façon imprévisible. Toubib nous a décimés d’un seul coup magistral. Si tu ne modifies pas tes ordres de façon drastique, je n’ai plus aucune chance de tenir le terrain. » Ombrelongue a répondu par un grognement furibond assorti d’un point d’interrogation. « Le seul espoir qui nous reste, c’est d’attaquer pendant que les Tagliens sont encore éparpillés et désorganisés, lui a expliqué Mogaba. Avant que nos hommes s’aperçoivent que leur situation est désespérée. » Ombrelongue ne l’entendait pas de cette oreille. « Tu oublies encore une fois que ta mission est de réaliser mes vœux, non de les mettre en doute. Pourquoi dois-tu toujours te montrer si négatif ? » Il scrutait les forces de Lame, que l’on ne distinguait qu’en partie depuis son poste d’observation, lui-même perturbé par ses propres pensées négatives. « Tu as repoussé aisément leur assaut. » Mogaba n’a réprimé qu’avec difficulté sa colère, j’aimerais assez qu’un quidam – n’importe lequel – ait une vague idée du passé d’Ombrelongue. Ce type se montre parfois aussi naïf que puissant. Mogaba a levé un bras comme pour montrer Lame. « Nous avons été floués. Nous venons de perdre une entière légion uniquement parce que tu crevais d’envie d’enrôler un autre traître puant. » Du diable si je comprenais ce qu’il voulait dire, pauvre imbécile que je suis ! Mon intuition n’avait pas encore fait le saut. Ombrelongue n’avait même pas compris qu’il fallait en faire un. Il ne voyait qu’un triomphe dans ce premier stade du combat. « Combien de leurs hommes avons-nous déjà tués ? Regarde ! Les morts sont tombés comme des quilles. Ils s’entassent par monceaux, forment de véritables collines. On les compte par milliers. Ces corbeaux vont se repaître pendant des siècles. » N’empêche qu’en son for intérieur l’homme était troublé. Il fixait toujours les forces de Lame. « Un pour cent de ces morts, tout au plus, étaient des soldats ! a aboyé Mogaba. Ce sont des suiveurs de l’armée, voleurs, putains et pique-assiettes qui parasitent toute armée laxiste. La lie sans valeur qui clopine derrière ! Toubib s’en est servi pour nous distraire pendant qu’il fauchait un quart de nos forces et nous ôtait tout espoir. Ses vétérans nous surclassent désormais considérablement en nombre. Et la plupart sont frais. » Il a désigné les hauteurs sur sa droite, où les troupes de Toubib continuaient de gagner du terrain. « Ils ne tarderont pas à enlever ces collines. Ils s’y étaient préparés dès le départ. — Et tu ne t’étais pas préparé à les défendre ? — J’ai anticipé la tentative de Toubib. Seul un imbécile aurait négligé ces collines. Mais je n’avais pas prévu qu’il utiliserait ces bombes incendiaires. » Il s’agissait des plus belles créations des armureries de Qu’un-Œil à Taglios, secrètement transportées jusqu’ici au prix d’efforts pénibles mais qui semblaient à présent payer. Difficile, confronté à de tels engins de mort, de camper sur ses positions. Le capitaine et son état-major se dirigeaient vers la division de Lame. Il y avait anguille sous roche. J’ai piqué dans cette direction. Lame a franchi la muraille formée par ses soldats et s’est planté face au capitaine, séparé de lui par cent mètres de sol rocailleux. Postés hors de portée des flèches, nos hommes attendaient la suite des événements, détendus mais sur le qui-vive, à peine moins médusés que les soldats du traître qui s’alignaient à présent comme pour une revue plutôt qu’en formation de combat. Lame et Toubib se sont rencontrés à mi-chemin. Ils ont échangé quelques mots. Crétin que je suis ! Je m’attendais à ce que le Vieux réglât son compte au pourri qu’il traquait comme un forcené depuis si longtemps. Au lieu de cela, il l’a vigoureusement embrassé en éclatant de rire. Ça faisait un sacré bout de temps que le capitaine n’avait pas ri. Et son rire avait des accents positivement démentiels. Ils se sont mis à trépigner sur place en s’étreignant l’un l’autre. Puis Lame a rompu leur étreinte et pivoté sur lui-même. « Jetez vos armes et rendez-vous, a-t-il beuglé à ses soldats. Ou vous serez tous massacrés. » Serais-je bouché ? Ce n’est qu’en voyant les hommes de Lame déposer leurs armes comme on venait de le leur ordonner que j’ai saisi la coupure. La défection de Lame était une mise en scène de longue date. La traque insensée que Toubib lui avait livrée pendant de longues années n’avait été que poudre aux yeux… sauf lorsqu’elle lui avait permis d’utiliser Lame pour se débarrasser d’odieux fanatiques religieux. Rien de tel que de laisser à vos ennemis le soin de faire la sale besogne à votre place. Mieux, Lame s’était échiné à rendre le Maître d’Ombres impopulaire auprès de ses sujets. Des territoires entiers avaient déposé les armes sans aucune résistance, fût-elle de façade. Et, aujourd’hui, il livrait à Toubib un bon quart des troupes d’élite d’Ombrelongue. Nulle arnaque, dans toutes les annales, n’arrivait à la cheville de ce stratagème sans précédent. Et Toubib l’avait monté de toutes pièces pour son seul profit. Il en rirait longtemps dans sa barbe, conscient que Mogaba ne l’aurait jamais cru capable d’un subterfuge aussi inouï. Le Nar était persuadé que Toubib était infoutu de respirer à fond sans avoir au préalable consulté les annales. 25 J’ai quitté Fumée. Il n’y avait pas un chat à proximité du fourgon, à part mère Gota et Thai Dei. Je me suis joint à eux. Ils se taisaient. J’ai pris moi aussi mon repas en silence, bu des litres d’eau, puis je suis remonté dans le fourgon pour m’octroyer une longue sieste. J’ai rêvé. Mes rêves ont été tout sauf agréables. Volesprit était présente et semblait prendre du bon temps. Probablement en nous faisant des misères puisque c’est ainsi qu’elle trouve son plaisir. Je me suis réveillé et j’ai encore cassé la graine, à peine conscient de dévorer les plats les moins ragoûtants de la cuisine de mère Gota. J’ai encore sifflé des litres d’eau comme si c’était la première fois que j’en avais l’occasion depuis des semaines. Je me rendais vaguement compte que Thai Dei avait l’air décontenancé lorsqu’il jetait un regard dans ma direction. J’ai essayé de deviner la cause de son trouble, mais pas moyen de me concentrer. Il se faisait tard. Le camp lui-même était plongé dans le silence. Les soldats étaient encore à leur poste. Les sentinelles de nuit rôdaient, à l’affût, prévenues qu’il y avait des Étrangleurs dans le camp ennemi. Elles bavardaient à voix basse quand elles s’accordaient une pause pour se réchauffer les mains aux feux. Plus loin, quelques rescapés parmi les suiveurs de l’armée rassemblaient leurs malheureuses possessions et s’esbignaient avant de se faire alpaguer pour servir à nouveau de fer de lance. De violents accrochages se déroulaient encore dans les collines. Mogaba entendait lutter pied à pied et défendre chaque pouce de terrain. Tous les suiveurs n’avaient pas eu la chance de décamper. Sur le flanc de Madame, des feux recommençaient à couvrir notre camp de fumée. Le capitaine aurait-il une nouvelle diablerie en tête ? Je lui ai posé la question un peu plus tard, lorsqu’il s’est présenté à moi. « J’espère que c’est précisément ce qu’ils croient là-haut », m’a-t-il répondu. Il semblait incapable d’effacer son sourire. « Je veux que Mogaba passe le restant de ses jours à se retourner pour regarder dans son dos. Qu’il ait peur de son ombre. Qu’il sursaute au moindre bruit, persuadé qu’une nouvelle chausse-trappe va s’ouvrir sous ses pas. Et ce sera peut-être effectivement le cas, qui sait ? » Il a de nouveau éclaté de rire. Tous les officiers supérieurs ont commencé de se rassembler autour d’un feu disposé comme un bûcher rituel gunni. Des prêtres de toutes les confessions, mais politiquement neutres, ont entrepris de rendre grâce. Madame s’est montrée en personne, escortée de ses officiers et admirateurs. Elle avait l’air d’une demi-déesse, plus réelle qu’aucune divinité taglienne à part la terrifiante Kina. À notre époque moderne, seule Kina semblait encore se passionner pour les affaires de ce monde. Mais elle y trouvait un intérêt personnel. Difficile de préciser qui, dans cette foule, était le plus ahuri. Lame s’était installé à côté du Vieux. Il ne pouvait s’empêcher de sourire. De jacasser avec son vieux pote Cygne. Dommage que Cordy Mather soit resté chez lui avec la Femme. Il se serait bien diverti aussi. Je n’avais pas revu Lame depuis des années. À l’époque, c’était un type assez taciturne et cynique. Rien à voir avec le Lame d’aujourd’hui. Et Qu’un-Œil n’avait pas encore eu le loisir de faire fonctionner son alambic ! Lame s’adressait à Toubib en beuglant. Le Vieux lui répondait sur le même ton. « Ne fais pas attention à eux, m’a soufflé Cygne. Ils en sont encore à se tenir la main. — La tension a dû être rude, j’imagine, pendant qu’ils ourdissaient leur arnaque. » Le Vieux avait entendu Cygne mais fait mine de rien. « Demain, on aura droit à la bonne vieille carambouille, tout droit jusqu’à mi-pente. La dernière manœuvre à laquelle Mogaba s’attend de ma part. Prince, vous aurez la primeur. Faites en sorte que vos soldats administrent la preuve de leur excellence. » J’ai avalé une longue gorgée d’eau en regrettant que Qu’un-Œil n’ait pas réussi à concocter quelque chose pour ce soir. Cela dit, ça n’aurait pas transpiré. Aucune religion taglienne ne tolérait la bière ; pas plus, au demeurant, que Madame ni le prince, qui ne souhaitaient guère voir des soldats ivres saboter la manœuvre. Mais ils ne pouvaient condamner ce qu’ils ignoraient. Il me suffisait donc tout bonnement de suggérer à Qu’un-Œil de s’activer. « Vas-tu enfin nous expliquer ce qui se passe ? » ai-je demandé. Une lueur de détente a point dans l’œil du capitaine. « Nan. » Il s’est penché plus près. « N’en laisse rien filtrer. Je ne tiens pas à ce que tout le monde prenne ses aises. Mais ils n’enverront pas d’ombres pour nous espionner. » Il a désigné une boule de feu qui filait au-dessus de la passe. Nous n’avions pas encore vu grand-chose de la magie de Madame. « Comment se fait-il ? — Ils les économisent. » Il a encore souri. Son sourire a gagné tous ceux qui nous entouraient. Il s’est adressé à l’assemblée. « Je pense que vous savez tous ce qu’on attend de vous après. Allez vous reposer. » Comment auraient-ils su ce qu’on attendait d’eux ensuite ? Le peu qu’il leur avait divulgué était extrêmement vague. Toubib a jeté un regard vers Madame. Elle paraissait à deux doigts de s’effondrer. La besogne était fatigante, certes, mais son épuisement allait bien au-delà de ce qu’on aurait pu prévoir. Un type coriace, mon capitaine. Parfois ses sentiments transparaissaient clairement. Il souffrait pour celle qu’il aimait. « Cygne. Reste dans les parages. J’ai à te parler. » On m’invita poliment à virer mon cul indésirable et à prendre moi aussi un peu de repos. 26 J’avais envie de dormir. J’étais vanné, même si je n’avais eu que bien peu d’exercice physique. Mais, après m’être retiré dans le fourgon de Qu’un-Œil, je suis resté allongé sur mon lit, à me tourner et me retourner. Dehors, mère Gota se répandait en une interminable litanie de lamentations. De toute évidence, je ne jouais qu’un modeste rôle dans la distribution de ses tribulations. Oncle Doj tenait la vedette. Hong Tray aussi. Sahra en était une star également, pour avoir suivi Hong Tray. Ou pour l’avoir mise de son côté. Des sorcières, l’une comme l’autre ! Thai Dei ne s’exprimait guère plus que d’habitude. Peut-être aurait-il été tenté de glisser un mot ou deux, mais sa mère ne lui en laissait pas l’occasion. Toujours identique à elle-même, la vieille mère Gota. La plupart du temps, je n’écoutais même pas ses divagations. Je me suis demandé si les insultes pouvaient la réduire au silence. Elle venait de me remettre en tête la femme que j’aimais. Je me suis encore tourné et retourné en m’efforçant de combattre la souffrance. Elle me semblait perdre en violence. Et, naturellement, il a fallu que je m’en inquiète. N’étais-je pas en train de trahir Sarie ? Je me suis rappelé que j’étais un adulte vivant à la dure et que, si chère que m’eût été Sahra, je ne devais pas me laisser aller à de telles idées fixes. J’avais sombré dans cet état entre deux eaux où l’on n’est ni totalement assoupi ni entièrement éveillé. Où l’on peut réécrire les rêves à mesure qu’ils vous viennent. Je me suis brusquement retrouvé propulsé dans le passé, à travers les années, par un rire sardonique et une voix moqueuse me demandant où j’étais passé. Je ne m’y étais pas attendu cette fois-ci, mais ça ne m’a pas pris de court non plus. Je commençais à en prendre l’habitude. Ni surpris, ni perdu, ni désorienté. J’avais suffisamment marché avec le fantôme pour acquérir un minimum de ressort. Je me suis efforcé de me cramponner exactement comme lorsque je sortais avec Fumée. L’invisible aura d’amusement qui m’enveloppait a cédé le pas à la stupeur. J’ai exécuté une manière de rapide demi-tour transdimensionnel… et aussitôt entraperçu le principal suspect. Volesprit, agenouillée près d’un feu devant un étalage d’articles de magie, quelque part dans les abords plantés d’ajoncs de Charandaprash. À mon tour de rigoler. Je savais désormais qui me manipulait, même si je ne pouvais rien contrôler. Comment faire, dès lors, pour lui jouer un nouveau tour et découvrir le pourquoi ? Le rire de corbeau m’a submergé. Comme s’il importait peu que je connaisse son identité. Ça ressemblait pourtant bougrement à Volesprit, telle que décrite dans les annales de Toubib. Une authentique puissance du chaos, soucieuse comme du trou du cul d’un rat de ce qu’il adviendrait, du moment qu’il se passait quelque chose. J’ai tenté de me remémorer où se trouvaient présentement ces annales. Jeter un nouveau coup d’œil à l’entrée « Volesprit » en vaudrait peut-être la peine. Voire un long entretien avec le Vieux, à cœur ouvert. Il la connaissait mieux que personne, mieux que quiconque encore en vie. Mieux même que sa propre sœur. Je ne pense pas que Madame dispose aujourd’hui du moindre indice sur la tournure d’esprit de sa sœur. Peut-être même n’en a-t-elle rien à battre. Peut-être aussi avais-je des hallucinations. Que savais-je en fait de ce que pouvait penser Madame ? Je n’avais pas échangé cent mots avec elle au cours des trois dernières années. Et nos conversations auparavant se limitaient à transmettre des informations relatives aux annales. Le ricanement de corbeau s’est mué en rire de Volesprit. « Finalement, je crois que je n’ai pas du tout envie de jouer aujourd’hui », a fait une voix. Une grande main invisible s’est refermée sur moi et m’a projeté dans de venteuses ténèbres. Bien que je ne fusse qu’un rêve, je me suis mis à tournoyer sur moi-même comme une noisette sous la chiquenaude. J’ai tenté de contrôler mon vol plané comme je l’aurais fait si j’avais marché avec le fantôme. De nouveau, j’ai réussi à reprendre partiellement les commandes. L’impression de tourbillonner sur moi-même a disparu. En même temps, j’ai recouvré le sens de l’orientation dans l’espace et le temps, ainsi que la vision. Oh, une vision bien incomplète. Brouillée et à très courte portée, comme celle dont Hagop se plaignait en vieillissant. Mais je me trouvais dans une jungle. Familière ? J’ai visité quelques forêts vierges, et toutes se ressemblent énormément quand on ne voit pas distinctement à plus de vingt pas. Des insectes de merde. Les piaillements étouffés de milliers d’oiseaux. Deux de ces derniers apparaissaient d’ailleurs dans mon champ de vision rétréci. J’ai noté qu’eux, en revanche, semblaient me voir parfaitement. J’étais la cause première de toute cette effervescence. J’ai rapidement pivoté sur moi-même. Une jungle, assurément. Mais qui ne manquait pas d’eau. Une méchante petite mare noire s’étendait à quelques centimètres de l’emplacement où auraient reposé mes talons si j’en avais eu. Des singes ont détalé sur une branche qui me surplombait, effarouchés par les cris stridents des oiseaux, mais apparemment incapables de me voir. Du moins à cette distance. Une guenon est venue se balancer presque sous mes yeux. Elle m’a vu. Elle en a conçu une telle frayeur qu’elle a lâché prise, poussé un glapissement de stupeur et qu’elle est tombée dans la mare où elle s’est mise à hurler de terreur. Le crocodile a failli la happer. Failli. Elle a jailli de l’eau au moment précis où ses mâchoires claquaient. Rien de tel que de bonnes grosses dents véloces pour vous stimuler. La tentative du crocodile, néanmoins, a trahi sa présence ; des chasseurs de crocodiles ont surgi du néant un instant plus tard, armés de javelots hérissés de pointes. La vie est cruelle. Ces chasseurs avaient l’air extrêmement nerveux. Ils se demandaient pourquoi les oiseaux s’étaient affolés. Pourquoi les singes avaient perdu la boule et pourquoi une guenon était tombée dans la mare. Je n’avais aucun mal à comprendre ce qu’ils se disaient. Ils s’exprimaient en nyueng bao comme si c’était leur langue natale. Ce qu’elle était, au demeurant. Je me trouvais quelque part dans le delta. Assourdi, très faible, j’entendais encore le ricanement des corbeaux par-dessus le concert stridulent des oiseaux. Je ne savais absolument pas où diriger mes pas. Fumée n’était pas là pour me ramener. Il ne s’agissait pas d’un rêve. J’en gardais le contrôle, mais je ne savais qu’en faire… Vers le ciel. Ça marche toujours avec Fumée. Plus on monte, plus la terre évoque une carte incroyablement détaillée. Il ne reste plus alors qu’à trouver un repère connu. Je suis monté. Je me trouvais dans le secteur le plus infect, le plus sauvage du delta. À perte de vue, on ne distinguait qu’eaux noires, insectes et végétation touffue. Grosso modo l’idée que je me faisais de l’enfer. J’allais devoir grimper encore plus haut que les vautours si je voulais en voir davantage. Entre-temps, des frissons de nature psychique avaient ébranlé ma personne virtuelle ; la frousse me nouait férocement les tripes. La conviction – temporaire – que je n’allais découvrir aucun repère s’élevait avec moi vers le ciel. Le soleil en est un. Quand on a des yeux pour le voir. Je ne distinguais pas grand-chose d’autre. Pas même les oiseaux qui filaient se mettre à couvert. Ainsi, je n’allais pas pouvoir me repérer de façon rationnelle ? Très bien. Là-bas, on apercevait une étendue d’un vert différent. Il s’avéra qu’il s’agissait de rizières désertes. J’ai zigué d’un côté, zagué de l’autre, trouvé un hameau puis le chemin qui s’en éloignait, et je l’ai suivi. Je me déplaçais à une vitesse folle. N’empêche qu’il me faudrait un sacré bout de temps pour regagner mon point de départ. Maudite Volesprit ! J’ai de nouveau entendu la voix imitant des corbeaux. J’ai aperçu un village qui m’a paru familier. D’aucuns vous diront que les hameaux nyueng bao se ressemblent tous. C’est assez vrai, à ce que j’en ai vu. Mais leurs temples diffèrent radicalement, selon la richesse, le statut et l’âge du village. J’avais déjà vu celui-ci quelques semaines plus tôt, alors que je cherchais Gobelin. J’y avais même, d’ailleurs, aperçu une fille ressemblant tellement à Sahra que j’avais failli fondre en larmes au moment de quitter le monde de Fumée. J’y ai fait escale et je me suis laissé dériver alentour en regardant les villageois vaquer à leurs affaires matinales. Tout ce que je voyais me paraissait typique d’un hameau nyueng bao, du moins pour ce que j’en connaissais. Même au cœur de l’hiver, il y a toujours du pain sur la planche. Les gens s’apprêtaient à se mettre au travail. C’était une bourgade relativement prospère. Assez ancienne aussi, sans doute. Le temple était vaste et semblait se dresser là depuis des siècles. Une paire de formidables éléphants à deux têtes en formaient les piliers, de part et d’autre d’un portail aussi élevé que trois Nyueng Bao. Chez les Gunnis, l’éléphant à deux têtes figure la chance. Je me souviens avoir entendu Qu’un-Œil dire que la chance prenait cette apparence parce qu’elle n’est pas moins formidable et présente deux visages. Oh ! Voilà sûrement la fille que j’avais déjà vue. Le sosie de Sarie. Elle sortait du temple, triste et épuisée. Se pouvait-il qu’il s’agît de la même femme ? Celle que j’avais aperçue la première fois m’avait fait l’impression d’une version légèrement plus jeune de Sarie. Celle-ci semblait plus âgée, comme si elle avait pris plusieurs années et cinq bons kilos. Elle avait toujours le même visage d’une beauté confondante, mais les hanches et les seins sensiblement plus lourds que ceux de Sahra et elle était négligée, ce qui n’arrivait jamais à Sarie, même aux pires moments. Mais elle me rappelait tellement Sahra que j’aurais voulu courir vers elle pour effacer son chagrin quel qu’il fût. Je me suis rapproché, jubilant presque à la pensée de mon propre chagrin si complaisant, tout en me demandant pourquoi les femmes nyueng bao s’habillaient en blanc alors que presque tous les hommes, sauf les prêtres, portaient du noir. Hormis en certaines occasions bien particulières. Je pourrais toujours poser la question à Thai Dei à mon retour. Du moins si je retrouvais jamais mon chemin. J’étais si près d’elle que j’aurais pu la prendre dans mes bras et l’embrasser, eussé-je été fait de chair. J’en mourais d’envie, tant son visage m’évoquait celui de Sarie. Sarie avait-elle des cousines ? Je lui connaissais des oncles, puisque l’un d’eux au moins était mort pendant le siège de Dejagore. Peut-être également des tantes qui auraient survécu. La troupe de pèlerins ne comprenait qu’une faible fraction de la population du delta. La femme en blanc m’a regardé droit dans les yeux – là, du moins, où ils auraient dû se trouver. Les siens se sont écarquillés. Son teint est devenu livide. Elle a poussé un cri aigu puis s’est effondrée. Plusieurs hommes âgés vêtus d’une robe de couleur vive sont sortis du temple en courant. Ils se sont efforcés de la ranimer en jacassant trop rapidement entre eux pour me permettre de les comprendre. La femme a repris contenance dès qu’ils l’eurent remise sur pied. « J’ai cru voir un fantôme, a-t-elle fini par répondre à leurs questions pressantes. Sûrement le jeûne. » Le jeûne ? Elle ne me faisait pas l’impression d’avoir sauté beaucoup de repas. Ainsi, elle avait senti ma présence, hein ? Ça méritait qu’on s’en souvînt. Mais je devais rallier une bataille. Ici, complètement perdu, je ne lui étais d’aucun secours. J’ai cherché la route qui sortait de la ville et je l’ai empruntée dans la direction dont j’estimais qu’elle finirait par me ramener à Taglios. De là, regagner le Sud serait un jeu d’enfant. 27 Je n’ai pas eu à m’appuyer tout le voyage. Je n’avais pas retrouvé le fleuve que mon univers se mettait à vaciller. Au terme de sa troisième et surnaturelle secousse, j’ai éprouvé une violente douleur. À la cinquième, j’ai sombré dans le noir ; je me suis évanoui et j’ai repris conscience dans le fourgon de Qu’un-Œil. Le petit merdaillon me tenait par le collet et me flanquait des beignes tout en grommelant je ne sais quelles insanités, au motif qu’il serait temps de remuer mon gros cul. J’étais encore en train de me redresser sur mon séant, à côté de Fumée, quand j’ai enfin consenti à ouvrir les yeux. J’étais en nage. Et je tremblais. « Qu’est-ce qui te prend, bordel ? m’a demandé Qu’un-Œil. — Je ne sais pas trop. Volesprit, je crois. Ça ressemblait un peu à ce qui m’arrivait quand je retournais dans le passé, à Dejagore. Sauf que, ce coup-ci, j’ai pour ainsi dire giclé comme une graine de pastèque jusqu’à quelque part dans le delta. J’étais conscient, mais je ne contrôlais plus rien. Un peu comme marcher avec le fantôme. Sauf que je n’y voyais pas bien loin… » Je me suis rendu compte que je déblatérais, et en taglien, qui plus est. J’ai réussi à ravaler la suite de mon récit. « On en reparlera plus tard. J’ai du boulot. » J’ai ouvert la bouche pour protester. « Si tu as envie d’en parler, va voir Toubib. Ou fais ce qui te chante. Mais dégage de mon chemin. Je ne rigole pas quand je bosse. » Furibard, j’ai dégringolé du fourgon. Il commençait à faire jour, exactement comme dans le marais. Il y avait beaucoup de fumée. Et de vacarme en provenance du front, où la situation semblait stationnaire. Les chances pour que le Vieux prît le temps d’écouter le récit de ma mésaventure étaient plutôt réduites. Elle n’avait aucune incidence sur les événements qui se déroulaient ici. Je me suis dirigé vers le feu de camp. Il était éteint. À vrai dire, il était même froid. Où donc étaient passés Thai Dei et sa mère ? Et oncle Doj ? Pas là ! J’ai trouvé de l’eau et bu tout mon saoul, tout en me demandant dans quel délai l’état de nos réserves d’eau atteindrait un niveau aussi critique que celui de nos vivres. J’ai piqué un roupillon. Qu’un-Œil a enfin terminé son travail. Il est venu s’asseoir à côté de moi. « Raconte-moi ça, maintenant. » Je me suis exécuté. « Tu as dû apprendre quelque chose d’important ce coup-ci, gamin. — Dans quel genre ? — Je te dirai ça quand j’aurai parlé à Toubib. » 28 J’étais un afrit bourdonnant derrière l’épaule de Mogaba. Ses capitaines et lui se faisaient secouer les puces. Ombrelongue les exhortait à cesser de faire honte à son empire guerrier. « Que quelqu’un déverse de la boue dans la gueule de ce crétin, a grondé l’un des rares Nars restés fidèles à Mogaba. Quel taré ! » J’en suis convenu. Un taré visiblement dur d’oreille. Il n’a pas réagi à la plus effrontée provocation que j’eusse entendue dans la bouche d’un de ses serviteurs. Mogaba a fait la sourde oreille, lui aussi. Il contemplait les falaises. De violents combats s’y déroulaient encore, ininterrompus. Nos troupes se relayaient pour attaquer. Les soldats de Mogaba en étaient incapables. Il ne lui restait presque plus de réserves. Ses yeux ne trahissaient qu’un bien faible espoir lorsqu’il a renvoyé ses commandants à leurs unités. Mais c’était un soldat entre tous. Il lutterait jusqu’au bout. Exactement comme il avait tenté de le faire à Dejagore. Si jamais ses troufions s’avisaient de s’entre-dévorer pour nous survivre, il nous tenait par les couilles. Nos tours d’assaut progressaient poussivement comme de grands et lents vaisseaux. Nos éléphants et les suiveurs rescapés les halaient à l’aide de câbles passés au travers de blocs de pierre, eux-mêmes fixés aux pieux métalliques auparavant plantés par les éléphants. Lorsqu’elles se sont enfin arrêtées, des soldats ont apporté des mantelets destinés à remplir les intervalles entre les tours. Protégés par ces mantelets, les gars du génie ont entrepris d’élever un mur de bois. Des essaims de projectiles se sont mis à pleuvoir des tours. Mogaba ne disposait pas d’engins assez puissants pour pénétrer leur carapace. Il devait absolument réagir. Le Maître d’Ombres lui a interdit la seule manœuvre potentiellement efficace. Ombrelongue était têtu comme une mule, pire qu’un enfant gâté. Il fallait faire comme il l’entendait, un point c’est tout. Mogaba ne dérogerait pas une seule fois à cette règle. Il était à deux doigts de craquer mais ne se sentait pas encore prêt à défier Ombrelongue. Il avait conscience que Madame, là-bas, sur notre flanc, n’attendait qu’une occasion de lui pourrir la vie. Et cela dans la seconde où le Maître d’Ombres aurait terminé de remballer ses jouets pour rentrer chez lui. Puisqu’il ne pouvait donner l’assaut, a-t-il décidé, il battrait en retraite, laissant ses premières lignes de défense aux mains de forces réduites. Ils se retireraient discrètement, à notre insu, de telle façon que nous ne remarquerions même pas qu’ils se mettaient à couvert. Hélas, ils avaient un témoin. « Tu ferais pas mal de préparer ton tapis, a soufflé Mogaba au Hurleur. Je suis pieds et poings liés. Je ne tiendrai plus très longtemps. » Ombrelongue s’est retourné. Si les regards pouvaient tuer… L’attitude du Hurleur s’est également aigrie. Il n’aimait pas qu’on le traite de poltron devant témoin. Une clameur soudaine a retenti à l’autre bout de la passe. J’ai filé jusqu’au camp des Félons. Et j’y ai trouvé l’oncle Doj allègrement en train de massacrer des Étrangleurs, armé de Bâton de Cendre. Cette diablesse de mère Gota couvrait ses arrières ; elle témoignait d’une agilité pratiquement égale. Pas mal pour une vieille peau qui ne consentait à s’entraîner que lorsqu’elle ne pouvait y échapper. Comment étaient-ils arrivés jusque-là ? Puis la merde s’est réellement mise à éclabousser. Le Prahbrindrah Drah avait enfin donné l’assaut que le Vieux lui avait collé sur les bras. Une demi-douzaine d’éléphants servaient de fer de lance à l’attaque du prince. Les soldats du Maître d’Ombres se sont précipités pour défendre leurs positions d’avant-garde. Les flèches pleuvaient à verse. Mogaba nous a donné une leçon. Il a renforcé sa défense. Décimé nos éléphants. Ses hommes ont administré la preuve de leur plus grande discipline. Ils ont repoussé le prince, l’ont renvoyé cul par-dessus tête, avec des pertes aussi effroyables que celles que j’avais prévues avant d’être témoin des coups de vice du capitaine. Mogaba a lancé une contre-attaque virulente, dont il a prétendu qu’elle n’était qu’une poursuite acharnée. Les murailles de bois dressées entre nos tours d’assaut ont tenu jusqu’à ce qu’Ombrelongue, prenant conscience de la manœuvre de Mogaba, lui ordonne de sonner la retraite. Comme s’il savait ce qui se passait sans même que j’aie rendu compte, Toubib a aussitôt donné l’assaut sur son flanc droit. À peine quelques minutes plus tard, c’était au tour de Madame d’attaquer son flanc gauche. Sur les hauteurs, les combats se faisaient encore plus féroces. J’avais perdu de vue mes roquets hargneux de beaux-parents. Narayan Singh et la Fille de la Nuit avaient déguerpi du camp des Félons et s’étaient planqués au pied de la tour de guet de Mogaba. Nulle surprise particulière de la part des nôtres. Nos divisions donnaient l’assaut tour à tour. Les hommes de Mogaba les repoussaient mais, pour ce faire devaient sortir sous un déluge de projectiles. Les manœuvres se sont remis à haler les tours, pouce après pouce. Ombrelongue a persisté dans son comportement irrationnel. Il ne passait plus seulement pour un simple d’esprit, mais pour un simple d’esprit hautement suicidaire. Il continuait d’interdire la moindre initiative à ce malheureux Mogaba, tout en déversant sur sa tête, parce qu’il courait visiblement à l’échec, de pleines charretées de reproches. Et les hauteurs étaient embrasées. Cette phase de la bataille était pratiquement terminée. 29 « J’ai découvert pourquoi Ombrelongue refuse de laisser la bride sur le cou à Mogaba, même lorsqu’il est conscient que cela tournerait à son avantage, ai-je annoncé à Toubib. Il craint qu’il ne devienne un autre Lame. — Le Maître d’Ombres est aussi stupide qu’aveugle, a déclaré Lame. Il ne connaît pas l’âme humaine. — Quoi ? ai-je fait. — Mogaba doit anéantir Toubib. Il n’a pas le choix. Faute de quoi, il lui faudra vivre avec cette image qu’il s’est façonnée de lui-même. » Toubib a émis un bruit grossier. « Mogaba connaît lui-même de grosses difficultés à garder le contact avec le réel, a poursuivi Lame. Cet affrontement avec Toubib est devenu le seul but de son existence. S’il ne remporte pas la victoire, il n’a plus aucun avenir. » Toubib n’était pas spécialement flatté. « Je ressens à peu près la même chose, a-t-il déclaré avant de s’adresser à moi. Ombrelongue a raison sur un point. Le monde entier s’est ligué contre lui. Comment est le moral, là-bas ? » J’ai tiqué. Étais-je censé lui rendre compte devant des gens qui ne savaient rien de Fumée ? « Plus bas que le cul d’un serpent », a déclaré Qu’un-Œil. Je lui ai jeté un regard noir. « Ont-ils des chances de flancher ? — Seulement si Mogaba détale. Ils ne l’aiment peut-être pas beaucoup, mais ils se fient à lui. » J’ai coulé un regard vers Madame. Elle fermait les yeux. Peut-être en profitait-elle pour rattraper son retard de sommeil. Si on la voyait rarement se livrer à une activité flagrante, elle travaillait plus dur que quiconque. Elle devait constamment rester sur le qui-vive. Je me suis demandé si le Hurleur et Ombrelongue avaient la première idée de son état d’épuisement et s’ils tenteraient d’en tirer parti pour retourner la situation à leur avantage. J’ai frissonné. « Nous partirons à trois heures du matin, a déclaré le capitaine en hochant sentencieusement la tête. D’ici là, tout le monde se repose. » Le masque du général s’effritait chaque fois qu’il regardait Madame. Ses sentiments crevaient alors les yeux. Je me suis abandonné à une manière de rêverie rappelant les cauchemars que Madame décrivait dans son livre, tous pétris de mort et de destruction, à l’instar de ceux qui ne cessaient de me hanter. Elle luttait le plus clair du temps contre le sommeil pour tenter de s’y soustraire. Je me suis représenté Kina telle que Madame l’avait dépeinte : grande, noire et nue, luisante, nantie de quatre bras et de huit mamelles, de crocs de vampire et de pimpante joaillerie à base de crânes de bébé et de verges sectionnées. Pas vraiment le genre de ma bonne vieille maman. Je me suis demandé si Madame n’était pas en train de rêver chaque fois que j’avais entraperçu quelque chose qui aurait pu être Kina. J’ai sursauté. L’espace d’un instant, il m’a semblé humer une bouffée de son parfum : la pestilence de corps en décomposition. Cette odeur ne tarderait pas à se répandre abondamment dans les parages. Seul le froid lui interdisait encore d’empester l’atmosphère. J’ai poussé un couinement. Thai Dei était en train je me secouer. D’où sortait-il ? Il avait l’air perturbé. Toubib me dévisageait lui aussi. Comme tous les autres, au demeurant. J’avais sombré dans un cauchemar sans même m’en rendre compte. « Que se passe-t-il ? a demandé le capitaine. — Un mauvais rêve. » La Dame se retirait, accompagnée de Cygne et de Lame. Elle s’est arrêtée et retournée pour me regarder. Ses narines palpitaient frénétiquement, comme si elle aussi sentait cette puanteur de mort. Elle m’a jeté un regard dur. « Je te demande pardon ? » Pendant que Madame et moi échangions un regard, j’avais manqué la question suivante du capitaine. « Tes beaux-parents, Murgen ? Où sont-ils ? — Aucune idée. Ce matin, ils ont déboulé dans le camp des Félons et piqué une crise de démence. » Je parlais à voix basse, car je voyais mal quelle langue employer pour rester incompris de Madame et de ses satellites. « Oncle Doj a découpé une cinquantaine de Félons en rondelles pendant que mère Gota surveillait ses arrières. Un sacré spectacle ! Mieux vaut pas la contrarier, cette vieille folle ! » Je me suis tourné vers le Nyueng Bao. « Thai Dei. Où sont Doj et ta mère ? » Il a haussé les épaules. Ce geste pouvait aussi bien signifier qu’il n’en savait rien que laisser entendre qu’il refusait de le dire. « Thai Dei n’en sait rien non plus. » Mais où diable était-il passé récemment ? Je ne l’avais pas eu dans les pattes pendant une journée entière ou presque. « Je t’ai déjà demandé des millions de fois de t’abstenir de galéjer, a déclaré Toubib, faisant allusion à ma description du combat livré par oncle Doj et mère Gota. Les vieilles gens sont incapables de… — Je n’ai nullement exagéré. La merde et le sang giclaient tous azimuts. L’épée du vioque se déplaçait si vite qu’on la voyait à peine. Et tous ces malheureux enfoirés n’avaient qu’une seule envie : tailler la route pour lui échapper. Singh a empoigné la petite et filé à toutes jambes. Il se cache en ce moment même sous la tour de Mogaba. La Fille de la Nuit elle-même a été un peu secouée par l’événement. — Et tes beaux-parents ? » Fumier d’entêté ! Une vraie mule ! « Ils ont disparu d’accord ? Je ne les ai pas cherchés. Les soldats les ont peut-être capturés. » Mais j’en doutais beaucoup. Le vieux bougre a hoché la tête. Il a jeté un regard vers Thai Dei. « Je tâcherai d’en avoir le cœur net. Va te reposer. La journée sera longue demain. » Il me semblait à moi que j’avais pris bien assez de repos. À voir l’expression de Thai Dei, il paraissait regretter sincèrement de ne pas comprendre davantage de langues. 30 J’avais raison. Les collines constituaient bel et bien la clé de la passe. Mais pas besoin d’être un foudre de guerre pour le deviner, pas vrai ? Les combats ont repris sur une averse de bombes incendiaires. Pour la toute première fois, notre entière ligne de front déchargeait des tiges de bambou vers le sommet de la colline. La Dame grondait contre le gaspillage, l’écume à la bouche. Le Prahbrindrah Drah s’était vu réserver derechef l’honneur de la première charge. On avait peine à croire que les soldats de Mogaba n’aient pas tous été annihilés par ce tir de barrage préliminaire, mais le prince s’est heurté à une résistance aussi farouche qu’acharnée. Ne voyant plus d’alternative, les hommes de l’Ombre se battaient désormais avec férocité. Leur entraînement reprenait le dessus, ainsi qu’il est d’usage en cas de danger mortel. Le prince y mettait du sien mais n’arrivait à rien. Mogaba avait réussi à se constituer une petite réserve d’hommes, principalement en faisant appel aux ressources de son imagination. Il les dépêchait çà et là, consacrant tout son courage, son intelligence et sa volonté à son salut. Mais il était victime d’une malédiction. Qui n’était autre que son cinglé de patron. Lorsque sa peau était dans la balance, Ombrelongue se montrait tout sauf inflexible. Jusque-là, le but de son existence avait été de tenir la passe contre la Compagnie noire. Si jamais nous franchissions les Dandha Presh, ce serait la fin du monde. Mais quand les boules de feu ont commencé de lui siffler aux oreilles pour aller cribler sa tour de cratères grésillants, une autre idée lui a subitement traversé l’esprit. « Prépare ton tapis, a-t-il annoncé au Hurleur. Général, convoque le Félon Singh, l’enfant et tes cinq plus valeureux officiers. » Tout soudain, il avait recouvré son calme, sa raison et sa maîtrise de soi : en apparence le chef suprême dont tout le monde rêve. Le Hurleur l’a dévisagé pendant trente secondes avant d’opiner. Le petit sorcier arborait lui aussi un masque, mais il ne parvenait pas à dissimuler son mépris. « À ce stade, la retraite serait prématurée », a déclaré Mogaba. J’étais prêt, quant à moi, à reconnaître que cet homme était un saint. Un saint diabolique, certes, mais malgré tout un saint. Sa patience semblait illimitée. Ombrelongue était pire qu’un enfant gâté. Je me suis demandé comment il avait pu acquérir tant de pouvoir. « Si tu me laissais faire, je pourrais encore redresser la situation. — Tu feras ce que je te dis, général. — Il faut croire. C’est ce que je fais depuis quatre ans. Et ce qui nous a conduits dans cette impasse. La plus belle armée de notre ère réduite au désespoir par des hommes qui n’ont eu à échafauder que des stratégies exploitant l’égocentrisme, les peurs et les fantasmes d’un sorcier dont la science des choses matérielles ne s’étend pas jusqu’à savoir par quel bout on saisit un javelot. Je les trouve, à ce propos, étonnamment bien informés de tes tares. » Mogaba avait jeté un regard torve au Hurleur. La paranoïa et la suspicion n’étaient pas réservées à notre camp. Pas plus, au demeurant, que les projets personnels. Ombrelongue balbutiait de rage. Mogaba n’a pas désarmé : « Je ne convoquerai pas mes capitaines. Je n’abandonnerai pas non plus mes positions ni mon armée sous prétexte que le courage t’a déserté. Si tu souhaites te retirer, va. Laisse-nous combattre. Nous mourrons peut-être sous les feux que nous dépêche la femme Senjak, mais au moins aucun de mes hommes ne sera-t-il égorgé par-derrière. » Ombrelongue bafouillait. Il était sur le point de sombrer dans la démence. « Redresse l’échine, l’ami. Puise en toi le courage de laisser les professionnels faire leur travail. Inspire à tes soldats le désir de se battre pour toi. » Mogaba a tourné le dos au Maître d’Ombres. « Messager ! » À ceux qui combattaient dans les collines, il a fait passer le mot qu’il n’était pas content de la façon dont les choses se déroulaient là-haut. Un grand Shadar au bras d’une vigueur exceptionnelle balançait des boules de feu dangereusement près de la tour de Mogaba. Au point de rendre très nerveux Narayan et la Fille de la Nuit, qui se dissimulaient dessous. Pendant un bref instant, j’ai cru que Mogaba allait mener son projet à bien et se tirer sans dommage de sa rébellion. Il a dépêché des messagers tous azimuts pour remonter le moral de ses troupes. Et, au lieu de piquer une crise de rage écumante, Ombrelongue s’est apaisé en quelques minutes. Il est resté un moment songeur. La crainte s’est emparée de moi que Mogaba ne fût enfin parvenu à se faire entendre et à le persuader qu’il n’existait pas de meilleur terrain pour nous affronter, de meilleurs hommes pour nous combattre ni de meilleur commandant pour nous écraser. Je redoutais que son instinct de conservation si bien aiguisé n’eût repris le dessus. Puis une sorte d’obscurité a graduellement enveloppé le Maître d’Ombres. J’aurais juré qu’elle n’émanait pas de lui. Il s’est mis à couiner comme un verrat qu’on égorge. À trépigner et glapir dans une langue que nul n’entendait, avant de tomber à genoux. Il tremblait de tous ses membres, en proie à une sorte d’attaque. Ça ne ressemblait en rien à ses crises de rage habituelles. Il geignait, chialait et s’exprimait d’une façon propre à me faire douter qu’il se comprît lui-même. Tout le monde dans la tour en est resté bouche bée. Le Hurleur a regardé autour de lui, comme s’il s’attendait à devoir incessamment affronter les plus cruelles turpitudes. Je suis allé jeter un fugace coup d’œil sur Madame, mais elle n’avait rien de spécial en train. Peut-être était-elle légèrement plus à l’affût, comme si elle pressentait qu’il se passait quelque chose sans trop savoir exactement de quoi il retournait. Ombrelongue s’est relevé en gémissant. Il s’est planté devant Mogaba, puis s’est remis à trépigner et à piailler tout en esquissant quelques gestes de ses maigres doigts gantés. Mogaba s’est brusquement affaissé, comme adoubé avec un manche de hache. Ombrelongue a laissé déferler sa rage sur les messagers qui patientaient. Il en a envoyé un chercher Singh et l’enfant puis a dépêché les autres à ses officiers favoris. Les courriers ont obtempéré sans aucun enthousiasme, ce qui était pour le moins prévisible de la part d’hommes à qui l’on venait d’apprendre qu’ils seraient autorisés à rester sur place pour sacrifier leur vie pendant que leur timbré de patron en profiterait pour prendre la poudre d’escampette. Seul celui qui devait s’occuper de Narayan Singh a rempli sa mission. Les autres ont décidé de prendre une longueur d’avance et de filer vers le sud. Ils ne voyaient aucune raison de tolérer une trahison. Dans les hauteurs, nos gars avaient réussi à placer quelques boules de feu dans la charpente de la tour de guet. Un tireur isolé s’en donnait à cœur joie avec sa tige de bambou. Son tir laissait salement à désirer, mais ces petites boules de feu ne se comportent pas de manière aussi prévisible qu’une flèche. Ombrelongue avait fait transporter Mogaba sur le tapis volant du Hurleur. Ce dernier ne faisait aucun commentaire, mais il crevait les yeux qu’il abondait dans le sens du général : la bataille n’était pas encore perdue. Loin s’en fallait. Bordel ! J’avais la nette impression qu’ils redoutaient beaucoup plus Madame qu’il n’était nécessaire. À mon avis, une seule bonne vieille tempête de sortilèges aurait raison d’elle. Mais peut-être les avait-elle bernés. Sans doute le souvenir de la belle époque était-il encore trop profondément gravé dans la mémoire du Hurleur pour qu’il l’affrontât aujourd’hui face à face. Peu importait. Ils ne se décidaient pas à employer toutes leurs ressources. Le tapis que le Hurleur avait apporté à Charandaprash était beaucoup plus grand que celui que nous avions endommagé quelque temps plus tôt. Il pouvait emporter une douzaine de personnes et leur équipage. Ombrelongue avait cessé d’écumer. Son propre comportement semblait le mystifier lui-même, puisqu’il ne cessait de marmonner : « Mais qu’est-ce que j’ai encore fait ? » Il était conscient d’avoir merdé quelque part mais faisait partie de ces gens qui, une fois leur clapet refermé, sont infoutus de revenir sur leurs paroles et de reconnaître leur erreur. Le monde en est plein. Nous nous porterions tous bien mieux si leur papa les étranglait dès qu’ils font montre d’une telle inclination. Ce crétin-là était disposé à sacrifier son armée plutôt que d’admettre s’être planté. Il restait une douzaine d’hommes sur la plate-forme à l’arrivée de Singh et de l’enfant. En majorité des estafettes à qui l’on n’avait pas encore confié de message et quelques officiers. Lorsque Narayan et la Fille de la Nuit sont montés à bord du tapis, les plus stupides ont compris que les grosses pointures se débinaient. Voyant Ombrelongue poser à son tour le pied dessus et se remettre à divaguer, ceux qu’on allait planter là ont opté pour mettre aussi les voiles et se sont joints à la débandade alors même que le Hurleur faisait décoller son tapis. Celui-ci a frémi, s’est effondré d’un côté, a heurté le rebord de la plate-forme et s’est mis à piquer en biais vers la falaise. Des bombes incendiaires se sont immédiatement abattues. Les soldats les ont esquivées. Le tapis a branlé davantage. Des hommes sont passés par-dessus bord. Une bombe a fait mouche. Les flammes ont gagné du terrain, mais le Hurleur a recouvré en partie le contrôle du tapis, qui a filé vers le sud en titubant comme une comète ivre. Sur les hauteurs, les hommes ont ouvert le feu avec leurs bidules en bambou. Le Hurleur louvoyait follement à travers la bourrasque de rafales. Il ne réussissait pas à tout esquiver. Les sortilèges désespérés d’Ombrelongue parvenaient à peine à leur interdire de brûler vifs. Qu’est-ce qu’il prenait à Madame ? C’était l’occasion ou jamais. Les méchants s’employaient désespérément à sauver leur cul. Si elle en profitait pour les descendre en flammes, l’affaire serait définitivement réglée. Et il ne nous resterait plus qu’à alpaguer Narayan Singh et l’enfant. Un mugissement s’est brusquement élevé, évoquant dix mille, un million, cent millions de chuchotements rivalisant à l’envi de puissance, gonflant pour se transformer en un cyclone vociférant. Il m’a frôlé, invisible, pour s’engouffrer dans la passe en laissant dans son sillage un silence horrifié. Hors du monde spectral, il devait être cent fois plus terrifiant. Les troufions des deux bords ont baissé leurs armes pour le regarder passer. Le Hurleur a laissé échapper un gémissement de pur désespoir, audible en dépit du vacarme, qui a eu le don de réveiller ceux qui bayaient aux corneilles sur les falaises et n’avaient rien de mieux à faire que de tirer des boules de feu sur des sorciers volants. Les feux d’artifice ont repris et même redoublé d’intensité. Le Hurleur plongeait vers le sol. L’aide que lui apportaient ses compagnons était totalement inefficace. Il ne pouvait pas piloter et combattre en même temps. Le tapis a heurté rudement la terre ferme. Des soldats ont été éparpillés sur les pentes. Mogaba en était. La plupart ont détalé à toutes jambes. Revenu à lui, Mogaba a entrepris de rejoindre ses troupes en chancelant, parfaitement oublieux de la tornade de feu qui s’abattait tout autour de lui. Il devait jouir d’une protection divine, car il ne lui est rien arrivé. En dépit de l’impavidité qui règne dans le monde spectral, j’ai ressenti une bouffée d’exaltation. Nous les tenions ! Nous avions remporté la victoire ! Cette guerre allait incessamment prendre fin ! Les sortilèges que marmonnait Madame se chargeraient de réduire à néant le Hurleur et le Maître d’Ombres, tandis que là-haut, sur les falaises, nos gars les submergeraient sous leurs tirs de boules de feu. L’envergure et la pénétration du traquenard tendu par le capitaine, échafaudé sur de nombreuses années et entièrement fondé sur le caractère du Maître d’Ombres, commençaient seulement d’émerger au grand jour. Il me laissait pantois, non seulement parce qu’il avait fonctionné, mais encore parce qu’il en avait prévu jusqu’au moindre détail. Seuls ses dieux et lui savaient à quoi d’autre encore il s’était préparé. Il restait toujours, là-bas, des tonnes de matériel inutilisé. C’était terminé. La route nous était ouverte. J’ai entrepris de regagner le fourgon de Qu’un-Œil. Nous allions devoir agir vite si nous voulions nous assurer que la Compagnie reste en mesure de profiter de l’aubaine. Il s’agissait avant tout de rassembler tous nos frères. Combien de temps se passerait-il encore avant que j’apprenne à ne pas prendre les vessies pour des lanternes ? Le Vieux n’essayait nullement de déclencher la réaction qu’il avait provoquée. La Dame non plus d’ailleurs, encore qu’elle l’eût certainement redoutée ! Je ne pense pas que Toubib ait envisagé quelque chose de cet ordre. J’étais presque arrivé au fourgon quand le royaume ectoplasmique s’est empli d’une puanteur innommable, comme si on avait ouvert d’un seul coup de pied tous les tombeaux de l’univers. Jusque-là, je n’avais guère eu l’occasion de flairer beaucoup d’odeurs dans ce monde, et aucune n’arrivait à la cheville de celle-là. La trouille m’a pris. La panique n’était pas très loin derrière. J’ai émergé vite fait avant que la peur n’oblitère complètement ma mémoire au point de m’en faire oublier comment je devais m’y prendre pour ressortir. Tout au fond du canyon, la Fille de la Nuit se dressait au sommet d’un gros rocher, faisant fi des boules de feu qui zébraient l’air alentour, ses petits bras brandis pour accueillir – ou plutôt invoquer – les ténèbres qui fondaient sur elle et les lèvres tendues par un rictus démoniaque. 31 J’ai titubé hors du fourgon en me cramponnant pour ainsi dire d’une main au siège et en me balançant comme un macaque. Il était beaucoup plus tard que je ne le croyais. Non seulement il faisait noir dehors, mais l’aube semblait poindre à nouveau. Non. Ce n’était pas l’aube. Cette clarté ne provenait ni de la lune ni du soleil. Elle venait de la passe. Les bombes incendiaires auraient-elles bouté le feu à quelque entrepôt des hommes de l’Ombre ? C’est du moins ce que je souhaitais. Mais je n’y croyais guère. Cet incendie n’était pas de ce monde. J’ai foncé vers le quartier général de Madame. Loin de filer comme une flèche, je trébuchais à chaque pas. J’étais vidé. Quelle qu’en fût l’origine, Madame était mêlée au phénomène. Et c’est auprès d’elle que je serais le plus en sécurité. Je n’avais pas une bien longue distance à parcourir, mais le spectacle était presque terminé à mon arrivée. Entourée de ses intimes, Madame s’efforçait encore d’atteindre le Hurleur mais échouait dans sa tâche, sans toutefois en être totalement responsable. Un nouveau protagoniste était entré en scène. Au tout début, tant sa silhouette que sa couleur sont demeurées indistinctes. Puis elle a télescopé le pouvoir de Madame. Les deux pouvoirs se sont mutuellement anéantis dans une déflagration éblouissante. Cette clarté m’a permis de distinguer une silhouette que j’aurais de loin préféré ne pas voir. C’était noir. Haut de plus de trois cents mètres et nanti de quatre bras. C’était ce qui hantait les cauchemars de Madame et s’insinuait parfois dans les miens. C’étaient les ténèbres qu’avait invoquées la fille de Toubib. La Dame a combattu ce colosse devant des milliers de paires d’yeux et, ce faisant, décontenancé bien des gens. Les Félons devaient applaudir des deux mains. Ils s’étaient retrouvés récemment en fâcheuse posture, mais la preuve leur était à présent administrée – concrète, tangible – que l’année des Crânes pouvait effectivement se réaliser. Qu’elle se trouvait à portée de leurs mains. Que leur déesse était désormais assez puissante pour intervenir dans notre monde et protéger sa fille d’élection et Narayan Singh, le saint vivant. Cette image de Kina ressemblait néanmoins étrangement aux familiers d’Ombrelongue. Elle n’était pas invulnérable aux boules de feu projetées par les bambous de Madame. La panique déclenchée par son apparition s’était soldée par l’émission d’une palanquée de ces projectiles. Elle n’a pas tardé pas à ressembler à une créature mythologique sur fond de tapisserie mangée aux mites. Et s’est dissipée avant même que j’aie pu reprendre mon souffle. Kina s’est comme gondolée puis évanouie. Son image a persisté assez longtemps pour permettre à sa fille et à ses protecteurs de prendre la fuite. Le tapis du Hurleur a disparu hors de vue, tanguant et brasillant encore. Les cent millions de chuchotements ont commencé à s’évanouir. La Dame s’est effondrée. On l’a allongée sur une civière. Cygne et Lame l’ont soulevée. Ses plus loyaux serviteurs les entouraient ; des hommes qui la suivaient depuis des années. « Ne t’inquiète pas d’eux, ai-je déclaré à Cygne. Ils ont mis le cap sur Belvédère, la queue entre les jambes. Mogaba est inconscient et probablement blessé. Plus personne ne tient les commandes. » Cygne m’a jeté un regard incrédule. « Pourquoi est-ce que tu me dis ça à moi ? Va plutôt l’annoncer à ton foutu capitaine. — Excellente idée. » C’est ce que j’ai fait. 32 La division du Prahbrindrah Drah a encore atrocement morflé. Les hommes de Mogaba refusaient obstinément d’oublier la première règle de la survie : ne jamais tourner le dos. Pas facile de tuer un soldat qui se cramponne à son entraînement quand tout – instinct et sentiment – lui souffle de jeter les armes et de s’enfuir en courant, ou de se rouler en boule pour bâillonner sa terreur. L’unique propos d’un entraînement poussé – poussé au point que les recrues se lamenteront sur sa stupidité –, c’est d’inciter les soldats à faire automatiquement le geste adéquat lorsque la terreur s’emparera d’eux. Plutôt que meurtre organisé, la guerre est une affaire de peur et de maîtrise de la peur. Les vainqueurs seront ceux qui sauront mieux la dominer. Le Vieux a observé la situation du prince pendant si longtemps sans intervenir que son propre état-major a commencé à grogner. Je lui ai demandé ce qui le retenait. « Je veux qu’il montre à tout Taglios de quelle étoffe il est fait. Et le voir moi-même de mes yeux. Afin qu’il ne subsiste aucun doute lorsqu’il montera sur le trône. » Ça sonnait joliment mais n’en restait pas moins suspect. Je commençais à nourrir une très forte suspicion à l’encontre de Toubib. Un peu plus tard, il a ordonné à la division de Madame, renforcée de la garde de Saule Cygne, de remplacer celle du prince. La Dame a rapidement gagné du terrain, jusqu’à ce que Mogaba réussisse à reprendre le contrôle de ses troupes. Elle était à ce point épuisée que les rares sortilèges qu’elle parvenait à déployer ne déclenchaient guère que de légères diversions. Je me suis demandé pourquoi Toubib ne se résignait pas à battre en retraite jusqu’à ce qu’elle eût repris du poil de la bête. Mais je ne perdais plus des masses de temps à essayer de démêler l’écheveau de ses pensées. Noirs desseins ou non, je ne le reconnaissais plus. Un peu avant midi, il a ordonné à la division de Madame de se retirer, puis à des archers de prendre position sur les flancs pendant qu’il disposait ses deux divisions en ordre de progression, de manière à forcer l’ennemi à combattre jusqu’à l’épuisement avant d’enfoncer ses lignes, en espérant qu’il serait décimé. Mais avant que les tambours n’entament leur chant sinistre, il s’est porté à l’avant avec un drapeau blanc. Je marchais sur ses brisées en brandissant l’étendard. Ce foutu gonfalon aurait bien eu besoin de faire un régime. Il me semblait de plus en plus lourd. Je me sentais pour le moins dépité. Je n’étais venu que sur l’insistance de Toubib. J’aurais préféré chevaucher Fumée pour essayer de découvrir ce que magouillaient Ombrelongue, le Hurleur, Volesprit et les dieux savent qui d’autre encore. La Radisha ne méritait pas moins qu’on la tînt à l’œil. Ça faisait bien trop longtemps que je ne l’avais pas surveillée. Au moins n’aurait-elle pas connaissance avant longtemps des événements qui se déroulaient ici. Mogaba, à ma plus grande surprise, s’est avancé à notre rencontre. Il claudiquait, couvert de bandages. Sans doute aurait-il également présenté une belle collection de bleus s’il n’avait été si noir de peau. Il avait un œil au beurre noir et serrait les dents pour lutter contre la douleur. Mais il ne trahissait guère plus d’émotion qu’une statue d’ébène. « Tu as magistralement réussi à exploiter nos faiblesses, a-t-il déclaré. — Ce connard te ligotait, a répondu Toubib d’une voix aussi lasse que cauteleuse. Devons-nous vraiment gaspiller d’autres vies ? — Le sort de cette bataille est peut-être réglé, mais la guerre continue. Peut-être son issue se décidera-t-elle ici même. » Cette déclaration avait indubitablement l’accent de la vérité. Si nous ne parvenions pas à progresser rapidement, nous nous retrouverions dans l’incapacité de maintenir cette armée en état. Le sourire de Toubib s’accordait parfaitement avec Endeuilleur, son armure, qu’il ne semblait guère enclin à quitter ces temps-ci. « Je t’ai répété maintes fois d’étudier les annales. En précisant que tu regretterais un jour de t’en être abstenu. » Au tour de Mogaba de sourire comme s’il cachait quelque chose. « Ce ne sont pas des Évangiles. — Quoi ? — Tes précieuses annales. Elles n’ont rien de sacré. Ce ne sont que des fables constituées à parts égales de légendes et de mensonges éhontés. » Il m’a fusillé du regard. « Faire entièrement confiance au passé risque de te coûter cher, porte-étendard. » Le capitaine s’est encore fendu d’un sourire affable. Une guerre de sourires ? Toubib avait témoigné d’une grande originalité, mais Mogaba n’en était pas conscient. Il l’ignorait parce qu’il n’avait pas lu les livres. Il refuserait toujours de le reconnaître publiquement, mais il ne les avait pas lus parce qu’il ne savait pas lire, tout simplement. À Gea-Xle, d’où il venait, savoir lire n’est pas considéré comme un talent digne d’un guerrier. Toujours est-il que, pour l’instant, il n’y avait aucun doute à se faire sur l’identité de celui qui avait l’initiative sur le front psychologique. « Ainsi, je vais encore devoir massacrer un grand nombre des tiens parce que tu refuses de regarder la vérité en face ? s’est enquis Toubib. — La vérité est changeante et sujette à interprétation. L’aspect qu’elle prendra en l’occurrence reste indéterminé. Peut-être détiens-tu une bonne recette pour la rendre dure comme fer. » Ayant dit son fait, Mogaba nous a tourné le dos et a entrepris de remonter la colline en boitillant. À voir son port d’épaules, on se rendait bien compte qu’il souffrait dans son orgueil d’avoir à nous montrer sa douleur. Il a marmonné quelques mots dans sa barbe relativement au fait que le Maître d’Ombres n’était plus là pour le bassiner. « Eh, chef ! me suis-je exclamé. Ombrelongue n’est plus sur son dos ! — Il ne l’a plus sous les yeux non plus. Gare ! » Thai Dei a bondi et couvert ma tête d’un bouclier, juste à temps pour m’éviter d’être transpercé par une pluie de flèches. « Wouah ! Le temps a vraiment tourné très vite à l’orage. » Sur la colline, les hommes ont éclaté de rire à nos dépens. Nous avons dû leur offrir un beau spectacle, tous les trois, à battre en retraite en tâchant de nous abriter derrière un unique boucler riquiqui. Ce sale petit rusé merdeux de Mogaba n’était descendu que pour gagner quelques minutes à ses troufions. Il ne les avait pas rejoints qu’ils nous attaquaient. Ils n’étaient peut-être plus aussi vaillants qu’au début, mais leur discipline n’avait rien perdu de sa fermeté. Des flèches en provenance de nos flancs et des tours, ainsi que des boules de feu pleuvant d’un peu partout, leur ont fait comprendre que cette tentative était mal avisée. Néanmoins, ils ont réussi à nous repousser comme si cette attaque constituait leur dernière planche de salut. Leur situation semblait désormais sans issue. Entre-temps, Madame avait décidé qu’elle s’était suffisamment reposée. Charandaprash est devenue tout à fait pittoresque. Les combats ne se sont guère prolongés. Mais, lorsque le silence est enfin retombé, nos troupes de réserve étaient beaucoup trop harassées pour traquer qui que ce fût. Toubib a laissé cet honneur aux suiveurs rescapés, en leur spécifiant qu’ils pourraient conserver tout le butin qu’ils récolteraient. Ceux qui se sont lancés dans l’aventure se sont presque tous fait massacrer. Autour du brasier, les projets de Mogaba alimentaient toutes les conversations. À croire que tous les officiers de grade supérieur à lieutenant étaient présents, chacun avec sa petite théorie. Sinon deux. Et pas une n’était solide. J’étais sorti chevaucher le fantôme et j’avais échoué à trouver Mogaba, fût-ce en remontant dans le passé. Cela dit, une infime bouffée de remugle de mort avait suffi à me faire déguerpir avant d’avoir sérieusement inspecté les environs. Allait-elle hanter les lieux chaque fois que je sortirais dans le monde spectral ? Toubib se gardait bien d’ajouter son grain de sel au brouet des spéculations. Il se contentait de trôner là, suffisant et tout content de lui, l’air plus détendu que jamais. Madame était assise à côté de lui et paraissait en excellente forme elle aussi. Comme si elle avait enfin réussi à dormir pour de bon. « J’aimerais vous parler lorsque vous aurez quelques minutes, lui ai-je dit. Je n’ai strictement rien à écrire sur vous. » Elle a poussé un soupir puis répondu : « Je vois mal ce que je pourrais t’apprendre d’intéressant. » Certes, j’aurais pu mettre Fumée à contribution pour traquer son passé. Mais ça ne m’apprendrait rien de ses pensées intimes. « Pourquoi cette mine de chatte gourmande qui vient de dérober du lait ? a-t-elle demandé à Toubib. — Parce que ni Ombrelongue ni le Hurleur ne sont revenus. » Il m’a jeté un regard. Il aurait bien aimé en connaître la raison. Mais pas maintenant. Ça pouvait attendre. « Et aussi parce que tu es revenue. » Depuis qu’elle s’était enfin reposée, elle ne semblait plus se ressentir le moins du monde de son tête-à-tête avec Kina. Ou ce qu’on avait pris pour elle. « Parce qu’ils vont à présent se terrer à Belvédère pendant qu’Ombrelongue s’efforcera de lever une armée de bric et de broc à partir de garnisons et de milices composées d’hommes qui préféreraient ne pas être mêlés à ses magouilles. » Il était toujours le Maître d’Ombres. N’avait pas encore abattu toutes ses cartes maîtresses. Et les murailles de Belvédère faisaient plus de cent pieds de haut. J’espérais que Toubib ne s’imaginait pas qu’il ne nous restait plus qu’à monter à l’abordage. « Tu remarqueras qu’il a dit que pouic », a grommelé Cygne à l’attention de Lame. Il ne trahissait aucune difficulté à accepter le retour de son vieux pote. Certains hommes n’arrivaient pas à se persuader que la défection de Lame n’avait été qu’une vaste arnaque. En particulier ceux qui avaient eu des parents parmi les soldats du temple qu’il avait exterminés. « Ne compte pas sur ce fils de pute pour nous révéler ce qu’il maquille. Il a encore des atouts dans sa manche et il nous faudra les découvrir nous-mêmes, comme le premier clampin venu qui les prendra sur la gueule. » Il a longuement scruté le visage de Madame de ses yeux tristes, incapable de comprendre ce qu’elle trouvait au Vieux. Je m’étais moi-même plusieurs fois posé la question avant que Sarie et moi ne tombions amoureux. Ça n’a nullement besoin de faire sens. Prions simplement pour qu’on nous laisse la liberté d’en jouir. À propos de limites fixées à la liberté… mes beaux-parents brillaient encore par leur absence. Sauf Thai Dei, bien entendu. Il était toujours là, même quand mon ombre avait mis les voiles. L’aigreur de Cygne a arraché un rire à Lame. Ce n’était plus le même homme depuis cette aventure. Il avait trouvé sa niche écologique. « Si tu tiens réellement à le savoir, emprunte ses bouquins à Murgen. Il paraît qu’on peut tout y trouver, à condition de savoir où chercher. — Un plan de toute beauté, a menti l’impétrant. Mais Murgen n’a pas emporté ses livres. Sauf celui auquel il ne s’est pas suffisamment attelé récemment. » Le commentaire de Cygne a été aussi bref qu’obscène. Pas plus que Mogaba il ne savait lire. « Demande à Murgen les-Oreilles-qui-traînent de te les raconter, a suggéré Lame. Il peut t’en citer des paragraphes et même des chapitres entiers aussi bien que Toubib. C’est son grouillot d’élection. » Ce vieux Lame n’a aucun sens de l’humour. Je n’étais pas certain d’apprécier sa dernière sortie. Amuser la galerie n’est pas sa tasse de thé. « J’y consens si la paie est convenable, leur ai-je répondu. Nous autres mercenaires, nous n’en pétons pas une broque tant que nous n’avons pas été payés. » J’allais devoir songer à me tenir éloigné de Fumée assez longtemps pour coucher sur le papier un minimum de notes cohérentes. Charandaprash représentait un tournant critique dans l’histoire de la Compagnie. Je ne lui avais pas rendu justice. Et, lorsque je sortais avec Fumée, m’astreindre à une plus grande concentration sur les détails que je devais réellement observer. Au lieu de ne m’évader là-bas que pour échapper à mon chagrin. Celui-ci, d’ailleurs, n’était plus aussi vorace. Deux ou trois accrochages avec Kina constituaient peut-être un traitement efficace aux crises de romantisme aigu. « Thai Dei, ai-je soufflé en nyueng bao pour indiquer qu’il s’agissait d’une affaire strictement privée et non de travail. Lorsqu’une femme nyueng bao porte du blanc, qu’est-ce que ça signifie ? — Ai ? » Il a eu l’air surpris. « Je ne comprends pas, mon frère. — Je viens de me souvenir d’un rêve que j’ai fait voilà deux nuits. Une femme ressemblant à Sahra y apparaissait. Elle était vêtue de blanc. Les Nyueng Bao s’habillent toujours en noir, sauf lorsque vous sortez de par le monde. À moins d’être un prêtre. C’est exact, non ? — Tu as rêvé de Sahra ? — Ça m’arrive sans cesse. Tu ne rêves pas de My, toi ? — Non. On nous enseigne à laisser leur âme libre de s’envoler. — Oh. » Je n’en croyais pas un mot. Si tel était vraiment le cas, il n’y aurait pas d’appel à la vengeance. « Alors qu’est-ce que ça veut dire, le port de vêtements blancs ? Si ça veut dire quelque chose. — Qu’elle est veuve depuis peu. Un homme qui vient de perdre sa femme portera aussi du blanc. Elle peut s’habiller ainsi pendant une année. Tant qu’elle sera vêtue de blanc, nul ne pourra demander sa main… Même si, bien sûr, les hommes de sa famille continueront de lui chercher un futur époux de façon non officielle. S’il s’agit d’un homme, son père et ses frères pourront tâter le terrain mais ne seront pas autorisés à parler en son nom tant qu’il n’aura pas renoncé au blanc. » Première nouvelle ! « Pendant toute la période que nous avons passée à Dejagore, je n’ai vu aucun Nyueng Bao vêtu de blanc. Et Sarie, assurément, n’a pas attendu que Danh soit mort depuis une année pour s’intéresser à moi. » Thai Dei m’a fait la grâce d’un de ses rares sourires. « Sarie s’intéressait déjà à toi avant sa mort. Tu l’as subjuguée dès ta première visite à grand-père. Tu n’as aucune idée des disputes que ça a déclenchées. Surtout lorsque grand-mère a déclaré qu’il était écrit que Sarie prendrait un amant étranger. » Ainsi, son sourire n’était nullement un signe de bonne humeur. J’imaginais aisément l’emportement de mère Gota. « Mais Sarie n’a jamais porté de vêtements blancs. Pas plus qu’aucun d’entre vous. — Il n’y avait pas dans toute cette ville un seul lambeau d’étoffe blanche qui ne soit porté par un soldat taglien. Grand-père pensait qu’il n’était pas de bonne politique de s’affubler de leur tunique. » Thai Dei a souri derechef. Son visage n’en a que davantage évoqué un masque mortuaire. « Nous ne formions qu’un groupe restreint, a-t-il poursuivi. Après ce long pèlerinage, nous nous connaissions tous plus ou moins. Nous savions qui avait perdu un conjoint. Et aussi que nous ne pourrions strictement rien faire, de toute façon, avant d’avoir regagné nos villages et retrouvé nos prêtres. » Ainsi, la femme que j’avais aperçue lorsque je m’étais égaré dans le delta était une veuve. Ça expliquait sans doute son visage affligé et son apparence hagarde. « Tu devrais m’en apprendre plus long sur les coutumes des Nyueng Bao. Je me sentirais moins bête en pareille occasion. » Le sourire de Thai Dei s’est effacé. « Tu n’as plus besoin de connaître nos coutumes, n’est-ce pas ? » Je n’étais pas des leurs, même par le mariage. Il ne se trouvait là que parce qu’il avait décidé d’assumer une responsabilité. Pas parce que j’étais de la famille. J’allais devoir mûrement y réfléchir. 33 Toubib a accordé à tous un vrai repos avant de lancer, du moins l’espérait-il, son ultime assaut contre les défenses du Maître d’Ombres. Je souffrais d’une fièvre ou d’un mal que je devais peut-être à une trop longue promiscuité avec Kina : crises de suée alternant avec frissons glacés et sueurs froides. De sorte que je ne suis pas sorti épier nos ennemis. Pas grave. Le Vieux était toujours en mesure de papoter avec ses corbeaux. On n’apercevait plus aucun homme de l’Ombre dans les ouvrages défensifs qu’Ombrelongue avait si sévèrement démolis. Pendant que nous nous ramollissions, assis sur nos culs, Mogaba et ses capitaines avaient fait s’activer leurs gars. Ils avaient même essayé de détruire les magasins qu’ils ne pouvaient embarquer, mais avaient été gênés dans leur entreprise par l’irruption d’un détachement de la cavalerie shadar alerté. La mort est éternité. L’éternité est pierre. La pierre est silence. La pierre est brisée. La nuit, quand le vent cesse de gémir et que les petites ombres vont se tapir, il arrive parfois à la pierre de chuchoter. La pierre parle quelquefois. Elle envoie parfois ses enfants plonger dans l’abîme. Quelquefois une écharpe de brume colorée se lève pour caresser la silhouette clouée au trône incliné. Des ombres malignes détalent dans la plaine qui scintille au clair de lune, s’entre-dévorent et prennent des forces. Leurs souvenirs sont aussi anciens que la roche. Elles se rappellent la liberté. Parfois, le trône bascule encore d’un millionième de centimètre. Cela se produit de plus en plus fréquemment. La pierre frémit. L’éternité dévore en ricanant sa propre queue. Cette fête glacée touche à sa fin. La mort elle-même ne tient plus en place. 34 J’entendais Qu’un-Œil maudire le sort en général et plusieurs Tagliens vehdnas en particulier. Une des roues du fourgon s’était coincée entre des rochers et les soldats ne parvenaient pas à la dégager assez vite au gré du petit sorcier. Il était d’humeur massacrante depuis le réveil. À mon sens, il devait s’imaginer que nous continuerions à piquer vers le sud après notre victoire de Charandaprash. Je reste persuadé qu’il avait cru que le Vieux se contenterait d’investir la passe avant de gagner des climats plus chauds pour y attendre les beaux jours. Où Ombrelongue allait-il se rendre ? Chez lui. Et, en raison du séisme, son chez-soi était une maison qui ne serait pas achevée avant longtemps. À quoi bon se précipiter, en ce cas ? Comment pouvait-on se montrer assez fanatique et étroit d’esprit pour ne pas même prendre le temps d’une aimable beuverie après avoir remporté une bataille aussi grandiose qui, de surcroît, était de toute évidence perdue d’avance ? Qu’un-Œil avait sorti tout cela et bien plus encore dès l’instant où Toubib lui avait ordonné de lever l’ancre. Qu’un-Œil n’était pas un soldat heureux. Il était d’autant plus mécontent que je devais rester à bord. Ma fièvre et mes frissons jouaient au yo-yo. Le capitaine y voyait un bon prétexte pour me garder auprès de Fumée… contre qui il continuait de me mettre régulièrement en garde. Je m’étais abstenu de lui dire que chevaucher le fantôme commençait à me paraître aussi repoussant qu’attrayant et que le monde spectral devenait singulièrement effrayant. Je n’en avais pas parlé non plus à Qu’un-Œil. J’étais conscient de devoir le faire. Si jamais il arrivait malheur parce que j’avais négligé de les prévenir, je ne pourrais plus me voir en peinture. Mais je me refusais également à crier au loup. Qu’un-Œil, lors de ses quelques sorties, n’avait jamais fait allusion à des rencontres sortant de l’ordinaire. Mon imagination me jouait peut-être des tours. Pour l’heure, j’étais en assez bonne forme. Un peu secoué par le voyage peut-être, mais ni fiévreux ni en proie à des frissons glacés. Le moment était peut-être bien choisi pour aller jeter un œil. Dehors, Qu’un-Œil râlait contre Thai Dei. « Pas très inspiré, Qu’un-Œil ! ai-je aboyé. Il pourrait aussi bien te botter le cul que te regarder en chien de faïence. — Ha ! Ça pourrait être passionnant. Va voir ce que fabrique Jojo. Tu pourrais même le réveiller. » Comme la plupart des membres de la Compagnie, Qu’un-Œil avait un garde du corps nyueng bao. Le sien s’appelait Cho Dai Cho, et c’était sans doute le plus discret et le moins ambitieux de tous les gardes du corps qui aient jamais foulé cette planète. Il ne se trouvait là que parce que les anciens de la tribu l’avaient décrété. Il ne semblait guère se préoccuper de sauver Qu’un-Œil, ni de lui-même ni des autres. Je n’avais pas croisé Cho plus de quatre fois en un mois. Pas moyen de mettre la main sur Volesprit. J’étais pourtant certain qu’elle était là et Fumée ne regimbait pas, mais cette femme opérait sous le couvert d’un sortilège qui la soustrayait à tous les regards, même depuis le monde spectral. Je pouvais néanmoins grossièrement la localiser en raison des allées et venues des corbeaux dans les montagnes, à l’ouest de notre position. J’ai cherché à repérer Lisa Bowalk, la petite copine transformeuse de Qu’un-Œil, mais pas trace d’elle non plus. Pas plus que je n’ai réussi à loger Mogaba et la paire de Nars qui avaient choisi de l’accompagner lorsqu’il avait déserté la Compagnie pour se mettre au service du Maître d’Ombres. Voilà qui donnait à penser. Si les gens se mettaient à soupçonner que nous les observions… Mais Ombrelongue se trouvait sous son dôme de cristal, au sommet de la plus haute tour de Belvédère, assis devant un bureau de pierre d’où il donnait sereinement des ordres à ses messagers et organisait la défense d’un empire qui rétrécissait comme peau de chagrin. Le tout aussi rationnellement que vigoureusement, et sans aucunement prendre la peine de se cacher de moi. Et, un peu plus bas, dans un appartement privé, j’ai trouvé un Narayan Singh amoindri et pas très rassuré, pelotonné dans un recoin pendant que la Fille de la Nuit, évoquant plus une naine qu’une fillette, terminait apparemment une conversation avec sa mère spirituelle. Un relent de l’odeur de Kina subsistait dans la pièce, mais rien à voir avec la présence terrifiante que j’avais rencontrée auparavant. J’ai observé un petit moment. Je suis remonté de quelques heures dans le temps. Aucun doute. Narayan Singh ne dirigeait plus rien. Il n’était plus qu’un simple prolongement de la Fille de la Nuit, une sorte de porte-voix par le truchement duquel elle pouvait communiquer avec le Maître d’Ombres et les Félons. Mais Singh commençait à se douter que son utilité touchait à son terme et qu’avant longtemps l’enfant déciderait de se débarrasser de lui. Le moment venu, elle en disposerait sans plus de scrupule et d’état d’âme qu’en jetant au rebut une côte de porc rongée jusqu’à l’os. Ses communions successives avec sa divine parente la revigoraient rapidement. Kina avait l’air pressée – peut-être par le temps –, de sorte qu’elle ne pouvait se permettre le luxe d’attendre que l’enfant eût suffisamment mûri pour jouer son rôle. La fillette me mettait très mal à l’aise, même si elle se trouvait à près de deux cents kilomètres. Je me suis retiré. J’ai tenté de dépister le Hurleur, mais je n’ai fait que l’entrevoir alors qu’il bombinait de-ci, de-là, sur le plus petit, miteux et effrangé de ses tapis. Il donnait lui aussi l’impression d’avoir accru sa vigilance de façon drastique. Je ne parvenais à le repérer que lorsqu’il était réellement très pressé et négligeait visiblement d’activer son bouclier d’invisibilité. De qui se cachait-il ainsi ? S’il ignorait ma présence. Restait la Radisha, que je n’avais pas épiée depuis beaucoup trop longtemps. Elle présidait actuellement une audience élargie, en présence des grands prêtres des plus importants temples de la ville. De manière assez peu surprenante, le sujet en était la guerre. Et en particulier l’attitude sacrilège, impie et anticléricale adoptée par les responsables tagliens de l’effort de guerre. La nouvelle génération de prêtres marquait moins de mépris aux sectes que ses prédécesseurs qui avaient payé de leur vie leur ostracisme borné. « Il ne fait aucun doute, reconnaissait la Radisha en réponse à un prêtre de Rhavi-Lemna, déesse de l’amour fraternel, qui venait de l’interpeller, que le Libérateur, pour poursuivre sa vengeance contre Lame, a dépêché de trop fortes troupes levées parmi les fidèles. » Les nouvelles du front étaient encore loin d’avoir atteint Taglios. « Son attitude à cet égard est criante, mais vous persistez à revenir là-dessus. — Parce qu’on a promis à Lame le protectorat de cette région si le Maître d’Ombres l’emportait, a grommelé un prêtre en robe vermillon. Il nous massacrera tous. S’il est encore en vie. — Ce qui nous amène au point crucial, n’est-ce pas ? Bien que mon frère soit devenu un général compétent et qu’il se soit formé un corps d’officiers supérieurs aguerris, ni les soldats ni le peuple ne parviennent à se persuader que nous pouvons vaincre le Maître d’Ombres avec l’assistance de la Compagnie noire. Nous nous retrouvons dans une situation où nous devons laisser les ténèbres affronter les ténèbres, en espérant que notre propre part d’ombre triomphera et que nous pourrons la contrôler ensuite. » Rhavi-Lemna est une déesse raisonnable. Normalement, ses prêtres n’auraient pas dû se montrer des brandons de discorde. Mais les Gunnis ont des centaines de dieux et de déesses, grands et petits, dont quelques-uns bien moins tolérants. « Nous devrions les tuer sur-le-champ ! a hurlé une voix. Ils représentent un danger bien plus grand pour notre mode de vie qu’un sorcier masqué établi à plus de quinze cents kilomètres. » De nombreux Tagliens n’avaient encore jamais servi dans l’armée ni n’étaient descendus suffisamment loin dans le Sud pour constater de visu les dégâts légués par le Maître d’Ombres aux contrées soustraites à sa tutelle. Ils refusaient d’y croire, tout simplement parce qu’ils préféraient accorder foi à une autre vérité. Cet interminable débat risquait de ne jamais trouver de conclusion de mon vivant. Une guerre était en train et, tant que nous ne l’aurions pas gagnée, l’école de pensée « Tuez-les tous ! » resterait l’apanage d’une nette minorité. L’école « Tuez-les plus tard ! », en revanche, comptait déjà de très nombreux adeptes. « Ils ne sont guère plus de cinquante ou soixante, a protesté la Radisha. Quelles difficultés pourrait bien présenter leur élimination lorsqu’ils auront cessé de nous être utiles ? — Une difficulté majeure, j’imagine. Les Maîtres d’Ombres ont échoué à la tâche. Tout comme les Félons. — Nous prenons d’ores et déjà des mesures en ce sens. » Intéressant. Je n’en avais pas surpris le moindre signe. Il était donc temps d’aller rôder dans le passé. Je me suis éloigné. Gambadant comme une gamine de sept ans et ne touchant le sol des orteils qu’une fois l’heure environ, je me suis dirigé vers le dernier carrefour où j’avais espionné la Femme. Il n’y avait pas grand-chose à voir. Toujours les mêmes vieilleries. Les idées jaillissaient l’une après l’autre du cerveau de Cordy Mather au cœur de la nuit, et il les rejetait toutes. Et plus vigoureusement il les rejetait, plus la Femme semblait les apprécier. Ce qui était nettement plus passionnant, c’est qu’elle s’était mise à chercher Fumée. De fait, elle commençait même à devenir suspicieuse, bien que ses soupçons ne fussent encore guère marqués. Mather ne cessait pas de lui assurer que nous étions réglos et que nous avions dû prendre des dispositions pour veiller sur Fumée. Que nous n’étions pas hommes à laisser crever de faim le pauvre vieux. « Ils le détestent, très cher. Il a fait tout ce qu’il pouvait pour leur couper l’herbe sous le pied. — Ils trouveront une méthode plus cruelle pour se venger de lui. Une fois réveillé. Afin qu’il puisse d’autant mieux comprendre sa douleur. » Cordy se faisait l’écho de mes propres pensées. Le laisser mourir de faim me convenait à merveille, mais je tenais à ce qu’il restât lucide pendant son agonie. Le réveiller pour qu’il se rende compte qu’il se trouvait entre nos mains ? Ça pouvait suffire. Il risquait d’en chier du sang. Je n’ai rien découvert de spécialement excitant, même en remontant jusqu’à ma dernière visite. La Femme ne disait jamais rien de bien passionnant, sauf lorsqu’elle avait terminé de se servir de Mather, et, ensuite, rien non plus de très original. Il n’empêche que je ne pouvais m’empêcher de flairer anguille sous roche. C’était la Radisha Drah. Elle avait passé son existence à se persuader que chacun de ses faits et gestes était épié par des gens qui lui voulaient du mal. Je suis retourné au temps présent, mais je n’ai rien découvert non plus qui m’incitât à rendre compte au Vieux d’urgence. La nouvelle de notre victoire à Charandaprash soulèverait une certaine effervescence. Les gens cesseraient de réfléchir aussi catégoriquement, lucidement et prudemment. Je reviendrais. J’ai fait un saut jusqu’à la vieille planque de Fumée avant de rentrer. Les anciennes annales se trouvaient toujours dans leur cache. Toutefois, au moment de repartir, j’ai constaté, non sans intérêt, que les corbeaux grouillaient littéralement dans tout le secteur du palais. Qu’un-Œil était en train de blasphémer quand j’ai émergé. Ou plutôt de nouveau en train de blasphémer, ai-je appris en me laissant choir à l’arrière du fourgon. Une autre roue était coincée. Nous avions progressé de quelques kilomètres. Je crevais de soif. J’ai soulevé le couvercle d’un de ses barils d’eau. Il ne restait plus grand-chose. Le peu qui subsistait n’était guère ragoûtant. Je l’ai bu malgré tout. J’ai contourné le fourgon jusqu’à l’endroit où il invectivait une nouvelle équipe de victimes. « Espèce de sale petit roquet merdeux. Cesseras-tu un jour d’aboyer après ceux qui viennent à ton secours ? Ils finiront par t’enfoncer ton ignoble chapeau crasseux dans la gorge et je devrai continuer à pied. Où est le Vieux ? » 35 « Des corbeaux partout, hein ? a marmotté Toubib. Ça ne me surprend guère, va ! — Les siens ? » Des corbeaux nous entouraient en ce moment même. Naturellement. Il n’allait pas permettre à Madame de les chasser. « Probablement. — Sont-ils tous là en ce moment ? — Pars de ce principe, tu n’auras pas de mauvaises surprises. Parle-moi d’Ombrelongue. » Cette dernière phrase n’avait pas été exprimée oralement mais dans ce langage des signes que nous avions appris à l’époque où Chérie, la Rose Blanche, appartenait à la Compagnie. Nous l’employions encore avec parcimonie et, jusque-là, je n’avais pas songé à y recourir pour nous soustraire aux corbeaux. Ça crevait les yeux quand on prenait la peine d’y penser : ils étaient totalement infoutus de retransmettre des signes. Nul non plus ne les croyait capables de comprendre les paroles qu’ils rapportaient. Ils se contentaient de les répéter. Mes doigts n’étaient plus aussi agiles qu’autrefois. J’ai eu le plus grand mal à expliquer qu’Ombrelongue avait opéré une volte-face et, désormais serein, décidé et sain d’esprit, se consacrait entièrement à son travail. « Intéressant », a laissé échapper Toubib. Il a scruté la passe du regard. Les troupes du prince, à l’avant-garde, étaient tombées dans une embuscade des hommes de l’Ombre. Les combats étaient acharnés. La colonne allait s’écraser derrière. Ça pouvait très mal tourner. J’ai contemplé les pentes qui s’élevaient de part et d’autre. Si jamais Mogaba y avait entassé de fortes troupes, il n’aurait aucun mal à nous pourrir la vie. « Il ne l’a pas fait, a laissé tomber Toubib, exactement comme si je m’étais exprimé à haute voix. — Tu commences à me flanquer la pétoche. » Il portait désormais presque tout le temps Endeuilleur, son armure fantoche, et il était rare de ne pas voir un corbeau perché sur son épaule. Il avait l’air de bien connaître ses favoris parce qu’il avait toujours un petit mot pour eux. « Quand je dois jouer un rôle, j’essaie de me glisser dans la peau du personnage. » Il s’est remis à parler avec les doigts. « J’aimerais que tu retrouves Gobelin. C’est crucial. — Hein ? » Il a poussé un soupir. « Je le ferais moi-même si j’en avais le temps. Ces tactiques de diversion profitent énormément à Mogaba, a-t-il ajouté à haute voix. La passe est foutrement trop étroite. » Il a tourné les talons et entrepris de remonter à grandes enjambées la colonne bloquée par l’escarmouche. Le Prahbrindrah Drah allait se faire sonner les cloches comme un vulgaire bleu-bite. « Où sont tes beaux-parents, Murgen ? a-t-il soudain crié par-dessus son épaule. — Quoi ? — Où sont-ils ? Que mijotent-ils ? » Il recourait au taglien commun, ce qui voulait dire qu’il n’avait cure que Thai Dei comprît ses paroles. Ou qu’il souhaitait justement l’alerter de la question. « Je ne les ai pas vus. » J’ai coulé un regard vers Thai Dei. Il a secoué la tête. « Ils sont peut-être rentrés chez eux. — Ça m’étonnerait. Si c’était le cas, tous les autres bouffons en auraient fait autant. Je me trompe ? » Je n’étais pas de cet avis, mais à quoi bon ergoter ? Toubib ne se sentirait jamais à l’aise en présence de Nyueng Bao. Je lui ai répondu que j’allais ouvrir l’œil et que je l’aviserais si j’apprenais quelque chose, puis j’ai pris congé de lui. Je suis tombé sur Roupille en regagnant le fourgon de Qu’un-Œil. « Eh, petit. Ça va ? » Je ne l’avais pas revu depuis le soir où je lui avais confié cette mission à Taglios. Il avait aidé Gros Baquet à superviser les sections des forces spéciales. Il avait l’air vanné mais toujours trop juvénile pour être troufion. « Je suis fatigué, je crève de faim et je commence à me demander si je n’aurais pas mieux fait de rester chez moi à me faire sodomiser par mes oncles. » Un homme qui pouvait garder le sens de l’humour après avoir subi ce que Roupille avait enduré ne pouvait que plaire à mon cœur. Je me suis demandé s’il rentrerait un jour chez lui pour les tuer. Dans cette étrange société méridionale, pareil comportement est parfaitement tolérable. « Tu as déjà parlé au capitaine ? m’a-t-il demandé. — Je n’arrête pas de le faire. Je suis l’annaliste. — À propos de la charge de porte-étendard, je veux dire. Tu avais dit que tu pourrais… — Oh. Ouais. » Son excitation était flagrante. Mais quand on se voit confier le rôle de porte-étendard, c’est que vos supérieurs vous croient digne d’occuper de plus hautes fonctions dans la Compagnie. Le porte-étendard finit fréquemment annaliste. Et bien souvent lieutenant, parce qu’il se trouve toujours au cœur de l’action et qu’il est donc au courant de tout. Quant au lieutenant, il termine invariablement capitaine dès que le poste est à pourvoir. Toubib, élu à une époque où nous n’étions plus que sept, où nul n’était mieux qualifié que lui et où personne, en outre, ne briguait la fonction, reste une aberration de dimension épique. « J’y ai fait allusion en passant. Il n’a pas dit non. Il me laissera probablement en décider. Et ça risque de repousser ta nomination à une date ultérieure, vu que tout le monde dans la Compagnie s’appuie ses vingt heures de boulot par jour. Pas le temps de te mettre au courant. — On n’en branle pas une. Je pourrais juste rester à tes côtés et… » La voix de Gros Baquet s’est élevée au-dessus du fracas de l’armée en marche pour ordonner à Roupille de ramener son cul là-haut, parce qu’il avait été décidé dans les hautes sphères que nous seuls étions capables de trancher ce nœud gordien. « Bonne chance, petit, lui ai-je dit. Et ne sois pas trop pressé. Fais comme moi avec les annales, bordel ! Attends jusqu’au siège de Belvédère. On aura tout le temps là-bas. Même celui de t’apprendre à lire et écrire. — J’ai appris tout seul. Crois-le si tu veux. Je connais déjà cinquante-trois caractères communs. J’arrive à presque tout déchiffrer. » Le taglien écrit est passablement compliqué, car son alphabet commun comporte plus de cent caractères, sans compter les quarante-deux du haut taglien qu’utilisent uniquement les prêtres gunnis. Un tas de ces caractères font doublon, mais ils sont employés par des castes distinctes. Les castes comptent énormément pour les Gunnis. « Accroche-toi, ai-je conseillé à Roupille. Tu réussiras à force de détermination. — Merci, Murgen. » Le gamin a entrepris de gravir la colline en se faufilant dans la cohue comme s’il était enduit de vaseline. « Ne me remercie pas », ai-je marmonné. La plupart des porte-étendards n’ont pas ma chance. Ce n’est pas un travail où l’on jouit d’une grande espérance de vie. J’ai repéré Madame de l’autre côté de la passe, entourée comme il se doit de ses admirateurs et de la grande majorité des Nars qui n’avaient pas déserté de la Compagnie. J’ai filé dans cette direction. 36 Les hommes s’effaçaient pour me laisser passer. Voilà ce qui arrive quand un quidam laisse un goût exquis ou alors une haleine fétide dans la bouche de l’histoire. Toubib avait réellement fait au mieux pour que l’importance des annales devînt un article de foi aux yeux de chaque membre de la Compagnie. La Dame a regardé autour d’elle. Son visage d’ordinaire impassible a trahi une certaine irritation. « J’ai l’impression qu’on va rester bloqués là jusqu’à ce que les gars de Gros Baquet aient réussi à convaincre ceux de Mogaba qu’ils feraient mieux de rentrer chez eux pour échapper à ce climat pourri », ai-je laissé tomber. Il faut dire que le temps menaçait méchamment. Le vent se levait. Plus froid que depuis bien des jours. De lourds nuages s’amoncelaient au-dessus de nos têtes. Il allait sûrement neiger. « Ouais. Espérons-le, a fait Cygne. Faut absolument qu’on sorte de cette rocaille. » Il ne s’adressait pas vraiment à moi. « Je hais les montagnes. — Je ne raffole guère non plus du froid et de la neige, ai-je répondu avant de demander à Madame : Comptez-vous m’éviter éternellement ? — Que veux-tu savoir ? — Comment se fait-il que vous recouvriez vos pouvoirs ? Je croyais que cette affaire des Tumulus vous en avait à jamais dépouillée. — Je suis une voleuse. Cela dit, ça ne te regarde en rien. » Sa cour s’est gaussée de moi ; sans doute croyaient-ils se mettre dans ses petits papiers. « Vous avez encore rêvé ? — Oui, a-t-elle admis après une seconde de réflexion. — Je l’aurais juré. Vous aviez la mine défaite. — Quand on veut s’asseoir à la table de jeu, il faut savoir y mettre le prix. Et toi-même, annaliste ? » Je me suis rendu compte que je rechignais à divulguer des détails. Surtout devant ces gars. J’ai dû prendre sur moi. « Ouais. Quelque chose qui pourrait bien être Kina m’est apparu deux ou trois fois dans mes rêves. Comme une intrusion de l’extérieur. Je me demandais si elle ne vous aurait pas importunée au même moment. » Elle a eu l’air captivée. On voyait presque les rouages de son cerveau se mettre en branle derrière ses yeux ; la réflexion, les calculs. « Si ça se reproduit, note l’heure. Si tu le peux. — J’essaierai. Comment avez-vous réussi à ressortir en un seul morceau de votre tête-à-tête de l’autre soir avec Kina ? » Elle est passée au groghor – langue qui vit ses derniers instants – sans un battement de cils. « Ce n’était pas Kina. » C’est ma grand-mère, dont tous les parents ont été décimés dans les guerres de consolidation qui ont permis l’édification de l’empire de la Dame, qui m’a enseigné cette langue. Elle est morte depuis, tout comme ma mère, et, après mon enrôlement dans la Compagnie, je n’y avais recouru que pour insulter des gens. « Comment avez-vous… ? » Je bafouillais. « Comment pouviez-vous savoir que… — Le capitaine a eu la bonté de faire recopier ton travail et de me le transmettre. Tu y fais quelque part allusion au groghor. Le mien est un peu rouillé. Je ne l’ai pas parlé depuis plus d’un siècle. Il faudra me pardonner mes lacunes. — Vous vous débrouillez très bien. Mais pourquoi prendre cette peine ? — Ma sœur ne l’a jamais appris. Pas plus que les membres de cette petite troupe, dont la moitié espionnent sans doute pour le compte d’un tiers. — Qu’est-ce que ça cache ? Vous prétendez qu’il ne s’agissait pas de Kina ? En ce cas, j’ai marché comme un seul homme. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle correspondait à la description. — C’était ma sœur bien-aimée. Se faisant passer pour Kina. Ses adorateurs ont dû être aussi surpris que nous, à mon avis. — Mais… » La Fille de la Nuit semblait aux anges. « Je peux sentir la véritable Kina, Murgen. Crois-moi. C’est elle qui m’empêche de dormir. Elle est encore en dormition. Elle ne peut atteindre ce monde que dans ses rêves. Et je dois rester partie prenante de ces rêves. — Ainsi, Kina existe bel et bien ? — Il existe au moins une entité qui correspond au cahier des charges, Murgen. J’ignore si elle se voit elle-même sous la forme d’une déesse lorsqu’elle est réveillée, ou même si elle se donne le nom de Kina. Toujours est-il qu’elle aspire de toutes ses forces à déclencher l’avènement de l’année des Crânes. À se libérer de ses chaînes. Mais ce ne sont là que des impressions glanées dans son esprit au fil des ans. Elle nous est beaucoup trop étrangère pour que je la connaisse vraiment. — Comme le Vieil Arbre Ancêtre ? » Elle a dû s’octroyer quelques secondes de réflexion avant de se remémorer l’être, mi-arbre, mi-dieu, qui avait régné sur la plaine de la Peur et l’avait défiée du temps où elle était encore la Dame. « Je n’ai jamais touché son esprit. — Pourquoi votre sœur feindrait-elle d’être Kina ? — Je n’ai jamais compris ce qui motivait ma sœur. Elle ne s’est jamais montrée rationnelle. Dans ses plans, deux ne vient jamais après un, pas plus que trois avant quatre. Elle est capable de consacrer d’invraisemblables quantités d’énergie et de fabuleuses fortunes à la préparation d’un canular. D’anéantir des cités entières sans même pouvoir s’en expliquer. On peut savoir ce qu’elle fait mais jamais ce qui l’y pousse, ou connaître son mobile sans savoir pour autant ce qu’elle mijote. Elle était déjà ainsi à l’âge de trois ans, avant que quiconque eût encore compris qu’elle était aussi frappée par la malédiction du pouvoir. — Vous vous croyez maudite ? » Elle a souri. Vraiment souri. Et, lorsqu’elle souriait, sa beauté resplendissait. « Affligée de cette malédiction qu’est une sœur démente ? Assurément. J’aimerais avoir ne serait-ce qu’une vague notion de ce qui la pousse à nous épier sans cesse, sans rien faire que nous observer pour nous rappeler constamment sa présence. — Nous rappeler sa présence ? — Tu n’es pas fatigué de voir ces maudits corbeaux ? — Si. Mais je la croyais obnubilée par son désir de vengeance. — Si tel avait été son unique objectif, elle m’aurait déjà annihilée depuis beau temps. » Là-dessus, un brouhaha s’est élevé dans mon dos. Des paires d’yeux nous fixaient et tous ceux qui se trouvaient à portée d’ouïe s’efforçaient de comprendre ce qui se passait. Ce devait être très secret puisque nous en discutions dans une langue inconnue de tous. La susceptibilité de Saule Cygne semblait froissée. « Excusez-moi, monsieur, a fait une voix derrière moi. Avec les compliments du Libérateur, auriez-vous l’extrême obligeance de remuer votre cul et d’entreprendre le boulot qu’il vous a confié ? Il m’a demandé de vous laisser entendre qu’il souhaitait connaître la réponse avant le lever du soleil. » Cela dans une langue qui n’était nullement incomprise de tous. Cygne en a retrouvé sa bonne humeur. Même Madame a gloussé. Il me semble que j’ai piqué un fard. « J’aimerais qu’on remette cette discussion à plus tard », ai-je déclaré à la Dame, que cette perspective ne paraissait guère enchanter. Avant d’ajouter pour la gouverne du messager, qui se trouvait être le neveu d’un éminent général taglien : « Je vais de ce pas obéir au Vieux, rien que par conviction personnelle. » 37 J’ai mis un bon moment à retrouver Gobelin, mais il n’y avait pas de presse. Les hommes de l’Ombre qui occupaient les sommets de la passe étaient particulièrement entêtés. Gros Baquet allait devoir vider de pleins tombereaux de boules de feu pour les balayer. J’ai eu du mal à en croire mes yeux : Gobelin se trouvait de l’autre côté des Dandha Presh. Sa « Route ombragée » était donc une expédition qui avait conduit tout un commando à traverser le Shindai Kus. Toubib avait certes envisagé cette éventualité en une certaine occasion, il y avait bien longtemps, avant même que nous ne partions pour Dejagore, mais j’avais toujours été persuadé que l’entreprise serait totalement impraticable. À tel point qu’elle ne m’avait pas traversé l’esprit, même en découvrant Gobelin sur la rive du Shindai Kus. Gobelin était identique à lui-même. Le désert s’était contenté de le rôtir. « Je suis à deux temps et trois mouvements de l’épuisement complet », se plaignait-il à son plus proche voisin, un frère de la Compagnie du nom de Bubba-do très moyennement futé, qui, ai-je remarqué, s’efforçait de maintenir Gobelin sur sa gauche, à portée de sa seule oreille valide. « Mais je suis encore là. En position. En temps et en heure. Et personne ne connaît notre présence ici. » Des lumières ont fusé au-dessus des montagnes. De minuscules boules de feu ont survolé les hautes Dandha Presh. « On dirait que le capitaine a gagné son pari, a laissé tomber Bubba-do. — Je me fais du mauvais sang. Ce foutu machin fonctionne trop bien. Je me bats contre ces lascars depuis des années. Je sais comment ils gambergent. Je connais Mogaba. » Bubba-do aussi, mais Gobelin n’en tenait pas compte. « Il ne se laissera pas nettoyer par Toubib. Son seul propos en ralliant le Maître d’Ombres était de prouver qu’il était meilleur soldat et meilleur stratège. » Gobelin a continué de déblatérer. La plupart du temps, ses hommes ne l’écoutaient pas. Après avoir entendu les rapports de ses éclaireurs sur le terrain environnant, il les a autorisés à allumer de petits feux soigneusement dissimulés. Ce versant des Dandha Presh était plus froid que le versant nord. Impossible de survivre sans chaleur lorsqu’on restait immobile. « J’aurais dû dénicher une ferme. Peut-être dans un petit bled. Quelque part où l’on pourrait s’abriter. — Nous aurions dû massacrer un tas de gens pour les empêcher de nous dénoncer, et ça ne nous aurait guère avancés parce qu’un lascar aurait sans doute réussi à s’en tirer. » Il faisait quasiment nuit. Dans les montagnes, l’effervescence prenait un tour pittoresque. Je commençais à me demander si Mogaba n’avait pas pris en personne la tête de la résistance. « T’as de la visite », a fait une voix. Tous ceux qui se réchauffaient autour du feu de camp de Gobelin se sont immédiatement trouvé une corvée ailleurs. Sauf son garde du corps nyueng bao, un gars si discret que je n’ai toujours pas retenu son nom. Thane ou Trine, quelque chose comme ça. Il s’est contenté de s’installer plus confortablement sur un rocher plus élevé, prêt à intervenir, son épée sur les genoux. Un instant plus tard, la raison qui avait poussé ses compagnons à déguerpir crevait les yeux. J’avais trouvé l’une de mes cibles manquantes. Une énorme panthère noire, d’allure féroce, a surgi des ténèbres et s’est installée près du feu. Gobelin a tendu la main et lui a gratté le crâne entre les oreilles. Que diable se passait-il ? Cette panthère ne nourrissait aucune affection pour Gobelin. Encore que sa querelle avec Qu’un-Œil fût d’une autre envergure. « Alors, tu t’es enfin décidée à venir donner un coup de main, hein ? » a demandé Gobelin. Il s’est ensuite lancé dans une saga imaginaire, dépeignant avec force détails fantasmatiques pourquoi elle était notre alliée naturelle en dépit de ce que Qu’un-Œil avait dû faire à Transformeur. Trans’ ne lui avait pas vraiment laissé le choix, pas vrai ? Quoi qu’il en soit, ce n’était plus qu’une question de temps : ils auraient bientôt achevé leurs recherches sur la spécificité des sortilèges de libération. La dernière fois qu’il avait vu Qu’un-Œil, ils n’étaient plus qu’à deux doigts et un postulat de boucler la boucle. Le vent était devenu réellement mordant lorsque je me suis mis en quête de Toubib. Des flocons de neige nous sifflaient çà et là aux oreilles. Personne n’avait bronché depuis cet après-midi. Des boules de feu zébraient le ciel au-dessus de nous. On ne voyait pratiquement aucun feu de camp : il n’y avait plus rien à brûler. Les hommes se tassaient les uns contre les autres, en quête d’un peu de chaleur. C’est à peine s’ils ont levé les yeux à mon passage. J’aurais pu être le Maître d’Ombres en personne, nul n’aurait moufté. En revanche, si j’avais rapporté des plats chauds, on m’aurait acclamé comme le Messie. Toubib n’avait pas de feu non plus. Mais il avait une petite copine pour lui tenir chaud. Avantage dont bien peu bénéficiaient. Le sale rat puant ! « Tu veux aller faire un tour ? » Bordel, non ! Il n’en avait pas la moindre envie. Pas plus que vous si, par une nuit glaciale, vous vous étiez pelotonné sous des draps douillets contre une jolie femme. « Sers-toi un peu de ton imagination, Murgen. J’ai l’air d’avoir envie qu’on m’interrompe ? — D’accord. Qu’il en soit ainsi. J’ai enfin repéré le type que tu m’avais demandé de localiser. J’ai l’impression qu’il se trouve là où tu le souhaitais. Mais… — Alors continue de le tenir à l’œil. — Il y a une complication. — Garde-le à l’œil. Il ne risque pas de faire grand-chose avant que j’aille voir où il en est. Plus tard. » Dans la mesure où Madame et lui me faisaient les gros yeux, j’ai préféré saisir le sous-entendu et décamper. En secouant la tête. Il y a des choses, comme ça, qu’on peut accepter intellectuellement mais qui dépassent malgré tout l’entendement. Ces deux-là, plongés dans les affres de la passion, tombaient dans cette dernière catégorie. S’il n’était pas pressé, moi non plus. J’ai mangé un morceau, puis j’ai fait un somme et rêvé de Sarie avant de me remettre au turbin. Ce n’était pas un rêve désiré. Sarie semblait avoir pris des années, elle était hagarde et vêtue de blanc. Mais c’était déjà un rêve plus agréable que la visite à l’enfer de glace qui lui a succédé. Celui-là ne changeait guère avec le temps, pas plus qu’il ne s’enrichissait de nouveaux détails. Mais il me mettait toujours aussi mal à l’aise. Tous les sortilèges d’illusion de Gobelin étaient en place, mais il ne s’est guère inquiété des premiers fugitifs qui ont fait irruption hors des Dandha Presh. Ceux-là seraient les moins susceptibles de lui causer des problèmes par la suite. Il s’est contenté de capturer quelques zigotos pour se faire une idée plus précise de ce qui s’était passé plus au nord. « Une tête de nœud comme ce Maître d’Ombres ne mérite pas des séides tels que Mogaba », a-t-il déclaré à la panthère. Celle-ci a émis un grondement guttural. « Tu devrais t’inquiéter de Mogaba. Pourquoi diable ne se contente-t-il pas de décaniller ? » Mogaba contrôlait parfaitement la situation. Sa retraite se déroulait à merveille. Les cent hommes de Gobelin étaient tous, me semblait-il, de jeunes Tagliens brûlant de s’enrôler dans la Compagnie noire. Ce roublard leur avait fait miroiter la promesse que l’opération constituerait une sorte d’examen de passage. Le sale petit enfoiré ! Il devait se sentir bien seul dans ce coin paumé. Thien Duc, son garde du corps, ne savait que quelques mots de taglien et n’était guère plus porté que Thai Dei sur la conversation. Celle de la panthère était assez limitée. Tous les membres du commando avaient moins de vingt-cinq balais. Gobelin parlait convenablement le taglien, mais pas le jargon des jeunots. « Qu’un-Œil me manque, a-t-il marmonné dans le dialecte des Cités Précieuses. Il ne vaut peut-être pas un pet de lapin, mais… Personne ne m’a entendu, au moins ? Nous devons nous tenir les coudes, nous autres vieilles badernes. Nous seuls savons de quoi il retourne. — Tu crois vraiment ? — Ouais. M’est avis. — Vous avez dit quelque chose, monsieur ? lui a précipitamment demandé un des jeunes sergents. — Je parlais tout seul, mon gars. Conversation intelligente garantie. Je pensais tout haut à Mogaba. Vu la façon dont tout le monde dans l’autre camp mène sa propre barque, il ne se passera pas dix minutes, dès qu’ils nous auront liquidés, avant que chacun ne regarde tous les autres d’un œil torve en se demandant lequel va lui planter un poignard dans le dos. — Monsieur ? » L’idée que notre camp puisse perdre cette guerre semblait scandaliser le jeune Shadar. « Et s’ils se plantent et qu’on en sort vainqueurs avec tous les atouts qui jouent pour eux, on aura droit au même boxon. » Gobelin a entrepris de recueillir les fuyards de l’armée de l’Ombre en recourant à ses illusions et à son commando, d’enseigner des techniques appropriées pendant que la tâche était encore aisée et d’empêcher grosso modo ses gars de sombrer dans l’ennui. Des forces de plus en plus nombreuses de l’ennemi déboulaient avec précipitation des montagnes, en grand désordre, et tombaient dans son traquenard comme si elles avaient répété mille fois leur coup. Ses tireurs embusqués dégommaient les officiers repérables et un déluge de projectiles s’abattait sur les troufions. Lorsqu’ils se ressaisissaient suffisamment pour organiser une contre-offensive, ils se retrouvaient en train de combattre des ombres et des illusions. Depuis mon poste d’observation, j’ai commencé à m’interroger quant aux objectifs de Gobelin. Certes, il faisait des dégâts considérables proportionnellement au nombre de ses hommes, mais rien n’aurait un impact permanent. À moins, bien sûr, que le seul motif de sa présence ici fût de l’empêcher d’être ailleurs. Précisément le genre d’idée qui pouvait traverser la tête de Toubib. Concocte une bonne mission à la mords-moi le nœud pour Gobelin, pour qu’il ne s’incruste pas dans les parages, à se poivrer et se chamailler avec Qu’un-Œil en interdisant de manière générale toute avancée. Pourtant… les hommes de l’Ombre ne parvenaient pas à le localiser. Il continuait de leur livrer des fantômes. La rumeur en a couru jusqu’au sommet des montagnes. La panique l’accompagnait. Conséquence non moins disproportionnée, eu égard au nombre de ses hommes. Ses embuscades avaient au moins un leitmotiv. Il consacrait le plus clair de ses efforts à éliminer les officiers. Il semblait avoir un don pour les reconnaître longtemps avant d’avoir mis ses hommes en position. Le forvalaka. La femme sous une forme féline. Elle lui servait d’éclaireur. Mais comment communiquait-elle avec lui ? Ce qui se passait autour de moi m’a laissé longtemps mystifié. « J’ai l’impression d’être un champignon dans sa champignonnière, ai-je déclaré à Toubib. Élevé dans le noir au régime de crottin de cheval. » Il a haussé les épaules et prononcé les fameuses paroles : « Faut que je sache. — Il n’a pas eu Mogaba, si c’était l’objectif. Ce fils de pute doit prendre un bain de saindoux tous les matins tellement il est glissant. Mais il a capturé ce Nar, Khucho. » Toubib a poussé un grognement. « Pas une bien grande victoire, ai-je convenu. Il était déjà sur un brancard, amputé d’une jambe. Mais il fallait que tu le saches et je vais le noter dans les annales, puisqu’il a naguère appartenu à la Compagnie. » Toubib a derechef grogné et haussé les épaules. C’était ainsi qu’on procédait. « Il ne lui reste donc plus personne, ai-je poursuivi. Il se retrouve tout seul là-haut. Sans aucun ami. — Ne pleure pas sur son compte, Murgen. C’est lui qui l’a choisi. — Ce n’est pas sur lui que je pleure. J’ai dû m’appuyer le siège de Dejagore alors que ce type était aux commandes. En ce qui me concerne, il ne souffrira jamais assez. — Tu songes toujours à transmettre l’étendard à un tiers ? — Roupille n’arrête pas de me tarabuster. Je lui ai dit qu’on se pencherait sur son cas dès qu’on camperait devant Belvédère. — Si tu es sûr que c’est le bon, commence d’ores et déjà à le mettre au parfum. Occupe-toi aussi de son niveau d’alphabétisation. Mais je tiens à ce que tu conserves l’étendard jusqu’à nouvel ordre. — Il apprend le taglien. Qu’il dit. — Parfait. J’ai du travail. » Cet empaffé n’allait rigoureusement rien m’apprendre. Les harcèlements de Gobelin ont été la paille qui a brisé l’armée de l’Ombre. Elle a fini par se craqueler. Les survivants se sont égaillés. Gobelin et son équipe se sont fondus dans la brousse après avoir mis cap au sud. La peur les précédait, surpassant de loin leur aptitude à engendrer le désespoir. J’appréciais assez la façon dont se déroulaient à présent les événements. Le petit sorcier et ses gars s’aventuraient en roue libre sur un territoire qui n’était pas prêt à résister, ne s’était pas encore suffisamment relevé du séisme et de ses horreurs pour en avoir la volonté. Néanmoins, il me semblait que nous courions tout droit au pire désastre. Ce n’était pas la première fois. Tout nous était tombé sur le poil… jusqu’au jour où nous nous étions retrouvés décimés dans Dejagore assiégée. 38 Toubib nous a embarqués, la cavalerie et moi, et a pris la tête de l’armée. Les hommes de l’Ombre fugitifs tombaient sous nos lances. La résistance était sporadique. Nos fourragers se sont déployés. Leur objectif était de réquisitionner tous les vivres disponibles, assez vite pour que nous puissions regrouper la totalité de notre principal corps d’armée dès qu’il émergerait des montagnes. Je ne cessais de me dire que nous avions opéré exactement de la même façon après notre victoire au gué de Ghoja, bien des années plus tôt. Mais, lorsque j’en ai fait part à Toubib, il s’est contenté de hausser les épaules. « C’est différent, m’a-t-il répondu. Ils ne peuvent plus lever d’armée. Ni sortir aucun nouveau sorcier de leurs fortifications. Pas vrai ? — Ils n’en ont pas besoin. Ombrelongue et le Hurleur pourraient nous dévorer tout crus à eux deux. S’ils s’y résolvent. » Nous venions d’entrer dans une bourgade de taille moyenne totalement désertée par ses habitants. Il n’en devait d’ailleurs plus rester des masses avant notre irruption. Le séisme ne s’était pas montré tendre avec eux. Nous disposions d’assez de locaux pour tous nous abriter du froid. Nous avons allumé des feux, ce qui, d’un point de vue tactique, n’était pas nécessairement une idée brillante. Une fois bien au chaud, personne n’a envie de ressortir. Ce problème tendrait à se généraliser parmi nos troupiers. La fringale serait bientôt leur seule motivation. J’étais séparé de Fumée depuis une semaine. Il me manquait beaucoup plus que je ne l’aurais cru possible huit jours plus tôt. Je m’étais convaincu de n’avoir plus besoin de lui désormais pour apaiser ma souffrance. Mais il était encore là à l’époque et je sillonnais sans arrêt le monde spectral. Quand on chevauche à l’extrémité la plus orientale de l’enfer, en s’efforçant d’oublier qu’on se gèle le cul et qu’on crève la dalle, on a tendance à se pencher plutôt sur ses autres soucis. Le premier me revint dans les gencives, assorti d’une revanche. Le seul bon côté de l’aventure, jusque-là, c’était l’ironie qu’il y avait à se surprendre en train d’observer Thai Dei s’efforçant de monter ce grotesque grison ensellé. Ce petit merdeux était têtu comme une mule ! Toubib me questionnait sur mes beaux-parents au moins une fois toutes les quatre heures. Je ne savais quet’chi. Thai Dei prétendait la même chose. Je réservais fortement mon jugement sur sa sincérité. Toubib, de son côté, nourrissait quelques suspicions sur la mienne. Le bruit a couru qu’un déserteur de l’armée de l’Ombre connaissant l’emplacement d’une caverne de glace bourrée de victuailles avait été appréhendé. « Tu gobes ça ? lui ai-je demandé. — Ça sonne exactement comme une fable inventée de toutes pièces par un miroton qui aurait peur de se faire trancher la gorge. Mais on vérifiera. — Juste quand je commence à me réchauffer. — Tu avais faim, il me semble ? » On a donc chevauché, chevauché et encore chevauché, jour après jour, à travers champs, forêts et collines dévastés par le tremblement de terre et abandonnés de leurs habitants. Le capitaine et moi-même montions ces grands destriers noirs, lui revêtu d’Endeuilleur, sa froide armure, et moi traînant à bout de bras ce foutu étendard, pendant que Thai Dei clopinait derrière comme s’il s’efforçait d’assumer le rôle de faire-valoir de je ne sais quel paillasse. On a fini par trouver la caverne du prisonnier. Autant qu’on pût le dire, c’était une authentique caverne d’Ali Baba. Le séisme avait vomi une avalanche à son embouchure. Les bonnes gens de la province avaient tenté de la rouvrir. Après les avoir soulagés de ce pénible labeur, nous avons posté une sentinelle en attendant l’arrivée de renforts assez affamés pour déterrer leur dîner, puis nous avons poursuivi notre route vers Kiaulune et Belvédère, réussissant à nous sustenter et à éviter tout accrochage jusqu’à quatre-vingts bornes environ au nord de la cité meurtrie. Le désastre avait épargné cette campagne ; tranquille, paisible, presque pimpante… mais un peu trop glaciale à mon goût. Brusquement, sans aucun avertissement en dépit des corbeaux du Vieux, nous sommes tombés nez à nez avec une troupe de cavaliers de l’Ombre dont aucun n’était d’humeur joviale. Leur charge nous a éparpillés en une demi-douzaine de ramassis de clampins. Là-dessus, une horde de fantassins a tenté de mettre son grain de sel. Fort heureusement, il ne s’agissait que de miliciens du cru, paysans inexpérimentés et médiocrement armés. Malheureusement, a contrario, il n’en reste pas moins que quelques têtes de con inexpérimentées et mal entraînées peuvent jouer de bonheur et vous crever aussi bien la paillasse qu’un prêtre expert en arts martiaux comme oncle Doj. J’ai réussi à mettre l’étendard à l’abri au sommet d’un tertre ; le Vieux et moi occupions le centre d’un cercle de vieux camarades. « Le seul jour où tu ne portes pas ton foutu costume, ai-je beuglé à Toubib. Si tu l’avais endossé plus tôt, ils n’auraient jamais eu les couilles… » Qui sait ? C’était peut-être vrai. « Il commençait à devenir pesant. Et il est froid et puant. » Il a haussé les épaules dans sa hideuse et grotesque armure. Alors qu’il se coiffait du terrifiant casque ailé, deux corbeaux monstrueux se sont abattus sur ses épaules. Quelques milliers de leurs congénères sillonnaient les airs au-dessus de nos têtes en s’égosillant à cœur joie. Après avoir vainement tenté de s’emparer des corbeaux, d’Endeuilleur et de l’étendard de la Compagnie, la plupart de nos assaillants ont décidé de s’octroyer une demi-journée de congé. Les histoires qui couraient sur nous dans les parages devaient être réellement effroyables. Les cavaliers étaient d’une étoffe plus solide. Ils ont poursuivi le combat. C’étaient des vétérans. Et Ombrelongue avait dû les persuader que nous rôtirions leurs femmes et violerions leurs bébés avant de transformer les autres en pâtée pour chien et en cuir pour nos bourreliers. Mais nous les avons éparpillés. Avant que nos soldats ne s’éloignent trop pour les pourchasser, Toubib a remis le cap au sud et déclaré : « Il nous reste des ponts à prendre et des goulets d’étranglement à nettoyer. » Quelques hommes n’avaient pas obtempéré à ce rappel. « Et eux ? ai-je demandé. — Ils auront l’occasion d’illustrer une excellente leçon de choses. Les rescapés nous rattraperont. » Il ne se sentait pas d’humeur badine. Il n’a même pas songé à fournir soins et protection aux blessés. Ce qu’il a de tout temps négligé, au demeurant. Sans doute ne se trouvait-il aucun frère de la Compagnie parmi les blessés, même s’il y en avait une bonne douzaine de notre côté. Cette considération semble fonder souvent ses décisions, mais jamais de façon assez flagrante pour qu’un étranger pût s’en rendre compte. J’espérais qu’il continuerait d’y mettre une sourdine. Nous avions bien assez de problèmes comme ça. J’avais aperçu Ombrelongue une bonne centaine de fois dans les rêves de Fumée. Passé d’innombrables journées à rôder dans Belvédère. Je croyais connaître la ville et la forteresse aussi bien que leurs occupants. Mais je n’étais pas préparé à affronter la réalité, une réalité qui n’était pas passée au filtre de l’esprit inerte de Fumée. Les vestiges de Kiaulune étaient un pur et simple enfer. Famine et maladie avaient emporté tous ceux que le séisme n’avait pas tués. Ombrelongue, se pliant à un conseil non sollicité, avait bien tenté de leur apporter son assistance. Mais trop tard. Il avait néanmoins autorisé des réfugiés à s’établir à l’ombre de la citadelle et même accumulé des provisions à leur intention. En échange, ces gens remplaçaient les travailleurs décimés par le séisme qui se chargeaient auparavant d’édifier Belvédère. Peu de progrès avaient été accomplis depuis la catastrophe. Ombrelongue avait lui-même été contraint de stipuler que les exigences de la survie primaient sur son désir d’achever son invulnérable citadelle. On ne voyait aucun enfant. Des arrangements avaient été pris pour les garder ailleurs. Démarche intelligente et bien peu caractéristique d’Ombrelongue. L’idée devait venir d’un autre. De fait, je voyais assez mal qui, de sa petite coterie, avait bien pu la pondre. À ce qu’il semblait, le plus clair des récents efforts de reconstruction avaient privilégié l’hébergement des populations. Cela ne durerait que tant qu’on ferait pression sur Ombrelongue. À ses yeux, tous les habitants des Terres de l’Ombre étaient taillables et corvéables à merci. À sa seule disposition. Il tenait simplement à les maintenir en vie assez longtemps pour lui être utiles. « L’enfer commence réellement à infiltrer notre monde », a fait observer Toubib. Il fixait les débris lugubres et puants de Kiaulune, ville dépourvue de mur d’enceinte, sans prêter attention à la splendeur étincelante qui se dressait au-delà. Ce n’était pas mon cas. « On est beaucoup trop près, patron. Madame n’est pas là pour nous couvrir. » Ça n’avait pas l’air de le déranger. Il ne s’est intéressé qu’une seule fois à Belvédère, lorsqu’il s’est fugacement arrêté pour la fixer d’un œil noir et déclarer ensuite : « Tu n’as pas eu le temps de l’achever, hein, fils de pute ? » Du point de vue limité d’un être humain considérant la forteresse avec ses yeux de mortel, la citadelle était gigantesque. Démesurée. Les murailles titanesques avaient été en majeure partie élevées à l’aide d’une pierre grisâtre, mais, à divers emplacements, on avait encastré des blocs d’une couleur différente, incrustés d’argent, de cuivre et d’or pour ornementer le tout de motifs cabalistiques. Quelles forces Ombrelongue avait-il levées pour défendre ces murs depuis que j’avais chevauché pour la dernière fois le fantôme ? Était-ce si important, au demeurant ? Quelle armée pourrait jamais escalader ces murailles invraisemblables, une fois les échafaudages démontés ? La plupart étaient encore en place. « Tu as raison, a grommelé Toubib. Je devrais peut-être m’abstenir de leur mettre martel en tête en me montrant en chair et en os. » Il s’est légèrement détourné et a porté le regard au-delà de Belvédère, vers un escarpement qui s’élevait dans le lointain. « Tu es déjà monté là-haut ? » J’ai regardé autour de moi. Personne ne pouvait nous entendre. Pas même un corbeau. « Non. Je peux parvenir jusqu’à mi-chemin, à un point de la route où l’on aperçoit un glissement de terrain et qui doit correspondre à ce qu’ils appellent ici la Porte d’Ombre, pas grand-chose à voir. Mais Fumée refuse d’aller plus loin. — Je n’ai pas fait mieux. Allons-nous-en d’ici. » Nous avons rebroussé chemin et établi le campement au nord de Kiaulune. Les soldats ne se sentaient pas à leur aise. Nul ne tenait à planter ses pénates à si proche distance du dernier et du plus cinglé des Maîtres d’Ombres. J’avais tendance à abonder dans leur sens. « Tu n’as peut-être pas tort, a répété Toubib. Je me sentirais bien mieux si Fumée était là et te permettait de partir en repérage. » Là-dessus, il a souri. « Mais je crois qu’un ange gardien plus puissant encore que Madame veille sur nous. — Quoi ? Qui ça ? — Volesprit. Elle est aussi timbrée qu’un écureuil à trois noisettes, mais elle est imprévisible. Tu as réussi à l’approcher ? » Comme s’il était certain que j’essaierais. « Pas vraiment. Fumée regimbe. — Souviens-toi qu’elle est bien décidée à se servir de moi pour se venger de la Dame parce qu’elle l’a empêchée d’exercer des représailles. Ce qui signifie qu’elle doit prendre soin de moi. — Oh. » Quel idiot je faisais ! Je n’avais pas imaginé qu’il pouvait manipuler Volesprit. « Tu te sens prêt à jouer ta vie sur Volesprit ? — Que non pas, bordel ! Elle reste Volesprit. Elle pourrait d’une seconde à l’autre s’intéresser à un autre sujet et oublier tout ce qui se passe ici. — Mais elle a aussi un compte à régler avec Ombrelongue. — En effet. » Il a souri. Le tour que prenaient les choses lui plaisait décidément. Volesprit m’inquiétait. Elle ne faisait jamais rien ouvertement mais, dans sa tête, elle s’attribuait sûrement un rôle de premier plan. Elle finirait par prendre une décision dramatique. Se pouvait-il que le plan de Toubib comportât un grain de sable qu’il n’avait pas su voir ? J’étais bien persuadé qu’il n’en croyait rien. Je n’étais pas de cet avis. J’avais eu la preuve, dure comme fer, qu’il n’était pas préparé à tout. Jamais, en aucun cas, il n’aurait pu prédire que je serais un jour victime des mêmes cauchemars que Madame… Tout comme je suis convaincu qu’il s’attendait à ce que les siens perdurent. Ici, à proximité de Kiaulune, mes cauchemars restaient aussi violents que fréquents. Pas moyen de faire une sieste sans rendre une petite visite à la caverne des vieillards. Je survolais souvent la plaine jonchée de cadavres et d’ossements. À une certaine occasion, j’ai dérivé jusqu’à la contrée de la légende. C’est du moins ainsi que je l’ai interprété. C’était une vaste plaine de grisaille où dieux et démons s’affrontaient en un combat divin, et où l’entité la plus féroce sur le champ de bataille était un monstre d’un noir d’ébène luisant, dont les pas faisaient trembler la terre, dont les griffes éventraient et déchiquetaient, dont les crocs… L’antre hideux et glacé où patientaient les vieillards visqueux m’apparaissait néanmoins chaque fois. Chaque fois. Répugnant à l’extrême et pourtant attirant. Et, chaque fois, en arpentant l’ombre glacée, je découvrais parmi ces vieillards un nouveau visage connu. Je croyais l’avoir surmonté. Sincèrement. Mais c’était parce que je ne croyais pas Kina capable de faire montre d’une grande subtilité envers la chandelle sourde que je suis. J’avais oublié qu’elle était la déesse des Félons. Et ce que Madame m’avait expliqué : tout ce qui ressemble à Kina n’est pas nécessairement Kina. Cet univers de mort s’était mis à sentir meilleur. Il était devenu plus reposant, plus sûr, plus confortable, tout comme marcher avec le fantôme avait fini par me devenir un réconfort. Était-ce le plaisir que je prenais à ce réconfort qui avait poussé le Vieux à m’amener ici avant tout le monde ? Je le soupçonnais. Il voulait que je décroche. J’avais envie de lui dire que j’avais surmonté mes faiblesses, parce que je croyais sincèrement l’avoir fait. Mais, pendant que nous étions tapis dans ces collines, attendant que le reste de l’armée eût fini de remonter la route jusqu’à nous, j’ai passé maints jours glacés et maintes nuits plus froides encore recroquevillé près d’un feu à compulser mes notes et roupiller, au point d’épouvanter Thai Dei. Intensément. Parce que, dans mon sommeil, je pouvais m’éloigner de mon cœur où la douleur, ramassée sur elle-même en un petit noyau dur, refusait de s’éteindre. Il me semblait même parfois m’en éloigner à tire-d’aile, comme avec Fumée, mais pas très loin, sans jamais m’aventurer jusqu’à un séjour digne d’intérêt. J’étais exactement l’inverse de Madame qui luttait sans arrêt contre ses cauchemars. C’était une douce persuasion. Kina se substituait graduellement à Fumée. J’ai noté que le capitaine me coulait des regards en biais le matin, cauteleusement, lorsque je me levais de mauvais gré. Thai Dei ne disait rien, mais il avait l’air inquiet. 39 Les hommes chantaient autour des feux de camp bien qu’il eût neigé. Le moral était au beau fixe. Nous trouvions assez à manger. Nous disposions toujours d’un abri à peu près convenable. L’ennemi ne tentait rien pour nous déconfire. Les principales unités de l’armée s’étaient éparpillées dans la région environnant Kiaulune, sur un large arc de cercle, et bivouaquaient en attendant la phase ultime de la campagne. Mais, quand bien même la populace lézarderait, se tournerait les pouces et jouerait au tonk, il faut bien que quelqu’un fasse un peu bouger les choses. Le Vieux a plongé la main dans son sac à malices et en a ramené une paille portant mon nom. Il avait dû piper le tirage au sort. On m’a confié la mission de conduire une patrouille au nord pour y opérer la jonction avec une équipe d’intendants chargés d’inspecter les alentours en quête de sites de bivouac, en prévision du jour où nous entreprendrions sérieusement d’assiéger Belvédère. Ils ramenaient des prisonniers dont Madame avait pensé qu’ils intéresseraient le capitaine. Depuis notre sortie, nous avions essuyé trois accrochages avec des partisans. Et un quatrième au retour. La tension était épuisante. J’étais vanné. En dépit de ses protestations, Thai Dei était lui aussi usé, mais pas encore jusqu’à la trame. « Un message de ta chérie, ai-je annoncé au Vieux en lui balançant un paquet recouvert de cuir, assez lourd pour contenir deux briques. Clete et ses frères sont avec sa bande. Ils parlent déjà de construire une rampe pour enjamber la muraille de Belvédère. — Aucune chance. Tu vas bien ? — Mort de fatigue… On est encore tombés sur des partisans. Mogaba a changé de style. » Il m’a jeté un regard dur, mais il m’a répondu : « Va te reposer. Les gars ont trouvé une baraque et j’aimerais que tu l’inspectes dès demain. Tu pourrais y aller avec Clete et les autres, et leur demander quelle somme de boulot exactement elle exigera. » J’ai répondu par un grommellement. J’avais hérité d’un charmant terrier creusé à flanc de colline et d’une vraie couverture pour en boucher l’entrée au vent et retenir la chaleur de mon feu. De notre feu. Mon beauf faisait gourbi avec moi. À nos heures de loisir, nous transformions ce taudis en une authentique gentilhommière. Comparée à tout ce dont nous avions disposé depuis notre départ de Dejagore. Il nous restait juste assez d’énergie à tous les deux pour échanger des grognements tout en grignotant un quignon de pain dur et en fourgonnant le feu, avant de nous laisser choir sur une pile de haillons récupérés dans les ruines de Kiaulune. Je me suis endormi en me demandant jusqu’à quel point ce recours à la guérilla allait devenir préoccupant. Nous pouvions certes, en cette saison, les réduire à l’impuissance en les affamant, ne serait-ce qu’en déployant le plus grand nombre possible de fourragers. Mais, s’ils survivaient à l’hiver, ils risquaient de nous poser de gros problèmes au printemps, lorsque nous nous verrions contraints de semer, puis de protéger nos récoltes jusqu’aux moissons. Je ne me suis pas fait du mouron bien longtemps. Le sommeil m’a sauté sur le poil et s’est emparé de moi. Et mes cauchemars m’attendaient au tournant. Cette fois, ils ont débuté dans la plaine de la mort, cette vaste étendue de restes humains et d’ossements, mais ce n’était plus exactement le même paysage nocturne. La puanteur faisait défaut. Les corps, pâles et à peine ensanglantés, évoquaient des cadavres peints. On ne constatait rien de la putréfaction qui s’empare inéluctablement de la chair quand elle a reposé plusieurs jours au soleil. Ni mouches, ni asticots, ni fourmis, ni charognards pour dévorer les corps. Ce coup-ci, quelques cadavres ont ouvert les yeux sur mon passage. Certains ressemblaient vaguement à de vieilles connaissances. Ma grand-mère. Un oncle que j’avais beaucoup aimé. Des amis d’enfance et deux vieux copains de mes débuts dans la Compagnie, trépassés depuis belle lurette. La plupart semblaient me sourire. Puis j’ai rencontré le visage auquel j’aurais dû m’attendre, celui pour lequel on avait dû orchestrer toute cette série de cauchemars. Pour me le jeter à la tête. Oui, j’aurais dû m’y attendre, mais il m’a pris complètement de court. « Sahra ? — Murgen ? » Sa réponse n’était guère plus qu’un faible souffle de vent. Un chuchotement de spectre. Comme on pouvait s’y attendre. Comme je pouvais en tout cas – moi qui suis candide en ce domaine – m’y attendre. J’ai tout de suite vu le piège. Kina allait m’offrir de me rendre mes morts. Elle tirerait rançon de ce qu’elle m’avait pris. Sur le moment, je m’en moquais éperdument. Évidemment. Je pouvais retrouver ma Sarie. Je l’ai gardée assez longtemps pour permettre à mes émotions de s’investir totalement. Puis je me suis retrouvé dans un lieu effroyable, sombre et glacé, où j’étais censé croire que résidait Sarie lorsque je n’étais pas là pour l’attirer dans la lumière. Pas franchement subtil. J’imagine que Kina n’a jamais eu besoin de subtilité. Le subterfuge m’a déchiré le cœur. Mais… L’influence extérieure stimulait mon jugement en même temps que mes émotions. Je me suis rendu compte que Kina jouait sa partition pour un public indigène, comme si j’étais taglien ou natif d’un des États cousins de Taglios dont les religions sont étroitement apparentées. Qu’elle n’arrivait pas à concevoir que je n’avais pas tété le lait des mythologies méridionales. Même quand elle m’atteignait dans ses rêves, je ne parvenais pas à me persuader de son essence divine. La Dame au summum de sa puissance – voire son époux défunt depuis sa sépulture – aurait très bien pu monter sa petite mise en scène. Je ne lui ai pas permis de ferrer, si succulent que fût l’appât accroché à l’hameçon. Elle s’est donc emparée de mon crève-cœur et l’a arraché à mon âme pour le traîner, nu et hurlant, à travers les bruyères. J’ai été réveillé par Thai Dei qui me secouait violemment. « Du calme, vieux ! ai-je glapi. Qu’est-ce qui ne va pas ? — Tu hurlais dans ton sommeil. Tu t’adressais à la Mère de la Nuit. » Ça m’est revenu. « Qu’est-ce que je disais ? » Thai Dei a secoué la tête. Il mentait. Il avait parfaitement compris. Et ce qu’il avait entendu l’avait chamboulé. J’ai remis de l’ordre dans mes esprits et me suis efforcé de reprendre contenance, puis j’ai traîné mon cul lugubre jusque chez le capitaine. Ce type ne tournait pas rond. Parce que, si mes propres goûts sont plutôt spartiates, je peux tout de même imaginer un certain nombre de luxes que je briguerais si j’étais le dictateur d’un vaste empire, un puissant seigneur de la guerre, capitaine de la Compagnie noire, et si, tout autour de moi, on s’empressait avec zèle de me rendre la vie plus confortable. Mais il vivait dans une espèce de hutte de terre, moitié tente, moitié appentis, comme le plus minable des palefreniers. Ça l’abritait du vent. Sa seule exigence relativement à son statut était qu’il ne la partageait pas. Nulle sentinelle ne se dressait alentour, alors que nous nous étions enfoncés assez profondément en territoire ennemi, et en dépit des soupçons que nous nourrissions sur la présence dans nos rangs d’Étrangleurs dévoués à leur cause. Peut-être estimait-il pouvoir se passer de gardes du corps parce qu’un vieil arbre mort se penchait sur son abri, hébergeant presque constamment une nuée de corbeaux jacassants. Je me suis permis d’entrer. « Tu mises trop sur l’obsession de Volesprit, chef. » Toutefois, à mon approche, j’avais eu la très nette impression d’être attentivement surveillé. Peut-être Toubib avait-il de bonnes raisons de se montrer confiant. Il dormait. Il avait laissé une veilleuse allumée. J’ai légèrement monté la flamme et entrepris de le réveiller. Il a refait surface, mais pas franchement jouasse. Il a rarement l’occasion de jouir de son content de sommeil. « Vaudrait mieux pour toi que ce soit intéressant, Murgen. — Je ne sais pas si j’ai ou non mis le doigt sur quelque chose, lui ai-je assuré, mais je vais tâcher de faire vite. » Je lui ai raconté mon rêve. Et ceux qui l’avaient précédé. « Madame m’avait prévenu que tu pouvais être vulnérable. Mais elle ignorait par quel biais puisqu’elle n’est pas au courant de tes escapades avec Fumée. — Je suis certain qu’il y a une bonne raison à ça, ai-je déclaré. Je crois comprendre ce qu’elle essaie de faire. C’est le pourquoi qui m’échappe. — J’en conclus que tu n’y as pas suffisamment réfléchi. — Hein ? — Tu en connais parfaitement la cause, mais tu es trop fainéant pour tirer la conclusion toi-même. — Pure connerie. » Mais j’ai mis une sourdine à ma colère. J’avais le pressentiment que j’allais devoir m’appuyer un autre de ses cours en chaire. « Tu l’intéresses parce que tu es le porte-étendard, Murgen. Tu as consacré ces dernières années à coucher du nouveau matériel dans mes annales et celles de Madame, tu sais donc parfaitement de quoi il retourne. Tu devrais d’ores et déjà suspecter que l’étendard sort de l’ordinaire. — La Lance de la Passion ? — D’après les Maîtres d’Ombres. Nous n’en connaissons pas la signification exacte. Elle est peut-être consignée dans les antiques annales que tu as planquées au palais. Quoi qu’il en soit, il crève les yeux que certaines personnes aimeraient mettre la main sur l’étendard. — Dont Kina. C’est ce que tu cherches à me dire ? — Naturellement. Tu as étudié le mythe de Kina lorsque tu étais coincé à Dejagore. Les étendards des compagnies franches du Khatovar n’étaient-ils pas de soi-disant verges de démons, quelque chose comme ça ?» Question qui s’est soldée par un échange de spéculations graveleuses, assorties de deux ou trois ricanements complaisants sur les raisons poussant Kina à désirer l’étendard, puis le capitaine a ajouté : « Tu n’as pas fait ce qu’il fallait. Me tenir au courant. Nous sommes tous la proie de ce genre d’obsessions. Nous les gardons pour nous, renfermées et secrètes, et nous nous y habituons. Je crois. Écoute, cramponne-toi. Reste à l’affût. Qu’un-Œil devrait arriver demain ou après-demain. Tu en parleras avec lui… puis tu feras exactement ce qu’il te dira. Entendu ? — Entendu. Mais qu’est-ce que j’en fais en attendant ? — Étripe-les. — Je les étripe. D’accord. — En rentrant à ton terrier, jette un coup d’œil vers Kiaulune et demande-toi si tu es le premier homme au monde à perdre un être aimé. » Oh-ho. Mon refus de guérir commençait à le pousser à bout. « D’accord. Bonne nuit. » Je l’espérais du moins. Pendant un moment, elle a plutôt ressemblé à une nuit d’enfer. Chaque fois que je sombrais dans le sommeil, je me retrouvais dans la plaine de la mort. Je ne suis pas arrivé une seule fois jusqu’à la caverne des vieillards. Dès que ça tournait vilain, je me réveillais, la plupart du temps de mon propre chef, mais à deux occasions avec l’aide de Thai Dei. Le pauvre vieux ! Ne rien pouvoir dire de ce qu’il pensait après m’avoir vu pendant quatre ans me comporter si bizarrement. Sans doute mystifiée par mon manque de réceptivité, Kina a finalement renoncé… non sans laisser dans son sillage bien plus qu’une ombre menaçante empreinte d’exaspération. Et, une fois la séance achevée, je n’étais même pas sûr de n’avoir pas eu affaire à un monstre engendré par mes propres fantasmes. J’ai fini par m’endormir. Je me suis réveillé. J’ai rampé hors de mon terrier. À l’instar d’un autre personnage privilégié, j’aurais pu moi aussi, si je l’avais souhaité, obtenir de n’en pas partager la jouissance. De fait, en ma qualité d’annaliste, j’avais droit à une tente, de celles qu’on utilise pour les petites conférences : un authentique palace de toile où j’aurais pu me vautrer et travailler en prenant mes aises. J’y avais droit mais je n’en verrais jamais la queue. L’étendard était planté dehors. Il n’avait aucunement l’apparence d’un objet capable d’exciter la convoitise, fût-ce d’un forgeron, et encore moins de posséder de grands pouvoirs. Ce n’était qu’un vieux fer de lance rouillé fixé au bout d’une longue hampe de bois. À un mètre cinquante environ de la pointe, une traverse d’un mètre vingt environ était clouée au manche. En pendait la bannière noire portant l’emblème que nous avions adopté dans le Nord : le crâne d’argent crachant des flammes mordorées, repris de l’emblème personnel de Volesprit. Le crâne n’était pas humain en raison de la dimension exagérée de ses canines. Sa mâchoire inférieure était absente. Une des orbites était écarlate. La droite dans certaines représentations, la gauche dans d’autres. On m’a assuré que cela signifie quelque chose, mais personne n’a su me dire quoi. Peut-être est-ce lié à la nature lunatique de Volesprit. Chaque homme de la Compagnie porte un écusson d’argent orné du même emblème. Nous les faisons façonner là où nous le pouvons. Nous les reprenons parfois à nos morts. Quelques-uns en portent même trois ou quatre, rapport au dessein du capitaine de retourner au Khatovar. De fait, il me semble bien qu’Otto et Hagop en ont ramené plusieurs douzaines du Nord. L’emblème du crâne n’a rien en soi de bien intimidant ; c’est ce qu’il représente qui sème l’effroi. Tous feignent ici d’être terrifiés par la férocité dont la Compagnie aurait fait preuve lors de son dernier passage dans cette région du monde. Difficile de se convaincre qu’on puisse faire montre d’une si grande cruauté, au point que la terreur perdure pendant quatre siècles. Rien n’est jamais assez terrifiant pour n’avoir pas sombré dans l’oubli après quelques générations. Kina doit avoir sa part de responsabilité dans l’affaire. Elle a manipulé ces gens pendant des siècles en leur dépêchant ses rêves. Quatre siècles, c’est plus de temps qu’il n’en faut pour engendrer une hystérie persistante. De fait, en partant du principe que la main de la grande déesse noire se profile derrière tout ça, on peut expliquer pas mal de choses qui restaient fumeuses jusque-là. Et même pourquoi tant de cinglés, grands ou petits, sont impliqués dans cette histoire. Se pourrait-il qu’on assistât à une grande vague de lucidité à tous les niveaux, si d’aventure Kina quittait la scène ? Mais comment se débarrasser d’une déesse ? Existe-t-il une seule religion qui vous l’enseigne ? Comment désarçonner le dieu qui vous chevauche lorsqu’il devient trop foutrement abominable ? Non. Tout ce à quoi vous aurez jamais droit, c’est un conseil : graissez-lui la patte, qu’il vous laisse au moins quelques minutes de répit. 40 Qu’un-Œil menaçait de donner de nouveau la preuve de son inutilité. « Tu me tiens par les couilles, m’a-t-il répondu quand je lui ai demandé comment je pouvais me débarrasser de mes cauchemars. — Bordel ! Toubib a dit que tu connaîtrais la réponse. Mais si tu préfères le prendre ainsi, va te faire foutre ! Carre-toi-la bien profond dans l’oreille ! — Eh, gamin ! Détends-toi ! De quelle façon ? — Délibérément stupide ! — Tu es trop jeune pour faire preuve d’un tel cynisme, gamin. Où es-tu allé pêcher l’idée que j’étais incapable de liquider quelque chose d’aussi simple qu’un braqueur de rêves ? — Chez un vieux peigne-cul de nabot qui m’a balancé ça dans les dents voilà vingt secondes à peine. — Jamais de la vie ! » Il s’est mis à trépigner. « Tu es sûr que le Vieux t’a conseillé de venir me trouver à cet effet ? — Sûr et certain. — Et tu m’as bien tout raconté ? Tu n’as pas oublié le moindre détail, un détail que ta fierté te dicterait d’ignorer et qui me sautera au cul si jamais je tente quoi que ce soit ? — Je t’ai tout dit. » Ça ne m’avait pas été facile, mais je l’avais fait. « Faut que je sorte de là. Je perds le fil. » Il m’a adressé sa grimace la plus éblouissante. « Tu es bien sûr que le Vieux t’envoie à moi ? Tu n’aurais pas tout bonnement entendu des voix ? — J’en suis sûr. » Je fixais son crétin de chapeau en me demandant si je pouvais le faire tenir tranquille assez longtemps pour mettre fin à ses misères. « Personne n’aime les petits mariolles, gamin. — Tu as pourtant quelques amis, Qu’un-Œil. » Il s’est remis à trépigner. « Je n’en ai pas la moindre envie. Je ne pense pas que Toubib sache vraiment ce qu’il fait. Pourquoi est-ce que je m’exécuterais ? » Je ne me suis pas rendu compte qu’il ne s’adressait pas à moi mais à son bonnet. « Parce que je suis un frère et que j’ai besoin d’aide. — D’accord. Ne viens pas me dire que tu ne l’auras pas cherché. Grimpe dans le fourgon. » Un frisson d’excitation m’a parcouru. Si puissant que Qu’un-Œil et Thai Dei l’ont remarqué tous les deux. Qu’un-Œil a marmotté quelques mots. « Toi aussi, viens », a-t-il dit à Thai Dei en pivotant sur lui-même. Il s’avéra que la raison en était la présence de mère Gota. « Elle a refait surface, hein ? » ai-je fait observer. Je ne devais pas avoir l’air ravi. Ce qui traduisait bien mon sentiment. La plupart du temps, j’aimerais mieux avoir des cloques au cul que mère Gota sous la main. « Je l’ai trouvée assise sur le bas-côté de la route, l’air complètement abattu, quand on a commencé à dévaler la pente sud de la passe. » Je savais que c’était pure perte de temps, mais j’ai tout de même demandé : « Où étais-tu passée ? Où est oncle Doj ? » Ne m’étais-je pas exprimé à voix haute ? On ne l’aurait jamais cru. Elle n’a pas répondu. Elle s’est mise à houspiller Thai Dei sur sa tenue. La longueur de ses cheveux, sa barbe non épilée. Des vétilles. Il fallait toujours qu’elle se plaigne de quelque chose ou qu’elle critique quelqu’un. « Pendant qu’ils remettent les pendules à l’heure, j’aimerais que tu grimpes dans le fourgon et que tu partes en balade avec le fantôme. Wouah, vieux ! Sois pas si pressé ! Si le Vieux tient tant à ce que je me penche sur tes rêves, il n’y a qu’une seule explication possible. » Il a regardé par-dessus son épaule. Et décoché un regard réellement noir à la mère et à son fiston. « Un truc dont il m’a demandé de m’occuper avant que vous ne partiez tous pour de nouvelles aventures dans ce patelin. — Tu pourrais peut-être entrer dans le vif du sujet ? » J’avais déjà agrippé à deux mains le hayon du fourgon. « D’accord, petit mariolle. Monte là-dedans et ramène Fumée dans le passé, au jour de la mort de ta femme. Assiste à toute la scène. — Vérole ! — La ferme, gamin ! Je ne supporte plus de te voir t’apitoyer sur toi-même. Le Vieux non plus, je suppose. Si tu veux être en mesure d’affronter tes cauchemars, monte à l’arrière et observe attentivement ce qui a fait de toi l’homme que tu es devenu. Chaque seconde. Trois fois si c’est nécessaire. Reviens ici ensuite et on pourra discuter. » J’ai commencé à ergoter. « Ferme ton clapet et exécution ! Ou bien dégage et vis jusqu’à la fin de tes jours avec tes fantasmes ! » Il m’a si copieusement engueulé que l’envie m’a titillé de lui sauter à la gorge. Ce qui n’eût guère été avisé, pour toutes sortes de raisons. Je me suis hissé dans le fourgon, propulsé par la fureur. Il faut croire qu’on ne se connaît jamais vraiment soi-même. Avant de rencontrer Kina et de résister à la tentation de sa promesse chimérique – faire revenir Sarie d’entre les morts –, j’étais sincèrement persuadé d’avoir triomphé de mon chagrin. Mais la douleur s’était réveillée, plus forte encore qu’auparavant. Mon refus de la regarder mourir était d’une violence sidérante. La seule force qui m’y a incité, qui m’a persuadé de m’exécuter, ce fut une bouffée de putréfaction agressant mes narines en même temps que quelque chose – sans doute Kina – me frôlait dans le monde astral. Me cherchait-elle ? J’ai trouvé le palais. J’ai tergiversé un moment, au prétexte de surveiller la Radisha Drah. Pas grand-chose de neuf, sinon que le bruit de notre victoire dans la plaine de Charandaprash était enfin parvenu jusqu’à ses oreilles. Les discussions se faisaient désormais plus animées : la Radisha était contrainte d’adopter un point de vue impopulaire et de rappeler à ses camarades conspirateurs que cette victoire inattendue ne signifiait pas pour autant qu’Ombrelongue eût été définitivement balayé. Elle a fini par clore le débat en ordonnant à Cordy Mather de conduire dans le Sud une expédition chargée d’éclaircir la situation et de collecter des informations fiables. Une solution bureaucratique qui ne faisait que repousser à huitaine le jour de sa trahison. J’ai piloté Fumée jusque dans mes anciens quartiers, avec une réticence que j’ai préféré ne pas évaluer tant elle était véhémente. Mon appartement était inoccupé. Tout gisait encore là où je l’avais laissé, prenant la poussière. J’ai ordonné à Fumée de revenir en arrière, de plus en plus prudemment à mesure que nous nous rapprochions du moment où s’était déroulée cette horreur. Pour je ne sais quelle raison, il me semblait essentiel de ne pas croiser le Murgen antérieur. Il me semblait que si une telle rencontre se produisait, je resterais à jamais englué dans ce temps, à vivre et revivre cet instant, exactement comme je l’avais fait d’innombrables fois lors de mes incursions dans les ténèbres de Dejagore. Peut-être pourrais-je prévenir Sarie ? L’espace d’une seconde, la femme du marais avait paru prendre conscience de ma présence. Peut-être qu’en présence d’une personne me connaissant aussi bien que Sahra je pourrais contraindre ma mise en garde à franchir la barrière du temps, puisque je tenais si ardemment à modifier le cours des événements ? Apparemment, mes retours à Dejagore avaient légèrement influé sur leur déroulement, même si rien ne permettait encore de s’en assurer. Là ! Des gardes – et les dieux savent qui d’autre encore – se ruaient dans tous les couloirs. Certains pourchassaient des Étrangleurs, d’autres fonçaient vers mes appartements. Ça devait se passer après mon arrivée. J’allais donc devoir remonter d’une demi-heure en arrière. Ce que j’ai fait aussitôt, tout en gagnant l’entrée par où les Félons s’étaient introduits dans le palais. J’avais déjà assisté à ces meurtres, curieux de voir comment des hommes aussi sémillants que les gardes s’étaient laissé surprendre. Les deux premiers Félons étaient grimés en prostituées du temple venant remplir leurs devoirs envers leur déesse. Il ne leur était même pas venu à l’idée de refouler ces dames. C’eût été un sacrilège ! Cela s’était produit encore avant que je ne fusse impliqué dans l’affaire. J’ai bondi jusqu’à mon appartement à l’étage, où ma belle-mère et Sarie se livraient à des tâches ménagères de fin de journée. Oncle Doj et To Tan dormaient déjà. Thai Dei n’était pas encore assoupi, car il attendait mon retour d’une mission à laquelle il n’avait pas été convié, sa présence n’étant pas souhaitable. Mais il fermait les yeux et semblait se boucher les oreilles pour ne plus entendre les récriminations de sa mère, deux pièces plus loin. J’ignore comment Sarie pouvait supporter ça ! Surtout lorsque j’étais l’objet de ses diatribes. Mère Gota se montrait d’une férocité inhabituelle. Elle voulait savoir quand Sahra renoncerait enfin à cette stupidité sans nom, digne d’une tête de mule bornée – que Hong Tray soit mille fois maudite ! –, pour retourner dans les marais, sa place normale. Elle pourrait encore y trouver un époux – oh, pas des plus prospères, naturellement, puisque ses plus belles années étaient derrière elle et qu’elle s’était laissé détourner du droit chemin par un étranger ! Sarie prenait ça sans s’émouvoir, avec son calme habituel. Elle continuait de vaquer à son travail comme si sa mère n’avait strictement rien dit. Elles eurent bientôt mené à terme leur corvée. Sahra est passée dans notre chambre sans un « bonne nuit », ce qui a eu le don d’exaspérer davantage mère Gota. Je savais depuis toujours que je n’étais pas dans les petits papiers de la bonne femme et je la soupçonnais certes de me casser du sucre sur le dos, mais jamais je n’aurais imaginé qu’elle pût y mettre une telle virulence. À l’entendre, elle n’était revenue à Taglios que pour ramener sa fille à la maison. J’étais conscient que Sarie avait enfreint quelques tabous tribaux en se donnant à moi, mais j’avais sous-estimé la force du préjugé que les Nyueng Bao nourrissaient envers les étrangers. L’appartement était devenu très silencieux. To Tan et l’oncle Doj ronflaient. Sarie s’était assoupie presque aussitôt. Mère Gota était trop occupée à se lamenter pour couper le robinet. Elle pouvait visiblement se passer d’un public. J’étais donc là, en suspension, quand la porte d’entrée s’est ouverte pour introduire le premier Etrangleur. Son rumel était noir, il avait donc déjà tué à de nombreuses reprises. Toute une troupe d’assassins lui a emboîté le pas, l’un derrière l’autre. Ils étaient persuadés de s’attaquer à Toubib, le Libérateur. Leurs derniers renseignements en provenance de l’intérieur du palais certifiaient qu’il vivait dans ce local. Il me l’avait cédé un peu plus d’une semaine plus tôt. Les conséquences ont été désastreuses pour tout le monde sauf pour le Vieux. Un instant après leur irruption, ils s’apercevaient que l’appartement était occupé par plusieurs personnes. Ils parlaient à voix trop basse pour que je saisisse leurs paroles. Ils se sont divisés en quatre équipes de trois, tandis que six autres demeuraient dans la pièce principale, juste devant la porte de l’entrée. To Tan, Thai Dei et oncle Doj étaient les plus proches. To Tan d’abord, puis l’oncle Doj, puis Thai Dei. To Tan n’avait aucune chance. Il ne s’est même pas réveillé. Mais Thai Dei ne dormait pas encore et un ange gardien devait veiller sur oncle Doj. Il est sorti brusquement de son sommeil, au moment précis où l’équipe d’Étrangleurs se jetait sur lui. Les deux bloque-bras chargés de le maîtriser pendant que le plus gradé des trois lui enroulait son rumel autour du cou pour l’achever n’étaient pas à la hauteur de la tâche. Il les a envoyés valser puis a plié le maître en deux d’un violent coup de coude. Avant que les deux autres n’eussent le temps de revenir à la charge, il avait empoigné Bâton de Cendre. Thai Dei a bondi sur ses pieds au moment où la porte de sa chambre pivotait sur ses gonds vers l’intérieur. Les deux bloque-bras qui devaient le paralyser l’ont rejoint alors qu’il fonçait vers ses épées et l’ont envoyé valdinguer à travers la pièce… mais seulement après qu’il eut dégainé sa dague. Il s’est mis à pousser des hurlements d’avertissement tout en cinglant le vide. Les Étrangleurs qui patientaient dans la pièce principale se sont précipités à la rescousse de leurs frères. Mais, entre-temps, mère Gota s’était réveillée et faisait à son tour des moulinets avec son épée. Quant à Sarie, qui n’avait aucune arme ni aucune possibilité de s’échapper de sa chambre, sauf à foncer dans la mêlée, elle cherchait un moyen de bloquer la porte. J’ai interminablement étudié ces deux dernières minutes. Une douzaine au moins de personnes ont trouvé la mort au cours de ce bref laps de temps. Thai Dei a réussi à se faire briser un bras. Oncle Doj a pourchassé les rescapés jusque dans l’entrée. Ça ne s’était pas passé exactement comme on me l’avait raconté, mais presque… Du moins jusque-là. Mais nul malfrat ne s’était ensuite faufilé derrière oncle Doj pour assassiner Sahra. Elle était certes mal en point mais vivante. Oncle Doj revenu de sa traque, mère Gota avait suggéré d’administrer à Sarie une potion apaisante. Oncle Doj y avait consenti. Quelques minutes plus tard, elle sombrait dans le sommeil dans le lit même où je la trouverais peu après. J’avais dû m’absenter un instant. J’allais rentrer incessamment. Je suis revenu au moment où je savais que je serais allongé, inconscient, après avoir bu le breuvage que m’aurait présenté oncle Doj pendant que je gisais près de ma bien-aimée. Je les ai regardés emmener Sarie et To Tan. Oncle Doj, Thai Dei et quelques parents – comme mère Gota me l’expliquerait plus tard, à mon réveil – portaient les deux pour les rapatrier au pays et leur accorder des funérailles convenables. En dépit de mon environnement anesthésiant toute émotion, j’ai été pris d’un violent accès de fureur. J’ai suivi le petit groupe jusqu’à la contrée des Nyueng Bao. Il y avait d’autres cadavres. Le raid des Étrangleurs avait coûté la vie à plusieurs gardes du corps nyueng bao. Surprise, surprise ! Sarie est revenue à la vie avant même que le groupe n’ait quitté la ville. Elle s’est comportée exactement comme moi quand j’avais appris à mon réveil qu’elle n’était plus là. « Que se passe-t-il ? a-t-elle demandé. Où sommes-nous ? » Elle s’adressait à oncle Doj, mais il n’a pas répondu, sauf pour désigner Thai Dei d’un geste. Celui-ci avait la tête ailleurs, distrait par la douleur que lui infligeait son bras brisé. « On te ramène à la maison, Sahra, a-t-il marmonné. Tu n’as plus aucune raison de rester dans cette ville maudite. — Quoi ? Vous n’avez pas le droit ! Ramenez-moi à Murgen. » Thai Dei a fixé les pavés. « Murgen est mort, Sarie. La tooga l’a tué. — Non ! — Je suis désolé, Sahra, a renchéri l’oncle Doj. De nombreux tooga y ont perdu la vie, mais ils étaient prêts à payer ce prix. Nombre des nôtres ont aussi trouvé la mort, et beaucoup d’autres ont également péri, qu’ils aient failli ou n’aient pas été présents. » L’expression « les autres » servait généralement aux Nyueng Bao à désigner tous ceux qui n’étaient pas des leurs. « Il ne peut pas être mort ! » s’est écriée Sarie. Elle avait assurément l’art et la manière d’user des trémolos. « Il ne peut pas mourir avant d’avoir vu son enfant ! » Oncle Doj a pilé tout net sur sa lancée, aussi tétanisé qu’un cerf par un coup de mandrin. Thai Dei a fixé sa sœur et s’est mis à gémir sourdement. Dans la mesure où je commençais à connaître les Nyueng Bao, j’en ai déduit qu’il pliait sous le poids du désarroi, car il lui était désormais impossible de marier une sœur portant l’enfant d’un étranger. « Je commence à croire que ta mère, en mettant tout sur le dos de Hong Tray, était plus avisée que nous ne le pensions, a marmonné oncle Doj. Aujourd’hui, votre grand-mère me fait l’impression d’avoir voulu se monter beaucoup trop maligne. À moins que nous ne nous soyons mépris. Sa prophétie ne faisait peut-être qu’indirectement allusion à Murgen. Elle concernait peut-être l’enfant que porte Sahra. » C’est là que je l’ai compris : la femme que j’avais croisée à deux reprises dans les marais était bel et bien Sahra. « Sahra n’aura donc pas sa place chez nous, a déclaré Thai Dei avec une affliction visible. Puisqu’elle porte le bâtard d’un étranger… — Ramenez-moi, l’a coupé Sarie. Si vous ne me laissez pas partir, je renonce à être une Nyueng Bao. J’irai vivre avec Murgen et les siens. Il y aura toujours de la place pour moi à la Compagnie noire… » C’était socialement une telle hérésie que tant Thai Dei qu’oncle Doj en ont été frappés de mutisme. Je n’ai pas l’impression, pour ma part, que je serais resté coi si ces deux-là m’étaient tombés entre les pattes à cet instant précis. J’ai pris mon essor. J’en avais assez entendu pour comprendre où était ma place comme celle de Sarie et de mon fidèle compagnon Thai Dei. Le Vieux n’avait peut-être pas entièrement raison à propos des Nyueng Bao, mais pas tout à fait tort non plus. J’ai fait un autre saut dans le temps pour tenter de retrouver sa trace. Thai Dei et l’oncle Doj ont conduit Sarie au temple devant lequel je l’avais aperçue la première fois et l’ont confiée à la garde d’un grand-oncle, prêtre lui-même. Sahra était désormais par essence une orpheline, bien qu’elle fût adulte et deux fois mariée. Ce temple hébergeait par vocation les Nyueng Bao sans famille. Il devenait leur foyer. Les prêtres et les nonnes leurs parents. En échange, les orphelins devaient consacrer leur vie aux bonnes œuvres et aux divinités qu’adorait ce peuple. Personne n’a pu me donner de précisions à ce sujet, bien que le temple où était cloîtrée Sahra contînt plusieurs idoles ressemblant beaucoup à divers dieux gunnis. Les Shadars n’ont qu’un seul dieu assez important pour mériter une idole et la doctrine vehdna proscrit toutes les images gravées. Je me suis concentré sur la Sahra d’aujourd’hui. Je l’ai suivie des yeux pendant une heure dans ses multiples tâches. Elle aidait au ménage du temple, à la cuisine, portait de l’eau, exactement comme si, mariée à un Nyueng Bao, elle avait vécu dans un de leurs hameaux. Mais les gens du temple l’évitaient. Nul ne lui adressait la parole, sinon le prêtre à qui elle était apparentée. Il n’y avait d’ailleurs rien à dire. Elle s’était mésalliée. Son seul visiteur était un vieux monsieur du nom de Banh Do Trang, un régisseur commercial dont elle avait gagné l’estime et l’amitié durant le siège de Dejagore. Banh nous avait servi d’intermédiaire la dernière fois où la famille de Sahra avait tenté de nous séparer. Il lui avait permis de s’échapper et de me contacter avant d’être reprise. Banh pouvait comprendre. Il avait aimé une fille gunnie en son jeune temps. Il avait passé le plus clair de son temps à commercer avec le monde extérieur. Il ne croyait pas que tout ce qui était « autre » fût le mal incarné. Banh était un brave homme. Je me suis creusé les méninges et j’ai soigneusement choisi mon moment, l’heure où Sarie était à sa prière de l’après-midi. Je me suis abaissé à son niveau, directement devant ses yeux. J’y ai mis toute ma force de volonté. « Sarie. Je suis là. On t’a menti. Je ne suis pas mort. » Elle a émis un petit gémissement, comme un jappement de jeune chiot. L’espace d’un instant, il m’a semblé qu’elle me regardait droit dans les yeux. Elle paraissait me voir. Puis elle a bondi sur ses pieds et s’est enfuie de la pièce, terrorisée. 41 Qu’un-Œil a continué de me flanquer des baffes jusqu’à ce que je me réveille. « Bordel, arrête ça, espèce de merdaillon ! » Les joues me cuisaient. Depuis quand me frappait-il ? « Je suis là ! C’est quoi ton problème, putain ? — Tu n’arrêtais pas de beugler, gamin. Et si tu avais parlé dans une langue que comprennent tes beaux-parents, tu serais dans la panade jusqu’au cou. Allons ! Essaie de te dominer ! » Je me contrôlais très bien. Dans ma branche, il faut apprendre à maîtriser ses émotions si l’on veut survivre. Mais mon cœur battait encore la chamade et mon cerveau pédalait fébrilement. Je tremblais comme si j’étais atteint d’une mauvaise fièvre. Qu’un-Œil m’a apporté un grand bol d’eau. Je l’ai vidé. « C’est en partie de ma faute, a-t-il déclaré. Je m’étais dit que tu tirerais ça au clair en remontant dans le passé, manière de voir comment nous pourrions y remédier. — Comment comptiez-vous y remédier ? ai-je croassé. — Pas la moindre idée. À mon avis, le Vieux aurait laissé pisser et ouvert l’œil jusqu’au jour où il aurait décidé de te mettre au parfum. — Sans m’en parler ? » Qu’un-Œil a haussé les épaules. Ça voulait sans doute dire non. Mon mariage n’emballait pas plus Toubib que les parents de Sahra. Le fumier ! « Il faut que je le voie. — Lui aussi voudra te parler. Dès que tu seras en état. » J’ai poussé un grognement. « Quand tu te sentiras en mesure de te conduire sans vociférer ni faire d’esclandre, fais-le-moi savoir. — C’est déjà le cas, nabot ! Qu’est-ce que vous escomptiez en ne me mettant pas au… — Quand tu te sentiras en mesure de te conduire sans vociférer ni faire d’esclandre, fais-le-moi savoir. — Espèce de merdaillon ! » Mon fiel commençait à s’épuiser. J’étais resté longtemps dehors. J’avais besoin de manger un morceau. Et j’avais le pressentiment qu’on ne me permettrait de casser la graine qu’après mon entrevue avec Toubib. « Tu te sens prêt à parler ? m’a demandé Toubib. Sans vociférer ni faire d’esclandre ? — Vous avez accordé vos violons pendant que je chevauchais le fantôme ou quoi ? — Alors, Murgen, que boutiquent tes beaux-parents ? — Je n’en ai pas la moindre foutue idée. Mais j’ai plus ou moins envisagé de rôtir un peu les pieds d’oncle Doj pour le savoir. » Toubib buvait du thé. Les Tagliens sont de grands buveurs de thé. Les hommes de l’Ombre en boivent encore plus par ici. Il en a liché une gorgée. « Tu en veux ? — Ouais. » J’avais besoin de me désaltérer. « Réfléchis. Admettons qu’on le soumette à la question parce que tu t’es subitement rendu compte qu’ils t’avaient entubé… Ne crois-tu pas que tout le monde, Nyueng Bao ou autres, se demandera comment tu peux soudain l’avoir appris alors que quinze cents kilomètres te séparent de la preuve de ce que tu avances ? — Je m’en cogne… — Exactement. Tu ne penses qu’à toi. Mais tout ce que tu feras rejaillira sur chaque membre de la Compagnie. Et même sur les types qui nous ont accompagnés dans ces montagnes. Ça pourrait changer le cours de la guerre. » J’aurais aimé lui rabattre son caquet, parce que je souffrais méchamment et que j’avais envie de voir souffrir à mon tour. Pas moyen. Le moment était venu pour la raison de pointer son petit museau raisonnable. J’ai ravalé mes paroles dans ma gorge. Et bu mon thé. « Tu as raison, ai-je répondu. Qu’est-ce qu’on va faire, en ce cas ? » Il m’a resservi du thé. « Rien, je crois. On va continuer comme avant. Leur faire le coup du piège de l’araignée maçonne. Seuls trois types au monde, à mon avis, sont au courant de l’arme incroyable que nous détenons… Et personne d’autre n’a besoin de savoir. » J’ai grogné. « Elle me croit mort. Elle va fonder toute son existence sur ce mensonge. » Toubib a attisé son feu. Jeté un coup d’œil dans son sachet de thé libéré. Qu’un-Œil a fini par saisir la perche. « Oh. Ouais. Et moi qui te croyais familiarisé avec le livre des annales écrit par la femme du’pitaine ! » Il m’a décoché un rictus dévoilant deux dents manquantes. « Exact ! Continue de jouer les raisonneurs. Pour l’effet que ça me fait, tête de nœud ! — J’ai une excellente idée, gamin. Rentre avec moi au fourgon. J’ai trouvé l’autre jour un truc qui devrait te plaire. — Ne vous éloignez pas trop, les gars, a fait Toubib. Nous commençons à être assez nombreux. Il serait temps de se mettre à harceler Ombrelongue. — Bien entendu », a répondu Qu’un-Œil. Il s’est glissé en grommelant sous le rabat de la tente. « C’est juste que je refuse de laisser quimper. » Je me suis faufilé derrière lui. Il n’a pas marqué de pause. « On pourrait rester assis sur nos culs ici pendant cent ans sans faire de mal à personne. Établir notre propre foutu royaume. Affamer ce fils de pute. Mais non ! Faut qu’on… » Il a jeté un coup d’œil derrière lui. Nous n’étions plus à portée d’ouïe de Toubib. « Marre de cette merde. Tu ne m’as jamais raconté pour Gobelin, pine d’huître. — Qu’est-ce qu’il y aurait à en dire ? — Tu as toujours su où il se trouvait, pas vrai ? Qu’il n’était pas mort ni rien de ce genre. Tu as enfreint les ordres qu’avait donnés Toubib à propos de Fumée et retrouvé ce petit crapaud de merde. » Je n’ai pas répondu. Gobelin se trouvait toujours quelque part dans la brousse, sans doute en train de poursuivre sa mission. Et sans doute aussi avait-il besoin qu’elle restât secrète. « Ha ! J’avais raison. T’as jamais été foutu de mentir. Où est-il, gamin ? Faut que je le sache immédiatement. » J’ai battu en retraite. Il était peut-être temps d’aller jouer ailleurs. « Tu fais erreur. Je ne sais pas où il se trouve. Je ne sais même pas s’il est encore en vie. » C’était la stricte vérité. « Comment ça, tu ne sais même pas ? — J’ai un défaut d’élocution ou quoi ? Tu as eu Fumée à ta disposition pendant tout le mois, tu te souviens ? Toi. Le sale petit merdeux qui traînait ses lattes dans les collines pendant que je m’escrimais à esquiver les ombres, les hommes de l’Ombre et les embuscades. — Je sais maintenant que tu me roules dans la farine. On n’a pas vu une ombre dans le coin depuis la nuit où on les a déconfites à… De la couille en barre ! Tu me racontes des conneries. — Ouais. Je dois avoir oublié la règle d’or. — Hein ? Laquelle ? — Ne jamais t’embrouiller avec des faits. — Petit mariolle. Ça fait deux cents ans que je me cramponne à ce monde, alors je peux supporter ces âneries. » Il a escaladé le hayon de son fourgon et s’est penché à l’intérieur. J’ai entrepris de mettre un peu de distance entre nous. Il s’est mis à farfouiller dans un tas de chiffons derrière le siège du cocher. Il a jeté un regard derrière lui et m’a vu bouger. « Reste où t’es, tête de nœud. » Il a sauté à terre et s’est mis à gesticuler, tout en glapissant et en couinant dans un de ces jargons dont se servent les sorciers, un peu comme les avocats, pour faire croire à nous autres pékins que leurs agissements s’entourent d’une aura effroyablement étrange et ésotérique. Il lui arrivait également, d’ailleurs, de piquer des crises avocassières tout à fait inopinées. Des étincelles bleues se sont mises à crépiter entre ses doigts. Ses lèvres se sont étirées en un rictus maléfique. Je refusais de lui livrer Gobelin, alors j’allais payer à sa place. Chiasse ! Si seulement il pouvait revenir… ! « Qu’est-ce qui se passe ici ? » J’ai pivoté sur moi-même. Le capitaine nous avait suivis. Qu’un-Œil a dégluti. Je me suis rapidement esquivé, de manière à placer également le Vieux dans la ligne de mire. Qu’un-Œil a planqué ses mains dans ses fouilles. « Ouille ! » a-t-il soudain glapi sur un ton empreint de sereine ferveur. Les étincelles n’avaient pas eu le temps de s’éteindre. « Il a encore bu ? m’a demandé Toubib. — J’en sais rien. À moins qu’il n’ait picolé avant de me réveiller. Mais il se comporte comme un poivrot. — Qui ? Moi ? a bêlé Qu’un-Œil. Pas moi. Jamais de la vie. Je ne touche plus à ce poison. — Il n’a pas eu le temps d’en distiller, ai-je fait remarquer. — Ça signifie qu’il l’a embourbé. S’il y a de la gnôle à voler quelque part, tu peux compter sur lui pour la trouver. Tu vois quelqu’un d’autre qui déclencherait subitement une bagarre sans raison valable ? — Personne ne ferait une chose pareille dans ce camp, a protesté Qu’un-Œil. À moins de compter Gobelin. Il lui arrive parfois de… Il est encore ici, capitaine ? » Toubib a ignoré la question. « Tu comptes sortir maintenant avec Fumée ? m’a-t-il demandé. — Non. » L’idée ne m’avait pas effleuré. Bouffer, oui, en revanche. « Je dois m’entretenir avec mon sorcier en chef, a grommelé Toubib. Qu’un-Œil. » J’ai déblayé le plancher. Que faire maintenant ? Bouffer. J’ai mangé jusqu’à ce que les cuistots commencent à marmonner que certains ne se prennent vraiment pas pour de la merde. Mon repas achevé, j’ai arpenté les pentes neigeuses en m’efforçant d’apaiser la tempête qui grondait en moi. Le ciel nous promettait de nouvelles chutes de neige. Nous avions jusque-là joué de bonheur, me suis-je persuadé. Aucune bourrasque n’avait été très épaisse et la neige n’avait jamais tenu très longtemps. J’ai espionné Thai Dei et sa mère ; celle-ci donnait son avis sur tout. Pour changer. Ça les maintenait à distance. J’ai aperçu Cygne et Lame dans le lointain, se précipitant je ne sais où. Ça voulait dire que Madame était rentrée ou qu’elle n’allait plus tarder. Sa tête de pont avait déjà entrepris d’établir un camp. Vers le sud, au-delà de Kiaulune, un rayon de soleil a percé la couche nuageuse et frappé Belvédère. La vaste forteresse en son entier s’est mise à resplendir, évoquant plus ou moins la conception que se font les gens pieux du paradis. J’allais devoir conduire Fumée là-bas pour me rencarder. Mais pas dans l’immédiat. Qu’un-Œil et le Vieux palabraient toujours mystérieusement. Peut-être parlaient-ils de moi. J’ai dévalé la colline jusqu’au site où les troufions de Madame édifiaient leur campement. Je me suis demandé comment Madame et Lame s’entendaient. Avant sa défection, il était son principal assistant. Il ne lui avait pas fait part des dessous de l’affaire. Je la voyais mal lui pardonner sa duplicité, si heureux qu’aient été les fruits de la mystification. Des corbeaux voletaient au-dessus du camp. Madame était peut-être déjà là. Toubib avait raison. La paranoïa s’imposait. À chaque seconde. Quand le Maître d’Ombres ne nous espionnait pas, c’étaient Volesprit, les Félons ou le Hurleur. Sinon Kina elle-même. Les Nyueng Bao. Les agents de la Radisha. Ou les agents des prêtres. Ou… 42 Madame était arrivée sans qu’on m’en eût averti. Je n’ai eu aucune peine à m’introduire pour obtenir une entrevue. Ce qui m’a incité à me demander si je ressortirais aussi aisément. Elle aussi avait des questions à me poser. « Qu’allons-nous faire maintenant, Murgen ? À quoi joue-t-il cette fois-ci ? » J’ai pilé à un pas, la mâchoire tombante. Des changements s’étaient opérés en elle depuis notre dernière rencontre. Ce n’était plus Madame, la femme avec qui j’étais descendu dans le Sud. Ni celle qui m’avait semblé si obnubilée devant les Dandha Presh. Cette créature était la Dame d’antan ressuscitée ; un être doué d’un pouvoir si terrifiant qu’il avait le plus grand mal à se restreindre pour adopter une forme présentable. « Que diable s’est-il passé ? — Murgen. — Quoi ? » ai-je couiné. Je me suis rappelé que j’étais l’annaliste. L’annaliste n’a peur de rien. Il se tient à l’écart des querelles qui agitent la Compagnie. Ses frères ne l’intimident pas. Il consigne la vérité. N’empêche qu’elle me flanquait les foies. « J’aimerais savoir… — Si vous voulez savoir quoi que ce soit, vous feriez mieux de le demander au Vieux. Je ne pourrais strictement rien vous apprendre, même si j’étais aussi couillon que Saule Cygne. Toubib ne me dit pas un mot. Il garde tout pour lui. Vous avez vu cette citadelle là-bas ? Pire que la Tour de Charme. Il n’y a prêté aucune attention depuis notre arrivée. Et je ne l’ai pas vu faire grand-chose non plus. Ombrelongue et le Hurleur ne se démènent pas beaucoup plus, d’ailleurs. — C’est frustrant. — Ouais. Et peut-être pas bien futé. Songez à ce que nous deviendrions si les Étrangleurs le liquidaient. — Moins vraisemblable que tu ne l’imagines. — À cause de Volesprit ? — Oui. — Elle ne peut pas être partout. Pas plus que vous. Et on ne les appelle pas les Félons pour rien. » J’espérais que ma voix ne dérapait pas. Je jouais les bravaches. Assez médiocrement. « Mais tu n’es pas venu me trouver pour me parler de cela ? — Non. J’ai un problème. Mes cauchemars empirent. Ils deviennent réellement atroces. J’ignore comment m’y prendre pour les étouffer. — Je n’en ai pas trouvé le moyen non plus. Tu dois apprendre à te souvenir de ce qu’ils sont. Kina t’a-t-elle appelé ? — Je ne pense pas. C’est plutôt qu’elle passe dans mes rêves, sans même me remarquer quand je demeure vraiment immobile. À moins que je ne capte subrepticement les cauchemars d’un autre. — Parle-moi d’eux. » Je les lui ai racontés. « Ils ressemblent beaucoup à ceux qui m’ont toujours hantée. Je me retrouve moi aussi dans cette plaine, la plupart du temps. — Il y a des corbeaux. — Des corbeaux ? Non. Rien n’y vit. » J’ai réfléchi. « En fait, ce que je viens de vous dire n’est pas tout à fait exact. Elle semble avoir une conscience très précise de ma présence. L’autre nuit, une autre version du rêve de la plaine s’est imposée à moi. J’ai vu ma femme. J’ai parlé à Sarie. Sous-entendu, je pouvais la récupérer. — C’est nouveau. En ce qui me concerne, les horreurs ne font qu’empirer. Je crois qu’elles sont destinées à m’anéantir ultérieurement… » J’avais l’impression qu’elle me cachait une partie de la vérité. « J’ai peine à croire qu’elle puisse m’en faire voir de plus saumâtres que la vie réelle. Sachant ce qu’elle espère… — Elle a réussi à me manipuler, Murgen. Parce que je croyais l’avoir percée à jour. Mais je me trompais. C’est la Reine des Félons. Je n’étais nullement sa Fille de la Nuit ; rien qu’une jument poulinière, destinée à servir de mère porteuse à son messie Félon. Ne commets pas la même erreur que moi. Si elle a réellement remarqué ta présence, reste très, très prudent. Et tiens-moi au courant. » J’ai grogné. « As-tu noté dans quelles circonstances tu as cru sentir sa présence ? — Euh… » C’était le cas. Mais la plupart du temps quand je sortais avec Fumée. « Pas précisément. » Je lui ai cité deux occasions qui me semblaient anodines. « Ça ne nous avance guère. Domine mieux tes émotions. Il est clair que ta femme est le meilleur outil qui soit pour te manœuvrer. Tu as une idée de ce qui la motive ? — L’étendard, j’imagine. — Bien sûr. Les indices s’accumulent, mais on ne distingue jamais l’ensemble. La Lance de la Passion. Sauf que cet objet n’a jamais présenté de propriétés particulières. » Oh que si ! Mais dans des circonstances et d’une manière que je ne pouvais lui exposer sans dévoiler l’existence de Fumée : Toubib, à une certaine occasion, en avait frappé le Hurleur… Une simple blessure, mais dont le petit sorcier avait failli crever. « Peut-être ne détenons-nous pas vraiment la Lance. On pourrait se l’imaginer tout simplement. — Encore une fourberie bien compliquée, a-t-elle murmuré. — Comment faire cesser ces cauchemars ? — Tu ne m’as donc pas entendue ? C’est impossible. — Je ne pense pas avoir la force de vivre avec. — Tu apprendras. Les miens ont disparu après la naissance du bébé. Mais pas bien longtemps. Kina a dû oublier de couper le contact. — Narayan était peut-être censé s’en charger en emportant votre fille… — Bien sûr. — Je ne voulais pas vous remettre en mémoire… — Je n’ai nullement besoin qu’on me le rappelle. Je m’en souviens très bien. De chaque heure, de chaque minute. Et j’ai l’intention d’en discuter sous peu avec Narayan, en tête-à-tête et à cœur ouvert. » Elle avait l’air presque aussi féroce que Kina, mais peut-être aurait-il fallu se trouver sur place et connaître toute l’histoire pour pleinement mesurer l’impact de ses paroles. « Il aura droit à sa petite année des Crânes personnelle. Il ne sait plus où se terrer désormais. — Vous avez vu Belvédère. Vous croyez vraiment qu’il a besoin de se cacher ? » Avant qu’elle ait pu répondre, Lame a passé la tête par l’entrebâillement de la tente déchiquetée. « Un Étrangleur vient de s’entraîner sur Saule. Il respire encore difficilement, mais il s’en tirera. — Vous avez pris l’assassin en vie ? » a demandé Madame. Je me suis faufilé vers la sortie. Son humeur était de plus en plus acariâtre. Je ne tenais pas à ce qu’elle m’en fasse baver. Lame a souri. « Il est en parfaite santé. Mais il préférerait faire un infarctus s’il le pouvait. » J’ai entrepris de le contourner. Madame m’a coulé un regard en biais, laissant entendre qu’elle estimait nécessaire de reprendre cette conversation plus tard. J’allais m’efforcer de l’éviter. Je m’étais montré avec elle un peu trop franc du collier, à mon avis. Je suis resté à distance, mais j’ai continué d’observer. Les méthodes d’interrogatoire de Madame étaient brutales, cruelles et efficaces. Aucun témoin ne devait oublier cette leçon. Au bout de quelques minutes, l’Étrangleur reconnaissait qu’il s’était fondu dans la masse des suiveurs de l’armée après notre victoire à Charandaprash. L’ordre lui en avait été donné par Narayan en personne. Cygne représentait sa cible privilégiée. Quelques rumels rouges avaient été chargés de divers autres objectifs et se dissimulaient eux aussi parmi les suiveurs. La Fille de la Nuit en personne leur avait conseillé de mener soigneusement leur mission à bien. Les Enfants de Kina se faisaient si rares qu’une grande partie de leurs obligations envers leur déesse consistait à se préserver de ses auspices. Madame savait parfaitement s’y prendre pour extorquer des renseignements à un homme par le charme. Un de ces talents que l’on finit par apprendre à manier, j’imagine, lorsqu’on est sur terre pour l’éternité. Et que des gens comme Ombrelongue adoreraient lui extorquer. Elle s’est montrée si efficace que l’Étrangleur a renoncé à tout espoir de gagner son salut éternel pour lui divulguer des noms. Je suis allé me balader pendant que Lame organisait une petite expédition punitive à base de tranchage de gorge. Histoire de souligner le désamour qu’elle leur vouait à présent, Madame a étranglé elle-même un des Félons. Elle s’est servie de son propre foulard, confisqué nombre d’années plus tôt à un rumel noir. Tous les Félons connaissaient cette histoire. Elle n’en a pas moins délivré son message. Des essaims de corbeaux ont décollé. En guise de réponse courtoise à Narayan Singh, Madame a fait empaler les têtes des Félons sur des piques et les a fait planter devant Belvédère. Toubib s’est joint à moi. « C’est bien ma douce », a-t-il soupiré en secouant la tête. Parce qu’il se serait sans doute montré plus magnanime si ces hommes étaient tombés d’abord entre ses griffes ? Il lisait en moi. « Une dame ne tue pas des gens lorsqu’elle est en galante compagnie. » Il a grimacé un sourire. « Quelle galante compagnie ? La Compagnie n’a rien de galant. Et je trouve qu’elle s’est conduite en grande dame. — Ouais. » Pour un peu, ça l’aurait rendu jovial. 43 J’y ai consacré des heures, mais j’ai fini par localiser Roupille, en compagnie de quelques hommes de base du bataillon des forces spéciales de Gros Baquet. S’agissant de traquer les partisans de Mogaba, la bande de Baquet exécutait le plus gros du travail. « Allons faire un tour. Il faut que je te parle. » J’ai ramassé une pleine poignée de pierres plates, histoire de les balancer aux corbeaux s’ils se montraient un peu trop curieux. « À propos de ce que j’espère ? » Le môme était excité comme un pou. Je ne me souvenais pas m’être enflammé à ce point au moment de passer porte-étendard. Mais il faut dire qu’on m’avait confié cette mission par défaut. Nul autre que moi n’aurait été à même de la remplir. Et il fallait bien que quelqu’un s’en charge. « En partie. Le Vieux m’a donné sa réponse. Tu lui conviens. Mais il me laisse le soin d’en décider. Donc, pour ce qui me concerne, te voilà en selle. Toutefois, il tient à ce que je brandisse moi-même l’étendard jusqu’au moment où nous saurons comment le vent tourne avec Ombrelongue, dans un sens comme dans l’autre. On pourrait déjà commencer à t’enseigner les rudiments. Et veiller à t’épargner les corvées les moins agréables pour t’en laisser le temps. Surtout celui d’apprendre à lire et écrire. » Le petit rayonnait. Je me sentais vaguement foireux. « Mais, au préalable, je voudrais te confier un boulot bien particulier. » J’ai vu Gros Baquet se diriger vers nous, sans doute pour refiler au môme une des corvées auxquelles je venais de faire allusion. « Lequel ? Je peux le faire. » Absolument. Raison précisément pour laquelle Baquet le choisirait entre tous. « Je dois faire parvenir un message secret à Taglios. C’est crucial. Tu peux embarquer quelques gars avec toi, juste au cas où. Des types qui savent monter et n’ont pas peur des rudes chevauchées. Je te donnerai une autorisation pour te fournir en montures fraîches aux relais. » J’ai brandi une main pour lui interdire de m’interrompre. « Ce message devra arriver le plus vite possible à destination. » Baquet avait surpris une partie de mes paroles. « C’est pour envoyer une lettre que tu me piques mon meilleur gars ? — Oui. Parce qu’elle doit absolument parvenir à son destinataire. — C’est vraiment sérieux ? s’est-il enquis. — C’est bien pour cela que je l’avais attiré dans un coin où nul ne pouvait nous entendre. — Je ferais peut-être mieux de me casser, alors ? » Pour un voleur en cavale, Baquet faisait un excellent soldat. « Probablement. — Navré de te perdre, petit. » Baquet s’est éloigné en traînant les patins pour aller refiler sa corvée à un autre lampiste. « Si tu me prêtes ton cheval, je n’emmène personne. Et je ferai l’aller-retour beaucoup plus vite. » Il marquait un point. Et même un très bon point… Ça ne m’était pas venu à l’esprit. « Laisse-moi le temps de réfléchir. » Il y avait un gros hiatus : le Vieux risquait de me confier une mission avant le retour de Roupille. Et, par le fait, de me poser des questions sur l’absence de ma monture. Je n’avais nullement l’intention de confier mon plan au capitaine. Il s’y opposerait formellement. « Je serai de retour dans moins d’un mois… » Avec mon cheval, c’était jouable… À condition d’avoir les miches en acier trempé. Il était certes jeune et téméraire, mais nul, à mon avis, n’est à ce point coriace. Toutefois… il ne risquait pas de se passer grand-chose dans le coin durant ce bref laps de temps. Les derniers traînards mettraient encore plus d’un mois à nous rejoindre, tout comme nos chefs, d’ailleurs, à échafauder un plan de campagne. Toubib ne pouvait en aucun cas en avoir un tout prêt à l’esprit pour Belvédère, comme à Charandaprash. Les chances de me faire prendre étaient minces. Et Volesprit elle-même serait incapable de l’intercepter, une fois que le môme aurait une semaine d’avance. « D’accord. On va faire à ta façon. Un dernier détail tout de même. Le message devra être remis en mains propres à une personne bien précise. Elle ne sera peut-être pas immédiatement disponible. Il te faudra alors patienter. — Je ferai tout ce qu’exige ma mission, Murgen. — Très bien. Viens à mon… » Eh ! Pas question. Thai Dei risquait de nous entendre. « Non. Je dois d’abord t’expliquer qui tu devras trouver. » J’ai regardé autour de moi. Roupille était un des rares vétérans à n’être pas affligé d’un garde du corps nyueng bao, mais les Nyueng Bao le tenaient collectivement à l’œil. « J’écoute. » Le môme était avide de faire ses preuves. « Il s’appelle Banh Do Trang. C’était un ami de ma femme. Un négociant qui fait la navette entre Taglios et le delta. Il vend de tout, du riz à la peau de crocodile. Il est vieux et pas très rapide, mais c’est le seul moyen de faire parvenir un message dans le delta… — Tu disposes de toute une famille… — Tu as sans doute remarqué que le capitaine n’avait aucune confiance en ces gens ? — Bien sûr. — On ne peut se fier à eux pour tout un tas de bonnes raisons. À aucun de ceux qui nous accompagnent. Et à aucun d’entre eux en l’occurrence, excepté Banh Do Trang. — Je comprends. Où vais-je le trouver ? » Je lui ai donné des indications. « Tu peux lui dire d’où vient le message, mais seulement s’il te pose la question. Il devra le remettre à Ky Sahra, au temple Vinh Gao Ghang de Ghanghesha. — J’attends la réponse ? — Ce n’est pas nécessaire. » Si mon message passait, Sarie m’y répondrait en personne. « Je vais en faire plusieurs copies. Tâche qu’une au moins survive au périple. — Compris. » Je le soupçonnais d’en comprendre bien plus long que ce que je lui en disais, bien qu’il n’eût pas réagi à l’énoncé du prénom officiel de Sahra. Un peu plus tard, je l’ai présenté à mon étalon et j’ai fait comprendre au destrier qu’il était temps pour lui de gagner son picotin. L’animal était assez intelligent pour se montrer aussi écœuré qu’un troufion à qui l’on ordonne de ramener sa fraise et de se grouiller le cul. Le môme s’est éclipsé discrètement sans que personne à part Baquet sût qu’il avait mis les voiles. 44 Le Maître d’Ombres se trouvait dans sa tour de cristal, absorbé par quelque expérience ésotérique. Il ne voyait personne. La loque puante hébergeant le Hurleur était perchée au sommet d’un des plus hauts échafaudages entourant Belvédère. Les travaux avaient repris, mais à une allure d’escargot. Ombrelongue n’allait pas y renoncer parce qu’une armée ennemie campait à proximité. Le ciel était lourdement chargé. Une brise plaintive et glacée soufflait à travers l’échafaudage. Le mauvais temps piquait droit sur nous. « Tu m’as convoqué ? » Le ton de Singh était indubitablement glacial. Il semblait offusqué. « Pas une convocation, ami Narayan », a répondu le Hurleur. L’approche du Félon avait été d’une impressionnante discrétion. On concevait aisément comment il avait pu devenir maître Étrangleur. « Une simple invitation. Mon émissaire n’aura sans doute pas retransmis mes paroles fidèlement. » Un corbeau est passé en flèche. Un autre s’est posé à proximité pour se mettre à picorer les miettes éparpillées par les ouvriers pendant leur pause déjeuner. Singh les a ignorés. Depuis le séisme, on en voyait partout. La période était propice aux noirs volatiles. « Il m’a semblé que ce qui se passait dehors pouvait t’intéresser, a poursuivi le Hurleur. Madame a envoyé un message qui t’est directement adressé, je crois. » Singh a baissé le regard sur l’étalage de têtes tranchées que venait de désigner son interlocuteur. Guère effarouchés par la présence d’ouvriers, les cavaliers tagliens avaient disposé leurs trophées suffisamment près pour qu’on reconnût leurs traits. Narayan a compté les têtes. Ses épaules osseuses se sont affaissées. La mimique du Hurleur s’est faite subtilement narquoise. « J’avais raison, non ? C’est bel et bien un message ? — Une prophétie. Elle essaie de me prédire l’avenir. Ça lui arrive souvent. — J’ai travaillé pour elle. Et pour son mari auparavant. C’est du pipi de chat. » Le Hurleur a vainement tenté d’étouffer un glapissement. « J’ai l’impression que Kina n’a pas choyé ses enfants dernièrement. » Singh n’a pas protesté. « Comment comptes-tu procéder à l’avènement de l’année des Crânes, à présent ? Combien de tes cinglés de frères te reste-t-il ? — Tu prends plus de risques que tu ne le crois en te moquant de la déesse. — J’en doute. » Le Hurleur a réussi à imposer le silence à un autre cri qui menaçait. Il pouvait y parvenir pendant de brèves périodes, comme on réprime une toux persistante. « Quoi qu’il en soit, je n’ai pas l’intention de m’attarder pour le vérifier. Ombrelongue est bien trop timbré pour agir. Je refuse de sombrer avec lui. » Il a coulé vers Narayan un regard torve, guettant sa réaction. Celui-ci a souri comme s’il détenait un atroce et monstrueux secret auquel il aurait seul accès. « Tu redoutes Madame. Quand tu penses à elle, tu ne parviens même plus à contrôler tes sphincters. » Quant à moi, Murgen, l’espion ectoplasmique, j’étais assis sur l’épaule de l’avorton, à me demander si ces deux olibrius allaient daigner pousser un peu plus loin le bouchon et m’apprendre enfin quelque chose d’utile. Le Hurleur avait une idée derrière la tête. Singh a fait mine de prendre congé. Visiblement, toutes ces têtes coupées n’entretenaient que bien modérément sa foi. À la différence de son épouvantable pupille, il n’appréciait guère d’être visité par sa déesse. Ni Kina ni la Fille de la Nuit n’avaient fourni d’explication aux innombrables désastres qui s’abattaient sur sa fratrie. Le Hurleur lisait clairement en lui. « Ça incite à se poser des questions sur les voies divines, n’est-ce pas ? » Il a poussé un nouveau hurlement avant que Singh eût pu répondre. La stupeur lui avait fait perdre tout contrôle. Je n’étais pas moins sidéré. Des essaims de ces boules de couleur crachées par les tubes de bambou fondaient sur Belvédère. Elles ont lacéré ouvriers et échafaudages et se sont écrasées contre la muraille. Elles rongeaient chair et matériaux, et sont même venues maculer les remparts là où les sortilèges d’Ombrelongue n’étaient pas assez fournis. Les manœuvres se sont éparpillés en piaillant. Plusieurs échafaudages se sont effondrés. Un groupe de cavaliers tagliens a surgi d’une ravine et chassé les ouvriers vers leurs baraquements de fortune. J’ai adopté un poste d’observation plus élevé au moment où les cavaliers battaient en retraite sur le sol rocailleux, et épié les fantassins tagliens qui s’approchaient en rampant, arrivant de partout. Nombre d’entre eux se faufilaient à l’intérieur du lotissement de baraquements par son angle aveugle. Vêtus pour la plupart à la mode indigène. Que diable se passait-il ? C’étaient les soldats de Madame, je l’aurais juré. Que manigançait-elle ? Et pourquoi le Vieux me l’avait-il caché ? À moins qu’il n’en ait pas eu vent non plus ? Les ouvriers ont tourné les talons, pourchassés par les fantassins qui les attendaient sur place, et se sont enfuis avec leur famille dans un grand chaos paniqué. C’est là qu’une illumination m’a frappé. Ils se sont réfugiés à l’intérieur de Belvédère en escaladant l’échafaudage rescapé, tandis que toute une troupe de soldats de Madame grimpait à leurs trousses. Les boules de feu continuaient d’exploser contre les murailles et les tours. Un grand nombre de batteries semblaient concentrer leur tir sur la tour coiffée de la chambre de cristal d’Ombrelongue. Par endroits, des blocs entiers de muraille fondaient en grésillant. La plupart du temps (et notamment là où il avait l’habitude de se rendre), les sortilèges de protection étaient d’ores et déjà trop bien ancrés dans la paroi pour permettre aux boules de feu de causer de grands dégâts ni même de la décolorer. Le Hurleur ne comprenait pas bien ce qui se passait. D’où il se trouvait, il ne pouvait pas voir la nature de l’attaque. Seulement que les sujets de son associé s’enfuyaient à toutes jambes pour sauver leur peau. « Interdit, marmonnait-il. Interdit, interdit, interdit. Ombrelongue va en chier des bulles. J’espère qu’il ne s’est pas mis en tête de m’obliger à châtier ces gens. — Toi qui es un si puissant sorcier, pourquoi ne contre-attaques-tu pas ? a raillé Narayan Singh. — C’est tout le problème, a répondu le Hurleur, entrevoyant déjà ce que Madame s’efforçait de lui faire comprendre. C’est un traquenard. Quelque part là-bas, il doit se trouver tout un bataillon armé de ces engins cracheurs de boules de feu. Attendant précisément que nous ripostions, Ombrelongue… ou moi. » J’ai effectué une rapide reconnaissance du panorama. Le Hurleur avait raison. Un type se planquait derrière chaque buisson, derrière le moindre caillou, avec un fagot de tiges de bambou. Rares étaient ceux qui contribuaient à nourrir ce tir de barrage. Pour l’instant. Et que fabriquait Madame ? À mon retour, le Hurleur était allongé hors de vue et Narayan Singh accroupi. Aucun n’avait l’air pressé de bouger. « Je ne compte pas m’attarder ici bien longtemps, Singh. À ta place, je songerais sérieusement à un moyen de rendre sa lucidité à un allié qui a perdu toute emprise sur la réalité. Ou bien à me trouver des amis plus soucieux de mon bien-être. » J’ai dressé mes oreilles astrales en même temps que je me retournais lentement, mettant également ma vision spectrale à contribution. Plusieurs centaines de nos hommes s’étaient désormais infiltrés dans Belvédère, et ni le Hurleur ni Ombrelongue n’avaient l’air de s’en apercevoir. Je me suis de nouveau demandé si le Vieux était au parfum. Il avait dû flairer quelque chose et je m’attendais à assister bientôt à sa réaction. « Tu as une suggestion ? » s’est enquis Narayan. Le Hurleur a refoulé un glapissement. « Peut-être. » De jolies lumières saturaient le ciel autour de moi. J’ai failli me laisser distraire. Mais j’ai réussi à me maintenir sur place et à continuer d’écouter. « Que veux-tu dire ? a demandé Narayan. — Ombrelongue est intelligent, mais ce n’est pas un aigle. À l’époque où les Maîtres d’Ombres ont dompté les ombres dont ils se sont servis pour établir leur empire et avant même qu’ils ne prennent conscience des ténèbres qu’ils libéraient, ils ont royalement merdé. Au lieu de fracturer provisoirement certains sceaux, ils les ont à jamais brisés. À trop vouloir se presser, on foire souvent son coup. Pour éviter que ça ne se gâte complètement, ils ont dû assigner à l’un d’eux la fonction de sentinelle permanente de la Porte d’Ombre. Ombrelongue s’est porté volontaire. Les autres ont dû penser que ça le mettrait hors circuit puisqu’il ne serait plus en mesure de se déplacer. Ils le savaient déjà dément. Mais il était plus roublard qu’ils ne le croyaient. Il a tissé un écheveau de sortilèges condamnant la Porte d’Ombre et interdisant à tous, sauf à lui, de la franchir. Son véritable nom fait partie intégrante de cette trame de charmes. C’est probablement le plus grand risque qu’il ait jamais pris, et il a dû le regretter dès qu’il a terminé de sceller cette porte, en prenant conscience du prix qu’il allait devoir payer en contrepartie de son pouvoir. Les ombres connaissent son nom. Chacune de celles à qui il permet de se faufiler à travers la Porte pour servir ses objectifs crève d’envie de le dévorer. Et ce prix qu’il doit payer, c’est une éternelle vigilance. Au premier faux pas, il meurt. » Le Hurleur a laissé échapper un glapissement empreint de douleur autant que de passion. Narayan Singh a saisi la nuance. « Quoi ? — Cette démarche était une pure stupidité. Tout cela pour le pouvoir… S’il meurt et si son nom s’efface, l’écheveau de sortilèges s’effilochera et la Porte d’Ombre s’ouvrira. Ce qui signerait la fin de ce monde. — Le savent-ils là-bas ? » a demandé Singh en désignant l’armée des assiégeants… dont certains éléments continuaient toujours d’escalader l’échafaudage à l’insu des occupants de Belvédère qui estimaient la tâche impossible. « Probablement pas. Encore que Madame a déjà dû parvenir à cette conclusion. » Ricanement. Nous le savions désormais. Narayan y a réfléchi quelques instants puis déclaré : « Si c’est exact, tu ne peux plus quitter Belvédère, à mon humble avis. Je crains fort que, sans ton aide, la Compagnie noire ne finisse par triompher. Quoi qu’il puisse croire. Auquel cas tu courras à ta perte, où que tu te caches. » Percevant toute la logique que contenait l’observation de Singh, le Hurleur a émis un glapissement furieux, désespéré. « Il n’a peut-être pas les compétences d’un chef, mais nous ne sommes pas en mesure de lui arracher les commandes. — Ça ne servirait à rien, tu ne crois pas ? Nous sommes désormais les otages de sa stratégie. Laquelle dépend entièrement de l’achèvement de la forteresse. » Projet qui semblait ne jamais devoir se concrétiser. Si les soldats de Madame continuaient de s’infiltrer à ce rythme dans Belvédère, l’étique garnison d’Ombrelongue serait vite débordée. « Le général aura peut-être une idée », poursuivit Narayan. Les deux camps savaient Mogaba en vie, à la tête des partisans. Je n’avais pas réussi à le localiser. Je n’avais pas connu plus de succès avec Gobelin. Fumée était certes un instrument des plus pratiques, mais encore fallait-il disposer de quelques points de référence avant de s’atteler à la tâche. Ou bien avoir l’éternité devant soi, de façon à pouvoir se permettre de minuscules sauts de puce dans le temps, d’avant en arrière et vice versa, et surprendre en flagrant délit, se livrant à leurs petits micmacs, les drilles qui tâchaient de ne pas se faire repérer. « Il faudrait déjà le retrouver. » Bonne chance, les copains ! « Nous en avons les moyens, a assuré Narayan. Les yeux de la Fille de la Nuit voient très loin. Et tu as entièrement raison de dire que nous devons réagir. » Le Hurleur n’en a pas disconvenu. J’abondais dans leur sens. Les soldats tagliens continuaient de se hisser au faîte de la muraille. La plupart étaient stupéfaits d’y parvenir. Une fois là-haut, peu d’entre eux avaient un objectif précis. Je me suis de nouveau demandé si le Vieux était au courant. J’ai entrepris de m’éloigner, convaincu qu’il était temps de rendre compte. La Fille de la Nuit est apparue au sommet du mur et s’est mise à trottiner vers Singh et le Hurleur aussi vite que le lui permettaient ses petites jambes. Les boules de feu scarifiaient la muraille de Belvédère. Leur grêle semblait répondre à un motif précis, mais je ne parvenais pas à le discerner. Les soldats gravissaient toujours l’échafaudage, de plus en plus nombreux. L’enfant a piaillé quelque chose aux deux hommes. Le Hurleur lui a répondu par un glapissement. La nouvelle s’était répandue. 45 J’ai titubé hors du fourgon et je suis tombé à genoux au bout de deux pas. « Wouah, mec ! a fait Qu’un-Œil. Qu’est-ce qui te prend ? — Je suis peut-être resté trop longtemps là-haut. Faiblard. » J’avais faim et soif. Je lui ai piqué sa flotte. Elle avait été édulcorée mais contenait également des additifs nocifs. Il était en train de concocter une mixture qui se révélerait sans doute alcoolique au final. « Où est le Vieux ? — J’en sais rien. Mais j’ai vu Thai Dei. » Façon de me conseiller la prudence. J’ai opté pour une autre langue. « Madame ne plaisante pas, là-bas. Elle fait escalader les échafaudages par ses troufions. Ils sont arrivés au sommet. Une foule d’entre eux se sont déjà immiscés à l’intérieur. Les autres viennent à peine de s’en rendre compte. Et quelques hommes du prince ont investi les ruines de Kiaulune. Ils progressent en tapinois pour essayer de venir en renfort à Madame, mais ils ont été repoussés. Des types sont déjà planqués là-bas. De la bande à Mogaba. Ça se bagarre. » J’avais survolé les décombres en rentrant et assisté au combat avec stupéfaction. La présence de combattants dans les ruines méritait qu’on y réfléchisse. Il y avait peu de temps, elles n’étaient encore occupées que par une poignée de rescapés totalement infoutus d’assister Ombrelongue dans son colossal projet de construction. Mogaba avait dû y infiltrer de petits groupes. « Je crois que Toubib s’est absenté avec une des patrouilles qui recherchent Mogaba. Que lui veux-tu ? — Je ne le crois pas au courant. J’ai l’impression que Madame a agi de son propre chef. » Ce qui était parfait lorsqu’elle était encore responsable de la frontière, mais plus maintenant, alors qu’elle commandait un bon quart de l’armée. « Je n’ai aucune idée de ses plans, mais je parierais ma chemise qu’il ne tient pas à ce qu’on lui coupe l’herbe sous le pied. » Qu’un-Œil a grogné. Il a reluqué Thai Dei et mère Gota, qui se trouvait encore à une distance respectueuse de douze mètres mais se rapprochait, ployant sous le poids d’un énorme chargement de petit bois. On pouvait au moins lui accorder cela. Elle faisait sa part du boulot. Jojo, le garde du corps de Qu’un-Œil, n’était nulle part en vue, ce qui restait dans la norme. Ils faisaient la paire. « Je vais monter dans le fourgon pour avoir le fin mot de l’histoire, a déclaré Qu’un-Œil. Tâche de reprendre des forces. » Il s’est exécuté en fronçant les sourcils et a jeté un ultime regard inquiet derrière lui avant de disparaître à l’intérieur. J’ai aidé mère Gota à trimbaler son fagot. Thai Dei nous a donné un coup de main. On l’a eu trié, brisé menu et rangé au sec en quelques minutes. Mère Gota m’a même remercié de lui avoir prêté main-forte. Par moments, elle était parfaitement capable de se montrer polie envers un étranger, même s’il avait manqué de discernement dans le choix de ses beaux-parents. Ces moments-là étaient rarissimes. Ils semblaient n’intervenir que lorsqu’elle se sentait particulièrement en forme. De mon côté, je me suis efforcé de rester courtois. En fait, depuis que j’étais informé du mauvais tour qu’ils nous avaient joué, à Sarie et moi, j’espérais même que mes façons n’éveillaient pas leurs soupçons. J’ai souri intérieurement en songeant à Roupille. Puis je me suis fait du mouron pour le môme. Je n’avais pas le droit de lui imposer le fardeau d’une aussi lourde mission. Je me suis mis à tourner comme un lion en cage en me demandant si je ne devais pas me confesser à Qu’un-Œil ou au Vieux. Qu’un-Œil est redescendu du fourgon. Il avait l’air d’avoir vu un fantôme. Ou quelque chose d’aussi inattendu et déplaisant. Je suis allé à sa rencontre. « Quoi de neuf ? — J’en sais rien. Pas eu le temps de le découvrir. » Il soupirait plus qu’il n’articulait. « Raconte. — J’ai trouvé Toubib. — Très bien. Où est-il, alors ? Et quel est le problème ? — Il est sorti parler à la gardienne des corbeaux. — À Volesprit ? Il est sorti voir Volesprit ? — Je ne l’ai pas filé. J’ignore quels sont ses projets. Mais c’est à ça qu’il s’emploie effectivement. Ce qu’il fait. — Il avait encore l’air d’un captif ? » Je n’ai pas attendu la réponse. Je me suis vautré à toute blinde dans le fourgon. Quel crétin je faisais ! J’avais oublié de lui demander où se trouvait Toubib ! De sorte que j’ai dû remonter en arrière dans le temps pour le filer depuis le moment où il quittait ses quartiers jusqu’à celui de sa rencontre avec la foldingue. Il n’était pas exactement sorti pour la retrouver. Je l’ai découvert en conduisant Fumée si près que j’entendais les corbeaux jumeaux de Toubib croasser des indications pour sa gouverne. Ce n’est qu’après l’avoir filoché à travers les broussailles jusqu’au ravin de leur rendez-vous, rocailleux, enneigé et quasiment invisible tant il était dissimulé sous des pins en surplomb, que j’ai commencé à avoir des problèmes. Je ne me suis pas suffisamment approché pour entendre ce qu’ils se disaient. Pousser Fumée assez loin pour m’assurer que le Vieux avait effectivement rancart avec Volesprit touchait déjà au prodige. Les corbeaux fourmillaient dans le secteur et ils sentaient ma présence. Ils sont devenus si agités que Volesprit est sortie de la ravine pour voir de quoi il retournait. J’ai déguerpi. Je me suis demandé si le capitaine soupçonnerait quoi que ce soit. Je suis rentré. Qu’un-Œil m’avait obligeamment préparé du thé brûlant avec du pain frais fourni par une boulangerie militaire qui venait de s’installer à proximité. « Tu t’es assez approché pour les entendre ? lui ai-je demandé. — Pas moyen d’obliger ce petit foireux à la frôler. Il est aux trois quarts mort, mais il est encore péteux à cent vingt-cinq pour cent. — Je ne m’en ressens pas pour l’instant. Ça devra attendre. Entre-temps… » Entre-temps, il se passait un tas de choses à Belvédère. Des lumières clignotantes illuminaient toute la région. Un nuage noir nimbé de feu s’est élevé du sol, bouillonnant, et s’est bientôt désintégré sous la dent du vent. Des cors ont claironné et des tambours ragé. Des milliers de boules de feu écorchaient la muraille de la forteresse. « Entre-temps, tu devrais peut-être aller jeter un coup d’œil là-bas pour pouvoir éclairer le Vieux sur tout ce qu’il devra savoir en s’y rendant. Ce qui ne manquera pas de se produire quand il prendra conscience de ce qui s’y passe. » Pas idiot, le conseil ! Si Toubib devait prendre des décisions, il aurait besoin de toutes les informations accessibles. « Tâche de tenir ma famille attentionnée à l’écart, tu veux bien ? » Je n’ai pu interdire à l’amertume de se glisser dans ma voix. Qu’un-Œil l’a perçue mais n’a pas posé de question. J’ai englouti une dernière bouchée de pain chaud, je me suis installé, emparé de Fumée, et nous avons décollé. Le processus m’était devenu si familier que j’aurais pu m’y livrer en dormant. C’est à peine si je devais songer à notre destination. Sauf lorsqu’il s’agissait de celles qu’il rechignait à visiter. Belvédère évoquait le fameux cliché de la fourmilière retournée. Les gens couraient dans tous les sens. Nul ne donnait l’impression de savoir où il allait. Tous ou presque n’avaient qu’un seul but : s’éloigner de l’endroit d’où ils étaient partis. De temps à autre, des Tagliens se retrouvaient nez à nez avec des hommes du Maître d’Ombres, et la terreur suivait alors son cours inéluctable. Certains des envahisseurs avaient assez de sens commun pour se cantonner au sommet de la muraille et se servir de leurs tiges de bambou pour pourrir la vie des citadins. Un lieutenant s’égosillait à s’en faire exploser la tête pour annoncer à ses hommes restés au-dehors, au pied des murailles, qu’il avait besoin de rabe de bambous et tout de suite ! Ses tireurs embusqués prenaient leur pied à mitrailler la ville. Les défenseurs de Belvédère n’osaient même pas pointer le museau. Quelques-uns de nos gars avaient acculé Narayan Singh et la Fille de la Nuit dans une tour qu’ils criblaient d’un déluge de boules de feu. L’édifice ne tenait encore debout que parce qu’il était protégé par des dizaines de sortilèges anti-projectiles. C’était une des planques préférées d’Ombrelongue. Le Hurleur était en déroute. Les Tagliens le cernaient de près et l’arrosaient si copieusement de boules de feu que le petit sorcier n’avait pas le temps de riposter. Il courait en poussant des hurlements ininterrompus. Nos hommes investissaient la forteresse, de plus en plus nombreux, tous chargés de fagots de bambous. Ça ne pouvait pas être aussi facile ! Quand même ! Où était passé Ombrelongue ? Il ne s’en mêlait pas. Le Maître d’Ombres, claquemuré dans sa plus haute tour, fixait le Sud et le plateau de pierre grise, apparemment inconscient de l’enfer qui s’était déchaîné. Comment cet homme pouvait-il à ce point s’absorber dans ses pensées ? Non, pas absorbé. Il ignorait tout. Tout autour de Belvédère, les échafaudages s’embrasaient. L’incendie était féroce. Les flammes dévoraient tout ce qui était consumable en quelques secondes. Des grappes de gens trouvaient la mort dans leur chute. Un peu plus tôt, les hommes de Madame avaient déroulé des échelles de corde à lames de bois, visiblement conçues dans le seul dessein d’escalader les murailles de Belvédère : elles étaient assez longues pour toucher le sol et, tous les quatre mètres environ, présentaient un châssis de bois destiné à les écarter suffisamment du mur pour faciliter la grimpette aux troufions. Cela, Ombrelongue ne pouvait le voir depuis son poste d’observation. Un bon moment se passerait encore avant qu’il comprenne que sa crise ne lui avait pas rapporté grand-chose. Il était désormais piégé dans sa tour, privé de tout espoir d’achever un jour sa forteresse puisqu’il ne pouvait se procurer qu’à l’extérieur les matériaux de construction des échafaudages. Quoi que Madame eût encore accompli, elle avait au moins obtenu ce résultat. Elle lui avait confisqué la seule arme qui lui aurait permis de remporter une victoire incontestable. Plus question de lâcher un raz-de-marée d’ombres pour balayer ses ennemis de la surface de la planète, puisque lui-même ne pourrait plus se protéger des ténèbres. Les soldats de Madame continuaient d’affluer lentement, désormais persuadés qu’ils s’acheminaient vers la victoire, sans autre résistance que celle de la gravité. Certains de leurs camarades tenaient déjà le sommet de la muraille nord sur les deux cents mètres séparant deux tours couronnées de cristal. Celles-ci étaient noircies et encrassées de suie : le pilonnage de boules de feu avait tué le cristal. À mon plus grand étonnement, les équipes postées par Madame à l’extérieur continuaient de bombarder la forteresse de leurs tiges de bambou. Je renonçais à comprendre. Madame avait déclenché ce souk sans autre sommation, plus sournoise encore que le Vieux lorsqu’il ménageait ses surprises. Allaient-ils tous deux se mettre à jouer à ce petit jeu ? De fait, Madame avait dû y jouer tout du long. Je n’y avais pas prêté attention parce qu’elle n’avait jamais vraiment occupé le haut de l’affiche. Les hommes du prince étaient toujours embourbés à Kiaulune, aux prises avec la meute imprévue de partisans. Mais il leur faisait à présent esquiver les escarmouches. À ce qu’il semblait, des palanquées d’autres soldats allaient escalader les échelles de corde derrière ceux de Madame. À l’intérieur de Belvédère, les combats étaient plus féroces que je ne l’aurais imaginé. Tous les hommes de la garnison étaient des vétérans qui suivaient Ombrelongue depuis très longtemps. Peut-être ne l’aimaient-ils pas, mais ils étaient dévoués, résolus et convaincus que la Compagnie noire ne leur témoignerait aucune pitié. Ils se battaient en conséquence. En terrain connu, qui plus est, et peu familier à leurs ennemis. Avec l’assistance de quelques poignées de ces petits vieillards basanés qui se font appeler les Tresse-Ombres skrinsa. Des ombres rôdaient dans la forteresse. Les Tresse-Ombres savaient où elles se cachaient et comment les lancer, vibrionnantes, contre les envahisseurs. Les tiges de bambou étaient certes d’un grand secours. Mais elles ne suffisaient pas à sauver tout le monde. L’intérieur de la forteresse n’était que couloirs tortueux et pièces obscures, et il était pratiquement impossible de savoir si une ombre rôdait dans les parages avant qu’elle n’attaquât. J’avais bien sûr les moyens de localiser les petits vieux, mais pas de prévenir quiconque de leur position pour qu’on les élimine. Plus les soldats s’enfonçaient profondément dans les entrailles de la forteresse, plus la situation s’aggravait. Ombrelongue ne faisait pas grand-chose. Il avait joué ce premier coup puis plus rien. Et le Hurleur… Qu’était-il advenu de lui ? Il avait échappé aux soldats lancés à ses trousses et les contournait en catimini pour essayer de rejoindre le Maître d’Ombres. Ombrelongue, pour sa part, était de nouveau en proie à l’un de ses accès de rage. Un costaud, ce coup-ci : à tel point qu’il s’était effondré, ruait des quatre fers, déchirait ses vêtements, perdait son masque et manquait de peu avaler sa langue. Son visage et le plancher étaient trempés de postillons. Comment ce type avait-il pu survivre assez longtemps pour devenir l’un des plus puissants sorciers de ce monde alors qu’il piquait de telles crises dès que la tension était trop forte ? Mais, là encore, je ne pouvais prévenir personne qu’il était à terre, réduit à l’impuissance, et qu’on ne pouvait choisir meilleur moment pour lui shooter dans le crâne. Les sortilèges de protection abritant la tour où Singh et la Fille de la Nuit avaient trouvé refuge étaient particulièrement puissants. Les Tagliens qui s’efforçaient d’arriver jusqu’à eux savaient néanmoins à qui ils avaient affaire. Et ils étaient dévoués corps et âme à leur commandant. Ainsi qu’à l’énorme récompense qu’elle avait offerte pour la tête de Narayan. Madame avait déclaré que Singh vaudrait son poids de rubis s’il était pris vivant. Elle n’avait rien offert pour sa fille. Le ciel s’est brutalement obscurci. Je n’avais jamais vu autant de corbeaux. À croire que le soleil allait disparaître. 46 Je me suis rué à la recherche de Toubib et de Volesprit. Fumée était tellement dans le gaz que j’ai réussi à m’approcher de la sœur détraquée de Madame. Elle trépignait de rage, parlait à son bonnet, lançait les questions et les réponses avec des voix différentes, maudissait Madame de témoigner d’autant d’initiative, injuriait ses corbeaux parce qu’ils ne faisaient pas assez vite à son gré l’aller-retour jusqu’au champ de bataille pour lui rapporter des informations. « Ce n’est pas le moment ! tempêtait-elle. Il n’y a pas encore eu de conjonction ! Ça ne doit pas se passer maintenant ! » J’ai mis les voiles en quête de Toubib dès que Fumée a commencé à se raidir pour s’éloigner d’elle. Nous avons piqué vers le ciel, terrifiant les corbeaux au passage et traçant à travers leur essaim un sillage parfaitement distinct. J’espérais juste que Volesprit serait trop distraite pour le percevoir. À certaines occasions, elle avait paru se rendre compte de ma présence. Mais le plus souvent lorsque je me déplaçais dans le temps. J’ai aisément repéré Toubib. Il se dirigeait au grand galop vers le camp, traînant derrière lui une véritable queue de comète de corbeaux. Son étalon semblait voler. Je suis monté encore plus haut pour vérifier si de nouveaux rebondissements ne méritaient pas d’être consignés. Fumée avait l’air d’apprécier de survoler le monde à hauteur d’aigle. Nous sommes montés plus haut que jamais, jusqu’à ce que l’altitude m’interdît de distinguer ces détails triviaux que sont bêtes et hommes, et que seuls les plus imposants édifices fussent visibles sur le fond neigeux. Les Dandha Presh scintillaient au nord comme une rangée de crocs. À l’ouest, un amoncellement de nuages noirs promettait un temps plus rigoureux encore pour les jours à venir. Au sud, la plaine de pierre grise miroitait, comme parsemée de monnaies récemment frappées, avant de se fondre au loin dans un néant de grisaille ; à la périphérie de mon champ de vision, néanmoins, une chose gigantesque se dressait dans cette grisaille. Toute la face nord de Belvédère semblait en feu. J’ai plongé dans cette direction et constaté qu’Ombrelongue et le Hurleur avaient réussi à joindre leurs forces et à lancer une contre-attaque sur les soldats qui tenaient le faîte de la muraille. Puis Madame avait volé au secours de ses gens. Tous ceux qui pouvaient actionner une tige de bambou s’en donnaient à cœur joie, souvent sans rien viser de précis. Au milieu de toutes les autres lumières chatoyaient des draperies lumineuses rappelant les aurores boréales que nous avions déjà aperçues, une éternité plus tôt, à l’époque où la Compagnie œuvrait dans les Tumulus. Aucune n’était plus grande qu’un dessus de table. Elles tourbillonnaient comme une nuée de moucherons. L’air vibrait d’un son évoquant l’acier aiguisé qui se meut avec rapidité. Les chatoiements lacéraient toute chose, sauf les pierres les mieux protégées par les sortilèges d’Ombrelongue. Madame se tenait à l’orée des baraquements de fortune érigés naguère pour héberger les réfugiés du séisme. Sa bande habituelle d’adorateurs l’entourait, prête à repousser toute attaque physique. Elle faisait le nécessaire pour projeter ces lames de lumière tous azimuts, contraindre ainsi les défenseurs de la ville à rester à couvert et tenir le Hurleur et Ombrelongue trop occupés pour les empêcher de nuire, à elle et ses soldats. Les lames lumineuses ne donnaient pas l’impression d’obéir directement à Madame, mais de tournoyer autour d’un point central qu’elle contrôlait effectivement… la plupart du temps. Une tour s’est effondrée dans la forteresse. Une colonne de poussière aux vives irisations s’est élevée dans le ciel, aussitôt emportée par un vent d’ouest apportant la tempête. La façade de la citadelle, naguère d’une blancheur ivoirine, n’était plus qu’un immonde semis de macules. Les femmes de ménage allaient devoir se décarcasser. Le Vieux, infime point noir qui progressait à toute allure, avait pratiquement rejoint son état-major. Je savais qu’il voudrait me voir en premier. J’ai renoncé au grand cirque à contrecœur et regagné mon corps. « Que diable se passe-t-il ? » m’a demandé Qu’un-Œil quand je me suis laissé tomber du fourgon. Le spectacle avait dû l’impressionner car il était sérieux comme un pape. Il m’avait préparé de quoi manger et boire. « Toubib ne va plus tarder. Je vous raconterai ça à tous les deux. » Comme répondant à un signal convenu, le Vieux est apparu au sommet de la plus proche élévation et s’est précipité à notre rencontre. Son cheval galopait encore lorsqu’il a démonté. Il a poussé un grognement quand ses bottes ont touché terre. « Raconte. » Il avait compris que nous l’attendions. Je lui ai dit tout ce que je savais. Y compris qu’il fricotait avec la sœur de sa femme lorsque la merde s’était mise à pleuvoir. Pendant que je parlais, il n’a pas cessé une seconde de fixer Belvédère par-dessus mon épaule. Son visage restait de marbre. Figé. Je lui ai fait remarquer que la Dame n’avait ni abusé de son autorité ni contrevenu aux ordres. Il a tourné vers moi un regard glacial. Je l’ai soutenu sans difficulté. Quelques rencontres fugaces avec Kina peuvent faire des merveilles, s’agissant d’émousser les craintes anodines de ce monde. « Tu as une idée derrière la tête, Murgen ? — Quand on refuse de dire aux gens ce qui passe, il ne faut pas s’étonner de les voir foncer bille en tête pour abattre le boulot. » J’ai bien cru que la fumée allait lui sortir des oreilles. Un bâtard pelé et efflanqué est passé devant nous à toute allure et a planté ses crocs, en fin de course, dans un corbeau effaré. Il a réussi à lui choper une aile. Tous les corbeaux du monde lui sont tombés dessus avant qu’il ait pu profiter de son repas. « Une vraie parabole, a fait remarquer Qu’un-Œil. Observez ! Un chien noir. Des corbeaux noirs. La lutte éternelle. — Un philosophe noir, a grommelé Toubib. — Une Compagnie noire. — Allons tailler une bavette avec mon estimable maîtresse. Où est-elle, Murgen ? » Je le lui ai dit. « Allons-y. » Mais il a dû faire halte pour prendre son armure d’Endeuilleur, me laissant ainsi le temps d’emprunter sa jument grise à Thai Dei pour le devancer d’une courte tête. Il s’est rembruni mais n’a rien dit en me rattrapant. Thai Dei avait insisté pour nous accompagner, bien qu’il dût à présent trottiner derrière nous. Il s’est fait distancer. Moi aussi, d’ailleurs. Si d’aventure Madame et le Vieux s’étaient engagés dans un concours de coups de boule, il avait déjà pris fin à mon arrivée. Peut-être pouvais-je demander à Fumée de me ramener en arrière pour assister à leur rencontre. Toujours est-il qu’ils soupesaient à présent du regard la grande muraille blanche et devisaient du meilleur moyen d’exploiter la situation. « Je crains que nos réserves de bambous ne soient presque épuisées, faisait observer Madame. Ombrelongue lancera certainement des ombres contre nous, au moins une fois. » Elle s’exprimait en taglien. Peu lui importait qu’on l’entendît. Et les oreilles ne manquaient pas alentour. Dont celles de Lame, de Saule Cygne et des généraux nars Ochiba et Sindawe. Aucun de ces hommes n’avait mon entière confiance. Les corbeaux pullulaient aussi, comme d’habitude. Ils étaient en train de transformer les décombres de Kiaulune en une nursery de premier ordre. On devait bien y bouffer, car le gel préservait les cadavres des sujets du Maître d’Ombres. Tout le monde ou presque leur balançait des caillasses. Ils étaient devenus des maîtres de l’esquive. La résignation finirait par prendre le dessus, j’imagine, et nous ne jouirions plus bientôt d’une certaine intimité que lorsque Madame tisserait un des sortilèges qu’elle avait conçus pour effrayer les volatiles. Une onde de stupeur affolée a soudain parcouru les essaims d’oiseaux qui tournoyaient au-dessus de nous. Nul autre que moi n’y a prêté attention. Mais il faut dire que j’étais sur le qui-vive, m’attendant plus ou moins à ce que Qu’un-Œil nous observât. Si un autre s’en apercevait… On ne peut rien faire en ce monde sans laisser une trace, un quelconque indice. Et si jamais l’autre partie sait quel genre de trace chercher… Le sommet d’une tour de cristal essuyait tant de boules de feu qu’il s’est mis à tinter. D’abord un fredonnement sourd, qui s’est bientôt mué en une stridence furieuse. Le sommet de la tour a explosé dans un nuage de fumée, de poussière et d’éclats de verre tournoyants qui creusaient dans la neige et dans le sol, partout où ils s’abattaient, des trous fumants. L’explosion a fait sursauter tout le monde et a même réussi, l’espace d’une seconde, à distraire Madame. Ombrelongue a profité de ce bref instant d’inattention pour contre-attaquer. Les bottes d’un géant invisible haut de plus de trois cents mètres ont entrepris de piétiner et de faire basculer dans le vide les hommes postés sur les murailles et ceux qui s’efforçaient de les rejoindre. Au cours des quelques minutes nécessaires à Madame pour se remettre de sa surprise et réagir, toutes les échelles de cordes ont été arrachées des murailles, tandis que les groupes contrôlant le tronçon sécurisé étaient éparpillés. Nombre de soldats ont fait une chute mortelle. Madame a réussi à interrompre ce piétinement, mais tous ses efforts pour rétablir un lien jusqu’au sommet du mur par voie d’échelle de corde se sont soldés par un échec. Ombrelongue jouait son va-tout. Le Vieux est resté observer les événements jusqu’à la tombée de la nuit. Je lui ai tenu compagnie. Il ne s’est plus produit grand-chose. Nous sommes rentrés à pied. « C’était peut-être un bénéfice net, tout compte fait, a déclaré Toubib. — Nous avons encore des gens à l’intérieur. À condition de pouvoir les préserver. — On fera de notre mieux. » Les rouages de son cerveau s’activaient. Il s’était passé quelque chose que son scénario, quel qu’il fût, n’avait pas prévu, et il s’efforçait de l’y incorporer de façon positive, de sorte qu’il ne lui restait plus d’attention à accorder aux autres questions de détail : pourquoi je montais le cheval de Thai Dei, par exemple, alors que mon beauf devait arquer. Ce qui m’a rappelé de vérifier où en était Roupille. Ni le temps ni la guerre n’avaient tourné ici comme je l’escomptais, tant et si bien que sa propre existence pouvait fort bien avoir pris, elle aussi, une fâcheuse tournure. Le vent a spectaculairement gonflé durant notre trajet de retour. Des grêlons se sont abattus, prélude à la tempête. « J’ai le pressentiment que celle-ci s’annonce méchante. — Dommage qu’elle ne se soit pas levée ce matin, a grogné Toubib. On serait encore au chaud et à l’abri. — Au moins sera-t-elle la toute dernière grosse tempête de l’hiver. — À propos… où diable allons-nous trouver du grain ? » 47 La tempête s’est éternisée. J’ai failli me perdre à une ou deux reprises, le temps de me rendre de mon terrier au fourgon de Qu’un-Œil ou à la tente de Toubib. Le blizzard soufflait un air si glacial que nous avons dû transporter Fumée dans l’abri du Vieux pour l’empêcher de geler. Les soldats morflaient méchamment eux aussi, même si, le plus souvent, c’était d’avoir négligé de se trouver un abri adéquat. Les prisonniers les avaient pourtant prévenus : cet hiver serait plus rigoureux que tous ceux qu’ils avaient pu connaître. J’ai de nouveau eu le bonheur de faire gourbi avec mère Gota. Thai Dei avait insisté pour qu’on l’héberge à l’abri du froid et je devais me ramollir avec l’âge. J’avais accepté. Elle se conduisait de façon assez atypique pour Ky Gota. Gardant la plupart du temps ses réflexions pour elle. Se tenant à l’écart. Aidant Thai Dei à creuser la terre gelée et à la transporter dehors pour gagner de la place. S’efforçant de ne pas émettre de paroles désobligeantes quand j’écrivais. Et elle travaillait dur, encore que je n’eusse jamais rien eu à lui reprocher à ce sujet. Elle me rendait nerveux. Elle était quasiment humaine. Bien qu’elle ne fît aucun effort particulier pour se montrer affable ni amicale. Le capitaine, quant à lui, partageait jusqu’à nouvel ordre sa piaule avec Qu’un-Œil et Fumée. Il était encore moins heureux que moi. Et je ne l’étais pas, parce que je n’avais presque plus l’occasion de voyager avec Fumée. Lorsqu’il m’arrivait de tituber jusqu’à leur tente, ils ne me laissaient chevaucher le fantôme que le temps de vérifier un détail bien précis, presque toujours extrait d’une liste déjà dressée mais qu’ils prétendaient n’avoir pas eu le loisir de vérifier eux-mêmes. Toubib ne se livrait guère à cette activité, mais il ne permettait ni au blizzard ni à ses conséquences de lui interdire de se pencher sur d’autres préoccupations. Là-bas, à Belvédère, Ombrelongue et le Hurleur devaient eux aussi trouver le temps long. Et lorsqu’il n’était pas en compagnie de son allié le Hurleur, Ombrelongue s’entretenait avec Narayan en tête-à-tête. Singh semblait reprendre du poil de la bête depuis qu’il s’était fait un copain. La Fille de la Nuit se contentait d’ignorer tout le monde et vivait entièrement repliée sur elle-même. Les combats continuaient dans la forteresse. J’en venais presque à envier ceux de nos gars piégés à l’intérieur. Ils crevaient certes sans cesse de peur, mais au moins étaient-ils au chaud et mangeaient-ils à leur faim la plupart du temps. La neige se remettait à tomber à peu près tous les trois jours. Il soufflait continuellement un vent violent. J’ai commencé à me faire du souci pour le bois dont nous avions besoin pour survivre. La neige était si épaisse qu’on ne pouvait pratiquement pas sortir. Nul ne savait confectionner des raquettes. On ne trouvait d’ailleurs probablement, dans toute la Compagnie, que trois ou quatre vieux de la vieille sachant ce qu’étaient des raquettes. Il me semblait qu’Ombrelongue ne pouvait mieux choisir son moment pour nous envoyer quelques-unes de ses ombres, mais il n’a pas saisi l’occasion. Il n’était pas persuadé que le Hurleur pût affronter seul Madame, pas plus, à mon avis, qu’il ne tenait à lui tourner trop longtemps le dos. Mes cauchemars se sont intensifiés. Et diversifiés. Je me rendais dans la plaine de la mort et jusqu’aux cavernes de glace… Et je suis même allé dans le delta marécageux des Nyueng Bao pour essayer de voir Sahra, ainsi que dans les montagnes et les collines qui s’élevaient derrière nous, où j’ai pu entrapercevoir Gobelin et Mogaba, tapis dans leurs cachettes respectives et tuant le temps en attendant la fin de l’hiver. Tous ces rêves étaient effrayants de réalisme. Ceux où apparaissait Volesprit, dont la solitude et la misère prenaient des dimensions épiques, l’étaient encore davantage. La planque qu’elle avait choisie pour se terrer semblait attirer les éléments, à tel point que la neige s’amoncelait plus haut qu’elle. J’ai stoïquement enduré les deux premiers. La troisième nuit, ma présence en ces lieux m’a paru tellement réelle que j’ai tenté de remanier la réalité. Le rêve est resté inchangé, mais la place que j’y occupais s’est modifiée. Ce que j’ai éprouvé la nuit suivante s’est révélé pire encore. Au matin, après un petit-déj’ préparé par mère Gota et qui, au demeurant, n’était pas totalement immangeable, j’ai entrepris de patouiller dans la neige pour aller rendre visite au capitaine. « Besoin de prendre des distances ? m’a-t-il demandé. — Ils sont supportables. La vieille peau réussit même à préparer une graille acceptable. À condition de n’être pas trop difficile. — Qu’est-ce qui se passe ? Où est passée ton ombre ? — M’est avis qu’il n’avait pas envie de s’appuyer la gadoue. » C’était la toute première fois que je voyais Thai Dei rebrousser chemin. Cet hiver constituait sa première expérience de longue durée avec la poudre blanche. « On est tous dans le même cas. Aucune nouvelle du vieux ? — Par ce temps ? Tu veux rire ? » Il restait persuadé qu’oncle Doj préparait un mauvais coup. J’allais peut-être devoir rêver de lui. « Ce que je suis venu te dire, c’est que mes rêves deviennent de plus en plus étranges. » Je les lui ai expliqués. « C’est le fruit de ton imagination ou bien sors-tu vraiment ? — Ça me fait exactement le même effet qu’en sortant avec Fumée. Presque, du moins : j’ai l’impression de ne rien contrôler. Jusque-là. » Il a poussé un grognement. Il semblait songeur. Entrevoir des possibilités. J’en pressentais moi-même quelques-unes. « Je me suis dit que je pourrais peut-être effectuer un rapide circuit avec Fumée pour vérifier jusqu’à quel point mes rêves étaient conformes à la réalité. » Je n’avais aucun mal à l’accepter, dans la mesure où j’étais depuis un bon bout de temps victime de ces rêves sortant de l’ordinaire. « Vas-y. Sans perdre une seconde. — Y a pas de presse. La neige ne partira pas de sitôt. » Il a grogné derechef. Il tournait franchement à l’authentique vieux barbon. Ce vol avec Fumée ne m’a rien appris que je n’eusse déjà vu dans mes rêves. Je n’ai pas épié Volesprit. Fumée refusait toujours de s’en approcher. Mais je l’ai survolée à grande altitude et j’ai constaté qu’elle était effectivement bloquée dans une ravine secondaire où la neige était très épaisse. 48 Le temps a fini par changer. La neige a fondu. Nous sommes sortis de nos abris comme une meute de sangliers. Tout comme d’ailleurs le reste du monde. Mais la grande majorité songeait plus à reprendre des forces qu’à s’engager dans des combats acharnés. Ceux-ci se poursuivaient dans Belvédère, même si les soldats d’Ombrelongue se bornaient à contenir ceux de Madame. Ces types n’étaient pas pressés de se faire tuer maintenant qu’ils étaient coupés de leurs arrières. Ils avaient pris le contrôle d’un nombre assez important de magasins pour survivre un bon moment et se fiaient totalement à la Dame, certains qu’elle ferait tout son possible pour assurer leur relève. Elle s’y employait. J’ai recouru à Fumée pour épier ses projets. Elle s’était attendue à ce que tous les hommes qui pénétreraient dans Belvédère fussent coupés pendant un certain temps du restant de l’armée. Elle avait donc choisi des unités de choc et des officiers qu’elle estimait en mesure de supporter les rigueurs de la situation. La division du prince se battait encore dans les décombres de Kiaulune et les collines, au nord de notre camp, où Mogaba persistait à méchamment nous harceler. Celle de la Dame campait sur ses positions entre la ville et Belvédère. Une des divisions du capitaine s’était installée de l’autre côté, en travers de la route menant à la Porte d’Ombre. L’autre restait en réserve. Le printemps menaçait sérieusement à l’horizon. « Le Prahbrindrah Drah ne risque-t-il pas de se lasser d’avoir l’honneur d’engager tous les combats ? » ai-je demandé à Toubib. Il m’a décoché un regard stupéfait. « Serais-je si transparent ? — À quel propos ? » J’ai regardé autour de moi. Seul Thai Dei pouvait nous entendre. « Tu viens de… C’est peut-être parce que sa division est la moins compétente. — Et la moins fiable ? — L’armée essuiera encore de nombreuses pertes avant que nous n’arrivions au Khatovar, Murgen. Reprends-moi si je me trompe. Il me semble que la Compagnie ne s’en porterait pas plus mal si elles affectaient majoritairement les rangs des autres divisions. — Hein ? — Je me fie à ma vieille division. Nombre de ces hommes aimeraient s’enrôler dans la Compagnie. La plupart se battraient contre le prince si je le leur ordonnais. » Récemment, beaucoup de Tagliens avaient exprimé le vœu de s’engager dans la Compagnie. Selon moi, la plupart de ces candidatures étaient sincères. Les gars qui prêtent serment s’y tiennent toujours. Ils ne jurent pas fidélité à la légère. On prête toujours serment dans le plus grand secret. Et l’on demande instamment aux nouvelles recrues de garder pour elles cette nouvelle allégeance. Nul en dehors de la Compagnie n’a idée de notre effectif réel. Il nous arrive même d’administrer à certains membres le traitement « spécial champignon » lorsque d’aventure leur nom ressemble un tantinet à Madame. Le Vieux élève la paranoïa au rang d’un des beaux-arts. « Je peux le comprendre. Ce que je me demande, c’est pourquoi Madame devrait aussi essuyer les plâtres. » Lorsqu’on n’accablait pas le prince, on collait tout, d’ordinaire, sur le dos de Madame. Le haussement d’épaules de Toubib m’a laissé entendre qu’il n’en savait trop rien lui-même. « Parce que je ne tiens pas à ce qu’elle se retrouve dans une position où elle serait trop fortement induite en tentation, j’imagine. — Et la nouvelle division ? — Je ne lui demanderais jamais de se retourner contre le prince. Ils ne seront sans doute jamais disposés à prendre notre parti, serait-ce dans une mêlée civile. » Il m’a regardé droit dans les yeux. Cette campagne l’avait endurci, élevé à un niveau supérieur de rudesse. C’était un peu comme d’échanger un regard avec Kina. Je n’ai pas détourné les yeux. « Je livrerai comme promis », s’est expliqué Toubib. Nos employeurs ne tiendraient pas leurs promesses, voulait-il dire. La Radisha, en particulier, était bien décidée à nous entuber. Le prince était resté assez longtemps sur le terrain pour faire désormais partie de l’équipe. Nous n’avions jamais eu l’occasion d’exercer toute notre séduction sur sa sœur. « Je passe mon temps à regretter de n’être pas resté fermier, ai-je déclaré. — Tu as toujours des problèmes avec tes cauchemars ? — Toutes les nuits. Mais ça n’a rien à voir avec une attaque dirigée personnellement contre moi. Je finis toujours par m’en sortir et profiter de l’occasion pour reconnaître le terrain. Mais ça n’a rien d’agréable, tu peux me croire. » Kina – ou quelque chose ou quelqu’un tenant à se faire passer pour Kina – hantait sans cesse mes rêves. Mon intime conviction, c’était qu’il s’agissait bel et bien d’elle et non de Volesprit. Elle promettait toujours de me rendre Sahra. Si seulement elle pouvait remédier à cette puanteur ! « Elle essaie aussi de travailler Madame au corps ? — Probablement. » Presque certainement. « À moins que ce ne soit Madame qui la travaille au corps. — Hum. » Il n’écoutait plus. Concentrait toute son attention sur Belvédère. Des boules de feu avaient commencé de zébrer le ciel au-dessus de la citadelle. Plusieurs venaient également de fuser dans les ruines de Kiaulune. Les gens qu’y avait implantés Mogaba se montraient têtus comme des bourriques. Ce type était assurément capable de trouver de bons soldats et de les motiver. Le Prahbrindrah Drah avait entrepris de raser des secteurs entiers de la ville en ruine, immeuble après immeuble, en sauvegardant les éléments inflammables lorsqu’il le pouvait. Il faisait encore froid. La couche de neige était épaisse de quelque quinze centimètres, par-dessus quatre centimètres de neige fondue compacte. Le printemps, ça ? Combien de tempêtes allions-nous devoir encore endurer avant que le temps ne renonce à nous faire des surprises désagréables ? Les tourelles de cristal rescapées d’Ombrelongue me paraissaient bien douillettes. Je me suis demandé pourquoi il nous avait si peu harcelés ces derniers temps. J’ai inspecté des yeux la fumée qui montait de Kiaulune. J’espérais que le prince parviendrait à sauver quelques chouettes baraques, où nous autres V.I.P. pourrions nous installer confortablement dès qu’il aurait décimé les derniers partisans. Marre de vivre comme un blaireau ! « Qu’est-ce qui se passe là-bas ? m’a demandé Toubib en montrant Belvédère. — Rien n’a changé. Je ne comprends vraiment pas Ombrelongue. Pas même un minimum. C’est comme s’il était résolu à s’anéantir lui-même. Il traverse une sorte de métamorphose émotionnelle qui semble lui interdire toute initiative. Ça t’est arrivé, j’imagine. À moi aussi, je le sais. On sait ce qu’il faudrait faire, mais on ne peut tout bonnement plus réagir. Comme si ça n’en valait pas la peine. Le même genre de paralysie a frappé Fumée pendant deux semaines avant qu’il ne sombre dans le coma. » Toubib avait l’air pensif. « Et toi ? Tu penses prendre assez de repos ? Malgré tous ces cauchemars ? — Ils ne me dérangent plus », ai-je menti. Néanmoins, je n’avais pas besoin de sommeil. Mais bien plutôt d’un répit mental. De prendre quelques semaines de vacances quelque part avec mon épouse. « Où sont tes beaux-parents ? » L’éternelle question. Oncle Doj avait disparu. « Bonne question. Et, avant que tu ne me le demandes, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’ils boutiquent. Si c’est le cas. — La proximité de tous ces Nyueng Bao m’inquiète. — Il n’arrivera rien de grave, capitaine. Jamais. Ils ne restent avec nous que pour s’acquitter d’une dette d’honneur. — Comme tu le répètes sans arrêt, il fallait que tu sois là. — Ça t’aide assurément à comprendre. » Il a fixé la grande forteresse blanche en fronçant les sourcils. « Tu penses qu’on devrait laisser entrer des réfugiés ? — Hein ? — Histoire de charger Ombrelongue d’un fardeau supplémentaire. De nouvelles bouches à nourrir. — Lui ne les laisserait pas entrer. » J’étais sidéré qu’Ombrelongue se fût doté d’une garnison si réduite. Il n’y avait pas plus d’un millier de personnes dans Belvédère, dont les serviteurs, leurs familles et les réfugiés qui s’y étaient introduits avant l’effondrement des échafaudages. La forteresse ne pouvait en aucun cas se défendre contre de multiples attaques, du moins par aucun moyen mortel. Mais Ombrelongue n’avait nullement l’intention de recourir à des moyens mortels. Il se croyait en sécurité derrière d’innombrables et infaillibles sortilèges. Et s’imaginait qu’il le resterait aussi longtemps qu’il lui plairait. « Ce ne sera plus très long, à mon avis, Murgen. Non, ça ne durera plus très longtemps. » Des boules de feu volaient tout autour de nous. Le vent qui venait de se lever charriait déjà quelques-uns des cerfs-volants apportés de Taglios par les intendants. Par un vent pareil, ils pouvaient soulever une charge de douze kilos jusqu’au sommet du mur. Ce n’était pas dans ce dessein, prétendait Toubib, qu’il leur avait fait faire tout ce chemin. Sans toutefois se montrer plus explicite. « J’envie ta belle confiance, chef. Ouais. L’an prochain au Khatovar. » Au cours des dernières années, « l’an prochain au Khatovar » était devenu la devise, empreinte de sarcasme, des vieux de la vieille. La plupart se seraient volontiers éclipsés sans demander leur reste pour retourner dans le Nord. La tension permanente imposée par le service de Taglios ne réussissait qu’à Madame. En dépit de ses moments d’épuisement, elle ne semblait prospérer que lorsque la paranoïa galopante restait la seule façon sensée d’affronter la réalité. Toubib ne trouvait pas ça drôle. Il supportait assez mal que les visées qu’il nourrissait pour la Compagnie fussent objet de risée. La campagne avait gravement mis à mal son sens de l’humour. Ou, du moins, si elle ne l’avait pas totalement tué, l’avait plongé dans le même état comateux que Fumée. « Thai Dei ? Et si on allait faire un tour ? » Quand le Vieux était de cette humeur, on ne perdait rien à prendre ses distances. 49 Qu’un-Œil est censé me servir de remplaçant dans ma fonction d’annaliste, du moins jusqu’à ce que Roupille ait appris les ficelles du métier. Les rares fois où je lui ai confié le boulot (ou Toubib, du temps où il était l’annaliste), il a clairement démontré que nous avions désespérément besoin de Roupille. Le vieux croûton est la plupart du temps incapable de voir au-delà de l’instant présent. Mais, compte tenu de son âge avancé, je peux difficilement l’en blâmer. J’ai donc été très surpris qu’il prenne la peine de m’informer, longtemps après, qu’il avait assisté à un événement intéressant alors qu’il était parti en reconnaissance avec Fumée. Non, il n’avait rien couché par écrit et ne se souvenait pas de tous les détails, mais mieux vaut tard que jamais, n’est-ce pas ? Peut-être. Ce vieux Fumée n’est pas très solidement enraciné dans le présent. Nous sommes donc remontés dans le temps, lui et moi, quelques heures après que Narayan a rendu visite au Hurleur au sommet de la muraille et que la troupe de brutes insensibles de la Dame a interrompu leur petit entretien. Singh et la Fille de la Nuit avaient rejoint sains et saufs leurs quartiers. L’enfant ne parlait guère. De toute évidence, Narayan était désormais extrêmement mal à l’aise en sa compagnie, bien qu’elle fût un petit être chétif, même pour son âge. Elle l’a ignoré et s’est installée à une petite table de travail après avoir monté la mèche d’une lampe à huile. Ce qui m’a proprement époustouflé, c’est de la voir se livrer au travail que j’effectuais à peu près quotidiennement. Stupéfait, j’ai regardé sa menotte tracer lentement, laborieusement, des mots dans une langue que je n’ai pas reconnue et dont je me suis aperçu qu’elle ne savait pas la lire. Car, dès que j’ai pris conscience de ce qu’elle était en train de faire, je suis remonté à toute allure dans le passé pour en avoir le cœur net. Elle avait commencé d’écrire une semaine plus tôt. On était au beau milieu de la nuit. Narayan était resté debout assez tard, priant, apaisant son âme, s’efforçant d’atteindre l’état auquel était parvenue la Fille de la Nuit en effleurant la déesse. Il avait déjà essayé une bonne centaine de fois et venait à nouveau d’échouer. L’insuccès avait cessé de le ronger. Il s’était résigné. Il n’aspirait plus qu’à une chose : qu’on lui permît de comprendre. Il n’avait pas sombré dans ses rêves ténébreux que la Fille de la Nuit lui secouait l’épaule : « Réveille-toi, Narayan. Réveille-toi. » Il avait entrouvert une paupière. L’enfant ne s’était jamais montrée aussi animée depuis le jour où elle avait appris qu’elle était l’instrument de Kina, la main de la déesse en ce monde. Singh avait poussé un grognement. Il l’aurait volontiers chassée d’une tape en lui ordonnant de retourner se coucher sur sa paillasse, mais il restait entièrement dévoué à sa déesse et prêt à accomplir sa volonté. Celle de la Fille devait être regardée comme un prolongement de celle de la Mère, si difficile que cela rendît l’existence. « Oui ? Qu’y a-t-il ? » Il s’était frotté le visage en grognant. « Il me faut de quoi écrire. Plumes. Encre. Pinceaux. Blocs d’encre solide. Canifs. Tout le nécessaire, quoi que ça puisse exiger. Et une épaisse rame de feuilles vierges. Vite. — Mais tu ne sais ni lire ni écrire. Tu es trop petite. — Ma mère guidera ma main. Mais je dois me mettre tout de suite à l’ouvrage. Elle craint que nous ne restions pas très longtemps en sécurité ici. — Que comptes-tu faire ? s’était enquis Narayan, à présent totalement éveillé et complètement mystifié. — Elle veut que je fasse des copies des Livres des Morts. — Des copies ? Ils ont été perdus voilà des millénaires. Les prêtres de Kina eux-mêmes doutent qu’on puisse encore les retrouver. S’ils ont jamais existé. — Ils existent. Ailleurs. Je les ai vus. Ils existeront à nouveau. Elle me les dictera. » Narayan y avait réfléchi un instant. « Pourquoi ? — Les Livres doivent être réintroduits en ce monde pour nous aider à déclencher l’avènement de l’année des Crânes. Le premier est le plus important. J’ignore son titre. Mais, lorsque j’aurai terminé de l’écrire, je saurai le lire et je pourrai m’en servir pour invoquer les autres. Et je m’en servirai pour ouvrir la voie à ma mère. » Narayan avait dégluti. Il était illettré. Comme la plupart des Tagliens. À l’instar de nombreux analphabètes, il vouait aux érudits un respect mâtiné d’effroi. Il avait assisté à maintes sorcelleries depuis qu’il s’était associé à Ombrelongue, mais n’en considérait pas moins l’érudition comme la plus puissante de toutes. « C’est la Mère de toutes les nuits, avait-il marmotté. Nulle n’est plus grande qu’elle. — Je veux ce matériel, Narayan. » Ce n’était plus la gamine de quatre ans qui parlait. « Je le trouverai. » Au cours des quelques heures succédant au moment où ils avaient échappé aux soldats de Madame, alors que les combats perduraient encore non loin, l’enfant avait écrit, lentement, pendant que Narayan arpentait la pièce en frissonnant. Elle avait fini par relever les yeux pour le fixer de ce regard troublant. « Que s’est-il passé, Narayan ? » Elle semblait lire distinctement en lui. « Des événements qui dépassent ma compréhension. Le petit sorcier puant m’a convoqué au sommet de la muraille pour me montrer les têtes coupées de mes frères plantées sur des piques. Un cadeau de ta mère naturelle. » Il s’était gratté, guère enclin à poursuivre. La pire torture que nous pourrions lui infliger, à mon avis, ce serait un bain. « Je suis incapable de déterminer ce qui a pu inciter la déesse à laisser les plus dévots de ses fils tomber entre les mains de cette femme. Il ne reste pratiquement plus personne de notre peuple. » L’enfant a claqué des doigts. Singh a aussitôt bouclé son clapet. « C’est elle qui les a tués ? La femme qui a donné vie à cette chair ? — Apparemment. J’ai commis une grave erreur en ne m’assurant pas d’elle avant de te conduire à ta véritable mère. » L’enfant n’appelait jamais Madame sa mère. Et ne faisait jamais allusion à son père. « Je suis certaine que ma mère avait une excellente raison d’autoriser ce carnage, Narayan. Ordonne aux esclaves de dégager. Je vais la consulter. » En règle générale, plusieurs femmes de l’Ombre prenaient soin de l’enfant. Elle les traitait comme des meubles. Ce n’étaient même pas des esclaves, en fait. Singh a chassé les femmes sans quitter une seconde l’enfant des yeux. Ses doléances ne semblaient nullement la décontenancer. Puis il a refermé la porte sur la dernière servante. Celle-ci n’avait pas cherché à dissimuler le soulagement qu’elle éprouvait à être ainsi éloignée du petit monstre. Les gens de Belvédère n’aimaient pas la Fille de la Nuit. Narayan s’est assis sur ses talons. L’enfant était déjà en transe. Elle ne devait pas s’attarder très longuement où elle s’était rendue. Mais son teint devenait livide lorsqu’elle s’y trouvait et, à son retour, elle était encore plus perturbée qu’avant son départ. La pestilence de la mort a saturé le monde spectral en son absence. J’ai vomi. Kina n’est pas apparue. « Je n’y comprends rien, Narayan, a-t-elle dit à Singh. Elle affirme n’en être pas responsable. Elle n’a ni causé ni autorisé leur trépas. » L’enfant semblait citer de mémoire, même si, lorsqu’elle parlait, elle donnait l’impression d’être plus âgée. « Elle ignorait que cela s’était produit. » Leur foi traversait à présent une grave crise. « Quoi ? » Narayan était aussi stupéfait que terrifié. La terreur lui semblait une constante de l’existence, ces derniers temps. « Je lui ai posé la question, Narayan. Et elle n’était au courant de rien. C’est moi qui lui ai appris la nouvelle de leur mort. — Comment est-ce possible ? » On voyait distinctement les griffes glacées de la peur s’enfoncer plus profondément dans les tripes de Singh. Les ennemis des Félons pouvaient donc à présent les assassiner à l’insu de leur déesse ? En ce cas, de quelle protection jouissaient exactement les Enfants de Kina ? « À quelles cruelles puissances ces assassins du Nord commandent-ils ? a demandé l’enfant. Endeuilleur et Ôte-la-Vie seraient-ils plus que de simples images façonnées ? Se pourrait-il qu’il s’agît de véritables demi-dieux arpentant la terre sous l’apparence de simples mortels et assez puissants pour tisser des sortilèges d’illusion susceptibles d’aveugler ma mère ? » Le doute les rongeait, c’était flagrant. Si les rumels jaunes et rouges qui rôdaient dehors pouvaient être si aisément éliminés sans même que leur protectrice en fût avertie, qu’est-ce qui pourrait bien sauver de la mort un saint vivant, voire un messie Félon ? « En ce cas, nous avons tout intérêt à espérer que cette citadelle est aussi inexpugnable que veut le croire ce cinglé d’Ombrelongue, a affirmé Singh. Et qu’il saura exterminer tous les Tagliens qui s’y sont déjà infiltrés. — Je ne le crois pas au bout du rouleau, Narayan. Pas encore. » Mais elle s’est bien gardée d’expliquer ce qu’elle entendait par là. 50 Toi qui viendras après moi et liras ces annales après ma mort, tu auras sans doute peine à le croire, mais il m’arrive parfois de commettre des inepties. Comme le jour où j’ai décidé de me rendre à pied jusqu’au poste de commandement avancé de Madame, pour y assister aux combats de mes propres yeux plutôt que dans le douillet confort et la sécurité du monde spectral. Ou de mes rêves. J’ai plus ou moins compris que j’avais fait une connerie bien avant d’arriver. Je n’arrêtais pas de trébucher sur des cadavres formant le plus souvent une grosse bosse dans la neige et n’en émergeant que lentement. Les corbeaux allaient encore festoyer avant que le temps ne tourne : autre célébration de la décomposition. Et le temps tournait. Il pleuvait continuellement sinon à verse. La pluie faisait fondre la neige. En certains lieux, une brume presque aussi épaisse qu’un brouillard stagnait en suspension dans l’air. Je n’y voyais pas à cent pas. C’était pour moi une toute nouvelle expérience que d’arpenter une neige épaisse sous la pluie et au sein d’un brouillard dense. Un voyage tout de quiétude et de beauté, en fait. Mais je n’étais guère en mesure de les apprécier, tant je me sentais pitoyable. Thai Dei était encore plus malheureux que moi. Il fait toujours chaud dans le delta, même en hiver. Roupille, dans le Nord, devait profiter du printemps précoce qui baignait Taglios et ses environs. J’enviais et je détestais simultanément le gamin. J’aurais mieux fait d’y aller moi-même. Il avait livré mon message à Banh Do Trang. Lors de l’entrevue, j’étais une mouche sur un mur. Le vieil homme avait pris très calmement la lettre, sans réaction ni commentaire… sauf pour demander à Roupille d’attendre un moment, au cas où il y aurait une réponse. Mon message avait alors entrepris son long périple jusqu’au temple de Ghanghesha. Banh Do Trang l’y apportait en personne. Pendant ce temps, j’étais si loin que j’aurais aussi bien pu me trouver dans un autre monde. À me geler le cul. « Qu’est-ce qu’on fiche ici ? » ai-je brusquement demandé. Je ne sais pas trop pourquoi. Ça m’avait paru une bonne question sur le moment. Thai Dei l’a prise au pied de la lettre. Il ne pouvait s’en empêcher. Ce type manque totalement d’imagination. Il a haussé les épaules. Et continué d’avancer, sur le qui-vive, du moins autant que c’est humainement possible quand on s’efforce d’empêcher l’eau glacée de s’infiltrer par le col de sa chemise. Je n’ai jamais rencontré personne qui fût autant que lui capable de découper sa propre existence en tranches de vie distinctes s’excluant l’une l’autre. Et de consacrer à chacune de ces tranches toute l’attention qu’elle méritait. Il était aux aguets parce que j’avais décidé – crétin que je suis ! – de prendre un raccourci à travers les ruines de Kiaulune. Le Prahbrindrah Drah avait bien liquidé tous nos ennemis, pas vrai ? Peut-être. Mais alors qui donc étaient ces tireurs embusqués que nous avions déjà rencontrés à deux reprises, ces francs-tireurs qui opéraient à la fronde depuis les décombres de ce qui naguère, avant le séisme, avait été des immeubles ? Ma cuisse droite me cuisait encore là où un heureux ricochet l’avait frappée. Je n’étais pas pressé de me venger, mais bien plutôt de mettre les bouts. « Je ne me demande pas pourquoi nous nous gelons les couilles ici, ai-je déclaré. Mais pourquoi nous nous les gelons dans ce trou perdu alors que des cinglés qui n’ont pas assez de bon sens pour se rendre nous balancent des cailloux et que Toubib et Madame se persuadent que prendre une forteresse imprenable est un jeu d’enfant. — Tu n’as parfois aucune idée de ce que tu fais, n’est-ce pas ? s’est autorisé Thai Dei avant de recouvrer son contrôle et de réintégrer la peau de son personnage. Tu suis la voie de l’honneur, Murgen. Tu t’efforces de payer la dette de Sahra. Comme nous tous. Ma mère et moi te suivons parce que ta dette est la nôtre. » Sale pourri de lèche-bite ! Tu mens comme tu respires. « Bien sûr. Merci. Et tous nous en récolterons les fruits, n’est-ce pas ? Mais ce climat me pompe toute mon ardeur. Pas toi ? » Comme si la plupart des jeunes gens rêvaient de passer l’été à Kiaulune. « Ce brouillard est décourageant », a-t-il reconnu. Une flèche est passée entre nous en vacillant, expédiée par un zigue qui aurait dû s’abstenir de tirer sur une cible qu’il distinguait mal. « Ces petits fumiers sont têtus comme des mules, ai-je fait observer. Mogaba a dû les persuader que nous les mangerions tout crus. — Peut-être n’ont-ils pas eu la preuve du contraire. » J’ai ramassé la flèche. « Te voilà soudain bien loquace ! Tu ne vas pas me faire le coup de virer au philosophe, au moins ? » Thai Dei a haussé les épaules. Il était devenu beaucoup plus disert, dernièrement. Comme s’il s’efforçait de me rappeler qu’il me collait au cul comme mon ombre. Nous sommes entrés dans un secteur qui devait être une place avant le tremblement de terre. Le brouillard nous interdisait de distinguer le moindre repère. « Chiasse ! » était la seule position philosophique qui me vînt à l’esprit en l’occurrence. « Là ! » Thai Dei montrait une lueur sur notre gauche. J’ai distingué quelques bruits évoquant vaguement des jurons tagliens étouffés. Un peu comme si des troufions grommelaient en jouant au tonk, passe-temps adopté avec enthousiasme par les Méridionaux. Je me suis dirigé dans ce sens en pataugeant dans la gadoue. On s’y enfonçait à présent jusqu’aux chevilles, sauf là où elle était encore plus épaisse : où j’avais posé le pied, par exemple. J’ai continué d’avancer jusqu’à ce qu’elle m’arrive aux genoux. Ce faux pas a été un vrai coup de bol. Je me suis mis à blasphémer en taglien. Des soldats tout proches m’ont entendu et sont accourus à ma rescousse. Nous ayant entendus piétiner un peu plus tôt, ils s’apprêtaient à nous tendre une embuscade. Ils m’ont reconnu. Je ne les connaissais pas. C’étaient eux qui jouaient aux cartes, s’avéra-t-il. Ils avaient perdu leur gradé, leur sergent avait été égorgé et ils ne savaient plus à quels saints se vouer, de sorte qu’ils essayaient de se tenir au chaud et à l’écart. Une des lacunes de nos pelotons d’entraînement. Nous n’encouragions ni la réflexion ni l’initiative à l’échelon de la section. À aucun autre échelon, par le fait. « Je ne sais trop que vous conseiller, les gars, dans la mesure où j’ignore tout de votre situation. Essayez la voie hiérarchique. Trouvez votre commandant de compagnie. » Ils nous ont expliqué qu’on avait envoyé leur compagnie nettoyer la zone de ses francs-tireurs. Dans ce brouillard, les tireurs embusqués n’avaient aucun mal à distinguer leurs ennemis de leurs amis : tous les autres. Luxe dont les Tagliens ne jouissaient pas. Le reste de leur compagnie était dispersé un peu partout dans la brume. « Vous avez allumé ce feu délibérément ? — Non, monsieur. Quelques excités avaient utilisé leurs bambous. Après, on s’est contentés de l’entretenir. — Pourquoi n’avoir pas mis le feu aux immeubles pour rôtir les tireurs isolés ? — Les ordres. Tous ces immeubles sont en bon état. Le prince compte y établir son quartier général. — Je vois. » Je voyais même beaucoup plus loin que ne s’en rendaient compte ces Tagliens. Le Prahbrindrah Drah avait déjà un quartier général. Dans un secteur plus confortable, où les conditions d’existence étaient nettement préférables. « Personne ne m’en a parlé, ai-je fait. Laissez-moi vous dire une bonne chose : n’allez surtout pas vous faire tuer pour un tas de poutres et de cailloux. Si ces petits merdeux d’embusqués cherchent à vous dégommer, cramez-les. » Partout où l’on évoque la guérilla urbaine dans les annales, la même leçon s’en dégage. Encore amèrement étayée par ma propre expérience de Dejagore. Si vous vous souciez tant soit peu de la préservation des biens, les types de l’autre bord vous boufferont tout crus. Dans un combat, ne vous inquiétez que d’une chose : descendre le gars d’en face avant qu’il ne vous descende. Des projectiles continuaient de jaillir du brouillard. Ils ne causaient pas de bien gros dégâts mais nous laissaient entendre que les tireurs embusqués avaient une idée assez précise de notre position. Galvanisés par mes encouragements, les soldats du prince sont allés perpétrer tout de go un incendie volontaire. J’ai pouffé. « Je suis fier de moi, fier de moi, fier de moi… — Ce qui doit être fait doit être fait », a sentencieusement laissé tomber Thai Dei, se méprenant sur ma réaction. Nul besoin de lui préciser que je venais de couper l’herbe sous le pied aux mirifiques projets du Prahbrindrah Drah. « Tu chanteras un autre air quand on se gèlera le cul parce que ces crétins auront dévasté toute cette foutue ville. » Les ruines de Kiaulune étaient un riche filon de bois de chauffe, sans rien dire des pierres qui serviraient à renforcer les tranchées. Des immeubles ont commencé à s’embraser. La tête me tournait. Est-ce donc là l’effet que te fait le pouvoir ? Je suis resté dans les parages à diriger ces gus et d’autres encore qui ramenaient leur fraise, de plus en plus nombreux et privés de leurs chefs. Les tireurs embusqués mettaient une certaine insistance à ne pas se faire prendre. Les incendies se multipliaient. Le temps a viré au glacial en fin de journée. Il s’est mis à pleuvoir. La pluie s’est muée en neige fondue glaçante qui tapissait toute chose de cristaux. Le brouillard s’est dissipé. La visibilité s’améliorant, j’ai constaté que les incendies étaient beaucoup plus étendus que je ne l’avais cru. Qu’ils se répandaient, échappant à tout contrôle, et diffusaient à présent assez de chaleur pour transformer la neige fondue en pluie. La fumée n’a pas tardé à se substituer au brouillard. « On va bientôt devoir rapporter du bois de chauffe des montagnes », ai-je dit à Thai Dei. J’ai fait passer le mot de ne plus déclencher de nouveaux incendies. Autant pisser dans un violon ! Les troufions étaient tellement à cran qu’ils commençaient à se canarder entre eux avec leurs bambous. Mogaba se taperait sur les cuisses en l’apprenant. La nuit noire est enfin arrivée. Je m’étais beaucoup laissé distraire. Aucune envie de me retrouver piégé dans Kiaulune après la tombée de la nuit. Les flammes dansantes des incendies ajoutaient encore à ma nervosité. Le Maître d’Ombres ne pouvait mieux choisir son moment pour lâcher ses bestioles de compagnie ! « Tu as vu ça ? ai-je demandé. — Quoi ? » Thai Dei semblait sincèrement éberlué. « Je n’en jurerais pas. Mes yeux ne sont plus ce qu’ils étaient, pourtant… » Mais il n’était nullement nécessaire d’expliquer à Thai Dei que je croyais avoir vu oncle Doj, clignotant comme une ombre dans cette lumière trompeuse. Une silhouette évoquant un troll lui emboîtait le pas. Mère Gota. Intéressant. Vraiment très intéressant. « Allons faire un tour. » J’ai piqué dans la direction que venaient d’emprunter mes beaux-parents. Thai Dei m’a suivi. Évidemment. « Que sais-tu réellement d’oncle Doj, Thai Dei ? De ce qui le motive ? D’où il va ? » Il m’a répondu par un de ses sempiternels grognements neutres et tous usages. « Réponds-moi, bon sang ! Je suis de la famille. — Tu es de la Compagnie noire. — Foutrement exact. Alors ? » Nouveau grognement. « Je reconnais volontiers que je ne suis pas suffisamment basané, stupide, moche et court sur pattes pour faire un membre authentique de la race supérieure des Nyueng Bao De Duang, adorateurs des marais, mais j’ai néanmoins été pour Sarie un très bon époux. » J’ai réprimé l’envie impulsive de le projeter contre une ruine voisine et de le battre comme plâtre, à lui en faire chier des bulles, jusqu’à ce qu’il m’ait expliqué ce qu’ils avaient derrière la tête en me volant ma femme et en la faisant passer pour morte. Ces derniers temps, j’avais constaté que je ne pouvais m’empêcher de lui fourrer le nez dans sa propre merde en le confrontant au racisme des Nyueng Bao. « C’est un prêtre, a-t-il fini par m’avouer après s’être accordé un délai de réflexion considérable. — Oh ! Que voilà une grande surprise, mon frère ! Fais comme si je n’étais pas entièrement stupide. Pas complètement jengal ! » Terme qui, en nyueng bao, signifie à peu près « étranger au cerveau ramolli, congénitalement défectueux ». « C’est le dépositaire d’antiques traditions. Des anciennes façons et des vieilles coutumes. Nous étions jadis un peuple différent, venu d’une contrée différente. Aujourd’hui, nous vivons ici comme nous le pouvons, mais ceux qui préservent l’antique savoir, les techniques d’autrefois et les traditions du passé résident encore parmi nous. En ta qualité d’annaliste de la Compagnie, tu devrais être en mesure de comprendre cette mission. » Peut-être. Le cumul des précipitations avait engorgé les rues de gadoue liquide. Elle n’était encore épaisse que de quelques centimètres mais ne m’en rappelait pas moins les rues inondées d’une autre ville en d’autres temps. C’est un cauchemar, ai-je songé. Une torture que m’inflige sans doute Kina. L’odeur est bel et bien présente, mais cette ville n’est pas Dejagore. Nous n’allions pas manger des rats, des pigeons et des corbeaux, ici. Nul ne se complairait dans des rituels exigeant des sacrifices humains. J’ai observé le visage de Thai Dei. Il semblait, lui aussi, se souvenir de cette période. « Au moins, il y faisait plus chaud qu’ici, ai-je déclaré. — Je me le rappelle, mon frère. Je me souviens de tout. » Autrement dit, il se rappelait pourquoi tant d’hommes d’une nation aussi valeureuse que la leur avaient décidé de lier leur sort à celui de la Compagnie, et souvent dans une position quasiment servile. « Je veux que tu te souviennes toujours de cette époque, Thai Dei. Nous étions piégés en enfer, mais nous y avons survécu. J’ai beaucoup appris, là-bas. L’enfer ne me réserve plus aucune surprise et n’a plus de secret pour moi. » Un poil de critique voilée, plus une légère exposition à cette philosophie de base qui me permet de traverser tant de vicissitudes. J’avais connu l’enfer. J’y avais fait mon temps. Kina, cette noire déesse, ne pouvait me balancer pire que ce que j’avais vu de mes propres yeux. J’ai inspecté les parages, mais je n’ai plus aperçu oncle Doj. Si je l’avais bien vu. Nous sommes restés dans les rues, Thai Dei et moi, à nous répandre en encouragements tout en nous efforçant d’oublier nos vacances en enfer. Ce petit merdeux a obstinément refusé d’ajouter un mot de plus sur oncle Doj. 51 Toubib n’était pas heureux. « Ne me refais jamais un coup pareil, Murgen. Tu n’avais aucune raison de prendre d’aussi gros risques. — J’ai découvert que le prince prépare quelque chose. — Tu parles d’une aubaine à la mords-moi le nœud. On le savait déjà. C’était forcé. — Et j’ai aussi vu oncle Doj se faufiler dans les ruines. — Et alors ? — Tu t’es toujours inquiété de ce que boutiquaient mes beaux-parents. — Plus tant que ça. » Son ton m’a mis la puce à l’oreille : il détenait encore des informations qu’il refusait de partager. Ou voyait le problème sous un nouvel angle qu’il gardait sous le boisseau. « Que s’est-il passé ? — Nous avons franchi un palier. Et nul ne s’en est aperçu. Ce qui nous confère un putain d’avantage. — Et tu n’as pas l’intention de t’en ouvrir à moi ? — Pas un mot. Un petit oiseau pourrait nous entendre. — Pourquoi as-tu rendu visite à l’oiseleuse ? » J’avais pris le pli de lui poser la question exactement comme il avait pris celui de me questionner sur oncle Doj. Il n’était guère ravi. Il s’est bien gardé de me répondre. « Tu as un boulot à abattre. Deux, en fait. Si jamais je te perdais, il ne me resterait plus que Qu’un-Œil. » Il m’a jeté un regard dur. « Ce serait effectivement épouvantable ! » Il a saisi le sarcasme. « Quand Roupille sera-t-il prêt ? Je ne l’ai pas vu récemment. — Moi non plus. » Je ne mentais pas, d’accord ? « Je dressais les plans de l’intérieur de Belvédère. » Ce qui était effectivement le cas lorsque aucune autre requête n’exigeait que je lui consacre mon temps libre. Je ne m’étais guère échiné à filer ceux que j’étais censé espionner. « Sais-tu jusqu’à quelle profondeur ses fondations s’enfoncent dans le sol ? — Non. Et les corbeaux non plus. » Il se trompait probablement. Volesprit avait été captive dans les entrailles de Belvédère à une certaine époque. Mais c’était passé à l’as. Nos jours de parano étaient loin de s’achever. « Pigé. Je crois que je vais aller y faire un tour. » J’ai trouvé Qu’un-Œil assis devant le feu face à mère Gota. Ils ne se parlaient pas, mais les voir se tolérer mutuellement suffisait à m’inspirer une stupéfaction de dimension épique. Qu’est-ce que le petit sorcier pouvait bien essayer de lui fourguer sur Gobelin ? Il avait l’œil sournois, comme s’il méditait quelque franche vilenie. J’ai poursuivi mon chemin jusqu’à sa tanière. Mon pot de colle était assis à côté de sa môman. Elle lui avait servi une espèce d’ersatz de rata nyueng bao. Il mangeait en silence. Je me suis glissé dans le repaire de Qu’un-Œil, entre les couvertures effrangées. Ça schlinguait sévère là-dedans. Je voyais mal qui il croyait abuser. On ne pouvait se méprendre sur l’odeur : c’était celle, inimitable, du moût. Le produit aurait sans doute un goût aussi ignoble qu’était immonde la puanteur de cette mixture. Il y ajoutait tout ce qui était susceptible de fermenter. Fumée gisait sur un lit de camp. Qu’un-Œil avait demandé à Loftus et à ses frères de le confectionner. Le sorcier comateux jouissait du meilleur lit de toute la province. Je me suis installé sur la chaise voisine en me demandant s’il ne me serait pas possible de me débrouiller sans lui. J’essaierais plus tard, ai-je finalement décidé. Pour l’heure, la fiabilité primait. J’allais néanmoins devoir le sortir de cet égout. Dès que je pourrais le refiler en douce à Toubib. Qui en chierait des briques. J’ai commencé par me mettre en quête de Roupille. Je l’ai trouvé en train d’attendre Banh Do Trang dans sa maison de ville. J’ai suivi Trang dans le marais. Le vieil homme avait l’air perturbé. Pas moyen de savoir pourquoi. À ce stade de son périple, il se trouvait encore loin du temple où Sahra grossissait à vue d’œil. Une semaine à peine s’était écoulée depuis la dernière fois où je l’avais vue, et elle m’avait donné l’impression d’avoir spectaculairement gonflé. Je me suis rappelé les vannes que balançaient les adultes sur les femmes enceintes quand j’étais petit. Elles ne me paraissaient plus aussi drôles. Je tenais à me trouver sur place, même si ma présence n’apportait strictement rien. Des bébés naissent chaque jour sans l’aide de leur père et, partout où j’étais passé, on ne la réclamait guère. Pendant les accouchements, les femmes se tiennent les coudes et la présence d’un homme n’est pas souhaitée. J’ai de nouveau choisi un moment où Sahra était seule pour tenter de me matérialiser devant elle. La chance m’a encore souri. Mauvaise pioche ! Je n’ai réussi qu’à la terrifier davantage. « Tu connaîtras bientôt la vérité », ai-je essayé d’articuler, sans autre résultat que d’effrayer les hirondelles qui nichaient dans le chaume au-dessus de nos têtes. Je pouvais patienter. La partie était désormais entièrement entre mes mains. Oncle Doj et mère Gota ne se doutaient pas que je savais. Je suis allé épier la Radisha Drah. Au premier regard, j’ai compris qu’elle regrettait d’avoir envoyé Cordy Mather espionner les scélérats que nous sommes. Privée de son jouet, elle n’était plus qu’une vieille sorcière hargneuse. Les gens s’en apercevaient aussi. Mauvais, ça, avec tous ces prêtres cherchant sans cesse à fourrer leur grain de sel partout. J’allais devoir les tenir à l’œil : encore un surcroît de boulot. Et en parler avec Toubib, voir s’il ne pouvait pas tirer des plans sur la comète. Je n’ai pas vu grand-chose de bien intéressant à Taglios. La victoire de Charandaprash était désormais de notoriété publique. Gens de toute caste et confession, pauvres et riches, partisans ou ennemis de la Compagnie noire, tous semblaient tenir pour acquis que Belvédère suivrait. Sans encombre. Nulle part je n’ai rencontré la moindre crainte du Maître d’Ombres. À ce qu’il semblait, Taglios mettait le cap – peut-être un peu prématurément – vers une période de paix et la bonne vieille habitude du coup de poignard dans le dos. Je suis redescendu vers le sud sur les brisées de Cordy Mather. Il devait être franchement dégoûté. Il n’avait pas pris sa mission à cœur. Ses compagnons et lui n’avaient pas encore atteint Charandaprash. Je ne me suis pas donné le temps de pousser plus avant mes investigations, mais ils avaient l’air d’attendre qu’il se remît à faire beau. Et aucun n’était beaucoup plus avide que Mather d’aller se battre. Eux aussi étaient persuadés que la guerre était d’ores et déjà gagnée. À quoi bon se fourrer dans la gueule du loup là où on continuait de s’entre-tuer ? On risquait d’y prendre un mauvais coup ! Sans rien dire du froid, des conditions d’existence quasiment primitives, du manque de distractions et de l’absence totale de cuisine raffinée… Je suis repassé sur le versant glacé et sanglant des Dandha Presh et j’ai sillonné le secteur à la recherche de Mogaba, de Gobelin, de Volesprit et du forvalaka. Fumée ne parvenait pas à les localiser ou s’y refusait, bien qu’on pût facilement repérer Volesprit à la seule compacité du nuage de corbeaux. Elle n’avait pas bougé depuis sa rencontre avec le Vieux. Fumée n’était guère plus disposé qu’auparavant à s’approcher de la Porte d’Ombre. Bon sang ! La quasi-totalité de l’effectif que Toubib appelait sa vieille division était à présent cantonnée dans les ravines et sur les pentes rocheuses du terrain séparant Belvédère de la Porte d’Ombre, en travers de la route du Khatovar, au sud de la forteresse. Certains des crétins patentés postés près de la Porte d’Ombre tiraient sur tout ce qu’ils croyaient voir bouger de l’autre côté. Des boules de feu striaient constamment l’air glacé. Je me suis demandé si le Vieux était au courant. Et si c’était vraiment une bonne idée. Une seule boule de feu au tir mal ajusté pouvait provoquer l’effondrement de la Porte. Je suis retourné à Belvédère. Baguenauder dans les sombres corridors de la forteresse était toujours une aventure. Compte tenu de la trouille qu’inspiraient les ombres à Ombrelongue, on aurait pu se dire qu’il illuminerait l’intérieur de la citadelle a giomo. Il s’était sans doute rendu compte que c’était infaisable et se contentait de passer son temps dans sa chambre de cristal, environné d’une vive lumière lorsqu’il devait absolument se déplacer. Ce qu’il évitait au maximum. Le Hurleur, Narayan et la Fille de la Nuit avaient les coudées franches. Ils ne craignaient pas les recoins sombres ; ne croisaient jamais rien de terrifiant. L’enfant en était venue à mépriser les frayeurs d’Ombrelongue. Ni Narayan ni elle n’avaient été témoins de ce dont étaient capables les petits amis du Maître d’Ombres. Nous non plus, j’en ai peur. Madame avait fait édifier une fabrique destinée à recharger les tiges de bambou vides. Elle était persuadée que nous en aurions encore l’usage. Elle n’avait pas tort, je le crains. La pierre frissonne. L’éternité dévore en ricanant sa propre queue. Cette fête glacée est pratiquement achevée. La mon elle-même ne tient pas en place. Les murs saignent. Les ténèbres de la forteresse grise sont difficiles à percer, mais des gouttes de sang veineux, teint de pourpre cardinalice, ont commencé à suinter des fissures entre les pierres. La lumière qui monte de l’abysse les fait scintiller. De menues ombres se querellent alentour avec voracité. Un corbeau observe. La brume de l’abysse menace d’envahir la forteresse. La moitié du trône incliné en est recouverte. Le trône bascule à présent dangereusement. La silhouette assise dessus donne l’impression qu’elle pourrait glisser dans la brume si elle n’était pas clouée au trône. Celui-ci ripe encore d’un millionième de millimètre. Un grognement s’échappe de la silhouette torturée. Ses yeux aveugles papillonnent. Un corbeau croasse. Il n’y a pas de silence. La pierre est brisée. Là où s’ouvre la moindre fissure, la vie prendra racine. Et la lumière trouvera le moyen de s’infiltrer.