CHAPITRE PREMIER L'homme traqué L’HOMME courait de toutes ses forces, le cœur battant à la cadence d'une mitrailleuse. Il haletait, comprimait de la main son flanc gauche qu'un point de côté transperçait d'une douleur aiguë. A cent mètres en 7 arrière, s'élevait le ronflement rageur d'une voiture qui démarrait. Les phares s'allumèrent, trouant la nuit. Affolé, l'homme s'arrêta une seconde, chercha désespérément une issue pour échapper à ses poursuivants. A gauche comme à droite, l'étroite rue était bordée par des longs murs de fabriques ou d'entrepôts. La voiture s'approchait à toute allure en mugissant. Elle monta sur le trottoir pour écraser le fugitif. A la dernière seconde, il eut le réflexe de se blottir contre une porte cochère. Le véhicule le frôla, puis redescendit sur la chaussée et stoppa dans un gémissement de freins. Deux silhouettes en sortirent précipitamment et accoururent. « Ils vont m’abattre !... Je suis perdu! » balbutia l'homme qui se plaquait contre la porte comme pour passer à travers. Soudain, il la sentit céder, s'effacer derrière son dos : elle n'était pas verrouillée. Il entra, repoussa le battant et chercha à tâtons le verrou, dans l'obscurité. Il n'eut pas le temps de le trouver; les pas des poursuivants se rapprochaient... Abandonnant la porte, il traversa précipitamment une cour sombre, avisa une série de fenêtres s'inscrivant dans un long bâtiment. D'un coup de poing, il fit éclater un carreau, passa la main par l'ouverture, tourna l'espagnolette, ouvrit et se glissa dans le local. Il referma et put reprendre haleine. Il disposait de quelques instants de répit pour se dissimuler ou pour trouver un moyen d'échapper aux hommes lancés à ses trousses. Il regarda autour de lui. Il se trouvait dans une sorte de remise encombrée de boîtes en carton ondulé. Ses yeux s'habituèrent à la pénombre, et il put distinguer une marque imprimée sur chaque boîte : Manufacture framboisienne de mirlitons. Un hochement de tête et un grognement marquèrent sa satisfaction. La manufacture, célèbre à Framboisy, comportait plusieurs bâtiments de vastes dimensions bordant la rue Petipois. Il suffisait donc de traverser les locaux et d'ouvrir une fenêtre donnant sur la rue pour pouvoir s'échapper. Mettant rapidement ce plan à exécution, l'homme quitta la remise, pénétra dans un local plus vaste. Un atelier servant à l'habillage des poupées. Les réverbères de la rue Petipois, que l'on apercevait à travers des vitres dépolies, jetaient une lueur suffisante pour que l'on pût distinguer des alignements de gitanes, d'Alsaciennes ou de danseuses en tutu. Sur un long établi, une armée de majorettes semblait faire l'exercice. Des Chinoises voisinaient avec des Martiniquaises dans des boîtes à couvercles transparents, et des Ecossaises gonflaient 10 leurs joues pour souffler dans des cornemuses silencieuses. L'homme se figea soudain, tendit l'oreille. Le grincement d'une porte qui s'ouvre lui indiqua que ses adversaires venaient de découvrir le carreau cassé et suivaient le même chemin que lui. Ils allaient être là dans une minute! L'inconnu sortit de sa poche un petit objet métallique et s'avança vers une poupée vêtue de soie jaune, dont le visage se cachait derrière un masque noir : une poupée représentant Fantômette, la justicière. Il la prit, tira sur la tête, qui s'articulait au tronc, grâce à un ressort. Un trou apparut à l'endroit où le cou s'insérait, dans lequel l'homme glissa l'objet. Puis il remit la poupée en place, ouvrit une des fenêtres et sauta dans la rue Petipois. Quand les deux poursuivants, quelques minutes plus tard, sortirent de 11 la manufacture en empruntant le même chemin, ils ne virent au-dehors qu'une voie déserte, où les réverbères brûlaient pour le seul bénéfice d'un chat gris qui bâillait en contemplant le clair de lune. 12 CHAPITRE II Ficelle fonde un journal « MESDEMOISELLES, prenez vos cahiers de français. Je vais vous dicter le sujet de la rédaction. » 13 Debout sur l'estrade, Mlle Bigoudi attendit qu'ait cessé le remue-ménage provoqué par la mise en place des cahiers. Lorsque l'ensemble de la classe, plume en main, se trouva prêt à faire couler l'encre sur le papier, l'institutrice annonça : « Vous avez fait une promenade en ville. Décrivez ce que vous avez vu, les personnes que vous avez rencontrées, les événements qui se sont produits. » Un murmure de déception parcourut la classe qui ne trouvait rien dé particulièrement attrayant au sujet. La grande Ficelle fit une horrible grimace et enfouit sa tête entre ses mains en soupirant : « Oh! là, là! Je commence à en avoir par-dessus la perruque, de ces sujets à la noix de coco! Vous avez visité un musée..., dites ce que voua y avez vu. Vous avez traversé un jardin..., décrivez-le. J'aimerais mieux qu'on me donne comme sujet le mariage de la princesse Saperlipopette. J'ai tout vu à la 14 télé... Il y avait un carrosse doré sur tranche, remorqué par des chevaux qui portaient des pompons en guise de chapeau... Et des valets habillés à la mode d'un siècle dont je ne sais plus le numéro, tellement il est vieux!... Et la princesse avait une traîne tellement longue qu'elle commençait à un bout et ne finissait qu'à l'autre extrémité! » A la droite de la grande Ficelle, une grosse fille aux joues rebondies noircissait fébrilement son cahier. C'était Boulotte, l'insatiable gourmande. Elle écrivait : « En me promenant en ville, je me suis arrêtée devant une charcuterie. Quelle belle boutique! A travers les carreaux, je voyais des rillettes, des galantines truffées, des jambonneaux, du salami, du saucisson! Puis j'ai vu une épicerie. Ah! quel beau magasin! Plein de boîtes de sardines ou de petits pois. Et le chocolat! et les biscuits! et les pains d'épice!... » 15 Boulotte décrivit ensuite une confiserie, une crémerie et une pâtisserie. Elle achevait la description d'une boucherie, lorsque Mlle Bigoudi frappa dans ses mains pour indiquer l'arrêt de l'épreuve et le début de la récréation. La grande Ficelle poussa une clameur indignée : « Je n'ai pas fini! J'ai à peine eu le temps d'écrire deux lignes! » Mlle Bigoudi l'interrompit : « Je regrette, mais le temps est le même pour tout le monde. Posez votre plume. Je vous ai observée et j'ai constaté que vous n'aviez cessé de rêver. Sans doute pensiez-vous à toute autre chose qu'à votre travail... » Ficelle se garda bien d'avouer qu'elle avait reconstitué dans son esprit le mariage de la princesse Saperlipopette. Elle sortit dans la cour rejoindre Boulotte qui mordait énergiquement dans un immense sandwich 16 au pâté de campagne. A côté d'elle, une brunette aux yeux noirs et vifs se mirait dans une petite glace de poche. Ficelle l'interpella : « Alors, Françoise, ça a marché? » Françoise fit un geste affirmatif. « Bien sûr. Le sujet était facile. 17 — Oh, pour toi, c'est toujours facile! Moi, j'ai eu un mal épouvantable pour gribouiller deux lignes trois quarts. La petite mère Bigoudi nous donne toujours des sujets tartes! — Tu trouves? — Oui, alors! Décrire une promenade qu'on a faite, il n'y a rien de plus tarte! — Moi, dit Boulotte rêveusement, j'aime bien les tartes; surtout quand elles sont à la framboise... » Ficelle pointa • subitement un index sur son front et s'écria : « Attendez! il me .vient une idée suréminente! Au lieu de rédactionner des t grosses bêtises... — De rédiger, coupa Françoise. — Si tu veux. Au lieu de gribouiller des histoires de promenade à la gomme, je vais fonder un journal. Un grand quotidien très suréminent. — Où as-tu trouvé ce mot? demanda Françoise. 18 — Je l'ai inventé. — Ah? Très bien, continue. Alors, ce journal? — Je vais en faire plusieurs numéros. Pendant huit jours, par exemple. Et quand j'en aurai un gros paquet, je les montrerai à Mlle Bigoudi. Elle se rendra bien compte que ses sujets sont horribles et pas beaux et beaucoup moins suréminents que mes articles de journal! Vous comprenez. Alors, elle sera honteuse et confuse comme le corbeau. Et elle nous donnera des sujets prodigieusement passionnants, comme le mariage de la princesse Saperlipopette, par exemple. Ce sera mirifique! Vous ne trouvez pas? » Boulotte approuva chaudement et demanda si elle pourrait participer à la rédaction du journal. « Bien sûr! Je te réserve une page entière, si tu veux. — Bon. Alors, je ferai la rubrique culinaire. J'ai plein de recettes dans ma tête et mon estomac. » 19 Sollicitée d'entrer dans l'équipe rédactionnelle, Françoise eut un geste évasif. « J'ai assez à faire avec mes devoirs et mes leçons. Enfin, je ne veux pas te refuser. Je te donnerai un article ou deux. — Merci! Il faut maintenant que je trouve des nouvelles stupéfiantes pour les étaler en première page... Je serais contente, 20 si je pouvais trouver un gros mystère à éclaircir. — Moi, j'en connais un! » fit une voix. Ficelle se retourna. Une élève s'était approchée, qui semblait avoir entendu la fin de la conversation. C'était Annie Barbemolle, la fille du directeur de la manufacture où se fabriquaient les mirlitons. Ses cheveux coupés en frange sur son front la faisaient ressembler à Jeanne d'Arc. Elle tira un grand mouchoir à carreaux rouges, se moucha bruyamment et répéta : « Je connais un gros mystère — Dis vite! » s'écria Ficelle. Annie entraîna ses amies dans un angle de la cour, s'assura qu'aucune oreille indiscrète n'était à proximité et dit quelque chose à voix basse. Comme l'air était rempli par les criaillements suraigus qui accompagnent toute récréation, on ne perçut que quelques syllabes indistinctes : « stère... reau... assé... acture... itons... 21 — Comment? hurla Ficelle. Parle plus fort, on n'entend rien du tout! — Je ne peux pas parler plus fort, je suis enrhumée! » Annie mit ses mains en porte-voix et répéta l'énoncé du problème : « C'est le mystère du carreau cassé dans la manufacture de mirlitons. » Ficelle hocha la tête d'un air déçu. « Peuh ! Un carreau cassé, ça ne casse rien ! Tout le monde sait ce que c'est. Moi, chaque fois que je joue au ballon et qu'il y à une fenêtre dans les parages, crac! — Oui, mais il a été brisé cette nuit, et pas par un ballon. — Ah! Cette nuit? » La chose commençait à devenir intéressante. Annie regarda encore une fois autour d'elle, puis elle éternua et fit une autre révélation : « Et il y a du sang! 22 — Oh! » La chose devenait de plus en plus intéressante! Ficelle ouvrit en grand yeux et oreilles. Elle pressa Annie de questions : « Du sang? Où ça? Dis vite! A quel endroit? Est-ce qu'il y a un mort? » Annie fit signe que non. « Il n'y en a pas, sans quoi on l'aurait trouvé. Mais quelqu'un a brisé un carreau et s'est coupé avec le verre. » Ficelle frappa du poing droit sur le plat de sa main gauche : « Formidable! Je vais écrire là-dessus un papier retentissant! — Un papier? demanda Boulotte qui croquait le restant de son sandwich. — Oui, c'est comme ça que les journalistes appellent un article. Ils écrivent des papiers. Après la classe, j'irai faire une grande enquête dans la manufacture. Dis, Annie, tu crois qu'on nous permettra d’entrer? 23 — Oh! sûrement. Depuis que tu as capturé le bandit qui voulait mettre le feu à la manufacture, papa te considère. comme une fille très bien! » Ficelle eut un sourire épanoui : « Je vais résoudre le mystère du carreau cassé! Ce sera la première enquête de mon journal. Le tirage en sera fabuleux! — Combien d'exemplaires? demanda Françoise avec un sourire. . — Au moins un! Les lecteurs se l'arracheront! Tout le monde voudra lire mon enquête suréminente! — J'admire déjà ton talent et ta modestie. Mais comment vas-tu appeler le journal? L'Echo de Framboisy? Le Petit Framboisien? — Oh! non. J'ai déjà trouvé un titre merveilleux. Je l'appellerai Le Suréminent !» 24 CHAPITRE III Les deux forains « PROCÉDONS par ordre, dit gravement Ficelle en tirant de son cartable un cahier de géographie. Je vais noter les faits méthodiquement, relever les indices et interroger les témoins. » 25 Les quatre amies étaient réunies au rez-de-chaussée de la manufacture, dans la remise où se trouvait la fenêtre brisée. Des morceaux de verre jonchaient le sol. La grande Ficelle en ramassa un, l'examina longuement comme un entomologiste qui compte les membres d'un mille-pattes, et déclara d'un ton docte : « Ce morceau provient certainement du carreau cassé.... — J'admire la justesse de ta déduction! » dit Françoise, en se retenant pour ne pas éclater de rire. Ravie du compliment, la naïve Ficelle poursuivit ses investigations. La découverte qui suivit fut éblouissante : « En brisant ce carreau, l'homme s'est coupé. Voilà pourquoi il y a eu quelques gouttes de sang sur le verre. » Annie haussa les épaules : « Je te l'ai déjà dit, tout à l'heure. — Bien sûr. Mais je voulais m'en assurer par moi-même. Un bon détective ne peut pas croire du premier coup tout ce qu'on lui raconte. Il doit d'abord 26 procéder à des vérifications. C'est pourquoi je procède à des vérifications. » Elle prononça cette dernière phrase en pointant un index vers le plafond, comme Mlle Bigoudi lorsqu'elle démontre qu'un triangle équilatéral possède trois côtés égaux. Ayant dit, Ficelle se mit à quatre pattes pour examiner le plancher. Au bout d'un moment, elle poussa un cri de joie. « Voyez! Voyez ce que j'ai trouvé! Il y a une goutte de sang près de cette porte! Le criminel à dû passer par là pour sortir de la remise. Annie, qu'y a-t-il derrière cette porte? — L'atelier d'habillage des poupées. — Des poupées? Oh! on peut voir? — Bien sûr. Venez toutes. » Elles passèrent dans l'atelier. Aussitôt, ce fut une riche symphonie de cris d'admiration. Ficelle poussa des exclamations enthousiastes et oublia son 27 enquête pour se précipiter vers les Alsaciennes, regarder les bergères sous le nez ou toucher les bottes blanches des majorettes « pour voir en quoi c'était fait. » Une dizaine d'ouvrières travaillaient dans l'atelier, taillant la feutrine, cousant manches et cols, plissant les jupes en satinette, fixant au moyen de punaises dorées le foulard d'une Martiniquaise ou le grand chapeau d'une héroïne du Far West. L'allégresse des jeunes visiteuses fut portée à son comble lorsque Annie tendit le bras pour montrer une poupée masquée, jaune, rouge et noire qui se tenait debout, souriante, sur une montagne de boîtes en carton. « Regardez! une Fantômette. — Comme elle est belle! s'écria Ficelle, et ressemblante! — Oui, approuva Boulotte, elle a de bonnes joues rondes, comme moi. 28 — Pas vrai! Elle est mince et souple comme moi. Tu ne trouves pas, Annie? » Le regard d'Annie allait de la poupée à ses camarades. Elle observa : « Moi, je trouve qu'elle est un peu dans le genre de Françoise... » - Les comparaisons furent interrompues par l'entrée de M. Barbemolle, le père d'Annie, un gros homme à l'œil vif. Ses moustaches en guidon de bicyclette lui donnaient l'aspect d'une gravure de 1900. Il était accompagne par deux hommes vêtus de chandails aux dessins bariolés. L'un n'avait pas plus de cheveux que la lune. L'autre, au contraire, les portait en rideau devant le nez, ce qui ne favorisait sans doute guère sa vision. Le directeur fit un petit salut amical aux filles et se tourna vers les visiteurs pour leur vanter les mérites de ses fabrications. 29 « Voyez, messieurs, vous avez l'embarras du choix... Vous trouverez certainement ici ce que vous cherchez. C'est pour une loterie?» L'homme au crâne chauve approuva : « Nous avons une loterie foraine. Jusqu'à présent, nous donnions des kilos de sucre comme lots. Mais il me semble que des poupées seraient plus intéressantes. 30 — Bien sûr! Vous avez tout à fait raison. Cela ferait un bel effet. Tenez, regardez ces princesses orientales... Magnifiques, n'est-ce pas? Et là, des danseuses russes. Elles ont beaucoup de succès, en ce moment... A moins que vous ne préfériez ces petites marchandes de violettes? » Les deux hommes regardaient à droite et à gauche, examinaient les innombrables modèles avec hésitation. Le long-chevelu fourragea dans sa tignasse et dit : « Je suis indécis... Il y à une telle variété là-dedans, qu'on s'y perd... Ah! si, en voilà une qui me plaît! » II désignait la Fantômette. M. Barbemolle sourit. « Je vois que vous avez bon goût, cher monsieur. C'est une de nos plus belles pièces. Elles se vendent d'ailleurs comme des petits pains, nos Fantômettes. Nous en avons encore livré quelques-unes ce matin-même, et je 31 crois bien qu'il ne reste plus que celle-ci.» Le crâne chauve fit un signe d'assentiment : « Moi aussi, je la trouve bien. Nous allons vous en commander quelques douzaines. Combien coûtent-elles? — Je vais vous faire voir nos tarifs... — Pourriez-vous nous confier celle-ci? Je voudrais voir un peu l'effet qu'elle fait dans notre baraque. :— Bien sûr. Tenez, prenez-la. Vous serez content de cet article, croyez-moi. C'est très à la mode en ce moment. » Pendant que s'échangeaient ces propos, les quatre filles s'étaient mises un peu à l'écart pour ne pas gêner les visiteurs. Ficelle fit remarquer à voix basse : « Vous avez vu? Ils ont l'air de s'intéresser à la Fantômette. Je voudrais bien en avoir une comme ça! 32 — C'est facile, dit Françoise, il te suffira d'aller à la fête foraine, de jouer à la loterie, et si ton numéro sort, tu en gagneras une. — Oh! bonne idée. Je la mettrai sur mon étagère-bibliothèque, à côté du baromètre japonais. Tu l'as déjà vu, ce baromètre? — Non. — C'est une petite pagode à deux portes. Quand il fait beau, on voit une Japonaise qui va se promener avec une ombrelle. Et quand il va pleuvoir, une petite bonne femme bleue sort avec un parapluie. C'est d'un goût exquis!... D'ailleurs, je n'ai dans ma chambre que des objets d'un goût exquis. » M. Barbemolle accompagna les deux forains jusqu'à la sortie en les assurant qu'ils venaient de faire la meilleure affaire de leur vie. Puis il revint dans l'atelier où Ficelle venait de reprendre 33 ses investigations. Elle expliqua : « Monsieur, je viens de faire une découverte extraordinaire! Le cambrioleur qui a cassé le carreau a traversé cet atelier et s'est sauvé par cette fenêtre qui s'ouvre sur la rue Petipois. Il y a une goutte-de sang sur le rebord de la fenêtre. » M. Barbemolle eut un léger sourire. « Je veux bien te croire, mais pourquoi parler d'un cambrioleur? Rien n'a bougé, rien n'a été volé. Aucune trace d'effraction. Notre homme s'est contenté de traverser la manufacture-Je me demande bien pourquoi, d'ailleurs! - D'après mes déductions personnelles... » La grande Ficelle n'eut pas le temps d'exposer le résultat de ses déductions. Un homme fit irruption dans l'atelier en bredouillant : 34 « La poupée! Où est la poupée? » 35 « La poupée! Où est la poupée? » II avait la tête et la main gauche enveloppées dans des bandages, comme s'il venait d'être victime d'un accident. Il se précipita vers l'endroit où se trouvait précédemment, la poupée et cria : « Là! elle était là!... Ils sont venus la chercher, n'est-ce pas ?... Deux hommes..., l'un avec le crâne rasé et l'autre avec les cheveux sur le nez? Ils sont venus? — Les deux marchands forains ? Oui », dit M. Barbemolle, assez surpris par cette intrusion soudaine. L'homme s'effondra sur un tabouret en portant une main à son front. Il gémit : « Mon Dieu! Trop tard!... Je suis arrivé trop tard! » 36 CHAPITRE IV Révélations L’atelier, le travail s'était interrompu. Les ouvrières avaient abandonné aiguilles et ciseaux pour former un cercle autour de l'accidenté. Les quatre jeunes visiteuses regardaient aussi avec curiosité cet homme qui paraissait abattu par un malheur 37 encore inconnu. Pourquoi était-il arrivé trop tard? M. Barbemolle l'interrogea. « Voyons, mon cher monsieur» remettez-vous! Et dites-moi ce qui se passe... Vous connaissez les deux messieurs qui sont venus tout à l'heure? — Si je les connais? Hélas, oui! Je ne les connais que trop! Ce sont deux misérables espions, deux assassins! » II y eut un mouvement général de recul, accompagné d'un « Oh! » de peur rétrospective. Des assassins étaient venus librement dans l'usine! « C'est affreux! s'écria Ficelle, je sens que je vais m'évanouiller! — Evanouir », rectifia Françoise. Mais Ficelle avait tellement envie d'entendre la suite qu'elle se garda bien de perdre le sentiment. L'homme précisa : « Ce ne sont pas des forains, mai§ des hommes politiques qui appartiennent 38 au gouvernement de Vésanie. Ils se font appeler Crânuf et Cheveluf; toutefois, je ne crois pas que ce soit là leur Vrai nom. — Que venaient-ils faire ici exactement? demanda M. Barbemolle. Ils ont prétendu qu'ils voulaient commander des poupées pour une- baraque foraine. — Mensonges! Tout ce qui les intéressait, c'était la Fantômette. — Pourquoi? — Parce qu'elle renferme un objet auquel ils tiennent énormément. — Quel est cet objet? — Un tube d'aluminium qui contient des cristaux blancs. — Ah! Et ces cristaux, c'est?... — De l'arsenic. » Un nouveau mouvement d'effroi se produisit dans le personnel féminin. Plus calme, le directeur réfléchissait en lissant sa moustache. Il demanda : 39 « Comment donc savez-vous que la Fantômette contient un tube d'arsenic? — Parce que c'est moi qui l'y ai mis. — Vous dites? — Je suis venu ici, cette nuit, en brisant un carreau. Je me suis même coupé la main. Vous voyez mon panseraient? — Comment! C'était vous! — Oui. Mais je crois qu'il vaut 40 mieux tout vous expliquer depuis le commencement. » II tira de sa poche un mouchoir, s'essuya le visage et murmura : « Vous n'auriez pas quelque chose à boire? — Oui, certainement! dit M. Barbemolle. Un bon coup de cognac va vous remettre d'aplomb. » ' Ficelle chuchota à l'oreille de Françoise : « Tu te rends compte? Il se passe ici des événements suréminents! Je sens que je vais écrire un papier inouï! Avec un titre tellement grand que je n'aurai pas la place de le faire tenir sur la première page! » Après avoir bu un verre d'alcool qui parut lui faire du bien, l'homme expliqua : « Je m'appelle Joachim Nouba. Je suis le secrétaire particulier du président de la république de Vésanie. Il y 41 a quelques semaines, une erreur dans la transmission de certaines lettres m'a fait découvrir un complot. Crânuf et Cheveluf allaient mettre de l'arsenic dans les aliments du président. Bien entendu, je l'ai aussitôt prévenu, mais il n'a pas voulu me croire. Il s'est écrié : « Un complot? Allons donc! « Crânuf et Cheveluf sont deux ministres qui me servent fidèlement « depuis dix ans! Mon cher Nouba, « vous me racontez des balivernes! » — Alors, qu'avez-vous fait ? demanda M. Barbemolle. — J'ai décidé de veiller moi-même à la sécurité du président. J'ai surveillé Crânuf et Cheveluf sans qu'ils puissent s'en douter. Je les ai filés jusqu'ici, à Framboisy, où un chimiste leur a procuré de l'arsenic. J'ai réussi à m'emparer du tube, mais ils m'ont surpris et poursuivi. — C'est alors que vous êtes venu 42 vous réfugier dans la manufacture? — Oui. Et j'ai caché le tube dans le premier objet qui m'est tombé sous la main, c'est-à- dire la poupée. Puis je me suis échappé et suis revenu rue Caquet-Rabattu, à l'hôtel du Chat-qui-louche, où je loge. Mais ce matin, au petit jour, Crânuf et Cheveluf sont entrés dans ma chambre et m'ont tapé sur la tête jusqu'à ce que je leur dise où j'avais caché l'arsenic. 43 — Diable! Vous avez dû crier! L'hôtelier n'a rien dit? — Pensez-vous! Ces criminels l'ont payé pour qu'il se taise. » M. Barbemolle marchait de long en large, préoccupé. Le récit de Joachim Nouba avait vivement ému l'assistance. Une des ouvrières suggéra d'appeler la police, mais Nouba s'y opposa : « Surtout pas ! Il faut que cette affaire reste secrète! Si l'on apprenait que les ministres vésaniens préparent des complots contre le président, cela créerait un énorme scandale! Non, il faut que je règle cette affaire moi-même. Le plus urgent, c'est d'empêcher le meurtre en récupérant le tube d'arsenic. — Nous allons vous aider! s'écria Ficelle avec enthousiasme, nous allons poursuivre Crapule et Bidule! Quand nous les aurons rattrapés, nous leur taperons, à leur tour, sur la tête pour 44 qu'ils avouent où ils ont caché l'arsenic! » Joachim Nouba hocha la tête : « Je vous remercie pour votre offre, mais je ne puis l'accepter. Tout cela est trop dangereux pour vous. Il vaut mieux ne pas vous en mêler. — M. Nouba a raison, approuva le directeur, ce n'est pas un jeu. » L'homme se leva. « Monsieur, il me reste à vous remercier et à vous présenter mes excuses pour avoir brisé une de-vos fenêtres. Vous me direz ce que coûte la réparation et... — Allons, n'en parlons pas. Mais tenez-moi au courant de vos recherches. Je vous souhaite de retrouver ces deux gaillards avant qu'ils n'aient eu le temps d'agir. » A peine Joachim Nouba eut-il quitté l'atelier, que Ficelle prit ses amies par le cou pour leur confier à l'oreille : 45 « Suivons-le! Il nous mènera jusqu’'aux comploteurs. Nous les ferons arrêter, et ça me fera un merveilleux sujet d'article pour mon journal! » Annie s'inquiéta : « Mon papa vient de dire qu'il y a du danger. — Tu peux rester, si tu préfères. Moi, je n'ai peur de rien! » Elle quitta l'atelier, suivie de Boulotte et de Françoise. Annie hésita un moment en mordillant ses lèvres, puis elle prit soudainement une décision : « Je vais avec vous! Si je fais arrêter ces conspirateurs, papa n'osera peut-être pas me gronder... » 46 CHAPITRE V Le reportage de Ficelle On S'ARRÊTE ici? demanda Crânuf en donnant un coup de frein. — Non, sortons de la ville tout de suite. Si Joachim a prévenu la police, nous risquons d'être coincés. — Lui? Appeler la police? Allons 47 donc! Il n'a pas intérêt à se faire remarquer par ces messieurs... — Pourquoi veux-tu qu'il se montre ? Il lui suffirait de téléphoner au commissariat. — Oui, tu as raison. Mais, après tous les coups que nous lui avons donnés sur le crâne, je doute fort qu'il puisse se réveiller avant longtemps! » La voiture quitta Framboisy, parcourut quelques kilomètres dans la campagne. Cheveluf alluma une cigarette et dit : « Bon, ça va. Personne ne nous a suivis. Tu peux stopper ici. On va enlever le tube de cette affreuse poupée, et se partager le contenu. » Crânuf arrêta la-voiture sur le bas-côté de la route. Cheveluf saisit la petite Fantômette, lui arracha la tête d'un coup sec, regarda à l'intérieur et grogna : « Le tube n'est pas dans la tête. » 48 II examina le dedans du corps qu'il retourna et secoua. « Mille tonnerres! Il n'est pas là non plus! — Hein? Fais voir... » Crânuf prit tête et tronc, les explora et poussa un juron. « Ah! le bandit! Il s'est moqué de nous... Dire que j'ai été assez bête pour le croire!... Mais il ne perd rien pour attendre! Ça va chauffer!... » II jeta les deux morceaux de la poupée dans le fossé, démarra et tourna le volant pour faire demi-tour. Cheveluf grommela : « Tu veux retourner en ville? C'est dangereux, maintenant. Nous sommes signalés... — Signalés ou pas, je veux mettre la main sur cette canaille de Joachim pour lui faire dire où est le tube. Et s'il s'amuse encore à mentir, ça lui coûtera cher. Très cher! » 49 * ** Grande fut la perplexité de Ficelle lorsqu'elle se trouva hors de la manufacture'. Elle regarda de tous côtés avec des yeux parfaitement circulaires; mais elle ne vit aucune trace de Joachim Nouba. « Comment! Il a déjà disparu!... Pourtant il vient à peine de sortir. — Il est parti en auto, dit Françoise Une 408 verte. — Oh! comment le sais-tu? — Je l'ai vu à travers la fenêtre, pendant que tu étais en train d'expliquer qu'il fallait le suivre. — Ah! Bon! Mais nous ne savons pas où il est allé... Comment faire pour le prendre en filature? Mon enquête va s'arrêter tout de suite... C'est désastreux! Que vais-je trouver à mettre dans Le Suréminent 50 — Nous pouvons facilement retrouver Joachim Nouba, dit Françoise. — Tu es sûre? Dis vite! — Il habite à l'hôtel du Chat-qui-louche, rue Caquet-Rabattu. » Ficelle resta bouche bée pendant quelques secondes, puis elle se ressaisit et affirma, d'un ton-plus haut : « C'est justement 'ce que j'allais dire! J'y avais déjà pensé avant toi. » La grande fille prit la tête du petit groupe qui se dirigea vers l'hôtel. Ses jambes allongées lui donnaient l'allure d'un casse-noix. Derrière elle allaient Françoise et Annie qui bavardaient en comparant les mérites du stylo à bille et du marqueur à feutre. La grosse Boulotte fermait la marche en croquant une barre de chocolat praliné, fourré d'amandes. La rue Caquet-Rabattu était sombre, étroite, à sens unique et encombrée de voitures. 51 L'une d'elles était la 408 verte. Ficelle déclara d'un ton satisfait : « Joachim Nouba est ici. Je le devine grâce à ma perspicacité légendaire. » Annie éternua et dit : « Ah! c'est malin! Sa voiture est devant l'hôtel! » Vexée, Ficelle lui tourna le dos et s'absorba dans la contemplation de l'entrée. Que fallait-il faire? Attendre 52 que Nouba sorte et qu'il se mette à la recherche de Crânuf et Cheveluf? Ou aller le trouver directement pour lui renouveler l'offre d'une aide efficace? Ficelle lui expliquerait comment elle avait jadis, provoqué la capture d'un dangereux criminel, le Furet, qui s'était attaqué à la manufacture de mirlitons. Joachim Nouba se laisserait certainement convaincre. ' Un léger coup, frappé sur son épaule, la tira de sa méditation. Françoise dit à voix basse : « Regarde la voiture qui arrive... — Une voiture? Où ça?... — Elle s'arrête sur le passage clouté... Tu vois ces deux hommes? — Oh! les conspirateurs! » Effectivement, Crânuf et Cheveluf descendaient du véhicule. D'un pas rapide, ils entrèrent dans l'hôtel. Ficelle demanda : « Sapristi! que vont-ils faire là? 53 — Ils vont peut-être déjeuner ? » suggéra Boulotte. Annie se moucha et dit : « Je croyais que c'était M. Nouba qui courait après Crânuf et Cheveluf... Et voilà que c'est le contraire... — Qu'en penses-tu? » demanda, Ficelle à Françoise. La brunette fit la moue. « Aucune idée, ma grande. Mais je serais curieuse d'assister à l'entrevue que ces bonshommes vont avoir. — Y assister? Comment? Nous ne pouvons tout de même pas entrer dans l'hôtel? — Si. C'est le seul moyen. Ecoutez. Voici ce que vous allez faire. Ficelle, tu as sur toi un carnet et un crayon? — Bien sûr! Les parfaits journalistes ont toujours de quoi écrire. — Bon. Alors, voilà... » En quelques phrases rapides, Françoise 54 exposa le plan qu'elle venait d'imaginer. Un instant plus tard, Ficelle, Annie et Boulotte se présentaient à la réception de l'hôtel. Le propriétaire se tenait assis derrière son bureau, le nez plongé dans un journal de courses,. Il se demandait si Tartempion IV allait lui faire gagner le tiercé, lorsqu'une voix juvénile l'interpella : « Monsieur, je vous demande des tas d'excuses et des quantités de pardons! Je suis l'envoyée spéciale du Suréminent, le journal bien connu de tout le monde. » C'était Ficelle. Elle désigna les autres filles. « Et voici mes collaboratrices dévouées, Boulotte et Annie, qui m'aident à faire une grande enquête sur la situation... heu... de l'industrie hôtelière... face... heu... au... heu... — ... Au Marché commun, souffla 55 Boulotte entre deux bouchées de chocolat. — C'est ça! Face au Marché commun. » L'hôtelier ne semblait guère heureux d'être dérangé par des gamines au milieu de ses prévisions hippiques. Il grogna : « Ouais, vous m'avez l'air bien jeunes, pour des journalistes. Votre journal, ce doit être une petite feuille d'écoliers polycopiée à dix exemplaires, hein? » Ficelle pensa intérieurement que, si Le Suréminent (dont aucun exemplaire n'existait encore) pouvait atteindre, un jour, le tirage de dix exemplaires, ce serait fabuleux! Mais elle se garda bien de le dire. Elle affirma : « Monsieur, notre journal est très sérieux, et notre enquête très importante. Nous comptons beaucoup sur votre aide. » 56 L'hôtelier haussa les épaules. « Bon. Alors* que voulez-vous savoir? — Eh bien, nous aimerions que vous nous disiez depuis combien de temps vous êtes établi ici? Et combien de clients vous recevez chaque semaine? Et combien de temps ils restent en moyenne? Et combien...» Pendant que les trois filles distrayaient de la sorte le propriétaire de 57 l'hôtel, Françoise se glissa discrètement dans le vestibule et monta l'escalier qui conduisait aux étages. Dès qu'elle se trouva au premier, un bruit de voix lui parvint. Une discussion animée qui filtrait à travers la porte de la chambre 5. Françoise n'eut même pas besoin de coller -son oreille à la porte, tant les paroles étaient prononcées fortement. Crânuf menaçait Joachim Nouba. « Vas-tu parler, canaille! Où est le tube?... Tu ne veux rien dire?... Tu préfères que je te change en compote?» Nouba bredouilla : « Comment voulez-vous que je le sache? Je l'avais mis dans la Fantômette. — Tu .mens! La poupée était vide! — Je vous assure que... — Ta, ta! Avec moi, ça ne prend pas! Tu as caché le tube ailleurs. Où? » 58 Cheveluf intervint en grognant : « Tu as voulu nous lancer sur une fausse piste en nous envoyant dans cette usine de mirlitons! — Ce n'était pas une fausse piste. Quand vous m'avez poursuivi hier soir, j'ai caché le tube dans la poupée. Je vous l'ai déjà dit, ce matin, quand vous êtes venus ici et que vous m'avez tapé sur le crâne. — Et je vais recommencer, bandit! Pourquoi le tube n'était-il pas à l'intérieur de la poupée? — Est-ce que je sais, moi? Quelqu'un l'a peut-être enlevé avant vous... — Absurde! Tu veux nous mener en bateau. Allez, Crânuf! Attache-le et cogne fort! » Françoise prit une décision rapide. Elle frappa à la porte et cria : « Vite! Ouvrez-moi! » Il y eut un instant de silence, puis la porte s'ouvrit. 59 « Bonjour, messieurs! Je passais par hasard dans ce couloir, quand j'ai entendu votre conversation. Il paraît que vous recherchez un tube, contenu dans une poupée qui représente Fantômette? » Interloqués, les trois hommes se taisaient. Crânuf fronça le sourcil et tendit un doigt vers la jeune fille. « II me semble vous avoir déjà vue... Vous étiez à la manufacture, tout à l'heure? Avec un groupe de filles? — Oui. — Bon, alors vous avez des nouvelles de ce tube? — Parfaitement. — Vous savez où il est? — Bien sûr. — Et... où est-il? — Chez moi. — Hein? — Mais oui. Je suis en apprentissage à la manufacture. Ce matin, j'ai touché 60 cette poupée et j'ai entendu un cliquetis anormal. Je l'ai ouverte, et j'ai trouvé un tube que j'ai fourré dans une poche de ma blouse. Maintenant, cette blouse est à la maison. » Crânuf et Cheveluf .poussèrent un soupir de soulagement. Joachim Nouba s'écria, rayonnant ; « Vous voyez bien que je disais la vérité! — D'accord! grogna Cheveluf. Eh bien, mademoiselle, pouvez-vous nous conduire jusque chez vous et nous rendre l'objet? — Oui, monsieur. — Parfait! Nous vous suivons. Tu viens, Crânuf? Notre ami Joachim va rester ici. Il a besoin de repos pour soigner sa tête. — IL a eu un accident? demanda Françoise. — Heu... Oui... Il est tombé... heu... dans l'escalier. » 61 Françoise et les deux hommes sortirent de la chambre. Cheveluf donna un tour de clef, enfermant, Joachim Nouba. « Et maintenant, pensa Françoise, il s'agit de semer ces deux affreux. Ensuite, il faudra trouver un truc pour sortir Nouba de sa chambre. » En bas, au bureau de réception, la grande Ficelle continuait à poser des questions : 62 « ... et dites-moi, monsieur, combien de temps vous faut-il pour préparer un petit déjeuner?... et combien de temps faut-il pour boire une tasse de café? Et combien de morceaux de sucre vos clients prennent-ils en moyenne?... » L'hôtelier consentait à répondre, mais il commençait' à se fatiguer de cet interrogatoire prolongé. Il demanda : « Vous allez me poser encore combien de questions? » Un bruit de pas se fit entendre dans l'escalier et Françoise apparut, suivie par les deux conspirateurs. Ficelle répondit : « J'ai fini, monsieur.. Je vous remercie de votre amabilité... heu... aimabilité... amablité... » Crânuf s'adressa à l'hôtelier : « Nous avons une course à faire en ville. Notre ami Joachim va garder la 63 chambre. Il est fatigué en ce moment, ne le dérangez pas. » Cette dernière phrase fut accompagnée d'un clin d'œil discret qui ne put toutefois échapper à Françoise. Elle dit à ses amies, que la présence des conspirateurs semblait effrayer : « J'accompagne ces messieurs... Vous avez fini votre enquête? Bon, vous pouvez venir avec moi. » Tout le monde sortit de l'hôtel. Ficelle voulut interroger Françoise, mais celle-ci lui imposa le silence en posant un doigt sur ses lèvres et dit à voix basse : « Ne t'inquiète pas, je te raconterai tout. » On marcha à travers les rues de Framboisy pendant une dizaine de minutes, les filles en tête, les deux hommes à leur suite. Cheveluf demanda : « C'est encore loin? 64 — Non, dit Françoise, la prochaine rue à droite. » Le groupe entra dans la rue, s'arrêta devant une porte cochère. Françoise se tourna vers les conspirateurs : « Attendez-moi ici. » Puis elle fit signe à ses amies de la suivre sous la voûte. Crânuf alluma une cigarette et dit en souriant à son complice : « En fin de compte, les choses s'arrangent très bien... Joachim Nouba est bouclé, donc il ne peut plus nous causer d'ennuis... Et nous allons remettre la main sur notre cher petit tube. ê — Oui. Heureusement que la gamine ne sait pas ce qu'il contient! » Quelques minutes passèrent. Crânuf tira trois ou quatre bouffées de sa cigarette, la jeta dans le ruisseau et fourra les mains dans ses poches. Il bâilla, regarda vers la porte et grogna : 65 « Alors, qu'est-ce qu'elle fait? On ne va pas rester plantés là pendant cent sept ans! — Peut-être qu'elle ne sait plus où est le tube. Les filles, c'est étourdi comme tout!... » Ils attendirent encore un moment, puis Crânuf, agacé, s'écria : « Ça m'énerve! Allons voir ce qu'elle trafique! » Ils passèrent sous la porte cochère, traversèrent une cour pavée et pénétrèrent sous une seconde voûte. Il y avait là un passage obscur qui aboutissait à une autre rue. Crânuf étouffa un juron : « Une maison à deux issues! Ah, mille diables! Elle s'est moquée de nous! Elle est ressortie par là... — Tu crois? — Parbleu! Oh! si je la retrouve, je l'aplatis comme une crêpe bretonne! — Alors, qu'allons-nous faire? » 66 Crânuf réfléchit en passant la main sur le dessus brillant de sa tête. « Retournons à l'hôtel. Le seul moyen qui nous reste pour récupérer le tube, c'est de faire parler Joachim Nouba. Je suis persuadé qu'il nous a raconté des balivernes, tout comme la fille. Ah! de nos jours, on ne sait plus à qui se fier. » Ils revinrent en toute hâté à l'hôtel du Chat-qui-louche, montèrent l'escalier en courant et s'arrêtèrent devant la porte du numéro 5. Elle était entrouverte. Crânuf poussa le battant et bondit dans la chambre. Elle était vide. Joachim Nouba s'était échappé! 67 Joachim Nouba s'était échappé! 68 CHAPITRE VI L'hôtelier a des ennuis T ORSQUE les quatre amies furent sorties de l'hôtel, accompagnées par Crânuf et Cheveluf, le propriétaire demeura pensif un long moment. Comment la quatrième fille - - la brunette - - avait-elle pu entrer sans qu'il la voie? Car du moment qu'elle avait 69 descendu l'escalier, c'est qu'elle l'avait Monté. Donc, elle avait dû nécessairement passer par la réception. Avait-elle profité du fait que l'interview Détournait son attention? En se baissant, elle avait pu se glisser devant le bureau, sous son nez... Une ruse pour rejoindre Crânuf et Cheveluf. Mais qu’avait-elle à voir avec eux? « Bah! Ils me paient largement pour que je ne m'occupe pas de leurs affaires. » II ouvrit son journal de courses et se replongea dans de savants calculs qui devaient lui permettre de gagner le tiercé. Il pesait les chances de Motus III contre Bavard II, lorsqu'une série de coups sourds lui fit lever le nez. Bientôt, les coups furent accompagnés par des cris, des appels, des plaintes. L'hôtelier hocha la tête : « Tiens! voilà mon client qui fait de la musique... » 70 II piqua du nez dans son journal. Cris et coups redoublèrent. « Oh! Mais il m'ennuie, cet animal! Il va ameuter tout le quartier! » Agacé, il quitta la réception, monta à l'étage, s'arrêta devant le 5 et cria : « Alors, ce n'est pas bientôt fini, ce vacarme? Allez-vous vous taire, à la fin? — J'en ai assez d'être enfermé! cria Nouba. Ouvrez-moi, ou je vous défonce la porte! — Laissez la porte tranquille, sinon j'appelle la police! — Si vous faites ça, je dirai que Crânuf et Cheveluf vous paient pour m'enfermer! » Nouveau silence. Puis l'hôtelier cria : « Oh! et puis vous m'ennuyez, à la fin! Hurlez si vous voulez. Quand vous en aurez assez, vous vous arrêterez h» II était sur le point de descendre l'escalier, quand un obstacle imprévu 71 l'arrêta net : Fantômette se tenait sur les marches. Négligemment accoudée à la rampe, une main sur la hanche, elle demanda en souriant : « Ce vacarme va durer encore longtemps? On ne s'entend plus, ici! C'est un hôtel ou une maison de fous? » L'homme hésita une seconde, évalua d'un coup d'œil la frêle silhouette de la jeune fille, et descendit deux marches. Fantômette ordonna sèchement : 72 « Halte! Demi-tour et remontez! » II négligea le commandement et poursuivit sa descente. Alors, Fantômette bondit, se jeta sur les jambes de l'hôtelier et les enserra étroitement. Puis elle se laissa tomber sur le dos. L'homme poussa un cri de rage, perdit l'équilibre, plongea tête en bas et dégringola jusqu'au palier où il resta un long moment dans une de ces postures compliquées, 73 Chères aux yogis ou aux catcheurs. Puis il se frotta la tête, les reins et gémit : « Ouille! Houlà. J'ai dû me casser quelque chose... — Vous m'en voyez désolée... Permettez-moi d'emprunter votre trousseau de clefs pour délivrer ce pauvre Joachim Nouba. » Joignant le geste à la- parole, elle ouvrit la porte du numéro 5. En apercevant Fantômette, Nouba eut un mouvement de recul. La jeune aventurière le rassura aussitôt. « Soyez tranquille, je ne suis pas le Grand Méchant Loup. — Vous êtes donc cette fameuse Fantômette dont on parle toujours et qu'on ne voit jamais?... Sauf sous forme de poupée. Parce qu'on fabrique maintenant des poupées à votre image... — Oui, je sais. Mais ne restons pas 74 là à discuter. Crânuf et Cheveluf risquent de revenir d'une minute à l'autre. — Comment! Vous les connaissez? — Je connais tout le monde, mon cher monsieur. » Ils descendirent l'escalier, gratifièrent d'un salut moqueur l'hôtelier qui comptait ses côtes avec inquiétude et sortirent dans la rue, déserte à l'heure du déjeuner. Joachim Nouba se dirigea vers sa voiture. Avant de monter, il demanda : « Puis-je vous déposer quelque part ! — Non, merci. J'ai encore à faire ici. — Vous allez vous promener en ville dans ce costume? — Bah! A midi, il n'y a personne. Mais vous, faites attention. Tant que je n'aurai pas récupéré le tube, vous serez en danger. — Quoi? Vous êtes au courant de cette histoire? 75 — Evidemment. Je sais que Crânuf, Cheveluf et vous-même êtes à la recherche du tube d'arsenic qui se trouvait dissimulé dans âne poupée. — Comment diable pouvez-vous savoir tout cela? — C'est mon métier. » Sur un signe de tête, elle tourna les talons et disparut dans une petite rue voisine Joachim Nouba démarra. Il eut le temps d'entrevoir Crânuf et Cheveluf qui se hâtaient vers l'hôtel. Un sourire se dessina sur ses lèvres. « Inutile de courir si vite, mes bons amis. La chambre numéro 5 est maintenant vide...» 76 CHAPITRE VII Une saisie scandaleuse LE PREMIER numéro du Suréminent marqua une grande date dans la vie de Ficelle. Rédigé sur une feuille double, le journal comportait quatre pages de fine écriture sous un gros titre : 77 LE MYSTÈRE DE LA FANTÔMETTE DISPARUE SERA-T-IL RESOLU PARL'INTREPIDE FICELLE? Un dessin illustrait l’article. Il représentait la poupée avec, en pointillé, l'emplacement présumé du tube. Pour réaliser son œuvre, la grande fille avait négligé le cours de Mlle Bigoudi sur la Loire (qui prend sa source au mont Gerbier-de-Jonc), ignoré la leçon sur les adjectifs qualificatifs (épithètes et attributs) et méprisé le problème de la ménagère (qui achète trois cinquièmes de camembert et -sept huitièmes de tarte aux pommes). Il lui avait fallu déployer mille ruses pour déjouer la surveillance de l'institutrice. Tantôt se cacher derrière des couvertures de cahiers ouverts, tantôt élever une pile de livres sur son pupitre ou faire semblant d'observer attentivement 78 le tableau noir quand le regard de Mlle Bigoudi se posait sur elle. Toutes ces feintes lui avaient permis de mener à bien son entreprise, et dès la fin du cours d'arithmétique, elle put faire passer le quotidien tout neuf à Boulotte. La gourmande, tout en mâchonnant un de ces rouleaux de réglisse qui comportent en leur centre un bonbon bleu, blanc ou rouge, lut le texte dont voici le début : « Un mystère aussi épais qu'une muraille de château fort plane sur Framboisy. Ce mystère obscur comme le fond de mon encrier est le suivant : deux abominables conspirateurs qui semblent sortir d'un film d'épouvanté se sont emparés d'un énorme tube bourré d'arsenic radioactif qui peut exploser d'une minute à l'autre. Ils cherchent à empoisonner le président de la Vésanie en mettant un kilo de 79 cet arsenic dans le bol de chocolat qu'il prend à son petit déjeuner... » Ficelle expliquait ensuite comment, grâce à la diversion créée par le reportage effectué à l'hôtel, Françoise avait pu se rendre à l'étage et écouter la conversation des conspirateurs. Il en résultait qu'ils ne, possédaient pas le tube d'arsenic. Mais alors, demandait la journaliste, si ce n'est pas eux qui Font, pas plus que Joachim Nouba, où donc est-il, ce fameux tube? Et elle concluait par cet appel : « Si quelqu'un a vu ledit tube ou peut fournir des renseignements permettant de le retrouver, qu'il le fasse Immédiatement savoir à la direction eu journal. Une forte récompense est offerte, sous forme de trois chewing-gums neufs. » Boulotte se montra vivement intéressée par cette offre, et se promit d'agir activement pour faire avancer 80 l'enquête. Annie, entre deux éternuements, lut le journal avec un tel intérêt qu'elle faillit être découverte par Mlle Bigoudi. Fort heureusement, la sonnerie annonçant la récréation mit fin à la surveillance exercée par l'institutrice. D'un geste cérémonieux, Ficelle mit le journal entre les mains de Françoise qui y jeta un coup d'œil distrait et le rendit à sa propriétaire. « Comment! s'indigna la grande fille, tu ne le lis même pas! — Je le lirai plus tard. Pour l'instant, je voudrais poser une question à Annie. Dis-moi, cette poupée, c'est tin modèle unique? — Oh! non, dit Annie, on les fabrique depuis une dizaine de jours. Mon: papa en a déjà livré plusieurs douzaines. — Cependant, quand nous sommes allées visiter l'usine, il n'y en avait 81 qu'une. Celle que Crânuf et Cheveluf sont venus chercher. — Oui. — Quand les autres ont-elles été expédiées? » Annie réfléchit, éternua, moucha son nez et répondit : « Je crois que c'était ce matin, de bonne heure. Il y a eu un petit envoi de poupées Une demi-douzaine à peu près. C'est Cornichon, notre expéditionnaire, 82 qui a dû s'en occuper. Mais je ne vois pas quelle importance... » Un éclair passa dans le regard de Françoise. Elle fit claquer ses doigts et dit rapidement : « Tu ne vois pas? Mais moi je commence à comprendre! Je sais maintenant pourquoi le tube n'était pas dans la Fantômette que Crânuf et Cheveluf ont prise. » Ficelle intervint : « Dis vite pourquoi ! — Oui, ajouta Boulotte, je bois tes paroles comme du soda à l'orange! — Comment? Vous n'avez pas encore deviné ! C'est pourtant bien simple... Quand Joachim Nouba s'est trouvé poursuivi par les conspirateurs, il est entré dans l'atelier. C'était pendant la nuit, et il ne devait pas y faire bien clair. N'est-ce pas, Annie? — Oui, il y a tout juste la lueur des réverbères de la rue. 83 — Donc, Nouba se trouvait dans une obscurité presque complète. Il aperçoit une Fantômette, y dissimule le tube. Mais il ne s'est pas rendu compte qu'il y a, à côté, d'autres poupées analogues. Ces poupées, elles sont expédiées ce matin... sauf une, celle que Crânuf et Cheveluf viennent chercher. — Alors, demanda Ficelle, le tube d'arsenic? • — Il est dans une des poupées qui sont parties. » II y eut une seconde de silence. Ficelle se gratta le sommet de la tête d'un air perplexe, puis s'écria : « Bah! c'est simple comme deux plus deux! Il suffit de savoir à qui les Fantômettes ont été envoyées... — C'est vite dit, ma grande. — Ce sera vite fait, ma petite. Je m'en charge! Rien n'est impossible à là directrice-fondatrice-journaliste du Suréminent Vous pouvez admettre, 84 dès maintenant, que le tube est retrouvé. — Vraiment? — C'est comme si c'était fait. D'ailleurs, je vais tout de suite rédiger le papier pour annoncer le succès de mon enquête... » Ficelle décida que cette tâche importante serait remplie pendant la leçon de choses, consacrée aux sciences naturelles. Elle arracha une double feuille à son cahier de français, tira la langue (pour faciliter le travail) et commença à rédiger le numéro 2 du grand quotidien : « L'intrépide Ficelle retrouve le formidable tube, grâce à son flair de renard et à sa ruse de fox-terrier! » Intriguée par cette élève qui écrivait fiévreusement alors que le reste de la 'classe regardait une planche en couleurs servant à l'étude des pétales, 85 sépales et pistils. Mlle Bigoudi descendit de l'estrade, s'approcha en silence de la rédactrice et s'empara prestement du journal. Elle prit connaissance de l'article avec une surprise qui grandissait à chaque ligne. Finalement, elle leva les yeux au ciel en déchirant la feuille en mille morceaux. « Ma pauvre Ficelle, il y a quelque chose qui ne tourne pas fond dans votre tête! Je n'ai jamais lu de pareilles élucubrations! Combien de fois faudra-t-il vous demander d'être attentive à ce qui se fait en classe? En attendant, allez vous mettre au piquet. Je Vous interrogerai, la semaine prochaine, sur la leçon que nous sommes en train d’étudier.» Penaude et furieuse à la fois, la grande fille alla se coller nez au mur dans un coin de la classe, Voilà comment on entravait sa brillante carrière lie journaliste! Ah, mais la chose ne 86 se passerait pas comme ça! Elle se vengerait d'une façon éclatante! Oui, Mlle Bigoudi allait voir ce qu'il en coûte de s'attaquer à la Grande Presse! Et aussitôt, Ficelle imagina le titre qu'allait porter le troisième numéro de son journal. Un titre énorme, percutant, sur cinq colonnes : UN SCANDALE SANS PRÉCÉDENT : « LE SURÉMINENT » A ÉTÉ SAISI! 87 CHAPITRE VIII «Au Grand-Poucet» « ATTENDEZ-MOI, je vais acheter une bricole pour mon goûter! » cria Boulotte. La gourmande se précipita dans une pâtisserie et fit remplir un grand sac en papier avec une demi-douzaine de croissants, autant de brioches, trois 88 portions de pâte feuilletée aux amandes et quelques palmiers. « Tu vas engraisser! l'avertit Ficelle. — Pas du tout! J'ai lu un article dans Bonjour les Copines où on dit qu'il faut beaucoup manger pour maigrir. Il paraît que c'est une nouvelle méthode américaine, » La grande Ficelle parut intriguée. « Alors, si je veux grossir, moi, il faut que je me prive de manger? — Sûrement. — Bon, j'essaierai. Ce soir, je mangerai un demi-radis et un quart de biscotte. » En bavardant, les quatre filles étaient arrivées à la manufacture de mirlitons. Elles entrèrent dans un bureau proche de l'atelier, où se faisait la comptabilité. Annie demanda à la secrétaire de lui montrer le registre 'des commandes. Elle le feuilleta et annonça, après avoir éternué : 89 « Voici la liste des clients auxquels on a envoyé les dernières Fantômettes. Le magasin Au Grand-Poucet en a pris deux. Un forain de Trou-la-Chaussette en a acheté une pour sa loterie... Les Galeries Farfouillette en ont pris une pour la mettre dans un étalage... Une autre a été expédiée... oh!... Ce n'est pas possible! — Qu'y a-t-il? dit Françoise. — On l'a envoyée au Japon ! » La secrétaire approuva : « Oui, les Japonais veulent la fabriquer sous licence. — Eh bien, ça va être facile, pour lui courir après! — Est-ce tout? demanda Françoise. — Non, reprit la secrétaire, une autre a été emportée par M. Babillard, un de nos représentants. Il veut la montrer à des clients éventuels. — Bon, dit Françoise, récapitulons. Deux au Grand-Poucet, une aux Galeries, 90 une chez le forain, une au Japon. Plus celle de M. Babillard et celle que les deux conspirateurs ont prise. Ce qui fait sept en tout. » Ficelle leva un index et dit avec, importance : « Le mystère des sept Fantômettes! Nous devons le résoudre croûte que croûte! — Comment? demanda Françoise. — Je dis : croûte que croûte. C'est comme ça qu'on dit quand il faut résoudre un problème. Pour une fois, ce ne sera pas Fantômette qui trouvera la solution d'une énigme, ce sera moi! — Crois-tu? — Evidemment. Fantômette ne s'occupe pas de cette affaire, n'est-ce pas? —Je n'en suis pas bien sûre. — Oh, là, là! Gomment voudrais-tu qu'elle soit au courant? Il faudrait «qu'elle nous espionne... Et grâce à mon œil aigu, je l'aurais déjà repérée. 91 — Elle n'est peut-être pas aussi loin que tu le crois... » Ficelle haussa les épaules, puis sortit Un carnet rouge et recopia soigneusement la liste des clients — elle paraîtrait dans le prochain numéro du journal — et décida qu'il fallait se miette en chasse sans plus tarder. Afin même de gagner du temps, il fut convenu de se partager la besogne. Ficelle et Françoise visiteraient le Grand-Poucet, 92 pendant que Boulotte et Annie se rendraient aux Galeries Farfouillette. Elles; devaient se retrouver dans une heure au carrefour des Quatre-Branches — devant la confiserie, précisa Boulotte. Les deux groupes se séparèrent. * ** Le Grand-Poucet est le plus beau magasin de jouets de Framboisy. Il est situé dans la rue Nougatine, entre le cinéma Majestic et la laverie Lavtoutblanc. La vitrine de gauche est spécialement réservée aux garçons. On y voit un circuit pour les petites autos de course, une voie ferrée où se promène un express; des Meccano et' une montagne de boîtes pour la construction d'avions en plastique. Le côté droit intéresse plutôt les 93 filles. Cuisinières miniature, dînettes, fers à repasser, séchoirs à cheveux ou machines à laver le linge des poupées. Les poupées qui sont sagement alignées sur quatre étagères. Bien habillées, joliment coiffées, souriantes, elles sont toutes plus belles les unes que les autres. La grande Ficelle demeura longuement en admiration devant cette réunion de gentilles frimousses. Finalement, Françoise dut la tirer par la manche pour la faire entrer dans le magasin. Mais une fois à l'intérieur, ce fut au tour de Françoise d'être distraite. Elle tomba en arrêt devant un jeu de société, le Polymonde. Sur un planisphère, les joueurs devaient déplacer camions, avions ou navires, pour figurer l'activité d'un commerce international. Des petits drapeaux plantés sur la capitale de chaque pays, attirèrent l'attention de Françoise. Pendant qu'elle les examinait, Ficelle demanda à une vendeuse si elle avait des Fantômettes en magasin. 94 « II doit en rester une... Tenez, la voici. C'est un très bel article. » La vendeuse enleva la poupée de son étagère et la présenta à Ficelle qui la prit et la secoua énergiquement. La vendeuse s'affola : « Attention! vous allez l'abîmer! 95 — Non, non. Je veux juste me rendre compte s'il y a quelque chose à l'intérieur... — Vous voulez dire un petit système qui la fait parler? — Non, un tube. — ?? » Françoise intervint. « Nous sommes envoyées par M. Barbemolle, le directeur de la manufacture qui vous a livré cette poupée. Par erreur, au moment de la fabrication, un petit tub& en métal s'est glissé à l'intérieur et nous cherchons à le retrouver. — Ah! Très bien. — Vous permettez qu'on tire un peu sur la tête, pour vérifier? » Françoise déplaça légèrement la tête et constata que la poupée ne contenait rien. « Non, ce n'est pas celle-ci. Mais je crois que vous en aviez une autre? 96 — Oui, c'est exact. Nous l'avons vendue ce matin même. — Et savez-vous à qui? — Heu... une dame. » La directrice du magasin s'était approchée. Elle connaissait la cliente et put renseigner les deux filles. « C'est Mlle Angélica qui l'a achetée. Elle tient un magasin de nouveautés sur l'avenue Rémoulade. — Merci, madame. Nous y allons tout de suite. Et excusez-nous pour le dérangement! » Elles sortirent. Ficelle prit son carnet rouge (spécialement destiné aux enquêtes policières) 'et raya la Fantômette numéro 1. Elle demanda à Françoise : « Qu'est-ce que c'était, ce jeu que tu regardais? — Le Polymonde, un jeu géographique. — Et c'est tellement intéressant? 97 —-Je ne sais pas, je n'y ai jamais joué, — Et pourquoi fourrais-tu ton nez sur les drapeaux? — Je voulais savoir si l'un d'eux était celui de la Vésanie. — Ah! Et tu l'as trouvé? — Non. ». Ficelle réfléchit un instant, puis : « C'est un pays qui est- peut-être trop petit pour y avoir droit? — Non, ce n'est pas une raison. Par exemple, la principauté de Monaco n'a qu'un tout petit territoire, et ça ne l'empêche pas d'avoir un drapeau. » Tout en bavardant, elles étaient arrivées dans l'avenue Rémoulade. Elles repérèrent aussitôt un magasin bleu avec une enseigne en tubes lumineux blancs traçant le nom Angélica, surmonté d'un personnage céleste muni d'ailes., Si elles s'étaient retournées avant 98 d'entrer dans le magasin, elles auraient pu voir un homme à longs cheveux se dissimuler soudainement derrière une cabine téléphonique. Depuis un moment, il les suivait discrètement, à vingt pas de distance. Lorsque les deux amies se trouvèrent chez Angélica, il entra dans la cabine téléphonique, glissa un jeton dans l'appareil et composa un numéro. 99 CHAPITRE IX Enquêtes PENDANT que Françoise et Ficelle * enquêtaient dans le magasin de jouets, Boulotte et Annie étaient allées aux Galeries Farfouillette. Boulotte voulait se rendre au rayon de l'alimentation, mais Annie exigea d'abord de passer au rayon « Hygiène 100 et Ménage », pour acheter les mouchoirs en papier que son rhume exigeait. « Tu ferais peut-être mieux d'aller au lit? suggéra Boulotte. — Non, non, je veux d'abord que nous retrouvions la poupée. Après, j'aurai tout mon temps pour boire des tisanes et avaler des cachets. » Annie acheta ses mouchoirs, Boulotte fit une provision de petites tomates,^ d'olives noires et d'anchois qu'elle fourra dans son cartable, avec l'idée de préparer une pizza. Puis on songea aux choses sérieuses. Grâce aux indications portées sur le registre qu'elle avait consulté à la manufacture, Annie savait le nom de la secrétaire qui s'occupait des commandes passées par les Galeries. Mais où était le secrétariat? Un chef de rayon fournit le renseignement : 101 « Vous cherchez le secrétariat? C'est au dernier .étage. » Elles voulurent prendre l'ascenseur, mais une méchante pancarte s'y trouvait accrochée : « En panne. » Elles montèrent l'escalier. Boulotte fit remarquer : « Je commence à le connaître de fond en comble, ce magasin. Ce n'est pas la première fois que j'y Viens1. » Au quatrième et dernier étage, elles trouvèrent la secrétaire qui leur dit : « Si cela concerne une livraison, il faut voir le chef des achats, M. Pétunia. Vous le trouverez au sous-sol, dans un bureau jaune.» Elles descendirent jusqu'au sous-sol, trouvèrent le bureau jaune et M. Pétunia auquel elles exposèrent leur requête. « Une Fantômette? Oui, en effet, nous l'avons reçue. C'est notre chef 1. Voir Fantômette contre Fantômette. 102 étalagiste qui l'a demandée. Il travaille en ce moment à l'ameublement, au troisième étage. — Merci, monsieur. » Elles reprirent l'escalier, L'étalagiste était juché sur un escabeau métallique. Il agrafait des tentures en rhovylon bleu sur les murs d'une chambre à coucher modèle. Il interrompit son travail, réfléchit. « La poupée? Heu,., oui... attendez... On me l'a apportée ce matin... Voyons, ...où l'a-t-on mise? ... Ah ! j'y suis! C'est Marina qui l'a prise pour la vitrine qui donne sur l'avenue Théo-dore-Théodule. — A quel étage? — Au rez-de-chaussée. » Elles durent, une fois de plus, descendre l'escalier. A genoux dans une vitrine, Marina garnissait un présentoir de bijoux fantaisie. Annie essuya son nez avec un mouchoir en papier 103 et expliqua le but de l'enquête. Marina appuya un index contre sa joue, médita un instant et dit : « Quand j'ai manipulé la poupée, je n'ai entendu aucun bruit; mais il est possible que le tube se soit coincé à l'intérieur. En tout cas, il est facile de vérifier. Venez, je vais vous faire voir. — Elle n'est pas ici? — Non. Je pensais d'abord la mettre dans cette vitrine, mais j'ai changé d'avis. Je vais Futiliser au rayon de l'ameublement. — Au troisième étage? —- Oui, au troisième. » Boulotte et Annie se regardèrent et poussèrent un soupir. L'une souhaita que la séance de transpiration consécutive à l'escalade d'innombrables marches lui fasse perdre quelques kilos superflus, et l'autre espéra qu'elle provoquerait l'arrêt de son rhume. 104 La petite Fantômette était en selle sur un cheval de bois. Marina avait allongé sa cape de soie noire en la remplaçant par une pièce de tissu qui formait une sorte d'immense traîne. L'étalagiste souleva la tête de la cavalière et glissa son regard dans le corps. Il n'y avait rien. Les deux filles soupirèrent encore une fois. Avoir monté et descendu tous ces escaliers pour rien! Annie éternua et dit : « J'espère que les autres auront eu plus de chance que nous! » Elles sortirent du magasin et se rendirent au carrefour des Quatre-Branches. Françoise et Ficelle n'étaient pas encore arrivées. Annie entra dans une pharmacie pour acheter un tube d'aspirine, et Boulotte se planta devant la vitrine de L'Arlequin Gourmand, merveilleusement garnie de chocolats fourrés, de fruits confits et de bonbons multicolores. 105 * ** A l'est de Framboisy, s'étend une banlieue mi-industrielle, mi-maraîchère où s'éparpillent petites fabriques, entrepôts, jardins potagers et terrains vagues. Les maisons y poussent dans le plus grand désordre, au bord de routes tortueuses qui escaladent des talus, se glissent sous les viaducs des voies ferrées, contournent des groupes d'H.L.M. et se terminent, bien souvent, en impasse devant un obstacle tel que mur d'usine, bois ou ruisseau. L'une des villas dispersées dans cette zone porte son nom inscrit sur une plaque émaillée : Ma Pomme. C'est là que Crânuf et Cheveluf avaient installé leur quartier général. Le téléphone sonna. Crânuf allongea le bras, décrocha l'écouteur. Son complice était au bout du fil. 106 « Allé! Ici Cheveluf. Ça y est, je l'ai retrouvée! » Crânuf se pencha en avant, attentif, « Tu es sûr? — Absolument! — La petite brunette? Celle qui nous a fait le coup de la maison à double issue? — Elle-même 1 » Un sourire mauvais se dessina sur le visage chi conspirateur. 107 « Où es-tu, en ce moment? _ Avenue Rémoulade, devant un magasin de nouveautés. Ça s'appelle Angélica. — Ne bouge pas, j'arrive. » Crânuf sortit en toute hâte de la villa, bondit dans sa voiture et fila à pleins gaz vers Framboisy. Il ne lui fallut pas plus de cinq minutes pour atteindre la cabine téléphonique. Il ralentit une seconde pour permettre à Cheveluf de monter. « Alors, elle est toujours là? — Oui, avec une amie. — Et que fait-elle? — Il me semble qu'elle discute avec la propriétaire du magasin... Ah! les voilà qui sortent... Que faisons-nous? — Je vais essayer de les suivre en j roulant lentement. » La voiture longea le trottoir sur une centaine de mètres, en arrière des deux filles qui marchaient avec une parfaite 108 insouciance. Mais la filature ne put durer longtemps : Françoise et Ficelle tournèrent dans une rue à sens unique. Crânuf grogna : « Mille diables! Il faut descendre et les suivre à pied! — Je n'ai pas de place pour stationner. — Si, là... — C'est un passage clouté. — Veux pas le savoir! — On va sûrement récolter un P.V.! — Tu le paieras de ta poche! Dépêche-toi! » Cheveluf gara la voiture rapidement. Les deux hommes s'élancèrent dans la rue qui menait au carrefour des Quatre-Branches. Quelques instants plus tard, les deux groupes de filles se rejoignirent pour échanger les résultats de leur enquête. » Boulotte et Annie racontèrent leurs multiples ascensions dans les escaliers 109 des Galeries Farfouillette et l'échec de leurs recherches. La grande Ficelle sortit son carnet rouge et raya la troisième Fantômette. Françoise exposa ensuite ce qu'elle avait appris dans le magasin de nouveautés : « Mlle Angélica a effectivement acheté une poupée au Grand-Poucet pour en faire cadeau à un petit neveu qui est parti une demi-heure avant notre arrivée. — Oui! dit Ficelle, il s'en est fallu d'une demi-heure! Mais nous avons son adresse. C'est le petit Jacky Domino. Il habite à Fouilly, 3, rue de l'Escampette. — Et comment fait-on pour aller à Fouilly? » demanda Annie en ouvrant sa boîte de mouchoirs. Françoise pointa un index. « On prend l'autocar qui .est à l'autre bout de la place et qui va partir sans nous. 110 — Ho! vite, prenons-le! » Elles piquèrent un cent mètres vers le car. Boulotte, alourdie par son poids excessif, fut la dernière à monter. Elle faillit rester coincée dans la porte automatique. Il lui fallut un long moment pour reprendre haleine. Elle souffla : « Ouf! Un peu plus, et j'étais coupée en tranches comme un vulgaire jambon ! » Le départ précipité des quatre filles avait été observé par Crânuf et Cheveluf qui se dissimulaient derrière une file de voitures en stationnement. « Que fait-on maintenant? demanda Cheveluf. — Je veux absolument rattraper cette brunette. Je suis sûr qu'elle sait où se trouve le tube. Quand je la tiendrai, il faudra qu'elle parle. » Ils retournèrent à la voiture dont le pare-brise s'était orné d'un ravissant papier bleu, Crânuf déchira la feuille 111 en mille morceaux et se mit au volant. Il put sans difficulté rattraper le car qui roulait avec lenteur et s'arrêtait souvent. La voiture se maintint en arrière, à cent mètres de distance, pendant la demi-heure que dura le trajet jusqu'à Fouilly. Les filles descendirent du car, demandèrent leur chemin et s'engagèrent dans la rue principale de la petite ville, « On y va? dit Cheveluf en descendant de l'auto. — Attends! Il n'y a pas beaucoup de monde par ici, et elles risquent de nous repérer. Je vais y aller seul. Mais avant... » II ouvrit la boîte à gants, en sortit une perruque noire dont il se coiffa, se colla une grosse moustache sous le nez et mit des lunettes de soleil. « Voilà! Maintenant, je peux la suivre sans risquer d'être reconnu. Fais faire demi-tour à la voiture et tiens- 112 toi prêt à démarrer. Nous aurons peut- être besoin de repartir très vite. » Crânuf s'élança sur les traces des quatre filles, tandis que Cheveluf manœuvrait la voiture pour la mettre dans la direction de Framboisy. S'il avait été moins occupé par cette ope-, ration, il aurait pu voir passer une 408 verte qui ralentit, tourna dans une petite rue latérale et s'arrêta. 113 CHAPITRE X Kidnapping Madame Domino? — Oui, c'est moi. — Vous avez bien un petit garçon, prénom-mie Jacky? — Oui. Qu'a-t-il encore fait? Je parie qu'il a cassé un carreau? — Non, non, madame. Mlle Angelica 114 vient bien de lui offrir une Fantômette? — En effet. Mais pourquoi?... Je ne vois pas... » Ficelle, en porte-parole du petit groupe, exposa le but de la visite. « Ah! vous voulez voir la poupée? dit Mme Domino. Ma foi, c'est bien simple, Jacky doit être en train de jouer avec dans la cour. J'espère qu'il ne l'a pas déjà mise en morceaux... — Il abîme ses jouets? — Oh! là, là! C'est un vrai brise-fer! Notez bien qu'il ne démolit rien pour le plaisir. Non, c'est plutôt par curiosité. Quand on lui donne une voiture, par exemple, il veut tout de suite la démonter pour savoir comment elle est faite à l'intérieur. » Mme Domino sortit de l'appartement où les filles l'avaient trouvée; descendit un escalier en colimaçon et s'arrêta à l'entrée d'une cour cimentée. 115 Au milieu de cette cour stationnait une camionnette. Sur un côté, s'amoncelaient des caisses et des cageots appartenant à un marchand de légumes, installé au bas de l'immeuble voisin. Il n'y avait aucune trace du petit garçon. Mme Domino demanda : « Quand vous êtes entrées, tout à l'heure, vous ne l'avez pas vu? - Non, madame, nous n'avons vu personne... - C'est bizarre... Il est descendu, il y a quelques minutes à peine en disant : « Je vais dans la cour. » J'espère qu'il ne s'est pas sauvé dans la rue! » Mme Domino appela : « Jacky! Jacky, où es-tu? » Le couvercle d'une caisse se souleva, et la tête ébouriffée d'un gamin apparut. « Eh bien, que fais-tu là-dedans? » Jacky sortit de la boîte pour expliquer : 116 « Je joue au cosmonaute. Je m'entraîne à rester des semaines sans bouger pour faire des vols spatiaux... » Mme Domino hocha la tête : « Ah! les jeunes ne savent plus quoi inventer pour se rendre intéressants! De mon temps, on ne jouait pas à ces jeux idiots! Enfin... Où as-tu mis la poupée que t'a offerte ta tante? Elle n'est pas déjà en morceaux, j'espère? - Oh! non, m'man! Je l'ai mise sur orbite. - Comment? - Oui, elle est dans un satellite. — Bon, va la chercher. — Je peux pas, m'man. Elle va tourner autour de la Terre pendant un siècle. Qu'est-ce que c'est que cette histoire? Où est la poupée? » Le petit garçon tendit le bras vers 117 le haut de la camionnette. Sur le toit se trouvait posé un cageot à légumes. « Elle est là-dedans? Eh bien, va la chercher! Allons, dépêche-toi! » D'un air boudeur, le, petit garçon commença à escalader le capot du véhicule. « Attends! dit la grande Ficelle, je vais l'attraper, moi! » Elle se dressa sur la pointe des pieds, 118 allongea les bras et retira le cageot. La Fantômette s'y trouvait. « Ouf! enfin, la voilà!... » Elle posa le cageot sur le sol, souleva la poupée et poussa un cri. « Oh! il y a quelque chose à l'intérieur! » Elle souleva la poupée qui fit entendre un cliquetis. « Ça y est! le tube est dedans! Youpiii!!!» Joyeuses, émues, impatientes, les quatre filles firent cercle pour assister à l'apparition du fameux objet. Ficelle tira sur la tête, retourna le corps pour faire tomber le tube dans sa main. Mais ce qui sortit de la poupée était si inattendu, que toutes restèrent figées par la surprise. * * * Crânuf ajusta ses lunettes noires, vérifia que sa moustache restait collée 119 sous son nez et passa devant la cour, d'un pas nonchalant. Il jeta un discret coup d'œil de côté et ne put s'empêcher de tressaillir. La brunette se trouvait dans la cour, accompagnée par ses trois amies. Elle était en train d'examiner une Fantômette! Le conspirateur-sourit. Ainsi, il avait deviné juste. Cette fille aux cheveux noirs, qui s'était moquée de lui, savait réellement où trouver la poupée. Elle lui avait échappé un moment grâce à la maison à double issue, mais ce n'était qu'un répit. Il avait fini par la retrouver, et maintenant on allait rire! Satisfait, il se frotta les mains. « II ne me reste plus qu'à l'enlever. Après... ma foi, je trouverai bien un moyen pour m'en débarrasser. » Au bout de cent mètres, il fit demi-tour. A l'instant où il allait passer devant le portail de la cour, les filles sortirent. Il leur emboîta le pas. 120 « Bien. Si mes prévisions sont exactes, elles vont revenir à l'arrêt des cars. Donc, elles passeront devant la voiture. Et alors... » Les prévisions de Crânuf étaient exactes. Les jeunes enquêteuses prirent le même chemin en sens inverse. Lorsqu'elles approchèrent de la voiture où Cheveluf attendait, Crânuf s'approcha d'elles. Puis brusquement il bondit vers Françoise, la saisit par un bras, ouvrit la portière et bouscula sa victime dans l'auto. « Vite, démarre! » Le moteur rugit, et la voiture s'élança en trombe, sous les regards stupéfaits de Ficelle, Annie et Boulotte. En moins de dix secondes, Françoise venait d'être enlevée ! 121 CHAPITRE X1 Françoise n'aime pas les épinards MAINTENANT, nous allons pouvoir nous expliquer! » Crânuf ôta sa perruque, sa moustache et ses lunettes. Il se carra confortablement dans un gros fauteuil de cuir rembourré, croisa les jambes et alluma une cigarette. 122 Cheveluf! débouche une bouteille de vieux marc. J'en boirais bien une petite goutte... Notre amie aussi, peut-être? » Françoise secoua la tête. : « Je ne bois que de l'eau. — De l'eau? Pouah! Quelle horreur! » Françoise et les deux conspirateurs se trouvaient réunis dans un salon de la villa Ma Pomme. Assise sur une chaise, la brunette avait croisé les mains sur ses genoux. Elle regardait vers le plafond d'un air distrait. Cheveluf avala un verre d'alcool et répéta : « Nous allons nous expliquer. — C'est ça! dit Françoise à mi-voix, explique, mon bonhomme! — Pardon? — Rien. Je vous écoute. Je sens que ça va être passionnant. » Crânuf observa attentivement le visage de son interlocutrice pour essayer de déceler si elle se moquait 123 de lui. Françoise tournait ostensiblement son regard vers les nuages. L'homme dit sèchement : « Je résume la situation. Tu as un objet qui nous intéresse. Un tube que tu viens de récupérer dans la poupée. Donne-le. — Non. » Crânuf soupira. « Ne m'oblige pas à être méchant. Donne ce tube tout de suite, sinon tu vais avoir des ennuis, de gros ennuis. » II tendit la main, répéta : « Allons, donne-le! » — Non. » Le conspirateur fronça les sourcils. 11 gronda : « Dis donc, ma belle, il ne faudrait pas t'obstiner! Tu t'es déjà payé ma tête, en nous racontant des fariboles et en nous faisant attendre, pour rien, devant une maison à double sortie. Alors, ça suffit! Il me faut ce tube. 124 — Impossible. — Pourquoi? — Parce que je ne l'ai pas. » Crânuf poussa un nouveau soupir. Il se contenait, mais on sentait que sa colère allait éclater d'une seconde à l'autre. Lentement, en pesant ses mots, il prononça : « Ecoute-moi attentivement. Tout à l'heure, je suis passé devant la cour où vous étiez, toi et tes amies. Je vous ai entendues. L’une d'entre vous, une espèce de grande asperge, secouait la poupée en criant : « Ça y est! Il y a « quelque chose dedans! » C'est vrai, oui, ou non? — Absolument vrai. On entendait quelque chose qui remuait à l'intérieur. — Alors? * Françoise enroula une de ses boucles noires sur le petit doigt de sa main gauche et dit allègrement : 125 « Figurez-vous, mon cher monsieur, que cette Fantômette a été offerte à un jeune garçon nommé Jacky... » Crânuf haussa les épaules, comme pour dire : « Qu'est-ce que ça peut me faire? » « Attendez! reprit Françoise, vous devez savoir que ce^ petit Jacky. a la manie de démonter tout ce qui lui tombe sous la main. Dès qu'il a eu la poupée, il s'est empressé de tirer sur la tête pour voir l'intérieur. Gomme il n'y a trouvé que du vide, il s'est amusé à remplir le corps. — Remplir le corps? — Oui. Avec tous les petits trésors qu’un gamin peut collectionner. Un taille-crayon, trois porte-clefs, une auto en plastique, un bout de chocolat et un morceau de craie rouge. Voilà l'inventaire de ce que nous avons trouvé. — Pas de tube? — Pas de tube. » Cheveluf s'approcha, l'air mauvais. 126 « Elle ment! Encore une histoire qu'elle invente. Mais cette fois-ci, ça ne prend plus!» Rapidement, il fouilla les poches de Françoise, mais ne trouva rien. « Hum! C'est peut-être une de ses copines qui l'a? — Sûrement! dit Crânuf. Ce doit 127 être la grande nouille qui l'a pris. Ou alors, l'une des deux autres... » Crânuf s'approcha de Françoise et menaça : « La plaisanterie a assez duré! Qui a le tube? » Françoise sourit : « Devine! — Très bien. Puisque tu refuses de le dire, je vais te faire parler. Cheveluf, va dans la salle de bain chercher la corde à linge. — Une corde à linge? demanda Françoise joyeusement, vous allez me suspendre et me faire sécher comme une vulgaire chemise? Au fait, vous connaissez sûrement ce très fameux exercice de prononciation. Il faut répéter dix fois de suite très vite : « Les chemises de l'archiduchesse sont sèches et archi-« sèches. » — Assez! Dans un moment, tu n'auras 128 plus envie de dire des âneries... » Cheveluf revenait avec la corde. Il attacha la prisonnière sur sa chaise et demanda : « Qu'est-ce qu'on lui fait, maintenant? — Je propose, dit Françoise, qu'on me chatouille les doigts des pieds avec une plume de paon... — Silence! cria Crânuf. — ... ou alors, qu'on m'oblige à réciter à l'envers la table de multiplication par 9. Horrible supplice! — Tais-toi! — ... ou encore, qu'on me fasse manger de force des épinards à la sauce tomate. Ce n'est vraiment pas bon, vous savez? Comme dirait mon amie Boulotte, c'est bien meilleur avec de la crème fraîche... — Vas-tu te taire!!! » hurla Crânuf, au comble de l'exaspération. Cheveluf regardait Françoise en 129 plongeant la main dans son épaisse tignasse. Il murmura : « Elle n'a vraiment peur de rien! Ça me rappelle ce que disait le Furet au sujet de Fantômette... — Le Furet! s'exclama Crânuf, que devient-il, ce bandit? — Je crois qu'il est en prison, maintenant. — Et que disait-il de Fantômette? — Un jour, il l'a capturée, ficelée et menacée de mort. — Alors? — Elle n'a pas cessé de plaisanter et de se payer sa tête! Exactement comme celle-ci. — Vraiment? Eh bien, cette fille-ci est peut-être la sœur de Fantômette. Mais je te garantis que ses plaisanteries sont terminées. Cheveluf, va chercher un couteau à la cuisine. Et assure-toi qu'il coupe bien. » Françoise ajouta : 130 « Vous apporterez aussi une fourchette et une assiette. Je commence à avoir faim. Qu'est-ce qu'il y a pour déjeuner? Des épinards à la tomate? Je vous préviens tout de suite que je n'en mangerai pas! » Cette fois-ci, Crânuf ne dit plus rien. Mais son regard indiquait une froide résolution. Il saisit le couteau que son complice venait d'apporter, s'assura qu'il était bien aiguisé en passant le pouce sur le tranchant de la lame, et se pencha sur .la prisonnière. « Pour la dernière fois, veux-tu nous dire où se trouve le tube? — Ben..., non, m'sieur! J'suis têtue, hein, m’sieur? — Tu ne veux pas parler? Très bien ! Alors, tant pis pour toi! » II approcha le couteau du cou de Françoise. 131 CHAPITRE XII Dangereuse situation PENDANT quelques secondes, Ficelle, Boulotte et Annie demeurèrent pétrifiées sur le bord du trottoir. Françoise venait d'être enlevée sous leurs yeux! Et par qui? « J'ai l'impression, dit Ficelle, que 132 Ficelle, Boulotte et Annie demeurèrent pétrifiées. 133 le bonhomme au volant ressemblait à Cheveluf. — Que faut-il faire? pleurnicha Annie dans son mouchoir. — Heu... Je ne sais pas. Prévenir la gendarmerie, peut-être? — Tu crois? Où est-elle, la gendarmerie?» Elles n'eurent pas le temps de prendre une décision. Une 408 verte, qui sortait d'une rue latérale, stoppa soudainement devant le petit groupe. Un homme entrouvrit la portière, se pencha vers l'extérieur et cria : — Montez vite! Nous allons délivrer votre amie! » C'était Joachim Nouba. Les filles ne se le firent pas dire deux fois. Elles montèrent rapidement dans la voiture qui s'élança à la poursuite des ravisseurs. Tout en appuyant à fond sur l'accélérateur, Nouba donna quelques explications : 134 « Je surveille Crânuf et Cheveluf depuis un certain temps. Je me doutais qu'ils étaient à la recherche du tube et qu'ils allaient essayer de le récupérer. C'est la petite brune qui l'a, n'est-ce pals? » Les trois amies ouvrirent de grands yeux. « Mais non, dit Ficelle, elle ne l'a pas. Personne ne sait où il se trouve... » Joachim Nouba parut stupéfait. « Comment? Personne ne sait? Alors, cet enlèvement ne sert à rien? Sapristi de sapristi! » Poussé par l'inquiétude, il maintint sa vitesse. Mais quelques kilomètres après Trou-la-Chaussette, un poids lourd le contraignit à ralentir. Une file ininterrompue de voitures venant en sens inverse l'empêchait de doubler. Puis il y eut le feu rouge d'une route transversale, un encombrement, un autre feu rouge. Ensuite, 135 l'autocar Fouilly-Framboisy provoqua la formation d'un nouveau bouchon. Joachim Nouba trépignait devant son volant : « Mille sapristis! Nous arriverons trop tard! — Trop tard? demanda Ficelle, pourquoi? — Hé! Est-ce que je sais, moi! Ils tiennent votre amie prisonnière, et avec ces deux brigands, on peut tout craindre... — Mais si nous ne pouvons pas rattraper leur auto, que pourrons-nous faire? — Je sais où les retrouver. Ils vont sûrement à la villa Ma Pomme, dans le quartier industriel de Framboisy. » La route s'étant dégagée, Nouba put reprendre sa course. Un moment plus tard, il stoppait à proximité de la villa. « Restez ici. Je vais voir ce qui se passe. 136 Crânuf et Cheveluf doivent être là; j'aperçois leur voiture. — Vous êtes sûr qu'il ne faut pas vous aider? demanda Ficelle. Il y a un beau reportage à faire... — C'est inutile. Je vous remercie, mais croyez-moi, ces individus sont dangereux.» II sauta facilement une clôture basse qui entourait le jardin, courut vers la villa, 137 s'approcha d'une fenêtre et glissa son regard entre deux rideaux. Il aperçut alors un effrayant spectacle. Françoise était ligotée à une chaise, et Crânuf s'avançait vers elle, un couteau à la main. * ** « Pour la dernière fois, hurla Crânuf, vas-tu parler, oui ou non? — Ne braillez pas si fort, mon brave, vous allez attraper une congestion! » dit Françoise. Le conspirateur appliqua la lame contre le cou de la brunette. A cette seconde, trois coups furent frappés à la porte d'entrée. Crânuf releva la tête. ? « Diable! C'est bien le moment de recevoir des visites! Je me demande qui ça peut être...» Une voix impérative lui fournit la réponse: 138 « Ouvrez! Police! » Les deux hommes poussèrent un cri de surprise. Crânuf laissa tomber le couteau en -bredouillant : « Nous... nous sommes cuits! Vite, Cheveluf, filons par la porte de derrière... Pourvu que la maison ne soit pas cernée !» Ils abandonnèrent la partie pendant que Françoise les accablait de quolibets : « Hé, les conspirateurs d'opérette! Ne partez pas si vite! Laissez-moi vous dire où est le tube! Je l'ai caché dans le moulin à café de ma grand-mère!... Vous ne me croyez pas? Vous avez raison, il n'est pas là. Il est sous le chapeau du président de la République! » Une seconde plus tard, Joachim Nouba entrait dans la pièce. Il s'empressa de délivrer Françoise et de faire signe aux filles qu'elles pouvaient 139 venir. Ficelle entra dans le salon et s'exclama : « Ciel! quel spectacle prodigieusement effarant! Tu étais attachée à cette chaise? Quelle ignominie abominable! » Elle s'empressa de sortir son carnet rouge pour noter ses impressions, qui allaient figurer dans le prochain Suréminent en termes prodigieusement effarants et abominables. « Que s'est-il passé? » demanda Annie en se mouchant. Françoise expliqua que les conspirateurs voulaient lui faire dire où était le tube, mais qu'elle n'avait pu les satisfaire. « Alors, dit Nouba, où peut-il bien se trouver, ce tube? » Ficelle ouvrit son carnet à la page « Recherches ». « Dans une des trois Fantômettes restantes.^'une est chez un marchand forain, M. Archimède. Il a un stand 140 à la Quinzaine commerciale de Framboisy. Une autre est en route vers le Japon... — Oh! il va être difficile de la récupérer, celle-là! Ensuite? — Un représentant de la manufacture a emporté la troisième. C'est M. Babillard. Il habite au 7, rue des Potirons. » ' Joachim Nouba réfléchit.- « Pour l'instant, il nous faut espérer que le tube n'est pas dans la poupée expédiée au Japon. Occupons-nous donc du forain et du représentant, en nous partageant le travail. La rue des Potirons est proche de mon hôtel. Je peux aller voir le représentant pendant que vous vous rendrez à la Quinzaine commerciale... — Oui, oui! Bonne idée! » approuvèrent Ficelle et Boulotte. L'une parce qu'elle adorait le spectacle des manèges et des baraques qui 141 accompagnaient la foire, l'autre parce qu'elle se réjouissait déjà à l'idée de manger du nougat, du pain d'épice et de la barbe-à- papa. Nouba emmena les filles jusqu'à l'entrée de la foire et poursuivit son chemin. « II est gentil, hein, M. Nouba? dit Ficelle. Il t'a sauvé la vie. » Françoise paraissait songeuse. Elle murmura : « Oui, bien sûr. S'il n'était pas venu, les deux affreux m'auraient fait passer un mauvais moment. Cependant... — Quoi donc? J'ai l'impression que quelque chose te chiffonne... On peut savoir?» Françoise tortillait nerveusement ses boucles noires. « Oui» il y a quelque chose... Plus j'y pense, et plus ça m'intrigue. Joachim Nouba a dit que Crânuf et Cheveluf veulent empoisonner le président de la vésanie. 142 Et pour les en empêcher, il cherche à récupérer l'arsenic. — Oui. Alors? — Alors, quand j'ai regardé le jeu de Polymonde, je n'ai pas trouvé le drapeau de la Vésanie. — Oui, tu me l'as déjà dit. Mais... — Attends, il y a mieux. J'ai cherché dans mon atlas de géographie et dans le dictionnaire. La Vésanie... — Eh bien? — Elle n'existe pas, » 143 CHAPITRE XIII La loterie aux poupées LA QUINZAINE commerciale de Framboisy dure trois semaines. C'est pourquoi on l'appelle Grande Quinzaine. Comme dans toutes les foires, on y trouve- des stands publicitaires qui présentent des réfrigérateurs, des meubles ou des machines à laver. 144 Une section est réservée au camping, une autre au jardinage, une troisième, aux sports. Des buvettes fournissent en abondance bière et sandwiches aux visiteurs, tandis qu'une douzaine d'attractions foraines servent à les distraire. Parmi ces dernières, une baraque géante attire la foule des curieux. Le centre est occupé par une grande roue verticale divisée en secteurs numérotés. Les joueurs posent un anneau de plastique sur une tablette numérotée. Le patron — un grand bonhomme à figure rouge —- lance la roue et bonimente à l'aide d'un haut-parleur nasillard : « Le numéro 6 gagne une des magnifiques poupées que vous pouvez admirer, mesdames et messieurs, gratuitement et à l'œil nu, ici même! » Le fond de la baraque est, en effet, tapissé par un nombre considérable de poupées merveilleusement coiffées 145 et habillées, Marquises à perruques bouclées, ballerines d'opéra en tutu blanc, Andalouses jouant des castagnettes ou voyageuses de l'espace en scaphandre. Elles proviennent toutes de la manufacture framboisienne que dirige M. Barbemolle. Le regard des quatre filles fut tout de suite attiré par une poupée qui se tenait debout entre une bergère et un tambour-major. « La voilà! » cria Ficelle en tendant le doigt. C'était bien la Fantômette. « Monsieur! Monsieur, on voudrait voir cette poupée, s'il vous plaît ! » s'écria Ficelle. Le forain eut un sourire. Il répondit : « C'est bien facile, ma petite demoiselle, vous n'avez qu'à la regarder... — Oui, mais nous voudrions voir ce qu'il y a à l'intérieur. — Ah! ça, c'est autre chose. Si vous 146 tenez à regarder ce qu'elle a dans le ventre, il faut la gagner... — Mais il n'y en a que pour une seconde... — Impossible, impossible! Pour sortir la poupée de sa place, il faut la gagner. C'est le seul moyen. Jouez donc une partie! Vous aurez sûrement de la chance! » Les quatre filles se concertèrent. Le forain avait l'air têtu, et il était évident qu'il ne céderait pas. « Très bien, dit Ficelle, puisqu'il ne veut pas être aimable, on va lui gagner sa poupée. — Pendant ce temps, dit Françoise, je vais faire un carton à la carabine. » La grande Ficelle donna une pièce de monnaie au forain, prit un anneau, le posa sur la plaque portant le numéro 1 et attendit que la roue soit mise en marche. L'homme avait repris son boniment : 147 « Allons-y, mesdames et messieurs, faites vos jeux! J'ai hâte de savoir qui va emporter une de ces magnifiques poupées que vous pouvez admirer gratuitement et à l'œil nu, ici même! » II lança la roue. Ficelle restait bouche ouverte, hypnotisée, en formant des vœux pour qu'elle s'arrête sur le numéro 1. La roue ralentit, et la flèche qui 148 indiquait le numéro gagnant s'arrêta sur le 4. Désolée, Ficelle gémit : « Oh! j'ai perdu!... » Annie éternua et dit : « Tu n'espérais tout de même pas gagner du premier coup? — Heu... si, — Eh bien, recommence. » Ficelle prit un autre anneau et le posa sur la plaque numéro 2. « Allons-y, mesdames et messieurs! Faites vos jeux! J'ai hâte de savoir qui va emporter une de ces magnifiques poupées... » La roue tourna, s'arrêta dans un secteur neutre : personne ne gagnait. Ficelle tapa du pied. « Oh! c'est énervant, à la fin!... Que faut-il faire pour que mon numéro sorte?... Ah! ça y est, j'ai une idée géniale!... Je vais jouer le 1, Annie le 2 et Boulotte le 3. » La roue devait se montrer indifférente 149 aux idées géniales, car elle s’arrêta sur le 4. La journaliste sombra dans le désespoir. Désespoir d'autant plus grand que, les finances du petit groupe se trouvant épuisées, on ne pouvait plus tenter la chance. Le retour de Françoise apporta quelque espoir. D'une main, la brunette tenait une bouteille de mousseux, de l'autre, un carton perforé. « Regardez! J'ai logé les cinq balles dans le rouge. — Tu as plus de veine que nous! pleurnicha Ficelle. — Vous n'avez pas pu gagner la Fantômette? — Non. Elle doit être truquée, cette roue! » Françoise donna sa bouteille à Boulotte, prit un anneau et le plaça sur le numéro 4. Ficelle ouvrit des yeux parfaitement ronds : 150 « Le 4, il est déjà sorti tout à l'heure... — Cela ne veut rien dire. Le forain lança la roue et répéta une fois de plus : « J'ai hâte de savoir qui va emporter une de ces magnifiques poupées... » La roue tourna, ralentit, s'arrêta. « Le numéro 4! » Ficelle, Annie et Boulotte poussèrent une triple exclamation pour exprimer leur surprise et leur joie. Françoise gagnait la poupée! Elle dit : « Donnez-moi la Fantômette, s'il vous plaît. » Le forain se contraignit à sourire. Il affirma : « Vous voyez, je l'avais bien dit qu'avec un peu de chance vous l'emporteriez. » Françoise saisit la poupée, et les quatre amies se retirèrent à l'écart de la foule pour l'inspecter. A cet instant, 151 un homme s'approcha et s'exclama : « Ah! vous l'avez? Bravo! » C'était Joachim Nouba. « Je viens de voir M. Babillard, le représentant. Par chance, il avait encore la Fantômette chez lui, mais elle était vide. — Alors, dit Ficelle, à part celle qui a été expédiée au Japon, il n'y a plus que la nôtre. Vite, regardons! » C'est avec une émotion intense que l'on souleva la tête de la poupée. Françoise glissa son regard à l'intérieur. « Oh! il n'y a rien... » Nouba et les filles se regardèrent avec consternation : le tube d'arsenic était en route vers le Japon! 152 CHAPITRE XIV La 7« Fantômette JOACHIM NOUBA hocha la fête. « Nous ne pouvons plus rien faire... — Dans le fond, fit observer Françoise, c'est une bonne chose. Crânuf et Cheveluf n'ont pas l'arsenic, donc ils ne peuvent plus empoisonner le président de la Vésanie. » 153 Le visage de Nouba s'éclaira : « C'est vrai, ce que vous dites! Je n'y avais pas pensé. — Vous n'avez pas pensé non plus qu'ils peuvent se procurer une nouvelle dose de poison? — Plus difficilement. Le laboratoire qui le leur avait fourni est maintenant surveillé par nos services secrets. Notre président est en sécurité. » Françoise -eut un sourire narquois. « II est d'autant plus en sécurité qu'il n'existe pas. — Comment? — Pas plus que la Vésanie, d'ailleurs.» Une vive inquiétude s'empara de Joachim Nouba. Il regarda autour de lui avec méfiance, baissa là voix et expliqua : « Ecoutez, je ne voulais pas vous en parler, mais je vois bien maintenant qu'il faut vous mettre dans la confidence… 154 C'est vrai, la Vésanie n'existe pas, ou du moins, ce n'est pas sous ce nom que nos services secrets désignent un pays qui, lui, existe réellement. — Comment cela? — Vésanie est un nom de code. Vous seriez étonnées si je vous disais quelle nation il désigne. — Alors, ce président est réel? — Bien sûr! Mais nous rie pouvons crier sur les toits que des conspirateurs veulent assassiner le président de la... Hum! c'est un grand pays dont, encore une fois, je dois taire le nom... — Bon, je comprends. — Eh bien, il me reste à vous remercier de l'aide précieuse que vous m'avez apportée. Nous n'avons pas retrouvé le tube, mais nous savons qu'il est hors de portée de nos ennemis, et c'est l'essentiel. L'enquête est donc close. Moi, je vais retourner auprès de notre cher président. Ah, il ne se doute pas 155 de tout le mal que nous prenons pour le garder en bonne santé 1 » Joachim Nouba serra la main des filles, remonta dans sa voiture et disparut. Ficelle prit son carnet rouge et dit avec satisfaction : « Tout est bien qui finit bien. Je raconterai cette grande aventure en détail dans mon prochain numéro. D'ailleurs, je vais rentrer tout de suite à la maison pour l'écrire. — Moi, dit Boulotte, je vais rentrer aussi. J'ai envie de faire des beignets. Avec de la confiture de groseilles, c'est délicieux. » Entre deux éternuements, Annie annonça qu'elle allait retourner à la manufacture pour prendre un grog et des cachets. Françoise proposa de la raccompagner. Elle ajouta : « En même temps, je demanderai si la poupée a été expédiée par bateau ou par avion. —Pourquoi? C'est important? — Oui. Si elle est partie par avion, il 156 faut tout de suite télégraphier au destinataire pour l'avertir qu'elle contient de l'arsenic. Imagine qu'elle tombe entre les mains d'un gosse qui s'amuserait à ouvrir le tube et à goûter la poudre? — Oh! Ce serait 'terrible! — Justement, il faut empêcher cela. Qui s'occupe des expéditions? 157 — Cornichon. Une espèce de grand dadais, bête comme ses pieds. — Bon, allons voir Cornichon. Il est si bête que ça? — Peut-être pas. Mais en tout cas, il est toujours dans la lune! » Elles se rendirent à la manufacture, entrèrent dans un vaste local encombré de boîtes, de rouleaux de papier et de caisses. Assis sur l'une de ces caisses, un garçon aux cheveux jaune paille plongeait son nez dans un volume illustré, dont la couverture^ représentait un combat de fusées martiennes. Annie l'interpella : « Hé! Cornichon! On a quelque chose à te demander. » Sans quitter le livre du regard, le garçon grogna : « Attendez, il faut que je finisse cette page. La soucoupe des Vénusiens est coincée entre deux satellites Z-22... » II acheva sa lecture et déclara : 158 « Je suis bien content! Les Martiens ont gagné!... Que vouliez-Vous me dire? — Nous voudrions savoir, répondit Françoise, si vous avez expédié la Fantômette au Japon, par avion ou par bateau. — La Fantômette? — Oui. — Heu... attendez... » II réfléchit longuement, fourrageant avec ses longs doigts dans sa chevelure, le visage crispé par l'effort mental. — Heu... hum!... Vous dites, la Fantômette? Heu…. J'ai dû l'expédier quelque part... Au Japon? C'est curieux, ça, mais je n'ai rien envoyé dans ce coin-là, il me semble... Je vais regarder dans mes papiers.» II quitta sa caisse, plongea à travers un amas de boîtes en carton, farfouilla dans un tas de paille artificielle servant 159 à faire des emballages, se releva, se cacha derrière une multitude de masques en carton, grimpa sur une échelle pour explorer une étagère, fit une brève incursion dans le sous-sol, puis franchit une porte et disparut. Quelque peu surprise, Françoise demanda : « A quoi joue-t-il? — Oh! à rien du tout. Mais il est tellement désordonné qu'il ne sait jamais où sont ses affaires... » Le jeune farfelu réapparut, porteur d'une pile de papiers. « J'ai noté les expéditions de la semaine quelque part là-dedans... Voyons voir... Ça, c'est un tas de vieilles factures..., des bulletins de livraison..., la liste de mes footballeurs préférés... Ah! je crois que c'est ce papier!... Oui, expéditions en province... 12 majorettes à Carambar..., 24 Tahitiennes à Péquenot - les – Champs… 160 Ah! une Fantômette à Okarina, Japon. Expédition par la compagnie Airmonde. — Donc, elle est partie par avion? demanda Françoise. — Je suppose... Attendez... Je ne me vois pas du tout en train d'envoyer un paquet au Japon... Si j'avais écrit cette adresse, je m'en souviendrais. Car j'ai une mémoire étonnante. Je vais un peu voir si j'ai tout expédié... Je crois que j'ai oublié d'envoyer quelques paquets. Ils ont dû rester dans ce coin... » L'étourdi se dirigea dans un angle du local, fouilla encore une fois puis se releva en brandissant un paquet de forme allongée : « La voilà, la voilà, votre Fantômette! Il me semblait bien que j'avais oublié de l'envoyer! » Les deux filles sautèrent de joie. Grâce à la négligence de Cornichon, 161 elles allaient enfin récupérer le dangereux tube! Le jeune expéditionnaire tira sur la -ficelle pour défaire le paquet, mais il ne réussit qu'à obtenir un nœud inextricable. Françoise sortit d'une petite poche un canif, coupa la ficelle et ouvrit le paquet. Dans une boîte en carton reposait la poupée. La septième Fantômette, celle qui contenait le tube. Fébrilement, Françoise tira sur la tête et regarda à l'intérieur du corps. La poupée était vide. 162 CHAPITRE XV Une fortune dans les airs FANTÔMETTE éteignit le phare de sa minuscule moto japonaise, arrêta le moteur et appuya l'engin contre le mur. Elle grimpa pour se mettre debout en équilibre sur le guidon, tendit les bras vers le haut. Un rétablissement lui permit d'atteindre le faîte 163 recouvert de tuiles, sur lequel elle se mit à califourchon» D'un coup d'œil, elle s'assura que personne n'assistait à son escalade nocturne. Un bond, et elle se trouva dans le jardinet bordant la façade arrière de l'hôtel du Chat-qui-louche. Jardinet de mauvaises herbes, dont l'ornement consistait en divers tas dé boîtes éventrées, détritus et bouteilles vides. Malgré la nuit sombre, elle le traversa sans difficulté. Elle leva les yeux vers la fenêtre de Joachim Nouba, un rectangle noir délimité par des volets de bois. « Bon, l'oiseau n'est pas encore revenu du garage. J'ai largement le temps. » Elle tira de sa ceinture une petite arbalète de pêche sous-marine en forme de pistolet, tendit le ressort» visa la fenêtre et appuya sur la détente. Zip!... Toc! 164 Avec un bruit sec, le harpon se planta dans le bois. Une pointe spéciale permettait au projectile de rester enfoncé sans risque d'arrachement. En arrière, un fil de nylon s'était déroulé. Fantômette s'assura, par quelques tractions, que son dispositif d'ascension était bien en place, puis elle s'éleva le long de la façade, à la manière des alpinistes qui gravissent une paroi rocheuse. Au bout de quelques secondes, elle atteignit la fenêtre, glissa la pointe d'un couteau sous le loquet d'un volet, le souleva et ouvrit. L'instant d'après, elle se glissait silencieusement dans la chambre. A tâtons, elle trouva l'interrupteur, alluma. «Bon! Maintenant, on y voit clair. Il n'y a que les cambrioleurs qui travaillent dans le noir. » D'un coup d'œil circulaire, elle inspecta la chambre : lit, armoire, chaise, table, lavabo. Sur le lit, une valise 165 Elle visa la fenêtre et appuya sur la détente 166 entrouverte. La jeune détective s'assit sur la chaise, croisa les jambes et se mit à réfléchir. « Voyons... J'ai le choix entre deux systèmes. Ou je démolis tout jusqu'à ce que je mette la main sur le tube, ou j'essaie de deviner où il est caché...» Son regard erra de la valise à l'armoire, parcourut le plafond, le plancher. « Evidemment, en cherchant partout, je finirai par le trouver. Mais cela risque d'être long... Alors, je préfère agiter vivement les muscles de mon cerveau... » Elle se leva, s'adossa à la porte, mordilla le pompon noir qui ornait son bonnet. « Dans la valise?... Non, si Crânuf et Cheveluf venaient ici, c'est la première chose qu'ils regarderaient... Dans le tiroir de la table?... Dans le lit?... La bonne de l'hôtel risquerait de le 167 trouver. Logiquement, il doit être dissimulé à l'intérieur d'un objet quelconque, d'aspect inoffensif, que l'on peut emporter avec soi sans attirer l'attention... Un objet... mais lequel? Ah, si l'on me guidait en me disant « Tu gèles! » ou « Tu brûles! » Soudainement, elle se figea. Son regard venait de s'arrêter sur un petit objet d'allure quelconque, qu'un voyageur aurait pu transporter avec lui sans attirer l'attention... « Tiens, tiens! Pourquoi pas là-dedans? Mon petit doigt nie dit que je pourrais bien tomber juste... Et quand mon petit doigt dit quelque chose, il se trompe rarement! » * ** Joachim Nouba apostropha vivement M. Boulon, le garagiste de Framboisy : « Alors, vous l'avez trouvée, cette panne? Voilà deux heures que j'attends!» 168 Le mécanicien releva sa casquette qui penchait sur un front luisant de sueur. « Ben... Faut vous dire que ça n'est pas un genre de panne bien courante-La batterie fonctionne, les bougies sont en bon état, la pompe n'a pas de fuite... J'avoue que j'y perds mon latin! — Il faudrait pourtant la réparer, cette voiture! Je suis très pressé! » M. Boulon leva vers le plafond des mains noires de cambouis et gémit : « Mon pauvre monsieur, voilà plus de trente ans que je suis dans le métier, et c'est la première fois que je vois une panne... invisible! » Enervé, Joachim Nouba alluma une cigarette et se mit à faire les cent pas en marmottant entre ses dents quelque jugement péjoratif sur les mécaniciens modernes 169 M. Boulon examina avec perplexité le carburateur démonté. « Voyons... l'essence arrive-t-elle bien?... Tiens! Elle a une drôle de couleur, cette essence... Elle est brune! » M. Boulon trempa un doigt dans la cuve du carburateur, flaira le liquide et s'exclama : « Mais... ce n'est pas de l'essence! — Comment? Que dites-Vous? — C'est un curieux produit... Attendez, je vais goûter. » II mouilla sa langue avec le liquide, « Curieux... Un goût sucré... On dirait du soda-cola! — Hein? Vous êtes sûr? — Oui. Quelqu'un s'est amusé à, vider du soda-cola dans votre réservoir... Et le moteur ne veut plus démarrer, bien sûr. Il ne boit que de l'essence... » Joachim Nouba serra les poings et murmura : 170 « Je sais bien qui a fait le coup! Crânuf et Cheveluf veulent m'empêcher de quitter la ville. — Pardon? — Rien, rien. Vidangez rapidement le réservoir et faites le plein avec du super. — Entendu! Je vais vous arranger ça, tout de suite. » Nouba sortit du garage et se dirigea à grandes enjambées vers l'hôtel du Chat-qui-louche. Il sifflotait. « La voiture sera bientôt prête. Je vais pouvoir quitter ce pays de malheur en emportant le tube. C'est parfait! Ah, messieurs Crânuf et Cheveluf, vous avez voulu jouer au plus fin avec moi, mais ça n'a pas pris! Ce soir, je passe la frontière, et hop! bien malin qui pourra me retrouver! » . Il entra dans le hall, jeta un coup d'œil méprisant vers l'hôtelier qui somnolait à demi sur son journal de 171 courses et monta l'escalier. Un fait anormal le fit sursauter : un rai de lumière filtrait sous la porte de sa chambre. « Diable! Crânuf et Cheveluf sont revenus ici! Oh, mais je ne vais pas leur laisser faire la loi! Il faut qu'ils apprennent qui commande ici ! » . Il sortit de sa poche un revolver, ouvrit brusquement la porte et pointa l'arme en criant : « Pas un geste ou je tire! — Vraiment? dit Fantômette, je ne peux pas bouger? Au moins, je puis parler? » La surprise s'inscrivait sur le visage de Nouba. « Vous! Vous ici? Je m'attendais à rencontrer Crânuf et Cheveluf... » II empocha le revolver et respira. « Vraiment, je ne pensais pas vous trouver dans ma chambre... — Mais vous voilà rassuré? — Bien sûr. » 172 Fantômette eut un petit ricanement où se dessinait une menace. Elle dit : « Vous préférez avoir affaire à moi plutôt qu'à vos complices? » Joachim Nouba sursauta. « Mes complices? Ce ne sont pas mes complices ! Au contraire, je les combats pour les empêcher de s'attaquer à notre cher président. — Bien sûr, bien sûr. Cause toujours, mon bonhomme, tu m'intéresses. – — Quoi? » Inquiet, Nouba enfonça la main droite dans la poche où il avait remis le revolver. Il demanda : « Que voulez-vous dire? Vous ne me soupçonnez pas, j'espère, d'être de mèche avec ces deux conspirateurs? — Ho, ho! Laissez-moi rire! — Hein? Vous ne me croyez pas? » Fantômette s'assit sur le rebord du lit, ôta son bonnet et le fit tournoyer 173 dans l'air en le tenant par le pompon. Elle dit gaiement : « Tenez, mon cher Nouba, vous m'amusez avec vos contes de fées. V— Mes contes de fées? — Vos histoires de grand-mères, si vous préférez. Vos blagues, vos fariboles. — Je vous assure… — Assez' Ça suffit. » 174 Sèchement, en comptant sur ses doigts, elle énuméra : « Premièrement, la Vésanie n'existe que dans votre imagination et ne représente aucune nation réelle. Deuxièmement, le président ne court aucun danger pour la bonne raison qu'il n'y a pas de président. Troisièmement, vous n'êtes pas Joachim Nouba, mais Jean Panard, recherché par Interpol. Vous êtes un chef de bande, et les deux autres, Crânuf et Cheveluf, sont vos complices/Mais comme vous n'avez pas été régulier avec eux, ils cherchent à se venger en récupérant le tube. — Mais, mais... — Attendez, mon cher, je n'ai pas terminé. Quatrièmement, le tube ne contient pas d'arsenic. — Vraiment? dit Nouba qui cherchait à reprendre son sang-froid, et qu'est-ce donc, s'il vous plaît? — Des diamants. Ils ont été volés, il 175 y a quatre jours, chez Van Houbloon, à Amsterdam. Je l'ai lu dans le journal. — Alors? — Le voleur, c'était vous, assisté de vos complices. Au moment de partager les diamants, vous avez préféré tout garder. D'où la fureur de Crânuf et Cheveluf qui vous, ont poursuivi jusque dans cette ville. -Vous avez pu leur échapper momentanément et cacher le tube dans une poupée faite à ma ressemblance. » Nouba sourit. « Pas mal raisonné. Jusqu'ici, tout se tient. Ensuite? — Ensuite, vous avez recherché le tube avec l'aide de quatre filles de Framboisy. Au cours de ces recherches, vous avez rendu visité à un certain Babillard, représentant de la manufacture. — Vous en savez, des choses! — N'est-ce pas? Après, vous avez 176 raconté que le tube ne se trouvait pas dans la poupée du représentant. Or, c'était faux. — En effet. Cette poupée était précisément celle dans laquelle j'avais dissimulé le tube, lorsque j'étais entré, la nuit, dans la manufacture. Mais je me demande comment vous pouvez savoir tout cela! — Je réfléchis, figurez-vous. — Mes compliments. Après? — Il vous a fallu cacher le tube une seconde fois. Dans la chambre où nous sommes. — Exact. Et je puis vous assurer qu'il est bien caché. — Etait. — Comment? — Il faut dire « était caché ». D'ailleurs, la cachette n'était pas tellement bonne. Il ne m'a fallu que trois minutes pour la découvrir. — Impossible! 177 — Mais si, mon cher monsieur. Ce n'était pas bien difficile à trouver. Un objet quelconque..., un objet de toilette, par exemple. Tenez, cette savonnette posée sur le lavabo... » Joachim Nouba pâlit. Il se précipita sur la savonnette, l'examina. Elle était percée de part en part, sur toute sa longueur. Soudainement furieux, il sortit le revolver et cria : « Rendez-moi ce tube! Tout de suite, ou je fais feu! » Fantômette haussa les épaules. « Bon, si vous y tenez. Tenez, le voilà, votre machin... » Elle tira d'une petite poche une sorte de tube d'aspirine et le tendit à Nouba qui l'arracha d'un geste brusque. Puis il désigna la porte : « Et maintenant, filez, justicière de pacotille! — Je préfère la fenêtre, avec votre permission. » 178 D'un pas nonchalant, Fantômette se dirigea vers la fenêtre, enjamba le rebord. Avant de descendre, elle lança : « Alors, elle a aimé le soda-cola, vôtre voiture? » Puis elle tira la langue au voleur et disparut. Nouba faillit exploser de rage. « Comment, c'est cette sale gamine qui a saboté ma voiture! Ah, je comprends, maintenant! C'était pour m'occuper, pendant qu'elle venait ici! » II se pencha par la fenêtre avec l'intention d'ouvrir le feu sur la fugitive, mais la nuit était si profonde qu'il ne vit rien. « Bah! à quoi bon, d'ailleurs? J'ai les diamants, c'est l'essentiel... » II contempla un instant le tube avec un sentiment de triomphe, puis le glissa dans sa poche. « Maintenant, filons! » II boucla sa valise, s'assura qu'il 179 n'avait rien oublié et ouvrit la porte. Il eut alors un mouvement de recul. Crânuf et Cheveluf étaient là, dans le couloir. Ce dernier tenait un pistolet à la main. Il ricana : « Tiens, tiens! Notre cher Nouba voulait nous fausser compagnie? En emportant nos diamants? Je crois que nous arrivons à temps... Allons, petit Joachim, donne au monsieur... » Affolé, Nouba recula jusqu'à se trouver adossé à la fenêtre. Cheveluf fit un pas en avant, leva son arme. « Donne! — Jamais! » D'un mouvement brusque, Nouba se retourna en sortant le tube de sa poche. Il arracha le bouchon et projeta le contenu dans le vide! Un nuage étincelant flotta un instant dans l'air, puis s'engloutit dans les ténèbres. « Imbécile! » hurla Cheveluf en 180 écrasant d'un coup de poing le nez de Nouba. Crânuf le retint. « Allons, du calme! Maintenant, cela ne nous avancerait à rien de lui taper dessus. La prochaine fois, nous volerons quelque chose de plus consistant. Des lingots d'or, par exemple. Enfin, essayons de voir si nous pouvons en récupérer quelques-uns dans le jardin... » Ils sortirent en claquant la porte et descendirent l'escalier. En bas les attendait le commissaire Maigrelet, avec quelques paires de menottes. 181 CHAPITRE XVI Fantômette –Magazine ENCORE UNE VICTOIRE DE FANTÔMETTE! Le titre s'étalait sur la première page du Framboisy-Matin que Ficelle venait d'acheter. Le journal fut posé par terre dans la cour de récréation, et tout le monde se mit à quatre pattes, en se 182 bousculant, pour lire l'article : « Fantômette fait arrêter une bande de voleurs internationaux » (de notre envoyé spécial Œil de Lynx). Le journal relatait dans ses grandes lignes la manière dont les diamants avaient été cachés dans une poupée, perdus puis retrouvés. Suivait une interview de Fantômette par Œil de Lynx, l'un des meilleurs reporters de Framboisy-Matin : ŒIL DE LYNX. — Finalement, Joachim Nouba vous a repris le tube? FANTÔMETTE. — Oui. Et quelques instants plus tard, ses deux complices Crânuf et Cheveluf sont entrés dans sa chambre. Plutôt que de leur donner leur part, Nouba a préféré jeter les diamants par la fenêtre. ŒIL DE LYNX. — Alors, comment se fait-il que ces diamants soient revenus, ce matin, à Amsterdam? FANTÔMETTE. —- Tout simplement parce 183 que j'avais prévu qu'ils pourraient encore courir quelques risques. Avant le retour de Nouba, je les ai sortis du tube, les ai mis dans un petit sac de plastique et les ai remplacés par... devinez quoi? ŒIL DE LYNX. — Ma foi, je n'en ai aucune idée... FANTÔMETTE. — Des perles en verre, tout simplement, que Joachim Nouba a jetées par la fenêtre. Les diamants véritables, je les ai renvoyés à leur propriétaire. ŒIL DE LYNX. — Bravo ! Mais puis-je vous demander maintenant si vous avez des projets? D'autres aventures en perspective? FANTÔMETTE. — Tenez, je viens de recevoir un télégramme du président de la Cartomancie. Il me demande d'assurer sa protection. ŒIL DE LYNX. — La Cartomancie? Il existe, ce pays? 184 FANTÔMETTE, riant. — Franchement, je n'en sais rien. Avant de faire ma valise, je vais vérifier dans ma géographie! La grande Ficelle s'écria : « C'est incroyable! Comment Fantômette a-t-elle pu savoir que le tube était caché dans une poupée de la manufacture? Et qui l'a mise au courant de la rivalité entre Nouba et ses complices? Et comment a-t-elle deviné 185 que l'arsenic était du diamant? Elle en sait plus long que moi, et pourtant j'ai suivi cette affaire de A jusqu'à Z! » Annie éternua et dît : « Fantômette doit être très intelligente. — Et moi? Je ne suis pas intelligente, peut-être? J'ai une intelligence suréminente!» La sonnerie mit fin aux éloges que la grande fille se décernait, et les élèves entrèrent en classe. Vexée d'avoir vu ses efforts complètement éclipsés par ceux de la fameuse justicière, Ficelle composa un numéro spécial dû Suréminent dans lequel elle déclarait : « Fantômette n'a pu réussir qu'en s'inspirant de l'incomparable enquête menée par l'ingénieuse Ficelle. » La grande fille ajoutait : « J'ai sûrement été espionnée par Fantômette pendant que je poursuivais 186 mes formidables investigations dans la manufacture. » Et elle concluait : « II en résulte que Fantômette habite dans notre ville. De grandes et profondes déductions me donnent à penser que la fameuse aventurière pourrait bien être Mlle Bigoudi, notre institutrice. » Cette édition spéciale du Suréminent devait être la dernière. Elle fut saisie par Mlle Bigoudi qui faillit s'évanouir en lisant qu'on la prenait pour Fantômette. Le résultat se traduisit par un nombre incalculable de verbes et de lignes à copier. Cette punition n'a guère eut d'effet sur Ficelle, qui médite de fonder un grand hebdomadaire illustré, en couleurs, qui relatera les exploits de la justicière masquée. Et si les aventures réelles sont en nombre insuffisant, Ficelle se chargera d'en inventer d'autres. Elle a déjà trouvé 187 le titre : Fantômette-Magazine, et imaginé le premier épisode. Nous nous garderons bien de le dévoiler à nos lecteurs, pour ne pas leur enlever le plaisir de la surprise. Ils en prendront connaissance avec le premier numéro de la nouvelle publication... ... s'il n'est pas saisi par Mlle Bigoudi, bien sur. 188 Document Outline ??