CHAPITRE PREMIER Le Serpent Noir LE COUTEAU siffla dans l'air et se planta dans le tronc du chêne avec un claquement sec. Fantômette s'approcha de l'arbre, empoigna le manche du couteau. Elle dut appuyer son pied contre le tronc pour 7 avoir la force d'arracher la lame qui s'était profondément enfoncée dans le bois. « Bravo! Tous mes compliments! » fit une voix. Fantômette se retourna. Un homme venait d'entrer dans le jardin où elle s'exerçait au lancement des armes blanches. De taille médiocre, plutôt bedonnant, vêtu de clair. Son visage rond, souriant, était barré d'une petite moustache noire. Le teint bronzé indiquait que l'homme devait vivre sous un climat ensoleillé. Il s'inclina, une main posée sur le cœur, et prononça ces mots, avec un accent espagnol très marqué : « Je me présente. Pedro Olivo, chef de la police du président Moscatel. J'ai sans doute l'honneur insigne d'avoir devant moi l'illustre Fantômette? » La jeune fille ne put réprimer un sourire. Elle répondit: « Je ne sais pas si je suis illustre, 8 mais je suis bien Fantômette, pour vous servir. » Olivo sourit à son tour, découvrant une rangée de dents qui eussent enthousiasmé un fabricant de pâte dentifrice. « Mademoiselle, je ne vous posais la question que pour la forme. Je vois bien à votre costume de soie jaune, à votre cape rouge et à votre masque noir que vous êtes l'incomparable Fantômette. » Sur ce, il salua derechef. Son interlocutrice attendait patiemment qu'il veuille bien exposer le but de sa visite. Il lissa sa -moustache et poursuivit : « Notre cher président Moscatel (il s'inclina), qui guide d'une main sûre les destinées du Panorama, a accepté de me confier une mission d'une extrême importance. Mais, avant de vous en faire part, il conviendrait que je m'assure si... » 9 II s'interrompit, regarda autour de lui avec méfiance. « Mademoiselle, êtes-vous certaine que personne ne peut nous entendre? — Personne, non. — Il n'y a pas quelque micro caché dans l'herbe, ou dans ce chêne? — Oh! non... Ce que vous avez à me dire est donc si grave? — Grave? Ah! si vous saviez! C'est d'une importance vitale, c'est... » Fantômette leva la main. « Une seconde, s'il vous plaît. Avant de poursuivre cet entretien, je voudrais bien, monsieur Olivo, que vous m'expliquiez comment vous avez pu obtenir mon adresse? » Le chef de la police du Panorama s'assit sur un banc de bois laqué rouge et blanc, tira un mouchoir de sa poche et s'épongea le front. « Ah! chère mademoiselle, je conçois que cette question vous intrigue. Votre adresse ne figure sur aucun annuaire, en 10 effet, et il n'est pas facile de vous trouver. J'y suis parvenu néanmoins grâce à ma mémoire et à ma perspicacité. Si je n'étais pas perspicace, le président Moscatel (il s'inclina de nouveau) ne m'aurait pas nommé chef de sa police. Il y a quelque temps, vous vous êtes trouvée en relation avec un jeune journaliste nommé Pierre Dupont, qui signe ses articles « Œil de Lynx »... — C'est vrai. Je me souviens qu'ensemble nous avons provoqué l'arrestation d'une bande de faux-monnayeurs1. — Eh bien, après beaucoup d'hésitation, il a consenti à me dire où vous habitez. Croyez que je ne vous aurais pas dérangée si des raisons extrêmement sérieuses ne me faisaient agir. » Il passa de nouveau son index sur sa moustache, jeta un coup d'œil soupçonneux autour de lui et reprit : (1) ; Voir pas de vacances pour Fantômette. 11 « Mon pays, le Panorama, est donc gouverné sagement, très sagement, par le président Moscatel (encore un salut). Le président est provisoirement chef de l’Etat, en attendant que le prince Norberto ait atteint l'âge de régner. Vous avez entendu parler du prince Norberto? » Fantômette -fit un signe affirmatif. Depuis quelques mois, des magazines avaient publié de nombreux reportages sur le jeune prince qui allait bientôt monter sur le trône. Des photographies le faisaient voir tantôt à cheval, parcourant les étendues désertiques de son pays, ou juché sur des skis nautiques, ou étudiant studieusement les mystères de l'agriculture, pour être un jour capable de gérer les richesses des terres qu'il devrait gouverner, constituées essentiellement par le coton, le café et la canne à sucre. Oui, elle connaissait de renom lie prince Norberto. 12 « Parfait! reprit Olivo. Le prince deviendra donc roi quand il aura atteint l'âge légal, c'est-à-dire lorsqu'il aura douze ans. — Douze ans! On peut être roi si jeune dans votre pays? — Mais oui. En France, Louis XIV est bien monté sur le trône à l'âge de cinq ans! — Bon, bon, continuez. » Olivo caressa sa moustache et reprit : « Or, le prince aura douze ans dans quelques jours. Déjà, on commence à préparer les fêtes du couronnement, qui apportera certainement une grande joie à tout notre peuple. — Je m'en réjouis aussi, mais je ne vois pas très bien ce que je viens faire dans... — Attendez, attendez! j'y viens... Je disais donc que ce couronnement est très bien vu par tout le monde, sauf par quelques personnes... 13 — Lesquelles? » Le chef de la police regarda encore une fois autour de lui avec méfiance. « Vous êtes bien sûre que personne ne peut nous entendre? — Personne, » II baissa la voix, demanda : « Avez-vous entendu parler du Serpent Noir ? — Non. Qu'est-ce que c'est? — Une organisation secrète. Une 14 sorte de parti politique clandestin qui veut tenter de prendre le pouvoir. — Alors? — Alors, chère mademoiselle, le président m'a demandé de vous faire venir au Panorama. — Pourquoi? — Pour empêcher l'assassinat du prince Norberto. » Un nuage passa devant le soleil, étendant son ombre sur le jardin. Fantômette cueillit un brin d'herbe, le mâchonna en réfléchissant, puis dit : « Si je comprends bien, le Serpent Noir veut supprimer le prince et gouverner à sa place? — Oui. C'est exactement cela. Et nous voulons empêcher ce meurtre à tout prix. — Comment savez-vous que cette organisation secrète a formé ce projet? » Olivo sourit. « Je, suis le chef de la police. J'ai 15 des agents de renseignement un peu partout dans le pays. Croyez-moi, je ne parie pas à la légère. » Fantômette continuait de mâchonner son brin d'herbe, les yeux rêveurs. Elle demanda: « Puisque vous êtes le chef de la police, pourquoi êtes-vous venu me • chercher? Votre personnel n'est donc pas capable de protéger le prince? » Olivo leva les bras au ciel en soupirant. « Hélas! non. Ma police... on ne peut pas s'y fier. Je suis persuadé que certains des membres du Serpent Noir "ont réussi à s'y glisser. Les hommes que je nommerai pour assurer la protection du prince seront peut- être ceux qui l'exécuteront! La seule chose dont je sois absolument sûr, voyez-vous, c'est que le prince est en danger. Et je suis également sûr de vous. Je sais que vous n'irez pas glisser une bombe sous son lit. » 16 Un léger sourire se dessina sur les lèvres de Fantômette. « Je vous remercie pour la confiance, que vous me témoignez. Ma réputation est bonne, à ce que je vois. — Certainement, certainement. Une réputation qui n'est plus à faire. On sait que les missions dangereuses ne vous font pas peur, et je suis persuadé que vous mènerez celle-ci à bien. — Attendez! Je n'ai pas encore accepté.» Olivo parut peiné. « Comment? Vous ne voulez pas sauver le prince Norberto? — Je ne demanderais pas mieux, mais j'ai en ce moment toutes sortes de choses à faire. Le bandit qui se nomme Pimlico vient de s'évader, et je suis à sa recherche. J'enquête sur la disparition de la Vénus de Milo et sur l'attaque du Trans Europ Express… NON désolée, mais je n'ai pas le temps. » 17 Comme elle finissait de prononcer ces mots, un objet lancé par-dessus le mur dé clôture tomba dans l'herbe, roula et s'arrêta à ses pieds. Elle le ramassa. C'était une pierre, enveloppée d'un papier. Elle le déplia, lut la phrase qui y était écrite, puis le replia et le mit pensivement dans une petite poche. Olivo dit avec surprise : « De curieux objets-tombent du ciel, dans votre pays... — Oui, vous avez raison. » Elle cueillit un nouveau brin d'herbe, sifflota entre ses dents, puis dît nettement : « J'accepte! » Olivo sauta de joie. « Vous acceptez? Vous voulez bien protéger notre cher prince Norberto? — Oui. Je me rendrai au Panorama quand vous voudrez. —- Ah! bravo! Bravo et merci! J'étais sûr de bien agir en m'adressant à vous. 18 Alors, si vous le voulez, nous allons régler immédiatement quelques questions matérielles... Vous recevrez une gratification de dix mille couronnes panoramiennes... — Je dois vous dire tout de suite que l'argent ne m'intéresse pas. Si j'accepte cette mission, c'est pour le plaisir de courir des risques. — Soit. Nous mettrons néanmoins cette somme à votre disposition. Vous l'emploierez comme vous voudrez. — Alors, je la donnerai à une œuvre d'entraide. — Parfait. Il faut maintenant trouver un prétexte pour que vous puissiez vous trouver aux côtés du prince sans éveiller les soupçons. J'avais pensé que vous pourriez lui donner des leçons de français. — Moi? Vous croyez que ce serait vraisemblable? — Il ne s'agit pas de vous présenter comme un professeur, mais 19 comme une camarade avec qui il pourrait bavarder de manière à améliorer sa prononciation. — Bon, entendu. — D'autre part, je voudrais vous voir modifier votre aspect physique. Gomme votre mission a un caractère secret, il serait bon que vous changiez de personnalité... Est-ce possible? — Oui, comptez sur moi. J'aurai une perruque blonde-et des lunettes à grosse monture d'écaillé. Gela change complètement ma physionomie. — Perruque blonde et lunettes? Très bien. » Il sortit de sa poche un petit carnet plat. «II ne me reste plus qu'à vous remettre votre billet d'avion et à vous souhaiter bon voyage. — Comment? Ma place est déjà retenue? — Dans un avion qui atterrira au Panorama demain matin. Moi-même, 20 je pars ce soir et vous précéderai de quelques heures. — Vous saviez donc que j'allais accepter? — Je l'espérais, chère mademoiselle, je l'espérais! » Sur ce, il salua profondément, une main sur le cœur, et se retira. Fantômette cueillit une pâquerette pour en mordiller la tige, sortit de sa poche le message et le déplia. Elle relut la phrase tracée en lettres d'imprimerie majuscules : FANTÔMETTE NE VOUS OCCUPEZ PAS DE CETTE AFFAIRE, SINON VOUS AUREZ DES ENNUIS. Au bas de la page, une signature était constituée par une seule lettre, un grand S noir. 21 CHAPITRE II Lancement de couteaux L’'AVION des Aerolineas panoramianas se posa sur l'aérodrome d'Alcachofa, la capitale, à neuf heures du matin. Le voyage avait paru court à Fantômette, qui s'était agréablement divertie en croquant des bonbons offerts par 22 l'hôtesse de l'air, en sirotant des orangeades et en lisant des magazines. Dès sa sortie de l'avion, elle eut la sensation de se trouver dans un pays tropical. Quoique la matinée fût peu avancée, le soleil était déjà chaud. De la poussière flottait dans l'air et des mouches bourdonnaient. Les formalités de douane s'accomplirent sans difficulté. Comme Fantômette traversait le hall der l'aérogare, un homme portant un uniforme de chauffeur s'approcha, toucha sa casquette bleue et demanda en espagnol (la langue parlée au Panorama et que Fantômette connaissait parfaitement) : « C'est bien vous, mademoiselle, qui venez donner des leçons de français? — Oui, c'est moi. — Veuillez me suivre, s'il vous plaît. » Fantômette s'assura que sa perruque Monde et ses grosses lunettes tenaient bien en place, suivit l'homme jusqu'à 23 une longue voiture noire et s'assit sur la banquette arrière. Le véhicule démarra silencieusement et s'élança sur une grande avenue bordée de palmiers. Des villas étaient construites au long de cette route. Basses mais très vastes, aux murs blancs percés de petites fenêtres, couvertes de larges toits plats en tuiles romaines. Parfois, les grilles en fer forgé des entrées laissaient deviner un patio rafraîchi par quelque fontaine. Au-delà, c'était le désert. Un désert montagneux, rugueux, jaunâtre, brûlé par le soleil. « Un vrai décor pour film de cow-boys! » pensait la jeune fille en regardant les cactus-chandeliers. Après dix minutes de trajet, la voiture entra dans une ville aux rues larges, dont la plupart des édifices étaient blancs. Fantômette entrevit des monuments aux façades fouillées, des parcs et des places ornées de bassins que surmontaient des jets d'eau. L'auto 24 traversa une place plus grande que les précédentes, bordée sur un côté par un palais dont l'architecture compliquée rappelait d'assez près les casinos de la Côte d'Azur. Colonnes, frontons et moulures avaient dû donner bien du travail aux sculpteurs. La voiture franchit une grille devant laquelle deux gardes étaient plantés, raidis dans leur uniforme rouge et or, coiffés du casque à panache, et s'arrêta au pied d'un perron en haut duquel se tenait Olivo. Il accueillit en souriant sa jeune visiteuse. « Mademoiselle, je suis ravi de vous connaître. Avez-vous fait bon voyage? » II appuya sa phrase d'un discret clin d'œil. Fantômette comprit qu'il voulait feindre de la voir pour la première fois. L'entrevue de la veille devait évidemment rester secrète. Elle le suivit à travers un vestibule aux dalles noires et blanches disposées en damier, monta un escalier taillé dans un marbre qui 25 avait dû franchir l'Atlantique sur un galion, au XVII siècle, et longea de nombreux couloirs revêtus de tapis aux couleurs vives, provenant sans doute du Mexique. Le chef de la police s'arrêta devant une porte en bois sculpté. « Voici votre chambre, mademoiselle. Celle de Son Altesse est la suivante. Si vous voulez bien entrer... » La jeune -aventurière pénétra dans une chambre dont les vastes dimensions 26 la surprirent tout d'abord. La distance séparant les murs paraissait énorme. Le plafond se perdait dans les nuages... L'ameublement était proportionné aux mesures de la pièce. Un gigantesque lit à baldaquin dans lequel les six frères du Petit Poucet eussent tenu à l'aise, une table massive à pieds torsadés suffisante pour jouer au ping-pong; un coffre-banc en bois de campêche rouge sombre, aussi grand qu'un tombeau de pharaon... Olivo appuya sur un timbre. L'instant d'après, une muchacha à tablier blanc fit son apparition. « Voici Anita. Elle sera à votre service pendant votre séjour au Panorama. Elle vous présentera à Son Altesse dans une demi-heure, lorsque la leçon d'histoire sera terminée. Le prince a chaque jour un cours d'histoire... » II s'inclina et se retira, laissant seules les deux jeunes filles. Anita bombarda 27 aussitôt Fantômette de questions. Sa robe venait-elle de Paris? Et ses chaussures? Qu'avait-elle apporté dans son sac de voyage? Comment se coiffait-on en ce moment en Europe? Les jupes avaient-elles raccourci ou allongé? Les programmes de la télévision étaient-ils intéressants? Quels étaient les disques à la mode? Et- les films? Fantômette répondait en riant et posait à son tour des' questions. Le prince Norberto avait-il les yeux bleus ou noirs? Savait-il danser? Parlait-il bien le français? A quoi occupait-il ses journées? Anita répondit avec volubilité, en agitant les mains : « Son Altesse a des yeux bleus et des cheveux blonds. Il ressemble à son grand-père Alexis Gorodine, qui était russe. Il danse très bien, car un professeur italien, le signor Rastelli, lui donne des leçons trois fois par semaine. Il parle le français, oui, mais on dit qu'il 28 fait beaucoup de fautes. A quoi il occupe ses journées? » La petite Anita leva les bras au ciel — c'est-à-dire en direction du plafond — et s'écria : « Ah! il a des journées très chargées! Son emploi du temps est établi minute par minute. Jamais une seconde de libre! Vous savez, mademoiselle, je ne voudrais pas être à sa place! — Comment? Il est si occupé? — Oh! oui. Norberto a tant dé choses à faire) Le matin, il se lève très tôt, à neuf heures... — Ah? Ma foi, ce n'est pas si tôt. Moi, je me lève à sept heures. » Anita sourit. « Oui, mademoiselle» parce que vous vivez en France. Mais ici» au Panorama, tout le monde se lève vers dix heures. C'est à cause do climat La journée commence tard et s» fiait tard également. Il fait si bon à la tombée de 29 la nuit que l'on se promène dans les rues jusqu'à minuit. — Bien, je comprends. Alors, que fait le prince, une fois qu'il a réussi à sortir de son lit? — Il doit d'abord exécuter des mouvements de gymnastique, sous la surveillance du señor Musculo, un professeur agrégé d'éducation physique. Il doit plier dix fois les genoux, toucher quinze fois la pointe de ses pieds avec 30 ses mains et élever les bras vingt-cinq fois. Vous vous rendez compte? — Oui, oui, je me rends compte. Ensuite? — Ensuite, le prince fait sa toilette pendant dix minutes. — Dix minutes, exactement? — Ni une minute de plus, ni une de moins. C'est le règlement de la cour. Un règlement très ancien qui date du roi Carlos Cuarto. Mais je crois qu'autrefois la toilette était simplifiée. Le roi se frottait le bout du nez avec une serviette... » Fantômette avait du mal à garder son sérieux. Elle imaginait difficilement le jeune prince contraint de se débarbouiller en regardant un chronomètre pour ne pas dépasser les dix minutes réglementaires! Cependant, Anita poursuivait son exposé de l'emploi du temps princier. « Quand la toilette est terminée, le prince Norberto prend son petit déjeuner 31 C'est moi qui le lui sers. Je lui apporte du thé et trois tartines de confiture d'oranges. — C'est tous les jours de la confiture d'oranges? — Oui. Le prince préfère la confiture d'abricots, mais le règlement l'interdit. Il n'a droit qu'à l'orange. — Ensuite? — Ensuite, M. Barbant vient lui donner sa leçon d'histoire. C'est justement avec M. Barbant que le prince se trouve en ce moment. Quand la leçon sera finie, il aura droit à sept minutes de récréation qu'il doit obligatoirement passer dans le jardin royal, que vous voyez par cette fenêtre... — Et s'il pleut? — La récréation doit quand même se faire dans le jardin. Mais heureusement, il pleut rarement dans notre pays. Ah! j'entends la voix de M. Barbant. La leçon doit être finie. 32 Voulez-vous me suivre? Je vais vous présenter... Au fait, je ne sais pas votre nom?» Fantômette avait prévu le cas. « Je m'appelle Flore Dujardin. » Elle suivit Anita dans le couloir. La muchacha frappa à la porte de la chambre princière. « Entrez! » Anita ouvrit, annonça : « Mademoiselle Dujardin, qui va donner des cours de français à Votre Altesse. » Sur une révérence, elle se retira, et Fantômette demeura seule en présence du prince. C'était un garçon blond, aux yeux bleus empreints d'une certaine rêverie triste. Au coin de la bouche, un pli révélait la mélancolie de son âme. Jeune» beau, comblé d'honneurs, il aurait dû être pleinement heureux. S'il ne l'était pas, c'est précisément parce que cette vie brillante s'accompagnait 33 de telles contraintes, de telles charges, qu'elle ne laissait place à aucune fantaisie. Ses journées n'étaient qu'une longue suite de gestes mesurés, d'actes réglés par l'étiquette, c'est-à-dire par un cérémonial minutieux et compliqué, établi une fois pour toutes. Un oiseau passait-il dans le ciel pendant la réception d'un personnage important? Il n'était point permis au futur monarque de distraire son attention. Une mouche tournoyait-elle dans un rayon de soleil pendant que M. Barbant dissertait sur la politique extérieure du Panorama? S'il la regardait voler, le jeune prince était sévèrement rappelé à l'ordre par le grand maréchal de la cour qui assistait à la plupart des leçons. Et pourtant, que de fois Norberto avait eu envie d'abandonner devoirs et leçons, pour se plonger avec délices, s'il l'avait pu, dans la piscine du parc royal! Mais la baignade n'était autorisée 34 C'était un garçon blond 35 que le vendredi, de 17 h 30 à 18 h 25... L'apparition de Fantômette effaça l'expression de tristesse qui assombrissait le visage du prince. Le grand maréchal de la cour lui avait annoncé l'arrivée imminente d'un nouveau professeur de langue française. Il l'attendait avec un mélange d'impatience et de curiosité, en se demandant s'il aurait affaire à un vieux bonhomme barbu. La première impression apparut nettement favorable, et il fut agréablement surpris de constater que le nouveau professeur semblait avoir à peu près le même âge que lui. Il fit un pas en avant, s'inclina et dît en français : « Mademoiselle, je vous souhaite le bienvenue ou la bienvenue... Excuse-je, mais votre langue je ne sais pas très bien encore... Heu... Vous allez peut-être rire avec mon langage mal mis? Vous allez me moquer? » 36 Fantômette secoua la tête en souriant. « Non, prince. Il n'y a aucune raison pour que je me moque de Votre Altesse. Quand on apprend une langue étrangère, il est bien normal de faire quelques fautes au début. — Oui, c'est vrai. S'il vous plaît, n'appelez-pas moi avec prince ou Altesse. J'aime mieux Norberto. Et vous, votre petit nom? — Flore. — Flore? Très joliment beau nom. Je suis content beaucoup que vous n'êtes pas un vieux barbu professeur. S'il vous plaît, nous allons au jardin. C'est l'heure du récréation. » Le prince et Fantômette traversèrent la chambre, sortirent sur une terrasse, descendirent un escalier de pierre. Le jardin royal rappelait ces oasis fraîches qui accueillent le voyageur accablé par la traversée du désert. Des palmiers formaient des ombrelles naturelles, 37 des plantes grasses et des cactus d'apparence variée entouraient des bassins aux mosaïques bleues dont les jets d'eau clapotaient agréablement. Des jardiniers cachés sous d'immenses chapeaux de paille travaillaient, ou plus exactement flânaient parmi les acacias, les mimosas ou les yuccas. Le prince entraîna sa nouvelle compagne vers un palmier isolé des 38 autres, dont le tronc portait une multitude d'éraflures et d'entailles. « Savez-vous lancer couteau, Flora? C'est mon jeu préféré. Nous, au Panorama, nous sommes très adroits pour lancer couteau. Je vais montrer vous... » II s'approcha d'un monticule de rocaille où s'accrochaient des herbes épineuses, se baissa, sortit de l'abri d'une roche une demi-douzaine de couteaux longs et lourds, aux manches torsadés de cuir. « Je vais montrer mon adresse à vous, Flora. » II se plaça à cinq pas du palmier, prit un couteau par la lame, le balança un instant, puis le projeta d'un mouvement sec. Le couteau se planta dans le tronc. Fantômette applaudit. « Bravo, Norberto! Vous êtes très adroit. Mais il faudrait que vous soyez plus éloigné de la cible. A dix pas au moins... 39 — Ah? Ce n'est pas plus difficile. » II recula, lança un deuxième couteau qui heurta le tronc à plat et retomba sur le sol. « Attendez, je lance un autre... » Le projectile frôla l'arbre et alla se ficher dans un cactus arrondi qui avait la forme d'une citrouille. Le prince lança encore deux couteaux qui manquèrent leur but. Le sixième enfin consentit à toucher le palmier de la pointe, mais il se planta tout de travers. « Je crois que je n'ai pas... Comment dit-on? la forme? — Pourtant, ce n'est guère compliqué. Voulez-vous .me prêter ces couteaux? — Ah! Vous espérez faire mieux que je? — Je vais essayer. » Fantômette prit les armes que le jeune prince lui tendait d'un air ironique, recula à quinze pas du palmier 40 et très vite, sans donner l'impression de viser, «Ile projeta à la cadence d'une mitrailleuse les six couteaux qui s'enfoncèrent en plein dans le tronc, si près l'un de l'autre qu'ils se touchaient. Norberto poussa un cri de stupeur : « Dios moi ! C'est incroyable! Cela je n'ai jamais vu î Vous êtes une grande sorcière! — Non, mais je me suis entraînée depuis un certain temps. » A la fois émerveillé et stupéfié, le prince s'approcha du palmier, arracha un à un les poignards en répétant : « Magnifico !... magnifica !... » Dans son enthousiasme, et comme il tournait la tête pour féliciter Fantômette, il ne prit pas garde qu'il saisissait à pleine main une des lames. Quand il sentit la douleur, c'était trop tard : son pouce gauche se trouvait sérieusement entamé. Il fit la grimace. « Ah! je saigne comme poulet! » 41 Fantômette examina la blessure. « Bon, c'est une jolie coupure bien nette. J'ai ce qu'il faut dans ma chambre pour vous faire un pansement. » Ils sortirent du jardin en courant, montèrent dans la chambre de Fantômette. Celle-ci saisit dans son sac de voyage une trousse à pharmacie, y prit du coton, de l'eau oxygénée et de la gaze hydrophile. En un tournemain, elle confectionna une poupée autour du pouce accidenté. Comme elle terminait ce petit travail d'infirmière, on frappa à la porte. C'était Anita qui annonça : « Monsieur le grand maréchal de la cour!» 42 CHAPITRE III Une escapade LE GRAND MARÉCHAL apparut. Haut de taille, mince comme une épée, le cheveu rare et grisonnant, le nez en bec d'aigle, il faisait immédiatement penser à Don Quichotte. Il se tenait très droit dans un uniforme vert bouteille soutaché d'argent, et serrait 43 sous le bras un porte-documents de cuir noir. Il inclina le tronc d'un mouvement si brusque qu'on eût pu croire qu'il se cassait en deux comme une baguette de verre, et dit : « Je présume que cette demoiselle est celle qui doit aider Votre Altesse à parfaire sa connaissance du français? » Sans attendre de réponse, il glissa la main dans une des larges poches de son uniforme, en sortit une montre ronde, large et plate, et déclara : « Prince, l'heure de la leçon de géographie est largement entamée. Votre Altesse a déjà trois minutes de retard... — Je me suis coupé, monsieur le grand maréchal, et... — Ce n'est pas une raison, prince. Quand bien même vous auriez quelques bras en moins, cela ne devrait point vous empêcher d'assister au cours de géographie.» 44 Il pivota sur les talons et partit au pas militaire. 'Norberto soupira à mi-voix : « II n'est pas drôle beaucoup, n'est-ce pas? Vous qui êtes sorcière, VOHS ne pouvez pas faire disparaître lui? » Fantômette fit non de la tête en riant. Le prince hocha la tête : « Tant pis, tant pis! Allons étudier le géographie... » La jeune fille suivit le prince à travers un dédale de couloirs, d'escaliers et d'antichambres, tout en jetant à droite et à gauche des regards furtifs pour graver la disposition des lieux dans son esprit. Le palais n'était peuplé que de rares serviteurs qui semblaient somnoler quelque peu, la chaleur se faisant déjà vivement sentir. Tout était calme, et Fantômette devait faire un effort pour se persuader que le prince courait un danger. Cet endroit paisible ne semblait guère convenir 45 aux exploits néfastes du terrible Serpent Noir. « Je me demande si l'on ne m'a pas fait venir pour rien », pensait la jeune aventurière. Elle décida néanmoins de garder l'œil ouvert et de se tenir prête à affronter un adversaire invisible pour l'instant. La pièce dans laquelle elle pénétra à la suite de Norberto était une vaste bibliothèque dont les quatre murs étaient tapissés de livres reliés en cuir. Derrière une table de style espagnol était assis M. Cortès Tirano y Cifuentès, président de l'académie royale de géographie du Panorama. C'est à lui que revenait l'honneur d'inculquer au futur souverain des notions telles que la superficie de l'Afrique, la longueur du Yang-Tsé-Kiang ou le tonnage annuel de blé produit par le Canada. - Dans un fauteuil était assis le grand maréchal de la cour, témoin habituel des leçons. Le prince prit une chaise 46 face au professeur et Fantômette trouva un siège dans un coin de la pièce. La leçon commença. Au bout de trois ou quatre minutes à peine, le grand maréchal de la cour laissa tomber son menton sur sa poitrine et ne manifesta plus sa présence que par des ronflements réguliers. Le professeur Cortès Tirano y Cifuentès se leva, s'approcha d'un tableau noir accroché entre des rayons de livres et poursuivit ses explications: « ... Traçons maintenant le rio Palabra, cours d'eau principal de notre pays. Sur la rive droite, nous trouvons d'abord un petit affluent, le Zapato, puis une rivière tumultueuse, la Comparsita. Le rio s'engage ensuite dans les défilés de la Sierra del Tonto... » Armé de craies de couleur, le distingué géographe traçait les fleuves en bleu, les montagnes en marron, les forêts en vert... 47 Le prince tourna la tête vers Fantômette, cligna de l'œil, et se leva silencieusement. D'un geste discret, il fit signe à la jeune fille de le suivre. Elle se leva à son tour et sortit derrière Norberto qui s'éclipsa de la bibliothèque sur la pointe des pieds, pendant que M. Cortès y Cifuentès continuait ses barbouillages colorés. Une fois dans le couloir, Fantômette demanda : « Cela vous arrive souvent, de filer pendant les leçons ? — Non, jamais. — J'ai l'impression que le grand maréchal va être furieux quand il va se réveiller... — Je crois, oui! Ha, ha! » De sa vie, le prince n'avait été aussi heureux. Pour la première fois, il jouait un tour au grand maréchal. Ce qu'il n'aurait sans doute jamais osé faire sans la présence de Fantômette. Profitant de ce congé exceptionnel autant 48 qu'irrégulier, il était décidé à bien s'amuser. Il exposa rapidement un projet imaginé depuis longtemps, mais qu'il n'avait encore pu mettre à exécution : se promener à cheval dans la ville. Sans doute lui accordait-on le droit de pratiquer l'équitation, mais uniquement dans une allée cavalière du parc royal, chaque jeudi entre'9 h 33 et 10 h 26. « Savez-vous monter sur cheval, Flore? — Bien sûr. — Bravo! Allons aux écuries. » Le prince fit seller deux chevaux, au grand ébahissement du palefrenier qui bégayait : « Mais, prince... c'est... c'est... Ce n'est pas jeudi, aujourd'hui! » Puis les deux cavaliers bondirent en selle, traversèrent le jardin au galop et franchirent la grille à bride abattue, disparaissant avant que les gardes 49 aient songé à présenter les armes. Le prince tourna la tête vers sa compagne et cria : « Connaissez-vous le musée Mariscos? — Non, je n'ai pas encore eu le temps de voir quoi que ce soit! — Alors, allons-y! Suivez-je... » Provoquant un certain émoi parmi la tranquille population d'Alcachofa, les chevaux traversèrent la place d'un marché 50 en effrayant les ménagères qui maintenaient à grand-peine l'équilibre des paniers posés sur leur tête, en faisant fuir les petits ânes des marchands et en bousculant un vendeur ambulant de chapeaux. Les immenses sombreros que l'homme portait superposés sur son crâne s'envolèrent pour s'en aller rouler entre les piles de melons ou les jarres de terre cuite. Le jeune prince était enchanté de ces exploits nouveaux pour lui. Il s'amusait comme un fou. Ce fut seulement en vue du musée Mariscos qu'il modéra sa monture. En mettant pied à terre, Fantômette pensait que si le prince abandonnait son horaire rigoureux pour une conduite aussi fantaisiste, le Serpent Noir allait rencontrer de sérieuses difficultés pour perpétrer son attentat. Tout en rajustant sa perruque blonde, elle se dit : « Tant mieux, après tout! Si le Serpent 51 médite de jeter une bombe sur son passage, il devra y renoncer faute de pouvoir prévoir l'heure exacte de l'apparition du prince. Voilà qui va faciliter ma tâche... » A l'entrée, le prince fut reconnu par la caissière, qui fit un grand sourire, et par le gardien qui ouvrit le passage. Mais le prince déclara qu'il n'était pas en visite officielle, mais privée. Il paya donc deux billets, geste qui était encore pour lui une nouveauté, car il n'avait jamais l'occasion de débourser la moindre couronne panoramienne, les dépenses étant toujours à la charge du grand maréchal de la cour. « Venez par ici, Flore. Vous allez voir quelques curiosités du pays à moi. Heu... On dit « du pays à moi », ou « de mon pays »? — De mon pays. — Ah ! très bien. Il faut me rectifier quand je trompe me. 52 — Quand je me trompe. — Ah! le français est une langue commode pas! » Le prince désigna des figures de bois sculpté, expliqua qu'elles appartenaient à Fère précolombienne — c'est-à-dire avant que Christophe Colomb ne découvre le Nouveau Monde — et avaient été façonnées par des Toltèques, qu'il ne faut pas confondre avec les Aztèques, les Incas ou les Mayas. Il profita de la circonstance pour faire à Fantômette un petit cours de géographie qui eût enchanté M. Cortès Tirano. La salle suivante contenait des vases rares, des bijoux: et des étoffes. Venait ensuite une galerie où était présentée une collection d'armes anciennes. En--fin, on trouvait la plus importante salle du musée. Aux murs étaient accrochés lés portraits d'hommes célèbres (destinés sans doute à figurer dans un de ces manuels chers à M. Barbant), 53 révolutionnaires pour la plupart, peints dans des poses où s'exprimait la fierté d'un général qui vient de gagner une bataille. Au fond de la salle se trouvait une aorte d'estrade recouverte d'un dais. Sur cette scène, on pouvait voir trois personnages. L'un, assis au centre sur un trône, était le président Moscatel. Fantômette avait déjà vu sa photo et «Ile le reconnut du premier coup d'œil. A sa droite se trouvait un personnage à lunettes dont le prince indiqua l'identité. « C'est le premier ministre, le señor Anselme de Paz. » A la gauche du président Moscatel, un jeune homme se tenait debout, figé au garde- à-vous. « Mais... c'est vous! » s'écria Fantômette. Norberto sourit. « Oui, c'est moi. Je suis ressemblant beaucoup, n'est-ce pas? » 54 La jeune fille s'approcha des trois personnages. Bien qu'ils fussent parfaitement immobiles, ils paraissaient vivants. « Vous êtes en effet très ressemblant. Mais au naturel, vous remuez beaucoup plus! — Heureusement! Je ne serais pas capable de rester comme ça, immovi... immoti... — Immobile. — Oui, immobile pendant des heures. Est-ce qu'il n'y a pas aussi à Paris un musée même chose? — Un musée semblable? Oui, le musée Grévin. On y trouve des figures de personnes célèbres ou d'hommes politiques, modelées dans de la cire. — Quand j'irai en France, je le visiterai. Maintenant, revenons au palais. Le grand ^maréchal va être dedans une colère énorme. Peut-être qu'il avalera son montre de fureur, ha, ha! » Ils sortirent du musée, remontèrent 55 à cheval et retournèrent au petit trot en direction du palais royal. Il était à peu près une heure de l'après-midi et le soleil écrasait la ville avec un mélange explosif de lumière et de chaleur. Après avoir remis leurs montures aux écuries, nos jeunes gens traversèrent le vestibule, longèrent des couloirs et parvinrent à l'entrée de la bibliothèque. Une voix filtrait à travers la porte entrebâillée : celle de M. Cortés Tirano y Cifuentès. Le prince glissa un regard dans l'ouverture. Ce qu'il aperçut fit naître un sourire sur ses lèvres. Le grand maréchal de la cour était toujours enfoncé dans son fauteuil, les mains croisées sur son ventre, le menton sur la poitrine. Il ronflait comme une voiture de sport. Dos tourné, le professeur poursuivait son cours de géographie à haute voix. Norberto et Fantômette entrèrent silencieusement 56 dans la bibliothèque et s'assirent. Dix secondées plus tard, M. Cortès Tirano achevait sur une brillante péroraison : « Vous voyez donc que le Panorama, tant par sa position géographique que par l'importance de son développement économique, est appelé à jouer un rôle éminent parmi les .nations de l'Amérique latine. » II se retourna, salua courtoisement et fit une sortie pleine de dignité. Le bruit de ses pas réveilla le grand maréchal qui se leva, toussa pour s'éclaircir la gorge et déclara, d'un ton convaincu : - « La leçon était fort intéressante, aujourd'hui! » 57 CHAPITRE IV Fantômette se démasque A TROIS HEURES de l'après-midi, Fantômette déjeuna à la table du prince. Au nombre des convives se trouvaient le grand maréchal, le premier ministre Anselmo de Paz, le chef de la 58 police Pedro Olivo et le colonel Toro de Fuego. Fantômette ne prit pas part à la conversation, qui traitait de politique étrangère, de finances ou de guerre, mais elle ouvrit en grand yeux et oreilles, cherchant si quelques-unes de ces figures dissimulaient des affiliés de l'association secrète. Le futur assassin pouvait aussi se cacher parmi le personnel. Etait-ce ce majordome à l'œil noir? Ce maître d'hôtel empressé? L'un de ces serveurs actifs?... Comment le deviner? Cependant, rien d'inquiétant ne se produisit au cours du repas. Le chef de la police ne semblait éprouver aucune inquiétude, bien au contraire. Il se penchait vers le colonel Toro de Fuego pour écouter une anecdote, puis se rejetait en arrière en éclatant de rire. Peut-être la présence de la jeune aventurière suffisait-elle à le rassurer pleinement sur le sort du prince? Après déjeuner, tout le monde fit la 59 sieste, comme il est de coutume dans tous les pays du continent américain situés au sud du 30e parallèle, qui correspond à peu près à la frontière séparant les Etats-Unis du Mexique. Après la sieste, le prince retourna dans la bibliothèque, où le señor Fulano de Tal lui donna une leçon de calcul. Le jeune élève aurait bien voulu se sauver comme il l'avait fait le matin, mais le professeur avait l'œil vif, et il n'était pas question d'échapper à sa surveillance. Norberto se trouva donc contraint de calculer la moyenne horaire d'un train qui partait de Santa Fé à 7 h 45, s'arrêtait dix minutes à Los Pimientos et arrivait en gare d'Alcachofa à 21 h 37. La leçon se termina à 17 h 30, Comme on était un vendredi, le jeune prince avait droit à la baignade. Fan-, tomette l'accompagna à la piscine, mit un bonnet pour protéger sa perruque et piqua une tête dans le bassin alimenté, 60 par les eaux du rio Palabra. « Une eau parfaitement canalisée et filtrée, fit remarquer le prince. — Pourquoi? demanda Fantômette. Elle est donc si sale? — Non, le rio Palabra est un fleuve très propre. Mais il y a dedans beaucoup énormément de crocodiles. Et sans un filtre, la piscine serait pleine avec ces animaux, alors... » A 18 h 25, la longue silhouette du grand maréchal de la cour se profila dans le jardin. Il venait mettre un terme aux ébats nautiques des deux jeunes baigneurs qui n'avaient pas du tout envie de sortir de l'eau : le prince avait défié Fantômette sur dix longueurs de piscine, et les concurrents n'en étaient qu'à la moitié du parcours. Le grand maréchal cria, agita sa montre, leva les bras au ciel, tira sur sa moustache et menaça de démissionner si Son Altesse ne consentait pas à 61 sortir du bain. Son Altesse fit la sourde oreille. Une oreille d'autant plus sourde qu'elle était plongée sous Peau. Tempêtant et rageant, le grand maréchal retourna au palais en se promettant de faire son rapport au président Moscatel. Le prince finit par sortir de l'eau, battu de trois longueurs par Fantômette, mais ravi. Car pour la première fois de sa vie, il avait prolongé la baignade de trois quarts d'heure! * ** « La somme promise est dans le tiroir de votre commode. — Je vous remercie, monsieur. — Vous n'avez rien remarqué de suspect? — Non, rien. — Personne n'a cherché à s'approcher du prince? 62 — Personne. — Bien. Vous continuez à ouvrir l'œil, n'est-ce pas? — Evidemment. — Parfait. Ne le quittez pas! ' — Rassurez-vous, monsieur, je veille. » Olivo approuva d'un signe de tête et s'éloigna. Cette courte conversation venait d'avoir lieu dans le couloir qui donnait accès 63 à la chambre de la jeune fille et à celle du prince. Le chef de la police paraissait nerveux. La menace se précisait-elle? Fantômette posa son index gauche sur la pointe de son menton. Elle réfléchissait. Norberto était-il au courant du complot qui se tramait contre lui? Savait-il que le Serpent Noir cherchait à l'assassiner? C'était peu probable. Il avait l'air si tranquille, si gai, si insouciant! « Je veille sur lui, mais ce n'est peut-être pas suffisant. On se garantit mieux d'un danger si on sait qu'il existe... je vais le prévenir. » Elle sortit de sa chambre, frappa à la porte voisine. « Entrez ! » Assis devant une table, Norberto résolvait un problème de géométrie que M. Fulano de Tal lui avait posé. Ses cheveux étaient encore mouillés par l'eau de la piscine. «Re-bonsoir, Flore! Il est l'heure de souper? 64 — Non, pas encore. Je voulais vous poser une question. Mais vous êtes occupé? — Oh! un problème de plus ou de moins! J'ai bien le temps... J'écoute avec attentionnement. — Avec attention. — Oui, vous avez raison, avec attention. » Fantômette s'approcha de la fenêtre, jeta un coup d'œil sur le jardin. Le soleil commençait à se cacher derrière les palmiers, disque rouge sur fond de pourpre. « Dites-moi, Norberto, avez-vous déjà entendu parler du Serpent Noir? — Le Serpent Noir? Non, qu'est-ce que c'est? — Une organisation secrète qui cherche à prendre le pouvoir. » L'œil bleu du prince s'arrondit. « Le pouvoir? Vous voulez dire qu'une organisation veut renverser le président Moscatel? 65 — En quelque sorte, oui. Et profiter du moment où vous allez monter sur le trône pour déclencher une révolution. Vous n'êtes pas au courant? — Non, pas du tout. Mais... qui vous a raconté tout ça? — Olivo, le chef de la police. » Le prince ouvrit la bouche, stupéfait. Puis il se leva et demanda : « Pourquoi vous a-t-il dit ça? Je ne comprends pas! A moi, il ne m'a jamais rien dit! Jamais rien! Et à vous, il révèle un complot! Expliquez à moi, je vous en prie! » Fantômette se mit à faire les cent pas dans la pièce, l'index toujours appuyé sur son menton. Elle s'immobilisa près d'une cheminée monumentale qui ne devait jamais servir, le climat du Panorama étant tropical tout au long de l'année. Puis elle prononça, lentement : « Norberto, il faut que vous appreniez une chose. Je ne suis pas venue 66 ici pour vous donner des cours de français... — Quoi? — Non, ce n'est pas le véritable but de mon séjour. Le chef de la police m'a demandé de vous protéger contre un attentat. — Me protéger! Vous êtes donc une policière? - Si l'on veut... Avez-vous entendu parler de Fantômette? — Oh! oui. C'est une justicière qui captionne... heu... capture les bandits. Pourquoi? » La jeune fille retira ses lunettes, sa perruque et secoua la tête pour faire bouffer sa chevelure brune. « Fantômette, c'est moi! » Le prince laissa tomber son stylo qui gratifia d'un magnifique pâté le cahier d'arithmétique. « Vous êtes Fantô... - Chut! » Un doigt posé sur les lèvres, elle fit 67 " Fantômette, c'est moi ! " 68 signe au prince de se taire, puis elle baissa la voix pour dire : « Vous avez entendu? — Non. Un craquement derrière la porte. » Elle remit perruque et lunettes, s'approcha de la porte sur la pointe des pieds. Elle posa la main sur la poignée, tourna et ouvrit brusquement. Un homme se trouvait dans le couloir. Un domestique. Il eut un mouvement de surprise, recula d'un pas, bredouilla une vague excuse, fit demi-tour et disparut. « Qui est-ce? demanda Fantômette. — Chaleco. Il est attaché à mon service. — C'est son habitude de vous espionner?» Norberto eut un geste évasif. « Ma foi, je ne sais pas... Vous le connaissez depuis longtemps? — Pas très. Il est entré au palais le 69 mois dernier. Vous pensez... que c'est un membre du Serpent Noir? — Je l'ignore, Norberto. Mais je me méfie de tout le monde. Et vous avez intérêt à en faire autant. Quelque chose se trame contre vous et je ne sais malheureusement pas ce que c'est. Alors, soyez prudent. Quand je serai sortie, fermez votre porte à clef et ne vous approchez pas des fenêtres. — Vous me laissez seul? — Si je reste avec vous, je risque d'être victime du même attentat. Tandis qu'au-dehors, j'aurai plus de liberté pour parer le coup qui vous menace. » Le prince réfléchit un instant, puis objecta : « II faudra bien que je sorte de mon chambre pour souper... - Oui, mais pendant les repas vous ne risquez pas grand-chose. Il y a trop de monde pour que le Serpent Noir vous attaque ouvertement. Le danger, 70 c'est lorsque vous êtes seul. A tout à l'heure! » Elle sortit, referma la porte que le prince verrouilla derrière elle. Jusqu'à l'heure du dîner, elle fureta dans tous les coins du palais, parcourut des couloirs, poussa des portes, visita cave et grenier, monta et descendit des escaliers, flairant, regardant, observant avec l'allure d'un chien de chasse lancé sur une piste. Elle ne découvrit rien de suspect. Aux cuisines, on s'affairait pour préparer le repas. Dans la cour, les domestiques respiraient l'air frais du soir en parlant de la prochaine course de taureaux. Dans un salon du rez-de-chaussée, le colonel Toro de Fuego bavardait avec le grand maréchal en dégustant un verre de tequila, un alcool brûlant comme de l'acide sulfurique. Tout était calme. « Le calme qui précède l'orage! Mon instinct me dit qu'il va se passer q 71 quelque chose. Le tout est de savoir quoi. Ah! j'ai l'impression de nager dans le vide! Ma parole, si l'ennemi montrait son nez, je le remercierais! Cette attente est exaspérante! » Elle marchait de long en large, s'énervait. Face au danger, elle était admirable de sang-froid. Mais, lorsque ce danger se dissimulait, l'agacement la saisissait au point de lui faire perdre le contrôle de ses actes. Le tintement 72 D’une cloche d'argent frappée trois fois annonça la cena, c'est-à-dire le dîner qui débute, dans l'Amérique latine, vers dix heures du soir. Fantômette se rendit dans la salle l'i manger. Les convives étaient les mêmes qu'au déjeuner, avec une personne supplémentaire : la chanteuse panoramienne Naty Palacios, dont les cheveux roux et les yeux noirs figuraient sur la couverture des revues de cinéma ou de télévision. Elle capta toute l'attention, présidant la table en reine de beauté. Le colonel lui offrait du vin; le grand maréchal la complimentait sur sa toilette; le chef de la police l'invitait à inaugurer la maison de retraite des gendarmes du Panorama. Tout le monde souriait dans une atmosphère détendue, agrémentée par les accords d'une guitare qui jouait en sourdine. Fantômette se mordit les lèvres. « Mille millions de petits diables! 73 Pourquoi suis-je ici? Je me demande si Olivo ne m'a pas fait venir pour rien] Tantôt j'ai l'impression qu'une révolution va éclater, et tantôt il me semble que tout le palais est en fête! » Elle rongea son frein pendant une heure encore, puis, lorsque la soirée prit fin, elle accompagna le prince jusqu’a sa chambre et lui fit les mêmes recommandations que précédemment. « Norberto, fermez bien votre porte et ne vous approchez pas des fenêtres. — Pourquoi? Vous pensez toujours qu'un danger me surveille... heu... me guette? — Oui. Je crains qu'un meurtrier ne vous envoie une balle de fusil à travers la fenêtre. Et ne laissez entrer que les personnes que vous connaissez. » Norberto eut un petit rire moqueur. « Ma chère Flore-Fantômette, j'ai l'impression que vous faites.., comment dit-on dans votre langue? du cinéma? 74 Oui, c'est cela. Vous vous croyez dans un scénario de film. Moi, je suis bien tranquille. Rien ne peut arriver à je... Non, arriver à moi. — Je vous le souhaite. En tout cas, si le moindre incident se produit, appelez-moi. Je suis dans la chambre voisine. Bonne nuit, Norberto! — Bonne nuit, Fantômette! » Le prince s'enferma à double tour, et l'aventurière entra dans sa chambre. Elle ôta sa perruque et ses lunettes qui commençaient à l'incommoder fortement, revêtit un élégant pyjama de soie noire, s'allongea sur le lit et laissa errer son imagination... Vingt minutes plus tard, le drame éclata. 75 CHAPITRE V La nuit terrible PANTÔMETTE ouvrit les yeux. Aussitôt, elle eut conscience qu'un phénomène anormal se déroulait aux alentours du palais. Des appels et des cris lui parvenaient, une sorte de rumeur confuse dont, elle ne pouvait définir 76 l'origine exacte. Et là-haut, sur le plafond, se mouvaient des lueurs bizarres qui semblaient filtrer à travers le bambou du store. D'un bond, elle se leva, s'approcha de la fenêtre. A l'autre extrémité du palais, vers l'aile où se trouvaient les cuisines, des flammes rouges dansaient sur le ciel d'encre. Tout de suite, elle comprit qu'il ne s'agissait pas d'un feu de joie, mais d'un incendie. Des silhouettes noires s'agitaient en criant : « Fuego ! fuego !» Elle remit sa perruque et ses lunettes, repoussa le store, empoigna les tiges d'une aralia qui grimpait au mur comme du lierre, et se laissa glisser jusqu'au sol. Puis elle s'élança au pas de course vers l'incendie. La confusion était extrême. Des serviteurs couraient en tous sens, des muchachas affolées poussaient des cris; un palefrenier porteur d'un seau d'eau hurlait : « Laissez-moi passer! » Le 77 grand maréchal de la cour, en chemise de nuit et au garde-à-vous, lançait des ordres : « Compagnie!... Eteignez... Feu! » Mais personne ne l'écoutait. On cherchait des extincteurs, on s'efforçait de dérouler les tuyaux d'arrosage du jardin. Le bruit d'une sirène s'éleva. Ce n'était pas une voiture de pompiers comme on pouvait l'espérer, mais une ambulance qui franchit la grille et s'arrêta au pied du perron, prête à accueillir des blessés. Fantômette leva les yeux vers la fournaise. Des flammes s'échappaient en tourbillonnant de l'étage surplombant les cuisines. L'air était plein d'une odeur acre émanant de la fumée qui sortait par les ouvertures de la bâtisse. Un début de lutte contre le sinistre commença à s'organiser tant bien que mal. On trouva dès seaux que l'on remplit hâtivement dans les bassins du jardin. Deux lances d'arrosage furent mises en batterie. Puis un nouveau 78 bruit de sirène déchira la nuit; cette fois-ci, les pompiers arrivaient! Leur apparition encouragea le personnel du palais qui redoubla d'efforts. Fantômette participait activement à l'attaque du foyer. Elle s'était juchée sur une échelle double et projetait de l'eau à travers une fenêtre. Alors que ce combat atteignait son maximum d'intensité, un éclair orangé illumina la nuit, suivi d'un coup de tonnerre! Fantômette tourna la tête vers l'endroit où l'explosion venait de_ se produire. C'était là- bas, quelque part au-dessus du perron, dans une des chambres... Peut-être dans la chambre du prince… Elle dégringola de l'échelle, se précipita vers le perron. Elle vit alors entrer dans la cour un groupe de cavaliers, des policiers, à la tête desquels chevauchait Pedro Olivo, en uniforme. Il mit pied à terre, s'approcha de la jeune fille, demanda : 79 « Que se passe-t-il donc? Une révolution? — Non, un incendie à l'autre bout du palais. Et ici, une explosion. — Oh! de la fumée sort de la chambre où habite Son Altesse! Seigneur! Pourvu que... » A cet instant, deux infirmiers apparurent en haut du perron. Ils portaient une civière sur laquelle -était allongé un corps. Fantômette poussa un cri : « Norberto! » Les infirmiers descendirent les marches de pierre, passèrent devant la jeune fille et les policiers. Sur le brancard gisait le corps du prince! Ils introduisirent leur fardeau dans l'ambulance, refermèrent la porte. L'un d'eux hocha la tête tristement en murmurant : « C'est fini! » Puis lé véhicule démarra et s'enfonça dans la nuit. 80 Le souffle coupé, la gorge sèche, Fantômette passa une main lasse sur son front Ainsi, le Serpent Noir avait réussi l Et de la manière la plus simple du monde. En créant une diversion. L'incendie, évidemment, n'avait été allumé par les criminels que pour détourner l'attention. Et, pendant que tout le monde était occupé à combattre le feu d'un côté» de l'autre ils faisaient éclater une bombe dans la chambre du prince! Elle murmura i « Que j'ai été stupide! Oh! c'est impardonnable! J'aurais dû m'en douter. » Olivo s'approcha et dit sèchement ; « Allons voir ce qui s'est passé là-haut! » Les policiers descendirent de leur monture et escortèrent leur chef au premier étage. Dans le couloir, les fumées de l'explosion formaient un nuage grisâtre. Une odeur de poudre 81 brûlée flottait dans l'air. La porte de la chambre, soufflée par la déflagration, avait volé en éclats. A l'intérieur, le désordre était effroyable. Meubles renversés, brisés, tentures déchirées. A la place de la cheminée, il y avait un énorme trou. Olivo se baissa et ramassa un éclat de marbre, noir qu'il considéra pensivement. « La pendule a éclaté... La bombe a dû être placée tout contre... » Il leva les yeux, s'exclama : « Mais .non, pas contre la pendule... dedans! Mais oui, une bombe à retardement cachée à l'intérieur... » Le grand maréchal fit claquer ses longs doigts maigres. « C'est peut-être même le mécanisme de la pendule qui a provoqué l'explosion! — Vous avez raison, maréchal! Une bombe à retardement dont personne ne pouvait découvrir l'existence, et qui était pourtant, à la vue de tout le 82 Monde ! Je me demande qui a pu la mettre là... Je me le demande, et je crois bien connaître la réponse... Passons dans la chambre voisine. » La chambre voisine, c'était celle de Fantômette. Olivo y entra, suivi du grand maréchal, de quelques policiers» d'Anita tout en larmes, du premier ministre qui venait d'arriver et de Fantômette enfin qui se demandait pourquoi Olivo, entrait chez elle. Le chef de la police fit quelques pas en silence, soupira et hocha tristement la tête. Puis il se redressa et déclara avec fermeté : « Je n'ai pas pu empêcher cet horrible attentat, mais soyez certains qu'un tel crime ne restera pas impuni. » II se tourna vers les policiers», commanda froidement : « Fouillez cette pièce! — Mais..., objecta Fantômette, vous pensez que les criminels du Serpent Noir se cachent ici? » 83 Olivo resta silencieux. Les policiers se mirent à ouvrir les portes des armoires, à fouiller dans les tiroirs. Fantômette haussa les épaules. « Les assassins ne se cachent sûrement pas là-dedans! Ou alors, il faudrait qu'ils soient bien petits! » L'un des policiers-poussa un cri et agita une liasse de billets qu'il venait de découvrir. Il la tendit à Olivo qui les compta. « ... Huit... neuf... dix billets de mille couronnes! Mademoiselle, pouvez-vous me dire d'où proviennent ces dix mille couronnes? » Stupéfaite, Fantômette ouvrit de grands yeux. Elle s'écria : « Comment? D'où ils proviennent? Mais c'est vous qui m'avez donné cet argent! » Olivo ricana : « Vraiment? Moi? Je me demande bien pourquoi je vous aurais fait ce cadeau! 84 — En paiement, pour protéger le prince! — Quoi? Quelle est cette invention? Vous vous moquez de moi, mademoiselle! » A cet instant, un autre policier s'exclama: « Chef, regardez! Il y a un pain de plastic dans sa valise... Et des détonateurs! » Olivo posa les poings sur ses hanches et hurla : « Je m'en doutais que c'était vous! Vous vous êtes présentée ici en prétendant venir donner des leçons de français au prince, et vous avez des explosifs dans la pendule de sa chambre! Bravo, mes compliments! Réjouissez-vous, le prince est mort! » D'un revers de main, il fit sauter les lunettes de la jeune fille et projeta la perruque blonde sur le sol. Atterrée, Fantômette, comprenait en fin dans quelle effroyable machination Olivo l'avait entraînée! 85 Son plan machiavélique apparaissait en toute clarté. L'homme qui voulait assassiner le prince, le chef du Serpent Noir, c'était lui! Il avait fait exploser la bombe, et maintenant il accusait Fantômette à sa place, et la jeune fille, confondue par des indices mis tout exprès dans sa chambre, devenait la coupable idéale! Olivo ordonna aux policiers : « Arrêtez-la! Elle sera traduite en justice et fusillée! » II n'avait pas achevé sa phrase que Fantômette bondissait vers la fenêtre avec la souplesse d'un léopard, écartait le store et plongeait dans la nuit! 86 CHAPITRE VI Dans un arbre « ARRÊTEZ-LA! Ne la laissez pas s'échapper! » hurlait Olivo en le penchant au-dehors. Fantômette, en se jetant par la fenêtre, était tombée à pieds joints sur la selle d'un des chevaux appartenant aux policiers. Elle piqua des deux, lançant 87 sa monture au grand galop à travers la cour, Cinq ou six coups de revolver furent tirés dans sa direction, mais elle put franchir le portail sans être touchée. Bousculant des badauds attirés par l'incendie et le bruit de l'explosion, elle fonça dans le noir droit devant elle, zigzagua entre des voitures qui roulaient sur le boulevard du. Président-Moscatel. Derrière elle, un martèlement de sabots sur le pavé dominait le ronflement des voitures : la troupe des cavaliers d'Olivo était lancée à ses trousses. Avisant une masse sombre qui semblait être un parc ou un bois, elle y dirigea sa monture. Le cheval quitta la chaussée, monta sur le trottoir gazonné, s'engagea dans une allée de terre et s'enfonça dans le bois. Dans le dos de la jeune fille, les cavaliers se rapprochaient; Deux coups de feu éclatèrent à faible distance, et Fantômette 88 entendit nettement le sifflement d'une balle qui passa près de sa tête. « Diable! ça devient sérieux... S'ils me mettent la main dessus, je ne donnerai pas cher de ma petite personne! » Un rayon de lune filtrant à travers les frondaisons lui apporta une solution. Il tombait sur une branche basse qui surplombait le chemin. Rapidement, Fantômette se mit debout sur la selle, et, lorsque le cheval passa sous la branche, elle l'agrippa en repliant ses jambes. La monture poursuivit sa roule, tandis que la jeune aventurière restait suspendue à trois mètres du sol. Elle fit un rapide rétablissement, s'allongea à plat ventre sur la branche et attendit sans respirer. Quatre ou cinq secondes après, les policiers passèrent sous elle à toute allure, cinglant leurs chevaux, criant et tirant des coups de feu au hasard. « Ouf! J'ai bien cru qu'ils allaient me mettre le grappin dessus! Quel pays ! 89 Ah! Je m'en souviendrai, du Panorama!... » Elle se redressa, se mit à califourchon sur la branche et, en s'aidant des mains, progressa jusqu'au tronc. Puis elle grimpa de quatre ou cinq mètres et s'arrêta lorsqu'elle estima que les feuilles la cacheraient suffisamment. Elle s'installa commodément dans le creux d'un embranchement et s'accorda le temps de réfléchir, de faire le point. « Me voici la victime de ce qu'on appelle un coup monté. Monté de façon superbe! Ce Pedro Olivo est un maître! Il a dû préparer son affaire depuis un bon bout de temps. Voyons... Récapitulons. D'abord, il vient me trouver en France, me fait croire que je vais remplir une mission importante. Et pour me convaincre que la chose est sérieuse, des complices jettent par-dessus le mur du jardin un papier où est inscrite une menace. Je marche dans 90 la combine. Bon. Une fois que je suis installée ici, et que tout le monde m'a vue, il fait allumer un incendie dans le palais. Par qui? Encore par des complices, évidemment. Je sors de ma chambre, je cours vers le feu... Puis l'explosion se produit dans la chambre du prince. Ce que je ne vois pas très bien, c'est à quel moment les explosifs ont été placés dans la pendule… Pendant la journée? Peut-être au moment où le prince se trouvait avec moi 91 dans la piscine. Après l'explosion, les infirmiers montent pour enlever le corps de Norberto. Tiens... C'est curieux... » Elle se gratta le bout du menton. « L'ambulance a stationné au bas du perron, comme si les infirmiers s'attendaient à intervenir dans cette partie du palais. Alors que normalement, ils auraient dû venir près de l'incendie... Autrement dit, ils étaient là pour enlever le corps du prince! Toujours des complices, bien sûr! Et ce sont eux sans doute qui ont mis les détonateurs dans ma valise, juste avant de redescendre... Olivo n'avait plus qu'à arriver pour me cueillir comme une fleur! Bravo, mon cher, bien combiné! » Elle soupira. « En attendant, me voilà accusée d'avoir assassiné ce pauvre Norberto... Et je suis seule, sans domicile, sans argent, traquée. Demain, la police de tout le pays sera en alerte, et mon signalement 92 diffusé partout! Eh bien, ma petite, tu te trouves dans de beaux draps! » * ** Au palais, la confusion était indescriptible. Les servantes pleuraient la mort de Norberto; les domestiques et les jardiniers, qui venaient enfin d'éteindre l'incendie avec l'aide des pompiers, apprenaient la triste nouvelle, et agitaient le poing en maudissant Fantômette. Le chef de la police, debout en haut du perron, interpellait la foule qui avait envahi la cour : « Le crime qui vient d'être commis par l'infâme Fantômette sera châtié avec la plus extrême sévérité! — A mort Fantômette! A mort Fantômette! » hurla la foule. Le premier ministre Anselme de Paz appuya les paroles de l'hypocrite Olivo. 93 « La meurtrière n'échappera pas à la juste punition que mérite son geste abominable! Elle est en fuite pour l’instant, mais toute la population va se lancer à sa recherche, et elle sera prise, condamnée et passée par les armes! » Un peu en arrière, le grand maréchal de la cour se tenait très droit, comme toujours. Son visage maigre, sévère paraissait impassible. Aucune émotion ne semblait l'avoir atteint. Cependant, si l'on s'était approché de lui, on aurait pu voir une larme couler de son œil. Cet homme d'apparence froide avait assez de maîtrise pour dissimuler un terrible chagrin. Intérieurement, il faisait le serment de retrouver Fantômette et de lui faire subir les conséquences de son acte criminel. Il s'approcha d'Olivo, lui saisit le bras et dit à voix basse : « Pedro, c'est moi qui commanderai le peloton d'exécution! » Le chef de la police eut un léger sourire. Il inclina la tête. « C'est entendu, mon cher maréchal... » 94 Une horloge sonna deux heures du matin. Peu à peu, la foule se dispersa. Le personnel du palais regagna les chambres. Les jardiniers rentrèrent dans les petits pavillons qui leur servaient de logis. Les membres du gouvernement montèrent en voiture et partirent. Pedro Olivo serra la main du grand maréchal, se mit en selle et disparut à son tour. Le grand maréchal rejoignit son appartement, au second étage, s'assit à son bureau et cacha son visage entre ses mains. Puis il éclata en sanglots. 95 CHAPITRE VII Retour au musée PANTÔMETTE ouvrit les yeux. Elle venait d'être réveillée par des chants, des cris, des piaillements d'oiseaux multicolores qui avaient élu domicile dans les arbres. Elle bâilla, s'étira, se secoua, faisant 96 envoler une petite escadrille de volatiles jacassants posés sur une branche voisine. Sa montre indiquait neuf' heures. « Ma foi, je ne pensais pas qu'on pouvait dormir aussi bien en haut d'un arbre... » Elle tendit l'oreille, pour s'assurer qu'aucun bruit inquiétant ne lui parvenait; puis descendit jusqu'à la plus basse branche, s'y suspendit et se laissa choir sur la terre du chemin, qui était celui pris par le cheval en fuite. Après avoir traversé complètement le bois, ce qui lui demanda une dizaine de minutes, elle parvint à la lisière, qui bordait une partie de la ville d'apparence ancienne. Il n'y avait plus là d'immeubles modernes et de larges avenues, mais au contraire une agglomération de petites maisons à balcons et on enchevêtrement de ruelles donnant au Quartier un aspect du Moyen Age SUR une place, des marchands empilaient 97 à terre des melons jaunes et ovales apportés, au moyen d'ânes bâtés, par les campesinos, les paysans des alentours. Un Panoramien, dont l'énorme chapeau ressemblait à un parasol, proposait aux ménagères des épis de maïs, des bananes et des ananas. Un autre vantait à voix haute la merveilleuse qualité de ses galettes parfumées à la noix de coco. Son voisin étalait sur le sol un assortiment de ponchos, cette sorte de manteau fait d'une couverture bariolée, percée d'un trou par où l'on passe la tête. Fantômette s'était approchée en bordure du marché. A demi dissimulée par un âne, elle regardait les ponchos en réfléchissant. « Voilà ce qu'il me faut! Avec un carré d'étoffe et un large sombrero, je passerai inaperçue. D'ailleurs, je ne peux pas me promener en ville avec mon pyjama... Allons-y! » Elle s'engagea sur la place, se dirigea 98 vers le marchand qui vantait sa marchandise : « Approchez! Approchez ! Venez voir mes beaux ponchos! Les couleurs les plus éclatantes pour les dames les plus élégantes! Entièrement tissés à la main, en laine de la Cordillère des Andes! Approchez! Approchez! » Fantômette désigna un poncho rouge, jaune et noir. « Combien, celui-ci? — Ah! Il est beau, señorita! Des couleurs splendides ! II ne coûte que douze couronnes. Mais, comme vous m'avez l'air gentille, je vous le laisserai pour dix... — Bon, d'accord. Mais je n’ai pas d'argent sur moi. Je peux vous laisser cette montre en gage, si vous voulez... » L'homme fronça le sourcil, examina la montre que lui tendait Fantômette, rapprocha de son oreille pour s'assurer qu'elle marchait, et grogna : « Bon, d'accord. Je la garde jusqu'à 99 ce que vous m'apportiez dix couronnes. — Il me faudrait également un sombrero... Tenez, celui-ci, rouge et blanc... — Cinq couronnes. — Bon, je le prends. Pouvez-vous me prêter aussi cent couronnés sur ma montre? — Gomment! Vous voulez en plus que je vous prête de l'argent? — Parbleu ! Sinon, avec quoi paierai-je mon petit déjeuner? Vous ne risquez rien, ma montre vaut au moins cinq cents couronnes... » L'homme examina encore là montre d'un œil soupçonneux, puis grogna : « D'accord, je vous les prête. » II souleva son chapeau dont la coiffe lui servait de porte-monnaie et donna le billet à Fantômette qui le glissa dans une petite poche de son pyjama et passa sa tête dans le trou du poncho. C'est à ce moment-là que deux policiers à cheval débouchèrent sur la place. 100 L'un tenait à la main un grand pot de colle liquide, l'autre, un rouleau d'affiches. Ils descendirent, s'approchèrent d'un mur en bordure de la place, barbouillèrent une affiche de colle et la mirent en place. Aussitôt, une nuée de curieux se groupa devant eux pour en prendre connaissance. En énormes lettres noires, le texte annonçait : RÉCOMPENSE de 10 000 couronnes 101 pour la capture de FANTÔMETTE morte ou vive coupable d'avoir assassiné notre bien-aimé prince NORBERTO En dessous, on voyait une photo de la meurtrière présumée. Photo en gros plan, de face, sans le masque que l'aventurière portait habituellement. Fantômette, qui s'était approchée de l’affiche, en eut le souffle coupé, se demandant à quel moment la photo avait été prise. Probablement plusieurs mois auparavant, en France. Cela prouvait qu'Olivo avait préparé son coup depuis longtemps. Elle s'empressa de se coiffer du large chapeau, en le rabattant sur ses yeux. Derrière elle, une voix s'exclama : « Dix mille couronnes! Ça c'est une somme! J'aimerais bien les gagner... » C'était le marchand de ponchos. Son 102 regard quitta l'affiche, se posa sur Fantômette. Il leva un sourcil, ouvrit la bouche, resta figé. La jeune fille fit prestement demi-tour et se fraya un passage dans l'attroupement. Un instant après, le marchand éclata : « Arrêtez-la! C'est elle, c'est Fantômette! C'est elle qui a tué le prince! Empêchez-la de se sauver! C'est moi qui l'ai reconnue! J'ai droit à la prime! Arrêtez-la! » Fantômette se garda bien de ralentir. Courbée en deux, elle se faufila entre les ménagères, les chèvres et les moutons, les piles de bananes ou les paniers d'agrumes, se glissa dans une des ruelles sombres et fila en flèche sans regarder derrière elle. Une rue à droite, une autre à gauche; des escaliers à descendre, à monter. En quelques minutes, elle fut assurée que sa piste était brouillée. Il lui fut alors possible de reprendre haleine et de marcher tranquillement. 103 Elle quitta le quartier ancien, traversa de nouveau le bois qui l'avait abritée pendant la* nuit et s'assit sur un banc .pour réfléchir. La situation était un peu moins mauvaise, puisque avec son costume local elle ne risquait plus guère d'être reconnue, le costume ne figurant pas sur la photo. Mais ce n'était pas encore le salut. Que faire pour démontrer son innocence et démasquer Olivo? La partie n'allait pas être facile! En attendant de trouver une solution, elle décida de prendre des forces avec un petit déjeuner, et s'engagea dans l'avenue Moscatel où les cafés étaient nombreux. En cours de route, elle acheta un journal à un jeune vendeur ambulant qui criait : « Le prince Norberto assassiné! Tous les détails! On recherche la meurtrière ! » La première page était barrée par un énorme titre : FANTOMETTE ASSASSINE LE PRINCE 104 Puis : La meurtrière est activement recherchée par la police. Son arrestation n'est qu'une question d'heures. Les gares, les ports et les aérodromes sont surveillés. Suivaient des détails sur la nuit terrible. On expliquait comment Fantômette avait allumé un feu pour détourner l'attention, mis une bombe à retardement dans la pendule du prince. Comment elle s'était enfuie, « malgré la vigilance de notre chère police, commandée par son admirable chef, Pedro Olivo ». Le journal précisait que le malheureux prince était mort sur le coup, et que sa dépouille avait été transportée à l'hôpital Hidalgo. Les funérailles devaient avoir lieu le surlendemain. L'article se terminait en rappelant l'offre de dix mille couronnes indiquée sur les affiches. 105 Fantômette haussa les épaules. « Dix mille couronnes! Décidément, cette canaille d'Olivo tient à ce chiffre. Un de ces jours, je vais lui faire tomber sur le dos dix mille coups de bâton! Cela dit, j'ai besoin de reprendre des forces pour me lancer dans la bataille. Allons déjeuner! » Elle fit une boule du journal qu'elle lança dans une bouche d'égout, choisit un bar dans l'avenue, entra. 106 Elle se fit servir du café et des tartines de pain grillé à la confiture de groseilles. La confiture était très liquide, et quelques gouttes coulèrent sur ses doigts. Cette couleur rouge lui rappela la coupure que Norberto s'était faite au pouce en arrachant le couteau planté dans l'arbre. Il avait du sang sur les doigts, à peu près à la même place, dans le creux de la main gauche... Alors, à cette seconde précise, une étincelle jaillit dans le cerveau de Fantômette. Ce fut comme un véritable choc. Un heurt d'images et d'idées. Egalement, une émotion si violente que la tartine qu'elle tenait faillit tomber. « Combien vous dois-je? vite! » Elle paya, sortit presque en courant du bar, une flamme dans les yeux. Elle bondit vers une station de taxis proche, sauta dans l'un d'eux et cria : « Au musée Mariscos! » Le ton était si impérieux que le taxi démarra en trombe, manquant de renverser 107 la petite voiture d'un marchand de glaces qui traversait l'avenue. A peine cinq minutes plus tard, le véhicule s'arrêta devant le musée. Fantômette régla le prix du trajet et; toujours courant, se précipita vers le guichet. Ticket en main, elle se dirigea tout droit vers la salle, principale. L'entrée était barrée par un paravent sur lequel on avait accroché une pancarte : « Fermé pour cause de travaux. » Un gardien se tenait à côté de la pancarte. Il roulait une cigarette. Fantômette s'approcha. «'Monsieur, je suis venue exprès pour voir les personnages en cire... le président Moscatel, le premier ministre et le prince... » Le gardien secoua la tête. « Vous avez vu l'écriteau, mademoiselle? On ne visite pas cette salle. — Je voulais juste jeter un coup d'œil... — Impossible! » 108 Fantômette fit demi-tour, l'air contrarié. En réalité, elle jubilait! La fermeture de la salle confirmait la découverte prodigieuse qu'elle venait de faire. Hors du musée, elle hésita une seconde. « II s'agit maintenant de contacter une personne appartenant au gouvernement. Quelqu'un en qui je puisse avoir toute confiance, à qui je pourrai exposer mon secret... et qui me viendra en aide. Oui, mais qui? Je ne peux parler à aucun de ceux qui avaient intérêt à faire disparaître le prince. Ni le président Moscatel, ni son premier ministre, ni le traître Olivo, bien sûr... Alors, qui reste-t-il? » Un nom lui venait à l'esprit. Une silhouette mince, hautaine... un homme dur, cassant et sévère, mais qui parais* sait profondément honnête : le grand maréchal de la cour. , « C'est lui qu'il faut contacter. Lui, 109 et aucun autre. Il prend un tel intérêt à l'éducation du prince, il s'occupe tellement de lui qu'il n'a certainement pas trempé dans le complot... Cet homme, je dois le rencontrer, et très vite! » Mais comment s'y prendre? Le palais était sûrement envahi par des policiers à la solde d'Olivo.. L'accès devait être impossible... « Bah! je verrai bien! Si je me décourageais à la première difficulté, je ne serais pas Fantômette! » Elle revint à pied jusqu'au palais royal. Ainsi qu'elle l'avait prévu, les grilles étaient gardées par une incroyable quantité de policiers en armes. Aucun espoir de passer. C'est alors qu'une nouvelle idée jaillit dans son cerveau. Une idée tellement simple qu'elle fut surprise de ne pas l'avoir trouvée plus tôt. 110 CHAPITRE VIII L'incroyable complot "JE SAIS où est Fantômette! » C'est cette phrase qu'elle lança au visage du brigadier décoré et galonné qui semblait diriger le corps de garde. L'homme sursauta. « Oh! vous êtes sûre? — Absolument sûre! 111 — Bon, je vais vous conduire à notre chef. — Le chef de la police? — Oui. » Fantômette secoua la tête négativement. « Non! Je veux voir le grand maréchal de la cour. — Pourquoi? — C'est comme ça. — Alors, je regrette. Je n'ai affaire qu'au señor Olivo et à personne d'autre. » La jeune fille médita une seconde, puis prit une décision. « C'est entendu, menez-moi à votre chef.» Escortée par le brigadier et deux policiers, elle franchit la grille de la cour. Quand le petit groupe se trouva à dix mètres environ du perron, Fantômette s'arrêta brusquement, tendit le bras en direction des écuries et s'exclama : 112 « Oh! il y a de la fumée 1 Là-bas! » Les policiers tournèrent la tête. Le chef demanda : « De la fumée? Où ça? Je ne vois pas! — Mais si! Près des écuries... C'est un début d'incendie... » Les policiers écarquillaient les yeux mettaient leur main en visière sur le front pour mieux protéger leur vue du soleil. Ils apercevaient bien les écuries, à l'autre extrémité du jardin, mais pas de fumée. « Je ne vois rien... », dit le chef. Il se retourna... et poussa un cri. La jeune fille était déjà en haut-dû perron. « Elle se sauve! Vite, prenez-la! Courez! » Les policiers se ruèrent vers l'entrée du palais, traversèrent le vestibule et s'arrêtèrent, la multiplicité des couloirs compliquant leur poursuite. Mais le domestique Chaleco, qui déambulait sans but précis, les renseigna. 113 « Une jeune fille, en poncho, avec un grand chapeau? Oui, elle vient de monter l'escalier. » Ils continuèrent leur chasse, se heurtèrent à une porte à double battant, fermée. Ils commencèrent à tambouriner dessus à coups de crosse. De l'autre côté de la porte qu'elle venait de verrouiller, la fugitive continuait sa course dans les couloirs. Elle parvint enfin devant la porte du bureau. où travaillait le grand maréchal de la cour, frappa et entra sans attendre la réponse. Le grand maréchal était assis à sa table, pensif, le front appuyé sur sa main. Il ne parvenait pas à se remettre de la mort du prince, et semblait brusquement plus vieux de dix ans. L'intrusion de l'aventurière lui fit lever soudainement la tête. Il demanda d'un ton sec : « Qui vous a permis d'entrer? Que voulez-vous? 114 — Bavarder un peu avec vous. » Et le plus naturellement du monde, Fantômette retira son large chapeau. Le grand maréchal poussa un rugissement. « Fantômette! Ah! misérable! » II ouvrit un tiroir de son bureau, y plongea la main et sortit un énorme revolver qu'il braqua sur la jeune fille» « Ah! je te tiens, malheureuse! Haut les mains! Je vais pouvoir te faire payer ton crime abominable ! 115 — Entendu, entendu! fit Fantômette avec calme. Mais pas avant de m'avoir écoutée. Asseyez-vous» cher monsieur, asseyez-vous. » Et, donnant l'exemple, elle prit place dans un fauteuil et croisa les jambes avec un parfait sang-froid. Exaspéré, le grand maréchal brandissait son arme au risque de la faire partir. Il gronda : « Dis vite ce que tu as à dire! Après, ce sera le peloton d'exécution! — Bon. Je vais commencer, si vous le voulez bien, par le commencement. Le Panorama, m'a-t-on dit, est gouverné actuellement par le président Moscatel. Ses fonctions devaient cesser lors du couronnement du prince Norberto, mais, maintenant que le prince est mort, il va continuer de gouverner, n'est-ce pas? — Oui, mais... — Attendez, monsieur le grand maréchal. Donc, la disparition de Norberto 116 permet à Moscatel d'être chef de l'Etat en permanence? — Sans doute. — Eh bien, vous ne trouvez pas ça bizarre? Juste avant le couronnement, le prince meurt. Ça arrange bien les affaires de Moscatel, non? » Le grand maréchal devint rouge de colère. « Comment! Voilà maintenant que vous accusez notre cher président Moscatel du crime que vous avez commis! Ça suffit! Je vous ai assez entendue! Debout! » Fantômette poussa un soupir. « Ah! ce que vous pouvez être soupe-au-lait! Attendez un peu, je n'ai pas fini... Ecoutez, savez-vous que Norberto et moi avons lancé de& couteaux dans un arbre, hier matin? — Non. Mais quel intérêt? Vous êtes en train de chercher à me raconter des histoires absurdes pour vous en tirer! — Pas du tout!, Je dis donc que le 117 prince a lancé des couteaux dans un arbre et qu'en voulant les arracher, il s'est coupé la main assez profondément. Je lui ai fait un pansement. — Alors? — C'est le premier point de la démonstration que je veux vous faire. Deuxième point maintenant. Juste après que l'attentat se fut produit, vous étiez bien sur les marches du perron, n'est-ce pas? — Oui. — Et vous avez vu passer le prince devant vous, couché sur le brancard. — Evidemment. — Bon. Alors, vous avez pu remarquer que sa main gauche ne portait aucun pansement ?! — Heu... Non, je n'ai pas remarqué. Il était couvert de sang, et il est passé si vite,.. — Eh bien, moi, j'ai remarqué. Ou plus exactement, je n'y ai pas fait attention sur le moment, mais en réfléchissant 118 à la chose ce matin, je vois encore la scène gravée dans ma mémoire comme une photographie. Je vous garantis qu'il n'avait ni pansement, ni blessure à la main. — Vous aurez mal vu. — Soit Mais alors, donnez-moi une explication pour un autre phénomène qui s'est produit dans cette ville. Dites-moi pourquoi l'effigie en cire qui représente le prince au musée Mariscos a disparu? — Heu... Je n'en sais rien! — Ah! vous n'en savez rien, monsieur le grand maréchal? Eh bien, moi, je sais! Je sais ce qu'on en a fait de cette statue de cire... — Quoi donc? — On l'a mise à la place du prince! » Comme elle achevait ces mots, de violents coups furent frappés à la porte. Des voix criaient : « Police! Ouvrez! Fantômette, rendez-vous! Vous êtes prise! » 119 Le grand maréchal eut une seconde d'hésitation. Fallait-il laisser entrer la police pour lui permettre de capturer la jeune fille? Cependant, ce qu'elle venait de lui révéler paraissait si extraordinaire qu'il avait envie de savoir la suite. Et ce qu'il devinait déjà, ce qu'il n'osait espérer et qui lui faisait passer dans le dos un frisson de joie inouïe, l'incita à repousser-les policiers. Il cria : 120 « Allez-vous-en! Je suis occupé! » De l'autre côté de la porte, il y eut des protestations, mais le grand maréchal menaça : « Si vous ne filez pas, je ferai mon rapport à Olivo! » Les policiers se retirèrent, et la conversation put reprendre. Le grand maréchal pressa Fantômette de questions : « La figure de cire à la place du prince? Mais pourquoi? Et comment cela a-t-il pu se faire? Norberto serait vivant, alors? — Oui, il est probablement en vie. » Le vieil homme prit un mouchoir, s'épongea le front en se laissant tomber sur un fauteuil. L'émotion le terrassait. « Vivant! Est-ce possible? Est-ce possible? — Mais oui Suivez bien mon raisonnement. Je pense avoir reconstitué à peu près le fil des événements. Le président Moscatel veut se débarrasser du 121 prince, ou du moins faire croire qu'il a été assassiné, ce qui revient au même. 'C'est Pedro Olivo qui est chargé d'organiser le faux complot. Il me fait venir ici à la vue de tout le monde, en me présentant comme une sorte de professeur. En fait, c'est moi qui devrai endosser la responsabilité de l'attentat. — Mais pourquoi vous a-t-il choisie plutôt qu'une autre ou qu'un homme par exemple? — Parce que j'ai la réputation de vivre des aventures dangereuses, d'être mêlée à des cambriolages, des vols ou des attentats. Pour combattre les malfaiteurs, sans doute. Mais il est certain que mon nom est toujours dans les journaux à la page des faits divers criminels. De là à me faire passer pour une criminelle, il n'y a qu'un pas. — Bon, poursuivez. — Donc, une fois que je suis installée au palais, Moscatel déclenche le 122 mécanisme du faux complot. D'abord, il charge un de ses hommes d'allumer un incendie à une extrémité du palais. Pendant ce temps, deux autres complices déguisés en infirmiers arrivent avec une ambulance qui contient le mannequin de cire retiré du musée. Ils profitent de la confusion pour monter ce mannequin à l'étage, enlever le prince et le cacher dans l'ambulance. — Norberto ne se serait pas débattu? Il n'aurait pas cherché à s'échapper? — Je l'ignore. Peut-être a-t-il été drogué auparavant. C'est même l'explication la plus logique, car il ne s'est pas réveillé quand l'incendie s'est déclaré. Sinon, il se serait mis à la fenêtre, comme je l'ai fait. — Donc, vous pensez qu'il a été dissimulé à l'intérieur d’'ambulance? — C'est évident. Les faux infirmiers sont ensuite remontés dans ma chambre où ils ont caché des explosifs pour me compromettre, puis ils ont arrosé 123 le mannequin de cire avec un liquide rouge, ont fait éclater une bombe et sont redescendus en portant ce qui paraissait être le corps de Norberto. » Le grand maréchal passa une main longue et maigre sur son front. « J'avoue que j'ai peine à vous croire! Tout ceci me semble si fantastique... Et cependant vos explications sont logiques... Mais dites-moi, où se trouve le prince, maintenant? 124 — Ah ! ça, je l’ignore ! Tout ce que je peux affirmer, c'est qu'il n'est pas à l'hôpital Hidalgo, comme les journaux l'ont annoncé. — Sans doute. Mais Pedro Olivo le sait, lui. Si nous le lui demandions? » Fantômette sourit. « Si le chef de la police soupçonne que vous êtes au courant de ce que je viens de vous révéler, savez-vous ce qu'il va faire? — Quoi donc? — Il va vous arrêter. Sous n'importe quel prétexte. Il prétendra que nous sommes tous les deux complices. Et vous vous retrouverez entre les murs d'une prison. — Comment? Me faire arrêter, moi? — Parbleu! Il dispose d'hommes armés, prêts à tout. Dès maintenant, vous courez autant de dangers que moi! » Le grand maréchal se mordit les lèvres. Fantômette avait raison. S'il tentait de révéler la culpabilité d'Olivo, on l'arrêterait, on le ferait taire. 125 « Soit. Agissons de concert. A votre^ avis, que faut-il faire? — Retrouver la trace du prince. Nous savons que l'ambulance s'est rendue à l'hôpital Hidalgo. C'est là qu'il faut aller. Mais avant, il nous faut sortir d'ici. Et ça risque d'être difficile. Vous pouvez franchir les, grilles, pas moi... » Elle regardait à travers la fenêtre. La cour était bourrée de policiers. Il semblait en venir de plus en plus. « Dites-moi, monsieur le maréchal, n'existe-t-il point dans ce palais quelque passage secret, quelque souterrain qui me permettrait de m'échapper? — Oh! non. En tout cas, pas à ma connaissance. C'est un édifice tout à fait normal et non un décor de cinéma. — Dommage... Alors, nous allons agir autrement. Avez-vous une voiture? — Oui. Le gouvernement a mis à ma disposition une Rolls-Royce et un chauffeur. — Parfait! Pouvez-vous demander à 126 ce chauffeur d'amener la voiture devant le perron? — Certainement. Vous pensez pouvoir quitter le palais de la sorte? — Je l'espère. — Mais pour aller jusqu'à la voiture?... — Je crois que j'ai une idée. Appelez le chauffeur. » Le grand maréchal décrocha le téléphone qui le mit en communication avec la partie du palais où se trouvait le garage des voitures officielles. Quelques instants après, la voiture s'arrêta silencieusement au bas des marches. Après avoir observé son arrivée par l'a fenêtre, Fantômette annonça : « Maintenant, nous tentons le coup! Prenez le revolver et braquez-le sur mon dos. Je vais sortir de cette pièce les mains en l'air. — Comment? — Oui. Je suis Fantômette, n'est-ce pas? Vous venez de me faire prisonnière 127 et vous me conduisez tout droit en prison. Les policiers ne pourront que nous laisser passer. Allons-y! » Ce plan fut réalisé à la lettre. Fantômette sortit du bureau, sous la menace du grand maréchal qui criait : «Je te tiens, maudite Fantômette! En prison! En prison tout de suite! Tu vas payer cher ton crime! » Un peu ébahis, les policiers qui traînaient dans les couloirs escortèrent le grand maréchal et sa fausse prisonnière jusqu'à la voiture qui démarra aussitôt. Les grilles s'ouvrirent pour la laisser passer, pendant que la nouvelle volait déjà de bouche en bouche : Fantômette venait d'être arrêtée! 128 CHAPITRE IX Sur la piste « FIRMIN! à l'hôpital Hidalgo, vite! » La Rolls-Royce traversa Alcachofa et ses faubourgs, s'élança sur une route droite, plate, qui coupait en deux le désert. Elle parcourut une vingtaine de kilomètres, ralentit pour franchir le village de Los Pimientos et s'arrêta 129 cinq cents mètres plus loin, devant un grand bâtiment blanc. « Nous y voilà. Entrons. » L'infirmière du service de garde courut prévenir le directeur qui accourut aussitôt, et serra la main des visiteurs. « Ah! monsieur le grand maréchal, quel malheur! Quel malheur terrible pour notre pays! Quand on m'a amené ce pauvre garçon, il était trop tard! Je n'ai rien pu faire pour lui, hélas! — Comment se fait-il, demanda Fantômette, qu'il ait été transporté ici et non dans un hôpital plus proche du palais? » Le directeur hésita une seconde. « C'est que... Voyez-vous, M. Pedro Olivo a sans doute pensé que heu... cela éviterait des attroupements près de l'hôpital. Ici, nous sommes plus loin, et les curieux ont été peu nombreux. » Le grand maréchal demanda : « Pourrions-nous voir Son Altesse? 130 Je désire m'incliner devant sa dépouille mortelle... » Le directeur hocha la tête. « Je regrette, monsieur le maréchal, mais c'est impossible... Les employés des pompes funèbres heu... sont venus heu... il y a une heure et ont mis le corps dans un cercueil. — Bien, bien. Je vous remercie. Permettez-nous de prendre congé. » Pendant que le directeur répondait aux questions qu'on lui posait, Fantômette regardait autour d'elle, d'un air indifférent. A travers les grandes baies vitrées du rez-de-chaussée, elle aperçut une ambulance qui stationnait à l'arrière du bâtiment. Deux hommes, armés de lances d'arrosage, étaient en train de la laver pour retirer l'épaisse couche de poussière rougeâtre dont elle était couverte. Ces deux hommes, c'étaient les brancardiers qui avaient enlevé le prince. Sur le moment, Fantômette ne fit 131 aucune réflexion. Mais, quand l'auto se fut remise en route et que le grand maréchal ordonna au chauffeur de retourner vers Alcachofa, elle s'y opposa. « Non! ne revenons pas à la ville. Poursuivons à travers le désert. - Pourquoi donc? Vous n'avez donc pas aperçu l'ambulance? Elle a fait récemment un long trajet sur une piste. Y a-t-il dans la région un endroit où l'on trouve une poussière brun-rouge? - Oui. Les montagnes Rouges, justement. On les nomme ainsi à cause de la couleur du sol. Vous les apercevez d'ici. C'est ce massif, à l'horizon. - Allons-y! Ils ont dû amener le prince là-bas! » Pedro Olivo se frotta les mains. Son téléphone venait de lui apprendre une bonne nouvelle : le grand maréchal avait arrêté Fantômette. 132 'Les Montagnes Rouges, vous les apercevez d'ici’. 133 « Excellent! Ce vieil idiot a fait le travail à ma place! Je demanderai au président Moscatel de le décorer. La médaille de la naïveté lui irait très bien, ha, ha! » II alluma un cigarillo, prit sa casquette et quitta son bureau. « Et maintenant, allons à la prison, puisque c'est là que Fantômette a été conduite. Brigadier! — Chef? — S'il y a des communications téléphoniques, transmettez-les-moi à la prison. — Oui, chef. » Il monta dans sa voiture, se fit conduire à la maison d'arrêt d'Alcachofa, un peu en bordure de la ville. Là, une déception l'attendait. Fantômette n'était pas encore arrivée. « C'est curieux , ça! La voiture du grand maréchal devrait être là depuis longtemps. » Il téléphona au palais, où l'officier 134 de garde lui confirma le départ de Fantômette. Il raccrocha, soudainement inquiet. « Qu'a-t-il bien pu se passer? » Il commençait à chercher des explications, quand la sonnerie retentit. Le brigadier secrétaire le mettait en communication avec l'hôpital Hidalgo. A l'autre bout du fil, la voix du directeur de l'hôpital exprimait l'inquiétude. « Olivo? Ils sont venus ici. Ils m'ont posé des questions et ont voulu voir le corps. Je leur ai raconté que c'était impossible. — Ensuite? — Ils sont repartis. — Bon! Je vais les voir revenir ici? — Non ! Ils ont pris la direction des montagnes Rouges... — Mille tonnerres! » Olivo raccrocha d'un coup sec. « Ah! les canailles! Ils ont deviné! Maintenant, il va falloir leur courir après! » 135 II sortit de la prison, remonta dans sa voiture et ordonna : « Au camp d'aviation! » Après dix minutes de course folle, l'auto stoppa devant le terrain d'aviation militaire de la ville. Olivo se présenta chez le commandant. « II me faut un hélicoptère, vite! » Le commandant eut un petit rire. « Dites plutôt l'hélicoptère. Nous n'en avons qu'un. — J'en ai besoin tout de suite! — Ça va être difficile. Il est en révision. Enfin, je vais voir ça. » L'officier prit son téléphone, appela l'atelier, raccrocha. « Le travail sera terminé dans trois ou quatre heures. — Je ne peux pas attendre! Il faut que je parte tout de suite. — Pour aller où, mon cher Olivo? — Dans les montagnes Rouges. C'est très pressé. 136 — Ecoutez, je vais dire à mes mécaniciens de se dépêcher, mais c'est tout ce que je peux faire... En attendant, venez donc prendre un verre de tequila au bar. Ça vous rafraîchira. Car je sens que vous allez éclater, mon cher, comme une grenade trop mûre! » La Rolls-Royce roulait maintenant depuis plus d'une heure. La belle route goudronnée qui menait à l'hôpital avait pris fin après quelques kilomètres pour céder la place à une piste poussiéreuse, cahoteuse, irrégulière, percée d'une multitude de nids de poule qui soumettaient la suspension à rude épreuve. Les montagnes ne semblaient guère vouloir se rapprocher. Au contraire même, on avait l'impression qu'elles reculaient. Effet d'optique sans doute, dû à l'air surchauffe; Cette chaleur qui commençait à se faire vivement sentir à l'intérieur du véhicule incommodait quelque peu le grand maréchal qui ne 137 cessait de s'éponger le front II grogna : « Mille démons! Je donnerais bien dix couronnes pour avoir un verre d'eau! — Un peu de patience, monsieur! Nous allons sûrement trouver un café dans quelque bourgade... » Trois kilomètres plus loin, le grand maréchal s'exclama : « Quelle fournaise! Je donnerais volontiers cent couronnes pour un verre d'eau! » A mesure que l'heure de midi approchait, le désert devenait de plus en plus clair, presque blanc, éblouissant. Les lézards se cachaient sous les pierres qui, elles, ne pouvaient pas faire autrement que de rester en plein soleil. Le maréchal s'épongea encore une fois le front en gémissant : « Ah! j'offrirais bien mille couronnes en échange d'un verre d'eau! » Quelques instants plus tard, la voiture atteignit un village et s'arrêta devant 138 un petit bar qu'ombrageaient des palmiers. Les trois passagers descendirent et se firent servir des bières bien fraîches. Au moment de payer, le grand maréchal cria au garçon qui avait apporté les boissons : « Comment? Une demi-couronne pour un vulgaire verre de bière! C'est un scandale! C'est du vol! je ne remettrai jamais les pieds ici! » On reprit la route. Quelques minutes plus tard, la voiture atteignit la zone des poussières rouges arrachées au flanc des montagnes par l'érosion. Mais il fallut encore une demi-heure de trajet difficile pour parvenir à un village, El Piropo, construit au pied de la montagne. Là s'achevait la piste. Les passagers abandonnèrent la voiture, interrogèrent des gamins. Oui, une ambulance était venue au village très tôt le matin. Un blessé avait été débarqué. On l'avait emmené dans la montagne sur un burro (un âne). 139 Deux policiers armés l'accompagnaient. Le grand maréchal poussa un soupir de satisfaction. « Vous aviez raison, ma chère, nous suivons bien la bonne piste. Mais comment savoir maintenant en quel point de la montagne se trouve le prince? — Le muletier qui a loué l'âne le sait peut-être. » Les gamins indiquèrent la maison — la cabane plutôt — du muletier. Le chauffeur Firmin resta près de la voiture, pendant que Fantômette et le maréchal entraient chez l'homme. Dès qu'il entendit parler du blessé et des policiers, il recula dans un coin en s'écriant : « Je ne sais rien! Je ne peux rien dire! Allez-vous-en, je vous en prie! » Le grand maréchal fronça un sourcil. « Tu vas nous dire tout de suite où 140 le blessé a été emmené, sinon ça va te coûter cher! » L'homme joignit les mains, supplia : « Je ne peux pas parler! Sinon ils me tueront! » Le maréchal reprit tranquillement : « Bon. Eh bien, moi, je vais te dire aussi quelque chose. Si tu ne parles pas, je te tue!» Et il lui mit son revolver sous le nez. L'homme, affolé, tomba à genoux. « Non, ne tirez pas! Songez que j'ai dix enfants en bas âge!... ou que je pourrais les avoir... — Alors, parle! » Par phrases hachées, l'homme révéla que les deux policiers étaient montés jusqu'à la Cueva de la Aguila (la caverne de l'Aigle), une habitation creusée à même le roc, habitée jadis par des troglodytes. Pour y accéder, il fallait faire l'ascension de la montagne, puis franchir une faille sur un étroit pont de bois* II indiqua le sentier escarpé 141 qui y menait. Le grand maréchal rengaina son revolver et se tourna vers Fantômette. « Eh bien, ma chère, allons-y! » II enfonça d'un coup de poing sa casquette galonnée, ouvrit ses jambes en compas et s'engagea résolument sur le sentier. 142 CHAPITRE X Le tonneau Vous LES VOYEZ, Fantômette? Oui, je les vois. Ils ne sont que deux. — Deux en effet, mais bien armés. Ils ont des mitraillettes. » Dissimulés derrière un rocher, Fantômette et le grand maréchal observaient 143 l'entrée de la caverne qui s'ouvrait à cent mètres d'eux, dans le flanc de la montagne, au-delà d'un ravin. Pour aller à la caverne, il y avait le pont dont avait parlé le muletier. Une étroite planche de bois accrochée à deux cordes qui servaient de garde-fou. Un pont volant idéal pour des chimpanzés, mais qui avait l'air aussi peu engageant que possible pour des êtres humains. Le grand maréchal considérait la légère construction en faisant une grimace qui eût été comique en d'autres circonstances. Il passa un mouchoir trempé sur son front en murmurant : « Ah! je crois que nous ne sommes pas encore au bout de nos peines! » II avait pourtant accompli vaillamment l'ascension, sans offrir des sommes astronomiques pour des verres d'eau hypothétiques! A côté de lui, Fantômette rejetait en arrière son large chapeau, se caressait le menton 144 et cherchait par quel moyen il serait possible de faire sortir les policiers de la caverne pour délivrer le prince. A force de chercher, elle finit par trouver. «Il faut toujours employer ce vieux truc de la diversion. Détourner l'attention des gardes. Voici ce que je propose... » Le grand maréchal écouta attentivement le plan de Fantômette et fit la moue. « Hum! La ruse que vous avez imaginée n'est pas très loyale... — Nous n'avons pas le choix. Préférez-vous que le prince reste prisonnier? — Non, non! — Alors, pas d'hésitation! — Bien. » Il quitta l'abri du rocher, s'avança jusqu'au bord du précipice, mit ses mains en porte-voix et cria : « Ohé, ohé! la garnison! » Les deux gardes apparurent à rentrée de la caverne, saluèrent le grand maréchal qui cria : 145 « Je suis envoyé par Pedro Olivo en personne. Il me charge de vous dire qu'il est très satisfait de vos services et qu'il vous offre un tonneau de tequila pour vous récompenser... » Les deux hommes sautèrent de surprise et de joie. Ils s'écrièrent : « Voilà! Voilà! Nous venons, monsieur le grand maréchal! » L'un derrière l'autre, ils traversèrent l'étroit pont et suivirent le maréchal qui les entraîna en disant : « Le tonneau est sur un âne, cent mètres plus bas. Par ici, par ici... » Ils passèrent devant le rocher qui servait de cachette à Fantômette, contournèrent un épaulement de la montagne et disparurent. Aussitôt, l'aventurière se précipita vers le pont, le franchit sans éprouver le moindre vertige et atteignit l'entrée de la caverne. 146 Au bout de quelques secondes, ses yeux s'habituèrent à la pénombre. La caverne de l'Aigle était une excavation artificielle, une salle creusée dans la montagne, uniquement éclairée par la porte qui constituait la seule ouverture. L'ameublement était des plus sommaires. Une petite table en bois et un banc. Dans un coin, quelques ustensiles de cuisine, une caisse, des bouteilles vides. Dans l'autre angle, allongé sur le sol nu et soigneusement 147 ficelé, te prince Norberto semblait dormir. Fantômette s'approcha de lui, le secoua en criant : « Réveillez-vous, Prince au bois dormant! Voilà la princesse qui vient vous délivrer! » Elle prit un couteau sur la table, se mit en devoir de couper les liens. Norberto ouvrait de grands yeux. « Fantômette ! Vous, ici! Comment avez-vous fait pour retrouver moi? — Trop long à vous expliquer! Comment vous sentez-vous? Ça va? Vous pouvez marcher? Très bien! Alors, direction : la sortie! » Avant de quitter la cueva, elle eut la curiosité de jeter un coup d'œil sur la caisse en bois. Elle contenait des grenades. « Tiens! Voilà le genre d'objet qui peut nous être utile, en ce moment. » Elle en mit une sous la coiffe de son chapeau (à la manière du marchand 148 d'habits qui cachait son argent sous le sien), garda l'autre grenade à la main et sortit derrière le prince qui s'engageait sur le pont. En face, le terrain était libre. Le grand maréchal devait entraîner les gardes au diable Vauvert... La traversée du pont se fit sans encombre. Dès que le ravin fut franchi, Fantômette et le prince se dissimulèrent sous le rocher, en attendant le retour du grand maréchal. Le prince profita de ce répit pour expliquer ce qui lui était arrivé. La veille au soir, juste après que la jeune fille l'eut quitté, on frappa à la porte de sa chambre. Malgré la recommandation qui lui avait été faite, il ouvrit. C'était le domestique Chaleco, qui apportait une tisane. Il avait remarqué que le prince s'était blessé à la main et prétendait que cette tisane activerait la cicatrisation de la plaie. « J'ai eu tort de ne pas me méfier 149 assez. Il y avait un somnifère dans la tisane. Elle a endormi moi... Heu... non, elle m'a endormi. Et je me suis réveillé ici, dans la cueva. Que s'est-il passé pendant ce temps? » Le prince fut stupéfait d'apprendre qu'il avait été assassiné, et que sa meurtrière se nommait Fantômette! Comme cette dernière achevait de le mettre au courant de la situation, la voix du grand maréchal se fit entendre. Il disait : « Messieurs, je n'y comprends rien! Absolument rien! J'avais laissé l'âne à cent mètres d'ici... Il est sûrement redescendu dans la vallée... Ah! j'aurais dû l'attacher... Je suis désolé... Et je dirai à Pedro Olivo de vous envoyer un autre tonneau de tequila... » Fort déçus et assez mécontents, les deux gardes esquissèrent un vague salut et traversèrent de nouveau le pont pour regagner la caverne. Fantômette bondit hors de sa cachette et, d'un 150 signe, commanda au grand maréchal de s'éloigner. En même temps, elle fit quelques pas à découvert en direction du ravin. Les deux gardes atteignirent l'entrée de la cueva, poussèrent des cris de surprise en constatant la disparition de leur prisonnier. A la seconde où ils se retournaient, Fantômette dégoupilla sa grenade et la lança de toutes ses forces vers le centre du pont, puis se jeta à plat ventre sur le sol. Il y eut un éclair orangé, un énorme nuage noir, et le grondement de l'explosion se répercuta contre les parois du ravin, dans lequel dégringolaient les débris du pont coupé en deux. Fantômette se releva et donna le signal de la retraite. Quand les gardes eurent retrouvé assez de présence d'esprit pour ouvrir le feu, les trois fugitifs étaient déjà hors d'atteinte. * ** 151 « Alors, il est prêt, cet hélicoptère? » demanda Olivo avec impatience. Le chef mécanicien s'essuya les mains à un chiffon. « Bah! Il y en a bien encore pour une bonne heure... — Ah! ça n'avance pas! Toutes les pièces ont l'air d'être remontées, pourtant! 152 — Oui, señor Olivo, mais il faut maintenant faire des vérifications pour s'assurer que tout fonctionne correctement... —Hé! que m'importent les vérifications! Décollons tout de suite! Prévenez le pilote! » Le mécanicien haussa les épaules. « C'est comme vous voudrez. Mais, s'il y a un accident, tant pis pour vous! Je tous aurai prévenu. — Je prends tout sur moi. Vite, dépêchons-nous! » Le pilote fit Les mêmes réserves que le mécanicien, mais Olivo ne voulut rien entendre, et, quelques instants plus tard, l'hélicoptère prit son essor dans un bourdonnement assourdissant. Il piqua droit sur les montagnes, longeant la route qui menait à l'hôpital Hidalgo. Il le dépassa, atteignit la région des terres rouges, puis prit de la hauteur pour survoler la montagne Quelques minutes plus tard, il s'immobilisait 153 au-dessus du pont brisé. Le chef de la police serra les poings. « Tonnerre de pastèque! Le pont est détruit! J'ai bien peur que cette maudite Fantômette ne soit arrivée avant moi. Ah! J'aperçois les gardes qui font de grands signes... Que veulent-ils?... Posons-nous au bord du ravin. » L'hélicoptère atterrit à peu près à l'endroit d'où Fantômette avait jeté sa grenade. Olivo mit les mains en porte-voix et cria : « Que s'est-il passé? » Les gardes expliquèrent rapidement que le prince s'était échappé grâce à des complices qui avaient violemment attaqué la cueva. Ils se gardèrent bien de parler du tonneau de tequila. Olivo traita les gardes d'imbéciles et de bons à rien. « Puisque c'est comme ça, restez donc où vous êtes! » Atterrés, ils assistèrent au départ de 154 leur chef qui les abandonna, bloqués dans leur trou par la disparition du pont. L'hélicoptère reprit son vol et descendit dans la vallée. Olivo donna l'ordre au pilote de survoler la route qui revenait vers la capitale. Au bout de cinq minutes,, un nuage de poussière apparut, qui était produit par une longue voiture noire. Un sourire mauvais éclaira le visage du chef de la police. « Les voilà! Je reconnais la Rolls du grand maréchal! Ah! vous avez voulu me jouer un tour? Vous vous croyez plus malins qu'Olivo? Voilà qui mérite une petite leçon...» II se baissa, prit sous son siège une mitraillette et ricana. « Belle cible! Nous allons assister à un beau feu d'artifice! Approchons-nous encore un peu. » Le pilote désigna un compte-tours sur le tableau de bord. 155 « Chef! La turbine ralentit! Quelque chose ne va pas... — Hein? Qu'est-ce que tu dis? — Le carburant! Nous n'avons plus de carburant! Il doit y avoir une fuite dans les canalisations... Elles ont été remontées en hâte et on n'a pas eu le temps de vérifier... — Tonnerre de pastèque! Avance un peu! Ils vont nous échapper! — Impossible, chef! Il faut que nous nous posions tout de suite. » Par la force des choses, le pilote fut contraint d'atterrir, tandis que la voiture en profitait pour s'échapper et disparaître à l'horizon. Bouillant de rage, Olivo sortit de la cabine, jeta à terre sa casquette et la piétina au point de la rendre totalement méconnaissable! 156 CHAPITRE XI La démission de Moscatel LES PASSAGERS de la voiture avaient observé l'approche de l'hélicoptère avec une inquiétude grandissante. Le prince, qui se penchait à l'extérieur pour mieux voir, rentra brusquement la tête. « C'est Olivo! Il va nous tirer dessus avec mitraillette! » 157 Instinctivement, tous courbèrent les épaules en attendant le claquement des balles. Mais rien ne se produisit En regardant par la lunette arrière, ils constatèrent avec surprise et soulagement que l'appareil se posait. « Que leur est-il arrivé! s'exclama Fantômette. Ils renoncent à nous attaquer? A moins qu'ils ne soient en panne? — Aucune importance, dit Norberto. Ce qui compte, c'est que nous leur ayons filé entre les pieds... les pattes... Hum! Tu vas continuer à nie donner des leçons de français, n'est-ce pas? — Attendez que nous soyons en sûreté! grogna le grand maréchal. La partie n'est pas terminée. Il faut mettre Votre Altesse à l'abri d'un nouvel attentat. — Vous avez une idée? demanda Fantômette. — Bien sûr! Nous allons cacher le 158 prince dans l'auberge que tient un de mes amis, don Pacheco. Il y sera en; sûreté. Je pourrai même donner l'adresse aux différents professeurs, ' afin que 'les cours se poursuivent. L'interruption d'aujourd'hui n'était pas prévue dans le programme. Il est 4 h 15 de l'après-midi, et Son Altesse devrait être en train d'étudier l'histoire naturelle depuis un quart d'heure. » Norberto leva les yeux au ciel, soupira et regarda d'un air triste Fantômette qui avait du mal à garder son sérieux. Une heure et demie plus tard, l'auto entrait dans Alcachofa, se dirigeait dans le quartier du marché — désert à cette heure — et s'arrêtait devant une auberge dont l'enseigne peinte représentait un animal noir, vaguement cornu, gratifié de l'inscription La Cabra Negra, c'est-à-dire La Chèvre Noire. 159 Les passagers de l'auto entrèrent» salués bien bas par l'aubergiste qui échangea un clin d'œil avec le grand maréchal. Des boissons fraîches désaltérèrent nos héros qui s'étaient quelque peu desséchés dans le désert. Le maréchal prit l'hôte à part et dit à voix basse : « Don Pacheco, vous avez vu qui je vous ai amené? — Certainement. Quelqu'un que tout le monde croit mort... — Eh bien, mon cher Pacheco, il faut que pendant un certain temps encore cette croyance persiste. Vous avez une chambré à part, où ce jeune homme pourrait être logé discrètement? — Bien sûr. J'ai ce qu'il faut. — Je compte sur votre discrétion... — N'ayez crainte, je suis muet comme un tombeau aztèque! » Satisfait, le grand maréchal revint vers les jeunes gens. 160 « II s'agit maintenant de mettre au point un plan d'attaque. Nous devons forcer le président Moscatel à reconnaître que le meurtre du prince n'était qu'un coup monté. Après quoi, il n'aura plus qu'à abdiquer. Mais comment nous y prendre? » Fantômette sourit. « Rien de plus facile. Je vais trouver Moscatel, je lui mets sous le nez un papier et un stylo, je lui dis de signer son abdication. Et voilà! 161 — Ah! vous croyez qu'il va vous laisser faire, ma chère? — Pourquoi pas? Nous savons que le prince est vivant, puisque le voilà devant moi en train de boire du soda à l'orange. Nous savons où il se trouve, alors que Moscatel l'ignore. Que voulez-vous que je craigne? — Heu... Moscatel peut encore vous faire fusiller. — Dans ce cas, il suffira que le prince se montre en public, et on verra 162 tout de suite que la Fantômette qui vous parle n'est pas coupable. N'est-ce pas? -— Ma foi... présenté sous cet angle, le problème... — ... Est résolu! C'est dit, je vais chez Moscatel. Où habite-t-il, ce gredin? — Dans sa résidence d'été, en bordure de la ville. — J'y vais! — Je vous accompagne. — Inutile, monsieur le maréchal. Restez plutôt auprès de Norberto pour veiller sur lui. — Vous avez raison. Mon chauffeur va vous emmener chez le président. Bonne chance! — Merci. Je serai de retour dans une heure. — Je l'espère, je l'espère!.. » Fantômette s'assura que son large chapeau tenait bien sur sa tête, grimpa 163 dans la voiture et se fit conduire à la villa qu'occupait le président du Panorama. Devant la clôturé, des policiers montaient la garde. Avec une tranquille assurance, la jeune fille s'approcha d'eux, demanda à voir Moscatel. Un des policiers ricana : « Ah! La señorita veut voir notre président? Sans doute la señorita a-t-elle pris un rendez-vous? — Non, c'est inutile. Quand le président saura qui je suis, il me recevra tout de suite. — Vraiment! Et qui êtes-vous donc? — Fantômette. » Le policier sursauta, examina de plus près cette jeune fille dont le poncho et le grand chapeau dissimulaient l'apparence physique. Il s'exclama : « Madré de Dios! C'est bien le visage qui est sur les affiches!... Fantômette, je vous arrête! — C'est ça, arrêtez-moi. Et profitez-en 164 en pour me conduire à votre président. » Quelques instants plus tard, l'aventurière comparaissait devant le chef de l'Etat. Allongé sur un sofa, dans un vaste salon de style tropical, un gros homme en bras de chemise buvait du whisky-soda en s'éventant au moyen d'un petit ventilateur portatif. Il examina la nouvelle venue d'un œil aigu, fit signe aux policiers de se retirer et offrit un siège. « Asseyez-vous, jeune personne. Un whisky? Non? Un verre d'eau pétillante, alors? » Fantômette prit le verre, s'assit sur un fauteuil de rotin et attendit tranquillement la suite des événements. « Vous ne voulez pas retirer votre chapeau? demanda Moscatel. - Non, je le garde. Il maintient mes cheveux. — Comme vous voudrez. » 165 Vous ne voulez pas retirer votre chapeau ?" demanda Moscatel. 166 Il but une gorgée, alluma un havane, lança une bouffée au plafond et dit en souriant : « Je suis ravi de faire votre connaissance. Il y a longtemps que j'avais envie de vous voir. Dites-moi, est-ce vrai, tout ce que l'on raconte de vous? Il paraît que vous êtes la terreur des bandits, des voleurs... que vous avez provoqué l'arrestation de je ne sais combien de malfaiteurs? — Cela m'est arrivé, en effet. — Bravo! Mes compliments. Je vous admire. Et je regrette aussi qu'une telle carrière doive s'achever si vite. L'assassinat du prince Norberto aura été le dernier de vos exploits. » Fantômette sourit. « Vous savez aussi bien que moi que le prince n'a pas été assassiné. — Je le sais, oui. Mais je suis le seul, ou presque. Tous les habitants du Panorama sont persuadés du contraire. Vous allez donc être livrée à la justice 167 chère Fantômette, et fusillée demain matin. Croyez bien que je le regrette, mais c'est ainsi. — Je vois que vous avez le sens de l'humour... — Pas du tout. Je n'ai jamais parlé aussi sérieusement. — Soit. Soyons sérieux. » Fantômette se leva, prit sur un petit secrétaire qui occupait un coin de la pièce, un bloc de papier à lettres et une plume, puis tendit les deux objets au président. « Ecrivez. — Comment? Que voulez-vous que j'écrive? — Ceci : « Je soussigné, Moscatel, « démissionne de mon poste de président du Panorama. » Vous datez et signez. » Moscatel se mit à rire. « Vous plaisantez? — Pas plus que vous quand vous parlez de me faire fusiller. Pourquoi 168 croyez-vous que je sois ici? Pourquoi suis-je venue volontairement dans cette villa, en sachant bien qu'on allait m'arrêter immédiatement? Vous me prenez donc pour une folle? Si j'ai couru le risque de venir vous trouver, c'est tout simplement parce que je suis la plus forte. Ecrivez et signez! » Moscatel écrasa son cigare dans un cendrier et s'écria : « La plus forte! Qu'est-ce que cela veut dire? Pourquoi auriez-vous plus de force que moi? — Parce que j'ai fait évader le prince que votre complice Olivo tenait enfermé dans la Cueva de la Aguila. Parce que le même prince est maintenant dans un endroit sûr. Parce que dans une heure il se montrera en public, et dénoncera votre forfaiture. Tout le monde saura que vous avez fait croire à sa mort pour vous assurer le pouvoir. Dans une heure, mon cher Moscatel, vous ne pourrez plus sortir 169 d'ici sans risquer d'être lynché par la foule! » Le président se leva, soudain très pâle. Il murmura, effaré : « Comment? Comment? Le prince s'est évadé... Mais... la police veillait sur lui... Les hommes d'Olivo... — Ils l'ont laissé filer, mon cher Moscatel. Quant à votre Pedro Olivo, il doit être actuellement en plein désert, en train de se demander comment il va faire pour rentrer à Alcachofa. » Moscatel s'assit de nouveau et se versa à boire. Des gouttes de sueur perlaient sur ses tempes. Fantômette reprit : « Allons! Ne vous désolez pas. Je vous laisse dix minutes pour emballer vos petites affaires et quitter le pays. C'est largement suffisant... » Accablé, vaincu, le président prit le papier que lui tendait Fantômette et commença à rédiger sa lettre de démission. 170 Fantômette se tenait debout, savourant avec délices la magnifique victoire qu'elle venait de remporter. Une fois de plus, elle avait accompli son œuvre de justicière! Elle avait fait triompher la bonne cause... C'est alors que le téléphone sonna. Le président s'interrompit, leva la tête, prit l'écouteur. Pendant un moment, il resta silencieux, impassible. Puis un léger sourire se dessina sur ses lèvres. « Vous êtes bien sûr que c'est lui? Oui? Parfait, ne le lâchez pas! Je vais vous envoyer du monde. » II raccrocha, croisa les jambes, alluma un autre cigare. Fantômette eut brusquement le sentiment qu'une catastrophe venait de se produire. La soudaine assurance de Moscatel annonçait un retournement de la situation. Il acheva son verre, lança une bouffée au visage de Fantômette et dit avec un petit rire: 171 « C'est raté, ma chère. Votre plan a échoué. Le prince Norberto se trouve en ce moment à l'auberge de La Cabra Negra, chez don Pacheco. — Mes compliments! fit Fantômette avec sang-froid. Et peut-on savoir comment.. — Comment je le sais? C'est bien simple. Don Pacheco lui-même vient de me l'annoncer. C'est un de mes amis. » Fantômette frissonna. Le grand maréchal s'était trompé en croyant que Pacheco était un homme sûr. L'aubergiste jouait le double jeu! Moscatel se leva, se frotta les mains et s'écria avec une sinistre ironie : « Je vous confirme donc la bonne nouvelle : vous serez fusillée à l'aube! » 172 CHAPITRE XII Tequila Poussiéreux, fatigué et penaud, Pedro Olivo entra dans le salon du président en essuyant son front. Moscatel le considéra d'un œil ironique et demanda avec une feinte jovialité : « Alors, mon cher, vous m'apportez de bonnes nouvelle? 173 — Hum!... Pas spécialement, monsieur le président. — Vraiment? Voudriez-vous dire, par hasard, que le prince s'est évadé, et que 'vous ne savez plus où il se trouve? » Olivo soupira. « Hélas ! oui, c'est justement ce qui vient de se produire. — Diable ! Diable! comme c'est ennuyeux... — Heu... oui. — Ennuyeux surtout pour vous. Car j'ai bien envie de vous enlever ce poste de chef de la police, pour incapacité. Mais dites-moi, vous avez l'air assez poussiéreux... — Mon hélicoptère est tombé en panne dans le désert Par chance, un de mes hommes qui patrouillait en moto a pu me ramener. Ah! tout ça, c'est la faute de Fantômette! — Vraiment? — Oui, monsieur le président C'est 174 elle qui a fait évader le prince. J'espère que vous l'avez arrêtée? — Non... non», pas encore... — Pas encore? Décidément, mon cher, c'est de plus en plus ennuyeux pour vous. Je crois que ce n'est pas Fantômette, mais vous qui méritez d'être fusillé. Enfin! Heureusement que je suis là pour faire le travail à votre place. » II alluma un nouveau cigare posa un poing sur la hanche et dit sèchement : « Apprenez que Fantômette est en ce moment sous les verrous. Grâce à moi. — Oh! — Parfaitement! Quant au prince Norberto, vous le trouverez chez don Pacheco, à l'auberge de La Cabra Negra. » Ahuri, le chef de la police ouvrit des yeux ronds. „ 175 « Mais... comment le savez-vous? — Peu importe. Mettons que je sois très intelligent. Il le faut, quand on occupe des fonctions importantes comme les miennes. Et j'aimerais que vous ayez une parcelle de cette intelligence. Pour l'instant, tâchez de réparer vos erreurs en arrêtant tout de suite le prince. Que ce soit fait rapidement et discrètement. Allez. Et prévenez-moi dès que tout sera terminé. — A vos ordres, monsieur le président!» Olivo salua et partit au pas gymnastique. Moscatel haussa les épaules et murmura : « Je me débarrasserai de cet imbécile à la première occasion... » Olivo entra dans les locaux de la préfecture, se planta devant un groupe de policiers qui jouaient aux cartes et hurla : 176 « Trois hommes avec moi» plus un chauffeur et un camion! Et plus vite que ça !» Le chef de la police paraissait si furieux que ses subordonnés obéirent instantanément En moins de deux minutes, le camion se trouva prêt au départ. « Nous allons dans le quartier du marché, à l'auberge de La Cabra Negra. » Le lourd véhicule se mit en route. A côté du chauffeur, Pedro Olivo tapotait nerveusement l'étui de son pistolet. Allait-il réussir, cette fois? Oui, toutes les chances étaient de son coté. Il allait capturer de nouveau le prince, et le supprimer. De la sorte, il en serait débarrassé définitivement. C'est ainsi qu'il aurait dû agir dès le début. Mais le président avait hésité. Il voulait simplement faire croire qu'on avait tué le jeune garçon. « Absurde! En épargnant la vie de 177 ce jeune nigaud, il n'a fait que créer toutes sortes de complications! » Ayant tracé ainsi les grandes lignes de sa conduite, Olivo se sentit l'esprit plus calme. Et c'est avec une parfaite assurance qu'il donna l'ordre à son chauffeur de stopper le camion à la porte de La Cabra Negra. Les trois policiers qui se trouvaient à l'arrière descendirent et suivirent leur chef à l'intérieur de l'auberge. Le soir tombait. De longues traînées rouges sillonnaient le ciel mauve. Auprès cette chaude journée, l'air se rafraîchissait agréablement. Les promeneurs commençaient à envahir les trottoirs, où ils allaient déambuler jusqu’à une heure avancée de la nuit. Au bout de la place du marché, un Cheval apparut, monté par une jeune fille brune, coiffée d'un large chapeau. Elle mit pied à terre, jeta un rapide coup d'œil sur le camion, entra dans-une épicerie, en ressortit les bras chargés 178 de bouteilles. Puis elle s'approcha du chauffeur, lui tendit une des bouteilles. « Un cadeau du président Moscatel. Celle-ci est pour vous. Je mets les autres à l'intérieur, pour vos camarades. — Merci, ma petite! » dit le chauffeur. Il enleva le bouchon, porta le goulot à sa bouche et but d'un trait la moitié 179 du contenu. C'était de la tequila première qualité. Cinq minutes plus tard, les trois liciers et Pedro sortirent de l'auberge» poussant devant eux le prince et le grand maréchal. Ils les firent monter dans le camion qui démarra aussitôt." Olivo se frottait les mains. « Quelle belle prise! Oui, vraiment,, quelle prise magnifique! Le prince, dont je vais me débarrasser, et cette grande vieille baderne de maréchal qui sera inculpé de haute trahison et fusillé! Bonne journée... » II alluma un petit cigare et ordonna au chauffeur : « Sortons de la ville. Conduis-nous vers les carrières. C'est un endroit désert où nous serons très à l'aise pour régler cette affaire. » Le camion traversa Alcachofa, suivi, à cent mètres de distance par une cavalière brune. Il atteignit les faubourgs, prit la direction des carrières. 180 Le conducteur alluma les phares, puis se mit à chantonner. Au bout de quelques minutes, le camion obliqua sur le côté gauche de la route, fit une embardée, ralentit, repartit et s'arrêta net. Olivo regarda le chauffeur avec surprise. « Ah! par exemple! Mais que t'arrive-t-il, Pablo? Tu n'es plus capable de conduire droit? » Le chauffeur bredouilla : « Ben... si, chef... Je conduis... droit. Mais c'est la route qui fait des zigzags... » Olivo alluma l'éclairage intérieur de la cabine et dévisagea son conducteur. « Ma parole! Il est ivre! Complètement ivre! — Te... tequila », murmura le chauffeur en s'effondrant sur son volant Olivo serra les poings, « Bravo! Mes compliments! Eh bien, puisque tu es incapable de nous mener 181 plus loin, terminons l'affaire ici même ! » II sortit du camion, se rendit à l'arrière et interpella ses hommes. « Tout le monde dehors! Allez, descendez! » En guise de réponse, un chœur se mit à entonner, avec des voix horriblement fausses, un air populaire panoramien : « Olé! J'ai bu! Olé, je suis gai! » Olivo faillit s'étrangler de rage. « Eux aussi, ils sont ivres! C'est incroyable! » Tant bien que mal, il réussit à faire descendre ses hommes, ainsi que le prince et le grand maréchal. A la lueur des phares, il fit aligner les policiers devant les deux prisonniers, leur donna l'ordre de pointer leurs fusils et de tirer. Peine perdue. Les policiers brandissaient leurs casquettes, chantaient de plus en plus faux et réclamaient de la 182 tequila. Cette scène grotesque fut interrompue par l'arrivée d'une cavalière qui pointa une mitraillette sur le chef de la police en criant : « Haut les mains, Olivo! La plaisanterie est terminée. » Elle prit un rouleau de corde accroché à sa selle, le lança au prince. « Norberto, ficelez-moi ce triste individu. Nous allons le ramener en ville. » Le prince et le grand maréchal, qui s'attendaient à être fusillés l'instant d'avant, eurent quelque peine à se rendre compte que Fantômette était maîtresse de la situation. Puis, soudainement, ils comprirent que le cauchemar prenait fin. Ils désarmèrent Olivo et le ligotèrent soigneusement. Abandonnant les policiers à leur crise d'alcoolisme, une, étrange caravane se mit en route vers la capitale. En tête marchait le cheval monté par Fantômette et Norberto, suivi du chef de la police tenu "en laisse au bout d'une corde. 183 Puis venait le camion que conduisait le grand maréchal, rayonnant de joie. Ce curieux équipage arriva en pleine ville vers dix heures du soir, c'est-à-dire au moment où l'animation nocturne était à son comble. Des centaines, des milliers de Panoramiens se groupèrent subitement pour faire une ovation prodigieuse à leur prince qu'ils croyaient mort. En un instant, la ville tout entière fut au courant de l'événement. Il y eut un attroupement monstre autour du palais royal, un attroupement encore jamais vu. La nouvelle circulait à la vitesse de l'éclair : le prince était vivant! Non seulement Fantômette ne l'avait pas assassiné, mais encore elle venait de le sauver des griffes de l'infâme Olivo, traître à la solde du président Moscatel Lequel président, dès qu'il eut connaissance de son échec, s'empressa de prendre la fuite-Vers minuit, une foule énorme avait 184 envahi le terre-plein situé devant le palais royal. La foule scandait : « Norberto! Norberto! » Le prince apparut au balcon, entouré de Fantômette et du grand maréchal. Il fut l'objet d'une ovation immense qui continua bien après qu'il eut disparu. Les Panoramiens en liesse voulurent prolonger le délire dans lequel les plongeait la bonne nouvelle, et des bals improvisés se formèrent à chaque carrefour. Cette nuit-là, on but beaucoup de tequila à Alcachofa a ! 185 CHAPITRE XIII Un nouveau complot ? « RACONTEZ à moi votre arrestation et votre évasion, Flore, racontez! — C'est bien Simple. Une voiture cellulaire m'a emmenée dans la cour de la prison. Le portail s'est refermé et on m'a fait descendre. Alors... — Alors? 186 — Tous les policiers qui m'entouraient se sont enfuis. — Non! — Mais si, Norberto. Enfuis comme des lapins, en me laissant seule. — Oh! Pourquoi? — Parce que je venais d'enlever mon chapeau. — Et ça leur a fait peur? — Ce qui leur a fait peur, c'est la grenade que je tenais à la main. Je l'avais cachée sous la coiffe au moment où nous avions quitté la Cueva de la Aguila. Quand j'ai enlevé la goupille, ils ont cru que j'étais décidée à me faire sauter avec la grenade. — Mais vous l'avez jetée? — Bien sûr. Je l'ai lancée contre le portail. L'explosion l'a démoli. J'ai ramassé la mitraillette qu'un garde avait lâchée, et j'ai faussé compagnie à ces messieurs. Dehors, il y avait des chevaux. J'en ai pris un, j'ai galopé jusqu’à l'auberge... et vous savez le reste. » 187 L'admiration se lisait dans les yeux du prince. Il s'écria ; « Flore, vous êtes merveilleusement merveilleuse! J'espère que vous allez rester longtemps ici... » Fantômette hocha la tête. « Non, malheureusement. Mon avion décolle à onze heures, dans une heure. Je vais faire ma valise. — Oh ! Pourquoi partez-vous si vite? — Vous n'avez pas écouté la radio, ce matin? Le Furet vient de s'évader encore une fois. — Qui est-ce? — Un dangereux bandit. Chaque fois qu'il s'échappe de prison, il faut que je l'y remette. » Norberto soupira. « Je vais m'ennuyer sans vous. Je pourrai vous écrire? — Bien sûr. — Vous me renverrez mes lettres avec les corrections des fautes de orthographe? 188 — Entendu. Mais vous n'en faites pas beaucoup, des fautes. — C'est vrai? Ah! que je extrêmement content suis! » Une heure plus tard, le quadriréacteur décolla de l'aéroport d'Alcachofa, avec à son bord une jeune fille brune qui emportait comme souvenir un énorme sombrero. Dans la Rolls qui revenait vers la ville, le prince demanda au grand maréchal de la cour : « Croyez-vous que nous reverrons Flore?... Je veux dire, Fantômette? — C'est possible, prince, c'est possible. Mais en attendant, Votre Altesse doit s'occuper de rattraper le retard qu'elle a pris dans ses études. Deux leçons de calcul et une leçon de géographie ont sauté par la faute des événements. Il va falloir mettre les bouchées doubles, prince! » Norberto soupira de nouveau. Finies, les aventures! Il allait se replonger 189 dans un univers de devoirs et de leçons! Toutefois, une idée lui vint à l'esprit, qu'il tourna un moment dans sa tête. Il demanda au maréchal : « Et si un nouveau complot se formait contre moi... si ma vie était encore en danger, appelleriez-vous Fantômette? — J'espère bien que la chose ne se reproduira pas! — Moi aussi. Mais tout de même, si cela se produisait? — Alors, évidemment, je ferais revenir cette jeune fille qui me semble parfaite pour ce genre de choses. » Le prince ne dit plus rien. Il se laissa aller en arrière sur le confortable capitonnage et parut somnoler. Mais au fond de ses yeux mi-clos brillait une lueur malicieuse. 190 Document Outline ??