CHAPITRE PREMIER Ficelle reçoit une lettre 7 LA SOURIS poursuit le chat en lui lançant des morceaux de fromage. Le malheureux minet est enfermé dans un réfrigérateur où il se transforme en bloc de glace, puis dans un four d'où il sort chauffé au rouge. Il est ensuite aplati dans un presse-purée, puis noyé dans une machine à laver. Satisfaite du traitement qu'elle a infligé à son éternel adversaire, la souris retrousse ses moustaches d'un air triomphant. Ficelle -r- une fille bien trop grande pour son âge — ouvrait des yeux ronds en regardant l'écran du téléviseur. La brune Françoise, un demi-sourire sur les lèvres, tortillait distraitement sur un doigt ses boucles noires; quant à la grosse Boulotte, elle était fort occupée à déplier le papier aluminium qui enveloppait une tablette géante de chocolat aux noisettes. Les mésaventures du quadrupède moustachu ayant pris fin, un téléspeaker vint donner les nouvelles du jour. Il annonça que le ministre de l'Agriculture venait d'inaugurer une nouvelle usine pour la fabrication des trous de gruyère, puis que le ministre de la Marine avait posé la première pierre d'un nouveau paquebot. Mais les trois amies ne l'écoutaient pas. Elles s'étaient lancées dans une grande discussion dont le sujet était le tartinage du beurre sur les tranches de pain. En parfaite gourmande, Boulotte 9 affirmait qu'il est plus agréable de manger une tartine dont le beurre est étalé à la partie inférieure, parce qu'il est en contact direct avec la langue. La grande Ficelle affirmait, le plus sérieusement du monde : « Moi, je suis obligée de tenir ma tartine normalement, parce que j'y mets de la confiture. Et si je la retournais, la confiture me coulerait sur les doigts. De toute manière, je me mets toujours de la confiture plein les doigts... — Chut! coupa Françoise, écoutez! » Le speaker annonçait gravement : « La fameuse justicière connue sous le nom de Fantômette vient encore de faire parler d'elle. Elle a provoqué l'arrestation du fou qui s'amusait à mettre le feu à des meules de paille dans la campagne de Hault-de-Chausses. L'extraordinaire policière a téléphoné hier soir à la gendarmerie pour signaler qu'elle venait de capturer le pyromane — c'est ainsi que l'on nomme les gens qui ont la manie d'allumer des incendies. Les gendarmes ont découvert le 10 fou soigneusement attaché avec — ô ironie! — un tuyau d'arrosage. Passons maintenant à la politique internationale... » Ficelle tourna le bouton et déclara : « Quelle fille extraordinaire que cette Fantômette! Moi, si j'étais à sa place, je ne parviendrais pas à arrêter le dixième des bandits qu'elle capture! » Françoise éclata de rire en disant : « Personne ne te demande de faire son travail! - Bien sûr, répliqua Ficelle, mais je me demande... » Elle baissa la tête en prenant un air songeur, le menton posé sur son poing fermé, les sourcils froncés. «... Je me demande à quoi elle s'occupe quand elle ne pourchasse pas les bandits. Elle va peut-être à l'école? — C'est probable. — Et quand elle a de mauvaises notes, comme moi, elle reste en retenue pour copier des lignes et des verbes? — Il ne t'est pas venu à l'idée que 11 c'est peut-être une bonne élève que l'on ne punit jamais? — Heu... Non, je n'y avais pas pense-Mais quand elle n'est pas en classe et qu'elle ne court pas après les voleurs, que fait-elle? — Beaucoup de choses. Elle lit des livres et des revues, elle écoute des disques, elle regarde la télévision, elle pilote un kart le dimanche, fait du ski en hiver, de la plongée sous-marine en été, du tir à l'arc ou au pistolet en toute saison... — Oh! Tu crois qu'elle fait tout ça? 12 C'est curieux, mais on a l'impression que tu la connais? » Françoise haussa les épaules et se plongea dans la lecture de Futur-Magazine, dont la couverture représentait un terrible combat entre cosmonautes terriens et robots martiens. Ficelle posa sur l'électrophone son disque favori : Moi, j'aime les pom-pom-pom de terre frites. Mais à peine les premières mesures se firent-elles entendre que la sonnerie de la porte retentit. La grande Ficelle se précipita et revint quelques instants après avec une lettre que la concierge lui avait remise. Elle tourna et retourna l'enveloppe entre ses doigts, l'examinant comme si elle s'était trouvée en présence d'un objet rare. « C'est une lettre... - Oui, nous le voyons bien. — Je me demande de qui c'est? Ouï, je donnerais cher pour savoir qui m'écrit! Sapristi! Mais qui ça peut bien être? — Ma chère Ficelle, il existe un moyen de savoir qui a écrit cette lettre. 13 — Ah? Lequel? — C'est d'ouvrir l'enveloppe. » Ficelle haussa les épaules, mais suivit ce sage conseil. Elle déplia la feuille, regarda la signature. « C'est de mon oncle Arthur! Il habite à Goujon-sur-Epuisette. Je suis allée chez lui une fois, il y a très longtemps. Je me souviens qu'à la ferme il y avait un cochon nommé... comment s'appelait-il? Un nom de prince des Mille et Une Nuits... — Très poétique! — Attends... Heu... Aladin... Non... Ah! j'y suis! Je l'avais baptisé Haroun-al-Rachid. Je me demande s'il existe encore... Peut-être que mon oncle l'a mangé... — C'est en général le triste sort de ce genre d'animal, même s'il a le nom d'un calife. — Oui. En attendant, je vais vous lire cette lettre; comme ça, je saurai ce que mon oncle veut me dire. — Bonne idée. C'est en effet un bon système pour le savoir. » 14 Ficelle lut le texte à haute voix, puis sauta en l'air de joie. Son oncle l'invitait, ainsi que ses amies, à passer quelques jours de vacances dans sa ferme. La grande fille prit aussitôt la décision qui s'imposait : « Nous allons tout de suite faire nos bagages! » 15 CHAPITRE II En route! 16 « JE PROPOSE, dit Boulotte, que nous établissions une liste des choses à emporter. Par exemple, le matériel pour faire la cuisine : un petit réchaud, des casseroles, des assiettes en aluminium, une moulinette à légumes... » Ficelle secoua énergiquement la tête. « Inutile de faire une liste, et je vais vous expliquer pourquoi. Ça ne sert à 17 rien. L'année dernière, j'en avais fait une. Une belle liste, avec tout ce dont j'avais besoin, depuis l'ouvre-boîtes jusqu’'aux piquets de tente. J'avais inscrit plus de trois cents objets! J'avais noté qu'il me faudrait de la peinture et des pinceaux pour faire des paysages impressionnants... - Impressionnistes, rectifia Françoise. - Si tu veux. Du ruban adhésif pour réparer les trous dans la tente, une loupe pour observer les sauterelles, un gros piège à rats pour le cas où il y aurait eu des bêtes féroces dans la région, une photo du château d'Azay-le-Rideau... - Pour quoi faire? demanda Françoise. - Pour accrocher dans ma tente. C'est très décoratif. Enfin, j'avais fait une liste gigantesque! Quatre grandes pages bien pleines. Il m'avait fallu trois semaines pour l'établir. C'était un vrai catalogue de grand magasin. Et savez-vous ce qui s'est passé? Le matin du 18 jour où je devais préparer mes bagages, je n'ai pas pu mettre la main dessus! — Tu l'avais perdue? — Non, je l'avais égarée. C'est un des grands malheurs de ma vie!... » Elle soupira. Françoise sourit : « Nous allons faire une autre liste, et nous ferons des efforts désespérés pour ne pas la perdre. » Ficelle s'empara d'un dictionnaire et déclara : « Je vais le feuilleter en prenant tous les mots par ordre alphabétique. Françoise notera tout ce qui pourra nous être utile. Je commence. Un abaisse-langue... C'est une petite cuiller qui sert à appuyer sur la langue en faisant « Aaaa! ». Ce sera très utile, dans le cas où nous tomberions malades. Abaque... heu... c'est une espèce de dessin qui sert à faire des calculs... Non, cela ne peut pas nous être utile... Abat-jour. Ça, oui, c'est utile et beau. J'emporterai celui qui est sur la lampe de ma chambre. Il est rosé avec des petites fleurs mauves. » On nota successivement abeille, 19 ablette, abricot, accordéon, accroche-plat et accumulateur. Puis on passa à la lettre B, à la lettre C, et finalement tout le dictionnaire fut compulsé. Ce travail prit à Ficelle et Boulotte une bonne partie de l'après-midi, que Françoise consacra, de son côté, à la lecture de trois comédies de Molière. Finalement, Ficelle poussa un grand soupir de soulagement et annonça à son amie que la liste était terminée. 20 « Tu m'en vois ravie, dit Françoise. Et tu vas emporter tout ce que tu as noté? — Oui. C'est indispensable pour passer de bonnes vacances. Nous avons noté cinq cents objets. J'ai battu le record de ma liste précédente, celle que j'avais égarée. Mais toi, que vas-tu mettre dans ta valise? — Moi? Je vais y mettre ce que j'emporte habituellement quand je voyage. — Ah! Quoi donc? - Un pyjama et une brosse dents. » * * * « Où est passée mon aiguille à tricoter? » demanda la grande Ficelle. Silence. Ficelle répéta : « Hé! Dites, où est mon aiguille à tricoter, la bleue? Vous pourriez me répondre! » Mais Françoise et Boulotte étaient bien trop affairées pour s'occuper de leur amie. La première lisait Les Trois 21 Mousquetaires, et la seconde dépliait l'emballage d'un triangle de fromage. Les trois filles occupaient un compartiment d'un train qui courait à grands tours de roues à travers la campagne. Cette campagne, qui semblait se composer essentiellement de champs et de fermes isolées, défilait derrière la fenêtre dont le carreau était baissé. Ce qui permettait à un courant d'air rafraîchissant de circuler dans le compartiment transformé en étuve par un soleil intense. Constatant que ses deux amies ne prenaient qu'un intérêt médiocre à la recherche de l'aiguille, la grande Ficelle entreprit de fouiller dans les divers sacs, paquets et valises dont ces demoiselles s'étaient encombrées. Elle se mit debout sur la banquette, retira du porte-bagages une valise de plastique brun et l'ouvrit. Elle s'écria : « Oh! mais c'est plein de boîtes de conserves! » Boulotte cessa de mastiquer son fromage pour demander : 22 « Et pourquoi pas? Quand on part faire du camping, il faut bien emporter des provisions! Je ne sais pas si nous trouverons de quoi manger à Goujon-sur-Epuisette. — Bah! crois-tu que nous allions chez les sauvages? ou au milieu du Sahara? — Non, mais je ne suis pas très sûre de trouver des champignons du Parfait Lucullus, ou de la sauce gastronomique. — De la sauce comment? - Gastronomique. C'est-à-dire fabriquée spécialement pour les gastronomes. — Ah! oui, les gens qui regardent les étoiles dans des lunettes... » Ficelle poursuivit ses recherches, ouvrant et fermant les mallettes, défaisant les paquets sans cesser de grommeler. Françoise lui demanda : « Mais pourquoi cherches-tu ton aiguille dans nos bagages? Tu vois bien que ton paquet d'aiguilles est ici, sur la banquette! — Oh! je le sais bien. Mais celles-ci 23 sont vertes. Je ne peux tout de même pas tricoter de la laine bleue avec des aiguilles vertes! Il faut qu'elles soient d'une couleur assortie à celle de la laine. » La grande fille continua ses fouilles dans les bagages, mettant sens dessus dessous les jupes, les chemisiers, les jerseys et les socquettes. Après vingt bonnes minutes de recherches, elle poussa un cri de victoire. « Ça y est! Je les ai retrouvés! Maintenant je vais pouvoir tricoter. » C'est cet instant que choisit le train pour entrer en gare de Goujon-sur-Epuisette, but du voyage. 24 CHAPITRE III Goujon-sur-Épuisette 25 EN ARRIVANT à Goujon, les trois filles étaient bien loin de se douter qu'une extraordinaire aventure les attendait dans cette petite ville qui n'avait encore jamais fait parler d'elle. Une petite ville qui se compose d'un certain nombre de maisons alignées de part et d'autre d'une rue principale qui s'appelle tout simplement la Grand-26 Rue. Une étroite voie latérale, tortueuse et mal pavée, conduit à l'église de Saint-Cyriaque (style roman, XIIe siècle), remarquable par un vitrail qui représente le patriarche de Constantinople traversant le Bosphore sur une barque remorquée par un gros poisson rouge, Au centre de l'agglomération, la Grand-Place est limitée au nord par la halle (une horrible bâtisse en bois qu'un incendie détruit deux ou trois fois par siècle et que l'on reconstruit systématiquement), au sud par un long bâtiment de pierre blanche divisé en deux parties. L'une constitue la mairie, l'autre est pour les mauvais élèves ce lieu de supplice que l'on nomme l'école. Derrière la mairie-école, une place carrée ombragée par des platanes est le lieu de réunion de quelques notables qui font des parties de boules. On peut voir là chaque jour M. le maire, homme jovial et bedonnant; M. Plume, le libraire, qui passe pour un fin lettré mais 27 préfère regarder la télévision plutôt que d'ouvrir un livre; M. Pomme, le facteur; M. Goutte, le pharmacien. Sans oublier M. Botte qui tient un magasin d'articles pour la pêche et la chasse. Si nous suivons la Grand-Rue, nous passons sur un vieux pont de pierre, le Pont-Nouveau, dont les piliers mijotent depuis près de trois siècles dans les eaux de l'Epuisette. Sur ce pont stationnent en permanence une demi-douzaine de pêcheurs qui observent avec patience les sautillements de leurs bouchons. Parfois, un jeune poisson peu expérimenté se fait prendre. L'événement occupe les conversations pendant une semaine. La gare se trouve à quelque distance de la ville. C'est une gare complète, avec un guichet pour les billets, une consigne, une entrée et une sortie pour les voyageurs. Mais les usagers du train, d'ailleurs peu nombreux, ont pris l'habitude de ne passer que par l'entrée, dont la porte est plus large que celle de la sortie, ce qui fait grommeler M. Pinson 28 son, le chef de gare, à l'arrivée de chaque convoi : « Ça y est! Ils passent encore par l'entrée! Pourtant il y a une inscription au-dessus de la porte! Depuis vingt ans que je suis ici, c'est toujours la même chose! » (II n'est pas encore venu à ce brave homme l'idée de changer l'inscription de place, en transformant l'entrée en sortie officielle.) Ficelle, Françoise et Boulotte ne firent pas exception à la règle : elles sortirent par l'entrée. Une fois hors de la gare, Ficelle consulta un petit carnet d'adresses à couverture jaune, ce qui lui permit de retrouver le numéro de téléphone de son oncle. Les trois filles entrèrent au Café des Boulistes et obtinrent tout de suite la communication avec la ferme de l'oncle Arthur. Ce dernier annonça son arrivée immédiate. Boulotte était sur le point de commander un café au lait avec des croissants, quand une 2 CV pétaradante s'arrêta devant le café. Un grand gaillard en descendit, 29 qui s'avança vers les trois filles en souriant. Ficelle se précipita et le mitrailla de questions : « Bonjour, mon oncle! Comment allez-vous? Et la ferme? Et la chienne Pompadour? Et le chat Asticot? Et Ha-roun-al-Rachid? — Pompadour et Asticot se font bien vieux. Quant au cochon, il a été transformé en saucisses depuis longtemps. 30 — Ah! je m'en doutais. — Mais toi, comment te portes-tu? Et tes jeunes amies? Avez-vous fait bon voyage? » Les présentations faites, on s'embarqua dans la voiture qui tourna ses roues en direction de la ferme. En cours de route, l'oncle arrêta l'auto pour faire le plein d'essence à une station-service. Ficelle se tourna vers ses amies : « II est tout nouveau, ce poste d'essence. Quand je suis venue, la dernière fois, il y avait ici un petit champ tout plein de coquelicots bleus. — Des coquelicots bleus? demanda Françoise. — Oui. — Tu es sûre que c'étaient des coquelicots? — Oh, oui!... En tout cas, ça y ressemblait beaucoup!» La voiture repartit, quitta la route pour s'engager dans un chemin de traverse, longea la rive de l'Epuisette pendant quelques minutes, puis s'arrêta 31 « C'était un long bâtiment blanc. » 32 devant le portail en bois d'une ferme. C'était un long bâtiment au toit de tuiles romaines, aux murs blanchis à la chaux. A gauche, un jardin potager; à droite, un hangar abritant divers instruments aratoires et un petit tracteur. Devant : la basse-cour, la pompe et l'abreuvoir. Un peu partout, des volailles très occupées à picorer le sol. Une chienne à longues oreilles se précipita vers les nouveaux venus en jappant et en faisant de grands bonds. Le chat Asticot se montra plus distant. Il observa le petit groupe d'un œil soupçonneux pendant quelques secondes, puis ayant constaté qu'on ne lui manifestait aucune hostilité, il s'allongea tranquillement au pied de l'abreuvoir pour dormir sous le soleil. Il était près de midi, heure opportune pour déjeuner. Les jeunes invitées — et Boulotte en particulier — apprécièrent le repas préparé par Marie, la cuisinière. Puis les trois amies firent une petite sieste à l'ombre des hauts peupliers qui 33 s'alignaient à cent pas de la ferme, tout au long de l'Epuisette. Ficelle mit fin à cette intéressante occupation en déclarant : « Nous ne sommes pas en vacances pour flemmarder sur l'herbe. Notre institutrice nous a dit qu'il fallait profiter de nos voyages pour nous instruire en contemplant les vieux monuments et en cherchant des curiosités pittoresques. — Ah? demanda Françoise. Mlle Bigoudi n'a pas dit que les vacances étaient faites pour se reposer? - Non, non! Il ne faut jamais perdre une occasion de s'instruire. — Bon. Alors, si Mlle Bigoudi l'a dit, c'est qu'elle doit avoir raison. » Mettant donc en pratique les bons conseils de leur institutrice, les trois amies se rendirent à Goujon-sur-Epuisette et s'arrêtèrent au milieu de la Grand-Place. Ficelle regarda autour d'elle en fronçant les sourcils, pour essayer de découvrir quelque lieu digne d'être visité avec minutie. Elle se gratta le bout du nez, ce qui était sans doute 34 le signe d'une réflexion profonde, et déclara : « C'est bizarre... à part l'église, je ne vois aucun monument célèbre, aucun château historique... Nous devrions nous renseigner pour savoir s'il se trouve dans la région un genre de tour Eiffel ou de Colisée... » Boulotte pointa un doigt vers une pâtisserie d'allure accueillante, dont les larges vitrines contenaient des piles de millefeuilles et de palmiers, des montagnes de brioches et une appétissante collection de tartes aux fraises. « Une visite dans cette boutique sera certainement profitable et instructive. Profitable, parce que j'y ferai l'emplette de quelques-unes de ces sympathiques tartelettes, et instructive parce qu'on pourra sans doute nous donner des renseignements sur les curiosités du pays. » Les trois amies pénétrèrent dans la pâtisserie et Boulotte se pencha avec un intérêt visible sur les rangées de gâteaux, en ouvrant tout grands ses yeux 35 et ses narines. Elle passait la langue sur ses lèvres en se demandant ce qu'elle allait choisir en premier. Cette tarte aux prunes, ce baba, ce millefeuilles? Pendant qu'elle se livrait à cette activité aussi délicate qu'agréable, Françoise interrogea la caissière qui répondit : « Vous cherchez un monument qui vaille la peine d'être visité, mademoiselle? Ma foi, nous n'avons pas cela dans la région. Il y a bien la halle, à la rigueur... Mais on ne peut pas dire qu'elle soit jolie-jolie. Les jeunes disent 36 que c'est une vieillerie que l'on ferait bien de démolir, pour construire une piscine à la place. — Et dans les environs? demanda Ficelle, il n'existe pas quelque lieu amusant? Par exemple, un vieux château hanté, un cimetière avec des squelettes ou une tour pleine de pendus? — Ciel! Non, nous n'avons rien de ce genre, heureusement! » Ficelle eut l'air très déçue. Elle insista cependant : « Vous êtes bien sûre qu'il n'y a aucune curiosité à Goujon-sur-Epuisette? 37 Les touristes, où vont-ils donc? Ils doivent tout de même trouver quelque chose à photographier! - Les touristes? Heu... à vrai dire, il n'y en a pas. Ici, ce n'est pas la Côte d'Azur ou Chamonix... » La caissière réfléchit pendant un moment, essayant de découvrir quelque particularité de la ville susceptible d'intéresser les jeunes filles, puis elle hocha la tête. « Non, décidément je ne vois rien. Comme distractions, il n'y a que le cinéma et les parties de boules sur la place. Et vous pouvez toujours vous promener dans la campagne ou canoter sur l'Epuisette. Ah! attendez... Cela me fait penser qu'il y a une curiosité, au sujet de l'Epuisette, justement. — Dites vite! — Oh! vous savez, quand je dis curiosité, c'est un bien grand mot... Enfin, puisque vous êtes à la recherche de choses un peu bizarres, je vous signale qu'il y a une île au milieu de l'Epuisette, à trois ou quatre kilomètres en amont 38 de la ville. On l'appelle l'île de la Sorcière. - Oh! oh! Mais voilà qui est intéressant! Et il y a une sorcière dessus? — Ça, je serais bien en peine de vous le dire! Tout ce que je sais, c'est que personne n'y va jamais. C'est dangereux. A cause des tourbillons de l'eau, je crois. Vous prenez aussi la tarte aux fraises, mademoiselle? Parfait! Je vais vous faire le total. » Boulotte paya ses gâteaux, et les trois amies, après avoir remercié la caissière pour les précieuses indications qu'elle leur avait fournies, sortirent de la pâtisserie. La grande Ficelle contenait à peine son enthousiasme : « Vous rendez-vous compte! Une île déserte avec une sorcière dessus! C'est merveilleux ! — Comment se fait-il, demanda Françoise, que tu ne connaisses pas l'existence de cette île, puisque tu es déjà venue en vacances à la ferme? — Oh! tu sais, j'étais toute petite, et je ne suis restée qu'une semaine. De 39 plus, j'étais enrhumée et j'ai gardé la chambre tout le temps. Alors, tu vois que je n'avais pas eu le temps de visiter Goujon et ses environs. Mais maintenant, je vais me rattraper. Une île avec un trésor et des pirates! Je sens que je vais vivre une grande aventure! - La pâtissière n'a pas parlé de pirates et de trésor. Tu as l'imagination qui délire, ma pauvre Ficelle! — Mais voyons! Réfléchis un peu! Dans toutes les îles désertes, il y a un trésor de pirates caché dans le sable. Et s'il y a une sorcière, c'est qu'elle est chargée de veiller sur le trésor. C'est évident! Si tu lisais des illustrés un peu plus souvent au lieu de perdre ton temps avec Molière ou Victor Hugo, tu saurais que les trésors sont toujours gardés par des dragons, des géants ou des enchanteurs. C'est bien connu! » Françoise n'insista pas. Il était inutile de faire sortir Ficelle de ses rêveries. Puisqu'elle était déjà convaincue de l'existence d'un trésor, mieux valait lui laisser ses illusions. Chacun a le droit de prendre son plaisir à sa guise : 40 Boulotte, dans les confiseries; Ficelle, dans les aventures imaginaires. Françoise, pour sa part, gardait ses deux pieds bien sur terre et raisonnait avec une froide logique. Elle déclara: « Quand nous aurons exploré cette île, nous saurons bien si elle contient un trésor. A moins qu'il ne soit caché à dix pieds sous terre... - Bah! il nous suffira d'avoir un vieux parchemin indiquant l'emplacement de la cachette. En cherchant un peu, nous allons sûrement le trouver. Vous êtes bien d'accord pour que nous allions tout de suite dans cette île? » Françoise fit la moue: « La pâtissière a dit que personne ne s'y rend à cause des tourbillons. Il serait peut-être prudent de nous renseigner un peu mieux avant d'aller nous noyer inutilement. — Tu crois? — Oui. Puisque tu as lu toutes sortes d'histoires, tu dois savoir qu'avant de se livrer à une exploration, on prend le temps de réfléchir et de mesurer les risques que l'on va 41 courir. Commençons par tirer au clair cette affaire de tourbillons. - Mais qui va nous donner des renseignements? - Les personnes qui connaissent l'Epuisette, qui sont familiarisées avec son cours. — Qui donc? - Les pêcheurs. Ceux qui sont plantés sur le Pont-Nouveau, dans l'attente d'un hypothétique goujon. » 42 Ficelle jugea l'idée bonne et prit la tête du petit groupe qui se dirigea d'un pas décidé vers la Grand-Rue. Cinq minutes plus tard, nos vacancières entreprenaient d'interviewer M. Pomme, le facteur. C'était un homme grand et maigre, au nez en coupe-vent (comme sont, par exemple, les nez des champions cyclistes). La casquette sur l'oreille, l'œil aigu surveillant les mouvements d'un gros bouchon rouge et blanc, il écouta les questions qui lui furent posées. Après un instant de réflexion, il poussa deux ou trois grognements, sortit sa ligne de l'eau, pour changer le ver, et répondit gravement : « L'île de la Sorcière? Oui, je la connais bien. Elle est un peu plus haut, en amont. C'est un bout de terre de forme allongée. Tenez, comme ce flotteur. Il y a des arbres dessus, de l'herbe et de la broussaille. Quand je dis que je la connais, d'ailleurs, c'est une façon 43 de parler. Je la connais de vue. J'ai déjà péché à proximité, en barque. Il y a de l'ablette par là. — Mais, demanda Françoise, vous n'êtes pas allé dessus? — A vrai dire, non. Elle a une assez mauvaise réputation, vous savez. On ne peut guère s'en approcher parce qu'il y a des tourbillons autour et des roseaux qui arrêtent les barques. Et l'on affirme qu'autrefois elle servait de repère à une vieille sorcière. » II choisit soigneusement un asticot dans une vieille boîte de conserves, l'accrocha à son hameçon et lança la ligne dans l'eau d'un geste large. « Notez bien que les sorcières, je n'y crois pas. Mais c'est un fait qu'on en trouve! » II fit faire quelques tours à son moulinet, ramena sur l'arrière de son front sa casquette qui menaçait de faire un plongeon dans l'eau, et demanda : « Mais dites-moi... Pourquoi donc vous intéressez-vous à cette île? Vous avez l'intention d'y aller? 44 — Oui, répondit Ficelle, nous nous intéressons aux curiosités de la région, et nous avons bien envie de voir si cette sorcière existe réellement. » Le facteur Pomme hocha la tête : « A votre place, je n'irais point. Si votre barque chavire dans les remous et les tourbillons, vous risquez de vous noyer. Et en admettant que vous ne chaviriez pas, les roseaux vous empêcheront de débarquer... Oh! je crois bien que j'ai une touche! Ça mord, ça mord! Ça y est, c'est un goujon, et un gros! Oh! là, là! Il mesure au moins cinq centimètres de long... une belle pièce! » Tout occupé par sa prise, il se désintéressa des filles qui poursuivirent leur chemin. « Alors, demanda vivement la grande Ficelle, vous êtes d'accord pour que nous allions explorer cette île? » Boulotte ne put répondre, car elle avait la bouche remplie par une madeleine, mais elle fit un signe affirmatif. « Et toi, Françoise? 45 — Moi, je veux bien. A condition que tu mettes une ceinture de sauvetage, étant donné que tu nages avec l'aisance d'une charrue. - Oh! tu voudrais faire croire que je ne sais pas nager? Je nage aussi bien qu'une sardine bretonne! — Et il t'arrive de te baigner là où tu n'as pas pied? - Non! J'aurais bien trop peur de boire la tasse! » Les trois amies quittèrent la petite ville et retournèrent à la ferme de l'oncle Arthur. Elles commencèrent aussitôt les préparatifs de l'expédition qui allait - - du moins elles l'espéraient — leur permettre de prendre pied sur l'île mystérieuse. 46 CHAPITRE IV Première tentative 47 LA PRINCIPALE caractéristique d'une île étant d'être entourée d'eau, il fallait tout d'abord se procurer un bateau. Ficelle interrogea son oncle à ce sujet, et apprit qu'une barque était remisée dans le hangar, entre une herse et un concasseur à grains. Les trois amies se rendirent à l'endroit indiqué et constatèrent que la 48 barque s'y trouvait bien. Malheureusement, elle semblait hors d'usage depuis longtemps, car elle servait de récipient pour un fort bel échantillonnage de vieille ferraille; un bidon d'huile pour moteur s'était renversé à l'intérieur en formant une mare noirâtre, et quelques générations de poules l'avaient prise pour perchoir, en y laissant force immondices. Le bois s'était desséché et les planches disjointes s'écartaient les unes des autres, faisant apparaître de larges fissures. Ficelle examina la piteuse embarcation avec une grimace qui exprimait sa déception. « Oh! là, là! C'est sur cette carcasse préhistorique que nous devons naviguer? Si j'avais su, j'aurais marqué le canot pneumatique sur notre liste! — On pourrait peut-être la nettoyer et la remettre en état? suggéra Boulotte. — Oui, mais ça va être un gros travail! — Nous n'avons rien d'autre à 49 faire... A moins que tu ne préfères aller jusqu'à l'île en nageant? — Non, bien sûr. Mais pour nettoyer cette barque, nous allons sûrement nous salir! — Eh bien, nous nous nettoierons. — Oui, mais... » Pendant que Boulotte et Ficelle discutaient, Françoise avait entrepris de débarrasser le bateau des bouts de fer qui l'encombraient. Ses amies finirent par l'imiter. Boulotte découvrit avec ravissement des boîtes de conserves vides qu'elle empila dans un coin du hangar après avoir pris connaissance des étiquettes. La barque fut vidée et nettoyée à grand renfort de lessive. Puis on boucha les fissures avec un mastic inventé sur-le-champ par Ficelle, constitué par un mélange de terre glaise, de sciure de bois et de vieux journaux réduits en pâte. L'oncle Arthur vint jeter un coup d'œil sur le chantier, examina le calfatage et déclara en riant : « Avec ce genre de bouche-trous, 50 vous n'irez pas bien loin. Je vous conseille de ne pas vous éloigner de la rive, sinon vous pourriez bien prendre un bain! — Mais non, dit Ficelle, je suis sûre que ça tiendra. — Bon, bon. Mais tu es prévenue... » Malgré cet avis pessimiste, Ficelle s'obstina dans son projet, et la barque, baptisée pour la circonstance Terreur des Océans, fut transportée jusqu’à la rive et mise à l'eau. Ficelle triompha : « Qu'avais-je dit? Il n'entre pas une goutte d'eau! Maintenant embarquons. » Les trois filles montèrent à bord de l'esquif et Françoise se mit aux rames, remontant à contre-courant. « Dans un quart d'heure, affirma Ficelle, nous poserons le pied sur l'île. Alors, à nous le trésor! Je pourrai m'acheter un collier d'ambre jaune en plastique et des chaussures à lanières vertes, assorties à ma magnifique chevelure blonde! 51 — Attends un peu de l'avoir trouvé, dit Françoise. Pour l'instant, tu es en train de bâtir des châteaux de cartes sur du sable. » Après cinq minutes de navigation, un fait nouveau apparut : l'eau s'infiltrait de toutes parts, se jouant du mastic improvisé, en formant dans le fond une mare dont le niveau montait à vue d'œil. « Nous coulons! s'écria Boulotte. — Mais non, dit Ficelle, c'est tout 52 juste un peu d'humidité qui suinte... » Ficelle dut pourtant se rendre à l'évidence. Subitement inquiète, elle demanda à Françoise de faire demi-tour. Celle-ci lui dit ironiquement : « Je croyais que tu savais nager? — Oui, répliqua Ficelle, mais pas dans l'eau! » Avec un calme parfait, Françoise manœuvra la barque pour la faire virer de bord. Quelques minutes plus tard, les demi-naufragés se retrouvèrent sur la terre ferme. Ficelle se lamentait : « II n'y a rien à tirer de ce vieux rafiot! Nous ne parviendrons jamais jusqu'à l'île! Le trésor sera perdu pour tout le monde... » De loin, l'oncle Arthur avait assisté à leur navigation malheureuse. Il expliqua à Ficelle que pour refermer les fentes, le plus simple serait de laisser la barque séjourner dans l'eau pendant quelques heures, jusqu'à ce que le bois ait gonflé. « Demain matin, vous pourrez la reprendre, 53 et elle ne coulera plus. Vous comptiez aller loin? — Jusqu'à l'île de la Sorcière. Nous voulons vérifier s'il y a bien une sorcière dessus. » L'oncle se mit à rire. « Non, il n'y en a sûrement pas. Tout ce que vous pourrez trouver, ce sera sans doute des moustiques ou des grenouilles. — Ah? Tout de même, j'aimerais voir cette île de près. — Eh bien, il n'est pas nécessaire d'y aller en bateau. Il vous suffit de prendre le petit chemin qui longe la rive. Mais vous verrez que ce bout de terre mouillée ne présente aucun intérêt. — Cela ne fait rien. Allons-y! » Les trois amies s'engagèrent dans le petit chemin poudreux qui courait tout au long de la berge. A droite, c'étaient des prés à vaches, des champs délimités par des haies entrelacées de ronces portant des grappes de mûres encore vertes, que Boulotte regarda en soupirant. 54 A gauche, l'Epuisette flânait entre des rives couvertes d'herbe, mouillant au passage des joncs, et des branches de saules pleureurs courbées sur l'onde. Le soleil commençait à descendre sur l'horizon, abandonnant des reflets jaunes parmi les vaguelettes de la rivière. Dans les peupliers plantés ça et là au long du cours d'eau, des oiseaux se chamaillaient pour prendre place sur les hautes branches. Ficelle accompagna leur concert en lançant à tue-tête une vieille chanson de marin. Après une demi-heure de promenade, les trois filles parvinrent en vue de l'île. C'était, ainsi qu'elle leur avait été décrite, une longue bande de terre ancrée au milieu du courant. Des peupliers figuraient les innombrables mâts de ce navire immobile. Le sol n'était guère visible, étant recouvert par des masses de buissons et de broussailles dont la croissance devait être favorisée par l'humidité du terrain. Une véritable clôture naturelle faite de roseaux contribuait à cacher la base de l'île, en même 55 temps qu'elle semblait en interdire l'accès. Boulotte hocha la tête : « J'ai l'impression que même si le bateau n'avait pas coulé, nous n'aurions pu débarquer. Regardez : il n'y a pas moyen de s'approcher. Ou alors, il faut passer à travers les roseaux... Mais comment faire pour manœuvrer les rames dans ce fouillis de cannes à sucre? » Elles s'assirent sur la berge, contemplant le repaire présumé de la sorcière avec une certaine perplexité. Boulotte proposa de renoncer à l'expédition. « Après tout, puisqu'il n'y a là rien d'intéressant, je ne vois pas pourquoi nous irions. J'aime bien mieux rester à la ferme, pour aider Marie à faire la cuisine. — Je crois que Boulotte a raison, approuva Françoise, qu'irions-nous faire sur cette île?,..» La grande Ficelle protesta avec véhémence: « Si vous ne voulez pas y aller, j'irai toute seule! Et ce ne sont pas trois malheureux roseaux qui m'empêcheront de 56 passer. Demain matin, je remonte sur la Terreur des Océans avec des provisions, une pelle et une pioche, je débarque, je déterre le trésor que je garde pour moi toute seule. Voilà! » Elle se releva et reprit le chemin de la ferme; Boulotte lui emboîta le pas. Françoise cueillit une pâquerette dont elle se mit à mâchonner la tige, se releva à son tour et jeta un dernier coup d'œil sur l'île. 57 C'est alors qu'elle aperçut, s'élevant au-dessus de là pointe amont, un mince filet de fumée bleue. Elle resta immobile quelques secondes, murmura : « Tiens... tiens! » et rejoignit ses compagnes. Ficelle, qui avait lu récemment un ouvrage relatant les aventures des explorateurs célèbres, se lança dans une grande conférence sur l'art d'organiser une expédition. Elle expliqua que Charcot emportait au pôle des tablettes de pemmican, que Stanley traversait l'Afrique avec l'aide de porteurs et que Paul-Emile Victor se faisait toujours livrer son matériel par avion. « Moi aussi, je vais me munir d'un sérieux matériel pour explorer cette île. Cet après-midi, nous avons essuyé un échec parce que notre préparation était insuffisante. » Elle prononça cette dernière phrase d'un air d'importance qui fit pouffer de rire ses amies. Furieuse, elle tapa du pied. « C'est très sérieux! Je vais réfléchir à la question pendant toute la nuit, établir une liste de marchandises à emporter et demain... vous verrez! » 58 Dès son retour à la ferme, elle prit un papier et un crayon pour dresser sa liste. Elle fit figurer en premier la photo du château d'Azay-le-Rideau qu'elle avait eu grand soin d'emporter, 'e chez elle. 59 CHAPITRE V Débarquement nocturne 60 FANTOMETTE marchait le long de la Grand-Rue, déserte à cette heure tardive. Seuls quelques cafés restaient encore ouverts, taches de lumière dans la rue sombre. Elle traversa la place principale, franchit l'Epuisette sur le Pont-Nouveau et, quelques minutes plus tard, atteignit la gare. Accoudé au zinc du buffet, M. Pinson tournait une cuiller dans une tasse de 61 café noir en attendant l'omnibus de 23 h 12. Fantômette s'approcha de lui et tendit un bulletin de consigne. Le chef de gare chaussa des lunettes à fine monture de fer, examina la feuille vert pâle et approuva d'un hochement de tête. « On va vous donner ça tout de suite, mademoiselle. » II poussa la porte de la consigne, examina un tas de valises en murmurant : « Voyons voir... » Mais Fantômette avait déjà aperçu le colis qu'elle était venue chercher. « C'est celui-là, au fond. » M. Pinson vérifia le numéro porté sur l'étiquette et remit à la jeune fille un paquet de forme oblongue, enveloppé de papier gris. La jeune aventurière sortit de la gare et revint sur ses pas, vers le Pont-Nouveau. Personne sur le pont, personne aux alentours, si ce n'est un chat de gouttière courant furtivement le long du parapet. Elle descendit un escalier dont les degrés de pierre donnaient accès à un quai qui bordait la rive sur une 62 « Voyons voir... » 63 centaine de mètres. Elle coupa la ficelle qui enserrait le paquet, développa le papier et déposa sur le quai une demi-douzaine de longues pièces de bois verni, assorties d'un rouleau de toile bleue. En quelques mouvements rapides et précis, elle assembla les éléments de bois, les recouvrit avec la toile, et obtint ainsi un léger kayak. En un clin d'œil, elle revêtit le costume qu'elle portait habituellement au cours de ses expéditions de nuit : un maillot collant, une cape de soie rouge et un masque noir. Puis elle mit à l'eau la légère embarcation et y prit place. Elle commença à remonter le courant, grâce à de longs coups de pagaie, réguliers et silencieux,- en restant à courte distance de la rive, là où le mouvement de l'eau était le plus faible. Elle dépassa le quai, traversa la ville. La nuit était toujours aussi noire, aussi calme. Les Goujoniens se mettaient au lit de bonne heure et la vie nocturne de la petite cité était inexistante. Au bout d'une dizaine de minutes, la 64 rivière sortit de Goujon et se mit à serpenter à travers la campagne. Fantômette jeta un coup d'œil sur sa montre. « Onze heures et demie. C'est parfait. Je serai dans File avant minuit. » Une demi-heure plus tard en effet, elle arriva en vue de l'île de la Sorcière qui formait une masse sombre assez confuse. Elle s'en approcha, engagea la pointe du kayak entre les roseaux et tenta de s'y frayer un passage. « Ils sont trop serrés, trop denses... pas moyen d'avancer. Essayons ailleurs. » Elle dégagea l'embarcation, entreprit de contourner l'île. Cinquante mètres plus haut, elle découvrit un endroit où les roseaux paraissaient moins nombreux. Elle mit dans le kayak la pagaie devenue inutile, empoigna les tiges et les écarta pour permettre à l'esquif de se glisser jusqu'au bord de l'île. Elle y parvint assez rapidement. « Bon, c'est plus facile que je ne le pensais. Maintenant, jetons un petit coup d'œil sur l'intérieur. » 65 Elle sauta à terre, tira le kayak hors de l'eau et s'engagea sous le couvert des arbres. Quoique la nuit fût profonde, ses yeux de chat lui permettaient de discerner les obstacles qui s'élevaient devant elle et qu'il fallait contourner : buissons, fûts des peupliers, arbustes ou touffes épaisses de hautes fougères. Elle parcourut ainsi une centaine de mètres, sans faire de bruit, se dirigeant vers la pointe de l'île située en amont. Elle distingua une masse sombre, carrée, plus grande qu'un buisson. C'était une cabane en planches, 66 couverte d'une tôle ondulée. La porte était entrouverte. Fantômette la poussa et s'arrêta sur le seuil. Elle sortit d'une petite poche une lampe électrique qu'elle alluma. Le faisceau blanc éclaira un intérieur à peu près vide. Un banc, quelques vieilles bouteilles. « Si une sorcière habite ici, elle ne peut se vanter de posséder un riche mobilier. Il n'y a même pas un de ces fameux chaudrons qui servent à préparer les philtres magiques... » Fantômette s'apprêtait à sortir, quand le pinceau lumineux accrocha un objet noir qui gisait dans un coin, derrière la porte. « A défaut de chaudron, voilà toujours une poêle à frire! » Elle se baissa, saisit la poêle pour l'examiner de plus près. Elle en frotta légèrement la surface avec un doigt. « De l'huile. On s'en est servi récemment pour faire cuire quelque chose... » Elle replaça l'objet dans son coin, éteignit la lampe et sortit de la cabane. 67 Poursuivant sa visite, elle marcha jusqu’a la pointe de l'île qui fendait l'onde avec un clapotis, comme une proue de navire. Elle resta là pendant un moment, adossée à un tronc de peuplier, rêvant sous les étoiles. Son expédition nocturne n'avait pas eu le succès qu'elle escomptait. « J'aurais mieux fait d'aller me coucher. Cette île ne présente rien de suspect, et je ne vois vraiment pas pourquoi on lui a fait une mauvaise réputation. Elle n'est hantée par aucune espèce de sorcière. Les seuls visiteurs sont sans doute quelques pêcheurs qui viennent taquiner le goujon en croquant des frites qu'ils font chauffer dans une poêle. Il faut être une petite folle comme moi pour aller imaginer qu'il y a ici un mystère! » Elle fit demi-tour, revint à l'endroit où elle avait laissé son kayak. Elle le mit à l'eau, embarqua et traversa de nouveau la barrière de roseaux, puis elle pagaya au fil de l'eau, en se plaçant 68 cette fois-ci au milieu du courant pour augmenter sa vitesse. Après un quart d'heure de trajet rapide, elle se rapprocha de la rive gauche, aborda et dissimula son kayak tout contre la berge, sous les branches d'un saule. Quelques minutes plus tard, la jeune justicière se glissait entre deux draps et s'endormait aussitôt. Elle ne se réveilla même pas quand un chat noir vint se rouler en boule sur son estomac. 69 CHAPITRE VI Grande expédition 70 J 'AI réfléchi, s'écria la grande Ficelle. — Tant mieux! s'esclaffa Françoise. La chose est rare et mérite d'être notée! Oyez, bonnes gens! Notre Ficelle nationale s'est mise à réfléchir! Vous rendez-vous compte? Elle pense, maintenant! » Ficelle devint rouge de fureur : 71 « Parfaitement, je pense, moi ! J'ai un cerveau aussi gros que celui de Glaise Pascal, l'inventeur de la brouette. — Biaise Pascal », rectifia l'oncle Arthur en ajoutant : « Ma chère nièce, tu ferais mieux de manger tes tartines au lieu de te fâcher. Ne vois-tu pas que Françoise te taquine? — Je... je... — Allez, ne laisse pas ton café au lait refroidir. Prends plutôt exemple sur Boulotte. Si tu ne te dépêches pas, elle ne va rien te laisser. » Les habitants de la ferme prenaient le petit déjeuner dans la salle commune. Tout le monde était de bonne humeur, excepté Ficelle. Elle décréta que Françoise était une grande vilaine, puis elle engloutit deux ou trois tartines. Sa colère s'étant alors dissipée, elle exposa le programme qu'elle avait élaboré : « Aujourd'hui, nous allons procéder à l'exploration de l'île de la Sorcière. Nous allons rassembler toutes les provisions nécessaires, les embarquer sur la 72 Terreur et mettre le pied sur l'île. Ensuite, nous établirons un campement et nous dresserons une carte. — Une carte? demanda Boulotte, pour quoi faire? — Si nous devons séjourner sur cette île, il est indispensable que nous connaissions sa position, sa forme, son relief. Quand Scott et Amundsen exploraient le pôle Sud, ils établissaient des cartes. — Tu ne vas tout de même pas comparer ce petit îlot avec le continent antarctique! — Bien sûr. Mais il faut agir comme le font les explorateurs. J'emporterai un crayon et un double-décimètre. Il nous faudra aussi, des provisions pour ne pas mourir de faim. — Je m'en charge! » affirma Boulotte. Ficelle fronça les sourcils. « Nous avons également besoin d'armes. Nous risquons d'être bloquées dans l'île par des ennemis. — Lesquels? s'enquit Françoise. 73 — Je ne sais pas, moi, des Indiens... des bandits... Tiens, tu n'as pas lu L'Ile au Trésor*! Les héros du livre sont assiégés par des pirates. Ils s'enferment dans un fortin et se battent à coups de pistolet. Suppose que nous soyons assiégées par des pirates? » Françoise ne voulut pas répondre : l'imagination de Ficelle était par trop débordante! Elle aurait volontiers laissé entendre que la petite île de l'Epuisette s'était transformée en île de la Tortue, le prodigieux repaire des flibustiers des Caraïbes! Mais elle n'avait pas encore tout dit : « Nous avons également besoin d'une boussole. Quand on fait de la navigation, on en emporte toujours une avec soi. — Si tu as besoin de savoir où est le nord, dit Françoise, cela me semble assez facile. Le soleil a une légère tendance à se lever à l'est et à se coucher à l'ouest. Par conséquent... — Je le sais bien! Mais suppose que nous établissions cette carte pendant la nuit. Où sera-t-il, le soleil? Tu peux me le dire, toi qui es si maligne? 74 — Je serais curieuse de savoir ce qui t'obligera à faire de la cartographie en pleine nuit! - Nuit ou pas, j'ai besoin d'une boussole. J'en ai vu une qui forme porte-clefs, au bazar de Goujon. J'y vais tout de suite. Vous venez? — Mais alors, cette expédition, c'est pour quelle heure? - Bah! nous avons toute la journée devant nous. Tu viens aussi, Boulotte? — Oui. Je prendrai du chocolat aux noisettes à l'épicerie. » Les trois amies se mirent en route, accompagnées par la chienne Pompadour. Asticot préféra demeurer dans la cour de la ferme, à passer une langue rosé sur son pelage noir en guignant du coin de l'œil les évolutions d'un papillon bleu. En cours de chemin, Ficelle se lança dans une conférence sur les navigateurs célèbres, mélangeant à plaisir les exploits du capitaine Cook et les voyages de Jacques Cartier. 75 Mais personne ne l'écoutait. Pompadour plongeait son museau dans l'herbe, Françoise cueillait au passage des pâquerettes, et Boulotte se demandait avec anxiété si elle allait trouver au village du pain d'épice Rocroy, « le pain d'épices des rois ». Lorsqu'elles arrivèrent sur la Grand-Place de Goujon, un groupe de nuages gris apparut à l'horizon, en même temps que se levait un petit vent frais. « J'ai l'impression, dit Françoise, que nous aurons de l'orage dans un moment. — Pas du tout, dit Ficelle, je suis certaine qu'il va continuer de faire t>eau. » Boulotte entra dans une épicerie pour acheter un stock de pains d'épice Rocroy et Françoise fit l'emplette d'un journal local, Le Réveil matinal. « C'est l'horoscope que tu veux voir? demanda Ficelle. - Oh! non. Je ne m'intéresse qu'aux choses sérieuses. Je voulais savoir si le Furet et sa bande ont été repris. Us se sont évadés avant-hier. 76 — Encore! C'est au moins la troisième fois! Fantômette va pouvoir se remettre à leur poursuite. Chaque fois qu'elle les fait arrêter, ils trouvent moyen de s'échapper. Crois-tu qu'elle va encore les capturer? — Je ne sais pas. C'est possible. A moins qu'elle ne soit en vacances... — Ah? tu penses que Fantômette prend des vacances? Pourquoi pas? Je suppose qu'elle y a droit de temps en temps. Tiens, tiens... voilà qui est intéressant. Ecoute cela : Série noire pour les bijoutiers. Encore une fois, les malfaiteurs qui s'intéressent de trop près aux montres ou aux pendentifs se sont attaqués à un magasin de notre région. Il s'agit du Rayon-d'Or, dont le propriétaire est M. Saphir, horloger à Mouchons-les-Chandelles. Il a été pris pour cible par deux individus qui se sont présentés sous prétexte d'acheter un réveille-matin. Pendant que M. Saphir tournait le dos, l'un des 77 deux hommes a ouvert la glace intérieure de la vitrine et a commencé à remplir tranquillement ses poches avec des boucles d'oreilles, des bagues et des montres. Comme l'horloger s'étonnait de cette étrange conduite, l'autre malfaiteur lui a mis sous le nez un gros pistolet. Avant que l'honnête commerçant ait songé à reprendre ses esprits, les deux hommes ont sauté dans une voiture qu'ils avaient laissée devant la boutique, moteur au ralenti, et se sont enfuis en direction de Château-Lapompe. C'est la cinquième agression de ce genre qui se produit ce mois-ci. L'enquête a été confiée au commissaire Moustache, dont le flair et la compétence ont fait merveille dans l'affaire du vol de l'obélisque de la Concorde. Nul doute qu'il parvienne à mettre rapidement la main au collet des amateurs de bijoux. « C'est merveilleux! s'écria la grande Ficelle, avec un peu de chance, nous 78 pourrons peut-être assister à une de ces attaques de bijouteries! Est-ce qu'il y en a une ici? — Il m'a semblé qu'une horlogerie se trouve près de la mairie. - Ah! si elle pouvait être cambriolée! C'est ça qui serait amusant! — Oui. Surtout pour l'horloger!... Tiens, occupons-nous plutôt de ta fameuse boussole. Où est-elle? - Dans le petit bazar, près de la poste. Tu vas voir, elle est épatante! Il y a une aiguille qui indique le nord. — Espérons-le! » Les trois filles se rendirent au bazar pour y acheter la fameuse boussole. Ficelle hésita longuement entre deux porte-clefs, l'un rouge, l'autre jaune, qui s'ornaient en leur centre d'un minuscule boîtier dans lequel frétillait une petite aiguille. Après avoir pris l'avis de Françoise, celui de Boulotte et enfin celui de la marchande qui conseillèrent toutes les trois la boussole rouge, Ficelle acheta la jaune. Une fois dans la rue, elle tournoya sur elle-même 79 pour s'assurer que l'aiguille indiquait toujours la même direction. Le petit groupe retourna à la ferme. Comme Françoise relisait l'article qui concernait l'attaque de la bijouterie, Ficelle demanda : « Ça t'intéresse, cette affaire? — Oui. Je dois avouer que les histoires de gendarmes et de voleurs me passionnent. - Allons donc! Laisse Fantômette courir après les voleurs! C'est elle que ça regarde et pas toi. Occupons-nous plutôt de notre grande expédition. Tiens! il me vient encore une idée merveilleuse. Nous allons mettre une voile à notre bateau, et nous hisserons un pavillon noir avec une tête de mort et une paire de tibias. Ce sera bien, hein? Nous aurons l'air de vrais pirates! » Comme Ficelle achevait ces mots, de grosses gouttes de pluie se mirent à tomber. La grande fille se tourna vers Françoise et s'écria : « Ah! qui avait raison? Je l'avais bien dit, qu'il allait pleuvoir! » 80 Elles coururent vers les bâtiments de la ferme pour s'y mettre à l'abri. En attendant la fin de l'averse, on sollicita l'aide de Marie pour confectionner la voile. La cuisinière fournit une bonne quantité de chiffons de toutes couleurs, et les trois amies se mirent à l'ouvrage avec le plaisir immense que ressentent toutes les filles du monde lorsqu'elles tripotent des bouts de tissu. * ** La Terreur des Océans vogue vers l'Ile-au-trésor-de-la-Sorcière. La voile claque au vent. Ou plus exactement, elle claquerait s'il y en avait. Mais après la pluie qui vient de cesser, il n'y a pas le moindre souffle d'air. Cette voile est composée d'une multitude de chiffons multicolores, qui lui donnent l'aspect d'un costume d'Arlequin. Accroché au manche de râteau qui sert de mât, le terrible pavillon noir offre une fort belle collection d'os, dont 81 on ne saurait dire s'ils sont des tibias, des fémurs ou des péronés. On a embarqué des provisions, sous le contrôle de Boulotte. Il y a là une impressionnante quantité de boîtes de conserves, de bouteilles de limonade et de pains d'épice Rocroy (celui des rois). En plus du matériel de camping Ficelle a tenu absolument à emporter une hache, une scie et un marteau, outils dont elle serait d'ailleurs incapable de se servir. Comme Françoise lui demandait à quel usage elle destinait ce matériel, la grande fille a répondu : « Suppose que nous fassions naufrage et que nous soyons isolées sur cette île. Ce sont des choses qui arrivent tous les jours... Nous serions obligées de vivre comme Robinson Crusoé. Alors, il faudrait construire une habitation, des tables, des chaises, des lits... C'est pour cela que j'emporte cet outillage. Quand on se lance dans une grande expédition, il faut prendre ses précautions. » L'embarquement s'était déroulé avec 82 un plein succès, si l'on excepte le pied gauche de Ficelle qui plongea fâcheusement dans l'Epuisette. Et maintenant... Maintenant, le bateau pirate vogue fièrement vers l'île. Pour suppléer à l'absence du vent, Ficelle s'est mise aux avirons. Ramer est un exercice qui n'est pas à la portée de tout le monde. Il faut un long entraînement pour agir efficacement et élégamment, pour propulser l'esquif en donnant l'impression que l'on ne fait aucun effort. Or, c'était la première fois que Ficelle se trouvait changée en galérien moderne. Elle ma* niait les rames comme si elles eussent été de vulgaires manches de balais, et le résultat se traduisait par un copieux arrosage du navire. Les plouf! succédaient aux floc! projetant sur les trois navigatrices de malencontreuses gerbes d'eau. « Arrête, arrête! cria Boulotte, tu ne vois pas que tu es en train de nous doucher! Mon chocolat est tout mouillé, et 83 le pain d'épice va ressembler à une éponge! — Il faut reconnaître, dit Françoise, qu'entre les mains de notre bien-aimé capitaine, les rames ont l'allure de pelles à tarte! - Quoi? rugit Ficelle, vous n'êtes pas contentes? Puisque c'est comme ça, je fais grève, na! » Françoise et Boulotte prirent chacune une rame et s'en servirent comme d'une pagaie. Ce nouveau mode de propulsion se révéla plus efficace que le pataugeage de Ficelle. Vers midi, les trois courageuses navigatrices parvinrent en vue de l'île, qu'elles saluèrent d'un triple « Youpi! » 84 CHAPITRE VII Sur l'île 85 LE DÉBARQUEMENT semblait être une opération rendue difficile, sinon impossible, par la barrière de roseaux. Ficelle proposa d'ouvrir un passage en coupant les cannes à grands coups de couteau, mais Françoise découvrit rapidement un endroit où il était possible d'engager la barque et de la faire progresser 86 vers le talus de l'île en se contentant d'écarter quelques tiges. Ficelle mit pied à terre avec un soupir de satisfaction. « On nous a dit qu'il y avait des tourbillons dans l'eau et que les roseaux étaient infranchissables : c'était sans doute une légende! » Boulotte voulait tout de suite déjeuner, mais Ficelle s'y opposa. « Laissons notre navire amarré ici, et explorons d'abord l'île. Quand nous aurons trouvé un bon endroit pour installer notre campement, nous y apporterons notre matériel et nous mangerons. Ne gardons que nos armes, pour le cas où nous serions attaquées par des sauvages. » Les armes consistaient en trois bâtons pointus ornés de rubans : un bleu, un vert, un rouge. Ficelle brandit le bâton à ruban rouge, le fit tournoyer au-dessus de sa tête et s'écria : En avant! » Elle s'enfonça vers l'intérieur de l'île, entre les taillis et les troncs de peupliers. 87 Françoise la suivit en lançant son bâton à quelque distance pour que Pompadour qui était de l'expédition — s'amuse à le lui rapporter. Boulotte resta un instant en arrière pour prendre le temps d'entamer une plaque de chocolat, puis elle rejoignit ses amies. Quoique la présence de sauvages fût des plus incertaines, la grande Ficelle n’avançait qu'avec de grandes précautions, marchant à demi courbée, lentement, jetant à droite et à gauche des regards soupçonneux. Elle s'attendait à voir jaillir subitement une horde de Papous armés d'arcs et de sagaies. Mais, hélas! les habitants de l'île se composaient uniquement d'oiseaux et d'insectes, piètres adversaires. L'exploration de l'île se poursuivit sans le moindre incident, jusqu'au moment où Ficelle aperçut une cabane. Cette vision jeta un grand émoi dans l'âme de l'intrépide fille corsaire. Posant un doigt sur ses lèvres, elle se dissimula derrière un tronc d'arbre et dit à voix basse : 88 « Attention! Cette cabane est sûrement l'antre de la sorcière. Méfions-nous! Elle est peut-être à l'intérieur en ce moment... Attendez, je vais établir un plan d'attaque! » Elle se concentra pendant quelques secondes, puis annonça : « Ça y est! J'ai trouvé ce qu'il faut faire. Vous deux, vous allez rester en arrière avec le chien, pour surveiller les alentours. Et moi, je vais encercler la cabane! » Françoise éclata de rire : « Tu vas encercler la cabane à toi toute seule! — Mais oui. Je vais tourner autour en cercle... — Ah! bon. Si c'est cela que tu appelles encercler... Moi, je trouve beaucoup plus simple d'entrer dans la cabane, si tu veux savoir ce qu'elle contient. — Mais... la sorcière... » La brunette haussa les épaules. « II n'y a de sorcière que dans ton imagination. Viens! 89 — Oh! non. J'ai bien trop peur! — Ah! tu me fais une jolie flibustier! Je ne te vois pas en train de combattre des pirates. — Des pirates, si. Mais pas des sorcières.» Françoise se dirigea tranquillement vers la cabane, poussa la porte et entra. Elle ressortit une seconde après et fit signe à ses amies de la suivre. Ficelle hésita, puis comme elle constatait que Pompadour avait rejoint Françoise, elle pénétra à son tour, avec circonspection, dans le terrible repaire. Françoise souriait. « Tu vois bien, Ficelle, qu'il n'y a pas plus de sorcière que d'enchanteur ou de dragon. Cette cabane contient un banc, quelques vieilles bouteilles et... et c'est tout. » Boulotte pénétra à son tour dans la cabane, constata avec satisfaction que l'endroit était idéal pour y déjeuner. En conséquence, elle proposa de retourner à la barque pour y prendre les provisions, et un petit matériel de camping. 90 Tout cela fut apporté dans la cabane, baptisée fortin par Ficelle. Boulotte s'activa aussitôt dans la préparation du déjeuner. Elle avait l'intention de faire frire des œufs au jambon sur un réchaud à alcool solidifié, mais Ficelle s'y opposa. « Nous sommes naufragées sur cette île déserte, et nous devons faire un feu de bois. — Je te ferai remarquer, objecta Françoise, que puisque nous sommes sur cette île, elle n'est plus déserte. 91 — Tu crois? Mais Robinson Crusoé, il était bien sur une île déserte? — Elle l'était avant qu'il ne s'y installe. — Tu as peut-être raison. Qu'est-ce que je disais? — Il était question de faire du feu. — Ah! oui. Je vais m'en occuper. Il faut d'abord rassembler des branches sèches. » La grande fille se mit à la recherche des branches en question, bien persuadée qu'elle allait en réunir rapidement une grande quantité, comme le font toujours les naufragés sur les îles désertes. Elle n'avait oublié qu'un détail : la pluie tombée pendant la matinée avait détrempé toute la' végétation, et les bouts de bois qu'elle réussit à trouver sur le sol paraissaient sortir d'une machine à laver. Consternée, elle revint tête basse à la cabane. « Heu., je n'ai trouvé que ça, et c'est tout mouillé. » Boulotte hocha la tête : « Je savais bien que j'avais raison 92 d'emporter des tablettes d'alcool solidifié. Les histoires de feux de bois, ça ne marche jamais. Tiens, l'année dernière, j'ai fait du camping avec des amies. On a essayé de faire cuire des pommes de terre dans la cendre. En principe, c'est très bon, les pommes de terre cuites de cette façon. Eh bien, il n'y a jamais eu moyen d'y parvenir. Tantôt elles étaient crues, tantôt brûlées. Alors, les feux de camp, pour moi, c'est de la blague! » Tout en faisant cette déclaration, la gourmande avait cassé trois œufs dans un plat en aluminium et avait ajouté trois tranches de jambon. Le tout fut mis à cuire sur le réchaud. Bientôt, une bonne odeur d'œufs au bacon s'éleva dans l'air humide chargé de senteurs forestières. Les trois naufragées se sentirent prises d'un appétit féroce, et lorsque Boulotte s'écria : « A table », ce qui était une annonce toute théorique, trois fourchettes agressives plongèrent en piqué sur les tranches de jambon. Allongée au pied d'un peuplier, la chienne Pompadour s'intéressait de très 93 La gourmande avait cassé trois œufs dans un plat. 94 près à un gros os que la cuisinière Marie avait confié à Boulotte. Le soleil avait jugé bon de reparaître, pour prouver que l'orage n'était qu'un accident passager. Adossée à la cabane, la grande Ficelle constata : « C'est une bonne chose, d'avoir débarqué sur cette île. Voyez comme nous sommes bien, ici. Le coin est agréable. » L'endroit, en effet, ne manquait pas de charme. La cabane se trouvait en bordure d'une petite clairière au centre de laquelle s'élevait un grand peuplier isolé. Le déjeuner se termina par l'absorption d'un pot de confitures dont Boulotte vanta hautement les qualités nutritives. Puis Ficelle se leva, se munît d'un crayon et d'un carnet. Elle déclara : « Passons maintenant aux choses sérieuses. Nous allons établir un plan de l'île qui nous sera très utile pour y circuler. Vous allez m'aider. - Oui, oui! Compte sur nous! dit Françoise en s'allongeant sur le banc de la cabane. 95 — Comment, tu ne veux pas participer à mes grands travaux cartographiques? — Si, mais je participe de loin, moralement. Ma pensée t'accompagne. » Et elle ferma les yeux. Ficelle trépigna : « C'est encore moi qui vais faire tout le travail. Ah! on ne peut pas compter sur vous! » Tandis que Françoise faisait la sieste, que Boulotte astiquait les assiettes en plastique et que Pompadour faisait l'inventaire de sa collection de puces, Ficelle arpenta l'île en tous sens, prit des notes, se livra à des calculs compliqués, dessina d'innombrables figures, consulta sa boussole, leva le nez vers le haut des arbres, l'abaissa jusqu'à terre, tourna en rond, alla et revint sur ses pas, se leva, se baissa, puis finalement annonça avec un accent de triomphe : « Ça y est! je viens d'établir un plan de l'île! » Elle présenta à ses amies une feuille 96 couverte de gribouillis incompréhensibles. « Voilà. Avec ça, nous ne risquons pas de nous perdre! » Françoise jeta un coup d'œil sur le papier et fit observer ironiquement : « Comme on peut parcourir toute la longueur de l'île en deux minutes, je ne vois pas très bien comment on risquerait de s'y perdre... » Ficelle fut très vexée. « Dis tout de suite que ce plan ne sert à rien! - Je ne dis pas cela. Mais je crois qu'il est incomplet. - Incomplet? Il y manque quelque chose? — Oui. - Mais quoi donc? J'ai tout indiqué! L'endroit où nous avons débarqué, la cabane, le grand arbre au milieu de la clairière... Que faut-il de plus? — L'emplacement de ton fameux trésor. - Ah! c'est vrai. » Ficelle regarda son plan de très près, 97 avec l'espoir d'y découvrir une croix marquant le lieu où serait enfoui un coffre plein de ducats, mais elle ne trouva rien. Cependant, elle prit une décision qui calma son esprit : « Dès que j'aurai trouvé le trésor, je marquerai une croix rouge sur le plan. — Et pour trouver ce trésor, que vas-tu faire? — Je vais le chercher, tiens! Je vais commencer par creuser le sol autour du 98 fortin. C'est sûrement là qu'il est enterré. Je vais commencer par-derrière. » La grande ile saisit un couteau, se leva et contourna la cabane. Ses amies l'entendirent pousser un cri. Elle réapparut en disant : « Venez voir! Vite, vite! » Françoise et Boulotte se précipitèrent. Ficelle leur montra un objet couché dans l'herbe, contre la paroi de la cabane : une longue échelle de bois. Boulotte grogna : « C'est bien la peine d'interrompre 99 notre digestion pour nous montrer une vulgaire échelle! Tu crois que nous n'en avons jamais vu? Peuh! — Mais tu ne te rends pas compte que c'est une découverte! Puisqu'il y a une échelle, cela prouve que Y île est habitée! - Oui, dit Boulotte, par des peintres ou des laveurs de carreaux. — Bon, bon! dit Ficelle, vexée, je ne vous appellerai plus quand je trouverai quelque chose, même si c'est le trésor! » Elle se mit à quatre pattes et commença à creuser le sol, aidée par Pompadour qui adorait faire des trous. Cependant, Françoise regardait l'échelle d'un air pensif. Elle murmura : Boulotte n'a pas tout à fait tort. C'est bien le genre d'échelle qui sert aux peintres. Mais je me demande ce qu'elle fait sur cette île... » Ficelle leva le nez et dit sentencieusement: Ah! vous voyez bien que j'ai fait une découverte! La présence de cette échelle est un gros mystère. Ou elle 100 appartient à la sorcière, ou alors ce sont des pirates qui l'ont déposée ici. Je me souviens d'un film de flibustiers dans lequel il y avait... — Chut! coupa Françoise. — Quoi? Qu'y a-t-il?' — Vous avez entendu ce bruit de branche cassée? — Je n'ai rien entendu. — Moi, si. Il me semble qu'il y a quelqu'un du côté de ces fourrés, là-bas... Tenez, regardez la chienne! » Pompadour avait cessé de gratter le sol et pointait son museau vers les fourrés, le regard fixe. Ficelle dit d'une voix altérée : « Si c'étaient les sauvages? Ils sont en train de nous guetter! Oh! Je voudrais bien être ailleurs... — C'est peut-être un animal, suggéra Boulotte, un cerf ou un sanglier. — Non, dit Françoise, l'île est trop petite pour qu'on y trouve le moindre gibier. Je vais voir. — Prends un des bâtons! conseilla Ficelle. 101 — Inutile. Surtout ce genre de bâton. Autant prendre une allumette. — Alors, nous allons te suivre de loin, pour que tu n'aies pas peur... » Françoise s'avança jusqu'aux fourrés, précédée par Pompadour qui dressait ses oreilles et progressait irrégulièrement, par à- coups, tombant en arrêt tous les trois pas, grondant sourdement, l'échiné vibrante et les crocs découverts. La jeune fille passa entre les fourrés sans rien découvrir de particulier. Elle suivit la chienne jusqu'à l'autre côté de l'île. L'animal s'arrêta au bord de l'eau, en un point où les roseaux très clairsemés permettaient apparemment un accès facile. Françoise songea que ce point était bien meilleur que celui où elles avaient débarqué. En portant son regard sur la rivière, elle aperçut en aval une barque qui descendait le courant. Abrités sous de larges chapeaux de paille, deux pêcheurs laissaient aller leur ligne au fil de l'eau. Françoise fit demi-tour. « Alors? demanda Ficelle avec 102 anxiété, c'était un sanglier, ou des sauvages? — Ce n'était rien. Rien du tout. Pompadour et moi avons dû rêver. — Ah? Bon, j'aime mieux ça. Remarque bien que je n'ai pas peur des sauvages, mais je préfère ne pas avoir affaire à eux. Maintenant, je vais pouvoir continuer ma chasse au trésor.» Elle creusa avec enthousiasme pendant dix minutes, puis, n'ayant trouvé aucun coffre, elle décida qu'elle en avait assez. La pluie menaçant de tomber à nouveau, elle proposa de retourner à la ferme, pour y jouer aux cartes. « J'ai subitement envie de jouer au yoga. C'est un jeu hindou. Je vous expliquerai. — Que faisons-nous de notre petit matériel? demanda Boulotte. Nous remportons les conserves qui restent? — Oui, mais nous pouvons laisser ici le réchaud et les assiettes. Comme ça, si la sorcière veut faire un peu de cuisine, elle aura ce qu'il faut. Peut-être fera-t-elle cuire des queues de lézards, 103 des oreilles de chauves-souris et de la poudre d'escampette. Ha, ha! » Cette fine plaisanterie amusa beaucoup la grande fille, mais horrifia Boulotte, qui ne pouvait imaginer que l'on pût confectionner une telle cuisine. Le retour se fit sans incident, et au milieu de l'après-midi, les trois courageuses navigatrices-naufragées-flibustières furent de retour à la ferme. Une surprise les y attendait. 104 CHAPITRE VIII Fantômette enquête 105 « JE ME DOUTAIS bien que vous reviendriez pour l'heure du goûter! dit Marie, et regardez ce que je vous ai préparé... » Boulotte poussa un cri de joie, Françoise émit un petit sifflement et Ficelle ouvrit des yeux ronds. Sur une table de jardin, la cuisinière avait posé un plat qui contenait une gigantesque tarte aux fruits. 106 Une tarte pour Gargantua, faite d'une pâte dorée d'apparence croustillante, dont les fruits diversement colorés étaient répartis selon des motifs géométriques, et décorés avec des filets de sucre glace. Boulotte joignit les mains et s'écria : « On dirait une tarte de conte de fées! Elle est presque trop belle pour être vraie ! — Oui, approuva Ficelle, je n'oserai jamais y toucher. On devrait la mettre sous une vitrine et l'exposer au musée de la Gourmandise. — Mais vous n'allez pas la contempler jusqu'à la Saint-Glinglin! dit Marie, une tarte est faite pour être mangée. Tenez, voilà des petites cuillers. » La tarte fut dégustée et Marie félicitée. Puis on débarrassa la table pour faire la partie de yoga. « Vous allez voir, dit Ficelle, c'est un jeu très simple. On distribue à chacune neuf cartes, plus les deux tiers de ce qui reste s'il y a un nombre impair de cartes rouges, et les trois cinquièmes si c'est 107 un nombre impair de cartes noires. Ensuite on met trois rois de côté si la première qui joue a deux atouts en main, dont une carte noire. Mais si elle en a trois, dont une rouge, celle qui joue après doit poser un atout... heu... non, deux... attendez... je ne me souviens plus... celle qui joue en troisième, si elle a trois rois... heu... non, je me suis trompée... Attendez! je recommence... — Ça m'a l'air passablement compliqué! dit Françoise. — Non, vous allez voir, c'est très simple. » La grande Ficelle recommença trois fois ses explications, mais comme elle s'embrouillait de plus en plus à chaque fois, on finit par abandonner le yoga pour faire une bataille, jeu qui ne risquait pas de donner la migraine. Au bout d'une demi-heure, les trois amies laissèrent les cartes pour cher-' cher un autre genre de distraction. Boulotte s'en alla rôder du côté de la cuisine, Ficelle se mit à la recherche de ses aiguilles à tricoter; Françoise 108 dit : « Je vais faire un tour », et sortit de la ferme. Quant à Pompadour, elle fit avec Asticot une partie de chat perché. * L'autocar roulait vers Mouchons-les-Chandelles, le chef-lieu de canton. Il était parti de Goujon-sur-Epuisette en fin d'après-midi, et Fantômette comptait au nombre des voyageurs. Confortablement assise dans un moelleux fauteuil, elle relisait pour la dixième fois l'article du Réveil matinal relatant l'exploit des voleurs de bijoux. Elle replia le journal, renversa la tête en arrière et réfléchit. « Premièrement, ces attaques ont toutes lieu dans la région. Deuxièmement, elles ne concernent que des bijouteries ou des horlogeries. On peut donc affirmer avec certitude qu'il s'agit d'une seule bande. Bien. Mais je n'en sais pas plus pour le moment. J'espère en apprendre davantage aux bureaux du journal. 109 D'ici là, ma foi, je ne vais penser à rien. Après tout, je suis en vacances... » Elle ferma les yeux et se laissa bercer par le balancement du lourd véhicule. Une demi-heure plus tard, l'autocar s'arrêtait à Mouchons-les-Chandelles. Fantômette descendit et n'eut qu'une centaine de mètres à parcourir pour se trouver sur la place Bégonia, devant l'immeuble où étaient installés les bureaux du journal. Des lettres dorées sur une plaque de marbre noir indiquaient que ces bureaux se trouvaient au troisième étage. Dédaignant l'ascenseur, Fantômette monta rapidement l'escalier. Au troisième étage, nouvelle plaque de marbre noir. La jeune fille entra dans un vestibule carré orné d'un bureau en acajou. Une réceptionniste aux cheveux de la même couleur était fort occupée à lire les aventures d'Ali-Baba dans un hebdomadaire. Elle interrompit cet important exercice pour renseigner Fantômette qui lui demandait où elle pourrait 110 consulter la collection du Réveil matinal. « Dans la petite pièce, juste derrière vous.» Fantômette remercia la réceptionniste qui se replongea dans Les Mille et Une Nuits, et entra dans la petite pièce où elle trouva, alignés sur une large table, un nombre impressionnant de volumineux albums. Chacun d'eux représentait la publication d'une année. Elle s'empara du dernier, l'ouvrit et commença à feuilleter les numéros parus pendant le mois. Au bout de quelques minutes, elle se mit à siffloter doucement une petite ritournelle, puis elle sortit d'une poche de sa robe un carnet à couverture rouge et prit des notes. Pendant près d'une demi-heure, elle lut tous les articles qui concernaient les attaques de bijouteries. Puis elle s'approcha d'une grande carte de la région qui était affichée au mur. Elle pointa avec son crayon les divers endroits qui avaient reçu la visite des malfaiteurs. Tous se trouvaient dans un 111 rayon d'une trentaine de kilomètres. Elle referma son carnet, sortit de la petite pièce et quitta l'immeuble. Un léger sourire de satisfaction se dessinait sur son visage. Elle pensait : « Si mes déductions sont bonnes, si je ne me trompe pas, et si ces braves voleurs sont aussi nouilles que je le crois, ils vont se faire prendre demain matin, à dix heures. » Elle consulta son carnet. « Oui, toutes les attaques ont lieu le vendredi, à la même heure. Il faut croire que ces messieurs manquent d'imagination. Ou alors, ils ont des habitudes bien établies. Nous verrons cela demain. Pour l'instant, il s'agit de ne pas rater l'autocar qui... Diable! mais il va partir sans moi, le vilain! » Fantômette s'élança dans un sprint qui eût fait honneur à une championne olympique, et sauta dans l'autocar à l'instant où il allait démarrer. Après trois quarts d'heure de voyage, Fantômette mettait pied à terre, sur la Grand-Place de Goujon. 112 Elle regarda sa montre. « Huit heures. C'est parfait; allons dîner. » Alors qu'elle passait dans la Grand-Rue, devant l'horlogerie qui avait pour propriétaire M. Topaze, elle s'arrêta, considéra la vitrine pendant un moment, puis les alentours. Elle examina avec attention un réverbère planté sur le trottoir, murmura : « Bien, bien... », enroula autour de son index une boucle de ses cheveux noirs, et finalement s'éloigna en fredonnant un refrain à la mode. Quelques instants plus tard, la nuit tomba sans faire aucun bruit. 113 CHAPITRE IX Hold-up 114 « AVEZ-VOUS lu Robinson Crusoé ? demanda Ficelle. - Bien sûr, dit Françoise. Tu nous en as déjà parlé. — Moi, dit Boulotte, je sais que c'était un bonhomme qui vivait tout seul sur une île. — C'est bien cela, reprit Ficelle, et je vais vous expliquer une chose importante à son sujet. Pendant les premiers 115 temps qui ont suivi son naufrage, il a vécu avec les provisions qu'il avait récupérées sur l'épave de son bateau. Mais après, il n'a plus rien eu à manger. — Le pauvre homme! s'apitoya Boulotte. Alors, qu'a-t-il fait? — Il a semé des graines; il a planté des choux, des carottes et des artichauts pour pouvoir faire des récoltes. Et il a fabriqué un enclos pour élever des poules et des cochons. Comme ça, il a eu tout ce qu'il fallait pour se préparer des œufs au jambon ou des saucisses de Francfort. — C'est merveilleux! dit Boulotte. J'aurais bien voulu être à sa place. — Justement, tu vas t'y trouver. Voici ce que j'ai imaginé. Puisque nous allons passer un certain temps sur l'île de la Sorcière, je propose que nous y semions des graines, de manière à faire nous aussi des récoltes. — Tu crois, demanda Françoise, qu'en quelques jours ça aura le temps de pousser? 116 — Bien sûr. Nous allons semer des espèces hâtives. Et comme il y a beaucoup d'humidité dans le sol, elles pousseront très vite. Nous emporterons aussi une poule pour qu'elle ponde des œufs et qu'elle élève une petite famille de poussins. Comme cela, l'île sera peuplée. » Ce programme enthousiasma Boulotte, et fit sourire Françoise. Les trois filles quittèrent la table à laquelle elles venaient de prendre le petit déjeuner. Boulotte se mit à la recherche de l'oncle Arthur pour lui emprunter quelques graines; Ficelle s'élança à la poursuite d'une poule avec la ferme intention de l'attraper, et Françoise, qui ne semblait guère s'intéresser aux questions d'agriculture ou d'élevage, manifesta son intention d'aller en ville pour y acheter un journal. Elle alla dénicher au fond d'un hangar une vieille bicyclette dont elle regonfla les pneus, puis elle fouina pendant un moment parmi la vieille ferraille qui encombrait une remise. Après avoir trouvé ce qu'elle cherchait, 117 elle enfourcha la bicyclette et pédala allègrement vers Goujon-sur-Epuisette. Il était dix heures moins le quart. * * * « Qu'est-ce que je fais? demanda le facteur Pomme. Je la tire ou je la pointe? — Il nous reste encore une autre boule, dit M. Botte (le marchand d'articles de pêche), alors je pense que vous pouvez la tirer. - Bon, j'y vais. » Le facteur recula de trois ou quatre pas, ferma un œil, loucha effroyablement de l'autre pour mieux viser la boule adverse qu'il se proposait d'atteindre, lança son corps en avant en balançant le bras d'un geste précis. Bing! la sphère d'acier percuta son but, ce qui provoqua un concert d'exclamations de rage dans le camp adverse, composé de MM. Plume et Goutte. A l'ombre des platanes de la Grand- 118 Place, les quatre Goujoniens se livraient à leur sport favori depuis le début de la matinée. Campé droit sur ses jambes, tirant par petites bouffées sur un long cigare, M. le maire arbitrait la partie et jugeait les coups en fin connaisseur. Quelques gamins — sans doute des futurs champions de la pétanque — formaient le reste de l'assistance et s'amusaient à deviner si telle boule allait être trop courte ou trop longue. Alors que dix heures étaient sur le point de sonner au clocher de Saint-Cyriaque, une jeune fille venue à bicyclette déposa sa machine contre un des platanes, ôta du guidon un rouleau de câble d'acier qui y était accroché, et se dirigea d'un pas tranquille vers l'horlogerie Topaze, en bordure de la place. Les joueurs de boules n'avaient pas remarqué son arrivée. Le pharmacien Goutte était très absorbé par un pointage difficile, et tous les spectateurs observaient le coup avec attention. Fantômette — car c'était elle — s'assit tout bonnement sur le bord du trottoir, près 119 d'un réverbère, et posa à côté d'elle son câble d'acier. L'horloge de la mairie marqua les dix heures, en même temps que la cloche de l'église commençait à frapper ses dix coups. C'est alors qu'une grosse voiture américaine, démodée mais puissante, s'approcha silencieusement du trottoir et stoppa devant Fantômette en manquant de lui écraser les pieds. Les portières s'ouvrirent et deux hommes sortirent à toute allure, qui s'engouffrèrent dans l'horlogerie. Le moteur de l'auto continuait de tourner au ralenti. La jeune aventurière sourit, se leva, déroula son câble dont elle attacha un bout au pare-chocs arrière de la voiture. Elle enroula l'autre extrémité autour du réverbère, fit prestement un nœud d'amarrage. Et s'assit de nouveau sur la bordure du trottoir pour attendre la suite des événements. L'instant d'après, les deux hommes sortaient en courant de la boutique. L'un d'eux tenait à la main un sac de 120 toile noire qu'il venait sans doute de remplir avec des bijoux. L'autre prit place au volant, lança le moteur à fond et embraya. Fantômette jubilait. « Attendez-vous à une surprise, messieurs! Vous n'irez pas bien loin. A moins que vous n'espériez emporter ce réverbère... » Mais c'est Fantômette qui allait avoir l'une des plus grandes surprises de sa vie. L'automobile démarra, en effet, et bondit en avant dans un rugissement d'échappement libre. Le câble d'acier se tendit avec un bruit sec, suivi d'un tintamarre de ferraille. Alors que la jeune fille espérait, grâce à son stratagème, stopper net le véhicule, elle le vit s'éloigner à toute allure,' abandonnant derrière lui le pare-chocs qui était resté accroché au câble! « Tonnerre! rugit-elle, le pare-chocs s'est arraché! Ah! que je suis bête de n'avoir pas prévu ça! Et maintenant, ces bandits s'échappent! » L'horloger apparut sur le seuil de sa porte, hurlant : 121 « Au voleur! Au voleur! Arrêtez-les! Ils viennent de me dévaliser! Au nom du Ciel, faites quelque chose! » En entendant ces clameurs, les paisibles joueurs de boules interrompirent une partie qui promettait d'être passionnante (l'équipe Pomme-Botte était sur le point de rattraper son retard), et s'approchèrent pour s'enquérir de la cause qui provoquait un tel débordement de cris. M. Topaze se tordait les mains : « Ils m'ont pris tous mes chronomètres! Et mes montres suisses automatiques! Et deux plateaux d'alliances! Et six pendules électriques! Et tout un assortiment de couverts en argent! C'est épouvantable! Ils m'ont presque ruiné! Rattrapez-les! — Qui? Mais qui donc? demanda-t-on. — Les voleurs! — Quels voleurs? — Ils étaient deux, dans une grosse voiture américaine... Sûrement des gangsters de Chicago! » 122 M. le maire s'approcha, essaya de calmer l'émoi de l'horloger et lui fit conter par le détail sa triste aventure. « Bien. Je note que vous avez été victime d'une agression. Je crois pouvoir rattacher ceci à la série de vols dont les bijoutiers de la région ont été les victimes. Mais ce qui importe avant tout, c'est de prévenir la police. Je vais m'en occuper immédiatement. » Le maire se tourna vers les boulistes et déclara : « Messieurs, la partie de boules est interrompue. Nous la reprendrons demain soir. Je vous rappelle que l'équipe Plume-Goutte mène devant l'équipe Pomme-Botte par six points à cinq. » Pendant que M. lé maire interrogeait l'horloger, Fantômette avait détaché le câble qui reliait le pare-chocs au réverbère. Lorsque les boulistes songèrent à lui demander ce qu'elle trafiquait, ils se rendirent compte qu'elle s'éloignait déjà à toute allure, juchée sur son vélo. 123 « Curieux! dit M. Botte. — Etrange! fit M. Goutte. — Bizarre! » observa M. Pomme. Mais leurs constatations n'allèrent pas plus loin, et ils oublièrent vite l'intervention de la jeune fille, pour entrer dans la boutique de l'horloger qui leur montra les emplacements occupés par les précieux objets qui venaient de lui être dérobés. Les agents de police firent leur apparition. Ils sortirent leurs carnets, prirent des notes, interrogèrent, et conclurent que cette nouvelle agression se rattachait à la série d'attaques dont les bijoutiers de la région avaient été victimes. Ce que tout le monde savait déjà. Ils se retirèrent pour faire leur rapport aux autorités supérieures, tandis que M. Topaze se lamentait en s'arrachant les cheveux. Il faut reconnaître que c'est à peu près tout ce qu'il pouvait faire en cette triste circonstance. 124 125 « Au voleur! Au voleur! Arrêtez-les! » 126 CHAPITRE X Expulsion 127 PENDANT que ces divers événements se déroulaient en la bonne ville de Goujon-sur-Epuisette, d'autres aventures survenaient non loin de là, dans la ferme de l'oncle Arthur. La grande Ficelle avait préparé trois sachets de papier marron, dont l'un contenait des grains de blé, l'autre de l'avoine et le troisième des pois chiches. Elle se proposait de mettre en terre ces 128 précieuses semences, dès qu'elle aurait touché l'île. Boulotte l'avait aidée à capturer la poule, qui avait été enfermée dans une grande boîte de carton. L'oncle avait souri en assistant à la capture du gallinacé, et avait bien recommandé de le rapporter à la ferme, une fois que la crise de robinsonnisme serait passée. Quand midi approcha, les préparatifs de la nouvelle expédition prirent fin. Les graines et la précieuse poule furent embarquées sur la Terreur des Océans, ainsi qu'une imposante provision de pain d'épice Rocroy (celui, etc.), de conserves et de bouteilles de soda, mise en place par la prévoyante Boulotte. Les intrépides navigatrices montèrent à bord, accompagnées par le chat Asticot. Ficelle avait en effet décidé que le félin devait remplacer la chienne, chaque animal ayant droit à son tour de visite dans l'île. La navigation se fit sans incident, le temps s'étant mis au beau fixe. Chacune des trois filles prenait les rames selon 129 un ordre convenu. Par chance, le vent soufflait vers l'amont et gonflait la voile en aidant à la propulsion du navire pirate (dont le pavillon noir flottait toujours) . Le capitaine Ficelle dirigea les opérations de débarquement. La poule sauta à terre avant tout le monde et disparut dans l'épaisseur des fourrés. Comme Boulotte paraissait inquiète de cette fugue soudaine, Ficelle la rassura : « Nous sommes sur une île, c'est-à-dire une étendue de terre entourée d'eau. Comme les poules ne savent pas nager, puisque personne ne leur apprend, elle ne pourra pas s'enfuir. Par conséquent, nous la retrouverons.» Boulotte fut éblouie par la logique du raisonnement. Elle fit toutefois remarquer que la capture du volatile risquait d'être hasardeuse. Mais Ficelle trancha la question : « Quand nous voudrons la récupérer, nous lancerons Asticot à sa poursuite. » Les trois amies mirent pied à terre, puis le chat consentit, après bien des hésitations, 130 à poser une patte sur le sol. Il flaira les herbes, regarda à droite et à gauche en battant l'air de sa queue, et se glissa entre les troncs des peupliers jusqu'à une grosse touffe de mousse sur laquelle il se roula en boule pour dormir. Ficelle prit d'un pied ferme la direction du fort. Elle tenait sur son épaule droite la houe qui allait lui servir à creuser des sillons. Boulotte s'était munie d'un grand arrosoir en plastique jaune. Françoise se contentait d'une légère badine qu'elle faisait tournoyer en fredonnant : « Moi, j'aime les pom-pom-pom...» Bientôt, la cabane fut en vue. Ficelle se tourna vers ses amies en disant à mi-voix : « Méfions-nous, il y a peut-être des Indiens! » Mais comme ses amies ne croyaient toujours pas à la présence d'une armée emplumée, elles continuèrent à marcher comme si de rien n'était. Le petit matériel fut déposé dans la 131 cabane, et la grande Ficelle s'occupa activement à déterminer l'aire qui allait servir aux nouvelles plantations. Elle déplia un mètre en bois, prit des mesures, fit quelques calculs rapides sur une feuille de bloc-notes et annonça : « Nous allons semer du blé sur 8,93 mètres carrés, de l'avoine sur les deux tiers de cette surface et des pois chiches sur les trois cinquièmes du restant. C'est l'énoncé d'un vieux problème que notre institutrice nous avait fait faire l'année dernière. 132 Boulotte, veux-tu me passer les sacs? » La grosse fille était sur le point de saisir les sachets de papier, lorsqu'une voix d'homme s'éleva : « Que faites-vous ici? » Les trois filles levèrent la tête. Un individu venait de surgir dans la clairière. Un homme grand, brun, dont le visage était barré d'une grosse moustache noire. Il portait un uniforme bleu marine à boutons dorés. Sur la tête, une casquette plate. Il fronçait d'épais sourcils avec un air extrêmement sévère. Il s'avança à grands pas, se planta devant les Robinsonnes, croisa les bras et répéta : « Que faites-vous ici? » II y eut un instant de silence. Surprises, les trois amies restaient immobiles, silencieuses. Finalement, ce fut Françoise qui parla : « Nous nous amusons, monsieur. — Oui, dit Ficelle qui reprenait un peu de courage, nous jouons aux naufragées. » 133 L'homme tira sur sa moustache, renifla et grogna : « Ha, ha! vous jouez aux naufragées. Vous avez sans doute une autorisation spéciale pour le faire? — Heu..., balbutia Ficelle, heu... non. — Eh bien, vous allez me faire le plaisir de déguerpir, et en vitesse! Cette île est une propriété privée, et vous n'avez pas le droit d'y venir. — Ah? Mais nous ne faisons rien de mal... — Cela ne me regarde pas. Je suis le garde-pêche de l'Epuisette, et mon rôle est de faire respecter les règlements. Vous allez ramasser toutes vos petites affaires, les emporter au diable et veiller à ne plus remettre -les pieds ici. Et que cela ne traîne pas, sinon vous aurez affaire à moi! » D'un seul coup, tous les beaux rêves de campement et de vie aventureuse s'évanouirent. Plus de plantations, plus d'élevage... Ficelle tenta une faible protestation: 134 « Mais, monsieur, nous avons apporté une poule... Elle est en liberté sur l'île... Il faut que nous la reprenions avant de partir... » Le garde-pêche rugit : « Comment, vous avez apporté des animaux ici? C'est formellement interdit! - Heu... nous ne le savions pas. - Ah? Vous ne le saviez pas? Eh bien, vous savez, maintenant! Je me chargerai moi-même de retrouver cette poule, mais n'espérez pas la revoir. Et estimez-vous encore heureuses si je ne vous colle pas une amende! Allez, disparaissez! » Assez dépitées, les trois naufragées rassemblèrent leurs petites provisions et se mirent en marche vers le point où elles avaient laissé leur barque. Toujours debout, l'homme surveilla leur départ sans ajouter un mot. Ficelle se mit à gémir : « Si c'est pas malheureux! Juste au moment où nous commencions à bien nous amuser... Nous voilà mises à la porte! » 135 Elles se réembarquèrent et se laissèrent descendre au fil du courant. Pendant tout le trajet, Ficelle ne cessa de grommeler. Elle regrettait le fort, la clairière et son peuplier, les futures récoltes de pois chiches. Elle voua aux ténèbres infernales garde-pêche et règlements fluviaux. « Sans compter que maintenant nous devons complètement renoncer au trésor de la sorcière! Quel guignon... » De retour à la ferme, elles contèrent leur mésaventure à l'oncle Arthur. Il hocha la tête : « Ah! je comprends maintenant pourquoi personne ne va jamais sur l'île. Tout simplement parce que c'est interdit. - Pourtant, dit Ficelle, il y a sûrement des gens qui s'y rendent, puisque nous y avons trouvé des vieilles bouteilles et une échelle. — Cela doit appartenir au garde-pêche. — Peut-être... Mais que fait-il donc avec une échelle? 136 - Cela, je l'ignore, ma chère nièce. Il doit s'en servir pour grimper aux arbres et dénicher les oiseaux, ha, ha! » Après le déjeuner, Ficelle proposa une nouvelle partie de yoga dont elle venait - - affirmait-elle - - de se rappeler parfaitement les règles. Mais les deux autres se méfiaient. Boulotte manifesta son intention de se rendre à Goujon pour renouveler sa provision de chocolat et Françoise décida de l'accompagner. Ficelle renonça aux cartes pour suivre ses amies. En cours de route, elle tenta d'imaginer quelques 137 activités susceptibles de remplacer les expéditions sur l'île. « Puisque la navigation ne nous réussit pas, je propose que nous nous occupions de peinture. J'ai emporté tout ce qu'il faut pour faire des tableaux. Nous allons chercher de jolis paysages et les peindre. Ensuite nous signerons nos toiles d'un nom célèbre, comme Rembrandt ou Michel-Ange, et nous les vendrons très cher! - Bonne idée, dit Boulotte, mais pourquoi des paysages? J'aimerais mieux peindre des fruits, par exemple. Un beau compotier plein de pommes ou de poires. Ou un plateau de fromages. Du gruyère, du roquefort. Un joli camembert ruisselant: » L'énumération des fromages n'avait pas encore pris fin, lorsque les trois filles arrivèrent sur la Grand-Place. La gourmande s'interrompit pour courir vers une confiserie. En l'attendant, Françoise et Ficelle s'approchèrent des joueurs de boules qui disputaient une sérieuse partie sous les platanes. 138 L'équipe Plume-Goutte avait perdu son avance, et le tandem adverse Pomme-Botte était maintenant en tête. Toutefois, un heureux pointage du libraire Plume mit les deux camps à égalité. Les boulistes décidèrent de prendre quelques minutes de repos avant d'engager une nouvelle manche. On se mit à bavarder, et le thème des conversations fut évidemment l'événement du jour : l'attaque de la bijouterie Topaze. Un groupe de commères stationnait encore devant la boutique, commentant les faits. Intriguée par ce qu'elle entendait, Ficelle se renseigna auprès du libraire qui répondit aimablement : « C'est celte boutique que vous voyez d'ici. Elle a été attaquée ce matin. Moi, je n'y étais pas, mais il paraît qu'une douzaine de bandits masqués sont venus s'emparer de toutes les montres et de tous les bijoux. Ah! quelle triste époque est la nôtre! Il n'y a plus de moralité...» Le libraire hocha tristement la tête, 139 puis il s'approcha de M. Botte qui venait d'allumer une pipe de bruyère, le prit par la manche et dit : « II ne faut pas que ces voleurs nous fassent oublier nos petites affaires... Je vous rappelle que vous m'avez promis des mouches pour demain. Vous ne m'oubliez pas? — Non, non, vous les aurez. Il vous faut des vers aussi? - Il m'en reste encore... Au fait, vous savez que l'instituteur a pris une truite longue comme ça? » Le libraire, renouvelant le geste éternel du pêcheur qui décrit la longueur d'un poisson, écartait les mains d'un bon demi-mètre. Les filles suivaient d'une oreille distraite ces propos, lorsque Françoise fit brusquement claquer ses doigts et s'approcha de M. Botte. Elle demanda : « Excusez-moi, monsieur, n'est-ce pas vous qui vendez du matériel de pêche? » M. Botte inclina la tête affirmativement. 140 « Mais oui. Pêche et chasse. Des cannes, des lignes, des hameçons, des appâts... Tout ce qu'il faut pour prendre du poisson. Vous pratiquez la pêche, mademoiselle? - Pas précisément... Je voudrais simplement vous demander un" petit renseignement. - Je vous écoute. Voilà. Pourriez-vous me dire s'il y a un garde-pêche ici? — Ici? A Goujon-sur-Epuisette? — Oui. — Ah! Non... à ma connaissance, il n'y en a pas. Vous en êtes bien sûr? Il n'y a pas quelqu'un qui surveille les pêcheurs de l'Epuisette? » M. Botte se mit à rire. « Les surveiller? Et pourquoi, mon Dieu! La pêche sur cette rivière est autorisée pendant certaines périodes de l'année que tout le monde connaît bien, et personne ne commet d'infraction. Si par hasard un braconnier d'eau douce voulait pêcher clandestinement, il aurait 141 affaire à la gendarmerie. Mais à ma connaissance, le fait ne s'est jamais produit. — Bon... Je voudrais vous demander autre chose... L'île de la Sorcière est une propriété privée? — Pas du tout! C'est un bout de terre qui appartient à la commune. - Alors, on peut y débarquer? — Si le cœur vous en dit. Mais ce n'est guère possible, à cause des roseaux qui l'entourent. 142 — Bon, très bien. Je vous remercie, monsieur. , — Tout à votre service, mademoiselle. Et si jamais vous avez besoin d'un bon moulinet, de flotteurs ou de plombs... » Intriguée, Ficelle s'approcha de son amie et dit : « Qu'as-tu demandé au monsieur? Tu parlais de pêche? - Oui, répondit Françoise. Je viens d'apprendre une chose extrêmement bizarre. Il n'y a aucun garde-pêche dans la région où nous sommes. — Mais... celui qui nous a chassées de l'île? Il existe bien, en chair et en os. - Oui, il existe. Seulement... — Seulement? - Ce n'est pas un vrai garde-pêche. C'est un faux. — Quoi? — Oui, un bonhomme déguisé au moyen d'un uniforme bleu foncé, ce qui lui a permis de nous expulser de l'île. 143 — Mais... Si ce que tu dis est vrai, pourquoi aurait-il fait cela? Nous ne faisions rien de mal. — Je le sais. Il n'empêche que si le bonhomme en question a pris la peine de se faire passer pour ce qu'il n'est pas, c'est dans un dessein bien défini. Il tenait absolument à ce que nous quittions l'île. Nous étions gênantes... — Mais pourquoi? — Ah! voilà ce que je voudrais bien savoir! » Les trois amies se plongèrent dans leurs pensées. Françoise tortillait une mèche de ses cheveux; Ficelle ouvrait la bouche, levant les yeux au ciel comme pour trouver une réponse dans les nuages; Boulotte croquait d'un air distrait une barre de chocolat fourré à la fraise. Au bout d'un long moment, la grande Ficelle fronça les sourcils, essaya de prendre un air sévère et annonça à voix haute : « Puisque ce garde-pêche est faux, rien ne nous empêche plus de retourner sur l'île, 144 d'y élever des poules, des lapins ou des kangourous, et d'y planter des patates ou des baobabs! » Elles quittèrent Goujon-sur-Epuisette à grands pas, bien décidées à mettre sur pied une nouvelle expédition. Ficelle marchait en tête, balançant les bras, les traits crispés. Elle grommelait : « Ah, ah! On se déguise en faux garde pour nous empêcher de robinsonner! Vous allez voir de quel charbon je me chauffe, monsieur le bonhomme! Je vais prendre mes pistolets d'arçon, mon sabre d'abordage et mon casse-tête chinois! Et je vais vous pulvériser après vous avoir découpé en mille rondelles! » 145 CHAPITRE XI Prisonnières et naufragées 146 LE RETOUR à la ferme se fit en quelques minutes. Ficelle prit la tête de cette nouvelle expédition en lançant des ordres : « Françoise, prends les armes. Boulotte, tu te chargeras du réchaud et des provisions. Moi, je vais emporter mon matériel de peinture. Nous emmenons de nouveau le chat. Il est moins encombrant que Pompadour. » Les préparatifs furent bientôt faits. 147 Boulotte embarqua les sachets de graines, un gros pain de mie, quelques boîtes de petits pois et trois bouteilles de lait. Françoise se chargea des bâtons et Ficelle se munit de ses tubes de peinture. Le chat fit quelques difficultés pour monter à bord de la Terreur, mais on en vint à bout. Au milieu de l'après-midi, le vaisseau des flibustières-robinsonnes mit fièrement le cap sur l'île de la Sorcière. Maintenant, l'ennemi n'était plus imaginaire. Il ne s'agissait plus d'un Papou théorique, ou de quelque pirate né dans l'imagination fumeuse de la grande Ficelle. L'ennemi était un être vivant, visible : le faux garde-pêche! Les trois navigatrices débarquèrent avec bravoure. Asticot, qui appréciait peu les voyages sur l'eau, s'était fourré sous un des bancs de la barque et ne voulait plus bouger; Françoise le prit dans ses bras. Ficelle se mit en tête de la petite troupe et s'avança à grandes enjambées, d'un air intrépide, en faisant de grands moulinets avec un bâton. 148 Boulotte portait une bouteille et le pain de mie. Elles parvinrent sans encombre à la clairière. Ficelle pointa un doigt vers la cabane: « Nous allons nous installer dans le fortin. Comme cela, si le faux garde-pêche veut nous attaquer, nous pourrons facilement nous défendre. » Françoise posa le chat à terre et partit chercher le restant des provisions. Boulotte déboucha la bouteille de lait, remplit un gobelet de carton et le tendit à Ficelle qui le vida d'un trait, puis s'écria : « II faut que nous prenions des forces! L'assaut risque d'être rude. Canonniers, à vos postes! » L'absence de canons et de canonniers rendait difficile l'exécution de cet ordre, mais Ficelle ne s'en souciait guère. Elle arpentait le sol de la cabane, les mains au dos, le sourcil froncé, tel Napoléon avant une bataille. Elle se planta au milieu du fortin pour annoncer à Boulotte : 149 « La bataille aura sûrement lieu à l'aube! » Ce en quoi elle se trompait complètement, car un bruit de pas se fit entendre à l'extérieur, et le garde-pêche apparut dans l'encadrement de la porte. Il gronda : « Comment? Encore vous! Combien de fois faudra-t-il vous dire de déguerpir? Vous vous moquez de moi? Sortez immédiatement!» Ficelle croisa les bras, leva le menton et dit avec dédain : « Oh! ne prenez pas vos grands airs de matamore! Nous sommes très bien dans cette cabane et nous avons l'intention d'y rester. Et ce n'est pas vous qui nous en ferez sortir! » L'homme faillit s'étrangler de rage. Il cria : « Ah! je vais vous apprendre à respecter les règlements! Je vais vous emmener à la prison municipale! — Chiche! — Comment? Vous osez... — Essayez un peu! Nous savons très 150 bien que vous n'êtes pas plus garde-pêche que je ne suis Turque. Vous êtes un bonhomme déguisé. Le marchand d'asticots nous a renseignées! » L'homme ouvrit la bouche comme pour répondre, mais aucun son ne sortit. Il demeura silencieux un moment, réfléchissant. Il était évident que les paroles de Ficelle venaient de le surprendre. Mais il réagit vite. « Très bien. Puisque vous voulez rester dans cette cabane, à votre aise! » II referma la porte d'un coup brusque et poussa un verrou extérieur. Les deux filles l'entendirent éclater d'un rire sinistre et s'éloigner. L'acte inattendu de l'homme jeta un certain désarroi dans l'esprit des deux filles. Boulotte bredouilla : « Mais., il nous a enfermées... nous sommes prisonnières... — Oui, dit Boulotte, et nous sommes dans le noir. Je ne vois plus ma bouteille... » Après avoir médité sur la nouveauté de la situation, Ficelle déclara qu'elle 151 ne présentait aucun caractère de gravité, puisque Françoise allait revenir dans quelques instants, et qu'elle les délivrerait. Boulotte objecta : « Mais si le faux garde la voit, il va l'enfermer avec nous, et nous ne serons pas plus avancées. — Il est peut-être parti, maintenant. Attends, il y a une fente le long de la porte. Je vais voir s'il est toujours là. » 152 Ficelle colla son œil contre le bois et glissa son regard vers l'extérieur. Elle ne put apercevoir qu'une étroite bande de clairière. Rien ne permettait d'affirmer que l'homme serait assez loin quand Françoise reviendrait. « Pourvu qu'elle ne se fasse pas prendre! dit Ficelle. — Attendons. Je vais toujours grignoter un bout de pain de mie pour passer le temps...» Boulotte entama son pain, pendant que le chat explorait les coins de la cabane et reniflait les bouteilles vides. La grande Ficelle gardait l'œil collé à la fente. Elle annonça : « Toujours rien en vue. Je ne vois ni le bonhomme ni Françoise. Mais qu'est-ce qu'elle fait? Voilà bientôt un siècle qu'elle est partie. Il ne faut pas si longtemps pour aller chercher trois boîtes de conserves! — Quelle heure est-il? — Bientôt quatre heures. — Attendons. Veux-tu du pain de mie? 153 — Non, merci. Pas maintenant. - Alors, je vais en reprendre un peu. — Tu ferais bien de le ménager, ton pain. - Pourquoi? — Imagine que Françoise ne revienne pas et que nous soyons enfermées ici pendant des semaines... Nous n'avons que ce pain et la bouteille de lait pour tenir le coup. » Cette épouvantable perspective plongea la grosse gourmande dans un abîme d'effroi. Elle gémit : « Mais nous n'allons pas rester ici pendant des semaines! Nous serons mortes de faim et de soif bien avant! Je ne veux pas rester enfermée, moi! Je veux sortir! — Il y a une porte. — On ne peut pas l'ouvrir? — Attends un peu que je réfléchisse. » La grande Ficelle réfléchit. Il lui revint à l'esprit un film qu'elle avait vu au cours de la semaine précédente : une grande fresque historique avec des chevauchées, des combats en champ clos et le siège d'un château fort. 154 « Ça y est, j'ai une idée. Dans Le Neveu de Robin des Bois, les Ecossais enfoncent la porte d'un château fort anglais avec un bélier. On pourrait faire la même chose avec ce banc? — Ah! oui, ton idée est merveilleuse! Essayons... » Les deux assiégées soulevèrent le banc, reculèrent jusqu'au fond de la cabane, puis Ficelle compta de dix à zéro, et le banc fut précipité en avant. Cela fit « Pan »! puis : « Aïe »! quand Ficelle, emportée par son élan, vint se cogner à son tour contre la porte. Elle lâcha le banc qui retomba sur les pieds de Boulotte, laquelle hurla : « Ouille »! et recula en écrasant la patte arrière gauche d'Asticot qui poussa un miaulement lamentable. Nullement découragée par ces légers incidents, Ficelle ordonna de recommencer l'opération. L'élan fut, cette fois-ci, bien calculé, et le bélier improvisé frappa de nouveau contre le bois. 155 Ce qui n'eut pour résultat que de produire un nouveau « Pan » ! car la porte était fort épaisse. « Recommençons! » Après avoir frappé une douzaine de fois, les deux amies durent admettre que la porte et son verrou ne bougeraient pas d'un millimètre. Le banc fut remis en place et les deux filles s'y assirent pour reprendre haleine. Il ne leur restait plus qu'à attendre le retour de Françoise. « Mais qu'est-elle donc en train de fabriquer? grogna Ficelle. — Si tu veux mon avis, elle s'est fait repérer par le bonhomme, et il l'a emmenée quelque part. — Dans une autre cabane, alors? - Je ne sais pas. Il n'y a que celle-ci sur l'île. — Il l'a peut-être emmenée sur une des rives. - A moins que Françoise n'ait réussi à s'échapper. — Dans ce cas, elle serait déjà revenue pour nous ouvrir la porte... Oh! 156 « Recommençons ! » 157 j'entends du bruit... chut! écoute! » A l'extérieur de la cabane, il y eut un léger bruit de pas, puis une sorte de froissement de l'herbe quelque part derrière la cabane. Les deux filles retenaient leur souffle, écoutant de toutes leurs oreilles. Ficelle remit son œil à la fente de la porte, essayant d'observer ce qui se passait. Mais elle ne vit rien, le personnage inconnu étant hors de son champ de vision. Au bout d'un moment, le même froissement d'herbe se reproduisit, puis il y eut un léger choc contre la paroi arrière du fortin. « Bizarre, dit Ficelle, j'ai l'impression que c'est quelqu'un qui vient de se servir de l'échelle... — Le garde? - Non, ce n'était pas son pas pesant, au contraire. Je suis épouvantablement intriguée!» Elles écoutèrent encore, mais les pas discrets s'étaient éloignés. Et ce fut de nouveau le silence. Boulotte commençait à ressentir des picotements dans son estomac insatiable, mais elle n'osait 158 plus toucher au pain de mie, épouvantée à l'idée de supporter une longue captivité qui la conduirait peut-être à manger le chat, sa ceinture de cuir et ses souliers. Alors qu'elle allait demander une fois de plus à Ficelle combien de temps durerait leur emprisonnement, il se produisit de nouveau un bruit de pas, accompagné par la conversation de deux voix d'hommes. Les deux amies reconnurent l'une d'elles : celle du faux garde. Le loquet fut repoussé et la porte s'ouvrit. C'était bien le garde, accompagné d'un autre individu dont la mine était assez antipathique, qui examina les prisonnières en fourrageant dans une chevelure peu habituée sans doute à l'usage du peigne. Il demanda d'une voix traînante : « Dites donc, vous deux, savez-vous nager? » Les deux filles sursautèrent. La question était pour le moins inattendue. Ficelle aspira un grand coup d'air pour prendre courage et dit : 159 « Moi, je sais nager un peu, là où j'ai pied. — Et l'autre, la grosse? — Moi, dit Boulotte, je ne sais pas. Mais je vais apprendre l'année prochaine. » L'homme ricana : « Tu n'en auras pas le temps! Allez, sortez de là ! » Les prisonnières obéirent craintivement. Les deux hommes les empoignèrent et les conduisirent sans perdre de temps jusqu'à l'endroit où se trouvait la Terreur des Océans. L'homme mal coiffé commanda : « Maintenant, embarquez! Et qu'on ne vous revoie plus! Bon vent! » D'un coup de pied, il repoussa la barque où avaient pris place Boulotte, Ficelle et le chat que cette dernière tenait dans ses bras. La barque glissa entre les roseaux et commença à dériver au fil de l'eau. Ficelle soupira : « Eh bien, nous voilà expulsées pour la seconde fois! Mais je suis têtue! Je vais revenir. J'emmènerai Pompadour 160 pour qu'elle morde ces vilains affreux! En attendant, je voudrais bien savoir où se trouve Françoise. A mon avis... » Mais la grande fille n'eut pas le temps de donner son avis, car Boulotte poussa un cri en désignant le fond de la barque : « Regarde! De l'eau! Il y a un trou! » Effectivement, la barque se remplissait à vue d'œil. Cette constatation remplit Ficelle d'épouvanté : « Nous coulons! Ce sont eux qui ont fait ce trou dans le bateau! Je comprends maintenant pourquoi ils nous ont demandé si nous savions nager... — Pourquoi? - Parce que si nous avions su, ils n'auraient pas employé ce moyen pour nous supprimer. Ils veulent nous noyer! - Mais il faut faire quelque chose... Appeler au secours... - Je veux bien, mais il n'y a personne pour nous entendre. » Les deux amies se mirent à pousser des clameurs 161 suraiguës qui eussent percé le tympan des auditeurs, s'il y en avait eu. Mais, hélas! les deux rives étaient parfaitement désertes. Boulotte se lamenta : « C'est affreux! Si l'eau continue de monter, le pain d'épice va être tout mouillé! » La barque s'enfonçait de plus en plus. Pour être bien certains qu'elle allait sombrer, le garde et son complice l'avaient lestée avec une lourde chaîne enroulée autour d'une banquette, et cadenassée. La situation tourna au tragique. L'eau atteignit le niveau du bord. Les deux filles poussaient des cris épouvantables, tandis qu'Asticot, qui sentait le danger, sortait ses griffes pour s'accrocher au cou de Ficelle. Encore quelques secondes, et les deux amies allaient jouer les naufragées tout de bon! C'est alors qu'apparut, au ras de l'eau, un mince kayak bleu qui remontait le courant à toute allure, propulsé par les vigoureux mouvements d'une pagaie double que maniait une sorte de lutin noir, rouge et jaune, dont le 162 visage disparaissait sous un masque. Ficelle poussa un nouveau cri en reconnaissant la justicière qu'elle avait déjà eu l'occasion de voir à plusieurs reprises. « Fantômette! » Le kayak se rapprocha de la barque en perdition. Boulotte et Ficelle réussirent à s'y installer à califourchon, tandis que la Terreur des Océans disparaissait dans un grand tourbillonnement. « Merci ! dit Ficelle. Vous êtes arrivée juste à temps. Une seconde de plus, et nous risquions d'être dévorées par les requins! Comment vous êtes-vous trouvée là? C'est par hasard? » Pour toute réponse, Fantômette se contenta de sourire. Elle dirigea le kayak vers là rive gauche, et quelques instants plus tard les deux naufragées purent y prendre pied, cependant qu'Asticot y prenait patte avec une satisfaction visible. Fantômette vira de bord et piqua de nouveau vers l'île de la Sorcière. Boulotte cria: 163 « Vous ne venez pas dîner avec nous à la ferme? Je vous ferai une bonne omelette... » Mais la jeune justicière secoua la tête en souriant de nouveau. Elle fit un petit salut de la main et s'éloigna. « C'est une chance inouïe qu'elle se soit trouvée là, dit Ficelle, juste à l'instant où nous allions nous noyer! — Oui, quand nous raconterons cela à Françoise, elle ne voudra pas nous croire! » Elles reprirent lentement le chemin de la ferme. Ficelle s'arrêta soudain en se frappant le front : « Mais... je pense à une chose... Nous n'allons pas pouvoir raconter cette aventure à Françoise. — Pourquoi? — Parce que Françoise est toujours sur l'île! — Tiens, c'est vrai, ça! A moins qu'elle soit partie à la nage. — Ah! en effet, je n'y avais pas pensé. Elle nage aussi bien qu'une otarie... » 164 Et Ficelle soupira en pensant qu'elle était bien loin de pouvoir atteindre les performances de son .amie. Boulotte soupira aussi, mais pas pour les mêmes raisons : elle songeait aux boîtes de conserves qui étaient restées dans la barque, et qui gisaient maintenant au fond de la rivière. Elle fit part de cette triste pensée à Ficelle qui lui dit pour la consoler : « Ne t'inquiète pas. Dès que je saurai nager parfaitement, j'achèterai un équipement de plongée sous-marine et j'irai récupérer tes petits pois! » 165 CHAPITRE XII Signé : Fantômette 166 « Dis-moi, Gobe-Mouches, es-tu bien certain qu'elles vont couler? - A pic! Oui, avec le trou que j'ai fait et la chaîne que j'ai attachée, elles n'ont aucune chance d'en sortir. On croira à un accident. Cela leur apprendra à se rendre sur une île réputée dangereuse. - Et si la police drague le fond de la 167 rivière et repêche la barque? On verra bien alors qu'elle a été sabotée? — S'ils font du dragage, nous partirons, voilà tout. D'ici là, nous ne risquons absolument rien. Alors qu'au contraire il eût été dangereux de laisser filer deux témoins gênants. Mais occupons-nous plutôt de nos petites affaires. Quelle est la prochaine bijouterie? » Les deux nommes étaient allongés sur l'herbe de la clairière, devant la cabane. Celui que le faux garde avait appelé Gobe-Mouches — l'homme mal peigné — mordillait un bout de bois tout en fourrageant dans ses cheveux. Il écouta attentivement le garde qui avait sorti un calepin d'une poche et le feuilletait. « Voyons... la dernière bijouterie était celle du nommé Topaze. La prochaine, c'est Le Carillon suisse, d'un certain Turquoise. Nous l'attaquons comme d'habitude? — Bien sûr. Vendredi prochain, à dix heures du matin. — Parfait! J'espère que cette fois-ci 168 nous n'allons pas perdre notre pare-chocs! — Oui. Je me demande encore comment cela a pu se produire. — A mon avis, tu as démarré tellement vite, que tu as accroché une des voitures qui étaient en stationnement devant l'horlogerie. — Cela m'étonne. Je n'ai jamais d'accrochage. — Bah! Pour une fois, ce n'est pas grave. N'y pensons plus et occupons-nous plutôt de faire nos comptes du mois. Le total des bijoux que nous avons raflés doit être assez joli. Va les chercher. » Gobe-Mouches se releva, s'en alla prendre l'échelle -derrière la cabane, l'apporta contre le peuplier. Il escalada les échelons jusqu'au niveau des premières branches et glissa la main dans une crevasse du tronc, qui était invisible depuis le sol. « Envoie le sac ! » commanda le garde. L'autre tâtonna dans l'ouverture, pâlit et annonça d'une voix étranglée : 169 « II... il n'y est plus! - Quoi! Que dis-tu... — Non, il n'y est pas... - Allons donc! Qu'est-ce que tu me chantes? Cherche bien! Il est peut-être tout au fond... - Mais non... je... Qu'est-ce que c'est? » Gobe-Mouches venait de retirer sa main. Il tenait une feuille de papier pliée en quatre. Il l'ouvrit, l'examina et poussa un rugissement. Le garde demanda : « Que se passe-t-il? Quel est ce papier? » L'autre redescendit précipitamment et lui tendit la feuille. Quelques mots y étaient tracés au crayon à bille rouge : Désolée de vous causer une petite déception, mais j'ai l'intention de rendre ces bijoux à leurs légitimes propriétaires. Je vous conseille de chercher désormais un travail plus honnête. Vendez des cacahuètes ou plantez des patates, 170 mais n'attaquez plus les bijouteries, sinon je me fâcherai tout de bon. Signé : FANTÔMETTE. Le garde fronça, les sourcils et grogna : « Quelle est cette plaisanterie stupide? Si c'est une farce, elle est de mauvais goût. Qui est cette Fantômette? Tu connais, toi? — J'ai vaguement entendu parler d'une jeune fille qui capture les voleurs. Ce doit être 171 — Allons donc! Une fable, une légende! » II relut le texte, puis froissa la feuille et la jeta à terre. Il grinça des dents : « Cela ne me paraît pas croyable. Il n'y a que nous deux qui connaissions cette cachette... » II grimpa à son tour à l'échelle, vérifia que le sac aux bijoux n'était plus là et redescendit, songeur. Il se croisa les bras et médita pendant un moment. Puis soudain, il se jeta sur son complice, l'empoigna par les revers de son veston et le secoua brutalement en criant : « C'est toi, hein? C'est toi qui as fait le coup? Tu as caché le sac quelque part et tu veux me faire croire que c'est cette Fantômette imaginaire qui s'en est emparée? Avoue! Mais avoue donc, canaille! Tu veux garder tout le magot pour toi! » Gobe-Mouches se débattait en protestant. Fou de rage, le faux garde le renversa à terre et commença à lui infliger une correction de grand style. C'est alors que s'éleva une petite voix ironique qui disait : 172 « Bravo, mon cher garde! Allez-y! Encore un coup! Pan! Arrangez-lui la physionomie, à ce vilain voleur de bijoux! Voilà qui fait plaisir à voir! » Le garde se retourna. Fantômette était adossée au peuplier, une main sur la hanche, l'autre faisant tournoyer une fleur qu'elle venait de cueillir. « Qui êtes-vous? demanda le garde en lâchant son complice. — Qui je suis? Mais... cette fameuse Fantômette. — Comment! C'est vous qui avez pris les bijoux dans l'arbre? — Ma foi, oui. — De quel droit? — Ha, ha! Et de quel droit les aviez-vous pris dans des bijouteries? — Mais... Comment le savez-vous? Vous êtes au courant de... nos activités? - Oui. Je m'occupe de vous depuis un certain temps. C'est moi, par exemple, qui vous ai fait perdre votre pare-chocs. Je l'avais attaché à un bec de gaz. 173 Dommage qu'il ait été arraché, sans quoi vous seriez actuellement entre quatre murs solides. — Quoi? Vous aviez prévu que nous allions attaquer l'horlogerie Topaze? — Oui. C'était facile à deviner. Vous avez commis l'énorme imprudence de faire vos coups à dates régulières, le vendredi à dix heures. Et de plus, en consultant les journaux parus pendant le mois, j'ai remarqué que vous choisissiez vos victimes tout bêtement par ordre alphabétique. L'attaque précédente s'étant produite chez un certain Saphir, la victime suivante devait être automatiquement un bijoutier dont le nom commencerait par un S ou un T. C'est évidemment M. Topaze qui allait recevoir votre visite lors du prochain vendredi, à dix heures. Et c'est effectivement ce qui s'est produit. — Et comment se fait-il que vous n'ayez pas prévenu la police? — Je comptais bien vous arrêter moi-même. Et si votre pare-chocs n'avait pas été délabré... » 174 Gobe-Mouches s'était relevé en frottant un œil qui commençait à prendre une teinte violette. Il grogna : « Tout ça ne nous dit pas comment vous avez découvert les bijoux. Ils étaient pourtant bien cachés! — Oui. Mais vous avez commis une autre erreur. C'est de laisser traîner cette échelle géante. Dans quel dessein? Pour dénicher des oiseaux? Non, on ne prendrait pas la peine d'apporter un tel monument jusqu'ici, si ce n'était dans une intention bien précise, et plus sérieuse que la chasse aux oisillons. Alors? J'ai jeté un coup d'œil au pied de ce peuplier qui se dresse tout seul au milieu de la clairière. Un arbre qui saute aux yeux, n'est-ce pas? Les pieds de l'échelle ont imprimé dans le sol deux creux bien visibles, ce qui prouvait que quelqu'un s'en servait pour grimper à l'arbre. C'est ce que j'ai fait moi aussi. Et voilà comment les bijoux se sont envolés. Ce pauvre Gobe-Mouches n'y est pour rien. » Les deux hommes serrèrent les 175 poings. Le garde s'avança vers Fantômette en grondant : « Vous allez me payer ça! Je vais vous faire votre affaire! » Fantômette se mit à rire : « Une autre fois, cher monsieur. Pour aujourd'hui, je crains bien qu'il ne soit trop tard. — Comment? — Sans doute. Regardez cette petite chose qui est en train de remonter la rivière... » Les deux hommes tournèrent la tête. 176 Une vedette de couleur grise, bourrée de policiers, se rapprochait de l'île à toute allure. Les deux voleurs poussèrent une exclamation de rage. Le garde cria : « Vite, Gobe-Mouches, filons! Au bateau! Il est de l'autre côté de l'île... Nous avons une chance de nous en tirer! Quant à vous, la dénommée Fantômette, je vous jure que je vous retrouverai! » Et il s'éloigna au pas de course en brandissant le poing, suivi par son complice, qui tremblait de peur. Fantômette agita la main et lança : « Entendu, au revoir! Et n'oubliez pas de vous déguiser en pêcheurs pour naviguer sur votre petit bateau! Si vous attrapez des ablettes, mettez-m'en une douzaine de côté! » Les deux hommes traversèrent l'île dans sa largeur et atteignirent le point où ils avaient coutume d'amarrer leur barque. Le garde poussa un cri : « Le bateau! Il n'est plus là! Quelqu’un a coupé l'amarre! — C'est encore elle! Cette Fantômette de malheur! Regarde, la barque est là-bas... elle dérive dans le courant! 177 — Nous sommes isolés... plus moyen de quitter l'île... — Revenons à la cabane, en la démolissant, nous pourrons en faire un radeau. Dépêchons-nous! » Ils revinrent en courant dans la clairière, se précipitèrent vers la cabane. C'est alors qu'ils entendirent des coups de sifflet, et qu'ils virent apparaître les uniformes bleus des policiers. 178 EPILOGUE 179 L'ONCLE Arthur, Ficelle et Boulotte commençaient à être sérieusement inquiets sur le sort de Françoise. L'oncle était sur le point d'alerter la police, lorsqu’'une silhouette bien connue apparut au portail de la ferme. « Françoise! s'écria Ficelle, où étais-tu? » 180 La brunette lança en l'air une badine qui tournoya, et la rattrapa adroitement en disant : « Je suis allée me promener... — Comment! Tu te promenais pendant que les gangsters de l'île nous noyaient! Heureusement que Fantômette était là pour nous sauver! Elle est arrivée juste à temps... — Tu m'en vois ravie, ma chère. Il eût été dommage de te perdre. J'aurais versé des larmes de crocodile... — Oh! Tu peux plaisanter! C'est très sérieux, ce que je te dis! — Vraiment? — Je pense bien! Figure-toi que les pirates nous avaient enfermées dans la cabane, pendant que tu étais retournée au bateau pour prendre les boîtes de conserves... » Et la grande Ficelle fit le récit de la captivité, puis du naufrage, et décrivit par le détail la miraculeuse intervention de Fantômette. « Tu te rends compte? Fantômette à Goujon-sur-Epuisette! 181 C'est extraordinaire, n'est-ce pas? On croirait qu'elle nous suit dans tous les endroits où nous nous rendons! — Oui, c'est bizarre. — Mais, évidemment, ce n'est pas nous qui l'intéressons. Elle n'est venue ici que pour arrêter les bandits. Quand elle nous a quittées, elle est repartie vers l'île dans son kayak. Je suis certaine qu'en ce moment elle a déjà ficelé ces affreux bonshommes. — Oh! ma chère Ficelle, 182 cela m'étonnerait. Les policiers ont dû s'en charger. — Quels policiers? demanda l'oncle Arthur. — Ceux que je viens de voir. Ils remontaient le courant à bord d'une vedette rapide. — Mais, comment ont-ils su qu'il y avait des voleurs sur l'île? s'enquit Boulotte. — J'imagine que Fantômette les aura prévenus par téléphone avant d'opérer votre fameux sauvetage. — Et toi, comment as-tu fait pour quitter l'île? — Moi, dit Ficelle, je le sais : elle est revenue à la nage. C'est une petite performance de rien du tout... quand on sait nager là où l'on n'a pas pied. » L'oncle Arthur poussa un grand soupir : « Ouf! mes jeunes amies, je suis content que cette aventure se soit terminée aussi bien. Je n'aurais jamais imaginé que mes pensionnaires allaient se trouver aux prises avec des bandits, sans quoi je me serais bien gardé de les inviter! 183 - Oh! dit Ficelle, c'eût été bien dommage! Voilà le genre de vacances qui me plaît! Pirates, naufrages... il ne manque qu'un trésor... — Non, il existe. Les voleurs cachaient leurs bijoux dans le grand peuplier, en utilisant l'échelle. — Comment? Il y avait réellement. un trésor dans l'île? — Mais oui. — Alors, j'avais bien raison de le chercher! — C'est vrai. Sauf qu'il fallait regarder en l'air au lieu de creuser dans le sol. - Eh bien, je reste persuadée qu'il y a également un trésor enfoui : celui de la sorcière! Maintenant qu'il n'y a plus de voleurs, nous pouvons retourner dans l'île et nous y installer tout de bon. — Bonne idée. Tu emporteras un manteau noir, un chapeau pointu et un balai : tu feras la sorcière. 184 — Avec un grand chaudron, ajouta Boulotte, pour faire cuire des philtres magiques... — Des œufs de crapaud mâle, des langues de vipères et des oreilles de griffons? — Oh, non! dit la gourmande. Nous y ferons cuire des fruits pour faire de la confiture, nous confectionnerons des sauces, du bouillon, des choux farcis, nous mijoterons de bons ragoûts, des belles pommes de terre mélangées à des herbes fines, nous préparerons des poules au pot, des coqs au vin, des truites, des saumons, des homards... » Boulotte dut interrompre son énumération, mais elle le fit sans regret aucun. Car c'était l'heure du dîner. 185 Document Outline ??