PREMIÈRE PARTIE Le concours Majorette CHAPITRE PREMIER Ficelle a réponse à tout HOUÀAAH! Ça y est! Il est arrivé! Youpiii! — Qui ça? Le colis de conserves que j'ai commandé chez Foidoi? — Mais non, Boulotte! C'est le premier numéro de Majorette-Hebdo! Le facteur vient de le mettre dans la boîte. | — Ah! Tu t'es abonnée, Ficelle? ~ Bien sûr. Je veux me tenir au courant de tout. Savoir quelle couleur aura la neige cet hiver, ou si les poules pondront des œufs carrés! » La grande Ficelle ouvre l'enveloppe de papier jaune et en sort le magazine qu'elle étale sur la moquette de la salle de séjour. Elle feuillette la revue à quatre pattes sur le sol; ses longs cheveux lui tombent devant les yeux, ce qui ne doit pas éclaircir son champ de vision. A côté d'elle, Boulotte a pris la même position, idéale pour quiconque veut lire un texte intéressant. Ses joues se gonflent sous la pression d'une bouchée de chocolat praliné. Ficelle pousse un cri d'admiration en découvrant une bande dessinée où d'élé- gantes majorettes lèvent la jambe en faisant tournoyer leur bâton. « Ah! ça me rappelle le temps où j'étais la plus belle majorette de Framboisy, l'année dernière. Tu te souviens, Boulotte? Toutes les copines attrapaient la jaunisse en me voyant, et elles devenaient vertes de jalousie! — Est-ce qu'il y a des recettes de cuisiné, dans ce journal? — Oui, voilà! Le salmigondis à la Péki- noise... — Oh! fais voir! -— Attends, que je regarde d'abord ce qu'il y a après... Oh! qu'est-ce que c'est,ce truc? » Ficelle vient de tomber en arrêt devant un grand titre : Etes-vous valabte? Elle tourne la tête vers la gourmande et questionne : " A ton avis, Boulotte, suis-je valable? : — Ça, je n'en sais rien! Pour dire des bêtises, sûrement! » Ficelle fait « peuh! » et lit à haute voix le texte qui figure sous le titre : Pour savoir si vous êtes valable, faites le test suivant. Répondez aux questions qui vous sont posées, découpez le bulletin et envoyez le ayant le 12 juin à Majorette-Hehdo. Si vous êtes valable, vous gagnerez un voyage en Allemagne. Si vous êtes un peu valable, vous aurez droit à un abonnement à notre revue. Et si vous n'êtes pas valable du tout, vous recevrez quand même un magni- fique autocollant Majorette! Ne perdez pas une minute! Ficelle mugit, bêle, glapit, coucoule,ulule, cacabe et stridule1 pour exprimer sa joie. C'est alors que la porte s'ouvre. Une jeune brunette à la mine éveillée entre et s ' e x c l a m e : 1 Vache, mouton, renard, coucou, chottettê, perdrix, cigale. « En voilà, des cris d'animaux! On se croi- rait dans une ménagerie! » Ficelle repousse ses cheveux sur le côté, comme un rideau que l'on écarte. « Ah! tu arrives bien, Françoise! Viens voir ce questionnaire! Ça m'a l'air drôlement valable! , — Qu'est-ce que c'est? On répond à des questions, et on va en Allemagne! Attends, tu vas voir. Question numéro un : Qui a le plus petit chapeau du monde? » Un silence se fait dans la pièce. Boulotte cesse de mastiquer. Ficelle pince son long nez, comme pour le rendre pointu. Françoise entortille autour d'un index une mèche de ses cheveux noirs. Ficelle déclare : « A mon avis, c'est un collectionneur de chapeaux... Il doit avoir un petit modèle dans sa collection... A moins que ce ne soit un clown. Ils ont toujours des espèces de pots de fleurs sur le crâne. Vous vous souvenez, au cirque Bouglichard ? Il y avait un gugusse avec un énorme chapeau de cow-boy qui lui tombait sur les oreilles. Ce ne devait pas être celui-là, le plus petit du monde... » Françoise fait claquer ses doigts. « Ça y est, j'y suis! — Ah? Tu as trouvé? — Bien sûr. C'est très simple, ma grande. Celui qui a le plus petit chapeau du monde, c'est celui qui a la plus petite tête! » Ficelle reste un long moment pensive, les sourcils froncés. Puis elle s'exclame : « Ah! oui, bien sûr! C'est évident! Je l'avais deviné tout de suite. Vite, un crayon, que je note. La petite tête... Bon, la première question est déjà résolue. Passons au n°2. » Le nez au niveau du sol, la grande fille déchiffre la question qui suit : Combien de calories représentent cent grammes de gruyère? Elle fait la moue en se grattant le menton, perplexe. Au contraire, Boulotte lève le doigt en criant "Moi! moi! » comme une élève à l'école, et elle répond : « Ça fait 390 calories! J'en suis sure! Je peux vous donner aussi les calories des petits suisses, du bifteck, des œufs durs... » Ficelle s'empresse de noter la réponse fournie par Boulotte. Puis elle passe à la question suivante? Qu'est-ce qui est le plus lourd, un kilo de plume ou un kilo de plomb? La grande fille sourit : « Ça, c'est facile! Le plus lourd, c'est le kilo de plomb, bien sûr! » Françoise secoue la tête : « Mais non, grande nouille! UN KILO de plume pèse autant qu'UN KILO de plomb! » Ficelle fait « Oh! » et s'empresse de noter la réponse. Pendant une demi-heure, l'épluchage du questionnaire se poursuit. Puis la grande Ficelle lit la dernière question : Doit- on dire que sept et trois font-t-onze, ou que sept et trois font-z-onze? Elle s'esclaffe : « Encore une question facile comme tout! On doit dire font-t-onze. Je sais parler notre langue très fort correctement! » Françoise laisse tomber : « On doit dire « sept et trois font dix » Penaude, Ficelle note le résultat. Puis elle se redresse, contemple le bulletin bien rempli et fait cette déclaration : « Voilà, mes petites amies, j'ai répondu - valablement à ce questionnaire. Et je vais le mettre tout de suite à la poste. Ils verront que je suis, très valable, et je gagnerai un voyage en Allemagne! » Boulotte fronce alors les sourcils et grogne : « Et pourquoi ça ne serait pas moi qui le gagnerais, ce voyage? J'ai résolu le problème des calories, moi! Et Françoise a aussi répondu à des tas de questions! Toi, tu n'as fait que noter les réponses. » La grande fille hausse ses épaules poin- tues : « Eh bien, je ne vous empêche pas d'aller acheter Majorette-Hebdo et de remplir un questionnaire. Je suis la plus valable de toutes, mais je vous permets de tenter votre chance. Seulement, ne venez pas vous plaindre si vous ne gagnez qu'un auto- collant. » Ficelle tourne le dos dédaigneusement, glisse le bulletin dans une enveloppe, tire une langue démesurée pour la cacheter, et sort de la maison. Boulotte avale une dernière bou- chée chocolatée et dit à Françoise : « Après tout, pourquoi ne le ferions-nous pas, ce concours? Nous ne sommes pas plus bêtes qu'elle, non? » La brunette. sourit. « Tu as raison, Boulotte. Nous allons rem- plir aussi notre questionnaire. Et nous irons peut-être faire une promenade en Alle- magne. » Ên prononçant ces mots, Françoise est loin d'imaginer quelle sorte de promenade l'attend! CHAPITRE II La clairière mystérieuse « A H! VOUS AVEZ vu ce paysage panora- mique? C'est plein d'arbres de Noël! Sauf qu'on a oublié d'y accrocher des boules... C'est dommage... Il faut dire aussi que ce n'est pas la saison... » Les arbres qui défilent en rangs serrés der- rière la fenêtre du wagon sont en effet des sapins. Le train a passé la frontière alle- mande au petit jour, alors que les jeunes voyageurs et voyageuses étaient encore endormis. Ficelle a tendu en bâillant sa carte d'identité. Le douanier a dit en souriant avec un fort accent : "egzguzez-moi, mais z et fotre garde tu glub de nadazion... » Ficelle s'est soudain réveillée. « Hein? Quoi? La carte du club de natation? Ah! oui, c'est ma carte de la piscine... Excusez-moi si je vous demande pardon, je vais vous donner mon billet. Heu... non, ma carte d'identité... Où l'ai-je fourrée?... » La grande étourdie, après , une longue fouille dans sa valise, son sac de plage et son manteau, finit par découvrir la carte d'iden- tité entre les pages du livre qu'elle était en train d'étudier : J'apprends à sauter à la corde en cinquante leçons. Maintenant, Ficelle tapote sur l'épaule de Françoise qui feuillette un livre plus sérieux, un guide touristique de l'Allemagne. « Hé, dis, Françoise! Comment s'appelle cette grande forêt d'arbres de Noël? — Le Sçhwartzwald. — Ah! Qu'est-ce que ça veut dire? — La Forêt Noire. — Ah? Bon. » Ficelle réfléchit une seconde, puis demande à nouveau : « Pourquoi est-elle verte, alors? — Parce qu'on a oublié de la peindre en noir. --- Tu crois ? — Evidemment. » Satisfaite par cette explication, notre écervelée sort un carnet et déclare : « Je vais noter mes précieuses impressions de voyage, qui passionneront les historiens de l'an 3000 quand ils liront mon carnet. Voilà, j'écris : ! « Grâce au concours organisé par Majorette-Hebdo, j'ai prouvé que je suis une fille extra-valable. Au bout de trois semaines, j'ai reçu une grande enveloppe avec une lettre disant que j'avais gagné, accompagnée d'un billet de chemin de fer et d'une carte bleue, perforée avec quelques trous, et mon nom marqué dessus. C'est une carte pour mettre dans un ordinateur, m!a dit Françoise. » Boulotte, qui est en train de mordre dans un sandwich au gruyère, fait une suggestion : « Tu pourrais écrire que moi aussi j'ai gagné. Et Françoise également. — Oui, oui, d'accord. Je le mettrai s'il me reste un peu de place. » Les gagnants et les gagnantes du concours Majorette, en tout une vingtaine, se sont retrouvé sur le quai de la gare de l'Est. Bou- lotte, Françoise et Ficelle sont montées dans un compartiment en compagnie d'un jeune garçon blond aux yeux bleus, qui s'est contenté de les saluer d'un bref « Bonsoir ! » Il s'est ensuite plongé dans la lecture d'un livre sérieux, puisqu'il a pour titre Calcul du mouvement des planètes. Ficelle a essayé d'engager la conversation en lui demandant s'il savait nager dans le grand bain, mais il a haussé les épaules en poursuivant sa lec- ture. Dépitée, Ficelle a dit à voix haute : « Il y a des gens très bêtes qu'ils ne se rendent pas compte qu'ils sont en compa- gnie d'une fille super-valable au plan de la valabilité! » . Les fenêtres s'obscurcissent soudainement. Ficelle se met à pousser des hurlements de terreur, épouvantée par cette brusque dispari- tion de la lumière, qui d'ailleurs revient aussi vite : le train vient de passer sous un tunnel. Trois minutes plus tard, nouveaux hur- lements dus à un second tunnel. Même chose cinq minutes après. Au moment où Ficelle commence à s'habituer à cette succession de jour et de nuit, le train ralentit, fait grincer ses freins, s'arrête. La grande fille s'inquiète dé nouveau. « Que se passe-t-il, Françoise? Nous som- mes en panne d'essence? — Mais non! Nous sommes arrivées. Tu peux sortir ta valise du porte-bagages. » Grande bousculade. Ficelle tire sa valise si vivement, que le contenu jaillit et s'éparpille à travers le compartiment : un réveille-matin, des pinces à cheveux, des pulls, chaussettes et mouchoirs. Un album de timbres s'ouvre, laissant échapper les vignettes qui voltigent comme des papillons. Pressée par le temps -— le train est sur le point de repartir! —Ficelle récupère fébrilement son matériel, abandon- nant sous la banquette une chaussette bleue et un précieux 10 centimes rouge sénégalais. Quelques minutes plus tard, les heureux lauréats du concours sortent de la gare par une porte marquée Ausgang et grimpent dans l'autocar qui les attend. Le véhicule démarre, traverse Sonnelgong, petite ville aux maisons de brique, et s'engage dans la Forêt Noire. Boulotte croque une tablette de Schokolade obtenue dans un distributeur, Françoise se laisse bercer par le balancement du car, et Ficelle tente d'engager à nouveau la conversa- tion avec le garçon blond qui est assis près d'elle, toujours plongé dans son livre d'astronomie. « Mon nom, c'est Ficelle. Je suis une mer- veilleuse habitante de Framboisy. Et toi, comment t'appelles-tu? » Sans lever les yeux, le garçon répond : « Eric. » Satisfaite d'avoir enfin réussi à faire par- ler son voisin, la grande fïlle insiste : Mon passe-temps favori, c'est de faire du ventriloquisme. Tiens, écoute, je vais faire parler mon estomac... » Ficelle ferme la bouche aux trois quarts, ce qui la fait ressembler à une grenouille, et elle dit d'une voix nasillarde : « En ce moment, c'est mon ventre qui parle. Formidable, pas vrai? Je pourrais faire ce numéro sur la scène de l'Olympiade, hein, Eric? » Mais Eric ne daigne pas lui prêter la moindre attention. Ficelle soupire, prend un air renfrogné et lui tourne le dos pour ne plus s'occuper que du paysage. Le car ralentit, tourne pour s'engager sur une route secondaire percée à travers la forêt. De temps en temps, les basses branches viennent fouet- ter les glaces, provoquant des petits cris d'effroi parmi les passagères. Sur le bas- côté de la route, Ficelle remarque des écriteaux rouges ou jaunes, marqués Achtung! ou Verboten. « Françoise, qu'est-ce que c'est, toutes ces inscriptions? — Cela veut dire attention ou interdit. -—Pourquoi? Il y a des bêtes méchantes? Des crocodiles? — Non, mais c'est peut-être une zone mili- taire. — Ah! bon. Et qu'est-ce que c'est, ce truc en forme de machin? Un réservoir d'eau? » A travers la forêt, on entrevoit une vaste clairière au milieu de laquelle s'élève un haut cylindre de béton, lisse et nu. Boulotte remarque : « On dirait un peu une grosse boîte de petits pois. » Ficelle soupire : « Ah! quel dommage que Fantômette ne soit pas ici! Elle nous expliquerait tout de suite ce que c'est, ce bidule... Ah! on arrive... » Le car vient de stopper devant une grande bâtisse en forme de chalet de montagne, mais construite en brique. Devant l'entrée, un groupe d'hommes en blouses blanches, qui ressemblent un peu à des infirmiers, attendent les nouveaux arrivants. Ficelle se demande si on ne va pas l'opérer de la jau- nisse ou lui mettre une jambe dans le plâtre, mais elle se rassure quand on la conduit dans une chambre aux couleurs gaies, garnie de meubles taillés dans du bois d'arbre de Noël. A peine la grande fille a-t-elle commencé à déballer sa valise, qu'une voix sortant d'un haut-parleur annonce, avec un accent marqué, que le déjeuner est servi... Ficelle sort en courant, mais elle est déjà précédée par Boulotte qui fait preuve d'une agilité fantastique quand il est question de remplir son estomac. La petite troupe se retrouve dans une vaste salle à manger, devant des plats abon- damment garnis de choucroute et de Mettwurstenl. Boulotte est enchantée par ce séjour en Forêt Noire, et Ficelle, la bouche 1. « c'est une sorte de saucisse remplie de rillettes. On appuie dessus, comme un tube de dentifrice, et on tartine la pâte sur des tranches de pain gris. Qu'est-ce que c'est bon! » (Noce dç Boulotte.) amincie en tirelire, fait dire à son ventre : « Quelle chance j'ai d'avoir été sélectionnée comme fortement valable! Je me demande ce qu'on va faire après le déjeuner. Sûrement du sport de plein air, comme en colonie de vacances. Peut-être un jeu de piste, dans les bois? " Elle se tourne vers Eric qui boit un verre de lait, et lui demande : « Tu n'es pas de mon avis? On va jouer à se courir après pour attraper les foulards qu'on aura autour du cou, pas vrai? » Le jeune blond hausse les épaules et répond sèchement : « Ça m'étonnerait! » Ficelle tourne la tête de côté pour faire croire qu'elle regarde ailleurs, ferme sa bouche et nasille : « Dis-nous donc pourquoi on nous a fait venir ici, puisque tu es si bien renseigné? » Eric prend sa respiration, comme s'il était sur le point de répondre, puis il se ravise et secoue la tête. « Tu le verras bien! » Le repas étant terminé, les jeunes convives se lèvent. Un des infirmiers annonce alors à voix haute : « Vous avez droit à une demi-heure de repos. Ensuite, nous vous appellerons indivi- duellement pour vous poser quelques ques- tions. Munissez-vous de la carte bleue por- tant votre nom. » Ficelle se penche vers Françoise et mur- mure — toujours avec son ventre : « Tu as entendu? Le concours Majorette continue! On va encore nous poser des colles. Je me demande quel nouveau voyage je vais gagner? Peut-être une croisière autour du monde, où un voyage dans le métro sur la ligne Clichy-Saint-Ouen? » CHAPITRE III Encore des épreuves! MINCE! Encore raté! Ces raquettes ne valent rien! Quand je joue au ping- pong chez moi, je gagne toujours! » Après le repas de midi, les jeunes se sont rendus dans une grande salle de jeux où Ficelle peut se livrer à une brillante démons- tration de maladresse. Boulotte s'est assise dans un fauteuil pour digérer, et Françoise vérifie dans une glace murale que ses che- veux sont convenablement bouclés. Une voix sort d'un haut-parleur : « Mademoiselle Françoise! Mademoiselle Françoise! Veuillez entrer dans la chambre numéro 3! » Un chiffre lumineux bleu s'allume au-des- sus d'une porte qui coulisse. Un homme en blouse blanche fait signe à Françoise d'en- trer. Jalouse, Ficelle s'approche de la brunette : « Dis-donc, c'est toi qu'on appelle en pre- mier? Tu as gagné un prix spécial? On va t'offrir un taille-crayon ou une automobile? — Je ne sais pas, ma grande. Je suppose qu'il s'agit des questions que l'on va nous poser. — Et pourquoi, encore des questions? — Demande à Eric. Il a l'air renseigné. — Oh! ce zozo, il ne répond pas quand on lui parle! » Mais Françoise ne l'entend plus. Elle vient de passer le seuil de la chambre numéro 3. La porte glisse derrière elle. Au centre du local dont les murs dispa- raissent sous un épais capitonnage vert, se trouve un fauteuil noir et une table d'acier. Sur la table, un grand téléviseur. La voix du haut-parleur reprend : « Prenez place sur ce sièger Je vous prie! » Françoise obéit. Le cuir du dossier est froid et souple. De nouveau, la voix ano-nyme s'élève : « Je vais vous poser une série de ques- tions, plus difficiles que celles du concours Majorette. Pour chaque question, vous verrez apparaître trois réponses sur l'écran qui est devant vous. Au moyen du crayon électro- nique relié au poste par un fil, vous touche- rez l'écran à l'emplacement de la bonne réponse. Avez vous compris? -— Oui, je pointe sur l'écran la réponse qui me parait exacte. — T r è s bien. Attention, nous commen- çons! » Sur l'écran apparaît une question : Qui a inventé la cocotte-minute? Françoise se dit que la question plairait à Boulotte. Trois réponses possibles appa- raissent : « Henri IV — Bernard Palissy — Denis Papin » Françoise touche le troisième nom au moyen du crayon, et une nouvelle question apparaît : Quel est cet objet?, accompagnée dun dessin en forme de spirale. « Non, ce n'est ni une coquille d'escargot, ni un escalier en colimaçon. C'est un compresseur de moteur d'avion. » Les problèmes se succèdent, à un rythme qui semble de plus en plus rapide. La brunette doit faire du calcul mental, classer des cercles par ordre de grandeur, suivre avec le crayon le tracé d'un labyrinthe, assembler mentalement les pièces d'un puzzle ou décou- vrir d'un coup d'œil le triangle rectangle caché dans un fouillis de lignes. L'écran s'éteint soudainement, mais le haut-parleur continue de lancer des ordres : « Comptez de 100 à 75 en commençant par la fin! — 100, 99, 98, 97, 96... — Donnez la liste des planètes du système solaire! — Mercure, Vénus, la terre, Mars, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune et Fluton. — Quel est le nom jde la vitamine B 5? — L'acide pantethénique. " Pendant une heure entière, colles et pièges se suivent sans interruption. Françoise répond très vite, sans prendre le temps dé réfléchir. Et soudain, la voix annonce : « C'est terminé, je vous remercie. Veuillez glisser votre carton bleu dans la fente qui se trouve à votre droite. C'est l'ordinateur qui va effectuer votre classement. » Françoise met la fiche perforée dans l'ouverture, pousse un soupir de soulagement et sort. Dans la salle de ping-pong, elle retrouve Ficelle qui lui saute dessus. « Ah! Françoise, tu as fini? On t'a fait des piqûres, je parie? — Mais non, grande bête. On m'a fait pas- ser des tests. — Ah! oui, on t'a demandé de distinguer un carré blanc d'un rond noir? — Voilà, c'est ça. — Ah! Facile! Pour les tests, je suis drô- lement valable! Et si on gagne, on aura droit à quoi? Un autocollant? — Je ne le sais pas encore. — Quoi? On ne t'a pas expliqué à quoi ça sert, toutes ces questions? — Non, ma petite grande. Mais.. Tiens! on dirait que c'est ton tour. » Le haut-parleur vient en effet d'appeler Ficelle. Elle se redresse, annonce à la ronde qu'elle va triompher valablement. Françoise lui demande : « Et ton carton? Tu l'as encore égaré? — Non, il est dans ma chaussette gauche. » La grande fille se penche, extrait un rec- tangle passablement froissé, percé d'une mul- titude de trous qui se sont ajoutés aux per- forations déjà existantes. Françoise lève un sourcil, intriguée. « Qu'est-ce qui lui est arrivé, à ta carte? — J'ai fait des trous dedans. J'avais besoin d'un tamis pour avoir du sable extra-fin. Je voulais me fabriquer du papier de verre, pour polir la semelle de mes chaussures. — Et dans quel but, ce polissage? — Pour glisser dans le couloir. Ça me fait des chaussures-patins, tu comprends? C'est une idée mirifiquement astucieuse! » Le haut-parleur répète : « Mademoiselle Ficelle veuillez vous pré- senter à la porte n° 3, s'il vous plaît! — On y va, on y va... » Nonchalamment, Ficelle se traîne jusqu'à la salle et s'assoit sur le fauteuil. L'écran s'illumine, lui proposant les questions aux- quelles Françoise a déjà répondu. La cocotte- minute, c'est évidemment Henri IV qui en est l'inventeur, lui qui voulait que tous les Fran- çais puissent mettre la poule au pot le dimanche. Compter à l'envers à partir de 100, c'est bien trop compliqué! Et pourquoi Ficelle se casserait-elle la tête, puisqu'elle a déjà prouvé qu'elle est une fille super- valable? Elle bâille, ferme les yeux, laisse sa tête s'incliner sur la table, et s'endort. Il faut qu'un préposé en blouse blanche la secoue pour la réveiller. Elle glisse son car- ton perforé dans l'ordinateur, sort de la pièce en s'étirant et rejoint ses amies. Françoise l'interroge : « Alors, tu as répondu aux questions? — Une ou deux seulement. Bah! je ne vois vraiment pas pourquoi on nous fait faire tout ce cirque! Sûrement un truc publicitaire pour la lessive chose ou le shampooing Machin. Tiens! il y a des balançoires, dehors! Chic! je vais faire un tour dessus! » Les autres garçons et filles passent chacun à son tour dans la salle n° 3. Puis le dîner est servi dans la salle à manger. On commente la séance de tests, on compare les réponses. Ficelle, qui se rend compte qu'elle n'a pas spécialement brillé, espère gagner tout de même un petit voyage. Peut-être une prome- nade sur la Seine en Bateau-Mouche. Le soir vient, et tous ces jeunes gens commencent à ressentir les fatigues du voyage, du dépay- sement et de l'examen qu'ils viennent de pas- ser. Ils quittent la table pour se diriger vers leurs chambres. Ficelle tapote sa bouche en déclarant : « Je sens que je vais dormir comme une momie dans son scapulaire! Bonne nuit, les petites! — Bonne nuit, Ficelle! » Chacun s'enferme et se fourre au lit. Les lumières s'éteignent une par une. Et bientôt, tout le monde dort dans la maison-chalet. A une exception près. Car l'une des doubles fenêtres s'ouvre, laissant passer une silhouette noire qui saute à terre, s'éloigne furtivement de la bâtisse et s'enfonce entre les sapins. CHAPITRE IV Le machin formidable EN ALLEMAGNE, pendant l'été, les journées peuvent être très chaudes. Mais dès que le soleil se couche, la température s'abaisse brusquement et il fait alors franchement froid. Fantômette s'enveloppe étroitement dans sa cape de soie noire doublée de rouge et accélère l'allure pour se réchauffer. La Forêt Noire mérite maintenant son nom. La jeune aventurière aurait du mal à trouver son pas-sage si un rayon blanc tombant d'un crois-sant de lune ne venait éclaircir le sentier moussu sur lequel elle chemine. Après dix minutes de trajet, elle découvre une ligne de lumières jaunes régulièrement espacées, qui délimitent la grande clairière entrevue lors de son arrivée. Elle se heurte bientôt à un écriteau qui annonce : Eintritt verboten (entrée interdite). Elle le néglige, s'avance jusqu'à trouver un obstacle plus sérieux, constitué par une clôture en fils de fer barbelés. Là, un autre écriteau, où zig- zague un éclair peint en rouge, indique qu'un courant à haute tension circule dans la bar- rière. Fantômette fait la grimace. « Je n'ai pas envie d'être changée en lampe électrique! Il va falloir passer ailleurs, si c'est possible... » D'une démarche silencieuse de félin, Fantô- mette contourne la clôture, découvre une entrée qui ressemble à un poste-frontière, avec sa barrière de bois et une guérite où se tient un garde armé. On peut à la rigueur sau- ter par-dessus la barrière, mais le garde aurait vite fait de tirer quelques balles. Notre justicière se tient immobile, accrou- pie derrière un buisson, à dix mètres seu- lement du passage. Une de ses mains se pose sur un objet dur, lisse et froid. Un caillou. « Bon, essayons... * Elle saisit la pierre, la lance vigoureu- sement vers l'arrière de la guérite, et attend. Le garde a entendu le bruit. Il quitte son abri, fait quelques pas vers l'endroit où le caillou est tombé. Fantômette profite aussitôt de l'occasion. Quelques fouléés rapides l'amènent au niveau de la barrière qu'elle franchit d'un bond. Elle s'éloigne, s'assure d'un coup d'œil que la sentinelle ne l'a pas vue passer, et continue sa course vers la chose qui se dresse au centre de la clairière, l'énorme cylindre de béton. Cet objet mystérieux... Que peut-il bien contenir? Ce n'est sûrement pas un réservoir d'eau, dans cette région où lacs et rivières ne manquent pas. Ni un silo à grains, puisqu'on ne peut cultiver le blé dans la forêt. A quoi donc cette tour peut-elle servir? Fantômette ne peut s'empêcher de sourire. « S'il n'y avait pas eu toute cette quantité d'écriteaux défendant le passage, je n'aurais jamais eu l'idée de venir par ici. Mais du moment qu'on me défend d'approcher, c'est le meilleur moyen pour m'attirer! » Elle est maintenant tout près du cylindre. Il est entouré par une ceinture de petites lampes bleues qui en éclairent la base. Dans le silence de la nuit, on perçoit un bourdon- nement provenant d'une construction proche, un bâtiment bas dont les fenêtres sont éclai- rées. Quelqu'un veille ou travaille en ce lieu. Fantômette s'approche silencieusement de la base du cylindre, la contourne à la recherche d'une entrée. Elle trouve en effet une porte métallique où des lettres sont peintes : Eingang verboten. « Entrée interdite? Chouette! Ça veut dire que je dois passer par là! Dommage que je n'aie pas la clef! » A tout hasard, Fantômette appuie sur le battant. Miracle! Il cède... la porte s'ouvre. La jeune aventurière pénètre à l'intérieur du cylindre, traverse un couloir aux parois bétonnées, et débouche dans une vaste salle circulaire violemment éclairée. Elle se dissi- mule derrière un meuble métallique et observe. Là, une dizaine d'hommes en blouses blanches s'affairent autour d'un objet dressé verticalement, dans un échafaudage de tubes en acier qui l'entourent comme les barreaux d'une cage. Fantômette lève les yeux, ouvre la bouche et perd le souffle. Puis murmure : « Mille pompons! » Et elle reste debout, figée, contemplant avec stupéfaction le machin, le truc, le bidule, comme dirait Ficelle, qui s'élève là, sur une hauteur de quatre étages. D'un geste machi- nal, elle tripote le pompon qui orne l'extré- mité de sa cagoule. Elle dit à voix basse, pour elle-même : « Je commence à comprendre pourquoi l'entrée est interdite. Ce zinzin doit être classé dans la catégorie des engins ultra- secrets. Ce n'est pas le genre d'ustensile qu'on pourrait trouver dans un supermar- ché. » L'objet, la chose entourée par le treillis de l'échafaudage, c'est une sorte d'avion en métal poli, brillant, qui pointe son nez vers le lointain plafond, comme une fusée sur sa rampe de lancement. En examinant l'appareil avec attention, Fantômette découvre à sa base une série de tuyères en forme d'enton- noirs renversés, qui ressemblent effecti- vement à celles d'une fusée. Des mécaniciens s'affairent avec leurs outils, un technicien écrit quelque chose sur un grand registre portatif. Sans doute procède-t-il à des vérifications. Assis devant un pupitre aux innombrables cadrans, un contrôleur appuie sur des boutons. Des hommes en blanc vont et viennent, portant des appareils de mesure ou déroulant des câbles électriques. Toute cette activité se fait sans bruit, chacun paraissant savoir exac- tement quelle tâche il doit accomplir. De temps en temps, un mécanicien échange quel- ques paroles à mi-voix avec un ingénieur, comme s'il voulait éviter de troubler le silence de quelque cérémonie solennelle. « C'est impressionnant, n'est-ce pas? » fait une voix derrière Fantômette. Elle se retourne brusquement, surprise. Celui qui vient de parler est un garçon blond, en robe de chambre rouge. Il a les mains dans les poches et regarde l'aventurière avec un petit sourire narquois. C'est Eric. Fantômette se ressaisit très vite. Elle demande, sur le même ton ironique : « Toi aussi, tu avais envie de savoir ce que contenait cette tour de béton? » Eric hausse légèrement les épaules. « Oh! non. Moi, je le savais déjà. — Vraiment? — Oui. Il s'agit d'un avion-fusée. Une navette spatiale semblable aux engins Orbiter qui tournent autour de la Terre. Mais ce véhi- cule est beaucoup plus petit; — Et comment connaissais-tu son exis- tence? — C'est un petit secret, Fantômette. Tu sembles bien renseigné, Eric. D'abord, tu sais pourquoi on nous a fait venir ici. Ensuite, tu es au courant de tous ces tra- vaux... Enfin, tu ne sembles pas étonné de me voir. — Bah! rien ne m'étonne, moi. » Il fait demi-tour vers la sortie, claque des doigts comme si une pensée lui venait brus- quement à l'esprit. « Si tu as une seconde, Fantômette, je vais te montrer quelque chose. Viens par ici... » Il sort du grand atelier, revient dans le couloir, pousse une porte qui s'ouvre sur le haut d'un escalier. Fantômette demande : « Tu veux me faire visiter la cave? — Une cave sans bouteilles, alors. Il y a là un local qui pourra t'intéresser, toi qui aimes courir les aventures. — Je brûle de voir ce que c'est. La salle de commande de l'avion? — Non. Les contrôles de vol se font depuis un bâtiment extérieur. Ce que je veux te faire voir, c'est autre chose. » Ils longent une sorte de tunnel aux murs cimentés, au long duquel courent des canali- sations de différentes couleurs. Electricité, téléphone, air comprimé, eau, oxygène. Des multitudes de pancartes ornées de flèches donnent des indications en allemand, que la jeune justicière ne prend pas le temps de déchiffrer. Dans l'air flotte une odeur d'ozone dégagée par quelque dynamo qui ron- ronne non loin de là. Eric s'arrête devant une porte cle fer qu'un grand levier permet d'ou- vrir. « Tiens, entre! » Fantômette passe le seuil, pénètre dans une pièce carrée, aux murs lisses et blançs, vide de meubles. « Bon, eh bien, qu'y a-t-il à voir, mon cher Eric? » Un claquement sec. Fantômette fait demi- tour. La porte vient de se refermer. « Ah! ça mais... qu'est-ce qui té prend, Eric? En voilà des manières! Quelle est cette plaisanterie? Hé! Ho! Tu m'entends? » Elle tape avec son poing sur la porte, mais le battant, très massif, ne laisse passer aucun son. « Mille pompons! En voilà un guignol! C'est ça, ce qu'il appelle me montrer quelque chose d'intéressant? Ah! le coquin! Attends que je sorte d'ici, et je te plonge le nez dans un pot de colle forte! » Furieuse de s'être laissé prendre dans ce piège aussi inattendu que stupide, la justicière se met à tourner en rond comme un fauve en cage. « Je ne vais tout de même pas passer toute la nuit ici, alors qu'il y a un bon lit qui m'attend au chalet! Ça m'apprendra, aussi, à aller me promener au clair de lune!... Brrr... il ne fait pas chaud!... Ce sous-sol est glacial! Et pas un radiateur en vue.., » ; Le regard de Fantômette parcourt le plan- cher uni, couvert de plastique. Les murs sont en tôle peinte en blanc, nus, si l'on excepte une applique murale qui fournit l'éclairage, et une canalisation qui fait le tour de la pièce, au ras du plafond. En examinant ce tuyau, un détail attire l'attention de la jeune aventu- rière. Le long du conduit, il y a par endroits des traînées blanchâtres, comme si on l'avait saupoudré de sucre. Fantômette se ramasse sur elle-même pour prendre son élan, puis saute en étendant le bras vers la tuyauterie qu'elle effleure du bout des doigts. Quelques paillettes blanches s'y déposent. « C'est du givre!... Ah! je commence à comprendre pourquoi je suis gelée! Me voilà enfermée dans une chambre froide! Eric a vraiment eu une drôle d'idée... » Pour se réchauffer, Fantômette se met à trottiner en rond. Chaque fois qu'elle souffle, des nuages blancs se forment devant sa bouche. Sur le circuit frigorifique, la couche de givre s'épaissit. A mesure que la tempéra- ture s'abaisse, Fantômette court de plus en plus vite. Mais au bout d'un moment, elle commence à ressentir une fatigue d'autant plus grande, qu'au lieu de faire ce marathon, elle devrait être en train de se reposer dans son lit. Et dès qu'elle s'arrête, le froid la saisit et l'oblige à repartir. « Ma vieille, te voilà dans une drôle de situation! Ah! il est chouette, le voyage offert par Majorette-Hebdol A moi le gros lot! Et j'ai le choix : soit mourir de froid, soit de fatigue! Allez, la vie est belle! » CHAPITRE V Fantômette se fâche FANTÔMETTE marche, marche inlassable- ment. Le froid est de plus en plus vif. Le long de la conduite réfrigérante, le gel s'épaissit à vue d'oeil. Même les parois de la chambre froide se couvrent de givre. La jeune aventurière halète en soufflant comme les freins à air comprimé d'un camion. Elle s'arrête un instant, épuisée de fatigue. « Mille pompons verts! Comment faire savoir que je suis ici? On viendrait peut-être à mon secours?..» Mais il n'y a pas de télé- phone, pas moyen de communiquer avec l'extérieur. Même si je hurlais, ma voix ne traverserait pas l'épaisseur de la porte! » Son regard se porte alors sur l'applique murale. Et brusquement, une idée lui vient. Une idée lumineuse, en l'occurrence. " Mais oui, parbleu! L'électricité! Le voilà, le moyen de communiquer avec l'extérieur! » Elle a vite fait de retirer le globe de plas- tique translucide qui protège l'ampoule. Puis elle prend un coin de sa cape pour saisir l'ampoule sans se brûler, la dévisse et la retire. Tout devient noir. Elle se baisse et, d'un coup sec, elle casse l'ampoule. Si l'on regarde à l'intérieur d'une lampe électrique, on aperçoit un filament tendu entre deux antennes en fil de fer. Si l'on rap- proche ces deux antennes en les faisant tou- cher, l'ampoule cesse d'éclairer, mais le cou- rant électrique continue de passer avec une telle intensité, qu'il fait sauter les plombs du secteur. C'est justement ce que Fantômette cherche à faire. Elle entortille les deux antennes, puis remet l'ampoule dans sa douille. « Si mon plan a marché, j'ai provoqué un court-circuit, et le reste de la tour est comme moi dans l'obscurité. Je n'ai plus qu'à atten- dre que les techniciens recherchent la cause de la panne, et viennent jusqu'ici... » Son raisonnement est juste. Cinq minutes à peine se sont écoulées, qu'un bruit de déver- rouillage se produit du côté de la porte qui s'ouvre. Le faisceau d'une lampe de poche vient éclairer la chambre froide, tandis que des voix allemandes poussent des exclama- tions. « Was ist das? — Ce que c'est, messieurs? C'est moi, Fan- tômette. » Une voix demande alors en français : « Que faites-vous ici, s'il vous plaît? — Ce que je fais? Vous le voyez, je prends le frais! » - Fantômette sort de la chambre froide, encadrée par deux grands gaillards en blouse blanche. C'est alors qu'au détour d'un cou- loir, elle entrevoit quelque chose de rouge, l'espace d'une seconde. Elle a deviné plutôt qu'entrevu le porteur de ce vêtement rouge. « La robe de chambre d'Eric! C'est lui qui guette le résultat de sa mauvaise farce! » Elle démarre comme une moto au Bol d'Or, laissant sur place les deux hommes, et fonce à travers le couloir. Là-bas, tout au fond, Eric s'enfuit, disparaît dans un tour- nant. L'aventurière court sur ses traces, prend le tournant... et vlan! Elle prend en pleine poitrine un coup de poing qui la plie en deux, la respiration cou- pée. Paf! Un deuxième direct l'envoie rouler sur le sol. Eric, qui l'attendait au tournant, plonge sur elle, l'écrase de tout son poids, l'immobilise. Ou plutôt, il essaie, car Fantô- mette a déjà retrouvé son souffle. Lorsque les deux techniciens arrivent auprès des combattants, ils ne trouvent qu'une sorte de masse confuse d'où émergent des bras et des jambes. On entend le bruit d'un violent coup de poing, suivi d'un cri de douleur. Puis l'un des adversaires se relève, secoue la tête pour démêler ses cheveux et dit : « Tu ne devrais pas te frotter à moi. Un jour ou l'autre, ça t'attirera des ennuis. Cela dit, je voudrais bien savoir pourquoi tu as voulu me faire geler. Ce n'est pas gentil, tu sais. Pas gentil du tout! » Eric reste assis sur le sol, se frottant la partie droite, du visage en essayant de retrouver ses esprits. Mais il ne répond pas. Fantô- mette l'empoigne par le col de sa robe de chambre et le secoue : « Alors, tu réponds, Riric? Ou il faut que je continue le traitement de choc? » Une voix s'élève alors. Une voix au timbre métallique, qui sort d'un haut-parleur invi- sible. Elle ordonne : « Assez Fantômette! Cela suffit. Lâchez Eric. » Fantômette redresse la tête, surprise d'en- tendre cette voix qu'elle connaît déjà, qu'elle a entendue quelque part, auparavant... La voix reprend, s'adressant maintenant aux deux hommes : « Alfred! August! Emmenez Eric à l'infir- merie. » Les ingénieurs aident le garçon à se rele- ver et l'entraînent vers une porte marquée d'une croix rouge. La voix poursuit : « Maintenant, Fantômette, vous allez ren- trer au chalet, d'où vous n'auriez jamais dû sortir. Avancez tout droit et prenez la deuxième porte à droite, c'est la sortie. Bonne nuit! » Un déclic indique que le haut-parleur est coupé. Fantômette le cherche du regard, mais il est bien dissimulé. On ne voit pas non plus la caméra de télévision qui observe la scène. Là jeune aventurière est en effet persuadée que l'homme à la voix métallique ne la quitte pas des yeux. Elle suit le couloir, sort de la tour et revient à travers bois vers le chalet. « Cette voix, où donc l'ai-je déjà entendue? » Elle rentre dans sa chambre en passant par la fenêtre, se déshabille et se met au lit en retournant le problème dans sa tête. « Un homme qui parlait sur un ton d'auto- rité, comme un chef... C'est tout de même bizarre que je n'arrive pas à mettre un visage sur cette voix,.. » Elle sursaute alors. A la suite de la phrase qu'elle vient de prononcer mentalement, un déclic s'est produit dans son esprit. « Mais oui, parbleu! Je comprends pour- quoi je ne peux pas retrouver son visage! C'est parce qu'il n'en a pas] » CHAPITRE VI Le grand projet « ALLONS, mademoiselle Boulotte, levez-vous! C'est l'heure du petit déjeuner! » Boulotte sursaute, ouvre les yeux, se dresse brusquement sur son lit et regarde autour d'elle, cherchant à distinguer dans la pénombre quel est l'homme qui vient de par- ler. Un rayon de lumière se glisse entre les volets de bois, se pose sur le visage de Ficelle. Boulotte se frotte les yeux. « Ah! Bonjour Ficelle! C'est toi! J'ai entendu une voix d'homme qui parlait de petit déjeuner... Où est-il donc, ce bon- homme? » La grande Ficelle serre les lèvres et répond d'une voix grave : « Il est dans mon estomac, le bonhomme en question. — Ah! toujours ton numéro de ventrilo- quisme! A propos d'estomac, je remplirais bien le mien! » Elle se lève, passe un gant de toilette sur ses joues rebondies et s'habille. Puis elle des- cend avec Ficelle dans la salle à manger. Françoise s'y trouve déjà, devant un bol de chocolat. D'autres garçons et filles sont éga- lement en train de prendre leur petit déjeu- ner. La grande Ficelle jette un coup d'œil cir- culaire et déclare : « J'en vois un qui n'est pas là! — Qui donc, ma grande? —-Le nommé Eric. Il est fortement absent. » A peine Ficelle a-t-elle lancé cette affirma- tion, que le garçon blond apparaît. Son œil droit s'orne d'une très belle auréole brune. La grande fille s'écrie : « Oh! qu'est-ce qui t'est arrivé? Tu as un œil au beurre noir! Tu t'es battu? » Eric hausse les épaules, s'assied et répond sèchement : Je me suis cogné contre une porte. — Pas possible? Eh bien, dis donc! Tu as dû te faire mal... Moi, un jour je m'étais laissé tomber un vase sur le pied, et il a fallu le recoller. — Le pied? demande Boulotte. ---Non, le vase. Il était cassé en quarante- douze morceaux! » Ficelle relate ensuite comment elle a brisé un miroir, tordu son vélo contre un platane, déchiré sa jupe jaune dans une haie de ronces, laissé tomber sa trousse de crayons dans une bouche d'égout, brûlé ses cheveux avec un séchoir de son invention et écorché son genou gauche avec une scie à métaux. Au moment où elle est en train de raconter la perte de son porte-monnaie, les haut-parleurs ordonnent : « Un peu de silence, s'il vous plaît! Veuillez écouter attentivement. » Ficelle se demande si la petite colonie va enfin avoir droit à un jeu de piste dans les bois, mais la voix lance cette annonce : « Mesdemoiselles Ficelle et Françoise, monsieur Eric, vous êtes priés de vous rendre dans la salle n° 1. » Ficelle poussé une exclamation : « Ah! vous entendez? On m'appelle! On va encore me demander la couleur du cheval noir d'Henri IV. — Et moi, s'étonne Boulotte, on ne me convoque pas? — Oh! toi, tu es tout juste bonne à réci- ter la recette du pâté de crapaud! » D'un pas décidé, la grande étourdie se dirige vers la porte surmontée du chiffre lumineux 1. Françoise et Eric lui emboîtent le pas. Le local est une salle de réunion, occupée en son centre par une longue table couverte d'un tapis vert. Tout autour, une dizaine d'hommes au maintien grave, strictement vêtus de complets-veston, cravatés, cheveux courts, tiennent en attente. Lorsque les trois arrivants s'approchent, ils saluent en s'inclinant, dune manière cérémonieuse. Ficelle est impressionnée par cet accueil imposant. Elle s'apprêtait à crier « salut les amis! » avec son ventre, mais elle se retient. L'un des messieurs, qui parait être le direc- teur grosses lunettes et crâne en coupole d'observatoire — désigne trois fauteuils. « Asseyez-vous, je vous prie. » Nos jeunes gens obéissent. Les person- nages prennent place également sur leur siège et le directeur commence à parler : « Mesdemoiselles Ficelle et Françoise, monsieur Eric, vous allez enfin savoir pour- quoi nous vous avons fait venir ici. Vous avez participé à un concours organisé par un jour- nal, ce qui vous a permis de gagner ce voyage en Forêt Noire. Mais ceci n'était qu'un pré- texte. La raison véritable pour laquelle nous vous avons sélectionnés, je vais vous la révé- ler. » Ficelle ouvre une bouche aussi ronde que ses yeux, Françoise et Eric restent calmes et attentifs. Le directeur tousse une fois ou deux pour s'éclaircir la voix et explique : « Vous écoutez la radio, vous regardez la télévision, bien entendu. Et vous savez que l'on fait tourner autour de la Terre d'énormes satellites, des navettes qui peuvent emporter de lourdes charges, ou de nombreux passa- gers. Mais ces vaisseaux spatiaux, les Orbiters, sont extrêmement coûteux. » Tout le monde écoute en silence. Même Ficelle se tait, ce qui est un événement rare. Le directeur poursuit : « Notre société, l'Eurospace-Ouest, estime qu'il serait plus économique de lancer un véhicule très petit, qui pourrait être piloté non pas par des adultes, mais par de jeunes garçons ou filles comme vous. Ce qui permet- trait un gain de poids et d'argent. » Le directeur se gratte de nouveau le gosier. Il saisit un verre d'eau posé devant lui, boit une gorgée et reprend : « Notre société a donc construit un avion- fusée, le Lunavion, qui est capable de quitter la Terre, de voyager dans l'espace et de se poser sur la Lune si nécessaire. Ce projet a été baptisé opération Zéphyr, Il nous fallait un équipage de jeunes qui soient extrêmement intelligents, et nous vous avons finale- ment trouvés. Les tests que nous vous avons fait subir, contrôlés par un ordinateur, nous ont permis de sélectionner trois sujets excep- tionnellement doués, auxquels nous allons confier le pilotage du Lunavion. Deux d'entre vous prendront place à bord du vaisseau. Le troisième sera gardé en réserve pour le cas où l'un des deux premiers aurait une défail- lance, » Un long silence s'établit. Ficelle continue de garder la bouche ouverte. Il lui faut du temps pour arriver à comprendre ce qui lui arrive. Elle a fait le concours de Majorette- Hebdo... Elle a gagné un voyage en Forêt Noire... Elle a passé de nouveaux tests... Et maintenant on va lui demander de piloter un avion-fusée dans l'espace! Eblouie, mais tout de même un peu inquiète, elle ose deman- der : « Heu... Monsieur le notable... le notaire... Je suis le directeur d'Eurospace-Ouest. Mon nom est Elie Kopter. — Heu... monsieur l'Espace... heu... Je suis sûrement très valable, puisque vous m'avez choisie... Mais je ne sais pas piloter un avion. Notez bien que je sais tout de même faire du vélo et de la trottinette... Ça pourra peut- être m'aider... » Les graves messieurs sourient, amusés. Le directeur lève une main rassurante. « N'ayez crainte, mademoiselle. Dans un premier temps, le Lunavion sera dirigé depuis le sol et vous n'aurez qu'un rôle de passagère. Par la suite, nous vous laisserons tout le temps nécessaire pour apprendre le pilotage de l'engin. — Ah! bon. Alors, je vais dans l'espace tout de suite? — Non, non! Un peu de patience. Vous allez d'abord passer une visite médicale. Puis si tout va bien, vous suivrez une préparation, un entraînement avant le premier départ. — Et ce sera compliqué? — Votre intelligence doit vous permettre de franchir aisément tous les obstacles. Mais je m'aperçois que je ne vous ai pas demandé le plus important. Etes-yous disposée à faire ce voyage dans l'espace? — Ah! sûrement, m'sieur Funiculaire! C'est le grand rêve de ma vie. L'autre grand rêve de ma vie, c'est de visiter l'usine à gaz de Saint-Denis, mais ce sera pour plus tard. » Elle Kopter se tourne alors vers Françoise : « Et vous, mademoiselle, êtes vous d'accord pour aller dans le cosmos? — Certainement, monsieur. — Et vous, jeune homme? » Eric fait un simple signe de tête pour mar- quer son approbation. Le directeur se frotte les mains. Il échange, quelques propos avec les membres de son état-major. Il est ques- tion de détails techniques au sujet des essais qui sont en cours. Comme cette conversation se fait en allemand, Ficelle n'y comprend goutte. Elle se penche vers Françoise et lui demande à mi-voix : « Tu te doutais, toi, qu'on allait nous envoyer dans les planètes? Moi, je l'avais deviné tout de suite! C'était tellement évi- dent! D'ailleurs, pour remplir une mission super-difficile comme le pilotage du Lunisson, on ne pouvait choisir qu'une fille super-valable, comme moi! Ah! quel dommage que Fantômette ne soit pas ici en ce moment! Elle crèverait de jalousie comme un ballon jaune qu'on pique avec une épingle! » Au bout d'un moment, Elie Kopter se lève et annonce aux futurs astronautes : « Mes amis, vous allez pouvoir faire vos adieux à vos camarades qui vont maintenant quitter la Forêt Noire pour rentrer chez eux. Je vous demanderai de vous rendre d'ici une heure dans la salle n°4. C'est le service médi- cal. Je vous remercie de votre collabora- tion. » Il incline le buste d'un coup sec. Lès trois jeunes gens quittent la salle de conférences pour revenir vers leur chambre. Ficelle se précipite vers Boulotte qui empile dans une valise des tablettes de chocolat. « Ah! Boulotte! Tu ne devineras jamais ce qui m'arrive! Je vais devenir astronautesse de l'air! — Bon, d'accord. En attendant, veux-tu m'aider à fermer ma valise? Je crois que j'ai pris trop de chocolat dans le distributeur... —- Mais tu ne te rends pas compte de ce qui m'arrive! C'est fantastique! C'est miri- fique! C'est pharaminique! Je vais piloter un avion-navette! » Boulotte hoche la tête : « Et là-haut, tu seras obligée de manger du poulet en poudre et des tablettes d'eau comprimée. Moi, j'aime mieux rester au sol! — Bah! Tu dis ça parce que tu es jalouse et que tu as raté tes tests. » Françoise intervient alors : « Dis-moi, Ficelle, es-tu bien sûre de les avoir réussis, les tests? — Evidemment! Sinon, on ne m'aurait pas sélectionnée. — Pourtant, il m'a semblé que tu n'en avais pas fait la moitié? —- Peut-être, mais cette moitié-là devait être fortement valable! » Et pour renforcer cette affirmation, Ficelle se redresse, le pied gauche en avant, le poing droit fièrement posé sur la hanche, telle Jeanne d'Arc ordonnant aux Anglais de quit- ter le sol de la France, le 19 juin 1429, à 10 h 27 du matin, dans la bonne ville d'Or- léans (45). Ficelle accompagne ses camarades jusqu'à l'autocar en déclarant à tout le monde qu'elle va s'en aller dans la Lune. Comme personne ne veut la prendre au sérieux, elle se fâche : « Bon, eh bien, puisque c'est comme ça, je ne vous raconterai même pas mes exploits invulnérables! Et les pierres de Lune, je les cacherai dans ma chambre, au fond d'un tiroir sans fond! Je serai la seule à pouvoir les admirer dans l'obscurité, na! » Avec Boulotte, elle se montre tout de même moins sévère. Elle recommande mille fois à la gourmande de lui envoyer des cartes postales en couleurs et en relief. Elle lui glisse même dans la poche un magnifique chewing-gum un peu desséché. Emue par ce précieux cadeau. Boulotte offre en échange une image du chocolat Kobler qui représente un cafard. Ficelle essuie quelques larmes avec une socquette bleue qui lui sert de mouchoir. Puis elle agite frénétiquement ladite soc- quette pour saluer le départ de son amie. Ensuite elle se rend d'un pas décidé vers la salle médicale, accompagnée de Françoise et d'Eric. Les premières phases de l'opération Zéphyr vont pouvoir commencer. CHAPITRE VII v Ficelle visite la tour « À AAAHHH! ! ! Vous me chatouillez, m'sieur! — I l faut bien que j'écoute les batte- ments de votre cœur, mademoiselle. Respirez à fond... Détendez-vous... Je vais maintenant prendre votre tension artérielle. — Ah! Ça va me faire mal? — Non, pas du tout. — Vous n'allez pas me faire une piqûre? — Mais non, voyons! — Parce que je n'aime pas ça, vous savez? Tenez, l'autre jour, en reprisant ma chaus- sette verte n°17, je me suis piqué le pouce. C'était horriblement horrible! Il a fallu que je me fasse un pansement gros comme une balle de tennis! Et à l'école, je n'ai pas pu faire la dictée. Notez bien que ça m'arran- geait drôlement, parce que j'étais certaine de faire au moins vingt fautes d'orthographe, et Mlle Bigoudi m'aurait encore mis des tas de zéros! » Le docteur poursuit ses observations en silence, note sur une grande feuille la tension, la fréquence des battements du cœur. Il place sur la tête de Ficelle un gros casque qui res- semble à ceux que l'on voit chez les coif- feurs. Puis il appuie sur des boutons, prend des notes. Ensuite il fait souffler la grande fille dans un tuyau relié à une machine qui mesure le volume des poumons. Ficelle souffle et explique : « J'ai un souffle prodigieux! A la maison, j'ai fabriqué un papillon en papier mauve et rose. Je l'oblige à rester en l'air rien qu'en soufflant dessus par-dessous! » Ficelle doit ensuite monter sur une balance, ce qui la fait s'écrier : « Oh! moi, vous savez, je suis légère comme un kilo de plume! Je ne suis pas comme mon amie Boulotte qui est lourde comme un kilo de plomb! » La jeune étourdie, que l'on fait maintenant pédaler sur un vélo sans roues, explique : « Quand je serai moins Jeune, je m'inscri- rai pour faire le Tour de France. C'est très avantageux, monsieur le médecin, parce qu'on voit des tas de pays gratuitement, et on a droit à un maillot jaune sur lequel est mar- qué Lessive Plouc! Une heure plus tard, lorsque l'examen est terminé, le médecin note cette mention dans la colonne réservée aux signes particuliers : schwàzerin. C'est-à-dire : bavarde. * Quand les trois cosmonautes en herbe reviennent dans leur chambre, ils découvrent sur leur lit une combinaison de vol blanche, assortie de chaussures à semelles caoutchou- tées et d'une casquette à longue visière. Ficelle s'empresse de revêtir le costume. Elle se regarde dans un miroir, constate avec ravissement que le mot Zéphyr est écrit sur sa poitrine et dans son dos en grandes lettres bleues. Elle court se faire admirer par Fran- çoise qui vient de revêtir la même tenue, et déclare en tournant comme une toupie. « Quel costume valable! Au plan de l'élé- gance, je suis fortement dans le vent! » Un haut-parleur interrompt son babil, pour ordonner aux trois élus de se rendre à l'exté- rieur du chalet. Une jeep les attend pour les conduire auprès du Lunavion. La voiture est conduite par Oskar Havann, un technicien blond aux cheveux coupés en brosse. Elle tra- verse la forêt jusqu'à la grande clairière, puis nos trois apprentis pilotes entrent dans la tour. Devant la vision impressionnante qu'offre l'avion-fusée, Ficelle ouvre une bouche qui ressemble au cornet d'une trom- pette. « Oh! là, là! Qu'est-ce que c'est valable! J'en suis toute souffletée! Comme la pre- mière fois où j'ai vu une perruque verte, dans la vitrine d'un salon de coiffure; Ça me plai- rait bien, d'avoir des cheveux verts... » Oskar Havaan jette un coup d'oeil oblique à Ficelle, un peu surpris par ce verbiage inattendu, mais il ne fait aucune réflexion. Il désigne l'engin spatial qui brille sous la lumière des projecteurs allumés en perma-nence, de jour comme de nuit, et explique : " Le Lunavion se compose de deux élé- ments. D'une part, l'avion lui-même. D'autre part, la fusée de lancement qui l'aide à atteindre son altitude de satellisation. Lorsque cette attitude est atteinte, les deux engins se séparent... » Françoise et Eric suivent attentivement les explications. En revanche, Ficelle est vite fati- guée par toutes ces histoires de satellite et de parachutes auxquelles elle ne comprend goutte. S'éloignant du petit groupe, elle commence à flâner parmi les techniciens, se demandant si elle ne va pas pouvoir décou- vrir quelque chose de plus intéressant. Pas une perruque verte ni des chaussettes roses, non, mais peut-être un objet plus agréable à regarder que tous ces appareils électriques qui encombrent le rez-de-chaussée de la tour. Elle pousse une porte à tout hasard. « Oh! là, là! Ce que ça sent mauvais, là- dedans! On se croirait dans une ménagerie... » Ficelle vient d'entrer dans un laboratoire de physique ou de chimie, rempli de bocaux. de cornues et d'éprouvettes. Dans un angle de la pièce, sur une table basse, se trouve une grande cage. A l'intérieur, sur un lit de paille, une douzaine de cochons d'Inde remuent leur nez ou mordillent des croûtons de pain. Ces petits animaux sont envoyés dans l'espace, et l'on étudie leur comportement en état d'ape- santeur. Ficelle est ravie. « Ah! ce qu'ils sont mignons! Ils sont déli- cieux! Je voudrais bien en avoir un dans ma chambre... J'ai déjà eu des souris, une tortue et une araignée, mais jamais de cow-boy1 J'ai bien envie d'en caresser un... » Elle ouvre la porte, saisit un cochon en l'appelant « Médor! Médor! » Le prenant dans ses bras, elle le berce comme un bébé en lui 1. Il est probable Que Ficelle -veut dire cobaye. disant qu'il a de belles moustaches et de jolis grands pieds. Pendant ce temps, les autres cobayes profitant de la porte ouverte, se répandent dans le laboratoire. Ficelle découvre soudain leur évasion. Elle pousse un cri; abandonne l'animal qu'elle tient pour courir après les autres, bouscule au passage un serpentin de verre qui se brise net en lais- sant échapper un liquide bleu. Effrayée par sa maladresse, la grande fille se met à la recherche d'un chiffon pour essuyer la flaque qui s'étale sur le carrelage. Elle s'em- pare d'une blouse, se baisse pour essuyer, accroche une cornue. Patatras! Le ballon de verre éclate en mille morceaux sur le carre- lage, laissant échapper un nuage rougeâtre et acide qui pique les yeux de Ficelle et la fait tousser. Elle cherche la sortie à l'aveuglette, renverse une chaise, se prend lès pieds dans des fils électriques. Flasch! Grosse étincelle épais nuage de fumée noire, nauséabonde. Affolée par ce début d'incendie, Ficelle se met à crier « Au voleur! au voleur! » C'est Françoise qui est la première à inter- venir. Armée d'un extincteur à mousse, elle arrose les flammes qui commençaient à lécher la combinaison de Ficelle, et trans- forme la maladroite en une sorte de bon- homme de neige. Quelques minutes plus tard, la grande fille est ramenée au chalet. Oskar Havann confie au directeur Elie Kopter : « Si cette gamine n'avait pas été sélection- née par notre ordinateur, j'aurais tendance à croire que c'est la dernière des idiotes! » t CHAPITRE VIII Un important courrier Framboisy, le 27 juin* MES CHÈRES Ficelle et Fran- çoise, Depuis que je suis revenue à la maison, je suis très occupée. J'ai pris goût à la cui- sine allemande, et m'entraîne à préparer des choucroutes bavaroises, avec de la bière. C'est bien meilleur qu'avec du vin blanc. Mais évidemment, je ne perds pas de vue la cui- sine française. Maintenant, je me spécialise dans les soufflés au fromage. C'est difficile, pour qu'ils restent bien gonflés. Que mangez- vous en ce moment? Avez-vous le régime spécial des astronautes dont je vous avais parlé : bifteck en tablettes et épinards comprimés? Tenez-moi au courant} Je m'arrête, parce que je sens une odeur de brulé. Ce doit être mon soufflé qui est transformé en tas de char- bon! Je vous embrasse, BOULOTTE. • * # Base spatiale du Schwartzwald, le 4 juillet. Ma chère Boulotte, Ah! quelle activité depuis une semaine! Tu n'imagines pas tout ce qu'on nous fait faire! On nous fait asseoir sur des espèces de manèges qui nous font tourner la tête en bas, pour nous habituer à vivre en apesanteur, on nous demande de courir sur un tapis roulant pour voir si ça nous essouffle. On nous montre les pièces qu'il faudrait changer sur le Lunavion, pour le cas où il aurait une panne, Note bien qu'en principe, ça ne devrait pas se produire. Mais on ne sait jamais! Tu te souviens, la montre que j'avais achetée à un camelot, sur la place des Fari- boles? Il m'avait garanti qu'elle marcherait pendant dix ans. Et au bout de dix minutes, elle s'est arrêtée! Alors, qu'est-ce que j'ai fait? Je suis retournée voir le camelot et je lui ai dit que sa montre ne marchait pas. Alors, sais-tu ce qu'il m'a répondu? Il m'a dit « Ma- demoiselle, mes montres ne sont pas faites pour marcher, elles sont faites pour être ven- dues ! » Hier, nous avons essayé nos sca- phandres. Ça, c'était drôlement intéressant! Au plan de la mode, j'ai trouvé que j'étais valablement habillée! La seule chose qui m'ennuie un peu, c'est la pointure des chaus- sures. Elles me serrent au bout. J'ai demandé qu'on les coupe, mais il paraît que ça ne peut pas se faire, parce que le scaphandre risque- rait d'exploser, et moi aussi. Enfin, j'espère qu'on ne me fera pas faire de grandes marches dans l'espace, pour que je n'attrape pas d'ampoules au pied. Bon, je te quitte, ma chère Boulotte, parce que je dois étudier des histoires de pla- nètes. Il faut que j'arrive à distinguer du pre- mier coup la Lune du soleil. C'est drôlement difficile, tu sais! Heureusement que je suis très intelligente : l 'ordinateur l'a dit. Fran- çoise t'envoie le bonjour. Elle dit qu'elle n'a pas le temps d'écrire, cette paresseuse! Elle est occupée à calculer le chemin que va faire le Lunavion! Comme si c'était la peine! C'est les messieurs ici, du sol, qui vont se charger du pilotage. Moi, je n'aurai qu'à m'asseoir et me regarder dans une glace. Alors, je m'arrête, ma chère Boulotte, parce que le haut-parleur m'appelle. Encore un truc idiot à faire, comme de rester une minute sans respirer ou de marcher la tête en bas... Des bêtises, quoi! Ton amie, FICELLE. * Framboisy, le 11 juillet. Mes chères Ficelle et Françoise Je viens d'inventer une nouvelle recette : l'omelette aux œufs. Il y avait déjà l'omelette aux pommes de terre, au Jambon ou aux champignons. Mais moi, dans mon omelette je mets des œufs durs coupés en quatre. C'est délicieux! Peut-être un peu difficile à digérer.,. Je vous embrasse, Boulotte. * * Base spatiale de la Forêt Noire, le 16 juillet. Ma chère Boulotte, Ah! ça y est! demain, c'est le grand jour! Demain, je vais devenir une astronautesse valable et entière! Harry Cover, le directeur de la base, m'a annoncé à la fin du déjeuner et à voix haute, que j'allais monter dans le Lunavion demain matin. Eric sera avec moi, mais c'est moi qui le commanderai. Je lui dirai par exemple de me passer ma glace de poche, ou de me donner à boire dans une bou- teille spéciale, en plastique souple. Et pour manger (je te dis ça parce que ça doit t'in- téresser) nous avons des tablettes super-nour- rissantes sous un faible volume. C'est une sorte de chocolat au lait, avec du beurre de cacahuètes et du sucre concentré. Rien que de le regarder, on n'a plus faim! Bon, j'arrête tout de suite, parce qu'on m'a dit d'aller au lit de bonne heure pour être en forme de fusée demain matin. Ah! si l'on m'avait annoncé qu'en faisant le concours Majorette je deviendrais une cosmonautesse, j'aurais bien ri aux oreilles du raconteur! Je t'embrasse sur tes joues en forme de Lune où j'irai sûrement bientôt. Ta lunique : FICELLE. / DEUXIÈME PARTIE L'opération « Zéphyr » CHAPITRE PREMIER Trois... deux... un... allumage! « "PRESSION d'hydrogène dans le réservoir 1? —- Normale. — Dans le réservoir 2? — Normale. — Circuit de refroidissement de la tuyère 1? -— Ouvert. » Dans le poste de pilotage du Lunavion, les questions et les réponses se succèdent. Eric entend les questions au moyen de ses écou- teurs, et répond avec le micro accroché à son casque. Il est couché sur le dos et a les jambes en l'air, comme quelqu'un dont la chaise serait tombée à la renverse. Derrière lui, c'est-à-dire plus bas, Ficelle occupe la même position qui lui fait descendre le sang dans la tête. Le Lunavion est toujours dressé verticale- ment, ce qui explique pourquoi son équipage a le dos à l'horizontale, comme les passagers d'une voiture qui chercherait à escalader un mur. Ficelle grogne sous son casque. « Oh! la, la! Je commence à en avoir plein mon chapeau, d'être assise sur mon dos! Et puis il fait une chaleur, là-dedans! Quand est- ce qu'on part? » Très tôt le matin, alors que la clairière se trouvait encore enveloppée dans la brume, une grande porte s'est ouverte sur toute la hauteur de la tour. Lentement, centimètre par centimètre, on a sorti l'avion-fusée, tou- jours installé dans sa rampe de lancement, en la faisant glisser doucement sur des rails. Sous la direction d'Elie Kopter, les tech- niciens ont commencé les préparatifs du lan- çement, pendant qu'Oskar Havann s'en allait réveiller Eric et Ficelle. Le premier a ouvert les yeux tout de suite et a sauté au bas de son lit sans attendre. Ôskar a eu plus de mal avec Ficelle. Il a longuement secoué la grande fille en lui criait dans les oreilles : « C'est l'heure! c'est l'heure! Levez-vous! » En bâillant, Ficelle a grommelé : « Hein? Quoi? Faut déjà se lever? Oh! quelle barbe, cette école! Qu'est-ce qu'on a, aujourd'hui? C'est le jour des maths ou de la géo? Zut! je crois que j'ai oublié de faire mes devoirs! » Il lui a fallu un bon moment pour réaliser qu'elle allait s'envoler dans les espaces inter- planétaires, et devenir ainsi la première fille- astronaute du monde. Elle s'est longuement coiffée, c'est-à-dire qu'elle a ratissé avec un peigne la botte de paille qui lui sert de cheve- lure. Puis elle a revêtu sa combinaison de vol. Ensuite, elle a mis une chaussure. Une seule, parce qu'elle avait égaré l'autre. Fort heureusement, l'arrivée de Françoise est venue la tirer d'affaire ; la brunette a vite fait de retrouver la chaussure n°2 sur le rebord de la fenêtre, à l'extérieur du chalet, où Ficelle l'avait posée pour lui faire prendre le frais. ' Après le petit déjeuner, nos trois astro- nautes sont montés dans la jeep qui les a conduits jusqu'à la tour. Avant de prendre place dans l'avion, Ficelle a tenu à faire un petit discours d'adieu. Elle s'est tournée vers les techniciens et vers Françoise, qui allait rester comme eux au sol, et a déclaré : « Je suis fière et heureuse, heureuse et fière de saluer les Terriens de ma part. Je vais m'envoler à travers les étoiles et les nuages, et maintenant il ne faudra plus m'ap- peler la grande Ficelle, il faudra dire la haute Ficelle, puisque je vais monter à une hauteur d'au moins quarante - douze kilomètres, et même un peu plus s'il y a moyen. Je suis bien contente d'être la plus valable, et je tâcherai de faire mieux la prochaine fois. Je remercie beaucoup le journal Majorette-Hebdo qui m'a permis de faire le concours et de gagner ce voyage, je remercie M. Ali Comète, directeur de la société Euro-passe-temps, je remercie M. Oscar Debeurr qui est bien aimable, je remercie les construiseurs de cet avion qui est superbe, je remercie.» — Bon, bon, vous avez assez remercié, coupe le directeur, dépêchez-vous de monter dans le poste de pilotage, maintenant. Il est l'heure. Nous avons même quarante-cinq secondes de retard. » Ficelle et Eric prennent place dans le petit ascenseur qui grimpe jusqu'à la hauteur de la cabine de l'avion-fusée. Oskar Havann monte après eux pour les aider à s'installer sur les sièges, à vérifier la mise en place des casques, des masques de secours à oxygène, ou le branchement des radios et des radars. Au bout d 'une vingtaine de minutes, les contrôles sont terminés, et Oskar redescend, après avoir fermé la porte basculante du poste. Les deux astronautes sont maintenant seuls. La litanie des questions et des réponses se poursuit pendant un long moment encore. Puis la voix d'Elie Kopter résonne dans les écouteurs : « Monsieur Eric, êtes-vous prêt? — Oui. — Mademoiselle Ficelle, êtes-vous prête? — Heu... Attendez, m'sieur le Coptère... Je ne sais plus où j'ai mis mon hibou. -— Votre quoi? — Mon petit hibou en argent. C'est un por- te-bonheur au bout d'une chaîne. Je l'emporte toujours quand je fais un voyage ou quand je vais à la poste envoyer un paquet... Sapristi! je crois bien que je l'ai oublié dans ma chambre, au chalet... Attendez, je vais descendre et aller voir... --- Mais non, mais non! surtout pas! Vous n'avez p a s le temps! Le départ est dans quinze secondes! ---Ah? C'est bien ennuyeux, ça... pourtant, j'étais sûre de l'avoir mis dans une poche de ma combinaison... ou autour de mon cou... parce qu'il y a une petite chaîne en argent aussi... Ce hibou, c'est mon amie Chantal qui me l'a offert.». — Moins huit secondes... — ... et vous ne savez pas où elle habite, mon amie Chantal? Vous ne devinerez jamais, m'sieur l'Héliotrope; elle habite à Sucredorge, dans une petite ville qui est moi- tié à la campagne, moitié en banlieue, moitié en ville... — Moins trois secondes... — et il y a des champs aux alentours des environs... — deux... — ... avec des fleurs jaunes... --- un,,. — ... et aussi des... — ALLUMAGE! » Un sifflement assourdissant passe à tra- vers les écouteurs de Ficelle, lui remplit la tête en lui coupant la parole... un nuage de fumée blanche enveloppe brusquement l'avion qui se met à vibrer comme si une main géante s'amusait à le secouer. Puis Ficelle sent son dos s'écraser contre le dos- sier, le casque lui appuyer sur le front. L'accé- lération la repousse en arrière, la plaque, l'écrase en lui coupant le souffle. Bouche ouverte comme un poisson hors de l'eau, Ficelle essaie de retrouver de l'air, mais elle n'y parvient pas. Elle tente de crier à Eric qu'elle étouffe, mais sa langue refuse de bou- ger. Il lui reste encore la faculté de penser : « Si j'aurais su... si j'avais su... je serais pas montée dans ce truc! » Mais il est un peu tard pour changer d'avis, d'ailleurs les choses semblent s'arranger. L'accélération se fait moins forte, la poitrine de la grande fille retrouve un peu de liberté, et elle se remet à respirer normalement. Devant elle, Eric ne semble pas incommodé, puisqu'il parle d'un ton égal, répondant aux questions qu'Elie Kopter continue de lui adresser. Ficelle a devant ses yeux le haut dossier du fauteuil d'Eric, mais elle peut voir son visage au moyen d'un rétroviseur disposé près du plafond. Il est grave, attentif. Le jeune astronaute lit tes indications portées sur les cadrans du tableau de bord et les transmet au sol par l'intermédiaire de son micro. Les vibrations ont beaucoup diminué, et Ficelle se risque à jeter un coup d'oeil sur le côté. Elle découvre une grande étendue verte, comme un immense tapis de billard : la Forêt Noire qui semble s'abaisser, s'enfoncer de plus en plus à mesure que l'avion-fusée s'élève. Du côté gauche, Ficelle entrevoit une sorte de long ruban couleur argent. Elle tapote sur l'épaule d'Eric et s'écrie : - « Regarde, là-bas! On voit la Seine! — C'est le Rhin. » L'engin continue de prendre de l'altitude à une vitesse vertigineuse, qui se traduit par le sifflement de l'air sur le pare-brise. Au départ, l'avion se trouvait entouré par la fumée et la brume proche du sol. Mais après avoir traversé une mince couche de nuages, il est maintenant violemment éclairé par le soleil. Eric abaisse devant ses yeux une visière de plastique teinté en brun. Ficelle qui a oublié que son casque comporte la même visière, se protège les yeux avec ses mains. Dans les écouteurs, c'est Oskar Havann qui remplace maintenant le direc- teur, Il annonce : « Vous venez de dépasser 3 000 mètres... » Alors, Ficelle pousse un grand cri. CHAPITRE II Ficelle s'affole FRANÇOISE lève les yeux, suivant du regard la montée du petit ascenseur qui emmène Ficelle et Eric vers le haut de la rampe. Elle voit les deux jeunes astronautes en sortir et se glisser dans le poste de pilo- tage. Auprès d'elle, M. Elie Kopter consulte sa montre. « Bon, ça va, nous avons rattrapé notre retard. Je vais une dernière fois demander la météo, mais je pense que le temps ne va pas changer d'ici vingt minutes » Il décroche un téléphone, à l'entrée de la tour, communique avec les services météoro- logiques. Françoise, qui a revêtu sa combinai- son de vol blanche, s'assied sur le capot de la jeep pour assister aux dernières phases qui précèdent le départ. Les techniciens semblent redoubler d'activité, ils sillonnent la clai- rière en remorquant des câbles, installent des caméras ou des instruments de mesure, s'in- terpellent. à haute voix, et se mettent parfois à courir, manifestant ainsi leur fébrilité. Ce n'est plus le travail calme qui s'accomplissait à l'intérieur de la tour, c'est l'excitation qui précède un grand événement! Et quel événement! Le lancement de la pre- mière fille dans l'espace, la satellisation de la grande Ficelle, la mise sur orbite d'une super-gamine dont la science et l'intelligence ont été contrôlées par un ordinateur. Françoise entortille pensivement une de ses boucles noires autour d'un index. Elle murmure : « C'est tout de même bizarre que cette grande nouille ait été choisie pour une telle mission! Je n'arrive pas à comprendre pourquoi on l'a sélectionnée... » M. Elie Kopter vient de raccrocher le télé- phone en souriant. Il se frotte les mains ; « Parfait! On prévoit une période de beau temps. Cela facilitera la récupération du Lunavion. Et je pense... » On ne peut pas savoir ce qu'il pense, parce que le téléphone se met à sonner. Elie Kopter décroche, écoute. Malgré la distance, Fran- çoise entend le timbre métallique de l'inter- locuteur. Une voix quelque peu nasillarde. Le directeur hoche la tête et dit : « C'est entendu, monsieur, nous tenons prêt le Lunavion II. Mais je ne pense pas que nous aurons besoin de nous en servir. Nos calculs sont exacts, croyez-le bien. Un inci- dent? Oui, un incident est toujours possible, sans doute. Mais je suis persuadé que tout ira parfaitement. Nous avons un équipage de premier ordre. » Il raccroche, s'approche de Françoise et dit : « Alors, mademoiselle, êtes-vous contente d'assister au départ de cette machine spa- tiale? —- Oh! oui! L 'opération Zéphyr est pas-sionnante! — Mais je parie que vous aimeriez mieux être à la place de votre amie Ficelle? — Ma foi, je dois dire que oui... — Rassurez-vous, il y aura d'autres mis- sions pour notre Lunavion, et vous en ferez partie. Ahl Oskar Havann me fait des signes... » Le directeur s'éloigne pour converser un instant avec son assistant. Puis un bruit de sirène s'élève, A ce signal qui annonce la proximité du lancement, les techniciens éva- cuent la clairière et vont s'abriter dans des bâtiments bétonnés, en lisière de la forêt. Elie Kopter entraîne Françoise vers une de ces constructions basses, où des contrôleurs, assis devant leurs pupitres bourrés de cadrans et de téléviseurs, vont guider le Luna- vion pendant son voyage autour de la Terre. Un haut-parleur égrène les secondes précé-, dant la mise à feu. Moins dix secondes... moins neuf... moins huit... Françoise braque son regard sur un écran où l'image de la rampe apparaît, surmontée par la silhouette brillante de l'avion-fusée. « Moins trois... deux... un... ALLUMAGE! » Un terrible grondement s'élève, en même temps qu'une flamme orangée envahit l'écran, au milieu d'un épais nuage de fumée. L'avion-fusée reste une seconde immobile, comme s'il ne voulait pas quitter sa rampe, puis il s'élève, lentement d'abord, et de plus plus vite, suivi par un long panache floconneux.:.. Il grimpe, grimpe à l'assaut du ciel, s'ame- nuise, se rétrécit jusqu'à devenir un point noir sur l'écran bleu; et finit par se perdre dans la stratosphère où l'air est si fluide que les oiseaux n'y trouvent point d'appui pour leurs ailes. Le Lunavion est devenu invisible, mais on peut toujours entendre les voix de son équi- page. Celle d'Eric parvient à la salle de contrôle à travers les haut-parleurs : « L'accélération diminue... altitude 2 500 mètres... pression d'hydrogène normale... » On entend également Ficelle : « Regarde, là-bas... On voit la Seine! » Françoise et M. Elie Kopter ne peuvent s'empêcher de sourire. Le directeur hoche la tête : « Cette Ficelle aime plaisanter. Elle sait parfaitement qu'il s'agit du Rhin.. » Et soudain on entend Ficelle pousser un grand cri! * Aaaahhhil! » Les techniciens se figent, inquiets. Elie Kopter s'empare d'un micro et appelle : « Que se passe-t-il? Répondez! Allô! J'appelle le Lunavion! Que vous arrive-t-il? Vite, répondez! » Tout le monde retient sa respiration. Quel est donc l'incident qui vient de se produire? La voix de Ficelle se fait de nouveau entendre : * Ah! ça y est! Je me demandais où je l'avais fourré! Il était tombé entre le haut de ma chaussure et ma chaussette gauche. -— Quoi donc? demande le directeur avec anxiété. — Mon hibou, tiens! Je viens de le retrou- ver. J'ai d'abord cru que c'était un cafard qui se promenait contre ma jambe, mats c'était un hibou! Un hibou très chouette! » Elie Kopter pousse un soupir de soula- gement, ainsi que les autres opérateurs. Fran- çoise murmure : « Toujours aussi idiote, cette grande Ficelle... S'il se produisait un véritable inci- dent, je demande comment elle s'en sor- tirait!" La voix d'Eric continue de donner des indi- cations : « Pompe à oxygène, 15 600 tours... Naviga- teur à inertie, fonctionnement normal... » Françoise pense ; « En voilà un au moins qui est sérieux. Aussi sérieux que Fantômette! » Assis devant un pupitre, Oskar Havann déclenche un chronomètre et indique à Elie Kopter : « Plus que quinze secondes avant la mise en orbite. » Le directeur approuve d'un signe de tête et se penche sur un micro : « Lunavion, * attention \ • ! Vous allez entendre un claquement. Ne vous inquiétez pas, c'est la fusée de lancement qui va se détacher. — Compris! » dit Eric. Accrochée au mur de la salle de contrôle, une horloge rectangulaire donne l'heure sous forme de chiffres lumineux qui changent à chaque seconde. Le regard du directeur va de l'horloge à son chronomètre. Il lève la main à l'intention de son collègue Oscar Havann. « Vous y êtes, Oskar? Attention!... 3... 2... 1... Larguez! » Oskar appuie sur une touche. Sur les écrans des radars, deux points se forment : l'avion vient de se séparer de la fusée de lan- cement. II va maintenant poursuivre sa route tout seul autour de la Terre. On entend Ficelle qui s'écrie, très excitée : « Ah! C'est formidable, m'sieur l'Hélitruc! Il y a eu le bruit que vous avez annoncé! Comme si tout se cassait! Et maintenant, j'éprouve une sensation sensationnelle! Figu- rez-vous que je ne tiens plus sur mon siège! Je me suis soulevée, et mon casque a touché le plafond! Je flotte dans l'air! Comme c'est bizarre! J'ai l'impression que le Lunavion remue autour de moi! — Ne vous inquiétez pas, mademoiselle Ficelle, vous êtes en apesanteur. Votre corps n'a plus aucun poids, Je vous l'avais annoncé lorsque vous faisiez votre entraînement. — Oh! m'sieur THélichose, ce que vous dites et ce qui se passe, c'est tout à fait dif- férent! J'ai l'impression d'être sur une balan- çoire... et j'ai aussi le vertige... Oh! la, la! Ce que ça fait drôle!... Je me souviens qu'une fois, à la foire du Trône, j'étais montée sur un grand manège d'avions. Ça me faisait le même effet! J'ai bien envie de redescendre... Sur quel bouton faut-il appuyer pour reve- nir au sol? » Elie Kopter sort un mouchoir de sa poche et s'éponge le front en soupirant: « qu'est-ce que c'est que cette fille- là? D'où sort-elle? Nous l'avons sélectionnée pour ses qualités exceptionnelles, et elle se comporte comme un bébé! Je n'y comprends rien! Enfin, heureusement que nous avons Eric qui, lui au moins, semble sérieux! » Sonnerie de téléphone. Le directeur décroche, écoute. Françoise perçoit de nouveau la voix métallique qui interroge : « Tout va bien? — Certainement,, monsieur. — Si quoi que ce soit d'anormal se produi- sait , il faudrait me prévenir tout de suite! — Je n'y manquerai pas, monsieur. » Le directeur raccroche et s'éponge de nou- veau le front. Il se tourne vers Oscar Havann et dit à mi-voix : « C'est une chance que l'engin soit piloté par nous. Si les commandes étaient confiées à cette Ficelle, je ne suis pas certain que les choses se passeraient aussi bien. » A peine a-t-il achevé cette phrase, qu'on entend dans les haut-parleurs un hurlement poussé par la grande fille, puis une quinte de toux. Nouvelle émotion chez les techni- ciens de la salle de contrôle. Oscar Havann ouvre le son en grand, pour écouter ce qui se passe à bord du Lunavion. Le directeur demande fébrilement : « Qu'y a-t-il? J'espère que ce n'est pas grave? Mademoiselle Ficelle a-t-elle encore égaré ou trouvé son porte-bonheur? » Pour toute réponse, on entend un bruit de toux, puis une voix très faible, qui essaie de prononcer un mot, avec une diction étran- glée, presque inaudible; C'est Eric qui balbu- tie : « In... cen... incen... die... » CHAPITRE III Catastrophe! UN INCENDIE! Françoise sent sa gprge se serrer. Un incendie à bord de l'avion-satellite! La chose la plus dangereuse qui puisse se produire! Lorsqu'une maison, prend feu, on appelle les pompiers, on sort dans la rue. Quand c'est un bateau qui est en flammes, on l'évacué au moyen de barques de sauvetage. Mais quand on est perdu dans l'espace, on ne peut même pas employer de parachute! Elie Kopter s'efforce de garder son calme pour prononcer lentement, en détachant bien chaque mot : « J'appelle l'avion-fusée. Eric, m'entendez- vous? M'entendez-vous ? Ici la base. Répon- dez! » Un grésillement dans le haut-parleur, puis on parvient à distinguer, faiblement, la voix d'Eric qui semble très lointaine : « ... court-circuit... en marche... extincteur automatique..; » Puis on l'entend tousser de nouveau. Le directeur lance un ordre : « Mettez vos masques à oxygène! Mettez vos masques à oxygène! » Un moment de silence, angoissant. Dans la salle de contrôle, la tension est à son comble. Les techniciens se sont tous levés, instincti- vement, comme les spectateurs d'une arène, lorsque le taureau est sur le point d'embro- cher le matador. Ils retiennent leur souffle, écoutent de toutes leurs oreilles. Le silence, angoissant, se poursuit. Puis la voix d'Eric revient, plus nettement : « Allô, la base? Je viens de mettre le masque respiratoire, et j'ai réussi à accro- cher celui de Ficelle. Elle l'avait placé à l'en- vers, mais maintenant tout va bien. Nous avons encore beaucoup de fumée dans la cabine, mais les extincteurs ont fonctionné, — Que s'est-il passé, Eric? Qu'est-ce qui a provoqué ce début d'incendie? --- C'est le fétiche de Ficelle. Son hibou. Il flottait dans l'air au bout de sa chaîne, et il est allé se loger dans la pile à combustible, où il a provoqué une étincelle. Je ne sais pas si les dégâts sont importants. Avec cette fumée, on ne voit pas grand-chose... — Eric, mettez l'aération sur la position maximum. La fumée va être absorbée par le régénérateur. — Entendu, monsieur! » Dans la salle de contrôle, un certain soula- gement se manifeste. L'incendie est maîtrisé, le danger est écarté. La mission va pouvoir se poursuivre. Après quelques instants, Eric annonce que la fumée a été aspirée, et qu'il peut de nouveau voir les détails. « Je vais inspecter la pile à combustible. .— Très bien, Eric. Dites à Ficelle de nous lire les indications des cadrans. Nous voulons vérifier si elles correspondent aux chiffres que nous avons ici. — Compris! » Encore un moment de silence, puis on dis- tingue la voix. de Ficelle : « Heu... msieur l'Hélimachin, Eric vienl de me dire qu'il faut vous raconter ce que je vois sur les cadrans. Faut avouer que je ne vois pas grand-chose, parce que je leur tourne le dos... Je flotte dans l'air, vous compre- nez... Attendez, je vais faire demi-tour... Voilà, je suis devant le tableau de bord. J'ai le nez qui touche un grand compteur rond, avec des chiffres verts... — Qu'indique-t-il? C'est le manomètre d'air. — Heu... L'aiguille est en face de 109. — Comment? Que dites-vous, Ficelle? — Il indique 109, m'sieur le Coléoptère. » Le directeur devient blême. Il balbutie : « Mon Dieu! Leur pression d'air est tom- bée au sixième de la valeur prévue! Il doit y avoir une fuite dans la cabine! Nous devons les faire redescendre d'urgence! » Françoise intervient alors. Elle s'approche du directeur et demande : « Monsieurr, vous me permettez de dire quelques mots à Ficelle? — Oui, certainement. Mais faites vite! Ils sont menacés d'asphyxie, s'ils sont en train de perdre leur air. — J'en ai pour une seconde. » Françoise s'empare d'un micro et appelle : « Ficelle, ici Françoise. Tu m'entends? — Ah! c'est toi?vOui, je t'entends 5 sur 3. Qu'est-ce qui t'arrive, Françoise? — À moi, il ne m arrive rien. Mais toi, je voudrais que tu me dises où se trouve la Terre. — La Terre? — Oui. Le sol. Tu dois bien pouvoir aper- cevoir quelque chose, maintenant qu'il n'y a plus de fumée? — Ah! Oui. Je vois des champs et des prés. Et un bout de forêt. Et puis on dirait une ville..v Oui, il y a des maisons petites, toutes petites. — Bon. Où est-elle, cette ville? — Au-dessus de ma tête. — Bien, merci, Ficelle! » Françoise rend le micro au directeur en expliquant : « C'est bien ce que je pensais. En ce moment, elle a la tête en bas et les pieds en l'air. Elle a lu le compteur à l'envers. La pres- sion n'est pas 109, mais 601. Tout est normal. » Elie Kopter s'essuie le front avec son mou- choir. « Je vous remercie, mademoiselle Fran- çoise. Je me suis inquiété inutilement. Mais je reste surpris de voir que cette jeune per- sonne se montre aussi maladroite. Cela est contraire à toutes les indications fournies par notre ordinateur... » A peine le directeur de la société Euro- space-Ouest a-t-il fini cette phrasé, qu'un technicien en blouse blanche fait irruption dans la salle de contrôle, brandissant une carte bleue. Il court vers Elie Kopter en appelant : « Herr Direktor!Herr Direktor! » D'un coup d'œil, Françoise a reconnu ce rectangle de carton perforé d'une multi- tude de trous : c'est la carte de Ficelle. Le technicien confère un moment avec le direc- teur dont le visage prend peu à peu une expression de stupeur. Il examine la carte de très près, puis s'approche de Françoise. « Mademoiselle, vous connaissez bien Ficelle? — Oui, monsieur. D'ailleurs, nous allons à la même école. — Et... qu'en pensez-vous? Je veux dire, que vaut-elle, intellectuellement? — Vous voulez me demander si elle est intelligente? — Oui, c'est cela. Est-elle intelligente? — Ecoutez, monsieur, je ne voudrais pas en dire du mal, mais il lui est arrivé de déclarer fièrement qu'elle est la fille la plus bête de Framboisy... » Le directeur lève les bras au ciel. Il hoche la tête et dit à Oskar Havann : « Vous aviez raison de me faire part de vos doutes, Oskar. Notre ordinateur a choisi la dernière des nullités! — Comment cette erreur a-t-elle pu se pro- duire, monsieur? demande Françoise. — Regardez cette carte... Elle est pleine de trous. Sans doute Ficelle s'est-elle amusée à les percer? — Oui, elle voulait faire une sorte de filtre, de tamis. — Voilà! Et ces trous supplémentaires ont dérouté l'ordinateur. Au lieu d'envoyer cette carte à la queue du classement, il l'a mise en tête, avant la vôtre. Avant même celle d'Eric! La première fille de l'espace est une... comment dites-vous en français ? Une gourde! » Un silence pesant s'est établi sur la salle de contrôle. Oskar le rompt : « Par chance, Eric est tout à fait compé- tent. Il a de l'intelligence pour deux. — Heureusement, Oskar, heureusement. Mais je pense qu'il ne faut pas prolonger indéfiniment la situation dans laquelle il se trouve. Il y a déjà eu ce début d'incendie, et je crains que la Ficelle ne soit la cause d'une nouvelle panne. Nous allons abréger le pro- gramme. Tant pis pour les essais que nous devions faire. Ils auront lieu au cours du pro- chain vol. Oskar? — Monsieur? — Commencez la procédure de descente. —Entendu! » Ainsi donc, le Lunavion, qui devait tourner autour de la Terre jusqu'à la fin de la jour- née, voit son vol abrégé : il n'aura accompli qu'une seule révolution.. Les radaristes appuient sur des boutons, les contrôleurs notent des chiffres sur leurs papiers. Des lampes de toutes couleurs clignotent sur les tableaux qui garnissent les parois de la salle. Oskar Havann prend à son tour le micro pour entrer en contact avec Eric. Le jeune astro- naute annonce : « La pile me paraît fonctionner norma- lement, mais il me semble que des flammes ont touché le module de commande des rétro- fusées. Il est tout noirci. — Ne vous inquiétez pas, Eric, nous allons faire un contrôle. Repérez sur le tableau de bord la lampe-témoin verte du module. Vous la voyez? Oui, je la vois. Mais elle est rouge. ». Oskar Havann sursaute. « Vous êtes sûr, Eric? — Oui, monsieur. Elle est rouge. » On entend alors la voix de Ficelle : « La petite lampe en question, elle est aussi rougé que le soleil au moment où il se couche. Vous admirez ma comparaison poé- tique? Mais vous ne savez peut-être pas que je suis une grande poétesse? Je suis aussi une extraordinaire ventriloquiste! Tenez, je vais vous imiter un homme des cavernes qui revient de la chasse. Ecoutez-bien :,.. » Et. une voix d'homme sort des haut-par- leurs : « Je viens de capturer un diplodocus gran- deur nature! Ma femme, il faut me l'accom- moder avec une sauce au vin blanc et aux petits oignons, comme dirait Boulotte... » Elie Kopter serre les poings et manque d'éclater : « Bon Dieu! Mais faites donc taire cette idiote! Ah! je maudis le jour où elle a pris part au concours de Majorette-Hebdo! » Françoise s'enquiert : « Cette lampe rouge indique un fonction- nement défectueux du module? — Oui. Je crains que la chaleur dégagée par les flammes ne l'ait endommagé, — Et alors, que peut-il se passer? — Il peut se passer une chose extrê- mement grave. Si Eric n'est pas en mesure de faire fonctionner les rétro-fusées, le Luna- vion ne pourra pas se freiner, et il continuera de tourner autour de la Terre pendant des siècles! » CHAPITRE IV Surprenante révélation! « A LLÔ, Eric? Vous m'entendez toujours? — J e vous entends, monsieur le directeur. — Nous allons essayer de faire fonction- ner les rétro-fusées. Attachez votre harnais de sécurité. Mlle Ficelle également. ! — Compris! » Ficelle, qui a toujours la tête en bas, demande ce qui se passe. Eric répond : « Nous allons tenter de revenir sur Terre. — Pourquoi dis-tu qu'on va tenter? Tu parles comme si on risquait de ne pas y arri- ver? — Cela se pourrait' bien. Notre système d'allumage ne va peut-être pas fonctionner. — Ah? Et alors? — Alors, nous continuerons de tourner. — QUOI??? Tu veux dire qu'on ne pour- rait plus revenir sur la Terre? — Evidemment. » Ficelle pousse un cri et balbutie, affolée : « Mais... mais je ne veux pas rester dans ce machin quarante-douze ans! J'ai besoin de revenir à Framboisy, moi! Mon institutrice m'attend, pour me donner des verbes à copier! Et j'ai un poisson rouge dans un bocal carré, il s'appelle Onésime. Si je ne rentre pas, il va mourir de soif! Fais quelque chose, Eric! Téléphone aux pompiers! Appelle Fantômette! Tiens, C'est elle qui -pourrait nous tirer d'affaire, si elle était là! Seulement elle a pris la manie de courir après les voleurs, comme le Furet. Ou les méchants bandits-espions comme le Masque d'Argent. Et elle n'a pas le temps de s'occuper de nous, évidemment! Ah! si seulement je connaissais son adresse, je lui enverrais vite une lettre pour lui expliquer que Ficelle est en train de V . ' tourner en rond dans un Lunavion, et qu'elle voudrait bien redescendre! — Au lieu de me casser les oreilles, attache ta ceinture de sécurité. — Je ne peux pas, j'ai la tête en bas... Je ne sais pas où elle se trouve... » Agacé, Eric fait énergiquement pivoter Ficelle, qui se retrouve assise sur son siège. Il l'attache étroitement avec des sangles de sécurité, puis annonce au micro : « Ça y est, monsieur le directeur, nous sommes prêts. » La voix d'Elie Copter lui parvient alors : « Très bien. Cramponnez-vous. Nous envoyons l'ordre de freinage. Cinq... quatre... trois... deux... un... ALLUMAGE! » Quelques secondes se passent, puis Eric parle à nouveau : « Il n'y a rien eu, monsieur le directeur. Les rétro-fusées ne se sont pas allumées. — Alors, Eric, essayez de les mettre en marche vous-même. Tournez la clef qui se trouve à l'extrême gauche du tableau de bord. — Compris! » Le jeune astronaute allonge sa main vers la clef, tourne. Le Lunavion poursuit sa route dans l'espace sans aucun changement. Malgré son sang-froid, Eric sent des gouttes de sueur perler sur son front. Il annonce, d'une voix un peu altérée : « Rien, monsieur le directeur. Ca ne marche toujours pas. Le module a été endom- magé par l'incendie. Que faut-il faire? » ** Dans la salle de contrôle, c'est l'anxiété. Les rétro-fusées ne pouvant plus être mises en route, l'avion-fusée n'a aucun, moyen de frei- ner sa course et de revenir au sol. Françoise se tourne vers le directeur qui est devenu très pâle, et lui pose une question : « S'ils ne peuvent plus redescendre, qu'allons-nous faire? » Tous les techniciens, silencieux, tournent leur regard vers Elie Kopter qui médite, lèvres serrées, le front plissé. Il finit par répondre : « La seule chance que nous ayons de les sauver, c'est d'envoyer du secours avec le deuxième Lunavion. — Mais c'est très bien, dit Françoise, allons-y! Qu'attendons-nous? » Le directeur hoche la tête. Il semble très ennuyé. Puis il finit par répondre : « Pour dépanner le premier Lunavion, il faudrait aller porter à son bord un nouveau module. Et pour passer d'un engin à l'autre, il faut utiliser un système de bras articulé. De grosses pinces qui saisissent l'astronaute par la taille, et le transbordent d'un véhicule à l'autre. Vous comprenez? — Oui, parfaitement. Eh bien, je peux par- faitement me mettre dans cette pince, et aller dans le Lunavion n° 1 pour y changer le module. Où est la difficulté? — La difficulté est que ce système n'a pas encore été essayé. Il fonctionne à terre, mais nous ne savons pas ce qu'il donnera dans l'espace. Ce serait vraiment de la folie... » Une sonnerie de téléphone interrompt le directeur. Il décroche, écoute. Une voix au timbre métallique demande : « Un incident, Herr Directàr? — Hum! Oui, monsieur, nous avons un petit ennui. Le module de commande des rétro-fusées est en panne. Il faudrait en apporter un neuf à bord du Lunavion, mais nous n'avons pas encore testé le système de transbordement, et... » La voix métallique coupe sèchement : « Aucune importance! Il faut absolument, vous m'entendez? ABSOLUMENT sauver l'équipage du Lunavion! — Mais... — Il n'y a pas de mais. Préparez immédia- tement le Lunavion II. Il n'existe qu'une seule personne au monde capable de venir au secours d'Eric, et par chance nous l'avons sous la main. — Vous voulez parler de... — Oui. De Fantômette. * * Le deuxième Lunavion, qui se trouvait en réserve dans un hangar, est mis en place dans sa rampe de lancement, avec une fébrilité qui ressemble presque à de l'affolement. Mais Elie Kopter maîtrise son émotion pour don- ner des directives à son personnel d'une manière posées Les techniciens agissent vite, mais bien. Oskar Havann monte dans le petit ascenseur pour accompagner une jeune per- sonne vêtue de soie jaune, masquée de noir, qui porte sur ses épaules une cape rouge et noir. C'est Fantômette, qui va tenter de sau- ver les cosmonautes du premier Lunavion. Elle tient en main une boîte grise qui a les dimensions d'un paquet de cigarettes : le module destiné à remplacer celui qui a brûlé. Oskar l'aide à boucler les ceintures de sécu- rité, vérifie les instruments, s'assure que le scaphandre spatial qui va être utilisé est cor- rectement arrimé dans son logement. Puis il redescend. La sirène hurle pour annoncer le départ imminent. Il est l'heure du déjeuner, mais personne dans la clairière ne songe à son estomac. Les techniciens se sont groupés dans la salle de contrôle pour mener à bien le lancement du Lunavion de secours. Le dialogue habituel s'échange entre Fantômette et les opé- rateurs : « Radar d'altitude? — Branché. — Radar de poursuite? — Fonctionne. — Ordinateur de bord? r — En service. » Sur la pendule lumineuse, l'horaire se déroule avec une précision d'horloge (dirait Ficelle). L'image de l'avion-fusée est sur les écrans de télévision, comme au début de la matinée. « Trois... deux... un... ALLUMAGE! » Oskar Havann appuie sur un bouton, et c'est la même scène qui recommence. Une langue flamme orangée, accompagnée d'un grondement de tonnerre et d'une tempête de fumée blanche... Fantômette vient de s'envoler dans l'espace! * * + « Allô, la base? Ici Fantômette. Allô la base? M'entendez-vous? Répondez! — Ici la base. C'est Elie Kopter qui vous parle. Tout va bien? — Tout va bien. Je viens de me séparer de la fusée. Je branche le radar de poursuite. Pour l'instant, je n'ai pas d'image du Luna- vion I. — C'est normal, vous êtes encore trop loin. Et je... » Le directeur cesse de parler. La porte de la salle de contrôle vient de s'ouvrir pour lais- ser entrer un curieux personnage. Un homme vêtu de noir, dont le visage disparaît sous un masque de métal semblable à la visière des casques des chevaliers du Moyen Age. Le Masque d'Argent! Ce bizarre individu, Fantômette a eu déjà l'occasion de le rencontrer à diverses repri- ses, et de le combattre. C'est un savant que certains disent génial, mais que l'on consi- dère aussi comme un être malfaisant, un cri- minel sans scrupules qui ne songe qu'à régner sur les êtres humains. Le Masque d'Argent a déjà essayé de supprimer Fantômette 1 mais sans y parvenir. Aujourd'hui, son attitude n'est pas agressive. Bien loin de se présenter comme un ennemi, il s'adresse à la justicière par l'intermédiaire d'un micro, sur un ton inquiet, angoissé, suppliant : 1. Voir Fantômette brise la glace. « Fantômette, m'entendez-vous ? Répondez- moi, si vous m'écoutez... C'est le Masque d'Ar- gent qui vous parle! » Une voix juvénile, joyeuse, lui répond : « Ici, Fantômette! Oui, j'ai bien reconnu votre voix, monsieur le Masque de Fer-Blanc. — Ah! je vous en prie, ne plaisantez pas! L'heure est trop grave! Vous rendez-vous compte que l'équipage du Lunavion est en péril? — Oui, oui, je m'en rends parfaitement compte. C'est d'ailleurs pourquoi je suis dans l'espace, à sa recherche. Je vais m'en occuper. Mais dites-moi donc pourquoi vous êtes venu ici, en Forêt Noire? C'est bien vous que j'ai entendu, la nuit dernière, quand je me bagar- rais avec Eric? — Oui, c'est moi. — Alors, quel est votre rôle dans cette affaire? » Le Masque d'Argent se recueille un instant, comme pour donner plus de poids à ses pa- roles. Puis il répond : « C'est moi qui ai déçidé et organisé l'opé- ration Zéphyr. » Un temps de silence. Dans la salle de contrôle, tous les regards sont tournés vers cet homme dont le visage disparaît sous une carapace de métal. Un visage que Fantômette ne connaît pas, mais une voix qu'elle avait déjà entendue et qu'elle avait fini par reconnaitre. L'homme masqué reprend: « Fantômette, nous avons eu jadis quel- ques... divergences. Nous ne nous sommes pas toujours très bien entendus. J'espère que vous ne m'en tenez pas rigueur. Aujourd'hui, je mets toute ma confiance en vous pour sau- ver l'équipage. Faites tout votre possible. Faites l'impossible, même. Il faut ramener Eric et Ficelle sur notre Terre. Eric surtout. — Pourquoi surtout? — Parce que... parce que c'est mon fils. » CHAPITRE V Le drame ÉRIC est le fils du Masque d'Argent! Cette révélation ouvre les yeux de Fantô- mette. « Ah! je commence à comprendre pour- quoi Eric connaissait l'existence du Luna- vion, et se promenait tranquillement dans la tour. Son père a dû lui permettre de tout visi- ter en détail. Et il a certainement eu toutes les facilités pour se préparer à ce vol. Je vois pourquoi il a été inscrit en tête de liste, notre cher Eric. Avec un papa à la t é t e de l'affaire, il était bien placé pour devenir le premier garçon de l'Espace;.. » La jeune aventurière réfléchit un moment, puis arrive à ùne autre conclusion : « Je comprends aussi pourquoi c'est fina- lement moi qui pilote cet avion de secours. Le Masque s'est dit qu'en cas de pépin, je serais la seule capable de sortir son fils d'affaire. Alors, il a organisé le concours de Majorette-Hebdo en se doutant que j'allais y participer et gagner le voyage en Forêt Noire. Il m'aurait sous la main, à sa disposition pour faire un sauvetage éventuel. Et il a eu bien raison, puisque c'est justement ce qui est en train de se passer... » « Eh bien, on va vous le récupérer, votre blondinet, quoiqu'il ait essayé de me faire geler dans la chambre froide. Son papa a d'ailleurs dû lui tirer les oreilles...» La voix d'Elie Kopter se fait entendre dans les écouteurs : « Fantômette! Fantômette! Ici, la base... Attention, dans un instant vous serez en vue du Lunavion I. — Bien reçu! » L'habitacle de l'avion est violemment éclairé par le soleil. Mais au-dehors, le ciel est d'un noir de goudron. En bas, une grande étendue bleue parsemée de blanc : la Terre, dont on distingue nettement là courbure au bord de l'horizon. Toutefois, Fantômette n'est pas là pour admirer le paysage, aussi beau soit-il. Ses yeux sont fixés pour l'instant sur l'écran rond et vert du radar de pour- suite. Car c'est bien ce qu'elle est en train de faire : elle poursuit le Lunavion I qui appa- raît sous la forme d'un point lumineux au centre du cadran. « Le voilà! je vais droit dessus. — Parfait. Nous nous occupons des manœuvres de ralentissement. Commencez à revêtir votre scaphandre. — Compris! » Fantômette se trouvant seule dans la cabine, elle dispose d'une place assez grande pour bouger. Tout en flottant au-dessus de son fauteuil, elle enfile le vêtement étanche, blanc comme neige. Elle se coiffe d'un gros casque, l'ajuste et le verrouille. Puis elle vérifie que le système de respiration et de clima- tisation fonctionne normalement. Elle signale alors qu'elle est prête à sortir de l'avion qui s'est considérablement rapproché de sa cible. Les deux engins volent maintenant de conserve, l'un à côté de l'autre. Fantômette aperçoit sur le siège avant Eric qui parle au micro. Derrière lui, Ficelle fait de grands signes en agitant son hibou. Elle se met à crier pour couvrir la voix d'Eric : « Ohé! Ohé! Fantômette! Ahl ce que je suis contente de vous voir en personne et en os! Vous faites bien de venir me sortir de cette casserole volante, vous savez! Nous avons un pneu crevé, et il faut vous dépêcher de faire la réparation, parce que je commence à en avoir plein mon bol, de mijoter ici! » Eric lui dit de se taire d'un ton si ferme que la bavarde finit par fermer son haut-parleur personnel tout en se renfrognant. Mais elle ne boude pas longtemps; le spectacle qu'elle aperçoit à travers là verrière est trop intéressant. Sur le dos du Lunavion II, deux panneaux viennent de s'ouvrir, démasquant une sorte de soute, d'où l'on voit sortir une grande pince semblable à une pince à sucre. On entend la voix de Fantômette qui annonce : « Les volets se sont ouverts. Je suis prête à sortir. — Parfait! répond Elie Kopter. Sortez, mais n'oubliez pas de prendre le module. — Bien sûr! » Fantômette s'est glissée dans le sas, un petit compartiment intermédiaire entre la cabine et le vide extérieur. Un moment plus tard, on la voit sortir lentement du Lunavion. Son image apparaît au sol sur un écran de télévision qu'observe le Masque d'Argent. Il s'est placé devant un pupitre de commandé, et tient en main une sorte de manche compa- rable à un levier de vitesses. Avec cette poi- gnée, il fait fonctionner la grande pince qui saisit délicatement Fantômette par la taille, la soulève et l'approche du Lunavion I. La jeune aventurière dit d'une voix légè- rement altérée : « J'ai du mal à bouger les bras et les jambes... Je ne sais pas ce qui se passe... je. respire difficilement... » Elie Kopter vérifie rapidement les indica- teurs lumineux : « Tout paraît normal, pourtant... Que res- sentez-vous exactement? — Une espèce de paralysie... Je n'arrive pas à remuer mes bras.., — Ce n'est pas grave pour ce que vous avez à faire, puisque c'est la pince qui va vous amener près du Lunavion. — Oui, mais je ne sais pas si je vais pou voir ouvrir la porte de l'autre sas... — Ne vous inquiétez pas, nous allons faire sortir Eric. Il va venir prendre le module. — Entendu » 'Le Masque d'Argent a fait un signe de tête pour approuver. C'est avec une émotion que personne ne peut déceler — puisque son visage est caché — qu'il voit son fils sortir du premier engin. D'une main, il se tient à l'appareil. De l'autre, il saisit la petite boîte que Fantômette tient a bout de bras. Spectacle fascinant que ces deux êtres en scaphandre blanc, qui se tendent la main en plein espace pour se passer un relais. Il ne s'agit pourtant pas d'un jeu ou d'un sport, mais d'une opération délicate, vitale pour le retour du premier avion-fusée. Ficelle, le nez aplati contre le Plexiglas, ouvre ses yeux comme des hublots pour suivre l'étrange manœuvre. Fantômette, tenue à la taille comme une langoustine hors de l'eau, et Eric qui s'allonge au maximum, semblable à quelque archange prenant son essor vers les nuées. Maintenant, ça y est! Eric a saisi la boîte grise, et dans la salle de contrôle, il y a un soupir de soulagement collectif! Rapidement, le jeune astronaute revient dans le Luna- vion I, referme la porte du sas et déclare : « Tout va bien, papa, j'ai le module. — Bravo, mon fils! Tu vas pouvoir revenir sur notre bonne vieille Terre! » Il ne reste plus qu'à ramener Fantômette dans le premier avion. Le Masque d'Argent manœuvre toujours la poignée, appuie sur des boutons. Doucement, le bras géant se ré- Spectacle fascinant que ces deux êtres en scaphandre blanc... tracte, la pince se rapproche du fuselage de l'appareil. Et soudain... Soudain, c'est le drame! Le bras se détend brusquement, comme poussé par un ressort. La pince s'ouvre, laissant échapper Fantô- mette qui est projetée à toute vitesse dans l'espace, comme une balle qu'on lance d'un coup de raquette! Les techniciens poussent un cri d'horreur devant la vision de cette silhouette blanche qui s'éloigne, s'éloigne à toute allure, rétré- cit, disparaît en quelques secondes dans l'espace noir et infini! CHAPITRE VI Adieu, Fantômette! LES TECHNICIENS restent pétrifiés par la soudaineté du drame. Puis Elie Kopter s'écrie : « Mon Dieu! que s'est-il produit? Qu'avez- vous fait? » Le Masque d'Argent lève les bras en un geste d'impuissance : « Je ne comprends pas... une fausse manœuvre... un mauvais réflexe... Ah! vous aviez raison, nous aurions dû expérimenter cette pince plus longuement, avant de nous en servir. Quel malheur! Je suis désolé... vraiment désolé... » Le directeur se tourne vers Oskar Havann : « Ne peut-on pas essayer de lancer le pre- mier Lunavion à sa poursuite? — Elle est déjà trop loin! Je n'ai même plus sa trace sur le radar. Impossible de la rattraper... » Elie Kopter se laisse tomber sur un siège, accablé. « C'est une catastrophe! Quand le monde va apprendre ça... je n'ose même pas y pen- ser! Fantômette perdue dans l'Espace! C'est horrible! » Le Masque d'Argent toussote et reprend, d'une voix plus ferme : « Allons, mon cher directeur, remettez- vous! C'est une grande perte, sans doute, mais nous devons veiller maintenant à rame- ner Eric sur le sol. Le travail n'est pas terminé. — Oui, oui, c'est vrai... » Le dialogue entre la salle et le Lunavion I se poursuit, mais sans aucune joie mainte- nant. La catastrophe a jeté un voile de deuil sur l'opération Zéphyr qui ne soulève plus aucun enthousiasme. Les manoeuvres conti- nuent mécaniquement, comme une routine, dans une atmosphère de pesante tristesse. Dans la cabine du Lunavion I, Ficelle, un peu surprise a assisté à la disparition de Fan- tômette. Elle balbutie : « Oh! Mais..mais... tu... tu as vu, Eric! Elle s'éloigne! Elle part sans même nous dire au revoir! Comment va-t-elle faire mainte- nant, pour revenir? — Comment? Oh! c'est bien simple. Elle ne reviendra pas. — QUOI??? Qu'est-ce que tu dis? — Je dis qu'elle est partie pour toujours. Elle se promènera entre les planètes pendant des siècles et des siècles. — Sapristi! Elle va trouver le temps long! — Mais non, mais non. D'ici une heure, elle n'aura plus d'air à respirer, et elle sera asphyxiée. Bon débarras! — Oh! Mais tu es très méchant, Eric! — Et elle? Voilà plusieurs fois qu'elle s'oppose à mon père, le Masque d'Argent. — Ah! par exemple! c'est ton papa, le Masque d'Argent ? — Oui. Et je suis fier de lui. C'est un grand savant! — Dis plutôt que c'est un grand bandit! ---Tais-toi, Ficelle! Tu ne sais pas ce que tu dis. Je te répète que c'est un grand savant. Fantômette a fait échouer ses projets, et c'est pour cette raison qu'elle a été punie. J'avais d'abord voulu la faire mourir de froid dans la tour, mais papa a trouvé une autre solu- tion, beaucoup plus poétique, plus originale. Fantômette est devenue un satellite du Soleil! C'est une belle fin pour une aventurière, n'est-ce pas? Bon, assez parlé. Je vais me rebrancher avec la salle de contrôle, et nous allons retourner sur Terre. Attache ta cein- ture! » Effarée, stupéfaite, horrifiée, la grande Ficelle obéit. Cette justicière qu'elle admirait tant, cette super-fille qui combattait victo- rieusement les voleurs et les assassins, cette aventurière invulnérable a enfin trouvé plus fort qu'elle! Sa vie courte, mais bien remplie, se sera terminée, effectivement, en apothéose! Quelle fin plus extraordinaire aurait-elle pu rêver? Les ordres, les demandes et les réponses s'échangent entre le sol et le Lunavion. Eric contrôle les manœuvres commandées par Elie Kopter. Mais Ficelle n'écoute pas. Une larme vient de jaillir au coin de son œil. Elle a perdu son idole, l'objet d'une admiration constante. Elle est en deuil. Et elle murmure tristement : « Pour fêter la mort de Fantômette je vais mettre des chaussettes noires... » • * Le dialogue continue cependant : « Attention pour l'atterrissage du Luna- vion I... Vous êtes prêts? — Prêts! Nous sommes en vue de la piste. — Tout est normal. Nous allons vous faire atterrir en douceur » L'avion-fusée a ralenti sa course. Il plane vers la piste d'un aérodrome désaffecté, au cœur de la Forêt Noire, non loin de la tour. Ficelle regarde le sol qui se rapproche lente- ment d'abord. Puis soudain il paraît défiler à toute allure. Le Lunavion se met à vibrer. Des bruits, des secousses se produisent. La grande fille a l'impression que l'appareil va se disloquer. Puis elle est projetée en avant, au point de toucher presque le dossier d'Eric. Il y a ensuite un grincement, un crissement de pneus ou de freins, une dernière secousse, et c'est l'arrêt. Le Lunavion vient d'atterrir. Des jeeps s'approchent à toute allure. Les techniciens sautent à terre, courent vers l'en- gin, soulèvent la verrière. Ficelle sent une bouffée d'air frais lui frapper le visage. On déboucle son harnais, on l'aide à sortir du poste. Les jambes un peu flageolantes, elle a du mal à se tenir debout. Elle soupire : « Oh! la, la! Je suis bien contente d'être revenue sur la Terre! Quelle histoire! Vous ne pouvez pas imaginer ce qui s'est produit! Un truc horrible! Une chose affreuse! » " Un technicien hoche la tête : « Oui, nous savons... — Non, vous ne savez pas... J'ai cassé la chaînette de mon hibou... » » • * Le Masque d'Argent tourne son visage métallique vers Oskar Havann : « L'atterrissage s'est fait correctement? — Oui. Ils sont au sol, en bout de piste. Tout va bien. — Parfait! Et le Lunavion II? Nous sommes en train de le guider, Il va se poser dans moins d'une minute. A vide hélas! — Oui, à vide. Cette perte de Fantômette... c'est bien triste! » II allume une cigarette glissée dans la fente qui lui sert de bouche. Il vient de parler d'un ton sec, sans la moindre émotion. Il est évi- dent que la tragique disparition de l'aventu- rière le touche peu. Seul lui importe le sort de son fils Eric. Quelques minutes plus tard, un bruit de moteur s'élève dans la clairière, accompagné d'un concert d'avertisseurs. Les techniciens sortent de la salle pour aller au-devant de là jeep qui ramène Eric et Ficelle. Le Masque tend les bras à son fils qui saute à terre, rayonnant. « Ah! papa, je suis content d'être de retour! — Et moi, mon fils, je suis fier de toi. Tu es le premier garçon de l'Espace! Grâce à toi, l'Astronautique vient d'entrer dans une nou- velle phase! Tu es un pionnier du Progrès Eric! Un aventurier du Futur! — Oh! papa, tu exagères! C'est toi qui as tout fait. Tu as calculé et dessiné le Lunavion. Tu as financé toute cette entreprise. C'est toi qui m'as fait faire ce merveilleux voyage! — Bien sûr. Mais toi seul étais capable de mener à bien l'opération Zéphyr. Je ne me suis pas trompé en te choisissant, n'est-ce pas? Il faut aussi avouer que tu as de qui tenir. Tel père, tel fils : tu es un jeune génie parce que j'en suis un moi-même. Nous avons tous deux un cerveau supérieur. Nous sommes des êtres exceptionnels. Je ne voyais guère qu'une seule personne qui pouvait nous égaler. Malheureusement, à l'heure qu'il est, elle n'est plus en vie... Tu veux parler de Fantômette, papa? — Hé, oui! Vois-tu, elle s'est sacrifiée pour ! te sauver» Et nous la pleurons tous. N'est-ce pas mon cher Elie Kopter? Oh! oui! Qui pouvait prévoir qu'elle subirait ce triste sort? — Personne, hélas! Ah! si j'avais su que cette expédition spatiale devait comporter un épisode aussi tragique, j'aurais tout annulé! Oui, la mort de Fantômette me laisse déses- péré! » Une voix s'élève alors. Une voix qui dit, sur un ton ironique : « Menteur! » Le Masque fait demi-tour. Fantômette est là, qui le regarde avec un sourire moqueur. Épilogue LE MASQUE D'ARGENT s'est figé, telle une statue. Auprès de lui, Eric est l'image même de l'ébahissement. La stupéfaction les rend muets. Fantômette, au contraire, semble très sûre d'elle-même. Elle va et vient en sautillant allègrement, et fait tournoyer la pointe de sa cagoule qui se termine par un pompon, D'un ton joyeux, elle annonce : « Voici, mesdames et messieurs, le dernier épisode de la grande aventure spatiale qui a nom opération Zéphyr! Le retour sur la Terre de la jeune cosmonaute qui s'était perdue dans les immensités de l'univers! Oui, elle avait disparu! Mais grâce à la poudre à laver Machinchose, elle a retrouvé une blan- cheur de lune, et elle s'est propulsée à grands coups de rame vers la Forêt Noire, pour y déguster une grosse choucroute à la bière! Adieu, Fantômette! Bonjour, Fantômette! Comment ça va, la naufragée de l'espace? Pas mal! Et vous, mon cher Masque en zinc? Un peu surpris, le bonhomme, hein? On ne s'at- tendait pas à me revoir si vite? Ah! que vou- lez-vous, moi je suis dans le genre fantôme. Je reviens. Je suis la revenante de l'astronau- tique! Youpiii! » Et pour fêter l'événement, la jeune aven- turière fait une galipette sur l'herbe qui recouvre la clairière. Eric regarde son père avec un tel air de surprise, qu'il paraît avoir vu effectivement un fantôme. La justicière lui lance, gogue- narde : « Tu voudrais bien comprendre, hein, Eric? Allons, ne fais pas cette tête-là! C'est pourtant bien simple, voyons... Non, tu ne vois pas? Alors, ton cher papa va peut-être trouver la solution, lui? II est du genre méchant, mais pas bête... Alors, cher Masque, vous l'éclaircissez, le mystère? » Pendant que la jeune aventurière faisait des pirouettes, les techniciens se sont appro- chés. Leur surprise est aussi vive, mais leur accueil est bien plus gai! Ils courent vers Fantômette avec des cris de joie. Le grave Elie Kopter la serre dans ses bras en s'écriant : « Mais comment avez-vous fait pour reve- nir? C'est un miracle! Il n'y avait pourtant aucun système de propulsion dans votre sca- phandre! Je n'arrive pas à comprendre!... — Moi, JE SAIS! » Quelqu'un vient de prononcer cette phrase sur un ton ferme. Le directeur se retourne et découvre la grande Ficelle qui tient ses bras croisés et jette autour d'elle des regards sou- verains, pour bien affirmer sa supériorité. Elle répète, avec la majesté d'une reine de théâtre : « MOI, JE SAIS! J'ai deviné comment elle a fait pour revenir vers le Lunavion! — Ah? fait Ëlie Kopter. Comment s'y est- elle pris? —C'est très simple : elle a marché dans l'espace! » Le directeur hoche la tête, souriant. « On ne peut pas marcher dans l'espace, chère Ficelle. Pas plus que vous ne pouvez marcher dans le grand bain d'une piscine. Pour marcher, il faut avoir un sol ferme sous les pieds. — Alors, comment a-t-elle fait, puisque vous savez tout, m'sieur l'Hélicochose? — Je n'en sais rien! Et je brûle d'entendre l'explication de Fantômette... » Il fait demi-tour et pousse un cri. Fantômette n'est plus là. Le Masque d'Argent et Eric ont également disparu. Le directeur soupire : « Décidément, cette jeune personne mas- quée a la manie des disparitions! J'espère qu'elle va bientôt revenir pour nous expli- quer le mystère de son retour sur la Terre! Mais Fantomette ne devait pas revenir, pas plus d'ailleurs que le Masque d'Argent et son fils. Et Elie Kopter fiait par deviner ce qui s'était passé, simplement en réfléchissant. « Ah! Boulotte, ce que je suis contente de te revoir! Mmmmm! Ça sent bon, ici! Qu'est- ce que tu nous as préparé? — De la choucroute! Pour que vous restiez dans l'ambiance de la Forêt Noire! Alors, ça s'est bien passé? — Formidable, Boulotte! Je suis mainte- nant la première astronauteuse de l'Espace intersidéral! J'ai marché de pied ferme dans le Cosmos, et j'ai presque touché la Lune dû bout du doigt. Pas vrai, Françoise? Oui, toi tu n'es au courant de rien! Tout le temps en train de dormir dans ta chambre! Tu n'as même pas vu Fantômette disparaître dans les tréfonds du ciel! Moi, j'ai vu! J'étais au pre- mier balcon! » * Françoise et Ficelle viennent de déposer leurs bagages dans la salle de séjour. Pendant que Ficelle décrit son aventure avec de grands gestes, Françoise sort d'une valise un paquet entouré d'un ruban rose. « Tiens, Boulotte, on t'a rapporté un petit cadeau. — Ah! chic! Qu'est-ce que c'est? Oh! c'est lourd! On dirait une guitare... Pourtant, une guitare, ce n'est pas aussi lourd... » Le papier déplié, Boulotte se trouve en pré- sence d'un jambon de Mayence. La gour- mande se pourléche les lèvres. « Ah! c'est merveilleux! Miam! Ce jambon est aussi beau qu'un fromage de gruyère! Vous l'avez trouvé dans l'espace? — Non, dans une charcuterie. » Tandis que Boulotte admire son cadeau, Ficelle reprend ses explications : « Figure-toi, ma chère, que ma place au premier balcon m'a permis de voir une chose aussi horrible qu'étonnante! Fantômette venait de nous apporter une petite boîte pour nous dépanner, et la grande pince la rame- nait vers le Lunavion II. Tout à coup, devine ce qui s'est produit? Une chose épouvantable! La pince s'est ouverte et a projeté Fantômette dans le vide! Je l'ai vue s'éloigner et devenir aussi petite qu'une tête d'épingle! Puis plus rien! Elle était perdue dans les étoiles! » Ficelle pointe son index vers la joue gauche de Boulotte et fronce les sourcils en prononçant : « Or, qu'est-ce que j'aperçois une heure plus tard, en atterrissant? Fantômette! En chair, en masque et cape de soie! Bien vivante, et pas perdue du tout! Que dis-tu de ce mystère, Boulotte? — Heu... Je ne dis rien. Je ne sais pas; moi... — Tu as raison de ne rien dire, Boulotte, parce que c'est un mystère insolvable! — Insoluble, rectifie Françoise. — Si tu veux. N'empêche que je ne sais pas comment Fantômette a pu revenir! — C'est pourtant très simple, ma grande. — Ah bon? Parce que tu as trouvé» toi? Bien sûr. C'est même élémentaire. » Ficelle hausse les épaœies. « Allons donc, Françoise! Je sais bien ce que j'ai vu, moi! Le scaphandre projeté par la pince... — Tu as vu le scaphandre, en effet, mais il n'y avait rien à l'intérieur. Il était vide! — Quoi? — Mais oui. Réfléchis une seconde, Ficelle. Fantômette est dans le Lunavion, elle doit porter la boîte jusqu'à l'autre appareil. Mais comme c'est le Masque d'Argent qui dirige l'opération, elle se méfie. Ne va-t-il pas lui jouer un mauvais tour? C'est fort possible! Alors, elle se garde bien d'entrer dans le scaphandre. Elle lui met là boîte dans son gant, le pousse vers l'extérieur, et annonce qu'elle a un malaise qui l'empêche de remuer bras et jambes. Parbleu! le scaphandre vide ne peut faire aucun mouvement! Grâce à ce prétexte, personne ne s'étonne de le voir inerte. Eric saisit le module, rentre dans le Lunavion de secours. Et alors le Masque d'Argent, qui croit tenir sa vengeance, pro- pulse le scaphandre dans l'espace, en faisant croire à une fausse manœuvre. Fantômette, qui est toujours dans le poste de pilotage, assiste à ce prétendu drame en se félicitant d'avoir été si prudente! » Ficelle fait un grand signe affirmatif. « Oui, elle s'est méfiée et n'est pas entrée dans le scaphandre. C'était évident, et je l'avais deviné tout de suite. Y a-t-il eu du courrier pendant notre absence, Boulotte? — Oui, Ficelle. Le nouveau numéro de Majorette-Hebdo est arrivé. Il y a un nouveau concours... — Oh! je veux voir ça tout de suite! » Ficelle se rue sur le magazine, l'ouvre à la page du concours intitulé : « Etes-vous for- midable? » Elle saute de joie. « Ah! vous avez vu! Un concours avec des tests pour savoir si on est formidable!... Et qu'est-ce qu'il y a à gagner? Premier prix : UN TOUR DU MONDE EN SOUS-MARIN! Ah! Ouaiiis! Vite, un papier, un crayon... Je vais vous faire voir que je suis super-formi- dable! Grâçe à mon cerveau extra-génial, je vais gagner le concours et je vais devenir la première fille sous-marinière! —- Comme les moules! approuve Boulotte. — C'est ça. J'irai regarder les poissons dans les espaces des océans, et Fantômette en crèvera de jalousie! Parfaitement! Et si elle est en difficulté au fond de l'eau, c'est moi qui irai la sauver. Je lui dois bien ça, pas vrai, Françoise? — Tu as mille fois raison, Ficelle. Avec toi, Fantômette ne craindra rien. Elle se sentira en sécurité. — Evidemment. D'ailleurs, ne lui ai-je pas déjà sauvé la vie lorsqu'elle était perdue dans l'espace? Elle peut compter sur moi! »