CHAPITRE PREMIER L'étrange voleur « Oh ! LA GOUTTIÈRE cède, je tombe dans le vide! » pensa Fantômette. Les bras allongés au-dessus de là tête, les mains agrippées au rebord de la gouttière, elle se balançait à la hauteur du toit de la ferme. La nuit était noire, profonde. L'horloge du clocher de Framboisy venait de sonner onze heures. La jeune acrobate ouvrait tout grands des yeux qui étaient aussi perçants que ceux d'un chat. Elle s'immobilisa pendant un moment pour respirer lentement, profondément. Elle venait d'escalader la façade du bâtiment en s'accrochant au tuyau en zinc de la descente d'eau. Lorsqu'elle jugea que son cœur avait repris un rythme régulier, elle se rapprocha d'âne fenêtre entrouverte. La pointe de ses pieds toucha le bloc de pierre formant l'appui Avec précaution, elle lâcha sa prise d'une main, fie suspendît à la saillie d'une des pierres dont était faite la bâtisse, et doucement se laissa glisser sur le rebord de la fenêtre. Elle jeta un coup, d'œil à l'intérieur de la ferme. La fenêtre était celle d'un vaste grenier au plancher de bois, à demi recouvert par un tas de foin, des vieux meubles et des outils agricoles hors d'usage. Tout au fond de ce vaste local brillait le faisceau blanc d'une lampe électrique posée sur un tonneau. Au pied du tonneau, un homme était agenouillé. Il avait devant lui un coffre ouvert, sur lequel il s'appuyait en feuilletant fébrilement les pages d'un livre — un missel — à couverture de cuir noir. Il cessa soudainement de tourner les pages, et poussa une exclamation qui semblait marquer sa satisfaction. Il tira d'une poche un crayon et un papier qu'il étala sur un genou. Puis il se mit en devoir de recopier quelque chose qui était écrit sur la dernière page du volume. 8 Un sourire se dessina sur les lèvres de Fantômette qui pensa : « Mes prévisions étaient exactes. Le bonhomme est bien venu cette nuit. Il ne me reste plus qu'à trouver la raison de sa visite, c'est-à-dire savoir ce qu'il est en train de recopier. Lentement, sans faire plus de bruit qu'une souris prudente, elle se rapprocha de l'homme -qui continuait d'écrire sans se douter de sa présence. Elle avançait pas à pas, et ne se trouva bientôt plus qu'à trois mètres en arrière du visiteur nocturne. Elle pouvait voir que le texte qui l'intéressait si fort était écrit à la main et formait quatre vers. De quoi s'agissait-il? Elle hésita une seconde, s'interrogeant sur ce qu'il convenait de faire, puis elle prit soudain une décision. Sa main droite tira de son fourreau un mince poignard florentin qu'elle portait à la ceinture, en même temps qu'elle allumait la puissante lampe électrique dont elle s'était munie. Elle ordonna : « Donnez-moi ce papier! » L'homme se retourna en poussant un cri. Il recevait en pleine face le jet de lumière. Ses yeux étaient petits, ronds, formant deux points noirs dans un visage ridé et assombri par une 9 barbe mal rasée. La surprise, l'étonnement lui faisaient ouvrir la bouche à demi. Il bégaya : « Qui... qui êtes-vous? Que... que voulez-vous?» Ebloui par la lumière, il tâtonna pour saisir sa propre lampe qu'il dirigea vers la nouvelle venue. C'était, selon toute apparence, une jeune fille, mais dont le costume ne manquait pas d'originalité. Une sorte de justaucorps jaune à large col, des bas collants de couleur noire, une cape de soie rouge retenue sur la poitrine par une agrafe d'or en forme de F: Le visage était , dissimulé par un de ces loups noirs qui sont en usage dans les bals masqués. « Fantômette ! — Oui, dit la jeune justicière d'un ton calme, je suis Fantômette. On me rencontre chaque fois qu'une action malhonnête se prépare. J'ai déjà empêché bon nombre de malfaiteurs d'accomplir leurs forfaits, et je crois que cette nuit il en sera de même. Car, n'est-ce pas, ce que vous faites ne saurait être crié sur les toits? » L'homme ne répondit pas. Lentement, il se remit debout, les yeux fixés sur son étrange interlocutrice. À mi-voix, il demanda : Comment avez-vous su que j'allais venir ici cette nuit? Je n'en ai parlé à personne... » 10 Avec un sourire amusé, Fantômette lança eu l'air sa lampe qui tourbillonna, la rattrapa au vol et dit : « C'est d'une simplicité extrême. Cet après-midi, vous vous êtes rendu dans la quincaillerie du Petit Va/coin, s«r la grand-place de Framboisy, où vous avez acheté une pince-monseigneur, en expliquant au vendeur que vous aviez besoin de cet outil pour déclouer des caisses d'oignons à fleurs. Vous avez donné de nombreuses explications, indiquant la dimension des caisses, leur nombre, leur poids et la quantité de clous qui maintenaient les couvercles. — Comment diable le savez-vous? — J'étais dans la quincaillerie pour y acheter un pot de peinture rouge. J'ai l'intention de repeindre mon cyclomoteur... Mais ceci importe peu. Donc, je vous ai entendu fournir maints détails au sujet de cette pince. Et cela m'a paru assez suspect. Quand on achète un outil, on n'éprouve pas le besoin d'en justifier l'emploi avec une telle insistance... — Mais... Je ne vous ai pas vue. Fantômette se mit à rire. 11 « Vous-ne croyez tout de même pas que je me promène dans Framboisy avec le costume que je porte en ce moment? Non, je le réserve pour mes petites expéditions. Donc, vous n'avez pas fait attention à moi. Mais, pour ma part, je vous ai pris en filature. Vous avez parcouru cinq cents mètres, et vous êtes entré dans un bazar où vous avez acheté une lampe électrique. Cette fois, j'étais fixée. Pince-monseigneur plus lampe électrique égalent cambriolage. Et vous voyez que j'ai eu du flair. » L'homme hocha la tête et grogna : « Je ne suis pas un cambrioleur. — Soit. Je veux bien vous croire. Mais alors, expliquez-moi ce que vous êtes venu faire ici. Pourquoi recopiez-vous ces quatre vers? » L'homme ne répondit pas. Il hésitait, tenant d'une main le livre, de l'autre le papier. Fantômette trancha d'un seul coup la question. D'un vif mouvement, elle arracha la feuille de papier et recula d'un bond en éteignant sa lampe. L'homme, subitement effrayé, crut que Fantômette allait Je frapper d'un coup de poignard. Il poussa un cri et se rua vers la porte du grenier en serrant le missel contre sa poitrine. En un instant, il disparut dans l'escalier. 12 Fantômette haussa les épaules sans se donner la peine de le poursuivre. Elle ralluma sa torche et la braqua sur la feuille. Trois lignes y étaient tracées au crayon, d'une main malhabile : Quand le Géant apparaîtra Et que l’étoile écrasera Alors la porte s'ouvrira « Que peut donc bien signifier ce charabia? Le bonhomme a pris la peine d'acheter une pince, de pénétrer dans cette ferme et de forcer ce coffre pour le plaisir d'écrire trois lignes absurdes? Je veux être richement récompensée si j'y comprends quelque chose!... Il est vrai que je l'ai interrompu avant qu'il ait fini de recopier la quatrième ligne, ce qui m'aurait peut-être fourni une explication.» Elle mit le papier dans une petite poche de son justaucorps, éteignit sa lampe et sortit du grenier. Elle se laissa descendre le long de la conduite d'eau jusqu'à ce que ses pieds touchent le sol. Dix minutes plus tard, elle se glissait dans son lit en étouffant un bâillement. « Et dire que je voulais me coucher de bonne heure, parce que demain il y a école !» 13 CHAPITRE II Ficelle et la Loire MADEMOISELLE BIGOUDI, l'institutrice, lut à haute voix le sujet de la composition : « Mesdemoiselles, l'épreuve d'aujourd'hui portera sur la Loire. Vous allez prendre une feuille double et indiquer, premièrement : le lieu où la Loire prend sa source, avec l'altitude de ce point. Deuxièmement, les affluents de la rive droite et de la rive gauche. Troisièmement, te nom de l'endroit où la Loire se jette dans l'Océan. Vous direz, évidemment, de quel océan il s' agit. 14 Quatrièmement, vous citerez les principales villes arrosées par la Loire. Enfin vous donnerez un aperçu de son cours, en précisant s'il s'agit d'un fleuve rapide ou lent, à débit régulier ou non. Dans une heure exactement, je relèverai vos copies. » Ficelle fit la grimace. L'étude de la Loire ne la passionnait pas particulièrement,-et elle ne se sentait guère d'humeur à disserter sur un sujet aussi peu engageant, C'était une grande fille blonde, rêveuse, étourdie» qui ne pouvait concentrer son attention que sur des sujets extrascolaires, tels que les disques 45 tours, la nouvelle mode pour les chaussures, ou l'efficacité dû super-dentifrice spatio-fonctionnel à base de Z-33 radioactive. L'institutrice s'efforçait, mais en vain, de lui faire entrer dans le cerveau des- notions utiles et intéressantes, telles que la date de la bataille de Malplaquet (1) ou le nom de la capitale du Honduras (2). Ficelle était résolument hostile à l'étude de l'histoire, de la géographie ou de l'arithmétique, et ce triste état de choses se traduisait par une effroyable accumulation de sanctions. Il ne se passait guère de jour que la grande Ficelle ne se vît gratifiée de deux heures de colle ou plus, ou ne se 15 1. 1709. 2. Tegucigalpa. vît attribuer quelques centaines de lignes à copier. La grande fille se consolait en songeant au dernier (ou au prochain) épisode du feuilleton de la télévision. Devant elle, une écolière brune à mine éveillée contrastait avec cette indolence. C'était Françoise, l'élève sérieuse, intelligente, qui comprenait vite et retenait facilement. La Loire n'offrait pour elle aucune difficulté, et sa feuille de composition fut rapidement couverte d'indications précisant exactement tout ce qu'il faut savoir sur la Loire, depuis l'altitude du mont Gerbier-de-Jonc, jusqu'à la largeur de l'embouchure qui se situe dans l'océan Atlantique (selon les affirmations de Mlle Bigoudi). Sur un banc voisin était assise une grosse fille aux joues rebondies, qui répondait au nom de Boulotte. Sans doute eût-elle fait une bonne écolière, si son esprit n'avait été encombré par d'innombrables recettes de cuisine. Lorsque d'aventure l'une d'elles lui revenait en mémoire, elle s'empressait de la transcrire sur un cahier de calcul, ou de dessin, ou d'histoire. Ce qui ne manquait pas de plonger Mlle Bigoudi dans des 16 abîmes de perplexité quand elle découvrait, à la place du règne de Louis XIV, la recette des ravioli à la Napolitaine. Cette gourmande inscrivit ce qu'elle savait sur le-plus-long-fleuve-français (le tout tenait en trois lignes), puis elle reposa son porte-plume et tira de son casier une barre de fruits confits, dont elle enleva délicatement l'enveloppe de cellophane, et qu'elle se mit à déguster avec les claquements de langue d'une personne experte en matière de confiserie. Ficelle, Françoise et Boulotte formaient à trois un club de détectives amateurs dont le programme ambitieux était de contrecarrer les activités néfastes des espions et des gangsters internationaux. Vaste programme, certes, mais qui n'effrayait point la présidente, Ficelle. Elle avait lu un certain nombre de romans policiers dans lesquels les voleurs ou les criminels étaient régulièrement trahis par un bouton perdu ou par u» bout de cigarette. Instruite de cette technique policière, Ficelle avait entrepris la collection méthodique des boutons ou des mégots qu'elle rencontrait au hasard des rues. A la sortie de l'école, on pouvait la voir marcher à pat comptés, la tête basse, les yeux rivés sur le caniveau, ramassant de temps en temps un lacet de soulier ou 17 un emballage vide de cigarettes, qu'elle plaçait soigneusement dans une boîte à chaussures à compartiments numérotés. Chaque objet portait la mention du lieu et de l'heure de la découverte. Ce qui donnait à peu près ceci : N° 18 :PAQUET DE TABAC (vide), ramassé à 25 m du commissariat de police de Framboisy, à 16 h 30. Objet suspect. N° 19 : BOUTON de chemise en plastique blanc. Récupéré dans le chemin des Peupliers, à 100 m d'une villa qui a été cambriolée il y a deux ans. Appartient peut-être à l'un des voleurs. Etc. Si la présidente du club possédait — on vient de le voir — une remarquable aptitude à déceler la piste des criminels, elle éprouvait en revanche bien des difficultés pour se rappeler les affluents de la Loire. Ces affluents, elle les avait appris, sans doute, mais la semaine précédente. Epoque lointaine... Depuis, elle avait eu cent fois le temps de les oublier... Voyons... N'y avait-il pas la 18 Durance? Non, la Durance, ce devait être quelque rivière des Pyrénées... Alors la Lozère, peut-être? Mais était-ce bien sûr?... Pourtant, elle les avait appris par cœur, ces affluents! Le mieux était de demander à Françoise, qui n'était jamais embarrassée pour répondre à une question de Mlle Bigoudi. Ficelle arracha de son cahier d'arithmétique une demi-feuille sur laquelle elle écrivit son S. O. S. : « SAIS PAS QUELS SONT AFFLUENTS. DIS-LES-MOI. » Elle plia le papier en huit, fit « Pssst! », et le lança discrètement vers Françoise. Le message atteignit la 19 table, rebondit et alla tomber au milieu de l'allée. Ficelle étouffa un cri de déception. Mlle Bigoudi tourna la tête vers elle en fronçant les sourcils. Diable! Il ne s'agissait pas de recommencer cette dangereuse opération. La seule ressource était maintenant de jeter un coup d'œil discret sur le livre de géographie qui se trouvait dans son casier. Mais il fallait pour cela soulever le pupitre, opération délicate qui échapperait difficilement à l'œil vigilant de l'institutrice. Tout doucement, avec mille précautions et en regardant vers le plafond d'un air inspiré pour donner le change, la grande fille glissa la main dans le casier et réussit à en extraire partiellement un livre sur lequel elle jeta un bref coup d'œil. « Malheur! C'est mon bouquin d'histoire! » En tâtonnant, elle explora l'intérieur du casier. Il ne contenait qu'un seul volume. « Sapristi! Je me suis trompée! J'ai pris mon livre d'histoire au lieu de ma géographie! » La composition était de plus en plus compromise. Mlle Bigoudi consulta sa montre et annonça : « Dans cinq minutes, je ramasse toutes les feuilles. » 20 Les retardataires élevèrent quelques murmures de protestation, tout en redoublant de vitesse et en tirant la langue, ce qui facilitait considérablement leur travail. Les cinq minutes écoulées, Mlle Bigoudi se leva et commença à ramasser les copies. C'est alors qu'une brusque inspiration traversa l'esprit de Ficelle. Soudainement, avec la clarté d'un éclair, les noms lui revenaient, se pressaient dans son cerveau ! En un effort désespéré, du plus vite qu'elle le put, elle écrivait la liste des affluents de la Loire : l'Ariège, le Tarn, le Lot, l'a Dordogne, la Save, le Gers, la Baïse... Et c'est avec un sourire de contentement qu'elle remit sa feuille à Mlle Bigoudi. Allons, les choses ne s'étaient pas trop mal passées, et elle était à peu près sûre d'avoir la moyenne... La récréation permit aux trois amies de se réunir dans la cour pour échanger leurs impressions au sujet de la, composition. Ficelle fut épouvantée d'apprendre qu'elle avait confondu la Garonne avec la Loire, et que sa note se rapprocherait dangereusement de zéro. Françoise la consola en lui rappelant qu'elle avait l'habitude de voir son carnet de notes s'orner d'un chiffre 21 circulaire, et lui changea les idées en proposant d'aller bavarder avec la « nouvelle ». Car depuis le matin même, la classe comptait une nouvelle élève, Colette Legrand, qui arrivait en cours d'année. C'était une fille d'allure tranquille, un peu timide, qui regardait le monde à travers des lunettes rondes qui lui donnaient un air étonné. Mlle Bigoudi l'avait dispensée de faire la composition, et elle avait passé l'heure à lire les morceaux choisis d'un livre de français. Maintenant elle se tenait debout, toute seule dans un coin, ne connaissant encore personne. Elle fut tout heureuse que Ficelle, Boulotte et Françoise viennent lui tenir compagnie. Ficelle se présenta comme la présidente d'un club de détectives très actifs. Boulotte lui offrit des caramels et Françoise lui proposa de lui prêter ses cahiers pour qu'elle puisse se mettre au courant, puis elle lui demanda où elle habitait. « Jusqu'à présent, répondit-elle, je vivais à Paris. Mais papa et maman viennent d'acheter une ferme ici, à Framboisy; nous allons nous y installer. — A quel endroit est-elle, cette ferme? — A deux kilomètres de la ville, près d'un bois. Cela s'appelle le Clos des Fougères. — N'y a-t-il pas des ruines dans ce coin? 22 — Si, c'est une vieille chapelle, tout au bout du domaine. » Boulotte avala trois caramels d'un seul coup et demanda : « Pourquoi ton père a-t-il acheté cette propriété? - D'abord, parce qu'elle n'était pas chère; ensuite, parce qu'il voudrait y installer une colonie de vacances. Il est professeur de culture physique et s'occupe beaucoup des camps de vacances. - Moi, dit Ficelle, je la connais, cette ferme. Je suis passée à côté un jour que je chassais un papillon mauve. Non, jaune... Attendez... non, c'était un papillon mauve ou vert. J'ai l'impression qu'elle est à moitié démolie. — Oh! oui! Elle est assez abîmée. Mais mes parents sont déjà en train de la remettre en état. Depuis deux jours que nous sommes arrivés, mon papa n'a pas cessé de donner des grands coups de marteau, et maman a presque usé un balai. Moi, je les aide en faisant de la peinture. » La grande Ficelle dressa l'oreille. « Comment, tu fais de la peinture? - Oui. J'ai déjà repeint en marron la porte de l'entrée et un petit bout du portail. 23 — Tu en as de la chance! J'aimerais bien aussi manier le pinceau un petit peu ! » Colette se mit à rire. « Tu sais, si tu veux t'amuser à barbouiller, le travail ne manque pas! Il faut aussi cimenter le bassin des canards, réparer la pompe à eau, enlever les mauvaises herbes des allées et nettoyer un grand emplacement qui servira comme plateau de culture physique, le jour où les enfants y viendront. - Tu crois que ton père serait content que l'on vienne l'aider? — Je pense bien! Cela lui ferait plaisir. A maman aussi, et à moi. » Françoise et Boulotte se proposèrent également pour donner un coup de main à M. Legrand, à la grande joie de Colette qui redoutait un peu en venant à Framboisy de se trouver sans aucune camarade. Il fut convenu que les trois détectives abandonneraient provisoirement leurs activités policières pour faire quelques travaux de menuiserie ou de jardinage, et contribuer ainsi, dans la mesure de leurs, moyens, à la création du camp de vacances A son retour de l'école, Colette fit part à ses parents de la proposition faite par ses nouvelles 24 amies. Ainsi que prévu, cette offre fut accueillie avec grand plaisir par M. et Mme Legrand, qui chargèrent leur fille d'inviter Françoise, Ficelle et Boulotte pour la journée du lendemain, un jeudi. La plus contente de toutes fut la grande Ficelle. Exceptionnellement, elle n'était pas en retenue ce jour-là. 25 CHAPITRE III La maisonnette rouge C'ANTOMETTE embraya le moteur d'un minuscule cyclomoteur et s'élança sur la route qui menait au Clos des Fougères. Dans le silence nocturne s'élevaient les lointains aboiements d'un chien qui s'ennuyait. Piquées sur le ciel noir, des milliers d'étoiles clignaient de l'œil. Un petit morceau de lune jaunâtre émergeait de l'horizon. Quelque part le long de la route, un grillon mal huilé grinçait des ailes. 26 Fantômette dépassa la propriété des Legrand, ne s'arrêtant qu'à proximité du bois qui s'étendait au-delà des ruines de la vieille chapelle. Elle descendit de sa machine, qu'elle dissimula dans l'épaisseur d'un fourré, puis s'engagea à travers le sous-bois. Cinq minutes plus lard, elle atteignit une lisière devant laquelle s'étendait un champ d'herbe courte. A l'autre bout de ce champ, un bouquet de frênes. Au , pied de ces arbres, une maisonnette de bois peint en rouge, dont une fenêtre laissait filtrer un peu de lumière. La jeune fille longea une barrière de bois qui clôturait le champ, et s'approcha silencieusement de la fenêtre. Les volets étaient vétustés, mal joints, et elle put sans difficulté glisser son regard à l'intérieur. L'ameublement de la pièce était sommaire : une table et deux chaises en bois blanc; une armoire massive au-dessus de laquelle était pendu un fusil de chasse; un lit de fer. Assis derrière la table, se trouvait l'homme que Fantômette avait surpris en train de recopier la formule du missel. Il tenait en main une paire de pinces avec lesquelles il tortillait des bouts de fil de fer qui, ajustés ensemble, formaient une sorte de carcasse. 27 « Que fabrique-t-il? se demanda Fantômette. Un panier, ou une nasse pour prendre des poissons? Ou une cage à écureuils? » Elle resta un long moment immobile, observant le travail de l'homme sans parvenir à deviner l'usage de la carcasse. L'hypothèse la plus vraisemblable était celle d'une sorte de piège permettant de capturer des renards ou des furets... Finalement, l'homme remit les pinces dans une caisse à outils, et rangea l'objet inconnu dans l'armoire Fantômette fit demi-tour, pensive. Quelques 28 minutes plus tard, elle remontait sur son cyclomoteur en murmurant : « Mon amateur de missel habite donc bien à proximité du Clos des Fougères, ainsi que je le supposais. Mais en revanche, je n'arrive pas à comprendre ce qu'il est en train de manigancer. Si son assemblage de fil de fer n'est pas un piège pour animaux sauvages, qu'est-ce donc? Je donnerais bien cent nouvelles roupies pour le savoir! » Aucun enchanteur hindou n'ayant proposé de solution en échange des roupies, Fantômette décida de ne plus se tourmenter l'esprit pour un problème qui finirait bien par se résoudre tout seul. Rentrée 29 chez elle, elle se coucha en chantonnant Au Clair de la Lune, et s'endormit à la fin du premier couplet. CHAPITRE IV 30 Curieuse disparition PAN! PAN! PAN! « Françoise, passe-moi le marteau! - Une seconde, je finis de clouer cette barrière! — Colette, tu veux m'aider à porter ce seau? - Voilà, je viens! — Madame Legrand, où faut-il mettre ce vieux tapis? — Au fond de la cour, je vais le nettoyer. En même temps, voulez-vous dire à mon mari qu'il m'apporte le bidon de détersif? — Hé! Ficelle! Je n'ai plus de peinture! Où as-tu mis le pot? Il est derrière toi! Tu vas fourrer ton pied dedans! » Une fiévreuse activité régnait au Clos des Fougères. De tous côtés on tapait, on sciait, on brossait, on nettoyait allègrement. Ficelle et Colette se couvraient abondamment de peinture en s'efforçant de rafraîchir une palissade. Boulotte tenait d'une main un sarcloir avec lequel elle arrachait des mauvaises herbes, et de l'autre un sandwich dans lequel elle mordait vigoureusement. Françoise, à grand renfort de clous, rafistolait une barrière de bois qui menaçait ruine. Mme Legrand 31 remplissait un baquet à lessive et M. Legrand débarrassait une remise des vieux meubles qui l'encombraient, tout en tirant sur une pipe éteinte. Ce remue-ménage avait commencé dès le début de la matinée. Sitôt le petit déjeuner expédié, Ficelle, Boulotte et Françoise s'étaient rendues à la ferme, où elles avaient été accueillies avec enthousiasme. « Voilà un renfort qui ne sera pas inutile! » s'était écrié le père de Colette. A sa vue, les trois filles avaient été frappées d'un certain étonnement. Assurément, M. Legrand méritait bien son nom. C'était un solide gaillard qui devait mesurer près de deux mètres, taillé en hercule; il eût figuré à son avantage sur un ring de catch. On concevait aisément qu'il ait fait de la culture physique sa profession. Il avait d'ailleurs - c'est Colette qui l'apprit par la suite à ses amies — brillé dans les championnats européens d'athlétisme. A côté de lui, la grande Ficelle avait l'air d'une naine! Il avait serré la main des trois arrivantes (les siennes étaient aussi larges que des raquettes de ping-pong), leur avait souhaité la bienvenue, et avait indiqué les divers travaux à effectuer, laissant aux filles le soin de choisir la tâche qui leur conviendrait le mieux. Mme Legrand était apparue 32 alors, très souriante, et avait remercié les trois « détectives » de leur aide. C'était une jeune femme de taille moyenne, mais qui semblait minuscule à côté de son mari. Les problèmes de nettoyage paraissaient lui tenir au cœur, car elle transportait sur ses bras une impressionnante pile de savons et de paquets de lessive. Et l'on s'était mis à l'ouvrage. Il faisait beau, le soleil brillait; cette activité manuelle rompait agréablement la monotonie des études scolaires; Mme Legrand chantonnait un refrain à la mode, et les filles rivalisaient d'ardeur au travail. A onze heures, M. Legrand donna le signal d'une pause. « Arrêtons-nous cinq minutes pour souffler un peu. Puis nous nous occuperons de débarrasser le grenier. » Colette proposa à ses amies de se détendre en faisant une promenade dans le Clos. Les jeunes travailleuses abandonnèrent momentanément leurs outils, pour aller cueillir des fleurs, courir après les papillons et escalader les ruines de la chapelle. Le domaine se présentait sous la forme d'un long rectangle. Une extrémité était occupée par la ferme et ses dépendances : un hangar à fourrage, et une 33 remise pour les charrettes et les outils agricoles; l'autre extrémité était couverte par les ruines. Entre ces deux points, le Clos présentait une surface assez irrégulière, où poussaient ça et là des touffes d'herbe jaunies par la sécheresse, des broussailles et des arbustes rabougris. La terre était aride, caillouteuse. La culture y paraissait difficile. C'est d'ailleurs pourquoi la ferme n'avait jamais été bien prospère, les propriétaires se contentant d'élever des moutons. En revanche, les lieux convenaient parfaitement à l'installation d'un camp de vacances, où les jeunes estivants ne craindraient pas de piétiner des cultures précieuses. Les quatre filles traversèrent cette sorte de lande, et atteignirent l'extrémité du clos, qui s'achevait à la lisière d'un bois. Le domaine avait jadis été entouré de murs — d'où l'appellation de clos -- mais réduits maintenant à un soubassement qui servait de piste d'atterrissage aux oiseaux. A cette extrémité subsistaient des pans de murailles blanches aux pierres ébréchées, à demi recouverts par des tentacules de lierre : les vestiges d'une chapelle romane. Entre les murs, le sol formé de dalles 34 disparaissait presque entièrement sous la terre végétale et les plantes qui avaient pris possession du lieu; des lézards sommeillaient sur les pierres, des araignées se cachaient dessous, et ce petit monde vivait en paix dans cet endroit tranquille. Les alentours des ruines étaient parsemés de trous, sortes de nids de poules envahis par des ronces. La grande Ficelle, toujours distraite, mit le pied dans un de ces trous et s'égratigna 35 Et ce petit monde vivait en paix dans cet endroit tranquille. 36 le mollet aux ronces, ce qui lui fit pousser des cris épouvantables. Les autres l'aidèrent à se dégager en riant (il est curieux de constater combien les mésaventures des autres peuvent être amusantes!) et la grande fille grogna : « Je retourne à ma peinture! C'est plus salissant, mais c'est moins dangereux! » Le moment de détente passé, elles se remirent en chemin vers la ferme en chantant à tue-tête le dernier succès du disque, Moi, j'aime les pom-pom-pommes de terre frites! En compagnie de Colette, Ficelle se remit à son barbouillage, tandis que Françoise et Boulotte suivaient M. Legrand au grenier. Il s'agissait de débarrasser le local des vieux meubles qui l'encombraient, avant de procéder au nettoyage en grand qui s'imposait. Les muscles de l'athlétique M. Legrand faisaient merveille. Il déplaçait les commodes ou les armoires avec autant de facilité que si elles eussent été en plastique gonflable. Les deux filles se contentaient de charges plus légères, déménageant des outils rouilles, des journaux jaunis par le temps et des bouteilles vides. Après une demi-heure d'efforts, le grenier se 37 trouva à peu près dégagé. Il ne restait plus qu'une grande malle de bois peint en noir. M. Legrand se baissa pour la soulever, quand soudain il interrompit son geste pour examiner le système de fermeture. C'était une patte de fer dans laquelle s'engageait un anneau, bloqué par un gros cadenas. M. Legrand saisit la patte et la souleva en murmurant : « Tiens, voilà qui est étrange... cette pièce est tordue et brisée. Et quand je suis venu visiter le grenier en compagnie du notaire, elle était intacte. — En êtes-vous bien sûr, monsieur? demanda Boulotte en décortiquant une cacahuète. — Certainement. Maître Lonette et moi avons ouvert ce coffre. A ce moment-là, je suis absolument certain que la fermeture était en parfait état. Depuis, elle a été forcée. Voyez : la trace de la rupture est brillante. Cette effraction a été faite récemment, sans aucun doute. — Mais pour quelle raison? demanda Boulotte. — Je voudrais bien le savoir! Les coffres sont en général faits pour abriter des objets de valeur, et je suppose qu'un rôdeur est entré ici par hasard. Il aura ouvert ce coffre avec l'espoir 38 d'y trouver quelques bijoux. Mais il ne contient probablement rien de précieux. » M. Legrand souleva et rabattit le couvercle. La malle ne contenait, en effet, que des vêtements usagés et des livres. Françoise posa une question : « Etes-vous certain qu'il ne manque rien? » M. Legrand hésita, se pencha sur le coffre et se gratta le menton. « II me semble... hum! Je puis me tromper... — Dites. - Attendez, vidons d'abord ce coffre complètement. » 39 Les vêtements et les livres furent enlevés. M. Legrand examina les volumes un par un et fronça les sourcils. « Oui, il doit manquer un livre. Un missel à couverture de cuir noir dont le notaire m'avait parlé. - Que vous a-t-il dit à ce sujet? — Eh bien, c'est assez curieux. Il semble que l'ancien propriétaire de la ferme accordait à ce livre une certaine valeur. Il l'avait montré à plusieurs reprises à maître Lonette en lui disant : « C'est là-dedans qu'est le secret de « l'étoile. » Je ne sais pas de quelle étoile il voulait parler. Il paraît que ce propriétaire était un vieux bonhomme à l'esprit troublé On l'appelait le père Brindejonc... — J'en ai vaguement entendu parler, dit Françoise. Je crois qu'il passait pour avoir le crâne un peu fêlé. Il est mort l'année dernière, il me semble? — C'est cela. Vous avez vu les trous qu'il y a un peu partout dans l'enclos? — Oui, Ficelle a mis le pied dans l'un d'eux. — C'est le père Brindejonc qui les a creusés. — Mais dans quel but? — On ne sait pas. Apparemment, il cherchait 40 quelque chose. Hier matin, le notaire m'a accompagné jusqu'à la chapelle et m'a montré ces excavations en disant : « Le pauvre père « Brindejonc faisait ces trous avec l'espoir d'y « trouver une étoile; j'ignore de quelle étoile « il s'agit, mais l'explication doit se trouver « dans un vieux missel qui est dans une malle, « au grenier. » - A quel endroit étiez-vous quand le notaire a prononcé cette phrase? - Tout près des ruines. Entre les murs, même. Oui, c'est cela, nous étions dans la chapelle. Pourquoi? - Rien, rien. Vous pensez donc que ce livre a été volé parce qu'il contient une révélation sur cette étoile mystérieuse? - Je le suppose. - Quelqu'un d'autre que vous ou maître Lonette connaissait-il l'existence de ce volume? - Je ne pense pas. Le père Brindejonc en avait parlé au notaire d'une manière confidentielle, et si celui-ci m'en a parlé à son tour, c'est uniquement parce que je suis devenu le nouveau propriétaire. » A cet instant, la tête de Mme Legrand apparut en haut de l'escalier; elle venait annoncer que 41 le déjeuner était prêt. L'installation de la salle à manger se trouva assez primitive; il y avait bien une table, niais les chaises manquaient et l'on s'assit sur des vieilles caisses ou des tonnelets. Le déjeuner fut attaqué de bonne humeur, et pendant un bon moment, la pièce se remplit d'un joyeux bruit de fourchettes. Le grand air et l'exercice avaient aiguisé les appétits. Boulotte à elle seule mangeait plus que tous les autres réunis (ou presque) et elle adressa à Mme Legrand des compliments aussi sincères qu'enthousiastes. Puis on bavarda, et M. Legrand fit part de la disparition du livre. A l'annonce de cette nouvelle, Ficelle poussa une exclamation de joie. Une cambriolage, une malle fracturée, un voleur à portée de la main! Quelle aubaine! Enfin elle allait pouvoir se lancer dans une enquête sérieuse. Elle allait sûrement recueillir des indices autrement suspects que les innocents boutons de culotte qu'elle ramassait dans les caniveaux ! Elle se fit fort de retrouver rapidement le voleur, grâce à son flair légendaire et son instinct proverbial, ainsi qu'à ses méthodes de recherches scientifiques et ultra-modernes. Ce point étant acquis, M. Legrand exposa ensuite 42 par le détail ses projets de construction. « Je crois qu'à l'emplacement des ruines, il serait intéressant d'installer un gymnase couvert, qui servirait en cas de pluie. Pour cela, il faudrait raser les pans de murs, en conservant le sol qui est dallé en pierre. Quant au terrain, on peut le diviser en deux; une partie pour l'athlétisme, l'autre pour les jeux. L'idéal serait que la séparation soit constituée par une piscine. Ce serait merveilleux! — Mais tout ceci va coûter très cher? dit Françoise. - Hé, oui! J'ai déjà reçu certaines sommes provenant d'organismes sportifs, mais c'est encore peu. L'aménagement ne pourra se faire que petit à petit. » Mme Legrand servit le café dans la cour de la ferme, où les « pionnières » (!) avaient transporté leurs caisses. A peine Ficelle eut-elle bu son café d'un trait, qu'elle monta au grenier pour y ramasser les bouts de cigarette que le voleur avait certainement oubliés. Elle se mit à quatre pattes, fourra son nez sur le plancher à la manière d'un basset reniflant un trottoir, examina longuement la fermeture du coffre et les éraflures laissées sur le bois par l'instrument 43 qui avait servi à l'effraction. Tout cela l'occupa pendant vingt bonnes minutes, mais ne lui révéla rien sur l'identité du voleur. Elle redescendit et exprima sa déception : « J'espérais trouver quelque bouton de chemise ou un précieux mégot, notais le voleur n'a rien laissé derrière lui. Je vais inspecter les alentours de la ferme. » Elle sortit et se courba vers le sol, comme un Sioux sur la piste des Visages Pâles. Elle entreprit d'arpenter le domaine dans tous les sens, pendant que ses amies et la famille Legrand reprenaient leurs travaux. Au bout d'un moment, elle en eut assez de se plier en deux, et elle reprit le pinceau en annonçant d'un ton sentencieux : « Je ne renonce pas à mon enquête! Je reviendrai avec la grosse loupe qui me sert à examiner les timbres, et je trouverai des indices. Si je n'arrive pas à découvrir ce voleur, c'est que je suis la reine des dindes! » L'après-midi fut consacré à la remise en état d'une cabane à outils destinée à servir de vestiaire aux jeunes sportifs qui utiliseraient le terrain dans l'avenir. Ce travail de castor s'accomplit dans une ambiance des plus 44 joyeuses, les filles chantant à pleine voix le répertoire enseigné par Mlle Bigoudi et qui comprenait inévitablement les grands classiques Joli Tambour et Alouette, je te plumerai. Après le goûter, la cabane fut peinte par les spécialistes, c'est-à-dire Colette et Ficelle, tandis que le restant de l'équipe débarrassait la cour des mauvaises herbes. Puis il fallut songer à se séparer. M. et Mme Legrand remercièrent chaleureusement Boulotte, Françoise et Ficellent du concours qu’elles leur avaient apporté, et qui avait été autant un amusement qu'un travail. Fatiguées et heureuses, les trois amies reprirent la route de Framboisy en commentant leur activité de la journée. « Je reviendrai jeudi prochain! affirma Boulotte. — Moi aussi! dit Françoise. — Moi aussi! » affirma Ficelle. Françoise hocha la tête. « Ça, c'est beaucoup moins sûr! — Pourquoi? — Parce que ta note de composition en géographie va être si brillante que Mlle Bigoudi sera ravie de te voir venir en colle jeudi prochain. 45 — Tu crois? - En tout cas, cette semaine, elle t'aura à l'œil!» La grande Ficelle grinça des dents et grogna : « Je donnerais cher pour que ce soit Mlle Bigoudi qui ait volé le missel : je la ferais arrêter. Une fois en prison, elle ne pourrait plus me punir! D'ailleurs, qui nous prouve qu'elle n'a pas fait le coup? Vous avez remarqué que je n'ai pas trouvé de bouts de cigarettes? Or, notre institutrice ne fume pas! Vous voyez, c'est déjà une preuve contre elle! » 46 CHAPITRE V Curieuse apparition LES quatre filles se tenaient à l'entrée de l'école et discutaient avec animation. Colette Legrand venait d'arriver en courant, les lunettes de travers, coiffée à la diable, et avait confié à ses amies : « Je n'ai pas dormi de la nuit! Il s'est passé quelque chose de bizarre... J'ai eu une peur!... » Les autres la pressèrent de questions : 47 « Dis vite! Qu'est-ce que c'est? Qu'est-il arrivé? » Mais Mlle Bigoudi s'approchait. Elle ordonna : « Allons, mesdemoiselles, en classe! Dépêchons-nous ! - Je vous expliquerai à la récréation! » souffla Colette. Pendant le cours d'arithmétique, Ficelle se tortura l'esprit pour essayer de deviner quel pouvait être l'événement survenu au Clos des Fougères. Mais les interventions incessantes de l'institutrice l'empêchaient de concentrer sa pensée. « Mademoiselle Ficelle, si un train parcourt 160 kilomètres en deux heures, quelle distance parcourt-il en une heure? - Heu... - Il vous suffit de diviser 160 par deux. Quel est le résultat? — Heu... » Sans doute Ficelle eût-elle pu facilement répondre à cette question si son esprit n'avait été encombré par des problèmes policiers autrement importants. Le voleur du missel était-il revenu dans la ferme au cours de la nuit? Dans 48 ce cas, il devait avoir laissé des traces!... Peut- être Ficelle allait-elle enfin découvrir l'indispensable bouton qui lui révélerait l'identité du malfaiteur! « Mademoiselle Ficelle, vous copierez trois fois le problème que nous sommes en train d'étudier. Tâchez maintenant d'être un peu plus attentive à ce que nous faisons... Je disais donc qu'un train part de Lyon à 17 h 15 et se dirige vers Paris. A la même heure, un autre train part de Dijon... » Ficelle fut contrainte de suivre la leçon, mais elle se promit bien de ne jamais mettre les pieds dans un train, et de voyager plutôt en automobile ou en avion. La récréation mit fin à son supplice. En compagnie de Françoise et de Boulotte, elle se précipita vers Colette qui expliqua : « Voilà ce qui s'est passé. Hier soir, je me suis mise au lit. Je ne suis pas encore bien habituée à vivre dans cette ferme. C'est impressionnant... D'autant plus que j'étais toute seule dans une grande chambre. — Au rez-de-chaussée? demanda Françoise. — Oui. C'est une chambre qui donne sur l'enclos. Le jour, de ma fenêtre, on peut voir le 49 bois et les ruines de la chapelle. Donc il faisait nuit, et j'étais sur le point de m'endormir, quand, tout à coup... » Elle frissonna. « Tout à coup, j'ai entendu une sorte de cri horrible, un son prolongé, comme celui que lance un chien qui hurle à la mort! - Mon Dieu! s'écria Boulotte, tu as eu peur? - Une peur bleue! C'était une chose épouvantable, et je me suis cachée la tête sous les couvertures. Tout de suite, maman est venue dans ma chambre pour me prendre dans ses bras et me rassurer. Mais j'ai bien vu qu'elle se demandait ce que cela pouvait être, et qu'elle n'était pas tranquille. Alors papa a mis une robe de chambre, et il est sorti pour aller voir d'où provenait ce hurlement. Nous avons ouvert la fenêtre et nous l'avons vu qui s'éloignait en direction de la chapelle. C'est de là que venait le bruit. - Il n'avait pas peur, lui? - Oh! non! Mon papa n'a peur de rien! Et puis il s'était armé d'une pioche... - Et alors? - Alors, le cri s'est arrêté subitement, et j'ai aperçu une lumière dans les ruines. Une lueur 50 blanche qui éclairait une silhouette d'homme. Mais d'un homme gigantesque, aussi haut que les pans de murs de la chapelle! Il s'appuyait sur un bâton énorme, grand comme un tronc d'arbre ! -— C'était un géant, alors? — Oui, un géant! » II y eut une seconde de silence. Ficelle demanda d'une voix tremblante : « C'est ce géant qui criait? — Oui, sûrement. — Mais pourquoi? — Je ne sais pas.. 51 - Et qu'a fait ton père? — Il s'est avancé vers les ruines, mais alors la lumière s'est éteinte. Quand il est arrivé à la chapelle, le géant avait disparu. » Ficelle tortillait les mèches rebelles de ses cheveux en regardant autour d'elle comme si l'homme monstrueux allait subitement apparaître dans la cour. Boulotte croquait une sucette d'un air inquiet. Les sourcils froncés, Françoise méditait. Ficelle s'écria soudain : « Si par hasard ce géant fumait des cigarettes, elles étaient sûrement aussi grandes que des bûches! Les mégots doivent être gigantesques! Il va falloir que j'aille relever sa piste-On peut aller chez toi, ce soir après la classe? - Oui, bien sûr. — Je me demande, dit Boulotte, si c'est le géant qui s'est emparé du missel? » Colette hocha la tête. « Je ne crois pas. Il aurait été beaucoup trop grand pour passer par l'escalier du grenier. » Françoise interrompit sa méditation pour demander à Colette : « Que pense ton père de cette apparition? A-t-il une explication? 52 - Non. Il s'est demandé s'il ne s'agit pas de quelque gorille échappé d'une ménagerie... Mais un singe ne se promènerait pas avec une lampe. — Ah! dit Ficelle, comme Diogène, alors? Vous vous souvenez de cette histoire que nous a racontée Mlle Bigoudi? Diogène courait dans les rues d'Athènes, en plein jour, et il s'éclairait avec une lanterne en cherchant un homme, paraît-il. Fallait-il qu'il ait le cerveau dérangé! - Colette, demanda Françoise, penses-tu que la lumière provenait d'une lampe électrique? — Je le suppose. — Et tu dis que ce géant a disparu quand ton père s'est approché? — Oui. Papa a eu l'impression qu'il s'enfuyait vers le bois. Il n'a pas essayé de le poursuivre, parce que la nuit était trop noire — C'est vraiment bizarre... » Ficelle leva un doigt et affirma d'un ton convaincu : « Du moment qu'un homme aussi grand est venu dans les ruines, son passage est sûrement marqué sur le sol ou dans les herbes. Il a certainement aplati les ronces où je me suis écorchée 53 II est dommage que le sol soit sec, sans quoi je suis sûre que nous pourrions trouver des empreintes de semelles démesurées. D'après la taille de ce bonhomme, il doit chausser au moins du 80! Ce soir, j'apporterai ma loupe et ma boîte à indices. » Le restant de la récréation se passa à émettre diverses hypothèses sur la nature du géant. Malgré l'opinion de son père, Colette pensait qu'il s'agissait d'un singe analogue à celui qu'elle avait vu une fois dans un cirque, vêtu d'un maillot jaune, et qui montait à bicyclette. Boulotte songeait plutôt à un descendant de Gargantua ou de Pantagruel, les plus grands mangeurs de tous les temps. Pour Ficelle, qui avait lu un article sur les mutations animales provoquées par la radioactivité, il s'agissait d'un nain métamorphosé en géant par la vertu de pilules d'uranium qu'il avait avalées par mégarde. Françoise ne disait rien, mais son air absent laissait supposer que les cellules de son cerveau travaillaient activement. Malgré ces efforts cérébraux, les quatre filles ne parvinrent pas à trouver de solution satisfaisante, et décidèrent de reporter à la soirée la 54 suite de leur enquête. Elles regagnèrent la classe pour y bénéficier d'une dictée que Mlle Bigoudi s'était complu à remplir de pièges orthographiques : « Dans le jardin excentrique d'Amphitryon, les chrysanthèmes et les jacinthes mêlaient aux rhododendrons la quintessence de leurs effluves subtils. Le débroussaillement avait dégagé l'aire où jadis s'élevaient les tilleuls et les eucalyptus, où les chasseurs néophytes s'initiaient aux joies cynégétiques en poursuivant des cynocéphales au faciès prognathe... » Lorsque le supplice de la dictée eut pris fin, 55 Ficelle s'offrit une agréable diversion en ouvrant son pupitre pour y contempler son carton à indices. Une pièce importante venait d'y prendre place : le dessin de la serrure brisée par le voleur du missel. La veille, entre deux séances de peinture, la grande fille s'était munie d'un papier et avait soigneusement tracé les contours de la patte métallique tordue. Elle ignorait encore à quoi ce dessin pourrait lui servir, mais un bon détective ne doit négliger aucune piste, et des éléments qui tout d'abord paraissent sans intérêt peuvent, par la suite, se révéler précieux. Ficelle s'aperçut qu'elle avait oublié de dater la feuille. Elle répara cet oubli, puis remit le document dans le carton. Elle vérifia ensuite que les bouts de cigarettes ou les vieux boutons étaient bien en place, et elle dégagea une case pour y disposer les indices, qu'elle n'allait sûrement pas manquer de découvrir dans la soirée. Très occupée par ces menus travaux de classement qui font partie du métier de détective, elle ne s'était pas rendu compte que, depuis un moment, Mlle Bigoudi observait son manège d'un œil curieux. Une longue expérience avait appris à l'institutrice que, lorsqu'une élève reste 56 plusieurs minutes le nez fourré dans son casier, c'est qu'elle se livre à une opération qui ne figure pas au programme scolaire. Elle se leva donc sans faire de bruit, et s'avança dans l'allée en marchant sur la pointe des pieds. Arrivée près de Ficelle, elle demanda brusquement : « Mademoiselle, qu'êtes-vous en train de faire?» La grande Ficelle sursauta, rabattit précipitamment le pupitre et fit « Heu... » Le silence s'était établi dans la classe. Les autres élèves regardaient en direction de Ficelle avec des sourires ironiques. Quand Mlle Bigoudi intervenait dans les affaires de la grande fille, c'était toujours pour faire des découvertes surprenantes. La semaine précédente, n'avait-elle pas appris avec stupéfaction que la jeune personne se livrait à l'élevage des grenouilles? Ficelle avait apporté en classe un bocal à confitures dans lequel un de ces gracieux animaux faisait trempette. Le bocal contenait de plus une petite échelle que la grenouille (nommée Brigitte) devait monter ou descendre selon la pluie ou le beau temps. Ficelle ne prétendait d'ailleurs pas étudier les mœurs des batraciens, mais la météorologie, science fort utile pour décider 57 s'il faut prendre ou non un parapluie avant d'aller se promener. Mlle Bigoudi fit montre, en l'occurrence, d'une totale incompréhension envers l'intérêt que trouvait Ficelle dans l'étude des phénomènes atmosphériques. Elle confisqua Brigitte, son bocal et son échelle, et infligea à la météorologiste une retenue de deux heures, avec obligation de copier une centaine de fois la phrase : « Ne pas apporter de grenouille en classe. » Le mécontentement de l'institutrice n'eut d'égal que celui de l'élève, qui comptait consacrer sa soirée à écouter le 45 tours à grand succès Moi, j'aime les pom-pom-pommes de terre frites. Seule Brigitte trouva son compte dans l'affaire, car il lui était plus agréable de nager à son aise dans la mare où Mlle Bigoudi la rejeta, plutôt que de barboter misérablement au fond d'un bocal mal aéré qui sentait encore la fraise. Mlle Bigoudi n'ayant pas obtenu de son élève une réponse qu'elle n'attendait d'ailleurs pas, souleva le pupitre. Grande fut sa surprise en découvrant, à côté d'un encrier qui avait perdu la moitié de son contenu au bénéfice d'une grammaire, une boîte à chaussures divisée en petits compartiments contenant chacun de menus objets 58 dont l'intérêt ne semblait pas, à première vue, très évident. « Mademoiselle, voulez-vous me dire ce que vous faites avec ces petits bouts de ficelle, ces boutons et ces emballages de cigarettes? — Heu... bredouilla Ficelle, ce sont des objets suspects... — Comment? — Suspects. •» L'institutrice leva un sourcil, assez étonné, et prit connaissance des étiquettes : « Bouton de pardessus ayant peut-être appartenu à un voleur; boucle de ceinture louche; petit bout de fil à étudier avec la loupe... » Mlle Bigoudi, qui ignorait les activités policières de son élève, n'était pas loin de la tenir pour folle. Elle envoya tout droit dans la corbeille à papiers -la précieuse collection d' « objets suspects » et sanctionna la conduite du détective amateur en lui infligeant la conjugaison du verbe : « Ne pas apporter de détritus en classe. » Sanction d'usage, qui, hélas! ne contribuerait guère à corriger Ficelle de son étrange manie. Mais la présidente du club de détectives de Framboisy ne se tenait aucunement pour battue. Elle grogna intérieurement : 59 « Si Miss Bigoudi s'imagine qu'elle va m'empêcher de faire mon enquête, elle se met le doigt dans l'œil jusqu'à la clavicule! » L'après-midi, quant à lui, se déroula sans incident notable; les élèves apprirent avec peu d'enthousiasme que deux triangles sont semblables quand leurs trois angles sont égaux. Ficelle somnola les yeux ouverts, et ne reprit conscience des réalités de ce monde qu'au moment de sortir. Alors, elle se réveilla tout à fait. Elle allait maintenant, grâce à son flair, sa loupe et son intelligence aiguë, découvrir l'entière vérité sur le mystérieux géant du Clos des Fougères ! 60 CHAPITRE VI Investigations MADAME LEGRAND reçut les filles avec plaisir et leur demanda en riant si elles avaient l'intention de venir faire de la peinture tous les jours. « Non, madame, dit Ficelle, après il nous faudrait passer trop de temps à enlever les taches. Nous venons simplement, si cela ne vous dérange pas trop, examiner l'endroit où le géant est apparu.» Le visage de Mme Legrand se rembrunit. Elle hocha la tête : « Cette histoire de géant m'inquiète. Je me 61 suis demandé s'il ne s'agissait pas de quelque animal dangereux; un ours, par exemple. Mais évidemment, un ours ne serait pas venu avec une lampe. - M. Legrand est là? demanda Françoise. - Non, il est à Paris. Il assiste à une réunion de la fédération sportive et rentrera tard ce soir. Vous vouliez le voir? — Je voulais lui demander son opinion sur la nature de ce géant... - A vrai dire, il n'en sait pas plus que moi. Mais il n'a pas l'air de trop s'inquiéter. Mon mari a des nerfs en acier. » Ficelle prit la tête du groupe des quatre filles pour explorer méthodiquement la zone des ruines. « Regardons d'abord si les ronces ont été piétinées, et s'il y a des traces de semelles géantes. » Ficelle, armée de sa loupe, Boulotte qui croquait un nougat et Colette qui écarquillait les yeux derrière des lunettes, se mirent à interroger les touffes d'herbe et les cailloux qui parsemaient les abords des ruines. Françoise cueillit des myosotis en chantonnant Moi, j'aime les 62 pom-pom-pommes, etc. Elle fit ainsi le tour de la chapelle, ajoutant aux myosotis des pâquerettes et des boutons d'or. Puis elle s'assit dans l'herbe pour chercher des trèfles à quatre feuilles. Les trois autres détectives poursuivirent leurs investigations pendant vingt bonnes minutes, sans résultat notable. Le géant n'avait pas laissé tramer de bouts de cigarette et n'avait perdu aucun bouton. Maussade, la grande Ficelle interpella Françoise : « Si tu nous aidais un peu plus, nous trouverions peut-être quelque chose! » Françoise secoua la tête : « Inutile. — Pourquoi? - Mon opinion est faite. - Comment? Tu sais qui est le géant et ce qu'il est venu faire ici? - Je ne sais pas exactement qui il est, mais j'ai une vague idée de la raison pour laquelle il est venu la nuit dernière. — Ah! dis vite, pourquoi? » Françoise hésita, puis fit non de la tête. « Je ne suis pas certaine que mon idée soit bonne. J'ai besoin d'une confirmation. 63 — Mais tu peux au moins nous dire ce que tu as trouvé... — Bon, si tu veux. » Françoise se leva, fit quelques pas vers un espace recouvert d'une terre poussiéreuse, sur le côté des ruines, et demanda à Colette : « Quand tu as aperçu le géant, il se trouvait bien ici, n'est-ce pas? -— Oui, à droite de la chapelle. — Bien. Regardez ceci. » Françoise pointa un doigt vers le sol. Les autres se rapprochèrent et s'accroupirent pour examiner un cercle imprimé en creux sur la terre. « C'est un rond! constata Ficelle. — En effet. - Un rond suspect! - Oui. - Comme on pourrait en faire un avec un verre retourné... - Ou une boîte de petits pois, suggéra Boulotte. — C'est exact », dit Françoise. Ficelle se gratta d'un index pensif le dessus du crâne qui fumait presque, tant était vif le bouillonnement de ses idées. Elle dit : 64 « C'est peut-être un indice, mais je ne vois pas à quoi cela t'avance... — Cela m'indique la nature du bâton sur lequel s'appuyait le géant. C'était un tube, analogue à un tuyau de poêle. Le bord de l'extrémité inférieure a laissé cette marque circulaire sur le sol. — Un tube creux alors? - La caractéristique d'un tube, c'est généralement d'être creux.» Les quatre filles restèrent un moment immobiles, contemplant le rond comme si c'eût été la chose la plus curieuse du monde. Puis Ficelle 65 extirpa d'une poche un bout de papier sur lequel elle traça au crayon le contour d'un cercle. Très satisfaite, elle annonça : « Voilà une importante pièce à conviction. Si Miss Bigoudi n'avait pas mis ma boîte au panier, je pourrais l'y classer, avec une belle étiquette. Je me demande maintenant où je vais trouver une autre boîte à chaussures! - J'en ai une, moi, dit Colette. Je te la donnerai. — Ah ! ça, c'est gentil. Un détective sans boîte à indices est comme un gruyère sans ses trous. » Très fière de cette comparaison, elle la répéta deux ou trois fois, puis demanda : « Et maintenant, qu'allons-nous faire? Il faut continuer l'enquête... » Françoise approuva : « J'aimerais en savoir plus long sur le père Brindejonc. Connaître les raisons exactes pour lesquelles il creusait des trous un peu partout dans le clos. Je pense qu'il doit y avoir aux alentours des gens qui l'ont connu. Il faudrait interroger les fermiers du voisinage. — Bonne idée, dit Ficelle. Dans les enquêtes, les témoignages sont d'une importance capitale et primordiale! 66 — Primordiale. — Ah? Si tu veux... Enfin, c'est d'une grande importance. Il faudra que j'achète un petit carnet rouge pour y inscrire les récits des témoins. » Les quatre filles revinrent vers la ferme. Colette aurait bien aimé recueillir des témoignages elle aussi, mais Mme Legrand avait besoin de son aide pour remettre en état la cuisine. Françoise, Boulotte et Ficelle quittèrent le Clos des Fougères en direction d'une ferme voisine. « II va falloir, dit Ficelle, trouver un prétexte pour rendre visite aux fermiers. - Nous pourrions, suggéra Boulotte, leur demander s'ils veulent bien nous vendre des œufs frais ? - Ou alors, dit Ficelle, nous présenter comme des journalistes qui préparent un article sur le balancement de la queue des vaches... — Tu crois que ça aurait l'air sérieux? — Oh! tu sais, on trouve dans les journaux des articles ahurissants. L'autre jour, un journaliste racontait le plus sérieusement du monde que certains chevaux peuvent faire mentalement 67 des multiplications ou des divisions de huit chiffres!... C'est un cheval comme ça qu'il me faudrait pour résoudre les problèmes de trains! » Le discours de la grande fille fut interrompu par Françoise. « Regardez. Voilà quelqu'un qui pourra peut- être nous donner des renseignements sur l'ancien propriétaire du Clos. » A cent mètres de là, un homme était adossé au tronc d'un des arbres bordant la route. Il portait une casquette bleue et roulait une cigarette. A ses pieds se trouvait une houe qui lui servait, apparemment, à enlever les mauvaises herbes du caniveau. Il ne pouvait s'agir que d'un cantonnier. Les filles ralentirent en arrivant à sa hauteur, et Françoise lança d'un ton jovial : « Alors, ça pousse, les mauvaises herbes? L'entrée en matière n'était guère originale, mais elle était suffisante pour que le cantonnier, ravi de cette diversion, se lançât dans une conférence sur la manière de manier la houe. Françoise le laissa parler, puis lorsque le bonhomme parut avoir fini son petit discours, elle s'écria : 68 Les filles ralentirent en arrivant à sa hauteur. 69 « Je parierais que vous savez vous servir d'un outil de jardinage encore mieux que le père Brindejonc!» Le cantonnier hocha la tête : « Oh! le père Brindejonc. lui, il ne savait que faire des trous. Il ne cultivait même pas son potager... Tiens? Et pourquoi donc? - Bah! Voyez-vous, il n'avait point toute sa tête à lui. le pauvre vieux... Il creusait des trous un peu partout en marmottant qu'il allait trouver une étoile et un géant. Et il répétait ; « Vous verrez! Quand il viendra, le géant, ça « changera! » Je ne sais pas trop ce qui allai! changer. - Est-ce tout ce qu'il disait? — Ma foi, oui. Toujours cette histoire d'étoile et de géant. Peut-être bien qu'il cherchait une étoile géante? Est-ce qu'on peut savoir? Enfin., ce que je peux vous dire, c'est qu'il passait partout pour un vieux fou! » Les trois détectives amateurs quittèrent le cantonnier en lui souhaitant bon courage, et reprirent la direction de Framboisy. « Nous n'allons pas interroger de fermiers? demanda Ficelle 70 — Non, répondit Françoise, c'est inutile. Nous n'apprendrons rien de plus. — Enfin, il y a tout de même quelque chose de sensé dans les discours du père Brindejonc : il attendait l'arrivée d'un géant, et ce géant est venu! — Oui. Le vieux n'était pas aussi fou qu'on veut bien le dire. — Sûrement. Ce devait être un fou sage. Qu'en penses-tu, Boulotte? » La grosse fille fit la moue. « Moi, je trouve que c'est quand même de la folie, le fait de ne pas cultiver un potager. Où l'on peut faire pousser des pommes de terre, des navets, des carottes, des choux, de la laitue, de la scarole, des épinards, des... » Quelques minutes plus tard, les trois filles atteignirent la grand-place de Framboisy. Ficelle remarqua que Françoise, contrairement à son habitude, paraissait songeuse, préoccupée. « A quoi penses-tu? » demanda-t-elle. La brunette s'arrêta devant la vitrine d'une boutique, et sortit d'une petite poche un peigne blanc avec lequel elle fit boucler ses cheveux noirs. Elle répondit : « Je pense que notre géant ne va pas s'en 71 tenir à sa visite de la nuit dernière. Il va revenir. — Oh! tu crois? — Ce n'est pas certain, mais cela me paraît assez probable. — Alors, en le guettant, on pourrait le voir? — Oui, sans doute. » Ficelle sauta de joie. « C'est épatant! Nous allons nous cacher dans le Clos ou dans les ruines, et quand il viendra, nous lui poserons des tas de questions. Pourquoi il est si grand, pourquoi il vient la nuit, pourquoi il pousse des hurlements... — Et tu n'auras pas peur? —_ Oh! non!... heu... enfin pas trop... — Et toi, Boulotte? Ça te plairait, une petite expédition nocturne? » La grosse fille cessa de croquer un petit-beurre pour répondre : « Moi, je veux bien. J'emporterai de quoi grignoter, pour passer le temps. — Alors, c'est entendu. Rendez-vous ce soir à dix heures et demie à l'endroit où nous sommes. » Sur un ton un peu inquiet, Ficelle demanda : 72 « Faut-il apporter des armes? Un revolver? —- Tu as un revolver? — Heu .. non. — Alors, inutile d'en apporter. > Elles se séparèrent, Françoise en chantonnant, Boulotte en croquant ses biscuits et Ficelle en se demandant s'il fallait se réjouir de cette entrevue avec le géant, ou si elle devait, par avance, trembler de peur. 73 CHAPITRE VII Deuxième apparition du géant TROIS silhouettes surgirent sur la grand-place de Framboisy, se réunirent en échangeant quelques brèves paroles, puis se mirent en route d'un bon pas. La nuit était claire et assez fraîche. Perché sur le faîte d'un toit, un chat poète comptait les étoiles. Les trois détectives traversèrent la ville, en sortirent, et s'engagèrent sur la route qui menait au Clos des Fougères. Quelques minutes plus tard, le petit groupe arriva à la hauteur de la ferme. Ficelle, qui était peu rassurée, demanda à voix basse : 74 « Que faisons-nous? Nous entrons dans le Clos, ou nous faisons demi-tour? » Françoise eut un petit rire ironique : « Tu as déjà peur? Tu fais une jolie détective de pacotille! Nous allons contourner la propriété et nous poster dans Le bois. » Le Clos fut donc contourné en silence A l'approche du bois, d'instinct, les tilles ralentirent leur allure et se courbèrent à demi, regardant attentivement autour d'elles. Rien ne bougeait. Tout était silencieux. Elles entrèrent lentement dans le bois et prirent position derrière un fourré qui se trouvait à la lisière, à quelque cinquante mètres des ruines. De cet endroit, elles avaient une vue parfaitement dégagée sur le Clos. Quiconque s'approcherait de la chapelle ne pourrait échapper à leur regard. Dans le clocher de Framboisy, la cloche fut frappée onze fois. Ficelle en conclut qu'il était onze heures, et demanda à Françoise : « A quel moment crois-tu que le géant va apparaître? - D'après ce que m'a dit Mme Legrand, il est venu hier soir un peu après onze heures. S'il agit de même ce soir, il sera là dans quelques minutes. 75 — Que faudra-t-il faire alors? Nous sauver? » Françoise sourit dans l'ombre. « Si nous prenons la fuite en le voyant, je me demande bien comment nous pourrons apprendre qui il est... — Ah! oui, évidemment... » Quelques minutes s'écoulèrent. Ficelle murmura : « J'ai un peu l'impression de faire un travail à la manière de Fantômette. — Pourquoi? demanda Françoise. — Parce que c'est une justicière qui guette les voleurs, qui poursuit les bandits. Il doit lui arriver souvent de se cacher dans le noir pour surveiller des malfaiteurs. On dit qu'elle agit presque toujours la nuit... Alors nous sommes en train de faire comme elle! Tu ne crois pas? — Hum!... Peut-être bien... » Quelque part dans le bois, un oiseau fit glouc! Ficelle dit à voix basse : « Vous avez entendu? C'est un rossignol! Il a fait glouc! » Boulotte grogna : « Mais non, les rossignols ne font pas glouc! - C'est vrai, dit Françoise, ils font pouic! — Ah! tu crois? 76 - C'est bien connu. Tu n'auras qu'à demander à Mlle Bigoudi. » L'oiseau fit encore glouc ! deux ou trois fois, puis un chien rêva qu'il venait d'apercevoir un chat, et se mit à aboyer stupidement. Un moment passa. L'immobilité imposée aux trois sentinelles rendait le froid plus sensible. « J'ai remarqué, dit Ficelle, que les nuits étoilées sont plus fraîches que les nuits couvertes. Lorsqu'il y a des nuages, il fait plus chaud. On s'en rend bien compte quand on fait du camping. S'il y a des nuages... — Chut! — Quoi? — Quel est ce cliquetis? » On entendit la voix de Boulotte qui expliquait : « Ce n'est rien, c'est moi. Je viens de déboucher une bouteille Thermos pleine de café. Vous en voulez? » Elle remplit une timbale et la passa à Ficelle qui trempa ses lèvres dans le liquide en poussant un cri. « Mais il est bouillant! — Oui, ne t'en plains pas. Et c'est du bon 77 café, tu sais! Je l'ai acheté à la brûlerie de la rue du Chat-Perche. Un mélange de trois cafés fins. Une moitié de Colombie, une moitié de Haïti et une moitié de Nouméa... —- Regardez! » souffla Françoise. Oubliant le café, les trois filles portèrent leur regard vers le Clos. A quelques mètres des ruines, une silhouette noire venait d'apparaître. Une ombre démesurée, qui avançait en faisant des enjambées énormes! « Le géant! » bredouilla la grande Ficelle en frissonnant. L'homme immense s'arrêta, regarda autour de lui, s'engagea entre les ruines où il disparut. Ficelle gémit : « Mon Dieu! Pourvu qu'il ne vienne pas par ici! J'ai peur! - Tais-toi! dit Françoise, tu parles si fort qu'on n'y voit rien! » Le géant réapparut, regarda encore une fois autour de lui, puis s'avança résolument en direction du bois, vers l'endroit où se tenaient les trois filles! Ficelle sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête. Elle balbutia encore deux ou trois fois : « J'ai peur! », puis se mit à marcher à reculons. 78 peu disposée à affronter le monstre. Françoise la retint par une manche en disant : « Ne bouge pas; ne crains rien. Il n'y a aucun danger. — Mais... - Non, tu vas voir. » Françoise quitta l'abri du buisson, fit deux pas en direction du géant et alluma une puissante lampe électrique qu'elle tenait à la main. Le faisceau blanc éclaira la silhouette d'un homme de haute taille, mais non démesurée. Ficelle s'écria : « Mais... ce n'est pas le géant!... C'est... M. Legrand! » 79 C'était bien lui en effet, mais Ficelle l'avait vu avec le regard déformant que donne l'imagination. Il s'avança vers les trois filles et poussa une exclamation de surprise en les reconnaissant. « Comment! Vous, mesdemoiselles! Mais que faites-vous donc ici, à cette heure? - Nous faisons comme vous, répondit Françoise. Nous sommes venues voir quelle mine a ce fameux géant. - Oui, dit Ficelle, et j'ai bien cru que c'était vous. » L'athlète se mit à rire. « Diable! je ne me croyais pas si grand! Je mesure près de deux mètres, mais notre homme approche les trois mètres. Ou du moins, c'est ce qu'il m'a semblé, car je ne l'ai aperçu que l'espace de trois ou quatre secondes. A quelle distance étiez-vous de lui? demanda Françoise. - Assez loin, puisqu'au moment où il est apparu, je me trouvais dans la ferme, et lui était dans les vestiges de la chapelle Mais j'ai remarqué que sa tête arrivait au niveau du haut des murs. Voyez, cela fait à peu près trois mètres. 80 — C'est énorme! - En effet. Je n'ai pas souvenance d'avoir jamais vu un homme aussi grand. Pourtant ma profession me donne l'occasion de rencontrer des lutteurs ou des athlètes de belle taille. Je n'en ai jamais vu qui soient nantis d'une telle stature! — Attendez, dit Ficelle, cela me rappelle un géant qu'il y avait une fois au cirque Malabar... — Un phénomène, alors? - Non, pas du tout. C'était un géant grand comme un poteau télégraphique, avec un petit chapeau de paille et un nez rouge... Et vous savez pourquoi il était si haut? - Parce qu'il avait mangé beaucoup de soupe? suggéra Boulotte. - Non. C'est parce qu'il était formé par trois clowns, les frères Pupazzi, qui étaient montés les uns sur les épaules des autres... » M. Legrand se mit à rire. « Evidemment, cela devait faire un grand bonhomme! Mais dites-moi, qui vous a donné l'idée de venir faire le guet ce soir? » Ficelle expliqua : « Vous savez qu'à nous trois nous formons un club de détectives? 81 — Oui. Vous m'avez dit, je crois, que vous collectionnez les boutons de chemise qui vous paraissent suspects ? — C'est vrai. Nous sommes venues à la fin de l'après-midi pour relever des indices. Nous avons trouvé un rond bizarre, imprimé par le bout du bâton sur lequel s'appuyait le géant. Françoise pense que c'est un tube. — Vraiment? Mais que ferait-il d'un tel tube? » Françoise aurait peut-être fourni une réponse, si à cet instant ne s'était élevé dans la nuit un abominable hurlement! C'était un son grave, une clameur étrange qui ressemblait à la fois à une plainte et au cri d'une sirène de bateau! « Mon Dieu! gémit Ficelle, ça vient de là- bas! » Le géant — ce ne pouvait être que lui — apparaissait non pas dans les ruines comme lors de la nuit précédente, mais tout à l'autre bout du Clos, près de la ferme où se trouvaient Mme Legrand et sa fille! « Tonnerre! gronda M. Legrand, en s'élançant hors du bois, s'il touche à un seul de leurs cheveux!... » 82 Un sprint phénoménal lui permit de franchir en quelques secondes les trois quarts de la distance qui le séparait de la ferme. Boulotte et Ficelle étaient très loin en arrière, mais Françoise le suivait de près. Il ne restait plus à M. Legrand qu'une vingtaine de mètres à parcourir pour atteindre les bâtiments, lorsqu'il poussa un cri et s'abattit tout de son long, le visage en avant : il venait d'enfoncer un pied dans l'un des traîtres trous creusés par le père Brindejonc. Il essaya de se relever, mais cette tentative lui arracha un nouveau cri de douleur. « Que vous arrive-t-il? demanda Françoise. - Ce doit être une foulure à la cheville... Je ne peux pas marcher! Ma femme... ma fille-comment vais-je les protéger contre le géant? — Ne vous inquiétez pas. Le géant, je m'en charge! » Elle se lança vers la ferme comme un bolide. Le hurlement avait cessé. La silhouette confuse du géant se perdait dans la nuit. Françoise alluma sa lampe, mais l'être étrange fuyait devant le faisceau, et décrivait un arc de cercle, qui l'amena à un bosquet dans lequel il se fondit. 83 « Diable! Il va vers le bois... Quand il sera entre les arbres, je ne pourrai plus le retrouver... » II se produisit un bruit sonore, comme d'un objet métallique tombant et rebondissant sur le sol. La lampe éclaira le long cylindre noir que le géant venait de laisser choir. « Tiens, tiens ! Il a laissé tomber son tuyau de poêle... Ça le gênait pour courir. » Françoise redoubla de vitesse, atteignit le bois et s'y enfonça de quelques mètres. Elle s'arrêta, tendit l'oreille. Elle n'entendit rien. L'homme monstrueux avait disparu dans la profondeur sombre du sous-bois, sans que l'on puisse espérer le suivre à la trace. La jeune fille fit demi-tour, revint au tuyau de poêle qu'elle chargea sur son épaule, et dirigea ses pas vers la ferme. Là, c'était l'émotion, l'effervescence, la bousculade. Mme Legrand soutenait son mari et l'aidait à marcher, pendant que Boulotte et Ficelle tentaient de consoler Colette qui pleurait comme un arrosoir. On se réunit dans la grand-salle où M. Legrand, assis dans un fauteuil et la jambe allongée, surmonta sa douleur pour palper sa cheville et évaluer la gravité de sa foulure. Il connaissait 84 bien la question ayant eu souvent l'occasion, sur les terrains de football, de soigner des joueurs éclopés. Il banda lui-même sa cheville, e) demanda à sa femme d'exposer ce qui s'était passé. D'une voix qui tremblait encore, elle dit : « J'étais restée à la fenêtre pour te suivre des yeux. J'étais un peu inquiète de te voir aller tout seul vers les ruines, où nous pensions que le géant risquait d'apparaître. Et quand j'ai vu une lumière s'allumer, j'ai cru que c'était lui. — Non, dit Françoise, c'était ma lampe électrique. Nous aussi avions cru que le géant reviendrait au même endroit. - C'est ce que nous avions tous supposé, dit Mme Legrand. Et j'ai sursauté quand j'ai entendu son hurlement à quelques mètres de moi! Il était juste sous la fenêtre... Sa tête arrivait presque au niveau de l'appui. Une tête épouvantable! Deux yeux ronds comme ceux d'un poisson, et une bouche avec des dents longues comme des crocs! J'en suis encore toute remuée! Et cette voix! Ce cri affreux! Aucune gorge humaine ne pourrait produire un tel son! - C'est presque vrai, dit Françoise en souriant, et je vais vous expliquer pourquoi le géant a une voix aussi bizarre. Regardez ceci. 85 C'est le bâton sur lequel s'appuyait notre bonhomme. » Dans l'affolement, personne ne s'était rendu compte que Françoise avait apporté le tuyau de poêle. « Qu'est-ce que c'est? demanda Ficelle. - Une belle pièce pour ta collection. Mais elle ne pourra sûrement pas tenir dans un carton à chaussures. Vous vous souvenez du rond marqué dans la terre par la base du tube? C'est lui qui m'avait fait penser qu'il s'agissait sans doute d'un tuyau de poêle. — Mais, demanda M. Legrand, pourquoi le géant se promène-t-il avec ce tuyau? Il me 86 semble qu'un bâton en bois plein lui serait plus commode. - Sans doute, mais il ne pourrait pas souffler dedans! — Comment cela? — Vous ne devinez pas? Le géant a une voix tout à fait normale, comme la vôtre ou la mienne, mais quand il se met à crier dans ce tuyau, les sons se trouvent déformés comme dans un haut-parleur, ce qui produit un hurlement lugubre et insolite. » Ficelle voulut faire un essai. Elle se mit à crier dans le tube, ce qui produisit une sorte de mugissement assourdissant. « Stop! dit Françoise, l'expérience est concluante. — Mais, dit Mme Legrand, ceci ne nous explique pas la raison pour laquelle ce géant s'amuse à faire un tel bruit. J'avoue que je ne comprends pas. Nous devons avoir affaire à un fou! » Françoise secoua la tête. « Nullement. Ce n'est pas un fou. C'est au contraire quelqu'un qui agit d'une manière extrêmement logique, selon un plan bien étudié. 87 — Mais quelle raison le pousse à agir ainsi? — Vous ne voyez pas? C'est pourtant bien simple. Il essaie de vous faire peur. — De nous faire peur? Eh bien, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il y a réussi ! Mais dans quel but? » Tout en se massant la cheville, M. Legrand écoutait attentivement. Ficelle pianotait du bout des doigts sur le tuyau de poêle. Colette était blottie contre sa mère; Boulotte mastiquait un chewing-gum. Tous regardaient Françoise qui marchait de long en large dans la grande pièce, une main derrière le dos, l'autre s'agitant gracieusement en l'air pour donner forme aux idées qu'elle exposait. Elle répondit à la question de Mme Legrand : « II veut vous effrayer pour vous obliger à quitter le Clos des Fougères. Lorsque vous serez partis, il aura le champ libre pour se livrer à certaines recherches. — Lesquelles? — Je ne le sais pas encore. Mais une chose est à peu près certaine : vous le gênez. Et il va essayer de vous éloigner par tous les moyens possibles. » M. Legrand serra les poings. 88 « S'il essaie de nous faire partir, il trouvera à qui parler! J'ai acheté ce clos pour y installer un camp de vacances, et rien ne nie détournera de ce but! » La brunette cessa de marcher et se croisa les bras. « Votre résolution est très louable, malheureusement elle est aussi très dangereuse. Si vous vous obstinez à rester ici, vous allez mettre votre famille en péril. — Allons donc! — Si, je le crains. Il ne serait pas raisonnable de demeurer au Clos. Ne serait-il pas plus prudent de regagner Paris, du moins pendant quelques jours? - Bah! Ce géant m'agace, mais il ne me fait pas peur. Et d'ailleurs je crois avoir deviné ce qu'il est. Mlle Ficelle a dit tout à l'heure une chose qui m'a mis la puce à l'oreille quand elle a parlé des trois clowns qui se superposaient pour former un personnage énorme. Je crois que notre géant est fait de deux hommes, dont l'un porte l'autre sur ses épaules. La hauteur totale correspondrait à peu près à trois mètres. Qu'en pensez-vous? » Françoise réfléchissait. 89 « L'explication me semble assez bonne. Mais dans ce cas, vous auriez affaire à deux ennemis, ce qui est pire qu'un seul. D'autre part, votre foulure vous interdit de vous déplacer. — C'est vrai. Vous avez peut-être raison. Si je vois que les choses tournent mal, je préviendrai la gendarmerie. — Ce sera une bonne précaution. » Sur "ces paroles, les trois filles prirent congé de la famille Legrand, qui ferma soigneusement portes et fenêtres après leur départ. A minuit, elles étaient dans leur lit. Boulotte et Françoise s'endormirent aussitôt, mais la grande Ficelle eut plus de mal à trouver le sommeil. Elle imagina qu'elle passait en revue une armée de géants, et ne s'endormit qu'après avoir vu défiler le 372e! 90 CHAPITRE VIII Samedi soir FICELLE demanda à voix basse : « Boulotte, tu sais ta récitation? - Un peu... — Tu me souffleras, dis? — Si je peux! En ce moment, Miss Bigoudi nous surveille au microscope! — Ça. c'est vrai. Il n'y a même plus moyen de faire des salières et des cubes en papier! Ce matin, j'ai essayé de faire un bateau avec la couverture d'une revue de modes, mais je n'ai pas pu le terminer, parce qu'elle me regardait comme un canard qui aurait avalé une soucoupe. Ça devient énervant, à la fin! » 91 Les deux filles étaient les dernières à entrer en classe, en ce début d'après-midi du samedi. Elles venaient de bavarder avec Colette, qui leur avait donné des nouvelles rassurantes de son père; sa foulure était douloureuse, mais sans gravité. Dans une quinzaine de jours il pourrait marcher de nouveau. Comme il voulait que les travaux du Clos se fassent sans retard, il cherchait un maçon et un ouvrier qui boucheraient les fameux trous et commenceraient à niveler les ruines de la chapelle. Colette avait demandé à ses amies si elles connaissaient quelque maçon dans la région proche de la ferme, mais Boulotte n'avait que des adresses de charcuteries ou d'épiceries, et Ficelle ne connaissait que des marchands de disques ou des magasins de farces et attrapes. Toutefois, Françoise fut consultée et fournit une précieuse indication. « II y a quelqu'un qui doit probablement connaître des ouvriers dans ce coin, c'est le cantonnier. » Colette approuva l'idée, et décida de le consulter à la sortie de l'école, en fin d'après-midi. 92 La classe commença par un cours de grammaire assez soporifique. Mlle Bigoudi tentait de faire pénétrer dans le cerveau de ses élèves des notions fort belles assurément, mais rébarbatives au plus haut point : « Lorsque devant une seconde proposition circonstancielle coordonnée à la première, les conjonctions ordinaires sont remplacées par que, on maintient après ce pronom relatif le même mode que dans la première circonstancielle, sauf au conditionnel où que est toujours suivi du subjonctif... » Françoise prenait des notes rapidement, sans effort. Boulotte méditait sur la recette du poulet de grain à la Châtelaine, qu'elle avait copiée sur la couverture de son cahier de français. Ficelle, qui avait oublié le sien à la maison, utilisait les marges d'un livre de géométrie pour y dessiner des géants maigres comme des Don Quichotte. Lorsqu'elle en eut tracé une dizaine, elle se fatigua et passa à un autre genre de sport. Elle sortit de son cartable une boîte d'allumettes, l'ouvrit, la retourna et la secoua au-dessus de son pupitre. Un petit grain rouge à points noirs tomba du livre, et se mit à trottiner. C'était une coccinelle. Ficelle prit son 93 porte-plume, et avec la pointe barra le passage à l'insecte, qui allait descendre du livre. « Par ici, Sophie, viens par ici! Bien. Maintenant, va sur l'autre page... bon. Je vais te faire monter sur mon double-décimètre. » Elle prit la règle en bois, la présenta devant la coccinelle qui monta dessus et se mit à cheminer sur cette pente. « C'est extraordinaire! Une coccinelle peut monter une pente très inclinée! Ça me rappelle mes ascensions dans les Alpes, aux dernières vacances... Ah! c'était le bon temps! Je n'avais pas de devoirs à faire, ni de leçons à apprendre ! Tandis que, maintenant, je dois me battre avec des prépositions adverbiales et des problèmes de trains.» Elle joua avec la coccinelle pendant un bon quart d'heure, puis la remit dans sa boîte, qu'elle rangea dans le cartable. Elle déchira alors une feuille de son cahier de géographie pour y inscrire un message destiné à ses amies : TELEGRAMME CE SOIR FESTIVAL CHARLOT AU CINÉ MAJESTIC. FILM RIGOLO. COMPTE SUR VOTRE PRÉSENCE EFFECTIVE. FICELLE. 94 Elle plia en quatre la précieuse missive et la fit passer discrètement à Boulotte qui en prit connaissance et approuva d'un mouvement de tête. Puis elle transmit la feuille à Françoise, qui sourit et fit le même geste. Le papier revint à la grande fille qui le lança en direction du banc occupé par Colette. La jeune élève hésita, puis profita de ce que Mlle Bigoudi avait le. dos tourné pour ramasser le télégramme. Elle en prit connaissance, écrivit une phrase et le renvoya vers Ficelle qui le lut. Colette exigeait, avant de se rendre au cinéma, de recevoir l'accord de ses parents. Ficelle signifia du regard qu'elle acceptait cette décision, puis son esprit revint au problème capital qui tenait depuis plusieurs jours son attention en éveil : le géant. Elle décida de dresser une liste complète et détaillée des géants célèbres. Il y avait Atlas; un grand géant, puisqu'il soutenait la terre sur ses épaules, selon ce que disaient les Grecs. Il y avait Goliath également. Il y avait... « Mademoiselle Ficelle, voulez-vous venir au tableau, s'il vous plaît? » Ficelle se leva avec la vivacité d'un escargot paralytique, et se dirigea mollement vers l'estrade, sur laquelle elle monta péniblement. 95 « Mademoiselle Ficelle, dit l'institutrice, vous deviez apprendre pour aujourd'hui la fable de La Fontaine intitulée Le Corbeau et le Renard. Vous avez appris cette fable, n'est-ce pas? - Heu., oui. mademoiselle! répondit Ficelle à tout hasard. Bien. Je vous écoute. — Heu... Le Corbeau et le Renard... Maître Corbeau, sur un... un... » La grande fille baissa le nez, se demandant sur quoi le Corbeau pouvait bien se trouver. Le mot lui revint subitement à l'esprit : « Sur un narbreperché... » Voyons, mademoiselle, j'ignore ce qu'est un narbre.perché! Vous devez marquer un arrêt entre arbre et perché. Le Corbeau est perché sur un arbre. Il est sur un arbre, perché. Recommencez Maître Corbeau, sur un arbre... perché, tenait...» Sapristi! que tenait-il donc, ce corbeau? Il tenait... Ah oui! un fromage en forme de camembert On se demande bien pourquoi, d'ailleurs? A-t-on jamais vu un corbeau manger du camembert? La Fontaine avait des idées bizarres! 96 « Tenait un fromage... __ Dans quoi le tenait-il? demanda l'institutrice. — Heu... dans son bec. — Bien. Poursuivez. __ Maître Renard, par l'odeur alléché, (ah! la la! Comme si les renards aimaient le camembert!), lui tint à peu près ce langage. Heu...» Silence embarrassé de Ficelle. Que disait-il, ce. bestiau? Elle tourna son regard vers Boulotte, qui tenta de la renseigner en faisant le geste d'enlever 97 un chapeau. Ficelle comprit immédiatement ! « Salut, monsieur le Corbeau! » L'institutrice secoua la tête et affirma que le Renard n'avait pas dit « Salut ». « Ah! oui. Heu... Bonjour, monsieur du Corbeau, que vous êtes joli, que vous me semblez beau! Heu... heu... » Mlle Bigoudi vint aider la mémoire défaillante de son élève : « Sans mentir... - Sans mentir, si votre... heu... — Ramage. — Ramage se rapporte à votre... heu... » Ficelle regarda d'un air suppliant l'institutrice, mais celle-ci estimait avoir suffisamment aidé Ficelle; et elle resta de glace. Alors, la grande fille jeta un coup d'œil éloquent vers Boulotte qui se pencha en avant, cacha sa bouche derrière une main (moyen infaillible pour attirer l'attention des professeurs!) et souffla le mot plumage. Malheureusement, comme elle avait parlé à voix basse pour n'être point entendue par Mlle Bigoudi, Ficelle ne put saisir que la deuxième syllabe. Elle supposa qu'il s'agissait du mot fromage : « Si votre ramage Se rapporte à votre fromage... » 98 A peine eut-elle prononcé ces deux vers, que la classe tout entière éclata de rire. L'institutrice dut frapper sur son bureau avec une règle pour parvenir à rétablir le silence. Elle apostropha Ficelle sévèrement : « Mademoiselle, vous n'êtes pas ici pour vous livrer à des plaisanteries aussi stupides. Vous copierez trois fois cette fable, que vous me réciterez correctement lors du prochain cours. Retournez à votre place. » Ficelle regagna son banc en maudissant intérieurement La Fontaine, qui n'aurait pas eu l'inconscience de composer des fables, s'il s'était douté qu'elles dussent un jour représenter un objet de supplice pour les malheureuses écolières du xxe siècle! * ** Chariot s'arrête devant la boutique d'un charcutier. Il a l'estomac creux, et guigne une pile de sandwiches. Le voilà qui s'approche de la boutique à reculons, allonge le bras tout doucement... Mais un policeman énorme apparaît, qui 99 l'observe d'un air soupçonneux. Chariot se tortille en grimaçant un sourire, soulève son melon d'un coup sec, puis tend un doigt en l'air. Le policier lève la tête, et Chariot en profite pour saisir un sandwich, passer entre les jambes du policier et s'enfuir. Le charcutier et le représentant de la Loi s'élancent sur les traces de Char-lot, bousculent la voiturette d'une marchande d'œufs. La cargaison s'écrase sur le sol en formant une immense omelette! Les spectateurs rient de tout leur cœur. Ficelle, pliée en deux, a du mal à retrouver sa respiration, et Boulotte ne peut plus mastiquer les caramels qu'elle a achetés pendant l'entracte. Rien ne vaut un bon film comique pour oublier les ennuyeuses prépositions adverbiales ou les pièges de la multiplication des fractions! La séance se termina à onze heures du soir, et les trois détectives dé Framboisy accompagnèrent Colette au Clos des Fougères. Le temps était lourd. De gros nuages bas voilaient les étoiles. Dans le lointain, un grondement de tonnerre annonça qu'un orage s'approchait. Ficelle avait l'intention de monter une petite garde soit près de la ferme, soit à la lisière du bois, mais 100 lorsqu'elle fit part de ce projet aux Legrand ceux-ci hochèrent la tête. « Je pense, dit M. Legrand, que, si le géant vient faire le guignol cette nuit, il recevra une bonne averse sur le dos! Non, je crois que cette nuit nous dormirons tranquilles. » Françoise, Boulotte et Ficelle prirent congé et retournèrent en hâte chez elles, car des gouttes de pluie commençaient à tomber. Il fut convenu que, si le temps était beau le lendemain, elles retourneraient au Clos pendant l'après-midi pour y faire quelques petits travaux. Si la pluie persistait, elles resteraient à la maison pour coudre des robes, faire de la peinture ou écouter le fameux 45 tours : Moi, j'aime les pom-pom-pommes de terre frites! 101 Des gouttes de pluie commençaient à tomber. 102 CHAPITRE IX Pots de fleurs et fraises des bois LE SOLEIL se leva, chassa l'orage à grands coups de rayons lumineux, et s'installa commodément dans le ciel bleu pour y passer la journée du dimanche.' La matinée fut vite écoulée, et dès le début de l'après-midi, les trois détectives en herbe se rendirent au Clos des Fougères. Mme Legrand poursuivait ses travaux de nettoyage; M. Legrand, immobilisé malgré lui, astiquait avec une éponge métallique des vieilles casseroles, et Colette, armée d'une petite serfouette, grattait de son mieux la terre du potager. Un quatrième 103 personnage était venu apporter son concours à la rénovation du domaine : le cantonnier. Suivant le conseil de Françoise, Mme Legrand s'était mise en relation avec lui, et il avait accepté de venir travailler le samedi après-midi et le dimanche. De son côté, il avait pressenti un maçon du voisinage, un Italien nommé Baratini, ainsi que le bonhomme Goupil, un campagnard moitié bûcheron, moitié braconnier. Ils devaient venir en semaine pour niveler le terre-plein du Clos, raser les vestiges de la chapelle, et consolider les bâtiments de la ferme. L'arrivée des trois filles permit d'organiser une « usine de pots de fleurs ». Mme Legrand voulait agrémenter la ferme en disposant sur les appuis de fenêtres des pots de jacinthes, et il fallait opérer la mise en terre des oignons. Boulotte tamisa du terreau, Colette remplit les pots, Françoise planta les oignons et Ficelle les arrosa. Cette chaîne de montage fonctionna jusqu'à l'heure du goûter avec, il faut bien le reconnaître, de nombreuses interruptions. Tantôt Boulotte cessait de tamiser pour décortiquer des cacahuètes, tantôt Ficelle courait après un papillon pour le rafraîchir avec l'arrosoir (sans succès d'ailleurs), ou se mettait à quatre pattes 104 pour examiner de près un ver de terre et chercher de quel côté était la tête. Tant bien que mal, vingt-cinq pots garnis furent alignés, et les filles eurent droit à une tarte aux pommes dont la belle apparence enthousiasma la gourmande Boulotte. Les quatre amies étaient assises dans la cour, sur des vieilles caisses qui leur paraissaient les plus beaux sièges du monde, et bavardaient comme des pies en échangeant des propos sur des sujets passionnants, tels que les nouveaux bracelets démontables en plastique jaune, les fameux stylos à bille carrée ou encore les pinces à cheveux Fixotif, qui selon la notice publicitaire, donnent sans retard une chevelure de star. La journée était belle et calme. De temps en temps, un oiseau — sans doute un rossignol — faisait pouic! « Comme c'est tranquille ici! dit Colette, quelle différence avec Paris! Framboisy est un petit trou de province. Il ne doit jamais rien s'y passer... — Mais pas du tout! protesta Ficelle. Si tu savais été ici l'année dernière, oh! la la! — Comment? 105 — Tu aurais vu ce qui s'y est passé! D'abord, il y a eu toute une affaire d'espionnage! Françoise, Boulotte et moi avons failli nous noyer et nous n'avons été sauvées que grâce à Fantômette (1) . Ensuite, nous avons fondé un club de détectives pour résoudre le mystère des attentats qui se produisaient à Framboisy (2) . Et c'est encore grâce à Fantômette que nous avons réussi. — Dis plutôt, rectifia Françoise, que c'est elle qui a débrouillé ces deux affaires. Sans son intervention, rien ne serait encore résolu. — Mais qui est donc cette fameuse Fantômette? demanda Colette. — A vrai dire, répondit Ficelle, on n'en sait trop rien. Il s'agit d'une jeune fille masquée qui s'attaque à des malfaiteurs, et personne n'a pu voir son visage à découvert. Mais on suppose qu'elle habite à Framboisy. — Alors, si elle habite ici, elle va peut-être à l'école? Et si c'était une élève de Mlle Bigoudi? — C'est bien possible. J'ai souvent cherché à le savoir, mais sans y parvenir. Je ne vois pas qui cela pourrait être... » Les quatre amies continuèrent de bavarder 1. Voir Les Exploits de Fantômette, même collection. 2. Voir Fantômette contre le Hibou, même collection. 106 pendant un moment, puis en vinrent à parler du géant. Ficelle sortit un papier de sa poche et dit : « J'ai établi une précieuse liste des géants célèbres. Je vais vous, la lire. Vous allez voir comme c'est passionnant! Il y a d'abord Antée, le fils de la Terre, qui se battait contre Hercule. Puis le cyclope Polyphème, qui se battait contre Ulysse; Goliath, qui se battait contre David; Briarée, qui se battait contre Neptune; l'Ogre, qui se battait contre le Petit Poucet... — Mais, observa Colette, ils passaient donc leur temps à se battre? 107 — Ah! Oui ! C'était de grands batailleurs. Il y avait aussi Samson, qui se battait contre les Philistins; Typhée, qui se battait contre Jupiter; Adamastor, qui se battait contre Vasco de Gama... — Ton catalogue n'est pas très varié, remarqua Françoise. — Attendez, je n'ai pas fini. Il y avait Gargantua, qui se battait contre Picrochole; son fils Pantagruel, qui se battait contre le roi Anarche; le géant Orion, qui se battait contre Diane; Cacus qui, comme Antée, se battait contre Hercule, et Hercule lui-même, qui se battait contre tout le monde!... C'est intéressant, n'est-ce pas? Je suis sûre que si Mlle Bigoudi m'interrogeait sur les Géants, je décrocherais peut-être un dix *. Je vais maintenant établir une liste des nains célèbres... » Le goûter achevé, Boulotte fit une proposition qui fut accueillie avec des cris de joie : « Nous pourrions aller dans le bois, voir s'il y a des fraises? — Et si nous rencontrons le géant? demanda Colette. 1. La liste donnée par Ficelle est bien plus restreinte que le catalogue de géants établi par Rabelais qui ne comprend pas moins de soixante-deux noms! 108 — Bah! s'écria Ficelle, je vais emporter un bâton, et s'il veut nous faire des ennuis, je le battrai à plâtre couture! — Plate, rectifia Françoise, plate couture. Ou alors tu peux dire : je le battrai comme plâtre. De toute manière, je ne pense pas qu'il se montrera de jour. Il ne vient que la nuit. » Les quatre filles traversèrent la propriété et s'arrêtèrent pour bavarder avec le cantonnier, qui bouchait les trous faits par l'ancien propriétaire. Tout en maniant la bêche, le cantonnier grognait : « Je me demande bien pourquoi le vieux Brindejonc creusait ces trous! Les étoiles, ça ne pousse pas sous la terre! Je vous dis, moi, qu'il n'avait pas toute sa tête à lui! — N'a-t-il fait aucune fouille du côté de la chapelle? — Ça, je ne vois pas comment il pourrait bien creuser dans le sol de la chapelle, vu qu'il est formé de dalles. Il y a tout juste un peu de terre dessus, mais dès qu'on l'enlève, la pierre apparaît. Pour toutes ces questions de grattouiller le sol, vous pouvez me faire confiance! C'est ma partie. Je suis un cantonnier de première classe, moi! » 109 Les filles laissèrent le brave homme continuer son travail de rebouchage, et s'enfoncèrent dans le bois. L'orage de la nuit avait détrempé le sol, et il s'en dégageait des senteurs végétales de feuilles, de mousses et de terre. L'air y était frais, la lumière vert pâle; les oiseaux (toujours des rossignols, d'après Ficelle) faisaient coûte! et plouc! Quoique les insectes fussent cachés, on devinait leur bruissement sous les touffes d'herbes et dans les buissons. Parfois, une sauterelle jaillissait d'une plante, comme lancée par un élastique. Des bestioles aériennes, dont seul un entomologiste aurait pu dire le nom, sillonnaient l'air avec des bourdonnements d'hélicoptères. C'est Françoise qui découvrit les premières fraises. Quatre points rouges, au creux des racines d'un chêne, qui furent répartis entre les quatre amies. Puis avec la sûreté d'instinct d'une gourmande-née, Boulotte dénicha un véritable filon, un véritable parc à fraises, qui fut mis au pillage. Colette en mit quelques-unes dans un mouchoir pour les rapporter à ses parents. Boulotte voulut ensuite chercher des champignons; mais après un quart d'heure de battue, elle déclara que les champignons se sauvaient à toutes jambes 110 à son approche, et elle ne put attraper que trois ou quatre spécimens jaunâtres d'aspect assez inquiétant, qu'elle rejeta par prudence. Elles reprirent la direction du Clos des Fougères. Alors qu'elles allaient atteindre de nouveau la lisière, Ficelle tomba soudainement sur le sol en criant : « Houlà! Il y a un serpent qui me tient par la jambe! au secours! » Les autres accoururent, et constatèrent que le terrible serpent était un fil de cuivre attaché à un petit piquet. Ficelle fut libérée par Françoise qui lui dit : « N'aie pas peur, ce n'est qu'un collet pour attraper les lapins. Ne bouge pas, je vais te l'ôter... Tiens, le voilà, ton serpent! Tu vois qu'il n'était pas nécessaire de pousser des hurlements. — Ah! j'aurais voulu t'y voir! Ça fait un drôle d'effet d'être brusquement attrapée quand on ne s'y attend pas! Je me demande qui a bien pu mettre ce piège là? » Elles quittèrent le bois et retournèrent au Clos. Ficelle s'empressa de conter sa mésaventure au cantonnier qui s'écria : « Mademoiselle, ne cherchez pas qui a posé 111 ce collet. C'est sûrement Goupil. Il installe ses pièges un peu partout, pour attraper des lièvres ou des lapins. Ça ne m'étonne pas que vous ayez fourré une patte dedans. - Eh bien, je n'irai plus dans ce bois! - Oh! vous pouvez y aller tout de même, mais en faisant attention où vous posez les pieds. Ou plutôt, je dirai à Goupil que vous avez été prise dans un de ses collets, et qu'il fera mieux d'aller un peu plus loin. » La fin de l'après-midi se passa sans autre incident... Il y eut quelques hésitations pour savoir si l'on monterait la garde, pour le cas où le géant reviendrait, mais M. Legrand déclara : « Même s'il lui prend la fantaisie de nous importuner, il tombera, comme on dit, sur un bec. Tous les soirs, nous nous barricadons à l'intérieur de la ferme. Alors, il peut toujours venir jouer du tuyau de poêle ou de la cornemuse. Nous ne bougerons pas! » Boulotte, Françoise et Ficelle quittèrent le Clos avec l'esprit assez tranquille. Ficelle jugea que Françoise s'était trompée en croyant que le géant voulait effrayer la famille Legrand pour la faire partir. « A mon avis, il s'agit tout simplement d'un 112 mauvais plaisant. Quelqu'un qui voulait leur faire une farce. C'est d'ailleurs idiot. Moi, quand je veux faire une farce à quelqu'un, je lui mets du poil à gratter dans le cou ou du fluide glacial sur son siège. C'est tout de même plus intelligent que de se déguiser en Pantagruel! Je suis persuadée qu'on n'entendra plus parler de ce géant! » II sembla que l'avenir devait donner raison à Ficelle. Pendant quatre jours, le Clos des Fougères fut l'endroit le plus paisible du monde. Le maçon Baratini et le bonhomme Goupil venaient travailler à la mise en état du domaine. Ils finissaient de boucher les trous, rasaient les bosses, nivelaient, entassaient dans une brouette les pierres éparses de la vieille chapelle. Les nuits étaient silencieuses. Pas la moindre ombre du plus petit géant. Mais le cinquième jour... 113 CHAPITRE X Attentats CE JOUR-LA avait commencé comme d'habitude. Au début de la matinée, le bonhomme Goupil était arrivé. C'était un campagnard entre deux âges, chaussé de bottes en caoutchouc noir, vêtu d'une veste de cuir et porteur d'un chapeau de couleur indéfinie et de forme imprécise. Son visage était vaguement barbu, sans doute parce qu'il ne se rasait pas très souvent. Il s'était mis à travailler dans les ruines de la chapelle, raclant avec une houe la terre qui en recouvrait le sol. Un quart d'heure plus tard était apparu Baratini, tout de blanc vêtu comme un pâtissier; 114 sa tête aux cheveux noirs et frisés s'ornait de la casquette de toile qu'affectionnent les ouvriers du bâtiment. Dès son arrivée, il expliqua à Goupil à l'aide de grands gestes, une longue histoire sur son bambino, qui était resté en Italie, et venait d'avoir sa première dent, comme l'annonçait une lettre envoyée par sa femme. Goupil s'intéressait autant à la dent du petit Italien qu'à sa première cigarette, mais pour ne pas froisser son compagnon, il grogna : « Allons, eh bien, tant mieux! » Puis il se remit à l'ouvrage. Baratini s'en alla chercher la brouette et entreprit de véhiculer les blocs de pierre qui se détachaient des ruines. Un moment plus tard, M. Legrand, qui s'appuyait sur une canne, vint visiter le chantier. Il hocha la tête avec regret. « Je suis désolé d'avoir cette foulure au pied, sans quoi je pourrais vous aider. — Bah! dit Goupil, ne vous en faites pas! Nous allons bien y arriver sans vous. - Evidemment, mais le manque d'activité me pèse. Enfin, je pense que d'ici quelques jours, je pourrai marcher normalement. - Allons, tant mieux! Mais à votre place, je me garderais bien de marcher. Je resterais 115 allongé à la ferme, sans rien faire. Je suis un peu rebouteux, vous savez... Les foulures, je connais ça Et si vous m'en croyez, vous ne bougerez point d'un bon fauteuil. - Pourtant, il ne faut pas s'engourdir... » Le bonhomme hocha la tête d'un air désapprobateur. « Faut point marcher trop tôt, sinon on a des rechutes, et ça peut devenir très mauvais! Vous croyez? demanda M. Legrand en souriant. - Oui, ben oui! » II suivit le conseil dé Goupil et rentra à la ferme, clopin-clopant, pour s'installer dans un fauteuil. A midi, les deux ouvriers s'en allèrent déjeuner chez eux. M. Legrand éprouva de nouveau le besoin de se dégourdir les jambes, et malgré l'avis que lui avait donné Goupil, il prit sa canne et traversa le clos, pendant que Mme Legrand et Colette faisaient la vaisselle. Il ne se trouvait plus qu'à une dizaine de mètres des ruines, quand le coup de feu éclata. Une touffe d'herbe, aux pieds de M. Legrand, fut arrachée du sol et voltigea à dix pas de là. 116 A la lisière de la forêt, un petit nuage de fumée bleue se dissipait dans l'air calme. M. Legrand se coucha sur le sol pour offrir une cible réduite à l'agresseur, et attendit, scrutant les arbres pour essayer de découvrir qui s'amusait à lui tirer dessus. Mais rien ne bougeait. Il se releva avec précaution, sans cesser d'observer la lisière, et s'éloigna lentement vers la ferme, prêt à se plaquer de nouveau à terre. Mais rien ne se produisit. Le tireur s'était éloigné après le coup de feu. M. Legrand rassura sa femme et sa fille qui avaient perçu la détonation. « Ce n'est rien. Quelque chasseur dans les bois.» II retourna s'asseoir dans le fauteuil, pensif. Un quart d'heure plus tard, l'Italien réapparut, toujours bavard; il expliqua que son fils venait de percer sa première dent. Puis le bonhomme Goupil arriva, et les deux hommes retournèrent travailler aux ruines. M. Legrand installa son fauteuil de manière à pouvoir surveiller la chapelle et la lisière du bois. A sept heures, Baratini enleva sa casquette, s'épongea le front, et dit : « Ouf! Assez pour aujourd'hui. Je vais voir à la maison s'il n'est pas arrivé une autre lettre. 117 Peut-être que le bambino a percé une deuxième dent! » Et il partit en avant, courant presque. En passant près de la maison, il expliqua à M. Legrand, avec de grands gestes, que depuis la veille, son petit garçon avait sûrement vu sa denture s'accroître. C'est à cet instant que retentit le deuxième coup de feu. Cela venait du bout de la propriété. « Encore un chasseur! » dit Mme Legrand qui venait de sortir de la ferme avec sa fille. L'Italien hocha la tête : « Non. En ce moment, la chasse, elle est fermée. » M. Legrand s'était levé, et malgré la gêne que lui causait sa jambe, il se mit à marcher à grands pas vers la chapelle. Goupil apparut alors, titubant comme un homme ivre. « Mon Dieu! fit Mme Legrand, que lui est-il arrivé? » Baratini se précipita au pas de course vers son compagnon, qui tenait son chapeau d'une main, et de l'autre se frottait la tête. « Etes-vous blessé? » cria M. Legrand. Goupil haletait, incapable de parler. On le fit asseoir sur une caisse, et après avoir quelque 118 peu repris haleine, il expliqua, avec émotion : « On m'a tiré dessus! Un homme qui était dans le bois... J'ai juste entrevu une silhouette grande, grande! Un homme gigantesque! - Le géant! - Je ne sais pas si c'est un géant, mais il est démesuré! 11 avait un fusil de chasse. Regardez mon chapeau : il est criblé de plombs! Dix centimètres plus bas, et je prenais tout en pleine figure !r» Le vieux chapeau était transformé en passoire! Effrayé, l'Italien bredouilla : « Si on tire sur les braves travailleurs, je ne veux pas rester ici! Ah non! je préfère retourner en Italie! » Mais le plus inquiet était M. Legrand. Il avoua : « On m'a tiré dessus également, au début de l'après-midi. » Mme Legrand sursauta. « Comment! Tu ne l'as pas dit? - Je ne voulais pas t'effrayer. Mais maintenant, puisque le géant est revenu, nous allons prendre des précautions plus sévères. - En tout cas, dit Baratini, moi je ne reviens plus travailler ici ! » 119 L'inquiétude de l'Italien était justifiée, et on ne pouvait songer à le retenir. M. Legrand lui régla ses journées de travail et le laissa partir. « Et vous, Goupil? demanda-t-il, nous abandonnez-vous? » Le bonhomme contempla son chapeau sans enthousiasme. Il grommela : « Le coin ne m'a pas l'air bien sain... On s'y casse les jambes... on y reçoit des coups de fusil... Je me demande bien pourquoi vous venez habiter ici! - Pour installer un camp de vacances, vous le savez bien. » II hocha la tête. « Quand vous serez mort et enterré, vous aurez bien du mal à l'installer, votre camp! » Mme Legrand se serra contre son mari. « II a peut-être raison. Ce géant nous veut du mal. Je ne sais pas pourquoi, mais c'est ainsi. Nous devrions retourner à Paris, du moins pour quelque temps. Songe à Colette! S'il lui arrivait quelque chose! — Allons, allons! Un peu de sang-froid! Il faut commencer par prévenir la gendarmerie, pour qu'on nous envoie une garde cette nuit 120 Cela fera tout de même réfléchir notre loup-garou. Demain, nous aviserons. - A votre place, dit Goupil, je ferais mes valises et j'irais planter mes choux ailleurs. » II s'en alla en secouant la tête avec un air qui voulait dire : « Ces gens-là sont insensés de vouloir rester en place! » Quelques instants après son départ, une mince jeune fille brune sautait de bicyclette et entrait dans le clos. C'était Françoise. Elle tenait à la main un cahier à couverture verte qu'elle tendit à Colette. « Tiens. Tu m'avais demandé de te prêter mon cahier de géographie. Mais... Vous en avez, une tête! Que se passe-t-il? » M. Legrand exposa les faits, que Françoise écouta avec attention. Lorsqu'il eut terminé, elle dit pensivement : « Ainsi donc, le géant est revenu... C'est étrange... Depuis plusieurs jours, il n'avait pas donné signe de vie. - En tout cas, dit Mme Legrand, ce n'est pas simplement un mauvais plaisant. C'est réellement un individu qui nous veut du mal! Moi, je ne tiens pas à rester ici pour risquer de m'y faire assassiner. 121 — Quelles précautions comptez-vous prendre? — Je vais téléphoner à la gendarmerie, dit M. Legrand, et demander que l'on nous envoie quelqu'un pour exercer une surveillance autour du clos. - Et moi, en attendant, je vais jeter un petit coup d'œil sur la chapelle. — Non, non! N'y allez pas! Si le géant vous tirait dessus!... — Ne vous inquiétez pas pour moi! » cria Françoise en s'enfuyant. Elle traversa le Clos au pas gymnastique sans essuyer le moindre coup de feu, s'approcha des ruines et examina l'état des travaux faits par les deux hommes. Ils avaient dégagé les alentours, commencé à démanteler les murs, et enlevé la terre qui recouvrait l'intérieur de la chapelle. Les dalles de pierre apparaissaient à nu, pour la première fois depuis des siècles peut-être. Dans un angle, les outils étaient entassés sur la brouette retournée. Françoise fit le tour des ruines en examinant soigneusement les murs et la terre, puis revint au centre. Elle regardait autour d'elle en tortillant machinalement une boucle de ses cheveux. Elle se baissa, examina les dalles, se releva 122 et s'adossa au mur. La nuit commençait à tomber. Elle murmura : « S'il a recommencé ses menaces, c'est qu'il a découvert quelque chose. Mais quoi? » Son regard parcourait chaque dalle, chaque pierre. Il s'arrêta sur les outils et la brouette. Pourquoi était-elle retournée? Pour éviter que la pluie ne s'y mette, évidemment, et ne la fasse pourrir. Mais ce genre de précaution, on ne le prend que lorsqu'on remise une brouette pour une longue période. Or, celle-ci doit servir journellement. Alors, pourquoi l'avoir mise à l'envers? 123 Il devrait y avoir une raison... Peut-être recouvrait-elle une chose qu'elle devait protéger? Protéger de la pluie, ou du regard? Françoise enleva les outils, saisit la brouette par un brancard et la tira de côté, mettant au jour un angle de la chapelle. Alors, elle vit ce qu'elle cherchait. Elle avait deviné juste. Sur une des massives dalles de pierre, une petite étoile à cinq branches était gravée. Françoise sourit et murmura : « Il a voulu prendre trop de précautions. Si cette brouette n'avait pas été retournée a cet endroit, je n'aurais pas songé à regarder dessous. Cette étoile est à peine visible... » Elle remit la brouette et les outils en place, et s'en retourna à la ferme. Mme Legrand poussa un soupir de soulagement. « Je suis contente de vous revoir. Je craignais qu'il ne prenne envie au géant de vous tirer des coups de fusil. — Non. A cette heure, il doit être en train de dîner. Mais il pourrait bien revenir cette nuit. A quelle heure arrivent les gendarmes? — Neuf heures. - Bien. Ouvrez l'œil. Je crois que cette fois-ci, les choses vont devenir sérieuses. 124 - Mais... Qu'est-ce qui vous fait croire cela? - Une intuition. Rien n'est certain, mais tout est possible. A votre place, je resterais barricadés dans la ferme. » Elle enfourcha sa bicyclette et disparut. Les époux Legrand se regardèrent. « Eh bien, dit M. Legrand, cette petite a une autorité! On croirait un général préparant un plan de bataille! Napoléon devait être comme ça! » * ** Fantômette jeta un regard sur le cadran lumineux de sa montre. Les aiguilles phosphorescentes marquaient onze heures. La nuit était sereine. Les rossignols de Ficelle (ceux qui de jour faisaient couic ou plouc) se taisaient. Il n'y avait pas de vent; le moindre bruit frappait l'oreille. Les onze coups du clocher de Framboisy se firent entendre, très nets. Au bout du Clos, la ferme formait une grosse niasse noire, percée seulement par un carré que fermaient des rideaux à damier rouge et blanc : la chambre des époux Legrand qui veillaient. Sur la lisière du bois, deux silhouettes massives 125 déambulaient en écrasant des brindilles sur leur passage, échangeant de temps en temps une phrase banale, mais pleine de bon sens : « Gendarme Lilas, voilà une belle nuit! — Sûrement, brigadier Pivoine, vous avez raison ! — Si le travail de la gendarmerie consistait uniquement à se promener dans les bois, je me ferais gendarme tout de suite! - Ah! c'est ce que je ferais moi aussi, indubitablement! » Le brigadier Pivoine et le gendarme Lilas patrouillaient autour du Clos des Fougères, ouvrant l'œil (et le bon!) pour s'opposer à toute intrusion illégale du géant. La promenade n'était d'ailleurs pas sans danger, car le géant en question n'avait pas précisé sur qui il avait l'intention de tirer. De temps en temps, le brigadier se retournait soudainement en portant la main sur l'étui de son pistolet. « Vous êtes bien nerveux! lui fit remarquer le gendarme Lilas. — Nerveux, non! Mais prudent, oui. Rien ne dit que cet oiseau ne va pas nous mitrailler dans le dos. J'ai fait la guerre, moi, et je sais ce qu'est une embuscade. Il faut toujours se tenir sur 126 ses gardes. Et dites-vous bien une chose, c'est qu'il n'y a pas de gendarmes pour nous protéger, nous! » Arrivés à l'extrémité du bois, ils firent demi-tour et s'en revinrent à petits pas en longeant la lisière. Fantômette avait escaladé un arbre et s'était assise dans le creux de la première branche. Sa forme immobile se perdait dans l'amas sombre des feuilles. Seul, un regard extraordinairement aigu eût pu distinguer sa présence. Les deux gendarmes passèrent devant elle, s'éloignant en direction des ruines. Quelque part dans le bois, l'herbe fut froissée par un pas léger. Le pas de quelqu'un qui s'approchait avec précaution, cherchant à éviter de faire du bruit. Fantômette tourna la tête vers l'endroit d'où semblait provenir le crissement à peine perceptible. Le sous-bois était absolument noir, et il lui fallut patienter, attendre que le visiteur nocturne atteigne la zone plus claire de la lisière. Alors, elle vit. Une ombre qui se glissait entre les troncs, à dix mètres à peine, se plaquait contre un chêne en "surveillant le mouvement des deux gendarmes. Ceux-ci s'éloignaient en tournant le dos. 127 Soudain, l'inconnu bondit hors du bois, franchit en courant une dizaine de mètres et s'aplatit derrière un buisson. Les pandores n'avaient rien remarqué. « Voilà qui est étrange, pensa Fantômette, ce géant a une taille tout à fait normale. Autrement dit, ce n'est pas un géant! » L'homme quitta la cachette formée par le buisson, et s'engagea à travers le Clos par bonds successifs, en direction de la ferme. « Que va-t-il manigancer? Il n'a pas de fusil, donc il ne tirera pas de coup de feu... alors? Heureusement que je suis là, parce que s'il fallait compter sur ces braves gendarmes... » Elle descendit en souplesse de son perchoir, s'assura que les gendarmes regardaient encore dans une autre direction, et s'élança sur les traces du « géant ». Il s'approchait de la ferme, accélérant son allure. Très rapidement, il atteignit la cour, qu'il traversa. Il s'accroupit contre la partie du bâtiment qui constituait autrefois une grange à fourrage, et s'immobilisa. Une flamme jaillit. « Que fait-il? se demandait Fantômette. Il allume une cigarette? Voilà une curieuse idée.» L'homme venait en effet d'allumer une cigarette. 128 Il se releva, s'éloigna des bâtiments en reprenant la direction du bois. « Qu'est-il donc venu faire? C'est incompréhensible... » Fantômette s'apprêtait à suivre l'inconnu, lorsqu'elle se rendit compte qu'à l'emplacement qu'il venait de quitter, se trouvait un point rouge immobile. Il avait donc posé sa cigarette sur le sol? Elle s'approcha, et découvrit l'infernale machination de l'homme. Il avait coincé la cigarette allumée dans une boîte d'allumettes à demi 129 ouverte, plaquée contre la paroi de bois du bâtiment. Lorsque la cigarette serait presque entièrement consumée, le feu atteindrait le phosphore des allumettes qui s'enflammerait à son tour, provoquant l'embrasement de toute la boîte, et par suite l'incendie de la ferme! « Eh bien, notre bonhomme est un saboteur breveté! En attendant, je vais désamorcer son engin. » Elle éteignit la cigarette, puis retraversa le Clos. L'homme s'était de nouveau dissimulé derrière un buisson, et attendait que les gendarmes se soient éloignés, pour revenir dans le bois. Ils passèrent en bavardant, sans se douter que deux visiteurs nocturnes étaient là, tout près. S'étant assuré que le champ était devenu libre, l'inconnu franchit promptement la lisière et s'enfonça dans le bois en marchant avec précaution pour étouffer ses pas. Le bois traversé, il coupa à travers un champ et atteignit le bosquet de frênes au pied duquel s'élevait la maisonnette rouge. Il sortit une clef de sa poche, l'introduisit dans la serrure, ouvrit la porte et tendit le bras pour tourner l'interrupteur. L'intérieur de la pièce s'éclaira. L'homme poussa une exclamation de surprise. « Vous! 130 - Oui, moi! » Fantômette était là, tranquillement allongée sur le lit, les mains derrière la tête, les jambes croisées. L'inconnu serra les poings et grogna : « Que faites-vous chez moi? Comment êtes- vous entrée? Et qui vous a permis de venir ici? — Je vais répondre à vos trois questions. Ce que je fais ici? Je vous attends. Comment suis-je entrée? Par la porte. - Mais... Vous n'avez pas de clef? - Si. » Elle tira de sa ceinture une tige d'acier courbé à son extrémité. « Avec ceci, on peut ouvrir aisément une serrure aussi primitive que la vôtre. Troisièmement, qui m'a donné la permission d'entrer ici? Moi-même. Je me suis accordé ladite permission. — Mais... vous n'aviez pas le droit! — Soit. Mais vous, aviez-vous le droit de tirer des coups de fusil sur les Legrand et de mettre le feu à leur ferme? - Ah! Comment savez-vous cela? — Depuis une semaine, je vous surveille. Je vous ai déjà surpris en train de voler le missel dans le coffre de la ferme. J'ai constaté que vous 131 faisiez tout votre possible pour effrayer les Legrand, en vous déguisant en géant ou en leur tirant des coups de feu. Et maintenant, vous venez de tenter d'incendier leur ferme. D'ailleurs, je vous signale en passant que votre petit coup est raté. J'ai éteint la cigarette. » La stupéfaction se peignait sur le visage de l'homme. Il bredouilla : « Comment avez-vous pu faire? Je viens à peine de l'allumer moi-même. » Fantômette se redressa, s'assit sur le lit et haussa les épaules. « Vous êtes revenu de la ferme en marchant. Moi, j'ai couru. » Une fois le premier moment de surprise passé, l'inconnu se ressaisissait. Il considérait le faible poids de son adversaire, sa frêle apparence; et son étonnement commençait à faire place à une sourde colère. Il posa les poings sur ses hanches et apostropha la justicière : « Ecoutez-moi, jeune déguisée! Voilà deux fois que je vous trouve en travers de mon chemin et c'est deux fois de trop. Vous allez vous expliquer. Que me voulez-vous? Que cherchez-vous? » Fantômette posa son menton sur son poing et répondit : 132 « Ce que je veux? C'est bien simple. Je veux que vous laissiez en paix la famille Legrand. Le Clos leur appartient, et vous n'avez pas à y fourrer votre nez. Encore moins à essayer d'en faire partir ces braves gens. Il y a sur leur domaine quelque chose-qui vous intéresse énormément, n'est-ce pas? » Le visage de l'homme se ferma. Il grogna: « C'est mon affaire. - A votre aise. Seulement, vous oubliez que ce quelque chose leur appartient, et que par conséquent vous ne devez pas y toucher. Ce serait du vol. — C'est le cadet de mes soucis. Mais comment 133 avez-vous appris que je suis à la recherche de quelque chose? - Facile. J'ai lu en entier la formule inscrite à la dernière page du missel. Jusqu'à présent, je ne connaissais qu'une partie de cette formule, mais maintenance sais qu'elle se compose de quatre phrases formant une sorte de poème. » Et Fantômette sortit de dessous l'oreiller le volume de cuir noir. L'homme frémit de fureur : « Vous avez touché à ça! Il était dans mon armoire! Vous avez osé!... Posez-le sur la table! — Non. Je vais le rendre à ses propriétaires. Il est normal qu'eux aussi puissent prendre connaissance de la formule. » Tremblant d'irritation, le visage grimaçant, l'homme bondit vers le fusil de chasse qui était accroché au mur, l'arma et le pointa vers Fantômette. Celle-ci se leva tranquillement, arrangea avec grâce les plis de sa cape de soie, mit le livre sous son bras et se dirigea vers la porte. L'autre cria : « Un pas de plus et je tire! » Fantômette lui fit un pied de nez et posa la main sur la poignée de la porte. L'homme hurla : « Tant pis pour vous, vous l'aurez voulu! » 134 II appuya sur la détente. L'arme fit « clic! » et Fantômette sourit : « Ne vous fatiguez pas, mon bon monsieur, j'ai retiré les cartouches. » Elle ouvrit la porte en ajoutant : « Une dernière fois, laissez les Legrand tranquilles, sinon je vous transforme en chair à pâté. Bonsoir! » Elle referma la porte derrière elle. L'homme se précipita pour la rouvrir et s'élancer au-dehors. Mais il eut beau écarquiller les yeux, regarder à droite et à gauche, ce fut en vain. Fantômette avait disparu dans la nuit. 135 CHAPITRE XI Ficelle tend un piège A u COURS de la récréation qui coupait en deux la matinée, Colette fit part à ses amies des dernières nouvelles du Clos. Les gendarmes avaient monté la garde pendant une bonne partie de la nuit, et le géant avait sans doute eu peur d'eux, car il n'était pas venu. Ils exerceraient de nouveau leur surveillance le soir même. Malgré ses appréhensions, Goupil était allé travailler dans les ruines. Colette l'avait croisé au moment où elle partait pour l'école. M. Legrand allait beaucoup mieux et il pourrait effectuer quelques menus 136 travaux; s'il ne lui était pas encore possible de pousser la brouette, par exemple, il s'occuperait à la charger avec les pierres détachées des murs. La deuxième partie de la matinée était un cours d'histoire naturelle sur le squelette. L'étude de l'humérus, du radius et du cubitus ne comptant point au nombre des activités capables d'intéresser la grande Ficelle, elle décida de s'occuper de son catalogue des nains. La chose était plus difficile qu'on n'aurait pu le croire à première vue. Les nains sont beaucoup moins nombreux que les géants. Ou alors, comme ils sont très petits, on les voit moins facilement. Après vingt bonnes minutes de réflexion, Ficelle n'avait pu noter sur son cahier que quatre noms : Tom Pouce, le nain anglais; son collègue français le Petit Poucet; le Nain Jaune, dont elle ne savait plus très bien s'il s'agissait d'un homme ou d'un jeu de société; et enfin un peintre nommé Le Nain, qui ne devait pas être de grande taille. Ah! il y avait aussi les Sept Nains de Blanche-Neige, que l'on appelle toujours « les sept petits nains », comme si un nain pouvait n'être pas petit!... Blanche-Neige, c'était un joli conte! Ficelle médita sur les divers contes qu'elle 137 connaissait, puis s'avisa qu'aucun d'eux ne la satisfaisait entièrement; et elle décida d'en écrire un, pour son plaisir personnel. Elle prit alors son cahier de géographie, en détacha une double feuille et écrivit en tirant la langue : « Le Dragon bariolé, conte de fées. Il était une fois... » Elle s'arrêta, leva la plume et attendit que l'inspiration veuille bien venir. L'inspiration se faisant attendre, elle changea d'idée et se mit à dessiner des rosés sur son cahier, puis des tulipes et des marguerites. Au bout d'un moment, elle en eut assez, et s'aperçut qu'elle s'ennuyait mortellement. Pour se distraire, elle en fut réduite à écouter le cours de Mlle Bigoudi qui jonglait avec les fémurs, les tibias et les péronés. Ce déballage d'os finit par intéresser Ficelle qui s'amusa à dessiner un fémur, puis un bassin, une cage thoracique et un crâne. Cinq minutes plus tard, elle avait composé un ravissant squelette, qu'elle orna d'une pipe et d'un chapeau haut de forme. Très contente d'avoir réalisé ce chef-d'œuvre, elle s'empressa de le faire circuler en le passant à ses voisines. Puis, les sujets macabres lui paraissant décidément pleins d'intérêt, elle dessina un train des Fantômes bourré de spectres, de têtes de morts et de pendus, poursuivi par des diables armés de fourches pointues. 138 Cette agréable occupation la fit patienter jusqu'à l'heure du déjeuner. * * * Le début de l'après-midi était consacré à l'étude du dessin. C'est un professeur spécial, M. Rambran, qui venait inculquer aux filles des notions de perspective, leur exposait la manière de tracer des ombres ou de mélanger des couleurs. Alors que les peintres ont coutume d'être maigres, barbus, vêtus d'habits extraordinaires, M. Rambran, au contraire, était un petit homme replet, élégant et rasé de près. Il ressemblait beaucoup plus à un banquier qu'à un rapin. Ce qui n'empêchait pas les filles de lui avoir attribué le sobriquet évocateur de Dupinceau. Il était entré en classe avec un bouquet de jacinthes rosés à la main, comme s'il avait eu à souhaiter sa fête à quelque tante Ursule. Mais le bouquet n'était pas destiné à être offert. Rambran-Dupinceau le mit dans un vase gradué qui servait aux expériences de chimie, salua 139 courtoisement la gent féminine et annonça : « Aujourd'hui, mesdemoiselles, nous ferons du dessin d'art. Sujet : ce bouquet de fleurs. Vous avez vos feuilles de papier? Très bien! Tracez la marge, le cadre habituel, 290 sur 220. Et n'oubliez pas que votre composition doit être aussi grande que possible... » Ficelle se mit à dessiner à contrecœur. Elle estimait avoir suffisamment fait de dessin pendant la matinée, et maintenant des idées nombreuses se pressaient dans sa tête, qui se mêlaient à des images de dragons, de rois et de princesses. Son conte de fées prenait forme-Elle l'avait sur le bout de la langue et à l'extrémité du pinceau. Elle tira discrètement du casier son cahier d'histoire, l'ouvrit à la dernière page et le retourna à l'envers, ce qui mettait la marge à droite. Mais ce détail n'avait pas d'importance, ce genre de devoir n'étant pas destiné à l'institutrice. Elle prit un crayon, et tout d'une traite écrivit l'aventure du Dragon bariolé. Puis elle le mit dans son casier, et pour rattraper le temps perdu, bâcla un bouquet de fleurs d'une façon si hâtive, qu'on eût cru un de ces tableaux modernes sans queue ni tête, qui se vendent si cher. 140 Le professeur Rambran ne devait pas goûter la peinture moderne, car il gratifia Ficelle d'un 2, ce qui la rendit furieuse. « Et pourtant, grogna-t-elle, si j'avais signé mon barbouillage du nom d'un peintre célèbre de Montmartre, personne ne s'apercevrait que le tableau n'est pas de lui, et il vaudrait des millions!» Sa colère se dissipa pendant la récréation, au cours de laquelle elle organisa une conférence de presse, pour lire à ses amies son conte de fées. Ravie, Colette battit des mains en disant : « Raconte, vite! - Voilà, dit Ficelle, il faut vous dire d'abord que c'est un conte de fées dans lequel il n'y a pas de fées. — Dommage, observa Françoise. - Mais il y a un dragon. — J'aime bien les dragons! affirma Colette Est-ce qu'il est méchant? - Oui, très méchant. — Ah! tant mieux! Alors, qu'est-ce qu'il a fait? - Attendez, je vais commencer par le début. - Excellente idée! approuva Françoise. - Ecoutez bien. « II était une fois un roi qui 141 « vivait dans une espèce de royaume. » Je ne sais plus comment il s'appelait. — Louis XIV? » suggéra Boulotte en croquant une pomme. Ficelle réfléchit une seconde et répondit naïvement : « Non, je ne crois pas que c'était lui. — Tant pis. Continue. — « Ce roi avait une fille qui se nommait Gertrude... » ou Géraldine; je ne sais pas encore très bien quel nom je vais lui donner. « Et ce « roi était très heureux. Mais il était très mal-« heureux à cause du Dragon. » - Il faudrait s'entendre! Etait-il heureux ou non? — Heu... C'est-à-dire qu'il l'aurait été s'il n'y avait pas eu de dragon. « II s'appelait... » Je dois vous dire que je n'ai pas décidé quel nom je vais lui donner. Cornegriffe, ou Malicorne, ou Fourchequeue, je ne sais pas encore. Enfin, ça n'a pas d'importance. « En tout cas, il était très « méchant : il mangeait tout le monde. Les paysans, les nobles, les bourgeois, les grands, les « petits, les gros, les maigres... » — Sans doute avait-il faim? dit Boulotte en engloutissant sa pomme. 142 — Non, non! C'était par pure méchanceté. — Est-ce qu'il mangeait aussi les enfants? de manda Colette en frissonnant d'une angoisse délicieuse, — Oui, bien sûr. — Bon. Après, dis vite? — « Alors, un beau jour, Fourchegriffe avala toute une fête. Des jeunes gens et des jeunes filles qui dansaient au son d'un orchestre. C'en était trop. Le roi en eut assez de voir ses sujets disparaître dans le gosier de Fourchecorne, et il fit appeler son chevalier qui se nommait Bertrand ou Roland, je n'ai pas encore décidé. 143 « II avait une épée enchantée, spécialement « fabriquée par Merlin pour combattre les dragons bariolés. Alors, il fit : « Hou! » pour faire peur à Griffecorne, et lui ouvrit le ventre en diagonale. Tous les gens de la fête sortirent, avec les musiciens, leurs tambours et leurs trompettes. Et aussi les nobles, les bourgeois et les paysans qui avaient été avalés avant. » - Il avait un grand estomac ! estima Boulotte. - Sûrement! « Alors Gertrude ou Géraldine, « la tille du roi, épousa le chevalier. Ils vécurent « heureux et ils eurent beaucoup d'enfants. » — Et le dragon? s'enquit Colette. — Il n'était pas mort. « Des dentellières de « Bruges ou du Puy lui avaient recousu le ventre, et il avait promis de devenir un bon « dragon, et de ne plus manger que de l'herbe. « Maintenant il vit dans un grand jardin zoo-« logique. Quand les enfants qui vont au jardin « ne sont pas sages, leurs mamans les menacent « de les faire manger par Cornefourche. Mais les « enfants savent bien que le dragon ne les man-« géra pas. Alors ils lui montent sur le dos, lui « tirent la queue et le chatouillent pour le faire « rire. » 144 — C'est fini? - Oui. — Ah! c'était bien. Tu en as écrit d'autres, des contes? - Non, pas encore, mais... » Mais la récréation s'achevait, et il fallut regagner la classe, où Mlle Bigoudi ne trouva rien de mieux à offrir à ses élèves, pour les égayer, qu'un lugubre problème de pourcentages, dans lequel un agriculteur — évidemment mal avisé divisait ses champs en surfaces inégales pour y faire pousser 21 p. 100 de blé, 12 p. 100 d'avoine, 43 p. 100 de seigle et 24 p. 100 de luzerne. Comme s'il n'eût pas été plus simple de couper le tout en quatre parts égales! Il est étrange de constater que les personnages dont il est question dans les livres d'arithmétique se compliquent l'existence d'une manière insensée. Ils n'ont jamais un poids entier de pommes de terre, ils divisent leurs héritages en portions inégales, ils ont des robinets qui coulent avec des débits différents, et lorsqu'ils prennent le train, ils éprouvent le besoin irrésistible d'en calculer la moyenne horaire, comme si cela pouvait servir à quelque 145 chose de savoir que l'express Romorantin-Far-fouilly fait 78 km à l'heure! Ficelle envoya un « télégramme » à Françoise pour la supplier de lui fournir la solution du problème. Françoise y consentit charitablement, afin d'épargner à son amie un de ces zéros dont son carnet de notes était amplement approvisionné. L'esprit plus libre, Ficelle put s'attaquer à un autre genre de problème, beaucoup plus amusant, auquel elle songeait vaguement depuis plusieurs jours. L'idée était bonne, assurément, mais sa mise en pratique serait sans doute difficile. Il ne s'agissait pas moins que de capturer le géant! Non, ce ne serait pas une petite affaire, mais avec un peu d'ingéniosité, on devait pouvoir y arriver. Restait à trouver comment. Elle passa en revue les différents pièges qu'elle avait pu voir fonctionner dans les films de Tarzan. Il y avait la cage de bambou, dans laquelle on peut enfermer des fauves ou des grands singes. Mais il était bien évident que le géant ne serait pas assez stupide pour aller s'y jeter de lui-même... Il y avait aussi les pièges souterrains, les trappes. On creuse une fosse dans la terre, que 146 l'on recouvre de légers branchages et de feuilles. Quand un tigre, par exemple, vient poser la patte sur ce mince plancher, il tombe dans la fosse et ne peut plus en sortir. C'était un système admirable, mais Ficelle ne se sentait pas le courage de remuer des mètres cubes de terre ! Alors? Alors, une idée fulgurante traversa soudain le cerveau de la grande fille, suggérée par la mésaventure au cours de laquelle elle s'était trouvée prisonnière d'un mince fil de cuivre. « Un collet! Voilà ce qu'il nous faut! Que dis-je... dix, vingt collets que nous allons placer en lisière du bois! Et quand le géant voudra pénétrer dans le Clos, couic! il se fera prendre comme un lapin! Ah! voilà une idée vraiment géniale! » Elle rédigea sur-le-champ trois télégrammes qu'elle communiqua discrètement à ses amies : « ALLONS PRENDRE LE GÉANT AVEC DES COLLETS. » A l'instant où les messages parvinrent à leurs destinataires, la fin des cours fut sonnée. Les quatre amies se retrouvèrent à la sortie, et Ficelle demanda aussitôt : 147 « Alors, que dites-vous de mon idée? C'est mirobolant, n'est-ce pas? » Boulotte et Colette trouvèrent la chose amusante, mais Françoise hocha la tête d'un air peu convaincu. « II faudrait que le géant ne soit vraiment pas très malin, pour aller se prendre dans des bouts de fil. Et même en admettant qu'il soit pris, il aura vite fait de se dégager. - Oui, mais tu oublies les gendarmes, qui le cueilleront au moment où il se débattra. Si, je suis sûre que tout va bien marcher. A condition qu'il vienne, évidemment. Voyons... à quelle heure les gendarmes vont-ils monter la garde? - A neuf heures, dit Colette. - Bon. Nous allons tout de suite aller chez moi pour y préparer les collets, puis nous irons les mettre en place le soir à huit heures et demie. C'est convenu? - Bon, entendu! dit Françoise, mais je te parie un paquebot contre un caramel que ça va rater ! - Je tiens le pari ! » Les quatre amies utilisèrent tout ce qu'elles purent trouver comme fil de cuivre, de fer, ou 148 comme câbles électriques. Elles employèrent même de la cordelette, pour confectionner une douzaine de lacs dont le nœud coulant mesurait cinquante centimètres de diamètre environ. Une demi-heure avant l'arrivée des gendarmes, elles se rendirent en bordure du bois, où elles disposèrent leurs pièges sur le sol, aux endroits que Ficelle estimait être sur le passage du géant. L'extrémité libre du fil était soigneusement attachée à un tronc d'arbre. « Et maintenant, dit Ficelle en contemplant son travail d'un air satisfait, si notre homme vient par ici, il se mettra seul un fil à la patte! Les gendarmes n'auront plus qu'à l'empaqueter et l'emmener en prison. Nous aurons le résultat demain matin. Vous verrez, ce sera une surprise! » En fait, la surprise ne devait pas du tout être celle à laquelle Ficelle s'attendait. 149 CHAPITRE XII La bombe ASSISE sur la branche de son arbre, Fantômette balançait une jambe dans le vide en se parlant à elle-même à voix basse. « Le mystère est donc partiellement résolu. Nous savons à présent que la fameuse étoile que cherchait le bonhomme Brindejonc en creusant ses trous, existe réellement : elle est gravée dans une dalle de la chapelle. Pourquoi ne l'a-t-il pas trouvée? Parce qu'elle était dissimulée sous une couche de terre. J'ai maintenant en main tous les éléments de l'énigme. Mais il faut 150 avouer que c'est tout de même assez obscur... » Elle sortit d'une petite poche un papier sur lequel elle avait recopié en entier le quatrain inscrit à la main sur la dernière page du missel. La clarté des étoiles était suffisante pour lui permettre de voir un texte qu'elle savait d'ailleurs par cœur : Quand le Géant apparaîtra Et que l'étoile écrasera Alors la porte s'ouvrira Mille écus d'or on trouvera « Evidemment, la première chose qui saute aux yeux, c'est qu'il est question de mille pièces d'or. Le vieux Brindejonc avait lu cette espèce de prédiction dans le vieux livre, et il était persuadé qu'un jour il trouverait l'étoile ou le géant, et par conséquent les pièces. D'où provient ce trésor? Vraisemblablement, il devait faire partie des biens conservés dans la chapelle. A quelque époque de trouble, il aura été mis en sûreté dans une cachette. Et afin que ce secret ne soit pas perdu, la formule permettant de retrouver l'or a été inscrite sur le missel. Parfait, il ne reste plus qu'à découvrir par quel 151 moyen on arrive jusqu'à l'or, et ce que le géant vient faire dans cette histoire... » Elle s'immobilisa soudain, prêta l'oreille et regarda vers le bas. Un bruit de pas se faisait entendre. Après quelques instants, deux ombres apparurent, qui marchaient d'un pas tranquille. Un sourire se dessina sur les lèvres de Fantômette. « Bon, voilà le brave brigadier Pivoine et cet excellent gendarme Lilas qui font leur petite ronde nocturne. Voyons ce qu'ils racontent... » Les deux hommes passèrent au pied de l'arbre en bavardant. Fantômette saisit au passage une phrase qui indiquait le thème de leur conversation : « ... moi je pense que Lille va monter en première division, parce qu'ils ont tout de même fait 3-0 contre Grenoble... » Ils marchèrent jusqu'à l'extrémité du bois, firent demi-tour et passèrent de nouveau devant l'arbre. « ... Kopek avait marqué le but, mais l'arbitre a déclaré qu'il était hors-jeu, alors ça n'a pas compté... » Ils s'éloignèrent de nouveau. Au bas de l'arbre se produisit un crissement. Quelqu'un avait posé 152 le pied sur une racine. Fantômette se pencha. L'homme était là, accroupi, guettant les mouvements des deux représentants de la maréchaussée. Il s'assura qu'ils étaient suffisamment éloignés et bondit hors du bois. Comme la veille, il prit la direction de la ferme. Fantômette serra les dents : « La canaille! Malgré mes avertissements, il recommence son mauvais coup d'hier! Il va encore essayer de mettre le feu aux bâtiments! » Elle sauta à terre et prit l'homme en filature, qui traversa rapidement le Clos. Il s'arrêta devant la porte d'entrée de la ferme et se baissa. Une petite flamme rougeâtre jaillit. « Bon, il recommence le truc de la cigarette dans la boîte d'allumettes. Heureusement que je veille! » Le saboteur se releva 'et s'éloigna en courant. Il passa à moins de trois mètres de Fantômette qui s'était dissimulée derrière un buisson. Elle le laissa s'éloigner, sachant où le retrouver. Devant elle, dans l'obscurité, luisait un point rouge. « C'est bien ce que je pensais, c'est encore la cigarette. » Mais Fantômette se trompait. Ce n'était pas 153 une cigarette mais une mèche, dont la flamme s'allongea brusquement, et se transforma en un énorme éclair jaune accompagné d'un BANG! assourdissant! L'explosion projeta Fantômette à la renverse dans un nuage de fumée, la laissant à demi étourdie allongée sur le sol! Elle resta dix bonnes secondes inanimée, cherchant à reprendre ses esprits, les oreilles remplies d'un sifflement aigu, le regard troublé par des lueurs papillotantes. Elle se releva lentement, s'assurant qu'elle n'était pas blessée. « Ma foi, je crois que je suis à peu près entière. Je me demande avec quoi il a fabriqué sa 154 bombe? Sans doute une boîte de conserves bourrée de poudre de chasse. Décidément, je vais être obligée de l'enfermer dans un cabinet noir, ce vilain monsieur! S'il continue de la sorte, il finira bien par tuer quelqu'un. Si je m'étais avancée un peu plus, j'étais pulvérisée! » Les fenêtres de la ferme s'allumaient, et les têtes des Legrand apparaissaient. Lancés au pas de course, les gendarmes se rapprochaient à toute allure. « Ne restons pas ici, pensa Fantômette, ils me demanderaient des explications qui seraient trop longues à leur fournir. » Elle quitta le buisson et prit sa course vers le bois. Mais l'éclairage des fenêtres projetait une lueur sur le Clos et les gendarmes l'aperçurent. Il y eut un long coup de sifflet, suivi d'une sommation : « Halte! arrêtez ou nous tirons! » Fantômette fit la sourde oreille. Elle bondissait, se baissait, se relevait, courait en zigzag. Le brigadier Pivoine ouvrit le feu sur la mouvante silhouette qui s'estompait dans la nuit. Son pistolet claqua trois fois, mais sans atteindre la cible mobile. Il ordonna : 155 « Gendarme Lilas, en avant! Nous le tenons! » Ils se mirent à courir derrière Fantômette qui augmentait son avance et atteignit les arbres bien avant eux. Ils continuèrent néanmoins leur course, tirant de temps en temps une balle au jugé. Le brigadier arriva à la lisière un peu avant son collègue, fit trois pas dans le bois et poussa un cri en tombant en avant sur le nez! Il venait de se prendre dans un des collets posés par les filles ! Il se mit à jurer comme dix Templiers, en cherchant à se dépêtrer du piège inattendu. Son collègue dut abandonner la poursuite pour lui venir en aide. Il tira sur une jambe en empoignant un brodequin. Il tira, tira si fort, que le brodequin lui resta dans la main et qu'il tomba à la renverse sur le dos. Il se releva en pestant contre leur invisible ennemi nocturne, puis fit une nouvelle tentative pour libérer le brigadier de ses ficelles. Il ne réussit guère qu'à faire des nœuds avec ses bras, et à lui arracher la moitié de ses boutons. A force de patience et de ténacité (qualités primordiales dans la maréchaussée), il finit par libérer le brigadier Pivoine, mais celui-ci avait perdu son képi qui avait roulé dans l'herbe. Comme il 156 avait également laissé tomber sa lampe électrique dont l'ampoule s'était brisée, la récupération de l'objet apparut assez compromise. Le gendarme tenta de s'éclairer avec des allumettes, mais une légère brise s'était levée, qui les soufflait aussitôt. Il dut se résigner à repartir sans son képi, ce qui portait un coup sensible à son prestige. De retour à la ferme, les deux représentants de la loi firent aux Legrand un compte rendu de leur poursuite (acharnée) et expliquèrent comment ils avaient pu échapper à un piège (diabolique) tendu par le mystérieux saboteur. Puis ils évaluèrent les dégâts causés par la bombe, qui se limitaient à une porte défoncée. Ils rédigèrent un rapport destiné à leurs supérieurs et se retirèrent avec la satisfaction du devoir accompli. Pendant ce temps, au milieu du bois, Fantômette réfléchissait. Retournerait-elle dans la maison du saboteur pour lui donner un nouvel avertissement? Non, ce serait inutile. L'homme était entêté, et décidé à atteindre son but : chasser les Legrand du Clos, pour être libre de s'emparer des mille écus d'or. Le mieux était de le gagner de vitesse. Découvrir le trésor avant lui, 157 voilà ce qu'il fallait faire! Et pour y réussir, il fallait résoudre l'énigme inscrite dans le vieux missel. Fantômette prit une décision : « Je me donne vingt-quatre heures pour résoudre le problème. Si demain soir au plus tard je n'ai pas en ma possession les mille écus d'or, je démissionne et je me fais bergère! » 158 CHAPITRE XIII Dans la crypte UNE animation inhabituelle régnait au Clos des Fougères. La voiture était dans la cour, portes et coffres ouverts, et M. Legrand s'occupait activement à y charger des valises que son épouse lui apportait. Colette transportait des petits paquets et des vêtements, qu'elle entassait sur les sièges. Les volets de la ferme étaient déjà clos. Le petit matériel de jardinage était remisé dans le hangar. M. Legrand souleva le capot de l'automobile et vérifia son niveau d'huile. Les détails de cette activité s'inscrivaient dans un cercle entouré de noir : le champ visuel 159 d'une paire de jumelles d'aviation que tenait Fantômette. Elle était perchée sur son arbre favori, et observait depuis un long moment le remue-ménage qui se faisait dans la cour de la ferme. Elle murmura : « Ils partent, évidemment. Ils estiment qu'après les coups de fusil et l'explosion de la bombe, leur vie est en danger, et ils n'ont pas tort. Le séjour au Clos, malgré la présence des gendarmes, est devenu dangereux. Je vais avoir le champ libre pour faire mes petites recherches. » Elle passa la courroie des jumelles autour de son cou et descendit lestement de l'arbre. Elle sortit du bois, s'approcha des ruines en regardant autour d'elle. Le soleil brillait déjà haut dans le ciel, en cette belle matinée du dimanche. Il était un peu plus de neuf heures. A l'autre bout de la propriété s'éleva le ronflement de l'automobile : les Legrand quittaient le Clos. Fantômette était seule dans le terrain désert. Aucune silhouette en vue, ni celle des gendarmes, ni celle du géant. Elle entra dans le rectangle délimité par les quatre murs en ruine, puis tira de trois ou quatre mètres la brouette 160 qui se trouvait toujours dans un angle, découvrant la dalle où était gravée l'étoile à cinq branches. Elle analysait mentalement les termes de l'énigme, tout en examinant l'étoile. Quand le Géant apparaîtra Et que l'étoile écrasera... « Pourquoi le géant doit-il écraser cette étoile? Sans doute pour faire ouvrir la porte qui donne accès aux pièces d'or. Mais où est-elle, cette porte? Et pourquoi faut-il que ce soit un géant plutôt qu'un homme de taille normale? Quelle différence y a-t-il entre un géant et... moi, par exemple? Une différence de taille... » Elle se baissa, palpa l’étoile dessinée en creux par le ciseau du sculpteur. « Aucun bouton sur lequel on appuierait... aucun mécanisme... D'ailleurs, si un ressort commandait l'ouverture d'une porte, il y a belle lurette qu'il serait rouillé... » La jeune fille masquée se mit à marcher de long en large, les mains derrière le dos, concentrant sa pensée. 161 « Si je n'ai pas trouvé la solution dans cinq minutes... » Elle s'assit sur une pierre, le menton posé sur le creux des mains, plongée dans ses réflexions. Trente secondes plus tard, elle se leva. « Suis-je bête! Ce qui différencie un géant d'un homme normal, ce n'est pas seulement la taille, c'est aussi le poids. Un géant pèse plus lourd! Et lorsqu'il écrase l'étoile, lorsqu'il pose le pied dessus, il exerce une pression plus forte! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt?... Voyons... quel peut bien être le poids d'un grand gaillard?... Cent dix, cent vingt kilos. Bien. Que reste-t-il à faire? Mettre sur l'étoile un poids de cent vingt kilos. C'est enfantin! » Elle poussa la brouette de manière à en faire reposer la roue sur l'étoile, puis entreprit de la charger avec les nombreuses pierres qui jonchaient encore le sol. Après sept ou huit minutes d'efforts, la brouette se trouva pleine. Mais c'était insuffisant. Fantômette entassa contre la brouette un monticule de pierres et de cailloux, puis s'arrêta pendant un moment pour reprendre haleine. « Ouf! Qu'est-ce que ça peut peser? Une 162 centaine de kilos? Je vais monter sur le tas, voir ce qui se passe. » Elle posa le pied sur l'extrémité de la dalle où se trouvait la brouette. « Rien!... Il ne se passe rien. » Elle se baissa et examina soigneusement les jointures de la dalle. Elle étouffa une exclamation : « Mais si! Mais si, il se passe quelque chose! » Avec un frémissement de joie, elle constata que la dalle avait légèrement bougé. Elle n'était plus tout à fait horizontale. Fiévreusement, Fantômette empila encore quelques pierres, puis sauta à pieds joints sur le tas. Il se produisit alors un bruit de frottement, et la dalle tout entière bascula en s'enfonçant dans le sol comme une trappe! Les cailloux, la brouette et Fantômette ellemême glissèrent le long de la pente dans un trou noir, l'ouverture d'une chambre souterraine! L'amoncellement cessa alors de peser sur l'extrémité de la dalle qui était en déséquilibre, comme ces balançoires faites d'une planche posée sur un tronc d'arbre abattu, et le bloc rectangulaire remonta en reprenant sa position primitive. 163 La chercheuse de trésors se retrouva dans le noir, à quatre pattes sur un sol dur, écorchée par la chute et meurtrie par la dégringolade des pierres. Elle regarda autour d'elle pour essayer de distinguer en quel lieu elle se trouvait, mais l'obscurité était complète. Elle se releva, fit quelques pas à l'aveuglette en tendant les mains devant elle, et se heurta à une paroi rude et froide. Elle longea cette paroi, rencontra un angle, puis une autre paroi, et fit ainsi le tour d'une pièce sensiblement carrée. Alors, elle s'assit par terre et réfléchit. « Je suis dans ce que l'on appelle une crypte. Une pièce creusée dans le sous-sol de la chapelle. Me voilà entre quatre murs et sous une dalle de bonne épaisseur en pierre de taille, dans une atmosphère qui sent vaguement le moisi. Evidemment, si personne n'est venu ici depuis quelques siècles, il ne faut pas s'étonner que ça sente le renfermé. En ce qui me concerne, je ne veux pas rester coincée entre ces quatre murs pendant trop longtemps. Débrouillons-nous pour trouver la sortie... » Elle étendit la main vers le haut, mais ne put atteindre le plafond. En tâtonnant, elle retrouva la brouette sur laquelle elle grimpa. Elle se redressa, 164 s'allongea sur la pointe des pieds et leva les bras. Elle arrivait à toucher la partie supérieure de la pièce, mais elle réalisa qu'elle n'avait aucun moyen de faire mouvoir la dalle. Le bloc massif n'avait basculé que parce qu'on avait pesé sur son extrémité avec une force de cent cinquante kilos. Fantômette était dans l'impossibilité de recommencer cette opération. Elle se rendit compte - trop tard ! — qu'elle avait agi imprudemment en mettant en route un dispositif inconnu, sans savoir ce qui allait advenir. Elle essaya de concentrer sa pensée, de lutter contre une 165 sourde angoisse qui commençait à lui nouer la gorge, à lui contracter l'estomac. « Voyons... Essayons de raisonner. Quelqu'un va venir à mon secours... Mais qui? Les Legrand sont partis, les gendarmes ne viennent pas dans la journée. Le Clos est désert. » Elle fit l'essai de crier, de frapper contre un mur avec un caillou, mais l'énorme épaisseur du plafond étouffait tout bruit. Elle se laissa tomber à terre, essayant de chasser l'épouvantable pensée qui lui venait à l'esprit. Même si par hasard quelqu'un venait dans les ruines, cela ne lui serait d'aucun secours, puisque personne ne connaissait l'existence de la crypte. Elle frissonna : « Eh bien, me voilà dans de jolis draps! Si encore j'étais enfermée dans une cabine téléphonique ou dans un ascenseur, on aurait vite fait de me délivrer. Mais non, il a fallu que je choisisse une chambre secrète parfaitement inconnue. Ah! on m'y reprendra! La prochaine fois... » Une sueur froide coula sur ses tempes : il n'y aurait plus jamais de prochaine fois! Les aventures de Fantômette allaient prendre fin, définitivement... 166 Et bien, me voilà dans de jolis draps! 167 * ** L'homme se glissa hors du bois et s'approcha des ruines. Il était là depuis le début de la matinée. Il avait assisté, de loin, aux préparatifs des Legrand et à leur départ. Puis il avait vu Fantômette entrer dans les ruines, fureter, réfléchir et empiler les pierres dans la brouette. Il avait observé le basculement de la dalle et la disparition de la jeune fille sous terre. Et maintenant, la propriété était déserte. Il allait pouvoir mettre la main sur le trésor. Il traversa le Clos d'un pas tranquille, entra sous le petit hangar attenant à la ferme, décrocha un rouleau de corde qui était suspendu à un clou, prit une caisse à fleurs vide, et revint sur ses pas pour s'avancer au milieu des ruines. Il déposa la caisse sur la dalle à l'étoile, et l'entoura d'un tour de corde. Une extrémité de cette corde fut attachée à la base d'un solide arbuste. Ensuite, il commença à remplir la caisse avec des pierres. Il agissait vite, mais méthodiquement. Au bout de cinq minutes à peine, la caisse fut remplie de pierres, et sous son poids, la dalle 168 s'enfonça. Mais, contrairement à ce qui s'était produit pour la brouette, la caisse ne glissa pas sur la pente, car la corde la retenait comme une amarre. L'homme se pencha, examina l'ouverture noire qui venait de s'ouvrir dans le sol. La crypte était si sombre qu'il ne put rien voir de ce qui s'y trouvait. Il jeta un coup d'œil circulaire, s'assurant que le Clos était toujours désert, puis se glissa avec précaution dans la crypte. Lorsque ses yeux se furent habitués à la pénombre, il vit à ses pieds la brouette qui gisait, renversée parmi les pierres. Un peu plus loin, Fantômette était allongée, inanimée. L'homme ricana et grogna : « Bonne affaire! Celle-là ne risque plus de venir me prendre le trésor sous le nez ! Ha, ha ! Bon débarras! » II fit deux pas en avant et s'arrêta net. Dans un angle, il venait d'apercevoir un pot de terre cuite, de forme allongée comme une amphore, mais démunie d'anse. A la base du récipient, éparses sur le sol, cinq ou six pièces jaunes luisaient dans la demi-obscurité. Il poussa un cri : « Tonnerre! Le trésor! Les mille écus d'or sont dans le pot! » 169 II se précipita, tomba à genoux, ramassa les pièces qu'il palpa et soupesa, qu'il embrassa en s'écriant : « De l'or! De l'or! Des écus! J'ai réussi! A moi la fortune! » Fébrilement, il souleva le vase et essaya d'en ôter le bouchon d'argile cuite, mais son énervement était tel, qu'il ne put y parvenir. Alors il souleva le récipient au-dessus de sa tête, et de toutes ses forces le projeta sur le sol. Le pot éclata en cent morceaux qui voltigèrent à travers la crypte, avec un fracas auquel se mêla un cri de surprise : à l'endroit où le vase s'était brisé, un monceau d'or aurait dû apparaître. Mais il n'y avait rien. Le vase était vide! L'homme resta une seconde hébété, cherchant à comprendre. Il se produisit alors le bruit d'une chose qui glisse, puis un vacarme de cailloux dégringolant dans la crypte au milieu d'un nuage de poussière. Le rectangle de lumière qui se découpait dans le plafond se rétrécit subitement, devint une mince fente et disparut. La dalle venait de reprendre sa place! L'homme poussa un hurlement de terreur. Il comprenait subitement que Fantômette n'était 170 pas morte, ni même évanouie. Elle s'était relevée silencieusement derrière son dos, avait remonté la pente qu'offrait la dalle, était sortie de la crypte et avait coupé la corde retenant la caisse lestée. Et cette caisse avait glissé dans l'ouverture, libérant la dalle de son poids. Il devenait prisonnier à son tour! Affolé, il se mit à tourner en rond, à heurter les parois, à trébucher dans les pierres, contre la caisse ou la brouette en criant : « Ouvrez-moi! Je ne veux pas rester enfermé! Vous garderez tout le trésor, mais laissez-moi sortir! » Et il martelait vainement de ses poings fermés les murailles lisses et froides. Il appela au secours pendant un quart d'heure. Puis, couvert de sueur, exténué, il se laissa choir sur le sol, prit sa tête entre ses mains et attendit. Pendant ce temps, Fantômette ne restait pas inactive. Une fois sortie de la crypte, elle traversa le Clos et ne s'arrêta qu'au milieu de la cour de la ferme. Elle tenait à la main son bonnet qui s'arrondissait sous le poids de ce qu'il contenait. Elle regarda autour d'elle, examinant les bâtiments de la ferme, les murs de la clôture et la barrière 171 du potager. Son regard fut attiré par un vieil arrosoir de tôle verte, dépourvu de pomme, qui gisait contre le hangar. Les multiples trous qui ornaient son antique carcasse l'avaient depuis longtemps rendu hors d'usage. Un sourire se dessina sur le visage de Fantômette. Elle murmura : « Ce vénérable arrosoir fera l'affaire. C'est un récipient anodin, discret... c'est la cachette idéale. » Elle s'approcha de l'arrosoir, jeta un coup d'œil circulaire pour s'assurer qu'elle était seule, et y transvasa le contenu du bonnet. 172 CHAPITRE XIV Le trésor 1, 2e, 39, 4e, 5e étage. L'ascenseur s'arrêta. Les Legrand en sot tirent, posèrent leurs valises sur le palier, el M. Legrand fouilla dans sa poche pour en sortir ses clefs. Sa femme poussa un soupir de satisfaction : « Eh bien, nous voilà de retour chez nous! Je serai plus tranquille ici que dans cette ferme où nous recevions des coups de fusil ! » En revanche, Colette faisait grise mine : elle préférait le séjour du Clos. M. Legrand introduisait 173 la clef dans la serrure, lorsqu'à travers la porte, on entendit le bruit d'une sonnerie. « C'est le téléphone! s'écria Mme Legrand, vite! Dépêche-toi d'ouvrir! » La porte fut ouverte, et ce fut une ruée sur l'appareil. Malgré la raideur qu'il ressentait encore dans sa jambe, M. Legrand arriva le premier. Il décrocha le récepteur, dit « Allô! » et écouta. Une expression de surprise se peignit sur son visage. Il demanda deux ou trois fois : « Vous êtes bien certaine de ce que vous dites? », puis il ordonna : « Attendez-nous, nous arrivons tout de suite! — Que se passe-t-il? demanda Mme Legrand. — Il se passe... une chose étonnante! C'est la fameuse Fantômette qui nous téléphone pour nous dire qu'elle a enfermé le géant dans une espèce de cave Elle demande ce qu'il faut en faire. Nous allons retourner là-bas immédiatement. Il paraît que Françoise est également au courant de l'affaire. — Mais... et le déjeuner? — On achètera un paquet de biscuits en route Vite, redescendons! » La famille Legrand dégringola les cinq étages, 174 pendant que Colette battait des mains, toute heureuse de revenir à la ferme. On remonta dans la voiture qui reprit la route de Framboisy. En chemin, mille suppositions furent faites sur la manière employée par Fantômette pour capturer le géant. « Comment diable s'y est-elle prise? dit M. Legrand, et de quelle cave s'agit-il? Il n'y en a pas dans la ferme. Enfin, nous allons bientôt savoir ce qui s'est passé. » La voiture reprit la direction de la ferme, dont elle franchit l'entrée. Françoise était là, en compagnie de Boulotte et de Ficelle dont elle avait interrompu le déjeuner, pour les faire venir au Clos. Boulotte avait eu la présence d'esprit d'emporter un cake dans lequel elle mordait à belles dents. M. Legrand descendit promptement de voiture et se précipita vers Françoise en demandant : « Eh bien, ce géant, où est-il donc fourré? » Françoise se mit à rire : « Attendez, monsieur. Pas si vite! Je vous demande un peu de patience. Mais d'abord, avez-vous déjeuné? — Non, pas encore. Nous avons fait demi-tour juste après votre coup de téléphone. 175 — Bon. Nous prendrons donc ce déjeuner après que je vous aurai raconté ma petite histoire. — Ah? vous avez donc une histoire à nous raconter? Nous vous écoutons. — Pas ici. Je tiens à ce que mon récit se fasse dans un cadre approprié, et je vous propose de me suivre dans les ruines de la vieille chapelle. » M. Legrand leva un sourcil, un peu étonné, mais il accepta. Le petit groupe se mit en marche à travers le Clos. Il était près de midi. La chaleur du soleil était tempérée par une brise rafraîchissante. « C'est étrange, dit M. Legrand en s'adressant à Françoise, mais lorsque Fantômette m'a appelé au téléphone, j'ai cru que c'était vous qui parliez. Vous avez la même voix qu'elle. - C'est possible, répondit Françoise en riant, c'est bien possible. » On atteignit les ruines, et d'un geste circulaire, Françoise désigna les blocs de pierre arrachés aux murs en proposant : « Veuillez prendre place sur ces sièges assez primitifs, mais qui seront fort commodes pour écouter mon petit laïus. » 176 Le ménage Legrand s'assit, ainsi que les trois autres filles. Françoise cueillit une marguerite, et fit de même. Elle parut réfléchir un instant, comme si elle méditait sur les phrases qu'elle allait prononcer, et commença ainsi : « Le 14 juillet 1789... — Prise de la Bastille! s'écria Ficelle1 — Oui, en effet. A cette date éclate la Révolution, qui s'accompagne d'une guerre contre l'étranger. Partout en France, on craint les troubles, les destructions. Ceux qui ont quelque argent cherchent des cachettes pour le dissimuler L'un creuse un trou dans son jardin, l'autre met ses louis dans un bas de laine qu'il fourre dans son matelas; un autre le dissimule dans un grenier, une cave ou une cheminée. L'abbé du Clos des Fougères a pour mission de mettre à l'abri mille écus d'or. Peut-être est-ce une partie des biens de la chapelle, peut-être est-ce une somme qu'il garde en dépôt. Je l'ignore et on ne le saura sans doute jamais Quoi qu'il en soit, il réussit à dissimuler le trésor avec une telle habileté que la cachette ne risque pas d'être découverte. Il faut néanmoins que ce secret ne se perde pas, qu'il soit transmis à ceux à qui l'or 1. La seule date qu'elle ait apprise par cœur. 177 doit revenir, quoi qu'il arrive. Alors, l'abbé prend son missel et inscrit sur la dernière page un poème qui est une sorte de formule, une clef permettant d'ouvrir la cachette. Ce poème, je vais vous le lire. » Françoise se pencha, et souleva une pierre plate sous laquelle se trouvait le missel recouvert de cuir noir. M. Legrand demanda : « N'est-ce pas là le livre dont m'avait parlé le notaire, et qui avait été volé dans le coffre du grenier? — C'est bien lui en effet. - Mais comment se trouve-t-il entre vos mains? — Patience, tout ceci s'expliquera. Je vais d'abord vous lire le quatrain : Quand le Géant apparaîtra Et que l'étoile écrasera Alors la porte s'ouvrira Mille écus d'or on trouvera. « Vous voyez que la formule, à première vue, est assez obscure. Si obscure d'ailleurs, que personne ne parvint à la déchiffrer, ou même 178 n’essaya. La chapelle fut détruite non pas pendant la Révolution, niais pendant la guerre de 1870. Qu'est devenu le livre? Il est resté sur place, puisque le dernier propriétaire, le père Brindejonc, le découvre un jour dans une vieille malle. Il essaie de résoudre l'énigme, il cherche partout cette étoile qui doit lui rapporter mille écus d'or, et grogne : « Vous verrez, quand j'aurai trouvé « l'étoile, il y aura du changement ! » Ce changement, c'est la fortune qu'il espère obtenir un jour. Alors il creuse des trous dans le Clos, au hasard, d'une manière tout à fait irraisonnée. Et ce manque de méthode l'empêche d'atteindre le but. Il meurt sans avoir trouvé le trésor. « Alors, M. Legrand achète le Clos des Fougères pour y installer son camp de vacances. Au cours d'une visite qu'il a faite en compagnie du notaire, celui-ci fait allusion à l'existence du missel. Les deux hommes sont alors dans les ruines, à l'endroit même où nous nous trouvons en ce moment. Ils croient être seuls, mais ils ne le sont pas. Derrière un des murs se trouve un homme, qui s'est allongé là pour y dormir ou regarder passer les nuages. Il entend la conversation et apprend ainsi qu'il est question d'une étoile dans le vieux livre. Est-ce donc l'étoile 179 que cherchait le père Brindejonc? Il veut s'en assurer. Il achète une pince-monseigneur, une lampe électrique, et dès que la nuit est venue, il fracture le coffre et s'empare du livre. Il prend connaissance de la prophétie, et son émotion est grande en apprenant que la découverte des mille pièces d'or correspond à l'apparition d'un géant. Or, il vient d'apercevoir le nouveau propriétaire du Clos : c'est un géant! » M. Legrand protesta en riant : « Je ne suis pas un géant, voyons! Il y a des hommes bien plus grands que moi. - C'est exact, mais comme il vous a vu à côté du notaire qui est un tout petit bonhomme, vous paraissiez immense. Et cela a fortement impressionné notre individu. Ainsi donc, il apprend deux choses en même temps : 1° Il y a mille pièces-d'or quelque part dans le Clos des Fougères. 2° Ce trésor va être découvert par un géant, qui ne peut être évidemment que le nouveau propriétaire. « Alors, que faire? Notre homme se sent capable de résoudre l'énigme à condition d'avoir le champ libre, de pouvoir poursuivre les recherches entreprises par le vieux Brindejonc. Il 180 faut pouvoir aller, venir, fouiller, chercher, creuser sans être dérangé. Donc, la famille Legrand doit décamper. » Françoise marqua une pause en cueillant une fleur. Son auditoire était attentif. Ficelle fourrageait avec ses doigts dans la petite meule de paille qui lui tenait lieu de chevelure. Boulotte, qui avait terminé son cake, enlevait le papier transparent qui protégeait un bâton de nougat. Les autres ouvraient toutes grandes leurs oreilles. Françoise reprit : « II s'agit de faire peur aux nouveaux occupants de la ferme. Comment? En se déguisant en géant. - Mais pourquoi en géant? demanda Mme Legrand. — Parce que c'est devenu une idée fixe chez notre homme. Dans son esprit, c'est un géant qui doit découvrir le trésor, donc il est indispensable qu'il en soit un lui-même. Il a un peu la mentalité superstitieuse de la campagne, et croit qu'il faut respecter les termes de la prophétie. Il pense aussi, et là il n'a pas tort, que pour inspirer la crainte, il faut avoir un aspect effrayant. — Alors, s'écria Ficelle, il fait monter un autre 181 individu sur les épaules, comme les clowns! — C'est presque cela II met sur ses épaules non pas un homme, mais une espèce de mannequin, que j'ai trouvé dans la maisonnette rouge où il habite, enfermé dans une armoire en compagnie du missel. Je vais vous le faire voir. » Françoise se leva, contourna un des murs et reparut en tenant une sorte de grosse poupée faite de fil de fer et de chiffons, mais réduite à un tronc, une tête et deux bras, dont elle se coiffa. Les filles se mirent à rire et Colette observa : « Ça me rappelle les bonshommes du Carnaval de Nice, qui se promènent avec une grosse tête en carton! — C'est le même principe », dit Françoise en enlevant l'encombrant épouvantail. Elle poursuivit son récit : « L'homme se transforme donc en géant, et il hurle dans un tuyau de poêle qui déforme et amplifie sa voix. Mais les Legrand restent en place et les travaux commencent. Goupil et Baratini, en nettoyant la chapelle et en enlevant la terre qui recouvre les dalles, mettent au jour une étoile gravée dans la pierre. Le trésor est là, à quelques pieds sous terre, mais les Legrand 182 sont là aussi. Que faire pour les effrayer? Des attentats. Le faux géant tire des coups de fusil, tente de mettre le feu à la ferme, malgré la surveillance exercée par les gendarmes et les pièges posés par un certain club de jeunes détectives dont Ficelle est la présidente. Ces pièges n'ont d'ailleurs aucun effet sur le géant, mais causent bien des ennuis au brigadier Pivoine et au gendarme Lilas. Les propriétaires vont-ils partir maintenant? Le dernier exploit de notre homme est spectaculaire : il fait exploser une bombe de sa fabrication. Cette fois-ci, les Legrand commencent à craindre pour leur vie. Ils partent, le tour est joué. Il ne reste plus qu'à mettre la main sur le trésor. Seulement, Fantômette est là, et son affaire échoue. - Mais alors, demanda Ficelle, Fantômette se serait occupée de toute cette histoire de trésor? - Oui, d'un bout à l'autre. Elle est au courant de tout. Comme toujours, d'ailleurs. — Et c'est elle qui t'a mise au courant? » Françoise n'eut pas le temps de répondre; M. Legrand demandait : « Mais, dites-moi, quel est donc cet homme qui nous menaçait? 183 - Attendez. Laissez-moi d'abord vous montrer comment on accède à la cachette du trésor. Venez voir. » Elle marcha jusqu'à l'angle de la chapelle où se trouvait la dalle et pointa son index vers le sol. « Voici la fameuse étoile que cherchait le père Brindejonc. Selon la prédiction, lorsque le géant écrasera l'étoile, la porte s'ouvrira. En fait il ne s'agit pas d'une porte, mais d'une sorte de trappe. Monsieur Legrand, voulez-vous venir poser vos pieds juste sur l'étoile? Retenez-vous à cette corde que j'ai attachée à un arbuste, sans quoi vous pourriez glisser » 184 Assez étonné, M. Legrand obéit. Sous les regards stupéfaits de l'assistance, la dalle s'enfonça lentement dans le sol. Son basculement fut salué par un concert de cris et d'exclamations ! Françoise cala le bloc dé pierre avec une pièce de bois qu'elle avait apportée à cet effet, et dit : « Vous pouvez quitter la dalle; elle va rester inclinée. Vous comprenez maintenant pourquoi il est question de géant dans le quatrain? Nous pouvons imaginer qu'à l'époque où les pièces d'or furent cachées, le bedeau de la chapelle, par exemple, était un géant. En se plaçant sur l'étoile, en l'écrasant sous son poids, il ouvrait à volonté la trappe secrète. - Mais, objecta M. Legrand, comment se peut-il que depuis des siècles personne n'ait posé le pied à cet endroit? Il aurait suffi, pour faire bouger la pierre, de deux personnes de poids normal au lieu d'une seule très lourde. — Oui, mais la pierre est assez étroite, et ne représente guère que la largeur d'un seul homme. Quoi qu'il en soit il eût fallu un hasard qui ne s'est pas produit. Il est des choses très simples que l'on met parfois bien longtemps à découvrir. Tenez, on a mis des siècles avant 185 d'inventer une chose aussi élémentaire que le bouton et la boutonnière! Il en est de même ici. A aucun moment, depuis l'époque où le trésor a été caché, la pierre n'a reçu une charge suffisante pour basculer. » L'assistance faisait cercle autour de la dalle, avec cette émotion que donne la découverte d'une chose à la fois très ancienne et très étrange. M. Legrand murmura : « Ainsi donc, depuis près de deux siècles, personne n'a pénétré dans cette crypte. Car c'en est une, je suppose? - C'est une crypte en effet, dit Françoise. Mais quant à dire que personne n'y a pénétré... regardez! » II y eut des exclamations de surprise, un mouvement de recul. Dans l'ouverture noire, une tête hirsute venait d'apparaître. Un visage mal rasé, deux yeux qui clignaient sous l'effet de la lumière. Une voix grogna : « Alors, on peut sortir? Ben, c'est pas trop tôt! Tonnerre ! s'écria M. Legrand, mais c'est Goupil! - Hé oui ! c'est Goupil. C'est lui qui se trouvait par hasard derrière le mur lorsque le notaire 186 vous parlait du missel. C'est lui qui est allé le dérober dans le coffre; qui a fabriqué le mannequin, qui a crié dans le tuyau de poêle; c'est lui qui a tiré des coups de feu et fait sauter la bombe. - Mais, objecta M. Legrand, il a lui-même reçu un coup de fusil! Son chapeau était criblé de plomb. - Comédie! Mise en scène! Il a tout simplement posé son chapeau à terre et tiré dessus. Puis il est accouru en racontant que le géant l'avait mitraillé. Ainsi, il passait lui-même pour une victime. - Je comprends maintenant pourquoi il insistait pour me faire prendre du repos et rester à la ferme assis dans un fauteuil. Il ne voulait pas que je risque de voir ce qu'il faisait. Mais comment, diable! Fantômette a-t-elle fait pour l'enfermer là-dedans? — Elle avait deviné comment fonctionnait la dalle et était entrée dans la crypte, mais elle n'avait pas pris la précaution d'attacher la brouette qui servait de poids, et elle s'est enfermée elle-même dans ce trou. Elle y est restée un bon moment... si l'on puis dire, car ce ne fut pas un moment très agréable, paraît-il. Mais ce 187 cher Goupil l'avait vue manœuvrer de loin, et il est venu rouvrir la trappe. — Ah! il l'a délivrée! — Pas du tout! Il avait l'intention de la laisser moisir dans cette crypte, mais comme elle n'était pas d'accord, elle est sortie derrière son dos et l'a enfermé à son tour. » M. Legrand serra les poings : « Comment, il voulait laisser Fantômette périr là? — Oui. Cela lui permettait de garder le trésor pour lui tout seul. 188 - Le misérable! Je vais téléphoner à la gendarmerie immédiatement! » Françoise secoua la tête. « Non, inutile. Il est devenu parfaitement inoffensif par le fait qu'il n'a plus à batailler pour s'emparer du trésor, et il se trouve suffisamment puni par le petit séjour qu'il vient de faire dans ce trou. Croyez-moi, nous pouvons le laisser aller. Ce sera un bon débarras. » Goupil sortit du trou, les yeux effarés, assez mal à son aise. Il avait l'air d'une bête traquée, et s'attendait à voir surgir l'uniforme des gendarmes. M. Legrand l'empoigna par le revers de son veston, le secoua et menaça : « Si je vous retrouve en train de rôder dans le Clos, je vous aplatis comme une descente de lit. Maintenant, filez! » Quand Goupil vit qu'on le laissait libre de s'en aller, il pivota sur ses talons et prit ses jambes à son cou en direction du bois, avec l'agilité d'un lièvre qui s'entraîne pour le cent mètres plat. Cependant, les filles s'étaient rapprochées de l'ouverture et cherchaient à voir ce qu'il y avait à l'intérieur de la crypte. « C'est donc Fantômette qui a découvert le trésor? demanda Colette, où est-il? je ne le vois pas! » 189 Françoise se mit à rire. Elle sauta dans l'ouverture en disant . « Venez, je vais vous faire voir son emplacement. Faites attention aux cailloux, à la caisse et à la brouette. » M. Legrand entra à sa suite, puis aida les filles et sa femme à entrer dans la crypte. Françoise expliqua : « Le trésor se trouvait dans ce pot dont vous voyez les débris Goupil l'a brisé en petits morceaux pour voir ce qu'il contenait. A côté du pot se trouvaient quelques pièces d'or. Je ne les vois plus. Je suppose que Goupil les aura empochées II ne perd pas tout dans l'aventure... - Mais le contenu du pot, où est-il? demanda M. Legrand. — Oui, dit Colette, tu nous as dit que tu nous montrerais le trésor? — Je n'ai pas dit cela. Je voulais simplement vous faire voir son emplacement. Les mille écus d'or ne sont plus ici Fantômette les a mie ailleurs.. — Ah! Où sont-ils, alors? — Remontons. » Ils sortirent tous de la crypte et refermèrent la dalle. 190 « Venez, dit Françoise, retournons dans la cour de la ferme. » Ils traversèrent le Clos avec impatience, et c'était un amusant spectacle, de voir les amies de Françoise gambader autour d'elle en criant « Le trésor! le trésor! » sur l'air des lampions. On arriva dans la cour, et Françoise dit: « Je ne veux pas vous faire languir plus longtemps. Vous allez assister à un spectacle unique au monde. » Elle prit dans un coin le vieil arrosoir toujours dépourvu de pomme, le souleva à deux mains et l'inclina. Une coulée de pièces d'or s'échappa du goulot, une pluie de disques jaunes qui rebondissaient, roulaient, s'éparpillaient sur la terre en cliquetant d'un son clair, en lançant mille éclats au soleil, salués par des cris d'enthousiasme. C'étaient des « Oh! » -fit des « Ah! », des exclamations joyeuses et des rires. Ce n'est certes pas tous les jours que l'on voit couler l'or à flots! Les cris joyeux fusèrent, durant un bon quart d'heure. « II va falloir, dit Mme Legrand en souriant, trouver un récipient plus digne que cet arrosoir... — Oui, approuva Ficelle, il faudrait mieux un vrai coffre de pirate. 191 — Remettons provisoirement ces pièces dans l'arrosoir, dit M. Legrand. 11 faut que nous retrouvions Fantômette. C'est elle qui a découvert ce trésor. Il doit lui revenir. — Pas du tout! Il est dans votre propriété. Il est à vous. Vous allez pouvoir vous en servir pour commencer en grand les travaux de votre camp de vacances. Et peut-être même faire creuser la piscine dont vous rêviez. » M. Legrand se frappa soudain le front. Il s'écria : « Mais c'est vrai, sapristi! Je vais pouvoir faire une piscine! — Avec un tremplin? Demanda Colette. — Et un toboggan? dit Ficelle. — Mais oui! On va organiser un camp de vacances splendide, avec des installations ultramodernes, et le gymnase, et le terrain de sport!» Si sa cheville n'avait encore été ankylosée, il aurait fait des bonds sur place. Il s'écria : « Je vais pouvoir réaliser tous mes projets. Il faut que nous fêtions cette découverte. Je vous emmène toutes au restaurant. Nous ferons un déjeuner au Champagne! 192 - Quelle bonne idée! s'écria Boulotte, j'ai l'estomac dans les semelles! - Mais, dit Ficelle, tu n'as pas cessé de manger depuis ce matin! - Ce n'est pas une raison. D'ailleurs, pour bien se porter, on doit appliquer à la lettre le bon précepte donné par Molière dans L'Avare : « II faut vivre pour manger et non pas manger pour vivre. - Mais non, tu te trompes. C'est le contraire! » Mais Boulotte eût été bien en peine de répliquer : elle venait d'enfourner dans sa bouche grande ouverte une barre géante de chocolat au lait! 193 Épilogue TROIS ont passé, et le Clos des Fougères est devenu méconnaissable. Ce n'est plus une lande aride et nue, mais une surface aplanie par le va-et-vient des bulldozers. Il est maintenant divisé en deux parties. L'une, couverte de sable fin et blond, est un terrain de sport bordé par une piste cendrée pour les courses à pied. L'autre partie est revêtue d'un beau gazon vert que des tourniquets arrosent sans cesse. Ce sera un terrain où l'on pourra jouer au ballon ou planter la tente de camping. Il est bordé par un long bâtiment blanc qui contient 194 un gymnase, un réfectoire et une salle de jeux. Entre les deux terrains, la piscine est en construction. Le bassin est déjà creusé et le carrelage bleu azur est posé. Des ouvriers sont en train d'installer le plongeoir, à côté duquel s'élève un grand toboggan rouge en forme d'S. Colette, Françoise, Boulotte et Ficelle contemplent ces aménagements avec ravissement. Ficelle surtout, est enthousiasmée par le toboggan. Elle déclare : « J'ai une terrible envie d'essayer ce machin. Je voudrais bien y glisser un peu... J'en ai des démangeaisons dans les doigts de pied! , - Si tu veux, dit Françoise en souriant, tu peux toujours faire un petit essai. - Ah! mais non! J'attendrai d'abord qu'il y ait de l'eau dans la piscine ! » Elles firent le tour de la propriété en bavardant. Colette dit : « Savez-vous que l'inauguration officielle doit avoir lieu à la fin du mois prochain? — Avec M. le maire? s'enquit Ficelle. — Oui. Et le ministre des Sports, avec des tas de discours et tout et tout. Nous aurons nos places dans la tribune d'honneur, c'est papa qui l'a dit. Et il paraît que Mlle Bigoudi va nous 195 faire apprendre un chant choral pour la cérémonie, et que les élèves des petites classes vont danser des rondes. Ce sera joli à regarder... Il y aura aussi l'Amicale des boulistes de Framboisy, le Club athlétique et la fanfare municipale. — Crois-tu, demanda Boulotte avec anxiété, qu'il y aura un buffet ou une buvette? — Les deux sûrement! — Ah! bon. — Et quand le terrain sera inauguré, demanda Ficelle, qu'en fera-t-on? — A ce moment-là, ce sera la période des vacances, et des enfants viendront s'y installer. — Ils auront de la chance! Ils pourront jouer, courir, nager, faire des courses au trésor! Vous savez ce que c'est? On cache quelque chose... par exemple une épingle à cheveux en plastique vert, et on s'amuse à la chercher. C'est passionnant! Je voudrais bien qu'on y joue un peu! - Vraiment? demanda Françoise, cela t'amuserait de découvrir un trésor? - Je pense bien! Ce doit être formidable! » Et elle se mit à regarder dans le vague d'un air rêveur. Les trois autres filles éclatèrent de rire. 196 « Alors, reprit Françoise, tu n'as jamais eu l'occasion de trouver un trésor? Et les mille pièces d'or de la crypte? » Ficelle haussa les épaules. « C'était un trésor, bien sûr, mais un vrai. Il est beaucoup plus amusant de jouer avec un faux. » Françoise se croisa les bras avec une indignation feinte ; « Comment, je me casse la tête à déchiffrer des énigmes incompréhensibles, et je découvre la cachette d'un authentique trésor, pour m'entendre dire que tu préfères une épingle en plastique vert! C'était bien la peine que je me donne tant de mal! La prochaine fois, je dirai à Fantômette de faire le travail à ma place! » Ficelle se mit à rire à son tour et dit malicieusement : « Qui sait? Peut-être qu'elle s'en tirera beaucoup mieux que toi! » 197 Enid Blyton 198 Document Outline ??