Georges chaulet fantastique fantomette illustrations de Josette Stéfani CHAPITRE PREMIER La voiture en panne « Je me demande s’il y a une princesse enfermée en haut de cette tour… » Fantômette braque la lunette vers une fenêtre haute et étroite qui forme une mince fente dans une des tours du château de Mortadelle. La jeune aventurière est allongée dans les herbes recouvrant un talus, une sorte d’avancée d’où l’on domine la vallée. De ce poste d’observation, on découvre les pentes couvertes de sapins qui se rejoignent vers le bas, là où coule une rivière tourmentée, la Calembredaine. Le cours d’eau s’arrondit en boucle, au creux de laquelle se dresse un piton rocheux, un grand monticule où l’on a bâti l’admirable château de Mortadelle. « Il n’y a pas de princesse, mais les gardes ont un petit air médiéval, avec leurs dentelles, leurs justaucorps et leurs hallebardes. On dirait qu’ils sont en train de tourner un film historique ! » Dans le rond formé par l’objectif de la lunette, Fantômette fait défiler les créneaux, les toitures d’ardoise pointues, la cour pavée, les chemins de ronde, le donjon, le pont-levis qui permet de franchir la Calembredaine. De part et d’autre de cette entrée, des gardes armés de piques se tiennent debout, revêtus d’armures qui doivent leur tenir chaud. La jeune aventurière hoche la tête. « Je suis mieux à ma place qu’à la leur ! Mijoter dans ces boîtes de conserve, ce ne doit pas être rigolo ! » Sa lunette quitte le château, parcourt les berges de la rivière, longe la bordure des arbres, s’arrête un instant sur un pêcheur qui taquine une truite. Puis Fantômette poursuit son exploration panoramique. Soudain, elle se fige en retenant une exclamation. « Mille pompons ! On dirait bien que c’en est un !… » Elle tourne l’objectif pour parfaire la mise au point sur une tache couleur feuille morte. « Oui, c’est un Écureuil ! Ah ! je ne pensais pas que j’en découvrirais un si vite ! » Ce que Fantômette observe avec un intérêt visible, ce n’est pas le petit animal grimpeur qui croque des noisettes. Non, c’est un homme vêtu d’un costume en daim, chaussé de bottes souples et coiffé d’un chapeau dont la corne s’orne d’une plume verte. Les Écureuils, ainsi se sont-ils eux-mêmes nommés, forment un groupe de partisans qui s’opposent au Premier ministre de la Synovie, l’affreux, le méchant, le terrible Karkass. Un individu sans scrupules, tellement haï que, lorsqu’un enfant n’est pas sage, on le menace de faire venir Karkass. Les Écureuils ont décidé d’abattre ce tyran, mais ils ne peuvent agir au grand jour, et ils ont pris la sage habitude de vivre dans la forêt, où ils peuvent se cacher. Celui que Fantômette vient d’apercevoir n’est d’ailleurs pas resté longtemps visible : il a très vite disparu dans l’épaisseur du feuillage. La jeune justicière, satisfaite d’avoir pu observer cet oiseau rare, se relève et s’apprête à quitter son promontoire, lorsqu’un autre petit événement la retient. Une voiture noire, qui roulait à vive allure sur la route longeant la vallée, stoppe brusquement. De l’endroit où elle se trouve, et sans même se servir de la lunette, Fantômette peut voir la fumée qui s’échappe du capot. Les portières s’ouvrent, et deux hommes sortent du véhicule pour se précipiter vers l’avant. Ils soulèvent le capot, arrosent le moteur fumant avec un extincteur à mousse. Grâce à sa lunette d’approche, la justicière peut les voir comme s’ils n’étaient qu’à trois ou quatre mètres de distance. Ils sont tous deux pareillement vêtus de noir et coiffés de chapeaux sombres. De grosses moustaches leur barrent la moitié du visage. Pendant que celui qui manie l’extincteur s’active à éteindre le début d’incendie, le second se met à quatre pattes pour examiner le dessous de la voiture. Il se redresse, fait des gestes en expliquant quelque chose. Fantômette suppose qu’il a découvert la cause de la panne ou de l’avarie qui a provoqué l’apparition de la fumée. L’attention de notre aventurière se trouve alors attirée par un visage qui apparaît à l’arrière du véhicule. Un visage rond, poupin, entouré de dentelles bleues. Il s’agit d’un petit garçon, à genoux sur la banquette, qui agite un ourson en peluche jaune, auquel on a passé un petit tricot rouge. Ces détails colorés apparaissent nettement dans le champ de vision de la lunette. Mais voici que les deux hommes remontent dans la voiture, démarrent à petite vitesse et s’éloignent tout aussi lentement. Fantômette en déduit qu’ils ne veulent pas risquer de faire chauffer de nouveau le moteur. « J’ai l’impression qu’ils ont une fuite d’huile. C’est pour ça que le moteur s’est mis à fumer… » Fantômette jette encore un coup d’œil sur la forêt, mais plus aucun Écureuil n’est en vue. « Bon, eh bien, il est temps de rentrer au camp. J’ai assez fait de tourisme dans la région. Et puis, je commence à avoir faim. Je me demande ce que notre gourmande aura préparé avec son gril rotatif… Je parie pour des petites saucisses fumées. » La justicière replie d’un coup sec la lunette télescopique dont les tronçons entrent les uns dans les autres, pour ne plus former qu’un court cylindre. Puis elle descend de son perchoir et revient vers le bas de la vallée, en direction d’un pré où s’élèvent quelques tentes de camping, non loin d’une vieille 2 CV cabossée. CHAPITRE II Le prince Népomucène « Ah ! te voilà tout de même, Françoise ! Regarde ce que j’ai préparé : des saucisses fumées. Ce que ça sent bon ! » Et la grosse Boulotte s’incline vers les petites choses noirâtres enfilées sur les broches tournantes du barbecue. Non loin de là, une grande fille aussi mince qu’une antenne d’auto-radio ramasse des papiers gras pour alimenter le fourneau. Elle tombe sur un morceau de Synovie-Matin dont elle déchiffre le texte à haute voix : « Aujourd’hui, notre bien-aimé Premier ministre Karkass a inauguré le nouveau parcmètre planté sur la place Karkass, au bout de l’avenue Karkass. On admirera sur la photo ci-contre notre bien-aimé Premier ministre, en train de couper le ruban symbolique qui barre l’avenue Karkass. Autour de lui, les citoyens de Synovie applaudissent. Derrière eux, les gardes municipaux les surveillent, pour s’assurer qu’ils battent des mains vivement. » Ficelle s’approche du barbecue et met le morceau de journal dans le feu en disant : « Les habitants de ce pays aiment beaucoup leur Premier ministre, il me semble ! » La brune Françoise hoche la tête avec un petit sourire. Elle commente : « Oui, ils ont raison d’acclamer leur Premier ministre. S’ils n’applaudissaient pas, on les enverrait en prison. » Mais la grande Ficelle n’a pas entendu cette phrase. Elle incline son long nez sur les grillades de Boulotte, fronce les sourcils et déclare : « Ça sent le brûlé ! » Boulotte est sur le point de se fâcher, quand apparaît un nouveau personnage, coiffé d’une casquette à carreaux, qui sort de la 2 CV arrêtée près des tentes. « Qu’est-ce que j’entends, mesdemoiselles ? On critique la cuisine de notre chère Boulotte ? » Voyons d’une manière plus détaillée les personnages qui sont réunis dans cette prairie, au bord de la Calembredaine, et qui s’apprêtent à croquer des petites saucisses trop cuites. Il y a d’abord la grande Ficelle, blonde, mince et étourdie. Puis la grosse Boulotte qui ressemble à un ballon. Ensuite, Françoise-la-Dégourdie, qui est toujours en promenade. En fait, on ne sait jamais où elle se trouve. Chaque fois que Ficelle vient lui rendre visite sous sa tente, elle ne trouve personne. Nous avons enfin le journaliste Œil de Lynx, propriétaire de la pipe et de la 2 CV cabossée, qui a emmené les trois filles faire du tourisme en Synovie1. » Œil de Lynx renifle l’odeur de brûlé des saucisses, déclare aimablement qu’elles doivent être délicieuses, puis tourne le bouton d’un téléviseur portatif qui diffuse les informations. Un présentateur Synovien apparaît sur l’écran, et annonce les nouvelles du jour : « Synoviennes, Synoviens, l’événement de la journée est l’inauguration d’une fabrique de dominos par notre bien-aimé Premier ministre Karkass. Mais nous devons également signaler la disparition du jeune prince Népomucène, fils du prince régnant Signal Ier. Voici une récente photographie du jeune prince… » Le présentateur disparaît, pour faire place à l’image d’un jeune garçon coiffé d’une petite couronne, qui brandit un ourson en peluche jaune vêtu d’un costume rouge. Les trois filles ont interrompu leur dégustation de saucisses brûlées pour fixer leur regard sur l’écran du téléviseur posé sur l’herbe. Ficelle s’exclame : « Oh ! quel bébé superbe ! Comme il a l’air intelligent ! Il me ressemble, vous ne trouvez pas ? Moi, quand j’étais petite, j’ai presque gagné le concours du plus beau bébé de Framboisy. On m’a classée vingt-cinquième sur vingt et on m’a offert un portrait de la fée Carabosse. » Mais personne n’écoute les bavardages de la grande étourdie. Sur l’écran vient d’apparaître le souverain de Synovie. Le prince Signal Ier contient à grand-peine son émotion pour demander à quiconque aura des nouvelles du jeune Népomucène, de le faire savoir immédiatement au palais. Quant à la princesse Signalia, on ne la voit pas ; elle s’est retirée dans sa chambre pour cacher ses larmes. Œil de Lynx tire un calepin de sa poche et prend des notes. « Je vais tout de suite me mettre à la recherche d’un téléphone pour prévenir France-Flash. Ah ! si nous pouvions retrouver le bébé-prince, se serait formidable ! Mon rédacteur en chef m’offrirait peut-être une pipe neuve pour le premier de l’an. » Françoise entortille pensivement une de ses boucles noires autour d’un index. Elle murmure : « Il y a peut-être un moyen… — Quoi ? Vous avez trouvé un truc pour retrouver le petit Népomucène ? — Disons que je crois tenir un bout de piste… — Pas possible ? Expliquez vite ! — Mettez votre voiture en marche et je vous raconterai ça en cours de route. — Tout de suite ! » Œil de Lynx court vers sa voiture, s’y engouffre et tire sur le bouton du démarreur. La grosse Boulotte fronce les sourcils et grogne : « Hé ! monsieur le journaliste ! Vous partez déjà ? Est-ce que mes saucisses ne vous plaisent pas, ou quoi ? » Œil de Lynx se penche par la portière pour crier : « Elles sont délicieuses, tes saucisses ! Mais j’ai une course urgente à faire ! » Le démarreur de la voiture tourne en faisant gnan-gnan-gnan, mais le moteur ne veut pas partir. Françoise hoche la tête en soupirant : « Pauvre voiture ! Vous ne croyez pas qu’il serait grand temps de l’envoyer à la ferraille ? Je parie qu’elle a appartenu au grand-père d’Astérix ? — Ne dites pas de mal d’elle ! C’est dans les vieilles marmites qu’on fait les meilleures soupes ! Ma 2 CV est pratiquement neuve… — Bon. Je ne veux pas vous contrarier, mon cher, mais je vais prendre mon électrocycle qui a l’avantage de fonctionner, lui ! » Françoise se dirige vers sa tente pour en retirer une petite bicyclette à moteur électrique qu’elle enfourche. En quelques secondes, elle quitte le pré, s’engage sur la route qui longe la Calembredaine et disparaît dans un tournant, derrière un rideau de sapins. La voix de Boulotte s’élève alors : « Puisque vous ne partez pas, m’sieur Œil de Lynx, vous allez pouvoir goûter mes saucisses, n’est-ce pas ? » Le reporter pousse un soupir, résigné, et revient vers le barbecue en déclarant d’un ton faussement joyeux : « Bien sûr, ma chère Boulotte, je vais pouvoir me régaler avec ces délicieuses saucisses fumées. FORTEMENT fumées… » Quant à Ficelle, le poing fermé sous le menton, les sourcils froncés, elle est l’image même de la méditation. Avec le ton sévère que prend Mlle Bigoudi (l’institutrice) pour déclarer que la classe copiera le verbe « ne pas bavarder en classe », Ficelle annonce : « Je réclame votre attention, parce que j’ai une importante déclaration à vous faire. Voici. Nous venons d’apprendre que le jeune prince Népomucène a disparu. Grâce à mon flair aussi épais que celui d’un bouledogue, je vais le retrouver avec des indices subtils. Les grands détectives retrouvent toujours les individus perdus au moyen d’indices subtils. — Par exemple ? demande Œil de Lynx en reniflant une saucisse. — Par exemple, la cendre de cigare. Tenez, imaginez que le jeune Népomucène ait fumé un gros cigare récemment… Il me suffira de suivre la traînée des cendres pour remettre la main dessus ! C’est élémentaire, mon cher Lynx ! J’ai d’ailleurs dans mon fourniment une loupe spéciale de détective diplômé, en plastique transparent. » La grande fille fouille sous sa tente pendant une petite demi-heure, puis brandit triomphalement la loupe. « Voilà ! Je la tiens ! Avec cet instrument de haute précision et mon nez plein de flair, je vais retrouver le jeune prince en trois coups de cuillère à sucre ! » CHAPITRE III Sur la piste Fantômette s’est arrêtée un instant dans la forêt pour revêtir promptement son costume de justicière. Elle ajuste son masque, remonte sur sa machine, et tourne à fond la poignée qui commande la puissance du moteur électrique. Le cyclomoteur grimpe allègrement une côte, redescend vers la Calembredaine qui serpente au fond de la vallée, longe la route nationale sur quelques centaines de mètres, puis stoppe. La jeune aventurière se penche pour examiner une tache noire qui s’étale sur la chaussée. « Oui, c’est bien là que la voiture noire a stationné. Le moteur perd son huile… » Des gouttes tombant du moteur ont formé des taches régulièrement espacées qui s’éloignent en direction des massifs forestiers. Fantômette suit cette piste sans difficulté, comme le Petit Poucet suivait les cailloux qu’il avait semés dans les bois. Les petites taches de cambouis se succèdent sur une distance de trois ou quatre kilomètres, puis soudain Fantômette s’aperçoit qu’elles ont disparu. Elle s’arrête. « Mille pompons ! Plus rien ! Peut-être que le moteur avait perdu toute son huile… Ou alors, la voiture a tourné dans une route secondaire… » Elle regarde autour d’elle. Partout, ce ne sont que des bois de pins. Pas de route latérale… Si, pourtant ! Il y a sur la droite un chemin de terre qui s’enfonce dans la forêt. La jeune héroïne s’en approche, examine le sol et pousse un cri de joie. Les taches réapparaissent, ainsi que les marques imprimées par des pneus dans la terre friable. « Ça va, je suis sur le bon chemin. Ils n’ont pas pu aller bien loin, maintenant. Ce chemin de forêt doit aboutir à quelque propriété… » À peine a-t-elle fait cette réflexion, qu’un bruit de moteur se fait entendre. Là-bas, entre les arbres, elle entrevoit la silhouette noire d’une voiture qui se rapproche. Elle saute sur le sol, emporte son cyclomoteur derrière un buisson et s’aplatit sans plus bouger, comme un chat qui guette un bouchon au bout d’une ficelle. La voiture passe à moins de trois mètres de Fantômette qui reconnaît parfaitement les deux hommes observés au moyen de la lunette. Mais le bébé n’est plus dans le véhicule. « Donc, ils l’ont déposé quelque part. Il faut que je continue de suivre la piste… » Elle remonte sur son deux-roues, s’enfonce dans la forêt. Après quelques minutes, les arbres deviennent plus espacés. Les bois s’éclaircissent pour mettre à découvert une grande surface dégagée, occupée par une ferme et ses dépendances. Les taches d’huile se dirigent vers cette ferme. « Qu’est-ce que je fais ? Je ne peux pas me présenter dans ces lieux en réclamant le jeune prince… Il faut allier la ruse de l’Indien Sioux, la prudence du Cheyenne et la subtilité du Comanche. Si, en plus, je peux avoir le flair de l’Iroquois et la chance de l’Apache, ce sera parfait ! » Elle camoufle l’électrocycle derrière un amoncellement de troncs d’arbres sciés et s’avance vers la ferme par bonds, se dissimulant chaque fois derrière les obstacles du terrain, fossés, monticules, haies de ronces ou tas de bois. Elle se rapproche ainsi discrètement de la bâtisse. C’est une vaste construction dont la base est en pierre, les murs en rondins. Un grand toit d’ardoise coiffe le tout. D’un côté, on peut voir les alignements de légumes d’un jardin potager, de l’autre, des pommiers occupent un espace qui s’étale jusqu’à la lisière des bois de sapins. Un bout de prairie fournit une herbe abondante à quelques vaches. Fantômette examine les fenêtres de la ferme, cherchant à découvrir quelque visage de bébé. « J’aurais dû prendre ma lunette ! Je suis encore trop loin pour voir ce qu’il y a à l’intérieur. » Elle s’est blottie sous la masse d’une vieille charrette à foin pour observer la ferme. Maintenant, il lui faut traverser un terrain découvert si elle veut se rapprocher. Mais, apparemment, personne n’est là pour la regarder. Donc, aucun danger ne se présente. Elle compte jusqu’à deux, se redresse et s’élance. C’est alors qu’une voix d’homme ordonne : « Haut les mains ! Ne bougez plus ! » Fantômette s’immobilise et lève les bras vers les nuages en murmurant : « Mille pompons ! Est-ce que mes deux ravisseurs auraient fait demi-tour pour venir me surprendre dans le dos ? Pourtant, je suis certaine qu’ils ne m’avaient pas vue. » Très lentement, sans faire de mouvement brusque, elle tourne la tête pour voir celui qui vient de l’interpeller, et qui pointe vers elle le canon double d’un fusil de chasse. C’est un grand gaillard au teint rougeaud, coiffé d’un bonnet de fourrure à oreilles. Il porte une chemise à carreaux, des blue-jeans et des bottes. Il gronde : « Ah ! je vous y prends, espèce de lutin ! On se déguise en diablesse pour venir voler mes fruits et mes légumes ! Vous voilà pincée, hein ? » Fantômette fait un signe négatif : « Mais non, monsieur, pas du tout ! C’est la première fois que je viens ici, et pas pour voler vos légumes, croyez-moi ! — Allons donc ! Tu crois que je n’ai pas vu ton manège, jeune voleuse ? Voilà un quart d’heure que je te guette, caché dans la charrette à foin. J’ai bien vu ta manière de venir rôder dans le coin. Des manières de VOLEUSE, je te le répète ! Il y a déjà plusieurs semaines qu’on pille ma ferme, mais maintenant ça ne se reproduira plus, puisque je t’ai prise la main dans le sac ! Allons, viens par ici ! Je vais te faire payer ce que tu m’as volé, petite peste ! » Sous la menace du fusil, Fantômette est bien obligée d’obéir, sans plus chercher à détromper le fermier. D’ailleurs, pour l’intérêt de son enquête, il vaut mieux qu’elle ne révèle pas la raison véritable de sa présence. Si le fermier a trempé dans l’enlèvement du prince, il ne faut pas éveiller ses soupçons. Le fermier la dirige vers un énorme-tas de billes de bois (terme bizarre, puisqu’il désigne des troncs d’arbres et non des boules), puis il crie : « Allez ! Au travail ! Tu as une scie, là ! Il faut me scier des bûches ! Sans t’endormir, hein ? » Résignée, Fantômette saisit la scie, et commence à découper un tronc. Le fermier s’assied sur la margelle d’un puits et la regarde travailler avec un sourire de satisfaction. « Très bien, ma petite ! Continue, continue. Quand tu auras scié tous mes troncs d’arbres, tu pourras t’arrêter… » Fantômette évalue d’un coup d’œil la montagne de billes, et calcule que leur découpage prendra bien un an ! Le fermier allume une pipe, croise ses jambes et envoie dans les airs des bouffées de fumée bleue. De temps en temps, il hoche la tête d’un signe approbateur. « Très bien. Continue ! Allons, courage ! Le travail, c’est très bon pour ma santé ! » Alors que Fantômette entame sa troisième bûche, un cri d’enfant – ou plus exactement un braillement – sort par une des fenêtres de la ferme, ouverte au premier étage. La jeune aventurière s’interrompt pour lever les yeux. Une femme coiffée d’un fichu referme la croisée. Notre justicière murmure : « Je ne m’étais donc pas trompée… le bébé-prince est bien prisonnier ici ! » Mais le fermier ne lui laisse pas le temps de rêver. Il claque des mains : « Allez, allez ! Ce n’est pas le moment de t’endormir sur ton travail ! Coupe des bûches, ma petite ! Je veux que tout ceci soit changé en bois d’allumettes d’ici ce soir. Ça t’apprendra à venir voler mes légumes ! » Il tapote sa pipe contre la charrette pour en faire tomber la cendre, la bourre de tabac frais et recommence à faire des nuages de fumée. Un bruit de pas précipités se fait entendre, et la femme coiffée d’un fichu se rue vers le fermier : « Isidore ! Isidore ! Ça a recommencé ! » Le fermier se dresse brusquement : « Quoi ? Qu’est-ce que tu dis, Charlotte ? – On vient encore de nous voler des légumes ! Tout un sac de patates ! Et un plein panier de pommes ! Ah ! c’est quelque chose, tout de même ! Mais dis-moi, Isidore, quel est ce farfadet qui coupe du bois ? — C’est la voleuse de légumes. » Fantômette hausse les épaules. « Je ne pouvais tout de même pas être ici en train de scier du bois, et dans votre potager en train de voler vos patates ! » Les deux fermiers semblent frappés par la justesse du raisonnement. Isidore remonte son bonnet pour se gratter le front, perplexe. Puis il questionne : « Mais alors, si ce n’est pas toi notre voleuse, pourquoi rôdais-tu par ici en te cachant ? — Ah ! là ! là ! Si l’on n’a même plus le droit de jouer aux Indiens, maintenant ! — Ah ! Bon. Parce que tu jouais aux Indiens ? — Évidemment. Vous ne voyez pas mon costume de Sioux ? Tenez, voulez-vous que j’imite le cri du grand chef Bison-Peau-de-Lapin ? » Et Fantômette se tapote la bouche en faisant « Hou-hou-hou ! ». Satisfait par cette brillante démonstration, le fermier reconnaît son erreur. « Je suis désolé de vous avoir fait travailler pour rien. Voulez-vous un petit coup de rouge pour vous dédommager ? — Non, non. Merci. Je suis ravie d’avoir pu vous être utile. Au revoir, m’sieur-dame ! » Fantômette pirouette sur ses talons et s’en va en sautillant allègrement et en continuant de lancer son cri de guerre. Mais intérieurement elle se dit : « Si tu crois que tu vas t’en tirer à si bon compte, mon gaillard ! Je vais t’apprendre, moi, à garder des princes prisonniers, à me traiter de voleuse et à me faire suer sang et eau pour fabriquer du bois d’allumettes ! » CHAPITRE IV Surprenante situation « Donc, qu’est-ce que je vois ? » BROUM ! BROUM ! BROUM ! « Je vois un emballage qui a contenu des gâteaux secs… » POUT-POUT-POUT. « … fourrés au fromage. Et qu’est-ce que j’en déduis ? » BROUM ! Teuf-teuf… « … j’en déduis, ma chère Boulotte, que tu es passée par là ! Voilà le genre de déduction fine que je peux faire grâce à ma loupe ! » À plat ventre dans l’herbe, la grande Ficelle fait un cours de détectivisme à l’intention de Boulotte qui croque du pain d’épice. Non loin de là, Œil de Lynx est plongé dans les entrailles de sa 2 CV, à la recherche d’un écrou qu’il vient de laisser tomber en réglant le moteur. Une jeune cyclomotoriste s’arrête près du campement. Ficelle l’examine à travers sa loupe. « Ah ! d’après l’image confuse que j’aperçois à travers cette lentille, il s’agit de Françoise. Qu’est-ce qu’elle va encore nous raconter, cette menteuse ? » Françoise saute au bas de sa machine et arrive en courant. « Ça y est, j’ai retrouvé le prince Népomucène ! — Pas possible ? — Si, ma grande Ficelle. Je sais où il est. — Où ça ? — Dans une ferme, du côté de ces bois, là-bas… » Œil de Lynx abandonne son moteur pour venir aux nouvelles. Il s’exclame : « Comment ? C’est vrai, ce que vous dites ? — Oui, bien sûr. — Mais qu’est-ce qui vous a mise sur la voie ? — Des indices, dans le genre de ceux que Ficelle aperçoit avec sa loupe. » La grande Ficelle bombe le torse, très fière d’entendre vanter ses mérites. Elle déclare : « Pour une fois, cette menteuse dit une vérité grosse comme Boulotte ! Avec ma loupe stupéfiante, je peux apercevoir d’énormes détails, par exemple la patte arrière gauche d’une fourmi rare, ou un imperméable perdu par l’assassin de la rentière, comme dans le feuilleton de la télé. Je vais maintenant retrouver le bébé-prince avec une facilité qui vous rendra tous babas ! — Mais puisque Françoise vient justement de le retrouver, objecte le journaliste. — Possible, mais il faut toujours vérifier ce qu’on fait. Je me méfie des méthodes de Françoise, et son histoire d’indices me semble très suspecte. Je suis certaine que mes indices à moi seront bien meilleurs. Et à mon avis, le jeune Népomucène s’en est allé jouer du côté du lac des Nénuphars, où il y a une petite plage. J’ai vu des enfants qui faisaient des pâtés à cet endroit, et je suis certaine que Népomu est avec eux. Je vérifierai en examinant les grains de sable à la loupe. » Mais l’exposé de Ficelle se perd dans les pétarades de la voiture qu’Œil de Lynx vient de mettre en marche. Françoise s’assied à côté de lui, et les voilà partis dans un grand nuage de fumée. Boulotte se caresse le menton avec une cuillère de bois et demande à Ficelle : « Tu es sûre que le prince est du côté du lac ? Françoise vient de partir du côté opposé… — Elle se trompe, comme moi quand je veux calculer trois quarts de pomme plus deux tiers de poire. Réfléchis un peu, Boulotte, et tu vas voir que j’ai raison. Est-ce qu’un bébé aime jouer avec du sable ? — Oui, bien sûr. — Bon. Est-ce que Népo est un bébé ? — Évidemment. — Donc, Népomu est parti jouer au sable, ce qu’il fallait démontrer. Tu vois bien qu’on le retrouvera au bord du lac des Nénuphars. J’irai y faire un tour tout à l’heure, dès que j’aurai fini ma collection de trèfles à quatre feuilles. — Ah ! tu as trouvé des trèfles à quatre feuilles ? — Pour l’instant, ceux que j’ai trouvés n’en ont que trois. Mais je ne fais que commencer. » Et la grande fille se met à quatre pattes dans l’herbe pour chercher des trèfles à l’aide de sa loupe. Pendant ce temps, la 2 CV roule en direction de Bravibravo, la capitale de la Synovie. Œil de Lynx exulte : « Je suis diablement content de votre découverte, ma chère ! Les souverains vont être ravis de retrouver leur jeune fils, et je vais faire un reportage sensationnel ! Non seulement le directeur de France-Flash va m’offrir une pipe neuve, mais encore il ajoutera sûrement une boîte d’allumettes ! » La voiture entre dans Bravibravo, une ville dont le centre comprend des immeubles et des magasins modernes, mais qui a conservé un grand nombre de bâtiments ou de monuments des siècles passés. Le palais princier est l’un d’eux, et son architecture tarabiscotée offre à une escadrille de pigeons acrobates mille points d’atterrissage, tels que gouttières, chapiteaux de colonnes, cheminées ou balustrades. Le portail de la grille est flanqué de deux gardes galonnés, semblables à des généraux d’opérette. Une fois que l’on a traversé la cour, un escalier mène au perron où se trouvent également des gardes en uniforme multicolore. Un huissier s’avance, avec lequel Œil de Lynx entame des négociations. « Nous voudrions parler au prince Signal Ier. — Parler au prince ? Mais c’est impossible, monsieur. — Et pourquoi donc ? Serait-il sourd, par hasard ? — Non, mais il ne reçoit que sur rendez-vous. » Œil de Lynx a un geste d’agacement. « Allez lui dire qu’il s’agit de son fils Népomucène ! — Bien, monsieur. Veuillez attendre dans ce salon, je vous prie… » Le journaliste et l’aventurière entrent dans le salon qui ressemble à une exposition de meubles du XVIIIe siècle. Ils osent à peine poser les pieds sur un tapis où l’on peut admirer des marquises faisant la révérence à des princes, munis de perruques et de tricornes, ornés de dentelles. Les tentures représentent des personnages analogues se livrant à diverses courbettes gracieuses. Fantômette remarque : « On a l’impression que tous ces gens d’autrefois passaient leur temps à se saluer ! — Bah ! Ça leur faisait une distraction, ma chère. À cette époque-là, ils n’avaient pas la télévision… » La porte s’ouvre et l’huissier réapparaît. Il annonce : « Son Altesse est absente du palais, mais Son Excellence le Premier ministre consent à vous recevoir quelques instants. Si vous voulez bien me suivre… — J’aurais préféré voir le prince Signal murmure Fantômette, plutôt que ce Karkass qui n’a pas une très bonne réputation. » Les visiteurs emboîtent le pas à l’huissier qui les conduit, à travers un réseau de couloirs, jusqu’à la grande salle où se tient le Premier ministre, derrière un bureau à peine plus petit qu’un porte-avions. C’est un homme de courte taille, vêtu de noir. Chemise blanche et nœud papillon noir lui donnent vaguement l’apparence d’un maître d’hôtel. Son crâne lisse n’a pas plus de cheveux que la lune. Derrière des lunettes rondes à monture d’or, le regard bleu est aussi froid que la mer de Glace. Il dit sèchement : « Bienvenue ! Pas de temps à perdre. Soyez brefs. » Puis il écoute, redressant son buste, faisant aller et venir rapidement son regard de l’aventurière au journaliste, et inversement, sans paraître surpris par le costume de Fantômette. Œil de Lynx explique : « Monsieur le Premier ministre, nous venons annoncer à Votre Excellence que nous savons où se trouve le jeune prince Népomucène. — Vraiment ? — Oui. Ma jeune collègue qui se nomme… heu… — Son nom importe peu. Où est le prince ? » Fantômette n’a guère envie de donner des renseignements à un personnage si antipathique ; néanmoins elle répond : « Après avoir été enlevé, il est prisonnier dans une ferme, derrière le bois des Nénuphars. » Karkass médite une seconde, puis pose une question, toujours sur le même ton cassant : « Comment le savez-vous ? – J’ai suivi les traces d’une voiture qui perdait de l’huile. Elle est allée jusqu’à la ferme, et là j’ai entendu les cris du prince. Il est au premier étage. » Nouvelle méditation de Karkass. Il décroche un téléphone posé sur sa table, appuie sur un bouton et dit : « Kanasson, sortez ma voiture ! Je vais faire une perquisition dans une ferme où se trouve, paraît-il, le prince Népomucène. » Il raccroche, sort en ordonnant : « Suivez-moi ! » Il traverse une antichambre, se trouve rejoint par quelques hommes dont les chapeaux mous et les gabardines indiquent qu’ils font partie de la police. Puis tout le monde sort dans la cour, où deux voitures viennent de s’arrêter. L’une est destinée aux policiers, l’autre au Premier ministre : c’est une longue limousine arborant sur son toit le pavillon de la Synovie (un cornichon devant un pot de moutarde avec la devise Faites vinaigre !). Œil de Lynx et Fantômette reviennent vers leur 2 CV et se mettent en route, suivis par Karkass et par le véhicule des policiers. Ce cortège traverse les rues de la capitale et s’engage dans la campagne et les vallons boisés. Le journaliste ne peut lâcher le volant, sinon il se frotterait les mains. « Ma chère, je pense qu’on va nous offrir une prime pour avoir retrouvé le prince ! Si le souverain est généreux, il ne pourra faire moins que de nous donner cent mille fifrelins. — Je vous trouve bien intéressé, mon cher Œil. — Ah ! c’est que j’ai de grands frais de réparation avec ma voiture. Mais aussi, elle est en excellent état. — Qu’est-ce que c’est ce cliquetis que j’entends à l’arrière ? — Les amortisseurs. Ils sont complètement morts. Il faudra que je les change. » On arrive en vue du bois derrière lequel se trouve la ferme. Fantômette fait signe au reporter de s’engager dans le chemin de terre. Bientôt, les trois véhicules, toujours roulant à la queue leu leu, parviennent devant les bâtiments de la ferme. Karkass met pied à terre, s’avance vers Fantômette. « Alors, ce prince Népomucène ? » La jeune aventurière pointe un doigt vers une fenêtre du premier étage : « Il est là-haut, monsieur le Premier ministre. — Entrons ! » Le petit groupe pénètre dans la ferme, débouche dans la grande salle où l’on fait la cuisine et où l’on prend les repas. Isidore et Charlotte, visiblement très impressionnés par la visite d’un haut personnage, se plient en deux pour saluer Karkass. Le fermier bredouille : « Ah ! monsieur Votre Excellence… Que d’honneurs ! Je suis… nous sommes confus… Votre Sérénité est trop bonne… hum !… Votre Ministrerie… — Allons au premier étage ! coupe Karkass. — Tout de suite, Votre Administration, tout de suite. Par ici… Je vous précède et je vous suis… » Le fermier monte les marches de bois qui conduisent à l’étage. Là se trouve une vaste chambre, où diverses petites filles vêtues de robes roses et coiffées de bonnets blancs jouent à la poupée, chevauchent des tricycles, remorquent des trains en bois ou se lancent des ballons. Elles sont une douzaine en tout. De temps en temps, une de ces petites filles, mécontente de voir son ballon volé par une camarade, se met à pousser des cris. Une autre a soif, et pleure. Une troisième réclame sa bouillie. Tout cela fait un concert de piaillements qui ressemblent aux cris s’échappant d’une volière. Karkass s’est arrêté sur le seuil de cette pouponnière. Il demande sévèrement : « Eh bien, où est le prince ? » Fantômette se pince les lèvres, incapable de répondre. Le prince ? Qui sait s’il figure seulement parmi cette marmaille ! Les cris qu’elle a entendus peuvent avoir été poussés par n’importe laquelle de ces filles ! Le Premier ministre, un poing sur la hanche, attend les explications de l’aventurière, qui se trouve fort embarrassée. Il insiste : « Alors ? » Fantômette écarte les bras en signe d’ignorance : « Que voulez-vous que je vous dise, monsieur le ministre ? La voiture que j’ai filée a amené le prince jusqu’ici… Mais je ne pourrais vous dire où il est passé maintenant… On a dû l’emmener ailleurs… » Karkass plisse ses lèvres minces en un sourire sarcastique. Puis il redevient sérieux, fronce les sourcils et lance : « Je crois que vous nous avez fait perdre notre temps, mademoiselle. Et je n’aime guère cela. Estimez-vous heureuse que je ne prenne pas de sanctions ! » Il remonte d’un coup sec ses lunettes sur le haut de son nez, et fait une sortie pleine de dignité. La voiture de Karkass démarre et s’éloigne, suivie par celle de la police. Œil de Lynx, perplexe, se tourne vers Fantômette : « Vous êtes bien sûre que le bébé-prince est venu ici ? » Agacée, la jeune aventurière grogne : « Oh ! flûte ! Je ne vais pas répéter trente-six fois la même chose ! On a amené Népomucène ici, un point, c’est tout ! » Elle sort à grandes enjambées, remonte dans la voiture et croise les bras, fort mécontente de la tournure prise par les événements. Œil de Lynx s’assoit à son tour, met le moteur en marche et soupire : « Moi qui comptais toucher une prime ! Ce n’est pas encore demain que je pourrai acheter une voiture neuve ! » CHAPITRE V Fantômette prend des risques « Ça y est, ça y est Boulotte ! J’en ai trouvé un ! Grâce à ce trèfle à quatre feuilles porte-bonheur, je vais avoir de la chance tout le temps ! » La grande fille court vers Boulotte, bute contre une motte de terre et tombe en plein dans un buisson de ronces. « Aïe ! Houlà ! Ça pique, cette saleté ! » La grosse gourmande hoche la tête : « Il n’a pas l’air de très bien marcher, ton porte-bonheur… Tiens ! Voici Françoise et Œil de Lynx. Ont-ils retrouvé le petit prince ? » Le journaliste et la brunette descendent de voiture avec un air sombre qui est une réponse négative à la question de Boulotte. La grande Ficelle parvient à se dépêtrer de son fourré piquant et vient aux nouvelles. « Ah ! vous n’avez pas pu le retrouver ? Ça ne m’étonne pas, ma petite Françoise ! D’après mes études personnelles et suraiguës, le bébé-prince est en train de faire des pâtés de sable au bord du lac des Nénuphars. Je ne suis donc pas étonnée de vous voir revenir gargouilles ! — Bredouilles, tu veux dire ? Je suis pourtant persuadée qu’il est dans une ferme que nous avons visitée. — Et vous ne l’avez pas trouvé quand même ? — Non. — Alors, c’est qu’il était déguisé en mouton, en lapin ou en canard ! » Et Ficelle replonge du nez dans les herbes pour se mettre à la recherche d’un nouveau trèfle. Françoise se met à siffloter en réfléchissant. « Déguisé en mouton, le prince ? Non, pas en mouton ni en lapin, bien sûr… Mais déguisé tout de même ?… Après tout, pourquoi pas ? » Elle cueille une pâquerette, mordille la tige pensivement. Boulotte vient lui taper sur l’épaule : « Tu en es réduite à manger de l’herbe ? Tu fais bien, parce que nous n’avons presque plus de provisions. Il faut que j’aille au village chercher du beurre, du fromage, du bifteck, des œufs, du pain, des légumes, de la choucroute, des… — Et tu comptes sur moi pour porter tes paniers ? C’est un camion qu’il va te falloir ! » Œil de Lynx intervient : « Je vais vous emmener, Boulotte. Et Ficelle ? Vous venez avec nous ? — Oui, oui ! Je vais faire une moufle au crochet, et j’ai besoin de laine orange. — Une seule moufle ? Une paire, plutôt ? » Ficelle secoue la tête. « Non, une moufle pour ma main gauche. La droite, il faut qu’elle reste libre pour pouvoir cueillir les trèfles à quatre feuilles. Et toi, Françoise, tu nous accompagnes ? — Non, je crois que je vais rester ici… — Cherche donc des trèfles, toi aussi. Ce sera plus utile que de rester assise dans l’herbe à bayer aux corbeilles ! » Ficelle, Boulotte et Œil de Lynx montent dans la voiture et s’en vont en direction du village de Kokliko, tandis que Françoise, refusant de suivre le conseil de la grande fille, continue de rêvasser. Mais au bout d’un moment, elle fait soudainement claquer ses doigts et murmure : « Mais oui, bien sûr ! C’est évident ! J’aurais dû y penser tout de suite ! » Une minute plus tard, un lutin masqué enfourche un cyclomoteur électrique et s’engage sur la route à toute allure, en direction du bois des Nénuphars. * ** Cette fois-ci, Fantômette a pris sa lunette. Lorsqu’elle parvient en vue du terrain découvert où s’élève la ferme, elle examine très attentivement cette zone stratégique, pour s’assurer que le fermier ne s’est pas encore caché dans la vieille charrette. Mais tout paraît normal. « Ça va, je peux y aller… » Après avoir dissimulé son cycle, elle franchit rapidement l’espace découvert, et vient se blottir sous la fenêtre de la pièce principale, dont les battants sont ouverts. Des voix se font entendre : « Il serait peut-être temps de commencer les labours. Tu ne crois pas, Isidore ? — Mais non, Charlotte, mais non. Avec cette sécheresse, la terre est encore trop dure. Mais dès qu’il tombera une bonne averse… » Fantômette étudie la situation. Le fermier et son épouse se trouvent en bas. Et pour se rendre à l’étage, il faudrait passer devant eux avant d’atteindre l’escalier. « Donc, inutile d’essayer par l’intérieur. Il faut que je trouve une échelle… Il doit y avoir cet objet du côté des pommiers. » La jeune aventurière ne s’est pas trompée. Elle trouve une échelle dans le verger, et revient la mettre sous la fenêtre du premier étage. Elle grimpe rapidement, regarde, et fait claquer sa langue, comme Boulotte lorsqu’elle aperçoit une tarte aux fraises. « Je ne m’étais pas trompée ! Le jeune prince est ici ! » Dans la pièce, il y a quelques-unes des filles qu’élève la fermière, toutes habillées de la même manière. Mais l’une d’elles serre dans ses bras un ourson, en peluche jaune, vêtu d’un tricot rouge. » « C’est lui, bien sûr ! Déguisé en fille ! Ah, l’idée n’était pas bête… En le mêlant aux autres petites filles, il passait inaperçu… Un déguisement parfait ! » Elle ouvre la fenêtre, saute à l’intérieur. Surprises, les gamines reculent et commencent à lancer des petits cris de frayeur. Mais Fantômette a vite fait de les apprivoiser. Elle se met à quatre pattes et leur dit : « Je suis un cheval ! Vous pouvez monter sur mon dos. » Puis elle entreprend de faire le tour de la chambre, vite submergée par un escadron de jeunes cavalières. Quand elle a fait trois tours, elle s’arrête et s’adresse à la fille qui tient l’ourson : « Dis-moi, comment t’appelles-tu ? – Ze m’appelle Népomutène. » Cette fois, il n’y a plus aucun doute, c’est bien le prince Népomucène. Fantômette le soulève, le prend sur un bras et commence à descendre l’échelle. À peine a-t-elle atteint le dernier barreau, qu’une voiture noire débouche du bois, se dirigeant vers la ferme. Fantômette tressaille. « Mille pompons ! C’est l’auto des deux hommes qui avaient enlevé le prince ! Ils ont l’air de venir par ici… » À toute vitesse, elle remonte, saute dans la pièce. Népomucène demande : « On va pas voi Papamaman ? — Tout à l’heure, mon petit Népo. Pour l’instant, on attend un peu. Comment s’appelle-t-il, ton ours ? — Kiki. — C’est un très joli nom ! » Tout en faisant patienter le jeune prince, Fantômette tend l’oreille pour suivre le cours des événements. Les deux hommes se sont arrêtés juste sous la fenêtre, à deux pas de l’échelle. Ils parlementent avec le fermier qui vient de sortir. « Que désirez-vous, messieurs ? — Nous venons chercher le prince. — Ah ? Très bien, je vais dire à ma femme de le faire descendre. Vous prendrez bien une petite goutte de genièvre ? — Avec plaisir ! » Les trois hommes entrent dans la ferme, et le pas de la fermière résonne dans l’escalier. Fantômette rouvre rapidement la fenêtre. « Vite, Népomu, c’est le moment de filer ! » Elle descend l’échelle aussi vite que possible, puis se met à courir en serrant le bébé dans ses bras. Elle n’a pas parcouru vingt mètres, qu’un cri s’élève dans son dos. C’est la fermière qui vient de découvrir la disparition du prince. Elle hurle : « Il s’est sauvé ! Il s’est sauvé ! Quelqu’un est en train de l’emmener ! Vite ! Faites quelque chose ! Arrêtez-les ! » Fantômette redouble de vitesse. Derrière elle, les deux hommes vêtus de noir sont sortis du bâtiment. La jeune justicière perçoit une sorte de sifflement, puis le bruit sec d’une détonation. « Ils me tirent dessus, ces affreux ! En voilà, des manières ! » Mais elle se rend vite compte que les balles passent au-dessus de sa tête. Ses adversaires ne veulent pas courir le risque de toucher le prince, et ils cherchent simplement à intimider notre aventurière. Elle en profite pour prendre de l’avance, et atteint déjà le buisson qui dissimule son cyclomoteur. À cet instant, Népomucène se met à crier en pleurant : « Mon Kiki ! Mon Kiki ! — Quoi, ton Kiki ? — Ze l’ai perdu ! » Fantômette se retourne. Le petit prince a laissé tomber son ours qui gît à une vingtaine de mètres en arrière. « Mille diables ! Ce n’est pas le moment… » Elle a une fraction de seconde d’hésitation. Népomucène gémit : « Mon Kiki ! Mon Kiki ! » Courant le risque de se faire rejoindre, Fantômette revient sur ses pas, ramasse l’ourson et repart, hors d’haleine. Les deux hommes se ruent vers leur voiture, démarrent et virent sur place pour foncer vers la fugitive. Tout en tenant le bébé sur un bras, Fantômette dégage son cyclomoteur, l’enfourche et lance le moteur électrique à fond. Mais il est trop tard. Elle est déjà certaine que les hommes noirs vont la rejoindre dans les secondes qui suivent. Tout est perdu ! Celui qui a pris le volant se nomme Kata. À côté de lui s’est assis Stroff qui crie : « Ça y est, nous la tenons ! Vite, dépasse-la et fais-lui une queue de poisson ! On va la bloquer. — D’accord… Mais il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans le moteur… Tu entends ce bruit ? J’ai beau appuyer sur l’accélérateur, on dirait que le moteur s’étouffe… Tiens, tu entends ? Je suis à fond et nous n’avançons pas… — Ah ! qu’est-ce que c’est que ce tacot ? Ce matin nous perdions toute notre huile, et maintenant le moteur ne marche plus ! Mais avance, nom d’un cafard ! Elle va nous échapper ! — Je te dis que j’appuie tant que je peux ! — Ah ! quelle barbe ! Ça y est, elle se sauve ! Eh bien, je connais quelqu’un qui ne va pas être content ! Il nous a ordonné de ramener le prince, et nous allons revenir les mains vides ! » Kata a alors un petit rire. Il dit : « Allons, Stroff, ne fais pas cette tête-là. Nous le ramènerons, le petit Népomu, puisque nous savons où retrouver cette Fantômette ! » CHAPITRE VI Malheur ! « Attention, Ficelle ! Tu vas t’asseoir sur mes œufs ! Hé ! ne bouscule pas les saucisses !… Ah ! le beurre ! tu écrases le beurre ! » Boulotte entasse les provisions sur la banquette arrière, coince Ficelle entre deux paniers, dépose un grand sac de pommes sur ses genoux, fourre des bouteilles sous les sièges, et bourre un fromage de coups de poing pour le faire entrer dans le vide-poches. « Bon, on peut y aller, monsieur Œil de Lynx. — Il y a là de quoi nourrir tout un régiment, Boulotte ! — Mais non, mais non. Juste de quoi grignoter un brin. » Et la gourmande enfourne dans sa bouche une poignée de bretzels. La voiture pétaradante quitte le village de Kokliko et revient vers le campement. Ficelle met sa main en visière et déclare : « Ah ! mon regard de linotte aperçoit Françoise qui court vers nous. Elle vient sans doute nous annoncer qu’elle a trouvé un trèfle à cinq feuilles ! » À peine la 2 CV s’est-elle arrêtée, que Françoise se précipite pour demander à Œil de Lynx : « Vous n’avez pas été suivi ? Une voiture noire ? — Non, pourquoi ? — Venez. Dépêchez-vous ! » Intrigués, les arrivants suivent la brunette jusqu’à sa tente. Elle écarte la toile, pose un doigt sur ses lèvres et dit à mi-voix : « Regardez… » Sous la tente se trouve un sac de couchage. Une petite tête ronde en sort. Cette tête est munie d’une bouche qui suce un pouce. Ficelle ouvre les yeux en grand et s’exclame : « Oh ! un bébé ! Il est à toi, Françoise ? — Mais non, il n’est pas à moi, grande nigaude ! C’est le prince Népomucène. — Pas possible ? Il était en train de faire des pâtés au bord du lac ? — Non, il se trouvait dans la ferme. — Je m’en doutais. J’ai toujours pensé qu’il devait être caché dans cette ferme. Qu’il est mignon, ce bébé ! Il est beau comme un prince… » Œil de Lynx demande alors à Françoise : « Vous n’avez pas eu de problème pour le faire venir ? — À vrai dire, si. Au moment où je l’emmenais, deux bonshommes en noir arrivaient à la ferme. Ce sont les mêmes qui l’avaient enlevé, ce matin. Je leur ai filé sous le nez, mais je crains qu’ils ne nous retrouvent. Il faut partir d’ici le plus vite possible. — D’accord. Nous allons lever le camp ! — Mille pompons ! C’est trop tard, Œil ! Regardez ce qui arrive, là-bas… » Une voiture noire vient de déboucher à la corne du bois, au bout de la route nationale. Elle se dirige vers le terrain de camping. Françoise regarde autour d’elle, à la recherche d’une cachette. « Il ne faut pas qu’ils trouvent le prince ! — Mettons-le dans ma voiture ? suggère le journaliste. — Non, ils vont regarder dedans… Ah ! j’ai une idée. Vite, ce panier ! » Françoise désigne le grand panier de charcuterie. Elle le renverse pour en vider jambon de Westphalie et saucisson bavarois, puis elle se glisse sous la tente et pose le panier retourné sur la tête du prince. Françoise recommande à Ficelle, qui tremble comme une scie électrique : « Aide Boulotte à préparer le déjeuner, comme si de rien n’était. » La voiture noire stoppe devant les tentes en faisant grincer ses freins. Kata et Stroff descendent, s’avancent vivement. Kata demande d’un ton sec : « Où est le prince ? » Œil de Lynx retire sa pipe de la bouche et dit aimablement : « Messieurs, puis-je vous demander de quel prince il s’agit ? — Il s’agit du prince Népomucène. Ne faites pas l’innocent ! Cette fille brune, là, vient de l’enlever. » Françoise prend l’air le plus naïf pour s’écrier : « Moi ? Enlever un prince ? D’habitude, ce sont les princes qui enlèvent les princesses ! Et que voulez-vous que je fasse de ce bébé ? L’épouser ? Ah ! si nous avions tous deux vingt ans, je lui permettrais peut-être de me faire la cour… » Cette réponse exaspère les deux hommes qui se dirigent vers la 2 CV pour en examiner l’intérieur. Ils n’y trouvent naturellement rien. Stroff désigne les tentes. « Il doit être quelque part là-dessous… — Sûrement ! » Ficelle se rend compte que la situation tourne à la catastrophe. Il lui vient alors une idée aussi géniale que ficelienne. Se précipitant vers les deux hommes, elle se met à crier : « Est-ce que vous m’avez vu faire la galipette en chantant ? Non ? Alors, regardez-moi ! C’est un spectacle ébouriffant ! » Et la grande fille se met tête en bas et pieds en l’air tout en braillant : « Avec la lessiv’ Krassou Je lav’ tout, j’nettoie tout Même les poils de mon toutou Ah ! Krassou j’en suis fou ! » Mais les pitreries n’ont aucune influence sur le comportement des deux agents, qui commencent à inspecter les tentes. En revanche, la voix stridente de Ficelle a réveillé le bébé qui se met à pleurer. Kata a un rire de triomphe. « Ha, ha ! Le voilà, le petit monsieur ! Caché sous un panier… » Courageusement, Françoise se rue vers Kata pour l’empêcher de s’emparer du bébé. Mais au passage, Stroff sort vivement une petite matraque de sa poche et frappe la brunette qui pousse un cri et tombe en avant. Affolée par la tournure que prennent les événements, la grande Ficelle se jette dans les bras d’Œil de Lynx en appelant au secours. Le journaliste voudrait bien tenter d’intervenir pour empêcher l’enlèvement du prince, mais Ficelle l’enserre comme une liane. Les deux espions s’éloignent au pas de course, s’engouffrent dans leur voiture qui démarre en trombe. Françoise se relève en se frottant le crâne. « Hou, là, là ! Heureusement que j’ai les cheveux épais ! Il a failli me défoncer le crâne, ce bandit ! » Ficelle, maintenant rassurée par la disparition des deux hommes, pousse un soupir en hochant la tête : « Ah ! ma pauvre Françoise, tu n’es pas faite pour la chasse aux bandits ! Si tu étais Fantômette, tu aurais habilement esquivé le coup, et tu aurais fait un truc de kung-fu à ces affreux ! Tu n’es vraiment pas à la hauteur ! Et c’est bien dommage que Fantômette ne soit pas ici. Elle aurait empêché cet enlèvement, elle ! » Françoise hausse les épaules et propose à Œil de Lynx : « Essayons de les poursuivre avec votre casserole, Œil. Il vaudrait mieux une voiture de course, évidemment, mais on fait avec ce qu’on a… — Ne dites pas du mal de ma 2 CV. Après le réglage que j’ai fait ce matin, elle va voler comme une hirondelle ! » La voiture du reporter s’élance sur la route dans une pétarade assourdissante. Mais comme cette route se transforme en une côte abrupte, l’hirondelle annoncée par le journaliste a vite fait de se transformer en escargot paralytique. Ficelle s’écrie : « Pourquoi n’appuyez-vous pas sur le machin, là… l’embrayage… le carburateur… Nous n’avançons pas ! — Je ne peux pas aller plus vite, ma pauvre Ficelle. — J’ai bien envie de descendre et d’aller à pied. Je rattraperai les enleveurs de prince avant vous ! » Mais la poussive voiture parvient tout de même en haut de la côte, et Ficelle renonce à son projet pédestre. Françoise lève soudainement la main : « Arrêtez, Œil ! Ils sont là-bas ! — Où ça ? — Après le tournant. Je viens d’apercevoir l’auto entre les feuillages… On dirait qu’elle s’est arrêtée ou qu’elle a ralenti. — Ah ! vous avez raison, elle a l’air de rouler très lentement. » Effectivement, le véhicule des ravisseurs peine dans une autre côte en laissant échapper quelques traînées de fumée noire. Françoise sourit : « J’ai l’impression qu’ils n’ont pas fait réparer leur moteur, ou que le travail a été mal fait. Ils sont encore en train de griller leur mécanique. — Je reste à bonne distance. On va bien voir où ils se rendent. » Ficelle, qui a pris place sur la banquette arrière où elle a trouvé une carte routière, expose son point de vue : « Mon flair supérieur me permet de deviner où ils vont aller. À mon avis, ils ont enlevé le prince pour le revendre à une puissance étrangère. Donc, ils vont bientôt franchir la frontière. Or, quelle est la frontière la plus proche ? C’est celle du Venezuela. C’est bien le pays qui est à côté, pas vrai ? — Non, c’est la Suisse. — Ah ? J’aurais cru… En tout cas, ils vont passer cette frontière, c’est évident. Il faut les rattraper avant qu’ils aient franchi le pointillé marqué sur cette carte… » Œil de Lynx a haussé légèrement les épaules. Il hoche la tête et murmure : « Revendre le prince ! Quelle drôle d’idée. Pourquoi pas l’échanger contre des tablettes de chocolat suisse, comme dirait Boulotte… » Mais les prévisions de Ficelle se trouvent déjouées. Au lieu de continuer en ligne droite jusqu’à la frontière, la voiture noire prend une route sur la droite qui mène à une vaste construction dressée au bord de la rivière : le château de Mortadelle. Françoise fronce les sourcils : « Que diable vont-ils faire dans ce château ? — Y déposer le prince, peut-être… » Ficelle approuve : « Bien sûr ! Je vous répète depuis un quart d’heure que c’est là qu’ils vont l’enfermer. Il va moisir sur la paille humide d’un cachot, comme Robin des Bois lorsqu’il avait été enfermé par Du Guesclin ! » Cette fois-ci, Ficelle a raison. La voiture franchit le pont-levis en chêne massif qui surplombe la Calembredaine, et s’engouffre sous la voûte qui donne accès à l’intérieur de l’énorme bâtisse. La grande fille aplatit la casquette du journaliste à grands coups de poing pour exprimer sa joie. « Je vous l’avais dit ! Je vous l’avais dit ! Ils vont enfermer le prince dans une oreillette ! — Vous voulez dire une oubliette ? Ne me tapez donc pas comme ça sur le crâne ! Il n’est pas en acier… » Œil de Lynx quitte la route, engage sa voiture dans un sentier pour la dissimuler, et revient se poster à la lisière pour observer le château. La grande Ficelle met sa main en visière au niveau de ses sourcils, et scrute l’entrée où se tiennent des gardes porteurs de hallebardes. Elle fait la grimace. « Ça ne va pas être facile, d’aller là-dedans ! Vous avez vu les armes de ces bonshommes ? De grandes haches au bout d’un bâton. Avec ces trucs, ils auraient vite fait de nous couper en cinq ! — Oui, je crains que ce ne soit difficile. » Boulotte expose alors ses inquiétudes : « Si nous n’arrivons pas à entrer dans ce château, qui donc va donner son biberon à Népomucène ? Voilà déjà un quart d’heure qu’il aurait dû l’avoir. » Ficelle se gratte le bout du nez et soupire : « Je recommence à maudire cent mille fois cette affreuse Fantômette ! Au lieu d’être ici à nous aider, je parie qu’elle perd son temps à arroser ses fleurs artificielles ! Et l’autre nullité de Françoise, qu’est-ce qu’elle fait dans la voiture ? Elle n’est même pas descendue, cette flemmardouille ! Hé, Françoise ! Tu viens, ou quoi ? — Oui, oui, j’arrive », fait la brunette en descendant du véhicule, le nez plongé dans un livre. Ficelle l’interpelle sévèrement : « On dirait que l’enlèvement du prince ne t’intéresse pas ? Qu’est-ce que tu as trouvé à lire ? Un bouquin idiot, je parie ? Les aventures de Tartempion au pays des Popochons ? — Non, ma grande. C’est un guide de la Synovie. Il y est justement question du château de Mortadelle. Et j’y trouve un détail très, très intéressant. Savez-vous à qui il appartient, ce château ? » Ficelle hausse les épaules : « À son propriétaire, tiens ! — Oui. Et sais-tu qui c’est, ce propriétaire ? — Évidemment. C’est celui qui possède le château. — On s’en doute ! Eh bien, puisque tu ne devines pas son nom, je vais te le dire. C’est Karkass. — Le Premier ministre ? Oh ! j’en étais sûre ! » Œil de Lynx retire sa pipe de la bouche pour émettre un petit sifflement. « Oh ! mais voilà qui explique bien des choses ! Ce serait donc Karkass qui aurait fait enlever le jeune prince héritier, sans que les souverains le sachent ! — Oui, dit Françoise, et cet hypocrite de Premier ministre a fait semblant d’ignorer qui étaient les kidnappeurs ! Alors qu’ils sont sous ses ordres… Je commence également à comprendre pourquoi notre visite à la ferme n’avait rien donné. Lorsque Karkass a déclaré qu’il allait se rendre dans la ferme, ses adjoints ont aussitôt téléphoné aux fermiers pour qu’ils déguisent le prince en fille. Et quand nous sommes arrivés, évidemment, nous n’avons pas reconnu Népomucène. — Eh bien, ma chère, c’est un drôle de coco, ce Karkass ! Mais je me demande pourquoi il a organisé cet enlèvement. — Peut-être pour faire pression sur les souverains. Il veut sans doute obliger le prince Signal à abdiquer, pour pouvoir prendre sa place. Mais si nous arrivons à libérer Népomucène, son affaire ratera ! Et je vais le libérer, moi, Népomucène, aussi vrai que je m’appelle Fant… Françoise ! » Œil de Lynx hoche la tête, peu convaincu. « C’est très bien d’avoir de bonnes résolutions, mais cela ne vous avance pas beaucoup, ma chère. Nous ne pouvons pas passer devant les gardes, et nous n’avons pas d’ailes pour survoler le château. — Oui, Œil, nous ne pouvons pas entrer dans le château par-dessus. — Alors ? — Alors, nous allons passer par-dessous… » CHAPITRE VII Surprenante expédition La phrase de Françoise a un effet de surprise. Ficelle s’écrie : « Comment ça, par-dessous ? Tu veux aller sous le château ? — Oui, ma grande. — En creusant, comme une taupe ? — Non, bien plus facilement. Tiens, regarde ce qui est écrit dans ce guide : Pendant le Moyen Age, le comte Hadormyr de Bou, qui logeait au château de Mortadelle, se trouva assiégé par les troupes du Prince Noir. Le comte réussit à s’échapper en empruntant un souterrain qui partait de la salle d’armes et aboutissait sur le flanc de la colline voisine qui a nom « mont des Forestiers ». Aujourd’hui, cette issue est obstruée par un mur de pierres. » Ficelle a un petit rire narquois. « Oui, je vois ce que tu veux faire ! Passer par le souterrain pour aller délivrer le petit prince. — Exactement. — Seulement, ça ne peut pas marcher, puisque la porte du souterrain est bouchée par un mur. Ton idée est idiote, Françoise ! — Et alors, tu n’as jamais entendu parler de pioches, Ficelle ? Nous allons faire un trou dans ce mur de pierres, longer le souterrain et aller jusqu’au château. — C’est justement ce que j’allais dire, ma petite Françoise. Il suffit de trouver une pioche, et nous allons pouvoir libérer Népomu, grâce à mon plan génial ! » Et Ficelle se plante, un pied en avant, un poing sur la hanche, dans l’attitude héroïque de Vercingétorix déclarant qu’il va défendre la Gaule contre les Romains2. Œil de Lynx fouille dans l’outillage de sa voiture, trouve un grand démonte-pneu qui pourra servir à desceller les pierres, puis la petite troupe se met en marche vers la colline. Françoise se repère au moyen d’un plan figurant sur le guide. Dix minutes plus tard, ils parviennent devant un pan de mur, à demi caché sous du lierre, qui s’élève contre le flanc du mont. « Nous y sommes, dit Françoise. Derrière ce mur doit se trouver l’entrée du passage. Vous pensez que votre levier va être assez solide, Œil ? — Oui. Ces vieilles pierres ont l’air de pouvoir s’effriter facilement… » Le journaliste insère le bout du démonte-pneu dans un joint, exerce une pression. Une grosse pierre se détache et tombe dans un petit nuage de poussière. « Ça va ! Je n’en ai pas pour longtemps. — Heureusement, dit Boulotte, parce que l’heure du biberon est largement passée, maintenant ! » Effectivement, le reporter a vite fait d’ouvrir une brèche dans la muraille. Un trou noir apparaît, dans lequel la grande Ficelle glisse sa tête. Elle la retire aussitôt en poussant un cri, se recule vivement et se met à trembler comme un marteau-piqueur. Françoise lui demande : « Eh bien, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as vu un fantôme ? — Oh ! non ! C’est encore plus affreux ! — Quoi ? — Il y a des rats ! Des rats énormes, tous noirs ! C’est rempli de rats géants ! Ne regardez pas, c’est trop épouvantable ! » Françoise, qui a pris une lampe électrique dans la voiture, l’allume et éclaire l’intérieur du passage. Elle aperçoit deux ou trois menues bestioles qui trottinent sur le sol terreux. « Ce ne sont pas des rats, voyons ! Juste des petits mulots de rien du tout ! Allez, viens, Ficelle. Suis-nous ! » Et la brunette se glisse par l’ouverture, aussitôt suivie du journaliste et de Boulotte, qui a d’ailleurs quelque peine a entrer à cause de son volume excessif. Mais Ficelle refuse de les suivre, préférant rester à l’extérieur. Œil de Lynx essaie de la convaincre : « Voyons, Ficelle, vous n’allez pas rester là, tout de même ! Puisqu’on vous dit que ce sont des mulots minuscules ! » Mais il n’y a rien à faire. Ficelle éprouve une profonde répulsion pour tout ce qui peut ressembler, de près ou de loin, à un rat. Elle a également peur des araignées, des corbeaux, des éléphants, des sorcières, du chaud, du froid, et de Mlle Bigoudi qui lui donne constamment des verbes à copier. « Je reste ici pour veiller à ce que personne n’aille vous embêter ! Allez-y sans moi ! Je monte la garde… » Œil de Lynx a un geste de lassitude. « Bon, d’accord, restez là, ou bien retournez à la voiture. Nous vous y rejoindrons d’ici une heure. » Laissant Ficelle monter courageusement la garde, Françoise, Boulotte et le journaliste s’enfoncent dans les profondeurs du mont des Forestiers. Ils suivent un couloir voûté, plein d’odeurs végétales qui rappellent les senteurs des champignons ou des sous-bois, en automne. Le faisceau de la lampe effraie des petits groupes de musaraignes qui se dispersent et se cachent dans d’invisibles fissures. On descend de plus en plus, et les murs de terre cèdent la place à des parois de maçonnerie suintantes d’humidité. Des gouttes d’eau tombent du plafond sur le sol maintenant horizontal. Françoise lève les yeux, cherchant à déceler l’origine de cette eau. « Ah ! j’y suis ! Nous sommes en train de passer sous la rivière. Il y a des fuites dans le plafond ! » Ils poursuivent leur progression, puis le tunnel commence à remonter, dans une zone plus sèche. « Maintenant, nous arrivons dans le monticule sur lequel est bâti le château. » Ils trouvent un sol dallé, qui se termine devant des marches de pierre. Il y a là un escalier tournant qui doit se situer exactement sous le château. Œil de Lynx demande : « Vous croyez qu’on va aboutir dans la salle des gardes ? — Je l’espère. — Bon, mais dans ce cas, nous allons tomber sur les hommes de Karkass ? Ou plutôt, ce sont eux qui vont nous tomber dessus. Nous aurions dû prendre des armes ! — Vous avez votre démonte-pneu, mon cher Œil. Moi, j’ai une bonne denture pour mordre le nez de ces canailles, et Boulotte a toujours sur elle un ouvre-boîte. Avec ça, nous sommes parés ! » Le journaliste soupire : « Espérons-le ! » Ils continuent leur ascension, jusqu’au moment où ils atteignent un palier. Au-dessus d’eux, le plafond est si bas qu’on peut le toucher. Françoise éclaire ce plafond, découvre un carré en bois qui s’y inscrit. « C’est le dessous d’une trappe ! Elle doit aboutir dans la salle des gardes… » Pendant un instant, ils demeurent silencieux, un peu émus d’avoir atteint le but de leur trajet souterrain. Sans être obligés de forcer le passage, sans avoir heurté les gardes de l’entrée, ils vont pouvoir s’approcher du jeune prince, le libérer et l’emmener par le même souterrain. Françoise se tourne vers le reporter. « On y va, Œil ? — On y va ! » Il lève les deux mains, exerce une poussée de bas en haut. La trappe se soulève lentement. À travers la mince ouverture horizontale qui apparaît, on entrevoit des murailles couvertes de tapisseries et de tableaux, des armures, des vitrines contenant des bibelots. Puis un pas se fait entendre, et deux jambes apparaissent. Deux jambes minces, ornées de chaussettes orange qui tire-bouchonnent. En même temps s’élève une voix qui s’exclame : « Ah ! vous voilà ! Eh bien, vous en avez mis un temps pour venir ! » C’est la voix de la grande Ficelle. La surprise, l’étonnement, la stupéfaction se traduisent par un cri collectif : « Oh ! » Françoise sort de la trappe et demande vivement : « Mais comment as-tu fait, mille pompons ! Tu es passée sous le nez des gardes, ou quoi ? » Une expression de supériorité se dessine sur le visage de Ficelle. Elle laisse tomber, en détachant les mots : « Il se trouve, ma chère, que je suis extrêmement intelligente, MOI. Et au lieu de m’en aller stupidement à travers des souterrains remplis de rats, j’ai eu l’idée fortement géniale de passer par la grande porte… — Mais ces gardes… — Peuh ! Est-ce que j’ai un nez à me faire arrêter par ces bonshommes déguisés ? J’ai déclaré à l’entrée : « Je suis la fameuse Ficelle, une fille blonde comme la bière d’Alsace, collectionneuse de bobines vides, habitante de Framboisy et dernière de sa classe ! » Alors, ils ont été impressionnés par mes qualités, et ils m’ont laissée passer en faisant une révérence ! Voilà ! » Œil de Lynx se gratte le front avec le tuyau de sa pipe. « Eh bien, je suis abasourdi ! Je n’y comprends rien… Ce sont pourtant bien les hommes de Karkass qui ont emmené le prince jusqu’ici, dans un château fort qui a tout l’air d’une prison, et on y entre comme dans un moulin ? J’avoue que ça me dépasse ! Et je pense que… » Il s’interrompt, tourne la tête. On perçoit une sorte de brouhaha, des bruits de pas. Un groupe de gens s’approche, à la tête duquel marche un homme coiffé d’une casquette, vêtu d’un uniforme bleu. Il dit d’une voix forte : « Par ici, ladies and gentlemen… Nous arrivons maintenant dans la salle des gardes, décorée dans le goût du XVIe siècle, où sont conservées quelques-unes des armures employées par les nobles gentilshommes de cette époque… » La salle se trouve envahie par les touristes qui lèvent le nez vers les tableaux, tapotent les armures ou se penchent sur les vitrines pour y admirer les petites cuillères du comte Hadormyr de Bou. Françoise, Boulotte et Œil de Lynx éclatent de rire, ce qui trouble la sérénité des lieux. Cet amusement fait sourire Ficelle : « Ceci vous démontre la formidabilité de mon intelligence ! Grâce à mes yeux pointus, j’ai observé un groupe de visiteurs qui sortaient d’un car et entraient dans le château. Je les ai suivis, et me voilà ! » Un poing sur la hanche, elle se plante, le pied en avant, comme Jules César, etc. Mais Œil de Lynx ne perd pas de vue le but de leur mission. Il dit à voix basse : « Maintenant que nous sommes dans le château, il faut nous éloigner de ces touristes et trouver l’endroit où le prince est détenu. C’est évidemment dans une partie qui n’est pas visitée. » Françoise désigne du menton une petite porte marquée Entrée interdite. « Si nous commencions par là ? — Entendu ! Allons-y ! » Le petit groupe des enquêteurs tourne le dos aux touristes qui sont en train d’examiner une collection d’arquebuses, et se glisse hors de la salle par la petite porte, sans que personne ait remarqué sa disparition. Nos quatre amis longent un couloir, traversent un vestibule où se trouve un grand placard. Ficelle l’ouvre avec précaution, espérant y découvrir le fantôme du château, mais il n’y a là que des balais. Ils poursuivent leur marche, se heurtent à un escalier de bois, le montent sur la pointe des pieds, parviennent sur un palier. Là, plusieurs portes se présentent. L’une s’ouvre sur un salon vide, une autre donne accès à une chambre d’apparat, dont le lit est surmonté de ce vaste toit en tissu, soutenu par des colonnes, qu’on nomme un baldaquin. Ficelle s’extasie : « Oh ! un lit de princesse véritable, comme dans les contes de fées ! C’est sur un lit comme celui-ci que couchait la Belle au bois dormant. Ah ! ce que j’aurais aimé être une princesse de l’ancien temps ! J’aurais porté une robe mauve avec des dentelles roses, j’aurais eu des chaussures minuscules pour mes grands pieds, comme Cendrillon, et j’aurais eu des tas de serviteurs pour faire mes punitions à ma place ! Et en plus, j’aurais… » On ne saura probablement jamais ce qu’aurait fait la grande Ficelle, parce que son exposé est brusquement interrompu par une voix d’homme qui ordonne : « Haut les mains, tout le monde ! » CHAPITRE VIII Triste sort D’un même mouvement, Œil de Lynx, Françoise, Boulotte et Ficelle lèvent les mains, comme pour agiter des marionnettes. En même temps, nos amis tournent prudemment la tête, pour voir à qui ils ont affaire. Deux personnages peu sympathiques, déjà entrevus au début de cette aventure : Kata et Stroff. Ils ont un air méchant, et des pistolets qui ne doivent pas fonctionner avec des amorces. Kata grogne : « Avancez, et ne faites pas les malins ! » Françoise soupire : « J’ai l’impression que les choses ne s’arrangent pas… » Et Ficelle approuve en murmurant : « Oui, si j’avais su, je serais restée à la maison, devant ma collection d’allumettes brûlées… — Silence ! rugit Stroff, vous parlerez quand on vous interrogera ! » Kata ajoute, avec un petit rire qui n’annonce rien de bon : « Oui, on va les faire parler… Il y a dans les caves une chambre spéciale avec un matériel qui date du Moyen Age. Des tenailles que l’on fait rougir sur un feu, par exemple. Avec ça, on rend les gens très bavards… » Nos prisonniers sentent une sueur froide leur dégouliner dans le dos. Mais Ficelle se rassure assez vite en pensant qu’elle est extraordinairement bavarde. Mlle Bigoudi ne lui fait-elle pas copier tous les jours le verbe « ne pas bavarder en classe » ? Donc, si ces bourreaux lui demandent de bavarder, elle bavardera ! Elle racontera par exemple sa dernière séance de piscine, pendant laquelle cette coquine d’Annie Barbe-molle lui a fait boire la tasse en lui enfonçant la tête sous l’eau… Toujours sous la menace des armes, le petit groupe descend un escalier de pierre en colimaçon, et atteint les fondations du château. Là, l’air froid et humide est chargé d’une odeur de moisissure. Quelques araignées se balancent sous les voûtes des couloirs, et divers rats – pas des mulots cette fois – courent se cacher dans leurs trous. On atteint ainsi une porte de bois, assez basse, fermée par un gros verrou qui grince quand Kata le fait mouvoir. « Allez, entrez là-dedans ! » La pièce dans laquelle on les pousse est une sorte de cellule aux murs de pierre nue. Une ampoule jaunâtre qui pend au bout de son fil éclaire faiblement un mobilier fort réduit, puisqu’il se limite à une table et un banc. La porte se referme, le verrou claque. Françoise regarde autour d’elle et constate : « Ce n’est pas un hôtel quatre étoiles, on dirait… — En tout cas, dit Ficelle, je ne vois pas les instruments de torture dont ils ont parlé. — Mais moi, objecte Boulotte, je ne vois pas grand-chose à manger. D’habitude, les prisonniers ont toujours du pain sec et de l’eau. Ici, il n’y a même pas de pain… Ah ! pourvu qu’ils n’aient pas oublié de donner son biberon à Népomucène ! » C’est en roulant de tristes pensées que nos héros s’asseyent sur le banc. Ficelle pousse un nouveau soupir. « Nous n’avons qu’à imaginer que nous sommes à table, et qu’on vient de nous servir des huîtres, avec du foie gras, des tartines de beurre et des tranches de pâté truffé… — Ah ! Tais-toi, Ficelle ! Tu me donnes une de ces faims ! Je dévorerais un bœuf tout cru ! » Tandis que la gourmande rêve de victuailles somptueuses, Œil de Lynx a sorti son carnet et inscrit quelque chose. Françoise demande : « Vous rédigez vos mémoires, pour les historiens des temps futurs ? — Non, je prends simplement quelques notes pour mon prochain article dans France-Flash. Je n’ai pas encore eu le temps de m’en occuper, et je prévois que nous allons peut-être passer toutes nos vacances ici… » Ficelle se met à crier : « Ah ! non, alors ! Pas question ! Je veux sortir d’ici, moi ! J’ai des tas de choses à faire à Framboisy ! Planter un noyau de pomme dans un petit pot pour avoir des pêches cet été, fabriquer une niche à chien pour en faire cadeau à ma tante Ursule, vous savez, celle qui a quatre chats… Et puis je dois aussi apprendre le turc. — Pourquoi ? demande Françoise. Tu veux aller en Turquie ? — Non, au Japon. Mais il paraît que le turc est plus facile que le japonais. » Cette conversation passionnante est interrompue par un martèlement de pas. Ficelle se sent frémir. Est-ce le bourreau qui arrive, pour lui gratter le dos avec un gant de toilette, ou lui faire avaler de force un verre d’huile de foie de morue ? Les regards se tournent vers la porte. Le verrou grince de nouveau, le battant pivote, un homme entre. C’est Karkass. D’un mouvement instinctif, les prisonniers se sont levés, comme les élèves lorsqu’apparaît Piquefigue, le directeur de l’école. Le Premier ministre reste un moment silencieux, transperçant du regard les figures inquiètes de ses pensionnaires forcés. Puis il déclare sèchement, en s’adressant à Françoise et Œil de Lynx : « Voici la deuxième fois que nous nous rencontrons. C’est deux fois de trop. J’avais cru vous faire comprendre que votre présence en Synovie était indésirable. Je déplore que vous n’ayez pas compris mon avertissement. Mais puisque vous persistez à vous mêler de ce qui ne vous concerne pas, il faut vous attendre à en subir les conséquences. » Il marque une pose, comme pour laisser le temps à ses interlocuteurs de saisir le sens menaçant de sa phrase. Ficelle se sent de plus en plus mal à l’aise. Ou, ce qui revient à peu près au même, de moins en moins à l’aise. Pourvu qu’on ne lui fasse pas copier, à tous les temps et modes, le verbe « ne pas se mêler des affaires du Premier ministre » ! Ce dernier reprend : « Voudriez-vous avoir l’obligeance de m’expliquer ce que vous faites au château de Mortadelle ? » C’est Françoise qui répond : « Nous le visitons, monsieur. — Vraiment ? Et qui vous a donné l’idée de faire cette visite ? — Le Petit guide touristique synovien. » Nouveau silence de Karkass. Puis il éclate soudain, furieux : « Vous vous payez ma tête ! Vous n’êtes qu’une bande d’espions payés par les Écureuils. Un faux journaliste, trois fausses jeunes touristes envoyés par mes ennemis ! Ne croyez pas que vous allez vous moquer de moi plus longtemps ! Allons, avouez que ce sont les Écureuils qui vous ont envoyés ici ? » Françoise sort son plus beau sourire. « Les écureuils ? Vous voulez parler de ces charmants petits mammifères qui grimpent sur les arbres et croquent des noisettes ? » Karkass serre les poings et hurle : « Assez ! Taisez-vous, espèce de paltoquette ! J’en ai écrasé de plus petits que vous, microbe ! Et puisque vous ne voulez pas parler, on va vous mettre au régime minimum. Ça finira par vous délier la langue ! » Il pivote sur ses talons, sort en claquant la porte que ses complices verrouillent derrière lui. Boulotte s’inquiète : « Le régime minimum ? Qu’est-ce que ça peut bien être ? Au pain sec et à l’eau ? » Rassemblant son courage, elle s’approche de la minuscule fenêtre grillagée qui s’inscrit dans le haut de la porte, et appelle : « Monsieur, monsieur ! » Kata, qui commençait à s’éloigner, fait demi-tour. « Quoi ? Que voulez-vous ? — Le régime minimum, qu’est-ce que c’est ? — C’est l’air que vous respirez. Et estimez-vous heureuse d’avoir encore ça ! » * ** S’il est un sentiment d’angoisse intense, c’est celui que ressent Boulotte. Pour toute nourriture, pour toute boisson, elle va avoir droit à de l’air ! La malheureuse balbutie : « Ce… ce n’est pas vrai, dites ? Ils ne vont pas nous donner que de l’air pour le petit déjeuner ? Et à midi ? et à goûter ? et pour notre repas du soir ? Hein, dites ? Il plaisantait, n’est-ce pas ? » Le journaliste hoche la tête. « Ma pauvre Boulotte, s’il plaisantait, c’était assurément une bien mauvaise plaisanterie ! Je crois qu’il va falloir nous habituer à grignoter les quelques mètres cubes d’air qui remplissent cette cellule. — Oh ! mais alors, je vais maigrir ? — Sûrement, ma chère Boulotte, sûrement. Mais un peu de régime ne te fera pas de mal. » Françoise murmure sombrement : « Le régime lui fera du bien s’il ne dure pas plus d’une journée. Il faut que nous trouvions un moyen de sortir d’ici ! — Je ne vois pas ce que nous pourrions faire ! Il n’y a même pas de fenêtre dont nous pourrions desceller les barreaux… » Du petit groupe de prisonniers, seule Ficelle paraît conserver quelque optimisme. Peut-être son habituelle insouciance la met-elle à l’abri de l’inquiétude qui étreint ses amis. Elle déclare : « Moi, dans le fond, je trouve que je ne suis pas mal, ici. Je suis prisonnière dans un vrai château du Moyen Age, comme une princesse véritable ! Au lieu d’avoir des mines de catastrophe, vous feriez mieux d’être pleine de ravissement ! Nous sommes en train de vivre un grand dessin animé en couleurs ! Et il va sûrement y avoir un noble cavalier, à l’intérieur d’une armure, qui va venir nous délivrer ! Ce sera merveilleux ! Il s’appellera Roland d’Olifant ou Godefroy de Bouillon chaud, et il aura une grande épée, plus un bouclier avec le dessin d’un dragon dessus. Son cheval sera tout blanc ou tout noir, au choix, et se nommera Alexandre. Il m’enlèvera et m’épousera à la fin. Je deviendrai alors une grande princesse, ou peut-être même une marquise avec une perruque et des bas blancs. Ah ! ce que ça va être bien ! Il me semble que je l’entends déjà… Il s’avance, monté sur son godefroy… — Palefroi, rectifie Françoise. — C’est ça, son cheval blanc ou noir. Il ordonne à ses z’hallebardiers d’enfoncer la porte du château avec une grande poutre en bois. Ça s’appelle un bêê… heu… un bêlant, il me semble ? — Un bélier. — Ah ! oui, c’est le mot qu’a dit Mlle Bigoudi. Alors, les chocs du bélier font sauter la porte, et le beau prince Asucre se précipite pour m’emporter dans ses deux bras. Parce qu’il a deux bras, vous savez ? C’est un prince tout à fait entier, comme il faut. Et puis… » Françoise se dresse brusquement, se jette vers Ficelle, lui entoure le cou et l’embrasse en s’écriant : « Ah ! ma grande, ce que tu viens de dire est absolument génial ! » CHAPITRE IX Curieuse utilisation d’un buffet Ficelle est un peu surprise par cette soudaine manifestation de sympathie, mais elle se ressaisit très vite et approuve : « Ce que je dis est toujours génial, et je suis contente que tu le reconnaisses devant témoins. D’habitude, on répète partout que je débite des idioties, mais c’est une grande fausseté ! Et je suis en effet fortement géniale quand je prédis que le prince Machin aura un merveilleux bouclier en forme de cartable et des éperviers… non, des éperons… — Il ne s’agit pas de ça, grande nigaude ! Je te parle du bélier. Le bélier pour enfoncer les portes ! » Œil de Lynx s’écrie tout à coup : « Ah ! j’y suis ! Vous voulez parler de ce banc ? Nous allons essayer de démolir la porte de notre cellule ? — Bravo, Œil, vous avez trouvé ! Il a l’air très solide, alors que la porte est fendillée. Essayons… » Ficelle lève une main, sourit et déclare : « Une seconde ! Avant que nous procédions à l’usage de ce bélier, j’exige qu’on reconnaisse mon intelligence, qui est aussi profonde que le mont Blanc ! — D’accord, ma grande, d’accord. Ton intelligence est d’une nullité immense ! — Merci, ma bonne Françoise. Et maintenant, tapons dans la porte ! » Nos héros soulèvent le banc, reculent tout au fond de la cellule, puis se précipitent vers la porte. Le bélier improvisé frappe dans le bois en provoquant un choc qui résonne dans les souterrains. Le bois se fend. Enthousiasmé, le reporter crie : « Hardi, les enfants ! On recommence ! » Nouveau recul, puis… pan ! Le second choc élargit la fente et fait apparaître d’autres fissures. Au troisième coup, c’est un des gonds qui cède. « On y arrive, on y arrive ! Encore un petit effort ! » Le choc suivant est si violent, que le battant de bois éclate en morceaux ! Les prisonniers passent au travers de l’ouverture, comme un tigre crevant un cerceau de papier. Ils se retrouvent dans le couloir, libres, à la seconde où débouchent Kata et Stroff, attirés par le bruit des coups. Françoise qui est à la tête du bélier, hurle : « En avant, en avant ! Écrabouillons-les ! » La masse des porte-banc se jette sur les arrivants, les bouscule, les renverse, leur passe sur le corps. Kata et Stroff, jambes en l’air, se débattent pour se débarrasser du banc qu’on vient d’abandonner sur leur estomac. Le temps qu’ils reprennent leur souffle, les fuyards ont disparu ! Nos espions se redressent péniblement. Kata grogne : « Il faut donner l’alerte, Stroff, et les récupérer très vite ! Si jamais Son Excellence apprend que nous les avons laissé échapper, ça va tourner mal pour nous… — Tu as raison, Kata ! Notre bien-aimé Karkass nous fera sûrement pendre ! » Ils longent le couloir voûté, remontent au rez-de-chaussée du château, interrogent un des gardiens. Oui, il vient de voir passer trois filles et un homme, qui couraient. Ils sont partis vers le premier étage. Kata pousse un soupir de soulagement. « Ça va, on les tient ! » * ** « Plus vite, plus vite ! Allons, Boulotte, remue un peu tes kilos ! — Ouf ! Je… je suis essoufflée… Attends-moi, Françoise ! » La brunette tire Boulotte pour l’aider à atteindre le palier du premier étage. Œil de Lynx regarde à droite, à gauche, en face. Il y a partout des portes, des couloirs. Où faut-il aller ? Françoise le voit hésiter et décide : « Tout droit devant, Œil ! On n’a pas le temps de réfléchir. » La galopade reprend. Ficelle grogne : « Oh ! là ! là ! Pourvu qu’on trouve la sortie ! S’ils nous rattrapent, ces deux affreux, ils vont encore nous faire manger de l’air ! Vous êtes sûrs qu’on est dans la bonne direction ? Et il n’y a pas un seul écriteau, dans ce château ! À la maison, j’en ai mis partout, avec des flèches pour qu’on ne se trompe pas. Par exemple, si je suis dans ma chambre, et si je veux aller dans la salle de bain, je regarde la pancarte marquée « CUISINE », et je sais que ce n’est pas là… — Tais-toi et cours ! » Mais à peine Françoise a-t-elle donné ce conseil, qu’elle s’arrête, revient sur ses pas. « Oh ! Vous entendez ? » À travers une porte, on perçoit une sorte de piaulement, de braillement. La brunette se penche, regarde par le trou de la serrure. « C’est le prince ! Il est là… — Ciel ! s’écrie Ficelle, pourquoi crie-t-il ? » Boulotte répond : « C’est parce qu’il n’a pas eu sa bouillie. Les bébés, ça mange souvent, vous savez. Et si on passe l’heure, ils le disent très fort ! » Françoise essaie d’ouvrir, mais la porte est verrouillée. « Mille pompons ! Pas moyen d’entrer ! Ah ! c’est trop bête, ça ! On pourrait le délivrer tout de suite… — Arrêtez ! Halte ! Haut les mains ou je tire ! » C’est Kata qui vient de surgir au bout du couloir. À la même seconde, Françoise ouvre la porte d’une pièce voisine et pousse vigoureusement ses compagnes à l’intérieur. Une détonation éclate, accompagnée d’un sifflement. Kata est en train de tirer des balles vers la brunette. Elle plonge sur le sol, roulée en boule, débouche dans la pièce dont Œil de Lynx referme la porte. Cette pièce, c’est une salle à manger occupée par une vaste table de chêne foncée, assortie de fauteuils aux pieds torsadés. Les murs sont garnis de boiseries sculptées, et un grand buffet chargé de casseroles en cuivre complète l’ameublement. Une fenêtre éclaire cette salle qui donne sur la vallée. En abaissant le regard, on découvre le flot rapide de la Calembredaine qui coule en contrebas. À peine les fugitifs ont-ils fait ce rapide inventaire, que la voix de Kata s’élève de nouveau, à travers la porte. Il crie : « Vous êtes pris ! Vous ne pourrez pas vous échapper ! Cette salle n’a pas d’issue ! Ouvrez la porte et sortez les mains en l’air ! » Et Stroff ajoute, pour les convaincre : « Nous ne vous ferons pas de mal ! Vous serez simplement fusillés… » Pour toute réponse, Françoise lance : « Allez vous faire cuire un œuf ! » Ce conseil est aussitôt suivi d’une intense pétarade. Des balles passent à travers la porte, font éclater des assiettes posées sur le buffet. La brunette ayant fait signe à ses amis de se coucher sur le sol, personne n’est touché. On entend à nouveau la voix arrogante de Kata : « Alors, vous vous rendez ? Vous avez compris, maintenant ? » Paralysée par une frousse intense, Ficelle murmure : « Dis, Fran… Françoise, qu’est-ce qu’on fait ?… Si nous n’obéissons pas, il va nous tirer dessus jusqu’à ce que nous ayons l’air d’une tranche de gruyère ! — Ah ! soupire Boulotte, ce que ça me plairait, une tranche de gruyère ! De bons gros trous avec du fromage autour !… » Pour toute réponse, Françoise pose un index sur ses lèvres. Elle désigne le buffet, puis la fenêtre. Comme Ficelle ouvre des yeux ronds sans comprendre, Françoise explique à voix basse. « Nous allons jeter ce meuble par la fenêtre. Il va flotter sur l’eau. — Ah ! Et alors ? — Alors, nous allons essayer de traverser la rivière. Une fois sur la rive opposée, nous pourrons peut-être nous en tirer. » Ce plan est aussitôt appliqué. Unissant leurs efforts, le journaliste et les trois filles soulèvent le buffet, l’inclinent vers la fenêtre et le font basculer dans le vide. Il se produit une seconde de silence, puis un grand plouf ! Françoise ordonne : « Vite, vite ! Sautez ! Attrapez le buffet avant que le courant ne l’emporte ! » Comme des parachutistes se jetant du haut d’un avion, Œil de Lynx, Boulotte et Ficelle se lancent dans le vide. Cette dernière hésitait, mais un vigoureux coup de pied au derrière, administré par Françoise, la propulse vers la Calembredaine. Françoise plonge à son tour et se met à nager vigoureusement dans une eau passablement froide. Quelques instants plus tard, nos héros réussissent à se hisser sur l’embarcation improvisée. Les deux espions ont fini par enfoncer la porte, et depuis la fenêtre ils tirent quelques coups de feu vers le buffet flottant, mais il est déjà hors de portée. Se servant des casseroles comme de rames, nos navigateurs pagaient vigoureusement en direction de l’autre rive. Ficelle fait alors une découverte inquiétante : « Ah ! mes grands pieds sont dans l’eau ! Malheur de catastrophe ! Vous ne savez pas ce qui nous arrive ? Nous coulons ! » CHAPITRE X Préparatifs L’artisan qui a fabriqué le buffet supposait à juste titre qu’on s’en servirait pour y disposer des assiettes, mais non qu’on le transformerait en radeau. De sorte qu’il a oublié de le rendre étanche. L’eau s’infiltre à travers les planches, inonde les pieds des navigateurs, puis mouille leurs chevilles, atteint leurs mollets. Françoise crie : « Ecope, Ficelle ! Ecope ! — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Sers-toi d’une casserole pour vider l’eau ! — Ah ! bon. Tu ne peux pas parler comme tout le monde ? » Ficelle entreprend de retirer le liquide malvenu, mais à mesure qu’elle déverse l’eau à l’extérieur, le flot rentre par l’intérieur. Œil de Lynx vient en aide à Ficelle, pendant que Françoise et Boulotte s’acharnent à propulser le bateau improvisé. Ces efforts finissent tout de même par trouver un résultat. Bien qu’il soit plein aux trois quarts, le buffet parvient à surnager jusqu’à la rive droite, du côté opposé au château. Françoise saute sur la berge moussue, tire le radeau et le maintient pendant que Boulotte, Ficelle et le journaliste achèvent le débarquement. Sitôt à terre, Ficelle se met à pleurnicher. « Ouiiin ! je suis mouillée comme une éponge ! Si je reste comme ça, je vais m’enrhumer les pieds ! — Cours ! ça te réchauffera », conseille Françoise. Les fugitifs quittent la berge, s’enfoncent dans la forêt proche où ils espèrent se trouver à l’abri des hommes de Karkass, s’ils tentent de les poursuivre. À peine ont-ils parcouru une vingtaine de mètres, qu’une étrange silhouette surgit devant eux, leur barrant le passage. Ficelle crie : « Robin des Bois ! » L’homme qui vient de surgir ressemble en effet au fameux héros, et l’arbalète qu’il porte à l’épaule pourrait être celle de Guillaume Tell. Il fait un signe rassurant : « Venez ! Ne restez pas ici, les hommes du Premier ministre pourraient vous retrouver. Suivez-moi ! » Ficelle se penche vers l’oreille de Françoise : « Qui est-ce, ce bonhomme ? Il a l’air de savoir que nous sommes poursuivis ? — C’est un Écureuil. Un des partisans qui cherchent à abattre Karkass. Allons avec lui. » Le petit groupe s’engage au pas de gymnastique à travers la forêt, longeant des sentiers, traversant d’invisibles passages au travers des fourrés, contournant des huttes de bûcherons, sautant des ruisseaux. Après dix minutes d’un trajet rapide, les fugitifs s’arrêtent au pied d’un grand épicéa. L’Écureuil met deux doigts dans sa bouche, lance un sifflement aigu. Une échelle de corde apparaît alors devant le nez de Ficelle, tombant du ciel. Ou plus exactement, descendant à travers les branches de l’arbre. En levant les yeux, nos amis découvrent une sorte de cabane nichée dans la frondaison, à cheval sur les plus grosses branches de l’épicéa. Ficelle s’exclame : « Ah ! dites donc, m’sieur l’Écureuil, vous habitez là-haut, comme Tarzan ? — Oui, mademoiselle. C’est là une des cachettes que nous utilisons, pour échapper aux sbires de Karkass. Mais montez donc ! » Poussée par la curiosité et par Françoise qui lui pince les mollets, la grande fille grimpe à l’échelle et arrive au niveau de la cabane, où elle est recueillie par deux autres Écureuils vêtus semblablement au premier. Avec une légère différence toutefois. L’un d’eux porte à son chapeau une plume non pas verte, mais rouge. C’est un grand gaillard souriant, dont les cheveux d’or coulent sur les épaules. Il ouvre largement sa main : « Soyez les bienvenus dans le repaire de Plumerouge, chef des Écureuils ! » Ravie, Ficelle s’exclame : « Ah ! m’sieur Plumerouge, ce que vous en avez, de la chance ! Vivre perché sur un arbre comme un corbeau qui tient un fromage dans son bec, c’est merveilleux ! Je voudrais bien faire le singe comme vous ! » Égayé par ce verbiage, Plumerouge demande à Ficelle de lui présenter ses compagnons. « Ah ! cette brunette-là, c’est Françoise. Du côté du cerveau, elle n’est pas bien brillante, vous savez ! Heureusement que je suis là, moi la grande Ficelle. La grosse ronde joufflue, c’est Boulotte. — Je ne suis pas grosse du tout ! — Non, juste un peu lourde ! — Si j’étais tellement lourde, je n’aurais jamais pu grimper à cette échelle ! — C’est parce qu’elle est solide, ma bonne rondelette. Bon, passons à ce bonhomme qui fume la pipe. C’est Œil de Lynx, le journaliste de France-Flash. Voilà. Maintenant que vous savez qui nous sommes, m’sieur Plumerouge, je vais vous expliquer ce que nous faisons dans ce pays… — Vous essayez de délivrer le prince Népomucène. » Les nouveaux venus arrondissent leurs yeux. Le reporter demande : « Comment diable êtes-vous au courant ? Nous n’avons parlé à personne de cette affaire ! » L’Écureuil ouvre une armoire qui fait partie de l’ameublement sommaire de la cabane. « Regardez ! J’ai ici un radiotéléphone qui me relie avec tous mes hommes placés dans des endroits stratégiques. Ils sont une demi-douzaine postés aux alentours du château, avec des jumelles. D’autres surveillent la vallée, et quelques-uns sont en ville, dissimulés dans des greniers. Nous connaissons vos faits et gestes depuis votre entrée en Synovie. Nous savons que vous aviez repéré les ravisseurs, et que Karkass est allé avec vous perquisitionner dans la ferme du père Isidore. Nous savons également que vous avez rouvert la vieille entrée du souterrain qui mène au château. Bien inutilement, d’ailleurs, puisqu’on peut entrer par la grande porte. Ce que vous avez fait, d’ailleurs, mademoiselle Ficelle. — Ah oui ! J’ai eu l’énorme finesse de me glisser derrière un groupe de touristes. Mais malheureusement, je n’ai pas pu sauver le prince… — Vous méritez quand même des compliments pour avoir essayé de le faire. Mais savez-vous à quel endroit exactement Népomucène est enfermé ? — Dans une chambre… quelque part dans le château. » Françoise intervient pour préciser : « C’est une chambre au premier étage, sur la façade ouest, juste à côté de la fenêtre par où nous avons lancé le buffet. — Bien. Voilà un renseignement qui va nous être utile. » Œil de Lynx demande : « Vous avez donc l’intention de tenter aussi quelque chose ? — Oui. Les Écureuils vont délivrer le prince. — Cela me paraît difficile, maintenant. Les hommes de Karkass vont se tenir sur leurs gardes. Vous comptez passer aussi par le souterrain ? » Plumerouge fait un signe négatif. « Mes observateurs viennent de me signaler que votre trou a été découvert. On ne peut plus entrer dans le souterrain. C’est dommage, d’ailleurs, parce que votre idée n’était pas mauvaise. — Alors, vous allez vous mêler aux touristes, comme Ficelle ? — Impossible. Demain est le jour de fermeture du château. » Œil de Lynx se caresse le menton avec le tuyau de sa pipe. Il hoche la tête. « Alors, je me demande comment vous allez pénétrer dans le château de Mortadelle, à moins de donner l’assaut avec des échelles. — C’est pourtant la seule solution, cher monsieur. — Quoi ? — Oui, nous allons prendre le château d’assaut, comme au Moyen Age ! » * ** Les ombres commencent à envahir les vallées boisées de la Synovie, tandis que le disque orangé du soleil se glisse discrètement derrière le mont des Forestiers. Guidés par un Écureuil, Françoise et Œil de Lynx ont traversé la Calembredaine sur un pont de pierre pour revenir sur la rive gauche. Puis ils ont longé la forêt jusqu’à l’endroit où la 2 CV a été cachée. Le reporter veut en effet se rendre rapidement en ville pour téléphoner à France-Flash les dernières nouvelles concernant le jeune prince. Il laissera même entendre que sa libération interviendra très prochainement, mais sans donner de plus amples détails, pour ne pas trahir le plan de Plumerouge. Boulotte et Ficelle ont préféré rester avec les partisans. La première, parce qu’elle veut connaître le goût d’un cuissot de chevreuil aux herbes sauvages, cuit à la broche sur un feu de bois. La seconde, parce qu’elle souhaite assister aux préparatifs de l’assaut. Elle a étudié dans la classe de Mlle Bigoudi la manière dont on assiégeait les châteaux forts, et elle veut vérifier si son institutrice n’a pas glissé d’erreurs dans sa leçon. Ce que Ficelle découvre lui fait pousser des oh ! et des ah ! de surprise. CHAPITRE XI L’assaut Dans une clairière illuminée par la flamme jaunâtre et fumeuse d’une dizaine de torches, un curieux spectacle se déroule. Des hommes – une centaine peut-être – vêtus comme au temps de Jeanne d’Arc, préparent activement l’attaque du château. Ils apportent des échelles, enroulent des cordes, vérifient leurs arcs et leurs flèches, ou astiquent des épées. Un groupe est en train de remorquer une catapulte de bois. Ficelle, ahurie, s’adresse à Plumerouge qui surveille ces préparatifs. « Mais dites-moi, m’sieur le Grand Écureuil, c’est tout à fait des bonshommes fortement moyenâgeux ! Comment se fait-il que vous n’ayez pas des canons et des avions ? — Parce que nous n’en avons pas les moyens, tout simplement. Tous ces costumes et ce matériel de guerre proviennent du Musée de l’armée synovienne. Oui, nous l’avons vidé complètement. Et maintenant, nous allons nous battre à la manière de nos ancêtres. À défaut d’armes modernes, nous aurons notre courage et notre volonté de vaincre l’affreux Karkass ! D’ailleurs, mademoiselle Ficelle, il ne faudrait pas croire que nous soyons tellement désavantagés. Au contraire. Nous allons attaquer lorsque le jour ne sera pas encore levé, et notre matériel silencieux nous assurera un effet de surprise. Alors que, si nous commencions par tirer des coups de feu, les gardes du château seraient tout de suite réveillés. — Ah ! je comprends ! En somme, vous êtes comme le lion, qui se sert de sa ruse pour vaincre le renard… Heu… je veux dire que c’est le lion qui est rusé, mais que le renard utilise sa force… non, c’est le contraire… attendez… — J’ai très bien compris ! Maintenant que vous avez assisté à nos préparatifs, je vous conseille de remonter dans le perchoir. Oui, c’est comme cela que nous nommons la cabane sur les branches. Il y a un lit de camp où vous pourrez dormir jusqu’à demain. — Oh ! mais vous me réveillerez pour que je puisse assister à la prise de la Bastille ? — Il n’en est pas question ! Je refuse de vous voir courir le moindre danger. Vous avez déjà pris assez de risques en essayant de délivrer le jeune prince, croyez-moi ! Allez, bonne nuit, Ficelle ! Dormez bien. — Heu… bonne nuit, m’sieur l’écureuil rouge ! » À contrecœur, Ficelle fait demi-tour et revient au pied de l’arbre d’où pend l’échelle. Elle murmure : « S’il s’imagine que je vais rester les bras croisés comme à l’école quand Mlle Bigoudi nous parle des adverbes de temps, il se fourre le doigt dans le nez jusqu’à l’œil ! » Boulotte la rejoint, mordant à pleines dents dans un sandwich de son invention, où le jambon est remplacé par une tranche de chevreuil. « Tu montes te coucher, Ficelle ? — Oui. Mais je ne vais pas dormir. J’ai l’intention de me relever pour assister à l’attaque du château. — Pas possible ? Mais ça va être sûrement dangereux ! Tu risques de recevoir une flèche ! — Non, rassure-toi. Je suis tellement mince que je passerai entre les flèches. Allons nous coucher, et faisons semblant de fermer les yeux. » Les deux filles grimpent dans le perchoir, s’allongent sur les lits de camp et ferment les yeux, conformément au plan de l’intrépide Ficelle. Trois minutes plus tard, elles dorment comme des galets. * ** « Vous êtes tous là ? Plume jaune ? — Présent ! — Tes hommes sont prêts ? — Prêts, chef. Nous avons les échelles. — Bien. Et Plumebleue, il est arrivé ? — Je suis là, chef. Avec un bélier, s’il y a une porte à enfoncer. — Parfait ! Approchez-vous du château, et en silence, les amis ! Plumemauve, tu vas essayer l’escalade par la muraille nord. Plumeblanche, par le sud. Si tout va bien, nous nous retrouverons dans la cour du château. Bâillonnez les gardes pour les empêcher de donner l’alarme. L’assaut commence exactement dans cinq minutes. J’imiterai le cri du coucou. » Les partisans de Plumerouge, par petits groupes, encerclent le château de Mortadelle. Ils portent à l’épaule des échelles, des cordes, de longues planches pour franchir les fossés, des frondes ou des arbalètes. Profitant de l’obscurité qui les dissimule, ils se glissent vers la boucle de la Calembredaine qui encercle le monticule où s’élève le château. Une première compagnie est déjà postée pour mettre à l’eau des barques plates. Les Écureuils y prennent place sans faire le moindre bruit, traversent la rivière et débarquent sur l’étroite bande de terre qui court le long des murailles. Bien que la nuit soit fort noire, ce qui favorise l’expédition, les partisans ont eu le temps d’habituer leurs yeux aux ténèbres, et ils parviennent à agir sans anicroche. On entend un coucou chanter trois fois. Alors, les échelles sont dressées contre les courtines3 et l’escalade commence. C’est à peu près à ce moment que commence le cauchemar de Boulotte. Elle s’est goinfrée de chevreuil, nourriture riche, difficile à digérer, à laquelle son estomac n’est pas habitué. Elle rêve qu’un éléphant est en train de se promener sur son estomac. Il piétine la gourmande, la triture, la comprime, l’aplatit. Boulotte tente vainement de se débarrasser de ce poids qui l’étouffé. Elle ouvre la bouche pour chercher de l’air, se met à crier en appelant au secours. Et son cri la réveille. Elle se dresse sur son lit, regarde autour d’elle avec effarement. « Oh ! L’éléphant est parti ? Ah ! que c’est bon, de pouvoir respirer ! — Quel éléphant ? demande la voix de Ficelle. — Celui qui m’aplatissait l’estomac ! » Ficelle hausse les épaules. « Tu ferais mieux de dormir, au lieu de raconter des bêtises ! Tu m’as réveillée, avec tes grands cris !… » La grande fille se rend compte alors, brusquement, qu’elle n’est pas dans un endroit habituel. Les murs qui l’entourent sont en bois, et son lit se balance légèrement, comme s’il se trouvait dans un bateau. Puis elle comprend. « Ah ! ma grosse Boulotte, nous ne sommes pas à la maison ! Nous sommes dans la cabane aérienne, le perchoir des Écureuils !… Mais… mais, sapristi ! Je ne devais pas m’endormir ! Je devais rester éveillée pour aller prendre le château d’assaut ! Ah ! pourvu que je n’arrive pas trop tard ! » En regardant à travers une simple ouverture servant de fenêtre, elle entrevoit, derrière les arbres, une lueur rose qui annonce le lever du soleil. Alors, c’est l’affolement. « Vite, Boulotte, dépêche-toi ! Nous allons rater un événement historique que les élèves de Synovie apprendront à l’école ! — Quel événement ? — La prise du château de Mortadelle par les Écrevisses ! » La grande étourdie est déjà en train de dégringoler l’échelle de corde. Boulotte crie : « Hé ! Attends-moi ! On ne va pas aller là-bas le ventre creux, tout de même ! Il faut prendre le petit déjeuner… » Mais Ficelle est déjà en route vers les combats et la gloire. Boulotte soupire, trouve dans l’armoire une boule de seigle, un saucisson fumé et quelques pommes. Munie de ces provisions, elle quitte la cabane perchée, et d’un pas tranquille s’en va faire la guerre. * ** Pan ! Pan ! Pan ! font les fusils des gardes. Bzzz… bzzz… font les flèches des Écureuils. Malgré leur ruse, les partisans n’ont pu se montrer aussi efficaces qu’ils l’espéraient. La première partie de l’opération s’est faite en silence, sans doute, mais lorsqu’il a fallu défoncer une porte pour pénétrer dans le donjon, les gardes ont fini par se rendre compte qu’il se passait quelque chose d’anormal, et ils se sont mis à tirer des coups de feu. Postées sur une pente boisée qui domine le château, Boulotte et Ficelle assistent de loin à la bataille. La grande fille pince le bras de Boulotte en criant : « Regarde, regarde ! Il y en a qui grimpent encore aux échelles ! Ah ! ils démolissent la porte du donjon ! Oh ! tu as vu ? Un des gardes a perdu son chapeau ! Il se baisse pour le ramasser ! Oh ! un Écureuil lui botte le derrière ! Ah ! c’est passionnant ! » Avec la volubilité d’un reporter commentant un match de rugby, Ficelle explique à Boulotte tout ce qui se déroule devant leur nez. La gourmande finit par être agacée : « Bon, ça va ! Je le vois bien, qu’ils entrent dans le donjon ! Tu n’as pas besoin de me le répéter dix fois, Ficelle ! — Oh ! si ça ne t’intéresse pas, il faut le dire tout de suite ! Tu n’as qu’à retourner au campement faire bouillir ta soupe. Moi, je vais là-bas pour donner un coup de main habile aux Écureuils. — Mais tu vas te faire tuer ! — Pas du tout ! Je vais m’approcher tout près, en restant à une bonne distance ! — Moi aussi, je veux voir. Et après la victoire des Écureuils, il y aura sûrement un grand repas pour fêter ça ! » Les deux guerrières montent sur une des barques amenées par les Écureuils, s’emparent des rames et commencent à s’asperger copieusement. La barque tourne en rond pendant un moment, puis les rameuses adoptent par hasard la bonne cadence, et elles réussissent à traverser le cours d’eau. Ficelle mouille une de ses précieuses chaussettes en débarquant, mais elle ne s’en rend même pas compte, tant elle est heureuse d’avoir réussi cette grande opération stratégique. Puis elle grimpe à l’une des échelles appuyées contre la courtine. « Viens, Boulotte ! Dépêche-toi ! Prenons ce château fort d’assaut, comme Jeanne d’Arc au siège de La Rochelle ! » Nos intrépides combattantes parviennent en haut de l’échelle, jettent un coup d’œil dans une embrasure4 De là, elles découvrent l’ensemble de la cour, qui est maintenant à peu près vide. On n’y trouve que des armes jonchant le sol, ou quelques blessés qui se tâtent pour vérifier s’ils sont encore entiers. Les gardes se sont retranchés dans le donjon, une grosse tour dont les Écureuils viennent d’enfoncer la porte. Il y a dans ce donjon un escalier qui descend vers le premier étage. C’est par là que Plumerouge espère passer pour se rendre jusqu’à la chambre où Népomucène est enfermé. Ficelle se glisse dans l’embrasure, saute dans la cour et annonce à Boulotte : « Victoire, ma grosse bombarde ! Nous sommes dans la place, comme le chevalier Bayard au siège d’Alésia ! — Ce n’était pas plutôt Vercingétorix ? — Aucune importance ! Si tu crois que j’ai le temps de vérifier ce que nous raconte Mlle Bigoudi ! J’ai d’autres choses énormes à faire. Je vais appliquer maintenant mon fameux plan numéro quarante douze ! Je vais abaisser le pont-levis ! — Abaisser le pont-levis ? Mais pourquoi faire ? — Pour que les renforts puissent arriver ! — Quels renforts ? » Ficelle hausse les épaules. « Ma pauvre Boulotte, tu ne sais donc pas que les renforts arrivent toujours à la fin de la bataille, avec la cavalerie et les clairons qui font Taraaaa… tara… tarariii ! — Ah ! oui, tu as raison. Et comment vas-tu faire pour que le pont s’abaisse ? — Je vais me servir de mon bras puissant et de mon cerveau génial ! » Ficelle entraîne son amie vers le portail monumental qui est présentement fermé par le pont dressé à la verticale. Autrefois, on manœuvrait ce genre d’ouvrage au moyen de cordes qui s’enroulaient sur des treuils actionnés à la main. Ficelle cherche vainement ces objets mécaniques. « C’est bizarre… Comment font-ils pour faire bouger ce machin ? Ah ! j’ai trouvé ! Regarde, Boulotte, c’est là… » Ficelle pointe son index vers un petit tableau électrique muni de boutons marqués Haut et Bas. Elle appuie sur le bouton inférieur. Il se produit un ronronnement de moteur électrique, et le pont s’abaisse doucement, démasquant l’entrée du château. « Ouaaais ! Ça y est, j’ai réussi ! Les renforts vont pouvoir entrer pour apporter une aide précieuse aux Écureuils ! » Et la grande fille n’est nullement surprise lorsqu’elle voit déboucher trois grosses voitures qui arrivent à toute vitesse, franchissent le tablier du pont et stoppent au centre de la cour. Remplie d’enthousiasme, Ficelle s’écrie : « Soyez les bienvenus, messieurs les renforts ! » Puis son visage change complètement d’expression. La joie fait place à l’inquiétude, et plus aucun son ne sort de sa bouche ouverte. Car ces renforts, ce sont des policiers conduits par le Premier ministre Karkass, accompagné des affreux Kata et Stroff ! CHAPITRE XII Coup de théâtre « QUE comptez-vous faire, Fantômette ? Attaquer le château avec les Écureuils ? — Non, pas du tout, mon cher Lynx. — Alors, quelle est votre idée ? » Le journaliste et l’aventurière se sont levés au petit jour. Ils ont quitté le camping et descendent maintenant la pente qui mène à la Calembredaine, en se glissant entre les sapins. L’air humide, encore froid, est chargé d’une odeur de résine. Les oiseaux commencent à se raconter des histoires avant de quitter les branches où ils ont passé la nuit. Fantômette explique : « Les Écureuils vont attaquer dans quelques minutes, et tenter d’entrer dans le donjon pour aller jusqu’à la chambre du prince. Nous, pendant ce temps-là, nous allons contourner le château avec une barque, et essayer de repasser par la fenêtre. — Là où nous avons balancé le buffet dans l’eau ? — Oui. Pendant que les gardes seront occupés sur le devant du château, nous serons bien tranquilles à l’arrière. — Mais il y a le courant. Nous ne pourrons pas rester sur place… — Il le faudra bien, pourtant. Le temps que je monte jusqu’à la fenêtre… — Ah ! et vous avez une barque ? — J’en ai parlé hier soir à Plumeverte ou bleue, je ne sais plus. En principe, il nous a préparé quelque chose. — Très bien ! Allons voir cela… » Nos deux amis descendent jusqu’au fond de la vallée, en contournant la boucle de la rivière, et ils se retrouvent près de la façade arrière du château de Mortadelle. À cet endroit, la berge est enfouie sous de hautes gerbes de roseaux, et Fantômette a quelque peine à découvrir la barque plate cachée par l’Écureuil qui se nommait finalement Plumerose. Une échelle est allongée dans le fond de l’embarcation, accompagnée d’une hache. Œil de Lynx monte à bord, enfonce sa casquette et empoigne les avirons. Comme il tourne le dos au sens de la marche, Fantômette se met à l’avant pour lui donner des indications sur le cap à suivre. « Remontez un peu le courant, Œil… Ramez plus fort du côté gauche… bien-Attention, il y a une souche d’arbre par le travers… Ça va, nous l’avons passée… Longez la rive, maintenant… Nous approchons… Nous sommes presque sous la fenêtre… Je vais dresser l’échelle… — Je vous donne un coup de main, Fantômette. — Non, non ! Maintenez la barque face au courant ! Vos deux bras ne seront pas de trop ! » Nos navigateurs ont traversé la Calembredaine, et maintenant le journaliste met en action toute la force de ses biceps pour ramer contre le courant qui cherche à entraîner la barque. Fantômette a glissé la hache à sa ceinture. Elle soulève l’échelle, l’appuie contre la muraille juste sous la fenêtre qui avait servi à l’évasion. Puis elle commence à grimper les barreaux, tandis qu’Œil de Lynx rame comme un galérien pour maintenir l’embarcation immobile. Mais il commence à faiblir, et l’échelle s’incline peu à peu sur le côté, avant que Fantômette n’ait achevé son escalade. Elle crie : « Ramez ! Plus vite, plus vite ! » Patatras ! L’échelle dégringole sur la barque, assommant à moitié le reporter. La casquette lui évite cependant d’avoir le crâne ouvert. À la dernière seconde, Fantômette a lancé un bras vers le haut, réussissant à s’agripper au rebord de la fenêtre. En s’aidant avec la pointe des pieds qu’elle incruste entre les pierres, elle réussit tout de même à monter jusque sur le rebord et à s’y tenir en équilibre, comme un chat. Elle tire la hache de sa ceinture, brise un carreau, passe la main par l’ouverture et tourne l’espagnolette. Le bruit qu’elle a fait en brisant le verre ne risque pas d’être entendu : la pétarade des armes à feu vient d’éclater de l’autre côté du château, accompagnée de cris, de cavalcades et de cliquetis d’épées. Personne ne se soucie de Fantômette, assurément. Elle saute donc tranquillement à l’intérieur de la pièce d’où le buffet avait été retiré, indique d’un signe que tout va bien, puis s’en va dans le couloir. Elle se penche sur la serrure de la pièce voisine pour regarder à travers le trou, aperçoit Népomucène en train de tirer les oreilles de son ours en peluche. « Ouf ! Il est encore là… C’est une chance ! » En quelques coups de hache, elle fait sauter la serrure, ouvre la porte et entre. Le jeune prince reconnaît la justicière masquée. Il fait un grand sourire, pointe son petit index vers Fantômette et demande : « Tu me racontes une histoire ? — Pas maintenant. Tout à l’heure. — Bon. Garde Kiki ! Il est beau, mon Kiki ! — Oui, je regarde ton Kiki. Il est très joli. Tu vas l’emmener avec toi, et nous allons retrouver ton papa et ta maman. Tu veux bien ? — Oh ! Oui ! » Fantômette prend le jeune prince par la main, l’entraîne au long du couloir vers l’escalier menant au niveau supérieur qui correspond à la cour. Népomucène la suit en expliquant que Kiki a commandé au père Noël un chapeau bleu et des bottes blanches. Deux minutes plus tard, Fantômette et le petit prince parviennent dans la cour, à l’instant même où Karkass, Kata et Stroff font leur apparition. La jeune justicière se sent soudainement envahie par un sentiment de lassitude : « Ah ! non, ça marchait trop bien ! Il faut qu’ils viennent s’en mêler, ces affreux-là ? Quel est donc le triple crétin qui a abaissé le pont-levis ? » Alors, une petite voix se fait entendre et Fantômette aperçoit une mince silhouette qui tente de se dissimuler derrière une colonne de pierre. C’est Ficelle qui bredouille timidement : « Je… j’ai baissé le pont-levis, parce que je croyais que les renforts allaient arriver…mais je n’aurais peut-être pas dû ? — Non ! Non, en effet. Comme ânerie, on peut dire que c’est réussi ! » Pendant ce court dialogue, le Premier ministre et ses adjoints se sont rapprochés. Karkass ricane : « Revoici donc notre chère aventurière masquée ? Je croyais vous avoir conseillé de quitter le territoire de la Synovie ! Enfin, je vous pardonne, puisque vous avez retrouvé le prince Népomucène, que des malfaiteurs avaient enlevé. » Fantômette éclate : « Espèce de triple hypocrite ! C’est vous qui l’avez enlevé ! Vous le savez aussi bien que moi ! Vous cherchez à faire pression sur le prince Signal Ier pour qu’il abandonne le trône ! » Karkass prend un air pincé et réplique sèchement. « Vous n’êtes pas en âge de vous mêler de politique ! Lâchez la main de ce mioche et allez vous mettre contre ce mur, là-bas. Tout ce que vous méritez, c’est d’être fusillée sans jugement ! » Fantômette ne répond pas. Elle recule de trois pas, pousse le prince vers les bras de Ficelle qui contemple la scène avec ahurissement, puis elle se baisse, ramasse vivement une épée abandonnée par un Écureuil, et fait face à Karkass. Le Premier ministre se met à rire. « Ha, ha ! Un duel ? Vous me proposez un duel ? — Pourquoi pas ? Si vous avez l’intention de me faire fusiller par vos sbires, autant que je me défende ! — Tiens, tiens… Et courageuse, avec ça ! Vous commencez à m’intéresser beaucoup, chère Fantômette… Oui, oui. L’idée d’un duel à l’épée n’est pas pour me déplaire. Savez-vous qu’à l’université de Bravibravo, où l’on pratiquait l’escrime, j’ai remporté trois années consécutives le Grand Fleuret d’Or ? Je me flatte d’être la meilleure lame de cette principauté, mademoiselle ! — Tant mieux pour vous ! — Et je vais vous découper en tranches fines… — Essayez donc ! » Karkass fait signe à Kata de lui apporter une épée, puis les deux adversaires se font face, se saluent réglementairement, se mettent en garde et croisent le fer. Dans la cour, le silence s’établit. Les coups de feu ont cessé, faute de cartouches, et des visages de gardes ou d’Écureuils apparaissent peu à peu aux fenêtres, aux créneaux. Plumerouge, qui n’a évidemment pu trouver le jeune prince, vient de ressortir du donjon et il s’approche pour voir le duel. Boulotte, Ficelle et le petit prince quittent l’abri que leur offraient les colonnes pour assister également au spectacle. Ficelle se penche vers la gourmande et murmure : « C’est extraordinaire, que Fantômette soit ici ! Je ne me doutais pas qu’elle combattait Karkass, comme nous ! C’est une nouvelle super-surprenante, qui me plonge dans un gouffre de joie. » Elle soupire : « Je suis joyeuse, mais pleine d’une grande tristesse… — Pourquoi ? — Parce que Fantômette m’a passé un savon ! Elle a dit que j’avais fait une ânerie en baissant le pont-levis. C’est vexant, tout de même ! Il faudrait peut-être que je le remonte, maintenant, pour réparer cette erreur ? » Mais l’étourdie renonce finalement à ce projet, tant le spectacle qui se déroule sous ses yeux est fascinant. Les deux escrimeurs, tout en se battant avec énergie, échangent des propos aussi piquants que la pointe de leur arme. Confiant en son expérience, Karkass affirme : « Tu vas regretter de m’avoir défié, Fantômette ! Tu as eu tort de t’attaquer à un champion de la lame ! Dans moins de trois minutes, tu seras trouée comme une raquette de tennis ! — Ne vous inquiétez pas pour moi, grand vilain. Dans trois minutes, c’est vous qui ressemblerez à une écumoire ! — Jeune présomptueuse ! Tu as encore beaucoup à apprendre. Malheureusement, tu n’en auras pas le temps… Tant pis pour toi. Je vais te porter ce que l’on appelle une botte imparable. Un coup qui m’a été enseigné par le champion Sebastiani. La parade n’existe pas, chère Fantômette, je te le signale tout de suite… — Bon, bon. Portez-la donc, votre botte secrète, au lieu de bavarder… » Les Écureuils, mêlés aux gardes, ont fini par former un cercle autour des duellistes. Kata et Stroff, ainsi que les policiers, suivent avec attention les phases du combat, encourageant Karkass : « Bravo, monsieur le Premier ministre ! Beau coup droit ! Ah ! belle parade de tierce ! Allez-y, embrochez-la ! » Tandis que Plumerouge, verte, bleue, etc., prennent le parti de Fantômette : « Vas-y, Fantômette, découpe-le en rondelles ! » Karkass rompt de trois pas, puis annonce théâtralement : « Ma botte secrète ! » Il se lance en avant, plie les genoux, feinte, balaie l’air d’un moulinet, puis porte un coup en plein vers le cœur de Fantômette ! Un froissement d’étoffe déchirée, un cri ! Ce cri, c’est Karkass qui l’a poussé. L’épée de Fantômette vient de lui traverser le bras droit. Il recule en faisant la grimace, et grogne : « Ah ! la sale petite peste ! Je vais t’apprendre, moi ! » Fantômette a un petit rire : « Vous allez m’apprendre quoi, cher monsieur ? La fameuse botte secrète de Sebastiani ? Mais je la connaissais déjà depuis longtemps ! — Impossible ! — Mais si ! C’est moi qui la lui ai apprise. » Vexé autant que furieux, le Premier ministre se jette littéralement sur sa frêle adversaire. Mais sa force ne peut lui servir contre la légèreté et la souplesse de la justicière. Et puis, il commence à se fatiguer. Il rompt d’un pas, de deux, de trois. Il recule nettement alors que Fantômette ne cesse d’avancer, l’asticotant avec sa pointe. Finalement il s’arrête, adossé contre la muraille. D’un rapide revers, l’aventurière bat son épée, la lie, la lui arrache de la main. L’arme voltige à dix pas ! Karkass voit la pointe de l’escrimeuse se rapprocher de sa gorge. Blême, le visage couvert de sueur, il gémit : « Non, non ! Ne me tuez pas ! Je vous en prie ! Ça me porterait malheur ! » Fantômette hausse les épaules. « Ce n’est pas à moi de vous punir. Vous ne valez même pas la peine qu’on s’occupe de vous… » Elle jette son épée, lui tourne le dos et s’éloigne. Alors, le Premier ministre se met à hurler : « Kata ! Stroff ! Tirez-lui dessus, vite ! » CHAPITRE XIII Triomphal Lorsque, bien des années plus tard, il arrivait à Fantômette de se remémorer cet épisode de sa vie, elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver un frisson rétrospectif. Elle se rappelait que ce duel s’était terminé par sa victoire, et que logiquement Karkass aurait dû s’avouer vaincu, et quitter les lieux du combat en baissant la tête. Ou du moins, en reconnaissant sa défaite. Mais non, il avait traîtreusement profité de la présence de ses deux sbires pour tenter une vengeance immédiate. Kata et Stroff, toujours armés, n’attendaient qu’un mot pour faire feu sur l’aventurière. Déjà ils plongeaient la main dans leur poche pour en sortir des pistolets. C’est alors que… Mais laissons plutôt la parole à Ficelle, qui continue de commenter les événements pour le bénéfice de Boulotte (laquelle n’écoute d’ailleurs pas) : « Ah ! Boulotte ! Ils vont tuer Fantômette ! C’est affreux ! C’est aussi horrible que Mlle Bigoudi, quand elle me donne quarante temps de verbe à copier ! Oh ! tu as vu, là-bas ? Mais qu’est-ce que c’est, ces machins verts ? Des tanks ? Des chars ? Ah ! ils passent le pont ! Ils entrent ! Oh ! mais qu’est-ce que je vois ? On dirait le prince Signal ! » C’est le prince Signal, debout, le buste hors de la tourelle d’un blindé dont le canon est pointé vers Karkass. Derrière, d’autres chars arrivent en grondant : toute l’armée de Synovie ! Ficelle triture le bras de Boulotte en lui criant dans les oreilles : « Ah ! je te l’avais bien dit, que les renforts allaient arriver ! Voici l’armée princière qui vient sauver Fantômette à la dernière seconde ! Comme dans les feuilletons de la télé ! Ah ! quand je raconterai ça aux copines elles ne me croiront pas, même si je leur donne un sac de billes ! » Le prince Signal est dans le premier char, et son épouse la princesse dans le second. À peine se trouve-t-elle dans la cour, qu’elle aperçoit le jeune Népomucène, que Ficelle tient toujours par la main. La souveraine saute à terre, court vers son jeune fils, le saisit et le couvre de mille baisers. Ficelle approuve d’un signe de tête : « Ah ! je suis bien contente que vous ayez retrouvé Népomucène et son ours Kiki, grâce à la grande Ficelle ! » La princesse a entendu les paroles de la grande fille. Elle demande : « La grande Ficelle ? Que dites-vous ? Qui est donc cette Ficelle qui m’a rendu mon fils ? » Gonflée de son importance, Ficelle avance une jambe terminée par un pied d’une vaste surface, et déclare : « La personne de qualité, grâce à laquelle vous avez récupéré votre honorable fils princier, n’est autre que la magnifique fille ici présente, qui est moi ! » La princesse Signalia comprend que Ficelle a participé à la délivrance du jeune Népomucène. Elle la serre dans ses bras, dépose un baiser sur son front et dit : « Je ne sais pas comment vous avez fait, mais je ne vous oublierai jamais ! » Fière et confuse, Ficelle rougit comme une fraise. Ah ! elles vont devenir vertes comme des concombres, ses copines, quand elle va leur expliquer qu’elle a été embrassée par une authentique princesse de contes de fées ! Mais les événements se précipitent. Les soldats s’emparent de Karkass et de ses complices, pendant que les Écureuils jettent leurs chapeaux en l’air et crient : « Vive Signal Ier ! Vive le prince ! Vive la princesse ! » Juché sur le troisième char de la colonne, un homme coiffé d’une casquette à carreaux prend des photos de cette scène historique. Ficelle l’aperçoit et s’exclame : « Oh ! m’sieur Œil de Lynx, est-ce que vous m’avez photographiée pendant que la princesse m’embrassait ? Il faudra que mon portrait paraisse à la première page de France-Flash. Comme titre, il faudra écrire : « L’insipide Ficelle prend d’assaut le château de Haridelle… heu… — Mortadelle, souffle Boulotte. — … de Mortadelle, et délivre le jeune prince Népomucène, malgré les flèches, les balles et les bombes qui farcissaient l’air ! » Karkass, Kata et Stroff sont emmenés hors du château. Le prince assiste à ce départ en disant à Plumerouge : « Vous et vos hommes allez maintenant pouvoir sortir de la clandestinité… et ne plus voler de légumes ! Je vous remercie de m’avoir aidé à chasser cet abominable Premier ministre qui avait abusé de ma confiance. Je vous garantis qu’il ne reviendra jamais au pouvoir. Et merci aussi de m’avoir rendu mon fils ! » Plumerouge s’incline : « Prince, ce n’est pas nous qu’il faut remercier ! — Qui donc alors ? — Fantômette. La jeune justicière masquée. C’est elle qui a délivré le prince Népomucène, et qui a battu Karkass en duel. — Alors, je lui dois une profonde reconnaissance. Mais où se trouve-t-elle ? » Le prince Signal regarde autour de lui. Il y a là ses soldats, la princesse, le petit prince, Boulotte, Ficelle et Œil de Lynx. C’est tout. Ayant accompli ce qu’elle avait à faire, Fantômette s’en est allée. « Il faudra la retrouver, Plumerouge. Je tiens à la remercier personnellement ! Nous allons organiser une grande soirée en son honneur, avec un bal. Je lui remettrai la Grande Médaille de platine du Haut mérite synovien. Avez-vous une idée de l’endroit où elle est allée, Plumerouge ? — Oui, prince, je sais où la rencontrer. — Alors, je vous prie de lui transmettre mon invitation. Et je veux que tous les Écureuils soient au bal également. » Le prince Signal se tourne vers Boulotte et Ficelle : « Je compte aussi sur votre présence, mesdemoiselles… » Ficelle redevient aussi rouge que la fraise citée précédemment. Pour remercier le prince, elle lui dédie une révérence superbe, comme la font les marquises qu’on voit au cinéma. Malheureusement, les courbettes sont peu familières à la grande fille, et elle se mélange les pieds avant de tomber à la renverse. Le prince se précipite pour l’aider à se relever. « J’espère que vous ne vous êtes pas fait mal, mademoiselle ? — Oh ! non, Votre Principauté. Je suis simplement tombée sur ma grande confusion ! Mais il ne faut pas que Votre Altitude s’inquiète : avant d’aller au bal de Votre Sérénité, je vais m’entraîner à faire la révérence comme une vraie marquise de duchesse ! » Œil de Lynx ramène Ficelle et Boulotte au campement dans sa 2 CV. La première personne qu’ils aperçoivent alors est Françoise, se balançant dans un hamac accroché entre deux arbres. Ficelle rugit : « Oh ! la multiple balourde que tu es ! Tu ne sais pas ce que tu viens de rater ! J’ai pris d’assaut le château de Marmelade… — Mortadelle. — … et j’ai capturé Karkass avec toute sa bande de sacripants ! J’ai même eu droit aux félicitations de Signal et Signalia ! Et je suis invitée au bal gigantesque de la cour ! Voilà ! Si tu avais été là, au lieu de ronfler dans ton hamac, tu aurais assisté à ces événements fortement historiques ! — Tant pis… tant pis… — Et tu ne sais pas le plus beau, le plus fantastique ? — Non », fait la brunette en bâillant. Ficelle pose une main sur sa hanche, avance un pied (le droit) en avant, et déclare, comme une tragédienne de la Comédie Française : « Fantômette était là ! Elle m’a un peu aidée à combattre Karkass ! Qu’est-ce que tu dis de ça ? » Françoise bâille de nouveau. « Que veux-tu que je te dise, ma grande ? — Tu pourrais au moins me féliciter ! Tiens, tu ne sais pas, à propos de félicitations ? Fantômette m’a fait de grands compliments parce que j’avais eu l’intelligence de baisser le pont-levis, ce qui a permis aux tanks d’entrer à la dernière seconde ! Ça t’en bouche un coin, hein, espèce de dormiteuse ! » * ** Le bal de la cour fut une réussite complète. Soirée éblouissante, qui eut pour cadre le grand salon du palais de Bravibravo. Ficelle faisait « oh ! » et « ah ! » en admirant tout ce qui l’entourait. Les valets habillés comme au temps des rois, avec les perruques ; les lustres de cristal, le parquet lisse et brillant sur lequel elle aurait bien voulu patiner, l’orchestre qui jouait réellement de la musique au lieu de simplement faire passer un disque, les toilettes élégantes des dames portant des diamants qui imitaient merveilleusement bien le plastique transparent. Pour la circonstance, les trois filles s’étaient vu offrir des robes longues apportées par un courrier spécial, sur l’ordre de la princesse Signalia. Ficelle s’entraîna à faire la révérence, mais au moment de saluer les souverains, l’émotion et le parquet ciré la firent tomber les quatre fers en l’air, ce qui diminua un peu l’élégance du mouvement. Puis ce fut la remise non pas d’une, mais de trois médailles de platine du Haut Mérite. Ficelle fut ravie de recevoir cette distinction, mais trouva surprenant que Françoise ait droit à la même décoration. Elle se pencha vers la brunette et lui dit à l’oreille : « Comment se fait-il que le prince t’ait fait cadeau de cette plaque ? À toi qui es restée tout le temps dans ton hamac, au lieu de te battre contre Karkass ? Ce n’est pas toi qui devais être décorée, c’est Fantômette ! Et je ne la vois même pas, cette pauvre Fantômette ? Ah ! le prince a beau être gentil et sympa, je le trouve drôlement injuste ! C’est comme si on donnait des images aux élèves qui dorment en classe ! Je trouve ça potablement scandaleux ! Si un jour je rencontre de nouveau Fantômette, je lui dirai que tu lui as piqué sa récompense, na ! — D’accord, d’accord. — Et tu verras ce qu’elle te fera ! Elle prendra son épée et elle te coupera le nez en rondelles ! Tu ne l’auras pas volé ! — D’accord, ma grande. En attendant… si tu veux avoir une chance de manger un petit four, il faut te dépêcher d’aller vers le buffet, parce que Boulotte est en train de tout gober ! » Mais la grande fille se soucie peu des friandises. Le jeune prince Népomucène lui apporte son ourson et demande : « Dis, tu veux bien raconter une histoire à mon Kiki ? — Oui. Jeune Altitude, je vais vous raconter une histoire. Un conte de fées, par exemple ? — Oh ! voui ! — Alors, écoute-moi bien. Il était une fois une grande et belle jeune fille, qui avait de jolis yeux et de beaux grands pieds, et qui s’appelait Ficelle… » 1 À la suite de récents bouleversements politiques, la Synovie a changé de nom. De sorte qu’il n’est plus possible de trouver cet État sur une carte géographique. 2 Ou dans l’attitude martiale de César annonçant qu’il va envahir la Gaule. 3 « Je suis une grande châteaufortiste, et je peux vous expliquer que les courtines, ce sont les grands pans de murs qui s’étalent entre deux tours. » (Note de ficelle inscrite sur son cahier de mathématiques). 4 « Dans le haut des châteaux, il y a des créneaux. Vous savez, ce sont des machins avec des bosses et des creux. Les trous, ce sont les embrasures, et les bosses, des merlons. » (Note de ficelle inscrite sur son cahier de mathématiques).