CHAPITRE PREMIER L'accident DRIIIING! ! ! ... driiiing!!! ... driiiing ! ! !... Fantômette pose sur la table basse le poignard d'acier qu'elle était en train d'astiquer, traverse la salle de séjour, décroche le téléphone. « Allô? J'écoute... » Une voix d'homme, grave et lente, demande : « Suis-je chez Mlle Fantômette? » La jeune aventurière répond : « Oui, c'est bien moi. Comment avez-vous obtenu mori numéro de téléphone? — Oh! Je sais beaucoup de choses, mademoiselle, grâce à mes nombreuses relations. Mais laissons ce détail. J'ai besoin de vous. —Besoin de moiu? Pour quoi faire? Pour une enquête. Quel genre d'enquête? Il m'est difficile de vous expliquer cela par téléphone. Sachez seulement que j'ai besoin de votre aide pour faire cesser les agissements de certains individus qui s'attaquent à mon parti. — Un parti politique? — En effet. — Vous me demandez en somme, de me mêler de politique? — En quelque sorte, mademoiselle. » Fantômette réplique sèchement : « Cela ne m'intéresse pas du tout! — Mais vous serez largement payée. Mon parti est très riche, vous savez. Nous avons les moyens de vous offrir des robes, des chaussures... Tout ce que vous voudrez. Que diriez-vous d'un voyage, par exemple? Tenez, une croisière au Tibet ou en Bolivie? Vous n'avez qu'à choisir! — Je vous répète que cela ne m'intéresse pas, Je ne me mêle pas de politique. — Mais ce n'est pas de la politique! Voyons, vous aurez juste à découvrir certains de nos ennemis... Des traîtres au Parti. Cela devrait vous plaire, non? --- Non, je regrette. Au revoir, monsieur. » Et elle raccroche en haussant les épaules, « J'ai bien assez à faire avec les voleurs ordi-naires. Si en plus je devais m'occuper des hommes politiques, je n'en finirais pas! Allons faire un peu de judo pour nous changer les idées! " Elle se rend dans sa chambre pour quitter son costume d'aventurière. Elle décroche la boucle en forme de F qui maintient sur ses épaules une cape de soie rouge et noire, et troque son justau-corps jaune contre un blouson blanc, assorti de jeans bleus. La prodigieuse aventurière devient alors tout à fait semblable aux autres filles de Framboisy, et celui qui la croiserait dans la rue aurait du mal à deviner qu'il s'agit de la justicière dont le nom suffit à terroriser bandits et criminels! Un quart d'heure plus tard, elle se trouve au Karaté-Club framboisien, vêtue d'un kimono blanc que maintient une ceinture noire. Si elle revêt ainsi le costume des judokas, en revanche elle conserve le masque qui dissimule son visage; « Kiaaaiii!!! » Vigoureusement projeté au-dessus de l'épaule de Fantômette, le japonais décrit une courbe dans l'espace et retombe sur l'épais tapis —- le tat ami — avec un claquement sec. Il se relève en un éclair, face à sa jeune adversaire qui l'empoigne par la manche, lui lance un croche-pied. Voilà de nouveau le Japonais sur le sol. Il fait un signé d'approbation. « Très bien! Votre troisième de jambe est parfait. — C'est ma projection préférée, maître. — Je sais. Votre sixième d'épaule n'est pas mal non plus. " Deux fois par semaine, Fantômette vient passer une matinée au club, où le maître Okayama l'aide à perfectionner son style. Elle pratique l'art du kung fu et du jiu-jitsu, donne des coups, en reçoit ou en esquive, porte des clefs au bras, au cou, aux jambes de son adversaire, l'immobi-lise ou le projette sur le sol. Okayama annonce ; « Randori! » Le randori est un exercice non dépourvu d'une certaine élégance. Les deux adversâires enchaînent les figures, d'une manière continue, Fantômette fait tomber le maître, puis c'est lui qui la projette au sol, et de nouveau la justicière le fait basculer sur son épaule. Et ainsi de suite... Chaque fois, les deux judokas se relèvent en souplesse, comme s'ils dansaient un étrange bal-let sans musique. Quelques minutes plus tard, Okayama se relève une dernière fois, s'incline cérémonieusement tandis que Fantômette fait de même, la séance est terminée. La jeune aventurière se rend aux vestiaires pour dénouer sa ceinture noire et prendre une douche. Elle sort du club, longe le boulevard Léon-Napo, traverse la place Marc-Decafay, arrive dans la rue des Roses. Au numéro 13, il y a une villa en forme de soucoupe volante. Notre amie ne se donne pas la peine de passer par la porte de la clôture : elle saute l'obstacle d'un léger bond. Puis elle escalade les marches du perron, lance un Sifflement strident. Un mécanisme ouvre automatiquement la porte d'entrée. Fantômette se rend dans sa chambre pour revêtir ce costume d'aventurière qui est le seul dans lequel elle se sente vraiment à l'aise. Elle boucle une ceinture dans laquelle elle glisse son poignard florentin, accroche la cape de soie sur ses épaules. C'est alors qu'un violent coup de frein se produit dans la rue des Roses, suivi d'un grand cri de douleur. « Mille pompons! Quelqu'un vient de se faire écraser! » Elle sort du pavillon à la vitesse d'un obus, court vers la clôture qu'elle saute une nouvelle fois et découvre le spectacle terrible de l'accident. Une voiture verte a stoppé au milieu de la rue, un peu de travers. A quelques mètres de là, un homme est étendu sur le dos, inanimé. Il est jeune, assez maigre. Ses cheveux noirs lui cachent à demi le visage. Il porte un blouson de cuir. Le chauffeur de la voiture, un gros homme au visage congestionné, s'est approché de l'accidenté, mais il ne semble savoir que faire pour lui porter secours. Fantômette accourt, se penche sur le jeune homme, palpe sa poitrine pour vérifier si le cœur bat. « Qui, il est vivant. Simplement évanoui... » Alors, le jeune homme ouvre les yeux, soulève ses bras, porte ses mains vers les poignets de Fantômette et les serre brusquement. A la même seconde, un voile sombre s'abat sur les yeux de l'aventurière, tandis que le faux écrasé crie au conducteur : « Vite, vite! Dans la voiture! Voilà du monde qui arrive! » La justicière essaie de se débattre, mais elle sent qu'on l'enserre au moyen d'une corde ou d'une courroie. Elle est emportée jusqu'à la voiture. Les portières se referment, le moteur ronfle, le véhicule démarre à toute allure sous les yeux effarés de deux filles qui viennent de déboucher dans la rue des Roses. L'une d'elles, une grande blonde aux cheveux filasse, s'écrie ; « Mais... mais... ma parole, c'est Fantômette qu'on enlève! » CHAPITRE II Précieux tatouages BON. Qu'est-ce que je dessine, alors? — Un clown. Avec un chapeau pointu et un nez rouge. — C'est pas facile, ça... Tu ne voudrais pas plutôt un légume? Un chou-fleur, une citrouille... Ou des pommes? Non. Non, Boulotte. C'est un clown que je veux. Tiens, tu as un modèle accroché à mon mur. Tu n'as qu'à le copier. — D'accord! » -a • Assise sur un tabouret, la grande Ficelle tourne son dos nu vers la grosse Boulotte qui tient un marqueur bleu. Boulotte commence à dessiner un cercle sur le dos de son amie. Il va représenter là tête du clown. « Hé! Ne te tortille pas comme ça, Ficelle! — C'est que tu me chatouilles! — J'ai raté mon rond, maintenant! Il va avoir une tête comme un œuf, ce clown. Bon, tant pis. Ses cheveux, je les fais de quelle couleur? — Orange. — Bien. Et sa bouche? — En vert. — Tu crois que ça va faire joli, Ficelle? — Attends... Passe-moi ma petite glace... Elle .doit être par terre, sous le canapé. » Boulotte ramasse l'objet et le tend à Ficelle qui le présente derrière une épaule, en se déman-chant le cou pour essayer de vérifier l'aspect du dessin. « Je ne vois rien du tout!... Ah! si, voilà... Dis donc, il n'est pas très joli, le nez. Et puis tu l'as fait en bleu. — Ça ne va pas? — Non. On sait bien que les clowns ont toujours le nez rouge. — Attends, je vais effacer et repasser du rouge dessus. Et moi, qu'est-ce que tu vas me tatouer, Ficelle? — Quelque chose de joli et d'original. Un crapaud, par exemple? — J'aimerais mieux un machin qui se mange. Un gâteau, tiens. Tu pourrais me dessiner un saint-honoré à la crème? —D'accord. Mais en attendant, dépêche-toi. J'ai envie de voir quelle tête a ce clown. » Ces tatouages-fantaisie, c'est la nouvelle mode à l'école. II ne se passe pas de jour sans qu'un élève ne remonte sa manche pour exercer ses talents artistiques à grand renfort de stylo feutre. Les garçons se tatouent ainsi des ancres marines, des têtes de mort assorties de sabres ou de pisto-lets. Les filles affectionnent plutôt les fleurs, les cœurs ou les papillons. Mlle Bigoudi a déjà sévi à plusieurs reprises contre cette invasion de dessins qui finissent par déteindre sur les manches, mais en vain. Et la veille, le jeune Guy Mauve a fièrement exhibé sa poitrine où l'on peut admirer un défilé de blindés passant sous l'Arc de Triomphe! En tirant fortement la langue pour s'aider, Boulotte termine son clown. Ficelle se poste devant une armoire à glace en lui tournant le dos, afin de contempler le chef-d'œuvre de Boulotte. Elle fait la moue. « Il n'est pas terrible, hein? Enfin, ça ira. A moi, maintenant. » La gourmande prend place à son tour sur le tabouret, et Ficelle la gratifie d'un magnifique étalage de pâtisseries variées. Boulotte regarde et s'estime satisfaite, regrettant seulement que ces bonnes choses ne soient pas comestibles. Ficelle déclare alors : « On va aller faire voir nos tatouages à Fran- çoise. Elle va en exploser de jalousie! — Tu crois qu'elle te demandera de lui en faire un? — Sûrement. Je sais déjà ce que je vais lui dessiner. Une œuvre gracieuse et délicate : un hip-popotame en train d'avaler une enclume. » Tout en échangeant ces propos follement pas-sionnants, les deux amies parviennent dans la rue des Roses. Elles parcourent une centaine de mètres, quand soudain une voiture qui arrivait à toute vitesse donne un violent coup de frein, stoppant au beau milieu de la chaussée. La portière s'ouvre et deux hommes descendent vivement. L'un d'eux pousse un grand cri puis s'allonge sur le sol. Les deux filles se plantent, surprises par l'étrangeté de la scène. Ficelle bredouille : « Mais... que se passe-t-il donc?... Pourquoi se couche-t-il dans la rue, ce monsieur? Il est malade? » Elle n'a pas le temps de trouver une explication. Une sorte de lutin jaune, rouge et noir vient de jaillir d'un jardin en sautant la clôture. Il se précipite vers l'homme couché. Alors, ce dernier agrippe le lutin en question, pendant que l'autre homme lui enfonce un sac de toile sur la tête. Puis tous deux entraînent leur victime dans la voiture et démarrent. Ficelle s'est exclamée : « Mais... C'est Fantômette qu'on enlève! Que faisait-elle donc chez Françoise? » La voiture passe en ronflant près des deux filles. et Ficelle a alors un réflexe véritablement génial, chose qui ne lui arrive que rarement. Elle fixe son regard sur la plaque arrière d'immatri-culation, déchiffre à voix haute : « 3141 AZ 35... Vite, je note! » Elle prend un marqueur, relève sa manche gauche et écrit le numéro sur sa peau, en indi-quant la couleur de la voiture : verte. « Et voilà! Comme ça, on pourra retrouver les enleveurs de Fantômette. — Que faisons-nous, maintenant? Nous préve-nons la police? — Non, Boulotte. On va alerter Œil de Lynx. Ce sera beaucoup mieux. — Pourquoi? — Parce qu'il est journaliste, et qu'il écrira dans France-Flash un formidable article sur moi. Il mettra « Ficelle a été la témouine de l'enlèvement de Fantômette! ». Et du jour au lendemain, je serai aussi célèbre que la poudre à récurer Grisou! » Boulotte désigne le pavillon en forme de soucoupe volante : « Si on téléphonait chez Françoise? On lui demanderait aussi ce que Fantômette faisait chez elle? — Bien sûr. C'est justement ce que j'allais proposer. » Elles courent vers le N° 13, appuient sur le bou-ton du carillon. On entend « ding-dong » mais pas de réponse. Ficelle sonne encore deux ou trois fois, puis pousse le portail qui s'ouvre. La grande fille crie : « Tu es là, Françoise? C'est moi, la géniale Ficelle l » Les deux filles constatent que la porte, en haut du perron, n'est pas fermée. Elles pénètrent dans le vestibule, en continuant d'appeler leur amie. Mais Françoise ne répond toujours pas. « Elle a dû sortir pour faire une course. — A moins qu'elle ne soit allée au self. C'est bientôt l'heure du déjeuner. » C'est évidemment Boulotte qui vient de faire cette supposition. Mais Ficelle ne se soucie pas de son estomac. Elle ne pense qu'au mirifique article que le journaliste va écrire sur elle. Je vais toujours téléphoner à France-Flash, C'est une urgence grosse comme un porte-avion! » Il y a trois choses que Ficelle connaît par cœur. La date de la bataille de Tolbiac (496), le nombre de dents de son peigne (23) et le numéro de télé- phone de France-Flash (033 84 00). Elle appelle donc le journal, écoute. Lorsque la standardiste lui répond, Ficelle annonce : « L'illustre Ficelle est en train d'utiliser ce téléphone pour vous dire des choses formidablement importantes. Je voudrais parler à M. Œil de Lynx. — Ne quittez pas, je vous le passe... » Ficelle regarde Boulotte avec un grand air de supériorité. Elle, la grande Ficelle, va avoir l'incomparable honneur d'annoncer la prodigieuse nouvelle au journaliste. Il sera le premier informé! Et grâce à qui? Grâce à l'incomparable Ficelle! Dans l'écouteur, on perçoit une tonalité entrecoupée de silences : tuuu-tuuu-tuuu... Au bout d'un moment, la standardiste déclare : « Ça ne répond pas. Il ne doit pas être dans son bureau. — Ah? Bon, tant pis, je rappellerai. Merci, mademoiselle. » Boulotte hoche la tête en regardant sa montre. « A cette heure-ci, il est allé déjeuner. Nous ferions bien d'en faire autant! J'ai l'estomac dans les semelles. » Très déçue, Ficelle a raccroché. Elle grogne : « Il ne peut pas être là quand on a besoin de lui, ce patateux! Ah! c'est bien la peine que je lui apporte une nouvelle fraîche toute cuite! Tant pis pour lui, après tout. Il apprendra l'enlè- vement de Fantômette en lisant les autres jour-naux, na! » Boulotte, qui furète dans les coins, découvre | sur une petite table une boîte de langues de chat. « Je vais en grignoter une, en attendant le repas... " Ficelle s'est assise dans un fauteuil gonflable pour réfléchir. Si elle ne peut pas contacter Œil de Lynx, comment va-t-elle profiter de l'extraor-dinaire secret qu'elle détient? Plus le temps passe, et plus quelqu'un d'autre risque d'apprendre la disparition de Fantômette. Et alors, Ficelle sera privée d'une gloire méritée! La sonnerie du téléphone fait brusquement sursauter les deux filles. Ficelle se rue vers l'écouteur et crie « Allô! Allô! ». A l'autre bout du fil, une voix d'homme appelle : « Ici, Œil de Lynx, Ça va? Quoi de neuf, ma petite? » Ficelle se sent brusquement inondée de joie. Elle répond : « Bonjour, m'sieur Œil de Linsque! Ici, ce n'est pas Françoise qui vous parle avec sa bouche, c'est l'admirable Ficelle! — Ah! très bien. Bonjour, Ficelle. Vous allez bien? — Je vais formidablement bien! On vous a dit que je viens d'essayer de vous appeler à France-Flash? — Non. Je ne suis pas au journal, j'appelle d'un café. Je suis en mal de copie en ce moment. Je cherche à écrire un article. Et je passais un coup de fil à Fant... à Françoise pour savoir s'il y avait quelque chose de nouveau. — Elle n'est pas là, Françoise. Mais moi, je suis là, en personne, en chair et en viande! Et je peux vous dire que vous avez une chance énorme. gigantesque, grande comme mes pieds! Il vient de se produire un fait divers abrutissant! — Lequel, Ficelle? — J'ai vu avec mes yeux personnels un enlè- vement véritable, garanti sur facture! Vous ne devinerez jamais que Fantômette vient d'être enlevée! — Quoi! Fantômette a été enlevée? — Oui, mossieur! — Mais par qui? — Par des enleveurs! » Ficelle relate les circonstances, et le journaliste lui dit : « Ne bougez pas, Ficelle, j'arrive tout de suite! » Il saute dans une 2 CV qui était déjà passable-ment vieille au temps du grand-père de Mathusa-lem, se faufile dans les encombrements de la banlieue et parvient au bout de trois quarts d'heure dans la bonne ville de Framboisy. Il s'arrête dans la rue des Roses, où Ficelle et Boulotte l'attendent impatiemment. Fière de son importance, la grande fille répète une nouvelle fois ce qu'elle a dit au téléphone. CEil de Lynx prend des notes. « Vous m'avez précisé qu'il s'agit d'une voiture verte? — Exactement. Couleur de grenouille, si vous préférèz. » Boulotte précise : « Je dirais plutôt entre épinard et laitue. Haricot vert nouveau, à mon avis. — Et personne n'a pensé à relever le numéro, bien sûr? » Là, un air de souveraine supériorité se peint sur le visage de la grande Ficelle qui daigne sourire et laisse tomber ces paroles hautaines : « Permettez-moi de vous contredire, monsieur Œuf de Sphinx. Et laissez-moi vous affirmer que la grande Ficelle est beaucoup plus bête qu'elle n'en a l'air. C'est pourquoi elle a noté futilement le numéro météorologique de la voiture enle-veuse! Voyez... Il est tatoué sur mon bras gauche! — Bravo, Ficelle! Tous mes compliments! C'est vous qui avez eu l'idée de le relever? — Affirmativement! Je suis d'ailleurs pleine d'idées, comme l'estomac de Boulotte est plein de choucroute. Quand elle a mangé de la choucroute, bien sûr. Parce que si c'est le jour de la purée, il est rempli de pommes de terre... » Mais le reporter n'écoute déjà plus le bavar-dage de la grande fille. Il est entré dans le pavillon, a sauté sur le téléphone et composé le numéro du commissaire Maigrelet. « Allô? Commissaire? Mon cher, je suis sur une nouvelle affaire. Oui, je vous tiendrai au courant. Mais en attendant, je voudrais que vous me disiez à qui appartient une voiture verte imma-triculée 3141 AZ 35. — Quelques minutes. Je vous rappelle... » Œil de Lynx bourre une pipe, l'allume. Ficelle et Boulotte viennent d'entrer dans la salle de séjour. Boulotte achève le paquet de langues de chat, et Ficelle demande : « Alors, m'sieur Lynx de mon Œil, vous avez le renseignement? — J'attends la réponse du commissaire... Ah! ce doit être lui. » Le téléphone a de nouveau sonné. Le journaliste écoute, note un nom et une adresse sur son calepin, remercie et raccroche. Ficelle demande anxieusement : « Alors, vous savez? — Oui, Ficelle. Cette voiture appartient au pré- sident d'un parti politique, le Front Indépendant Libre des Organisations Unies. En abrégé : le F.I.L.O.U. » CHAPITRE III Le sac QUAND ON A la tête enfouie sous un sac de toile épaisse, on ne voit pas grand-chose. En fait on ne voit rien du tout. Fantômette n'a donc aucun moyen de connaître le chemin suivi par ses ravisseurs. Tout au plus peut-elle se rendre compte qu'après être sortie de Framboisy la voiture roule de manière régulière. Elle est donc sur quelque route de campagne. C'est là tout ce que l'aventurière peut déduire, dans la situation où elle se trouve. Alors, comme elle est attachée et qu'elle ne peut rien faire d'autre, l'aventurière réfléchit Qui sont ces hommes? Pourquoi l'ont-ils enlevée? Vers quel lieu l'emmènent-ils? Elle a posé ces questions à voix haute, mais sans obtenir de réponse. Les ravisseurs restent muets. Et Fantômette en est réduite à des suppositions. A-t-elle affaire à d'anciens ennemis qui cherchent à se venger? Le Furet? Johnny Bara-tino? Mykonos? Le Masque d'argent? Elle a combattu tant de malfaiteurs que le choix est vaste! Pourtant, elle n'avait encore jamais vu le jeune homme maigre couché sur la chaussée. Donc, il peut s'agir de nouveaux ennemis. Mais lesquels? Après un quart d'heure, elle sent qu'on la détache et qu'on retire le sac qui l'étouffé et l'aveugle. Elle est assise sur la banquette arrière, à côté du jeune homme qui dit d'un ton mena- çant : « Tiens-toi tranquille si tu ne veux pas que je te serre le kiki! » Il se cale dans le coin opposé à Fantômette. Elle sourit. « Justement, j'ai bien l'intention de rester tranquille. J'ai trop envie de savoir où vous m'em-menez. Savez-vous que cette petite promenade est délicieuse? Nous sommes sur une autoroute, je vois... Et d'après la position du soleil, je constate que nous allons vers l'ouest. En Bretagne, peut-être? — Ouais, en Bretagne. — Ah! tant mieux! C'est un endroit que j'adore! On y mange de si bonnes crêpes, comme dirait mon amie Boulotte... Mais à propos de manger, je croquerais bien un petit quelque chose... » Le gros homme qui conduit annonce : « A la prochaine station-service, j'achèterai une bricole. » Vingt minutes plus tard, la voiture s'arrête devant une boutique autoroutière. Le gros homme met des pièces dans un distributeur et revient avec des sandwiches et du soda dans des gobelets de carton. On repart... Après un long moment, le balancement régulier de la voiture entraîne Fantômette dans un état de somnolence. Elle se laisse bercer par le mouvement de la suspension et ferme les pau-pières. Lorsqu'elle se réveille, elle a l'impression d'avoir dormi pendant plusieurs heures. La voiture vient de s'arrêter. Dans le lointain, le soleil descend derrière les frondaisons d'une forêt. Tout près, il y a la grille d'un parc dans lequel on distingue une vaste bâtisse de granit gris, couverte d'ardoise, flanquée de deux tours rondes que coiffent des toits pointus. C'est une gentilhommière, un petit château entouré par une verdure de hêtres et de châtaigniers. Un majordome vient ouvrir la grille, et la voiture roule jusqu'au pied d'un perron. En haut des marches, se tient la massive silhouette d'un homme qui assiste à l'arrivée de Fantômette. Il est de forte corpulence, carré d'épaules. Ses cheveux clairsemés sont couleur de rouille. Il porte une sorte d'habit de chasseur, veste verte et large pantalon brun, ainsi que des bottes de cuir. Ses yeux bleus transpercent ses lunettes finement cerclées d'or, pour se poser sur la jeune aventurière. Près de lui se tient une sorte de grand chien-loup beige, d'allure impression-nante. II est haut sur pattes, taillé pour la course, et il ne doit pas faire bon se trouver entre ses crocs. L'homme prononce quelques mots, et Fantô- mette reconnaît le timbre de la voix qu'elle a entendue le matin au téléphone : « Soyez la bienvenue, mademoiselle. Vous êtes ici chez vous, à la Sorbetière. Oui, c'est ainsi que l'on appelle ce château, qui m'appartient. » Fantômette réplique sèchement : « Vous avez de curieuses méthodes pour inviter les gens! » L'homme sourit et dit en manière d'excuse : « Si je ne vous avais pas un peu forcé la main, vous ne seriez pas venue, n'est-ce pas? Mais vous n'aurez pas à regretter ce petit voyage, vous verrez. — En attendant, je ne sais toujours pas à qui j'ai affaire? — C'est juste! J'oubliais de me présenter. Arthur Arthur, président du F.I.L.O.U. » Il s'est incliné en posant une large main sur son estomac. Il désigne l'entrée du château. « Ma chère Fantômette, nous serons mieux à l'intérieur pour bavarder. Je passe devant. » Il pivote sur ses talons et disparaît dans la bâtisse. Fantômette, qui n'a en somme rien d'autre à faire, prend le parti de laisser venir les événements et elle. suit Arthur Arthur jusqu'à son bureau, une pièce meublée dans le style Renaissance. Le maître du logis et sa visiteuse involontaire prennent place sur des sièges sculptés qui doivent avoir de la valeur, mais qui sont peu confortables. Arthur Arthur se frotte les mains d'un air satisfait et déclare : « Je suis heureux de vous voir ici, chère Fantômette. Je tenais absolument à ce que vous veniez, et quand je veux quelque chose, je l'obtiens. C'est un principe que j'ai adopté. Rien ne peut s'opposer à ma volonté, voyez-vous. Et ma volonté est maintenant que vous m'aidiez. » Fantômette ne se laisse pas démonter. Elle déclare : « Je vous ai déjà dit que les histoires de politique ne m'intéressent absolument pas... Et ce n'est pas maintenant que je vais changer d'avis. Au contraire. Cet enlèvement ne vous servira à rien. » Arthur Arthur se lève, ouvre une armoire transformée en bar, se verse du liquide clair qui doit être du calvados, puis se rassied. Il a un petit rire, boit une gorgée et hoche la tête. « Vous êtes une jeune étourdie, Fantômette. Vous ne réfléchissez pas assez. Si j'ai pris la peine de vous faire venir ici, c'est parce que je suis sûr que vous allez m'aider. — Et moi, ça m'étonnerait! Si vous vous êtes fait des ennemis, monsieur Arthur, c'est votre affaire. Débrouillez-vous avec eux. Moi, cela ne me regarde pas. N'est-ce pas, Médor? » Et Fantômette se penche pour caresser la tête du chien qui se promène sous le bureau. Le châ- telain rectifie : « Il s'appelle Lancelot. — Lancelot? Comme le chevalier? — En effet. » Le châtelain se lève, allume un cigare, s'approche d'une fenêtre et jette un coup d'œil sur le parc. Puis il regarde sa montre et se met à marcher de long en large dans la pièce. Fantômette a l'impression qu'il attend quelque chose. Il murmure : « Même si ça ne vous plaît pas, vous me don-nerez un coup de main, ma petite. Je vous ferai changer d'avis. » Cette fois-ci, Fantômette ne répond pas. Elle se demande ce qu'il est en train de préparer. Qu'attend-il? Le chien mordille son pelage, à la recherche de quelque puce précieuse. Puis il bâille, s'allonge sur le tapis, fourre son museau entre ses pattes de devant, et ferme les yeux. A l'extérieur, un bruit de moteur se rapproche. Une fourgonnette apparaît, ralentit, s'arrête au bas du perron. Arthur Arthur fait signe à Fantômette. « Venez voir, chère amie. Voici qui va vous intéresser. Et vous faire changer d'avis. » Poussée par la curiosité, la jeune justicière s'approche de la fenêtre. Les deux hommes qu'elle connaît déjà, le maigre et le gros, viennent d'ouvrir le hayon arrière de la fourgonnette. Ils en sortent un sac assez grand et plutôt lourd, à en juger par l'effort qu'ils fournissent. Ils le transportent de l'autre côté du château et sortent du champ de vision de Fantômette. Arthur Arthur se frotte les mains, l'air réjoui. « Eh bien, voilà. Maintenant, ma chère amie, je pense que vous n'élèverez plus aucune objection pour m'apporter votre concours? » Fantômette n'a pas encore deviné où le président du F.I.L.O.U. veut en venir. Un peu inquiète tout de même, elle pose une question : « Je ne vois toujours pas pourquoi je vous aiderais? Qu'avez-vous donc inventé? » Arthur Arthur a un petit rire. « Oh! je n'ai rien inventé. Ce n'est pas mon rôle, d'imaginer. Moi, je m'en tiens aux choses réelles, à la vérité. Et la vérité vraie, c'est que le sac que vous venez de voir contient votre ami Œil de Lynx, » CHAPITRE IV Les Chevaliers FANTÔMETTE en a le souffle coupé. Le journaliste enlevé lui aussi par les hommes du F.I.L.O.U., fourré dans un sac, prisonnier! La jeune aventurière maîtrise sa surprise et son émotion pour demander à Arthur Arthur : « Pourquoi le faire venir ici? Ça ne vous suffit donc pas, de m avoir kidnappée? — Une seconde de patience, Fantômette. Vous allez comprendre. Venez un peu par ici. » Avec le chien sur ses talons, Arthur traverse le salon, puis un vestibule, longe un couloir qui débouche sur la partie arrière de la bâtisse. Il y a là un part précédé par une pelouse au centre de laquelle se trouve une piscine avec son plongeoir blanc, complétée par une balancelle de toile rayée, des parasols et des chaises longues. Le sac a été déposé sur le rebord de la piscine. Le président du F.I.L.O.U. lance : « Ça y est, Faitout? — Une seconde, monsieur le président. — Dépêche-toi! Je veux que nous fassions une démonstration à notre amie! — Voilà, ça y est... — Parfait! Au jus! » Le jeune homme roule le sac, le fait basculer. Il tombe dans la piscine en faisant rejaillir une gerbe d'eau. Fantômette pousse un cri : « Mais vous allez le noyer! Vous êtes complè- tement fous! Vite, sortez le sac de l'eau! » Le président du F.I.L.O.U. demande posément : « Etes-vous décidée à m'aider, chère Fantô- mette? — Oui, oui! Je ferai tout ce que vous voudrez. Mais sortez vite ce sac, mille pompons! — Très bien. Faitout! Crapot! Remontez le journaliste. » Les deux complices empoignent la corde, tirent vigoureusement. « Mais vous allez le noyer/... » -» « Ho... hisse! » Le sac sort de la piscine, dégoulinant d'eau. Arthur Arthur se tourne vers Fantômette. « Venez, ma chère. Rentrons. — Mais qu'allez-vous faire de mon ami? Vous n'allez tout de même pas le laisser enfermé dans ce sac? — Rassurez-vous, nous ne sommes pas des bar-bares. D'ailleurs, ce petit bain rafraîchissant lui aura fait le plus grand bien. Faitout! — Monsieur le président? — Tu ouvriras le sac et tu installeras le journaliste dans la cave. Porte-lui de quoi boire et manger. — Entendu, monsieur le président. » Le châtelain allume un cigare et avertit Fantômette : « Vous voyez que je le traite convenablement. Mais il restera enfermé dans les caves du château tant que vous n'aurez pas accompli la mission dont je vais vous charger. Maintenant, veuillez me suivre. » A contrecœur, la jeune aventurière emboîte le pas au châtelain. Elle retrouve son siège, tandis qu'Arthur Arthur se verse une nouvelle dose de calvados. Lancelot vient renifler ses genoux, puis il se couche en rond. Arthur commence à parler, sur le ton solennel qu'il emploie pour faire ses discours politiques : « Voici de qui il s'agit. Depuis quelques semaines, certains faits bizarres se produisent dans mon parti. Il y a ce que l'on appelle des fuites. Des renseignements, qui devraient rester secrets, parviennent aux oreilles du parti opposé, le Mouvement Organisé des Citoyens Hautement Energiques. En abrégé, le M.O.C.H.E, » Arthur Arthur boit une goutte d'alcool et poursuit : « Donc, le M.O.C.H.E. a obtenu sur nous certains renseignements confidentiels. C'est ainsi, par exemple, que nous devions faire imprimer des affiches électorales portant cette formule : « Grâce au F.I.L.O.U., le bonheur entrera dans toutes les maisons, comme un train dans une gare. » Or, le parti adverse a fait poser des affiches sur les murs de la ville avec ce slogan : « Grâce au M.O.C.H.E., le bonheur entrera dans toutes les maisons, comme un train dans une gare. » Exactement le même texte. Ils n'ont changé que le nom du parti! Et ils ont trouvé le moyen de nous prendre de vitesse, ces forbans. Leurs affiches ont été imprimées et collées vingt-quatre heures avant les nôtres. Du coup, c'est nous qui avions l'air de les avoir copiés! » Sous l'effet de l'indignation et du calvados, Arthur Arthur est devenu aussi rouge qu'un panneau de sens interdit. Il agite le poing en s'écriant : « Il y a des traîtres parmi nous! Des affreux qui ouvrent leurs maudites oreilles et rapportent ce qu'ils apprennent à Laigreur, le président du M.O.C.H.E. — Vous soupçonnez quelqu'un en particulier? — Je soupçonne tout le monde... et personne. — Comment cela? Expliquez-vous! » Le président allume pensivement un cigare et prononce lentement : « Il m'est difficile d'accuser qui que ce soit. Je suis à peu près certain que les gens qui m'entourent sont loyaux. Et pourtant, des indiscré- tions sont commises, dans des conditions qui me déconcertent. Tenez, je vais vous donner un autre exemple de fuite. La semaine dernière, je rou-lais en voiture. J'étais seul, et je préparais un discours à haute voix. Oui, j'ai l'habitude de parler tout haut quand je rassemble mes idées. J'ai donc répété l'allocution que je devais prononcer le lendemain à Radio-Bigouden. Or, le soir même, vous entendez bien, Fantômette, le soir même, mon rival Laigreur a donné ce même discours à la télévision. Les mêmes phrases, les mêmes mots. C'est à croire qu'il aurait pu les lire directement dans mon cerveau! — Peut-être avez-vous répété ce texte devant des familiers? — Pas du tout! Je n'ai rien dit à personne! Je me demande si Laigreur n'était pas caché dans le vide-poche de ma voiture! » Jusqu'à présent, Fantômette a écouté le politicien malgré elle, sous la menace des sévices qui risqueraient de s'abattre sur Œil de Lynx. Mais maintenant, elle commence à prêter une oreille attentive à ses propos. Certes, le personnage n'est guère sympathique. Mais l'énigme qu'il vient de présenter intrigue la jeune aventurière. Elle se lève, marche de long en large dans le bureau, réfléchissant. Arthur Arthur semble très satisfait de cette attitude. Il n'a pas fait venir Fantômette pour rien, apparemment. Il a l'impression très nette qu'elle va finir par trouver l'explication du mystère. Il se penche pour gratter la tête de Lancelot qui remue la queue de contentement. Puis il demande : « Alors, ma chère, quelle réponse allez-vous me donner? » L'aventurière tripote rêveusement le pompon qui termine la pointe de sa cagoule. Elle murmure : « Une réponse? Non, à vrai dire, je n'en ai pas. Mais je pense qu'on doit finir par trouver. Si on pose bien le problème, 0 est possible de le résoudre. Voyons, vous dites que vous étiez absolument seul dans votre voiture? — Oui, si l'on excepte Lancelot qui m'accom-pagnait. Mais ce n'est tout de même pas le chien qui est allé répéter mon discours à Laigreur! — Non, bien sûr... — Alors, Fantômette? — Laissez-moi le temps de réfléchir. — Eh bien, vous réfléchirez en dînant. Je vous invite à ma table. — Cela ne me tente guère. Quand je pense à ce pauvre Œil de Lynx enfermé dans la cave, au pain sec et à l'eau. — Allons, allons! Rassurez-vous. Il va faire un excellent repas. Et dès que vous aurez trouvé le traître, je le délivrerai. En plus, vous aurez droit à une belle prime. Croyez-moi, vous garderez un bon souvenir de la Sorbetière. » Arthur Arthur conduit alors Fantômette dans une vaste salle du château, et là, une impression toute nouvelle saisit l'aventurière. Elle a soudain le sentiment qu'elle vient de faire un bond en arrière dans le Temps. Ce n'est plus le xx6 siècle, c'est le Moyen Age! Les meubles qu'elle découvre présentent des formes rudes, des sculptures grossières. Un fauteuil au dossier droit ressemble au trône de Charlemagne, et les armes accrochées aux murs de pierre ont peut-être appartenu à l'empereur. Il y a là d'antiques épées, des haches, des hallebardes. Dans un coin, une armure bien astiquée monte la garde silencieusement. Du plafond pend un lustre en fer forgé qui a la forme d'une couronne, surmonté de chandelles jaunes. Une grande tapisserie de laine fixée contre la muraille offre le spectacle d'un groupe de chevaliers réunis dans une clairière, autour d'une vaste table ronde chargée de gibier, de cruches et de hanaps1. Chose étrange, le centre de la salle est occupé par une table circulaire qui ressemble beaucoup à celle de la tapisserie. On y voit aussi du gibier sous la forme d'un lièvre, ainsi que des cruches et des hanaps.3 1. Un hanap, c'est une sorte de ver» qui n'est pas en verre, mais en métal. Ça a la (orme d'une coupe à Champagne. Les nobles du Moyen ge y buvaient le vin de cette époque-là, comme par exemple le saint* émilion 1234. Boulotte me dit que ce devait être une bonne année pour les vins. [Note de Ficelle.) 2. Voir la note précédente. Le châtelain observe avec amusement le regard de Fantômette qui va de la tapisserie à la table, et inversement. « Vous êtes intriguée? La salle où nous sommes semble prête à recevoir une assemblée de chevaliers, n'est-ce pas? — En effet. On se croirait au XII® siècle. Vous aimez les histoires de chevalerie, monsieur Arthur? — Oui, ma chère. Asseyez-vous et mangez. Pendant ce temps, je vais vous expliquer pourquoi nous sommes dans une ambiance médiévale. » Fantômette plonge une cuiller dans son potage pendant que le propriétaire désigne la tapisserie et demande : « Savez-vous ce que représente cette scène? — Ce sont probablement les Chevaliers de la Table Ronde. — Bravo! Pouvez-vous me dire pourquoi cette table est ronde? — Pour que tous se sentent à égalité. Tandis que si elle avait été rectangulaire, il y aurait eu ce qu'on appelle le haut bout, où se mettaient les grands seigneurs, et le bas bout qu'on laissait aux manants. — Re-bravo, ma chère! Je vois que vous avez retenu les leçons de l'école. Et maintenant, pouvez-vous me dire qui sont les personnages repré- sentés? — Je suppose que celui qui porte une couronne est le roi Arthur. A sa droite, ce doit être la reine Guenièvre, et à gauche, Lancelot du Lac. — C'est ça. Ensuite? — Je ne peux pas mettre un nom sur chaque chevalier, mais en principe on doit trouver Perceval, Gauvain, Perceforêt, Sagramore, Dalliance, Gallahad, une douzaine en tout, je crois? — Oui, ils étaient douze. Et le personnage à longue robe noire et chapeau pointu, qui est debout contre ce chêne? — Merlin l'Enchanteur? — Très bien! Je vois que vous connaissez parfaitement l'histoire de la Bretagne. — Les légendes, vous voulez dire? Tous ces personnages sont imaginaires. » Arthur Arthur a un mouvement indigné : « Imaginaires? Pas du tout! Ils étaient parfaitement réels. Ils vivaient dans la forêt de Brocé- liande, qui s'appelle aujourd'hui forêt de Paimpont. Laquelle est parfaitement réelle. D'ailleurs, les arbres que vous apercevez à travers cette fenêtre en forment la lisière. Et je vais même vous donner une bonne raison de croire à l'existence de ces chevaliers. Regardez bien le visage du roi Arthur. Approchez-vous... » Fantômette se lève de table, s'en va examiner la tapisserie. « Eh bien, monsieur, qu'y a-t-il de particulier? » Le châtelain a retiré ses lunettes. II est venu se placer devant la tapisserie. « Comparez, ma chère. Comparez le visage du roi et le mien. Que remarquez-vous? — Ma foi... Une certaine ressemblance... — Une ressemblance très nette, vous voulez dire! Et je vous ferai remarquer que si mon pré- nom est Arthur, mon nom de famille est également Arthur. Ma chère Fantômette, je suis un authentique descendant du roi Arthur! » Le président du F.I.L.O.U. a lancé cette proclamation en posant un poing sur sa hanche et en se redressant, un pied en avant, adoptant en quelque sorte une attitude royale. Fantômette tripote pensivement son pompon. Elle réfléchit, compare les deux visages, celui qui est réel et celui qui est fait de toile brodée. Elle admet : « Oui, il est possible que vous soyez un descendant du roi Arthur. Après tout, je veux bien. Si cela peut vous faire plaisir... — Non seulement cela me fait plaisir, mais encore c'est pour moi une chose extrêmement avantageuse. Une goutte de vin? — Merci, je préfère de l'eau. — Vous avez tort, ce muscadet est merveilleux. Donc, je disais qu'il me plaît d'avoir un roi parmi mes ancêtres. Ce sera un excellent argument électoral quand je poserai ma candidature au poste de conseiller régional. C'est une fonc-tion que guigne mon rival, Laigreur. Mais c'est moi qui serai élu, grâce à ma royale ascendance! Tout le monde voudra voter pour moi! — Et Laigreur, lui, ne descend pas d'un roi? — Non. Son père était fabricant de vinaigre, et sa mère marchande de moutarde. Ce qui explique peut-être son caractère acide. » Le châtelain entame allègrement une portion de lièvre et dit : « A propos de Laigreur, nous allons le voir à la télévision en fin de soirée. Il doit faire un discours. J'espère qu'il n'aura pas copié celui que je suis en train de préparer... Je vais d'ailleurs vous en indiquer les grandes lignes. Vous allez voir comme c'est intéressant. » Il boit un grand coup de vin et entame son discours, tandis que Lancelot l'écoute en tirant la langue. « Oui, messieurs, mesdames, nous exigeons plus de justice sociale pour tous! Grâce au F.I.L.O.U., les petits deviendront grands, les gros deviendront minces, les vieux deviendront jeunes, et les poules auront des dents! » Arthur Arthur se tourne vers la jeune aventurière : « Que pensez-vous de cette formule? Pas mal, n'est-ce pas? Je pense qu'elle fera un excellent effet sur mon public. » Fantômette fait la moue : « Vous croyez vraiment à tout ce que vous allez dire? » Le président hausse les épaules. « L'important, c'est que mes électeurs y croient, eux!... Qu'est-ce que c'est? » Le jeune Faitout vient d'apparaître. Il se tient sur le seuil de la salle pour annoncer : « M'sieur le président, il y a m'sieur Dupatouillard qui est là. Je lui dis de venir? — Oui, oui, je pense bien! Fais-le entrer tout de suite! J'ai hâte de savoir ce qu'il a trouvé! » CHAPITRE V Dupatouillard ARTHUR ARTHUR se tourne vers Fantômette pour expliquer : « M. Dupatouillard est un archiviste que j'ai engagé spécialement pour faire des recherches sur mes ancêtres. Je l'ai chargé de trouver quelque papier prouvant sans contestation que je descends bien du roi Arthur. Si un tel document existe, ce sera un atout formidable pour ma campagne électorale. Un argument qui clouera le bec de Laigreurl Ah! entrez donc, mon cher Dupatouillard. Je vous présente Fantômette, qui me rend en ce moment de grands services. Eh bien, que m'apportez-vous aujourd'hui, cher ami? » M. Dupatouillard est un personnage vêtu de noir, à la peau sèche comme les parchemins qu'il a pour habitude de compulser. Le cheveu effilo-ché, un menton pointu qu'il caresse du bout des doigts, comme pour l'affiner encore plus. Derrière des limettes cerclées de métal, son regard semble morne, comme endormi. Mais il ne faudrait pas s'y fier, car il passe de temps en temps dans ses yeux une étincelle qui pétille d'intelligence. Il toussote pour éclaircir une voix un peu chevrotante. « Eh bien, monsieur le président, nous progressons. Oui, nous avançons nettement. — Tant mieux! Et de quoi s'agit-il? — J'ai découvert dans la librairie municipale de Claquebec un vieil ouvrage format in-octavo coquille, imprimé sur vélin bouffant, chez Colom-bier, maître imprimeur à Rennes, en 1478... — Passons, passons. Qu'y a-t-il dans ce bou-quin? — Il y a dans ce livre intitulé Le Seigneur de la Roche Pauvre une indication très intéressante. — Vous n'avez pas apporté le livre? — Hélas, non. On n'a pas le droit de faire sortir les volumes de la bibliothèque. Mais peu importe, puisque j'ai pu prendre connaissance du passage qui nous intéresse. Il est question du chevalier Amadis de Gaule, qui à un certain moment avait voulu faire pénitence, et s'était retiré sur la Roche Pauvre. — Et alors, monsieur Dupatouillard? — Alors, la Roche Pauvre, c'est l'endroit que nous appelons aujourd'hui, Le Mont-Saint-Michel. » Arthur Arthur manifeste son impatience : « Bon! Eh bien, les aventures d'Amadis de Gaule ne me concernent pas! — Attendez, monsieur le président. Je vais vous lire un passage que j'ai recopié dans le livre en question, au chapitre vu. » L'archiviste tire une feuille de sa poche, la déplie, ajuste ses lunettes et lit lentement, en articulant chaque mot : « Le fief d'Amadys s'estendoyt depuys la Roche Pauvre jusques au bourg de Tientoybyen. » M. Dupatouillard relève ses lunettes sur le front pour observer Arthur Arthur. Il précise : « Cela signifie que le domaine du chevalier s'étendait entre Le Mont-Saint-Michel et la com-mune de Tientoibien. C'est-à-dire dans une région qui englobe vos propriétés. — Tiens! C'est curieux, ça! Mes terres à moi auraient donc appartenu au chevalier Amadis de Gaule? — Sans aucun doute. Mais attendez, je n'ai pas fini. Ce chevalier, de qui descendait-il? Une autre indication nous est fournie au chapitre xn. Je lis : « Le grand Amadys avoit faict broder dessus son haubert un loup rouge, pour ce qu'il estoit de la famille du roy Arthus, lequel avoit telle beste en ses armoiries. » Saisissez-vous le sens de cette phrase? — Heu... pas très bien. » Dupatouillard toussote de nouveau et explique : « Le roi Arthur ou Arthus, c'est la même chose, faisait figurer un loup rouge sur son blason, sur ses armes, ou son bouclier. — Ah! je vois. C'était en somme sa marque de fabrique? —- Si l'on veut. Et le chevalier Amadis, pour bien montrer qu'il était de la famille royale, por-tait ce loup sur son haubert, c'est-à-dire sa cotte de mailles. » Un vaste sourire illumine le visage d'Arthur Arthur, que le bon vin porte au vermillon. Il s'écrie : « Mais c'est magnifique! Bravo, monsieur Dupatouillard! Mes propriétés appartenaient au chevalier Amadis, parent du roi Arthur! Ah! vous avez raison, nous progressons. Bientôt, j'en suis sûr, vous trouverez quelque précieux parchemin établissant que je suis de sang royal! — Je l'espère, monsieur le président, je l'es-père. Mais ces recherches sont bien longues et bien coûteuses... — Ne vous inquiétez pas, je vais vous faire un nouveau chèque. » Pendant que le châtelain établit le chèque, Fantômette observe l'archiviste. Il frotte ses mains sèches comme s'il les lavait soigneusement, avec un fin sourire de contentement. Sous ses pau-pières à demi baissées, ses prunelles brillent. Il saisit le chèque délicatement, s'incline et remercie, adresse une courbette à Fantômette, puis sort. Arthur Arthur pousse un soupir d'aise. « Ah! ma chère Fantômette, je suis ravi! Cet homme-là est une perle! Un grand savant, un auxiliaire précieux. Je pressens que, grâce à ses vieux papiers poussiéreux, je vais écraser mes adversaires... royalement! Il faut arroser ça... Champagne! Vous n'allez pas refuser d'en boire, au moins? — Juste une goutte, alors. Mais à la condition qu'on en porte aussi à Œil de Lynx. Il doit s'ennuyer, tout seul dans sa cave! — Ne vous inquiétez pas pour lui, ma chère. Il aura tout ce qu'il faut. Faitout! Tu porteras une bouteille de Champagne à notre journaliste. — Entendu, m'sieur le président. — Et tu donneras une bonne pâtée à Lancelot. Il faut que tout le monde participe aux réjouis-sances! Je suis comme ça, moi, je veux que tous les gens autour de moi soient joyeux! Vive le royaume de Bretagne! Vive le F.I.L.O.U.! Vive Arthur Arthur! » CHAPITRE VI La vision fantastique « A H ! M'SIEUR ŒIL, il faut absolument que vous nous emmeniez! — Non, Ficelle. Si Fantômette a été enlevée, l'affaire risque d'être dangereuse. — Mais justement, c'est ça qui est intéressant! Moi, j'aime le danger! Tenez, je traverse toujours la rue quand le feu est au vert, pour passer juste entre les voitures et risquer de me faire écraser. Alors, vous voyez, je suis une grande téméraire! — Et surtout une belle imprudente, Ficelle. J'espère que vous ne recommencerez pas ce genre d'ànerie. — Alors, il faut que vous m'emmeniez. Je dois absolument faire ce reportage! » Œil de Lynx sourit : « Il me semble que c'est moi, le reporter? — Mais moi aussi, je suis journaliste! Je suis rédacteuse adjointe du journal de la classe, Car- table-Hebdo. Boulotte aussi, elle écrit dans le journal. Pas vrai, Boulotte? — Oui! Je fais la rubrique culinaire. La semaine dernière, j'ai publié la recette du dindon aux gros pois. » Le journaliste hésite encore. Pour arriver à le convaincre, Ficelle se met à genoux sur la moquette et joint les mains en suppliant : « M'sieur Œil, voyez! Je vous implore comme un cultivateur réclamant de la sécheresse aux nuages! » Œil de Lynx allume sa pipe et hoche la tête. « Bon, c'est d'accord. » Ficelle hurle « Houaaaa!!! », saute au cou du journaliste. « Ah! m'sieur Œil de Lynx, vous êtes adorable comme un crayon neuf! Pour vous remercier, quand je serai directeuse de Cartable-Hebdo, je publierai peut-être un de vos articles, si je le trouve intéressant. » Une demi-heure plus tard, la voiture quitte Framboisy et prend la direction de l'ouest. Boulotte a réuni dans une valise quelques paquets de biscuits à la vanille et au colorant E 117, du cho-colat, trois boîtes de thon, un kilo de nouillies et son livre de cuisine favori. Ficelle a empilé dans un sac de plage les objets indispensables quand on se déplace. Un grand pot de colle blanche, un petit arrosoir en plastique orange, un pèse-lettre, un cendrier publicitaire de l'apé- ritif Saint-Martino, un minuscule jardin japonais, une cassette de son chanteur favori Oscar Hamel, et enfin une statuette en plâtre moulé qui repré- sente un hibou. * * * « Alors, Ficelle, que dit la carte? — Attendez, m'sieur Lynx... hèu... je n'y comprends rien... Elle est écrite en russe, ou quoi? — Vous la tenez à l'envers! — Ah! oui. Que je suis bête! Ce n'est pas pour me vanter, mais il paraît que je suis la fille la plus bête de Framboisy. Même Françoise ne m'arrive pas à la semelle pour la bêtise. Vous ne savez pas par hasard s'il y a des championnats de bêtise, m'sieur Œil? Parce que je pourrais peut- être m'inscrire? Je gagnerais sûrement une médaille d'or. — Pour l'instant, dites-moi plutôt si nous sommes sur la route de Tientoibien. — Sûrement pas! D'après mes déductions invulnérables, Tientoibien est plus au nord. Vous savez, j'ai un septième sens pour flairer les directions. Je subodore les chemins à suivre, comme si j'avais un museau de chien à la place du nez. D'ailleurs, touchez; mon nez : vous allez voir comme il est froid et humide. Une véritable truffe de basset des Alpes! Ah! voilà un carrefour. Il faudra que vous tourniez à droite. » Œil de Lynx ralentit, aperçoit un panneau sur la route où chemine la voiture. Tientoibien n'est plus qu'à 30 km, et il suffit de continuer en ligne droite. Le journaliste dit d'un ton ironique : « Votre flair vous a trahie, ma chère Ficelle. Nous n'avons pas besoin de tourner. » Ficelle fait un grand mouvement de la tête, de haut en bas : « C'est bien ce que j'ai dit : nous sommes sur la bonne route et vous n'avez pas besoin de tourner vers le nord. Vous pouvez me faire confiance! » Trois quarts d'heure plus tard, la 2 CV parvient en vue d'un grand massif vert : la forêt de Paimpont. Ficelle entame aussitôt une grande confé- rence : « Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, j'ai l'honneur et l'avantage de vous présenter la fameuse forêt qui s'appelait autrefois de Brocé- liande! C'est là que vivait Merlin l'Enchanteur. C'était le copain des Chevaliers de la Table ronde. » Le reporter semble surpris : « Vous qui ne savez pas grand-chose, Ficelle, vous connaissez ces contes de chevalerie? » Un air de supériorité se peint sur le visage de Ficelle. Elle déclare : « Vous croyez que je ne sais rien, mais vous vous mettez le doigt dans l'œil jusqu'à l'omo-plate. Je puis vous démontrer que je suis une formidable connaissantiste! Tenez, je prends une question au hasard. Savez-vous ce que c'est, un maniveau? — Heu... non. Une sorte de manivelle? — Pas du tout! C'est un panier plat, en osier. Vous voyez que je suis drôlement instruite, pas vrai? Alors, les histoires des Chevaliers, je sais ça par coeur! J'ai lu un livre qui s'appelle Les Aventures du roi Arthur. Il se réunissait avec ses chevaliers autour d'une table ronde. Savez-vous pourquoi elle était ronde, m'sieur Lynx? — Je suppose que tu vas me le dire, Ficelle? — Oui. C'est parce qu'en ce temps-là on n'avait pas encore inventé les tables carrées. » La grande fille met sa main en visière au-dessus de ses yeux et scrute les sous-bois. « Il commence à ne plus faire très clair, mais avec un peu de chance, nous apercevrons sûrement un chevalier. Il suffit de regarder avec un œil aussi aigu qu'un stylo feutre à pointe fine. » Œil de Lynx fait « tss, tsss... » avec sa langue, pour indiquer qu'il n'est pas d'accord. « Ma chère Ficelle, il faut que vous vous ren-diez compte que ces histoires de chevalerie ne sont que des légendes. Le roi Arthur n'a jamais existé, pas plus que les Chevaliers de la Table Ronde. — Ah! c'est vous qui le dites! Le roi Arthur est aussi réel que la table de multiplication par 3. Voulez-vous que je la récite pour vous prouver que j'ai raison? Une fois 3, 3. Deux fois 3, 6. Trois fois 3, 9. Quatre fois 3, 18... — Bon, bon, je vous crois. » Le reporter, sans lâcher le volant, jette un bref coup d'œil sur la carte, pour vérifier que l'on s'approche de Tientoibien. C'est là qu'habite le président du F.I.L.O.U., selon ce qu'a dit le commissaire au téléphone. « Ça va, nous serons arrivés dans quelques minutes. » Mais la voiture n'est pas de cet avis. Le moteur choisit de faire pouf-pouf, et de s'arrêter. « Mille millions de pipes! Une panne! Alors que nous sommes presque arrivés... » Le journaliste profite de l'élan qu'a encore son véhicule pour le garer sur le bord de la route. Il descend, soulève le capot et commence à examiner le moteur. Ficelle déclare : « C'est une panne de carburateur, évidemment. — Ah? Vous croyez? — Bien sûr. Pour la mécanique, vous pouvez me faire confiance. Démontez votre carburateur, soufflez dedans, et vous verrez que nous pour-rons repartir. C'est exactement ce qu'a fait mon oncle, quand nous avons eu une panne dans les Alpes. Pendant ce temps, je vais aller faire un tour dans la forêt pour voir s'il y a des chevaliers. Tu viens, Boulotte? — Peux pas. Je suis occupée... — Qu'est-ce que tu fais? » Installée sur la banquette arrière, la gourmande est en train de se livrer à une opération délicate. Il s'agit d'ouvrir une boîte de sardines sans faire tomber de l'huile sur le siège. Ficelle fait un geste d'abandon : « Je te laisse! Tu ne verras pas lé roi Arthur. Tant pis pour toi! » La grande Ficelle quitte la route, escalade un talus et se dirige vers la forêt proche. Le soleil commence à se cacher sous les arbres, et les oiseaux tournent en rond, à la recherche des branches sur lesquelles ils vont bientôt se per-56 C'EST QUELQU'UN FANTÔMETTE cher pour passer la nuit. Ficelle enjambe des touffes de fougères, se pique aux ronces, se tord cher pour passer la nuit. Ficelle enjambe des touffes de fougères, se pique aux ronces, se tord les pieds dans les ornières creusées par les roues d'un tracteur. Elle parvient à la lisière, pénètre sous le couvert des arbres, regarde à droite et à gauche en fronçant les sourcils. Où sont-ils donc, ces chevaliers? Elle n'est pas très sûre de leur existence, mais elle essaie tout de même de croire qu'elle vâ les rencontrer. Quand on pense très fortement à quelque chose, elle finit par se produire. C'est ainsi, par exemple, que la semaine précédente Ficelle était sûre d'être la dernière à la compo de grammaire. Elle remuait cette idée dans sa tête : « Je serai la dernière, je serai la dernière! » Et lorsque Mlle Bigoudi proclama les résultats, Ficelle ne fut nullement surprise d'apprendre qu'elle était, effectivement, la dernière de sa classe. Elle fut d'ailleurs très fière d'avoir deviné ce classement. Et maintenant, elle est persuadée que, dans quelques instants, elle va se trouver nez à nez avec les Chevaliers de la Table Ronde. Des sons viennent frapper son oreille. Des bruits de voix, des éclats de rire... Ficelle marche aussi délicatement qu'elle le peut, écrasant de ses larges semelles la mousse et les herbes qui tapissent le sous-bois. En se glis-sant derrière le tronc des chênes, elle parvient à proximité d'une vaste clairière. Là, les derniers rayons du soleil tombent en oblique sur un groupe de personnages vêtus de costumes anciens, réunis autour d'une table en bois grossièrement taillée. Une table de forme circulaire. L'un de ces personnages, qui porte sur ses cheveux blonds une couronne d'or, lève un hanap et s'adresse à sa voisine, une dame habillée d'une longue robe de soie bleue, coiffée d'un diadème, et dit lentement, d'une belle voix de basse : « O reine Guenièvre, daignerez-vous partager avec votre roi cette cervoise qu'a préparée l'enchanteur Merlin? » Et la reine répond : « Sire, ce sera pour moi un honneur incomparable. » Elle saisit le hanap, le vide et s'écrie : « Longue vie au roi Arthur! » Et les douze chevaliers réunis autour de la Table Ronde crient à leur tour : « Longue vie au roi Arthur! » CHAPITRE VII Un exploit de Fantômette « UN CIGARE, chère Fantômette? Non, vous ne fumez pas, évidemment. Eh bien, je pense maintenant qu'il est temps... — ...de libérer OEil de Lynx? Vous comptez lui laisser passer la nuit dans la cave? » Arthur Arthur secoue la tête. « Il n'y sera pas mal du tout. Faitout lui a installé un lit de camp. Mais ne vous inquiétez pas, je vous répète qu'il sera libéré dès que vous aurez trouvé par quel moyen Laigreur se procure le texte de mes discours. Mais justement nous allons l'entendre, puisqu'il doit parler dans quelques minutes. Nous nous rendrons compte s'il m'a encore copié. » Le président met en marche un téléviseur qui contraste bizarrement avec le reste du mobilier moyenâgeux, et prend place sur le « trône de Charlemagne ». L'écran s'illumine, laissant apparaître une dame fort occupée à laver une chemise avec l'aide de la poudre Beurk, la lessive qui res-pecte la saleté. Puis c'est l'annonce du discours de Laigreur. Le chef du M.O.C.H.E. est un homme grand et mince, presque maigre, aux cheveux noir corbeau. Son visage semble taillé à coups de hache, sans arrondis. Pommettes pointues, nez en bec d'aigle. Deux petits yeux noirs et ronds, rapprochés, qui ressemblent aux deux embou-chures d'un fusil de chasse. Ses lèvres minces s'entrouvrent à peine pour laisser échapper des paroles sifflantes comme des coups de fouet. Laigreur menace ses ennemis des pires calamités. Ceux qui ne voteront pas pour lui verront de grands malheurs s'accumuler sur leurs têtes. Leur maison brûlera, leur voiture ira dans le fossé, leurs enfants auront de mauvaises notes en classe. En revanche, les amis du M.O.C.H.E. bénéfi-cieront de toutes sortes de joies. Laigreur promet qu'ils gagneront à la loterie, et ne seront plus jamais grippés. Il termine par cette phrase : « Oui, mesdames et messieurs, nous exigeons plus de justice sociale pour tous! Grâce au M.O.C.H.E., les petits deviendront grands, les gros deviendront minces, les vieux deviendront jeunes, et les poules auront des dents! » Il disparaît de l'écran, tandis qu'Arthur pousse un véritable hurlement : « Ah! le bandit! Ah! la canaille! Vous avez entendu, Fantômette, LA MEME PHRASE, exactement celle que j'ai inventée au début de la soirée! C'est incroyable! Non, mais, quel toupet! Comment diable a-t-il pu faire pour l'entendre? Parce que ce sont bien les mêmes mots, n'est-ce pas? — En effet, la phrase est identique. — Il a juste remplacé le nom de mon parti, le F.I.L.O.U., par le nom du sien. Et maintenant, je vais être obligé de changer les termes de mon prochain discours, pour ne pas avoir l'air d'avoir copié sur lui! C'est scandaleux, tout de même! » Pour se calmer, il se verse un grand verre de cognac et le boit d'un trait. Fantômette joue pensivement avec son pompon. Il ne fait pas de doute que Laigreur a entendu la phrase prononcée par Arthur Arthur une heure plus tôt. Serait-ce là un phénomène de transmission de pensée? Elle suggère : « Télépathie? » Le président hausse les épaules. « Allons donc! Je ne crois pas à ces machins-là. On peut, certes, avoir la même idée qu'une autre personne à un moment donné, mais de là à pouvoir répéter un texte mot à mot, non, c'est de la blague. Laigreur a trouvé un machin, un système, un truc pour m'espionner, voilà tout. C'est à vous de le découvrir. Bon, moi j'en ai assez, je vais me coucher. Faitout vous montrera votre chambre. Bonsoir, Fantômette! — Bonsoir, monsieur Arthur. » Le châtelain se lève et s'en va. Faitout apparaît, fait un signe de la main. « Par ici la sortie! » Il indique une porte à la jeune aventurière. Elle s'approche, ouvre, entre et se trouve dans une chambre meublée d'une manière moderne. A peine est-elle dans la pièce, que le battant de la porte se referme derrière elle. La justicière fait demi-tour, appuie sur la poignée. Mais un clique-tis mécanique vient de se produire de l'autre côté, Faitout a tourné une clef dans la serrure, enfermant Fantômette. Sa voix se fait entendre à travers la porte : « Je te boucle, ma petite. Comme ça, tu ne te sauveras pas. Si tu avais l'intention de filer, c'est ratél Ha, ha! » Fantômette se mord les lèvres. Faitout n'est pas bête. Elle avait bien l'intention, en effet, de sortir de sa chambre pour aller délivrer Œil de Lynx/Maintenant, la chose risque d'être beaucoup plus difficile. Elle examine la serrure, tâ- tonne. C'est de la mécanique robuste, que l'on ne peut pas ouvrir avec une épingle à cheveux, comme dans les feuilletons télévisés. Elle s'approche de la fenêtre, carrée, fermée par un petit rideau qu'elle tire. Derrière, il y a de solides barreaux. « Diable! Il paraît qu'on veut m'empêcher d'aller me promener au-dehors. Et les murs de ce château m'ont l'air aussi épais qu'un pudding fait par Boulotte. Si j'avais la baguette magique de Merlin, je passerais à travers ces murs. Mais voilà... je ne sais pas où elle est. » La jeune, aventurière s'assied sur le lit, et tout en entortillant une de ses boucles noires autour de l'index, elle laisse son regard errer sur l'ameu-blement de la chambre. Un tapis de laine verte qui ressemble à du gazon, une table basse en marqueterie. Vers la droite, à côté de la porte, il y a un lavabo. Puis on trouve une commode, une chaise et une armoire. Ensuite, vers la gauche, une cheminée de marbre qui ne doit pas servir» puisqu'un radiateur est disposé dans la pièce, sous la fenêtre. Fantômette se met à siffloter. « Tiens, tiens... une cheminée. Ça pourrait être intéressant... » Elle se met à quatre pattes, se glisse dans l'ouverture, regarde vers le haut. « Evidemment, on ne voit lien du tout. » Elle débranche une lampe de chevet, évalue la longueur du fil. Il y a une prise de courant à côté de l'armoire. Fantômette allume la lampe, la présente sous le manteau de la cheminée, et examine le conduit. « Il m'a l'air assez large. Je dois pouvoir passer. Essayons... » Alors, Fantômette se livre à cette difficile acrobatie qui consiste à s'élever dans un tunnel vertical, en appuyant les piéds d'un côté, et en s'adossant contre le côté opposé... Il faut s'aider des mains, et surtout ne pas lâcher prise. La moindre défaillance, et c'est la chute. Courageusement, Fantômette continue cette délicate ascension qui exige un effort musculaire prodigieux. Centimètre par centimètre, elle grimpe dans le conduit noir. A mesure qu'elle s'éloigne du sol, la lumière de la lampe s'affaiblit, et au bout d'un moment, elle finit par ne plus rien voir du tout... Elle continue tout de même. D'ailleurs, elle ne peut plus s'arrêter, même si elle le voulait, sous peine de se briser les os en retom-bant... * * * Devant le spectacle incroyable de ces chevaliers festoyant dans la clairière, Ficelle reste immobile, plantée comme un téléphone en bor-dure d'une autoroute, les yeux ronds, la bouche ouverte en cornet à dés. Jamais elle n'a vu une chose aussi ahurissante. Dans le fond, elle ne croyait pas tellement à la réalité des héros de la Table Ronde. Elle les imaginait, elle souhaitait les voir comme on espère rencontrer un jour le Père Noël, une fée ou un schtroumpf. Mais maintenant elle doit se rendre à l'évidence : ils sont bien là, réels, parlant, mangeant et buvant. Et cette vision est si étourdissante, si affolante, que la grande fille finit par être saisie d'une crainte qui la fait reculer d'un pas d'abord, puis de deux, de trois... Et finalement, terrorisée par ces personnages qui ne peuvent être que des fantômes, elle tourne les talons et s'enfuit de toute la vitesse que lui procurent ses longues jambes! Quelques instants plus tard, haletante, elle parvient au bord de la route où. Œil de Lynx achève de réparer la voiture. « Tiens! Vous revoilà, Ficelle? C'est le delco qui était en panne, et non le carburateur comme vous l'affirmiez. — Ah! là, là! Il s'agit bien de carburateur! Vous n'imaginerez jamais ce qui vient de m'arriver! — Que se passe-t-il donc? Vous avez l'air affolée... » Un groupe de personnages vêtus de costumes anciens», — Boulotte retire un biscuit de sa bouche pour demander : « Tu as rencontré un loup qui a voulu te dévorer? — Pas du tout! C'est bien plus pire, ma pauvre carotte! J'ai rencontré les Chevaliers de la Table Ronde! » Œil de Lynx hoche la tête : « Encore cette idée fixe! » Et il se met à chanter : « Chevaliers de la Table Ronde Goûtons voir si le vin est bon. Goûtons voir, oui, oui, oui! Goûtons voir, non, non, non! Goûtons voir si le vin est bon! » Ficelle tape du pied, indignée. « Oh! vous vous moquez de moi! Je vous assure que c'est la vérité garantie sur facture! Tenez, je vais vous le prouver en faisant un grand serment. Voilà, j'étends la main et je crache par terre! » Œil de Lynx ne croit pas un mot de ce que vient de dire Ficelle, mais, pour ne pas le vexer, il feint de prendre au sérieux le serment solennel. « Je vous crois, Ficelle, et je pense que cette aventure fera un bon sujet pour votre journal. — Ah! sûrement! Je vais écrire un article ter-rifique pour Cartable-Hebdo. Je vois déjà le titre : « Le roi et moi ». Les copines vont en être toutes bariolées de jalousie! — Très bien. Alors, nous pouvons repartir. » La voiture se remet en route. Il fait maintenant complètement nuit, et Œil de Lynx allume les phares. Boulotte soupire ; « Est-ce qu'on ne va pas bientôt s'arrêter pour dîner, monsieur Œil de Lynx? — Il est peut-être plus urgent de savoir ce qu'est devenue Fantômette. — Vous croyez qu'on va pouvoir la trouver dans le noir? » Le journaliste réfléchit. Il est certain que la nuit ne va pas favoriser les recherches. Boulotte insiste : « J'ai d'horribles crampes dans mon estomac! Comme si je n'avais pas mangé depuis trois semaines. Il doit y avoir des crêperies, dans le coin. Ou des endroits où l'on prépare des galettes bretonnes, avec du jambon, du fromage et des œufs... Vous savez, elle attendra bien cinq minutes, Fantômette. Tandis que moi, je sens que je vais mou-rir de faim dans un petit quart d'heure. — Bon, d'accord. Nous nous arrêterons au prochain village pour prendre quelque chose. » Or, le village suivant, c'est justement Tientoibien, où doit se trouver le château du président du F.I.L.O.U. Ficelle s'exclame : « Ça tombe bien! Nous allons descendre dans l'auberge du village et interroger habilement les clients et le patron. C'est toujours comme cela qu'il faut s'y prendre quand on fait une enquête. Bien entendu, je ne dirai pas que je cherche Fantômette. Je prendrai un prétexte quelconque pour engager la conversation. Je demanderai à mon voisin de table ce qu'il pense de la pluie et du beau temps, ou s'il aime faire du patin à rou-lettes. Ce n'est qu'après que j'amènerai habile-lement la conversation sur Fantômette, pour savoir s'il l'a aperçue. Ce plan est fortement gé- nial, pas vrai? » La voiture s'arrête sur la place principale de Tientoibien. Une enseigne lumineuse — la seule de l'endroit — surmonte l'entrée d'un petit res-taurant, Le Korrigan. Nos enquêteurs entrent et Ficelle ressent aussitôt une grande déception. Non pas que l'endroit soit désagréable; bien au contraire, la salle est fleurie, décorée de peintures aux couleurs vives, qui représentent des Bretons et des Bretonnes en costumes, dansant au son de la cornemuse. Tout est propre et accueillant. Des bols de grès sont prêts à contenir du cidre, et des assiettes de faïence ne demandent qu'à recevoir ces fameuses galettes qui font rêver Boulotte. Mais la salle est vide. Aucun consommateur auquel Ficelle pourrait poser des questions. Elle tente bien d'interroger la jeune servante qui vient prendre la com-mande, mais la réponse est décevante : « Fantômette? Ah! non, je n'en ai jamais entendu parler. C'est une marque de poudre à récurer? » Œil de Lynx est plus heureux, puisqu'il apprend que le château où vit Arthur Arthur, bien connu dans le pays, est à l'autre bout du village, à cinq minutes de marche. « Nous irons y jeter un coup d'œil tout à l'heure », dit le journaliste. Boulotte déguste un échantillonnage de galettes si varié, que le dîner se prolonge plus tard que prévu. Œil de Lynx tente de faire activer la jeune gastronome, mais celle-ci ne se presse pas. Elle explique : « En classe, Mlle Bigoudi nous a dit qu'un aliment bien mâché est à moitié digéré. Il faut mastiquer très longtemps, jusqu'à ce que la bouchée soit complètement liquide. Comme ça, l'estomac ne se fatigue pas. Et même, il paraît que ça permet de maigrir sans avoir faim. Alors, je prends mon temps, vous comprenez. — Oui, je sais que tu as raison, Boulotte. Mais il faut tout de même que nous allions délivrer Fantômette. — Attendez, je grignote encore la galette de Ficelle, si elle n'en veut plus... » Une demi-heure plus tard, nos trois amateurs de spécialités bretonnes quittent Le Korrigan. Œil de lynx propose de laisser la voiture sur place, pour arriver discrètement. L'infernal bruit de casserole de la 2 CV risquerait en effet de donner l'éveil aux habitants du château. Le reporter a vite fait de repérer la silhouette du manoir, qui se détache sur un paysage d'arbres éclairés par le clair de lune. Mais une haute clôture entoure la propriété, et il ne semble pas très facile de pénétrer à l'intérieur. Ficelle suggère : « On pourrait peut-être sonner? — Et demander si Fantômette est bien là? Vous n'y pensez pas, Ficelle! Il faut trouver un moyen plus discret, plus astucieux. » Boulotte, qui s'est approchée du portail, tend un index boudiné vers la bâtisse. « Regardez, là-bas... Il y a quelqu'un qui a bougé... On dirait Fantômette. » Œil de Lynx et Ficelle regardèrent à leur tour. Ils entrevoient une mince silhouette, le mouvement d'une cape. Ficelle s'exclame, tout en étouffant sa voix : « C'est elle! C'est Fantômette! Elle doit être en train de s'évader! » CHAPITRE VIII Nouvel enlèvement! MILLE POMPONS NOIRS! Qu'est-ce qu'il y a là- haut? Il fait aussi clair ici qu'au fond d'un tonneau de goudron pendant une grève de l'Electricité!... Ah! Je sais ce que c'est! Un petit toit en zinc au-dessus de la cheminée, pour empê- cher la pluie de tomber dedans... » En montant le long du conduit, Fantômette est parvenue à atteindre le niveau du toit. Un courant d'air frais vient lui frapper le visage. Elle se glisse entre le haut de la cheminée et le chapeau chinois métallique qui la surplombe. La voici maintenant à cheval sur le faîte de la toiture d'ardoise. Un rayon de lune lui permet de repérer un mince câble métallique qui part de la tour, longe la façade et court jusqu'au sol : le fil d'un paratonnerre. Il ne lui reste plus qu'à se laisser descendre en suivant ce fil, pour se trouver dans le parc. « Et maintenant, allons libérer ce pauvre Œil de Lynx. Il doit commencer à trouver le temps long, dans sa cave! » Elle contourne la bâtisse, à la recherche d une ouverture qui lui permettrait de pénétrer dans le sous-sol. Cette ouverture existe. C'est un soupirail vitré, de forme semi-circulaire. D'un coup d'oeil, la jeune aventurière s'assure qu'elle est seule. Un coup de pied dans la vitre la fait éclater. « Tant pis pour le bruit! Je ne vais pas traî- ner... » Elle entre dans la cave, trouve un interrupteur. Des alignements de bouteilles s'offrent à sa vue. Et tout de suite, dans un angle, elle aperçoit le sac de toile qui doit encore contenir le journaliste. « Ah! les brutes! Us l'ont laissé dedans! Et ce brigand d'Arthur Arthur qui donnait des ordres à Faitout pour qu'on lui porte du Champagne! Attendez un peu, mes gaillards! Je vais vous faire voir qu'il ne fait pas bon se moquer de Fantômette! » Elle crie : « N'ayez pas peur, Œil de Lynx, c'est moi. Je viens vous délivrer! » Elle tire son poignard, tranche la ficelle qui maintient le sac fermé, l'ouvre, regarde le contenu, et lance une exclamation de surprise. Le sac est plein de pommes de terre. Eberluée, la jeune justicière lâche le sac et se gratte le bout du nez, se demandant ce qu'il convient de penser. « Qu'est-ce que ça veut dire? C'est pourtant bien le sac qui contenait Œil de Lynx! » Elle tâte le tissu, se rend compte qu'il est encore mouillé. « Oui, c'est le sac qui a été plongé dans la piscine... Mais le reporter ne se trouve pas à l'in-térieur... Il ne s'y trouve pas, parce que... Pardi, parce qu'il n'a jamais été dedans! Arthur Arthur s'est payé ma tête! Il n'a pas capturé Œil de Lynx! Il a fait semblant de le faire noyer dans sa piscine, pour m'obliger à entrer à son service! Ah! Bravo, mon cher! Belle manœuvre!... Et moi, je suis la reine des gourdes... M'être laissé prendre aussi bêtement... Mais aussi, je ne pouvais pas deviner que ce sac ne contenait que des patates! » Du coup, elle n'a plus aucune raison de s'attar-der dans cette cave. Elle repasse par le carreau cassé, en faisant attention de ne pas déchirer sa cape. Au premier étage, une lumière apparaît. Sans doute le bris de la vitre a-t-il fait sortir de son lit Arthur Arthur ou Faitout. Elle a un petitv rire. « Adieu, messieurs! Débrouillez-vous avec vos espions et vos discours! Moi, je m'en vais. » En sifflotant l'air bien connu « Il fait chaud, j'ai les pieds dans l'eau », elle commence à s'éloigner du château. C'est exactement à cet instant qu'elle a été entrevue par Ficelle. Œil de Lynx a dit : « En effet, c'est bien Fantômette. — Je vais la rejoindre, pour lui expliquer que je viens la délivrer! » dit Ficelle. La grande fille s'est rendu compte en effet que sa tête peut passer entre les barreaux de la grille. Et du moment que sa tête passe, le reste du corps, mince comme une aiguille à tricoter, peut également s'insérer à travers la clôture. En une seconde, voilà notre envoyée spéciale de Cartable* Hebdo dans la propriété. Elle se met à courir en direction du château. Elle franchit une dizaine de mètres au milieu de l'allée, puis pousse un grand cri et s'étale de tout son long sur le gravier. Trois ombres sortent du couvert des arbres, bondissent sur elle, l'enveloppent vivement dans une couverture et l'emportent à travers bois. L'enlèvement n'a pas duré dix secondes! Bloqués derrière le portail, la grosse Boulotte et Œil de Lynx assistent, impuissants, au kidnapping de la grande fille. Le journaliste est trop corpulent pour se glisser entre les barreaux. Quant à Boulotte, c'est encore pire. Il faudrait qu'elle cesse de manger pendant un an au moins si elle voulait rivaliser en maigreur avec son amie. Mais Fantômette, elle, se trouve du même côté que Ficelle. De loin, elle a assisté au drame, et tout de suite compris ce qui se passait. La lune, toujours présente, éclairait nettement là silhouette de la grande étourdie. « Mille pompons jaunes! On est en train d'enlever Ficelle! Est-ce que c'est encore un coup des hommes d'Arthur Arthur? Allons voir ça... » Elle tire son poignard de sa ceinture et s'élance au pas de course sous le couvert des bois. Les trois hommes ne cherchent pas à étouffer le bruit de leurs pas : ils galopent entre les arbres. L'un d'eux crie même : 76 C'EST QUELQU'UN FANTÔMETTE « Plus vite, plus vite! Ne traînons pas dans le secteur! Allons, Pataud, un peu de nerf! » « Plus vite, plus vite! Ne traînons pas dans le secteur! Allons, Pataud, un peu de nerf! » Cette course les amène jusqu'au mur qui entoure la propriété d'Arthur Arthur. Là, une échelle est dressée, qu'ils escaladent promp-tement. Us sautent de l'autre côté, courent vers un grand camion dont le moteur tourne au ralenti. Fantômette grimpe à son tour sur l'échelle, passe par-dessus le mur et saute à terre à l'instant où les portières claquent. Le moteur ronfle et le camion démarre lentement, pour s'engager sur une route étroite, mal entretenue, où les ornières succèdent à des nids de poule. La jeune aventurière s'est élancée à la poursuite du lourd véhicule. Elle le rattrape, tente de s'accrocher au pare-chocs arrière. Elle parvient à l'agripper et à monter dessus/Mais elle a du mal à s'y maintenir, parce qu'il est trop étroit pour constituer un siège confortable. Elle s'y allonge tant bien que mal, en essayant d'affermir sa prise. A mesure que le camion accélère, les secousses pro-voquées par le mauvais chemin se font de plus en plus fortes. Une minute après, un cassis soulève brutalement les roues, et le camion fait un véritable bond en l'air. Fantômette lâche le pare-chocs, tombe à terre en roulant sur une bonne dizaine de mètres. Surprise, étourdie par le choc, elle reste un moment inanimée, pendant que les feux du véhicule disparaissent dans la nuit. Elle tâte avec précaution ses jambes et ses côtes, s'assurant qu'elle n'a rien de cassé. « Eh bien, ma petite, c'est raté! Plus moyen de suivre cette pauvre Ficelle... Et mon beau costume doit être dans un drôle d'état... » Elle se relève, revient en suivant la route jusqu'à la grille du château. Là, elle trouve Œil de Lynx et Boulotte en grande conversation avec Arthur Arthur, qui est vêtu d'un superbe pyjama de soie rouge. Le président du F.I.L.O.U. s'exclame : « Ah! par exemple! C'est vous, ma chère Fantômette? Vous nous aviez donc faussé compagnie? Comment diable avez-vous fait pour sortir de votre chambre? — Je me suis déguisée en courant d'air, espèce de brigand! » Le politicien prend un air douloureusement offensé. . « Oh! ne me traitez pas de brigand, voyons! Je ne mérite pas ce qualificatif! — Comment? Vous m'avez traîtreusement enlevée, vous m'avez fait croire que vous aviez fourré Œil de Lynx dans un sac... » Le journaliste intervient : « Une minute, s'il vous plaît! Tout cela me paraît bien obscur». D'autant plus que nous sommes dans le noir. — Venez donc dans mon château, cher monsieur, nous tirerons les choses au clair. » Ils se rendent tous dans la salle des Chevaliers. Œil de Lynx se tourne vers Fantômette pour lui parler, mais les mots s'arrêtent dans sa gorge et il éclate de rire. « Mais vous avez changé de métier! Vous êtes devenue ramoneuse! — Comment? — Regardez-vous dans une glace... » Fantômette s'approche d'un miroir et pousse un cri : « Ah! par exemple. Eh bien, j'en ai une figure! » Elle a le visage complètement barbouillé de noir, résultat de son passage dans le conduit rempli de suie. Arthur Arthur appuie sur le contact d'un interphone et ordonne : « Faitout! Réveille-toi et fais couler un bain pour notre amie! » Œil de Lynx demande alors à Fantômette : « Expliquez-moi maintenant ce que vous fai-siez ici? — Très simple. M. Arthur veut que j'enquête sur des indiscrétions qui se produisent dans son parti. Il s'agit de démasquer un espion. Et pour m'inciter à faire cette enquête, on m'a fait croire que vous étiez enfermé dans un sac et qu'on allait vous noyer. Heureusement, c'était de là blague. » Arthur Arthur a un large sourire : « Je ne vous le fais pas dire, chère Fantômette. Une simple plaisanterie, vous voyez. Ce qui prouve bien que je ne suis pas aussi méchant que vous le pensiez. — D'accord, mais cela ne m'explique toujours pas pourquoi Ficelle a été enlevée. Le savez-vous, monsieur Arthur? — Ma foi, non. D'après ce que m'a dit M. Lynx, il y avait trois hommes dans ma propriété? — Oui. Ils s'étaient cachés sous les arbres. Ils ont dû faire tomber Ficelle en tendant un fil au ras du sol, et ils l'ont emmenée. — Je ne vois vraiment pas ce qu'ils cherchent. Cet enlèvement ne rime à rien... » Fantômette soupire : « Il y a décidément beaucoup d'enlèvements dans cette aventure 1 » Œil de Lynx allume sa pipe et demande à la justicière : « Ces ravisseurs, vous les avez suivis? Vous n'avez rien entendu qui puisse nous mettre sur la voie? — Attendez! Si, justement. J'ai pu entendre la voix de l'un d'eux. Il s'adressait à un complice en l'appelant Pataud. » Le châtelain sursaute : « Vous avez dit Pataud? C'est un ami de Laigreur. Il a une entreprise de déménagement. » Fantômette fait claquer ses doigts. « C'est dans un grand camion que Ficelle a été emmenée. Oui, sûrement un camion de déménagement. » Arthur Arthur donne un violent coup de poing sur la table. « Le coup a été organisé par Laigreur, Pataud, tous les hommes du M.O.C.H.E. Vous voyez, Fantômette, qu'il faut m'aider à combattre mes ennemis politiques! Ce sont aussi les vôtres, puisqu'ils ont enlevé votre amie! » — En effet, Laigreur et Pataud sont maintenant mes adversaires. — Alors, vous ne voyez plus d'objection à m'aider, n'est-ce pas? Vous allez trouver par quel moyen ces affreux bonshommes ont deviné le texte de mes discours! Vous allez vous installer dans mon château, ainsi que M. Lynx et cette jeune personne dodue qui tombe de sommeil. Je vous garantis que vous ne serez pas enfermés, ha, ha! Vous aurez les meilleures chambres... » Fantômette secoue la tête : « Vous ne croyez pas que je vais aller me coucher, alors qu'on vient d'enlever une amie! J'ai d'ailleurs perdu bien trop de temps en bavar-dages. Le camion doit déjà être loin. — Ne vous inquiétez pas, il doit certainement se rendre à Keltoupé. C'est à cinquante kilomètres d'ici. C'est là que Laigreur a son quartier général. Et l'entreprise de déménagement se trouve dans le même quartier, sur la place Keloreur. Vous voyez que vous n'en êtes pas à cinq minutes près. Ah! Faitout me fait signe que votre bain est prêt... » Fantômette monte au premier étage et se plonge dans la baignoire. Elle réfléchit. Pourquoi les hommes du M.O.C.H.E. ont-ils pris la peine d'enlever la grande Ficelle? Ont-ils cru qu'elle était la fille d'Arthur Arthur? Vont-ils exiger une rançon? Le seul moyen de l'apprendre, c'est de se rendre à Keltoupé, et de retrouver Ficelle. Fantômette sort du bain, se sèche et se rhabille. Un coup d'œil sur sa montre lui indique qu'il est une heure du matin. Mais elle n'a pas sommeil. Elle redescend dans la grande salle. Boulotte s'est roulée en boule sur le trône de Charlemagne. Le châtelain indique sur une carte la position de Keltoupé. Œil de Lynx approuve d'un signe de tête. « Parfait! Nous y serons d'ici une heure. Vous venez avec nous, monsieur Arthur? — Je le voudrais bien, mais je dois préparer le texte d'un prochain discours. — En pleine nuit? — Certes! C'est le moment où j'ai le plus d'ins-piration. D'ailleurs, je ne dors jamais! Au revoir, et revenez vite! » Trois minutes plus tard, le châtelain retrouve son lit et s'endort en ronflant comme une moto, tandis que Fantômette et Œil de Lynx s'élancent sur la route de Keltoupé, au clair de la lime. CHAPITRE IX Ficelle-Fantômette FICELLE éprouve à peu près les m ê m e s sensa-tions que celles ressenties par Fantômette lorsqu'elle avait été enlevée dans la rue des Roses. Sa tête est enveloppée dans une couverture, elle n'y voit pas grand-chose. Elle n'a pas non plus beaucoup d'air à respirer. Il lui plairait d'appeler au secours, mais une main ferme applique le tissu contre sa bouche, ce qui lui ôte la possibilité de pousser le moindre cri. Alors, elle attend, en se disant que les épouvantables bandits qui viennent de la capturer vont sûrement lui appliquer d'horribles tortures. Ils vont peut-être lui verser de la peinture mauve sur les cheveux; lui chatouiller les narines avec une plume pour la faire éternuer; l'obliger à écouter une symphonie de Mozart; ou même la forcer à réciter la table de multiplication par 9 (la plus difficile!). La grande fille a tout de même une consola-tion : l'aventure qu'elle est en train de vivre ressemble beaucoup à celles de Fantômette, et ce sera un magnifique sujet d'article pour Cartable- Hebdo. Ce n'est pas tous les jours que l'on a la chance d'être enlevée! Alors, elle essaie de noter mentalement tous les détails de la terrible situation dans laquelle elle se trouve. Elle remarque qu'elle est assise sur un plancher froid, dur et remuant. Peut-être le plancher métallique d'un camion. Oui, le bruit est celui d'un camion. Où se dirige-t-il? Pas moyen de le savoir. Tout au plus peut-elle évaluer le temps pendant lequel on va rouler. En suppo-sant que le véhicule se déplace à la vitesse moyenne de 50 à l'heure, au bout d'une heure il sera à cinquante kilomètres environ de Tientoibien. Mais comment savoir la durée du trajet, si l'on ne peut pas regarder sa montre? Ficelle entreprend de compter les secondes, avec la régu-larité de l'horloge à balancier qui se trouve chez son oncle. « Un, deux, trois, quatre, cinq, isix... » Soudain, on enlève le voile qui lui recouvre la tête. Elle aperçoit un homme moustachu, dont le long nez pointu fait penser à un museau de souris. Ficelle décide aussitôt de le baptiser « Le Rat », tout en continuant de compter à voix haute. Le Rat demande : « Qu'est-ce qui te prend, de compter comme ça? — Je... je... heu... je compte les secondes, monsieur. — Pourquoi? — Pour savoir l'heure qu'il est. » L'homme hausse les épaules : « Tais-toi! Ça m'agace,, de t'entendre. » Ficelle ferme la bouche, mais poursuit mentalement ses calculs d'horlogerie. Au bout d'un moment, elle se fatigue, s'arrête et réfléchit. Comment Fantômette réagirait-elle si elle était dans son cas? Elle assommerait sûrement le Rat et s'échapperait. Oui, mais Ficelle n'a pas le courage de Fantômette. Qui sait si le Rat ne lui mor-drait pas méchamment le nez? Elle se dit qu'il est plus sage de rester tranquille et d'attendre la suite des événements. D'ailleurs, rien ne prouve qu'elle soit en danger. Peut-être qu'elle participe sans le savoir à l'émission de télévision qui s'appelle La Caméra secrète. Mais oui, c'est sûrement ça! Il doit y avoir dans un coin du camion une caméra dissimulée, qui est en train de la filmer. Ficelle va bientôt apprendre que, grâce à cette émission-concours, elle a gagné un prix magnifique! Une croisière aux Antilles, ou même un superbe stylo à bille... Les secondes passent, à raison de soixante par minute. Puis, au bout de soixante minutes, c'est une heure qui s'est écoulée. Le camion ralentit, manœuvre, s'arrête. Le moteur s'éteint. « Allez, tu peux descendre! » Le Rat a ouvert la porte arrière du camion. Ficelle aperçoit sous le clair de lune une place de village, déserte. Pas la moindre équipe de télévision en vue. Du coup, la rédactrice de Cartable- Hebdo commence à ressentir de nouvelles craintes. Où l'emmène-t-on? Que va-t-on lui faire? Ah! pourquoi Fantômette n'est-elle pas venue avec elle? Ficelle se sentirait beaucoup plus rassurée en sa compagnie! Les deux autres ravisseurs — qui n'ont d'ailleurs rien de ravissant — ont rejoint l'homme au nez pointu. Ils entraînent Ficelle vers une grande porte de fer qu'ils ouvrent. On entre dans une cour. A droite, un vaste hangar renferme les masses jaunâtres de deux camions de déménagement. Une ampoule qui pend du plafond permet de lire les lettres peintes sur leurs flancs : DÉMÉNAGEMENTS PATAUD. A gauche se trouve une maison basse en granité, couverte d'ardoise. Le Rat ouvre la porte de la maison dans laquelle brillent des lumières, et fait entrer Ficelle dans un bureau. Sur les murs sont affichées des cartes routières de la Bretagne, de la France et de l'Europe, ainsi qu'un calendrier qui vante les mérites du pneu Matic. Un homme se tient debout au milieu de la pièce. Grand, mince, aux cheveux noirs et pom-mettes saillantes. Ficelle reconnaît ces petits yeux qui semblent vouloir la transpercer. Oui, elle a déjà vu à la télévision ce regard agressif, aigu, méchant. C'est Laigreur, le président du parti M.O.C.H.E. Il examine Ficelle de la tête aux pieds, en détail, comme un maquignon qui inspecte un cheval pour déceler ses défauts. Puis il lance, d'un ton sarcastique : « Voilà donc cette fameuse Fantômette. La justicière qui sème la terreur chez les bandits. Je dois avouer que je ne m'attendais pas à lui voir cette tête-là. Les apparences sont parfois trom-peuses... » Ficelle se sent envahie par une immense surprise, mêlée à une fierté inconcevable. On la prend pour Fantômette/ L'espace d'une seconde, elle se demande si elle ne va pas détromper Laigreur, confesser qu'elle est tout simplement Ficelle, et non la fameuse aventurière. Mais son orgueil reprend le dessus. L'occasion est trop belle, de se faire passer pour la justicière! Alors, elle prend une attitude avantageuse, un pied en avant et un poing sur la hanche, et lance : « Oui, parfaitement! Je suis Fantômette! La seule, la vraie, l'unique. Je suis la terroriseuse des voleurs et des assassins! — Vous ne portez pourtant pas votre costume spécial, ni votre masque? » Un instant, Ficelle est prise de cours. Mais elle improvise très vite une réponse : « J'ai porté tout ça à la blanchisserie! — Après tout, peu importe la manière dont vous êtes habillée. L'important, c'est que vous soyez ici. » Soudain, Ficelle devine la raison pour laquelle on l'a fait venir. Laigreur a besoin d'elle! Il va sûrement lui confier une mission importante dans une affaire d'espionnage. On va sans doute l'envoyer à Hong Kong pour surveiller le lancement d'une fusée russe. Ou alors, lui confier la garde d'un trésor impérial, comme par exemple la couronne du roi Dagobert (celle qu'il mettait toujours à l'envers). Un fin sourire se dessine sur les lèvres de Ficelle. Elle déclare d'un ton ferme ; « Il est en effet capital que je sois présente en personne ici. Je suis à votre disposition pour triompher dans la grande enquête que vous allez me faire faire! » Laigreur secoue la tête : « Il n'est pas question de la moindre enquête. Vous allez rester ici, un point, c'est tout. — Mais qu'est-ce que je vais faire? — Rien. — Rien? » Du coup, Ficelle ouvre en rond yeux et bouche. On ne va RIEN lui demander! Pas de voyage à Hong Kong, pas de couronne à garder? « Mais pourquoi? Je pourrais vous rendre des tas de services, vous savez! Je sais éplucher les pommes de terre, aussi bien que Boulotte... Je sais arroser les pots de fleurs, en ne mettant presque pas d'eau à côté... je sais jouer à la marelle, faire les pieds au mur... » Laigreur hausse les épaules. « Il n'est pas question de cela. Je vais vous garder ici pour vous empêcher de deviner par quel moyen j'espionne Arthur Arthur. » Ficelle ne comprend pas un traître mot à cette histoire d'espionnage, mais elle se rend compte que si elle se mettait à poser trop de questions, on finirait par se rendre compte qu'elle n'est au courant de rien, et qu'elle n'est pas Fantômette. Alors, elle plisse ses yeux pour leur donner une expression de ruse, et dit à Laigreur : « Je suis très forte en effet pour les devinettes. Tenez, voulez-vous que je vous donne un exemple? Qu'est-ce qui est vert, qui monte et qui descend? — Je n'en sais rien! — Je vais vous le dire. C'est un petit pois dans un ascenseur. » Le président du M.O.C.H.E. réplique d'un ton sec : « On m'a dit que vous aimez plaisanter. Si je n'étais pas sûr que vous êtes Fantômette, je vous prendrais pour une jeune oie. » Un peu vexée, Ficelle ne trouve plus rien à dire. Laigreur fait un signe à l'homme au nez pointu : « Enferme-la où tu sais. Nous la garderons tant qu'Arthur Arthur sera dans la course. Après les élections, on pourra la relâcher. Ficelle demande timidement : « C'est quand, les élections? — Dans un mois. — Co...comment? Vous allez me garder un mois entier? — Parbleu! Comme cela, nous serons sûrs que tu n'aideras pas Arthur Arthur. » Ficelle se sent soudain très mal à l'aise. Laigreur va la garder prisonnière un mois entier, pendant lequel elle ne pourra pas se disputer avec Françoise, ni manger les haricots brûlés ou pas cuits de Boulotte. Elle va manquer l'école, rater la composition de mathématiques (à laquelle elle est toujours dernière, mais ce n'est pas une raison). La grande fille bredouille : « Vous savez, je n'aide pas Arthur Arthur... — Vraiment? Nous avons pourtant la preuve du contraire, Fantômette. D'ailleurs, pourquoi t'aurait-il fait venir à Tientoibien si ce n'est pour que tu entres à son service? » Du coup, Ficelle prend le parti de tout avouer. « Je ne suis pas Fantômette. » Laigreur hoche la tête. . « Si c'est tout ce que tu as trouvé pour qu'on te relâche!... Allez, Sairpant, enferme-la! Et à triple tour! — Bien, patron. » L'homme que Ficelle a surnommé Le Rat l'empoigne par un bras et l'entraîne hors de la maison. Il lui fait traverser la cour, pénètre sous le grand hangar. « Aimes-tu le camping, Fantômette? — Moi? Oui, m'sieur. — Alors, tu vas pouvoir en faire. » Un brusque frisson de joie court dans le dos de Ficelle. Du camping! Elle va sûrement aller sous une tente, dans un champ. Elle pourra facilement s'évader! Tout va bien! Tirant Ficelle par un bras, Sairpant lui fait traverser le hangar, contourner la masse d'un des camions. Tout au fond, il y a une remorque de camping. « Voilà, Fantômette, tu vas t'installer dans cette caravane. Tu y seras très bien. » Il ouvre la porte, pousse sa prisonnière à l'inté- rieur. « Tu vois, tout le confort moderne. Lit en mousse, coin cuisine, frigo et télé en couleurs. Tu seras là-dedans comme une princesse. Et pas la peine d'essayer de t'évader, hein? On pourrait te faire passer un mauvais quart d'heure! » Et Sairpant regarde la grande fille d'un air si menaçant qu'elle sent subitement un froid sibé- rien dans son dos. Elle bredouille : « Oui, m'sieur... Je,., je ne m'éva...vava...derai... pas... — Tant mieux! Bonne nuit, Fantômette! » Il referme la porte à double tour, laissant Ficelle tremblante comme une machine à laver en train d'essorer le linge. Puis il revient vers la maison où Laigreur demande sèchement : « C'est fait? — Oui, patron. — Parfait. Je rentre chez moi. Veille bien à ce que Fantômette ne s'échappe pas. — Comptez sur moi, patron. » Le chef du M.O.C.H.E. enfile son pardessus, sort de la maison et disparaît dans la nuit. / CHAPITRE X La scie et le marteau « N OUS NE DEVONS PLUS être très loin de Keltoupé? — Non, Œil, nous y arrivons. Tenez, je crois que c'est là-bas... » Trois minutes plus tard, la marmite ambulante du journaliste s'arrête sur la place Keloreur. L'endroit est désert, si Ton excepte la présence d'un chat tigré qui fait de l'équilibre sur la margelle d'une fontaine. Fantômette désigne un grand véhicule qu'un rayon de lune éclaire en jaune. « Tenez, voilà le camion auquel je m'étais accrochée. — Comment être sûr que c'est bien lui? — Facile. Vous allez voir. » Fantômette s'approche du camion; pose sa main sur le capot. « Le moteur est encore chaud. C'est bien dans ce camion que Ficelle a été emmenée. — Et où pensez-vous qu'elle soit maintenant? » Fantômette pointe son index vers un nom qui s'étale en grandes lettres sur une porte de fer : DÉMÉNAGEMENTS PATAUD. « Le nommé Pataud devrait pouvoir nous renseigner. Je vais jeter un coup d'oeil chez ce démé- nageur de grandes ficelles. » — Ah! vous voulez passer au-dessus du portail? Je vous fais la courte-échelle? — Inutile, mon cher Œil. Restez ici pour faire le guet. Si vous voyez arriver la cavalerie fédérale, sonnez du clairon, ha, ha! » D'un bond, la jeune aventurière saute sur le capot du camion qui stationne contre le mur de l'entreprise Pataud. Elle grimpe sur le toit de la cabine, et de là elle saute sur le faîte du mur. Un nouveau saut dans le plus pur style des parachu-tistes, et elle se retrouve dans la cour intérieure. Un regard vers la gauche : une maison aux fenê- tres noires. Si le nommé Pataud s'y trouve, il doit dormir. Un coup d'œil à droite, vers un hangar. II y a de ce côté une petite lueur jaunâtre. Notre justicière se glisse entre les camions, entrevoit la silhouette d'une remorque de camping. Entre les fentes d'un store passe la lumière qu'elle a aperçue. Elle s'approche, glisse son regard et sourit en faisant claquer sa langue, signe de satis-faction intense. « Bon! Je ne m'étais pas trompée. Voilà notre grande nouille nationale. Il ne me reste plus qu'à la faire sortir de sa caravane. » Elle frappe trois coups contre la porte et appelle : « Hé! Ficelle! Ouvrez-moi! » A l'intérieur de sa maison roulante, Ficelle a ouvert la bouche pour pousser un cri. Elle est assise sur son lit et a laissé la lumière allumée. L'expression terrible du Rat lui a fait si peur qu'elle n'ose plus s'endormir. Elle balbutie : « Qui... qui êtes-vous? — Fantômette! » La grande fille presse sa poitrine à deux mains, pour comprimer les battements de son cœur qui ressemblent aux rafales d'une mitrailleuse. « Ah! Fantômette! Que j'ai peur! Je sens que mon sang se hérisse et que mes cheveux se glacent! — Ne dites pas de bêtises et ouvrez-moi! — Je ne peux pas! Le monsieur au nez pointu m'a enfermée à clef! » Fantômette fait un geste d'agacement. Elle contourne le véhicule, à la recherche d'une issue. Il y a des fenêtres, que l'on doit pouvoir ouvrir Ficelle a ouvert la bouche pour pousser un crû de l'intérieur. Elle frappe à nouveau contre la porte, pour attirer l'attention de Ficelle, et demande : « Vous ne pouvez pas essayer d'ouvrir une fenêtre? — Non, non! — Pourquoi? — Parce que je ne veux pas m'évader! » Fantômette sursaute : « Comment ça, vous ne voulez pas? — Oui! Le monsieur au nez pointu, celui qui ressemble à un rat mangeur de chats, il m'a dit que si j'essayais de m'évader, je passerais une mauvaise demi-heure! Alors, je n'ai pas envie de sortir, tiens! Supposez qu'il me tire les cheveux, ou qu'il me pince le nez? Ou qu'il me force à compter jusqu'à un million? Ce serait épouvan-tiffiant! Rien que d'y penser, je sens mes dents qui se hérissent! Je préfère rester ici. Merci bien pour votre aide, Fantômette, et bonne nuit! » Fantômette serre les poings. « Oh! l'idiote! Oh, la triple savate! Je vais t'en coller, moi, de l'évasion! Espèce de grande sau-cisse! » Elle tambourine une fois de plus contre la porte en criant : « Ouvrez une fenêtre tout de suite, sinon c'est moi qui vais vous faire des chatouilles sous les doigts de pieds! » Terrifiée par cette nouvelle menace, Ficelle fait « oui, oui! » et se précipite vers une des fenêtres. Le système d'ouverture n'est guère compliqué, puisqu'il suffit de soulever un petit levier. Mais Ficelle s'affole, s'énerve, appuie de toutes ses forces sur le levier, se tord les mains, tape du pied et froisse sa robe en gémissant : « Ah! je n'y arrive pas! Il n'y a pas moyen! C'est aussi fermé qu'une boulangerie au mois d'août! Ah! Je suis dans une situation angois-sante! Comme quand la pauvre Isabelle est prisonnière dans la tour du château, et que le méchant Barbe-Verte s'apprête à lui couper le cou avec son grand couteau à huîtres! » Fantômette, agacée par le verbiage étourdissant de la grande Ficelle, décide d'employer des moyens énergiques. Elle vient de repérer un établi chargé d'un outillage qui sert à entretenir les camions. Elle s'empare d'une scie circulaire, déroule le fil et branche la prise. Puis elle entame la carrosserie de la remorque pour y découper une ouverture. Le plastique dont la paroi est faite se révèle facile à scier, mais le moteur de l'outil fait un bruit strident, qui risque fort de réveiller toute la Bretagne. Ficelle braille : « Oh! là, là! vous en faites, un potin du diable! Vous allez réveiller mes enleveurs! — Désolée, Ficelle, mais vous n'aviez qu'à ne pas vous fourrer dans un tel pétrin. — Ce n'est pas ma faute à moi, si j'avais un article à faire pour Cartable-Hebdo! Et d'ailleurs, tout ça, c'était pour rendre service à Œil de Lynx. Il voulait reportager sur votre enlèvement. Et finalement, c'est moi qu'on a enlevée! J'ai l'impression de vivre une de vos aventures! Quel dommage que je n'aie pas un masque à la portée de mon nez! Je l'aurais mis sur mon tendre visage et je vous aurais ressemblé d'une manière aussi frappante qu'un coup de marteau sur mes doigts. Parce que vous savez, quand je plante un clou dans un mur, je me tape toujours sur les doigts. Vous me direz qu'il suffit de tenir le marteau à deux mains, bien sûr. Mais il me faudrait une troisième main pour maintenir le clou. Et j'ai beau compter et recompter, je n'ai que deux mains... » L'intarissable bavarde crie en parlant, pour couvrir le ronflement de la scie. Œil de Lynx, qui se trouve toujours dans la rue, perçoit ce bruit mécanique et se demande de quoi il s'agit. « Par ma pipe, qu'est-elle en train de fabriquer? On dirait une scie électrique... Ce n'est tout de même pas Fantômette qui s'amuse à couper des bûches en pleine nuit? » Mais le reporter n'est pas seul à être intrigué. De l'autre côté de la cour, dans la maison, Sairpant ouvre les yeux, se dresse sur son lit, se lève et s'approche d'une fenêtre dont il entrouvre les volets. « Par exemple! Ça vient du hangar, ce bou-can!... Ma parole, c'est la scie électrique! Il enfile fébrilement son pantalon, s'en va dans la chambre voisine où Pataud, réveillé lui aussi, s'interroge sur l'origine du bruit. « Tu as entendu, Pataud? — Oui, on dirait la scie. Je me demande si Fantômette n'essaie pas de s'échapper... — Allons voir! » Les deux déménageurs se ruent hors de la maison, traversent la cour au pas de course, entrent dans le hangar. Ils aperçoivent un curieux personnage vêtu de jaune, de rouge et de noir, qui achève de découper dans la caravane une ouverture par où apparaît la tête de Ficelle. Sairpant s'exclame : « Ah! Ça mais... ce costume bizarre... ce masque... Laquelle des deux est Fantômette? Celle que nous avons enfermée dans la caravane, ou cette autre-là? — Je n'en sais rien, Sairpant. En tout cas, il faut les coincer toutes les deux! » L'aventurière les a entendus et les voit qui se rapprochent, menaçants. Mais elle ne s'affole pas pour autant. Elle arrête la scie et fait signe à Ficelle de passer par le trou. « Allez, sortez de là, Ficelle! Non, non! Ils me l'ont défendu! Je vous ai dit que si je sors, ils vont me couper les cheveux en quatre! Ils vont m'obliger à manger du fromage de chèvre! Peut-être même qu'ils me for-ceront à me laver les pieds! » Sairpant ricane : « Elle a raison. Si elle essaie de s'échapper, on lui fera tout ça, et même pis encore : on lui mettra la tête entre les deux oreilles. Cela dit, laquelle de vous deux est la vraie Fantômette? Celle qui a un masque, je suppose? — Bravo! fait la justicière, j'admire votre perspicacité. Evidemment, si j'avais été habillée en pompier, vous auriez eu plus de mal à me reconnaître. » Pataud s'adresse à son compagnon : « Ça change tout, ça. Deux filles, ce n'était pas prévu au programme. D'autant plus que celle qu'on a attrapée n'a pas l'air d'être la bonne. Je vais prévenir le patron. — D'accord. Mais avant, il faut les enfermer toutes les deux. — On ne peut plus se servir de la caravane, maintenant qu'il y a un trou... —- Dans un camion, ça ira très bien. » Pataud ouvre la porte arrière d'un des camions et ordonne aux deux filles : « Venez par ici! Montez là-dedans! » Fantômette a un petit rire. Elle lance : « Vous me faites penser à cette vieille chanson que chantait ma grand-mère : Monte là-dessus et tu verras Monmartre. Si tu n'Ias pas vu, t'as qu'à monter dessus, Tu verras Montma-ar-tre! » Pataud rugit, furieux : « C'est pas le moment de chanter! On n'a pas de temps à perdre avec deux moucherons comme vous! » Sairpant intervient : « Attends, je m'en charge! » Il fait trois pas vers Fantômette qui ne bouge pas d'un cheveu. Les deux bras en avant, il s'ap-prête à empoigner l'aventurière. Mais ses mains se referment sur le vide : Fantômette vient brusquement de se mettre à quatre pattes. Elle se relève en bondissant, frappant le haut de son crâne contre le nez de Sairpant qui pousse un hurlement de douleur. « Désolée, cher monsieur, je crois que j'ai un peu raccourci votre nez. Notez bien que maintenant il sera beaucoup plus joli... » Fou de rage, Sairpant se précipite vers l'établi, saisit un marteau et revient en criant : « Je vais l'assommer! Je vais l'assommer! » Toujours dans la remorque, Ficelle se met à gémir : « Ah! Fantômette, vous n'auriez pas dû lui aplatir le nez! Maintenant, c'est lui qui va vous écraser comme un vieux tube de dentifrice! ! ! » Mais Fantômette n'a pas le temps d'écouter la grande fille. Elle fait face à son agresseur en remettant en marche la scie électrique. L'homme lève son marteau et l'abaisse pour frapper, en même temps que Fantômette braque la scie vers le haut pour se protéger. Crrrac! Le manche du marteau est cisaillé net, et Sairpant est tout surpris de se retrouver avec un ridicule tronçon de bois à la main. « Pas très solide votre marteau, hein, m'sieur? » Sairpant a eu un mouvement de recul. Il hésite devant cette dangereuse scie qui constitue une arme redoutable. Comment pourrait-il parvenir à capturer sa jeune adversaire? Alors qu'il cherche une solution pour la neutraliser, un fait nouveau intervient : la scie s'arrête, Pataud ayant eu l'idée d'aller débrancher la prise. Du coup, Fantômette se retrouve les mains nues. Les deux déménageurs profitent de leur avantage. Ils foncent vers notre héroïne, empoignent ses bras, la renversent sur le sol. La justicière tente de se dégager en lançant des coups de pieds, mais sans résultat. Pataud et Sairpant ont l'habitude de manier de lourds meubles, et leurs muscles ont vite fait de réduire à néant les efforts de Fantômette. Dans la caravane, Ficelle assiste avec effroi à la capture de sa protectrice. Elle se mord les poings en bredouillant : « Ooooh! C'est affreusement horrible et horriblement affreux! L'invincible Fantô est ficelée comme un vulgaire rôti du dimanche matin! Comment vais-je faire maintenant pour m'échapper? Plus du tout moyen! Je vais être obligée de mijoter dans cette roulotte pendant quatre semaines! » La grande fille voudrait bien secourir la justicière, mais elle ne sait comment s'y prendre. Ah! si au moins elle avait un revolver de cow-boy, l'affaire serait vite réglée... Elle regarde autour d'elle, avise une grande casserole posée sur le fourneau à butane. Elle la saisit, sort par le trou nouvellement fait, se jette courageusement sur le petit groupe des combat-tants et assène un grand coup de casserole sur la première tête qui se présente. C'est Sairpant qui devrait recevoir l'ustensile, mais il fait un mouvement de côté, et c'est Fantômette qui encaisse le choc. Elle pousse un cri et cesse de bouger. Ficelle est atterrée par sa maladresse. Elle gémit : « Ah! je l'ai assommée! Quel malheur! C'est une vraie catastrophe ferroviaire! » Pataud ricane : « Bravo, ma grande! Joli travail! C'est gentil, de venir nous aider... » Les deux hommes empoignent Fantômette et Ficelle, les mettent dos à dos et les attachent ensemble au moyen d'un câble de remorquage en acier. Puis ils soulèvent cette sorte de paquet, le jettent dans un camion et referment la porte. Sairpant s'essuie le front. « Ouf! Quelle séance! Et maintenant, je vais téléphoner à Laigreur. — A cette heure-ci? Il doit être en train de dormir. On pourrait peut-être attendre demain matin? — Non, non. Je veux qu'ils soit mis au courant tout de suite. — D'accord, je t'attends. » Pendant que Pataud s'assoit sur une pile de vieux pneus pour fumer une cigarette, Sairpant s'en va dans la maison. Il décroche le téléphone, forme le numéro du président du M.O.C.H.E. Dès la deuxième sonnerie, on décroche. Le président Laigreur a le sommeil très léger. ^ « Ici Laigreur. J'écoute. — Patron, on a enfermé Fantô... — Chut! Pas de nom au téléphone. Soyez discret. — D'accord, patron. On a enfermé... qui vous savez. Mais il y a un pépin... » Le ton du chef se fait sévère : « Un ennui? Tu veux dire une erreur? Quel genre d'erreur? Tu sais que c'est le genre de chose que je ne tolère pas! De quoi s'agit-il exactement? — Voilà, patron. La fille en question, ce n'est pas Fant... heu... qui vous savez. C'est une grande nouille. Une gamine quelconque. » Un sourire se dessine sur les lèvres minces du président. « Je m'en doutais un peu. Elle avait l'air si godiche, si sotte. Ce ne pouvait pas être la vérir table Fan... huml la véritable personne en question. Ensuite? — Eh bien, patron, la véritable... heu... la vraie, quoi, elle est arrivée, et elle a fait un trou dans la caravane. — Intéressant, ça, Et alors? — Alors, on les a attrapées toutes les deux. La vraie et la fausse. — Bravo! Bien joué. — Qu'est-ce qu'on va en faire, patron? » Laigreur refléchit. Deux plis verticaux se forment sur son front, au-dessus de son nez. Il est assis à la tête de son lit, dans la pénombre. A travers les volets, un rayon de lune fait briller son inquiétant regard. A l'autre bout du fil, Sairpant s'inquiète de ce silence. « Vous êtes toujours là, patron? — Oui, oui. Écoute-moi attentivement. Les deux personnes en question sont très gênantes. Nous pourrions à la rigueur en garder une, mais deux c'est trop. Il faut s'en débarrasser. — Ah? Bon, mais comment? » A mots couverts, Laigreur expose discrètement le projet qu'il vient de former. Puis il conclut : « Je précise : Il faut que tout cela ait l'air d'un accident. Personne ne doit soupçonner que je suis mêlé à l'affaire. C'est compris? — Parfaitement, patron. — Bonne nuit! » Sairpant revient dans le hangar, explique à Pataud ce que le patron a décidé. Pataud siffle entre ses dents pour exprimer sa surprise. « Eh bien, dis donc! Il y va un peu fort! Tu es bien sûr qu'il faut faire ça? — Absolument! Si nous refusions, ça pourrait nous coûter très cher, tu sais? Il ne plaisante pas. — Oui, je sais. Alors, puisqu'il faut y aller, allons-y! N'empêche que ça ne me plaît pas du tout, ce genre de travail. — On ne te demande pas ton avis, Pataud. D'ailleurs, Laigreur paie bien, pas vrai? Donc, il ne reste plus qu'à lui obéir... — Ouais. — Allez, monte dans le camion. Je vais ouvrir le portail. » Pataud s'installe au volant, tandis que l'homme au nez pointu ouvre la lourde porte de fer. Le camion démarre, sort sur la place du village, toujours déserte. Le chat qui était perché sur la margelle de la fontaine est grimpé sur la branche basse d'un arbre, et il guette l'arrivée d'un confrère. Sairpant referme la porte et monte à côté de Pataud. Le camion roule à petite vitesse à travers les rues, puis atteint la campagne. Au bout de cinq minutes, Sairpant ordonne : « Bon, on s'arrête ici! Ce sera parfait! » Le camion stoppe. Les deux hommes descendent, vont vers l'arrière du camion. Un nuage passe devant la lune, tendant un voile noir sur les étranges manigances des camionneurs. Pataud ouvre la porte, tire les deux filles qui sont toujours reliées par le câble métallique, les sort du camion et les laisse choir assez rudement sur le sol. Ficelle fait « Aïe! » et demande : « Ça y est, nous sommes arrivées? — Oui, c'est ça, vous êtes arrivées. C'est le bout du voyage. Salut! » La grande fille déclare avec indignation : « Comment, vous nous laissez par terre, sur le sol, à l'altitude zéro, au milieu du centre de la nuit et de la route? Détachez-nous, au moins! — Pas la peine. » Ils referment la porte, remontent dans la cabine, démarrent et s'éloignent. Les feux arrière du véhicule disparaissent dans la nuit. Ficelle grogne, mécontente : « En voilà, des façons! Cés gens sont vraiment mal éducaillés! D'abord ils me font tomber en mettant un fil en travers de mon chemin. Puis ils m'emmènent dans un camion très inconfortable où je n'ai même pas un fauteuil pour m'as-seoir. Ensuite ils m'enferment dans une caravane sans demander ma permission. Heureusement que Fantômette vient me délivrer! C'est son métier, d'ailleurs, de délivrer les pauvres malheu-reuses prisonnières de méchants enleveurs! Ensuite, après un grand combat que je décrirai en détail dans Cartable-Hebdo, nous succombons sous le nombre. On nous attache avec soin et un gros câble d'acier, on nous remet dans le camion —- je commence à le connaître, celui-là! — et finalement on nous abandonne en pleine nuit et en pleine route! Qu'est-ce que c'est, ces façons? Je proteste vivement, avec une feinte indignation! Hé, Fantômette! Vous n'êtes pas indignée? Vous ne répondez pas? Vous m'entendez, au moins? » Non, Fantômette n'entend pas. Le coup de casserole qu'elle a reçu sur la tête l'a complètement endormie. Ficelle soupire : « Ah! Oh! Quelle aventure fortement Fantômet-tique je suis en train de vivre! Quand je raconte-rai ça dans Cartable-Hebdo, personne ne voudra me croire! Mlle Bigoudi dira que je suis une menteuse, et elle me fera copier trois fois le verbe « ne pas raconter de fariboles dans le journal de la classe! »... En attendant, je voudrais bien me déficeler... Si au moins ce câble d'acier était en coton, je pourrais le couper avec mes dents. C'est comme ça que Fantômette s'échappe chaque fois qu'elle est attachée. Mais là, rien à faire... Et pas moyen de bouger... Ah! Quelle situation héroïque! Il va falloir que le jour se lève et que quelqu'un passe sur cette route. Mais j'ai l'impression que le coin est fortement désertique... Ah! Si, tout de même, voilà une auto qui arrive, là-bas... » Un bruit de moteur se fait entendre, un grondement puissant qui est le même que celui du camion. Deux phares se rapprochent. Et c'est alors que la grande fille commence à deviner confusément ce qui va se produire. Ce véhicule qui arrive à toute vitesse, c'est le camion. Il a fait demi-tour et il revient sur la route. Il va repasser à l'endroit où Ficelle et Fantômette se trouvent, immobilisées sur la chaussée. La grande fille balbutie : « Mais... mais ce n'est pas vrai... Il ne va pas nous passer dessus, tout de même? Il va freiner hein? Ah! Fantômette, réveillez-vous! Faites quelque chose, je vous en prie! Vous qui sauvez toujours les gens à la dernière seconde, faites votre travail, sapristi! Regardez, le camion va nous écrabouiller comme un vulgaire tapis-brosse! Aaaah! Fantômette, au secours!!! » CHAPITRE XI Le camion infernal La SCIE ÉLECTRIQUE s est arrêtée. Œil de Lynx tend l'oreille pour essayer de comprendre les quelques bribes de paroles qui proviennent du hangar. Il est toujours sur la place, près du portail. Le chat qui est assis sur la margelle de la fontaine se lèche une patte, et s'astique soigneusement la moustache droite. Le journaliste entend des voix d'homme, puis une chanson s'élève : « Monte là-dessus, monte là-dessus et tu verras Montmartre... » Œil de Lynx est de plus en plus intrigué. Pourquoi Fantômette s'est-elle mise à chanter?... Et voici que la scie électrique se remet en marche. Puis elle s'arrête de nouveau. Il y a des exclama-tions; et la voix aiguë de Ficelle lance : « Ah! quel malheur! C'est une vraie catastrophe! » « Ça ne va plus, ça! Je ne peux pas rester ici à me tourner les pouces pendant que Fantômette a peut-être besoin de mon aide... J'y vais. » Utilisant le moyen d'escalade employé par l'aventurière, c'est-à-dire le camion, notre journaliste grimpe jusqu'au faîte du mur qui domine la cour. A l'instant où il s'apprête à sauter, il aperçoit un homme qui sort du hangar au pas de course et se dirige vers la maison. « Il semble bien pressé, celui-là. Que va-t-il faire? » Œil de Lynx se laisse choir dans la cour, puis, sur la pointe des pieds, il suit l'homme jusqu'à la maison. Là, un dialogue entrecoupé de silences indique que le déménageur est en train de télé- phoner. Le reporter s'approche, écoute. « ... on les a attrapées toutes les deux. La vraie et la fausse... Qu'est-ce qu'on va en faire, patron?... Ah? Bon, mais comment?... Parfaitement, patron. » Le téléphone est raccroché. Œil de Lynx sort vivement, se dissimule derrière un grand fût d'huile à moteur. L'homme revient dans le hangar, puis le ronflement d'un diesel s'élève. Le portail s'ouvre, le camion sort. A peine le portail se trouve-t-il refermé, que le journaliste se précipite dans le hangar. Il allume sa lampe électrique, en promène le rayon et a vite fait de découvrir la scie électrique, près de la caravane au trou béant. Un rapide coup d'oeil lui permet de vérifier qu'il n'y a personne à l'intérieur. « Ils viennent d'emmener Fantômette et Ficelle. Vite, je n'ai plus le temps de traîner. Il faut que je sache ce qu'ils ont l'intention de faire... » Il sort du hangar en courant, escalade le portail depuis l'intérieur, traverse la place au sprint pour rejoindre sa voiture qu'il a garée de l'autre côté. Puis il met le moteur en marche. Ou plutôt, il essaie. La voiture a un caractère extrêmement capricieux, et ne marche que lorsqu'elle en a envie; OEil de Lynx lance des jurons et des blas-phèmes dont la vigueur étonnerait même un chauffeur de taxi. « Ah! c'est bien ma veine! Juste au moment où j'en ai le plus besoin! Mais qu'est-ce qu'elle a dans le ventre, cette marmite du diable!... Ah! tout de même! » Le moteur ronfle soudainement et notre journaliste, soulagé, peut s'élancer à la poursuite du camion... Il sort de Keltoupé, roule dans la campagne obscure. Quels sont les projets des hommes du M.O.C.H.E.? Il semble que ce soit Laigreur lui-même qui ait donné des instructions par téléphone. Probablement a-t-il ordonné que l'on enferme Ficelle et Fantômette dans quelque lieu secret. Peut-être une autre caravane qui s ta-tionnerait en plein air? A moins que Laigreur ne dispose de quelque cachette dans une de ses propriétés. Une cave, un grenier... Pof-pof-pof... « Mille pipes! Encore en panne! Ah! ce moteur est une vraie calamité! » Le journaliste gare sa voiture sur le talus en se remettant à jurer, descend et ouvre le capot. Comme il n'y voit pas grand-chose, la lune étant à demi cachée derrière un nuage, il s'apprête à prendre sa lampe électrique qu'il a remise dans la boîte à1 gants. C'est alors qu'il entend tin cri : « Aaaah! Fantômette, au secours! » Il sursaute : « Mais c'est la voix de Ficelle! Où est-elle donc? » Il écarquille les yeux pour examiner les environs et distingue quelque chose au milieu de la route. Une forme allongée... Et au même moment, c'est un autre bruit qui vient frapper son ouïe : le grondement du camion qui revient à toute allure! « Par ma pipe! Il veut les écraser! » Il s'élance comme un fou vers les deux filles saucissonnées, empoigne des chevilles au hasard — ce sont celles de Ficelle — et tire le tout dans le fossé. Vroummm! Moins d'une seconde après, le camion passe à toute allure sur l'emplacement même où se trouvaient les deux filles. Œil de Lynx s'essuie le visage avec sa casquette. « Ouf! Eh bien, dites donc, mes petites, c'était moins une! » Ficelle est tellement épouvantée par ce qui vient de se produire qu'elle reste muette de sai-sissement.. Mais une voix flûtée s'élève, accompagnée d'un petit rire. « Bravo, mon cher! Sans votre intervention, nous étions transformées en galettes bretonnes. Mais pourquoi avoir attendu la dernière seconde? — J'ai pris du retard. Ma voiture n'arrivait pas à démarrer... — Ah! parce que votre casserole, vous appelez ça une voiture? J'ai toujours cru qu'il s'agissait d'un tas de ferraille... Tenez, savez-vous ce que je vais faire? Pour vous remercier de nous avoir sauvé la vie, à Ficelle et moi, je m'en vais casser ma tirelire, et je vous offrirai une automobile neuve. Une chouette. A piles électriques et télé- guidée. Vous pourrez vous amuser avec quand vous serez dans votre bureau de France-Flash... » \ CHAPITRE XII Les précieux manuscrits « DONC, Fantômette, vous dites que Laigreur a voulu vous neutraliser pour vous empê cher de m'aider à découvrir sa méthode d'espion nage? C'est du moins ce que Ficeile m'a raconté monsieur Arthur. Laigreur l'a enfermée — et croyant m'enfermer, moi — pour que le secret de sa méthode d'espionnage ne soit pas décou vert. Et ceci est extrêmement intéressant». — J'ouvre en grand mes oreilles! » Arthur Arthur, Fantômette et Boulotte prennent le petit déjeuner sur la pelouse du châ- teau, près de la piscine. Lancelot guette son maître, attendant qu'il lui lance des miettes de biscottes. La grande Ficelle ne participe pas à cette réunion matinale : elle continue de dormir comme une armée de marmottes, sa nuit mouvementée l'ayant épuisée. Le châtelain se verse une tasse de thé et demande : « Pourquoi trouvez-vous avantageux que Laigreur ait voulu vous assassiner? — Parce qu'il est persuadé que je peux découvrir le secret. Donc, le problème n'est pas tellement difficile. Je dois avoir en main tous les éléments qui me permettront de deviner le moyen qu'il a imaginé. — C'est bien pour ça que je vous ai fait venir, ma chère Fantômette. Quant à moi, j'avoue que cette question me dépasse, malgré ma vaste intelligence... Hein? Qu'est-ce que c'est? » Près d'une porte-fenêtre qui s'ouvre à l'arrière du château, Faitout lève le bras en appliquant son poing contre son oreille. « Le téléphone, patron! C'est Dupatouillard. — Ah! Très bien, j'arrive! Vous m'excusez, Fantômette? Mon archiviste doit avoir du nouveau... » Boulotte plonge un croissant au beurre dans son bol de café au lait et contemple Fantômette pensivement. Elle murmure : « C'est curieux, vous me rappelez une amie. — Une amie? — Oui. Elle s'appelle Françoise, et elle est brune comme vous. Et puis, je trouve que vous avez la même voix... — Vraiment? Oui. Mais il y a tout de même des diffé- rences. Ficelle dit toujours que Françoise est mille fois plus bête que Fantômette. — Pas possible? Cela voudrait dire que je suis mille fois plus intelligente que cette Françoise? — Sûrement! Enfin, c'est Ficelle qui dit ça... Mais elle peut se tromper, vous savez... » Arthur Arthur réapparait, très agité, faisant de grands signes ; « Fantômette, Fantômette! Venez vite! Dupatouillard veut vous parler! C'est urgent! Dépê- chez-vous! Il a l'air très inquiet... » La jeune aventurière abandonne le petit déjeuner pour foncer vers le château. Elle prend l'écouteur, reconnaît la voix de l'archiviste : « Je suis très inquiet... Il y a deux hommes qui rôdent dans la rue et ils regardent vers mes fenê- tres... Il y en a un qui a même commencé à vouloir escalader le mur, mais des gens passaient à ce moment-là, et il s'est arrêté; il est redescendu. — Pouvez-vous me le décrire? — Un bonhomme avec des épaules larges et un nez pointu. | — Y a-t-il un camion de déménagement dans |votre rue? — Oui, il y en a un qui stationne un peu plus bas. Pourquoi? — Une seconde, M. Dupatouillard. Pouvez-vous lire le nom inscrit sur ce camion? — Attendez, je me penche... Déménagements Pataud. Pourquoi? — Bon, c'est bien ce que je pensais. Ne bougez pas, j'arrive. — Faites vite, alors! Je viens de découvrir un texte extrêmement précieux, qui établit d'une manière formelle que M. Arthur Arthur est bien le descendant du roi Arthur. Si ces individus m'attaquent et s'emparent du document? J'ai bien envie d'appeler la police... — Inutile, M. Dupatouillard, je réponds de tout! A tout de suite... » Elle raccroche. Le châtelain demande avec anxiété : « Que vous a-t-il dit? Il y a du nouveau? — Oui, on dirait. Il vient de découvrir un papier prouvant que vous êtes bien le descendant du roi Arthur. — Mon Dieu! Est-ce possible? Mais c'est merveilleux! C'est inouï! C'est inespéré! Avec ce document, je vais écraser mon rival Laigreur! Je vais être élu à coup sûr! — Oui, mais M. Dupatouillard ne m'a pas dit seulement cela. Il demande du secours. Les hommes du M.O.C.H.E. sont après lui. Ils pré- parent peut-être un nouvel enlèvement. — Diable! Pourvu qu'ils ne volent pas le papier! Laigreur le détruirait à coup sûr! Vite, ma voiture... » Fantômette et le châtelain prennent place dans un véhicule confortable, silencieux et rapide qui contraste agréablement avec la cahotante guim-barde d'CEil de Lynx. La jeune aventurière se demande si son ami est en panne quelque part sur la route de Paris, ou s'il a pu atteindre la capitale sans encombre. Il a téléphoné tôt le matin aux bureaux de France-Flash, et le direc-teur l'a fait revenir d'urgence pour lui confier un reportage exclusif et urgent sur l'élevage des escargots de Bourgogne sur les pentes de la montagne Sainte-Geneviève. Assise à l'avant sur le siège passager, Fantô- mette contemple le verdoyant paysage breton, les haies destinées à couper le vent, les pommiers prévus pour produire le bon cidre de Norman-die — dirait Ficelle si elle était là — ou pour offrir de l'ombre aux aimables vaches qui semblent mastiquer du chewing-gum à longueur de journée. Assis sur la banquette arrière, Lancelot regarde également le paysage sans faire de commentaires. Il faut dire que c'est un chien assez peu bavard. En revanche, son maître est étourdissant de verve. Il explique comment il compte mener sa prochaine campagne électorale, avec le précieux papier découvert par l'archiviste. « Grâce à M. Dupatouillard, je vais avoir un atout formidable, ma chère FantômetteI La Bretagne tout entière va voter pour son nouveau roi! Je vais faire reproduire ce texte ancien sur mes affiches, avec ma photo. Tenez, il me vient une idée... Si je m'habillais en roi, avec une couronne sur la tête? Je pourrais me faire couper un costume semblable à celui du roi Arthur, que vous avez vu sur ma tapisserie. Je pense que cela m'irait assez bien... » Dupatouillard habite à Kelboneur, qui est à une heure de route du château. De temps en temps, Fantômette consulte sa montre. Arthur Arthur appuie sur l'accélérateur. « Vous êtes sûre que nous arriverons à temps? — Je l'espère... — Il ne faudrait pas que ces brigands du M.O.C.H.E. s'emparent du document! Ce serait une catastrophe! » Négligeant les limitations de vitesse, Arthur Arthur pousse sa voiture au maximum. En peu de temps, on parvient à Kelboneur. Fantômette demande : « Vous savez dans quelle rue habite M. Dupatouillard? — Oui, rue Saint-Thétic. Tenez, nous y sommes... — Mille pompons! Je ne vois pas le camion de déménagement... Ça, c'est très ennuyeux... Les hommes du M.O.C.H.E. sont peut-être déjà repartis... — Diable! Pourvu qu'ils n'aient pas emporté le document! » Le châtelain stoppe sa voiture devant un petit immeuble. Un nom sur une boîte aux lettres indique que l'archiviste habite au premier étage. Fantômette se rue dans l'escalier, atteint le palier. Une porte est entrouverte. Elle la pousse, pénètre dans une chambre où tout est sens dessus dessous. Chaises renversées, livres et papiers éparpillés dans tous les coins. Dupatouillard est à demi allongé sur le sol. Il gémit en se tenant la tête : « Ah! les bandits! Ah! les brutes! Ils m'ont tapé sur le crâne! C'est vous, Fantômette? Vous êtes arrivée trop tard... Ils m'ont volé le document... » La jeune aventurière prend une serviette, la mouille sous un robinet, l'applique sur la tête de l'archiviste. Arthur Arthur, qui vient d'entrer, demande des détails : « Etes-vous bien sûr que ce papier contenait la preuve que je descends du roi Arthur? — Oui, oui. J'en suis sûr. La preuve formelle. — Et vous dites qu'ils l'ont emporté? — Hélas! Ils ont volé également un texte que j'avais découvert dans la bibliothèque de Saint-Thétic. Un autre texte ancien. — Qui me concernait aussi? — Non, mais qui parlait du roi Arthur... » Le politicien fait un geste d'insouciance : « Ce qui compte, c'est le document qui établit ma filiation royale. Dites-moi, il y a longtemps qu'ils sont partis? — A peine dix minutes. Entre le temps où je vous ai téléphoné et le moment où vous êtes venus. — Donc, leur camion ne doit pas être bien loin? — En vous dépêchant, vous devez pouvoir les rattraper... Vous n'avez pas croisé un camion de déménagement en cours de route? — Non. — Alors, c'est que mes agresseurs ont pour-suivi leur chemin en direction de Koudtric... » L'archiviste a produit un gros effort pour donner cette dernière indication. Il demande qu'on l'aide à se mettre au lit, où il pourra récupérer. Arthur Arthur et Fantômette lui donnent un coup de main pour le remettre sur sa couche. Le châ- telain promet de lui envoyer un médecin, puis il redescend en compagnie de la jeune justicière, remonte dans sa voiture et prend la route de Koudtric. Il s'agit maintenant de rattraper le camion où doivent se trouver Sairpant et Pataud. Arthur Arthur ouvre en grand les yeux derrière ses lunettes, pour observer le bout de la route. Fantômette guette aussi l'apparition du camion jaune, et Lancelot, assis sur la banquette arrière, regarde aussi vers l'avant en tirant le large ruban rose de sa langue. A peine cinq minutes plus tard, Fantômette et le président poussent ensemble un même en * « Ah! le voilà! » C'est bien le camion de déménagement, qui ; roule à petite vitesse sur une route assez étroite. La voiture a vite fait de le rattraper, « Qu'est-ce que je fais? demande Arthur Arthur. Je ne peux pas le dépasser et lui faire une queue de poisson. Il est trop lourd. C'est lui qui m'enverrait dans le talus... — Attendez, je vois que vous avez un toit ouvrant... Accélérez et maintenez-vous à sa hau-teur! — Qu'est-ce que vous voulez faire? Mais... mais... vous allez vous casser le cou! » La jeune aventurière a ouvert le panneau et se dresse hors de la voiture qui se met au niveau du camion. Les deux véhicules roulent maintenant de front, en occupant toute la largeur de la route. Arthur Arthur tremble à l'idée qu'une autre voiture pourrait arriver de face! Fantômette, de son côté, se livre à une dangereuse acrobatie. Elle se trouve debout sur le toit de l'auto, et s'agrippe à l'arête supérieure du camion. Un effort de traction sur les bras, et hop! la voilà sur le dessus du poids lourd. Aussitôt, Arthur Arthur ralentit pour revenir en arrière et reprendre sa droite. Il se demande ce que la justicière compte faire. Arrêter le camion? Mais comment? Ce n'est pas de là-haut qu'elle peut faire quelque chose! Et pourtant, Fantômette a son idée. Elle saute légèrement sur le toit de la cabine, puis sur le capot. Elle se met à genoux en regardant à travers le pare-brise et sourit à Sairpant et à Pataud qui roulent des yeux avec effarement, surpris par l'apparition inattendue de ce lutin. Alors, Fantômette dégrafe sa cape, la déploie et l'étend devant le pare-brise, cachant la route à Pataud qui est au volant. Aveuglé par ce voile qui l'empêche de surveiller la chaussée, Pataud penche sa tête par la portière. Mais Fantômette déplace sa cape, continuant à lui masquer la vue. Du coup, le chauffeur ne peut plus prendre le risque d'avancer, et il ralentit. Sairpant crie : « Ote-toi de là, Fantômette! On n'y voit plus rien. — Justement, c'est ce que je veux! » Pataud finit par arrêter le camion le long d'un parapet que borde un pont. En dessous passe la Marjolaine, une rivière dont les eaux bouillon-nantes ont été récemment grossies par un violent orage. Sairpant ouvre sa porte, saute à terre et relève ses manches. Il annonce : « Tu vas passer un vilain moment, Fantômette! — Pas possible? » Tranquillement assise sur le capot, la jeune aventurière achève de ragrafer sa cape au moyen d'un F majuscule en or. Elle sourit, comme si on venait de lui promettre une glace à la vanille. Pataud descend également, l'air mauvais. Il bran-dit une grosse clef anglaise et grogne : « Je vais lui casser la tête, à cette sale gamine! » Arthur Arthur, qui vient de stopper derrière le camion, apparaît également. Mais pas tout seul. Lancelot l'accompagne. A la vue du chien, les deux hommes baissent les bras. L'animal semble avoir des crocs d'une belle longueur, auxquels il vaut mieux ne pas se frotter. Toujours sur son perchoir, Fantômette s'amuse à faire les présentations. « Messieurs, voici le seigneur Arthur Arthur, descendant possible du roi qui porte le même nom, et prétendant probable au trône de Bretagne. Méssire Arthur, j'ai l'honneur douteux de vous présenter les deux coquins qui ont nom Sairpant et Pataud. Ils sont plus bêtes que méchants. » Flatté par les paroles que Fantômette a prononcées à son sujet, le châtelain s'avance majes-tueusement et tend la main : « Messieurs, veuillez me remettre les titres de noblesse que vous avez volés à mon archiviste... » Avec un soupir, Sairpant plonge la main dans son blouson, en tire deux feuilles de papier. Il s'apprête à les tendre au président, quand soudain il change d'avis, roule vivement les papiers en boule et les jette par-dessus le parapet. En voyant tomber les précieux grimoires dans la Marjolaine, Arthur pousse un cri de désespoir. « Ah! ma dynastie! mon royaume! ma généalo-gie! mes ancêtres! — Je vous les rapporte! » crie Fantômette en se jetant dans le vide. Un magnifique plongeon lui fait piquer une tête dans le tumulte de la rivière. Elle remonte tout de suite à la surface et se met à nager vigoureusement pour lutter contre le froid de l'eau. La boule de papier flotte à vingt mètres devant ses yeux, poussée par le courant et le vent. Mais « Je vous les rapporte! » crie Fantômette en se jetant dans le vide. Fantômette est une bonne nageuse, et assez rapidement elle parvient à rattraper les précieux documents. Elle saisit la boule, la fourre entre ses cheveux et sa cagoule, puis regagne la rive couverte d'herbes d'un beau vert épinard, dirait Boulotte. Elle prend le pas de course pour revenir vers le pont, alors que le camion s'éloigne, Arthur Arthur ne daignant plus s'intéresser aux deux camionneurs, pâles complices de Laigreur. « Alors, Fantômette, vous avez pu récupérer les papiers? — Oui, les voici. Un peu mouillés, peut-être, mais on les fera sécher. » Elle sort la boule de sa cagoule, déplie les feuilles qu'elle étale sur le capot de la voiture. L'une d'elles, malgré son séjour dans l'eau, est assez rigide, craquante, jaunâtre et parcheminée. Pour la bonne raison que c'est effectivement un parchemin. Un texte y est écrit en lettres gothiques noires, que Fantômette déchiffre à haute voix : Fière chevalière Arthur le roy Ne reniera Te gardera O Damoiseîle Masquée seras Excellemment. Truands, larrons Terriblement Enchaîneras. Le châtelain hoche la tête : « Ceci ne me concerne absolument pas. Voyons si l'autre texte sera plus intéressant... » Il ajuste ses lunettes sur son nez, saisit la feuille dont le papier est beaucoup plus blanc. Par endroits, l'encre a coulé, mais on peut nettement lire ces vers : Arthur Arthur Prince sera Sur la Bretagne régnera Couronne en teste portera D'or et d'argent se couvrira Tes sujets t'aimeront c'est sûr Danseront pour toy une ronde O descendant du Roy Arthur Chevalier de la Table Ronde Le châtelain, transporté d'enthousiasme, s'écrie : « Ah! c'est splendide! C'est-merveilleux! Je por-terai une couronne! Sur la tête! Je serai couvert d'or et d'argent! Vous entendez ça, Fantômette? Mes sujets m'aimeront! Ils danseront pour moi! Et vous avez vu, là, c'est marqué en toutes lettres : je suis le descendant du roi Arthur, et pardessus le marché, je suis officiellement Chevalier de la Table Ronde! C'est prodigieux! Inespéré! Ah! venez que je vous embrasse, Fantô- mette! Quel document précieux! Je vais envoyer un gros chèque à ce bon M. Patouillard, il l'a bien mérité. Et pour le dédommager d'avoir reçu un coup sur la tête! Oui, vraiment, ce papier est le plus beau jour de ma vie! Avec ça, je vais battre cet horrible Laigreur, ce vilain pas beau! Et quand je serai roi, je le ferai jeter dans une oubliette de mon château! » Ils remontent dans la voiture. Tout joyeux, Arthur Arthur demande à Fantômette ce qui pourrait lui faire plaisir : « Voulez-vous une robe de chez Diormain? Des bagues, des bracelets? Un chalet en montagne? — Non, non, rien de tout cela. Mais si vous voulez me faire plaisir, laissez-moi donc l'autre document... — Celui qui ne veut rien dire? Oh! ça, vous pouvez le garder tant que vous voudrez. Celui qui m'intéresse, c'est celui qui me proclame roi du pays d'Armor, prince de Bretagne... Regardez tout ce magnifique paysage, Fantômette! Ces champs, ces prés, ces forêts... la lande, les villages gris couverts d'ardoises... les petits ports nichés entre les rochers battus par l'océan... Tout ceci est à moi! Je règne sur tout cela... Ah! quand je songe qu'un jour les écoliers étudieront ma vie dans les livres d'histoire, quelle ivresse! » CHAPITRE XIII L'espion * « COMMENT? Tu ne sais pas pourquoi Fantômette a été engagée par M. Arthur Arthur? Il l'a chargée d'une mission épaissement importante! Il paraît que le parti M.O.C.H.E. l'espionne tout le temps, et Fantômette doit trouver le système d'espionnage. Tu m'écoutes, Boulotte, au lieu de manger tous les chips? — Oui, oui, je t'écoute. » Assises sur le bord de la piscine, Ficelle et Boulotte viennent de prendre un bain. La gourmande vide un paquet de pommes frites en attendant l'heure du déjeuner. Ficelle agite dans l'air un long index et déclare : « Moi, j'ai deviné le truc qu'emploient les espions de Laigreur, grâce à mon intelligence fumeuse! — Ah? Et comment font-ils? — Ils ont un de leurs hommes sur place, ici. — Dans le château? — Oui, ma grosse cloche .» Boulotte fronce les sourcils : « Dis-donc, je ne suis pas une grosse cloche! La cloche, c'est plutôt toi! — Ne te fâche pas, Boulotte, je disais ça comme pour dire. — Ah! Bon. Alors, ma grande nouille, qui est cet homme? — Hé, là! Je ne suis pas une grande nouille, moi! — C'est manière de parler. Qui est-ce cet espion du M.O.C.H.E? — Comment? Tu n'as pas deviné? » Ficelle se rapproche de son amie, met sa main droite en cornet autour de l'oreille de Boulotte et murmure un nom : « Faitout ». La gourmande cesse de mastiquer ses chips. « Tu crois? — Parbleuvert! Qui veux-tu que ce soit d'autre? Il est tout le temps en compagnie de son patron. Il l'écoute préparer ses discours, et il les téléphone vite à Laigreur, qui est son véritable patron. — Ah! c'est terrible! Et tu vas dire tout ça à M. Arthur Arthur? — Oui. Dès qu'il sera de retour... Tiens, ce n'est pas sa voiture que j'entends? Oui, on dirait que c'est lui qui revient. Il doit être avec Fantômette. C'est elle qui va être épatée, quand je vais faire ma grande révélation! Elle sera époustonnée de voir que j'ai trouvé la serrure du mystère! » C'est en effet la voiture du châtelain qui vient de s'arrêter dans la cour. Il est en compagnie de Fantômette, et tous deux contournent le châ- teau pour venir vers la piscine. Ficelle court vers lui : « Ah! Monsieur, j'ai des choses étonnantes à vous dire! » Le châtelain sourit : « Moi aussi, ma chère Ficelle. J'ai de grandes choses à révéler. Mais en attendant, j'ai soif! Faitout! » Le jeune homme apparaît sur le seuil d'une porte de service. « Patron? — D'abord, à partir de maintenant, tu m'ap-peleras « Sire ». Tu diras : « Sire, je suis le fidèle serviteur de Votre Majesté. » Faitout a l'air ahuri. Néanmoins, il approuve d'un signe de tête : « Bien, patron. Heu... bien, Sire Votre Majesté. — Apporte-nous quelques rafraîchissements. Et un grand bol d'eau pure pour Lancelot. Il l'a bien mérité. Il a tenu en respect les hommes de Laigreur qui voulaient s en prendre à mon amie Fantômette. N'est-ce pas, ma chère Fantômette? » Pour toute réponse, la jeune justicière se contente d'approuver d'un signe de tête. Elle s'est adossée contre l'échelle du plongeoir, et Lancelot est venu s'allonger à ses pieds. Elle lui caresse la tête et, pour exprimer son contentement, Lancelot utilise le moyen habituel des chiens : il remue la queue. Faitout apporte des boissons, puis se retire. Ficelle s'apprête à lancer sa grande révélation, lorsque le châtelain prend la parole en s'adres-sant à la justicière : « Ma jeune amie, vous m'avez aidé à découvrir l'inestimable grimoire qui va faire de moi le grand personnage que vous savez, et je vous en suis infiniment reconnaissant. Mais je ne perds pas de vue la mission que je vous ai confiée : trouver l'espion! Le fameux espion qui ccoute mes discours et les fait connaître à Laigreur. Pensez-vous pouvoir trouver prochainement la réponse? — Sans doute, monsieur, dit Fantômette en souriant, et je crois même pouvoir vous affirmer que cette réponse, je l'ai déjà. — Pas possible! Vous avez trouvé l'espion? — Mais oui. C'est mon métier, n'est-ce pas? » Ficelle se retient pour ne pas crier le nom qui lui vient aux lèvres : Faitout. Va-t-elle parler avant Fantômette, ou attendre la réponse de la justicière? Elle fait un gros effort et décide de fermer le haut-parleur qui lui sert de bouche. Mais elle ouvre toutes grandes les oreilles. Arthur Arthur déguste une gorgée d'apéritif et demande : « Quel est donc cet espion! C'est sans doute un personnage familier? — Bien sûr. — Que je vois tous les jours? — Evidemment. — Mais pourtant, ma chère Fantômette, lorsque j'ai préparé un de mes textes, j'étais seul dans ma voiture. — Non, monsieur, vous n'étiez pas seul. Il y avait quelqu'un avec vous. — Qui donc? » Fantômette désigne le chien qui est en train de mordiller son pelage, à la recherche d'une puce intéressante. « Il y avait Lancelot. — Allons donc! Vous vous moquez de moi, ma chère! Ce n'est pas mon chien qui a pu parler à Laigreur pour lui répéter mes paroles! — Mais si! Oh! il ne parle pas, bien sûr, mais il sert d'intermédiaire. Il capte vos paroles et les renvoie vers votre adversaire. — Je ne vois pas comment? — Voyons, monsieur Arthur, vous n'avez jamais entendu parler de la radio? Savez-vous ce que contient le collier de votre chien? Un poste récepteur-émetteur équipé d'un micro miniature qui capte chacune de vos paroles et les envoie vers un autre poster qui est entre les mains de Laigreur. La batterie qui alimente en courant l'appareil de Lancelot est entretenue par la cha-leur naturelle de l'animal. Ce système peut fonc-tionner en permanence, aussi longtemps que vivra le chien. Tenez, venez tâter le collier. Vous vous rendrez compte qu'il est anormalement gros, ici, par-dessous. C'est dans ce renflement qu'on a logé toute l'électronique. » Le châtelain vérifie qu'en effet le collier a été truqué pour pouvoir contenir l'ingénieux système. Il s'exclame : « Bon Dieu! Mais comment avez-vous pu deviner?... » Fantômette éclate de rire : « Parce que je suis très intelligente, monsieur Arthur Arthur! » Alors, Ficelle se penche vers Boulotte et lui confie à voix basse, avec une moue dédaigneuse : « Peuh! Moi aussi, je suis intelligente. Et j'avais deviné depuis longtemps que le véritable espion ne pouvait être que le chien Lancelot! C'était évident! » Fantômette a ôté le collier. A l'aide de son poignard, elle défait la couture, extrait le poste miniaturisé qu'elle donne à Arthur pour qu'il l'examine : « Ainsi donc, c'est ce petit machin qui rensei-gnait Laigreur... — Oui. C'est avec ça qu'il a appris que Dupatouillard était sur le point de trouver un document important. Il a chargé Pataud et Sairpant de le menacer et de prendre les manuscrits qu'ils pourraient trouver chez lui. — Je me demande à quel moment on a installé cette radio... Enfin, peu importe, l'essentiel est qu'elle soit découverte. Laissez-moi vous dire que vous avez merveilleusement rempli votre mission, Fantômette! Vous avez couru des risques, et vous serez récompensée royalement! » Ficelle s'avance alors : « Hé, là! Il me semble qu'on m'oublie un peu! Moi aussi, j'ai couru des risques énormément gigantesques! On m'a enlevée! — Vous serez également récompensée, Ficelle. — J'espère bien. Parce qu'un enlèvement de Ficelle, c'est quelque chose qui compte! D'ailleurs, cet événement primordial sera décrit en long, en large et en diagonale dans Cartable- Hebdo où il tiendra toute la largeur de la première page. Et même il débordera un peu sur les côtés... Je dessinerai mon portrait en Fantô- mette, puisqu'on m'a prise pour Fantômette. Et je relaterai l'habile conversation que j'ai eue avec Laigreur. Je montrerai comment je lui ai tiré les oreilles en le terrorisant! Il avait si peur de moi que ça lui glaçait la chair de poule! Et il m'a suppliée à genoux sur ses coudes de lui laisser la vie sauve! Ce que j'ai fait, car je suis d'une grande générosité.. » CHAPITRE XIV La princesse d'Armorique FANTÔMETTE tourne la molette du microscope jusqu'à ce que l'image apparaisse nettement dans l'oculaire. « Pas de doute, c'est bien un parchemin. Et probablement du XIIé siècle. Ce grimoire est vieux de huit cents ans. Mais bien conservé pour son âge. Il a dû rester enfermé dans quelque obscure bibliothèque du fin fond de la Bretagne où Dupatouillard l'a déniché... » La jeune aventurière lève la tête, tend l'oreille. Cette pétarade, ce tintamarre ne peuvent prove-nir que de la 2 CV d'Œil de Lynx. Elle éteint la lampe qui accroît la luminosité du microscope, se lève et s'en va vers l'entrée pour accueillir le journaliste. « Eh bien, mon cher, quoi de neuf? — C'est plutôt à moi de vous poser la question. Comment s'est terminée cette aventure bretonne? — Merveilleusement bien! Arthur Arthur a trouvé un papier prouvant qu'il est le futur roi de Bretagne. — Pas possible! Je flaire un article sensation-nel pour France-Flash! — Attendez un peu, CEil. Vous risquez d'être déçu. — Pourquoi donc? —- Entrez, je vais vous expliquer. » Le journaliste entre dans la salle de séjour, prend place dans un fauteuil et saisit le verre plein que lui tend la justicière. « J'avoue que je ne comprends pas... — Attendez une petite seconde, je vais vous donner toutes les explications que vous souhai-tez. Je résume donc la situation. Arthur Arthur avait chargé Dupatouillard de lui trouver un texte prouvant sa filiation avec le roi Arthur. Comme ce genre de papier ne court pas les rues, l'archiviste a décidé qu'il était plus simple de le fabriquer lui-même. Il a donc acheté du papier chez le papetier du coin, et a rédigé un texte établis-saut qu'Arthur serait bientôt couronné roi de Bretagne, couvert d'or et d'argent, et vénéré par ses sujets. Il n'y a évidemment pas un mot de vrai là-dedans, mais notre châtelain a tellement envie de devenir roi, qu'il a tout gobé comme un œuf. Vous pensez si Dupatouillard fait une belle affaire.' Chaque fois qu'il apporte un faux document à Arthur, il encaisse un gros chèque'. C'est un filon magnifique! — Et Arthur ne se doute de rien? Il ne se rend pas compte que c'est Dupatouillard qui écrit les textes aujourd'hui en faisant croire qu'ils sont anciens? — Non, mon cher Œil. Je vous répète que notre châtelain est prêt à croire tout ce qu'on voudra, pourvu qu'on lui affirme qu'il sera roi! Il ne s'est même pas rendu compte que l'encre toute fraîche avait coulé au contact de l'eau... » Et Fantômette relate comment elle a opéré le sauvetage des papiers dans la Marjolaine. Œil de Lynx prend des notes, puis il allume sa pipe et pose une question : « Avez-vous l'intention de le détromper? Lui direz-vous que le fameux papier ne vaut rien? — Non! Sûrement pas! Il est bien trop heureux avec son rêve. Il se voit déjà sur le trône de Bretagne, tant mieux pour lui. — Et il espère remporter les élections avec ce faux texte? — Oui, sûrement. — Supposons que Laigreur fasse savoir à tout le monde qu'Arthur n'est pas réellement le descendant du roi Arthur? » Fantômette a un geste d'insouciance : « Là, mon cher, c'est de la politique, et je ne m'en mêle pas! Qu'Arthur soit élu, ou que ce soit Laigreur, ou Machin ou Truc, peu importe! Ce n'est pas cela qui empêchera les artichauts bretons de pousser. » Le journaliste se met à rire : « Alors, il n'y a rien d'authentique dans toute cette aventure? Un faux manuscrit, un faux descendant du roi... — Attendez! Il y a peut-être quand même quelque chose de vrai. Venez, je vais vous montrer le second document trouvé par Dupatouillard. C'est réellement un parchemin ancien. » La jeune aventurière entraîne Œil de Lynx vers le microscope, lui montre le document. « Regardez, Œil. Ce sont des vers écrits en gothique. Je suis persuadée que ce grimoire date du XIIÉ siècle, en plein Moyen Age. Je vous garantis que Dupatouillard ne l'a pas écrit cette semaine. — Et qu'a-t-il de particulier? J'avoue que ce texte ne me dit pas grand-chose... — Pourtant, il est capital, mon cher Œil. Je vais le faire encadrer et l'accrocher à la place d'honneur, dans la salle de séjour... Lisez-le attentivement. » Et le journaliste lit le texte qui se présente ainsi : Fière chevalière Arthur le roy Ne reniera Te gardera O Damoiselle Masquée seras Excellemment. Truands, larrons Terriblement Enchaîneras Œil de Lynx se frotte le côté du nez avec le tuyau de sa pipe, un peu perplexe. Il déclare : « J'avoue que je ne vois pas très bien l'inté- rêt de ce texte. C'est assez obscur, je dois l'ad-mettre... — Mais non, mon cher Œil, c'est au contraire parfaitement clair. On s'adresse à une fière chevalière, une damoiselle, c'est-à-dire une jeune fille, et on dit que le roi Arthur ne la reniera pas. Autrement dit, il la considérera comme sa fille, ou comme une descendante. Et il la proté- gera. — Bon, ensuite? — Ensuite, il est dit que cette personne sera masquée et qu'elle enchaînera terriblement les bandits et les voleurs. Cela ne vous rappelle rien? » Le journaliste se met à rire. « Une jeune personne masquée qui fait la chasse aux brigands? Oh! si, ma chère, il y a vous. Et vous pensez que ce texte vieux de huit siècles vous concernerait? —- N'avez-vous rien remarqué d'autre, Œil? Savez-vous ce qu'est un acrostiche? — C'est un poème dont les premières lettres de chaque vers forment un mot. — Bravo. Alors, regardez maintenant la première lettre de ces vers... Il y a d'abord un F, puis un A, puis un N... et le tout... — ... le tout forme votre nom! Ah! par exemple! Par ma pipe! C'est incroyable! » Fantômette s'amuse de la stupéfaction qui se lit sur le visage du reporter. Elle dit joyeusement : « Vous comprenez pourquoi ce parchemin mérite de figurer en bonne place chez moi? C'est une sorte de prophétie annonçant qu'une descendante du roi Arthur portera un masque et com-battra les malfaiteurs. Vous avez devant vous une arrière-arrière-arrière-petite-fille du roi Arthur. Je suis duchesse de Bretagne et princesse d'Armorique! — Peste! s'écrie Œil de Lynx, elle a de la branche, Fantômette! C'est quelqu'un! » Épilogue « A H! MONSIEUR ŒIL DE LYNX, que vous êtes A gentil de nous emmener au théâtre! Vous savez que j'ai une grande vocalisation théâtrale? — Tu veux dire vocation, Ficelle? — C'est ça! Ce mot très compliqué exprime que j'ai l'intention de devenir une grande comé- dienne pleine de talent! — Je te le souhaite, Ficelle. Et quel genre de rôle veux-tu jouer? — Je n'ai pas encore décidé. Je serai une belle princesse, ou une vieille sorcière... » Françoise, Ficelle, Boulotte et Œil de Lynx occupent une loge au Centre culturel dé Framboisy, où l'on va donner une représentation exceptionnelle des Chevaliers de la Table Ronde, une pièce dont l'action se déroule au Moyen Age. Ficelle, qui se considère comme une grande spé- cialiste des questions de chevalerie, a tenu absolument à voir cette pièce. Avant même le lever du rideau, elle explique ce qui va se passer : « J'ai étudié fortement l'histoire des chevaliers en question, et je peux vous dire que le roi Arthur est l'époux de la reine Guenièvre. Mais sire Lancelot du Lac se permet de faire un compliment à la reine sur sa belle coiffure. Aussitôt, le roi se mettra en colère et demandera à l'enchanteur Merlin de transformer Lancelot en crapaud vio-let! C'est un drame épouvantable qui va faire cliqueter nos os dans notre peau! » Œil de Lynx écoute d'un air amusé les grandes phrases que Ficelle lance à haute voix, pour que toute la salle puisse l'entendre. Il remarque : « Tu me sembles connaître très bien ces Chevaliers de la Table ronde? — Ah! monsieur Lynx, vous avez une mémoire d'étourneau! Je vous rappelle que je les ai vus dans la forêt de Paimpont! Vous l'avez déjà oublié? — Non, mais je pense que tu nous avais raconté une blague. » Ficelle fronce les. sourcils : « Je suis une raconteuse de vérités véritables, et je ne mens jamais! Sauf quand je fais croire à Mlle Bigoudi que j'ai appris mes leçons, bien sûr... » Le rideau se lève, et les spectateurs découvrent un décor peint représentant une clairière. Au milieu, rassemblés autour d'une table ronde, se trouvent les chevaliers, le roi Arthur, la reine Guenièvre, Lancelot du Lac et l'enchanteur Merlin. Le roi Arthur, que l'on reconnaît à sa couronne, lève un hanap et se penche vers la reine Guenièvre en demandant : « O reine Guenièvre, daignerez-vous partager avec votre roi cette cervoise qu'a préparée l'enchanteur Merlin? » La reine répond en souriant : « Sire, ce sera pour moi un honneur incomparable. » Surprise, Ficelle entrouvre la bouche. Ce qu'elle vient de voir, ce qu'elle est en train d'entendre, c'est exactement la même scène qui s'est déroulée dans la forêt de Paimpont! Œil de Lynx se tourne vers elle et demande ironiquement : « Dis-moi, chère Ficelle, les chevaliers que tu avais vus l'autre jour dans une clairière, c'étaient les acteurs de ce soir, en train de répéter leur pièce? » Ficelle se redresse, l'air hautain : « Qu'est-ce que vous me chantez, m'sieur Œil de Pharynx? Les chevaliers que j'ai vus étaient authentisques! » Françoise demande avec un petit rire : « Des chevaliers authentiques, vieux de huit cents ans? J'ai du mal à te croire, ma grande! » Mais Ficelle ne veut pas en démordre. Elle ne veut surtout pas changer d'avis. Au risque de troubler la représentation par ses éclats de voix, elle déclare bien haut : « Les Chevaliers de la Table Ronde que j'ai vus dans la forêt de Brocéliande étaient des fantômes parfaitement véritables! Des revenants en chair et en os! Tout ce que je vous dis est absolument vrai! » Et elle ajoute, pour achever de convaincre ses amis : « C'est la vérité véridique, aussi vrai que je suis la fille la plus bête de Framboisy! » Ficelle Françoise J Oeil de Lynx \ r \ r