Gena Showalter La rose des ténèbres Les Seigneurs de l’ombre - 2 Arlequin Prologue On le connaissait sous les noms de Malach ha-Maet. Yama. Azreal. Le marcheur de l’ombre. Mairya. Le faucheur. Il était tout cela, et bien plus encore. Il était un Seigneur de l’ombre. Il y avait bien longtemps, il avait soulevé le couvercle de Démoniaque, une boîte sculptée dans les os d’une déesse, libérant ainsi sur le monde une horde de démons déchaînés. Pour le punir, les dieux l’avaient condamné à devenir le gardien d’un de ces démons, le contraignant à vivre entre les ténèbres et la lumière, entre l’ordre et le chaos, jusqu’à ce que le noble guerrier en lui ne soit plus qu’un souvenir. Ses compagnons, des guerriers immortels eux aussi, avaient subi le même sort. Mais parce que c’était sa main qui avait accompli le geste fatal, parce que tout ce qui était avait failli disparaître par sa faute, il avait été désigné comme gardien de la Mort. Depuis, il recueillait chaque jour les âmes des morts pour les escorter jusqu’à leur dernière demeure. De cette tâche ingrate, il ne tirait aucun plaisir. Jamais il ne s’était réjoui d’arracher un innocent à sa famille, ou d’emporter un pécheur en enfer. Mais s’il hésitait à frapper, ceux qu’on lui désignait affrontaient une agonie si affreuse que les dieux eux-mêmes en tremblaient. Alors, il n’hésitait pas. La douceur, l’amour, la compassion, ou la pitié, s’accordaient mal avec sa fonction. Il n’avait droit qu’à la colère et à la fureur. Quand son démon prenait le dessus, tout ce qu’il avait d’humain disparaissait ; il ne restait plus en lui que l’entité monstrueuse qui refermait ses doigts crochus sur l’esprit des êtres. Malheur à celui qui réveillait le terrible démon tapi au fond de lui. 1 Anya, déesse de l’Anarchie, fille de Dysnomia, dispensatrice du désordre, se tenait au bord de la piste de danse. Il y avait surtout des femmes, nues et très belles, choisies par les Seigneurs de l’ombre pour les divertir – verticalement et horizontalement – durant cette nuit de fête. Des volutes de fumée enveloppaient les danseuses d’un brouillard irréel, et des points lumineux, pareils à des étoiles, tombaient de la lumière stroboscopique en dessinant de lents cercles sur leurs corps parfaits. Du coin de l’œil, Anya distingua un fessier musclé de guerrier qui luisait au rythme de ses va-et-vient contre une femelle en transe. Ça, c’est une fête…, songea-t-elle. Elle eut un sourire coquin. Personne ne l’avait invitée, mais elle était venue tout de même. Je n’aurais manqué ça pour rien au monde. Les Seigneurs de l’ombre, ces magnifiques guerriers possédés par les démons de la boîte de Pandore, disaient aujourd’hui adieu à Budapest, la ville dans laquelle ils s’étaient terrés pendant des centaines d’années. La nuit promettait d’être chaude. Anya était venue participer aux réjouissances parce qu’elle s’intéressait à l’un d’eux. — Je suis là, laissez-moi passer, murmura-t-elle. Elle avait été tentée de crier « Au feu ! », juste pour le plaisir de déclencher une bousculade, mais elle s’était retenue. Le rythme endiablé qui sortait des enceintes, aussi endiablé que celui de son cœur, empêchait les danseuses de l’entendre, mais elles lui obéirent, poussées par une force qui les dépassait. Un chemin s’ouvrit lentement devant elle. Enfin, l’objet de sa fascination lui apparut. Elle en eut le souffle coupé. Lucien. Avec son visage balafré et son calme irrésistible. Lucien, possédé par l’esprit de la Mort. Il était installé à une table et contemplait d’un air neutre Reyes, l’un de ses compagnons. Que pouvaient-ils bien se dire ? Inquiète à l’idée que Lucien puisse demander au gardien de la Douleur de lui procurer une femelle, elle inclina discrètement la tête de côté, pour mieux se concentrer sur leur conversation et écarter le bruit ambiant. — … elle n’a pas menti. J’ai étudié les photos satellite sur l’ordinateur de Torin. Les temples surgissent en ce moment de la mer, dit Reyes tout en avalant d’une traite le contenu de la petite bouteille argentée qu’il tenait à la main. L’un en Grèce, et l’autre près de Rome. Et s’ils continuent à émerger à cette allure, nous pourrons bientôt les fouiller. — Comment se fait-il que les humains ne se soient aperçus de rien ? demanda Lucien. Il frotta les cicatrices de son menton avec deux doigts, signe qu’il était perplexe. Tout en se réjouissant qu’ils ne parlent pas de sexe, elle songea qu’ils étaient bien naïfs. Les humains ne voyaient pas les temples parce qu’elle les dissimulait derrière le chaos, sa grande spécialité, en déclenchant autour d’eux de violents orages. Et si eux, les Seigneurs de l’ombre, avaient pu les localiser, c’était parce qu’elle l’avait décidé. Elle voulait que Lucien parte fouiller les temples, qu’il quitte cette ville et ses habitudes. Au moins pour quelque temps. Un homme qui perdait ses repères était plus facile à manœuvrer. Reyes soupira. — Je suppose que les nouveaux dieux l’ont décidé ainsi, pour nous pousser à nous rendre sur place. J’avoue que ça m’inquiète. Ils nous haïssent parce que nous abritons en nous des démons et qu’ils ont hâte de nous détruire. Lucien accueillit le commentaire avec une expression parfaitement indifférente. — Peu importe. Nous partirons demain matin, comme prévu. Je brûle d’impatience de fouiller ces temples. Nous devons absolument trouver la boîte de Pandore. Anya se passa la langue sur les dents. Cette maudite boîte – alias Démoniaque ou boîte de Pandore – avait été sculptée dans les os de la déesse de l’Oppression pour contenir de terribles démons. Les démons s’étaient échappés et les Seigneurs de l’ombre en étaient devenus les gardiens, mais Démoniaque possédait toujours le pouvoir de les attirer. Si elle réapparaissait, ils quitteraient leurs hôtes, et ceux-ci risquaient d’en mourir. On comprenait qu’ils recherchent la boîte pour la détruire. De nouveau, Lucien acquiesça. — Tu auras tout le temps de réfléchir à ça demain, dit-il. Pour le moment, je te conseille de profiter de notre dernière soirée à Budapest. Et de ne plus perdre de temps avec un homme ennuyeux comme moi. Ennuyeux ? Ce n’était pas l’avis d’Anya. Jamais elle n’avait rencontré un être aussi complexe et aussi passionnant. Reyes parut d’abord hésiter, puis il se leva lentement et abandonna Lucien, qui demeura seul. Anya remarqua que les mortelles tremblaient d’effroi quand elles posaient les yeux sur son visage couvert de vilaines cicatrices. Elles ne se risquaient pas à l’approcher, et elles avaient raison, parce que leur vie en était épargnée. Il est à moi, bande de garces. Ne le touchez pas ! — Remarque-moi, ordonna-t-elle tout bas. Quelques minutes passèrent, mais Lucien ne réagit pas. Plusieurs humains se tournèrent vers Anya, obéissant à son injonction, mais le regard de Lucien demeura rivé à la bouteille vide devant lui, avec une lueur de mélancolie qu’elle n’avait pas remarquée quelques instants plus tôt. Une fois de plus, elle constata que les immortels n’étaient pas sensibles à ses ordres. Sans doute le devait-elle à l’intervention des dieux. — Les salauds…, murmura-t-elle. Ils faisaient décidément tout ce qu’ils pouvaient pour limiter son pouvoir. Durant son séjour sur le mont Olympe, Anya n’avait pas eu droit à un traitement de faveur. Les déesses l’avaient considérée avec méfiance, persuadées qu’elle était une réplique de sa « catin de mère », c’est-à-dire une voleuse de maris. Pour la même raison, les dieux l’avaient méprisée, tout en la désirant. Mais depuis qu’elle avait tué leur précieux capitaine de la Garde, ils la traitaient comme une bête sauvage, une pestiférée. Les imbéciles… Cette petite frappe de capitaine avait tenté de la violer : elle ne regrettait pas de lui avoir arraché le cœur et de l’avoir planté sur une pique devant le temple d’Aphrodite. Pas le moins du monde. Anya ne plaisantait pas avec la liberté, surtout avec la sienne. Et toute personne qui tentait de la limiter était assurée de tâter de son poignard. La liberté… Le mot résonna dans sa tête, la ramenant au présent. Après tout, Lucien aussi était libre. Libre de ne pas vouloir d’elle, libre de la rejeter. Il paraissait si lointain, si inaccessible… Comment allait-elle s’y prendre pour le séduire ? Pose les yeux sur moi, Lucien, je t’en prie ! De nouveau, il l’ignora. Elle avança vers lui à grands pas. Depuis plusieurs semaines, elle le suivait en restant invisible. Des jours durant, elle l’avait admiré et convoité. Il ne s’était aperçu de rien, pas même quand elle avait tenté de l’obliger à se déshabiller et à se caresser. Elle lui avait même ordonné de sourire, pour le plaisir de contempler son beau visage transfiguré par la joie. Mais son pouvoir n’avait pas de prise sur lui, et il n’avait accédé à aucune de ses requêtes. Il lui arrivait de regretter d’avoir rencontré Lucien. De regretter ce jour où Cronos, le nouveau roi des dieux, avait excité sa curiosité en lui parlant des Seigneurs de l’ombre. Cronos s’était récemment échappé de Tartarus, la prison des immortels, un endroit qu’Anya connaissait bien pour y avoir elle-même séjourné assez longuement. Cronos y avait maintenant emprisonné Zeus et sa cohorte de dieux et de déesses – et parmi eux, les parents d’Anya, qu’elle s’était empressée de libérer. Elle, il ne l’avait pas enfermée parce qu’il ne le pouvait pas, mais il lui avait réclamé son trésor le plus précieux. Elle avait refusé, bien entendu, et il avait tenté de l’impressionner pour l’obliger à céder. « Si tu ne m’accordes pas ce que je te réclame, je te donnerai en pâture aux Seigneurs de l’ombre, des guerriers immortels possédés par les démons de la boîte de Pandore. Ce sont des bêtes assoiffées de sang, et ils n’hésiteront pas à découper en morceaux ton joli petit corps. » Non seulement la menace de l’avait pas effrayée, mais elle avait attisé sa curiosité. Elle était aussitôt partie à la recherche de ces terribles guerriers démoniaques, dans l’intention de les attaquer et de les vaincre, et d’aller ensuite rire à la face de cet abruti de Cronos, qui croyait l’impressionner avec des démons de pacotille. Mais quand ses yeux s’étaient posés sur Lucien, elle s’était sentie prise au piège. Elle avait oublié ses intentions premières, au point de lui venir en aide. Lucien et ses compagnons étaient en effet possédés, mais ils luttaient contre leurs démons et s’efforçaient de conserver leur dignité de guerriers. Ils oscillaient entre le bien et le mal, particularité qui intéressait et excitait Anya au plus haut point. Lucien, notamment, était une contradiction vivante. C’était un homme blessé, mais pas brisé. Doux, mais inflexible, calme – très loin de la bête assoiffée de sang décrite par Cronos. Il était aussi droit et intègre. Chaque jour, il emportait les âmes des mourants, et pourtant, il se battait pour vivre. Il était tout simplement fascinant. Et, comme si cela ne suffisait pas, il diffusait dans son sillage des effluves d’un parfum de rose qui inspirait à Anya des pensées obscènes. Un homme qui embaumait la rose, ça aurait dû la faire rire, mais la forte odeur de rose dégagée par Lucien la faisait plutôt saliver et frissonner. En ce moment, par exemple, quand elle songeait que quelques pas seulement la séparaient des émanations odorantes de Lucien, elle en était toute retournée. Elle se frictionna les bras, pour lutter contre la chair de poule. Mais du coup, elle songea à ses mains sur lui, et en frissonna d’autant plus. Par tous les dieux, ce qu’il pouvait être séduisant… Il avait les yeux les plus magnifiques qu’elle ait jamais vus. L’un était bleu, l’autre marron, et tous deux reflétaient la présence de l’homme et du démon en lui. Et ces balafres… Elle les dévorait des yeux, avec une furieuse envie de lécher cette émouvante trace de ses souffrances passées. — Tu danses avec moi, poupée ? fit soudain une voix aux intonations chaudes et envoûtantes. Elle reconnut Paris, qui venait d’apparaître à ses côtés. Il avait dû en finir avec la femelle qu’il écrasait contre le mur quelques minutes plus tôt, et en cherchait une autre pour assouvir son inextinguible soif de sexe. Qu’il cherche donc ailleurs. — Laisse-moi tranquille, lança-t-elle d’un ton peu amène. Il ne parut pas se formaliser de son manque d’enthousiasme et la prit par la taille. — Ça va te plaire, je t’assure que tu ne le regretteras pas… Elle le repoussa d’un petit mouvement sec du poignet. Paris était possédé par le démon de la luxure. Il avait une peau pâle et incroyablement lumineuse, des yeux d’un bleu électrique, un visage d’ange qui lui valait l’adoration des femmes… Mais il n’était pas Lucien, et Anya était parfaitement insensible à son prétendu charme irrésistible. — Ne pose pas tes mains sur moi, gronda-t-elle. Si tu ne veux pas que je te les coupe. Il rit, comme s’il pensait qu’elle plaisantait, sans se douter qu’elle était capable de ça et de bien plus. Être la déesse de l’Anarchie n’empêchait pas d’avoir des principes : elle ne menaçait jamais en vain. Ne pas mettre une menace à exécution était un signe de faiblesse, et Anya s’était juré depuis bien longtemps de ne plus montrer aucun signe de faiblesse. Elle ne pouvait pas se le permettre. Ses ennemis auraient exploité la moindre de ses failles. Heureusement, Paris ne chercha pas à la toucher. — Pour un baiser de toi, je serais prêt à me laisser couper les mains, dit-il d’une voix rauque. — Et si je te coupais autre chose, ça te dirait ? Cette fois, il éclata franchement de rire, ce qui eut pour effet d’attirer l’attention de Lucien, qui leva enfin les yeux de sa bouteille. Son regard s’attarda sur Paris, puis se posa avec insistance sur Anya. Oh ! doux paradis… Elle en oublia aussitôt Paris et se concentra sur l’acte compliqué de respirer. Il lui sembla que les yeux de Lucien étincelaient et que ses narines frémissaient, mais peut-être se faisait-elle des idées. C’est maintenant ou jamais. Elle s’humecta les lèvres et, sans quitter Lucien du regard, elle avança vers lui avec son déhanchement le plus sensuel. À mi-chemin, elle s’arrêta et agita son index pour lui faire signe d’approcher. Quelques secondes plus tard, il se tenait devant elle, comme attiré par une chaîne invisible. De près, il n’était que muscles et puissance. La tentation à l’état pur. Elle étira lentement ses lèvres en un sourire étudié. — Nous nous rencontrons enfin, ma rose… Elle ne lui laissa pas le temps de répondre et pivota pour caler sa hanche gauche contre lui, lui présentant ainsi une vue de son dos. Elle portait un corset noué par de fins rubans et une jupe très courte qui laissait entrevoir la ficelle de son string. Les hommes, immortels ou pas, craquaient quand on leur montrait ce qu’ils n’étaient pas censés voir. Lucien poussa un soupir. Le sourire d’Anya s’élargit. Elle venait de marquer un point. Sans se préoccuper du rythme trépidant de la musique, elle se mit à tourner lentement sur elle-même, langoureusement, tout en élevant les bras. Puis elle effleura voluptueusement la masse de ses longs cheveux d’un blanc neigeux et se caressa en fermant les yeux. — Que me veux-tu, femelle ? demanda-t-il d’un ton altéré. Sa voix chaude fit tressaillir le ventre d’Anya. — Je veux danser avec toi, murmura-t-elle par-dessus son épaule, tout en continuant ses lentes ondulations en désaccord avec le rythme effréné de la musique. C’est un crime d’avoir envie de danser avec toi ? Il n’hésita pas. — Oui. — Tant mieux. J’adore transgresser les lois. C’est même ma spécialité. Il parut surpris de sa réponse et se tut. — Paris t’a payé combien, pour ce petit numéro ? demanda-t-il enfin. — Payé ? Avec quoi ? Un orgasme ? Paris ne m’intéresse pas. Elle recula en souriant et frotta ses fesses contre le sexe de Lucien, se cambrant et se déhanchant, mettant dans ce geste toute la sensualité dont elle était capable. Il était en érection et il se dégageait de lui une chaleur qui lui faisait fondre les os. Dans ses rêves, à ce moment précis, il la prenait dans ses bras et la pénétrait. Mais il recula comme s’il craignait qu’elle n’explose. La distance qu’il mit entre eux lui fit mal. — Pas de ça, dit-il. Il faisait de son mieux pour prendre un ton détaché, mais il paraissait sur le point de craquer. Épuisé. Plus crispé qu’excité, en fait. Elle plissa les yeux. On les observait. Tout le monde avait remarqué qu’elle tentait de le séduire et qu’il la repoussait. Vous n’êtes pas au spectacle, leur envoya-t-elle mentalement. Fichez-nous la paix ! Regardez ailleurs. Ils obéirent, un par un. Du moins les humains obéirent. Les Seigneurs de l’ombre continuèrent à les fixer, curieux sans doute de savoir qui elle était et ce qu’elle voulait. Ils se méfiaient et elle comprenait aisément pourquoi. Ils étaient poursuivis par un groupe d’humains – les chasseurs – qui prétendaient créer un monde parfait. Les chasseurs voulaient éliminer les Seigneurs de l’ombre et emprisonner leurs démons. Ignore-les. Tu n’as pas de temps à perdre. Elle tourna son visage vers Lucien, tout en continuant à lui présenter son dos. — Où en étions-nous ? lui demanda-t-elle d’une voix rauque. L’un de ses doigts suivit la mince ficelle de son string, en remontant vers le haut, jusqu’à ce qu’il pose les yeux sur l’ange phosphorescent qui était tatoué là. — Je m’apprêtais à partir, lâcha-t-il sèchement. La réponse fit jaillir ses griffes. Ainsi, il persistait à refuser ? Les dieux la cherchaient pour l’abattre comme un chien galeux, et pourtant, elle avait pris le risque de se montrer en public. Tout cela pour Lucien. Elle ne quitterait pas cette boîte de nuit sans lui avoir arraché une récompense. Elle pivota d’un coup de hanche et ses longs cheveux pâles caressèrent ses seins. Puis elle lui fit face, en se mordillant la lèvre supérieure et en bombant la poitrine. — Je n’ai pas envie que tu partes, protesta-t-elle de ce ton boudeur qui avait déjà fait ses preuves. Il recula encore d’un pas. — Qu’est-ce qui ne va pas, mon chéri ? insista-t-elle en avançant. Tu as peur d’une petite fille ? Il pinça la bouche et ne répondit pas. Mais il ne tenta plus de s’éloigner. — Tu as peur ? reprit-elle. — Tu joues un jeu dangereux. — Je sais parfaitement à quoi je joue, assura-t-elle en le détaillant du regard. Les lumières colorées et dansantes du club magnifiaient la beauté du corps de Lucien. Il paraissait sculpté dans la pierre. Il portait un T-shirt blanc et un jean délavé qui moulaient ses superbes muscles. Je le veux. — Je t’ai dit de ne pas me toucher, dit-il avec irritation. Elle leva les paumes et le regarda droit dans les yeux. — Je ne te touche pas, chéri. Mais j’en ai bien l’intention. Je veux… — Tu me dévorais des yeux, et j’ai cru que les mains allaient suivre, riposta-t-il sèchement. — C’est que… — J’accepte de danser avec toi, intervint un autre guerrier. Paris. Encore lui ! — Non, répondit Anya sans même lui accorder un regard. Elle voulait Lucien et personne d’autre. — Cette femme est peut-être un appât, fit une autre voix. Elle reconnut le timbre profond de Sabin, gardien de la Crainte. Un appât… Comme si elle était du genre à travailler pour d’autres ! Les appâts se sacrifiaient pour la cause des chasseurs. Leur rôle consistait à occuper les guerriers pour faciliter l’approche des chasseurs. N’importe quelle femme normalement constituée aurait simplement eu envie de rouler dans un lit avec l’un de ces superbes mâles. Anya considérait les appâts comme de pauvres filles. — Ça m’étonnerait que les chasseurs se soient déjà relevés de l’épidémie, fit remarquer Reyes. L’épidémie… L’un des guerriers, Torin, était possédé par la Maladie. Il suffisait que sa peau effleure celle d’un mortel pour que celui-ci attrape aussitôt une maladie contagieuse qui se répandait à la vitesse de l’éclair et décimait les populations. Pour protéger les humains de cette malédiction, Torin portait des gants et ne sortait quasiment jamais du château. Mais des chasseurs l’avaient attaqué la semaine précédente, sur le domaine du château, pour lui trancher la gorge. Torin avait survécu à leur attaque et les avait contaminés. Malheureusement, il en restait d’autres, ailleurs. En vérité, ils étaient aussi nombreux que des mouches. Quand on en éliminait un, deux autres venaient le remplacer. Ils préparaient sans doute en ce moment même une nouvelle attaque. Les guerriers devaient se montrer prudents. — De plus, aucun chasseur n’aurait pu passer au travers de notre système de sécurité, ajouta Reyes dont la voix dure tira Anya de sa rêverie. — Ils ont pourtant réussi, il n’y a pas si longtemps que ça, fit remarquer Sabin. Et Torin en a fait les frais. — Paris, surveille-la pendant que je vérifie qu’il n’y a pas de chasseurs dans les parages ! ordonna Reyes. Puis il s’éloigna en jurant tout bas. Zut ! S’ils trouvent des chasseurs dans le coin, Lucien sera persuadé que je suis un appât. Il ne me fera plus confiance. Et adieu ma récompense… Cette idée la rendit folle d’impatience. Mais elle s’efforça de conserver un air indifférent. — J’ai vu qu’il y avait du monde et je suis entrée, c’est tout, dit-elle à Paris et à l’autre guerrier, lequel la fixait avec intensité. Et j’aimerais bien que vous me laissiez tranquille avec ce grand garçon, ajouta-t-elle. Ils avaient parfaitement entendu, mais ils ne bougèrent pas. Puisqu’ils le prenaient ainsi… Elle les contourna sans un mot et, le regard rivé à celui de Lucien, elle se mit à onduler en se caressant le ventre. Viens faire la même chose avec tes mains, ordonna-t-elle mentalement. Bien entendu, il n’obéit pas, mais ses narines eurent de nouveau ce délicieux frémissement et ses yeux suivirent le mouvement de ses paumes. Il avala sa salive. — Danse avec moi, murmura-t-elle. Cette fois, elle l’avait dit tout haut, pour l’obliger à réagir. Elle s’humecta les lèvres. — Non, grommela-t-il dans un murmure rauque et à peine audible. Il battit des paupières et elle eut une bouffée d’espoir. Mais comme il ne faisait toujours pas un geste vers elle, elle se sentit brusquement découragée. Le temps jouait contre elle. Elle ne pouvait pas se permettre de s’attarder ici. — Tu ne me trouves pas désirable, ma rose ? Un muscle tressaillit sous l’œil de Lucien. — Ne m’appelle pas comme ça, protesta-t-il. — Tu ne me trouves pas désirable, mon chou à la crème ? Il serra les dents. — Peu importe comment je te trouve, grommela-t-il. — Tu ne réponds pas à ma question, fit-elle remarquer avec ce ton boudeur auquel les hommes avaient tant de mal à résister, d’ordinaire. — Je n’avais pas l’intention d’y répondre, rétorqua-t-il. Bon sang ! Il était vraiment coriace. Essaye autre chose. Vas-y carrément. Sois directe. Encore plus directe ? Elle lui tourna le dos et se pencha en avant. Sa jupe remonta sur ses cuisses, donnant à Lucien une vue plongeante sur son string bleu et sur les deux ailes qui se déployaient sur ses fesses. Puis elle se redressa, en prenant au passage une position plus que suggestive, tout en tournant sur elle-même pour lui présenter un panorama complet de ce qu’elle avait à lui offrir. Il se raidit. Il en avait visiblement le souffle coupé. — Tu sens les fraises à la crème, dit-il avec un regard de prédateur prêt à bondir. Viens. Viens. Viens. — Et si j’avais aussi un goût de fraises à la crème ? minauda-t-elle en battant des cils comme une forcenée, même si la comparaison lui paraissait vaguement insultante. Ça te dirait de vérifier ? Il laissa échapper un étrange grognement sourd et fit un pas menaçant dans sa direction. Puis il éleva lentement une main – elle eut le temps de se demander s’il s’apprêtait à la gifler ou à la prendre dans ses bras, mais il ferma le poing tout en arrêtant son geste à mi-parcours. Jusque-là, il n’avait manifesté qu’une indifférence teintée de curiosité, mais à présent, il paraissait prêt à l’étrangler. — Tu as de la chance que je ne te donne pas sur-le-champ la raclée de ta vie, dit-il en abaissant son bras. Elle cessa de se tortiller et le fixa bouche bée. Il voulait la battre parce qu’elle avait un goût de fruit ? C’était… C’était franchement désespérant… Enfin, non, pas désespérant. Décevant. Vu qu’elle le connaissait à peine, il n’avait pas le pouvoir de la désespérer. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il s’agenouille devant elle, mais elle aurait cru qu’il répondrait favorablement à ses avances. Au moins ça. D’ordinaire, les hommes appréciaient que les femmes prennent l’initiative. Ou alors ils avaient changé… Elle observait les mortels depuis des milliers d’années, elle savait de quoi elle parlait. Tu oublies que Lucien n’est pas un mortel… Pourquoi ne veut-il pas de moi ? Elle l’avait surveillé pendant plusieurs jours et elle ne l’avait jamais surpris avec une femme. Il considérait Ashlyn, l’amante de son compagnon, avec respect et tendresse. Quant à Cameo, l’unique femme du groupe de guerriers immortels, il la traitait avec une douceur paternelle. Aucune des deux ne lui inspirait du désir. Était-il déjà amoureux ? Si c’était le cas, elle ferait la peau à la garce qui avait su capter son attention. Elle se passa la langue sur les dents et planta ses mains sur ses hanches. La fumée continuait à s’élever en tourbillons dans le local, créant une atmosphère floue et onirique. Les femelles humaines étaient revenues sur la piste de danse et se déhanchaient lascivement pour attirer le regard des immortels. Mais ceux-ci ne quittaient pas Anya des yeux. Ils attendaient le retour de Reyes et son verdict. Lucien n’avait pas bougé d’un millimètre, comme s’il avait pris racine. Anya songea à filer, avant que Cronos ne la trouve. Mais elle releva le menton d’un air décidé et donna un ordre mental pour changer la musique diffusée par les haut-parleurs et la remplacer par une mélodie douce et sensuelle. Elle s’efforça d’adoucir aussi l’expression de son visage et avança vers Lucien d’un pas nonchalant, réduisant la distance qui les séparait. Elle caressa du bout des doigts son torse musclé et frissonna. Il ne voulait pas qu’elle le touche ? Eh bien, il apprendrait qu’Anya, déesse de l’Anarchie, n’était pas un petit chien obéissant. Cette fois, au moins, il ne recula pas. — Le meilleur moyen de te débarrasser rapidement de moi serait de m’accorder une danse, dit-elle en ronronnant. Et pour mieux se faire comprendre – et aussi lui donner envie d’accepter –, elle se hissa sur la pointe des pieds et lui mordilla le lobe de l’oreille. Il laissa échapper une sorte de grognement et referma enfin ses bras sur elle. Au début, elle crut que c’était pour mieux la repousser, mais il la pressa contre lui et la plaça à califourchon sur sa cuisse gauche, en écrasant ses seins contre son torse. — Tu veux danser, nous allons danser, murmura-t-il. Il se mit à imprimer un balancement à leurs deux corps enchevêtrés. Des étincelles de plaisir la traversèrent, voyageant dans ses veines, à travers tout son corps. Par tous les dieux, c’était encore mieux que ce qu’elle avait imaginé… Elle ferma les yeux en signe de reddition. Lucien était grand. Tellement grand… Ses larges épaules l’enveloppaient, son souffle chaud lui caressait tendrement la joue. En tremblant, elle fit remonter ses mains le long de son dos pour les enfouir dans la masse de ses noirs cheveux si doux. Calme-toi, ma petite… Même s’il l’avait désirée autant qu’elle le désirait, elle ne pouvait pas le posséder. Pas entièrement. Car elle aussi était maudite. Elle n’avait droit qu’aux préliminaires. Tant pis. Au moins, elle en profitait. Pleinement. Lui aussi avait l’air d’apprécier cet instant. Il frotta son nez contre sa mâchoire. — Tous les hommes te regardent et j’ai l’impression qu’ils ont tous envie de toi, dit-il doucement. Mais le ton était dur, aigu, coupant comme une lame. — Pourquoi m’avoir choisi ? insista-t-il. — Parce que, répondit-elle en inspirant avec délices son entêtante odeur de rose. — Tu n’as pas répondu à ma question. — Je n’avais pas l’intention d’y répondre, répliqua-t-elle sur le même ton que lui quelques instants plus tôt. Anya sentait les seins de Lucien durcir un peu plus chaque fois qu’ils effleuraient son corset. Elle n’était plus présente qu’à cet homme qui la serrait contre lui. Jamais elle n’avait eu avec un être, mortel ou immortel, un contact aussi sensuel… Aussi… Aussi juste ? Il la prit par les cheveux et tira si fort qu’elle crut qu’il allait emporter une mèche. — Tu peux avoir n’importe qui, et ça t’amuse d’exciter le plus laid de cette assemblée ? Le plus laid ? Pour elle, il était le plus beau. — Tu n’y es pas, chéri, rétorqua-t-elle. Il se trouve simplement que je n’éprouve aucune attirance pour les minets du genre de Paris. Il parut déconcerté et se tut. Puis il fronça les sourcils et la relâcha. Enfin, il secoua la tête, comme s’il voulait remettre de l’ordre dans ses idées. — Je sais que je suis laid et terriblement repoussant, grommela-t-il sans la moindre trace d’amertume. Elle se raidit et sonda le regard de ses beaux yeux vairons. Il ignorait donc à quel point il avait du charme ? Personne ne lui avait jamais dit que sa force et son énergie sauvage de mâle étaient littéralement captivantes ? — Si tu fais allusion à tes cicatrices, sache que je les trouve incroyablement sexy et délicieusement inquiétantes, murmura-t-elle. Et toi aussi, tu es délicieusement inquiétant. Elle voulait vraiment de lui, et il fallait qu’il le sache. Un autre frisson la parcourut et la secoua jusqu’au bout des ongles. Caresse-moi encore. Il baissa les yeux vers elle. — Délicieusement inquiétant ? répéta-t-il. Tu voudrais que je te fasse mal ? Elle sourit. — Je ne dirais pas non à une fessée. Les narines de Lucien frémirent de nouveau. — Et donc, tu n’es pas rebutée par mes cicatrices, commenta-t-il d’une voix dénuée d’émotion. — Si elles me rebutent ? Non seulement ses cicatrices ne gâchaient pas son visage, mais elles le rendaient irrésistible. Plus près… Plus près… Enfin, ils étaient l’un contre l’autre. Dieux du ciel… Elle fit glisser ses mains sur son torse, en s’attardant sur ces seins qui se tendaient vers elle, explorant du bout des doigts les muscles puissants et bien dessinés de son torse qui l’accueillaient. — Tes cicatrices, elles me rendent folles, murmura-t-elle. — Menteuse ! — Je ne me gêne pas pour mentir quand ça m’arrange, avoua-t-elle. Mais là, ce n’est pas le cas. Elle le dévisagea longuement. Ces cicatrices étaient larges et profondes. Il avait dû souffrir considérablement. Cette idée la révolta autant qu’elle l’excita. Qui avait osé lui faire du mal ? Et pourquoi ? S’agissait-il d’une amante trahie ? D’ordinaire, les immortels guérissaient spontanément de leurs blessures. Et sans cicatrices. Que lui était-il arrivé ? Dissimulait-il d’autres marques similaires sur le corps ? Un nouveau courant de désir la submergea et ses genoux flageolèrent. Elle l’avait espionné pendant des semaines, mais elle n’avait jamais réussi à l’apercevoir nu. Il s’était toujours arrangé pour se laver et se changer après son départ. Avait-il senti sa présence ? — Je pourrais considérer que tu es un appât, comme mes compagnons, fit-il sèchement remarquer. — Et pourquoi ne me considères-tu pas comme un appât ? Il haussa un sourcil. — Tu en es un ? Il l’entraînait sur un terrain glissant. Se défendre d’être un appât aurait été reconnaître qu’elle savait de quoi il s’agissait, et donc, pour Lucien, avouer qu’elle en était un. Mieux valait donc manœuvrer pour sortir de là. — Tu voudrais que j’en sois un ? demanda-t-elle en minaudant. Je ferais n’importe quoi pour te plaire, tu sais. — Ça suffit, grommela-t-il. Il avait abandonné son masque impassible, juste l’espace d’une seconde, et son visage fut embrasé d’une intensité absolument stupéfiante. Par tous les dieux… Elle était prête à se brûler les ailes. — Tu joues un jeu dangereux, reprit-il. — Je ne joue pas, ma rose, je t’assure. — Alors dis-moi ce que tu veux de moi. Et je te conseille de ne pas mentir. Cette fois, elle n’avait que l’embarras du choix pour répondre. Elle voulait passer des heures à le déshabiller et à l’explorer. Elle voulait qu’il la déshabille et qu’il l’explore. Elle voulait qu’il lui sourit. Elle voulait sa langue au plus profond de sa bouche. Pour le moment, seule la dernière proposition paraissait réalisable. Et en trichant. Heureusement, elle trichait abondamment. Et sans scrupules. — Je vais te prendre un baiser, dit-elle en fixant sa bouche. Ce que je veux, c’est un baiser. — Je n’ai pas trouvé de chasseurs, intervint Reyes qui venait de les rejoindre. — Ça ne veut rien dire, répliqua Sabin. — Elle n’est pas un appât, affirma Lucien sans la quitter du regard, tout en congédiant ses compagnons d’un geste de la main. Laissez-moi seul avec elle. Il paraissait très sûr de lui, et elle en fut stupéfaite. Ainsi, il tenait à rester seul avec elle. Génial ! Mais Sabin et Reyes ne bougèrent pas. — Nous ne nous connaissons pas, lui dit-il, reprenant leur conversation là où ils l’avaient laissée. — Et après ? Deux étrangers peuvent se plaire, commenta-t-elle en se cambrant pour pousser son pubis contre son sexe en érection. Mmm… Il était toujours aussi dur. — Un petit baiser, ce n’est pas grand-chose, n’est-ce pas ? insista-t-elle. Il enfonça ses doigts au creux de sa taille, pour l’empêcher de s’approcher davantage. — Et ensuite tu me laisseras tranquille ? Elle aurait dû se sentir blessée, mais elle était submergée par la marée de plaisir que provoquait leur étreinte. Tous ses sens s’affolaient. Une chaleur inhabituelle et tout à fait délicieuse se répandit dans son ventre. — Oui. Puisqu’il ne voulait rien donner de plus, elle se contenterait de ce baiser. Et tant pis si cela ne suffisait pas à assouvir sa faim : elle en profiterait autant qu’elle le pourrait, et elle était prête à utiliser la force ou la ruse pour le lui arracher. Elle n’en pouvait plus de l’imaginer. Il fallait qu’elle sache s’il était aussi merveilleux qu’elle l’escomptait. Sûrement pas, au fond. Elle serait déçue, et cela la calmerait une bonne fois pour toutes. — Je ne comprends pas où tu veux en venir, murmura-t-il en fermant à demi les paupières. Ses longs cils posèrent des ombres menaçantes sur son visage, le rendant plus inquiétant que jamais. — Ce n’est pas grave, dit-elle. Moi non plus, je ne comprends pas. Il se pencha vers elle et son haleine parfumée à la rose la pénétra comme une flamme. — Un simple baiser, murmura-t-il tout contre sa bouche. Tu fais beaucoup d’histoires pour pas grand-chose. Il se trompait. Un simple baiser, c’était beaucoup. Le cœur battant d’impatience, elle suivit du bout de la langue la courbe des lèvres charnues de Lucien. — Tu es toujours aussi bavard avec les femmes ? demanda-t-elle. — Non. — Embrasse-la, Lucien, sinon c’est moi qui vais le faire, intervint Paris avec un rire nerveux. Mais Lucien ne se décidait pas à céder. Elle sentait son cœur battre contre ses côtes. Était-il gêné par leur public ? Tant pis pour lui… — Tout cela est vain, murmura-t-il. — Quelle importance ? L’essentiel, c’est de s’amuser, non ? Et maintenant, cesse de temporiser. Il est temps de passer à l’action. Elle lui prit la tête entre les mains et l’inclina pour écraser sa bouche sur la sienne. Il entrouvrit aussitôt les lèvres et leurs langues se heurtèrent, humides et exigeantes. Il avait une bouche brûlante, avec un invraisemblable goût de rose mentholée. Elle se pressa un peu plus contre lui et des plumes de feu la transpercèrent. Quand elle se frotta contre son sexe, il empoigna ses cheveux en prenant totalement possession de sa bouche. Ce fut comme s’il lui ouvrait les portes du paradis. Elle fut soudain emportée dans un tourbillon de passion, une soif de plaisir que lui seul pouvait étancher. Autour d’eux, il y eut des huées et des sifflements d’encouragement. Anya sentit ses pieds qui quittaient le sol, puis, quelques secondes plus tard, son dos fut plaqué contre un mur glacé. Les encouragements se turent brusquement. Nous devrions sortir, songea-t-elle vaguement. Puis elle se laissa aller et, tout en gémissant, passa ses jambes autour de sa taille. L’une des mains de Lucien lui broya la hanche – par tous les dieux, que c’était bon… –, pendant que l’autre fourrageait dans ses cheveux, et que des doigts impitoyables s’accrochaient à ses mèches bouclées pour placer son visage dans un angle favorable à une rencontre plus approfondie. — Tu es tellement désirable, murmura-t-il d’un ton fiévreux. — Je te désire aussi, répondit-elle. Ne parle pas. Embrasse-moi encore. Il perdit totalement le contrôle de lui-même et poussa sa langue plus avant, avec tant de violence que leurs dents s’entrechoquèrent. Elle aurait voulu que cette étreinte ne finisse jamais. — Encore, dit-il d’une voix rauque, tout en posant ses mains sur ses seins. Ils durcirent aussitôt. — Oui…, gémit-elle. Encore. Encore. — C’est si bon… — Incroyablement bon. — Caresse-moi, grommela-t-il. — Je te caresse. — Non. Caresse-moi vraiment. Lui aussi avait donc envie d’elle. Il voulait sentir ses mains sur sa peau, il n’avait pas l’intention de se contenter d’un baiser. — Avec plaisir, murmura-t-elle. Elle souleva le bord de son T-shirt et le fit lentement remonter d’une main, pendant que l’autre effleurait son ventre. Ses doigts rencontrèrent des cicatrices chaudes et des muscles qui tressaillaient. — Oui, comme ça, dit-il en lui mordant la lèvre. Ce fut comme s’il avait jeté de l’essence sur des flammes. Elle faillit jouir et ne put s’empêcher de gémir, mais ses doigts poursuivirent leur lente avancée vers ses seins, en traçant autour d’eux des cercles concentriques. Puis elle s’arrêta sur ses tétons qu’elle titilla du bout des ongles. Chaque fois qu’elle les touchait, sa chair la plus intime enflait, comme si c’était elle qu’elle caressait. — J’adore ce que tu me fais, dit-elle. En réponse, il fit courir sa langue le long de son cou, laissant sur son passage une délicieuse traînée électrique, chaude et lumineuse comme la foudre. Elle ouvrit les yeux et faillit pousser un cri en s’apercevant qu’ils se trouvaient maintenant dehors, contre l’un des murs de la boîte de nuit, dans un recoin sombre. Comme elle, Lucien avait le pouvoir de se transporter d’un endroit à un autre, et il avait dû utiliser ce don si précieux pour les mettre à l’abri des regards des curieux. Le vilain garçon… Elle regretta qu’il n’ait pas choisi d’atterrir dans une chambre. Une chambre… Elle lutta contre la bouffée de désespoir qui l’envahissait. Les autres femmes avaient le droit de rêver à de douces caresses dans un lit. Pas elle. — Je te veux, lâcha-t-il d’une voix rauque. — Tu en as mis, du temps, murmura-t-elle. Il la contempla quelques secondes avec son étrange regard bleu et marron, puis l’écrasa de nouveau contre le mur pour l’embrasser, longuement, si longuement qu’elle eut l’impression d’être marquée pour toujours au plus profond de son âme. Elle n’était plus Anya l’indocile, mais Anya la femelle de Lucien. Son esclave. Elle aurait tant voulu qu’il la pénètre. Tout de suite. Elle en avait assez de se satisfaire de fantasmes. — Je veux te sentir, gémit-elle. Je veux tes mains sur moi. Elle laissa retomber ses jambes et tendit le bras vers sa braguette, pour libérer son sexe et le serrer, mais elle arrêta son geste en entendant des pas. Lucien les avait entendus aussi, car il se raidit et s’écarta d’elle. Ils haletaient tous les deux et leurs regards se croisèrent, l’espace de quelques secondes où le temps resta comme suspendu. Des éclairs continuaient à claquer entre eux. Jamais Anya n’aurait cru qu’un simple baiser déclencherait un tel ouragan de passion. — Arrange tes vêtements, ordonna-t-il. — Mais… Elle n’avait pas la moindre envie de s’arrêter en si bon chemin à cause de quelques importuns. Après tout, il leur était facile de se transporter ailleurs, là où ils seraient seuls. — Fais-le, insista-t-il. Tout de suite. Elle comprit qu’il était inutile de lui proposer de disparaître avec elle. Il ne voulait plus d’elle. Il ne songeait même plus à l’embrasser. Elle le lisait sur son visage. Son haut était remonté au-dessus de ses seins et, comme elle ne portait pas de soutien-gorge, ses tétons roses brillaient comme deux phares dans la nuit. Sa jupe retroussée jusqu’à la taille dévoilait le minuscule morceau de tissu de son string. Elle rajusta ses vêtements, en se sentant rougir – elle qui n’avait jamais rougi de rien. Ses mains qui tremblaient témoignaient de son trouble et elle leur ordonna de cesser, mais elles refusèrent de lui obéir. Des compagnons de Lucien, des Seigneurs de l’ombre, apparurent au coin du bâtiment. Ils paraissaient mécontents. — J’adore quand tu disparais comme ça, dit Gideon sur un ton mécontent qui démentait ses paroles. Gideon était possédé par le démon de la tromperie, et il disait le contraire de ce qu’il pensait. Anya ne fut pas surprise de son commentaire. — La ferme ! intervint Reyes avec irritation. Pauvre Reyes, gardien de Douleur, qui passait le plus clair de son temps à s’infliger des tortures. Une fois, Anya l’avait surpris à se jeter du haut d’une tour du château et à se délecter des souffrances provoquées par ses os brisés. — Même si cette femme paraît inoffensive, tu ferais bien de vérifier qu’elle n’est pas armée, avant d’avaler sa langue, déclara Reyes à Lucien. — Je suis pratiquement nue, fit-elle remarquer d’un ton exaspéré. Personne ne lui prêta attention, mais elle poursuivit tout de même. — Je les cacherais où, mes armes ? insista-t-elle. Elle en cachait plusieurs, mais une femme était bien obligée de se protéger. — Je contrôle la situation, répondit Lucien de sa voix posée. Et je suis capable de maîtriser une simple femelle, armée ou non. D’ordinaire, le calme de Lucien fascinait Anya, mais là, elle le trouva agaçant. Elle haletait encore, ses jambes tremblaient, son cœur battait comme un tambour, mais lui paraissait avoir tout oublié de la vague de passion qui les avait submergés quelques secondes plus tôt. — Tu sais qui elle est, au moins ? insista Paris. — Pas une simple femelle, en tout cas, fit remarquer Reyes. Tu t’es transporté avec elle et elle n’a même pas poussé un cri. Tous les regards convergèrent vers Anya. — Ça suffit, protesta-t-elle. Je ne vous dirai rien. Fichez-moi la paix. — Vous ne figurez pas sur ma liste d’invités, reprit Paris. Et d’après Reyes vous n’êtes venue avec personne. Pourquoi cherchez-vous à séduire Lucien ? Il n’envisageait pas une seconde qu’elle puisse être attirée par Lucien. Il ne faisait que dire tout haut ce que tout le monde pensait tout bas, mais sa désinvolture déplut à Anya. — Et si je vous répondais tout simplement qu’il me plaît ? rétorqua-t-elle. Elle les défia du regard, l’un après l’autre, en évitant toutefois Lucien. Elle n’aurait pas supporté de contempler une fois de plus son expression détachée et indifférente. — Je l’ai vu, il m’a plu, je suis allée vers lui, reprit-elle. Il n’y a pas de quoi en faire une histoire. Ils croisèrent posément leurs bras sur leur poitrine, façon de lui montrer qu’ils n’en croyaient pas un mot. Ils formaient à présent un demi-cercle autour d’elle, et pourtant elle ne les avait pas vus bouger. Elle se retint de lever les yeux au ciel. — C’est faux, affirma Reyes. Nous le savons tous. Donc, dites-nous spontanément ce que vous lui voulez : ça nous évitera d’employer la force. Ils croyaient pouvoir l’obliger à parler en employant la force… Les naïfs… Elle croisa les bras, elle aussi. Quelques minutes plus tôt, ils avaient encouragé Lucien à l’embrasser. Et maintenant, ils avaient l’air de penser que Lucien n’aurait pas pu séduire une aveugle. — Ce que je veux, c’est sentir sa verge au fond de moi. Ça vous va, comme réponse, bande de crétins ? Il y eut un silence choqué. Lucien vint se placer devant elle. Pour la protéger ? C’était vraiment touchant. Inutile, mais touchant. Sa colère se dissipa un peu et elle eut envie de le prendre dans ses bras. — Laissez-la tranquille, dit-il. Vous lui donnez trop d’importance. Elle n’est qu’une simple femelle. La joie d’Anya se dissipa. Une simple femelle ? Rien de plus ? Il venait de prendre ses seins dans ses mains et de frotter son sexe en érection entre ses jambes. Comment osait-il la traiter de simple femelle ? Une brume rouge vint obscurcir sa vision. Elle songea à sa mère, Dysnomia, que les hommes avaient toujours méprisée. Elle comprenait maintenant ce qu’elle avait vécu. Elle aurait voulu que Lucien la déclare sienne, qu’il avoue avoir besoin d’elle. Pas qu’il la considère comme quantité négligeable. Dire que je l’ai supplié de m’embrasser, que j’étais prête à me donner à lui… Elle rassembla tout son pouvoir, toute sa colère, toute sa souffrance et, en poussant un grognement formidable, elle se jeta sur Lucien pour le bousculer. Il fut projeté avec la puissance d’une balle de revolver et alla heurter Paris. Ils poussèrent ensemble un cri étouffé et chancelèrent. Lucien se ressaisit et fit volte-face vers elle. — C’est la première et la dernière fois, grommela-t-il. — Ça ne fait que commencer, rétorqua-t-elle en marchant vers lui, le poing levé. Il n’allait pas tarder à avaler ses dents si blanches et parfaites. — Anya, murmura-t-il d’une voix rauque et suppliante. Arrête. Je ne veux pas me battre avec toi. Elle s’arrêta, saisie, avec la sensation que son sang se figeait dans ses veines. — Tu sais qui je suis, dit-elle tout bas. Comment est-ce possible ? Elle s’était manifestée auprès de lui une fois, quelques semaines plus tôt, mais uniquement par la voix, sans se montrer. Il ne l’avait donc jamais vue. — Tu me suis depuis un moment, expliqua-t-il. J’ai appris à reconnaître ton odeur. « Tu sens les fraises et la crème, avait-il commenté, quelques instants plus tôt. » À présent, elle comprenait pourquoi cette remarque avait sonné comme un reproche. Elle écarquilla les yeux, partagée entre la joie et la honte : il avait toujours su qu’elle l’observait. — Pourquoi ne pas m’avoir dit que tu m’avais reconnue ? lança-t-elle d’un ton cinglant. — Je n’ai compris qui tu étais que lorsque mes compagnons m’ont fait remarquer que tu ne figurais pas parmi les invitées. Et puis, je voulais te sonder discrètement et savoir quel but tu poursuivais. Il se tut, attendant un commentaire. Comme elle ne disait rien, il insista. — Quel but poursuis-tu ? — Puisque tu… Par tous les dieux… Elle n’avait pas à céder à son chantage. — Tu me dois une faveur, reprit-elle. J’ai sauvé ton ami et je l’ai délivré de sa malédiction. Voilà, ça, c’était bien répondu, bien raisonné, et ça présentait l’avantage de détourner la conversation. — Ah, je comprends, dit-il en se raidissant. Tu es venue réclamer ton paiement. — Non. Elle aurait pu répondre oui, pour sauver sa fierté, mais elle voulait qu’il comprenne qu’elle avait réellement envie de lui. — Le moment n’est pas encore venu, ajouta-t-elle. Il fronça les sourcils. — Mais tu viens de dire que… — Je sais très bien ce que je viens de dire. — Pourquoi me surveilles-tu depuis des semaines ? Et que fais-tu là ce soir ? Elle allait répondre, mais Reyes, Paris et Gideon s’approchaient d’elle avec des mines qui n’avaient rien d’engageant. Avaient-ils l’intention de se jeter sur elle pour l’immobiliser ? Plutôt que de répondre à Lucien, elle s’en prit à eux. — Qu’est-ce que vous voulez ? Je ne me souviens pas vous avoir invités à vous joindre à nous ! — Vous êtes Anya ? demanda Reyes en la balayant du regard des pieds à la tête, avec une répulsion non dissimulée. De la répulsion ? Il ne manquait pas de culot. Il aurait dû au contraire se montrer reconnaissant. Elle l’avait délivré d’une malédiction qui le contraignait à tuer tous les soirs l’un de ses compagnons de six coups d’épée. Mais le regard qu’il posait sur elle en ce moment prouvait qu’il la méprisait – comme les dieux qui l’avaient toujours méprisée, persuadés qu’elle suivait le même chemin que sa délurée de mère. Au début, elle avait souffert de ce dédain affiché, et pendant plusieurs centaines d’années, elle s’était efforcée de se comporter comme une gentille fille, en s’habillant comme une nonne, en ne parlant que lorsqu’on s’adressait à elle – et encore, les yeux baissés. Elle avait même refoulé le besoin de chaos inhérent à sa nature profonde. Tout cela pour gagner le respect de ceux qui s’obstinaient à la considérer comme une traînée. Mais Dysnomia, sa mère, avait fini par la convaincre qu’elle serait toujours regardée comme une paria, quoi qu’elle fesse. Autant suivre ta nature. Agir comme si tu étais une autre te fait souffrir et leur donne l’impression que tu as honte de ce que tu es. Ils ne cesseront d’alimenter cette honte, et bientôt, tu n’auras plus en toi que ce sentiment destructeur. Tu es un être merveilleux, Anya. Sois fière de toi. Autant que je le suis de moi. Anya avait donc décidé une fois pour toutes de s’habiller comme bon lui semblait, et de ne plus baisser les yeux vers ses pieds que pour admirer ses talons aiguilles. Elle avait également cessé de refouler son goût pour le désordre. Elle s’était désintéressée de ce que les autres pensaient d’elle. Et surtout, elle avait commencé à aimer la femme qu’elle était. Et elle s’était promis de ne plus jamais avoir honte d’elle-même. — C’est intéressant de te voir en chair et en os, après toutes les recherches que je viens de faire à ton sujet, poursuivit Reyes. Tu es Anya, déesse de l’Anarchie, fille de Dysnomia. Une déesse secondaire. — Secondaire, sûrement pas, protesta-t-elle. On voyait qu’il ignorait qui était son père, sans quoi il n’aurait jamais osé la traiter de déesse secondaire. — Mais je suis bien une déesse, ajouta-t-elle en haussant fièrement le menton. — La nuit où tu t’es présentée à nous et où tu as sauvé la vie d’Ashlyn, tu as nié être une déesse, fit remarquer Lucien. Tu as juste admis être une immortelle. Elle haussa les épaules. Elle haïssait tant les dieux qu’elle n’aimait pas revendiquer son appartenance à leur caste de privilégiés. — J’ai menti. Ça m’arrive souvent. Ça fait partie de mon charme, tu ne trouves pas ? Personne ne répondit. Ils réfléchissaient, sans doute. — Autrefois, nous étions les guerriers des dieux et nous vivions sur l’Olympe, comme tu le sais sûrement, poursuivit Reyes comme si elle n’avait rien dit. Pourtant, je ne me souviens pas t’avoir rencontrée. — Je n’étais sans doute pas née, monsieur le raisonneur, ironisa-t-elle. Un éclair irrité passa dans les yeux sombres du guerrier, mais il poursuivit calmement. — Je me suis renseigné à ton sujet. Tu as été emprisonnée pour avoir assassiné un innocent. Au bout de cent ans, les dieux se sont mis d’accord sur la punition qu’il convenait de t’infliger, mais avant qu’ils puissent appliquer la sentence, tu as accompli un exploit que nul immortel n’avait accompli avant toi. Tu t’es enfuie de Tartarus, la prison des dieux. Elle ne chercha pas à nier. — Tout cela est vrai, dit-elle. Cette biographie hâtive comportait quelques lacunes et inexactitudes, mais elle ne jugea pas utile de rectifier. — D’après la légende, le gardien de Tartarus est devenu amnésique après ton départ, et tout le monde s’accorde à dire que tu l’as affligé d’une sorte de maladie. Les dieux ont aussitôt renforcé la sécurité de la prison, mais les murs ont commencé à se fissurer, ce qui a permis aux Titans de s’échapper. Il n’allait tout de même pas lui mettre ça sur le dos ! Elle lui jeta un mauvais regard. — Il ne faut pas prendre les légendes au pied de la lettre, répliqua-t-elle sèchement. Elles sont inventées par les mortels qui cherchent une explication à ce qui dépasse leur entendement, et elles correspondent rarement à la réalité. Vous devriez le savoir. On raconte tant de choses sur vous, les guerriers immortels. — Après ton évasion, tu es venue te réfugier parmi les mortels, poursuivit Reyes comme s’il n’avait rien entendu. Mais tu ne t’es pas tenue tranquille pour autant. Tu as poussé les hommes à faire la guerre, tu as volé des armes et des vaisseaux. Tu as provoqué des incendies ravageurs et autres désastres, semant la panique et déclenchant des émeutes. Par ta faute, des centaines de gens ont été emprisonnés. Une vague de chaleur lui monta au visage. Oui, elle était responsable de tout ce dont il l’accusait. Quand elle s’était installée sur la terre, elle n’avait pu maîtriser sa nature rebelle. Les années passées en prison l’avaient transformée en bête féroce. Un simple commentaire de sa part – du genre : « Tu ne vas tout de même pas laisser ton frère te traiter de la sorte » – déclenchait des querelles sanglantes entre clans. Il suffisait parfois qu’elle se montre dans une cour – et qu’elle se moque, il est vrai, des règles de l’étiquette –, pour que les chevaliers les plus loyaux fomentent des complots contre leur roi. Quant aux incendies… Il lui était arrivé, elle devait l’avouer, poussée par une impulsion irrésistible, de jeter des torches à terre pour le plaisir de regarder danser les flammes. Elle avait volé, aussi, incapable de résister à cette voix intérieure qui lui commandait de s’approprier ce qui ne lui appartenait pas. Elle avait appris que nourrir son âme rebelle en commettant de menus larcins, en proférant des mensonges sans conséquence et en déclenchant de petits incendies, lui évitait de déclencher des catastrophes plus graves. — Moi aussi, je me suis renseignée à votre sujet, murmura-t-elle. Et je crois savoir que vous n’êtes pas en reste. N’avez-vous pas autrefois détruit des villes entières en sacrifiant sans scrupule des innocents ? Cette fois, ce fut au tour de Reyes de rougir. — Mais vous avez changé, poursuivit-elle. Comme m… Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase : un vent violent vint tourbillonner autour d’eux en sifflant. Elle battit des paupières, surprise, et mit quelques secondes à réagir. Les guerriers se figèrent, incapables de résister à la puissance du pouvoir qui les enveloppait. Le temps cessa d’exister pour eux. Ils s’étaient transformés en statues de pierre. Elle aussi commençait à se sentir gelée. — Non ! hurla-t-elle. Les barreaux de son invisible prison tombèrent lentement, comme les feuilles mortes en automne. Personne ne pouvait désormais la retenir prisonnière. Son père y avait veillé. Elle marcha vers Lucien pour le libérer – même s’il ne le méritait pas, après tant de goujaterie –, mais le vent disparut aussi brutalement qu’il était venu. Elle eut la bouche sèche et son cœur se mit à battre un tango irrégulier. Cronos, celui qui avait détrôné les dieux quelques mois plus tôt, l’avait retrouvée. Il était là. Elle eut le temps d’apercevoir un éclair bleu qui illumina la rue comme en plein jour, et d’entendre un bourdonnement de pouvoir qu’elle reconnut aussitôt. Puis elle disparut, en emportant avec elle le goût et le souvenir des baisers de Lucien. 2 L’esprit de Lucien était concentré sur une unique pensée : Anya. Un brouillard noir et épais s’était abattu sur lui et l’empêchait de réfléchir, mais il conservait tout de même le souvenir du corps d’Anya, si doux contre le sien. Durant le trop court instant durant lequel il l’avait tenue dans ses bras, il aurait été prêt à trahir ses compagnons pour quelques secondes supplémentaires avec elle. Jamais un baiser ne l’avait à ce point troublé. Son démon en avait ronronné de plaisir. Comme un chat apprivoisé. Cela ne s’était jamais produit auparavant. Quelque chose clochait manifestement chez lui, en ce moment. Quand il avait prétendu n’accorder aucune importance à Anya, ces mots lui avaient transpercé le cœur. Mais il ne regrettait pas de les avoir dits. Il le fallait. Dans leur intérêt à tous deux. Il sentait qu’elle le mettait en danger. Elle compromettait son calme légendaire. Son calme légendaire… Il en aurait ri s’il avait été capable de bouger. Avec cette femme, il perdait tous ses moyens. Il n’était plus du tout calme. Pourquoi feignait-elle de le désirer ? Pourquoi l’avait-elle embrassé comme si sa vie en dépendait ? Il n’avait pas l’habitude que les femelles se jettent à son cou. Plus maintenant. Pourtant, Anya avait réclamé un baiser. Et plus encore. Et à présent son image l’obsédait. Elle était plutôt grande, mais pas trop – la taille idéale pour lui –, avec un visage allongé de madone absolument parfait, une peau irréprochable, bronzée, lisse, lumineuse. Une peau que l’on avait envie de goûter. Sa poitrine débordait largement de son petit corset bleu sombre. Sa minijupe noire et ses bottes noires à talons hauts mettaient ses cuisses en valeur. Ses cheveux bouclés et presque blancs retombaient en cascade dans son dos. Chaque fois qu’il les regardait, il pensait à une tempête de neige. Elle avait de grands yeux, du même bleu que son corset. Un petit nez retroussé. Des lèvres pleines et rouges faites pour le baiser. Des dents blanches et bien alignées. Tout, en elle, évoquait la sensualité, le plaisir, le désir. Depuis ce fameux jour où elle avait fait irruption dans leur vie pour sauver Ashlyn, elle n’avait cessé de le suivre. Elle ne s’était pas montrée, il ne l’avait pas vue, mais il avait été envoûté par cette odeur de fraises à la crème qui traînait dans son sillage. Et maintenant qu’il l’avait embrassée, chaque fois qu’il songeait à elle, son cœur battait dans sa poitrine. L’air qu’il respirait lui paraissait brûlant, il entrait en transe. Il comprenait à présent ce que ressentaient Maddox et Ashlyn qui ne cessaient de roucouler, blottis l’un contre l’autre, comme s’ils avaient peur de se perdre. Le brouillard qui encombrait son esprit se dissipa brusquement, et il reprit conscience du monde autour de lui. Anya avait disparu, mais pas ses compagnons, qui l’entouraient toujours, figés comme des statues. Il fronça les sourcils et porta la main à l’un des poignards attachés dans son dos. — Reyes ? Reyes ne répondit pas, pas même par un clignement d’yeux. — Gideon ? Paris ? Rien. Quelque chose remua dans l’ombre. Au moment où il tira lentement le poignard de son fourreau, prêt à réagir, il songea vaguement qu’Anya aurait pu lui prendre aisément ses armes et les utiliser contre lui, quelques instants plus tôt, pendant qu’il était occupé à l’embrasser. Mais elle ne les avait pas prises, et cela prouvait qu’elle n’avait pas eu l’intention de lui faire du mal. De nouveau, il se demanda pourquoi elle l’avait approché. — Salut, la Mort, fit une voix d’homme basse et profonde. Il ne vit rien ni personne, mais une force invisible lui arracha le poignard et le jeta à terre. — Sais-tu qui je suis ? Lucien demeura impassible, mais une peur glacée se mit à couler dans ses veines, dévastant tout sur son chemin. Il n’avait jamais entendu cette voix, mais il devina aussitôt à qui elle appartenait. — Seigneur Titan, murmura-t-il. Un mois plus tôt, les Titans avaient convoqué Aeron, gardien de la Colère, pour lui ordonner de tuer quatre femelles humaines. Aeron n’avait pu se résoudre à exécuter cet ordre et il s’était transformé en un monstre assoiffé de sang. Ils avaient dû l’enfermer dans le donjon de leur château pour le protéger de lui-même. Lucien supportait mal de voir son ami dans cet état, mais il ne pouvait rien faire pour lui. Et il en voulait terriblement aux Titans, cause de leur malheur. — Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite ? demanda-t-il. Fluide comme de l’eau, Cronos avança dans un rayon de lune pour se montrer. L’épaisse chevelure qui auréolait son visage était aussi blanche que sa longue barbe. Son corps élancé était drapé dans une tunique d’un lin tellement fin qu’il ressemblait à de la soie. Il avait des yeux noirs, immenses, comme deux lacs aux profondeurs insondables. Sa main gauche tenait une faux, celle de la Mort, un attribut possédant le pouvoir de trancher d’un seul coup la tête d’un immortel, et que Lucien aurait bien voulu utiliser contre lui. Elle aurait dû d’ailleurs lui revenir, mais elle avait disparu. Il savait maintenant qui la lui avait prise. — Je n’aime pas le ton que tu emploies pour t’adresser à moi, répondit enfin la divinité, d’une voix trop calme qui montrait qu’elle était sur le point d’exploser. — Toutes mes excuses, murmura Lucien. Cronos était un vieillard à l’allure fragile, mais Lucien n’était pas dupe de cette apparence. Cronos s’était enfui de Tartarus et il avait renversé le puissant Zeus. Mieux valait ne pas le compter parmi ses ennemis. — Tu as rencontré l’indomptable Anya, reprit le dieu. Il n’avait pas élevé la voix, mais ses paroles traversèrent la nuit avec une telle puissance que Lucien eut la sensation qu’elles auraient pu renverser une armée. Sa peur s’intensifia. — Oui. Je l’ai rencontrée. — Tu l’as embrassée. Lucien serra les poings, grisé de nouveau par le souvenir de leur baiser, et furieux que cet instant magique ait été épié par le Titan. Reste calme. — Oui. Cronos avança vers lui en planant, aussi silencieux que la nuit. — Cela fait des semaines que je la pourchasse en vain. Apparemment, elle tenait à faire ta connaissance. Pourquoi, d’après toi ? — Je n’en ai pas la moindre idée, vraiment… C’était la vérité. Il ne comprenait toujours pas pourquoi elle s’était intéressée à lui. Tout ce qu’il savait, c’était qu’elle avait réussi à l’embraser, corps et âme, démon compris. — Peu importe, répondit le dieu qui l’avait maintenant rejoint et s’arrêta pour le fixer droit dans les yeux. Lucien fut subjugué par la force de son pouvoir. — À présent, tu vas la tuer. La Mort réagit aussitôt en secouant les barreaux de sa cage et, pour la première fois, Lucien se demanda si c’était d’impatience ou de colère. — La tuer ? — Tu as l’air surpris, commenta tranquillement le dieu tout en s’éloignant, comme s’il considérait leur conversation comme terminée. Il l’effleura en passant à sa hauteur, à peine, mais Lucien fut violemment projeté en arrière et tomba à la renverse, haletant. Il se releva aussitôt et fit volte-face en tentant de reprendre son souffle, mais Cronos était déjà sur le point de disparaître dans la nuit. — S’il vous plaît ! appela Lucien. Pourrais-je au moins savoir pourquoi vous exigez sa mort ? — Elle est la déesse de l’Anarchie et sème le trouble partout où elle passe, répondit le dieu sans même se retourner. C’est une raison suffisante, et tu devrais me remercier de t’avoir choisi pour cette noble tâche. Le remercier ? Lucien serra les dents pour retenir les mots qui lui brûlaient la langue. De nouveau, il eut envie de décapiter cet insupportable vieillard. Mais il ne bougea pas. Il savait jusqu’où pouvait aller la cruauté des dieux quand on s’opposait à eux. Il venait tout juste d’être délivré de la malédiction que les Grecs avaient infligée à Maddox pour le punir d’avoir frappé Pandore de son épée. Pendant des siècles, Lucien avait emporté son âme en enfer… Chaque nuit… Les Titans étaient encore plus cruels que les dieux grecs. S’en prendre à leur roi revenait à s’attirer la pire des malédictions. Pourtant, il ne put s’empêcher de protester. — Je n’ai pas envie de me charger de l’âme d’Anya, dit-il. Je ne la tuerai pas. Il n’avait pas vu bouger Cronos, mais celui-ci fut brusquement tout près de lui, de nouveau. Le regard brillant de ses yeux immenses le transperça comme une épée, tandis qu’il allongeait au-dessus de Reyes le bras qui tenait la faux. — Même si ça doit te prendre l’éternité, et quoi que tu doives accomplir pour cela, rapporte-moi son corps, tonna-t-il. Ou ceux que tu aimes en pâtiront. Puis il disparut dans une lumière bleue aveuglante, aussi vite qu’il était venu. Le monde se remit en mouvement comme s’il ne s’était jamais arrêté. Lucien frémit : Reyes l’avait échappé belle. D’un seul mouvement de poignet, Cronos aurait pu lui arracher la tête. — Qu’est-ce qui se passe ? grommela Reyes en se secouant. Où est passée Anya ? — Elle était là, renchérit Paris en tournant en rond, la main sur le manche de son poignard. Juste là. Ou ceux que tu aimes en pâtiront, avait dit Cronos. Il ne s’agissait probablement pas d’une menace en l’air, et Lucien la prit très au sérieux. Il serra les poings et ravala la bile qui lui montait à la gorge. — Entrons à l’intérieur et profitons de la fête, parvint-il à articuler. Il avait besoin de réfléchir. — Hé ! attends une seconde ! protesta Paris. — Non, répondit fermement Lucien. Je ne veux plus parler de cet épisode. Ils le fixèrent quelques instants, puis acquiescèrent et le suivirent en silence. À l’intérieur, ils se séparèrent, mais, quand Reyes voulut s’éloigner, Lucien le retint et lui désigna du menton une table dans le fond, celle qu’il avait occupée quelques instants plus tôt. Reyes fit signe qu’il avait compris et lui emboîta le pas. — Je t’écoute, dit-il quand ils s’installèrent, tout en prenant un air dégagé, comme s’ils discutaient des prévisions météo. — Tu as fait des recherches au sujet d’Anya, n’est-ce pas ? demanda Lucien. Qui a-t-elle tué et pourquoi ? Le rythme effréné de la musique tranchait singulièrement avec le sérieux de leur conversation. La lumière dansait sur la peau couleur bronze de Reyes et dans ses yeux aussi noirs que la nuit. Il haussa les épaules. — Les manuscrits mentionnaient le nom de l’homme, Aias, mais pas les raisons pour lesquelles elle l’a tué, répondit-il. — Aias… Je me souviens de lui. Un prétentieux que Lucien n’avait jamais apprécié. — Il l’avait sûrement mérité, commenta-t-il. — Il était le capitaine des gardes des dieux. Je suppose qu’Anya avait provoqué une catastrophe et qu’Aias était chargé de l’arrêter. Ils se sont battus et elle l’a tué. Lucien battit des paupières. Aias, cet arrogant égocentrique, avait été nommé capitaine de la Garde après lui ? Avant d’ouvrir la boîte de Pandore, Lucien avait rempli la noble fonction de gardien de la paix et protecteur du roi des dieux. Mais quand la Mort était entrée en lui, on lui avait retiré cette charge. Ensuite, il avait été banni de l’Olympe, avec ceux qui l’avaient aidé. — Anya a sans doute l’intention de te faire subir le même sort qu’à Aias, marmonna Reyes d’un ton désinvolte. Il n’avait peut-être pas tort ; pourtant, Anya aurait pu l’attaquer, ce soir, et elle n’avait rien tenté. — Qu’as-tu appris d’autre au sujet d’Anya ? demanda-t-il à Reyes. Reyes haussa les épaules. — Comme je l’ai dit tout à l’heure, elle est la fille unique de Dysnomia. — Dysnomia ? répéta Lucien en se caressant distraitement la mâchoire du bout des doigts. Ce nom ne me dit rien. — C’est une déesse secondaire et elle n’est pas très appréciée des dieux grecs. Elle couche avec tous les hommes qu’elle rencontre, qu’ils soient mariés ou pas. Personne ne sait qui est le père d’Anya. — On doit bien en avoir une petite idée, tout de même… — Impossible. Dysnomia a plusieurs amants par jour. L’idée qu’Anya suivait peut-être l’exemple de sa mère en collectionnant les amants fit frémir Lucien de rage. Il aurait préféré ne pas la désirer, mais il la désirait et n’y pouvait rien. Il avait pourtant tenté de résister. Il ne voulait pas avoir à emporter un jour son âme. Puis il s’était dit qu’elle était immortelle et que… Quel idiot ! Il savait bien que la Mort n’épargnait personne, pas même ceux qu’on appelait les immortels. Elle pouvait s’abattre sur n’importe qui. Sur lui. Sur ses compagnons. Sur une déesse. Il voyait disparaître plus de gens en une seule journée que certains au cours de toute une vie. — En tout cas, cette Anya a un visage d’ange, reprit Reyes. Elle cache bien son jeu. On ne soupçonnerait jamais qu’on a affaire à une perverse. On voyait qu’il n’avait pas embrassé Anya et qu’il ignorait à quel point ses baisers étaient délicieusement pervers. Lucien, lui, le savait. Pourtant, la femme qu’il avait serrée dans ses bras ne lui avait pas paru dangereuse ou mauvaise. Douce. Ça, oui… Surprenante. Hors normes. Vulnérable. Et emplie de désir pour lui. De nouveau, il se demanda pourquoi elle l’avait embrassé. Cette question, à laquelle il ne trouvait pas de réponse satisfaisante, le tracassait. Pourquoi avait-elle dansé pour lui ? Avec lui ? Avait-elle vraiment espéré obtenir de lui quelque chose de précis ? Et quoi ? Avait-elle simplement voulu s’amuser en donnant de l’espoir à un homme repoussant, avec l’intention de l’abandonner ensuite en se moquant de sa crédulité ? Le sang de Lucien se glaça dans ses veines. Cesse de te torturer avec de telles pensées. Mais à quoi avait-il donc le droit de penser ? À la mort d’Anya ? Il n’était pas certain d’avoir la force d’obéir à l’ordre de Cronos. Anya l’avait aidé en le débarrassant d’une terrible malédiction et il avait une dette envers elle. Comment pouvait-il tuer une femme à laquelle il devait quelque chose ? Une femme qui embrassait si bien, de surcroît. Il serra les poings et tenta de résister à la vague de détresse qui le submergeait. — C’est tout ce que tu sais d’elle ? insista-t-il auprès de Reyes. Reyes haussa une fois de plus les épaules d’un air indifférent. — Je crois qu’elle est aussi sous le coup d’une malédiction, mais j’ignore laquelle. Une malédiction ? Le cœur de Lucien se serra. Il se demanda si Anya souffrait. Puis il s’en voulut. Qu’est-ce que cela pouvait lui faire ? — Et sais-tu qui a fait peser sur elle cette malédiction ? — Artémis, la déesse de la Justice, je crois. Artémis est une Titanide. Elle a trahi les dieux grecs pour aider les Titans à prendre possession de l’Olympe. Lucien avait rencontré Artémis, mais il ne s’en souvenait que vaguement. Il revit sa silhouette mince et élancée, ses cheveux noirs, son visage aux traits aristocratiques, ses longues mains fines qui voletaient quand elle parlait. Elle était plutôt avenante, mais se montrait inflexible quand il s’agissait de juger une action. — Que sais-tu d’autre, au sujet d’Artémis ? demanda-t-il à Reyes. — Elle est la femme de Tartarus, le gardien de la prison des dieux. Lucien fronça les sourcils. — C’est peut-être elle qui a maudit Anya, pour avoir rendu Tartarus amnésique. Reyes secoua la tête. — Non. D’après le parchemin que j’ai consulté, la malédiction d’Anya était antérieure à son emprisonnement. Il fit claquer sa langue. — À mon avis, Anya est comme sa mère. Elle a dû coucher avec Tartarus, ce qui a mis la déesse en colère. Une femme ne peut que maudire celle qui a dévoyé son mari. Lucien n’apprécia pas du tout la suggestion. Il caressa nerveusement ses cicatrices. Elles étaient si rugueuses qu’elles lui râpèrent les doigts. Il se demanda soudain si Anya aussi les avait trouvées rugueuses et rougit. Elle avait probablement l’habitude de côtoyer de beaux guerriers et se souviendrait de lui comme de l’affreux à la peau de crocodile. Reyes caressa d’un doigt le rebord d’un verre vide. — Je n’aime pas beaucoup l’idée que nous lui devons un service, dit-il. Et ça ne me plaît pas non plus qu’elle soit venue ici ce soir. Partout où elle passe, Anya laisse derrière elle le chaos et la désolation. — Nous aussi, fit remarquer Lucien. — Autrefois, corrigea Reyes. Et en plus, nous n’en retirions aucun plaisir. Tandis qu’elle, elle s’amuse. Elle souriait d’aise tout en se tortillant devant toi pour t’émoustiller. Tu crois que je ne l’avais pas remarqué ? Et j’ai aussi remarqué que tu n’étais pas indifférent à son charme. Tu la regardais comme je regardais Danika. Danika était l’une des femmes qu’Aeron était censé éliminer. Reyes tenait à elle plus qu’à la vie, mais il l’avait tout de même laissée partir, dans l’espoir de la soustraire à la colère des dieux. À présent, il avait l’air de le regretter. Sans doute pensait-il qu’il l’aurait mieux protégée en la gardant près de lui. — Que vais-je faire ? soupira Lucien. Il aurait voulu oublier Anya et ignorer l’ordre de Cronos, mais défier le roi des dieux revenait à s’exposer à une dure punition qui engloberait probablement ses compagnons. Et ses compagnons avaient été suffisamment punis ainsi. Ils étaient à bout, ils marchaient déjà sur la ligne de frontière séparant le bien et le mal. Il suffisait de peu pour qu’ils cessent de lutter contre leurs démons et donnent libre cours à leurs instincts meurtriers. Il soupira. Les dieux ne les avaient pas épargnés. Autrefois, lui et ses compagnons étaient descendus de l’Olympe pour ouvrit la boîte de Pandore, répandant sur la terre la destruction et la mort, la douleur, la misère. Ensuite, possédés par des démons qu’ils n’avaient pas encore appris à contrôler, ils avaient tué sans discernement, détruisant des maisons et des familles, semant sur leur passage la famine et la maladie. Quand ils avaient enfin appris à maîtriser les instincts des entités qu’ils abritaient, il était trop tard : une ligue de chasseurs s’était constituée pour éliminer les guerriers immortels ennemis des humains. Ces chasseurs avaient tué Baden, gardien de la Méfiance, l’un de leurs compagnons – une perte qui avait profondément affecté Lucien. Ils avaient voulu venger Baden, et la lutte entre guerriers et chasseurs avait redoublé. Ensuite, lassé de toutes ces tueries, Lucien avait recherché la paix. Cinq immortels l’avaient suivi, six autres avaient décidé de rester et de se battre. Lucien et son groupe avaient vécu de longs siècles dans un château près de Budapest, loin du monde, en paix – autant que le permettaient leurs démons. Mais des chasseurs les avaient retrouvés, et ils savaient à présent qu’il n’y aurait pas de paix pour eux tant qu’il resterait un chasseur sur cette terre. Les chasseurs cherchaient à s’approprier la boîte de Pandore pour y attirer les démons et détruire les Seigneurs de l’ombre. Ils devaient la trouver avant eux. Lucien se sentait responsable du sort de ses camarades. S’il n’avait pas eu l’idée d’ouvrir la boîte de Pandore pour venger son orgueil bafoué, jamais on ne les aurait obligés à devenir les gardiens des démons qu’ils avaient libérés. Leurs existences n’auraient pas été détruites, ils seraient encore l’élite des guerriers des dieux grecs. Ils seraient encore joyeux, insouciants, heureux. Il soupira un peu plus fort que la première fois, et décida, non sans une pointe de regret, qu’il devait tuer Anya pour protéger ses compagnons. Mais pour la tuer, il lui faudrait la rechercher. Et l’approcher de nouveau. La revoir. L’idée de se retrouver en présence d’Anya, Anya à la délicieuse odeur de fraises à la crème, Anya à la peau douce, le tentait autant qu’elle l’effrayait. Il était déjà tombé amoureux autrefois. Une fois. Une seule. D’une mortelle nommée Mariah, il y avait bien longtemps, mais jamais elle ne lui avait inspiré le désir dévorant que lui inspirait la belle Anya. Douce et innocente Mariah… Il lui avait donné son cœur, un peu trop vite, quand il venait tout juste d’apprendre à contrôler son démon. Il n’était alors sur la terre que depuis cent ans – ou bien était-ce deux cents ? Avant Mariah, rien n’avait de sens. Quand elle était entrée dans sa vie, le temps avait pris de l’importance, il avait eu soif de lumière et de beauté, il avait ressenti le besoin d’échapper aux ténèbres. Mariah avait été son soleil de minuit, sa lumière. Il avait rêvé de passer l’éternité à la vénérer. Puis elle était tombée malade. Mais quand son heure était venue, Lucien avait d’abord refusé de se charger de son âme. La maladie avait donc eu le temps de la ravager à petit feu. Plus il attendait, dans l’espoir fou qu’elle guérisse, et plus elle souffrait. Elle avait fini par pleurer, par supplier, par implorer la Mort de mettre fin à son agonie. Désespéré, Lucien avait dû se résoudre à accomplir son devoir, en sachant qu’il ne la reverrait plus jamais. C’était cette nuit-là, la nuit où il avait emporté Mariah, qu’il avait gagné ses cicatrices. Il s’était entaillé la peau avec une lame enduite de poison. Encore et encore. Recommençant chaque fois que les plaies se refermaient, pour rester défiguré, pour qu’aucune femme ne pose plus les yeux sur lui, pour ne plus jamais avoir à souffrir de la perte d’un être aimé. Aujourd’hui, pour la première fois, il regrettait son geste. Jamais Anya n’aimerait un homme comme lui. Une femme aussi belle méritait un homme au physique irréprochable. Il fronça les sourcils. Qu’est-ce qui lui prenait de divaguer ainsi ? Anya était destinée à mourir. Entre eux, le désir et les sentiments ne pouvaient que compliquer une situation déjà difficile. Une fois de plus, l’image d’Anya s’insinua dans son esprit, insistante. Son visage resplendissait de sensualité et son corps était une invitation au plaisir. En tant qu’homme, il bouillait de rage à l’idée de devoir détruire une telle perfection. En tant qu’immortel aussi. Et s’il tentait de convaincre Cronos de revenir sur son ordre ? S’il… Il ricana. Non. Il n’avait aucune chance. Tenter de marchander avec Cronos était encore plus fou que de l’ignorer. Discuter avec lui ne ferait qu’exciter son courroux. Mais bon sang ! Qu’avait-elle fait pour que Cronos réclame sa tête ? Avait-elle repoussé ses avances ? Lucien tenta d’ignorer la brume rouge qui lui obscurcissait soudain la vue. Elle est à moi ! hurla une voix à l’intérieur de lui. — J’attends, intervint Reyes en interrompant ses pensées. Il battit des paupières et fit un effort pour revenir au présent. — Tu attends quoi ? — Que tu me dises ce qui s’est passé dehors. — Rien du tout, mentit-il, tout en s’en voulant de cette trahison. Reyes secoua la tête. — Tu as encore les lèvres humides et enflées des baisers de cette créature. Tes cheveux sont en bataille, parce qu’elle les a décoiffés. Tu t’es interposé quand nous avons voulu intervenir, et ensuite, elle a disparu. Et tu voudrais me faire croire qu’il ne s’est rien passé ? Il va falloir te montrer plus convaincant ! Reyes avait son propre fardeau à porter ; Lucien ne voulut pas lui imposer le sien. — Je ne pars pas avec vous, dit-il. Je te charge d’expliquer aux autres que je vous rejoindrai en Grèce. Reyes fronça les sourcils. — Et pourquoi donc ? — On m’a donné l’ordre de tuer. — De tuer ? Pas seulement d’escorter une âme en enfer ou au paradis ? Je ne comprends pas. Lucien acquiesça. — Il n’est pas nécessaire que tu comprennes. — Je déteste quand tu prends ce ton énigmatique. Dis-moi tout. — Quelle importance ? Une âme est une âme, peu importe pourquoi on l’emporte et qui. La mort est la mort. Lucien tapota gentiment l’épaule de Reyes et se leva. Puis il sortit d’un pas décidé, sans se retourner, pour rejoindre l’endroit précis où il avait embrassé Anya quelques minutes plus tôt. Il entendait encore ses gémissements, il sentait presque ses ongles s’enfoncer dans son dos et ses hanches qui roulaient contre son sexe dressé. Mais il s’efforça d’ignorer son désir et ferma l’œil droit. En scrutant les alentours avec son œil gauche, le bleu, l’œil spirituel, il distingua un arc-en-ciel de couleur, la trace des émotions de ceux qui s’étaient arrêtés ici. Il s’était souvent prêté à cet exercice et il put aisément faire le tri des plus récentes. Et là, contre les murs neufs et fraîchement repeints du bâtiment, il reconnut nettement des étincelles de passion. Celles de leur baiser. Dans le monde spirituel, les sentiments d’Anya étaient représentés par une couleur rose vif. Il sut aussitôt qu’elle n’avait pas joué la comédie, comme il l’avait cru. Cette traînée rose qui brillait d’un éclat aveuglant en témoignait. Elle l’avait donc vraiment désiré. Comment une créature aussi parfaite qu’Anya avait-elle pu s’intéresser au monstre de laideur qu’il était devenu ? Cela paraissait invraisemblable, et pourtant la preuve était là, sous ses yeux, éclatante, comme un chemin de lumière au milieu d’une tempête. Une douce chaleur se répandit dans son ventre et sa bouche s’emplit de salive. Un étau douloureux lui comprima le cœur. Dieux, que ce serait bon de tenir encore une fois ces jolis seins dans ses mains – rien qu’une fois – et de sentir les mamelons se durcir contre ses paumes ! Glisser ses doigts dans son fourreau humide, aller et venir, doucement, puis de plus en plus vite… Lui arracher un cri de plaisir, l’entendre supplier de recommencer… Tu dois la tuer. Ne l’oublie pas. Il serra les poings. Comment aurait-il pu l’oublier ? — Où te caches-tu ? murmura-t-il en suivant des yeux les étincelles qui jaillissaient de l’endroit où ils s’étaient tenus. Il remarqua du bleu, signe de tristesse. Pourquoi cette tristesse ? Il se souvint avoir dit à ses compagnons qu’Anya ne méritait pas qu’on lui accorde de l’importance et se sentit soudain empli de culpabilité. Un rouge intense se mêlait au bleu. La colère. Il l’avait blessée, elle lui en avait voulu. Sa culpabilité augmenta. Il l’avait malmenée parce qu’il s’était persuadé qu’elle se moquait de lui. Mais il s’était lourdement trompé. En affinant son analyse des couleurs d’Anya, il découvrit du blanc. La peur. Quelque chose l’avait effrayée. Avait-elle senti l’arrivée de Cronos ? L’avait-elle vu ? Savait-elle qu’il l’avait condamnée à mort ? Lucien n’aimait pas songer qu’Anya avait peur. Il suivit la trace du blanc, laissa l’esprit du démon envahir son corps, et se transforma en un brouillard invisible, capable de voyager dans le monde spirituel, là où le temps et l’espace n’existaient pas. À sa grande surprise, la trace de l’être subtil d’Anya menait au château de Budapest, et plus précisément à sa chambre. Elle n’y était pas restée longtemps, mais elle y avait fait les cent pas, puis elle s’était transportée dans… Dans la chambre d’Ashlyn et de Maddox… Lucien fronça les sourcils. Pourquoi était-elle entrée dans cette pièce ? Le couple dormait, tendrement enlacé, les joues encore rosies de ses récents ébats, il en aurait juré. Il refoula une pointe d’envie, puis disparut pour suivre les déplacements d’Anya. Il se trouvait à présent dans un appartement qu’il ne reconnut pas. Des rayons de lune filtraient à travers les volets sombres. Était-il toujours à Budapest ? La pièce était sommairement meublée d’un vieux canapé marron poussé contre un mur et d’une chaise à lattes en mauvais état dont le siège s’affaissait. Il remarqua l’absence de télévision et d’ordinateur. Un son métallique, celui de deux lames qui s’entrechoquaient, le fit sursauter. Cela venait de la pièce voisine. Se sachant invisible, il avança dans la direction du bruit. Arrivé à la porte, il étouffe un cri de surprise en reconnaissant Danika, la femme que les dieux avaient désignée à Aeron, celle dont Reyes était tombé amoureux. Elle s’entraînait à manier deux épées qu’elle plantait alternativement dans un mannequin suspendu au mur – lequel mannequin ressemblait à la fois à Reyes et à Aeron. — Vous croyez que je vais me laisser enlever sans réagir ? murmura-t-elle. La sueur coulait sur son front et sur sa poitrine, son débardeur gris lui collait à la peau, sa longue queue-de-cheval blonde était plaquée contre sa nuque. Il faisait très froid dans l’appartement et elle s’activait sûrement depuis plusieurs heures pour transpirer autant. Pourquoi Anya était-elle venue espionner Danika ? Danika se cachait. Ils l’avaient laissée partir pour lui donner une chance de mener un semblant de vie normale en attendant qu’Aeron exécute l’ordre des dieux – ce qu’il ferait, sans le moindre doute. Car il finirait par s’échapper du donjon pour la tuer. Ce n’était qu’une question de temps. Ils n’avaient pu se résoudre à lui passer les chaînes indestructibles forgées par les dieux. Il viendrait donc forcément à bout de celles qui le retenaient pour le moment. Lucien fut tenté de révéler sa présence à Danika, mais il s’en abstint. Elle n’avait pas un très bon souvenir de lui et ne l’aurait sûrement pas aidé à chercher Anya. Il caressa ses cicatrices. Il ignorait encore quel était le but poursuivi par la déesse de l’Anarchie, mais il constatait qu’elle s’intéressait de très près à tout ce qui touchait les Seigneurs de l’ombre. Sachant qu’il ne trouverait pas les réponses qu’il cherchait, il ne s’attarda pas. Il suivit de nouveau la subtile trace colorée d’Anya, laquelle était maintenant d’un rouge soutenu – de nouveau la colère – et il se retrouva dans… Un magasin… À en juger par la taille, il s’agissait de ce que les mortels appelaient une épicerie. Il fronça les sourcils. Cette fois, il n’était plus dans Budapest, car le soleil brillait à travers la vitrine. Les clients défilaient à la caisse pour payer leur essence et leurs denrées alimentaires. Toujours invisible, Lucien s’aventura à l’extérieur. Dans la rue, une longue file de voitures jaunes roulaient à vive allure et les piétons avançaient à pas pressés sur le trottoir. Il se réfugia dans une ruelle déserte et sombre pour se matérialiser discrètement, sans être vu. Piqué par la curiosité, il entra dans le magasin qu’il venait de quitter. Une sonnette tinta quand il poussa la porte. Une femme poussa un cri étouffé en l’apercevant, puis elle détourna la tête d’un mouvement vif. Un enfant le montra du doigt et fut réprimandé par sa mère. Ceux qui se trouvaient là s’écartèrent, le plus discrètement possible, pour éviter de le froisser. Il y avait la queue à la caisse, mais il doubla tout le monde sans prendre la peine de s’excuser et personne n’osa ouvrir la bouche pour protester. Le caissier était un jeune homme habillé comme Gideon. Il avait des cheveux bleus, des piercings, des tatouages. Mais quand il referma négligemment le tiroir de sa caisse tout en mâchonnant un chewing-gum, Lucien jugea qu’il était nettement moins impressionnant que Gideon. Un rapide coup d’œil à l’étiquette accrochée à son T-shirt le renseigna sur son nom. — Dennis, avez-vous vu récemment une jeune femme aux cheveux d’un blond pâle et portant une minijupe noire ? — Avec un minuscule corset bleu électrique ? coupa Dennis. Ouais, je l’ai vue. Et remarquée. À l’accent, Lucien déduisit qu’il se trouvait aux États-Unis. Le jeune homme leva la tête et accusa le coup en découvrant le visage défiguré de Lucien. — Ouais, ouais, répéta-t-il d’une voix mal assurée. Mais pourquoi me posez-vous cette question ? Lucien fit agacé qu’un autre homme ait lorgné la belle Anya, soulagé à l’idée qu’il n’avait pas perdu sa trace, inquiet et heureux à la perspective de la revoir bientôt. — Elle a parlé à quelqu’un ? demanda Lucien. Le garçon recula d’un pas en secouant la tête. — Non. — Elle a acheté quelque chose ? La réponse se fit attendre, comme si Dennis craignait qu’elle ne déplaise à Lucien. — Si on peut dire, oui, marmonna-t-il vaguement. Comme il ne donnait pas de détails, Lucien insista. — Vous pourriez être plus précis ? — Mais qu’est-ce que vous lui voulez ? Vous êtes son mari ? Son ex-mari ? Un flic ? Lucien serra les dents. Du calme. Du calme. Reste calme. Il fixa intensément le pauvre garçon, qui en perdit ses couleurs. Le démon s’était réveillé et l’odeur de rose qui accompagnait sa présence commençait à devenir entêtante. Dennis déglutit et son regard devint vitreux. — Je vous ai posé une question, reprit doucement Lucien. Et vous allez vous contenter d’y répondre. Que vous a acheté cette femme ? — Trois sucettes à la fraise, articula lentement Dennis comme s’il était en transe. Mais elle ne les a pas achetées. Elle les a prises et elle est sortie sans passer par la caisse. Je n’ai pas tenté de la retenir, je le jure. — Montrez-moi ces sucettes. Derrière Lucien, quelques mécontents marmonnèrent, mais il les fit taire d’un simple regard. Dennis quitta son poste pour le conduire jusqu’au rayon confiserie. Là, il désigna du doigt une boîte à moitié vide. Lucien prit deux sucettes, en se retenant de les humer, même s’il en mourait d’envie. Puis il sortit des billets de sa poche. Il n’avait pas de dollars, mais c’était mieux que rien. — Combien vous dois-je ? demanda-t-il. — Je vous les offre, protesta Dennis en agitant la main. Lucien l’aurait bien obligé à prendre l’argent, mais il s’était fait suffisamment remarquer ainsi, et rangea ses billets sans insister. — Retournez à votre caisse, dit-il en faisant volte-face pour balayer le magasin du regard. Son œil bleu détecta aussitôt des milliers de couleurs entrelacées, traces de tous ceux qui étaient passés par là. Il lui fallut quelques minutes pour repérer celle d’Anya. Et enfin, il la vit. Son sang se mit à bouillir. Ce témoin de la récente présence d’Anya lui rappela à quel point elle le troublait et l’attirait. S’il n’y prenait pas garde, il se laisserait prendre au piège. Elle était fascinante. Une énigme. Une superbe énigme. Il quitta le magasin et retourna dans la ruelle sombre pour se dématérialiser de nouveau et poursuivre son périple. Il trouva Anya dans un parc. À la minute où il posa les yeux sur elle, cette douleur au creux de sa poitrine revint, enserrant son cœur dans un étau. Anya paraissait sereine, très différente de la séductrice de la boîte de nuit. Elle était installée sur une balançoire et les rayons de soleil la baignaient d’un halo d’or. Sa tête était appuyée sur la chaîne qui retenait l’assise, et elle semblait perdue dans ses pensées. Ses soyeux cheveux d’argent retombaient en cascade sur ses bras, des mèches voletaient autour de son visage pointu de madone. Lucien fut soudain saisi par un besoin presque irrépressible de l’envelopper dans ses bras et de la serrer contre lui. Juste de la serrer. Jamais une femme ne lui avait paru si fragile, si esseulée. Elle léchait avec application une des sucettes qu’elle avait volées. Une langue pointue sortit pour s’enrouler autour du bonbon rose. Le ventre de Lucien tressauta. Non. Tu n’as pas le droit. Mais le désir était sourd à la raison. Même si ça doit te prendre l’éternité, et quoi que tu doives accomplir pour cela, rapporte-moi son corps, avait dit Cronos. Ou ceux que tu aimes en pâtiront. Lucien sentit une étincelle de colère grésiller en lui, mais il s’empressa de l’étouffer. Pas de colère. Pas d’émotions. Il était la Mort. Il n’avait pas d’autre but que la mort. Une sensiblerie déplacée n’aurait fait que retarder l’inéluctable. Même si ça doit te prendre l’éternité. L’espace d’un court instant, il envisagea de prendre Cronos au mot. L’éternité, oui, pourquoi pas… Tu sais ce qui arrive quand tu hésites à accomplir ton devoir. Ceux qui doivent mourir affrontent une terrible agonie. Cette pensée le décida. Il se matérialisa et fit un pas en avant. Le gravier crissa sous ses bottes, Anya leva la tête. Leurs regards se rencontrèrent. Ses yeux cristallins s’agrandirent et le fixèrent avec tant d’intensité et de désir qu’il se sentit brûlé. Elle se leva d’un bond, avec une expression de surprise, mêlée d’inquiétude. — Lucien… La douceur de sa voix s’alliait à merveille avec son haleine sucrée et parfumée à la fraise. De nouveau, il eut envie d’elle et sa résolution faiblit. Sois fort. Sois fort. Sans se douter du danger qu’elle courait, elle resta plantée face à lui, à le fixer à travers ses longs cils. — Comment m’as-tu retrouvée ? — Je sais toujours comment te retrouver, répondit-il d’un ton sibyllin. Elle le balaya du regard et il eut la sensation qu’elle le déshabillait. Aucune femme n’osait plus le regarder ainsi. Plus maintenant. Mais elle… Il avait de plus en plus de mal à rester à distance. À se contrôler. Plus les secondes passaient, plus il la désirait. À en avoir mal au ventre. — Tu es venu pour terminer ce que nous avions commencé, mon chou, c’est ça ? murmura-t-elle d’un ton avide. — Non, répondit-il d’une voix morne. Tu n’as pas le choix. Tu dois accomplir la tâche qu’on t’a confiée. Ses jolies lèvres rouges de déesse esquissèrent une moue. — Dans ce cas, pourquoi… ? Elle se déhancha et croisa les bras. — Tu ne t’es tout de même pas déplacé pour m’insulter, j’espère ? Parce que je n’ai pas l’intention de tolérer une fois de plus ton insolence. — Non, Anya. Je suis simplement venu te tuer. 3 Je suis simplement venu te tuer. Cette phrase ne cessait de résonner dans la tête d’Anya, comme un sinistre présage. Lucien ne plaisantait sûrement pas. Elle l’avait observé des semaines durant, et elle avait pu constater qu’il n’avait aucun goût pour la plaisanterie. De plus, un masque de squelette fluorescent venait d’apparaître sous la peau de son visage, signe que son démon s’était réveillé. De puissants effluves de roses emplirent l’air, une odeur entêtante et véritablement envoûtante qui vous donnait envie de dire oui à tout. De dire oui à la mort. Le cœur d’Anya s’accéléra. Elle avait vu une fois Lucien emporter une âme, un spectacle magnifique et fascinant, surtout pour une déesse immortelle. La nuit où elle avait arraché le cœur du capitaine de la Garde, elle avait entrevu pour la première fois ce qu’était la mort. Ensuite, quand les dieux l’avaient longuement emprisonnée, le temps de décider du sort qu’ils lui réservaient, elle avait eu le temps de réfléchir à la mort, à la vie, au sens de l’existence. Elle gardait un souvenir atroce de cette période. Tous les jours, les barreaux de sa cellule se refermaient un peu plus sur elle, les lamentations des autres prisonniers devenaient de plus en plus présentes. Elle aussi avait crié. L’impossibilité d’apaiser sa soif de désordre l’avait fait terriblement souffrir. C’était à ce moment-là qu’elle avait compris que rien n’était jamais acquis, pas même pour un immortel. Que tout pouvait basculer du jour au lendemain. Elle avait décidé de profiter de la vie tant qu’elle le pouvait encore, de penser d’abord à elle. De se battre pour sa liberté. Elle s’était juré de ne plus jamais se laisser emprisonner, ni limiter par qui que ce soit. Pendant le temps qu’elle avait passé à méditer derrière les barreaux, les dieux, eux, réfléchissaient à sa punition. Ils la voulaient exemplaire et ils avaient finalement décidé de la transformer en esclave sexuelle, l’obligeant à satisfaire les valeureux guerriers qui combattaient pour eux. Ils avaient sans doute jugé que, les ayant privés de leur capitaine, il lui revenait de les consoler. Sachant que cette condamnation l’aurait définitivement réduite à néant en annihilant sa volonté, son père s’était manifesté en venant à son secours. Il l’avait aidée à s’enfuir. Et elle s’était retrouvée libre. Libre de vivre et de chercher le bonheur. Et voilà qu’aujourd’hui, Lucien, l’homme qu’elle désirait, celui qu’elle avait embrassé avec tant de passion, prétendait lui retirer tout ce qu’elle avait conquis avec tant de difficulté. — Pourquoi me veux-tu du mal ? demanda-t-elle. — Je ne veux rien. Je n’ai pas le choix. Apparemment, ta façon d’agir dérange : tu es trop agitée pour qu’on te laisse en liberté. Cette dernière phrase lui fit mal. Elle était habituée à ce que les dieux de l’Olympe la rejettent, et elle avait appris à se moquer de ce qu’ils pensaient d’elle. Mais l’opinion de Lucien comptait. — Comment m’as-tu retrouvée ? insista-t-elle. Lucien afficha une expression glaciale, dénuée de toute émotion. — Aucune importance, dit-il. — Je pourrais disparaître, murmura-t-elle. Il me suffirait d’un simple battement de cils. — Peu m’importe. Où que tu ailles, je saurai te retrouver. Il paraissait de plus en plus sombre, de plus en plus terrible. Elle le trouvait de plus en plus séduisant. — Ne te gêne pas. Vas-y. Emporte-moi tout de suite. Ça t’évitera de perdre du temps à me pourchasser. Il redressa le menton et la fixa d’un air de défi. — Je vais t’emporter, n’aie crainte. Mais je veux d’abord être sûr de pouvoir oublier tes baisers. Elle s’adossa à la chaîne de sa balançoire en affectant une attitude désinvolte. — Je ne sais pas si je dois me sentir flattée ou insultée, chéri, minauda-t-elle. La sauvage Anya embrasserait-elle mal au point que tu aies encore le mauvais goût de sa langue dans ta bouche ? Elle faisait de son mieux pour donner le change et jouer les indifférentes, mais au fond, elle était bouleversée. Elle se demanda une fois de plus pourquoi la présence de cet homme la troublait à ce point, et regretta presque d’avoir tant tenu à le rencontrer, à le connaître, et ensuite à l’embrasser… Depuis qu’il l’avait serrée dans ses bras, elle éprouvait un besoin maladif de le toucher. — Tu embrasses merveilleusement bien et tu le sais, j’en suis sûr, rétorqua-t-il avec une pointe d’amertume. — On dirait que tu considères ce talent comme un crime, fit-elle remarquer. — C’est le cas, grommela-t-il. Elle darda sur lui des yeux méfiants. Elle existait depuis plusieurs siècles, et on ne pouvait pas dire qu’elle avait mené une vie de nonne. Mais elle n’avait pas non plus mené une vie de prostituée. Et elle en avait assez d’être cataloguée comme telle. Comme tout le monde, elle avait besoin de se sentir aimée et admirée. Durant ses longues nuits de solitude et d’insomnie, elle avait souvent rêvé de quelqu’un qui lui ferait l’amour avec tendresse et se pencherait sur elle avec des yeux doux. Mais elle n’y avait pas droit. Parce qu’elle était maudite. — Nous pouvons régler ça vite et bien, Anya, murmura Lucien. — Tu parles d’un baiser ? Il déglutit. — Je parle de ta mort. Ne montre pas que tu as peur. Un bon guerrier se servait des émotions de ses adversaires pour mieux le dominer. Lucien était un guerrier d’élite. Elle se méfiait. — Pourquoi est-ce que tu veux me tuer, mon chou ? J’ai déjà oublié. Un muscle tressaillit sous l’œil de Lucien. — Tu ne l’as pas oublié. Mais je répète quand même qu’il s’agit d’un ordre. Un ordre venu des dieux, comme tu t’en doutes sûrement. Personne, pas même un Seigneur de l’ombre, ne pouvait désobéir aux dieux sans en payer le prix. Anya eut le ventre noué d’angoisse. Mais elle se sentit tout de même soulagée que Lucien n’ait pas décidé de lui-même de l’éliminer. — Les dieux, ou un dieu ? Elle posait la question, mais elle avait deviné la réponse. — Un dieu. Cronos. — Cronos, ce chien, dit-elle tout haut à l’intention du dieu. Ça ne m’étonne pas de lui. J’espère que tu m’écoutes, espèce d’ordure. Lucien grimaça, montrant par là qu’il craignait les foudres de Cronos, lequel avait dû faire l’école buissonnière le jour où l’on enseignait la mansuétude. Quand les Titans avaient détrôné les dieux grecs, Anya s’était crue autorisée à se montrer sur l’Olympe. Cronos l’avait aussitôt capturée pour lui réclamer son plus précieux trésor en échange de la liberté. Elle avait refusé et s’était s’enfuie avant qu’il ait eu le temps de la punir. Là, elle avait marqué un point. Mais aujourd’hui, en lui envoyant Lucien, le prince des Seigneurs des ombres, Cronos égalisait le score. — Tu es sûr de vouloir obéir à cette ordure ? demanda-t-elle. Lucien posa sur elle un regard envoûtant et irrésistible qui entama sa détermination. — Je dois lui obéir, rétorqua-t-il. Et rien de ce que tu diras ne me fera changer d’avis. Elle haussa un sourcil, en faisant de son mieux pour paraître confiante. — Tu veux parier ? demanda-t-elle. — Non. C’est inutile, je suis certain de gagner. Un vent léger les enveloppa et quelques mèches noires voletèrent devant les yeux de Lucien. Il les écarta d’un geste nerveux et les coinça derrière ses oreilles, comme s’il ne supportait pas qu’un seul cheveu vienne se mettre entre eux. Il s’était dégagé le visage et ses défauts ne s’en voyaient que mieux – le trait trop noir et trop épais de ses sourcils, l’inclinaison trop rude de son nez, ses cicatrices. Mais Anya resta fixée sur ses yeux. L’iris marron paraissait retenir son regard, tandis que le bleu la balayait. Obéis-moi. Soumets-toi. Il n’avait pas ouvert la bouche, mais les mots résonnèrent dans le crâne d’Anya. Elle serra les dents et se raidit. Elle venait de comprendre qu’il tentait de la plonger dans un état de transe pour l’obliger à accepter son sort avec calme et résignation. Pas question. Pas elle. Au cours des siècles, elle avait appris à résister à la volonté des hommes. Elle secoua la tête pour se libérer de cette emprise teintée de sensualité. Que dis-tu de ça ? Ne lui montre pas que tu es sensible à son pouvoir. Elle baissa lentement les yeux vers le torse puissant de Lucien, tout en léchant sa sucette avec application, et profita de cet intermède pour réfléchir à la meilleure façon de réagir. — Je te rappelle que tu me devais une faveur, reprit-elle en minaudant. Eh bien, c’est pour aujourd’hui. Je te demande de ne pas me tuer. Il y eut une longue pause chargée de sens. — Tu sais bien que je n’ai pas le choix, reprit-il en se redressant, comme pour se conforter lui-même dans cette idée. Demande-moi de t’emporter en douceur, ça je peux. Ou bien de t’embrasser avant de prendre ton âme. — Désolé, mon chou, ça ne me suffit pas. Et souviens-toi aussi que je t’ai promis de te trancher la tête si tu me refusais la faveur que tu me devais. Il y eut une autre pause. Encore plus longue. Il se passa la main dans les cheveux, avec une expression torturée. — Pourquoi Cronos souhaite-t-il ta mort ? demanda-t-il enfin. — Tu as déjà répondu à la question. Parce que je suis une sauvage et une indomptable. Elle s’installa de nouveau sur sa balançoire et glissa lentement une main dans sa botte, en refermant les doigts sur le manche du poignard qu’elle y avait dissimulé. Lucien lui plaisait, mais ce n’était pas une raison pour se rendre sans lutter. — Il y a sûrement autre chose, rétorqua-t-il. — Il a voulu me soumettre et je me suis moquée de lui. C’était un mensonge. Mais au nom de quoi aurait-elle été obligée de lui révéler la vérité ? Lucien abandonna son masque impassible, mais elle n’aurait pas su dire ce que son visage exprimait. Il paraissait en tout cas déterminé. — Il était amoureux de toi et tu l’as éconduit, suggéra-t-il. C’est ça ? Tu as excité sa convoitise, et ensuite tu l’as planté pour un autre. Il s’est senti floué et il a voulu se venger. Elle fixa sur lui un regard intense, puis descendit d’un bond de la balançoire, en cachant la lame derrière son dos. — Je te trouve grossier et insultant, commenta-t-elle. Ce n’est pas du tout mon genre d’allumer un type qui ne m’intéresse pas. Lucien grommela tout bas. — Tu l’as bien fait avec moi, crut-elle entendre. Elle fronça les sourcils. — Tu peux croire ce que tu veux, reprit-elle, irritée. Mais sache tout de même que tu te trompes. Je n’aime pas faire souffrir les hommes. — Tu es l’anarchie ! ricana-t-il. Tu n’as que faire de ce que ressentent les hommes ou les femmes. — Tu ne sais rien de moi, rétorqua-t-elle sèchement. — Je sais que tu danses en te trémoussant comme si tu faisais l’amour. Je sais aussi qu’aucun homme ne pourrait résister à ton manège. Qu’il aille au diable ! Sa voix chaude et sensuelle la faisait littéralement fondre. Pour un peu, elle se serait jetée dans ses bras. Mais elle refusa de se laisser aller. — Tu n’es pas seulement grossier et insultant. Tu es méchant, mauvais, diabolique. Et plus il en disait, plus elle le trouvait diaboliquement attirant. — Je ne dis que la vérité, répondit-il. Il inclina la tête de côté, pour mieux la contempler. Il arborait de nouveau son masque impassible, mais son visage blanc et froid avait quelque chose de menaçant. — Tu es toujours aussi démonstrative quand un homme te plaît ? demanda-t-il. Il s’agissait d’une simple question, sans l’ombre d’une condamnation, mais elle en fut tout de même agacée. Elle avait déjà entendu les dieux poser la même question à sa mère, et cela lui rappelait de mauvais souvenirs. Les hommes… Ce qu’ils pouvaient être méprisants ! Elle décida qu’elle lui ferait payer plus tard cette remarque déplacée. Elle enroula sa langue autour de la sucette ronde, savourant au passage son goût fruité, comme si elle se moquait éperdument de ce qu’il pensait. Mais son autre main se crispa sur le poignard, au point que ses ongles s’enfoncèrent dans sa paume. — Et après ? rétorqua-t-elle posément. La plupart des hommes ne se gênent pas pour montrer qu’une femme leur plaît, et tout le monde trouve ça très bien. Il ignora le commentaire. Apparemment, les Seigneurs de l’ombre étaient des spécialistes de l’indifférence affichée. — Avant que je… Il ne termina pas sa phrase et se mordit la lèvre en secouant la tête. — Je voudrais que tu m’expliques quelque chose, reprit-il. Puis, comme s’il venait de comprendre qu’il devait se montrer diplomate pour obtenir satisfaction, il ajouta : — S’il te plaît. Elle battit des paupières tout en lui lançant un regard aguicheur. — Tout ce que tu voudras, mon chéri. — Pourquoi m’as-tu embrassé ? Tu aurais pu avoir Paris, Reyes, Gideon, ou n’importe lequel d’entre nous. Eux, ils auraient voulu de toi. Et tu le sais. Eux, ils auraient voulu de toi… Sous-entendu : lui n’en voulait pas. Elle n’était pas de la nourriture pour chien, bon sang ! Et pourquoi ne pouvait-il pas, tout simplement, accepter l’idée qu’il lui plaisait ? Après tout, il valait peut-être mieux qu’il croie qu’elle jouait la comédie. Cet idiot la rejetait, mais elle avait sa fierté. — Un peu d’imagination, mon grand… Je subodorais que notre Cronos adoré allait s’adresser à toi pour m’éliminer, et j’ai donc tenté de te beurrer comme une tartine pour que tu n’aies pas envie de lui obéir. Bien répondu. Comment allait-il réagir ? — Je comprends mieux, murmura-t-il. Elle crut percevoir une très légère pointe de déception dans le ton, mais sans doute prenait-elle ses désirs pour des réalités. Lucien était venu pour la tuer, et n’était pas du genre à s’attendrir sur elle ou sur lui. Soumets-toi. Elle avait de nouveau posé les yeux sur son visage, et il en avait profité pour tenter de capter sa volonté. Son œil bleu roulait dans son orbite, et le brun, celui qui restait fixe, l’attirait insensiblement, comme un lac sombre dans lequel elle se sentait prête à plonger, quitte à se noyer. Elle eut un nœud à l’estomac. Non ! Elle lui montra les dents et détourna le regard. Attaque-le, blesse-le, et profite de l’effet de surprise pour t’enfuir. Elle ne craignait pas de lui faire de mal : il était immortel, il guérirait de ses blessures. Mais elle n’avait aucune envie de s’éloigner de lui. Elle avait passé des semaines à le suivre, à l’observer, à le désirer en secret. Pas de sentimentalisme. Attaque, sinon c’est lui qui le fera. — Je te demande une dernière fois de me rendre le service que tu me dois en me protégeant de Cronos, articula-t-elle posément. — Désolé, c’est impossible. — Très bien, murmura-t-elle de sa voix la plus sensuelle. À présent que les choses sont claires… La fête peut commencer. Un dernier coup de langue à sa sucette et elle virevolta sur la gauche. Quand sa jupe s’envola, le regard de Lucien plongea vers ses cuisses nues, comme elle l’avait espéré. Elle surprit une lueur de désir dans ses yeux. Trop tard, mon joli… Elle avait déjà tiré son poignard. Elle le lança. La lame alla se ficher dans son cœur avant même qu’il n’ait eu le temps de deviner ses intentions. Il sursauta et ses yeux s’arrondirent comme des soucoupes. — Tu m’as touché, dit-il d’un ton incrédule. Il tira en grimaçant la lame ensanglantée et passa une main sur sa blessure, puis il baissa les yeux et contempla le liquide poisseux et rouge qui recouvrait ses doigts. Sur son visage, la colère remplaça la surprise. — Tu peux garder mon poignard en souvenir, lança-t-elle tout en lui envoyant un baiser du bout des lèvres. Puis elle se transporta sur la banquise, dans l’Antarctique. Elle n’était pas vraiment habillée pour la circonstance et fut aussitôt glacée jusqu’aux os. Elle avait atterri au milieu d’une colonie de pingouins qui s’écartèrent d’elle en se dandinant. Elle contempla, impressionnée, les pâles rayons de lune qui se reflétaient sur la banquise, la nuit profonde et infinie qui s’étendait devant elle. Une mortelle aurait gelé sur place en quelques secondes, mais Anya était une déesse ; aussi se sentit-elle simplement dans une position inconfortable. — Il le fallait, murmura-t-elle pour s’encourager. Si elle souffrait du froid, Lucien, avec sa blessure… Il se matérialisa devant elle, aussi lumineux qu’un soleil. Il grommelait de rage. Il avait ôté sa chemise et elle voyait les bandes parfaites dessinées par ses magnifiques abdominaux. Il était complètement imberbe, sans le moindre duvet au niveau du torse ou du ventre. Sa peau, de la couleur du miel, paraissait aussi douce que du velours – un velours tendu sur des muscles d’acier –, et cette douceur tranchait sur les affreuses cicatrices qui l’abîmaient. Mais Anya fut séduite par les cicatrices autant que par le velours. Il avait des seins petits et foncés, durs et pointus comme des têtes de flèches. Elle songea qu’elle y aurait volontiers promené sa langue. Du sang coulait de sa blessure, dont les bords commençaient déjà à se rapprocher : le processus de cicatrisation était en cours. De le voir ainsi, couvert de sang, fou de rage, prêt à se battre, la bouleversa plus que tout. Ses stupides genoux se mirent à trembler. Tu hais la faiblesse. Mais par tous les dieux, que c’était bon… Elle se demanda s’il lui ferait toujours autant d’effet. Tu es une idiote. Une rafale de vent les frappa de plein fouet. — Anya…, gronda-t-il. — Ravie de te revoir, ma rose. Elle ne lui laissa pas le temps de se reprendre. Elle se précipita sur lui et le poussa dans l’eau. Il aurait pu s’agripper à elle pour empêcher sa chute, mais il ne le fit pas. Tout en se demandant pourquoi, elle songea que ce chien n’avait pas le droit de se montrer délicat avec elle. Plus maintenant. Il poussa un cri de rage et de douleur en atteignant l’eau. Quelques gouttes de la gerbe qu’il souleva éclaboussèrent les cuisses d’Anya, et elle aussi cria de surprise. — Anya ! hurla-t-il quand sa tête refit surface. — Pas la peine de me remercier pour le bain. Tu étais couvert de sang par ma faute : c’était parfaitement normal que je t’aide à te laver. À plus tard ! — Ne pars pas, je t’en prie… Elle aurait dû disparaître sans plus attendre, mais la curiosité la retint. — Que veux-tu encore ? demanda-t-elle. Il était certainement capable de se transporter sur la banquise en un clin d’œil, mais il nagea lentement vers elle. — Prends garde de ne pas me mettre en colère, dit-il avec le plus grand sérieux. Un gros nuage se déplaça au-dessus de sa tête et des rayons de lune vinrent l’éclairer. — Qu’est-ce que je risque ? rétorqua-t-elle. Que tu te transformes en bête sauvage ? Désolée de te décevoir, mais ça m’exciterait plutôt qu’autre chose. Amuse-toi bien, à te décongeler. Sur ces mots, elle éclata de rire, et, après un petit signe de la main, elle se transporta sur une plage, à Hawaï. Instantanément, le soleil l’enveloppa de ses rayons chauds et bienfaisants, et la mince couche de gel qui recouvrait sa peau fondit. Cette plage déserte était son refuge, elle y venait pour s’allonger nue sur le sable. Elle y avait même une maison, un peu plus loin, une charmante bicoque isolée, entourée de palmiers. Mais aujourd’hui, elle était là pour se battre et sortit deux autres poignards de ses bottes. Puis elle attendit, arme au poing. Quelques secondes plus tard, un Lucien frissonnant et affichant un air furibond apparut dans son champ de vision. Il avait les lèvres bleues et pincées, des mèches gelées entouraient son visage, sa peau brillait des éclats cristallins de la glace. — Mer-mer-ci, dit-il en claquant des dents. D’avoir choisi un endroit un peu plus accueillant. — Mais comment t’y prends-tu pour me retrouver ? lui demanda-t-elle en haussant le menton et en lui rendant le regard assassin qu’il lui jetait. Il mit plusieurs secondes à répondre. — Tu laisses des traces d’énergie partout où tu passes, et il me suffit de les suivre. Si tu ne t’étais pas montrée dans la boîte de nuit, je n’aurais jamais été capable de les identifier et de les reconnaître. Magnifique ! Il était en train de lui expliquer qu’elle n’avait plus aucune chance de le semer. Elle regretta de ne pas être sagement restée invisible. Je dois ressembler à ma mère plus que je ne le crois. — Je me déplace beaucoup, et tu vas te fatiguer. Et pour ce qui est de me tuer, je ne vais pas te faciliter la tâche. — J’avais compris, répondit-il avec un petit sourire. Il choisissait ce moment pour manifester un certain sens de l’humour qui rendait son visage plus doux et plus sensuel. Mais cela venait trop tard. Quel dommage… — Je te l’ai déjà dit et je te le répète : je voudrais que tu meures vite et sans souffrir. — Chouette, répondit-elle en secouant la tête. Ses cheveux d’argent dansèrent sur ses épaules. — Voilà qui est clair, poursuivit-elle d’un ton plein de sarcasme. Vas-y. Tue-moi. — Anya, je… — Ça suffit. Je me suis montrée très généreuse avec toi. Je t’ai aidé. J’ai aidé tes amis. Et voilà comment tu me remercies. Un muscle tressaillit sous l’œil de Lucien. Apparemment, elle avait touché un point sensible. — Si j’avais le choix, j’agirais autrement, mais… — Tu l’as, le choix. Il te suffit de partir et de me laisser tranquille. — Tu sais bien que c’est impossible. — Peu importe, ma rose. Laissons tomber le sujet. Le simple fait d’en parler me donne mal à la tête. Il fronça les sourcils. — Tu vas me laisser prendre ton âme ? — Bien sûr que non. J’ai au contraire la ferme intention de me battre jusqu’à la mort. Jusqu’à ta mort, pour être claire. J’ai déjà tué un immortel. Je me sens prête à recommencer. — Reyes m’a parlé d’Aias, répondit Lucien. Il restait immobile et ne manifestait toujours pas l’intention de l’attaquer. — Pourquoi l’avoir tué ? insista-t-il. Elle haussa les épaules en affectant un air indifférent, mais le geste visait surtout à dissimuler son trouble intérieur. Son affrontement avec Aias n’était pas un bon souvenir. Il lui arrivait d’être hantée par le remords. — Il voulait me baiser, et moi, je ne voulais pas. Il a tenté de me violer. Je lui ai arraché le cœur. Lucien serra les dents. — J’espère qu’il a eu le temps de souffrir, commenta-t-il. Elle ouvrit des yeux ronds. Lucien, un ancien capitaine de la Garde, approuvait le meurtre d’un guerrier d’élite ? La réaction l’émut autant qu’elle la surprit. Enfin, quelqu’un qui la comprenait et ne lui jetait pas la pierre… Elle en eut la gorge nouée. — Ne t’en fais pas pour ça, parvint-elle à articuler après avoir avalé sa salive. Lucien serra les poings. Elle se demanda pourquoi, puis songea que cela n’avait pas d’importance. Elle se sentit simplement fière d’avoir remarqué ce détail, parce que cela signifiait qu’elle n’était pas réduite à l’état d’un petit animal malade d’amour, subjugué par le regard de Lucien – ce regard d’un autre monde. — Je regrette d’être contraint de t’éliminer, reprit-il d’un ton morne et sévère. Sincèrement. — Je m’en fous, de tes regrets ! Je n’ai pas l’intention de courber la tête et de me laisser faire, sous prétexte que Cronos est un gros gourmand qui veut me voler ce que je possède de plus précieux. Le regard de Lucien devint plus aigu. — Il veut te voler quoi, exactement ? Elle fit la moue en se maudissant intérieurement. Sa langue avait fourché, une fois de plus. — Ne fais pas attention à ce que je dis, je raconte n’importe quoi quand j’ai peur, mentit-elle. Tu te souviens que je t’ai déjà expliqué que j’adorais mentir. — Tu n’as pas peur et je suis prêt à parier que tu viens de dire la vérité au sujet de Cronos. Elle allait protester, mais il ne lui en laissa pas le temps. — Donc, si Cronos est en colère contre toi, ce n’est pas parce que tu l’as éconduit ou trompé ? ajouta-t-il. — Est-ce que ma réponse changerait quelque chose ? Elle s’arrêta, le temps de jouer avec une mèche de ses longs cheveux bouclés, en s’assurant que la lame de son poignard scintillait au soleil. — À ta décision d’en finir avec moi, acheva-t-elle. — Absolument pas. — Dans ce cas, je ne vois pas pourquoi je te répondrais. Il n’avait pas l’intention de céder du terrain. Elle non plus. Il se passa la main sur le visage. Il paraissait soudain terriblement las. — Je pourrais t’accorder un jour de sursis, le temps pour toi de dire adieu à ceux que tu aimes. — C’est trop gentil, répondit-elle sèchement. Ceux qu’elle aimait… Sa mère. Son père. William, son seul ami. Elle eut le cœur serré. Si Lucien parvenait à avoir le dessus sur elle, ils ne sauraient probablement jamais ce qui lui était arrivé et passeraient l’éternité à la chercher. — Tu te montres toujours aussi courtois avec tes victimes ? demanda-t-elle. Tu n’es pas une victime et tu n’en seras jamais une, corrigea-t-elle pour elle-même. — Non. — J’ai beaucoup de chance. De nouveau, les lèvres charnues de Lucien dessinèrent une moue de mécontentement. Elle fut de nouveau saisie par la beauté de ces lèvres. Sans doute était-ce parce qu’elle savait à quel point elles étaient douces. Elle se sentait marquée par elles à jamais. Jusqu’au tréfonds de l’âme. — Oui, dit-il enfin. — Malheureusement, je dois décliner ton offre. Je préfère te tuer tout de suite, plutôt que de remettre le combat à plus tard. Je commence à en avoir assez de contempler ta sale tronche. Il se raidit et, s’il n’avait pas été le guerrier entraîné et froid qu’elle connaissait, elle l’aurait soupçonné d’être meurtri par cette dernière remarque. — Et c’est toi qui me reproches de me montrer grossier, commenta-t-il d’une voix monocorde. Elle se demanda s’il avait cru qu’elle faisait allusion à son apparence physique. À ses cicatrices. Mais le détromper aurait été engager une nouvelle discussion, aussi laissa-t-elle tomber le sujet. — Comment allons-nous procéder ? demanda-t-elle. Il fronça les sourcils d’un air résigné, comme s’il regrettait de devoir en arriver là. — Souviens-toi que c’est toi qui veux te battre. Pas moi. — C’est toi qui me poursuis, mon chou. Pas le contraire. Elle venait à peine de finir sa phrase qu’il se matérialisa tout contre elle, à quelques centimètres de son visage. Elle poussa un cri étouffé quand elle inspira une longue bouffée de son odeur de rose. Il lui arracha un poignard sans qu’elle ait le temps de réagir, mais quand il voulut en faire autant avec le second, elle se transporta quelques mètres derrière lui et lui asséna un violent coup de pied à la tête. Elle aurait pu lui planter sa lame dans le dos et se demanda vaguement pourquoi elle s’en était abstenue. Il tituba en reculant dans sa direction, puis fit volte-face, les yeux brillants. — Je t’ai vu emporter des âmes, annonça-t-elle d’un ton qui se voulait détaché. Je t’ai vu combattre et tuer. Je suis capable d’anticiper tes gestes. Tu ne me vaincras pas aisément. De nouveau, elle se transporta derrière lui, mais cette fois, il ne se laissa pas surprendre : il l’attrapa par la taille au moment où elle se matérialisait et lui arracha le deuxième poignard. Elle faillit gémir de plaisir en se sentant de nouveau tout contre lui, presque dans ses bras. Il la serrait avec une violence qui, tout bien considéré, rendait la chose encore plus excitante. Elle se laissa aller, un peu plus que nécessaire, le temps de sentir… Son pénis en érection ? Oui ! Pas de doute ! Ainsi, lui aussi appréciait leur charmant duo. Intéressant. Et délicieux. — Mon petit Lucien est vraiment très fort et je suis désolée d’être obligée d’en venir aux coups bas, remarqua-t-elle juste avant d’envoyer ses genoux vers son entrejambe. Il se plia en deux en hurlant de douleur. Elle ricana, tout en se transportant quelques mètres plus loin. — La vilaine Anya se serait occupée d’une tout autre manière de cette partie de ton anatomie, si tu l’avais abordée autrement, fit-elle remarquer. — Pour la dernière fois, sache que je préférerais ne pas te faire de mal, gémit-il. Je n’ai pas le choix. Montre-toi coopérative et tout se passera en douceur. Elle contempla ses ongles et bâilla. — Tu vas accepter de te battre pour de bon, oui ou non ? Je commence à m’ennuyer ferme, vois-tu. Tu es toujours aussi mou ? Ne prenait-elle pas un peu trop de risques en le provoquant de la sorte ? À jouer avec le feu, on finit par se brûler… Quelques secondes plus tard, elle reçut un coup de pied à la cheville. Elle tomba comme une pierre, le souffle coupé, étourdie par le choc. Puis il se jeta sur elle et l’écrasa de tout son poids. Elle avait tout de même les mains libres, et en profita pour lui écraser son poing sur le nez. Il y eut un bruit de cartilage ; la tête de Lucien partit sur le côté, le sang jaillit. Mais les cartilages se remirent aussitôt en place et le jet de sang s’arrêta. Il lui jeta un regard mauvais. — Bats-toi comme une femme, par tous les dieux…, grommela-t-il en haletant et luttant pour lui saisir les poignets. Il y parvint assez aisément et l’immobilisa, comme Aias. Elle s’était débarrassée d’Aias d’un coup de reins, aussi tenta-t-elle de réitérer l’exploit avec Lucien, mais ce fut impossible. Il fallait dire qu’elle n’y avait pas mis la même rage meurtrière. Elle devait même reconnaître qu’elle se sentait sexuellement excitée. — Tu me fais mal, prétendit-elle. Il commit l’erreur de relâcher ses poignets et elle en profita pour le frapper de nouveau, cette fois sur l’œil. L’os de l’arcade sourcilière craqua sous l’impact et enfla instantanément, ce qui la fit rire. Elle rit de plus belle quand l’arcade prit une teinte violacée, puis grimaça en constatant qu’elle désenflait aussitôt. — Cette fois, je ne te laisserai pas te dématérialiser, grommela-t-il. Son regard la transperçait et cette odeur de rose pénétrait en elle, enveloppant son cerveau dans la brume, l’obligeant à se détendre, à rester où elle était, à cesser de le fuir et de le combattre. Elle se laissa aller sur le sol et s’humecta les lèvres. Quel dommage, ils auraient pu jouer à se séduire… Elle tenta de se convaincre que ça ne l’amusait plus. — Non, je ne vais pas me dématérialiser, assura-t-elle. Je suis trop occupée à m’imaginer agrippée à ta taille par les cuisses. Les pupilles de Lucien se dilatèrent et il poussa un gémissement. — Arrête ça, je te l’ordonne. — Que j’arrête quoi ? demanda-t-elle d’un air innocent. — De dire des trucs pareils. Et de me regarder comme tu le fais en ce moment. — Tu veux dire comme si j’allais te manger tout cru ? Il acquiesça d’un bref mouvement de tête. — Impossible, répondit-elle en souriant tranquillement. Je ne peux pas. — Si, tu peux. Et tu vas le faire. — J’arrêterai quand tu cesseras d’être si appétissant… Mais son esprit marchait à cent à l’heure. Tu es une battante. Tu es l’anarchie. Tu as vaincu des immortels plus forts que lui. Il est temps de mettre fin à ce ridicule tête-à-tête. Elle se concentra pour rassembler l’instinct de survie qui l’avait toujours sauvée jusque-là. Puis elle se dématérialisa avec l’intention de se placer derrière lui. Au moment où elle disparut, sans son corps sous le sien, Lucien s’écrasa au sol, face contre terre. Je n’ai pas le choix. Elle attendit qu’il se redresse en crachotant pour lui donner un coup de pied dans le dos. Quand il retomba, elle se jeta sur lui, dans l’intention de s’installer à califourchon sur ses hanches pour lui saisir le menton et lui briser la nuque. Mais il ne lui en laissa pas le temps. Il avait disparu et réapparu au pied d’un palmier, quelques mètres plus loin, et pendant ce temps elle s’écrasa au sol, sur les genoux. Il aurait pu en profiter pour l’attaquer, mais il resta là, à contempler paisiblement la scène. Haletante, elle se releva en époussetant le sable sur ses jambes. Il soufflait une douce brise chargée d’une odeur de noix de coco et d’eau salée. Et aussi d’une odeur de roses. J’ai failli le tuer, songea-t-elle en tremblant. — À ce rythme, nous en avons pour un moment et nous risquons de perdre tous les deux, fit-il remarquer. — Tu te moques de qui ? protesta-t-elle avec un sourire plein de suffisance. Pour l’instant, c’est moi qui gagne. Il planta son poing dans l’arbre et plusieurs fruits rouges tombèrent près de lui. — Il doit bien y avoir un moyen de s’arranger, insista-t-il. Un moyen pour que tu ne meures pas. La véhémence du ton la fit frissonner. Il manifestait soudain un désir sincère de la sauver et elle en fut émue. Elle soupira. Cet homme avait le pouvoir de déclencher en elle. Ses émotions les plus violentes et les plus contradictoires. — Si tu espères que Cronos changera d’avis, tu te pompes, dit-elle. Il restera sur ses positions et il te punira pour avoir tenté de le fléchir. Lucien ouvrit les bras, exaspéré. — Dans ce cas, pourquoi ne se charge-t-il pas lui-même de ton exécution ? — Je n’en sais rien ; demande-le-lui, répondit-elle en haussant les épaules. — Anya… Dis-le-moi… — Non. — Anya ! — Non ! Elle songea vaguement à se transporter près de ses poignards, mais se contenta d’attendre, curieuse de savoir ce qu’il allait faire. Il poussa un soupir – exactement comme elle quelques minutes plus tôt – tout en laissant retomber ses bras. — Qu’allons-nous faire ? demanda-t-il. — On pourrait commencer par prendre du bon temps ensemble, suggéra-t-elle d’un ton railleur. Mais elle n’avait pas envie de rire. S’il le lui avait demandé, elle se serait jetée dans ses bras sans hésiter. Elle se trouva ridicule et pitoyable. Il pâlit, comme si elle l’avait giflé. Agacée, elle se passa la langue sur les dents. L’idée de l’embrasser de nouveau lui paraissait donc si ridicule ? — Pourquoi me hais-tu ? ne put-elle s’empêcher de demander. Puis elle s’en voulut de ce ton de coupable. Après tout, elle méritait d’être aimée. Elle n’avait pas à quémander. Elle ne mettait pas en pratique ce que sa mère lui avait appris. — Je ne te hais pas, répondit doucement Lucien. — Vraiment ? Pourtant, tu sembles écœuré à la simple idée de me toucher. Il eut un bref sourire, si bref qu’elle eut à peine le temps de l’apercevoir, mais elle faillit tout de même en défaillir de joie. Enfin, un vrai sourire ! Rien que pour elle. Elle ne fut pas surprise de le trouver aussi sensuel qu’irrésistible, elle en voulait un autre. Tout de suite. Ce sourire était aussi lumineux que le soleil. — Bizarre que tu dises ça, parce que moi, je constate que j’ai une érection, fit-il remarquer d’une voix morne, entièrement dénuée d’émotion. Très bien… D’où sortait donc ce type… ? D’abord il lui souriait. Ensuite il la provoquait. Une fois de plus, elle sentit son sang bouillir et ses seins durcir. — Un homme n’a pas besoin d’apprécier une femme pour avoir envie d’elle, répondit-elle. Il tenta de protester, mais elle lui coupa la parole. — Tais-toi, dit-elle. Je n’ai pas envie de connaître ton opinion sur le sujet. Elle ne voulait pas qu’il gâche la bouffée de joie qui lui gonflait le cœur. — Reste où tu es, ajouta-t-elle. Je réfléchis tout en te regardant. Je te trouve beau, tu m’inspires. — Tu cherches à me faire sortir de mes gonds. C’est ça ? Il avait raison. Elle ne cessait de le défier et ce n’était pas très malin. Chaque fois qu’elle le mettait en colère, die lui fournissait une bonne raison de la tuer. Mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. Ce sourire… — Tu n’as pas de réponse ? — J’en ai une, mais je préfère la garder pour moi. Pourquoi était-il si beau, si attirant ? Le soleil le caressait comme un amant et tissait autour de son visage un halo de lumière. Il ressemblait à un ange – un ange déchu qui faisait battre son cœur et frissonner son ventre. Elle regretta qu’ils ne soient pas tout simplement un homme et une femme, qu’il ne la désire pas autant qu’elle le désirait. — Tu ne me facilites pas les choses, fit-il remarquer. — Tu ne serais pas prêt à transgresser les règles pour moi ? N’oublie pas que tu es mon débiteur. — Je ne peux pas, gémit-il. Il n’avait pas hésité une seconde et elle en fut prodigieusement agacée. Il aurait pu au moins prendre quelques secondes pour réfléchir à la question. Elle se renfrogna. — Je t’accorde une dernière chance, insista-t-elle. — Je suis désolé. Je suis obligé de refuser. Très bien. Cela signifiait qu’il n’y avait qu’une seule façon de mettre fin à cette folie. Elle se décida. Cette fois, elle se dématérialisa et réapparut près de ses poignards, en face de lui. Il ouvrit des yeux ronds de surprise. Elle planta violemment le manche du premier dans sa gorge et, tandis qu’il luttait pour respirer, elle le frappa à la tempe avec le manche du deuxième, pour l’assommer. Voilà. Il tomba à genoux en gémissant. Il était toujours conscient. Tant pis pour lui. Désolée de devoir en arriver là. Elle fit pivoter les poignards et pointa les lames vers lui. Ses mains tremblèrent quand elle baissa les yeux sur son crâne. Tout, en elle, lui criait de ne pas faire ça, mais elle le fit tout de même. Elle croisa les lames. Vas-y. Tu n’as pas le choix. Décapite-le. Elle avait déjà positionné les lames au niveau de sa gorge, il ne manquait plus qu’un petit mouvement de poignet. Vas-y avant qu’il se dématérialise. Par tous les dieux… Elle le fit. Mais les lames se croisèrent dans le vide. Il avait disparu. Elle hésita entre la frustration et le soulagement. Elle n’eut pas le temps de se décider, des doigts puissants se refermèrent sur ses épaules, la prenant dans un étau, pour la faire pivoter. Puis une bouche brûlante vint se poser sur la sienne, lui coupant le souffle. La langue de Lucien poussa à l’intérieur pour lui donner un baiser qui allait la hanter jusqu’à la nuit des temps. Qu’elle meure ou qu’elle vive. Un baiser de délice et de mort. Un baiser qui disait le paradis et l’enfer. Elle se laissa pénétrer par ses effluves de rose, par sa force et sa chaleur. Elle aurait voulu se noyer en lui. — Lucien…, gémit-elle en lâchant ses poignards pour se coller à lui, sentir sa peau. — Ne dis rien. Embrasse-moi. Sa ferveur l’excita encore plus. Apparemment, danser pour lui et se jeter à son cou ne suffisait pas. Pour séduire le ténébreux Lucien, il fallait tenter de le tuer. Il la prit par la taille et la serra tout contre lui. Sa verge enflée alla s’ajuster à la jonction humide entre ses cuisses et ils gémirent tous deux de plaisir. Elle saisit sa tête à deux mains et l’inclina vers elle en le tirant par les cheveux pour mieux l’embrasser, le dévorer, pendant que lui continuait à faire rouler sa langue dans sa bouche, comme s’il ne pouvait plus s’arrêter. Elle se demanda vaguement s’il ne s’agissait pas d’une manœuvre pour la distraire, mais peu lui importait, parce qu’elle avait les seins durs – aussi durs que les lames des poignards qu’elle venait d’écarter d’un coup de pied avec les derniers vestiges de sa raison. — Lucien…, murmura-t-elle encore. Elle attendit qu’il lui ôte son corset. Elle voulait sa peau contre la sienne. Désespérément. C’était de la folie, mais à cet instant précis, elle était prête à risquer sa liberté pour posséder Lucien. — Lucien, enlève-moi mon corset. Il parut brusquement se réveiller et s’écarta d’un bond, si brusquement qu’elle faillit tomber en avant. — Qu’est-ce qui te prend ? demanda-t-elle. — Je n’ai plus les idées claires, haleta-t-il en reculant. Il faut que je m’éloigne de toi. Un éclat mauvais, sombre et menaçant, brillait dans ses yeux. Elle frissonna. De peur et de désir. — Mais qu’est-ce qui m’arrive ? murmura-t-il. — Tu vas me laisser comme ça ? protesta-t-elle. Dans cet état ? Sans même me donner de plaisir ? Elle aurait voulu prendre un ton menaçant, mais elle se rendit compte qu’elle passait plutôt pour une geignarde. Les yeux de Lucien s’assombrirent encore. — Nous nous reverrons bientôt, Anya. Je te le jure. Et, sur cette inquiétante promesse, il disparut. 4 Ce soir-là, Lucien fut chargé d’escorter trois âmes au paradis. Cette fois, il apprécia à peine le spectacle merveilleux des portes de nacre qui s’ouvraient sur des rues pavées d’or et de pierres précieuses, bordées de réverbères diffusant une lumière aussi étincelante que l’éclat du diamant. Il ne fut pas non plus sensible aux chants des anges habillés de blanc qui souhaitaient la bienvenue aux nouveaux arrivants. Puis les portes se refermèrent, le laissant seul, dans le silence. D’habitude, la paix qui émanait du paradis le remplissait de nostalgie. Il se désolait en songeant qu’on ne l’accepterait jamais dans cet endroit de lumière. Mais ce soir, peu lui importait. La pensée d’Anya occupait tous les recoins de son esprit. Il ne savait plus quoi faire pour l’oublier. Il se dématérialisa pour se transporter à Budapest, dans sa chambre, au pied de son lit. Et il resta là, immobile, enfermé dans ses pensées et submergé par des émotions chaotiques qu’il n’aurait jamais dû éprouver. Il avait appris depuis longtemps qu’il ne servait à rien de résister. Il devait emporter les êtres qu’on lui désignait. Et pourtant, aujourd’hui, il avait hésité. Il s’était même trouvé sur le point de faire l’amour à sa future victime. Il l’avait embrassée, caressée. Il avait eu cent fois l’occasion de l’achever, mais sa main avait tremblé… Il regrettait maintenant de ne pas avoir frappé. — Je suis un idiot, murmura-t-il. Anya avait pourtant bel et bien tenté de l’annihiler, en plaçant ses poignards en ciseaux près de sa gorge, pour le décapiter. Mais quand il s’était dématérialisé et qu’il l’avait prise par l’épaule pour l’obliger à lui faire face, son regard était tombé sur les lèvres rouges et brillantes de la belle déesse, il avait senti son souffle chaud sur sa peau, son odeur de fraises à la crème. Et là, son démon avait ronronné de plaisir. Il n’avait pas pu résister. Pourquoi une femme qui avait failli le tuer lui inspirait-elle tant de désir ? Car il n’y avait entre eux que du désir. Pas le moindre sentiment. Sur le moment, il avait cédé parce qu’il n’avait plus pensé qu’à cette bouche, à ce goût de fraise. À elle. Elle l’utilisait, elle l’avait pratiquement avoué, il le savait, mais son corps la réclamait tout de même. Comment pouvait-on être aussi stupide ? Elle, de son côté, avait paru apprécier leur baiser et même en redemander. — Au diable tous ces tracas ! dit-il tout haut, envoyant son poing contre le mur. Il avait frappé si violemment que la pierre s’effrita. Un nuage de poussière vint obscurcir sa vision. Mais la douleur physique le détournait de sa torture morale. Aussi frappa-t-il de nouveau. Ses articulations se déboîtèrent et enflèrent. Tant mieux. Calme-toi. Tout de suite. Rien de bon ne sortait jamais de la colère. Il expira lentement et, se détournant du mur pour contempler sa chambre, il fut surpris de constater que le soleil brillait déjà. En faisant le tour de la terre pour suivre la trace d’Anya, il avait un peu perdu la notion du temps. De joyeux rayons filtraient à travers la fenêtre. Il en déduisit que ses compagnons étaient déjà partis pour la Grèce ou pour Rome. Il ne restait dans le château que Maddox, Torin, et le pauvre Aeron, enfermé dans son donjon. Je dois partir aussi. Je m’occuperai d’Anya plus tard, quand j’aurai oublié le goût de ses lèvres. Il marcha d’un pas vif vers sa salle de bains, tout en remarquant les trois vases posés sur sa coiffeuse. Quelqu’un y avait mis des fleurs blanches exhalant un subtil parfum de miel. Ashlyn, sûrement… La douce et gentille Ashlyn avait sûrement voulu illuminer sa journée avec cette attention, mais la vue de ces bouquets luxuriants lui donna un coup au cœur. Ils lui rappelaient Mariah, qui aimait tant cueillir des fleurs pour les disposer dans ses cheveux. La porte de la chambre s’ouvrit brusquement et Ashlyn entra sans même avoir frappé. Son joli visage exprimait l’inquiétude. Comme toujours, Maddox la suivait de près, avec son aura sombre et son élégance menaçante. Il tenait deux poignards. Il paraissait prêt à l’attaque. — Tout va bien ? demanda Ashlyn quand elle se rendit compte que Lucien était seul. Ses cheveux bruns retombaient en cascade sur ses épaules. Elle avait croisé ses bras sur sa poitrine – attitude qui, chez elle, trahissait l’angoisse. — Nous traversions le couloir quand nous avons entendu un bruit sourd, expliqua-t-elle. — Tout va bien, assura Lucien. Mais il fixa intensément les yeux mauves de Maddox qui le contemplaient avec méfiance. Fais-la sortir, lui ordonna-t-il silencieusement. Je ne suis pas moi-même et je ne voudrais pas la choquer. Il se sentait en effet sur le point de perdre tout à fait son calme légendaire, et cela devait se voir sur son visage. Maddox comprit aussitôt et acquiesça. — Ashlyn, dit-il en posant tendrement la main sur son épaule. Lucien se prépare à partir. Ne le dérangeons pas plus longtemps. Ashlyn ne repoussa pas la main de Maddox et se laissa aller contre lui, mais elle ne bougea pas d’un millimètre et scruta Lucien du regard. — Tu n’as pas l’air en grande forme, fit-elle remarquer. — Tout va bien, je t’assure. Mais Ashlyn était têtue et il sut qu’elle ne céderait pas aussi aisément. Pour se donner une contenance, il se baissa et attrapa les poignées de son sac qu’il lança sur son lit. — Ta main est en sang ! s’exclama Ashlyn. Et tes articulations… Elle fronça les sourcils et allongea le bras vers lui, mais Maddox la retint par le poignet. Maddox était le gardien de la Violence, mais il se montrait doux comme un agneau avec cette femme. Il se montrait aussi jaloux et possessif, au point de friser le ridicule. — Maddox, se plaignit-elle d’un ton exaspéré. Je veux juste regarder ses blessures de plus près. Il faudrait peut-être remettre ses articulations en place. — Lucien n’a pas besoin de toi. Et toi, tu as besoin de te reposer. — Me reposer… Tu n’as que ce mot à la bouche. Je suis enceinte de quatre semaines. Je ne suis pas malade. Le couple avait fièrement annoncé la nouvelle quelques jours plus tôt. Lucien se réjouissait pour eux, mais il se demandait ce que donnerait le croisement d’un guerrier immortel possédé d’un démon avec une mortelle dotée de pouvoirs surnaturels. Un démon ? Un semi-démon ? Un mortel ? Une fois, il s’était posé la question pour lui-même. S’il avait un jour un enfant avec Mariah. Mais elle était morte avant qu’ils n’aient eu le temps d’aborder le sujet. — Maddox a raison, dit-il. Je vais bien. Je n’ai pas besoin de toi. Les grands yeux marron d’Ashlyn ne quittèrent pas Lucien et son visage arbora une expression déterminée. Elle avait le cœur tendre, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir aussi du caractère. Ashlyn avait grandi dans un laboratoire. Depuis sa plus tendre enfance, des chercheurs s’étaient intéressés à elle, et surtout à l’étrange don qu’elle possédait – celui d’entendre les conversations passées. Heureusement, les guerriers immortels du château étaient à l’abri de ce pouvoir. — On parle beaucoup d’une rencontre entre toi et une charmante jeune femme, cette nuit, pendant la fête d’adieu, dit-elle en battant innocemment des paupières. Qui est-ce ? — Personne. Elle compte plus pour moi que tout au monde. Anya. Ma belle Anya. Il serra les poings. Il lui suffisait de prononcer mentalement son nom pour la désirer de nouveau. — Des guerriers ne devraient pas se livrer à de stupides commérages, dit-il. Il songea au couple étrange qu’il formait avec Anya, vu de l’extérieur. Elle, la féminité et la sensualité incarnées, avec lui, la bête immonde. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer sa main qui empoignerait ses cheveux, son corps qui irait et viendrait en elle. Vite. Sans ménagement. Lentement. Tendrement. Elle était si belle… La Mort gronda. Lucien tressaillit. D’ordinaire, son démon ne se manifestait pas aussi clairement. Il demeurait en retrait. Il se demanda pourquoi il décidait maintenant de faire entendre sa voix, mais il ne put s’empêcher de lui répondre. Oui, elle est belle. Il la connaissait à peine, mais elle avait déjà envahi ses pensées, elle gouvernait ses désirs, elle lui dictait ses buts. Même Mariah, qu’il avait tant aimée, ne l’avait jamais bouleversé à ce point. Tu la veux ? demanda la Mort. Oui, il la voulait. J’aime le goût de sa bouche. Possédons-la avant de la tuer : Non ! Le démon tentait de le pousser à partir à la recherche d’Anya. Il planta fermement ses jambes dans le sol. Pas encore ! supplia-t-il. Pas maintenant. — Lucien, insista Ashlyn. Sa voix le ramena à la réalité et il se détendit un peu. — Je ne suis pas un guerrier, je peux donc me livrer à des commérages, poursuivit-elle. Tu as embrassé cette femme. Tout le monde t’a vu… — Je croyais que tu t’inquiétais de ma main. Cette femme n’a rien à voir avec l’état de mes articulations. Lucien mentait rarement, et il se sentit vaguement coupable. Il tendit le bras pour pincer le nez d’Ashlyn, mais Maddox gronda et il n’alla pas jusqu’au bout de son geste. Maddox n’aimait pas qu’on touche à sa femelle et, pour la première fois, Lucien le comprit. Il n’aurait pas aimé qu’un autre homme que lui pose la main sur Anya. Idiot ! Cette femme avait eu des milliers d’amants, comme sa mère. Il se demanda si elle les choisissait juste pour le plaisir ou parce qu’ils lui étaient utiles. Et d’ailleurs, qu’est-ce que cela pouvait lui faire ? Il se demanda aussi si elle n’était pas en train de séduire en ce moment même un guerrier capable de la protéger de lui. Il gronda et se retourna vers le mur qu’il se mit à frapper, frapper, frapper. De toutes ses forces. Du coin de l’œil, il aperçut Maddox qui venait se placer en bouclier devant Ashlyn. Qu’est-ce qui te prend de ruminer de pareilles idées ? Anya n’a pas besoin d’un homme pour la protéger Peut-être était-elle au contraire en train d’errer sur sa plage, esseulée, désolée, aussi triste et perturbée que lui. Cette idée adoucit un peu sa colère, tout en faisant durcir son sexe. Mais une femme comme elle ne pouvait pas désirer un homme défiguré comme lui. Pas vraiment. Et leurs baisers enflammés ne prouvaient rien. Depuis des siècles, les femelles se détournaient de lui avec des moues écœurées. Et, jusque-là, ça ne l’avait pas dérangé. Il se concentra pour inspirer et expirer calmement. — Comment va Torin ? demanda-t-il pour changer de sujet, tout en marchant vers son lit. Il cicatrise trop lentement, c’est inquiétant… Ashlyn repoussa Maddox. Il eut l’air mécontent, mais se laissa faire. — Je crois que je sais pourquoi, dit-elle. Il est le gardien de la Maladie et le démon affecte ses cellules. Il doit donc lutter à la fois contre le virus que son sang charrie et contre ses blessures. C’est pour ça que c’est long. Mais il va mieux. Ce matin, il a réussi à manger tout seul. — Bien, dit simplement Lucien. C’est très bien. Il se sentait encore coupable de l’agression qu’avait subie Torin. Il regrettait de ne pas avoir été là quand les chasseurs étaient entrés dans sa chambre pour tenter de le décapiter. Il avait cru que personne ne pouvait s’introduire dans le château ; il s’était trompé et il s’en voulait. — Comment va Aeron ? demanda-t-il. — Eh bien…, commença Ashlyn. Elle s’interrompit pour soupirer et se mordit la lèvre. — Son état ne cesse de s’aggraver, acheva-t-elle. — Il a tellement besoin de sang qu’il commence à se griffer, intervint Maddox d’une voix préoccupée. Et rien de ce que je peux dire ne semble l’atteindre. Lucien se massa la nuque. — Vous allez vous en sortir, avec ces deux-là ? — Oui, répondit Maddox en prenant Ashlyn par la taille. Torin est suffisamment remis pour s’occuper des appareils de surveillance, et maintenant que je suis libéré de ma malédiction… Il serra Ashlyn plus fort. — Je ne disparais pas toutes les nuits en enfer, et je suis présent au château quand on a besoin de moi. Lucien acquiesça. — Parfait. Je vous tiendrai au courant de l’avancée de nos recherches. Il ramassa son sac. — Merci pour les fleurs, Ashlyn, lança-t-il par-dessus son épaule. Puis, sans un au revoir, il se transporta en Grèce, dans les Cyclades. Les murs de pierre du château furent remplacés par des murs blancs recouverts de chaux. Il avait loué et préparé une spacieuse maison, avec des colonnes et des rideaux de gaze aux fenêtres. Il lâcha son sac et marcha vers la terrasse qui donnait sur l’eau claire et limpide de la Méditerranée, sur une mer calme et lisse, sans la moindre ride. Le soleil brillait – on était déjà en milieu de journée. D’épais buissons verts à fleurs rouges entouraient les murs. Il aurait pu s’installer près d’Athènes, la capitale, ou en Crète, là où se trouvait l’ancien temple surgi récemment des eaux que ses compagnons et lui avaient l’intention de sonder, mais il avait choisi une petite île pour passer inaperçu. — Moins on nous remarque et mieux ça vaut, murmura-t-il. Il avait conservé peu de souvenirs de son lointain passé dans ce beau pays, aussi ne put-il faire la comparaison avec ce qu’il découvrait aujourd’hui. Sa vie en Grèce avait été sombre, pleine de cris et de souffrances. Elle avait été le théâtre d’actes tellement vils… Il s’était empressé d’oublier. Mais j’ai changé. Il avait changé… Et pourtant il s’apprêtait à commettre un meurtre. Celui d’Anya. Ne pense pas à sa mort. Ce n’est pas le moment. Mais à quoi d’autre pouvait-il donc penser ? Il contempla la mer et se demanda si Anya aurait apprécié cette vue magnifique. Il se frotta la mâchoire d’un air pensif. Oui, il aurait vraiment voulu le savoir. L’aurait-elle appréciée ou non ? Ça n’a pas d’importance. Il se détourna de la mer, et ce furent des montagnes vert émeraude tachetées de blanc qui s’étalèrent devant ses yeux éblouis. Ce paysage était la plus belle création des dieux. Non, leur plus belle création, c’est Anya. Il grinça des dents. Mais comment allait-il s’y prendre pour s’ôter Anya de l’esprit ? Il ne songeait qu’à une chose. La déshabiller, ici, sur cette terrasse, et coincer son corps nu contre la rambarde de fer, où le soleil aurait pu caresser sa peau en même temps que lui. Il l’aurait effleurée avec tant de dextérité et de douceur qu’elle en aurait oublié les vilaines cicatrices qui le défiguraient. Et il l’aurait fait jouir. Plusieurs fois. Elle aurait crié son nom. Leurs étreintes auraient effacé pour toujours de sa mémoire les hommes avec lesquels elle avait couché avant lui. La belle déesse n’aurait plus pensé qu’à Lucien, aimé Lucien, désiré Lucien. Mais une chose pareille ne risquait pas de se produire. Et d’ailleurs, il ne voulait pas qu’Anya l’aime. Ses cicatrices étaient là pour le lui rappeler. Décidément, il en revenait toujours à Anya. Débarrasse-toi de ce problème. Comment devait-il s’y prendre pour la tuer ? Il ne voulait pas qu’elle souffre, il fallait donc que ce soit rapide. Et quand ? La nuit, pendant son sommeil ? Il en eut des aigreurs d’estomac. Comment réagiraient les Titans s’il échouait ? Le rendraient-ils fou, comme Aeron qui s’automutilait, obsédé par une soif de sang inextinguible ? Perdrait-il le contact avec ses amis ? Cette idée le rendit furieux. Il sortit de sa poche une sucette à la fraise, en défit le papier et renifla. Sa fureur s’évanouit aussitôt, remplacée par le désir que déclenchait en lui le parfum fruité qui emplissait ses narines. Puis il s’en voulut de ce geste stupide. Et sa colère reprit le dessus. D’un geste rageur, il jeta la sucette par-dessus la rambarde et entendit le petit « plouf » qu’elle fit en atteignant l’eau. Quelques rides dérangèrent la surface paisible de la mer. Derrière lui, une porte s’ouvrit et se referma. Puis il entendit résonner des voix d’hommes et un rire qui ressemblait à un hennissement. Il se retourna lentement. C’était Paris. Grand, beau, parfait, irradiant le plaisir. Il venait de faire l’amour, pas de doute. Il était suivi d’Amun, toujours silencieux et sombre, frémissant des terribles secrets qu’il ne pouvait révéler à personne. Strider, dont le visage impitoyable affichait un air réjoui, administra une tape amicale sur l’épaule de Gideon. — Tu es jaloux, fit-il remarquer. — Ce n’est pas ma faute si toutes les hôtesses de l’air ont voulu satisfaire mes désirs, protesta Paris en souriant. Il ne faut pas m’en vouloir. Lucien entra dans la maison. Il y faisait plus frais que sur la terrasse. — J’ai payé pour un voyage en jet privé, commenta-t-il d’un ton agacé. Pas pour que Paris s’envoie en l’air en privé avec le personnel navigant. Surpris par son entrée, les quatre hommes avaient déjà dégainé leurs armes. En le reconnaissant, ils se détendirent. — « Privé » n’est pas le mot qui convient, fit remarquer Strider avec des yeux pétillant de malice. Ils ont fait ça devant tout le monde. D’ailleurs, je ne m’en plains pas. Le film était nul, le petit spectacle de Paris et des hôtesses m’a aidé à passer agréablement le temps. Lucien leva les yeux au ciel en s’efforçant de ne pas paraître envieux. — Faites le tour de la maison et choisissez un lit, dit-il. Il était le seul à pouvoir se transporter d’un endroit à un autre en un clin d’œil, et donc le seul à avoir déjà vu la maison. Ils lâchèrent tous leurs sacs et entreprirent de visiter ce que Paris baptisa aussitôt son nouveau terrain de chasse. — C’est pas mal, déclara celui-ci, qui revenait après avoir élu la chambre du fond. Les nanas vont adorer. — C’est minable, commenta Gideon. Mais tout le monde l’ignora. Comme toujours, il mentait. Il avait choisi la chambre la plus proche de l’entrée et il paraissait ravi. — Tu es arrivé depuis longtemps ? demanda Strider en rentrant dans le salon. — Quelques minutes seulement. — Comment es-tu venu ? Strider faisait partie du groupe de guerriers resté en Grèce pour lutter contre les chasseurs. Lucien et lui ne s’étaient pas fréquentés depuis des siècles. Ils réapprenaient à se connaître. — Tu n’es pas parti avant nous, poursuivit Strider. Tu n’étais pas non plus dans notre avion. Donc ? Paris posa son bras sur les larges épaules de Lucien. — Notre ami est capable de se déplacer d’un point à un autre à la vitesse de l’éclair. Il expliqua en détail à Strider que Lucien se dématérialisait et voyageait dans le monde spirituel où le temps et l’espace étaient différents. — Il a appris ça quelques années après notre arrivée à Budapest. Avant, il ne contrôlait pas suffisamment son démon pour utiliser ses pouvoirs. Strider acquiesça d’un air impressionné. — Pas mal… Et très utile. Mais pourquoi ne pas nous avoir transportés avec toi ? Paris répondit pour lui. — La dernière fois qu’il a emmené quelqu’un avec lui, c’était Reyes, lequel a vomi sur sa chemise. Je n’ai jamais tant ri de ma vie. Mais Lucien n’a aucun sens de l’humour et il a juré de ne plus jamais nous emporter. — Je suis étonné que tu ne lui dises pas que tu t’es évanoui, déclara sèchement Lucien. Strider pouffa. — Tu t’es évanoui ? Mais quel gros bébé… Bon sang, regardez un peu la vue… Il sortit sur la terrasse. — Ça me rappelle le mont Olympe, dit-il. — Hé ! lança Paris en jetant un mauvais regard à Lucien. Je me suis évanoui parce que je m’étais cogné la tête. — Ça ne change rien, tu es quand même un gros bébé, rétorqua Strider par-dessus son épaule. Il s’arc-bouta sur la rambarde et se pencha en avant. — Chaque fois que je viens en Grèce, je suis émerveillé, commenta-t-il. Comme si c’était la première fois. Mais Paris ne voulait pas s’avouer vaincu. — Je voudrais bien voir comment tu réagirais si Lucien te transportait, la Guerre. Je te parie que… — Ça suffit, intervint Lucien en levant la main. Mieux valait ne pas lancer de défi à la Guerre, qui ne supportait pas de perdre et tombait gravement malade quand ça lui arrivait – même quand il s’agissait simplement de jouer à la Xbox, ce jeu d’humains que Paris et lui adoraient. — Nous avons du travail, poursuivit Lucien. — Le travail, c’est nul, grommela Gideon. Lucien fit semblant de ne pas avoir entendu. — Nous devons sécuriser notre maison, au cas où des chasseurs nous auraient suivis. Ensuite, nous préparerons notre prochaine sortie, qui aura lieu ce soir. La première tâche leur prit une heure. Ils placèrent des détecteurs de mouvement au niveau des fenêtres et sur le terrain entourant la maison. Quand ils revinrent dans le salon, ils étaient en sueur. — Avant de partir, j’ai demandé à Torin d’effectuer pour nous quelques recherches préliminaires, déclara Paris en plongeant ses mains dans ses bottes pour en sortir des armes qu’il posa sur une table basse. Le temple que nous allons fouiller se nomme le temple de Tous les Dieux. Vous en avez déjà entendu parler ? Lucien secoua la tête. Anya leur avait parlé d’un ancien temple surgi des eaux, mais sans citer de nom. Anya… Son sang se mit à bouillir. De désir pour Anya. De haine pour les dieux qui avaient ordonné sa mort. — Tu penses que nous y trouverons quoi ? demanda Strider d’un air pensif, tout en fixant Lucien. Et qu’est-ce que tu as, aujourd’hui ? Jusque-là, tu étais d’un calme impressionnant et tu donnais toujours l’impression de t’ennuyer, mais aujourd’hui, tu as l’air prêt à mordre. Je t’ai simplement parlé de temple et ça réveille ton démon. Ils se tournèrent vers Lucien et affichèrent une expression surprise et choquée. — J’espère que nous y trouverons la boîte de Pandore, répondit Lucien en ignorant les autres questions. Ou au moins des indices concernant l’endroit où elle se trouve. Leurs recherches lui permettaient pour le moment de différer la mort d’Anya. Mais si elles s’éternisaient, il lui faudrait tout de même songer à s’occuper de la belle déesse. Anya… Il l’imagina, luttant contre lui, puis s’effondrant au sol, morte. — Ça alors ! s’exclama Paris. Il a les yeux rouges. C’est la première fois que ça lui arrive. — Je me souviens parfaitement de ces temps anciens où il ne maîtrisait pas son démon, et ce n’était pas beau à voir, renchérit Strider. Je me demande si on ne devrait pas l’enchaîner… — Ouais, ça serait vraiment marrant ! répondit Gideon. — Donnez-moi une minute, protesta Lucien en haletant. Je vais me calmer. Il ne leur laissa pas le temps de réagir et disparut pour se matérialiser sur la banquise de l’Antarctique. En plongeant dans l’eau glacée, il poussa un cri. Ce bain salutaire calma sa fureur, mais il ne l’empêcha pas de désirer la femme qui avait pris malgré lui la première place dans son esprit. 5 Anya n’avait pas eu de nouvelles de Lucien depuis vingt-quatre heures. Elle s’attendait donc à le voir apparaître d’une seconde à l’autre et n’en pouvait plus de cette attente. Au moindre bruit, elle sursautait en poussant un cri d’angoisse et son cœur taisait un bond dans sa poitrine. Elle avait essayé de se distraire en regardant un film, mais elle n’aurait même pas su dire lequel. Ensuite, elle s’était enfermée dans sa petite maison au bord de la plage, pour passer en revue les objets dérobés au cours des siècles. D’ordinaire, cette activité la distrayait au plus haut point, mais aujourd’hui, l’inventaire de ses possessions lui avait paru morne. Elle avait passé les bijoux de la reine Elizabeth, joué aux fléchettes avec la dague du roi Georges V, siroté un jus de fruits dans un calice d’église, dessiné une moustache sur l’original de la Joconde. Elle avait bien connu Léo – Léonard de Vinci – et savait que ça l’aurait fait rire. Elle se demanda ce que Lucien penserait de ses trésors s’il les voyait. Serait-il horrifié à l’idée qu’elle était une voleuse et qu’elle revendait des objets d’art au marché noir ? Probablement. Il était tellement déprimant, parfois. Mais peut-être aussi aurait-il compris, après tout. Il combattait son démon depuis des siècles, il pouvait se douter que ces petits larcins sans conséquence lui permettaient d’apaiser sa soif de chaos. Et puis, zut, elle aimait les belles choses. Elle soupira et sortit sur la plage de sable chaud. Il ne vient pas, songea-t-elle en contemplant l’étendue vierge de l’océan. Depuis leur bataille sur cette plage, le soleil s’était couché, puis levé. En ce moment, il disparaissait en illuminant l’horizon de tons mauves. L’eau bleue étincelait. Le sable était doux sous ses pieds nus. L’air était chargé des senteurs de noix de coco et d’orchidées. Ici, elle avait combattu Lucien et l’avait embrassé. Aucun humain n’avait foulé le sol de cette plage depuis des siècles. Ils étaient donc les seuls à… Elle se força à interrompre le cours de sa rêverie. N’était-ce pas stupide qu’il lui manque à ce point ? — Oui, c’est ridicule, murmura-t-elle en donnant un petit coup de pied dans le sable. Elle avait enfilé quelques instants plus tôt un minuscule Bikini bleu saphir en espérant que Lucien la trouverait dans cette tenue quand il arriverait. Ils auraient combattu, l’un de ses seins se serait échappé par accident… Lucien en aurait transpiré de désir, leur lutte se serait transformée en étreinte, ils se seraient de nouveau embrassés. Et caressés. Elle soupira. Cela ne risquait pas de se produire, vu qu’il ne se montrait pas. Un vent léger fit voleter une mèche de ses cheveux. Elle la coinça derrière son oreille en fronçant les sourcils. Mais qu’est-ce qu’il faisait donc ? Est-ce qu’elle lui manquait ? Au moins un tout petit peu ? Était-il en train de réfléchir au moyen de la tuer ? Ce chien était probablement ravi d’être loin d’elle. Il se réjouissait trop tôt… Elle serra les poings. S’il ne venait pas à elle, elle serait obligée d’aller à lui. * * * Des chasseurs les avaient précédés au temple de Tous les Dieux. Pourtant, l’île minuscule sur laquelle il était bâti n’avait surgi des eaux que quelques semaines plus tôt et, pour l’instant, les mortels ignoraient jusqu’à son existence. Ils ne l’avaient pas encore détectée avec leurs satellites et leur technologie sophistiquée. Donc, quelqu’un de très bien placé avait renseigné les chasseurs. Mais qui ? C’était Anya qui avait révélé à Lucien l’endroit où se trouvait le temple, le jour où elle avait délivré Maddox de sa malédiction. Elle lui avait appris également que les nouveaux dieux entendaient les utiliser, lui et ses compagnons, pour rétablir l’usage du culte ancien des dieux et du sacrifice. Avait-elle également prévenu les chasseurs ? Peut-être bien. Pour qu’ils l’attendent ici… Après tout, elle avait de bonnes raisons de lui en vouloir : il avait tenté de la tuer. Tenté… C’était le mot juste. Une tentative lamentable et ridicule. Il serra les dents. Ce n’est pas le moment de penser à elle. Alors quand ? Plus tard. À l’intérieur de lui, son démon eut une bouffée de joie – il l’entendit presque applaudir –, et ce n’était sûrement pas parce qu’il avait hâte de s’emparer de l’âme d’Anya. Il se demanda pourquoi la Mort tenait tant à voir Anya, mais il n’avait pas le temps de discuter avec lui et de le raisonner. Les chasseurs avaient établi un campement sur l’île et il projetait de les attaquer. Autrefois, il avait refusé de les combattre, mais aujourd’hui, il savait qu’il n’avait pas le choix. Les chasseurs étaient déterminés à détruire les Seigneurs de l’ombre. La lutte était inévitable. Lucien n’avait pas senti leur présence ce matin, quand il s’était transporté sur cette île pour repérer les lieux avant d’y emmener ses compagnons. Mais il n’était resté sur place que quelques minutes, car la Mort l’avait poussé à partir pour accomplir son devoir. Il avait donc passé sa journée à conduire des âmes humaines jusqu’à leur destination finale et, en revenant sur l’île au crépuscule, il avait vu les chasseurs quitter le temple pour rejoindre les tunnels dans lesquels ils projetaient probablement de passer la nuit. Ils avaient eu le temps de creuser des tunnels… Depuis combien temps étaient-ils là ? Il s’était approché d’eux en se dématérialisant pour ne pas être repéré, et il avait entendu l’un d’eux dire : « Il faut tous les tuer ». Aussi n’avait-il aucun doute à propos de leurs intentions. « Je voudrais qu’ils souffrent avant de mourir », avait répondu un autre. « J’aimerais bien porter en collier les dents de l’un d’eux, avait ajouté un troisième. Chaque fois que ces montres expirent, ils soufflent le mal sur le monde. J’en ai assez. Si on s’était débarrassés d’eux plus tôt, ma Marilyn ne serait pas morte d’un cancer. » « Tant qu’ils seront en vie, le monde ne tournera pas rond. Ils ont réussi à tromper les gens de Budapest, ces idiots qui les prennent pour des anges, mais nous, nous savons ce qu’ils ont fait autrefois. Vous avez lu les récits de la Grèce antique ? La Mort n’a pas laissé un seul survivant dans Athènes. » N’écoute plus. De toute évidence, ils cherchaient la boîte de Pandore, et il n’était pas exclu qu’ils aient déjà retrouvé sa trace. Lucien savait ce qu’ils avaient l’intention d’en faire. Quand ils avaient tué Baden, Méfiance s’était échappé de son corps sans vie. Depuis, il vagabondait librement de par le monde et faisait des ravages. Les chasseurs avaient retenu la leçon : se débarrasser des guerriers immortels ne suffisait pas. Pour libérer la terre des Seigneurs de l’ombre et de leurs démons, il fallait capturer les premiers et attirer les seconds dans la boîte de Pandore, seule capable de les contenir. Et pour cela, il fallait trouver la boîte. Il n’y avait pas de temps à perdre, Lucien retourna vers ses compagnons qui regardaient un film en l’attendant. — Enfin ! s’exclama Strider. Je commençais à m’inquiéter. — Des chasseurs, répondit seulement Lucien. Ils se raidirent aussitôt. Paris bondit sur ses pieds en dégainant ses armes. — Combien sont-ils ? — J’en ai vu treize, mais j’ai pu me tromper. Ils vont et viennent dans une galerie de tunnels… Ce n’est pas facile de les dénombrer. Amun tira le semi-automatique qu’il portait à la ceinture de son pantalon et vérifia le magasin. — Il n’y aura pas de bain de sang ce soir, commenta Gideon avec un grand sourire. Ils avaient prévu de se rendre sur l’île du temple en bateau, mais ils n’avaient plus le temps, et Lucien les y transporta lui-même, l’un après l’autre. Au grand amusement de tous, Paris eut un malaise pendant le transfert et il fallut quelques minutes pour le réveiller. Strider supporta à merveille ce nouveau mode de déplacement et conserva le sourire durant le dixième de seconde nécessaire pour passer d’un point à un autre. Amun ne manifesta aucune réaction particulière. Comme Reyes autrefois, Gideon vomit copieusement, mais se reprit aussitôt. Pendant ses allées et venues, Lucien ne cessa de sentir sur lui le regard d’Anya qui le brûlait jusqu’aux tréfonds de l’âme et faisait ronronner son démon de plaisir. Il n’aimait pas se sentir observé. Surtout pas par Anya. Il ne craignait pas une attaque – il se sentait de taille à lutter contre elle –, mais il aurait voulu pouvoir l’oublier. Cesser de penser à la chaleur de son si joli petit corps entre ses bras, à son gémissement quand il avait caressé sa gorge du bout de la langue, à ses seins qui avaient durci, à ses jambes qui s’étaient ouvertes pour lui, lui faisant entrevoir un paradis auquel il pensait ne pas avoir droit. Il n’avait plus qu’une envie : quitter cette île. Partir. Rejoindre Anya. Promener ses mains sur son corps nu, poser sa bouche entre ses cuisses pendant qu’elle poserait ses lèvres sur son sexe. Mais c’était impossible. Concentre-toi. Il n’était pas avec Anya, mais sous la lune, accroupi au milieu d’un feuillage humide, à surveiller des chasseurs. — Ne me dérange plus, murmura-t-il. — Qu’est-ce que tu dis ? demanda avec étonnement Strider qui l’avait rejoint. — Rien, rien. Les rayons dorés de la lune caressaient le sable, la verdure, l’eau. Les grillons chantaient. Tout à l’heure, Lucien avait songé à attaquer les chasseurs sans ses compagnons, en se transportant de tunnel en tunnel, mais il avait craint d’en laisser échapper un. — Tu es sûr que ce sont des chasseurs ? demanda Paris qui se tenait aussi près de lui, accroupi. — Oui. J’ai vu leur tatouage. Le symbole de l’infini sur leur poignet… Celui qui signifiait qu’ils se battaient pour une éternité sans démons. Lucien ne se considérait pas comme un démon. À une époque, il s’était soumis à celui qui l’habitait et il avait cédé à son désir de tuer. Avec plaisir. Mais à présent, il avait repris le dessus. Il se chargeait des âmes qu’on lui désignait parce que c’était son rôle, et il ne tuait plus que par nécessité. Pour protéger sa paix. Une bouffée de regret l’envahit quand il songea que sa condition de guerrier immortel lui interdisait la paix. Il ferma les yeux. S’il avait été un mortel, il aurait épousé Mariah et aurait passé ses nuits à lui faire l’amour. Il aurait eu des enfants dont il se serait occupé. Et le jour de sa mort, on l’aurait accueilli au Paradis. Malheureusement, il n’avait jamais eu droit à une vie simple et heureuse, car il avait été créé adulte et guerrier, pour protéger les dieux, tâche qui lui avait été retirée le jour où la Mort était entrée en lui. — C’est peut-être un piège, fit remarquer Strider. — Ils ne savent pas que nous sommes là, j’en suis sûr. Ils sont venus pour fouiller le temple et n’ont pas l’air préparés à se battre. Paris referma ses doigts sur le manche d’un poignard. — Comment allons-nous procéder ? demanda-t-il. — À mon signal, nous entrerons en silence dans leurs tunnels, de manière à bloquer les issues. Il y a quatre entrées, j’ai vérifié. Paris, tu prendras l’entrée ouest avec Strider. Gideon, l’est. Amun, le nord. Je me charge du sud. Ils acquiescèrent et allèrent en silence se mettre en place. — Génial, une bataille ! fit la voix d’Anya. Elle venait de se matérialiser près de Lucien, accroupie, comme une vraie guerrière. Il fut aussitôt enveloppé par son odeur de fraises à la crème et une bouffée de désir l’envahit. — Tais-toi, grommela-t-il sans même lui accorder un regard. Il craignait de perdre la tête s’il posait les yeux sur elle. — Tu n’en profites pas pour m’attaquer ? demanda-t-elle. Il crut l’entendre ricaner. — Je n’ai pas de temps à t’accorder, j’ai d’autres priorités, répondit-il. Il aurait voulu que sa réponse sonne comme une insulte, mais il se rendit compte que le ton exprimait plutôt le regret. — Mais ce n’est que partie remise, ajouta-t-il. — Tu me négliges, je n’aime pas ça. — Tu devrais plutôt t’en réjouir. — Cesse de te vanter. Voyant qu’il était trop occupé pour lui accorder la moindre attention, elle aurait dû disparaître comme elle était venue, mais, au contraire, elle s’approcha de lui. — Et si je vous donnais un coup de main ? proposa-t-elle. Ça me plairait. Je t’en prie, dis-moi oui. — Non. Et tais-toi. Il se demanda si ses compagnons les avaient entendus depuis leur cachette. Si c’était le cas, ils ne manifestèrent rien. Il voyait le haut de leur crâne dépasser des feuillages. Ils ne bougeaient toujours pas. Ils attendaient son signal. — Tu as tort. Je suis une excellente combattante. — Je sais, répliqua-t-il sèchement. Une cicatrice le tiraillait encore à l’endroit où elle avait planté son poignard. Les dieux auraient dû s’abstenir de créer une femme aussi belle et aussi assoiffée de sang. Et lui n’aurait pas dû trouver cette association aussi attirante. — C’est toi qui as prévenu les chasseurs, pour le temple ? — Certainement pas. Pourquoi aurais-je aidé des chasseurs ? — Pour qu’ils te débarrassent de moi. — Je n’ai pas besoin d’eux pour me débarrasser de toi, tu ne me fais pas peur, rétorqua-t-elle calmement. Par tous les dieux… Cette femme… — Qu’es-tu venue faire ici, Anya ? J’ai pris mes distances avec toi et je t’ai réclamé un peu de temps. C’était trop te demander ? — Oui, répondit-elle en avançant encore vers lui. Parce que figure-toi que je ne cesse de penser à toi. Tu me manques. Lucien eut du mal à y croire et cela lui fit mal. — Anya… — Non. Ne dis rien. Tu ne ferais que me mettre en colère, et des choses mauvaises pourraient en résulter. Par tous les dieux…, ajouta-t-elle avec un petit rire. Voilà que je me mets à parler comme toi. S’il te plaît, laisse-moi vous aider. Je ne vous gênerai pas, je te le promets. Je te le jure. Sur ce que tu veux. Une douce brise salée vint les envelopper et jouer avec une longue mèche bouclée d’Anya, qui alla effleurer la joue de Lucien. Il l’écarta d’un geste vif, agacé de constater que ce léger contact suffisait à l’émouvoir au plus haut point. — Je t’ai dit de te taire, bougonna-t-il. Laisse-moi me concentrer. J’étudie le terrain. Mais il ne risquait pas de se concentrer, avec cette mèche qui était revenue le chatouiller. — Pour l’amour du ciel ! Fais quelque chose pour discipliner tes cheveux… — Tu me suggères de les couper ? — De les raser, répondit-il, tout en songeant tristement qu’elle serait toujours aussi désirable, même rasée. Concentre-toi. Cela faisait plus d’une heure que les chasseurs n’étaient plus sortis de leur galerie de tunnels. Ils avaient eu le temps de se reposer et de se détendre. Il n’y avait aucun mouvement du côté des entrées, qui n’étaient même pas gardées. — Vraiment ? s’exclama Anya d’un ton surpris. Tu voudrais que je me rase la tête ? Comme Vin Diesel, le seigneur de la guerre ? Il se demanda qui était Vin Diesel, et aussi pourquoi il avait brusquement une si furieuse envie de trancher la tête de cet individu qu’il ne connaissait pas. — Oui, répondit-il sèchement. — Si je me rasais la tête, tu me laisserais vous aider ? Elle paraissait tellement désireuse de participer qu’il la soupçonna d’être vraiment capable de se raser pour avoir le droit de se battre avec eux. Apparemment, elle n’accordait pas beaucoup d’importance à sa coiffure. Cette absence de coquetterie le surprit. Et l’émut profondément. — Non, répondit-il enfin. — Tu es vraiment un enquiquineur, gémit-elle. Tu sais quoi ? Je suis déjà allée voir ce qui se passe dans ces tunnels. Les chasseurs les occupent depuis un moment, d’après ce que j’ai cru comprendre. Et ils ont des prisonniers. Il se raidit. — Tu es entrée sans ma permission dans les tunnels, au risque de te mettre en danger et de compromettre la réussite de notre intervention ? — Écoute, mon chéri, reprit-elle d’un ton où perçait l’agacement. Tu n’as pas l’air de comprendre que je possède certains pouvoirs et que je suis assez grande pour savoir si je dois ou non me mettre en danger. De plus, tu devrais me remercier. S’ils m’avaient attrapée, ça t’aurait évité de me couper la tête. — Attends un peu… Il avait la gorge tellement nouée qu’il avait du mal à parler. — Tu as bien dit qu’ils détenaient des prisonniers ? — Oui, je crois que c’est ce que j’ai dit. Deux. Il osa enfin poser les yeux sur elle. Et le regretta aussitôt. Elle portait une légère robe blanche tissée de fils d’or et elle était plus belle que jamais. Éclairée par les rayons argentés de la lune, avec son visage entourée de verdure, elle avait l’air d’une reine. Elle avait relevé une partie de ses cheveux en un haut chignon, laissant retomber sur ses épaules de longues mèches bouclées qui semblaient quémander une caresse. Il eut une bouffée de désir. — Qui sont ces prisonniers ? s’obligea-t-il à demander. — Tu ne dis rien à propos de ma robe et de ma coiffure ? — Non. Poser les yeux sur toi, c’est comme franchir enfin les portes du Paradis. Le cœur de Lucien se serra, au point qu’il craignit qu’il ne s’arrête de battre. — À quoi est-ce que cela sert que je me donne du mal ? grommela-t-elle. Je pourrais peser cent kilos, puer et me trimballer avec des sacs poubelles, tu me ferais la même réponse. — Les prisonniers, insista-t-il d’un ton grave. Elle haussa une de ses délicates épaules et le léger tissu de sa robe glissa vers son coude, dévoilant sa peau blanche. Par tous les dieux, quel ravissant spectacle… Il voyait l’arrondi pigeonnant de son sein et il avait tellement envie d’y poser sa bouche qu’il en eut mal aux dents. — Que veux-tu savoir d’eux ? demanda-t-elle. Ce ne sont que des humains. Il songea qu’il aurait volontiers offert son âme à Cronos en échange d’un instant de plaisir avec Anya. Juste passer sa langue sur ce sein. Rien de plus. — Quoi d’autre ? Elle eut un sourire énigmatique. — Ce sont des gens qui doivent savoir où se trouve ce que tu cherches. Ne m’en demande pas plus, je ne dirai plus rien. Tu ne m’as pas félicitée pour ma robe, et pourtant je me suis donné un mal fou pour la voler. — Je réprouve le vol, mais… Elle est très jolie et elle te va bien. Il était très en dessous de la vérité. Elle lui allait à merveille. Et elle aurait été encore plus belle sur le sol de sa chambre. — Tu penses qu’ils savent où se trouve la boîte de Pandore ? — Je n’en dirai pas plus, répéta-t-elle d’un air buté. Tu n’étais pas censé me dire que la robe m’allait bien, ni qu’elle était jolie. J’attendais que tu me demandes de l’ôter, parce que je suis encore plus jolie que cette robe. Et maintenant, je suis à deux doigts de… Elle fit claquer ses doigts. — … de te laisser tomber. Les prisonniers savaient quelque chose au sujet de la boîte, il l’aurait parié. Pour quelle autre raison les chasseurs auraient-ils capturé des mortels ? Il regarda du côté des tunnels et soupira. Leur présence lui compliquait la tâche. À présent, il ne pouvait plus attaquer en force. Il ne voulait pas que les prisonniers meurent. Parce qu’ils étaient innocents. Et aussi parce qu’il tenait à les interroger. — Tu es vraiment désespérant, reprit Anya. Je préférais encore quand tu cherchais à me tuer. Il soupira de nouveau tout en scrutant les feuillages. Ses compagnons devaient se demander pourquoi il tardait tant à leur donner le signal de l’assaut. Sans même prévenir Anya, il se transporta jusqu’à Strider et Paris, les avertit de la présence d’humains et leur demanda de patienter quelques minutes, le temps qu’il réfléchisse à la conduite à tenir. Puis il fit de même avec Amun et Gideon. Ils acquiescèrent de mauvaise grâce, sauf Amun qui, comme toujours, demeura sombre et silencieux. Puis il revint vers Anya. Sur Anya, plus exactement. Il dut lutter pour ne pas se laisser emporter par la délicieuse sensation que procurait son corps chaud sous le sien. Ah ! La rondeur de ces seins… Tu aurais pu te poser à côté d’elle. Il aurait pu, oui, mais il n’avait pas eu envie. Et puis, ainsi, elle ne pouvait pas s’enfuir. Du moins, c’est ce qu’il tenta de se faire croire. — Espèce de…, protesta Anya. Mmm… Elle se tut et gémit de plaisir en fermant à demi les yeux. Ses longs cils dessinaient des ombres pointues sur ses joues. — Tu veux qu’on fasse l’amour ? — Non. Attends. Il se transporta jusqu’à sa chambre de Budapest et l’entendit protester quand il disparut. Il venait d’avoir une idée. Les chaînes qui leur avaient servi quand Maddox était encore sous le coup de sa malédiction… Tous les soirs, Reyes lui portait six coups d’épée, à minuit, heure à laquelle Maddox cédait à son démon et se transformait en bête sauvage. Pour se protéger, ils avaient pris l’habitude de l’attacher à son lit avec ces chaînes forgées par les dieux – des chaînes indestructibles que Lucien avait soigneusement dissimulées pour que personne ne les leur vole. Il les sortit de l’armoire, mit les clés dans sa poche, noua deux extrémités à son lit, et laissa deux extrémités libres. Puis il retourna vers Anya. Elle n’avait pas bougé. Il n’eut aucun mal à se matérialiser sur elle. Elle l’accueillit en ouvrant les jambes et en passant une langue tiède le long de sa gorge. — Je ne sais pas ce que tu es parti faire, dit-elle en minaudant. Mais j’approuve d’avance. Il était en feu. Il avait envie d’elle, plus que jamais, à en mourir. La femme dont il rêvait jour et nuit se trémoussait contre lui, le caressait, le désirait follement. Un baiser. Rien qu’un baiser. Il n’aurait pas su dire si l’idée était venue de lui ou de son démon. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il risquait de ne plus pouvoir s’arrêter s’il commençait. Embrasser cette femme était plus excitant que de copuler avec d’autres. Mais ce n’était ni le lieu ni le moment. De plus, il ne pouvait pas se permettre de faire l’amour à celle qu’il devait tuer. — Lucien…, murmura-t-elle. Embrasse-moi. — Plus tard, répondit-il d’une voix rauque. Il était sincère. C’était de la folie, mais il avait décidé d’embrasser une dernière fois les lèvres pulpeuses de la belle Anya avant de lui porter le coup fatal. Il se transporta avec elle jusqu’au château de Budapest, dans sa chambre, dans son lit. Mais dès qu’ils se posèrent sur le matelas, il prit les deux poignets d’Anya et referma sur eux les chaînes. À sa grande surprise, elle ne protesta pas et jeta un coup d’œil appréciateur autour d’elle. — Mmm… Mais nous voilà dans ta chambre ! Ça fait des semaines que j’attends que tu m’y invites. Elle sourit et se cambra pour coller son sexe contre le sien, tout en ronronnant à son oreille comme une chatte. Le démon parut apprécier et répondit sur le même ton. — Tu me proposes un petit jeu pervers ? gémit-elle en lui mordillant le lobe. Ne t’en fais pas, je ne le répéterai à personne. La verge de Lucien enfla et un plaisir intense, tellement intense, se répandit dans tout son être. Un frisson chaud et violent le secoua. De la lave coulait dans ses veines. Il entrouvrait déjà les lèvres pour la dévorer avec ce baiser qu’il lui avait promis, mais, au dernier moment, il parvint à se retenir. Pas encore. Il devait d’abord s’occuper des chasseurs. Et il ne devait pas oublier qu’elle était destinée à mourir. S’il devenait son amant, puis son bourreau, il se sentirait aussi méprisable que le démon qui l’habitait. — Tu ne veux pas jouer avec moi ? demanda-t-elle de sa voix rauque. Tu ne veux pas m’embrasser ? J’en meurs d’envie, tu sais… — Anya… Il pesait sur elle de tout son poids et, quand elle entrouvrit les jambes, il glissa entre ses cuisses sans l’avoir voulu. Il était toujours en érection et son sexe se mit à aller et venir contre la protubérance du pubis d’Anya, sans qu’il l’ait décidé. Quand elle lui mordilla un tendon du cou et rua contre lui, il lui prit les hanches pour l’immobiliser, geste qui lui demanda une certaine dose de volonté. Il dut serrer les dents pour se retenir de la mordre à son tour. — J’aime beaucoup ton jeu, dit-elle en haletant. Je peux en connaître les règles de base ? — Il n’y en a qu’une, parvint-il à articuler entre ses dents serrées. — Je t’écoute, murmura-t-elle tout en lui broyant les flancs avec ses cuisses. — L’unique règle… Il s’interrompit pour caresser du pouce la peau veloutée de sa joue. Il aurait bien voulu rester toujours ainsi. Jouir librement de sa présence, rien qu’une fois. — L’unique règle, c’est que tu ne dois pas bouger d’ici. — Je te préviens que j’adore transgresser les… Elle se tut et fronça les sourcils. — Tu peux répéter ? demanda-t-elle d’un ton méfiant. Il se leva d’un bond, à regret, et son démon grogna de déplaisir. Elle le fixa d’un air inquiet. — Lucien ? Qu’est-ce que… ? Elle tenta de lever les bras, mais se sentit empêchée et jeta un coup d’œil du côté de la tête de lit. Elle regarda fixement les chaînes pendant quelques secondes, tira une nouvelle fois, puis son regard revint vers Lucien. — Je ne comprends pas, dit-elle. — Si tu veux du plaisir dans ce lit, il faudra te le donner toute seule. Pour l’instant. — Si tu y tiens… Mais j’aurai tout de même besoin de mes mains. Il faudrait que tu me détaches. Il ne s’était pas attendu à une telle réponse et se retint de pousser un gémissement. — Ne bouge pas d’ici, grommela-t-il. Et reste tranquille. Je reviendrai te détacher, tu as ma parole. — Tu reviendras me détacher ? répéta-t-elle en ouvrant de grands yeux. Mais où vas-tu ? J’espère que tu vas chercher un fouet et un collier clouté. Ne me déçois pas, ou il t’en cuira. — Je retourne au temple. Je reviendrai dès que nous aurons vaincu les chasseurs. — Je vais te suivre, dit-elle. De simples chaînes ne peuvent me retenir. — Celles-ci te retiendront. Elles ont été forgées par les dieux eux-mêmes, pour des immortels. Il y eut quelques secondes de silence. Elle le fixa d’un air mauvais, la bouche pincée. Il préférait largement quand elle lui montrait sa jolie bouche sensuelle – et tout le reste. Mais avec l’humiliation qu’il venait de lui faire subir, il venait de gâcher toutes ses chances avec elle. Et c’était sans doute mieux ainsi. Pourtant, il ne put s’empêcher de ressentir une pointe de regret. — Tu prétends que je ne peux pas me détacher ? — C’est exactement ce que je prétends, oui. — Et tu vas m’abandonner dans cette position ? — Oui. Sois patiente et tiens-toi bien. Sur ce, il disparut pour se matérialiser sur l’île, à l’endroit qu’il avait quitté quelques minutes plus tôt, au milieu de la verdure. Il fut aussitôt submergé de culpabilité – pour l’avoir abandonnée –, et aussi de désir quand il songea à la chaleur de son corps sous le sien. Elle aussi avait eu envie de lui, mais elle devait maintenant le haïr. Jamais elle ne lui pardonnerait cette manœuvre. Jamais elle… Elle apparut à côté de lui et lui asséna un coup de poing. — Salaud ! s’exclama-t-elle. Partagé entre la douleur et l’amusement, il posa les yeux sur elle. Quelle poigne ! Elle venait de lui casser un os, il sentait son visage enfler, là où elle avait frappé. — Comment as-tu fait pour te libérer ? — J’ai des moyens, répondit-elle d’un ton sibyllin. — Mais comment as-tu fait ? répéta-t-il, abasourdi. — On ne peut pas m’enfermer, ni m’attacher. Tu comprends ? On ne peut pas, c’est tout. Et si tu oses recommencer… Elle serra les poings. — La liberté n’a pas de prix. Tu le sais mieux que personne, toi qui es obligé de supporter les chaînes d’un démon, toi qui as dû accompagner en enfer l’âme de ton compagnon pendant des siècles, obligation dont je t’ai déchargé, je te le rappelle. Et pour me remercier, tu cherches à me priver de ma liberté… Tu mériterais que je te scie en deux avec mes ongles. — Ces chaînes ont retenu des dieux. Seule la clé que je possède peut les ouvrir. Et cette clé, je l’ai dans ma poche. — Rien à faire de ta clé, pauvre idiot ! Je t’ai dit que je possède des pouvoirs, ce n’est pas ma faute si tu es dur d’oreille. À présent, je vais t’aider à combattre les chasseurs, et tu auras de la chance si je ne te blesse pas par erreur. D’ailleurs, je ne vais pas t’attendre. Elle jeta un coup d’œil du côté des tunnels et les compta du bout du doigt. — Rendez-vous dans le deuxième, mon chou. La dernière fois que j’y suis passée, c’est là que se trouvait le plus fort et le plus méchant des chasseurs. Je vais l’attaquer en imaginant que c’est toi, et je me ferai un plaisir de le clouer au mur. Elle disparut aussitôt, en laissant derrière elle un nuage embaumant les fraises à la crème et la colère. Il siffla et bondit. Ses compagnons, qui commençaient à s’impatienter, bondirent aussi, comme si on venait de briser les liens qui les retenaient. Ils avancèrent en silence, écartant du pied les feuilles et les branches qui se trouvaient sur leur chemin. Quand Lucien se trouva devant le second tunnel, il repoussa le toit de branchages qui camouflait l’entrée et sauta. Il y eut un grognement. Un cri. Lucien scruta le tunnel, mais… Il ne voyait pas Anya, ni… Ils étaient là ! Deux chasseurs. Réfugiés dans un coin reculé. L’un d’eux frappait un jeune homme et l’autre tentait de maîtriser un homme plus âgé qui se débattait. Les deux prisonniers suppliaient leurs geôliers de cesser. — Réponds à mes questions, si tu veux que je cesse, dit l’un des chasseurs sur un ton calme qui contrastait avec la violence de ses actes. — J’en ai assez de rentrer bredouille, renchérit son compagnon d’une voix tout aussi calme, tout en donnant un coup de pied dans l’estomac du vieil homme. Celui-ci poussa un cri étouffé. — Arrêtez ! cria le plus jeune. Arrêtez. Il ne sait rien de plus que ce qu’il vous a déjà dit. — Bien sûr qu’il en sait plus. Et s’il refuse de nous dire ce qu’il sait, il en mourra. Parlez, ou vous êtes morts. Le chasseur qui avait donné le coup de pied fit un pas en avant et se pencha pour placer son visage à hauteur de celui du vieil homme. — En choisissant de te taire, tu choisis la mort, cracha-t-il d’un ton mauvais. Et pas une mort douce, tu peux me croire. Je vais te faire crever à petit feu. — Laissez mon père tranquille, intervint le plus jeune en se jetant sur son père pour lui servir de bouclier. Nous vous avons dit tout ce que nous savions, je vous le répète. Je le jure ! — C’est faux. Vous protégez les démons. Peut-être même travaillez-vous pour eux. Comme si elle avait attendu l’arrivée de Lucien pour passer à l’action, Anya apparut auprès du plus grand des chasseurs et lui trancha la gorge avant même qu’il ait eu le temps de prendre conscience de sa présence. Il s’effondra mollement sur le sol, tandis qu’elle jetait un regard victorieux du côté de Lucien, tout en souriant. Ce sourire ébranla Lucien. Elle venait de tuer un homme sans la moindre hésitation, avec une violence inouïe. Et elle souriait tranquillement. Cette Anya, avec son visage de madone, était de la race des tueurs. Comme lui. Il fut de nouveau submergé par le désir de se fondre en elle, mais il parvint tout de même à lancer ses poignards en direction du deuxième chasseur. L’un l’atteignit à la gorge, un autre à la cuisse. Il n’avait pas hésité. — Lucien ! Derrière toi ! huila Anya. Il fit volte-face. Trop tard… Un homme se jeta sur lui. Ils roulèrent à terre en luttant et l’homme parvint à planter une lame dans sa gorge. Apparemment, il ne craignait pas de libérer le démon de Lucien. La mort de ses compagnons avait dû lui troubler l’esprit, et il ne songeait plus qu’à éliminer ses adversaires. — J’attends ce jour depuis que je suis né, démon ! lança-t-il en s’asseyant sur lui. Lucien se dématérialisa et réapparut derrière lui. Il n’eut plus qu’à se pencher pour l’égorger, au moment exact où Anya lui enfonçait un poignard dans le cœur. Lucien recula, haletant. — Où sont les autres ? demanda-t-il. — J’en ai déjà éliminé deux et je n’ai pas vu les autres, répondit-elle en essuyant ses mains tachées de sang sur sa robe d’un blanc immaculé. Cette vision excita Lucien, encore plus que celle d’Anya dans son lit. Le contraste entre sa beauté fragile et ce sang était fascinant. Elle ressemblait à une Amazone. Elle aussi paraissait impressionnée par la performance de Lucien : elle promenait sur lui un regard appuyé et lubrique qui en disait long. — Tu vises bien, lui dit-elle. Il se détourna, gêné, pour lui dissimuler la preuve tangible de son désir pour elle, et scruta les profondeurs de la grotte. Les chasseurs avaient bien choisi leur cachette et ils l’avaient bien protégée. Les couloirs paraissaient nombreux, les salles aussi, des poutres étayaient les murs boueux. Au fond de la pièce dans laquelle ils se trouvaient, il aperçut une table chargée de boîtes de conserves et de petit bois pour le feu. Du coin de l’œil, il vit Anya qui se penchait vers les prisonniers. Ils s’étaient recroquevillés sur le sol. La scène dont ils venaient d’être témoins avait dû les paniquer. — Ne vous inquiétez pas, dit-elle d’une voix douce. Vous n’avez rien à craindre de nous. Nous allons vous faire sortir d’ici. Lucien fut touché par sa gentillesse. Au loin, quelque part dans une galerie, un grognement se fit entendre, suivi d’un bruit sourd et d’un cri de douleur. Puis ce fut une explosion de cris. Qui cessèrent aussitôt. Lucien se plaça d’un bond auprès d’Anya, prêt la défendre. Paris apparut, le visage tuméfié et lacéré. Lucien soupira de soulagement. — J’en ai eu deux, dit Paris d’une voix faible, mais remplie de fierté. Amun se montra bientôt à son tour, en sortant de la galerie opposée. Il avait le visage couvert de sang et, fidèle à lui-même, il ne prononça pas un mot et se contenta d’acquiescer d’un air sombre, ce qui signifiait qu’il avait terminé de nettoyer de son côté. Strider et Gideon ne tardèrent pas à le suivre. Ils souriaient. — J’en ai embroché trois, annonça Strider d’un ton triomphant. Lucien remarqua qu’il boitait. — J’ai reçu un coup de poignard dans la cuisse, expliqua Strider qui avait surpris son regard. Mais la victoire est à nous. — Je n’en ai pas eu un seul, déclara Gideon d’un air arrogant. — Les salles sont reliées entre elles, fit remarquer Paris. Son visage trop parfait trahissait la fatigue, et Lucien songea que le combat qu’il venait de mener avait achevé de le vider de ses forces. D’habitude, à cette heure de la journée, il avait déjà fait l’amour au moins deux fois – le strict minimum pour apaiser son démon. Aujourd’hui, Luxure avait dû se passer de femmes et Paris en était affaibli. Anya abandonna les prisonniers pour venir au côté de Lucien et tous les regards se posèrent sur elle. Gideon, Strider et Paris poussèrent un cri – de surprise, d’admiration, de désir ? — Mais que fait-elle ici ? demanda Strider. Pourquoi une déesse, même mineure, se donnerait-elle la peine de combattre des chasseurs ? — Je ne suis pas une déesse mineure, coupa Anya en frappant du pied. Lucien n’eut pas le temps de répondre ; la Mort, son démon, s’était réveillée. Il avait des âmes à emporter, mais il était déchiré entre les besoins inhérents à sa nature et son attirance pour la déesse : il renâclait, pour la première fois. Et il en fut surpris. — Je dois m’absenter, mais je vais revenir, eut-il le temps de murmurer. Puis il se dématérialisa et entra dans le monde spirituel. Anya et les autres disparurent de sa vue. Le démon le conduisit devant les cadavres sans vie et ensanglantés des chasseurs, dont les âmes l’attendaient en gémissant. — Anya, appela-t-il. Il s’inquiétait de l’avoir laissée seule avec tous ces beaux guerriers. Paris, surtout, ne se gênerait pas pour… Mais elle ne répondit pas à son appel. Elle l’avait déjà suivi quand il avait charrié des âmes ; il le savait, pour avoir senti sa présence. Pourquoi ne venait-elle pas aujourd’hui ? Elle n’a pas besoin de toi pour se défendre. Elle te l’a prouvé. Il contempla les corps étendus en soupirant. L’aura sombre qui les enveloppait signifiait qu’ils étaient destinés à l’enfer. Il n’en fut pas surpris. Il avait déjà conduit des chasseurs au paradis, mais ceux-là étaient des fanatiques qui n’avaient pas hésité à torturer des innocents pour parvenir à leurs fins. — Tu as enfin la paix que tu cherchais, tu crois ? murmura-t-il tout en flottant au-dessus du premier. Il ouvrit la main et ses doigts s’allongèrent pour pénétrer dans la poitrine de l’homme. Quand il sentit un bloc dur et froid, il les referma d’un coup sec, comme une pince. L’âme se mit à supplier. Non ! hurla-t-elle. Pitié… Laisse-moi. Le démon de Lucien voyait maintenant les péchés de cet homme qui avait tiré sans scrupule sur des innocents, sous prétexte qu’il luttait pour un monde meilleur et que cela lui donnait tous les droits. Tout en maintenant fermement l’âme récalcitrante du pécheur, Lucien se transporta devant les portes de l’enfer. À travers les battants, l’intense chaleur des flammes filtrait déjà, avec les hurlements des damnés et les rires des démons. L’odeur de soufre était si intense qu’elle donnait la nausée. Lucien avait accompagné Maddox ici tous les soirs, pendant des siècles, en se détestant pour ça, en rêvant que quelqu’un les libérerait, lui et ses compagnons, de cette affreuse malédiction. Et Anya était venue. Elle l’avait sauvé. Pardon ! hurla l’âme. Je regrette… Je me repens ! — Épargne ta salive, répondit paisiblement Lucien. Bien des humains l’avaient supplié. De mille manières. Plus rien ne pouvait l’émouvoir. Et si Anya te suppliait de l’épargner ? Comment réagirais-tu ? Lucien eut soudain envie de vomir à l’idée qu’il lui faudrait peut-être un jour déposer Anya aux portes de l’enfer. Sa belle peau fondant et se carbonisant… Son corps réduit en cendres, puis se régénérant, pour brûler encore et encore, dans un cycle infernal. Il espéra qu’elle serait accueillie au paradis. Au moins, il prierait pour ça. Pitié ! répéta l’âme du chasseur. Les deux énormes rochers qui formaient les portes du trou de l’enfer s’écartèrent lentement. Des flammes jaune orangé en jaillirent et l’odeur de soufre s’intensifia, se mêlant à celle des cheveux et de la chair brûlés. L’âme se débattit. Des bras recouverts d’écailles émergèrent des flammes et Lucien entendit un rire sardonique. Il poussa l’âme vers le trou, les bras s’en saisirent et la happèrent. Elle hurla de douleur, puis les rochers se refermèrent. Il fit plusieurs voyages pour accompagner les chasseurs du tunnel. Quand il eut terminé, il se matérialisa de nouveau dans le monde physique et ouvrit les yeux. Les murs de la pièce souterraine l’entouraient, sombres et sinistres. Il n’y avait aucun bruit, mais il regretta presque les cris de l’enfer. Dans le silence, il se rendait compte que toutes ses pensées le ramenaient à Anya. Elle n’était plus là. Il se sentit brusquement très seul. Ses compagnons avaient dû comprendre qu’il obéissait à son démon, et ils étaient partis en emportant les deux prisonniers. Et Anya ? Où était-elle passée ? — Je ne comprends pas, murmura Paris. Vous dites qu’ils vous ont torturés pour vous faire avouer où se trouvaient des… — Des antiquités, bredouilla le vieil homme qui avait du mal à parler à cause de ses lèvres enflées. Des objets chargés de pouvoir et censés mener jusqu’à la boîte de Pandore. La boîte de Pandore… Cette fois, Paris comprenait mieux. Lucien, qui avait rejoint ses compagnons, se rapprocha du groupe. — Et par quels moyens ? Amun se tenait à l’écart, toujours silencieux, mais il se tourna vers Lucien quand il reconnut sa voix. — Ravi que tu sois de retour, mon ami, dit Strider. — La femme ? demanda Lucien. — Elle est ici, répondit Gideon. Lucien traduisit aussitôt qu’Anya était partie. Il alla se placer près d’Amun et attendit que quelqu’un se décide à lui raconter ce qui s’était passé en son absence. — Elle a disparu tout de suite après toi, l’informa Strider. Pourquoi te suit-elle à la trace ? Lucien ne répondit pas. Il ignorait ce qui poussait Anya à le suivre. Tu me manques, avait-elle dit. Il se demanda si c’était vrai. Impossible de savoir, car elle était aussi énigmatique que belle. Il décida de changer de sujet. — Qui sont ces hommes et comment des objets pourraient-ils nous mener jusqu’à la boîte de Pandore ? demanda-t-il. Strider haussa les épaules. — Ces hommes sont des érudits passionnés de mythologie. Et pourquoi ils prétendent que ces objets devraient mener à la boîte de Pandore, je l’ignore. — Nous voudrions rentrer chez nous, dit le plus jeune des deux humains avec des yeux pleins de larmes. Je vous en prie… — Bientôt, promis Lucien. Nous voulons juste savoir ce que vous avez dit aux chasseurs. — Quels chasseurs ? demandèrent ensemble les deux hommes. — Ceux qui vous ont emprisonnés. — Et ensuite, vous nous tuerez, c’est ça ? demanda le plus âgé. — Non, assura Strider avec un petit rire. Regardez-vous, regardez-moi… Je ne suis pas du genre à écraser un cafard. Le vieil homme avala sa salive. Puis il ouvrit la bouche. — Ne leur parle plus, intervint son fils. — Nous n’avons rien à perdre, objecta le vieil homme. Un soupir s’échappa de ses lèvres fendillées et sanguinolentes. — D’après la tradition, ces objets seraient au nombre de quatre. L’Œil qui voit tout, la Cape qui rend invisible, la Cage de force, et une baguette. Lucien avait déjà entendu parler de deux de ces objets, il y avait bien longtemps. Mais les deux autres lui étaient parfaitement inconnus. L’ironie de la situation l’irrita. Si ces humains ne se trompaient pas, ils en savaient plus que lui, un ancien guerrier immortel, sur le monde qu’il avait autrefois habité. — Parlez-moi un peu plus précisément de ces objets, ordonna-t-il d’un ton sec. Le vieil homme ne se fit pas prier. La peur se lisait dans ses yeux. — Ils appartiendraient à Cronos ou à un autre Titan, les interprétations divergent. Par contre, elles s’accordent à dire que Zeus les aurait dispersés quand il a pris la place de Cronos sur l’Olympe, pour être sûr que celui-ci ne pourrait pas les utiliser s’il parvenait à s’évader de Tartarus. Une prophétie affirmait que les Titans renverseraient un jour les dieux grecs, et il l’avait prise au sérieux. Pourquoi Zeus n’avait-il pas tué Cronos, plutôt que de l’emprisonner, dans ce cas ? Et de même, pourquoi Cronos n’avait-il pas éliminé Zeus quand il s’était évadé ? Lucien songea qu’il ne comprendrait jamais les dieux, même s’il passait, comme certains humains, des années à les étudier. — Quoi d’autre ? insista-t-il. Le plus jeune des deux haussa les épaules et prit le relais. — L’œil permet d’entrevoir l’autre monde. La cape protège celui qui la porte du regard des autres, la cage retient enfermé celui qui y entre. La baguette, nous ne savons pas… D’après la légende, ces quatre objets réunis permettraient de retrouver et de récupérer la boîte de Pandore, mais nous ignorons pourquoi. — Et où se trouveraient donc ces objets ? intervint Paris. Les autres s’approchèrent, curieux d’entendre la réponse des deux humains. Le plus vieux soupira et recula insensiblement, comme s’il craignait leur réaction. — Nous l’ignorons, je vous le répète. Il eut un rire amer. — Nous cherchons ces objets depuis longtemps, mais nous n’avons encore jamais trouvé une preuve de leur existence. — Les salauds que vous avez tués les cherchaient aussi, compléta le jeune homme. Et ils comptaient sur nous pour les guider. — La fouille du temple a donné quelque chose ? demanda Lucien. — Non, répondit le jeune homme en secouant la tête. Et ça les a rendus fous de frustration. J’ai cru comprendre qu’ils avaient envoyé des équipes partout dans le monde pour retrouver ces objets. Malheureusement, même si j’aimerais me tromper, je crois bien qu’ils courent après des chimères. Lucien regretta d’avoir vécu si longtemps enfermé dans son château de Budapest, à l’écart du monde, en s’efforçant d’oublier le monde des dieux. S’il était resté plus vigilant, il aurait su, pour les objets. Il se promit de ne plus commettre Teneur de se sentir à l’abri. Cronos cherchait lui aussi les antiquités qui menaient à la boîte de Pandore, Lucien n’en douta pas. Il fallait donc les trouver avant lui et les utiliser comme monnaie d’échange pour leur liberté. — Vous n’avez rien de plus à nous dire ? demanda-t-il aux hommes. Ils secouèrent tous deux la tête d’un air méfiant. — Merci de nous avoir renseignés, dit Lucien. Et à présentée vous ramène chez vous, ajouta-t-il en les prenant par le poignet. — Cet homme est mon père et nous habitons Athènes, dans la même maison, expliqua le plus jeune d’une voix qui tremblait d’espoir. Nous pouvons rentrer seuls. Des larmes de soulagement roulèrent sur les joues du père. — Merci, dit-il. — Donnez-moi votre adresse, reprit Lucien comme s’il n’avait pas entendu les protestations du fils. Je tiens à vous raccompagner. Puis il disparut en les emportant. En arrivant chez les deux humains, il eut la surprise de trouver Anya. Elle arpentait à grands pas nerveux un petit salon, modeste mais confortable. Quand elle vit Lucien, elle ne manifesta aucune émotion. — Je vais effacer de leur mémoire les événements de ces derniers jours, dit-elle. Ils ne se souviendront ni des chasseurs ni des Seigneurs de l’ombre. Lucien était submergé de joie. Parce qu’elle était là. Parce qu’elle ne lui en voulait pas. Mais il retourna vers ses compagnons sans un mot pour elle. Un mot en aurait entraîné un autre. Et le reste aurait suivi. Il l’aurait caressée. Embrassée. Et ensuite, il aurait défié Cronos. C’est toi que je vais tuer, chien de Cronos. Il ne craignait plus le courroux du dieu. Ce qu’il craignait maintenant, c’était de souffrir pour l’éternité sans Anya. 6 — Me raser la tête, rien que ça, murmura sombrement Anya. Elle se demanda comment réagirait Lucien si elle lui apparaissait chauve. Il la trouverait probablement laide et se moquerait d’elle. Puis il s’empresserait de l’oublier. Il était décidément odieux… Et pourtant, il lui manquait. Quand il s’était dématérialisé dans le monde spirituel pour escorter en enfer les âmes des chasseurs, elle s’était aussitôt transportée dans la maison des prisonniers humains en sachant qu’il ne tarderait pas à s’y montrer. Le revoir après ces longues heures d’attente sur la plage l’avait profondément bouleversée. Elle avait failli se jeter à son cou, tant elle avait été soulagée de constater que la blessure qu’elle lui avait infligée cicatrisait. Mais il avait tenté de l’attacher pour l’empêcher de l’aider, et ensuite, il était parti sans un mot de remerciement. Déprimée, elle était retournée se réfugier à Hawaï. Elle arpentait la plage d’un pas rageur, en envoyant du sable dans toutes les directions, ses longs cheveux bouclés dégoulinant d’eau. Elle avait enfilé un maillot et le chaud soleil caressait sa peau. L’eau venait lécher par intermittence les grains humides à ses pieds. Et les émotions qu’elle avait contenues jusque-là revenaient la hanter avec le ressac de la mer. Et moi qui voulais l’aider… Et qu’avait-elle obtenu en retour ? Il avait fait mine de la désirer pour mieux l’enchaîner à son lit, puis il avait disparu. Elle eut un coup au cœur en revoyant la scène. Je suis une idiote ! Pourquoi ne pouvait-elle tout simplement l’oublier ? Aucun homme ne l’avait jamais troublée à ce point. Et elle en avait connu, des hommes… Des mortels, qui la couvraient de ces compliments qu’elle aurait tant voulu recevoir des dieux. Certains étaient même devenus ses amis. Puis ils avaient fini par mourir. Elle avait tant souffert de leur disparition qu’elle avait décidé d’éviter les humains. Certaines nuits, elle se sentait si seule qu’elle dormait avec un ours en peluche volé dans un Toys R Us, le jour de l’inauguration du magasin. Avec Lucien, elle ne se sentait jamais seule, elle ne s’ennuyait jamais. Chaque moment avec lui était une surprise. Sauf qu’il ne voulait pas d’elle. Eh bien, elle n’allait pas lui imposer plus longtemps sa présence. Elle n’irait pas vers lui, elle attendrait qu’il vienne – car il viendrait, obligatoirement, pour accomplir la mission que lui avait confiée Cronos. Mais la patience n’avait jamais été son fort et, au bout de quelques heures, elle se rendit compte qu’il lui manquait déjà terriblement. Je ne suis pas une idiote. Je suis une pauvre idiote. Lucien était sensuel. Fort. Sombre. Rapide quand il lançait ses poignards. Quand il avait visé les chasseurs, les flammes de l’enfer avaient brillé dans yeux, et elle avait trouvé cela terriblement excitant. Elle adorait passer du temps avec lui. Elle appréciait sa compagnie. Vraiment, ça n’avait pas de sens. Sérieux comme il était, elle aurait dû le trouver ennuyeux à mourir. Pourtant, il la distrayait : avec lui, elle avait constamment l’impression de relever un défi, elle se sentait vivante. Étrange… Il était pourtant censé être habité par la Mort. Et lui ? Ressentait-il quelque chose pour elle ? À part le mépris et l’agacement ? Si c’était le cas, il le cachait bien. Sauf quand il l’embrassait. Là, il devenait un autre homme. Passionné et tendre, un peu sauvage. Tout son corps l’enveloppait de son désir et de ses effluves de rose. Je sens que je vais craquer et le rejoindre. Cronos avait bien choisi son bourreau. Elle ne pouvait pas rester loin de lui, elle ne voulait pas qu’il reste loin d’elle, et elle était prête à lui donner l’occasion de tenter de la tuer pour pouvoir l’embrasser encore. — Ça promet d’être amusant, murmura-t-elle tout en se dématérialisant. Ce fut l’odeur de fraises à la crème qui avertit Lucien de la présence d’Anya quand il revint sur l’île après avoir escorté un nouveau groupe d’âmes au paradis. Il y avait eu un accident aux États-Unis : un autocar transportant un groupe d’enfants se rendant à une kermesse avait violemment percuté le véhicule d’un alcoolique. Quel gâchis … Heureusement, Lucien avait appris à ne plus se laisser attendrir… La mort d’un enfant le laissait maintenant indifférent. Il ne pouvait pas se permettre de faire du sentiment, s’il ne voulait pas devenir fou. Mais tu es fou ! Anya t’a rendu fou. C’est parce que nous avons besoin d’un baiser, rétorqua aussitôt son démon. Cette fois, Lucien ne fut pas surpris qu’il se manifeste. Quand cette femelle l’approchait, son démon ronronnait comme un chaton. Mais pourquoi la veux-tu ? lui demanda-t-il. Il détestait l’idée de devoir partager Anya avec le monstre qui l’habitait. J’adore le goût de sa bouche. Il n’y avait rien à répondre à ça… Lucien était désespéré. Oui, Anya était délicieuse, et pourtant, il allait devoir se résoudre à la tuer. Cronos s’impatientait, il sentait sa colère brûler ses entrailles et son âme. Le roi des dieux ferait peser sur lui une terrible malédiction s’il tardait trop à agir. Peut-être même la malédiction serait-elle pour ses compagnons. Mais pour la tuer, il fallait la revoir. La revoir… Cette simple idée le mit en feu. Il en oublia qu’il devait la tuer, et aussi qu’il risquait une punition s’il continuait à tergiverser. Depuis leur rencontre sur l’île du temple, deux jours plus tôt, il n’avait pas cherché à la rencontrer, et elle ne lui était plus apparue. Elle lui manquait. Il se souvint qu’elle avait aussi déclaré qu’il lui manquait. Il fit le tour du temple de Tous les Dieux à la recherche d’une trace de son passage. Il vit des colonnes couvertes de mousse, des monticules de pierres effritées, des bassins d’eau cristalline. Aucune trace d’Anya. Il l’avait tant de fois imaginée dans ce décor. Entre les piliers blancs et étincelants enveloppés de volutes de lierre vert émeraude, son exotique beauté aurait trouvé un écrin parfait. Les flaques d’eau lui paraissaient autant de bains bouillonnants dans lesquels elle aurait pu s’ébattre. Nue, bien sûr. — Anya ! appela-t-il. Elle ne répondit pas. Il attendit quelques minutes, puis appela de nouveau. Rien. — Je sais que tu es là. Toujours pas de réponse. Mais à quoi jouait-elle ? Il s’efforça de conserver son calme et se pencha sur un monticule de sable. Puisqu’elle ne se matérialisait pas, il décida de se concentrer de nouveau sur ses fouilles. Juste à cet instant, quelque chose de doux effleura ses omoplates, et l’odeur de fraises à la crème devint plus présente, provocante, emplissant ses narines. Il ne se retourna pas, comme s’il n’avait rien remarqué. Mais à l’intérieur, il tremblait. — Qu’est-ce que tu trafiques ? demanda-t-elle en apparaissant. Le ventre noué de désir, il la contempla longuement. Par tous les dieux… Ses vêtements… Il avala sa salive. Elle s’était adossée à une colonne blanche. Le marbre et les pierres en ruine dessinaient des motifs autour de son beau visage de madone. Elle portait une longue robe blanche et transparente – elle s’était encore changée – avec un drapé qui dénudait l’une de ses épaules offerte aux rayons du soleil. Une ceinture tressée d’or soulignait les courbes de sa taille. Et, comme il fallait s’y attendre, la robe était fendue, dévoilant la peau crémeuse de ses cuisses et un peu de sa culotte d’une blancheur de neige. Lucien eut soudain du mal à respirer. À contre-jour, la robe ne dissimulait presque rien. Il voyait même le contour de ses tétons couleur de fraise. Il songea qu’il ne pourrait plus jamais poser les yeux sur une fraise sans songer à Anya. Demande-lui de partir. Tu n’as pas le droit de l’approcher Arrange-toi pour qu’elle reste ! protesta le démon. — Il va bientôt faire nuit…, commença-t-il d’une voix rauque. Il crut déceler une lueur de reproche dans les beaux yeux bleus d’Anya. — Et alors ? Tu as peur de te perdre ? — Oui. Il se détourna d’elle, et prit dans sa main une poignée de sable. Un baiser, réclama le démon. Un baiser. Il serra les dents. Un moment passa dans le silence. — Ce n’est pas très malin de me tourner le dos, ricana-t-elle enfin. — Mes compagnons ne sont pas loin, rétorqua-t-il. Ils s’étaient dispersés sur l’île. Ils l’entendraient, s’il appelait, mais ils n’auraient sûrement pas le temps de réagir en cas de danger immédiat. — Ils me protègent, prétendit-il. Il n’osait décidément pas la regarder de nouveau. Elle le bouleversait. Et le calme Lucien n’avait pas l’habitude d’être bouleversé. — Tout de même, je m’étonne que tu ne me sautes pas dessus. Je croyais que j’étais en tête de ta liste. — Tu fais partie des tâches importantes, mais pas des plus urgentes. Elle remua derrière lui et fit rouler une pierre. Il fut tenté de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule, mais se retint. S’il posait encore les yeux sur elle, il ne pourrait plus les en détacher. Il était même capable de se jeter sur elle, comme elle avait l’air de l’espérer. Et pas pour la tuer. Pour l’embrasser. Comme le lui réclamait son démon. Encore et encore. Jusqu’à ce qu’ils soient nus et qu’il s’enfonce en elle. Il en avait tellement envie qu’il eut l’impression qu’il allait exploser. — Lucien, appela Paris d’une voix tendue. Il se raidit. — Oui. — Je détecte l’odeur de ta femelle. Tu as des ennuis ? — Restez où vous êtes, je n’ai pas besoin de vous, répondit-il. Continuez à chercher. Il ne voulait pas que ses compagnons voient Anya dans cette tenue. Paris grommela entre ses dents. — Tu es un chanceux ! lui cria Strider. Amun et Gideon ne firent pas de commentaire. — On dirait qu’ils ne te protègent pas tant que ça, remarqua Anya d’un ton étrangement dénué d’émotion. Il n’aimait pas qu’elle prenne ce ton. Mais sans doute était-ce sa manière à elle de se protéger de la souffrance qu’il lui causait. — Vous cherchez des objets anciens ? demanda-t-elle. — C’est toi qui nous as envoyés ici. Tu sais parfaitement ce qu’on cherche, ne fais pas l’innocente. Il s’accroupit pour écarter une grosse pierre argentée, et scruta les galets et le coquillage qu’il venait de mettre à nu. Il serra les dents. Voilà qu’il en était réduit à jouer dans le sable, lui, un guerrier d’élite… — Ce temple est resté sous la mer pendant des milliers d’années, commenta Anya. L’eau salée a dû dissoudre toutes les traces de son activité passée. — Nous devons tout de même chercher, on ne sait jamais. Il s’efforçait de croire qu’ils avaient une chance. — Je pensais que votre précieuse Ashlyn vous avait dit que c’était l’Hydre qui gardait la boîte de Pandore, poursuivit Anya avec un sourire méprisant. En effet, Ashlyn avait entendu parler de l’Hydre, mais elle n’était sûre de rien. Et pourquoi Anya prenait-elle ce ton railleur ? Elle avait sauvé la vie d’Ashlyn, puis elle l’avait aidée à demeurer auprès de Maddox : Lucien aurait cru qu’elle l’appréciait. Bizarre… Mais au fond, peu lui importait : pour le moment, il était préoccupé par l’Hydre de Lerne. De nombreuses sources s’accordaient à la décrire comme un monstre mi-femme, mi-serpent, possédant plusieurs têtes et soufflant une haleine exhalant un poison. On racontait qu’Hercule avait réussi à la tuer, mais, d’après Ashlyn, elle avait été aperçue plusieurs fois dans des endroits différents du globe – dans l’Océan arctique, en Afrique, en Écosse où les hommes l’avaient surnommée Nessie, et même aux États-Unis où elle avait donné naissance à la légende de Big Foot. Les surnoms, Lucien s’en moquait. Les mortels étaient incapables de voir ce qu’on leur mettait sous le nez. Il fut tenté d’abandonner le temple et de partir à la recherche de l’Hydre, car il n’était pas impossible que ce soit elle qui garde la boîte. Cette boîte… Il fallait la détruire à tout prix, pour empêcher les chasseurs – et les dieux – d’y attirer son démon et ceux de ses compagnons. Les Titans n’avaient pas fait surgir cet ancien temple des eaux uniquement pour restaurer le culte des dieux ; il y avait forcément quelque chose d’intéressant caché dans ces ruines. Sinon les chasseurs ne se seraient pas déplacés pour les fouiller. — J’adore les chasses au trésor, commenta Anya. — Tu n’as rien à faire ici, rétorqua Lucien. Nous ne voulons pas de ton aide. Il y eut quelques minutes de silence, puis, soudain, elle fut si près de lui que des mèches de ses longs cheveux bouclés effleurèrent ses avant-bras. Il avait ôté sa chemise parce qu’il avait chaud ; il était en sueur, les cheveux se collaient à sa peau moite. Il dut serrer les dents pour lutter contre le trouble provoqué par ce léger contact. — Et pourquoi pas ? protesta Anya d’une voix boudeuse. Il devina qu’elle faisait la moue. Dieux, qu’il aimait cette moue… — Il me semble que j’ai prouvé que j’étais utile et capable, ajouta-t-elle. Il commit l’erreur de lui jeter un regard, lequel tomba sur sa culotte. Il lutta contre une vague de désir et s’obligea à dériver jusqu’à ses yeux. Ses si beaux yeux… Il se leva avec des jambes qui tremblaient. Quand il fut debout, les beaux yeux d’Anya se retrouvèrent au niveau de son torse, à hauteur du papillon noir tatoué sur son épaule. De nouveau, il déglutit et détourna la tête. La vue de son visage illuminé par le désir était insoutenable. Elle allongea le bras vers lui, comme un automate, puis se reprit et le laissa retomber. Oui. Caresse-moi. Cela faisait trop longtemps que sa peau n’avait pas senti le feu des doigts d’Anya. Mais elle ne toucha pas le papillon noir. — Il est très beau, commenta-t-elle seulement. — Merci. Il fut déçu qu’elle ait renoncé à effleurer les ailes du tatouage, mais c’était mieux ainsi. — Je hais ce papillon, murmura-t-il. — Vraiment ? Pourquoi ? — C’est la marque du démon qui habite en moi. — J’aimerais me faire tatouer le même. Le papillon noir sur l’épaule d’Anya… Il aurait suivi le pourtour de ses ailes avec sa langue. Caresse-moi. Je t’en prie. — Pour répondre à ta première question, je ne veux pas que tu nous aides parce que tu nous distrairais, dit-il avec un peu plus de force qu’il n’aurait voulu. Chaque fois qu’elle l’approchait, il n’arrivait plus à se concentrer sur autre chose que sur son incroyable parfum de fraises. — Je suis désolé, s’excusa-t-il d’une voix plus douce. Elle le regarda droit dans les yeux. — Tu n’es pas du tout désolé, mais peu importe, répondit-elle sèchement en croisant les bras sur son torse. Puisque c’est comme ça, je ne te dirai pas où se trouve la boîte de Pandore. Il bondit vers elle et lui saisit le bras. — Tu sais où elle se trouve ? Elle lui prit le poignet. Pas pour le repousser. Pour l’empêcher de s’éloigner. — Tu renoncerais à me tuer, si je te le disais ? — Non. Elle se renfrogna et frappa du pied. Le geste fit rebondir ses seins contre le bras de Lucien. — Je me demande pourquoi je me donne tant de mal avec toi, grommela-t-elle. — Tu l’as déjà dit. — Vu que tu n’as pas l’air de comprendre, je me répète. Il soupira. — Pourquoi me poursuis-tu, Anya ? Elle prit un air buté. — Ça ne te regarde pas. — Tu espères m’amadouer ? Elle ferma à demi les paupières, laissant filtrer un peu du bleu de ses prunelles. — Tu es vraiment un enquiquineur, tu sais, dit-elle. Il ne put résister, cette fois, et l’attira brutalement à lui pour la soulever et placer son visage à hauteur du sien. Autrefois, quand il ne savait pas encore contrôler son démon, il lui était arrivé de se sentir poussé par une force qui le dépassait. Comme aujourd’hui… Les seins d’Anya battaient contre son torse. Et c’était délicieux. — Toi aussi, tu es une enquiquineuse, répondit-il. Et tu me rends fou. — Ne renverse pas les rôles. C’est toi qui me rends folle. Il la secoua et elle poussa un gémissement. — Dis donc, c’est mon jour de chance, tu es encore en érection, murmura-t-elle. Les narines de Lucien frémirent. La boîte. Pense à la boîte. — Que sais-tu à propos de la boîte de Pandore, Anya ? En avait-elle vraiment parlé ? Il n’en était plus très sûr. Cette odeur de fraise lui brouillait l’esprit. Elle sortit une langue rose et se pourlécha lentement les lèvres. — Je t’avoue que non. J’ignore où elle est. Tout ce que je sais, c’est que tu ne la trouveras jamais. — Et pourquoi donc ? — Les dieux eux-mêmes ne savent plus rien de cette boîte. Sinon, ils s’en seraient déjà servis. Elle n’avait pas tort. — Autre chose ? insista-t-il. Elle se cambra et se frotta lentement contre lui en gémissant. — Après leur victoire sur les Grecs, Cronos et sa bande ont interrogé et torturé pas mal de monde pour obtenir ces objets. Zeus leur a donné quelques renseignements, mais ça ne leur a pas suffi. Lucien serra les dents pour lutter contre les chaudes sensations provoquées par les frottements du corps d’Anya. — Mais pourquoi Cronos les veut-il ? — Qui ne les voudrait pas ? Ce sont des objets de pouvoir. S’ils tombaient entre les mains de ses ennemis, notre gentil Cronos pourrait bien se voir ravir de nouveau son trône. Par contre, s’il les avait en sa possession, il ne risquerait plus rien. — Mais comment ces objets pourraient-ils mener à la boîte de Pandore ? Et que feraient les dieux de cette boîte ? Elle ne sert qu’à enfermer des démons que nous gardons déjà. — Tu te trompes. Réfléchis un peu. Cette boîte est sculptée dans les ossements de la déesse de l’Oppression. Elle peut retenir prisonnier n’importe qui. Tartarus tombe en ruine, Cronos cherche une prison sûre pour les dieux grecs. Et quelle merveilleuse revanche… Des dieux enfermés pour l’éternité avec des démons. Pendant quelques secondes, la vision de Lucien fut obscurcie par un brouillard rouge. Son démon avait végété des milliers d’années dans cette boîte. Il y avait souffert. Il ne voulait pas y retourner. — Tu as l’air prêt à te battre, ma rose. Un petit corps à corps avec moi, ça te dirait ? Il lâcha les bras d’Anya et tenta de reculer, mais elle l’en empêcha. Lutter avec elle. La bloquer sous lui. Enfouir sa langue dans sa bouche. Du calme. — Cronos pourrait tout simplement éliminer les dieux grecs, fit-il remarquer. — Tu as vécu avec eux, n’est-ce pas ? — Il y a bien longtemps. Elle le lâcha. Mais ils ne s’écartèrent pas. Au contraire, ils firent un pas l’un vers l’autre. — Ils sont obsédés par l’idée de se distraire. Par ça et leur soif de vengeance. Cronos ne veut pas tuer Zeus parce qu’il tient à ce qu’il souffre autant que lui a souffert. De plus, si Zeus disparaissait, auprès de qui se vanterait-il de ses victoires ? L’éternité deviendrait une longue étendue morne et sans surprise. — Pourquoi ne vient-il pas fouiller le temple pour la chercher lui-même ? Elle sourit. — Il n’a pas besoin de se déplacer, nous faisons le travail pour lui. Lucien songea aussitôt à en tirer avantage. Si Cronos avait besoin de lui, il pouvait prendre son temps, avec Anya. Il eut envie de sourire de soulagement, mais l’idée que Cronos guettait dans l’ombre pour lui voler ce qu’il trouverait dans ce temple gâcha un peu sa joie. — Mais comment ces quatre objets peuvent-ils mener jusqu’à la boîte ? insista-t-il. — Je n’en ai pas la moindre idée, répondit-elle. En haussant les épaules, elle l’effleura. Il se mordit l’intérieur de la joue et son démon ronronna. Le plus petit contact avec elle, même fortuit et innocent, les bouleversait tous deux. — Ils fonctionnent peut-être comme des clés, ou comme une carte, proposa-t-elle en haletant. À part ça, que va-t-on faire, toi et moi ? Elle aussi était troublée, apparemment. — Je ne sais pas, répondit-il. Le visage d’Anya s’adoucit. — Qu’as-tu envie de faire ? demanda-t-elle avec des yeux brillants. — Continuer mes recherches, se força-t-il à répondre. Mais ce qu’il voulait vraiment, c’était lui quémander un baiser. Il envia soudain Gideon qui mentait continuellement, avec tant d’aisance. Elle recula d’un pas, en le contemplant à travers des yeux plissés. Il se sentit aussitôt abandonné, sans le chaud contact de son corps contre le sien, et son démon grogna. — Tu m’as encore utilisée pour me soutirer des informations, c’est ça ? Tu as fait semblant de me désirer pour me pousser à parler. — Oui, prétendit-il. Le visage d’Anya se décomposa. Il eut honte et songea qu’il était temps de cesser de la faire souffrir. Elle était probablement aussi volage que Paris et elle se servait de lui – tout en l’accusant sans vergogne de se servir d’elle –, mais elle était aussi charmante, gentille, douce et amusante. — Tu me dédaignes, reprit-elle en repoussant ses cheveux d’un geste fier. Tu te crois meilleur que moi. Mais tu sais quoi ? Tu te trompes. Tu te laisses manipuler par les dieux. Moi, au moins, je tente de les combattre. — Anya… Mais elle n’avait pas terminé. — Que feras-tu quand ton ami Aeron s’enfuira du donjon pour trancher la gorge de Danika et de ses camarades ? Rien ? Pourtant, quand Aeron retrouvera le contrôle de lui-même, il aura tellement honte de ce qu’il a fait qu’il n’aura pas assez de l’éternité pour s’en remettre. Et toi, tu n’as pas l’intention de l’aider à se révolter. Tu t’apprêtes à aller chercher l’âme de ces femmes. Il se rendit compte qu’elle avait raison et se détesta. Il n’était que la marionnette de Cronos. Il n’avait pas envisagé un seul instant de se battre en guerrier pour se libérer de ses chaînes. — Ces femmes ne sont peut-être pas aussi innocentes qu’elles en ont l’air, se défendit-il mollement. Si les dieux ont choisi d’exterminer Danika et sa famille, c’est qu’ils ont leurs raisons. — Enfin une parole sensée. Ils ont en effet leurs raisons. — Lesquelles, d’après toi ? Il était heureux de cette diversion. Il préférait réfléchir sur ces mortelles que sur sa propre faiblesse. — Tu n’as qu’à trouver tout seul, espèce d’idiot. Je t’en ai dit assez. Elle disait sûrement vrai, pour les femmes. Mais il l’avait blessée et elle souffrait, de nouveau. Il se dépêcha de la réconforter. — Dis-moi au moins si je perds mon temps en cherchant ici, insista-t-il. Elle ne lui devait rien, mais il ne pouvait s’empêcher de lui poser des questions. Elle prit son temps pour répondre, et sans doute demeura-t-elle immobile car il ne l’entendit pas bouger. — Tu ne perds pas ton temps, dit-elle enfin. — Merci. Qu’est-ce que… ? — Ça suffit. Je ne te dirai pas ce que tu dois chercher, ni comment tu dois t’y prendre. Même si tu as enfin daigné me remercier. Le ton était sarcastique, mais sans animosité. — C’était tout naturel, répondit-il en espérant l’amadouer. Elle vint se placer devant lui en roulant des hanches et s’adossa à une colonne. — Revenons à nous, dit-elle. Quand as-tu l’intention de recommencer à me pourchasser pour me tuer ? La question fit à Lucien l’effet d’une flèche en plein cœur. Il allait la tuer, il avait failli l’oublier. Honteux, il s’accroupit et se remit à fouiller dans le sable pour se donner une contenance. — Je ne sais pas. — Tu n’as pas peur de mettre en colère ce brave Cronos en prenant un peu trop ton temps ? — Il ne m’a pas donné de délai. — Très bien. Dans ce cas, nous pourrions reparler de tout ça dans une centaine d’années. Il s’agissait d’une innocente taquinerie, mais Lucien n’apprécia pas et grogna de nouveau. — Ça ne te convient pas ? Tu es trop pris ? — Quelque chose comme ça, murmura-t-il. — Et demain ? Tu es libre ? — Je serai occupé durant les semaines à venir. — Au point de ne pas pouvoir glisser un petit combat avec moi dans ton emploi du temps ? Pour toi, je ferais n’importe quoi. J’aurai toujours du temps pour toi. — Désolé. — Je commence à croire que tu ne prends pas très au sérieux l’ordre de Cronos. — Oh si, je le prends très au sérieux, tu peux me croire. Elle eut un soupir mélancolique. — Et si nous prenions rendez-vous pour autre chose ? Qu’en dirais-tu ? Il eut soudain devant les yeux l’image d’Anya enchaînée à son lit, les jambes ouvertes. — Non, dit-il. C’est impossible. Désolé. Elle haussa les épaules comme si cela n’avait aucune importance, puis elle baissa le nez vers ses sandales et poussa une pierre du pied. — Merci pour tout, lui dit-il. — Ce fut avec plaisir et… Quelle horreur ! Il se raidit, prêt à dégainer un poignard. — Qu’est-ce qui se passe ? — J’ai regardé mes pieds. — Et alors ? — Et alors, c’est affreux. Je ne dois pas regarder mes pieds. Le regard de Lucien descendit vers de jolis pieds aux ongles rouge vif. — Je ne vois pas le problème. Tes pieds sont adorables. Elle ouvrit la bouche, mais il ne lui laissa pas le temps de répondre. — Je trouverai peut-être un petit trou dans mon emploi du temps pour venir t’espionner, ajouta-t-il en rougissant. Elle eut un sourire tendre et indulgent. — Tu es bien naïf de te croire capable de m’espionner. Mais c’est touchant. Il dut pincer les lèvres pour ne pas lui sourire en retour. Elle l’amusait autant qu’elle l’excitait. — Et moi, je trouverai peut-être un moment pour chercher ces antiquités avec toi. La cage m’intéresse. Je viens de penser que je pourrais t’y enfermer. Pour en sortir, tu serais obligé d’être gentil avec moi. Il allait protester, mais elle disparut en agitant la main, tout en arborant son plus charmant sourire. 7 Durant la semaine qui suivit, Anya passa le plus clair de son temps dans le sillage de Lucien. Elle le surprit plusieurs fois quand il charriait des âmes. Elle n’aimait pas quand il se rendait aux portes de l’enfer. La chaleur et l’odeur qui s’échappaient du trou, les rires mauvais et les moqueries des démons lui donnaient la nausée. Lucien affectait l’indifférence, mais elle percevait son malaise et cela l’attristait. Il était condamné à contempler ce que le monde offrait de pire, et il fallait bien qu’il s’enferme dans une carapace pour supporter. Mais elle n’était pas dupe. Elle voulait à présent lui donner le meilleur. Elle voulait qu’il se sente heureux. Pourquoi ? Elle s’arrangea pour se convaincre qu’elle avait simplement envie de mettre un peu de lumière dans la sombre existence d’un prince des ténèbres. Elle soupira. Elle aurait dû renoncer à Lucien. Ou au moins l’attirer hors du temple pour le pousser à attaquer. Mais il n’aurait sans doute pas levé le petit doigt contre elle et aurait refusé de la suivre. Elle demeura donc invisible et resta près de lui. De plus, cela lui permettait d’être aux premières loges s’il trouvait quelque chose d’intéressant en rapport avec les objets de pouvoir. Après avoir menacé Lucien de les chercher pour elle-même, elle avait compris qu’elle les désirait réellement. Parce qu’une fois qu’elle en posséderait un, Lucien se mettrait à genoux devant elle pour l’obtenir. L’idée de voir s’afficher une expression suppliante sur son visage de marbre l’excitait au plus haut point. Et la tête qu’il ferait quand elle le prendrait de haut et lui annoncerait qu’elle préférait l’utiliser pour marchander sa vie avec Cronos… — Va-t’en, Anya, murmura Lucien. Il ne pouvait pas la voir, mais elle lui tira tout de même la langue. C’était la première fois qu’il lui adressait la parole depuis le début de la semaine. S’il osait encore lui parler sur ce ton, elle allait se matérialiser, juste le temps de lui donner la gifle qu’il méritait. — Je suis sérieux, ajouta-t-il. Il lui avait expliqué une fois qu’il sentait son odeur. Elle avait été heureuse qu’il soit conscient de sa présence invisible, mais aujourd’hui, cela l’agaçait un peu de songer qu’elle ne pouvait pas le surprendre. En ce moment, il fixait avec intensité les murs fissurés du temple de Tous les Dieux. Lui et ses compagnons venaient ici tous les jours, sans se décourager, avec une détermination qui forçait le respect. Pas la peine de se demander pourquoi je le désire tant. Rester auprès de Lucien ne faisait qu’exacerber le désir qu’elle avait de lui, ce qui était aussi stupide que dangereux. Cela lui donnait l’occasion d’admirer régulièrement le papillon noir tatoué sur son épaule. Elle se mettait à fantasmer qu’elle passait des heures à lécher les contours de ses ailes du bout de la langue. Et ensuite sa bouche descendait vers le sexe de Lucien qu’elle enduisait de chocolat avant de la déguster. Si elle avait osé lui proposer de pareilles incongruités, il aurait probablement répondu en sortant son poignard. Elle n’avait jamais rencontré un homme aussi peu sûr de lui. Quand une femme l’approchait et tentait de lui montrer qu’elle le désirait, il croyait aussitôt qu’elle se moquait de lui. Sans doute avait-il eu l’habitude d’être repoussé. Pourquoi les autres n’étaient-elles pas sensibles à son charme ? Pourquoi ne sentaient-elles pas à quel point il était un mâle ? Un vrai ? Lucien se pencha de nouveau et fouilla parmi le sable et les pierres. Les rayons du soleil le caressaient, et eux, il ne les rejetait pas. — Va-t’en, Anya, répéta-t-il. Cette fois, elle se matérialisa. Mais elle ne le gifla pas et s’installa sur un rocher, derrière lui. Il était torse nu et sa peau tannée par le soleil était couverte de cicatrices et d’ecchymoses. — Je t’ai demandé de partir, insista-t-il sans se retourner. — Je n’ai pas l’intention de t’obéir. Tu n’es pas mon papa. À moins que tu ne veuilles jouer son rôle… J’ai été une très vilaine fille, tu sais. Je mérite une fessée. Il laissa échapper un gémissement douloureux. — Anya, je t’en prie… Elle posa un regard gourmand sur les cicatrices de son dos luisantes de sueur. Elle tendait déjà le bras pour les caresser quand on appela. — Lucien… Ta femelle… Elle reconnut la voix faible et plaintive de Paris. Le malheureux n’avait sans doute pas eu d’orgasme depuis longtemps. Privé de sexe, il dépérissait. Il ne pouvait même pas choisir une compagne, ce qui aurait résolu son problème, car Luxure, son démon, lui interdisait de s’accoupler deux fois avec la même femme. Anya savait ce que cela coûtait de vivre avec une malédiction, et elle eut pitié de Paris. Une malédiction entravait votre libre-arbitre et empoisonnait votre vie. Elle songea sombrement qu’elle ne se débarrasserait jamais de la sienne. Son regard se posa de nouveau sur Lucien et ses épaules s’affaissèrent. Non, elle ne s’en débarrasserait pas. Inutile de rêver. Lucien lui était interdit. — Reste où tu es ! hurla Lucien à Paris. Je m’occupe d’elle. Elle est ici sous ma responsabilité. Sous sa responsabilité ? Elle se demanda si elle devait se sentir froissée ou flattée. — Tu n’invites pas ton ami à jouer avec nous ? ricana-t-elle. Il lui jeta un coup d’œil à la dérobée, à travers des yeux mi-clos, puis revint aussitôt à son sable. Cela n’avait duré qu’un dixième de seconde, mais elle sentit aussitôt de l’humidité entre ses jambes. — Qu’est-ce que c’est que cet accoutrement ? dit-il d’une voix rauque. — Un uniforme de domestique. Je suis venue pour t’aider à faire la poussière, non ? Il jura entre ses dents. — Mes compagnons ne sont pas très loin, murmura-t-il. Et ils ont du travail. Ils n’ont pas besoin que tu viennes les perturber. Elle en avait assez qu’il la perçoive comme une perturbatrice. Ses yeux tombèrent sur la pierre qu’il tenait à la main et elle fronça les sourcils. Si elle se montrait utile, il cesserait peut-être de la mépriser. — Je me souviens de cet endroit tel qu’il était autrefois, commença-t-elle. Avant qu’il soit enseveli, j’y ai suivi l’enseignement réservé aux dieux et aux déesses. J’y ai appris à contrôler mes pouvoirs, à me comporter dignement, et tout un tas d’autres sottises. Lucien ne parvint pas à dissimuler son intérêt et devint tout rouge. — Je n’ai jamais visité ce temple, avoua-t-il. J’y ai parfois accompagné Zeus, en tant que garde du corps, et il n’y restait jamais longtemps. Elle songea que ça n’avait pas dû être une sinécure d’être au service de ce caractériel. — C’est dommage que l’endroit soit tellement dégradé, commenta-t-elle. Tu aurais aimé, j’en suis sûr. — Tu pourrais me le décrire tel qu’il était ? demanda-t-il en lâchant sa pierre et en prenant une nouvelle poignée de sable pour la passer au tamis de son poing. Chaque fois qu’il découvrait un galet, il le contemplait en l’élevant vers la lumière, le tournait de tous les côtés, puis le jetait par-dessus son épaule. — Il était entouré d’immenses statues. Les murs étaient sertis d’ivoire, les sols de diamants, d’émeraudes, de saphirs et de rubis. Je suis sûre que Cronos et sa bande de crétins vont astiquer tout ça pour que ça brille. Lucien ricana et elle ne put s’empêcher de se joindre à lui. Le voir rire agissait sur elle comme un aphrodisiaque et elle était heureuse d’être la cause de sa joie. — Quoi d’autre ? — Voyons…, dit-elle en tapotant son menton du bout d’un ongle bleu. Chaque seuil était flanqué de deux colonnes blanches qu’on appelait les colonnes de la force. — Il y avait combien de salles ? Elle fit un effort de mémoire. Elle avait apprécié la beauté de cet endroit, mais ne s’y était jamais sentie à l’aise. Ses camarades l’avaient rejetée. Les autres déesses s’étaient souvent plaintes à leur professeur de ce qu’elle n’avait rien à faire ici parce qu’elle semait le trouble. Quant aux jeunes dieux, ils prétendaient qu’elle n’aurait pas dû se donner la peine de porter une robe, vu qu’elle passait plus de temps nue qu’habillée. Elle repoussa ces mauvais souvenirs. — Il y avait la salle de l’autel, la plus grande, à l’emplacement où tu te trouves en ce moment. Un grand hall où les fidèles se réunissaient pour leurs ablutions avant le sacrifice. Une salle intérieure et les appartements des prêtres. Il acquiesça. Il buvait littéralement ses paroles. — Tu peux m’en dire un peu plus sur la salle de l’autel ? Elle enchaîna aussitôt, ravie d’être écoutée avec tant d’attention. — Juste devant toi se trouvait une table de marbre blanc. Des fresques recouvraient les murs. Ces fresques, je les adorais. Au point que j’en ai fait faire une copie dans l’un de mes appartements et… — Que représentaient-elles ? coupa-t-il en se redressant brusquement, tout en la clouant du regard. Si elle avait pu se douter qu’il suffisait d’évoquer ce vieux temple pour attirer son attention, elle lui en aurait parlé plus tôt… — Alors ? insista-t-il. Elles représentaient quoi ? Elle haussa les épaules, d’un air faussement indifférent. — Des scènes évoquant la puissance des dieux, leurs victoires. Et aussi quelques défaites. Les yeux de Lucien étincelèrent. — Et la boîte de Pandore ? — Non, je suis désolée. Elle ne mentait pas. Et elle était sincèrement désolée de le décevoir. Il se frotta pensivement le visage. Elle s’approcha lentement de lui, avec le désir de le caresser, mais s’arrêta à mi-chemin, de peur d’être repoussée une fois de plus. De près, elle vit que son torse et ses bras étaient couverts de terre et que son pouls battait sauvagement. Elle en eut l’eau à la bouche. Les ailes du papillon tatoué sur son épaule s’étaient mises à vibrer et elle se demanda s’il était vivant. — À quoi penses-tu ? demanda-t-il. — À de vilaines choses, répondit-elle d’un air coquin. Son œil marron s’assombrit et le bleu se mit à rouler. Puis les deux fixèrent son minuscule uniforme noir et blanc avec des pupilles dilatées. — Tu prends plaisir à me faire souffrir, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Elle pressa ses doigts les uns contre les autres. — À peine, avoua-t-elle. Mais ne t’inquiète pas, je n’ai pas l’intention de m’acharner sur toi. C’est juste un de mes petits travers… Je ne peux pas m’empêcher de taquiner les hommes qui cherchent à me tuer. Un rayon de soleil filtra à travers un gros nuage. Un nuage ? Avec ce beau temps ? Elle se demanda si elle ne l’avait pas appelé par inadvertance et n’osa même pas lever les yeux vers Lucien. Elle vit du coin de l’œil que le rayon illuminait ses cicatrices et accentuait ses cernes. À cet instant précis, il paraissait terriblement sinistre, cruel et démoniaque. Irrésistible. Le cœur d’Anya s’accéléra et les pointes de ses seins devinrent deux boutons durs. Caresse-moi… Je t’en prie. Comme d’habitude, il resta insensible à son pouvoir de suggestion. Elle s’obligea à détourner le regard. C’était vain et stupide de le désirer aussi fort. Parce qu’elle n’avait pas droit à l’amour. Parce qu’il ne voulait pas d’elle. Tu dois tout de même l’amadouer pour le dissuader d’obéir à Cronos. Mais si elle tombait amoureuse de lui à force de le côtoyer, elle aurait un problème. Et un gros. Déjà, l’intensité de son désir pour lui la bouleversait. Il ne fallait pas que les choses s’aggravent de ce côté-là, sinon… — Anya ! lança la voix de Lucien qui vint interrompre ses pensées. — Quoi ? Elle ne se retourna pas, mais tira une sucette de la pochette suspendue à sa ceinture, en défit le papier et enroula sa langue autour, laissant échapper un petit gémissement de plaisir. Quel délice… Elle avait découvert le pouvoir réconfortant des sucettes quelques années plus tôt, quand l’un de ses amis était mort d’un accident de voiture. Lucien apparut soudain devant son visage, à quelques centimètres d’elle – décidément, c’était une manie qui commençait à l’agacer –, et lui arracha la sucette des mains pour la jeter à terre. — Mais qu’est-ce qui te prend ? protesta-t-elle en ouvrant des yeux ronds. — Je ne veux plus que tu manges ces trucs-là en ma présence, dit-il avec une mine renfrognée. — Pourquoi ? — Parce que, répondit-il d’un air buté. Les effluves de rose étaient de plus en plus forts. À présent, ils s’enroulaient autour d’elle et l’enveloppaient. — Si tu en veux une, il te suffit de me la demander. — Je n’aime pas ça. — Dans ce cas… — Tais-toi et laisse-moi travailler. Il se détourna et se pencha de nouveau sur son tas de sable, mais elle eut le temps de voir des flammes briller dans ses yeux. Elle l’étudia avec attention. Il était raide et crispé, comme s’il luttait contre… Elle n’osait y croire… Contre le désir ? Il la désirait donc ? Et si c’était vrai ? Si, comme elle, il ne pensait pas la moitié des méchancetés qu’il lui disait ? S’il cherchait simplement à lui dissimuler le fait qu’il tenait à elle ? Elle jugea inutile de lui poser la question, car il aurait nié. Mais pourquoi lui aurait-il caché son désir ? Il croyait sans doute qu’elle était une fille facile, qu’elle s’était donnée à des milliers d’hommes. Comment réagirait-il, s’il apprenait à quel point il se trompait ? — Tu perds ton temps, à fouiller ce sable, lui dit-elle d’un ton désinvolte. Elle se décidait à l’aider, pour attirer de nouveau son attention. Viens et embrasse-moi. — Tais-toi. — Je t’assure que c’est vrai, tu perds ton temps. — Disparais. — Tu n’as qu’à me faire disparaître. Je t’en prie… Désire-moi comme je te désire. Je voudrais tant ne pas me tromper… Il ne répondit pas. Elle se laissa tomber sur le rocher le plus proche, avec un soupir de frustration. — Je convoite ces objets autant que toi, grommela-t-elle. Je pourrais t’aider, mais le dédain que tu me manifestes ne plaide pas ta cause. Cette fois, il réagit au quart de tour en se matérialisant près d’elle pour la pousser. Ils tombèrent ensemble et elle eut le souffle coupé quand il l’écrasa de tout son poids. Tout en se promettant de se souvenir qu’elle avait intérêt à mentionner les objets de pouvoir le plus souvent possible, elle ouvrit les jambes – un réflexe, déjà – et fut aussitôt inondée de plaisir de la tête aux pieds. — Pourquoi les convoites-tu ? demanda-t-il. — Ce sont des objets de pouvoir, répondit-elle seulement. Ils lui donneraient surtout le pouvoir de marchander sa vie avec Cronos, mais il n’avait pas besoin de le savoir. — Je croyais que nous avions réglé cette question, marmonna-t-il d’une voix rauque. Tu ne toucheras pas à ces objets. — Si tu ne voulais pas que je m’y intéresse, il fallait me tuer. Elle s’humecta les lèvres tout en le contemplant fixement. Comme toujours, le regarder de trop près la bouleversa et elle dut faire un effort pour rester lucide. — Parce que j’ai décidé qu’ils étaient devenus ma priorité, ajouta-t-elle dans un souffle. Il laissa échapper un long gémissement. — J’ai l’impression que tu es pressée de mourir. Je t’ai accordé un sursis, et au lieu d’en profiter, tu passes ton temps à me provoquer. — Comme tu es attentionné, murmura-t-elle d’un ton railleur. Elle passa ses bras autour de son cou. — Je me bats pour survivre, poursuivit-elle. Et figure-toi que ça m’amuse beaucoup. Ses narines frémirent, comme s’il était brusquement assailli par un souvenir désagréable. Un muscle de sa mâchoire tressauta, faisant saillir ses cicatrices. Anya en eut l’eau à la bouche. Elle se retint d’y passer la langue. — Même si tu m’aides à trouver ces objets, je serai contraint de te tuer, fit-il remarquer. Ils en étaient revenus au même point. — Dans ce cas, pourquoi ce délai ? protesta-t-elle. Et ne te moque pas de moi, je sais que tu n’as pas l’habitude d’accorder des sursis. Le visage de Lucien se rembrunit et il mit quelques secondes à répondre. — Peut-être que je t’épargne momentanément parce que j’ai la sensation que tu sais quelque chose au sujet de ces objets. Te décideras-tu à me le dire ? — Si je savais quelque chose, les objets seraient déjà en ma possession. — Si tu dis vrai, tu ne m’es d’aucune utilité, répliqua-t-il d’un ton menaçant. Il s’écarta légèrement d’elle et leva le poing, comme s’il allait la frapper. Elle l’avait déjà vu plusieurs fois emporter des âmes. Il se dématérialisait et enfonçait la main de son corps subtil dans la poitrine de la victime, pour arracher son esprit, ne laissant derrière lui qu’un corps vide. Il ne frappait pas. Elle fut tentée de lui envoyer un coup de pied, pour lui apprendre à la provoquer. Je voulais juste passer un peu de temps avec lui, gémit une petite voix à l’intérieur d’elle-même. — Je te jure que j’ignore où sont cachés les objets de pouvoir, dit-elle précipitamment. Mais je peux t’en dire plus au sujet du temple. Il acquiesça sans hésiter, comme s’il avait attendu sa réponse. — Je t’écoute. Elle se demanda s’il ne l’avait pas manipulée pour la pousser à parler. Le traître… Mais bizarrement, cette idée augmenta encore son désir. Décidément, il avait toujours le dessus, avec elle. Il était bien le seul. Elle lui massa les épaules, en les écorchant un peu au passage. Il ne lui demanda pas de cesser et sa respiration devint irrégulière. Elle baissa les yeux vers son torse et la vue de sa peau nue la transporta. Je pourrais rester ainsi pour toujours. — Anya…, gémit-il. Elle continua à lui pétrir les épaules et il ferma les paupières. — De quoi parlions-nous ? demanda-t-elle. — Du… Du temple, articula-t-il avec difficulté. Oui, c’est cela, du temple. — Je vais te confier un secret à propos des dieux et des déesses qui ont séjourné entre ces murs, lui murmura-t-elle à l’oreille. — Je t’écoute. Ne t’arrête pas. Elle accentua sa caresse et ses doigts s’aventurèrent un peu plus bas dans son dos. Vers ses fesses. — Notre pouvoir s’appuie sur les actions des autres. Ils agissent, et nous avons le droit de réagir. Pour aider. Ou pour attaquer. C’est pour cela que je ne pouvais pas aider Ashlyn et Maddox tant qu’ils ne m’avaient pas délié les mains, si je puis dire. Il entrouvrit les paupières. Ses prunelles bleu et marron reflétaient tout le plaisir du monde. — C’est un secret bien gardé, parce que je l’ignorais, commenta-t-il. Il marqua un temps de pause. — Ils ont dû accomplir volontairement un sacrifice l’un pour l’autre pour que tu aies le droit d’intervenir en leur faveur. — Oui, confirma-t-elle. C’est ça. Tu as compris. — Donc, pour que les dieux me soutiennent dans ma quête, je dois moi aussi consentir à un sacrifice. Il était en érection. Elle sentait son sexe qui enflait entre ses cuisses. Il n’était pas le premier homme à s’allonger sur elle, mais il était le plus grand, le plus fort, le plus sexy. Il était aussi le premier qu’elle désirait vraiment. Mais il y avait cette malédiction et… Elle se souvint du jour où Artémis avait accusé Dysnomia d’avoir séduit son mari. « Ta fille est le portrait craché de mon époux ! » avait hurlé la déesse de la Justice. Dysnomia n’avait pas répondu. « Il est son père, n’est-ce pas ? » avait insisté Artémis. Cette révélation avait profondément choqué Anya. Ainsi, son père était le puissant gardien de Tartarus. Pourquoi l’avait-il ignorée pendant toutes ces années ? « Tu seras puni pour avoir engendré avec un homme marié ! » avait hurlé Artémis. Le visage de Dysnomia s’était décomposé, mais elle avait tenté de se défendre. « J’agis selon ma nature », avait-elle protesté. « Ça n’excuse pas tout. À compter d’aujourd’hui, tu tomberas malade chaque fois qu’un sexe d’homme te pénétrera. Tu ne pourras plus réclamer impunément les caresses d’un homme. Qu’il en soit ainsi. » Dysnomia était tombée à genoux en gémissant. « Quant à toi… », avait ajouté Artémis en se tournant vers Anya qui s’était réfugiée dans un coin en tremblant de peur. « Non ! avait protesté Dysnomia en tentant de se relever, pas elle ! Elle est innocente. » Mais Artémis ne s’était pas laissé fléchir. « Ta fille, innocente ? Je t’en prie, ne me fais pas rire, je ne vois pas comment ta fille pourrait être innocente. Elle est sortie de ton ventre, c’est déjà un crime. Un jour, tu désireras un homme, Anarchie, et lui aussi te désirera. Vous ne songerez plus qu’à être l’un près de l’autre. Tu ne seras pas rebutée par ce qu’il sera ou ce qu’il fera. Tu le voudras plus que tout. » Sur le moment, elle n’avait pas cru qu’elle serait un jour capable de tomber amoureuse d’un de ces dieux libidineux qui lui tournaient autour – et encore moins d’un mortel. « Tu n’auras pas l’occasion de suivre les traces de ta mère, avait poursuivi Artémis. Celui à qui tu te donneras te possédera pour toujours. Tu seras liée à lui pour l’éternité. Tu ne vivras plus que pour lui. Tu seras heureuse quand il sera heureux. Tu souffriras quand il souffrira. S’il te rejette et prend une autre femme, tu seras désespérée, mais incapable de le remplacer. S’il meurt, tu vivras avec son souvenir. J’ai parlé. Qu’il en soit ainsi. » Les mots d’Artémis l’avaient enserrée, lui coupant le souffle. Elle les avait sentis pénétrer dans sa peau, dans ses os, s’insinuer dans son âme, pour y apposer une marque rougeoyante qui ne l’avait jamais plus quittée. Durant les semaines qui avaient suivi, elle avait vécu dans une sorte de brouillard. En reprenant ses esprits, elle s’était mise à haïr son père pour l’avoir délaissée, et tous les hommes pour ce qu’ils risquaient de lui faire si elle n’y prenait pas garde. Elle avait commencé à vivre dans la peur. Après l’intervention d’Artémis, sa mère aussi avait pris peur. Elle l’avait soumise à un dur entraînement, afin de lui apprendre à se battre, et Anya avait repris confiance à mesure que sa force augmentait. Elle avait vaincu sa haine et sa peur, mais cela n’avait pas entamé sa détermination à rester seule. Ainsi, elle ne s’était jamais donnée à un homme, pour ne pas être réduite en esclavage. Elle aimait trop la liberté. Et depuis ses années de prison, elle en connaissait le prix. Mais aujourd’hui… Aujourd’hui, elle refusait de se passer du plaisir incommensurable que Lucien allait lui donner. Elle ne se lassait pas de l’imaginer, allant et venant au-dessus d’elle, puis se retenant. Le simple fait d’y penser provoqua une coulée humide entre ses jambes. L’enveloppe de sa peau devint soudain trop étroite pour contenir son corps, ses cuisses ne pouvaient plus s’arrêter de caresser celles de Lucien. La liberté, fit une petite voix dans sa tête. N’oublie pas que rien ne vaut la liberté. Jusque-là, elle n’avait jamais permis à ses soupirants de la pénétrer. Celui qui avait insisté, Aias, l’avait payé cher. Elle l’avait embrassé et caressé, mais, quand elle avait refusé d’aller plus loin, il l’avait traitée d’allumeuse et de putain et lui avait arraché ses vêtements tout en se déshabillant. Elle avait hurlé de peur en le suppliant de la laisser. Il avait éclaté de rire. Elle n’avait pas pu disparaître – elle ne possédait pas encore ce pouvoir, qui lui avait été offert plus tard par son père. Elle s’était donc battue, débattue, et elle avait réussi à le tuer. Elle n’avait jamais regretté. Pas même quand on l’avait jetée en prison. Personne n’avait le droit de lui prendre ce qui lui appartenait. Personne. — À quoi penses-tu ? demanda Lucien d’une voix altérée. Elle songea que le mieux était de lui dire la vérité. — À toi. Au sexe. À un voleur. À un autre homme. — Un amant ? demanda-t-il d’une voix maintenant sombre. Elle se demanda s’il était jaloux. — Quelque chose comme ça, oui. Il plissa les yeux. — Ça te déplaît de m’imaginer avec un autre homme ? le taquina-t-elle. — Non ! grommela-t-il en s’arrachant de ses bras pour se redresser d’un bond. Elle se sentit soudain abandonnée et se leva aussi, lentement, avec précaution, en époussetant du plat de la main ses bas à résille. C’est mieux comme ça, se dit-elle. Tu étais sur le point de te donner à un homme qui ne te désire peut-être même pas. Et qui est de surcroît déterminé à te tuer. — Revenons où nous en étions, déclara sèchement Lucien. Tu disais qu’Ashlyn avait dû consentir à un sacrifice pour que tu puisses l’aider. Il retourna d’un pas décidé vers l’emplacement de l’ancien autel. — Qu’est-ce que je pourrais sacrifier ? — Lucien ! appela Strider. Il est temps. — Encore quelques minutes, répondit-il sans quitter Anya du regard Anya ? Le sacrifice ? — Tu veux savoir si on a pratiqué des sacrifices sur cet autel ? Emportée par sa rêverie, elle avait perdu le fil de leur conversation. — Oui, on y a pratiqué des sacrifices. Et alors ? — Des sacrifices de sang ? — Oui. Mais que comptait-il faire de cette information ? — Qui sacrifiait-on ? De nouveau, elle fit l’effort de se replonger dans ce passé qu’elle n’aimait pas évoquer. Pourtant, en ce temps-là, les humains la vénéraient – pas comme aujourd’hui où les dieux faisaient partie des mythes et légendes –, mais tout bien considéré, elle préférait l’anonymat. — Les gens sacrifiaient des membres de leur famille, répondit-elle avec un nœud à l’estomac. Elle avait toujours haï cette pratique. — La plupart du temps, d’innocentes vierges. On leur tranchait la gorge et on les regardait perdre leur sang. Lucien avait pâli. — D’innocentes vierges ? C’est ce que réclame cet autel ? — Pas forcément. Les dieux se seraient contentés de quelques gouttes du sang de celui qui réclamait une faveur, mais les gens n’aiment pas souffrir. Ils préféraient offrir un être cher plutôt que de s’entamer la peau. Lucien avait repris des couleurs. Il tira lentement un poignard de sa botte et le métal siffla en glissant le long du cuir. Elle recula, les paumes levées. — Tu as l’intention de me sacrifier ? — Tu n’es ni une vierge ni un être cher. Elle s’arrêta net, les dents serrées. Le chien… Qu’en savait-il si elle était vierge ou non ? Il ne la considérait pas comme un être cher : cela, elle avait compris, et n’avait pas besoin qu’il le lui rappelle. — Je commence à être fatiguée de tes insultes, ma rose. Je n’ai pas mérité ça. Je t’ai aidé aujourd’hui, je t’ai aidé la semaine dernière, je t’ai aidé il y a un mois. Il soupira. — Tu as raison. Je suis désolé. J’ai été injuste. Je te promets de ne pas recommencer. Elle ne s’était pas attendue à des excuses et se sentit désarçonnée. — D’accord, mais… Elle se tut brusquement en le voyant s’entamer le poignet gauche. Puis il passa au droit. — Tu es fou, Lucien ! protesta-t-elle en se précipitant vers lui. Complètement fou ! Il ne risquait pas de mourir. Mais tout de même… — Comme ça, je serai fixé, dit-il. Ses blessures étaient larges et profondes et, quand elle y posa les yeux, ses propres poignets la lancèrent, par solidarité. Elle l’avait elle-même poignardé il n’y avait pas si longtemps, mais en cet instant, il lui était pénible de le voir souffrir. Elle lui attrapa le bras et tenta d’endiguer le flot de sang avec le tissu de sa robe. Du sang coula sur elle et sur le sol. Au moment où la première goutte atteignit le sable, Lucien tomba à genoux en gémissant de douleur. — Lucien… Qu’est-ce qui t’arrive ? En tant qu’immortel, il ne risquait pas de mourir en perdant simplement un peu de sang. Sauf… Sauf s’il était sous le coup d’une malédiction particulière… Sauf si… Elle commençait à s’inquiéter sérieusement. Il gémit de nouveau en se tenant le ventre. — Lucien ! Dis-moi ce qui se passe, par tous les dieux ! Il avait fermé les yeux et les ouvrit lentement, en haletant. Ses deux iris étaient devenus bleus – d’un bleu étrange, transparent comme le cristal, et pourtant sombre et agité de remous. Il se leva sur des jambes qui tremblaient et la repoussa, comme en transe, puis avança lentement vers l’unique mur du temple qui était resté debout. — Je le vois, murmura-t-il. Elle fut tellement soulagée qu’elle en resta sous le choc. Il avait une vision. Autrefois, quand un humain faisait couler son propre sang sur l’autel du sacrifice, les dieux le récompensaient d’une vision. Anya songea que l’âme du temple se réjouissait de servir de nouveau. — Que vois-tu ? demanda-t-elle. Elle eut envie de le prendre dans ses bras, mais se retint, pour ne pas le déranger. — Venez, je crois que j’ai trouvé, appela-t-il. Elle comprit qu’il s’adressait à ses compagnons, et pas à elle. Ils arrivèrent en courant, apparaissant derrière les colonnes comme des anges vengeurs. En découvrant son accoutrement, ils restèrent bouche bée. Elle n’avait pas eu l’intention de se montrer à eux dans cette tenue coquine réservée à Lucien, mais elle ne prit pas la peine de disparaître pour se changer. Elle ne voulait pas perdre une miette de ce qui allait se passer. Les quatre guerriers ne s’adressèrent pas à elle – Paris se pourlécha tout de même les lèvres, comme s’il entendait profiter d’un festin préparé pour lui. Elle leva les yeux au ciel et fut tentée de lui répondre par un doigt d’honneur, mais elle songea qu’il était capable d’interpréter le geste comme une invite et s’abstint. — Pourquoi saignes-tu ? demanda Strider en sortant un poignard. Et elle, pourquoi est-elle habillée comme ça ? ajouta-t-il en jetant un regard féroce du côté d’Anya. Lui, il eut droit à son doigt d’honneur. Sans hésitation. — Laissez cette femme tranquille, répondit Lucien d’un ton sec, sans quitter le mur du regard. Elle est à moi. Elle est à moi. Il l’avait dit. Elle adressa à ses compagnons un petit geste moqueur de la main. — Vous avez entendu ? Je suis à lui. Bas les pattes. — Et toi, Anya, je te conseille de rester tranquille et de garder tes mains dans tes poches, si tu ne veux pas les perdre, murmura Lucien. — Je t’en prie… Ne me fais pas rire. Comme si tes amis pouvaient quoi que ce soit contre moi. Il n’eut pas l’air d’entendre. Les quatre se rassemblèrent autour de lui pour former un cercle, et elle se joignit discrètement à eux. Et tant qu’elle y était, elle subtilisa quelques poignards au passage. Dieux, que c’était bon… Elle avait été occupée par Lucien au point d’en oublier de voler. Voler l’apaisait, ralentissait son rythme cardiaque, soulageait la douleur sourde qui lui rongeait le ventre. Ils ne s’aperçurent de rien, heureusement pour elle, et lui firent même une place. Lucien ouvrit grand les bras pour repousser tout le monde derrière lui, tout en continuant à fixer le mur. — Lucien ? appela Strider d’un air inquiet. Anya le dévisagea du coin de l’œil. Il avait les yeux bleus, les cheveux blonds, un visage taillé au couteau. Il était grand, musclé, bronzé. Il était souvent violent et cinglant. Il était décidément tout à fait son genre. Et elle se demanda pourquoi elle craquait pour Lucien plutôt que pour lui. — Qu’est-ce que tu vois, sur ce mur ? demanda Paris. Ils paraissaient tous quatre impatients et excités. — Cette attente me ravit, fit remarquer Gideon. — Vous vous souvenez de ce que disaient les mortels à propos de Zeus et des objets de pouvoir ? répondit Lucien. Ils répondirent oui, en chœur. — Ils ne s’étaient pas trompés, poursuivit Lucien. Je suis en train de contempler une fresque qui s’anime sous mon regard. Elle me raconte que Zeus, après avoir emprisonné les Titans, a confié ces objets à l’Hydre, laquelle s’est partagée en quatre bêtes qui gardent chacune une relique. — Si l’Hydre est la gardienne de ces objets, ça s’annonce mal pour vous, commenta Anya. — Chaque partie de l’Hydre s’est réfugiée dans un endroit secret, inconnu des dieux eux-mêmes. Strider grogna. — Nous ne sommes pas beaucoup plus avancés que tout à l’heure. — Tu vois des symboles ? intervint Anya. Il fallait bien aider cette bande d’amateurs, car ils ne s’en sortiraient pas sans elle. Il marqua un temps de pause et fronça les sourcils. — Oui. — Décris-les-moi. Zeus ne voulait sans doute pas que les autres dieux puissent retrouver les objets, mais il a dû prendre ses précautions pour être capable de remettre la main dessus, si l’envie lui en prenait. Autrefois, quand il avait le pouvoir de piquer ce qu’il voulait à qui il voulait – une capacité que j’ai toujours admirée –, il cachait ce qu’il avait indûment obtenu, et se servait de visions et de symboles pour les retrouver quand le propriétaire avait oublié. — Mais Cronos a déjà interrogé Zeus, fit remarquer Lucien sans même se tourner vers elle. — Et alors ? Tu penses bien que Zeus ne l’a pas mis sur la voie. Au lieu de perdre du temps, tu ferais mieux de me décrire ces symboles. Lucien fit la moue. — Très bien, ne me dis rien. Je vais m’éloigner pour que tu puisses partager tes informations avec tes compagnons. Je vais devenir invisible et je serai tout ouïe, ajouta-t-elle avec un grand sourire. Il émit un grondement sourd. — Tu vois bien que tu ne peux rien me cacher, alors cesse de tergiverser, reprit-elle en ricanant. De plus, tu iras plus vite si je te mets sur la voie. Tu as de nouveau besoin de mon aide, reconnais-le. — Très bien, reconnut-il d’un ton dépité, en triturant nerveusement ses cicatrices. Nous avons besoin de ton aide. Il soupira. — Le premier symbole est formé de deux lignes qui s’amenuisent, réunies par une ligne courbe. — L’Afrique du Sud, répondit-elle sans la moindre hésitation. — Comment peux-tu l’affirmer ? demanda Paris. Il paraissait de plus en plus épuisé. Il s’était discrètement rapproché d’elle et se risqua à lui pincer les fesses. Elle recula en lui donnant une tape sur la main. — Je suis tout simplement plus futée que vous, répondit-elle d’un ton suffisant. Paris lui agrippa le poignet en affichant un air désespéré. Elle se demanda ce qu’il comptait faire et… Mais Lucien intervint et les sépara d’un geste brusque, en grognant à l’intention de Paris. — D’accord, soupira Paris en reculant. J’ai compris le message. Pas le droit de la toucher. Il s’arrêta net et baissa les yeux vers sa ceinture. — Bon sang ! Mon poignard a disparu. Le regard des quatre guerriers alla de Lucien à Anya, puis d’Anya à Lucien, comme s’ils attendaient des instructions. — Quoi ? protesta-t-elle. Vous m’accusez de l’avoir volé ? — Le mien non plus n’est plus à sa place, fit remarquer Strider avec un grand sourire. Mais tu peux le garder, Anarchie, je te l’offre. Tu penseras à moi quand tu t’en serviras. La réaction et le sourire de Strider la surprirent, et elle lui sourit en retour. De nouveau, Lucien montra les dents en grognant. Elle en fut secrètement flattée, mais leva les yeux au ciel. — Du calme, lui dit-elle. Je sais, tu n’aimes pas que je détourne l’attention de tes hommes. Je ne le ferai plus. Il cessa de grogner. — Le deuxième symbole est composé d’une seule ligne, discontinue, dit-il en se tournant de nouveau vers le mur. — L’Arctique. Ah ! s’écria-t-elle en posant une main sur son cœur. Ça me rappelle notre première rencontre, le jour où tu as pris un bain rafraîchissant, pendant que je t’admirais depuis la banquise. Tu t’en souviens ? Elle ne lui laissa pas le temps de répondre. — C’est peut-être le signe que nous sommes faits l’un pour l’autre, tu ne crois pas ? Il pinça les lèvres. — Le troisième symbole est composé d’une ligne horizontale et courbe, avec une sorte de ramification, dit-il en ignorant sa question. Elle n’insista pas. — Ce symbole représente les États-Unis, dit-elle. — Le quatrième est une ligne droite, recourbée au bout. Elle ressemble un peu à une machette. — L’Égypte, dit Anya. Puis elle sourit, et battit des mains. — Vous comprenez ce que ça signifie, n’est-ce pas ? Il va falloir voyager. La chasse au trésor ne fait que commencer. Où allons-nous en premier ? — Comment peux-tu être aussi sûre de toi dans l’interprétation de ces symboles ? demanda Lucien en se retournant pour reprendre la question de Paris. Elle remarqua que ses prunelles reflétaient toujours cet étrange bleu agité de remous. — Zeus s’est peut-être montré un peu trop bavard, répondit-elle en riant. — Comment connais-tu la signification de ces symboles ? insista-t-il. Sa mère avait été la maîtresse de Zeus et elle avait eu l’occasion de surprendre quelques secrets d’État. Mais elle n’avait pas à le crier sur les toits. — Je te l’ai dit. Je suis une futée. — Et qu’est-ce qui nous prouve qu’on peut te faire confiance ? intervint Paris. — Rien ne vous le prouve, mais vous n’avez pas le choix. Ou plutôt si, vous avez le choix entre la peste et le choléra. Lucien la prit par le bras et la tira sans ménagement pour l’obliger à lui faire face. — Tu ne viens pas avec nous, Anya. Enlève-toi tout de suite cette idée de la tête. Vraiment ? — Essaye donc de m’en empêcher, railla-t-elle. — Tu sais que je peux t’en empêcher. Elle haussa un sourcil. — Ah oui ? Pour le moment, ce que je sais, c’est que je suis ici, vivante et en bonne santé. Je me trompe ? Lucien soupira de rage et une fumée qui puait le soufre s’échappa de ses narines. Comme il était mignon, son dragon de l’enfer ! Elle voyait presque les rouages de son cerveau tourner à toute allure, pendant qu’il faisait de son mieux pour se maîtriser. Plus il était furieux, plus il devenait attirant. Et en ce moment… — Admets que sans moi tu n’aurais jamais pu décrypter ces symboles, insista-t-elle. Tu ne peux pas te passer de moi dans cette entreprise. — Et si tu nous avais tout simplement menti ? rétorqua-t-il en se faisant l’écho des soupçons de Paris. — Rien ne t’empêche de perdre sottement du temps à en chercher toi-même la signification. Après tout, je m’en fiche. Pendant que tu seras assis derrière ton ordinateur, moi, je trouverai l’Hydre et les objets qu’elle garde. Et j’aurai mis la main sur la boîte de Pandore avant que toi et ton escouade de soldats bourrés de testostérone ayez eu le temps de réserver votre place dans un avion. Un concert de grognements mécontents lui répondit. — Quoi ? J’ai abordé un sujet tabou ? demanda-t-elle en feignant l’innocence. — Nous allons nous séparer, annonça Lucien. Il s’adressait à ses compagnons, mais il resta tourné vers Anya. — Paris et Gideon partent aux États-Unis. Paris prit le ciel à témoin. — Par tous les dieux, pourquoi suis-je toujours obligé de faire équipe avec la Tromperie ? — C’est un grand pays, vous ne serez pas trop de deux, coupa Lucien. Strider, tu iras en Afrique du Sud. Amun, en Égypte. Il contempla fixement Anya. — Je prends l’Arctique. — Puis-je te suggérer l’acquisition d’un manteau bien chaud ? demanda Anya d’un ton affable. Lucien lui jeta un mauvais regard et elle dut se faire violence pour ne pas l’embrasser. — Je vais appeler Sabin pour lui expliquer où nous en sommes, intervint Strider. Il aura peut-être du nouveau de son côté. — Tu sais quelque chose à propos du temple que Sabin fouille en ce moment à Rome ? demanda Lucien à Anya. — On l’appelle le temple de Ceux dont on ne Parle pas. — « Ceux dont on ne Parle pas » ? s’exclama Gideon. J’ai souvent entendu parler d’eux. Cela signifiait, bien entendu, qu’il n’en avait jamais entendu parler. — Autrefois, les parents menaçaient les enfants de les enfermer dans ce temple quand ils n’étaient pas sages, poursuivit Anya en frissonnant. Sans doute parce qu’on entendait toujours des cris résonner à l’intérieur. — Qui sont ceux dont on ne parle pas ? — Je ne sais pas. Je ne me suis jamais approchée de ce temple. Et comme son nom l’indique, personne n’en parlait jamais, à part les parents pour impressionner leurs enfants. Lucien soupira. — Appelle Sabin, si tu juges que c’est nécessaire, dit-il à Strider. J’ai de toute façon l’intention de me transporter jusqu’à Rome pour le mettre au courant de vive voix, en détail. J’en profiterai pour visiter moi aussi le temple. Le sang que j’ai fait couler ici m’a permis d’obtenir une vision. Ça marchera peut-être là-bas. Anya sentit qu’un vent d’espoir les balayait. Ils étaient plus près que jamais du but. — Où chercher, une fois sur place ? demanda Paris. Les États-Unis, c’est grand. Et il y a plein de femmes, là-bas, ajouta-t-il comme s’il venait d’en prendre conscience. Ses lèves s’étirèrent en un lent sourire et son visage parut brusquement moins fatigué, rien qu’à l’idée qu’il serait bientôt approvisionné en chair fraîche. — Anya ? demanda Lucien. Tous les regards convergèrent vers elle. Ils réclamaient son aide, puis ils n’en voulaient plus, puis ils la réclamaient de nouveau… — Je ne suis qu’une déesse mineure, rappela-t-elle. Personne ne veut de moi. Personne n’a besoin de moi. Personne… — Tu viendras avec moi sur le continent arctique, coupa Lucien d’un ton résigné. Quel enthousiasme ! C’était vexant, mais ça valait tout de même mieux qu’une indifférence affichée. Pourtant… Il méritait qu’elle le fasse un peu marcher. — Pardon ? demanda-t-elle en mettant sa main en coupe sur son oreille. Qu’est-ce que tu viens de dire ? Je n’ai pas bien entendu. — Tu peux venir avec moi, répéta-t-il plus fort, d’un air sombre. Elle croisa ses bras sur sa poitrine. Excite-le encore un peu et il va te sauter dessus. — C’est là-bas que tu as choisi de me tuer ? — Je finirai par te tuer, oui, mais je te préviendrai ; je ne te prendrai pas en traître. — Ça me paraît loyal, dit-elle. Elle était ravie du bilan de sa journée. Bientôt, elle voyagerait avec Lucien. À coup sûr, il tenterait de la tuer. Cette idée aurait dû l’effrayer, mais elle l’excita. Elle voulait avoir une chance d’éveiller de nouveau son désir. Même si c’était dangereux. — J’accepte, conclut-elle. — Où devons-nous chercher ? demanda Paris. — Je n’ai pas toutes les réponses. Si ça continuait ainsi, ils finiraient par la respecter pour son intelligence. — Anya ! dit Lucien d’un ton irrité. — Je t’assure que je ne sais pas, protesta-t-elle. Demandez à Ashlyn de s’intéresser aux rumeurs concernant les monstres géants vivant près de l’eau ou dans l’eau. Ils acquiescèrent, et elle fut une fois de plus oubliée quand ils se mirent à discuter pour régler les menus détails de leurs voyages. Anya se glissa parmi eux et caressa le buste de Lucien d’un doigt langoureux. — On va bien s’amuser, toi et moi… Il était en train de communiquer à Strider des informations sur l’Afrique du Sud, mais il s’arrêta net et fit volte-face vers elle, les yeux brillants. Elle ne lui laissa pas le temps de réagir. Elle lui envoya un baiser et s’évanouit dans les airs. 8 Lucien s’occupa de préparer son voyage – en s’interrompant pour escorter une vingtaine d’âmes jusqu’à leur demeure éternelle. Mais à aucun moment il ne sentit peser sur lui le regard brûlant d’Anya. Il ne fut pas non plus enveloppé par son parfum de fraise. Il se demanda à quoi elle s’occupait. Et avec qui. Il serra les poings si fort qu’il en eut mal aux articulations. Elle lui manquait plus que jamais. Il s’était habitué à sa présence et tout lui semblait flou quand elle n’était pas là. De plus, il se faisait du souci pour elle. Il n’était pas exclu que Cronos, fatigué de ses hésitations, se soit décidé à se charger lui-même du cas Anya. Il enfonça ses ongles dans ses paumes. À en saigner. Elle va bien, ne t’en fais pas. Cronos n’avait pas réussi à venir à bout d’Anya, c’était pour cela qu’il l’avait chargé de l’éliminer. Le roi des dieux ne pouvait rien contre elle. Mais le temps passe… À tout moment, ce chien puant de Cronos pouvait se manifester. Mais Lucien n’avait plus peur de lui. Ce qui comptait, c’était de passer du temps avec Anya. Et puisqu’elle devait l’accompagner sur le continent arctique… Dommage que ce ne soit pas plutôt sur cette magnifique plage déserte, à Hawaï. Il aurait pu choisir de remmener en Égypte, mais il avait préféré la banquise, dans l’espoir que le froid tempérerait son désir. Parce qu’il la désirait. Terriblement. Elle commençait à l’obséder. En ce moment, il s’imaginait sans cesse en train de la déshabiller. De lui donner du plaisir de mille manières – plus ou moins avouables. De regarder son visage pendant qu’elle jouissait. De la tirer par les cheveux pendant qu’elle dévorait avec application sa verge. Et il en tremblait. Comme un vulgaire mortel. Son corps trop longtemps privé des plaisirs de la chair vibrait pour Anya chaque fois qu’elle se montrait. Il avait de plus en plus de mal à s’éloigner d’elle. De plus en plus de mal à décourager ses avances. Cesse de réfléchir et concentre-toi sur tes achats. Il s’était transporté à Athènes, où brillait un soleil de plomb. Il se souvint de la dernière fois qu’il avait parcouru les rues de cette ville, il y avait bien longtemps, au milieu des cadavres et du sang qui coulait en ruisseaux épais. Il repoussa cette image. L’air était agréable, doux et salé. Il avait intérêt à profiter de ce climat tempéré, avant d’affronter le souffle glacé de l’Arctique. Avec Anya. Par tous les dieux ! Mais comment allait-il s’y prendre pour se concentrer sur ses achats, si toutes ses pensées le ramenaient à elle ? Il fit mentalement la liste de ce qui lui serait nécessaire. Un manteau. Des bottes. Des sous-vêtements chauds. D’épaisses chaussettes. Des gants. Il aurait pu se transporter à Budapest pour prendre ceux qu’il avait dans sa chambre, mais ceux-là étaient conçus pour des hivers supportables. L’Arctique, c’était autre chose. Il allait devoir affronter un vent glacial et de la neige – de la neige à n’en plus finir. S’il avait de la chance, il trouverait rapidement l’Hydre, et son calvaire ne durerait pas trop longtemps. Il donna un coup de fil à Maddox pour lui demander de charger Torin d’effectuer des recherches préliminaires. Anya… Que faisait-elle en ce moment ? Cette fois, il ne tenta pas de cesser de penser à elle. De toute façon, cela ne servait à rien. Anya… Dans l’Arctique. Seule avec lui. Tout bien considéré, il n’était plus si pressé de trouver l’Hydre. Il sourit en songeant à son bain forcé dans l’eau glacée de la banquise et à Anya le poussant de toutes ses forces… Quel spectacle magnifique ! Elle avait eu un rire joyeux, grisant, irrésistible. Un rire qu’il avait envie d’entendre de nouveau. Il admirait son courage et sa ténacité. N’importe qui aurait eu peur d’avoir, au sens propre, la mort aux trousses, mais elle, non, elle luttait. Avec toutes les armes qui se trouvaient à sa disposition. Mais où était-elle passée ? Est-ce qu’elle avait fini par se lasser de lui ? Il venait de dépasser une vitrine et planta son poing dans un mur. La pierre lui écorcha la peau. Qu’elle soit lassée de lui ou pas, il l’aurait bientôt pour lui tout seul. Il espérait apprendre à mieux la connaître. Il espérait aussi qu’il trouverait la force d’accomplir son devoir. Il ralentit le pas et s’obligea à regarder autour de lui. Il se trouvait dans une agréable rue piétonne où se tenait un marché hétéroclite – on y trouvait des fruits et des légumes, des vêtements, toutes sortes d’objets. Il contempla les échoppes installées à l’ombre de grands arbres. De fines écharpes… Des poignées de porte… Rien de tout ça ne lui serait utile dans l’Arctique. — Ce n’est pas ici que tu trouveras ton bonheur, déclara Anya qui venait d’apparaître près de lui. Il jeta un coup d’œil inquiet autour d’eux pour s’assurer que personne n’avait remarqué ce tour de passe-passe. Quelques hommes regardaient dans leur direction, mais il n’aurait pu dire s’ils étaient sous le choc à cause de l’événement extraordinaire dont ils venaient d’être témoins, ou s’ils étaient tout simplement fascinés par la beauté d’Anya. Car elle était plus belle et désirable que jamais. Elle avait rassemblé ses clairs cheveux en une natte enroulée à la base de la nuque, un bandeau encadrait son visage, elle portait un long manteau beige bordé de fourrure, ainsi que de longues bottes assorties, elles aussi bordées de fourrure. — Où étais-tu passée ? demanda-t-il d’un ton plus dur qu’il n’aurait voulu. Elle était là, et rien d’autre n’aurait dû compter. Sa place est près de toi, ajouta une voix dans son esprit. Il fronça les sourcils. Quand elle est près de moi, je peux la protéger. C’était tout. Il songeait à la protéger, rien de plus. — Oh…, fit-elle avec un geste vague de la main. Ici et là. Il songea aussitôt qu’elle avait peut-être rendu visite à un autre homme et serra les dents de rage. Puis il se rendit compte qu’il se trouvait sur une mauvaise pente et se dépêcha de changer de sujet. — Qu’est-ce qui t’a pris de mettre un manteau par cette chaleur ? Il portait un short et un léger T-shirt en lin, ce qui ne l’empêchait pas de transpirer à grosses gouttes. — Je t’emmène en Suisse, à Zurich. Il ne fait pas chaud, là-bas. — Anya, je… Il soupira. — Pourquoi irions-nous à Zurich ? Voilà qu’il disait « nous »… Il s’en voulut. Il se promit de se souvenir de penser à eux séparément. Pas comme à un couple. — Parce qu’il neige et que le blanc me va bien. Le premier arrivé a gagné ! Elle disparut, ne laissant derrière elle que ses effluves de fraise. Lucien jeta de nouveau un regard inquiet autour de lui. Cette fois, pas de doute, plusieurs personnes avaient vu Anya se volatiliser et le contemplaient bouche bée. Les citoyens de Budapest attribuaient des pouvoirs surnaturels aux habitants du château, mais Lucien et ses compagnons avaient toujours pris soin de leur dissimuler leurs pouvoirs. Ils évitaient d’alimenter les rumeurs. Ils ne voulaient pas attirer l’attention des curieux, des médias, et encore moins celle des chasseurs. Pourtant, il ne tenta pas d’expliquer ce qui était arrivé à Anya ; il se dématérialisa lui aussi, en espérant que les pauvres humains se convaincraient qu’ils avaient été victimes d’une hallucination. Il avait hâte de rejoindre Anya. Au point qu’il ne pouvait attendre une seconde de plus. Depuis qu’elle s’était montrée, son cœur battait la chamade. Il savait bien qu’il aurait dû conserver ses distances, puisqu’il était censé la tuer, mais c’était plus fort que lui. La trace lumineuse de la belle déesse le mena en effet à Zurich. Il y était déjà passé pour emporter des âmes, mais il n’avait jamais eu le temps de s’y arrêter pour visiter C’était d’ailleurs le cas pour la plupart des pays dans lesquels il circulait régulièrement. Il arrivait, il prenait une âme, voire plusieurs, il se rendait au paradis ou en enfer, il rentrait à Budapest. Jusque-là, il avait été lié par la malédiction qui l’obligeait à revenir tous les soirs à minuit, pour Maddox. Cela avait duré des siècles. Ensuite, quand Anya l’avait libéré de cette malédiction, il avait été trop occupé et n’avait même pas songé à voyager pour son plaisir. Le temps pressait. Les chasseurs voulaient les détruire. Il pria intérieurement pour avoir au moins le temps de profiter de ce moment avec Anya. Pour que rien ne vienne les interrompre ou gâcher leur plaisir. Idiot ! Elle cherche peut-être à te tendre un piège. Il la trouva sur une terrasse de bois inondée de soleil, avec sa silhouette qui se découpait sur des sommets enneigés. La vue était saisissante. Elle lui faisait face. Le vent frais faisait voleter ses cheveux. Elle ouvrit grand les bras. — À quoi penses-tu ? demanda-t-elle. — Je pense que tu es magnifique, dit-il. Et elle l’était. Un sourire timide et fragile étira lentement ses jolies lèvres. Elle le contempla fixement pendant quelques secondes, puis se décida. — Moi aussi, je te trouve magnifique, dit-elle. Cette réponse l’agaça, au lieu de lui plaire. Il la désirait comme un fou et elle jouait avec ses sentiments. Il se raidit. Ça recommence… Elle essaye encore de te manipuler — Débarrassons-nous vite fait de la corvée de shopping, dit-il sèchement. Le sourire s’effaça du visage d’Anya. — La corvée ? Tu es vraiment un rabat-joie. Mais je refuse de te laisser gâcher ce moment. Tu as déjeuné ? — Non. — Dans ce cas, mangeons. Le shopping attendra. — Anya… Il me semble que… Elle passa devant lui d’un air digne, comme si elle n’avait pas entendu, et franchit d’un pas nonchalant une ouverture voûtée menant à un grand appartement – pourquoi pas une maison ? – peint de couleurs vives et meublé de façon luxuriante. Ne sachant que faire, il la suivit. — Je m’attendais à ce que ce soit plus grand, chez toi, fit-il remarquer. — J’ai des appartements un peu partout dans le monde et je n’ai pas besoin de beaucoup d’espace, répondit-elle. Je préfère les petits lieux, je les trouve plus intimes. Au centre du salon, sur une table en bois, elle avait disposé de la nourriture. Elle se laissa tomber sur un coussin mauve. — Ça fait longtemps que je ne suis pas venue ici, expliqua-t-elle. À cause de tu sais qui. — Cronos ? Elle acquiesça, tout en remplissant leurs assiettes avec… Il renifla… Une tourte au poulet, du pain frais, des légumes… Il fut surpris qu’une déesse ne se nourrisse pas de mets plus recherchés. — Assieds-toi, dit-elle sans le regarder. Elle prit une bouchée en fermant les yeux de plaisir. Il fit ce qu’elle lui demandait. Il était ému de surprendre son quotidien, et aussi qu’elle prenne tant de plaisir à manger, tout simplement. Avec Mariah, il n’avait partagé que quelques mois d’intimité, et il n’avait jamais dîné chez elle. Les seuls repas préparés pour lui correspondaient aux pitoyables tentatives de Paris en matière de cuisine. Il se rendit compte qu’il venait de penser à Mariah sans culpabilité et sans angoisse. Sans doute commençait-il à guérir. Elle était de moins en moins présente chaque jour. Cette constatation le soulagea autant qu’elle l’attrista. Son démon, lui, n’avait jamais souffert de l’absence de Mariah. Souffrirait-il de celle d’Anya ? Quelque chose lui disait que oui. Parce qu’en ce moment, il ronronnait. — Tu ne m’as pas encore dit pourquoi Cronos exigeait ta mort, fit-il remarquer. Anya sirota une gorgée d’un vin sombre et épais, tout en le scrutant par-dessus son verre. — Je t’ai dit qu’il désirait s’approprier quelque chose qui m’appartient. — Ton corps ? Ces mots lui avaient échappé, il n’avait pas pu se retenir. — Tu t’imagines sans doute que je donne mon corps à tout le monde, rétorqua-t-elle avec une pointe d’amertume. Tu vas rester là à me regarder, ou tu vas te décider à manger ? Son estomac se mit à gargouiller et il mordit aussitôt dans sa part de tourte, qu’il trouva succulente. Irréprochable même. — C’est toi qui l’as cuisinée ? demanda-t-il. Il l’imaginait mal en femme d’intérieur. — Sûrement pas, protesta-t-elle avec une moue écœurée. Je l’ai volée, qu’est-ce que tu crois ! Il ne put s’empêcher de sourire. — Cronos…, insista-t-il pour couper court aux drôles de pensées qui lui venaient à l’esprit. Pourquoi ne se charge-t-il pas lui-même de toi ? Tu ne te caches pas beaucoup, en ce moment. Je suis certain qu’il sait où tu es. — Cronos est un dieu étrange et mystérieux. Il ne fait jamais ce qu’on attend de lui. — Mais tu dois tout de même avoir une petite idée sur la question. — Ma petite idée, c’est qu’il est stupide, répondit-elle en haussant les épaules. Lucien crut que Cronos allait se manifester à travers un déchaînement de tonnerre et d’éclairs, mais il ne se passa rien. Il soupira de soulagement. — Il veut quelque chose qui t’appartient, reprit-il d’un air songeur. Et c’est quoi, ce « quelque chose » ? Dis-le-moi, Anya, je t’en prie. Et pour une fois, réponds-moi sans détour. — Pour une fois ? s’étonna-t-elle en agitant sa fourchette. Je te réponds toujours sans détour. — Alors cette fois aussi, admit-il avec un soupir. Elle le contempla un long moment, immobile et silencieuse. — Tu veux la vérité, dit-elle enfin. Très bien. Mais cette information aura un prix. Nous allons conclure un marché. Moi aussi, j’aurai le droit de te poser une question. — D’accord, mais tu commences. Je t’écoute. — Je possède une… Zut, Lucien… Je possède une clé qui intéresse Cronos. Tu es content ? — Oui, je suis content. Et à présent nous voilà quittes. — Mais tu ne… Ah ! Je viens de te demander si tu étais content et tu as répondu à ma question. Tu m’as bien piégée. Un point pour toi. — Cette clé…, insista Lucien. Elle ouvre quoi ? Ça, je n’ai pas l’intention de te le dire. Elle prit un morceau de poulet et le mâcha lentement. Elle ouvre quoi ? répéta Lucien. — Tu n’as plus de crédit, fit-elle remarquer. Elle n’avait pas tort, mais il poursuivit tout de même. — Pourquoi ne veux-tu pas lui donner cette clé ? — Parce qu’elle m’appartient, répondit-elle d’un ton sec. Elle lâcha sa fourchette qui cliqueta en heurtant son assiette. — Et maintenant, ça suffit ! s’exclama-t-elle avec irritation. Tais-toi, si tu ne veux pas que je te jette dans une fosse remplie d’alligators. Tu viens de me gâcher le repas que j’avais mis des heures à préparer. — Tu disais l’avoir volé. — Je mentais. — Cette clé ne te servira plus à grand-chose quand tu seras morte, fit-il remarquer. Il n’avait pas l’intention d’abandonner la partie. L’enjeu était trop important. — Va te faire voir, la Mort. Quand elle l’appelait « la Mort », cela signifiait qu’elle était en colère, il l’avait remarqué. Sinon, il avait droit à « mon chéri », à « mon amour », ou à « ma rose ». « Ma rose » le dérangeait, mais les « mon chéri » et « mon amour » lui donnaient l’impression d’être un simple mortel. Il en oubliait presque qu’il était un guerrier des dieux, un maudit, un monstre de laideur. Il fronça les sourcils. — Je n’arrive pas à croire que tu sois prête à mourir pour une simple clé. — Il ne s’agit pas d’une simple clé, et je ne suis pas encore morte… Rien ne t’oblige à me tuer. — Si, j’y suis obligé. — Peu importe, murmura-t-elle en finissant son verre de vin. J’ai répondu de bonne grâce à des questions supplémentaires, tu me dois donc quelques réponses à ton tour. — Entendu, concéda-t-il en prenant un haricot vert. Que veux-tu savoir ? Elle s’accouda sur la table et posa son menton dans ses paumes. — As-tu déjà désobéi à un ordre des dieux ? — Non. Mais les dieux grecs ne me demandaient plus rien depuis des siècles. — As-tu au moins songé à désobéir aux Titans ? — Non. Pas vraiment. Aeron a voulu désobéir, et tu as vu le résultat. Il veut tuer tout le monde. Il s’en prend à ses amis et à lui-même. Nous avons dû l’enfermer, l’attacher, le priver entièrement de liberté. Et pourtant, nous nous étions promis de ne jamais en arriver là. — Je comprends, murmura-t-elle. Elle paraissait soudain perdue dans ses pensées. — Perdre sa liberté est la pire des punitions, acheva-t-elle. — Oui, répondit Lucien en la fixant d’un air étonné. Il ne lui avait jamais vu un air aussi sérieux. Elle devait songer au temps qu’elle avait passé en prison. Peut-être l’avait-on torturée. Il serra les poings. — Combien de temps es-tu restée à Tartarus ? Elle haussa de nouveau les épaules. — Cent ans, d’après les parchemins, et c’était plutôt deux cents, mais j’ai eu l’impression que ça durait une éternité. Elle avait répondu d’un ton léger, comme si peu lui importait, mais Lucien ne fut pas dupe. — Et comment occupais-tu ton temps ? — Je réfléchissais, je tournais dans mon cachot comme un lion en cage, je souffrais en silence… Je parlais de temps en temps avec le guerrier enfermé dans le cachot voisin. Il était un peu obsédé, mais ça me faisait tout de même du bien. Elle soupira. — As-tu déjà combattu le démon qui t’habite ? demanda-t-elle. Il fronça les sourcils. De quoi parlait-elle ? — Combattu ? Tu veux dire, physiquement ? — Non. Je sais que tu mourrais s’il quittait ton corps, que vous ne formez plus qu’un seul être. Ce que je te demande, c’est si tu as déjà tenté de l’empêcher d’emporter une âme en enfer. Il se raidit. Il n’avait jamais abordé le sujet, mais puisqu’elle avait deviné la moitié de son secret… — Oui, avoua-t-il. J’ai déjà tenté. — Et ? demanda-t-elle en le scrutant intensément. Que s’est-il passé ? Ses compagnons ignoraient qu’il était tombé amoureux, autrefois, et qu’il avait dû regarder mourir celle qui faisait battre son cœur. — Si je refuse d’escorter l’âme que me désigne la Mort, le corps physique de la personne entame une lente et terrible agonie, répondit-il d’un ton triste et résigné. — J’ai touché un point sensible, on dirait, commenta-t-elle. Je vois un muscle qui tressaille sous ton œil. Elle se remit à manger et cessa de lui poser des questions. Il en profita pour la dévisager. Comme elle était belle… Et désirable… Le plus infime de ses mouvements était chargé d’une sensualité irrésistible. Prends-la, murmura une petite voix dans sa tête. Fais-lui l’amour. Non. Ce serait monstrueux. Il s’apprêtait à la tuer, il n’avait donc pas le droit. Quand elle eut fini de manger, elle se leva. — Tu veux qu’on s’amuse un peu, avant d’aller faire les magasins ? demanda-t-elle. Elle n’avait pas ôté son manteau, et elle devait avoir chaud. Chaud ou pas, il avait envie de la déshabiller. Et ensuite de la réchauffer. — Les magasins…, maugréa-t-il. Mais il ne bougea pas d’un pouce. Elle haussa les épaules et il en fut agacé. Puis fâché d’être agacé. Cette femelle n’aurait dû lui inspirer que de l’indifférence. — Tu peux laisser tes armes ici, dit-elle avec un sourire taquin. Les chasseurs viennent rarement dans ce pays. C’est un territoire neutre, comme tu le sais. — Je ne me quitte jamais mes armes, rétorqua-t-il. Elle le balaya de la tête aux pieds d’un regard appuyé qui lui fit l’effet d’une caresse. — Pas même pour te doucher ? Il eut la vision sublime d’Anya nue sous la douche avec lui… L’eau ruissellerait sur son corps. — C’est barbare ! s’exclama-t-elle. Elle se mordilla la lèvre inférieure et fit le tour de la table en se déhanchant. — Mais j’aimerais bien voir ça, ajouta-t-elle en se penchant pour murmurer à son oreille. Une mèche de ses cheveux effleura sa joue et il ferma les yeux, en extase. Soudain, son sang se mit à bouillir et à couler dans ses veines comme un torrent. Mais il parvint à trouver la force de résister au désir de l’embrasser – un désir stupide, dangereux… et merveilleux. Il se leva d’un bond. — Tu es vraiment un champion quand il s’agit de gâcher une fête, gémit-elle. — Anya… — Non, ne dis plus rien, ajouta-t-elle d’une voix légèrement altérée. Sortons. Il eut honte en se rendant compte que ses jambes tremblaient. Son sexe était si enflé qu’il lui faisait mal. Il était au bord de la jouissance. Anya se dirigea vers la porte d’entrée sans se retourner. Elle ouvrit et sortit. Il prit le temps de respirer lentement et de se calmer. Il était tendu à l’extrême. Chaque parcelle de son corps la désirait. Quant à son démon… Il ne ronronnait plus, il grognait. Pense aux objets de pouvoir. Pense aux chasseurs. Pense que tu tiendras bientôt le corps sans vie d’Anya dans tes bras. Il commençait à se sentir mieux quand un murmure mécontent tourbillonna autour de lui. — J’attends, la Mort ! tonna une voix terrible. Cronos… Le sang de Lucien se glaça dans ses veines. Le roi des dieux se manifestait. Pourquoi maintenant ? Parce que ton sursis est terminé. Cronos ne s’était pas matérialisé. Où était-il passé ? — Tu n’as pas respecté tes engagements envers moi, la Mort. — Je suis désolé… — Tu mens, gronda Cronos. Mais je n’ai pas l’intention de te punir pour ça, ajouta-t-il plus calmement. Je vais commencer par Paris, en l’envoyant dans un endroit où il ne croisera pas une seule femme. Je le regarderai s’affaiblir de jour en jour. Ça me distraira. J’attendrai jusqu’à ce qu’il en soit réduit à se satisfaire avec des hommes pour ne pas mourir. Ensuite, je passerai à Reyes. Défends-toi. Révolte-toi. Prends exemple sur Anya. — Mais leurs démons seraient libres. Aucun humain n’acceptera de vous vénérer, si vous laissez se déchaîner sur la terre les monstres qui nous habitent. — Zeus n’a pas été capable de protéger les humains de vos démons, mais moi, je le peux. Tu veux savoir ce que j’ai prévu pour Reyes ? Bats-toi. — Vous comptez l’empêcher de se mutiler, je suppose. — Tu te moques de moi ? — Non. Je ne songe pas à rire. Je suis trop mécontent de la tâche que vous m’avez confiée. — Je sais que tu es mécontent. Tu ne m’apprends rien et je commence vraiment à m’impatienter. — Et si… ? commença Lucien. Il se mordit la lèvre, hésitant. Avait-il le droit ? Devait-il ? Oui, il n’avait pas le choix. Il se lança. — Anya possède un objet que vous désirez, reprit-il. Si je vous apportais cet objet, plutôt que l’âme d’Anya ? Pendant quelques secondes, il n’y eut que le crépitement d’une extrême tension. Puis, plus calmement, Cronos reprit la parole. — Entendu. Mais si tu échoues, tu devras me rapporter son cadavre. Et si tu ne me rapportes pas son cadavre, je me montrerai impitoyable. Paris et Reyes auront droit à leur traitement de faveur. Et je t’obligerai à regarder. À présent, va ! Un puissant souffle de vent poussa Lucien vers la porte. Il retint un cri et se redressa pour rejoindre Anya. Il la trouva dans l’entrée de l’immeuble, en parfaite santé. Pour l’instant. Il fallait absolument qu’il lui soutire cette clé. C’était le seul moyen de la sauver. S’il échouait… Son estomac se noua. Il n’échouerait pas. Il n’avait pas le droit d’échouer. Il examina le hall d’entrée. Une immense cheminée où flambait un bon feu occupait l’un des coins. À côté, deux hommes installés à un bureau posaient sur Anya leur regard approbateur. Indifférente à leur présence qu’elle semblait ne même pas avoir remarquée, Anya frappa impatiemment du talon, tout en fixant ses ongles roses. Il sembla à Lucien qu’il les avait vus rouges, la veille. Mais peut-être étaient-ils bleus ? Apparemment, elle changeait de couleur de vernis aussi souvent qu’elle changeait d’humeur. Il la rejoignit et ne put s’empêcher de montrer les dents aux deux hommes quand il passa à leur hauteur. Il se sentait sur les nerfs et commençait à se moquer des conséquences de ses actes. Elle ne t’appartient pas. Elle ne sera jamais tienne. Et quand tu lui auras volé sa précieuse clé, elle te détestera. Il ne lui adressa pas la parole et fila tout droit, mais elle lui emboîta le pas. Il sentait la chaleur qui émanait de son corps, en même temps que son incroyable odeur de fraise. Il se rendit compte qu’il ne pouvait déjà plus s’en passer. Que le monde serait bien terne sans elle. — Tu veux commencer par quoi ? demanda-t-elle sans se douter du tourment qui l’agitait. Il ouvrit la bouche pour lui parler de la clé, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Quelques instants plus tôt, elle avait mis fin à leur conversation dès qu’il l’avait mentionnée. Il fallait commencer par l’amadouer, par endormir sa méfiance. — Par le manteau, répondit-il. Le soleil brillait, mais il faisait froid. Le vent glacé lui mordait la peau. — Très bien. Viens. Elle le prit par la main et le tira sur la gauche. L’instinct de Lucien lui commandait de s’écarter, mais il ne se fia pas à son instinct. Bien au contraire, il serra les doigts d’Anya, en priant pour ne jamais avoir à les lâcher. Elle poussa un petit cri et tourna la tête vers lui pour lui sourire. Le démon de Lucien se mit à s’agiter. Lui aussi voulait tenir cette main qui les entraînait le long d’une rue enneigée. Quelques voitures roulaient au ralenti sur la chaussée, des passants flânaient, entrant et sortant des boutiques. Au loin, on apercevait les sommets blancs des montagnes. Lucien songea que les dieux s’étaient surpassés en créant ce paysage féerique, qui aurait pu donner asile au paradis. — Par ici, reprit Anya en le poussant dans un magasin dont la devanture annonçait Machen Teegeback. — Tu veux des muffins ? Tu as encore faim ? Mais nous sortons tout juste de table et je croyais que nous cherchions un manteau. Elle pouffa. — Nous ne sommes pas dans une pâtisserie, mon amour. En effet, ils trouvèrent à l’intérieur des manteaux, des gants, des bonnets… — Ne t’inquiète pas, ajouta-t-elle. Anya va s’occuper de ta garde-robe. Elle eut de nouveau ce délicieux rire de gorge qui l’émouvait tant, et fit le tour du magasin en lui lançant plusieurs manteaux. — Celui-ci est assorti à tes yeux. Enfin, à l’un de tes yeux. Celui-là t’irait au teint. Quant à celui-ci… Mmm… Je pourrais glisser ma main dans ta poche et caresser ta… Elle se tut brusquement. — Oh ! J’ai trouvé ! Regarde ! Elle brandit victorieusement une version masculine du manteau qu’elle portait, avant de le lui lancer. — Ce serait chou ! Nous traverserions la banquise en jumeaux. Il songea avec un pincement au cœur qu’elle ne partirait pas avec lui. À cause de la clé. — Je n’ai besoin que d’un seul manteau, fit-il remarquer. Lequel as-tu l’intention de… Il s’arrêta net. Après un furtif regard du côté du caissier, elle venait de glisser dans sa poche une paire de gants. Il ne put s’empêcher de frissonner. — Tu ne plaisantais donc pas, pour le repas… Tu l’avais vraiment volé. Tu es à court d’argent, en ce moment ? — Pas du tout, protesta-t-elle en plantant ses poings sur ses hanches et en faisant la moue. Ne me dis pas que le vilain démon qui t’habite est mécontent parce que j’ai pris une paire de gants. C’est idiot. J’ai peut-être l’intention de payer une autre fois, après tout, qu’en sait-il ? — Repose tout de suite ces gants, Anya… Il serra les dents. Il ne risquait pas de la mettre en confiance en lui reprochant de voler, mais tout de même, il avait ses limites. — Non, répondit-elle fermement. Pas question. — Très bien. Si tu refuses de les rendre, je vais les payer. Il laissa tomber les manteaux qu’il avait sur les bras et immobilisa les deux mains d’Anya, tout en fouillant ses poches. Sa paume effleura la rondeur d’un sein. Troublé, il prit les gants, ramassa à la hâte le manteau beige bordé de fourrure – celui qui était semblable à celui d’Anya – et marcha d’un pas décidé jusqu’à la caisse. Une fois la question du paiement réglée, il se dirigea vers la sortie. Anya lui emboîta le pas. Elle paraissait furieuse. — Je suis obligée de faire ça, tu comprends ? L’intensité du ton le surprit. — Tu es obligée ? Pourquoi ? — J’ai mes propres démons à combattre. Et ça me laisse le choix entre mettre le feu à ce magasin ou voler une paire de gants. Il était bien placé pour comprendre à quel point il était difficile de lutter contre certaines impulsions. Il n’insista pas. — Excuse-moi, je ne savais pas, murmura-t-il. Je regrette de m’en être mêlé. Elle renifla. — Ce n’est pas grave. Il sortit du magasin et l’attendit sur le trottoir. Le froid était mordant, mais il n’enfila pas le manteau plié dans le sac. La présence d’Anya le mettait en feu, il avait besoin d’un peu d’air frais. Il avait envie qu’elle soit près de lui, et cela n’avait rien à voir avec la clé. Elle en mettait du temps, à revenir… Il fit volte-face et retourna vers le magasin. La porte s’ouvrit et Anya apparut, le sourire aux lèvres. Il eut une bouffée de chaleur. — Je serai peut-être obligé de creuser la glace, fit-il remarquer. Il me faudrait des outils appropriés. Où peut-on se les procurer ? — Quelle horreur ! Ça ne va pas être drôle du tout, de creuser la glace… — Nous n’allons pas là-bas pour nous amuser. — Tu n’es décidément qu’un rabat-joie. Elle plongea la main dans sa poche et en tira une paire de gants noirs. Avec ses dents, elle arracha l’étiquette. Puis, tout en le regardant droit dans les yeux, elle les enfila posément. — Tu les as volés ? demanda-t-il. — J’admire ton sens de la déduction, ironisa-t-elle. Lucien secoua la tête, avec une grimace. Puis il se remit à marcher. — Explique-moi pourquoi tu dois voler pour éviter de mettre le feu. Je crois avoir compris, mais j’aimerais une confirmation. Elle lui emboîta le pas. — Tu te souviens des guerres mentionnées par Reyes l’autre soir ? Eh bien, tu sais quoi ? Il disait vrai : c’est bien moi qui les ai déclenchées. Quand j’ai commencé à me mêler aux humains, j’ai été submergée par le besoin de chaos inhérent à ma nature. Je semais la discorde entre les gens, je ne pouvais pas poser les yeux sur une torche sans la faire tomber. Parfois, je ne prenais conscience de ce que j’avais fait qu’une fois que j’étais entourée de flammes et de hurlements. Ces hurlements… Elle soupira. — Ils étaient une douce musique à mon oreille. Sucrée. Délicieuse. J’avais de plus en plus besoin de les entendre. — C’est parce que tu es la déesse de l’Anarchie, je suppose. — Oui, avoua-t-elle. — J’ai longtemps subi la tyrannie de mon démon, dit-il d’un air rêveur. — Tu comprends donc par quoi je suis passée. Elle secoua la tête. Elle paraissait surprise. Une mèche de ses longs cheveux voleta et elle la coinça derrière son oreille. — Un jour, je m’apprêtais à arracher un lustre, juste pour le plaisir d’entendre le fracas du verre brisé et les cris que pousseraient les gens qui se trouvaient dessous, quand une femme s’est avancée. Elle portait une bague sertie d’un magnifique diamant qui scintillait. Je l’ai suivie pour le lui dérober. Et dès que je l’ai eu en main, j’en ai oublié le lustre. C’est depuis que j’ai décidé de voler. Il demeura silencieux quelques minutes. — Je te donne la permission de me voler chaque fois que ça te fera du bien, murmura-t-il enfin, tout en songeant tristement que lui aussi avait l’intention de la voler. Plus que jamais, il voulait lui sauver la vie. Ils avaient tant de points communs ! Elle luttait contre ses bas instincts. Comme lui, elle cherchait à devenir meilleure. Elle lui sourit. — Merci. Il en eut le cœur serré. La clé. Parle-lui de la clé. — Tu as déjà séjourné sur le continent arctique ? demanda-t-il. — Pas souvent, mais ça m’est arrivé. On va bien s’amuser, tu verras. Enfin… Si on oublie un peu les fouilles. Elle battit joyeusement des mains. — Rien que nous deux, pelotonnés l’un contre l’autre pour ne pas avoir froid. Sans compter que nous n’aurons pas à nous soucier des chasseurs, là-bas : le climat est bien trop rude. À présent, je te propose de cesser de marcher. Nous perdons du temps. Elle disparut. Et il en fit autant, sans hésitation. Il se transporta en Grèce, sur la petite île, dans la maison qu’il avait louée. Aussitôt arrivé, il lâcha son sac. Personne. Les autres n’étaient sûrement pas encore revenus de leurs emplettes. Anya se laissa tomber sur le canapé en cuir couleur crème et ôta ses gants avec un soupir de soulagement. Ensuite elle se débarrassa de ses bottes, révélant de très seyants collants blancs. Puis ce fut le tour de son manteau, sous lequel elle ne portait qu’un soutien-gorge blanc en dentelle. Lucien faillit s’en décrocher la mâchoire. — Tu étais en sous-vêtements sous ton manteau ? Elle eut un sourire coquin. — Oui. Ça te plaît ? Si ça lui plaisait ? Anya était encore plus désirable dans cette tenue que dans celle de serveuse. S’il avait remarqué plus tôt qu’elle était quasiment nue sous son manteau, il aurait tué tous les hommes qui avaient posé les yeux sur elle. Et ensuite, il l’aurait violée. Sur place. En pleine rue. Dans la neige. Il ne pouvait plus détourner son regard de la peau blanche de son ventre, de son ravissant nombril, de ses seins ronds et mûrs, de ses tétons roses que l’on devinait durs sous le tissu du soutien-gorge, de ses collants qui moulaient ses jambes comme une seconde peau. — Alors ? Tu aimes ou pas ? répéta-t-elle en s’étirant. Elle avait les pieds nus et la lumière se reflétait sur ses ongles vernis. — Tu aurais pu voir tout ça beaucoup plus tôt, mais tu tenais à jouer les indifférents, poursuivit-elle. J’espère que tu te montreras moins têtu, cette fois. — Tu es magnifique, Anya. — Viens près de moi et embrasse-moi, murmura-t-elle d’un ton suppliant. — Je ne peux pas, répondit-il d’une voix rauque. — Et pourquoi pas ? insista-t-elle en caressant d’un doigt négligent le pourtour de son nombril. Je ne te demande pas de me faire l’amour… Juste de m’embrasser et de me caresser un peu. Et je précise que c’est la dernière fois que je m’offre à toi. Je commence à perdre confiance, à force d’être rejetée. Quelque chose se mit à rugir dans le crâne de Lucien. Ne plus jamais l’embrasser ? Ni la caresser ? — Pourquoi juste t’embrasser et te caresser ? demanda-t-il. — Parce que, répondit-elle simplement. Elle croisa les bras et le geste rapprocha ses seins l’un de l’autre. Par tous les dieux… Quel spectacle ! — Réponds-moi, reprit-il sèchement. — Pourquoi te répondrais-je ? Est-ce que tu réponds toujours à mes questions, toi ? De nouveau, elle se caressa le ventre du bout du doigt. Le regard de Lucien ne put s’empêcher de suivre son mouvement, et il dut déglutir à plusieurs reprises pour dissoudre le nœud qui s’était formé dans sa gorge. Il venait de comprendre. Elle ne lui donnerait pas plus qu’un baiser. Parce qu’il ne valait pas plus. Il aurait voulu la haïr, mais il s’en voulait surtout à lui-même. Après tout, il était l’unique responsable de ce qui lui arrivait. Il s’était volontairement mutilé pour faire fuir les femmes, et maintenant, Anya le jugeait indigne d’elle. Et pourtant, il tenait toujours à lui sauver la vie. — Il faut que nous parlions, Anya… — Parler… Tu ne connais pas un autre moyen plus intéressant de te servir de ta langue ? — La clé. Donne-moi la clé que te réclame Cronos et je ferai tout ce que tu voudras. Je t’embrasserai chaque fois que tu me le demanderas. Elle en rougit. De colère, de honte, de rage. — Certainement pas. Je n’ai pas envie à ce point-là de tes baisers ! Il s’en était douté, mais l’entendre de sa bouche lui fit du mal. — Si tu me confies cette clé, tu auras la vie sauve, insista-t-il. — Sans cette clé, la vie n’aurait plus d’intérêt pour moi. Je ne veux même plus aborder la question. Je préfère que nous parlions de nous. — Il ne peut y avoir de « nous » tant que tu ne m’auras pas remis cette clé. — Cette clé est à moi ! s’écria-t-elle. Et je ne la céderai à personne ! Personne, tu comprends ? Jamais. J’aimerais mieux mourir que de m’en séparer ! — Tu mourras, n’aie crainte. À moins que… Tu ne me laisses pas le choix, Anya… — Quoi ? Tu n’aurais tout de même pas l’intention de me la voler ? Il ne répondit pas. — Si tu oses essayer, tu le regretteras. Il s’obstina à se taire. — Oublie cette clé… Nous nous amusons bien, tous les deux. Et nous pourrions nous amuser bien plus encore. — Cronos s’est montré et il m’a menacé de s’en prendre à mes compagnons. Je n’ai plus le temps de m’amuser, Anya. Je dois lui rapporter la clé ou ton cadavre. Et je préférerais que ce soit la clé. Le pouls se mit à battre furieusement à la base du cou d’Anya. — Cronos s’est montré ? Quand ? — Juste avant que nous sortions de chez toi pour chercher un manteau, avoua-t-il. — C’est pour ça que tu m’as suivie avec tant de bonne volonté et que tu as fait un effort d’amabilité. Tu espérais m’attendrir pour me soutirer la clé. Elle eut un rire amer. — Je vois que tu n’appliques pas à toi-même tes nobles principes. — Alors ? Toi, ou la clé ? — Moi, dit-elle en redressant crânement le menton. Je te l’ai déjà dit. Je ne lâcherai pas cette clé. — Anya…, protesta-t-il. Il se haïssait. Il haïssait Cronos. Il haïssait cette femme qu’il tentait désespérément de sauver. Avec elle, il se sentait vivre. Et elle lui inspirait tant d’émotions… Malheureusement, les émotions étaient ses ennemies, aujourd’hui plus que jamais. — C’est mon dernier avertissement, reprit-il durement. — Lucien…, murmura-t-elle avec des larmes dans les yeux. Je ne peux pas. Ces larmes… — Pourquoi ? — Je ne peux pas, c’est tout. Il ne trouva plus rien à dire. Fais-le. Le moment est venu. — Je m’arrangerai pour que ce soit rapide, dit-il. Je te tuerai proprement et je prendrai ton âme ensuite. Il se transporta jusqu’à elle à la vitesse de l’éclair et lui enserra les hanches. Il avait déjà sorti ses poignards. Anya ouvrit de grands yeux surpris. — Je suis désolé, dit-il. Et il frappa. 9 Paris errait dans les rues pavées du vieil Athènes. Le soleil ressemblait à un disque d’or, l’air était serein, le spectacle des ruines blanches de l’Acropole avait quelque chose de fascinant. Le bruit doux et régulier de la mer, en fond, ajoutait encore au charme de la promenade. Il était censé se préparer pour son voyage aux États-Unis. Mais il ne s’en préoccupait pas le moins du monde. Il s’était mis en quête d’une femelle. N’importe quelle femelle. Mais il constatait, depuis quelques heures, que les femmes grecques restaient insensibles à ses charmes. C’était parfaitement incompréhensible. Son apparence physique n’avait pourtant pas changé. Son allure non plus. Il était toujours beau et séduisant. Il n’avait rien de plus et rien de moins que d’habitude. Avant d’arriver ici, il lui suffisait de poser son regard sur une femme pour qu’elle se déshabille et s’offre à lui. Mais là, rien. Absolument rien. Elles s’écartaient de lui comme s’il avait eu la peste. Pourtant, tout ce qu’il demandait, c’était cinq minutes de jambes en l’air. Il en avait absolument besoin. Privé de sexe, il s’affaiblissait. Et il lui fallait plus que jamais reprendre des forces pour affronter les chasseurs. S’il avait pu, il aurait épousé une femme et l’aurait emmenée partout avec lui. Mais le démon qui l’habitait le lui interdisait. Quand il avait pris son plaisir avec une femme, elle ne lui faisait plus aucun effet. Il avait donc renoncé à choisir une femelle en particulier et s’était résigné à de très brèves rencontres. Marié, il aurait été contraint de tromper sa femme tous les jours. Et cela, non, il ne le voulait pas. Il faut absolument que quelqu’un accepte de… Si les femmes continuaient à se refuser à lui, il allait devoir se rabattre sur… Il en était malade rien que d’y penser. Non… Pas ça. Mais le démon, lui, s’en fichait. Il n’avait pas de préférences. Tout lui était bon. Paris eut la nausée en songeant à ce qu’il l’avait poussé à faire autrefois. Il serra les dents pour chasser les images écœurantes qui lui envahissaient l’esprit. Et les prostituées ? suggéra Luxure qui s’impatientait et souffrait. Je n’en ai pas croisé une seule. On dirait qu’elles se cachent en me voyant arriver : Paris aimait bien forniquer avec les prostituées. Elles y trouvaient leur compte, puisqu’il les payait, et elles, au moins, ne nourrissaient pas de faux espoirs. Une petite brune passa près de lui d’un pas nonchalant. Il tourna instinctivement la tête dans sa direction pour se remplir les narines de ses émanations de femelle. Elle fera l’affaire. Il l’avait déjà rejointe sans même sans rendre compte. — Veuillez m’excuser, dit-il poliment, d’un ton teinté de désespoir. La femme lui jeta un regard appréciateur. Mais ce fut tout. Rien de plus. Elle n’entra pas en transe. De près, il put se rendre compte qu’elle avait quelques cheveux blancs et de fines rides autour des yeux. Ce qui ne l’empêcha pas de saliver. — Oui, répondit-elle en anglais, avec un fort accent grec. Il était habitué à ce qu’elles se jettent sur lui. Mais qu’avaient donc ces femmes grecques ? — Aimeriez-vous… ? Il s’interrompit juste à temps. Il ne pouvait tout de même pas lui proposer de coucher avec lui. Pas tout de suite. Il n’avait aucune chance. — Aimeriez-vous déjeuner avec moi ? — Non, merci, j’ai déjà mangé, répondit-elle. Elle accéléra le pas et fila. Il ne la suivit pas et resta là, abasourdi, frustré, furieux, perplexe. Puis il lui vint à l’idée que les dieux étaient peut-être pour quelque chose dans sa disgrâce. Pourquoi se mêlaient-ils de cela ? Il leva les yeux au ciel. Les chiens ! Ils ne s’en sortiraient pas comme ça… Mais les dieux n’avaient pas peur de lui. Ils voulaient leurs objets de pouvoir. Et pour les obtenir, ils comptaient sur lui et sur ses compagnons. — Je ne vous ai rien fait ! hurla-t-il. Une étrange pensée lui vint à l’esprit… Juste avant de tomber amoureux d’Ashlyn, Maddox avait changé. Il était devenu plus irritable, plus agressif, plus violent. Apparemment, Lucien vivait une expérience similaire avec Anya. Il perdait son calme légendaire. En ce moment, Paris le craignait. Il le sentait au bord de l’explosion. Seigneur… Serait-ce mon tour, à présent ? Non ! Paris priait régulièrement pour ne pas tomber amoureux, même s’il aurait aimé avoir le droit de tomber amoureux d’une magnifique créature. Récemment, il en avait rencontré deux, dont les prénoms commençaient par un A – Ashlyn et Anya –, mais non et non, ça n’était pas pour lui, il n’avait pas droit à une femme attitrée. Une blonde le dépassa. Elle portait deux sacs en papier desquels s’échappait une odeur de pain frais et chaud. Il se remit à marcher. Pour la suivre. — Permettez-moi de vous aider à porter votre pain, dit-il en se haïssant pour ce ton geignard qu’il ne contrôlait pas. — Non, merci. Comme la précédente, elle lui jeta un vague regard et fila. Il en resta saisi. Mais comment allait-il se tirer de ce guêpier ? S’il fallait retourner à Budapest pour lever une femelle, il se sentait prêt à faire le voyage. Peut-être même pourrait-il demander à Lucien de le transporter là-bas, afin de gagner du temps. Au diable les objets de pouvoir et la boîte de Pandore ! Il ne pouvait tout de même pas… Une autre blonde passa. Elle le repoussa aussi. Puis ce fut une brune, avec laquelle il eut aussi peu de succès. Une heure plus tard, il était en feu, à moitié fou de désir, et il s’était encore affaibli. Ses mains tremblaient, toutes ses cellules vibraient du besoin de sexe. Aussi, quand on le heurta par derrière, il tituba et faillit tomber. — Je suis désolée, fit une voix. De femme. Une voix dont le timbre sensuel le fit frissonner. Il se retourna, mais lentement, pour ne pas effaroucher sa nouvelle proie. Il remarqua tout d’abord les papiers éparpillés au sol autour d’elle. Elle s’était baissée pour les ramasser. — C’est ma faute, murmura-t-elle. J’ai la mauvaise habitude de lire tout en marchant. — Je suis ravi que vous ayez cette mauvaise habitude. Parce que je lui dois notre rencontre. Elle leva les paupières et, quand leurs regards se rencontrèrent, elle poussa un petit cri. De ravissement… ? Il l’espéra. Elle avait un visage quelconque, ni beau ni laid, des yeux noisette trop grands, des taches de rousseur, de longs cheveux qui ondulaient plus bas que ses épaules, des lèvres charnues au point de paraître enflées. Mais il se dégageait d’elle un charme magnétique qui retenait le regard. Sans doute une sensualité cachée. Oui, sans doute. Paris venait de surprendre une lueur perverse dans ses grandes prunelles marron tachetées de vert. Les femmes les plus ternes et les plus effacées réservaient parfois des surprises. — Votre nom ne commence pas par un A ? demanda-t-il, pris d’une soudaine méfiance. Elle fronça les sourcils, tout en secouant la tête. — Non. Je m’appelle Sienna. Mais vous ne m’avez pas demandé mon prénom, et ça ne vous intéresse probablement pas de savoir comment je m’appelle… Je vous prie de m’excuser, ça m’a échappé. — Ne vous excusez pas, ça m’intéresse beaucoup, au contraire, dit-il d’une voix rauque. Il avait hâte de la déshabiller. Le rouge monta aux joues de Sienna et elle baissa de nouveau le nez vers ses papiers. Il s’accroupit près d’elle pour l’aider. — Vous êtes américaine ? demanda-t-il en lui tendant la liasse qu’il avait ramassée. — Oui. Je suis venue me réfugier ici pour travailler sur mon manuscrit. Mais décidément, vous ne m’en demandiez pas tant. Je parle trop… Elle soupira. — Et vous ? D’où venez-vous ? Je n’arrive pas à identifier votre accent. — De Hongrie, dit-il. Il avait vécu suffisamment longtemps à Budapest pour se prétendre Hongrois, après tout. Mais il se dépêcha de changer de sujet pour en revenir à elle. — Vous êtes écrivain ? — Oui. Du moins j’espère le devenir. Enfin, j’écris, mais je ne suis pas encore publiée. Elle rassembla sa pile, tout en se mordillant la lèvre inférieure. — Je suis une incorrigible bavarde… Vous n’aurez qu’à me demander de me taire, quand vous serez lassé de mon babillage. — Je n’en suis pas lassé, continuez. Il se sentit soudain soulagé et détendu. Aussi détendu que lorsqu’il buvait un verre de vin mêlé d’ambroisie. Enfin, une femme qui ne le fuyait pas comme un pestiféré ! Elle rougit de nouveau et arrangea une mèche rebelle derrière son oreille. Il la regarda faire, et son bas-ventre en fut agité de remous. Cette main était exquise, d’une sensualité à vous couper le souffle. Fine, délicate, avec des ongles soignés et vernis de blanc. Une épaisse chaîne en argent ornait son poignet – tout aussi délicieux que la main qu’il prolongeait. Elle portait trois bagues. Deux simples anneaux d’argent et une grande opale iridescente. Il se demanda si elle était mariée. L’idée ne lui plut pas, mais il n’était pas disposé à s’arrêter à ce genre de détail, et ça ne l’empêcha pas d’imaginer cette belle main en train de caresser son corps. Il la lui fallait. Et si elle était un appât ? Il se posait toujours la question et entreprit de détailler le visage de l’inconnue pour se faire une opinion. Il était décidément recouvert de taches de rousseur. Ses lèvres trop épaisses choquaient un peu. Non, elle n’était pas un appât. Les chasseurs choisissaient généralement des femmes très belles. Comme Ashlyn ou Anya. Sienna n’était pas une beauté. Loin de là. Il décida de se méfier tout de même et de ne pas baisser sa garde. Prends-la tout de suite ! gronda Luxure, son démon. Patience… — Vous dites ça par gentillesse, murmura-t-elle pour briser le silence qui s’était installé entre eux. Elle se redressa et fourra son manuscrit sous son bras. Elle était très mince, avec des seins presque inexistants. En se levant lui aussi, il constata qu’elle était vraiment minuscule à côté de lui. — Je suis gentil, c’est vrai, mais je dis la vérité, protesta-t-il. J’ai envie de tout savoir de vous. — C’est vrai ? demanda-t-elle d’un ton plein d’espoir. — Je le jure. Ses vêtements sombres et trop grands n’avantageaient pas sa silhouette, mais peut-être portait-elle en dessous de la lingerie sexy. En dentelle… Vert émeraude… — Accepteriez-vous de prendre un café avec moi ? demanda-t-il d’une voix mal assurée. — Oui. Elle a dit oui… Oui ! — Où voulez-vous m’emmener ? demanda-t-elle en souriant. Ce sourire lumineux le remua jusqu’aux tréfonds de l’âme et lui fit l’effet d’un coup de poing dans le ventre. — Où vous voulez, répondit-il. Je vous suis. Il était déjà en érection et il ne se sentait plus du tout affaibli. Il allait la charmer, la séduire, lui donner le plus formidable orgasme de sa vie. Et ensuite, ils se sépareraient gentiment. Elle se souviendrait pour toujours de leurs ébats. Lui, de son côté, aurait enfin retrouvé sa forme habituelle. Au moins pour vingt-quatre heures. — Venez, dit-il. Nous trouverons bien un endroit agréable. Ils se mirent à avancer lentement, côte à côte. Sa présence devenait de plus en plus envahissante. Elle sentait le savon et… Il huma discrètement… Les fleurs des champs. Il se demanda quel était son fantasme le plus inavouable. — Je crois qu’il y a un café pas loin, juste au coin de la rue, dit-elle. — Parfait. Il fut secoué d’un tremblement. De faiblesse ou de désir ? Peu lui importait. — De quoi parle votre manuscrit ? — Oh…, dit-elle avec un geste vague de la main. Vous me posez la question par politesse et je suis un peu gênée de parler de mon manuscrit. — C’est un roman d’amour ? hasarda-t-il. Elle ouvrit de grands yeux et le contempla fixement. — Comment avez-vous deviné ? — Question d’instinct. Il connaissait bien les femmes : elles raffolaient des histoires d’amour qu’elles lisaient en cachette, comme des gamines honteuses. Lui aussi en lisait, mais ça, elles l’ignoraient. Il adorait. Et il aurait bien voulu en vivre une. Ils tournaient déjà au coin de la rue et aperçurent une terrasse de café, avec des tables rondes et des chaises à haut dossier disposées devant une vitrine. Il y avait justement une table libre. Ils se précipitèrent. — Depuis combien de temps êtes-vous en Grèce ? demanda-t-elle en posant son sac et son manuscrit sur ses genoux. — Un peu plus d’une semaine, mais je n’ai pas vu grand-chose. Je n’ai pas le temps, je travaille. — Quel dommage que vous n’ayez pas eu le temps de visiter ! Il y a tant de belles choses, ici. Elle posa ses coudes sur la table et le fixa intensément, d’un air absorbé. — Vous êtes seul, ou vous faites partie d’un groupe ? Il ignora cette dernière question. — Je crois que je suis en train de regarder en ce moment une des plus belles choses qu’il y ait à voir ici, murmura-t-il. C’est un peu lourd, comme approche… Un peu de finesse, tout de même… Mais elle rougit, encore, et il remarqua à quel point ça lui allait bien. Une serveuse vint prendre leur commande et il fut surpris d’entendre sa compagne – comment s’appelait-elle, déjà ? – réclamer un café. Il lui aurait volontiers offert quelque chose de plus doux et sucré. Mais il s’aligna et commanda un double espresso pour lui-même. Quand les cafés arrivèrent, quelques minutes plus tard, il se concentra de nouveau sur « Taches de rousseur ». Elle lui paraissait de plus en plus jolie… Il admira le blanc crémeux de sa peau et ses yeux – de plus en plus verts et de moins en moins marron. — Merci pour le café, dit-elle en buvant lentement, à petites gorgées. Elle tendit le bras pour lui tapoter la main du bout des doigts. Au moment où elle le toucha, il sentit de petites aiguilles tièdes le piqueter, dans tout le bras. Ce fut à la fois délicieux et inattendu. Elle poussa un petit cri. Il retint un gémissement. — C’est avec plaisir, répondit-il. Son désir ne cessait de croître. Était-il trop tôt pour passer à l’action ? Il craignait de la faire fuir. — Vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous étiez venu faire en Grèce, insista-t-elle. Elle avait retiré sa main et le fixait d’un air inquiet. — Je voyage, tout simplement, dit-il. Il se mordit la lèvre en se souvenant qu’il venait de lui parler d’un travail. — Pour mon travail. Je… Je suis mannequin. C’était un alibi dont il se servait régulièrement. — Ah, dit-elle d’un ton détaché, comme si elle pensait à autre chose. Puis elle allongea le bras en fronçant les sourcils, pour toucher de nouveau sa main. Son bras fut de nouveau parcouru de délicieux picotements. Celui de la femme aussi, apparemment, parce qu’elle poussa encore un cri et fixa sa main avec intensité. Le moment n’était peut-être pas si mal choisi, après tout… — Vous avez la peau terriblement douce, murmura-t-il. — Merci, dit-elle en détournant les yeux et se trémoussant d’un air gêné sur sa chaise. Avec une lenteur soigneusement calculée, il éleva sa blanche main et l’approcha de ses lèvres. Puis il la retourna un déposa un baiser au creux de son poignet. Ce fut un festival de picotements. Continu. Partout. Il était à deux doigts de la supplier de s’allonger. Comme elle ne protestait pas et ne faisait pas mine de retirer sa main, il promena sa langue à l’endroit où battait son pouls. Elle sursauta, avec un cri étouffé. De plaisir ? Auparavant, il ne s’était jamais posé la question. Il avait l’habitude que les femmes crient de plaisir avec lui, mais avec elle, c’était différent, il n’arrivait pas à déchiffrer l’expression de son visage. Il n’arrivait pas non plus à abandonner sa main. — Je n’ai pas l’habitude de m’installer au café avec des inconnus et de les laisser m’embrasser, dit-elle. Et je n’ai pas non plus l’habitude de fréquenter des mannequins. — Je ne vous ai pas encore embrassée, fit-il remarquer. — Mais je… Euh… Je parlais de mon poignet… Vous avez embrassé mon poignet. — J’aimerais bien vous embrasser, poursuivit-il en la fixant à travers l’épaisse frange de ses cils. Vous embrasser pour de bon. — Mais pourquoi ? Enfin, je… Non pas que ça me déplaise, mais… Pourquoi moi ? — Je vous trouve très désirable. — Vraiment ? — Oui, dit-il d’une voix rauque. Vous ne sentez pas à quel point vous me plaisez ? — Je… Je… Elle se mordilla la lèvre inférieure. — Je ne sais pas quoi dire, murmura-t-elle en suivant du bout du doigt le contour de ses lèvres. Comme si elle était en train d’imaginer que la langue de Paris la caressait. — Eh bien, dites simplement oui. — Mais nous ne nous connaissons pas. — Raison de plus pour faire connaissance. Il ne pouvait plus attendre. Il la voulait. — Nous pourrions aller dans ma chambre d’hôtel, suggéra-t-elle timidement. Si ça vous dit, bien sûr. Pour boire un verre. Autre chose que du café. Mais vous ne seriez pas obligé de… Oh, Zut ! Je me sens si nerveuse. Je dis n’importe quoi. Je suis désolée. — Allons plutôt dans un endroit que nous ne connaissons ni l’un ni l’autre. Il n’entrait jamais dans la chambre d’une mortelle. Il avait commis une fois l’erreur et on ne l’y reprendrait plus. Il ne pouvait pas non plus l’emmener dans la maison louée par Lucien, pour ne pas risquer de mettre ses compagnons en danger si la fille était un appât. Une chambre d’hôtel, c’était parfait. — Tout près d’ici, ajouta-t-il. — Je… Je… Il se pencha et posa sa bouche sur la sienne. Elle ouvrit les lèvres sans protester et il put glisser sa langue pour échanger avec elle un baiser ardent. Elle avait un goût délicieux. Bien meilleur que tout ce qu’il avait pu imaginer. Un mélange de menthe, de citron, et de café. Et aussi de passion. Il se sentit soudain tout revigoré. Comme ça allait être bon de se glisser entre ses cuisses… — D… D’accord, répondit-elle, à bout de souffle, quand il s’écarta d’elle. Il remarqua que ses seins pointaient. Ils avaient durci. Ils ne lui paraissaient plus si petits. — Nous allons prendre une chambre ? Il projetait de lécher ses seins, puis de les téter furieusement. Il projetait de la caresser pour la faire gémir de plaisir, puis de la faire hurler quand il la pénétrerait. Il projetait de passer des heures à jouir d’elle. Il poussa un gémissement et se leva d’un bond en lui prenant la main. Elle ne se défendit pas quand il la tira d’un coup sec pour lui faire quitter sa chaise. — Par ici, dit-il en jetant à la hâte quelques billets sur la table. Main dans la main, ils partirent, en marchant vite. Une fois de plus, Paris regretta de ne pas pouvoir se transporter d’un endroit à un autre, comme Lucien. Il n’était pas certain d’être en état d’attendre de se trouver dans une chambre d’hôtel pour copuler avec cette femme. Bien entendu, une fois qu’il l’aurait possédée, elle perdrait tout attrait pour lui. Mais pour l’instant… — Vous marchez trop vite, gémit-elle soudain. Il se rendit compte qu’il haletait. — Non ! s’écria-t-il. Il la poussa dans une petite rue transversale, inondée de soleil, mais déserte. Pourquoi attendre ? Le chemisier bleu marine de la fille avait glissé d’un côté, révélant un peu de la peau si appétissante de son épaule. — Je ne connais même pas votre nom, reprit-elle. Mais elle ne se débattit pas, comme il l’avait craint, et l’attira à lui en se suspendant à son cou, tout en le couvant avec ses yeux vert et noisette brillants de désir. Enfin, je redeviens moi-même. — Paris, je m’appelle Paris, répondit-il avant de se jeter voracement sur sa bouche. Il avala avec délice le gémissement qu’elle laissa échapper. Quand elle ouvrit les jambes, son sexe en érection se pressa de lui-même contre la partie la plus douce, celle qu’il convoitait, et se mit à mimer des va-et-vient. Cette fois, ce fut lui qui gémit. Elle se mit à lui pétrir le dos et ses ongles le griffèrent à travers le fin tissu du T-shirt. Pendant tout ce temps, leurs langues continuèrent leur danse. Il lui prit les seins, en poussant sa langue plus loin, plus profond, sauvagement. Je veux sentir sa peau. Il glissa une main sous son chemisier – oh ! la douceur, la douceur de sa peau ! –, caressa son ventre plat – elle frissonna – remonta… Elle ne portait pas de soutien-gorge et il put enfin refermer librement les doigts sur ses seins, décidément petits, mais fermes et d’une forme parfaite. Il pinça doucement un mamelon, en le faisant rouler entre deux doigts. Elle se cambra contre sa verge. — C’est bon…, gémit-il. — Paris…, haleta-t-elle. — Je veux te pénétrer. — Je… Je… Je suis désolée… Il traça un petit chemin de baisers sur sa joue, puis sa mâchoire. Elle n’allait pas regretter de s’être donnée à lui. Il allait bien s’occuper d’elle, et elle se souviendrait de lui pour le restant de ses jours. — Pourquoi es-tu désolée ? demanda-t-il. — Pour ça… Elle ne paraissait plus transportée de désir… Elle avait l’air plutôt… déterminée. Quelque chose de pointu s’enfonça dans la nuque de Paris et il fit un bond en arrière. Elle venait de le piquer ? Avec quoi ? Une étrange léthargie s’empara de lui et ses genoux se mirent à trembler. — Qu’est-ce… Sa voix lui parut faible, étrange. Il ne la reconnut pas. Le visage sans émotion de la femme flottait devant lui. Ses taches de rousseur devinrent floues. Il la vit ouvrir le chaton de sa grosse bague et ranger une aiguille à l’intérieur. — Il faut éliminer le mal, murmura-t-elle d’un ton calme. C’était donc bien un appât, eut-il le temps de songer, avant que tout ne devienne noir. Reyes était installé dans le coin d’un bar de strip-tease. Ces établissements se ressemblaient tous. Il était en Italie, mais il aurait aussi bien pu se trouver n’importe où dans le monde. Il était venu à Rome pour chercher la boîte de Pandore, mais il avait tant de mal à se concentrer que ses compagnons, agacés, avaient fini par lui demander d’aller faire un tour. Il était censé se calmer avant de les rejoindre sur le site du temple qu’ils fouillaient en ce moment. Il avait choisi un établissement sombre et s’était assis dans le coin le plus reculé pour s’entailler tranquillement les bras sans être remarqué. Possédé par l’esprit de la Douleur, il avait besoin de sa dose de souffrance physique tous les jours. C’était pour lui le seul moyen de se sentir apaisé. Surtout en ce moment, où il ne cessait de penser à Danika. Il se demandait où elle était, ce qu’elle faisait, si elle allait bien. Si elle le haïssait, ou si elle passait ses nuits à rêver de lui, comme lui rêvait d’elle. Son image passa devant ses yeux. Danika si blonde, si menue, si angélique… Si sensuelle, courageuse, passionnée… Enfin, passionnée, il en était réduit à le supposer. Il ne l’avait pas même embrassée. Mais il en mourait d’envie. Il fallait absolument qu’il cesse de penser à elle. Il avait cru que des femmes nues se tortillant sur une scène parviendraient à la lui faire oublier, mais il constatait qu’elles ne lui faisaient aucun effet. Il n’était même pas en érection. Seule Danika possédait désormais le pouvoir de l’exciter. Il luttait sans cesse pour ne pas partir à sa recherche. Il l’aurait trouvée, emportée, protégée… Mais c’était impossible… Si elle se montrait dans leur château de Budapest, Aeron – enchaîné ou pas – la tuerait pour obéir à l’ordre des Titans. De toute façon, cela finirait par arriver un jour… Rien que pour ça, Reyes ne pouvait pas s’attacher à elle. Il devait choisir. Danika ou Aeron. Et Aeron était son frère de combat. Ils avaient lutté ensemble contre les chasseurs. Ils se devaient mutuellement la vie. C’était plus important qu’un moment de plaisir avec une femme, tout de même. Il se mordit l’intérieur de la joue et enfonça sa lame dans son poignet. Elle trancha une veine et un jet de sang chaud jaillit sur son bras. Mais la plaie commença aussitôt à cicatriser. Déjà, les deux bords se touchaient. Il frappa encore une fois en grimaçant. Puis soupira de soulagement. — Tu veux que je vienne danser pour toi ? lui demanda une des danseuses en s’adressant à lui en italien. — Non, répondit-il, un peu plus durement qu’il ne l’aurait voulu. Il soupira de nouveau, mais cette fois ce ne fut pas de soulagement. Rester ici ne lui servait à rien. Il ne se calmait pas. Bien au contraire, son humeur devenait de plus en plus maussade. — Tu en es sûr ? insista-t-elle en prenant à pleines mains ses seins qui débordaient d’un soutien-gorge en dentelle noire. Je suis sûr que ça te ferait du bien. Aeron n’attendait rien de cette femme. Depuis qu’il était habité par le démon de la Douleur, seule Danika avait su le détourner de son besoin de s’automutiler. — J’en suis sûr, oui. Laisse-moi tranquille. Vexée, la danseuse s’éloigna d’un pas vif. Reyes se passa la main sur le visage. Il y avait sûrement quelque chose à faire pour venir en aide à Danika. Pour la sauver. L’idée qu’on pouvait ôter la vie à son corps vibrant d’énergie le rendait malade. C’était trop douloureux. Même pour lui, le gardien de la Douleur. Il songea à intervenir auprès des dieux pour qu’ils délivrent Aeron – et Colère – de la tâche qu’ils lui avaient confiée. Pourquoi pas ? Il s’adossa à sa chaise et, pour la première fois depuis des semaines, il sentit un soupçon de paix s’insinuer dans son âme. Mais pour convaincre les dieux, il devait leur proposer quelque chose en échange. Quelque chose qu’ils convoitaient. Il ne savait presque rien des Titans. Qu’est-ce qui pouvait bien les intéresser ? Et comment se le procurer ? Aeron se recroquevilla dans un coin de son cachot. Son corps était fourbu et ensanglanté. Il se frappait et se griffait, mais la douleur, loin de l’affaiblir, lui donnait de la force. Tue. Tue. Tue. Il devait à tout prix sortir de là. Prisonnier dans mon propre château… La soif de sang ne le lâchait pas. Il voyait tout à travers une brume rougeâtre. Il ne pouvait manger sans imaginer son couteau en train de trancher la gorge de Danika. Puis celui de sa sœur. Puis celui de sa mère. Puis celui de sa grand-mère. Toutes ses actions – bouger, dormir, respirer – étaient tournées vers un unique but : tuer. Il avait longuement prié pour être délivré de cette obsession, mais elle s’imposait de plus en plus. Tue. Ses compagnons n’osaient plus lui rendre visite et se contentaient de lui glisser subrepticement un plateau pour qu’il ne meure pas de faim. Il avait l’impression de ne plus faire partie de leur vie. Tue. Tue. Tue. Sortir de ce donjon. Détruire. Détruire pour être délivré du désir de détruire. Il n’avait pas le choix. Il avait presque le goût de la mort à la bouche. Sortir. Détruire. Il avait assez attendu. Assez espéré que ça s’arrangerait. À présent, il allait accomplir l’inévitable, obéir aux ordres des dieux. Son regard se tourna vers les barreaux. Puis chercha au-delà. Un plan commençait à germer dans son esprit. Il sourit. Bientôt… 10 Lucien avait tenté de la tuer. Anya n’arrivait pas à y croire… Il avait toujours déclaré son intention d’obéir aux ordres de Cronos, certes. Il avait même déjà essayé une première fois, mais mollement. Mais là… Il avait vraiment voulu lui trancher la gorge et en finir avec elle. Si elle n’avait pas eu le réflexe de se dématérialiser, il lui aurait tranché la gorge sans état d’âme. Et à présent, il ne la lâchait pas d’une semelle, il suivait sa trace énergétique. Il paraissait déterminé à aller jusqu’au bout. Elle se transportait donc d’un endroit à un autre. De temps en temps, elle l’apercevait qui arrivait à la seconde où elle partait. Elle était furieuse et elle souffrait. Ils s’étaient promenés ensemble, ils avaient ri en devisant gentiment. Elle avait eu l’impression qu’il appréciait sa compagnie. Il lui avait promis de l’emmener avec lui sur le continent arctique. Et ensuite il s’était jeté sur elle. Plus elle y songeait, plus elle était furieuse. Et malheureuse. Comment avait-il osé ? Elle s’était toujours bien comportée avec lui. Mais c’était fini. À présent, elle ne le désirait plus. Elle n’avait plus l’intention de l’embrasser, et cela ne la faisait plus saliver de l’imaginer allant et venant en elle. Pleine de rage contenue, elle se transporta dans son appartement de Zurich et enfila un haut et un pantalon noirs sur lesquels le sang de Lucien ne se verrait pas – elle ne voulait pas conserver des taches qui lui auraient rappelé pour l’éternité comment il l’avait traitée. Puis elle se rendit dans deux autres appartements, ailleurs, pour y collecter des armes. Une fois munie de poignards, d’étoiles à lancer et d’un Taser, elle se matérialisa dans la maison des Cyclades qu’il avait louée pour lui et ses compagnons. Elle allait le tuer, bien sûr, mais d’abord s’amuser un peu en lui envoyant une décharge électrique et en le dépeçant comme une dinde de Noël. Elle se planta au milieu du salon, les bras le long du corps, prête à dégainer. Puis elfe attendit avec impatience… Il ne tarderait pas à arriver… Il se montra au bout de quelques secondes. Son visage couvert de balafres ne reflétait aucune émotion. En le voyant, elle songea à ce qu’elle lui réservait et eut un sourire mauvais. Ça va être un plaisir de lui rendre la monnaie de sa pièce. — Anya… Il s’attendait sûrement à ce qu’elle attaque, mais elle se transporta à Budapest, dans sa chambre. Là, elle ramassa les chaînes avec lesquelles il avait tenté de l’immobiliser, puis se matérialisa sur la banquise, en Antarctique, et enroula les chaînes autour de sa taille, comme une ceinture. — Salaud, murmura-t-elle. Il ne s’était pas douté qu’elle était la seule immortelle qu’on ne pouvait retenir prisonnière – grâce à son père qui lui avait remis une certaine clé… Une clé qui ouvrait tout. — Pas question que je la donne. Le propriétaire de cette clé, s’il s’en séparait, signait sa propre déchéance. Son père la lui avait remise en sachant que cela l’affaiblirait. Il avait consenti à ce sacrifice pour compenser son absence d’autrefois et lui prouver qu’elle comptait à ses yeux. Il n’avait pas tardé à décliner, jusqu’à devenir l’ombre de lui-même. Il avait oublié qui il était, ce qu’il avait accompli au cours de sa vie. Il ne reconnaissait plus sa femme. Il n’avait plus d’autonomie dans la vie quotidienne. Artémis était en prison avec les autres dieux grecs, et c’était aujourd’hui la mère d’Anya qui s’occupait de lui. Anya aimait à croire qu’ils étaient heureux ensemble. Dysnomia partageait enfin sa vie avec un homme qui avait besoin d’elle et ne la rejetait pas. Tartarus ne vivait plus dans cette affreuse prison, avec sa mégère de femme. Mais, heureux ou pas, il avait tout sacrifié pour elle et Anya ne l’oubliait pas. C’était une raison de plus pour ne pas confier la clé à Cronos. Sans compter qu’elle n’était pas disposée à tout perdre : ses pouvoirs, ses souvenirs, la liberté que son père lui avait offerte. Elle aurait bien voulu que Cronos ne sache pas qu’elle possédait la clé, mais il l’avait appris. Sans doute quand elle l’avait utilisée pour libérer ses parents emprisonnés dans Tartarus. Et maintenant, il la voulait, pour l’empêcher de libérer d’autres prisonniers. Elle avait tenté de le convaincre qu’elle ne s’intéressait pas au sort des autres dieux. Mais Cronos était un homme méfiant et il ne l’avait pas crue. Au fond, il n’avait pas eu tort. S’il osait enfermer de nouveau ses parents, elle n’hésiterait pas une seconde à se servir de cette clé pour ouvrir leur cachot. Lucien apparut, avec un visage particulièrement renfrogné. — Anya ? — Tu es prêt à t’amuser ? Elle ne lui laissa pas le temps de répondre et se transporta dans une rue passante de New York – en croisant les doigts pour qu’il se fasse écraser –, puis dans un bar de strip-tease en Italie – en espérant qu’il s’y ferait tripoter –, puis dans un zoo de l’Oklahoma, en riant d’avance à l’idée qu’il allait atterrir dans une crotte d’éléphant bien molle. — N’est-ce pas que c’est drôle ? murmura-t-elle. Puis elle revint dans la petite maison de Grèce. Lucien suivait toujours sa trace, aussi se dépêcha-t-elle de dissimuler les chaînes sous son lit et prit-elle son Taser en main. Quand elle se redressa, il était là, juste devant elle. Il haletait et montrait les dents. Il paraissait furieux. Une lueur sombre, celle de la Mort, brillait dans ses yeux. Une blessure saignait sur sa jambe, et il sentait mauvais. Elle fronça le nez. — Tu as marché dans quelque chose de malodorant ? demanda-t-elle d’un ton innocent. — Peu importe, ça ne m’a pas dérangé, répondit-il en avançant vers elle d’un pas menaçant. Mais par contre, j’ai été heurté par un taxi, puis j’ai atterri sur les genoux d’un homme nu et en érection. En érection, Anya. En érection, tu as entendu ? Elle ne put s’empêcher de sourire. — Et à présent, tu vas m’expliquer pourquoi tu es passée par ma chambre de Budapest, poursuivit-il d’un ton outragé. — Certainement pas, répondit-elle en lui envoyant une décharge de Taser. Il fut secoué d’un tremblement et lui jeta un regard inquiet et surpris. Elle vida entièrement son chargeur, puis lâcha l’arme. La respiration sifflante, il arracha les électrodes plantées sur ses seins. Elle avait bien visé… — Anya ! gronda-t-il. Tout en conservant une expression neutre pour qu’il ne voie rien venir, elle tira deux étoiles à lancer de sa poche et les envoya dans sa direction. Il eut le temps de les entendre siffler lorsqu’elles fendirent l’air, puis elles se fichèrent dans son cœur. — Encore le cœur ? protesta-t-il. Tu n’as pas beaucoup d’imagination. Il fit la grimace en les retirant, et les jeta à terre. — J’aurais préféré que ça se passe en douceur, Anya. — Trop facile, répondit-elle en envoyant une troisième étoile. Il se baissa, cette fois, et elle siffla juste au-dessus de son épaule. — Pourquoi refuses-tu de donner cette clé à Cronos ? demanda-t-il en avançant vers elle. Elle admira au passage son courage et sa ténacité. — Pourquoi choisis-tu d’obéir à Cronos et de protéger tes compagnons ? lui lança-t-elle sur un ton de lamentation. Pourquoi ne pas décider de me protéger, moi ? La plainte lui avait échappé et elle en eut aussitôt honte. Bien sûr qu’il avait choisi ses compagnons… Même si cela lui faisait mal, elle devait admettre qu’elle comprenait. Ses frères de combat comptaient pour lui plus qu’une femme qu’il venait de rencontrer. Une femme, on pouvait la remplacer. Lucien prit quelques secondes pour répondre. — Pourquoi risquerais-je de perdre ceux qui me sont chers pour une femme volage qui m’aura probablement oublié demain ? — Je ne suis pas volage. Elle aurait voulu qu’il lui réponde qu’il était prêt à tout pour quelques heures avec elle. Prêt à endurer la torture, la malédiction des dieux, l’enfer. Les trois. — J’aurais pu t’aider à trouver les objets de pouvoir. T’aider à combattre l’Hydre. T’aider à dénicher cette fichue boîte de Pandore. Les épaules de Lucien s’affaissèrent. — J’en ai parfaitement conscience, murmura-t-il. Ainsi, il n’hésitait pas à la condamner, tout en sachant qu’elle aurait pu lui être utile… Et il ne regrettait même pas de ne pas faire plus ample connaissance avec elle. Elle poussa un grognement sourd et lança une quatrième étoile, qui alla cette fois se planter dans sa cuisse blessée. — Anya ! protesta-t-il en sursautant. Il arracha l’étoile et la jeta à terre, au lieu de la lui renvoyer comme il aurait pu le faire. — Calme-toi, murmura-t-il. — Que je me calme ? Tu plaisantes ou quoi ? — Je ne plaisante pas. — Espèce d’ordure… Si tu veux me tuer, il va falloir te donner du mal. Je n’ai pas l’intention de me calmer et de me laisser faire. — Très bien… Les yeux plissés, il franchit de ses longues jambes la distance qui les séparait. Elle se transporta dans le salon, mais il y arriva presque en même temps qu’elle. Elle fit volte-face et recula pour placer la table basse entre eux. Il se baissa et la jeta au loin. Le plateau de verre se brisa en envoyant des éclats un peu partout dans la pièce. Les pieds en bois se brisèrent. Elle se demanda pourquoi sa détermination l’excitait à ce point. Mais elle n’allait pas se laisser distraire par le désir. Depuis le début, il ne cessait de l’insulter, de fouler aux pieds ses espoirs, d’ignorer ses sentiments. Il méritait une punition. — Puisque nous devons nous battre, que ce soit au moins noblement, dit-il avant de disparaître. Elle n’eut pas le temps de se demander où il était parti ; il revint aussitôt avec deux épées en main. Il lui en lança une et elle la rattrapa par la poignée, sans difficulté, en dépit de son poids. — Noblement, ce n’est même pas drôle, rétorqua-t-elle en dessinant des huit avec la lame. — Essaye. Tu seras peut-être agréablement surprise. — Sérieusement, Lucien, tu veux te battre en duel avec une femme ? Elle cherchait à lui faire honte, mais à l’intérieur, elle vibrait d’impatience. Lequel des deux allait battre l’autre ? — Tu n’es pas une femme ordinaire, Anya. Et oui, je veux me battre en duel avec toi. — Je prends ça comme un compliment, ma fleur. — C’en était un. La seconde d’après, il abattait son épée sur elle. Elle éleva la sienne pour parer le coup et il y eut un bruit de métal contre métal. La force du choc la fit tituber. Il prit l’avantage et poussa de l’avant, la contraignant à reculer, par des attaques brèves, rapides et continues, mais elle parvint à trouver un passage et à entailler le tissu de sa chemise. Et aussi un peu de peau. Un flot de sang imbiba le tissu de coton, inondant son ventre, mais il se tarit presque aussitôt et elle en déduisit que la blessure se refermait. Ces guerriers immortels et leur capacité à cicatriser, c’était agaçant, à la fin ! Ils avaient été créés pour se battre et guérissaient encore plus vite que les dieux. — C’était un coup de chance, dit-il. — C’était de la virtuosité. Elle venait de donner un coup de pied dans un vase rempli de muguet, lequel s’écrasa contre la poitrine de Lucien. Des gouttes de sang vinrent se mêler à sa sueur. — Nous allons voir ça, dit-il. — Devons-nous nous inquiéter des visiteurs ? demanda-t-elle tout en esquivant une botte. — J’ai choisi cette maison parce qu’elle était isolée. De plus, j’ai versé de l’argent aux autorités pour que la police fasse la sourde oreille, quoi qu’elle entende. Il fit un bond en arrière pour éviter la lame qui effleurait son ventre. Elle se pencha en avant pour viser ses chevilles. Elle avait envie de le voir boiter. Malheureusement, il l’évita. Ils entamèrent une danse de pointes, de bottes, de parades et d’esquives. Clank. Un objet s’écrasa à terre. Clank. Un autre. Au bout de quinze minutes, le canapé et le fauteuil étaient éventrés, détruits, comme tout le reste. Même la télévision n’y avait pas échappé. Il ne restait pas grand-chose des rideaux, et il y avait des trous dans le mur. Les autorités allaient finir par se déplacer… Anya haletait, elle s’épuisait, mais elle parvint à toucher Lucien à plusieurs reprises : au bras, au mollet, au ventre. Lui ne l’avait pas effleurée une seule fois. Oh, elle s’était réjouie trop vite… La pointe de son épée atteignit son épaule gauche et déchira son chemisier, révélant la dentelle de son soutien-gorge préféré. Il avait dû aussi entamer la peau, parce que ça brûlait. — Tu m’as blessée ! protesta-t-elle. — Je suis désolé. Il paraissait sincère. Elle grommela et posa sur lui un regard de prédateur qui contemple son déjeuner. — Tu ne l’es pas encore, mais ça va venir ! dit-elle en tirant de sa botte un poignard qu’elle lança dans sa direction. But — Ouille ! Il n’y avait qu’un moyen de mettre fin à ce combat. Elle virevolta tout en faisant tournoyer sa lame pour le forcer à reculer jusqu’à la chambre. Il était fort – plus fort qu’elle, elle le savait… Donc, s’il ne l’avait pas touchée, c’était intentionnel. Pourquoi il avait décidé de l’épargner, elle l’ignorait. Par ailleurs, il était fermement décidé à la tuer, elle n’en doutait pas. — Je me demande pourquoi je t’ai couru après si longtemps, haleta-t-elle tout en continuant à croiser le fer avec lui. Je n’aurais jamais dû t’aider. — Et moi, je n’aurais pas dû me montrer aussi magnanime avec toi, rétorqua-t-il en montrant ses dents blanches et bien alignées. — Tu sais quoi ? J’en ai assez de t’entendre te lamenter. — Je ne me lamente pas. — C’est ça ! Elle plongea en avant et lui asséna un coup de poing. — Tu es couvert de cicatrices ? Et après ? Ce n’est pas pour ça que tu dois croire que toutes les femmes te fuient… Elle voulut réitérer l’exploit du coup de poing, mais il lui saisit le poignet. — Je suis laid et il est impossible que tu me désires. D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi nous en discutons. Tu l’as déjà admis. — Les gens ne cessent de mentir, pauvre idiot ! Et moi plus que quiconque. Il se figea, haletant, et ouvrit de grands yeux pleins de surprise. Et d’espoir ? — Tu mentais à propos des raisons pour lesquelles tu ne cesses de me suivre ? — Sans doute, mais peu importe. À présent, je te hais. Elle lâcha son épée et se jeta sur lui pour le pousser. — Parce que tu veux me tuer, acheva-t-elle. Il tituba et, enfin, franchit le seuil de la chambre, abandonnant lui aussi son épée qui atterrit avec un bruit métallique. — On dirait que tu le découvres… Je ne t’ai pourtant jamais caché que je venais pour te tuer, fit-il remarquer. — Sauf qu’au début tu n’étais pas sérieux, objecta-t-elle en le poussant de nouveau. Et maintenant… Tu es vraiment décidé, n’est-ce pas ? Elle avait réussi à l’acculer contre le lit. — Oui… Non. Je n’en sais rien, à vrai dire. Tu me fais perdre la tête et je ne cesse de changer d’avis. Une dernière poussée et il bascula sur le lit. Elle plongea aussitôt sur lui, épaule en avant, lui coupant le souffle. — Anya ! protesta-t-il. — Je ne veux plus t’écouter. — Tu ne me hais pas, dit-il d’un ton lugubre. Il s’écarta du matelas en lui saisissant les poignets et l’attira à lui, sur lui, écrasant sa bouche sur la sienne. Sa langue brûlante poussa pour se frayer un passage entre ses lèvres. C’est comme si j’étais frappée par la foudre, songea-t-elle, un peu étourdie. Cet homme-là savait embrasser. Sa langue prenait possession de sa bouche en lui envoyant des décharges électriques. Ses seins avaient durci et elle se sentait le bas-ventre bouleversé. Elle avait l’impression que toutes les cellules de son corps s’étaient réveillées et réclamaient leur part. Tu n’étais plus censée le désirer. Il n’était pas censé m’embrasser. Attrape les chaînes. Maintenant ! C’est le moment de passer à l’action. Elle passa à l’action. Mais pas en saisissant les chaînes. Elle prit la tête de Lucien entre ses mains, la serrant si fort que ses ongles s’enfoncèrent dans son cuir chevelu. Une telle étreinte aurait tué un mortel, mais Lucien parut au contraire s’en trouver fort bien, et elle sentit son sexe enfler tout contre elle. Je m’amuse quelques minutes avec lui, et ensuite, je l’attache… Sa bouche avait un goût exquis, bien meilleur que dans son souvenir. Un goût d’homme et de passion, de pouvoir et de rose. Ses mains pétrissaient ses fesses, tout en la pressant contre son sexe. Encore un peu, et elle ne pourrait plus se retenir… Demande. Supplie. Mais il y avait cette fichue malédiction. Elle s’en voulut d’être prête à céder. Tu ne vas tout de même pas accepter d’être liée pour toujours à cet homme, sans pouvoir jamais en approcher un autre. Pourtant, l’idée ne la rebutait pas tant que ça, et même, elle l’excitait. Elle souriait lorsqu’elle songeait à rester près de Lucien pour l’éternité et à lui offrir pour toujours son cœur – même si lui se lassait d’elle un jour. Ce n’est pas le moment de penser à ça. Elle s’installa à califourchon sur lui et se frotta contre son sexe, plus fort, plus vite. Elle ne put retenir un gémissement de plaisir. — Enlève tes vêtements, ordonna-t-il. Je veux sentir ta peau. Oui. — Non, parvint-elle à répondre en faisant appel à ce qui lui restait de raison. Elle avait beau le désirer, elle tenait à aller au bout de ce qu’elle avait projeté : l’attacher au lit pour le punir d’avoir tenté de lui trancher la tête. Oui, oui, tu vas l’attacher, mais ça ne t’empêche pas de profiter un peu de lui en attendant… Sa main se crispa sur la poitrine de Lucien. Il n’était pas le seul à changer constamment d’avis. — Je te veux, tu comprends ? murmura-t-il d’une voix chargée de honte et de culpabilité. Je ne peux plus le nier. Je n’en profiterai pas pour essayer de te tuer, je te le promets. — Je vois. Tu voudrais me baiser avant de me tuer. Elle ne trouvait rien d’offensant à ce programme, et pourtant, elle aurait dû. — Tu peux te déshabiller si tu veux, poursuivit-elle. Moi, je ne peux pas. Il se figea et la contempla fixement. Son visage ne reflétait plus la passion, il avait repris ce masque impassible qu’elle détestait. Elle eut envie de pleurer. Elle n’avait pas envie que le jeu se termine déjà. — Pourquoi refuses-tu de te déshabiller pour moi ? demanda-t-il. Elle esquiva la question. — Nous perdons beaucoup de temps à discuter, fit-elle remarquer. Je croyais t’avoir dit que tu n’avais plus le droit de parlementer sans cesse avec moi. Elle l’embrassa pour l’empêcher de protester ou de la questionner plus avant. Elle ne voulait pas lui parier de sa malédiction, mais elle n’aurait pas aimé être obligée de lui mentir. Pas à ce sujet. Et puis, elle préférait profiter de lui, tant que c’était possible. Il lui rendit son baiser avec une passion teintée de désespoir – comme elle, sans doute. Elle aurait voulu rester toujours ainsi, mais il la prit par le menton et la força à le regarder droit dans les yeux. — Je croyais que mes cicatrices ne te dérangeaient pas, dit-il avec un rictus amer. — Elles ne me dérangent pas, affirma-t-elle. — Anya, dis-moi la vérité, je t’en prie. — Elles ne me dérangent pas, répéta-t-elle avec ferveur. Il plissa les yeux, au point de les fermer presque, et ses cils pointèrent vers elle comme des flèches. Soudain, elle distingua une lueur mauvaise dans l’œil bleu, puis dans l’œil marron, comme si le démon venait de prendre le contrôle. Lucien la saisit par les hanches et la repoussa. Elle resta sur le bord du lit, ne sachant que penser. — Tu prétends me désirer, mais tu refuses d’ôter tes vêtements pour moi, grommela-t-il d’une voix profonde. J’en conclus que tu ne me désires pas. — Tu te trompes. Il la contempla fixement et posa la main sur la fermeture Éclair de son jean. Elle suivit des yeux le mouvement de sa main, le souffle coupé. Que faisait-il ? Avait-il vraiment l’intention d’ôter son pantalon ? Ziiip… Son sexe en érection jaillit. Énorme. Quelques gouttes d’une liqueur blanche brillaient sur le gland. Elle en saliva presque d’envie. — Puisque tu prétends me désirer, poursuivit-il d’un ton morne, tu vas devoir me le prouver. — Co… Comment ? bredouilla-t-elle sans quitter des yeux l’objet de sa convoitise. Lequel était décidément d’une taille considérable. — Prouve-le. Suce-moi. Choquée par la crudité inhabituelle de son langage, elle leva les yeux son visage. Elle y lut de la colère. Et aussi du dégoût. Pour lui-même. Il avait les joues rouges de honte. Il s’attendait sans doute à ce qu’elle se moque de lui et qu’elle le plante sur-le-champ. Peut-être aussi voulait-il lui donner une leçon. — Alors ? reprit-il d’un ton railleur. Tu hésites… Tu ne veux pas aller plus loin qu’un simple baiser ? Oui, il s’attendait à ce qu’elle refuse, elle n’en douta plus. Elle n’avait jamais accepté de faire une fellation à un homme. Il s’agissait d’un acte trop intime que la malédiction d’Artémis rendait dangereux. Mais pour Lucien… Elle ne pouvait résister à l’idée de lui donner du plaisir. — Tu cherchais à me punir pour avoir tenté de me tuer, ou tu espérais simplement m’amadouer et me faire changer d’avis ? poursuivit-il sans lui laisser le temps de répondre. Il soupira. — Peu importe, reprit-il. Nous savons tous les deux que tu n’as jamais eu l’intention d’aller plus loin avec moi. Mais tout de même, je suis surpris de tant de cruauté. Quelle cruauté ? C’était lui qui la faisait souffrir. Elle, elle était prête à tout risquer pour lui. Prête à s’enchaîner à lui pour l’éternité. — Je ne cherche pas à t’amadouer pour la bonne raison que je ne te crains pas, répondit-elle avec irritation. Tu ne l’as pas encore compris ? Et quant à la cruauté… Je crois que tu n’as rien à m’envier… — Ne cherche pas à gagner du temps, ricana-t-il. Suce-moi. Elle rampa lentement vers son ventre et s’arrêta quand sa bouche se trouva à la bonne hauteur. À présent, il ne parlait plus. Dans le silence de la pièce, on n’entendait plus que sa respiration sifflante. — Anya, je… — Je ne vais pas le faire pour te prouver quoi que ce soit. Je vais le faire parce que j’en meurs d’envie et que je ne peux pas m’en empêcher. Je… Je veux te goûter… Te sentir dans ma bouche… Il faut que je sache… Ce n’est sûrement pas aussi bon que je l’imagine… Et elle avala sa verge, entièrement, en la faisant glisser entre ses lèvres, jusqu’au fond de sa gorge. C’était un peu surprenant au début, mais délicieux. Il poussa un gémissement de plaisir qui lui fit l’effet d’une caresse. — Anya… Non… Je n’aurais pas dû… Mais elle avait déjà commencé à aller et venir, imitant le mouvement qu’elle avait observé dans les films qu’elle visionnait parfois. — Anya… Anya… Dieux… Ne t’arrête pas… Je t’en supplie… À présent, il n’ordonnait plus, il suppliait. Elle avait le dessus. Il avait besoin d’elle et ce besoin la remplissait, la nourrissait, lui donnait du plaisir. Il est à moi. Elle continua ses mouvements le long de sa verge, cette fois en s’aidant de sa langue et en prenant ses testicules à pleines mains. Il se cambra, pour aller plus profondément à sa rencontre, les muscles tendus. Elle sentait le murmure de la passion couler dans son sang. Mais elle voulait plus qu’un murmure. Beaucoup plus. — Arrête, Anya… Il ne faut pas. Arrête. Elle continua à glisser le long de sa verge, en accentuant la pression de sa langue sur le gland enflé, suçant férocement, l’écorchant un peu au passage avec ses dents, comme elle aurait fait avec l’une de ses sucettes préférées, celles à la fraise. Mais la saveur du désir de Lucien surpassait de loin celle de la fraise. — Attention ! Anya ! Il cria son nom quand le plaisir le secoua, en même temps qu’il lâchait sa semence tiède. Elle avala tout et lécha même les gouttes qui perlaient encore sur le gland, certaine que cela lui plairait. Elle se recula et put constater qu’il était encore ébranlé par les derniers spasmes du plaisir, les yeux fermés, la bouche entrouverte. Grâce à moi…, songea-t-elle avec fierté. Jamais elle ne s’était sentie aussi puissante. Ni aussi excitée. Elle s’installa de nouveau sur lui à califourchon. Sa culotte était trempée. Il ouvrit lentement les yeux avec une expression repue. — Anya… Tu n’étais pas obligée de… — Je l’ai fait parce que j’en avais envie, rétorqua-t-elle. Et que j’avais envie de toi. Je ne veux plus que tu en doutes. Jamais. Il posa sur elle un regard plein de tendresse. — Dans ce cas, pourquoi refuses-tu de te déshabiller et de te donner à moi ? Personne ne s’était jamais adressé à elle avec tant de douceur – excepté son père et sa mère –, et elle se sentit fondre. Il lui parlait comme si elle était aussi précieuse qu’un trésor. Son cœur enfla. Il allongea le bras pour lui caresser la joue. — Pourquoi, Anya ? Depuis que j’ai senti ton odeur de fraise, j’essaye de te résister. Mais tu vois, je n’ai pas pu… Son sexe enflait déjà de nouveau. Elle ouvrit des yeux ronds de surprise et se concentra pour ne pas se laisser attendrir. S’il disait vrai, il l’avait désirée dès la première seconde. Et s’il l’avait malmenée, c’était uniquement pour se protéger, pour la tenir à distance. Il l’avait déjà sous-entendu une fois. Et maintenant, il le lui confirmait. Elle se sentit soudain hésitante. Que faire ? Elle n’était plus très sûre d’avoir envie de l’attacher. Il avait réussi à faire fondre sa colère. Pourtant, elle ne devait pas oublier qu’il était probablement toujours aussi décidé à la tuer. À moins qu’il ne choisisse de la faire passer avant ceux qui comptaient tant pour lui. Elle se trouva soudain très égoïste de lui avoir demandé de lui donner la préférence, alors qu’elle n’avait rien à lui offrir en retour. — Anya ? — Quoi ? dit-elle en battant des paupières. Il eut un petit sourire. — Tu ne m’écoutes pas. — Désolée. Qu’est-ce que tu disais ? Il se cambra et lui caressa le pubis avec son sexe en érection. — Je t’ai demandé pourquoi tu refusais de te déshabiller. Aurais-tu peur ? Elle eut la chair de poule. — Non. Peur, non, ce n’était pas le mot juste. Pas peur de faire l’amour, en tout cas. — Ça me plairait, tu sais, ajouta-t-il d’une voix rauque. Le ventre d’Anya fut secoué d’un frisson. Elle posa ses mains à plat sur la poitrine de Lucien et sentit le battement affolé de son cœur à travers sa chemise souillée de sang. Elle décida de tout lui dire. Après tout, elle lui devait bien ça. — C’est à cause d’une malédiction, avoua-t-elle. Il fronça les sourcils. — Toi aussi, tu es possédée par un démon ? — Non. J’ai été maudite, tout simplement. — Maintenant que tu le dis, Reyes m’en avait parlé. Il avait lu quelque chose à propos d’une malédiction. C’est Artémis, n’est-ce pas ? De nouveau, le ventre d’Anya fut parcouru d’un frisson. — Il se trouve que ma mère et le mari d’Artémis… Hum… Tu vois ce que je veux dire… Et neuf mois plus tard… Coucou, Anya ! Artémis l’ignorait, mais à la minute où elle m’a vue, elle a compris. Il paraît, vois-tu, que je ressemble terriblement à mon père. — Je me souviens de Tartarus, répliqua Lucien d’un air songeur. C’était un homme bien, plutôt séduisant, mais je n’ai jamais été tenté de le déshabiller. — Lucien fait de l’humour ! s’exclama-t-elle en souriant. C’était tout à fait inhabituel et charmant. — Bref, Artémis est devenue folle de rage, poursuivit-elle. Je n’ai mesuré la portée de sa malédiction que quelques jours plus tard, tellement elle m’avait secouée. Et depuis, je rêve de lui trancher la tête. Une lueur de convoitise passa dans le regard de Lucien, fugace, mais indéniable. — Je me demande pourquoi ça me trouble à ce point de t’entendre parler comme ça, dit-il. Elle avait sa petite idée là-dessus. Il côtoyait tous les jours les humains et leurs faiblesses. Elle, elle était forte, déterminée, elle rendait coup pour coup. Il appréciait qu’elle ait du caractère. — Tu peux m’en dire un peu plus sur cette malédiction ? demanda-t-il. Ses yeux dérivèrent jusqu’à la ceinture de son pantalon, puis il y posa les doigts et en suivit lentement le bord supérieur. Doux paradis… — Si j’autorise un homme à me pénétrer, je serai liée à lui pour toujours. Et rien qu’à lui. Lucien fronça les sourcils. — C’est… — Oui, je sais, coupa-t-elle. Ça signifierait que je perdrais totalement mon libre-arbitre. Pour un homme. C’est affreux et impensable. Sauf qu’avec Lucien, cela ne lui paraissait plus si terrible, au fond. — Je deviendrais incapable de le quitter, quoi qu’il me fasse. Même s’il me délaissait pour une autre, je continuerais à me morfondre dans mon coin, en rêvant de lui. Plus elle en disait, plus il affichait un air compatissant. — Je comprends, dit-il. J’ai un peu vécu ça avec mon démon, au début. Sa volonté annihilait totalement la mienne. — Tu sais donc à quel point c’est humiliant. — Oui. Et c’est pour cela que je n’exercerais jamais ma volonté sur toi, si tu te donnais à moi. Il s’humecta les lèvres, y laissant une traînée humide et luisante qu’elle fut tentée de lécher. — Donc, tu n’as pas besoin de t’inquié… — Non ! protesta-t-elle en secouant vigoureusement la tête en signe de dénégation. Il demeura silencieux quelques instants, les yeux fixés sur elle, avec une expression indéchiffrable, comme toujours, et elle se demanda ce qui lui passait par la tête. — Je t’avais jugée trop durement, Anya, et je le regrette, dit-il enfin. Et… Il se tut, comme s’il avait brusquement décidé qu’il valait mieux ne pas en dire trop. — As-tu déjà eu un orgasme ? demanda-t-il enfin d’une voix rauque. Elle ne savait pas ce qu’elle avait espéré en lui parlant de sa malédiction, mais certainement pas qu’il s’excuserait, et encore moins qu’il lui poserait cette étrange question. — Oui, en me caressant, avoua-t-elle sans la moindre honte. J’ignore si les doigts d’un homme dans mon vagin seraient considérés comme une pénétration, donc je n’ai jamais autorisé personne à me caresser en dessous de la taille. — Tu serais prête à me faire confiance si je te disais que je ne vais pas te pénétrer ? — Je… Je ne sais pas… Peut-être. Bougre d’idiote, tu ne devrais pas ! Les traits de Lucien furent soudain auréolés d’un feu intense. — Ôte tes vêtements, Anya. Je ne te pénétrerai pas, je te le jure. Mais j’ai besoin de te caresser, de te sentir nue contre moi. Il se dématérialisa sans lui laisser le temps de répondre et elle s’effondra, face contre le lit, en poussant un petit cri. Elle roula sur le dos… Il était maintenant sur elle. Complètement nu. Elle retint sa respiration, s’attendant à ce qu’il cherche à la pénétrer de force, comme Aias. Un vent de panique la saisit, mais comme il ne se passait rien, elle se calma progressivement et commença à apprécier ce corps qui pesait sur le sien. — Dis-moi oui, murmura-t-il. — Je… Je… Éprouver du plaisir sans avoir à redouter des conséquences désastreuses… Oui, bien sûr, elle était tentée. — Laisse-moi te toucher, je te veux, ajouta-t-il en enfouissant son visage dans son cou. Il aurait dû se trouver en tête de la liste de ceux dont elle devait se méfier, mais voilà, elle désirait sa bouche sur sa peau. Elle avait envie de savoir, au moins une fois, ce que c’était que de recevoir un orgasme d’un homme. Ou plutôt, de cet homme-là. Sa décision était prise. En un éclair, elle fut debout près du lit et commença à se déshabiller à la hâte, sous le regard intense et brûlant de Lucien. Puis elle se transporta près de lui. À présent, il s’était allongé sur le dos et elle pouvait l’admirer tout à loisir. Elle constata que ses cicatrices s’étendaient de sa joue à sa jambe droite. Le plafonnier éclairait d’une lumière crue son immense corps et sa peau veloutée tendue sur des muscles d’acier. Sa poitrine était imberbe et un très fin duvet recouvrait ses jambes. Elle s’arrêta longuement sur le papillon noir qui la fascinait toujours autant et qui parut se mettre à vibrer, comme s’il attendait ses caresses. Et, cette fois, elle osa l’effleurer. Ce fut comme si elle avait touché des flammes dont la chaleur se propageait dans tout son corps. Lucien dut la sentir aussi, car il se cambra en gémissant. — Ça faisait longtemps que j’en rêvais, avoua-t-elle. — Moi aussi. Elle suivit lentement le contour dentelé des ailes de l’insecte. — D’où viennent tes cicatrices ? demanda-t-elle. — Je me les suis faites moi-même, avec une lame plongée dans du poison, répondit-il après avoir légèrement hésité. Dieux… Comme il avait dû souffrir… — Tu ne voulais plus vivre ? — Sans doute. La femme que j’aimais venait de mourir, et j’avais été contraint de conduire son âme au paradis. Il avait donc été amoureux. Cela déplut à Anya. — Quand je me suis rendu compte que la mort était un refuge hors de ma portée, j’ai prié pour que ces cicatrices soient là pour toujours. Quelqu’un a dû m’entendre, parce qu’elles ont aussitôt cessé de se refermer. J’ignore qui. Anya avait sa petite idée sur la question… Dysnomia, sa mère… Ça lui ressemblait d’exaucer un vœu qui contrariait le cours naturel des choses. — Et pourquoi souhaitais-tu conserver ces cicatrices ? — Je voulais me souvenir que je devais accomplir ma tâche sans hésiter. Je voulais aussi que les femmes se détournent de moi, pour ne plus jamais tomber amoureux. — Je ne me suis pas détournée de toi, fit-elle remarquer. — Non. — Et avec moi, tu n’as pas accompli ta tâche sans faiblir. — Je sais. Et je m’en réjouis. Elle aussi, elle s’en réjouissait. Elle le contempla de nouveau avec attention, en se concentrant cette fois sur son sexe en érection qui, décidément, la surprenait par sa taille. Il est à moi, songea-t-elle de nouveau. — Viens, dit Lucien d’une voix chargée de désir. Approche-toi. Elle rampa pour s’installer sur son corps nu, si chaud et tremblant de désir. Elle était nue, elle aussi, et trempée. Leurs sexes glissèrent l’un contre l’autre et ils poussèrent ensemble un soupir de ravissement. Quel délice… Elle se rendit compte qu’elle avait raté pas mal de choses intéressantes… — Encore plus près, gémit-il. Elle se pencha en avant et écrasa ses seins contre le torse de Lucien. Ils échangèrent un fougueux baiser et il prit le dessus en roulant pour se placer sur elle. De nouveau, elle se sentit paniquée à l’idée qu’il ne tienne pas parole, mais il se contenta de couvrir son ventre de baisers en remontant vers ses seins. Là, sa langue brûlante traça autour d’eux un cercle, puis il souffla pour les rafraîchir, et ils durcirent encore. Ensuite, il les prit dans sa bouche, chacun à son tour. Jamais elle ne s’était sentie aussi excitée… Au bout de quelques minutes de ce traitement, elle se trémoussait sous lui en se cambrant, agrippée à ses cheveux, suppliante. — Lucien… Lucien…, haleta-t-elle. — Cela fait bien longtemps que je n’ai pas donné de plaisir à une femme, dit-il d’une voix brisée par l’émotion. Si je suis maladroit, il faut me le dire. — Oh non ! Pas du tout ! Sa bouche redescendit lentement vers son ventre, de plus en plus près de ce creux entre ses cuisses… — Lucien ! gémit-elle. Arrête-le. Non ! Empêche-le d’arrêter. Encore. — Lucien, gémit-elle de nouveau en serrant sa tête entre ses cuisses. — Pas de pénétration, promit-il. Pas même avec ma langue. Ses jambes s’ouvrirent sans lui demander son avis, et pas moyen de les en empêcher. S’il ne la faisait pas jouir tout de suite, elle allait en mourir. Exploser. Prendre feu. Peu importait, il fallait mettre fin à cette torture. Elle se demanda vaguement s’il n’avait pas décidé de la tuer de plaisir. Et d’emporter ensuite son âme. Mais cela non plus n’avait pas d’importance. Il lui prit les genoux et les écarta en les soulevant. Dans cette position, elle était totalement à sa merci. Vulnérable. S’il tente de glisser un doigt dans ton vagin, tu peux disparaître. Mais disparaître sans avoir reçu de lui ce qu’elle attendait risquait aussi de la tuer. Et de toute façon, elle oublia tout au premier coup de langue. Le plaisir fut si intense, surprenant, merveilleux, qu’elle poussa un cri et lui saisit la tête à pleines mains pour le guider. Il voulut s’écarter pour lui demander si elle aimait, mais elle l’en empêcha. En des siècles d’existence, elle n’avait jamais rien ressenti de tel. — Encore ? demanda-t-il. — Encore ! Oui. Je t’en prie… Encore. Continue ! — Ton sexe a un goût délicieux. Je ne demande pas mieux que de continuer. Il lécha, pourlécha, suça, aspira, titilla. Et c’était parfait. Elle se cambrait contre lui, poussait contre son visage, sanglotait de désir. À cet instant, elle aurait pu tout lui donner. Absolument tout. Mais il ne réclama rien d’autre que son plaisir. Il donnait, donnait encore, à petits coups de langue. Et c’était si bon qu’elle sut qu’elle ne serait plus jamais la même. Puis tout son corps explosa. Le plaisir la heurta avec la violence d’une balle, s’insinuant dans des parties de son corps dont elle avait jusque-là ignoré l’existence. Des étoiles dansèrent devant ses yeux et son âme dut quitter son corps quelques instants, parce qu’elle entrevit le paradis. Elle fut surprise que la Mort soit capable de procurer autant de sensations. Elle fut secouée de spasmes et prononça des paroles incohérentes – peut-être même cria-t-elle le nom de Lucien. Puis elle se laissa retomber mollement sur le matelas. — Je n’ai pas terminé, murmura-t-il. Et sa langue se remit en action, pour lui procurer en quelques secondes un deuxième orgasme tout aussi ébouriffant que le premier. — Lucien ! Lucien ! Lucien ! Il était son sauveur. Grâce à lui, elle se sentait libre. Plus libre qu’elle ne l’avait jamais été. Les dernières vagues de plaisir moururent lentement, la laissant repue, satisfaite, resplendissante. S’il avait glissé ses doigts en elle à cet instant, elle n’aurait pas tenté de l’en empêcher. Mais il la prit dans ses bras et roula sur le dos pour la placer au-dessus de lui. Avec l’intention manifeste de tenir parole. — Tu n’en as pas encore terminé avec moi ? demanda-t-elle d’un ton taquin, en plongeant dans ses yeux brillants. Il était temps qu’elle mette fin à leur étreinte, qu’elle décide de ce qu’elle devait faire de lui. Dans ses bras, elle perdait toute volonté et c’était dangereux. Dangereux d’attendre ce à quoi elle n’avait pas droit. Dangereux de désirer ce qu’elle ne pouvait lui donner et ce qu’il ne pouvait lui offrir. Pourtant, elle fut incapable de bouger. — Non, répondit-il. Je n’en ai pas terminé avec toi. 11 Lucien était bouleversé. Ainsi, Anya le désirait. Elle ne jouait pas la comédie. Elle avait pris son sexe dans sa bouche. Elle avait bu sa semence. Elle n’était pas rebutée par ses cicatrices. Elle avait posé sur lui un regard plein d’admiration. Il était encore sous le choc. Son démon aussi. Il avait même cessé de ronronner. Et le plus incroyable… Anya était vierge. Jamais Lucien n’aurait imaginé qu’une femme si hardie et sensuelle n’ait jamais connu d’hommes. Dire qu’il l’avait quasiment traitée de putain, alors qu’elle était aussi pure qu’une étendue de neige immaculée. Un étau de culpabilité lui comprima le cœur quand il songea à la terrible malédiction d’Artémis. Cette malédiction, Anya aurait à l’affronter pour l’éternité, et il savait ce que cela signifiait. La damnation éternelle, il connaissait. Comment Cronos pouvait-il désirer la mort d’une femme aussi parfaite qu’Anya ? Il savait maintenant qu’il ne pourrait se résigner à la tuer… Même si ses compagnons devaient payer le prix de sa désobéissance. Il s’était autrefois juré de ne plus jamais tomber amoureux, pour ne pas avoir à souffrir quand il emporterait l’âme de l’élue de son cœur. Mais il était tombé amoureux. D’Anya. Une immortelle. Ils auraient pu vivre heureux pour toujours. Seulement voilà, elle refusait de donner sa clé et Cronos ne lui laisserait la vie sauve qu’en échange de l’objet en question. C’était un véritable cauchemar. Mais il aimait Anya et il n’y pouvait rien. Elle était drôle, charmante, pleine de vie. Elle était tout ce qu’il n’était pas, et cela lui convenait à merveille. Et de surcroît, elle éprouvait du désir pour lui. Il ne lui restait plus qu’à subtiliser cette fichue clé pour la remettre à Cronos… Elle serait furieuse, certes. Et après ? Il la préférait en colère que morte. Où la cachait-elle ? Elle la conservait sûrement à portée de main, mais il ne l’avait pas vue sur elle. L’avait-elle mise en sûreté, quelque part dans l’une de ses nombreuses résidences ? Cronos ne tarderait pas à se manifester. Il fallait trouver rapidement une solution. — C’est à mon tour de m’occuper de toi, murmura Anya à son oreille. Elle se souleva pour se placer au-dessus de lui. Avec ses longs cheveux pâles qui l’enveloppaient, elle ressemblait à une sirène. Elle avait encore les joues roses de plaisir, les lèvres humides et enflées de ses baisers. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Il en oublia aussitôt la clé. — Il ne faut pas te sentir obligée de me donner du plaisir, répondit-il. Mais il en avait envie. Terriblement. Il avait si longtemps négligé ses propres désirs… — Tu t’es déjà occupée de moi. — Ça fait déjà un petit moment, et je te sens prêt pour une deuxième séance. Sans compter que ça me plaît. Ses lèvres s’étirèrent lentement en un sourire coquin. — Je crois que je n’arrive pas à me rassasier de toi, conclut-elle. — Moi non plus, je ne suis jamais rassasié de toi, répondit-il en caressant une mèche de cheveux égarée sur sa joue. J’ai été stupide de te repousser si longtemps. — Ne t’en fais pas, tu seras puni pour ça. Je vais te fouetter avec ma langue, tu n’es pas prêt de l’oublier. Elle couvrit ses joues et son cou de petits baisers, en s’arrêtant plus longuement sur ses cicatrices qu’elle lécha et mordilla. Le sexe de Lucien répondit aussitôt en tressautant de désir. Il n’était pas repu et lassé d’elle : au contraire, maintenant qu’il savait ce qu’elle pouvait offrir, il en voulait davantage. Il avait besoin de sa chaleur. De sa douceur. Il eut l’impression qu’il ne pourrait plus vivre sans elle. Jusque-là, il n’avait pas eu de peine à se passer de vie sexuelle. Mais aujourd’hui, cela lui paraissait impossible. Anya le fascinait autant qu’elle fascinait son démon. Il admirait son intelligence et sa ténacité. Il admirait son courage. Il était défiguré et possédé par la Mort, il avait eu l’intention de la tuer, mais elle ne l’avait pas fui. Il l’avait insultée, mais elle avait tenu bon. — Je suis désolé, murmura-t-il. Il approchait sa bouche pour l’embrasser, quand il sentit l’appel exigeant de la Mort. Il battit des paupières. Son démon avait des âmes à emporter, mais il grognait, furieux de devoir quitter ce lit. — Et pourquoi es-tu désolé ? demanda-t-elle tout en traçant des cercles autour de son nombril avec sa langue. Il se concentra pour faire taire son démon qui s’agitait de plus en plus. — J’ai été grossier avec toi et tu ne le méritais pas. Il plia les genoux et planta ses coudes dans le matelas. Elle empoigna son sexe dressé. Quel feu délicieux… Il faillit crier de plaisir. Un nouveau rugissement mécontent, poussé par son démon, le fit sursauter. La Mort était déchirée entre son devoir et son désir. Il faut y aller, lui dit-il. C’était la première fois qu’il devait intervenir pour le pousser à aller chercher des âmes. Restons, protesta la Mort. — Je dois m’absenter quelques minutes, murmura-t-il à Anya. Ne bouge pas, je reviens. Il se redressa et déposa un baiser sur ses lèvres. — Ne bouge pas, promis ? Son corps se fondit en un brouillard invisible pour entrer dans le monde spirituel. La Mort se mit à trépigner d’impatience, mais le transporta tout de même dans une petite pièce dont les murs étaient couverts de sang. De sang et d’une autre matière qu’il préféra ne pas chercher à identifier. Deux corps gisaient sur le sol. Celui d’un homme et celui d’une femme. L’homme – Lucien le vit aussitôt grâce au pouvoir de son démon – avait soupçonné à tort sa femme de le tromper. Il l’avait tuée d’une balle dans la tête, avant de retourner son arme contre lui. Quel salaud… Il se raidit. De quel droit jugeait-il cet homme ? Lui-même n’avait-il pas soupçonné Anya du pire ? Il plongea sa main dans le corps de l’homme, sans la moindre douceur, et s’empara de son esprit. Celui-ci se débattit et hurla quand ses yeux rencontrèrent ceux de Lucien. Lucien ne perdit pas de temps. Il se rendit devant la porte des enfers, plus vite qu’il ne l’avait jamais fait, et jeta l’esprit dans le trou sans même attendre que les démons se montrent pour l’accueillir. Puis il revint dans la chambre et s’occupa de la femme – avec un peu plus de ménagement. En le voyant, elle poussa un cri. Je suis nue…Je… Suis-je au paradis ? Pas encore, dit-il. Ceux qu’il emportait lui posaient souvent des questions, mais il répondait rarement. Cette fois, il ne sut pas pourquoi, il éprouva le besoin de rassurer cette femme. Vous y serez bientôt. Vous verrez les anges ont un visage moins effrayant que le mien. Puis il l’escorta au paradis, toujours en se hâtant, pressé qu’il était de rejoindre son petit paradis personnel. Quand il se matérialisa dans la chambre où l’attendait Anya, la Mort se calma aussitôt. Anya était allongée sur le dos et se pétrissait les seins d’une main. Deux doigts de son autre main allaient et venaient entre ses jambes. Elle gémissait. Son sexe était rose et trempé. Lucien se jeta sur elle, jaloux de ces deux doigts qui avaient le droit de la toucher. Anya ouvrit les yeux et le gratifia de son sourire le plus sensuel. — Je ne pouvais pas attendre, lui dit-elle en guise d’excuse. Lucien la fit rouler avec lui sur le lit pour se placer sous elle. — Ça ne me dérange pas. Le spectacle était magnifique. — Tu es si fort, murmura-t-elle en tâtant ses muscles. Si fort et si déterminé. Pourquoi est-ce que tu me plais tant ? Ses yeux luisaient de passion et d’admiration. Il eut la sensation d’être le plus bel homme de la terre. — Tu es étrange, lui dit-il en caressant sa joue. Il se refusait la douceur depuis si longtemps qu’il en avait presque peur. Mais il se promit d’essayer. Pour Anya. — Attends, murmura-t-elle en glissant le long de son corps. Vers le bas. Elle inclina la tête et ouvrit ses lèvres. Puis sa bouche glissa le long de son sexe pour l’enfouir tout au fond de sa gorge. Cette fois, aucun nuage ne vint gâcher le plaisir de Lucien. Il ne se sentait pas coupable. Il n’avait pas honte. Elle le désirait vraiment, et cela lui donnait le vertige. Il se cambra, avec la sensation d’être brûlé jusqu’aux tréfonds de son âme, et s’enfonça un peu plus dans la tiédeur humide de cette bouche si accueillante. — Tu es en feu, Lucien, murmura-t-elle d’un ton appréciateur. Ses dents mordillèrent doucement le gland. — Anya, gémit-il en griffant les draps. L’une de ses mains soupesa ses testicules, l’autre vint titiller son sein. Et pendant ce temps-là, sa bouche ne cessa pas son mouvement. Il se mit à gémir. Il n’était plus conscient que de son plaisir. Un plaisir à la limite du supportable. Il allait mourir au moment de l’orgasme. Et le démon aussi. Il… Il entendit à travers une sorte de brume la porte d’entrée qui claquait, puis une voix d’homme qui s’exclamait en découvrant l’état de la maison. La merveilleuse bouche d’Anya s’immobilisa aussitôt et il crut qu’il allait hurler de rage et de désespoir. Et mettre le lit en pièces. Où est donc passé ton calme légendaire ? Il haletait, il était en sueur, il avait mal au ventre, son démon rugissait de nouveau. — Lucien, dit Anya dans un souffle. Il lutta pour reprendre le contrôle – de son corps autant que de son esprit –, en respirant à petites goulées. Le sang battait bruyamment à ses oreilles. Le désir le martelait de coups de poing. Il avait besoin d’aller jusqu’au bout. De jouir. Il avait besoin de sentir qu’Anya était sa femme. — Lucien, répéta-t-elle. On vient. J’entends des pas. — Qu’est-ce qui s’est passé ici ? tonna Strider. — La Guerre ! hurla Lucien. N’entre pas. J’ai besoin de quelques minutes. — Nous avons besoin de quelques minutes, corrigea Anya. Le bruit de pas s’arrêta net. — Dans une minute, j’entre, prévint Strider. Lucien voulut se redresser, mais quelque chose de métallique et de froid se referma sur l’un de ses poignets. Il fronça les sourcils et tourna la tête pour regarder ce que c’était. Anya l’avait attaché au lit. — Anya, protesta-t-il. Tu crois que le moment est bien choisi pour ce petit jeu ? — Ce n’est pas un jeu. Un muscle tressaillit sous l’œil de Lucien. — De simples chaînes ne peuvent pas me retenir, dit-il enfin. — Celles-ci te retiendront, répondit-elle en sautant à bas du lit. Puis elle se précipita vers l’armoire et prit au hasard une chemise et un pantalon sur un cintre. — Désolé, mon chou, mais nous n’avons pas fini de négocier, et je ne voudrais pas que tu me fausses compagnie avant que nous n’ayons conclu un accord. Il tira sur la chaîne. Elle cliqueta, mais ne se brisa pas. Un affreux pressentiment l’assaillit. Il essaya de se dématérialiser. Impossible. À présent, il comprenait pourquoi Anya était passée dans sa chambre de Budapest. Elle lui avait volé les chaînes forgées par les dieux. Elle le contempla en silence, avec une lueur de tristesse dans le regard. — Je n’ai pas la clé, dit-elle. — La clé se trouve dans mon pantalon, dit-il d’un ton résigné en désignant du menton le vêtement qu’il avait jeté au sol en se déshabillant à la hâte. Elle le ramassa. — Dans celui-ci ? — Oui. Elle fouilla les poches et prit la clé qu’elle posa à plat sur la paume de sa main en la contemplant fixement. De petits nuages noirs se formèrent et un vent tourbillonna autour de l’objet. Puis les nuages disparurent et le vent cessa. La clé n’y était plus. Anya frotta ses mains l’une contre l’autre, d’un air profondément satisfait. — Anya ! hurla-t-il. Qu’as-tu fait ? Où est la clé ? — Lucien ? appela la voix inquiète de Strider. — Pas encore, dit précipitamment Lucien. — Ne t’inquiète pas, lui dit Anya. Je possède une autre clé, celle que Cronos voudrait me soutirer, et celle-là ouvre tout, même ces chaînes. — Prouve-le en me libérant ! Tout de suite ! — Désolée, mon chéri, mais tu as besoin de repos. Repos que j’ai la délicatesse de t’accorder. — Anya ! Il était nu et toujours en érection. Si seulement la colère avait pu éteindre son désir… Mais non ! — Nous avions conclu une trêve, protesta-t-il. — C’est pour ça que tu es enchaîné et toujours vivant, rétorqua-t-elle du tac au tac. Elle avait enfilé ses vêtements et ils étaient trop grands pour elle, mais ça ne l’empêchait pas d’être belle et désirable. Il se cabra et tenta de lui attraper le poignet, mais elle s’écarta en éclatant de rire. — Tu n’as que ce tu mérites et tu le sais. Accepte ta punition comme un gentil garçon. — Anya, essaya-t-il de nouveau en s’efforçant de paraître calme. Mais elle ne fut pas dupe. Il avait envie de la tailler en pièces, et cela s’entendait au ton de sa voix. Tout en prenant soin de rester hors de portée, elle prit entre deux doigts le bord du couvre-lit et le lança dans sa direction. — Voilà. Comme ça, ta pudeur ne souffrira pas. Il aurait dû la haïr, mais il continuait à la désirer. Ses cheveux s’enroulaient autour de son buste et elle posait un regard envieux sur le couvre-lit, comme si elle regrettait de ne pas pouvoir l’envelopper elle-même. — Anya… — Je reviendrai quand tu te seras débarrassé de la Guerre, dit-elle avant de disparaître. Il laissa retomber sa tête sur l’oreiller. — Par tous les dieux ! marmonna-t-il en donnant un coup de poing dans la tête de lit derrière lui. Strider fit aussitôt irruption dans la pièce, ses poignards au poing. — J’entre ! hurla-t-il. Que tu sois prêt ou pas. Il regarda d’un air interdit la chambre ravagée, puis les chaînes. — Mais que s’est-il passé, à la fin ? s’exclama-t-il. Toute la maison est sens dessus dessous. — Range ça, protesta Lucien en montrant les poignards du menton. Je me suis disputé avec Anya. Le visage de Strider se détendit d’un seul coup. Lucien eut même l’impression qu’il retenait un sourire. — Et ensuite, vous avez décidé de jouer à vous attacher pour vous réconcilier ? Je comprends. Il éclata de rire. — Je ne savais pas que tu étais un adepte de… — Boucle-la et sors d’ici ! Elle ne se montrera pas tant que tu seras dans la chambre. — Ah non, je ne sors pas ! Il se laissa tomber sur le matelas. — Je ne voudrais pas manquer le feu d’artifice. Et puis, je ne t’abandonnerai pas dans cette position. Tu es sans défense… Nous avons perdu contact pendant des siècles, mais maintenant, je veux prendre soin de toi. Inutile de rêver, je ne sors pas d’ici. Lucien lui envoya un coup de pied dans la poitrine qui le fit basculer hors du lit. — Strider… Il se couvrit le visage de sa main libre. — Par tous les dieux, que c’est humiliant… — Tu veux que je t’apporte du pop-corn ? demanda Strider en se remettant sur ses pieds avec un grand sourire. Quelque chose à boire, peut-être ? — Je veux que tu me laisses seul. — Aucune chance. — Je ne suis pas sans défense. Et je ne risque rien, Anya ne me veut aucun mal. Strider marqua un temps de pause, puis soupira. — Entendu, dit-il en se levant pour sortir. Lucien crut qu’il avait quitté la maison, mais il revint quelques minutes plus tard en brandissant un petit téléphone portable noir. — Ce petit bijou de la technique moderne est doté d’un appareil photo et permet de recevoir ou d’envoyer des e-mails. Tout en faisant danser ses sourcils, il photographia Lucien sous toutes les coutures, en n’oubliant pas les chaînes. — Ça suffit, grommela Lucien. — Je ne fais que commencer. À présent, regarde l’appareil. Voilà… Ce regard furieux est absolument saisissant. Oh ! Extra… Ce sera parfait pour notre album. Lucien lui jeta un regard mauvais. — Tu sais qu’il existe sur terre des personnes sensées qui redoutent de provoquer ma colère. — Désolé de te gâcher ton effet, la Mort, mais je ne pense pas que ces personnes redouteraient ta colère si elles te voyaient en ce moment, attaché à une tête de lit, avec un couvre-lit sur les cuisses pour cacher ta nudité. Lucien se sentit rougir. — Tu me le paieras cher, tu sais. Strider se calma aussitôt. — Ne me lance pas de défi, déclara-t-il d’un air sombre. Je te rappelle que je suis le gardien de la Guerre et que je serais capable de n’importe quoi – même de tuer ma propre mère si j’en avais une – pour remporter la victoire. Lucien lui lança un oreiller. — Dans ce cas, arrête de me prendre en photo et sors ! Strider sourit, tout en rangeant le téléphone dans sa poche. Mais il ne sortit pas. — Tu as vu Paris ? demanda-t-il. — Non. Pourquoi ? — Il s’est absenté pour faire des courses. Mais ça fait un moment et je n’ai plus de nouvelles de lui. — Il doit être avec une femme. Ou plusieurs. À ta place, je ne me ferais pas de souci pour lui. Il va revenir en pleine forme quand il aura fait le plein de vitamines. Ça peut lui prendre plusieurs jours. Il a cruellement manqué de sexe, récemment… Il faut qu’il se rattrape. — Apparemment, il n’est pas le seul, ricana Strider. Gideon sera mécontent si Paris ne part pas en même temps que lui, mais tant pis, je le laisse se débrouiller. J’ai mon avion à prendre, moi aussi. J’ai hâte de partir en Afrique du Sud pour chercher l’Hydre et mettre la main sur le trésor qu’elle garde. — Tu as appelé Sabin ? — Oui. Il était surexcité par nos trouvailles. De leur côté, ils piétinent. Ils ont même tenté le sacrifice de sang, comme toi, mais ça n’a rien donné. Pourtant, il est certain qu’il y a quelque chose, là-bas, et il ne veut pas partir avant de l’avoir trouvé. Il reste. — Très bien. Sabin avait raison. Ils finiraient bien par trouver, tôt ou tard, dans ce temple ou ailleurs ; ils ne devaient surtout pas se décourager. — Je n’ai pas eu le temps de me transporter jusqu’à lui. Il ne précisa pas que c’était parce qu’il avait été trop occupé avec Anya. Le téléphone de Strider fit entendre une sonnerie stridente. Il l’ouvrit aussitôt, avec un grand sourire. — Sabin a tout de même eu des nouvelles de toi. Je lui ai envoyé une photo et je viens de recevoir sa réponse. Il te trouve très à ton avantage et dit que tu devrais poser plus souvent. Lucien se laissa aller avec découragement contre la tête de lit. Ses chaînes cliquetèrent. — Sors. J’ai quelque chose d’important à régler avec Anya. — Tu es un chanceux, mon ami. J’aimerais bien avoir quelque chose d’important à régler avec une belle poulette comme Anya. Lucien plissa les yeux. Il avait de moins en moins envie de plaisanter. — Ne parle pas d’elle sur ce ton, dit-il. Surpris, Strider battit des paupières. Puis il décida de ne pas insister. — Je resterai dans le coin tant que tu seras enchaîné. À bientôt, la Mort. Et amuse-toi bien. Il quitta la chambre, puis la maison. Lucien entendit la porte d’entrée claquer bruyamment. — Je suis seul, à présent, dit-il tout haut. Pas de réponse. — Anya ! Rien. Il attendit encore quelques minutes, puis appela de nouveau Anya. Mais elle ne se manifesta pas. Qu’est-ce que cela signifiait donc ? Avait-elle décidé de le punir ? Ou bien avait-elle un problème ? Une image horrible lui vint à l’esprit. Si horrible qu’il en transpira. Anya, debout dans le salon de son appartement de Zurich. Au-dessus d’elle planait l’ombre menaçante de Cronos. Ils avaient l’air de discuter âprement. Lucien comprit qu’il avait une vision. Il voyait trop clairement la scène, avec trop de détails, jusqu’à la goutte de sueur perlant à la tempe d’Anya. De quoi pouvaient-ils bien parler ? Il n’entendait pas ce qu’ils se disaient et commença à paniquer. Las d’attendre, Cronos avait peut-être décidé de se charger lui-même d’Anya. Lucien se débattit pour se libérer, même s’il savait n’avoir aucune chance. — Anya ! 12 — Je veux cette clé, Anya. Anya sursauta et son cœur se mit à battre follement. Il était là. Tout près. En personne. Cronos, le nouveau roi des dieux. Cet infect personnage. Celui qui avait ordonné à Lucien de la chasser et de l’égorger comme un animal. — Et moi, je veux la paix pour l’éternité, rétorqua-t-elle. L’ennui c’est qu’on n’obtient pas toujours ce qu’on veut. N’est-ce pas ? Elle entendit les dents de Cronos s’entrechoquer. Il enrageait. Après avoir quitté Lucien, elle s’était matérialisée dans son appartement de Zurich où elle s’était changée. Ça ne lui avait pris que quelques minutes d’ôter les vêtements trop grands de Lucien et d’enfiler une tenue plus sexy. Elle était tellement absorbée par ses pensées – elle songeait à Lucien, bien entendu – qu’elle n’avait pas pressenti l’arrivée de Cronos. Elle n’était décidément pas elle-même, en ce moment. D’habitude, elle fuyait avant qu’il ait eu le temps de se matérialiser. Elle aurait pu disparaître sur-le-champ, mais la curiosité la retint. Qu’est-ce que ce grand escogriffe avait donc à lui dire de si important ? — La clé, lança Cronos avec irritation. Donne-la-moi. — Nous avons déjà parlé de ça, monsieur le capricieux. Ma réponse n’a pas changé. Il décrivit un cercle autour d’elle, puis s’arrêta en la fixant avec intensité, si près de son visage que les poils blancs de son épaisse barbe lui effleurèrent le menton. Sa longue tunique de lin blanc touchait ses jambes nues et son haleine chargée d’ambroisie l’enveloppait. Il était impressionnant. Elle songea qu’il avait écrasé les dieux grecs comme de vulgaires mouches et qu’il guettait l’occasion d’en faire autant avec elle. Et elle, elle le défiait. Pourtant, curieusement, sa réponse ne parut pas agacer le dieu dont le visage se détendit. — Je vous ai observés, la Mort et toi, dit-il. — Et alors ? demanda-t-elle d’un ton détaché. Qu’avait-il observé exactement ? L’idée qu’il les avait peut-être espionnés en train de faire l’amour la révolta. — Qu’est-ce que tu en as tiré ? insista-t-elle. — Il te plaît. — Et alors ? rétorqua-t-elle d’un ton dégagé. Il n’est pas le seul homme à me plaire. — Si tu me donnes la clé, Anya, j’enchaînerai Lucien à toi pour l’éternité. Il sera ton esclave. Voilà qui était tentant. Cronos ne se rendait pas compte à quel point ce cadeau avait de la valeur. Enfin, elle serait à égalité avec un homme. Elle le garderait près d’elle aussi longtemps qu’elle le voudrait. Il suffirait de lui donner un ordre pour qu’il obéisse. Mais elle luttait depuis des siècles pour sa liberté, et elle ne pouvait décemment pas priver Lucien de la sienne. Il avait déjà un démon à combattre… Il venait tout juste d’être libéré d’une malédiction. Il ne méritait pas un fardeau de plus. — Désolée, répondit-elle. Je ne suis pas intéressée. Je pense que je serais fatiguée de lui au bout d’une semaine. Pour l’instant, ses tentatives pour m’éliminer m’amusent et ça me distrait de jouer avec ses sentiments, mais… Elle haussa les épaules comme si elle commençait déjà à se lasser de ce petit jeu. — Pourquoi ne pas me prendre cette clé, tout simplement ? ajouta-t-elle en battant des cils d’un air innocent. Pourquoi ne pas me tuer pour t’emparer d’elle ? Le visage de Cronos se rembrunit de nouveau. — Ça te plairait, n’est-ce pas ? — Un petit peu, oui, j’avoue. Mais Cronos n’était pas si bête. Il savait ce qu’il en coûtait de voler la clé qui ouvrait tout. Elle revit le moment où son père lui avait confié cette clé. Nombreux seront ceux qui chercheront à te tuer pour te dérober ce que je m’apprête à t’offrir, avait-il dit. Me tuer ? avait-elle répondu en secouant la tête. Pourquoi ? Je ne comprends pas, mais si ce que tu dis est vrai, je préfère me passer de cet objet. Je ne veux plus que les hommes me pourchassent. Laisse-moi partir. Que je te laisse partir ? Sans rien ? Pour qu’on te retrouve et qu’on te jette de nouveau en prison ? Non. Tu ne vas pas tarder à comprendre que cette clé vaut les risques qu’elle te fera courir. Avec elle, plus personne ne pourra jamais t’enchaîner. Tu seras capable de te transporter en un éclair d’un endroit à un autre. Tu seras libre. Pour toujours. Une clé ? Père… Non, ne m’interromps pas, je n’ai pas terminé. Pour te prendre cette clé, il faudra te tuer. Mais celui qui te tuera pour elle sera privé à jamais de tous ses pouvoirs. La plupart s’en abstiendront… Mais d’autres, rendus fous par la convoitise, seront prêts à tout. Tu entends ? avait-il insisté en la secouant. Celui qui vole la clé perd tout. Tu peux la donner, mais si c’est le cas, ce sera toi qui perdras tout. Cette clé est vivante et se nourrit de ton être. Si tu t’en sépares, elle emportera une partie de toi. Tu comprends ? Non ! Je ne veux pas. Une fois que tu auras cette clé en toi, ne la lâche plus jamais. Je te l’offre. C’est le cadeau que je te fais pour te prouver mon amour. Avec des yeux pleins de larmes, elle avait ouvert la bouche pour lui demander s’il perdrait lui aussi ses pouvoirs en lui offrant cette clé. Mais trop tard : la clé était déjà sienne. — Je n’utiliserai pas la clé contre toi, déclara-t-elle à Cronos. Plus maintenant. Je te l’ai déjà dit. — Tu l’utiliseras, bien sûr. — Uniquement pour libérer mes parents. Donc, si tu ne les emprisonnes pas, je n’aurai aucune raison de m’en servir. — Je refuse de te faire confiance. Tout le monde sait que tu es une fieffée menteuse. Évidemment… Le nier aurait été pure hypocrisie. — Je sais pourquoi tu as chargé Lucien de me tuer, lui dit-elle. S’il est responsable de ma mort, il s’affaiblira, et toi, tu auras le champ libre pour t’emparer de la clé. Je suis sûre que si je lui expliquais ça, il t’enverrait paître. — Non, Lucien ne risque rien s’il ne te tue pas pour la clé. Et tu le sais parfaitement, sinon tu l’aurais déjà prévenu. Ce n’était pas aussi simple. Elle n’avait rien dit à Lucien parce qu’elle avait craint de le perdre s’il renonçait à la poursuivre. De toute façon, même si elle lui avait parlé, il ne l’aurait pas crue. — Et nous savons tous les deux que ça ne l’empêcherait pas de choisir de m’obéir, poursuivit Cronos. Il aime trop ses compagnons. Il est prêt à donner sa liberté pour eux. — Ah oui ? Et pourquoi ne t’a-t-il pas encore obéi ? — Tu lui as jeté un sort. Elle aurait bien voulu lui jeter un sort. Elle soupira d’exaspération et d’impatience. Lucien l’attendait, attaché au lit. Était-il encore en érection ? Son sexe était d’une beauté à couper le souffle, et elle aurait dû être en train de le dévorer. Elle aurait sûrement eu un orgasme en même temps que lui. Cette simple idée lui donnait déjà le frisson. Mais ce n’était pas le moment de penser à Lucien. Elle balaya d’une main ses cheveux derrière son épaule, et fixa Cronos. — Si tu avais cette clé, peut-être que Tartarus redeviendrait la forteresse d’autrefois et que les Grecs y resteraient enfermés pour toujours. Peut-être… Mais ce ne serait même pas drôle… Tu finirais par t’ennuyer… La vie ne vaut rien sans un zeste d’aventure. — Ça fait longtemps que je n’ai plus aucun goût pour l’aventure, rétorqua Cronos en agitant la main dans les airs. Ce que je vois, c’est que plus personne ne viendrait me détrôner. Les Grecs ne pourraient pas s’échapper. Cette clé assurerait mon règne pour l’éternité. — Tu n’es pas le seul à avoir des difficultés. Qu’est-ce que je devrais dire, moi qui ai passé mon existence à fuir ceux qui me pourchassaient ? De plus, si je te donnais cette clé, je perdrais ma force, mon pouvoir, mes souvenirs. Et sans doute ma liberté, parce que je deviendrais incapable de m’enfuir si on m’enfermait de nouveau. — Je t’ai offert ma protection, par le passé, mais tu l’as toujours refusée. — Et je la refuserai toujours. Elle ne lui faisait pas confiance. Il pouvait changer d’avis, lui réclamer encore et toujours plus en échange de sa protection, ou tout simplement l’oublier. — Dis-moi ce qui te ferait plaisir et je te l’offrirai. Ce serait dommage que ça finisse mal pour toi. — Il n’y a rien qui me ferait plaisir, rien du tout. Personne n’avait le pouvoir de limiter sa liberté. Personne ne pouvait la tuer sans en payer le prix. Que demander de plus ? D’ailleurs, si elle avait envie de quoi que ce soit, elle n’avait pas besoin de Cronos pour se le procurer. Et elle avait d’autant moins de raisons de lui céder qu’elle avait un plan pour qu’il cesse de la harceler. Il convoitait les objets de pouvoir recherchés en ce moment par les Seigneurs de l’ombre. Donc… Une fois qu’elle aurait mis la main sur ces objets – et qu’elle aurait retrouvé grâce à eux la boîte de Pandore –, elle les échangerait contre la protection du roi des dieux. Et elle inclurait Lucien et ses compagnons. Tout cela sans lâcher sa précieuse clé. Elle s’absorba dans la contemplation de ses ongles. — Ça ne t’ennuie pas si j’y vais ? Cette conversation commence à m’ennuyer prodigieusement, et j’ai des choses à faire… Cronos lui lança un regard mauvais. — Un jour, dans peu de temps, je trouverai le moyen de t’humilier, de t’écraser. Et ce jour-là, tu regretteras de ne pas m’avoir donné cette clé. Il disparut dans un flash de lumière bleue – sans doute pour l’impressionner. Elle tituba. Ses genoux flageolèrent. Elle se passa la main sur le visage. Pour la première fois depuis longtemps, elle avait peur. Ce n’était pas très malin de sa part d’avoir défié le roi des dieux, mais il lui était impossible de se soumettre : c’était plus fort qu’elle. Je trouverai le moyen de t’humilier. Il trouverait, c’était certain. S’il lui venait à l’idée de s’en prendre à Lucien, par exemple, elle lui donnerait tout ce qu’il demanderait. Peut-être même la clé. Il ne fallait surtout pas qu’il devine à quel point Lucien comptait pour elle, qu’il sache qu’elle pensait à lui jour et nuit. Mais il devait déjà s’en douter. Sinon, pourquoi lui aurait-il offert l’amour de Lucien ? Elle devait absolument le détromper. Elle pouvait feindre de se désintéresser de Lucien… Mais elle n’était pas sûre de pouvoir rester loin de lui. Elle avait déjà essayé, et on avait vu ce que cela avait donné. Non, prendre ses distances avec Lucien n’était pas la bonne solution. Elle trouverait plus vite les objets en cherchant avec lui qu’en agissant seule et contre lui. Une vague de soulagement et de désir la submergea. Je vais bientôt le rejoindre. Tu vas le rejoindre, mais Cronos ne doit pas savoir qu’il est important pour toi. Elle fronça les sourcils, de nouveau saisie d’angoisse. Est-ce que cela signifiait qu’elle n’aurait plus droit au plaisir ? Elle dut se rendre à l’évidence… Des baisers, oui, parce qu’elle en avait embrassé bien d’autres. Mais pas plus. Je vais devoir jouer de nouveau les effrontées, sans me donner à lui. Plus de caresses. Elle pouvait dire adieu à la douceur de sa peau. Les larmes lui vinrent aux yeux. — Salaud de Cronos…, grommela-t-elle pour s’empêcher d’éclater en sanglots. * * * Lucien avait piqué une crise. Cela lui était arrivé une fois, une seule, après la mort de Mariah, et elle avait duré plusieurs jours. Il avait tout saccagé autour de lui et s’était juré que ça ne se reproduirait plus. Mais quand il avait vu Cronos et Anya, il n’avait pas pu se maîtriser. Il avait glissé dans le sombre abîme de la colère. Une lueur rougeâtre brillait dans ses yeux, il était trempé de sueur froide. À l’intérieur de lui, son démon poussait des rugissements terribles. Son haleine était si chaude qu’elle lui brûlait les narines. Un nuage obscur s’était abattu sur toutes ses pensées. Il était désormais plus démon qu’homme. Il avait déjà réduit le lit en morceaux. La chaîne n’était donc plus attachée à la tête de lit. Cela lui avait permis de se déplacer et de tout saccager dans la maison, mais la chaîne autour de son poignet l’empêchait de se dématérialiser. Pour l’instant, ça ne le dérangeait pas vraiment, car il était trop occupé à fulminer, à imaginer la mort, le sang, la destruction. Si l’un de ses compagnons était arrivé à cet instant, il l’aurait attaqué. Sans hésiter. Sans remords. Parce qu’il était fou à l’idée que Cronos aurait pu tuer Anya sans qu’il puisse rien faire pour elle. Il n’avait rien pu faire pour Mariah, et la culpabilité l’avait torturé pendant des siècles. Il ne voulait pas qu’il en soit de nouveau ainsi. Pas Anya… Pas Anya… Il ne put réprimer un rugissement. — Euh… Pourrais-tu m’expliquer ce qui se passe ? fit une voix de femme. El fit volte-face, toujours en rugissant, et distingua une fine silhouette, des cheveux clairs, des épaules délicates. Il serra l’épée qu’il tenait à la main. Tue. Tue. Tue. Il avança vers la silhouette. Celle-ci recula. — Lucien ? Il éleva l’épée et la fit tournoyer au-dessus de sa tête. Tue. Tue. La pointe s’abattit vers le cou gracile de la femme. Mais elle dut esquiver l’attaque parce que la lame heurta un sol dur. Il siffla de rage. Quelques secondes plus tard, une main lui tapota doucement l’épaule. — Tu devrais te calmer, la Mort, sinon je pourrais m’énerver aussi. Il éleva de nouveau son épée, mais elle lui fut arrachée des mains. Il poussa un rugissement et bondit sur la femme en la secouant, avec l’intention de la briser en deux. — Lucien, répéta-t-elle. Cette fois, sa voix lui parut douce et mélodieuse. Apaisante. — Lucien, sérieusement, je ne suis pas une poupée de chiffon. Calme-toi et explique-moi ce qui ne va pas. Grâce à cette voix, la raison parvint à se frayer un chemin dans son esprit et l’homme prit le dessus sur la bête. Il avait enserré la femme dans l’étau de ses bras et il reconnut sa peau tiède et douce. Elle sentait les fraises à la crème. Les fraises à la crème… — Dis à la gentille Anya ce qui te passe par la tête, murmura la femme. Une main douce lui caressa la joue. — Et sois gentil avec elle, toi aussi. Anya. Le nom résonna dans son crâne, dissipant le brouillard rouge qui l’envahissait, laissant enfin entrer la lumière. Il battit des paupières, et les contours d’un visage de madone se précisèrent. Puis ce furent des cheveux de neige. Des yeux bleus profonds comme des lacs. Des joues rosées. — Anya… — C’est bien moi, mon chéri. Il jeta un coup d’œil autour de lui et put constater l’étendue des dégâts. Tout était détruit. Des traînées de sang tachaient les murs blancs. Il se souvint s’être blessé en frappant. Le remords le heurta comme une gifle. J’ai recommencé… — Je t’ai fait mal ? demanda-t-il en se penchant sur la femme qu’il tenait contre lui. Il la dévisagea avec attention. Pas d’ecchymoses sur sa belle peau… Ses yeux brillaient… Elle portait un T-shirt noir moulant et un pantalon, noir aussi, et tout aussi moulant. Ses vêtements n’étaient pas déchirés. Elle était juchée sur de hautes sandales noires qui laissaient voir ses jolis ongles vernis. — Je t’ai fait mal ? répéta-t-il. — C’est si important que ça ? demanda-t-elle en inclinant la tête. Il n’y a pas si longtemps, tu ne m’aurais pas posé la question. Il se mordit la lèvre. Il ne fallait pas qu’elle sache à quel point il commençait à l’admirer. À quel point il avait besoin d’elle. Il ne le lui dirait que lorsqu’il lui aurait subtilisé la clé à laquelle elle tenait tant. Pour lui sauver la vie. — Peu importe, dit-elle d’un ton insouciant, voyant qu’il ne répondait pas. Ça m’est égal. Elle lui tourna le dos, marcha jusqu’au canapé en lambeaux, et s’installa sur ce qui restait de l’accoudoir. — Tout de même, j’aimerais comprendre ce qui t’a pris. Je n’avais jamais vu ça. Tu avais les yeux injectés de sang. Elle frissonna. — Je te jure que c’était impressionnant. Et pas du tout agréable. — Je t’avais dit que c’était dangereux de me mettre en colère. Il s’était laissé entièrement dominer par le côté sombre de son être. Dire qu’il aurait pu blesser Anya… Il retint un rugissement de rage. — Pourquoi es-tu revenue, Anya ? Que veux-tu de moi ? — Eh bien, tout d’abord, je suis revenue pour… Elle vint vers lui d’un pas nonchalant et saisit la chaîne qui lui enserrait le poignet. Puis elle le fit avancer pour le placer sous un rayon de lune qui entrait par la fenêtre et leva une main. Une lumière ambre filtra de ses doigts. Lucien sentit de la chaleur. Puis la chaîne s’ouvrit avec un claquement sec et tomba au sol. — La clé qui ouvre tout, murmura-t-il. — Oui, répondit-elle en laissant retomber son bras. Et maintenant, vas-tu enfin me dire ce qui t’a mis dans cet état ? — Je t’ai vue parler avec Cronos. — Tu m’as vue ? Mais comment est-ce possible ? — Je l’ignore. J’ai eu une vision. Mais je ne vous entendais pas. Que t’a-t-il dit ? Elle battit des paupières. — Qu’il voulait la clé, pour changer… Encore cette clé ! — Comment se fait-il que cette clé se matérialise sous forme d’un rai de lumière ? Il s’était attendu à un objet de métal. — Je ne vais pas répondre à cette question, mais j’ai autre chose d’important à te dire. Cette clé priverait de ses pouvoirs celui qui me tuerait. Tu comprends maintenant pourquoi Cronos veut te charger du sale boulot. Je ne t’ai pas prévenu plus tôt, parce que je n’ai jamais pensé une seconde que je risquais quoi que ce soit avec toi. Et aussi parce que tu ne m’aurais pas crue. Mais à présent, tu es au courant. Comme il n’avait plus l’intention de la tuer, cette révélation ne l’inquiéta pas outre mesure. — Comment Cronos peut-il te dérober cette clé, si elle est à l’intérieur de toi ? — Je viens de te l’expliquer. Tu me tues. Tu t’affaiblis. Il en profite pour venir subtiliser la clé sur mon cadavre. — Il faut que tu meures pour que quelqu’un d’autre puisse posséder cette clé ? — Non. Je peux aussi la donner de mon plein gré. — Mais donne-la-lui ! — Si je la lui donnais, je m’affaiblirais. Pour toujours. Et je serais incapable de disparaître en fumée quand c’est nécessaire. Tu vois ce que je veux dire ? Oh oui, il voyait… Il en eut même la nausée. Il n’était plus question de lui subtiliser cette clé, et il n’avait rien d’autre à offrir à Cronos en échange de la vie d’Anya. Il se sentit pris au piège. Inconsciente du tourment qui l’agitait, elle jeta un coup d’œil amusé autour d’elle. — J’espère que tu ne t’as pas piqué ta crise sur le beau manteau que tu viens de t’acheter… et dont tu auras besoin pour notre petite virée en Arctique, dit-elle. — J’ai bien peur que si… — Et dire que je te trouvais trop calme… Franchement, il faudrait que tu apprennes à te contrôler. Tu devrais avoir honte. — J’ai honte. — Tant mieux. Tu réfléchiras au problème de la clé plus tard. Quand ses effluves de fraises à la crème ne te brouilleront plus l’esprit. — Avant de partir, tu disais avoir une question à régler avec moi, reprit-il. De quoi s’agissait-il ? — J’ai oublié. Il en doutait – Anya n’oubliait jamais rien –, mais il accepta le mensonge sans discuter. — Tu es revenu pour prendre du bon temps ? Une charmante couleur rose colora ses joues. — Je suis revenue pour rassembler mes affaires. Je suis prête à partir. Je m’ennuie un peu et ça me distraira agréablement, tout compte fait, d’errer sur la banquise pour chercher de vieilles reliques. Il y avait quelque chose de bizarre dans ses yeux : ils brillaient un peu trop, sans doute. Ou bien c’était le ton de sa voix – trop dégagé. Elle mentait. Une fois de plus. — Tu m’as abandonné dans ce lit pour que Strider me trouve nu et enchaîné… Il espérait la faire rire et l’inciter à dire la vérité. — Je ne t’ai pas encore remerciée, conclut-il. — Non, c’est vrai, répondit-elle en souriant. Le spectacle lui a plu ? — Il me semble, oui. Il a même pris des photos. Il en rougissait encore de honte, rien que d’y songer. Elle éclata d’un rire merveilleux qui donna à Lucien la sensation de sortir vainqueur d’un dur combat. — Que voulais-tu discuter ? insista-t-il d’une voix douce. Dis-le-moi… Anya se rembrunit aussitôt. — Je voulais… Je voulais te dire que je ne suis pas sûre d’apprécier la manière dont tu te comportes avec moi. — Je ne vois pas à quoi tu fais allusion. — Tu es trop gentil. Trop attentionné. C’en est écœurant. — Écœurant ? — Tu n’es pas obligé de répéter tout ce que je dis comme un perroquet. Oui. Écœurant. Il croisa les bras sur la poitrine et la fixa avec l’air de quelqu’un qui ne comprend plus rien à rien. — Qu’est-ce qui te prend ? s’exclama-t-il. C’est pourtant toi qui me suppliais de ne pas cesser de te caresser avec ma langue… Sa respiration s’accéléra et elle recula prudemment. D’un pas. — C’était une erreur, murmura-t-elle d’une voix mal assurée. — Tu ne me fais plus confiance ? — Non. — Pourquoi ? J’aurais pu te pénétrer sans que tu réagisses, mais je ne l’ai pas fait. Tu le sais aussi bien que moi. Tu as même failli me le demander. Elle leva vers lui des yeux brillants. — Je jouais la comédie. — Tu m’as fait croire beaucoup de choses, rétorqua-t-il. Mais là, tu vois, je ne te crois pas. Ses yeux à lui aussi brillaient. — C’est tout à fait regrettable, vraiment, dit-elle sèchement, tout en ôtant une peluche de son épaule. — Ne m’oblige pas à te prouver que j’ai raison. De nouveau, elle ôta une peluche. Il remarqua que sa main tremblait. — Tu aimerais que je te fasse l’amour, n’est-ce pas ? Avoue-le. Elle prit son air le plus innocent et lui donna une petite tape sur la joue. — Tu te trompes. Ne m’oblige pas à entrer dans les détails. Je… Je suis désolée que tu te sois mis en tête un truc pareil. Je… Sa voix se brisa. Elle avait les larmes aux yeux. La mâchoire de Lucien tressaillit. Le besoin de détruire enfla de nouveau en lui. Irrésistible. Plus violent que jamais. Il aurait voulu se dire qu’elle mentait, qu’il avait senti le désir et le plaisir d’Anya, qu’il n’était pas possible qu’elle eût joué la comédie. Mais un vieux complexe ne s’évanouissait pas aussi aisément. Anya était magnifique et méritait un homme à sa hauteur. Elle avait fait une tentative avec lui, parce que c’était nouveau pour elle de s’allonger près d’un monstre. Elle y avait pris du plaisir, parce que la nouveauté, c’était toujours excitant et amusant. Et maintenant, elle le rejetait, en essayant de lui cacher qu’il la dégoûtait. — Je n’ai plus l’intention de te tuer, dit-il. Tu n’as donc pas besoin de prendre des gants avec moi. — Tu es vraiment gentil, répondit-elle. Elle détourna le regard en rougissant de culpabilité. — Sache seulement que si tu m’attaques, je réagirai, précisa-t-il. Mais c’était faux. Il n’aurait pas pu lui faire de mal, même pour se protéger. — Tu n’auras peut-être pas le dessus…, répliqua-t-elle en minaudant, heureuse de changer de sujet. La colère de Lucien grimpa de quelques échelons. — C’est ce que tu crois ! ricana-t-il méchamment. — On peut toujours espérer… — Tu peux rester ici ou rentrer chez toi, ça m’est égal. Moi, j’ai encore quelques emplettes à faire, et je ne veux pas que tu m’accompagnes. Elle se redressa et le fixa d’un air plein de défi. — Je fais ce voyage avec toi, donc je ne te lâche pas d’une semelle. — Pas question, dit-il en secouant la tête. Je t’ai assez vue pour le moment. Elle s’humecta lentement les lèvres, en sortant bien la pointe rose de sa langue. — Comme tu voudras. Mais je connais quelqu’un qui vit au Groenland et qui pourrait te fournir les outils dont tu as besoin. Nous devrions aller directement chez lui, louer ce qu’il te faut. Et ensuite, tu poursuivrais seul. Chez lui. Le mot déclencha une tempête de jalousie dans l’esprit de Lucien. — Lui ? Qui ça, lui ? Et pourquoi ne sommes-nous pas allés tout de suite chez lui, au lieu de perdre notre temps à Zurich ? — C’est un ami. Un grand ami. Et si je ne t’ai pas emmené chez lui, mais à Zurich, c’était parce que je tenais à te montrer mon… J’avais envie de marcher avec toi dans les rues de cette ville. Je croyais que nous avions tout notre temps et… Elle donna un coup de pied dans un éclat de verre. — Zut ! J’ai encore baissé les yeux vers mes pieds. — Eh bien, cesse de les baisser, puisque ça te perturbe à ce point. Elle avait cru qu’ils avaient tout leur temps… Donc, elle ne le croyait plus. Pourquoi ? — Cronos t’a menacée ? Au moment où il prononça la phrase, il comprit tout. Anya s’éloignait de lui pour le protéger de Cronos… Elle se détourna, le dos raide. — Les menaces de ce salaud ne m’impressionnent pas. — Que t’a-t-il dit ? — Laisse tomber, d’accord ? Il n’a rien dit d’important, je t’assure. Quant aux relations que j’entretiens avec William, mon ami du Groenland, ça ne te regarde pas. Tu veux que je te conduise chez lui, oui ou non ? — Non. Je ne veux pas mettre qui que ce soit au courant de nos recherches. Que t’a dit Cronos, Anya ? — William ne saura même pas que nous sommes passés chez lui, je te le promets. Et arrête un peu avec Cronos, il ne m’a rien dit d’important. — Tu as l’intention de voler ton ami William ? — Oui, répondit-elle froidement. Tu viens ou pas ? Il la dévisagea longuement. La femme qui se tenait en ce moment devant lui n’était pas celle qu’il avait embrassée tout à l’heure. Elle était dure, distante. Il en fut peiné, mais il ne voyait pas le moyen de la dérider. Il regretta de ne pas avoir la force de défier Cronos sur-le-champ. Ni celle de s’éloigner d’Anya, pour leur bien à tous deux. Elle le rendait malade. Mais en dépit de ce qu’il avait affirmé quelques minutes plus tôt, il n’avait aucune envie de s’éloigner d’elle. Comme si elle avait senti qu’il capitulait intérieurement, elle fit volte-face et, d’un doigt, lui fit un petit signe d’adieu. Elle était pâle. Son regard était triste. Mais elle souriait. — À tout à l’heure, ma rose. Avant de la suivre, Lucien prit ses poignards et son Glock, en vérifiant qu’il était chargé, tout en se demandant qui pouvait bien être ce mystérieux William. D’ailleurs, peu importait : il le haïssait déjà. Il espéra vaguement que son démon serait bientôt appelé pour charrier l’âme de ce salaud. Un guerrier aussi avait le droit d’espérer. Son démon grogna. Il réclamait une âme… Le mort se trouvait aux États-Unis et ça n’arrangeait pas Lucien, mais il se dématérialisa tout de même. Il n’avait pas le choix. Anya et son mystérieux ami attendraient un peu. Combien de temps vais-je pouvoir jouer cette comédie ? L’expression consternée de Lucien quand elle l’avait repoussé lui avait brisé le cœur. Elle en avait pleuré. Et elle en pleurait encore. Elle avait honte… Au fond, tu as fait comme Cronos, ce lâche qui refile le sale boulot aux autres… N’arrivant pas à s’éloigner de Lucien, elle s’était arrangée pour que ce soit lui qui s’éloigne d’elle. Elle se matérialisa sur le porche de la maison de William. Elle était légèrement vêtue et le vent glacial mordait sa peau nue. Elle frissonna. Tu devrais te changer, idiote ! Elle était partie à la hâte, pour se soustraire au regard de Lucien, avant qu’il puisse lire dans ses yeux qu’elle lui mentait. Une minute passa. Puis une autre. Il n’arrivait toujours pas. Elle songea avec agacement qu’elle n’allait pas tarder à avoir les lèvres bleues de froid, couleur qui ne l’avantageait pas. Mais où donc était-il ? Elle n’était pas capable de suivre les traces de son énergie spirituelle, comme lui suivait la sienne, et c’était bien dommage. Elle se demanda si elle n’était pas allée un peu trop loin avec lui. Avait-il changé d’avis et décidé de se débrouiller tout seul ? C’était probablement ça… Le salaud ! Et alors ? Ça te surprend ? Tu t’es montrée cruelle avec lui, il réagit. Je n’ai pas eu le choix. Enfin, il apparut, juste à côté d’elle. Avant même de le voir, elle sentit sa présence. Ne te retourne pas. Surtout pas. Elle craignait de se jeter dans ses bras en sanglotant, si elle rencontrait une fois de plus ses yeux tristes. — Pourquoi as-tu été si long ? demanda-t-elle en faisant de son mieux pour que la question ne sonne pas comme un reproche. — J’ai des responsabilités, Anya, répondit-il d’une voix neutre. Mais elle ne fut pas dupe. Il était encore blessé et furieux de son brusque revirement. Elle aurait bien voulu le consoler, mais non, mieux valait éviter de le faire. — Je vois… C’est la Mort qui avait du boulot, ricana-t-elle d’un ton désinvolte. Mais elle avait pitié de lui. — Combien d’âmes as-tu transportées, cette fois ? — Douze. Elle regretta de l’avoir laissé seul. Quand il transportait des âmes, il jouait les insensibles, mais elle n’était pas dupe. En ce moment, son visage portait sûrement encore les marques de son angoisse. Ne te retourne surtout pas ! Elle ne se retourna pas, mais elle allongea le bras derrière elle et lui pressa la main. Il ne la repoussa pas, et déposa un baiser dans sa paume. Un frisson doux et tiède la secoua, et elle se sentit fondre. Comment pouvait-il encore éprouver de la tendresse pour elle ? Il méritait mieux que ce qu’elle lui offrait. Même si elle cessait de jouer les indifférentes, elle ne pourrait jamais devenir totalement son amante. — J’ai décidé de dire à William que nous lui empruntons du matériel, dit-elle d’un ton résolu. Et ne t’inquiète pas, il ne trahira pas notre secret. Elle frappa à l’imposante double porte avant que Lucien n’ait le temps de protester. En attendant qu’on vienne ouvrir, il admira l’entrelacement de serpents rouges et noirs gravé sur les battants. Elle frappa de nouveau, un peu plus fort. Toujours personne. — C’est une très belle demeure, fit remarquer Lucien. Elle s’était attendue à une scène de jalousie et fut un peu surprise qu’il s’intéresse à la maison. — Oui, répondit-elle. Elle était construite en demi-cercle, autour d’une pelouse enneigée. Des tourelles se détachaient du toit, dressées vers le ciel sombre. La lumière du porche s’alluma et l’un des battants s’ouvrit. Le beau et sombre visage de William apparut. — Anya ? En la reconnaissant, il sortit, torse nu, pour la serrer dans ses bras. Lucien poussa un grognement sourd. — Tu pourrais nous laisser entrer, mon ange ? demanda-t-elle. Il fait très froid, dehors. — Tu n’auras qu’à te couvrir un peu plus la prochaine fois, fit sèchement remarquer Lucien, derrière elle. William lui jeta un regard surpris, puis il leva un sourcil interrogateur à l’intention d’Anya. — C’est ma conquête de la semaine, dit-elle en se haïssant pour ce mensonge. Lucien représentait beaucoup plus que cela pour elle, mais elle ne pouvait prendre le risque de l’admettre tout haut. — Tu as l’air en pleine forme, mon chou, ajouta-t-elle à l’intention de William. Elle était sincère. Il était grand et scandaleusement beau, avec son torse tatoué de symboles mystiques. Et surtout, il se dégageait de lui une sensualité exacerbée. Brute et sauvage. Sans tabous. Une sensualité qui lui avait valu d’être condamné à être enfermé à Tartarus pour l’éternité. Il avait donné du plaisir à Héra et à quelques autres déesses – des milliers d’autres –, et quand Héra avait su, pour les autres… des têtes étaient tombées. Sa braguette était ouverte, comme s’il avait enfilé son pantalon à la hâte. Lucien en conclut qu’ils l’avaient dérangé en pleine action. — Tu trouves que j’ai l’air en forme ? demanda-t-il en éclatant de rire. En effet, je suis en forme… Entrez et réchauffez-vous. Il s’écarta pour les laisser passer. Elle entra, suivie de Lucien. — Lucy, je te présente Willie, dit-elle. C’est un pervers qui a passé quelques siècles dans la cellule voisine de la mienne, à Tartarus, jusqu’à ce qu’une bonne poire paye pour qu’il sorte. Une femme, je suppose. Une fois qu’il s’est retrouvé dehors, il m’a totalement oubliée et n’a pas cherché à payer ma caution. — Il n’y avait pas de caution pour toi, protesta William. — Des excuses, des excuses… Willie, je te présente Lucy. Il est à moi. Elle gémit en se rendant compte de ce qu’elle venait de dire. Ça lui avait échappé. Elle se retourna pour observer la réaction de Lucien. Il fixait William d’un air neutre. — Je m’appelle Lucien, pas Lucy, dit-il sèchement. — Et moi, c’est William, mais tu peux m’appeler « Sexy ». C’est mon surnom. Ils ne jugèrent pas utile de faire plus ample connaissance et se turent. — Vous me mettez mal à l’aise, tous les deux. Dites quelque chose. — Dois-je vous compter au nombre des conquêtes passagères d’Anya ? demanda Lucien. William ricana. — J’aurais bien voulu. Mais non, je n’ai pas eu cette chance. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Lucien jeta un regard interrogateur à Anya pour obtenir confirmation. Elle haussa les épaules. — Il n’est pas du tout mon genre, il n’a jamais tenté de me tuer. Lucien la contempla fixement. — Ah ! C’est donc ça le secret pour te séduire ! commenta William en riant de plus belle. Dans ce cas, je… — Tu ne la toucheras pas, coupa Lucien. Surprise, Anya battit des paupières. Lucien venait de s’exprimer avec deux voix. Deux voix menaçantes et profondes. Lui et… son démon, sans doute. Elle en frémit de désir. La jalousie le rendait irrésistible. Elle en avait les jambes qui tremblaient. — Qu’est-ce que tu es venue faire ici ? demanda William. — William, appela une voix de femme. — Nous attendons, gémit une autre. Anya ne put s’empêcher de sourire. — Tu les prends par deux, maintenant ? Il haussa les épaules d’un air penaud. — Elles me voulaient toutes les deux. Alors, finalement… — Tu es décidément très généreux, fit remarquer Anya en jetant un regard en coin du côté de l’escalier. Les deux femmes avaient enfilé un peignoir pour s’avancer jusqu’au palier du premier étage. Elles avaient les joues roses et les cheveux en bataille. Elles regardaient dans leur direction. Anya les envia d’attendre ainsi celui qu’elles désiraient. — Vas-y, dit-elle à William. Je crois qu’elles s’impatientent. — Faites comme chez vous, répondit William. Il se pencha pour déposer un baiser sur la joue d’Anya, mais recula d’un bond quand Lucien grogna. — À demain, Annie Love, dit-il. — « Love » ? répéta Lucien d’un ton mauvais. William recula précipitamment en levant les mains, le sourire aux lèvres. — Je plaisantais. Je plaisantais. — William, avant que tu disparaisses, je dois te dire que nous sommes venus t’emprunter du matériel, lança Anya. — Je suis surpris que tu ne te sois pas tout simplement servie, ironisa William. — Je ne me serais pas gênée si j’avais été seule, tu me connais. Mais le monsieur que voici… Elle montra Lucien du doigt. — … fronce les sourcils au moindre larcin. — Plus maintenant, protesta Lucien. J’ai compris que voler était nécessaire à ton équilibre. — Ça, c’est sûr, renchérit William. Il faudra t’y habituer, mon pote, si tu veux rester avec elle. Puis il entreprit de monter l’escalier quatre à quatre. — Oh ! Willie, encore un détail…, ajouta Anya. Il s’arrêta. — En ce moment, je suis recherchée par les dieux et par… Elle marqua un temps de pause pour ménager son effet. — Par le démon de la Mort. Il est possible que ma présence apporte le désordre et le chaos dans ta maison. Ça ne te dérange pas trop ? — Pas du tout. Que serait une visite d’Anya sans un peu de désordre et de chaos ? Il avait maintenant rejoint les deux femmes et passa un bras autour de leur taille, en palpant leurs fesses au passage. — Nous reparlerons de tout ça demain, d’accord ? Les deux femmes pouffèrent comme des adolescentes. Ce rire stupide de femme satisfaite… Anya eut honte pour elles. Puis le trio disparut et elle les oublia. — Tu l’as entendu, dit-elle à Lucien. Nous pouvons faire comme chez nous. Allons-y. Servons-nous. Lucien la prit dans ses bras et la fit reculer jusqu’au mur, tout en la fixant, si intensément qu’elle en abandonna son air faussement dégagé. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle. — Finissons d’abord ce que nous avons commencé, murmura-t-il. 13 Depuis que Lucien avait vu William le Sensuel poser ses mains sur Anya, il ne pensait plus qu’à une chose : la marquer, pour que les hommes sachent qu’elle appartenait à quelqu’un. Ce besoin était plus violent que ses colères, plus violent que le désir de l’avoir dans son lit. Tout son être criait : « elle est à moi ». Et son démon ne cessait de le hurler avec lui. Il est à moi… C’était ainsi qu’elle l’avait présenté à William. Il avait eu envie de la renverser sur un lit et de lui demander de le répéter, encore et encore. Jamais une femme n’avait déclenché en lui des sentiments aussi forts et aussi contradictoires. Mariah, il l’avait aimée avec tendresse. Pour Anya aussi il ressentait de la tendresse, mais une tendresse accompagnée d’une passion aussi incontrôlable que la plus terrible des tempêtes. Et tandis qu’il se sentait rempli d’une énergie sauvage, son démon n’avait jamais été aussi paisible. Anya avait dompté la bête en lui. Lorsqu’il entendait sa voix, lorsqu’il sentait son odeur, la Mort se mettait à ronronner. — Terminer ce que nous avons commencé ? soupira-t-elle en posant sa main à plat sur son torse. Elle ne le repoussait pas, mais tout de même, il eut l’impression que cette main l’empêchait d’approcher. Elle le couvait pourtant d’un regard ardent. — Qu’est-ce que tu entends par là ? insista-t-elle. — Tu le sais très bien. À l’étage au-dessus, les deux femmes gloussèrent et William poussa un grognement moqueur. — Quand tu m’as laissé, mon sexe était dressé pour toi : nous devons terminer ce que nous avons commencé. Ses grands yeux s’écarquillèrent, et ses longs cils posèrent sur ses joues ces gracieuses ombres qui l’émouvaient tant. — Mais je croyais t’avoir expliqué que c’était terminé, que je ne voulais plus de toi. Et je pensais que toi non plus tu ne voulais plus de moi. Parce que… Parce que… Enfin, tu me comprends… Elle détourna le regard. — Parce que je t’ai dit que j’étais désolée… et tout ça. — Eh bien tu t’es trompée. Il avait l’intention de tenir parole et de ne pas la pénétrer pour ne pas la priver de sa liberté, mais ça ne l’empêcherait pas de jouir d’elle de mille autres manières. — Nous pouvons le faire ici, ou dans ma chambre à Budapest, poursuivit-il. C’est comme tu veux. — Mais, mais… C’est à cause de William, que tu t’excites comme ça ? — Choisis, gronda-t-il. Ici ou à Budapest. Il frappa le mur derrière elle, tout près de sa tempe, et la vibration décrocha deux portraits qui allèrent se fracasser au sol. Elle frissonna et s’humecta les lèvres. Il se pencha pour se placer à sa hauteur. Leurs haleines se mêlèrent et elle inspira la sienne pour s’en remplir les poumons. Elle sentait toujours autant les fraises à la crème, et pourtant il ne l’avait pas vue manger de sucette depuis longtemps. Leurs yeux se rencontrèrent. Ceux d’Anya étincelaient. — Lucien… Elle n’avait pas dit « ma rose », « mon chéri », ou « mon chou », ni « Lucy », le dernier petit nom qu’elle lui avait trouvé. Il en fut satisfait. Il la soupçonnait de les utiliser avec une certaine ironie, quand elle tenait à conserver ses distances. — Choisis, Anya… Pour une fois, il ne doutait pas de lui. Elle aurait pu disparaître, se volatiliser, mais elle ne l’avait pas fait. Et elle ne pouvait pas lui dissimuler son désir. — Peu m’importe pourquoi tu as envie de moi, murmura-t-il. Moi non plus je ne devrais pas avoir envie de toi, mais ça m’est égal. Elle déglutit péniblement. — Nous… Nous ne devrions pas. — Pourquoi ? — Parce que. — Ta réponse étant très insuffisante, je n’en tiendrai pas compte. Choisis. — Et si je ne veux pas ? Elle était de moins en moins convaincante. — Et pourquoi ne voudrais-tu pas ? Elle se mordit la lèvre et baissa les yeux vers sa bouche. Lucien surprit son regard et son sexe y répondit. Il avait deviné à quoi elle pensait. À sa langue sur l’intimité de sa chair. À ses dents qui la mordilleraient. — Il se passera des choses terribles, si nous le faisons, dit-elle enfin. — Par exemple ? Il ne voyait pas ce qui pouvait être plus terrible que de passer un jour de plus sans cette femme dans ses bras – nue, de préférence. Il y eut un temps de silence qui dura une éternité. — Je ne veux pas en parler, répondit-elle enfin. — Tu as raison. Inutile de perdre son temps à parler. Alors ? Ici ou à Budapest ? Elle s’humecta de nouveau les lèvres et il décida que la prochaine fois que cette jolie langue quitterait la jolie bouche d’Anya, se serait pour fourrager dans la sienne. — Ici, murmura-t-elle en se jetant dans ses bras. Et ses lèvres se posèrent sur celles de Lucien. Oui. Par tous les dieux… Enfin. Quand leurs langues se mêlèrent et que la saveur de fraise d’Anya emplit sa bouche, il se sentit transporté. Puis ses pieds atterrirent sur un sol dur. En ouvrant les yeux, il eut la surprise de découvrir une chambre, plutôt spacieuse. Un lustre orné de gouttes en cristal diffusait une lumière tamisée, les murs étaient décorés d’une fresque champêtre représentant des fleurs et des vignes – un régal pour les yeux. La pièce était meublée de grands coffres en bois, une fontaine de pierre coulait discrètement dans un coin. C’était très beau et très romantique, mais Lucien aurait préféré se trouver ailleurs. Ailleurs que chez le beau William. Pourtant, le lit… Il était immense, avec des draps de soie noire. Lucien ne songea plus à William, mais juste à allonger Anya sur ce lit. Il prit ses fesses à pleines mains et la souleva. Aussitôt, elle passa ses jambes autour de sa taille, plaçant le centre du monde tout près de sa verge. Il se frotta contre elle, instinctivement. Elle gémit en se mordillant la lèvre inférieure et il la sentit frémir. — Encore, murmura-t-elle. Il recommença. Et de nouveau, elle gémit. Attrapant le bas de son chemisier d’une main, il le lui ôta d’un seul geste. Ses incroyables cheveux longs retombèrent en cascade sur ses épaules nues. Elle portait un soutien-gorge bleu vif, absolument fascinant. Ses seins pointaient en avant, comme pour quémander une caresse. Mais Lucien y prêta à peine attention. Il venait de remarquer qu’elle était bardée de poignards. Elle en avait partout. Certains étaient coincés par son soutien-gorge, d’autres semblaient tenir contre sa peau comme par magie. Cela lui prit du temps, mais il parvint à les enlever tous. Puis il se défit de l’étreinte de ses jambes pour la reposer à terre. Elle poussa un petit cri de protestation et chancela. Elle se pencha pour l’embrasser dans le cou et elle renversa la tête en arrière, le visage transfiguré par le plaisir, tout en palpant ses seins, pour lui indiquer la marche à suivre. Mais il avait déjà son programme : il se laissa tomber à genoux et glissa ses doigts dans la ceinture de son pantalon. Il avait absolument besoin de savoir si sa culotte était assortie à son soutien-gorge. En quelques secondes, le pantalon avait glissé sur les chevilles d’Anya, et il put constater qu’elle avait aussi accroché des poignards et des étoiles à lancer le long de ses jambes. — Je me doutais que tu étais armée, mais je n’aurais jamais cru que c’était à ce point, commenta-t-il. Pendant qu’il la débarrassait des poignards et des étoiles, elle posa sa main sur son épaule et libéra ses pieds du pantalon. — Tu aimes ? demanda-t-elle. Oui, il aimait. La culotte était minuscule, réduite à sa plus simple expression, et parfaitement assortie au soutien-gorge. — Superbe, murmura-t-il d’une voix rauque. — À toi, dit-elle d’un ton angoissé. Angoissée ? Anya ? Il se releva lentement pour la contempler. Elle était belle. Elle débordait de fragilité, de joie, d’amour. Et pourtant elle avait tenté de lui faire croire qu’il ne représentait rien pour elle. Lui aussi avait joué les indifférents, mais il avait menti. Sans doute avait-elle menti aussi. Il savait pourquoi et à cause de qui. Cronos allait le payer cher. Il repoussa aussitôt cette sombre pensée pour ne pas gâcher la magie de cet instant, et effleura tendrement du bout des doigts la délicate mâchoire d’Anya. Je vais prendre soin de cette femme. Je trouverai un moyen de me procurer la clé sans qu’aucun de nous deux ait à en pâtir Je la protégerai de Cronos. Et ensuite, je passerai le restant de mes jours à la rendre heureuse. — Tu es si belle…, murmura-t-il. — Merci. Déshabille-toi. Par tous les dieux, ce qu’il avait envie de s’enfoncer en elle ! Il le fallait. Tout de suite. Mais lui voler son libre-arbitre, la contraindre pour toujours à rester près de lui… Non ! Il laissa retomber ses bras. Il devait songer à un moyen de la délivrer de sa malédiction. — Eh bien ? dit-elle. Il ôta sa chemise sans un mot. Déjà les mains d’Anya s’occupaient à le désarmer – lui aussi avait pris ses précautions. Quand ce fut fait, elles revinrent caresser fébrilement ses seins et son tatouage. Son ventre tressaillit, son sexe se dressa, une chaleur intense l’inonda. Ah, ces mains… Quand elles se posaient sur lui, il se sentait beau, fort, puissant. Il devenait un dieu. — Tu es si fort, murmura-t-elle. J’aime penser que tu as beaucoup souffert, beaucoup lutté. Tu crois que ça veut dire que je suis une femme perverse ? Il lui prit la joue. — Non. Il n’y a rien de mauvais en toi. Rien ne pourrait faire de toi une femme perverse. — Pas même ça… ? Elle défit la fermeture Éclair de son pantalon et le fit glisser, tout en lui ôtant ses armes à mesure qu’elle les découvrait. Quand il fut complètement nu, elle se redressa et contempla longuement le papillon tatoué sur son torse. Puis elle se risqua à caresser ses ailes et elles frémirent. Elle poussa un petit cri ravi. — Il est vivant ? demanda-t-elle. — Je l’ignorais jusqu’à aujourd’hui, répondit-il. Ce papillon marque l’endroit de mon corps par lequel le démon est entré en moi, mais il n’avait jamais fait ça auparavant. — Tu crois que ça veut dire que je lui plais ? — On dirait, oui… — Tu es un gentil papillon, murmura-t-elle en déposant un baiser sur ses antennes. Elles remuèrent, comme pour venir à sa rencontre. Lucien s’était toujours demandé pourquoi les dieux avaient marqué les guerriers d’un papillon pour signifier qu’ils étaient possédés d’un démon. Sans doute était-ce une allusion à l’effet papillon… Une simple action pouvait changer pour toujours le cours de votre vie. Peu importait. Ce papillon ne lui avait jamais plu. Il aurait préféré un sceau moins délicat, plus masculin. Anya se laissa tomber à genoux et déposa un baiser sur l’une de ses bourses, puis sa langue tiède l’enveloppa. Une série de secousses électriques ébranlèrent Lucien, dans ses veines, ses organes, ses os. Il renversa la tête en arrière en poussant des grognements de satisfaction, tout en lui caressant les cheveux pour l’encourager. — Combien de femmes se sont penchées sur ce corps magnifique ? murmura-t-elle en plantant ses ongles dans sa taille. — Elles ne sont pas nombreuses, reconnut-il. Il songea à Mariah… Quand il l’avait rencontrée, il n’avait pas encore ces affreuses cicatrices qui le défiguraient, mais il venait à peine d’apprendre à contrôler son démon, et il y avait encore en lui quelque chose de sauvage et de féroce. Il avait tout de suite plu à Mariah, et ils avaient fait l’amour le jour de leur rencontre, mais elle avait toujours redouté sa violence. Il s’était efforcé de se montrer doux et tendre avec elle pour la rassurer. Mais Anya n’avait pas besoin d’être rassurée. Avec elle, il pouvait être lui-même sans craindre de la faire fuir. Elle aimait en lui le guerrier féroce. — Je vais faire comme si j’étais la première, dit-elle en lui jetant un regard ardent. D’accord ? — Tu l’es, en quelque sorte. Elle eut un sourire coquin. — Cela fait combien de temps que tu n’as pas touché une femme, Lucien ? — Des milliers d’années, avoua-t-il sans la moindre honte. Elle ouvrit des yeux étonnés. — Tu plaisantes ? Il secoua la tête. — Non, c’est vrai, je t’assure. — Mais pourquoi ? Aucune malédiction ne t’empêchait de… Bah, peu importe. Je ne m’en plains pas. Au contraire. Je crois que ça m’émeut de penser que tu as vécu dans l’abstinence, comme moi. — J’ai été ému, moi aussi, en apprenant que tu étais vierge. — Tout de même, te couper ainsi de tes besoins naturels… — Je suis la Mort, Anya. Ne l’oublie pas. Tu devrais plutôt me demander pourquoi j’aurais fait l’amour à une femme, en sachant que je serais un jour chargé d’emporter son âme au paradis ou en enfer. — Pourquoi me faire l’amour, dans ce cas ? demanda-t-elle d’une voix douce. Il enroula ses doigts autour d’une mèche de ses magnifiques cheveux bouclés, doux comme de la soie. — Parce que je ne peux pas te résister, murmura-t-il. Elle inclina la tête pour embrasser la main qui caressait ses cheveux. — Moi non plus, je ne peux pas te résister. Et j’en suis ravie. — Oui, dit-il seulement. Je comprends. Il comprenait qu’elle était heureuse de l’avoir attendu, comme lui était heureux de l’avoir attendue. Pendant des siècles. — Nous avons assez attendu, dit-elle comme si elle avait deviné ses pensées. Sans le quitter des yeux, elle se leva, frêle et lumineuse, et recula jusqu’au lit sur lequel elle se laissa tomber à la renverse. Puis elle rampa lentement vers le centre du matelas, toujours à reculons. Son soutien-gorge et sa culotte bleue luisaient dans la pénombre. Une fois au centre, elle s’arrêta et posa ses coudes. Puis, avec une lenteur exaspérante, elle écarta les jambes. Le cœur de Lucien s’arrêta, avant de se remettre à battre à un rythme effréné. Une fois de plus, il fut subjugué par sa beauté. La couleur de sa peau, son nombril, son ventre plat, ses cuisses minces et musclées… Il s’approcha en tremblant. Il… Brusquement, il s’arrêta net, les sourcils froncés. — Que se passe-t-il ? demanda Anya. — Des âmes me réclament. Je… Je… dois y aller. C’est… pénible, mais je… n’y peux rien. Il avait du mal à parler, à cause du démon qui tempêtait et rageait. — Lucien… — Ne bouge pas, je t’en supplie. Attends-moi. Il disparut, se laissant guider par le démon qui le conduisit en Chine, auprès des corps de deux malheureux qui venaient de succomber à un empoisonnement. L’une des âmes était attendue au paradis et le suivit tranquillement, l’autre était destinée à l’enfer et tenta de résister. Mais Lucien n’avait pas de temps à perdre – Anya l’attendait –, et il réduisit littéralement la récalcitrante en bouillie éthérique. Pendant les deux transferts, le démon ne cessa de ronchonner et de grogner. Il ne se calma que lorsqu’ils rejoignirent enfin Anya. Cette fois, elle l’avait patiemment attendu et n’avait pas commencé à se caresser. Il remarqua des perles de sueur entre ses seins. Elle avait toujours les jambes ouvertes. Elle lui sourit. — Je ne voulais pas finir sans toi. — J’en suis heureux, dit-il en se précipitant vers le lit. Elle posa son pied contre son ventre pour l’empêcher de s’allonger sur elle. — Je crois qu’il faudrait auparavant poser une ou deux conditions, dit-elle. — Pas de conditions, protesta-t-il en lui embrassant le coup-de-pied. Elle se laissa retomber en arrière avec un soupir. — Continue. Encore un peu et je regarderai mes pieds avec plaisir. Il continua donc, mais avec sa langue. — Il faudra quand même que tu respectes une condition, insista-t-elle. Une seule et… Il enroulait maintenant sa langue autour de son gros orteil et elle ne put réprimer un cri. — Par tous les dieux… Personne ne m’avait jamais fait une chose pareille. C’est absolument délicieux ! Il fut submergé par une vague de fierté. Elle était à lui. Son visage exprimait en ce moment une passion si entière et si pure qu’il ne pourrait jamais l’oublier. — Mais j’ai déjà promis de ne pas te pénétrer, fit-il remarquer. — N’arrête pas de me lécher, gémit-elle en se cambrant. Il se remit donc à lécher et elle à gémir. — Alors, ta condition ? reprit-il au bout de quelques secondes. — Ah, oui, la condition… Elle ôta son soutien-gorge et le jeta au loin, sur un tas de poignards, puis elle prit ses seins à pleines mains. Lucien songea qu’ils étaient, à leur extrémité, comme de petites baies roses faites pour sa langue. — Aucun de nous deux ne doit quitter ce lit tant que nous n’avons pas eu chacun un orgasme, déclara-t-elle. Voilà ma condition. Il ne s’était pas du tout attendu à ça. Son ventre fut secoué d’un tremblement. — Je suis d’accord. Mais en échange, tu dois aussi accepter une condition. — Laquelle ? demanda-t-elle d’un ton méfiant. — Ici, dans ce lit, pas de combat. Il avala littéralement son gros orteil. — Rien que du plaisir. Elle s’agrippa aux draps. — Oui… Oui. C’est d’accord. Le démon poussa un rugissement quand elle fit glisser sa culotte et que Lucien s’allongea sur elle. Sa verge était brûlante, mais ce n’était rien comparé à la chaleur qui se dégagea du sexe d’Anya quand il se frotta contre elle – en prenant garde de ne pas entrer. — Je ne me suis jamais sentie aussi proche d’un homme, murmura-t-elle à son oreille. — Moi non plus, je ne me suis jamais senti aussi proche d’une femme. Un petit rire rauque lui échappa. — Je me demande pourquoi je te fais confiance alors que je devrais te fuir, dit-elle. Elle pâlit en se rendant compte de ce qu’elle venait de dire et il fronça les sourcils. — Que se passe-t-il ? Elle le fixa d’un air féroce et déterminé. — Rien du tout. En fait, je n’ai pas confiance en toi. Et, pour être honnête, je dois t’avouer que tu n’es pour moi qu’une occasion de passer du bon temps. Dis donc, pourquoi est-ce que tu t’arrêtes ? Je ne t’ai pas donné la permission de cesser. Elle avait presque crié, sur un ton mauvais et cynique. À quoi jouait-elle ? Une heure plus tôt, il l’aurait peut-être crue… Mais son corps, nu et humide de désir sous lui, prouvait qu’elle mentait. Il n’y avait rien eu entre elle et le beau William. Elle ne s’allongeait pas pour n’importe qui. Elle était venue vers lui parce qu’il l’attirait. Oui, elle mentait. Il songea qu’il y avait du Cronos là-dessous, mais ne chercha pas à le lui faire dire. Elle avait confiance en lui, et lui aussi avait confiance. Si elle agissait ainsi, elle avait sûrement de bonnes raisons. Elle cherchait probablement à le protéger et à l’aider. Il se pencha vers elle et lui prit le menton, sans un mot. Puis il l’embrassa. Au début, elle ne lui rendit pas son baiser, elle tenta même de se dégager. Puis sa langue vint se mêler à la sienne et elle gémit en s’agrippant à ses cheveux. De nouveau, Lucien ressentit le besoin pressant de la marquer comme sa femelle. Elle est à toi. Il lâcha son menton et s’empara de ses seins. Elle est à toi. Il posa sa bouche sur son cou et se mit à sucer. Longuement. Très longuement. Elle gémissait, toujours agrippée à ses cheveux, en haletant. Sous ses mains, il sentait ses seins durcir. Quand il la relâcha enfin, il y avait une marque bleue sur son cou. Il se sentit soulagé. — Je ne me suis pas suffisamment intéressé à tes seins la dernière fois, dit-il. — En effet, approuva-t-elle. Ses ongles lui éraflaient le cuir chevelu et il comprit qu’elle aussi était dévorée de désir et ne songeait plus à le repousser. — Je vais donc corriger cette erreur, si tu permets, murmura-t-il en se penchant de nouveau vers elle. Il goûta un de ses seins à la fraise. Puis l’autre. — Lucien…, gémit-elle. — J’adore quand tu prononces mon nom. — Encore, Lucien… Encore. Il se mit à lui lécher et lui aspirer les seins, tout en caressant d’une main les contours de son corps magnifique, fait pour l’amour. Elle ouvrit encore les jambes. Autant qu’elle le pouvait. Quand les doigts de Lucien se posèrent sur son clitoris, elle poussa un cri. — Tu ne dois pas me pénétrer, mais… Peut-être que… — Je sais, ne t’inquiète pas. Pas même avec les doigts, je le sais. Nous ne pouvons pas nous unir complètement, nous fondre de façon à ne former qu’un seul être. Je ne sentirai jamais les parois de ton vagin se contracter autour de moi au moment de l’orgasme. Elle s’agrippait à ses épaules, en le griffant sans ménagement, et secouait la tête de droite à gauche, les yeux fermés, en se mordant la lèvre, en plein délire, comme si elle visualisait tout ce qu’il ne pouvait pas faire à mesure qu’il le disait. Elle était tellement humide qu’il en avait la main trempée. — Je hais cette malédiction, gémit-elle. — Moi aussi. Et je hais la mienne. S’il ne tenait qu’à moi, je les effacerais, tu peux me croire. Il accéléra sa caresse sur son clitoris, ralentit quand il la sentit au bord de l’orgasme, accéléra de nouveau. Il attendit qu’elle crie son nom, qu’elle hurle, qu’elle le supplie, pour aller jusqu’au bout et lui donner le plaisir qu’elle réclamait. Enfin, un spasme l’ébranla. Elle serra Lucien si fort qu’elle lui aurait brisé les os s’il avait été un simple mortel. Pendant tout ce temps, il ne quitta pas des yeux son visage, observant ses lèvres qui s’entrouvraient, guettant le moment où ses traits se relâcheraient totalement, où ses yeux s’ouvriraient sur un regard extasié, comme si elle contemplait des étoiles. Quand elle se calma enfin, il posa sa tête sur ses seins et écouta le battement de son cœur. Elle était encore moite et tiède. Il fut sur le point de venir, lui aussi, mais se retint, pour ne pas lui gâcher cet instant de paisible bonheur. Au bout de quelques minutes, elle le repoussa et le fit rouler sur le dos. — À présent, je vais te montrer à quel point je peux être perverse, murmura-t-elle en souriant. Elle plaça son visage à hauteur de son sexe et s’humecta les mains avec de la salive avant de l’empoigner. Puis elle entama un lent mouvement de va-et-vient qui ne tarda pas à le rendre fou. Il s’agrippa à la tête de lit et tenta de résister le plus possible. Depuis qu’il la côtoyait, il avait passé le plus clair de son temps en érection, et la caresse experte de cette main qui glissait le faisait gémir de soulagement autant que de plaisir. — Anya… — Mmm, ça me plaît aussi, que tu prononces mon nom de cette façon…, dit-elle tout en soupesant ses testicules. Redis-le, pour voir… — Anya… Je vais… Je vais… — Oui. Viens. Pour moi. Je veux voir ça. Il se cambra. — Ne t’arrête pas. Surtout pas. — Je n’ai pas l’intention de m’arrêter. Je veux te voir lâcher ta semence. Elle donna une secousse plus forte que les autres, et il ne se retint plus. Il se raidit et cessa de bouger tandis que son sperme giclait sur son ventre. — Anya… Anya… Anya… — Encore, dit-elle en continuant à secouer sa verge. Je suis sûre qu’il en reste encore. Je veux jusqu’à la dernière goutte. Il était traversé de spasmes et se cambrait tant que seuls ses talons et ses épaules reposaient sur le matelas. Il n’aurait jamais cru cela possible, mais elle avait raison, il y en avait encore, et il fut secoué d’une deuxième vague de plaisir qui noya son cerveau dans un trou noir. — C’est très bien, dit-elle. Enfin, il se laissa retomber, complètement vidé, et ne bougea plus. Elle essuya son ventre avec une serviette et vint s’allonger près de lui. Il la prit dans ses bras. Demande-lui, pour la clé. Non. Pas maintenant. Peu importe le moment. C’est une vie qui est en jeu. Il ouvrit la bouche pour lui parler de la clé, mais elle se pelotonna contre lui, avec un soupir de contentement, et les mots restèrent coincés dans sa gorge. Rien n’est plus important que cet instant. Quelques secondes plus tard, il s’endormait, le sourire aux lèvres. Je n’ai même pas tenu vingt-quatre heures. Je suis déjà avec lui dans un lit… Anya se serra un peu plus contre le corps endormi de Lucien. Elle avait tenté de prendre ses distances, mais il s’était montré tellement passionné, jaloux, irrésistible… Cronos, ce voyeur, n’avait cessé de les surveiller. Elle avait senti sa présence, mais quand Lucien lui avait demandé de choisir sa chambre, elle n’avait pas pu résister. Et à présent, avec ce qui venait de se passer dans ce lit, Cronos avait probablement compris… D’un côté, elle s’en réjouissait, parce que cela signifiait qu’elle n’aurait plus à faire souffrir Lucien en le rejetant. Il était devenu important pour elle… Elle tenait à lui. Vraiment. Lucien remua. Puis gémit. Puis fronça les sourcils en se redressant. — Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, un peu inquiète. — Je suis appelé, articula-t-il d’une voix blanche. Et il disparut. Au bout d’une demi-heure, comme il ne revenait toujours pas, elle commença à paniquer. Il avait dit « appelé »… Appelé pour des âmes ou appelé par Cronos ? Elle ne savait plus si elle devait l’attendre ou partir à sa recherche. Et dans le second cas, par où commencer ? Heureusement, il apparut entier et sans blessures. Il se recroquevilla aussitôt contre elle et sa douce chaleur l’enveloppa de nouveau. — Pauvres âmes…, murmura-t-il. Pourquoi tentent-elles toujours de résister ? Il était de nouveau présent, mais triste et un peu agacé. Soulagée, elle se laissa aller contre lui et traça du bout des doigts des cœurs sur son torse. D’habitude, cela ne lui prenait que quelques minutes d’accompagner une âme en enfer ou au paradis. Elle en déduisit qu’il avait dû en transporter un certain nombre. — Préviens-moi, la prochaine fois, dit-elle. Je viendrai avec toi. Il ouvrit les yeux pour la dévisager. — Pourquoi viendrais-tu jusqu’aux portes de l’enfer ? Pour que tu ne portes pas seul ton fardeau… — Parce que je pense que ça peut être amusant, mentit-elle. — Oh non, ce n’est pas vraiment amusant, répondit-il tristement. Il caressa son bras et elle remarqua qu’il avait une blessure au poignet. — Prends-moi avec toi, d’accord ? Je veux t’accompagner. Je t’en prie. Il posa sa main sur son ventre et embrassa la marque qu’il lui avait laissée sur le cou. — Te prendre…, gémit-il en frottant son sexe en érection contre sa chair humide. Mmm… ça me plaît… Elle gémit et écarta les jambes. — Je ne parlais pas de ça, mais ce n’est pas une mauvaise idée… Il rit et il la prit. Longuement. Ce ne fut que bien plus tard qu’elle se rendit compte qu’il n’avait pas répondu oui à sa requête. 14 Paris ouvrit lentement les paupières. Elles étaient lourdes, terriblement lourdes, comme si on les avait lestées avec des boulets. Sa bouche était sèche, son haleine infecte. Sa peau le démangeait. Quelque chose de froid et de lourd enserrait ses poignets et ses chevilles. Il ne se souvenait pourtant pas d’avoir pratiqué le bondage avec… Le nom de sa dernière femelle lui échappait. — Tu te réveilles enfin, c’est parfait. Il reconnut cette voix douce et innocente, mais ne parvint pas à l’associer à un visage. Il fronça les sourcils. Les lumières blanches qui clignotaient au-dessus de sa tête lui donnaient les larmes aux yeux et il battit des paupières. La dernière chose qu’il se rappelait, c’était qu’il avait embrassé une femme. Il revit confusément des yeux marron au regard doux, des cheveux bruns, des taches de rousseur sur un visage ni beau ni laid. Il avait embrassé cette femme – mais comment s’appelait-elle, déjà ? –, puis il avait sombré dans l’inconscience. — Paris, dit-elle d’un ton glacial. Soudain, elle vint s’accroupir près de lui. Le visage ni beau ni laid dont il venait de se souvenir apparut dans son champ de vision. Il se passa la main sur les yeux en essayant de reprendre ses esprits. Les chaînes qui attachaient ses poignets tintèrent. Avait-elle… ? Non, c’était impossible : cette femme-là n’avait pas suffisamment de force pour le maîtriser. Des chasseurs avaient dû les attaquer. — Ils nous ont attachés ? demanda-t-il d’une voix brisée. Avec ce brouillard épais qui envahissait son esprit, il avait toutes les peines du monde à aligner deux idées claires. Il se sentait faible. Très faible. Il avait trop longtemps manqué de sexe. Les chasseurs avaient dû en profiter. — C’est moi qui t’ai attaché, dit-elle avec un soupir. Qu’est-ce qu’elle racontait ? En dépit du brouillard, il parvint à se concentrer sur elle. Ses cheveux étaient rassemblés en un strict chignon bas, elle avait dissimulé ses taches de rousseur sous une couche de fond de teint, elle portait des lunettes aux verres épais qui faisaient loupe sur ses yeux. Il eut aussitôt envie d’elle. — Mais pourquoi m’aurais-tu attaché ? murmura-t-il. — Tu ne devines pas ? Elle lui saisit la tête et l’inclina de côté pour fixer un point sur son cou qu’elle effleura du bout des doigts. C’était sensible. Il comprit qu’il s’agissait d’une trace de piqûre et trouva du même coup la réponse à sa question. — Tu es dans le camp de mes ennemis, dit-il. Son sang se glaça, mais ça ne l’empêcha pas de continuer à la désirer, de tout son être. Elle, en revanche, ne semblait pas le moins du monde excitée par lui. Elle le fixait froidement. — Ça ne cicatrise pas, constata-t-elle en fronçant les sourcils. Je n’avais pas l’intention d’enfoncer autant l’aiguille. Je suis désolée. Désolée ? Et pourquoi donc ? Il revit les baisers qu’ils avaient échangés. Sa petite langue chaude dans sa bouche… Ses seins dans ses mains, petits, mais réactifs… Son cœur se serra. — Tu t’es joué de moi, dit-il en lui jetant un regard mauvais. Tu m’as manipulé. — Oui. — Pourquoi ? Tu n’es sûrement pas un appât… Tu n’es pas assez jolie pour ça, ajouta-t-il dans l’intention de la blesser. Ses joues rosirent et, curieusement, son visage en fut embelli. — Non, je ne suis pas un appât. Ou du moins je n’aurais pas pu servir d’appât pour un autre que toi, Luxure, qui te jettes sur n’importe quelle femelle. Sa voix exprimait le dégoût et le mépris. Il la balaya lentement du regard. — En effet, reconnut-il. Elle rougit encore et il eut d’autant plus envie d’elle. Ah, ce sexe qui se dressait pour n’importe qui… — Tu n’as pas peur de moi ? demanda-t-il d’un ton doucereux. — Non, répondit-elle en haussant un sourcil. Tu es trop faible pour te défendre. Tu ne devrais pas la défier, mais la séduire, bougre d’imbécile ! Ça te permettrait de te refaire une santé et de filer d’ici. Il s’efforça d’adoucir l’expression de son visage et mit quelques étincelles de passion dans son regard. Pour la passion, il n’eut pas à faire trop d’efforts… — Reconnais que tu étais bien dans mes bras, tout de même, dit-il. Et même plus que bien. — Tais-toi, répliqua-t-elle sèchement. Elle était troublée. Excellent. — On pourrait s’amuser un peu, en attendant l’arrivée de tes camarades, proposa-t-il. Elle se redressa pour s’éloigner de lui. Il en profita pour s’intéresser à la pièce dans laquelle il se trouvait. Ou plutôt la prison. Le sol était en terre et il y avait des barreaux aux fenêtres. Il eut un rire amer. Mais quel idiot ! Il s’était littéralement livré aux chasseurs. Ses compagnons allaient se moquer de lui, quand ils sauraient. — Si tu n’es pas un appât, c’est que tu es un chasseur, dit-il. — Si tu appelles chasseur ceux qui se battent pour le bien, contre le mal, alors oui, je suis un chasseur, ou plutôt une chasseresse. Toujours sans le regarder, elle ôta sa montre et lui montra le symbole de l’infini tatoué sur son poignet. — Depuis toujours, je suis fascinée par les démons et leurs méfaits. Je me suis documentée à leur sujet, j’ai suivi des conférences. Il y a un an, des hommes sont venus me trouver pour me demander de me joindre à eux. J’ai accepté et je ne l’ai jamais regretté. Ce symbole aurait dû lui donner la nausée, mais sur ce poignet, il eut envie de l’embrasser. — Et qu’as-tu prévu pour moi ? demanda-t-il. Pour l’instant, il n’avait pas peur. Les chasseurs l’avaient déjà capturé une fois et il avait réussi à leur échapper. Il ne s’inquiétait pas. — Nous allons t’étudier. Nous servir de toi pour attirer les autres. Ensuite, quand nous aurons retrouvé la boîte de Pandore, nous chasserons la Luxure de ton corps. Et tu en mourras. Elle avait dit ces mots d’un ton détaché, comme si elle lui annonçait le menu du déjeuner. Il fit danser ses sourcils. — C’est tout ? — Pour le moment. — Tu devrais plutôt me tuer tout de suite, ma jolie. Mes compagnons ne se rendront pas pour sauver ma misérable personne. Ils ne se rendraient pas, ça non, et ils tueraient ceux qui le retenaient prisonnier. — On verra, rétorqua-t-elle. Cesse de la provoquer. Il devait au contraire conter fleurette à cette ennemie, la séduire par n’importe quel moyen. Quand il aurait joui en elle, il serait capable de tuer ceux qui se mettraient en travers de son chemin. Capable de la tuer, cette garce. Il était furieux, mais sa colère ne lui servait à rien. Il regretta plus que jamais de ne pas avoir reçu le démon de la Passion, comme Maddox. La Luxure était un véritable parasite. Il lui était même arrivé, en cas de manque, de l’obliger à se tourner vers… N’y pense pas. Pas maintenant. Ça risquerait de t’empêcher de faire l’amour. — Mon cœur, dit-il en prenant sa voix la plus sensuelle, je suis désolé si je t’ai blessée. J’étais en colère. Je t’en voulais. Il ferma à demi les yeux et entrouvrit ses lèvres, comme pour les préparer à embrasser. Elle passa la main dans ses cheveux et baissa le nez vers ses tennis. — Ça va. Je te pardonne. Je sais que tu es l’esclave de ton démon. Elle avait rejoint les chasseurs un an plus tôt, d’après ce qu’elle lui avait dit. Donc, elle était encore naïve. Tout autre chasseur aurait déjoué la manœuvre et se serait éloigné pour s’y soustraire. — Je te trouve vraiment adorable, dit-il. C’était malheureusement vrai. — Tu mens. — Non. C’est tout à l’heure que j’ai menti, quand je disais que tu n’étais pas jolie. Depuis l’instant où je t’ai vue, j’ai envie de toi. Je ne cesse d’imaginer ton corps nu sur mon lit, ta tête renversée, tes mains… Ah ! Tes mains… Il baissa les yeux vers ses mains. Oui, elles étaient aussi douces et belles que dans son souvenir. — Tes mains plongeant entre tes cuisses humides… Tout en parlant, il projetait les images en elle, grâce au pouvoir de son démon qui s’introduisait dans l’esprit des humains. Il se servait rarement de ce don… Parce qu’ensuite, il se sentait coupable de pousser les gens à désirer des choses qu’ils n’auraient pas dû désirer, comme faisait le démon avec lui. Mais cette femme était un chasseur et elle ne méritait pas d’être ménagée. — Ne… Ne parle pas ainsi, murmura-t-elle en frémissant. — Quand tu seras au bord de l’orgasme, ma langue viendra t’aider. Et tu crieras mon nom. Elle avait soudain le souffle court. Ses seins avaient durci – on les voyait sous ce chemisier blanc qui ne cachait même pas la dentelle de son soutien-gorge. Il fut surpris de cette marque de féminité chez une femme qui s’habillait comme un gardien de prison : elle portait un pantalon trop grand et informe dont le bas flottait sur des tennis masculines. — Je vais m’enfoncer en toi jusqu’à la garde, et ensuite je me mettrai sur le dos, et c’est toi qui me chevaucheras. — Ne dis pas des choses pareilles, haleta-t-elle en tirant sur le col de son chemisier. Tu es le mal et… — Je suis un homme qui rêve de te caresser, corrigea-t-il. Il n’était pas irréprochable, certes, mais il n’était pas le mal, non. Il ne tuait que lorsqu’on l’y obligeait. Il séduisait les femmes, mais il n’avait jamais violé. Lui et ses compagnons donnaient de l’argent à la ville de Budapest pour aider les plus miséreux. Elle avait maintenant une respiration sifflante. — En ce moment, tu vois, je t’imagine nue, poursuivit-il. Tes joues sont roses de plaisir, tes seins se dressent, tu mouilles tellement que ça coule entre tes cuisses. Elle poussa un cri étouffé et ferma les yeux. — Tais-toi. Tais-toi. — Tu as besoin des caresses d’un homme, n’est-ce pas, mon cœur ? Mais comment s’appelait-elle, bon sang ? Il avait un mal fou à retenir les prénoms. Comme il n’avait pas le droit de coucher deux fois de suite avec une femme, cela ne lui posait pas vraiment de problème. De plus, ça lui évitait de se tromper de prénom en plein cœur de l’action – erreur que les femmes n’appréciaient pas. — Viens ici, murmura-t-il. Laisse-moi te donner ce que ton corps réclame. Ses chaînes l’empêchaient de tendre le bras vers elle, il allait donc devoir la convaincre d’agir. — J’ai envie de toi. Regarde mon sexe. Il a faim de toi. Elle eut la chair de poule. Transfiguré par le désir, son visage devenait presque beau. Elle avait de longs cils, les plus longs qu’il ait jamais vus, épais comme des plumes de paon. — Approche tes seins. Eux aussi réclament ma caresse, pose-les dans mes mains. Elle se pencha timidement vers lui en poussant de nouveau un petit cri. — Oh ! Mon Dieu ! — Bien, dit-il. C’est ça. C’est très bien… — Je… Je… Ne lui laisse pas le temps de changer d’avis. Mais le fait de la regarder le déconcentrait et il perdait un peu le fil. — Enlève ton pantalon et ta culotte, ordonna-t-il. Plonge tes doigts entre tes jambes et humecte-les pour te caresser. Elle avait commencé, mais elle s’arrêta tout à coup, en contemplant d’un air confus ses doigts poisseux. — Je ne peux pas… Je ne devrais pas. — Mais si, tu en as envie. Tu le sais. Ça ne peut te faire que du bien. — Non… Je… Elle secoua la tête avec un regard horrifié, comme si elle luttait contre ce qu’il tentait de lui imposer. Il en fut déboussolé. C’était incompréhensible. Elle n’aurait pas dû être capable de lui résister. — Ton clitoris a besoin que tu le caresses, ma douceur. Mais si tu préfères, approche-toi que je le lèche. Je vais te faire crier de plaisir. Elle avança vers lui comme un automate. Il soupira de soulagement. Elle y était presque… — Encore un peu, mon cœur. Approche encore. Il avait l’intention de s’arrêter juste avant de lui donner du plaisir et de l’obliger à le chevaucher. Elle allait s’accroupir au-dessus de lui, il avait presque gagné, lorsqu’elle se figea. — Pourquoi m’appelles-tu « mon cœur » et « ma douceur » ? s’étonna-t-elle. — C’est parce que tu es douce. Approche encore. Ma langue n’est pas assez longue. Il faisait de son mieux pour ne pas prendre un ton suppliant. — Encore, insista-t-il. Plus près. J’ai tant envie de toi. — Comment est-ce que je m’appelle ? demanda-t-elle, soudain dégrisée. Il lutta contre la panique. — Quelle importance ? dit-il. Tu me veux, je te veux, c’est tout ce qui compte. Elle recula. — Tu ne connais même pas mon prénom et tu es prêt à coucher avec moi ? — Coucher, c’est un bien grand mot… Nous ne ferions pas vraiment l’amour. — Ils m’avaient dit de me méfier de toi. De ne pas rester avec toi. — Chérie… — Tais-toi ! Elle se massa les tempes. — Je ne sais pas comment tu as pu me réduire à ça… Et d’ailleurs, je m’en fiche. Mais ne recommence jamais, sinon je n’attendrai pas la boîte de Pandore pour te tuer. Elle s’éloigna à grands pas, ouvrit la porte et la claqua derrière elle avant de la refermer à clé. En le laissant seul. Et de plus en plus faible. Maddox avait préparé un plateau pour le pauvre Aeron, toujours enfermé. C’était désolant, mais ils n’avaient pas le choix. Aeron avait autrefois été le plus fort d’entre eux, le plus féroce, le plus loyal – terrible quand son démon se déchaînait, mais aussi calme que Lucien quand il décidait de prendre le dessus. Il ne put s’empêcher de rire en songeant aux bons moments qu’ils avaient partagés. Quand Maddox se laissait déborder par la Passion, Aeron l’aidait à se calmer. Mais aujourd’hui Aeron n’était plus que l’ombre de lui-même, une coquille vide, un être sauvage et gouverné par la haine. S’ils le libéraient, il s’empresserait de tuer quatre femmes innocentes, comme le lui avaient ordonné les dieux. Et s’il les tuait, il ne s’en remettrait jamais et deviendrait pour l’éternité l’esclave de son démon. Maddox savait ce que cela signifiait. Il avait tué Pandore quand Violence était entré en lui, et ensuite, il avait payé cette erreur pendant des siècles, affrontant la mort toutes les nuits – les dieux l’ayant condamné à mourir de six coups d’épée dans le ventre, comme sa victime. Sauf que, pour lui, le calvaire recommençait tous les jours, à minuit. Ashlyn l’avait libéré de cette malédiction. Et à présent, elle portait son enfant. Il aurait voulu qu’Aeron puisse vivre ce qu’il vivait. Qu’il sache ce qu’étaient l’amour, le pardon, la liberté. Il sourit. Il aimait déjà cet enfant à venir et se promettait de le protéger envers et contre tout, même s’il devait pour cela combattre en enfer. Il descendait l’escalier menant au cachot d’Aeron – tout en se demandant s’il ferait un bon père –, quand il prit la mesure du silence qui régnait. Pas de cliquetis, pas de hurlements. C’était étrange, inhabituel et inquiétant. Il posa son plateau et fonça. Quand il arriva devant le cachot d’Aeron, il s’arrêta net. Les barreaux de la porte étaient arrachés. Aeron n’était plus là. Reyes montait la garde devant le sinistre temple recouvert de mousse à l’intérieur duquel ses compagnons étaient en train de fouiller. Le temple avait été enfoui sous les eaux pendant des siècles, et pourtant, il restait encore des traces de sang sur les murs – des murs construits avec des ossements. Pour l’instant, ils n’avaient rien trouvé de significatif. Ils avaient néanmoins fait couler leur propre sang sur l’autel des sacrifices. Reyes se demanda pour la centième fois ce qui avait bien pu se passer ici jadis. Il lui semblait, par moments, que le vent charriait encore des cris et des gémissements. Lucien était passé les voir, plus détendu que jamais, avec un air presque heureux. D’où venait ce changement ? Reyes s’était réjoui pour lui, tout en ressentant une pointe de jalousie. Lucien aussi, avec son sang débordant de joie, avait tenté le sacrifice. Mais ça n’avait pas fonctionné non plus. Pas de visions. Rien. Reyes commençait à en avoir assez de perdre son temps. Ce matin, les télévisions du monde entier avaient parlé des temples surgis des eaux. Les humains ne tarderaient pas à débarquer en masse – chasseurs, touristes, scientifiques, aventuriers. Le temps leur était désormais compté. — Zut ! marmonna Reyes. Il avait besoin de souffrir. Maintenant. Ou bien il allait casser quelque chose, tuer quelqu’un. N’importe qui. Un mortel ou un guerrier. Peu importait. — Je ne serai pas loin, dit-il à Sabin en passant devant lui. Si tu as besoin de moi, appelle. Sabin ne tenta pas de l’arrêter. Il avait compris. Quand il atteignit la forêt qui entourait le temple, Reyes avait déjà sorti un poignard. Il s’adossa à un arbre aux feuilles rouges, rouges comme du sang, et commença à tracer des croix sur son poignet. La piqûre de la lame et la vue du liquide rouge et tiède qui s’échappait de ses entailles le soulagea un peu de sa colère. Si Danika te voyait… Il ricana. De toute façon, elle le haïssait déjà. Ça ne pouvait pas être pire. Son téléphone portable sonna dans sa poche et il soupira d’agacement. Sabin le lui avait acheté quelques semaines plus tôt, et il n’appréciait pas beaucoup cet appareil qui vous interdisait de vous isoler. Mais il l’avait tout de même conservé. Au cas où… Il plongea sa main dans sa poche et ouvrit l’appareil. — Quoi ? grommela-t-il. — Aeron s’est enfui, fit la voix de Maddox. Tout en lui aurait voulu crier non. Se révolter. De rage et d’impuissance. Il avait toujours su que ce jour viendrait, mais il avait espéré que ce ne serait pas si tôt. Tu aurais dû l’enchaîner, compagnon d’armes ou pas. — Depuis combien de temps ? demanda-t-il. — La dernière fois que je l’ai vu, c’était il y a douze heures. Colère, le démon d’Aeron, trouverait Danika. Où qu’elle soit. Il la sentirait et déploierait ses ailes pour voler jusqu’à elle. — Je pars à sa recherche, dit-il. — Attends, répliqua Maddox. Ne raccroche pas, je n’ai pas terminé. Torin m’avait fait ajouter une substance dans la nourriture d’Aeron. Un truc permettant de le suivre à la trace. Il va t’envoyer ses coordonnées par e-mail, sur ton téléphone. Je t’ai prévenu en premier, parce que… Tu sais pourquoi. Ramène-le-nous. Vivant. Reyes ne répondit pas. Il n’avait plus de voix. S’il ne retrouvait pas Aeron à temps, Danika allait mourir. Elle était peut-être même déjà morte. 15 — Joli suçon, approuva William en s’installant à la table du petit déjeuner. Non, je ne rougis pas. Je ne rougis pas. Mais elle ne put s’empêcher de rougir. Au diable Lucien et sa bouche de vampire ! Cette bouche… Ce matin, il s’était servi des talents incroyables de cette bouche pour lui soutirer des informations au sujet de sa clé. Elle ne lui en voulait pas… Il cherchait un moyen de lui voler la clé sans qu’aucun d’eux n’en pâtisse, mais c’était uniquement pour la sauver de la hargne du roi des dieux. Il l’avait donc questionnée, tout en lui suçant les seins… Elle était si détendue… Elle ne voulait pas qu’il s’arrête… Elle avait fini par lui expliquer que la clé était liée à elle corps et âme, comme son démon était lié à lui. On ne pouvait la lui enlever sans emporter une partie d’elle-même. Cette révélation avait paru affecter Lucien, et elle en avait été attendrie. Lui, plus que tout autre, comprenait ce qu’impliquait de perdre une partie de soi. Elle soupira. En ce moment, elle était assise autour d’une table, avec Lucien et William. Il y avait des œufs, du bacon et des pancakes. Ça sentait bon le sucre et le lard. Elle leur avait fait croire qu’elle avait préparé elle-même ce délicieux petit déjeuner, mais c’était faux. Après avoir enfilé un justaucorps blanc ultra sexy, elle s’était transportée dans un restaurant d’Atlanta pour le commander. En tout cas, c’était délicieux. Et tous les deux se régalaient sans même l’avoir remerciée ni félicitée, persuadés qu’elle avait transpiré pour cuisiner. Ils ne manquaient pas de culot. Elle s’était installée entre eux. Lucien considérait toujours William d’un œil méfiant et grognait chaque fois qu’il faisait mine d’allonger le bras vers elle. Il était touchant… Elle ne se demandait plus pourquoi elle avait passé la nuit pelotonnée contre lui. Avec lui, elle se sentait désirée. Désirée et protégée. Elle n’avait jamais dormi avec un homme, et elle n’aurait jamais soupçonné qu’on pouvait en retirer un sentiment de sécurité – en plus du plaisir. — Je t’ai dit de garder tes mains…, lança Lucien, irrité. Il ne termina pas sa phrase et elle le sentit se raidir. Elle se tourna vers lui. Son œil marron était devenu bleu. Elle comprit que des âmes le réclamaient. — Je dois y aller, dit-il. — Tu m’emmènes avec toi, tu te souviens ? Il secoua la tête. — Tu restes ici. — Ne m’oblige pas à me dématérialiser et à te suivre sans permission. — Tu m’as déjà suivi, je sais, dit-il d’un ton résigné. Je n’ai jamais compris pourquoi. Elle haussa les épaules. — Je suis la déesse de l’Anarchie. Je n’obéis pas aux lois de la nature. Ni à aucune autre loi. — Mais de quoi parlez-vous ? intervint William. Elle l’ignora. Elle se concentrait sur Lucien. Elle craignait qu’il ne disparaisse, si elle ne faisait pas attention à lui. — Si tu me laisses, je t’attendrai sur les genoux de William. William en oublia sa question. — Oui, oui, laisse-la, jubila-t-il. Je vais m’occuper d’elle. Lucien grinça des dents, tout en prenant la main d’Anya. — Allons-y, dit-il. Il se dématérialisa, l’entraînant avec lui, et ils entrèrent dans le monde spirituel, un monde de couleurs et de lumière. Lucien fila directement dans une boutique qui avait pris feu et qui fumait encore… En apercevant les constructions rouges et blanches aux toits en pagode qui l’entouraient, Anya reconnut Shanghaï. Elle huma avec plaisir les odeurs de nourriture provenant du marché tout proche. Plusieurs corps gisaient sur le sol carbonisé de la boutique. Sans lâcher la main d’Anya, Lucien avança vers le plus proche et plongea la main dans son torse. Il en retira un esprit. Celui-ci se débattit, mais Lucien tint bon et ils se retrouvèrent en quelques secondes devant l’entrée de l’enfer. La chaleur qui se dégageait du trou était insupportable et Anya eut l’impression qu’elle allait fondre. Elle frémit en entendant les cris des damnés. Irait-elle en enfer si Cronos parvenait à ses fins avec elle ? Elle frissonna d’angoisse. — C’est lui qui a mis le feu, dit Lucien entre ses dents serrées. Ne pense pas à toi. En ce moment, c’est Lucien qui souffre. Elle lâcha sa main et le prit par la taille pour lui offrir le réconfort dont il avait besoin. Il se détendit peu à peu. Les deux gros rochers qui fermaient le trou de l’enfer s’écartèrent lentement. Des bras couverts d’écailles en sortirent, et Lucien poussa l’esprit vers eux. Un rire mauvais retentit, suivi des hurlements du pécheur. Anya songea que le pauvre Lucien assistait régulièrement à cette terrible scène. Elle lui embrassa l’oreille. — Des gens meurent à chaque seconde…, murmura-t-elle. Comment se fait-il que tu n’escortes pas tout le monde ? — Certains errent longuement sur la terre, d’autres se voient offrir une nouvelle chance et renaissent. Et d’autres, il me semble, sont accompagnés par des anges. Les anges, oui, elle aurait pu s’en douter. Elle en avait croisé quelques-uns. De magnifiques créatures, un peu hautaines à son goût. — Nous allons chercher les autres ? Lucien acquiesça. Il paraissait un peu moins abattu. Il en restait deux, deux hommes, qui eurent droit au paradis. Comme toujours, les portes de nacre arrachèrent un cri d’admiration à Anya. Elles scintillaient et émettaient un bruissement de pouvoir fascinant. Quand elles s’ouvrirent, un chœur de chérubins résonna, doux et envoûtant, qui réjouissait tous les sens. C’est ici que je veux venir, si je meurs. Tu crois que tu mérites le paradis ? Oui. — Merci d’être restée près de moi, Anya, déclara Lucien. Ta présence m’a soutenu. — Ce fut avec plaisir. En un clin d’œil, ils furent de retour dans la cuisine de William. Il était toujours installé à table. Toujours aussi séduisant. Mais Anya prêta à peine attention à lui. Elle n’avait d’yeux que pour Lucien, qui posait sur elle un regard reconnaissant, appréciateur et… gourmand ? — Où étiez-vous passés, vous deux ? demanda William. — Nulle part, répondit Anya en se concentrant sur lui pour éviter le regard de Lucien qui la faisait rougir. Où sont tes femelles ? — Elles dorment. Les vamps ont besoin de repos pour préserver leur beauté. Lucien ouvrit de grands yeux étonnés. — Par « vamps », tu entends vampires, ou femmes qui vampent les hommes ? demanda Anya. Elle balaya William du regard. Apparemment, il ne portait pas de marques, mais ses jambes étaient entièrement couvertes par un pantalon noir en soie. — Des femmes qui vampent les hommes, conclut-elle sans attendre sa réponse. Je ne vois pas de traces de crocs sur ta peau. — Elles m’ont pourtant mordu, copieusement, mais dans des endroits discrets, que je peux cacher… Il sourit et jeta un regard en coin du côté de son cou. — Pas comme toi. Lucien faillit s’étrangler avec son jus de fruits. Anya lui tapota le dos en souriant. — Je crois que tu l’as choqué, dit-elle en s’adressant à William. — Ça m’étonnerait, rétorqua celui-ci. Hier soir, on vous a entendus. J’ai été surpris, mais je te tire mon chapeau, cher Lucien. J’ai entendu notre déesse mineure te supplier de la faire jouir. — Merci, dit Lucien quand sa toux fut calmée. Mais le ton était menaçant. — Je ne suis pas une déesse mineure, protesta Anya. William lui adressa un clin d’œil en s’accoudant à la table. — Bien… Tu sais que j’apprécie beaucoup tes visites. Anya… Mais je me demande tout de même ce que tu es venue faire ici, et pourquoi tu es poursuivie par la Mort. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais Lucien posa une main sur son bras. Elle lui jeta un regard interrogateur et il secoua la tête. — Je n’ai pas l’intention de révéler nos secrets, ma rose, assura-t-elle. — Mais si, mais si, des secrets ! s’exclama William en battant des mains. Elle aurait bien dévoilé tous leurs secrets, car elle adorait ça, mais elle se tut. Pour Lucien, elle était prête à tout, même à faire taire son côté « vilaine fille ». — Nous sommes venus t’emprunter quelques objets, dit Lucien. — Lesquels ? — En vérité, nous voudrions que tu nous serves de guide en Arctique, intervint Anya. — Anya…, dit Lucien avec irritation. — Je voudrais bien, corrigea-t-elle. William vit tout près du cercle polaire et il connaît bien les lieux. Ça ne pourrait que nous rendre service et ce ne serait pas dévoiler un secret. — Pourquoi voulez-vous vous balader à l’intérieur du cercle polaire ? demanda William. Il y fait terriblement froid. — Je suis en vacances et j’ai envie de connaître la banquise, répondit-elle d’un ton désinvolte. — Mais tu hais le froid. Tu passes le plus clair de ton temps à Hawaï. — Nous n’avons pas besoin de guide, coupa Lucien. Ce que nous voulons, ce sont des vêtements chauds, des couvertures, des chaussures appropriées, des outils. — De toute façon, je n’ai pas la moindre intention de vous emmener là-bas, reprit William en secouant la tête, j’en viens, figurez-vous. Et ça m’a suffi. Lucia haussa les épaules. — C’est parfait, conclut-il. Nous sommes d’accord. Je pars donc seul avec Anya. — Sûrement pas ! protesta-t-elle en frappant la table et en faisant cliqueter les assiettes. Will me conduira où je lui demande. Et avec le sourire… Il nous fera gagner du temps. C’est aussi un excellent soldat, et il nous sera très utile si nous devons nous battre avec qui tu sais. Elle défia Lucien du regard. — Avec l’Hydre, ajouta-t-elle d’un ton emphatique. — Vous voulez défier l’Hydre ? s’exclama William en pâlissant. Pas question que je m’approche de ce monstre ! Je l’évite depuis des années et j’entends continuer… — Je ne pensais pas qu’il existait sur terre une femme que tu n’avais pas couchée dans ton lit, commenta tranquillement Anya. Elle planta sa fourchette dans un morceau de pancake et le porta lentement à sa bouche. — Et d’ailleurs, tu l’as vue où, cette Hydre ? Et comment t’y es-tu pris pour sortir vivant d’une rencontre avec elle ? — Je l’ai vue deux fois. Sur la banquise. Et je m’en suis sorti vivant parce qu’elle a hésité à abîmer ma belle gueule. Mais j’ai eu chaud. — C’est une excellente nouvelle, dit Lucien en hochant la tête. Elle comprit qu’il parlait de la présence de l’Hydre, pas du fait que William s’en était sorti indemne. — Qu’allais-tu faire sur la banquise ? demanda Anya avec étonnement. — J’ai surpris plusieurs fois des immortels par ici. Je ne savais pas s’ils venaient pour l’Hydre ou pour moi, mais je ne me suis pas posé la question pendant cent ans. Celui qui rôde sur la banquise me trouve sur son chemin. — Qui sont tes ennemis ? demanda Anya. — Disons que j’ai un petit faible pour les femmes mariées et que leurs maris ne m’apprécient pas. — Ne t’avise pas de toucher à Anya, grommela Lucien. Elle lui tapota la main en souriant, tout en songeant qu’il était décidément charmant. Il passa la main sous la table et lui broya le genou – une façon de lui interdire le moindre commentaire. — Pour la dernière fois, je te demande gentiment de nous conduire sur la banquise, dit-elle à William. Il leva les yeux au ciel en repoussant son assiette vide, s’adossa posément à son siège, et croisa ses bras sur sa poitrine. Il avait tressé ses cheveux en les mêlant à des perles colorées qui cliquetaient quand il remuait la tête. — Désolé, répondit-il, mais la réponse est non. — Dans ce cas… Elle s’adossa elle aussi à son siège et admira le plafond voûté, le comptoir en granité, les appareils ultramodernes, les paniers débordant de fruits. William allait piquer une crise quand il saurait… Elle se demanda s’il casserait tout. — Le moment est venu de te dire que je t’ai pris ton livre. William se figea, comme un prédateur qui s’apprête à bondir. — C’est impossible, dit-il enfin. Je l’ai vu ce matin avant de descendre. Il y avait de la violence dans son regard. Lucien souleva précipitamment Anya pour la prendre sur ses genoux et elle enfouit sa tête dans le creux de son cou. Elle n’avait pas besoin de protection, mais l’intention l’avait émue et elle tenait à le remercier. — Réfléchis bien, dit-elle à William. — Anya ! lança William. Je l’ai ! Je l’ai vu ce matin. — Tu ferais bien de ne pas élever le ton, intervint Lucien. — Ce que tu as vu, c’est une copie, déclara Anya. — Tu mens, rétorqua William en se penchant vers elle, les pupilles dilatées. Lucien fut aussitôt debout et poussa Anya derrière lui. — Calme-toi, mon cœur. — Je t’ai dit de ne pas élever le ton, gronda-t-il en s’adressant à William. William se leva d’un bond en repoussant sa chaise qui bascula bruyamment contre le comptoir. — S’il n’est plus là… Il sortit de la cuisine, enveloppé d’un nuage rouge. — Ça alors, il est parti sans saccager la pièce… Viens. Je ne veux pas rater ça. Elle prit la main de Lucien et poussa un petit cri en recevant un choc électrique. À présent qu’elle savait ce que ces doigts étaient capables de faire pour elle… Elle entraîna Lucien sur les traces de William. Le couloir était éclairé par des ampoules dorées et des abat-jour de dentelle en couleur projetant des arcs-en-ciel sur les murs. Les tableaux et les armes avaient été décrochés des murs et Anya était prête à parier que William les avait ôtés la veille, après avoir satisfait les deux femmes. Il savait qu’elle avait tendance à voler, mais il n’avait pas réagi à temps pour sauver son précieux livre. Il le croyait sans doute à l’abri, une sorcière l’ayant enfermé dans une vitrine inviolable. Inviolable, oui, mais pas pour la clé qui ouvrait tout. — Qu’est-ce que c’est que ce livre ? demanda Lucien tout en marchant à sa hauteur. C’est vrai que tu le lui as pris ? — C’est un livre qui rassemble d’anciennes prophéties annoncées par les dieux. Oui, je le lui ai pris. Il a du mal à le déchiffrer. Ou alors il a peur de ce qu’il va y trouver. Toujours est-il que ce crétin ne l’a pas encore lu. Le couloir formait un coude, et après ce coude un gigantesque escalier s’élevait. Anya fut surprise de découvrir à quel point cette demeure était immense. Elle n’avait jamais eu l’occasion de s’en rendre compte. D’habitude, elle n’y passait qu’en coup de vent. — L’une des prophéties concerne William. Il y est question d’une femme. Bien sûr, il y a toujours une femme… Elle est rédigée sous forme d’énigme, et quelque part dans le livre se trouve la clé de l’énigme. S’il arrivait à décrypter le texte, il serait sauvé. — Anya ? hurla William. Comment as-tu osé ? Sa voix résonna dans le couloir comme un coup de tonnerre. — Je crois qu’il a trouvé la copie, fit remarquer Anya. — Tu crois qu’il va s’en prendre à toi ? — Pas tant que j’aurai son précieux livre en main, répondit-elle posément. Son précieux…, ajouta-t-elle d’une voix d’outre-tombe. Lucien secoua la tête. Le couloir faisait encore un coude et menait ensuite au bureau. William était là. Il tenait à la main la copie laissée par Anya. Elle avait déjà tenté de se battre avec lui, une fois, parce qu’elle venait de perdre un ami, un mortel, et qu’elle avait besoin de chaos. William avait refusé. Il lui avait proposé de faire l’amour, à la place, mais elle avait préféré briser quelques vitres. C’était là qu’elle avait aperçu le livre en question, dans une vitrine. La couverture sertie de rubis rouge sang l’avait irrésistiblement attirée. Elle savait à quel point il tenait à cet objet, et elle devait s’avouer que cela ne l’avait pas arrêtée, au contraire. Elle le lui avait pris… Elle en avait à présent un peu honte, mais ça ne changeait rien. — C’est la même couverture, apparemment, mais les pages sont vierges, grommela-t-il. — Désolée, je n’ai pas pu m’en empêcher, avoua-t-elle. — Quelqu’un aurait dû te rayer de la surface de la terre. Depuis longtemps. — Parce que toi, tu ne fais que le bien autour de toi… rétorqua-t-elle. — Je me demande pourquoi je te laisse venir chez moi… Toi et ta fichue clé, vous êtes trop dangereuses ! Rends-moi ce livre, Anya. — Tout le monde a l’air au courant de l’existence de cette clé, et moi je n’en avais jamais entendu parler, fit remarquer Lucien. — Au fait, pourquoi tu ne la lui prends pas, la clé ? suggéra William avec un mauvais sourire. — La ferme, Willie ! coupa Anya en tapant du pied et en repoussant d’un geste vif une mèche de cheveux. Tu perds ton temps. Il sait. — Tout ? — Oui, tout. Enfin, presque tout William sourit. — Tout, ça m’étonnerait… Alors, mon petit Lucien… Il jeta le livre à terre et se frotta les mains. — Te rends-tu compte qu’en te cédant cette clé, elle te livrerait en même temps ses souvenirs ? Elle ne pourrait plus rien te cacher. Ses petits péchés, ses crimes, le nom des hommes qui l’ont touchée. Tu saurais aussi où elle est. Elle ne pourrait plus t’échapper. Jamais. Lucien jeta un regard méfiant du côté d’Anya. — C’est la vérité ? demanda-t-il. Elle acquiesça d’un air réticent. — Oui. Ça fait partie des pouvoirs de la clé. — Qui t’a donné cette clé ? demanda Lucien. Qui a bien pu t’infliger le fardeau de ses souvenirs ? William répondit pour Anya. — Son papa chéri la lui a cédée pour qu’elle puisse s’enfuir quand les dieux ont voulu la transformer en esclave sexuelle pour leurs soldats. Elle aurait été parfaite dans le rôle, tu ne trouves pas ? Mais Tartarus savait, pour la malédiction, et il a tenu à aider sa petite fille chérie. Pour une fois dans sa vie, il a joué les sauveurs. Il ricana. — Pourquoi crois-tu que la prison tombe en ruine ? Que les Titans ont pu s’en échapper ? Sans la clé, Tartarus l’homme a perdu ses pouvoirs. Et Tartarus la prison a commencé à se fissurer. Il disait la vérité. Quand elle avait reçu cette clé de son père, elle avait eu accès à ses souvenirs, et depuis, elle le suivait à la trace. Il lui suffisait de penser à lui pour savoir où il se trouvait. Cela lui avait permis de le sauver quand Cronos l’avait emprisonné. Pour venir en aide à ce père qui avait tout abandonné pour elle, elle était retournée sur l’Olympe, ce lieu qu’elle avait juré de ne plus jamais revoir. En prenant possession de ses souvenirs, elle avait compris pourquoi il ne s’était jamais manifesté : il n’avait su la vérité que le jour où Artémis l’avait maudite. Il n’avait rien dit de peur de détruire son épouse et d’humilier son ancienne amante. Quand Aias avait tenté de la violer, il s’en était terriblement voulu de ne pas avoir été là pour la secourir. En prison, il l’avait protégée en lui fournissant des couvertures et de la nourriture supplémentaires. Puis il y avait eu la sentence, et il avait choisi de se sacrifier pour la sauver. Elle ferma la porte à ses souvenirs et s’intéressa de nouveau à Lucien. Il arborait son visage indéchiffrable, celui qui l’agaçait au plus haut point. William battit des mains, comme quelqu’un qui se félicite d’un bon coup. — Tu voulais un guide ? lui dit-il. Tu en as un. Et ensuite, tu me rendras mon livre. Elle acquiesça, mais sans joie. — Suivez-moi, dit William. Nous allons préparer notre matériel. J’ai hâte d’en finir. Il sortit de la pièce à grands pas, en sifflotant. Mais il était furieux, Anya n’en douta pas. Un peu angoissée, elle poussa gentiment Lucien par l’épaule. — Tu n’as rien à me dire ? Une lueur de désespoir passa dans les yeux vairons de Lucien. — Je n’ai aucune chance de te soutirer cette clé sans te faire du mal, n’est-ce pas ? — Non, aucune. — Et si Cronos l’avait en sa possession, tu ne pourrais plus te cacher de lui ? — Exactement, murmura-t-elle en baissant les yeux vers ses pieds. Zut ! Elle n’allait pas recommencer avec cette mauvaise habitude. Elle contempla Lucien à travers le fin rideau de ses cils et s’approcha de lui, lentement, avec hésitation. — Est-ce que ça change quoi que ce soit entre nous ? demanda-t-elle. Est-ce que… Est-ce que tu veux me quitter ? Les mains qui lui avaient donné tant de plaisir la veille au soir saisirent sa mâchoire. — Je suis là. Je suis à toi. Tu es à moi. Tu comprends ? Cet homme… Leurs lèvres s’effleurèrent à peine, tendrement, si tendrement… Mais elle voulait plus. Elle voulait tout ce que son guerrier avait à offrir. — Encore, ordonna-t-elle. Leurs langues se mêlèrent, goulues, aventureuses. Il savait maintenant qu’il ne se servirait pas de cette clé comme monnaie d’échange avec Cronos, mais ça ne l’empêchait pas d’avoir envie d’elle. Il ne pouvait pas non plus la libérer de sa malédiction, mais ça ne l’empêcherait pas de prendre du plaisir à la caresser. Elle en fut soulagée et tomba un peu plus sous le charme. Il est à moi. Si une femme tentait de le lui enlever… Anya se connaissait suffisamment pour savoir qu’elle n’hésiterait pas à tuer cette garce de sang-froid. Et lentement. Elle ne concevait plus de vivre sans Lucien. Elle n’avait pas vécu avant de le rencontrer. Oui, il est à moi. Elle fourragea dans ses épais cheveux noirs et se frotta contre son sexe en érection. À moi. Un rire tonitruant éclata. Le cœur d’Anya fit une embardée et se mit à battre furieusement. Elle avait soudain les mains moites. Elle ne s’arracha pas des bras de Lucien, mais elle mit fin à leur baiser et le fixa, les yeux écarquillés. Pas maintenant. Lucien s’était raidi et une lueur meurtrière brillait dans ses yeux, celle qu’elle n’avait vue qu’une seule fois, en Grèce, le jour où il avait tout détruit dans la maison. — Cronos, dit-il d’une voix tendue. Le dieu ne s’était pas matérialisé, mais ils avaient reconnu son rire. La bouche sèche, elle acquiesça. — Que veux-tu, roi des dieux ? Le dieu rit de nouveau. — Je suis venu te dire que j’ai enfin trouvé le moyen de te soumettre, Anarchie. Une vague de panique secoua Lucien. — Mon roi, elle… — Silence, la Mort. Tu n’as pas fait ce que je t’ai demandé. J’attends toujours. Tue-la. Tout de suite, devant moi. Le regard de Lucien se posa sur Anya. Ses muscles étaient maintenant aussi durs que la pierre. Il était glacé. Une froide détermination se dégageait de toute sa personne. Elle ne voulait pas mourir, mais elle ne voulait pas non plus que Lucien paye pour elle. Si elle ne l’avait pas approché, rien de tout cela ne serait arrivé. Rien. Ils ne se seraient pas caressés. Pas embrassés. Ils ne… Ils ne seraient pas tombés amoureux ? Mais qu’est-ce qui lui prenait ? Elle n’avait pas le droit de l’aimer. L’amour la détruirait, l’enfermerait pour le restant de ses jours dans une prison invisible. Donne cette clé à Cronos. Je ne peux pas. Donner la clé, cela signifiait tout perdre. Son indépendance, son pouvoir, ses souvenirs. Elle oublierait jusqu’à sa malédiction. Elle ferait l’amour avec un homme. Elle se retrouverait liée à lui pour l’éternité. Elle se sentit piégée. — Je ne peux pas, dit enfin Lucien en redressant crânement le menton. Mais sa voix trahissait son angoisse. — Je m’en doutais un peu, ricana le dieu. Dire que les Grecs s’en remettaient autrefois à toi pour les protéger… J’ai du mal à le croire. Il y eut un lourd silence. — Écoute-moi bien, dit-il enfin. Tant que je n’aurai pas cette clé, tu t’affaibliras chaque jour un peu plus. — Quoi ? protesta Anya. — Je pensais motiver la Mort en menaçant ses compagnons, mais je vois que c’était toi, Anya, qu’il fallait motiver. — Cronos, je… — J’ai vu comment tu te comportais avec lui, coupa Cronos. Il n’est pas une simple conquête de plus, comme tu le prétendais. Tu tiens à lui. Et à présent, tu vas devoir décider si tu tiens plus à lui ou à ta clé. Il éclata de rire, comme s’il considérait qu’il avait déjà gagné la guerre. — Le compte à rebours a commencé. Ne réfléchis pas trop longtemps. Puis il n’y eut plus que le silence. Cronos était parti. Le discret bourdonnement de pouvoir qui accompagnait sa présence s’était tu. Perdre Lucien ? Non. Elle avait soudain du mal à respirer. — Ne dis rien, grommela Lucien. Il n’osait pas la regarder. — Trouver les objets de pouvoir est plus crucial que jamais. Nous en aurons besoin. Préparons-nous et partons. — Mais… Il se dématérialisa, la laissant seule. Par tous les dieux ! Qu’allait-elle faire ? 16 Comment allait-il s’en sortir ? Ses sentiments pour Anya étaient si forts qu’il ne cherchait plus à les nier. Il l’aimait. Il se sentait incapable de la tuer et il ne supportait pas l’idée d’une Anya à la merci de Cronos. Ni l’idée qu’elle puisse devenir un être faible et sans pouvoirs. Elle mentait et volait sans remords, elle tuait, elle excitait les hommes sans jamais leur donner ce qu’elle leur promettait, et pourtant, il tenait plus à elle qu’à la vie. Il n’aurait jamais cru cela possible. Anya était sa moitié. Avec elle, il se sentait rempli. Il se sentait homme plutôt que démon. Elle donnait un sens à son existence, elle balayait son passé, sa souffrance, et – quand elle l’embrassait – ses angoisses. Il adorait son sens de l’humour, elle ne cessait de le surprendre. Être près d’elle le comblait. Il devait absolument la sauver. Et il ne voyait plus qu’un moyen : trouver l’un des objets de pouvoir, le plus vite possible, et le proposer à Cronos, à la place de la clé. Et tant pis pour la boîte de Pandore. Il n’était pas question de laisser Anya remettre sa clé à Cronos. Il poussa un gémissement de rage et planta son poing dans le mur de cette chambre qui la veille avait abrité leurs ébats. Il revit Anya. Si belle, si étincelante, si ardente. Le mur se fissura. Du sang perla à ses articulations. Anya était la seule femme à voir l’homme qu’il était – au-delà de ses cicatrices. Avec elle, il avait la sensation qu’il pouvait conquérir le monde. La tenir dans ses bras était la plus belle chose qui lui soit arrivée. Et de très loin. De sa main enflée, il se frotta le visage. Enflée ? Oui. Enflée et tuméfiée. Il se souvint de l’avertissement de Cronos et comprit qu’il avait déjà commencé à s’affaiblir. Il éclata d’un rire amer. Contre ça, il ne pouvait rien. Il allait perdre peu à peu ses forces et son pouvoir. Inéluctablement. — Nous trouverons cet objet, fit près de lui la douce voix d’Anya. Il fit volte-face. Anya était adossée au chambranle de la porte, toute de blanc vêtue. Une vision de rêve. Épais manteau de fourrure blanche. Pantalon blanc moulant. Hautes bottes blanches grimpant le long de ses magnifiques jambes. Blancs cheveux retombant sur ses épaules et ses seins. Le cœur de Lucien s’accéléra. Elle lui tendit des vêtements blancs. — Tu sais que Cronos s’est manifesté hier et tu as sûrement compris qu’il m’a menacée. C’est pour ça que je me suis montrée si cruelle avec toi. Je ne voulais pas qu’il comprenne que… Que je… Elle avala sa salive. — Je t’aime Anya, avoua-t-il d’un ton bourru. Je t’aime et je ne peux, ni ne veux, te faire de mal. Tu comprends ? Elle en ouvrit la bouche et les bras de saisissement. Les vêtements tombèrent au sol. — Lucien. Je… — Tu n’as pas besoin de me répondre. J’ai appris à te connaître, Anya. Tu tiens à ta liberté… L’idée de te donner à un homme te terrifie. Elle baissa les yeux vers ses pieds. Et cette fois, elle n’en eut pas honte. Il en fut heureux. Il ne voulait pas qu’elle ait honte de quoi que ce soit devant lui. — Ce que je ressens pour toi, je ne l’ai jamais ressenti pour personne, dit-elle posément. Dès que tu es près de moi, je me sens bien. Quand tu cherchais à te débarrasser de moi, j’ai insisté pour rester… Mais l’amour… Elle avala de nouveau sa salive et secoua la tête. — J’ai passé mon existence à me méfier des hommes. Tu as réussi à faire mieux que les autres, mais… Elle soupira. — Je ne peux pas t’aimer, avoua-t-elle dans un souffle. — Je sais. — Depuis des siècles, je ne compte que sur moi, ajouta-t-elle avec un rire désespéré. Il m’est impossible de m’en remettre à quelqu’un d’autre. — Je sais. — Je… Je ne veux pas que tu sois malheureux. Je… J’ai besoin de temps pour réfléchir. Du temps… Lucien songea qu’il n’avait plus beaucoup de temps devant lui, à en croire Cronos. Mais ça ne l’empêcherait pas de chercher l’Hydre tant qu’il lui resterait des forces. S’il échouait, s’il n’arrivait pas à trouver cette cage, il ne lui resterait plus qu’à accepter son destin. Il l’avait déjà accepté. Il était prêt à mourir pour protéger Anya. Sans hésitation. Sans regrets. Il n’avait pas pu donner sa vie pour Mariah et cela l’avait hanté pendant des siècles. Mais aujourd’hui, il était heureux de lui avoir survécu. Pour Anya. — Pourquoi est-ce que je me sens coupable ? murmura Anya d’un ton piteux. Pourquoi ai-je l’impression que je devrais donner cette clé à Cronos ? Lucien avait une explication. Elle l’aimait… Son cœur se gonfla de joie et de fierté. Elle ne l’avait pas dit, mais il l’avait compris et cela lui suffisait. — Tu ne donneras pas cette clé à Cronos. Je te l’interdis. Promets-le-moi. Promets-moi de la garder toujours. Les yeux d’Anya se remplirent de larmes. Quelques minutes s’écoulèrent dans le silence. — Promets, Anya, insista-t-il. J’ai besoin d’être rassuré. L’ombre de ses cils accentuait les cernes qui soulignaient ses beaux yeux bleus – mais peut-être était-ce l’angoisse. — Je te le promets, murmura-t-elle enfin. Puis elle éclata de rire. — Et maintenant, je me sens encore plus coupable… Il tendit le bras pour caresser les mèches soyeuses de ses cheveux. — Tu ne devrais pas. — Tu trouves ? demanda-t-elle en reniflant. — Viens par ici, dit-il en la tirant gentiment par les cheveux. La secousse lui fit pencher la tête en avant et son regard tomba sur la main de Lucien. Elle lui prit le poignet, examina sa paume et ses articulations, fronça les sourcils. — Tu es blessé, dit-elle. — Une petite égratignure, rien de plus. Elle porta cette main blessée à ses lèvres. — Mon pauvre chéri… Je n’aime pas penser que tu souffres. Le bras de Lucien fut secoué de chocs électriques. Oh ! oui, j’aime cette femme ! Il suivit du doigt l’ombre des cils sur ses joues et leurs regards se rencontrèrent. — J’accepterai volontiers d’être taillé en pièces pour profiter de tes soins, dit-il. — Tu crois que Cronos peut vraiment t’affaiblir ? murmura-t-elle d’une voix brisée. Elle connaissait la réponse aussi bien que lui, mais elle avait envie d’espérer. — 1b es si fort… — Ça ira, ne t’inquiète pas. — Et si j’essayais de lui parler ? Il secoua la tête avec véhémence. — Je crois que ça ne ferait qu’empirer les choses. Une ombre de tristesse passa sur son visage, mais elle ne répondit pas. — Nous trouverons l’objet que nous cherchons, dit-il pour la consoler. — Vous venez ? appela William d’un ton agacé. — Une minute ! répondit Anya. Habille-toi, dit-elle à Lucien. Il ne faudrait pas que tu te transformes en glaçon, une fois dehors. — En effet. Une fois m’a suffi. Elle lui caressa tendrement la joue et il prit le temps de contempler longuement son visage, avec la sensation merveilleuse que chaque cellule de son corps se remplissait d’elle. — Je t’ai apporté ton équipement, dit-elle enfin. Il pouffa. — J’ai vu que tu avais tout lâché par terre. Il l’embrassa tendrement. — On se retrouve en bas. — Ma rose, je… — N’en dis pas plus, mon cœur. Nous trouverons un moyen de nous en sortir. Une larme échappa à Anya et roula sur sa joue. — « Mon cœur », murmura-t-elle. Tu m’as appelée « mon cœur ». Elle ne lui laissa le temps de répondre et se dématérialisa. Il sentit quelques minutes durant son incroyable parfum de fraise. Puis la peau au niveau de son cœur frissonna, comme si elle y avait tracé une croix. William avait catégoriquement refusé que Lucien le transporte. Il avait préféré utiliser son hélicoptère pour rejoindre la côte du Groenland, là où la montagne rencontrait la glace et où tant d’hommes étaient morts, seuls et oubliés. Ils étaient donc montés tous les trois dans l’engin volant de cet homme. L’appareil ne pouvait pas aller plus loin et Lucien s’en réjouissait. Avec l’air glacial, le moteur ne cessait de crachoter, et c’était plutôt angoissant. En cas de crash, il aurait pu se dématérialiser, et il n’avait pas peur. Ce qui l’agaçait, c’était de devoir s’en remettre au pilote. De plus, il avait l’estomac au bord des lèvres. Il n’aurait pas voulu offrir à Anya le spectacle d’un Lucien vomissant tripes et boyaux. Quand il posa enfin le pied à terre, il se retint d’embrasser le sol couvert de neige. Trois véhicules tout-terrain les attendaient déjà, avec des sacs d’eau et de vivres. Au milieu de cette étendue déserte de neige à la fois si belle et si dangereuse, Lucien se sentit soudain terriblement seul. Il songea que son démon avait sans doute éprouvé la même chose quand il avait été enfermé dans la boîte de pandore – plongé dans l’immensité déserte et sombre de l’éternité. — Nous pourrions nous transporter où nous voulons, proposa Anya en jetant un coup d’œil aux sacs entassés à l’arrière. Quand elle parlait, son visage disparaissait derrière un nuage de buée. — Je ne vois pas pourquoi on s’embêterait à trimballer tout ça, conclut-elle. — Tout à fait d’accord, répondit Lucien. — Moi je ne suis pas d’accord, lança William avec irritation. Et comme vous avez besoin de moi, on fera à ma manière. Elle lui fit signe de se taire et Lucien sourit. Il préférait cette Anya – la guerrière – à la femme brisée qui l’avait quitté tout à l’heure. Le vent était cinglant et glacial. Il transperçait les vêtements de Lucien et le glaçait jusqu’aux os. Il eut l’impression que son sang gelait dans ses veines, comme si on lui avait injecté des cristaux de glace. — Nous devons grimper en haut de la plus haute montagne, dit-il à William. Il avait écouté son répondeur avant de partir et s’était aperçu qu’il avait manqué un appel de Torin pendant que lui et Anya… Son compagnon lui avait laissé un message : Ashlyn n’avait pas trouvé de témoignages attestant la présence récente de l’Hydre ou d’une autre bête dans le cercle polaire arctique. Torin lui avait donc conseillé de se rendre directement dans la zone la plus dangereuse et donc la moins fréquentée de la région, celle où, d’après lui, une telle créature aurait eu envie de se réfugier. — C’est celle-ci, dit William en pointant le doigt devant lui. Et n’essayez pas de vous y transporter en me laissant derrière vous. J’ai laissé ici et là de petites surprises pour ceux qui se seraient invités sans ma permission. Il marqua un temps de pause, la tête penchée de côté. — Oubliez votre mode de déplacement habituel tant que vous êtes avec moi. J’aurais peut-être dû vous prévenir plus tôt, mais vous ne pouvez tout simplement pas me transporter en me dématérialisant. — Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda Lucien. — Je le sais, fais-moi confiance. Si tu essayais, nous serions blessés tous les deux. J’ai commis l’erreur de toucher à Héra, et Zeus s’est arrangé pour que plus personne ne puisse me faire disparaître pour m’aider à fuir. Les maris jaloux sont des idiots. Ensuite, Héra a appris que j’avais d’autres maîtresses et je me suis retrouvé en prison, à tenir compagnie à Anya. J’ai compris, un peu tard, que la belle Héra faisait partie des femmes qui ne vous apportent que des ennuis. Il enfila un casque et leur fit signe d’en faire autant. Lucien prit celui d’Anya et vérifia qu’il était en bon état avant de le lui tendre. Elle le mit en lui souriant et il attacha le sien avec un pincement au cœur. Un grésillement lui apprit qu’ils étaient reliés par un micro et des écouteurs. Ainsi, ils pouvaient communiquer tout en roulant. La technologie des humains avait parfois du bon. — C’est amusant, commenta Anya. Ce fut comme si elle avait ronronné à son oreille, et il eut soudain envie d’elle. William fit démarrer son véhicule. Ils en firent autant. — Je suppose que c’est le moment de vous apprendre que des hommes ont pénétré le cercle polaire il y a environ trois jours, dit William dans son micro. Et je ne crois pas qu’ils en avaient après moi. Lucien n’avait pas besoin de voir son visage pour savoir que ce salaud jubilait. — Comment peux-tu en être sûr ? demanda-t-il. — C’étaient des humains. Je ne me compromets pas avec des femelles humaines. — Des chasseurs ? s’enquit la voix d’Anya. À travers son casque, Lucien vit que ses yeux brillaient de curiosité. — Je suppose, répondit-il. Mais comment les chasseurs avaient-ils su qu’il fallait chercher par ici ? Ceux du temple s’étaient pourtant plaints de n’avoir aucune piste. Il se demanda si ce n’était pas Cronos qui les renseignait, pour l’empêcher de prendre de l’avance sur eux. Il plissa les yeux de rage. C’était probable. Et très ennuyeux pour lui et ses compagnons. — Ils sont peut-être déjà morts, à l’heure qu’il est, intervint William en haussant les épaules. Ou bien ils sont sur la montagne. — Je croyais que tu avais truffé l’endroit de caméras de surveillance pour te protéger des maris jaloux, fit remarquer Anya. Tu devrais savoir où ils se trouvent. — Ils ont peut-être débranché mes caméras. Peut-être. Peut-être. Il n’avait que ce mot à la bouche. Anya se pencha en avant. Lucien fit aussitôt un geste pour la rattraper, mais elle ne perdit pas l’équilibre. Elle ramassa une pleine poignée de neige et la lança sur William. William ne ralentit pas et ne se plaignit pas, comme s’il considérait qu’il avait mérité la punition. Ses pneus munis de chaînes soulevaient une gerbe de neige et de glace qui gênait leur visibilité. Il se tenait légèrement courbé en avant, bien campé sur ses jambes, comme un prédateur à l’affût, comme s’il s’attendait à être attaqué. Lucien sentait confusément que quelque chose clochait. Quoi, il n’en savait rien. Anya trouvait que le temps s’écoulait avec une lenteur exaspérante qui ne faisait qu’exacerber le sentiment d’urgence qui la tenaillait. Le lourd sac attaché à l’arrière de son véhicule venait battre contre elle à chaque soubresaut. Et c’était vraiment insupportable. Détestable. Comme il était détestable de ne pas savoir quelle attitude adopter dans cette situation impossible. Comme il l’était de ne pas avoir en main les éléments permettant de comprendre la situation en question. Tout ce qu’elle savait, c’est que Lucien représentait ce qui lui était arrivé déplus beau dans sa vie. William, quant à lui, leur cachait quelque chose. Et elle, elle se sentait désespérée. Et si… Et quand… Elle ne savait pas quand Lucien commencerait à s’affaiblir – à cause de moi… – et s’il serait encore capable de combattre l’Hydre quand ils la trouveraient. S’ils la trouvaient. Il y avait tant d’incertitudes, tant de si… Lucien risquait d’être blessé. Il l’aimait. Il le lui avait avoué sans honte et sans hésitation, avec une tendresse et une joie qui lui avaient réchauffé l’âme et le corps. Il l’aimait, et il l’acceptait telle qu’elle était. Ils devaient trouver l’Hydre. Au début, elle avait projeté d’utiliser les objets de pouvoir pour marchander sa liberté et sa vie avec Cronos. Elle avait changé d’avis. Elle les voulait maintenant pour négocier la vie de Lucien. Cronos continuerait à la pourchasser, bien sûr, parce qu’il ne cesserait jamais de convoiter la clé. À moins qu’elle ne le tue… Elle fit la moue. L’idée n’était pas mauvaise. En tant que déesse de l’Anarchie, c’était son rôle de tuer un roi. Lucien serait furieux s’il avait vent de ce qu’elle ruminait en ce moment : il ne voulait pas qu’elle prenne de risques, pas même pour lui. Mais elle préférait affronter sa colère plutôt que de le voir mourir à petit feu. On dirait que tu l’aimes… Elle s’efforça de refouler cette pensée. Surtout ne pas la laisser s’incruster. Ne pas approfondir la question. Si elle s’avouait l’aimer, elle ferait l’amour avec lui. Déjà, les conséquences ne lui paraissaient plus aussi terribles, et elle se sentait sur le point de lui céder. Mais si elle lui cédait et qu’il mourait, elle passerait l’éternité à le regretter. Pour le coup, elle serait perdante sur toute la ligne. Elle eut envie de tendre le bras pour lui serrer la main, envie de le rejoindre sur son véhicule pour se pelotonner sur ses genoux. Plus tard. En attendant, ils poursuivaient leur avancée. L’étendue de neige était vierge, sans la moindre trace de pneus ou de pas. Les chasseurs avaient peut-être déjà quitté les lieux. On pouvait du moins l’espérer. Elle n’aimait pas songer qu’il se trouvait de tels individus dans les parages. C’était dangereux pour Lucien. — Pièges droit devant, leur fit savoir William. Restez dans mes traces. Ils ralentirent pour se placer derrière lui. William en tête, Anya au milieu, Lucien en dernier. Pour fermer le convoi et protéger Anya. — Comment le sais-tu ? demanda Anya à William. — C’est moi qui les ai placés, répondit-il. Il faut bien que je me protège. Anya entrevit une lueur d’espoir… Et si les chasseurs étaient tombés dans les pièges de William ? — Et tu as d’autres surprises pour nous, dans le coin ? — C’est le moins qu’on puisse dire, répondit William. Mais il ne leur donna pas de détails. — Tu ne pourrais pas être plus précis ? demanda Lucien d’une voix tendue. Anya comprit qu’il était inquiet pour elle et elle eut envie de l’embrasser. — Des bombes, des baies empoisonnées, des fosses gelées, ricana William. Tout l’attirail qu’on nous présente dans les mauvais films. — Génial ! s’exclama Anya en souriant. Mais son sourire s’évanouit. Elle venait de songer que les chasseurs aussi pouvaient tendre des pièges. 17 Les chasseurs, ils les rencontrèrent trois jours plus tard, à mi-chemin de leur ascension. Lucien aurait dû être ravi. En ce moment, rien ne lui aurait fait plus plaisir que d’éliminer l’un de ces fanatiques. Mais il y avait Anya. Et quand elle était là, il préférait éviter le combat. De plus, il se sentait de plus en plus faible. Il n’était pas sûr d’avoir le dessus sur une souris… Encore moins sur un chasseur déterminé et plein de haine. Il s’était attendu à ce que ses forces déclinent, mais tout de même pas si vite. Sans doute le froid et ces nuits qui n’en finissaient pas avaient-ils accéléré le processus. La veille, ils avaient dû abandonner leur véhicule pour continuer à pied. Ils portaient maintenant des chaussures à pointes et escaladaient pendant des heures, ne s’arrêtant que lorsque cela devenait absolument nécessaire. Ils ne mangeaient qu’une fois par jour, de la soupe en boîte, à peine réchauffée, mais c’était suffisant. Anya aurait pu se dématérialiser pour voyager plus vite et les attendre au sommet, mais elle avait refusé de le quitter. Le soir, ils s’arrêtaient pour installer leur camp. Anya faisait du feu, et ensuite, ils se serraient tous les trois dans une tente pour se réchauffer. Lucien ne dormait pas ; il gardait l’œil ouvert pour veiller sur Anya, et aussi pour ne pas perdre une seconde de sa présence. Il aimait la serrer contre lui et se noyer dans ses effluves à la fraise. Anya et William paraissaient en pleine forme, mais lui-même parvenait à peine à porter son sac. Il ne cessait de frissonner et de trébucher. Il trébucha, justement, et Anya dut le retenir pour l’empêcher de tomber. — Ça ira mieux quand nous aurons atteint le sommet, murmura-t-elle. Il eut honte. Il était maintenant si faible qu’il lui était impossible de se dématérialiser. Son démon avait tenté à plusieurs reprises de l’entraîner dans le monde spirituel où des âmes l’attendaient, mais il en avait été incapable. Depuis, la Mort ne cessait de tempêter et de geindre, griffant les portes de sa conscience, le rendant littéralement fou. La pointe de sa botte heurta un bloc de glace et il trébucha de nouveau. Les bras d’Anya le retinrent une fois de plus. Cronos n’avait rien exagéré. S’il déclinait à ce rythme, il serait mort dans une semaine. — Nous devrions le laisser ici et continuer seuls, suggéra William. — Non ! protestèrent Lucien et Anya d’une même voix. Lucien se méfiait toujours de William, et ne voulait pas lui confier Anya. — Tu nous ralentis, la Mort, reprit William d’un ton égal. Et moi, j’ai hâte de rentrer chez moi pour récupérer mon livre et retrouver mes femmes vampires. Il l’avait appelé « la Mort »… Pourtant, ils ne lui avaient pas confié qu’il était possédé par la Mort… Comment était-il au courant ? — Fiche-lui la paix, coupa sèchement Anya. Elle s’arrêta, obligeant William à faire de même, et se lança dans une longue tirade. Lucien la soupçonna de chercher à lui procurer un moment de répit. Tout en tentant de retrouver son souffle, il s’appuya au mur de glace de la montagne. C’était insupportable de ne pas être en état de protéger cette femme et… Il se figea. Il venait de voir des empreintes. — Tais-toi, Anya, dit-il. Elle fit volte-face, en affichant un air surpris et mécontent. Il ne s’était pas adressé à elle sur ce ton depuis plusieurs jours. Au contraire, il s’était montré tendre et affectueux, plein de prévenance. — J’ai mal entendu ou quoi ? marmonna-t-elle. — Des chasseurs, coupa-t-il tout en désignant le sol du menton et en tirant un poignard de sa ceinture. Anya et William se rapprochèrent de lui, les yeux rivés à l’endroit qu’il montrait. — C’est bizarre, dit Anya en tâtant la glace. Les empreintes s’arrêtent net devant ce mur. À moins que… — Ils n’auraient jamais dû arriver jusque-là, avec tous les pièges que j’avais posés, renchérit William en fronçant les sourcils. Lucien tira un deuxième poignard, cette fois de sa botte. Il faillit le lâcher, comme s’il était trop lourd pour lui. — Il doit y avoir une ouverture, marmonna Anya en se penchant pour tâter la paroi de ses mains gantées, à la recherche de fissures. Lucien ne put s’empêcher de l’admirer. Elle ne songeait pas à fuir le danger, elle était prête à se jeter dans la gueule du loup. C’en était même un peu effrayant. Elle avait besoin qu’on tempère ses ardeurs, qu’on la surveille, qu’on la protège. — J’ai trouvé ! s’exclama-t-elle en souriant. Elle s’appuya de tout son poids sur un rocher, vers la gauche, et une portion de la paroi coulissa, révélant une entrée sombre. — C’est incompréhensible qu’un tel passage existe sans que je le sache, murmura William en secouant la tête. J’ai suivi les gens qui ont exploré la région et je les ai tous vus mourir. Trois lames dentelées émergèrent de ses manches et il les serra dans ses poings. — J’ignore combien ils sont, là-dedans, mais je n’en laisserai pas sortir un seul vivant. Je me méfie. On les a peut-être payés pour m’éliminer. — Tu pourrais me remercier, fit remarquer Anya. Sans moi, tu ne serais jamais venu jusqu’ici. William ricana. — Oui, et après ? Anya haussa les épaules et se tourna vers Lucien. — Tu restes là, ma rose… Tu monteras la garde pour empêcher qu’on nous prenne en tenaille à l’intérieur. Nous ne tarderons pas à revenir et… Il gronda tout bas. Elle ne lui faisait plus confiance… Puis il se calma. Elle s’inquiétait légitimement, vu qu’il était de plus en plus faible. Mais faible ou pas, il resterait près d’elle et la protégerait tant qu’il serait en vie. Il allait lui montrer de quoi il était capable. — Je vous accompagne, rétorqua-t-il d’un ton qui n’admettait pas de réplique. — Mais Lucien, tu… — Je vais très bien. Je viens. Il arracha la casquette blanche qui lui couvrait la tête et la jeta au sol. Ce truc-là l’empêchait d’entendre et de voir correctement. — William ouvrira la marche, tu le suivras, je serai derrière, dit-il. Ainsi, entre eux deux, elle ne risquerait rien. Elle parut sur le point de protester, puis elle se mordit la lèvre et acquiesça. — O.K., murmura-t-elle. — Tu as un revolver ? lui demanda-t-il. — Non, seulement des poignards. Il remarqua, non sans fierté, qu’elle en avait déjà trois en main. Il ne l’avait même pas vue les sortir. — C’est bien, dit-il. — Allons-y, intervint William qui s’impatientait. Plus nous restons ici à discuter, plus nous leur laissons du temps pour se préparer à nous accueillir. Il passa devant eux et entra dans la bouche sombre de la montagne. Tout son corps exprimait la détermination. Anya déposa un rapide baiser sur les lèvres de Lucien et entra à la suite de William. Il lui emboîta aussitôt le pas. Ses yeux s’habituèrent peu à peu à la pénombre. Les parois du tunnel étaient recouvertes d’une mince couche de boue. Dessous, il y avait de la glace. Il faisait extrêmement froid, un vent glacial s’engouffrait en sifflant. Un vent… ? Non, il ne s’agissait pas du vent, mais d’un murmure de voix. — Nous cherchons depuis des jours et nous n’avançons pas, se plaignit un homme. — Le vieux nous a pourtant assuré qu’elle était ici. Le vieux ? Lucien songea aussitôt au spécialiste de la mythologie et à son fils. — Elle n’est pas loin, je le sens, dit un autre. — Nous allons mourir ici, si nous restons trop longtemps, protesta un troisième. Ils étaient donc au moins trois. — Nous n’avons pas le droit d’abandonner. Un quatrième. Qui paraissait plus furieux et plus déterminé que les autres. — Nous devons détruire les démons. Voyez ce qu’ils ont fait aux gens de Budapest. La dernière épidémie a tué des centaines de gens. — Est-ce que le prisonnier a dit quelque chose ? Le prisonnier ? Lucien fronça les sourcils. De qui parlaient-ils ? D’un humain ou de l’un de ses compagnons ? — Non, il n’a rien dit du tout. Les voix se rapprochèrent et la pénombre diminua. Lucien serra ses poignards. — Et merde ! s’exclama quelqu’un. Et si l’Hydre n’était qu’un mythe ? Si les objets de pouvoir n’existaient pas ? Je n’aimerais pas perdre mon temps pour rien dans cet enfer déglacé… — Tu n’as pas le droit de dire ça, gronda un autre. William leva la main pour leur faire signe de ne plus avancer. Ils s’arrêtèrent net. Lucien dérapa sur la glace et il faillit tomber en avant, mais Anya allongea le bras sans se retourner et posa sa main sur sa hanche. Elle tenait toujours ses poignards et il sentait les lames appuyer contre lui. Il eut soudain très chaud et rougit. De honte. Mais aussi de désir. Dès qu’elle l’effleurait, peu importait le contexte, peu importait le danger, il avait envie d’elle, il était secoué de petites décharges électriques, il se sentait vivre, il se sentait heureux. — La Cage de force est ici, nous la trouverons. La Cage de force… Les mots résonnèrent dans son crâne et il songea aussitôt au pouvoir de cette cage. Anya lui jeta un regard par-dessus son épaule. Ses yeux brillaient d’excitation. Nous touchons au but ! articula-t-elle silencieusement. Il acquiesça, puis se concentra sur William : c’était à lui de donner le signal de l’attaque. Qu’est-ce qu’il attendait ? — D’après les scientifiques que nous avons interrogés en Grèce, il nous faut les quatre objets de pouvoir pour arriver jusqu’à la boîte de Pandore, renchérit l’un des chasseurs. Nous ne quitterons pas le cercle polaire sans cette cage. William leva un doigt. Lucien se demanda s’il voulait leur signifier de se tenir tranquilles. Il était habitué à combattre avec les Seigneurs de l’ombre, et entre eux, ils n’avaient pas besoin de ce genre de code. Il comprit au moment où William levait un deuxième doigt. Il inspira profondément et fit un terrible effort de volonté pour ne pas passer devant Anya. Elle n’aurait pas apprécié qu’il l’empêche de participer, d’autant plus qu’elle était parfaitement capable d’affronter un chasseur. Elle le lui avait déjà prouvé. Le guerrier qu’il était le savait. Mais l’homme amoureux supportait mal qu’elle prenne des risques. Trois… William plongea en avant en brandissant ses poignards. Anya le suivit. Les jambes de Lucien tremblaient, et pourtant il se jeta dans la bataille. Elle pouvait se défendre, certes, mais il était son homme et se devait de veiller sur elle. William poussa un grognement assourdissant et les chasseurs se tournèrent vers eux comme un seul homme. Ils étaient accroupis et se levèrent d’un bond. Il y eut un craquement, un cri, un hurlement de terreur et de rage. Lucien dénombra huit hommes. William en poignarda trois, l’un après l’autre, dans une sorte de danse fluide et mortelle, avec de larges et gracieux moulinets de bras. Pendant ce temps, Anya se chargea de deux autres, en se dématérialisant pour réapparaître devant ses victimes et leur trancher la gorge – sans leur laisser le temps de comprendre ce qui leur arrivait. Une balle siffla près de l’épaule de Lucien, suffisamment près pour lui érafler la peau. Il bloquait l’unique sortie. Deux chasseurs se jetèrent sur lui en hurlant : « Démon ! », dans l’intention de le bousculer et de s’enfuir. Il tourna sur lui-même tout en frappant avec ses poignards. Les deux hommes tombèrent au sol dans une mare de sang. Un autre chasseur le visa, et cette fois la balle ne fit pas que l’effleurer. Elle alla se loger dans son ventre. En dépit de la douleur, il parvint à rester debout. Pour Anya. Un feu brûlait au centre de la pièce, qui dégageait une douce chaleur. L’un des hommes se saisit d’un morceau de bois enflammé et le fit tournoyer en visant Anya. Elle fit un bond de côté pour l’éviter, mais son manteau prit feu. Elle hurla alors de rage. Un brouillard rouge tomba devant les yeux de Lucien. Tue. Il se jeta en avant, il ne sentait plus la douleur. Tue. Tue. Sa main se referma comme une tenaille sur la gorge de l’homme et il serra, sans se préoccuper des coups qu’il recevait et des flammes qui léchaient ses vêtements et sa peau. Il y eut un craquement d’os : l’homme cessa de se débattre, sa main devint molle et lâcha le morceau de bois. Les flammes brûlaient toujours Lucien, mais il y prêta à peine attention. Il aurait voulu tuer cet homme une deuxième fois. Il lâcha le corps et le poignarda à plusieurs reprises au niveau du cœur. — Elle est à moi, grommela-t-il. Tu ne touches pas ce qui m’appartient. Tue. Tue encore. Il se redressa pour chercher une autre cible. Mais il n’y avait plus de cible. Tous les chasseurs étaient morts. Haletant, Lucien se tourna vers William, qui était couvert de sang et fouillait l’un des cadavres. Tue. Tue. Tue. — Lucien ! Le feu ! La voix d’Anya se fraya un chemin dans son esprit. Ce fut comme si elle avait brisé le mur qui le séparait de l’extérieur. Il se calma aussitôt. Elle était en vie. Elle n’était pas blessée. Il soupira et s’abandonna à la caresse de ses douces mains qui se posaient sur ses épaules. — Je suis là, murmura-t-elle. Je suis là. Ses genoux se dérobèrent. Il s’effondra à terre. Il avait soudain très froid. — Ça va aller, mon amour, poursuivit-elle. Ça va aller. N’est-ce pas ? — Oui, murmura-t-il. Il souffrait horriblement. Autrefois, il s’était volontairement transformé en torche vivante, de désespoir, après avoir perdu Mariah. À cette époque, il avait pleuré et hurlé, mais aujourd’hui, il souriait. Parce qu’Anya était près de lui. Des taches noires obscurcissaient par instants sa vision, mais le brouillard rouge avait disparu. — Lucien… Anya. Douce Anya. Il se rendit compte qu’il n’avait pas à craindre de perdre le contrôle quand elle était là. Il pouvait enfin se laisser aller. Sa présence suffisait à calmer son démon. — Ferme les yeux, mon chéri. Je me charge de tout. Il ferma les yeux. Reste éveillé. Ne la laisse pas seule avec William. — Dors, fit la voix d’Anya. Il s’endormit. * * * Anya ne quittait pas des yeux le visage de Lucien. — Il ne passera peut-être pas la nuit, fit remarquer William en haussant les épaules. Il continuait à fouiller les corps, mais Anya ignorait ce qu’il cherchait. Elle se retint de se transporter près de lui pour le poignarder. Elle ne voulait pas s’éloigner de Lucien, William avait de la chance… — Je t’interdis de parler comme ça, protesta-t-elle. Il va s’en sortir. — Mais qu’est-ce qui lui arrive ? C’est un immortel, et pourtant il ne cesse de s’affaiblir. — Ce salaud de Cronos l’a maudit. C’est moi qui aurais mérité une mort lente et douloureuse. Mol Pas Lucien. — Maudit ? Pourquoi ? — Parce que c’est un salaud. Point. Le regard de William alla d’Anya à Lucien, puis de Lucien à Anya. — Si j’étais toi, j’irais voir Cronos et je me mettrais à genoux devant lui. Sinon, ton amoureux va bouffer les pissenlits par la racine pour l’éternité. — Je t’ai dit de ne pas parler comme ça ! Elle baissa les yeux vers Lucien et songea à la manière dont il était venu à son secours quand son manteau avait pris feu. Elle n’était même pas brûlée. Son cœur se serra. C’était à cause d’elle qu’il était dans cet état, et elle ne faisait rien pour lui. Il avait du mal à respirer, sa peau était carbonisée par plaques. Mais quel genre de femme suis-je donc ? Elle se jugea méprisable, indigne de cet homme et de son amour. Et pourtant, elle ne pouvait vivre sans lui. Parce qu’elle l’aimait. Elle admettait enfin l’aimer… Il était tout pour elle, et elle ne voulait plus le quitter. Il était la joie et la passion. Il était honnête, doux, tendre. Il était cette partie d’elle-même qu’elle recherchait depuis toujours. Elle aurait volontiers donné sur-le-champ sa clé à Cronos, mais ça n’aurait servi à rien, elle aurait tout de même perdu Lucien. Parce qu’elle l’aurait oublié… Elle décida qu’elle ferait l’amour avec lui. Sans hésiter. Elle n’en revenait pas de cette décision, mais elle le ferait. Si elle se liait à lui pour toujours, elle lui communiquerait peut-être des forces. Il fallait tout tenter. Pour le moment, il était inconscient, brûlé, couvert de sang. Une balle lui avait effleuré l’avant-bras, l’autre était toujours dans son ventre, et ses blessures ne cicatrisaient pas. — Je vais le ramener chez toi, dit-elle à William. Nous poursuivrons nos recherches plus tard. Quand il sera rétabli. William sursauta. — Sûrement pas ! protesta-t-il. Tu n’es plus la bienvenue chez moi. — Eh bien tu vas devoir trouver un moyen d’y aller aussi vite que moi pour me mettre dehors, parce que je me passe de ton invitation. — Tu me le paieras cher ! — N’oublie pas que ton livre est en ma possession et que je ne me gênerai pas pour le jeter au feu si tu me déçois, ricana-t-elle en s’allongeant près de Lucien. Elle passa ses bras autour de lui et le tint serré. — Je ne risque pas de l’oublier, grommela William. Très bien. Va donc chez moi. Quand les femmes vampires verront ses blessures, elles le boufferont tout cru. Quant à moi, je trouverai peut-être l’Hydre en ton absence, et je te livrerai à elle pour que tu lui serves de déjeuner. — Rien que pour cette menace, j’arracherai dix pages de ton précieux livre avant de te le rendre, rétorqua Anya. Puis elle emporta Lucien dans la chambre tiède où ils avaient fait l’amour quelques jours plus tôt. Là, elle le posa sur le dos et entreprit de découper ses vêtements pour le déshabiller. 18 Paris balaya du regard les murs capitonnés de blanc de sa cellule. Sa vue était trouble, son esprit embrumé. Il avait conscience d’être attaché sur une table, de ne pas avoir fait l’amour depuis plusieurs jours. Mais il n’arrivait plus à réfléchir correctement, encore moins à lever la tête. Les chasseurs l’avaient fouillé, puis interrogé. Ils lui avaient même envoyé une belle blonde pour l’exciter, dans le but d’étudier les réactions du démon, mais son sexe avait refusé de se dresser. Il se sentait perdu. Il n’y comprenait rien. Cela ne lui était arrivé qu’une seule fois. Il y avait bien longtemps, juste après que la Luxure fut entrée en lui, il avait atteint le fond du désespoir, comme aujourd’hui, à cause du manque de sexe. Il était devenu si faible et si féroce qu’aucune femme ne l’avait laissé approcher. Il s’était donc rabattu sur la première personne qui avait accepté de faire l’amour avec lui. Il s’était juré de ne plus jamais en arriver là. Il ne voulait pas devoir sa force à un mâle. Surtout pas à un chasseur. Il ne pensait plus qu’à la petite brune aux taches de rousseur, Sienna. Oui, il avait enfin retenu son nom, lequel était maintenant gravé dans son esprit. Il voulait cette femme, pas une autre. Celle-là ou bien mourir. Pour des raisons qu’il ne s’expliquait pas et auxquelles il refusait de réfléchir, elle avait séduit son démon. Il lui fallait Sienna. Mais pourquoi elle ? Elle lui avait menti. Elle l’avait trahi, drogué, enfermé. Et pourtant, il la désirait. Il voulait qu’elle gémisse en murmurant son nom, le visage transfiguré par le plaisir. Une fois qu’il l’aurait possédée, son démon la dominerait, et elle serait tellement folle de lui qu’elle ferait tout ce qu’il voudrait. Elle le suivrait partout. Elle le supplierait de la caresser encore. Il en serait incapable, bien sûr : son démon n’accepterait pas, et elle souffrirait le martyre. Et lui, il lui rirait au nez et ne se gênerait pas pour faire l’amour à une autre devant elle. L’image lui arracha un sourire. Oui, il fallait qu’elle souffre autant qu’il avait souffert. Il n’avait jamais autant désiré ni autant haï une femme. Et chaque minute qu’il passait dans cette cellule capitonnée augmentait son désir et sa haine. Il ne lui restait plus qu’à convaincre les chasseurs de lui envoyer cette femme. Mais comment ? Il avait la sensation que la réponse se trouvait là, tout près, à portée de main. — Qu’allons-nous faire de lui, à présent ? fit une voix. Il ferma les yeux. Ses paupières étaient si lourdes… Les médecins ne cessaient de défiler dans cette pièce, au point qu’il avait fini par ne plus s’y intéresser. — À ce rythme, il sera mort dans quelques jours. S’il meurt, il ne nous servira plus à rien. Son démon s’échappera et sèmera le désarroi. Nos compagnons ont commis autrefois l’erreur de laisser s’échapper un démon. Il ne faut pas que ça recommence. Imaginez ce que serait le monde avec la Luxure en liberté… Viols, mariages brisés, augmentation des maladies sexuellement transmissibles, grossesses chez les jeunes filles… — Il faut donc s’arranger pour qu’il reste en vie tant que nous ne possédons pas le moyen de contrôler la Luxure. Il y eut une pause. Puis un soupir. — Sienna est la seule personne ici qui semble l’intéresser. Le visage de Sienna passa devant les yeux de Paris. Ses cheveux ternes, ses traits quelconques. Sa peau claire, ses taches de rousseur. Ses mains délicates. Ses lèvres douces. Son sexe fut agité d’un frémissement. — Tu as vu ? fit une des voix. Sienna. Le sexe de Paris remua de nouveau. — Va la chercher. Tout de suite. — Tu es sûr ? Elle est… ? — Va la chercher. Des pas résonnèrent. Une porte grinça. Allaient-ils lui amener Sienna ? Il se retint de sourire. Ils avaient compris, sans qu’il ait eu besoin de réclamer. Ils la lui apportaient sur un plateau. Avait-il, sans même s’en rendre compte, usé de son pouvoir de persuasion pour pénétrer leur esprit ? C’était possible. Son désir pour Sienna était si fort… La question était maintenant de savoir si elle accepterait… Elle ne refuserait pas, il saurait la convaincre. Ensuite, il s’enfuirait en l’emmenant avec lui. Jusqu’à aujourd’hui, il n’avait jamais eu l’esprit de revanche. Il aimait trop les femmes pour avoir envie de les faire souffrir. Mais pour Sienna, il ferait une exception. Il… Un nuage sombre envahit son esprit et il cessa de penser. Il avait dû s’assoupir, parce qu’il fut réveillé par des doigts tièdes qui caressaient doucement son torse en lui procurant de délicieuses petites secousses électriques. — Bonjour, Paris, fit une voix de femme. Ah ! la douceur de cette voix… Il commençait déjà à se sentir mieux. Il resta ainsi un long moment, à savourer les caresses de Sienna. Il n’aurait pas su dire combien de temps, mais quand il ouvrit enfin les yeux, le visage de la jeune femme se penchait sur lui. Elle semblait inquiète. Elle avait ôté ses lunettes. La pièce était faiblement éclairée, et Sienna paraissait entourée d’ombres. Il la distinguait suffisamment pour s’apercevoir qu’elle était habillée, comme toujours, de vêtements trop grands pour elle, et qu’elle avait choisi une coiffure stricte qui ne l’avantageait pas. Elle paraissait gênée, vulnérable. Elle retira sa main et se tritura nerveusement les doigts. — Tu es venu me donner du plaisir, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Ça lui avait échappé. Les joues de Sienna rosirent et elle détourna le regard. — Si tu préfères quelqu’un d’autre, je peux partir, proposa-t-elle. — Tu feras l’affaire, répondit-il, le souffle court. Il la contempla fixement. Il avait décidé de la blesser. Il prit le temps de choisir ses mots, pour qu’elle s’en souvienne longtemps. — Tu te rends compte qu’ils font de toi leur putain, n’est-ce pas ? Tu vas coucher avec moi pour eux, pour votre cause, pour de l’argent, aussi, parce que je suis sûr qu’ils te payent. Tais-toi. Tu en as assez dit. N’exagère pas. Elle pinça les lèvres et lui jeta un regard en coin. Il ne sut pas ce qu’elle vit sur son visage, mais elle pâlit. Puis elle baissa de nouveau les yeux et recula de quelques pas. — Je ne serais pas venue si tu ne m’attirais pas, dit-elle. — Un chasseur attiré par un Seigneur de l’ombre, ricana-t-il. Ce n’est pas de chance ! Il y eut un silence lourd de sens. Tais-toi. Sinon, elle va t’abandonner sur cette table. Tu as besoin de son corps, tu l’humilieras plus tard… — Je suis désolé, reprit-il. Sienna… Elle parut surprise et le contempla fixement. — Tu te souviens de mon nom, à présent ? — Oui. Parce que moi aussi, je suis attiré par toi. Même si je ne comprends pas pourquoi. C’était malheureusement vrai. Stupide démon ! Elle se tourna vers lui en tremblant et approcha lentement. Dans ses yeux noisette, il y avait du désir, comme la première fois qu’ils s’étaient rencontrés. Paris sentit son sexe durcir, se dresser. Il tenta de lutter, par esprit de revanche. Et sans doute aussi parce qu’il se sentait en danger. Arrivée près de lui, elle s’arrêta et s’humecta les lèvres. — Détache-moi, lui dit-il d’une voix rauque. — On m’a demandé de ne surtout pas te détacher, répondit-elle d’une voix douce. — Ils nous regardent ? Elle secoua la tête. — Je leur ai demandé d’éteindre les caméras et ils ont accepté. Elle était si naïve qu’il faillit lever les yeux au ciel. Les chasseurs ne perdraient sûrement pas cette magnifique occasion de l’étudier en pleine action. Ils regardaient, bien entendu. Cela l’agaça un peu qu’ils se régalent du spectacle de Sienna lui donnant du plaisir, mais il se sentit capable de s’en accommoder. — Détache-moi, dans ce cas, insista-t-il. Ils ne le sauront pas. — Je… Je ne peux pas. — Très bien, Sienna. Alors, allons-y. Finissons ce que nous avons commencé au café. Reyes n’avait pas eu besoin des renseignements de Torin pour localiser Aeron. Il s’était contenté de suivre la mort et la désolation que Colère laissait derrière lui. Aeron aurait eu honte s’il avait eu tous ses esprits. Reyes savait ce qu’était la honte. Il avait vécu pendant des années avec une sorte de dépression larvée, se haïssant pour tout ce que son démon lui imposait. Il avait tué des innocents, torturé, détruit des villes entières. Mais aujourd’hui, c’était bien pire. Il suivait l’un de ses compagnons, un homme qui l’avait soutenu, un guerrier qui partageait son calvaire, un immortel qui l’avait aidé à contrôler son démon. Il déglutit péniblement. Il était déterminé à tuer Aeron. Je suis plus démon qu’homme, si je suis capable d’envisager froidement une telle éventualité, songea-t-il tristement. Mais il n’imagina pas pour autant de changer d’avis. Il s’attendait depuis plusieurs semaines à devoir choisir entre Aeron et Danika. Il avait cru qu’il choisirait Aeron. Mais maintenant qu’il était au pied du mur, il se rendait compte qu’il s’était trompé. Il ne supportait pas l’idée que Danika puisse mourir. Elle était la seule personne qui lui apportait un peu de bien-être. Il ne la méritait pas et elle ne voulait pas de lui. Mais il la sauverait tout de même. Dépêche-toi. Tu dois la trouver avant Aeron. Il était arrivé aux États-Unis, à New York, pour être précis. Sur son portable, le signal qui détectait celui d’Aeron bipait comme si celui-ci se trouvait au-dessus de lui. Il se trouvait dans une rue bondée. Les voitures klaxonnaient, les piétons se bousculaient. Mais pas d’Aeron. Il avait beau lever la tête, il ne le voyait pas. Il n’entendait pas non plus de battements d’ailes ou de grognements furieux. Tous les jours, les radios commentaient abondamment des morts violentes et mystérieuses, ou la découverte de corps ravagés par des griffes et des dents qui ne pouvaient appartenir à un être humain. Il se demanda si Aeron n’avait pas déjà trouvé Danika et s’il n’était pas en train de dormir comme un bienheureux, enfin apaisé. Soudain, un corps s’écrasa devant lui, comme s’il venait de tomber du ciel. Un homme. Il était mort. Quelques personnes se mirent à hurler. Reyes leva lentement les yeux. Et enfin, il aperçut Aeron, qui le regardait avec un sourire provocateur, tout en battant des ailes pour filer en direction d’un bâtiment. Reyes se lança aussitôt à sa poursuite. Serai-je capable de tuer ? Danika contemplait son reflet dans le miroir ébréché de la salle de bains. Autrefois, elle s’était considérée comme une artiste et elle avait peint de belles choses. Elle voyait tout à travers ses yeux de peintre – la courbe d’un poignet, la grâce d’un dos, la fluidité d’un animal, les délicates couleurs d’une fleur. Et aujourd’hui, elle était devenue une combattante. Une… Une machine à tuer. Elle n’avait pas le choix. Sa vie avait basculé un mois plus tôt, alors qu’elle passait des vacances à Budapest. Un groupe de six monstres gigantesques l’avaient kidnappée. Ils ne l’avaient pas tuée, ils ne l’avaient pas même touchée, mais elle s’était sentie à leur merci, en danger, impuissante. Et elle ne voulait pas que cela se reproduise. Jamais. Et ces géants la poursuivaient de nouveau. Elle le sentait. C’était pour cette raison qu’elle changeait d’endroit chaque jour. Partout, elle s’entraînait au combat – à mains nues, avec des armes blanches, des armes à feu. Aujourd’hui, son instructeur l’avait mise au tapis et lui avait reproché de manquer d’instinct meurtrier. D’après lui, c’était un gros handicap. Des larmes tièdes roulèrent sur ses joues et elle envoya un coup de poing dans le miroir. Il trembla, mais ne se brisa pas. Je suis donc si faible ? Son instructeur avait peut-être raison. Et encore, il ne savait pas tout… L’un des êtres qui l’avaient enlevée, Reyes, hantait encore ses rêves : il l’embrassait, il refermait sur elle ses bras puissants et… — Je dois être folle, protesta-t-elle tout haut. Elle passa dans la petite chambre, se laissa tomber sur le matelas, et prit son portable – un téléphone jetable. Avant Budapest, elle avait vécu dans un bel appartement, coquet et confortable. Et à présent, elle errait de cabane en motel. Il lui était même arrivé de dormir sur des cartons ou dans des voitures, dans la pauvreté et la peur, à regarder sans cesse derrière elle. Elle avait besoin de réconfort… Elle composa le numéro de portable de sa mère. Elle aussi se cachait. Toute sa famille se cachait. Elles étaient quatre femmes et elles s’étaient séparées pour compliquer la tâche des êtres qui les pourchassaient. Mais elles restaient en contact et se parlaient tous les jours. Sa mère répondit à la troisième sonnerie. Sa voix, un murmure sanglotant, donna la nausée à Danika. — Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. — C’est ta grand-mère… Elle… Elle… Oh ! Ma chérie… Elle est morte. Grand-mère est morte. — Assassinée ? parvint-elle à articuler. — Je l’ignore. Je ne sais pas où elle est, je n’ai aucune nouvelle, on dirait qu’elle s’est volatilisée. Je me suis fait beaucoup de souci pour toi… Elle se tut et hoqueta. Si Danika avait été debout, elle se serait évanouie. Une rage sourde monta en elle, explosa devant ses yeux. Elle se sentit envahie d’un étrange sentiment d’irréalité, comme quelqu’un qui cherche à échapper à un cauchemar. — Il faut te cacher, ma chérie… Je t’en supplie, je ne voudrais pas te perdre… Il y eut un bruit de verre brisé dans la chambre voisine. Danika poussa un cri étouffé et fit un effort pour sortir de sa torpeur. Son cœur était pris dans un étau. — Qu’est-ce qui se passe ? fit la voix de sa mère. — Je crois qu’ils m’ont retrouvée, répondit-elle dans un murmure. Sauve-toi, maman ! Où que tu sois, cours. Je t’aime. Elle lâcha le téléphone et se leva. Ses jambes étaient raides. Elle savait maintenant que la terreur pouvait vous paralyser. Seigneur… Sa grand-mère était probablement morte et ils étaient là, tout près. Et elle n’avait pas d’arme à portée de main. Réfléchis. Réfléchis. Avec le cœur au bord des lèvres, elle se précipita vers la salle de bains pour prendre le rasoir qu’elle avait posé sur le lavabo. Elle venait à peine de s’en saisir qu’un homme grand et musclé entra d’un pas résolu dans la chambre. Ses ailes déployées raclaient le mur en grinçant comme des doigts sur un tableau noir. Elle faillit se trouver mal. Aeron. Elle se souvenait encore avec terreur de son regard perçant, de ses tatouages. Reyes était le personnage principal de ses rêves, et Aeron celui de ses cauchemars. Il n’était pas humain. Il était capable de voler, comme les dragons de légende. C’était un guerrier féroce et sans pitié. Il s’arrêta devant la porte de la salle de bains et huma l’air. Il avait le visage et les mains couverts de sang. Celui de sa grand-mère ? Fais quelque chose ! Il lui tournait maintenant le dos, c’était le moment d’en profiter. Elle se surprit elle-même quand elle se jeta sur lui, le rasoir en avant, visant sa jugulaire. Pas d’instinct meurtrier ? Si elle le ratait, il attaquerait sa mère et sa sœur… Non ! Pas elles ! Elle trancha la veine. Du sang jaillit. Mais il resta debout. Elle lui avait tranché la jugulaire et il tenait toujours debout ! Il se tourna lentement vers elle, se tenant le cou et en grognant. Il avait les yeux rouges et brillants, ses dents s’étaient allongées et claquaient dans le vide, impatientes de la mordre. — Tu en veux encore, salaud ! hurla-t-elle en agitant son rasoir maintenant dégoulinant de sang. Viens ! Approche ! — Tue ! grommela-t-il. Il la prit par les cheveux et la tira en avant, écrasant son nez contre son torse. Un cri monta dans sa gorge, mais elle le retint. Première règle d’un combat : conserver son calme. Elle releva ses jambes : les cheveux cédèrent et elle tomba. Aussitôt, elle roula sur le dos, puis se recroquevilla, avant de lui allonger un coup de pied dans le ventre. Il recula en poussant un cri étouffé et heurta la table basse. Il y eut un bruit de bois et de verre brisés. Il bascula en arrière. Vise toujours la gorge, lui avait dit son instructeur. C’est le meilleur moyen de réduire ton adversaire à l’impuissance. Elle se hissa sur les genoux, rampa vers lui, et le frappa à la gorge, là où elle l’avait blessé, élargissant la plaie. Puis elle frappa encore, avec l’énergie du désespoir. Il grogna en montrant ses dents pointues et brillantes. — Tue ! Tue ! Tue ! répéta-t-il d’une voix d’outre-tombe. Seigneur ! Quelque chose venait d’apparaître sous la peau de son visage. Une sorte de squelette fluorescent, un masque de haine et de méchanceté, qu’elle devinait par transparence. Quelle horreur ! — Tue ! gronda-t-il. Elle voulut l’atteindre de nouveau à la gorge, mais il lui saisit le poignet et serra, simplement, mais elle eut l’impression d’entendre ses os craquer. Un cri de douleur lui échappa. Et là, du coin de l’œil, elle aperçut Reyes qui faisait irruption dans la chambre. Une tornade noire. Noirs cheveux, peau sombre, yeux noirs et furieux. Il brandissait ses poignards et il haletait. — Reyes ! appela-t-elle tandis qu’Aeron se redressait et la faisait basculer sur le dos en pressant toujours son poignet. Elle ne savait pas si elle devait se réjouir ou s’inquiéter de l’arrivée de Reyes. Si elle devait le fuir ou courir vers lui. Tu ne peux pas lui faire confiance. Il la vit et se figea. — Danika ! murmura-t-il avec respect. Pense à ta mère. À ta sœur. Elle se cambra et parvint à atteindre la mâchoire d’Aeron avec son pied. Il la lâcha enfin. Mais quelle abominable douleur… Elle ne sentait plus ses doigts, ils pendaient mollement et ils avaient enflé. Aeron la fit basculer d’un revers de la main et elle s’effondra sur le côté. Elle heurta violemment le sol. Ses dents claquèrent et elle perdit conscience un dixième de seconde, au moment du choc. Reyes poussa un hurlement et attaqua. Les deux hommes roulèrent au sol, tout près d’elle. Aeron y allait de ses griffes et de ses dents, Reyes se servait de ses poignards. Ils grognaient et juraient. Danika battit des paupières et se leva. Elle avait la nausée et faillit vomir. — Cours ! hurla Reyes. Elle sortit en titubant et ne parvint à courir qu’une fois dans le couloir. Elle ne comprenait pas pourquoi Reyes était venu à son secours. Allait-il mourir dans cette chambre ? Ses yeux se remplirent de larmes. Mais elle continua à fuir. 19 La peau de Lucien était carbonisée, couverte de plaques noires et sanguinolentes, mais en dépit de ses brûlures, il tremblait de froid. Anya ordonna mentalement au feu de prendre dans la cheminée, et des flammes léchèrent aussitôt les bûches. Bientôt la chaleur se répandit par vagues dans la pièce. Pourtant, Lucien frissonnait de plus en plus. Ne panique pas. Reste calme. Jamais elle ne s’était sentie aussi impuissante. Pas même en prison. Pas même quand Aias s’était jeté sur elle. Elle ôta à la hâte ses vêtements, les bottes en dernier, et s’allongea sur le corps de Lucien pour le réchauffer. Quand ses mains se posèrent sur sa blessure au ventre, sa gorge se noua. Elle avait espéré qu’il aurait commencé à cicatriser. Mais ce n’était pas le cas. Et elle en était indirectement responsable. Elle sauta du lit, déchira son chemisier en deux, puis elle revint vers Lucien pour le panser. — Fais un effort, ma rose… Réchauffe-toi. Pour moi. Il ne répondit pas. Il était gelé. Un bloc de glace. À rester près de lui, elle avait l’extrémité des seins durs et la chair de poule. Mais cette fois, ce n’était pas à cause du désir qu’il lui inspirait. Elle le couvrit et se mit à lui parler, pour le soutenir et le distraire de sa douleur. — Il faut absolument que tu te remettes… Sans toi, la vie deviendrait d’un ennui mortel. Et quand je m’ennuie, je fais des bêtises. Je ne t’ai jamais raconté la fois où je m’étais déguisée en étudiante pour m’inscrire dans un lycée ? Je m’ennuyais ferme, à cette époque… Et tout à coup, l’idée m’est venue… Alors, je l’ai fait. Au bout de quelques jours, la nourriture volait dans la cantine, on se battait dans tous les coins avec les extincteurs. Elle se tut, espérant une réponse. Rien. — Mais je ne suis pas seulement une vilaine fille, poursuivit-elle. Certaines fois, tu aurais été fier de moi. J’ai affublé d’une érection permanente un crétin qui s’était moqué d’une pauvre fille… Pourtant, je n’aime pas les malédictions. Mais lui, il l’avait mérité, je n’ai pas pu m’en empêcher. Le corps de Lucien parut se détendre un peu. Il frissonnait moins, et elle crut entendre… Un petit rire ? Encouragée, elle poursuivit. — Une autre fois, je me suis déguisée en diable pour me rendre à un bal masqué. C’était au XVe siècle et ça a créé un beau désordre. J’ai proposé à un baron de me vendre son âme, et il a tenté de me poignarder avec un couteau à beurre. — Anya…, gémit Lucien. Elle se pencha sur lui. — Ça va aller, mon amour. Je suis là, je suis près de toi. Elle embrassa sa tempe moite. Il entrouvrit les yeux. — Anya ? — Je suis là, je suis là, répéta-t-elle en déposant une série de petits baisers sur sa mâchoire. Elle se remit à le caresser. Pour le réchauffer, mais aussi pour éveiller son désir. Elle avait besoin de sa coopération pour réaliser un projet. — Où sommes-nous ? demanda-t-il en balayant la pièce d’un regard vitreux. Elle ne voulait pas lui laisser le temps de réfléchir, de penser à ce qui s’était passé dans la grotte de glace, à ce qui se passerait ensuite. S’il redevenait lucide, il risquait de la repousser. Il était trop noble pour accepter qu’elle devienne à jamais son esclave, même si cela devait lui donner la force dont il avait besoin. — Je t’aime, murmura-t-elle contre son oreille, en le caressant de son souffle tiède. Je t’aime tant que je ne peux pas supporter l’idée de te perdre. — Anya… Je… Je n’aurais jamais cru entendre ces mots sortir de ta bouche. Il la prit dans ses bras et voulut la serrer contre lui. Mais quand elle effleura ses brûlures, il gémit. — Je suis désolée, dit-elle en s’écartant. Désolée. — Dis-le encore… — Je t’aime… Je veux être à toi. Vraiment à toi. Elle se hissa sur son coude et le fixa. — Tu comprends ce que ça signifie ? Il avait beau être faible, son sexe s’était mis à enfler contre elle. Oui, il avait compris. — Anya, non, je… Elle écrasa ses lèvres sur les siennes, pour étouffer ses protestations, puis caressa sa langue, comme si elle voulait se nourrir de lui. — Mmm…, gémit-elle en prenant fermement son sexe dans sa main pour le caresser. Il gémit lui aussi. — Je t’ai fait mal ? s’inquiéta-t-elle. — Non. C’est si bon… Il la souleva et la fit grimper sur lui – il paraissait déjà un peu revigoré par l’énergie qu’elle lui insufflait. Les effluves de rose commençaient à envahir la pièce. Puis, soudain, il s’arrêta net et ses doigts se crispèrent. — Non, Anya, nous ne pouvons pas. — Nous le pouvons. Je le veux. Elle effleura son gland et il sursauta. — Je te veux en moi. Ce soir. Il se cambra. — Je refuse. Ce n’est pas bon pour toi. — Je suis assez grande pour décider de ce qui est bon ou pas pour moi. Elle lui mordit le lobe de l’oreille et tira gentiment. — Ne m’oblige pas à te supplier d’entrer en moi avec ton sexe dur et chaud. Ne m’oblige pas à… — Anya ! gronda-t-il. Il enfouit sa main dans ses cheveux et l’attira de nouveau à lui pour l’embrasser. — Ne me supplie pas et ne t’arrête pas de me caresser, gémit-il. Leurs dents s’entrechoquaient et elle se frottait frénétiquement à lui. Pour la première fois de sa vie, elle ne craignait plus d’être pénétrée. Elle le voulait. Désespérément. — Je ne te quitterai plus jamais, murmura-t-elle. — Non, oh non, plus jamais… gémit-il tout en lui mordillant les lèvres. Mais nous n’irons pas jusqu’au bout. Il voulut se redresser, mais elle l’en empêcha. — Si, nous irons jusqu’au bout. Laisse-toi faire. Tu dois uniquement penser à reprendre des forces. Il posa sur elle un regard brûlant. — Je n’arrive pas à penser à autre chose qu’à toi. Il me faut ton sein dans la bouche. — Tu vas l’avoir, dit-elle en le lui présentant. Il le suça avidement, tout en caressant le bout turgescent avec sa langue. Elle se laissa dévorer, en frissonnant de plaisir. Elle sentait sa caresse jusqu’à l’entrejambe, le liquide qui suintait de son vagin était semblable à du feu. — Laisse-moi te caresser, dit-il en glissant ses doigts vers son sexe. Là. Son clitoris se mit à enfler et à palpiter. Elle se hissa, suffisamment haut pour enfourcher sa tête, pour qu’il la lèche, copieusement, tandis qu’elle se cambrait au-dessus de lui, abandonnée à ce plaisir incroyable qui excitait toutes ses terminaisons nerveuses, qui pénétrait chaque goutte du sang qui coulait dans ses veines. — Penche-toi en avant, mon amour. Je veux te caresser avec mes doigts, mais je ferai attention, je te le promets… — Non. Cette fois, je ne te demande pas de faire attention. Il s’arrêta et la serra tendrement contre lui. — Dis-moi encore que tu le veux, que tu en es sûre. Une fois que ce sera fait, nous ne pourrons plus revenir en arrière. — Je suis sûre, murmura-t-elle. Il la souleva, elle posa ses coudes sur la tête de lit, et il glissa un doigt en elle. Elle ne sentit pas les effets de la malédiction, mais elle faillit jouir sur-le-champ. Elle cria. Ce doigt… Et il lui léchait le clitoris en même temps… — Par tous les dieux ! gémit-elle. — Tu aimes ? — J’adore. — Encore ? — Oui, encore. Il glissa un deuxième doigt, l’élargissant un peu, sans cesser avec sa langue. Merveilleux. Ses hanches remuaient toutes seules. Elle n’aurait pu les immobiliser sous aucun prétexte. Il lui avait déjà donné du plaisir auparavant, mais ça. Ça… — Lucien, oh ! Lucien ! s’écria-t-elle en renversant la tête en arrière. Je t’aime. Je t’aime tant ! — Tu veux que je te pénètre complètement ? Avec mon sexe ? — Oui, oui ! Elle gémit de nouveau, parcourue de frissons aussi violents que des éclairs. — Il faut que j’entre en toi tout de suite, dit-il d’une voix rauque. Jusqu’au fond. Je ne peux plus attendre. Quand ses doigts la quittèrent, elle se sentit vide, jusqu’à ce que la pointe de son sexe se présente à l’entrée du sien… Il la tint fermement, mais s’arrêta. Elle baissa les yeux vers lui, avec ses cheveux qui retombaient comme un clair rideau autour de son visage. — Tu es à moi, murmura-t-il en plongeant son regard dans le sien. — Oui. Pour toujours. — Je t’aime. — Je t’aime aussi. Elle le contempla, émerveillée. Il était couvert de plaies, mais il était beau. Si beau. Il était faible, aussi, mais il trouvait la force de la désirer. — Tu es sûre de vouloir aller jusque-là ? insista-t-il. — Sûre, répondit-elle sans hésitation. Elle appartenait à cet homme. À jamais. — Tu es à moi, répéta-t-il en poussant pour entrer en elle. Une lumière blanche jaillit entre leurs deux corps, intense, aveuglante. Anya hurla quand sa malédiction se libéra, et le gémissement de Lucien se mêla à son cri. Elle eut l’impression qu’une partie de son âme lui était arrachée et qu’elle était remplacée par… Une partie de Lucien ? Oui, oui, elle le reconnaissait. Sombre. Sauvage. Merveilleux. Surprenant. Qui ronronnait en elle. Elle sentit une brève douleur aiguë entre ses jambes, puis Lucien s’enfonça en elle, loin, très loin. Elle se mit en mouvement. D’abord lentement, pour mieux savourer cette sensation nouvelle. Puis de plus en plus vite. — C’est bon ? parvint-il à murmurer. — Ne t’arrête pas ! Ne t’arrête pas ! — Jamais. Elle noua ses mains derrière la tête de Lucien et se pencha vers lui pour avaler son souffle. Pour le prendre un peu plus en elle. Elle découvrait que le sexe était bien au-delà de tout ce qu’elle avait imaginé – et pourtant, elle avait eu le temps de fantasmer –, mais sans doute était-ce parce que son partenaire était Lucien. Je suis heureuse de l’avoir attendu. Se donner à lui n’était pas une malédiction, mais une bénédiction. — Cela valait la peine de patienter des siècles, lui dit-elle avant de fouiller sa bouche. Leurs langues luttaient maintenant au rythme de leurs corps et le plaisir d’Anya montait, intense et brûlant. Le sexe qui allait et venait en elle était dur et doux à la fois. Elle y était presque. C’est si bon. C’est si bon. Elle allait enfin atteindre ce paradis sur terre qui lui avait toujours été refusé. Enfin remplie. Enfin complète. Et infiniment mieux que sans lui. — Lucien ! cria-t-elle en cédant à l’orgasme. Ce fut comme si quelque chose éclatait en elle. Elle fut secouée d’un tremblement, les muscles de son vagin se contractèrent autour du sexe de Lucien. Il jouit en même temps qu’elle, l’inondant de son sperme. — Anya, mon Anya…gémit-il en se cambrant pour pousser une derrière fois, plus violemment et plus loin. Elle eut un deuxième orgasme, plus puissant que le premier, qui la laissa hébétée pendant quelques secondes – une éternité de bonheur et de triomphe. Lucien était à elle, pour de bon. Et elle aussi lui appartenait. Ils étaient liés pour toujours et elle s’en réjouissait. En se laissant retomber sur lui, elle eut le temps de voir que sa peau était de nouveau lisse et sans brûlures. Elle s’endormit aussitôt, le sourire aux lèvres. Lucien somnola pendant des heures, avec Anya à son côté. Quand il dut s’absenter pour charrier des âmes, il l’emmena avec lui. Elle ne se réveilla pas. Il songea qu’elle était apaisée et satisfaite pour la première fois de son existence, qu’elle ne vivait plus avec la crainte d’être pénétrée, qu’elle rattrapait le temps perdu en dormant enfin paisiblement. Ils étaient à présent revenus dans le lit. L’une de ses mains était posée sur le sein d’Anya, l’autre sur son ventre. Il se sentait pleinement heureux, en paix. Il aurait voulu rester là, la serrer pour toujours dans ses bras, la protéger – mais rien de tout cela n’était possible. Il avait décidé de contacter ses compagnons, de tout leur expliquer au sujet d’Anya et de leur demander de prendre soin d’elle s’il ne trouvait pas la Cage de force à temps. S’il échouait. Échouer :… Comme il détestait ce mot ! Échouer signifiait rester sous la coupe de Cronos. Cela signifiait mourir. Il n’avait pas peur de mourir. Mais il ne voulait pas qu’Anya le pleure pour l’éternité. — Nous devons retourner sur la montagne, dit-il tout haut. Sa voix résonna dans la pièce. Anya ouvrit les yeux. — Pas encore, murmura-t-elle d’une voix endormie. — Il le faut. Pour la cage. Et puis, ça me déplaît d’avoir laissé William tout seul là-bas. Tu as son livre. Je crains qu’il ne cherche un moyen de te nuire. Elle lutta contre les brumes du sommeil pour se redresser. Il admira ses beaux cheveux qui retombaient sur ses épaules. Par tous les dieux, comme il l’aimait ! Il regrettait presque d’avoir pénétré son fourreau si doux et si tiède. Mais il se souvint qu’elle s’était donnée librement à lui. Non, il ne devait pas le regretter. — Tu as raison, il faut se méfier de William, dit-elle en retombant sur le lit pour s’étirer comme un chat. Sous les couvertures, il faisait chaud, ils étaient en sueur, et la peau d’Anya glissait contre la sienne. — Comment te sens-tu ? demanda-t-elle d’une voix rauque. — Mieux. La balle est sortie et la plaie s’est refermée. Il lui caressa la joue. — Merci de m’avoir offert ton corps et ton amour. — Je recommencerai quand tu voudras. — Tu ne regrettes pas ? — Jamais de la vie ! protesta-t-elle en roulant sur le ventre et en posant sa joue sur son poignet. Je suis folle de joie, au contraire. C’était extra, génial, formidable, renversant. Je me sens la reine du monde. Il songea avec horreur qu’elle était peut-être liée aussi à son démon. Elle le regarda entre ses paupières mi-closes. Il n’avait jamais vu autant d’amour dans la profondeur bleue de ses yeux. — Je sais ce que tu penses et je te dis que tu te tortures pour rien. Ton démon m’adore, et moi, j’ai un faible pour les mauvais garçons. Tu es sûr que nous n’avons pas le temps pour un deuxième round ? On pourrait faire une partie à trois. Toi, moi, et le démon. Il se demanda ce qu’il avait fait pour mériter une femme aussi merveilleuse. — Non, hélas ! Nous n’avons pas le temps. Elle fit la moue et sauta à bas du lit pour s’habiller. — Il faudrait tout de même que nous prenions l’habitude de faire ça deux fois par jour, objecta-t-elle. — Pas d’accord. Quatre fois par jour. Elle pouffa. Ravi, il se redressa. — Tu as déjà vu la Cage de force ? Tout en enfilant son pantalon – c’était décidément un crime de cacher de si jolies jambes –, elle répondit : — Non, mais si je me souviens bien de mon cours d’histoire, Héphaïstos l’a forgée pour Zeus. Lucien fronça les sourcils. — Je ne vois pas en quoi un tel objet nous aiderait à trouver la boîte de Pandore. — Celui qui se trouve à l’intérieur de la cage ne peut pas désobéir aux ordres de son propriétaire. Nous serions donc censés y enfermer quelqu’un, l’Hydre, peut-être, pour l’obliger à nous dire quelque chose. Il se tut. Il réfléchissait. — Si tu étais enfermée à l’intérieur et qu’on t’ordonnait de te tuer… — Personne ne peut m’enfermer dans cette cage parce que je possède la… Elle se tut et prit un air coupable. Il ne voulait pas qu’elle se sente coupable de conserver la clé. — Anya… — Oui, dit-elle d’un air sombre. Sans la clé, j’obéirais, probablement. Ses poings se crispèrent sur les couvertures. Cette cage ne lui disait rien qui vaille, et l’idée de la confier à Cronos lui déplaisait de plus en plus. Mais que pouvait-il lui proposer d’autre en échange de la liberté d’Anya ? Anya lui sourit d’un air triste, comme si elle avait compris le trouble qui l’agitait. Puis il songea qu’elle l’avait senti, bien sûr, comme lui sentait qu’elle était angoissée parce qu’elle trouvait que ses forces recommençaient à décliner. Depuis qu’il l’avait pénétrée, ils partageaient leurs émotions. Il eut l’impression qu’il aurait pu aisément lire dans ses pensées. — Lève-toi, on y va, dit-elle avec une gaieté forcée. Puis elle disparut. — Anya ? Mais où était-elle donc passée ? Et pourquoi était-elle partie ? — Anya ? Il allait se lever pour tenter de la suivre, mais elle réapparut avec des vêtements qu’elle lui lança. — Je sais où William cache ses armes, dit-elle. On se sert ? Il acquiesça. Elle battit des paupières, surprise. — Vraiment ? Tu sais que ce serait du vol ? Les coins de sa bouche s’étirèrent en un discret sourire. — Je crois que ça ne me dérange pas tant que ça, finalement, avoua-t-il. — Alors, allons-y, ma rose. Elle sourit de nouveau. Elle n’avait plus du tout l’air triste, et il eut l’impression d’être le roi du monde. — On dirait que tu apprends enfin à te comporter comme il faut, commenta-t-elle. — Je prends exemple sur la force et le courage de ma compagne, dit-il. Il s’habilla rapidement et la rejoignit. Il n’aimait pas s’éloigner d’elle. — Elle est tout pour moi et j’aime lui faire plaisir, acheva-t-il. Le visage d’Anya redevint grave. Elle se hissa sur la pointe des pieds et posa un baiser sur ses lèvres. — Ne n’inquiète pas, mon amour. Tout ira bien. Elle avait trop d’assurance : c’était louche, cela signifiait sans doute qu’elle préparait quelque chose. Une folie, probablement : donner sa clé à Cronos, par exemple. Et elle s’affaiblirait, comme lui. Elle perdrait ses pouvoirs, elle deviendrait vulnérable. Il fut tenté de se glisser dans son esprit, pour savoir ce qu’elle tramait, mais il n’osa pas. Elle s’était donnée volontairement à lui et il ne voulait pas la trahir. Il ne se servirait pas de son ascendant sur elle. — Anya, dit-il en la saisissant par les épaules pour la secouer. Tu m’as promis de ne jamais… — Allons chercher ces armes, coupa-t-elle avec un de ses sourires trop éclatants. Elle se volatilisa quelques secondes plus tard, le laissant seul. 20 Anya montra à Lucien l’endroit où William dissimulait ses armes et ils parvinrent à se saisir d’une machette, d’une petite hache, et de plusieurs épées et des poignards aux manches sertis de pierreries. Pendant l’opération, elle ne cessa de babiller et il n’eut pas l’occasion d’aborder le sujet de la clé. Ensuite, elle disparut pour se matérialiser dans la grotte où ils avaient trouvé les chasseurs. Elle avait enfilé des vêtements chauds et son manteau, mais elle fut aussitôt saisie par le froid. Elle frissonna et chercha Lucien du regard. Il avait meilleure mine, à présent, et il se tenait debout, mais ses yeux étaient cernés et ses traits accusaient la fatigue. Il n’avait pas encore tout à fait récupéré et elle s’en inquiétait. De plus, il était persuadé qu’il allait mourir, elle le savait, parce qu’elle l’avait entendu le penser tout à l’heure. Elle avait failli éclater en sanglots, comme une pauvre mortelle. — La grotte est vide, dit-il d’un air abasourdi. Elle était vide, en effet, et surtout vidée de ses cadavres et nettoyée de son sang, comme s’il ne s’y était rien passé. Anya fut saisie d’angoisse. — Où peut bien être William, d’après toi ? demanda-t-elle. — Deux solutions : soit il a pris le chemin du retour, soit il cherche à atteindre le sommet. — Essayons d’abord le sommet, d’accord ? Elle sortit un masque de sa poche et l’enfila, puis se transporta au sommet. Le changement de température et de lumière était saisissant. Dans la cave, elle avait eu froid, mais ici… De la glace se formait dans ses narines et ses poumons, son sang était de la neige fondue. Le vent la piquait comme des milliers de petites lames. La pâle lueur dorée de la lune baignait les pics des alentours d’une lumière surnaturelle. Et Lucien ne l’avait pas encore rejointe… Elle fronça les sourcils et scruta le paysage. Aucun signe non plus de William. Au moment où elle s’apprêtait à retourner dans la grotte, Lucien apparut enfin. Il portait son masque et elle ne voyait pas son visage, mais toute son attitude trahissait une intense lassitude. — Je ne veux plus que tu te dématérialises, lui dit-elle d’un ton ferme. La transformation le vidait du peu d’énergie qu’il avait réussi à engranger depuis la veille. — Je le ferai si c’est nécessaire, répondit-il sur le même ton. — Lucien ! Il comptait plus que tout au monde pour elle. Pour lui, elle aurait volontiers offert la clé à Cronos sur-le-champ, mais il était capable de la prendre et de tuer Lucien tout de même, juste pour la punir de l’avoir fait attendre. Elle allait devoir manœuvrer subtilement, avec lui. Elle avait déjà un plan : trouver la cage et la cacher. Et pas question de la donner à Cronos, qui risquait de s’en servir pour retrouver la boîte de Pandore – et donc enfermer le démon de Lucien. Elle comptait proposer sa clé à ce vieux renard. Elle en avait mal au ventre, au sens propre, mais elle n’avait pas le choix. — Je ne vois toujours pas de William, dit Lucien. — Je suis là, grommela une voix. Elle fit volte-face en direction de la voix. Une main gantée s’agrippait au sommet. Puis un corps se hissa. Elle reconnut William. Son visage disparaissait entièrement sous un masque blanc et, au milieu de toute cette neige, on le distinguait à peine. On ne voyait que ses yeux, d’un bleu aussi profond que l’océan. — Ça vous dérangerait, de me donner un coup de main ? grommela-t-il. Lucien alla s’accroupir près de lui et lui saisit le poignet. Anya songea qu’il risquait de tomber et se précipita pour l’aider en s’agrippant à sa taille. À deux, ils parvinrent à tirer le corps lourd et musclé de William. Celui-ci se releva en époussetant la neige de ses épaules, tout en se penchant en avant pour reprendre son souffle. — Ça faisait des années que je n’avais pas fait un truc pareil, haleta-t-il. — Tu devrais adopter notre moyen de transport, ironisa Anya. Il fit mine de la pousser dans le vide. Elle rit. Mais pas Lucien. — Je suis surprise que tu n’aies pas décidé de rentrer chez toi, fit remarquer Anya. — Pour te donner encore des raisons d’arracher des pages de mon livre ? Il se redressa et son regard évalua la vaste étendue blanche qui s’étendait à perte de vue, balayée par des tourbillons de neige qui brillaient comme des paillettes à la lueur de la lune. Puis il se tourna vers Lucien. — Tu t’es remarquablement bien remis de tes blessures, fit-il remarquer. — Où pourrait se cacher le monstre que nous cherchons ? demanda Lucien en ignorant le compliment. — L’Hydre joue peut-être les caméléons, hasarda Anya. Et die est là, tout près de nous, sans qu’on puisse la voir. Ils scrutèrent la neige autour d’eux, mais il ne se passa rien et, au bout de quelques minutes, ils poussèrent ensemble un soupir de déception. William remarqua soudain l’arme qu’Anya portait sur son dos, à la manière des samouraïs. Il fronça les sourcils. — Belle épée, dit-il sèchement. — Merci. — C’est l’une de mes préférées. — Si tu te conduis bien, je te la rendrai dans un an ou deux. — Tu es trop bonne. — Je sais. Mais revenons plutôt à l’Hydre. William scruta de nouveau le paysage. — Comment savoir où aller ? demanda-t-il enfin. — Par là, répondit Lucien en montrant un point droit devant eux. Anya poussa un gémissement, mais se mit en route. — J’espère que nous n’aurons pas à parcourir des kilomètres dans ce froid. Je rêve d’un bain de vapeur. — Reste sur tes gardes, répondit seulement Lucien. Ils marchèrent pendant plusieurs heures sans prononcer un mot. Au début, Anya se sentit comme un glaçon flottant dans un verre de soda. Puis son corps s’engourdit, ce qui aurait dû lui faciliter les choses, mais ses jambes et ses bras étaient si lourds que le moindre pas devenait un tour de force. — Je me demande pourquoi je t’apprécie, dit soudain William, en rompant le silence. Pourquoi tu es la bienvenue chez moi chaque fois que tu te présentes à ma porte. — Elle est la bienvenue parce qu’elle apporte la joie de vivre partout où elle passe, rétorqua Lucien. Anya fondit de plaisir, soudain réchauffée. Elle lui sourit et lui tapota l’épaule pour le remercier. Il tenait le coup. Il n’avait pas trébuché une seule fois, alors que ses jambes pesaient des tonnes et que la Mort ne cessait de tempêter vu qu’elle avait des âmes à charrier. C’était incroyablement pratique de pouvoir lire les pensées de Lucien. Elle savait maintenant que son gentil petit démon ronronnait dès qu’elle s’approchait : elle avait donc deux mauvais garçons pour le prix d’un. On n’aurait pu rêver mieux. Mais Lucien souffrait… Bientôt… Bientôt, elle mettrait fin à ses souffrances. Il allongea le bras et lui pressa la main, comme s’il avait compris qu’elle avait l’intention de contacter Cronos. Ah… Évidemment, si elle lisait dans son esprit, il lisait aussi dans le sien. Au fond, ce n’était pas si pratique que ça. Elle espéra qu’il ne tenterait rien pour l’empêcher de mettre son plan à exécution. — L’un de vous deux sait à quoi ressemble l’Hydre ? demanda-t-elle. Et si elle est une bonne combattante ? — Elle est invincible : ses têtes repoussent quand on les tranche, répondit William en soupirant. Tu es vraiment sûre de pouvoir affronter une telle créature, Anya ? L’une des pointes de la botte de Lucien accrocha un rocher et il trébucha. Anya ne voulait pas que William pense que Lucien était affaibli, aussi se retint-elle de tendre le bras pour lui proposer son appui. — Qu’est-ce que tu as ? demanda William en s’adressant à Lucien. C’est Anya qui t’a épuisé ? Anya intervint. — Tais-toi, idiot, dit-elle en lui donnant une tape sur le bras. C’est lui qui m’a épuisée. — Aïe ! protesta William. Tu m’as fait mal. Tu es plus forte que tu ne le penses et tu frappes fort. — Tais-toi, gros bébé. Tu craignais tout à l’heure que je ne sois pas à la hauteur dans un combat avec l’Hydre. — Eh bien, dit William, qui n’avait pas l’intention de se taire. Qu’est-ce que tu as, Lucien ? Lucien haussa les épaules. — Si l’ennemi me croit faible, il va me sous-estimer, et ça me donnera un avantage sur lui. William parut considérer la chose, puis il acquiesça. — D’accord, sauf que je ne vois pas d’ennemis dans les parages. — On n’en sait rien, s’il y a des ennemis ou pas, rétorqua Lucien. Anya fut fière de lui. Une rafale de vent les frappa de plein fouet. — Qu’as-tu fait des corps des chasseurs ? demanda Lucien à William. — Je m’en suis occupé, répondit sobrement celui-ci. C’est tout ce que vous avez besoin de savoir. Anya se fichait pas mal du corps des chasseurs. Les chasseurs voulaient éliminer Lucien, et toute personne qui s’en prenait à lui était maintenant son ennemi. Elle était prête à tuer de nouveau pour lui. Sans la moindre hésitation. Sans remords. Sans pitié. — Pourquoi t’être donné tout ce mal ? demanda-t-elle à William. Ce dernier leva une main hésitante, puis il ôta son masque pour essuyer la mince couche de glace qui recouvrait ses lèvres. — Si un humain les trouvait, il y aurait une enquête. Je n’ai pas envie que ma montagne soit envahie. — Je comprends, dit Anya. Mais bon sang, elle est où, cette Hydre ? Nous n’avons pas vu la moindre trace de pas et je commence à en avoir marre… J’ai l’impression qu’on s’est trompés, ou qu’elle est partie. C’est moi qui vous ai emmenés ici… Je ne voudrais pas passer pour une idiote. Lucien souleva son masque et la prit dans ses bras pour déposer un baiser sur ses lèvres, puis un autre. Elle respira à plein nez son odeur de rose et eut l’impression d’inhaler une drogue. — Berk, intervint William. Vous êtes écœurants. Puis il fixa Anya d’un air méfiant. — Vous êtes liés, n’est-ce pas ? Tu t’es donnée à lui ? C’est bien ça ? Mais pourquoi ? — L’amour n’a rien d’écœurant, et je ne ferai pas d’autre commentaire sur le sujet, répondit-elle en s’écartant à regrets de Lucien. Elle remit son masque en place et tapota le bras de William. — Ton tour viendra, ne t’en fais pas. J’espère que celle que tu aimeras te rendra fou et qu’elle ne voudra pas de toi. — Je n’aurai pas cette chance, ricana-t-il. — C’est ce qu’on verra, dit-elle d’un air sibyllin. William s’arrêta net. Ses yeux sortirent presque des épaisses lunettes qui les protégeaient du froid. — Tu as entendu parler de quelque chose ? Qu’est-ce que tu sais, Anya ? Anya ? Elle sourit intérieurement en se disant que c’était décidément agréable de le faire marcher. Il craignait l’amour, à cause de la prophétie gravée dans son précieux livre. — Je n’ai rien entendu du tout, avoua-t-elle. Avant Lucien, elle lui aurait menti, rien que pour le plaisir de le voir se mettre à genoux, mais aujourd’hui, ça ne lui semblait pas correct. L’influence de Lucien, sans doute. Si cela continuait, elle n’oserait plus voler dans un magasin. Elle ne put s’empêcher de sourire. De toute façon, elle serait trop occupée à faire l’amour pour avoir le temps de voler. Elle gagnait au change. — Toi, alors ! lança William d’un air dégoûté. Puis il se remit en marche. Anya était de plus en plus épuisée. Elle parvint à suivre le rythme pendant plusieurs heures, puis elle commença à trébucher sur les rochers. — Nous allons chercher encore combien de temps ? gémit-elle. Je ne veux pas abandonner, ce n’est pas ça, mais tout de même, j’aimerais bien savoir… Lucien passa un bras autour de sa taille, pour la réchauffer et la réconforter. Elle avait mal aux pieds, elle avait froid, et elle avait hâte que cette nuit se termine pour se retrouver seule avec Lucien, pour lui donner du plaisir et, ensuite, quand ce serait fait, réfléchir aux moyens de tenir tête à Cronos. Mais quand Lucien la serrait dans ses bras, elle ne pensait plus à rien d’autre qu’à l’aider, c’est-à-dire à retrouver la cage, puisque la chose lui importait tant. Soudain, Anya se rendit compte que William n’était plus à son côté. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et l’aperçut à quelques mètres derrière elle. Il s’était arrêté net. Elle échangea un regard entendu avec Lucien et ils le rejoignirent. — Qu’est-ce que c’est que ce truc, là-bas ? marmonna William. Il avait pâli. — Quoi ? demanda Anya en regardant autour d’elle. Il n’y avait rien, à part la neige à perte de vue. — Là ! s’exclama triomphalement Lucien en pointant un doigt. Au début, elle ne vit que le sol enneigé et les tourbillons de neige, puis elle crut distinguer une voûte formée par un brouillard lumineux, épais, humide… Un passage ? Elle poussa un cri de joie et se jeta au cou de Lucien. — Nous l’avons trouvée ! J’en suis certaine ! Où peut bien mener ce passage ? — Je l’ignore, répondit Lucien. Peut-être nulle part. William renversa la tête en arrière et fixa le ciel étoilé. Anya se demanda s’il priait. — Et si on faisait demi-tour ? proposa-t-il. — Certainement pas, protesta Anya en se remettant en marche. Tu fais ce que tu veux, mais nous, nous allons passer sous cette arche. 21 Quand Sienna s’était déshabillée, Paris avait eu un premier choc. Il lui avait suffi de contempler son corps nu pour que le sang et le désir gonflent son sexe. Elle était un peu trop mince, comme il l’avait soupçonné, et elle avait des seins minuscules. Minuscules, mais nantis des plus beaux tétons de la terre. Roses. Mûrs. Faits pour être sucés. Quand elle avait grimpé sur le lit pour le chevaucher, il avait reçu un deuxième choc. Elle l’avait enfourché, sans le moindre préliminaire, et son fourreau trempé avait avalé sa verge avec une aisance surprenante. Jamais il n’avait rencontré une femme aussi prête à recevoir ce qu’il avait à donner. Elle s’était mise aussitôt à aller et venir, pendant que lui n’en finissait pas de gémir. Il avait regretté d’être attaché, car cela l’avait empêché de lui palper les seins et de caresser son sexe. Et aussi parce que ça l’avait empêché d’attirer à lui ce visage pour la dévorer de baisers mordants qui l’auraient fait crier de douleur – pour la punir de ce qu’elle lui avait fait. Puis il s’était rassuré. Elle l’aurait, sa punition, elle ne perdait rien pour attendre. Elle avait joui rapidement, avec une violence qui l’avait surpris. Il n’avait pas tardé à la rejoindre. L’orgasme l’avait secoué au bout de quelques minutes à peine – en même temps que l’humiliation de n’avoir pu se retenir. Mais peu importait. Ce qui comptait, c’était que les chasseurs qui les observaient en ce moment ne se doutent pas que les coups de reins de Sienna lui avaient redonné des forces. À présent, elle était allongée sur lui, la tête sur sa poitrine, repue, haletante, silencieuse, en sueur. Vas-y. C’est le moment. Il rassembla toute son énergie et tira d’un coup sec. Les chaînes attachées à ses chevilles et à ses poignets cédèrent aussitôt, sans la moindre résistance. Au bruit que firent les chaînes en se brisant, Sienna se redressa en sursautant. Ses cheveux s’étaient défaits et retombaient sur ses épaules en un charmant désordre. Ses grands yeux paraissaient tristes. Sa peau était illuminée d’un éclat rosé. Il ne lui laissa pas le temps de réagir et la saisit par la taille, tout en sautant du lit et en la soulevant comme un ballot. Une alarme se déclencha aussitôt. Les chasseurs les avaient bel et bien surveillés, il ne s’était pas trompé. Il se pencha en avant, ramassa le chemisier de Sienna et le lui tendit. — Habille-toi, ordonna-t-il. — Paris…, gémit-elle en se débattant. Ne fais pas ça, je t’en supplie… Elle n’avait plus rien de la femme froide et sans cœur qui l’avait trahi. Elle réagissait plutôt comme quelqu’un qui vient d’avoir le plus formidable orgasme de sa vie et ne pense plus qu’à protéger son amant. Elle était décidément une excellente comédienne. — Tu ferais mieux de te taire et de te tenir tranquille, grommela-t-il. Il alla droit à la porte de sa cellule, sans même prendre le temps de s’habiller. — Je n’hésiterai pas à te faire du mal. Et avec plaisir, en plus. — Si tu tentes de fuir, ils seront fous de rage. Ils pourraient oublier qu’il ne faut pas que ton démon s’échappe. Ils pourraient te tuer. — Je pense que tu t’en fiches, et moi aussi, d’ailleurs. Qu’ils viennent, si ça les amuse, je les attends de pied ferme. Il espérait qu’ils viendraient. Il avait besoin de se défouler et préférait que ce soit sur un chasseur, plutôt que sur Sienna. Une sorte de spray se mit à cracher du brouillard au plafond. Paris ne sentit rien de spécial, mais Sienna se mit à bâiller. — Comment ouvre-t-on cette porte ? demanda-t-il. Elle marmonna une suite de chiffres qui devait être un code et il le composa sur le tableau numérique du mur. La porte coulissa et ils furent arrosés de lumière. Paris sortit dans le hall, tout en tenant fermement Sienna qu’il portait toujours comme un ballot. Les murs étaient tapissés de velours rouge, des statues surmontaient les estrades. Se trouvaient-ils dans un lieu de culte ? Un temple ? Mais ce n’était pas le moment de se poser des questions sur la nature de l’endroit. Une horde de chasseurs fonçait sur lui, armes au poing. Les balles sifflèrent à ses oreilles. Apparemment, ils ne se préoccupaient plus de le garder en vie. Il se rendit compte qu’ils utilisaient des silencieux : ils ne tenaient donc pas à faire de bruit, et devaient se trouver en conséquence à proximité d’un lieu fréquenté. À l’intérieur de lui, Luxure gronda de rage tout en le propulsant de côté pour lui faire éviter les balles. Le corps de Sienna battait sur son épaule. Elle poussa un cri étouffé, un seul petit cri, mais elle cessa de gigoter. Paris roula sur lui-même et réussit à atteindre deux chasseurs d’un coup de pied à l’estomac, les envoyant valser contre une statue. La sculpture vacilla dangereusement et l’un des hommes lâcha son semi-automatique. Paris le ramassa de sa main libre et se mit à tirer, tout en continuant à foncer. En tournant au coin d’un couloir, il tomba sur un autre groupe de chasseurs et dut tirer de nouveau. Eux aussi firent feu sur lui, mais trois balles seulement l’atteignirent, en l’éraflant à peine. Comme son chargeur était vide, il jeta son arme et en trouva une autre. Elles jonchaient le sol, comme les cadavres. Il continua à courir. À un moment donné, la poitrine de Sienna effleura son dos et… Non, voyons, c’était impossible, il venait de la posséder, il ne pouvait pas… Et pourtant… Le sang affluait à sa verge qui se mit à enfler. C’était la première fois depuis des milliers d’années, depuis Luxure, qu’il désirait deux fois de suite la même femme. Il se demanda ce qui se passerait s’il cédait au désir qui le tenaillait déjà. Est-ce que le démon deviendrait fou ? Et lui ? — Par où ? demanda-t-il à Sienna en arrivant à un croisement. — À gauche, répondit-elle d’une voix étouffée. — Si tu me mens… — Je ne mens pas. Il prit donc à gauche et fonça devant lui, tout droit. Il aperçut bientôt une immense porte à double battant. Elle s’ouvrit et trois chasseurs apparurent. Ils le visèrent aussitôt, avec une expression féroce. Il appuya sur la détente, mais il n’avait plus de balles. Il se courba en deux, et plongea. — Tiens bon ! hurla-t-il à Sienna. Pour tenir bon, elle passa ses jambes autour de sa taille et s’agrippa à lui. Quand il heurta le sol, il l’entendit rebondir, mais il ne s’arrêta pas et ils roulèrent, enlacés, en direction des chasseurs, qu’ils bousculèrent aussi aisément que des quilles. Paris en profita pour ramasser une de leurs armes et pour les viser à la tête. Le sang et la cervelle giclèrent. Sienna poussa un gémissement, mais ne protesta pas. Paris se sentit vaguement coupable de la faire assister à une scène aussi atroce, à une démonstration de sa nature bestiale. Mais après tout, il n’avait que faire de son opinion. Ensuite, il ne lui resta plus qu’à s’enfuir en franchissant la grande porte donnant sur l’extérieur. Dehors, l’air de la nuit était tiède, doux, innocent. Un coup d’œil rapide lui apprit qu’il était toujours en Grèce et qu’il sortait bien d’un lieu de culte. Des mortels le regardaient, bouche bée, visiblement sous le choc. Au loin, il entendit le hurlement d’une sirène de police. Il descendit précipitamment l’escalier du porche et fila sur le côté du bâtiment, pour s’engouffrer dans une ruelle sombre. Sienna gémit et le son de ce gémissement lui fit mal. Sur son dos, il la sentait molle comme une poupée de chiffons. Un liquide chaud coulait sur son bassin. — Regarde-moi, dit-il. Elle tourna lentement la tête vers lui et il vit à son expression qu’elle souffrait. Quand il fut certain d’être à l’abri, il osa enfin s’arrêter et la poser. Elle avait réussi à enfiler les manches de son chemisier dont le tissu collait à sa peau. En l’examinant de plus près, il fut atterré par ce qu’il découvrit : une tache rouge s’élargissait sur le devant du chemisier. Elle saignait abondamment. Elle avait été touchée par une balle. — Sienna…, murmura-t-il. Il ne comprenait pas pourquoi il était bouleversé à ce point. Il n’aurait pas dû accorder la moindre importance à ce qui arrivait à cette femelle qu’il s’était juré de punir. — Paris…, gémit-elle. J’aurais… dû… te… tuer. Puis sa tête s’affaissa mollement sur le côté, comme si ces mots l’avaient vidée de ses dernières forces. Il la prit dans ses bras et la serra contre lui. Elle mourut presque aussitôt. Au moment où Anya allait franchir l’arche de lumière, Lucien la retint par le bras. Elle lui jeta un regard interrogateur et il secoua la tête. — Toi d’abord, dit-il à William. Après tout, il s’agissait peut-être d’un de ses pièges. William resta d’abord interdit, puis il plissa les yeux et haussa les épaules. — Comme tu voudras, dit-il en passant devant eux pour s’enfoncer dans le brouillard scintillant. Et, sous leurs yeux, il se volatilisa. Par tous les dieux… Il s’agissait bien d’un passage. Lucien eut une bouffée de joie. Enfin, ils allaient trouver la Cage de force. Mais sa joie retomba aussitôt comme un soufflé. Il ne suffisait pas de localiser l’objet : encore fallait-il le prendre à l’Hydre, c’est-à-dire la combattre. Et ce n’était pas rien. — Après moi, dit-il à Anya. Il fit un pas en avant, sans lui laisser le temps de protester. — Tiens-toi sur tes gardes, ajouta-t-il. Il prit une épée dans chaque main. Il se sentait faible et tremblait, mais il décida de ne pas en tenir compte. Il passa à travers l’arche chatoyante… L’air y était sec et léger. Il ne se sentit pas flotter et n’eut pas le vertige. Avant, il était entouré de neige et de glace. Et d’un seul coup, de l’autre côté, il découvrit le paradis. Il fut d’abord frappé par la chaleur. La glace qui le recouvrait fondit en un clin d’œil et il se mit à transpirer. — Waouh ! s’exclama Anya derrière lui. Elle vint se placer à son côté, en serrant dans sa main l’épée volée à William. — C’est vraiment surprenant ! ajouta-t-elle. Qui aurait cru que nous découvririons un tel endroit au milieu des montagnes enneigées ? Et William ? Où était-il passé ? Lucien fouilla du regard les alentours. Ils se trouvaient sur une île tropicale à la végétation luxuriante, couverte d’arbres vert émeraude et de fleurs de toutes les couleurs. L’air embaumait la noix de coco et l’ananas, à en donner le vertige. C’était aussi magnifique qu’apaisant. Il fronça les sourcils, intrigué, tandis que tout son corps se détendait. Tu cherchais quelque chose… Qu’est-ce que c’était ? William ! L’herbe lui arrivait aux genoux. Il continua à scruter le paysage, en luttant contre l’agréable langueur qui s’emparait de lui. Là ! William se trouvait là-bas, appuyé contre un énorme rocher, sur la gauche. Il avait ôté son manteau et ses gants. Il n’était pas armé, mais il les fixait, les bras croisés sur la poitrine. Lucien eut l’impression qu’il faisait de son mieux pour arborer un air nonchalant. Pourtant, son visage trahissait une étrange détermination. Lucien ôta lui aussi son manteau et ses gants, pour être plus à l’aise. Ces oripeaux trop lourds et trop chauds le ralentissaient inutilement. Il se tourna vers Anya. Elle aussi s’était dévêtue. Elle ne portait plus qu’un chemisier blanc et moulant, avec un short court qui laissait voir la naissance de ses petites fesses. D’où sortait-elle cette tenue ? Il eut aussitôt envie d’elle. — C’est ici que je veux passer notre lune de miel, dit-elle. Puis elle éclata de rire et partit en sautillant parmi les fleurs. Leurs doux pétales caressaient sa peau et Lucien les envia… — Je ne vois pas trace de notre monstre, dit-elle gaiement. Et toi ? Mais je dois dire que ça m’est complètement égal, parce que je ne me suis jamais sentie aussi légère. — Non, je ne la vois pas non plus, répondit Lucien. Il ne put s’empêcher de sourire. Anya était à lui. Elle était fascinante, imprévisible. S’il parvenait à partir d’ici avec la cage, ils vivraient peut-être ensemble pour l’éternité, libres et heureux. Soudain, elle s’arrêta net et poussa un cri de victoire. — La Cage de force, elle est là, là ! Le regard de Lucien se tourna vers le lac cristallin qui s’étendait devant Anya. De l’autre côté, on voyait en effet une cage en fer, très ordinaire, perchée sur un rocher. Vraiment quelconque pour un objet forgé par un dieu… Mais suffisamment haute pour qu’un homme y tienne debout, et suffisamment large pour qu’il y tienne couché. Il se demanda qui il était censé enfermer là-dedans pour obtenir des renseignements sur la boîte de Pandore. Était-ce l’Hydre, comme l’avait suggéré Anya ? — Je m’attendais à quelque chose de plus travaillé, fit remarquer Anya. — Moi aussi. — L’Hydre devrait nous remercier de la débarrasser de cette horreur. L’Hydre… Il ne s’en inquiétait pas, et pourtant il aurait dû le faire. — Attention ! dit-il à Anya, tout en se concentrant pour rassembler ses forces, au cas où il aurait à combattre. Elle n’est peut-être pas loin. William avança vers eux d’un pas nonchalant, en arrachant au passage des herbes hautes. — Tu as promis de me rendre mon livre si je t’emmenais jusque-là, dit-il à Anya. Et tu vois, je t’y ai emmenée. — Oui, j’ai promis. Et oui, tu m’y as emmenée. Dès que nous serons de retour chez toi, tu auras ton livre. Je t’en donne ma parole. Lucien fut soudain pris d’un vertige. Il inspira profondément pour le chasser, mais réussit qu’à aggraver son malaise. Il songea, trop tard, qu’il aurait sans doute mieux fait de retenir sa respiration. Il était presque paralysé. Mais que lui arrivait-il ? — Je suis désolé, fit la voix de William tout près de lui. Puis une épée lui transperça le ventre, tailladant sa peau, ses organes, ses os, vrillant au-dedans de lui en s’enfonçant. — J’aurais voulu ne pas en arriver là, poursuivit William. S’il avait été dans son état normal, Lucien aurait vu venir l’attaque et se serait dématérialisé. Au moins, il aurait cicatrisé presque instantanément. Mais il n’était pas dans son état normal. Il ne pouvait pas bouger. Et peu lui importait. Le peu d’énergie qui lui restait s’écoulait hors de lui en même temps que son sang. Ses genoux cédèrent et il s’effondra sur le sol, se demandant vaguement si William ne possédait pas une sorte de pouvoir mental. Anya. Elle venait de pousser un hurlement à glacer le sang, un hurlement de rage, d’horreur et de peur. Soudain, il ne se sentit plus indifférent à ce qui lui arrivait. — Salaud ! — Cronos s’est manifesté le soir de ton arrivée, Anya, protesta William d’un ton angoissé. Il ne m’a pas laissé le choix. Il a dit que je devais vous tuer dès que vous auriez trouvé la cage. Que si je n’obéissais pas, ce serait lui qui me tuerait. Je ne voulais pas, Anya, mais tu m’as obligé à vous accompagner. Je suis désolé. Vraiment. Tu dois me croire… — C’est moi qui vais te tuer, sale traître. Elle retira doucement la lame du ventre de Lucien. Des toiles d’araignées dansèrent devant ses yeux, mais il distingua tout de même Anya qui brandissait une épée. Un noir tourbillon enveloppait son beau visage. William se mit en garde, prêt à parer à une attaque. Il comprit qu’ils avaient l’intention de se battre jusqu’à la mort. — Non, protesta-t-il. Non ! — Repose-toi, mon amour, et occupe-toi de cicatriser, je m’occupe de William. — Je ne veux pas te faire de mal, gémit William. — Il faudrait savoir… Tu prétendais tout à l’heure que Cronos ne te laissait pas le choix. Mais je n’ai pas peur de toi. Un mort ne fait de mal à personne. Elle se pourlécha les lèvres, comme si elle avait déjà à la bouche le goût de la mort de William. — Tu aurais dû me dire ce que Cronos projetait, salaud, poursuivit-elle en marchant en cercle autour de lui, comme un prédateur. Nous aurions cherché ensemble un moyen de le contrer. — S’il existait un moyen de le contrer, vous l’auriez déjà utilisé. — Comment as-tu pu faire une chose pareille ? Je l’aime. — Je sais. Et je suis sincèrement désolé, crois-moi. Lucien tenta de se relever, indifférent au flot de sang qui continuait à couler de sa blessure et à le vider de ses forces. Tu es un guerrier. Tu dois te conduire en guerrier. Pour Anya. Il parvint à se lever en puisant dans ses réserves d’énergie – car il en avait, qui venaient de son lien avec Anya. Anya éleva son épée. William la sienne. Un grondement assourdissant sortit des eaux et attira l’attention d’Anya qui tourna la tête. Ce fut le moment que choisit William pour plonger vers elle. Elle réagit à temps pour parer le coup, puis ils entamèrent une danse d’avancée et de recul, aussi élégante que dangereuse. Pendant ce temps, un monstre à deux têtes, mi-femme, mi-serpent, émergeait lentement de l’eau. Une multitude de petits serpents formaient sa chevelure. Ils étaient tous munis de crocs affilés comme des dagues. Lucien prit un poignard d’une main et, tout en se tenant le ventre de l’autre, il courut au devant de l’Hydre. 22 Anya luttait contre William avec toute la hargne dont elle était capable. Il s’en était pris à Lucien ! Quand elle l’avait vu tomber, quand le sang avait giclé de sa blessure, elle avait eu mal, comme si elle-même avait été touchée. Je ne peux pas vivre sans lui. Je refuse de vivre sans lui. — Tu ne pourras pas lutter simultanément avec l’Hydre et avec moi…, haleta William. — Ah oui ? Regarde ça. Elle plongea, l’épée en avant, et le toucha à la cuisse. Il poussa un hurlement. — Ce n’est pas fini. Regarde ça aussi. Elle se laissa acculer de dos jusqu’à un rocher, puis sauta d’un bond sur la pierre sans même se retourner. À peine était-elle dessus qu’elle s’accroupit pour prendre de l’élan, avant d’effectuer une magistrale pirouette pour revenir au sol, derrière lui. En atterrissant, elle tituba et il se jeta sur elle, mais elle parvint à parer et à l’acculer à son tour contre le rocher. Un horrible grondement se fit de nouveau entendre. Cette fois, Anya se retint de tourner la tête. William était un guerrier immortel, un combattant d’élite, et il profiterait de la moindre distraction pour attaquer. Fais confiance à Lucien. Lui aussi est un guerrier. Oui, il était un guerrier. Son guerrier. Il était la Mort. Même faible et blessé, il était capable de vaincre l’Hydre. Pourvu qu’il réussisse. — Anya…, haleta William, en avançant sur elle pour tenter de lui faire lâcher son épée. Elle n’eut aucun mal à le contrer. Ses mouvements ralentissaient, signe qu’il commençait à fatiguer. Il ne tarderait pas à commettre une erreur. Justement… Il pointa trop bas, ce qui permit à Anya de bloquer la lame avec un pied. Avec l’autre, elle visa son poignet : il ouvrit les doigts et lâcha l’épée. Elle sourit et posa sa lame sur sa gorge. — Tu n’aurais pas dû essayer de me berner. Du coin de l’œil, elle vit Lucien approcher le monstre. L’une des têtes de l’Hydre plongea vers lui pour le mordre, mais il fit un bond de côté et la trancha. Elle roula au sol. Le monstre siffla et s’étira, et une autre tête émergea aussitôt du trou béant et ensanglanté. Pire, celle qui était tombée continua à s’agiter et tenta de le mordre au mollet. — Filons, toi et moi, murmura William, tout en se contorsionnant pour essayer d’atteindre la jambe d’Anya. Avant que celle-là nous dévore. Elle se tourna vers lui et sortit un poignard de sa botte. Elle le lui lança, tout en faisant tournoyer son épée au-dessus de sa tête. William était sur le point de récupérer son épée quand la pointe du poignard vint se ficher dans son épaule. Il tomba en arrière. Mais Anya continua à faire tournoyer l’épée, puis elle la planta dans le ventre de cet homme qui l’avait trahie, exactement là où il avait planté la sienne dans le ventre de Lucien. Il pâlit et une intense surprise se peignit sur son visage, puis il baissa les yeux en poussant un soupir étouffé. — Tu… Tu as gagné. — Comme toujours… Elle poussa un grognement et enfonça davantage l’épée, jusqu’à le transpercer pour l’épingler sur le rocher. — Anya…, gémit-il. Ses traits se décomposèrent et son regard devint vitreux. — J’espère que tu te rends compte à quel point tu as de la chance ! lança-t-elle. Je ne vais pas te couper la tête, ni t’arracher le cœur. Pas aujourd’hui. Quand tu seras remis de cette blessure, je reviendrai, encore et encore, jusqu’à ce que tu aies suffisamment souffert. Et là, je te tuerai. Elle se détourna de lui et courut vers l’Hydre pour venir en aide à Lucien. Elle n’éprouvait aucune joie d’avoir vaincu William. Il avait été son ami. Elle l’oublia aussitôt. Lucien était en danger… Tout en s’approchant, elle sortit de sa botte le dernier poignard qui lui restait. Lucien se tenait le ventre, il saignait toujours. Il avait réussi à détruire la première tête qu’il avait tranchée, puis à en couper une autre, laquelle roulait vers lui, pendant que sa remplaçante cherchait à le faire tomber. Et pourtant, il était encore debout et se battait toujours. Elle n’avait jamais vu ça. Lui, affaibli ? Non, il n’était pas affaibli. Il faisait preuve, au contraire, d’une force hors du commun. À sa place, elle aurait déjà été à terre, immobile. Et lui, il était mourant et… Mourant ? Non ! Le cœur battant, elle alla se placer à son côté et se mit à frapper la tête qui attaquait depuis le sol. — Comment faire pour mettre les têtes hors d’état de nuire ? demanda-t-elle. — Vise un œil, répondit-il. Il esquiva l’Hydre qui tentait de l’atteindre avec sa queue, perdit l’équilibre, se remit aussitôt sur ses pieds. — Je n’ai trouvé que ce moyen, acheva-t-il. Anya sauta à pieds joints sur la tête coupée de l’Hydre. Les petits serpents qui formaient sa chevelure se dressèrent en sifflant pour planter leurs crocs dans ses cuisses. Chacune de leurs morsures brûlait atrocement, mais elle tint bon et enfonça la lame de son poignard dans un œil. La tête tressauta, les petits serpents se dressèrent, puis ils retombèrent mollement. Pendant ce temps, l’Hydre n’avait pas lâché Lucien, qu’elle tentait de faucher à l’aide de son long cou. De nouveau, il bascula, en poussant un cri étouffé. — Lucien ! s’exclama Anya en allant s’accroupir près de lui. — Ça va, ça va, répondit-il en se relevant. Mais tout son corps était agité de tremblements. L’Hydre profita de ce moment d’inattention pour mordre Anya au bras. La douleur fut terrible et aveuglante : des étoiles noires se mirent à danser devant ses yeux, du feu coula dans ses veines. Elle se demanda si le monstre ne lui avait pas inoculé un poison, ou une sorte de venin. Tiens le coup ! Mais ses jambes refusaient maintenant de la soutenir, elle allait tomber, elle… Soudain, Lucien apparut, juste derrière elle, et il planta un poignard dans l’œil du monstre. La créature poussa un cri grinçant, un cri maléfique à déchirer les tympans. Puis la tête tomba. Morte. Une autre la remplaça aussitôt, comme il fallait s’y attendre. Anya vacilla, elle ne tenait plus debout. Elle sentait la léthargie la gagner. — Reste éveillée, mon cœur, murmura Lucien à son oreille, tout en la réchauffant pour lui insuffler des forces. J’ai une idée, mais j’ai besoin de toi. Il faudrait que tu lui coupes la tête et que tu cautérises la plaie avant qu’une autre repousse. Pendant ce temps, je la retiendrai, pour l’empêcher de t’attaquer. Tu t’en sens capable ? — Lucien, je… Oui, oui, je peux. Pour lui, tout. Je peux tout. Elle se redressa et s’obligea à respirer lentement jusqu’à récupérer une vision normale. Lucien se dématérialisa, puis réapparut, se dématérialisa de nouveau. Il tremblait. Il fronça les sourcils. — Je ne me sens pas assez fort pour passer entièrement dans le monde spirituel. Je vais laisser mon corps ici, et agir sous forme d’esprit. Il dut le faire, parce que son corps s’effondra, inconscient. Un esprit s’en détacha et se dirigea en flottant vers la créature qui concentrait maintenant toute son attention sur Anya. Celle-ci rassembla son courage et avança vers elle. — Je vais m’occuper de toi, saloperie. 23 L’esprit de Lucien se posa sur le dos de la créature. Elle ne prêta pas la moindre attention à lui ; elle ne s’intéressait qu’à Anya – laquelle était couverte de sang, de coupures et d’ecchymoses, mais se dressait en face d’elle comme une courageuse Amazone. Lucien allongea une main de son corps subtil pour atteindre l’esprit de l’Hydre. Le rugissement qu’elle poussa le fit reculer. S’il avait été incarné, nul doute que ce cri terrible lui aurait perforé les tympans. Paniquée, l’Hydre plongea vers Anya, mais il se saisit de nouveau de son esprit pour l’empêcher d’avancer. La manœuvre la faisait horriblement souffrir et, de nouveau, elle hurla, mais cette fois, il la tenait fermement. Anya sauta, plusieurs fois, de plus en plus haut, jusqu’à se trouver à la bonne hauteur pour trancher une des monstrueuses têtes. Celle-ci roula au sol. L’Hydre hurlait toujours. Anya ne perdit pas de temps. Des flammes jaillirent de sa main libre et mirent le feu à la plaie. L’Hydre poussa un cri de rage et se jeta sur Anya avec une fureur redoublée. Mais, de nouveau, Lucien la retint, tandis qu’Anya brandissait son épée. La deuxième tête tomba. Anya brûla le trou ensanglanté sans se préoccuper des deux petits serpents qui lui mordaient le bras. La créature poussa un dernier cri affreux avant de s’effondrer. Le cri résonna encore quelques secondes, puis cessa. Lucien et Anya restèrent muets de saisissement. Ils avaient réussi ! Anya se laissa tomber au sol, haletante, mais souriante. Lucien descendit lentement vers son corps pour le réintégrer… Mais ce fut comme si un bouclier lui en interdisait l’accès. Il fit une nouvelle tentative. Une autre. Encore une autre. Pourquoi ne pouvait-il réunir son corps et son esprit ? Tu es trop faible… La vérité s’imposa brutalement à lui. Il était faible, oui, mais il fallait bien qu’il revienne. S’il n’y parvenait pas… Il essaya de nouveau. Non, décidément, c’était impossible. Il resta là, à planer au-dessus de sa dépouille, impuissant. Il jeta un regard du côté d’Anya. Elle s’était relevée et vint s’agenouiller près de son corps. — Reviens, dit-elle en se tournant vers l’esprit. Je vais soigner tes blessures, ajouta-t-elle avec un sourire las. Il fit une nouvelle tentative… Il le fallait. Il voulait pouvoir caresser, au moins une dernière fois, cette femme qui lui avait apporté tant de bonheur. Mais rien à faire… — Lucien ! insista Anya avec une pointe d’angoisse dans la voix. Ce n’est pas drôle. Reviens. Je ne peux pas. Elle resta d’abord interdite. Puis elle secoua violemment la tête. Son visage exprimait la panique et l’incompréhension. — Bien sûr, que tu peux. Anya… C’était sans doute mieux comme ça. Il se rendait compte qu’il savait depuis plusieurs jours que l’aventure finirait ainsi, que c’était la seule solution. Maintenant qu’il était mort, Cronos n’avait plus de moyen de pression sur Anya. Elle ne serait pas tentée de lui donner la clé. Elle était libre. — N’abandonne pas, supplia-t-elle dans un sanglot. Essaye encore. Anya… — Tu ne vas pas mourir. Tu m’entends ? Elle contempla l’esprit avec des yeux remplis de larmes. — Tu ne vas pas mourir, reprit-elle d’une voix brisée. Je ne te laisserai pas mourir. William, aide-moi ! hurla-t-elle. Mais William avait perdu connaissance. Elle se mit à frapper frénétiquement la poitrine de Lucien, pour obliger son cœur à repartir. Anya, je t’en prie… Il était déchiré de la voir dans cet état. Il flotta jusqu’à elle et tenta de lui caresser les cheveux, mais sa main ne rencontra que l’air tiède. Je t’aime, dit-il. La Mort se mit soudain à gémir et à grogner de colère – plus violemment encore que l’Hydre quelques instants plus tôt –, et Lucien eut l’impression que tout son être brûlait d’un feu ardent. Lui aussi se mit à gémir. La douleur était insupportable. Il avait l’impression qu’on le déchirait en deux. Puis il comprit… L’homme et le démon se séparaient. — Lucien ? Que se passe-t-il ? s’écria Anya en cessant le massage cardiaque censé le ranimer. Ne t’inquiète pas… Je vais m’occuper de toi. Je vais donner à Cronos la clé qu’il me réclame. Ça va aller. Il voulut lui répondre, lui dire de rester loin de Cronos, mais les mots restèrent coincés. La Mort n’était plus désormais rattachée à lui qu’à un fil. Il allait mourir sans son démon. Comme Baden. — Je vais m’occuper de toi, répéta Anya. Puis elle disparut. Il n’eut même pas le temps de céder à la panique, elle revenait déjà sur le carré d’herbe où son corps était allongé. Ses yeux étaient comme deux bassins lumineux. — Il faut que tu m’expliques ce qui t’arrive, dit-elle. Laisse-moi t’aider. Luttant contre la douleur, il tenta de s’accrocher à la Mort et voulut tendre de nouveau le bras vers Anya. À présent, elle pleurait sans retenue. Un torrent de larmes dévalait ses joues, et il ne supportait pas de la voir ainsi. — Je t’aime, parvint-il à murmurer. — Cronos ! hurla-t-elle. — Non ! Il se courba en deux. La Mort s’en allait. Quelle ironie… Il avait passé une éternité à rêver qu’il se libérait de son démon, et voilà qu’il cherchait maintenant à le retenir. — Cronos ! Il ouvrit la bouche pour protester, mais cette fois, aucun son n’en sortit. Le fil qui le retenait à la Mort se brisa. Et ensuite, il n’y eut plus rien. Quand l’esprit de Lucien disparut, Anya se mit à vomir. Puis elle hurla de nouveau, pour appeler Cronos. — Je suis prête à négocier. Tu m’entends ? Je suis prête ! Comme toujours, un éclair bleu et aveuglant annonça l’apparition du roi des dieux. Elle battit des paupières et se hissa sur des jambes qui flageolaient. L’esprit de Lucien ne se manifestait plus. Plus du tout. Elle avait vu le squelette de la Mort se séparer de lui, en hurlant, et ensuite, ils avaient disparu tous les deux. Je vous en supplie, faites que ce ne soit pas trop tard… Elle ferma les yeux pour tenter de remonter le temps, mais sans résultat. Elle avait réussi une fois, déjà, ce tour de force, pour Ashlyn et Maddox. Pourquoi échouait-elle aujourd’hui ? Pourquoi ? — Je t’écoute, dit posément Cronos. Elle le sentit glisser vers elle, avec sa longue tunique blanche qui effleurait les hautes herbes. Elle leva vers lui des yeux aveuglés par les larmes. — La clé est à toi. Je te la donne si tu me jures de ramener Lucien à la vie et de nous laisser en paix tous les deux. — Je veux aussi la cage. Où l’as-tu cachée ? Elle lutta contre le sentiment d’urgence et de panique qui grandissait en elle, et secoua la tête. — La cage, je ne peux pas te la céder. Lucien en a besoin. Tu auras la clé. — Tu veux qu’il vive ou non ? — S’il meurt, tu n’auras jamais cette clé ! Sans cesser de sangloter, elle prit la tête de Lucien dans ses mains et la souleva pour déposer un baiser sur ses lèvres. — Je t’aime. Tout va s’arranger, tu vas voir… Il fallait qu’il revienne à la vie. Il le fallait impérativement. — Si tu continues à tergiverser, je ne pourrai plus le réveiller, reprit Cronos. Faible comme il était, ça ne va pas être facile de le lier de nouveau à son démon pour qu’il ouvre les yeux sur le monde. Elle eut une bouffée d’espoir… Ainsi, c’était possible : le roi des dieux avait le pouvoir d’accomplir ce prodige. — Je ne transigerai pas la dessus, dit-elle en jetant un regard mauvais à Cronos. La clé est pour toi, mais la cage revient à Lucien. Tu m’avais proposé un marché : Lucien ou la clé. Eh bien, à présent, j’accepte ce marché. Cela me semble juste. Il la fixa droit dans les yeux, d’un air furieux. Puis il parut réfléchir et, enfin, il acquiesça sans un mot, comme s’il avait senti la force de sa détermination. Mais sans doute aussi était-il satisfait de posséder la clé. — Entendu, dit-il. — Dans ce cas, nous sommes d’accord. Elle savait qu’elle jouait gros en faisant confiance à une entité qu’elle haïssait et qui la haïssait tout autant. — Si tu cherches ensuite à nous prendre la cage, tous les immortels sauront que tu ne tiens pas parole, poursuivit-elle. Les Seigneurs de l’ombre se retourneront contre toi et feront tout ce qu’ils pourront pour libérer les dieux grecs. Il y aura la guerre, quand tu aurais voulu la paix et l’adoration de tes sujets. Je sais que tu te crois plus fort que de simples guerriers immortels, mais n’oublie pas que tu as été vaincu une fois, et qu’on peut donc encore te vaincre. Cronos leva sans un mot son bras. Une seconde plus tard, ils se trouvaient dans la chambre de Lucien, à Budapest. Lucien était allongé sur son lit, sa poitrine s’élevait et descendait lentement. Il était nu. Ses blessures avaient disparu. Ses brûlures aussi. Elle pouvait sentir la présence du démon à l’intérieur de lui. Il ronronnait. Cronos était là aussi. Anya disparut aussitôt, pour se transporter sur une île, non loin d’Hawaï, là où se cachaient Dysnomia et Tartarus. Elle trouva Dysnomia debout près de la cage. — Je suis venue reprendre la cage, maman. Dysnomia sourit en reconnaissant Anya. — Je te ferai remarquer que tu viens tout juste de la déposer, ma chérie, dit-elle. — Je sais. Et je sais aussi que tu as peur que deux visites en une seule journée n’attirent l’attention des Titans. Mais ne t’inquiète pas, tu ne risques rien, Cronos est très occupé. Elle déposa un baiser sur sa joue. — Embrasse papa de ma part et dis-lui que je reviendrai bientôt. Promis. Puis elle attrapa la cage et retourna près de Lucien. Cronos n’avait pas bougé. Elle déposa la cage le plus loin possible du dieu. Il haussa un sourcil, mais s’abstint de commentaires. — J’ai rempli ma part du marché, dit-il. Elle comprit qu’il attendait qu’elle remplisse la sienne. Elle se transporta près de Lucien pour l’embrasser et alla ensuite s’enfermer dans la cage. — Je suis prête, dit-elle en s’agrippant aux barreaux. Le dieu eut l’air surpris. — Tu veux rester là-dedans ? Sans la clé, tu sais que tu ne pourras plus sortir, et que le premier qui entrera dans cette pièce aura le pouvoir de te soumettre à sa volonté. — Je sais. Elle avait longuement réfléchi à la question. Sans la clé, elle oublierait Lucien. En restant dans la cage, elle savait qu’elle ne le quitterait pas et qu’il finirait par regagner son cœur, parce qu’elle s’était donnée à lui et qu’il existait désormais entre eux un lien éternel. Il aurait tout son temps. — Je l’aime, dit-elle. Cronos se gratta le crâne. — C’est effarant. Surtout venant de quelqu’un comme toi. Elle préféra ne pas relever. L’amour qu’elle éprouvait pour Lucien était la plus belle chose qui lui soit arrivée et elle était prête à tout pour lui. — Allons-y, murmura-t-elle. Elle avala sa salive, poussa un long soupir, puis prononça la formule consacrée. — Moi, Anya, déesse de l’Anarchie, cède librement à Cronos, roi des dieux, la Clé qui ouvre tout. Je le fais de mon plein gré et sans réticence. Cronos laissa entendre un murmure satisfait, puis il allongea le bras – en se servant de son corps subtil, comme Lucien quand il s’emparait d’une âme. Elle sentit une brûlure au niveau du cœur. Une violente douleur quand il retira sa main. Une lumière ambrée brûlait maintenant dans la paume du dieu. Anya s’effondra sur le sol de la cage. Cronos ferma les yeux et posa cette lumière sur son cœur. Avant de s’évanouir, elle eut le temps de voir son sourire de triomphe. — Laisse-moi sortir de là ! Lucien ne s’était jamais senti aussi impuissant. Il ne savait plus que faire. Anya était enfermée depuis quatre jours dans la Cage de force. En dépit de leur lien, elle ne le reconnaissait pas. Ses souvenirs du passé s’arrêtaient juste avant le moment où elle avait reçu la clé de son père. Elle ne cessait de hurler. Elle voulait sortir. Mais s’il lui ouvrait, elle partirait et il la perdrait pour toujours. Elle était même capable de tenter de le tuer ; elle l’en menaçait d’ailleurs régulièrement. Et elle ne plaisantait pas. Leur lien existait toujours parce qu’il était capable de ressentir ce qu’elle ressentait. Elle aussi percevait ses émotions : elle lui demandait régulièrement pourquoi il était amoureux d’elle. Elle ne comprenait pas. Pour elle, ils étaient des étrangers, et il aurait dû la considérer avec dégoût et mépris. Sans doute éprouvait-elle du dégoût et du mépris pour lui. Il se mit à arpenter sa chambre comme un lion en cage. Anya avait donné à Cronos la Clé qui ouvre tout. Il lui en voulait. Il était tiraillé entre l’envie de lui administrer une fessée et celle de la serrer dans ses bras. Elle avait perdu la mémoire, comme elle l’avait prévu, mais elle n’avait rien perdu de ses forces. Sans doute grâce au lien qui les unissait. Autrefois, elle lui avait transmis son énergie, et il était heureux à présent de lui rendre la pareille. Si seulement elle avait pu se souvenir de lui… Il devait bien exister un moyen de faire ressurgir les images du passé… — Laisse-moi sortir d’ici ! hurla-t-elle de nouveau. Tu n’as pas le droit de me retenir prisonnière. Et comment as-tu fait pour me faire évader de Tartarus sans même que je m’en rende compte ? Il s’arrêta de marcher et la contempla, le cœur serré. — Anya, tu as créé entre nous un lien éternel…, murmura-t-il. — Salaud ! vociféra-t-elle en allongeant le bras pour le griffer au torse. Viens plus près, tu vas voir de quoi je suis capable ! Aias était plus fort que toi et je l’ai tué sans hésiter ! Désespéré, il se laissa tomber à terre, devant les barreaux. Quand il s’était réveillé dans son lit, avec la Mort qui ronronnait en lui, il avait été submergé de joie. Puis son regard était tombé sur Anya qui dormait dans la cage. Ensuite, elle s’était réveillée et elle l’avait regardé comme s’il était un étranger. Depuis, elle ne cessait de l’insulter. Elle le haïssait. Vraiment, tout allait de travers. Du côté des Seigneurs de l’ombre, ce n’était pas brillant non plus. Paris était rentré de Grèce complètement brisé. Il refusait de raconter ce qui lui était arrivé, et tout le monde se posait des questions. Il n’allait pas tarder à rejoindre Gideon aux États-Unis, comme prévu, mais Lucien se sentait terriblement coupable d’avoir dit qu’il ne fallait pas s’inquiéter de sa disparition. À en juger par son regard hanté, il s’était passé quelque chose de grave. Aeron et Reyes se trouvaient aussi aux États-Unis, mais personne n’avait de leurs nouvelles. Du coup, on ne savait pas non plus si Danika s’en était sortie. Lucien soupira. Le reste de leur groupe cherchait toujours les autres parties de l’Hydre. Pour l’instant, ils n’avaient pas eu beaucoup de chance. Il aurait dû les rejoindre pour les aider dans leur quête. Ou au moins aider Paris à se remettre. Ils s’étaient toujours soutenus mutuellement. Mais aujourd’hui, il devait rester près d’Anya. Elle était toute sa vie. Même s’il ne parvenait pas à l’aider. Elle ne se souvenait pas non plus de Maddox et d’Ashlyn, qui pourtant lui rendaient chaque jour visite pour la remercier de les avoir sauvés et réunis. Elle les écoutait. Elle se calmait un peu. Mais elle ne voyait pas à quoi ils faisaient allusion. Il lui avait apporté les sucettes qu’elle aimait tant, celles à la fraise, en espérant que cela stimulerait sa mémoire, mais en vain. Que pouvait-il faire d’autre ? — Je t’aime, lui dit-il. — Et moi je te hais ! rétorqua-t-elle en secouant rageusement les barreaux. Laisse-moi partir ! Il posa sa tête dans ses mains. — Tu ne te souviendras jamais de moi, n’est-ce pas ? gémit-il. Quoi que je fasse… — Va te faire voir ! cria-t-elle en lui assénant un coup sur la tête à travers les barreaux. Je ne serai pas ton esclave. Tu m’entends ? Je ne suis l’esclave de personne ! Il se résigna. Le cœur lourd, il se leva et ouvrit la porte de la cage. Elle resta d’abord interdite, n’osant y croire. — Pourquoi me libères-tu ? demanda-t-elle. Et pourquoi es-tu si abattu ? — Je ne supporte plus de te voir enfermée, murmura-t-il. Et ça me crève le cœur de te laisser partir. — Mais pourquoi ? Elle n’attendit pas sa réponse et sortit de la cage en l’évitant. Puis, soudain, elle se tourna vers lui et le fixa d’un air méfiant. — Qu’est-ce qui m’arrive ? Pourquoi suis-je triste à l’idée de te quitter ? Des larmes coulèrent sur les joues de Lucien, qu’il essuya du revers de la main. Il entrevoyait enfin une lueur d’espoir. — Je suis ton compagnon, dit-il. — Je n’ai pas de compagnon, ricana-t-elle. Elle avança vers lui, avec un regard furibond, et ramassa un poignard qu’il avait posé sur la table de nuit. — Tu vas payer pour m’avoir retenue prisonnière, dit-elle. En la revoyant ainsi, un souvenir lui revint. Il la revit, debout devant lui, comme aujourd’hui, en train de lui expliquer que celui qui se trouvait à l’intérieur de la cage était contraint d’obéir à son propriétaire. « Même si celui-ci t’ordonne de te tuer ? avait-il demandé. » « Oui, avait-elle répondu. » Une solution lui apparut. Elle était simple. Si simple… Elle se jeta sur lui, mais il l’esquiva, lui arracha son poignard, la saisit par le poignet pour l’entraîner avec lui dans la cage, puis se dématérialisa pour en sortir. Elle se mit à hurler quand il ferma la porte. — Je vais te tuer, tu m’entends ? Tu es un sadique ! Son regard tomba sur le papillon tatoué sur son épaule qui s’était mis à émettre une lumière noire et rouge. Elle battit des paupières. Elle paraissait subjuguée. — Il est beau, dit-elle. Il se demanda si ce papillon qu’elle avait tant aimé lui rappelait quelque chose, et eut de nouveau une bouffée d’espoir. — Assieds-toi, Anya, dit-il. Elle se laissa tomber et le fixa, de nouveau avec un regard de reproche. Mais elle avait obéi. Ça marchait… Il fallait donner des ordres. Elle ouvrit la bouche pour protester, mais il ne lui en laissa pas le temps. — Tais-toi, Anya, reprit-il. Cette fois, il eut droit à un regard noir. S’il échouait… — Souviens-toi, Anya. Souviens-toi du temps que nous avons passé ensemble. Je t’ordonne de te souvenir. Elle ferma les yeux et poussa un petit cri étouffé. Puis elle fit la grimace, comme si elle avait mal, et tomba en arrière avant de se recroqueviller en se tenant les tempes. — Anya ! s’écria-t-il, affolé. Comme elle ne bougeait plus, il ouvrit la porte et entra dans la cage pour s’agenouiller près d’elle. Un long moment s’écoula, durant lequel elle ne cessa de geindre, de gémir et de jurer, tout en claquant des dents. Il la tint contre lui, en lui murmurant des mots doux. Il s’en voulait terriblement. Que lui ai-je fait ? Cette femme avait tout abandonné pour lui, et il la maltraitait. Enfin, elle se calma. Elle était en sueur. Des cernes mauves s’étaient creusés en demi-lune sous ses yeux. — Je suis désolé, mon cœur. Je vais te laisser partir, puisqu’il le faut. Mais je ne t’oublierai pas. Nous sommes liés pour toujours. Je te suivrai, je chercherai à te séduire. Attends-toi à me voir souvent. Je t’aime trop pour te rayer de ma vie. — Moi non plus je n’ai pas l’intention de te rayer de ma vie. Tu m’appartiens. Je t’aime, ma rose. Ses cils noirs se soulevèrent. Ses yeux luisaient d’amour. — Je suis si heureuse que tu sois vivant ! dit-elle. Il la serra contre lui en tremblant, fou de bonheur. — Anya, ma douce Anya… — Je t’aime tant, murmura-t-elle. Il enfouit son visage dans le creux de son cou et inspira avec délices son odeur de fraise. — Que les dieux soient loués, Anya ! Chaque fois que tu me regardais comme un étranger, je recevais un coup de poignard dans le cœur. Elle glissa ses mains dans ses cheveux et couvrit ses joues de baisers, en le mordillant un peu au passage. — Je t’ai cru mort, gémit-elle. — Tu as donné ta clé pour moi, dit-il sur un ton de reproche. — Oui, parce que tu comptes plus que tout. Il la serra un peu plus fort et se transporta sur le lit avec elle. Un jour, sûrement, il trouverait le moyen de lui rendre ses pouvoirs. Peut-être en la mettant dans la cage, et en l’obligeant à les mobiliser. Et si ça ne suffisait pas… — Je vais passer l’éternité à me faire pardonner, promit-il. Elle sourit et enserra sa taille avec ses jambes. — Je n’en attendais pas moins. À présent, mets-moi un peu au courant. Que s’est-il passé de nouveau depuis que j’ai cédé cette clé ? Il ne put s’empêcher de sourire. Jamais il n’avait été aussi heureux. Il lui raconta ce qu’il savait au sujet de ses compagnons. — William a réussi à rentrer chez lui et il est guéri de sa blessure au ventre. Il est venu à Budapest pour réclamer son livre. Je ne l’ai pas autorisé à pénétrer dans le château, mais il me téléphone tous les jours. Elle plissa les yeux. — Je vais le lui donner, son livre. Plus tard… Il se pourrait qu’entre-temps j’abîme quelques pages, mais c’est la vie, que veux-tu… — Il s’est excusé et son repentir m’a paru sincère. Et puis il ne partira pas sans son livre, et j’ai hâte qu’il s’en aille. Accepte au moins de le rencontrer. — Plus tard, je t’ai dit. Pour l’instant, tu vas me faire l’amour. Il la déshabilla lentement, en profitant sans retenue du spectacle de ses courbes et de sa peau crémeuse. — Tu vas m’épouser, n’est-ce pas ? demanda-t-il. — Oh oui ! — Très bien. Je sais déjà où nous passerons notre lune de miel. — Tu penses à ce paradis où tu as failli mourir ? demanda-t-elle tout le débarrassant de ses vêtements avec des mains fébriles. — Le paradis… Il glissa deux doigts en elle. — … c’est ici. Elle gémit et se cambra. — Où, alors ? — Il reste trois objets de pouvoir à trouver. En ce moment, mes compagnons les cherchent sans relâche. Sauf, Reyes, qui est parti au secours de Danika. Tout en parlant, il avait commencé à aller et venir avec ses doigts. — Tu es prête pour une nouvelle chasse au trésor ? — Je suis toujours prête. Elle le fit rouler sur le dos et s’empala sur lui. Ils gémirent ensemble. — Mais en ce qui concerne les trésors, j’ai déjà trouvé le mien. Et puisque tu me parles des objets… Qu’as-tu l’intention de faire de cette cage ? — Je vais m’en servir. Il faudrait que tu retournes à l’intérieur. J’ai quelques trucs à essayer avec toi. — Hmm… L’idée est séduisante. On pourrait aussi l’utiliser pour aider mon père à retrouver la mémoire. Ma mère et lui méritent d’être enfin heureux, après tout ce qu’ils ont traversé. — Tu as raison. — Assez parlé, maintenant… Je croyais que tu avais des projets urgents me concernant… Il en avait. Et il les mit aussitôt à exécution. Fin du tome 2 Table des Matières Prologue 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23