Contes Arabes Traduits par Antoine Galland Les Mille Et Une Nuits Il y a des noms qui, sans être accompagnés de grands titres à la célébrité, ne sont jamais prononcés toutefois sans réveiller des souvenirs honorables et doux. Tel est celui du savant laborieux qui a consacré une vie longue et studieuse, mais modeste et cachée, à l’investigation de certaines connaissances peu communes et mal appréciées de son temps, dans la seule vue d’en retirer quelques avantages pour l’utilité ou pour le plaisir des autres. Tel est celui du respectable Antoine Galland, auquel nous devons une excellente traduction des Contes ingénieux de l’Orient et dont les infatigables travaux seraient à peine connus de la société, s’il n’avait eu l’heureuse idée d’attacher une partie de sa réputation comme littérateur et comme savant à ces riantes merveilles de l’imagination qu’on appelle les Mille et une Nuits. Antoine Galland, dit M. de Boze, qui avait pu le connaître longtemps, qui parlait de lui devant une illustre assemblée, entièrement composée de ses émules et de ses amis, qui en parlait moins de deux mois après sa mort, et dont les notions puisées par conséquent aux sources les plus authentiques ont dû nous diriger partout dans ce récit, Antoine Galland naquit en 1646 dans un petit bourg de Picardie, nommé Rollo, à deux lieues de Montdidier et à six lieues de Noyon. Son nom est un de ceux qu’il faut rattacher à la longue liste des écrivains vraiment dignes de reconnaissance et d’admiration dont la courageuse patience a vaincu la mauvaise fortune et qui ont été les seuls artisans de leur talent et de leur renommée. Sa mère, réduite à vivre péniblement du travail de ses mains, ne parvint pas sans de grands efforts et de grandes difficultés à le faire entrer au collège de Noyon, où les frais de son éducation furent partagés par le principal et un chanoine de la cathédrale. Nous doutons que les mêmes ressources se présentassent souvent dans les institutions mécaniques et impassibles qu’on a depuis quelque temps substituées au système de cette éducation paternelle, et s’il est vrai qu’on y ait trouvé quelque avantage sous le rapport du mode d’enseignement, elles laisseront du moins regretter de hautes beautés morales et d’admirables exemples de charité. Galland n’avait pas atteint sa quatorzième année quand la mort frappa ses deux protecteurs à la fois. Ces vénérables prêtres ne lui laissèrent pour héritage qu’un peu de latin, de grec et d’hébreu, connaissances qui n’étaient cependant pas tout à fait sans prix dans ce temps-là, quoiqu’elles fussent infiniment plus répandues qu’aujourd’hui. A l’époque où nous vivons, elles ne représenteraient pas dans l’intérêt de l’homme qui s’y est livré, sans fortune et sans protection d’ailleurs, les premiers éléments d’un art mécanique, et dans tous les temps possibles, elles ne me paraissent guère plus capables de contribuer à son bonheur. Mais le besoin de savoir et d’employer utilement ce qu’il savait ne permettait plus à Galland de s’accoutumer aux travaux grossiers des derniers artisans. Un an de rigoureux apprentissage fut tout ce que son dévouement à sa mère put le contraindre à subir d’un genre de vie si nouveau pour lui. Je regrette que la délicatesse des bienséances académiques ait interdit à M. de Boze l’indication même détournée du métier que le docte Galland avait exercé dans son enfance. De telles particularités ennoblissent encore à mes yeux une noble carrière, et je ne voudrais pas ignorer que Plaute a été meunier, Shakespeare, valet d’un maquignon, l’auteur d’Émile, garçon horloger, et que le vaste génie de ce Linné qui a embrassé, compris et décrit toute la nature, s’est développé à la vue des modestes pots de fleurs qui prêtaient leur ornement favori à la boutique d’un pauvre cordonnier. Quoi qu’il en soit, Galland, fatigué d’un état servile sans émulation et sans gloire, prit le chemin de Paris, rendez-vous de toutes les espérances de la province, muni seulement de l’adresse d’une vieille parente qui y était en condition, et de celle d’un bon ecclésiastique qu’il avait vu quelquefois chez con chanoine de Nyon ; car l’amitié d’un honnête homme est un bienfait qui survit même à sa vie et qui protège longtemps encore ceux qui en ont été honorés. On ne conseillerait maintenant à personne, et beaucoup moins à un savant qu’à tout autre, de se présenter à Paris avec de semblables garanties ; mais le traducteur des Mille et une Nuits était destiné à se familiariser de bonne heure avec les choses merveilleuses, et on conçoit le charme qu’il a dû trouver dès le premier abord dans la lecture des Contes orientaux dont les péripéties brillantes ne faisaient que lui rappeler d’une manière un peu hyperbolique les alternatives de sa propre histoire. Dès son arrivée, tout lui réussit fort au-delà de ses espérances, jusqu’aux événements que le vulgaire appelle des malheurs. Accueilli par le sous-principal du collège du Plessis, et bientôt après par un savant docteur de Sorbonne nommé Petit-Pied, il dut à leur appui les plus précieux avantages qu’il fût venu chercher dans la capitale des sciences et des lettres, celui de recevoir des leçons au Collège-Royal, de former la connaissance d’hommes studieux et bienveillants, et surtout de faire le catalogue des manuscrits orientaux de la bibliothèque de Sorbonne, occupation fort stérile sans doute au jugement des gens du monde, mais dont l’utilité sera bien appréciée par tous les esprits sages et laborieux qui ont eu le bonheur de perfectionner des études ébauchées en vérifiant des titres et en collationnant des copies. L’expérience seule peut faire comprendre combien la patiente fatigue du débrouilleur de chartes et du compilateur de notices fournit de facilité aux méthodes et de richesses à l’instruction. De la Sorbonne, Galland passa au collège Mazarin, où un professeur systématique nommé M. Godouin avait établi ce mode sauvage d’enseignement, informe tradition des temps de barbarie, que l’Angleterre nous a renvoyée depuis peu et que l’ignorance regarde comme une nouveauté. Malgré la protection des hommes puissants de l’époque, et particulièrement du duc de la Meilleraye, cette institution si favorable à un gouvernement absolu tomba sous le poids du discrédit du public, et Galland ne la retrouva que chez ces tribus disgraciées de l’Inde, que le despotisme a privées des premiers bienfaits de la civilisation. M. de Nointel, ambassadeur à Constantinople, l’avait conduit dans le Levant avec le dessein, ou plutôt le sous-prétexte officieux de tirer des églises grecques des attestations en forme sur les articles de leur foi, qui faisaient alors un grand sujet de dispute entre M. Arnaud et le ministre Claude. Il est difficile de déterminer jusqu’à quel point un jeune étudiant était propre à la discussion de ces controverses ; mais il est évident que l’ambassadeur qui choisissait un secrétaire, un émule, un ami, dans un âge si tendre et dans une condition si obscure, était digne de son siècle et digne de son roi ; et quand, de la part de M. de Nointel, ce n’eût été qu’une simple combinaison, ce serait encore une combinaison fort bien entendue. Le nom de Galland est aujourd’hui plus connu que le sien, mais il le rappelle d’une manière honorable pour tous les deux. M. de Nointel ayant renouvelé avec la Porte des capitulations de commerce qui entraient probablement pour beaucoup plus dans l’objet de son voyage que la polémique des deux églises, prit cette occasion d’aller visiter les Échelles du Levant, d’où il passa à Jérusalem et parcourut la Terre-Sainte. Galland, qui l’accompagnait dans ces importantes excursions, en profitait, en homme habile, pour apprendre, connaître et recueillir. C’est à ses soins que nos collections nationales sont redevables d’une foule d’utiles curiosités, et ses dessins contribuèrent à l’enrichissement de la Paléographie de Montfaucon, la communication de quelques-uns de ces petits trésors, douces et faciles conquêtes de la science dans un pays alors beaucoup moins exploré qu’aujourd’hui, le mit en rapport avec les curieux et les savants les plus distingués de Paris. Leurs conseils le déterminèrent à un second voyage qui ne fut pas inutile au Cabinet du Roi, où l’on conserve encore beaucoup de médaillons précieux, tribut désintéressé de zèle et de patriotisme, qui ne resta toutefois pas sans récompense. C’était l’usage, en ce temps-là, d’honorer les lumières, même dans un homme simple et pauvre, et de reconnaître le dévouement, même dans un serviteur inutile. Ainsi, lors d’un troisième voyage fait en 1679, aux dépens le la Compagnie des Indes orientales, dans le seul dessein de chercher et d’acquérir des objets propres à l’ornement du Cabinet et de la Bibliothèque de Colbert, Galland aurait éprouvé, aux changements survenus dans cette compagnie, les désagréments ordinairement attachés à cette espèce de vicissitude, si un ministère éclairé ne l’avait pas suivi d’une juste bienveillance, et si une rétribution inattendue de ses travaux n’était pas venue le chercher pour ainsi dire au fond de son avant exil. Galland se croyait abandonné et perdu, quand il reçut, je ne sais en quelle partie de l’Orient, le brevet et les honoraires anticipés de premier Antiquaire du Roi : Louis XIV régnait. A ce dernier voyage se rapporte un des épisodes les plus remarquables de cette vie, d’ailleurs si calme et si sagement occupée, que l’on ne concevrait pas facilement qu’elle eût été exposée à d’autres agitations, à d’autres dangers que eux qui menacent l’homme physique dans les catastrophes inévitables de la nature. Notre voyageur était près de s’embarquer à Smyrne, à l’époque d’un des plus affreux tremblements de terre qui aient jamais désolé ces belles contrées. Plus de quinze mille habitants furent ensevelis sous les ruines ou dévorés par les flammes, car le désastre commença vers une heure de la journée où il y a du feu dans toutes les maisons, et on comprend combien cette circonstance dut en augmenter l’horreur. L’auteur de l’Éloge de Galland remarque assez ingénieusement à cette occasion que son héros fut préservé du feu par un privilège ordinaire aux cuisines des philosophes ce n’est peut-être pas le seul avantage que le talent et la vertu aient retiré de la pauvreté. Quant aux décombres de la maison, ils se dispersèrent tellement dans leur chute, qu’ils enveloppèrent Galland sans le blesser et qu’ils laissèrent entre eux un intervalle suffisant pour que le jeu de sa respiration ne fût pas interrompu jusqu’au moment où l’on parvint à le retrouver sous les débris, plus de vingt-quatre heures après. Je ne serais pas éloigné de croire que la Reine des Fées prêtait alors quelque secours à l’écrivain naturel et sensible qui devait apporter dans notre Occident les brillantes traditions de son empire et l’histoire des prestiges de son peuple de lutins et de génies. Depuis l’époque de son retour jusqu’à sa mort, il ne paraît pas que sa vie ait offert aucun autre incident digne de remarque. On le voit partager les travaux de M. Thévenot, garde de la Bibliothèque du Roi, prêter son concours à la rédaction de la Bibliothèque orientale de d’Herbelot, recevoir une douce hospitalité littéraire de l’amitié du sage Bignon et suivre M. Foucault dans son intendance de Normandie, après la mort de son dernier protecteur. L’existence du savant modeste et de l’homme de bien dans les temps ordinaires ne se distingue guère que par la succession de ses ouvrages et le nom de ses amis. Heureux l’écrivain vraiment favorisé par la fortune qui ne laissera point d’autres souvenirs à l’histoire ! Aussi, à part une anecdote qui traîne dans tous les recueils et qui ne fait pas assez d’honneur à la politesse de la jeunesse française pour qu’on aime à la répéter, on croirait que l’interprète ingénu de Schéhérazade a passé à dormir, comme son héroïne, tout le temps de sa vie pendant lequel il n’a pas fait quelques-uns de ces beaux contes qu’il contait si bien. Cependant, indépendamment de la part considérable qu’il a prise, comme je le disais tout à l’heure, à cet inappréciable trésor d’érudition orientale qui porte le nom de d’Herbelot et qui ne le cède en rien, selon moi, à toutes les richesses qu’Ali Baba trouva dans la caverne des 40 voleurs, on lui doit une grande partie du Menagiana, un traité curieux sur l’Origine du café, plusieurs Lettres sur différentes médailles du Bas-Empire, une foule de mémoires et de dissertations insérés dans les recueils de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dont ils ne composent pas un des moindres ornements ; beaucoup de manuscrits enfin qu’un siècle spéculateur n’aurait pas laissés inédits et qui apprendraient peut-être encore quelque chose au nôtre. Mais, de toutes ces productions, il n’en est aucune dont le mérite ait été plus universellement reconnu que les Contes orientaux. Ils produisirent, dès le moment de leur publication, cet effet qui assure aux productions de l’esprit une vogue populaire. Quoiqu’ils appartinssent à une littérature peu connue en France, et que le genre de composition admît ou plutôt exigeât des détails de mœurs, de caractères, de costumes et de localités entièrement étrangers à toutes les idées établies dans nos contes et dans nos romans, on fut étonné du charme qui résultait de leur lecture. C’est que la vérité des sentiments, la nouveauté des tableaux, une imagination féconde en prodiges, un coloris plein de chaleur, l’attrait d’une sensibilité sans prétention, le sel d’un comique sans caricature, c’est que l’esprit et le naturel enfin plaisent partout et plaisent à tout le monde. La Harpe, qu’on n’accusera certainement pas d’avoir été la dupe de son exaltation en matière de critique, et dont l’enthousiasme, difficile à exciter, forme un assez beau témoignage en faveur d’un livre, relisait celui-ci tous les ans, et ne le relisait jamais sans prendre un plaisir nouveau. Le plus grand nombre des lecteurs pensent comme La Harpe, et quel est l’homme qui n’a pas besoin de se délasser quelquefois des ennuis de la vie positive dans les illusions délicieuses d’une vie imaginaire ? La traduction de Galland est, dans ce genre de littérature, un ouvrage pour ainsi dire classique ; et si elle a subi quelques reproches de la part de certains orientalistes superstitieusement fidèles aux textes originaux, c’est qu’ils ont eu plus d’égard aux intérêts de cette érudition exotique qu’à l’esprit de notre langue et aux besoins de notre littérature nationale. Ce n’était pas résoudre la question c’était la déplacer. Nous sommes persuadés qu’on devrait savoir gré au contraire à l’intelligence et au goût du traducteur d’avoir élagué de ces charmantes compositions les figures outrées, les détails fastidieux, les répétitions parasites, qui ne pourraient qu’en affaiblir l’intérêt dans une langue brillante, mais exacte, qui veut concilier partout l’agrément et la précision. Il nous semble même, en dernière analyse, qu’on n’a pas rendu assez de justice au style de Galland. Abondant sans être prolixe, naturel et familier, sans être ni lâche ni trivial, il ne manque jamais de cette élégance qui résulte de la facilité, et qui présente je ne sais quel mélange de la naïveté de Perrault et de la bonhomie de La Fontaine. Galland mourut le 17 février 1715, à l’âge de 69 ans, d’un redoublement d’asthme, auquel se joignit sur la fin une fluxion de poitrine. Quoique attendu depuis longtemps, cet événement fut un sujet d’amers regrets pour tous ceux qui l’avaient connu, et son effet ne se borna point à la petite enceinte du Collège-Royal et de l’Académie. La médiocrité de la fortune de Galland n’était pas telle qu’il ne pût faire un eu de bien autour de lui, et son convoi fut suivi par un grand nombre de pauvres qu’il avait secrètement soulagés et d’enfants auxquels il avait enseigné gratuitement les éléments de la grammaire, en épiant sans doute avec une sollicitude pleine de charme leurs dispositions naissantes. Pouvait-il observer les développements d’un jeune esprit altéré d’instruction, sans se rappeler ses propres études au collège de Noyon et le souvenir du bon chanoine dont les leçons lui avaient légué les douceurs de l’aisance et d’une vie honorée ? Celle de Galland respire partout une fleur de probité qui décore ses moindres actions. J’en citerai, d’après M. de Boze, une particularité d’ailleurs peu connue, soit qu’on ne la trouve qu’à la source que je viens d’indiquer, soit que les biographes aient jugé qu’elle était d’un mérite trop vulgaire en ce siècle pour valoir la peine d’être recueillie. Homme vrai jusque dans les plus petits détails, il poussait la droiture à un tel degré de sévérité, qu’en rendant compte à ses commettants de la Compagnie ou à ses associés de Paris des dépenses qu’il avait faites dans le Levant, il portait seulement deux ou trois sous, et quelquefois rien, pour les journées qui, par des conjonctures favorables, mais bien plus souvent par des abstinences forcées, ne lui avaient pas coûté davantage. Il inscrivait ses privations et ses souffrances dans la colonne des économies. Le testament de Galland offrit une circonstance fort singulière : Sa mère était morte depuis bien des années ; il ne connaissait point de parents, et ses collections étaient dignes des cabinets les plus précieux. Ce pauvre manœuvre, qui était venu à pied de Noyon à Paris pour y implorer la protection d’une servante, laissa trois légataires en mourant : la Bibliothèque, l’Académie et le Roi. Charles Nodier. Retour à la Table des Matières Les Mille et Une Nuits Retour à la Table des Matières Les chroniques des Sassaniens, anciens rois de Perse, qui avaient étendu leur empire dans les Indes, dans les grandes et petites îles qui en dépendent, et bien loin au-delà du Gange jusqu’à la Chine, rapportent qu’il y avait autrefois un roi de cette puissante maison qui était le plus excellent prince de son temps. Il se faisait autant aimer de ses sujets, par sa sagesse et sa prudence, qu’il s’était rendu redoutable à ses voisins par le bruit de sa valeur et par la réputation de ses troupes belliqueuses et bien disciplinées. Il avait deux fils : l’aîné, appelé Schahriar, digne héritier de son père, en possédait toutes les vertus ; et le cadet, nommé Schahzenan, n’avait pas moins de mérite que son frère. Après un règne aussi long que glorieux, ce roi mourut, et Schahriar monta sur le trône. Schahzenan, exclu de tout partage par les lois de l’empire, et obligé de vivre comme un particulier, au lieu de souffrir impatiemment le bonheur de son aîné, mit toute son attention à lui plaire. Il eut peu de peine à y réussir. Schahriar, qui avait naturellement de l’inclination pour ce prince, fut charmé de sa complaisance ; et, par un excès d’amitié, voulant partager avec lui ses Etats, il lui donna le royaume de la Grande-Tartarie. Schahzenan en alla bientôt prendre possession, et il établit son séjour à Samarcande, qui en était la capitale. Il y avait déjà dix ans que ces deux rois étaient séparés, lorsque Schahriar, souhaitant passionnément de revoir son frère, résolut de lui envoyer un ambassadeur pour l’inviter à le venir voir. Il choisit pour cette ambassade son premier vizir, qui partit avec une suite conforme à sa dignité, et fit toute la diligence possible. Quand il fut près de Samarcande, Schahzenan, averti de son arrivée, alla au-devant de lui avec les principaux seigneurs de sa cour, qui, pour faire plus d’honneur au ministre du sultan, s’étaient tous habillés magnifiquement. Le roi de Tartarie le reçut avec de grandes démonstrations de joie, et lui demanda d’abord des nouvelles du sultan son frère. Le vizir satisfit sa curiosité, après quoi il exposa le sujet de son ambassade. Schahzenan en fut touché. « Sage vizir, dit-il, le sultan mon frère me fait trop d’honneur, et il ne pouvait rien me proposer qui me fût plus agréable. S’il souhaite de me voir, je suis pressé de la même envie. Le temps, qui n’a point diminué son amitié, n’a point affaibli la mienne. Mon royaume est tranquille, et je ne veux que dix jours pour me mettre en état de partir avec vous. Ainsi il n’est pas nécessaire que vous entriez dans la ville pour si peu de temps. Je vous prie de vous arrêter en cet endroit et d’y faire dresser vos tentes. Je vais ordonner qu’on vous apporte des rafraîchissements en abondance pour vous et pour toutes les personnes de votre suite. Cela fut exécuté sur-le-champ ; le roi fut à peine rentré dans Samarcande, que le vizir vit arriver une prodigieuse quantité de toutes sortes de provisions, accompagnées de régals et de présents d’un très grand prix. Cependant Schahzenan, se disposant à partir, régla les affaires les plus pressantes, établit un conseil pour gouverner son royaume pendant son absence, et mit à la tête de ce conseil un ministre dont la sagesse lui était connue et en qui il avait une entière confiance. Au bout de dix jours, ses équipages étant prêts, il dit adieu à la reine sa femme, sortit sur le soir de Samarcande, et, suivi des officiers qui devaient être du voyage, il se rendit au pavillon royal qu’il avait fait dresser auprès des tentes du vizir. Il s’entretint avec cet ambassadeur jusqu’à minuit. Alors, voulant encore une fois embrasser la reine, qu’il aimait beaucoup, il retourna seul dans son palais. Il alla droit à l’appartement de cette princesse, qui, ne s’attendant pas à le revoir, avait reçu dans son lit un des derniers officiers de sa maison. Il y avait déjà longtemps qu’ils étaient couchés, et ils dormaient tous deux d’un profond sommeil. Le roi entra sans bruit, se faisant un plaisir de surprendre par son retour une épouse dont il se croyait tendrement aimé. Mais quelle fut sa surprise, lorsqu’à la clarté des flambeaux, qui ne s’éteignaient jamais la nuit dans les appartements des princes et des princesses, il aperçut un homme dans ses bras Il demeura immobile durant quelques moments, ne sachant s’il devait croire ce qu’il voyait. Mais, n’en pouvant douter : « Quoi ! dit-il en lui-même, je suis à peine hors de mon palais, je suis encore sous les murs de Samarcande, et l’on m’ose outrager ! Ah ! perfide ! votre crime ne sera pas impuni. Comme roi, je dois punir les forfaits qui se commettent dans mes États ; comme époux offensé, il faut que je vous immole à mon juste ressentiment. » Enfin ce malheureux prince, cédant à son premier transport, tira sabre, s’approcha du lit, et d’un seul coup fit passer les coupables du sommeil à la mort. Ensuite les prenant l’un après l’autre, il les jeta par une fenêtre dans le fossé dont le palais était environné. S’étant vengé de cette sorte, il sortit de la ville comme il y était venu, et se retira sous son pavillon. Il n’y fut pas plus tôt arrivé, que sans parler à personne de ce qu’il venait de faire, il ordonna de plier les tentes et de partir. Tout fut bientôt prêt, et il n’était pas jour encore, qu’on se mit en marche au son des timbales et de plusieurs autres instruments qui inspiraient de la joie à tout le monde, hormis au roi. Ce prince, toujours occupé de l’infidélité de la reine, était la proie d’une affreuse mélancolie qui ne le quitta point pendant tout le voyage. Lorsqu’il fut près de la capitale des Indes, il vit venir au-devant de lui le sultan {1} Schahriar avec toute sa cour ! Quelle joie pour ces princes de se revoir ! Ils mirent tous deux pied à terre pour s’embrasser ; et après s’être donné mille marques de tendresse, ils remontèrent à cheval, et entrèrent dans la ville aux acclamations d’une foule innombrable de peuple. Le sultan conduisit le roi son frère jusqu’au palais qu’il lui avait fait préparer. Ce palais communiquait au sien par un même jardin ; il était d’autant plus magnifique, qu’il était consacré aux fêtes et aux divertissements de la cour ; et on en avait encore augmenté la magnificence par de nouveaux ameublements. Schahriar quitta d’abord le roi de Tartarie, pour lui donner le temps d’entrer au bain et de changer d’habits ; mais dès qu’il sut qu’il en était sorti, il vint le retrouver. Ils s’assirent sur un sofa, et comme les courtisans se tenaient éloignés par respect, ces deux princes commencèrent à s’entretenir de tout ce que deux frères, encore plus unis par l’amitié que par le sang, ont à se dire après une longue absence. L’heure du souper étant venue, ils mangèrent ensemble ; et après le repas, ils reprirent leur entretien, qui dura jusqu’à ce que Schahriar, s’apercevant que la nuit était fort avancée, se retira pour laisser reposer son frère. L’infortuné Schahzenan se coucha ; mais si la présence du sultan son frère avait été capable de suspendre pour quelque temps ses chagrins, ils se réveillèrent alors avec violence. Au lieu de goûter le repos dont il avait besoin, il ne fit que rappeler dans sa mémoire les plus cruelles réflexions. Toutes les circonstances de l’infidélité de la reine se représentaient si vivement à son imagination, qu’il en était hors de lui-même. Enfin, ne pouvant dormir, il se leva ; et se livrant tout entier à des pensées si affligeantes, il parut sur son visage une impression de tristesse que le sultan ne manqua pas de remarquer. « Qu’a donc le sultan de Tartarie ? disait-il. Qui peut causer ce chagrin que je lui vois ? Aurait-il sujet de se plaindre de la réception que je lui ai faite ? Non : je l’ai reçu comme un frère que j’aime, et je n’ai rien là-dessus à me reprocher. Peut-être se voit-il à regret éloigné de ses États ou de la reine sa femme. Ah ! si c’est cela qui l’afflige, il faut que je lui fasse incessamment les présents que je lui destine, afin qu’il puisse partir quand il lui plaira, pour s’en retourner à Samarcande. » Effectivement, dès le lendemain il lui envoya une partie de ces présents, qui étaient composés de tout ce que les Indes produisent de plus rare, de plus riche et de plus singulier. Il ne laissait pas néanmoins d’essayer de le divertir tous les jours par de nouveaux plaisirs ; mais les fêtes les plus agréables, au lieu de le réjouir, ne faisaient qu’irriter ses chagrins. Un jour Schahriar ayant ordonné une grande chasse à deux journées de sa capitale, dans un pays où il y avait particulièrement beaucoup de cerfs, Schahzenan le pria de le dispenser de l’accompagner, en lui disant que l’état de sa santé ne lui permettait pas d’être de la partie. Le sultan ne voulut pas le contraindre, le laissa en liberté, et partit avec toute sa cour pour aller prendre ce divertissement. Après son départ, le roi de la Grande-Tartarie, se voyant seul, s’enferma dans son appartement. Il s’assit à une fenêtre qui avait vue sur le jardin. Ce beau lieu et le ramage d’une infinité d’oiseaux qui y faisaient leur retraite, lui auraient donné du plaisir, s’il eût été capable d’en ressentir; mais toujours déchiré par le souvenir funeste de l’action infâme de la reine, il arrêtait moins souvent ses yeux sur le jardin, qu’il ne les levait au ciel pour se plaindre de son malheureux sort. Néanmoins, quelque occupé qu’il fût de ses ennuis, il ne laissa pas d’apercevoir un objet qui attira toute son attention. Une porte secrète du palais du sultan s’ouvrit tout à coup, et il en sortit vingt femmes, au milieu desquelles marchait la sultane {2} d’un air qui la faisait aisément distinguer. Cette princesse, croyant que le roi de la Grande-Tartarie était aussi a la chasse, s’avança avec fermeté jusque sous les fenêtres de l’appartement de ce prince, qui, voulant par curiosité l’observer, se plaça de manière qu’il pouvait tout voir sans être vu. Il remarqua que les personnes qui accompagnaient la sultane, pour bannir toute contrainte, se découvrirent le visage qu’elles avaient eu couvert jusqu’alors, et quittèrent de longs habits qu’elles portaient par-dessus d’autres plus courts. Mais il fut dans un extrême étonnement de voir que dans cette compagnie qui lui avait semblé toute composée de femmes, il y avait dix noirs, qui prirent chacun leur maîtresse. La sultane, de son côté, ne demeura pas longtemps sans amant ; elle frappa des mains en criant : Masoud, Masoud ! et aussitôt un autre noir descendit du haut d’un arbre, et courut à elle avec beaucoup d’empressement. La pudeur ne me permet pas de raconter tout ce qui se passa entre ces femmes et ces noirs, et c’est un détail qu’il n’est pas besoin de faire. Il suffit de dire que Schahzenan en vit assez pour juger que son frère n’était pas moins à plaindre que lui. Les plaisirs de cette troupe amoureuse durèrent jusqu’à minuit. Ils se baignèrent tous ensemble dans une grande pièce d’eau qui faisait un des plus grands ornements du jardin ; après quoi, ayant repris leurs habits, ils rentrèrent par la porte secrète dans le palais du sultan ; et Masoud, qui était venu du dehors par-dessus la muraille du jardin, s’en retourna par le même endroit. Comme toutes ces choses s’étaient passées sous les yeux du roi de la Grande-Tartarie, elles lui donnèrent lieu de faire une infinité de réflexions. « Que j’avais peu de raison, disait-il, de croire que mon malheur était si singulier ! C’est sans doute l’inévitable destinée de tous les maris, puisque le sultan mon frère, le souverain de tant d’États, le plus grand prince du monde, n’a pu l’éviter. Cela étant, quelle faiblesse de me laisser consumer de chagrin ! C’en est fait, le souvenir d’un malheur si commun ne troublera plus désormais le repos de ma vie. » En effet, dès ce moment il cessa de s’affliger ; et comme il n’avait pas voulu souper qu’il n’eût vu toute la scène qui venait d’être jouée sous ses fenêtres, il fit servir alors, mangea de meilleur appétit qu’il n’avait fait depuis son départ de Samarcande, et entendit même avec quelque plaisir un concert agréable de voix et d’instruments dont on accompagna le repas. Les jours suivants il fut de très bonne humeur ; et lorsqu’il sut que le sultan était de retour, il alla au-devant de lui, et lui fit son compliment d’un air enjoué. Schahriar d’abord ne prit pas garde à ce changement ; il ne songea qu’à se plaindre obligeamment de ce que ce prince avait refusé de l’accompagner à la chasse ; et sans lui donner le temps de répondre à ses reproches, il lui parla du grand nombre de cerfs et d’autres animaux qu’il avait pris, et enfin du plaisir qu’il avait eu. Schahzenan, après l’avoir écouté avec attention, prit la parole à son tour. Comme il n’avait plus de chagrin qui l’empêchât de faire paraître combien il avait d’esprit, il dit mille choses agréables et plaisantes. Le sultan, qui s’était attendu à le retrouver dans le même état où il l’avait laissé, fut ravi de le voir si gai. « Mon frère, lui dit-il, je rends grâces au ciel de l’heureux changement qu’il a produit en vous pendant mon absence ; j’en ai une véritable joie, mais j’ai une prière à vous faire, et je vous conjure de m’accorder ce que je vais vous demander. — Que pourrais-je vous refuser ? répondit le roi de Tartarie. Vous pouvez tout sur Schahzenan. Parlez ; je suis dans l’impatience de savoir ce que vous souhaitez de moi. — Depuis que vous êtes dans ma cour, reprit Schahriar, je vous ai vu plongé dans une noire mélancolie, que j’ai vainement tenté de dissiper par toutes sortes de divertissements. Je me suis imaginé que votre chagrin venait de ce que vous étiez éloigné de vos États ; j’ai cru même que l’amour y avait beaucoup de part, et que la reine de Samarcande, que vous avez dû choisir d’une beauté achevée, en était peut-être la cause. Je ne sais si je me suis trompé dans ma conjecture ; mais je vous avoue que c’est particulièrement pour cette raison que je n’ai pas voulu vous importuner là-dessus, de peur de vous déplaire. Cependant, sans que j’y aie contribué en aucune manière, je vous trouve à mon retour de la meilleure humeur du monde, et l’esprit entièrement dégagé de cette noire vapeur qui en troublait tout l’enjouement. Dites-moi, de grâce, pourquoi vous étiez si triste, et pourquoi vous ne l’êtes plus. » A ce discours, le roi de la Grande-Tartarie demeura quelque temps rêveur, comme s’il eût cherché à y répondre. Enfin il repartit dans ces termes : « Vous êtes mon sultan et mon maître ; mais dispensez-moi, je vous supplie, de vous donner la satisfaction que vous me demandez. — Non, mon frère, répliqua le sultan, il faut que vous me l’accordiez ; je la souhaite, ne me la refusez pas. » Schahzenan ne put résister aux instances de Schahriar. « Eh bien, mon frère, lui dit-il, je vais vous satisfaire, puisque vous me le commandez. » Alors il lui raconta l’infidélité de la reine de Samarcande ; et lorsqu’il eut achevé le récit : « Voilà, poursuivit-il, le sujet de ma tristesse ; jugez si j’avais tort de m’y abandonner. — O mon frère ! s’écria le sultan d’un ton qui marquait combien il entrait dans le ressentiment du roi de Tartarie, quelle horrible histoire venez-vous de me raconter ! Avec quelle impatience je l’ai écoutée jusqu’au bout ! Je vous loue d’avoir puni les traîtres qui vous ont fait un outrage si sensible. On ne saurait vous reprocher cette action : elle est juste ; et pour moi, j’avouerai qu’à votre place j’aurais eu peut-être moins de modération que vous. Je ne me serais pas contenté d’ôter la vie à une seule femme ; je crois que j’en aurais sacrifié plus de mille à ma rage. Je ne suis point étonné de vos chagrins : la cause en était trop vive et trop mortifiante pour n’y pas succomber. O ciel ! quelle aventure ! Non, je crois qu’il n’en est jamais arrivé de semblable à personne qu’à vous. Mais enfin il faut louer Dieu de ce qu’il vous a donné de la consolation ; et comme je ne doute pas qu’elle ne soit bien fondée, ayez encore la complaisance de m’en instruire, et faites-moi la confidence entière. » Schahzenan fit plus de difficulté sur ce point que sur le précédent, à cause de l’intérêt que son frère y avait ; mais il fallut céder à ses nouvelles instances. « Je vais donc vous obéir, lui dit-il, puisque vous le voulez absolument. Je crains que mon obéissance ne vous cause plus de chagrin que je n’en ai eu ; mais vous ne devez vous en prendre qu’à vous-même, puisque c’est vous qui me forcez à vous révéler une chose que je voudrais ensevelir dans un éternel oubli. — Ce que vous me dites, interrompit Schahriar, ne fait qu’irriter ma curiosité ; hâtez-vous de me découvrir ce secret, de quelque nature qu’il puisse être. » Le roi de Tartarie, ne pouvant plus s’en défendre, fit alors le détail de tout ce qu’il avait vu du déguisement des noirs, des déportements de la sultane et de ses femmes, et il n’oublia pas Masoud. « Après avoir été témoin de ces infamies, continua-t-il, je pensai que toutes les femmes y étaient naturellement portées, et qu’elles ne pouvaient résister à leur penchant. Prévenu de cette opinion, il me parut que c’était une grande faiblesse à un homme d’attacher son repos à leur fidélité. Cette réflexion m’en fit faire beaucoup d’autres ; et enfin je jugeai que je ne pouvais prendre un meilleur parti que de me consoler. Il m’en a coûté quelques efforts, mais j’en suis venu à bout ; et, si vous m’en croyez, vous suivrez mon exemple. » Quoique ce conseil fût judicieux, le sultan ne put le goûter. Il entra même en fureur. « Quoi dit-il, la sultane des Indes est capable de se prostituer d’une manière si indigne ! Non, mon frère, ajouta-t-il, je ne puis croire ce que vous me dites, si je ne le vois de mes propres yeux. Il faut que les vôtres vous aient trompé ; la chose est assez importante pour mériter que j’en sois assuré par moi-même. — Mon frère, répondit Schahzenan, si vous voulez en être témoin, cela n’est pas fort difficile : vous n’avez qu’à faire une nouvelle partie de chasse, quand nous serons hors de la ville avec votre cour et la mienne, nous nous arrêterons sous nos pavillons, et la nuit nous reviendrons tous deux seuls dans mon appartement. Je suis assuré que le lendemain vous verrez ce que j’ai vu. » Le sultan approuva le stratagème et ordonna aussitôt une nouvelle chasse ; de sorte que dès le même jour les pavillons furent dressés au lieu désigné. Le jour suivant, les deux princes partirent avec toute leur suite. Ils arrivèrent où ils devaient camper, et ils y demeurèrent jusqu’à la nuit. Alors Schahriar appela son grand vizir ; et, sans lui découvrir son dessein, lui commanda de tenir sa place pendant son absence, et de ne pas permettre que personne sortît du camp, pour quelque sujet que ce pût être. D’abord qu’il eut donné cet ordre, le roi de la Grande-Tartarie et lui montèrent à cheval, passèrent incognito au travers du camp, rentrèrent dans la ville et se rendirent au palais qu’occupait Schahzenan. Ils se couchèrent ; et le lendemain de bon matin, ils s’allèrent placer à la même fenêtre d’où le roi de Tartarie avait vu la scène des noirs. Ils jouirent quelque temps de la fraîcheur, car le soleil n’était pas encore levé ; et, en s’entretenant, ils jetaient souvent les yeux du côté de la porte secrète. Elle s’ouvrit enfin ; et, pour dire le reste en peu de mots, la sultane parut avec ses femmes et les dix noirs déguisés ; elle appela Masoud ; et le sultan en vit plus qu’il n’en fallait pour être pleinement convaincu de sa honte et de son malheur. « O Dieu ! s’écria-t-il, quelle indignité ! quelle horreur ! L’épouse d’un souverain tel que moi peut-elle être capable de cette infamie ? Après cela quel prince osera se vanter d’être parfaitement heureux ? Ah ! mon frère, poursuivit-il en embrassant le roi de Tartarie, renonçons tous deux au monde, la bonne foi en est bannie ; s’il flatte d’un côté, il trahit de l’autre. Abandonnons nos Etats et tout l’éclat qui nous environne. Allons dans des royaumes étrangers traîner une vie obscure et cacher notre infortune. » Schahzenan n’approuvait pas cette résolution ; mais il n’osa la combattre dans l’emportement où il voyait Schahriar. « Mon frère, lui dit-il, je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre ; je suis prêt à vous suivre partout où il vous plaira ; mais promettez-moi que nous reviendrons, si nous pouvons rencontrer quelqu’un qui soit plus malheureux que nous. — Je vous le promets, répondit le sultan ; mais je doute fort que nous trouvions personne qui le puisse être. — Je ne suis pas de votre sentiment là-dessus, répliqua le roi de Tartarie ; peut-être même ne voyagerons-nous pas longtemps. » En disant cela ils sortirent secrètement du palais, et prirent un autre chemin que celui par où ils étaient venus. Ils marchèrent tant qu’ils eurent du jour assez pour se conduire, et passèrent la première nuit sous des arbres. S’étant levés dès le point du jour, ils continuèrent leur marche jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à une belle prairie sur le bord de la mer, où il y avait, d’espace en espace, de grands arbres fort touffus. Ils s’assirent sous un de ces arbres pour se délasser et y prendre le frais. L’infidélité des princesses leurs femmes fit le sujet de leur conversation. Il n’y avait pas longtemps qu’ils s’entretenaient, lorsqu’ils entendirent assez près d’eux un bruit horrible du côté de la mer, et un cri effroyable qui les remplit de crainte. Alors la mer s’ouvrit, et il s’en éleva comme une grosse colonne noire qui semblait s’aller perdre dans les nues. Cet objet redoubla leur frayeur ; ils se levèrent promptement, et montèrent au haut de l’arbre qui leur parut le plus propre à les cacher. Ils y furent à peine montés, que regardant vers l’endroit d’où le bruit partait et où la mer s’était entr’ouverte, ils remarquèrent que la colonne noire s’avançait vers le rivage en fendant l’eau ; ils ne purent dans le moment démêler ce que ce pouvait être, mais ils en furent bientôt éclaircis. C’était un de ces génies qui sont malins, malfaisants, et ennemis mortels des hommes. Il était noir et hideux, avait la forme d’un géant d’une hauteur prodigieuse, et portait sur sa tête une grande caisse de verre, fermée à quatre serrures d’acier fin. Il entra dans la prairie avec cette charge, qu’il vint poser justement au pied de l’arbre où étaient les eux princes, qui, connaissant l’extrême péril où ils se trouvaient, se crurent perdus. Cependant le génie s’assit auprès de la caisse, et l’ayant ouverte avec quatre clefs qui étaient attachées à sa ceinture, il en sortit aussitôt une dame très richement habillée, d’une taille majestueuse et d’une beauté parfaite. Le monstre la fit asseoir à ses côtés, et la regardant amoureusement : « Dame, dit-il, la plus accomplie de toutes les dames qui sont admirées pour leur beauté, charmante personne, vous que j’ai enlevée le jour de vos noces, et que j’ai toujours aimée depuis si constamment, vous voudrez bien que je dorme quelques moments près de vous ; le sommeil dont je me sens accablé m’a fait venir en cet endroit pour prendre un peu de repos. » En disant cela, il laissa tomber sa grosse tête sur les genoux de la dame ; ensuite ayant allongé ses pieds qui s’étendaient jusqu’à la mer, il ne tarda pas à s’endormir, et il ronfla bientôt de manière qu’il fit retentir le rivage. La dame alors leva la vue par hasard, et apercevant les princes au haut de l’arbre, elle leur fit signe de la main de descendre sans faire de bruit. Leur frayeur fut extrême quand ils se virent découverts. Ils supplièrent la dame, par d’autres signes, de les dispenser de lui obéir ; mais elle, après avoir ôté doucement de dessus ses genoux la tête du génie, et l’avoir posée légèrement à terre, se leva, et leur dit d’un ton de voix bas, mais animé : « Descendez ; il faut absolument que vous veniez à moi. » Ils voulurent vainement lui faire comprendre encore par leurs gestes qu’ils craignaient le génie : « Descendez donc, leur répliqua-t-elle sur le même ton ; si vous ne vous hâtez de m’obéir, je vais l’éveiller, et je lui demanderai moi-même votre mort. » Ces paroles intimidèrent tellement les princes, qu’ils commencèrent à descendre avec toutes les précautions possibles pour ne pas éveiller le génie. Lorsqu’ils furent en las, la dame les prit par la main, et s’étant un peu éloignée avec eux sous les arbres, elle leur fit librement une proposition très vive ; ils la rejetèrent d’abord ; mais elle les obligea, par de nouvelles menaces, à l’accepter. Après qu’elle eut obtenu d’eux ce qu’elle souhaitait, ayant remarqué qu’ils avaient chacun une bague au doigt, elle les leur demanda. Sitôt qu’elle les eut entre les mains, elle alla prendre une boîte du paquet où était sa toilette ; elle en tira un fil garni d’autres bagues de toutes sortes de façons, et le leur montrant : « Savez-vous bien, dit-elle, ce que signifient ces joyaux ? — Non, répondirent-ils ; mais il ne tiendra qu’à vous de nous l’apprendre. — Ce sont, reprit-elle, les bagues de tous les hommes à qui j’ai fait part de mes faveurs. Il y en a quatre-vingt-dix-huit bien comptées, que je garde pour me souvenir d’eux. Je vous ai demandé les vôtres pour la même raison, et afin d’avoir la centaine accomplie. Voilà donc, continua-t-elle, cent amants que j’ai eus jusqu’à ce jour, malgré la vigilance et les précautions de ce vilain génie qui ne me quitte pas. Il a beau m’enfermer dans cette caisse de verre, et me tenir cachée au fond de la mer, je ne laisse pas de tromper ses soins. Vous voyez par là que quand une femme a formé un projet, il n’y a point de mari ni d’amant qui puisse en empêcher l’exécution. Les hommes feraient mieux de ne pas contraindre les femmes, ce serait le moyen de les rendre sages. » La dame leur ayant parlé de la sorte, passa leurs bagues dans le même fil où étaient enfilées les autres. Elle s’assit ensuite comme auparavant, souleva la tête du génie, qui ne se réveilla point, la remit sur ses genoux, et fit signe aux princes de se retirer. Ils reprirent le chemin par où ils étaient venus ; et lorsqu’ils eurent perdu de vue la dame et le génie, Schahriar dit à Schahzenan : « Eh bien, mon frère, que pensez-vous de l’aventure qui vient de nous arriver ? Le génie n’a-t-il pas une maîtresse bien fidèle ? Et ne convenez-vous pas que rien n’est égal à la malice des femmes ? — Oui, mon frère, répondit le roi de la Grande-Tartarie. Et vous devez aussi demeurer d’accord que le génie est plus à plaindre et plus malheureux que nous. C’est pourquoi, puisque nous avons trouvé ce que nous cherchions, retournons dans nos États, et que cela ne nous empêche pas de nous marier. Pour moi, je sais par quel moyen je prétends que la foi qui m’est due me soit inviolablement conservée. Je ne veux pas m’expliquer présentement là-dessus ; mais vous en apprendrez un jour des nouvelles, et je suis sûr que vous suivrez mon exemple. » Le sultan fut de l’avis de son frère ; et continuant tous deux de marcher, ils arrivèrent au camp sur la fin de la nuit du troisième jour qu’ils en étaient partis. La nouvelle du retour du sultan s’y étant répandue, les courtisans se rendirent de grand matin devant son pavillon. Il les fit entrer, les reçut d’un air plus riant qu’à l’ordinaire, et leur fit à tous des gratifications. Après quoi, leur ayant déclaré qu’il ne voulait pas aller plus loin, il leur commanda de monter à cheval, et il retourna bientôt à son palais. A peine fut-il arrivé, qu’il courut à l’appartement de la sultane. Il la fit lier devant lui, et la livra à son grand vizir, avec l’ordre de la faire étrangler ; ce que ce ministre exécuta, sans s’informer quel crime elle avait commis. Le prince irrité n’en demeura pas là ; il coupa la tête de sa propre main à toutes les femmes de la sultane. Après ce rigoureux châtiment, persuadé qu’il n’y avait pas une femme sage, pour prévenir les infidélités de celles qu’il prendrait à l’avenir, il résolut d’en épouser une chaque nuit, et de la faire étrangler le lendemain. S’étant imposé cette loi cruelle, il jura qu’il l’observerait immédiatement après le départ du roi de Tartarie qui prit bientôt congé de lui et se mit en chemin chargé de présents magnifiques. Schahzenan étant parti, Schahriar ne manqua pas d’ordonner à son grand vizir de lui amener la fille d’un de ses généraux d’armée. Le vizir obéit. Le sultan coucha avec elle, et le lendemain, en la lui remettant entre les mains pour la faire mourir, il lui commanda de lui en chercher une autre pour la nuit suivante. Quelque répugnance qu’eût le vizir à exécuter de semblables ordres, comme il devait au sultan son maître une obéissance aveugle, il était obligé de s’y soumettre. Il lui mena donc la fille d’un officier subalterne, qu’on fit aussi mourir le lendemain. Après celle-là, ce fut la fille d’un bourgeois de la capitale ; et enfin chaque jour c’était une fille mariée, et une femme morte. Le bruit de cette inhumanité sans exemple causa une consternation générale dans la ville. On n’y entendait que des cris et des lamentations. Ici c’était un père en pleurs qui se désespérait de la perte de sa fille ; et là c’étaient de tendres mères qui, craignant pour les leurs la même destinée, faisaient par avance retentir l’air de leurs gémissements. Ainsi, au lieu des louanges et des bénédictions que le sultan s’était attirées jusqu’alors, tous ses sujets ne faisaient plus que des imprécations contre lui. Le grand vizir, qui, comme on l’a déjà dit, était malgré lui le ministre d’une si horrible injustice, avait deux filles, dont l’aînée s’appelait Schéhérazade {3}, et la cadette Dinarzade {4}. Cette dernière ne manquait pas de mérite ; mais l’autre avait un courage au-dessus de son sexe, de l’esprit infiniment avec une pénétration admirable. Elle avait beaucoup de lecture et une mémoire si prodigieuse, que rien ne lui était échappé de tout ce qu’elle avait lu. Elle s’était heureusement appliquée à la philosophie, à la médecine, à l’histoire et aux arts ; elle faisait des vers mieux que les poètes les plus célèbres de son temps. Outre cela, elle était pourvue d’une beauté extraordinaire, et une vertu très solide couronnait toutes ces belles qualités. Le vizir aimait passionnément une fille si digne de sa tendresse. Un jour qu’ils s’entretenaient tous deux ensemble, elle lui dit : « Mon père, j’ai une grâce à vous demander ; je vous supplie très humblement de me l’accorder. — Je ne vous la refuserai pas, répondit-il, pourvu qu’elle soit juste et raisonnable. — Pour juste, répliqua Schéhérazade, elle ne peut l’être davantage, et vous en pouvez juger par le motif qui m’oblige à vous la demander. J’ai dessein d’arrêter le cours de cette barbarie que le sultan exerce sur les familles de cette ville. Je veux dissiper la juste crainte que tant de mères ont de perdre leurs filles d’une manière si funeste. Votre intention est fort louable, ma fille, dit le vizir ; mais le mal auquel vous voulez remédier me paraît sans remède. Comment prétendez-vous en venir à bout. — Mon père, repartit Schéhérazade, puisque, par votre entremise, le sultan célèbre chaque jour un nouveau mariage, je vous conjure par la tendre affection que vous avez pour moi, de me procurer l’honneur de sa couche. » Le vizir ne put entendre ce discours sans horreur. « O Dieu ! interrompit-il avec transport, avez-vous perdu l’esprit, ma fille ? Pouvez-vous me faire une prière si dangereuse ? Vous savez que le sultan a fait serment sur son âme de ne coucher qu’une seule nuit avec la même femme et de lui faire ôter la vie le lendemain, et vous voulez que je lui propose de vous épouser ? Songez-vous bien à quoi vous expose votre zèle indiscret ? — Oui, mon père, répondit cette vertueuse fille, je connais tout le danger que je cours, et il ne saurait m’épouvanter. Si je péris, ma mort sera glorieuse ; et si je réussis dans mon entreprise, je rendrai à ma patrie un service important. — Non, non, dit le vizir, quoi que vous puissiez me représenter pour m’intéresser à vous permettre de vous jeter dans cet affreux péril, ne vous imaginez pas que j’y consente. Quand le sultan m’ordonnera de vous enfoncer le poignard dans le sein, hélas il faudra bien que je lui obéisse. Quel triste emploi pour un père ! Ah ! si vous ne craignez point la mort, craignez du moins de me causer la douleur mortelle de voir ma main teinte de votre sang. — Encore une fois, mon père, dit Schéhérazade, accordez-moi la grâce que je vous demande. — Votre opiniâtreté, repartit le vizir, excite ma colère. Pourquoi vouloir vous-même courir à votre perte ? Qui ne prévoit pas la fin d’une entreprise dangereuse n’en saurait sortir heureusement. Je crains qu’il ne vous arrive ce qui arriva à l’âne, qui était bien, et qui ne put s’y tenir. — Quel malheur arriva-t-il à cet âne ? reprit Schéhérazade. — Je vais vous le dire, répondit le vizir ; écoutez-moi. L’ne, le Bœuf et le Laboureur, fable Retour à la Table des Matières Un marchand très riche avait plusieurs maisons à la campagne, où il faisait nourrir une grande quantité de toute sorte de bétail. Il se retira avec sa femme et ses enfants à une de ses terres pour la faire valoir par lui-même. Il avait le don d’entendre le langage des bêtes ; mais avec cette condition, qu’il ne pouvait l’interpréter à personne, sans s’exposer à perdre la vie ; ce qui l’empêchait de communiquer les choses qu’il avait apprises par le moyen de ce don. Il y avait à une même auge un bœuf et un âne. Un jour qu’il était assis près d’eux, et qu’il se divertissait à voir jouer devant lui ses enfants, il entendit que le bœuf disait à l’âne : « L’Éveillé, que je te trouve heureux quand je considère le repos dont tu jouis, et le peu de travail qu’on exige de toi ! Un homme te panse avec soin, te lave, te donne de l’orge bien criblée et de l’eau fraîche et nette. Ta plus grande peine est de porter le marchand notre maître, lorsqu’il a quelque petit voyage à faire. Sans cela, toute ta vie se passerait dans l’oisiveté. La manière dont on me traite est bien différente, et ma condition est aussi malheureuse que la tienne est agréable. Il est à peine minuit qu’on m’attache à une charrue que l’on me fait traîner tout le long du jour en fendant la terre, ce qui me fatigue à un point que les forces me manquent quelquefois. D’ailleurs, le laboureur qui est toujours derrière moi ne cesse de me frapper. A force de tirer la charrue, j’ai le cou tout écorché. Enfin, après avoir travaillé depuis le matin jusqu’au soir, quand je suis de retour, on me donne à manger de méchantes fèves sèches, dont on ne s’est pas mis en peine d’ôter la terre ou d’autres choses qui ne valent pas mieux. Pour comble de misère, lorsque je me suis repu d’un mets si peu appétissant, je suis obligé de passer la nuit couché dans mon ordure. Tu vois donc que j’ai raison d’envier ton sort. » L’âne n’interrompit pas le bœuf ; il lui laissa dire tout ce qu’il voulut ; mais quand il eut achevé de parler : « Vous ne démentez pas, lui dit-il, le nom d’idiot qu’on vous a donné : vous êtes trop simple ; vous vous laissez mener comme l’on veut, et vous ne pouvez prendre une bonne résolution. Cependant quel avantage vous revient-il de toutes les indignités que vous souffrez ? Vous vous tuez vous-même pour le repos, le plaisir et le profit de ceux qui ne vous en savent point de gré. On ne vous traiterait pas de la sorte, si vous aviez autant de courage que de force. Lorsqu’on vient vous attacher à l’auge, que ne faites-vous résistance ? que ne donnez-vous de bons coups de cornes ? que ne marquez-vous votre colère en frappant du pied contre terre ? pourquoi, enfin, n’inspirez-vous pas la terreur par des beuglements effroyables ? La nature vous a donné les moyens de vous faire respecter, et vous ne vous en servez pas. On vous apporte de mauvaises fèves et de mauvaise paille, n’en mangez point ; flairez-les seulement, et les laissez. Si vous suivez les conseils que je vous donne, vous verrez bientôt un changement dont vous me remercierez. » Le bœuf prit en fort bonne part les avis de l’âne ; il lui témoigna combien il lui était obligé. « Cher l’Éveillé, ajouta-t-il, je ne manquerai pas de faire tout ce que tu m’as dit, et tu verras de quelle manière je m’en acquitterai. » Ils se turent après cet entretien, dont le marchand ne perdit pas une parole. Le lendemain de bon matin, le laboureur vint prendre le bœuf ; il l’attacha à la charrue, et le mena au travail ordinaire. Le bœuf, qui n’avait pas oublié le conseil de l’âne, fit fort le méchant ce jour-là, et le soir, lorsque le laboureur, l’ayant ramené à l’auge, voulut l’attacher comme de coutume, le malicieux animal, au lieu de présenter ses cornes de lui-même, se mit à faire le rétif et à reculer en beuglant : baissa même ses cornes, comme pour en frapper le laboureur. Il fit enfin tout le manège que l’âne lui avait enseigné. Le jour suivant, le laboureur vint le reprendre pour le ramener au labourage ; mais, trouvant l’auge encore remplie des fèves et de la paille qu’il y avait mises le soir, et le bœuf couché par terre, les pieds étendus, et haletant d’une étrange façon, il le crut malade ; il en eut pitié, et, jugeant qu il serait inutile de le mener au travail, il alla aussitôt en avertir le marchand. Le marchand vit bien que les mauvais conseils de l’Éveillé avaient été suivis, et pour le punir comme il le méritait : « Va, dit-il au laboureur, prends l’âne à la place du bœuf, et ne manque pas de lui donner bien de l’exercice. » le laboureur obéit. L’âne fut obligé de tirer la charrue tout ce jour-là ; ce qui le fatigua d’autant plus qu’il était moins accoutumé à ce travail. Outre cela, il reçut tant de coups de bâton, qu’il ne pouvait se soutenir quand il fut le retour. Cependant le bœuf était très content ; il avait mangé tout ce qu’il y avait dans son auge, et s’était reposé toute la journée. Il se réjouissait en lui-même d’avoir suivi les conseils de l’Éveillé ; il lui donnait mille bénédictions pour le bien qu’il lui avait procuré, et il ne manqua pas de lui en faire un nouveau compliment lorsqu’il le vit arriver. L’âne ne répondit rien au bœuf, tant il avait de dépit d’avoir été si maltraité. « C’est par mon imprudence, se disait-il à lui-même, que je me suis attiré ce malheur ; je vivais heureux, tout me riait ; j’avais tout ce que je pouvais souhaiter ; c’est ma faute si je suis dans ce déplorable état ; et si je ne trouve quelque ruse en mon esprit pour m’en tirer, ma perte est certaine. » En disant cela, ses forces se trouvèrent tellement épuisées, qu’il se laissa tomber à demi mort au pied de son auge. En cet endroit le grand vizir, s’adressant à Schéhérazade, lui dit : « Ma fille, vous faites comme cet âne, vous vous exposez à vous perdre par votre fausse prudence. Croyez-moi, demeurez en repos, et ne cherchez point à prévenir votre mort. — Mon père, répondit Schéhérazade, l’exemple que vous venez de rapporter n’est pas capable de me faire changer de résolution, et je ne cesserai point de vous importuner, que je n’aie obtenu de vous que vous me présenterez au sultan pour être son épouse. » Le vizir, voyant qu’elle persistait toujours dans sa demande, lui répliqua : « Eh bien ! puisque vous ne voulez pas quitter votre obstination, je serai obligé de vous traiter de la même manière que le marchand dont je viens de parler traita sa femme peu de temps après ; et voici comment : Ce marchand, ayant appris que l’âne était dans un état pitoyable, fut curieux de savoir ce qui se passerait entre lui et le bœuf. C’est pourquoi, après le souper, il sortit au clair le la lune, et alla s’asseoir auprès d’eux, accompagné de sa femme. En arrivant, il entendit l’âne qui disait au bœuf : « Compère, dites-moi, je vous prie, ce que vous prétendez faire quand le laboureur vous apportera demain à manger ?— Ce que je ferai ? répondit le bœuf ; je continuerai à faire ce que tu m’as enseigné. Je m’éloignerai d’abord ; je présenterai mes cornes comme hier ; je ferai le malade, et feindrai d’être aux abois. — Gardez-vous-en bien, interrompit l’âne ; ce serait le moyen de vous perdre : car, en arrivant ce soir, j’ai ouï dire au marchand notre maître une chose qui m’a fait trembler pour vous. — Hé qu’avez-vous entendu ? dit le bœuf ; ne me cachez rien, de grâce, mon cher l’Éveillé. — Notre maître, reprit l’âne, a dit au laboureur ces tristes paroles : « Puisque le bœuf ne mange pas et qu’il ne peut se soutenir, je veux qu’il soit tué dès demain. Nous ferons, pour l’amour de Dieu, une aumône de sa chair aux pauvres, et quant à sa peau, qui pourra nous être utile, tu la donneras au corroyeur ; ne manque donc pas de faire venir le boucher. — Voilà ce que j’avais à vous apprendre, ajouta l’âne ; l’intérêt que je prends à votre conservation, et l’amitié que j’ai pour vous, m’obligent à vous en avertir et à vous donner un nouveau conseil. D’abord qu’on vous apportera vos fèves et votre paille, levez-vous, et vous jetez dessus avec avidité ; le maître jugera par là que vous êtes guéri, et révoquera, sans doute, l’arrêt de mort : au lieu que si vous en usez autrement, c’est fait de vous. » Ce discours produisit l’effet qu’en avait attendu l’âne. Le bœuf en fut étrangement troublé et en beugla d’effroi. Le marchand, qui les avait écoutés tous deux avec beaucoup d’attention, fit alors un si grand éclat de rire, que sa femme en fut très surprise. « Apprenez-moi, lui dit-elle, pourquoi vous riez si fort, afin que j’en rie avec vous. — Ma femme, lui répondit le marchand, contentez-vous de m’entendre rire. — Non, reprit-elle, j’en veux savoir le sujet. — Je ne puis vous donner cette satisfaction, repartit le mari ; sachez seulement que je ris de ce que notre âne vient de dire à notre bœuf ; le reste est un secret qu’il ne m’est pas permis de vous révéler. — Et qui vous empêche de me découvrir ce secret ? répliqua-t-elle. — Si je vous le disais, répondit-il, apprenez qu’il m’en coûterait la vie. — Vous vous moquez de moi, s’écria la femme ; ce que vous me dites ne peut pas être vrai. Si vous ne m’avouez tout à l’heure pourquoi vous avez ri, si vous refusez de m’instruire de ce que l’âne et le bœuf ont dit, je jure, par le grand Dieu qui est au ciel, que nous ne vivrons pas davantage ensemble. » En achevant ces mots, elle rentra dans la maison, et se mit dans un coin, où elle passa la nuit à pleurer de toute sa force. Le mari coucha seul, et le lendemain, voyant qu’elle ne discontinuait pas de se lamenter : « Vous n’êtes pas sage, lui dit-il, de vous affliger de la sorte ; la chose n’en vaut pas la peine. Il vous est aussi peu important de la savoir, qu’il m’importe beaucoup à moi de la tenir secrète. N’y pensez donc plus, je vous en conjure. — J’y pense si bien encore, répondit la femme, que je ne cesserai pas de pleurer que vous n’ayez satisfait ma curiosité. — Mais je vous dis fort sérieusement, répliqua-t-il, qu’il m’en coûtera la vie, si je cède à vos indiscrètes instances. — Qu’il en arrive tout ce qu’il plaira à Dieu, repartit-elle, je n’en démordrai pas. — Je vois bien, reprit le marchand, qu’il n’y a pas moyen de vous faire entendre raison, et comme je prévois que vous vous ferez mourir vous-même par votre opiniâtreté, je vais appeler vos enfants, afin qu’ils aient la consolation de vous voir avant que vous mouriez. » Il fit venir ses enfants, et envoya chercher aussi le père, la mère et les parents de la femme. Lorsqu’ils furent assemblés, et qu’il leur eut expliqué de quoi il était question, ils employèrent leur éloquence à faire comprendre à la femme qu’elle avait tort de ne vouloir pas revenir de son entêtement ; mais elle les rebuta tous, et dit qu’elle mourrait plutôt que de céder en cela à son mari. Le père et la mère eurent beau lui parler en particulier et lui représenter que la chose qu’elle souhaitait d’apprendre rie lui était d’aucune importance, ils ne gagnèrent rien sur son esprit, ni par leur autorité, ni par leurs discours. Quand ses enfants virent qu’elle s’obstinait à rejeter toujours les bonnes raisons dont on combattait son opiniâtreté, ils se mirent à pleurer amèrement. Le marchand lui-même ne savait plus où il en était. Assis seul auprès de la porte de sa maison, il délibérait déjà s’il sacrifierait sa vie pour sauver celle de sa femme qu’il aimait beaucoup. Or, ma fille, continua le vizir en parlant toujours à Schéhérazade, ce marchand avait cinquante poules et un coq avec un chien qui faisait bonne garde. Pendant qu’il était assis, comme je l’ai dit, et qu’il rêvait profondément au parti qu’il devait prendre, il vit le chien courir vers le coq qui s’était jeté sur une poule, et il entendit qu’il lui parla dans ces termes : « O coq ! Dieu ne permettra pas que tu vives encore longtemps ! N’as-tu pas honte de faire aujourd’hui ce que tu fais ? » Le coq monta sur ses ergots, et, se tournant du côté du chien : « Pourquoi, répondit-il fièrement, cela me serait-il défendu aujourd’hui plutôt que les autres jours ? Puisque tu l’ignores, répliqua le chien, a prends que notre maître est aujourd’hui dans un grand deuil. Sa femme veut qu’il lui révèle un secret, qui est de telle nature qu’il perdra la vie s’il le lui découvre. Les choses sont en cet état, et il est à craindre qu’il n’ait pas assez de fermeté pour résister à l’obstination de sa femme ; car il l’aime, et il est touché des larmes qu’elle répand sans cesse. Il va peut-être périr ; nous en sommes tous alarmés dans ce logis ; toi seul, insultant à notre tristesse, tu as l’impudence de te divertir avec tes poules. » Le coq repartit de cette sorte à la réprimande du chien : « Que notre maître est insensé ! il n’a qu’une femme, et il n’en peut venir à bout, pendant que j’en ai cinquante qui ne font que ce que je veux. Qu’il rappelle sa raison, il trouvera bientôt moyen de sortir de l’embarras où il est. Eh que veux-tu qu’il fasse ? dit le chien. Qu’il entre dans la chambre où est sa femme, répondit le coq, et qu’après s’être enfermé avec elle, il prenne un bon bâton, et lui en donne mille coups ; je mets en fait qu’elle sera sage après cela, et qu’elle ne le pressera plus de lui dire ce qu’il ne doit pas lui révéler. » Le marchand n’eut pas sitôt entendu ce que le coq venait de dire, qu’il se leva de sa place, prit un gros bâton, alla trouver sa femme qui pleurait encore, s’enferma avec elle, et la battit si bien, qu’elle ne put s’empêcher de crier : « C’est assez, mon mari, c’est assez, laissez-moi, je ne vous demanderai plus rien. » A ces paroles, et voyant qu’elle se repentait d’avoir été curieuse si mal à propos, il cessa de la maltraiter. Il ouvrit la porte ; toute la parenté entra, se réjouit de trouver la femme revenue de son entêtement, et fit compliment au mari sur l’heureux expédient dont il s’était servi pour la mettre à la raison. « Ma fille, ajouta le grand vizir, vous mériteriez d’être traitée de la même manière que la femme de ce marchand. » « Mon père, dit alors Schéhérazade, de grâce, ne trouvez point mauvais que je persiste dans mes sentiments. L’histoire de cette femme ne saurait m’ébranler. Je pourrais vous en raconter beaucoup d’autres qui vous persuaderaient que vous ne devez pas vous opposer à mon dessein. D’ailleurs, pardonnez-moi, si j’ose vous le déclarer, vous vous y opposeriez vainement : quand la tendresse paternelle refuserait de souscrire à la prière que je vous fais, j’irais me présenter moi-même au sultan. » Enfin le père, poussé à bout par la fermeté de sa fille, se rendit à ses importunités ; et, quoique fort affligé de n’avoir pu la détourner d’une si funeste résolution, il alla, dès ce moment, trouver Schahriar, pour lui annoncer que la nuit prochaine il lui mènerait Schéhérazade. Le sultan fut fort étonné du sacrifice que son grand vizir lui faisait. « Comment avez-vous pu, lui dit-il, vous résoudre à me livrer votre propre fille ? — Sire, lui répondit le vizir, elle s’est offerte d’elle-même. La triste destinée qui l’attend n’a pu l’épouvanter, et elle préfère à sa vie l’honneur d’être une seule nuit l’épouse de Votre Majesté. — Mais ne vous trompez pas, vizir, reprit le sultan, demain, en remettant Schéhérazade entre vos mains, je prétends que vous lui ôtiez la vie. Si vous y manquez, je vous jure que je vous ferai mourir vous-même. — Sire, repartit le vizir, mon cœur gémira, sans doute, en vous obéissant ; mais la nature aura beau murmurer : quoique père, je vous réponds d’un bras fidèle. » Schahriar accepta l’offre de son ministre, et lui dit qu’il n’avait qu’à lui amener sa fille quand il lui plairait. Le grand vizir alla porter cette nouvelle à Schéhérazade, qui la reçut avec autant de joie que si elle eût été la plus agréable du monde. Elle remercia son père de l’avoir si sensiblement obligée, et, voyant qu’il était accablé de douleur, elle lui dit, pour le consoler, qu’elle espérait ne se repentirait pas de l’avoir mariée avec le sultan, et qu’au contraire il aurait sujet de s’en réjouir tout le reste de sa vie. Elle ne songea plus qu’à se mettre en état de paraître devant le sultan ; mais avant que de partir, elle prit sa sœur Dinarzade en particulier, et lui dit : « Ma chère sœur, j’ai besoin de votre secours dans une affaire très importante ; je vous prie de ne me le pas refuser. Mon père va me conduire chez le sultan pour être son épouse. Que cette nouvelle ne vous épouvante pas ; écoutez-moi seulement avec patience. Dès que je serai devant le sultan, je le supplierai de permettre que vous couchiez dans la chambre nuptiale, afin que je jouisse cette nuit encore de votre compagnie. Si obtiens cette grâce, comme je l’espère, souvenez-vous de m’éveiller demain matin, une heure avant le jour, et de m’adresser ces paroles : « Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui paraîtra bientôt, de me raconter un de ces beaux contes que vous savez. » Aussitôt je vous en conterai un, et je me flatte de délivrer par ce moyen tout le peuple de la consternation où il est. » Dinarzade répondit à sa sœur qu’elle ferait avec plaisir ce qu’elle exigeait d’elle. L’heure de se coucher étant enfin venue, le grand vizir conduisit Schéhérazade au palais, et se retira après l’avoir introduite dans l’appartement du sultan. Ce prince ne se vit pas plus tôt avec elle, qu’il lui ordonna de se découvrir le visage. Il la trouva si belle, qu’il en fut charmé ; mais s’apercevant qu’elle était en pleurs, il lui en demanda le sujet. « Sire, répondit Schéhérazade, j’ai une sœur que j’aime aussi tendrement que j’en suis aimée. Je souhaiterais qu’elle passât la nuit dans cette chambre, pour la voir et lui dire adieu encore une fois. Voulez-vous bien que j’aie la consolation de lui donner ce dernier témoignage de mon amitié ? » Schahriar y ayant consenti, on alla chercher Dinarzade, qui vint en diligence. Le sultan se coucha avec Schéhérazade, sur une estrade fort élevée, à la manière des monarques de l’Orient, et Dinarzade dans un lit qu’on lui avait préparé au bas de l’estrade. Une heure avant le jour, Dinarzade s’étant réveillée, ne manqua pas de faire ce que sa sœur lui avait recommandé. « Ma chère sœur, s’écria-t-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui paraîtra bientôt, de me raconter un de ces contes agréables que vous savez. Hélas ! ce sera peut-être la dernière fois que j’aurai ce plaisir. » Schéhérazade, au lieu de répondre à sa sœur, s’adressa au sultan : « Sire, dit-elle, Votre Majesté veut-elle bien me permettre de donner cette satisfaction à ma sœur ? — Très volontiers », répondit le sultan. Alors Schéhérazade dit à sa sœur d’écouter ; et puis, adressant la parole à Schahriar, elle commença de la sorte : Première Nuit Le Marchand et le Génie Retour à la Table des Matières Sire, il y avait autrefois un marchand qui possédait de grands biens, tant en fonds de terre qu’en marchandises et en argent comptant. Il avait beaucoup de commis, de facteurs et d’esclaves. Comme il était obligé de temps en temps de faire des voyages pour s’aboucher avec ses correspondants, un jour qu’une affaire d’importance l’appelait assez loin du lieu qu’il habitait, il monta à cheval, et partit avec une valise derrière lui, dans laquelle il avait mis me petite provision de biscuits et de dattes, parce qu’il avait un pays désert à passer, où il n’aurait pas trouvé de quoi vivre. Il arriva sans accident à l’endroit où il avait affaire ; et quand il eut terminé la chose qui l’y avait appelé, il remonta à cheval pour s’en retourner chez lui. Le quatrième jour de sa marche, il se sentit tellement incommode de l’ardeur du soleil et de la terre échauffée par ses rayons, qu’il se détourna de son chemin pour aller se rafraîchir sous des arbres qu’il aperçut dans la campagne ; il y trouva, au pied d’un grand noyer, une fontaine d’une eau très claire et coulante. Il mit pied à terre, attacha son cheval a une branche d’arbre et s’assit près de la fontaine, après Avoir tiré de sa valise quelques dattes et du biscuit. En changeant les dattes, il en jetait les noyaux à droite et à gauche. Lorsqu’il eut achevé ce repas frugal, comme il était bon musulman, il se lava les mains, le visage et les pieds {5}, et fit sa prière. Il ne l’avait pas finie, et il était encore à genoux, quand il t paraître un génie tout blanc de vieillesse, et d’une grandeur énorme, qui, s’avançant jusqu’à lui le sabre à la nain, lui dit d’un ton de voix terrible : « Lève-toi, que je te tue avec ce sabre, comme tu as tué mon fils. » Il accompagna mes mots d’un cri effroyable. Le marchand, autant effrayé de la hideuse figure du monstre que des paroles qu’il lui avait adressées, lui répondit en tremblant : « Hélas ! mon bon seigneur, de quel crime puis-je être coupable envers vous pour mériter que vous m’ôtiez la vie ? — Je veux, reprit le génie, te tuer, de même que tu as tué mon fils. Eh ! bon Dieu ! repartit le marchand, comment pourrais-je avoir tué votre fils ? Je ne le connais point, et je ne l’ai jamais vu. — Ne t’es-tu pas assis en arrivant ici ? répliqua le génie ; n’as-tu pas tiré des dattes de ta valise, et, en les mangeant, n’en as-tu pas jeté les noyaux à droite et à gauche ? — J’ai fait ce que vous dites, répondit le marchand, je ne puis le nier. — Cela étant, reprit le génie, e te dis que tu as tué mon fils, et voici comment : dans le temps que tu jetais tes noyaux, mon fils passait ; il en a reçu un dans l’œil et il en est mort ; c’est pourquoi il faut que je te tue. — Ah ! monseigneur, pardon ! s’écria le marchand. Point de pardon, répondit le génie, point de miséricorde. N’est-il pas juste de tuer celui qui a tué ? — J’en demeure d’accord, dit le marchand ; mais je n’ai assurément pas tué votre fils ; et quand cela serait, je ne l’aurais fait que fort innocemment ; par conséquent, je vous supplie de me pardonner et de me laisser la vie. — Non, non, dit le génie en persistant dans sa résolution, il faut que je te tue, puisque tu as tué mon fils. » A ces mots, il prit le marchand par le bras, le jeta la face contre terre, et leva le sabre pour lui couper la tête. Cependant le marchand tout en pleurs, et protestant de son innocence, regrettait sa femme et ses enfants, et disait les choses du monde les plus touchantes. Le génie, toujours le sabre haut, eut la patience d’attendre que le malheureux eût achevé ses lamentations ; mais il n’en fut nullement attendri. « Tous ces regrets sont superflus, s’écria-t-il. Quand tes larmes seraient de sang, cela ne m’empêcherait pas de te tuer, comme tu as tué mon fils. — Quoi ! répliqua le marchand, rien ne peut vous toucher ? vous voulez absolument ôter la vie à un pauvre innocent ? — Oui, repartit le génie, j’y suis résolu. » En achevant ces paroles... Schéhérazade, en cet endroit s’apercevant qu’il était jour, et sachant que le sultan se levait de grand matin pour faire sa prière et tenir son conseil, cessa de parler. « Bon Dieu ! ma sœur, dit alors Dinarzade, que votre conte est merveilleux ! — La suite est encore plus surprenante, répondit Schéhérazade, et vous en tomberiez d’accord, si le sultan voulait me laisser vivre encore aujourd’hui et me donner la permission de vous la raconter la nuit prochaine. » Schahriar, qui avait écouté Schéhérazade avec plaisir, dit en lui-même : « J’attendrai jusqu’à demain ; je la ferai toujours bien mourir quand j’aurai entendu la fin de son conte. » Ayant donc pris la résolution de ne pas faire ôter la vie à Schéhérazade ce jour-là, il se leva pour faire sa prière et aller au conseil. Pendant ce temps-là le grand vizir était dans une inquiétude cruelle. Au lieu de goûter la douceur du sommeil, il avait passé la nuit à soupirer et à plaindre le sort de sa fille dont il devait être le bourreau. Mais si dans cette triste attente il craignait la vue du sultan, il fut agréablement surpris lorsqu’il vit que ce prince entrait au conseil sans lui donner l’ordre funeste qu’il en attendait. Le sultan, selon sa coutume, passa la journée à régler les affaires de son empire ; et quand la nuit fut venue, il coucha encore avec Schéhérazade. Le lendemain, avant que le jour parût, Dinarzade ne manqua pas de s’adresser à sa sœur et de lui dire : « Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui paraîtra bientôt, de continuer le conte d’hier. » Le sultan n’attendit pas que Schéhérazade lui en demandât la permission. « Achevez, lui dit-il, le conte du génie et du marchand ; je suis curieux d’en entendre la fin. » Schéhérazade prit alors la parole et continua son conte dans ces termes. Deuxième Nuit Retour à la Table des Matières Sire, quand le marchand vit que le génie lui allait trancher la tête, il fit un grand cri, et lui dit : « Arrêtez ; encore un mot, de grâce ; ayez la bonté de m’accorder un délai : donnez-moi le temps d’aller dire adieu à ma femme et à mes enfants, et de leur partager mes biens par un testament que je n’ai pas encore fait, afin qu’ils n’aient point de procès après ma mort ; cela étant fini, je reviendrai aussitôt dans ce même lieu me soumettre à tout ce qu’il vous plaira d’ordonner de moi. — Mais, dit le génie, si je t’accorde le délai que tu demandes, j’ai peur que tu ne reviennes pas. Si vous voulez croire à mon serment, répondit le marchand, je jure par le. Dieu du ciel et de la terre que je viendrai vous retrouver ci sans y manquer. De combien de temps souhaites-tu que soit ce délai ? répliqua le génie. — Je vous demande une année, repartit le marchand ; il ne me faut pas moins de temps pour donner ordre à mes affaires, et pour me disposer à renoncer sans regret au plaisir qu’il y a de vivre. Ainsi je vous promets que de demain en un an, sans faute, je me rendrai sous ces arbres, pour me remettre entre vos mains. — Prends-tu Dieu à témoin de la promesse que tu me fais ? reprit le génie. — Oui, répondit le marchand, je le prends encore une fois à témoin, et vous pouvez vous reposer sur mon serment. » A ces paroles, le génie le laissa près de la fontaine et disparut. Le marchand s’étant remis de sa frayeur, remonta à cheval et reprit son chemin. Mais si d’un côté il avait la joie de s’être tiré d’un si grand péril, de l’autre il était dans une tristesse mortelle lorsqu’il songeait au serment fatal qu’il avait fait. Quand il arriva chez lui, sa femme et ses enfants le reçurent avec toutes les démonstrations d’une joie parfaite ; mais au lieu de les embrasser de la même manière, il se mit à pleurer si amèrement, qu’ils jugèrent bien qu’il lui était arrivé quelque chose d’extraordinaire. Sa femme lui demanda la cause de ses larmes et de la vive douleur qu’il faisait éclater. « Nous nous réjouissons, disait-elle de votre retour, et cependant vous nous alarmez tous par l’état où nous vous voyons. Expliquez-nous, je vous prie, le sujet de votre tristesse. — Hélas répondit le mari, le moyen que je sois dans une autre situation ? Je n’ai plus qu’un an à vivre. » Alors il leur raconta ce qui s’était passé entre lui et le génie, et leur apprit qu’il lui avait donné parole de retourner au bout de l’année recevoir la mort de sa main. Lorsqu’ils entendirent cette triste nouvelle, ils commencèrent tous à se désoler. La femme poussait des cris pitoyables en se frappant le visage et en s’arrachant les cheveux ; les enfants, fondant en pleurs, faisaient retentir la maison de leurs gémissements ; et le père, cédant à la force du sang, mêlait ses larmes à leurs plaintes. En un mot, c’était le spectacle du monde le plus touchant. Dès le lendemain, le marchand songea à mettre ordre à ses affaires, et s’appliqua sur toutes choses à payer ses dettes. Il fit des présents à ses amis et de grandes aumônes aux pauvres, donna la liberté à ses esclaves de l’un et de l’autre sexe, partagea ses biens entre ses enfants, nomma des tuteurs pour ceux qui n’étaient pas encore en âge ; et en rendant à sa femme tout ce qui lui appartenait, selon son contrat de mariage, il l’avantagea de tout ce qu’il put lui donner suivant les lois. Enfin l’année s’écoula, et il fallut partir. Il fit sa valise, où il mit le drap dans lequel il devait être enseveli ; mais lorsqu’il voulut dire adieu à sa femme et à ses enfants, on n’a jamais vu une douleur plus vive. Ils ne pouvaient se résoudre à le perdre ; ils voulaient tous l’accompagner et aller mourir avec lui. Néanmoins, comme il fallait se faire violence et quitter des objets si chers : « Mes enfants, leur dit-il, j’obéis à l’ordre de Dieu en me séparant de vous. Imitez-moi soumettez-vous courageusement à cette nécessité et songez que la destinée de l’homme est de mourir. » Après avoir dit ces paroles, il s’arracha aux cris et aux regrets de sa famille, il partit, et arriva au même endroit où il avait vu le génie, le propre jour qu’il avait promis de s’y rendre. Il mit aussitôt pied à terre, et s’assit au bord de la fontaine, où il attendit le génie avec toute la tristesse qu’on peut imaginer. Pendant qu’il languissait dans une si cruelle attente, un bon vieillard qui menait une biche à l’attache, parut et s’approcha de lui. Ils se saluèrent l’un l’autre ; après quoi le vieillard lui dit : « Mon frère, peut-on savoir de vous pourquoi vous êtes venu dans ce lieu désert, où il n’y a que des esprits malins, et où l’on n’est pas en sûreté ? A voir ces beaux arbres, on le croirait habité ; mais c’est une véritable solitude, où il est dangereux de s’arrêter trop longtemps. » Le marchand satisfit la curiosité du vieillard, et lui conta l’aventure qui l’obligeait à se trouver là. Le vieillard l’écouta avec étonnement ; et prenant la parole : « Voilà, s’écria-t-il, la chose du monde la plus surprenante ; et vous êtes lié par le serment le plus inviolable ! Je veux, ajouta-t-il, être témoin de votre entrevue avec le génie. » En disant cela, il s’assit près du marchand, et tandis qu’ils s’entretenaient tous deux... « Mais je vois le jour, dit Schéhérazade en se reprenant : ce qui reste est le plus beau du conte. » Le sultan, résolu d’en entendre la fin, laissa vivre encore ce jour-là Schéhérazade. Troisième Nuit Retour à la Table des Matières La nuit suivante, Dinarzade fit à sa sœur la même prière que les deux précédentes. « Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie de me raconter un de ces contes agréables que vous savez. » Mais le sultan dit qu’il voulait entendre la suite de celui du marchand et du génie ; c’est pourquoi Schéhérazade reprit ainsi : Sire, dans le temps que le marchand et le vieillard qui conduisait la biche s’entretenaient, il arriva un autre vieillard suivi de deux chiens noirs. Il s’avança jusqu’à eux, et les salua, en leur demandant ce qu’ils faisaient en cet endroit. Le vieillard qui conduisait la biche lui apprit l’aventure du marchand et du génie, ce qui s’était passé entre eux et le serment du marchand. Il ajouta que ce jour était celui de la parole donnée, et qu’il était résolu de demeurer là pour voir ce qui en arriverait. Le second vieillard, trouvant aussi la chose digne de sa curiosité, prit la même résolution. Il s’assit auprès des autres ; et à peine se fut-il mêlé à leur conversation, qu’il survint un troisième vieillard, qui, s’adressant aux deux premiers, leur demanda pourquoi le marchand qui était avec eux paraissait si triste. On lui en dit le sujet, qui lui parut si extraordinaire, qu’il souhaita aussi d’être témoin de ce qui se passerait entre le génie et le marchand. Pour cet effet, il se plaça parmi les autres. Ils aperçurent bientôt dans la campagne une vapeur épaisse, comme un tourbillon de poussière élevé par le vent. Cette vapeur s’avança jusqu’à eux, et se dissipant tout à coup, leur laissa voir le génie, qui, sans les saluer, s’approcha du marchand le sabre à la main, et le prenant par le bras : « Lève-toi, lui dit-il, que je te tue comme tu as tué mon fils. » Le marchand et les trois vieillards effrayés se mirent à pleurer et à remplir l’air de cris... Schéhérazade, en cet endroit apercevant le jour, cessa de poursuivre son conte, qui avait si bien piqué la curiosité du Sultan, que ce prince, voulant absolument en savoir la fin, remit encore au lendemain la mort de la sultane. On ne peut exprimer quelle fut la joie du grand vizir, lorsqu’il vit que le sultan ne lui ordonnait pas de faire mourir Schéhérazade. Sa famille, la cour, tout le monde en fut généralement étonné. Quatrième Nuit Retour à la Table des Matières vers la fin de la nuit suivante, Schéhérazade, avec la permission du sultan, parla dans ces termes : Sire, quand le vieillard qui conduisait la biche vit que le génie s’était saisi du marchand, et l’allait tuer impitoyablement, il se jeta aux pieds de ce monstre, et les lui baisant : « Prince des génies, lui dit-il, je vous supplie très humblement de suspendre votre colère, et de me faire la grâce de n’écouter. Je vais vous raconter mon histoire et celle de cette biche que vous voyez ; mais si vous la trouvez plus merveilleuse et plus surprenante que l’aventure de ce marchand à qui vous voulez ôter la vie, puis-je espérer que vous voudrez bien remettre à ce pauvre malheureux le tiers de son crime ? » Le génie fut quelque temps à se consulter là-dessus ; mais enfin il répondit : « Eh bien, voyons, j’y consens. » Histoire du premier Vieillard et de la Biche Retour à la Table des Matières Je vais donc, reprit le vieillard, commencer le récit ; écoutez-moi, je vous prie, avec attention. Cette biche que vous voyez est ma cousine et de plus ma femme. Elle n’avait que douze ans quand je l’épousai ; ainsi je puis dire qu’elle ne devait pas moins me regarder comme son père que comme son parent et son mari. Nous avons vécu ensemble trente années sans avoir eu d’enfants ; mais sa stérilité ne m’a point empêché d’avoir pour elle beaucoup de complaisance et d’amitié. Le seul, désir d’avoir des enfants me fit acheter une esclave, dont j’eus un fils {6} qui promettait infiniment. Ma femme en conçut de la jalousie, prit en aversion la mère et l’enfant, et cacha si bien ses sentiments, que je ne les connus que trop tard. Cependant mon fils croissait, et il avait déjà dix ans, lorsque je fus obligé de faire un voyage. Avant mon départ, je recommandai à ma femme, dont je ne me défiais point, l’esclave et son fils, et je la priai d’en avoir soin pendant mon absence, qui dura une année entière. Elle profita de ce temps-là pour contenter sa haine. Elle s’attacha à la magie ; et quand elle sut assez de cet art diabolique pour exécuter l’horrible dessein qu’elle méditait, la scélérate mena mon fils dans un lieu écarté. Là, par ses enchantements, elle le changea en veau, et le donna à mon fermier, avec ordre de le nourrir comme un veau, disait-elle, qu’elle avait acheté. Elle ne borna point sa fureur à cette action abominable ; elle changea l’esclave en vache, et la donna aussi à mon fermier. A mon retour, je lui demandai des nouvelles de la mère et de l’enfant. Votre esclave est morte, me dit-elle : et pour votre fils, il y a deux mois que je ne l’ai vu, et que je ne sais ce qu’il est devenu. Je fus touché de la mort de l’esclave ; mais comme mon fils n’avait fait que disparaître, je me flattais que je pourrais le revoir bientôt. Néanmoins huit mois se passèrent sans qu’il revînt, et je n’en avais aucune nouvelle, lorsque la fête du grand Baïram {7} arriva. Pour la célébrer, je mandai à mon fermier de m’amener une vache les plus grasses pour en faire un sacrifice. Il n’y manqua pas. La vache qu’il m’amena était l’esclave elle-même, la malheureuse mère de mon fils. Je la liai ; mais dans le moment que je me préparais à la sacrifier, elle se mit à taire des beuglements pitoyables, et je m’aperçus qu’il coulait de ses yeux des ruisseaux de larmes. Cela me parut assez extraordinaire et me sentant, malgré moi, saisi d’un mouvement de pitié, je ne pus me résoudre à la frapper. J’ordonnai à mon fermier de m’en aller prendre une autre. Ma femme, qui était présente, frémit de ma compassion, ut s’opposant à un ordre qui rendait sa malice inutile : « Que faites-vous, mon ami ? s’écria-t-elle. Immolez cette vache. Votre fermier n’en a pas de plus belle, ni qui soit plus propre à l’usage que nous en voulons faire. » Par complaisance pour ma femme, je m’approchai de la vache ; et combattant la pitié qui en suspendait le sacrifice, j’allais porter le coup mortel, quand la victime, redoublant ses pleurs et ses meuglements, me désarma une seconde fois. Alors je mis le maillet entre les mains du fermier, en lui disant : « Prenez, et sacrifiez-la vous-même ; ses beuglements et ses larmes me fendent le cœur. » Le fermier, moins pitoyable que moi, la sacrifia. Mais en l’écorchant, il se trouva qu’elle n’avait que les os, quoiqu’elle nous eût paru très grasse. J’en eus un véritable chagrin. « Prenez-la pour vous, dis-je au fermier, je vous l’abandonne ; faites-en des régals et des aumônes à qui vous voudrez ; et si vous avez un veau bien gras, amenez-le-moi à sa place. » Je ne m’informai pas de ce qu’il fit de la vache ; mais peu de temps après qu’il l’eut fait enlever de devant mes yeux, je le vis arriver avec un veau fort gras. Quoique j’ignorasse que ce veau fût mon fils, je ne laissai pas de sentir émouvoir mes entrailles à sa vue. De son côté, dès qu’il m’aperçut, il fit un si grand effort pour venir à moi, qu’il en rompit sa corde. Il se jeta à mes pieds, la tête contre terre, comme s’il eût voulu exciter ma compassion, et me conjurer de n’avoir pas la cruauté de lui ôter la vie, en n’avertissant, autant qu’il lui était possible, qu’il était mon fils. Je fus encore plus surpris et plus touché de cette action que je ne l’avais été des pleurs de la vache. Je sentis une tendre pitié qui m’intéressa pour lui ; ou, pour mieux dire, le sang fit en moi son devoir. « Allez, dis-je au fermier, ramenez ce veau chez vous ; ayez-en grand soin, et à sa place amenez-en un autre incessamment. » Dès que ma femme m’entendit parler ainsi, elle ne manqua pas de s’écrier encore : « Que faites-vous, mon mari ? croyez-moi, ne sacrifiez pas un autre veau que celui-là. — Ma femme, lui répondis-je, je n’immolerai pas celui-ci ; je veux lui faire grâce, je vous prie de ne point vous y opposer. » Elle n’eut garde, la méchante femme, de se rendre à ma prière ; elle haïssait trop mon fils pour consentir que je le sauvasse. Elle m’en demanda le sacrifice avec tant d’opiniâtreté, que je fus obligé de le lui accorder. Je liai le veau, et prenant le couteau funeste... Schéhérazade s’arrêta en cet endroit, parce qu’elle aperçut le jour. « Ma sœur, dit alors Dinarzade, je suis enchantée de ce conte qui soutient si agréablement mon attention. Si le sultan me laisse encore vivre aujourd’hui, répondit Schéhérazade, vous verrez que ce que je vous raconterai demain vous divertira bien davantage. » Schahriar, curieux de savoir ce que deviendrait le fils du vieillard qui conduisait la biche, dit à la sultane qu’il serait bien aise d’entendre, la nuit prochaine, la fin de ce conte {8}. Cinquième Nuit … et suivantes Retour à la Table des Matières Sire, poursuivit Schéhérazade, le premier vieillard qui conduisait la biche, continua de raconter son histoire au génie, aux deux autres vieillards et au marchand : « Je pris donc, leur dit-il, le couteau, et j’allais l’enfoncer dans la gorge de mon fils, lorsque tournant vers moi languissamment ses yeux baignés de pleurs, il m’attendrit à un point que je n’eus pas la force de l’immoler. Je laissai tomber le couteau, et je dis à ma femme que je voulais absolument tuer un autre veau que celui-là. Elle n’épargna rien pour me faire changer de résolution ; mais quoi qu’elle pût me représenter, je demeurai ferme, et lui promis, seulement pour l’apaiser, que je le sacrifierais au Baïram de l’année prochaine. Le lendemain matin, mon fermier demanda à me parler en particulier. « Je viens, me dit-il, vous apprendre une nouvelle, dont j’espère que vous me saurez bon gré. J’ai une fille qui a quelque connaissance de la magie. Hier, comme je ramenais au logis le veau dont vous n’aviez pas voulu faire le sacrifice, je remarquai qu’elle rit en le voyant et qu’un moment après elle se mit à pleurer. Je lui demandai pourquoi elle faisait en même temps deux choses si contraires : « Mon père, me répondit-elle, ce veau que vous ramenez est le fils de notre maître. J’ai ri de joie de le voir encore vivant, et j’ai pleuré en me souvenant du sacrifice qu’on fit hier de sa mère, qui était changée en vache. Ces eux métamorphoses ont été faites par les enchantements le la femme de notre maître, laquelle haïssait la mère et l’enfant. — Voilà ce que m’a dit ma fille, poursuivit le fermier, et je viens vous apporter cette nouvelle. » A ces paroles, ô génie, continua le vieillard, je vous laisse à juger quelle fut ma surprise ! Je partis sur-le-champ avec mon fermier, pour parler moi-même à sa fille. En arrivant, j’allai d’abord à l’étable où était mon fils. Il ne put répondre a mes embrassements ; mais il les reçut d’une manière qui acheva de me persuader qu’il était mon fils. La fille du fermier arriva : « Ma bonne fille, lui dis-je, pouvez-vous rendre à mon fils sa première forme ? — Oui, je le puis, me répondit-elle. — Ah ! si vous en venez à bout, repris-je, je vous fais maîtresse de tous mes biens. » Alors elle me repartit en souriant : « Vous êtes notre maître, et je sais trop bien ce que je vous dois ; mais je vous avertis que je ne puis remettre votre fils dans son premier état qu’à eux conditions : la première, que vous me le donnerez pour époux, et la seconde, qu’il me sera permis de punir a personne qui l’a changé en veau. — Pour la première condition, lui dis-je, je l’accepte de bon cœur ; je dis plus, je vous promets de vous donner beaucoup de bien pour vous en particulier, indépendamment de celui que je destine à mon fils. Enfin, vous verrez comment je reconnaîtrai le grand service que j’attends de vous. Pour la condition qui regarde ma femme, je veux bien l’accepter encore. Une personne qui a été capable de faire une action si criminelle mérite bien d’en être punie ; je vous l’abandonne, faites-en ce qu’il vous plaira ; je vous prie seulement de ne lui pas ôter la vie. — Je vais donc, répliqua-t-elle, la traiter de la même manière qu’elle a traité votre fils. J’y consens, lui repartis-je ; mais rendez-moi mon fils auparavant. » Alors cette fille prit un vase plein d’eau, prononça dessus des paroles que je n’entendis pas, et s’adressant au veau : « O veau ! dit-elle, si tu as été créé par le Tout-Puissant et souverain maître du monde tel que tu parais en ce moment, demeure sous cette forme ; mais si tu es un homme, et que tu sois changé en veau par enchantement, reprends ta figure naturelle par la permission du souverain Créateur. » En achevant ces mots, elle jeta l’eau sur lui, et à l’instant il reprit sa première forme. « Mon fils, mon cher fils ! m’écriai-je aussitôt en l’embrassant avec un transport dont je ne fus pas le maître, c’est Dieu qui nous a envoyé cette jeune fille, pour détruire l’horrible charme dont vous étiez environné, et vous venger du mal qui vous a été fait, à vous et à votre mère. Je ne doute pas que par reconnaissance, vous ne vouliez bien la prendre pour votre femme, comme je m’y suis engagé. » Il y consentit avec joie ; mais avant qu’ils se mariassent, la jeune fille changea ma femme en biche, et c’est elle que vous voyez ici. Je souhaitai qu’elle eût cette forme, plutôt qu’une autre moins agréable, afin que nous la vissions sans répugnance dans la famille. Depuis ce temps-là, mon fils est devenu veuf, et est allé voyager. Comme il y a plusieurs années que je n’ai pas eu de ses nouvelles, je me suis mis en chemin pour tâcher d’en apprendre ; et n’ayant pas voulu confier à personne le soin de ma femme, pendant que je serais en quête de lui, j’ai jugé à propos de la mener partout avec moi. Voilà donc mon histoire et celle de cette biche. N’est-elle pas des plus surprenantes et des plus merveilleuses ? — J’en demeure d’accord, dit le génie ; et en sa faveur, je t’accorde le tiers de la grâce de ce marchand. » Quand le premier vieillard, Sire, continua la sultane, eut achevé son histoire, le second, qui conduisait les deux chiens noirs, s’adressa au génie, et lui dit : « Je vais vous raconter ce qui m’est arrivé, à moi et à ces deux chiens noirs que voici, et je suis sûr que vous trouverez mon histoire encore plus étonnante que celle que vous venez d’entendre. Mais quand je vous l’aurai contée, m’accorderez-vous le second tiers de la grâce de ce marchand ? — Oui, répondit le génie, pourvu que ton histoire surpasse celle de la biche. » Après ce consentement le second vieillard, poursuivit Schéhérazade, s’adressant au génie, commença ainsi son histoire : Histoire du second Vieillard et des deux Chiens Noirs Retour à la Table des Matières Grand prince des génies, vous saurez que nous sommes trois frères : ces deux chiens noirs que vous voyez, et moi qui suis le troisième. Notre père nous avait laissé en mourant à chacun mille sequins {9}. Avec cette somme, nous embrassâmes tous trois la même profession : nous nous fîmes marchands. Peu de temps après que nous eûmes ouvert boutique, mon frère aîné, l’un de ces deux chiens, résolut le voyager et d’aller négocier dans les pays étrangers. Dans ce dessein, il vendit tout son fonds, et en acheta des marchandises propres au négoce qu’il voulait faire. Il partit, et fut absent une année entière. Au bout de ce temps-là, un pauvre, qui me parut demander l’aumône, se présenta à ma boutique. Je lui dis : « Dieu vous assiste. — Dieu vous assiste aussi, me répondit-il : est-il possible que vous ne me reconnaissiez pas ? » Alors l’envisageant avec attention, je le reconnus. « Ah mon frère ! m’écriai-je en l’embrassant, comment vous aurais-je pu reconnaître dans cet état ? » Je le fis entrer dans ma maison, je lui demandai les nouvelles de sa santé et du succès de son voyage. Ne me faites pas cette question, me dit-il ; en me voyant sous voyez tout. Ce serait renouveler mon affliction que de vous faire le détail de tous les malheurs qui me sont arrivés depuis un an, et qui m’ont réduit à l’état où je suis. » Je fis aussitôt fermer ma boutique ; et abandonnant tout autre soin, je le menai au bain, et lui donnai les plus beaux habits de ma garde-robe. J’examinai mes registres de vente et d’achat ; et trouvant que j’avais doublé mon fonds, c’est-à-dire que j’étais riche de deux mille sequins, je lui en donnai la moitié. « Avec cela, mon frère, lui dis-je, vous pourriez oublier la perte que vous avez faite. » Il accepta les mille sequins avec joie, rétablit ses affaires, et nous vécûmes ensemble comme nous avions vécu auparavant. Quelque temps après, mon second frère, qui est l’autre de ces deux chiens, voulut aussi vendre son fonds. Nous fîmes, son aîné et moi, tout ce que nous pûmes pour l’en détourner ; mais il n’y eut pas moyen. Il le vendit ; et de l’argent qu’il en fit, il acheta des marchandises propres au négoce étranger qu’il voulait entreprendre. Il se joignit à une caravane, et partit. Il revint au bout de l’an dans le même état que son frère aîné. Je le fis habiller ; et comme j’avais encore mille sequins par-dessus mon fonds, je les lui donnai. Il releva boutique, et continua d’exercer sa profession. Un jour mes deux frères vinrent me trouver pour me proposer de faire un voyage, et d’aller trafiquer avec eux. Je rejetai d’abord leur proposition. « Vous avez voyagé, leur dis-je, qu’y avez-vous gagné ? Qui m’assurera que je serai plus heureux que vous ? » En vain ils me représentèrent là-dessus tout ce qui leur sembla devoir m’éblouir et m’encourager à tenter la fortune ; je refusai d’entrer dans leur dessein. Mais ils revinrent tant de fois à la charge, qu’après avoir, pendant cinq ans, résisté constamment à leurs sollicitations, je m’y rendis enfin. Mais quand il fallut faire les préparatifs du voyage, et qu’il fut question d’acheter les marchandises dont nous avions besoin, il se trouva qu’ils avaient tout mangé, et qu’il ne leur restait rien des mille sequins que je leur avais donné à chacun. Je ne leur en fis pas le moindre reproche. Au contraire, comme mon fonds était de six mille sequins, j’en partageai la moitié avec eux, en leur disant : « Mes frères, il faut risquer ces trois mille sequins, et cacher les autres en quelque endroit sûr, afin que si notre voyage n’est pas plus heureux que ceux que vous avez déjà faits nous ayons de quoi nous en consoler, et reprendre notre ancienne profession. » Je donnai donc mille sequins à chacun, j’en gardai autant pour moi, et j’enterrai les trois mille autres dans un coin de ma maison. Nous achetâmes des marchandises ; et après les avoir embarquées sur un vaisseau que nous frétâmes entre nous trois, nous fîmes mettre à la voile avec un vent favorable. Après deux mois de navigation, nous arrivâmes heureusement à un port de mer, où nous débarquâmes, et fîmes un très grand débit de nos marchandises. Moi, surtout, je vendis si bien les miennes, que je gagnai dix pour un. Nous achetâmes des marchandises du pays, pour les transporter et les négocier au nôtre. Dans le temps que nous étions prêts à nous rembarquer pour notre retour, je rencontrai sur le bord de la mer une dame assez bien faite, mais fort pauvrement habillée. Elle n’aborda, me baisa la main, et me pria, avec les dernières instances, de la prendre pour femme, et de l’embarquer avec moi. Je fis difficulté de lui accorder ce qu’elle demandait ; mais elle me dit tant de choses pour me persuader, que je ne devais pas prendre garde à sa pauvreté, et que j’aurais lieu l’être content de sa conduite, que je me laissai vaincre. Je lui fis faire des habits propres ; et après l’avoir épousée par un contrat de mariage en bonne forme, je l’embarquai avec moi, et nous mîmes à la voile. Pendant notre navigation, je trouvai de si belles qualités dans la femme que je venais de prendre, que je l’aimais tous les jours de plus en plus. Cependant mes deux frères, qui n’avaient pas si bien fait leurs affaires que moi, et qui étaient jaloux de ma prospérité, me portaient envie. Leur fureur alla même jusqu’à conspirer contre ma vie. Une nuit dans le temps que ma femme et moi nous dormions, ils nous jetèrent à la mer. Ma femme était fée, et par conséquent génie ; vous jugez bien qu’elle ne se noya pas. Pour moi, il est certain que je serais mort sans son secours ; mais je fus à peine tombé dans eau, qu’elle m’enleva et me transporta dans une île. Quand il fut jour, la fée me dit : « Vous voyez, mon mari, qu’en vous sauvant la vie, je ne vous ai pas mal récompensé du bien que vous m’avez fait. Vous saurez que je suis fée, et que me trouvant sur le bord de la mer lorsque vous alliez vous embarquer, je me sentis une forte inclination pour vous. Je voulus éprouver la bonté de votre cœur ; je me présentai devant vous déguisée comme vous m’avez vue. Vous en avez usé avec moi généreusement. Je suis ravie d’avoir trouvé l’occasion de vous en marquer ma reconnaissance. Mais je suis irritée contre vos frères, et je ne serai pas satisfaite que je ne leur aie ôté la vie. » J’écoutais avec admiration le discours de la fée ; je la remerciai le mieux qu’il me fut possible de la grande obligation que je lui avais : « Mais, madame, lui dis-je, pour ce qui est de mes frères, je vous supplie de leur pardonner. Quelque sujet que j’aie de me plaindre d’eux, je ne suis pas assez cruel pour vouloir leur perte. » Je lui racontai ce que j’avais fait pour l’un et pour l’autre ; et mon récit augmentant son indignation contre eux : « Il faut, s’écria-t-elle, que je vole tout à l’heure après ces traîtres et ces ingrats, et que j’en tire une prompte vengeance. Je vais submerger leur vaisseau, et les précipiter au fond de la mer. — Non, ma belle dame, repris-je ; au nom de Dieu, n’en faites rien, modérez votre courroux ; songez que ce sont mes frères, et qu’il faut faire le bien pour le mal. » J’apaisai la fée par ces paroles ; et lorsque je les eus prononcées, elle me transporta en un instant de l’île où nous étions sur le toit de mon logis qui était en terrasse et elle disparut un moment après. Je descendis, j’ouvris les portes, et je déterrai les trois mille sequins que j’avais cachés. J’allai ensuite à la place où était ma boutique ; je l’ouvris et je reçus des marchands mes voisins des compliments sur mon retour. Quand je rentrai chez moi, j’aperçus ces deux chiens noirs, qui vinrent m’aborder d’un air soumis. Je ne savais ce que cela signifiait, et j’en étais fort étonné ; mais la fée, qui parut bientôt, m’en éclaircit. « Mon mari, me dit-elle, ne soyez pas surpris de voir ces deux chiens chez vous : ce sont vos deux frères. » Je frémis à ces mots, et je lui demandai par quelle puissance ils se trouvaient en cet état. « C’est moi qui les y ai mis, me répondit-elle ; au moins, c’est une de mes sœurs à qui j’en ai donné la commission, et qui en même temps a coulé leur vaisseau à fond. Vous y perdez les marchandises que vous y aviez ; mais je vous récompenserai d’ailleurs. A l’égard de vos frères, je les ai condamnés à demeurer dix ans sous cette forme ; leur perfidie ne les rend que trop dignes de cette pénitence. » Enfin, après m’avoir enseigné où je pourrais avoir de ses nouvelles, elle disparut. Présentement que les dix années sont accomplies, je suis en chemin pour l’aller chercher ; et comme en passant par ici j’ai rencontré ce marchand et le bon vieillard qui mène sa biche, je me suis arrêté avec eux. Voilà quelle est mon histoire, ô prince des génies Ne vous paraît-elle pas des plus extraordinaires ? — J’en conviens, répondit le génie, et je remets aussi en sa faveur le second tiers du crime dont le marchand est coupable envers moi. Aussitôt que le second vieillard eut achevé son histoire, le troisième prit la parole et fit au génie la même demande que les deux premiers, c’est-à-dire de remettre au marchand le troisième tiers de son crime, supposé que l’histoire qu’il avait à lui raconter surpassât en événements singuliers les deux qu’il venait d’entendre. Le génie lui fit la même promesse qu’aux autres. Le troisième vieillard raconta son histoire au génie ; je ne vous la dirai point, car elle n’est point venue à ma connaissance ; mais je sais qu’elle se trouva si fort au-dessus des deux précédentes, par la diversité des aventures merveilleuses qu’elle contenait, que le génie en fut étonné. Il n’en eut pas plus tôt ouï la fin, qu’il dit au troisième vieillard : je t’accorde le dernier tiers de la grâce du marchand ; il doit bien vous remercier tous trois de l’avoir tiré d’intrigue par vos histoires ; sans vous il ne serait plus au monde. » En achevant ces mots, il disparut au grand contentement le la compagnie. Le marchand ne manqua pas de rendre à ses trois libérateurs toutes les grâces qu’il leur devait. Ils se réjouirent avec lui de le voir hors de péril ; après quoi ils se dirent adieu, et chacun reprit son chemin. Le marchand s’en retourna auprès de sa femme et de ses enfants, et passa tranquillement avec eux le reste de ses jours. « Mais, Sire, ajouta Schéhérazade, quelque beaux que soient les contes que j’ai racontés jusqu’ici à Votre Majesté, ils n’approchent pas de celui du pêcheur. » Dinarzade voyant que la sultane s’arrêtait lui dit : « Ma sœur, puisqu’il nous reste encore du temps, de grâce, racontez-nous l’histoire de ce pêcheur ; le sultan le voudra bien. » Schahriar y consentit ; et Schéhérazade, reprenant son discours, poursuivit de cette manière. Histoire du Pêcheur Retour à la Table des Matières Sire, il y avait autrefois un pêcheur fort âgé et si pauvre, qu’à peine pouvait-il gagner de quoi faire subsister sa femme et trois enfants dont sa famille était composée. Il allait tous les jours à la pêche de grand matin ; et chaque jour il s’était fait une loi de ne jeter ses filets que quatre fois seulement. II partit un matin au clair de la lune, et se rendit au bord de la mer, il se déshabilla, et jeta ses filets. Comme il les tirait vers le rivage, il sentit d’abord de la résistance ; il crut avoir fait une bonne pêche, et s’en réjouissait déjà en lui-même. Mais un moment après, s’apercevant qu’au lieu de poisson il n’y avait dans ses filets que la carcasse d’un âne, il eut beaucoup de chagrin d’avoir fait une si mauvaise pêche. Cependant quand il eut raccommodé ses filets que la carcasse de l’âne avait rompus en plusieurs endroits, il les jeta une seconde fois. En les tirant, il sentit encore beaucoup de résistance ; ce qui lui fit croire qu’ils étaient remplis de poisson ; mais il n’y trouva qu’un grand panier plein de gravier et de fange. Il en fut dans une extrême affliction. « O fortune s’écria-t-il d’une voix pitoyable, cesse d’être en colère contre moi, et ne persécute point un malheureux qui te prie de l’épargner Je suis parti de ma maison pour venir ici chercher ma vie, et tu m’annonces ma mort. Je n’ai pas d’autre métier que celui-ci pour subsister ; et malgré tous les soins que j’y apporte, je puis à peine fournir aux plus pressants besoins de ma famille. Mais j’ai tort de me plaindre de toi ; tu prends plaisir à maltraiter les honnêtes gens et à laisser les grands hommes dans l’obscurité, tandis que tu favorises les méchants, et que tu élèves ceux qui n’ont aucune vertu, qui les rende recommandables. » En achevant ces plaintes, il jeta brusquement le panier, et, après avoir bien lavé ses filets que la fange avait gâtés, il les jeta pour la troisième fois. Mais il n’amena que des pierres, des coquilles et de l’ordure. On ne saurait expliquer quel fut son désespoir peu s’en fallut qu’il ne perdît l’esprit. Cependant, comme le jour commençait à paraître, il n’oublia pas de faire sa prière en bon musulman {10} ; ensuite il ajouta celle-ci : « Seigneur, vous savez que je ne jette mes filets que quatre fois chaque jour. Je les ai déjà jetés trois fois sans avoir tiré le moindre fruit de mon travail. Il ne m’en reste plus qu’une ; je vous supplie de rendre la mer favorable, comme vous l’avez rendue à Moïse {11}. » Le pêcheur, ayant fini cette prière, jeta ses filets pour la quatrième fois. Quand il jugea qu’il devait y avoir du poisson, il les retira comme auparavant avec assez de peine. Il en avait pas pourtant ; mais il y trouva un vase de cuivre jaune, qui, à sa pesanteur, lui parut plein de quelque chose, et il remarqua qu’il était fermé et scellé de plomb, avec l’empreinte d’un sceau. Cela le réjouit. « Je le vendrai au fondeur, disait-il, et de l’argent que j’en ferai, j’achèterai une mesure de blé. » Il examina le vase de tous côtés ; il le secoua, pour voir si ce qui était dedans ne ferait pas de bruit. Il n’entendit rien, cette circonstance, avec l’empreinte du sceau sur le couvercle de plomb, lui firent penser qu’il devait être rempli de quelque chose de précieux. Pour s’en éclaircir, il prit son couteau, et, avec un peu de peine, il l’ouvrit. Il en pencha aussitôt l’ouverture contre terre ; mais il n’en sortit rien, ce qui le surprit extrêmement. Il le posa devant lui, et pendant qu’il le considérait attentivement, il en sortit une fumée fort paisse, qui l’obligea de reculer deux ou trois pas en arrière. Cette fumée s’éleva jusqu’aux nues, et, s’étendant sur la mer sur le rivage, forma un gros brouillard : spectacle qui causa, comme on peut se l’imaginer, un étonnement extraordinaire au pêcheur. Lorsque la fumée fut toute hors du vase, elle se réunit et devint un corps solide, dont il se forma un génie deux fois aussi haut que le plus grand de tous les géants. A l’aspect d’un monstre d’une grandeur si démesurée pêcheur voulut prendre la fuite ; mais il se trouva si troublé et si effrayé, qu’il ne put marcher. « Salomon{12}, s’écria d’abord le génie, Salomon, grand prophète de Dieu, pardon, pardon ! Jamais je ne m’opposerai à vos volontés. J’obéirai à tous vos commandements. » Le pêcheur n’eut pas sitôt entendu les paroles que le génie avait prononcées, qu’il se rassura et lui dit : « Esprit superbe, que dites-vous ? Il y a plus de dix-huit cents ans que Salomon, le prophète de Dieu, est mort, et nous sommes présentement à la fin des siècles. Apprenez-moi votre histoire, et pour quel sujet vous étiez enfermé dans ce vase. » A ce discours, le génie regardant le pêcheur d’un air fier, lui répondit : « Parle-moi plus civilement ; tu es bien hardi de m’appeler esprit superbe. — Eh bien ! reprit le pêcheur, vous parlerai-je avec plus de civilité en vous appelant hibou du bonheur ? — Je te dis, repartit le génie, de me parler plus civilement avant que je te tue. — Hé ! pourquoi me tueriez-vous ? répliqua le pêcheur. Je viens de vous mettre en liberté ; l’avez-vous déjà oublié ? — Non, je m’en souviens, repartit le génie ; mais cela ne m’empêchera pas de te faire mourir, et je n’ai qu’une seule grâce à t’accorder. — Et quelle est cette grâce ? dit le pêcheur. — C’est, répondit le génie, de te laisser choisir de quelle manière tu veux que je te tue. — Mais en quoi vous ai-je offensé ? reprit le pêcheur. Est-ce ainsi que vous voulez me récompenser du bien que je vous ai fait ? — Je ne puis te traiter autrement, dit le génie, et afin que tu en sois persuadé, écoute mon histoire : « Je suis un de ces esprits rebelles qui se sont opposés à la volonté de Dieu. Tous les autres génies reconnurent le grand Salomon, prophète de Dieu, et se soumirent à lui. Nous fûmes les seuls, Sacar et moi, qui ne voulûmes pas faire cette bassesse. Pour s’en venger, ce puissant monarque chargea Assaf, fils de Barakhia, son premier ministre, de me venir prendre. Cela fut exécuté. Assaf vint se saisir de ma personne, et me mena malgré moi, devant le trône du roi son maître. Salomon, fils de David, me commanda de quitter mon genre de vie, de reconnaître son pouvoir et de me soumettre à ses commandements. Je refusai hautement de lui obéir, et j’aimai mieux m’exposer à tout son ressentiment que de lui prêter le serment de fidélité et de soumission qu’il exigeait de moi. Pour me punir, il m’enferma dans ce vase de cuivre, et, afin de s’assurer de moi, et que je ne pusse pas forcer ma prison, il imprima lui-même sur le couvercle de plomb son sceau, où le grand nom de Dieu était gravé. Cela fait, il mit le vase entre les mains d’un les génies qui lui obéissaient, avec ordre de me jeter à la mer ; ce qui fut exécuté à mon grand regret. Durant le premier siècle de ma prison, je jurai que si quelqu’un m’en délivrait avant les cent ans achevés, je le rendrais riche, même après sa mort. Mais le siècle s’écoula, et personne ne me rendit ce bon office. Pendant le second siècle, je fis serment d’ouvrir tous les trésors de la terre à quiconque me mettrait en liberté ; mais je ne fus pas plus heureux. Dans le troisième, je promis de faire puissant monarque mon libérateur, d’être toujours près de lui en esprit, et de lui accorder chaque jour trois demandes, de quelque nature qu’elles pussent être ; mais ce siècle se passa comme les deux autres, et je demeurai toujours dans le même état. Enfin, chagrin, ou plutôt enragé de me voir prisonnier si longtemps, je jurai que si quelqu’un m’en délivrait dans la suite, je le tuerais impitoyablement, et ne lui accorderais point d’autre grâce que de lui laisser le choix du genre de mort dont il voudrait que je le fisse mourir. C’est pourquoi, puisque tu es venu ici aujourd’hui, et que tu m’as délivré, choisis comment tu veux que je te tue. » Ce discours affligea fort le pêcheur. « Je suis bien malheureux, s’écria-t-il, d’être venu en cet endroit rendre un si grand service à un ingrat. Considérez, de grâce, votre injustice, et révoquez un serment si peu raisonnable. Pardonnez-moi, Dieu vous pardonnera de même. Si vous ne donnez généreusement la vie, il vous mettra à couvert de tous les complots qui se formeront contre vos jours. — Non, ta mort est certaine, dit le génie ; choisis seulement de quelle sorte tu veux que je te fasse mourir. » Le pêcheur, le voyant dans la résolution de le tuer, en eut une douleur extrême, non pas tant pour l’amour de lui qu’à cause de es trois enfants dont il plaignait la misère où ils allaient être réduits par sa mort. Il tâcha encore d’apaiser le génie. « Hélas ! reprit-il, daignez avoir pitié de moi, en considération de ce que j’ai fait pour vous. — Je te l’ai déjà dit repartit le génie ; c’est justement pour cette raison que j suis obligé de t’ôter la vie. — Cela est étrange, répliqua le pêcheur, que vous vouliez absolument rendre le mal pour le bien. Le proverbe dit que qui fait du bien à celui qui ne le mérite pas, en est toujours mal payé. Je croyais, je l’avoue que cela était faux ; en effet, rien ne choque davantage la raison et les droits de la société ; néanmoins j’éprouve cruellement que cela n’est que trop véritable. — Ne perdons pas de temps, interrompit le génie ; tous tes raisonnements ne sauraient me détourner de mon dessein. Hâte-toi de dire comment tu souhaites que je te tue. » La nécessité donne de l’esprit. Le pêcheur s’avisa d’un stratagème. « Puisque je ne saurais éviter la mort, dit-il au génie, je me soumets donc à la volonté de Dieu. Mais avant que je choisisse un genre de mort, je vous conjure par le grand nom de Dieu qui était gravé sur le sceau du prophète Salomon, fils de David, de me dire la vérité sur une question que j’ai à vous faire. » Quand le génie vit qu’on lui faisait une adjuration qui le contraignait de répondre positivement, il trembla en lui-même, et dit au pêcheur : « Demande-moi ce que tu voudras, et hâte-toi. » Sur quoi le pêcheur lui dit : « Je voudrais savoir si effectivement vous étiez dans ce vase ; oseriez-vous en jurer par le grand nom de Dieu ? — Oui, répondit le génie, je jure par ce grand nom que j’y étais, et cela est très véritable. — En bonne foi, répliqua le pêcheur, je ne puis vous croire. Ce vase ne pourrait pas seulement contenir un de vos pieds ; comment se peut-il que votre corps y ait été renfermé tout entier ? — Je te jure pourtant, repartit le génie, que j’y étais tel que tu me vois. Est-ce que tu ne me crois pas, après le grand serment que je t’ai fait ? — Non vraiment, dit le pêcheur ; et je ne vous croirai point, à moins que vous ne me fassiez voir la chose. » Alors il se fit une dissolution du corps du génie, qui se changeant en fumée, s’étendit comme auparavant sur la mer et sur le rivage, et qui, se rassemblant ensuite, commença de rentrer dans le vase, et continua de même par une succession lente et égale, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus rien au dehors. Aussitôt il en sortit une voix qui dit au pêcheur : « Eh bien, incrédule pêcheur, me voici dans le vase ; me crois-tu présentement ? » Le pêcheur, au lieu de répondre au génie, prit le couvercle de plomb, et ayant fermé promptement le vase : « Génie, lui cria-t-il, demande-moi grâce à ton tour, et choisis de quelle mort tu veux que je te fasse mourir. Mais non, il vaut mieux que je te rejette à la mer, dans le même endroit d’où je t’ai tiré ; puis je ferai bâtir une maison sur ce rivage, où je demeurerai, pour avertir tous les pêcheurs qui viendront y jeter leurs filets de bien prendre garde de repêcher un méchant génie comme toi, qui as fait serment de tuer celui qui te mettra en liberté. » A ces paroles offensantes, le génie irrité fit tous ses efforts pour sortir du vase ; mais c’est ce qui ne lui fut pas possible, car l’empreinte du sceau du prophète Salomon, fils de David, l’en empêchait. Ainsi, voyant que le pêcheur avait alors l’avantage sur lui, il prit le parti de dissimuler sa tolère. « Pêcheur, lui dit-il d’un ton radouci, garde-toi bien de faire ce que tu dis. Ce que j’en ai fait n’a été qu’une plaisanterie, et tu ne dois pas prendre la chose sérieusement. — O génie, répondit le pêcheur, toi qui étais, il n’y a qu’un moment, le plus grand, et qui es à cette heure le plus petit de tous les génies, apprends que tes artificieux discours ne te serviront de rien. Tu retourneras à la mer. Si tu y as demeuré tout le temps que tu m’as dit, tu pourras bien y demeurer jusqu’au jour du jugement. Je t’ai prié, au nom le Dieu, de ne me pas ôter la vie, tu as rejeté mes prières ; je dois te rendre la pareille. a Le génie n’épargna rien pour tâcher de toucher le pêcheur : « Ouvre le vase, lui dit-il, donne-moi la liberté, je t’en supplie ; je te promets que tu seras content de moi. — Tu n’es qu’un traître, repartit le pêcheur. Je mériterais de perdre la vie, si j’avais l’imprudence de me fier à toi. Vu ne manquerais pas de me traiter de la même façon qu’un certain roi grec traita le médecin Douban. C’est une histoire que je te veux raconter ; écoute : Histoire du Roi grec et du Médecin Douban Retour à la Table des Matières Il y avait au pays de Zouman, dans la Perse, un roi dont les sujets étaient Grecs originairement. Ce roi était ouvert de lèpre ; et ses médecins, après avoir inutilement employé tous leurs remèdes pour le guérir, ne savaient plus que lui ordonner, lorsqu’un très habile médecin, nommé Douban, arriva dans sa cour. Ce médecin avait puisé sa science dans les livres grecs, persans, turcs, arabes, latins, syriaques et hébreux ; et outre qu’il était consommé dans la philosophie, il connaissait parfaitement les bonnes et les mauvaises qualités de toutes sortes de plantes et de drogues. Dès qu’il fut informé de la maladie du roi, et qu’il eut appris que ses médecins l’avaient abandonné, il s’habilla le plus proprement qu’il lui fut possible et trouva moyen de se faire présenter au roi. « Sire, lui dit-il, je sais que tous les médecins dont Votre Majesté s’est servie n’ont pu la guérir de sa lèpre ; mais si vous voulez bien me faire l’honneur d’agréer mes services, je m’engage à vous guérir sans breuvage et sans topiques. » Le roi écouta cette proposition. « Si vous êtes assez habile homme, répondit-il, pour faire ce que vous dites, je promets de vous enrichir, vous et votre postérité : et, sans compter les présents que je vous ferai, vous serez mon plus cher favori. Vous m’assurez donc que vous m’ôterez ma lèpre, sans me faire prendre aucune potion, et sans m’appliquer aucun remède extérieur ? Oui, Sire, repartit le médecin, je me flatte d’y réussir, avec l’aide de Dieu ; et dès demain j’en ferai l’épreuve. » En effet, le médecin Douban se retira chez lui, et fit un mail qu’il creusa en dedans par le manche, où il mit la drogue dont il prétendait se servir. Cela étant fait, il prépara aussi une boule de la manière qu’il la voulait, avec quoi il alla le lendemain se présenter devant le roi ; et, se prosternant à ses pieds, il baisa la terre, et après avoir fait une profonde révérence, dit au roi qu’il jugeait à propos que Sa Majesté montât à cheval et se rendit à la place pour jouer au mail. Le roi fit ce qu’on lui disait ; et lorsqu’il fut dans le lieu destiné à jouer au mail à cheval, le médecin s’approcha de lui avec le mail qu’il avait préparé, et le lui présentant : « Tenez, Sire, lui dit-il, exercez-vous avec ce mail, en poussant cette boule avec, par la place, jusqu’à ce que vous sentiez votre main et votre corps en sueur. Quand le remède que j’ai enfermé dans le manche de ce mail sera échauffé par votre main, il vous pénétrera par tout le corps ; et sitôt que vous suerez, vous n’aurez qu’à quitter cet exercice, car le remède aura fait son effet. Dès que vous serez de retour en votre palais, vous entrerez au bain, et vous vous ferez bien laver et frotter ; vous vous coucherez ensuite ; et, en vous levant demain matin, vous serez guéri. » Le roi prit le mail et poussa son cheval après la boule qu’il avait jetée. Il la frappa ; elle lui fut renvoyée par les officiers qui jouaient avec lui ; il la refrappa ; et enfin, le jeu dura si longtemps, que sa main en sua, aussi bien que tout son corps. Ainsi, le remède enfermé dans le manche du mail opéra comme le médecin l’avait dit. Alors le roi cessa de jouer, s’en retourna dans son palais, entra au bain, et observa très exactement ce qui lui avait été prescrit. s’en trouva fort bien ; car le lendemain, en se levant, il s’aperçut, avec autant d’étonnement que de joie, que sa lèpre était guérie et qu’il avait le corps aussi net que s’il n’eût jamais été attaqué de cette maladie. D’abord qu’il fut habillé, il entra dans la salle d’audience publique, où il monta sur son trône, et se fit voir à tous ses courtisans, que l’empressement d’apprendre le succès du nouveau remède y avait fait aller de bonne heure. Quand ils virent le roi parfaitement guéri, ils en firent tous paraître une extrême joie. Le médecin Douban entra dans la salle et s’alla prosterner au pied du trône, la face contre terre. Le roi l’ayant aperçu, l’appela, le fit asseoir à son côté et le montra à l’assemblée, en lui donnant publiquement toutes les louanges qu’il méritait. Ce prince n’en demeura pas là comme : il régalait ce jour-là toute sa cour, il le fit manger à sa table seul avec lui, et vers la fin du jour, lorsqu’il voulut congédier l’assemblée, il le fit revêtir d’une longue robe fort riche et semblable à celle que portaient ordinairement ses courtisans en sa présence ; outre cela, il lui fit donner deux mille sequins. Le lendemain et les jours suivants, il ne cessa de le caresser. Enfin, ce prince, croyant ne pouvoir jamais assez reconnaître les obligations qu’il avait à un médecin si habile, répandait sur lui tous les jours de nouveaux bienfaits. Or, ce roi avait un grand vizir qui était avare, envieux et naturellement capable de toutes sortes de crimes. Il n’avait pu voir sans peine les présents qui avaient été faits au médecin, dont le mérite d’ailleurs commençait à lui faire ombrage ; il résolut de le perdre dans l’esprit du roi. Pour y réussir, il alla trouver ce prince, et lui dit en particulier qu’il avait un avis de la dernière importance à lui donner. Le roi lui ayant demandé ce que c’était : « Sire, lui dit-il, il est bien dangereux à un monarque d’avoir de la confiance en un homme dont il n’a point éprouvé la fidélité. En comblant de bienfaits le médecin Douban, en lui faisant toutes les caresses que Votre Majesté lui fait, vous ne savez pas que c’est un traître qui ne s’est introduit dans cette cour que pour vous assassiner. — De qui tenez-vous ce que vous m’osez dire ? répondit le roi. Songez-vous que c’est à moi que vous parlez, et que vous avancez une chose que je ne croirai pas légèrement ? Sire, répliqua le vizir, je suis parfaitement instruit de ce que j’ai l’honneur de vous représenter. Ne vous reposez donc plus sur une confiance dangereuse. Si Votre Majesté dort, qu’elle se réveille ; car enfin, je le répète encore, le médecin Douban n’est parti du fond de la Grèce, son pays, il n’est venu s’établir dans votre cour que pour exécuter l’horrible dessein dont j’ai parlé. — Non, non, vizir, interrompit le roi, je suis sûr que cet homme, que vous traitez de perfide et de traître, est le plus vertueux et le meilleur de tous les hommes ; il n’y a personne au monde que j’aime autant que lui. Vous savez par quel remède, ou plutôt par quel miracle il m’a guéri de ma lèpre ; s’il en veut à ma vie, pourquoi me l’a-t-il sauvée ? Il n’avait qu’à m’abandonner à mon mal ; je n’en pouvais échapper ; ma vie était déjà à moitié consumée. Cessez donc de vouloir m’inspirer d’injustes soupçons : au lieu de les écouter, je vous avertis que je fais dès ce jour à ce grand homme, pour toute sa vie, une pension de mille sequins par mois. Quand je partagerais avec lui toutes mes richesses et mes Etats même, je ne le payerais pas assez de ce qu’il a fait pour moi. Je vois ce que c’est, sa vertu excite votre envie ; mais ne croyez pas que je me laisse injustement prévenir contre lui ; je me souviens trop bien de ce qu’un vizir dit au roi Sindbad, son maître, pour l’empêcher de faire mourir le prince son fils. Sire, dit le vizir, je supplie Votre Majesté de me pardonner si j’ai la hardiesse de lui demander ce que le vizir du roi Sindbad dit à son maître pour le détourner de faire mourir le prince son fils. » Le roi grec eut la complaisance de le satisfaire. « Ce vizir répondit-il, après avoir représenté au roi Sindbad que, sur l’accusation d’une belle-mère, il devait craindre de faire une action dont il pût se repentir, lui conta cette histoire : Histoire du Mari et du Perroquet Retour à la Table des Matières Un bon homme avait une belle femme ; il l’aimait avec tant de passion, qu’il ne la perdait de vue que le moins qu’il pouvait. Un jour que des affaires pressantes l’obligeaient à s’éloigner d’elle, il alla dans un endroit où l’on vendait toutes sortes d’oiseaux ; il y acheta un perroquet, qui non seulement parlait fort bien, mais qui avait même le don de rendre compte de tout ce qui avait été fait devant lui. Il l’apporta dans une cage au logis, pria sa femme de le mettre dans sa chambre, et d’en prendre soin pendant le voyage qu’il allait faire ; après quoi il partit. A son retour, il ne manqua pas d’interroger le perroquet sur ce qui s’était passé durant son absence ; et là-dessus, l’oiseau lui apprit des choses qui lui donnèrent lieu de faire de grands reproches à sa femme. Elle crut que quelqu’une de ses esclaves l’avait trahie ; elles jurèrent toutes qu’elles lui avaient été fidèles, et elles convinrent qu’il fallait que ce fût le perroquet qui eût fait ces mauvais rapports. Prévenue de cette opinion, la femme chercha dans son esprit un moyen de détruire les soupçons de son mari et de se venger en même temps du perroquet. Elle le trouva : son mari étant parti pour faire un voyage d’une journée, elle commanda a une esclave de tourner pendant la nuit, sous la cage de l’oiseau, un moulin à bras ; à une autre, de jeter de l’eau en forme de pluie par le haut de la cage ; et à une troisième de prendre un miroir et de le tourner levant les yeux du perroquet, à droite et à gauche, à la clarté d’une chandelle. Les esclaves employèrent une grande partie de la nuit à faire ce que leur avait ordonné leur maîtresse, et elles s’en acquittèrent fort adroitement. Le lendemain, le mari étant de retour, fit encore des questions au perroquet sur ce qui s’était passé chez lui ; l’oiseau lui répondit : « Mon bon maître, les éclairs, le tonnerre et la pluie m’ont tellement incommodé toute la nuit, que je ne puis vous dire tout ce que j’en ai souffert. » Le mari, qui savait bien qu’il n’avait ni plu ni tonné cette nuit-là, demeura persuadé que le perroquet, ne disant pas la vérité en cela, ne la lui avait pas dite au sujet de sa femme C’est pourquoi, de dépit, l’ayant tiré de sa cage, il le jeta si rudement contre terre, qu’il le tua. Néanmoins, dans la suite, il apprit de ses voisins que le pauvre perroquet ne lui avait pas menti en lui parlant de la conduite de sa femme ce qui fut cause qu’il se repentit de l’avoir tué. Et vous, vizir, ajouta le roi grec, par l’envie que vous avez conçue contre le médecin Douban, qui ne vous fait aucun mal, vous voulez que je le fasse mourir, mais je m’en garderai bien, de peur de m’en repentir, comme ce mari d’avoir tué son perroquet. » Le pernicieux vizir était trop intéressé à la perte du médecin Douban pour en demeurer là. « Sire, répliqua-t-il, la mort du perroquet était peu importante, et je ne crois pas que son maître l’ait regretté longtemps. Mais pourquoi faut-il que la crainte d’opprimer l’innocence vous empêche de faire mourir ce médecin. Ne suffit-il pas qu’on l’accuse de vouloir attenter à votre vie pour vous autoriser à lui faire perdre la sienne ! Quand il s’agit d’assurer les jours d’un roi, un simple soupçon doit passer pour une certitude, et il vaut mieux sacrifier l’innocent que sauver le coupable. Mais, Sire, ce n’est point ici une chose incertaine : le médecin Douban veut vous assassiner. Ce n’est point l’envie qui m’arme contre lui, c’est l’intérêt seul que je prends à la conservation de Votre Majesté ; c’est mon zèle qui me porte à vous donner un avis d’une si grande importance. S’il est faux, je mérite qu’on me punisse de la même manière qu’on punit autrefois un vizir. — Qu’avait fait ce vizir, dit le roi grec, pour être digne de ce châtiment ? — Je vais, répondit le vizir, l’apprendre à Votre Majesté ; qu’elle ait, s’il lui plaît, la bonté de m’écouter. Histoire du Vizir puni Retour à la Table des Matières Il était autrefois un roi, poursuivit-il, qui avait un fils qui aimait passionnément la chasse. Il lui permettait de prendre souvent ce divertissement ; mais il avait donné ordre à son grand vizir de l’accompagner toujours et de ne le perdre jamais de vue. Un jour de chasse, les piqueurs ayant lancé un cerf, le prince, qui crut que le vizir le suivait, se mit après la bête. Il courut si longtemps, et son ardeur l’emporta si loin, qu’il se trouva seul. II s’arrêta, et remarquant qu’il avait perdu la voie, il voulut retourner sur ses pas pour aller rejoindre le vizir, qui n’avait pas été diligent pour le suivre de près ; mais il s’égara. Pendant qu’il courait de tous côtés sans tenir de route assurée, il rencontra au bord d’un chemin une dame assez bien faite, qui pleurait amèrement. Il retint la bride de son cheval, demanda à cette femme qui elle était, ce qu’elle faisait seule en cet endroit, et si elle avait besoin de secours. « Je suis, lui répondit-elle, la fille d’un roi des Indes. En me promenant cheval dans la campagne, je me suis endormie et je suis tombée ; mon cheval s’est échappé, et je ne sais ce qu’il est devenu. » Le jeune prince eut pitié d’elle, et lui proposa le la prendre en croupe ; ce qu’elle accepta. Comme ils passaient près d’une masure, la dame ayant témoigné qu’elle serait bien aise de mettre pied à terre pour quelque nécessité, le prince s’arrêta et la laissa descendre. Il descendit aussi, s’approcha de la masure en tenant son cheval par la bride. Jugez quelle fut sa surprise, lorsqu’il entendit la dame en dedans prononcer ces paroles : « Réjouissez-vous, mes enfants, je vous amène un garçon bien fait et fort gras, » et d’autres voix lui répondirent aussitôt : « Maman, où est-il, que nous le mangions tout à l’heure ? car nous avons bon appétit. » Le prince n’eut pas besoin d’en entendre davantage, pour concevoir le danger où il se trouvait. Il vit bien que la dame qui se disait fille d’un roi des Indes était une ogresse, femme de ces démons sauvages, appelés ogres, qui se retirent dans des lieux abandonnés, et se servent de mille ruses pour surprendre et dévorer les passants. Il fut saisi de frayeur et se jeta au plus vite sur son cheval. La prétendue princesse parut dans le moment ; et voyant qu’elle avait manqué son coup : « Ne craignez rien, cria-t-elle au prince. Qui êtes-vous ? Que cherchez-vous ? — Je suis égaré, répondit-il, et je cherche mon chemin. — Si vous êtes égaré, dit-elle, recommandez-vous à Dieu, il vous délivrera de l’embarras où vous vous trouvez. » Alors le prince leva les yeux au ciel et dit : « Seigneur, qui êtes tout-puissant, jetez les yeux sur moi et me délivrez de cette ennemie. » A cette prière, la femme de l’ogre rentra dans la masure et le prince s’en éloigna avec précipitation. Heureusement il retrouva son chemin, et arriva sain et sauf auprès du roi son père, auquel il raconta de point en point le danger qu’il venait de courir par la faute du grand vizir. Le roi, irrité contre ce ministre, le fit étrangler à l’heure même. « Sire, poursuivit le vizir du roi grec, pour revenir au médecin Douban, si vous n’y prenez garde, la confiance que vous avez en lui vous sera funeste ; je sais de bonne part que c’est un espion envoyé par vos ennemis pour attenter à la vie de Votre Majesté. II vous a guéri, dites-vous ; eh ! qui peut vous en assurer ? Il ne vous a peut-être guéri qu’en apparence et non radicalement. Que sait-on si ce remède, avec le temps, ne produira pas un effet pernicieux ? » Le roi grec, qui avait naturellement fort peu d’esprit, n’eut pas assez de pénétration pour s’apercevoir de la méchante intention de son vizir, ni assez de fermeté pour persister dans son premier sentiment. Ce discours l’ébranla. « Vizir, dit-il, tu as raison ; il peut être venu exprès pour m’ôter la vie ; ce qu’il peut fort bien exécuter par la seule odeur de quelqu’une de ses drogues. Il faut voir ce qu’il est à propos de faire dans cette conjoncture. » Quand le vizir vit le roi dans la disposition où il le voulait : « Sire, lui dit-il, le moyen le plus sûr et le plus prompt pour assurer votre repos et mettre votre vie en sûreté, c’est d’envoyer chercher tout à l’heure le médecin Douban, et de lui faire couper la tête dès qu’il sera arrivé. —Véritablement, reprit le roi, je crois que c’est par là que je dois prévenir son dessein. » En achevant ces paroles, il appela un de ses officiers et lui ordonna d’aller chercher le médecin, qui, sans savoir ce que le roi lui voulait, courut au palais en diligence. « Sais-tu bien, dit le roi en le voyant, pourquoi je te mande ici ? — Non, Sire, répondit-il, et j’attends que Votre Majesté daigne m’en instruire. — Je t’ai fait venir, reprit le roi, pour me délivrer de toi en te faisant ôter la vie. » Il n’est pas possible d’exprimer quel fut l’étonnement du médecin, lorsqu’il entendit prononcer l’arrêt de sa mort. « Sire, dit-il, quel sujet peut avoir Votre Majesté de me faire mourir ? Quel crime ai-je commis ? — J’ai appris de bonne part, répliqua le roi, que tu es un espion, et que tu n’es venu dans ma cour que pour attenter à ma vie : mais pour te prévenir, je veux te ravir la tienne. Frappe, ajouta-t-il au bourreau qui était présent, et me délivre d’un perfide qui ne s’est introduit ici que pour m’assassiner. » A cet ordre cruel, le médecin jugea bien que les honneurs et les bienfaits qu’il avait reçus lui avaient suscité les ennemis, et que le faible roi s’était laissé surprendre à leurs impostures. Il se repentait de l’avoir guéri de sa lèpre ; mais c’était un repentir hors de saison. « Est-ce ainsi, lui disait-il, que vous me récompensez du bien que je vous ai fait ? » Le roi ne l’écouta pas, et ordonna une seconde fois au bourreau de porter le coup mortel. Le médecin eut recours aux prières : « Hélas ! Sire, s’écria-t-il, prolongez-moi la vie, Dieu prolongera la vôtre ; ne me laites pas mourir, de crainte que Dieu ne vous traite de la même manière. » Le pêcheur interrompit son discours en cet endroit, pour adresser la parole au génie : « Eh bien, génie, lui dit-il, tu vois que ce qui se passa alors entre le roi grec et le médecin Douban vient tout à l’heure de se passer entre nous deux. » Le roi grec, continua-t-il, au lieu d’avoir égard à la prière que le médecin venait de lui faire, en le conjurant au nom de Dieu, lui repartit avec dureté « Non, non, c’est une nécessité absolue que je te fasse périr. Aussi bien pourrais-tu m’ôter la vie plus subtilement encore que tu ne m’as guéri. » Cependant le médecin, fondant en pleurs, et se plaignant pitoyablement de se voir si mal payé du service qu’il avait rendu au roi, se prépara à recevoir le coup de la mort. Le bourreau lui banda les yeux, lui lia les mains, et se mit en devoir de tirer son sabre. Alors les courtisans qui étaient présents, émus de compassion, supplièrent le roi de lui faire grâce, assurant qu’il n’était pas coupable, et répondant de son innocence. Mais le roi fut inflexible, et leur parla de sorte qu’ils n’osèrent lui répliquer. Le médecin étant à genoux, les yeux bandés, et prêt à recevoir le coup qui devait terminer son sort, s’adressa encore une fois au roi : « Sire, lui dit-il, puisque Votre Majesté ne veut point révoquer l’arrêt de ma mort, je la supplie du moins de m’accorder la liberté d’aller jusque chez moi donner ordre à ma sépulture, dire le dernier adieu à ma famille, faire des aumônes, et léguer mes livres à des personnes capables d’en faire un bon usage. J’en ai un, entre autres, dont je veux faire présent à Votre Majesté : c’est un livre fort précieux et très digne d’être soigneusement gardé dans votre trésor. — Et pourquoi ce livre est-il aussi précieux que tu le dis ? répliqua le roi. Sire, repartit le médecin, c’est qu’il contient une infinité de choses curieuses, dont la principale est que, quand on m’aura coupé la tête, si Votre Majesté veut bien se donner la peine d’ouvrir le livre au sixième feuillet et lire la troisième ligne de la page à main gauche, ma tête répondra à toutes les questions que vous voudrez lui faire. » Le roi, curieux de voir une chose si merveilleuse, remit sa mort au lendemain, et l’envoya chez lui sous bonne garde. Le médecin, pendant ce temps-là, mit ordre à ses affaires et comme le bruit s’était répandu qu’il devait arriver un prodige inouï après son trépas, les vizirs {13}, les émirs {14}, les officiers de la garde, enfin toute la cour se rendit le jour suivant dans la salle d’audience pour en être témoin. On vit bientôt paraître le médecin Douban, qui s’avança jusqu’au pied du trône royal avec un gros livre à la main. Là, il se fit apporter un bassin, sur lequel il étendit la couverture dont le livre était enveloppé ; et présentant le livre au roi : « Sire, lui dit-il, prenez, s’il vous plaît, ce livre ; et dès que ma tête sera coupée, commandez qu’on la pose dans le bassin sur la couverture du livre ; dès qu’elle y sera, le sang cessera d’en couler ; alors vous ouvrirez le livre, et ma tête répondra à toutes vos demandes. Mais, Sire, ajouta-t-il, permettez-moi d’implorer encore une fois la clémence de Votre Majesté. Au nom de Dieu, laissez-vous fléchir ; je vous proteste que je suis innocent. — Tes prières, répondit le roi, sont inutiles ; et quand ce ne serait que pour entendre parler ta tête après ta mort, je veux que tu meures. » En disant cela, il prit le livre des mains du médecin, et ordonna au bourreau de faire son devoir. La tête fut coupée si adroitement, qu’elle tomba dans le bassin ; et elle fut à peine posée sur la couverture, que le sang s’arrêta. Alors, au grand étonnement du roi et de tous les spectateurs, elle ouvrit les yeux ; et prenant la parole : Sire, dit-elle, que Votre Majesté ouvre le livre. » Le roi l’ouvrit ; et trouvant que le premier feuillet était comme collé contre le second, pour le tourner avec plus de facilité, il porta le doigt à sa bouche, et le mouilla de sa salive. Il fit la même chose jusqu’au sixième feuillet, et ne voyant pas d’écriture à la page indiquée : « Médecin, dit-il à la tête, il l’y a rien d’écrit. — Tournez encore quelques feuillets, » repartit la tête. Le roi continua d’en tourner, en portant toujours le doigt à sa bouche, jusqu’à ce que, le poison dont chaque feuillet était imbu venant à faire son effet, ce prince se sentit tout à coup agité d’un transport extraordinaire ; sa vue se troubla, et il se laissa tomber au pied de son trône avec de grandes convulsions. Quand le médecin Douban, ou, pour mieux dire, sa tête, vit que le poison faisait son effet, et que le roi n’avait plus que quelques moments à vivre : « Tyran, s’écrie-t-elle, voilà de quelle manière sont traités les princes qui, abusant de leur autorité, font périr les innocents. Dieu punit tôt ou tard leurs injustices et leurs cruautés. » La tête eut à peine achevé es paroles, que le roi tomba mort, et qu’elle perdit elle-même aussi le peu de vie qui lui restait. « Sire, poursuivit Schéhérazade, en s’adressant toujours à Schahriar, sitôt que le pêcheur eut finit l’histoire du roi grec et du médecin Douban, il en fit l’application au génie qu’il tenait toujours enfermé dans le vase. — Si le roi grec, lui dit-il, eût voulu laisser vivre le médecin, Dieu l’aurait laissé vivre lui-même ; mais il rejeta ses plus humbles prières, et Dieu l’en punit. Il en est de même de toi, ô génie si j’avais pu te fléchir et obtenir de toi la grâce que je te demandais, j’aurais présentement pitié le l’état où tu es ; mais puisque, malgré l’extrême obligation que tu m’avais de t’avoir mis en liberté, tu as persisté dans la volonté de me tuer, je dois, à mon tour, être impitoyable. Je vais, en te laissant dans ce vase et en te rejetant à la mer, t’ôter l’usage de la vie jusqu’à la fin des temps : c’est la vengeance que je prétends tirer de toi. — Pêcheur, mon ami, répondit le génie, je te conjure encore une fois de ne pas faire une si cruelle action. Songe qu’il n’est pas honnête de se venger, et qu’au contraire il est louable de rendre le bien pour le mal ; ne me traite pas comme Imma traita autrefois Ateca. — Et que fit Imma à Ateca ? répliqua le pêcheur. — Oh ! si tu souhaites le savoir, repartit le génie, ouvre-moi ce vase ; crois-tu que je sois en humeur de faire des contes dans une prison s étroite ? Je t’en ferai tant que tu voudras quand tu m’auras tiré d’ici. — Non, dit le pêcheur, je ne te délivrerai pas ; c’est trop raisonner, je vais te précipiter au fond de la mer. — Encore un mot, pêcheur, s’écria le génie ; je te promets : de ne te faire aucun mal : bien éloigné de cela, je t’enseignerai un moyen de devenir puissamment riche. » L’espérance de se tirer de la pauvreté désarma le pêcheur. « Je pourrais t’écouter, dit-il, s’il y avait quelque fond à faire sur ta parole : jure-moi, par le grand nom de Dieu, que tu feras de bonne foi ce que tu dis, et je vais t’ouvrir le vase. Je ne crois pas que tu sois assez hardi pour violer un pareil serment. » Le génie le fit, et le pêcheur ôta aussitôt le couvercle du vase. Il en sortit à l’instant de la fumée, et le génie ayant repris sa forme de la même manière qu’auparavant, la première chose qu’il fit, fut de jeter, d’un coup de pied, le vase dans la mer. Cette action effraya le pêcheur. « Génie, dit-il, qu’est-ce que cela signifie ? Ne voulez-vous pas garder le serment que vous venez de faire, et dois-je vous dire ce que le médecin Douban disait au roi grec : « Laissez-moi vivre, et Dieu prolongera vos jours. » La crainte du pêcheur fit rire le génie, qui lui répondit : « Non, pêcheur, rassure-toi ; je n’ai jeté le vase que pour me divertir et voir si tu en serais alarmé ; et pour te persuader que je te veux tenir parole, prends tes filets et me suis. » En prononçant ces mots, il se mit à marcher devant le pêcheur, qui, chargé de ses filets, le suivit avec quelque sorte de défiance. Ils passèrent devant la ville, et montèrent au haut d’une montagne, d’où ils descendirent dans une vaste plaine qui les conduisit à un étang situé entre quatre collines. Lorsqu’ils furent arrivés au bord de l’étang, le génie dit au pêcheur : « Jette tes filets, et prends du poisson. » Le pêcheur ne douta point qu’il n’en prît, car il en vit une grande quantité dans l’étang ; mais ce qui le surprit extrêmement, c’est qu’il remarqua qu’il y en avait de quatre couleurs différentes, c’est-à-dire de blancs, de rouges, de bleus et de jaunes. Il jeta ses filets, et en amena quatre, dont chacun était d’une de ces couleurs. Comme il n’en avait jamais vu de pareils, il ne pouvait se lasser de les admirer, et jugeant qu’il en pourrait tirer une somme assez considérable, il en avait beaucoup de joie. « Emporte ces poissons, lui dit le génie, et va les présenter à ton sultan ; il t’en donnera plus d’argent que tu n’en as manié en toute ta vie. Tu pourras venir tous les jours pêcher en cet étang ; mais je t’avertis de ne jeter tes filets qu’une fois chaque jour ; autrement il t’en arrivera du mal, prends-y garde. C’est l’avis que je te donne : si tu le suis exactement, tu t’en trouveras bien. » En disant cela, il frappa du pied la terre, qui s’ouvrit, et se referma après l’avoir englouti. Le pêcheur, résolu à suivre de point en point les conseils du génie, se garda bien de jeter une seconde fois ses filets. Il reprit le chemin de la ville, fort content de sa pêche, et faisant mille réflexions sur son aventure. Il alla droit au palais du sultan pour lui présenter ses poissons. Je laisse à penser à Votre Majesté quelle fut la surprise du sultan lorsqu’il vit les quatre poissons que le pêcheur lui présenta. Il les prit l’un après l’autre pour les considérer avec attention, et, après les avoir admirés assez longtemps : « Prenez ces poissons, dit-il à son premier vizir, et les portez à l’habile cuisinière que l’empereur des Grecs m’a envoyée ; je m’imagine qu’ils ne seront pas moins bons qu’ils sont beaux. » Le vizir les porta lui-même à la cuisinière, et les lui remettant entre les mains : « Voilà, lui dit-il, quatre poissons qu’on vient d’apporter au sultan ; il vous ordonne de les lui apprêter. » Après s’être acquitté de cette Commission, il retourna vers le sultan son maître, qui le chargea de donner au pêcheur quatre cents pièces d’or de sa monnaie ; ce qu’il exécuta très fidèlement. Le pêcheur, qui t’avait jamais possédé une si grande somme à la fois, concevait à peine son bonheur, et le regardait comme un songe. Mais il connut dans la suite qu’il était réel, par le bon usage qu’il en fit, en l’employant aux besoins de sa famille. « Mais, Sire, poursuivit Schéhérazade, après vous avoir parlé du pêcheur, il faut vous parler aussi de la cuisinière du sultan, que nous allons trouver dans un grand embarras. Dès qu’elle eut nettoyé les poissons que le vizir lui avait donnés, elle les mit sur le feu dans une casserole avec de l’huile pour les frire. Lorsqu’elle les crut assez cuits d’un côté, elle les tourna de l’autre. Mais, ô prodige inouï ! à peine furent-ils tournés, que le mur de la cuisine s’entr’ouvrit. Il en sortit une jeune dame d’une beauté admirable et d’une taille avantageuse ; elle était habillée d’une étoffe de satin à fleurs, façon d’Égypte, avec des pendants d’oreilles, un collier de grosses perles, des bracelets d’or garnis de rubis, et elle tenait une baguette de myrte à la main. Elle s’approcha de la casserole, au grand étonnement de la cuisinière, qui demeura immobile à cette vue, et frappant un des poissons du bout de sa baguette : « Poisson, poisson, lui dit-elle, es-tu dans ton devoir ? » Le poisson n’ayant rien répondu, elle répéta les mêmes paroles, et alors les quatre poissons levèrent la tête tous ensemble, et lui dirent très distinctement : « Oui, oui ; si vous comptez, nous comptons ; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres ; si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents. » Dès qu’ils eurent achevé ces mots, la jeune dame renversa la casserole, et rentra dans l’ouverture du mur, qui se referma aussitôt et se remit dans le même état où il était auparavant. La cuisinière, que toutes ces merveilles avaient épouvantée, étant revenue de sa frayeur, alla relever les poissons qui étaient tombés sur la braise ; mais elle les trouva plus noirs que du charbon, et hors d’état d’être servis au sultan. Elle en eut une vive douleur, et se mettant à pleurer de toute sa force : « Hélas disait-elle, que vais-je devenir ? Quand je conterai au sultan ce que j’ai vu, je suis assurée qu’il ne me croira point ; dans quelle colère ne sera-t-il pas contre moi ! » Pendant qu’elle s’affligeait ainsi, le grand vizir entra, et lui demanda si les poissons étaient prêts. Elle lui raconta tout ce qui était arrivé ; et ce récit, comme on le peut penser, l’étonna fort ; mais sans en parler au sultan, il inventa une excuse qui le contenta. Cependant il envoya chercher le pêcheur à l’heure même ; et quand il fut arrivé : « Pêcheur, lui dit-il, apporte-moi quatre autres poissons qui soient semblables à ceux que tu as déjà apportés ; car il est survenu certain malheur qui a empêché qu’on ne les ait servis au sultan. » Le pêcheur ne lui dit pas ce que le génie lui avait recommandé ; mais pour se dispenser de fournir ce jour-là les poissons qu’on lui demandait, il s’excusa sur la longueur du chemin, et promit de les apporter le lendemain matin. Effectivement, le pêcheur partit durant la nuit, et se rendit à l’étang. Il y jeta ses filets, et les ayant retirés, il y trouva quatre poissons qui étaient comme les autres, chacun d’une couleur différente. Il s’en retourna aussitôt, et les porta au grand vizir dans le temps qu’il les lui avait promis. Ce ministre les prit et les porta lui-même encore dans la cuisine, où il s’enferma seul avec la cuisinière, qui commença à les habiller devant lui, et qui les mit sur le feu, comme elle avait fait des quatre autres le jour précédent. Lorsqu’ils furent cuits d’un côté, et qu’elle les eut tournés de l’autre, le mur de la cuisine s’entr’ouvrit encore, et la même dame parut avec sa baguette à la main ; elle s’approcha de la casserole, frappa un des poissons, lui adressa les mêmes paroles, et ils lui firent tous la même réponse en levant la tête. Alors elle renversa encore la casserole d’un coup de baguette, et se retira dans le même endroit de la muraille d’où elle était sortie. Le grand vizir ayant été témoin de ce qui s’était passé : « Cela est trop surprenant, dit-il, et trop extraordinaire, pour en faire un mystère au sultan ; je vais de ce pas l’informer de ce prodige. » En effet, il l’alla trouver, et lui en fit un rapport fidèle. Le sultan, fort surpris, marqua beaucoup d’empressement de voir cette merveille. Pour cet effet, il envoya chercher le pêcheur. « Mon ami, lui dit-il, ne pourrais-tu pas m’apporter encore quatre poissons de diverses couleurs ? a Le pêcheur répondit au sultan que si Sa Majesté voulait lui accorder trois jours pour faire ce qu’elle désirait, il se promettait de la contenter. Les ayant obtenus, il alla à l’étang pour la troisième fois, et il ne fut pas moins heureux que les deux autres ; car, du premier coup de filet, il prit quatre poissons de couleurs différentes. Il ne manqua pas de les porter à l’heure même au sultan, qui en eut d’autant plus de joie, qu’il ne s’attendait pas à les avoir si tôt, et qui lui fit donner encore quatre cents pièces de sa monnaie. Dès que le sultan eut les poissons, il les fit porter dans son cabinet avec tout ce qui était nécessaire pour les faire cuire. Là, s’étant enfermé avec son grand vizir, ce ministre les babilla, les mit ensuite sur le feu dans une casserole et quand ils furent cuits d’un côté, il les retourna de l’autre. Alors le mur du cabinet s’entr’ouvrit ; mais au lieu de la jeune dame, ce fut un noir qui en sortit. Ce noir avait un habillement d’esclave ; il était d’une grosseur et d’une grandeur gigantesques, et tenait un gros bâton vert à la main. Il s’avança jusqu’à la casserole, et touchant de son bâton un des poissons, il lui dit d’une voix terrible : « Poisson, poisson, es-tu dans ton devoir ? » A ces mots, les poissons levèrent la tête et répondirent : « Oui, oui, nous y sommes ; si vous comptez, nous comptons ; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres : si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents. » Les poissons eurent à peine achevé ces paroles, que le noir renversa la casserole au milieu du cabinet et réduisit les poissons en charbon. Cela étant fait, il se retira fièrement et rentra dans l’ouverture du mur, qui se referma et parut dans le même état qu’auparavant. « Après ce que je viens de voir, dit le sultan à son grand vizir, il ne me sera pas possible d’avoir l’esprit en repos. Ces poissons, sans doute, signifient quelque chose d’extraordinaire dont je veux être éclairci. » il envoya chercher le pêcheur ; on le lui amena. « Pêcheur, lui dit-il, les poissons que tu nous as apportés me causent bien de l’inquiétude. En quel endroit les as-tu pêchés ? — Sire, répondit-il, je les ai pêchés dans un étang qui est situé entre quatre collines, au-delà de la montagne que l’on voit d’ici. — Connaissez-vous cet étang ? dit le sultan au vizir. — Non, sire, répondit le vizir, je n’en ai jamais ouï parler ; il y a pourtant soixante ans que je chasse aux environs et au-delà de cette montagne. » Le sultan demanda au pêcheur à quelle distance de son palais était l’étang ; le pêcheur assura qu’il n’y avait pas plus de trois heures de chemin. Sur cette assurance, et comme il restait encore assez de jour pour y arriver avant la nuit, le sultan commanda à toute sa cour de monter à cheval, et le pêcheur leur servit de guide. Ils montèrent tous la montagne ; et à la descente, ils virent, avec beaucoup de surprise, une vaste plaine que personne n’avait remarquée jusqu’alors. Enfin ils arrivèrent à l’étang, qu’ils trouvèrent effectivement situé entre quatre collines, comme le pêcheur l’avait rapporté. L’eau en était si transparente, qu’ils remarquèrent que tous les poissons étaient semblables à ceux que le pêcheur avait apportés au palais. Le sultan s’arrêta sur le bord de l’étang ; et après avoir quelque temps regardé les poissons avec admiration, il demanda à ses émirs et à tous les courtisans s’il était possible qu’ils n’eussent pas encore vu cet étang, qui était si peu éloigné de la ville. Ils lui répondirent qu’ils n’en avaient jamais entendu parler. « Puisque vous convenez tous, leur dit-il, que vous n’en avez jamais ouï parler et que je ne suis pas moins étonné que vous de cette nouveauté, je suis résolu à ne pas rentrer dans mon palais, que je n’aie su pour quelle raison cet étang se trouve ici, et pourquoi il n’y a dedans que des poissons de quatre couleurs. » Après avoir dit ces paroles, il ordonna de camper et aussitôt son pavillon et les tentes de sa maison furent dressés sur les bords de l’étang. A l’entrée de la nuit, le sultan, retiré sous son pavillon, parla en particulier à son grand vizir et lui dit : « Vizir, j’ai l’esprit dans une étrange inquiétude : cet étang transporté dans ces lieux, ce noir qui nous est apparu dans mon cabinet, ces poissons que nous avons entendus parler, tout cela irrite tellement ma curiosité, que je ne puis résister à l’impatience de la satisfaire. Pour cet effet, je médite un dessein que je veux absolument exécuter. Je vais seul m’éloigner de ce camp ; je vous ordonne de tenir mon absence secrète ; demeurez sous mon pavillon, et demain matin, quand mes émirs et mes courtisans se présenteront à l’entrée, renvoyez-les, en leur disant que j’ai une légère indisposition et que je veux être seul. Les jours suivants, vous continuerez de leur dire la même chose, jusqu’à ce que je sois de retour. » Le grand vizir dit plusieurs choses au sultan pour tâcher de le détourner de son dessein ; il lui représenta le danger auquel il s’exposait et la peine qu’il allait prendre peut-être inutilement. Mais il eut beau épuiser son éloquence, le sultan ne renonça point à sa résolution et se prépara à exécuter. Il prit un habillement commode pour marcher à pied ; il se munit d’un sabre ; et dès qu’il vit que tout était tranquille dans son camp, il partit sans être accompagné le personne. Il tourna ses pas vers une des collines, qu’il monta sans beaucoup de peine. Il en trouva la descente encore plus aisée ; et lorsqu’il fut dans la plaine, il marcha jusqu’au lever du soleil. Alors, apercevant de loin devant lui un grand édifice, il s’en réjouit, dans l’espérance d’y pouvoir apprendre ce qu’il voulait savoir. Quand il en fut près, il remarqua que c’était un palais magnifique, ou plutôt un château très fort, d’un beau marbre noir poli, et couvert d’un acier fin et uni comme une glace de miroir. Ravi de n’avoir pas été longtemps sans rencontrer quelque chose digne au moins de sa curiosité, il s’arrêta devant la façade du château et la considéra avec beaucoup d’attention. Il s’avança ensuite jusqu’à la porte, qui était à deux battants, dont l’un était ouvert. Quoiqu’il lui fût libre d’entrer, il crut néanmoins devoir frapper. Il frappa un coup assez légèrement et attendit quelque temps ; ne voyant venir personne, il s’imagina qu’on ne l’avait pas entendu ; c’est pourquoi il frappa un second coup plus fort ; mais ne voyant ni n’entendant personne, il redoubla ; personne ne parut encore. Cela le surprit extrêmement, car il ne pouvait penser qu’un château si bien entretenu fût abandonné. « . S’il n’y a personne, disait-il en lui-même, je n’ai rien à craindre ; et s’il y a quelqu’un, j’ai de quoi me défendre. » Enfin le sultan entra ; et s’avançant sous le vestibule : « N’y a-t-il personne ici, s’écria-t-il, pour recevoir un étranger qui aurait besoin de se rafraîchir en passant ? » Il répéta la même chose deux ou trois fois ; mais quoiqu’il parlât fort haut, personne ne lui répondit. Ce silence augmenta son étonnement. Il passa dans une cour très spacieuse, et regardant de tous côtés pour voir s’il ne découvrirait point quelqu’un, il n’aperçut pas le moindre être vivant ; il entra dans de grandes salles, dont les tapis étaient de soie, les estrades et les sofas couverts d’étoffe de la Mecque, et les portières, des plus riches étoffes des Indes, relevées d’or et d’argent. Il passa ensuite dans un salon merveilleux, au milieu duquel il y avait un grand bassin avec un lion d’or massif à chaque coin. Les quatre lions jetaient de l’eau par la gueule, et cette eau, en tombant, formait des diamants et des perles ; ce qui n’accompagnait pas mal un jet d’eau qui, s’élançant du milieu du bassin, allait presque frapper le fond d’un dôme peint à l’arabesque. Le château, de trois côtés, était environné d’un jardin, que les parterres, les pièces d’eau, les bosquets et mille autres agréments concouraient à embellir ; et ce qui achevait de rendre ce lieu admirable, c’était une infinité d’oiseaux, qui y remplissaient l’air de leurs chants harmonieux, et qui y faisaient toujours leur demeure, parce que des filets, tendus au-dessus des arbres et du palais, les empêchaient d’en sortir. Le sultan se promena longtemps d’appartements en appartements, où tout lui parut grand et magnifique. Lorsqu’il fut las de marcher, il s’assit dans un cabinet ouvert, qui avait vue sur le jardin ; et là, rempli de tout ce qu’il avait déjà vu et de tout ce qu’il voyait encore, il faisait des réflexions sur tous ces différents objets, quand tout à coup une voix plaintive, accompagnée de cris lamentables, vint frapper son oreille. Il écouta avec attention, et il entendit distinctement ces tristes paroles : « O fortune, qui n’as pu me laisser jouir longtemps d’un heureux sort, et qui m’as rendu le plus infortuné de tous les hommes, cesse de me persécuter, et viens, par une prompte mort, mettre fin à mes douleurs ! Hélas ! est-il possible que je sois encore en vie après tous les tourments que j’ai soufferts ? » Le sultan, touché de ces pitoyables plaintes, se leva pour aller du côté d’où elles étaient parties. Lorsqu’il fut à la porte d’une grande salle, il ouvrit la portière, et vit un jeune homme, bien fait et très richement vêtu, qui était alors sur un trône un peu élevé de terre. La tristesse était peinte sur son visage. Le sultan s’approcha de lui et le salua. Le jeune homme lui rendit son salut, en lui faisant une inclination de tête fort basse ; et comme il ne se levait pas : « Seigneur, dit-il au sultan, je juge bien que vous méritez que je me lève pour vous recevoir et vous rendre tous les honneurs possibles ; mais une raison si forte s’y oppose, que vous ne devez pas m’en savoir gré. — Seigneur, lui répondit le sultan, je vous suis fort obligé de la bonne opinion que vous avez de moi. Quant au sujet que vous avez de ne pas vous lever, quelle que puisse être votre excuse, je la reçois de fort bon cœur. Attiré par vos plaintes, pénétré de vos peines, je viens vous offrir mon secours. Plût à Dieu qu’il dépendît le moi d’apporter du soulagement à vos maux, je m’y emploierais de tout mon pouvoir. Je me flatte que vous voudrez bien me raconter l’histoire de vos malheurs ; mais le grâce, apprenez-moi auparavant ce que signifie cet étang qui est près d’ici, et où l’on voit des poissons de quatre couleurs différentes ; ce que c’est que ce château, pourquoi vous vous y trouvez, et d’où vient que vous y êtes seul. » Au lieu de répondre à ces questions, le jeune homme se mit à pleurer amèrement. « Que la fortune est inconstante ! s’écria-t-il. Elle se plaît à abaisser les hommes qu’elle a élevés. Où sont ceux qui jouissent tranquillement d’un bonheur qu’ils tiennent d’elle, et dont les jours sont toujours purs et sereins ? » Le sultan, ému de compassion de le voir en cet état, le pria très instamment de lui dire le sujet d’une si grande douleur. « Hélas ! seigneur, lui répondit le jeune homme, comment pourrais-je ne pas être affligé, et le moyen que mes yeux ne soient pas des sources intarissables de larmes ? » A ces mots, ayant levé sa robe, il fit voir au sultan qu’il n’était homme que depuis la tête jusqu’à la ceinture, et que l’autre moitié de son corps était de marbre noir. Vous jugez bien, poursuivit Schéhérazade, que le sultan fut étrangement étonné, quand il vit l’état déplorable où était ce jeune homme. « Ce que vous me montrez là, lui dit-il, en me donnant de l’horreur, irrite ma curiosité ; je brûle d’apprendre votre histoire, qui doit être sans doute fort étrange ; et je suis persuadé que l’étang et les poissons y ont quelque part : ainsi, je vous conjure de me la raconter ; vous y trouverez quelque sorte de consolation, puisqu’il est certain que les malheureux trouvent une espèce de soulagement conter leurs malheurs. — Je ne veux pas vous refuser cette satisfaction, repartit le jeune homme, quoique je ne puisse vous la donner sans renouveler mes vives douleurs ; mais je vous avertis par avance de préparer vos oreilles, votre esprit et vos yeux même à des choses qui surpassent tout ce que l’imagination peut concevoir de plus extraordinaire. » Histoire du jeune Roi des îles Noires Retour à la Table des Matières Vous saurez, seigneur, continua-t-il, que mon père, qui s’appelait Mahmoud, était roi de cet État. C’est le royaume des Iles Noires, qui prend son nom des quatre petites montagnes voisines ; car ces montagnes étaient ci-devant des îles ; et la capitale où le roi mon père faisait son séjour était dans l’endroit où est présentement cet étang que vous avez vu. La suite de mon histoire vous instruira de tous ces changements. Le roi mon père mourut à l’âge de soixante-dix ans. Je n’eus pas plus tôt pris sa place que je me mariai ; et la personne que je choisis pour partager la dignité royale avec moi était ma cousine. J’eus tout lieu d’être content des marques d’amour qu’elle me donna ; et de mon côté, je conçus pour elle tant de tendresse, que rien n’était comparable à notre union, qui dura cinq années. Au bout de ce temps-là, je m’aperçus que la reine ma cousine n’avait plus de goût pour moi. Un jour qu’elle était au bain l’après-dînée, je me sentis une envie de dormir, et je me jetai sur un sofa. Deux de ses femmes, qui se trouvèrent alors dans ma chambre, vinrent s’asseoir, l’une à ma tête, et l’autre à mes pieds, avec un éventail à la main, tant pour modérer la chaleur que pour me garantir des mouches qui auraient pu troubler mon sommeil. Elles me croyaient endormi, et elles s’entretenaient tout bas ; mais j’avais seulement les yeux fermés, et je ne perdis pas une parole de leur conversation. Une de ces femmes dit à l’autre : « N’est-il pas vrai que la reine a grand tort de ne pas aimer un prince aussi aimable que le nôtre ? — Assurément, répondit la seconde. Pour moi, je n’y comprends rien, et je ne sais pourquoi elle sort toutes les nuits et elle le laisse seul. Est-ce qu’il ne s’en aperçoit pas ? — Hé ! comment voudrais-tu qu’il s’en aperçût ? reprit la première. Elle mêle tous les soirs dans sa boisson un certain suc d’herbe qui le fait dormir toute la nuit d’un sommeil si profond, qu’elle a le temps d’aller où il lui plaît ; et, à la pointe du jour, elle vient se recoucher auprès de lui ; alors elle le réveille en lui passant sous le nez une certaine odeur. » Jugez, seigneur, de ma surprise à ce discours, et des sentiments qu’il m’inspira. Néanmoins, quelque émotion qu’il me pût causer, j’eus assez d’empire sur moi pour dissimuler : je fis semblant de m’éveiller et de n’avoir rien entendu. La reine revint du bain ; nous soupâmes ensemble, et avant de nous coucher, elle me présenta elle-même la tasse pleine d’eau que j’avais coutume de boire ; mais, au lieu de la porter à ma bouche, je m’approchai d’une fenêtre qui était ouverte, et je jetai l’eau si adroitement qu’elle ne s’en aperçut pas. Je lui remis ensuite la tasse entre les mains, afin qu’elle ne doutât point que je n’eusse bu. Nous nous couchâmes ensuite ; et bientôt après, croyant que j’étais endormi, quoique je ne le fusse pas, elle se leva avec si peu de précaution, qu’elle dit assez haut : « Dors, et puisses-tu ne te réveiller jamais ! » Elle s’habilla promptement et sortit de la chambre... Dès qu’elle fut sortie, je me levai et m’habillai à la hâte ; je pris mon sabre et la suivis de si près que je l’entendis bientôt marcher devant moi. Alors, réglant mes pas sur les siens, je marchai doucement, de peur d’en être entendu. Elle passa par plusieurs portes qui s’ouvrirent par la vertu de certaines paroles magiques qu’elle prononça ; et la dernière qui s’ouvrit fut celle du jardin, où elle entra. Je m’arrêtai à cette porte, afin qu’elle ne pût m’apercevoir pendant qu’elle traversait un parterre ; et, la conduisant des yeux autant que l’obscurité me le permettait, je remarquai qu’elle entra dans un petit bois dont les allées étaient bordées de palissades fort épaisses. Je m’y rendis par un autre chemin ; et, me glissant derrière la palissade d’une allée assez longue, je la vis qui se promenait avec un homme. Je ne manquai pas de prêter une oreille attentive à leur discours ; et voici ce que j’entendis : « Je ne mérite pas, disait la reine à son amant, le reproche que vous me faites de n’être pas assez diligente : vous savez bien la raison qui m’en empêche. Mais si toutes les marques d’amour que je vous ai données jusqu’à présent ne suffisent pas pour vous persuader de ma sincérité, je suis prête à vous en donner de plus éclatantes : vous n’avez qu’à commander ; vous savez quel est mon pouvoir. Je vais, si vous le souhaitez, avant que le soleil se lève, changer cette grande ville, et ce beau palais en des ruines affreuses, qui ne seront habitées que par des loups, des hiboux et des corbeaux. Voulez-vous que je transporte toutes les pierres de ces murailles, si solidement bâties, au-delà du mont Caucase, et hors des bornes du monde habitable ? Vous n’avez qu’à dire un mot, et tous ces lieux vont changer de face. » Comme la reine achevait ces paroles, son amant et elle, se trouvant au bout de l’allée, tournèrent pour entrer dans une autre et passèrent devant moi. J’avais tiré mon sabre ; et comme l’amant était de mon côté, je le frappai sur le cou et le renversai par terre. Je crus l’avoir tué : et dans cette opinion, je me retirai brusquement sans me faire connaître à la reine, que je voulus épargner, parce qu’elle était ma parente. Cependant le coup que j’avais porté à son amant était mortel ; mais elle lui conserva la vie par la force de ses enchantements, de manière toutefois qu’on peut dire de lui qu’il n’est ni mort ni vivant. Comme je traversais le jardin pour regagner le palais, j’entendis la reine qui poussait de grands cris ; et jugeant par là de sa douleur, je me sus bon gré de lui avoir laissé la vie. Lorsque je fus rentré dans mon appartement, je me recouchai ; et, satisfait d’avoir puni le téméraire qui m’avait offensé, je m’endormis. En me réveillant le lendemain, je trouvai la reine couchée auprès de moi. Je ne vous dirai point si elle dormait ou non ; mais je me levai sans faire de bruit, et je passai dans mon cabinet, où j’achevai de m’habiller. J’allai ensuite tenir mon conseil ; et à mon retour je trouvai la reine, habillée de deuil, les cheveux épars et en partie arrachés, vint se présenter devant moi. « Sire, me dit-elle, je viens supplier Votre Majesté de ne pas trouver étrange que je sois dans l’état où je suis. Trois nouvelles affligeantes que je viens de recevoir en même temps sont la juste cause de la vive douleur dont vous ne voyez que les faibles marques. — Eh ! quelles sont ces nouvelles, madame ? lui lis-je. — La mort de la reine ma chère mère, me répondit-elle, celle du roi mon père tué dans une bataille, et celle l’un de mes frères, qui est tombé dans un précipice. » Je ne fus pas fâché qu’elle prît ce prétexte pour cacher le véritable sujet de son affliction, et je jugeai qu’elle ne me soupçonnait pas d’avoir tué son amant. « Madame, lui dis-je, loin de blâmer votre douleur, je vous assure que j’y rends toute la part que je dois. Je serais extrêmement surpris que vous fussiez insensible à la perte que vous avez faite. Pleurez : vos larmes sont d’infaillibles marques de votre excellent naturel. J’espère néanmoins que le temps et la raison pourront apporter de la modération à vos déplaisirs. » Elle se retira dans son appartement, où, se livrant sans réserve à ses chagrins, elle passa une année entière à pleurer et à s’affliger. Au bout de ce temps-là, elle me demanda la permission de faire bâtir le lieu de sa sépulture dans l’enceinte du palais, où elle voulait, disait-elle, demeurer jusqu’à la fin de ses jours. Je le lui permis, et elle fit bâtir un palais superbe avec un dôme qu’on peut voir d’ici ; elle l’appela le Palais des larmes. Quand il fut achevé, elle y fit porter son amant, qu’elle avait fait transporter où elle avait jugé à propos, la même nuit que je l’avais blessé. Elle l’avait empêché de mourir jusqu’alors par des breuvages qu’elle lui avait fait prendre et elle continua de lui en donner et de les lui porter elle-même tous les jours, dès qu’il fut au Palais des larmes. Cependant, avec tous ses enchantements, elle ne pouvait guérir ce malheureux. Il était non seulement hors d’état de marcher et de se soutenir, mais il avait encore perdu l’usage de la parole, et il ne donnait aucun signe de vie que par ses regards. Quoique la reine n’eût que la consolation de le voir et de lui dire tout ce que son fol amour pouvait lui inspirer de plus tendre et de plus passionné, elle ne laissait pas de lui rendre chaque jour deux visites assez longues. J’étais bien informé de tout cela ; mais je feignais de l’ignorer. Un jour, j’allai par curiosité au Palais des larmes, pour savoir quelle y était l’occupation de cette princesse ; et d’un endroit où je ne pouvais être vu, je l’entendis parler dans ces termes à son amant : « Je suis dans la dernière affliction de vous voir en l’état où vous êtes ; je ne sens pas moins vivement que vous-même les maux cuisants que vous souffrez ; mais, chère âme, je vous parle toujours et vous ne répondez pas. Jusques à quand garderez-vous le silence ? Dites un mot seulement. Hélas ! les plus doux moments de ma vie sont ceux que je passe ici à partager vos douleurs. Je ne puis vivre éloignée de vous, et je préférerais le plaisir de vous voir sans cesse à l’empire de l’univers. » A ce discours, qui fut plus d’une fois interrompu par ses soupirs et ses sanglots, je perdis enfin patience. Je me montrai ; et m’approchant d’elle : « Madame, lui dis-je, c’est assez pleurer ; il est temps de mettre fin à une douleur qui nous déshonore tous deux ; c’est trop oublier ce que vous me devez et ce que vous vous devez à vous-même. — Sire, me répondit-elle, s’il vous reste encore quelque considération, ou plutôt quelque complaisance pour moi, je vous supplie de ne me pas contraindre. Laissez-moi m’abandonner à mes chagrins mortels ; il est impossible que le temps les diminue. » Quand je vis que mes discours, au lieu de la faire rentrer en son devoir, ne servaient qu’à irriter sa fureur, je cessai de lui parler et me retirai. Elle continua de visiter tous les jours son amant ; et durant deux années entières, elle ne fit que se désespérer. J’allai une seconde fois au Palais des larmes pendant qu’elle y était. je me cachai encore, et j’entendis qu’elle disait à son amant : « Il y a trois ans que vous ne m’avez dit une seule parole, et que vous ne répondez point aux marques d’amour que je vous donne par mes discours et es gémissements ; est-ce par insensibilité ou par mépris ? O tombeau i aurais-tu détruit cet excès de tendresse qu’il avait pour moi ? aurais-tu fermé ces yeux qui me montraient tant d’amour et qui faisaient toute ma joie ? Non, non, je n’en crois rien. Dis-moi plutôt par quel miracle tu es devenu dépositaire du plus rare trésor qui fut jamais. » Je vous avoue seigneur, que je fus indigné de ces paroles, car enfin, cet amant chéri, ce mortel adoré, n’était pas tel que vous pourriez vous l’imaginer : c’était un Indien noir, originaire de ces pays. Je fus, dis-je, tellement indigné de ce discours, que je me montrai brusquement ; et apostrophant le même tombeau. « O tombeau ! m’écriai-je, que n’engloutis-tu ce monstre qui fait horreur à la nature, ou plutôt, ne consumes-tu l’amant et la maîtresse ! » J’eus à peine achevé ces mots, que la reine, qui était assise auprès du noir, se leva comme une furie. « Ah ! cruel ! me dit-elle, c’est toi qui causes ma douleur. Ne pense pas que je l’ignore, je ne l’ai que trop longtemps dissimulé. C’est ta barbare main qui a mis l’objet de mon amour dans l’état pitoyable où il est ; et tu as la dureté de venir insulter une amante au désespoir. — Oui, c’est moi, interrompis-je, transporté de colère, c’est moi qui ai châtié ce monstre comme il le méritait ; je devais te traiter de la même manière : je me repens de ne l’avoir pas fait, et il y a trop longtemps que tu abuses de ma bonté. » En disant cela, je tirai mon sabre et je levai le bras pour la punir ; mais, regardant tranquillement mon action : « Modère ton courroux, » me dit-elle avec un souris moqueur. En même temps elle prononça des paroles que je n’entendis point, et puis elle ajouta : « Par la vertu de mes enchantements, je te commande de devenir tout à l’heure moitié marbre moitié homme. » Aussitôt, seigneur, je devins tel que vous me voyez, déjà mort parmi les vivants, et vivant parmi les morts. Après que la cruelle magicienne, indigne de porter le nom de reine, m’eut ainsi métamorphosé, et fait passer en cette salle par un autre enchantement, elle détruisit ma capitale, qui était très florissante et fort peuplée, elle anéantit les maisons, les places publiques et les marchés, et en fit l’étang et la campagne déserte que vous avez pu voir. Les poissons de quatre couleurs qui sont dans l’étang, sont les quatre sortes d’habitants de différentes religions qui la composaient : les blancs étaient les musulmans ; les rouges, les Perses, adorateurs du feu ; les bleus, les chrétiens ; les jaunes, les juifs : les quatre collines étaient les quatre îles qui donnaient le nom à ce royaume. J’appris tout cela de la magicienne, qui, pour comble d’affliction, m’annonça elle-même ces effets de sa rage. Ce n’est pas tout encore ; elle n’a point borné sa fureur à la destruction de mon empire et à ma métamorphose : elle vient chaque jour me donner sur mes épaules nues cent coups de nerf de bœuf, qui me mettent tout en sang. Quand ce supplice est achevé, elle me couvre d’une grosse étoffe de poil de chèvre, et met par-dessus cette robe de brocart que vous voyez, non pour me faire honneur, mais pour se moquer de moi. En cet endroit de son discours, le jeune roi des Iles Noires ne put retenir ses larmes ; et le sultan en eut le cœur si serré, qu’il ne put prononcer une parole pour le consoler. Peu de temps après, le jeune roi, levant les yeux au ciel, s’écria « Puissant Créateur de toutes choses, je me soumets à vos jugements et aux décrets de votre providence Je souffre patiemment tous mes maux, puisque telle est votre volonté ; mais j’espère que votre bonté infinie m’en récompensera. » Le sultan, attendri par le récit d’une histoire si étrange, et animé à la vengeance de ce malheureux prince, lui dit : « Apprenez-moi ou se retire cette perfide magicienne, et où peut être cet indigne amant qui est enseveli avant sa mort. — Seigneur, lui répondit le prince, l’amant, comme je vous l’ai déjà dit, est au Palais des larmes, dans un tombeau en forme de dôme ; et ce palais communique à ce château du côté de la porte. Pour ce qui est de la magicienne, je ne puis vous dire précisément où elle se retire ; mais tous les jours, au lever du soleil, elle va visiter son amant, après avoir fait sur moi la sanglante exécution dont je vous ai parlé ; et vous jugez bien que je ne puis me défendre d’une si grande cruauté. Elle lui porte le breuvage qui est le seul aliment avec quoi, jusqu’à présent, elle l’a empêché de mourir ; et elle ne cesse de lui faire des plaintes sur le silence qu’il a toujours gardé depuis qu’il est blessé. « Prince qu’on ne peut assez plaindre, repartit le sultan, on ne saurait être plus vivement touché de votre malheur que je ne le suis. Jamais rien de si extraordinaire n’est arrivé à personne ; et les auteurs qui feront votre histoire auront l’avantage de rapporter un fait qui surpasse tout ce qu’on a jamais écrit de plus surprenant. Il n’y manque qu’une chose : c’est la vengeance qui vous est due ; mais je n’oublierai rien pour vous la procurer. » En effet, le sultan, en s’entretenant sur ce sujet avec le jeune prince, après lui avoir déclaré qui il était et pourquoi il était entré dans ce château, imagina un moyen de le venger, qu’il lui communiqua. Ils convinrent des mesures qu’il y avait à prendre pour faire réussir ce projet, dont l’exécution fut remise au jour suivant. Cependant, la nuit étant fort avancée, le sultan prit quelque repos. Pour le jeune prince, il la passa à son ordinaire dans une insomnie continuelle (il ne pouvait dormir depuis qu’il était enchanté), mais avec quelque espérance néanmoins d’être bientôt délivré de ses souffrances. Le lendemain, le sultan se leva dès qu’il fut jour ; et pour commencer à exécuter son dessein, il cacha dans un endroit son habillement de dessus, qui l’aurait embarrassé, et s’en alla au Palais des larmes. Il le trouva éclairé d’une infinité de flambeaux de cire blanche, et il sentit une odeur délicieuse qui sortait de plusieurs cassolettes de fin or, d’un ouvrage admirable, toutes rangées dans un fort bel ordre. D’abord qu’il aperçut le lit où le noir était couché, tira son sabre et ôta, sans résistance, la vie à ce misérable, dont il traîna le corps dans la cour du château, et le jeta dans un puits. Après cette expédition, il alla se coucher dans le lit du noir, mit son sabre près de lui sous la couverture, et y demeura pour achever ce qu’il avait projeté. La magicienne arriva bientôt. Son premier soin fut d’aller dans la chambre où était le roi des Iles Noires, son mari. Fille le dépouilla et commença par lui donner sur les épaules les cent coups de nerf de bœuf, avec une barbarie qui n’a point d’exemple. Le pauvre prince avait beau emplir le palais de ses cris et la conjurer de la manière du monde la plus touchante d’avoir pitié de lui, la cruelle ne cessa de le frapper qu’après lui avoir donné les cent coups. « Tu n’as pas eu compassion de mon amant, lui disait-elle, tu ne dois point en attendre de moi. » Elle le revêtit ensuite du gros habillement de poil de chèvre et de la robe de brocart par-dessus. Puis elle alla au Palais des larmes ; et en y entrant, elle renouvela ses pleurs, ses cris et ses lamentations ; et s’approchant du lit où elle croyait que son amant était toujours : « Quelle cruauté, s’écria-t-elle, d’avoir ainsi troublé le contentement d’une amante aussi tendre et aussi passionnée que je le suis ! O toi qui me reproches que je suis trop inhumaine quand je te fais sentir les effets de mon ressentiment, cruel prince, ta barbarie ne surpasse-t-elle pas celle de ma vengeance ? Ah ! traître ! en attentant à la vie de l’objet que j’adore, ne m’as-tu pas ravi la mienne ? Hélas ! ajouta-t-elle, en adressant la parole au sultan, croyant parler au noir, mon soleil, ma vie, garderez-vous toujours le silence ? êtes-vous résolu à me laisser mourir sans me donner la consolation de me dire encore que vous m’aimez ? Mon âme, dites-moi au moins un mot, je vous en conjure. » Alors le sultan, feignant de sortir d’un profond sommeil, et contrefaisant le langage des noirs, répondit à la reine, d’un ton grave : « Il n’y a de force et de pouvoir qu’en Dieu seul, qui est tout-puissant. » A ces paroles, la magicienne, qui ne s’y attendait pas, fit un grand cri pour marquer l’excès de sa joie. « Mon cher seigneur, s’écria-t-elle, ne me trompé-je pas ? est-il bien vrai que je vous entends et que vous me parlez ? — Malheureuse, reprit le sultan, es-tu digne que je réponde à tes discours ? — Et pourquoi, répliqua la reine, me faites-vous ce reproche ? — Les cris, repartit-il, les pleurs et les gémissements de ton mari que tu traites tous les jours avec tant d’indignité et de barbarie, m’empêchent de dormir nuit et jour. Il y a longtemps que je serais guéri, et que j’aurais recouvré l’usage de la parole, si tu l’avais désenchanté : voilà la cause de ce silence que je garde, et dont tu te plains. — Eh bien, dit la magicienne, pour vous apaiser, je suis prête à faire ce que vous me commanderez : voulez-vous que je lui rende sa première forme ? — Oui, répondit le sultan et hâte-toi de le mettre en liberté, afin que je ne sois plus incommodé de ses cris. » La magicienne sortit aussitôt du Palais des larmes. Elle prit une tasse d’eau et prononça dessus des paroles qui la firent bouillir comme si elle eût été sur le feu. Elle alla ensuite à la salle où était le jeune roi son mari ; elle jeta de cette eau sur lui en disant : « Si le créateur de toutes choses t’a formé tel que tu es présentement, ou s’il est en colère contre toi, ne change pas ; mais si tu n’es dans cet état que par la vertu de mon enchantement, reprends ta forme naturelle et redeviens tel que tu étais auparavant. » A peine eut-elle achevé ces mots, que le prince, se retrouvant dans son premier état, se leva librement, avec toute la joie qu’on peut s’imaginer, et il en rendit grâce à Dieu. La magicienne, reprenant la parole : « Va, lui dit-elle, éloigne-toi de ce château, et n’y reviens jamais, ou bien il t’en coûtera la vie. » Le jeune roi, cédant à la nécessité, s’éloigna de la magicienne sans répliquer, et se retira dans un lieu écarté, où il attendit impatiemment le succès du dessein dont le sultan venait de commencer l’exécution avec tant de bonheur. Cependant la magicienne retourna au Palais des larmes ; et en entrant, comme elle croyait toujours parler au noir : « Cher amant, lui dit-elle, j’ai fait ce que vous m’avez ordonné ; rien ne vous empêche de vous lever et de me donner par là une satisfaction dont je suis privée depuis si longtemps. » Le sultan continua de contrefaire le langage des noirs. « Ce que tu viens de faire, répondit-il d’un ton brusque, ne suffit pas pour me guérir ; tu n’as ôté qu’une partie lu mal, il en faut couper jusqu’à la racine. — Mon aimable noir, reprit-elle, qu’entendez-vous par la racine ? — Malheureuse, repartit le sultan, ne comprends-tu pas que je veux parler de cette ville et de ses habitants, et des quatre îles que tu as détruites par tes enchantements ? Tous les jours, à minuit, les poissons ne manquent pas de lever la tête hors de l’étang, et de crier vengeance contre moi et contre toi. Voilà le véritable sujet du retardement de ma guérison. Va promptement rétablir les choses en leur premier état, et, à ton retour, je te donnerai la main, et tu m’aideras à me lever. » La magicienne, remplie de l’espérance que ces paroles lui firent concevoir, s’écria, transportée de joie « Mon cœur, mon âme, vous aurez bientôt recouvré votre santé ; car je vais faire ce que vous me commandez. » En effet, elle partit dans le moment ; et lorsqu’elle fut arrivée sur le bord de l’étang, elle prit un peu d’eau dans sa main et en fit une aspersion dessus. Elle n’eut pas plutôt prononcé quelques paroles sur les poissons et sur l’étang, que la ville reparut à l’heure même. Les poissons redevinrent hommes, femmes ou enfants ; mahométans, chrétiens, Persans ou juifs, gens libres ou esclaves, chacun reprit sa forme naturelle. Les maisons et les boutiques furent bientôt remplies de leurs habitants, qui y trouvèrent toutes choses dans la même situation et dans le même ordre où elles étaient avant l’enchantement. La suite nombreuse du sultan, qui se trouva campée dans la plus grande place, ne fut pas peu étonnée de se voir en un instant au milieu d’une ville belle, vaste et bien peuplée. Pour revenir à la magicienne, dès qu’elle eut fait ce changement merveilleux, elle se rendit en diligence au Palais des larmes, pour en recueillir le fruit. « Mon cher seigneur, s’écria-t-elle en entrant, je viens me réjouir avec vous du retour de votre santé ; j’ai tout fait ce que vous avez exigé de moi : levez-vous donc et me donnez la main. — Approchez, lui dit le sultan en contrefaisant toujours le langage des noirs. » Elle s’approcha. « Ce n’est pas assez, reprit-il, approche-toi davantage. » Elle obéit. Alors il se leva, et la saisit par le bras si brusquement qu’elle n’eut pas le temps de se reconnaître ; et, d’un coup de sabre, il sépara son corps en deux parties, qui tombèrent l’une d’un côté, et l’autre de l’autre. Cela étant fait, il laissa le cadavre sur la place, et, sortant du Palais des larmes, il alla trouver le jeune prince des Iles Noires, qui l’attendait avec impatience. « Prince, lui dit-il en l’embrassant, réjouissez-vous, vous n’avez plus rien à craindre : votre cruelle ennemie n’est plus. » Le jeune prince remercia le sultan d’une manière qui marquait que son cœur était pénétré de reconnaissance ; et pour prix de lui avoir rendu un service si important, il lui souhaita une longue vie, avec toutes sortes de prospérités. « Vous pouvez désormais, lui dit le sultan, demeurer paisible dans votre capitale, à moins que vous ne vouliez venir dans la mienne qui en est si voisine ; je vous y recevrai avec plaisir, et vous n’y serez pas moins honoré et respecté que chez vous. — Puissant monarque à qui je suis si redevable, répondit le roi, vous croyez donc être fort près de votre capitale ? — Oui, répliqua le sultan, je le crois ; il n’y a pas plus de quatre ou cinq heures de chemin. — Il y a une année entière de voyage, reprit le jeune prince. Je veux bien croire que vous êtes venu ici de votre capitale dans le peu de temps que vous dites, parce que la mienne était enchantée ; mais depuis qu’elle ne l’est plus, les choses ont bien changé. Cela ne m’empêchera pas de vous suivre, quand ce serait pour aller aux extrémités de la terre. Vous êtes mon libérateur ; et pour vous donner toute ma vie des marques de reconnaissance, je prétends vous accompagner, et j’abandonne sans regret mon royaume. » Le sultan fut extraordinairement surpris d’apprendre qu’il était si loin de ses États, et il ne comprenait pas comment cela se pouvait faire. Mais le jeune roi des Iles Noires le convainquit si bien de cette possibilité qu’il n’en douta plus. « Il n’importe, reprit alors le sultan : la peine de m’en retourner dans mes Etats est suffisamment récompensée par la satisfaction de vous avoir obligé, et d’avoir acquis un fils en votre personne ; car, puisque vous voulez bien ne faire l’honneur de m’accompagner, et que je n’ai point d’enfants, je vous regarde comme tel, et je vous fais dès à présent mon héritier et mon successeur. » L’entretien du sultan et du roi des Iles Noires se termina par les plus tendres embrassements. Après quoi le jeune prince ne songea qu’aux préparatifs de son voyage. Ils furent achevés en trois semaines, au grand regret de toute la cour et de ses sujets, qui reçurent de sa main un de ses proches parents pour leur roi. Enfin, le sultan et le jeune prince se mirent en chemin avec cent chameaux chargés de richesses inestimables, tirées des trésors du jeune roi, qui se fit suivre par cinquante cavaliers bien faits, parfaitement montés et équipés. Leur voyage fut heureux ; et lorsque le sultan, qui avait envoyé les courriers pour donner avis de son retardement et de l’aventure qui en était la cause, fut près de sa capitale, les principaux officiers qu’il y avait laissés vinrent le recevoir, et l’assurèrent que sa longue absence n’avait apporté aucun changement dans son empire. Les habitants sortirent aussi en foule, le reçurent avec de grandes acclamations, et firent des réjouissances qui durèrent plusieurs jours. Le lendemain de son arrivée, le sultan fit à tous ses courtisans assemblés un détail fort ample des choses qui, contre son attente, avaient rendu son absence si longue. Il leur déclara ensuite l’adoption qu’il avait faite du roi des quatre Iles Noires, qui avait bien voulu abandonner un grand royaume, pour l’accompagner et vivre avec lui. Enfin, pour reconnaître la fidélité qu’ils lui avaient tous gardée, il leur fit des largesses proportionnées au rang que chacun tenait à sa cour. Pour le pêcheur, comme il était la première cause de la délivrance du jeune prince, le sultan le combla de biens et le rendit, lui et sa famille, très heureux le reste de leurs jours. Histoire des trois Calenders, fils de Roi, et de cinq Dames de Bagdad Retour à la Table des Matières Sire, dit Schéhérazade, en adressant la parole au sultan, sous le règne du calife {15} Haroun-al-Raschid {16}, il y avait à Bagdad, où il faisait sa résidence, un porteur, qui, malgré sa profession basse et pénible, ne laissait pas d’être homme d’esprit et de bonne humeur. Un matin, qu’il était à son ordinaire avec un grand panier à jour près de lui, dans une place où il attendait que quelqu’un eût besoin de son ministère, une jeune dame de belle taille, couverte d’un grand voile de mousseline, l’aborda et lui dit d’un air gracieux : « Écoutez, porteur, prenez votre panier et suivez-moi. » Le porteur, enchanté de ce peu de paroles prononcées si agréablement, prit aussitôt son panier, le mit sure sa tête et suivit la dame, en disant : « O jour heureux ! ô jour de bonne rencontre ! » D’abord, la dame s’arrêta devant une porte fermée, et frappa. Un chrétien, vénérable par une longue barbe blanche, ouvrit, et elle lui mit de l’argent dans la main, sans lui dire un seul mot. Mais le chrétien, qui savait ce qu’elle demandait, rentra, et peu de temps après apporta une grosse cruche d’un vin excellent. « Prenez cette cruche, dit la dame au porteur, et la mettez dans votre panier. » Cela étant fait, elle lui commanda de la suivre ; puis elle continua de marcher, et le porteur continua de dire : « O jour de félicité ! ô jour d’agréable surprise et de joie ! » La dame s’arrêta à la boutique d’un vendeur de fruits et le fleurs, où elle choisit de plusieurs sortes de pommes, des abricots, des pêches, des coings, des limons, des citrons, des oranges, du myrte, du basilic, des lis, du jasmin et de quelques autres sortes de fleurs et de plantes de bonne odeur. Elle dit au porteur de mettre tout cela dans le panier et de la suivre. En passant devant l’étalage d’un boucher, elle se fit peser vingt-cinq livres de la plus belle viande qu’il eût ; ce que le porteur mit encore dans son panier, par son ordre. A une autre boutique, elle prit des câpres, de l’estragon, de petits concombres, de la percepierre et autres herbes, le tout confit dans du vinaigre ; à une autre, les pistaches, des noix, des noisettes, des pignons, des amandes et d’autres fruits semblables ; à une autre encore, elle acheta toutes sortes de pâtes d’amande. Le porteur, en mettant toutes ces choses dans son panier, remarquant qu’il se remplissait, dit à la dame : « Ma bonne dame, il fallait m’avertir que vous feriez tant de provisions, j’aurais pris un cheval, ou plutôt un chameau pour les porter. J’en aurai beaucoup plus que ma charge, pour peu que vous en achetiez d’autres. » La dame rit de cette plaisanterie, et ordonna de nouveau au porteur de la suivre. Elle entra chez un droguiste, où elle se fournit de toutes sortes d’eaux de senteur, de clous de girofle, de muscade, le gingembre, d’un gros morceau d’ambre gris et de plusieurs autres épiceries des Indes ; ce qui acheva de remplir le panier du porteur, auquel elle dit encore de la suivre. Alors ils marchèrent tous deux, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à un hôtel magnifique, dont la façade était ornée de belles colonnes, et qui avait une porte d’ivoire. Ils s’y arrêtèrent, et la dame frappa un petit coup. Pendant qu’ils attendaient que l’on ouvrît la porte de l’hôtel, le porteur faisait mille réflexions. Il était étonné qu’une dame, faite comme celle qu’il voyait, fît l’office de pourvoyeur ; car enfin il jugeait bien que ce n’était pas une esclave : il lui trouvait l’air trop noble pour penser qu’elle ne fût pas libre, et même une personne de distinction. Il lui aurait volontiers fait des questions pour s’éclaircir de sa qualité ; mais dans le temps qu’il se préparait à lui parler, une autre dame, qui vint ouvrir la porte, lui parut si belle, qu’il en demeura tout surpris, ou plutôt il fut si vivement frappé de l’éclat de ses charmes, qu’il en pensa laisser tomber son panier avec tout ce qui était dedans, tant cet objet le mit hors de lui-même. Il n’avait jamais vu de beauté qui approchât de celle qu’il avait devant les yeux. La dame qui avait amené le porteur s’aperçut du désordre qui se passait dans son âme, et du sujet qui le causait. Cette découverte la divertit ; et elle prenait tant de plaisir à examiner la contenance du porteur, qu’elle ne songeait pas que la porte était ouverte. « Entrez donc, ma sœur, lui dit la belle portière ; qu’attendez-vous ? Ne voyez-vous pas que ce pauvre homme est si chargé qu’il n’en peut plus ? » Lorsqu’elle fut entrée avec le porteur, la dame qui avait ouvert la porte la ferma ; et tous trois, après avoir traversé un beau vestibule, passèrent dans une cour très spacieuse, et environnée d’une galerie à jour, qui communiquait à plusieurs appartements de plain-pied, de la dernière magnificence. Il y avait, dans le fond de cette cour, un sofa richement garni, avec un trône d’ambre au milieu, soutenu de quatre colonnes d’ébène enrichies de diamants et de perles d’une grosseur extraordinaire, et garnies d’un satin rouge relevé d’une broderie d’or des Indes, d’un travail admirable. Au milieu de la cour, il y avait un grand bassin bordé de marbre blanc, et plein d’une eau très claire, qui y tombait abondamment par un mufle de lion de bronze doré. Le porteur, tout chargé qu’il était, ne laissait pas d’admirer la magnificence de cette maison et la propreté qui y régnait partout ; mais ce qui attira particulièrement son attention, fut une troisième dame, qui lui parut encore plus belle que la seconde, et qui était assise sur le trône dont j’ai parlé. Elle en descendit dès qu’elle aperçut les deux premières dames, et s’avança au-devant d’elles. Il jugea, par les égards que les autres avaient pour celle-là, que c’était la principale ; en quoi il ne se trompait pas. Cette dame se nommait Zobéide ; celle qui avait ouvert la porte s’appelait Safie ; et Amine était le nom de celle qui avait été aux provisions. Zobéide dit aux deux dames, en les abordant : « Mes sœurs, ne voyez-vous pas que ce bon homme succombe sous le fardeau qu’il porte ? qu’attendez-vous pour le décharger ? » Alors Amine et Safie prirent le panier, l’une par devant, l’autre par derrière. Zobéide y mit aussi la main, et toutes trois le posèrent à terre. Elles commencèrent à le vider ; et quand cela fut fait, l’agréable Amine tira de l’argent, et paya libéralement le porteur. Celui-ci, très satisfait, devait prendre son panier et se retirer ; mais il ne put s’y résoudre il se sentait, malgré lui, arrêté par le plaisir de voir trois beautés si rares, et qui lui paraissaient également charmantes ; car Amine avait aussi ôté son voile, et il ne la trouvait pas moins belle que les autres. Ce qu’il ne pouvait comprendre, c’est qu’il ne voyait aucun homme dans cette maison. Néanmoins, la plupart les provisions qu’il avait apportées, comme les fruits secs, et les différentes sortes de gâteaux et de confitures, ne convenaient proprement qu’à des gens qui voulaient boire et se réjouir. Zobéide crut d’abord que le porteur s’arrêtait pour rendre haleine ; mais, voyant qu’il restait trop longtemps : « Qu’attendez-vous ? lui dit-elle ; n’êtes-vous pas payé suffisamment ? Ma sœur, ajouta-t-elle, en s’adressant à Amine, donnez-lui encore quelque chose, qu’il s’en aille content. — Madame, répondit le porteur, ce n’est pas cela lui me retient ; je ne suis que trop payé de ma peine. Je vois bien que j’ai commis une incivilité en demeurant ici plus que je ne devais ; mais j’espère que vous aurez la bonté de la pardonner à l’étonnement où je suis de ne voir aucun homme avec trois dames d’une beauté si peu commune. Une compagnie de femmes sans hommes est pourtant une chose aussi triste qu’une compagnie d’hommes sans femmes. » Il ajouta à ce discours plusieurs choses fort plaisantes pour prouver ce qu’il avançait. Il n’oublia pas de citer ce qu’on disait à Bagdad, qu’on n’est pas bien à table si l’on n’y est quatre ; et enfin, il finit en concluant que puisqu’elles étaient trois, elles avaient besoin d’un quatrième. Les dames se prirent à rire du raisonnement du porteur. Après cela, Zobéide lui dit d’un air sérieux « Mon ami, vous poussez un peu trop loin votre indiscrétion ; mais quoique vous ne méritiez pas que j’entre dans aucun détail avec vous, je veux bien toutefois vous dire que nous sommes trois sœurs, qui faisons si secrètement nos affaires, que personne n’en sait rien. Nous avons un trop grand sujet de craindre d’en faire part à des indiscrets ; et un bon auteur, que nous avons lu, dit : « Garde ton secret, et ne le révèle à personne : qui le révèle n’en est plus le maître. Si ton sein ne peut contenir ton secret, comment le sein de celui à qui tu l’auras confié pourra-t-il le contenir ? » — Mesdames, reprit le porteur, à votre air seulement, j’ai jugé d’abord que vous étiez des personnes d’un mérite très rare ; et je m’aperçois que je ne me suis pas trompé. Quoique la fortune ne m’ait pas donné assez de biens pour m’élever à une profession au-dessus de la mienne, je n’ai pas laissé de cultiver mon esprit, autant que je l’ai pu, par la lecture des livres de science et d’histoire ; et vous me permettrez, s’il vous plaît, de vous dire que j’ai lu aussi dans un autre auteur une maxime que j’ai toujours heureusement pratiquée : « Nous ne cachons notre secret, dit-il, qu’à des gens reconnus de tout le monde pour des indiscrets, qui abuseraient de notre confiance ; mais nous ne faisons nulle difficulté de le découvrir aux sages, parce que nous sommes persuadés qu’ils sauront le garder. » Le secret chez moi est dans une aussi grande sûreté que s’il était dans un cabinet dont la clef fût perdue, et la porte bien scellée. » Zobéide connut que le porteur ne manquait pas d’esprit ; mais jugeant qu’il avait envie d’être du régal qu’elles voulaient se donner, elle lui repartit en souriant : « Vous savez que nous nous préparons a nous régaler ; mais vous savez en même temps que nous avons fait une dépense considérable, et il ne serait pas juste que, sans y contribuer, vous fussiez de la partie. » La belle Safie appuya le sentiment de sa sœur. « Mon ami, dit-elle au porteur, n’avez-vous jamais ouï dire ce que l’on dit assez communément : « Si vous apportez quelque chose, vous serez quelque chose avec nous ; si vous n’apportez rien, retirez-vous avec rien ! » Le porteur, malgré sa rhétorique, aurait peut-être été obligé de se retirer avec confusion, si Amine, prenant fortement son parti, n’eût dit à Zobéide et à Safie : « Mes chères sœurs, je vous conjure de permettre qu’il demeure avec nous : il n’est pas besoin de vous dire qu’il nous divertira ; vous voyez bien qu’il en est capable. Je vous assure que sans sa bonne volonté, sa légèreté et son courage à me suivre, je n’aurais pu venir à bout de faire tant d’emplettes en si peu de temps. D’ailleurs, si je vous répétais toutes les douceurs qu’il m’a dites en chemin, vous seriez peu surprises de la protection que je lui donne. » A ces paroles d’Amine, le porteur, transporté de joie, se laissa tomber sur les genoux, baisa la terre aux pieds de cette charmante personne ; et en se relevant : « Mon aimable dame, lui dit-il, vous avez commencé aujourd’hui mon bonheur ; vous y mettez le comble par une action si généreuse ; je ne puis assez vous témoigner ma reconnaissance. Au reste, mesdames, ajouta-t-il, en s’adressant aux trois sœurs, puisque vous me faites un si grand honneur, ne croyez pas que j’en abuse, et que je me considère comme un homme qui le mérite ; non, je me regarderai toujours comme le plus humble de vos esclaves. » En achevant ces mots, il voulut rendre l’argent qu’il avait reçu ; mais la grave Zobéide lui ordonna de le garder. « Ce qui est une fois sorti de nos mains, dit-elle, pour récompenser ceux qui nous ont rendu service, n’y retourne plus. En consentant que vous demeuriez avec nous, je vous avertis que ce n’est pas seulement à condition que vous garderez le secret que nous avons exigé de vous ; nous prétendons encore que vous observiez exactement les règles de la bienséance et de l’honnêteté. » Pendant qu’elle tenait ce discours, la charmante Amine quitta son habillement de ville, attacha sa robe à sa ceinture pour agir avec plus de liberté, et prépara la table ; elle servit plusieurs sortes de mets, et mit sur un buffet des bouteilles de vin et des tasses d’or. Après cela, les dames se placèrent, et firent asseoir à leur côté le porteur, qui était satisfait au-delà de tout ce qu’on peut dire, de se voir à table avec trois personnes d’une beauté si extraordinaire. Après les premiers morceaux, Amine, qui s’était placée près du buffet, prit une bouteille et une tasse, se versa à boire, et but la première, suivant la coutume des Arabes. Elle versa ensuite à ses sœurs, qui burent l’une après l’autre ; puis remplissant pour la quatrième fois la même tasse, elle la présenta au porteur, lequel, en la recevant, baisa la main d’Amine, et chanta, avant que de boire, une chanson dont le sens était que comme le vent emporte avec lui la bonne odeur des lieux parfumés par où il passe, de même le vin qu’il allait boire, venant de sa main, en recevait un goût plus exquis que celui qu’il avait naturellement. Cette chanson réjouit les dames, qui chantèrent à leur tour. Enfin, la compagnie fut de très bonne humeur pendant le repas, qui dura fort longtemps, et fut accompagné de tout ce qui pouvait le rendre agréable. Le jour allait bientôt finir, lorsque Safie, prenant la parole au nom des trois dames, dit au porteur : « Levez-vous, partez, il est temps de vous retirer. » Le porteur, ne pouvant se résoudre à les quitter, répondit : « Eh ! mesdames, où me commandez-vous d’aller en l’état où je me trouve ? je suis hors de moi-même, à force de vous voir et de boire ; je ne retrouverai jamais le chemin de ma maison. Donnez-moi la nuit pour me reconnaître, je la passerai où il vous plaira ; mais il ne faut pas moins de temps pour me remettre dans le même état où j’étais lorsque je suis entré chez vous ; avec cela, je doute encore si je n’y laisserai pas la meilleure partie de moi-même. » Amine prit une seconde fois le parti du porteur. « Mes sœurs, dit-elle, il a raison ; je lui sais bon gré de la demande qu’il nous fait. Il nous a assez bien diverties ; si vous voulez m’en croire, ou plutôt si vous m’aimez autant que j’en suis persuadée, nous le retiendrons pour passer la soirée avec nous. — Ma sœur, dit Zobéide, nous ne pouvons rien refuser à votre prière. Porteur, continua-t-elle, en s’adressant à lui, nous voulons bien encore vous faire cette grâce ; mais nous y mettons une nouvelle condition. Quoi que nous puissions faire en votre présence, par rapport à nous ou à autre chose, gardez-vous bien d’ouvrir seulement la bouche pour nous en demander la raison ; car, en nous faisant des questions sur des choses qui ne vous regardent nullement, vous pourriez entendre ce qui ne vous plairait pas. Prenez-y garde, et ne vous avisez pas d’être trop curieux, en voulant approfondir les motifs de nos actions. — Madame, repartit le porteur, je vous promets d’observer cette condition avec tant d’exactitude, que vous n’aurez pas lieu de me reprocher d’y avoir contrevenu, et encore moins de punir mon indiscrétion. Ma langue, en cette occasion, sera immobile, et mes yeux seront comme un miroir, qui ne conserve rien des objets qu’il a reçus. Pour vous faire voir, reprit Zobéide d’un air très sérieux, que ce que nous vous demandons n’est pas nouvellement établi parmi nous, levez-vous, et allez lire ce qui est écrit au-dessus de notre porte en dedans. » Le porteur alla jusque-là et y lut ces mots, qui étaient écrits en gros caractères d’or : « Qui parle des choses qui ne le regardent point, entend ce qui ne lui plaît pas. » Il revint ensuite trouver les trois sœurs : « Mesdames, leur dit-il, je vous jure que vous ne m’entendrez parler d’aucune chose qui ne me regardera pas et où vous puissiez avoir intérêt. » Cette convention faite, Amine apporta le souper ; et quand elle eut éclairé la salle d’un grand nombre de bougies préparées avec le bois d’aloès et l’ambre gris, qui répandirent une odeur agréable et firent une belle illumination, elle s’assit à table avec ses sœurs et le porteur. Ils recommencèrent à manger, à boire, à chanter et à réciter des vers. Les dames prenaient plaisir à enivrer le porteur, sous prétexte de le faire boire à leur santé. Les bons mots ne furent point épargnés. Enfin, ils étaient tous de la meilleure humeur du monde, lorsqu’ils ouïrent frapper à la porte. Les dames se levèrent toutes trois en même temps pour aller ouvrir ; mais Safie, à qui cette fonction appartenait particulièrement, fut la plus diligente ; les deux autres, se voyant prévenues, demeurèrent et attendirent qu’elle vînt leur apprendre qui pouvait avoir affaire chez elles si tard. Safie revint. « Mes sœurs, dit-elle, il se présente une belle occasion de passer une bonne partie de la nuit fort agréablement ; et si vous êtes du même sentiment que moi, nous ne la laisserons point échapper. Il y a à notre porte trois calenders ; au moins ils me paraissent tels à leur habillement ; mais ce qui va sans doute vous surprendre, ils sont tous trois borgnes de l’œil droit, et ont la tête, la barbe et les sourcils ras. Ils ne font, disent-ils, que d’arriver tout présentement à Bagdad, où ils ne sont jamais venus ; et comme il est nuit, et qu’ils ne savent où aller loger, ils ont frappé par hasard à notre porte, et ils nous prient, pour l’amour de Dieu, d’avoir la charité de les recevoir. Ils se mettent peu en peine du lieu que nous voudrons leur donner, pourvu qu’ils soient à couvert ; ils se contenteront d’une écurie. Ils sont jeunes et assez bien faits ; ils paraissent même avoir beaucoup d’esprit ; mais je ne puis penser sans rire à leur figure plaisante et uniforme. » En cet endroit Safie s’interrompit elle-même, et se mit à rire de si bon cœur, que les deux autres dames et le porteur ne purent s’empêcher de rire aussi. « Mes bonnes sœurs, reprit-elle, ne voulez-vous pas bien que nous les fassions entrer ? Il est impossible qu’avec des gens tels que je viens de vous les dépeindre nous n’achevions la journée encore mieux que nous ne l’avons commencée. Ils nous divertiront fort et ne nous seront point à charge, puisqu’ils ne nous demandent une retraite que pour cette nuit seulement, et que leur intention est de nous quitter dès qu’il sera jour. » Zobéide et Amine firent difficulté d’accorder à Safie ce qu’elle demandait, et elle en savait bien la raison elle-même ; mais elle leur témoigna une si grande envie d’obtenir d’elles cette faveur, qu’elles ne purent la lui refuser. « Allez, lui dit Zobéide, faites-les donc entrer ; mais n’oubliez pas de les avertir de ne point parler de ce qui ne les regardera pas, et de leur faire lire ce qui est écrit au-dessus de la porte. » A ces mots, Safie courut ouvrir avec joie ; et, peu de temps après, elle revint accompagnée de trois calenders. Les trois calenders firent en entrant une profonde révérence aux dames, qui s’étaient levées pour les recevoir et qui leur dirent obligeamment qu’ils étaient les bienvenus ; qu’elles étaient bien aises de trouver l’occasion de les obliger et de contribuer à les remettre de la fatigue de leur voyage ; et enfin elles les invitèrent à s’asseoir auprès d’elles. La magnificence du lieu et l’honnêteté des dames firent concevoir aux calenders une haute idée de ces belles hôtesses ; mais avant que de prendre place, ayant par hasard jeté les yeux sur le porteur, et le voyant habillé à peu près comme d’autres calenders, avec lesquels ils étaient en différend sur plusieurs points de discipline, et qui ne se rasaient point la barbe et les sourcils, un d’entre eux prit la parole : « Voilà, dit-il, apparemment un de nos frères arabes les révoltés. » Le porteur, à moitié endormi, et la tête échauffée du vin qu’il avait bu, se trouva choqué de ces paroles ; et, sans se lever de sa place, il répondit aux calenders, en les regardant fièrement : « Asseyez-vous, et ne vous mêlez pas de ce que vous n’avez que faire. N’avez-vous pas lu au-dessus de la porte l’inscription qui y est ? Ne prétendez pas obliger le monde à vivre à votre mode ; vivez à la nôtre. — Bonhomme, reprit le calender qui avait parlé, ne vous mettez point en colère ; nous serions bien fâchés de vous en avoir donné le moindre sujet, et nous sommes au contraire prêts à recevoir vos commandements. » La querelle aurait pu avoir des suites ; mais les dames s’en mêlèrent et pacifièrent toutes choses. Quand les calenders se furent assis à table, les dames leur servirent à manger, et l’enjouée Safie, particulièrement, prit soin de leur verser à boire. Après que les calenders eurent bu et mangé à discrétion, ils témoignèrent aux dames qu’ils se feraient un grand plaisir de leur donner un concert, si elles avaient des instruments, et qu’elles voulussent leur en faire apporter. Elles acceptèrent l’offre avec joie. La belle Safie se leva pour en aller chercher. Elle revint un moment après, et leur présenta une flûte du pays, une flûte persane et un tambour de basque. Chaque calender reçut de sa main l’instrument qu’il voulut choisir, et ils commencèrent tous trois à jouer un air. Les dames, qui savaient des paroles sur cet air, qui était des plus gais, l’accompagnèrent de leurs voix ; mais elles s’interrompaient de temps en temps par de grands éclats de rire, que leur faisaient faire les paroles. Au plus fort de ce divertissement, et lorsque la compagnie était le plus en joie, on frappa à la porte. Safie cessa de chanter et alla voir ce que c’était. Mais Sire, dit en cet endroit Schéhérazade au sultan, il est bon que Votre Majesté sache pourquoi l’on frappait si tard à la porte des dames ; en voici la raison. Le calife Haroun-al-Raschid avait coutume de marcher très souvent la nuit incognito, pour savoir par lui-même si tout était tranquille dans la ville, et s’il ne s’y commettait pas de désordre. Cette nuit-là, le calife était sorti de bonne heure, accompagne de Giafar {17}, son grand vizir, et de Mesrour, chef des eunuques de son palais, tous trois déguisés en marchands. En passant par la rue des trois dames, ce prince, entendant le son des instruments et des voix, et le bruit des éclats de rire, dit au vizir : « Allez, frappez à la porte de cette maison où l’on fait tant de bruit ; je veux y entrer et en apprendre la cause. » Le vizir eut beau lui représenter que c’étaient des femmes qui régalaient ce soir-là ; que le vin apparemment leur avait échauffé la tête, et qu’il ne devait pas s’exposer à recevoir d’elles quelque insulte ; qu’il n’était pas encore heure indue, et qu’il ne fallait pas troubler leur divertissement : « Il n’importe, repartit le calife, frappez, je vous l’ordonne. » C’était donc le grand vizir Giafar qui avait frappé à la porte des dames, par ordre du calife, qui ne voulait pas être connu. Safie ouvrit ; et le vizir remarquant, à la clarté d’une bougie qu’elle tenait, que c’était une dame d’une grande beauté, joua parfaitement bien son personnage. Il lui fit une profonde révérence, et lui dit d’un air respectueux : « Madame, nous sommes trois marchands de Moussoul, arrivés depuis environ dix jours, avec de riches marchandises que nous avons en magasin dans un khan {18} où nous avons pris logement. Nous avons été aujourd’hui chez un marchand de cette ville, qui nous avait invités à l’aller voir. Il nous a régalés d’une collation ; et comme le vin nous avait mis de belle humeur, il a fait venir une troupe de danseuses. Il était déjà nuit, et dans le temps que l’on jouait des instruments, que les danseuses dansaient, et que la compagnie faisait grand bruit, le guet a passé et s’est fait ouvrir. Quelques-uns de la compagnie ont été arrêtés. Pour nous, nous avons été assez heureux pour nous sauver par-dessus une muraille ; mais ajouta le vizir, comme nous sommes étrangers, et avec cela un peu pris de vin, nous craignons de rencontrer une autre escouade du guet, ou la même, avant que d’arriver à notre khan, qui est éloigné d’ici. Nous y arriverions même inutilement, car la porte est fermée, et ne sera ouverte que demain matin, quelque chose qui puisse arriver. C’est pourquoi, madame, ayant ouï en passant des instruments et des voix, nous avons jugé que l’on n’était pas encore retiré chez vous, et nous avons pris la liberté de frapper, pour vous supplier de nous donner retraite jusqu’au jour. Si nous vous paraissons dignes de prendre part à votre divertissement, nous tâcherons d’y contribuer en ce que nous pourrons, pour réparer l’interruption que nous y avons causée ; sinon, faites-nous seulement la grâce de souffrir que nous passions la nuit à ouvert sous votre vestibule. » Pendant ce discours de Giafar, la belle Safie eut le temps l’examiner le vizir et les deux personnes qu’il disait marchands comme lui ; et jugeant à leur physionomie que ce n’étaient pas des gens du commun, elle leur dit qu’elle n’était pas la maîtresse, et que s’ils voulaient se donner un moment de patience, elle reviendrait leur apporter la réponse. Safie alla faire ce rapport à ses sœurs, qui balancèrent quelque temps sur le parti qu’elles devaient prendre. Mais elles étaient naturellement bienfaisantes ; et elles avaient déjà fait la même grâce aux trois calenders. Ainsi, elles résolurent le les laisser entrer. Le calife, son grand vizir et le chef de ses eunuques, ayant été introduits par la belle Safie, saluèrent les dames et les calenders avec beaucoup de civilité. Les dames les reçurent le même, les croyant marchands ; et Zobéide, comme la principale, leur dit d’un air grave et sérieux qui lui convenait : « Vous êtes les bienvenus ; mais, avant toutes choses, ne trouvez pas mauvais que nous vous demandions une grâce. — Eh quelle grâce, madame ? répondit le vizir. Peut-on refuser quelque chose à de si belles dames ? — C’est, reprit Zobéide, de n’avoir que des yeux et point de langue ; de ne pas nous faire de questions sur quoi que vous puissiez voir, pour en apprendre la cause, et de ne point parler de ce qui ne vous regarde pas, de crainte que vous n’entendiez ce qui ne vous serait point agréable. — Vous serez obéie, madame, reprit le vizir. Nous ne sommes ni censeurs, ni curieux indiscrets ; c’est bien assez que nous ayons attention à ce qui nous regarde, sans nous mêler de ce qui ne nous regarde pas. » A ces mots, chacun s’assit, la conversation se lia, et l’on recommença à boire en faveur des nouveaux venus. Pendant que le vizir Giafar entretenait les dames, le calife ne pouvait cesser d’admirer leur beauté extraordinaire, leur bonne grâce, leur humeur enjouée et leur esprit. D’un lutte côté, rien ne lui paraissait plus surprenant que les calenders, tous trois borgnes de l’œil droit. Il se serait volontiers informé de cette singularité ; mais la condition qu’on venait d’imposer à lui et à sa compagnie l’empêcha d’en parler. Avec cela, quand il faisait réflexion à la richesse des meubles, à leur arrangement bien entendu et à la propret de cette maison, il ne pouvait se persuader qu’il n’y eût pas de l’enchantement. L’entretien était tombé sur les divertissements et le différentes manières de se réjouir, les calenders se levèrent et dansèrent à leur mode une danse qui augmenta la bonne opinion que les dames avaient déjà conçue d’eux, et qui leur attira l’estime du calife et de sa compagnie. Quand les trois calenders eurent achevé leur danse, Zobéide se leva, et, prenant Amine par la main : « Ma sœur, lui dit-elle, levez-vous ; la compagnie ne trouvera pas mauvais, que nous ne nous contraignions point ; et sa présence n’empêchera pas que nous ne fassions ce que nous avons coutume de faire. » Amine, qui comprit ce que sa sœur voulait dire, se leva et emporta les plats, la table, les. flacons, les tasses et les instruments dont les calenders avaient joué. Safie ne demeura pas à rien faire ; elle balaya la salle, mit à sa place tout ce qui était dérangé, moucha les bougies, et y appliqua d’autre bois d’aloès et d’autre ambre gris. Cela étant fait, elle pria les trois calenders de s’asseoir sur le sofa d’un côté, et le calife de l’autre avec sa compagnie. A l’égard du porteur, elle lui dit : « Levez-vous et vous préparez à nous prêter la main à ce que nous allons faire : un homme tel que vous, qui est comme de la maison, ne doit pas demeurer dans l’inaction. » Le porteur avait un peu cuvé son vin ; il se leva promptement, et après avoir attaché le bas de sa robe à sa ceinture : « Me voilà prêt, dit-il ; de quoi s’agit-il ? — Cela va bien, répondit Safie ; attendez que l’on vous parle ; vous ne serez pas longtemps les bras croisés. » Peu de temps après, on vit paraître Amine avec un siège qu’elle posa au milieu de la salle. Elle alla ensuite à la porte d’un cabinet, et l’ayant ouverte, elle fit signe au porteur de s’approcher. « Venez, lui dit-elle, et m’aidez. » Il obéit, et y étant entré avec elle, il en sortit un moment après, suivi de deux chiennes noires, dont chacune avait un collier attaché à une chaîne qu’il tenait, et qui paraissaient avoir été maltraitées à coups de fouet. Il s’avança avec elles, au milieu de la salle. Alors Zobéide, qui s’était assise entre les calenders et le calife, se leva et marcha gravement jusqu’où était le porteur. « Ça, dit-elle, en poussant un grand soupir, faisons notre devoir. » Elle se retroussa les bras jusqu’au coude, et près avoir pris un fouet que Safie lui présenta : « Porteur, lit-elle, remettez une de ces deux chiennes à ma sœur Amine, et approchez-vous de moi avec l’autre. » Le porteur fit ce qu’on lui commandait, et quand il se fut approché de Zobéide, la chienne qu’il tenait commença à faire des cris, et se tourna vers Zobéide en levant la tête d’une manière suppliante. Mais Zobéide, sans avoir égard à la triste contenance de la chienne qui faisait pitié, ni à ses cris qui remplissaient toute la maison, lui donna des coups de fouet à perte d’haleine, et, lorsqu’elle n’eut plus la force de lui en donner davantage, elle jeta le fouet par terre ; puis, prenant la chaîne de la main du porteur, elle leva la chienne par les pattes, et, se mettant toutes deux à se regarder d’un air triste et touchant, elles pleurèrent l’une et l’autre. Enfin, Zobéide tira son mouchoir, essuya les larmes de la chienne, la baisa, et remettant la chaîne au porteur : « Allez, lui dit-elle, ramenez-la où vous l’avez prise, et amenez-moi l’autre. » Le porteur ramena la chienne fouettée au cabinet, et, en revenant, il prit l’autre des mains d’Amine, et l’alla présenter à Zobéide qui l’attendait. « Tenez-la comme la première », lui dit-elle. Puis ayant repris le fouet, elle la maltraita de la même manière. Elle pleura ensuite avec elle, essuya ses pleurs, la baisa, et la remit au porteur à qui l’agréable Amine épargna la peine de la ramener au cabinet ; car elle s’en chargea elle-même. Cependant les trois calenders, le calife et sa compagnie furent extraordinairement étonnés de cette exécution. Ils ne pouvaient comprendre comment Zobéide, après avoir fouetté avec tant de force les deux chiennes, animaux immondes, selon la religion musulmane, pleurait ensuite avec elles, leur essuyait les larmes et les baisait. Ils en murmurèrent en eux-mêmes. Le calife surtout, plus impatient que les autres, mourait d’envie de savoir le sujet d’une action qui paraissait si étrange, et ne cessait de faire signe au vizir de parler pour s’en informer. Mais le vizir tournait la tête d’un autre côté, jusqu’à ce que, pressé par des signes si souvent réitérés, il répondit par d’autres signes que ce n’était pas le temps de satisfaire sa curiosité. Zobéide demeura quelques instants à la même place au milieu de la salle, comme pour se remettre de la fatigue qu’elle venait de se donner en fouettant les deux chiennes. « Ma chère sœur, lui dit la belle Safie, ne vous plaît-il pas de retourner à votre place, afin qu’à mon tour je fasse aussi mon personnage ? — Oui », répondit Zobéide. En disant cela, elle alla s’asseoir sur le sofa, ayant à sa droite le calife, Giafar et Mesrour, et à sa gauche les trois calenders et le porteur. Après que Zobéide eut repris sa place, toute la compagnie garda quelque temps le silence. Enfin Safie, qui s’était assise sur le siège au milieu de la salle, dit à sa sœur Amine : « Ma chère sœur, levez-vous, je vous en conjure ; vous comprenez bien ce que je veux dire. » Amine se leva, et alla dans un autre cabinet que celui d’où les deux chiennes avaient été amenées. Elle en revint, tenant un étui garni de satin jaune, relevé d’une riche broderie d’or et de soie verte. Elle s’approcha de Safie, et ouvrit l’étui, d’où elle tira un luth qu’elle lui présenta. Elle le prit ; et après avoir mis quelque temps à l’accorder, elle commença à le toucher, en l’accompagnant de sa voix, elle chanta une chanson sur les tourments de l’absence, avec tant d’agrément, que le calife et tous les autres en furent charmés. Lorsqu’elle eut achevé, comme elle avait chanté avec beaucoup le passion et d’action en même temps : « Tenez, ma sœur, dit-elle à l’agréable Amine, je n’en puis plus et la voix me manque ; obligez la compagnie en jouant et en chantant à ma place. — Très volontiers », répondit Amine, en s’approchant de Safie, qui lui remit le luth entre les mains, et lui céda la place. Amine, ayant un peu préludé, pour voir si l’instrument était d’accord, joua et chanta presque aussi longtemps sur le même sujet, mais avec tant de véhémence, et elle était si touchée, ou pour mieux dire, si pénétrée du sens des paroles qu’elle chantait, que les forces lui manquèrent en achevant. Zobéide voulut lui marquer sa satisfaction : « Ma sœur, dit-elle, vous avez fait des merveilles : on voit bien que vous sentez le mal que vous exprimez si vivement. » Amine n’eut pas le temps de répondre à cette honnêteté ; elle se sentit le cœur si pressé en ce moment, qu’elle ne songea qu’à se donner de l’air, en laissant voir à toute la compagnie une gorge et un sein, non pas blanc, tel qu’une dame comme Amine devait l’avoir, mais tout meurtri de cicatrices ; ce qui fit une espèce d’horreur aux spectateurs. Néanmoins cela ne lui donna pas de soulagement et ne l’empêcha pas de s’évanouir. Pendant que Zobéide et Safie coururent au secours de leur sœur, un des calenders ne put s’empêcher de dire : « Nous aurions mieux aimé coucher à l’air que d’entrer ici, si nous avions cru y voir de pareils spectacles. » Le calife, qui l’entendit, s’approcha de lui et des autres calenders, et s’adressant à eux : « Que signifie tout ceci ? » dit-il. Celui qui venait de parler lui répondit : « Seigneur, nous ne le savons pas plus que vous. — Quoi reprit le calife, vous n’êtes pas de la maison ? Vous ne pouvez rien nous apprendre de ces deux chiennes noires et de cette dame évanouie et si indignement maltraitée ? — Seigneur, repartirent les calenders, de notre vie nous ne sommes venus en cette maison, et nous n’y sommes entrés que quelques moments avant vous. » Cela augmenta l’étonnement du calife. « Peut-être, répliqua-t-il, que cet homme qui est avec vous en sait quelque chose. » L’un des calenders fit signe au porteur de s’approcher et lui demanda s’il ne savait pas pourquoi les chiennes noires avaient été fouettées, et pourquoi le sein d’Amine paraissait meurtri. « Seigneur, répondit le porteur, je puis jurer par le grand Dieu vivant que, si vous ne savez rien de tout cela, nous n’en savons pas plus les uns que les autres. Il est bien vrai que je suis de cette ville, mais je ne suis jamais entré le dans cette maison ; et si vous êtes surpris de m’y voir, je ne le suis pas moins de m’y trouver en votre compagnie. Ce qui redouble ma surprise, ajouta-t-il, c’est de ne voir ici aucun homme avec ces dames. » Le calife, sa compagnie et les calenders avaient cru que le porteur était du logis, et qu’il pourrait les informer de ce qu’ils désiraient savoir. Le calife, résolu de satisfaire sa curiosité à quelque prix que ce fût, dit aux autres : « Écoutez, puisque nous voilà sept hommes, et que nous n’avons affaire qu’à trois dames, obligeons-les à nous donner les éclaircissements que nous souhaitons. Si elles refusent de nous les donner de bon gré, nous sommes en état de les y contraindre. » Le grand vizir Giafar s’opposa à cet avis, et en fit voir les conséquences au calife, sans toutefois faire connaître ce prince aux calenders ; et lui adressant la parole comme s’il eût été marchand « Seigneur, dit-il, considérez, je vous prie, que nous avons notre réputation à conserver. Vous savez à quelle condition ces dames ont bien voulu nous recevoir chez elles ; nous l’avons acceptée. Que dirait-on de nous, si nous y contrevenions ? Nous serions encore plus blâmables, s’il nous arrivait quelque malheur. Il n’y a pas d’apparence qu’elles aient exigé de nous cette promesse, sans être en état de nous faire repentir, si nous ne la tenons pas. » En cet endroit, le vizir tira le calife à part, et lui parlant tout bas : « Seigneur, poursuivit-il, la nuit ne durera pas encore longtemps ; que votre Majesté se donne un peu de patience. Je viendrai prendre ces dames demain matin, je les amènerai devant votre trône, et vous apprendrez d’elles tout ce que vous voulez savoir. » Quoique ce conseil fût très judicieux, le calife le rejeta, imposa silence au vizir, en lui disant qu’il ne pouvait attendre si longtemps, et qu’il prétendait avoir à l’heure même l’éclaircissement qu’il désirait. Il ne s’agissait plus que de savoir qui porterait la parole. Le calife tâcha d’engager les calenders à parler les premiers, mais ils s’en excusèrent. A la fin, ils convinrent tous ensemble que ce serait le porteur. Il se préparait à faire la question fatale, lorsque Zobéide, après avoir secouru Amine, qui était revenue de son évanouissement, s’approcha d’eux. Comme elle les avait ouïs parler haut et avec chaleur, elle leur dit : « Seigneur, de quoi parlez-vous ? quelle est votre contestation ? » Le porteur prit alors la parole « Madame, lui dit-il, ces seigneurs vous supplient de vouloir bien leur expliquer pourquoi, après avoir maltraité vos deux chiennes, vous avez pleuré avec elles, et d’où vient que la dame qui s’est évanouie a le sein couvert de cicatrices. C’est, madame, ce que je suis chargé de vous demander de leur part. » Zobéide, à ces mots, prit un air fier ; et se tournant du côté du calife, de sa compagnie et des calenders « Est-il vrai, seigneurs, leur dit-elle, que vous l’ayez chargé de me faire cette demande ? » Ils répondirent que oui, excepté le vizir Giafar, qui ne dit mot. Sur cet aveu, elle leur dit d’un ton qui marquait combien elle se tenait offensée : « Avant que de vous accorder la grâce que vous nous avez demandée, de vous recevoir, afin de prévenir tout sujet d’être mécontentes de vous, parce que nous sommes seules, nous l’avons fait sous la condition que nous vous avons imposée, de ne pas parler de ce qui ne vous regarderait point, de peur d’entendre ce qui ne vous plairait pas. Après vous avoir reçus et régalés du mieux qu’il nous a été possible, vous ne laissez pas toutefois de manquer de parole. Il est vrai que cela arrive par la facilité que nous avons eue ; mais c’est ce qui ne vous excuse point, et votre procédé n’est pas honnête. » En achevant ces paroles, elle frappa fortement des pieds et des mains par trois fois, et cria « Venez vite. » Aussitôt une porte s’ouvrit, et sept esclaves noirs, puissants et robustes, entrèrent le sabre à la main, se saisirent chacun d’un des sept hommes de la compagnie, les jetèrent par terre, les traînèrent au milieu de la salle, et se préparèrent à leur couper la tête. Il est aisé de se représenter quelle fut la frayeur du calife. Il se repentit alors, mais trop tard, de n’avoir pas voulu suivre le conseil de son vizir. Cependant ce malheureux prince, Giafar, Mesrour, le porteur et les calenders étaient près de payer de leur vie leur indiscrète curiosité ; mais avant qu’ils reçussent le coup de la mort un des esclaves dit à Zobéide et à ses sœurs « Hautes, puissantes et respectables maîtresses, nous commandez-vous de leur couper le cou ? — Attendez, lui répondit Zobéide ; il faut que je les interroge auparavant. — Madame, interrompit le porteur effrayé, au nom de Dieu ne me faites pas mourir pour le crime d’autrui. Je suis innocent : ce sont eux qui sont les coupables. Hélas ! continua-t-il en pleurant, nous passions le temps si agréablement Ces calenders borgnes sont la cause de ce malheur. Il n’y a pas de ville qui ne tombe en ruine devant des gens de si mauvais augure. Madame, je vous supplie de ne pas confondre le premier avec le dernier ; songez qu’il est plus beau de pardonner à un misérable comme moi, dépourvu de tout secours, que de l’accabler de votre pouvoir et de le sacrifier à votre ressentiment. » Zobéide, malgré sa colère, ne put s’empêcher de rire en elle-même des lamentations du porteur. Mais sans s’arrêter à lui, elle adressa la parole aux autres une seconde fois : « Répondez-moi, dit-elle, et m’apprenez qui vous êtes ; autrement vous n’avez plus qu’un moment à vivre. Je ne puis croire que vous soyez d’honnêtes gens, ni des personnes d’autorité ou de distinction dans votre pays, quel qu’il puisse être. Si cela était, vous auriez eu plus de retenue et plus d’égards pour nous. » Le calife, impatient de son naturel, souffrait infiniment plus que les autres de voir que sa vie dépendait du commandement d’une dame offensée et justement irritée ; mais il commença à concevoir quelque espérance, quand il vit qu’elle voulait savoir qui ils étaient tous ; car il s’imagina qu’elle ne lui ferait pas ôter la vie, lorsqu’elle serait informée de son rang. C’est pourquoi il dit tout bas au vizir, qui était près de lui, de déclarer promptement qui il était. Mais le vizir, prudent et sage, désirait sauver l’honneur de son maître ; et ne voulant pas rendre public le grand affront qu’il s’était attiré lui-même, il répondit seulement « Nous n’avons que ce que nous méritons. » Mais quand, pour obéir au calife, il aurait voulu parler, Zobéide ne lui en aurait pas donné le temps. Elle s’était adressée aux calenders, et les voyant tous trois borgnes, elle leur demanda s’ils étaient frères. Un d’entre eux lui répondit pour les autres : « Non, madame, nous ne sommes pas frères par le sang ; nous ne le sommes qu’en qualité de calenders, c’est-à-dire en observant le même genre de vie. — Vous, reprit-elle, en parlant à un seul en particulier, êtes-vous borgne de naissance ? — Non, madame, répondit-il, je le suis par une aventure si surprenante, qu’il n’y a personne qui n’en profitât, si elle était écrite. Après ce malheur, je me fis raser la barbe et les sourcils, et me fis calender, en prenant l’habit que je porte. » Zobéide fit la même question aux deux autres calenders qui lui firent la même réponse que le premier. Mais le dernier qui parla ajouta : « Pour vous faire connaître, madame, que nous ne sommes pas des personnes du commun, et afin que vous ayez quelque considération pour nous, apprenez que nous sommes tous trois fils de rois. Quoique nous ne nous soyons jamais vus que ce soir, nous avons eu toutefois le temps de nous faire connaître les uns aux autres pour ce que nous sommes ; et j’ose vous assurer que les rois de qui nous tenons le jour ont fait quelque bruit dans le monde. » A ce discours, Zobéide modéra son courroux, et dit aux esclaves « Donnez-leur un peu de liberté, mais demeurez ici. Ceux qui nous raconteront leur histoire et le sujet qui les a amenés dans cette maison, ne leur faites point de mal, laissez-les aller où il leur plaira ; mais n’épargnez pas ceux qui refuseront de nous donner cette satisfaction. » Sire, continua Schéhérazade, les trois calenders, le calife, le grand vizir Giafar, l’eunuque Mesrour et le porteur étaient tous au milieu de la salle, assis sur le tapis de pied, en présence des trois dames qui étaient sur le sofa, et des esclaves prêts à exécuter tous les ordres qu’elles voudraient leur donner. Le porteur, ayant compris qu’il ne s’agissait que de raconter son histoire pour se délivrer d’un si grand danger, prit la parole le premier, et dit : « Madame, vous savez déjà mon histoire et le sujet qui m’a amené chez vous. Ainsi, ce que j’ai à vous raconter sera bientôt achevé. Madame votre sœur que voilà m’a pris ce matin à la place, où, en qualité de porteur, j’attendais que quelqu’un m’employât et me fît gagner ma vie. Je l’ai suivie chez un marchand de vin, chez un vendeur d’herbes, chez un vendeur d’oranges, de limons et de citrons ; puis chez un vendeur d’amandes, de noix, de noisettes et d’autres fruits ; ensuite chez un confiseur et chez un droguiste ; de chez le droguiste, mon panier sur la tête et chargé autant que je le pouvais être, je suis venu jusque chez vous, où vous avez eu la bonté de me souffrir jusqu’à présent. C’est une grâce dont je me souviendrai éternellement. Voilà mon histoire. » Quand le porteur eut achevé, Zobéide satisfaite lui dit : « Sauve-toi, marche, que nous ne te voyions plus. — Madame, reprit le porteur, je vous supplie de me permettre encore de demeurer. Il ne serait pas juste qu’après avoir donné aux autres le plaisir d’entendre mon histoire, je n’eusse pas aussi celui d’écouter la leur. » En disant cela, il prit place sur un bout du sofa, fort joyeux de se voir hors d’un péril qui l’avait tant alarmé. Après lui, un des trois calenders prenant la parole, et s’adressant à Zobéide, comme à la principale des trois dames, et comme à celle qui lui avait commandé de parler, commença ainsi son histoire Histoire du premier Calender, fils de Roi Retour à la Table des Matières Madame, pour vous apprendre pourquoi j’ai perdu mon œil droit, et la raison qui m’a obligé de prendre l’habit de calender, je vous dirai que je suis né fils de roi. Le roi mon père avait un frère, qui régnait comme lui dans un état voisin. Ce frère eut deux enfants, un prince et une princesse ; et le prince et moi nous étions à peu près du même âge. Lorsque j’eus fait tous mes exercices, et que le roi mon père m’eut donné une liberté honnête, j’allais régulièrement chaque année voir le roi mon oncle, et je demeurais à sa cour un mois ou deux, après quoi je me rendais auprès du roi mon père. Ces voyages nous donnèrent une occasion, au prince mon cousin et à moi, de contracter ensemble une amitié très forte et très particulière. La dernière fois que je le vis, il me reçut avec de plus grandes démonstrations de tendresse qu’il n’avait fait encore, et voulant un jour me régaler, il fit pour cela des préparatifs extraordinaires. Nous fûmes longtemps à table, et après que nous eûmes bien soupé tous deux : « Mon cousin, me dit-il, vous ne devineriez jamais à quoi je me suis occupé depuis votre dernier voyage. Il y a un an qu’après votre départ je mis un grand nombre d’ouvriers en besogne pour un dessein que je médite. J’ai fait faire un édifice qui est achevé, et on y peut loger présentement ; vous ne serez pas fâché de le voir ; mais il faut auparavant que vous me fassiez serment de me garder le secret et la fidélité : ce sont deux choses que j’exige de vous. » L’amitié et la familiarité qui étaient entre nous ne me permettant pas de lui rien refuser, je fis sans hésiter un serment tel qu’il le souhaitait ; alors il me dit : « Attendez-moi ici, je suis à vous dans un moment. » En effet, il ne tarda pas à revenir, et je le vis entrer avec une dame d’une beauté singulière et magnifiquement habillée. Il ne me dit pas qui elle était, et je ne crus pas devoir m’en informer. Nous nous remîmes à table avec la dame, et nous y demeurâmes encore quelque temps en nous entretenant de choses indifférentes, et en buvant des rasades à la santé l’un de l’autre. Après cela, le prince me dit : « Mon cousin, nous n’avons pas de temps à perdre ; obligez-moi d’emmener avec vous cette dame, et de la conduire d’un tel côté, à un endroit où vous verrez un tombeau en dôme nouvellement bâti. Vous le reconnaîtrez aisément ; la porte est ouverte : entrez-y ensemble et m’attendez. Je m’y rendrai bientôt. » Fidèle à mon serment, je n’en voulus pas savoir davantage. Je présentai la main à la dame, et, au moyen de renseignements que le prince mon cousin m’avait donnés, je la conduisis heureusement au clair de lune, sans m’égarer. A peine fûmes-nous arrivés au tombeau, que nous vîmes paraître le prince, qui nous suivait, chargé d’une petite cruche pleine d’eau, d’une houe et d’un petit sac où il y avait du plâtre. La houe lui servit à démolir le sépulcre vide qui était au milieu du tombeau ; il ôta les pierres l’une après l’autre, et les rangea dans un coin. Quand il les eut toutes ôtées, il creusa la terre, et je vis une trappe qui était sous le sépulcre. Il la leva, et au-dessous j’aperçus le haut d’un escalier en limaçon. Alors mon cousin s’adressant à la dame, lui dit : « Madame, voilà par où l’on se rend au lieu dont je vous ai parlé. » La dame, à ces mots, s’approcha et descendit, et le prince se mit en devoir de la suivre ; mais se retournant auparavant de mon côté : « Mon cousin, me dit-il, je vous suis infiniment obligé de la peine que vous avez prise ; je vous en remercie : adieu. Mon cher cousin, m’écriai-je, qu’est-ce que tout cela signifie ? Que cela vous suffise, ne répondit-il ; vous pouvez reprendre le chemin par où vous êtes venu. » Je ne pus tirer autre chose du prince mon cousin, et je fus obligé de prendre conga de lui. En m’en retournant au palais du roi mon oncle, les vapeurs du vin me montaient à la tête. Je ne laissai pas néanmoins de gagner mon appartement et de me coucher. Le lendemain, à mon réveil, faisant réflexion sur ce qui m’était arrivé la nuit, et après avoir rappelé toutes les circonstances d’une aventure si singulière, il me sembla que c’était un songe. Prévenu de cette pensée, j’envoyai savoir si le prince mon cousin était en état d’être Mais lorsqu’on me rapporta qu’il n’avait pas couché chez lui, qu’on ne savait ce qu’il était devenu et qu’on en était fort en peine, je jugeai bien que l’étrange événement du tombeau n’était que trop véritable. J’en fus vivement affligé, et, me dérobant à tout le monde, je me rendis secrètement au cimetière public, où il y avait une infinité de tombeaux semblables à celui que j’avais vu. Je passai la journée à les considérer l’un après l’autre ; mais je ne pus démêler celui que je cherchais, et je fis, durant quatre jours, la même recherche inutilement. Il faut savoir que, pendant ce temps-là, le roi mon oncle était absent. Il y avait plusieurs jours qu’il était à la chasse. Je m’ennuyai de l’attendre, et après avoir prié ses ministres de lui faire mes excuses à son retour, je partis de son palais pour me rendre à la cour de mon père, dont je n’avais pas coutume d’être éloigné si longtemps. Je laissai les ministres du roi mon oncle fort en peine d’apprendre ce qu’était devenu le prince mon cousin. Mais, pour ne pas violer le serment que j’avais fait de lui garder le secret, je n’osai les tirer d’inquiétude, et ne voulus rien leur communiquer de ce que je savais. J’arrivai à la capitale où le roi mon père faisait sa résidence, et, contre l’ordinaire, je trouvai à la porte de son palais une grosse garde, dont je fus environné en entrant. J’en demandai la raison, et l’officier, prenant la parole, me répondit : « Prince, l’armée a reconnu le grand vizir à la place du roi votre père, qui n’est plus, et je vous arrête prisonnier de la part du nouveau roi. » A ces mots, les gardes se saisirent de moi et me conduisirent devant le tyran. Jugez, madame, de ma surprise et de ma douleur. Ce rebelle vizir avait conçu pour moi une forte haine, qu’il nourrissait depuis longtemps. En voici le sujet : dans ma plus tendre jeunesse, j’aimais à tirer de l’arbalète ; j’en tenais une un jour au haut du palais sur la terrasse, et je me divertissais à en tirer. Il se présenta un oiseau devant moi, je le mirai, mais je le manquai, et la flèche, par hasard, alla donner droit contre l’œil du vizir qui prenait l’air sur la terrasse de sa maison, et le creva. Lorsque j’appris ce malheur, j’en fis faire des excuses au vizir, et je lui en fis moi-même ; mais il ne laissa pas d’en conserver un vif ressentiment, dont il me donnait des marques quand l’occasion s’en présentait. Il le fit éclater d’une manière barbare quand il me vit en son pouvoir. Il vint à moi comme un furieux sitôt qu’il m’aperçut ; et enfonçant ses doigts dans mon œil droit, il l’arracha lui-même. Voilà par quelle aventure je suis borgne. Mais l’usurpateur, ne borna pas là sa cruauté. Il me fit enfermer dans une caisse, et ordonna au bourreau de me porter en cet état fort loin du palais, et de m’abandonner aux oiseaux de proie, après m’avoir coupé la tête. Le bourreau, accompagné d’un autre homme, monta à cheval, chargé de la caisse, et s’arrêta dans la campagne pour exécuter son ordre. Mais je fis si bien par mes prières et par mes larmes, que j’excitai sa compassion. « Allez, me dit-il, sortez promptement du royaume, et gardez-vous bien d’y revenir, car vous y rencontreriez votre perte, et vous seriez cause de la mienne. » Je le remerciai de la grâce qu’il me faisait, et je ne fus pas plus tôt seul, que je me consolai d’avoir perdu mon œil, en songeant que j’avais évité un plus grand malheur. Dans l’état où j’étais, je ne faisais pas beaucoup de chemin. Je me retirais en des lieux écartés pendant le jour, et je marchais la nuit, autant que mes forces me le pouvaient permettre. J’arrivai enfin dans les États du roi mon oncle, et je me rendis à sa capitale. Je lui fis un long détail de la cause tragique de mon retour et du triste état où il me voyait. « Hélas ! s’écria-t-il, n’était-ce pas assez d’avoir perdu mon fils ? fallait-il que j’apprisse encore la mort d’un frère qui m’était cher, et que je vous visse dans le déplorable état où vous êtes réduit ! » Il me marqua l’inquiétude où il était de n’avoir reçu aucune nouvelle du prince son fils, quelques perquisitions qu’il en eût fait faire et quelque diligence qu’il y eût apportée. Ce malheureux père pleurait à chaudes larmes en me parlant, et il me parut tellement affligé que je ne pus résister à sa douleur. Quelque serment que j’eusse fait au prince mon cousin, il me fut impossible de le garder. Je racontai au roi son père tout ce que je savais. Le roi m’écouta avec quelque sorte de consolation, et quand j’eus achevé : « Mon neveu, me dit-il, le récit que vous venez de me faire me donne quelque espérance. J’ai su que mon fils faisait bâtir ce tombeau, et je sais à peu près en quel endroit : avec l’idée qui vous en est restée, je me flatte que nous le trouverons. Mais puisqu’il l’a fait faire secrètement, et qu’il a exigé de vous le secret, je suis d’avis que nous l’allions chercher tous deux seuls, pour éviter l’éclat. » Il avait une autre raison, qu’il ne me disait pas, d’en vouloir dérober la connaissance à tout le monde. C’était une raison très importante, comme la suite de mon discours le fera connaître. Nous nous déguisâmes l’un et l’autre, et nous sortîmes par une porte du jardin qui ouvrait sur la campagne. Nous fûmes assez heureux pour trouver bientôt ce que nous cherchions. Je reconnus le tombeau, et j’en eus d’autant plus de joie que je l’avais en vain cherché longtemps. Nous y entrâmes, et trouvâmes la trappe de fer abattue sur l’entrée de l’escalier. Nous eûmes de la peine à la lever, parce que le prince l’avait scellée en dedans avec le plâtre et l’eau dont j’ai parlé ; mais enfin nous la levâmes. Le roi mon oncle descendit le premier. Je le suivis, et nous descendîmes environ cinquante degrés. Quand nous fûmes au bas de l’escalier, nous nous trouvâmes dans une espèce d’antichambre, remplie d’une fumée épaisse et de mauvaise odeur, et dont la lumière que rendait un très beau lustre était obscurcie. De cette antichambre, nous passâmes dans une chambre fort grande, soutenue de grosses colonnes, et éclairée de plusieurs autres lustres. Il y avait une citerne au milieu, et l’on voyait plusieurs sortes de provisions de bouche rangées d’un côté. Nous fûmes assez surpris de n’y voir personne. Il y avait en face un sofa assez élevé, où l’on montait par quelques degrés, et au-dessus duquel paraissait un lit fort large, et dont les rideaux étaient fermés. Le roi monta, et les ayant ouverts, il aperçut le prince son fils et la dame couchés ensemble, mais brûlés et changés en charbon, comme si on les eût jetés dans un grand feu, et qu’on les en eût retirés avant qu’ils fussent consumés. Ce qui me surprit plus que toute autre chose, c’est qu’à ce spectacle, qui faisait horreur, le roi mon oncle, au lieu de témoigner de l’affliction en voyant le prince son fils dans un état si affreux, lui cracha au visage en lui disant d’un air indigné : « Voilà quel est le châtiment de ce monde ; mais celui de l’autre durera éternellement. » Il ne se contenta pas d’avoir prononcé ces paroles, il se déchaussa, et donna sur la joue de son fils un grand coup de sa pantoufle. Je ne puis vous exprimer, madame, quel fut mon étonnement, lorsque je vis le roi mon oncle maltraiter ainsi le prince son fils après sa mort. « Sire, lui dis-je, quelque douleur qu’un objet si funeste soit capable de me causer, je ne laisse pas de la suspendre pour demander à Votre Majesté quel crime peut avoir commis le prince mon cousin, pour mériter que vous traitiez ainsi son cadavre. — Mon neveu, me répondit le roi, je vous dirai que mon fils, indigne de porter ce nom, aima sa sœur dès ses premières années, et que sa sœur l’aima de même. Je ne m’opposai point à leur amitié naissante, parce que je ne prévoyais pas le mal qui en pourrait arriver. Et qui aurait pu le prévoir ? Cette tendresse augmenta avec l’âge, et parvint à un point, que j’en craignis enfin la suite. J’y apportai alors le remède qui était en mon pouvoir. Je ne me contentai pas de prendre mon fils en particulier, et de lui faire une forte réprimande, en lui représentant l’horreur de la passion dans laquelle il s’engageait, et la honte éternelle dont il allait couvrir ma famille, s’il persistait dans des sentiments si criminels ; je représentai ces mêmes choses à ma fille, et je la renfermai de sorte qu’elle n’eût plus de communication avec son frère. Mais la malheureuse avait avalé le poison, et tous les obstacles que put mettre ma prudence à leur amour ne servirent qu’à l’irriter. Mon fils, persuadé que sa sœur était toujours la même pour lui, sous prétexte de se faire bâtir un tombeau, fit préparer cette demeure souterraine, dans l’espérance de trouver un jour l’occasion d’enlever le coupable objet de sa flamme, et de l’amener ici. Il a choisi le temps de mon absence pour forcer la retraite où était sa sœur ; et c’est une circonstance que mon honneur ne m’a pas permis de publier. Après une action si condamnable, il s’est venu renfermer avec elle dans ce lieu, qu’il a muni, comme vous voyez, de toutes sortes de provisions, afin d’y pouvoir jouir longtemps de ces détestables amours, qui doivent faire horreur à tout le monde. Mais Dieu n’a pas voulu souffrir cette abomination, et les a justement châtiés l’un et l’autre. » Il fondit en pleurs en achevant ces paroles, et je mêlai mes larmes avec les siennes. Quelque temps après, il jeta les yeux sur moi. « Mais, mon cher neveu, reprit-il en, m’embrassant, si je perds un indigne fils, je retrouve heureusement en vous de quoi mieux remplir la place qu’il occupait. » Les réflexions qu’il fit encore sur la triste fin du prince et de la princesse sa fille nous arrachèrent de nouvelles larmes. Nous remontâmes par le même escalier, et sortîmes enfin de ce lieu funeste. Nous abaissâmes la trappe de fer, et la couvrîmes de terre et des matériaux dont le sépulcre avait été bâti, afin de cacher, autant qu’il nous était possible, un effet si terrible de la colère de Dieu. Il n’y avait pas longtemps que nous étions de retour au palais, sans que personne se fût aperçu de notre absence, lorsque nous entendîmes un bruit confus de trompettes, de timbales, de tambours et d’autres instruments de guerre. Une poussière épaisse, dont l’air était obscurci, nous apprit bientôt ce que c’était, et nous annonça l’arrivée d’une armée formidable. C’était le même vizir qui avait détrôné mon père et usurpé ses États, qui venait pour s’emparer aussi de ceux du roi mon oncle, avec des troupes innombrables. Ce prince, qui n’avait alors que sa garde ordinaire, ne put résister à tant d’ennemis. Ils investirent la ville ; et comme les portes leur furent ouvertes sans résistance, ils eurent peu de peine à s’en rendre maîtres. Ils n’en eurent pas davantage à pénétrer jusqu’au palais du roi mon oncle, qui se mit en défense ; mais il fut tué, après avoir vendu chèrement sa vie. De mon côté, je combattis quelque temps ; mais voyant bien qu’il fallait céder à la force, je songeai à me retirer, et j’eus le bonheur de me sauver par des détours, et de me rendre chez un officier du roi, dont la fidélité m’était connue. Accablé de douleur, persécuté par la fortune, j’eus recours à un stratagème, qui était la seule ressource qui me restait pour me conserver la vie. Je me fis raser la barbe et les sourcils et ayant pris l’habit de calender, je sortis de la ville sans que personne me reconnût. Après cela, il me fut aisé de m’éloigner du royaume du roi mon oncle, en marchant par des chemins écartés. J’évitai de passer par les villes, jusqu’à ce qu’étant arrivé dans l’empire du puissant commandeur des croyants {19}, le glorieux et renommé calife Haroun-al-Raschid, je cessai de craindre. Alors, me consultant sur ce que j’avais à faire, je pris la résolution de venir à Bagdad me jeter aux pieds de ce grand monarque, dont on vante partout la générosité. « Je le toucherai, disais-je, par le récit d’une histoire aussi surprenante que la mienne ; il aura pitié, sans doute, d’un malheureux prince, et je n’implorerai pas vainement son appui. » Enfin, après un voyage de plusieurs mois, je suis arrivé aujourd’hui à la porte de cette ville ; j’y suis entré sur la fin du jour ; et m’étant un peu arrêté pour reprendre mes esprits, et délibérer de quel côté je tournerai mes pas, cet autre calender que voici près de moi arriva aussi en voyageur. Il me salue, je le salue de même. « A vous voir, lui dis-je, vous êtes étranger comme moi. » Il me répond que je ne me trompe pas. Dans le moment qu’il me fait cette réponse, le troisième calender que vous voyez survient. Il nous salue, et fait connaître qu’il est aussi étranger et nouveau venu à Bagdad. Comme frères, nous nous joignons ensemble, et nous résolvons de ne nous pas séparer. Cependant il était tard, et nous ne savions où aller loger dans une ville où nous n’avions aucune habitude, et où nous n’étions jamais venus. Mais notre bonne fortune nous ayant conduits devant votre porte, nous avons pris la liberté de frapper ; vous nous avez reçus avec tant de charité et de bonté, que nous ne pouvons assez vous en remercier. Voilà, madame, ajouta-t-il, ce que vous m’avez commandé de vous raconter, pourquoi j’ai perdu mon œil droit, pourquoi j’ai la barbe et les sourcils ras, et pourquoi je suis en ce moment chez vous. « C’est assez, dit Zobéide, nous sommes contentes : retirez-vous où il vous plaira. » Le calender s’en excusa, et supplia la dame de lui permettre de demeurer, pour avoir la satisfaction d’entendre l’histoire de ses deux confrères, qu’il ne pouvait, disait-il, abandonner honnêtement, et celle des trois autres personnes de la compagnie. L’histoire du premier calender parut étrange à toute la compagnie, et particulièrement au calife. La présence des esclaves avec leur sabre à la main ne l’empêcha pas de dire tout bas au vizir : « Depuis que je me connais, j’ai bien entendu des histoires, mais je n’ai jamais rien ouï qui approchât de celle de ce calender. » Pendant qu’il parlait ainsi, le second calender prit la parole, et s’adressant à Zobéide : Histoire du second Calender, fils de Roi Retour à la Table des Matières Madame, dit-il, pour obéir à votre commandement, et vous apprendre par quelle étrange aventure je suis devenu borgne de l’œil droit, il faut que je vous conte toute l’histoire de ma vie. J’étais à peine hors de l’enfance, que le roi mon père (car vous saurez, madame, que je suis né prince), remarquant en moi beaucoup d’esprit, n’épargna rien pour le cultiver. Il appela auprès de moi tout ce qu’il y avait dans ses États de gens qui excellaient dans les sciences et dans les beaux-arts. Je ne sus pas plus tôt lire et écrire, que j’appris par cœur l’Alcoran tout entier, ce livre admirable, qui contient le fondement, les préceptes et la règle de notre religion. Et afin de m’en instruire à fond, je lus les ouvrages des auteurs les plus approuvés, et qui l’ont éclairci par leurs commentaires. J’ajoutai à cette lecture la connaissance de toutes les traditions recueillies de la bouche de nos prophètes par les grands hommes ses contemporains. Je ne me contentai pas de ne rien ignorer de tout ce qui regardait notre religion, je me fis une étude particulière de nos histoires ; je me perfectionnai dans les belles-lettres, dans la lecture de nos poètes, dans la versification. Je m’attachai à la géographie, à la chronologie, et à parler purement notre langue, sans toutefois négliger aucun des exercices qui conviennent à un prince. Mais une chose que j’aimais beaucoup, et à quoi je réussissais principalement, c’était à former les caractères de notre langue arabe. J’y fis tant de progrès, que je surpassai tous les maîtres écrivains de notre royaume qui s’étaient acquis le plus de réputation. La renommée me fit plus d’honneur que je le méritais. Elle ne se contenta pas de semer le bruit de mes talents dans les États du roi mon père, elle le porta jusqu’à la cour des Indes, dont le puissant monarque, curieux de me voir, envoya un ambassadeur avec de riches présents, pour me demander à mon père, qui fut ravi de cette ambassade pour plusieurs raisons. Il était persuadé que rien ne convenait mieux à un prince de mon âge que de voyager dans les cours étrangères ; et d’ailleurs il était bien aise de s’attirer l’amitié du sultan des Indes. Je partis donc avec l’ambassadeur, mais avec peu d’équipage, à cause de la longueur et de la difficulté des chemins. Il y avait un mois que nous étions en marche, lorsque nous découvrîmes de loin un gros nuage de poussière, sous lequel nous vîmes bientôt paraître cinquante cavaliers bien armés. C’étaient des voleurs qui venaient à nous au grand galop. Comme nous avions dix chevaux chargés de notre bagage et des présents que je devais faire au sultan des Indes, de la part du roi mon père, et que nous étions peu de monde, vous jugez bien que ces voleurs ne manquèrent pas de venir à nous hardiment. N’étant pas en état de repousser la force par la force, nous leur dîmes que nous étions des ambassadeurs du sultan des Indes, et que nous espérions qu’ils ne feraient rien contre le respect qu’ils lui devaient. Nous crûmes sauver par là notre équipage et nos vies ; mais les voleurs nous répondirent insolemment : « Pourquoi voulez-vous que nous respections le sultan votre maître ? Nous ne sommes pas ses sujets ; nous ne sommes pas même sur ses terres. » En achevant ces paroles, ils nous enveloppèrent et nous attaquèrent. Je me défendis le plus longtemps qu’il me fut possible ; mais me sentant blessé, et voyant que l’ambassadeur, ses gens et les miens, avaient tous été jetés par terre, je profitai du reste des forces de mon cheval, qui avait été aussi fort blessé, et je m’éloignai d’eux. Je le poussai tant qu’il put me porter ; mais venant tout à coup à manquer sous moi, il tomba roide mort de lassitude et du sang qu’il avait perdu. Je me débarrassai de lui assez vite ; et remarquant que personne ne me poursuivait, je jugeai que les voleurs n’avaient pas voulu s’écarter du butin qu’ils avaient fait. Me voilà donc seul, blessé, destitué de tout secours, dans un pays qui m’était inconnu. Je n’osai reprendre le grand chemin, de peur de retomber entre les mains de ces voleurs. Après avoir bandé ma plaie, qui n’était pas dangereuse, je marchai le reste du jour, et j’arrivai au pied d’une montagne, où j’aperçus à mi-côte l’ouverture d’une grotte ; j’y entrai et j’y passai la nuit un peu tranquillement, après avoir mangé quelques fruits que j’avais cueillis en mon chemin. Je continuai de marcher le lendemain et les jours suivants, sans trouver d’endroit où m’arrêter. Mais au bout d’un mois, je découvris une grande ville très peuplée et située d’autant plus avantageusement, qu’elle était arrosée, aux environs, par plusieurs rivières, et qu’il y régnait un printemps perpétuel. Les objets agréables qui se présentèrent alors à mes yeux me causèrent de la joie, et suspendirent pour quelques moments la tristesse mortelle où j’étais de me voir en l’état où e me trouvais. J’avais le visage, les mains et les pieds d’une couleur basanée, car le soleil me les avait brûlés ; à force de marcher, ma chaussure s’était usée, et j’avais été réduit à marcher nu-pieds ; outre cela, mes habits étaient tout en lambeaux. J’entrai dans la ville pour prendre langue, et m’informer du lieu où j’étais ; je m’adressai à un tailleur qui travaillait à sa boutique. A ma jeunesse, et à mon air qui marquait autre chose que je ne paraissais, il me fit asseoir près de lui. Il me demanda qui j’étais, d’où je venais et ce qui m’avait amené. Je ne lui déguisai rien de tout ce qui m’était arrivé, et ne fis pas même difficulté de lui découvrir ma condition. Le tailleur m’écouta avec attention ; mais lorsque j’eus achevé de parler, au lieu de me donner de la consolation, il augmenta mes chagrins. « Gardez-vous bien, me dit-il, de faire confidence à personne de ce que vous venez de m’apprendre ; car le prince qui règne en ces lieux est le plus grand ennemi qu’ait le roi votre père, et il vous ferait sans doute quelque outrage, s’il était informé de votre arrivée en cette ville. » Je ne doutai point de la sincérité du tailleur, quand il m’eut nommé le prince. Mais comme l’inimitié qui est entre mon père et lui n’a pas de rapport avec mes aventures, vous trouverez bon, madame, que je le passe sous silence. Je remerciai le tailleur de l’avis qu’il me donnait, et lui témoignai que je m’en remettais entièrement à ses bons conseils, et que je n’oublierais jamais le plaisir qu’il me ferait. Comme il jugea que je ne devais pas manquer d’appétit, il me fit apporter à manger, et m’offrit même un logement chez lui ; ce que j’acceptai. Quelques jours après mon arrivée, remarquant que j’étais assez remis de la fatigue du long et pénible voyage que je venais de faite, et n’ignorant pas que la plupart des princes de notre religion, par précaution contre les revers de la fortune, apprennent quelque art ou quelque métier, pour s’en servir en cas de besoin, il me demanda si j’en savais quelqu’un dont je pusse vivre sans être à charge à personne. Je lui répondis que je savais l’un et l’autre droit, que j’étais grammairien-poète, et surtout que j’écrivais parfaitement bien. « Avec tout ce que vous venez de dire, répliqua-t-il, vous ne gagnerez pas dans ce pays-ci de quoi vous avoir un morceau de pain ; rien n’est ici plus inutile que ces sortes de connaissances. Si vous voulez suivre mon conseil, ajouta-t-il, vous prendrez un habit court ; et comme vous me paraissez robuste et d’une bonne constitution, vous irez dans la forêt prochaine faire du bois à brûler ; vous viendrez l’exposer en vente à la place, et je vous assure que vous vous ferez un petit revenu, dont vous vivrez indépendamment de personne. Par ce moyen, vous vous mettrez en état d’attendre que le ciel vous soit favorable, et qu’il dissipe le nuage de mauvaise fortune qui traverse le bonheur de votre vie, et vous oblige à cacher votre naissance. Je me charge de vous faire trouver une corde et une cognée. La crainte d’être reconnu et la nécessité de vivre me déterminèrent à prendre ce parti, malgré la bassesse et la peine qui y étaient attachées. Dès le jour suivant, le tailleur m’acheta une cognée et une corde, avec un habit court ; et, me recommandant à de pauvres habitants qui gagnaient leur vie de la même manière, il les pria de me mener avec eux. Ils me conduisirent à la forêt, et, dès le premier jour, j’en rapportai sur ma tête une grosse charge de bois, que je vendis une demi-pièce de monnaie d’or du pays ; car quoique la forêt ne fût pas éloignée, le bois néanmoins ne laissait pas d’être cher en cette ville, à cause du peu de gens qui se donnaient la peine d’en aller couper. En peu de temps je gagnai beaucoup, et je rendis au tailleur l’argent qu’il avait avancé pour moi. Il y avait déjà plus d’une année que je vivais de cette sorte, lorsqu’un jour, ayant pénétré dans la forêt plus avant que de coutume, j’arrivai dans un endroit fort agréable, où je me mis à couper du bois. En arrachant une racine d’arbre, j’aperçus un anneau de fer attaché à une trappe de même métal. J’ôtai aussitôt la terre qui la couvrait ; je la levai, et je vis un escalier par où je descendis avec ma cognée. Quand je fus au bas de l’escalier, je me trouvai dans un vaste palais, qui me causa une grande admiration, par la lumière qui l’éclairait, comme s’il eût été sur la terre dans l’endroit le mieux exposé. Je m’avançai par une galerie soutenue de colonnes de jaspe avec des vases et des chapiteaux d’or massif ; mais voyant venir au-devant de moi une dame, elle me parut avoir un air si noble, si aisé, et une beauté si extraordinaire, que détournant mes yeux de tout autre objet, je m’attachai uniquement à la regarder. Pour épargner à la belle dame de venir jusqu’à moi, je me hâtai de la joindre, et dans le temps que je lui faisais une profonde révérence, elle me dit : « Qui êtes-vous ? Êtes-vous homme ou génie ? — Je suis homme, madame, lui répondis-je en me relevant, et je n’ai point de commerce avec les génies. — Par quelle aventure, reprit-elle avec un grand soupir, vous trouvez-vous ici ? Il y a vingt-cinq ans que j’y demeure, et pendant tout ce temps-là je n’y ai pas vu d’autre homme que vous. » Sa grande beauté, qui m’avait déjà donné dans la vue, sa douceur et l’honnêteté avec laquelle elle me recevait, me donnèrent la hardiesse de lui dire : « Madame, avant que j’aie l’honneur de satisfaire votre curiosité, permettez-moi de vous dire que je me sais un gré infini de cette rencontre imprévue, qui m’offre l’occasion de me consoler dans l’affliction où je suis, et peut-être celle de vous rendre plus heureuse que vous n’êtes. » Je lui racontai fidèlement par quel étrange accident elle voyait en ma personne le fils d’un roi, dans l’état où je paraissais en sa présence, et comment le hasard avait voulu que je découvrisse l’entrée de sa prison magnifique, mais ennuyeuse, selon toutes les apparences. « Hélas ! prince, dit-elle en soupirant encore, vous avez bien raison de croire que cette prison si riche et si pompeuse ne laisse pas d’être un séjour fort ennuyeux. Les lieux les plus charmants ne sauraient plaire lorsqu’on y est contre sa volonté. Il n’est pas possible que vous n’ayez pas entendu parler du grand Epitimarus, roi de l’île d’Ébène, ainsi nommée à cause de ce bois précieux qu’elle produit si abondamment. Je suis la princesse sa fille. Le roi mon père m’avait choisi pour époux un prince qui était mon cousin ; mais la première nuit de mes noces, au milieu des réjouissances de la cour et de la capitale du royaume de l’île d’Ébène, avant que je fusse livrée à mon mari, un génie m’enleva. Je m’évanouis en ce moment, je perdis toute connaissance ; et lorsque j’eus repris mes esprits, je me trouvai dans ce palais. J’ai été longtemps inconsolable ; mais le temps et la nécessité m’ont accoutumée à voir et à souffrir le génie. Il y a vingt-cinq ans, comme je vous l’ai déjà dit, que je suis dans ce lieu, où je puis dire que j’ai à souhait tout ce qui est nécessaire à la vie, et tout ce qui peut contenter une princesse qui n’aimerait que les parures et les ajustements. De dix jours en dix jours, le génie vient coucher une nuit avec moi ; il n’y couche pas plus souvent, et l’excuse qu’il en apporte, est qu’il est marié à une autre femme, qui aurait de la jalousie, si l’infidélité qu’il lui fait venait à sa connaissance. Cependant, si j’ai besoin de lui, soit de jour soit de nuit, je n’ai pas plus tôt touché un talisman qui est à l’entrée de ma chambre, que le génie paraît. Il y a aujourd’hui quatre jours qu’il est venu ; ainsi je ne l’attends que dans six. C’est pourquoi vous en pourrez demeurer cinq avec moi, pour me tenir compagnie, si vous le voulez bien, et je tâcherai de vous régaler selon votre qualité et votre mérite. » Je me serais estimé trop heureux d’obtenir une si grande faveur en la demandant, pour la refuser après une offre si obligeante. La princesse me fit entrer dans un bain, le plus propre, le plus commode et le plus somptueux que l’on puisse s’imaginer ; et lorsque j’en sortis, à la place de mon habit, j’en trouvai un autre très riche, que je pris moins pour sa richesse que pour me rendre plus digne d’être avec elle. Nous nous assîmes sur un sofa garni d’un superbe tapis et le coussins d’appui, du plus beau brocart des Indes ; et, quelque temps après, elle mit sur une table des mets très délicats. Nous mangeâmes ensemble ; nous passâmes le reste de la journée très agréablement, et la nuit elle me reçut dans son lit. Le lendemain, comme elle cherchait tous les moyens de me faire plaisir, elle me servit au dîner une bouteille de vin vieux, le plus excellent que l’on puisse goûter ; et elle voulut bien, par complaisance, en boire quelques coups avec moi. Quand j’eus la tête échauffée de cette liqueur agréable : « Belle princesse, lui dis-je, il y a trop longtemps que vous êtes enterrée toute vive ; suivez-moi, venez jouir de la clarté du véritable jour dont vous êtes privée depuis tant d’années. Abandonnez la fausse lumière dont vous jouissez ici. — Prince, me répondit-elle en souriant, laissez là ce discours. Je compte pour rien le plus beau jour du monde, pourvu que de dix, vous m’en donniez neuf, et que vous cédiez le dixième au génie. « Princesse, repris-je, je vois bien que la crainte du génie vous fait tenir ce langage. Pour moi je le redoute si peu, que je vais mettre son talisman en pièces avec le grimoire qui est écrit dessus. Qu’il vienne alors, je l’attends. Quelque brave, quelque redoutable qu’il puisse être, e lui ferai sentir le poids de mon bras. Je fais le serment d’exterminer tout ce qu’il y a de génies au monde, et lui le premier. » La princesse, qui en savait les conséquences, me conjura de ne pas toucher au talisman. « Ce serait le moyen, me dit-elle, de nous perdre vous et moi. Je connais les génies mieux que vous ne les connaissez. » Les vapeurs du vin ne me permirent pas de goûter les raisons de la princesse ; je donnai du pied dans le talisman, et le mis en plusieurs morceaux. Le talisman ne fut pas sitôt rompu, que le palais s’ébranla, prêt à s’écrouler, avec un bruit effroyable et pareil à celui du tonnerre, accompagné d’éclairs redoublés et d’une grande obscurité. Ce fracas épouvantable dissipa en un moment les fumées du vin, et me fit connaître, mais trop tard, la faute que j’avais faite. « Princesse, m’écriai-je, que signifie ceci ? » Elle me répondit tout effrayée, et sans penser à son propre malheur : « Hélas ! c’est fait de vous, si vous ne vous sauvez. » Je suivis son conseil ; et mon épouvante fut si grande, que j’oubliai ma cognée et mes babouches {20}. J’avais à peine gagné l’escalier par où j’étais descendu, que le palais enchanté s’entr’ouvrit, et fit un passage au génie. Il demanda en colère à la princesse « Que vous est-il arrivé ? et pourquoi m’appelez-vous ? — Un mal de cœur, lui répondit la princesse, m’a obligée d’aller chercher la bouteille que vous voyez ; j’en ai bu deux ou trois coups ; par malheur j’ai fait un faux pas, et je suis tombée sur le talisman, qui s’est brisé. Il n’y a pas autre chose. » A cette réponse, le génie furieux lui dit : « Vous êtes une impudente, une menteuse. La cognée et les babouches que voilà, pourquoi se trouvent-elles ici ? Je ne les ai jamais vues qu’en ce moment, reprit la princesse. De l’impétuosité dont vous êtes venu, vous les avez peut-être enlevées avec vous, en passant par quelque endroit, et vous les avez apportées sans y prendre garde. » Le génie ne repartit que par des injures et par des coups dont j’entendis le bruit. Je n’eus pas la fermeté d’ouïr les pleurs et les cris pitoyables de la princesse maltraitée d’une manière si cruelle. J’avais déjà quitté l’habit qu’elle m’avait fait prendre, et repris le mien, que j’avais porté sur l’escalier le jour précédent à la sortie du bain. Ainsi j’achevais de monter, d’autant plus pénétré de douleur et de compassion, que j’étais la cause d’un si grand malheur, et qu’en sacrifiant la plus belle princesse de la terre à la barbarie d’un génie implacable, je m’étais rendu criminel et le plus ingrat de tous les hommes. Il est vrai, disais-je, qu’elle est prisonnière depuis vingt-cinq ans ; mais la liberté à part, elle n’avait rien à désirer pour être heureuse. Mon emportement met fin à son bonheur, et la soumet à la cruauté d’un démon impitoyable. » J’abaissai la trappe, la recouvris de terre, et retournai à la ville avec une charge de bois, que j’accommodai sans savoir ce que je faisais, tant j’étais troublé et affligé. Le tailleur, mon hôte, marqua une grande joie —de me voir. « Votre absence, me dit-il, m’a causé beaucoup l’inquiétude, à cause du secret de votre naissance que vous m’avez confié. Je ne savais ce que je devais penser, et je craignais que quelqu’un ne vous eût reconnu. Dieu soit loué de votre retour ! » Je le remerciai de son zèle et de son affection ; mais je ne lui communiquai rien de ce qui m’était arrive, ni la raison pour laquelle je retournais sans cognée et sans babouches. Je me retirai dans ma chambre, où je me reprochai mille fois l’excès de mon imprudence. « Rien, me disais-je, n’aurait égalé le bonheur de la princesse et le mien, si j’eusse pu me contenir et que je n’eusse pas brisé le talisman. » Pendant que je m’abandonnais à ces pensées affligeantes, le tailleur entra, et me dit : « Un vieillard que je ne connais pas vient d’arriver avec votre cognée et vos babouches qu’il a trouvées en son chemin, à ce qu’il dit. Il a appris de vos camarades, qui vont au bois avec vous, que vous demeuriez ici. Venez lui parler, il veut vous les rendre en main propre. » A ce discours, je changeai de couleur et tout le corps me trembla. Le tailleur m’en demandait le sujet, lorsque le pavé de ma chambre s’entr’ouvrit. Le vieillard, qui n’avait pas eu la patience d’attendre, parut et se présenta à nous avec la cognée et les babouches. C’était le génie ravisseur de la belle princesse de l’île d’Ébène, qui s’était ainsi déguisé, après l’avoir traitée avec la dernière barbarie. « Je suis génie, nous dit-il, fils de la fille d’Eblis, prince des génies. N’est-ce pas là ta cognée ? ajouta-t-il en s’adressant à moi ; ne sont-ce pas là tes babouches ? » Et sans me donner le temps de lui répondre, ce que je n’aurais pu faire, tant sa présence affreuse m’avait mis hors de moi-même, il me prit par le milieu du corps, me traîna hors de la chambre ; et s’élançant dans l’air, m’enleva jusqu’au ciel avec tant de force et de vitesse, que je m’aperçus plus tôt que j’étais monté si haut, que du chemin qu’il m’avait fait faire en peu de moments. Il fondit de même vers la terre ; et l’ayant fait entr’ouvrir en frappant du pied, il s’y enfonça, et aussitôt je me trouvai dans le palais enchanté, devant la belle princesse de l’île d’Ébène. Mais, hélas ! quel spectacle ! je vis une chose qui me perça le cœur. Cette princesse était nue et toute en sang, étendue sur la terre, plus morte que vive, et les joues baignées de larmes. « Perfide, lui dit le génie en me montrant à elle, n’est-ce pas là ton amant ? » Elle jeta sur moi ses yeux languissants, et répondit tristement : « Je ne le connais pas ; jamais je ne l’ai vu qu’en ce moment. — Quoi ! reprit le génie, il est cause que tu es dans l’état où te voilà si justement, et tu oses dire que tu ne le connais pas ! — Si je ne le connais pas, repartit la princesse, voulez-vous que je fasse un mensonge qui soit la cause de sa perte ? — Eh bien, dit le génie, en tirant un sabre et le présentant à la princesse, si tu ne l’as jamais vu, prends ce sabre et lui coupe la tête. Hélas ! dit la princesse, comment pourrai-je exécuter ce que vous exigez de moi ? Mes forces sont tellement épuisées que je ne saurais lever le bras ; et quand je le pourrais, aurais-je le courage de donner la mort à une personne que je ne connais point, à un innocent ? Ce refus, dit alors le génie à la princesse, me fait connaître tout ton crime. » Ensuite, se tournant de mon côté : « Et toi, me dit-il, ne la connais-tu pas ? » J’aurais été le plus ingrat et le plus perfide de tous les hommes, si je n’eusse pas eu pour la princesse la même fidélité qu’elle avait pour moi, qui étais la cause de son malheur. C’est pourquoi je répondis au génie : « Comment la connaîtrais-je, moi qui ne l’ai jamais vue que cette seule fois ? — Si cela est, reprit-il, prends donc ce sabre et coupe-lui la tête. C’est à ce prix que je te mettrai en liberté, et que je serai convaincu que tu ne l’as jamais vue qu’à présent, comme tu le dis. — Très volontiers, » lui repartis-je. Je pris le sabre de sa main et je m’approchai de la belle princesse de l’île d’Ebène, non pas pour être le ministre de la barbarie du génie, mais seulement pour lui marquer par des gestes, autant qu’il me l’était permis, que comme elle avait la fermeté de sacrifier sa vie pour l’amour de moi, je ne refuserais pas d’immoler aussi la mienne pour l’amour d’elle. La princesse comprit mon dessein. Malgré ses douleurs et son affliction, elle me le témoigna par un regard obligeant, et me fit entendre qu’elle mourait volontiers et qu’elle était contente de voir que je voulais aussi mourir pour elle. Je reculai alors, et jetant le sabre par terre : « Je serais, dis-je au génie, éternellement blâmable devant tous les hommes, si j’avais la lâcheté de massacrer, je ne dis pas une personne que je ne connais point, mais même une dame comme celle que je vois, dans l’état où elle est, prête à rendre l’âme. Vous ferez de moi ce qui vous plaira, puisque je suis à votre discrétion ; mais je ne puis obéir à votre commandement barbare. — Je vois bien, dit le génie, que vous me bravez l’un et l’autre, et que vous insultez à ma jalousie ; mais par le traitement que je vous ferai, vous connaîtrez tous deux de quoi je suis capable. » A ces mots, le monstre reprit le sabre, et coupa une des mains de la princesse, qui n’eut que le temps de me faire un signe de l’autre pour me dire un éternel adieu ; car le sang qu’elle avait déjà perdu, et celui qu’elle perdit alors, ne lui permirent pas de vivre plus d’un moment ou deux après cette dernière cruauté, dont le spectacle me fit évanouir. Lorsque je fus revenu à moi, je me plaignis au génie de ce qu’il me faisait languir dans l’attente de la mort. « Frappez, lui dis-je, je suis prêt à recevoir le coup mortel ; je l’attends de vous comme la plus grande grâce que vous me puissiez faire. » Mais au lieu de me l’accorder : « Voilà, me dit-il, de quelle sorte les génies traitent les femmes qu’ils soupçonnent d’infidélité. Elle t’a reçu ici ; si j’étais assuré qu’elle m’eût fait un plus grand outrage, je te ferais périr dans ce moment ; mais je me contenterai de te changer en chien, en âne, en lion ou en oiseau. Choisis un de ces changements ; je veux bien te laisser maître du choix. » Ces paroles me donnèrent quelque espérance de le fléchir. « O génie ! lui dis-je, modérez votre colère ; et puisque vous ne voulez pas m’ôter la vie, accordez-la-moi généreusement. Je me souviendrai toujours de votre clémence, si vous me pardonnez, de même que le meilleur homme du monde pardonna à un de ses voisins qui lui portait une envie mortelle. » Le génie me demanda ce qui s’était passé entre ces deux voisins, en me disant qu’il voulait bien avoir la patience d’écouter cette histoire. Voici de quelle manière je lui en fis le récit. Je crois, madame, que vous ne serez pas fâchée que je vous la raconte aussi. Histoire de l’Envieux et de l’Envié Retour à la Table des Matières Dans une ville assez considérable, deux hommes demeuraient porte à porte. L’un conçut contre l’autre une envie si violente, que celui qui en était l’objet résolut de changer de demeure et de s’éloigner, persuadé que le voisinage seul lui avait attiré l’animosité de son voisin ; car quoiqu’il lui eût rendu de bons offices, il s’était aperçu qu’il n’en était pas moins haï. C’est pourquoi il vendit sa maison avec le peu de bien qu’il avait ; et se retirant dans la capitale du pays, qui n’était pas éloignée, il acheta une petite terre, environ à une demi-lieue de la ville. Il y avait une maison assez commode, un beau jardin et une cour raisonnablement grande, dans laquelle était une citerne profonde, dont on ne se servait plus. Le bon homme, ayant fait cette acquisition, prit l’habit de derviche {21} pour mener une vie plus retirée, et fit faire plusieurs cellules dans la maison, où il établit en peu de temps une communauté nombreuse de derviches. Sa vertu le fit bientôt connaître, et ne manqua pas de lui attirer une infinité de monde, tant du peuple que des principaux de la ville. Enfin, chacun l’honorait et le chérissait extrêmement. On venait aussi de bien loin se recommander à ses prières ; et tous ceux qui se retiraient d’auprès de lui publiaient les bénédictions qu’ils croyaient avoir reçues du ciel par son moyen. La grande réputation du personnage s’étant répandue dans la ville d’où il était sorti, l’envieux en eut un chagrin si vif, qu’il abandonna sa maison et ses affaires, dans la résolution de l’aller perdre. Pour cet effet, il se rendit au nouveau couvent de derviches, dont le chef, ci-devant son voisin, le reçut avec toutes les marques d’amitié imaginables. L’envieux lui dit qu’il était venu exprès pour lui communiquer une affaire importante, dont il ne pouvait l’entretenir qu’en particulier. « Afin, ajouta-t-il, que personne ne nous entende, promenons-nous, je vous prie, dans votre cour ; et puisque la nuit approche, commandez à vos derviches de se retirer dans leurs cellules. » Le chef des derviches fit ce qu’il souhaitait. Lorsque l’envieux se vit seul avec le bon homme, il commença à lui raconter ce qui lui plut, en marchant l’un à côté de l’autre dans la cour, jusqu’à ce que se trouvant sur le bord de la citerne, il le poussa et le jeta dedans, sans que personne fût témoin d’une si méchante action. Cela étant fait, il s’éloigna promptement, gagna la porte du couvent, d’où il sortit sans être vu, et retourna chez lui fort content de son voyage, et persuadé que l’objet de son envie n’était plus au monde ; mais il se trompait fort. La vieille citerne était habitée par des fées et par des génies, qui se trouvèrent si à propos pour secourir le chef des derviches, qu’ils le reçurent et le soutinrent jusqu’au bas, de manière qu’il ne se fit aucun mal. Il s’aperçut bien qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dans une chute dont il devait perdre la vie ; mais il ne voyait ni ne sentait rien. Néanmoins il entendit bientôt une voix qui dit : « Savez-vous qui est ce bon homme à qui nous venons de rendre ce bon office ? » Et d’autres voix ayant répondu que non, la première reprit : Je vais vous le dire. Cet homme, par la plus grande charité du monde, a abandonné la ville où il demeurait, et est venu s’établir en ce lieu, dans l’espérance de guérir un de ses voisins de l’envie qu’il avait contre lui. Il s’est attiré ici une estime si générale, que l’envieux, ne pouvant le souffrir, est venu dans le dessein de le faire périr ; ce qu’il aurait exécuté sans le secours que nous avons prêté à ce bon homme, dont la réputation est si grande, que le sultan, qui fait son séjour dans la ville voisine, doit venir demain le visiter pour recommander la princesse sa fille à ses prières. » Une autre voix demanda quel besoin la princesse avait des prières du derviche ; à quoi la première repartit : « Vous ne savez donc pas qu’elle est possédée du génie Maimoun, fils de Dimdim qui est devenu amoureux d’elle ? Mais je sais bien comment ce bon chef des derviches pourrait la guérir ; la chose est très aisée, et je vais vous la dire. Il a dans son couvent un chat noir, qui a une tache blanche au bout de la queue, environ de la grandeur d’une petite pièce de monnaie d’argent. Il n’a qu’à arracher sept brins de poil de cette tache blanche, les brûler, et parfumer la tête de la princesse de leur fumée. A l’instant elle sera si bien guérie et si bien délivrée de Maimoun, fils de Dimdim, que jamais il ne s’avisera d’approcher d’elle une seconde fois. » Le chef des derviches ne perdit pas un mot de cet entretien des fées et des génies qui gardèrent un grand silence toute la nuit, après avoir dit ces paroles. Le lendemain, au commencement du jour, dès qu’il put distinguer les objets, comme la citerne était démolie en plusieurs endroits, il aperçut un trou, par où il sortit sans peine. Les derviches, qui le cherchaient, furent ravis de le revoir. Il leur raconta en peu de mots la méchanceté de l’hôte qu’il avait si bien reçu le jour précédent, et se retira dans sa cellule. Le chat noir, dont il avait ouï parler la nuit dans l’entretien des fées et des génies, ne fut pas longtemps à venir lui faire des caresses à son ordinaire. Il le prit, lui arracha sept brins de poil de la tache blanche qu’il avait à la queue, et les mit à part, pour s’en servir quand il en aurait besoin. Il n’y avait pas longtemps que le soleil était levé, lorsque le sultan, qui ne voulait rien négliger de ce qu’il croyait pouvoir apporter une prompte guérison à la princesse, arriva à la porte du couvent. Il ordonna à sa garde de s’y arrêter, et entra avec les principaux officiers qui l’accompagnaient. Les derviches le reçurent avec un profond respect. Le sultan tira leur chef à l’écart : « Bon scheik {22}, lui dit-il, vous savez peut-être déjà le sujet qui m’amène. — Oui, Sire, répondit modestement le derviche : c’est, si je ne me trompe, la maladie de la princesse qui m’attire cet honneur que je ne mérite pas. — C’est cela même, répliqua le sultan. Vous me rendriez la vie, si, comme je l’espère, vos prières obtenaient la guérison de ma fille. — Sire, repartit le bon homme, si Votre Majesté veut bien la faire venir ici, je me flatte, par l’aide et la faveur de Dieu, qu’elle retournera en parfaite santé. » Le prince, transporté de joie, envoya sur-le-champ chercher sa fille, qui parut bientôt accompagnée d’une nombreuse suite de femmes et d’eunuques, et voilée de manière qu’on ne lui voyait pas le visage. Le chef des derviches fit tenir un poêle au-dessus de la tête de la princesse ; et il n’eut pas sitôt posé les sept brins de poil sur les charbons allumés qu’il avait fait apporter, que le génie Maimoun, fils de Dimdim, fit de grands cris, sans que l’on vît rien, et laissa la princesse libre. Elle porta d’abord la main au voile qui lui couvrait le visage, et le leva pour voir où elle était. « Où suis-je ? s’écria-t-elle. Qui m’a amenée ici ? » A ces paroles, le sultan ne put cacher l’excès de sa joie ; il embrassa sa fille, et la baisa aux yeux ; il baisa aussi la main du chef des derviches, et dit aux officiers qui l’accompagnaient : « Dites-moi votre sentiment : quelle récompense mérite celui qui a ainsi guéri ma fille ? » Ils répondirent tous qu’il méritait de l’épouser. « C’est ce que j’avais dans la pensée, reprit le sultan, et je le fais mon gendre dès ce moment. » Peu de temps après, le premier vizir mourut. Le sultan mit le derviche à sa place, et le sultan étant mort lui-même sans enfants mâles, les ordres de religion et de milice assemblés, le bon homme fut déclaré et reconnu sultan d’un commun consentement. Le bon derviche étant donc monté sur le trône de son beau-père, un jour qu’il était au milieu de sa cour, dans une marche, il aperçut l’envieux parmi la foule du monde qui était sur son passage. Il fit approcher un de ses vizirs qui l’accompagnait, et lui dit tout bas : « Allez, et amenez-moi cet homme que voilà, et prenez bien garde de l’épouvanter. » Le vizir obéit ; et quand l’envieux fut en présence du sultan, le sultan lui dit « Mon ami, je suis ravi de vous voir. » Et alors, s’adressant à un officier : « Qu’on lui compte, dit-il, tout à l’heure, mille pièces de monnaie d’or de mon trésor. De plus, qu’on lui livre vingt charges de marchandises les plus précieuses de mes magasins, et qu’une garde suffisante Il conduise et l’escorte jusque chez lui. » Après avoir chargé l’officier de cette commission, il dit adieu à l’envieux et continua sa marche. Lorsque j’eus achevé de conter cette histoire au génie assassin de la princesse de l’île d’Ébène, je lui en fis l’application. « O génie ! lui dis-je, vous voyez que ce sultan bienfaisant ne se contenta pas d’oublier qu’il n’avait pas tenu à l’envieux qu’il n’eût perdu la vie ; il le traita encore et le renvoya avec toute la bonté que je viens de vous dire. » Enfin j’employai toute mon éloquence à le prier d’imiter un si bel exemple et de me pardonner ; mais il ne me fut pas possible de le fléchir. « Tout ce que je puis faire pour toi, me dit-il, c’est de ne te pas ôter la vie ; ne te flatte pas que je te renvoie sain et sauf. Il faut que je te fasse sentir ce que je puis par mes enchantements. » A ces mots il se saisit de moi avec violence, et m’emportant au travers de la voûte du palais souterrain, qui s’entr’ouvrit pour lui faire un passage, il m’enleva si haut, que la terre ne me parut qu’un petit nuage blanc. De cette hauteur, il se lança vers la terre comme la foudre, et prit pied sur la cime d’une montagne. Là, il ramassa une poignée de terre, prononça, ou plutôt marmotta dessus certaines paroles, auxquelles je ne compris rien ; et la jetant sur moi : « Quitte, me dit-il, la figure d’homme, et prends celle de singe. » Il disparut aussitôt, et je demeurai seul, changé en singe, accablé de douleur, dans un pays inconnu, ne sachant si j’étais près ou éloigné des États du roi mon père. Je descendis du haut de la montagne, j’entrai dans un pays plat, dont je ne trouvai l’extrémité qu’au bout d’un mois, que j’arrivai au bord de la mer. Elle était alors dans un grand calme, et j’aperçus un vaisseau à une demi-lieue de terre. Pour ne pas perdre une si belle occasion, je rompis une grosse branche d’arbre, je la tirai après moi dans la mer et me mis dessus, jambe de çà, jambe de là, avec un bâton à chaque main pour me servir de rames. Je voguai dans cet état et m’avançai vers le vaisseau. Quand je fus assez près pour être reconnu, je donnai un spectacle fort extraordinaire aux matelots et aux passagers qui parurent sur le tillac. Ils me regardaient tous avec une grande admiration. Cependant j’arrivai à bord, et, me prenant à un cordage, je grimpai jusque sur le tillac. Mais, comme je ne pouvais parler, je me trouvai dans un terrible embarras. En effet, le danger que je courus alors ne fut pas moins grand que celui d’avoir été à la discrétion du génie. Les marchands superstitieux et scrupuleux crurent que je porterais malheur à leur navigation si on me recevait ; c’est pourquoi l’un dit : « Je vais l’assommer d’un coup de maillet. » Un autre : « Je veux lui passer une flèche au travers du corps. » Un autre : « Il faut le jeter à la mer. » Quelqu’un n’aurait pas manqué de faire ce qu’il disait, si, me rangeant du côté du capitaine, je ne m’étais pas prosterné à ses pieds ; mais comme je l’avais pris par son habit, dans la posture de suppliant, il fut tellement touché de cette action et des larmes qu’il vit couler de mes yeux, qu’il me prit sous sa protection, en menaçant de faire repentir celui qui me ferait le moindre mal. Il me fit même mille caresses. De mon côté, au défaut de la parole, je lui donnai par mes gestes toutes les marques de reconnaissance qu’il me fut possible. Le vent, qui succéda au calme, ne fut pas fort ; mais il fut favorable il ne changea point durant cinquante jours, et il nous fit heureusement aborder au port d’une belle ville très peuplée et d’un grand commerce, où nous jetâmes l’ancre. Elle était d’autant plus considérable, que c’était la capitale d’un puissant État. Notre vaisseau fut bientôt environné d’une infinité de petits bateaux, remplis de gens qui venaient pour féliciter leurs amis sur leur arrivée, ou s’informer de ceux qu’ils avaient vus au pays d’où ils arrivaient, ou simplement par la curiosité de voir un vaisseau qui venait de loin. Il arriva entre autres quelques officiers qui demandèrent à parler, de la part du sultan, aux marchands de notre bord. Les marchands se présentèrent à eux ; et l’un des officiers, prenant la parole, leur dit : « Le sultan notre maître nous a chargés de vous témoigner qu’il a bien de la joie de votre arrivée, et de vous prier de prendre la peine d’écrire sur le rouleau de papier que voici chacun quelques lignes de votre écriture. Pour vous apprendre quel est son dessein, vous saurez qu’il avait un premier vizir qui, avec une très grande capacité dans le maniement des affaires, écrivait dans la dernière perfection. Ce ministre est mort depuis peu de jours. Le sultan en est fort affligé ; et comme il ne regardait jamais les écritures de sa main sans admiration, il a fait un serment solennel de ne donner sa place qu’à un homme qui écrira aussi bien qu’il écrivait. Beaucoup de gens ont présenté de leur écriture ; mais jusqu’à présent il ne s’est trouvé personne, dans l’étendue de cet empire, qui ait été jugé digne d’occuper la place du vizir. » Ceux des marchands qui crurent assez bien écrire pour prétendre à cette haute dignité, écrivirent l’un après l’autre ce qu’ils voulurent. Lorsqu’ils eurent achevé, je m’avançai et enlevai le rouleau de la main de celui qui le tenait. Tout le monde, et particulièrement les marchands qui venaient d’écrire, s’imaginant que je voulais le déchirer ou le jeter à la mer, firent de grands cris ; mais ils se rassurèrent quand ils virent que je tenais le rouleau fort proprement et que je faisais signe de vouloir écrire à mon tour. Cela fit changer la crainte en admiration. Néanmoins, comme ils n’avaient jamais vu de singe qui sût écrire, et qu’ils ne pouvaient se persuader que je fusse plus habile que les autres, ils voulurent m’arracher le rouleau des mains ; mais le capitaine prit encore mon parti. « Laissez-le faire, dit-il qu’il écrive. S’il ne fait que barbouiller le papier, je vous promets que je le punirai sur-le-champ ; si, au contraire, il écrit bien, comme je l’espère, car je n’ai vu de ma vie un singe plus adroit et plus ingénieux, ni qui comprît mieux toutes choses, je déclare que je le reconnaîtrai pour mon fils. J’en avais un qui n’avait pas à beaucoup près tant d’esprit que lui. » Voyant que personne ne s’opposait plus à mon dessein, je pris la plume, et je ne la quittai qu’après avoir écrit six sortes d’écritures usitées chez les Arabes ; et chaque essai d’écriture contenait un distique ou un quatrain impromptu à la louange du sultan. Mon écriture n’effaçait pas seulement celle des marchands, j’ose dire qu’on n’en avait point vu de si belle jusqu’alors en ce pays-là. Quand j’eus achevé, les officiers prirent le rouleau et le portèrent au sultan. Le sultan ne fit aucune attention aux autres écritures ; il ne regarda que la mienne, qui lui plut tellement, qu’il dit aux officiers : « Prenez le cheval de mon écurie, le plus beau et le plus richement harnaché, et une robe de brocart des plus magnifiques, pour en revêtir la personne de qui sont ces six écritures, et amenez-la-moi. » A cet ordre du sultan, les officiers se mirent à rire. Ce prince, irrité de leur hardiesse, était prêt à les punir ; mais ils lui dirent : « Sire, nous supplions Votre Majesté de nous pardonner : ces écritures ne sont pas d’un homme, elles sont d’un singe. — Que dites-vous ? s’écria le sultan, ces écritures merveilleuses ne sont pas de la main d’un homme ? — Non, Sire, répondit un des officiers, nous assurons Votre Majesté qu’elles sont d’un singe, qui les a faites devant nous. » Le sultan trouva la chose trop surprenante pour n’être pas curieux de me voir. « Faites ce que je vous ai commandé, leur dit-il, amenez-moi promptement un singe si rare. » Les officiers revinrent au vaisseau, et exposèrent leur ordre au capitaine, qui leur dit que le sultan était le maître. Aussitôt ils me revêtirent d’une robe de brocart très riche, et me portèrent à terre, où ils me mirent sur le cheval du sultan, qui m’attendait dans son palais avec un grand nombre de personnes de sa cour, qu’il avait assemblées pour me faire plus d’honneur. La marche commença. Le port, les rues, les places publiques, les fenêtres, les terrasses des palais et des maisons, tout était rempli d’une multitude innombrable de tout sexe et de tout âge, que la curiosité avait fait venir de tous les endroits de la ville pour me voir ; car le bruit s’était répandu en un moment que le sultan venait de choisir un singe pour son grand vizir. Après avoir donné un spectacle si nouveau à tout ce peuple, qui par des cris redoublés ne cessait de marquer sa surprise, j’arrivai au palais du sultan. Je trouvai ce prince assis sur son trône, au milieu des grands de sa cour. Je lui fis trois révérences profondes ; et, à la dernière, je me prosternai et baisai la terre devant lui. Je me mis ensuite sur mon séant en posture de singe. Toute l’assemblée ne pouvait se lasser de m’admirer, et ne comprenait pas comment il était possible qu’un singe sût si bien rendre aux sultans le respect qui leur est dû ; et le sultan en était plus étonné que personne. Enfin, la cérémonie de l’audience eût été complète, si j’eusse pu ajouter la harangue à mes gestes ; mais les singes ne parlèrent jamais, et l’avantage d’avoir été homme ne me donnait pas ce privilège. Le sultan congédia ses courtisans, et il ne resta auprès de lui que le chef de ses eunuques, un petit esclave fort jeune et moi. Il passa de la salle d’audience dans son appartement où il se fit apporter à manger. Lorsqu’il fut à table, il me fit signe d’approcher et de manger avec lui. Pour lui marquer mon obéissance, je baisai la terre, je me levai et me mis à table. Je mangeai avec beaucoup de retenue et de modestie. Avant que l’on desservît, j’aperçus une écritoire : je fis signe qu’on me l’approchât ; et quand je l’eus, j’écrivis sur une grosse pêche des vers de ma façon, qui marquaient ma reconnaissance au sultan ; et la lecture qu’il en fit, après que je lui eus présenté la pêche, augmenta son étonnement. La table levée, on lui apporta d’une boisson particulière, dont il me fit présenter un verre. Je bus, et j’écrivis dessus de nouveaux vers, qui expliquaient l’état où je me trouvais après de grandes souffrances. Le sultan les lut encore, et dit : « Un homme qui serait capable d’en faire autant serait au-dessus des plus grands hommes. » Ce prince s’étant fait apporter un jeu d’échecs, me demanda par signes si j’y savais jouer, et si je voulais jouer avec lui. Je baisai la terre ; et portant la main sur ma tête, je marquai que j’étais prêt à recevoir cet honneur. Il me gagna la première partie ; mais je gagnai la seconde et la troisième ; et m’apercevant que cela lui faisait quelque peine, pour le consoler, je fis un quatrain que je lui présentai. Je lui disais que deux puissantes armées s’étaient battues tout le jour avec beaucoup d’ardeur, mais qu’elles avaient fait la paix sur le soir, et qu’elles avaient passé la nuit ensemble fort tranquillement sur le champ de bataille. Tant de choses paraissant au sultan fort au-delà de tout ce qu’on avait jamais vu ou entendu de l’adresse ou de l’esprit des singes, il ne voulut pas être le seul témoin de ces prodiges. Il avait une fille qu’on appelait Dame de beauté. « Allez, dit-il au chef des eunuques, qui était présent et attaché à cette princesse ; allez, faites venir ici votre dame ; je suis bien aise qu’elle ait part au plaisir que je prends. » Le chef des eunuques partit, et amena bientôt la princesse. Elle avait le visage découvert ; mais elle ne fut pas plutôt dans la chambre, qu’elle se le couvrit promptement de son voile, en disant au sultan : « Sire, il faut que Votre Majesté se soit oubliée. Je suis fort surprise qu’elle me fasse venir pour paraître devant les hommes. — Comment donc, ma fille répondit le sultan, vous n’y pensez pas vous-même. Il n’y a ici que le petit esclave, l’eunuque votre gouverneur et moi, qui avons la liberté de vous voir le visage ; néanmoins vous baissez votre voile, et vous me faites un crime de vous avoir fait venir ici. — Sire, répliqua la princesse, Votre Majesté va connaître que je n’ai pas tort. Le singe que vous voyez, quoiqu’il ait la forme d’un singe, est un jeune prince, fils d’un grand roi. Il a été métamorphosé en singe par enchantement. Un génie, fils de la fille d’Éblis, lui a fait cette malice, après avoir cruellement ôté la vie à la princesse de l’île d’Ébène, fille du roi Epitimarus. » Le sultan, étonné de ce discours, se tourna de mon côté, et ne me parlant plus par signes, il me demanda si ce que sa fille venait de dire était véritable. Comme je ne pouvais parler, je mis la main sur ma tête pour lui témoigner que la princesse avait dit la vérité. « Ma fille, reprit alors le sultan, comment savez-vous que ce prince a été transformé en singe par enchantement ? — Sire, répondit la princesse Dame de beauté, Votre Majesté peut se souvenir qu’au sortir de mon enfance j’ai eu près de moi une vieille dame. C’était une magicienne très habile ; elle m’a enseigné soixante-dix règles de sa science, par la vertu de laquelle je pourrais, en un clin d’œil, faire transporter votre capitale au milieu de l’Océan, au-delà du mont Caucase. Par cette science, je connais toutes les personnes qui sont enchantées, seulement à les voir ; je sais qui elles sont, et par qui elles ont été enchantées ainsi ne soyez pas surpris si j’ai d’abord démêlé ce prince au travers du charme qui l’empêche de paraître à vos yeux tel qu’il est naturellement. Ma fille, dit le sultan, je ne vous croyais pas si habile. Sire, répondit la princesse, ce sont des choses curieuses qu’il est bon de savoir ; mais il m’a semblé que je ne devais pas m’en vanter. Puisque cela est ainsi, reprit le sultan, vous pourrez donc dissiper l’enchantement du prince ? —Oui, Sire, repartit la princesse, je puis lui rendre sa première forme. — Rendez-la-lui donc, interrompit le sultan ; vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir, car je veux qu’il soit mon grand vizir et qu’il vous épouse. — Sire, dit la princesse, je suis prête à vous obéir en tout ce qu’il vous plaira de m’ordonner. » La princesse alla dans son appartement, d’où elle apporta un couteau qui avait des mots hébreux gravés sur la lame. Elle nous fit descendre ensuite, le sultan, le chef des eunuques, le petit esclave et moi, dans une cour secrète du palais ; et là, nous laissant sous une galerie qui régnait autour, elle s’avança au milieu de la cour, où elle décrivit un grand cercle, et y traça plusieurs mots en caractères arabes, anciens et autres, qu’on appelle caractères de Cléopâtre. Lorsqu’elle eut achevé, et préparé le cercle de la manière qu’elle le souhaitait, elle se plaça et s’arrêta au milieu, où elle fit des adjurations, et récita des versets de l’Alcoran. Insensiblement l’air s’obscurcit, de sorte qu’il semblait qu’il fût nuit, et que la machine du monde allait se dissoudre. Nous nous sentîmes saisir d’une frayeur extrême ; et cette frayeur augmenta encore quand nous vîmes tout à coup paraître le génie, fils de la fille d’Éblis, sous la forme d’un lion d’une grandeur épouvantable. Dès que la princesse aperçut ce monstre, elle lui dit : « Chien, au lieu de ramper devant moi, tu oses te présenter sous cette horrible forme, et tu crois m’épouvanter ? Et toi, reprit le lion, tu ne crains pas de contrevenir au traité que nous avons fait et confirmé par un serment solennel, de ne nous nuire, ni faire aucun tort l’un à l’autre ? Ah, maudit ! répliqua la princesse, c’est à toi que j’ai ce reproche à faire. — Tu vas, interrompit brusquement le lion, être payée de la peine que tu m’as donnée de venir. » En disant cela, il ouvrit une gueule effroyable, et s’avança sur elle pour la dévorer. Mais elle, qui était sur ses gardes, fit un saut en arrière, eut le temps de s’arracher un cheveu, et, en prononçant deux ou trois paroles, elle le changea en un glaive tranchant, dont elle coupa le lion en deux par le milieu du corps. Les deux parties du lion disparurent, et il ne resta que la tête, qui se changea en un gros scorpion. Aussitôt la princesse se changea en serpent, et livra un rude combat au scorpion, qui, n’ayant pas l’avantage, prit la forme d’un aigle, et s’envola. Mais le serpent prit alors celle d’un aigle noir plus puissant, et le poursuivit. Nous les perdîmes de vue l’un et l’autre. Quelque temps après qu’ils eurent disparu, la terre s’entr’ouvrit devant nous, et il en sortit un chat noir et blanc, dont le poil était tout hérissé, et qui miaulait d’une manière effrayante. Un loup noir le suivit de près, et ne lui donna aucun relâche. Le chat, trop pressé, se changea en ver, et se trouva près d’une grenade tombée par hasard d’un grenadier qui était planté sur le bord d’un canal assez profond, mais peu large. Ce ver perça la grenade en un instant, et s’y cacha. La grenade alors s’enfla et devint grosse comme une citrouille, et s’éleva sur le toit de la galerie, d’où, après avoir fait quelques tours en roulant, elle tomba dans la cour et se rompit en plusieurs morceaux. Le loup, qui pendant ce temps-là s’était transformé en coq, se jeta sur les grains de la grenade, et se mit à les avaler l’un après l’autre. Lorsqu’il n’en vit plus, il vint à nous les ailes étendues, en faisant un grand bruit, comme pour nous demander s’il n’y avait plus de grains. Il en restait un sur le bord du canal, dont il s’aperçut en se retournant. Il y courut vite ; mais dans le moment qu’il allait porter le bec dessus, le grain roula dans le canal et se changea en petit poisson. Le coq se jeta dans le canal, et se changea en un brochet qui poursuivit le petit poisson. Ils furent l’un et l’autre deux heures entières sous l’eau, et nous ne savions ce qu’ils étaient devenus, lorsque nous entendîmes des cris horribles qui nous firent frémir. Peu de temps après, nous vîmes le génie et la princesse tout en feu. Ils se lancèrent l’un contre l’autre des flammes par la bouche jusqu’à ce qu’ils vinrent à se prendre corps à corps. Alors les deux feux s’augmentèrent, et jetèrent une fumée épaisse et enflammée qui s’éleva fort haut. Nous craignîmes avec raison qu’elle n’embrasât tout le palais ; mais nous eûmes bientôt un sujet de crainte beaucoup plus pressant ; car le génie, s’étant débarrassé de la princesse, vint jusqu’à la galerie où nous étions, et nous souffla des tourbillons de feu. C’était fait de nous, si la princesse, accourant à notre secours, ne l’eût obligé, par ses cris, à s’éloigner et à se garder d’elle. Néanmoins, quelque diligence qu’elle fît, elle ne put empêcher que le sultan n’eût la barbe brûlée et le visage gâté ; que le chef des eunuques ne fût étouffé et consumé sur-le-champ et qu’une étincelle n’entrât dans mon œil droit et ne me rendît borgne. Le sultan et moi nous nous attendions à périr ; mais bientôt nous entendîmes crier : « Victoire, victoire » et nous vîmes tout à coup paraître la princesse sous sa forme naturelle, et le génie réduit en un monceau de cendres. La princesse s’approcha de nous, et pour ne pas perdre de temps, elle demanda une tasse pleine d’eau, qui lui fut apportée par le jeune esclave, à qui le feu n’avait fait aucun mal. Elle la prit, et, après quelques paroles prononcées dessus, elle jeta l’eau sur moi en disant : « Si tu es singe par enchantement, change de figure et prends celle d’homme que tu étais auparavant. » A peine eut-elle achevé ces mots, que je redevins homme, tel que j’étais avant ma métamorphose, à un œil près. Je me préparais à remercier la princesse, mais elle ne m’en donna pas le temps. Elle s’adressa au sultan son père, et lui dit : « Sire, j’ai remporté la victoire sur le génie, comme Votre Majesté peut le voir ; mais c’est une victoire qui me coûte cher. Il me reste peu de moments à vivre, et vous n’aurez pas la satisfaction de faire le mariage que vous méditiez. Le feu m’a pénétrée dans ce combat terrible, et je sens qu’il me consume peu à peu. Cela ne serait point arrivé si je m’étais aperçue du dernier grain de la grenade, et que je l’eusse avalé comme les autres lorsque j’étais changée en coq. Le génie s’y était réfugié comme en son dernier retranchement ; et de là dépendait le succès du combat, qui aurait été heureux et sans danger pour moi. Cette faute m’a obligée de recourir au feu, et de combattre avec ces puissantes armes, comme je l’ai fait entre le ciel et la terre, et en votre présence. Malgré le pouvoir de son art redoutable et son expérience, j’ai fait connaître au génie que j’en savais plus que lui ; je l’ai vaincu et réduit en cendres, mais je ne puis échapper à la mort qui s’approche. Le sultan laissa la princesse Dame de beauté achever le récit de son combat ; et, quand elle l’eut fini, il lui dit d’un ton qui marquait la vive douleur dont il était pénétré : « Ma fille, vous voyez en quel état est votre père. Hélas ! je m’étonne que je sois encore en vie. L’eunuque de votre gouverneur est mort, et le prince que vous venez de délivrer de son enchantement a perdu un œil. » Il n’en put dire davantage : les larmes, les soupirs et les sanglots lui coupèrent la parole. Nous fûmes extrêmement touchés de son affliction, sa fille et moi, et nous pleurâmes avec lui. Pendant que nous nous affligions comme à l’envi l’un de l’autre, la princesse se mit à crier : « Je brûle, je brûle » Elle sentit que le feu qui la consumait s’était enfin emparé de tout son corps, et elle ne cessa de crier : Je brûle, que la mort n’eût mis fin à ses douleurs insupportables. L’effet de ce feu fut si extraordinaire, qu’en peu de moments elle fut réduite tout en cendres comme le génie. Je ne vous dirai pas, madame, jusqu’à quel point je fus touché d’un spectacle si funeste. J’aurais mieux aimé être toute ma vie singe ou chien que de voir ma bienfaitrice périr si misérablement. De son côté, le sultan, affligé au-delà de tout ce qu’on peut imaginer, poussa des cris pitoyables en se donnant de grands coups à la tête et sur la poitrine, jusqu’à ce que, succombant à son désespoir, il s’évanouit et me fit craindre pour sa vie. Cependant les eunuques et les officiers accoururent aux cris du sultan, qu’ils n’eurent pas peu de peine à faire revenir de sa faiblesse. Ce prince et moi n’eûmes pas besoin de leur faire un long récit de cette aventure pour les persuader de la douleur que nous en avions : les deux monceaux de cendres en quoi la princesse et le génie avaient été réduits la leur firent assez concevoir. Comme le sultan pouvait à peine se soutenir, il fut obligé de s’appuyer sur ses eunuques pour gagner son appartement. Dès que le bruit d’un événement si tragique se fut répandu dans le palais et dans la ville, tout le monde plaignit le malheur de la princesse Dame de beauté et prit part à l’affliction du sultan. Pendant sept jours on fit toutes les cérémonies du plus grand deuil : on jeta au vent les cendres du génie ; on recueillit celles de la princesse dans un vase précieux pour y être conservées ; et ce vase fut déposé dans un superbe mausolée que l’on bâtit au même endroit où les cendres avaient été recueillies. Le chagrin que conçut le sultan de la perte de sa fille lui causa une maladie qui l’obligea de garder le lit un mois entier. Il n’avait pas encore entièrement recouvré sa santé, qu’il me fit appeler. « Prince, me dit-il, écoutez l’ordre que j’ai à vous donner : il y va de votre vie si vous ne l’exécutez. » Je l’assurai que j’obéirais exactement. Après quoi, reprenant la parole : « J’avais toujours vécu, poursuivit-il, dans une parfaite félicité, et jamais aucun accident ne l’avait traversée ; votre arrivée a fait évanouir le bonheur dont je jouissais. Ma fille est morte, son gouverneur n’est plus, et ce n’est que par un miracle que je suis en vie. Vous êtes donc la cause de tous ces malheurs, dont il n’est pas possible que je puisse me consoler. C’est pourquoi retirez-vous en paix ; mais retirez-vous incessamment ; je périrais moi-même si vous demeuriez ici davantage ; car je suis persuadé que votre présence porte malheur : c’est tout ce que j’avais à vous dire. Partez et prenez garde de paraître jamais dans mes États ; aucune considération ne m’empêcherait de vous en faire repentir. » Je voulus parler, mais il me ferma la bouche par des paroles de colère, et je fus obligé de m’éloigner de son palais. Rebuté, chassé, abandonné de tout le monde, et ne sachant ce que je deviendrais, avant que de sortir de la ville, j’entrai dans un bain, je me fis raser la barbe et les sourcils, et pris l’habit de calender. Je me mis en chemin en pleurant moins ma misère que les belles princesses dont j’avais causé la mort. Je traversai plusieurs pays sans me faire connaître ; enfin je résolus de venir à Bagdad, dans l’espérance de me faire présenter au Commandeur des croyants et d’exciter sa compassion par le récit d’une histoire si étrange. J’y suis arrivé ce soir, et la première personne que j’ai rencontrée en arrivant, c’est le calender notre frère, qui vient de parler avant moi. Vous savez le reste, madame, et pourquoi j’ai l’honneur de me trouver dans votre hôtel. Quand le second calender eut achevé son histoire, Zobéide, à qui il avait adressé la parole, lui dit : « Voilà qui est bien ; allez, retirez-vous où il vous plaira, je vous en donne la permission. » Mais au lieu de sortir, il supplia aussi la dame de lui faire la même grâce qu’au premier calender, auprès duquel il alla prendre place. Le troisième calender, voyant que c’était à lui à parler, s’adressant, comme les autres, à Zobéide, commença son histoire de cette manière : Histoire du troisième Calender, fils de Roi Retour à la Table des Matières Très honorable dame, ce que j’ai à vous raconter est bien différent de ce que vous venez d’entendre. Les deux princes qui ont parlé avant moi ont perdu chacun un œil par un effet de leur destinée, et moi je n’ai perdu le mien que par ma faute, qu’en prévenant moi-même et cherchant mon propre malheur, comme vous l’apprendrez par la suite de mon discours. Je m’appelle Agib, et suis fils d’un roi qui se nommait Cassib. Après sa mort, je pris possession de ses États et établis mon séjour dans la même ville où il avait demeuré. Cette ville est située sur le bord de la mer ; elle a un port des plus sûrs, avec un arsenal assez grand pour fournir à l’armement de cent cinquante vaisseaux de guerre, toujours prêts à servir dans l’occasion ; pour en équiper cinquante en marchandises, et autant de petites frégates légères pour les promenades et les divertissements sur l’eau. Plusieurs belles provinces composaient mon royaume en terre ferme, avec un grand nombre d’îles considérables, presque toutes situées à la vue de ma capitale. Je visitai premièrement les provinces ; je fis ensuite armer et équiper toute ma flotte, et j’allai descendre dans mes îles pour me concilier par ma présence le cœur de mes sujets et les affermir dans le devoir. Quelque temps après que j’en fus revenu, j’y retournai ; et ces voyages, en me donnant quelque teinture de la navigation, m’y firent prendre tant de goût que je résolus d’aller faire des découvertes au-delà de mes îles. Pour cet effet, je fis équiper dix vaisseaux seulement. Je m’embarquai, et nous mîmes à la voile. Notre navigation fut heureuse pendant quarante jours de suite ; mais la nuit du quarante et unième, le vent devint contraire et même si furieux, que nous fûmes battus d’une tempête violente qui pensa nous submerger. Néanmoins, à la pointe du jour, le vent s’apaisa, les nuages se dissipèrent, et le soleil ayant ramené le beau temps, nous abordâmes à une île, où nous nous arrêtâmes deux jours à prendre des rafraîchissements. Cela étant fait, nous nous remîmes en mer. Après dix jours de navigation, nous commencions à espérer de voir terre ; car la tempête que nous avions essuyée m’avait détourné de mon dessein ; et j’avais fait prendre la route de mes États, lorsque je m’aperçus que mon pilote ne savait où nous étions. Effectivement, le dixième jour, un matelot, commandé pour faire la découverte au haut du grand mât, rapporta qu’à la droite et à la gauche il n’avait vu que le ciel et la mer qui bornassent l’horizon ; mais que devant lui, du côté où nous avions la proue, il avait remarqué une grande noirceur. Le pilote changea de couleur à ce récit, jeta d’une main son turban sur le tillac, et de l’autre se frappant le visage : « Ah ! sire, s’écria-t-il, nous sommes perdus ! Personne de nous ne peut échapper au danger où nous nous trouvons ; et avec toute mon expérience, il n’est pas en mon pouvoir de vous en garantir. » En disant ces paroles, il se mit à pleurer comme un homme qui croyait sa perte inévitable, et son désespoir jeta l’épouvante dans tout le vaisseau. Je lui demandai quelle raison il avait de se désespérer ainsi. « Hélas ! sire, me répondit-il, la tempête que nous avons essuyée nous a tellement égarés de notre route, que demain à midi, nous nous trouverons près de cette noirceur, qui n’est autre chose que la montagne Noire ; et cette montagne Noire est une mine d’aimant, qui dès à présent attire toute votre flotte, à cause des clous et des ferrements qui entrent dans la structure des vaisseaux. Lorsque nous en serons demain à une certaine distance, la force de l’aimant sera si violente, que tous les clous se détacheront et iront se coller contre la montagne : vos vaisseaux se dissoudront et seront submergés. Comme l’aimant a la vertu d’attirer le fer à soi, et de se fortifier par cette attraction, cette montagne, du côté de la mer, est couverte de clous d’une infinité de vaisseaux qu’elle a fait périr, ce qui conserve et augmente en même temps cette vertu. Cette montagne, poursuivit le pilote, est très escarpée, et au sommet, il y a un dôme de bronze fin, soutenu de colonnes du même métal ; au haut du dôme paraît un cheval aussi de bronze, lequel porte un cavalier qui a la poitrine couverte d’une plaque de plomb, sur laquelle sont gravés des caractères talismaniques. La tradition, sire, ajouta-t-il, est que cette statue est la cause principale de la perte de tant de vaisseaux et de tant d’hommes qui ont été submergés en cet endroit, et qu’elle ne cessera d’être funeste à tous ceux qui auront le malheur d’en approcher, jusqu’à ce qu’elle soit renversée. » Le pilote, ayant tenu ce discours, se remit à pleurer, et ses larmes excitèrent celles de tout l’équipage. Je ne doutai pas moi-même que je ne fusse arrivé à la fin de mes jours. Chacun toutefois ne laissa pas de songer à sa conservation, et de prendre pour cela toutes les mesures possibles ; et dans l’incertitude de l’événement, ils se firent tous héritiers les uns des autres, par un testament en faveur de ceux qui se sauveraient. Le lendemain matin, nous aperçûmes à découvert la montagne Noire ; et l’idée que nous en avions conçue nous la fit paraître plus affreuse qu’elle n’était. Sur le midi, nous nous en trouvâmes si près, que nous éprouvâmes ce que le pilote nous avait prédit. Nous vîmes voler les clous et tous les autres ferrements de la flotte vers la montagne, où par la violence de l’attraction, ils se collèrent avec un bruit horrible. Les vaisseaux s’entr’ouvrirent, et s’abîmèrent dans la mer, qui était si haute en cet endroit qu’avec la sonde nous n’aurions pu en découvrir la profondeur. Tous mes gens furent noyés ; mais Dieu eut pitié de moi, et permit que je me sauvasse, en me saisissant d’une planche qui fut poussée par le vent droit au pied de la montagne. Je ne me fis pas le moindre mal, mon bonheur m’ayant fait aborder à un endroit où il y avait des degrés pour monter au sommet. A la vue de ces degrés (car il n’y avait pas de terrain ni à droite ni à gauche où l’on pût mettre le pied, et par conséquent se sauver), je remerciai Dieu, et invoquai son saint nom en commençant à monter. L’escalier était si étroit, si roide et si difficile, que pour peu que le vent eût eu de violence, il m’aurait renversé et précipité dans la mer. Mais enfin j’arrivai jusqu’au bout sans accident ; j’entrai sous le dôme, et me prosternant contre terre, je remerciai Dieu de la grâce qu’il m’avait faite. Je passai la nuit sous le dôme. Pendant que je dormais, un vénérable vieillard m’apparut, et me dit : « Écoute, Agib : lorsque tu seras éveillé, creuse-la terre sous tes pieds ; tu y trouveras un arc de bronze, et trois flèches de plomb, fabriquées sous certaines constellations, pour délivrer le genre humain de tant de maux qui le menacent. Tire les trois flèches contre la statue le cavalier tombera dans la mer, et le cheval de ton côté, que tu enterreras au même endroit d’où tu auras tiré l’arc et les flèches. Cela étant fait, la mer s’enflera, et montera jusqu’au pied du dôme, à la hauteur de la montagne. Lorsqu’elle y sera montée, tu verras aborder une chaloupe où il n’y aura qu’un seul homme avec une rame à chaque main. Cet homme sera de bronze, mais différent de celui que tu auras renversé. Embarque-toi avec lui sans prononcer le nom de Dieu, et te laisse conduire. Il te conduira en dix jours dans une autre mer, où tu trouveras le moyen de retourner chez toi sain et sauf, pourvu que, comme je te l’ai déjà dit, tu ne prononces pas le nom de Dieu pendant tout le voyage. » Tel fut le discours du vieillard. Dès que je fus éveillé, je me levai extrêmement consolé de cette vision, et je ne manquai pas de faire ce que le vieillard m’avait commandé. Je déterrai l’arc et les flèches, et les tirai contre le cavalier. A la troisième flèche, je le renversai dans la mer, et le cheval tomba de mon côté. Je l’enterrai à la place de l’arc et des flèches, et dans cet intervalle la mer s’enfla et s’éleva peu à peu. Lorsqu’elle fut arrivée au pied du dôme, à la hauteur de la montagne, je vis de loin sur la mer une chaloupe qui venait à moi. Je bénis Dieu, voyant que les choses succédaient conformément au songe que j’avais eu. Enfin, la chaloupe aborda, et j’y vis l’homme de bronze tel qu’il m’avait été dépeint. Je m’embarquai, et me gardai bien de prononcer le nom de Dieu ; je ne dis pas même un seul autre mot. Je m’assis ; et l’homme de bronze recommença de ramer en s’éloignant de la montagne. Il vogua sans discontinuer jusqu’au neuvième jour, que je vis des îles qui me firent espérer que je serais bientôt hors du danger que j’avais à craindre. L’excès de ma joie me fit oublier la défense qui m’avait été faite : « Dieu soit béni ! dis-je alors ; Dieu soit loué ! » Je n’eus pas achevé ces paroles, que la chaloupe s’enfonça dans la mer avec l’homme de bronze. Je demeurai sur l’eau, et je nageai le reste du jour du côté de la terre qui me parut la plus voisine. Une nuit fort obscure succéda ; et comme je ne savais plus où j’étais, je nageais à l’aventure. Mes forces s’épuisèrent à la fin, et je commençais à désespérer de me sauver, lorsque le vent venant à se fortifier, une vague plus grosse qu’une montagne me jeta sur une plage, où elle me laissa en se retirant. Je me hâtai aussitôt de prendre terre, de crainte qu’une autre vague ne me reprît ; et la première chose que je fis fut de me dépouiller, d’exprimer l’eau de mon habit, et de l’étendre pour le faire sécher sur le sable qui était encore échauffé de la chaleur du jour. Le lendemain, le soleil eut bientôt achevé de sécher mon habit. Je le repris, et m’avançai pour reconnaître où j’étais. Je ne marchai pas longtemps, sans connaître que j’étais dans une petite île déserte fort agréable, où il y avait plusieurs sortes d’arbres fruitiers et sauvages. Mais je remarquai qu’elle était considérablement éloignée de terre, ce qui diminua fort la joie que j’avais d’être échappé de la mer. Néanmoins, je me remettais à Dieu du soin de disposer de mon sort selon sa volonté, quand j’aperçus un petit bâtiment qui venait de terre ferme à pleines voiles et avait la proue sur l’île où j’étais. Comme je ne doutais pas qu’il n’y vînt mouiller, et que j’ignorais si les gens qui étaient dessus seraient amis ou ennemis, je crus ne devoir pas me montrer d’abord. Je montai sur un arbre fort touffu, d’où je pouvais impunément examiner leur contenance. Le bâtiment vint se ranger dans une petite anse, où débarquèrent dix esclaves qui portaient une pelle et d’autres instruments propres à remuer la terre. Ils marchèrent vers le milieu de l’île, où je les vis s’arrêter et remuer la terre quelque temps ; et à leur action, il me parut qu’ils levaient une trappe. Ils retournèrent ensuite au bâtiment, débarquèrent plusieurs sortes de provisions et de meubles, et en firent chacun une charge, qu’ils portèrent à l’endroit où ils avaient remué la terre ; ils y descendirent ; ce qui me fit comprendre qu’il y avait là un lieu souterrain. Je les vis encore une fois aller au vaisseau, et en ramener peu de temps après un vieillard qui menait avec lui un jeune homme de quatorze à quinze ans, très bien fait. Ils descendirent tous où la trappe avait été levée ; et lorsqu’ils furent remontés, qu’ils eurent abaissé la trappe, qu’ils l’eurent recouverte de terre, et qu’ils reprirent le chemin de l’anse où était le navire, je remarquai que le jeune homme n’était pas avec eux, et j’en conclus qu’il était resté dans le lieu souterrain circonstance qui me causa un extrême étonnement. Le vieillard et les esclaves se rembarquèrent ; et le bâtiment, ayant remis à la voile, reprit la route de la terre ferme. Quand je le vis si éloigné que je ne pouvais être aperçu de l’équipage, je descendis de l’arbre, et me rendis promptement à l’endroit où j’avais vu remuer la terre. Je la remuai à mon tour, jusqu’à ce que, trouvant une pierre de deux ou trois pieds en carré, je la levai, et je vis qu’elle couvrait l’entrée d’un escalier également construit en pierre. Je le descendis, et me trouvai au bas dans une grande chambre où il y avait un tapis de pied et un sofa garni d’un autre tapis et de coussins d’une riche étoffe, où le jeune homme était assis avec un éventail à la main. Je distinguai toutes ces choses à la clarté de deux bougies, aussi bien que des fruits et des pots de fleurs qu’il avait près de lui. Le jeune homme fut effrayé de me voir ; mais pour le rassurer, je lui dis en entrant : « Qui que vous soyez, seigneur, ne craignez rien : un roi et fils de roi, tel que je suis, n’est pas capable de vous faire la moindre injure. C’est au contraire votre bonne destinée qui a voulu apparemment que je me trouvasse ici pour vous tirer de ce tombeau, où il semble qu’on vous ait enterré tout vivant pour des raisons que j’ignore. Mais ce qui m’embarrasse, et ce que je ne puis concevoir (car je vous dirai que j’ai été témoin de tout ce qui s’est passé depuis que vous êtes arrivé dans cette île), c’est qu’il m’a paru que vous vous êtes laissé ensevelir dans ce lieu sans résistance. » Le jeune homme se rassura à ces paroles, et me pria d’un air riant de m’asseoir près de lui. Dès que je fus assis : « Prince, me dit-il, je vais vous apprendre une chose qui vous surprendra par sa singularité. Mon père est un marchand joaillier qui a acquis de grands biens par son travail et par son habileté dans sa profession. Il a un grand nombre d’esclaves et de commissionnaires, qui font des voyages par mer sur des vaisseaux qui lui appartiennent, afin d’entretenir les correspondances qu’il a en plusieurs cours où il fournit les pierreries dont on a besoin. Il y avait longtemps qu’il était marié sans avoir eu d’enfants, lorsqu’il apprit qu’il aurait un fils, dont la vie néanmoins ne serait pas de longue durée : ce qui lui donna beaucoup de chagrin à son réveil. Quelques jours après, ma mère lui annonça qu’elle était grosse ; et le temps où elle croyait avoir conçu s’accordait fort avec le jour du songe de mon père. Elle accoucha de moi dans le terme de neuf mois, et ce fut une grande joie dans la famille. Mon père, qui avait exactement observé le moment de ma naissance, consulta les astrologues, qui lui dirent « Votre fils vivra sans nul accident jusqu’à l’âge de quinze ans. Mais alors, il courra risque de perdre la vie, et il sera difficile qu’il en échappe. Si néanmoins son bonheur veut qu’il ne périsse pas, sa vie sera de longue durée. C’est qu’en ce temps-là, ajoutèrent-ils, la statue équestre de bronze qui est au haut de la Montagne d’aimant aura été renversée dans la mer par le prince Agib, fils du roi de Cassib, et que les astres marquent que, cinquante jours après, votre fils doit être tué par ce prince. » Comme cette prédiction s’accordait avec le songe de mon père, il en fut vivement frappé et affligé. Il ne laissa pas pourtant de prendre beaucoup de soin de mon éducation, jusqu’à cette présente année, qui est la quinzième de mon âge. Il apprit hier que depuis dix jours le cavalier de bronze avait été jeté dans la mer par le prince que je viens de vous nommer. Cette nouvelle lui a coûté tant de pleurs, et causé tant d’alarmes, qu’il n’est pas reconnaissable dans l’état où il est. Sur la prédiction des astrologues, il a cherché les moyens de tromper mon horoscope, et de me conserver la vie. Il y a longtemps qu’il a pris la précaution de faire bâtir cette demeure, pour m’y tenir caché durant cinquante jours, dès qu’il apprendrait que la statue aurait été renversée. C’est pourquoi, comme il a su qu’elle l’était depuis dix jours, il est venu promptement me cacher ici, et il a promis que dans quarante il viendrait me reprendre. « Pour moi, ajouta-t-il, j’ai bonne espérance ; et je ne crois pas que le prince Agib vienne me chercher sous terre, au milieu d’une île déserte. Voilà, seigneur, ce que j’avais à vous dire. » Pendant que le fils du joaillier me racontait son histoire, je me moquais en moi-même des astrologues qui avaient prédit que je lui ôterais la vie ; et je me sentais si éloigné de vérifier la prédiction, qu’à peine eut-il achevé de parler, je lui dis avec transport « Mon cher seigneur, ayez de la confiance en la bonté de Dieu, et ne craignez rien. Comptez que c’était une dette que vous aviez à payer, et que vous en êtes quitte dès à présent. Je suis ravi, après avoir fait naufrage, de me trouver heureusement ici pour vous défendre contre ceux qui voudraient attenter à votre vie. Je ne vous abandonnerai pas durant ces quarante jours que les vaines conjectures des astrologues vous font appréhender. Je vous rendrai, pendant ce temps-là, tous les services qui dépendront de moi. Après cela, je profiterai de l’occasion de gagner la terre ferme, en m’embarquant avec vous sur votre bâtiment, avec la permission de votre père et la vôtre ; et quand je serai de retour en mon royaume, je n’oublierai point l’obligation que je vous aurai, et je tâcherai de vous en témoigner ma reconnaissance, de la manière que je le devrai. » Je rassurai, par ce discours, le fils du joaillier, et m’attirai sa confiance. Je me gardai bien, de peur de l’épouvanter, de lui dire que j’étais cet Agib qu’il craignait, et je pris grand soin de ne lui en donner aucun soupçon. Nous nous entretînmes de plusieurs choses jusqu’à la nuit, et je connus que le jeune homme avait beaucoup d’esprit. Nous mangeâmes ensemble de ses provisions. Il en avait une si grande quantité, qu’il en aurait eu de reste au bout de quarante jours, quand il aurait eu d’autres hôtes que moi. Après le souper, nous continuâmes à nous entretenir quelque temps, et ensuite nous nous couchâmes. Le lendemain, à son lever, je lui présentai le bassin et l’eau. Il se lava, je préparai le dîner, et le servis quand il fut temps. Après le repas, j’inventai un jeu pour nous désennuyer, non seulement ce jour-là, mais encore les suivants. Je préparai le souper de la même manière que j’avais apprêté le dîner. Nous soupâmes et nous nous couchâmes comme le jour précédent. Nous eûmes le temps de contracter amitié ensemble. Je m’aperçus qu’il avait de l’inclination pour moi ; et, de mon côté, j’en avais conçu une si forte pour lui, que je me disais souvent à moi-même que les astrologues qui avaient prédit au père que son fils serait tué par mes mains étaient des imposteurs, et qu’il n’était pas possible que je pusse commettre une si méchante action. Enfin, madame, nous passâmes trente-neuf jours le plus agréablement du monde dans ce lieu souterrain. Le quarantième arriva. Le matin, le jeune homme, en s’éveillant, me dit avec un transport de joie dont il ne fut pas le maître : « Prince, me voilà aujourd’hui au quarantième jour, et je ne suis pas mort, grâces à Dieu et à votre bonne compagnie. Mon père ne manquera pas tantôt de vous en marquer sa reconnaissance, et de vous fournir tous les moyens et toutes les commodités nécessaires pour vous en retourner dans votre royaume. Mais en attendant, ajouta-t-il, je vous supplie de vouloir bien faire chauffer de l’eau pour me laver tout le corps dans le bain portatif ; je veux me nettoyer et changer d’habit, pour mieux recevoir mon père. Je mis de l’eau sur le feu, et lorsqu’elle fut tiède, j’en remplis le bain portatif. Le jeune homme se mit dedans ; je le lavai et le frottai moi-même. Il en sortit ensuite, se coucha dans son lit que j’avais préparé, et je le couvris de sa couverture. Après qu’il se fut reposé, et qu’il eut dormi quelque temps : « Mon prince, me dit-il, obligez-moi de m’apporter un melon et du sucre, que j’en mange pour me rafraîchir. » De plusieurs melons qui nous restaient, je choisis le meilleur, et le mis dans un plat ; et comme je ne trouvais pas de couteau pour le couper, je demandai au jeune homme s’il ne savait pas où il y en avait. Il y en a un, me répondit-il, sur cette corniche au-dessus de ma tête. Effectivement, j’y en aperçus un ; mais je me pressai si fort pour le prendre, et dans le temps que je l’avais à la main, mon pied s’embarrassa de telle sorte dans la couverture, que je glissai, et je tombai si malheureusement sur le jeune homme que je lui enfonçai le couteau dans le cœur. Il expira dans le moment. A ce spectacle, je poussai des cris épouvantables. Je me frappai la tête, le visage et la poitrine. Je déchirai mon habit, et me jetai par terre avec une douleur et des regrets inexprimables. « Hélas ! m’écriai-je, il ne lui restait que quelques heures pour être hors du danger contre lequel il avait cherché un asile ; et dans le temps que je compte moi-même que le péril est passé, c’est alors que je deviens son assassin, et que je rends la prédiction véritable. Mais, Seigneur, ajoutai-je en levant la tête et les mains au ciel, je vous en demande pardon, et si je suis coupable de sa mort, ne me laissez pas vivre plus longtemps. » Après le malheur qui venait de m’arriver, j’aurais reçu la mort sans frayeur, si elle s’était présentée à moi. Mais le mal, ainsi que le bien, ne nous arrive pas toujours lorsque nous le souhaitons. Néanmoins, faisant réflexion que mes larmes et ma douleur ne feraient pas revivre le jeune homme, et que, les quarante jours finissant, je pouvais être surpris par son père, je sortis de cette demeure souterraine et montai au haut de l’escalier. J’abaissai la grosse pierre sur l’entrée, et la couvris de terre. J’eus à peine achevé, que, portant la vue sur la mer du côté de la terre ferme, j’aperçus le bâtiment qui venait reprendre le jeune homme. Alors, me consultant sur ce que j’avais à faire, je dis en moi-même : « Si je me fais voir, le vieillard ne manquera pas de me faire arrêter et massacrer, peut-être, par ses esclaves, quand il aura vu son fils dans état où je l’ai mis. Tout ce que je pourrai alléguer pour me justifier ne le persuadera point de mon innocence. Il vaut mieux, puisque j’en ai le moyen, me soustraire à son ressentiment que de m’y exposer. » Il y avait près du lieu souterrain un gros arbre, dont l’épais feuillage me parut propre à me cacher. J’y montai, et je ne me fus pas plus tôt placé de manière que je ne pouvais être aperçu, que je vis aborder le bâtiment au même endroit que la première fois. Le vieillard et les esclaves débarquèrent bientôt, et s’avancèrent vers la demeure souterraine, d’un air qui marquait qu’ils avaient quelque espérance ; mais lorsqu’ils virent la terre nouvellement remuée, ils changèrent de visage, et particulièrement le vieillard. Ils levèrent la pierre et descendirent. Ils appellent le jeune homme par son nom, il ne répond point leur crainte redouble ; ils le cherchent et le trouvent enfin étendu sur son lit, avec le couteau au milieu du cœur ; car je n’avais pas eu le courage de l’ôter. A cette vue, ils poussèrent des cris de douleur, qui renouvelèrent la mienne : le vieillard tomba évanoui ; ses esclaves, pour lui donner de l’air, l’apportèrent en haut entre leurs bras, et le posèrent au pied de l’arbre où j’étais. Mais, malgré tous leurs soins, ce malheureux père demeura longtemps en cet état, et leur fit plus d’une fois désespérer de sa vie. Il revint toutefois de ce long évanouissement. Alors les esclaves apportèrent le corps de son fils, revêtu de ses plus beaux habillements, et, dès que la fosse qu’on lui faisait fut achevée, on l’y descendit. Le vieillard, soutenu par deux esclaves et le visage baigné de larmes, lui jeta le premier un peu de terre, après quoi les esclaves en comblèrent la fosse. Cela étant fait, l’ameublement de la demeure souterraine fut enlevé et embarqué avec le reste des provisions. Ensuite le vieillard, accablé de douleur, ne pouvant se soutenir, fut mis sur une espèce de brancard et transporté dans le vaisseau qui remit à la voile. Il s’éloigna de l’île en peu de temps et je le perdis de vue. Après le départ du vieillard, de ses esclaves et du navire, je restai seul dans l’île je passais la nuit dans la demeure souterraine qui n’avait pas été rebouchée, et, le jour, je me promenais autour de l’île, et m’arrêtais dans les endroits les plus propres à prendre du repos quand j’en avais besoin. Je menai cette vie ennuyeuse pendant un mois. Au bout de ce temps-là, je m’aperçus que la mer diminuait considérablement, et que l’île devenait plus grande ; il semblait que la terre ferme s’approchait. Effectivement, les eaux devinrent si basses, qu’il n’y avait plus qu’un petit trajet de mer entre moi et la terre ferme. Je le traversai, et n’eus de l’eau que jusqu’à mi-jambe. Je marchai si longtemps sur la plage et sur le sable, que j’en fus très fatigué. A la fin, je gagnai un terrain plus ferme ; et j’étais déjà assez éloigné de la mer, lorsque je vis fort loin devant moi comme un grand feu ; ce qui me donna quelque joie. « Je trouverai quelqu’un, disais-je, et il n’est pas possible que ce feu se soit allumé de lui-même. » Mais à mesure que je m’en approchais, mon erreur se dissipait, et je reconnus bientôt que ce que j’avais pris pour du feu était un château de cuivre rouge que les rayons du soleil faisaient paraître de loin comme enflammé. Je m’arrêtai près de ce château et m’assis, autant pour en considérer la structure admirable que pour me remettre un peu de ma lassitude. Je n’avais pas encore donné à cette maison magnifique toute l’attention qu’elle méritait, quand j’aperçus dix jeunes hommes fort bien faits, qui paraissaient venir de la promenade. Mais, ce qui me parut surprenant, c’est qu’ils étaient tous borgnes de l’œil droit. Ils accompagnaient un vieillard d’une taille haute et d’un air vénérable. J’étais étrangement étonné de rencontrer tant de borgnes à la fois, et tous privés du même œil. Dans le temps que je cherchais dans mon esprit par quelle aventure ils pouvaient être rassemblée, ils m’abordèrent et me témoignèrent de la joie de me voir. Après les premiers compliments, ils me demandèrent ce qui m’avait amené là. Je leur répondis que mon histoire était un peu longue, et que s’ils voulaient prendre la peine de s’asseoir, je leur donnerais la satisfaction qu’ils souhaitaient. Ils s’assirent, et je leur racontai ce qui m’était arrivé depuis que j’étais sorti de mon royaume jusqu’alors ; ce qui leur causa une grande surprise. Après que j’eus achevé mon discours, ces jeunes seigneurs me prièrent d’entrer avec eux dans le château. J’acceptai leur offre ; nous traversâmes une enfilade de salles, d’antichambres, de chambres et de cabinets fort proprement meublés, et nous arrivâmes dans un grand salon où il y avait en rond dix petits sofas bleus et séparés, tant pour s’asseoir et se reposer le jour, que pour dormir la nuit. Au milieu de ce rond, était un onzième sofa, moins élevé, et de la même couleur, sur lequel se plaça le vieillard dont on a parlé ; et les jeunes seigneurs s’assirent sur les dix autres. Comme chaque sofa ne pouvait tenir qu’une personne, un de ces jeunes gens me dit : « Camarade, asseyez-vous sur le tapis au milieu de la place, et ne vous informez de quoi que ce soit qui nous regarde, non plus que du sujet pour lequel nous sommes tous borgnes de l’œil droit ; contentez-vous de voir, et ne portez pas plus loin votre curiosité. » Le vieillard ne demeura pas longtemps assis ; il se leva et sortit ; mais il revint quelques moments après, apportant le souper des dix seigneurs, auxquels il distribua à chacun sa portion en particulier. Il me servit aussi la mienne, que je mangeai seul à l’exemple des autres ; et sur la fin du repas, le même vieillard nous présenta une tasse de vin à chacun. Mon histoire leur avait paru si extraordinaire, qu’ils me la firent répéter à l’issue du souper, et elle donna lieu à un entretien qui dura une grande partie de la nuit. Un des seigneurs, faisant réflexion qu’il était tard, dit au vieillard : « Vous voyez qu’il est temps de dormir, et vous ne nous apportez pas de quoi nous acquitter de notre devoir. » A ces mots, le vieillard se leva et entra dans un cabinet, d’où il apporta, sur sa tête, six bassins l’un après l’autre, tous couverts d’une étoffe bleue. Il en posa un avec un flambeau devant chaque seigneur. Ils découvrirent leurs bassins, dans lesquels il y avait de la cendre, du charbon en poudre et du noir à noircir. Ils mêlèrent toutes ces choses ensemble, et commencèrent à s’en frotter et barbouiller le visage, de manière qu’ils étaient affreux à voir. Après s’être noircis de la sorte, ils se mirent à pleurer, à se lamenter et à se frapper la tête et la poitrine, en criant sans cesse : « Voilà le fruit de notre oisiveté et de nos débauches ! » Ils passèrent presque toute la nuit dans cette étrange occupation. Ils cessèrent enfin ; après quoi le vieillard leur apporta de l’eau dont ils se lavèrent le visage et les mains ; ils quittèrent aussi leurs habits, qui étaient gâtés, et en prirent d’autres ; de sorte qu’il ne paraissait pas qu’ils eussent rien fait des choses étonnantes dont je venais d’être spectateur. Jugez, madame, de la contrainte où j’avais été durant tout ce temps-là. J’avais été mille fois tenté de rompre le silence que ces seigneurs m’avaient imposé, pour leur faire des questions ; et il me fut impossible de dormir le reste de la nuit. Le jour suivant, dès que nous fûmes levés, nous sortîmes pour prendre l’air, et alors je leur dis : « Seigneurs, je vous déclare que je renonce à la loi que vous me prescrivîtes hier au soir ; je ne puis l’observer. Vous êtes des gens sages, et vous avez tous de l’esprit infiniment, vous me l’avez fait assez connaître ; néanmoins je vous ai vus faire des actions dont toute autre personne que des insensés ne peuvent être capables. Quelque malheur qui puisse m’arriver, je ne saurais m’empêcher de vous demander pourquoi vous vous êtes barbouillé le visage de cendre, de charbon et de noir à noircir, et enfin pourquoi vous n’avez tous qu’un œil ; il faut que quelque chose de singulier en soit la cause ; c’est pourquoi je vous conjure de satisfaire ma curiosité. » A des instances si pressantes, ils ne répondirent rien, sinon que les demandes que je leur faisais ne me regardaient pas ; que je n’y avais pas le moindre intérêt, et que je demeurasse en repos. Nous passâmes la journée à nous entretenir de choses indifférentes ; et quand la nuit fut venue, après avoir tous soupé séparément, le vieillard apporta encore les bassins bleus ; les jeunes seigneurs se barbouillèrent, pleurèrent, se frappèrent et crièrent : « Voilà le fruit de notre oisiveté et de nos débauches ! » Ils firent, le lendemain et les nuits suivantes, la même action. A la fin, je ne pus résister à ma curiosité, et je les priai très sérieusement de la contenter, ou de m’enseigner par quel chemin je pourrais retourner dans mon royaume ; car je leur dis qu’il ne m’était pas possible de demeurer plus longtemps avec eux, et d’avoir toutes les nuits un spectacle si extraordinaire, sans qu’il me fût permis d’en savoir les motifs. Un des seigneurs me répondit pour tous les autres : « Ne vous étonnez pas de notre conduite à votre égard ; si jusqu’à présent nous n’avons pas cédé à vos prières, ce n’a été que par pure amitié pour vous, et que pour vous épargner le chagrin d’être réduit au même état où vous nous voyez. Si vous voulez bien éprouver notre malheureuse destinée, vous n’avez qu’à parler, nous allons vous donner la satisfaction que vous nous demandez. » Je leur dis que j’étais résolu à tout événement. « Encore une fois, reprit le même seigneur, nous vous conseillons de modérer votre curiosité ; il y va de la perte de votre œil droit. — Il n’importe, repartis-je ; je vous déclare que si ce malheur m’arrive, je ne vous en tiendrai pas coupables, et que je ne l’imputerai qu’à moi-même. » Il me représenta encore que, quand j’aurais perdu un œil, je ne devais point espérer de demeurer avec eux, supposé que j’eusse cette pensée, parce que leur nombre était complet, et qu’il ne pouvait pas être augmenté. Je leur dis que je me ferais un plaisir de ne me séparer jamais d’aussi honnêtes gens qu’eux ; mais que si c’était une nécessité, j’étais prêt encore à m’y soumettre, puisqu’à quelque prix que ce fût, je souhaitais qu’ils m’accordassent ce que je leur demandais. Les dix seigneurs, voyant que j’étais inébranlable dans ma résolution, prirent un mouton qu’ils égorgèrent ; et après lui avoir ôté la peau, ils me présentèrent le couteau dont ils s’étaient servis, et me dirent : « Prenez ce couteau, il vous servira dans l’occasion que nous vous dirons bientôt. Nous allons vous coudre dans cette peau, dont il faut que vous vous enveloppiez ; ensuite nous vous laisserons sur la place, et nous nous retirerons. Alors un oiseau d’une grosseur énorme, qu’on appelle roc {23}, paraîtra dans l’air, et, vous prenant pour un mouton, fondra sur vous, et vous enlèvera jusqu’aux nues ; mais que cela ne vous épouvante pas. Il prendra son vol vers la terre, et vous posera sur la cime d’une montagne. Dès que vous vous sentirez à terre, fendez la peau avec le couteau, et développez-vous. Le roc ne vous aura pas plus tôt vu, qu’il s’envolera de surprise, et vous laissera libre. Ne vous arrêtez point, marchez jusqu’à ce que vous arriviez à un château d’une grandeur prodigieuse, tout couvert de plaques d’or, de grosses émeraudes et d’autres pierreries fines. Présentez-vous à la porte, qui est toujours ouverte, et entrez. Nous avons été dans ce château tous tant que nous sommes ici. Nous ne vous disons rien de ce que nous y avons vu, ni de ce qui nous est arrivé : vous l’apprendrez par vous-même. Ce que nous pouvons vous dire, c’est qu’il nous en coûta à chacun notre œil droit ; et la pénitence dont vous avez été témoin est une chose que nous sommes obligés de faire pour y avoir été. L’histoire de chacun de nous en particulier est remplie d’aventures extraordinaires, et on en ferait un gros livre ; mais nous ne pouvons vous en dire davantage. » Un des dix seigneurs borgnes m’ayant tenu le discours que je viens de vous rapporter, je m’enveloppai dans la peau de mouton, muni du couteau qui m’avait été donné ; et, après que les jeunes seigneurs eurent pris la peine de me coudre dedans, ils me laissèrent sur la place, et se retirèrent dans le salon. Le roc ne fut pas longtemps à se faire voir ; il fondit sur moi, me prit entre ses griffes, comme un mouton, et me transporta au haut d’une montagne. Lorsque je me sentis à terre, je ne manquai pas de me servir du couteau ; je fendis la peau, me développai, et parus devant le roc, qui s’envola dès qu’il m’aperçut. Ce roc est un oiseau blanc, d’une grandeur et d’une grosseur monstrueuses. Pour sa force, elle est telle, qu’il enlève les éléphants dans les plaines, et les porte sur le sommet des montagnes, où il en fait sa pâture. Dans l’impatience que j’avais d’arriver au château, je ne perdis point de temps, et je pressai si bien le pas qu’en moins d’une demi-journée je m’y rendis ; et je puis dire que je le trouvai encore plus beau qu’on ne me l’avait dépeint. La porte était ouverte. J’entrai dans une cour carrée et si vaste, qu’il y avait autour quatre-vingt-dix-neuf portes de bois de sandal et d’aloès, et une d’or, sans compter celles de plusieurs escaliers magnifiques qui conduisaient aux appartements d’en haut, et d’autres encore que je ne voyais pas. Ces cent portes donnaient entrée dans des jardins ou des magasins remplis de richesses, ou enfin dans des lieux qui renfermaient des choses surprenantes à voir. Je vis en face une porte ouverte, par où j’entrai dans un grand salon, où étaient assises quarante jeunes dames d’une beauté si parfaite, que l’imagination même ne saurait aller au delà. Elles étaient habillées très magnifiquement. Elles se levèrent toutes ensemble, sitôt qu’elles m’aperçurent ; et sans attendre mon compliment, elles me dirent, avec de grandes démonstrations de joie. « Brave seigneur, soyez le bienvenu ; » et une d’entre elles prenant la parole pour les autres : « Il y a longtemps, dit-elle, que nous attendions un cavalier comme vous. Votre air nous marque assez que vous avez toutes les bonnes qualités que nous pouvons souhaiter, et nous espérons que vous ne trouverez pas notre compagnie désagréable et indigne de vous. » Après beaucoup de résistance de ma part, elles me forcèrent de m’asseoir dans une place un peu élevée au-dessus des leurs ; comme je témoignais que cela me faisait de la peine : « C’est votre place, me dirent-elles ; vous êtes dès ce moment notre seigneur, notre maître et notre juge, et nous sommes vos esclaves, prêtes à recevoir vos commandements. » Rien au monde, madame, ne m’étonna tant que l’ardeur et l’empressement de ces belles filles à me rendre tous les services imaginables. L’une apporta de l’eau chaude, et me lava les pieds ; une autre me versa de l’eau de senteur sur les mains ; celles-ci apportèrent tout ce qui était nécessaire pour me faire changer d’habillement ; celles-là servirent une collation magnifique ; et d’autres enfin se présentèrent le verre à la main, prêtes à me verser d’un vin délicieux ; et tout cela s’exécutait sans confusion, avec un ordre, une union admirable, et des manières dont j’étais charmé. Je bus et mangeai. Après quoi toutes les dames s’étant placées autour de moi, me demandèrent une relation de mon voyage. Je leur fis le récit de mes aventures, qui dura jusqu’à l’entrée de la nuit. Lorsque j’eus achevé de raconter mon histoire aux quarante dames, quelques-unes de celles qui étaient assises le plus près de moi demeurèrent pour m’entretenir, pendant que d’autres, voyant qu’il était nuit, se levèrent pour aller chercher des bougies. Elles en apportèrent une prodigieuse quantité, qui répara merveilleusement la clarté du jour ; mais elles les disposèrent avec tant de symétrie, qu’il semblait qu’on n’en pouvait moins souhaiter. D’autres dames servirent une table de fruits secs, de confitures et d’autres mets propres à boire, et garnirent un buffet de plusieurs sortes de vins et de liqueurs ; d’autres enfin parurent avec des instruments de musique. Quand tout fut prêt, elles m’invitèrent à me mettre à table. Les dames s’y assirent avec moi, et nous y demeurâmes assez longtemps. Celles qui devaient jouer des instruments et les accompagner de leurs voix se levèrent et firent un concert charmant. Les autres commencèrent une espèce de bal, et dansèrent deux à deux, les unes après les autres, de la meilleure grâce du monde. Il était plus de minuit lorsque tous ces divertissements finirent. Alors une des dames prenant la parole, me dit : « Vous êtes fatigué du chemin que vous avez fait aujourd’hui, il est temps que vous vous reposiez. Votre appartement est préparé ; mais avant que de vous y retirer, choisissez, de nous toutes, celle qui vous plaira davantage, et menez-la reposer avec vous. » Je répondis que je me garderais bien de faire le choix qu’elles me proposaient, qu’elles étaient toutes également belles, spirituelles, dignes de mes respects et de mes services, et que je ne commettrais pas l’incivilité d’en préférer une aux autres. La même dame qui m’avait parlé, reprit : « Nous sommes très persuadées de votre honnêteté, et nous voyons bien que la crainte de faire naître de la jalousie entre nous vous retient ; mais que cette discrétion ne vous arrête pas ; nous vous avertissons que le bonheur de celle que vous choisirez ne fera point de jalouses ; car nous sommes convenues, que tous les jours nous aurons l’une après l’autre le même honneur, et qu’au bout de quarante jours, ce sera à recommencer. Choisissez donc librement et ne perdez pas un temps que vous devez donner au repos dont vous avez besoin. » Il fallut céder à leurs instances ; je présentai la main à la dame qui portait la parole pour les autres. Elle me donna la sienne, et on nous conduisit à un appartement magnifique. On nous y laissa seuls, et les autres dames se retirèrent dans les leurs. J’avais à peine achevé de m’habiller le lendemain, que les trente-neuf autres dames vinrent dans mon appartement toutes parées autrement que le jour précédent. Elles me souhaitèrent le bonjour, et me demandèrent des nouvelles de ma santé. Ensuite elles me conduisirent au bain, où elles me lavèrent elles-mêmes, et me rendirent malgré moi tous les services dont on y a besoin ; et lorsque j’en sortis, elles me firent prendre un autre habit qui était encore plus magnifique que le premier. Nous passâmes la journée presque toujours à table ; et quand l’heure de se coucher fut venue, elles me prièrent encore de choisir une d’entre elles pour me tenir compagnie. Enfin, madame, pour ne point vous ennuyer en répétant toujours la même chose, je vous dirai que je passai une année entière avec les quarante dames, en les recevant dans mon lit l’une après l’autre, et que pendant tout ce temps-là cette vie voluptueuse ne fut point interrompue par le moindre chagrin. Au bout de l’année (rien ne pouvait me surprendre davantage), les quarante dames, au lieu de se présenter à moi avec leur gaieté ordinaire et de me demander comment je me portais, entrèrent un matin dans mon appartement, les joues baignées de pleurs. Elles vinrent m’embrasser tendrement l’une après l’autre, en me disant : « Adieu, cher prince, adieu ; il faut que nous vous quittions. » Leurs larmes m’attendrirent. Je les suppliai de me dire le sujet de leur affliction et de cette séparation dont elles me parlaient. « Au nom de Dieu, mes belles dames, ajoutai-je, apprenez-moi s’il est en mon pouvoir de vous consoler, ou si mon secours vous est inutile. » Au lieu de me répondre précisément : « Plût à Dieu, dirent-elles, que nous ne vous eussions jamais vu ni connu ! Plusieurs cavaliers, avant vous, nous ont fait l’honneur de nous visiter ; mais pas un n’avait cette grâce, cette douceur, cet enjouement et ce mérite que vous avez. Nous ne savons comment nous pourrons vivre sans vous. » En achevant ces paroles, elles recommencèrent à pleurer amèrement. « Mes aimables dames, repris-je, de grâce, ne me faites pas languir davantage : dites-moi la cause de votre douleur. — Hélas ! répondirent-elles, quel autre sujet serait capable de nous affliger, que la nécessité de nous séparer de vous ? Peut-être ne nous reverrons-nous jamais ! Si pourtant vous le vouliez bien, et si vous aviez assez de pouvoir sur vous pour cela, il ne serait pas impossible de nous rejoindre. — Mesdames, repartis-je, je ne comprends rien à ce que vous dites ; je vous prie de me parler plus clairement. — Eh bien, dit une d’elles, pour vous satisfaire, nous vous dirons que nous sommes toutes princesses, filles de rois. Nous vivons ici ensemble avec l’agrément que vous avez vu ; mais au bout de chaque année, nous sommes obligées de nous absenter pendant quarante jours pour des devoirs indispensables, qu’il ne nous est pas permis de révéler ; après quoi nous revenons dans ce château. L’année est finie d’hier, il faut que nous vous quittions aujourd’hui : c’est ce qui fait le sujet de notre affliction. Avant que de partir, nous vous laisserons les clefs de toutes choses, particulièrement celles des cent portes, où vous trouverez de quoi contenter votre curiosité et adoucir votre solitude pendant notre absence. Mais pour votre bien et pour notre intérêt particulier, nous vous recommandons de vous abstenir d’ouvrir la porte d’or. Si vous l’ouvrez, nous ne vous reverrons jamais, et la crainte que nous en avons augmente notre douleur. Nous espérons que vous profiterez de l’avis que nous vous donnons. Il y va de votre repos et du bonheur de votre vie : prenez-y garde. Si vous cédiez à votre indiscrète curiosité, vous vous feriez un tort considérable. Nous vous conjurons donc de ne pas commettre cette faute, et nous donner la consolation de vous retrouver ici dans quarante jours. Nous emporterions bien la clef de la porte d’or avec nous ; mais ce serait une offense à un prince tel que vous que de douter de sa discrétion et de sa retenue. » Le discours de ces belles princesses me causa une véritable douleur. Je ne manquai pas de leur témoigner que leur absence me causerait beaucoup de peine, et je les remerciai des bons avis qu’elles me donnaient. Je les assurai que j’en profiterais, et que je ferais des choses encore plus difficiles pour me procurer le bonheur de passer le reste de mes jours avec des dames d’un si rare mérite. Nos adieux furent des plus tendres ; je les embrassai toutes l’une après l’autre : elles partirent ensuite et je restai seul dans le château. L’agrément de la compagnie, la bonne chère, les concerts, les plaisirs, m’avaient tellement occupé durant l’année, que je n’avais pas eu le temps ni la moindre envie de voir les merveilles qui pouvaient être dans ce palais enchanté. Je n’avais pas même fait attention à mille objets admirables que j’avais tous les jours devant les yeux, tant j’avais été charmé de la beauté des dames et du plaisir de les voir uniquement occupées du soin de me plaire. Je fus sensiblement affligé de leur départ ; et quoique leur absence ne dût être que de quarante jours, il me parut que j’allais passer un siècle sans elles. Je me promettais bien de ne pas oublier l’avis important qu’elles m’avaient donné, de ne pas ouvrir la porte d’or ; mais comme, à cela près, il m’était permis de satisfaire ma curiosité, je pris la première des clefs des autres portes, qui étaient rangées par ordre. J’ouvris la première porte, et j’entrai dans un jardin fruitier, auquel je crois que dans l’univers il n’y en a point qui soit comparable. Je ne pense pas même que celui que notre religion nous promet après la mort puisse le surpasser. La symétrie, la propreté, la disposition admirable des arbres, l’abondance et la diversité des fruits de mille espèces inconnues, leur fraîcheur, leur beauté, tout ravissait ma vue. Je ne dois pas négliger, madame, de vous faire remarquer que ce jardin délicieux était arrosé d’une manière fort singulière : des rigoles creusées avec art et proportion portaient de l’eau abondamment à la racine des arbres qui en avaient besoin pour pousser leurs premières feuilles et leurs fleurs ; d’autres en portaient moins à ceux dont les fruits étaient déjà noués ; d’autres encore moins à ceux où ils grossissaient ; d’autres n’en portaient que ce qu’il en fallait précisément à ceux dont le fruit avait acquis une grosseur convenable et n’attendait plus que la maturité ; mais cette grosseur surpassait de beaucoup celle des fruits ordinaires de nos jardins. Les autres rigoles enfin, qui aboutissaient aux arbres dont le fruit était mûr, n’avaient d’humidité que ce qui était nécessaire pour le conserver dans le même état sans le corrompre. Je ne pouvais me lasser d’examiner et d’admirer un si beau lieu ; et je n’en serais jamais sorti, si je n’eusse pas conçu dès lors une plus grande idée des autres choses que je n’avais point vues. J’en sortis l’esprit rempli de ces merveilles ; je fermai la porte, et j’ouvris celle qui suivait. Au lieu d’un jardin de fruits, j’en trouvai un de fleurs, qui n’était pas moins singulier dans son genre. Il renfermait un parterre spacieux, arrosé non pas avec la même profusion que le précédent, mais avec un plus grand ménagement, pour ne pas fournir plus d’eau que chaque fleur n’en avait besoin. La rose, le jasmin, la violette, le narcisse, l’hyacinthe, l’anémone, la tulipe, la renoncule, l’œillet, le lis et une infinité d’autres plantes qui ne fleurissaient ailleurs qu’en différents temps, se trouvaient là fleuries toutes à la fois ; et rien n’était plus doux que l’air qu’on respirait dans ce jardin. J’ouvris la troisième porte ; je trouvai une volière très vaste. Elle était pavée de marbre de plusieurs sortes de couleurs, du plus fin, du moins commun. La cage était de sandal et de bois d’aloès ; elle renfermait une infinité de rossignols, de chardonnerets, de serins, d’alouettes, et d’autres oiseaux encore plus harmonieux dont je n’avais jamais entendu parler de ma vie. Les vases où étaient leur grain et leur eau étaient de jaspe ou d’agate la plus précieuse. D’ailleurs, cette volière était d’une grande propreté : à voir son étendue, je jugeais qu’il ne fallait pas moins de cent personnes pour la tenir aussi nette qu’elle était ; personne toutefois n’y paraissait, non plus que dans les jardins où j’avais été, dans lesquels je n’avais pas remarqué une mauvaise herbe, ni la moindre superfluité qui m’eût blessé la vue. Le soleil était déjà couché, et je me retirai charmé du ramage de cette multitude d’oiseaux qui cherchaient alors à se percher dans l’endroit le plus commode pour jouir du repos de la nuit. Je me rendis à mon appartement, résolu d’ouvrir les autres portes les jours suivants, à l’exception de la centième. Le lendemain, je ne manquai pas d’aller ouvrir la quatrième porte. Si ce que j’avais vu le jour précédent avait été capable de me causer de la surprise, ce que je vis alors me ravit en extase. Je mis le pied dans une grande cour environnée d’un bâtiment d’une architecture merveilleuse, dont je ne vous ferai point la description pour éviter la prolixité. Ce bâtiment avait quarante portes toutes ouvertes, dont chacune donnait entrée dans un trésor, et de ces trésors, il y en avait plusieurs qui valaient mieux que les plus grands royaumes. Le premier contenait des monceaux de perles, et, ce qui passe toute croyance, les plus précieuses, qui étaient grosses comme des œufs de pigeon, surpassaient en nombre les médiocres. Dans le second trésor, il y avait des diamants, des escarboucles et des rubis ; dans le troisième, des émeraudes ; dans le quatrième, de l’or en lingots ; dans le cinquième, de l’or monnayé ; dans le sixième, de l’argent en lingots ; dans les deux suivants, de l’argent monnayé. Les autres contenaient des améthystes, des chrysolithes, des topazes, des opales, des turquoises, des hyacinthes, et toutes les autres pierres fines que nous connaissons, sans parler de l’agate, du jaspe, de la cornaline. Ce même trésor contenait un magasin rempli, non seulement de branches, mais même d’arbres entiers de corail. Rempli de surprise et d’admiration, je m’écriai, après avoir vu toutes ces richesses : « Non, quand tous les trésors de tous les rois de l’univers seraient assemblés en un même lieu, ils n’approcheraient pas de ceux-ci. Quel est mon bonheur de posséder tous ces biens avec tant d’aimables princesses ! » Je ne m’arrêterai point, madame, à vous faire le détail de toutes les autres choses rares et précieuses que je vis les jours suivants. Je vous dirai seulement qu’il ne me fallut pas moins de trente-neuf jours pour ouvrir les quatre-vingt-dix-neuf portes et admirer tout ce qui s’offrit à ma vue. Il ne restait plus que la centième porte, dont l’ouverture m’était défendue. J’étais au quarantième jour depuis le départ des charmantes princesses. Si j’avais pu, ce jour-là, conserver sur moi le pouvoir que je devais avoir, je serais aujourd’hui le plus heureux de tous les hommes, au lieu que j’en suis le plus malheureux. Elles devaient arriver le lendemain, et le plaisir de les revoir devait servir de frein à ma curiosité ; mais, par une faiblesse dont je ne cesserai jamais de me repentir, je succombai à la tentation du démon, qui ne me donna point de repos que e ne me fusse livré moi-même à la peine que j’ai éprouvée. J’ouvris la porte fatale que j’avais promis de ne pas ouvrir. Je n’eus pas avancé le pied pour entrer, qu’une odeur assez agréable, mais contraire à mon tempérament, me fit tomber évanoui. Néanmoins je revins à moi, et au lieu de profiter de cet avertissement, de refermer la porte et de perdre pour jamais l’envie de satisfaire ma curiosité, j’entrai. Après avoir attendu quelque temps que le grand air eût modéré cette odeur, je n’en fus plus incommodé. Je trouvai un lieu vaste, bien voûté, et dont le pavé était parsemé de safran. Plusieurs flambeaux d’or massif, avec des bougies allumées qui rendaient l’odeur d’aloès et d’ambre gris, y servaient de lumière, et cette illumination était encore augmentée par des lampes d’or et d’argent, remplies d’une huile composée de diverses sortes d’odeurs. Parmi un assez grand nombre d’objets qui attirèrent mon attention, j’aperçus un cheval noir, le plus beau et le mieux fait qu’on puisse voir au monde. Je m’approchai de lui pour le considérer de près ; je trouvai qu’il avait une selle et une bride d’or massif, d’un ouvrage excellent ; que son auge, d’un côté, était remplie d’orge mondé et de sésame {24} , et, de l’autre, d’eau de rose. Je le pris par la bride, et le tirai dehors pour le voir au jour. Je le montai et voulus le faire avancer, mais, comme il ne branlait pas, je le frappai d’une houssine que j’avais ramassée dans son écurie magnifique. A peine eut-il senti le coup, qu’il se mit à hennir avec un bruit horrible ; puis, étendant des ailes dont je ne m’étais point aperçu, il s’éleva dans l’air à perte de vue. Je ne songeai plus qu’à me tenir ferme, et, malgré la frayeur dont j’étais saisi, je ne me tenais point mal. Il reprit ensuite son vol vers la terre, et se posa sur le toit en terrasse d’un château, où, sans me donner le temps de mettre pied à terre, il me secoua si violemment, qu’il me fit tomber en arrière, et du bout de sa queue, il me creva l’œil droit. Voilà de quelle manière je devins borgne. Je me souvins bien alors de ce que m’avaient prédit les dix jeunes seigneurs. Le cheval reprit son vol et disparut. Je me relevai fort affligé du malheur que j’avais cherché moi-même. Je marchai sur la terrasse, la main sur mon œil, qui me faisait beaucoup de douleur. Je descendis, et me trouvai dans un salon qui me fit connaître par dix sofas disposés en rond, et un autre moins élevé au milieu, que ce château était celui d’où j’avais été enlevé par le roc. Les dix jeunes seigneurs borgnes n’étaient pas dans le salon. Je les y attendis, et ils arrivèrent peu de temps après le vieillard. Ils ne parurent pas étonnés de me revoir, ni de la perte de mon œil. « Nous sommes bien fâchés, me dirent-ils, de ne pouvoir vous féliciter sur votre retour de la manière que nous le souhaiterions ; mais nous ne sommes pas la cause de votre malheur. — J’aurais tort de vous accuser, leur répondis-je ; je me le suis attiré moi-même, et je m’en impute toute la faute. — Si la consolation des malheureux, reprirent-ils, est d’avoir des semblables, notre exemple peut vous en fournir un sujet. Tout ce qui vous est arrivé nous est arrivé aussi. Nous avons goûté toutes sortes de plaisirs pendant une année entière, et nous aurions continué de jouir du même bonheur, si nous n’eussions pas ouvert la porte d’or pendant l’absence des princesses. Vous n’avez pas été plus sage que nous, et vous avez éprouvé la même punition. Nous voudrions bien vous recevoir parmi nous pour faire la pénitence que nous faisons, et dont nous ne savons pas de combien sera la durée ; mais nous vous avons déjà déclaré les raisons qui nous en empêchent. C’est pourquoi retirez-vous ; allez à la cour de Bagdad ; vous y trouverez celui qui doit décider de votre destinée. » Ils m’enseignèrent la route que je devais tenir, et je me séparai d’eux. Je me fis raser en chemin la barbe et les sourcils, et pris l’habit de calender. Il y a longtemps que je marche. Enfin, je suis arrivé aujourd’hui dans cette ville à l’entrée de la nuit. J’ai rencontré à la porte ces calenders mes confrères, tous étrangers comme moi. Nous avons été tous trois fort surpris de nous voir borgnes du même œil. Mais nous n’avons pas eu le temps de nous entretenir de cette disgrâce qui nous est commune. Nous n’avons eu, madame, que celui de venir implorer le secours que vous nous avez généreusement accordé. Le troisième calender ayant achevé de raconter son histoire, Zobéide prit la parole, et s’adressant à lui et à ses confrères : « Allez, leur dit-elle, vous êtes libres tous trois, retirez-vous où il vous plaira. » Mais l’un d’entre eux lui répondit : « Madame, nous vous supplions de nous pardonner notre curiosité, et de nous permettre d’entendre l’histoire de ces seigneurs qui n’ont pas encore parlé. » Alors la dame, se tournant du côté du calife, du vizir et de Mesrour, qu’elle ne connaissait pas pour ce qu’ils étaient, leur dit : « C’est à vous à me raconter votre histoire ; parlez. » Le grand vizir Giafar, qui avait toujours porté la parole, répondit encore à Zobéide : « Madame, pour vous obéir, nous n’avons qu’à répéter ce que nous avons déjà dit avant que d’entrer chez vous. Nous sommes, poursuivit-il, des marchands de Moussoul, et nous venons à Bagdad négocier nos marchandises qui sont en magasin dans un khan où nous sommes logés. Nous avons dîné aujourd’hui, avec plusieurs autres personnes de notre profession, chez un marchand de cette ville, lequel, après nous avoir régalés de mets délicats et de vins exquis, a fait venir des danseurs et des danseuses, avec des chanteurs et des joueurs d’instruments. Le grand bruit que nous faisions tous ensemble a attiré le guet, qui a arrêté une partie des gens de l’assemblée. Pour nous, par bonheur, nous nous sommes sauvés ; mais, comme il était déjà tard, et que la porte de notre khan était fermée, nous ne savions où nous retirer. Le hasard a voulu que nous ayons passé par votre rue, et que nous ayons entendu qu’on se réjouissait chez vous : cela nous a déterminés à frapper à votre porte. Voilà, madame, le compte que nous avons à vous rendre pour obéir à vos ordres. » Zobéide, après avoir écouté ce discours, semblait hésiter sur ce qu’elle devait dire. De quoi les calenders s’apercevant, la supplièrent d’avoir pour les trois marchands de Mossoul la même bonté qu’elle avait eue pour eux. « Eh bien ! leur dit-elle, j’y consens. Je veux que vous m’ayez tous la même obligation. Je vous fais grâce ; mais c’est à condition que vous sortirez tous de ce logis présentement et que vous vous retirerez où il vous plaira. » Zobéide ayant donné cet ordre d’un ton qui marquait qu’elle voulait être obéie, le calife, le vizir, Mesrour, les trois calenders et le porteur sortirent sans répliquer ; car la présence des sept esclaves armés les tenait en respect. Lorsqu’ils furent hors de la maison, et que la porte fut fermée, le calife dit aux calenders, sans leur faire connaître qui il était : « Et vous, seigneurs, qui êtes étrangers et nouvellement arrivés en cette ville de quel côté allez-vous présentement qu’il n’est pas jour encore ? — Seigneur, lui répondirent-ils, c’est là ce qui nous embarrasse. — Suivez-nous, reprit le calife, nous allons vous tirer d’embarras. » Après avoir achevé ces paroles, il parla bas au vizir, et lui dit : « Conduisez-les chez vous, et demain matin vous me les amènerez. Je veux faire écrire leurs histoires ; elles méritent bien d’avoir place dans les annales de mon règne. » Le vizir Giafar emmena avec lui les trois calenders ; le porteur se retira dans sa maison ; et le calife, accompagné de Mesrour, se rendit à son palais. Il se coucha ; mais il ne put fermer l’œil, tant il avait l’esprit agité de toutes les choses extraordinaires qu’il avait vues et entendues. Il était surtout fort en peine de savoir qui était Zobéide, quel sujet elle pouvait avoir de maltraiter les deux chiennes noires, et pourquoi Amine avait le sein meurtri. Le jour parut, qu’il était encore occupé. de ses pensées. Il se leva, et se rendit dans la chambre où il tenait son conseil et donnait audience ; il s’assit sur son trône. Le grand vizir arriva peu de temps après, et lui rendit ses respects à son ordinaire. « Vizir, lui dit le calife, les affaires que nous aurions à régler présentement ne sont pas fort pressantes ; celle des trois dames et des deux chiennes noires l’est davantage. Je n’aurai pas l’esprit en repos que je ne sois pleinement instruit de tant de choses qui m’ont surpris. Allez, faites venir ces dames, et amenez en même temps les calenders. Partez et souvenez-vous que j’attends impatiemment votre retour. » Le vizir, qui connaissait l’humeur vive et bouillante de son maître, se hâta de lui obéir. Il arriva chez les dames, et leur exposa d’une manière très honnête l’ordre qu’il avait de les conduire au calife, sans toutefois leur parler de ce qui s’était passé la nuit chez elles. Les dames se couvrirent de leur voile, et partirent avec le vizir, qui prit en passant chez lui les trois calenders, qui avaient eu le temps d’apprendre qu’ils avaient vu le calife et qu’ils lui avaient parlé sans le connaître. Le vizir les mena au palais, et s’acquitta de sa commission avec tant de diligence, que le calife en fut fort satisfait. Ce prince, pour garder la bienséance devant tous les officiers de sa maison qui étaient présents, fit placer les trois dames derrière la portière de la salle qui conduisait à son appartement, et retint près de lui les trois calenders, qui firent assez connaître, par leurs respects, qu’ils n’ignoraient pas devant qui ils avaient l’honneur de paraître. Lorsque les dames furent placées, le calife se tourna de leur côté et leur dit : « Mesdames, en vous apprenant que je me suis introduit chez vous cette nuit déguisé en marchand, je vais sans doute vous alarmer ; vous craindrez de m’avoir offensé, et vous croirez que je ne vous ai fait venir ici que pour vous donner des marques de mon ressentiment ; mais rassurez-vous : soyez persuadées que j’ai oublié le passé, et que je suis même très content de votre conduite. Je souhaiterais que toutes les dames de Bagdad eussent autant de sagesse que vous m’en avez fait voir. Je me souviendrai toujours de la modération que vous eûtes après l’incivilité que nous avons commise. J’étais alors marchand de Moussoul ; mais je suis à présent Haroun-al-Raschid, le cinquième calife de la glorieuse maison d’Abbas, qui tient la place de notre grand prophète. Je vous ai mandées seulement pour savoir de vous qui vous êtes, et vous demander pour quel sujet l’une de vous, après avoir maltraité les deux chiennes noires, a pleuré avec elles. Je ne suis pas moins curieux d’apprendre pourquoi une autre a le sein tout couvert de cicatrices. Quoique le calife eût prononcé ces paroles très distinctement, et que les trois dames les eussent entendues, le vizir Giafar, par un air de cérémonie, ne laissa pas de les leur répéter. Dès que le calife eut rassuré Zobéide par le discours qu’il venait de faire, elle lui donna de cette sorte la satisfaction qu’il lui demandait Histoire de Zobéide Retour à la Table des Matières Commandeur des croyants, dit-elle, l’histoire que j’ai à raconter à Votre Majesté est une des plus surprenantes dont on ait jamais entendu parler. Les deux chiennes noires et moi, sommes trois sœurs nées d’une même mère et d’un même père ; et je vous dirai par quel accident étrange elles ont été changées en chiennes. Les deux dames qui demeurent avec moi, qui sont ici présentes, sont aussi mes sœurs de même père, mais d’une autre mère. Celle qui a le sein couvert de cicatrices se nomme Amine ; l’autre s’appelle Safie et moi Zobéide. Après la mort de notre père, le bien qu’il nous avait laissé fut partagé entre nous également ; lorsque mes deux dernières sœurs eurent reçu leurs portions, elles se séparèrent et allèrent demeurer en particulier avec leur mère. Mes deux autres sœurs et moi restâmes avec la nôtre, qui vivait encore, et qui depuis, en mourant, nous laissa à chacune mille sequins. Lorsque nous eûmes touché ce qui nous appartenait, mes deux aînées se marièrent, suivirent leurs maris, et me laissèrent seule. Peu de temps après leur mariage, le mari de la première vendit tout ce qu’il avait de biens et de meubles, et avec l’argent qu’il en put faire, et celui de ma sœur, ils passèrent en Afrique. Là, le mari dépensa en bonne chère et en débauche tout son bien et celui que ma sœur lui avait apporté. Ensuite, se voyant réduit à la dernière misère, il trouva un prétexte pour la répudier, et la chassa. Elle revint à Bagdad, non sans avoir souffert des maux incroyables dans un si long voyage, et vint se réfugier chez moi, dans un état si digne de pitié, qu’elle en aurait inspiré aux cœurs les plus durs. Je la reçus avec toute l’affection qu’elle pouvait attendre de moi. Je lui demandai pourquoi je la voyais dans une si malheureuse situation ; elle m’apprit en pleurant la mauvaise conduite de son mari et l’indigne traitement qu’il lui avait fait. Je fus touchée de son malheur et j’en pleurai avec elle. Je la fis ensuite entrer au bain, je lui donnai de mes propres habits, je lui dis « Ma sœur, vous êtes mon aînée, et je vous regarde comme ma mère. Pendant votre absence, Dieu a béni le peu de biens qui m’est tombé en partage, et l’emploi que j’en fais à nourrir et à élever des vers à soie. Comptez que je n’ai rien qui ne soit à vous, et dont vous ne puissiez disposer comme moi-même. Nous demeurâmes toutes deux et vécûmes ensemble pendant plusieurs mois en bonne intelligence. Comme nous nous entretenions souvent de notre troisième sœur, et que nous étions surprises de ne pas apprendre de ses nouvelles, elle arriva en aussi mauvais état que notre aînée. Son mari l’avait traitée de la même sorte ; je la reçus avec la même amitié. Quelque temps après, mes deux sœurs, sous prétexte qu’elles m’étaient à charge, me dirent qu’elles étaient dans le dessein de se remarier. Je leur répondis que si elles n’avaient pas d’autres raisons que celle de m’être à charge, elles pouvaient continuer de demeurer avec moi en toute sûreté ; que mon bien suffisait pour nous entretenir toutes trois d’une manière conforme à notre condition. « Mais, ajoutai-je, je crains plutôt que vous n’ayez véritablement envie de vous remarier. Si cela était, je vous avoue que j’en serais fort étonnée. Après l’expérience que vous avez eue du peu de satisfaction qu’on a dans le mariage, y pouvez-vous penser une seconde fois ? Vous savez combien il est rare de trouver un mari parfaitement honnête homme. Croyez-moi, continuons de vivre ensemble le plus agréablement qu’il nous sera possible. » Tout ce que je leur dis fut inutile. Elles avaient pris la résolution de se remarier ; elles l’exécutèrent. Mais elles revinrent me trouver au bout de quelques mois, et me firent mille excuses de n’avoir pas suivi mon conseil. « Vous êtes notre cadette, me dirent-elles, mais vous êtes plus sage que nous. Si vous voulez bien nous recevoir encore dans votre maison, et nous regarder comme vos esclaves, il ne nous arrivera plus de faire une si grande faute. — Mes chères sœurs, leur répondis-je, je n’ai point changé à votre égard depuis notre dernière séparation ; revenez et jouissez avec moi de ce que j’ai. » Je les embrassai, et nous demeurâmes ensemble comme auparavant. Il y avait un an que nous vivions dans une union parfaite ; et voyant que Dieu avait béni mon petit fonds, je formai le dessein de faire un voyage par mer, et de hasarder quelque chose dans le commerce. Pour cet effet, je me rendis avec mes deux sœurs à Balsora, où j’achetai un vaisseau tout équipé, que je chargeai de marchandises que j’avais fait venir de Bagdad. Nous mîmes à la voile avec un vent favorable, et nous sortîmes bientôt du golfe Persique. Quand nous fûmes en pleine mer, nous prîmes la route des Indes ; et, après vingt jours de navigation, nous vîmes terre. C’était une montagne fort haute, au pied de laquelle nous aperçûmes une ville de grande apparence. Comme nous avions le vent frais, nous arrivâmes de bonne heure au port, et nous y jetâmes l’ancre. Je n’eus pas la patience d’attendre que mes sœurs fussent en état de m’accompagner ; je me fis débarquer seule, et j’allai droit à la porte de la ville. J’y vis une garde nombreuse de gens assis, et d’autres qui étaient debout avec un bâton à la main. Mais ils avaient tous l’air si hideux, que j’en fus effrayée. Remarquant toutefois qu’ils étaient immobiles, et qu’ils ne remuaient pas même les yeux, je me rassurai ; et m’étant approchée d’eux, je reconnus qu’ils étaient pétrifiés. J’entrai dans la ville, et passai par plusieurs rues où il y avait des hommes, d’espace en espace, dans toutes sortes d’attitudes ; mais ils étaient tous sans mouvement et pétrifiés. Au quartier des marchands, je trouvai la plupart des boutiques fermées, et j’aperçus dans celles qui étaient ouvertes des personnes aussi pétrifiées. Je jetai la vue sur les cheminées, et n’en voyant pas sortir de fumée, cela me fit juger que tout ce qui était dans les maisons, de même que ce qui était dehors, était changé en pierres. Étant arrivé dans une vaste place au milieu de la ville, je découvris une grande porte couverte de plaques d’or, dont les deux battants étaient ouverts. Une portière d’étoffe de soie paraissait tirée devant, et l’on voyait une lampe suspendue au-dessus de la porte. Après avoir considéré le bâtiment, je ne doutai pas que ce ne fût le palais du prince qui régnait en ce pays-là. Mais, fort étonnée de n’avoir rencontré aucun être vivant, j’allai jusque-là, dans l’espérance d’en trouver quelqu’un. Je levai la portière ; et, ce qui augmenta ma surprise, je ne vis sous le vestibule que quelques portiers ou gardes pétrifiés, les uns debout et les autres assis ou à demi-couchés. Je traversai une grande cour où il y avait beaucoup de monde les uns semblaient aller et les autres venir, et néanmoins ils ne bougeaient de leur place, parce qu’ils étaient pétrifiés comme ceux que j’avais déjà vus. Je passai dans une seconde cour, et de celle-là dans une troisième ; mais ce n’était partout qu’une solitude, et il y régnait un silence affreux. M’étant avancée dans une quatrième cour, je vis en face un très beau bâtiment dont les fenêtres étaient fermées d’un treillis d’or massif. Je jugeai que c’était l’appartement de la reine. J’y entrai. Il y avait dans une grande salle plusieurs eunuques noirs pétrifiés. Je passai ensuite dans une chambre très richement meublée, où j’aperçus une dame aussi changée en pierre. Je reconnus que c’était la reine à une couronne d’or qu’elle avait sur la tête et à un collier de perles très rondes et plus grosses que des noisettes. Je les examinai de près, et il me parut qu’on ne pouvait rien voir de plus beau. J’admirai quelque temps les richesses et la magnificence de cette chambre, et surtout le tapis de pied, les coussins, et le sofa garni d’une étoffe des Indes à fond d’or, avec des figures d’hommes et d’animaux en argent d’un travail admirable. De la chambre de la reine pétrifiée je passai dans plusieurs autres appartements et cabinets propres et magnifiques, qui me conduisirent dans une chambre d’une grandeur extraordinaire, où il y avait un trône d’or massif, élevé de quelques degrés, et enrichi de grosses émeraudes enchâssées, et sur le trône, un lit d’une riche étoffe, sur laquelle éclatait une broderie de perles. Ce qui me surprit plus que tout le reste, ce fut une lumière brillante qui partait de dessus ce lit. Curieuse de savoir ce qui la rendait, je montai ; et, avançant la tête, je vis sur un petit tabouret un diamant gros comme un œuf d’autruche, et si parfait, que je n’y remarquai nul défaut. Il brillait tellement, que je ne pouvais en soutenir l’éclat en le regardant au jour. Il y avait au chevet du lit, de l’un et de l’autre côté, un flambeau allumé, dont je ne compris pas l’usage. Cette circonstance néanmoins me fit juger qu’il y avait quelqu’un de vivant dans ce superbe palais ; car je ne pouvais croire que ces flambeaux pussent s’entretenir allumés d’eux-mêmes. Plusieurs autres singularités m’arrêtèrent dans cette chambre et le seul diamant dont je viens de parler la rendait d’un prix inestimable. Comme toutes les portes étaient ouvertes ou poussées seulement, je parcourus encore d’autres appartements aussi beaux que ceux que j’avais déjà vus. J’allai jusqu’aux offices et aux garde-meubles qui étaient remplis de richesses infinies, et je m’occupai si fort de toutes ces merveilles que je m’oubliai moi-même. Je ne pensais plus ni à mon vaisseau, ni à mes sœurs, je ne songeais qu’à satisfaire ma curiosité. Cependant la nuit approchait, et son approche m’avertissant qu’il était temps de me retirer, je voulus reprendre le chemin des cours par où j’étais venue ; mais il ne me fut pas aisé de le retrouver. Je m’égarai dans les appartements ; et me trouvant dans la grande chambre où était le trône, le lit, le gros diamant et les flambeaux allumés, je résolus d’y passer la nuit, et de remettre au lendemain de grand matin à regagner mon vaisseau. Je me jetai sur le lit, non sans quelque frayeur de me voir seule dans un lieu si désert, et ce fut sans doute cette crainte qui m’empêcha de dormir. Il était environ minuit, lorsque j’entendis la voix d’un homme qui lisait l’Alcoran de la même manière et du ton que nous avons coutume de le lire dans nos temples. Cela me donna beaucoup de joie. Je me levai aussitôt, et prenant un flambeau pour me conduire, j’allai de chambre en chambre du côté où j’entendais la voix. Je m’arrêtai à la porte d’un cabinet d’où je ne pouvais douter qu’elle ne partît. je posai le flambeau à terre, et regardant par une fente, il me parut que c’était un oratoire. En effet, il y avait, comme dans nos temples, une niche qui marquait où il fallait se tourner pour faire la prière, des lampes suspendues et allumées, et deux chandeliers avec de gros cierges de cire blanche, allumés de même. Je vis aussi un petit tapis étendu, de la forme de ceux qu’on étend chez nous pour se poser dessus et faire sa prière. Un jeune homme de bonne mine, assis sur ce tapis, récitait avec grande attention l’Alcoran qui était posé devant lui sur un petit pupitre. A cette vue, ravie d’admiration, je cherchais en mon esprit comment il se pouvait faire qu’il fût le seul vivant dans une ville où tout le monde était pétrifié, et je ne doutais pas qu’il n’y eût en cela quelque chose de très merveilleux. Comme la porte n’était que poussée, je l’ouvris ; j’entrai, et, me tenant debout devant la niche, je fis cette prière à haute voix : « Louange à Dieu, qui nous a favorisés d’une heureuse navigation ! Qu’il nous fasse la grâce de nous protéger de même jusqu’à notre arrivée en notre pays. Écoutez-moi, Seigneur, et exaucez ma prière. » Le jeune homme jeta les yeux sur moi et me dit : « Ma bonne dame, je vous prie de me dire qui vous êtes, et ce qui vous a amenée en cette ville désolée. En récompense, je vous apprendrai qui je suis, ce qui m’est arrivé, pour quel sujet les habitants de cette ville sont réduits en l’état où vous les avez vus, et pourquoi moi seul je suis sain et sauf dans un désastre si épouvantable. » Je lui racontai en peu de mots d’où je venais, ce qui m’avait engagé à faire ce voyage, et de quelle manière j’avais heureusement pris port après une navigation de vingt jours. En achevant, je le suppliai de s’acquitter à son tour de la promesse qu’il m’avait faite, et je lui témoignai combien j’étais frappée de la désolation affreuse que j’avais remarquée dans tous les endroits où j’avais passé. « Ma chère dame, dit alors le jeune homme, donnez-vous un moment de patience. » A ces mots, il ferma l’Alcoran, le mit dans un étui précieux et le posa dans la niche. Je pris ce temps-là pour le considérer attentivement, et je lui trouvai tant de grâce et de beauté, qu’il fit sur moi une impression qui m’avait été inconnue jusqu’alors. Il me fit asseoir près de lui, et avant qu’il commençât son discours, je ne pus m’empêcher de lui dire d’un air qui lui fit connaître les sentiments qu’il m’avait inspirés : « Aimable seigneur, cher objet de mon âme, on ne peut attendre avec plus d’impatience que je l’attends l’éclaircissement de tant de choses surprenantes qui ont frappé ma vue depuis le premier pas que j’ai fait pour entrer en cette ville ; et ma curiosité ne saurait être assez tôt satisfaite. Parlez, je vous en conjure ; apprenez-moi par quel miracle vous êtes seul en vie parmi tant de personnes mortes d’une manière inouïe. — Madame, me dit le jeune homme, vous m’avez fait assez voir que vous avez la connaissance du vrai Dieu, par la prière que vous venez de lui adresser. Vous allez entendre un effet très remarquable de sa grandeur et de sa puissance. Je vous dirai que cette ville était la capitale d’un puissant royaume, dont le roi mon père portait le nom. Ce prince, toute sa cour, les habitants de la ville et tous ses autres sujets étaient mages, adorateurs du feu et de Nardoun, ancien roi des géants rebelles à Dieu. Quoique né d’un père et d’une mère idolâtres, j’ai eu le bonheur d’avoir dans mon enfance pour gouvernante une bonne dame musulmane, qui savait l’Alcoran par cœur et l’expliquait parfaitement bien. « Mon prince, me disait-elle souvent, il n’y a qu’un vrai Dieu. Prenez garde d’en reconnaître et d’en adorer d’autres. » Elle m’apprit à lire en arabe ; et le livre qu’elle me donna pour m’exercer fut l’Alcoran. Dès que je fus capable de raison, elle m’expliqua tous les points de cet excellent livre, et elle m’en inspirait tout l’esprit à l’insu de mon père et de tout le monde. Elle mourut ; mais ce fut après m’avoir fait toutes les instructions dont j’avais besoin pour être pleinement convaincu des vérités de la religion musulmane. Depuis sa mort, j’ai persisté constamment dans les sentiments qu’elle m’a fait prendre, et j’ai en horreur le faux dieu Nardoun et l’adoration du feu. Il y a trois ans et quelques mois que tout à coup une voix bruyante se fit entendre si distinctement par toute la ville, que personne ne perdit une de ces paroles qu’elle prononça : « HABITANTS, ABANDONNEZ LE CULTE DE NARDOUN ET DU FEU. ADOREZ LE DIEU UNIQUE, QUI FAIT MISÉRICORDE. » La même voix se fit entendre trois années de suite ; mais, personne ne s’étant converti, le dernier jour de la troisième, à trois ou quatre heures du matin, tous les habitants généralement furent changés en pierres en un instant, chacun dans l’état et la posture où il se trouva. Le roi mon père éprouva le même sort : il fut métamorphosé en une pierre noire, tel qu’on le voit dans un endroit de ce palais, et la reine ma mère eut une pareille destinée. Je suis le seul sur qui Dieu n’ait pas fait tomber ce châtiment terrible. Depuis ce temps-là, je continue de le servir avec plus de ferveur que jamais ; et je suis persuadé, ma belle dame, qu’il vous envoie pour ma consolation ; je lui en rends des grâces infinies ; car je vous avoue que cette solitude m’est bien ennuyeuse. Tout ce récit, et particulièrement ces derniers mots, achevèrent de m’enflammer pour lui. « Prince, lui dis-je, il n’en faut pas douter, c’est la Providence qui m’a attirée dans votre port pour vous présenter l’occasion de vous éloigner d’un lieu si funeste. Le vaisseau sur lequel je suis venue vous prouvera que je suis en quelque considération à Bagdad, où j’ai laissé d’autres biens assez considérables. J’ose vous y offrir une retraite jusqu’à ce que le puissant Commandeur des croyants, le vicaire du grand Prophète que vous reconnaissez, vous ait rendu tous les honneurs que vous méritez. Ce célèbre prince demeure à Bagdad, et il ne sera pas plus tôt informé de votre arrivée en sa capitale, qu’il vous fera connaître qu’on n’implore pas en vain son appui. Il n’est pas possible que vous demeuriez davantage dans une ville où tous les objets doivent vous être insupportables. Mon vaisseau est à votre service, et vous en pouvez disposer absolument. » Il accepta l’offre, et nous passâmes le reste de la nuit à nous entretenir de notre embarquement. Dès que le jour parut, nous sortîmes du palais et nous nous rendîmes au port, où nous trouvâmes mes sœurs, le capitaine et mes esclaves fort en peine de moi. Après avoir présenté mes sœurs au prince, je leur racontai ce qui m’avait empêchée de revenir au vaisseau le jour précédent, la rencontre du jeune prince, son histoire et le sujet de la désolation d’une si belle ville. Les matelots employèrent plusieurs jours à débarquer les marchandises que j’avais apportées, et à embarquer à leur place tout ce qu’il y avait de plus précieux dans le palais en pierreries, en or et en argent. Nous laissâmes les meubles et une infinité de pièces d’orfèvrerie, parce que nous ne pouvions les emporter. Il nous aurait fallu plusieurs vaisseaux pour transporter à Bagdad toutes les richesses que nous avions devant les yeux. Après que nous eûmes chargé le vaisseau des choses que nous y voulûmes mettre, nous prîmes les provisions et l’eau dont nous jugeâmes avoir besoin pour notre voyage. A l’égard des provisions, il nous en restait encore beaucoup de celles que nous avions embarquées à Balsora. Enfin nous mîmes à la voile avec un vent tel que nous pouvions le souhaiter. Le jeune prince, mes sœurs et moi, nous nous entretenions tous les jours agréablement ensemble ; mais, hélas ! notre union ne dura pas longtemps. Mes sœurs devinrent jalouses de l’intelligence qu’elles remarquèrent entre le jeune prince et moi, et me demandèrent un jour malicieusement ce que nous ferions de lui lorsque nous serions arrivées à Bagdad. Je m’aperçus bien qu’elles ne me faisaient cette question que pour découvrir mes sentiments. C’est pourquoi, faisant semblant de tourner la chose en plaisanterie, je leur répondis que je le prendrais pour mon époux : ensuite, me tournant vers le prince, je lui dis : « Mon prince, je vous supplie d’y consentir. Dès que nous serons à Bagdad, mon dessein est de vous offrir ma personne, pour être votre très humble esclave, pour vous rendre mes services et vous reconnaître pour le maître absolu de mes volontés. — Madame, répondit le prince, je ne sais si vous plaisantez ; mais pour moi, je vous déclare fort sérieusement devant mesdames vos sœurs que dès ce moment j’accepte de bon cœur l’offre que vous me faites, non pas pour vous regarder comme une esclave, mais comme ma dame et ma maîtresse, et je ne prétends avoir aucun empire sur vos actions. » Mes sœurs changèrent de couleur à ce discours, et je remarquai depuis ce temps-là qu’elles n’avaient plus pour moi les mêmes sentiments qu’auparavant. Nous étions dans le golfe Persique, et nous approchions de Balsora, où, avec le bon vent que nous avions toujours, j’espérais que nous arriverions le lendemain. Mais la nuit, pendant que je dormais, mes sœurs prirent leur temps, et me jetèrent à la mer ; elles traitèrent de la même sorte le prince, qui fut noyé. Je me soutins quelques moments sur l’eau, et par bonheur, ou plutôt par miracle, je trouvai fond. Je m’avançai vers une noirceur qui me paraissait terre, autant que l’obscurité me permettait de la distinguer. Effectivement je gagnai une plage, et le jour me fit connaître que j’étais dans une petite île déserte, située environ à vingt milles de Balsora. J’eus bientôt fait sécher mes habits au soleil ; et en marchant je remarquai plusieurs sortes de fruits et même de l’eau douce ; ce qui me donna quelque espérance que je pourrais conserver ma vie. Je me reposais à l’ombre, lorsque je vis un serpent ailé fort gros et fort long, qui s’avançait vers moi en se démenant à droite et à gauche et tirant la langue ; cela me fit juger que quelque mal le pressait. Je me levai ; et m’apercevant qu’il était suivi d’un autre serpent plus gros qui le tenait par la queue et faisait ses efforts pour le dévorer, j’en eus pitié. Au lieu de fuir, j’eus la hardiesse et le courage de prendre une pierre qui se trouva par hasard auprès de moi ; je la jetai de toute ma force contre le plus gros serpent ; je le frappai à la tête et l’écrasai. L’autre, se sentant en liberté, ouvrit aussitôt ses ailes, et s’envola : je le regardai longtemps en l’air comme une chose extraordinaire ; mais l’ayant perdu de vue, je me rassis à l’ombre dans un autre endroit, et je m’endormis. A mon réveil, imaginez-vous quelle fut ma surprise de voir près de moi une femme noire, qui avait des traits vifs et agréables, et qui tenait à l’attache deux chiennes de la même couleur. Je me mis sur mon séant, et lui demandai qui elle était. « Je suis, me répondit-elle, le serpent que vous avez délivré de son cruel ennemi il n’y a pas longtemps. J’ai cru ne pouvoir mieux reconnaître le service important que vous m’avez rendu, qu’en faisant l’action que je viens de faire. J’ai su la trahison de vos sœurs ; et pour vous en venger, dès que j’ai été libre par vos généreux secours, j’ai appelé plusieurs de mes compagnes, qui sont fées comme moi ; nous avons transporté toute la charge de votre vaisseau dans vos magasins de Bagdad, après quoi nous l’avons submergé. Ces deux chiennes noires sont vos deux sœurs, à qui j’ai donné cette forme. Ce châtiment ne suffit pas, et je veux que vous les traitiez encore de la manière que je vous dirai. » A ces mots, la fée m’embrassa étroitement d’un de ses bras, et les deux chiennes de l’autre, et nous transporta chez moi à Bagdad, où je vis dans mon magasin toutes les richesses dont mon vaisseau avait été chargé. Avant que de me quitter, elle me livra les deux chiennes, et me dit : « Sous peine d’être changée comme elles en chienne, je vous ordonne de la part de celui qui confond les mers, de donner toutes les nuits cent coups de fouet à chacune de vos sœurs, pour les punir du crime qu’elles ont commis contre votre personne et contre le jeune prince qu’elles ont noyé. » Je fus obligée de lui promettre que j’exécuterais son ordre. Depuis ce temps-là, je les ai traitées chaque nuit, à regret, de la même manière dont Votre Majesté a été témoin. Je leur témoigne par mes pleurs avec combien de douleur et de répugnance je m’acquitte d’un si cruel devoir : et vous voyez bien qu’en cela je suis plus à plaindre qu’à blâmer. S’il y a quelque chose qui me regarde dont vous puissiez souhaiter d’être informé, ma sœur Amine vous en donnera l’éclaircissement par le récit de son histoire. Après avoir écouté Zobéide avec admiration, le calife fit prier par son grand vizir l’agréable Amine de vouloir bien lui expliquer pourquoi elle était marquée de cicatrices. Amine, pour lui obéir, commença son histoire en ces termes Histoire d’Amine Retour à la Table des Matières Commandeur des croyants, dit-elle, pour ne pas répéter les choses dont Votre Majesté a déjà été instruite par l’histoire de ma sœur, je vous dirai que ma mère, ayant pris une maison pour passer son veuvage en particulier, me donna en mariage, avec le bien que mon père m’avait laissé, à un des plus riches héritiers de cette ville. La première année de mon mariage n’était pas écoulée, que je demeurai veuve et en possession de tout le bien de mon mari, qui montait à quatre-vingt-dix mille sequins. Le revenu seul de cette somme suffisait de reste pour me faire passer ma vie fort honnêtement. Cependant, dès que les premiers six mois de mon deuil furent passés, je me fis faire dix habits différents, d’une si grande magnificence, qu’ils revenaient à mille sequins chacun, et je commençai au bout de l’année à les porter {25}. Un jour que j’étais seule, occupée à mes affaires domestiques, on me vint dire qu’une dame demandait à me parler. J’ordonnai qu’on la fît entrer. C’était une personne fort avancée en âge. Elle me salua en baisant la terre, et me dit en demeurant sur ses genoux « Ma bonne dame, je vous supplie d’excuser la liberté que je prends de vous venir importuner : la confiance que j’ai en votre charité me donne cette hardiesse. Je vous dirai, mon honorable dame, que j’ai une fille orpheline qui doit se marier aujourd’hui, qu’elle et moi sommes étrangères, et que nous n’avons pas la moindre connaissance dans cette ville. Cela nous donne de la confusion ; car nous voudrions faire connaître à la famille nombreuse avec laquelle nous allons faire alliance, que nous ne sommes pas des inconnues, et que nous avons quelque crédit. C’est pourquoi, ma charitable dame, si vous avez pour agréable d’honorer ces noces de votre présence, nous vous aurons d’autant plus d’obligation, que les dames de notre pays connaîtront que nous ne sommes pas regardées ici comme des misérables, quand elles apprendront qu’une personne de votre rang n’aura pas dédaigné de nous faire un si grand honneur. Mais, hélas ! si vous rejetez ma prière, quelle mortification pour nous ! Nous ne savons à qui nous adresser. » Ce discours, que la pauvre dame entremêla de larmes, me toucha de compassion. « Ma bonne mère, lui dis-je, ne vous affligez pas ; je veux bien vous faire le plaisir que vous me demandez : dites-moi où il faut que j’aille ; je ne veux que le temps de m’habiller un peu proprement. » La vieille dame, transportée de joie à cette réponse, fut plus prompte à me baiser les pieds que je ne le fus à l’en empêcher. « Ma charitable dame, reprit-elle en se relevant, Dieu vous récompensera de la bonté que vous avez pour vos servantes, et comblera votre cœur de satisfaction, de même que vous en comblez le nôtre. Il n’est pas encore besoin que vous preniez cette peine ; il suffira que vous veniez avec moi sur et soir, à l’heure que je viendrai vous prendre. Adieu, madame, ajouta-t-elle, jusqu’à l’honneur de vous voir. » Aussitôt qu’elle m’eut quittée, je pris celui de mes habits qui me plaisait davantage, avec un collier de grosses perles, des bracelets, des bagues et des pendants d’oreilles de diamants les plus fins et les plus brillants. J’eus un pressentiment de ce qui me devait arriver. La nuit commençait à paraître, lorsque la vieille dame arriva chez moi, d’un air qui marquait beaucoup de joie. Elle me baisa la main, et me dit : « Ma chère dame, les parentes de mon gendre, qui sont les premières dames de la ville sont assemblées. Vous viendrez quand il vous plaira : me voilà prête à vous servir de guide. » Nous partîmes aussitôt ; elle marcha devant moi, et je la suivis avec un grand nombre de mes femmes esclaves proprement habillées. Nous nous arrêtâmes dans une rue fort large, nouvellement balayée et arrosée, à une grande porte éclairée par un fanal, dont la lumière me fit lire cette inscription qui était au-dessus de la porte, en lettres d’or « C’EST ICI LA DEMEURE ÉTERNELLE DES PLAISIRS ET DE LA JOIE. » La vieille dame frappa, et l’on ouvrit à l’instant. On me conduisit au fond de la cour, dans une grande salle, où je fus reçue par une jeune dame d’une beauté sans pareille. Elle vint au-devant de moi ; et après m’avoir embrassée et fait asseoir près d’elle dans un sofa, où il y avait un trône d’un bois précieux, rehaussé de diamants : « Madame, me dit-elle, on vous a fait venir ici pour assister à des noces ; mais j’espère que ces noces seront autres que celles que vous vous imaginez. J’ai un frère, qui est le mieux fait et le plus accompli de tous les hommes ; il est si charmé du portrait qu’il a entendu faire de votre beauté, que son sort dépend de vous, et qu’il sera très malheureux si vous n’avez pitié de lui. Il sait le rang que vous tenez dans le monde : et je puis vous assurer que le sien n’est pas indigne de votre alliance. Si mes prières, madame, peuvent quelque chose sur vous, je les joins aux siennes, et vous supplie de ne pas rejeter l’offre qu’il vous fait de vous recevoir pour femme. » Depuis la mort de mon mari, je n’avais pas encore eu la pensée de me remarier ; mais je n’eus pas la force de refuser une si belle personne. Dès que j’eus consenti à la chose par un silence accompagné d’une rougeur qui parut sur mon visage, la jeune dame frappa des mains un cabinet s’ouvrit aussitôt, et il en sortit un jeune homme d’un air si majestueux, et qui avait tant de grâce, que je m’estimai heureuse d’avoir fait une si belle conquête. Il prit place auprès de moi ; et je connus par l’entretien que nous eûmes, que son mérite était encore au-dessus de ce que sa sœur m’en avait dit. Lorsqu’elle vit que nous étions contents l’un de l’autre, elle frappa des mains une seconde fois, et un cadi {26} entra, qui dressa notre contrat de mariage, le signa, et le fit signer aussi par quatre témoins qu’il avait amenés avec lui. La seule chose que mon nouvel époux exigea de moi fut que je ne me ferais point voir ni ne parlerais à aucun homme qu’à lui ; et il me jura qu’à cette condition j’aurais tout sujet d’être contente de lui. Notre mariage fut conclu et achevé de cette manière ; ainsi je fus la principale actrice des noces auxquelles j’avais été invitée seulement. Un mois après notre mariage, ayant besoin de quelque étoffe, je demandai à mon mari la permission de sortir pour aller faire cette emplette. Il me l’accorda, et je pris pour m’accompagner la vieille dame dont j’ai déjà parlé, qui était de la maison, et deux de mes femmes esclaves. Quand nous fûmes dans la rue des Marchands, la vieille dame me dit : « Ma bonne maîtresse, puisque vous cherchez une étoffe de soie, il faut que je vous mène chez un jeune marchand que je connais ici ; il en a de toutes sortes ; et sans vous fatiguer à courir de boutique en boutique, je puis vous assurer que vous trouverez chez lui ce que vous ne trouveriez pas ailleurs. » Je me laissai conduire, et nous entrâmes dans la boutique d’un jeune marchand assez bien fait. Je m’assis, et lui fis dire par la vieille dame de me montrer les plus belles étoffes de soie qu’il eût. La vieille voulait que je lui fisse la demande moi-même ; mais je lui dis qu’une des conditions de mon mariage était de ne parler à aucun homme qu’à mon mari, et que je ne devais pas y contrevenir. Le marchand me montra plusieurs étoffes, dont l’une m’ayant convenu plus que les autres, je lui fis demander combien il l’estimait. Il répondit à la vieille « Je ne la lui vendrai ni pour or ni pour argent ; mais je lui en ferai présent, si elle veut bien me permettre de la baiser à la joue. » J’ordonnai à la vieille de lui dire qu’il était bien hardi de me faire cette proposition. Mais au lieu de m’obéir, elle me représenta que ce que le marchand demandait n’était pas une chose fort importante, qu’il ne s’agissait point de parler, mais seulement de présenter la joue, et que ce serait une affaire bientôt faite. J’avais tant d’envie d’avoir l’étoffe, que je fus assez simple pour suivre ce conseil. La vieille dame et mes femmes se mirent devant, afin qu’on ne me vît pas, et je me dévoilai ; mais au lieu de me baiser, le marchand me mordit jusqu’au sang. La douleur et la surprise furent telles, que j’en tombai évanouie, et je demeurai assez longtemps en cet état, pour donner — au marchand celui de fermer sa boutique et de prendre la fuite. Lorsque je fus revenue à moi, je me sentis la joue tout ensanglantée. La vieille dame et mes femmes avaient eu soin de la couvrir d’abord de mon voile, afin que le monde qui accourut ne s’aperçût de rien et crût que ce n’était qu’une faiblesse qui m’avait prise. La vieille qui m’accompagnait, extrêmement mortifiée de l’accident qui m’était arrivé, tâcha de me rassurer. « Ma bonne maîtresse, me dit-elle, je vous demande pardon : je suis cause de ce malheur. Je vous ai amenée chez ce marchand parce qu’il est de mon pays ; et je ne l’aurais jamais cru capable d’une si grande méchanceté ; mais ne vous affligez pas ne perdons point de temps, retournons au logis ; je vous donnerai un remède qui vous guérira en trois jours si parfaitement, qu’il n’y aura pas la moindre marque. » Mon évanouissement m’avait rendue si faible, qu’à peine pouvais-je marcher. J’arrivai néanmoins au logis ; mais je tombai une seconde fois en faiblesse en entrant dans ma chambre. Cependant la vieille m’appliqua son remède ; je revins à moi et me mis au lit. La nuit venue, mon mari arriva ; il s’aperçut que j’avais la tête enveloppée ; il me demanda ce que j’avais. Je répondis que c’était un mal de tête ; et j’espérais qu’il en demeurerait là ; mais il prit une bougie, et voyant que j’étais blessée à la joue. « D’où vient cette blessure ? » me dit-il. Quoique je ne fusse pas fort criminelle, je ne pouvais me résoudre à lui avouer la chose ; faire cet aveu à un mari me paraissait choquer la bienséance. Je lui dis que comme j’allais acheter une étoffe de soie, avec la permission qu’il m’en avait donnée, un porteur chargé de bois avait passé si près de moi dans une rue fort étroite, qu’un bâton m’avait fait une égratignure au visage, mais que c’était peu de chose. Cette raison mit mon mari en colère. « Cette action, me dit-il, ne demeurera pas impunie. Je donnerai ordre demain au lieutenant de police d’arrêter tous ces brutaux de porteurs et de les faire tous pendre. » Dans la crainte que j’eus d’être cause de la mort de tant d’innocents, je lui dis : « Seigneur, je serais fâchée qu’on fît une si grande injustice ; gardez-vous bien de la commettre : je me croirais indigne de pardon si j’avais causé ce malheur. — Dites-moi bien sincèrement, reprit-il, ce que je dois penser de votre blessure. » Je lui repartis qu’elle m’avait été faite par l’inadvertance d’un vendeur de balais monté sur son âne ; qu’il venait derrière moi, la tête tournée d’un autre côté ; que son âne m’avait poussée si rudement que j’étais tombée et que j’avais donné de la joue contre du verre. « Cela étant, dit alors mon mari, le soleil ne se lèvera pas demain que le grand vizir Giafar ne soit averti de cette insolence. Il fera mourir tous ces marchands de balais. — Au nom de Dieu, seigneur, interrompis-je, je vous supplie de leur pardonner ; ils ne sont pas coupables. — Comment donc, madame ! dit-il ; que faut-il que je croie ? Parlez, je veux absolument apprendre de votre bouche la vérité. — Seigneur, lui répondis-je, il m’a pris un étourdissement, et je suis tombée ; voilà le fait. » A ces dernières paroles, mon époux perdit patience. « Ah ! s’écria-t-il, c’est trop longtemps écouter des mensonges. » En disant cela, il frappa des mains, et trois esclaves entrèrent : « Tirez-la hors du lit, leur dit-il, étendez-la au milieu de la chambre. » Les esclaves exécutèrent son ordre ; et comme l’un me tenait par la tête, et l’autre par les pieds, il commanda au troisième d’aller prendre un sabre ; et quand il l’eut apporté : « Frappe, lui dit-il, coupe-lui le corps en deux, et va le jeter dans le Tigre. Qu’il serve de pâture aux poissons : c’est le châtiment que je fais aux personnes à qui j’ai donné mon cœur, et qui me manquent de foi. » Comme il vit que l’esclave ne se hâtait pas d’obéir : « Frappe donc, continua-t-il. Qui t’arrête ? Qu’attends-tu ? — Madame, me dit alors l’esclave, vous touchez au dernier moment de votre vie : voyez s’il y a quelque chose dont vous vouliez disposer avant votre mort. » Je demandai la liberté de dire un mot. Elle me fut accordée. Je soulevai la tête, et regardant mon époux bien tendrement : « Hélas ! lui dis-je, en quel état me voilà réduite ! Il faut donc que je meure dans mes beaux jours ! » Je voulais poursuivre ; mais mes larmes et mes soupirs m’en empêchèrent. Cela ne toucha pas mon époux. Au contraire, il me fit des reproches auxquels il eût été inutile de répondre. J’eus recours aux prières ; mais il ne les écouta pas, et il ordonna à l’esclave de faire son devoir. En ce moment, la vieille dame, qui avait été nourrice de mon époux, entra ; et se jetant à ses pieds pour tâcher de l’apaiser : « Mon fils, lui dit-elle, pour prix de vous avoir nourri et élevé, je vous conjure de m’accorder sa grâce. Considérez que l’on tue celui qui tue, et que vous allez flétrir votre réputation et perdre l’estime des hommes. Que ne diront-ils point d’une colère si sanglante ? » Elle prononça ces paroles d’un air si touchant, et elle les accompagna de tant de larmes, qu’elles firent une forte impression sur mon époux. « Eh bien, dit-il à sa nourrice, pour l’amour de vous je lui donne la vie. Mais je veux qu’elle porte des marques qui la fassent souvenir de son crime. » A ces mots, un esclave, par son ordre, me donna de toute sa force, sur les côtes et sur la poitrine, tant de coups d’une petite canne pliante qui enlevait la peau et la chair, que j’en perdis connaissance. Après cela, il me fit porter par les mêmes esclaves ministres de sa fureur, dans une maison où la vieille eut grand soin de moi. Je gardai le lit quatre mois. Enfin je guéris ; mais les cicatrices que vous vîtes hier, contre mon intention, me sont restées depuis. Dès que je fus en état de marcher et de sortir, je voulus retourner à la maison que j’avais eue de mon premier mari ; mais je n’y trouvai que la place. Mon second époux, dans l’excès de sa colère, ne s’était pas contenté de la faire abattre, il avait fait même raser toute la rue où elle était située. Cette violence était sans doute inouïe ; mais contre qui aurais-je fait ma plainte ? L’auteur avait pris des mesures pour se cacher, et je n’ai pu le connaître. D’ailleurs, quand je l’aurais connu, ne voyais-je pas bien que le traitement qu’on me faisait partait d’un pouvoir absolu ? Aurais-je osé m’en plaindre ? Désolée, dépourvue de toutes choses, j’eus recours à ma chère sœur Zobéide, qui vient de raconter son histoire à Votre Majesté, et je lui fis le récit de ma disgrâce. Elle me reçut avec sa bonté ordinaire et m’exhorta à la supporter patiemment. « Voilà quel est le monde, dit-elle ; il nous ôte ordinairement nos biens, ou nos amis, ou nos amants, et souvent le tout ensemble. » En même temps, pour me prouver ce qu’elle me disait, elle me raconta la perte du jeune prince, causée par la jalousie de ses deux sœurs. Elle m’apprit ensuite de quelle manière elles avaient été changées en chiennes. Enfin, après m’avoir donné mille marques d’amitié, elle me présenta ma cadette, qui s’était retirée chez elle après la mort de notre mère. Ainsi, remerciant Dieu de nous avoir toutes trois assemblées, nous résolûmes de vivre libres sans nous séparer jamais. Il y a longtemps que nous menons cette vie tranquille ; et comme je suis chargée de la dépense de la maison, je me fais un plaisir d’aller moi-même faire les provisions dont nous avons besoin. J’en allai acheter hier, et les fis apporter par un porteur, homme d’esprit et d’humeur agréable, que nous retînmes pour nous divertir. Trois calenders survinrent au commencement de la nuit, et nous prièrent de leur donner retraite jusqu’à ce matin. Nous les reçûmes à une condition qu’ils acceptèrent ; et après les avoir fait asseoir à notre table, ils nous régalaient d’un concert à leur mode, lorsque nous entendîmes frapper à notre porte. C’étaient trois marchands de Moussoul, de fort bonne mine, qui nous demandèrent la même grâce que les calenders ; nous la leur accordâmes à la même condition. Mais ils ne l’observèrent ni les uns ni les autres ; néanmoins, quoique nous fussions en état aussi bien qu’en droit de les punir, nous nous contentâmes d’exiger d’eux le récit de leur histoire ; et nous bornâmes notre vengeance à les renvoyer ensuite et à les priver de la retraite qu’ils nous avaient demandée. Le calife Haroun-al-Raschid fut très content d’avoir appris ce qu’il voulait savoir, et témoigna publiquement l’admiration que lui causait tout ce qu’il venait d’entendre. Puis il voulut donner des marques de sa grandeur et de sa générosité aux calenders princes, et faire sentir aussi aux trois dames des effets de sa bonté. Sans se servir du ministère de son grand vizir, il dit lui-même à Zobéide « Madame, cette fée qui se fit voir d’abord à vous en serpent, et qui vous a imposé une si rigoureuse loi, ne vous a-t-elle point parlé de sa demeure, ou plutôt ne vous promit-elle pas de vous revoir et de rétablir les deux chiennes en leur premier état ? » « Commandeur des croyants, répondit Zobéide, j’ai oublié de dire à Votre Majesté que la fée me mit entre les mains un petit paquet de cheveux, en me disant qu’un jour j’aurais besoin de sa présence, et qu’alors si je voulais seulement brûler deux brins de ces cheveux, elle serait à moi dans le moment, quand elle serait au-delà du mont Caucase. — Madame, reprit le calife, où est ce paquet de cheveux ? a Elle repartit que depuis ce temps-là elle avait eu grand soin de le porter toujours avec elle. En effet, elle le tira ; et ouvrant un peu la portière qui la cachait, elle le lui montra. « Eh bien, répliqua le calife, faisons venir la fée ; vous ne sauriez l’appeler plus à propos, puisque je le souhaite. » Zobéide y ayant consenti, on apporta du feu, et elle mit dessus tout le paquet de cheveux. A l’instant même, le palais s’ébranla, et la fée parut devant le calife, sous la figure d’une dame habillée très magnifiquement. « Commandeur des croyants, dit-elle à ce prince, vous me voyez prête à recevoir vos commandements. La dame qui vient de m’appeler par votre ordre m’a rendu un service important. Pour lui en marquer ma reconnaissance, je l’ai vengée de la perfidie de ses sœurs en les changeant en chiennes ; mais si Votre Majesté le désire, je vais leur rendre leur figure naturelle. » « Belle fée, lui répondit le calife, vous ne pouvez me faire un plus grand plaisir ; faites-leur cette grâce ; après cela, je chercherai les moyens de les consoler d’une si rude pénitence ; mais auparavant j’ai encore une prière à vous faire en faveur de la dame qui a été si cruellement maltraitée par un mari inconnu. Comme vous savez une infinité de choses, il est à croire que vous n’ignorez pas celle-ci, obligez-moi de me nommer le barbare qui ne s’est pas contenté d’exercer sur elle une si grande cruauté, mais qui lui a même enlevé très injustement tout le bien qui lui appartenait. Je m’étonne qu’une action si injuste, si inhumaine, et qui fait tort à mon autorité, ne soit pas venue jusqu’à moi. — Pour faire plaisir à Votre Majesté, répliqua la fée, je remettrai les deux chiennes en leur premier état ; je guérirai la dame de ses cicatrices, de manière qu’il ne paraîtra pas que jamais elle ait été frappée ; et ensuite je vous nommerai celui qui l’a fait maltraiter ainsi. » Le calife envoya prendre les deux chiennes chez Zobéide ; et, lorsqu’on les eut amenées, on présenta une tasse pleine d’eau à la fée, qui l’avait demandée. Elle prononça dessus des paroles que personne n’entendit, et elle en jeta sur Amine et sur les deux chiennes. Elles furent changées en deux dames d’une beauté surprenante, et les cicatrices d’Amine disparurent. Alors la fée dit au calife : « Commandeur des croyants, il faut vous découvrir présentement quel est l’époux inconnu que vous cherchez. Il vous appartient de fort près, puisque c’est le prince Amin, votre fils aîné, frère du prince Mamoun. Étant devenu passionnément amoureux de cette dame, sur le récit qu’on lui avait fait de sa beauté, il trouva un prétexte pour l’attirer chez lui, où il l’épousa. A l’égard des coups qu’il lui a fait donner, il est excusable en quelque façon. La dame son épouse avait eu un peu trop de facilité ; et les excuses qu’elle lui avait apportées étaient capables de faire croire qu’elle avait fait plus de mal qu’il n’y en avait. C’est tout ce que je puis dire pour satisfaire votre curiosité. » En achevant ces paroles, elle salua le calife et disparut. Ce prince, rempli d’admiration, et content des changements qui venaient d’arriver par son moyen, fit des actions dont il sera parlé éternellement. Il fit premièrement appeler le prince Amin, son fils, lui dit qu’il savait son mariage secret, et lui apprit la cause de la blessure d’Amine. Le prince n’attendit pas que son père lui parlât de la reprendre, il la reprit à l’heure même. Le calife déclara ensuite qu’il donnait son cœur et sa main à Zobéide, et proposa les trois autres sœurs aux trois calenders, fils de rois, qui les acceptèrent pour femmes avec beaucoup de reconnaissance. Le calife leur assigna à chacun un palais magnifique dans la ville de Bagdad ; il les éleva aux premières charges de son empire, et les admit dans ses conseils. Le premier cadi de Bagdad, appelé avec des témoins, dressa les contrats de mariage. ; et le fameux calife Haroun-al-Raschid, en faisant le bonheur de tant de personnes qui avaient éprouvé des disgrâces incroyables, s’attira mille bénédictions. Il n’était pas jour encore lorsque Schéhérazade acheva l’histoire précédente, qui avait été bien des fois interrompue et continuée. Cela lui donna lieu d’en commencer une autre. Ainsi, adressant la parole au sultan, elle lui dit : Histoire de Sindbad le Marin Retour à la Table des Matières Sire, sous le règne du calife Haroun-al-Raschid, dont je viens de parler, il y avait à Bagdad un pauvre porteur qui se nommait Hindbad. Un jour qu’il faisait une chaleur excessive, il portait une charge très pesante d’une extrémité de la ville à une autre. Comme il était fort fatigué du chemin qu’il avait déjà fait, et qu’il lui en restait encore beaucoup à faire, il arriva dans une rue où régnait un doux zéphyr, et dont le pavé était arrosé d’eau de rose. Ne pouvant désirer un vent plus favorable pour se reposer et reprendre de nouvelles forces, il posa sa charge à terre, et s’assit dessus auprès d’une grande maison. Il se sut bientôt très bon gré de s’être arrêté en cet endroit ; car son odorat fut agréablement frappé d’un parfum exquis de bois d’aloès et de pastilles, qui sortait par les fenêtres de cet hôtel, et qui, se mêlant avec l’odeur de l’eau de rose, achevait d’embaumer l’air. Outre cela, il entendit en dedans un concert de divers instruments, accompagnés du ramage harmonieux d’un grand nombre de rossignols et d’autres oiseaux particuliers au climat de Bagdad. Cette gracieuse mélodie et la fumée de plusieurs sortes de viandes qui se faisaient sentir lui firent juger qu’il y avait là quelque festin et qu’on s’y réjouissait. Il voulut savoir qui demeurait en cette maison qu’il ne connaissait pas bien, parce qu’il n’avait pas eu occasion de passer souvent par cette rue. Pour satisfaire sa curiosité, il s’approcha de quelques domestiques, magnifiquement habillés, qu’il vit à la porte, et demanda à l’un d’entre eux comment s’appelait le maître de cet hôtel. « Hé quoi ! lui répondit le domestique, vous demeurez à Bagdad, et vous ignorez que c’est ici la demeure du seigneur Sindbad le marin, de ce fameux voyageur qui a parcouru toutes les mers que le soleil éclaire ? » Le porteur, qui avait ouï parler des richesses de Sindbad, ne put s’empêcher de porter envie à un homme dont la condition lui paraissait aussi heureuse qu’il trouvait la sienne déplorable. L’esprit aigri par ses réflexions, il leva les yeux au ciel, et dit assez haut pour être entendu : « Puissant créateur de toutes choses, considérez la différence qu’il y a entre Sindbad et moi ; je souffre tous les jours mille fatigues et mille maux ; et j’ai bien de la peine à me nourrir, moi et ma famille, de mauvais pain d’orge, pendant que l’heureux Sindbad dépense avec profusion d’immenses richesses et mène une vie pleine de délices. Qu’a-t-il fait pour obtenir de vous une destinée si agréable ? Qu’ai-je fait pour en mériter une si rigoureuse ? » En achevant ces paroles, il frappa du pied contre terre, comme un homme entièrement possédé de sa douleur et de son désespoir. Il était encore occupé de ses tristes pensées, lorsqu’il vit sortir de l’hôtel un valet qui vint à lui, et qui, le prenant par le bras, lui dit : « Venez, suivez-moi ; le seigneur Sindbad, mon maître, veut vous parler. » Hindbad ne fut pas peu surpris du compliment qu’on lui faisait. Après le discours qu’il venait de tenir, il avait sujet de craindre que Sindbad ne l’envoyât chercher pour lui faire quelque mauvais traitement ; c’est pourquoi il voulut s’excuser sur ce qu’il ne pouvait abandonner sa charge au milieu de la rue ; mais le valet de Sindbad l’assura qu’on y prendrait garde, et le pressa tellement sur l’ordre dont il était chargé, que le porteur fut obligé de se rendre à ses instances. Le valet l’introduisit dans une grande salle, où il y avait un bon nombre de personnes autour d’une table couverte de toutes sortes de mets délicats. On voyait à la place d’honneur un personnage grave, bien fait et vénérable par une longue barbe blanche ; et derrière lui, étaient debout une foule d’officiers et de domestiques fort empressés à le servir. Ce personnage était Sindbad. Le porteur, dont le trouble s’augmenta à la vue de tant de monde et d’un festin si superbe, salua la compagnie en tremblant. Sindbad lui dit de s’approcher ; et après l’avoir fait asseoir à sa droite, il lui servit à manger lui-même, et lui fit donner à boire d’un excellent vin, dont le buffet était abondamment garni. Sur la fin du repas, Sindbad, remarquant que ses convives ne mangeaient plus, prit la parole ; et s’adressant à Hindbad, qu’il traita de frère, selon la coutume des Arabes lorsqu’ils se parlent familièrement, lui demanda comment il se nommait, et quelle était sa profession. « Seigneur, lui répondit-il, je m’appelle Hindbad. — Je suis bien aise de vous voir, reprit Sindbad, et je vous réponds que la compagnie vous voit aussi avec plaisir ; mais je souhaiterais apprendre de vous-même ce que vous disiez tantôt dans la rue. » Sindbad, avant que de se mettre à table, avait entendu tout son discours par la fenêtre ; et c’était ce qui l’avait engagé à le faire appeler. A cette demande, Sindbad, plein de confusion, baissa la tête et repartit « Seigneur, je vous avoue que ma lassitude m’avait mis en mauvaise humeur, et il m’est échappé quelques paroles indiscrètes que je vous supplie de me pardonner. — Oh ! ne croyez pas, reprit Sindbad, que je sois assez injuste pour en conserver du ressentiment. J’entre dans votre situation ; au lieu de vous reprocher vos murmures, je vous plains ; mais il faut que je vous tire d’une erreur où vous me paraissez être à mon égard. Vous vous imaginez sans doute que j’ai acquis sans peine et sans travail toutes les commodités et le repos dont vous voyez que je jouis ; désabusez-vous. Je ne suis parvenu à un état si heureux qu’après avoir souffert durant plusieurs années tous les travaux du corps et de l’esprit que l’imagination peut concevoir. Oui, seigneurs, ajouta-t-il en s’adressant à toute la compagnie, je puis vous assurer que ces travaux sont si extraordinaires, qu’ils sont capables d’ôter aux hommes les plus avides de richesses l’envie fatale de traverser les mers pour en acquérir. Vous n’avez peut-être entendu parler que confusément de mes étranges aventures, et des dangers que j’ai courus sur mer dans les sept voyages que j’ai faits ; et puisque l’occasion s’en présente, je vais vous en faire un rapport fidèle : je crois que vous ne serez pas fâchés de l’entendre. » Comme Sindbad voulait raconter son histoire, particulièrement à cause du porteur, avant que de la commencer il ordonna qu’on fît porter la charge qu’il avait laissée dans la rue au lieu où Hindbad marqua qu’il souhaitait qu’elle fût portée. Après cela, il parla dans ces termes : Premier voyage de Sindbad le Marin Retour à la Table des Matières J’avais hérité de ma famille des biens considérables, j’en dissipai la meilleure partie dans les débauches de ma jeunesse ; mais je revins de mon aveuglement, et, rentrant en moi-même, je reconnus que les richesses étaient périssables, et qu’on en voyait bientôt la fin quand on les ménageait aussi mal que je faisais. Je pensai, de plus, que je consumais malheureusement dans une vie déréglée le temps, qui est la chose du monde la plus précieuse. Je considérai encore que c’était la dernière et la plus déplorable de toutes les misères que d’être pauvre dans la vieillesse. Je me souvins de ces paroles du grand Salomon, que j’avais autrefois ouï dire à mon père « Il est moins fâcheux d’être dans le tombeau que dans la pauvreté. » Frappé de toutes ces réflexions, je ramassai les débris de mon patrimoine. Je vendis à l’encan, en plein marché, tout ce que j’avais de meubles. Je me liai ensuite avec quelques marchands qui négociaient par mer. Je consultai ceux qui me parurent capables de me donner de bons conseils. Enfin, je résolus de faire profiter le peu d’argent qui me restait ; et dès que j’eus pris cette résolution, je ne tardai guère à l’exécuter. Je me rendis à Balsora {27}, où je m’embarquai avec plusieurs marchands sur un vaisseau que nous avions équipé à frais communs. Nous mîmes à la voile, et prîmes la route des Indes orientales, par le golfe Persique, qui est formé par les côtes de l’Arabie Heureuse à la droite, et par celles de Perse, à la gauche, et dont la plus grande largeur est de soixante-dix lieues, selon la commune opinion. Hors de ce golfe, la mer du Levant, la même que celle des Indes, est très spacieuse elle a d’un côté, pour bornes, les côtes d’Abyssinie, et quatre mille cinq cents lieues de longueur jusqu’aux îles de Vakvak. Je fus d’abord incommodé de ce qu’on appelle le mal de mer ; mais ma santé se rétablit bientôt, et depuis ce temps-là je n’ai point été sujet à cette maladie. Dans le cours de notre navigation, nous abordâmes à plusieurs îles, et nous y vendîmes ou échangeâmes nos marchandises. Un jour que nous étions à la voile, le calme nous prit vis-à-vis une petite île presque à fleur d’eau, qui ressemblait à une prairie par sa verdure. Le capitaine fit plier les voiles et permit de prendre terre aux personnes de l’équipage qui voulurent y descendre. Je fus du nombre de ceux qui y débarquèrent. Mais, dans le temps que nous nous divertissions à boire et à manger et à nous délasser de la fatigue de la mer, l’île trembla tout à coup et nous donna une rude secousse. On s’aperçut du tremblement de l’île dans le vaisseau, d’où l’on nous cria de nous rembarquer promptement ; que nous allions tous périr ; que ce que nous prenions pour une île était le dos d’une baleine. Les plus diligents se sauvèrent dans la chaloupe, d’autres se jetèrent à la nage. Pour moi, j’étais encore sur l’île, ou plutôt sur la baleine, lorsqu’elle se plongea dans la mer, et je n’eus que le temps de me prendre à une pièce de bois qu’on avait apportée du vaisseau pour faire du feu. Cependant, le capitaine, après avoir reçu sur son bord les gens qui étaient dans la chaloupe et recueilli quelques-uns de ceux qui nageaient, voulut profiter d’un vent frais et favorable qui s’était élevé ; il fit hisser les voiles et m’ôta par là l’espérance de gagner le vaisseau. Je demeurai donc à la merci des flots, poussé tantôt d’un côté et tantôt d’un autre ; je disputai contre eux ma vie tout le reste du jour et de la nuit suivante. Je n’avais plus de force le lendemain et je désespérais d’éviter la mort, lorsqu’une vague me jeta heureusement contre une île. Le rivage en était haut et escarpé, et j’aurais eu beaucoup de peine à y monter, si quelques racines d’arbres, que la fortune semblait avoir conservées en cet endroit pour mon salut, ne m’en eussent donné le moyen. Je m’étendis sur la terre, où je demeurai à demi mort, jusqu’à ce qu’il fût grand jour et que le soleil parût. Alors, quoique je fusse très faible à cause du travail de la mer, et parce que je n’avais pris aucune nourriture depuis le jour précédent, je ne laissai pas de me traîner en cherchant des herbes bonnes à manger. J’en trouvai quelques-unes et j’eus le bonheur de rencontrer une source d’eau excellente, qui ne contribua pas peu à me rétablir. Les forces m’étant revenues, je m’avançai dans l’île, marchant sans tenir de route assurée. J’entrai dans une belle plaine, où j’aperçus de loin un cheval qui paissait. Je portai mes pas de ce côté-là, flottant entre la crainte et la joie ; car j’ignorais si je n’allais pas chercher ma perte plutôt qu’une occasion de mettre ma vie en sûreté. Je remarquai, en approchant, que c’était une cavale attachée à un piquet. Sa beauté attira mon attention ; mais, pendant que je regardais, j’entendis la voix d’un homme qui parlait sous terre. Un moment après, cet homme parut, vint à moi et me demanda qui j’étais. Je lui racontai mon aventure ; après quoi, me prenant par la main, il me fit entrer dans une grotte, où il y avait d’autres personnes qui ne furent pas moins étonnées de me voir que je ne l’étais de les trouver là. Je mangeai de quelques mets qu’ils me présentèrent ; puis leur ayant demandé ce qu’ils faisaient dans un lieu qui me paraissait si désert, ils répondirent qu’ils étaient palefreniers du roi Mihrage, souverain de cette île ; que chaque année, dans la même saison, ils avaient coutume d’y amener les cavales du roi, qu’ils attachaient comme je l’avais vu, pour les faire couvrir par un cheval marin qui sortait de la mer ; que le cheval marin, après les avoir couvertes, se mettait en état de les dévorer ; mais qu’ils l’en empêchaient par leurs cris et l’obligeaient à rentrer dans la mer ; que, les cavales étant pleines, ils les ramenaient, et que les chevaux qui en naissaient étaient destinés pour le roi et appelés chevaux marins. Ils ajoutèrent qu’ils devaient partir le lendemain, et que si je fusse arrivé un jour plus tard, j’aurais péri infailliblement, parce que les habitations étaient éloignées et qu’il m’eût été impossible d’y arriver sans guide. Tandis qu’ils m’entretenaient ainsi, le cheval marin sortit de la mer, comme ils me l’avaient dit, se jeta sur la cavale, la couvrit et voulut ensuite la dévorer ; mais, au grand bruit que firent les palefreniers, il lâcha prise et alla se replonger dans la mer. Le lendemain, ils reprirent le chemin de la capitale de l’île avec les cavales, et je les accompagnai. A notre arrivée, le roi Mihrage, à qui je fus présenté, me demanda qui j’étais et par quelle aventure je me trouvais dans ses États. Dès que j’eus pleinement satisfait sa curiosité, il me témoigna qu’il prenait beaucoup de part à mon malheur. En même temps il ordonna qu’on eût soin de moi et que l’on me fournît toutes les choses dont j’aurais besoin. Cela fut exécuté de manière que j’eus sujet de me louer de sa générosité et de l’exactitude de ses officiers. Comme j’étais marchand, je fréquentais les gens de ma profession. Je recherchais particulièrement ceux qui étaient étrangers, tant pour apprendre d’eux des nouvelles de Bagdad que pour en trouver quelqu’un avec qui je pusse y retourner ; car la capitale du roi Mihrage est située sur le bord de la mer et a un beau port où il aborde tous les jours des vaisseaux de différents endroits du monde. Je cherchais aussi la compagnie des savants des Indes, et je prenais plaisir à les entendre parler ; mais cela ne m’empêchait pas de faire ma cour au roi très régulièrement, ni de m’entretenir avec des gouverneurs et de petits rois ses tributaires qui étaient auprès de sa personne. Ils me faisaient mille questions sur mon pays ; et de mon côté, voulant m’instruire des mœurs et des lois de leurs États, je leur demandais tout ce qui me semblait mériter ma curiosité. Il y a sous la domination du roi Mihrage une île qui porte le nom de Cassel. On m’avait assuré qu’on y entendait, toutes les nuits, un son de timbales ; ce qui a donné lieu à l’opinion qu’ont les matelots, que Deggial y fait sa demeure {28}. Il me prit envie d’être témoin de cette merveille, et je vis, dans mon voyage, des poissons longs de cent et de deux cents coudées, qui font plus de peur que de mal. Ils sont si timides qu’on les fait fuir en frappant sur des ais. Je remarquai d’autres poissons qui n’étaient que d’une coudée, et qui ressemblaient, par la tête, à des hiboux. A mon retour, comme j’étais un jour sur le port, un navire y vint aborder. Dès qu’il fut à 1’ancre, on commença à décharger les marchandises ; et les marchands à qui elles appartenaient les faisaient transporter dans les magasins. En jetant les yeux sur quelques ballots et sur l’écriture qui marquait à qui ils étaient, je vis mon nom dessus. Après les avoir attentivement examinés, je ne doutai pas que ce fussent ceux que j’avais fait charger sur le vaisseau où je m’étais embarqué à Balsora. Je reconnus même le capitaine ; mais comme j’étais persuadé qu’il me croyait mort, je l’abordai et lui demandai à qui appartenaient les ballots que je voyais. « J’avais sur mon bord, me répondit-il, un marchand de Bagdad, qui se nommait Sindbad. Un jour que nous étions près d’une île, à ce qu’il nous paraissait, il mit pied à terre avec plusieurs passagers dans cette île prétendue, qui n’était autre chose qu’une baleine d’une grosseur énorme, qui s’était endormie à fleur d’eau. Elle ne se sentit pas plus tôt échauffée par le feu qu’on avait allumé sur son dos pour faire la cuisine, qu’elle commença à se mouvoir et à s’enfoncer dans la mer. La plupart des personnes qui étaient dessus se noyèrent, et le malheureux Sindbad fut de ce nombre. Ces ballots étaient à lui et j’ai résolu de les négocier jusqu’à ce que je rencontre quelqu’un de sa famille à qui je puisse rendre le profit que j’aurai fait avec le principal. — Capitaine, lui dis-je alors, je suis ce Sindbad que vous croyez mort, et qui ne l’est pas : ces ballots sont mon bien et ma marchandise. » Quand le capitaine du vaisseau m’entendit parler ainsi : « Grand Dieu ! s’écria-t-il, à qui se fier aujourd’hui ! Il n’y a plus de bonne foi parmi les hommes. J’ai vu de mes propres yeux périr Sindbad ; les passagers qui étaient sur mon bord l’ont vu comme moi, et vous osez dire que vous êtes Sindbad ? Quelle audace ! A vous voir, il semble que vous soyez un homme de probité ; cependant vous dites une horrible fausseté, pour vous emparer d’un bien qui ne vous appartient pas. Donnez-vous patience, repartis-je au capitaine, et me faites la grâce d’écouter ce que j’ai à vous dire. — Eh bien, reprit-il, que direz-vous ? Parlez, je vous écoute. » Je lui racontai alors de quelle manière je m’étais sauvé, et par quelle aventure j’avais rencontré les palefreniers du roi Mihrage, qui m’avaient amené à sa cour. Il se sentit ébranlé de mon discours ; mais il fut bientôt persuadé que je n’étais pas un imposteur, car il arriva des gens de son navire qui me reconnurent et me firent de grands compliments, en me témoignant la joie qu’ils avaient de me revoir. Enfin, il me reconnut aussi lui-même ; et se jetant à mon cou : « Dieu soit loué, me dit-il, de ce que vous êtes heureusement échappé d’un si grand danger ! je ne puis assez vous marquer le plaisir que j’en ressens. Voilà votre bien, prenez-le, il est à vous ; faites-en ce qu’il vous plaira. » Je le remerciai, je louai sa probité ; et pour la reconnaître, je le priai d’accepter quelques marchandises que je lui présentai : mais il les refusa. Je choisis ce qu’il y avait de plus précieux dans mes ballots, et j’en fis présent au roi Mihrage. Comme ce prince savait la disgrâce qui m’était arrivée, il me demanda où j’avais pris des choses si rares. Je lui contai par quel hasard je venais de les recouvrer ; il eut la bonté de m’en témoigner de la joie ; il accepta mon présent et m’en fit de beaucoup plus considérables. Après cela, je pris congé de lui et me rembarquai sur le même vaisseau. Mais, avant mon embarquement, j’échangeai les marchandises qui me restaient contre d’autres du pays. J’emportai avec moi du bois d’aloès, de sandal, du camphre, de la muscade, du clou de girofle, du poivre et du gingembre. Nous passâmes par plusieurs îles, et nous abordâmes enfin à Balsora, d’où j’arrivai en cette ville avec la valeur d’environ cent mille sequins. Ma famille me reçut, et je la revis avec tous les transports que peut causer une amitié vive et sincère. J’achetai des esclaves de l’un et de l’autre sexe, de belles terres, et je fis une grosse maison. Ce fut ainsi que je m’établis, résolu d’oublier les maux que j’avais soufferts et de jouir des plaisirs de la vie. » Sindbad, s’étant arrêté en cet endroit, ordonna aux joueurs d’instruments de recommencer leurs concerts, qu’il avait interrompus par le récit de son histoire. On continua jusqu’au soir de boire et de manger ; et lorsqu’il fut temps de se retirer, Sindbad se fit apporter une bourse de cent sequins, et la donnant au porteur : « Prenez, Hindbad, lui dit-il ; retournez chez vous et revenez demain entendre la suite de mes aventures. » Le porteur se retira, fort confus de l’honneur et du présent qu’il venait de recevoir. Le récit qu’il en fit à son logis fut très agréable à sa femme et à ses enfants, qui ne manquèrent pas de remercier Dieu du bien que la Providence leur faisait par l’entremise de Sindbad. Hindbad s’habilla, le lendemain, plus proprement que le jour précédent, et retourna chez le voyageur libéral, qui le reçut d’un air riant et lui fit mille caresses. Dès que les conviés furent tous arrivés, on servit et l’on tint table fort longtemps. Le repas fini, Sindbad prit la parole, et, s’adressant à la compagnie : « Seigneurs, dit-il, je vous prie de me donner audience et de vouloir bien écouter les aventures de mon second voyage ; elles sont plus dignes de votre attention que celles du premier. » Tout le monde garda le silence, et Sindbad parla en ces termes : Second voyage de Sindbad le Marin Retour à la Table des Matières J’avais résolu, après mon premier voyage, de passer tranquillement le reste de mes jours à Bagdad, comme j’eus l’honneur de vous le dire hier. Mais je ne fus pas longtemps sans m’ennuyer d’une vie oisive, l’envie de voyager et de négocier par mer me reprit : j’achetai des marchandises propres à faire le trafic que je méditais, et je partis une seconde fois avec d’autres marchands dont la probité m’était connue. Nous nous embarquâmes sur un bon navire, et après nous être recommandés à Dieu, nous commençâmes notre navigation. Nous allions d’îles en îles et nous y faisions des trocs fort avantageux. Un jour, nous descendîmes dans une de ces îles, couverte de plusieurs sortes d’arbres fruitiers, mais si déserte que nous n’y découvrîmes aucune habitation ni même aucune personne. Nous allâmes prendre l’air dans les prairies et le long des ruisseaux qui les arrosaient. Pendant que les uns se divertissaient à cueillir des fleurs, et les autres des fruits, je pris mes provisions et du vin que j’avais apporté, et je m’assis près d’une eau coulant entre de grands arbres qui formaient un bel ombrage. Je fis un assez bon repas de ce que j’avais, après quoi le sommeil vint s’emparer de mes sens. Je ne vous dirai pas si je dormis longtemps ; mais quand je me réveillai, je ne vis plus le navire à l’ancre. Je fus bien étonné de ne plus voir le vaisseau à l’ancre ; je me levai, je regardai de toutes parts et je ne vis pas un des marchands qui étaient descendus dans l’île avec moi. J’aperçus seulement le navire à la voile, mais si éloigné que je le perdis de vue peu de temps après. Je vous laisse à imaginer les réflexions que je fis dans un état si triste. Je pensai mourir de douleur. Je poussai des cris épouvantables ; je me frappai la tête, et me jetai par terre, où je demeurai longtemps abîmé dans une confusion de pensées toutes plus affligeantes les unes que les autres. Je me reprochai cent fois de ne m’être pas contenté de mon premier voyage, qui devait m’avoir fait perdre pour jamais l’envie d’en faire d’autres. Mais tous mes regrets étaient inutiles et mon repentir hors de saison. A la fin, je me résignai à la volonté de Dieu ; et, sans savoir ce que je deviendrais, je montai au haut d’un grand arbre, d’où je regardai de tous côtés si je ne découvrirais rien qui pût me donner quelque espérance. En jetant les yeux sur la mer, je ne vis que de l’eau et du ciel ; mais ayant aperçu, du côté de la terre, quelque chose de blanc, je descendis de l’arbre, et, avec ce qui me restait de vivres, je marchai vers cette blancheur, qui était si éloignée que je ne pouvais pas bien distinguer ce que c’était. Lorsque j’en fus à une distance raisonnable, je remarquai que c’était une boule blanche, d’une hauteur et d’une grosseur prodigieuse. Dès que j’en fus près, je la touchai et la trouvai fort douce. Je tournai alentour, pour voir s’il n’y avait point d’ouverture ; je n’en pus découvrir aucune, et il me parut qu’il était impossible de monter dessus, tant elle était unie. Elle pouvait avoir cinquante pas en rondeur. Le soleil alors était près de se coucher. L’air s’obscurcit tout à coup, comme s’il eût été couvert d’un nuage épais. Mais si je fus étonné de cette obscurité, je le fus bien davantage quand je m’aperçus que ce qui la causait était un oiseau d’une grandeur et d’une grosseur extraordinaires, qui s’avançait de mon côté en volant. Je me souvins d’un oiseau appelé roc, dont j’avais souvent entendu parler aux matelots, et je conçus que la grosse boule que j’avais tant admirée, devait être un œuf de cet oiseau. En effet, il s’abattit et se posa dessus comme pour le couver. En le voyant venir, je m’étais serré fort près de l’œuf, de sorte que j’eus devant moi un des pieds de l’oiseau, et ce pied était aussi gros qu’un gros tronc d’arbre. Je m’y attachai fortement avec la toile dont mon turban était environné, dans l’espérance que le roc, lorsqu’il reprendrait son vol le lendemain, m’emporterait hors de cette île déserte. Effectivement, après avoir passé la nuit en cet état, dès qu’il fut jour, l’oiseau s’envola et m’enleva si haut que je ne voyais plus la terre ; puis il descendit tout à coup avec tant de rapidité que je ne me sentais pas. Lorsque le roc fut posé et que je me vis à terre, je déliai promptement le nœud qui me tenait attaché à son pied. J’avais à peine achevé de me détacher, qu’il donna du bec sur un serpent d’une longueur inouïe. Il le prit et s’envola aussitôt. Le lieu où il me laissa était une vallée très profonde, environnée de toutes parts de montagnes, si hautes qu’elles se perdaient dans la nue, et tellement escarpées qu’il n’y avait aucun chemin par où l’on y pût monter. Ce fut un nouvel embarras pour moi ; et, comparant cet endroit à l’île déserte que je venais de quitter, je trouvai que je n’avais rien gagné au change. En marchant par cette vallée, je remarquai qu’elle était parsemée de diamants ; il y en avait d’une grosseur surprenante. Je pris beaucoup de plaisir à les regarder ; mais j’aperçus bientôt de loin des objets qui diminuèrent fort ce plaisir et que je ne pus voir sans effroi. C’était un grand nombre de serpents, si gros et si longs, qu’il n’y en avait pas un qui n’eût englouti un éléphant. Ils se retiraient, pendant le jour, dans leurs antres, où ils se cachaient à cause du roc, leur ennemi, et ils n’en sortaient que la nuit. Je passai la journée à me promener dans la vallée et à me reposer de temps en temps dans les endroits les plus commodes. Cependant le soleil se coucha ; et, à l’entrée de la nuit, je me retirai dans une grotte où je jugeai que je serais en sûreté. J’en bouchai l’entrée, qui était basse et étroite, avec une pierre assez grosse pour me garantir des serpents, mais qui n’était pas assez juste pour empêcher qu’il n’y entrât un peu de lumière. Je soupai d’une partie de mes provisions, au bruit des serpents qui commencèrent à paraître. Leurs affreux sifflements me causèrent une frayeur extrême et ne me permirent pas, comme vous pouvez le penser, de passer la nuit fort tranquillement. Le jour étant venu, les serpents se retirèrent. Alors je sortis de ma grotte en tremblant, et je puis dire que je marchai longtemps sur des diamants sans en avoir la moindre envie. A la fin, je m’assis ; et malgré l’inquiétude dont j’étais agite, comme je n’avais pas fermé l’œil de toute la nuit, je m’endormis après avoir fait encore un repas de mes provisions. Mais j’étais à peine assoupi que quelque chose, qui tomba près de moi avec grand bruit, me réveilla. C’était une grosse pièce de viande fraîche ; et dans le moment, j’en vis rouler plusieurs autres du haut du rocher, en différents endroits. J’avais toujours tenu pour un conte fait à plaisir ce que j’avais entendu dire plusieurs fois à des matelots et à d’autres personnes touchant la vallée des diamants, et l’adresse dont se servaient quelques marchands pour en tirer ces pierres précieuses. Je connus bien qu’ils m’avaient dit la vérité. En effet, ces marchands se rendent auprès de cette vallée dans le temps que les aigles ont des petits ; ils découpent de la viande et la jettent par grosses pièces dans la vallée ; les diamants sur la pointe desquels elles tombent s’y attachent. Les aigles, qui sont, en ce pays-là, plus forts qu’ailleurs, vont fondre sur ces pièces de viande et les emportent dans leurs nids, au haut des rochers, pour servir de pâture à leurs aiglons. Alors les marchands, courant aux nids, obligent, par leurs cris, les aigles à s’éloigner, et prennent les diamants qu’ils trouvent attachés aux pièces de viande. Ils se servent de cette ruse parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de tirer les diamants de cette vallée, qui est un précipice dans lequel on ne saurait descendre. J’avais cru jusque-là qu’il ne me serait pas possible de sortir de cet abîme, que je regardais comme mon tombeau ; mais je changeai de sentiment, et ce que je venais de voir, me donna lieu d’imaginer le moyen de conserver ma vie. Je commençai par amasser les plus gros diamants qui se présentèrent à mes yeux, et j’en remplis le sac de cuir qui m’avait servi à mettre mes provisions de bouche. Je pris ensuite la pièce de viande qui me parut la plus longue ; je l’attachai fortement autour de moi avec la toile de mon turban, et en cet état, je me couchai le ventre contre terre, la bourse de cuir attachée à ma ceinture, de manière qu’elle ne pouvait tomber. Je ne fus pas plus tôt en cette situation que les aigles vinrent chacun se saisir d’une pièce de viande qu’ils emportèrent ; et un des plus puissants, m’ayant enlevé de même avec le morceau de viande dont j’étais enveloppé, me porta au haut de la montagne jusque dans son nid. Les marchands ne manquèrent point alors de crier pour épouvanter les aigles ; et lorsqu’ils les eurent obligés à quitter leur proie, un d’entre eux s’approcha de moi : mais il fut saisi de crainte quand il m’aperçut. Il se rassura pourtant ; et au lieu de s’informer par quelle aventure je me trouvais là, il commença à me quereller, en me demandant pourquoi je lui ravissais son bien. « Vous me parlerez, lui dis-je, avec plus d’humanité lorsque vous m’aurez mieux connu. Consolez-vous, ajoutai-je ; j’ai des diamants pour vous et pour moi plus que n’en peuvent avoir tous les autres marchands ensemble. S’ils en ont, ce n’est que par hasard ; mais j’ai choisi moi-même, au fond de la vallée, ceux que j’apporte dans cette bourse que vous voyez. » En disant cela, je la lui montrai. Je n’avais pas achevé de parler, que les autres marchands, qui m’aperçurent, s’attroupèrent autour de moi, fort étonnés de me voir, et j’augmentai leur surprise par le récit de mon histoire. Ils n’admirèrent pas tant le stratagème que j’avais imaginé pour me sauver que ma hardiesse à le tenter. Ils m’emmenèrent au logement où ils demeuraient tous ensemble : et là, ayant ouvert ma bourse en leur présence, la grosseur de mes diamants les surprit, et ils m’avouèrent que, dans toutes les cours où ils avaient été, ils n’en avaient pas vu un qui en approchât. Je priai le marchand à qui appartenait le nid où j’avais été transporté (car chaque marchand avait le sien), d’en choisir pour sa part autant qu’il en voudrait. Il se contenta d’en prendre un seul, encore le prit-il des moins gros ; et comme je le pressais d’en recevoir d’autres sans craindre de me faire du tort : « Non, me dit-il ; je suis fort satisfait de celui-ci, qui est assez précieux pour m’épargner la peine de faire désormais d’autres voyages pour l’établissement de ma petite fortune. » Je passai la nuit avec ces marchands, à qui je racontai une seconde fois mon histoire, pour la satisfaction de ceux qui ne l’avaient pas entendue. Je ne pouvais modérer ma joie quand je faisais réflexion que j’étais hors des périls dont je vous ai parlé. Il me semblait que l’état où je me trouvais était un songe, et je pouvais croire que je n’eusse plus rien à craindre. Il y avait déjà plusieurs jours que les marchands jetaient des pièces de viande dans la vallée ; et comme chacun paraissait content des diamants qui lui étaient échus, nous partîmes le lendemain tous ensemble, et nous marchâmes par de hautes montagnes où il y avait des serpents d’une longueur prodigieuse, que nous eûmes le bonheur d’éviter. Nous gagnâmes le premier port, d’où nous passâmes à l’île de Roha, où croît l’arbre dont on tire le camphre, et qui est si gros et si touffu, que cent hommes y peuvent être à l’ombre aisément. Le suc dont se forme le camphre coule par une ouverture que l’on fait au haut de l’arbre, et se reçoit dans le vase où il prend consistance et devient ce qu’on appelle camphre. Le suc ainsi tiré, l’arbre se sèche et meurt. Il y a dans la même île des rhinocéros, qui sont des animaux plus petits que l’éléphant et plus grands que le buffle ; ils ont une corne sur le nez, longue environ d’une coudée : cette corne est solide et coupée par le milieu d’une extrémité à l’autre. On voit dessus des traits blancs qui représentent la figure d’un homme. Le rhinocéros se bat avec l’éléphant, le perce de sa corne par-dessous le ventre, l’enlève et le porte sur sa tête ; mais comme le sang et la graisse de l’éléphant lui coulent sur les yeux et l’aveuglent, il tombe par terre, et, ce qui va vous étonner, le roc vient, les enlève tous deux entre ses griffes, et les emporte pour nourrir ses petits. Je passe sous silence plusieurs autres particularités de cette île, de peur de vous ennuyer. J’y échangeai quelques-uns de mes diamants contre de bonnes marchandises. De là, nous allâmes à d’autres îles, et enfin, après avoir touché à plusieurs villes marchandes de terre ferme, nous abordâmes à Balsora, d’où je me rendis à Bagdad. J’y fis d’abord de grandes aumônes aux pauvres, et je jouis honorablement du reste de mes richesses immenses, que j’avais apportées et gagnées avec tant de fatigues. Ce fut ainsi que Sindbad raconta son second voyage. Il fit encore donner cent sequins à Hindbad, qu’il invita à venir le lendemain entendre le récit du troisième. Les conviés retournèrent chez eux, et revinrent, le jour suivant, à la même heure, de même que le porteur, qui avait déjà presque oublié sa misère passée. On se mit à table, et, après le repas, Sindbad, ayant demandé audience, fit de cette sorte le détail de son troisième voyage : Troisième voyage de Sindbad le Marin Retour à la Table des Matières J’eus bientôt perdu, dit-il, dans les douceurs de la vie que je menais, le souvenir des dangers que j’avais courus dans mes deux voyages ; mais comme j’étais à la fleur de mon âge, je m’ennuyai de vivre dans le repos, et m’étourdissant sur les nouveaux périls que je voulais affronter, je partis de Bagdad avec de riches marchandises du pays, que je fis transporter à Balsora. Là, je m’embarquai encore avec d’autres marchands. Nous fîmes une longue navigation, et nous abordâmes à plusieurs ports, où nous fîmes un commerce considérable. Un jour que nous étions en pleine mer, nous fûmes battus d’une tempête horrible, qui nous fit perdre notre route. Elle continua plusieurs jours, et nous poussa devant le port d’une île où le capitaine aurait fort souhaité de se dispenser d’entrer ; mais nous fûmes bien obligés d’y aller mouiller. Lorsqu’on eut plié les voiles, le capitaine nous dit : « Cette île, et quelques autres voisines, sont habitées par des sauvages tout velus, qui vont venir nous assaillir. Quoique ce soient des nains, notre malheur veut que nous ne fassions pas la moindre résistance, parce qu’ils sont en plus grand nombre que les sauterelles, et que, s’il nous arrivait d’en tuer quelqu’un, ils se jetteraient tous sur nous et nous assommeraient. » Le discours du capitaine mit tout l’équipage dans une grande consternation, et nous connûmes bientôt que ce qu’il venait de nous dire n’était que trop véritable. Nous vîmes paraître une multitude innombrable de sauvages hideux, couverts par tout le corps d’un poil roux, et hauts seulement de deux pieds. Ils se jetèrent à la nage, et environnèrent en peu de temps notre vaisseau. Ils nous parlaient en approchant ; mais nous n’entendions pas leur langage. Ils se prirent aux bords et aux cordages du navire, et grimpèrent de tous côtés jusqu’au tillac, avec une si grande agilité et avec tant de vitesse, qu’il ne paraissait pas qu’ils posassent leurs pieds. Nous leur vîmes faire cette manœuvre avec la frayeur que vous pouvez vous imaginer, sans oser nous mettre en défense, ni leur dire un seul mot, pour tâcher de les détourner de leur dessein, que nous soupçonnions être funeste. Effectivement, ils déplièrent les voiles, coupèrent le câble de l’ancre sans se donner la peine de la retirer, et, après avoir fait approcher de terre le vaisseau, ils nous firent tous débarquer. Ils emmenèrent ensuite le navire dans une autre île d’où ils étaient venus. Tous les voyageurs évitaient avec soin celle où nous étions alors, et il était très dangereux de s’y arrêter, pour la raison que vous allez entendre ; mais il nous fallut prendre notre mal en patience. Nous nous éloignâmes du rivage, et en nous avançant dans l’île, nous trouvâmes quelques fruits et des herbes, dont nous mangeâmes pour prolonger le dernier moment de notre vie le plus qu’il nous était possible ; car nous nous attendions tous à une mort certaine. En marchant, nous aperçûmes assez loin de nous un grand édifice, vers lequel nous tournâmes nos pas. C’était un palais bien bâti et fort élevé, qui avait une porte d’ébène à deux battants, que nous ouvrîmes en la poussant. Nous entrâmes dans la cour, et nous vîmes en face un vaste appartement avec un vestibule, où il y avait, d’un côté, un monceau d’ossements humains, et, de l’autre, une infinité de broches à rôtir. Nous tremblâmes à ce spectacle, et comme nous étions fatigués d’avoir marché, les jambes nous manquèrent : nous tombâmes à terre, saisis d’une frayeur mortelle et nous y demeurâmes très longtemps immobiles. Le soleil se couchait, et tandis que nous étions dans l’état pitoyable que je viens de vous dire, la porte de l’appartement s’ouvrit avec beaucoup de bruit, et aussitôt nous en vîmes sortir une horrible figure d’homme noir, de la hauteur d’un grand palmier. Il avait au milieu du front un seul œil, rouge et ardent comme un charbon allumé ; les dents de devant, qu’il avait fort longues et fort aiguës, lui sortaient de la bouche, qui n’était pas moins fendue que celle d’un cheval, et la lèvre inférieure lui descendait sur la poitrine. Ses oreilles ressemblaient à celles d’un éléphant et lui couvraient les épaules. Il avait les ongles crochus et longs comme les griffes des plus grands oiseaux. A la vue d’un géant si effroyable, nous perdîmes tous connaissance et demeurâmes comme morts. A la fin, nous revînmes à nous, et nous le vîmes assis sous le vestibule, qui nous examinait de tout son œil. Quand il nous eut bien considérés, il s’avança vers nous, et, s’étant approché, il étendit la main sur moi, me prit par la nuque du cou, et me tourna de tous côtés, comme un boucher qui manie une tête de mouton. Après m’avoir bien regardé, voyant que j’étais si maigre que je n’avais que la peau et les os, il me lâcha. Il prit les autres tour à tour, les examina de la même manière, et, comme le capitaine était le plus gras de tout l’équipage, il le tint d’une main, ainsi que j’aurais tenu un moineau, et lui passa une broche au travers du corps ; ayant ensuite allumé un grand feu, il le fit rôtir, et le mangea à son souper dans l’appartement où il s’était retiré. Ce repas achevé, il revint sous le vestibule, où il se coucha, et s’endormit en ronflant d’une manière plus bruyante que le tonnerre. Son sommeil dura jusqu’au lendemain matin. Pour nous, il ne nous fut pas possible de goûter la douceur du repos, et nous passâmes la nuit dans la plus cruelle inquiétude dont on puisse être agité. Le jour étant venu, le géant se réveilla, se leva, sortit et nous laissa dans le palais. Lorsque nous le crûmes éloigné, nous rompîmes le triste silence que nous avions gardé toute la nuit, et, nous affligeant tous comme à l’envi l’un de l’autre, nous fîmes retentir le palais de plaintes et de gémissements. Quoique nous fussions en assez grand nombre et que nous n’eussions qu’un seul ennemi, nous n’eûmes pas d’abord la pensée de nous délivrer de lui par sa mort. Cette entreprise, bien que fort difficile à exécuter, était pourtant celle que nous devions naturellement former. Nous délibérâmes sur plusieurs autres partis, mais nous ne nous déterminâmes à aucun ; et nous soumettant à ce qu’il plairait à Dieu d’ordonner de notre sort, nous passâmes la journée à parcourir l’île, en nous nourrissant de fruits et de plantes, comme le jour précédent. Sur le soir, nous cherchâmes quelque endroit pour nous mettre à couvert ; mais nous n’en trouvâmes point, et nous fûmes obligés malgré nous de retourner au palais. Le géant ne manqua pas d’y revenir et de souper encore d’un de nos compagnons ; puis il s’endormit et ronfla jusqu’au jour après quoi il sortit et nous laissa comme il avait déjà fait. Notre condition nous parut si affreuse que plusieurs de nos camarades furent sur le point d’aller se précipiter dans la mer, plutôt que d’attendre une mort si étrange, et ceux-là excitaient les autres à suivre leur conseil. Mais un de la compagnie, prenant alors la parole : « Il nous est défendu, dit-il, de nous donner nous-mêmes la mort, et quand cela serait permis, n’est-il pas plus raisonnable que nous songions au moyen de nous défaire du barbare qui nous destine un trépas si funeste ? » Comme il m’était venu dans l’esprit un projet sur cela, je le communiquai à mes camarades, qui l’approuvèrent. « Mes frères, leur dis-je alors, vous savez qu’il y a beaucoup de bois le long de la mer ; si vous m’en croyez, construisons plusieurs radeaux qui puissent nous porter, et lorsqu’ils seront achevés, nous les laisserons sur la côte jusqu’à ce que nous jugions à propos de nous en servir. Cependant, nous exécuterons le dessein que je vous ai proposé pour nous délivrer du géant ; s’il réussit, nous pourrons attendre ici avec patience qu’il passe quelque vaisseau qui nous retire de cette île fatale ; si, au contraire, nous manquons notre coup, nous gagnerons promptement nos radeaux et nous nous mettrons en mer. J’avoue qu’en nous exposant à la fureur des flots sur de si fragiles bâtiments, nous courons risque de perdre la vie ; mais quand nous devrions périr, n’est-il pas plus doux de nous laisser ensevelir dans la mer que dans les entrailles de ce monstre, qui a déjà dévoré deux de nos compagnons ? » Mon avis fut goûté de tout le monde, et nous construisîmes des radeaux capables de porter trois personnes. Nous retournâmes au palais vers la fin du jour, et le géant y arriva peu de temps après nous. Il fallut encore nous résoudre a voir rôtir un de nos camarades. Mais enfin, voici de quelle manière nous nous vengeâmes de la cruauté du géant. Après qu’il eut achevé son détestable souper, il se coucha sur le dos et s’endormit. Dès que nous l’entendîmes ronfler selon sa coutume, neuf des plus hardis d’entre nous et moi, nous prîmes chacun une broche, nous en mîmes la pointe dans le feu pour la faire rougir, et ensuite nous la lui enfonçâmes dans l’œil en même temps et nous le lui crevâmes. La douleur que sentit le géant lui fit pousser un cri effroyable. Il se leva brusquement et étendit les mains de tous côtés, pour se saisir de quelqu’un de nous, afin de le sacrifier à sa rage ; mais nous eûmes le temps de nous éloigner de lui et de nous jeter contre terre, dans les endroits où il ne pouvait nous rencontrer sous ses pieds. Après nous avoir cherchés vainement, il trouva la porte à tâtons et sortit avec des hurlements épouvantables. Nous sortîmes du palais après le géant et nous nous rendîmes au bord de la mer, dans l’endroit où étaient nos radeaux. Nous les mîmes d’abord à l’eau et nous attendîmes qu’il fît jour pour nous jeter dessus, supposé que nous vissions le géant venir à nous avec quelque guide de son espèce ; mais nous nous flattions que s’il ne paraissait pas lorsque le soleil serait levé, et si nous n’entendions plus ses hurlements ce serait une marque qu’il aurait perdu la vie ; et en ce cas, nous nous proposions de rester dans l’île et de ne pas nous risquer sur nos radeaux. Mais à peine fut-il jour, que nous aperçûmes notre cruel ennemi, accompagné de deux géants à peu près de sa grandeur qui le conduisaient, et d’un assez grand nombre d’autres encore qui marchaient devant lui à pas précipités. A cette vue, nous ne balançâmes point à nous jeter sur nos radeaux et nous commençâmes à nous éloigner du rivage à force de rames. Les géants, qui s’en aperçurent, se munirent de grosses pierres, accoururent sur la rive, entrèrent même dans l’eau jusqu’à la moitié du corps, et nous les jetèrent si adroitement, qu’à la réserve du radeau sur lequel j’étais, tous les autres en furent brisés, et les hommes qui étaient dessus se noyèrent. Pour moi et mes deux compagnons, comme nous ramions de toutes nos forces, nous nous trouvâmes les plus avancés dans la mer et hors de la portée des pierres. Quand nous fûmes en pleine mer, nous devînmes le jouet du vent et des flots, qui nous jetaient tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, et nous passâmes ce jour-là et la nuit suivante dans une cruelle incertitude de notre destinée ; mais le lendemain nous eûmes le bonheur d’être poussés contre une île où nous nous sauvâmes avec bien de la joie. Nous y trouvâmes d’excellents fruits, qui nous furent d’un grand secours pour réparer les forces que nous avions perdues. Sur le soir, nous nous endormîmes sur le bord de la mer, mais nous fûmes réveillés par le bruit qu’un serpent, long comme un palmier, faisait de ses écailles en rampant sur la terre. Il se trouva si près de nous, qu’il engloutit un de mes deux camarades, malgré les cris et les efforts qu’il put faire pour se débarrasser du serpent, qui, le secouant à plusieurs reprises, l’écrasa contre terre et acheva de l’avaler. Nous prîmes aussitôt la fuite, mon autre camarade et moi ; et quoique nous fussions assez éloignés, nous entendîmes, quelque temps après, un bruit qui nous fit juger que le serpent rendait les os du malheureux qu’il avait surpris. En effet, nous les vîmes, le lendemain, avec horreur. « O Dieu ! m’écriai-je alors, à quoi sommes-nous exposés Nous nous réjouissions hier d’avoir dérobé nos vies à la cruauté d’un géant et à la fureur des eaux, et nous voilà tombés dans un péril qui n’est pas moins terrible. » Nous remarquâmes, en nous promenant, un gros arbre fort haut, sur lequel nous projetâmes de passer la nuit suivante, pour nous mettre en sûreté. Nous mangeâmes encore des fruits comme le jour précédent, et, à la fin du jour, nous montâmes sur l’arbre. Nous entendîmes bientôt le serpent, qui vint en sifflant jusqu’au pied de l’arbre où nous étions. Il s’éleva contre le tronc, et, rencontrant mon camarade qui était plus bas que moi, il l’engloutit tout d’un coup et se retira. Je demeurai sur l’arbre jusqu’au jour, et alors j’en descendis plus mort que vif. Effectivement, je ne pouvais attendre un autre sort que celui de mes deux compagnons ; et cette pensée me faisant frémir d’horreur, je fis quelques pas pour m’aller jeter dans la mer ; mais, comme il est doux de vivre le plus longtemps qu’on peut, je résistai à ce mouvement de désespoir et me soumis à la volonté de Dieu, qui dispose à son gré de notre vie. Je ne laissai pas toutefois d’amasser une grande quantité de menu bois, de ronces et d’épines sèches. J’en fis plusieurs fagots que je liai ensemble, après en avoir fait un grand cercle autour de l’arbre, et j’en liai quelques-uns en travers par-dessus, pour me couvrir la tête. Cela étant fait, je m’enfermai dans ce cercle à l’entrée de la nuit, avec la triste consolation de n’avoir rien négligé pour me garantir du cruel sort qui me menaçait. Le serpent ne manqua pas de revenir et de tourner autour de l’arbre, cherchant à me dévorer ; mais il n’y put réussir, à cause du rempart que je m’étais fabriqué, et il fit en vain, jusqu’au jour, le manège d’un chat qui assiège une souris dans un asile qu’il ne peut forcer. Enfin, le jour étant venu, il se retira : mais je n’osai sortir de mon fort que le soleil ne parût. Je me trouvai si fatigué du travail qu’il m’avait donné, j’avais tant souffert de son haleine empestée, que la mort me paraissant préférable à cette horreur, je m’éloignai de l’arbre ; et, sans me souvenir de la résignation où j’étais le jour précédent, je courus vers la mer, dans le dessein de m’y précipiter la tête la première. Mais Dieu fut touché de mon désespoir : au moment où j’allais me jeter dans la mer, j’aperçus un navire assez éloigné du rivage. Je criai de toute ma force pour me faire entendre, et je dépliai la toile de mon turban pour qu’on me remarquât. Cela ne fut pas inutile : tout l’équipage m’aperçut, et le capitaine m’envoya la chaloupe. Quand je fus à bord, les marchands et les matelots me demandèrent avec beaucoup d’empressement par quelle aventure je m’étais trouvé dans cette île déserte ; et, après que je leur eus raconté tout ce qui m’était arrivé, les plus anciens me dirent qu’ils avaient plusieurs fois entendu parler des géants qui demeuraient dans cette île ; qu’on leur avait assuré que c’étaient des anthropophages, et qu’ils mangeaient les hommes crus aussi bien que rôtis. A l’égard des serpents, ils ajoutèrent qu’il y en avait en abondance dans cette île ; qu’ils se cachaient le jour et se montraient la nuit. Après qu’ils m’eurent témoigné qu’ils avaient bien de la joie de me voir échappé à tant de périls, comme ils ne doutaient pas que je n’eusse besoin de manger, ils s’empressèrent de me régaler de ce qu’ils avaient de meilleur ; et le capitaine, remarquant que mon habit était tout en lambeaux, eut la générosité de m’en faire donner un des siens. Nous courûmes la mer quelque temps ; nous touchâmes à plusieurs îles, et nous abordâmes enfin à celle de Salahat, d’où l’on tire le sandal, qui est un bois de grand usage dans la médecine. Nous entrâmes dans le port et nous y mouillâmes. Les marchands commencèrent a faire débarquer leurs marchandises, pour les vendre ou les échanger. Pendant ce temps-là, le capitaine m’appela et me dit : « Frère, j’ai en dépôt des marchandises qui appartenaient à un marchand qui a navigué quelque temps sur mon navire. Comme ce marchand est mort, je les fais valoir, pour en rendre compte à ses héritiers, lorsque j’en rencontrerai quelqu’un. » Les ballots dont il entendait parler étaient déjà sur le tillac. Il me les montra, en me disant : « Voilà les marchandises en question ; j’espère que vous voudrez bien vous charger d’en faire commerce, sous la condition du droit dû à la peine que vous prendrez. » J’y consentis, en le remerciant de ce qu’il me donnait l’occasion de ne pas demeurer oisif. L’écrivain du navire enregistrait tous les ballots avec les noms des marchands à qui ils appartenaient. Comme il demandait au capitaine sous quel nom il voulait qu’il enregistrât ceux dont il venait de me charger : « Écrivez, lui répondit-il, sous le nom de Sindbad le marin. » Je ne pus m’entendre nommer sans émotion ; et, envisageant le capitaine, je le reconnus pour celui qui, dans mon second voyage, m’avait abandonné dans l’île où je m’étais endormi au bord d’un ruisseau, et qui avait remis à la voile sans m’attendre ou me faire chercher. Je ne me l’étais pas remis d’abord, à cause du changement qui s’était fait en sa personne depuis le temps que je ne l’avais vu. Pour lui, qui me croyait mort, il ne faut pas s’étonner s’il ne me reconnut pas. « Capitaine, lui dis-je, est-ce que le marchand à qui étaient ces ballots s’appelait Sindbad ? — Oui, me répondit-il, il se nommait de la sorte ; il était de Bagdad, et il s’était embarqué sur mon vaisseau à Balsora. Un jour que nous descendîmes dans une île pour faire de l’eau et prendre quelques rafraîchissements, je ne sais par quelle méprise je remis à la voile sans prendre garde qu’il ne s’était pas embarqué avec les autres. Nous ne nous en aperçûmes, les marchands et moi, que quatre heures après. Nous avions le vent en poupe, et si frais, qu’il ne nous fut pas possible de revirer de bord pour aller le reprendre. Vous le croyez donc mort ? repris-je. — Assurément, repartit-il. — Eh bien, capitaine, lui répliquai-je, ouvrez les yeux et connaissez ce Sindbad que vous laissâtes dans cette île déserte. Je m’endormis au bord d’un ruisseau, et quand je me réveillai, je ne vis plus personne de l’équipage. » A ces mots, le capitaine s’attacha à me regarder. Après m’avoir fort attentivement considéré, il me reconnut enfin. « Dieu soit loué s’écria-t-il en m’embrassant ; je suis ravi que la fortune ait réparé ma faute. Voilà vos marchandises, que j’ai toujours pris soin de conserver et de faire valoir dans tous les ports où j’ai abordé. Je vous les rends avec le profit que j’en ai tiré. » Je les pris, en témoignant au capitaine toute la reconnaissance que je lui devais. De l’île de Salahat nous allâmes à une autre, où je me fournis de clous de girofle, de cannelle et d’autres épiceries. Quand nous nous eu fûmes éloignés, nous vîmes une tortue qui avait vingt coudées en longueur et en largeur ; nous remarquâmes aussi un poisson qui tenait de la vache ; il avait du lait, et sa peau est d’une si grande dureté, qu’on en fait ordinairement des boucliers. J’en vis un autre qui avait la figure et la couleur d’un chameau. Enfin, après une longue navigation, j’arrivai à Balsora, et de là je revins en cette ville de Bagdad, avec tant de richesses que j’en ignorais la quantité. J’en donnai encore aux pauvres une partie considérable, et j’ajoutai d’autres grandes terres à celles que j’avais déjà acquises. Sindbad acheva ainsi l’histoire de son troisième voyage. Il va donner ensuite cent autres sequins à Hindbad en l’invitant au repas du lendemain et au récit du quatrième voyage. Hindbad et la compagnie se retirèrent ; et, le jour suivant étant revenu, Sindbad prit la parole, sur la fin du dîner et continua ses aventures. Quatrième voyage de Sindbad le Marin Retour à la Table des Matières Les plaisirs, dit-il, et les divertissements que je pris après mon troisième voyage n’eurent pas des charmes assez puissants pour me déterminer à ne pas voyager davantage. Je me laissai encore entraîner à la passion de trafiquer et de voir des choses nouvelles. Je mis donc ordre à mes affaires ; et ayant fait un fonds de marchandises de débit dans les lieux où j’avais dessein d’aller, je partis. Je pris la route de la Perse, dont je traversai plusieurs provinces, et j’arrivai à un port de mer où je m’embarquai. Nous mîmes à la voile, et nous avions déjà touché à plusieurs ports de terre ferme et à quelques îles orientales, lorsque, faisant un jour un grand trajet, nous fûmes surpris d’un coup de vent qui obligea le capitaine à faire amener les voiles et à donner tous les ordres nécessaires pour prévenir le danger dont nous étions menacés. Mais toutes nos précautions furent inutiles ; la manœuvre ne réussit pas bien ; les voiles furent déchirées en mille pièces, et le vaisseau, ne pouvant plus être gouverné, donna sur des récifs, et se brisa de manière qu’un grand nombre de marchands et de matelots se noyèrent et que la charge périt. J’eus le bonheur, de même que plusieurs autres marchands et matelots, de me prendre à une planche. Nous fûmes tous emportés par un courant vers une île qui était devant nous. Nous y trouvâmes des fruits et de l’eau de source qui servirent à rétablir nos forces. Nous nous y reposâmes même la nuit, dans l’endroit où la mer nous avait jetés, sans avoir pris aucun parti sur ce que nous devions faire. L’abattement où nous étions de notre disgrâce nous en avait empêchés. Le jour suivant, dès que le soleil fut levé, nous nous éloignâmes du rivage ; et avançant dans l’île, nous y aperçûmes des habitations, où nous nous rendîmes. A notre arrivée, des noirs vinrent à nous en très grand nombre ; ils nous environnèrent, se saisirent de nos personnes, en firent une espèce de partage, et nous conduisirent ensuite dans leurs maisons. Nous fûmes menés, cinq de mes camarades et moi, dans un même lieu. D’abord, on nous fit asseoir et l’on nous servit d’une certaine herbe, en nous invitant par signes à en manger. Mes camarades, sans faire réflexion que ceux qui la servaient n’en mangeaient pas, ne consultèrent que leur faim, qui pressait, et se jetèrent sur ces mets avec avidité. Pour moi, par un pressentiment de quelque supercherie, je ne voulus pas seulement en goûter, et je m’en trouvai bien ; car peu de temps après je m’aperçus que l’esprit avait tourné à mes compagnons, et qu’en me parlant ils ne savaient ce qu’ils disaient. On me servit ensuite du riz préparé avec de l’huile de coco et mes camarades, qui n’avaient plus de raison, en mangèrent extraordinairement. J’en mangeai aussi, mais fort peu. Les noirs avaient d’abord présenté de cette herbe pour nous troubler l’esprit et nous ôter par là le chagrin que la triste connaissance de notre sort nous devait causer ; et ils nous donnaient du riz fleur nous engraisser. Comme ils étaient anthropophages, leur intention était de nous manger quand nous serions devenus gras. C’est ce qui arriva à mes camarades, qui ignoraient leur destinée, parce qu’ils avaient perdu leur bon sens. Puisque j’avais conservé le mien, vous jugez bien, seigneurs, qu’au lieu d’engraisser comme les autres, je devins encore plus maigre que je n’étais. La crainte de la mort, dont j’étais incessamment frappé, tournait en poison tous les aliments que je prenais. Je tombai dans une langueur qui me fut fort salutaire ; car les noirs, ayant assommé et mangé mes compagnons, en demeurèrent là ; et me voyant sec, décharné, malade, ils remirent ma mort à un autre temps. Cependant j’avais beaucoup de liberté, et l’on ne prenait presque pas garde à mes actions. Cela me donna lieu de m’éloigner, un jour, des habitations des noirs et de me sauver. Un vieillard, qui m’aperçut et qui se douta de mon dessein, me cria de toute sa force de revenir ; mais, au lieu de lui obéir, je redoublai mes pas et fus bientôt hors de sa vue. Il n’y avait alors que ce vieillard dans les habitations ; tous les autres noirs s’étaient absentés et ne devaient revenir que sur la fin du jour, ce qu’ils avaient coutume de faire assez souvent. C’est pourquoi, étant assuré qu’ils ne seraient plus à temps de courir après moi lorsqu’ils apprendraient ma fuite, je marchai jusqu’à la nuit. Alors je m’arrêtai, pour prendre un peu de repos et manger de quelques vivres dont j’avais fait provision. Mais je repris bientôt mon chemin et continuai de marcher pendant sept jours, en évitant les endroits qui me paraissaient habités. Je vivais de cocos {29} qui me fournissaient en même temps de quoi boire et de quoi manger. Le huitième jour, j’arrivai près de la mer ; j’aperçus tout à coup des gens, blancs comme moi, occupés à cueillir du poivre, dont il y avait là une grande abondance. Leur occupation me fut de bon augure, je ne fis nulle difficulté de m’approcher d’eux, et ils vinrent au-devant de moi. Dès qu’ils me virent, ils me demandèrent en arabe qui j’étais et d’où je venais. Ravi de les entendre parler comme moi, je satisfis volontiers leur curiosité, en leur racontant de quelle manière j’avais fait naufrage et étais venu dans cette île, où j’étais tombé entre les mains des noirs. « Mais ces noirs, me dirent-ils, mangent les hommes Par quel miracle êtes-vous échappé à leur cruauté ? » Je leur fis le même récit que vous venez d’entendre, et ils furent merveilleusement étonnés. Je demeurai avec eux jusqu’à ce qu’ils eussent amassé la quantité de poivre qu’ils voulurent ; après quoi ils me firent embarquer sur le bâtiment qui les avait amenés, et nous nous rendîmes dans une autre île, d’où ils étaient venus. Ils me présentèrent à leur roi, qui était un bon prince. Il eut la patience d’écouter le récit de mon aventure, qui le surprit. Il me fit donner ensuite des habits et commanda qu’on eût soin de moi. L’île où je me trouvais était fort peuplée et abondante en toutes sortes de choses, et l’on faisait un grand commerce dans la ville où le roi demeurait. Cet agréable asile commença à me consoler de mon malheur ; et les bontés que ce généreux prince avait pour moi achevèrent de me rendre content. En effet, il n’y avait personne qui fût mieux que moi dans son esprit, et, par conséquent, il n’y avait personne à sa cour ni dans la ville qui ne cherchât l’occasion de me faire plaisir. Ainsi je fus bientôt regardé comme un homme né dans cette île, plutôt que comme un étranger. Je remarquai une chose qui me parut bien extraordinaire : tout le monde, le roi même, montait à cheval sans bride et sans étriers. Cela me fit prendre la liberté de lui demander un jour pourquoi Sa Majesté ne se servait pas de ces commodités. Il me répondit que je lui parlais le choses dont on ignorait l’usage dans ses États. J’allai aussitôt chez un ouvrier, et je lui fis dresser le bois d’une selle sur le modèle que je lui donnai. Le bois de la selle achevé, je le garnis moi-même de bourre et de cuir, et l’ornai d’une broderie d’or. Je m’adressai ensuite à un serrurier, qui me fit un mors de la forme que je lui montrai, je lui fis faire aussi des étriers. Quand ces choses furent dans un état parfait, j’allai les présenter au roi, je les essayai sur un de ses chevaux. Ce prince monta dessus et fut si satisfait de cette invention, qu’il m’en témoigna sa joie par de grandes largesses. Je ne pus me défendre de faire plusieurs selles pour ses ministres et pour les principaux officiers de sa maison, qui me firent tous des présents qui m’enrichirent en peu de temps. J’en fis aussi pour les personnes les plus qualifiées de la ville, ce qui me mit dans une grande réputation et me fit considérer de tout le monde. Comme je faisais ma cour au roi très exactement, il me dit un jour : « Sindbad, je t’aime et je sais que tous mes sujets qui te connaissent te chérissent à mon exemple. J’ai une prière à te faire, et il faut que tu m’accordes ce que je vais te demander. — Sire, lui répondis-je, il n’y a rien que je ne sois prêt à faire pour marquer mon obéissance à Votre Majesté ; elle a sur moi un pouvoir absolu. — Je veux te marier, répliqua le roi, afin que le mariage t’arrête en mes Etats et que tu ne songes plus à ta patrie. » Comme je n’osais résister à la volonté du prince, il me donna pour femme une dame de sa cour, noble, belle, sage et riche. Après les cérémonies des noces, je m’établis chez la dame, avec laquelle je vécus quelque temps dans une union parfaite. Néanmoins je n’étais pas trop content de mon état. Mon dessein était de m’échapper à la première occasion, et de retourner à Bagdad ; car mon établissement, tout avantageux qu’il était, ne pouvait m’en faire perdre le souvenir. J’étais dans ces sentiments, lorsque la femme d’un de mes voisins, avec lequel j’avais contracté une amitié fort étroite, tomba malade et mourut. J’allai chez lui pour le consoler ; et le trouvant plongé dans la plus vive affliction : « Dieu vous conserve, lui dis-je en l’abordant, et vous donne une longue vie ! — Hélas ! me répondit-il, comment voulez vous que j’obtienne la grâce que vous me souhaitez ? je n’ai plus qu’une heure à vivre. — Oh ! repris-je, ne vous mettez pas dans l’esprit une pensée si funeste ; j’espère que cela n’arrivera pas et que j’aurai le plaisir de vous posséder encore longtemps. — Je souhaite, répliqua-t-il, que votre vie soit de longue durée ; pour ce qui est de moi, mes affaires sont faites, et je vous apprends que l’on m’enterre aujourd’hui avec ma femme. Telle est la coutume, que nos ancêtres ont établie dans cette île, et qu’ils ont inviolablement gardée : le mari vivant est enterré avec la femme morte, et la femme vivante avec le mari mort. Rien ne peut me sauver ; tout le monde subit cette loi. » Dans le temps qu’il m’entretenait de cette étrange barbarie, dont la nouvelle m’effraya cruellement, les parents, les amis et les voisins arrivèrent en corps pour assister aux funérailles. On revêtit le cadavre de la femme de ses habits les plus riches, comme au jour de ses noces, et on la para de tous ses joyaux. On l’enleva ensuite dans une bière découverte, et le convoi se mit en marche. Le mari était à la tête du deuil et suivait le corps de sa femme. On prit le chemin d’une haute montagne ; et lorsqu’on y fut arrivé, on leva une grosse pierre qui couvrait l’ouverture d’un puits profond, et l’on y descendit le cadavre sans lui rien ôter de ses habillements et de ses joyaux. Après cela, le mari embrassa ses parents et ses amis et se laissa mettre sans résistance dans une bière, avec un pot d’eau et sept petits pains auprès de lui ; puis on le descendit de la même manière qu’on avait descendu sa femme. La montagne s’étendait en longueur et servait de bornes à la mer, et le puits était très profond. La cérémonie achevée, on remit la pierre sur l’ouverture. Il n’est pas besoin, seigneurs, de vous dire que je fus un fort triste témoin de ces funérailles. Toutes les autres personnes qui y assistèrent n’en parurent presque pas touchées, par l’habitude de voir souvent la même chose. Je ne pus m’empêcher de dire au roi ce que je pensais là-dessus. « Sire, lui dis-je, je ne saurais assez m’étonner de l’étrange coutume qu’on a dans vos États d’enterrer les vivants et les morts. J’ai bien voyagé, j’ai fréquenté des gens d’une infinité de nations, et je n’ai jamais entendu parler d’une loi si cruelle : — Que veux-tu ! Sindbad, me répondit le roi, c’est une loi commune, et j’y suis soumis moi-même je serai enterré vivant avec la reine, mon épouse, si elle meurt la première. — Mais, sire, lui dis-je, oserais-je demander à Votre Majesté si les étrangers sont obligés d’observer cette coutume ? — Sans doute, repartit le roi en souriant du motif de ma question ; ils n’en sont pas exceptés lorsqu’ils sont mariés dans cette île. » Je m’en retournai tristement au logis avec cette réponse. La crainte que ma femme ne mourût la première et qu’on ne m’enterrât tout vivant avec elle me faisait faire des réflexions très mortifiantes. Cependant, quel remède apporter à ce mal ? Il fallut prendre patience et m’en remettre à la volonté de Dieu. Néanmoins je tremblais à la moindre indisposition que je voyais à ma femme ; mais, hélas ! j’eus bientôt la frayeur tout entière. Elle tomba véritablement malade et mourut en peu de jours. Jugez de ma douleur ! être enterré tout vif ne me paraissait pas une fin moins déplorable que celle d’être dévoré par des anthropophages ; il fallait pourtant en passer par là. Le roi, accompagné de toute sa cour, voulut honorer de sa présence le convoi, et les personnes les plus considérables de la ville me firent aussi l’honneur d’assister à mon enterrement. Lorsque tout fut prêt pour la cérémonie, on posa le corps de ma femme dans une bière, avec tous ses joyaux et ses plus magnifiques habits. On commença la marche. Comme second acteur de cette pitoyable tragédie, je suivais immédiatement la bière de ma femme, les yeux baignés de larmes, et déplorant mon malheureux destin. Avant que d’arriver à la montagne, je voulus faire une tentative sur l’esprit des spectateurs. Je m’adressai au roi premièrement, ensuite à ceux qui se trouvèrent autour de moi ; et m’inclinant devant eux jusqu’à terre pour baiser le bord de leur habit, je les suppliai d’avoir compassion de moi. « Considérez, disais-je, que je suis un étranger qui ne doit pas être soumis à une loi si rigoureuse, et que j’ai une autre femme et des enfants dans mon pays. » J’eus beau prononcer ces paroles d’un air touchant, personne n’en fut attendri ; au contraire, on se hâta de descendre le corps de ma femme dans le puits, et l’on m’y descendit un moment après, dans une autre bière découverte, avec un vase rempli d’eau et sept pains. Enfin, cette cérémonie si funeste pour moi étant achevée, on remit la pierre sur l’ouverture du puits, nonobstant l’excès de ma douleur et mes cris pitoyables. A mesure que j’approchais du fond, je découvrais, à la faveur du peu de lumière qui venait d’en haut, la disposition de ce lieu souterrain. C’était une grotte fort vaste et qui pouvait bien avoir cinquante coudées de profondeur. Je sentis bientôt une puanteur insupportable qui sortait d’une infinité de cadavres que je voyais à droite et à gauche. Je crus même entendre quelques-uns des derniers qu’on y avait descendus vifs pousser les derniers soupirs. Néanmoins, lorsque je fus en bas, je sortis promptement de la bière et m’éloignai des cadavres en me bouchant le nez. Je me jetai par terre, où je demeurai longtemps plongé dans les pleurs. Alors, faisant réflexion sur mon triste sort : « Il est vrai, disais-je, que Dieu dispose de nous selon les décrets de sa providence ; mais, pauvre Sindbad, n’est-ce pas ta faute que tu te vois réduit à mourir d’une mort si étrange Plût à Dieu que tu eusses péri dans quelqu’un des naufrages dont tu es échappé ! tu n’aurais pas à mourir d’un trépas si lent et si terrible en toutes ses circonstances. Mais tu te l’es attiré par ta maudite avarice. Ah ! malheureux ! ne devais-tu pas plutôt demeurer chez toi et jouir tranquillement du fruit de tes travaux ! Telles étaient les inutiles plaintes dont je faisais retentir la grotte, en me frappant la tête et l’estomac de rage et de désespoir et m’abandonnant tout entier aux pensées les plus désolantes. Néanmoins (vous le dirai-je ?) au lieu d’appeler la mort à mon secours, quelque misérable que je fusse, l’amour de la vie se fit encore sentir en moi et me porta à prolonger mes jours. J’allai, à tâtons, et en me bouchant le nez, prendre le pain et l’eau qui étaient dans ma bière, et j’en mangeai. Quoique l’obscurité qui régnait dans la grotte fût si épaisse que l’on ne distinguait pas le jour d’avec la nuit, je ne laissai pas toutefois de retrouver ma bière ; et il me sembla que la grotte était plus spacieuse et plus remplie de cadavres qu’elle ne m’avait paru d’abord. Je vécus quelques jours de mon pain et de mon eau ; mais enfin, n’en ayant plus, je me préparai à mourir. Je n’attendais plus que la mort, lorsque j’entendis lever la pierre. On descendit un cadavre et une personne vivante. Le mort était un homme. Il est naturel de prendre des résolutions extrêmes dans les dernières extrémités. Dans le temps qu’on descendait la femme, je m’approchai de l’endroit où sa bière devait être posée ; et quand je m’aperçus que l’on recouvrait l’ouverture du puits, je donnai sur la tête de la malheureuse deux ou trois grands coups d’un gros os dont je m’étais saisi. Elle en fut étourdie, ou plutôt je l’assommai ; et comme je ne faisais cette action inhumaine que pour profiter du pain et de l’eau qui étaient dans la bière, j’eus des provisions pour quelques jours. Au bout de ce temps-là, on descendit encore une femme morte et un homme vivant ; je tuai l’homme de la même manière, et comme, par bonheur pour moi, il y eut alors une espèce de mortalité dans la ville, je ne manquais pas de vivres, en mettant toujours en œuvre la même industrie. Un jour que je venais d’expédier encore une femme, j’entendis souffler et marcher. J’avançai du côté d’où partait le bruit ; j’entendis souffler plus fort à mon approche, et il me parut entrevoir quelque chose qui prenait la fuite. Je suivis cette espèce d’ombre, qui s’arrêtait par reprises et soufflait toujours en fuyant, à mesure que j’en approchais. Je la poursuivis si longtemps et j’allai si loin, que j’aperçus enfin une lumière qui ressemblait à une étoile. Je continuai de marcher vers cette lumière, la perdant quelquefois, selon les obstacles qui me la cachaient, mais je la retrouvais toujours ; et à la fin, je découvris qu’elle venait par une ouverture du rocher, assez large pour y passer. A cette découverte, je m’arrêtai quelque temps, pour me remettre de l’émotion violente avec laquelle je venais de marcher ; puis, m’étant avancé jusqu’à l’ouverture, j’y passai et me trouvai sur le bord de la mer. Imaginez-vous l’excès de ma joie. Il fut tel, que j’eus dé la peine à me persuader que ce n’était pas un songe. Lorsque je fus convaincu que c’était une chose réelle, et que mes sens furent rétablis en leur assiette ordinaire, je compris que la chose que j’avais entendue souffler et que j’avais suivie était un animal sorti de la mer, qui avait coutume d’entrer dans la grotte pour s’y repaître de corps morts. J’examinai la montagne et remarquai qu’elle était située entre la ville et la mer, sans communication par aucun chemin, parce qu’elle était tellement escarpée que la nature ne l’avait pas rendue praticable. Je me prosternai sur le rivage, pour remercier Dieu de la grâce qu’il venait de me faire. Je rentrai ensuite dans la grotte, pour aller prendre du pain, que je revins manger à la clarté du jour, de meilleur appétit que je n’avais fait depuis que l’on m’avait enterré dans ce lieu ténébreux. J’y retournai encore et j’allai ramasser à tâtons dans les bières tous les diamants, les rubis, les perles, les bracelets d’or et enfin toutes les riches étoffes que je trouvai sous ma main ; je portai tout cela sur le bord de la mer. J’en fis plusieurs ballots, que je liai proprement avec des cordes qui avaient servi à descendre les bières et dont il y avait une grande quantité. Je les laissai sur le rivage, en attendant une bonne occasion, sans craindre que la pluie les gâtât ; car alors ce n’en était pas la saison. Au bout de deux ou trois jours, j’aperçus un navire, qui ne faisait que de sortir du port et qui vint passer près de l’endroit où j’étais. Je fis signe de la toile de mon turban et je criai de toute ma force pour me faire entendre. On m’entendit, et l’on détacha la chaloupe pour me venir prendre. A la demande que les matelots me firent par quelle disgrâce je me trouvais en ce lieu, je répondis que je m’étais sauvé d’un naufrage, depuis deux jours, avec les marchandises qu’ils voyaient. Heureusement pour moi, ces gens, sans examiner le lieu où j’étais et si ce que je leur disais était vraisemblable, se contentèrent de ma réponse et m’emmenèrent avec mes ballots. Quand nous fûmes arrivés à bord, le capitaine, satisfait en lui-même du plaisir qu’il me faisait et occupé du commandement du navire, eut aussi la bonté de se payer du prétendu naufrage que je lui dis avoir fait. Je lui présentai quelques-unes de mes pierreries, mais il ne voulut pas les accepter. Nous passâmes devant plusieurs îles, et entre autres, devant l’île des Cloches, éloignée de dix journées de celle de Serendib {30}, par un vent ordinaire et réglé, et de six journées de l’île de Kela, où nous abordâmes. Il y a des mines de plomb, des cannes d’Inde et du camphre excellent. Le roi de l’île de Kela est très riche, très puissant, et son autorité s’étend sur toute l’île des Cloches, qui a deux journées d’étendue, et dont les habitants sont encore si barbares, qu’ils mangent la chair humaine. Après que nous eûmes fait un grand commerce dans cette île, nous remîmes à la voile et abordâmes à plusieurs autres ports. Enfin, j’arrivai heureusement à Bagdad, avec des richesses infinies, dont il est inutile de vous faire le détail. Pour rendre grâces à Dieu des faveurs qu’il m’avait faites, je fis de grandes aumônes, tant pour l’entretien de plusieurs mosquées que pour la subsistance des pauvres, et me donnai tout entier à mes parents et à mes amis, en me divertissant et en faisant bonne chère avec eux. Sindbad finit en cet endroit le récit de son quatrième voyage, qui causa encore plus d’admiration à ses auditeurs que les trois précédents. Il fit un nouveau présent de cent sequins à Hindbad, qu’il pria, comme les autres, de revenir le jour suivant, à la même heure, pour dîner chez lui et entendre le détail de son cinquième voyage. Hindbad et les autres conviés prirent congé de lui et se retirèrent. Le lendemain, lorsqu’ils furent tous rassemblés, ils se mirent à table ; et à la fin du repas, le ne dura pas moins que les autres, Sindbad commença de cette sorte le récit de son cinquième voyage : Cinquième voyage de Sindbad le Marin Retour à la Table des Matières Les plaisirs, dit-il, eurent encore assez de charmes pour effacer de ma mémoire toutes les peines et les maux que j’avais soufferts, sans pouvoir m’ôter l’envie de faire de nouveaux voyages. C’est pourquoi j’achetai des marchandises, je les fis emballer et charger sur des voitures, et je partis avec elles pour me rendre au premier port de mer. Là, pour ne pas dépendre d’un capitaine et pour avoir un navire à mon commandement, je me donnai le loisir d’en faire construire et équiper un à mes frais. Dès qu’il fut achevé, je le fis charger ; je m’embarquai dessus ; et comme je n’avais pas de quoi faire une charge entière, je reçus plusieurs marchands de différentes nations, avec leurs marchandises. Nous fîmes voile au premier bon vent et prîmes le large. Après une longue navigation, le premier endroit où nous abordâmes fut une île déserte, où nous trouvâmes l’œuf d’un roc, d’une grosseur pareille à celui dont vous m’avez entendu parler ; il renfermait un petit roc près d’éclore, dont le bec commençait à paraître. Les marchands, qui s’étaient embarqués sur mon navire et qui avaient pris terre avec moi, cassèrent l’œuf à grands coups de haches et firent une ouverture par où ils tirèrent le petit roc par morceaux et le firent rôtir. Je les avais avertis sérieusement de ne pas toucher à l’œuf ; mais ils ne voulurent pas m’écouter. Ils eurent à peine achevé le régal qu’ils venaient de se donner, qu’il parut en l’air, assez loin de nous, deux gros nuages. Le capitaine, que j’avais pris à gage pour conduire mon vaisseau, sachant par expérience ce que cela signifiait, s’écria que c’étaient le père et la mère du petit roc, et il nous pressa tous de nous rembarquer au plus vite, pour éviter le malheur qu’il prévoyait. Nous suivîmes son conseil avec empressement et nous remîmes à la voile en diligence. Cependant les deux rocs approchèrent en poussant des cris effroyables, qu’ils redoublèrent quand ils eurent vu l’état où l’on avait mis l’œuf, et que leur petit n’y était plus. Dans le dessein de se venger, ils reprirent leur vol du côté où ils étaient venus et disparurent quelque temps, pendant que nous fîmes force de voiles pour nous éloigner et prévenir ce qui ne laissa pas de nous arriver. Ils revinrent et nous remarquâmes qu’ils tenaient entre leurs griffes chacun un morceau de rocher d’une grosseur énorme. Lorsqu’ils furent précisément au-dessus de mon vaisseau, ils s’arrêtèrent, et, se soutenant en l’air, l’un lâcha la pièce de rocher qu’il tenait ; mais, par l’adresse du timonier, qui détourna le navire d’un coup de timon, elle ne tomba pas dessus ; elle tomba à côté dans la mer, qui s’entr’ouvrit d’une manière que nous en vîmes presque le fond. L’autre oiseau, pour notre malheur, laissa tomber sa roche si justement au milieu du vaisseau, qu’elle le rompit et le brisa en mille pièces. Les matelots et les passagers furent tous écrasés du coup ou submergés. Je fus submergé moi-même ; mais, en revenant au-dessus de l’eau, j’eus le bonheur de me prendre à une pièce du débris. Ainsi, en m’aidant tantôt d’une main, tantôt de l’autre, sans me dessaisir de ce que je tenais, avec le vent et le courant, qui m’étaient favorables, j’arrivai enfin à une île dont le rivage était fort escarpé. Je surmontai néanmoins cette difficulté et me sauvai. Je m’assis sur l’herbe pour me remettre un peu de ma fatigue ; après quoi je me levai et m’avançai dans l’île, pour reconnaître le terrain. Il me sembla que j’étais dans un jardin délicieux ; je voyais partout des arbres chargés de fruits, les uns verts, les autres mûrs, et des ruisseaux d’une eau douce et claire, qui faisaient d’agréables détours. Je mangeai de ces fruits, que je trouvai excellents, et je bus de cette eau, qui m’invitait à boire. La nuit venue, je me couchai sur l’herbe, dans un endroit assez commode ; mais je ne dormis pas une heure entière et mon sommeil fut souvent interrompu par la frayeur de me voir seul dans un lieu si désert. Ainsi, j’employai la meilleure partie de la nuit à me chagriner et à me reprocher l’imprudence que j’avais eue de n’être pas demeuré chez moi, plutôt que d’avoir entrepris ce dernier voyage. Ces réflexions me menèrent si loin, que je commençai à former un dessein contre ma propre vie ; mais le jour, par sa lumière, dissipa mon désespoir. Je me levai et marchai entre les arbres, non sans quelque appréhension. Lorsque je fus un peu avant dans l’île, j’aperçus un vieillard qui me parut fort cassé. Il était assis sur le bord d’un ruisseau ; je m’imaginai d’abord que c’était quelqu’un qui avait fait naufrage comme moi. Je m’approchai de lui, je le saluai, et il me fit seulement une inclination de tête. Je lui demandai ce qu’il faisait là ; mais au lieu de me répondre, il me fit signe de le charger sur mes épaules et de le passer au-delà du ruisseau, en me faisant comprendre que c’était pour aller cueillir des fruits. Je crus qu’il avait besoin que je lui rendisse service ; c’est pourquoi, l’ayant chargé sur mon dos, je passai le ruisseau. « Descendez », lui dis-je alors, en me baissant pour faciliter sa descente. Mais, au lieu de se laisser aller à terre (j’en ris encore toutes les fois que j’y pense), ce vieillard, qui m’avait paru décrépit, passa légèrement autour de mon col ses deux jambes, dont je vis que la peau ressemblait à celle d’une vache, et se mit à califourchon sur mes épaules, en me serrant si fortement la gorge, qu’il semblait vouloir m’étrangler. La frayeur me saisit en ce moment, et je tombai évanoui. Malgré mon évanouissement, l’incommode vieillard demeura toujours attaché à mon col ; il écarta seulement un peu les jambes, pour me donner lieu de revenir à moi. Lorsque j’eus repris mes esprits, il m’appuya fortement contre l’estomac un de ses pieds, et de l’autre me frappant rudement le côté, il m’obligea de me relever malgré moi. Étant debout, il me fit marcher sous des arbres ; il me forçait de m’arrêter pour cueillir et manger les fruits que nous rencontrions. Il ne quittait point prise pendant le jour ; et quand je voulais me reposer la nuit, il s’étendait par terre avec moi, toujours attaché à mon col. Tous les matins, il ne manquait pas de me pousser pour m’éveiller ; ensuite il me faisait lever et marcher, en me pressant de ses pieds. Représentez-vous, seigneurs, la peine que j’avais de me voir chargé de ce fardeau, sans pouvoir m’en défaire. Un jour, que je trouvai en mon chemin plusieurs calebasses sèches, qui étaient tombées d’un arbre qui en portait, j’en pris une assez grosse, et, après l’avoir bien nettoyée, j’exprimai dedans le jus de plusieurs grappes de raisin, fruit que l’île produisait en abondance, et que nous rencontrions à chaque pas. Lorsque j’en eus rempli la calebasse, je la posai dans un endroit où j’eus l’adresse de me faire conduire par le vieillard plusieurs jours après. Là, je pris la calebasse, et, la portant à ma bouche, je bus d’un excellent vin qui me fit oublier, pour quelque temps, le chagrin mortel dont j’étais accablé. Cela me donna de la vigueur. J’en fus même si réjoui, que je me mis à chanter et à sauter en marchant. Le vieillard, qui s’aperçut de l’effet que cette boisson avait produit en moi, et que je le portais plus légèrement que de coutume, me fit signe de lui en donner à boire e lui présentai la calebasse, il la prit ; et comme la liqueur lui parut agréable, il l’avala jusqu’à la dernière goutte. Il y en avait assez pour l’enivrer ; aussi s’enivra-t-il, et bientôt, la fumée du vin lui montant à la tête, il commença à chanter à sa manière et à se trémousser sur mes épaules. Les secousses qu’il se donnait lui firent rendre ce qu’il avait dans l’estomac, et ses jambes se relâchèrent peu à peu ; de sorte que, voyant qu’il ne me serrait plus, je le jetai par terre, où il demeura sans mouvement. Alors je pris une très grosse pierre et lui en écrasai la tête. Je sentis une grande joie de m’être délivré pour jamais de ce maudit vieillard, et je marchai vers la mer, où je rencontrai des gens d’un navire qui venait de mouiller là pour faire de l’eau et prendre, en passant, quelques rafraîchissements. Ils furent extrêmement étonnés de me voir et d’entendre le détail de mon aventure. « Vous étiez tombé, me dirent-ils, entre les mains du vieillard de la mer, et vous êtes le premier qu’il n’ait pas étranglé ; il n’a jamais abandonné ceux dont il s’était rendu maître, qu’après les avoir étouffés ; et il a rendu cette île fameuse par le nombre de personnes qu’il a tuées ; les matelots et les marchands qui y descendaient n’osaient s’y avancer qu’en bonne compagnie. » Après m’avoir informé de ces choses, ils m’emmenèrent avec eux dans leur navire, dont le capitaine se fit un plaisir de me recevoir, lorsqu’il apprit tout ce qui m’était arrivé. Il remit à la voile ; et après quelques jours de navigation, nous abordâmes au port d’une grande ville, dont les maisons étaient bâties de bonnes pierres. Un des marchands du vaisseau, qui m’avait pris en amitié, m’obligea de l’accompagner et me conduisit dans un logement destiné à servir de retraite aux marchands étrangers. Il me donna un grand sac ; ensuite, m’ayant recommandé à quelques gens de la ville, qui avaient un sac comme moi, et les ayant priés de me mener avec eux ramasser du coco : « Allez, me dit-il, suivez-les, faites comme vous les verrez faire, et ne vous écartez pas d’eux, car vous mettriez votre vie en danger. » Il me donna des vivres pour la journée, et je partis avec ces gens. Nous arrivâmes à une grande forêt d’arbres extrêmement hauts et fort droits et dont le tronc était si lisse, qu’il n’était pas possible de s’y prendre pour monter jusqu’aux branches où étaient les fruits. Tous les arbres étaient des cocotiers dont nous voulions abattre le fruit et en remplir nos sacs. En entrant dans la forêt, nous vîmes un grand nombre de gros et de petits singes, qui prirent la fuite devant nous dès qu’ils nous aperçurent, et qui montèrent jusqu’au haut des arbres avec une agilité surprenante. Les marchands avec qui j’étais ramassèrent des pierres et les jetèrent de toute leur force au haut des arbres, contre les singes. Je suivis leur exemple et je vis que les singes, instruits de notre dessein, cueillaient les cocos avec ardeur et nous les jetaient avec des gestes qui marquaient leur colère et leur animosité. Nous ramassions les cocos, et nous jetions de temps en temps des pierres pour irriter les singes. Par cette ruse, nous remplissions nos sacs de ce fruit, qu’il nous eût été impossible d’avoir autrement. Lorsque nous en eûmes plein nos sacs, nous nous en retournâmes à la ville, où le marchand qui m’avait envoyé à la forêt me donna la valeur du sac de cocos que j’avais apporté. « Continuez, me dit-il, et allez tous les jours faire la même chose, jusqu’à ce que vous ayez gagné de quoi vous conduire chez vous. » Je le remerciai du bon conseil qu’il me donnait, et insensiblement je fis un si grand amas de cocos, que j’en avais pour une somme considérable. Le vaisseau sur lequel j’étais venu avait fait voile avec des marchands qui l’avaient chargé de cocos qu’ils avaient achetés. J’attendis l’arrivée d’un autre, qui aborda bientôt au port de la ville, pour faire un pareil chargement. Je fis embarquer dessus tout le coco qui m’appartenait ; et lorsqu’il fut prêt à partir, j’allai prendre congé du marchand à qui j’avais tant d’obligation. Il ne put s’embarquer avec moi, parce qu’il n’avait pas encore achevé ses affaires. Nous mîmes à la voile et prîmes la route de l’île où le poivre croît en plus grande abondance. De là, nous gagnâmes l’île de Comari {31}, qui porte la meilleure espèce de bois d’aloès, et dont les habitants se sont fait une loi inviolable de ne pas boire de vin et de ne souffrir aucun lieu de débauche. J’échangeai mon coco, dans ces deux îles, contre du poivre et du bois d’aloès, et me rendis, avec d’autres marchands, à la pêche des perles, où je pris des plongeurs à gage pour mon compte. Ils m’en pêchèrent un grand nombre de très grosses et de très parfaites. Je me remis en mer avec joie, sur un vaisseau qui arriva heureusement à Balsora ; de là, je revins à Bagdad, où je fis de très grosses sommes d’argent du poivre, du bois d’aloès et des perles que j’avais apportés. Je distribuai en aumônes la dixième partie de mon gain, de même qu’au retour de mes autres voyages, et je cherchai à me délasser de mes fatigues dans toutes sortes de divertissements. Ayant achevé ces paroles, Sindbad fit donner cent sequins à Hindbad, qui se retira avec tous les autres convives. Le lendemain, la même compagnie se trouva chez le riche Sindbad, qui, après l’avoir régalée comme les jours précédents, demanda audience et fit le récit de son sixième voyage, de la manière que je vais vous le raconter. Sixième voyage de Sindbad le Marin Retour à la Table des Matières Seigneurs, dit-il, vous êtes sans doute en peine de savoir comment, après avoir fait cinq naufrages et avoir essuyé tant de périls, je pus me résoudre encore à tenter la fortune et à chercher de nouvelles disgrâces. J’en suis étonné moi-même quand j’y fais réflexion ; et il fallait assurément que j’y fusse entraîné par mon étoile. Quoi qu’il en soit, au bout d’une année de repos, je me préparai à faire un sixième voyage, malgré les prières de mes parents et de mes amis, qui firent tout ce qui leur fut possible pour me retenir. Au lieu de prendre ma route par le golfe Persique, je passai encore une fois par plusieurs provinces de la Perse et des Indes, et j’arrivai à un port de mer où je m’embarquai sur un bon navire, dont le capitaine était résolu à faire une longue navigation. Elle fut très longue, à la vérité, mais en même temps si malheureuse, que le capitaine et le pilote perdirent leur route, de manière qu’ils ignoraient où nous étions. Ils la reconnurent enfin ; mais nous n’eûmes pas sujet de nous en réjouir, tout ce que nous étions de passagers ; et nous fûmes, un jour, dans un étonnement extrême de voir le capitaine quitter son poste en poussant des cris. Il jeta son turban par terre, s’arracha la barbe et se frappa la tête, comme un homme à qui le désespoir a troublé l’esprit. Nous lui demandâmes pourquoi il s’affligeait ainsi. « Je vous annonce, nous répondit-il, que nous sommes dans l’endroit de la mer le plus dangereux. Un courant très rapide emporte le navire et nous allons tous périr dans moins d’un quart d’heure. Priez Dieu qu’il nous délivre de ce danger. Nous ne saurions en échapper, s’il n’a pitié de nous. » A ces mots, il ordonna de faire ranger les voiles ; mais les cordages se rompirent dans la manœuvre, et le navire, sans qu’il fût possible d’y remédier, fut emporté par le courant au pied d’une montagne inaccessible, où il échoua et se brisa, de manière pourtant qu’en sauvant nos personnes, nous eûmes encore le temps de débarquer nos vivres et nos plus précieuses marchandises. Cela étant fait, le capitaine nous dit : « Dieu vient de faire ce qui lui a plu. Nous pouvons nous creuser ici chacun notre fosse, et nous dire le dernier adieu ; car nous sommes dans un lieu si funeste que personne de ceux qui y ont été jetés avant nous ne s’en est retourné chez soi. » Ce discours nous jeta tous dans une affliction mortelle, et nous nous embrassâmes les uns les autres, les larmes aux yeux, en déplorant notre malheureux sort. La montagne au pied de laquelle nous étions faisait la côte d’une île fort longue et très vaste. Cette côte était toute couverte de débris de vaisseaux qui avaient fait naufrage ; et par une infinité d’ossements qu’on y rencontrait d’espace en espace, et qui nous faisaient horreur, nous jugeâmes qu’il s’y était perdu bien du monde. C’est aussi une chose presque incroyable que la quantité de marchandises et de richesses qui se présentaient à nos yeux de toutes parts. Tous ces objets ne servirent qu’à augmenter la désolation où nous étions. Au lieu que partout ailleurs les rivières sortent de leur lit pour se jeter dans la mer, tout au contraire une grosse rivière d’eau douce s’éloigne de la mer et pénètre dans la côte au travers d’une grotte obscure, dont l’ouverture est extrêmement haute et large. Ce qu’il y a de remarquable dans ce lieu, c’est que les pierres de la montagne sont de cristal, de rubis ou d’autres pierres précieuses. On y voit aussi la source d’une espèce de poix ou de bitume qui coule dans la mer, que les poissons avalent et rendent ensuite changé en ambre gris, que les vagues rejettent sur la grève qui en est couverte. Il y croît aussi des arbres, dont la plupart sont des aloès, qui ne le cèdent point en bonté à ceux de Comari. Pour achever la description de cet endroit, qu’on peut appeler un gouffre, puisque jamais rien n’en revient, il n’est pas possible que les navires puissent s’en écarter lorsqu’une fois ils s’en sont approchés à une certaine distance. S’ils y sont poussés par un vent de mer, le vent et le courant les perdent ; et s’ils s’y trouvent lorsque le vent de terre souffle, ce qui pourrait favoriser leur éloignement, la hauteur de la montagne l’arrête et cause un calme qui laisse agir le courant qui les emporte contre la côte, où ils se brisent comme le nôtre y fut brisé. Pour surcroît de disgrâce, il n’est pas possible de gagner le sommet de la montagne, ni de se sauver par aucun endroit. Nous demeurâmes sur le rivage, comme des gens qui ont perdu l’esprit, et nous attendions la mort de jour en jour. D’abord, nous avions partagé nos vivres également ; ainsi, chacun vécut plus ou moins longtemps que les autres, selon son tempérament et suivant l’usage qu’il fit de ses provisions. Ceux qui moururent les premiers furent enterrés par les autres ; pour moi, je rendis les derniers devoirs à tous mes compagnons ; et il ne faut pas s’en étonner car outre que j’avais mieux ménagé qu’eux les provisions qui m’étaient tombées en partage, j’en avais encore en particulier d’autres dont je m’étais bien gardé de leur faire part. Néanmoins lorsque j’enterrai le dernier, il me restait si peu de vivres, que je jugeai que je ne pourrais pas aller loin ; de sorte que je creusai moi-même mon tombeau, résolu de me jeter dedans, puisqu’il ne restait plus personne pour m’enterrer. Je vous avouerai qu’en m’occupant de ce travail, je ne pus m’empêcher de me représenter que j’étais la cause de ma perte et de me repentir le m’être engagé dans ce dernier voyage. Je n’en demeurai pas même aux réflexions ; je me frappai avec fureur, et peu s’en fallut que je ne hâtasse ma mort. Mais Dieu eut encore pitié de moi et m’inspira la pensée d’aller jusqu’à la rivière qui se perdait sous la voûte de la grotte. Là, après avoir examiné la rivière avec beaucoup d’attention, je dis en moi-même Cette rivière, qui se cache ainsi sous la terre, en doit sortir par quelque endroit ; en construisant un radeau et m’abandonnant dessus au courant de l’eau, j’arriverai à une terre habitée ou je périrai : si je péris, je n’aurai fait que changer de genre de mort ; si je sors, au contraire, de ce lieu fatal, non seulement j’éviterai la triste destinée de mes camarades, je trouverai peut-être une nouvelle occasion de m’enrichir. Que sait-on si la fortune ne m’attend pas au sortir de cet affreux écueil, pour me dédommager avec usure des pertes que m’a causées mon naufrage ? Je n’hésitai pas à travailler au radeau après ce raisonnement ; je le fis de bonnes pièces de bois et de gros câbles, car j’en avais à choisir ; je les liai ensemble si fortement que j’en fis un petit bâtiment assez solide. Quand il fut achevé, je le chargeai de quelques ballots de rubis, d’émeraudes, d’ambre gris, de cristal de roche et d’étoffes précieuses. Ayant mis toutes ces choses en équilibre et les ayant bien attachées, je m’embarquai sur le radeau, avec deux petites rames que je n’avais pas oublié de faire ; et me laissant aller au cours de la rivière, je m’abandonnai à la volonté de Dieu. Sitôt que je fus sous la voûte, je ne vis plus de lumière et le fil de l’eau m’entraîna sans que je pusse remarquer où il m’emportait. Je voguai le jours dans cette obscurité, sans jamais apercevoir le moindre rayon de lumière. Je trouvai, une fois, la voûte si basse, qu’elle pensa me blesser la tête ; ce qui me rendit fort attentif à éviter un pareil danger. Pendant ce temps-là, je ne mangeais des vivres qui me restaient qu’autant qu’il en fallait naturellement pour soutenir ma vie. Mais, avec quelque frugalité que je pusse vivre, j’achevai de consumer mes provisions. Alors, sans que je pusse m’en défendre, un doux sommeil vint saisir mes sens. Je ne puis vous dire si je dormis longtemps ; mais en me réveillant, je me vis avec surprise dans une vaste campagne, au bord d’une rivière où mon radeau était attaché, et au milieu d’un grand nombre de noirs. Je me levai dès que je les aperçus et les saluai. Ils me parlèrent, mais je n’entendais pas leur langage. En ce moment, je me sentis si transporté de joie, que je ne savais si je devais me croire éveillé. Étant persuadé que je ne dormais pas, je m’écriai et récitai ces vers arabes : « Invoque la Toute-Puissance, elle viendra à ton secours il n’est pas besoin que tu t’embarrasses d’autre chose. Ferme l’œil, et pendant que tu dormiras, Dieu changera ta fortune de mal en bien. » Un des noirs, qui entendait l’arabe, m’ayant ouï parler ainsi, s’avança et prit la parole : « Mon frère, me dit-il, ne soyez pas surpris de nous voir. Nous habitons la campagne que vous voyez, et nous sommes venus arroser aujourd’hui nos champs de l’eau de ce fleuve qui sort de la montagne voisine, en la détournant par de petits canaux. Nous avons remarqué que l’eau emportait quelque chose ; nous sommes vite accourus pour voir ce que c’était, et nous avons trouvé que c’était ce radeau ; aussitôt l’un de nous s’est jeté à la nage et l’a amené. Nous l’avons arrêté et attaché comme vous le voyez et nous attendions que vous vous éveillassiez. Nous vous supplions de nous raconter votre histoire, qui doit être fort extraordinaire. Dites-nous comment vous vous êtes hasardé sur cette eau et d’où vous venez. » Je les priai de me donner d’abord quelque chose à manger, leur promettant de satisfaire ensuite leur curiosité. Ils me présentèrent plusieurs sortes de mets ; et quand j’eus apaisé ma faim, je leur fis un rapport fidèle de tout ce qui m’était arrivé ; ce qu’ils parurent écouter avec admiration. Sitôt que j’eus fini mon discours : « Voilà, me dirent-ils par la bouche de l’interprète qui leur avait expliqué ce que je venais de dire, voilà une histoire des plus surprenantes. Il faut que vous veniez en informer le roi vous-même : la chose est trop extraordinaire pour lui être rapportée par un autre que par celui à qui elle est arrivée. » Je leur repartis que j’étais prêt à faire ce qu’ils voudraient. Les noirs envoyèrent aussitôt chercher un cheval, que l’on amena peu de temps après. Ils me firent monter dessus ; et pendant qu’une partie marcha devant moi pour me montrer le chemin, les autres, qui étaient les plus robustes, chargèrent sur leurs épaules le radeau tel qu’il était, avec les ballots, et commencèrent à me suivre. Nous marchâmes tous ensemble jusqu’à la ville de Serendib ; car c’était dans cette île que je me trouvais. Les noirs me présentèrent à leur roi. Je m’approchai de son trône, où il était assis, et le saluai comme on a coutume de saluer les rois des Indes, c’est-à-dire que je me prosternai à ses pieds et baisai la terre. Ce prince me fit relever et, me recevant d’un air obligeant, il me fit avancer et prendre place auprès de lui. Il me demanda premièrement comment je m’appelais : lui ayant répondu que je me nommais Sindbad, surnommé le Marin, à cause de plusieurs voyages que j’avais faits par mer, j’ajoutai que j’étais habitant de la ville de Bagdad. « Mais, reprit-il, comment vous trouvez-vous dans mes États, et par où y êtes-vous venu ? » Je ne cachai rien au roi ; je lui fis le même récit que vous venez d’entendre, et il en fut si surpris et si charmé, qu’il commanda qu’on écrivît mon aventure en lettres d’or, pour être conservée dans les archives de son royaume. On apporta ensuite le radeau et l’on ouvrit les ballots en sa présence. Il admira la quantité de bois d’aloès et d’ambre gris, mais surtout les rubis et les émeraudes ; car il n’en avait point dans son trésor qui en approchassent. Remarquant qu’il considérait mes pierreries avec plaisir et qu’il en examinait les plus belles les unes après les autres, je me prosternai et pris la liberté de lui dire : « Sire, ma personne n’est pas seulement au service de Votre Majesté, la charge du radeau est aussi à elle, et je la supplie d’en disposer comme d’un bien qui lui appartient. » Il me dit en souriant : « Sindbad, je me garderai bien d’en avoir la moindre envie ni de vous ôter rien de ce que Dieu vous a donné. Loin de diminuer vos richesses, je prétends les augmenter et je ne veux point que vous sortiez de mes États sans emporter avec vous des marques de ma libéralité. » Je ne répondis à ces paroles qu’en faisant des vœux pour la prospérité du prince et qu’en louant sa bonté et sa générosité. Il chargea un de ses officiers d’avoir soin de moi et me fit donner des gens pour me servir à ses dépens. Cet officier exécuta fidèlement les ordres de son maître et fit transporter dans le logement où il me conduisit les ballots dont le radeau avait été chargé. J’allais tous les jours, à certaines heures, faire ma cour au roi, j’employais le reste du temps à voir la ville et ce qu’il y avait de plus digne de ma curiosité. L’île de Serendib {32} est située justement sous la ligne équinoxiale ; ainsi, les jours et les nuits y sont toujours de douze heures, et elle a quatre-vingts parasanges {33} de longueur et autant de largeur. La ville capitale est située à l’extrémité d’une belle vallée, fermée, par une montagne qui est au milieu de l’île, et qui est bien la plus haute qu’il y ait au monde. En effet, on la découvre en mer, de trois journées de navigation. On y trouve le rubis, plusieurs sortes de minéraux, et tous les rochers sont, pour la plupart, d’émeri, qui est une pierre métallique dont on se sert pour tailler les pierreries. On y voit toutes sortes d’arbres et de plantes rares, surtout le cèdre et le coco. On pêche aussi des perles le long de ses rivages et aux embouchures de ses rivières, et quelques-unes de ses vallées fournissent des diamants. Je fis aussi par dévotion un voyage à la montagne, à l’endroit où Adam fut relégué après avoir été banni du paradis terrestre, et j’eus la curiosité de monter jusqu’au sommet. Lorsque je fus de retour dans la ville, je suppliai le roi de me permettre de retourner en mon pays ; ce qu’il m’accorda d’une manière très obligeante et très honorable. Il me força de recevoir un riche présent, qu’il fit tirer de son trésor ; et lorsque j’allai prendre congé de lui, il me chargea d’un autre présent bien plus considérable et en même temps d’une lettre pour le commandeur des croyants, notre souverain seigneur, en me disant : « Je vous prie de présenter de ma part ce régal et cette lettre au calife Haroun-al-Raschid et de l’assurer de mon amitié. » Je pris le présent et la lettre avec respect, en promettant à Sa Majesté d’exécuter ponctuellement les ordres dont elle me faisait l’honneur de me charger. Avant que je m’embarquasse, ce prince envoya chercher le capitaine et les marchands qui devaient s’embarquer avec moi, et leur ordonna d’avoir pour moi tous les égards imaginables. La lettre du roi de Serendib était écrite sur la peau d’un certain animal fort précieux à cause de sa rareté et dont la couleur tire sur le jaune. Les caractères de cette lettre étaient d’azur ; et voici ce qu’elle contenait en langue indienne « Le roi des Indes, devant qui marchent mille éléphants, qui demeure dans un palais dont le toit brille de l’éclat de cent mille rubis et qui possède en son trésor vingt mille couronnes enrichies de diamants, au calife Haroun-al-Raschid. « Quoique le présent que nous vous envoyons soit peu considérable, ne laissez pas néanmoins de le recevoir en frère et en ami, en considération de l’amitié que nous conservons pour vous dans notre cœur, et dont nous sommes bien aise de vous donner un témoignage. Nous vous demandons la même part dans le vôtre, attendu que nous croyons le mériter, étant d’un rang égal à celui que vous tenez. Nous vous en conjurons, en qualité de frère. Adieu. » Le présent consistait : premièrement, en un vase d’un seul rubis, creusé et travaillé en coupe, d’un demi-pied de hauteur et d’un doigt d’épaisseur, rempli de perles très rondes et toutes du poids d’une demi-drachme ; secondement, en une peau de serpent qui avait des écailles grandes comme une pièce ordinaire de monnaie d’or, et dont la propriété était de préserver de maladie ceux qui couchaient dessus ; troisièmement, en cinquante mille drachmes du bois d’aloès le plus exquis, avec trente grains de camphre de la grosseur d’une pistache ; enfin, le tout était accompagné d’une esclave d une beauté ravissante et dont les habillements étaient couverts de pierreries. Le navire mit à la voile ; et après une longue et très heureuse navigation, nous abordâmes à Balsora, d’où je me rendis à Bagdad. La première chose que je fis, après mon arrivée, fut de m’acquitter de la commission dont j’étais chargé. Je pris la lettre du roi de Serendib et j’allai me présenter à la porte du commandeur des croyants, suivi de la belle esclave et des personnes de ma famille, qui portaient les présents dont j’étais chargé. Je dis le sujet qui m’amenait, et aussitôt l’on me conduisit devant le trône du calife. Je lui fis la révérence en me prosternant ; et après lui avoir fait une harangue très concise, je lui présentai la lettre et le présent. Lorsqu’il eut lu ce que lui mandait le roi de Serendib, il me demanda s’il était vrai que ce prince fût aussi puissant et aussi riche qu’il le marquait par sa lettre. Je me prosternai une seconde fois et, après m’être relevé : « Commandeur des croyants, lui répondis-je, je puis assurer Votre Majesté qu’il n’exagère pas ses richesses et sa grandeur ; j’en suis témoin. Rien n’est plus capable de causer de l’admiration que la magnificence de son palais. Lorsque ce prince veut paraître en public, on lui dresse un trône sur un éléphant, où il s’assied, et il marche au milieu de deux files composées de ses ministres, de ses favoris et d’autres gens de sa cour. Devant lui, sur le même éléphant, un officier tient une lance d’or à la main, et derrière le trône, un autre, se tenant debout, porte une colonne d’or, au haut de laquelle est une émeraude longue d’environ un demi-pied et grosse d’un pouce. Il est précédé d’une garde de mille hommes, habillés de drap d’or et de soie, et montés sur des éléphants richement caparaçonnés. Pendant que le roi est en marche, l’officier qui est devant lui, sur le même éléphant, crie de temps en temps, à haute voix : « Voici le grand monarque, le puissant et redoutable sultan des Indes, dont le palais est couvert de cent mille rubis, et qui possède vingt mille couronnes de diamants ! Voici le monarque couronné, plus grand que ne furent jamais le grand Solima {34} et le grand Mihrage {35} ! » Après qu’il a prononcé ces paroles, l’officier qui est derrière le trône crie à son tour : « Ce monarque, si grand et si puissant, doit mourir, doit mourir, doit mourir. » L’officier de devant reprend et crie ensuite : « Louange à celui qui vit et ne meurt pas ! » D’ailleurs, le roi de Serendib est si juste, qu’il n’y a pas de juges dans sa capitale, non plus que dans le reste de ses Etats ; ses peuples n’en ont pas besoin. Ils savent et ils observent d’eux-mêmes exactement la justice, et ne s’écartent jamais de leur devoir. Ainsi les tribunaux et les magistrats sont inutiles chez eux. Le calife fut fort satisfait de mon discours. « La sagesse de ce roi, dit-il, paraît en sa lettre, et, après ce que vous venez de me dire, il faut avouer que sa sagesse est digne de ses peuples, et que ses peuples sont dignes d’elle. » A ces mots, il me congédia et me renvoya avec un riche présent. Sindbad acheva de parler en cet endroit, et ses auditeurs se retirèrent ; mais Hindbad reçut auparavant cent sequins. Ils revinrent encore le jour suivant chez Sindbad, qui leur raconta son septième et dernier voyage dans ces termes : Septième et dernier voyage de Sindbad le Marin Retour à la Table des Matières Au retour de mon sixième voyage, j’abandonnai absolument la pensée d’en faire jamais d’autres. Outre que j’étais dans un âge qui ne demandait que du repos, je m’étais bien promis de ne plus m’exposer aux périls que j’avais tant de fois courus. Ainsi je ne songeais qu’à passer doucement le reste de ma vie. Un jour que je régalais quelques amis, un de mes gens me vint avertir qu’un officier du calife me demandait. Je sortis de table et allai au-devant de lui. « Le calife, me dit-il, m’a chargé de venir vous dire qu’il veut vous parler. » Je suivis au palais l’officier qui me présenta à ce prince, que je saluai en me prosternant à ses pieds. « Sindbad, me dit-il, j’ai besoin de vous, il faut que vous me rendiez un service, que vous alliez porter ma réponse et mes présents au roi de Serendib : il est juste que je lui rende la civilité qu’il m’a faite. » Le commandement du calife fut un coup de foudre pour moi. « Commandeur des croyants, lui dis-je, je suis prêt à exécuter tout ce que m’ordonnera Votre Majesté ; mais je la supplie très humblement de songer que je suis rebuté des fatigues incroyables que j’ai souffertes. J’ai même fait vœu de ne sortir jamais de Bagdad. » De là je pris occasion de lui faire un long détail de toutes mes aventures, qu’il eut la patience d’écouter jusqu’à la fin. Dès que j’eus cessé de parler : « J’avoue, dit-il, que voilà des événements bien extraordinaires ; mais pourtant il ne faut pas qu’ils vous empêchent de faire pour l’amour de moi le voyage que je vous propose. Il ne s’agit que d’aller à l’île de Serendib, vous acquitter de la commission que je vous donne. Après cela, il vous sera libre de vous en revenir. Mais il faut y aller ; car vous voyez bien qu’il ne serait pas de la bienséance et de ma dignité d’être redevable au roi de cette île. » Comme je vis que le calife exigeait cela de moi absolument, je lui témoignai que j’étais prêt à lui obéir. Il en eut beaucoup de joie et me fit donner mille sequins pour les frais de mon voyage. Je me préparai, en peu de jours, à mon départ, et sitôt qu’on m’eût livré les présents du calife avec une lettre de sa propre main, je partis et je pris la route de Balsora, où je m’embarquai. Ma navigation fut très heureuse : j’arrivai à l’île de Serendib. Là, j’exposai aux ministres la commission dont j’étais chargé et les priai de me faire donner audience incessamment. Ils n’y manquèrent pas. On me conduisit au palais avec honneur. J’y saluai le roi en me prosternant, selon la coutume. Ce prince me reconnut d’abord et me témoigna une joie toute particulière de me revoir. « Ah ! Sindbad ! me dit-il, soyez le bienvenu ! Je vous jure que j’ai songé à vous très souvent depuis votre départ. Je bénis ce jour, puisque nous nous voyons encore une fois. » Je lui fis mon compliment, et, après l’avoir remercié de la bonté qu’il avait pour moi, je lui présentai la lettre et le présent du calife, qu’il reçut avec toutes les marques d’une grande satisfaction. Le calife lui envoyait un lit complet de drap d’or, estimé mille sequins, cinquante robes d’une très riche étoffe, cent autres de toile blanche, la plus fine du Caire, de Suez, de Cufa {36} et d’Alexandrie ; un autre lit cramoisi et un autre encore d’une autre façon ; un vase d’agate plus large que profond, épais d’un doigt et ouvert d’un demi-pied, dont le fond représentait, en bas-relief, un homme un genou en terre, qui tenait un arc avec une flèche, prêt à tirer contre un lion ; il lui envoyait enfin une riche table que l’on croyait, par tradition, venir du grand Salomon. La lettre du calife était conçue en ces termes : « Salut, au nom du souverain guide du droit chemin, au puissant et heureux sultan, de la part d’Abdalla Haroun-al-Raschid, que Dieu a placé dans le lieu d’honneur, après ses ancêtres d’heureuse mémoire. « Nous avons reçu votre lettre avec joie, et nous vous envoyons celle-ci émanée du conseil de notre Porte, le jardin des esprits supérieurs. Nous espérons qu’en jetant les yeux dessus, vous connaîtrez notre bonne intention et que vous l’aurez pour agréable. Adieu. » Le roi de Serendib eut un grand plaisir de voir que le calife répondait à l’amitié qu’il lui avait témoignée. Peu de temps après cette audience, je sollicitai celle de mon congé, que j’eus beaucoup de peine à obtenir. Le roi, en me congédiant, me fit un présent très considérable. Je me rembarquai aussitôt, dans le dessein de m’en retourner à Bagdad ; mais je n’eus pas le bonheur d’y arriver comme je l’espérais, et Dieu en disposa autrement. Trois ou quatre jours après notre départ, nous fûmes attaqués par des corsaires, qui eurent d’autant moins de peine à s’emparer de notre vaisseau, qu’on n’y était nullement en état de se défendre. Quelques personnes de l’équipage voulurent faire résistance, mais il leur en coûta la vie ; pour moi et tous ceux qui eurent la prudence de ne pas s’opposer au dessein des corsaires, nous fûmes faits esclaves. Après que les corsaires nous eurent tous dépouillés et qu’ils nous eurent donné de méchants habits au lieu des nôtres, ils nous emmenèrent dans une grande île, fort éloignée, où ils nous vendirent. Je tombai entre les mains d’un riche marchand, qui ne m’eut pas plus tôt acheté qu’il me mena chez lui, où il me fit bien manger et habiller proprement en esclave. Quelques jours après, comme il ne s’était pas encore bien informé qui j’étais, il me demanda si je ne savais pas quelque métier. Je lui répondis, sans me faire mieux connaître que je n’étais pas un artisan, mais un marchand de profession, et que les corsaires qui m’avaient vendu m’avaient enlevé tout ce que j’avais. « Mais dites-moi, reprit-il, ne pourriez-vous pas tirer de l’arc ? » Je lui répondis que c’était un des exercices de ma jeunesse et que je ne l’avais pas oublié depuis. Alors il me donna un arc et des flèches, et m’ayant fait monter derrière lui sur un éléphant, il me mena dans une forêt éloignée de la ville de quelques heures de chemin, et dont l’étendue était très vaste. Nous y entrâmes fort avant, et lorsqu’il jugea à propos de s’arrêter, il me fit descendre. Ensuite, me montrant un grand arbre « Montez sur cet arbre, me dit-il, et tirez sur les éléphants que vous verrez passer, car il y en a une quantité prodigieuse dans cette forêt. S’il en tombe quelqu’un, venez m’en donner avis. » Après m’avoir dit cela, il me laissa des vivres, reprit le chemin de la ville, et je demeurai sur l’arbre, à l’affût, pendant toute la nuit. Je n’en aperçus aucun pendant tout ce temps-là ; mais le lendemain, dès que le soleil fut levé, j’en vis paraître un grand nombre. Je tirai dessus plusieurs flèches, et enfin il en tomba un par terre. Les autres se retirèrent aussitôt et me laissèrent la liberté d’aller avertir mon patron de la chasse que je venais de faire. En faveur de cette nouvelle, il me régala d’un bon repas, loua mon adresse et me caressa fort. Puis nous allâmes ensemble à la forêt, où nous creusâmes une fosse dans laquelle nous enterrâmes l’éléphant que j’avais tué. Mon patron se proposait de revenir lorsque l’animal serait pourri et d’enlever les dents pour en faire commerce. Je continuai cette chasse pendant deux mois, et il ne se passait pas de jour que je ne tuasse un éléphant. Je ne me mettais pas toujours à l’affût sur le même arbre, je me plaçais tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre. Un matin, que j’attendais l’arrivée des éléphants, je m’aperçus avec un extrême étonnement qu’au lieu de passer devant moi en traversant la forêt, comme à l’ordinaire, ils s’arrêtèrent et vinrent à moi avec un horrible bruit et en si grand nombre, que la terre en était couverte et tremblait sous leurs pas. Ils s’approchèrent de l’arbre où j’étais monté et l’environnèrent tous, la trompe étendue et les yeux attachés sur moi. A ce spectacle étonnant, je restai immobile et saisi d’une telle frayeur, que mon arc et mes flèches me tombèrent des mains. Je n’étais pas agité d’une crainte vaine. Après que les éléphants m’eurent regardé quelque temps, un des plus gros embrassa l’arbre par le bas avec sa trompe et fit un si puissant effort, qu’il le déracina et le renversa par terre. Je tombai avec l’arbre ; mais l’animal me prit avec sa trompe et me chargea sur son dos, où je m’assis plus mort que vif, avec le carquois attaché à mes épaules. Il se mit ensuite à la tête de tous les autres qui le suivaient en troupe, me porta jusqu’à un endroit, et, m’ayant posé à terre, il se retira avec tous ceux qui l’accompagnaient. Concevez, s’il est possible, l’état où j’étais : je croyais plutôt dormir que veiller. Enfin, après avoir été quelque temps étendu sur la place, ne voyant plus d’éléphant, je me levai et remarquai que j’étais sur une colline assez longue et assez large, toute couverte d’ossements et de dents d’éléphants. Je vous avoue que cet objet me fit faire une infinité de réflexions. J’admirai l’instinct de ces animaux. Je ne doutai point que ce ne fût là leur cimetière et qu’ils ne m’y eussent apporté exprès pour me l’enseigner, afin que je cessasse de les persécuter, puisque je le faisais dans la vue seule d’avoir leurs dents. Je ne m’arrêtai pas sur la colline ; je tournai mes pas vers la ville et, après avoir marché un jour et une nuit, j’arrivai chez mon patron. Je ne rencontrai aucun éléphant sur ma route ; ce qui me fit connaître qu’ils s’étaient éloignés plus avant dans la forêt, pour me laisser la liberté d’aller sans obstacle à la colline. Dès que mon patron m’aperçut : « Ah, pauvre Sindbad ! me dit-il, j’étais dans une grande peine de savoir ce que tu pouvais être devenu. J’ai été à la forêt, j’y ai trouvé un arbre nouvellement déraciné, un arc et des flèches par terre ; et après t’avoir inutilement cherché, je désespérais de te revoir jamais. Raconte-moi, je te prie, ce qui t’est arrivé. Par quel bonheur es-tu encore en vie ? » Je satisfis sa curiosité ; et le lendemain, nous allâmes tous deux à la colline, où il reconnut avec une extrême joie la vérité de ce que je lui avais dit. Nous chargeâmes l’éléphant sur lequel nous étions venus de tout ce qu’il pouvait porter de dents ; et lorsque nous fûmes de retour : « Mon frère, me dit-il (car je ne veux plus vous traiter en esclave, après le plaisir que vous venez de me faire par une découverte qui va m’enrichir), que Dieu vous comble de toutes sortes de biens et de prospérités ! Je déclare devant lui que je vous donne la liberté Je vous avais dissimulé ce que vous allez entendre : les éléphants de notre forêt nous font périr chaque année une infinité d’esclaves que nous envoyons chercher de l’ivoire. Quelques conseils que nous leur donnions, ils perdent tôt ou tard la vie par les ruses de ces animaux. Dieu vous a délivré de leur furie et n’a fait cette grâce qu’à vous seul. C’est une marque qu’il vous chérit et qu’il a besoin de vous dans le monde, pour le bien que vous y devez faire. Vous me procurez un avantage incroyable : nous n’avons pu avoir d’ivoire jusqu’à présent qu’en exposant la vie de nos esclaves ; et voilà toute notre ville enrichie par votre moyen. Ne croyez pas que je prétende vous avoir assez récompensé par la liberté que vous venez de recevoir ; je veux ajouter à ce don des biens considérables. Je pourrais engager toute la ville à faire votre fortune : mais c’est une gloire que je veux avoir à moi seul. » A ce discours obligeant, je répondis : « Patron, Dieu vous conserve ! La liberté que vous m’accordez suffit pour vous acquitter envers moi ; et pour toute récompense du service que j’ai eu le bonheur de vous rendre, à vous et à votre ville, je ne vous demande que la permission de retourner en mon pays. — Eh bien, répliqua-t-il, Moçon {37} nous amènera bientôt des navires qui viendront charger de l’ivoire. Je vous renverrai alors et vous donnerai de quoi vous conduire chez vous ; » Je le remerciai de nouveau de la liberté qu’il venait de me donner et des bonnes intentions qu’il avait pour moi. Je demeurai chez lui en attendant le Moçon ; et pendant ce temps-là, nous fîmes tant de voyages à la colline, que nous remplîmes ses magasins d’ivoire. Tous les marchands de la ville qui en négociaient firent la même chose : car cela ne leur fut pas longtemps caché. Les navires arrivèrent enfin ; et mon patron, ayant choisi lui-même celui sur lequel je devais m’embarquer, le chargea d’ivoire à demi pour mon compte. Il n’oublia pas d’y faire mettre aussi des provisions en abondance pour mon passage ; et de plus, il m’obligea d’accepter des présents de grand prix, des curiosités du pays. Après que je l’eus remercié autant qu’il me fut possible de tous les bienfaits que j’avais reçus de lui, je m’embarquai. Nous mimes à la voile ; et comme l’aventure qui m’avait procuré la liberté était fort extraordinaire, j’en avais toujours l’esprit occupé. Nous nous arrêtâmes dans quelques îles pour y prendre des rafraîchissements. Notre vaisseau étant parti d’un port de terre ferme des Indes, nous y allâmes aborder ; et là, pour éviter les dangers de la mer jusqu’à Balsora, je fis débarquer l’ivoire qui m’appartenait, résolu de continuer mon voyage par terre. Je tirai de mon ivoire une grosse somme d’argent ; j’en achetai plusieurs choses rares, pour en faire des présents, et quand mon équipage fut prêt, je me joignis à une grosse caravane de marchands. Je demeurai longtemps en chemin et je souffris beaucoup ; mais je souffrais avec patience, en faisant réflexion que je n’avais plus à craindre ni les tempêtes, ni les corsaires, ni les serpents, ni tous les autres périls que j’avais courus. Toutes ces fatigues finirent enfin j’arrivai heureusement à Bagdad. J’allai d’abord me présenter au calife et lui rendre compte de mon ambassade. Ce prince me dit que la longueur de mon voyage lui avait causé de l’inquiétude, mais qu’il avait pourtant toujours espéré que Dieu ne m’abandonnerait point. Quand je lui appris l’aventure des éléphants, il en parut fort surpris, et il aurait refusé d’y ajouter foi si ma sincérité ne lui eût pas été connue. Il trouva cette histoire et les autres que je lui racontai si curieuses, qu’il chargea un de ses secrétaires de les écrire en caractères d’or, pour être conservées dans son trésor. Je me retirai très content de l’honneur et des présents qu’il me fit ; puis je me donnai tout entier à ma famille, à mes parents et à mes amis. Ce fut ainsi que Sindbad acheva le récit de son septième et dernier voyage ; et s’adressant ensuite à Hindbad : « Eh bien, mon ami, ajouta-t-il, avez-vous ouï dire que quelqu’un ait souffert autant que moi, ou qu’aucun mortel se soit trouvé dans des embarras si pressants ? N’est-il pas juste qu’après tant de travaux je jouisse d’une vie agréable et tranquille ? » Comme il achevait ces mots, Hindbad s’approcha de lui et dit, en lui baisant la main « Il faut avouer, seigneur, que vous avez essuyé d’effroyables périls ; mes peines ne sont pas comparables aux vôtres. Si elles m’affligent dans le temps que je les souffre, je m’en console par le petit profit que j’en tire. Vous méritez non seulement une vie tranquille, vous êtes digne encore de tous les biens que vous possédez, puisque vous en faites un si bon usage et que vous êtes si généreux. Continuez donc de vivre dans la joie, jusqu’à l’heure de votre mort. » Sindbad lui fit donner encore cent sequins, le reçut au nombre de ses amis, lui dit de quitter sa profession de porteur et de continuer à venir manger chez lui ; qu’il aurait lieu de se souvenir toute sa vie de Sindbad le marin. Les trois Pommes Retour à la Table des Matières Sire, dit Schéhérazade, j’ai déjà eu l’honneur d’entretenir votre Majesté d’une sortie que le calife Haroun-al-Raschid fit, une nuit, de son palais ; il faut que je vous en raconte encore une autre. Un jour, ce prince avertit le grand vizir Giafar de se trouver au palais la nuit prochaine. « Vizir, lui dit-il, je veux faire le tour de la ville et m’informer de ce qu’on y dit, et particulièrement si on est content de mes officiers de justice. S’il y en a dont on ait raison de se plaindre, nous les déposerons pour en mettre d’autres à leurs places, qui s’acquitteront mieux de leur devoir. Si, au contraire, il y en a dont on se loue, nous aurons pour eux les égards qu’ils méritent. » Le grand vizir s’étant rendu au palais à l’heure marquée, le calife, lui et Mesrour, chef des eunuques, se déguisèrent, pour n’être pas connus, et sortirent tous trois ensemble. Ils passèrent par plusieurs places et par plusieurs marchés ; et, en entrant dans une petite rue, ils virent, au clair de la lune, un bon homme à barbe blanche, qui avait la taille haute et qui portait des filets sur sa tête. Il avait au bras un panier pliant de feuilles de palmier, et un bâton à la main. « A voir ce vieillard, dit le calife, il n’est pas riche abordons-le et lui demandons l’état de sa fortune. — Bon homme, lui dit le vizir, qui es-tu ? — Seigneur, lui répondit le vieillard, je suis pêcheur, mais le plus pauvre et le plus misérable de ma profession. Je suis sorti de chez moi tantôt, sur le midi, pour aller pêcher, et, depuis ce temps-là jusqu’à présent, je n’ai pas pris le moindre poisson. Cependant j’ai une femme et des petits enfants, et je n’ai pas de quoi les nourrir. » Le calife, touché de compassion dit au pêcheur « Aurais-tu le courage de retourner sur tes pas et de jeter tes filets encore une fois seulement ? Nous te donnerons cent sequins de ce que tu amèneras. » Le pêcheur, à cette proposition, oubliant toute la peine de la journée, prit le calife au mot et retourna vers le Tigre avec lui, Giafar et Mesrour, en disant en lui-même : « Ces seigneurs paraissent trop honnêtes et trop raisonnables pour me pas me récompenser de ma peine ; et quand ils ne me donneraient que a centième partie de ce qu’ils me promettent, ce serait encore beaucoup pour moi. » Ils arrivèrent au bord du Tigre ; le pêcheur y jeta ses filets, puis, les ayant tirés, il amena un coffre bien fermé et fort pesant qui s’y trouva. Le calife lui fit compter aussitôt cent sequins par le grand vizir, et le renvoya. Mesrour chargea le coffre sur ses épaules, par l’ordre de son maître, qui, dans l’empressement de savoir ce qu’il y avait dedans, retourna au palais en diligence. Là, le coffre ayant été ouvert, on y trouva un grand panier pliant de feuilles de palmier, fermé et cousu par l’ouverture avec un fil de laine rouge. Pour satisfaire l’impatience du calife, on ne se donna pas la peine de le découdre ; on coupa promptement le fil avec un couteau, et l’on tira du panier un paquet enveloppé dans un méchant tapis et lié avec de la corde. La corde déliée et le paquet défait, on vit avec horreur le corps d’une jeune dame, plus blanc que de la neige, et coupé par morceaux. Sire, Votre Majesté s’imaginera mieux elle-même que je ne le puis faire comprendre par mes paroles quel fut l’étonnement du calife à cet affreux spectacle. Mais de la surprise il passa en un instant à la colère ; et lançant au vizir un regard furieux : « Ah, malheureux lui dit-il, est-ce donc ainsi que tu veilles sur les actions de mes peuples ? On commet impunément, sous ton ministère, des assassinats dans ma capitale, et l’on jette mes sujets dans le Tigre, afin qu’ils crient vengeance contre moi au jour du jugement ! Si tu ne venges promptement le meurtre de cette femme par la mort de son meurtrier, je jure par le saint nom de Dieu que je te ferai pendre, toi et quarante de ta parenté. — Commandeur des croyants, lui dit le grand vizir, je supplie Votre Majesté de m’accorder du temps pour faire des perquisitions. — Je ne te donne que trois jours pour cela, repartit le calife ; c’est à toi d’y songer. Le vizir Giafar se retira chez lui dans une grande confusion de sentiments. « Hélas ! disait-il, comment, dans une ville aussi vaste et aussi peuplée que Bagdad, pourrai-je déterrer un meurtrier qui sans doute a commis ce crime sans témoin et qui est peut-être déjà sorti de cette ville ? Un autre que moi tirerait de prison un misérable et le ferait mourir pour contenter le calife ; mais je ne veux pas charger ma conscience de ce forfait, et j’aime mieux mourir que de me sauver à ce prix-là. » Il ordonna aux officiers de police et de justice qui lui obéissaient de faire une exacte recherche du criminel. Ils mirent leurs gens en campagne et s’y mirent eux-mêmes, ne se croyant guère moins intéressés que le vizir en cette affaire. Mais tous leurs soins furent inutiles : quelque diligence qu’ils y apportassent, ils ne purent découvrir l’auteur de l’assassinat ; et le vizir jugea bien que, sans un coup du ciel, c’était fait de sa vie. Effectivement, le troisième jour étant venu, un huissier arriva chez ce malheureux ministre et le somma de le suivre. Le vizir obéit et, le calife lui ayant demandé où était le meurtrier : « Commandeur des croyants, lui répondit-il les larmes aux yeux, je n’ai trouvé personne qui ait pu m’en donner la moindre nouvelle. » Le calife lui fit des reproches remplis d’emportements et de fureur, et commanda qu’on le pendit devant la porte du palais, lui et quarante des Barmecides {38}. Pendant que l’on travaillait à dresser les potences et qu’on se saisissait des quarante Barmecides dans leurs maisons, un crieur public alla, par ordre du calife, faire ce cri dans tous les quartiers de la ville : « Qui veut avoir la satisfaction de voir pendre le grand vizir Giafar et quarante des Barmecides, ses parents, qu’il vienne à la place qui est devant le palais. » Lorsque tout fut prêt, le juge criminel et un grand nombre d’huissiers du palais amenèrent le grand vizir avec les quarante Barmecides, les firent disposer chacun au pied de la potence qui lui était destinée, et on leur passa autour du cou la corde avec laquelle ils devaient être levés en l’air. Le peuple, dont toute la place était remplie, ne put voir ce triste spectacle sans douleur et sans verser des larmes ; car le grand vizir Giafar et les Barmecides étaient chéris et honorés pour leur probité, leur libéralité et leur désintéressement, non seulement à Bagdad, mais même par tout l’empire du calife. Rien n’empêchait qu’on n’exécutât l’ordre irrévocable de ce prince trop sévère ; et on allait ôter la vie aux plus honnêtes gens de la ville, lorsqu’un jeune homme très bien fait et fort proprement vêtu fendit la presse, pénétra jusqu’au grand vizir, et, après lui avoir baisé la main : « Souverain vizir, lui dit-il, chef des émirs de cette cour, refuge des pauvres, vous n’êtes pas coupable du crime pour lequel vous êtes ici. Retirez-vous et me laissez expier la mort de la dame qui a été jetée dans le Tigre. C’est moi qui suis son meurtrier, et je mérite d’en être puni. » Quoique ce discours causât beaucoup de joie au vizir, il ne laissa pas d’avoir pitié du jeune homme, dont la physionomie, au lieu de paraître sinistre, avait quelque chose d’engageant ; et il allait lui répondre, lorsqu’un grand homme d’un âge déjà fort avancé, ayant aussi fendu la presse, arriva et dit au vizir : « Seigneur, ne croyez rien de ce que vous dit ce jeune homme nul autre que moi n’a tué la dame qu’on a trouvée dans le coffre ; c’est sur moi seul que doit tomber le châtiment. Au nom de Dieu, je vous conjure de ne pas punir l’innocent pour le coupable. Seigneur, reprit le jeune homme en s’adressant au vizir, je vous jure que c’est moi qui ai commis cette méchante action, et que personne au monde n’en est complice. Mon fils, interrompit le vieillard, c’est le désespoir qui vous a conduit ici, et vous voulez prévenir votre destinée ; pour moi, il y a longtemps que je suis au monde, je dois en être détaché. Laissez-moi donc sacrifier ma vie pour la vôtre. Seigneur, ajouta-t-il en s’adressant au grand vizir, je vous le répète encore : c’est moi qui suis l’assassin ; faites-moi mourir et ne différez pas. » La contestation du vieillard et du jeune homme obligea le vizir Giafar à les mener tous deux devant le calife, avec la permission de l’officier chargé de présider à cette terrible exécution, qui se faisait un plaisir de le favoriser. Lorsqu’il fut en présence de ce prince, il baisa la terre par sept fois et parla de cette manière : « Commandeur des croyants, j’amène à Votre Majesté ce vieillard et ce jeune homme, qui se disent tous deux séparément meurtriers de la dame. » Alors le calife demanda aux accusés qui des deux avait massacré la dame si cruellement et l’avait jetée dans le Tigre. Le jeune homme assura que c’était lui ; mais, le vieillard, de son côté, soutenant le contraire : « Allez, dit le calife au grand vizir, faites-les pendre tous deux. Mais, sire, dit le vizir, s’il n’y en a qu’un de criminel, il y aurait de l’injustice à faire mourir l’autre. » A ces mots, le jeune homme reprit « Je jure, par le grand Dieu qui a élevé les cieux à la hauteur où ils sont, que c’est moi qui ai tué la dame, qui l’ai coupée par quartiers et jetée dans le Tigre il y a quatre jours. Je ne veux point avoir de part avec les autres au jour du jugement si ce que je dis n’est pas véritable ; ainsi je suis celui qui doit être puni. » Le calife fut surpris de ce serment et y ajouta foi, d’autant plus que le vieillard n’y répliqua rien. C’est pourquoi, se tournant vers le jeune homme : « Malheureux, lui dit-il, pour quel sujet as-tu commis un crime si détestable, et quelle raison peux-tu avoir d’être venu t’offrir toi-même à la mort ? — Commandeur des croyants, répondit-il, si l’on mettait par écrit tout ce qui s’était passé entre cette dame et moi, ce serait une histoire qui pourrait être très utile aux hommes. —. Raconte-nous-la donc, reprit le calife, je te l’ordonne. » Le jeune homme obéit et commença son récit de cette sorte : Histoire de la Dame massacrée et du Jeune Homme son mari Retour à la Table des Matières Commandeur des croyants, Votre Majesté saura que la dame massacrée était ma femme, fille de ce vieillard que vous voyez, qui est mon oncle paternel. Elle n’avait que douze ans quand il me la donna en mariage, et il y en a onze d’écoulés depuis ce temps-là. J’ai eu d’elle trois enfants mâles, qui sont vivants ; et je dois lui rendre cette justice, qu’elle n’a jamais donné le moindre sujet de déplaisir. Elle était sage, de bonnes mœurs, et mettait toute son attention à me plaire. De mon côté, je l’aimais parfaitement et je prévenais tous ses désirs, bien loin de m’y opposer. Il y a environ deux mois qu’elle tomba malade. J’en eus tout le soin imaginable, et je n’épargnai rien pour lui procurer une prompte guérison. Au bout d’un mois, elle commença à se mieux porter et voulut aller au bain. Avant que de sortir du logis, elle me dit : « Mon cousin, car elle m’appelait ainsi par familiarité, j’ai envie de manger des pommes ; vous me feriez un extrême plaisir si vous pouviez m’en trouver ; il y a longtemps que cette envie me tient, et je vous avoue qu’elle s’est augmentée à un point que, si elle n’est bientôt satisfaite, je crains qu’il ne m’arrive quelque disgrâce. — Très volontiers, lui répondis-je ; je vais faire tout mon possible pour vous contenter. » J’allai aussitôt chercher des pommes dans tous les marchés et dans toutes les boutiques ; mais je n’en pus trouver une, quoique j’offrisse d’en donner un sequin. Je revins au logis, fort fâché de la peine que j’avais prise inutilement. Pour ma femme, quand elle fut revenue du bain et qu’elle ne vit point de pommes, elle en eut un chagrin qui ne lui permit pas de dormir la nuit. Je me levai de grand matin et allai dans tous les jardins ; mais je ne réussis pas mieux que le jour précédent. Je rencontrai seulement un vieux jardinier qui me dit que, quelque peine que je me donnasse, je n’en trouverais point ailleurs qu’au jardin de Votre Majesté, à Balsora. Comme j’aimais passionnément ma femme et que je ne voulais pas avoir à me reprocher d’avoir négligé de la satisfaire, je pris un habit de voyageur ; et après l’avoir instruite de mon dessein, je partis pour Balsora. Je fis une si grande diligence, que je fus de retour au bout de quinze jours. Je rapportai trois pommes, qui m’avaient coûté un sequin la pièce. Il n’y en avait pas davantage dans le jardin, et le jardinier n’avait pas voulu me les donner à meilleur marché. En arrivant, je les présentai à ma femme ; mais il se trouva que l’envie lui en était passée. Ainsi elle se contenta de les recevoir et les posa à côté d’elle. Cependant elle était toujours malade, et je ne savais quel remède apporter à son mal. Peu de jours après mon voyage, étant assis dans ma boutique, au lieu public où l’on vend toutes sortes d’étoffes fines, je vis entrer un grand esclave noir, de fort méchante mine, qui tenait à la main une pomme que je reconnus pour une de celles que j’avais apportées de Balsora. Je n’en pouvais douter, puisque je savais qu’il n’y en avait pas une dans Bagdad ni dans tous les jardins aux environs. J’appelai l’esclave : « Bon esclave, lui dis-je, apprends-moi, je te prie, où tu as pris cette pomme. — C’est, me répondit-il en souriant, un présent que m’a fait mon amoureuse. J’ai été la voir aujourd’hui, et je l’ai trouvée un peu malade. J’ai vu trois pommes auprès d’elle et je lui ai demandé d’où elle les avait eues ; elle m’a répondu que son bon homme de mari avait fait un voyage de quinze jours, exprès pour les lui aller chercher, et qu’il les lui avait apportées. Nous avons fait collation ensemble, et, en la quittant, j’en ai pris et emporté une que voici. Ce discours me mit hors de moi-même. Je me levai de ma place ; et, après avoir fermé ma boutique, je courus chez moi avec empressement et je montai à la chambre de ma femme. Je regardai d’abord où étaient les pommes, et, n’en voyant que deux, je demandai où était la troisième. Alors ma femme, ayant tourné la tête du côté des pommes et n’en ayant aperçu que deux, me répondit froidement : « Mon cousin, je ne sais ce qu’elle est devenue. » A cette réponse, je ne fis pas difficulté de croire que ce que m’avait dit l’esclave ne fût véritable. En même temps, je me laissai emporter à une fureur jalouse ; et, tirant un couteau qui était attaché à ma ceinture, je le plongeai dans la gorge de cette misérable. Ensuite je lui coupai la tête et mis son corps par quartiers ; j’en fis un paquet que je cachai dans un panier pliant ; et, après avoir cousu l’ouverture du panier avec un fil de laine rouge, je l’enfermai dans un coffre que je chargeai sur mes épaules, dès qu’il fut nuit, et que j’allai jeter dans le Tigre. Les deux plus petits de mes enfants étaient déjà couchés et endormis, et le troisième était hors de la maison ; je le trouvai, à mon retour, assis près de la porte et pleurant à chaudes larmes. Je lui demandai le sujet de ses pleurs. « Mon père, me dit-il, j’ai pris ce matin à ma mère, sans qu’elle en ait rien vu, une des trois pommes que vous lui avez apportées. Je l’ai gardée longtemps ; mais, comme je jouais tantôt, dans la rue, avec mes petits frères, un grand esclave qui passait me l’a arrachée de la main et l’a emportée ; j’ai couru après lui en la lui redemandant ; mais j’ai eu beau lui dire qu’elle appartenait à ma mère qui était malade, que vous aviez fait un voyage de quinze jours pour l’aller chercher, tout cela a été inutile. Il n’a pas voulu me la rendre ; et comme je le suivais en criant après lui, il s’est retourné, m’a battu, et puis s’est mis à courir de toute sa force par plusieurs rues détournées, de manière que je l’ai perdu de vue. Depuis ce temps-là, j’ai été me promener hors de la ville, en attendant que vous revinssiez ; et je vous attendais, mon père, pour vous prier de n’en rien dire à ma mère, de peur que cela ne la rende plus malade. » En achevant ces mots, il redoubla ses larmes. Le discours de mon fils me jeta dans une affliction inconcevable. Je reconnus alors l’énormité de mon crime et je me repentis, mais trop tard, d’avoir ajouté foi aux impostures du malheureux esclave qui, sur ce qu’il avait appris de mon fils, avait composé la funeste fable que j’avais prise pour une vérité. Mon oncle, qui est ici présent, arriva sur ces entrefaites ; il venait pour voir sa fille ; mais, au lieu de la trouver vivante, il apprit par moi-même qu’elle n’était plus ; car je ne lui déguisai rien ; et, sans attendre qu’il me condamnât, je me déclarai moi-même le plus criminel de tous les hommes. Néanmoins, au lieu de m’accabler de justes reproches, il joignit ses pleurs aux miens, et nous pleurâmes ensemble trois jours sans relâche, lui, la perte d’une fille qu’il avait toujours tendrement aimée, et moi, celle d’une femme qui m’était chère et dont je m’étais privé d’une manière si cruelle, et pour avoir trop légèrement cru le rapport d’un esclave menteur. Voilà, commandeur des croyants, l’aveu sincère que Votre Majesté a exigé de moi. Vous savez à présent toutes les circonstances de mon crime, et je vous supplie très humblement d’en ordonner la punition : quelque rigoureuse qu’elle puisse être, je n’en murmurerai point et je la trouverai trop légère. Le calife fut extrêmement étonné de ce que le jeune homme venait de lui raconter. Mais ce prince équitable, trouvant qu’il était plus à plaindre qu’il n’était criminel, entra dans ses intérêts. « L’action de ce jeune homme, dit-il, est pardonnable devant Dieu, et excusable auprès des hommes. Le méchant esclave est la cause unique de ce meurtre c’est lui seul qu’il faut punir. C’est pourquoi, continua-t-il en s’adressant au grand vizir, je te donne trois jours pour le trouver. Si tu ne me l’amènes dans ce terme, je te ferai mourir à sa place. » Le malheureux Giafar, qui s’était cru hors de danger, fut accablé de ce nouvel ordre du calife ; mais comme il n’osait rien répliquer à ce prince dont il connaissait l’humeur, il s’éloigna de sa présence et se retira chez lui, les larmes aux yeux, persuadé qu’il n’avait plus que trois jours à vivre. Il était tellement convaincu qu’il ne trouverait point l’esclave, qu’il n’en fit point la moindre recherche. « Il n’est pas possible, disait-il, que dans une ville telle que Bagdad, où il y a une infinité d’esclaves noirs, je démêle celui dont il s’agit. A moins que Dieu ne me le fasse connaître, comme il m’a déjà fait découvrir l’assassin, rien ne peut me sauver. » Il passa les deux premiers jours à s’affliger avec sa famille, qui gémissait autour de lui, en se plaignant de la rigueur du calife. Le troisième étant venu, il se disposa à mourir avec fermeté, comme un ministre intègre qui n’avait rien à se reprocher. Il fit venir des cadis et des témoins qui signèrent le testament qu’il fit en leur présence. Après cela, il embrassa sa femme et ses enfants, et leur dit le dernier adieu. Toute sa famille fondait en larmes. Jamais spectacle ne fut plus touchant. Enfin un huissier du palais arriva, qui lui dit que le calife s’impatientait de n’avoir ni de ses nouvelles, ni de celles de l’esclave noir qu’il lui avait commandé de chercher. « J’ai ordre, ajouta-t-il, de vous mener devant son trône. » L’affligé vizir se mit en état de suivre l’huissier. Mais comme il allait sortir, on lui amena la plus petite de ses filles, qui pouvait avoir cinq ou six ans. Les femmes qui avaient soin d’elle la venaient présenter à son père, afin qu’il la vît pour la dernière fois. Comme il avait pour elle une tendresse particulière, il pria l’huissier de lui permettre de s’arrêter un moment. Alors il s’approcha de sa fille, la prit entre ses bras et la baisa plusieurs fois. En la baisant, il s’aperçut qu’elle avait dans le sein quelque chose de gros et qui avait de l’odeur. « Ma chère petite, lui dit-il, qu’avez-vous dans le sein ? — Mon cher père, lui répondit-elle, c’est une pomme sur laquelle est écrit le nom du calife, notre seigneur et maître. Rihan {39}, notre esclave, me l’a vendue deux sequins. » Aux mots de pomme et d’esclave, le grand vizir Giafar fit un cri de surprise mêlée de joie, et mettant aussitôt la main dans le sein de sa fille, il en tira la pomme. Il fit appeler l’esclave qui n’était pas loin ; et lorsqu’il fut devant lui : « Maraud, lui dit-il, où as-tu pris cette pomme ? Seigneur, répondit l’esclave, je vous jure que je ne l’ai dérobée ni chez vous, ni dans le jardin du commandeur des croyants. L’autre jour, comme je passais dans une rue auprès de trois ou quatre petits enfants qui jouaient, et dont l’un la tenait à la main, je la lui arrachai et l’emportai. L’enfant courut après moi en me disant que la pomme n’était pas à lui, mais à sa mère, qui était malade : que son père, pour contenter l’envie qu’elle en avait, avait fait un long voyage, d’où il en avait apporté trois ; que celle-là en était une, qu’il avait prise sans que sa mère en sût rien. Il eut beau me prier de la lui rendre, je n’en voulus rien faire ; je l’apportai au logis et la vendis deux sequins à la petite dame votre fille. Voilà tout ce que j’ai à vous dire. » Giafar ne put assez admirer comment la friponnerie d’un esclave avait été cause de la mort d’une femme innocente, et presque de la sienne. Il mena l’esclave avec lui ; et quand il fut devant le calife, il fit à ce prince un détail exact de tout ce que lui avait dit l’esclave et du hasard par lequel il avait découvert son crime. Jamais surprise n’égala celle du calife. Il ne put se contenir ni s’empêcher de faire de grands éclats de rire. A la fin, il reprit un air sérieux et dit au vizir que, puisque son esclave avait causé un si étrange désordre, il méritait une punition exemplaire. « Je ne puis en disconvenir, sire, répondit le vizir, mais son crime n’est pas irrémissible. Je sais une histoire plus surprenante d’un vizir du Caire, nommé Noureddin {40} Ali, et de Bedreddin {41} Hassan de Balsora. Comme Votre Majesté prend plaisir à en entendre de semblables, je suis prêt à vous la raconter, à condition que si vous la trouvez plus étonnante que celle qui me donne occasion de vous la dire, vous ferez grâce à mon esclave. — Je le veux bien, repartit le calife ; mais vous vous engagez dans une grande entreprise, et je ne crois pas que vous puissiez sauver votre esclave ; car l’histoire des pommes est fort singulière. » Giafar, prenant alors la parole, commença son récit en ces termes : Histoire de Noureddin Ali et de Bedreddin Hassan Retour à la Table des Matières Commandeur des croyants, il y avait autrefois en Égypte un sultan grand observateur de la justice, bienfaisant, miséricordieux, libéral. Sa valeur le rendait redoutable à ses voisins. Il aimait les pauvres et protégeait les savants, qu’il élevait aux premières charges. Le vizir de ce sultan était un homme prudent, sage, pénétrant, consommé dans les belles-lettres et dans toutes les sciences. Ce ministre avait deux fils très bien faits et qui marchaient l’un et l’autre sur ses traces : l’aîné se nommait Schemseddin {42} Mohammed et le cadet Noureddin Ali. Ce dernier principalement avait tout le mérite qu’on peut avoir. Le vizir leur père étant mort, le sultan les envoya chercher et les ayant fait revêtir tous deux d’une robe de vizir ordinaire : « J’ai bien du regret, leur dit-il, de la perte que vous venez de faire. Je n’en suis pas moins touché que vous-mêmes. Je veux vous le témoigner ; et, comme je sais que vous demeurez ensemble et que vous êtes parfaitement unis, je vous gratifie l’un et l’autre de la même dignité. Allez, et imitez votre père. » Les deux nouveaux vizirs remercièrent le sultan de sa bonté et se retirèrent chez eux, où ils prirent soin des funérailles de leur père. Au bout d’un mois, ils firent leur première sortie ; ils allèrent, pour la première fois, au conseil du sultan, et depuis ils continuèrent d’y assister régulièrement, les jours qu’il s’assemblait. Toutes les fois que le sultan allait à la chasse, un des deux frères l’accompagnait, et ils avaient alternativement cet honneur. Un jour qu’ils s’entretenaient, après le souper, de choses indifférentes (c’était la veille d’une chasse où l’aîné devait suivre le sultan), ce jeune homme dit à son cadet : « Mon frère, puisque nous ne sommes point encore mariés, ni vous, ni moi, et que nous vivons dans une si bonne union, il me vient une pensée épousons tous deux, en un même jour, deux sœurs que nous choisirons dans quelque famille qui nous conviendra. Que dites-vous de cette idée ? — Je dis, mon frère, répondit Noureddin Ali, qu’elle est bien digne de l’amitié qui nous unit. On ne peut pas mieux penser, et, pour moi, je suis prêt à faire tout ce qui vous plaira. — Oh ! ce n’est pas tout encore, reprit Schemseddin Mohammed, mon imagination va plus loin. Supposez que nos femmes conçoivent la première nuit de nos noces, et qu’ensuite elles accouchent en un même jour, la vôtre d’un fils, et la mienne d’une fille, nous les marierons ensemble quand ils seront en âge. — Ah ! pour cela, s’écria Noureddin Ali, il faut avouer que ce projet est admirable. Ce mariage couronnera notre union, et j’y donne volontiers mon consentement. Mais, mon frère, ajouta-t-il, s’il arrivait que nous fissions ce mariage, prétendriez-vous que mon fils donnât une dot à votre fille ? — Cela ne souffre pas de difficulté, repartit l’aîné, et je suis persuadé qu’outre les conventions ordinaires du contrat de mariage, vous ne manqueriez pas d’accorder, en son nom, au moins trois mille sequins, trois bonnes terres et trois esclaves. C’est de quoi je ne demeure pas d’accord, dit le cadet. Ne sommes-nous pas frères et collègues, revêtus tous deux du même titre d’honneur ? D’ailleurs, ne savons-nous pas bien, vous et moi, ce qui est juste ? Le mâle étant plus noble que la femelle, ne serait-ce pas à vous à donner une grosse dot à votre fille ? A ce que je vois, vous êtes homme à faire vos affaires aux dépens d’autrui ? » Quoique Noureddin Ali dît ces paroles en riant, son frère, qui n’avait pas l’esprit bien fait, en fut offensé. « Malheur à votre fils, dit-il avec emportement, puisque vous l’osez préférer à ma fille Je m’étonne que vous ayez été assez hardi pour le croire seulement digne d’elle. Il faut que vous ayez perdu le jugement, pour vouloir aller de pair avec moi, en disant que nous sommes collègues. Apprenez, téméraire, qu’après votre impudence, je ne voudrais pas marier ma fille avec votre fils, quand vous lui donneriez plus de richesses que vous n’en avez. » Cette plaisante querelle de deux frères, sur le mariage de leurs enfants qui n’étaient pas encore nés, ne laissa pas d’aller fort loin. Schemseddin Mohammed s’emporta jusqu’aux menaces. « Si je ne devais pas, dit-il, accompagner demain le sultan, je vous traiterais comme vous le méritez ; mais, à mon retour, je vous ferai connaître s’il appartient à un cadet de parler à son aîné aussi insolemment que vous venez de le faire ». A ces mots, il se retira dans son appartement, et son frère alla se coucher dans le sien. « Schemseddin Mohammed se leva, le lendemain, de grand matin, et se rendit au palais, d’où il sortit avec le sultan, qui prit son chemin au-dessus du Caire, du côté des Pyramides. Pour Noureddin Ali, il avait passé la nuit dans de grandes inquiétudes ; et, après avoir bien considéré qu’il n’était pas possible qu’il demeurât plus longtemps avec un frère qui le traitait avec tant de hauteur, il forma une résolution : il fit préparer une bonne mule, se munit d’un sac de pierreries et de quelques vivres ; et ayant dit à ses gens qu’il allait faire un voyage de deux ou trois jours, et qu’il voulait être seul, il partit. Quand il fut hors du Caire, il marcha, par le désert, vers l’Arabie. Mais, sa mule venant à succomber sur la route, il fut obligé de continuer son chemin à pied. Par bonheur un courrier qui allait à Balsora, l’ayant rencontré, le prit en croupe derrière lui. Lorsque le courrier fut arrivé à Balsora, Noureddin Ali mit pied à terre et le remercia du plaisir qu’il lui avait fait. Comme il allait par les rues, cherchant où il pourrait se loger, il vit venir un seigneur accompagné d’une nombreuse suite, et à qui tous les habitants faisaient de grands honneurs, en s’arrêtant, par respect, jusqu’à ce qu’il fût passé. Noureddin Ali s’arrêta comme les autres. C’était le vide vizir du sultan de Balsora, qui se montrait dans la ville pour y maintenir par sa présence le bon ordre et la paix. Ce ministre, ayant jeté les yeux, par hasard, sur le jeune homme, lui trouva la physionomie engageante ; il le regarda avec complaisance ; et, comme il passait près de lui et qu’il le voyait en habit de voyageur, il s’arrêta pour lui demander qui il était et d’où il venait. « Seigneur, lui répondit Noureddin Ali, je suis d’Égypte, né au Caire, et j’ai quitté ma patrie, par un si juste dépit contre un de mes parents, que j’ai résolu de voyager par tout le monde et de mourir plutôt que d’y retourner. » Le grand vizir, qui était un vénérable vieillard, ayant entendu ces paroles, lui dit : « Mon fils, gardez-vous bien d’exécuter votre dessein. Il n’y a dans le monde que de la misère ; et vous ignorez les peines qu’il vous faudra souffrir. Venez, suivez-moi plutôt, je vous ferai peut-être oublier le sujet qui vous a contraint d’abandonner votre pays. » Noureddin Ali suivit le grand vizir de Balsora, qui, ayant bientôt connu ses belles qualités, le prit bientôt en affection, de manière qu’un jour, l’entretenant en particulier, il lui dit « Mon fils, je suis, comme vous voyez, dans un âge si avancé, qu’il n’y a pas d’apparence que je vive encore longtemps. Le ciel m’a donné une fille unique, qui n’est pas moins belle que vous n’êtes bien fait, et qui est présentement en âge d’être mariée. Plusieurs des plus puissants seigneurs de cette cour me l’ont déjà demandée pour leurs fils ; mais je n’ai pu me résoudre à la leur accorder. Pour vous, je vous aime et vous trouve si digne de mon alliance, que, vous préférant à tous ceux qui l’ont recherchée, je suis prêt à vous accepter pour gendre. Si vous recevez avec plaisir l’offre que je vous fais, je déclarerai au sultan mon maître que je vous ai adopté par ce mariage, et je le supplierai de m’accorder pour vous la survivance de ma dignité de grand vizir dans le royaume de Balsora. En même temps, comme je n’ai plus besoin que de repos dans l’extrême vieillesse où je suis, je ne vous abandonnerai pas seulement la disposition de tous mes biens, mais même l’administration des affaires de l’Etat. » Le grand vizir de Balsora n’eut pas achevé ce discours rempli de bonté et de générosité, que Noureddin Ali se jeta à ses pieds ; et, dans des termes qui marquaient la joie et la reconnaissance dont son cœur était pénétré, il témoigna qu’il était disposé à faire tout ce qui lui plairait. Alors le grand vizir appela les principaux officiers de sa maison, leur ordonna de faire orner la grande salle de son hôtel et préparer un grand repas. Ensuite il envoya prier tous les seigneurs de la cour et de la ville de vouloir bien prendre la peine de se rendre chez lui. Lorsqu’ils y furent tous assemblés, comme Noureddin Ali l’avait informé de sa qualité, il dit à ces seigneurs, car il jugea à propos de parler ainsi, pour satisfaire ceux dont il avait refusé l’alliance : « Je suis bien aise, seigneurs, de vous apprendre une chose que j’ai tenue secrète jusqu’à ce jour : j’ai un frère qui est grand vizir du sultan d’Egypte, comme j’ai l’honneur de l’être du sultan de ce royaume. Ce frère n’a qu’un fils, qu’il n’a pas voulu marier à la cour d’Égypte, et il me l’a envoyé pour épouser ma fille, afin de réunir par là nos deux branches. Ce fils, que j’ai reconnu pour mon neveu à son arrivée, et que je fais mon gendre, est ce jeune seigneur que vous voyez ici et que je vous présente. Je me flatte que vous voudrez bien lui faire l’honneur d’assister à ses noces, que j’ai résolu de célébrer aujourd’hui. » Nul de ces seigneurs ne pouvant trouver mauvais qu’il eût préféré son neveu à tous les grands partis qui lui avaient été proposés, ils répondirent tous qu’il avait raison de faire ce mariage ; qu’ils seraient volontiers témoins de la cérémonie, et qu’ils souhaitaient que Dieu lui donnât encore de longues années, pour voir les fruits de cette heureuse union. Les seigneurs qui s’étaient assemblés chez le grand vizir de Balsora n’eurent pas plus tôt témoigné à ce ministre la joie qu’ils avaient du mariage de sa fille avec Noureddin Ali, qu’on se mit à table. On y demeura très longtemps. Sur la fin du repas, on servit des confitures, dont chacun, selon la coutume, ayant pris ce qu’il put emporter, les cadis entrèrent avec le contrat de mariage à la main. Les principaux seigneurs le signèrent ; après quoi toute la compagnie se retira. Lorsqu’il n’y eut plus personne que les gens de la maison, le grand vizir chargea ceux qui avaient soin du bain qu’il avait commandé de tenir prêt, d’y conduire Noureddin Ali, qui y trouva du linge qui n’avait point encore servi, d’une finesse et d’une propreté qui faisaient plaisir à voir, aussi bien que toutes les autres choses nécessaires. Quand on eut lavé et frotté l’époux, il voulut reprendre l’habit qu’il venait de quitter ; mais on lui en présenta un autre de la dernière magnificence. Dans cet état, et parfumé d’odeurs les plus exquises, il alla retrouver le grand vizir son beau-père, qui fut charmé de sa bonne mine et qui, l’ayant fait asseoir auprès de lui, lui dit « Mon fils, vous m’avez déclaré qui vous êtes et le rang que vous teniez à la cour d’Égypte ; vous m’avez dit même que vous avez eu un démêlé avec votre frère et que c’est pour cela que vous vous êtes éloigné de votre pays ; je vous prie de me faire la confidence entière et de m’apprendre le sujet de votre querelle. Vous devez présentement avoir une parfaite confiance en moi et ne me rien cacher. » Noureddin Ali lui raconta toutes les circonstances de son différend avec son frère. Le grand vizir ne put entendre ce récit sans éclater de rire. « Voilà, dit-il, la chose du monde la plus singulière ! Est-il possible, mon fils, que votre querelle soit allée jusqu’au point que vous dites, pour un mariage imaginaire ? Je suis fâché que vous soyez brouillé pour une bagatelle avec votre frère aîné. Je vois pourtant que c’est lui qui a eu tort de s’offenser de ce que vous ne lui avez dit que par plaisanterie, et je dois rendre grâces au ciel d’un différend qui me procure un gendre tel que vous. Mais, ajouta le vieillard, la nuit est déjà avancée et il est temps de vous retirer. Allez, ma fille votre épouse vous attend. Demain je vous présenterai au sultan. J’espère qu’il vous recevra d’une manière dont nous aurons lieu d’être tous deux satisfaits. » Noureddin Ali quitta son beau-père pour se rendre à l’appartement de sa femme. Ce qu’il y a de remarquable, continua le grand vizir Giafar, c’est que le même jour que ces noces se faisaient à Balsora, Schemseddin Mohammed se mariait aussi au Caire ; et voici le détail de son mariage. Après que Noureddin Ali se fut éloigné du Caire, dans l’intention de n’y plus retourner, Schemseddin Mohammed, son aîné, qui était allé à la chasse avec le sultan d’Égypte, étant de retour au bout d’un mois (le sultan s’était laissé emporter à l’ardeur de la chasse et avait été absent durant tout ce temps-là), il courut à l’appartement de Noureddin Ali ; mais il fut fort étonné d’apprendre que, sous prétexte d’aller faire un voyage de deux ou trois journées, il était parti sur une mule, le jour même de la chasse du sultan, et que, depuis ce temps-là, il n’avait point paru. Il en fut d’autant plus fâché, qu’il ne douta pas que les duretés qu’il lui avait dites ne fussent la cause de son éloignement. Il dépêcha un courrier, qui passa par Damas et alla jusqu’à Alep ; mais Noureddin était alors à Balsora. Quand le courrier eut rapporté, à son retour, qu’il n’en avait appris aucune nouvelle, Schemseddin Mohammed se proposa de l’envoyer chercher ailleurs, et en attendant, il prit la résolution de se marier. Il épousa la fille d’un des premiers et des plus puissants seigneurs du Caire, le même jour que son frère se maria avec la fille du grand vizir de Balsora. Ce n’est pas tout, commandeur des croyants, poursuivit Giafar, voici ce qui arriva encore au bout de neuf mois, la femme de Schemseddin Mohammed accoucha d’une fille au Caire, et le même jour, celle de Noureddin Ali mit au monde, à Balsora, un garçon qui fut nommé Bedreddin Hassan. Le grand vizir de Balsora donna des marques de sa joie par de grandes largesses et par les réjouissances publiques qu’il fit faire pour la naissance de son petit-fils. Ensuite, pour marquer à son gendre combien il était content de lui, il alla au palais supplier très humblement le sultan d’accorder à Noureddin Ali la survivance de sa charge, afin, dit-il, qu’avant sa mort il eût la consolation de voir son gendre grand vizir à sa place. Le sultan qui avait vu Noureddin Ali avec bien du plaisir lorsqu’il lui avait été présenté après son mariage, et qui, depuis ce temps-là, en avait toujours entendu parler fort avantageusement, accorda la grâce qu’on demandait pour lui, avec tout l’agrément qu’on pouvait souhaiter. Il le fit revêtir, en sa présence, de la robe de grand vizir. La joie du beau-père fut comblée le lendemain, lorsqu’il vit son gendre présider au conseil en sa place et faire toutes les fonctions de grand vizir. Noureddin Ali s’en acquitta si bien, qu’il semblait avoir toute sa vie exercé cette charge. Il continua, dans la suite, d’assister au conseil toutes les fois que les infirmités de la vieillesse ne permirent pas à son beau-père de s’y trouver. Ce bon vieillard mourut quatre ans après ce mariage, avec la satisfaction de voir un rejeton de sa famille, qui promettait de la soutenir longtemps avec éclat. Noureddin Ali lui rendit les derniers devoirs avec toute l’amitié et la reconnaissance possibles ; et sitôt que Bedreddin Hassan, son fils, eut atteint l’âge de sept ans, il le mit entre les mains d’un excellent maître, qui commença à l’élever d’une manière digne de sa naissance. Il est vrai qu’il trouva dans cet enfant un esprit vif, pénétrant et capable de profiter de tous les bons enseignements qu’il lui donnait. Deux ans après que Bedreddin Hassan eut été mis entre les mains de ce maître, qui lui enseigna parfaitement bien à lire, il lui apprit l’Alcoran par cœur. Noureddin Ali, son père, lui donna d’autres maîtres, qui cultivèrent son esprit de telle sorte, qu’à l’âge de douze ans il n’avait plus besoin de leurs secours. Alors, comme tous les traits de son visage étaient formés, il faisait l’admiration de tous ceux qui le regardaient. Jusque-là Noureddin Ali n’avait songé qu’à le faire étudier et ne l’avait point encore montré dans le monde. Il le mena au palais, pour lui procurer l’honneur de faire la révérence au sultan, qui le reçut très favorablement. Les premiers qui le virent dans la rue furent si charmés de sa beauté, qu’ils en firent des exclamations de surprise et qu’ils lui donnèrent mille bénédictions. Comme son père se proposait de le rendre capable de remplir un jour sa place, il n’épargna rien pour cela, et il le fit entrer dans les affaires les plus difficiles, afin de l’y accoutumer de bonne heure. Enfin, il ne négligeait aucune chose pour l’avancement d’un fils qui lui était si cher ; et il commençait à jouir déjà du fruit de ses peines, lorsqu’il fut attaqué tout à coup d’une maladie dont la violence fut telle, qu’il sentit fort bien qu’il n’était pas éloigné du dernier de ses jours. Aussi ne se flatta-t-il pas, et il se disposa d’abord à mourir en vrai musulman. Dans ce moment précieux, il n’oublia pas son cher fils Bedreddin ; il le fit appeler et lui dit : « Mon fils, vous voyez que le monde est périssable ; il n’y a que celui où je vais bientôt passer qui soit durable. Il faut que vous commenciez dès à présent à vous mettre dans les mêmes dispositions que moi : préparez-vous à faire ce passage sans regret et sans que votre conscience puisse rien vous reprocher sur les devoirs d’un musulman, ni sur ceux d’un parfait honnête homme. Pour votre religion, vous en êtes suffisamment instruit, et par ce que vous en ont appris vos maîtres, et par vos lectures. A l’égard de l’honnête homme, je vais vous donner quelques instructions que vous tâcherez de mettre à profit. Comme il est nécessaire de se connaître soi-même, et que vous ne pouvez bien avoir cette connaissance que vous ne sachiez qui je suis, je vais vous l’apprendre : « J’ai pris naissance en Égypte, poursuivit-il ; mon père, votre aïeul, était premier ministre du sultan de ce royaume. J’ai moi-même eu l’honneur d’être un des vizirs de ce même sultan avec mon frère, votre oncle, qui, je crois, vit encore, et qui se nomme Schemseddin Mohammed. Je fus obligé de me séparer de lui et je vins en ce pays, où je suis parvenu au rang que j’ai tenu jusqu’à présent. Mais vous apprendrez toutes ces choses plus amplement dans un cahier que j’ai à vous donner. » En même temps, Noureddin Ali tira ce cahier, qu’il avait écrit de sa propre main et qu’il portait toujours sur lui, et, le donnant à Bedreddin Hassan : « Prenez, lui dit-il, vous le lirez à votre loisir ; vous y trouverez, entre autres choses, le jour de mon mariage et celui de votre naissance. Ce sont des circonstances dont vous aurez peut-être besoin dans la suite et qui doivent vous obliger à le garder avec soin. » Bedreddin Hassan, sensiblement affligé de voir son père dans l’état où il était, touché de ses discours, reçut le cahier les larmes aux yeux, en lui promettant de ne s’en dessaisir jamais. En ce moment, il prit à Noureddin Ali une faiblesse qui fit croire qu’il allait expirer. Mais il revint à lui et, reprenant la parole : « Mon fils, lui dit-il, la première maxime que j’ai à vous enseigner, c’est de ne pas vous donner au commerce de toutes sortes de personnes. Le moyen de vivre en sûreté, c’est de se donner entièrement à soi-même et de ne pas se communiquer facilement. « La seconde, de ne faire violence à qui que ce soit ; car, en ce cas, tout le monde se révolterait contre vous ; et vous devez regarder le monde comme un créancier à qui vous devez de la modération, de la compassion et de la tolérance. « La troisième, de ne dire mot quand on vous chargera d’injures. On est hors de danger, dit le proverbe, lorsque l’on garde le silence. C’est particulièrement en cette occasion que vous devez le pratiquer. Vous savez aussi, à ce sujet, qu’un de nos poètes dit que le silence est l’ornement et la sauvegarde de la vie ; qu’il ne faut pas, en parlant, ressembler à la pluie d’orage qui gâte tout. On ne s’est jamais repenti de s’être tu, au lieu que l’on a souvent été fâché d’avoir parlé. « La quatrième, de ne pas boire de vin ; car c’est la source de tous les vices. « La cinquième, de bien ménager vos biens ; si vous ne les dissipez pas, ils vous serviront à vous préserver de la nécessité. Il ne faut pas pourtant en avoir trop, ni être avare : pour peu que vous en ayez et que vous le dépensiez à propos, vous aurez beaucoup d’amis ; mais si, au contraire, vous avez de grandes richesses et que vous en fassiez un mauvais usage, tout le monde s’éloignera de vous et vous abandonnera. » Enfin, Noureddin Ali continua, jusqu’au dernier moment de sa vie, à donner de bons conseils à son fils ; et quand il fut mort, on lui fit des obsèques magnifiques. Sire, dit Schéhérazade à Schariar, le calife ne s’ennuyait pas d’écouter le grand vizir Giafar, qui poursuivit ainsi son histoire : On enterra donc Noureddin Ali avec tous les honneurs dus à sa dignité. Bedreddin Hassan, de Balsora, c’est ainsi qu’on le surnomma, parce qu’il était né dans cette ville, eut une douleur inconcevable de la mort de son père. Au lieu de passer un mois, selon la coutume, il en passa deux dans les pleurs et dans la retraite, sans voir personne et sans sortir même pour rendre ses devoirs au sultan de Balsora, lequel, irrité de cette négligence et la regardant comme une marque de mépris pour sa cour et pour sa personne, se laissa transporter de colère. Dans sa fureur, il fit appeler le nouveau grand vizir ; car il en avait nommé un dès qu’il avait appris la mort de Noureddin Ali ; il lui ordonna de se transporter à la maison du défunt et de la confisquer, avec toutes ses autres maisons, terres et effets, sans rien laisser à Bedreddin Hassan, dont il commanda même qu’on se saisît. Le nouveau grand vizir, accompagné d’un grand nombre d’huissiers du palais, de gens de justice et d’autres officiers, ne différa pas de se mettre en chemin pour aller exécuter sa commission. Un des esclaves de Bedreddin Hassan, qui était par hasard parmi la foule, n’eut pas plus tôt appris le dessein du vizir, qu’il prit les devants et courut en avertir son maître. Il le trouva assis sous le vestibule de sa maison, aussi affligé que si son père n’eût fait que de mourir. Il se jeta à ses pieds, tout hors d’haleine ; et après lui avoir baisé le bas de sa robe : « Sauvez-vous, seigneur, lui dit-il, sauvez-vous promptement ! — Qu’y a-t-il ? lui demanda Bedreddin en levant la tête ; quelle nouvelle m’apportes-tu ? —Seigneur, répondit-il, il n’y a pas de temps à perdre. Le sultan est dans une horrible colère contre vous, et l’on vient, de sa part, confisquer tout ce que vous avez et même se saisir de votre personne. » Le discours de cet esclave fidèle et affectionné mit l’esprit de Bedreddin Hassan dans une grande perplexité. « Mais ne puis-je, dit-il, avoir le temps de rentrer et de prendre au moins quelque argent et des pierreries ? — Seigneur, répliqua l’esclave, le grand vizir sera dans un moment ici. Partez tout à l’heure, sauvez-vous. » Bedreddin Hassan se leva vite du sofa où il était, mit les pieds dans ses babouches et, après s’être couvert la tête d’un bout de sa robe pour se cacher le visage, s’enfuit sans savoir de quel côté il devait tourner ses pas pour échapper au danger qui le menaçait. La première pensée qui lui vint fut de gagner en diligence la plus prochaine porte de la ville. Il courut sans s’arrêter jusqu’au cimetière public ; et comme la nuit s’approchait, il résolut de l’aller passer au tombeau de son père. C’était un édifice d’assez grande apparence, en forme de dôme, que Noureddin Ali avait fait bâtir de son vivant ; mais il rencontra en chemin un juif fort riche, qui était banquier et marchand de profession. Il revenait d’un lieu où quelque affaire l’avait appelé, et il s’en retournait dans la ville. Ce juif, ayant reconnu Bedreddin, s’arrêta et le salua fort respectueusement. Le juif, qui se nommait Isaac, après avoir salué Bedreddin Hassan et lui avoir baisé la main, lui « Seigneur, oserais-je prendre la liberté de vous demander où vous allez à l’heure qu’il est, seul, en apparence un peu agité ? Y a-t-il quelque chose qui vous fasse de la peine ? — Oui, répondit Bedreddin, je me suis endormi tantôt, et, dans, mon sommeil, mon père m’est apparu. Il avait le regard terrible, comme s’il eût été dans une grande colère contre moi. Je me suis réveillé en sursaut et plein d’effroi, et je suis parti aussitôt pour venir faire ma prière sur son tombeau. — Seigneur, reprit le juif, qui ne pouvait pas savoir pourquoi Bedreddin Hassan était sorti de la ville, comme le feu grand vizir, votre père et mon seigneur, d’heureuse mémoire, avait chargé en marchandises plusieurs vaisseaux, qui sont encore en mer et qui vous appartiennent, je vous supplie de m’accorder la préférence sur tout autre marchand. Je suis en état d’acheter argent comptant la charge de tous vos vaisseaux ; et pour commencer, si vous voulez bien m’abandonner celle du premier qui arrivera à bon port, je vais vous compter mille sequins. Je les ai ici dans ma bourse, et je suis prêt à vous les livrer d’avance. » En disant cela, il tira une grande bourse qu’il avait sous son bras par-dessous sa robe, et la lui montra cachetée de son cachet. Bedreddin Hassan, dans l’état où il était, chassé de chez lui et dépouillé de tout ce qu’il avait au monde, regarda la proposition du juif comme une faveur du ciel. Il ne manqua pas de l’accepter avec beaucoup de joie. « Seigneur, lui dit alors le juif, vous me donnez donc pour mille sequins le chargement du premier de vos vaisseaux qui arrivera dans ce port ? — Oui, je vous le vends mille sequins, répondit Bedreddin Hassan, et c’est une chose faite. Le juif aussitôt lui mit entre les mains la bourse de mille sequins, en s’offrant de les compter. Bedreddin lui en épargna la peine, en lui disant qu’il s’en fiait bien à lui. « Puisque cela est ainsi, reprit le juif, ayez la bonté, seigneur, de me donner un mot d’écrit du marché que nous venons de faire. » En disant cela, il tira son écritoire, qu’il avait à la ceinture ; et après en avoir pris une petite canne bien taillée pour écrire, il la lui présenta avec un morceau de papier qu’il trouva dans son porte-lettres ; et pendant qu’il tenait le cornet, Bedreddin Hassan écrivit ces paroles : « Cet écrit est pour rendre témoignage que Bedreddin Hassan, de Balsora, a vendu au juif Isaac, pour la somme de mille sequins qu’il a reçus, le chargement du premier de ses navires qui abordera dans ce port. « BEDREDDIN HASSAN, de Balsora. » Après avoir fait cet écrit, il le donna au juif, qui le mit dans son porte-lettres et qui prit ensuite congé de lui. Pendant qu’Isaac poursuivait son chemin vers la ville, Bedreddin Hassan continua le sien vers le tombeau de son père Noureddin Ali. En y arrivant, il se prosterna la face contre terre, et, les yeux baignés de larmes, il se mit à déplorer sa misère. « Hélas ! disait-il, infortuné Bedreddin, que vas-tu devenir ? Où iras-tu chercher un asile contre l’injuste prince qui te persécute ? N’était-ce pas assez d’être affligé de la mort d’un père si chéri ? Fallait-il que la fortune ajoutât un nouveau malheur à mes justes regrets ? » Il demeura longtemps dans cet état ; mais enfin il se releva ; et ayant appuyé sa tête sur le sépulcre de son père, ses douleurs se renouvelèrent avec plus de violence qu’auparavant, et il ne cessa de soupirer et de se plaindre jusqu’au moment où, succombant au sommeil, il leva la tête de dessus le sépulcre et s’étendit tout de son long sur le pavé, où il s’endormit. Il goûtait à peine la douceur du repos, lorsqu’un génie, qui avait établi sa retraite dans ce cimetière pendant le jour, se disposant à courir le monde cette nuit, selon sa coutume, aperçut ce jeune homme dans le tombeau de Noureddin Ali. Il y entra ; et, comme Bedreddin était couché sur le dos, il fut frappé, ébloui de l’éclat de sa beauté. Quand le génie eut attentivement considéré Bedreddin Hassan, il dit en lui-même : « A juger de cette créature par sa bonne mine, ce ne peut être qu’un ange du paradis terrestre, que Dieu envoie pour mettre le monde en combustion par sa beauté. » Enfin, après l’avoir bien regardé, il s’éleva fort haut dans l’air, où il rencontra par hasard une fée. Ils se saluèrent l’un et l’autre ; ensuite le génie dit à la fée : « Je vous prie de descendre avec moi jusqu’au cimetière où je demeure, et je vous ferai voir un prodige de beauté, qui n’est pas moins digne de votre admiration que de la mienne. » La fée y consentit : ils descendirent tous deux en un instant ; et lorsqu’ils furent dans le tombeau : « Eh bien, dit le génie à la fée, en lui montrant Bedreddin Hassan, avez-vous jamais vu un jeune homme mieux fait et plus beau que celui-ci ? » La fée examina Bedreddin avec attention ; puis, se tournant vers le génie : « Je vous avoue, lui répondit-elle, qu’il est très bien fait ; mais je viens de voir au Caire tout à l’heure un objet encore plus merveilleux, dont je vais vous entretenir si vous voulez m’écouter. — Vous me ferez un très grand plaisir, répliqua le génie. — Il faut donc que vous sachiez, reprit la fée (car je vais prendre la chose de loin), que le sultan d’Égypte a un vizir qui se nomme Schemseddin Mohammed, et qui a une fille âgée d’environ vingt ans. C’est la plus belle et la plus parfaite personne dont on ait jamais entendu parler. Le sultan, informé par la voix publique de la beauté de cette jeune demoiselle, fit appeler le vizir, son père, un de ces derniers jours, et lui dit : « J’ai appris que vous avez une fille à marier ; j’ai envie de l’épouser : ne voulez-vous pas bien me l’accorder ? » Le vizir, qui ne s’attendait pas à cette proposition, en fut un peu troublé ; mais il n’en fut pas ébloui ; et au lieu de l’accepter avec joie, ce que d’autres, à sa place, n’auraient pas manqué de faire, il répondit au sultan : « Sire, je ne suis pas digne de l’honneur que Votre Majesté me veut faire, et je la supplie très humblement de ne pas trouver mauvais que je m’oppose à son dessein. Vous savez que j’avais un frère, nommé Noureddin Ali, qui avait comme moi l’honneur d’être un de vos vizirs. Nous eûmes ensemble une querelle qui fut cause qu’il disparut tout à coup, et je n’ai point eu de ses nouvelles depuis ce temps là, si ce n’est que j’ai appris, il y a quatre jours, qu’il est mort à Balsora, dans la dignité de grand vizir du sultan de ce royaume. Il a laissé un fils ; et, comme nous nous engageâmes autrefois tous deux à marier nos enfants ensemble, supposé que nous en eussions, je suis persuadé qu’il est mort dans l’intention de faire ce mariage. C’est pourquoi, de mon côté, je voudrais accomplir ma promesse et je conjure Votre Majesté de me le permettre. Il y a dans cette cour beaucoup d’autres seigneurs qui ont des filles comme moi et que vous pouvez honorer de votre alliance. » Le sultan d’Égypte fut irrité au dernier point contre Schemseddin Mohammed. Choqué de son refus et de sa hardiesse, il lui dit avec un transport de colère qu’il ne put contenir : « Est-ce donc ainsi que vous répondez à la bonté que j’ai de vouloir bien m’abaisser jusqu’à faire alliance avec vous ? Je saurai me venger de la préférence que vous osez donner sur moi à un autre ; et je jure que votre fille n’aura pas d’autre mari que le plus vil et le plus mal fait de tous mes esclaves. » En achevant ces mots, il renvoya brusquement le vizir, qui se retira chez lui, plein de confusion et cruellement mortifié. Aujourd’hui le sultan a fait venir un de ses palefreniers, qui est bossu par devant et par derrière, et laid à faire peur ; et, après avoir ordonné à Schemseddin Mohammed de consentir au mariage de sa fille avec cet esclave, il a fait dresser et signer le contrat par des témoins en sa présence. Les préparatifs de ces bizarres noces sont achevés ; et, à l’heure où je vous parle, tous les esclaves des seigneurs de la cour d’Égypte sont à la porte d’un bain, chacun avec un flambeau à la main. Ils attendent que le palefrenier bossu, qui y est et qui s’y lave, en sorte, pour le mener chez son épouse, qui, de son côté, est déjà coiffée et habillée. Dans le moment que je suis partie du Caire, les dames, assemblées, se disposaient à la conduire, avec tous ses ornements nuptiaux, dans la salle où elle doit recevoir le bossu et où elle l’attend présentement. Je l’ai vue, et je vous assure qu’on ne peut la regarder sans admiration. Quand la fée eut cessé de parler, le génie lui dit : « Quoi que vous puissiez dire, je ne puis me persuader que la beauté de cette fille surpasse celle de ce jeune homme. Je ne veux pas disputer contre vous, répliqua la fée, je vous confesse qu’il mériterait d’épouser la charmante personne qu’on destine au bossu ; et il me semble que nous ferions une action digne de nous, si, nous opposant à l’injustice du sultan d’Égypte, nous pouvions substituer ce jeune homme à la place de l’esclave. — Vous avez raison, repartit le génie ; vous ne sauriez croire combien je vous sais bon gré de la pensée qui vous est venue. Trompons, j’y consens, la vengeance du sultan d’Égypte ; consolons un père affligé et rendons sa fille aussi heureuse qu’elle se croit misérable. Je n’oublierai rien pour faire réussir ce projet, et je suis persuadé que vous ne vous y épargnerez pas ; je me charge de le porter au Caire sans qu’il se réveille, et je vous laisse le soin de le porter ailleurs, quand nous aurons exécuté notre entreprise. » Après que la fée et le génie eurent concerté ensemble tout ce qu’ils voulaient faire, le génie enleva doucement Bedreddin, et, le transportant par l’air, d’une vitesse inconcevable, il alla le poser à la porte d’un logement public et voisin du bain d’où le bossu était près de sortir, avec la suite des esclaves qui l’attendaient. Bedreddin Hassan, s’étant réveillé en ce moment, fut fort surpris de se voir au milieu d’une ville qui lui était inconnue. Il voulut crier pour demander où il était mais le génie lui donna un petit coup sur l’épaule et l’avertit de ne dire mot. Ensuite, lui mettant un flambeau à la main : « Allez, lui dit-il, mêlez-vous parmi ces gens que vous voyez à la porte de ce bain, et marchez avec eux jusqu’à ce que vous entriez dans une salle où l’on va célébrer des noces. Le nouveau marié est un bossu que vous reconnaîtrez aisément. Mettez-vous à sa droite en entrant, et, dès à présent, ouvrez la bourse de sequins que vous avez dans votre sein, pour les distribuer aux joueurs d’instruments, aux danseurs et aux danseuses dans la marche. Lorsque vous serez dans la salle, ne manquez pas d’en donner aussi aux femmes esclaves que vous verrez autour de la mariée, quand elles s’approcheront de vous. Mais toutes les fois que vous mettrez la main dans la bourse, retirez-la pleine de sequins et gardez-vous de les épargner. Faites exactement tout ce que je vous dis, avec une grande présence d’esprit ; ne vous étonnez de rien ; ne craignez personne, et vous reposez du reste sur une puissance supérieure, qui en dispose à son gré. Le jeune Bedreddin, bien instruit de tout ce qu’il avait à faire, s’avança vers la porte du bain. La première chose qu’il fit fut d’allumer son flambeau à celui d’un esclave ; puis, se mêlant parmi les autres, comme s’il eût appartenu à quelque seigneur du Caire, il se mit en marche avec eux et accompagna le bossu, qui sortit du bain et monta sur un cheval de l’écurie du sultan. Bedreddin Hassan, se trouvant près des joueurs d’instruments, des danseurs et des danseuses qui marchaient immédiatement devant le bossu, tirait de temps en temps de sa bourse des poignées de sequins qu’il leur distribuait. Comme il faisait ses largesses avec une grâce sans pareille et un air très obligeant, tous ceux qui les recevaient jetaient les yeux sur lui ; et, dès qu’ils l’avaient envisagé, ils le trouvaient si bien fait et si beau, qu’ils ne pouvaient plus en détourner leurs regards. On arriva enfin à la porte du vizir Schemseddin Mohammed, qui était bien éloigné de s’imaginer que son neveu fût si près de lui. Des huissiers, pour empêcher la confusion, arrêtèrent tous les esclaves qui portaient des flambeaux, et ne voulurent pas les laisser entrer. Ils repoussèrent même Bedreddin Hassan ; mais les joueurs d’instruments, pour qui la porte était ouverte, s’arrêtèrent en protestant qu’ils n’entreraient pas si on ne le laissait entrer avec eux. « Il n’est pas du nombre des esclaves, disaient-ils ; il n’y a qu’à le regarder pour en être persuadé. C’est sans doute un jeune étranger qui veut voir par curiosité les cérémonies que l’on observe aux noces en cette ville. » En disant cela, ils le mirent au milieu d’eux et le firent entrer malgré les huissiers. Ils lui ôtèrent son flambeau qu’ils donnèrent au premier qui se présenta ; et, après l’avoir introduit dans la salle, ils le placèrent à la droite du bossu, qui s’assit sur un trône magnifiquement orné, près de la fille du vizir. On la voyait parée de tous ses atours ; mais il paraissait sur son visage une langueur, ou plutôt une tristesse mortelle, dont il n’était pas difficile de deviner la cause, en voyant à côté d’elle un mari si difforme et si peu digne de son amour. Le trône de ces époux si mal assortis était au milieu d’un sofa. Les femmes des émirs, des vizirs, des officiers de la chambre du sultan et plusieurs autres dames de la cour et de la ville étaient assises de chaque côté, un peu plus bas, chacune selon son rang, et toutes habillées d’une manière si avantageuse et si riche, que c’était un spectacle très agréable à voir. Elles tenaient de grandes bougies allumées. Lorsqu’elles virent entrer Bedreddin Hassan, elles jetèrent les yeux sur lui ; et, admirant sa taille, son air et la beauté de son visage, elles ne pouvaient se lasser de le regarder. Quand il fut assis, il n’y en eut pas une qui ne quittât sa place pour s’approcher de lui et le considérer de plus près ; et il n’y en eut guère qui, en se retirant pour aller reprendre leurs places, ne se sentissent agitées d’un tendre mouvement. La différence qu’il y avait entre Bedreddin Hassan et le palefrenier bossu, dont la figure faisait horreur, excita des murmures dans l’assemblée. « C’est à ce beau jeune homme, s’écrièrent les dames, qu’il faut donner notre épousée, et non pas à ce vilain bossu. » Elles n’en demeurèrent pas là ; elles osèrent faire des imprécations contre le sultan, qui, abusant de son pouvoir absolu, unissait la laideur avec la beauté. Elles chargèrent aussi d’injures le bossu et lui firent perdre contenance, au grand plaisir des spectateurs, dont les huées interrompirent pour quelque temps la symphonie qui se faisait entendre dans la salle. A la fin, les joueurs d’instruments recommencèrent leurs concerts, et les femmes qui avaient habillé la mariée s’approchèrent d’elle. A chaque fois que la nouvelle mariée changeait d’habits {43}, elle se levait de sa place, et, suivie de ses femmes, passait devant le bossu sans daigner le regarder, et allait se présenter devant Bedreddin Hassan, pour se montrer à lui dans ses nouveaux atours. Alors, Bedreddin Hassan, suivant l’instruction qu’il avait reçue du génie, ne manquait pas de mettre la main dans sa bourse et d’en tirer des poignées de sequins, qu’il distribuait aux femmes qui accompagnaient la mariée. Il n’oubliait pas les joueurs et les danseurs, il leur en jetait aussi. C’était un plaisir de voir comme ils se poussaient les uns les autres pour en ramasser ; ils lui en témoignèrent de la reconnaissance et lui marquaient par signes qu’ils voudraient que la jeune épouse fût pour lui et non pas pour le bossu. Les femmes qui étaient autour d’elle lui disaient la même chose et ne se souciaient guère d’être entendues par le bossu, à qui elles faisaient mille niches ; ce qui divertissait fort tous les spectateurs. Lorsque la cérémonie de changer d’habits tant de fois fut achevée, les joueurs d’instruments cessèrent de jouer et se retirèrent, en faisant signe à Bedreddin Hassan de demeurer. Les dames firent la même chose en se retirant, après eux, avec tous ceux qui n’étaient pas de la maison. La mariée entra dans un cabinet, où ses femmes la suivirent pour la déshabiller, et il ne resta plus dans la salle que le palefrenier bossu, Bedreddin Hassan et quelques domestiques. Le bossu qui en voulait furieusement à Bedreddin, qui lui faisait ombrage, le regarda de travers et lui dit : « Et toi, qu’attends-tu ? Pourquoi ne te retires-tu pas comme les autres ? Marche. » Comme Bedreddin n’avait aucun prétexte pour demeurer là, il sortit, assez embarrassé de sa personne ; mais il n’était pas hors du vestibule, que le génie et la fée se présentèrent à lui et l’arrêtèrent. « Où allez-vous ! lui dit le génie. Demeurez : le bossu n’est plus dans la salle, il en est sorti pour quelque besoin ; vous n’avez qu’à y rentrer et vous introduire dans la chambre de la mariée. Lorsque vous serez seul avec elle, dites-lui hardiment que vous êtes son mari ; que l’intention du sultan a été de se divertir du bossu, et que, pour apaiser ce mari prétendu, vous lui avez fait apprêter un bon plat de crème dans son écurie. Dites-lui là-dessus tout ce qui vous viendra dans l’esprit pour la persuader. Étant fait comme vous êtes, cela ne sera pas difficile, et elle sera ravie d’avoir été trompée si agréablement. Cependant, nous allons donner ordre que le bossu ne rentre pas et ne vous empêche point de passer la nuit avec votre épouse ; car c’est la vôtre, et non pas la sienne. Pendant que le génie encourageait ainsi Bedreddin et l’instruisait de ce qu’il devait faire, le bossu était véritablement sorti de la salle. Le génie s’introduisit où il était, prit la figure d’un gros chat noir et se mit à miauler d’une manière épouvantable. Le bossu cria après le chat et frappa des mains pour le faire fuir ; mais le chat, au lieu de se retirer, se roidit sur ses pattes, fit briller des yeux enflammés et regarda fièrement le bossu, en miaulant plus fort qu’auparavant et en grandissant de manière, qu’il parut bientôt gros comme un ânon. Le bossu, à cet objet, voulut crier au secours ; mais la frayeur l’avait tellement saisi, qu’il demeura la bouche ouverte, sans pouvoir proférer une parole. Pour ne pas lui donner de relâche, le génie se changea à l’instant en un puissant buffle, et sous cette forme lui cria d’une voix qui redoubla sa peur : « Vilain bossu ! » A ces mots, l’effrayé palefrenier se laissa tomber sur le pavé, et, se couvrant la tête de sa robe, pour ne pas voir cette bête effroyable, il lui répondit en tremblant : « Prince souverain des buffles, que demandez-vous de moi ? — Malheur à toi lui repartit le génie : tu as la témérité d’oser te marier avec ma maîtresse ! — Eh ! seigneur, dit le bossu, je vous supplie de me pardonner : si je suis criminel ce n’est que par ignorance ; je ne savais pas que cette dame eût un buffle pour amant. Commandez-moi ce qui vous plaira, je vous jure que je suis prêt à vous obéir. — Par la mort ! répliqua le génie, si tu sors d’ici, ou que tu ne gardes pas le silence jusqu’à ce que le soleil se lève ; si tu dis le moindre mot, je t’écraserai la tête. Alors je te permets de sortir de cette maison ; mais je t’ordonne de te retirer bien vite, sans regarder derrière toi ; et, si tu as l’audace d’y revenir, il t’en coûtera la vie. » En achevant ces paroles, le génie se transforma en homme, prit le bossu par les pieds, et après l’avoir levé la tête en bas, contre le mur : « Si tu branles, ajouta-t-il, avant que le soleil soit levé, comme je te l’ai déjà dit, je te prendrai par les pieds et je te casserai la tête en mille pièces contre cette muraille. » Pour revenir à Bedreddin Hassan, encouragé par le génie et par la présence de la fée, il était rentré dans la salle et s’était coulé dans la chambre nuptiale, où il s’assit en attendant le succès de son aventure. Au bout de quelque temps, la mariée arriva, conduite par une bonne vieille, qui s’arrêta à la porte, exhortant le mari à bien faire son devoir, sans regarder si c’était le bossu ou un autre ; après quoi elle la ferma et se retira. La jeune épouse fut extrêmement surprise de voir, au lieu du bossu, Bedreddin Hassan, qui se présenta à elle de la meilleure grâce du monde. « Eh ! quoi, mon cher ami, lui dit-elle, vous êtes ici à l’heure qu’il est ? il faut donc que vous soyez camarade de mon mari. — Non, madame, répondit Bedreddin, je suis d’une autre condition que ce vilain bossu. — Mais, reprit-elle, vous ne prenez pas garde que vous parlez mal de mon époux. — Lui, votre époux, madame repartit-il. Pouvez-vous conserver si longtemps cette pensée ? Sortez de votre erreur : tant de beautés ne seront pas sacrifiées au plus méprisable de tous les hommes. C’est moi, madame, qui suis l’heureux mortel à qui elles sont réservées. Le sultan a voulu se divertir en faisant cette supercherie au vizir votre père, et il m’a choisi pour votre véritable époux. Vous avez pu remarquer combien les dames, les joueurs d’instruments, les danseurs, vos femmes et tous les gens de votre maison se sont réjouis de cette comédie. Nous avons renvoyé le malheureux bossu, qui mange, à l’heure qu’il est, un plat de crème dans son écurie, et vous pouvez compter que jamais il ne paraîtra devant vos beaux yeux. » A ce discours, la fille du vizir, qui était entrée plus morte que vive dans la chambre nuptiale, changea de visage, prit un air gai, qui la rendit si belle, que Bedreddin en fut charmé. « Je ne m’attendais pas, lui dit-elle, à une surprise si agréable et je m’étais déjà condamnée à être malheureuse tout le reste de ma vie. Mais mon bonheur est d’autant plus grand, que je vais posséder en vous un homme digne de ma tendresse. » En disant cela, elle acheva de se déshabiller et se mit au lit. De son côté, Bedreddin Hassan, ravi de se voir possesseur de tant de charmes, se déshabilla promptement. Il mit son habit sur un siège et sur la bourse que le juif lui avait donnée, laquelle était encore pleine, malgré tout ce qu’il en avait tiré. Il ôta son turban, pour en prendre un de nuit qu’on avait préparé pour le bossu, et il alla se coucher, en chemise et en caleçon {44}. Le caleçon était de satin bleu, et attaché avec un cordon tissu d’or. Lorsque les deux amants se furent endormis, poursuivit le grand vizir Giafar, le génie, qui avait rejoint la fée, lui dit qu’il était temps d’achever ce qu’ils avaient si bien commencé et conduit jusqu’alors. « Ne nous laissons pas surprendre, ajouta-t-il, par le jour qui paraîtra bientôt ; allez et enlevez le jeune homme sans l’éveiller. » La fée se rendit dans la chambre des amants, qui dormaient profondément, enleva Bedreddin Hassan dans l’état où il était, c’est-à-dire en chemise et en caleçon ; et volant avec le génie, d’une vitesse merveilleuse, jusqu’à la porte de Damas en Syrie, ils y arrivèrent précisément dans le temps que les ministres des mosquées préposés pour cette fonction appelaient le peuple, à haute voix, à la prière de la pointe du jour {45}. La fée posa doucement à terre Bedreddin, et le laissant près de la porte, s’éloigna avec le génie. On ouvrit la porte de la ville, et les gens qui s’étaient déjà assemblés en grand nombre pour sortir furent extrêmement surpris de voir Bedreddin Hassan étendu par terre, en chemise et en caleçon. L’un disait : « Il a tellement été pressé de sortir de chez sa maîtresse, qu’il n’a pas eu le temps de s’habiller. — Voyez un peu, disait l’autre, à quels accidents on est exposé ! il aura passé une bonne partie de la nuit à boire avec ses amis. Il se sera enivré, sera sorti ensuite pour quelque affaire, et, au lieu de rentrer, il sera venu jusqu’ici, sans savoir ce qu’il faisait, et le sommeil l’y aura surpris. » D’autres en parlaient différemment, et personne ne pouvait deviner par quelle aventure il se trouvait là. Un petit vent, qui commençait alors à souffler, leva sa chemise et laissa voir sa poitrine, qui était plus blanche que la neige ; et ils furent tous tellement étonnés de cette blancheur, qu’ils firent un cri d’admiration qui réveilla le jeune homme. Sa surprise ne fut pas moins grande que la leur de se voir à la porte d’une ville où il n’était jamais venu, et environné d’une foule de gens qui le considéraient avec attention. « Messieurs, leur dit-il, apprenez-moi de grâce où je suis et ce que vous souhaitez de moi. » L’un d’eux prit la parole et lui répondit : « Jeune homme, on vient d’ouvrir la porte de cette ville, et, en sortant, nous vous avons trouvé couché ici, dans l’état où vous voilà. Nous nous sommes arrêtés à vous regarder. Est-ce que vous avez passé la nuit en ce lieu ? Et savez-vous bien que vous êtes à une des portes de Damas ? — A une des portes de Damas répliqua Bedreddin. Vous vous moquez de moi : en me couchant, cette nuit, j’étais au Caire. » A ces mots, quelques-uns, touchés de compassion, dirent que c’était dommage qu’un jeune homme si bien fait eût perdu l’esprit, et ils passèrent leur chemin. « Mon fils, lui dit un bon vieillard, vous n’y pensez pas : puisque vous êtes ce matin à Damas, comment pouviez-vous être hier soir au Caire ? Cela ne peut pas être. — Cela est pourtant très vrai, repartit Bedreddin ; et je vous jure même que je passai toute la journée d’hier à Balsora. » A peine eut-il achevé ces paroles, que tout le monde fit un grand éclat de rire et se mit à crier : « C’est un fou, c’est un fou » Quelques-uns néanmoins le plaignaient à cause de sa jeunesse ; et un homme de la compagnie lui dit : « Mon fils, il faut que vous ayez perdu la raison ; vous ne songez pas à ce que vous dites : est-il possible qu’un homme soit le jour à Balsora, la nuit au Caire, et le matin à Damas ? Vous n’êtes pas sans doute bien éveillé ; rappelez vos esprits. Ce que je dis, reprit Bedreddin Hassan, est si véritable, qu’hier au soir, j’ai été marié dans la ville du Caire. » Tous ceux qui avaient ri auparavant redoublèrent leurs rires à ce discours. « Prenez-y bien garde, lui dit la même personne qui venait de lui parler, il faut que vous ayez rêvé tout cela et que cette illusion vous soit restée dans l’esprit. — Je sais bien ce que je dis, répondit le jeune homme. Dites-moi vous-même comment il est possible que je sois allé en songe au Caire, où je suis persuadé que j’ai été effectivement, où l’on a par sept fois amené devant moi mon épouse, parée d’un nouvel habillement chaque fois, et où enfin j’ai vu un affreux bossu qu’on prétendait lui donner ? Apprenez-moi encore ce que sont devenus ma robe, mon turban et la bourse de sequins que j’avais au Caire. » Quoiqu’il assurât que toutes ces choses étaient réelles, les personnes qui l’écoutaient n’en firent que rire, ce qui le troubla, de sorte qu’il ne savait plus lui-même ce qu’il devait penser de tout ce qui était arrivé. Après s’être opiniâtré à soutenir que tout ce qu’il avait dit était véritable, il se leva pour entrer dans la ville, et tout le monde le suivit en criant : « C’est un fou c’est un fou » A ces cris, les uns mirent la tête aux fenêtres, les autres se présentèrent à leurs portes, et d’autres, se joignant à ceux qui environnaient Bedreddin, criaient comme eux : « C’est un fou » sans savoir de quoi il s’agissait. Dans l’embarras où était ce jeune homme, il arriva devant la maison d’un pâtissier qui ouvrait sa boutique, et il entra dedans pour se dérober aux huées du peuple qui le suivait. Ce pâtissier avait été autrefois chef d’une troupe d’Arabes vagabonds qui détroussaient les caravanes ; et quoiqu’il fût venu s’établir à Damas, où il ne donnait aucun sujet de plainte contre lui, il ne laissait pas d’être craint de tous ceux qui le connaissaient. C’est pourquoi, dès le premier regard qu’il jeta sur la populace qui suivait Bedreddin, il la dissipa. Le pâtissier, voyant qu’il n’y avait plus personne, fit plusieurs questions au jeune homme ; il lui demanda qui il était et ce qui l’avait amené à Damas. Bedreddin Hassan ne lui cacha ni sa naissance ni la mort du grand vizir son père ; il lui conta ensuite de quelle manière il était sorti de Balsora et comment, après s’être endormi la nuit précédente sur le tombeau de son père, il s’était trouvé, à son réveil, au Caire, où il avait épousé une dame. Enfin, il lui marqua la surprise où il était de se voir à Damas, sans pouvoir comprendre toutes ces merveilles. « Votre histoire est des plus surprenantes, lui dit le pâtissier ; mais, si vous voulez suivre mon conseil, vous ne ferez confidence à personne de toutes les choses que vous venez de me dire, et vous attendrez patiemment que le ciel daigne mettre un terme aux disgrâces dont il permet que vous soyez affligé. Vous n’avez qu’à demeurer avec moi jusqu’à ce temps-là ; et, comme je n’ai pas d’enfants, je suis prêt à vous reconnaître pour mon fils, si vous y consentez. Après que je vous aurai adopté, vous irez librement par la ville et vous ne serez plus exposé aux insultes de la populace. » Quoique cette adoption ne fît pas honneur au fils d’un grand vizir, Bedreddin ne laissa pas d’accepter la proposition du pâtissier, jugeant bien que c’était le meilleur parti qu’il dût prendre dans la situation où était sa fortune. Le pâtissier le fit habiller, prit des témoins et alla déclarer devant un cadi qu’il le reconnaissait pour son fils ; après quoi Bedreddin demeura chez lui, sous le simple nom de Hassan, et apprit la pâtisserie. Pendant que cela se passait à Damas, la fille de Schemseddin Mohammed se réveilla et ne trouvant pas Bedreddin auprès d’elle, crut qu’il s’était levé sans vouloir interrompre son repos et qu’il reviendrait bientôt. Elle attendait son retour, lorsque le vizir Schemseddin Mohammed, son père, vivement, touché de l’affront qu’il croyait avoir reçu du sultan d’Égypte, vint frapper à la porte de son appartement, résolu de pleurer avec elle sa triste destinée. Il l’appela par son nom ; et elle n’eut pas plus tôt entendu sa voix, qu’elle se leva pour aller lui ouvrir la porte. Elle lui baisa la main et le reçut d’un air si satisfait, que le vizir, qui s’attendait à la trouver baignée de pleurs et aussi affligée que lui, en fut extrêmement surpris. « Malheureuse ! lui dit-il en colère, est-ce ainsi que tu parais devant moi ? Après l’affreux sacrifice que tu viens de consommer, peux-tu m’offrir un visage si content ?... » Quand la nouvelle mariée vit que son père lui reprochait la joie qu’elle faisait paraître, elle lui dit : « Seigneur, ne me faites point, de grâce, un reproche si injuste : ce n’est pas le bossu, que je déteste plus que la mort, ce n’est pas ce monstre que j’ai épousé. Tout le monde lui a fait tant de confusion, qu’il a été contraint de s’aller cacher et de faire place à un jeune homme charmant, qui est mon véritable mari. — Quelle fable me contez-vous ? interrompit brusquement Schemseddin Mohammed. Quoi ! le bossu n’a pas couché, cette nuit, avec vous ? — Non, seigneur, répondit-elle, je n’ai point couché avec d’autre personne que le jeune homme dont je vous parle qui a de grands yeux et de grands sourcils noirs. » A ces paroles, le vizir perdit patience et entra dans une grande colère contre sa fille. « Méchante ! lui dit-il, voulez-vous me faire perdre l’esprit par le discours que vous me tenez ? — C’est vous, mon père, repartit-elle, qui me faites perdre l’esprit à moi-même par votre incrédulité. Il n’est donc pas vrai, répliqua le vizir, que le bossu... ? — Eh ! laissons là le bossu ! interrompit-elle avec précipitation. Maudit soit le bossu ! Entendrai-je toujours parler du bossu ?Je vous le répète encore, mon père, ajouta-t-elle, je n’ai point passé la nuit avec lui, mais avec le charmant époux dont je vous parle, et qui ne doit pas être loin d’ici. » Schemseddin Mohammed sortit pour l’aller chercher ; mais au lieu de le trouver, il fut dans une surprise extrême de rencontrer le bossu qui avait la tête en bas, les pieds en haut, dans la même situation où l’avait mis le génie. « Que veut dire cela ? lui dit-il ; qui vous a mis en cet état ? » Le bossu, reconnaissant le vizir, lui répondit : « Ah ! ah ! c’est donc vous qui vouliez me donner en mariage la maîtresse d’un buffle, l’amante d’un vilain génie ? Je ne serai pas votre dupe, et vous ne m’y attraperez pas. » Schemseddin Mohammed crut que le bossu extravaguait quand il l’entendit parler de cette sorte, et il lui dit : « Otez-vous de là, mettez-vous sur vos pieds. — Je m’en garderai bien, repartit le bossu, à moins que le soleil ne soit levé. Sachez que j’étais venu ici hier au soir, il parut tout à coup devant moi un chat noir, qui devint insensiblement gros comme un buffle ; je n’ai pas oublié ce qu’il me dit. C’est pourquoi allez à vos affaires et me laissez ici. » Le vizir, au lieu de se retirer, prit le bossu par les pieds et l’obligea à se relever. Cela étant fait, le bossu sortit en courant de toute sa force, sans regarder derrière lui ; il se rendit au palais, se fit présenter au sultan d’Égypte et le divertit fort en lui racontant le traitement que lui avait fait le génie. Schemseddin Mohammed retourna dans la chambre de sa fille, plus étonné et plus incertain qu’auparavant de ce qu’il voulait savoir. « Eh bien, fille abusée, lui dit-il, ne pouvez-vous m’éclaircir davantage sur une aventure qui me rend interdit et confus ? Seigneur, répondit-elle, je ne puis vous apprendre autre chose que ce que j’ai déjà eu l’honneur de vous dire. Mais voici, ajouta-t-elle, l’habillement de mon époux, qu’il a laissé sur cette chaise ; il vous donnera peut-être l’éclaircissement que vous cherchez. » En disant ces paroles, elle présenta le turban de Bedreddin au vizir, qui le prit et qui, après l’avoir bien examiné de tous côtés : « Je le prendrais, dit-il, pour un turban de vizir, s’il n’était à la mode de Moussoul. » Mais s’apercevant qu’il y avait quelque chose de cousu entre l’étoffe et la doublure, il demanda des ciseaux ; ayant décousu il trouva un papier plié. C’était le cahier que Noureddin Ali avait donné en mourant à Bedreddin, son fils, qui l’avait caché en cet endroit pour le mieux conserver. Schemseddin Mohammed, ayant ouvert le cahier, reconnut le caractère de son frère Noureddin Ali, et lut ce titre : POUR MON FILS BEDREDDIN HASSAN. Avant qu’il pût faire ses réflexions, sa fille lui mit entre les mains la bourse qu’elle avait trouvée sous l’habit. Il l’ouvrit aussi, et elle était remplie de sequins, comme je l’ai déjà dit ; car malgré les largesses que Bedreddin Hassan avait faites, elle était toujours demeurée pleine par les soins du génie et de la fée. Il lut ces mots sur l’étiquette de la bourse : MILLE SEQUINS APPARTENANT AU JUIF ISAAC et ceux-ci au-dessus, que le juif avait écrits avant de se séparer de Bedreddin Hassan : LIVRÉ À BEDREDDIN HASSAN, POUR LE CHARGEMENT QU’IL M’A VENDU DU PREMIER DES VAISSEAUX QUI ONT CI-DEVANT APPARTENU À NOUREDDIN ALI, SON PÈRE, D’HEUREUSE MÉMOIRE, LORSQU’IL AURA ABORDÉ EN CE PORT. Il n’eut pas achevé cette lecture, qu’il fit un cri et s’évanouit. Le vizir Schemseddin Mohammed, étant revenu de son évanouissement par le secours de sa fille et des femmes qu’elle avait appelées : « Ma fille, dit-il, ne vous étonnez pas de l’accident qui vient de m’arriver ; la cause en est telle, qu’à peine y pourriez-vous ajouter foi. Cet époux qui a passé la nuit avec vous est votre cousin, le fils de Noureddin Ali. Les mille sequins qui sont dans cette bourse me font souvenir de la querelle que j’eus avec ce cher frère ; c’est sans doute le présent de noce qu’il vous fait. Dieu soit loué de toutes choses, et particulièrement de cette aventure merveilleuse qui montre si bien sa puissance » Il regarda ensuite l’écriture de son frère et la baisa plusieurs fois, en versant une grande abondance de larmes. « Que ne puis-je, disait-il, aussi bien que je vois ces traits qui me causent tant de joie, voir ici Noureddin lui-même et me réconcilier avec lui ! » Il lut le cahier d’un bout à l’autre : il y trouva les dates de l’arrivée de son frère à Balsora, de son mariage, de la naissance de Bedreddin Hassan ; et lorsque, après avoir confronté ces dates avec celles de son mariage et de la naissance de sa fille au Caire, il eut admiré le rapport qu’il y avait entre elles et fait enfin réflexion que son neveu était son gendre, il se livra tout entier à la joie. Il prit le cahier et l’étiquette de la bourse, les alla montrer au sultan, qui lui pardonna le passé, et qui fut tellement charmé du récit de cette histoire, qu’il la fit écrire avec toutes ses circonstances, pour la transmettre à la postérité. Cependant le vizir Schemseddin Mohammed ne pouvait comprendre pourquoi son neveu avait disparu, il espérait néanmoins le voir arriver à tous moments, et il l’attendait avec la dernière impatience pour l’embrasser. Après l’avoir inutilement attendu pendant sept jours, il le fit chercher par tout le Caire ; mais il n’en apprit aucune nouvelle, quelques perquisitions qu’il en pût faire. II en éprouva beaucoup d’inquiétude. « Voilà, disait-il, une aventure fort singulière ; jamais personne n’en a éprouvé une pareille. » Dans l’incertitude de ce qui pouvait arriver dans la suite, il crut devoir mettre lui-même par écrit l’état où était alors sa maison ; de quelle manière les noces s’étaient passées ; comment la salle et la chambre de sa fille étaient meublées. Il fit aussi un paquet du turban, de la bourse et du reste de l’habillement de Bedreddin, et l’enferma sous clef. Au bout de quelques jours, la fille du vizir Schemseddin Mohammed s’aperçut qu’elle était enceinte : et en effet elle accoucha d’un fils dans le terme de neuf mois. On donna une nourrice à l’enfant, avec d’autres femmes et des esclaves pour le servir, et son aïeul le nomma Agib {46}. Lorsque ce jeune Agib eut atteint l’âge de sept ans, le vizir Schemseddin Mohammed, au lieu de lui faire apprendre à lire au logis, l’envoya à l’école chez un maître qui avait une grande réputation, et deux esclaves avaient soin de le conduire et de le ramener tous les jours. Agib jouait avec ses camarades. Comme ils étaient tous d’une condition au-dessous de la sienne, ils avaient beaucoup de déférence pour lui ; et en cela, ils se réglaient sur le maître d’école, qui lui passait bien des choses qu’il ne leur pardonnait pas à eux. La complaisance aveugle qu’on avait pour Agib le perdit : il devint fier, insolent ; il voulait que ses compagnons souffrissent tout de lui, sans vouloir rien souffrir d’eux. Il dominait partout ; et si quelqu’un avait la hardiesse de s’opposer à ses volontés, il lui disait mille injures et allait souvent jusqu’aux coups. Enfin il se rendit insupportable à tous les écoliers, qui se plaignirent de lui au maître d’école. Il les exhorta d’abord à prendre patience ; mais voyant qu’ils ne faisaient qu’irriter par là l’insolence d’Agib, et fatigué lui-même des peines qu’il lui faisait : « Mes enfants, dit-il à ses écoliers, je vois bien qu’Agib est un petit insolent ; je veux vous enseigner un moyen de le mortifier de manière qu’il ne vous tourmentera plus ; je crois même qu’il ne reviendra plus à l’école. Demain, lorsqu’il sera venu et que vous voudrez jouer ensemble, rangez-vous autour de lui, et que quelqu’un dise tout haut : « Nous voulons jouer, mais c’est à condition que ceux qui joueront diront leurs noms, ceux de leurs mères et de leurs pères. Nous regarderons comme des bâtards ceux qui refuseront de le faire, et nous ne souffrirons pas qu’ils jouent avec nous. » Le maître d’école leur fit comprendre l’embarras où ils jetteraient Agib par ce moyen, et ils se retirèrent chez eux pleins de joie. Le lendemain, dès qu’ils furent tous assemblés, ils ne manquèrent pas de faire ce que leur maître leur avait enseigné ; ils environnèrent Agib, et l’un d’entre eux, prenant la parole : « Jouons, dit-il, à un jeu ; mais à condition que celui qui ne pourra pas dire son nom, les noms de sa mère et de son père, n’y jouera pas. » Ils répondirent tous, et Agib lui-même, qu’ils y consentaient. Alors, celui qui avait parlé les interrogea les uns après les autres, et ils satisfirent tous à la condition, excepté Agib, qui répondit : « Je me nomme Agib, ma mère s’appelle Dame de beauté, et mon père Schemseddin Mohammed, vizir du sultan. » A ces mots, tous les enfants s’écrièrent : « Agib, que dites-vous ? Ce n’est point là le nom de votre père ; c’est celui de votre grand-père. — Que Dieu vous confonde ! répliqua-t-il en colère. Quoi ! vous osez dire que le vizir Schemseddin Mohammed n’est pas mon père ! » Les écoliers lui repartirent par de grands éclats de rire : « Non, non ; il n’est que votre aïeul, et vous ne jouerez pas avec nous ; nous nous garderons bien même de nous approcher de vous. » En disant cela, ils s’éloignèrent de lui en le raillant, et ils continuèrent de rire entre eux. Agib fut mortifié de leurs railleries et se mit à pleurer. Le maître d’école, qui était aux écoutes et qui avait tout entendu, entra sur ces entrefaites et, s’adressant à Agib : « Agib, lui dit-il, ne savez-vous pas encore que le vizir Schemseddin Mohammed n’est pas votre père ? il est votre aïeul, père de votre mère, Dame de beauté. Nous ignorons, comme vous, le nom de votre père ; nous savons seulement que le sultan avait voulu marier votre mère avec un de ses palefreniers, qui était bossu, mais qu’un génie coucha avec elle. Cela est fâcheux pour vous et doit vous apprendre à traiter vos camarades avec moins de fierté que vous n’avez fait jusqu’à présent. » Le petit Agib, piqué des plaisanteries de ses compagnons, sortit brusquement de l’école et retourna au logis en pleurant. Il alla d’abord à l’appartement de sa mère, Dame de beauté, laquelle, alarmée de le voir si affligé, lui en demanda le sujet avec empressement. Il ne put répondre que par des paroles entrecoupées de sanglots, tant il était oppressé de douleur ; et ce ne fut qu’à plusieurs reprises qu’il put raconter la cause mortifiante de son affliction. Quand il eut achevé : « Au nom de Dieu, ma mère, ajouta-t-il, dites-moi, s’il vous plaît, qui est mon père. — Mon fils, répondit-elle, votre père est le vizir Schemseddin Mohammed, qui vous embrasse tous les jours. Vous ne me dites pas la vérité, reprit-il ; ce n’est pas mon père, c’est le vôtre. Mais moi, de quel père suis-je fils ? » A cette demande, Dame de beauté, rappelant dans sa mémoire la nuit de ses noces, suivie d’un si long veuvage, commença à répandre des larmes, en regrettant amèrement la perte d’un époux aussi aimable que Bedreddin. Dans le temps que Dame de beauté pleurait d’un côté et Agib de l’autre, le vizir Schemseddin Mohammed entra et voulut savoir la cause de leur affliction. Dame de Beauté la lui apprit et lui raconta la mortification qu’Agib avait reçue à l’école. Ce récit toucha vivement le vizir, qui joignit ses pleurs à leurs larmes et qui, jugeant par là que tout le monde tenait des discours contre l’honneur de sa fille, en fut au désespoir. Frappé de cette cruelle pensée, il alla au palais du sultan ; et, après s’être prosterné à ses pieds il le supplia très humblement de lui accorder la permission de faire un voyage dans les provinces du Levant, et particulièrement à Balsora, pour aller chercher son neveu Bedreddin Hassan, disant qu’il ne pouvait souffrir qu’on pensât dans la ville qu’un génie eût couché avec sa fille Dame de beauté. Le sultan entra dans les peines du vizir, approuva sa résolution et lui permit de l’exécuter : il lui fit même expédier une patente par laquelle il priait, dans les termes les plus obligeants, les princes et les seigneurs des lieux où pourrait être Bedreddin de consentir que le vizir l’emmenât avec lui. Schemseddin Mohammed ne trouva pas de paroles assez fortes pour remercier dignement le sultan de la bonté qu’il avait pour lui. Il se contenta de se prosterner devant ce prince une seconde fois ; mais les larmes qui coulaient de ses yeux marquèrent assez sa reconnaissance. Enfin, il prit congé du sultan, après lui avoir souhaité toutes sortes de prospérités. Lorsqu’il fut de retour au logis, il ne songea qu’à disposer toutes choses pour son départ. Les préparatifs en furent faits avec tant de diligence, qu’au bout de quatre jours il partit, accompagné de sa fille, Dame de beauté, et d’Agib, son petit-fils. Ils marchèrent dix-neuf jours de suite, sans s’arrêter en nul endroit ; mais le vingtième, étant arrivés dans une fort belle prairie peu éloignée des portes de Damas, ils mirent pied à terre et firent dresser leurs tentes sur le bord d’une rivière qui passe au travers de la ville et rend ses environs très agréables. Le vizir Schemseddin Mohammed déclara qu’il voulait séjourner deux jours dans ce beau lieu, et que le troisième il continuerait son voyage. Cependant il permit aux gens de sa suite d’aller à Damas. Ils profitèrent presque tous de cette permission, les uns poussés par la curiosité de voir une ville dont ils avaient entendu parler si avantageusement, les autres pour y vendre des marchandises d’Égypte, qu’ils avaient apportées, ou pour y acheter des étoffes et des raretés du pays. Dame de beauté, souhaitant que son fils Agib eût aussi la satisfaction de se promener dans cette célèbre ville, ordonna à l’eunuque noir qui servait de gouverneur à cet enfant de l’y conduire et de bien prendre garde qu’il ne lui arrivât quelque accident. Agib, magnifiquement habillé, se mit en marche avec l’eunuque, qui avait à la main une grosse canne. Ils ne furent pas plus tôt entrés dans la ville, qu’Agib, qui était beau comme le jour, attira sur lui les yeux de tout le monde. Les uns sortaient de leurs maisons pour le voir de plus près, les autres mettaient la tête aux fenêtres ; et ceux qui passaient dans les rues ne se contentaient pas de s’arrêter pour le regarder, ils l’accompagnaient pour avoir le plaisir de le considérer plus longtemps. Enfin, il n’y avait personne qui ne l’admirât et qui ne donnât mille bénédictions au père et à la mère qui avaient mis au monde un si bel entant. L’eunuque et lui arrivèrent par hasard devant la boutique où était Bedreddin Hassan, et là ils se virent entourés d’une si grande foule de peuple, qu’ils furent obligés de s’arrêter. Le pâtissier qui avait adopté Bedreddin Hassan était mort depuis quelques années et lui avait laissé, comme à son héritier, sa boutique avec tous ses autres biens. Bedreddin était donc alors maître de la boutique, et il exerçait la profession de pâtissier si habilement qu’il était en grande réputation dans Damas. Voyant que tout le monde assemblé devant sa porte regardait avec beaucoup d’attention Agib et l’eunuque noir, il se mit à les regarder aussi. Ayant jeté les yeux particulièrement sur Agib, il se sentit aussitôt tout ému, sans savoir pourquoi. Il n’était pas frappé, comme le peuple, de l’éclatante beauté de ce jeune garçon ; son trouble et son émotion avaient une autre cause, qui lui était inconnue c’était la force du sang qui agissait dans ce tendre père. Interrompant ses occupations, il s’approcha d’Agib et lui dit d’un air engageant : « Petit seigneur qui m’avez gagné l’âme, faites-moi la grâce d’entrer dans ma boutique et de manger quelque chose de ma façon, afin que, pendant ce temps-là, j’aie le plaisir de vous admirer à mon aise. » Il prononça ces paroles avec tant de tendresse, que les larmes lui en vinrent aux yeux. Le jeune Agib en fut touché et se tourna vers l’eunuque : « Ce bon homme, lui dit-il, a une physionomie qui me plaît, et il me parle d’une manière si affectueuse, que je ne puis me défendre de faire ce qu’il souhaite. Entrons chez lui et mangeons de sa pâtisserie. — Ah ! vraiment, lui dit l’esclave, il ferait beau voir qu’un fils de vizir comme vous entrât dans la boutique d’un pâtissier pour y manger ! ne croyez pas que je le souffre. — Hélas ! mon petit seigneur, s’écria alors Bedreddin Hassan, on est bien cruel de confier votre conduite à un homme qui vous traite avec tant de dureté. » Puis, s’adressant à l’eunuque : « Mon bon ami, ajouta-t-il, n’empêchez pas ce jeune seigneur de m’accorder la grâce que je lui demande ; ne me donnez pas cette mortification. Faites-moi plutôt l’honneur d’entrer avec lui chez moi, et par là vous ferez connaître que si vous êtes brun au dehors comme la châtaigne, vous êtes blanc aussi au dedans comme elle. Savez-vous bien, poursuivit-il, que je sais le secret de vous rendre blanc, de noir que vous êtes ? » L’eunuque se mit à rire à ce discours, et demanda à Bedreddin ce que c’était que ce secret. « Je vais vous l’apprendre », répondit-il. Aussitôt il lui récita des vers à la louange des eunuques noirs, disant que c’était par leur ministère que l’honneur des sultans, des princes et de tous les grands était en sûreté. L’eunuque fut charmé de ces vers, et, cessant de résister aux prières de Bedreddin, laissa entrer Agib dans sa boutique et y entra aussi lui-même. Bedreddin Hassan sentit une extrême joie d’avoir obtenu ce qu’il avait désiré avec tant d’ardeur, et se remettant au travail qu’il avait interrompu : « Je faisais, dit-il, des tartes à la crème ; il faut, s’il vous plaît, que vous en mangiez ; je suis persuadé que vous les trouverez excellentes, car ma mère, qui les fait admirablement bien, m’a appris à les faire, et l’on vient en prendre chez moi de tous les endroits de cette ville. » En achevant ces mots, il tira du four une tarte à la crème, et après avoir mis dessus des grains de grenade et du sucre, il la servit devant Agib, qui la trouva délicieuse. L’eunuque, à qui Bedreddin en présenta aussi, en porta le même jugement. Pendant qu’ils mangeaient tous deux, Bedreddin Hassan examinait Agib avec une grande attention, et comme il se représentait, en le regardant, qu’il avait peut-être un semblable fils de la charmante épouse dont il avait été sitôt et si cruellement séparé, cette pensée fit couler de ses yeux quelques larmes. Il se préparait à faire des questions au petit Agib sur le sujet de son voyage à Damas ; mais cet enfant n’eut pas le temps de satisfaire sa curiosité, parce que l’eunuque, qui le pressait de s’en retourner sous les tentes de son aïeul, l’emmena dès qu’il eut mangé. Bedreddin Hassan ne se contenta pas de les suivre de l’œil ; il ferma sa boutique promptement, courut sur leurs pas, et les joignit avant qu’ils fussent arrivés à la porte de la ville. L’eunuque, s’étant aperçu qu’il les suivait, en fut extrêmement surpris. « Importun que vous êtes, lui dit-il en colère, que demandez-vous ? — Mon bon ami, lui répondit Bedreddin, ne vous fâchez : pas j’ai hors de la ville une petite affaire dont je me suis souvenu, et à laquelle il faut que j’aille donner ordre. » Cette réponse n’apaisa point l’eunuque, qui, se tournant vers Agib, lui dit : « Voilà ce que vous m’avez attiré. Je l’avais bien prévu, que je me repentirais de ma complaisance vous avez voulu entrer dans la boutique de cet homme ; je ne suis pas sage de vous l’avoir permis. — Peut-être, dit Agib, a-t-il effectivement affaire hors de la ville ; et les chemins sont libres pour tout le monde. » En disant cela, ils continuèrent de marcher l’un et l’autre, sans regarder derrière eux, jusqu’au moment où, arrivés près des tentes du vizir, ils se retournèrent pour voir si Bedreddin les suivait toujours. Alors Agib, remarquant qu’il était à deux pas de lui, rougit et pâlit successivement, selon les divers mouvements qui l’agitaient. Il craignait que le vizir, son aïeul, ne vînt à savoir qu’il était entré dans la boutique d’un pâtissier, et qu’il y avait mangé. Dans cette crainte, ramassant une assez grosse pierre qui se trouva à ses pieds, il la lui jeta, le frappa au milieu du front, et lui couvrit le visage de sang ; après quoi, se mettant à courir de toute sa force, il se sauva sous les tentes avec l’eunuque, qui dit à Bedreddin Hassan qu’il ne devait pas se plaindre de ce malheur, qu’il avait mérité et qu’il s’était attiré lui-même. Bedreddin reprit le chemin de la ville en étanchant le sang de sa plaie avec son tablier qu’il n’avait pas ôté. « J’ai eu tort, disait-il en lui-même, d’avoir abandonné ma maison pour faire tant de peine à cet enfant ; car il ne m’a traité de cette manière que parce qu’il a cru sans doute que je méditais quelque dessein funeste contre lui. » Étant arrivé chez lui, il se fit panser, et se consola de cet accident en faisant réflexion qu’il y avait sur la terre une infinité de gens encore plus malheureux que lui. Bedreddin continua d’exercer sa profession de pâtissier à Damas, et son oncle Schemseddin Mohammed en partit, trois jours après son arrivée. Il prit la route d’Emèse d’où il se rendit à Hamach {47}, et de là à Alep, où il s’arrêta deux jours. D’Alep, il alla passer l’Euphrate, entra dans la Mésopotamie ; et après avoir traversé Mardin, Moussoul, Sengira, Diarbékir {48} et plusieurs autres villes, arriva enfin à Balsora, où d’abord il fit demander audience au sultan, qui ne fut pas plus tôt informé du rang de Schemseddin Mohammed, qu’il la lui donna. Il le reçut même très favorablement, et lui demanda le sujet de son voyage à Balsora. « Sire, répondit le vizir Schemseddin Mohammed, je suis venu pour apprendre des nouvelles du fils de Noureddin Ali, mon frère, qui a eu l’honneur de servir Votre Majesté. — Il y a longtemps que Noureddin Ali est mort, reprit le sultan. A l’égard de son fils, tout ce qu’on vous en pourra dire, c’est qu’environ deux mois après la mort de son père, il disparut tout à coup, et que personne ne l’a vu depuis ce temps-là, quelque soin que j’aie pris de le faire chercher. Mais sa mère, qui est fille d’un de mes vizirs, vit encore. » Schemseddin Mohammed lui demanda la permission de la voir et de l’emmener en Egypte. Le sultan y ayant consenti il ne voulut pas différer au lendemain de se donner cette satisfaction ; il se fit enseigner où demeurait cette dame, et se rendit chez elle à l’heure même, accompagné de sa fille et de son petit-fils. La veuve de Noureddin Ali demeurait toujours dans l’hôtel où avait demeuré son mari jusqu’à sa mort. C’était une très belle maison superbement bâtie et ornée de colonnes de marbre ; mais Schemseddin Mohammed ne s’arrêta pas à l’admirer. En arrivant, il baisa la porte et un marbre sur lequel était écrit en lettres d’or le nom de son frère. Il demanda à parler à sa belle-sœur. Les domestiques lui dirent qu’elle était dans un petit édifice en forme de dôme, qu’ils lui montrèrent au milieu d’une cour très spacieuse. En effet, cette tendre mère avait coutume d’aller passer la meilleure partie du jour et de la nuit dans cet édifice, qu’elle avait fait bâtir pour représenter le tombeau de Bedreddin Hassan, qu’elle croyait mort, après l’avoir si longtemps attendu en vain. Elle y était alors, occupée à pleurer ce cher fils, et Schemseddin Mohammed la trouva ensevelie dans une affliction mortelle. Il lui fit son compliment ; et, après l’avoir suppliée de suspendre ses larmes et ses gémissements, il lui apprit qu’il avait l’honneur d’être son beau-frère, et lui dit la raison qui l’avait obligé de partir du Caire et de venir à Balsora. Après avoir instruit sa belle-sœur de tout ce qui s’était passé au Caire, la nuit des noces de sa fille ; après lui avoir conté la surprise que lui avait causée la découverte du cahier cousu dans le turban de Bedreddin, il lui présenta Agib et Dame de beauté. Quand la veuve de Noureddin Ali, qui était demeurée assise, comme une femme qui ne prenait plus de part aux choses du monde, eut compris, par le discours qu’elle venait d’entendre, que le cher fils qu’elle regrettait tant pouvait vivre encore, elle se leva, embrassa très étroitement Dame de beauté et son petit-fils Agib ; et reconnaissant, dans ce dernier, les traits de Bedreddin, elle versa des larmes d’une nature bien différente de celles qu’elle répandait depuis si longtemps. Elle ne pouvait se lasser de baiser ce jeune homme, qui, de son côté, recevait ses embrassements avec toutes les démonstrations de joie dont il était capable. « Madame, dit Schemseddin Mohammed, il est temps de finir vos regrets et d’essuyer vos larmes ; il faut vous disposer à venir en Égypte avec nous. Le sultan de Balsora me permet de vous emmener, et je ne doute pas que vous n’y consentiez. J’espère que nous rencontrerons enfin votre fils, mon neveu ; et si cela arrive, son histoire, la vôtre, celle de ma fille et la mienne mériteront d’être écrites, pour être transmises à la postérité. » La veuve de Noureddin Ali écouta cette proposition avec plaisir et fit travailler, dès ce moment, aux préparatifs de son départ. Pendant ce temps-là, Schemseddin Mohammed demanda une seconde audience ; et, ayant pris congé du sultan, qui le renvoya comblé d’honneurs, avec un présent considérable pour le sultan d’Égypte, il partit de Balsora, et reprit le chemin de Damas. Lorsqu’il fut près de cette ville, il fit dresser ses tentes hors de la porte par laquelle il devait entrer, et dit qu’il y séjournerait trois jours, pour faire reposer son équipage et pour acheter ce qu’il trouverait de plus curieux et de plus digne d’être présenté au sultan d’Égypte. Pendant qu’il était occupé à choisir lui-même les plus belles étoffes que les principaux marchands avaient apportées sous ses tentes, Agib pria l’eunuque noir, son conducteur, de le mener promener dans la ville, disant qu’il souhaitait voir les choses qu’il n’avait pas eu le temps de voir en passant, et qu’il serait bien aise aussi d’apprendre des nouvelles du pâtissier à qui il avait donné un coup de pierre. L’eunuque y consentit, marcha vers la ville avec lui, après en avoir obtenu la permission de sa mère, Dame de beauté. Ils entrèrent dans Damas par la porte du palais, qui était la plus proche des tentes du vizir Schemseddin Mohammed. Ils parcoururent les grandes places, les lieux publics et couverts où se vendaient les marchandises les plus riches, et virent l’ancienne mosquée des Ommiades {49}, dans le temps qu’on s’y assemblait pour faire la prière d’entre le midi et le coucher du soleil. Ils passèrent ensuite devant la boutique de Bedreddin Hassan, qu’ils trouvèrent encore occupé à faire des tartes à la crème. « Je vous salue, lui dit Agib, regardez-moi : vous souvenez-vous de m’avoir vu ? » A ces mots Bedreddin jeta les yeux sur lui ; et le reconnaissant (ô prodigieux effet de l’amour paternel !) il sentit la même émotion que la première fois : il se troubla ; et au lieu de lui répondre, il demeura longtemps sans pouvoir proférer une seule parole. Néanmoins, ayant rappelé ses esprits : « Mon petit seigneur, lui dit-il, faites-moi la grâce d’entrer encore une fois chez moi avec votre gouverneur : venez goûter d’une tarte à la crème. Je vous supplie de me pardonner la peine que je vous fis en vous suivant hors de la ville : je ne me possédais pas, je ne savais ce que je faisais ; vous m’entraîniez après vous sans que je pusse résister à une si douce violence. » Agib, étonné d’entendre ce que lui disait Bedreddin, répondit : « Il y a de l’excès dans l’amitié que vous me témoignez, et je ne veux point entrer chez vous que vous ne vous soyez engagé par serment à ne me pas suivre quand j’en serai sorti. Si vous me le promettez et que vous soyez homme de parole, je vous reviendrai voir encore demain, pendant que le vizir mon aïeul achètera de quoi faire présent au sultan d’Égypte. — Mon petit seigneur, reprit Bedreddin Hassan, je ferai tout ce que vous m’ordonnerez. » A ces mots, Agib et l’eunuque entrèrent dans la boutique. Bedreddin leur servit aussitôt une tarte à la crème qui n’était pas moins délicate ni moins excellente que celle qu’il leur avait présentée la première fois. « Venez, lui dit Agib, asseyez-vous auprès de moi et mangez avec nous. » Bedreddin, s’étant assis, voulut embrasser Agib, pour lui marquer la joie qu’il avait de se voir à ses côtés ; mais Agib le repoussa en lui disant : « Tenez-vous en repos, votre amitié est trop vive. Contentez-vous de me regarder et de m’entretenir. » Bedreddin obéit et se mit à chanter une chanson dont il composa sur-le-champ les paroles à la louange d’Agib. Il ne mangea point, et ne fit autre chose que servir ses hôtes. Lorsqu’ils eurent achevé de manger, il leur présenta à laver {50} et une serviette très blanche pour s’essuyer les mains. Il prit ensuite un vase de sorbet et leur en prépara plein une grande porcelaine, où il mit de la neige {51} fort propre. Puis, présentant la porcelaine au petit Agib : « Prenez, lui dit-il, c’est un sorbet de rose, le plus délicieux qu’on puisse trouver dans toute cette ville ; jamais vous n’en avez goûté de meilleur. » Agib en ayant bu avec plaisir, Bedreddin Hassan reprit la porcelaine et la présenta aussi à l’eunuque, qui but à longs traits toute la liqueur, jusqu’à la dernière goutte. Enfin Agib et son gouverneur, rassasiés, remercièrent le pâtissier de la bonne chère qu’il leur avait faite, et se retirèrent en diligence, parce qu’il était déjà un peu tard. Ils arrivèrent sous les tentes de Schemseddin Mohammed, et allèrent d’abord à celle des dames. La grand’mère d’Agib fut ravie de le revoir ; et comme elle avait toujours son fils Bedreddin dans l’esprit, elle ne put retenir ses larmes en embrassant Agib. « Ah mon fils, lui dit-elle, ma joie serait parfaite si j’avais le plaisir d’embrasser votre père, Bedreddin Hassan, comme je vous embrasse. » Elle se mettait alors à table pour souper ; elle le fit asseoir auprès d’elle, lui fit plusieurs questions sur sa promenade ; et, en lui disant qu’il ne devait pas manquer d’appétit, elle lui servit un morceau d’une tarte à la crème qu’elle avait faite elle-même, et qui était excellente ; car on a déjà dit qu’elle les savait mieux faire que les meilleurs pâtissiers. Elle en présenta aussi à l’eunuque ; mais ils en avaient tellement mangé l’un et l’autre chez Bedreddin, qu’ils n’en pouvaient pas seulement goûter. Agib eut à peine touché au morceau de tarte à la crème qu’on lui avait servi que, feignant de ne le pas trouver à son goût, il le laissa tout entier ; et Schaban {52} (c’est le nom de l’eunuque) fit la même chose. La veuve de Noureddin Ali s’aperçut du peu de cas que son petit-fils faisait de sa tarte. « Eh quoi ! mon fils, lui dit-elle, est-il possible que vous méprisiez ainsi l’ouvrage de mes propres mains ? Apprenez que personne au monde n’est capable de faire de si bonnes tartes à la crème, excepté votre père, Bedreddin Hassan, à qui j’ai enseigné le grand art d’en faire de pareilles. — Ah ! ma bonne grand’mère, s’écria Agib, permettez-moi de vous dire que, si vous n’en savez pas faire de meilleures, il y a un pâtissier dans cette ville qui vous surpasse dans ce grand art : nous venons d’en manger chez lui une qui vaut beaucoup mieux que celle-ci. » A ces paroles, la grand’mère, regardant l’eunuque de travers : « Comment, Schaban lui dit-elle avec colère, vous a-t-on commis la garde de mon petit-fils pour le mener manger chez des pâtissiers, comme un gueux ? — Madame, répondit l’eunuque, il est bien vrai que nous nous sommes entretenus quelque temps avec un pâtissier, mais nous n’avons pas mangé chez lui. — Pardonnez-moi, interrompit Agib, nous sommes entrés dans sa boutique, et nous y avons mangé d’une tarte à la crème. » La dame, plus irritée qu’auparavant contre l’eunuque, se leva de table assez brusquement, courut à la tente de Schemseddin Mohammed, qu’elle informa du délit de l’eunuque, dans des termes plus propres à animer le vizir contre le délinquant qu’à lui faire excuser sa faute. Schemseddin Mohammed, qui était naturellement emporté, ne perdit pas une si belle occasion de se mettre en colère. Il se rendit à l’instant sous la tente de sa belle-sœur, et dit à l’eunuque : « Quoi, malheureux tu as la hardiesse d’abuser de la confiance que j’ai en toi ! » Schaban, quoique suffisamment convaincu par le témoignage d’Agib, prit le parti de nier encore le fait. Mais l’enfant, soutenant toujours le contraire : « Mon grand-père, dit-il à Schemseddin Mohammed, je vous assure que nous avons si bien mangé l’un et l’autre, que nous n’avons pas besoin de souper : le pâtissier nous a même régalés d’une grande porcelaine de sorbet. Eh bien méchant esclave, s’écria le vizir en se tournant vers l’eunuque, après cela, ne veux-tu pas convenir que vous êtes entrés tous deux chez un pâtissier, et que vous y avez mangé ? » Schaban eut encore l’effronterie de jurer que cela n’était pas. « Tu es un menteur, lui dit alors le vizir : je crois plutôt mon petit-fils que toi. Néanmoins, si tu peux manger toute cette tarte à la crème qui est sur la table, je serai persuadé que tu dis la vérité. » Schaban, quoiqu’il en eût jusqu’à la gorge, se soumit à cette épreuve et prit un morceau de la tarte à la crème ; mais il fut obligé de le retirer de sa bouche, car le cœur lui souleva. Il ne laissa pas pourtant de mentir encore, en disant qu’il avait tant mangé le jour précédent, que l’appétit ne lui était pas encore revenu. Le vizir, irrité de tous les mensonges de l’eunuque, et convaincu qu’il était coupable, le fit coucher par terre et commanda qu’on lui donnât la bastonnade. Le malheureux poussa de grands cris en souffrant ce châtiment, et confessa la vérité. « Il est vrai, s’écria-t-il, que nous avons mangé une tarte à la crème chez un pâtissier et elle était cent fois meilleure que celle qui est sur cette table. » La veuve de Noureddin Ali crut que c’était par dépit contre elle et pour la mortifier que Schaban louait la tarte du pâtissier. C’est pourquoi, s’adressant à lui : « Je ne puis croire, dit-elle, que les tartes à la crème de ce pâtissier soient meilleures que les miennes. Je veux m’en éclaircir ; tu sais où il demeure ; va chez lui et m’apporte une tarte à la crème tout à l’heure. » En parlant ainsi, elle fit donner de l’argent à l’eunuque, pour acheter la tarte, et il partit. Étant arrivé à la boutique de Bedreddin : « Bon pâtissier, lui dit-il, tenez, voilà de l’argent, donnez-moi une tarte à la crème ; une de nos dames souhaite d’en goûter. » Il y en avait alors de toutes chaudes ; Bedreddin choisit la meilleure, en la donnant à l’eunuque : « Prenez celle-ci, dit-il, je vous la garantis excellente, et je puis vous assurer que personne au monde n’est capable d’en faire de semblables, si ce n’est ma mère, qui vit peut-être encore. » Schaban revint en diligence sous les tentes, avec sa tarte à la crème. Il la présenta à la veuve de Noureddin Ali, qui la prit avec empressement. Elle en rompit un morceau pour le manger ; mais elle ne l’eut pas plus tôt porté à sa bouche qu’elle fit un grand cri et tomba évanouie. Schemseddin Mohammed, qui était présent, fut extrêmement étonné de cet accident ; il jeta de l’eau lui-même au visage de sa belle-sœur, et s’empressa fort de la secourir. Dès qu’elle fut revenue de sa faiblesse : « O Dieu ! s’écria-t-elle, il faut que ce soit mon fils, mon cher fils Bedreddin, qui ait fait cette tarte. » Quand le vizir Schemseddin Mohammed eut entendu dire à sa belle-sœur qu’il fallait que ce fût Bedreddin Hassan qui eût fait la tarte à la crème que l’eunuque venait d’apporter, il sentit une joie inconcevable ; mais, venant à faire réflexion que cette joie était sans fondement, et que, selon toutes les apparences, la conjecture de la veuve de Noureddin devait être fausse, il lui dit : « Mais, madame, pourquoi avez-vous cette opinion ? Ne se peut-il pas trouver un pâtissier au monde qui sache aussi bien faire des tartes à la crème que votre fils ? — Je conviens, répondit-elle, qu’il y a peut-être des pâtissiers capables d’en faire d’aussi bonnes ; mais comme je les fais d’une manière toute singulière, et que nul autre que mon fils n’a ce secret, il faut absolument que ce soit lui qui ait fait celle-ci. Réjouissons-nous, mon frère, ajouta-t-elle avec transport, nous avons enfin trouvé ce que nous cherchons et désirons depuis si longtemps. — Madame, répliqua le vizir, modérez, je vous prie, votre impatience, nous saurons bientôt ce que nous en devons penser. Il n’y a qu’à faire venir ici le pâtissier : si c’est Bedreddin Hassan, vous le reconnaîtrez bien, ma fille et vous. Mais il faut que vous vous cachiez toutes deux et que vous le voyiez. sans qu’il vous voie ; car je ne veux pas que notre reconnaissance se fasse à Damas : j’ai dessein de la prolonger jusqu’à ce que nous soyons de retour au Caire, où je me propose de vous donner un divertissement très agréable. » En achevant ces paroles, il laissa les dames sous leur tente et se rendit sous la sienne. Là, il fit venir cinquante de ses gens et leur dit : « Prenez chacun un bâton et suivez Schaban, qui va vous conduire chez un pâtissier de cette ville. Lorsque vous y serez arrivés, rompez, brisez tout ce que vous trouverez dans sa boutique. S’il vous demande pourquoi vous faites ce désordre, demandez-lui seulement si ce n’est pas lui qui a fait la tarte à la crème qu’on a été prendre chez lui. S’il vous répond que oui, saisissez-vous de sa personne, liez-le bien et me l’amenez ; mais gardez-vous de le frapper ni de lui faire le moindre mal. Allez, et ne perdez pas de temps. » Le vizir fut promptement obéi ; ses gens, armés de bâtons et conduits par l’eunuque noir, se rendirent en diligence chez Bedreddin Hassan, où ils mirent en pièces les plats, les chaudrons, les casseroles, les tables et tous les autres meubles et ustensiles qu’ils trouvèrent, et inondèrent sa boutique de sorbet, de crème, et de confitures. A ce spectacle, Bedreddin Hassan, fort étonné, leur dit d’un ton de voix pitoyable : « Hé bonnes gens, pourquoi me traitez-vous de la sorte ? De quoi s’agit-il ? Qu’ai-je fait ? — N’est-ce pas vous, dirent-ils, qui avez fait la tarte à la crème que vous avez vendue à l’eunuque que vous voyez ? — Oui, c’est moi-même, répondit-il ; qu’y trouve-t-on à dire ? Je défie qui que ce soit d’en faire une meilleure. » Au lieu de lui repartir, ils continuèrent de briser tout, et le four même ne fut pas épargné. Cependant, les voisins étant accourus au bruit, et fort surpris de voir cinquante hommes armés commettre un pareil désordre, demandaient le sujet d’une si grande violence, et Bedreddin encore une fois dit à ceux qui la lui faisaient : « Apprenez-moi, de grâce, quel crime je puis avoir commis, pour rompre et briser ainsi tout ce qu’il y a chez moi ? — N’est-ce pas vous, répondirent-ils, qui avez fait la tarte à la crème que vous avez vendue à cet eunuque ? — Oui, oui, c’est moi, repartit-il, je soutiens qu’elle est bonne, et je ne mérite pas le traitement injuste que vous me faites. » Ils se saisirent de sa personne sans l’écouter ; et, après lui avoir arraché la toile de son turban, ils s’en servirent pour lui lier les mains derrière le dos ; puis, le tirant par force de sa boutique, ils commencèrent à l’emmener. La populace qui s’était assemblée là, touchée de compassion pour Bedreddin, prit son parti et voulut s’opposer au dessein des gens de Schemseddin Mohammed ; mais il survint en ce moment des officiers du gouverneur de la ville, qui écartèrent le peuple et favorisèrent l’enlèvement de Bedredd1n, parce que Schemseddin Mohammed était allé chez le gouverneur de Damas pour l’informer de l’ordre qu’il avait donné et pour lui demander main forte ; et ce gouverneur, qui commandait sur toute la Syrie au nom du sultan d’Égypte, n’avait eu garde de rien refuser au vizir de son maître. On entraînait donc Bedreddin, malgré ses cris et ses larmes ; il avait beau demander en chemin aux personnes qui l’emmenaient ce que l’on avait trouvé dans sa tarte à la crème, on ne lui répondait rien. Enfin il arriva sous les tentes, où on le fit attendre jusqu’à ce que Schemseddin Mohammed fût revenu de chez le gouverneur de Damas. Le vizir, étant de retour, demanda des nouvelles du pâtissier ; on le lui amena. « Seigneur, lui dit Bedreddin les larmes aux yeux, faites-moi la grâce de me dire en quoi je vous ai offensé. — Ah ! malheureux, répondit le vizir, n’est-ce pas toi qui as fait la tarte à la crème que tu m’as envoyée ? — J’avoue que c’est moi, repartit Bedreddin. Quel crime ai-je commis en cela ? — Je te châtierai comme tu le mérites, répliqua Schemseddin Mohammed, et il t’en coûtera la vie, pour avoir fait une si méchante tarte. — Eh ! bon Dieu, s’écria Bedreddin, qu’est-ce que j’entends ? Est-ce un crime digne de mort d’avoir fait une méchante tarte à la crème ? — Oui, dit le vizir, et tu ne dois pas attendre de moi un autre traitement. » Pendant qu’ils s’entretenaient ainsi tous deux, les dames, qui s’étaient cachées, observaient avec attention Bedreddin, qu’elles n’eurent pas de peine à reconnaître, malgré le temps qui s’était écoulé depuis qu’elles ne l’avaient vu. La joie qu’elles en eurent fut telle, qu’elles en tombèrent évanouies. Quand elles furent revenues de leur évanouissement, elles voulaient s’aller jeter au cou de Bedreddin ; mais la parole qu’elles avaient donnée au vizir, de ne se point montrer, l’emporta sur les plus tendres mouvements de l’amour et de la nature. Comme Schemseddin Mohammed avait résolu de partir cette même nuit, il fit plier les tentes et préparer les voitures pour se mettre en marche ; et, à l’égard de Bedreddin, il ordonna qu’on le mit dans une caisse bien fermée, et qu’on le chargeât sur un chameau. Dès que tout fut prêt pour le départ, le vizir et les gens de sa suite se mirent en chemin. Ils marchèrent le reste de la nuit et le jour suivant sans se reposer. Ils ne s’arrêtèrent qu’à l’entrée de la nuit. Alors on tira Bedreddin Hassan de sa caisse, pour lui faire prendre de la nourriture ; mais on eut soin de le tenir éloigné de sa mère et de sa femme ; et pendant vingt jours que dura le voyage, on le traita de la même manière. En arrivant au Caire, on campa aux environs de la ville, par ordre du vizir Schemseddin Mohammed, qui se fit amener Bedreddin, devant lequel il dit à un charpentier, qu’il avait fait venir. « Va chercher du bois et dresse promptement un poteau. — Eh ! seigneur, dit Bedreddin, que prétendez-vous faire de ce poteau ? — T’y attacher, repartit le vizir, et te faire ensuite promener par tous les quartiers de la ville, afin qu’on voie en ta personne un indigne pâtissier, qui fait des tartes à la crème sans y mettre de poivre. » A ces mots, Bedreddin Hassan s’écria d’une manière si plaisante que Schemseddin Mohammed eut bien de la peine à garder son sérieux : « Grand Dieu ! c’est donc pour n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crème qu’on veut me faire souffrir une mort aussi cruelle qu’ignominieuse ! » Le calife Haroun-al-Raschid, malgré sa gravité, ne put s’empêcher de rire, quand le vizir Giafar lui dit que Schemseddin Mohammed menaçait de faire mourir Bedreddin pour n’avoir pas mis du poivre dans la tarte à la crème qu’il avait vendue à Schaban. « Eh quoi ! disait Bedreddin, faut-il qu’on ait tout rompu et brisé dans ma maison, qu’on m’ait emprisonné dans une caisse, et qu’enfin on s’apprête à m’attacher à un poteau, et tout cela, parce que je ne mets pas de poivre dans une tarte à la crème ! Hé, grand Dieu ! qui a jamais entendu parler d’une pareille chose ? Sont-ce là des actions de musulmans, de personnes qui font profession de probité, de justice, et qui pratiquent toutes sortes de bonnes œuvres ? » En disant cela il fondait en larmes, puis, recommençant ses plaintes : « Non, reprenait-il, jamais personne n’a été traité si injustement ni si rigoureusement. Est-il possible qu’on soit capable d’ôter la vie à un homme pour n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crème ? Que maudites soient toutes les tartes à la crème, aussi bien que l’heure où je suis né ! Plût à Dieu que je fusse mort en ce moment ! » Le désolé Bedreddin ne cessa de se lamenter, et lorsqu’on apporta le poteau et les clous pour l’y clouer, il poussa de grands cris à ce spectacle terrible : « O ciel ! dit-il, pouvez-vous souffrir que je meure d’un trépas infâme et douloureux ? Et cela, pour quel crime ? Ce n’est point pour avoir volé, ni pour avoir tué, ni pour avoir renié ma religion : c’est pour n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crème ! » Comme la nuit était déjà assez avancée, le vizir Schemseddin Mohammed fit remettre Bedreddin dans sa caisse, et lui dit : « Demeure là jusqu’à demain ; le jour ne se passera pas que je ne te fasse mourir. » On emporta la caisse, et l’on en chargea le chameau qui l’avait apportée depuis Damas. On rechargea en même temps tous les autres chameaux ; et le vizir, étant monté à cheval, fit marcher devant lui le chameau qui portait son neveu, et entra dans la ville, suivi de tout son équipage. Après avoir passé plusieurs rues où personne ne parut, parce que tout le monde s’était retiré, il se rendit à son hôtel, où il fit décharger la caisse, avec défense de l’ouvrir que lorsqu’il l’ordonnerait. Tandis qu’on déchargeait les autres chameaux, il prit en particulier la mère de Bedreddin Hassan et sa fille ; et, s’adressant à la dernière « Dieu soit loué, lui dit-il, ma fille, de ce qu’il nous a fait si heureusement rencontrer votre cousin et votre mari ! Vous vous souvenez bien de l’état où était votre chambre la première nuit de vos noces : allez, faites-y mettre toutes choses comme elles étaient alors. Si pourtant vous ne vous en souveniez pas, je pourrais y suppléer par l’écrit que j’en ai fait faire. De mon côté, je vais donner ordre au reste. » Dame de beauté alla exécuter avec joie ce que venait de lui ordonner son père, qui commença aussi à disposer toutes choses dans la salle, de la même manière qu’elles étaient lorsque Bedreddin Hassan s’y était trouvé avec le palefrenier bossu du sultan d’Égypte. A mesure qu’il lisait l’écrit, ses domestiques mettaient chaque meuble à sa place. Le trône ne fut pas oublié, non plus que les bougies allumées. Quand tout fut préparé dans la salle, le vizir entra dans la chambre de sa fille, où il posa l’habillement de Bedreddin, avec la bourse de sequins. Cela étant fait, il dit à Dame de beauté : « Déshabillez-vous, ma fille, et vous couchez. Dès que Bedreddin sera entré dans cette chambre, plaignez-vous de ce qu’il a été dehors trop longtemps, et dites-lui que vous avez été bien étonnée, en vous réveillant, de ne le pas trouver auprès de vous. Pressez-le de se remettre au lit, et demain matin, vous nous divertirez, votre belle-mère et moi, en nous rendant compte de ce qui se sera passé entre vous et lui cette nuit. » A ces mots, il sortit de l’appartement de sa fille, et lui laissa la liberté de se coucher. chemseddin Mohammed fit sortir de la salle tous les domestiques qui y étaient, et leur ordonna de s’éloigner, à la réserve de deux ou trois qu’il fit demeurer. Il les chargea d’aller tirer Bedreddin hors de la caisse, de le mettre en chemise et en caleçon, de le conduire en cet état dans la salle, de l’y laisser tout seul, et d’en fermer la porte. Bedreddin Hassan, quoique accablé de douleur, s’était endormi pendant tout ce temps-là ; si bien que les domestiques du vizir l’eurent plus tôt tiré de la caisse, mis en chemise et en caleçon, qu’il ne fut réveillé ; et ils le transportèrent dans la salle si brusquement, qu’ils ne lui donnèrent pas le loisir de se reconnaître. Quand il se vit seul dans la salle, il promena sa vue de toutes parts ; et, les choses qu’il voyait rappelant dans sa mémoire le souvenir de ses noces, il s’aperçut avec étonnement que c’était la même salle où il avait vu le palefrenier bossu. Sa surprise augmenta encore lorsque, s’étant approché de la porte d’une chambre qu’il trouva ouverte, il vit dedans son habillement, au même endroit où il se souvenait de l’avoir mis la nuit de ses noces. « Bon Dieu dit-il en se frottant les yeux, suis-je endormi, suis-je éveillé ? » Dame de beauté, qui l’observait, après s’être divertie de son étonnement, ouvrit tout à coup les rideaux de son lit et avançant la tête : « Mon cher seigneur, lui dit-elle d’un ton assez tendre, que faites-vous à la porte ? Venez vous recoucher. Vous avez demeuré dehors bien longtemps. J’ai été fort surprise, en me réveillant, de ne vous pas trouver à mes côtés. » Bedreddin Hassan changea de visage lorsqu’il reconnut que la dame qui lui parlait était cette charmante personne avec laquelle il se souvenait d’avoir couché. Il entra dans la chambre ; mais au lieu d’aller au lit, comme il était plein des idées de tout ce qui lui était arrivé depuis dix ans, et qu’il ne pouvait se persuader que tous ces événements se fussent passés en une seule nuit, il s’approcha de la chaise où étaient ses habits et la bourse de sequins ; et, après les avoir examinés avec beaucoup d’attention : « Par le grand Dieu vivant, s’écria-t-il, voilà des choses que je ne puis comprendre ! » La dame, qui prenait plaisir à voir son embarras, lui dit : « Encore une fois, seigneur, venez vous remettre au lit. A quoi vous amusez-vous ? » A ces paroles, il s’avança vers Dame de beauté : « Je vous en supplie, madame, lui dit-il, de m’apprendre s’il y a longtemps que je suis auprès de vous. — La question me surprend, répondit-elle est-ce que vous ne vous êtes pas levé d’auprès de moi tout à l’heure ? Il faut que vous ayez l’esprit bien préoccupé. — Madame, reprit Bedreddin, je me souviens, il est vrai, d’avoir été près de vous ; mais me souviens aussi d’avoir depuis demeuré dix ans à Damas. Si j’ai, en effet, couché cette nuit avec vous, je ne puis pas en avoir été éloigné si longtemps. Ces deux choses sont opposées, Dites-moi, de grâce, ce que J’en dois penser ; si mon mariage avec vous est une illusion, ou si c’est un songe que mon absence ? — Oui, seigneur, repartit Dame de beauté, vous avez rêvé, sans doute, que vous aviez été à Damas. — Il n’y a donc rien de si plaisant, s’écria Bedreddin en faisant un éclat de rire. Je suis assuré, madame, que ce songe va vous paraître très réjouissant. Imaginez-vous, s’il vous plaît, que je me suis trouvé à la porte de Damas, en chemise et en caleçon, comme je suis en ce moment ; que je suis entré dans la ville aux huées d’une populace qui me suivait en m’insultant ; que je me suis sauvé chez un pâtissier, qui m’a adopté, m’a appris son métier et m’a laissé tous ses biens en mourant ; qu’après sa mort j’ai tenu sa boutique. Enfin, madame, il m’est arrivé une infinité d’autres aventures, qui seraient. trop longues à raconter ; et tout ce que je puis vous dire, c’est que je n’ai pas mal fait de m’éveiller sans cela, on m’allait clouer à un poteau. — Et pour quel sujet, dit Dame de beauté en faisant l’étonnée, voulait-on vous traiter si cruellement ? Il fallait donc que vous eussiez commis un crime énorme ? — Point du tout, répondit Bedreddin, c’était pour la chose du monde la plus bizarre et la plus ridicule. Tout mon crime était d’avoir vendu une tarte à la crème où je n’avais pas mis de poivre. — Ah ! pour cela, dit Dame de beauté en riant de toute sa force, il faut avouer qu’on vous faisait une horrible injustice. — O madame, répliqua-t-il, ce n’est pas tout encore : pour cette, maudite tarte à la crème, où l’on me reprochait de n’avoir pas mis de poivre, on avait tout rompu et tout brisé dans ma boutique ; on m’avait lié avec des cordes et enfermé dans une caisse, où j’étais si étroitement, qu’il me semble que je m’en sens encore. Enfin, on avait fait venir un charpentier, et on lui avait commandé de dresser un poteau pour me rendre. Mais Dieu soit béni de ce que tout cela n’est que l’ouvrage du sommeil ! » Bedreddin ne passa pas tranquillement la nuit ; il se réveillait de temps en temps et se demandait à lui-même s’il rêvait ou s’il était éveillé. Il se défiait de son bonheur ; et, cherchant à s’en assurer, il ouvrait les rideaux et parcourait des yeux toute la chambre. « Je ne me trompe pas, disait-il : voilà la même chambre où je suis entré à la place du bossu ; et je suis couché avec la belle dame qui lui était destinée. » Le jour, qui paraissait, n’avait pas encore dissipé son inquiétude, lorsque le vizir Schemseddin Mohammed, son oncle, frappa à la porte et entra presque en même temps, pour lui donner le bonjour. Bedreddin Hassan fut dans une surprise extrême, de voir paraître subitement un homme qu’il connaissait si bien, mais qui n’avait plus l’air de ce juge terrible qui avait prononcé l’arrêt de sa mort. « Ah ! c’est donc vous, s’écria-t-il, qui m’avez traité si indignement et condamné à une mort qui me fait encore horreur, pour une tarte à la crème où je n’avais pas mis de poivre ! » Le vizir se prit à rire, et, pour le tirer de peine, lui conta comment, par le ministère d’un génie (car le récit du bossu lui avait fait soupçonner l’aventure), il s’était trouvé chez lui et avait épousé sa fille, à la place du palefrenier du sultan. Il lui apprit ensuite que c’était par le cahier écrit de la main de Noureddin Ali qu’il avait découvert qu’il était son neveu ; et enfin, il lui dit qu’en conséquence de cette découverte, il était parti du Caire et était allé jusqu’à Balsora, pour le chercher et apprendre de ses nouvelles. « Mon cher neveu, ajouta-t-il en l’embrassant avec beaucoup de tendresse, je vous demande pardon de tout ce que je vous ai fait souffrir depuis que je vous ai reconnu. J’ai voulu vous ramener chez moi avant que de vous apprendre votre bonheur, que vous devez trouver d’autant plus charmant qu’il vous a coûté plus de peine. Consolez-vous de toutes vos afflictions par la joie de vous voir rendu aux personnes qui vous doivent être le plus chères. Pendant que vous vous habillerez, je vais avertir votre mère, qui est dans une grande impatience de vous embrasser, et je vous amènerai votre fils que vous avez vu à Damas, et pour qui vous vous êtes senti tant d’inclination sans le connaître. » Il n’y a pas de paroles assez énergiques pour bien exprimer quelle fut la joie de Bedreddin lorsqu’il vit sa mère et son fils Agib. Ces trois personnes ne cessaient de s’embrasser et de faire paraître tous les transports que le sang et la plus vive tendresse peuvent inspirer. La mère dit les choses du monde les plus touchantes à Bedreddin : elle lui parla de la douleur que lui avait causée une si longue absence, et des pleurs qu’elle avait versés. Le petit Agib, au lieu de fuir, comme à Damas, les embrassements de son père, ne se lassait point de les recevoir ; et Bedreddin Hassan, partagé entre deux objets si dignes de son amour, ne croyait pas leur pouvoir donner assez de marques de son affection. Pendant que ces choses se passaient chez Schemseddin Mohammed, ce vizir était allé au palais rendre compte au sultan de l’heureux succès de on voyage. Le sultan fut si charmé du récit de cette merveilleuse histoire, qu’il la fit écrire, pour être conservée soigneusement dans les archives du royaume. Aussitôt que Schemseddin Mohammed fut de retour au logis, comme il avait fait préparer un superbe festin, il se mit à table avec sa famille ; et toute sa maison passa la journée dans de grandes réjouissances. Le vizir Giafar ayant ainsi achevé l’histoire de Bedreddin Hassan, dit au calife Haroun-al-Raschid : « Commandeur des croyants, voilà ce que j’avais à raconter à Votre Majesté. » Le calife trouva cette histoire si surprenante, qu’il accorda sans hésiter la grâce de l’esclave Riban ; et pour consoler le jeune homme de la douleur qu’il avait de s’être privé lui-même malheureusement d’une femme qu’il aimait beaucoup, ce prince le maria avec une de ses esclaves, le combla de biens et le chérit jusqu’à sa mort. « Mais, sire, ajouta Schéhérazade, remarquant que le jour commençait à paraître, quelque agréable que soit l’histoire que je viens de raconter, j’en sais une autre qui l’est encore davantage. Si Votre Majesté souhaite de l’entendre la nuit prochaine, je suis assurée qu’elle en demeurera d’accord. » Schahriar se leva sans rien dire, et fort incertain de ce qu’il avait à faire. « La bonne sultane, dit-il en lui-même, raconte de fort longues histoires ; et, quand une fois elle en a commencé une, il n’y a pas moyen de refuser de l’entendre tout entière. Je ne sais si je ne devrais pas la faire mourir aujourd’hui ; mais non, ne précipitons rien : l’histoire dont elle me fait fête est peut-être plus divertissante que toutes celles qu’elle m’a racontées jusqu’ici ; il ne faut pas que je me prive du plaisir de l’entendre ; après qu’elle m’en aura fait le récit, j’ordonnerai sa mort. » La nuit suivante, Dinarzade ne manqua pas de réveiller avant le jour la sultane des Indes, laquelle, après avoir demandé à Schahriar la permission de commencer l’histoire qu’elle avait promis de raconter, prit ainsi la parole : Histoire du Petit Bossu Retour à la Table des Matières Il y avait autrefois à Casgar {53}, aux extrémités de la Grande Tartarie, un tailleur qui avait une très belle femme qu’il aimait beaucoup et dont il était aimé de même. Un jour qu’il travaillait, un petit bossu vint s’asseoir à l’entrée de sa boutique et se mit à chanter en jouant du tambour de basque. Le tailleur prit plaisir à l’entendre et résolut de l’emmener dans sa maison pour réjouir sa femme ; il se dit à lui-même : « Avec ses chansons il nous divertira tous deux ce soir. » Il lui en fit la proposition, et, le bossu l’ayant acceptée, il ferma sa boutique et le mena chez lui. Dès qu’ils y furent arrivés, la femme du tailleur, qui avait déjà mis le couvert, parce qu’il était temps de souper, servit un bon plat de poisson qu’elle avait préparé. Ils se mirent tous trois à table ; mais, en mangeant, le bossu avala, par malheur, une grosse arête ou un os, dont il mourut en peu de moments, sans que le tailleur et sa femme y pussent remédier. Ils furent l’un et l’autre d’autant plus effrayés de cet accident, qu’il était arrivé chez eux, et qu’ils avaient à craindre que, si la justice venait à le savoir, on ne les punît comme des assassins. Le mari néanmoins trouva un expédient pour se défaire du corps du mort ; il fit réflexion qu’il demeurait dans le voisinage un médecin juif ; et là-dessus, ayant formé un projet, pour commencer à l’exécuter, sa femme et lui prirent le bossu, l’un par les pieds, l’autre par la tête, et le portèrent jusqu’au logis du médecin. Ils frappèrent à sa porte, où aboutissait un escalier très roide, par où l’on montait à sa chambre. Une servante descend aussitôt, même sans lumière, ouvre, et demande ce qu’ils souhaitent. « Remontez, s’il vous plaît, répondit le tailleur, et dites à votre maître que nous lui amenons un homme bien malade, pour qu’il lui ordonne quelque remède. Tenez, ajouta-t-il, en lui mettant en main une pièce d’argent, donnez-lui cela par avance, afin qu’il soit persuadé que nous n’avons pas dessein de lui faire perdre sa peine. » Pendant que la servante remonta pour faire part au médecin juif d’une si bonne nouvelle, le tailleur et sa femme portèrent promptement le corps du bossu au haut de l’escalier, le laissèrent là et retournèrent chez eux en diligence. Cependant, la servante ayant dit au médecin qu’un homme et une femme l’attendaient à la porte et le priaient de descendre, pour voir un malade qu’ils avaient amené, et lui ayant remis entre les mains l’argent qu’elle avait reçu, il se laissa transporter de joie se voyant payé d’avance, il crut que c’était une bonne pratique qu’on lui amenait et qu’il ne fallait pas négliger. « Prends vite de la lumière, dit-il à sa servante, et suis-moi. » En disant cela, il s’avança vers l’escalier avec tant de précipitation, qu’il n’attendit point qu’on l’éclairât ; et, venant à rencontrer le bossu, il lui donna du pied dans les côtes si rudement, qu’il le fit rouler jusqu’au bas de l’escalier ; peu s’en fallut qu’il ne tombât et ne roulât avec lui. « Apporte donc vite de la lumière », cria-t-il à sa servante. Enfin elle arriva ; il descendit avec elle, et, trouvant que ce qui avait roulé était un homme mort, il fut tellement effrayé de ce spectacle, qu’il invoqua Moïse, Aaron, Josué, Esdras, et tous les autres prophètes de sa loi. « Malheureux que je suis ! disait-il, pourquoi ai-je voulu descendre sans lumière ! J’ai achevé de tuer ce malade qu’on m’avait amené. Je suis cause de sa mort, et, si le bon âne d’Esdras {54} ne vient à mon secours, je suis perdu. Hélas ! on va bientôt me tirer de chez moi comme un meurtrier. » Malgré le trouble qui l’agitait, il ne laissa pas d’avoir la précaution de fermer sa porte, de peur que par hasard quelqu’un venant à passer par la rue ne s’aperçût du malheur ont il se croyait la cause. Il prit ensuite le cadavre, le porta dans la chambre de sa femme, qui faillit s’évanouir quand elle le vit entrer avec cette fatale charge. « Ah ! c’est fait de nous, s’écria-t-elle, si nous ne trouvons moyen de mettre, cette nuit, hors de chez nous ce corps mort ! Nous perdrons indubitablement la vie si nous le gardons jusqu’au jour. — Quel malheur ! Comment avez-vous donc fait pour tuer cet homme ? — Il ne s’agit point de cela, repartit le juif, il s’agit de trouver un remède à un mal si pressant. » Le médecin et sa femme délibérèrent ensemble sur le moyen de se délivrer du corps mort pendant la nuit. Le médecin eut beau rêver, il ne trouva nul stratagème pour sortir d’embarras ; mais sa femme, plus fertile en inventions, dit « Il me vient une pensée : portons ce cadavre sur la terrasse de notre logis et le jetons, par la cheminée dans la maison du musulman notre voisin. » Ce musulman était un des pourvoyeurs du sultan : il était chargé du soin de fournir l’huile, le beurre et toutes sortes de graisses. Il avait chez lui son magasin, où les rats et les souris faisaient un grand dégât. Le médecin juif ayant approuvé l’expédient proposé, sa femme et lui prirent le bossu, le portèrent sur le toit de leur maison ; et, après lui avoir passé des cordes sous les aisselles, ils le descendirent, par la cheminée, dans la chambre du pourvoyeur, si doucement, qu’il demeura planté sur ses pieds contre le mur, comme s’il eût été vivant. Lorsqu’ils le sentirent en bas, ils retirèrent les cordes et le laissèrent dans l’attitude que je viens de dire. Ils étaient à peine descendus et rentrés dans leur chambre, quand le pourvoyeur entra dans la sienne. Il revenait d’un festin de noces auquel il avait été invité ce soir-là, et il avait une lanterne à la main. Il fut assez surpris de voir, à la faveur de sa lumière, un homme debout dans sa cheminée ; mais comme il était naturellement courageux, et qu’il s’imagina que c’était un voleur, il se saisit d’un gros bâton, avec quoi courant droit au bossu : « Ah ! ah ! lui dit-il, je m’imaginais que c’étaient les rats et les souris qui mangeaient mon beurre et mes graisses ; et c’est toi qui descends par la cheminée pour me voler ! Je ne crois pas qu’il te reprenne jamais envie d’y revenir. » En achevant ces mots, il frappa le bossu et lui donna plusieurs coups de bâton. Le cadavre tomba le nez contre terre ; le pourvoyeur redoubla ses coups ; mais remarquant enfin que le corps qu’il frappe est sans mouvement, il s’arrête pour le considérer. Alors, voyant que c’était un cadavre, la crainte commence à succéder à la colère. « Qu’ai-je fait, misérable dit-il. Je viens d’assommer un homme ! Ah ! j’ai porté trop loin ma vengeance. Grand Dieu ! si vous n’avez pitié de moi, c’est fait de ma vie. Maudites soient mille fois les graisses et les huiles qui sont cause que j’ai commis une action si criminelle ! » Il demeura pâle et défait ; il croyait déjà voir les ministres de la justice qui le traînaient au supplice ; il ne savait quelle résolution il devait prendre. Le pourvoyeur du sultan de Casgar, en frappant le bossu, n’avait pas pris garde à sa bosse : lorsqu’il s’en aperçut, il fit des imprécations contre lui. « Maudit bossu, s’écria-t-il, chien de bossu plût à Dieu que tu m’eusses volé toutes mes graisses et que je ne t’eusse point trouvé ici : je ne serais pas dans l’embarras où je suis pour l’amour de toi et de ta vilaine bosse ! Étoiles qui brillez aux cieux, ajouta-t-il, n’ayez de la lumière que pour moi dans un danger si évident. » En disant ces paroles, il chargea le bossu sur ses épaules, sortit de sa chambre, alla jusqu’au bout de la rue, où l’ayant posé debout et appuyé contre une boutique, il reprit le chemin de sa maison, sans regarder derrière lui. Quelques moments avant le jour, un marchand chrétien, qui était fort riche et qui fournissait au palais du sultan la plupart des choses dont on y avait besoin, après avoir passé la nuit en débauche, s’avisa de sortir de chez lui pour aller au bain. Quoiqu’il fût ivre, il ne laissa pas de remarquer que la nuit était fort avancée et qu’on allait bientôt appeler à la prière de la pointe du jour. C’est pourquoi, précipitant ses pas, il se hâtait d’arriver au bain, de peur que quelque musulman, en allant à la mosquée, ne le rencontrât et ne le menât en prison, comme un ivrogne. Néanmoins, quand il fut au bout de la rue, il s’arrêta pour quelque besoin contre la boutique où le pourvoyeur du sultan avait mis le corps du bossu, lequel, venant à être ébranlé, tomba sur le dos du marchand, qui, dans la pensée que c’était un voleur qui l’attaquait, le renversa par terre d’un coup de poing qu’il lui déchargea sur la tête ; il lui en donna beaucoup d’autres ensuite, et se mit à crier au voleur. Le garde du quartier vint à ses cris ; et, voyant que c’était un chrétien qui maltraitait un musulman (car le bossu était de notre religion) : « Quel sujet avez-vous, lui dit-il, de maltraiter ainsi un musulman ? Il a voulu me voler, répondit le marchand, et il s’est jeté sur moi pour me prendre à la gorge. — Vous vous êtes assez vengé, répliqua le garde en le tirant par le bras ; ôtez-vous de là. » En même temps, il tendit la main au bossu pour l’aider à se relever ; mais, remarquant qu’il était mort : « Oh ! oh ! poursuivit-il, c’est donc ainsi qu’un chrétien a la hardiesse d’assassiner un musulman ! » En achevant ces mots, il arrêta le chrétien et le mena chez le lieutenant de police, où on le mit en prison jusqu’à ce que le juge fût levé et en état d’interroger l’accusé. Cependant le marchand chrétien revint de son ivresse ; et plus il faisait de réflexions sur son aventure, moins il pouvait comprendre comment de simples coups de poing avaient été capables d’ôter la vie à un homme. Le lieutenant de police, sur le rapport du garde, et ayant vu le cadavre qu’on avait apporté chez lui, interrogea le marchand chrétien, qui ne put nier un crime qu’il n’avait pas commis. Comme le bossu appartenait au sultan, car c’était un de ses bouffons, le lieutenant de police ne voulut pas faire mourir le chrétien sans avoir auparavant appris la volonté du prince. Il alla au palais, pour cet effet, rendre compte de ce qui se passait au sultan, qui lui dit : « Je n’ai point de grâce à accorder à un chrétien qui tue un musulman : allez, faites votre charge. » A ces paroles, le juge de police fit dresser une potence, envoya des crieurs par la ville, pour publier qu’on allait pendre un chrétien qui avait tué un musulman. Enfin on tira le marchand de prison, on l’amena au pied de la potence ; et le bourreau, après lui avoir attaché la corde au cou, allait l’élever en l’air, lorsque le pourvoyeur du sultan, fendant la presse, s’avança en criant au bourreau : Attendez, attendez ; ne vous pressez pas : ce n’est pas lui qui a commis le meurtre, c’est moi. » Le lieutenant de police, qui assistait à l’exécution, se mit à interroger le pourvoyeur, qui lui raconta de point en point de quelle manière il avait tué le bossu ; et il acheva en disant qu’il avait porté son corps à l’endroit où le marchand chrétien l’avait trouvé. « Vous alliez, ajouta-t-il, faire mourir un innocent, puisqu’il ne peut avoir tué un homme qui n’était plus en vie. C’est bien assez pour moi d’avoir assassiné un musulman, sans charger encore ma conscience de la mort d’un chrétien qui n’est pas criminel. » Le pourvoyeur du sultan de Casgar s’étant accusé lui-même publiquement d’être l’auteur de la mort du bossu, le lieutenant de police ne put se dispenser de rendre justice au marchand. « Laisse, dit-il au bourreau, laisse aller le chrétien, et pends cet homme à sa place, puisqu’il est évident, par sa propre confession, qu’il est le coupable. » Le bourreau lâcha le marchand, mit aussitôt la corde au cou du pourvoyeur ; et, dans le temps qu’il allait l’expédier, il entendit la voix du médecin juif qui le priait instamment de suspendre l’exécution, et qui se faisait faire place pour se rendre au pied de la potence. Quand il fut devant le juge de police : « Seigneur, lui dit-il, ce musulman, que vous voulez faire pendre, n’a pas mérité la mort ; c’est moi seul qui suis criminel. Hier, pendant la nuit, un homme et une femme que je ne connais pas vinrent frapper à ma porte, avec un malade qu’ils m’amenaient. Ma servante alla ouvrir sans lumière, reçut d’eux une pièce d’argent pour me venir dire, de leur part, de prendre la peine de descendre pour voir le malade. Pendant qu’elle me parlait, ils apportèrent le malade au haut de l’escalier, et puis disparurent. Je descendis sans attendre que ma servante eût allumé une chandelle ; et, dans l’obscurité, venant à donner du pied contre le malade, je le fis rouler jusqu’au bas de l’escalier. Enfin, je vis qu’il était mort, et que c’était le musulman bossu dont on veut aujourd’hui venger le trépas. Nous prîmes le cadavre, ma femme et moi ; nous le portâmes sur notre toit, d’où nous le passâmes sur celui du pourvoyeur, notre voisin, que vous alliez faire mourir injustement, et nous le descendîmes dans sa chambre par la cheminée. Le pourvoyeur, l’ayant trouvé chez lui, l’a traité comme un voleur, l’a frappé et a cru l’avoir tué ; mais cela n’est pas, comme vous le voyez par ma déposition. Je suis donc le seul auteur du meurtre ; et, quoique je le sois contre mon intention, j’ai résolu d’expier mon crime, pour n’avoir pas à me reprocher la mort de deux musulmans, en souffrant que vous ôtiez la vie au pourvoyeur du sultan, dont je viens vous révéler l’innocence. Renvoyez-le donc, s’il vous plaît, et me mettez à sa place, puisque personne que moi n’est cause de la mort du bossu. » Dès que le juge de police fut persuadé que le médecin juif était le meurtrier, il ordonna au bourreau de se saisir de sa personne et de mettre en liberté le pourvoyeur du sultan. Le médecin avait déjà la corde au cou et allait cesser de vivre, quand on entendit la voix du tailleur qui priait le bourreau de ne pas passer plus avant, et qui faisait ranger le peuple pour s’avancer vers le lieutenant de police, devant lequel étant arrivé : « Seigneur, lui dit-il, peu s’en est fallu que vous n’ayez fait perdre la vie à trois personnes innocentes ; mais, si vous voulez bien avoir la patience de m’entendre, vous allez connaître le véritable assassin du bossu. Si sa mort doit être expiée par une autre, c’est par la mienne. Hier, vers la fin du jour, comme je travaillais dans ma boutique et que j’étais en humeur de me réjouir, le bossu, à demi ivre, arriva et s’assit. Il chanta quelque temps, et je lui proposai de venir passer la soirée chez moi. Il y consentit, et je l’emmenai. Nous nous mîmes à table, et je lui servis un morceau de poisson ; en le mangeant, une arête ou un os s’arrêta dans son gosier, et, quelque chose que nous ayons pu faire, ma femme et moi, pour le soulager, il mourut en peu de temps. Nous fûmes fort affligés de sa mort ; et, de peur d’en être repris, nous portâmes le cadavre à la porte du médecin juif. Je frappai, et je dis à la servante qui vint ouvrir de remonter promptement et de prier son maître, de notre part, de descendre pour voir un malade que nous lui amenions ; et, afin qu’il ne refusât pas de venir, je la chargeai de lui remettre en main propre une pièce d’argent que je lui donnai. Dès qu’elle fut remontée, je portai le bossu au haut de l’escalier, sur la première marche, et nous sortîmes aussitôt, ma femme et moi, pour nous retirer chez nous. Le médecin, en voulant descendre, fit rouler le bossu, ce qui lui a fait croire qu’il était cause de sa mort. Puisque cela est ainsi, ajouta-t-il, laisser aller le médecin et faites-moi mourir. » Le lieutenant de police et tous les spectateurs ne pouvaient assez admirer les étranges événements dont la mort du bossu avait été suivie. « Lâche donc le médecin juif, dit le juge au bourreau, et pends le tailleur, puisqu’il confesse son crime. Il faut avouer que cette histoire est bien extraordinaire et qu’elle mérite d’être écrite en lettres d’or. » Le bourreau, ayant mis en liberté le médecin, passa une corde au cou du tailleur. Pendant qu’il se préparait à le pendre, le sultan de Casgar, qui ne pouvait se passer longtemps du bossu, son bouffon, ayant demandé à le voir, un de ses officiers lui dit : « Sire, le bossu dont Votre Majesté est en peine, après s’être enivré hier, s’échappa du palais, contre sa coutume, pour aller courir par la ville, et il s’est trouvé mort ce matin. On a conduit devant le juge de police un homme accusé de l’avoir tué, et aussitôt le juge a fait dresser une potence. Comme on allait pendre l’accusé, un homme est arrivé, et, après celui-là, un autre, qui s’accusent eux-mêmes et se déchargent l’un l’autre. Il y a longtemps que cela dure, et le lieutenant de police est actuellement occupé à interroger un troisième homme, qui se dit le véritable assassin. » A ce discours, le sultan de Casgar envoya un huissier au lieu du supplice : « Allez, lui dit-il, en toute diligence, dire au juge de police qu’il m’amène incessamment les accusés et qu’on m’apporte aussi le corps du pauvre bossu, que je veux voir encore une fois. » L’huissier partit, et, arrivant dans le temps que le bourreau commençait à tirer la corde pour pendre le tailleur, il cria de toute sa force que l’on suspendît l’exécution. Le bourreau, ayant reconnu l’huissier, n’osa passer outre et lâcha le tailleur. Après cela, l’huissier, ayant joint le lieutenant de police, déclara la volonté du sultan. Le juge obéit, prit le chemin du palais avec le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur et le marchand chrétien, et fit porter par quatre de ses gens le corps du bossu. Lorsqu’ils furent tous devant le sultan, le juge de police se prosterna aux pieds de ce prince, et, quand il fut relevé, lui raconta fidèlement tout ce qu’il savait de l’histoire du bossu. Le sultan la trouva si singulière, qu’il ordonna à son historiographe particulier de l’écrire avec toutes ces circonstances ; puis, s’adressant à toutes les personnes qui étaient présentes : « Avez-vous jamais, leur dit-il, rien entendu de plus surprenant que ce qui vient d’arriver à l’occasion du bossu mon bouffon ? » Le marchand chrétien, après s’être prosterné jusqu’à toucher la terre de son front, prit alors la parole : « Puissant monarque, dit-il, je sais une histoire plus étonnante que celle dont on vient de vous faire le récit ; je vais vous la raconter, si Votre Majesté veut m’en donner la permission. Les circonstances en sont telles, qu’il n’y a personne qui puisse les entendre sans en être touché. » Le sultan lui permit de la dire, ce qu’il fit en ces termes : Histoire que raconta le Marchand Chrétien Retour à la Table des Matières Sire, avant que je m’engage dans le récit que Votre Majesté consent que je lui fasse, je lui ferai remarquer, s’il lui plaît, que je n’ai pas l’honneur d’être né dans un endroit qui relève de son empire. Je suis étranger, natif du Caire, en Égypte, Cophte de nation {55} et chrétien de religion. Mon père était courtier, et il avait amassé des biens assez considérables, qu’il me laissa en mourant. Je suivis son exemple et embrassai sa profession. Comme j’étais un jour au Caire, dans le logement public de marchands de toutes sortes de grains, un jeune marchand très bien fait et proprement vêtu, monté sur un âne, vint m’aborder. Il me salua, et, ouvrant un mouchoir où il y avait une montre de sésame : « Combien vaut, me dit-il, la grande mesure de sésame de la qualité de celui que vous voyez ? » J’examinai le sésame que le jeune marchand me montrait, et je lui répondis qu’il valait, au prix courant, cent dragmes d’argent la grande mesure. « Voyez, me dit-il, les marchands qui en voudront pour ce prix-là, et venez jusqu’à la porte de la Victoire, où vous verrez un khan séparé de toute autre habitation : je vous attendrai là. » En disant ces paroles, il partit et me laissa la montre de sésame, que je fis voir à plusieurs marchands de la place, qui me dirent tous qu’ils en prendraient tant que je leur en voudrais donner, à cent dix dragmes d’argent la mesure ; et à ce compte, je trouvais à gagner avec eux dix dragmes par mesure. Flatté de ce profit, je me rendis à la porte de la Victoire, où le jeune marchand m’attendait. Il me mena dans son magasin, qui était plein de sésame. Il y en avait cent cinquante grandes mesures, que je fis mesurer et charger sur des ânes, et je les vendis cinq mille dragmes d’argent. « De cette somme, me dit le jeune homme, il y a cinq cents dragmes pour votre droit, à dix par mesure : je vous les accorde, et, pour ce qui est du reste, qui m’appartient, comme je n’en ai pas besoin présentement, retirez-le de vos marchands et me le gardez jusqu’à ce que j’aille vous le demander. » Je lui répondis qu’il serait prêt toutes les fois qu’il voudrait le venir prendre ou me l’envoyer demander. Je lui baisai la main en le quittant, et me retirai fort satisfait de sa générosité. Je fus un mois sans le revoir : au bout de ce temps-là je le vis reparaître. « Où sont, me dit-il, les quatre mille cinq cents dragmes que vous me devez ? — Elles sont toutes prêtes, lui répondis-je, et je vais les compter tout à l’heure. » Comme il était monté sur son âne, je le priai de mettre pied à terre et de me faire l’honneur de manger un morceau avec moi, avant de les recevoir. « Non, me dit-il, je ne puis descendre à présent ; j’ai une affaire pressante, qui m’appelle ici près, mais je vais revenir, et, en repassant, je prendrai mon argent, que je vous prie de tenir prêt. » Il disparut en achevant ces paroles. Je l’attendis, mais ce fut inutilement, et il ne revint qu’un mois après. « Voilà, dis-je en moi-même, un jeune marchand qui a bien de la confiance en moi, de me laisser entre les mains, sans me connaître, une somme de quatre mille cinq cents dragmes d’argent Un autre que lui n’en userait pas ainsi et craindrait que je ne la lui emportasse. » Il revint à la fin du troisième mois : il était encore monté sur son âne, mais plus magnifiquement habillé que les autres fois. Dès que j’aperçus le jeune marchand, j’allai au-devant de lui, je le conjurai de descendre, et lui demandai s’il ne voulait pas que je lui comptasse l’argent que j’avais à lui. « Cela ne presse pas, me répondit-il d’un air gai et content. Je sais qu’il est en bonnes mains ; je viendrai le prendre quand j’aurai dépensé tout ce que j’ai, et qu’il ne me restera plus autre chose. Adieu, ajouta-t-il ; attendez-moi à la fin de la semaine. » A ces mots, il donna un coup de fouet à son âne, et je l’eus bientôt perdu de vue. « Bon, dis-je en moi-même, il me dit de l’attendre à la fin de la semaine, et, selon son discours, je ne le reverrai peut-être de longtemps. Je vais cependant faire valoir son argent : ce sera un revenant bon pour moi. » Je ne me trompai pas dans ma conjecture : l’année se passa avant que j’entendisse parler du jeune homme. Au bout de l’an, il parut, aussi richement vêtu que la dernière fois ; mais il me semblait avoir quelque chose dans l’esprit. Je le suppliai de me faire l’honneur d’entrer chez moi. « Je le veux bien pour cette fois, me répondit-il, mais à condition que vous ne ferez pas de dépense extraordinaire pour moi. — Je ne ferai que ce qui vous plaira, repris-je ; descendez donc de grâce. » Il mit pied à terre et entra chez moi. Je donnai des ordres pour le régal que je voulais lui faire ; et, en attendant qu’on servît, nous commençâmes à nous entretenir. Quand le repas fut prêt, nous nous assîmes à table. Dès le premier morceau, je remarquai qu’il le prit de la main gauche, et je fus étonné de voir qu’il ne se servait nullement de la droite. Je ne savais ce que j’en devais penser. « Depuis que je connais ce marchand, disais-je en moi-même, il m’a toujours paru très poli ; serait-il possible qu’il en usât ainsi par mépris pour moi ? Par quelle raison ne se sert-il pas de sa main droite ? » Après le repas, lorsque mes gens eurent desservi et se furent retirés, nous nous assîmes tous deux sur un sofa. Je présentai au jeune homme d’une tablette excellente pour la bonne bouche, et il la prit encore de la main gauche. « Seigneur, lui dis-je alors, je vous supplie de me pardonner la liberté que je prends de vous demander d’où vient que vous ne vous servez pas de votre main droite ; vous y avez mal apparemment ? » il fit un grand soupir, au lieu de me répondre ; et, tirant son bras droit, qu’il avait tenu caché jusqu’alors sous sa robe, il me montra qu’il avait la main coupée, de quoi je fus extrêmement étonné. « Vous avez été choqué, sans doute, me dit-il, de me voir manger de la main gauche ; mais jugez si j’ai pu faire autrement. — Peut-on vous demander, repris-je, par quel malheur vous avez perdu votre main droite ? » Il versa des larmes à cette demande ; et, après les avoir essuyées, il me conta son histoire, comme je vais vous la raconter : Vous saurez, me dit-il, que je suis natif de Bagdad, fils d’un père riche et des plus distingués de la ville par sa qualité et par son rang. A peine étais-je entré dans le monde, que, fréquentant des personnes qui avaient voyagé et qui disaient des merveilles de l’Égypte, et particulièrement du grand Caire, je fus frappé de leurs discours et j’eus envie d’y faire un voyage ; mais mon père vivait encore, et il ne m’en aurait pas donné la permission. Il mourut enfin ; et, sa mort me laissant maître de mes actions, je résolus d’aller au Caire. J’employai une très grosse somme d’argent en plusieurs sortes d’étoffes fines de Bagdad et de Moussoul, et je me mis en chemin. En arrivant au Caire, j’allai descendre au khan qu’on appelle le khan de Mesrour ; j’y pris un logement avec un magasin, dans lequel je fis mettre les ballots que j’avais apportés avec moi sur des chameaux. Cela fait, j’entrai dans ma chambre pour me reposer et me remettre de la fatigue du chemin, pendant que mes gens, à qui j’avais donné de l’argent, allèrent acheter des vivres et firent la cuisine. Après le repas, j’allai voir le château, quelques mosquées, les places publiques, et d’autres endroits qui méritaient d’être vus. Le lendemain, je m’habillai proprement, et, après avoir fait tirer de quelques-uns de mes ballots de très belles et de très riches étoffes, dans l’intention de les porter à un bezestein {56}, pour voir ce qu’on en offrirait, j’en chargeai quelques-uns de mes esclaves et me rendis au bezestein des Circassiens. J’y fus bientôt environné d’une foule de courtiers et de crieurs qui avaient été avertis de mon arrivée. Je partageai des essais d’étoffes entre plusieurs crieurs, qui les allèrent crier et faire voir dans tout le bezestein ; mais tous les marchands en offrirent beaucoup moins que ce qu’elles me coûtaient d’achat et de frais de voiture. Cela me fâcha ; et, comme j’en marquais mon ressentiment aux crieurs : « Si vous voulez nous en croire, me dirent-ils, nous vous enseignerons un moyen de ne rien perdre sur vos étoffes. » Je leur demandai ce qu’il fallait faire pour cela. « Les distribuer à plusieurs marchands, repartirent-ils, ils les vendront en détail ; et, deux fois la semaine, le lundi et le jeudi, vous irez recevoir l’argent qu’ils en auront fait. Par là, vous gagnerez au lieu de perdre, et les marchands gagneront aussi quelque chose. Cependant vous aurez la liberté de vous divertir et de vous promener dans la ville et sur le Nil. » Je suivis leur conseil : je les menai avec moi à mon magasin, d’où je tirai toutes mes marchandises ; et, retournant au bezestein, je les distribuai à différents marchands, qu’ils m’avaient indiqués comme les plus solvables, et qui me donnèrent un reçu en bonne forme, signé par des témoins, sous la condition que je ne leur demanderais rien le premier mois. Mes affaires ainsi disposées, je n’eus plus l’esprit occupé d’autres choses que de plaisirs. Je contractai amitié avec diverses personnes à peu près de mon âge, qui avaient soin de me bien faire passer mon temps. Le premier mois s’étant écoulé, je commençai à voir mes marchands deux fois la semaine, accompagné d’un officier public, pour examiner leurs livres de vente, et d’un changeur, pour régler la bonté et la valeur des espèces qu’ils me comptaient. Ainsi, les jours de recette, quand je me retirais au khan de Mesrour, où j’étais logé, j’emportais une bonne somme d’argent. Cela n’empêchait pas que, les autres jours de la semaine, je n’allasse passer la matinée tantôt chez un marchand, et tantôt chez un autre ; je me divertissais à m’entretenir avec eux et à voir ce qui se passait dans le bezestein. Un lundi que j’étais assis dans la boutique d’un de ces marchands, qui se nommait Bedreddin, une dame de condition, comme il était aisé de le reconnaître à son air, à son habillement et par une esclave fort proprement mise qui la suivait, entra dans la boutique et s’assit près de moi. Cet extérieur, joint à une grâce naturelle qui paraissait en tout ce qu’elle faisait, me prévint en sa faveur et me donna une grande envie de la mieux connaître que je ne faisais. Je ne sais si elle ne s’aperçut pas que je prenais plaisir à la regarder, et si mon attention ne lui plaisait point ; mais elle haussa le crépon qui lui descendait sur le visage par-dessus la mousseline qui le cachait, et me laissa voir de grands yeux noirs dont je fus charmé. Enfin, elle acheva de me rendre très amoureux d’elle par le son agréable de sa voix et par ses manières honnêtes et gracieuses, lorsqu’en saluant le marchand elle lui demanda des nouvelles de sa santé, depuis le temps qu’elle ne l’avait vu. Après s’être entretenue quelque temps avec lui de choses indifférentes, elle lui dit qu’elle cherchait une certaine étoffe à fond d’or ; qu’elle venait à sa boutique, comme à celle qui était la mieux assortie de tout le bezestein ; et que s’il en avait, il lui ferait un grand plaisir de lui en montrer. Bedreddin lui en montra plusieurs pièces, à l’une desquelles s’étant arrêtée, et lui en ayant demandé le prix, il la lui laissa à onze cents dragmes d’argent. « Je consens à vous en donner cette somme, lui dit-elle : je n’ai pas d’argent sur moi, mais j’espère que vous voudrez bien me faire crédit jusqu’à demain, et me permettre d’emporter l’étoffe : je ne manquerai pas de vous envoyer demain les onze cents dragmes dont nous convenons pour elle. — Madame, lui répondit Bedreddin, je vous ferais crédit avec plaisir et vous laisserais emporter l’étoffe si elle m’appartenait ; mais elle appartient à cet honnête jeune homme que vous voyez, et c’est aujourd’hui que je dois lui en compter l’argent. — Eh d’où vient, reprit la dame fort étonnée, que vous en usez de cette sorte avec moi ? N’ai-je pas coutume de venir à votre boutique ? Et toutes les fois que j’ai acheté des étoffes, et que vous avez bien voulu que je les emportasse sans les payer à l’instant, ai-je jamais manqué de vous envoyer de l’argent dès le lendemain ? » Le marchand en demeura d’accord. « Il est vrai, madame, repartit-il ; mais j’ai besoin d’argent aujourd’hui. — Eh bien voilà votre étoffe, dit-elle en la lui jetant. Que Dieu vous confonde, vous et tout ce qu’il y a de marchands Vous êtes tous faits les uns comme les autres : vous n’avez aucun égard pour personne. » En achevant ces paroles, elle se leva brusquement et sortit, fort irritée contre Bedreddin. Quand je vis que la dame se retirait, je sentis bien que mon cœur s’intéressait pour elle ; je la rappelai : « Madame, lui dis-je, faites-moi la grâce de revenir ; peut-être trouverai-je moyen de vous contenter l’un et l’autre. » Elle revint, en me disant que c’était pour l’amour de moi. « Seigneur Bedreddin, dis-je alors au marchand, combien dites-vous que vous voulez vendre cette étoffe qui m’appartient ?Onze cents dragmes d’argent, répondit-il ; je ne puis la donner à moins. — Livrez-la donc à cette dame, repris-je et qu’elle l’emporte. Je vous donne cent dragmes de profit et je vais vous faire un billet de la somme, à prendre sur les autres marchandises que vous avez. » Effectivement, je fis le billet, le signai, et le mis entre les mains de Bedreddin. Ensuite, présentant l’étoffe à la dame, je lui dis « Vous pouvez l’emporter, madame ; et, quant à l’argent, vous me ,enverrez demain ou un autre jour, ou bien je vous fais présent de l’étoffe, si vous voulez. — Ce n’est pas comme je l’entends, reprit-elle. Vous en usez avec moi d’une manière si honnête et si obligeante, que je serais indigne de paraître devant les hommes si je ne vous en témoignais pas de la reconnaissance. Que Dieu, pour vous en récompenser, augmente vos biens, vous fasse vivre longtemps après moi, vous ouvre la porte des cieux à votre mort, et que toute la ville publie votre générosité ! » Ces paroles me donnèrent de la hardiesse. « Madame, lui dis-je, laissez-moi voir votre visage, pour prix de vous avoir fait plaisir : ce sera me payer avec usure. » A ces mots, elle se tourna de mon côté, ôta la mousseline qui lui couvrait le visage, et offrit à mes yeux une beauté surprenante. J’en fus tellement frappé, que je ne pus lui rien dire pour lui exprimer ce que j’en pensais. Je ne me serais jamais lassé de la regarder ; mais elle se recouvrit promptement le visage, de peur qu’on ne l’aperçût ; et, après avoir abaissé le crépon, elle prit la pièce d’étoffe et s’éloigna de la boutique, où elle me laissa dans un état bien différent de celui où j’étais en y arrivant. Je demeurai longtemps dans un trouble et dans un désordre étranges. Avant de quitter le marchand, je lui demandai s’il connaissait la dame. « Oui, me répondit-il ; elle est fille d’un émir, qui lui a laissé, en mourant, des biens immenses. » Quand je fus de retour au khan de Mesrour, mes gens me servirent à souper ; mais il me fut impossible de manger. Je ne pus même fermer l’œil de toute la nuit, qui me parut la plus longue de ma vie. Dès qu’il fut jour, je me levai, dans l’espérance de revoir l’objet qui troublait mon repos ; et, dans le dessein de lui plaire, je m’habillai plus proprement encore que le jour précédent. Je retournai à la boutique de Bedreddin. Il n’y avait pas longtemps que j’étais arrivé, lorsque je vis venir la dame, suivie de son esclave, et plus magnifiquement vêtue que le jour précédent. Elle ne regarda pas le marchand ; et, s’adressant à moi seul : « Seigneur, me dit-elle, vous voyez que je suis exacte à tenir la parole que je vous donnai hier. Je viens exprès pour vous apporter la somme dont vous voulûtes bien répondre pour moi sans me connaître, par une générosité que je n’oublierai jamais. Madame, lui répondis-je, il n’était pas besoin de vous presser si fort : j’étais sans inquiétude sur mon argent, et je suis fâché de la peine que vous avez prise. — Il n’était pas juste, reprit-elle, que j’abusasse de votre honnêteté. » En disant cela, elle me mit l’argent entre les mains et s’assit près de moi. Alors, profitant de l’occasion que j’avais de l’entretenir, je lui parlai de l’amour que je sentais pour elle ; mais elle se leva et me quitta brusquement, comme si elle eût été fort offensée de la déclaration que je venais de lui faire. Je la suivis des yeux tant que ,,lue pus voir ; et, dès que je ne la vis plus, je pris congé du marchand et je sortis du bezestein, sans savoir où j’allais. Je rêvais à cette aventure, lorsque je sentis qu’on me tirait par derrière. Je me tournai aussitôt, pour voir ce que ce pouvait être, et je reconnus avec plaisir l’esclave de la dame dont j’avais l’esprit occupé. « Ma maîtresse, me dit-elle, qui est cette jeune personne à qui vous venez de parler dans la boutique d’un marchand, voudrait bien vous dire un mot ; prenez, s’il vous plaît, la peine de me suivre. » Je la suivis ; et je trouvai en effet sa maîtresse, qui m’attendait dans la boutique d’un changeur, où elle était assise. Elle me fit asseoir auprès d’elle et, prenant la parole : « Mon cher seigneur, me dit-elle, ne soyez pas surpris que je vous aie quitté un peu brusquement ; je n’ai pas jugé à propos devant ce marchand de répondre favorablement à l’aveu que vous m’avez fait des sentiments que je vous ai inspirés. Mais, bien loin de m’en offenser, je confesse que je prenais plaisir à vous entendre, et je m’estime infiniment heureuse d’avoir pour amant un homme de votre mérite. Je ne sais quelle impression ma vue a pu faire d’abord sur vous ; mais pour moi, je puis vous assurer qu’en vous voyant je me suis senti de l’inclination pour vous. Depuis hier, je n’ai fait que penser aux choses que vous me dîtes, et mon empressement à vous venir chercher si matin doit bien vous prouver que vous ne me déplaisez pas. — Madame, repris-je, transporté d’amour et de joie, je ne pouvais rien entendre de plus agréable que ce que vous avez la bonté de me dire. On ne saurait aimer avec plus de passion que je ne vous aime, depuis l’heureux moment où vous parûtes à mes yeux ; ils furent éblouis de tant de charmes, et mon cœur se rendit sans résistance. — Ne perdons pas le temps en discours inutiles, interrompit-elle : je ne doute pas de votre sincérité, et vous serez bientôt persuadé de la mienne. Voulez-vous me faire l’honneur de venir chez moi, ou si vous souhaitez que j’aille chez vous ? — Madame, lui répondis-je, je suis un étranger, logé dans un khan, qui n’est pas un lieu propre à recevoir une dame de votre rang et de votre mérite. Il est plus à propos que vous ayez la bonté de m’enseigner votre demeure : j’aurai l’honneur de vous aller voir chez vous. — Il sera, dit-elle, vendredi après demain ; venez ce jour-là, après la prière de midi. Je demeure dans la rue de la Dévotion. Vous n’avez qu’à demander la maison d’Abou Schamma, surnommé Bercour, autrefois chef des émirs ; vous me trouverez là. » A ces mots, nous nous séparâmes, et je passai le lendemain dans une ton impatience. Le vendredi, je me levai de bon matin, je pris le plus bel habit que j’eusse, avec une bourse où je mis cinquante pièces d’or ; et, monté sur un âne que j’avais retenu le jour précédent, je partis, accompagné de l’homme qui me l’avait loué. Quand nous fûmes arrivés dans la rue de la Dévotion, je dis au maître de l’âne de demander où était la maison que je cherchais ; on la lui enseigna, et il m’y mena. Je descendis à la porte, je le payai bien et le renvoyai, en lui recommandant de bien remarquer la maison où il me laissait, et de ne pas manquer de m’y venir prendre, le lendemain matin, pour me ramener au khan de Mesrour. Je frappai à la forte, et aussitôt deux petites esclaves, blanches comme neige et très proprement habillées, vinrent ouvrir. « Entrez, s’il vous plaît, me dirent-elles, notre maîtresse vous attend impatiemment. Il y a deux jours qu’elle ne cesse de parler de vous. » J’entrai dans la cour, et je vis un grand pavillon, élevé sur sept marches, entouré d’une grille qui le séparait d’un jardin d’une beauté admirable. Outre les arbres qui ne servaient qu’à l’embellir et à former de l’ombre, il y en avait une infinité d’autres, chargés de toutes sortes de fruits. Je fus charmé du ramage d’un grand nombre d’oiseaux, qui mêlaient leurs chants au murmure d’un jet d’eau d’une hauteur prodigieuse, qu’on voyait au milieu d’un parterre émaillé de fleurs. D’ailleurs, ce jet d’eau était très agréable : quatre dragons dorés paraissaient aux angles du bassin, qui était en carré ; et ces dragons jetaient de l’eau en abondance, mais de l’eau plus claire que le cristal de roche. Ce lieu plein de délices me donna une haute idée de la conquête que j’avais faite. Les deux petites esclaves me firent entrer dans un salon magnifiquement meublé ; et pendant que l’une courut avertir sa maîtresse de mon arrivée, l’autre demeura avec moi et me fit remarquer toutes les beautés du salon. Je n’attendis pas longtemps dans le salon ; la dame que j’aimais y arriva bientôt, fort parée de perles et de diamants, mais plus brillante encore par l’éclat de ses yeux que par celui de ses pierreries. Sa taille, qui n’était plus cachée par son habillement de ville, me parut la plus fine et la plus avantageuse du monde. Je ne vous parlerai point de la joie que nous eûmes de nous revoir ; car c’est une chose que je ne pourrais que faiblement exprimer. Je vous dirai seulement qu’après les premiers compliments nous nous assîmes tous deux sur un sofa, où nous nous entretînmes avec toute la satisfaction imaginable. On nous servit ensuite les mets les plus délicats et les plus exquis. Nous nous mîmes à table ; et, après le repas, nous recommençâmes à nous entretenir jusqu’à la nuit. Alors on nous apporta d’excellent vin et des fruits propres à exciter à boire, et nous bûmes, au son des instruments, que les esclaves accompagnèrent de leurs voix. La dame du logis chanta elle-même et acheva par ses chansons de m’attendrir et de me rendre le plus passionné de tous les amants. Enfin je passai la nuit à goûter toutes sortes de plaisirs. Le lendemain matin, après avoir mis adroitement sous le chevet du lit la bourse et les cinquante pièces d’or que j’avais apportées, je dis adieu à la dame, qui me demanda quand je la reverrais. « Madame, lui répondis-je, je vous promets de revenir ce soir. » Elle parut ravie de ma réponse, me conduisit jusqu’à la porte, et en nous séparant, elle me conjura de tenir ma promesse. Le même homme qui m’avait amené m’attendait avec son âne. Je remontai dessus et revins au khan de Mesrour. En renvoyant l’homme, je lui dis que je ne le payais pas, afin qu’il me vînt reprendre l’après-dîner, à l’heure que je lui marquai. Dès que je fus de retour dans mon logement, mon premier soin fut de faire acheter un bon agneau et plusieurs sortes de gâteaux, que j’envoyai à la dame par un porteur. Je m’occupai ensuite d’affaires sérieuses, jusqu’à ce que le maître de l’âne fût arrivé. Alors, je partis avec lui et me rendis chez la dame, qui me reçut avec autant de joie que le jour précédent, et me fit un régal aussi magnifique que le premier. En la quittant, le lendemain, je lui laissai encore une bourse de cinquante pièces d’or, et je revins au khan de Mesrour. Je continuai de voir la dame tous les jours et de lui laisser chaque fois une bourse de cinquante pièces d’or ; et cela dura jusqu’à ce que les marchands à qui j’avais donné mes marchandises à vendre, et que je voyais régulièrement deux fois la semaine, ne me dussent plus rien. Enfin, je me trouvai sans argent, et sans espérance d’en avoir. Dans cet état affreux, et prêt à m’abandonner à mon désespoir, je sortis du khan, sans savoir ce que je faisais, et m’en allai du côté du château, où il y avait une grande masse de peuple assemblé pour voir un spectacle que donnait le sultan d’Égypte. Lorsque je fus arrivé dans le lieu où était tout ce monde, je me mêlai parmi la foule et me trouvai par hasard près d’un cavalier bien monté et fort proprement habillé, qui avait, à l’arçon de sa selle, un sac à demi-ouvert, d’où sortait un cordon de soie verte. En mettant la main sur le sac, je jugeai que le cordon devait être celui d’une bourse qui était dedans. Pendant que je faisais ce jugement, il passa de l’autre côté du cavalier un porteur chargé de bois, et il passa si près, que le cavalier fut obligé de se tourner vers lui, pour empêcher que le bois ne touchât et ne déchirât son habit. En ce moment, le démon me tenta : je pris le cordon d’une main, et m’aidant, de l’autre, à élargir le sac, je tirai la bourse sans que personne s’en aperçût. Elle était pesante, et je ne doutai point qu’il n’y eût dedans de l’or ou de l’argent. Quand le porteur fut passé, le cavalier, qui avait apparemment quelque soupçon de ce que j’avais fait pendant qu’il avait eu la tête tournée, mit aussitôt la main dans son sac, et, n’y trouvant pas sa bourse, me donna un si grand coup de sa hache d’armes, qu’il me renversa par terre. Tous ceux qui furent témoins de cette violence en furent touchés, et quelques-uns mirent la main sur la bride du cheval pour arrêter le cavalier et lui demander pour quel sujet il m’avait frappé, s’il lui était permis de maltraiter ainsi un musulman. « De quoi vous mêlez-vous ? leur répondit-il d’un ton brusque. Je ne l’ai pas fait sans raison : c’est un voleur. » A ces paroles, je me relevai ; et, à mon air, chacun, prenant mon parti, s’écria qu’il était un menteur, qu’il n’était pas croyable qu’un jeune homme tel que moi eût commis la méchante action qu’il m’imputait. Enfin ils soutenaient que j’étais innocent ; et, tandis qu’ils retenaient son cheval pour favoriser mon évasion, par malheur pour moi, le lieutenant de police, suivi de ses gens, passa par là ; voyant tant de monde assemblé autour du cavalier et de moi, il s’approcha et demanda ce qui était arrivé. Il n’y eut personne qui n’accusât le cavalier de m’avoir maltraité injustement, sous prétexte que je l’avais volé. Le lieutenant de police ne s’arrêta pas à tout ce qu’on lui disait ; il demanda au cavalier s’il ne soupçonnait pas quelque autre que moi de l’avoir volé. Le cavalier répondit que non, et lui dit les raisons qu’il avait de croire qu’il ne se trompait pas dans ses soupçons. Le lieutenant de police, après l’avoir écouté, ordonna à ses gens de m’arrêter et de me fouiller, ce qu’ils se mirent en devoir d’exécuter aussitôt ; et l’un d’entre eux, m’ayant ôté la bourse, la montra publiquement. Je ne pus soutenir cette honte, j’en tombai évanoui. Le lieutenant de police se fit apporter la bourse. Lorsqu’il l’eut entre les mains, il demanda au cavalier si elle était à lui, et combien il y avait mis d’argent. Le cavalier la reconnut pour celle qui lui avait été prise, et assura qu’il y avait dedans vingt sequins. Le juge l’ouvrit, et, après y avoir effectivement trouvé vingt sequins, il la lui rendit. Aussitôt il me fit venir devant lui « Jeune homme, me dit-il, avouez-moi la vérité : est-ce vous qui avez pris la bourse de ce cavalier ? N’attendez pas que j’emploie les tourments pour vous le faire confesser. » Alors, baissant les yeux, je dis en moi-même « Si je nie le fait, la bourse dont on m’a trouvé saisi me fera passer pour un menteur. » Ainsi, pour éviter un double châtiment, je levai la tête et confessai que c’était moi. Je n’eus pas plus tôt fait cet aveu, que le lieutenant de police, après avoir pris des témoins, commanda qu’on me coupât la main. La sentence fut exécutée sur-le-champ, ce qui excita la pitié de tous les spectateurs ; je remarquai même sur le visage du cavalier qu’il n’en était pas moins touché que les autres. Le lieutenant de police voulait encore me faire couper un pied ; mais je suppliai le cavalier de demander ma grâce ; il la demanda et l’obtint. Lorsque le juge eut passé son chemin, le cavalier s’approcha de moi. « Je vois bien, me dit-il en me présentant la bourse, que c’est la nécessité qui vous a fait faire une action si honteuse et si indigne d’un jeune homme aussi bien fait que vous ; mais tenez, voilà cette bourse fatale ; je vous la donne, et je suis très fâché du malheur qui vous est arrivé. » En achevant ces paroles, il me quitta ; et, comme j’étais très faible à cause du sang que j’avais perdu, quelques honnêtes gens du quartier eurent la charité de me faire entrer chez eux et de me faire boire un verre de vin. Ils pansèrent aussi mon bras et mirent dans un linge ma main, que j’emportai avec moi attachée à ma ceinture. Quand je serais retourné au khan de Mesrour dans ce triste état, je n’y aurais pas trouvé le secours dont j’avais besoin. C’était aussi hasarder beaucoup que d’aller me présenter à la jeune dame. Elle ne voudra peut-être plus me voir, dis-je, lorsqu’elle aura appris mon infamie. Je ne laissai pas néanmoins de prendre ce parti ; et, afin que le monde qui me suivait se lassât de m’accompagner, je marchai par plusieurs rues détournées et me rendis enfin chez la dame, où j’arrivai si faible et si fatigué, que je me jetai sur le sofa, le bras droit sous ma robe ; car je me gardai bien de le faire voir. Cependant la dame, avertie de mon arrivée et du mal que je souffrais, vint avec empressement ; et, me voyant pâle et défait : « Ma chère âme, me dit-elle, qu’avez-vous donc ? » Je dissimulai. « Madame, lui répondis-je, c’est un grand mal de tête qui me tourmente. » Elle en parut très affligée. « Asseyez-vous, reprit-elle (car je m’étais levé pour la recevoir), dites-moi comment cela vous est venu. Vous vous portiez si bien la dernière fois que j’eus le plaisir de vous voir ! Il y a quelque autre chose que vous me cachez : apprenez-moi ce que c’est. » Comme je gardais le silence, et qu’au lieu de répondre, les larmes coulaient de mes yeux : « Je ne comprends pas, dit-elle, ce qui peut vous affliger ; vous en aurais-je donné quelque sujet sans y penser ? Et venez-vous ici exprès pour m’annoncer que vous ne m’aimez plus ? — Ce n’est point cela, madame, lui repartis-je en soupirant, et un soupçon si injuste augmente encore mon mal. » Je ne pouvais me résoudre à lui déclarer la véritable cause. La nuit étant venue, on servit le souper ; elle me pria de manger ; mais, ne pouvant me servir que de la main gauche, je la suppliai de m’en dispenser, m’excusant sur ce que je n’avais nul appétit. « Vous en aurez, me dit-elle, quand vous m’aurez découvert ce que vous me cachez avec tant d’opiniâtreté. Votre dégoût, sans doute, ne vient que de la peine que vous avez à vous y déterminer. Hélas ! madame, repris-je, il faudra bien enfin que je m’y détermine. » Je n’eus pas prononcé ces paroles, qu’elle me versa à boire ; et, me présentant la tasse « Prenez, dit-elle, et buvez, cela vous donnera du courage. » J’avançai donc la main gauche, et prit la tasse. Lorsque j’eus la tasse à la main, je redoublai mes pleurs et poussai de nouveaux soupirs. « Qu’avez-vous donc à soupirer et à pleurer si amèrement, me dit alors la dame, et pourquoi prenez-vous la tasse de la main gauche, plutôt que de la droite ?— Ah ! madame, lui répondis-je, excusez-moi, je vous en conjure : c’est que j’ai une tumeur à la main droite. — Montrez-moi cette tumeur, répliqua-t-elle, je la veux percer. » Je m’en excusai, en disant qu’elle n’était pas encore en état de l’être, et je vidai toute la tasse, qui était très grande. Les vapeurs du vin, ma lassitude et l’abattement où j’étais m’eurent bientôt assoupi, et je dormis d’un profond sommeil qui dura jusqu’au lendemain. Pendant ce temps-là, la dame, voulant savoir quel mal j’avais à la main droite, leva ma robe, qui la cachait, et vit, avec tout l’étonnement que vous pouvez penser, qu’elle était coupée et que je l’avais apportée dans un linge. Elle comprit d’abord sans peine pourquoi j’avais tant résisté aux pressantes instances qu’elle m’avait faites, et elle passa la nuit à s’affliger de ma disgrâce, ne doutant pas qu’elle ne me fût arrivée pour l’amour d’elle. A mon réveil, je remarquai fort bien sur son visage qu’elle était saisie d’une vive douleur. Néanmoins, pour ne me pas chagriner, elle ne me parla de rien. Elle me fit servir un consommé de volaille, qu’on m’avait préparé par son ordre, me fit manger et boire, pour me donner, disait-elle, les forces dont j’avais besoin. Après cela, je voulus prendre congé d’elle ; mais, me retenant par ma robe : « Je ne souffrirai pas, dit-elle, que vous sortiez d’ici. Quoique vous ne m’en disiez rien, je suis persuadée que je suis la cause du malheur que vous vous êtes attiré. La douleur que j’en ai ne me laissera pas vivre longtemps ; mais avant que je meure, il faut que j’exécute un dessein que je médite en votre faveur. » En disant cela, elle fit appeler un officier de justice et des témoins, et me fit dresser une donation de tous ses biens. Après qu’elle eut renvoyé tous ses gens satisfaits de leurs peines, elle ouvrit un grand coffre où étaient toutes les bourses dont je lui avais fait présent depuis le commencement de nos amours. « Elles sont toutes entières, me dit-elle, je n’ai pas touché à une seule ; tenez, voilà la clef du coffre ; vous en êtes le maître. » Je la remerciai de sa générosité et de sa bonté. « Je compte pour rien, reprit-elle, ce que je viens de faire pour vous, et je ne serai pas contente que je ne meure encore, pour vous témoigner combien je vous aime. » Je la conjurai, par tout ce que l’amour a de plus puissant, d’abandonner une résolution si funeste ; mais je ne pus l’en détourner ; et le chagrin de me voir manchot lui causa une maladie de cinq ou six semaines, dont elle mourut. Après avoir regretté sa mort autant que je le devais, je me mis en possession de tous ses biens, qu’elle m’avait fait connaître ; et le sésame que vous avez pris la peine de vendre pour moi en faisait une partie. Ce que vous venez d’entendre, poursuivit le jeune homme de Bagdad, doit m’excuser auprès de vous d’avoir mangé de la main gauche ; je vous suis fort obligé de la peine que vous vous êtes donnée pour moi. Je ne puis assez reconnaître votre fidélité ; et comme j’ai, Dieu merci, assez de bien, quoique j’en aie dépensé beaucoup, je vous prie de vouloir accepter le présent que je vous fais de la somme que vous me devez. Outre cela, j’ai une proposition à vous faire. Ne pouvant plus demeurer davantage au Caire, après l’affaire que je viens de vous conter, je suis résolu d’en partir pour n’y revenir jamais. Si vous voulez me tenir compagnie, nous négocierons ensemble, et nous partagerons également le gain que nous ferons. Quand le jeune homme de Bagdad eut achevé son histoire, dit le marchand chrétien, je le remerciai le mieux qu’il me fut possible du présent qu’il me faisait ; et, quant à sa proposition de voyager avec lui, je lui dis que je l’acceptais très volontiers, en l’assurant que ses intérêts me seraient toujours aussi chers que les miens. Nous prîmes jour pour notre départ, et, lorsqu’il fut arrivé, nous nous mîmes en chemin. Nous avons passé par la Syrie et par la Mésopotamie, traversé toute la Perse, où, après nous être arrêtés dans plusieurs villes, nous sommes enfin venus, sire, jusqu’à votre capitale. Au bout de quelque temps, le jeune homme m’ayant témoigné qu’il avait dessein de repasser dans la Perse et de s’y établir, nous fîmes nos comptes, et nous nous séparâmes très satisfaits l’un de l’autre. Il partit, et moi, sire, je suis resté dans cette ville, où j’ai l’honneur d’être au service de Votre Majesté. Voilà l’histoire que j’avais à vous conter ne la trouvez-vous pas plus surprenante que celle du bossu ? Le sultan de Casgar se mit en colère contre le marchand chrétien : « Tu es bien hardi, me dit-il, d’oser me faire le récit d’une histoire si peu digne de mon attention, et de la comparer à celle du bossu ! Peux-tu te flatter de me persuader que les fades aventures d’un jeune débauché sont plus admirables que celles de mon bouffon ? Je vais vous faire pendre tous quatre pour venger sa mort. » A ces paroles, le pourvoyeur, effrayé, se jeta aux pieds du sultan : « Sire, dit-il, je supplie Votre Majesté de suspendre sa juste colère, de m’écouter et de nous faire grâce à tous quatre, si l’histoire que je vais conter à Votre Majesté est plus belle que celle du bossu. Je t’accorde ce que tu me demandes, répondit le sultan : parle. » Le pourvoyeur prit alors la parole, et dit : Histoire racontée par le Pourvoyeur du Sultan de Casgar Retour à la Table des Matières Sire, une personne de considération m’invita hier aux noces d’une de ses filles. Je ne manquai pas de me rendre chez elle sur le soir, à l’heure marquée, et je me trouvai dans une assemblée de docteurs, d’officiers de justice et d’autres personnes les plus distinguées de cette ville. Après les cérémonies, on servit un festin magnifique ; on se mit à table, et chacun mangea de ce qu’il trouva le plus à son goût. Il y avait, entre autres choses, une entrée qui était accommodée avec de l’ail, qui était excellente, et dont tout le monde voulait avoir ; et, comme nous remarquâmes qu’un des convives ne s’empressait pas d’en manger, quoiqu’elle fût devant lui, nous l’invitâmes à mettre la main au plat et à nous imiter. II nous conjura de ne le point presser là-dessus : « Je me garderai bien, nous dit-il, de toucher à un ragoût où il y aura de l’ail : je n’ai point oublié ce qu’il m’en coûte pour en avoir goûté autrefois. » Nous le priâmes de nous raconter ce qui lui avait causé une si grande aversion pour l’ail. Mais, sans lui donner le temps de nous répondre : « Est-ce ainsi, lui dit le maître de la maison, que vous faites honneur à ma table ? Ce ragoût est délicieux, ne prétendez pas vous exempter d’en manger : il faut que vous me fassiez cette grâce, comme les autres. — Seigneur, lui repartit le convive, qui était un marchand de Bagdad, ne croyez pas que j’en use ainsi par une fausse délicatesse ; je veux bien vous obéir si vous le voulez absolument ; mais ce sera à condition qu’après en avoir mangé, je me laverai, s’il vous plaît, les mains quarante fois avec du kali {57}, quarante autre fois avec de la cendre de la même plante, et autant de fois avec du savon. Vous ne trouverez pas mauvais que j’en use ainsi, pour ne pas contrevenir au serment que j’ai fait de ne manger jamais de ragoût à l’ail qu’à cette condition. » Le maître du logis, ne voulant pas dispenser le marchand de manger du ragoût à l’ail, commanda à ses gens de tenir prêts un bassin et de l’eau avec du kali, de la cendre de la même plante et du savon, afin que le marchand se lavât autant de fois qu’il lui plairait. Après avoir donné cet ordre, il s’adressa au marchand : « Faites donc comme nous, lui dit-il, et mangez. Le kali, la cendre de la même plante et le savon ne vous manqueront pas. » Le marchand, comme en colère de la violence qu’on lui faisait, avança la main, prit un morceau, qu’il porta en tremblant à sa bouche, et le mangea avec une répugnance dont nous fûmes tous fort étonnés. Mais ce qui nous surprit davantage, c’est que nous remarquâmes qu’il n’avait que quatre doigts et point de pouce ; et personne jusque-là ne s’en était encore aperçu, quoiqu’il eût mangé déjà d’autres mets. Le maître de la maison prit aussitôt la parole : « Vous n’avez point de pouce, lui dit-il ; par quel accident l’avez-vous perdu ? Il faut que ce soit à quelque occasion dont vous ferez plaisir à la compagnie de l’entretenir. — Seigneur, répondit-il, ce n’est pas seulement à la main droite que je n’ai pas de pouce, je n’en ai point non plus à la main gauche. » En même temps, il avança la main gauche et nous fit voir que ce qu’il nous disait était véritable. « Ce n’est pas tout encore, ajouta-t-il : le pouce me manque de même à l’un et à l’autre pied ; et vous pouvez m’en croire. Je suis estropié de cette manière par une aventure inouïe, que je ne refuse pas de vous raconter, si vous voulez bien avoir la patience de l’entendre : elle ne vous causera pas moins d’étonnement qu’elle ne vous fera de pitié. Mais permettez-moi de me laver les mains auparavant. » A ces mots, il se leva de table ; et, après s’être lavé les mains cent vingt fois, il revint prendre sa place et nous fit le récit de son histoire en ces termes : Vous saurez, seigneurs, que, sous le règne du calife Haroun-al-Raschid, mon père vivait à Bagdad, où je suis né, et passait pour un des plus riches marchands de la ville. Mais, comme c’était un homme attaché à ses plaisirs, qui aimait la débauche et négligeait le soin de ses affaires, au lieu de recueillir de grands biens à sa mort, j’eus besoin de toute l’économie imaginable pour acquitter les dettes qu’il avait laissées. Je vins pourtant à bout de les payer toutes ; et, par mes soins, ma petite fortune commença à prendre une face assez riante. Un matin que j’ouvrais ma boutique, une dame, montée sur une mule, accompagnée d’un eunuque et suivie de deux esclaves, passa près de ma porte et s’arrêta. Elle mit pied à terre, à l’aide de l’eunuque, qui lui prêta la main, et lui dit : « Madame, je vous l’avais bien dit que vous veniez de trop bonne heure : vous voyez qu’il n’y a encore personne au bezestein ; si vous aviez voulu me croire, vous vous seriez épargné la peine que vous aurez d’attendre. » Elle regarda de toutes parts, et, voyant en effet qu’il n’y avait pas d’autres boutiques ouvertes que la mienne, elle s’en approcha en me saluant, et me pria de lui permettre qu’elle s’y reposât, en attendant que les autres marchands arrivassent. Je répondis à son compliment comme je devais. La dame s’assit dans ma boutique, et remarquant qu’il n’y avait personne que l’eunuque et moi dans tout le bezestein, elle se découvrit le visage pour prendre l’air. Je n’ai jamais rien vu de si beau : la voir et l’aimer passionnément, ce fut la même chose pour moi ; j’eus toujours les yeux attachés sur elle. Il me parut que mon attention ne lui était pas désagréable, car elle me donna tout le temps de la regarder à mon aise ; elle ne se couvrit le visage que lorsque la crainte d’être aperçue l’y obligea. Après qu’elle se fut remise dans le même état qu’auparavant, elle me dit qu’elle cherchait plusieurs sortes d’étoffes, des plus belles et des plus riches, qu’elle me nomma, et elle me demanda si j’en avais. « Hélas ! madame, lui répondis-je, je suis un jeune marchand, qui ne fais que commencer à m’établir : je ne suis pas encore assez riche pour faire un si grand négoce, et c’est une mortification pour moi de n’avoir rien à vous présenter de ce qui vous a fait venir au bezestein ; mais, pour vous épargner la peine d’aller de boutique en boutique, dès que les marchands seront venus, j’irai, si vous le trouvez bon, prendre chez eux tout ce que vous souhaitez ; ils m’en diront le prix au juste ; et, sans aller plus loin, vous ferez ici vos emplettes. » Elle y consentit, et j’eus avec elle un entretien qui dura d’autant plus longtemps, que je lui faisais accroire que les marchands qui avaient les étoffes qu’elle demandait n’étaient pas encore arrivés. Je ne fus pas moins charmé de son esprit que je ne l’avais été de la beauté de son visage ; mais il fallut enfin me priver du plaisir de sa conversation ; je courus chercher les étoffes qu’elle désirait ; et quand elle eut choisi celles qui lui plurent, nous en arrêtâmes le prix à cinq mille dragmes d’argent monnayé. J’en fis un paquet, que je donnai à l’eunuque, qui le mit sous son bras. Elle se leva ensuite et partit, après avoir pris congé de moi ; je la conduisis des yeux jusqu’à la porte du bezestein, et je ne cessai de la regarder qu’elle ne fût remontée sur sa mule. La dame n’eut pas plus tôt disparu que je m’aperçus que l’amour m’avait fait faire une grande faute. Il m’avait tellement troublé l’esprit, que je n’avais pas pris garde qu’elle s’en allait sans payer, et que je ne lui avais pas seulement demandé qui elle était, ni où elle demeurait. Je fis réflexion pourtant que j’étais redevable d’une somme considérable à plusieurs marchands, qui n’auraient peut-être pas la patience d’attendre. J’allai m’excuser auprès d’eux le mieux qu’il me fut possible, en leur disant que je connaissais la dame. Enfin je revins chez moi, aussi amoureux qu’embarrassé d’une si grosse dette. J’avais prié mes créanciers de vouloir bien attendre huit jours pour recevoir leur paiement : la huitaine échue, ils ne manquèrent pas de me presser de les satisfaire. Je les suppliai de m’accorder le même délai : ils y consentirent ; mais, dès le lendemain, je vis arriver la dame, montée sur sa mule, avec la même suite et à la même heure que la première fois. Elle vint droit à ma boutique. « Je vous ai fait un peu attendre, me dit-elle ; mais enfin je vous apporte l’argent des étoffes que je pris l’autre jour ; portez-le chez un changeur : qu’il voie s’il est de bon aloi et si le compte y est. » L’eunuque, qui avait l’argent vint avec moi chez le changeur, et la somme se trouva juste et toute de bon argent. Je revins et j’eus encore le bonheur d’entretenir la dame jusqu’à ce que toutes les boutiques du bezestein fussent ouvertes. Quoique nous ne parlassions que de choses très communes, elle leur donnait néanmoins un tour qui les faisait paraître nouvelles, et qui me fit voir que je ne m’étais pas trompé quand, dès la première conversation, j’avais jugé qu’elle avait beaucoup d’esprit. Lorsque les marchands furent arrivés et qu’ils eurent ouvert leurs boutiques, je portai ce que je devais à ceux chez qui j’avais pris des étoffes à crédit, et je n’eus pas de peine à obtenir d’eux qu’ils m’en confiassent d’autres que la dame m’avait demandées. J’en levai pour mille pièces d’or, et la dame emporta encore la marchandise sans la payer, sans me rien dire, ni sans se faire connaître. Ce qui m’étonnait, c’était qu’elle ne hasardait rien, et que je demeurais sans caution et sans certitude d’être dédommagé, en cas que je ne la revisse plus. « Elle me paye une somme assez considérable, me disais-je en moi-même ; mais elle me laisse redevable d’une autre qui l’est encore davantage. Serait-ce une trompeuse, et serait-il possible qu’elle m’eût leurré d’abord pour me mieux ruiner ? Les marchands ne la connaissent pas ; et c’est à moi qu’ils s’adresseront. » Mon amour ne fut pas assez puissant pour m’empêcher de faire là-dessus des réflexions chagrinantes. Mes alarmes augmentèrent même de jour en jour, pendant un mois entier, qui s’écoula sans que je reçusse aucune nouvelle de la dame. Enfin, les marchands s’impatientèrent ; et, pour les satisfaire, j’étais prêt à vendre tout ce que j’avais, lorsque je la vis revenir un matin, dans le même équipage que les autres fois. « Prenez votre trébuchet, me dit-elle, pour peser l’or que je vous apporte. » Ces paroles achevèrent de dissiper ma frayeur et redoublèrent mon amour. Avant que de compter les pièces d’or, elle me fit plusieurs questions : entre autres, elle me demanda si j’étais marié. Je lui répondis que non, et que je ne l’avais jamais été. Alors, en donnant l’or à l’eunuque, elle lui dit : « Prêtez-nous votre entremise pour terminer notre affaire. » L’eunuque se mit à rire et, m’ayant tiré à l’écart, me fit peser l’or. Pendant que je le pesais, l’eunuque me dit à l’oreille : « A vous voir, je connais parfaitement que vous aimez ma maîtresse, et je suis surpris que vous n’ayez pas la hardiesse de lui découvrir votre amour ; elle vous aime encore plus que vous ne l’aimez. Ne croyez pas qu’elle ait besoin de vos étoffes ; elle vient ici uniquement parce que vous lui avez inspiré une passion violente : c’est à cause de cela qu’elle vous a demandé si vous étiez marié. Vous n’avez qu’à parler, il ne tiendra qu’à vous de l’épouser, si vous voulez. — Il est vrai, lui répondis-je, que j’ai senti naître de l’amour pour elle dès le premier moment que je l’ai vue ; mais je n’osais aspirer au bonheur de lui plaire. Je suis tout à elle, et je ne manquerai pas de reconnaître le bon office que vous me rendez. » Enfin, j’achevai de peser les pièces d’or ; et, pendant que je les remettais dans le sac, l’eunuque se tourna du côté de la dame et lui dit que j’étais très content c’était le mot dont ils étaient convenus entre eux. Aussitôt la dame, qui était assise, se leva et partit en me disant qu’elle m’enverrait l’eunuque, et que je n’aurais qu’à faire ce qu’il me dirait de sa part. Je portai à chaque marchand l’argent qui lui était dû, et j’attendis impatiemment l’eunuque durant quelques jours. Il arriva enfin. Je fis bien des amitiés à l’eunuque, et je lui demandai des nouvelles de la santé de sa maîtresse. « Vous êtes, me répondit-il, l’amant du monde le plus heureux elle est malade d’amour. On ne peut avoir plus d’envie de vous voir qu’elle n’en a ; et, si elle disposait de ses actions, elle viendrait vous chercher et passerait volontiers avec vous tous les moments de sa vie. — A son air noble et à ses manières honnêtes, lui dis-je, j’ai jugé que c’était quelque dame de considération. — Vous ne vous êtes pas trompé dans ce jugement, répliqua l’eunuque : elle est favorite de Zobéide, épouse du calife, qui l’aime d’autant plus chèrement, qu’elle l’a élevée dès son enfance, et qu’elle se repose sur elle de toutes les emplettes qu’elle a à faire. Dans le dessein qu’elle a de se marier, elle a déclaré à l’épouse du Commandeur des croyants qu’elle avait jeté les yeux sur vous, et lui a demandé son consentement. Zobéide lui a dit qu’elle y consentait, mais qu’elle voulait vous voir auparavant, afin de juger si elle avait fait un bon choix, et qu’en ce cas-là elle ferait les frais de noces. C’est pourquoi vous voyez que votre bonheur est certain. Si vous avez plu à la favorite, vous ne plairez pas moins à la maîtresse, qui ne cherche qu’à lui faire plaisir, et qui ne voudrait pas contraindre son inclination. Il ne s’agit donc plus que de venir au palais, et c’est pour cela que vous me voyez ici : c’est à vous de prendre votre résolution. — Elle est toute prise, lui repartis-je, et je suis prêt à vous suivre partout où voudrez me conduire. — Voilà qui est bien, reprit l’eunuque ; mais vous savez que les hommes n’entrent pas dans les appartements des dames du palais, et qu’on ne peut vous y introduire qu’en prenant des mesures qui demandent un grand secret ; la favorite en a le de justes. De votre côté, faites tout ce qui dépendra de vous ; mais surtout soyez discret, car il y va de votre vie. » Je l’assurai que je ferais exactement tout ce qui me serait ordonné. « Il faut donc, me dit-il, que ce soir, a l’entrée de la nuit, vous vous rendiez à la mosquée que Zobéide, épouse du calife, a fait bâtir sur le bord du Tigre, et que là vous attendiez qu’on vous vienne chercher. » Je consentis à tout ce qu’il voulut. J’attendis la fin du jour avec impatience ; et, quand elle fut venue, je partis. J’assistai à la prière d’une heure et demie après le soleil couché, dans la mosquée, où je demeurai le dernier. Je vis bientôt aborder un bateau dont tous les rameurs étaient eunuques ; ils débarquèrent et apportèrent dans la mosquée plusieurs grands coffres, après quoi ils se retirèrent ; il n’en resta qu’un seul, que je reconnus pour celui qui avait toujours accompagné la dame, et qui m’avait parlé le matin. Je vis entrer aussi la dame ; j’allai au-devant d’elle, en lui témoignant que j’étais prêt à exécuter ses ordres. « Nous n’avons pas de temps à perdre, » me dit-elle ; en disant cela, elle ouvrit un des coffres et m’ordonna de me mettre dedans. C’est une chose, ajouta-t-elle, nécessaire, pour votre sûreté et pour la mienne. Ne craignez rien, et laissez-moi disposer du reste. » J’en avais trop fait pour reculer ; je fis ce qu’elle désirait, et aussitôt elle referma le coffre à la clef. Ensuite, l’eunuque qui était dans sa confidence appela les autres eunuques qui avaient apporté les coffres, et les fit tous reporter dans le bateau ; puis, la dame et son eunuque s’étant rembarqués, on commença de ramer pour me mener à l’appartement de Zobéide. Pendant ce temps-là, je faisais de sérieuses réflexions ; et, considérant le danger où j’étais, je me repentis de m’y être exposé. Je fis des vœux et des prières qui n’étaient guère de saison. Le bateau aborda devant la porte du palais du calife ; on déchargea les coffres, qui furent portés à l’appartement de l’officier des eunuques qui garde la clef de celui des dames, et n’y laisse rien entrer sans l’avoir bien visité auparavant. Cet officier était couché ; il fallut l’éveiller et le faire lever. L’officier des eunuques, fâché de ce qu’on avait interrompu son sommeil, querella fort la favorite de ce qu’elle revenait si tard. Vous n’en serez pas quitte à si bon marché que vous vous l’imaginez, lui dit-il : pas un de ces coffres ne passera que je ne l’aie fait ouvrir et que je ne l’aie exactement visité. » En même temps, il commanda aux eunuques de les apporter devant lui, les uns après les autres, et de les ouvrir. Ils commencèrent par celui où j’étais enfermé ; ils le prirent et le portèrent. Alors je fus saisi d’une frayeur que je ne puis exprimer : je me crus au dernier moment de ma vie. La favorite, qui avait la clef, protesta qu’elle ne la donnerait pas et ne souffrirait jamais qu’on ouvrît ce coffre-là. « Vous savez bien, dit-elle, que je ne fais rien venir qui ne soit pour le service de Zobéide, votre maîtresse et la mienne. Ce coffre, particulièrement, est rempli de marchandises précieuses, que des marchands nouvellement arrivés m’ont confiées. Il y a de plus un nombre de bouteilles d’eau de la fontaine de Zemzem {58}, envoyées de la Mecque : si quelqu’une venait à se casser, les marchandises en seraient gâtées, et vous en répondriez ; la femme du Commandeur des croyants saurait bien se venger de votre insolence. » Enfin, elle parla avec tant de fermeté, que l’officier n’eut pas la hardiesse de s’opiniâtrer à vouloir faire la visite ni du coffre où j’étais, ni des autres. « Passez donc, dit-il en colère ; marchez. » On ouvrit l’appartement des dames, et l’on y porta tous les coffres. A peine y furent-ils, que j’entendis crier tout à coup : « Voilà le calife, voilà le calife ! » Ces paroles augmentèrent ma frayeur à un point, que je ne sais comment je n’en mourus pas sur-le-champ : c’était effectivement le calife. « Qu’apportez-vous donc dans ces coffres ? dit-il à la favorite. — Commandeur des croyants, répondit-elle, ce sont des étoffes nouvellement arrivées, que l’épouse de Votre Majesté a souhaité qu’on lui montrât. — Ouvrez, ouvrez, reprit le calife ; je les veux voir aussi. » Elle voulut s’en excuser, en lui représentant que ces étoffes n’étaient propres que pour les dames, et que ce serait ôter à son épouse le plaisir qu’elle se faisait de les voir la première. « Ouvrez, vous dis-je, répliqua-t-il, je vous l’ordonne. » Elle lui remontra encore que Sa Majesté, en l’obligeant à manquer à sa maîtresse, l’exposait à sa colère. « Non, non, repartit-il, je vous promets qu’elle ne vous en fera aucun reproche. Ouvrez seulement, et ne me faites pas attendre plus longtemps. » Il fallut obéir ; et je sentis alors de si vives alarmes, que j’en frémis encore toutes les fois que j’y pense. Le calife s’assit, et la favorite fit porter devant lui tous les coffres, les uns après les autres, et les ouvrit. Pour tirer les choses en longueur, elle lui faisait remarquer toutes les beautés de chaque étoffe en particulier. Elle voulait mettre sa patience à bout ; mais elle n’y réussit pas. Comme elle n’était pas moins intéressée que moi à ne pas ouvrir le coffre où j’étais, elle ne s’empressait point à le faire apporter, et il ne restait plus que celui-là à visiter : « Achevons, dit le calife ; voyons encore ce qu’il y a dans ce coffre. » Je ne puis dire si j’étais vif ou mort en ce moment ; mais je ne croyais pas échapper à un si grand danger. Lorsque la favorite de Zobéide vit que le calife voulait absolument qu’elle ouvrît le coffre où j’étais : « Pour celui-ci, dit-elle, Votre Majesté me fera, s’il lui plaît, la grâce de me dispenser de lui faire voir ce qu’il y a dedans : ce sont des choses que je ne lui puis montrer qu’en présence de son épouse. — Voilà qui est bien, dit le calife, je suis content, faites emporter vos coffres. » Elle les fit enlever aussitôt et porter dans sa chambre, où je commençai à respirer. Dès que les eunuques qui les avaient apportés se furent retirés, elle ouvrit promptement celui où j’étais prisonnier. « Sortez, me dit-elle, en me montrant la porte d’un escalier qui conduisait à une chambre au-dessus montez, et allez m’attendre. Elle n’eut pas plus tôt fermé la porte sur moi, que le calife entra et s’assit sur le coffre d’où je venais de sortir. Le motif de cette visite était un mouvement de curiosité qui ne me regardait pas. Ce prince voulait faire des questions sur ce qu’elle avait vu et entendu dans la ville. Ils s’entretinrent tous deux assez longtemps ; après quoi, il la quitta enfin et se retira dans son appartement. Lorsqu’elle se vit libre, elle me vint trouver dans la chambre où j’étais monté, et me fit bien des excuses de toutes les alarmes qu’elle m’avait causées. « Ma peine, me dit-elle, n’a pas été moins grande que la vôtre : vous n’en devez pas douter, puisque j’ai souffert pour l’amour de vous et pour moi, qui courais le même péril. Une autre à ma place n’aurait peut-être pas eu le courage de se tirer si bien d’une occasion si délicate. Il ne fallait pas moins de hardiesse ni de présence d’esprit ; ou plutôt, il fallait avoir tout l’amour que j’ai pour vous, pour sortir de cet embarras ; mais, rassurez-vous, il n’y a plus rien à craindre. » Après nous être entretenus quelque temps avec beaucoup de tendresse : « Il est temps, me dit-elle, de vous reposer : couchez-vous. Je ne manquerai pas de vous présenter demain à Zobéide, ma maîtresse, à quelque heure du jour ; et c’est une chose facile, car le calife ne la voit que la nuit. » Rassuré par ce discours, je dormis assez tranquillement ; ou, si mon sommeil fut quelquefois interrompu par des inquiétudes, ce furent des inquiétudes agréables, causées par l’espérance de posséder une dame qui avait tant d’esprit et de beauté. Le lendemain, la favorite de Zobéide, avant de me faire paraître devant sa maîtresse, m’instruisit de la manière dont je devais soutenir sa présence, me dit à peu près les questions que cette princesse me ferait, et me dicta les réponses que j’y devais faire. Après cela, elle me conduisit dans une salle où tout était d’une propreté, d’une richesse et d’une magnificence surprenantes. Je n’y étais pas entré, que vingt dames esclaves, d’un âge avancé, toutes vêtues d’habits riches et uniformes, sortirent du cabinet de Zobéide et vinrent se ranger devant un trône, en deux files égales, avec une grande modestie. Elles furent suivies de vingt autres dames toutes jeunes, et habillées de la même sorte que leurs premières, avec cette différence pourtant, que les habits avaient quelque chose de plus galant. Zobéide parut au milieu de celles-ci, avec un air majestueux, et si chargée de pierreries et de toutes sortes de joyaux, qu’à peine pouvait-elle marcher. Elle alla s’asseoir sur le trône. J’oubliais de vous dire que sa dame favorite l’accompagnait, et qu’elle demeura debout à sa droite, pendant que les dames esclaves, un peu plus éloignées, étaient en foule des deux côtés du trône. Dès que la femme du calife fut assise, les esclaves qui étaient entrées les premières me firent signe d’approcher. Je m’avançai au milieu des deux rangs qu’elles formaient, et me prosternai la tête contre le tapis qui était sous les pieds de la princesse. Elle m’ordonna de me relever, et me fit l’honneur de s’informer de mon nom, de ma famille et de l’état de ma fortune, à quoi je satisfis assez à son gré. Je ne m’en aperçus pas seulement à son air, elle me le fit même encore connaître par les choses qu’elle eut la bonté de me dire. « J’ai bien de la joie, me dit-elle, que ma fille (c’est ainsi qu’elle appelait sa dame favorite), car je la regarde comme telle, après le soin que j’ai pris de son éducation, ait fait un choix dont je suis contente ; je l’approuve et je consens que vous vous mariiez tous deux. J’ordonnerai moi-même les apprêts de vos noces, mais auparavant j’ai besoin de ma fille pour dix jours ; pendant ce temps-là, je parlerai au calife et obtiendrai son consentement, et vous demeurerez ici : on aura soin de vous. » Je demeurai donc dix jours dans l’appartement des dames du calife. Durant tout ce temps-là, je fus privé du plaisir de voir la dame favorite, mais on me traita si bien par son ordre, que j’eus sujet d’ailleurs d’être très satisfait. Zobéide entretint le calife de la résolution qu’elle avait prise de marier sa favorite ; et ce prince, en lui laissant la liberté de faire là-dessus ce qui lui plairait, accorda une somme considérable à la favorite, pour contribuer, de sa part, à son établissement. Les dix jours écoulés, Zobéide fit dresser le contrat de mariage, qui lui fut apporté en bonne forme. Les préparatifs des noces se firent : on appela les musiciens, les danseurs et les danseuses, et il y eut pendant neuf jours de grandes réjouissances dans le palais. Le dixième jour étant destiné pour la dernière cérémonie du mariage, la dame favorite fut conduite au bain d’un côté, et moi d’un autre ; sur le soir, je me mis à table, et l’on me servit toutes sortes de mets et de ragoûts, entre autres un ragoût à l’ail, comme celui dont on vient de me forcer de manger. Je le trouvai si bon, que je ne touchai presque point aux autres mets. Mais, pour mon malheur, m’étant levé de table, je me contentai de m’essuyer les mains, au lieu de les bien laver ; et c’était une négligence qui ne m’était jamais arrivée jusqu’alors. Comme il était nuit, on suppléa à la clarté du jour par une grande illumination dans l’appartement des dames. Les instruments se firent entendre, on dansa, on fit mille jeux tout le palais retentissait de cris de joie. On nous introduisit, ma femme et moi, dans une grande salle, où l’on nous fit asseoir sur deux trônes. Les femmes qui la servaient lui firent changer plusieurs fois d’habits et lui peignirent le visage de différentes manières, selon la coutume pratiquée au jour des noces ; et, chaque fois qu’on la changeait d’habillement, on me la faisait voir. Enfin toutes ces cérémonies finirent, et l’on nous conduisit dans la chambre nuptiale. Dès qu’on nous y eut laissés seuls, je m’approchai de mon épouse pour l’embrasser ; mais, au lieu de répondre à mes transports, elle me repoussa fortement et se mit à faire des cris épouvantables, qui attirèrent bientôt dans la chambre toutes les dames de l’appartement, qui voulurent savoir le sujet de ses cris. Pour moi, saisi d’un long étonnement, j’étais demeuré immobile, sans avoir eu seulement la force de lui en demander la cause. « Notre chère sœur, lui dirent-elles, que vous est-il donc arrivé, depuis le peu de temps que nous vous avons quittée ? Apprenez-le-nous, afin que nous vous secourions. — Otez, s’écria-t-elle, ôtez-moi de devant les yeux ce vilain homme que voilà. — Hé, madame, lui dis-je, en quoi puis-je avoir eu le malheur de mériter votre colère ? — Vous êtes un vilain, me répondit-elle en furie, vous avez mangé de l’ail, et vous ne vous êtes pas lavé les mains ! Croyez-vous que je veuille souffrir qu’un homme si malpropre s’approche de moi pour m’empester ? Couchez-le par terre, ajouta-t-elle en s’adressant aux dames, et qu’on apporte un nerf de bœuf. » Elles me renversèrent aussitôt, et, tandis que les unes me tenaient par les bras et les autres par les pieds, ma femme, qui avait été servie en diligence, me frappa impitoyablement jusqu’à ce que les forces lui manquassent. Alors elle dit aux dames : « Prenez-le : qu’on l’envoie au lieutenant de police, et qu’on lui fasse couper la main dont il a mangé du ragoût à l’ail. » A ces paroles, je m’écriai : « Grand Dieu ! je suis rompu et brisé de coups, et, par surcroît d’affliction. on me condamne encore à avoir la main coupée ! Et pourquoi ? pour avoir mangé d’un ragoût à l’ail, et pour avoir oublié de me laver les mains Quelle colère pour un si petit sujet ! Peste soit du ragoût à l’ail ! Maudits soient le cuisinier qui l’a apprêté et celui qui l’a servi ! » Toutes les dames qui m’avaient vu recevoir mille coups de nerfs de bœuf eurent pitié de moi, lorsqu’elles entendirent parler de me faire couper la main. « Notre chère sœur et notre bonne dame, dirent-elles à la favorite, vous poussez trop loin votre ressentiment. C’est un homme, à la vérité, qui ne sait pas vivre, qui ignore votre rang et les égards que vous méritez ; mais nous vous supplions de ne pas prendre garde à la faute qu’il a commise, et de la lui pardonner. — Je ne suis pas satisfaite, reprit-elle : je veux qu’il apprenne à vivre, et qu’il porte des marques si sensibles de sa malpropreté, qu’il ne s’avisera de sa vie de manger d’un ragoût à l’ail, sans se souvenir ensuite de se laver les mains. » Elles ne se rebutèrent pas de son refus ; elles se jetèrent à ses pieds, et, lui baisant la main : « Notre bonne dame, lui dirent-elles, au nom de Dieu, modérez votre colère, et accordez-nous la grâce que nous vous demandons. » Elle ne leur répondit rien, mais elle se leva ; et, après m’avoir dit mille injures, elle sortit de la chambre. Toutes les dames la suivirent et me laissèrent seul, dans une affliction inconcevable. Je demeurai dix jours sans voir personne qu’une vieille esclave, qui venait m’apporter à manger. Je lui demandai des nouvelles de la dame favorite. « Elle est malade, me dit la vieille esclave, de l’odeur empoisonnée que vous lui avez fait respirer. Pourquoi aussi n’avez-vous pas eu soin de vous laver les mains après avoir mangé de ce maudit ragoût à l’ail ? Est-il possible, dis-je alors en moi-même, que la délicatesse de ces dames soit si grande, et qu’elles soient si vindicatives pour une faute si légère ? » J’aimai cependant ma femme, malgré sa cruauté, et je ne laissai pas de la plaindre. Un jour, l’esclave me dit « Votre épouse est guérie, elle est allée au bain, et elle m’a dit qu’elle vous viendrait voir demain. Ainsi, ayez encore patience, et tâchez de vous accommoder à son humeur. C’est d’ailleurs une personne très sage, très raisonnable et très chérie de toutes les dames qui sont auprès de Zobéide, notre respectable maîtresse. Véritablement ma femme vint le lendemain et me dit d’abord : « Il faut que je sois bien bonne, de venir vous revoir après l’offense que vous m’avez faite. Mais je ne puis me résoudre à me réconcilier avec vous, que je ne vous aie puni comme vous le méritez, pour ne vous être pas lavé les mains après avoir mangé d’un ragoût à l’ail. » En achevant ces mots, elle appela des dames, qui me couchèrent par terre par son ordre ; et, après qu’elles m’eurent lié, elle prit un rasoir, et eut la barbarie de me couper elle-même les quatre pouces. Une des dames appliqua d’une certaine racine pour arrêter le sang ; maïs cela n’empêcha que je ne m’évanouisse, par la quantité que j’en avais perdu et par le mal que j’avais souffert. Je revins de mon évanouissement, et l’on me donna du vin à boire, pour me faire reprendre des forces. « Ah ! madame, dis-je alors à mon épouse, si jamais il m’arrive de manger d’un ragoût à l’ail, je vous jure qu’au lieu d’une fois, je me laverai les mains cent vingt fois avec du kali, de la cendre de la même plante et du savon. — Eh bien ! dit ma femme, à cette condition, je veux bien oublier le passé, et vivre avec vous comme avec mon mari. » Voilà, seigneur, ajouta le marchand de Bagdad, en s’adressant à la compagnie, pourquoi vous avez vu que j’ai refusé de manger du ragoût à l’ail qui était devant moi. Les dames, poursuivit-il, n’appliquèrent pas seulement sur mes plaies de la racine que j’ai dite, pour étancher le sang ; elles y mirent aussi du baume de la Mecque, qu’on ne pouvait pas soupçonner d’être falsifié, puisqu’elles l’avaient pris dans l’apothicairerie du calife. Par la vertu de ce baume admirable, je fus parfaitement guéri en peu de jours, et nous demeurâmes ensemble, ma femme et moi, dans la même union que si je n’eusse jamais mangé de ragoût à l’ail. Mais, comme j’avais toujours joui de ma liberté, je m’ennuyais fort d’être renfermé dans le palais du calife ; néanmoins je n’en voulais rien témoigner à mon épouse, de peur de lui déplaire. Elle s’en aperçut ; elle ne demandait pas mieux elle-même que d’en sortir. La reconnaissance seule la retenait auprès de Zobéide. Mais elle avait de l’esprit, et elle représenta si bien à sa maîtresse la contrainte où j’étais de ne pas vivre dans la ville avec les gens de ma condition, comme j’avais toujours fait, que cette bonne princesse aima mieux se priver du plaisir d’avoir auprès d’elle sa favorite, que de ne lui pas accorder ce que nous souhaitions tous deux également. C’est pourquoi, un mois après notre mariage, je vis paraître mon épouse avec plusieurs eunuques, qui portaient chacun un sac d’argent. Quand ils se furent retirés : « Vous ne m’avez rien marqué, dit-elle, de l’ennui que vous cause le séjour de la cour ; mais je m’en suis fort bien aperçue, et j’ai heureusement trouvé moyen de vous rendre content. Zobéide, ma maîtresse, nous permet de nous retirer du palais, et voilà cinquante mille sequins dont elle nous fait présent, pour nous mettre en état de vivre commodément dans la ville. Prenez-en dix mille, et allez nous acheter une maison. » J’en eus bientôt trouvé une pour cette somme ; et, l’ayant fait meubler magnifiquement, nous y allâmes loger. Nous prîmes un grand nombre d’esclaves de l’un et de l’autre sexe, et nous nous donnâmes un fort bel équipage. Enfin, nous commençâmes à mener une vie fort agréable ; mais elle ne fut pas de longue durée. Au bout d’un an, ma femme tomba malade et mourut en peu de jours. J’aurais pu me marier et continuer de vivre honorablement à Bagdad, mais l’envie de voir le monde m’inspira un autre dessein. Je vendis ma maison ; et après avoir acheté plusieurs sortes de marchandises, je me joignis à une caravane et passai en Perse. De là, je pris la route de Samarcande {59}, d où je suis venu m’établir en cette ville. Voilà sire, dit le pourvoyeur qui parlait au sultan de Casgar, l’histoire que raconta, hier, ce marchand de Bagdad à la compagnie où je me trouvai. « Cette histoire, dit le sultan a quelque chose d’extraordinaire ; mais elle n’est pas comparable à celle du petit bossu. » Alors le médecin juif, s’étant avancé, se prosterna devant le trône de ce prince, et lui dit, en se relevant « Sire, si Votre Majesté veut avoir aussi la bonté de m’écouter, je me flatte qu’elle sera satisfaite de l’histoire que j’ai à lui conter. — Eh bien ! parle, lui dit le sultan ; mais, si elle n’est pas plus surprenante que celle du bossu, n’espère pas que je te donne la vie. » Le médecin juif, voyant le sultan de Casgar disposé à l’entendre, prit ainsi la parole : Histoire racontée par le Médecin Juif Retour à la Table des Matières Sire, pendant que j’étudiais en médecine à Damas, et que je commençais à y exercer ce bel art avec quelque réputation un esclave me vint chercher pour aller voir un malade chez le gouverneur de la ville. Je m’y rendis, et l’on m’introduisit dans une chambre où je trouvai un jeune homme très bien fait, fort abattu du mal qu’il souffrait. Je le saluai en m’asseyant près de lui ; il ne répondit point à mon compliment, mais il me fit signe des yeux pour me marquer qu’il m’entendait et qu’il me remerciait. « Seigneur, lui dis-je, je vous prie de me donner la main, que je vous tâte le pouls. » Au lieu de tendre la main droite, il me présenta la gauche, de quoi je fus extrêmement surpris. « Voilà, dis-je en moi-même, une grande ignorance, de ne savoir pas que l’on présente la main droite à un médecin, et non pas la gauche. » Je ne laissai pas de lui tâter le pouls ; et, après avoir écrit une ordonnance, je me retirai. Je continuai mes visites pendant neuf jours ; et toutes les fois que je lui voulus tâter le pouls, il me tendit la main gauche. Le dixième jour, il me parut se bien porter, et je lui dis qu’il n’avait plus besoin que d’aller au bain. Le gouverneur de Damas, qui était présent, pour me marquer combien il était content de moi, me fit revêtir, en sa présence, d’une robe très riche, en me disant qu’il me faisait médecin de l’hôpital de la ville et médecin ordinaire de sa maison, où je pouvais aller librement manger à sa table quand il me plairait. Le jeune homme me fit aussi de grandes amitiés et me pria de l’accompagner au bain. Nous y entrâmes ; et quand ses gens l’eurent déshabillé, je vis que la main droite lui manquait. Je remarquai même qu’il n’y avait pas longtemps qu’on la lui avait coupée : c’était la cause de sa maladie, que l’on m’avait cachée ; et, tandis qu’on y appliquait des médicaments propres à le guérir promptement, on m’avait appelé pour empêcher que la fièvre, qui l’avait pris, n’eût de mauvaises suites. Je fus assez surpris et fort affligé de le voir en cet état ; il le remarqua bien sur mon visage. « Médecin, me dit-il, ne vous étonnez pas de me voir la main coupée ; je vous en dirai quelque jour le sujet, et vous entendrez une histoire des plus surprenantes. » Après que nous fûmes sortis du bain, nous nous mîmes à table, nous nous entretînmes ensuite, et il me demanda s’il pouvait, sans altérer sa santé, s’aller promener hors de la ville, au jardin du gouverneur. Je lui répondis que non seulement il le pouvait, mais qu’il lui était même très salutaire de prendre l’air. « Si cela est, répliqua-t-il, et que vous vouliez bien me tenir compagnie, je vous conterai là mon histoire. » Je repartis que j’étais tout à lui le reste de la journée. Aussitôt, il commanda à ses gens d’apporter de quoi faire la collation ; puis nous partîmes et nous nous rendîmes au jardin du gouverneur. Nous y fîmes deux ou trois tours de promenade ; et, après que nous nous fûmes assis sur un tapis que ses gens étendirent sous un arbre qui faisait un bel ombrage, le jeune homme me fit, de cette sorte, le récit de son histoire : Je suis né à Moussoul, et ma famille est une des plus considérables de la ville. Mon père était l’aîné de dix enfants que mon aïeul laissa, en mourant, tous en vie et mariés. Mais, de ce grand nombre de frères, mon père fut le seul qui eut des enfants ; encore n’eut-il que moi. Il prit un très grand soin de mon éducation, et me fit apprendre tout ce qu’un enfant de ma condition ne devait pas ignorer. J’étais déjà grand, et je commençais à fréquenter le monde, lorsqu’un vendredi, je me trouvai à la prière de midi, avec mon père et mes oncles, dans la grande Mosquée de Moussoul. Après la prière, tout le monde se retira, hors mon père et mes oncles, qui s’assirent sur le tapis qui régnait par toute la mosquée. Je m’assis aussi avec eux ; ils s’entretenaient de plusieurs choses, et la conversation tomba insensiblement sur les voyages. Ils vantèrent les beautés et les singularités de quelques royaumes et de leurs villes principales ; mais un de mes oncles dit que, si l’on en voulait croire le rapport uniforme d’une infinité de voyageurs, il n’y avait pas au monde un plus beau pays que 1’Egypte, ni un plus beau fleuve que le Nil ; et ce qu’il en raconta, m’en donna une si grande idée, que dès ce moment je conçus le désir d’y voyager. Ce que mes autres oncles purent dire pour donner la préférence à Bagdad et au Tigre, en appelant Bagdad le véritable séjour de la religion musulmane et la métropole de toutes les villes de la terre, ne fit pas la même impression sur moi. Mon père appuya le sentiment de celui de ses frères qui avait parlé en faveur de l’Égypte, ce qui me causa beaucoup de joie. « Quoiqu’on veuille dire, s’écria-t-il, qui n’a pas vu l’Égypte n’a pas vu ce qu’il y a de singulier au monde. La terre y est toute d’or, c’est-à-dire si fertile, qu’elle enrichit ses habitants. Toutes les femmes y charment ou par leur beauté, ou par leurs manières agréables. Si vous me parlez du Nil, y a-t-il un fleuve plus admirable ! Quelle eau fut jamais plus légère et plus délicieuse ? Le limon même qu’il entraîne avec lui dans son débordement n’engraisse-t-il pas les campagnes, qui produisent sans travail mille fois plus que les autres terres, avec toute la peine que l’on prend à les cultiver ? Écoutez ce qu’un poète obligé d’abandonner l’Égypte disait aux Égyptiens : « Votre Nil vous comble tous les jours de biens ; c’est pour vous uniquement qu’il vient de si loin. Hélas ! en m’éloignant de vous, mes larmes vont couler aussi abondamment que ses eaux. Vous allez continuer de jouir de ses douceurs, tandis que je suis condamné à m’en priver malgré moi. » « Si vous regardez, ajouta mon père, du côté de l’île que forment les deux branches du Nil les plus grandes, quelle variété de verdure, quel émail de toutes sortes de fleurs, quelle quantité prodigieuse de villes, de bourgades, de canaux et de mille autres objets agréables ! Si vous tournez les yeux de l’autre côté, en remontant vers l’Éthiopie, combien d’autres sujets d’admiration ! Je ne puis mieux comparer la verdure de tant de campagnes, arrosées par les différents canaux du Nil, qu’à des émeraudes brillantes enchâssées dans de l’argent. N’est-ce pas la ville de l’univers la plus vaste, la plus peuplée et la plus riche que le grand Caire ? Que d’édifices magnifiques, tant publics que particuliers Si vous allez jusqu’aux pyramides, vous serez saisis d’étonnement ; vous demeurerez immobiles à l’aspect de ces masses de pierres, d’une grosseur énorme, qui s’élèvent jusqu’aux cieux ; vous serez obligés d’avouer qu’il faut que les Pharaons, qui ont employé à les construire tant de richesses et tant d’hommes, aient surpassé tous les monarques qui sont venus après eux, non seulement en Égypte, mais sur la terre même, en magnificence et en invention, pour avoir laissé des monuments si dignes de leur mémoire. Ces monuments, si anciens que les savants ne sauraient convenir entre eux du temps où on les a élevés, subsistent encore aujourd’hui et dureront autant que les siècles. Je passe sous silence les villes maritimes du royaume d’Egypte, comme Damiette, Rosette, Alexandrie, où je ne sais combien de nations vont chercher mille sortes de grains et de toiles, et mille autres choses pour la commodité et les délices des hommes. Je vous en parle avec connaissance : j’y ai passé quelques années de ma jeunesse, que je compterai tant que je vivrai pour les plus agréables de toute ma vie. » Mes oncles n’eurent rien à répliquer à mon père, poursuivit le jeune homme de Moussoul, et demeurèrent d’accord de tout ce qu’il venait de dire du Nil, du Caire et de tout le royaume d’Égypte. Pour moi, j’en eus l’imagination si remplie, que je n’en dormis pas de la nuit. Peu de temps après, mes oncles firent bien connaître eux-mêmes combien ils avaient été frappés du discours de mon père. Ils lui proposèrent de faire tous ensemble le voyage d’Égypte : il accepta la proposition ; et, comme ils étaient de riches marchands, ils résolurent de porter avec eux des marchandises qu’ils y pussent débiter. J’appris qu’ils faisaient les préparatifs de leur départ j’allai trouver mon père ; je le suppliai, les larmes aux yeux, de me permettre de l’accompagner et de m’accorder un fonds de marchandises pour en faire le débit moi-même. « Vous êtes encore trop jeune, me dit-il, pour entreprendre le voyage d’Égypte : la fatigue en est trop grande, et, de plus, je suis persuadé que vous vous y perdriez. » Ces paroles ne m’ôtèrent pas l’envie de voyager ; j’employai le crédit de mes oncles ils obtinrent enfin que j’irais seulement jusqu’à Damas, où ils me laisseraient pendant qu’ils continueraient leur voyage jusqu’en Egypte. « La ville de Damas, dit mon père, a aussi ses beautés, et il faut qu’il se contente de la permission que je lui donne d’aller jusque-la. » Quelque désir que j’eusse de voir l’Égypte après ce que je lui en avais oui dire, il était mon père, je me soumis à sa volonté. Je partis donc de Moussoul, avec mes oncles et lui. Nous traversâmes la Mésopotamie ; nous passâmes l’Euphrate ; nous arrivâmes à Alep, où nous séjournâmes peu de jours ; et, de là, nous nous rendîmes à Damas, dont l’abord me surprit très agréablement. Nous logeâmes tous dans un même khan. Je vis une ville grande, peuplée, remplie de beau monde et très bien fortifiée. Nous employâmes quelques jours à nous promener dans tous ces jardins délicieux qui sont aux environs, com1e nous le pouvons voir d’ici, et nous convînmes que l’on avait raison de dire que Damas était au milieu d’un paradis. Mes oncles enfin songèrent à continuer leur route ; ils prirent soin auparavant de vendre mes marchandises ; ce qu’ils firent si avantageusement pour moi, que j’y gagnai cinq cents pour cent. Cette vente produisit une somme considérable, dont je fus ravi de me voir possesseur. Mon père et mes oncles me laissèrent donc à Damas et poursuivirent leur voyage. Après leur départ, j’eus une grande attention à ne pas dépenser mon argent inutilement. Je louai néanmoins une maison magnifique ; elle était toute de marbre, ornée de peintures à feuillage d’or et d’azur ; elle avait un jardin où l’on voyait de très beaux jets d’eau. Je la meublai, non pas à la vérité aussi richement que la magnificence du lieu le demandait, mais du moins assez proprement pour un jeune homme de ma condition. Elle avait autrefois appartenu à un des principaux seigneurs de la ville, nommé Modoun Abdalraham, et elle appartenait alors à un riche marchand joaillier, à qui je n’en payais que deux scherifs {60} par mois. J’avais un assez grand nombre de domestiques ; je vivais honorablement, je donnais quelquefois à manger aux gens avec qui j’avais fait connaissance, et quelquefois j’allais manger chez eux : c’est ainsi que je passais le temps à Damas, en attendant le retour de mon père. Aucune passion ne troublait mon repos, et le commerce des honnêtes gens faisait mon unique occupation. Un jour que j’étais assis à la porte de ma maison et que je prenais le frais, une dame, fort proprement habillée et qui paraissait fort bien faite, vint à moi et me demanda si je ne vendais pas des étoffes. En disant cela, elle entra dans le logis. Quand je vis qu’elle était entrée dans ma maison, je me levai, je fermai la porte, et la fis entrer dans une salle où je la priai de s’asseoir. « Madame, lui dis-je, j’ai eu des étoffes qui étaient dignes de vous être montrées, mais je n’en ai plus présentement, et j’en suis très fâché. » Elle ôta le voile qui lui couvrait le visage, et fit briller à mes yeux une beauté dont la vue me fit sentir des mouvements que je n’avais point encore éprouvés. « Je n’ai pas besoin d’étoffes, me répondit-elle, je viens seulement pour vous voir et passer la soirée avec vous, si vous l’avez pour agréable ; je ne vous demande qu’une légère collation. » Ravi d’une si bonne fortune, je donnai ordre à mes gens de nous apporter plusieurs sortes de fruits et des bouteilles de vin. Nous fûmes servis promptement, nous mangeâmes, nous bûmes, nous nous réjouîmes jusqu’à minuit ; enfin, je n’avais point encore passé de nuit si agréablement que je passai celle-là. Le lendemain matin, je voulus mettre dix scherifs dans la main de la dame ; mais elle la retira brusquement. « Je ne suis pas venue vous voir dans un esprit d’intérêt, et vous me faites une injure. Bien loin de recevoir de l’argent de vous, je veux que vous en receviez de moi ; autrement je ne vous reverrai plus. » En même temps elle tira dix scherifs de sa bourse et me força de les prendre. « Attendez-moi dans trois jours, me dit-elle, après le coucher du soleil. » A ces mots, elle prit congé de moi ; et je sentis qu’en partant elle emportait mon cœur avec elle. Au bout de trois jours, elle ne manqua pas de venir, à l’heure marquée, et je ne manquai pas de la recevoir avec toute la joie d’un homme qui l’attendait impatiemment. Nous passâmes la soirée et la nuit comme la première fois ; et le lendemain, en me quittant, elle promit de me revenir voir encore dans trois jours ; mais elle ne voulut point partir que je n’eusse reçu dix nouveaux scherifs. Étant revenue pour la troisième fois, et lorsque le vin nous eut échauffés tous deux, elle me dit : « Mon cher cœur, que pensez-vous de moi ? Ne suis-je pas belle et amusante ? — Madame, lui répondis-je, cette question, ce me semble, est assez inutile : toutes les marques d’amour que je vous donne doivent vous persuader que je vous aime. Je suis charmé de vous voir et de vous posséder ; vous êtes ma reine, ma sultane ; vous faites tout le bonheur de ma vie. — Ah ! je suis assurée, me dit-elle, que vous cesseriez de tenir ce langage, si vous aviez vu une dame de mes amies, qui est plus jeune et plus belle que moi ! Elle a l’humeur si enjouée qu’elle ferait rire les gens les plus mélancoliques. Il faut que je vous l’amène ici. Je lui ai parlé de vous ; et, sur ce que je lui en ai dit, elle meurt d’envie de vous voir. Elle m’a priée de lui procurer ce plaisir ; mais je n’ai pas osé la satisfaire sans vous en avoir parlé auparavant. — Madame, repris-je, vous ferez ce qu’il vous plaira ; mais, quelque chose que vous me puissiez dire de votre amie, je défie tous ses attraits de vous ravir mon cœur, qui est si fortement attaché à vous, que rien n’est capable de l’en détacher. — Prenez bien garde, répliqua-t-elle ; je vous avertis que je vais mettre votre amour à une étrange épreuve. » Nous en demeurâmes là, et le lendemain, en me quittant, au lieu de dix scherifs, elle m’en donna quinze, que je fus obligé d’accepter. « Souvenez-vous, me dit-elle, que vous aurez dans deux jours une nouvelle hôtesse, songez à la bien recevoir ; nous viendrons à l’heure accoutumée, après le lever du soleil. » Je fis orner la salle et préparer une belle collation pour le jour où elles devaient venir. J’attendis les deux dames avec impatience, et elles arrivèrent enfin, à l’entrée de la nuit. Elles se dévoilèrent l’une et l’autre, et si j’avais été surpris de la beauté de la première j’eus sujet de l’être bien davantage lorsque je vis son amie. Elle avait des traits réguliers, un visage parfait, un teint vif, et des yeux si brillants, que j’en pouvais à peine soutenir l’éclat. Je la remerciai de l’honneur qu’elle me faisait, et la suppliai de m’excuser si je ne la recevais pas comme elle le méritait. « Laissons là les compliments, me dit-elle ; ce serait à moi de vous en faire sur ce que vous avez permis que mon amie m’amenât ici ; mais, puisque vous voulez bien me souffrir, quittons les cérémonies et ne songeons qu’à nous réjouir. » Comme j’avais donné ordre qu’on nous servît la collation dès que les dames seraient arrivées, nous nous mîmes bientôt à table. J’étais vis-à-vis de la nouvelle venue, qui ne cessait de me regarder en souriant. Je ne pus résister à ses regards vainqueurs, et elle se rendit maîtresse de mon cœur, sans que je pusse m’en défendre. Mais elle prit aussi de l’amour en m’en inspirant ; et, loin de se contraindre, elle me dit des choses assez vives. L’autre dame, qui nous observait, n’en fit d’abord que rire. « Je vous l’avais bien dit, s’écria-t-elle en m’adressant la parole, que vous trouveriez mon amie charmante ; et je m’aperçois que vous avez déjà violé le serment que vous m’avez fait, de m’être fidèle. — Madame, lui répondis-je en riant aussi comme elle, vous auriez sujet de vous plaindre de moi si je manquais de civilité pour une dame que vous m’avez amenée et que vous chérissez ; vous pourriez me reprocher l’une et l’autre de ne savoir pas faire les honneurs de ma maison. » Nous continuâmes de boire ; mais, à mesure que le vin nous échauffait, la nouvelle dame et moi nous nous agacions avec si peu de retenue, que son amie en conçut une jalousie violente, dont elle nous donna bientôt une marque bien funeste. Elle se leva et sortit, en nous disant qu’elle allait revenir ; mais, peu de moments après, la dame qui était restée avec moi changea de visage ; il lui prit de grandes convulsions, et enfin elle rendit l’âme entre mes bras, tandis que j’appelais du monde pour m’aider à la secourir. Je sors aussitôt, je demande l’autre dame : mes gens me dirent qu’elle avait ouvert la porte de la rue, et qu’elle s’en était allée. Je soupçonnai alors, et rien n’était plus véritable, que c’était elle qui avait causé la mort de son amie. Effectivement, elle avait eu l’adresse et la malice de mettre d’un poison très violent dans la dernière tasse qu’elle lui avait présentée elle-même. Je fus vivement affligé de cet accident. « Que ferais-je ? dis-je alors en moi-même. Que vais-je devenir ? » Comme je crus qu’il n’y avait pas de temps à perdre, je fis lever par mes gens, à la clarté de la lune et sans bruit, une des grandes pièces de marbre dont la cour de ma maison était pavée, et fis creuser, en diligence, une fosse où ils enterrèrent le corps de la jeune dame. Après qu’on eut remis la pièce de marbre, je pris un habit de voyage, avec tout ce que j’avais d’argent, et je fermai tout, jusqu’à la porte de ma maison, que je scellai et cachetai de mon sceau. J’allai trouver le marchand joaillier qui en était le propriétaire ; je lui payai ce que je lui devais de loyer, avec une année d’avance ; et, lui donnant la clef, je le priai de me la garder. « Une affaire pressante, lui dis-je, m’oblige à m’absenter pour quelque temps ; il faut que j’aille trouver mes oncles, au Caire. » Enfin, je pris congé de lui ; et, dans le moment, je montai à cheval et partis avec mes gens qui m’attendaient. Mon voyage fut heureux : j’arrivai au Caire, sans avoir fait aucune mauvaise rencontre. J’y trouvai mes oncles, qui furent fort étonnés de me voir. Je leur dis, pour excuse, que je m’étais ennuyé de les attendre, et que l’inquiétude de ne recevoir d’eux aucune nouvelle m’avait fait entreprendre ce voyage. Ils me reçurent fort bien et promirent de faire en sorte que mon père ne me sût pas mauvais gré d’avoir quitté Damas sans sa permission. Je logeai avec eux dans le même khan, et vis tout ce qu’il y avait de beau à voir au Caire. Comme ils avaient achevé de vendre leurs marchandises, ils parlaient de s’en retourner à Moussoul, et ils commençaient déjà à faire les préparatifs de leur départ ; mais, n’ayant pas vu tout ce que j’avais envie de voir en Égypte, je quittai mes oncles et allai me loger dans un quartier fort éloigné de leur khan, et je ne parus point qu’ils ne fussent partis. Ils me cherchèrent longtemps par toute la ville ; mais, ne me trouvant point, ils jugèrent que le remords d’être venu en Égypte contre la volonté de mon père m’avait obligé de retourner à Damas sans leur en rien dire, et ils partirent, dans l’espérance de m’y rencontrer et de me prendre en passant. Je restai donc au Caire après leur départ, et j’y demeurai trois ans, pour satisfaire pleinement la curiosité que j’avais de voir toutes les merveilles de l’Égypte. Pendant ce temps-là, j’eus soin d’envoyer de l’argent au marchand joaillier, en lui mandant de me conserver sa maison ; car j’avais dessein de retourner à Damas et de m’y arrêter encore quelques années. Il ne m’arriva point d’aventure, au Caire, qui mérite de vous être racontée ; mais vous allez sans doute être fort surpris de celle que j’éprouvai quand je fus de retour à Damas. En arrivant en cette ville, j’allai descendre chez le marchand joaillier, qui me reçut avec joie et qui voulut m’accompagner lui-même jusque dans ma maison, pour me faire voir que personne n’y était entré pendant mon absence. En effet, le sceau était encore en son entier sur la serrure. J’entrai, et trouvai toutes choses dans le même état où je les avais laissées. En nettoyant et en balayant la salle où j’avais mangé avec les dames, un de mes gens trouva un collier d’or, en forme de chaîne, où il y avait, d’espace en espace, dix perles très grosses et très parfaites ; il me l’apporta, et je le reconnus pour celui que j’avais vu au cou de la jeune dame qui avait été empoisonnée. Je compris qu’il s’était détaché et qu’il était tombé sans que je m’en fusse aperçu. Je ne pus le regarder sans verser des larmes, en me souvenant d’une personne si aimable, et que j’avais vue mourir d’une manière si funeste. Je l’enveloppai et le mis précieusement dans mon sein. Je passai quelques jours à me remettre de la fatigue de mon voyage ; après quoi, je commençai à voir les gens avec qui j’avais fait autrefois connaissance. Je m’abandonnai à toutes sortes de plaisirs, et insensiblement je dépensai tout mon argent. Dans cette situation, au lieu de vendre mes meubles je résolus de me défaire du collier ; mais e me connaissais si peu en perles, que je m’y pris fort mal, comme vous l’allez entendre. Je me rendis au bezestein, où, tirant à part un crieur, et lui montrant le collier, je lui dis que je le voulais vendre, et que je le priais de le faire voir aux principaux joailliers. Le crieur fut surpris de voir ce bijou. « Ah ! la belle chose ! s’écria-t-il après l’avoir regardé longtemps avec admiration. Jamais nos marchands n’ont vu rien de si riche. Je vais leur faire un grand plaisir ; et vous ne devez pas douter qu’ils ne le mettent à un haut prix à l’envi l’un de l’autre. » Il me mena à une boutique, et il se trouva que c’était celle du propriétaire de ma maison. « Attendez-moi ici, me dit le crieur, je reviendrai bientôt vous apporter la réponse. » Tandis qu’avec beaucoup de secret il alla de marchand en marchand montrer le collier, je m’assis près du joaillier, qui fut bien aise de me voir, et nous commençâmes à nous entretenir de choses indifférentes. Le crieur revint ; et, me prenant en particulier, au lieu de me dire qu’on estimait le collier pour le moins deux mille scherifs, il m’assura qu’on n’en voulait donner que cinquante. « C’est qu’on m’a dit, ajouta-t-il, que les perles étaient fausses : voyez si vous voulez le donner à ce prix-là. » Comme je le crus sur parole, et que j’avais besoin d’argent : « Allez, lui dis-je ; je m’en rapporte à ce que vous me dites et à ceux qui s’y connaissent mieux que moi : livrez-le et m’en apportez l’argent tout à l’heure. » Le crieur m’était venu offrir cinquante scherifs de la part du plus riche joaillier du bezestein, qui n’avait fait cette offre que pour me sonder et savoir si je connaissais bien la valeur de ce que je mettais en vente. Ainsi il n’eut pas plus tôt appris ma réponse, qu’il mena le crieur avec lui chez le lieutenant de police, à qui, montrant le collier : « Seigneur, dit-il, voilà un collier qu’on m’a volé ; et le voleur, déguisé en marchand, a eu la hardiesse de venir l’exposer en vente, et il est actuellement dans le bezestein. Il se contente, poursuivit-il, de cinquante scherifs pour un joyau qui en vaut deux mille : rien ne saurait mieux prouver que c’est un voleur. » Le lieutenant de police m’envoya arrêter sur-le-champ ; et, lorsque je fus devant lui, il me demanda si le collier qu’il tenait à la main n’était pas celui que je venais de mettre en vente au bezestein. Je lui répondis que oui. « Et est-il vrai, reprit-il, que vous le vouliez livrer pour cinquante scherifs ? » J’en demeurai d’accord. « Eh bien, dit-il alors d’un ton moqueur, qu’on lui donne la bastonnade : il nous dira bientôt, avec son bel habit de marchand, qu’il n’est qu’un franc voleur ; qu’on le batte jusqu’à ce qu’il l’avoue. » La violence des coups de bâton me fit faire un mensonge : je confessai, contre la vérité, que j’avais volé le collier ; et aussitôt le lieutenant de police me fit couper la main. Cela causa un grand bruit dans le bezestein, et je fus à peine de retour chez moi, que je vis arriver le propriétaire de la maison. « Mon fils, me dit-il, vous paraissez un jeune homme si sage et si bien élevé ! comment est-il possible que vous ayez commis une action aussi indigne que celle dont je viens d’entendre parler ! Vous m’avez instruit vous-même de votre bien, et je ne doute pas qu’il ne soit tel que vous me l’avez dit. Que ne m’avez-vous demandé de l’argent ? je vous en aurais prêté ; mais, après ce qui vient d’arriver, je ne puis souffrir que vous logiez plus longtemps dans ma maison : prenez votre parti ; allez chercher un autre logement. » Je fus extrêmement mortifié de ces paroles ; je priai le joaillier, les larmes aux yeux, de me permettre de rester encore trois jours dans sa maison ; ce qu’il m’accorda. « Hélas ! m’écriai-je, quel malheur et quel affront ! Oserai-je retourner à Moussoul ? Tout ce que je pourrai dire à mon père sera-t-il capable de lui persuader que je suis innocent ? » Trois jours après que ce malheur me fut arrivé, je vis avec étonnement entrer chez moi une troupe de gens du lieutenant de police, avec le propriétaire de ma maison et le marchand qui m’avait accusé faussement de lui avoir volé le collier de perles. Je leur demandai ce qui les amenait ; mais, au lieu de me répondre, ils me lièrent et me garrottèrent en m’accablant d’injures, en me disant que le collier appartenait au gouverneur de Damas, qui l’avait perdu depuis plus de trois ans, et qu’en même temps une de ses filles avait disparu. Jugez de l’état où je me trouvai en apprenant cette nouvelle ! Je pris néanmoins ma résolution. « Je dirai la vérité au gouverneur, disais-je en moi-même ; ce sera à lui à me pardonner où à me faire mourir. » Lorsqu’on m’eut conduit devant lui, je remarquai qu’il me regarda d’un œil de compassion, et j’en tirai un bon augure. Il me fit délier ; et puis, s’adressant au marchand joaillier, mon accusateur, et au propriétaire de ma maison : « Est-ce là, leur dit-il, l’homme qui a exposé en vente le collier de perles ? » Ils ne lui eurent pas plus tôt répondu que oui, qu’il dit : « Je suis assuré qu’il n’a pas volé le collier, et je suis fort étonné qu’on lui ait fait une si grande injustice. » Rassuré par ces paroles : « Seigneur, m’écriai-je, je vous jure que je suis en effet très innocent. Je suis persuadé même que le collier n’a jamais appartenu à mon accusateur, que je n’ai jamais vu, et dont l’horrible perfidie est cause qu’on m’a traité si indignement. Il est vrai que j’ai confessé que j’avais fait le vol ; mais j’ai fait cet aveu contre ma conscience, pressé par les tourments, et pour une raison que je suis prêt à vous dire, si vous avez la bonté de vouloir m’écouter. — J’en sais déjà assez, répliqua le gouverneur, pour vous rendre tout à l’heure une partie de la justice qui vous est due. Qu’on ôte d’ici, continua-t-il, le faux accusateur, et qu’il souffre le même supplice qu’il a fait souffrir à ce jeune homme, dont l’innocence m’est connue. » On exécuta sur-le-champ l’ordre du gouverneur. Le marchand joaillier fut amené et puni comme il le méritait. Après cela, le gouverneur, ayant fait sortir tout le monde, me dit : « Mon fils, racontez-moi sans crainte de quelle manière ce collier est tombé entre vos mains, et ne me déguisez rien. » Alors je lui découvris tout ce qui s’était passé, et lui avouai que j’avais mieux aimé passer pour un voleur que de révéler cette tragique aventure. « Grand Dieu s’écria le gouverneur dès que j’eus achevé de parler, vos jugements sont incompréhensibles, et nous devons nous y soumettre sans murmurer ! Je reçois avec une soumission entière le coup dont il vous a plu de me frapper. » Ensuite, m’adressant la parole : « Mon fils, me dit-il, après avoir écouté la cause de votre disgrâce, dont je suis très affligé, je veux vous faire aussi le récit de la mienne. Apprenez que je suis père de ces deux dames dont vous venez de m’entretenir. « La première dame qui a eu l’effronterie de vous aller chercher jusque chez vous était l’aînée de toutes mes filles. Je l’avais mariée, au Caire, à un de ses cousins, au fils de mon frère. Son mari mourut ; elle revint chez moi, corrompue par mille méchancetés qu’elle avait apprises en Egypte. Avant son arrivée, sa cadette, qui est morte d’une manière si déplorable entre vos bras, était fort sage et ne m’avait jamais donné aucun sujet de me plaindre de ses mœurs. Son aînée fit avec elle une liaison étroite, et la rendit insensiblement aussi méchante qu’elle. Le jour qui suivit la mort de sa cadette, comme je ne la vis pas en me mettant à table, j’en demandai des nouvelles à son aînée, qui était revenue au logis ; mais au lieu de me répondre, elle se mit à pleurer si amèrement, que j’en conçus un présage funeste. Je la pressai de m’instruire de ce que je voulais savoir. « Mon père, me répondit-elle en sanglotant, je ne puis vous dire autre chose, sinon que ma sœur prit hier son plus bel habit, son beau collier de perles, sortit, et n’a point paru depuis. » Je fis chercher ma fille par toute la ville ; mais je ne pus rien apprendre de son malheureux destin. Cependant l’aînée, qui se repentait sans doute de sa fureur jalouse, ne cessa de s’affliger et de pleurer la mort de sa sœur : elle se priva même de toute nourriture et mit fin, par là, à ses déplorables jours. Voilà, continua le gouverneur, quelle est la condition des hommes ; tels sont les malheurs auxquels ils sont exposés !Mais, mon fils, ajouta-t-il, comme nous sommes tous deux également infortunés, unissons nos déplaisirs, ne nous abandonnons point l’un l’autre. Je vous donne en mariage une troisième fille que j’ai : elle est plus jeune que ses sœurs et ne leur ressemble nullement par sa conduite. Elle a même plus de beauté qu’elles n’en ont eu ; et je puis vous assurer qu’elle est d’une humeur propre à vous rendre heureux. Vous n’aurez pas d’autre maison que la mienne, et, après ma mort, vous serez, vous et elle, mes seuls héritiers. — Seigneur, lui dis-je, je suis confus de toutes vos bontés, et je ne pourrai jamais vous en marquer assez de reconnaissance. — Brisons là, interrompit-il, ne consumons pas le temps en vains discours. » En disant cela, il fit appeler des témoins ; ensuite j’épousai sa fille sans cérémonie. Il ne se contenta pas d’avoir fait punir le marchand joaillier qui m’avait faussement accusé ; il fit confisquer à mon profit tous ses biens, qui sont très considérables. Enfin, depuis que vous venez chez le gouverneur, vous avez pu voir en quelle considération je suis auprès de lui. Je vous dirai de plus qu’un homme envoyé par mes oncles en Égypte exprès pour m’y chercher, ayant, en passant, découvert que j’étais en cette ville, me rendit hier une lettre de leur part. Ils me mandent la mort de mon père et m’invitent à aller recueillir sa succession à Moussoul ; mais, comme l’alliance et l’amitié du gouverneur m’attachent à lui et ne me permettent pas de m’en éloigner, j’ai renvoyé l’exprès, avec une procuration pour me faire tenir tout ce qui m’appartient. Après ce que vous venez d’entendre, j’espère que vous me pardonnerez l’incivilité que je vous ai faite, durant le cours de ma maladie, en vous présentant la main gauche au lieu de la droite. « Voilà, dit le médecin juif au sultan de Casgar, ce que me raconta le jeune homme de Moussoul. Je demeurai à Damas tant que le gouverneur vécut ; après sa mort, comme j’étais à la fleur de mon âge, j’eus la curiosité de voyager. Je parcourus toute la Perse et allai dans les Indes ; et enfin je suis venu m’établir dans votre capitale, où j’exerce avec honneur la profession de médecin. » Le sultan de Casgar trouva cette dernière histoire assez agréable. « J’avoue, dit-il au juif, que ce que tu viens de raconter est extraordinaire ; mais franchement l’histoire du bossu l’est encore davantage, et bien plus réjouissante ; ainsi n’espère pas que je te donne la vie non plus qu’aux autres ; je vais vous faire pendre tous quatre. — Attendez, de grâce, Sire, s’écria le tailleur en s’avançant et se prosternant aux pieds du sultan : puisque Votre Majesté aime les histoires plaisantes, celle que j’ai à lui conter ne lui déplaira pas. — Je veux bien l’écouter aussi, lui dit le sultan ; mais ne te flatte pas que je te laisse vivre, à moins que tu ne me dises quelque aventure plus divertissante que celle du bossu. » Alors le tailleur, comme s’il eût été sûr de son fait, prit la parole avec confiance et commença son récit en ces termes Histoire que raconta le Tailleur Retour à la Table des Matières Sire, un bourgeois de cette ville me fit l’honneur, il y a deux jours, de m’inviter à un festin qu’il donnait hier matin à ses amis : je me rendis chez lui de très bonne heure, et j’y trouvai environ vingt personnes. Nous n’attendions plus que le maître de la maison, qui était sorti pour faire quelque affaire, lorsque nous le vîmes arriver, accompagné d’un jeune étranger très proprement habillé, fort bien fait, mais boiteux. Nous nous levâmes tous ; et, pour faire honneur au maître du logis, nous priâmes le jeune homme de s’asseoir avec nous sur le sofa. Il était prêt à le faire, lorsque, apercevant un barbier qui était de notre compagnie, il se retira brusquement en arrière et voulut sortir. Le maître de la maison, surpris de son action, l’arrêta. « Où allez-vous ? lui dit-il. Je vous amène avec moi pour me faire l’honneur d’être d’un festin que je donne à mes amis, et à peine êtes-vous entré que vous voulez sortir. — Seigneur, répondit le jeune homme, au nom de Dieu, je vous supplie de ne pas me retenir et de permettre que je m’en aille. Je ne puis voir sans horreur cet abominable barbier que voilà : quoiqu’il soit né dans un pays où tout le monde est blanc, il ne laisse pas de ressembler à un Éthiopien ; mais il a l’âme encore plus noire et plus horrible que le visage. » Nous demeurâmes tous fort surpris de ce discours et nous commençâmes à concevoir une très mauvaise opinion du barbier, sans savoir si le jeune étranger avait raison de parler de lui dans ces termes. Nous protestâmes même que nous ne souffririons pas à notre table un homme dont on nous faisait un si horrible portrait. Le maître de la maison pria l’étranger de nous apprendre le sujet qu’il avait de haïr le barbier. « Seigneurs, nous dit alors le jeune homme, vous saurez que ce maudit barbier est cause que je suis boiteux et qu’il m’est arrivé la plus cruelle affaire qu’on puisse imaginer ; c’est pourquoi j’ai fait serment d’abandonner tous les lieux où il serait, et de ne pas demeurer même dans une ville où il demeurerait : c’est pourquoi je suis sorti de Bagdad, où je le laissai, et que j’ai fait un si long voyage pour venir m’établir en cette ville, au milieu de la Grande Tartarie, comme en un endroit où je me flattais de ne le voir jamais. Cependant, contre mon attente, je le trouve ici : cela m’oblige, seigneurs, à me priver, malgré moi, de l’honneur de me divertir avec vous. Je veux m’éloigner de votre ville dès aujourd’hui, et m’aller cacher, si je puis, dans les lieux où il ne vienne pas s’offrir à ma vue. » En achevant ces paroles, il voulut nous quitter ; mais le maître du logis le retint encore, le supplia de demeurer avec nous et de nous raconter la cause de l’aversion qu’il avait pour le barbier, qui, pendant tout ce temps-là, avait les yeux baissés et gardait le silence. Nous joignîmes nos prières à celles du maître de la maison, et enfin le jeune homme, cédant à nos instances, s’assit sur le sofa, et, après avoir tourné le dos au barbier, de peur de le voir, nous raconta ainsi son histoire : Mon père tenait, dans la ville de Bagdad, un rang à pouvoir aspirer aux premières charges ; mais il préféra toujours une vie tranquille à tous les honneurs qu’il pouvait mériter. Il n’eut que moi d’enfant ; et, quand il mourut, j’avais déjà l’esprit formé et j’étais en âge de disposer des grands biens qu’il m’avait laissés. Je ne les dissipai point follement ; j’en fis un usage qui m’attira l’estime de tout le monde. Je n’avais point encore eu de passion, et, loin d’être sensible à l’amour, j’avouerai, peut-être à ma honte, que j’évitais avec soin le commerce des femmes. Un jour que j’étais dans une rue, je vis venir devant moi une grande troupe de dames ; pour ne pas les rencontrer, j’entrai dans une petite rue devant laquelle je me trouvais, et je m’assis sur un banc, près d’une porte. J’étais vis-à-vis d’une fenêtre où il y avait un vase de très belles fleurs, et j’avais les yeux attachés dessus, lorsque la fenêtre s’ouvrit je vis paraître une jeune dame dont la beauté m’éblouit. Elle jeta d’abord les yeux sur moi ; et, en arrosant le vase de fleurs d’une main plus blanche que l’albâtre, elle me regarda avec un sourire qui m’inspira autant d’amour pour elle que j’avais eu d’aversion jusque-là pour toutes les femmes. Après avoir arrosé ses fleurs et m’avoir lancé un regard plein de charmes qui acheva de me percer le cœur, elle referma sa fenêtre, et me laissa dans un trouble et dans un désordre inconcevables. J’y serais demeuré bien longtemps, si le bruit que j’entendis dans la rue ne m’eût pas fait retirer en moi-même. Je tournai la tête en me levant, et vis que c’était le premier cadi de la ville, monté sur une mule et accompagné de cinq ou six de ses gens : il mit pied à terre à la porte de la maison dont la jeune femme avait ouvert une fenêtre ; il y entra, ce qui me fit juger qu’il était son père. Je revins chez moi, dans un état bien différent de celui où j’étais lorsque j’en étais sorti : agité d’une passion d’autant plus violente que je n’en avais jamais senti l’atteinte, je me mis au lit avec une grosse fièvre, qui répandit une grande affliction dans ma maison. Mes parents, qui m’aimaient, alarmés d’une maladie si prompte, accoururent en diligence et m’importunèrent fort pour en apprendre la cause, que je me gardais bien de leur dire. Mon silence leur causa une inquiétude que les médecins ne purent dissiper, parce qu’ils ne connaissaient rien à mon mal, qui ne fit qu’augmenter par leurs remèdes, au lieu de diminuer. Mes parents commençaient à désespérer de ma vie, lorsqu’une vieille dame de leur connaissance, informée de ma maladie, arriva. Elle me considéra avec beaucoup d’attention ; et, après m’avoir examiné, elle connut, je ne sais par quel hasard, le sujet de ma maladie. Elle les prit en particulier, les pria de la laisser seule avec moi et de faire retirer tous mes gens. Tout le monde étant sorti de la chambre, elle s’assit au chevet de mon lit : « Mon fils, me dit-elle, vous vous êtes obstiné jusqu’à présent à cacher la cause de votre mal ; mais je n’ai pas besoin que vous me la déclariez : j’ai assez d’expérience pour pénétrer ce secret, et vous ne me désavouerez pas quand je vous aurai dit que c’est l’amour qui vous rend malade. Je puis vous procurer votre guérison, pourvu que vous me fassiez connaître qui est l’heureuse dame qui a su toucher un cœur aussi insensible que le vôtre ; car vous avez la réputation de ne pas aimer. les dames, et je n’ai pas été la dernière à m’en apercevoir ; mais enfin ce que j’avais prévu est arrivé, et je suis ravie de trouver l’occasion d’employer mes talents a vous tirer de peine. » La vieille dame, m’ayant tenu ce discours, s’arrêta pour entendre ma réponse ; mais, quoiqu’il eût fait sur moi beaucoup d’impression, je n’osais découvrir le fond de mon cœur. Je me tournai seulement du côté de la dame et poussai un profond soupir, sans rien lui dire. « Est-ce la honte, reprit-elle, qui vous empêche de me parler, ou si c’est manque de confiance en moi ? Doutez-vous de l’effet de ma promesse ? Je pourrais vous citer une infinité de jeunes gens de votre connaissance qui ont été dans la même peine que vous, et que j’ai soulagés. » Enfin, la bonne dame me dit tant d’autres choses encore, que je rompis le silence ; je lui déclarai mon mal ; je lui appris l’endroit où j’avais vu l’objet qui le causait, et lui expliquai toutes les circonstances de mon aventure. « Si vous réussissez, lui dis-je, et que vous me procuriez le bonheur de voir cette beauté charmante et de l’entretenir de la passion dont je brûle pour elle, vous pouvez compter sur ma reconnaissance. — Mon fils, me répondit la vieille dame, je connais la personne dont vous me parlez ; elle est, comme vous l’avez fort bien jugé, fille du premier cadi de cette ville. Je ne suis point étonnée que vous l’aimiez : c’est la plus belle et la plus aimable dame de Bagdad ; mais, ce qui me chagrine, c’est qu’elle est très fière et d’un très difficile accès. Vous savez combien nos gens de justice sont exacts à faire observer les dures lois qui retiennent les femmes dans une contrainte si gênante ; ils le sont encore davantage à les observer eux-mêmes dans leurs familles, et le cadi que vous avez vu est, lui seul, plus rigide en cela que tous les autres ensemble. Comme ils ne font que prêcher à leurs filles que c’est un grand crime de se montrer aux hommes, elles en sont si fortement prévenues pour la plupart, qu’elles n’ont des yeux dans les rues que pour se conduire, lorsque la nécessité les oblige à sortir. Je ne dis pas absolument que la fille du premier cadi soit de cette humeur ; mais cela n’empêche pas que je ne craigne de trouver d’aussi grands obstacles à vaincre de son côté que de celui du père. Plût à Dieu que vous aimassiez quelque autre dame ! je n’aurais pas tant de difficultés à surmonter que j’en prévois. J’y emploierai néanmoins tout mon savoir-faire ; mais il faudra du temps pour y réussir. Cependant ne laissez pas de prendre courage, et ayez de la confiance en moi. » La vieille me quitta ; et comme je me représentai vivement tous les obstacles dont elle venait de me parler, la crainte que j’eus qu’elle ne réussît pas dans son entreprise augmenta mon mal. Elle revint le lendemain, et je lus sur son visage qu’elle n’avait rien de favorable à m’annoncer. En effet, elle me dit : « Mon fils, je ne m’étais pas trompée ; j’ai à surmonter autre chose que la vigilance d’un père : vous aimez un objet insensible qui se plaît à faire brûler d’amour pour elle tous ceux qui s’en laissent charmer ; elle ne veut pas leur donner le moindre soulagement. Elle m’a écoutée avec plaisir, tant que je ne lui ai parlé que du mal qu’elle vous fait souffrir ; mais, dès que j’ai seulement ouvert la bouche pour l’engager à vous permettre de la voir et de l’entretenir, elle m’a dit, en me jetant un regard terrible : « Vous êtes bien hardie de me faire cette proposition ; je vous défends de me revoir jamais, si vous voulez me tenir de pareils discours. » « Que cela ne vous afflige pas, poursuivit la vieille, je ne suis pas aisée à rebuter ; et pourvu que la patience ne vous manque pas, j’espère que je viendrai à bout de mon dessein. » Pour abréger ma narration, dit le jeune homme, je vous dirai que cette bonne messagère fit encore inutilement plusieurs tentatives en ma faveur auprès de la fière ennemie de mon repos. Le chagrin que j’en eus irrita mon mal à un point, que les médecins m’abandonnèrent absolument. J’étais donc regardé comme un homme qui n’attendait que la mort, lorsque la vieille vint me donner la vie. Afin que personne ne l’entendît, elle me dit à l’oreille : « Songez au présent que vous avez à me faire pour la bonne nouvelle que je vous apporte. » Ces paroles produisirent un effet merveilleux : je me levai sur mon séant et lui répondis avec transport : « Le présent ne vous manquera pas. Qu’avez-vous à me dire ? — Mon cher Seigneur, reprit-elle, vous n’en mourrez pas, et j’aurai bientôt le plaisir de vous voir en parfaite santé et fort content de moi. Hier, lundi, j’allai chez la dame que vous aimez, et je la trouvai en bonne humeur ; je pris d’abord un visage triste, je poussai de profonds soupirs en abondance et laissai couler quelques larmes. « Ma bonne mère, me dit-elle, qu’avez-vous ? Pourquoi paraissez-vous si affligée ? — Hélas ma chère et honorable dame, lui répondis-je, je viens de chez le jeune seigneur de qui je vous parlais l’autre jour ; c’en est fait, il va perdre la vie pour l’amour de vous : c’est un grand dommage, je vous assure, et il y a bien de la cruauté de votre part.— Je ne sais, répliqua-t-elle, pourquoi vous voulez que je sois cause de sa mort. Comment puis-je y avoir contribué ? — Comment ? lui repartis-je. Eh ! ne vous disais-je pas, l’autre jour, qu’il était assis devant votre fenêtre lorsque vous l’ouvrîtes pour arroser votre vase de fleurs ? Il vit ce prodige de beauté, ces charmes que votre miroir vous représente tous les jours ; depuis ce moment il languit, et son mal s’est tellement augmenté, qu’il est enfin réduit au pitoyable état que j’ai eu l’honneur de vous dire. « Vous vous souvenez bien, madame, ajoutai-je, avec quelle rigueur vous me traitâtes dernièrement, lorsque je voulus vous parler de sa maladie et vous proposer un moyen de le délivrer du danger où il était : je retournai chez lui après vous avoir quittée ; et il ne connut pas plus tôt, en me voyant, que je ne lui apportais pas une réponse favorable, que son mal redoubla. Depuis ce temps-là, madame, il est prêt à perdre la vie, et je ne sais si vous pourriez la lui sauver, quand vous auriez pitié de lui. » « Voilà ce que je lui dis, ajouta la vieille. La crainte de votre mort l’ébranla, et je vis son visage changer de couleur. « Ce que vous me racontez, dit-elle, est-il bien vrai, et n’est-il effectivement malade que pour l’amour de moi ? — Ah ! madame, repartis-je, cela n’est que trop véritable. Plût à Dieu que cela fût faux !— Et croyez-vous, reprit-elle, que l’espérance de me voir et de me parler pût contribuer à le tirer du péril où il est ? — Peut-être bien, lui dis-je ; et si vous me l’ordonnez, j’essayerai ce remède. — Eh bien, répliqua-t-elle en soupirant, faites-lui donc espérer qu’il me verra ; mais il ne faut pas qu’il s’attende à d’autres faveurs, à moins qu’il n’aspire à m’épouser, et que mon père ne consente à notre mariage. — Madame ! m’écriai-je, vous avez bien de la bonté : je vais trouver ce jeune seigneur et lui annoncer qu’il aura le plaisir de vous entretenir. — Je ne vois pas un temps plus commode à lui faire cette grâce, dit-elle, que vendredi prochain, pendant que l’on fera la prière de midi. Qu’il observe quand mon père sera sorti pour y aller, et qu’il vienne aussitôt se présenter devant la maison, s’il se porte assez bien pour cela. Je le verrai arriver par ma fenêtre, et je descendrai pour lui ouvrir. Nous nous entretiendrons durant le temps de la prière et il se retirera avant le retour de mon père. » « Nous sommes au mardi, continua la vieille : vous pouvez, jusqu’à vendredi, reprendre vos forces et vous disposer à cette entrevue. » A mesure que la bonne dame parlait, je sentais diminuer mon mal, ou plutôt je me trouvais guéri à la fin de son discours. « Prenez, lui dis-je, en lui donnant ma bourse, qui était toute pleine : c’est à vous seule que je dois ma guérison ; je tiens cet argent mieux employé que celui que j’ai donné aux médecins, qui n’ont fait que me tourmenter pendant ma maladie. » La dame m’ayant quitté, je me sentis assez de force pour me lever. Mes parents, ravis de me voir en si bon état, me firent des compliments et se retirèrent chez eux. Le vendredi matin, la vieille arriva, dans le temps que je commençais à m’habiller et que je choisissais l’habit le plus propre de ma garde-robe. « Je ne vous- demande pas, me dit-elle, comment vous vous portez : l’occupation où je vous vois me fait assez connaître ce que je dois penser là-dessus ; mais ne vous baignerez-vous pas avant que d’aller chez le premier cadi ? — Cela consumerait trop de temps, lui répondis-je ; je me contenterai de faire venir un barbier et de me faire raser la tête et la barbe. » Aussitôt j’ordonnai à un de mes esclaves d’en chercher un qui fût habile dans sa profession et fort expéditif. L’esclave m’amena ce malheureux barbier que vous voyez, qui me dit, après m’avoir salué : « Seigneur, il me paraît à votre visage que vous ne vous portez pas bien. » Je lui répondis que je sortais d’une maladie. « Je souhaite, reprit-il, que Dieu vous délivre de toutes sortes de maux, et que sa grâce vous accompagne toujours. — J’espère, lui répliquai-je, qu’il exaucera ce souhait, dont je vous suis fort obligé. — Puisque vous sortez d’une maladie, dit-il, je prie Dieu qu’il vous conserve la santé. Dites-moi présentement de quoi il s’agit ; j’ai apporté mes rasoirs et mes lancettes : souhaitez-vous que je vous rase, ou que je vous tire du sang ? — Je viens de vous dire, repris-je, que je sors de maladie ; et vous devez bien juger que je ne vous ai fait venir que pour me raser ; dépêchez-vous et ne perdons pas le temps à discourir, car je suis pressé, et l’on m’attend à midi précisément. » Le barbier employa beaucoup de temps à déplier sa trousse et à préparer ses rasoirs : au lieu de mettre de l’eau dans son bassin, il tira de sa trousse un astrolabe fort propre, sortit de ma chambre et alla au milieu de ma cour, d’un pas grave, prendre la hauteur du soleil. Il revint avec la même gravité, et, en rentrant : « Vous serez bien aise, seigneur, me dit-il d’apprendre que nous sommes aujourd’hui au vendredi, dix-huitième de la lune de safar, de l’an 653 {61}, depuis la retraite de notre grand prophète de la Mecque à Médine, et de l’an 7320 {62} de l’époque du grand Iskender aux deux cornes ; et que la conjonction de Mars et de Mercure signifie que vous ne pouvez pas choisir un meilleur temps qu’aujourd’hui, à l’heure qu’il est, pour vous faire raser. Mais, d’un autre côté, cette même conjonction est d’un mauvais présage pour vous : elle m’apprend que vous courez en ce jour un grand danger, non pas véritablement de perdre la vie, mais d’une incommodité qui vous durera le reste de vos jours. Vous devez m’être obligé de l’avis que je vous donne de prendre garde à ce malheur ; je serais fâché qu’il vous arrivât. » Jugez, seigneurs, du dépit que j’eus d’être tombé entre les mains d’un barbier si babillard et si extravagant ! Quel fâcheux contre-temps pour un amant qui se préparait à un rendez-vous ! J’en fus choqué. « Je me mets peu en peine, lui dis-je en colère, de vos avis et de vos prédictions. Je ne vous ai point appelé pour vous consulter sur l’astrologie ; vous êtes venu ici pour me raser : ainsi rasez-moi, ou vous retirez, que je fasse venir un autre barbier. » « Seigneur, me répondit-il avec un flegme à me faire perdre patience, quel sujet avez-vous de vous mettre en colère ? Savez-vous bien que tous les barbiers ne me ressemblent pas, et que vous n’en trouveriez pas un pareil, quand vous le feriez faire exprès ? Vous n’avez demandé qu’un barbier, et vous avez, en ma personne, le meilleur barbier de Bagdad, un médecin expérimenté, un chimiste très profond, un astrologue qui ne se trompe point, un grammairien achevé, un parfait rhétoricien, un logicien subtil, un mathématicien accompli dans la géométrie, dans l’arithmétique, dans l’astronomie et dans tous les raffinements de l’algèbre, un historien qui sait l’histoire de tous les royaumes de l’univers. Outre cela, je possède toutes les parties de la philosophie : j’ai dans ma mémoire toutes nos lois et toutes nos traditions. Je suis poète, architecte : mais que ne suis-je pas ? Il n’y a rien de caché pour moi dans la nature. Feu monsieur votre père, à qui je rends un tribut de mes larmes toutes les fois que je pense à lui, était bien persuadé de mon mérite : il me chérissait, me caressait et ne cessait de me citer, dans toutes les compagnies où il se trouvait, comme le premier homme du monde. Je veux par reconnaissance et par amitié pour lui m’attacher à vous, vous prendre sous ma protection, et vous garantir de tous les malheurs dont les astres pourront vous menacer. » A ce discours, malgré ma colère, je ne pus m’empêcher de rire. « Aurez-vous donc bientôt achevé, babillard importun ? et voulez-vous commencer à me raser ? — Seigneur, me répliqua le barbier, vous me faites une injure en m’appelant babillard : tout le monde, au contraire, me donne l’honorable titre de silencieux. J’avais six frères, que vous auriez pu, avec raison, appeler babillards, et, afin que vous les connaissiez, l’aîné se nommait Bacbouc, le second Bakbarah, le troisième Bakbac, le quatrième Alcouz, le cinquième Alnaschar, et le sixième Schacabac. C’étaient des discoureurs importuns ; mais moi, qui suis leur cadet, je suis grave et concis dans mes discours. » De grâce, seigneurs, mettez-vous à ma place : quel parti pouvais-je prendre en me voyant si cruellement assassiné ? « Donnez-lui trois pièces d’or, dis-je à celui de mes esclaves qui faisait la dépense de ma maison, qu’il s’en aille et me laisse en repos : je ne veux plus me faire raser aujourd’hui. — Seigneur, me dit alors le barbier, qu’entendez-vous, s’il vous plaît, par ce discours ? Ce n’est pas moi qui suis venu vous chercher ; c’est vous qui m’avez fait venir, et, cela étant ainsi, je jure, foi de musulman, que je ne sortirai point de chez vous que je ne vous aie rasé. Si vous ne connaissez pas ce que je vaux, ce n’est pas ma faute. Feu monsieur votre père me rendait plus de justice : toutes les fois qu’il m’envoyait quérir pour lui tirer du sang, il me faisait asseoir auprès de lui, et alors c’était un charme d’entendre les belles choses dont je l’entretenais. Je le tenais dans une admiration continuelle, je l’enlevais, et quand j’avais achevé : « Ah ! s’écriait-il, vous êtes une source inépuisable de science. Personne n’approche de la profondeur de votre savoir ! — Mon cher seigneur, vous me faites plus d’honneur que je ne mérite, lui répondis-je. Si je dis quelque chose de beau, j’en suis redevable à l’audience favorable que vous avez la bonté de me donner : ce sont vos libéralités qui m’inspirèrent toutes ces pensées sublimes qui ont le bonheur de vous plaire. » Un jour qu’il était charmé d’un discours admirable que je venais de lui faire : « Qu’on lui donne, dit-il, cent pièces d’or, et qu’on le revête d’une de mes plus riches robes. » Je reçus ce présent sur-le-champ ; aussitôt, je tirai son horoscope, et je le trouvai le plus heureux du monde. Je poussai même encore plus loin la reconnaissance, car je lui tirai du sang avec les ventouses. » Le barbier n’en demeura pas là ; il enfila un autre discours, qui dura une grosse demi-heure. Fatigué de l’entendre et chagrin de voir que le temps s’écoulait sans que j’en fusse plus avancé, je ne savais plus que lui dire. « Non, m’écriai-je, il n’est pas possible qu’il y ait au monde un autre homme qui se fasse, comme vous, un plaisir de faire enrager les gens. » Je crus que je réussirais mieux en prenant le barbier par la douceur. « Au nom de Dieu, lui dis-je, laissez là tous vos discours, et m’expédiez promptement une affaire de la dernière importance m’appelle hors de chez moi, comme je vous l’ai déjà dit. » A ces mots il se mit à rire. « Ce serait une chose bien louable, dit-il, si notre esprit demeurait toujours dans la même situation, si nous étions toujours sages et prudents : je veux croire néanmoins que, si vous vous êtes mis en colère contre moi, c’est votre maladie qui a causé ce changement dans votre humeur ; c’est pourquoi vous avez besoin de quelques instructions, et vous ne pouvez mieux faire que de suivre l’exemple de votre père et de votre aïeul : ils venaient me consulter dans toutes leurs affaires, et je puis dire, sans vanité, qu’ils se louaient fort de mes conseils. Voyez-vous, seigneur, on ne réussit presque jamais dans ce qu’on entreprend, si l’on n’a recours aux avis des personnes éclairées. On ne devient point habile homme, dit le proverbe, qu’on ne prenne conseil d’un habile homme. Je vous suis tout acquis, et vous n’avez qu’à me commander. — Je ne puis donc gagner sur vous, interrompis-je, que vous abandonniez tous ces longs discours, qui n’aboutissent à rien qu’à me rompre la tête et qu’à m’empêcher de me trouver où j’ai affaire ? Rasez-moi donc, ou retirez-vous. » En disant cela, je me levai de dépit, en frappant du pied contre terre. Quand il vit que j’étais fâché tout de bon : « Seigneur, me dit-il, ne vous fâchez pas ; nous allons commencer. » Effectivement, il me leva la tête et se mit à me raser ; mais il ne m’eût pas donné quatre coups de rasoir, qu’il s’arrêta pour me dire : « Seigneur, vous êtes prompt ; vous devriez vous abstenir de ces emportements qui ne viennent que du démon. Je mérite d’ailleurs que vous ayez de la considération pour moi, à cause de mon âge, de ma science et de mes vertus éclatantes... — Continuez de me raser, lui dis-je en l’interrompant encore, et ne parlez plus. — C’est-à-dire, reprit-il, que vous avez quelque affaire qui vous presse ; je vais parier que je ne me trompe pas. — Hé ! il y a deux heures, lui repartis-je, que je vous le dis ; vous devriez déjà m’avoir rasé. — Modérez votre ardeur, répliqua-t-il ; vous n’avez peut-être pas bien pensé à ce que vous allez faire : quand on fait les choses avec précipitation, on s’en repent presque toujours. Je voudrais que vous me disiez quelle est cette affaire qui vous presse si fort, je vous en dirai mon sentiment. Vous avez du temps de reste, puisque l’on ne vous attend qu’à midi, et qu’il ne sera midi que dans trois heures. Je ne m’arrête point à cela, lui dis-je les gens d’honneur et de parole préviennent le temps qu’on leur a donné ; mais je ne m’aperçois pas qu’en m’amusant à raisonner avec vous, je tombe dans les défauts des barbiers babillards : achevez vite de me raser. » Plus je témoignais d’empressement, et moins il en avait à m’obéir. Il quitta son rasoir pour prendre son astrolabe, puis, laissant son astrolabe, il reprit son rasoir. Le barbier quitta encore son rasoir, prit une seconde fois son astrolabe, et me laissa à demi rasé, pour aller voir quelle heure il était précisément. Il revint. « Seigneur, me dit-il, je savais bien que je ne me trompais pas ; il y a encore trois heures jusqu’à midi, j’en suis assuré, ou toutes les règles de l’astronomie sont fausses. — Juste ciel ! m’écriai-je, ma patience est à bout ; je n’y puis plus tenir. Maudit barbier de malheur, peu s’en faut que je ne me jette sur toi, et que je ne t’étrangle ! — Doucement, monsieur, me dit-il d’un air froid, sans s’émouvoir de mon emportement, vous ne craignez donc pas de retomber malade ? Ne vous emportez pas, vous allez être servi dans un moment. » En disant ces paroles, il remit son astrolabe dans sa trousse, reprit son rasoir, qu’il repassa sur le cuir qu’il avait attaché à sa ceinture, et recommença de me raser ; mais, en me rasant, il ne put s’empêcher de parler. « Si vous vouliez, seigneur, me dit-il, m’apprendre quelle est cette affaire que vous avez à midi, je vous donnerais quelque conseil dont vous pourriez vous trouver bien. » Pour le contenter, je lui dis que des amis m’attendaient à midi, pour me régaler et se réjouir avec moi du retour de ma santé. Quand le barbier entendit parler de régal : « Dieu vous bénisse, en ce jour comme en tous les autres ! s’écria-t-il. Vous me faites souvenir que j’invitai hier quatre ou cinq amis à venir manger aujourd’hui chez moi ; je l’avais oublié, et je n’ai encore fait aucun préparatif. Que cela ne vous embarrasse pas, lui dis-je ; quoique j’aille manger dehors, mon garde-manger ne laisse pas d’être toujours bien garni ; je vous fais présent de tout ce qui s’y trouvera : je vous ferai même donner du vin tant que vous en voudrez, car j’en ai d’excellent dans ma cave ; mais il faut que vous acheviez promptement de me raser ; et souvenez-vous qu’au lieu que mon père vous faisait des présents pour vous entendre parler, je vous en fais, moi, pour vous faire taire. » Il ne se contenta pas de la parole que je lui donnais. « Dieu vous récompensera, s’écria-t-il, de la grâce que vous me faites ; mais montrez-moi tout à l’heure ces provisions, afin que je voie s’il y aura de quoi bien régaler mes amis : je veux qu’ils soient contents de la bonne chère que je leur ferai. — J’ai, lui dis-je, un agneau, six chapons, une douzaine de poulets, et de quoi faire quatre entrées. » Je donnai ordre à un esclave d’apporter tout cela sur-le-champ, avec quatre grandes cruches de vin. « Voilà qui est bien, reprit le barbier ; mais il faudrait des fruits et de quoi assaisonner la viande. » Je lui fis encore donner ce qu’il demandait. Il cessa de me raser, pour examiner chaque chose l’une après l’autre ; et, comme cet examen dura près d’une demi-heure, je pestais, j’enrageais ; mais j’avais beau pester et enrager, le bourreau ne s’en pressait pas davantage. Il reprit pourtant le rasoir et me rasa quelques moments ; puis, s’arrêtant tout à coup : « Je n’aurais jamais cru, seigneur, me dit-il, que vous fussiez si libéral : je commence à connaître que feu votre père revit en vous. Certes, je ne méritais pas les grâces dont vous me comblez, et je vous assure que j’en conserverai une éternelle reconnaissance. Car, seigneur, afin que vous le sachiez, je n’ai rien que ce qui me vient de la générosité des honnêtes gens comme vous : en quoi je ressemble à Zantout, qui frotte le monde au bain ; à Sali, qui vend des pois chiches grillés, par les rues ; à Salouz, qui vend des fèves ; à Akerscha, qui vend des herbes ; à Abou-Mekarès, qui arrose les rues pour abattre la poussière ; et à Cassem, de la garde du calife : tous ces gens-là n’engendrent point de mélancolie ; ils ne sont ni fâcheux ni querelleurs ; plus contents de leur sort que le calife au milieu de toute sa cour, ils sont toujours gais, prêts à chanter et à danser, et ils ont chacun leur chanson et leur danse particulière, dont ils divertissent toute la ville de Bagdad ; mais ce que j’estime le plus en eux, c’est qu’ils ne sont pas grands parleurs, non plus que votre esclave, qui a l’honneur de vous parler. Tenez, seigneur, voici la chanson et la danse de Zantout, qui frotte le monde au bain ; regardez-moi, et voyez si je sais bien l’imiter. » Le barbier chanta la chanson et dansa la danse de Zantout ; et, quoi que je pusse dire pour l’obliger à finir ses bouffonneries, il ne cessa pas qu’il n’eût contrefait de même tous ceux qu’il avait nommés. Après cela, s’adressant à moi : « Seigneur, me dit-il, je vais faire venir chez moi tous ces honnêtes gens ; si vous m’en croyez, vous serez des nôtres et vous laisserez là vos amis, qui sont peut-être de grands parleurs, qui ne feront que vous étourdir par leurs ennuyeux discours, et vous feront retomber dans une maladie pire que celle dont vous sortez ; au lieu que, chez moi, vous n’aurez que du plaisir. » Malgré ma colère, je ne pus m’empêcher de rire de ses folies. « Je voudrais, lui dis-je, n’avoir pas affaire, j’accepterais la proposition que vous me faites ; j’irais de bon cœur me réjouir avec vous ; mais je vous prie de m’en dispenser ; je suis trop engagé aujourd’hui ; je serai plus libre un autre jour, et nous ferons cette partie. Achevez de me raser, et hâtez-vous de vous en retourner : vos amis sont déjà peut-être dans votre maison. — Seigneur, reprit-il, ne me refusez pas la grâce que je vous demande. Venez vous réjouir avec la bonne compagnie que je dois avoir. Si vous vous étiez trouvé une fois avec ces gens-là, vous en seriez si content, que vous renonceriez, pour eux, à vos amis. — Ne parlons plus de cela, lui répondis-je ; je ne puis être de votre festin. » Je ne gagnai rien par la douceur. « Puisque vous ne voulez pas venir chez moi, répliqua le barbier, il faut donc que vous trouviez bon que j’aille avec vous. Je vais porter chez moi ce que vous m’avez donné ; mes amis mangeront, si bon leur semble ; je reviendrai aussitôt. Je ne veux pas commettre l’incivilité de vous laisser seul ; vous méritez bien que j’aie pour vous cette complaisance. — Ciel ! m’écriai-je alors, je ne pourrai donc pas me délivrer aujourd’hui d’un homme si fâcheux ! Au nom du grand Dieu vivant, lui dis-je, finissez vos discours importuns ! Allez trouver vos amis : buvez, mangez, réjouissez-vous, et laissez-moi la liberté d’aller avec les miens. Je veux partir seul, je n’ai pas besoin que personne m’accompagne. Aussi bien il faut que je vous l’avoue ; le lieu où je vais n’est pas un lieu où vous puissiez être reçu ; on n’y veut que moi. — Vous vous moquez, seigneur, repartit-il : si vos amis vous ont convié à un festin, quelle raison peut vous empêcher de me permettre de vous accompagner ? Vous leur ferez plaisir, j’en suis sûr, de leur mener un homme qui a, comme moi, le mot pour rire, et qui sait divertir agréablement une compagnie. Quoi que vous me puissiez dire, la chose est résolue, je vous accompagnerai malgré vous. » Ces paroles, seigneurs, me jetèrent dans un grand embarras. « Comment me déferai-je de ce maudit barbier ? disais-je en moi-même. Si je m’obstine à le contredire, nous ne finirons point notre contestation. » D’ailleurs, j’entendais qu’on appelait déjà pour la première fois à la prière du midi, et qu’il était temps de partir ; ainsi je pris le parti de ne dire mot et de faire semblant de consentir qu’il vînt avec moi. Alors il acheva de me raser ; et, cela étant fait, je lui dis : « Prenez quelques-uns de mes gens pour emporter avec vous ces provisions, et revenez, je vous attends, je ne partirai pas sans vous. » Il sortit enfin, et j’achevai promptement de m’habiller. J’entendis appeler à la prière pour la dernière fois : je me hâtai de me mettre en chemin ; mais le malicieux barbier, qui avait jugé de mon intention, s’était contenté d’aller avec mes gens jusqu’à la vue de sa maison, et de les voir entrer chez lui. Il s’était caché à un coin de la rue, pour m’observer et me suivre. En effet, quand je fus arrivé à la porte du cadi, je me retournai et l’aperçus à l’entrée de la rue : j’en eus un chagrin mortel. La porte du cadi était à demi ouverte ; et, en entrant, je vis la vieille dame qui m’attendait et qui, après avoir fermé la porte, me conduisit à la chambre de la jeune dame dont j’étais amoureux ; mais à peine commençais-je à l’entretenir, que nous entendîmes du bruit dans la rue. La jeune dame mit la tête à la fenêtre et vit, au travers de la jalousie, que c’était le cadi son père qui revenait de la prière. Je regardai aussi en même temps, et j’aperçus le barbier assis vis-à-vis, au même endroit d’où j’avais vu la jeune dame. J’eus alors deux sujets de crainte : l’arrivée du cadi et la présence du barbier. La jeune dame me rassura sur le premier, en me disant que son père ne montait à sa chambre que très rarement, et que, comme elle avait prévu que ce contretemps pourrait arriver, elle avait songé au moyen de me faire sortir sûrement ; mais l’indiscrétion du malheureux barbier me causait une grande inquiétude ; et vous allez voir que cette inquiétude n’était pas sans fondement. Dès que le cadi fut rentré chez lui, il donna lui-même la bastonnade à un esclave qui l’avait méritée. L’esclave poussait de grands cris, qu’on entendait de la rue. Le barbier crut que c’était moi qui criais et qu’on maltraitait. Prévenu de cette pensée, il fait des cris épouvantables, déchire ses habits, jette de la poussière sur sa tête, appelle au secours tout le voisinage, qui vient à lui aussitôt. On lui demande ce qu’il a et quel secours on peut lui donner. « Hélas ! s’écrie-t-il, on assassine mon maître, mon cher patron ! » Et, sans rien dire davantage, il court jusque chez moi, en criant toujours de même, et revient, suivi de tous mes domestiques, armés de bâtons. Ils frappent, avec une fureur qui n’est pas concevable, à la porte du cadi, qui envoya un esclave pour voir ce que c’était ; mais, l’esclave, tout effrayé, retourne vers son maître « Seigneur, dit-il, plus de dix mille hommes veulent entrer chez vous par force et commencent à enfoncer la porte. » Le cadi courut aussitôt lui-même ouvrir la porte et demanda ce qu’on lui voulait. Sa présence vénérable ne put inspirer du respect à mes gens qui lui dirent insolemment : « Maudit cadi, chien de cadi, quel sujet avez-vous d’assassiner notre maître ? Que vous a-t-il fait — Bonnes gens, leur répondit le cadi, pourquoi aurais-je assassiné votre maître, que je ne connais pas, et qui ne m’a point offensé ? Voilà ma maison ouverte entrez, voyez, cherchez. — Vous lui avez donné la bastonnade, dit le barbier ; j’ai entendu ses cris il n’y a qu’un moment. — Mais encore, répliqua le cadi, quelle offense m’a pu faire votre maître pour m’avoir obligé à le maltraiter comme vous le dites ? Est-ce qu’il est dans ma maison ? Et, s’il y est, comment y est-il entré, ou qui peut l’y avoir introduit ? — Vous ne m’en ferez point accroire avec votre grande barbe, méchant cadi, repartit le barbier ; je sais bien ce que je dis. Votre fille aime notre maître et lui a donné rendez-vous dans votre maison pendant la prière de midi : vous en avez sans doute été averti ; vous êtes revenu chez vous, vous l’y avez surpris, et lui avez fait donner la bastonnade par vos esclaves ; mais vous n’aurez pas fait cette méchante action impunément : le calife en sera informé, et en fera bonne et brève justice. Laissez-le sortir et nous le rendez tout à l’heure, sinon nous allons entrer et vous l’arracher, à votre honte. — Il n’est pas besoin de tant parler, reprit le cadi, ni de faire un si grand éclat : si ce que vous dites est vrai, vous n’avez qu’à entrer et le chercher, je vous en donne la permission. » Le cadi n’eut pas achevé ces mots, que le barbier et mes gens se jetèrent dans la maison comme des furieux, et se mirent à me chercher partout. Comme j’avais entendu tout ce que le barbier avait dit au cadi, je cherchai un endroit pour me cacher. Je n’en trouvai point d’autre qu’un grand coffre vide, où je me jetai, et que je fermai sur moi. Le barbier, après avoir fureté partout, ne manqua pas devenir dans la chambre où j’étais. Il s’approcha du coffre, l’ouvrit, et, dès qu’il m’eut aperçu, le prit, le chargea sur sa tête et l’emporta ; il descendit d’un escalier assez haut dans une cour qu’il traversa promptement, et enfin il gagna la porte de la rue. Pendant qu’il me portait, le coffre vint à s’ouvrir par malheur, et alors, ne pouvant souffrir la honte d’être exposé aux regards et aux huées de la populace qui nous suivait, je me lançai dans la rue avec tant de précipitation, que je me blessai à la jambe, de manière que je suis demeuré boiteux depuis ce temps-là. Je ne sentis pas d’abord tout mon mal et ne laissai pas de me relever, pour me dérober à la risée du peuple par une prompte fuite. Je lui jetai même des poignées d’or et d’argent, dont ma bourse était pleine ; et, tandis qu’il s’occupait à les ramasser, je m’échappai en enfilant des rues détournées. Mais le maudit barbier, profitant de la ruse dont je m’étais servi pour me débarrasser de la foule, me suivit sans me perdre de vue, en me criant de toute sa force : « Arrêtez seigneur ; pourquoi courez-vous si vite ? Si vous saviez combien j’ai été affligé du mauvais traitement que le cadi vous a fait, à vous qui êtes si généreux et à qui nous avons tant d’obligations, mes amis et moi ! Ne vous l’avais-je pas bien dit, que vous exposiez votre vie par votre obstination à ne vouloir pas que je vous accompagnasse ? Voilà ce qui vous est arrivé par votre faute ; et si, de mon côté, je ne m’étais pas obstiné à vous suivre, pour voir où vous alliez, que seriez-vous devenu ? Où allez-vous donc, seigneur ? Attendez-moi. » C’est ainsi que le malheureux barbier parlait tout haut dans la rue. Il ne se contentait pas d’avoir causé un si grand scandale dans le quartier du cadi, il voulait encore que toute la ville en eût connaissance. Dans la rage où j’étais, j’avais envie de l’attendre pour l’étrangler ; mais je n’aurais fait par là que rendre ma confusion plus éclatante. Je pris un autre parti : comme je m’aperçus que sa voix me livrait en spectacle à une infinité de gens qui paraissaient aux portes ou aux fenêtres, ou qui s’arrêtaient dans les rues pour me regarder, j’entrai dans un khan dont le concierge m’était connu. Je le trouvai à la porte, où le bruit l’avait attiré. « Au nom de Dieu, lui dis-je, faites-moi la grâce d’empêcher que ce furieux n’entre ici après moi. » Il me le promit et me tint parole ; mais ce ne fut pas sans peine : car l’obstiné barbier voulait entrer malgré lui, et ne se retira qu’après lui avoir dit mille injures ; et, jusqu’à ce qu’il fût rentré dans sa maison, il ne cessa d’exagérer à tous ceux qu’il rencontrait le grand service qu’il prétendait m’avoir rendu. Voilà comme je me délivrai d’un homme si fatigant. Après cela, le concierge nie pria de lui apprendre mon aventure. Je la lui racontai. Ensuite, je le priai à mon tour de me prêter un appartement jusqu’à ce que je fusse guéri. « Seigneur, me dit-il, ne seriez-vous pas plus commodément chez vous ? Je ne veux point y retourner, lui répondis-je : ce détestable barbier ne manquerait pas de m’y venir trouver ; j’en serais tous les jours obsédé, et je mourrais, à la fin, de chagrin de l’avoir incessamment devant les yeux. D’ailleurs, après ce qui m’est arrivé aujourd’hui, je ne puis me résoudre à demeurer davantage en cette ville. Je prétends aller où ma mauvaise fortune me voudra conduire. Effectivement, dès que je fus guéri, je pris tout l’argent dont je crus avoir besoin pour voyager, et du reste de mon bien je fis une donation à mes parents. Je partis donc de Bagdad, seigneurs, et je suis venu jusqu’ici. J’avais lieu d’espérer que je ne rencontrerais point ce pernicieux barbier dans un pays si éloigné du mien ; et cependant, je le trouve parmi vous. Ne soyez donc point surpris de l’empressement que j’ai à me retirer. Vous jugez bien de la peine que me doit faire la vue d’un homme qui et cause que je suis boiteux et réduit à la triste nécessité de vivre éloigné de mes parents, de mes amis et de ma patrie. En achevant ces paroles, le jeune boiteux se leva et sortit. Le maître de la maison le conduisit jusqu’à la porte, en lui témoignant le déplaisir qu’il avait de lui avoir donné, quoique innocemment, un si grand sujet de mortification. Quand le jeune homme fut parti, continua le tailleur, nous demeurâmes tous fort étonnés de son histoire. Nous jetâmes les yeux sur le barbier et dîmes qu’il avait tort, si ce que nous venions d’entendre était véritable. « Messieurs, nous répondit-il en levant la tête, qu’il avait toujours tenue baissée jusqu’alors, le silence que j’ai gardé pendant que ce jeune homme vous a entretenus vous doit être un témoignage qu’il ne vous a rien avancé dont je ne demeure d’accord. Mais, quoi qu’il vous ait pu dire, je soutiens que j’ai dû faire ce que j’ai fait je vous en rends juges vous-mêmes. Ne s’était-il pas jeté dans le péril ? et, sans mon secours, en serait-il sorti si heureusement ? Il est bien heureux d’en être quitte pour une jambe incommodée. Ne me suis-je pas exposé à un plus grand danger pour le tirer d’une maison où je m’imaginais qu’on le maltraitait ? A-t-il raison de se plaindre de moi et de me dire des injures si atroces ? Voilà ce que l’on gagne à servir des gens ingrats ! Il m’accuse d’être un babillard ; c’est une pure calomnie : de sept frères que nous étions, je suis celui qui parle le moins et qui a le plus d’esprit en partage. Pour vous en faire convenir, seigneurs, je n’ai qu’à vous conter mon histoire et la leur. Honorez-moi, je vous prie, de votre attention. Histoire du Barbier Retour à la Table des Matières Sous le règne du calife Mostanser Billah {63}, prince si fameux par ses immenses libéralités envers les pauvres, dix voleurs obsédaient les chemins des environs de Bagdad et faisaient depuis longtemps des vols et des cruautés inouïes. Le calife, averti d’un si grand désordre, fit venir le juge de police quelques jours avant la fête du baïram, et lui ordonna, sous peine de la vie, de les lui amener tous les dix. Le juge de police fit ses diligences, et mit tant de monde en campagne, que les dix voleurs furent pris le propre jour du baïram. je me promenais alors sur le bord du Tigre ; je vis dix hommes, assez richement habillés, qui s’embarquaient dans un bateau. J’aurais connu que c’étaient des voleurs, pour peu que j’eusse fait attention aux gardes qui les accompagnaient ; mais je ne regardai qu’eux ; et, prévenu que c’étaient des gens qui allaient se réjouir et passer la fête en festin, j’entrai dans le bateau pêle-mêle avec eux, sans dire mot, dans l’espérance qu’ils voudraient bien me souffrir dans leur compagnie. Nous descendîmes le Tigre, et l’on nous fit aborder devant le palais du calife. J’eus le temps de rentrer en moi-même et de m’apercevoir que j’avais mal jugé d’eux. Au sortir du bateau, nous fûmes environnés d’une nouvelle troupe de gardes du juge de police, qui nous lièrent et nous menèrent devant le calife. Je me laissai lier comme les autres, sans rien dire : que m’eût-il servi de parler et de faire quelque résistance ? C’eût été le moyen de me faire maltraiter par les gardes, qui ne m’auraient pas écouté : car ce sont des brutaux qui n’entendent point raison. J’étais avec des voleurs ; c’était assez pour leur faire croire que j’en devais être un. Dès que nous fûmes devant le calife, il ordonna le châtiment de ces dix scélérats. « Qu’on coupe, dit-il, la tête à ces dix voleurs. » Aussitôt le bourreau nous rangea sur une file, à la portée de sa main, et, par bonheur, je me trouvai le dernier. Il coupa la tête aux dix voleurs, en commençant par le premier ; et, quand il vint à moi, il s’arrêta. Le calife, voyant que le bourreau ne me frappait pas, se mit en colère : « Ne t’ai-je pas commandé, lui dit-il, de couper la tête à dix voleurs ? Pourquoi ne la coupes-tu qu’à neuf ? — Commandeur des croyants, répondit le bourreau, Dieu me garde de n’avoir pas exécuté l’ordre de Votre Majesté ! voilà dix corps par terre, et autant de têtes que j’ai coupées ; elle peut les faire compter. » Lorsque le calife eut vu lui-même que le bourreau disait vrai, il me regarda avec étonnement, et, ne me trouvant pas la physionomie d’un voleur : « Bon vieillard, me dit-il, par quelle aventure vous trouvez-vous mêlé avec des misérables qui ont mérité mille morts ? » Je lui répondis : « Commandeur des croyants, je vais vous faire un aveu véritable : j’ai vu ce matin, entrer dans un bateau ces dix personnes dont le châtiment vient de faire éclater la justice de Votre Majesté ; je me suis embarqué avec elles, persuadé que c’étaient des gens qui allaient se régaler ensemble, pour célébrer ce jour, qui est le plus célèbre de notre religion. » Le calife ne put s’empêcher de rire de mon aventure ; et, tout au contraire de ce jeune boiteux, qui me traite de babillard, il admira ma discrétion et ma contenance à garder le silence. « Commandeur des croyants, lui dis-je, que Votre Majesté ne s’étonne pas si je me suis tu dans une occasion qui aurait excité la démangeaison de parler à un autre. Je fais une profession particulière de me taire ; et c’est par cette vertu que je me suis acquis le titre glorieux de silencieux. C’est ainsi qu’on m’appelle pour me distinguer de six frères que j’eus. C’est le fruit que j’ai tiré de ma philosophie ; enfin, cette vertu fait toute ma gloire et tout mon bonheur. — J’ai bien de la joie, me dit le calife en souriant, qu’on vous ait donné un titre dont vous faites un si bel usage. Mais apprenez-moi quelle sorte de gens étaient vos frères : vous ressemblaient-ils ? — En aucune manière, lui repartis-je ; ils étaient plus babillards les uns que les autres ; et, quant à la figure, il y avait encore grande différence entre eux et moi : le premier était bossu ; le second, brèche-dent ; le troisième, borgne ; le quatrième, aveugle ; le cinquième avait les oreilles coupées ; et le sixième, les lèvres fendues. Il leur est arrivé des aventures qui vous feraient juger de leur caractère, si j’avais l’honneur de les raconter à Votre Majesté. » Comme il me parut que le calife ne demandait pas mieux que de les entendre, je poursuivis sans attendre son ordre. Histoire du premier Frère du Barbier Retour à la Table des Matières Sire, lui dis-je, mon frère aîné, qui s’appelait Bacbouc le bossu, était tailleur de profession. Au sortir de son apprentissage, il loua une boutique vis-à-vis d’un moulin ; et, comme il n’avait point encore fait de pratiques, il avait bien de la peine à vivre de son travail. Le meunier, au contraire, était fort à son aise et possédait une très belle femme. Un jour, mon frère, en travaillant dans sa boutique, leva la tête et aperçut à une fenêtre du moulin la meunière, qui regardait dans la rue. Il la trouva si belle, qu’il en fut enchanté. Pour la meunière, elle ne fit nulle attention à lui ; elle ferma sa fenêtre et ne reparut plus de tout le jour. Cependant le pauvre tailleur ne fit autre chose que lever les yeux vers le moulin, en travaillant. Il se piqua les doigts plus d’une fois, et son travail de ce jour-là ne fut pas trop régulier. Sur le soir, lorsqu’il fallut fermer sa boutique, il eut de la peine à s’y résoudre parce qu’il espérait toujours que la meunière se ferait voir encore ; mais enfin il fut obligé de la fermer et de se retirer à sa petite maison, où il passa une fort mauvaise nuit. Il est vrai qu’il s’en leva plus matin et qu’impatient de revoir sa maîtresse, il vola vers sa boutique. Il ne fut pas plus heureux que le jour précédent : la meunière ne parut qu’un moment de toute la journée. Mais ce moment acheva de le rendre le plus amoureux de tous les hommes. Le troisième jour il eut sujet d’être plus content que les deux autres : la meunière jeta les yeux sur lui par hasard, et le surprit dans une attention à la considérer qui lui fit connaître ce qui se passait dans son cœur. Commandeur des croyants, poursuivis-je, en parlant toujours au calife Mostanser Billah, vous saurez que la meunière n’eut pas plus tôt pénétré les sentiments de mon frère, qu’au lieu de s’en fâcher elle résolut de s’en divertir. Elle le regarda d’un air riant : mon frère la regarda de même, mais d’une manière si plaisante, que la meunière referma la fenêtre au plus vite, de peur de faire un éclat de rire qui fit connaître à mon frère qu’elle le trouvait ridicule. L’innocent Bacbouc interpréta cette action à son avantage, et ne manqua pas de se flatter qu’on l’avait vu avec plaisir. La meunière prit donc la résolution de se réjouir de mon frère. Elle avait une pièce d’une assez belle étoffe, dont il y avait déjà longtemps qu’elle voulait se faire un habit. Elle l’enveloppa dans un beau mouchoir de broderie de soie, et la lui envoya par une jeune esclave qu’elle avait. L’esclave, bien instruite, vint à la boutique du tailleur. « Ma maîtresse vous salue, lui dit-elle, et vous prie de lui faire un habit de la pièce d’étoffe que je vous apporte, sur le modèle de celui qu’elle vous envoie en même temps ; elle change souvent d’habits, et c’est une pratique dont vous serez très content. » Mon frère ne douta plus que la meunière ne fût amoureuse de lui. Il crut qu’elle ne lui envoyait du travail, immédiatement après ce qui s’était passé entre elle et lui, qu’afin de lui marquer qu’elle avait lu dans le fond de son cœur, et de l’assurer du progrès qu’il avait fait dans le sien. Prévenu de cette bonne opinion, il chargea l’esclave de dire à sa maîtresse qu’il allait tout quitter pour elle, et que l’habit serait prêt pour le lendemain matin. En effet, il y travailla avec tant de diligence qu’il l’acheva le même jour. Le lendemain, la jeune esclave vint voir si l’habit était fait. Bacbouc le lui donna bien plié, en lui disant « J’ai trop d’intérêt à contenter votre maîtresse pour avoir négligé son habit ; je veux l’engager, par ma diligence, à ne se servir désormais que de moi. » La jeune esclave fit quelques pas pour s’en aller ; puis se retournant, elle dit tout bas à mon frère : « A propos, j’oubliais de m’acquitter d’une commission qu’on m’a donnée ma maîtresse m’a chargée de vous faire ses compliments et de vous demander comment vous avez passé la nuit ; pour elle, la pauvre femme, elle vous aime si fort qu’elle n’en a pas dormi. — Dites-lui, répondit avec transport mon benêt de frère, que j’ai pour elle une passion si violente, qu’il y a quatre nuits que je n’ai fermé l’œil. » Après ce compliment de la part de la meunière, il crut devoir se flatter qu’elle ne le laisserait pas languir dans l’attente de ses faveurs. Il n’y avait pas un quart d’heure que l’esclave avait quitté mon frère, lorsqu’il la vit revenir avec une pièce de satin. « Ma maîtresse, lui dit-elle, est très satisfaite de son habit : il lui va le mieux du monde ; mais, comme il est très beau et qu’elle ne le veut porter qu’avec un caleçon neuf, elle vous prie de lui en faire un au plus tôt, de cette pièce de satin. — Cela suffit, répondit Bacbouc ; il sera fait aujourd’hui, avant que je sorte de ma boutique ; vous n’avez qu’à le venir prendre sur la fin du jour. » La meunière se montra souvent à sa fenêtre, et prodigua ses charmes à mon frère pour lui donner du courage. Il faisait beau le voir travailler. Le caleçon fut bientôt fait. L’esclave le vint prendre ; mais elle n’apporta au tailleur ni l’argent qu’il avait déboursé pour les accompagnements de l’habit et du caleçon, ni de quoi lui payer la façon de l’un et de l’autre. Cependant ce malheureux amant, qu’on amusait et qui ne s’en apercevait pas, n’avait rien mangé de tout ce jour-là, et fut obligé d’emprunter quelques pièces de monnaie pour acheter de quoi souper. Le jour suivant, dès qu’il fut arrivé à sa boutique, la jeune esclave vint lui dire que le meunier souhaitait de lui parler : « Ma maîtresse, ajouta-t-elle, lui a dit tant de bien de vous en lui montrant votre ouvrage, qu’il veut aussi que vous travailliez pour lui. Elle l’a fait exprès, afin que la liaison qu’elle veut former entre lui et vous serve à faire réussir ce que vous désirez également l’un et l’autre. » Mon frère se laissa persuader et alla au moulin avec l’esclave. Le meunier le reçut fort bien, et, lui présentant une pièce de toile : « J’ai besoin de chemises, lui dit-il ; voilà de la toile, je voudrais bien que vous m’en fissiez vingt ; s’il y a du reste, vous me le rendrez. » Mon frère eut du travail pour cinq ou six jours, à faire vingt chemises pour le meunier, qui lui donna ensuite une autre pièce de toile, pour en faire autant de caleçons. Lorsqu’ils furent achevés, Bacbouc les porta au meunier, qui lui demanda ce qu’il lui fallait pour sa peine, sur quoi mon frère dit qu’il se contenterait de vingt dragmes d’argent. Le meunier appela aussitôt la jeune esclave et lui dit d’apporter le trébuchet, pour voir si la monnaie qu’il allait donner était de poids. L’esclave, qui avait le mot, regarda mon frère en colère, pour lui marquer qu’il allait tout gâter s’il recevait de l’argent. Il se le tint pour dit ; il refusa d’en prendre, quoiqu’il en eût besoin et qu’il en eût emprunté pour acheter le fil dont il avait cousu les chemises et les caleçons. Au sortir de chez le meunier, il vint me prier de lui prêter de quoi vivre, en me disant qu’on ne le payait pas. Je lui donnai quelque monnaie que j’avais dans ma bourse, et cela le fit subsister durant quelques jours : il est vrai qu’il ne vivait que de bouillie ; encore n’en mangeait-il pas tout son soûl. Un jour, il entra chez le meunier, qui était occupé à faire aller son moulin, et qui, croyant qu’il venait demander de l’argent, lui en offrit ; mais la jeune esclave, qui était présente, lui fit encore un signe qui l’empêcha d’en accepter, et le fit répondre au meunier qu’il ne venait pas pour cela, mais seulement pour s’informer de sa santé. Le meunier l’en remercia et lui donna une robe de dessus à faire. Bacbouc la lui rapporta le lendemain. Le meunier tira sa bourse ; la jeune esclave ne fit en ce moment que regarder mon frère : « Voisin, dit-il au meunier, rien ne presse ; nous compterons une autre fois. » Ainsi cette pauvre dupe se retira dans sa boutique avec trois grandes maladies, c’est-à-dire amoureux, affamé et sans argent. La meunière était avare et méchante ; elle ne se contenta pas d’avoir frustré mon frère de ce qui lui était dû, elle excita son mari à tirer vengeance de l’amour qu’il avait pour elle ; et voici comment ils s’y prirent. Le meunier invita Bacbouc, un soir, à souper, et, après l’avoir assez mal régalé, il lui dit : « Frère, il est trop tard pour vous retirer chez vous ; demeurez ici. » En parlant de cette sorte, il le mena dans un endroit où il y avait un lit. Il le laissa là et se retira, avec sa femme, dans le lieu où ils avaient coutume de se coucher. Au milieu de la nuit, le meunier vint trouver mon frère : « Voisin, lui dit-il, dormez-vous ? Ma mule est malade, et j’ai bien du blé à moudre ; vous me feriez beaucoup de plaisir si vous vouliez tourner le moulin à sa place. » Bacbouc, pour lui marquer qu’il était homme de bonne volonté, lui répondit qu’il était prêt à lui rendre Service, qu’on n’avait seulement qu’à lui montrer comment il fallait faire. Alors le meunier l’attacha par le milieu du corps, de même qu’une mule, pour lui faire tourner le moulin ; et, lui donnant ensuite un grand coup de fouet sur les reins : « Marchez, voisin, lui dit-il. — Eh ! pourquoi me frappez-vous ? lui dit mon frère. — C’est pour vous encourager, répondit le meunier ; car, sans cela, ma mule ne marche pas. » Bacbouc fut étonné de ce traitement ; néanmoins, il n’osa s’en plaindre. Quand il eut fait cinq ou six tours, il voulut se reposer ; mais le meunier lui donna une douzaine de coups de fouet bien appliqués, en lui disant : « Courage, voisin, ne vous arrêtez pas, je vous prie ; il faut marcher sans prendre haleine ; autrement, vous gâteriez ma farine. » Le meunier obligea mon frère à tourner ainsi le moulin pendant le reste de la nuit. A la pointe du jour, il le laissa sans le détacher, et se retira à la chambre de sa femme. Bacbouc demeura quelque temps en cet état. A la fin, la jeune esclave vint, qui le détacha. « Ah que nous vous avons plaint, ma bonne maîtresse et moi ! s’écria la perfide. Nous n’avons aucune part au mauvais tour que son mari vous a joué. » Le malheureux Bacbouc ne lui répondit rien, tant il était fatigué et moulu de coups ; mais il regagna sa maison, en faisant une ferme résolution de ne plus songer à la meunière. Le récit de cette histoire, poursuivit le barbier, fit rire le calife. « Allez, me dit-il, retournez chez vous ; on va vous donner quelque chose de ma part, pour vous consoler d’avoir manqué le régal auquel vous vous attendiez. — Commandeur des croyants, repris-je, je supplie Votre Majesté de trouver bon que je ne reçoive rien qu’après lui avoir raconté l’histoire de mes autres frères. » Le calife m’ayant témoigné par son silence qu’il était disposé à m’écouter, je continuai en ces termes : Histoire du second Frère du Barbier Retour à la Table des Matières Mon second frère, qui s’appelait Bakbarah le brèche-dent, marchant un jour par la ville, rencontra une vieille dans une rue écartée. Elle l’aborda. « J’ai, lui dit-elle, un mot à vous dire ; je vous prie de vous arrêter un moment. » Il s’arrêta, en lui demandant ce qu’elle lui voulait. « Si vous avez le temps de venir avec moi, reprit-elle, je vous mènerai dans un palais magnifique, où vous verrez une dame plus belle que le jour, elle vous recevra avec beaucoup de plaisir et vous présentera la collation avec d’excellent vin : il n’est pas besoin de vous en dire davantage. — Ce que vous me dites est-il bien vrai ? répliqua mon frère. — Je ne suis pas une menteuse, repartit la vieille : je ne vous propose rien qui ne soit véritable ; mais écoutez ce que j’exige de vous : il faut que vous soyez sage, que vous parliez peu, et que vous ayez une complaisance infinie. » Bakbarah ayant accepté la condition, elle marcha devant, et il la suivit. Ils arrivèrent à la porte d’un grand palais, où il y avait beaucoup d’officiers et de domestiques. Quelques-uns voulurent arrêter mon frère ; mais la vieille ne leur eut pas plus tôt parlé qu’ils le laissèrent passer. Alors elle se retourna vers mon frère et lui dit : « Souvenez-vous, au moins, que la jeune dame chez qui je vous amène aime la douceur et la retenue : elle ne veut pas qu’on la contredise. Si vous la contentez en cela, vous pouvez compter que vous obtiendrez d’elle ce que vous voudrez. » Bakbarah la remercia de cet avis et promit d’en profiter. Elle le fit entrer dans un bel appartement. C’était un grand bâtiment en carré, qui répondait à la magnificence du palais ; une galerie régnait à l’entour, et l’on voyait au milieu un très beau jardin. La vieille le fit asseoir sur un sofa bien garni et lui dit d’attendre un moment, qu’elle allait avertir de son arrivée la jeune dame. Mon frère, qui n’était jamais entré dans un lieu si superbe, se mit à considérer toutes les beautés qui s’offraient à sa vue ; et, jugeant de sa bonne fortune par la magnificence qu’il voyait, il avait de la peine à contenir sa joie. Il entendit bientôt un grand bruit, qui était causé par une troupe d’esclaves enjouées, qui vinrent à lui en faisant des éclats de rire, et il aperçut au milieu d’elles une jeune dame d’une beauté extraordinaire, qui se faisait aisément reconnaître pour leur maîtresse, par les égards qu’on avait pour elle. Bakbarah, qui s’était attendu à un entretien particulier avec la dame, fut extrêmement surpris de la voir en si bonne compagnie. Cependant les esclaves prirent un air sérieux en s’approchant de lui ; et lorsque la jeune dame fut près du sofa, mon frère, qui s’était levé, lui fit une profonde révérence. Elle prit la place d’honneur, et puis, l’ayant prié de se remettre à la sienne, elle lui dit d’un ton riant : « Je suis ravie de vous voir, et je vous souhaite tout le bien que vous pouvez désirer. — Madame, répondit Bakbarah, je ne puis en souhaiter un plus grand que l’honneur que j’ai de paraître devant vous. — Il me semble que vous êtes de bonne humeur, répliqua-t-elle, et que vous voudrez bien que nous passions le temps agréablement ensemble. » Elle commanda aussitôt que l’on servît la collation. En même temps, on couvrit une table de plusieurs corbeilles de fruits et de confitures. Elle se mit à table avec les esclaves et mon frère. Comme il était placé vis-à-vis d’elle, quand il ouvrait la bouche pour manger, elle s’apercevait qu’il était brèche-dent, et elle le faisait remarquer aux esclaves, qui en riaient de tout leur cœur avec elle. Bakbarah, qui, de temps en temps, levait la tête pour la regarder, et qui la voyait rire, s’imagina que c’était de la joie qu’elle avait de sa venue, et se flatta que bientôt elle écarterait ses esclaves pour rester avec lui sans témoins ; Elle jugea bien qu’il avait cette pensée ; et, prenant plaisir à l’entretenir dans une erreur si agréable, elle lui dit des douceurs et lui présenta de sa propre main de tout ce qu’il y avait de meilleur. La collation achevée, on se leva de table. Dix esclaves prirent des instruments et commencèrent à jouer et à chanter ; d’autres se mirent à danser. Mon frère, pour faire l’agréable, dansa aussi, et la jeune dame même s’en mêla. Après qu’on eut dansé quelque temps, on s’assit pour prendre haleine. La jeune dame se fit donner un verre de vin et regarda mon frère en souriant, pour lui marquer qu’elle allait boite à sa santé. Il se leva et demeura debout pendant qu’elle but. Lorsqu’elle eut bu, au lieu de rendre le verre, elle le fit remplir, et le présenta à mon frère, afin qu’il lui fît raison. Mon frère prit le verre de la main de la jeune dame, en la lui baisant, et but debout, en reconnaissance de la faveur qu’elle lui avait faite. Ensuite, la jeune dame le fit asseoir auprès d’elle et commença de le caresser. Elle lui passa la main derrière la tête, en lui donnant de temps en temps de petits soufflets. Ravi de ces faveurs, il s’estimait le plus heureux du monde ; il était tenté de badiner aussi avec cette charmante personne ; mais il n’osait prendre cette liberté devant tant d’esclaves qui avaient les yeux sur lui, et qui ne cessaient de rire de ce badinage. La jeune dame continua de lui donner de petits soufflets, et, à la fin, lui en appliqua un si rudement, qu’il en fut scandalisé. Il en rougit, et se leva pour s’éloigner d’une si rude joueuse. Alors, la vieille qui l’avait amené le regarda d’une manière à lui faire connaître qu’il avait tort et qu’il ne se souvenait pas de l’avis qu’elle lui avait donné, d’avoir de la complaisance. Il reconnut sa faute, et pour la réparer, il se rapprocha de la jeune dame, en feignant de ne s’en être pas éloigné par mauvaise humeur. Elle le tira par le bras, le fit encore asseoir près d’elle, et continua de lui faire mille caresses malicieuses. Ses esclaves, qui ne cherchaient qu’à la divertir, se mirent de la partie l’une donnait au pauvre Bakbarah des nasardes de toute sa force, l’autre lui tirait les oreilles à les lui arracher, et d’autres enfin lui appliquaient des soufflets qui passaient la raillerie. Mon frère souffrait tout cela avec une patience admirable ; il affectait même un air gai ; et, regardant la vieille avec un souris forcé : « Vous l’avez bien dit,disait-il,que je trouverais une dame toute bonne, tout agréable, toute charmante ; que je vous ai d’obligations ! — Ce n’est rien encore que cela, lui répondit la vieille ; laissez faire, vous verrez bien autre chose. » La jeune dame prit alors la parole et dit à mon frère : « Vous êtes un brave homme ; je suis ravie de trouver en vous tant de douceur et tant de complaisance pour mes petits caprices, et une humeur si conforme à la mienne. — Madame, repartit Bakbarah, charmé de ces discours, je ne suis plus à moi, je suis tout à vous, et vous pouvez, à votre gré, disposer de moi. — Que vous me faites de plaisir, répliqua la dame, en me marquant tant de soumission ! Je suis contente de vous, et je veux que vous le soyez aussi de moi. Qu’on lui apporte, ajouta-t-elle, le parfum et l’eau de roses. » A ces mots, deux esclaves se détachèrent et revinrent bientôt après, l’une avec une cassolette d’argent où il y avait du bois d’aloès le plus exquis, dont elle le parfuma, et l’autre avec de l’eau de roses, qu’elle lui jeta au visage et dans les mains. Mon frère ne se possédait pas, tant il était aise de se voir traité si honorablement. Après cette cérémonie, la jeune dame commanda aux esclaves qui avaient déjà joué des instruments et chanté, de recommencer leurs concerts. Elles obéirent ; et, pendant ce temps-là, la dame appela une autre esclave et lui ordonna d’emmener mon frère avec elle, en lui disant : « Faites-lui ce que vous savez ; et, quand vous aurez achevé, ramenez-le-moi. » Bakbarah, qui entendit cet ordre, se leva promptement et, s’approchant de la vieille, qui s’était aussi levée pour accompagner l’esclave et lui, il la pria de lui dire ce qu’on lui voulait faire. « C’est que notre maîtresse est curieuse, lui répondit tout bas la vieille elle souhaite de voir comment vous seriez fait déguisé en femme ; et cette esclave, qui a ordre de vous mener avec elle, va vous peindre les sourcils, vous raser la moustache et vous habiller en femme. — On peut me peindre les sourcils tant qu’on voudra, répliqua mon frère, j’y consens, parce que je pourrai me laver ensuite ; mais, pour me faire raser, vous voyez bien que je ne le dois pas souffrir : comment oserais-je paraître après cela sans moustache ? — Gardez-vous de vous opposer à ce que l’on exige de vous, reprit la vieille ; vous gâteriez vos affaires, qui vont le mieux du monde. On vous aime, on veut vous rendre heureux ; faut-il, pour une vilaine moustache, renoncer aux plus délicieuses faveurs qu’un homme puisse obtenir ? » Bakbarah se rendit aux raisons de la vieille, et sans dire un seul mot, il se laissa conduire par l’esclave dans une chambre où on lui peignit les sourcils de rouge. On lui rasa la moustache et l’on se mit en devoir de lui raser aussi la barbe. La docilité de mon frère ne put aller jusque-là. « Oh ! pour ce qui est de ma barbe, s’écria-t-il, je ne souffrirai point absolument qu’on me la coupe. » L’esclave lui représenta qu’il était inutile de lui avoir ôté sa moustache, s’il ne voulait pas consentir qu’on lui rasât la barbe ; qu’un visage barbu ne convenait pas avec un habillement de femme, et qu’il s’étonnait qu’un homme qui était sur le point de posséder la plus belle personne de Bagdad fît quelque attention à sa barbe. La vieille ajouta au discours de l’esclave de nouvelles raisons ; elle menaça mon frère de la disgrâce de la jeune dame. Enfin, elle lui dit tant de choses, qu’il se laissa faire tout ce qu’on voulut. Lorsqu’il fut habillé en femme, on le ramena devant la jeune dame, qui se prit si fort à rire en le voyant, qu’elle se renversa sur le sofa où elle était assise. Les esclaves en firent autant en frappant des mains ; si bien que mon frère demeura fort embarrassé de sa contenance. La jeune dame se releva et, sans cesser de rire, lui dit : « Après la complaisance que vous avez eue pour moi, j’aurais tort de ne pas vous aimer de tout mon cœur ; mais il faut que vous fassiez encore une chose pour l’amour de moi : c’est de danser comme vous voilà. » Il obéit ; et la jeune dame et ses esclaves dansèrent avec lui, en riant comme des folles. Après qu’elles eurent dansé quelque temps, elles se jetèrent toutes sur le misérable, et lui donnèrent tant de soufflets, tant de coups de poing et de coups de pied, qu’il en tomba par terre, presque hors de lui-même. La vieille lui aida à se relever, pour ne pas lui donner le temps de se fâcher du mauvais traitement qu’on venait de lui faire. « Consolez-vous, lui dit-elle à l’oreille ; vous êtes enfin arrivé au bout des souffrances, et vous allez en recevoir le prix. Il ne vous reste plus qu’une seule chose à faire, et ce n’est qu’une bagatelle : vous saurez que ma maîtresse a coutume, lorsqu’elle a un peu bu, comme aujourd’hui, de ne se pas laisser approcher par ceux qu’elle aime, qu’ils ne soient nus en chemise. Quand ils sont en cet état, elle prend un peu d’avantage et se met à courir devant eux, par la galerie et de chambre en chambre, jusqu’à ce qu’ils l’aient attrapée. C’est encore une de ses bizarreries. Quelque avantage qu’elle puisse prendre, léger et dispos comme vous êtes, vous aurez bientôt mis la main sur elle. Mettez-vous donc vite en chemise ; déshabillez-vous sans faire de façons. » Mon bon frère en avait trop fait pour reculer. Il se déshabilla, et cependant la jeune dame se fit ôter sa robe et demeura en jupon pour courir plus légèrement. Lorsqu’ils furent tous deux en état de commencer la course, la jeune dame prit un avantage d’environ vingt pas, et se mit à courir d’une vitesse surprenante. Mon frère la suivit de toute sa force, non sans exciter les ris de toutes les esclaves qui frappaient des mains. La jeune dame, au lieu de perdre quelque chose de l’avantage qu’elle avait pris d’abord, en gagnait encore sur mon frère. Elle lui fit faire deux ou trois tours de galerie, et puis enfila une longue allée obscure, où elle se sauva par un détour qui lui était connu. Bakbarah, qui la suivait toujours, l’ayant perdue de vue dans l’allée, fut obligé de courir moins vite, à cause de l’obscurité. Il aperçut enfin une lumière vers laquelle ayant repris sa course, il sortit par une porte qui fut fermée sur lui aussitôt. Imaginez-vous s’il eut lieu d’être surpris de se trouver au milieu d’une rue de corroyeurs. Ils ne le furent pas moins de le voir en chemise, les yeux peints de rouge, sans barbe et sans moustache. Ils commencèrent à frapper des mains, à le huer, et quelques-uns coururent après lui et lui cinglèrent les fesses avec des peaux. Ils l’arrêtèrent même, le mirent sur un âne qu’ils rencontrèrent par hasard, et le promenèrent par la ville, exposé à la risée de toute la populace. Pour comble de malheur, on passa devant la maison du juge de police, et ce magistrat voulut savoir la cause de ce tumulte. Les corroyeurs lui dirent qu’ils avaient vu sortir mon frère, dans l’état où il était, par une porte de l’appartement des femmes du grand vizir, qui donnait sur leur rue. Là-dessus, le juge fit donner au malheureux Bakbarah cent coups de bâton sur la plante des pieds, et le fit conduire hors de la ville, avec défense d’y rentrer jamais. Voilà, commandeur des croyants, dis-je au calife Mostanser Billah, l’aventure de mon second frère, que je voulais raconter à Votre Majesté. Il ne savait pas que les dames de nos seigneurs les plus puissants se divertissent quelquefois à jouer de semblables tours aux jeunes gens qui sont assez sots pour donner dans de semblables pièges. Le barbier, sans interrompre son discours, passa à l’histoire de son troisième frère. Histoire du troisième Frère du Barbier Retour à la Table des Matières Commandeur des croyants, dit-il au calife, mon troisième frère, qui se nommait Bakbac, était aveugle, et sa mauvaise destinée l’ayant réduit à la mendicité il allait de porte en porte demander l’aumône. Il avait une si longue habitude de marcher seul dans les rues, qu’il n’avait pas besoin de conducteur. Il avait coutume de frapper aux portes, et de ne pas répondre qu’on ne lui eût ouvert. Un jour il frappa à la porte d’une maison ; le maître du logis, qui était seul, s’écria : « Qui est là ? » Mon frère ne répondit rien à ces paroles, et frappa une seconde fois. Le maître de la maison eut beau demander encore qui était à sa porte, personne ne lui répondit. Il descend, ouvre, et demande à mon frère ce qu’il veut : « Que vous me donniez quelque chose pour l’amour de Dieu, lui dit Bakbac. — Vous êtes aveugle, ce me semble ? reprit le maître de la maison. — Hélas ! oui, repartit mon frère. — Tendez la main, » lui dit le maître. Mon frère la lui présenta, croyant recevoir l’aumône ; mais le maître la lui prit seulement pour l’aider à monter jusqu’à sa chambre. Bakbac s’imagina que c’était pour le faire manger avec lui, comme cela lui arrivait ailleurs assez souvent. Quand ils furent tous deux dans la chambre, le maître lui quitta la main, se mit à sa place, et lui demanda de nouveau ce qu’il souhaitait. « Je vous ai déjà dit, lui répondit Bakbac, que je vous demandais quelque chose pour l’amour de Dieu. — Bon aveugle, répliqua le maître, tout ce que je puis faire pour vous, c’est de souhaiter que Dieu vous rende la vue. — Vous pouviez bien me dire cela à la porte, reprit mon frère, et m’épargner la peine de monter. — Et pourquoi, innocent que vous êtes, ne répondez-vous pas dès la première fois, lorsque vous frappez et qu’on vous demande qui est là ? D’où vient que vous donnez la peine aux gens de vous aller ouvrir quand on vous parle ? — Que voulez-vous donc faire de moi ? dit mon frère. — Je vous le répète encore, répondit le maître, je n’ai rien à vous donner. — Aidez-moi donc à descendre, comme vous m’avez aidé à monter, répliqua Bakbac. — L’escalier est devant vous, repartit le maître ; descendez seul si vous voulez. » Mon frère se mit à descendre ; mais, le pied venant à lui manquer au milieu de l’escalier, il se fit bien du mal aux reins et à la tête, en glissant jusqu’au bas. Il se releva avec assez de peine et sortit, en se plaignant et en murmurant contre le maître de la maison, qui ne fit que rire de sa chute. Comme il sortait du logis, deux aveugles de ses camarades, qui passaient, le reconnurent à sa voix. Ils s’arrêtèrent pour lui demander ce qu’il avait. Il leur conta ce qui lui était arrivé ; et après leur avoir dit que, toute la journée, il n’avait rien reçu : « Je vous conjure, ajouta-t-il, de m’accompagner jusque chez moi, afin que je prenne devant vous quelque chose de l’argent que nous avons tous trois en commun, pour m’acheter de quoi souper. » Les deux aveugles y consentirent ; il les mena chez lui. Il faut remarquer que le maître de la maison où mon frère avait été si maltraité, était un voleur, homme naturellement adroit et malicieux. Il entendit, par sa fenêtre, ce que Bakbac avait dit à ses camarades ; c’est pourquoi il descendit, les suivit et entra avec eux dans une méchante maison où logeait mon frère. Les aveugles s’étant assis, Bakbac dit : « Frères, il faut, s’il vous plaît, fermer la porte, et prendre garde s’il n’y a pas ici quelque étranger avec nous. » A ces paroles, le voleur fut fort embarrassé ; mais, apercevant une corde qui se trouva par hasard attachée au plancher, il s’y prit et se soutint en l’air, pendant que les aveugles fermèrent la porte et firent le tour de la chambre, en tâtant partout avec leurs bâtons. Lorsque cela fut fait, et qu’ils eurent repris leurs places, il quitta la corde et alla s’asseoir doucement près de mon frère, qui, se croyant seul avec les aveugles, leur dit : « Frères, comme vous m’avez fait dépositaire de l’argent que nous recevons depuis longtemps tous trois, je veux vous faire voir que je ne suis pas indigne de la confiance que vous avez en moi. La dernière fois que nous comptâmes, vous savez que nous avions dix mille dragmes, et que nous les mîmes en dix sacs : je vais vous montrer que je n’y ai pas touché. » En disant cela, il mit la main à côté de lui, sous de vieilles hardes, tira les sacs l’un après l’autre, et, les donnant à ses camarades : « Les voilà, poursuivit-il ; vous pouvez juger, par leur pesanteur, qu’ils sont encore en leur entier ; ou bien nous allons les compter, si vous le souhaitez. » Ses camarades lui ayant répondu qu’ils se fiaient bien à lui, il ouvrit un des sacs et en tira dix dragmes ; les deux autres aveugles en tirèrent chacun autant. Mon frère remit ensuite les dix sacs à leur place ; après quoi un des aveugles lui dit qu’il n’était pas besoin qu’il dépensât rien ce jour-là pour son souper, qu’il avait assez de provisions pour eux trois, grâce à la charité des bonnes gens. En même temps il tira de son bissac du pain, du fromage et quelques fruits, mit tout cela sur une table, et puis ils commencèrent à manger. Le voleur, qui était à la droite de mon frère, choisissait ce qu’il y avait de meilleur et mangeait avec eux ; mais, quelque précaution qu’il pût prendre pour ne pas faire de bruit, Bakbac l’entendit mâcher et s’écria aussitôt : « Nous sommes perdus : il y a un étranger avec nous ! » En parlant de la sorte, il étendit la main et saisit le voleur par le bras ; il se jeta sur lui, en criant au voleur et en lui donnant de grands coups de poing. Les autres aveugles se mirent à crier aussi et à frapper le voleur, qui, de son côté, se défendit le mieux qu’il put. Comme il était fort et vigoureux, et qu’il avait l’avantage de voir où il adressait ses coups, il en portait de furieux tantôt à l’un tantôt à l’autre, quand il pouvait en avoir la liberté ; et il criait au voleur encore plus fort que ses ennemis. Les voisins accoururent bientôt au bruit, enfoncèrent la porte, et eurent bien de la peine à séparer les combattants ; mais enfin, en étant venus à bout, ils leur demandèrent le sujet de leur différend. « Seigneurs ! s’écria mon frère, qui n’avait pas quitté le voleur, cet homme, que je tiens, est un voleur, qui est entré ici avec nous, pour nous enlever le peu d’argent que nous avons. » Le voleur, qui avait fermé les yeux dès qu’il avait vu les voisins, feignit d’être aveugle et dit alors : « Seigneurs, c’est un menteur ; je vous jure par le nom de Dieu et par la vie du calife, que je suis leur associé et qu’ils refusent de me donner ma part légitime. Ils se sont mis tous trois contre moi, et je demande justice. » Les voisins ne voulurent pas se mêler de leur contestation, et les menèrent tous quatre au juge de police. Quand ils furent devant ce magistrat, le voleur, sans attendre qu’on l’interrogeât, dit, en contrefaisant toujours l’aveugle « Seigneur, puisque vous êtes commis pour administrer la justice de la part du calife, dont Dieu veuille faire prospérer la puissance, je vous déclarerai que nous sommes également criminels, mes trois camarades et moi. Mais, comme nous nous sommes engagés par serment à ne rien avouer que sous la bastonnade, si vous voulez savoir notre crime vous n’avez qu’à commander qu’on nous la donne, et qu’on commence par moi. » Mon frère voulut parler ; mais on lui imposa silence. On mit le voleur sous le bâton, et il eut la constance de s’en laisser donner jusqu’à vingt ou trente coups ; mais, faisant semblant de se laisser vaincre par la douleur, il ouvrit un œil premièrement, et bientôt après il ouvrit l’autre, en criant miséricorde et en suppliant le juge de police de faire cesser les coups. Le juge, voyant que le voleur le regardait avec les yeux ouverts, en fut fort étonné. « Méchant, lui dit-il, que signifie ce miracle ? — Seigneur, répondit le voleur, je vais vous découvrir un secret important, si vous voulez me faire grâce et me donner, pour gage que vous me tiendrez parole, l’anneau que vous avez au doigt, et qui vous sert de cachet. Je suis prêt à vous révéler tout le mystère. » Le juge fit cesser les coups de bâton, lui remit son anneau et promit de lui faire grâce. « Sur la foi de cette promesse, reprit le voleur, je vous avouerai, seigneur, que mes camarades et moi nous voyons fort clair tous quatre. Nous feignons d’être aveugles pour entrer librement dans les maisons et pénétrer jusqu’aux appartements des femmes, où nous abusons de leur faiblesse. Je vous confesse encore que, par cet artifice, nous avons gagné dix mille dragmes en société ; j’en ai demandé aujourd’hui à mes confrères deux mille cinq cent, qui m’appartiennent pour ma part ; ils me les ont refusées, parce que je leur ai déclaré que je voulais me retirer, et qu’ils ont eu peur que je ne les accusasse ; et, sur mes instances à leur demander ma part, ils se sont jetés sur moi et m’ont maltraité de la manière dont je prends à témoin les personnes qui nous ont amenées devant vous. J’attends de votre justice, seigneur, que vous me ferez livrer vous-même les deux mille cinq cents dragmes qui me sont dues. Si vous voulez que mes camarades confessent la vérité de ce que j’avance, faites-leur donner trois fois autant de coups que j’en ai reçu ; vous verrez qu’ils ouvriront les yeux comme moi. » Mon frère et les deux autres aveugles voulurent se justifier d’une imposture si horrible ; mais le juge ne daigna pas les écouter. « Scélérats, leur dit-il, c’est donc ainsi que vous contrefaites les aveugles, que vous trompez les gens, sous prétexte d’exciter leur charité, et que vous commettez de si méchantes actions ? — C’est une imposture, s’écria mon frère ; il est faux qu’aucun de nous voie clair. Nous en prenons Dieu à témoin ! » Tout ce que put dire mon frère fut inutile ; ses camarades et lui reçurent chacun deux cents coups de bâton. Le juge attendait toujours qu’ils ouvrissent les yeux, et attribuait à une grande obstination ce qui n’était que l’effet d’une impuissance absolue. Pendant ce temps-là, le voleur disait aux aveugles : « Pauvres gens que vous êtes, ouvrez les yeux, et n’attendez pas qu’on vous fasse mourir sous le bâton. » Puis, s’adressant au juge de police : « Seigneur, lui dit-il, je vois bien qu’ils pousseront leur malice jusqu’au bout, et que jamais ils n’ouvriront les yeux : ils veulent, sans doute, éviter la honte qu’ils auraient de lire leur condamnation dans les regards de ceux qui les verraient. Il vaut mieux leur faire grâce et envoyer quelqu’un avec moi prendre les dix mille dragmes qu’ils ont cachées. » Le juge n’eut garde d’y manquer ; il fit accompagner le voleur par un de ses gens, qui lui apporta les dix sacs. Il fit compter deux mille cinq cents dragmes au voleur, et retint le reste pour lui. A l’égard de mon frère et de ses compagnons, il en eut pitié et se contenta de les bannir. Je n’eus pas plus tôt appris ce qui était arrivé à mon frère, que je courus après lui. Il me raconta son malheur, et je le ramenai secrètement dans la ville. J’aurais bien pu le justifier auprès du juge de police, et faire punir le voleur comme il le méritait ; mais je n’osai l’entreprendre, de peur de m’attirer à moi-même quelque mauvaise affaire. Ce fut ainsi que j’achevai la triste aventure de mon bon frère l’aveugle. Le calife n’en rit pas moins que de celles qu’il avait déjà entendues. Il ordonna de nouveau qu’on me donnât quelque chose ; mais, sans attendre qu’on exécutât son ordre, je commençai l’histoire de mon quatrième frère. Histoire du quatrième Frère du Barbier Retour à la Table des Matières Alcouz était le nom de mon quatrième frère. Il devint borgne à l’occasion que j’aurai l’honneur de dire à Votre Majesté. Il était boucher de profession ; il avait un talent particulier pour élever et dresser des béliers à se battre, et, par ce moyen, il s’était acquis la connaissance et l’amitié des principaux seigneurs, qui se plaisent à voir ces sortes de combat, et qui ont pour cet effet des béliers chez eux Il était d’ailleurs fort achalandé ; il avait toujours dans sa boutique la plus belle viande qu’il y eût à la boucherie, parce qu’il était fort riche et qu’il n’épargnait rien pour avoir la meilleure. Un jour qu’il était dans sa boutique, un vieillard, qui avait une longue barbe blanche, vint acheter six livres de viande, lui en donna l’argent, et s’en alla. Mon frère trouva cet argent si beau, si blanc et si bien monnayé, qu’il le mit à part dans un coffre, dans un endroit séparé. Le même vieillard ne manqua pas, durant cinq mois, de venir prendre chaque jour la même quantité de viande, et de la payer de pareille monnaie, que mon frère continua de mettre à part. Au bout de cinq mois, Alcouz voulant acheter une quantité de moutons et les payer avec cette belle monnaie, ouvrit le coffre ; mais au lieu de la trouver, il fut dans un étonnement extrême de ne voir que des feuilles coupées en rond, à la place où il l’avait mise. Il se donna de grands coups à la tête, en faisant des cris qui attirèrent bientôt les voisins, dont la surprise égala la sienne lorsqu’ils eurent appris de quoi il s’agissait. « Plût à Dieu, s’écria mon frère en pleurant, que ce traître de vieillard arrivât présentement, avec son air hypocrite ! » Il n’eut pas plus tôt achevé ces paroles qu’il le vit venir de loin ; il courut au-devant de lui avec précipitation, et, mettant la main sur lui : « Musulmans, s’écria-t-il de toute sa force, à l’aide ! Écoutez la friponnerie que ce méchant homme m’a faite. » En même temps il raconta à une assez grande foule de peuple, qui s’était assemblée autour de lui, ce qu’il avait déjà conté à ses voisins. Lorsqu’il eut achevé, le vieillard, sans s’émouvoir, lui dit froidement : « Vous feriez fort bien de me laisser aller et de réparer par cette action l’affront que vous me faites devant tant de monde, de crainte que je ne vous en fasse un plus sanglant, dont je serais fâché.— Hé ! qu’avez-vous à dire contre moi ? lui répliqua mon frère. Je suis un honnête homme dans ma profession, et je ne vous crains pas. — Vous voulez donc que je le publie ? reprit le vieillard du même ton. Sachez, ajouta-t-il en s’adressant au peuple, qu’au lieu de vendre de la chair de mouton, comme il le doit, il vend de la chair humaine ! — Vous êtes un imposteur, lui repartit mon frère. — Non, non, dit alors le vieillard à l’heure que je vous parle, il y a un homme égorgé et attaché au dehors de votre boutique, comme un mouton ; qu’on y aille, et l’on verra si je dis la vérité. » Avant que d’ouvrir le coffre où étaient les feuilles, mon frère avait tué un mouton ce jour-là, l’avait accommodé et exposé hors de sa boutique, selon sa coutume. Il protesta que ce que disait le vieillard était faux ; mais, malgré ses protestations, la populace crédule, se laissant prévenir contre un homme accusé d’un fait si atroce, voulut en être éclaircie sur-le-champ. Elle obligea mon frère à lâcher le vieillard, s’assura de lui-même, et courut en fureur jusqu’à sa boutique, où elle vit l’homme égorgé et attaché comme l’accusateur l’avait dit, car ce vieillard, qui était magicien, avait fasciné les yeux de tout le monde, comme il les avait fascinés à mon frère, pour lui faire prendre pour de bon argent les feuilles qu’il lui avait données. A ce spectacle, un de ceux qui tenaient Alcouz lui dit, en lui appliquant un grand coup de poing : « Comment, méchant homme, c’est donc ainsi que tu nous fait manger de la chair humaine ? » Et le vieillard, qui ne l’avait pas abandonné, lui en déchargea un autre dont il lui creva un œil. Toutes les personnes même qui purent approcher de lui ne l’épargnèrent pas. On ne se contenta pas de le maltraiter ; on le conduisit devant le juge de police, à qui l’on présenta le prétendu cadavre, que l’on avait détaché et apporté, pour servir de témoin contre l’accusé. « Seigneur, lui dit le vieillard magicien, vous voyez un homme qui est assez barbare pour massacrer les gens et qui vend leur chair pour de la viande de mouton. Le public attend que vous fassiez un châtiment exemplaire. » Le juge de police entendit mon frère avec patience ; mais l’argent changé en feuilles lui parut si peu digne de foi, qu’il traita mon frère d’imposteur ; et, s’en rapportant au témoignage de ses yeux, il lui fit donner cinq cents coups de bâton. Ensuite, l’ayant obligé de lui dire où était son argent, il lui enleva tout ce qu’il avait et le bannit à perpétuité, après l’avoir exposé aux yeux de toute la ville, trois jours de suite, monté sur un chameau. Je n’étais pas à Bagdad lorsqu’une aventure si tragique arriva à mon quatrième frère. Il se retira dans un lieu écarté, où il demeura caché jusqu’à ce qu’il fût guéri des coups de bâton dont il avait le dos meurtri ; car c’était sur le dos qu’on l’avait frappé. Lorsqu’il fut en état de marcher, il se rendit, la nuit, par des chemins détournés, à une ville où il n’était connu de personne, et il y prit un logement d’où il ne sortait presque pas. A la fin, ennuyé de vivre toujours enfermé, il alla se promener dans un faubourg, où il entendit tout à coup un grand bruit de cavaliers qui venaient derrière lui. Il était alors, par hasard, près de la porte d’une grande maison ; et, comme, après ce qui lui était arrivé, il appréhendait tout, il craignit que ces cavaliers ne le suivissent pour l’arrêter : c’est pourquoi il ouvrit la porte pour se cacher ; et, après l’avoir refermée, il entra dans une grande cour, où il n’eut pas plus tôt paru que deux domestiques vinrent à lui, et, le prenant au collet : « Dieu soit loué, lui dirent-ils, de ce que vous venez vous-même vous livrer à nous ! Vous nous avez donné tant de peine ces trois dernières nuits, que nous n’en avons pas dormi ; et vous n’avez épargné notre vie que parce que nous avons su nous garantir de votre mauvais dessein. » Vous pouvez bien penser que mon frère fut fort surpris de ce compliment. « Bonnes gens, leur dit-il, je ne sais ce que vous me voulez, et vous me prenez sans doute pour un autre. — Non, non, répliquèrent-ils, nous n’ignorons pas que vous et vos camarades vous êtes de francs voleurs. Vous ne vous contentez pas d’avoir dérobé à notre maître tout ce qu’il avait et de l’avoir réduit à la mendicité, vous en voulez encore à sa vie. Voyons un peu si vous n’avez pas le couteau que vous aviez à la main lorsque vous nous poursuiviez hier pendant la nuit. » En disant cela, ils le fouillèrent, et trouvèrent qu’il avait un couteau sur lui. « Oh ! oh ! s’écrièrent-ils en le prenant, oserez-vous dire encore que vous n’êtes pas un voleur ? — Eh quoi ! leur répondit mon frère, est-ce qu’on ne peut pas porter un couteau sans être voleur ? Écoutez mon histoire, ajouta-t-il : au lieu d’avoir une mauvaise opinion de moi, vous serez touchés de mes malheurs. » Bien éloignés de l’écouter, ils se jetèrent sur lui, le foulèrent aux pieds, lui arrachèrent son habit et lui déchirèrent sa chemise. Alors, voyant les cicatrices qu’il avait au dos : « Ah ! chien, dirent-ils en redoublant leurs coups, tu veux nous faire accroire que tu es un honnête homme, et ton dos nous fait voir le contraire ! — Hélas ! s’écria mon frère, il faut que mes péchés soient bien grands, puisque, après avoir été déjà maltraité si injustement, je le suis une seconde fois sans être plus coupable ! » Les deux domestiques ne furent nullement attendris de ses plaintes ; ils le menèrent au juge de police, qui lui dit : « Par quelle hardiesse es-tu entré chez eux pour les poursuivre le couteau à la main ? Seigneur, répondit le pauvre Alcouz, je suis l’homme du monde le plus innocent, et je suis perdu si vous ne me faites la grâce de m’écouter patiemment : personne n’est plus digne de compassion que moi. — Seigneur, interrompit alors un des domestiques, voulez-vous écouter un voleur qui entre dans les maisons pour piller et assassiner les gens ? Si vous refusez de nous croire, vous n’avez qu’à regarder son dos. » En parlant ainsi, il découvrit le dos de mon frère et le fit voir au juge, qui, sans autre information, commanda sur-le-champ qu’on lui donnât cent coups de nerf de bœuf sur les épaules, et ensuite le fit promener par la ville, sur un chameau, tandis qu’on criait devant lui : « Voilà de quelle manière on châtie ceux qui entrent par force dans les maisons. » Cette promenade achevée, on le mit hors de la ville, avec défense d’y rentrer jamais. Quelques personnes, qui le rencontrèrent après cette seconde disgrâce, m’avertirent du lieu où il était. J’allai l’y trouver, et le ramenai à Bagdad secrètement, où je l’assistai de tout mon petit pouvoir. Le calife Mostanser Billah, poursuivit le barbier, ne rit pas tant de cette histoire que des autres. Il eut la bonté de plaindre le malheureux Alcouz. Il voulut encore me faire donner quelque chose et me renvoyer ; mais, sans donner le temps d’exécuter son ordre, je repris la parole et lui dis : « Mon souverain seigneur et maître, vous voyez bien que je parle peu ; et puisque Votre Majesté m’a fait la grâce de m’écouter jusqu’ici, qu’elle ait la bonté de vouloir encore entendre les aventures de mes deux autres frères ; j’espère qu’elles ne vous divertiront pas moins que les précédentes. Vous en pourrez faire faire une histoire complète, qui ne sera pas indigne de votre bibliothèque. Histoire du cinquième Frère du Barbier Retour à la Table des Matières J’aurai donc l’honneur de vous dire que mon cinquième frère se nommait Alnaschar. Alnaschar, tant que vécut notre père, fut très paresseux. Au lieu de travailler pour gagner sa vie, il n’avait pas honte de la demander le soir, et de vivre, le lendemain, de ce qu’il avait reçu. Notre père mourut, accablé de vieillesse, et nous laissa pour tout bien sept cents dragmes d’argent. Nous partageâmes également ; de sorte que chacun en eut cent pour sa part. Alnaschar, qui n’avait jamais possédé tant d’argent à la fois, se trouva fort embarrassé sur l’usage qu’il en ferait. Il se consulta longtemps lui-même là-dessus, et il se détermina enfin à les employer en verres, en bouteilles et autres pièces de verrerie, qu’il alla chercher chez un gros marchand. Il mit le tout dans un panier à jour, et choisit une fort petite boutique, où il s’assit, le panier devant lui, et le dos appuyé contre le mur, en attendant qu’on vint acheter sa marchandise. Dans cette attitude, les yeux attachés sur son panier, il se mit à rêver, et dans sa rêverie il prononça les paroles suivantes, assez haut pour être entendu d’un tailleur qu’il avait pour voisin : « Ce panier, dit-il, me coûte cent dragmes, et c’est tout ce que j’ai au monde. J’en ferai bien deux cents dragmes en le vendant en détail, et de ces deux cents dragmes, que j’emploierai encore en verrerie, j’en ferai quatre cents. Ainsi j’amasserai, par la suite du temps, quatre mille dragmes. De quatre mille dragmes, j’irai aisément jusqu’à huit. Quand j’en aurai dix mille, je laisserai aussitôt la verrerie pour me faire joaillier. Je ferai commerce de diamants, de perles et de toutes sortes de pierreries. Possédant alors des richesses à souhait, j’achèterai une belle maison, de grandes terres, des esclaves, des eunuques, des chevaux : je ferai bonne chère et du bruit dans le monde. Je ferai venir chez moi tout ce qui se trouvera dans la ville de joueurs d’instruments, de danseurs et de danseuses. Je n’en demeurerai pas là, et j’amasserai, s’il plaît à Dieu, jusqu’à cent mille dragmes. Lorsque je me verrai riche de cent mille dragmes, je m’estimerai autant qu’un prince, et j’enverrai demander en mariage la fille du grand vizir, en faisant représenter à ce ministre que j’aurai entendu dire des merveilles de la beauté, de la sagesse, de l’esprit et de toutes les autres qualités de sa fille, et enfin, que je lui donnerai mille pièces d’or pour la première nuit de nos noces. Si le vizir était assez malhonnête pour me refuser sa fille, ce qui ne saurait arriver, j’irais l’enlever à sa barbe, et l’amènerais, malgré lui, chez moi. Dès que j’aurai épousé la fille du grand vizir, je lui achèterai dix eunuques noirs, des plus jeunes et des mieux faits. Je m’habillerai comme un prince, et, monté sur un beau cheval, qui aura une selle de fin or avec une housse d’étoffe d’or relevée de diamants et de perles, je marcherai par la ville, accompagné d’esclaves devant et derrière moi, et me rendrai à l’hôtel du vizir, aux yeux des grands et des petits, qui me feront de profondes révérences. En descendant chez le vizir, au pied de son escalier, je monterai au milieu de mes gens rangés en deux files à droite et à gauche, et le grand vizir, en me recevant comme son gendre, me cédera sa place et se mettra au-dessous de moi pour me faire plus d’honneur. Si cela arrive, comme je l’espère, deux de mes gens auront chacun une bourse de mille pièces d’or, que je leur aurai fait apporter. J’en prendrai une, et, la lui présentant : « Voilà, lui dirai-je, les mille pièces d’or que j’ai promises pour la première nuit de mon mariage. » Et, lui offrant l’autre « Tenez, ajouterai-je, je vous en donne encore autant pour vous marquer que je suis homme de parole et que je donne plus que je ne promets. » Après une action comme celle-là, on ne parlera dans le monde que de ma générosité. Je reviendrai chez moi avec la même pompe. Ma femme m’enverra complimenter de sa part, par quelque officier, sur la visite que j’aurai faite au vizir son père ; j’honorerai l’officier d’une belle robe et le renverrai avec un riche présent. Si elle s’avise de m’en envoyer un, je ne l’accepterai pas et je congédierai le porteur. Je ne permettrai pas qu’elle sorte de son appartement, pour quelque cause que ce soit, que je n’en sois averti, et quand je voudrai bien y entrer, ce sera d’une manière qui lui imprimera du respect pour moi. Enfin, il n’y aura pas de maison mieux réglée que la mienne. Je serai toujours habillé richement. Lorsque je me retirerai avec elle, le soir, je serai assis à la table d’honneur, où j’affecterai un air grave, sans tourner la tête à droite ou à gauche. Je parlerai peu ; et, pendant que ma femme, belle comme la pleine lune, demeurera debout devant moi, avec tous ses atours, je ne ferai pas semblant de la voir. Ses femmes, qui seront autour d’elle, me diront : « Notre cher seigneur et maître, voilà votre épouse, votre humble servante devant vous : elle attend que vous la caressiez, et elle est bien mortifiée de ce que vous ne daignez pas seulement la regarder ; elle est fatiguée d’être si longtemps debout ; dites-lui au moins de s’asseoir. » Je ne répondrai rien à ce discours, ce qui augmentera leur surprise et leur douleur. Elles se jetteront à mes pieds, et, après qu’elles y auront demeuré un temps considérable à me supplier de me laisser fléchir, je lèverai enfin la tête et jetterai sur elle un regard distrait ; puis je me remettrai dans la même attitude. Dans la pensée qu’elles auront que ma femme ne sera pas assez bien ni assez proprement habillée, elles la mèneront dans son cabinet pour la faire changer d’habit, et, moi, cependant, je me lèverai de mon côté, et prendrai un habit plus magnifique que celui d’auparavant. Elles reviendront une seconde fois à la charge ; elles me tiendront le même discours, et je me donnerai le plaisir de ne regarder ma femme qu’après m’être laissé prier et solliciter avec autant d’instances et aussi longtemps que la première fois. Je commencerai, dès le premier jour de mes noces, à lui apprendre de quelle manière je prétends en user avec elle le reste de sa vie. Après les cérémonies de nos noces, continua Alnaschar, je prendrai de la main d’un de mes gens, qui sera près de moi, une bourse de cinq cents pièces d’or, que je donnerai aux coiffeuses, afin qu’elles me laissent seul avec mon épouse. Quand elles se seront retirées, ma femme se couchera la première. Je me coucherai ensuite auprès d’elle, le dos tourné de son côté, et je passerai la nuit sans lui dire un seul mot. Le lendemain, elle ne manquera pas de se plaindre de mes mépris et de mon orgueil à sa mère, femme du grand vizir, et j’en aurai la joie au cœur. Sa mère viendra me trouver, me baisera les mains avec respect et me dira : « Seigneur (car elle n’osera m’appeler son gendre, de peur de me déplaire en me parlant si familièrement), je vous supplie de ne pas dédaigner de regarder ma fille et de vous approcher d’elle : je vous assure qu’elle ne cherche qu’à vous plaire et qu’elle vous aime de toute son âme. » Mais ma belle-mère aura beau parler, je ne lui répondrai pas une syllabe et je demeurerai ferme dans ma gravité. Alors elle se jettera à mes pieds, me les baisera plusieurs fois et me dira : « Seigneur, serait-il possible que vous soupçonnassiez la sagesse de ma fille ? Je vous assure que je l’ai toujours eue devant les yeux et que vous êtes le premier homme qui l’ait jamais vue en face. Cessez de lui causer une si grande mortification ; faites-lui la grâce de la regarder, de lui parler et de la fortifier dans la bonne intention qu’elle a de vous satisfaire en toute chose. » Tout cela ne me touchera point ; ce que voyant, ma belle mère prendra un verre de vin, et, le mettant à la main de sa fille, mon épouse : « Allez, lui dira-t-elle, présentez-lui vous-même ce verre de vin ; il n’aura peut-être pas la cruauté de le refuser d’une si belle main. » Ma femme viendra avec le verre, demeurera debout et toute tremblante devant moi. Lorsqu’elle verra que je ne tournerai point la vue de son côté et que je persisterai à la dédaigner, elle me dira, les larmes aux yeux : « Mon cœur, ma chère âme, mon aimable seigneur, je vous conjure, par les faveurs dont le ciel vous comble, de me faire la grâce de recevoir ce verre de vin de la main de votre très humble servante. » Je me garderai bien de la regarder encore et de lui répondre. « Mon charmant époux, continuera-t-elle en redoublant ses pleurs et en m’approchant le verre de la bouche, je ne cesserai pas que je n’aie obtenu que vous buviez. » Alors, fatigué de ses prières, je lui lancerai un regard terrible et lui donnerai un bon soufflet sur la joue, en la repoussant du pied si vigoureusement qu’elle ira tomber bien loin au-delà du sofa. » Mon frère était tellement absorbé dans ses visions chimériques, qu’il représenta l’action avec son pied comme si elle eût été réelle, et, par malheur, il en frappa si rudement son panier plein de verrerie, qu’il le jeta du haut de sa boutique dans la rue, de manière que toute la verrerie fut brisée en mille morceaux. Le tailleur son voisin, qui avait entendu l’extravagance de son discours, fit un grand éclat de rire lorsqu’il vit tomber le panier. « Oh ! que tu es un indigne homme ! dit-il à mon frère. Ne devrais-tu pas mourir de honte de maltraiter ainsi une jeune épouse qui ne t’a donné aucun sujet de te plaindre d’elle ? Il faut que tu sois bien brutal pour mépriser les pleurs et les charmes d’une si aimable personne. Si j’étais à la place du grand vizir ton beau-père, je te ferais donner cent coups de nerf de bœuf et te ferais promener par la ville avec l’éloge que tu mérites. » Mon frère, à cet accident, si funeste pour lui, rentra en lui-même ; et, voyant que c’était par son orgueil insupportable qu’il lui était arrivé, il se frappa le visage, déchira ses habits et se mit à pleurer, en poussant des cris qui firent bientôt assembler les voisins et arrêter les passants qui allaient à la le de midi. Comme c’était un vendredi, il y allait plus de monde que les autres jours. Les uns eurent pitié d’Alnaschar, et les autres ne firent que rire de son extravagance. Cependant la vanité qu’il s’était mise en tête s’était dissipée avec son bien ; et il pleurait encore son sort amèrement, lorsqu’une dame de considération, montée sur une mule richement caparaçonnée, vint à passer par là. L’état où elle vit mon frère excita sa compassion. Elle demanda qui il était et ce qu’il avait à pleurer. On lui dit seulement que c’était un pauvre homme qui avait employé le peu d’argent qu’il possédait à l’achat d’un panier de verrerie ; que ce panier était tombé, et que toute la verrerie s’était cassée. Aussitôt la dame se tourna du côté d’un eunuque qui l’accompagnait « Donnez-lui, dit-elle, ce que vous avez sur vous. » L’eunuque obéit et mit entre les mains de mon frère une bourse de cinq cents pièces d’or. Alnaschar pensa mourir de joie en la recevant. Il donna mille bénédictions à la dame ; et, après avoir fermé sa boutique, où sa présence n’était plus nécessaire, il s’en alla chez lui. Il faisait de profondes réflexions sur le grand bonheur qui venait de lui arriver, lorsqu’il entendit frapper à sa porte. Avant que d’ouvrir, il demanda qui frappait ; et ayant reconnu, à la voix, que c’était une femme, il ouvrit. « Mon fils, lui dit-elle, j’ai une grâce à vous demander : voilà le temps de la prière : je voudrais bien me laver pour être en état de la faire. Laissez-moi, s’il vous plaît, entrer chez vous, et me donnez un vase d’eau. » Mon frère envisagea cette femme et vit que c’était une personne déjà fort avancée en âge. Quoiqu’il ne la connût point, il ne laissa pas de lui accorder ce qu’elle demandait. Il lui donna un vase plein d’eau ; ensuite il reprit sa place, et, toujours occupé de sa dernière aventure, il mit son or dans une espèce de bourse longue et étroite, propre à porter à sa ceinture. La vieille, pendant ce temps-là, fit sa prière ; et, lorsqu’elle eut achevé, elle vint trouver mon frère, se prosterna deux fois en frappant la terre de son front, comme si elle eût voulu prier Dieu ; puis, s’étant relevée, elle lui souhaita toute sorte de biens, en le remerciant de son honnêteté. Comme elle était habillée assez pauvrement et qu’elle s’humiliait fort devant lui, il crut qu’elle lui demandait l’aumône et lui présenta deux pièces d’or. La vieille se retira en arrière avec surprise, comme si mon frère lui eût fait une injure. « Grand Dieu ! lui dit-elle, que veut dire ceci ? Serait-il possible, seigneur, que vous me prissiez pour une de ces misérables qui font profession d’entrer hardiment chez les gens pour demander l’aumône ? Reprenez votre argent : je n’en ai pas besoin, Dieu merci ; j’appartiens à une jeune dame de cette ville, qui est pourvue d’une beauté charmante, et qui est avec cela très riche ; elle ne me laisse manquer de rien. » Mon frère ne fut pas assez fin pour s’apercevoir de l’adresse de la vieille, qui n’avait refusé les deux pièces d’or que pour en attraper davantage. Il lui demanda si elle ne pourrait pas lui procurer l’honneur de voir cette dame : « Très volontiers, lui répondit-elle ; elle sera bien aise de vous épouser et de vous mettre en possession de tous ses biens, en vous faisant maître de sa personne : prenez votre argent et suivez-moi. » Ravi d’avoir trouvé une grosse somme d’argent et presque aussitôt une femme belle et riche, il ferma les yeux à toute autre considération. Il prit les cinq cents pièces d’or et se laissa conduire par la vieille. Elle marcha devant lui, et il la suivit de loin, jusqu’à la porte d’une grande maison où elle frappa. Il la rejoignit dans le temps qu’une jeune esclave grecque ouvrait. La vieille le fit entrer le premier et passer au travers d’une cour bien pavée, et l’introduisit dans une salle dont l’ameublement le confirma dans la bonne opinion qu’on lui avait fait concevoir de la maîtresse de la maison. Pendant que la vieille alla avertir la jeune dame, il s’assit ; et, comme il avait chaud, il ôta son turban et le mit près de lui. Il vit bientôt entrer la jeune dame, qui le surprit bien plus par sa beauté que par la richesse de son habillement. Il se leva dès qu’il l’aperçut. La dame le pria d’un air gracieux de prendre sa place, en s’asseyant près de lui. Elle lui marqua bien de la joie de le voir, et, après lui avoir dit quelques douceurs : « Nous ne sommes pas ici assez commodément, ajouta-t-elle ; venez, donnez-moi la main. » A ces mots, elle lui présenta la sienne et le mena dans une chambre écartée, où elle s’entretint encore quelque temps avec lui ; puis elle le quitta en lui disant : « Demeurez, je suis à vous dans un moment. » Il attendit ; mais, au lieu de la dame, un grand esclave noir arriva, le sabre à la main, et regardant mon frère d’un œil terrible : « Que fais-tu ici ? » lui dit-il fièrement. Alnaschar, à cet aspect, fut tellement saisi de frayeur, qu’il n’eut pas la force de répondre. L’esclave le dépouilla, lui enleva l’or qu’il portait et lui déchargea plusieurs coups de sabre dans les chairs seulement. Le malheureux en tomba par terre, où il resta sans mouvement, quoiqu’il eût encore l’usage de ses sens. Le noir, le croyant mort, demanda du sel ; l’esclave grecque en apporta plein un grand bassin. Ils en frottèrent les plaies de mon frère, qui eut la présence d’esprit, malgré la douleur cuisante qu’il souffrait, de ne donner aucun signe de vie. Le noir et l’esclave grecque s’étant retirés, la vieille, qui avait fait tomber mon frère dans le piège, vint le prendre par les pieds et le traîna jusqu’à une trappe, qu’elle ouvrit. Elle le jeta dedans, et il se trouva dans un lieu souterrain, avec plusieurs corps de gens qui avaient été assassinés. Il s’en aperçut dès qu’il fut revenu à lui, car la violence de sa chute lui avait ôté le sentiment. Le sel dont ses plaies avaient été frottées lui conserva la vie. Il reprit peu à peu assez de force pour se soutenir ; et, au bout de deux jours, ayant ouvert la trappe durant la nuit et remarqué dans la cour un endroit propre à se cacher, il y demeura jusqu’à la pointe du jour. Alors il vit paraître la détestable vieille, qui ouvrit la porte de la rue et partit pour aller chercher une autre proie. Afin qu’elle le ne vît pas, il ne sortit de ce coupe-gorge que quelques moments après elle, et il vint se réfugier chez moi, où il m’apprit toutes les aventures qui lui étaient arrivées en si peu de temps. Au bout d’un mois, il fut parfaitement guéri de ses blessures par les remèdes souverains que je lui fis prendre. Il résolut de se venger de la vieille qui l’avait trompé si cruellement. Pour cet effet, il fit une bourse assez grande pour contenir cinq cents pièces d’or ; et, au lieu d’or, il la remplit de morceaux de verre, attacha le sac autour de lui avec sa ceinture, se déguisa en vieille et prit un sabre, qu’il cacha sous sa robe. Un matin, il rencontra la vieille qui se promenait déjà par la ville, en cherchant l’occasion de jouer un mauvais tour à quelqu’un. Il l’aborda, et, contrefaisant la voix d’une femme : « N’auriez-vous pas, lui dit-il, un trébuchet à me prêter ? Je suis une femme de Perse, nouvellement arrivée. J’ai apporté de mon pays cinq cents pièces d’or ; je voudrais bien voir si elles sont de poids. — Bonne femme, lui répondit la vieille, vous ne pouviez mieux vous adresser qu’à moi. Venez ; vous n’avez qu’à me suivre, je vous mènerai chez mon fils, qui est changeur ; il se fera un plaisir de vous les peser lui-même, pour vous en épargner la peine. Ne perdons pas de temps, afin de le trouver avant qu’il aille à sa boutique. » Mon frère la suivit jusqu’à la maison où elle l’avait introduit la première fois, et la porte fut ouverte par l’esclave grecque. La vieille mena mon frère dans la salle, où elle lui dit d’attendre un moment, qu’elle allait faire venir son fils. Le prétendu fils parut, sous la forme du vilain esclave noir : « Maudite vieille dit-il à mon frère, lève-toi et me suis. » En disant ces mots, il marcha devant, pour le mener au lieu où il voulait le massacrer. Alnaschar se leva, le suivit ; et, tirant son sabre de dessous sa robe, il le lui déchargea sur le cou par derrière, si adroitement qu’il lui abattit la tête. Il la prit aussitôt d’une main, et de l’autre il traîna le cadavre jusqu’au lieu souterrain, où il le jeta avec la tête. L’esclave grecque, accoutumée à ce manège, se fit bientôt voir avec le bassin plein de sel ; mais quand elle vit Alnaschar le sabre à la main, et qui avait quitté le voile dont il s’était couvert le visage, elle laissa tomber le bassin et s’enfuit ; mais mon frère, courant plus fort qu’elle, la joignit et lui fit voler la tête de dessus les épaules. La méchante vieille accourut au bruit, et il se saisit d’elle avant qu’elle eût le temps de lui échapper. « Perfide ! s’écria-t-il, me reconnais-tu ? Hélas ! seigneur, répondit-elle en tremblant, qui êtes-vous ? Je ne me souviens pas de vous avoir jamais vu. —Je suis, dit-il, celui chez qui tu entras, l’autre jour, pour te laver et faire ta prière d’hypocrite t’en souvient-il ? » Alors elle se mit à genoux pour lui demander pardon ; mais il la coupa en quatre pièces. Il ne restait plus que la dame, qui ne savait rien de ce qui venait de se passer chez elle. Il la chercha, et la trouva dans une chambre, où elle pensa s’évanouir quand elle le vit paraître. Elle lui demanda la vie, et il eut la générosité de la lui accorder. « Madame, lui dit-il, comment pouvez-vous être avec des gens aussi méchants que ceux dont je viens de me venger si justement ? — J’étais, lui répondit-elle, la femme d’un honnête marchand, et la maudite vieille, dont je ne connaissais pas la méchanceté, me venait voir quelquefois. « Madame, me dit-elle un jour, nous avons de belles noces chez nous ; vous y prendriez beaucoup de plaisir, si vous vouliez nous faire l’honneur de vous y trouver. » Je me laissai persuader. Je pris mon plus bel habit avec une bourse de cent pièces d’or. Je la suivis ; elle me mena dans cette maison, où je trouvai ce noir, qui me retint par force, et il y a trois ans que j’y suis, avec bien de la douleur. — De la manière dont ce détestable noir se gouvernait, reprit mon frère, il faut qu’il ait amassé bien des richesses. — Il y en a tant, repartit-elle, que vous serez riche à jamais si vous pouvez les emporter : suivez-moi, et vous le verrez. » Elle conduisit Alnaschar dans une chambre où elle lui fit voir effectivement plusieurs coffres pleins d’or, qu’il considéra avec une admiration dont il ne pouvait revenir. « Allez, dit-elle, et amenez assez de monde pour emporter tout cela. » Mon frère ne se le fit pas dire deux fois ; il sortit, et ne fut dehors qu’autant de temps qu’il lui en fallut pour assembler dix hommes. Il les amena avec lui, et, en arrivant à la maison, il fut fort étonné de trouver la porte ouverte ; mais il le fut bien davantage lorsque étant entré dans la chambre où il avait vu les coffres, il n’en trouva pas un seul. La dame, plus rusée et plus diligente que lui, les avait fait enlever et avait disparu elle-même. Au défaut des coffres, et pour ne pas s’en retourner les mains vides, il fit emporter tout ce qu’il put trouver de meubles dans les chambres et dans les garde-meubles, où il y en avait beaucoup plus qu’il ne lui en fallait pour le dédommager des cinq cents pièces d’or qui lui avaient été volées. Mais, en sortant de la maison, il oublia de fermer la porte. Les voisins, qui avaient reconnu mon frère et vu les porteurs aller et venir, coururent avertir le juge de police de ce déménagement, qui leur avait paru suspect. Alnaschar passa la nuit assez tranquillement ; mais le lendemain matin, comme il sortait du logis, il rencontra à sa porte vingt hommes des gens du juge de police, qui se saisirent de lui. « Venez avec nous, lui dirent-ils ; notre maître veut vous parler. » Mon frère les pria de se donner un moment de patience et leur offrit une somme d’argent, pour qu’ils le laissassent échapper ; mais, au lieu de l’écouter, ils le lièrent et le forcèrent de marcher avec eux. Ils rencontrèrent dans une rue un ancien ami de mon frère, qui les arrêta et s’informa d’eux pour quelle raison ils l’emmenaient ; il leur proposa même une somme considérable, pour le lâcher et rapporter au juge de police qu’ils ne l’avaient pas trouvé ; mais il ne put rien obtenir d’eux, et ils menèrent Alnaschar au juge de police. Quand les gardes eurent conduit mon frère devant le juge de police, ce magistrat lui dit : « Je vous demande où vous avez pris tous les meubles que vous fîtes porter hier chez vous ? — Seigneur, répondit Alnaschar, je suis prêt à vous dire la vérité ; mais permettez-moi auparavant d’avoir recours à votre clémence et de vous supplier de me donner votre parole qu’il ne me sera rien fait. — Je vous la donne, répliqua le juge. » Alors mon frère lui raconta sans déguisement tout ce qui lui était arrivé et tout ce qu’il avait fait depuis que la vieille était venue faire sa prière chez lui jusqu’à l’instant où il ne trouva plus la jeune dame dans la chambre où il l’avait laissée, après avoir tué le noir, l’esclave grecque et la vieille. A l’égard de ce qu’il avait fait emporter chez lui, il supplia le juge de lui en laisser au moins une partie, pour le récompenser des cinq cents pièces d’or qu’on lui avait volées. Le juge, sans rien promettre à mon frère, envoya chez lui quelques-uns de ses gens pour enlever tout ce qu’il y avait ; et, lorsqu’on lui eut rapporté qu’il n’y restait plus rien et que tout avait été mis dans son garde-meuble, il commanda aussitôt à mon frère de sortir de la ville et de n’y revenir de sa vie, parce qu’il craignait que, s’il y demeurait, il n’allât se plaindre de son injustice au calife. Cependant Alnaschar obéit à l’ordre sans murmurer et sortit de la ville pour se réfugier dans une autre. En chemin il fut rencontré par des voleurs, qui le dépouillèrent et le mirent nu comme la main. Je n’eus pas plus tôt appris cette fâcheuse nouvelle que je pris un habit et allai le trouver où il était. Après l’avoir consolé le mieux qu’il me fut possible, je le ramenai et le fis entrer secrètement dans la ville, où j’en eus autant de soin que de mes autres frères. Histoire du sixième Frère du Barbier Retour à la Table des Matières Il ne me reste plus à vous raconter que l’histoire de mon sixième frère, appelé Schacabac aux lèvres fendues. Il avait eu d’abord l’industrie de bien faire valoir les cent drachmes d’argent qu’il avait eues en partage, de même que ses autres frères, de sorte qu’il s’était vu fort à son aise ; mais un revers de fortune le réduisit à la nécessité de demander sa vie. Il s’en acquittait avec adresse et il s’étudiait surtout à se procurer l’entrée des grandes maisons, par l’entremise des officiers et des domestiques, pour avoir un libre accès auprès des maîtres et s’attirer leur compassion. Un jour qu’il passait devant un hôtel magnifique, dont la porte élevée laissait voir une cour très spacieuse où il y avait une foule de domestiques, il s’approcha de l’un d’entre eux et lui demanda à qui appartenait cet hôtel. « Bon homme, lui répondit le domestique, d’où venez-vous, pour me faire cette demande ? Tout ce que vous voyez ne vous fait-il pas connaître que c’est l’hôtel d’un Barmecide ? » Mon frère, à qui la générosité et la libéralité des Barmecides étaient connues, s’adressa aux portiers, car il y en avait plus d’un, et les pria de lui donner l’aumône. « Entrez, lui dirent-ils ; personne ne vous en empêche, et adressez-vous vous-même au maître de la maison ; il vous renverra content. » Mon frère ne s’attendait pas à tant d’honnêteté ; il en remercia les portiers et entra, avec leur permission dans l’hôtel, qui était si vaste qu’il mit beaucoup de temps à gagner l’appartement du Barmecide. Il pénétra enfin jusqu’à un grand bâtiment en carré, d’une très belle architecture, et entra par un vestibule, qui lui fit découvrir un jardin des plus propres, avec des allées de cailloux de différentes couleurs, qui réjouissaient la vue. Les appartements d’en bas, qui régnaient à l’entour, étaient presque tous à jour. Ils se fermaient avec de grands rideaux pour garantir du soleil, et on les ouvrait pour prendre le frais quand la chaleur était passée. Un lieu si agréable aurait causé de l’admiration à mon frère s’il eût eu l’esprit plus content qu’il ne l’avait. Il avança et entra dans une salle richement meublée et ornée de peintures à feuillages d’or et d’azur, où il aperçut un homme vénérable, avec une longue barbe blanche, assis sur un sofa, à la place d’honneur ; ce qui lui fit juger que c’était le maître de la maison. En effet c’était le seigneur Barmecide lui-même, qui lui dit d’une manière obligeante qu’il était le bienvenu et lui demanda ce qu’il souhaitait. « Seigneur, lui répondit mon frère d’un air à lui faire pitié, je suis un pauvre homme qui a besoin de l’assistance des personnes puissantes et généreuses comme vous. » Il ne pouvait mieux s’adresser qu’à ce seigneur, qui était recommandable par mille belles qualités. Le Barmecide parut étonné de la réponse de mon frère ; et, portant ses deux mains à son estomac, comme pour déchirer son habit en signe de douleur : « Est-il possible, s’écria-t-il, que je sois à Bagdad, et qu’un homme tel que vous soit dans la nécessité que vous dites ? Voilà ce que je ne puis souffrir. » A ces démonstrations, mon frère, prévenu qu’il allait lui donner une marque singulière de sa libéralité, lui donna mille bénédictions et lui souhaita toute sorte de biens. « Il ne sera pas dit, reprit le Barmecide, que je vous abandonne, et je ne prétends pas non plus que vous m’abandonniez. — Seigneur, répliqua mon frère, je vous jure que je n’ai rien mangé d’aujourd’hui. Est-il bien vrai, repartit le Barmecide, que vous soyez à jeun à l’heure qu’il est ? Hélas ! le pauvre homme, il meurt de faim ! Holà, garçon, ajouta-t-il en élevant la voix, qu’on apporte vite le bassin et l’eau, que nous nous lavions les mains. » Quoique aucun garçon ne parût et que mon frère ne vît ni bassin ni eau, le Barmecide néanmoins ne laissa pas de se frotter les mains, comme si quelqu’un eût versé de l’eau dessus ; et en faisant cela, il disait à mon frère : « Approchez donc, lavez-vous avec moi. » Schacabac jugea bien par là que le seigneur Barmecide aimait à rire ; et, comme il entendait lui-même la raillerie et qu’il n’ignorait pas la complaisance que les pauvres doivent avoir pour les riches s’ils en veulent tirer bon parti, il s’approcha et fit comme lui. « Allons, dit alors le Barmecide, qu’on apporte à manger, et qu’on ne fasse point attendre. » En achevant ces paroles, quoiqu’on n’eût rien apporté, il commença de faire comme s’il eût pris quelque chose dans un plat, de porter à sa bouche et de mâcher à vide, en disant à mon frère : « Mangez, mon hôte, je vous en prie ; agissez aussi librement que si vous étiez chez vous ; mangez donc : pour un homme affamé, il me semble que vous faites la petite bouche. — Pardonnez-moi, seigneur, lui répondit Schacabac en imitant parfaitement ses gestes : vous voyez que je ne perds pas de temps et que je fais assez bien mon devoir.— Que dites-vous de ce pain ? reprit le Barmecide ; ne le trouvez-vous pas excellent ? — Ah seigneur, repartit mon frère, qui ne voyait pas plus de pain que de viande, je n’en ai mangé de si blanc ni de si délicat. — Mangez-en donc tout votre soûl, répliqua le seigneur Barmecide ; je vous assure que j’ai acheté cinq cents pièces d’or la boulangère qui me fait de si bon pain. » Le Barmecide, après avoir parlé de l’esclave sa boulangère et vanté son pain, que mon frère ne mangeait qu’en idée, s’écria : « Garçon, apporte-nous un autre plat ! Mon brave hôte, dit-il à mon frère (encore qu’aucun garçon n’eût paru), goûtez de ce nouveau mets et me dites si jamais vous avez mangé du mouton, cuit avec du blé mondé, qui fût mieux accommodé que celui-là. — Il est admirable, lui répondit mon frère ; aussi je m’en donne comme il faut. — Que vous me faites plaisir ! reprit le seigneur Barmecide. Je vous conjure, par la satisfaction que j’ai de vous voir si bien manger, de ne rien laisser de ce mets, puisque vous le trouvez si fort à votre goût. » Peu de temps après, il demanda une oie à la sauce douce, accommodée avec du vinaigre, du miel, des raisins secs, des pois chiches et des figues sèches ; ce qui fut apporté comme le plat de viande de mouton. « L’oie est bien grasse, dit le Barmecide ; mangez-en seulement une cuisse et une aile. Il faut ménager votre appétit, car il nous revient encore beaucoup d’autres choses. » Effectivement il demanda plusieurs autres plats de différentes sortes, dont mon frère, en mourant de faim, continua de faire semblant de manger. Mais ce qu’il vanta plus que tout le reste fut un agneau nourri de pistaches, qu’il ordonna qu’on servît, et qui fut servi de même que les plats précédents. « Oh ! pour ce mets, dit le seigneur Barmecide, c’est un mets dont on ne mange point ailleurs que chez moi : je veux que vous vous en rassasiiez. » En disant cela, il fit comme s’il eût eu un morceau à la main, et, l’approchant de la bouche de mon frère : « Tenez, lui dit-il, avalez cela : vous allez juger si j’ai tort de vous vanter ce plat. » Mon frère allongea la tête, ouvrit la bouche, feignit de prendre le morceau, de le mâcher et de l’avaler avec un extrême plaisir. « Je savais bien, reprit le Barmecide, que vous le trouveriez bon. —Rien au monde n’est plus exquis, repartit mon frère : franchement, c’est une chose délicieuse que votre table. —Qu’on apporte à présent le ragoût ! s’écria le Barmecide. Je crois que vous n’en serez pas moins content que de l’agneau. Eh bien, qu’en pensez-vous ? —Il est merveilleux, répondit Schacabac : on y sent tout à la fois l’ambre, le clou de girofle, la muscade, le gingembre, le poivre et les herbes les plus odorantes ; et toutes ces odeurs sont si bien ménagées, que l’une n’empêche pas qu’on ne sente l’autre. Quelle volupté ! —Faites honneur à ce ragoût, répliqua le Barmecide ; mangez-en donc, je vous prie. Holà ! garçon, ajouta-t-il en haussant la voix, qu’on nous donne un nouveau ragoût. —Non pas, s’il vous plaît, interrompit mon frère : en vérité, seigneur, il n’est pas possible que je mange davantage ; je n’en puis plus. — Qu’on desserve donc, dit alors le Barmecide, et qu’on apporte les fruits. » Il attendit un moment, comme pour donner le temps aux officiers de desservir ; après quoi, reprenant la parole : « Goûtez de ces amandes, poursuivit-il elles sont bonnes et fraîchement cueillies. » Ils firent l’un et l’autre de même que s’ils eussent ôté la peau des amandes et qu’ils les eussent mangées. Après cela, le Barmecide, invitant mon frère à prendre d’autres choses : « Voilà, lui dit-il, de toutes sortes de fruits, des gâteaux, des confitures sèches, des compotes. Choisissez ce qui vous plaira. » Puis, avançant la main, comme s’il eût présenté quelque chose : « Tenez, continua-t-il, voici une tablette excellente pour aider à faire la digestion. » Schacabac fit semblant de prendre et de manger. « Seigneur, dit-il, le musc n’y manque pas. — Ces sortes de tablettes se font chez moi, répondit le Barmecide ; et en cela, comme en tout ce qui se fait dans ma maison, rien n’est épargné. » Il excita encore mon frère à manger : « Pour un homme, poursuivit-il, qui étiez encore à jeun lorsque vous êtes entré ici, il me paraît que vous n’avez guère mangé. — Seigneur, lui repartit mon frère qui avait mal aux mâchoires à force de mâcher à vide, je vous assure que je suis tellement rempli, que je ne saurais manger un seul morceau de plus. — Mon hôte, reprit le Barmecide, après avoir si bien mangé, il faut que nous buvions {64} Vous boirez bien du vin ? — Seigneur, lui dit mon frère, je ne boirai pas de vin, s’il vous plaît, puisque cela m’est défendu. Vous êtes trop scrupuleux, répliqua le Barmecide : faites comme moi. — J’en boirai donc par complaisance, repartit Schacabac. A ce que je vois, vous voulez que rien ne manque à votre festin. Mais, comme je ne suis point accoutumé à boire du vin, je crains de commettre quelque faute contre la bienséance et même contre le respect qui vous est dû ; c’est pourquoi je vous prie encore de me dispenser de boire du vin ; je me contenterai de boire de l’eau. — Non, non, dit le Barmecide, vous boirez du vin. » En même temps, il commanda qu’on en apportât ; mais le vin ne fut pas plus réel que la viande et les fruits. Il fit semblant de se verser à boire et de boire le premier ; puis, faisant semblant de verser à boire pour mon frère et de lui présenter le verre : « Buvez à ma santé, lui dit-il ; sachons un peu si vous trouverez ce vin bon. » Mon frère feignit de prendre le verre, de le regarder de près, comme pour voir si la couleur du vin était belle, et de se le porter au nez, pour juger si l’odeur en était agréable ; puis il fit une profonde inclination de tête au Barmecide, pour lui marquer qu’il prenait la liberté de boire à sa santé, et, enfin, il fit semblant de boire, avec toutes les démonstrations d’un homme qui boit avec plaisir. « Seigneur, dit-il, je trouve ce vin excellent ; mais il n’est pas assez fort, ce me semble. — Si vous en souhaitez qui ait plus de force, répondit le Barmecide, vous n’avez qu’à parler il y en a dans ma cave de plusieurs sortes. Voyez si vous serez content de celui-ci. » A ces mots, il fit semblant de se verser d’un autre vin à lui-même, et puis à mon frère. Il fit cela tant de fois, que Schacabac, feignant que le vin l’avait échauffé, contrefit l’homme ivre, leva la main et frappa le Barmecide à la tête, si rudement qu’il le renversa par terre. Il voulut même le frapper encore ; mais le Barmecide, présentant la main pour éviter le coup, lui cria « Êtes-vous fou ? » Alors mon frère, se retenant, lui dit : « Seigneur, vous avez eu la bonté de recevoir chez vous votre esclave et de lui donner un grand festin : vous deviez vous contenter de m’avoir fait manger ; il ne fallait pas me faire boire de vin, car je vous avais bien dit que je pourrais vous manquer de respect. J’en suis très fâché, et je vous en demande mille pardons. » A peine eut-il achevé ces paroles, que le Barmecide, au lieu de se mettre en colère, se mit à rire de toute sa force. « Il y a longtemps que je cherche un homme de votre caractère dit-il à Schacabac en lui faisant mille caresses ; non seulement je vous pardonne le coup que vous m’avez donné, mais je veux même désormais que nous soyons amis et que vous n’ayez pas d’autre maison que la mienne. Vous avez eu la complaisance de vous accommoder à mon humeur et la patience de soutenir la plaisanterie jusqu’au bout ; mais nous allons manger réellement. » En achevant ces paroles, il frappa des mains et commanda à plusieurs domestiques, qui parurent, d’apporter la table et de servir. Il fut obéi promptement, et mon frère fut régalé des mêmes mets dont il n’avait goûté qu’en idée. Lorsqu’on eut desservi, on apporta du vin ; et en même temps, un nombre d’esclaves, belles et richement habillées, entrèrent, et chantèrent, au son des instruments, quelques airs agréables. Enfin Schacabac eut tout sujet d’être content des bontés et des honnêtetés du Barmecide, qui le goûta, en usa avec lui familièrement et lui fit donner un habit de sa garde-robe. Le Barmecide trouva dans mon frère tant d’esprit et une si grande intelligence en toutes choses, que, peu de jours après, il lui confia le soin de toute sa maison et de toutes ses affaires. Mon frère s’acquitta fort bien de son emploi durant vingt années. Au bout de ce temps-là, le généreux Barmecide, accablé de vieillesse, mourut ; et comme il n’avait pas laissé d’héritiers, on confisqua tous ses biens au profit du prince. On dépouilla mon frère de tous ceux qu’il avait amassés ; de sorte que, se voyant réduit à son premier état, il se joignit à une caravane de pèlerins de la Mecque, dans le dessein de faire ce pèlerinage à la faveur de leurs charités. Par malheur, la caravane fut attaquée et pillée par un nombre de Bédouins {65} supérieur à celui des pèlerins. Mon frère se trouva esclave d’un Bédouin, qui lui donna la bastonnade pendant plusieurs jours, pour l’obliger à se racheter. Schacabac lui protesta qu’il le maltraitait inutilement. « Je suis votre esclave, lui disait-il, vous pouvez disposer de moi à votre volonté ; mais je vous déclare que je suis dans la dernière pauvreté, et qu’il n’est pas en mon pouvoir de me racheter. » Enfin, mon frère eut beau lui exposer toute sa misère et tâcher de le fléchir par ses larmes, le Bédouin fut impitoyable, et, de dépit de se voir frustré d’une somme considérable, sur laquelle il avait compté, il prit son couteau et lui fendit les lèvres, pour se venger, par cette inhumanité, de la perte qu’il croyait avoir faite. Le Bédouin avait une femme assez jolie ; et souvent, quand il allait faire ses courses, il laissait mon frère seul avec elle. Alors la femme n’oubliait rien pour consoler mon frère de la rigueur de l’esclavage. Elle lui faisait assez connaître qu’elle l’aimait ; mais il n’osait répondre à sa passion, de peur de s’en repentir, et il évitait de se trouver seul avec elle, autant qu’elle cherchait l’occasion d’être seule avec lui. Elle avait une si grande habitude de badiner et de jouer avec le cruel Schacabac, toutes les fois qu’elle le voyait, que cela lui arriva un jour en présence de son mari. Mon frère, sans prendre garde qu’il les observait, s’avisa, pour ses péchés, de badiner aussi avec elle. Le Bédouin s’imagina aussitôt qu’ils vivaient tous deux dans une intelligence criminelle ; ce soupçon le mettant en fureur, il se jeta sur mon frère, et, après l’avoir mutilé d’une manière barbare, il le conduisit, sur un chameau, au haut d’une montagne déserte, où il le laissa. La montagne était sur le chemin de Bagdad ; de sorte que les passants qui l’avaient rencontré me donnèrent avis du lieu où il était. Je m’y rendis en diligence. Je trouvai l’infortuné Schacabac dans un état déplorable. Je lui donnai le secours dont il avait besoin et le ramenai dans la ville. Voilà ce que je racontai au calife Mostanser Billah, ajouta le barbier. Ce prince m’applaudit par de nouveaux éclats de rire. « C’est présentement, me dit-il, que je ne puis douter qu’on ne vous ait donné à juste titre le surnom de silencieux : personne ne peut dire le contraire. Pour certaines causes néanmoins, je vous commande de sortir au plus tôt de la ville. Allez, et que je n’entende plus parler de vous. » Je cédai à la nécessité et voyageai, plusieurs années, dans des pays éloignés. J’appris enfin que le calife était mort ; je retournai à Bagdad, où je ne trouvai pas un seul de mes frères en vie. Ce fut à mon retour en cette ville que je rendis au jeune boiteux le service important que vous avez entendu. Vous êtes pourtant témoins de son ingratitude et de la manière injurieuse dont il m’a traité. Au lieu de me témoigner de la reconnaissance, il a mieux aimé me fuir et s’éloigner de son pays. Quand j’eus appris qu’il n’était plus à Bagdad, quoique personne ne me sût dire au vrai de quel côté il avait tourné ses pas, je ne laissai pas toutefois de me mettre en chemin pour le chercher. Il y a longtemps que je cours de province en province ; et, lorsque j’y pensais le moins, je l’ai rencontré aujourd’hui. Je ne m’attendais pas à le voir si irrité contre moi. Quand le barbier eut fini son histoire, nous trouvâmes que le jeune homme n’avait pas eu tort de l’accuser d’être un grand parleur. Néanmoins, nous voulûmes qu’il demeurât avec nous et qu’il fût du régal que le maître de la maison nous avait préparé. Nous nous mîmes donc à table et nous nous réjouîmes jusqu’à la prière d’entre le midi et le coucher du soleil. Alors toute la compagnie se sépara, et je vins travailler à ma boutique, en attendant qu’il fût temps de m’en retourner chez moi. Ce fut dans cet intervalle que le petit bossu, à demi ivre, se présenta devant ma boutique, qu’il chanta et joua de son tambour de basque. Je crus qu’en l’emmenant au logis avec moi, je ne manquerais pas de divertir ma femme ; c’est pourquoi je l’emmenai. Ma femme nous donna un plat de poisson et j’en servis un morceau au bossu, qui le mangea sans prendre garde qu’il y avait une arête. Il tomba devant nous, sans sentiment. Après avoir en vain essayé de le secourir, dans l’embarras où nous mit un accident si funeste, et dans la crainte qu’il nous causa, nous n’hésitâmes point à porter le corps hors de chez nous, et nous le fîmes adroitement recevoir chez le médecin juif. Le médecin juif le descendit dans la chambre du pourvoyeur, et le pourvoyeur le porta dans la rue, où l’on a cru que le marchand l’avait tué. Voilà, sire, ajouta le tailleur, ce que j’avais à dire pour satisfaire Votre Majesté. C’est à elle à prononcer si nous sommes dignes de sa clémence ou de sa colère, de la vie ou de la mort. Le sultan de Casgar laissa voir sur son visage un air content, qui redonna la vie au tailleur et à ses camarades. « Je ne puis disconvenir, dit-il, que je ne sois plus frappé de l’histoire du jeune boiteux, de celle du barbier et des aventures de ses frères, que de l’histoire de mon bouffon. Mais, avant de vous renvoyer chez vous tous quatre et qu’on enterre le corps du bossu, je voudrais voir ce barbier, qui est cause que je vous pardonne. Puisqu’il se trouve dans ma capitale, il est aisé de contenter ma curiosité. » En même temps, il dépêcha un huissier pour l’aller chercher avec le tailleur, qui savait où il pourrait être. L’huissier et le tailleur revinrent bientôt et amenèrent le barbier, qu’ils présentèrent au sultan. Le barbier était un vieillard qui pouvait avoir quatre-vingt-dix ans. Il avait la barbe et les sourcils blancs comme neige, les oreilles pendantes et le nez fort long. Le sultan ne put s’empêcher de rire en le voyant. « Homme silencieux, lui dit-il, j’ai appris que vous saviez des histoires merveilleuses, voudriez-vous bien m’en raconter quelques-unes ? — Sire, lui répondit le barbier, laissons là, s’il vous plaît, pour le présent, les histoires que je puis savoir. Je supplie très humblement Votre Majesté de me permettre de lui demander ce que font ici devant elle ce chrétien, ce juif, ce musulman et ce bossu mort, que je vois là étendu par terre. » Le sultan sourit de la liberté du barbier et lui répliqua : « Qu’est-ce que cela vous importe ? — Sire, repartit le barbier, il m’importe de faire la demande que je fais, afin que Votre Majesté sache que je ne suis pas un grand parleur, comme quelques-uns le prétendent, mais un homme justement appelé le silencieux. » Le sultan de Casgar eut la complaisance de satisfaire la curiosité du barbier. Il commanda qu’on lui racontât l’histoire du petit bossu, puisqu’il paraissait le souhaiter avec ardeur. Lorsque le barbier l’eut entendue, il branla la tête comme s’il eût voulu dire qu’il y avait là-dessous quelque chose de caché qu’il ne comprenait pas. « Véritablement, s’écria-t-il, cette histoire est surprenante ; mais je suis bien aise d’examiner de près ce bossu. » Il s’en approcha, s’assit par terre, prit la tête sur ses genoux ; et, après l’avoir attentivement regardée, il fit tout à coup un si grand éclat de rire, et avec si peu de retenue, qu’il se laissa aller sur le dos à la renverse, sans considérer qu’il était devant le sultan de Casgar. Puis, se relevant sans cesser de rire : « On le dit bien, et avec raison, s’écria-t-il encore, qu’on ne meurt pas sans cause. Si jamais histoire a mérité d’être écrite en lettres d’or, c’est celle de ce bossu. » A ces paroles, tout le monde regarda le barbier comme un bouffon, ou comme un vieillard qui avait l’esprit égaré. « Homme silencieux, lui dit le sultan, parlez-moi : qu’avez-vous donc à rire si fort ? — Sire, répondit le barbier, je jure par l’humeur bienfaisante de Votre Majesté que ce bossu n’est pas mort ; il est encore en vie et je veux passer pour un extravagant si je ne vous le fais voir à l’heure même. » En achevant ces mots, il prit une boîte où il y avait plusieurs remèdes, qu’il portait sur lui pour s’en servir dans l’occasion, et il en tira une petite fiole balsamique, dont il frotta longtemps le cou du bossu. Ensuite, il prit dans son étui un ferrement fort propre, qu’il lui mit entre les dents ; et, après lui avoir ouvert la bouche, il lui enfonça dans le gosier de petites pincettes, avec quoi il tira le morceau de poisson et l’arête, qu’il fit voir à tout le monde. Aussitôt le bossu éternua, étendit les bras et les pieds, ouvrit les yeux et donna plusieurs autres signes de vie. Le sultan de Casgar et tous ceux qui furent témoins d’une si belle opération furent moins surpris de voir revivre le bossu, après avoir passé une nuit entière et la plus grande partie du jour sans donner aucun signe de vie, que du mérite et de la capacité du barbier, qu’on commença, malgré ses défauts, à regarder comme un grand personnage. Le sultan, ravi de joie et d’admiration, ordonna que l’histoire du bossu fût mise par écrit avec celle du barbier, afin que la mémoire, qui méritait si bien d’être conservée, ne s’en éteignît jamais. Il n’en demeura pas là : pour que le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur et le marchand chrétien ne se ressouvinssent plus qu’avec plaisir de l’aventure que l’accident du bossu leur avait causée, il ne les renvoya chez eux qu’après leur avoir donné à chacun une robe fort riche, dont il les fit revêtir en sa présence. A l’égard du barbier, il l’honora d’une grosse pension et le retint auprès de sa personne. Histoire d’Aboulhassan Ali Ebn Becar et de Schemselnihar, favorite du calife Haroun-al-Raschid Retour à la Table des Matières Sous le règne du calife Haroun-al-Raschid, il y avait à Bagdad un droguiste qui se nommait Aboulhassan Ebn Thaher, homme puissamment riche, bien fait et très agréable de sa personne. Il avait plus d’esprit et de politesse que n’en ont ordinairement les gens de sa profession ; et sa droiture, sa sincérité et l’enjouement de son humeur le faisaient aimer et rechercher de tout le monde. Le calife, qui connaissait son mérite, avait en lui une confiance aveugle. Il l’estimait tant, qu’il se reposait sur lui du soin de faire fournir aux dames ses favorites toutes les choses dont elles pouvaient avoir besoin. C’était lui qui choisissait leurs habits, leurs ameublements et leurs pierreries ; ce qu’il faisait avec un goût admirable. Ses bonnes qualités et la faveur du calife attiraient chez lui les fils des émirs et des autres officiers du premier rang ; sa maison était le rendez-vous de toute la noblesse de la cour. Mais, parmi les jeunes seigneurs qui l’allaient voir tous les jours, il y en avait un qu’il considérait plus que tous les autres, et avec lequel il avait contracté une amitié particulière. Ce seigneur s’appelait Aboulhassan Ali Ebn Becar, et tirait son origine d’une ancienne famille royale de Perse. Cette famille subsistait encore à Bagdad depuis que, par la force de leurs armes, les musulmans avaient fait la conquête de ce royaume. La nature semblait avoir pris plaisir à assembler dans ce jeune prince les plus rares qualités du corps et de l’esprit. Il avait le visage d’une beauté achevée, la taille fine, un air aisé et une physionomie si engageante, qu’on ne pouvait le voir sans l’aimer d’abord. Quand il parlait, il s’exprimait toujours en des termes propres et choisis, avec un tour agréable et nouveau ; le son de sa voix avait même quelque chose qui charmait tous ceux qui l’entendaient. Avec cela, comme il avait beaucoup d’esprit et de jugement, il pensait et parlait de toutes choses avec une justesse admirable. II avait tant de retenue et de modestie, qu’il n’avançait rien qu’après avoir pris toutes les précautions possibles pour ne pas donner lieu de soupçonner qu’il préférât son sentiment à celui des autres. Étant fait comme je viens de le représenter, il ne faut pas s’étonner s’il avait été distingué par Ebn Thaher des autres jeunes seigneurs de la cour, dont la plupart avaient les vices opposés à ses vertus. Un jour que ce prince était chez Ebn Thaher, ils virent arriver une dame montée sur une mule noire et blanche, au milieu de dix femmes esclaves qui l’accompagnaient à pied, toutes fort belles, autant qu’on en pouvait juger à leur air et au travers du voile qui leur couvrait le visage. La dame avait une ceinture couleur de rose, large de quatre doigts, sur laquelle éclataient des perles et des diamants d’une grosseur extraordinaire ; et, pour sa beauté, il était aisé de voir qu’elle surpassait celle de ses femmes autant que la pleine lune surpasse le croissant qui n’est que de deux jours. Elle venait de faire quelque emplette ; et comme elle avait à parler à Ebn Thaher, elle entra dans sa boutique, qui était propre et spacieuse, et il la reçut avec toutes les marques du plus profond respect, en la priant de s’asseoir et lui montrant de la main la place la plus honorable. Cependant le prince de Perse, ne voulant pas laisser passer une si belle occasion de faire voir sa politesse et sa galanterie, accommodait le coussin d’étoffe à fond d’or qui devait servir d’appui à la dame. Après quoi il se retira promptement, pour qu’elle s’assît. Ensuite, l’ayant saluée en baisant le tapis à ses pieds, il se releva et demeura debout devant elle, au bas du sofa. Comme elle en usait librement chez Ebn Thaher, elle ôta son voile et fit briller aux yeux du prince de Perse une beauté si extraordinaire, qu’il en fut frappé jusqu’au cœur. De son côté, la dame ne put s’empêcher de regarder le prince, dont la vue fit sur elle la même impression. « Seigneur, lui dit-elle d’un air obligeant, je vous prie de vous asseoir. » Le prince de Perse obéit et s’assit sur le bord du sofa. Il avait toujours les yeux attachés sur elle, et il avalait à longs traits le doux poison de l’amour. Elle s’aperçut bientôt de ce qui se passait en son âme, et cette découverte acheva de l’enflammer pour lui. Elle se leva, s’approcha d’Ebn Thaher, et, après lui avoir dit tout bas le motif de sa venue, elle lui demanda le nom et le pays du prince de Perse. « Madame, lui répondit Ebn Thaher, ce jeune seigneur dont vous me parlez se nomme Aboulhassan Ali Ebn Becar, et est prince de race royale. » La dame fut ravie d’apprendre que la personne qu’elle aimait déjà passionnément fût d’une si haute condition. « Vous voulez dire, sans doute, reprit-elle, qu’il descend des rois de Perse ? — Oui, madame, repartit Ebn Thaher, les derniers rois de Perse sont ses ancêtres. Depuis la conquête de ce royaume, les princes de sa maison se sont toujours rendus recommandables à la cour de nos califes. — Vous me faites un grand plaisir, dit-elle, de me faire connaître ce jeune seigneur. Lorsque je vous enverrai cette femme, ajouta-t-elle en lui montrant une de ses esclaves, pour vous avertir de me venir voir, je vous prie de l’amener avec vous. Je suis bien aise qu’il voie la magnificence de ma maison, afin qu’il puisse publier que l’avarice ne règne point à Bagdad, parmi les personnes de qualité. Vous entendez bien ce que je vous dis. N’y manquez pas ; autrement je serai fâchée contre vous et ne reviendrai ici de ma vie. » Ebn Thaher avait trop de pénétration pour ne pas juger par ces paroles, des sentiments de la dame. « Ma princesse, ma reine, repartit-il, Dieu me préserve de vous donner aucun sujet de colère contre moi. Je me ferai toujours une loi d’exécuter vos ordres. » A cette réponse, la dame prit congé d’Ebn Thaher, en lui faisant une inclinaison de tête ; et, après avoir jeté au prince de Perse un regard obligeant, elle remonta sur sa mule et partit. Le prince de Perse, éperdument amoureux de la dame, la conduisit des yeux tant qu’il put la voir ; et il y avait déjà longtemps qu’il ne la voyait plus, qu’il avait encore la vue tournée du côté qu’elle avait pris. Ebn Thaher l’avertit qu’il remarquait que quelques personnes l’observaient et commençaient à rire de le voir en cette attitude. « Hélas ! lui dit le prince, le monde et vous auriez compassion de moi, si vous saviez que la belle dame qui vient de sortir de chez vous emporte avec elle la meilleure partie de moi-même, et que le reste cherche à n’en pas demeurer séparé ! Apprenez-moi, je vous en conjure, ajouta-t-il, quelle est cette dame tyrannique qui force les gens à l’aimer, sans se donner le temps de se consulter. — Seigneur, lui répondit Ebn Thaher, c’est la fameuse Schemselnihar {66}, la première favorite du calife notre maître. — Elle est ainsi nommée avec justice, interrompit le prince, puisqu’elle est plus belle que le soleil, dans un jour sans nuage. — Cela est vrai, répliqua Ebn Thaher : aussi le commandeur des croyants l’aime ou plutôt l’adore. Il m’a commandé très expressément de lui fournir tout ce qu’elle me demandera, et même de la prévenir, autant qu’il me sera possible, en tout ce qu’elle pourra désirer. » Il lui parlait de la sorte, afin d’empêcher qu’il ne s’engageât dans un amour qui ne pouvait être que malheureux ; mais cela ne servit qu’à l’enflammer davantage. « Je m’étais bien douté, charmante Schemselnihar, s’écria-t-il, qu’il ne me serait pas permis d’élever jusqu’à vous ma pensée. Je sens bien toutefois, quoique sans espérance d’être aimé de vous, qu’il ne sera pas en mon pouvoir de cesser de vous aimer. Je vous aimerai donc, et je bénirai mon sort d’être l’esclave de l’objet le plus beau que le soleil éclaire. » Pendant que le prince de Perse consacrait ainsi son cœur à la belle Schemselnihar, cette dame, en s’en retournant chez elle, songeait aux moyens de voir le prince et de s’entretenir en liberté avec lui. Elle ne fut pas plus tôt rentrée dans son palais, qu’elle envoya à Ebn Thaher celle de ses femmes qu’elle lui avait montrée, et à qui elle avait donné toute sa confiance, pour lui dire de la venir voir, sans différer, avec le prince de Perse. L’esclave arriva à la boutique d’Ebn Thaher, dans le temps qu’il parlait encore au prince et qu’il s’efforçait de le dissuader, par les raisons les plus fortes, d’aimer la favorite du calife. Comme elle les vit ensemble : « Seigneurs, leur dit-elle, mon honorable maîtresse, Schemselnihar, la première favorite du commandeur des croyants, vous prie de venir à son palais, où elle vous attend. » Ebn Thaher, pour marquer combien il était prêt à obéir, se leva aussitôt sans rien répondre à l’esclave, et s’avança pour la suivre, non sans quelque répugnance. Pour le prince, il la suivit sans faire réflexion au péril qu’il y avait dans cette visite. La présence d’Ebn Thaher, qui avait l’entrée chez la favorite, le mettait là-dessus hors d’inquiétude. Ils suivirent donc l’esclave, qui marchait un peu devant eux. Ils entrèrent après elle dans le palais du calife, et la joignirent à la porte du petit palais de Schemselnihar, qui était déjà ouverte. Elle les introduisit dans une grande salle, où elle les pria de s’asseoir. Le prince de Perse se crut dans un de ces palais délicieux qu’on nous promet dans l’autre monde. Il n’avait encore rien vu qui approchât de la magnificence du lieu où il se trouvait. Les tapis de pied, les coussins d’appui et les autres accompagnements du sofa, avec les ameublements, les ornements et l’architecture, étaient d’une beauté et d’une richesse surprenantes. Peu de temps après qu’ils se furent assis, Ebn Thaher et lui, une esclave noire, fort propre, leur servit une table couverte de plusieurs mets très délicats, dont l’odeur admirable faisait juger de la finesse des assaisonnements. Pendant qu’ils mangèrent, l’esclave qui les avait amenés ne les abandonna point elle prit un grand soin de les inviter à manger des ragoûts qu’elle connaissait pour les meilleurs ; d’autres esclaves leur versèrent d’excellent vin, sur la fin du repas. Ils achevèrent enfin, et on leur présenta à chacun séparément un bassin et un beau vase d’or plein d’eau pour se laver les mains ; après quoi on leur apporta le parfum d’aloès dans une cassolette portative, qui était aussi d’or, dont ils se parfumèrent la barbe et l’habillement. L’eau de senteur ne fut pas oubliée : elle était dans un vase d’or enrichi de diamants et de rubis, fait exprès pour cet usage, et elle leur fut jetée dans l’une et l’autre main, qu’ils se passèrent sur la barbe et sur tout le visage, selon la coutume. Ils se mirent à leurs places ; mais ils étaient à peine assis, que l’esclave les pria de se lever et de la suivre. Elle leur ouvrit une porte de la salle où ils étaient, et ils entrèrent dans un vaste salon d’une structure merveilleuse. C’était un dôme d’une figure des plus agréables, soutenu par cent colonnes d’un beau marbre, blanc comme de l’albâtre. Les bases et les chapiteaux de ces colonnes étaient ornés d’animaux à quatre pieds et d’oiseaux dorés de différentes espèces. Le tapis de pied de ce salon extraordinaire, composé d’une seule pièce à fond d’or, rehaussé de bouquets de rose de soie rouge et blanche, et le dôme, peint de même à l’arabesque, offraient à la vue un objet des plus charmants. Entre chaque colonne, il y avait un petit sofa garni de la même sorte, avec de grands vases de porcelaine, de cristal, de jaspe, de jais, de porphyre, d’agate et d’autres matières précieuses, garnis d’or et de pierreries. Les espaces qui étaient entre les colonnes étaient autant de grandes fenêtres, avec des avances à hauteur d’appui, garnies de même que les sofas, qui avaient vue sur un jardin le plus agréable du monde. Ses allées étaient de petits cailloux de différentes couleurs, qui représentaient le tapis de pied du salon en dôme ; de manière qu’en regardant le tapis en dedans et en dehors, il semblait que le dôme et le jardin, avec tous les agréments, fussent sur le même tapis. La vue était terminée alentour, le long des allées, par deux canaux d’eau claire comme de l’eau de roche, qui gardaient la même figure circulaire que le dôme, et dont l’un, plus élevé que l’autre, laissait tomber son eau, en nappe, dans le dernier ; et de beaux vases de bronze dorés, garnis l’un après l’autre d’arbrisseaux et de fleurs, étaient posés sur celui-ci d’espace en espace. Ces allées faisaient une séparation entre de grands espaces plantés d’arbres droits et touffus, où mille oiseaux formaient un concert mélodieux, et divertissaient la vue par leurs vols divers et par les combats tantôt innocents, et tantôt sanglants qu’ils se livraient dans l’air. Le prince de Perse et Ebn Thaher s’arrêtèrent longtemps à examiner cette grande magnificence. A chaque chose qui les frappait, ils s’écriaient, pour marquer leur surprise et leur admiration, particulièrement le prince de Perse, qui n’avait jamais rien vu de comparable à ce qu’il voyait alors. Ebn Thaher, quoiqu’il fût entré quelquefois dans ce bel endroit, ne laissait pas d’y remarquer des beautés qui lui paraissaient toutes nouvelles. Enfin, ils ne se lassaient pas d’admirer tant de choses singulières, et ils en étaient encore agréablement occupés, lorsqu’ils aperçurent une troupe de femmes richement habillées. Elles étaient toutes assises au dehors et à quelque distance du dôme, chacune sur un siège de bois de platane des Indes, enrichi de fil d’argent à compartiments, avec un instrument de musique à la main ; et elles n’attendaient que le moment qu’on leur commandât d’en jouer. Ils allèrent tous deux se mettre dans l’avance d’où on les voyait en face, et, en regardant à la droite, ils virent une grande cour d’où l’on montait au jardin par des degrés, et qui était environnée de très beaux appartements. L’esclave les avait quittés ; et, comme ils étaient seuls, ils s’entretinrent quelque temps. « Pour vous, qui êtes un homme sage, dit le prince de Perse, je ne doute pas que vous ne regardiez avec bien de la satisfaction toutes ces marques de grandeur et de puissance. A mon égard, je ne pense pas qu’il n’y ait rien au monde de plus surprenant ; mais quand je viens à faire réflexion que c’est ici la demeure éclatante de la trop aimable Schemselnihar, et que c’est le premier monarque de la terre qui l’y retient, je vous avoue que je me crois le plus infortuné de tous les hommes. Il me paraît qu’il n’y a point de destinée plus cruelle que la mienne, d’aimer un objet soumis à mon rival, et dans un lieu où ce rival est si puissant, que je ne suis pas même, en ce moment, assuré de ma vie. » Ebn Thaher, entendant parler ainsi le prince de Perse, lui dit : « Seigneur, plût à Dieu que je pusse vous donner des assurances aussi certaines de l’heureux succès de vos amours, que je le puis de la sûreté de votre vie ! Quoique ce palais superbe appartienne au calife qui l’a fait bâtir exprès pour Schemselnihar, sous le nom de Palais des plaisirs éternels, et qu’il fasse partie du sien propre, néanmoins il faut que vous sachiez que cette dame y vit dans une entière liberté. Elle n’est point obsédée d’eunuques qui veillent sur ses actions. Elle a sa maison particulière, dont elle dispose absolument. Elle sort de chez elle pour aller dans la ville, sans en demander permission à personne ; elle rentre lorsqu’il lui plaît ; et jamais le calife ne vient la voir qu’il ne lui ait envoyé auparavant Mesrour, chef de ses eunuques, pour lui en donner avis et la mettre à même de se préparer à le recevoir. Ainsi, vous devez avoir l’esprit tranquille et donner toute votre attention au concert dont je vois que Schemselnihar veut vous régaler. Dans le temps qu’Ebn Thaher achevait ces paroles, le prince de Perse et lui virent venir l’esclave confidente de la favorite, qui ordonna aux femmes qui étaient assises devant eux de chanter et de jouer de leurs instruments. Aussitôt elles jouèrent toutes ensemble, comme pour préluder ; et quand elles eurent joué quelque temps, une seule commença de chanter, et accompagna sa voix d’un luth dont elle jouait admirablement bien. Comme elle avait été avertie du sujet sur lequel elle devait chanter, les paroles se trouvèrent si conformes aux sentiments du prince de Perse, qu’il ne put s’empêcher de lui applaudir à la fin du couplet. « Serait-il possible, s’écria-t-il, que vous eussiez le don de pénétrer dans les cœurs, et que la connaissance que vous avez de ce qui se passe dans le mien vous eût obligée à nous donner un essai de votre voix charmante par ces mots ? Je ne m’exprimerais pas moi-même en d’autres termes. » La femme ne répondit rien à ce discours. Elle continua et chanta plusieurs autres couplets, dont le prince fut si touché, qu’il en répéta quelques-uns les larmes aux yeux ; ce qui faisait assez connaître qu’il s’en appliquait le sens. Quand elle eut achevé tous les couplets, elle et ses compagnes se levèrent et chantèrent toutes ensemble, en marquant par leurs paroles, « que la pleine lune allait se lever avec tout son éclat, et qu’on la verrait bientôt s’approcher du soleil ». Cela signifiait que Schemselnihar allait paraître, et que le prince de Perse aurait bientôt le plaisir de la voir. En effet, en regardant du côté de la cour, Ebn Thaher et le prince de Perse remarquèrent que l’esclave confidente s’approchait, et qu’elle était suivie de dix femmes noires, qui apportaient, avec bien de la peine, un grand trône d’argent massif et admirablement travaillé, qu’elle fit poser devant eux à une certaine distance ; après quoi les esclaves noires se retirèrent derrière les arbres, à l’entrée d’une allée. Ensuite, vingt femmes, toutes belles et très richement habillées d’une parure uniforme, s’avancèrent en deux files, en chantant et en jouant d’un instrument qu’elles tenaient chacune, et se rangèrent auprès du trône, autant d’un côté que de l’autre. Toutes ces choses tenaient le prince de Perse et Ebn Thaher dans une attention d’autant plus grande, qu’ils étaient curieux de savoir à quoi elles se termineraient. Enfin, ils virent paraître, à la même porte par où étaient venues les dix femmes noires qui avaient apporté le trône et les vingt autres qui venaient d’arriver, dix autres femmes, également belles et bien vêtues, qui s’y arrêtèrent quelques moments. Elles attendaient la favorite, qui se montra enfin et se mit au milieu d’elles. Il était aisé de la distinguer, autant par sa taille et par son air majestueux, que par une espèce de manteau d’une étoffe fort légère, or et bleu céleste, qu’elle portait attaché sur ses épaules, par-dessus son habillement, qui était le plus propre, le mieux entendu et le plus magnifique que l’on puisse imaginer. Les perles, les diamants et les rubis qui lui servaient d’ornement n’étaient pas en confusion : le tout était en petit nombre, mais bien choisi et d’un prix inestimable. Elle s’avança avec une majesté qui ne représentait pas mal le soleil dans sa course au milieu des nuages qui reçoivent sa splendeur sans en cacher l’éclat, et vint s’asseoir sur le trône qui avait été apporté pour elle. Dès que le prince de Perse aperçut Schemselnihar, il n’eut plus d’yeux que pour elle : « On ne demande plus de nouvelles de ce que l’on cherchait, dit-il à Ebn Thaher, dès lors qu’on le voit, et l’on n’a plus de doute sitôt que la vérité se manifeste. Voyez-vous cette charmante beauté ? C’est l’origine de mes maux : maux que je bénis et que je ne cesserai de bénir, quelque rigoureux et de quelque durée qu’ils puissent être ! A cet objet, je ne me possède plus moi-même ; mon âme se trouble, se révolte, je sens qu’elle veut m’abandonner. Pars donc, ô mon âme je te le permets ; mais que ce soit pour le bien et la conservation de ce faible corps. C’est vous, trop cruel Ebn Thaher, qui êtes cause de ce désordre : vous avez cru me faire un grand plaisir de m’amener ici ; et je vois que j’y suis venu pour achever de me perdre. Pardonnez-moi, continua-t-il en se reprenant, je me trompe : j’ai bien voulu venir, et je ne puis me plaindre que de moi-même. » Il fondit en larmes en achevant ces paroles. « Je suis bien aise, lui dit Ebn Thaher, que vous me rendiez justice. Quand je vous ai appris que Schemselnihar était la première favorite du calife, je l’ai fait exprès pour prévenir cette passion funeste que vous vous plaisez à nourrir dans votre cœur. Tout ce que vous voyez ici doit vous en dégager, et vous ne devez conserver que des sentiments de reconnaissance de l’honneur que Schemselnihar a bien voulu vous faire, en m’ordonnant de vous amener avec moi. Rappelez donc votre raison égarée, et vous mettez en état de paraître devant elle, comme la bienséance le demande. La voilà qui approche. Si c’était à recommencer, je prendrais d’autres mesures ; mais puisque la chose est faite, je prie Dieu que nous ne nous en repentions pas. Ce que j’ai encore à vous représenter, ajouta-t-il, c’est que l’amour est un traître, qui peut vous jeter dans un précipice d’où vous ne vous tirerez jamais. » Ebn Thaher n’eut pas le temps d’en dire davantage, parce que Schemselnihar arriva. Elle se plaça sur son trône et les salua tous deux par une inclination de tête. Mais elle arrêta ses yeux sur le prince de Perse, et ils se parlèrent l’un et l’autre un langage muet, entremêlé de soupirs, par lequel, en peu de moments, ils se dirent plus de choses qu’ils n’en auraient pu se dire en beaucoup de temps. Plus Schemselnihar regardait le prince, plus elle trouvait dans ses regards de quoi se confirmer dans la pensée qu’il ne lui était pas indifférent ; et Schemselnihar, déjà persuadée de la passion du prince, s’estimait la plus heureuse personne du monde. Elle détourna enfin les yeux de dessus lui, pour commander que les premières femmes qui avaient commencé de chanter s’approchassent. Elles se levèrent ; et, pendant qu’elles s’avançaient, les femmes noires, qui sortirent de l’allée où elles étaient, apportèrent leurs sièges et les placèrent près de la fenêtre de l’avance du dôme, où étaient Ebn Thaher et le prince de Perse, de manière que les sièges ainsi disposés, avec le trône de la favorite et les femmes qu’elle avait à ses côtés, formèrent un demi-cercle devant eux. Lorsque les femmes qui étaient assises auparavant sur ces sièges eurent repris chacune leur place, avec la permission de Schemselnihar, qui le leur ordonna par un signe, cette charmante favorite choisit une de ses femmes pour chanter. Cette femme, après avoir employé quelques moments à mettre son luth d’accord, chanta une chanson dont le sens était « que deux amants qui s’aimaient parfaitement avaient l’un pour l’autre une tendresse sans bornes ; que leurs cœurs, en deux corps différents, n’en faisaient qu’un, et que lorsque quelque obstacle s’opposait à leurs désirs, ils pouvaient se dire, les larmes aux yeux : Si nous nous aimons parce que nous nous trouvons aimables, doit-on s’en prendre à nous ? Qu’on s’en prenne à la destinée ! » Schemselnihar laissa si bien connaître, dans ses yeux et par ses gestes, que ses paroles devaient s’appliquer au prince de Perse et à elle, qu’il ne put se contenir. Il se leva à demi, et, s’avançant par-dessus le balustre qui lui servait d’appui, il obligea une des compagnes de la femme qui venait de chanter de prendre garde à son action. Comme elle était près de lui : « Écoutez-moi, lui dit-il, et me faites la grâce d’accompagner de votre luth la chanson que vous allez entendre. » Alors il chanta un air dont les paroles tendres et passionnées exprimaient parfaitement la violence de son amour. Dès qu’il eut achevé, Schemselnihar, suivant son exemple, dit à une de ses femmes : « Écoutez-moi aussi, et accompagnez ma voix. » En même temps, elle chanta d’une manière qui ne fit qu’embraser davantage le cœur du prince de Perse, qui ne lui répondit que par un nouvel air, encore plus passionné que celui qu’il avait déjà chanté. Ces deux amants s’étant déclaré, par leurs chansons, leur tendresse mutuelle, Schemselnihar céda à la force de la sienne. Elle se leva de dessus son trône, tout hors d’elle-même, et s’avança vers la porte du salon. Le prince, qui connut son dessein, se leva aussitôt et alla au-devant d’elle avec précipitation. Ils se rencontrèrent sous la porte, où ils se donnèrent la main, et s’embrassèrent avec tant de plaisir qu’ils s’évanouirent. Ils seraient tombés, si les femmes qui avaient suivi Schemselnihar ne les en eussent empêchés. Elles les soutinrent et les transportèrent sur un sofa, où elles les firent revenir, à force de leur jeter de l’eau de senteur au visage et de leur faire sentir plusieurs sortes d’odeurs. Quand ils eurent repris leurs esprits, la première chose que fit Schemselnihar fut de regarder de tous les côtés ; et, comme elle ne vit pas Ebn Thaher, elle demanda avec empressement où il était. Ebn Thaher s’était écarté par respect, tandis que les femmes étaient occupées à soulager leur maîtresse, et craignait en lui-même, avec raison, quelque suite fâcheuse de ce qu’il venait de voir. Dès qu’il eut entendu que Schemselnihar le demandait, il s’avança et se présenta devant elle. Schemselnihar fut bien aise de voir Ebn Thaher. Elle lui témoigna sa joie dans ces termes obligeants : « Ebn Thaher, je ne sais comment je pourrai reconnaître les obligations infinies que je vous ai. Sans vous, je n’aurais jamais connu le prince de Perse, ni aimé ce qu’il y a au monde de plus aimable. Soyez persuadé pourtant que je ne mourrai pas ingrate, et que ma reconnaissance, s’il est possible, égalera le bienfait dont je vous suis redevable. » Ebn Thaher ne répondit à ce compliment que par une profonde inclination, et qu’en souhaitant à la favorite l’accomplissement de tout ce qu’elle pouvait désirer. Schemselnihar se tourna du côté du prince de Perse, qui était assis auprès d’elle ; et, le regardant avec quelque sorte de confusion, après ce qui s’était passé entre eux : « Seigneur, lui dit-elle, je suis bien assurée que vous m’aimez, et, de quelque ardeur que vous m’aimiez, vous ne pouvez douter que mon amour ne soit aussi violent que le vôtre. Mais ne nous flattons point : quelque conformité qu’il y ait entre vos sentiments et les miens, je ne vois, et pour vous et pour moi, que des peines, que des impatiences, que des chagrins mortels. Il n’y a pas d’autre remède à nos maux que de nous aimer toujours, de nous en remettre à la volonté du ciel, et d’attendre ce qu’il lui plaira d’ordonner de notre destinée. — Madame, lui répondit le prince de Perse, vous me feriez la plus grande injustice du monde, si vous doutiez un seul moment de la durée de mon amour. Il est uni à mon âme de manière que je puis dire qu’il en fait la meilleure partie, et que je le conserverai après ma mort. Peines, tourments, obstacles, rien ne sera capable de m’empêcher de vous aimer. » En achevant ces mots, il laissa couler des larmes en abondance, et Schemselnihar ne put retenir les siennes. Ebn Thaher prit ce temps-là pour parler à la favorite. « Madame, lui dit-il, permettez-moi de vous représenter qu’au lieu de fondre en pleurs, vous devriez avoir de la joie de vous voir ensemble. Je ne comprends rien à votre douleur. Que sera-ce donc lorsque la nécessité vous obligera de vous séparer ? Mais que dis-je ? vous obligera ! Il y a longtemps que nous sommes ici, et vous savez, madame, qu’il est temps que nous nous retirions. — Ah ! que vous êtes cruel ! repartit Schemselnihar. Vous qui connaissez la cause de mes larmes, n’auriez-vous pas pitié du malheureux état où vous me voyez ! Triste fatalité ! Qu’ai-je fait pour être soumise à la dure loi de ne pouvoir jouir de ce que j’aime uniquement ? » Comme elle était persuadée qu’Ebn Thaher ne lui avait parlé que par amitié, elle ne lui sut pas mauvais gré de ce qu’il lui avait dit ; elle en profita même. En effet, elle fit un signe à l’esclave sa confidente, qui sortit aussitôt, et apporta peu de temps après une collation de fruits sur une petite table d’argent, qu’elle posa entre sa maîtresse et le prince de Perse. Schemselnihar choisit ce qu’il y avait de meilleur et le présenta au prince, en le priant de manger pour l’amour d’elle. Il le prit et le porta à sa bouche, par l’endroit qu’elle avait touché. Il présenta à son tour quelque chose à Schemselnihar, qui le prit aussi et le mangea de la même manière. Elle n’oublia pas d’inviter Ebn Thaher à manger avec eux ; mais, se voyant dans un lieu où il ne se croyait pas en sûreté, il aurait mieux aimé être chez lui, et il ne mangea que par complaisance. Après qu’on eut desservi, on apporta un bassin d’argent avec de l’eau dans un vase d’or, et ils se lavèrent les mains ensemble. Ils se remirent ensuite à leur place ; et alors, trois des dix femmes noires apportèrent chacune une tasse de cristal de roche, pleine d’un vin exquis, sur une soucoupe d’or, qu’elles posèrent devant Schemselnihar, le prince de Perse et Ebn Thaher. Pour n’être plus en particulier, Schemselnihar retint seulement auprès d’elle les dix femmes noires, avec dix autres qui savaient chanter et jouer des instruments ; et, après qu’elle eut renvoyé tout le reste, elle prit une des tasses, et, la tenant à la main, elle chanta des paroles tendres, qu’une des femmes accompagna de son luth. Lorsqu’elle eut achevé, elle but : ensuite elle prit une des deux autres tasses et la présenta au prince, en le priant de boire pour l’amour d’elle, de même qu’elle venait de boire pour l’amour de lui. Il la reçut avec des transports d’amour et de joie ; mais avant que de boire, il chanta, à son tour, une chanson qu’une autre femme accompagna d’un instrument ; et, en chantant, les pleurs lui coulèrent des yeux abondamment : aussi lui marqua-t-il, par les paroles qu’il chantait, qu’il ne savait si c’était le vin qu’elle lui avait présenté qu’il allait boire, ou ses propres larmes. Schemselnihar présenta enfin la troisième tasse à Ebn Thaher, qui la remercia de sa bonté et de l’honneur qu’elle lui faisait. Après cela, elle prit un luth des mains d’une de ses femmes, et l’accompagna de sa voix, d’une manière si passionnée, qu’il semblait qu’elle ne se possédât pas ; et le prince de Perse, les yeux attachés sur elle, demeura immobile, comme s’il eût été enchanté. Sur ces entrefaites, l’esclave confidente arriva tout émue, et, s’adressant à sa maîtresse : « Madame, lui dit-elle, Mesrour et deux autres officiers, avec plusieurs eunuques qui les accompagnent, sont à la porte et demandent à vous parler de la part du calife. » Quand le prince de Perse et Ebn Thaher eurent entendu ces paroles, ils changèrent de couleur et commencèrent à trembler, comme si leur perte eût été assurée. Mais Schemselnihar, qui s’en aperçut, les rassura par un soupir. Elle chargea l’esclave sa confidente d’aller entretenir Mesrour et les deux autres officiers du calife, jusqu’à ce qu’elle se fût mise en état de les recevoir et qu’elle lui fît dire de les amener. Aussitôt elle donna ordre qu’on fermât toutes les fenêtres du salon et qu’on abaissât les toiles peintes qui étaient du côté du jardin ; et, après avoir assuré le prince et Ebn Thaher qu’ils y pouvaient demeurer sans crainte, elle sortit par la porte qui donnait sur le jardin, qu’elle tira et ferma sur eux. Mais quelque assurance qu’elle leur eût donnée de leur sûreté, ils ne se laissèrent pas de sentir les plus vives alarmes pendant tout le temps qu’ils furent seuls. Dès que Schemselnihar fut dans le jardin avec les femmes qui l’avaient suivie, elle fit emporter les sièges qui avaient servi aux femmes qui jouaient des instruments près de la fenêtre d’où le prince de Perse et Ebn Thaher les avaient entendus ; et lorsqu’elle vit les choses dans l’état qu’elle souhaitait, elle s’assit sur son trône d’argent. Alors elle envoya avertir l’esclave sa confidente d’amener le chef des eunuques et les deux officiers ses subalternes. Ils parurent, suivis de vingt eunuques noirs, tous proprement habillés, avec le sabre au côté, avec une ceinture d’or large de quatre doigts. De si loin qu’ils aperçurent la favorite Schemselnihar, ils lui firent une profonde révérence, qu’elle leur rendit de dessus son trône. Quand ils furent plus avancés, elle se leva et alla au devant de Mesrour, qui marchait le premier. Elle lui demanda quelle nouvelle il apportait ; il lui répondit : « Madame, le commandeur des croyants, qui m’envoie vers vous, m’a chargé de vous témoigner qu’il ne peut vivre plus longtemps sans vous voir. Il a dessein de venir vous rendre visite cette nuit ; je viens vous en avertir, pour vous préparer à le recevoir. Il espère, madame, que vous le verrez avec autant de plaisir qu’il a d’impatience d’être à vous. » A ce discours de Mesrour, la favorite Schemselnihar se prosterna contre terre, pour marquer la soumission avec laquelle elle recevait l’ordre du calife. Lorsqu’elle se fut relevée : « Je vous prie, lui dit-elle, de dire au commandeur des croyants que je ferai toujours gloire d’exécuter les commandements de Sa Majesté, et que son esclave s’efforcera de la recevoir avec tout le respect qui lui est dû. » En même temps elle ordonna à l’esclave sa confidente de faire mettre le palais en état de recevoir le calife, par les femmes noires destinées à ce ministère. Puis, congédiant le chef des eunuques : « Vous voyez, lui dit-elle, qu’il faudra quelque temps pour préparer toutes choses. Faites en sorte, je vous en supplie, qu’il se donne un peu de patience, afin qu’à son arrivée il ne nous trouve pas dans le désordre. » Le chef des eunuques et sa suite s’étant retirés, Schemselnihar retourna au salon, extrêmement affligée de la nécessité où elle se voyait de renvoyer le prince de Perse plus tôt qu’elle ne s’y était attendue. Elle le joignit les larmes aux yeux ; ce qui augmenta la frayeur d’Ebn Thaher, qui en augura quelque chose de sinistre. « Madame, lui dit le prince, je vois bien que vous venez m’annoncer qu’il faut nous séparer. Pourvu que je n’aie rien de plus funeste à redouter, j’espère que le ciel me donnera la patience dont j’ai besoin pour supporter votre absence. — Hélas ! mon cher cœur, ma chère âme, interrompit la trop tendre Schemselnihar, que je vous trouve heureux, et que je me trouve malheureuse, quand je compare votre sort avec ma triste destinée ! Vous souffrirez sans doute de ne me voir pas ; mais ce sera toute votre peine, et vous pourrez vous en consoler par l’espérance de me revoir. Pour moi, juste ciel ! à quelle rigoureuse épreuve suis-je réduite ! Je ne serai pas seulement privée de la vue de ce que j’aime uniquement : il me faudra soutenir celle d’un objet que vous m’avez rendu odieux. L’arrivée du calife ne me fera-t-elle pas souvenir de votre départ ? Et comment, occupée de votre chère image, pourrai-je montrer à ce prince la joie qu’il a remarquée dans mes yeux toutes les fois qu’il m’est venu voir ? J’aurai l’esprit distrait en lui parlant ; et les moindres complaisances que j’aurai pour son amour seront autant de coups de poignard qui me perceront le cœur. Pourrai-je goûter ses paroles obligeantes et ses caresses ? Jugez, prince, à quels tourments je serai exposée dès que je ne vous verrai plus ! » Les larmes qu’elle laissa couler alors et les sanglots l’empêchèrent d’en dire davantage. Le prince de Perse voulut lui repartir ; mais il n’en eut pas la force sa propre douleur et celle que lui faisait voir sa maîtresse lui avaient ôté la parole. Ebn Thaher, qui n’aspirait qu’à se voir hors du palais, fut obligé de les consoler, en les exhortant à prendre patience. Mais l’esclave confidente vint l’interrompre : « Madame, dit-elle à Schemselnihar, il n’y a pas de temps à perdre ; les eunuques commencent à arriver, et vous savez que le calife paraîtra bientôt. — O ciel ! que cette séparation est cruelle s’écria la favorite. Hâtez-vous, dit-elle à sa confidente. Conduisez-les tous deux à la galerie qui regarde sur le jardin d’un cote, et de l’autre, sur le Tigre ; et, lorsque la nuit répandra sur la terre sa plus grande obscurité, faites-les sortir par la porte de derrière, afin qu’ils se retirent en sûreté. » A ces mots, elle embrassa tendrement le prince de Perse, sans pouvoir lui dire un seul mot, et alla au-devant du calife, dans le désordre qu’il est aisé de s’imaginer. Cependant, l’esclave confidente conduisit le prince et Ebn Thaher à la galerie que Schemselnihar lui avait marquée ; et, lorsqu’elle les y eut introduits, elle les y laissa et ferma sur eux la porte en se retirant, après les avoir assurés qu’ils n’avaient rien à craindre et qu’elle viendrait les faire sortir quand il en serait temps. Mais le prince de Perse et Ebn Thaher oublièrent qu’elle venait de les assurer qu’ils n’avaient rien à craindre. Ils examinèrent toute la galerie, et ils furent saisis d’une frayeur extrême, lorsqu’ils connurent qu’il n’y avait pas un seul endroit par où ils pussent s’échapper, au cas que le calife ou quelques-uns de ses officiers s’avisassent d’y venir. Une grande clarté, qu’ils virent tout à coup du côté du jardin, au travers des jalousies, les obligea de s’en approcher, pour voir d’où elle venait. Elle était causée par cent flambeaux de cire blanche, qu’autant de jeunes eunuques noirs portaient à la main. Ces eunuques étaient suivis de plus de cent autres plus âgés, tous de la garde des dames du palais du calife, habillés et armés d’un sabre, de même que ceux dont j’ai déjà parlé ; et le calife marchait après eux, entre Mesrour, leur chef, qu’il avait à sa droite, et Vassif, leur second officier, qu’il avait à sa gauche. Schemselnihar attendait le calife à l’entrée d’une allée, accompagnée de vingt femmes, toutes d’une beauté surprenante et ornées de colliers et de pendants d’oreilles de gros diamants, et d’autres dont elles avaient la tête toute couverte. Elles chantaient au son de leurs instruments et formaient un concert charmant. La favorite ne vit pas plus tôt paraître ce prince, qu’elle s’avança et se prosterna à ses pieds. Mais, faisant cette action : « Prince de Perse, dit-elle en elle-même, si vos tristes yeux sont témoins de ce que je fais, jugez de la rigueur de mon sort. C’est devant vous que je voudrais m’humilier ainsi : mon cœur n’y sentirait aucune répugnance. » Le calife fut ravi de voir Schemselnihar. « Levez-vous, madame, lui dit-il, approchez-vous. Je me sais mauvais gré à moi-même de m’être privé si longtemps du plaisir de vous voir. » En achevant ces paroles, il la prit par la main ; et, sans cesser de lui dire des choses obligeantes, il alla s’asseoir sur le trône d’argent que Schemselnihar lui avait fait apporter. Cette dame s’assit sur un siège devant lui, et les vingt femmes formèrent un cercle autour d’eux, sur d’autres sièges, pendant que les jeunes eunuques qui tenaient les flambeaux se dispersèrent dans le jardin, à certaine distance les uns des autres, afin que le calife jouît du frais de la soirée plus commodément. Lorsque le calife fut assis, il regarda autour de lui et vit avec une grande satisfaction tout le jardin illuminé d’une infinité d’autres lumières que les flambeaux que tenaient les jeunes eunuques. Mais il prit garde que le salon était fermé ; il s’en étonna et en demanda la raison. On l’avait fait exprès pour le surprendre. En effet, il n’eut pas plus tôt parlé, que les fenêtres s’ouvrirent toutes à la fois, et qu’il le vit illuminé au dehors et en dedans, d’une manière bien mieux entendue qu’il ne l’avait vu auparavant. « Charmante Schemselnihar, s’écria-t-il à ce spectacle, je vous entends. Vous avez voulu me faire connaître qu’il y a d’aussi belles nuits que les plus beaux jours. Après ce que je vois, je n’en puis disconvenir. » Revenons au prince de Perse et à Ebn Thaher, que nous avons laissés dans la galerie. Ebn Thaher ne pouvait assez admirer tout ce qui s’offrait à sa vue. « Je ne suis pas jeune, dit-il, et j’ai vu de grandes fêtes en ma vie ; mais je ne crois pas que l’on puisse rien voir de si surprenant, ni qui marque plus de grandeur. Tout ce qu’on nous dit des palais enchantés n’approche pas du prodigieux spectacle que nous avons devant les yeux. Que de richesse et de magnificence à la fois ! » Le prince de Perse n’était pas touché de tous ces objets éclatants qui faisaient tant de plaisir à Ebn Thaher. Il n’avait des yeux que pour regarder Schemselnihar, et la présence du calife le plongeait dans une affliction inconcevable. « Cher Ebn Thaher, dit-il, plût à Dieu que j’eusse l’esprit assez libre pour ne m’arrêter, comme vous, qu’à ce qui devrait me causer de l’admiration ! Mais hélas ! je suis dans un état bien différent Tous ces objets ne servent qu’à augmenter mon tourment. Puis-je voir le calife tête à tête avec ce que j’aime et ne pas mourir de désespoir ? Faut-il qu’un amour aussi tendre que le mien soit troublé par un rival si puissant ! Ciel ! que mon destin est bizarre et cruel ! Il n’y a qu’un moment que je m’estimais l’amant du monde le plus fortuné, et, dans cet instant, je me sens frapper le cœur d’un coup qui me donne la mort. Je n’y puis résister, mon cher Ebn Thaher ; ma patience est à bout ; mon mal m’accable, et mon courage y succombe. » En prononçant ces derniers mots, il vit qu’il se passait quelque chose dans le jardin qui l’obligea de garder le silence et d’y prêter son attention. En effet, le calife avait ordonné à une des femmes qui étaient près de lui de chanter sur son luth, et elle commençait à chanter. Les paroles qu’elle chanta étaient fort passionnées ; et le calife, persuadé qu’elle les chantait par ordre de Schemselnihar, qui lui avait donné souvent de pareils témoignages de tendresse, les expliqua en sa faveur. Mais ce n’était pas l’intention de Schemselnihar pour cette fois. Elle les appliquait à son cher Ah Ebn Becar, et elle se laissa pénétrer d’une si vive douleur d’avoir devant elle un objet dont elle ne pouvait plus soutenir la présence, qu’elle s’évanouit. Elle se renversa sur le dos de sa chaise, qui n’avait pas de bras d’appui, et elle serait tombée si quelques-unes de ses femmes ne l’eussent promptement secourue. Elles l’enlevèrent et l’emportèrent dans le salon. Ebn Thaher, qui était dans la galerie, surpris de cet accident, tourna la tête du côté du prince de Perse, et, au lieu de le voir appuyé contre la jalousie, pour regarder comme lui, il fut extrêmement étonné de le voir étendu à ses pieds, sans mouvement. Il jugea par là de la force de l’amour dont ce prince était épris pour Schemselnihar ; et il admira cet étrange effet de sympathie, qui lui causa une peine mortelle, à cause du lieu où ils se trouvaient. Il fit cependant tout ce qu’il put pour faire revenir le prince, mais ce fut inutilement. Ebn Thaher était dans cet embarras, lorsque la confidente de Schemselnihar vint ouvrir la porte de la galerie, et entra hors d’haleine et comme une personne qui ne savait plus où elle en était. « Venez promptement, s’écria-t-elle, que je vous fasse sortir. Tout est ici en confusion, et je crois que voici le dernier de nos jours. — Hé ! comment voulez-vous que nous partions ? répondit Ebn Thaher d’un ton qui marquait sa tristesse. Approchez, de grâce, et voyez en quel état est le prince de Perse ! » Quand l’esclave le vit évanoui, elle courut chercher de l’eau, sans perdre de temps à discourir, et revint en peu de moments. Enfin le prince de Perse, après qu’on lui eut jeté de l’eau sur le visage, reprit ses esprits : « Prince, lui dit alors Ebn Thaher, nous courons risque de périr ici, vous et moi, si nous y restons davantage ; faites donc un effort et sauvons nous au plus vite. » Il était si faible qu’il ne put se lever lui seul. Ebn Thaher et la confidente lui donnèrent la main, et, le soutenant des deux côtés, ils allèrent jusqu’à une petite porte de fer qui s’ouvrait sur le Tigre. Ils sortirent par là et s’avancèrent jusque sur le bord d’un petit canal qui communiquait au fleuve. La confidente frappa des mains, et aussitôt un petit bateau parut et vint à eux avec un seul rameur. Ali Ebn Becar et son compagnon s’embarquèrent, et l’esclave confidente demeura sur le bord du canal. Dès que le prince fut assis dans le bateau, il étendit une main du côté du palais, et mettant l’autre sur son cœur : « Cher objet de mon âme, s’écria-t-il d’une voix faible, recevez ma foi de cette main, pendant que je vous assure, de celle-ci, que mon cœur conservera éternellement le feu dont il brûle pour vous. » Cependant le batelier ramait de toute sa force, et l’esclave confidente de Schemselnihar accompagna le prince de Perse et Ebn Thaher, en marchant sur le bord du canal, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au courant du Tigre. Alors, comme elle ne pouvait aller plus loin, elle prit congé d’eux et se retira. Le prince de Perse était toujours dans une grande faiblesse. Ebn Thaher le consolait et l’exhortait à prendre courage. « Songez, lui dit-il, que, quand nous serons débarqués, nous aurons encore bien du chemin à faire avant que d’arriver chez moi ; car de vous mener, à l’heure qu’il est et dans l’état où vous êtes, jusqu’à votre logis, qui est bien plus éloigné que le mien, je n’en suis pas d’avis : nous pourrions même courir risque d’être rencontrés par le guet. » Ils sortirent enfin du bateau ; mais le prince avait si peu de force, qu’il ne pouvait marcher, ce qui mit Ebn Thaher dans un grand embarras. Il se souvint qu’il avait un ami dans le voisinage : il traîna le prince jusque-là avec beaucoup de peine. L’ami les reçut avec bien de la joie ; et, quand il les eut fait asseoir, il leur demanda d’où ils venaient si tard. Ebn Thaher lui répondit : « J’ai appris, ce soir, qu’un homme qui me doit une somme d’argent assez considérable était dans le dessein de partir pour un long voyage ; je n’ai point perdu de temps, je suis allé le chercher, et en chemin j’ai rencontré ce jeune seigneur que vous voyez, et à qui j’ai mille obligations ; comme il connaît mon débiteur, il a bien voulu me faire la grâce de m’accompagner. Nous avons eu assez de peine à mettre notre homme à la raison. Nous en sommes pourtant venus à bout, et c’est ce qui est cause que nous n’avons pu sortir de chez lui que fort tard. En revenant, à quelques pas d’ici, ce bon seigneur, pour qui j’ai toute la considération possible, s’est senti tout à coup attaqué d’un mal qui m’a fait prendre la liberté de frapper à votre porte. Je me suis flatté que vous voudriez bien nous faire plaisir de nous donner le couvert pour cette nuit. » L’ami d’Ebn Thaher se paya de cette fable, leur dit qu’ils étaient les bienvenus et offrit au prince de Perse, qu’il ne connaissait pas, toute l’assistance qu’il pouvait désirer. Mais Ebn Thaher, prenant la parole pour le prince, dit que son mal était d’une nature à n’avoir besoin que de repos. L’ami comprit par ce discours qu’ils souhaitaient de se reposer : c’est pourquoi il les conduisit dans un appartement où il leur laissa la liberté de se coucher. Si le prince de Perse dormit, ce fut d’un sommeil troublé par des songes fâcheux, qui lui représentaient Schemselnihar évanouie aux pieds du calife, et l’entretenaient dans son affliction. Ebn Thaher, qui avait une grande impatience de se revoir chez lui, et qui ne doutait pas que sa famille ne fût dans une inquiétude mortelle (car il ne lui était jamais arrivé de coucher dehors), se leva et partit de bon matin, après avoir pris congé de son ami, qui s’était levé pour faire sa prière de la pointe du jour. Enfin il arriva chez lui ; et la première chose que fit le prince de Perse, qui s’était fait un grand effort pour marcher, fut de se jeter sur un sofa, aussi fatigué que s’il eût fait un long voyage. Comme il n’était pas en état de se rendre à sa maison, Ebn Thaher lui fit préparer une chambre ; afin qu’on ne fût point en peine de lui, il envoya dire à ses gens l’état et le lieu où il était. Il pria cependant le prince de Perse d’avoir l’esprit en repos, de commander chez lui et d’y disposer, à son gré, de toutes choses. « J’accepte de bon cœur les offres obligeantes que vous me faites, lui dit le prince, mais que je ne vous embarrasse pas, s’il vous plaît ; je vous conjure de faire comme si je n’étais pas chez vous. Je n’y voudrais pas demeurer un moment, si je croyais que ma présence vous contraignît en la moindre chose. » Dès qu’Ebn Thaher eut un moment pour se reconnaître, il apprit à sa famille tout ce qui s’était passé au palais de Schemselnihar et finit son récit en remerciant Dieu de l’avoir délivré du danger qu’il avait couru. Les principaux domestiques du prince de Perse vinrent recevoir ses ordres chez Ebn Thaher, et l’on vit bientôt arriver plusieurs de ses amis, qu’ils avaient avertis de son indisposition. Ses amis passèrent la meilleure partie de la journée avec lui ; et si leur entretien ne put effacer les tristes idées qui causaient son mal, il en tira du moins cet avantage, qu’elles lui donnèrent quelque relâche. Il voulait prendre congé d’Ebn Thaher sur la fin du jour ; mais ce fidèle ami lui trouva encore tant de faiblesse, qu’il l’obligea d’attendre au lendemain. Cependant, pour contribuer à le réjouir, il lui donna, le soir, un concert de voix et d’instruments ; mais ce concert ne servit qu’à rappeler dans la mémoire du prince celui du soir précédent, il irrita ses ennuis au lieu de les soulager ; de sorte que, le jour suivant, son mal parut avoir augmenté. Alors, Ebn Thaher ne s’opposa plus au dessein que le prince avait de se retirer dans sa maison. Il prit soin lui-même de l’y faire porter ; il l’accompagna et, quand il se vit seul avec lui dans son appartement, il lui représenta toutes les raisons qu’il avait de faire un généreux effort pour vaincre une passion dont la fin ne pouvait être heureuse ni pour lui, ni pour la favorite. « Ah ! cher Ebn Thaher, s’écria le prince, qu’il vous est aisé de donner ce conseil, mais qu’il m’est difficile de le suivre ! J’en conçois toute l’importance, sans pouvoir en profiter. Je l’ai déjà dit ; j’emporterai avec moi dans le tombeau l’amour que j’ai pour Schemselnihar. » Lorsque Ebn Thaher vit qu’il ne pourrait rien gagner sur l’esprit du prince, il prit congé de lui et voulut se retirer ; mais le prince de Perse le retint. « Obligeant Ebn Thaher, lui dit-il, si je vous ai déclaré qu’il n’était pas en mon pouvoir de suivre vos sages conseils, je vous supplie de ne pas m’en faire un crime et de ne pas cesser pour cela de me donner des marques de votre amitié, et vous ne sauriez m’en donner une plus grande que de m’instruire du destin de ma chère Schemselnihar, si vous en apprenez des nouvelles. L’incertitude où je suis de son sort, les appréhensions mortelles que me cause son évanouissement m’entretiennent dans la langueur que vous me reprochez. —Seigneur, lui répondit Ebn Thaher, vous devez espérer que son évanouissement n’aura pas eu de suites funestes et que sa confidente viendra incessamment m’informer de quelle manière se sera passée la chose. Sitôt que je saurai ce détail, je ne manquerai pas de venir vous en faire part. » Ebn Thaher laissa le prince dans cette espérance et retourna chez lui, où il attendit inutilement, tout le reste du jour, la confidente de Schemselnihar. Il ne la vit pas même le lendemain. L’inquiétude où il était de savoir l’état de la santé du prince de Perse ne lui permit pas d’être plus longtemps sans le voir. Il alla chez lui, dans le dessein de l’exhorter à prendre patience. Il le trouva au lit, aussi malade qu’à l’ordinaire, et environné d’un nombre d’amis et de quelques médecins qui employaient toutes les lumières de leur art pour découvrir la cause de son mal. Dès qu’il aperçut Ebn Thaher, le prince le regarda en souriant, pour lui témoigner deux choses l’une, qu’il se réjouissait de le voir ; et l’autre, combien ses médecins, qui ne pouvaient deviner le sujet de sa maladie, se trompaient dans leurs raisonnements. Les amis et les médecins se retirèrent les uns après les autres, de sorte qu’Ebn Thaher demeura seul avec le malade. Il s’approcha de son lit, pour lui demander comment il se trouvait depuis qu’il ne l’avait vu. « Je vous dirai, lui répondit le prince, que mon amour, qui prend continuellement de nouvelles forces, et l’incertitude de la destinée de l’aimable Schemselnihar, augmentent mon mal à chaque moment et me mettent dans un état qui afflige mes parents et mes amis et déconcerte mes médecins, qui n’y comprennent rien. Vous ne sauriez croire, ajouta-t-il, combien je souffre de voir tant de gens qui m’importunent et que je ne puis chasser honnêtement. Vous êtes le seul dont je sens que la compagnie me soulage ; mais enfin ne me dissimulez rien, je vous en conjure. Quelles nouvelles m’apportez-vous de Schemselnihar ? Avez-vous vu sa confidente ? que vous a-t-elle dit ? » Ebn Thaher répondit qu’il ne l’avait pas vue ; et il n’eut pas plus tôt appris au prince cette triste nouvelle, que les larmes lui vinrent aux yeux ; il ne put repartir un seul mot, tant il avait le cœur serré. « Prince, reprit alors Ebn Thaher, permettez-moi de vous remontrer que vous êtes trop ingénieux à vous tourmenter. Au nom de Dieu, essuyez vos larmes ; quelqu’un de vos gens peut entrer en ce moment, et vous savez avec quel soin vous devez cacher vos sentiments, qui pourraient être démêlés par là. » Quelque chose que pût dire ce judicieux confident, il ne fut pas possible au prince de retenir ses pleurs. « Sage Ebn Thaher, s’écria-t-il quand l’usage de la parole lui fut revenu, je puis bien empêcher ma langue de révéler le secret de mon cœur ; mais je n’ai pas de pouvoir sur mes larmes, dans un si grand sujet de craindre pour Schemselnihar. Si cet adorable et unique objet de mes désirs n’était plus au monde, je ne lui survivrais pas un moment. — Rejetez une pensée si affligeante, répliqua Ebn Thaher : Schemselnihar vit encore, vous n’en devez pas douter. Si elle ne vous a pas fait savoir de ses nouvelles, c’est qu’elle n’en a pu trouver l’occasion, et j’espère que cette journée ne se passera point que vous n’en appreniez. » Il ajouta à ce discours plusieurs autres choses consolantes ; après quoi il se retira. Ebn Thaher fut à peine de retour chez lui, que la confidente de Schemselnihar arriva. Elle avait un air triste, et il en conçut un mauvais présage. Il lui demanda des nouvelles de sa maîtresse. « Apprenez-moi auparavant des vôtres, lui répondit la confidente ; car j’ai été dans une grande peine de vous avoir vu partir dans l’état où était le prince de Perse. » Ebn Thaher lui raconta ce qu’elle voulait savoir ; et, lorsqu’il eut achevé, l’esclave prit la parole : « Si le prince de Perse, lui dit-elle, a souffert et souffre encore pour ma maîtresse, elle n’a pas moins de peine que lui. Après que je vous eus quittés, poursuivit-elle, je retournai au salon, où je trouvai que Schemselnihar n’était pas encore revenue de son évanouissement, quelque soulagement qu’on eût tâché de lui apporter. Le calife était assis près d’elle, avec toutes les marques d’une véritable douleur ; il demandait à toutes les femmes, et à moi particulièrement, si nous n’avions aucune connaissance de la cause de son mal ; mais nous gardâmes le secret, et nous dîmes toute autre chose que ce que nous n’ignorions pas. Nous étions cependant toutes en pleurs de la voir souffrir si longtemps, et nous n’oubliions rien de tout ce que nous pouvions imaginer pour la secourir. Enfin, il était bien minuit lorsqu’elle revint à elle. Le calife, qui avait eu la patience d’attendre ce moment, en témoigna beaucoup de joie et demanda à Schemselnihar d’où ce mal pouvait lui être venu. Dès qu’elle entendit sa voix, elle fit un effort pour se mettre sur son séant ; et après lui avoir baisé les pieds avant qu’il pût l’en empêcher : « Sire, dit-elle, j’ai à me plaindre du ciel, de ce qu’il ne m’a pas fait la grâce entière de me laisser expirer aux pieds de Votre Majesté, pour vous marquer par là jusqu’à quel point je suis pénétrée de vos bontés. — Je suis bien persuadé que vous m’aimez, lui dit le calife ; mais je vous commande de vous conserver pour l’amour de moi. Vous avez apparemment fait aujourd’hui quelque excès qui vous aura causé cette indisposition ; prenez-y garde, et je vous prie de vous en abstenir une autre fois. Je suis bien aise de vous voir en meilleur état, et je vous conseille de passer ici la nuit, au lieu de retourner à votre appartement, de crainte que le mouvement ne vous soit contraire. » A ces mots, il ordonna qu’on apportât un doigt de vin, qu’il lui fit prendre pour lui donner des forces. Après cela, il prit congé d’elle et se retira dans son appartement. Dès que le calife fut parti, ma maîtresse me fit signe d’approcher. Elle me demanda de vos nouvelles avec inquiétude. Je l’assurai qu’il y avait longtemps que vous n’étiez plus dans le palais, et lui mis l’esprit en repos de ce côté-là. Je me gardai bien de lui parler de l’évanouissement du prince de Perse, de peur de la faire retomber dans l’état d’où nos soins l’avaient tirée avec tant de peine ; mais ma précaution fut inutile, comme vous l’allez entendre : « Prince, s’écria-t-elle alors, je renonce désormais à tous les plaisirs, tant que je serai privée de celui de ta vue. Si j’ai bien pénétré dans ton cœur, je ne fais que suivre ton exemple. Tu ne cesseras de verser des larmes que tu ne m’aies retrouvée ; il est juste que je pleure et que je m’afflige jusqu’à ce que tu sois rendu à mes vœux. » En achevant ces paroles, qu’elle prononça d’une manière qui marquait la violence de sa passion, elle s’évanouit une seconde fois entre mes bras. Nous fûmes encore longtemps à la faire revenir, mes compagnes et moi. Elle revint enfin ; alors je lui dis : « Madame, êtes-vous donc résolue à vous laisser mourir et à nous faire mourir nous-mêmes avec vous ? Je vous supplie, au nom du prince de Perse, pour qui vous avez intérêt de vivre, de vouloir conserver vos jours. De grâce, laissez-vous persuader et faites les efforts que vous vous devez à vous-même, à l’amour du prince et à notre attachement pour vous. — Je vous suis bien obligée, reprit-elle, de vos soins, de votre zèle et de vos conseils. Mais, hélas ! peuvent-ils m’être utiles ? Il ne nous est pas permis de nous flatter de quelque espérance, et ce n’est que dans le tombeau que nous devons attendre la fin de nos tourments. » Une de mes compagnes voulut la détourner de ses tristes pensées, en chantant un air sur son luth ; mais elle lui imposa silence et lui ordonna, comme à toutes les autres, de se retirer. Elle ne retint que moi pour passer la nuit avec elle. Quelle nuit, ô ciel ! elle la passa dans les pleurs et dans les gémissements ; et, nommant sans cesse le prince de Perse, elle se plaignait du sort qui l’avait destinée au calife, qu’elle ne pouvait aimer, et non pas à lui, qu’elle aimait éperdument. Le lendemain, comme elle n’était pas commodément dans le salon, je l’aidai à passer dans son appartement, où elle ne fut pas plus tôt arrivée que tous les médecins du palais vinrent la voir par ordre du calife ; et ce prince ne fut pas longtemps sans venir lui-même. Les remèdes que les médecins ordonnèrent à Schemselnihar firent d’autant moins d’effet qu’on ignorait la cause de son mal ; et la contrainte où la mettait la présence du calife ne faisait que l’augmenter. Elle a pourtant un peu reposé cette nuit ; et dès qu’elle a été éveillée, elle m’a chargée de vous venir trouver pour apprendre des nouvelles du prince de Perse. — Je vous ai déjà informée de l’état où il est, lui dit Ebn Thaher ; ainsi, retournez vers votre maîtresse et l’assurez que le prince de Perse attendait de ses nouvelles avec la même impatience qu’elle en attendait de lui. Exhortez-la surtout à se modérer et à se vaincre, de peur qu’il ne lui échappe devant le calife quelque parole qui pourrait nous perdre avec elle. — Pour moi, reprit la confidente, je vous l’avoue, je crains tout de ses transports. J’ai pris la liberté de lui dire ce que je pensais là-dessus, et je suis persuadée qu’elle ne trouvera pas mauvais que je lui parle encore de votre part. » Ebn Thaher, qui ne faisait que d’arriver de chez le prince de Perse, ne jugea point à propos d’y retourner sitôt et de négliger des affaires importantes qui lui étaient survenues en rentrant de chez lui ; il y alla seulement sur la fin du jour. Le prince était seul et ne se portait pas mieux que le matin. « Ebn Thaher, lui dit-il en le voyant paraître, vous avez sans doute beaucoup d’amis ; mais ces amis ne connaissent pas ce que vous valez, comme vous me le faites connaître par votre zèle, par vos soins et par les peines que vous vous donnez lorsqu’il s’agit de les obliger. Je suis confus de tout ce que vous faites pour moi avec tant d’affection, et je ne sais comment je pourrai m’acquitter envers vous. — Prince, lui répondit Ebn Thaher, laissons là ce discours, je vous en supplie : je suis prêt non seulement à donner un de mes yeux pour vous en conserver un, mais même à sacrifier ma vie pour la vôtre. Ce n’est pas de quoi il s’agit présentement. Je viens vous dire que Schemselnihar m’a envoyé sa confidente pour me demander de vos nouvelles, et en même temps pour m’informer des siennes. Vous jugez bien que je ne lui ai rien dit qui ne lui ait confirmé l’excès de votre amour pour sa maîtresse et la constance avec laquelle vous l’aimez. » Ebn Thaher lui fit ensuite un détail exact de tout ce que lui avait dit l’esclave confidente. Le prince l’écouta avec tous les différents mouvements de crainte, de jalousie de tendresse et de compassion que son discours lui inspira, faisant sur chaque chose qu’il entendait toutes les réflexions affligeantes ou consolantes dont un amant aussi passionné qu’il l’était pouvait être capable. Leur conversation dura si longtemps que, la nuit se trouvant fort avancée, le prince de Perse obligea Ebn Thaher à demeurer chez lui. Le lendemain matin, comme ce fidèle ami s’en retournait au logis, il vit venir à lui une femme qu’il reconnut pour la confidente de Schemselnihar, et qui, l’ayant abordé, lui dit : « Ma maîtresse vous salue, et je viens vous prier, de sa part, de rendre cette lettre au prince de Perse. » Le zélé Ebn Thaher prit la lettre, et retourna chez le prince accompagné de l’esclave confidente. Quand il fut entré chez le prince de Perse avec la confidente de Schemselnihar, il la pria de demeurer un moment dans l’antichambre et de l’attendre. Dès que le prince l’aperçut, il lui demanda avec empressement quelle nouvelle il avait à lui annoncer. « La meilleure que vous puissiez apprendre, lui répondit Ebn Thaher : on vous aime aussi chèrement que vous aimez. La confidente de Schemselnihar est dans votre antichambre ; elle vous apporte une lettre de la part de sa maîtresse ; elle n’attend que vos ordres pour entrer. — Qu’elle entre ! » s’écria le prince avec un transport de joie. En disant cela, il se mit sur son séant pour la recevoir. Comme les gens du prince étaient sortis de la chambre dès qu’ils avaient vu Ebn Thaher, afin de le laisser seul avec leur maître, Ebn Thaher alla ouvrir la porte lui-même et fit entrer la confidente. Le prince la reconnut et la reçut d’une manière fort obligeante. « Seigneur, lui dit-elle, je sais tous les maux que vous avez soufferts depuis que j’eus l’honneur de vous conduire au bateau qui vous attendait pour vous ramener ; mais j’espère que la lettre que je vous apporte contribuera à votre guérison. » A ces mots, elle lui présenta la lettre. Il la prit ; et, après l’avoir baisée plusieurs fois, il l’ouvrit et lut les paroles suivantes LETTRE DE SCHEMSELNIHAR AU PRINCE DE PERSE, ALI EBN BECAR. La personne qui vous rendra cette lettre vous dira de mes nouvelles mieux que moi-même, car je ne me connais plus depuis que j’ai cessé de vous voir. Privée de votre présence, je cherche à me tromper en vous entretenant, par cas lignes mal formées, avec le même plaisir que si j’avais le bonheur de vous parler. On dit que la patience est un remède ô tous les maux ; et toutefois elle aigrit les miens, au lieu de les soulager. Quoique votre portrait soit profondément gravé dans mon cœur, mes yeux souhaitent d’en revoir incessamment l’original, et ils en perdront toute leur lumière, s’il faut qu’ils en soient encore longtemps privés. Puis-je me flatter que les vôtres aient la même impatience de me voir ? Oui, je le puis : ils me l’ont fait asse connaître par leurs tendres regards. Que Schemselnihar serait heureuse, et que vous seriez heureux, prince, si mes désirs, qui sont conformes aux vôtres, n’étaient pas traversés par des obstacles insurmontables ! Ces obstacles m’affligent d’autant plus vivement qu’ils vous affligent vous-même. Ces sentiments, que mes doigts tracent et que j’exprime avec un plaisir incroyable, en les reflétant plusieurs fois, partent du plus profond de mon cœur et de la blessure incurable que vous y avez faite, blessure que je bénis mille fois, malgré le cruel ennui que je souffre de votre absence. Je compterais pour rien tout ce qui s’oppose à nos amours, s’il m’était seulement permis de vous voir quelquefois en liberté : je vous posséderais alors ; que pourrais-je souhaiter de plus ? Ne vous imaginez pas que mes paroles disent plus que je ne pense. Hélas ! de quelques expressions que je puisse me servir, je sens bien que je pense plus de choses que je ne vous en dis ! Mes yeux, qui sont dans une veille continuelle et qui versent incessamment des pleurs, en attendant qu’ils vous revoient ; mon cœur affligé, qui ne désire que vous seul ; les soupirs qui m’échappent toutes les fois que je pense à vous, c’est-à-dire à tout moment ; mon imagination, qui ne me représente plus d’autre objet que mon cher prince ; les plaintes que je fais au ciel de la rigueur de ma destinée ; enfin, ma tristesse, mes inquiétudes, mes tourments, qui ne me donnent aucun relâche depuis que je vous ai perdu de vue, sont garants de ce que je vous écris. Ne suis-je pas bien malheureuse d’être née pour aimer, sans espérance de jouir de ce que j’aime ? Cette pensée désolante m’accable à un point que j’en mourrais, si je n’étais pas persuadée que vous m’aimez. Mais une si douce consolation balance mon désespoir et m’attache à la vie. Mandez-moi que vous m’aimez toujours : je garderai votre lettre précieusement, je la lirai mille fois le jour, je souffrirai mes maux avec moins d’impatience. Je souhaite que le ciel cesse d’être irrité contre nous et nous fasse trouver l’occasion de nous dire sans contrainte que nous nous aimons et que nous ne cesserons jamais de nous aimer. Adieu. Je salue Ebn Thaher, à qui nous avons tant d’obligations l’un et l’autre. Le prince de Perse ne se contenta pas d’avoir lu une fois cette lettre ; il lui sembla qu’il l’avait lue avec trop peu d’attention. Il la relut plus lentement ; et, en lisant, tantôt il poussait de tristes soupirs, tantôt il versait des larmes et tantôt il faisait éclater des transports de joie et de tendresse, selon qu’il était touché de ce qu’il lisait. Enfin, il ne se lassait point de parcourir des yeux des caractères tracés par une si chère main ; et il se préparait à les lire pour la troisième fois, lorsque Ebn Thaher lui représenta que la confidente n’avait pas de temps à perdre, et qu’il devait songer à faire réponse. « Hélas s’écria le prince, comment voulez-vous que je fasse réponse à une lettre si obligeante ? En quels termes m’exprimerai-je dans le trouble où je suis ? J’ai l’esprit agité de mille pensées cruelles, et mes sentiments se détruisent, au moment que je les ai conçus, pour faire place à d’autres. Pendant que mon corps se ressent des impressions de mon âme, comment pourrai-je tenir le papier et conduire la canne {67} pour former les lettres ? En parlant ainsi, il tira d’un petit bureau, qu’il avait près de lui, du papier, une canne taillée et un cornet où il y avait de l’encre. Avant que d’écrire, il donna la lettre de Schemselnihar à Ebn Thaher et le pria de la tenir ouverte pendant qu’il écrivait, afin qu’en jetant les yeux dessus, il vît mieux ce qu’il devait répondre. Il commença d’écrire ; mais les larmes qui lui tombaient des yeux sur son papier l’obligèrent plusieurs fois de s’arrêter pour les laisser couler librement. Il acheva enfin sa lettre, et la donnant à Ebn Thaher : « Lisez-la, je vous prie, lui dit-il, et me faites la grâce de voir si le désordre où est mon esprit m’a permis de faire une réponse convenable. » Ebn Thaher la prit et lut ce qui suit : RÉPONSE DU PRINCE DE PERSE À LA LETTRE DE SCHEMSELNIHAR. J’étais plongé dans une affliction mortelle lorsqu’on m’a rendu votre lettre. A la voir seulement, J’ai été transporté d’une joie que je ne puis vous exprimer ; et, à la vue des caractères tracés par votre belle main, mes yeux ont reçu une nouvelle lumière, plus vive que celle qu’ils avaient perdue, lorsque les vôtres se fermèrent subitement aux pieds de mon rival. Les paroles que contient cette obligeante lettre sont autant de rayons lumineux qui ont dissipé les ténèbres dont mon âme était obscurcie. Elles m’apprennent combien vous souffrez pour l’amour de moi et me font connaître aussi que vous n’ignorez pas que je souffre pour vous ; et, par là, elles me consolent dans mes maux. D’un côté, elles me font verser des larmes abondamment, et, de l’autre, elles embrasent mon cœur d’un feu qui le soutient, et m’empêchent d’expirer de douleur. Je n’ai pas eu un moment de repos depuis notre cruelle séparation. Votre lettre seule apporta quelque soulagement à mes peines. J’ai gardé un morne silence jusqu’au moment que je l’ai reçue : elle m’a redonné la parole. J’étais enseveli dans une mélancolie profonde ; elle m’a inspiré une joie qui a d’abord éclaté dans mes yeux et sur mon visage. Mais ma surprise de recevoir une faveur que je n’ai point encore méritée a été si grande, que je ne savais par où commencer pour vous en marquer ma reconnaissance. Enfin, après l’avoir baisée plusieurs fois, comme un gage précieux de vos bontés, je l’ai lue et relue et suis demeuré confus de l’excès de mon bonheur. Vous voulez que je vous mande que je vous aime toujours. Ah ! quand je ne vous aurais pas aimée aussi parfaitement que je vous aime, je ne pourrais m’empêcher de vous adorer, après toutes les marques que vous me donnez d’un amour si peu commun. Oui, je vous aime, ma chère âme, et ferai gloire de brûler, toute ma vie, du beau feu que vous avez allumé dans mon cœur. Je ne me plaindrai jamais de la vive ardeur dont je sens qu’il me consume ; et, quelque rigoureux que soient les maux que votre absence me cause, je les supporterai constamment, dans l’espérance de vous voir un jour. Plût à Dieu que ce fût dès aujourd’hui, et qu’au lieu de vous envoyer ma lettre, il me fût permis d’aller vous assurer que je meurs d’amour pour vous ! Mes larmes m’empêchent de vous en dire davantage. Adieu. Ebn Thaher ne put lire ces dernières lignes sans pleurer lui-même. Il remit la lettre entre les mains du prince de Perse, en l’assurant qu’il n’y avait rien à corriger. Le prince la ferma, et, quand il l’eut cachetée : « Je vous prie de vous approcher, dit-il à la confidente de Schemselnihar, qui était un peu éloignée de lui : voici la réponse que je fais à la lettre de votre chère maîtresse. Je vous conjure de la lui porter et de la saluer de ma part. » L’esclave confidente prit la lettre et se retira avec Ebn Thaher. Ebn Thaher, après avoir marché quelque temps avec l’esclave confidente, la quitta et retourna dans sa maison, où il se mit à rêver profondément à l’intrigue amoureuse dans laquelle il se trouvait malheureusement engagé. Il se représenta que le prince de Perse et Schemselnihar, malgré l’intérêt qu’ils avaient de cacher leur intelligence, se ménageaient avec si peu de discrétion, qu’elle pourrait bien n’être pas longtemps secrète. Il tira de là toutes les conséquences qu’un homme de bon sens en devait tirer. « Si Schemselnihar, se disait-il à lui-même, était une dame du commun, je contribuerais de tout mon pouvoir à rendre heureux son amant et elle ; mais c’est la favorite du calife, et il n’y a personne qui puisse impunément entreprendre de plaire à ce qu’il aime. Sa colère tombera d’abord sur Schemselnihar ; il en coûtera la vie au prince de Perse, et je serai enveloppé dans son malheur. Cependant, j’ai mon honneur, mon repos, ma famille et mon bien à conserver ; il faut donc, pendant que je le puis, me délivrer d’un si grand péril. » Il fut occupé de ces pensées durant tout ce jour-là. Le lendemain matin, il alla chez le prince de Perse, dans le dessein de faire un dernier effort pour l’obliger à vaincre sa passion. Effectivement, il lui représenta ce qu’il lui avait déjà inutilement représenté ; qu’il ferait beaucoup mieux d’employer tout son courage à détruire le penchant qu’il avait pour Schemselnihar que de s’y laisser entraîner ; que ce penchant était d’autant plus dangereux que son rival était plus puissant. « Enfin, seigneur, ajouta-t-il, si vous m’en croyez, vous ne songerez qu’à triompher de votre amour. Autrement, vous courez risque de vous perdre avec Schemselnihar, dont la vie vous doit être plus chère que la vôtre. Je vous donne ce conseil en ami, et, quelque jour, vous m’en remercierez. » Le prince écouta Ebn Thaher assez impatiemment. Néanmoins, il le laissa dire tout ce qu’il voulut ; mais, prenant la parole à son tour : « Ebn Thaher, lui dit-il, croyez-vous que je puisse cesser d’aimer Schemselnihar, qui m’aime avec tant de tendresse ? Elle ne craint pas d’exposer sa vie pour moi ; et vous voulez que le soin de conserver la mienne soit capable de m’occuper ! Non, quelque malheur qui puisse m’arriver, je veux aimer Schemselnihar jusqu’au dernier soupir. » Ebn Thaher, choqué de l’opiniâtreté du prince de Perse, le quitta assez brusquement et se retira chez lui, où, rappelant dans son esprit ses réflexions du jour précédent, il se mit à songer fort sérieusement au parti qu’il avait à prendre. Pendant ce temps-là, un joaillier, de ses intimes amis, le vint voir. Ce joaillier s’était aperçu que la confidente de Schemselnihar allait chez Ebn Thaher plus souvent qu’à l’ordinaire et qu’Ebn Thaher était presque toujours avec le prince de Perse, dont la maladie était sue de tout le monde, sans toutefois qu’on en connût la cause ; tout cela lui avait donné des soupçons. Comme Ebn Thaher lui parut rêver, il jugea bien que quelque affaire importante l’embarrassait ; et, croyant être au fait, il lui demanda ce que voulait l’esclave confidente de Schemselnihar. Ebn Thaher demeura un peu interdit à cette demande et voulut dissimuler, en lui disant que c’était pour une bagatelle qu’elle venait si souvent chez lui. « Vous ne me parlez pas sincèrement, lui répliqua le joaillier, et vous m’allez persuader, par votre dissimulation, que cette bagatelle est une affaire plus importante que je ne l’ai cru d’abord. » Ebn Thaher, voyant que son ami le pressait si fort, lui dit : « Il est vrai que cette affaire est de la dernière conséquence. J’avais résolu de la tenir secrète ; mais, comme je sais l’intérêt que vous prenez à tout ce qui me regarde, j’aime mieux vous en faire confidence que de vous laisser penser là-dessus ce qui n’est pas. Je ne vous recommande point le secret : vous connaîtrez par ce que je vais vous dire, combien il est important de le garder. » Après ce préambule, il lui raconta les amours de Schemselnihar et du prince de Perse. « Vous savez, ajouta-t-il ensuite, en quelle considération je suis à la cour et dans la ville, auprès des plus grands seigneurs et des dames les plus qualifiées. Quelle honte pour moi si ces téméraires amours venaient à être découvertes ! Mais, que dis-je ? ne serions-nous pas perdus, toute ma famille et moi ! Voilà ce qui m’embarrasse le plus ; mais je viens de prendre mon parti. Il m’est dû et je dois ; je vais travailler incessamment à satisfaire mes créanciers et à recouvrer mes dettes ; et, après que j’aurai mis tout mon bien en sûreté, je me retirerai à Balsora, où je demeurerai jusqu’à ce que la tempête que je prévois soit passée. L’amitié que j’ai pour Schemselnihar et pour le prince de Perse me rend très sensible au mal qui peut leur arriver ; je prie Dieu de leur faire connaître le danger où ils s’exposent et de les conserver ; mais si leur mauvaise destinée veut que leurs amours aillent à la connaissance du calife, je serai au moins à couvert de son ressentiment ; car je ne les crois pas assez méchants pour vouloir m’envelopper dans leur malheur. Leur ingratitude serait extrême, si cela arrivait : ce serait mal payer les services que je leur ai rendus et les bons conseils que je leur ai donnés, particulièrement au prince de Perse, qui pourrait se tirer encore du précipice, lui et sa maîtresse, s’il le voulait. Il lui est aisé de sortir de Bagdad comme moi, et l’absence le dégagerait insensiblement d’une passion qui ne fera qu’augmenter, tant qu’il s’obstinera à y demeurer. » Le joaillier entendit avec une extrême surprise le récit que lui fit Ebn Thaher. « Ce que vous venez de me raconter, lui dit-il, est d’une si grande importance, que je ne puis comprendre comment Schemselnihar et le prince de Perse ont été capables de s’abandonner à un amour si violent. Quelque penchant qui les entraîne l’un vers l’autre, au lieu d’y céder lâchement, ils devaient y résister et faire un meilleur usage de leur raison. Ont-ils pu s’étourdir sur les suites fâcheuses de leur intelligence ? Que leur aveuglement est déplorable ! J’en vois comme vous toutes les conséquences. Mais vous êtes sage et prudent, et j’approuve la résolution que vous avez formée ; c’est par là seulement que vous pouvez vous dérober aux événements funestes que vous avez à craindre. » Après cet entretien, le joaillier se leva et prit congé d’Ebn Thaher. Avant que le joaillier se retirât, Ebn Thaher ne manqua pas de le conjurer, par l’amitié qui les unissait tous deux, de ne rien dire à personne de tout ce qu’il lui avait appris. « Ayez l’esprit en repos, lui dit le joaillier ; je vous garderai le secret, au péril de ma vie. » Deux jours après cette conversation, le joaillier passa devant la boutique d’Ebn Thaher, et, voyant qu’elle était fermée, il ne douta pas que celui-ci n’eût exécuté le dessein dont il lui avait parlé. Pour en être sûr, il demanda à un voisin s’il savait pourquoi elle n’était pas ouverte. Le voisin lui répondit qu’il ne savait autre chose, sinon qu’Ebn Thaher était allé faire un voyage. Il n’eut pas besoin d’en dire davantage, et le joaillier songea d’abord au prince de Perse. « Malheureux prince, dit-il, en lui-même, quel chagrin n’aurez-vous pas, quand vous apprendrez cette nouvelle ! Par quelle entremise entretiendrez-vous le commerce que vous avez avec Schemselnihar ? Je crains que vous n’en mouriez de désespoir. J’ai compassion de vous ; il faut que je vous dédommage de la perte que vous avez faite d’un confident trop timide. » L’affaire qui l’avait obligé de sortir n’était pas de grande conséquence, il la négligea et, quoiqu’il ne connût le prince de Perse que pour lui avoir vendu quelques pierreries, il ne laissa pas d’aller chez lui. Il s’adressa à un de ses gens et le pria de vouloir bien dire à son maître qu’il souhaitait de l’entretenir d’une affaire très importante. Le domestique revint bientôt trouver le joaillier et l’introduisit dans la chambre du prince, qui était à demi couché sur le sofa, la tête sur le coussin. Comme il se souvint de l’avoir vu, il se leva pour le recevoir, lui dit qu’il était le bienvenu ; et, après l’avoir prié de s’asseoir, il lui demanda s’il y avait quelque chose en quoi il pût lui rendre service, ou s’il venait lui annoncer quelque nouvelle qui le regardât lui-même. e Prince, lui répondit le joaillier, quoique je n’aie pas l’honneur d’être connu de vous particulièrement, le désir de vous marquer mon zèle m’a fait prendre la liberté de venir chez vous pour vous faire part d’une nouvelle qui vous touche ; j’espère que vous me pardonnerez ma hardiesse en faveur de ma bonne intention. » Après ce début, le joaillier entra en matière et poursuivit ainsi : « Prince, j’aurai l’honneur de vous dire qu’il y a longtemps que la conformité d’humeur et quelques affaires, que nous avons eues ensemble, nous ont liés d’une étroite amitié, Ebn Thaher et moi. Je sais qu’il est connu de vous et qu’il s’est employé jusqu’à présent à vous obliger en tout ce qu’il a pu ; j’ai appris cela de lui-même, car il n’a rien eu de caché pour moi, comme je n’ai rien eu de caché pour lui. Je viens de passer devant sa boutique, que j’ai été assez surpris de voir fermée. Je me suis adressé à un de ses voisins, pour lui en demander la raison, et il m’a répondu qu’il y avait déjà deux jours qu’Ebn Thaher avait pris congé de lui et des autres voisins, en lui offrant ses services pour Balsora, où il allait, disait-il, pour une affaire de grande importance. Je n’ai pas été satisfait de cette réponse ; et l’intérêt que je prends à ce qui le regarde m’a déterminé à venir vous demander si vous ne savez rien de particulier touchant un départ si précipité. » À ce discours, que le joaillier avait accommodé au sujet pour mieux parvenir à son dessein, le prince de Perse changea de couleur et regarda le joaillier d’un air qui lui fit connaître combien il était affligé de cette nouvelle. « Ce que vous m’apprenez, lui dit-il, me surprend ; il ne pouvait m’arriver un malheur plus mortifiant. Oui, s’écria-t-il les larmes aux yeux, c’est fait de moi, si ce que vous me dites est véritable ! Ebn Thaher, qui était toute ma consolation, en qui je mettais toute mon espérance, m’abandonne ! Il ne faut plus que je songe à vivre, après un coup si cruel. » Le joaillier n’eut pas besoin d’en entendre davantage pour être pleinement convaincu de la violente passion du prince de Perse, dont Ebn Thaher l’avait entretenu. La simple amitié ne parle pas ce langage ; il n’y a que l’amour qui soit capable de produire des sentiments si vifs. Le prince demeura quelques moments enseveli dans les pensées les plus tristes. Il leva enfin la tête, et, s’adressant à un de ses gens : « Allez, lui dit-il, jusque chez Ebn Thaher, parlez à quelqu’un de ses domestiques, et sachez s’il est vrai qu’il soit parti pour Balsora. Courez et revenez promptement me dire ce que vous aurez appris. » En attendant le retour du domestique, le joaillier tâcha d’entretenir le prince de choses indifférentes ; mais le prince ne lui donna presque pas d’attention : il était la proie d’une inquiétude mortelle. Tantôt il ne pouvait se persuader qu’Ebn Thaher fût parti, et tantôt il n’en doutait pas, quand il faisait réflexion au discours que ce confident lui avait tenu la dernière fois qu’il l’était venu voir, et à l’air brusque dont il l’avait quitté. Enfin le domestique du prince arriva et rapporta qu’il avait parlé à un des gens d’Ebn Thaher, qui l’avait assuré que celui-ci n’était plus à Bagdad, qu’il était parti depuis deux jours pour Balsora. « Comme je sortais de la maison d’Ebn Thaher, ajouta le domestique, une esclave bien mise est venue m’aborder ; et, après m’avoir demandé si je n’avais pas l’honneur de vous appartenir, elle m’a dit qu’elle avait à vous parler et m’a prié en même temps de vouloir bien qu’elle vînt avec moi. Elle est dans l’antichambre, et je crois qu’elle a une lettre à vous rendre, de la part de quelque personne de considération. » Le prince commanda aussitôt qu’on la fît entrer ; il ne douta pas que ce ne fût l’esclave confidente de Schemselnihar, comme, en effet, c’était elle. Le joaillier la reconnut, pour l’avoir vue quelquefois chez Ebn Thaher, qui lui avait appris qui elle était. Elle ne pouvait arriver plus à propos pour empêcher le prince de se désespérer. Elle le salua. Le prince de Perse rendit le salut à la confidente de Schemselnihar. Le joaillier s’était levé dès qu’il l’avait vue paraître, et s’était retiré à l’écart, pour leur laisser la liberté de se parler. La confidente, après s’être entretenue quelque temps avec le prince, prit congé de lui et sortit. Elle le laissa tout autre qu’il n’était auparavant. Ses yeux parurent plus brillants et son visage devint plus gai ; ce qui fit juger au joaillier que la bonne esclave venait de dire des choses favorables à son amour. Le joaillier, ayant repris sa place auprès du prince, lui dit en souriant : « A ce que je vois, prince, vous avez des affaires importantes au palais du calife. » Le prince de Perse, fort étonné et alarmé de ce discours, répondit au joaillier : « Sur quoi jugez-vous que j’aie des affaires au palais du calife ? — J’en juge, repartit le joaillier, par l’esclave qui vient de sortir. — Et à qui croyez-vous qu’appartienne cette esclave ? répliqua le prince. — A Schemselnihar, favorite du calife, répondit le joaillier. Je connais, poursuivit-il, cette esclave et même sa maîtresse, qui m’a quelquefois fait l’honneur de venir chez moi acheter des pierreries. Je sais de plus que Schemselnihar n’a rien de caché pour cette esclave, que je vois, depuis quelques jours, aller et venir par les rues, assez embarrassée, à ce qu’il me semble. Je m’imagine que c’est pour quelque affaire de conséquence qui regarde sa maîtresse. » Ces paroles du joaillier troublèrent fort le prince de Perse. « Il ne me parlerait pas dans ces termes, dit-il en lui-même, s’il ne soupçonnait, ou plutôt s’il ne savait pas mon secret. » Il demeura quelques moments dans le silence, ne sachant quel parti prendre. Enfin il reprit la parole et dit au joaillier : « Vous venez de me dire des choses qui me donnent lieu de croire que vous en savez encore plus long que vous n’en dites. Il est important pour mon repos que j’en sois parfaitement éclairci : je vous conjure de ne rien dissimuler. » Alors le joaillier, qui ne demandait pas mieux, lui fit un détail exact de l’entretien qu’il avait eu avec Ebn Thaher. Ainsi il lui fit connaître qu’il était instruit du commerce qu’il avait avec Schemselnihar, et il n’oublia pas de lui dire qu’Ebn Thaher, effrayé du danger où sa qualité de confident le jetait, lui avait fait part du dessein qu’il avait de se retirer à Balsora et d’y demeurer jusqu’à ce que l’orage qu’il redoutait se fût dissipé. « C’est ce qu’il a exécuté, ajouta le joaillier, et je suis surpris qu’il ait pu se résoudre à vous abandonner dans l’état où il m’a fait connaître que vous étiez. Pour moi, prince, je vous avoue que j’ai été touché de compassion pour vous : je viens vous offrir mes services ; et, si vous me faites la grâce de les agréer, je m’engage à vous garder la même fidélité qu’Ebn Thaher. Je vous promets d’ailleurs plus de fermeté : je suis prêt à vous sacrifier mon honneur et ma vie ; et, afin que vous ne doutiez pas de ma sincérité, je jure, par ce qu’il y a de plus sacré dans notre religion, de vous garder un secret inviolable. Soyez donc persuadé, prince, que vous trouverez en moi l’ami que vous avez perdu. » Ce discours rassura le prince et le consola de l’éloignement d’Ebn Thaher. « J’ai bien de la joie, dit-il au joaillier, d’avoir en vous de quoi réparer la perte que j’ai faite. Je n’ai point d’expressions capables de vous bien marquer l’obligation que je vous ai. Je prie Dieu qu’il récompense votre générosité, et j’accepte de bon cœur l’offre obligeante que vous me faites. Croiriez-vous bien, continua-t-il, que la confidente de Schemselnihar vient de me parler de vous ? Elle m’a dit que c’est vous qui avez conseillé à Ebn Thaher de s’éloigner de Bagdad. Ce sont les dernières paroles qu’elle m’a dites en me quittant, et elle m’en a paru bien persuadée. Mais on ne vous rend pas justice : je ne doute pas qu’elle ne se trompe, après tout ce que vous venez de me dire. — Prince, lui répliqua le joaillier, j’ai eu l’honneur de vous faire un récit fidèle de la conversation que j’ai eue avec Ebn Thaher. Il est vrai que, quand il m’a déclaré qu’il voulait se retirer à Balsora, je ne me suis point opposé à son dessein et que je lui ai dit qu’il était homme sage et prudent ; mais cela ne vous empêche pas de me donner votre confiance : je suis prêt à vous rendre mes services avec toute l’ardeur imaginable. Si vous en usez autrement, cela ne m’empêchera pas de vous garder très religieusement le secret, comme je m’y suis engagé par serment. — Je vous ai déjà dit, reprit le prince, que je n’ajoute pas foi aux paroles de la confidente. C’est son zèle qui lui a inspiré ce soupçon, qui n’a point de fondement ; et vous devez l’excuser de même que je l’excuse. » Ils continuèrent encore quelque temps leur conversation, et délibérèrent ensemble des moyens les plus convenables pour entretenir la correspondance du prince avec Schemselnihar. Ils demeurèrent d’accord qu’il fallait commencer par désabuser la confidente, qui était si injustement prévenue contre le joaillier. Le prince se chargea de la tirer d’erreur la première fois qu’il la reverrait et de la prier de s’adresser au joaillier, lorsqu’elle aurait des lettres à lui apporter ou quelque autre chose à lui apprendre, de la part de sa maîtresse. En effet, ils jugèrent qu’elle ne devait point paraître si souvent chez le prince, parce qu’elle pourrait, par là, donner lieu de découvrir ce qu’il était si important de cacher. Enfin le joaillier se leva, et, après avoir de nouveau prié le prince de Perse d’avoir une entière confiance en lui, il se retira. En se retirant dans sa maison, il aperçut devant lui, dans la rue, une lettre que quelqu’un avait laissée tomber. Il la ramassa. Comme elle n’était pas cachetée, il l’ouvrit et trouva qu’elle était conçue dans ces termes : LETTRE DE SCHEMSELNIHAR AU PRINCE DE PERSE. Je viens d’apprendre par ma confidente une nouvelle qui ne me donne pas moins d’affliction que vous n’en devez avoir. En perdant Ebn Thaher, nous perdons beaucoup, à la vérité ; mais que cela ne vous empêche pas, cher prince, de songer à vous conserver. Si notre confident nous abandonne par une terreur panique, considérons que c’est un mal que nous n’avons pu éviter il faut que nous nous en consolions. J’avoue qu’Ebn Thaher nous manque dans le temps où nous avons le plus besoin de son secours ; mais munissons-nous de patience contre ce coup imprévu, et ne laissons pas de nous aimer constamment. Fortifiez votre cœur contre cette disgrâce : on n’obtient pas sans peine ce que l’on souhaite. Ne nous rebutons point : espérons que le ciel nous sera favorable, et qu’après tant de souffrances nous verrons l’heureux accomplissement de nos désirs. Adieu. Pendant que le joaillier s’entretenait avec le prince de Perse, la confidente avait eu le temps de retourner au palais et d’annoncer à sa maîtresse la fâcheuse nouvelle du départ d’Ebn Thaher. Schemselnihar avait aussitôt écrit cette lettre et renvoyé sa confidente sur ses pas, pour la porter au prince incessamment, et la confidente l’avait laissée tomber par mégarde. Le joaillier fut bien aise de l’avoir trouvée ; car elle lui fournissait un beau moyen de se justifier dans l’esprit de la confidente et de l’amener au point qu’il souhaitait. Comme il achevait de la lire, il aperçut cette esclave qui la cherchait avec beaucoup d’inquiétude, en jetant les yeux de tous côtés. Il la referma promptement et la mit dans son sein ; mais l’esclave prit garde à son action et courut à lui. « Seigneur, lui dit-elle, j’ai laissé tomber la lettre que vous teniez tout à l’heure à la main je vous supplie de vouloir bien me la rendre. » Le joaillier ne fit pas semblant de l’entendre et, sans lui répondre, continua son chemin jusqu’en sa maison. Il ne ferma point la porte après lui, afin que la confidente, qui le suivait, y pût entrer. Elle n’y manqua pas ; et lorsqu’elle fut dans sa chambre : « Seigneur, lui dit-elle, vous ne pouvez faire aucun usage de la lettre que vous avez trouvée, et vous ne feriez pas difficulté de me la rendre, si vous saviez de quelle part elle vient et à qui elle est adressée ; d’ailleurs, vous me permettrez de vous dire que vous ne pouvez pas honnêtement la retenir. » Avant que de répondre à la confidente, le joaillier la fit asseoir ; après quoi il lui dit « N’est-il pas vrai que la lettre dont il s’agit est de la main de Schemselnihar, et qu’elle est adressée au prince de Perse ? » L’esclave, qui ne s’attendait pas à cette demande, changea de couleur. « La question vous embarrasse, reprit-il ; mais sachez que je ne vous la fais pas par indiscrétion : j’aurais pu vous rendre la lettre dans la rue ; mais j’ai voulu vous attirer ici, parce que je suis bien aise d’avoir un éclaircissement avec vous. Est-il juste, dites-moi, d’imputer un événement fâcheux aux gens qui n’y ont nullement contribué ? C’est pourtant ce que vous avez fait, lorsque vous avez dit au prince de Perse que c’est moi qui ai conseillé à Ebn Thaher de sortir de Bagdad pour sa sûreté. Je ne prétends pas perdre le temps à me justifier auprès de vous ; il suffit que le prince de Perse soit pleinement persuadé de mon innocence sur ce point. je vous dirai seulement qu’au lieu d’avoir contribué au départ d’Ebn Thaher, j’en ai été extrêmement mortifié non pas tant par amitié pour lui que par compassion de l’état où il laissait le prince, dont il m’avait découvert le commerce avec Schemselnihar. Dès que j’ai été assuré qu’Ebn Thaher n’était plus à Bagdad, j’ai couru me présenter au prince, chez qui vous m’avez trouvé, pour lui apprendre cette nouvelle et lui offrir les mêmes services qu’il lui rendait. J’ai réussi dans mon dessein ; et, pourvu que vous ayez en moi autant de confiance que vous en aviez dans Ebn Thaher, il ne tiendra qu’à vous de vous servir utilement de mon entremise. Rendez compte à votre maîtresse de ce que je viens de vous dire et assurez-la bien que, quand je devrais périr en m’engageant dans une intrigue si dangereuse, je ne me repentirai point de m’être sacrifié pour deux amants si dignes l’un de l’autre. » La confidente, après avoir écouté le joaillier avec beaucoup de satisfaction, le pria de pardonner la mauvaise opinion qu’elle avait conçue de lui au zèle qu’elle avait pour les intérêts de sa maîtresse. « J’ai une joie infinie, ajouta-t-elle, de ce que Schemselnihar et le prince retrouvent en vous un homme si propre à remplir la place d’Ebn Thaher. Je ne manquerai pas de bien faire valoir à ma maîtresse la bonne volonté que vous avez pour elle. » Après que la confidente eut marqué au joaillier la joie qu’elle avait de le voir si disposé à rendre service à Schemselnihar et au prince de Perse, le joaillier tira la lettre de son sein et la lui rendit, en disant : « Tenez, portez-la promptement au prince de Perse et repassez par ici, afin que je voie la réponse qu’il y fera. N’oubliez pas de lui rendre compte de notre entretien. » La confidente prit la lettre et la porta au prince, qui y fit une réponse sur-le-champ. Elle retourna chez le joaillier lui montrer la réponse, qui contenait ces paroles : RÉPONSE DU PRINCE DE PERSE À SCHEMSELNIHAR. Votre précieuse lettre produit en moi un grand effet ; mais pas si grand que je le souhaiterais. Vous tâchez de me consoler de la perte d’Ebn Thaher. Hélas ! quelque sensible que j’y sois, ce n’est que la moindre partie des maux que je souffre. Vous les connaissez, ces maux, et vous savez qu’il n’y a que votre présence qui soit capable de les guérir. Quand viendra le temps où j’en pourrai jouir sans crainte d’en être privé ? Qu’il me paraît éloigné ! ou plutôt, faut-il nous flatter que nous le pourrons voir ? Vous me commandez de me conserver : je vous obéirai, puisque j’ai renoncé à ma propre volonté pour ne suivre que la vôtre. Adieu. Après que le joaillier eut lu cette lettre, il la donna à la confidente, qui lui dit, en le quittant : « Je vais, seigneur, faire en sorte que ma maîtresse ait la même confiance en vous qu’elle avait pour Ebn Thaher. Vous aurez demain de mes nouvelles. » En effet, le jour suivant, il la vit arriver avec un air qui marquait combien elle était satisfaite. « Votre seule vue, lui dit-il, me fait connaître que vous avez mis l’esprit de Schemselnihar dans la disposition que vous souhaitiez. — Il est vrai, répondit la confidente, et vous allez apprendre de quelle manière j’en suis venue à bout. Je trouvai hier, poursuivit-elle, Schemselnihar qui m’attendait avec impatience ; je lui remis la lettre du prince ; elle la lut, les larmes aux yeux ; et, quand elle eut achevé, comme je vis qu’elle allait s’abandonner à ses chagrins ordinaires : « Madame, lui dis-je, c’est sans doute l’éloignement d’Ebn Thaher qui vous afflige ; mais permettez-moi de vous conjurer, au nom de Dieu, de ne point vous alarmer davantage sur ce sujet. Nous avons trouvé un autre lui-même, qui s’offre à vous obliger avec autant de zèle, et, ce qui est le plus important, avec plus de courage. » Alors, je lui parlai de vous, continua l’esclave, et lui racontai le motif qui vous avait fait aller chez le prince de Perse. Enfin, je l’assurai que vous garderiez inviolablement le secret au prince de Perse et à elle, et que vous étiez dans la résolution de favoriser leurs amours de tout votre pouvoir. Elle me parut fort consolée après mon discours. « Ah ! quelle obligation, s’écria-t-elle, n’avons-nous pas, le prince de Perse et moi, à l’honnête homme dont vous me parlez ! je veux le connaître, le voir, pour entendre de sa propre bouche tout ce que vous venez de me dire, et le remercier d’une générosité inouïe envers des personnes à qui rien ne l’oblige à s’intéresser avec tant d’affection. Sa vue me fera plaisir, et je n’oublierai rien pour le confirmer dans de si bons sentiments. Ne manquez pas de l’aller prendre demain et de me l’amener. » C’est pourquoi, seigneur, prenez la peine de venir avec moi jusqu’à son palais. » Ce discours de la confidente embarrassa le joaillier. « Votre maîtresse, reprit-il, me permettra de dire qu’elle n’a pas bien pensé à ce qu’elle exige de moi. L’accès qu’Ebn Thaher avait auprès du calife lui donnait entrée partout, et les officiers, qui le connaissaient, le laissaient aller et venir librement au palais de Schemselnihar ; mais moi, comment oserais-je y entrer ? Vous voyez bien vous-même que cela n’est pas possible. Je vous supplie de représenter à Schemselnihar les raisons qui doivent m’empêcher de lui donner cette satisfaction, et toutes les suites fâcheuses qui pourraient en arriver. Pour peu qu’elle y fasse attention elle trouvera que c’est m’exposer inutilement à un très grand danger. » La confidente tâcha de rassurer le joaillier. « Croyez-vous, lui dit-elle, que Schemselnihar soit assez dépourvue de raison pour vous exposer au moindre péril, en vous faisant venir chez elle, vous de qui elle attend des services si considérables ? Songez vous-même qu’il n’y a pas la moindre apparence de danger pour vous. Nous sommes trop intéressées en cette affaire, ma maîtresse et moi, pour vous y engager mal à propos. Vous pouvez vous en fier à moi et vous laisser conduire. Après que la chose sera faite, vous m’avouerez vous-même que votre crainte était mal fondée. » Le joaillier se rendit aux discours de la confidente et se leva pour la suivre ; mais, de quelque fermeté qu’il se piquât naturellement, la frayeur s’était tellement emparée de lui, que tout le corps lui tremblait. « Dans l’état où vous voilà, lui dit-elle, je vois bien qu’il vaut mieux que vous demeuriez chez vous et que Schemselnihar prenne d’autres mesures pour vous voir ; et il ne faut pas douter que, pour satisfaire l’envie qu’elle en a, elle ne vienne ici vous trouver elle-même. Cela étant ainsi, seigneur, ne sortez pas ; je suis assurée que vous ne serez pas longtemps sans la voir arriver. » La confidente l’avait bien prévu : elle n’eut pas plus tôt appris à Schemselnihar la frayeur du joaillier, que Schemselnihar se mit en état d’aller chez lui. Il la reçut avec toutes les marques d’un profond respect. Quand elle se fut assise, comme elle était un peu fatiguée du chemin qu’elle avait fait, elle se dévoila et laissa voir au joaillier une beauté qui lui fit connaître que le prince de Perse était excusable d’avoir donné son cœur à la favorite du calife. Ensuite elle salua le joaillier d’un air gracieux et lui dit : « Je n’ai pu apprendre avec quelle ardeur vous êtes entré dans les intérêts du prince de Perse et dans les miens, sans former aussitôt le dessein de vous en remercier moi-même. Je rends grâce au ciel de nous avoir sitôt dédommagés de la perte d’Ebn Thaher. » Schemselnihar dit encore plusieurs autres choses obligeantes au joaillier, après quoi elle se retira dans son palais. Le joaillier alla sur-le-champ rendre compte de cette visite au prince de Perse, qui lui dit en le voyant : « Je vous attendais avec impatience. L’esclave confidente m’a apporté une lettre de sa maîtresse, mais cette lettre ne m’a point soulagé. Quoi que me puisse mander l’aimable Schemselnihar, je n’ose rien espérer, et ma patience est à bout. Je ne sais plus quel conseil prendre ; le départ d’Ebn Thaher me met au désespoir. C’était mon appui : j’ai tout perdu en le perdant. Je pouvais me flatter de quelque espérance, en raison de l’accès qu’il avait auprès de Schemselnihar. » A ces mots, que le prince prononça avec tant de vivacité qu’il ne donna pas le temps au joaillier de lui parler, le joaillier lui dit : « Prince, on ne peut prendre plus de part à vos maux que je n’en prends ; et si vous voulez avoir la patience de m’écouter, vous verrez que je puis y apporter du soulagement. » A ce discours, le prince se tut et lui donna audience. « Je vois bien, reprit alors le joaillier, que l’unique moyen de vous rendre content est de faire en sorte que vous puissiez entretenir Schemselnihar en liberté. C’est une satisfaction que je veux vous procurer, et j’y travaillerai dès demain. Il ne faut point vous exposer à entrer dans le palais de Schemselnihar vous savez par expérience que c’est une démarche fort dangereuse. Je sais un lieu plus propre à cette entrevue, et où vous serez en sûreté. » Comme le joaillier achevait ces paroles, le prince l’embrassa avec transport : « Vous ressuscitez, dit-il, par cette charmante promesse, un malheureux amant qui s’était déjà condamné à la mort. A ce que je vois, j’ai pleinement réparé la perte d’Ebn Thaher. Tout ce que vous ferez sera bien fait ; je m’abandonne entièrement à vous. » Après que le prince eut remercié le joaillier du zèle qu’il lui faisait paraître, le joaillier se retira chez lui, où, dès le lendemain matin, la confidente de Schemselnihar le vint trouver. Il lui dit qu’il avait fait espérer au prince de Perse qu’il pourrait voir bientôt Schemselnihar. « je viens exprès, lui répondit-elle, pour prendre là-dessus des mesures avec vous. Il me semble, continua-t-elle, que cette maison serait assez commode pour cette entrevue. — Je pourrais bien, reprit-il, les faire venir ici ; mais j’ai pensé qu’ils seraient plus en liberté dans une autre maison que j’ai, où actuellement il ne demeure personne. Je l’aurais bientôt meublée assez proprement pour les recevoir. — Cela étant, repartit la confidente, il ne s’agit plus, à l’heure qu’il est, que d’y faire consentir Schemselnihar. Je vais lui en parler, et je viendrai vous en rendre réponse en peu de temps. » Effectivement elle fut fort diligente ; elle ne tarda pas à revenir, et elle rapporta au joaillier que sa maîtresse ne manquerait pas de se trouver au rendez-vous vers la fin du jour. En même temps elle lui mit entre les mains une bourse, en lui disant que c’était pour acheter la collation. Il la mena aussitôt à la maison où les amants devaient se rencontrer, afin qu’elle sût où elle était et qu’elle y pût amener sa maîtresse ; et, dès qu’ils se furent séparés, il alla emprunter chez ses amis de la vaisselle d’or et d’argent, des tapis, des coussins fort riches et d’autres meubles, dont il meubla cette maison très magnifiquement. Quand il y eut mis toute chose en état, il se rendit chez le prince de Perse. Représentez-vous la joie qu’eut le prince, lorsque le joaillier lui dit qu’il le venait prendre pour le conduire à la maison qu’il avait préparée pour le recevoir, lui et Schemselnihar. Cette nouvelle lui fit oublier ses chagrins et ses souffrances. Il prit un habit magnifique et sortit sans suite, avec le joaillier, qui le fit passer par plusieurs rues détournées, afin que personne ne les observât, et l’introduisit enfin dans la maison, où ils commencèrent à s’entretenir jusqu’à l’arrivée de Schemselnihar. Ils n’attendirent pas longtemps cette amante trop passionnée. Elle arriva après la prière du soleil couché, avec sa confidente et deux autres esclaves. Vous exprimer l’excès de joie dont les deux amants furent saisis à la vue l’un de l’autre, c’est une chose qui ne m’est pas possible. Ils s’assirent sur le sofa et se regardèrent quelque temps, sans pouvoir parler, tant ils étaient hors d’eux-mêmes. Mais quand l’usage de la parole leur fut revenu, ils se dédommagèrent bien de ce silence. Ils se dirent des choses si tendres, que le joaillier, la confidente et les deux esclaves en pleurèrent. Le joaillier néanmoins essuya ses larmes pour songer à la collation, qu’il apporta lui-même. Les amants burent et mangèrent peu ; après quoi, s’étant tous deux remis sur le sofa, Schemselnihar demanda au joaillier s’il n’avait pas un luth ou quelque autre instrument. Le joaillier, qui avait eu soin de pourvoir à tout ce qui pouvait lui faire plaisir, lui apporta un luth. Elle mit quelques moments à l’accorder, et ensuite elle chanta. Dans le temps que Schemselnihar charmait le prince de Perse, en lui exprimant sa passion par des paroles qu’elle composait sur-le-champ, on entendit un grand bruit ; et aussitôt un esclave, que le joaillier avait amené avec lui, parut, tout effrayé, et vint dire qu’on enfonçait la porte ; qu’il avait demandé qui c’était ; mais qu’au lieu de répondre on avait redoublé les coups. Le joaillier, alarmé, quitta Schemselnihar et le prince, pour aller lui-même vérifier cette mauvaise nouvelle. Il était déjà dans la cour, lorsqu’il entrevit, dans l’obscurité, une troupe de gens, armés de haches et de sabres, qui avaient enfoncé la porte et venaient droit à lui. Il se rangea au plus vite contre un mur ; et, sans en être aperçu, il les vît passer au nombre de dix. Comme il ne pouvait pas être d’un grand secours au prince de Perse et à Schemselnihar, il se contenta de les plaindre en lui-même, et prit le parti de la fuite. Il sortit de sa maison et alla se réfugier chez un voisin qui n’était pas encore couché, ne doutant point que cette violence imprévue ne se fît par ordre du calife, qui avait sans doute été averti du rendez-vous de sa favorite avec le prince de Perse. De la maison où il s’était sauvé, il entendait le grand bruit que l’on faisait dans la sienne ; et ce bruit dura jusqu’à minuit. Alors, comme il lui semblait que tout y était tranquille, il pria le voisin de lui prêter un sabre ; et, muni de cette arme, il sortit, s’avança jusqu’à la porte de la maison, entra dans la cour, où il aperçut avec frayeur un homme qui lui demanda qui il était. Il reconnut, à la voix, que c’était son esclave. « Comment as-tu fait, lui dit-il, pour éviter d’être pris par le guet ? —Seigneur, lui répondit l’esclave, je me suis caché dans un coin de la cour, et j’en suis sorti dès que je n’ai plus entendu de bruit. Mais ce n’est point le guet qui a forcé votre maison : ce sont des voleurs qui, ces jours passés, en ont pillé une dans ce quartier-ci. Il ne faut pas douter qu’ils n’aient remarqué la richesse des meubles que vous avez fait apporter ici, et qu’elle ne leur ait donné dans la vue. » Le joaillier trouva la conjecture de son esclave assez probable. Il visita sa maison et vit, en effet, que les voleurs avaient enlevé le bel ameublement de la chambre où il avait reçu Schemselnihar et son amant ; qu’ils avaient emporté sa vaisselle d’or et d’argent, et enfin qu’ils n’y avaient pas laissé la moindre chose. Il en fut désolé. « O ciel ! s’écria-t-il, je suis perdu sans ressource ! Que diront mes amis, et quelle excuse leur apporterai-je, quand je leur dirai que des voleurs ont forcé ma maison et dérobé ce qu’ils m’avaient si généreusement prêté ? Ne faudra-t-il pas que je les dédommage de la perte que je leur ai causée ? D’ailleurs, que sont devenus Schemselnihar et le prince de Perse ? Cette affaire fera un si grand éclat, qu’il est impossible qu’elle n’aille pas jusqu’aux oreilles du calife. Il apprendra cette entrevue, et je servirai de victime à sa colère. » L’esclave, qui lui était fort affectionné, tâcha de le consoler. « A l’égard de Schemselnihar, lui dit-il, les voleurs apparemment se seront contentés de la dépouiller, et vous devez croire qu’elle se sera retirée en son palais avec ses esclaves : le prince de Perse aura eu le même sort. Ainsi, vous pouvez espérer que le calife ignorera toujours cette aventure. Pour ce qui est de la perte que vos amis ont faite, c’est un malheur que vous n’avez pu éviter. Ils savent bien que les voleurs sont en si grand nombre, qu’ils ont eu la hardiesse de piller non seulement la maison dont je vous ai parlé, mais même plusieurs autres des principaux seigneurs de la cour ; et ils n’ignorent pas que, malgré les ordres qui ont été donnés pour les prendre, on n’a pu encore se saisir d’aucun d’eux, quelque diligence qu’on ait faite. Vous en serez quitte en rendant à vos amis la valeur des choses qui ont été volées, et il vous restera encore, Dieu merci, assez de bien. » En attendant que le jour parût, le joaillier fit raccommoder par son esclave, le mieux qu’il fut possible, la porte de la rue, qui avait été forcée ; après quoi il retourna dans sa maison ordinaire avec son esclave, en faisant de tristes réflexions sur ce qui était arrivé. « Ebn Thaher, dit-il en lui-même, a été bien plus sage que moi ; il avait prévu ce malheur où je me suis jeté en aveugle. Plût à Dieu que je ne me fusse jamais mêlé d’une intrigue qui me coûtera peut-être la vie ! » A peine était-il jour, que le bruit de la maison pillée se répandit dans la ville et attira chez lui une foule d’amis et de voisins, dont la plupart, sous prétexte de lui témoigner de la douleur de cet accident, étaient curieux d’en savoir le détail. Il ne laissa pas de les remercier de l’affection qu’ils lui marquaient. Il eut au moins la consolation de voir que personne ne lui parlait de Schemselnihar ni du prince de Perse ; ce qui lui fit croire qu’ils étaient chez eux, ou qu’ils devaient être en quelque lieu de sûreté. Quand le joaillier fut seul, ses gens lui servirent à manger : mais il ne mangea presque pas. Il était environ midi, lorsqu’un de ses esclaves vint lui dire qu’il y avait à la porte un homme qu’il ne connaissait pas, et qui demandait à lui parler. Le joaillier, ne voulant pas recevoir un inconnu chez lui, se leva et alla lui parler à la porte. « Quoique vous ne me connaissiez pas, lui dit l’homme, je ne laisse pas de vous connaître, et je viens vous entretenir d’une affaire importante. » Le joaillier, à ces mots, le pria d’entrer. « Non, reprit l’inconnu, prenez plutôt la peine, s’il vous plaît, de venir avec moi jusqu’à votre autre maison. — Comment savez-vous, répliqua le joaillier, que j’ai une autre maison que celle-ci ? Je le sais, repartit l’inconnu. Vous n’avez seulement qu’à me suivre, et ne craignez rien : j’ai quelque chose à vous communiquer qui vous fera plaisir. » Le joaillier partit aussitôt avec lui ; et, après lui avoir raconté en chemin de quelle manière la maison où ils allaient avait été volée, il lui dit qu’elle n’était pas dans un état à l’y recevoir. Quand ils furent devant la maison et que l’inconnu vit que la porte était à moitié brisée : « Passons outre, dit-il au joaillier ; je vois bien que vous m’avez dit la vérité, je vais vous mener dans un lieu où nous serons plus commodément. » En disant cela, ils continuèrent de marcher, et marchèrent tout le reste du jour sans s’arrêter. Le joaillier, fatigué du chemin qu’il avait fait et chagrin de voir que la nuit s’approchait et que l’inconnu marchait toujours, sans lui dire où il prétendait le mener, commençait à perdre patience, lorsqu’ils arrivèrent à une place qui conduisait au Tigre. Dès qu’ils furent sur le bord du fleuve, ils s’embarquèrent dans un petit bateau et passèrent de l’autre côté. Alors, l’inconnu mena le joaillier par une longue rue où il n’avait été de sa vie ; et, après lui avoir fait traverser je ne sais combien de rues détournées, il s’arrêta à une porte, qu’il ouvrit. Il fit entrer le joaillier, referma et barra la porte d’une grosse barre de fer et le conduisit dans une chambre où il y avait dix autres hommes qui n’étaient pas moins inconnus au joaillier que celui qui l’avait amené. Ces dix hommes reçurent le joaillier sans lui faire beaucoup de compliments. Ils lui dirent de s’asseoir ; ce qu’il fit. Il en avait grand besoin ; car il n’était pas seulement hors d’haleine d’avoir marché si longtemps, la frayeur dont il était saisi de se voir avec des gens si propres à lui en causer ne lui aurait pas permis de demeurer debout. Comme ils attendaient leur chef pour souper, dès qu’il fut arrivé, on servit. Ils se lavèrent les mains, obligèrent le joaillier à faire la même chose et à se mettre à table avec eux. Après le repas, ces hommes lui demandèrent s’il savait à qui il parlait. Il répondit que non et qu’il ignorait même le quartier et le lieu où il était. « Racontez-nous votre aventure de cette nuit, lui dirent-ils, et ne nous déguisez rien. » Le joaillier, étonné de ce discours, leur répondit : « Messeigneurs, apparemment que vous en êtes déjà instruits ? — Cela est vrai, répliquèrent-ils ; le jeune homme et la jeune dame qui étaient chez vous hier soir nous en ont parlé ; mais nous la voulons savoir de votre propre bouche. » Il n’en fallut pas davantage pour faire comprendre au joaillier qu’il parlait aux voleurs qui avaient forcé et pillé sa maison. « Messeigneurs, s’écria-t-il, je suis fort en peine de ce jeune homme et de cette jeune dame ; ne pourriez-vous pas m’en donner des nouvelles ? — N’en soyez pas en peine davantage, reprirent-ils ; ils sont en lieu de sûreté, ils se portent bien. » En disant cela, ils lui montrèrent deux cabinets, et ils l’assurèrent qu’ils y étaient, chacun séparément. « Ils nous ont appris, ajoutèrent-ils, qu’il n’y a que vous qui ayez connaissance de ce qui les regarde. Dès que nous l’avons su, nous avons eu pour eux tous les égards possibles, à votre considération. Bien loin d’avoir usé de la moindre violence, nous leur avons fait, au contraire, toutes sortes de bons traitements, et personne de nous ne voudrait leur avoir fait le moindre mal. Nous vous disons la même chose de votre personne, et vous pouvez prendre toute sorte de confiance en nous. » Le joaillier, rassuré par ce discours et ravi de ce que le prince de Perse et Schemselnihar avaient la vie sauve, prit le parti d’engager davantage les voleurs dans leur bonne volonté. Il les loua, les flatta et leur donna mille bénédictions. « Seigneurs, leur dit-il, j’avoue que je n’ai pas l’honneur de vous connaître ; mais c’est un très grand bonheur pour moi de ne vous être pas inconnu, et je ne puis assez vous remercier du bien que cette connaissance m’a procuré de votre part. Sans parler d’une si grande action d’humanité, je vois qu’il n’y a que des gens de votre sorte capables de garder un secret si fidèlement, qu’il n’y a pas lieu de craindre qu’il soit jamais révélé ; et s’il y a quelque entreprise difficile, il n’y a qu’à vous en charger ; vous savez en rendre un bon compte par votre ardeur, par votre courage, par votre intrépidité. Fondé sur des qualités qui vous appartiennent à si juste titre, je ne ferai pas difficulté de vous raconter mon histoire et celle des deux personnes que vous avez trouvées chez moi, avec toute la fidélité que vous m’avez demandée. » Après que le joaillier eut pris ces précautions pour intéresser les voleurs dans la confidence entière de ce qu’il avait à leur révéler, qui ne pouvait produire qu’un bon effet, autant qu’il pouvait le juger, il leur fit, sans rien omettre, le détail des amours du prince de Perse et de Schemselnihar, depuis le commencement jusqu’au rendez-vous qu’il leur avait procuré dans sa maison. Les voleurs furent dans un grand étonnement de toutes les particularités qu’ils venaient d’entendre. « Quoi ! s’écrièrent-ils quand le joaillier eut achevé, est-il bien possible que le jeune homme soit l’illustre Ali Ebn Becar, prince de Perse, et la jeune dame, la belle et la célèbre Schemselnihar ? » Le joaillier leur jura que rien n’était plus vrai que ce qu’il leur avait dit ; et il ajouta qu’ils ne devaient pas trouver étrange que des personnes si distinguées eussent eu de la répugnance à se faire connaître. Sur cette assurance, les voleurs allèrent se jeter aux pieds du prince et de Schemselnihar l’un après l’autre, et ils les supplièrent de leur pardonner, en leur protestant qu’il ne serait rien arrivé de ce qui s’était passé, s’ils eussent été informés de la qualité de leurs personnes avant de forcer la maison du joaillier. « Nous allons tâcher, ajoutèrent-ils, de réparer la faute que nous avons commise. » Ils revinrent au joaillier. « Nous sommes bien fâchés, lui dirent-ils, de ne pouvoir vous rendre tout ce qui a été enlevé chez vous, dont une partie n’est plus en notre disposition. Nous vous prions de vous contenter de l’argenterie, que nous allons vous remettre entre les mains. » Le joaillier s’estima trop heureux de la grâce qu’on lui faisait. Quand les voleurs lui eurent livré l’argenterie, ils firent venir le prince de Perse et Schemselnihar, et leur dirent, de même qu’au joaillier, qu’ils allaient les ramener en un lieu d’où ils pourraient se retirer chacun chez soi ; mais qu’auparavant ils voulaient qu’ils s’engageassent par serment à ne les pas déceler. Le prince de Perse, Schemselnihar et le joaillier leur dirent qu’ils auraient pu se fier à leur parole ; mais, puisqu’ils le souhaitaient, qu’ils juraient solennellement de leur garder une fidélité inviolable. Aussitôt les voleurs, satisfaits de leur serment, sortirent avec eux. Dans le chemin, le joaillier, inquiet de ne pas voir la confidente ni les deux esclaves, s’approcha de Schemselnihar et la supplia de lui apprendre ce qu’elles étaient devenues. « Je n’en sais aucune nouvelle, répondit-elle. Je ne puis vous dire autre chose, sinon qu’on nous enleva de chez vous, qu’on nous fit passer l’eau, et nous fûmes conduits à la maison d’où nous venons. » Schemselnihar et le joaillier n’eurent pas un plus long entretien ; ils se laissèrent conduire par les voleurs avec le prince, et ils arrivèrent au bord du fleuve. Les voleurs prirent un bateau, s’embarquèrent avec eux et les passèrent à l’autre bord. Dans le temps où le prince de Perse, Schemselnihar et le joaillier débarquaient, on entendit un grand bruit du guet à cheval, qui accourait, et il arriva dans le moment où le bateau ne faisait que de déborder et repassait les voleurs à toutes forces de rames. Le commandant de la brigade demanda au prince, à Schemselnihar et au joaillier d’où ils venaient si tard, et qui ils étaient. Comme ils étaient saisis de frayeur et que d’ailleurs ils craignaient de dire quelque chose qui leur fît tort, ils demeurèrent interdits. Il fallait parler cependant ; c’est ce que fit le joaillier, qui avait l’esprit un peu plus libre : « Seigneur, répondit-il, je puis vous assurer premièrement que nous sommes d’honnêtes personnes de la ville. Les gens qui sont dans le bateau qui vient de nous débarquer et qui repasse de l’autre côté sont des voleurs, qui forcèrent, la nuit dernière, la maison où nous étions. Ils la pillèrent et nous emmenèrent chez eux, où, après les avoir pris par toutes les voies de douceur que nous avons pu imaginer, nous avons enfin obtenu notre liberté, et ils nous ont ramenés jusqu’ici. Ils nous ont même rendu une bonne partie du butin qu’ils avaient fait, que voici. » En disant cela, il montra au commandant le paquet d’argenterie qu’il portait. Le commandant ne se contenta pas de cette réponse du joaillier ; il s’approcha de lui et du prince de Perse, et les regarda l’un après l’autre. « Dites-moi au vrai, reprit-il en s’adressant à eux, qui est cette dame, d’où vous la connaissez et en quel quartier vous demeurez. » Cette demande les embarrassa fort, et ils ne savaient que répondre. Schemselnihar franchit la difficulté. Elle tira le commandant à part ; et elle ne lui eut pas plus tôt parlé qu’il mit pied à terre, avec de grandes marques de respect et d’honnêteté. Il commanda aussitôt à ses gens de faire venir deux bateaux. Quand les bateaux furent venus, le commandant fit embarquer Schemselnihar dans l’un et le prince de Perse et le joaillier dans l’autre, avec deux de ses gens dans chaque bateau, avec ordre de les accompagner chacun jusqu’où ils devaient aller. Les deux bateaux prirent chacun une route différente. Nous ne parlerons présentement que du bateau où étaient le prince de Perse et le joaillier. Le prince de Perse, pour épargner la peine aux conducteurs qui lui avaient été donnés et au joaillier, leur dit qu’il mènerait le joaillier chez lui et leur nomma le quartier où il demeurait. Sur cet enseignement, les conducteurs firent aborder le bateau devant le palais du calife. Le prince de Perse et le joaillier en furent dans une grande frayeur, dont ils n’osèrent rien témoigner. Quoiqu’ils eussent entendu l’ordre que le commandant avait donné, ils ne laissèrent pas néanmoins de s’imaginer qu’on allait les mettre au corps de garde pour être présentés au calife le lendemain. Ce n’était pas là cependant l’intention des conducteurs. Quand ils les eurent fait débarquer, comme ils avaient à aller rejoindre leur brigade, ils les recommandèrent à un officier de la garde du calife, qui leur donna deux de ses soldats pour les conduire par terre à l’hôtel du prince de Perse, qui était assez éloigné du fleuve. Ils y arrivèrent enfin, mais tellement las et fatigués, qu’à peine ils pouvaient se mouvoir. Avec cette grande lassitude, le prince de Perse était d’ailleurs si affligé du contre-temps malheureux qui lui était arrivé, à lui et à Schemselnihar, et qui lui ôtait désormais l’espérance d’une autre entrevue, qu’il s’évanouit en s’asseyant sur son sofa. Pendant que la plus grande partie de ses gens s’occupaient à le faire revenir, les autres s’assemblèrent autour du joaillier et le prièrent de leur dire ce qui était arrivé au prince, dont l’absence les avait mis dans une inquiétude inexprimable. Le joaillier, qui n’avait garde de leur révéler rien de ce qu’il ne leur appartenait pas de savoir, leur répondit que la chose était très extraordinaire, mais que ce n’était pas le temps d’en faire le récit, et qu’il valait mieux songer à secourir le prince. Par bonheur, le prince de Perse revint à lui dans ce moment ; et ceux qui lui avaient fait cette demande avec empressement s’écartèrent et demeurèrent dans le respect, avec beaucoup de joie de ce que l’évanouissement n’avait pas duré plus longtemps. Quoique le prince de Perse eût recouvré la connaissance, il demeura néanmoins dans une si grande faiblesse, qu’il ne pouvait ouvrir la bouche pour parler. Il ne répondait que par signes, même à ses parents qui lui parlaient. Il était encore en cet état le lendemain matin, lorsque le joaillier prit congé de lui. Le prince ne lui répondit que par un clin d’œil, en lui tendant la main ; et, comme il vit qu’il était chargé du paquet d’argenterie que les voleurs lui avaient rendue, il fit signe à un de ses gens de le prendre et de le porter jusque chez lui. On avait attendu le joaillier avec grande impatience dans sa famille, le jour qu’il en était sorti avec l’homme qui l’était venu demander, et que l’on ne connaissait pas, et l’on n’avait pas douté qu’il ne lui fût arrivé quelque autre affaire pire que la première, dès que le temps où il devait être revenu fut passé. Sa femme, ses enfants et ses domestiques en étaient dans de grandes alarmes, et ils en pleuraient encore lorsqu’il arriva. Ils eurent de la joie de le revoir ; mais ils furent troublés de ce qu’il était extrêmement changé, depuis le peu de temps qu’ils ne l’avaient vu. La longue fatigue du jour précédent et la nuit qu’il avait passée dans de grandes frayeurs et sans dormir, étaient la cause de ce changement, qui l’avait rendu à peine reconnaissable. Comme il se sentait lui-même fort abattu, il demeura deux jours chez lui à se remettre, et il ne vit que quelques-uns de ses amis les plus intimes, à qui il avait commandé qu’on laissât l’entrée libre. Le troisième jour, le joaillier, qui sentit ses forces un peu rétablies, crut qu’elles augmenteraient, s’il sortait pour prendre l’air. Il alla à la boutique d’un riche marchand de ses amis, avec qui il s’entretint assez longtemps. Comme il se levait pour prendre congé de son ami et se retirer, il aperçut une femme qui lui faisait signe, et il la reconnut pour la confidente de Schemselnihar. Entre la crainte et la joie qu’il en eut, il se retira plus promptement, sans la regarder. Elle le suivit, comme il s’était bien douté qu’elle le ferait, parce que le lieu où il était n’était pas commode pour s’entretenir avec elle. Comme il marchait un peu vite, la confidente, qui ne pouvait le suivre du même pas, lui criait de temps en temps de l’attendre. Il l’entendait bien ; mais, après ce qui lui était arrivé, il ne pouvait pas lui parler en public, de peur de donner lieu de soupçonner qu’il eût ou qu’il eût eu un commerce avec Schemselnihar. En effet, on savait dans Bagdad qu’elle appartenait à cette favorite et qu’elle faisait toutes ses emplettes. Il continua du même pas et arriva à une mosquée qui était peu fréquentée, et où il savait bien qu’il n’y aurait personne. Elle y entra après lui, et ils eurent toute la liberté de s’entretenir sans témoins. Le joaillier et la confidente de Schemselnihar se témoignèrent réciproquement combien ils avaient de joie de se revoir, après l’aventure étrange causée par les voleurs, et leur crainte l’un pour l’autre, sans parler de celle qui regardait leur propre personne. Le joaillier voulait que la confidente commençât par lui raconter comment elle avait échappé avec les deux esclaves, et qu’elle lui apprît ensuite des nouvelles de Schemselnihar, depuis qu’il ne l’avait vue. Mais la confidente lui marqua un si grand empressement de savoir auparavant ce qui lui était arrivé depuis leur séparation si imprévue, qu’il fut obligé de la satisfaire. « Voilà, dit-il en achevant, ce que vous désiriez apprendre de moi : apprenez-moi, je vous prie, à votre tour, ce que je vous ai demandé. » « Dès que je vis paraître les voleurs, dit la confidente, je m’imaginai, sans les bien examiner, que c’étaient des soldats de la garde du calife ; que le calife avait été informé de la sortie de Schemselnihar, et qu’il les avait envoyés pour nous ôter la vie, au prince de Perse et à nous tous. Prévenue de cette pensée, je montai sur-le-champ à la terrasse du haut de votre maison, pendant que les voleurs entrèrent dans la chambre où étaient le prince de Perse et Schemselnihar. Les deux esclaves de Schemselnihar furent diligentes à me suivre. De terrasse en terrasse, nous arrivâmes à celle d’une maison d’honnêtes gens, qui nous reçurent avec beaucoup d’honnêteté et chez qui nous passâmes la nuit. Le lendemain matin, après que nous eûmes remercié le maître de la maison du plaisir qu’il nous avait fait, nous retournâmes au palais de Schemselnihar. Nous y rentrâmes dans un grand désordre, et d’autant plus affligées, que nous ne savions quel avait été le destin de nos deux amants infortunés. Les autres femmes de Schemselnihar furent étonnées de voir que nous revenions sans elle. Nous leur dîmes, comme nous en étions convenues, qu’elle était demeurée chez une dame de ses amies et qu’elle devait nous envoyer appeler pour aller la reprendre, quand elle voudrait revenir ; et elles se contentèrent de cette excuse. Je passai cependant la journée dans une grande inquiétude. La nuit venue, j’ouvris la petite porte de derrière, et je vis un petit bateau sur le canal détourné du fleuve qui y aboutit. J’appelai le batelier et le priai d’aller de côté et d’autre, le long du fleuve, voir s’il n’apercevait pas une dame, et, s’il la rencontrait, de l’amener. J’attendis son retour avec les deux esclaves, qui étaient dans la même peine que moi ; et il était déjà près de minuit, lorsque le même bateau arriva, avec deux hommes dedans et une femme couchée sur la poupe. Quand le bateau eut abordé, les deux hommes aidèrent la femme à se lever et à débarquer, et je la reconnus pour Schemselnihar, avec une joie de la revoir et de ce qu’elle était retrouvée, que je ne puis exprimer. « Je donnai la main à Schemselnihar, pour l’aider à mettre pied à terre. Elle avait grand besoin de ce secours, car elle ne pouvait presque se soutenir. Quand elle fut débarquée, elle me dit à l’oreille, d’un ton qui marquait son affliction, d’aller prendre une bourse de mille pièces d’or et de la donner aux deux soldats qui l’avaient accompagnée. Je la remis entre les mains des deux esclaves, pour la soutenir ; et, après avoir dit aux soldats de m’attendre un moment, je courus prendre la bourse et je revins incessamment. Je la donnai aux deux soldats, je payai le batelier et je fermai la porte. Je rejoignis Schemselnihar qu’elle n’était pas encore arrivée à sa chambre. Nous ne perdîmes pas de temps, nous la déshabillâmes et nous la mîmes dans son lit, où elle ne fut pas plus tôt qu’elle demeura comme près de rendre l’âme tout le reste de la nuit. Le jour suivant, ses autres femmes témoignèrent un grand empressement de la voir mais je leur dis qu’elle était revenue extrêmement fatiguée, et qu’elle avait besoin de repos pour se remettre. Nous lui donnâmes cependant, les deux autres femmes et moi, tous les secours que nous pûmes imaginer et qu’elle pouvait attendre de notre zèle. Elle s’obstina d’abord à ne vouloir rien prendre, et nous eussions désespéré de sa vie, si nous ne nous fussions aperçues que le vin que nous lui donnions de temps en temps lui faisait reprendre des forces. A force de prières enfin, nous vainquîmes son opiniâtreté et nous l’obligeâmes à manger. Lorsque je vis qu’elle était en état de parler (car elle n’avait fait que pleurer, gémir et soupirer jusqu’alors), je lui demandai en grâce de vouloir bien me dire par quel bonheur elle avait échappé des mains des voleurs : « Pourquoi exigez-vous de moi, me dit-elle avec un profond soupir, que je renouvelle un si grand sujet d’affliction ? Plût à Dieu que les voleurs m’eussent ôté la vie, au lieu de me la conserver ; mes maux seraient finis, et je ne vis que pour souffrir davantage ! » « — Madame, repris-je, je vous supplie de ne me pas refuser. Vous n’ignorez pas que les malheureux ont quelque sorte de consolation à raconter leurs aventures les plus fâcheuses. Ce que je vous demande vous soulagera, si vous avez la bonté de me l’accorder. « Écoutez donc, me dit-elle, la chose la plus désolante qui puisse arriver à une personne aussi passionnée que moi, qui croyais n’avoir plus rien à désirer. Quand je vis entrer les voleurs le sabre et le poignard à la main, je crus que nous étions au dernier moment de notre vie, le prince de Perse et moi ; et je ne regrettais pas ma mort, dans la pensée que je devais mourir avec lui. Au lieu de se jeter sur nous pour nous percer le cœur, comme je m’y attendais, deux furent commandés pour nous garder, et les autres, cependant, firent des ballots de tout ce qu’il y avait dans la chambre et dans les pièces à côté. Quand ils eurent achevé et qu’ils eurent chargé les ballots sur leurs épaules, ils sortirent et nous emmenèrent avec eux. « Dans le chemin, un de ceux qui nous accompagnaient me demanda qui j’étais, et je lui dis que j’étais danseuse. Il fit la même demande au prince, qui répondit qu’il était bourgeois. « Lorsque nous fûmes chez eux, où nous eûmes de nouvelles frayeurs, ils s’assemblèrent autour de moi, et, après avoir considéré mon habillement et les riches joyaux dont j’étais parée, ils se doutèrent que j’avais déguisé ma qualité. « Une danseuse n’est pas faite comme vous, me dirent-ils. Dites-nous au vrai qui vous êtes. » Comme ils virent que je ne répondais rien : « Et vous, demandèrent-ils au prince de Perse, qui êtes-vous aussi ? Nous voyons bien que vous n’êtes pas un simple bourgeois, comme vous l’avez dit. » Il ne les satisfit pas plus que moi sur ce qu’ils désiraient savoir. Il leur dit seulement qu’il était venu voir le joaillier, qu’il nomma, et se divertir avec lui, et que la maison où ils nous avaient trouvés lui appartenait. « — Je connais ce joaillier, dit aussitôt un des voleurs, qui paraissait avoir de l’autorité parmi eux ; je lui ai quelque obligation sans qu’il en sache rien, et je sais qu’il a une autre maison ; je me charge de le faire venir demain. Nous ne vous relâcherons pas, continua-t-il, que nous ne sachions par lui qui vous êtes. Il ne vous sera cependant fait aucun tort. « Le joaillier fut amené le lendemain, et, comme il crut nous obliger, comme il le fit en effet, il déclara aux voleurs qui nous étions véritablement. Les voleurs vinrent me demander pardon, et je crois qu’ils en usèrent de même avec le prince de Perse, qui était dans un autre endroit ; et ils me protestèrent qu’ils n’auraient pas forcé la maison où ils nous avaient trouvés, s’ils eussent su qu’elle appartenait au joaillier. Ils nous prirent aussitôt, le prince de Perse, le joaillier et moi, et ils nous amenèrent jusqu’au bord du fleuve ; ils nous firent embarquer dans un bateau qui nous passa de ce côté ; mais nous ne fûmes pas plus tôt débarqués, qu’une brigade du guet à cheval vint à nous. « Je pris le commandant à part, je me nommai et lui dis que, le soir précédent en revenant de chez une amie, les voleurs qui repassaient de leur côté m’avaient arrêtée et emmenée chez eux ; que je leur avais dit qui j’étais, et qu’en me relâchant, ils avaient fait la même grâce, à ma considération, aux deux personnes qu’il voyait, après que je les eus assurés qu’elles étaient de ma connaissance. Il mit aussitôt pied à terre pour me faire honneur, et, après qu’il m’eut témoigné la joie qu’il avait de pouvoir m’obliger en quelque chose, il fit venir deux bateaux et me fit embarquer dans l’un avec deux de ses gens, que vous avez vus, qui m’ont escortée jusqu’ici. Pour ce qui est du prince de Perse et du joaillier, il les renvoya dans l’autre, aussi avec deux de ses gens pour les accompagner et les conduire en sûreté jusque chez eux. « J’ai confiance, ajouta-t-elle en finissant et en fondant en larmes, qu’il ne leur sera point arrivé de mal depuis notre séparation, et je ne doute pas que la douleur du prince ne soit égale à la mienne. Le joaillier, qui nous a obligés avec tant d’affection, mérite d’être récompensé de la perte qu’il a faite pour l’amour de nous. Ne manquez pas, demain au matin, de prendre deux bourses de mille pièces d’or chacune, de les lui porter de ma part et de lui demander des nouvelles du prince de Perse. » « Quand ma bonne maîtresse eut achevé, je tâchai, sur le dernier ordre qu’elle venait de me donner, de m’informer des nouvelles du prince de Perse, de lui persuader de faire des efforts pour se surmonter elle-même, après le danger qu’elle venait d’essuyer, et dont elle n’avait échappé que par un miracle. « Ne me répliquez pas, reprit-elle, et faites ce que je vous demande. » « Je fus contrainte de me taire, et je suis venue pour lui obéir ; j’ai été chez vous, où je ne vous ai pas trouvé, et, dans l’incertitude si je vous trouverais où l’on m’a dit que vous pouviez être, j’ai été sur le point d’aller chez le prince de Perse ; mais je n’ai osé l’entreprendre. J’ai laissé les deux bourses, en passant, chez une personne de connaissance : attendez-moi ici, je ne mettrai pas de temps à les apporter. » La confidente revint joindre le joaillier dans la mosquée où elle l’avait laissé, et en lui donnant les deux bourses : « Prenez, dit-elle, et satisfaites vos amis. Il y en a, reprit le joaillier, beaucoup au-delà de ce qui est nécessaire ; mais je n’oserais refuser la grâce qu’une dame si honnête et si généreuse veut bien faire à son très humble serviteur. Je vous supplie de l’assurer que je conserverai éternellement la mémoire de ses bontés. » Il convint avec la confidente qu’elle viendrait le trouver à la maison où elle l’avait vu la première fois, lorsqu’elle aurait quelque chose à lui communiquer de la part de Schemselnihar, et pour apprendre des nouvelles du prince de Perse, après quoi ils se séparèrent. Le joaillier retourna chez lui, fort content, non seulement de ce qu’il avait de quoi satisfaire ses amis pleinement, mais de ce qu’il voyait même que personne ne savait à Bagdad que le prince de Perse et Schemselnihar se fussent trouvés dans son autre maison, lorsqu’elle avait été pillée. Il avait déclaré la chose aux voleurs ; mais il avait confiance en leur secret. Ils n’avaient pas d’ailleurs assez de commerce dans le monde pour qu’on dût craindre aucun danger de leur côté, quand ils l’eussent divulgué. Dès le lendemain matin, il vit les amis qui l’avaient obligé, et il n’eut pas de peine à les contenter. Il eut même beaucoup d’argent de reste, pour meubler fort proprement son autre maison, où il mit quelques-uns de ses domestiques pour l’habiter. C’est ainsi qu’il oublia le danger dont il avait échappé, et, sur le soir, il se rendit chez le prince de Perse. Les officiers du prince qui reçurent le joaillier lui dirent qu’il arrivait fort à propos ; que le prince, depuis qu’il ne l’avait vu, était dans un état qui donnait tout sujet de craindre pour sa vie, et qu’on ne pouvait tirer de lui une seule parole. Ils l’introduisirent dans sa chambre, sans faire de bruit, et il le trouva couché dans son lit, les yeux fermés, et dans un état qui lui fit compassion. Il le salua en lui touchant la main, et il l’exhorta à prendre courage. Le prince de Perse reconnut que le joaillier lui parlait ; il ouvrit les yeux et le regarda d’une manière qui lui fit connaître la grandeur de son affliction, infiniment au-delà de ce qu’il en avait eu depuis la première fois qu’il avait vu Schemselnihar. Il lui prit et lui serra la main pour lui marquer son amitié, et lui dit, d’une voix faible, qu’il lui était bien obligé de la peine qu’il prenait de venir voir un prince aussi malheureux et aussi affligé qu’il l’était. « Prince, reprit le joaillier, ne parlons pas, je vous en supplie, des obligations que vous pouvez m’avoir : je voudrais bien que les bons offices que j’ai tâché de vous rendre eussent eu un meilleur succès. Parlons plutôt de votre santé : dans l’état où je vous vois, je crains fort que vous ne vous laissiez abattre vous-même et que vous ne preniez pas la nourriture qui vous est nécessaire. » Les gens qui étaient près du prince leur maître prirent cette occasion pour dire au joaillier qu’ils avaient toutes les peines imaginables à l’obliger de prendre quelque chose ; qu’il ne s’aidait pas, et qu’il y avait longtemps qu’il n’avait rien pris. Cela obligea le joaillier de supplier le prince de souffrir que ses gens lui apportassent de la nourriture et d’en prendre ; et il l’obtint après de grandes instances. Après que le prince de Perse, par la persuasion du joaillier, eut mangé plus amplement qu’il n’avait encore fait, il commanda à ses gens de le laisser seul avec lui ; et lorsqu’ils furent sortis : « Avec le malheur qui m’accable, lui dit-il, j’ai une douleur extrême de la perte que vous avez soufferte pour l’amour de moi ; il est juste que je songe à vous en récompenser ; mais auparavant, après vous en avoir demandé mille pardons, je vous prie de me dire si vous n’avez rien appris de Schemselnihar depuis que j’ai été contraint de me séparer d’elle. » Le joaillier, instruit par la confidente, lui raconta tout ce qu’il savait de l’arrivée de Schemselnihar à son palais, de l’état où elle avait été depuis ce temps-là jusqu’au moment où elle se trouva mieux et où elle envoya la confidente pour s’informer de ses nouvelles. Le prince de Perse ne répondit au discours du joaillier que par des soupirs et des larmes ; ensuite il fit un effort pour se lever, fit appeler de ses gens et alla, en personne, à son garde-meuble, qu’il se fit ouvrir : il y fit faire plusieurs ballots de riches meubles et d’argenterie, et donna ordre qu’on les portât chez le joaillier. Le joaillier voulut se défendre d’accepter le présent que le prince de Perse lui faisait ; mais, quoiqu’il lui représentât que Schemselnihar lui avait déjà envoyé plus qu’il ne lui fallait pour remplacer ce que ses amis avaient perdu, il voulut néanmoins être obéi. Le joaillier fut donc obligé de lui témoigner combien il était confus de sa libéralité, et il lui marqua qu’il ne pouvait assez l’en remercier. Il voulait prendre congé ; mais le prince le pria de rester, et ils s’entretinrent une bonne partie de la nuit. Le lendemain matin, le joaillier vit encore le prince avant de se retirer, et le prince le fit asseoir près de lui. « Vous savez, lui dit-il, que l’on a un but en toutes choses : le but d’un amant est de posséder sans obstacle ce qu’il aime ; s’il perd une fois cette espérance, il est certain qu’il ne doit plus penser à vivre. Vous comprenez bien que c’est la triste situation où je me trouve. En effet, dans le temps où par deux fois je me crois au comble de mes désirs, c’est alors que je suis arraché d’auprès de ce que j’aime, de la manière la plus cruelle. Après cela, il ne me reste plus qu’à songer à la mort : je me la serais déjà donnée, si ma religion ne me défendait d’être homicide de moi-même ; mais il n’est pas besoin que je la prévienne : je sens bien que je ne l’attendrai pas longtemps. » Il se tut à ces paroles, avec des gémissements, des soupirs des sanglots et des larmes qu’il laissa couler en abondance. Le joaillier, qui ne savait d’autre moyen de le détourner de cette pensée de désespoir qu’en lui remettant Schemselnihar dans la mémoire et qu’en lui donnant quelque ombre d’espérance, lui dit qu’il craignait que la confidente ne fût déjà venue, et qu’il était à propos qu’il ne perdît pas de temps à retourner chez lui. « Je vous laisse aller, lui dit le prince, mais, si vous la voyez, je vous supplie de lui bien recommander d’assurer Schemselnihar que, si j’ai à mourir, comme je m’y attends bientôt, je l’aimerai jusqu’au dernier soupir et jusque dans le tombeau. » Le joaillier revint chez lui et y demeura, dans l’espérance que la confidente viendrait. Elle arriva quelques heures après, mais tout en pleurs et dans un grand désordre. Le joaillier, alarmé, lui demanda avec empressement ce qu’elle avait. « Schemselnihar, le prince de Perse, vous et moi, reprit la confidente, nous sommes tous perdus. Ecoutez la triste nouvelle que j’appris hier, en entrant au palais, après vous avoir quitté : Schemselnihar avait fait châtier, pour quelque faute, une des deux esclaves que vous vîtes avec elle le jour du rendez-vous dans votre autre maison. L’esclave, outrée de ce mauvais traitement, a trouvé la porte du palais ouverte ; elle est sortie, et nous ne doutons pas qu’elle n’ait tout déclaré à un des eunuques de notre garde qui lui a donné retraite. Ce n’est pas tout : l’autre esclave sa compagne a fui aussi et s’est réfugiée au palais du calife, à qui nous avons sujet de croire qu’elle a tout révélé. En voici la raison : c’est qu’aujourd’hui le calife vient d’envoyer prendre Schemselnihar par une vingtaine d’eunuques, qui l’ont menée à son palais. J’ai trouvé le moyen de me dérober et de venir vous donner avis de tout ceci. Je ne sais pas ce qui se sera passé, mais je n’en augure rien de bon. Quoi qu’il en soit, je vous conjure de bien garder le secret. » La confidente ajouta à ce qu’elle venait de dire au joaillier qu’il était bon qu’il allât trouver le prince de Perse, sans perdre de temps, et l’avertir de l’affaire, afin qu’il se tînt prêt à tout événement et qu’il fût fidèle dans la cause commune. Elle ne lui en dit pas davantage, et elle se retira brusquement sans attendre sa réponse. Qu’aurait pu répondre le joaillier dans l’état où il se trouvait ? Il demeura immobile et comme étourdi du coup. Il vit bien néanmoins que l’affaire pressait : il se fit violence et alla trouver le prince de Perse. En l’abordant, d’un air qui marquait déjà la mauvaise nouvelle qu’il venait lui annoncer : « Prince, dit-il, armez-vous de patience, de constance et de courage, et préparez-vous à l’assaut le plus terrible que vous ayez eu à soutenir de votre vie. — Dites-moi en deux mots ce qu’il y a, reprit le prince, et ne me faites pas languir ; je suis prêt à mourir, s’il en est besoin. » Le joaillier lui raconta ce qu’il venait d’apprendre de la confidente. « Vous voyez bien, continua-t-il, que votre perte est assurée. Levez-vous, sauvez-vous promptement, le temps est précieux. Vous ne devez pas vous exposer à la colère du calife, encore moins à rien avouer au milieu des tourments. » Peu s’en fallut qu’en ce moment le prince n’expirât d’affliction, de douleur et de frayeur. Il se recueillit et demanda au joaillier quelle résolution il lui conseillait de prendre dans une conjoncture où il n’y avait pas un moment dont il ne dût profiter. « Il n’y en a pas d’autre, repartit le joaillier, que de monter à cheval au plus tôt et de prendre le chemin d’Anbar {68}, pour y arriver demain avant le jour. Prenez de vos gens ce que vous jugerez à propos, avec de bons chevaux, et souffrez que je me sauve avec vous. » Le prince de Perse, qui ne vit pas d’autre parti à prendre, donna ordre aux préparatifs les moins embarrassants, prit de l’argent et des pierreries ; et, après avoir pris congé de sa mère, il partit, s’éloigna de Bagdad en diligence, avec le joaillier et les gens qu’il avait choisis. Ils marchèrent le reste du jour et toute la nuit, sans s’arrêter en aucun lieu, jusqu’à deux ou trois heures avant le jour du lendemain ; alors, fatigués d’une si longue traite, et leurs chevaux n’en pouvant plus, ils mirent pied à terre pour se reposer. Ils n’avaient presque pas eu le temps de respirer, lorsqu’ils se virent assaillis tout à coup par une grosse troupe de voleurs. Ils se défendirent quelque temps très courageusement ; mais les gens du prince furent tués. Cela obligea le prince et le joaillier à mettre bas les armes et à s’abandonner à leur discrétion. Les voleurs leur donnaient la vie ; mais, après qu’ils se furent saisis des chevaux et du bagage, ils les dépouillèrent, et, en se retirant avec leur butin, ils les laissèrent au même endroit. Lorsque les voleurs furent éloignés : « Eh bien, dit le prince désolé au joaillier, que dites-vous de notre aventure et de l’état où nous voilà ? Ne vaudrait-il pas mieux que je fusse demeuré à Bagdad, que j’eusse attendu la mort, de quelque manière que je dusse la recevoir ? — Prince, reprit le joaillier, c’est un décret de la volonté de Dieu : il lui plaît de nous éprouver par afflictions sur afflictions. C’est à nous de n’en point murmurer et de recevoir ces disgrâces de sa main avec une entière soumission. Ne nous arrêtons pas ici davantage ; cherchons quelque lieu de retraite où l’on veuille bien nous secourir dans notre malheur. — Laissez-moi mourir, lui dit le prince de Perse : il n’importe pas que je meure ici ou ailleurs. Peut-être même qu’au moment où nous parlons, Schemselnihar n’est plus, et je ne dois plus chercher à vivre après elle. » Le joaillier le persuada enfin, à force de prière. Ils marchèrent quelque temps, et ils rencontrèrent une mosquée qui était ouverte, où ils entrèrent et passèrent le reste de la nuit. À la pointe du jour, un homme seul arriva dans cette mosquée. Il y fit sa prière, et, quand il eut achevé, il aperçut, en se retournant, le prince de Perse et le joaillier, qui étaient assis dans un coin. Il s’approcha d’eux, en les saluant avec beaucoup de civilité : « Autant que je puis le connaître, leur dit-il, il me semble que vous êtes étrangers. » Le joaillier prit la parole : « Vous ne vous trompez pas, répondit-il : nous avons été volés, cette nuit, en venant de Bagdad, comme vous le pouvez voir à l’état où nous sommes, et nous avons besoin de secours ; mais nous ne savons à qui nous adresser. — Si vous voulez prendre la peine de venir chez moi, repartit l’homme, je vous donnerai volontiers l’assistance que je pourrai. » A cette offre obligeante, le joaillier se tourna du côté du prince de Perse et lui dit à l’oreille : « Cet homme, prince, comme vous le voyez, ne nous connaît pas, et nous avons à craindre que quelque autre ne vienne et ne nous connaisse. Nous ne devons pas, ce me semble, refuser la grâce qu’il veut bien nous faire. — Vous êtes le maître, reprit le prince, et je consens à tout ce que vous voudrez. » L’homme, qui vit que le joaillier et le prince de Perse consultaient ensemble, s’imagina qu’ils faisaient difficulté d’accepter la proposition qu’il leur avait faite. Il leur demanda quelle était leur résolution. « Nous sommes prêts à vous suivre, répondit le joaillier : ce qui nous fait de la peine, c’est que nous sommes nus et que nous avons honte de paraître en cet état. » Par bonheur, l’homme eut à leur donner à chacun assez de quoi se couvrir pour les conduire jusque chez lui. Ils n’y furent pas plus tôt arrivés que leur hôte leur fit apporter à chacun un habit assez propre ; et, comme il ne douta pas qu’ils n’eussent grand besoin de manger, et qu’ils seraient bien aises d’être dans leur particulier, il leur fit porter plusieurs plats par un esclave. Mais ils ne mangèrent presque pas, surtout le prince de Perse, qui était dans une langueur et dans un abattement qui fit tout craindre au joaillier pour sa vie. Leur hôte les vit à diverses fois pendant le jour ; et, sur le soir, comme il savait qu’ils avaient besoin de repos, il les quitta de bonne heure. Mais le joaillier fut bientôt obligé de l’appeler, pour assister à la mort du prince de Perse. Il s’aperçut que ce prince avait la respiration forte et véhémente ; et cela lui fit comprendre qu’il n’avait plus que peu de moments à vivre. Il s’approcha de lui, et le prince lui dit : « C’en est fait, comme vous le voyez, et je suis bien aise que vous soyez témoin du dernier soupir de ma vie. Je la perds avec bien de la satisfaction, et je ne vous dis pas la raison, vous la savez. Tout le regret que j’ai, c’est de ne pas mourir entre les bras de ma chère mère, qui m’a toujours aimé tendrement et pour qui j’ai toujours eu le respect que je devais. Elle aura bien de la douleur de n’avoir pas eu la triste consolation de me fermer les yeux et de m’ensevelir de ses propres mains. Témoignez-lui bien la peine que j’en souffre et priez-la de ma part de faire transporter mon corps à Bagdad, afin qu’elle arrose mon tombeau de ses larmes et qu’elle m’y assiste de ses prières. » Il n’oublia pas l’hôte de la maison ; il le remercia de l’accueil généreux qu’il lui avait fait, et, après lui avoir demandé en grâce de vouloir bien que son corps demeurât en dépôt chez lui jusqu’à ce qu’on vînt l’enlever, il expira. Dès le lendemain de la mort du prince de Perse, le joaillier profita de la conjoncture d’une caravane assez nombreuse qui venait à Bagdad, où il se rendit en sûreté. Il ne fit que rentrer chez lui et changer d’habit à son arrivée, et se rendit à l’hôtel du feu prince de Perse, où l’on fut alarmé de ne pas voir le prince avec lui. Il pria qu’on avertît la mère du prince qu’il souhaitait de lui parler, et l’on ne fut pas longtemps à l’introduire dans une salle où elle était avec plusieurs de ses femmes. « Madame, lui dit le joaillier, d’un air et d’un ton qui marquaient la fâcheuse nouvelle qu’il avait à lui annoncer. Dieu vous conserve et vous comble de ses bontés Vous n’ignorez pas que Dieu dispose de nous comme il lui plaît... » La dame ne donna pas le temps au joaillier d’en dire davantage : « Ah ! s’écria-t-elle, vous m’annoncez la mort de mon fils ! » Elle poussa en même temps des cris effroyables, qui, mêlés avec ceux des femmes, renouvelèrent les larmes du joaillier. Elle se tourmenta et s’affligea longtemps avant qu’elle lui laissât reprendre ce qu’il avait à lui dire. Elle interrompit enfin ses pleurs et ses gémissements, et elle le pria de continuer et de ne lui rien cacher des circonstances d’une séparation si triste. Il la satisfit ; et, quand il eut achevé, elle lui demanda si le prince son fils, dans les derniers moments de sa vie, ne l’avait pas chargé de quelque chose de particulier à lui dire. Il lui assura que celui-ci n’avait pas eu un plus grand regret que de mourir éloigné d’elle, et que la seule chose qu’il avait souhaitée était qu’elle voulût bien prendre le soin de faire transporter son corps à Bagdad. Dès le lendemain de grand matin, elle se mit en chemin, accompagnée de ses femmes et de la plus grande partie de ses esclaves. Quand le joaillier, qui avait été retenu par la mère du prince de Perse, eut vu partir cette dame, il retourna chez lui, tout triste et les yeux baissés, avec un grand regret de la mort d’un prince si accompli et si aimable, à la fleur de son âge. Comme il marchait, recueilli en lui-même, une femme se présenta et s’arrêta devant lui. Il leva les yeux et vit que c’était la confidente de Schemselnihar, qui était habillée de deuil et pleurait. Il renouvela ses pleurs à cette vue, sans ouvrir la bouche pour lui parler, et il continua de marcher jusque chez lui, où la confidente le suivit et entra avec lui. Ils s’assirent ; et le joaillier, en prenant la parole le premier, demanda à la confidente, avec un grand soupir, si elle avait déjà appris la mort du prince de Perse et si c’était lui qu’elle pleurait. « Hélas ! non, s’écria-t-elle. Quoi, ce prince si charmant est mort ! Il n’a pas vécu longtemps après sa chère Schemselnihar. Belles âmes, ajouta-t-elle, quelque part que vous soyez, vous devez être bien contentes de pouvoir vous aimer désormais sans obstacle. Vos corps étaient un empêchement à vos souhaits, et le ciel vous en a délivrés pour vous unir ! » Le joaillier, qui ne savait rien de la mort de Schemselnihar et qui n’avait pas encore fait réflexion que la confidente qui lui parlait était habillée de deuil, eut une nouvelle affliction d’apprendre cette nouvelle. « Schemselnihar est morte ! s’écria-t-il. — Elle est morte, reprit la confidente en pleurant tout de nouveau, et c’est d’elle que je porte le deuil. Les circonstances de sa mort sont singulières, et elles méritent que vous les sachiez ; mais, avant que je vous en fasse le récit, je vous prie de me faire part de celle de la mort du prince de Perse, que je pleurerai toute ma vie, avec celle de Schemselnihar, ma chère et respectable maîtresse. » Le joaillier donna à la confidente la satisfaction qu’elle demandait ; et dès qu’il lui eut raconté le tout, jusqu’au départ de la mère du prince de Perse, qui venait de se mettre en chemin elle-même, pour faire apporter le corps du prince à Bagdad : « Vous n’avez pas oublié, lui dit-elle, que je vous ai dit que le calife avait fait venir Schemselnihar à son palais ; il était vrai, comme nous avions tout sujet de nous le persuader, que le calife avait été informé des amours de Schemselnihar et du prince de Perse par les deux esclaves, qu’il avait interrogées toutes deux séparément. Vous allez vous imaginer qu’il se mit en colère contre Schemselnihar, et qu’il donna de grandes marques de jalousie et de vengeance prochaine contre le prince de Perse. Point du tout : il ne songea pas un moment au prince de Perse. Il plaignit seulement Schemselnihar ; et il est à croire qu’il s’attribua à lui-même ce qui est arrivé, sur la permission qu’il lui avait donnée d’aller librement par la ville sans être accompagnée d’eunuques. On n’en peut conjecturer autre chose, après la manière tout extraordinaire dont il en a usé avec elle comme vous allez l’entendre. « Le calife la reçut avec un visage ouvert ; et quand il eut remarqué la tristesse dont elle était accablée, qui cependant ne diminuait rien de sa beauté (car elle parut devant lui sans aucune marque de surprise ni de frayeur) : « Schemselnihar, lui dit-il avec une bonté digne de lui, je ne puis souffrir que vous paraissiez devant moi avec un air qui m’afflige infiniment. Vous savez avec quelle passion je vous ai toujours aimée : vous devez en être persuadée par toutes les marques que je vous en ai données. Je ne change pas, et je vous aime plus que jamais. Vous avez des ennemis, et ces ennemis m’ont fait des rapports contre votre conduite ; mais tout ce qu’ils ont pu me dire ne me fait pas la moindre impression. Quittez donc cette mélancolie, et disposez-vous à m’entretenir, ce soir, de quelque chose d’agréable et de divertissant, à votre ordinaire. » Il lui dit plusieurs autres choses très obligeantes et il la fit entrer dans un appartement magnifique, près du sien, où il la pria de l’attendre. « L’affligée Schemselnihar fut très sensible à tant de témoignages de considération pour sa personne ; mais plus elle connaissait combien elle en était obligée au calife, plus elle était pénétrée de la vive douleur d’être éloignée peut-être pour jamais du prince de Perse, sans qui elle ne pouvait plus vivre. « Cette entrevue du calife et de Schemselnihar, continua la confidente, se passa pendant que j’étais venue vous parler, et j’en appris les particularités de mes compagnes, qui étaient présentes. Mais, dès que je vous eus quitté, j’allai rejoindre Schemselnihar, et je fus témoin de ce qui se passa le soir. Je la trouvai dans l’appartement que j’ai dit ; et, comme elle se douta que je venais de chez vous, elle me fit approcher, et sans que personne l’entendît : « Je vous suis bien obligée, me dit-elle, du service que vous venez de me rendre ; je sens bien que ce sera le dernier. » Elle ne m’en dit pas davantage ; et je n’étais pas dans un lieu à pouvoir lui dire quelque chose pour tâcher de la consoler. « Le calife entra, le soir, au son des instruments que les femmes de Schemselnihar touchaient, et l’on servit aussitôt la collation. Le calife prit Schemselnihar par la main et la fit asseoir près de lui, sur le sofa. Elle se fit une si grande violence pour lui complaire, que nous la vîmes expirer peu de moments après. En effet, elle fut à peine assise, qu’elle se renversa en arrière. Le calife crut qu’elle n’était qu’évanouie, et nous eûmes toutes la même pensée. Nous tâchâmes de la secourir ; mais elle ne revint pas, et voilà de quelle manière nous la perdîmes. « Le calife l’honora de ses larmes, qu’il ne put retenir ; et, avant de se retirer à son appartement, il ordonna de casser tous les instruments ; ce qui fut exécuté. Je restai toute la nuit près du corps ; je le lavai et l’ensevelis moi-même, en le baignant de mes larmes ; et le lendemain, elle fut enterrée, par ordre du calife, dans un tombeau magnifique, qu’il avait déjà fait bâtir dans le lieu qu’elle avait choisi elle-même. Puisque vous dites, ajouta-t-elle, qu’on doit apporter le corps du prince de Perse à Bagdad, je suis résolue à faire en sorte qu’on l’apporte pour être mis dans le même tombeau. » Le joaillier fut fort surpris de cette résolution de la confidente. « Vous n’y songez pas, reprit-il ; jamais le calife ne le souffrira. — Vous croyez la chose impossible ? repartit la confidente : elle ne l’est pas ; et vous en conviendrez vous-même quand je vous aurai dit que le calife a donné la liberté à toutes les esclaves de Schemselnihar, avec une pension à chacune, suffisante pour subsister, et qu’il m’a chargée du soin et de la garde de son tombeau, avec un revenu considérable pour l’entretenir et pour ma subsistance en particulier. D’ailleurs, le calife qui n’ignore pas les amours du prince de Perse et de Schemselnihar, comme je vous l’ai dit, et qui ne s’en est pas scandalisé, n’en sera nullement fâché. » Le joaillier n’eut rien à dire : il pria seulement la confidente de le mener à ce tombeau, pour y faire sa prière. Sa surprise fut grande, en y arrivant, quand il vit la foule du monde des deux sexes qui y accourait de tous les endroits de Bagdad. Il ne put en approcher que de loin ; et lorsqu’il eut fait sa prière : « Je ne trouve plus impossible, dit-il à la confidente en la rejoignant, d’exécuter ce que vous aviez si bien imaginé. Nous n’avons qu’à publier, vous et moi, ce que nous savons des amours de l’un et de l’autre, et particulièrement de la mort du prince de Perse, arrivée presque en même temps. Avant que son corps arrive, tout Bagdad concourra à demander qu’il ne soit pas séparé d’avec celui de Schemselnihar. » La chose réussit ; et, le jour où l’on sut que le corps devait arriver, une infinité de peuple alla au-devant, à plus de vingt milles. La confidente attendit à la porte de la ville, où elle se présenta à la mère du prince et la supplia, au nom de toute la ville, qui le souhaitait ardemment, de vouloir bien que les corps des deux amants qui n’avaient eu qu’un cœur jusqu’à leur mort, depuis qu’ils avaient commencé à s’aimer, n’eussent qu’un même tombeau. Elle y consentit ; et le corps fut porté au tombeau de Schemselnihar, à la tête d’un peuple innombrable de tous les rangs, et mis à côté. Depuis ce temps-là tous les habitants de Bagdad et même les étrangers de tous les endroits du monde où il y a des musulmans n’ont cessé d’avoir une grande vénération pour ce tombeau et d’y aller faire leurs prières. « C’est, sire, dit ici Schéhérazade, qui s’aperçut en même temps qu’il était jour, ce que j’avais à raconter à Votre Majesté des amours de la belle Schemselnihar, favorite du calife Haroun-al-Raschid, et de l’aimable Ali Ebn Becar, prince de Perse. Quand Dinarzade vit que la sultane sa sœur avait cessé de parler, elle la remercia, le plus obligeamment du monde, du plaisir qu’elle lui avait fait par le récit d’une histoire si intéressante. « Si le sultan veut bien me souffrir encore jusqu’à demain, reprit Schéhérazade, je vous raconterai celle du prince Camaralzaman {69}, que vous trouverez beaucoup plus agréable. » Elle se tut ; et le sultan, qui ne put encore se résoudre à la faire mourir, remit à l’écouter la nuit suivante. Histoire des amours de Camaralzaman, prince de l’île des Enfants de Khaledan, et de Badoure, princesse de la Chine Retour à la Table des Matières Sire, dit le lendemain Schéhérazade, environ à vingt journées de navigation des côtes de Perse, il y a dans la vaste mer une île que l’on appelle l’île des enfants de Khaledan. Cette île est divisée en plusieurs grandes provinces, toutes considérables par des villes florissantes et bien peuplées, qui forment un royaume très puissant. Autrefois elle était gouvernée par un roi nommé Schahzaman {70}, qui avait quatre femmes en mariage légitime, toutes quatre filles de rois, et soixante concubines. Schahzaman s’estimait le monarque le plus heureux de la terre, par la tranquillité et la prospérité de son règne. Une seule chose troublait son bonheur : c’est qu’il était déjà avancé en âge, et qu’il n’avait point d’enfants, quoiqu’il eût un si grand nombre de femmes. Il ne savait à quoi attribuer cette stérilité ; et, dans son affliction, il regardait comme le plus grand malheur qui pût lui arriver de mourir sans laisser après lui un successeur de son sang. Il dissimula longtemps le chagrin cuisant qui le tourmentait, et il souffrait d’autant plus, qu’il se faisait violence pour ne pas paraître qu’il en eût. Il rompit enfin le silence ; et, un jour, après qu’il se fut plaint amèrement de sa disgrâce à son grand vizir, à qui il en parla en particulier, il lui demanda s’il ne savait pas quelque moyen d’y remédier. « Si ce que Votre Majesté me demande, répondit ce sage ministre, dépendait des règles ordinaires de la sagesse humaine, elle aurait bientôt la satisfaction qu’elle souhaite si ardemment ; mais j’avoue que mon expérience et mes connaissances sont au-dessous de ce qu’elle me propose : il n’y a que Dieu seul à qui l’on puisse recourir dans ces sortes de besoins ; au milieu de nos prospérités, qui font souvent que nous l’oublions, il se plaît à nous mortifier par quelque endroit, afin que nous songions à lui, que nous reconnaissions sa toute-puissance et que nous lui demandions ce que nous ne devons attendre que de lui. Vous avez des sujets qui font une profession particulière de l’honorer, de le servir et de vivre durement pour l’amour de lui : mon avis serait que Votre Majesté leur fît des aumônes et les exhortât à joindre leurs prières aux vôtres. Peut-être que dans le grand nombre il s’en trouvera quelqu’un assez pur et assez agréable à Dieu, pour obtenir qu’il exauce vos vœux. » Le roi Schahzaman approuva fort ce conseil, dont il remercia le grand vizir. Il fit porter de riches aumônes dans chaque communauté de ces gens consacrés à Dieu ; il fit même venir les supérieurs ; et, après qu’il les eut régalés d’un festin frugal, il leur déclara son intention et les pria d’en avertir les dévots qui étaient sous leur obéissance. Schahzaman obtint du ciel ce qu’il désirait ; et cela parut bientôt par la grossesse d’une de ses femmes, qui lui donna un fils au bout de neuf mois. En actions de grâces, il envoya aux communautés des musulmans dévots de nouvelles aumônes, dignes de sa grandeur et de sa puissance ; et l’on célébra la naissance du prince, non seulement dans sa capitale, mais même dans l’étendue de ses États, par des réjouissances publiques d’une semaine entière. On lui porta le prince dès qu’il fut né, et il lui trouva tant de beauté, qu’il lui donna le nom de Camaralzaman, Lune du siècle. Le prince Camaralzaman fut élevé avec tous les soins imaginables ; et, dès qu’il fut en âge, le sultan Schahzaman son père lui donna un sage gouverneur et d’habiles précepteurs. Ces personnages, distingués par leur capacité, trouvèrent en lui un esprit aisé, docile et capable de recevoir toutes les instructions qu’ils voulurent lui donner, tant pour le règlement de ses mœurs que pour les connaissances qu’un prince comme lui devait avoir. Dans un âge plus avancé il apprit de même tous ses exercices, et il s’en acquittait avec grâce et avec une adresse merveilleuse, dont il charmait tout le monde et particulièrement le sultan son père. Quand le prince eut atteint l’âge de quinze ans, le sultan, qui l’aimait avec tendresse et qui lui en donnait tous les jours de nouvelles marques, conçut le dessein de lui en donner la plus éclatante : de descendre du trône et de l’y établir lui-même. Il en parla à son grand vizir. « Je crains, lui dit-il, que mon fils ne perde dans l’oisiveté de la jeunesse non seulement tous les avantages dont la nature l’a comblé, mais même ceux qu’il a acquis avec tant de succès par la bonne éducation que j’ai tâché de lui donner. Comme je suis désormais dans un âge à songer à la retraite, je suis presque résolu à lui abandonner le gouvernement et à passer le reste de mes jours avec la satisfaction de le voir régner. Il y a longtemps que je travaille, et j’ai besoin de repos. » Le grand vizir ne voulut pas représenter au sultan toutes les raisons qui auraient pu le dissuader d’exécuter sa résolution ; il entra au contraire dans son sentiment. « Sire, répondit-il, le prince est encore bien jeune, ce me semble, pour le charger de si bonne heure d’un fardeau aussi pesant que celui de gouverner un État puissant. Votre Majesté craint, avec beaucoup de raison, qu’il ne se corrompe dans l’oisiveté ; mais, pour y remédier, ne jugerait-elle pas plus à propos de le marier auparavant ? Le mariage attache, et empêche qu’un jeune prince ne se dissipe. Avec cela, Votre Majesté lui donnerait entrée dans ses conseils, où il apprendrait peu à peu à soutenir dignement l’état et le poids de votre couronne, dont vous seriez à temps de vous dépouiller en sa faveur, lorsque vous l’en jugeriez capable par votre propre expérience. Schahzaman trouva le conseil de son premier ministre fort raisonnable. Aussi fit-il appeler le prince Camaralzaman dès qu’il l’eut congédié. Le prince, qui jusqu’alors avait toujours vu le sultan son père à de certaines heures réglées, sans avoir besoin d’être appelé, fut un peu surpris de cet ordre. Au lieu de se présenter devant lui avec la liberté qui lui était ordinaire, il le salua avec un grand respect et s’arrêta en sa présence, les yeux baissés. Le sultan s’aperçut de la contrainte du prince. « Mon fils, lui dit-il, d’un air à le rassurer, savez-vous à quel sujet je vous ai fait appeler ? — Sire, répondit le prince avec modestie, il n’y a que Dieu qui pénètre jusque dans les cœurs : je l’apprendrai de Votre Majesté avec plaisir. — Je l’ai fait pour vous dire, reprit le sultan, que je veux vous marier. Que vous en semble ? » Le prince Camaralzaman entendit ces paroles avec un grand déplaisir. Elles le déconcertèrent ; la sueur lui en montait même au visage, et il ne savait que répondre. Après quelques moments de silence, il répondit : « Sire, je vous supplie de me pardonner si je parais interdit à la déclaration que Votre Majesté me fait ; je ne m’y attendais pas, dans la grande jeunesse où je suis. Je ne sais même si je pourrai jamais me résoudre au lien du mariage, non seulement à cause de l’embarras que donnent les femmes, comme je le comprends fort bien, mais même, après ce que j’ai lu dans nos auteurs, de leurs fourberies, de leurs méchancetés et de leurs perfidies. Peut-être ne serai-je pas toujours dans ce sentiment. Je sens bien néanmoins qu’il me faut du temps avant de me déterminer à ce que Votre Majesté exige de moi. » La réponse du prince Camaralzaman affligea extrêmement le sultan son père. Ce monarque eut une véritable douleur de voir en lui une si grande répugnance pour le mariage. Il ne voulut pas néanmoins la traiter de désobéissance, ni user du pouvoir paternel ; il se contenta de lui dire : « Je ne veux pas vous contraindre là-dessus ; je vous donne le temps d’y penser et de considérer qu’un prince comme vous, destiné à gouverner un grand royaume, doit penser d’abord à se donner un successeur. En vous donnant cette satisfaction, vous me la donnerez à moi-même, qui suis bien aise de me voir revivre en vous et dans les enfants qui doivent sortir de vous. » Schahzaman n’en dit pas davantage au prince Camaralzaman. Il lui donna entrée dans les conseils de ses États et lui donna d’ailleurs tous les sujets de contentement qu’il pouvait désirer. Au bout d’un an, il le prit en particulier. « Eh bien, mon fils, lui dit-il, vous êtes-vous souvenu de faire réflexion sur le dessein que j’avais de vous marier dès l’année passée ? Refuserez-vous encore de me donner la joie que j’attends de votre obéissance, et voulez-vous me laisser mourir sans me donner cette satisfaction ? » Le prince parut moins déconcerté que la première fois, et il n’hésita pas longtemps à répondre en ces termes, avec fermeté : « Sire, dit-il, je n’ai pas manqué d’y penser avec l’attention que je devais ; mais, après y avoir pensé mûrement, je me suis confirmé davantage dans la résolution de vivre sans m’engager dans le mariage. En effet, les maux infinis que les femmes ont causés de tout temps dans l’univers, comme je l’ai appris pleinement dans nos histoires, et ce que j’entends dire chaque jour de leur malice, sont des motifs qui me persuadent de n’avoir de ma vie aucune liaison avec elles. Ainsi Votre Majesté me pardonnera si j’ose lui représenter qu’il est inutile qu’elle me parle davantage de me marier. » Il en demeura là et quitta le sultan son père brusquement, sans attendre qu’il lui dît autre chose. Tout autre monarque que le roi Schahzaman aurait eu de la peine à ne pas s’emporter, après la hardiesse avec laquelle le prince son fils venait de lui parler, et à ne pas l’en faire repentir ; mais il le chérissait, et il voulait employer toutes les voies de douceur avant de le contraindre. Il communique à son premier ministre le nouveau sujet de chagrin que Camaralzaman venait de lui donner. « J’ai suivi votre conseil, lui dit-il ; mais Camaralzaman est plus éloigné de se marier qu’il ne l’était la première fois que je lui en parlai ; et il s’en est expliqué en des termes si hardis, que j’ai eu besoin de ma raison et de toute ma modération pour ne me pas mettre en colère contre lui. Les pères qui demandent des enfants avec autant d’ardeur que j’ai demandé celui-ci sont autant d’insensés, qui cherchent à se priver eux-mêmes du repos dont il ne tient qu’à eux de jouir tranquillement. Dites-moi, je vous prie, par quels moyens je dois ramener un esprit si rebelle à mes volontés. — Sire, reprit le grand vizir, on vient à bout d’une infinité d’affaires avec la patience ; peut-être que celle-ci n’est pas d’une nature à y réussir par cette voie ; mais Votre Majesté n’aura point à se reprocher d’avoir usé d’une trop grande précipitation, si elle juge à propos de donner une autre année au prince pour se consulter lui-même. Si, dans cet intervalle, il rentre dans son devoir, elle en aura une satisfaction d’autant plus grande qu’elle n’aura employé que la bonté paternelle pour l’y obliger. Si, au contraire, il persiste dans son opiniâtreté, alors quand l’année sera expirée, il me semble que Votre Majesté aura lieu de lui déclarer, en plein conseil, qu’il est du bien de l’État qu’il se marie. Il n’est pas croyable qu’il vous manque de respect à la face d’une compagnie célèbre, que vous honorez de votre présence. » Le sultan, qui désirait si passionnément de voir le prince son fils marié, que les moments d’un si long délai lui paraissaient des années, eut bien de la peine à se résoudre à attendre si longtemps. Il se rendit néanmoins aux raisons de son grand vizir, qu’il ne pouvait désapprouver. Après que le grand vizir se fut retiré, le sultan Schahzaman alla à l’appartement de la mère du prince Camaralzaman, à qui il y avait longtemps qu’il avait témoigné l’ardent désir qu’il avait de le marier. Quand il lui eut raconté avec douleur de quelle manière le prince venait de le refuser une seconde fois, et marqué l’indulgence qu’il voulait bien avoir encore pour lui, par le conseil de son grand vizir : « Madame, lui dit-il, je sais qu’il a plus de confiance en vous qu’en moi ; que vous lui parlez et qu’il vous écoute plus familièrement ; je vous prie de prendre le temps de lui en parler sérieusement et de lui faire bien comprendre que s’il persiste dans son opiniâtreté, il me contraindra, à la fin, d’en venir à des extrémités dont je serais très fâché et qui le feraient repentir lui-même de m’avoir désobéi. » Fatime, c’était ainsi que s’appelait la mère de Camaralzaman, marqua au prince son fils, la première fois qu’elle le vit, qu’elle était informée du nouveau refus de se marier qu’il avait fait au sultan son père, et combien elle était fâchée qu’il lui eût donné un si grand sujet de colère. « Madame, reprit Camaralzaman, je vous supplie de ne pas renouveler ma douleur sur cette affaire ; je craindrais trop, dans le dépit où j’en suis, qu’il ne m’échappât quelque chose contre le respect que je vous dois. » Fatime connut par cette réponse que la plaie était trop récente, et ne lui en parla pas davantage pour cette fois. Longtemps après, Fatime crut avoir trouvé l’occasion de lui parler sur le même sujet, avec plus d’espérance d’être écoutée. « Mon fils, dit-elle, je vous prie, si cela ne vous fait pas de peine, de me dire quelles sont donc les raisons qui vous donnent une si grande aversion pour le mariage. Si vous n’en avez pas d’autres que celle de la malice et de la méchanceté des femmes, elle ne peut pas être plus faible ni moins raisonnable. Je ne veux pas prendre la défense des méchantes femmes : il y en a un très grand nombre, j’en suis très persuadée ; mais c’est une injustice des plus criantes de les taxer toutes de l’être. Eh ! mon fils, vous arrêtez-vous à quelques-unes dont parlent vos livres, qui ont causé, à la vérité, de grands désordres, et que je ne veux pas excuser ? mais, que ne faites-vous attention à tant de monarques, à tant de sultans et à tant d’autres princes particuliers, dont les tyrannies, les barbaries et les cruautés font horreur à lire dans les histoire que j’ai lues comme vous ? Pour une femme vous trouverez mille de ces tyrans, et de ces barbares. Et les femmes honnêtes et sages, mon fils, qui ont le malheur d’être mariées à ces furieux, croyez-vous qu’elles soient fort heureuses ? — Madame, reprit Camaralzaman, je ne doute pas qu’il n’y ait un grand nombre de femmes sages, vertueuses, bonnes, douces et de bonnes mœurs. Plût à Dieu qu’elles vous ressemblassent toutes ! Ce qui me révolte, c’est le choix douteux qu’un homme est obligé de faire pour se marier, ou plutôt qu’on ne lui laisse pas souvent la liberté de faire à sa volonté. Supposons que je me sois résolu à m’engager dans le mariage, comme le sultan mon père le souhaite avec tant d’impatience, quelle femme me donnera-t-il ? Une princesse apparemment, qu’il demandera à quelque prince de ses voisins, qui se fera un grand honneur de la lui envoyer. Belle ou laide, il faudra la prendre. Je veux qu’aucune autre princesse ne lui soit comparable en beauté ; qui peut assurer qu’elle aura l’esprit bien fait ; qu’elle sera traitable, complaisante, accueillante, prévenante, obligeante ; que son entretien ne sera que de choses solides, et non pas d’habillements, d’ajustements, d’ornements et de mille autres badineries qui doivent faire pitié à tout homme de bon sens ; en un mot, qu’elle ne sera pas fière, hautaine, fâcheuse, méprisante, et qu’elle n’épuisera pas tout un État par ses dépenses frivoles en habits, en pierreries, en bijoux, en magnificence folle et mal entendue ? Comme vous le voyez, madame, voilà, sur un seul article, une infinité d’endroits par où je dois me dégoûter entièrement du mariage. Que cette princesse, enfin, soit si parfaite et si accomplie, qu’elle soit irréprochable sur chacun de tous ces points, j’ai un grand nombre de raisons encore plus fortes pour ne me pas désister de mon sentiment non plus que de ma résolution. — Quoi mon fils, repartit Fatime, vous avez d’autres raisons après celles que vous venez de me dire ? Je prétendais cependant vous répondre et vous fermer la bouche en un mot. — Cela ne doit pas vous en empêcher, madame, répliqua le prince ; j’aurai peut-être de quoi répliquer à votre réponse. — Je voulais dire, mon fils, dit alors Fatime, qu’il est aisé à un prince, quand il a eu le malheur d’avoir épousé une princesse telle que vous venez de la dépeindre, de la laisser et de donner de bons ordres pour empêcher qu’elle ne ruine l’État. — Eh ! madame, reprit le prince Camaralzaman, ne voyez-vous pas quelle mortification terrible c’est à un prince d’être contraint d’en venir à cette extrémité ? Ne vaut-il pas beaucoup mieux, pour sa gloire et pour son repos, qu’il ne s’y expose pas ? — Mais, mon fils, dit encore Fatime, de la manière que vous l’entendez, je comprends que vous voulez être le dernier des rois de votre race, qui ont régné si glorieusement dans les îles des enfants de Khaledan. — Madame, répondit le prince Camaralzaman, je ne souhaite pas de survivre au roi mon père. Quand je mourrais avant lui, il n’y aurait pas lieu de s’en étonner, après tant d’exemples d’enfants qui meurent avant leurs pères. Mais il est toujours glorieux à une race de rois de finir par un prince aussi digne de l’être (car je tâcherais de me rendre tel que ses prédécesseurs) que celui par où elle a commencé. » Depuis ce temps-là, Fatime eut très souvent de semblables entretiens avec le prince Camaralzaman, et il n’y a pas de biais par où elle n’eût tâché de déraciner son aversion. Mais il éluda toutes les raisons qu’elle put lui apporter par d’autres raisons auxquelles elle ne savait que répondre, et il demeura inébranlable. L’année s’écoula, et, au grand regret du sultan Schahzaman, le prince Camaralzaman ne donna pas la moindre marque d’avoir changé de sentiment. Un jour de conseil solennel enfin, que le premier vizir, les autres vizirs, les principaux officiers de la couronne et les généraux d’armée étaient assemblés, le sultan prit la parole et dit au prince : « Mon fils, il y a longtemps que je vous ai marqué la passion avec laquelle je désirais de vous voir marié, et j’attendais de vous plus de complaisance pour un père qui ne vous demandait rien que de raisonnable. Après une si longue résistance de votre part, qui a poussé ma patience à bout, je vous marque la même chose en présence de mon conseil. Ce n’est plus simplement pour obliger un père que vous ne devriez pas avoir refusé ; c’est que le bien de mes États l’exige, et que tous ces seigneurs le demandent avec moi. Déclarez-vous donc, afin que selon votre réponse, je prenne les mesures que je dois. » Le prince Camaralzaman répondit avec si peu de retenue, ou plutôt avec tant d’emportement, que le sultan, justement irrité de la confusion qu’un fils lui donnait en plein conseil, s’écria : « Quoi ! fils dénaturé, vous avez l’insolence de parler ainsi à votre père et à votre sultan ! » Il le fit arrêter par les huissiers et conduire à une tour ancienne, mais abandonnée depuis longtemps, où il fut enfermé, avec un lit, peu d’autres meubles, quelques livres et un seul esclave pour le servir. Camaralzaman, content d’avoir la liberté de s’entretenir avec ses livres, regarda sa prison avec assez d’indifférence. Sur le soir, il se leva, il fit sa prière ; et, après avoir lu quelques chapitres de l’Alcoran, avec la même tranquillité que s’il eût été dans son appartement, au palais du sultan son père, il se coucha sans éteindre la lampe, qu’il laissa près de son lit, et s’endormit. Dans cette tour il y avait un puits qui servait de retraite pendant le jour à une fée nommée Maimoune, fille de Damriat, roi ou chef d’une légion de génies. Il était environ minuit, lorsque Maimoune s’élança légèrement au haut du puits, pour aller par le monde, selon sa coutume, où la curiosité la porterait. Elle fut fort étonnée de voir de la lumière dans la chambre du prince Camaralzaman. Elle y entra, et, sans s’arrêter à l’esclave qui était couché à la porte, elle s’approcha du lit, dont la magnificence l’attira ; et elle fut plus surprise qu’auparavant de voir que quelqu’un y était couché. Le prince Camaralzaman avait le visage à demi caché sous la couverture. Maimoune la leva un peu, et elle vit le plus beau jeune homme qu’elle eût jamais vu en aucun endroit de la terre habitable, qu’elle avait souvent parcourue. « Quel éclat, dit-elle en elle-même, ou plutôt quel prodige de beauté ne doit-ce pas être, lorsque les yeux que cachent des paupières si bien formées sont ouverts ! Quel sujet peut-il avoir donné, pour être traité d’une manière si indigne du haut rang dont il est ? » Car elle avait déjà appris de ses nouvelles, et elle se douta de l’affaire. Maimoune ne pouvait se lasser d’admirer le prince Camaralzaman ; mais enfin, après l’avoir baisé sur chaque joue et au milieu du front, sans l’éveiller, elle remit la couverture comme elle était auparavant et prit son vol dans l’air. Lorsqu’elle se fut élevée bien haut vers la moyenne région, elle fut frappée d’un bruit d’ailes qui l’obligea de voler du même côté. En approchant, elle connut que c’était un génie qui faisait ce bruit, mais un génie de ceux qui sont rebelles à Dieu, car, pour Maimoune, elle était de ceux que le grand Salomon contraignit de le reconnaître depuis ce temps-là. Le génie, qui se nommait Danhasch, et qui était fils de Scharnhourasch, reconnut aussi Maimoune, mais avec une grande frayeur. En effet, il connaissait qu’elle avait une grande supériorité sur lui par sa soumission à Dieu. Il aurait bien voulu éviter sa rencontre ; mais il se trouva si près d’elle qu’il fallait se battre ou céder. Danhasch prévint Maimoune : « Brave Maimoune, lui dit-il d’un ton de suppliant, jurez-moi, par le grand nom de Dieu, que vous ne me ferez pas de mal, et je vous promets, de mon côté, de ne vous en pas faire. — Maudit génie, reprit Maimoune, quel mal peux-tu me faire ? je ne te crains pas. Je veux bien t’accorder cette grâce, et je te fais le serment que tu me demandes. Dis-moi présentement d’où tu viens, ce que tu as vu, ce que tu as fait cette nuit. — Belle dame, répondit Danhasch, vous me rencontrez à propos pour entendre quelque chose de merveilleux. Puisque vous le souhaitez, je vous dirai que je viens des extrémités de la Chine, où elles regardent les dernières îles de cet hémisphère... Mais, charmante Maimoune, dit ici Danhasch, qui tremblait de peur à la présence de cette fée, et qui avait de la peine à parler, vous me promettez au moins de me pardonner et de me laisser aller librement quand j’aurai satisfait à vos demandes ? — Poursuis, poursuis, maudit, reprit Maimoune, et ne crains rien. Crois-tu que je sois une perfide comme toi, et que je sois capable de manquer au grand serment que je t’ai fait ? Prends bien garde seulement de ne me rien dire qui ne soit vrai : autrement, je te couperai les ailes et je te traiterai comme tu le mérites. » Danhasch, un peu rassuré par ces paroles de Maimoune : « Ma chère dame, reprit-il, je ne vous dirai rien que de très vrai ayez seulement la bonté de m’écouter. Le pays de la Chine, d’où je viens, est un des plus grands et des plus puissants royaumes de la terre, d’où dépendent les dernières îles de cet hémisphère dont je vous ai déjà parlé. Le roi d’aujourd’hui s’appelle Gaïour, et ce roi a une fille unique, la plus belle qu’on ait jamais vue dans l’univers, depuis que le monde est monde. Ni vous, ni moi, ni les génies de votre parti ni du mien, ni tous les hommes ensemble, nous n’avons pas de termes propres, d’expressions assez vives, ou d’éloquence suffisante, pour en faire un portrait qui approche de ce qu’elle est en effet. Elle a les cheveux bruns et d’une si grande longueur, qu’ils lui descendent beaucoup plus bas que les pieds ; et ils sont en si grande abondance, qu’ils ne ressemblent pas mal à une de ces belles grappes de raisin dont les grains sont d’une grosseur extraordinaire, lorsqu’elle les a accommodés en boucles sur sa tête. Au-dessous de ses cheveux, elle a le front aussi uni que le miroir le mieux poli, et d’une forme admirable ; les yeux noirs, à fleur de tête, brillants et pleins de feu ; le nez, ni trop long ni trop court ; la bouche petite et vermeille ; les dents sont comme deux files de perles, qui surpassent les plus belles en blancheur ; et, quand elle remue la langue pour parler, elle rend une voix douce et agréable, et elle s’exprime par des paroles qui marquent la vivacité de son esprit ; le plus bel albâtre n’est pas plus blanc que sa gorge. De cette faible ébauche enfin, vous jugerez aisément qu’il n’y a pas de beauté au monde plus parfaite. « Qui ne connaîtrait pas bien le roi père de cette princesse jugerait, aux marques de tendresse paternelle qu’il lui a données, qu’il en est amoureux. Jamais amant n’a fait pour la maîtresse la plus chérie ce qu’on lui a vu faire pour elle. En effet, la jalousie la plus violente n’a jamais fait imaginer ce que le soin de la rendre inaccessible à tout autre qu’à celui qui doit l’épouser lui a fait inventer et exécuter. Afin qu’elle n’eût pas à s’ennuyer dans la retraite qu’il avait résolu qu’elle gardât, il lui a fait bâtir sept palais, à quoi on n’a jamais rien vu ni entendu de pareil. « Le premier palais est de cristal de roche, le second de bronze, le troisième de fin acier, le quatrième d’une autre sorte de bronze plus précieux que le premier et que l’acier, le cinquième de pierre de touche, le sixième d’argent, et le septième d’or massif. Il les a meublés d’une somptuosité inouïe, chacun d’une manière proportionnée à la matière dont ils sont bâtis. Il n’a pas oublié, dans les jardins qui les accompagnent, les parterres de gazon émaillés de fleurs, les pièces d’eau, les jets d’eau, les canaux, les cascades, les bosquets plantés d’arbres à perte de vue, où le soleil ne pénètre jamais ; le tout d’une ordonnance différente en chaque jardin Le roi Gaïour enfin a fait voir que l’amour paternel seul lui a fait faire une dépense presque immense. « Sur la renommée de la beauté incomparable de la princesse les rois voisins les plus puissants envoyèrent d’abord la demander en mariage par des ambassades solennelles. Le roi de la Chine les reçut toutes avec le même accueil ; mais comme il ne voulait marier la princesse que de son consentement, et que la princesse n’agréait aucun des partis qu’on lui proposait, si les ambassadeurs se retiraient peu satisfaits quant au sujet de leur ambassade, ils partaient au moins très contents des civilités et des honneurs qu’ils avaient reçus. « Sire, disait la princesse au roi de la Chine, vous voulez me marier, et vous croyez par là me faire un grand plaisir. J’en suis persuadée, et je vous en suis très obligée. Mais où pourrais-je trouver ailleurs que près de Votre Majesté des palais si superbes et des jardins si délicieux ? J’ajoute que, sous votre bon plaisir, je ne suis contrainte en rien, et qu’on me rend les mêmes honneurs qu’à votre propre personne. Ce sont des avantages que je ne trouverais en aucun autre endroit du monde, à quelque époux que je voulusse me donner. Les maris veulent toujours être les maîtres, et je ne suis pas d’humeur à me laisser commander. » Après plusieurs ambassades, il en arriva une de la part d’un roi plus riche et plus puissant que tous ceux qui s’étaient présentés. Le roi de la Chine en parla à la princesse sa fille et lui exagéra combien il lui serait avantageux de l’accepter pour époux. La princesse le supplia de vouloir l’en dispenser et lui apporta les mêmes raisons qu’auparavant. Il la pressa ; mais, au lieu de se rendre, la princesse perdit le respect qu’elle devait au roi son père. « Sire, lui dit-elle en colère, ne me parlez pas de ce mariage, ni d’aucun autre ; sinon je m’enfoncerai le poignard dans le sein et me délivrerai de vos importunités. » Le roi de la Chine, extrêmement indigné contre la princesse, lui repartit : « Ma fille, vous êtes une folle, et je vous traiterai en folle. » En effet, il la fit renfermer dans un seul appartement d’un de ses palais et ne lui donna que dix vieilles femmes pour lui tenir compagnie et la servir, dont la principale était sa nourrice. Ensuite, afin que les rois voisins qui lui avaient envoyé des ambassades ne songeassent plus à elle, il leur dépêcha des envoyés pour leur annoncer l’éloignement où elle était pour le mariage ; et, comme il ne douta pas qu’elle ne fût véritablement folle, il chargea les mêmes envoyés de faire savoir dans chaque cour que, s’il y avait quelque médecin assez habile pour la guérir, il n’avait qu’à venir, et qu’il la lui donnerait pour femme en récompense. « Belle Maimoune, poursuivit Danhasch, les choses sont en cet état, et je ne manque pas d’aller régulièrement, chaque jour, contempler cette beauté incomparable, à qui je serais bien fâché d’avoir fait le moindre mal, nonobstant ma malice naturelle. Venez la voir, je vous en conjure : elle en vaut la peine. Quand vous aurez connu par vous-même que je ne suis pas un menteur, je suis persuadé que vous m’aurez quelque obligation de vous avoir fait voir une princesse qui n’a pas d’égale en beauté. Je suis prêt à vous servir de guide, vous n’avez qu’à commander. » Au lieu de répondre à Danhasch, Maimoune fit de grands éclats de rire qui durèrent longtemps ; et Danhasch, qui ne savait à quoi en attribuer la cause, demeura dans un grand étonnement. Quand elle eut bien ri à plusieurs reprises : « Bon ! bon ! lui dit-elle, tu veux m’en faire accroire. Je croyais que tu allais me parler de quelque chose de surprenant et d’extraordinaire, et tu me parles d’une chassieuse. Eh ! fi, fi ! que dirais-tu donc, maudit, si tu avais vu comme moi le beau prince que je viens de voir en ce moment, et que j’aime autant qu’il le mérite ? Vraiment c’est bien autre chose tu en deviendrais fou. — Agréable Maimoune, reprit Danhasch, oserais-je vous demander qui peut être ce prince dont vous me parlez ? Sache, lui dit Maimoune, qu’il lui est arrivé à peu près la même chose qu’à la princesse dont tu viens de m’entretenir. Le roi son père voulait le marier à toute force après de longues et de grandes importunités, il a déclaré franc et net qu’il n’en ferait rien c’est la cause pour laquelle, à l’heure où je te parle, il est en prison dans une vieille tour où je fais ma demeure et où je viens de l’admirer. — Je ne veux pas absolument vous contredire, repartit Danhasch ; mais, ma belle dame, vous me permettrez bien, jusqu’à ce que j’aie vu votre prince, de croire qu’aucun mortel ni aucune mortelle n’approche de la beauté de ma princesse. — Tais-toi, maudit, répliqua Maimoune ; je te dis encore une fois que cela ne peut pas être. — Je ne veux pas m’opiniâtrer contre vous, ajouta Danhasch ; le moyen de vous convaincre si je dis vrai ou faux, c’est d’accepter la proposition que je vous ai faite de venir voir ma princesse, et de me montrer ensuite votre prince. — Il n’est pas besoin que je prenne cette peine, reprit encore Maimoune : il y a un autre moyen de nous satisfaire l’un et l’autre : c’est d’apporter ta princesse et de la mettre à côté de mon prince, sur son lit. De la sorte, il nous sera aisé, à moi et à toi, de les comparer ensemble et de vider notre procès. » Danhasch consentit à ce que la fée souhaitait, et il voulait retourner à la Chine sur-le-champ. Maimoune l’arrêta : « Attends, lui dit-elle ; viens que je te montre auparavant la tour où tu dois apporter ta princesse. » Ils volèrent ensemble jusqu’à la tour, et quand Maimoune l’eut montrée à Danhasch : « Va prendre ta princesse, lui dit-elle, et fais vite, tu me trouveras ici. Mais écoute : j’entends au moins que tu me payeras une gageure si mon prince se trouve plus beau que ta princesse ; et je veux bien aussi t’en payer une si ta princesse est plus belle. » Danhasch s’éloigna de la fée, se rendit à la Chine et revint avec une diligence incroyable, chargé de la belle princesse endormie. Maimoune la reçut et l’introduisit dans la chambre du prince Camaralzaman, où ils la posèrent ensemble sur le lit, à côté de lui. Quand le prince et la princesse furent ainsi à côté l’un de l’autre, il y eut une grande contestation sur la préférence de leur beauté entre la fée et le génie. Ils turent quelque temps à les admirer et à les comparer ensemble sans parler. Danhasch rompit le silence : « Vous le voyez, dit-il à Maimoune, et je vous l’avais bien dit que ma princesse était plus belle que votre prince. En doutez-vous présentement ? — Comment si j’en doute ? reprit Maimoune. Oui vraiment, j’en doute. Il faut que tu sois aveugle, pour ne pas voir que mon prince l’emporte de beaucoup sur ta princesse. Ta princesse est belle, je ne le désavoue pas ; mais ne te presse pas, et compare-les bien l’un avec l’autre sans prévention : tu verras que la chose est comme je le dis. — Quand je mettrais plus de temps à les comparer davantage, reprit Danhasch, je n’en penserais pas autrement que je n’en pense. J’ai vu ce que je vois du premier coup d’œil, et le temps ne me ferait pas voir autre chose que ce que je vois. Cela n’empêchera pas néanmoins, charmante Maimoune, que je ne vous cède, si vous le souhaitez. — Cela ne sera pas ainsi, reprit Maimoune : je ne veux pas qu’un mauvais génie comme toi me fasse de grâce. Je remets la chose à un arbitre ; et, si tu n’y consens, je prends gain de cause sur ton refus. Danhasch, qui était prêt à avoir toute autre complaisance pour Maimoune, n’eut pas plus tôt donné son consentement que Maimoune frappa la terre de son pied. La terre s’entr’ouvrit, et aussitôt il en sortit un génie hideux, bossu, borgne et boiteux, avec six cornes à la tête, et les mains et les pieds crochus. Dès qu’il fut dehors, que la terre se fut rejointe et qu’il eut aperçu Maimoune, il se jeta à ses pieds ; et, en demeurant un genou en terre, il lui demanda ce qu’elle souhaitait de son très humble service. « Levez-vous, Caschcasch, lui dit-elle (c’était le nom du génie), je vous fais venir ici pour être juge d’une dispute que j’ai avec ce maudit Danhasch. Jetez les yeux sur ce lit et dites-nous, sans partialité, qui vous paraît le plus beau du jeune homme ou de la jeune dame. Caschcasch regarda le prince et la princesse avec des marques d’une surprise et d’une admiration extraordinaires. Après qu’il les eut bien considérés sans pouvoir se déterminer : « Madame, dit-il à Maimoune, je vous avoue que je vous tromperais et que je me trahirais moi-même, si je vous disais que je trouve l’un plus beau que l’autre. Plus je les examine, et plus il me semble que chacun possède au souverain degré la beauté qu’ils ont en partage, autant que je puis m’y connaître, et l’un n’a pas le moindre défaut par où l’on puisse dire qu’il cède à l’autre. Si l’un ou l’autre en a quelqu’un, il n’y a, selon mon avis, qu’un moyen pour en être éclairci : c’est de les éveiller l’un après l’autre, et que vous conveniez que celui qui témoignera plus d’amour par son ardeur, par son empressement et même par son emportement pour l’autre aura moins de beauté en quelque chose. » Le conseil de Caschcasch plut agréablement à Maimoune et à Danhasch. Maimoune se changea en puce et sauta au cou de Camaralzaman. Elle le piqua si vivement qu’il s’éveilla et y porta la main ; mais il ne prit rien. Maimoune avait été prompte à faire un saut en arrière et à reprendre sa forme ordinaire, invisible néanmoins comme les deux génies, pour être témoin de ce qu’il allait faire. En retirant la main, le prince la laissa tomber sur celle de la princesse de Chine. Il ouvrit les yeux, et il fut dans la dernière surprise de voir une dame couchée près de lui, et une dame d’une si grande beauté. Il leva la tête et s’appuya du coude, pour la mieux considérer. La grande jeunesse de la princesse et sa beauté incomparable l’embrasèrent, en un instant, d’un feu auquel il n’avait pas encore été sensible et dont il s’était gardé jusqu’alors avec tant d’aversion. L’amour s’empara de son cœur de la manière la plus vive, et il ne put s’empêcher de s’écrier : « Quelle beauté ! quels charmes ! mon cœur, mon âme ! » Et, en disant ces paroles, il la baisa au front, aux deux joues et à la bouche, avec si peu de précaution, qu’elle se fût éveillée si elle n’eût dormi plus fort qu’à l’ordinaire, par l’enchantement de Danhasch. « Quoi ! ma belle dame, dit le prince, vous ne vous éveillez pas à ces marques d’amour du prince Camaralzaman ! Qui que vous soyez, il n’est pas indigne du vôtre. » Il allait l’éveiller tout de bon ; mais il se retint tout à coup. « Ne serait-ce pas, dit-il en lui-même, celle que le sultan mon père voulait me donner en mariage ? Il a eu grand tort de ne me la pas faire voir plus tôt. Je ne l’aurais pas offensé par ma désobéissance et mon emportement si public contre lui, et il se fût épargné à lui-même la confusion que je lui ai donnée. Le prince Camaralzaman se repentit sincèrement de la faute qu’il avait commise, et il fut encore sur le point d’éveiller la princesse de la Chine. « Peut-être aussi, dit-il en se reprenant, que le sultan mon père veut me surprendre : sans doute qu’il a envoyé cette jeune dame pour éprouver si j’ai véritablement autant d’aversion pour le mariage que je lui en ai fait paraître. Qui sait s’il ne l’a pas amenée lui-même et s’il ne s’est pas caché pour se faire voir et me faire honte de ma dissimulation ? Cette seconde faute serait beaucoup plus grande que la première. A tout événement, je me contenterai de cette bague pour me souvenir d’elle. » C’était une fort belle bague, que la princesse avait au doigt. Il la tira adroitement, et mit la sienne à la place. Aussitôt il lui tourna le dos, et il ne fut pas longtemps à dormir d’un sommeil aussi profond qu’auparavant, par l’enchantement des génies. Dès que le prince Camaralzaman fut bien endormi, Danhasch se transforma en puce à son tour et alla mordre la princesse au bas de la lèvre. Elle s’éveilla en sursaut, se mit sur son séant et, en ouvrant les yeux, elle fut fort étonnée de se voir couchée avec un homme. De l’étonnement elle passa à l’admiration, et de l’admiration à un épanchement de joie qu’elle fit paraître, dès qu’elle eut vu que c’était un jeune homme si bien fait et si aimable. « Quoi ! s’écria-t-elle, est-ce vous que le roi mon père m’avait destiné pour époux ? Je suis bien malheureuse de ne l’avoir pas su : je ne l’aurais pas mis en colère contre moi, et je n’aurais pas été si longtemps privée d’un mari que je ne puis m’empêcher d’aimer de tout mon cœur. Éveillez-vous, éveillez-vous : il ne sied pas à un mari de tant dormir la première nuit de ses noces. » En disant ces paroles, la princesse prit le prince Camaralzaman par le bras et l’agita si fort, qu’il se fût éveillé si, dans le moment, Maimoune n’eût augmenté son sommeil en augmentant son enchantement. Elle l’agita de même à plusieurs reprises ; et, comme elle vit qu’il ne s’éveillait pas : « Eh quoi ! reprit-elle, que vous est-il arrivé ? Quelque rival, jaloux de votre bonheur et du mien, aurait-il eu recours à la magie et vous aurait-il jeté dans cet assoupissement insurmontable, lorsque vous devez être plus éveillé que jamais ? » Elle lui prit la main ; en la baisant tendrement, elle s’aperçut de la bague qu’il avait au doigt. Elle la trouva si semblable à la sienne qu’elle fut convaincue que c’était elle-même, quand elle eut vu qu’elle en avait une autre. Elle ne comprit pas comment cet échange s’était fait ; mais elle ne douta pas que ce ne fût la marque certaine de leur mariage. Lassée de la peine inutile qu’elle avait prise pour l’éveiller, et assurée, comme elle le pensait, qu’il ne lui échapperait pas : « Puisque je ne puis venir à bout de vous éveiller, dit-elle, je ne m’opiniâtre pas davantage à interrompre votre sommeil. A nous revoir. » Après lui avoir donné un baiser à la joue, en prononçant ces dernières paroles, elle se recoucha et mit très peu de temps à se rendormir. Quand Maimoune vit qu’elle pouvait parler sans craindre que la princesse de la Chine se réveillât : « Eh bien, maudit, dit-elle à Danhasch, as-tu vu ? Es-tu convaincu que la princesse est moins belle que mon prince ? Va, je veux bien te faire grâce de la gageure que tu me dois. Une autre fois, crois-moi quand je t’aurai assuré quelque chose. » En se tournant du côté de Caschcasch : « Pour vous, ajouta-t-elle, je vous remercie. Prenez la princesse avec Danhasch et remportez-la ensemble dans son lit, où il vous mènera. » Danshach et Caschcasch exécutèrent l’ordre de Maimoune, et Maimoune se retira dans son puits. Le prince Camaralzaman, en s’éveillant le lendemain matin, regarda à côté de lui si la dame qu’il avait vue la même nuit y était encore. Quand il vit qu’elle n’y était plus : « Je l’avais bien pensé, dit-il en lui-même, que c’était une surprise que le roi mon père voulait me faire : je me sais bon gré de m’en être gardé. » Il éveilla l’esclave, qui dormait encore, et le pressa de venir l’habiller, sans lui parler de rien. L’esclave lui apporta le bassin et l’eau ; il se leva, et après avoir fait sa prière, il prit un livre et lut quelque temps. Après ses exercices ordinaires, Camaralzaman appela l’esclave : « Viens ça, lui dit-il, et ne mens pas. Dis-moi comment est venue la dame qui a couché cette nuit avec moi, et qui l’a amenée. — Prince, répondit l’esclave avec un grand étonnement, de quelle dame entendez-vous parler ? — De celle, te dis-je, reprit le prince, qui est venue ou qu’on m’a amenée cette nuit, et qui a couché avec moi. — Prince, repartit l’esclave, je vous jure que je n’en sais rien. Par où cette dame serait-elle venue, puisque je couche à la porte ? — Tu es un menteur, maraud, répliqua le prince, et tu es d’intelligence pour m’affliger davantage et me faire enrager. » En disant ces mots, il lui appliqua un soufflet dont il le jeta par terre ; et, après l’avoir foulé longtemps sous les pieds, il le lia au-dessous des épaules avec la corde du puits, le descendit dedans et le plongea plusieurs fois dans l’eau par-dessus la tête : « Je te noierai s’écria-t-il, si tu ne me dis promptement qui est la dame et qui l’a amenée. » L’esclave, furieusement embarrassé, moitié dans l’eau, moitié dehors, dit en lui-même : « Sans doute que le prince a perdu l’esprit de douleur, et je ne puis échapper que par un mensonge. Prince, dit-il d’un ton de suppliant, donnez-moi la vie, je vous en conjure : je promets de vous dire la chose comme elle est. » Le prince retira l’esclave et le pressa de parler. Dès qu’il fut hors du puits : « Prince, lui dit l’esclave en tremblant, vous voyez bien que je ne puis vous satisfaire dans l’état où je suis ; donnez-moi le temps d’aller changer d’habit auparavant. — Je te l’accorde, reprit le prince ; mais fais vite, et prends bien garde de ne me pas cacher la vérité. » L’esclave sortit ; et, après avoir fermé la porte sur le prince il courut au palais dans l’état où il était. Le roi s’y entretenait avec son premier vizir et se plaignait à lui de la mauvaise nuit qu’il avait passée, au sujet de la désobéissance et de l’emportement si criminel du prince son fils, qui s’opposait à sa volonté. Ce ministre tâchait de le consoler et de lui faire comprendre que le prince lui-même lui avait donné lieu de le réduire. « Sire, lui disait-il, Votre Majesté ne doit pas se repentir de l’avoir fait arrêter. Pourvu qu’elle ait la patience de le laisser quelque temps dans sa prison, elle doit se persuader qu’il abandonnera cette fougue de jeunesse et qu’enfin il se soumettra à tout ce qu’elle exigera de lui. » Le grand vizir achevait ces derniers mots, lorsque l’esclave se présenta au roi Schahzaman. « Sire, lui dit-il, je suis bien fâché de venir annoncer à Votre Majesté une nouvelle qu’elle ne peut écouter qu’avec un grand déplaisir. Ce que le prince votre fils dit d’une dame qui a couché cette nuit avec lui, et l’état où il m’a mis, comme Votre Majesté peut le voir, ne font que trop connaître qu’il n’est plus dans son bon sens. » Il fit ensuite le détail de tout ce que le prince Camaralzaman avait dit et de la manière dont il l’avait traité, en des termes qui donnèrent créance à son discours. Le roi, qui ne s’attendait pas à ce nouveau sujet d’affliction : « Voici, dit-il à son premier ministre, un incident des plus fâcheux, bien différent de l’espérance que vous me donniez tout à l’heure. Allez, ne perdez pas de temps : voyez vous-même ce que c’est, et venez m’en informer. » Le grand vizir obéit sur-le-champ et, en entrant dans la chambre du prince, il le trouva assis et fort tranquille, avec un livre à la main, qu’il lisait. Il le salua, et après qu’il se fut assis près de lui : « Je veux un grand mal à votre esclave, lui dit-il, d’être venu effrayer le roi votre père par la nouvelle qu’il vient de lui apporter. — Quelle est cette nouvelle, reprit le prince, qui peut lui avoir donné tant de frayeur ? J’ai un sujet bien plus grand de me plaindre de mon esclave. — Prince, repartit le vizir, à Dieu ne plaise que ce qu’il a rapporté de vous soit véritable Le bon état où je vous vois, et où je prie Dieu qu’il vous conserve, me fait connaître qu’il n’en est rien. — Peut-être, répliqua le prince, qu’il ne s’est pas bien fait entendre. Puisque vous êtes venu, je suis bien aise de demander à une personne comme vous, qui devez en savoir quelque chose, où est la dame qui a couché cette nuit avec moi. » Le grand vizir demeura comme hors de lui-même à cette demande. « Prince, répondit-il, ne soyez pas surpris de l’étonnement que je fais paraître sur ce que vous me demandez. Serait-il possible, je ne dis pas qu’une dame, mais qu’aucun homme au monde eût pénétré, de nuit, jusqu’en ce lieu, où l’on ne peut entrer que par la porte et qu’en marchant sur le ventre de votre esclave ? De grâce, rappelez votre mémoire, et vous trouverez que vous avez eu un songe qui vous a laissé cette forte impression. — Je ne m’arrête pas à votre discours, reprit le prince d’un ton plus haut : je veux savoir absolument qu’est devenue cette dame ; et je suis ici dans un lieu où je saurai me faire obéir. » A ces paroles fermes, le grand vizir fut dans un embarras qu’on ne peut exprimer, et il songea au moyen de s’en tirer le mieux qu’il lui serait possible. Il prit le prince par la douceur et il lui demanda, dans les termes les plus humbles et les plus ménagés, si lui-même il avait vu cette dame. « Oui, oui, repartit le prince, je l’ai vue, et je me suis fort bien aperçu que vous l’avez apostée pour me tenter. Elle a fort bien joué le rôle que vous lui avez prescrit, de ne pas dire un mot, de faire la dormeuse et de se retirer dès que je serais rendormi. Vous le savez sans doute, et elle n’aura pas manqué de vous en faire le récit. — Prince, répliqua le grand vizir, je vous jure qu’il n’est rien de tout ce que je viens d’entendre de votre bouche, et que le roi votre père et moi nous ne vous avons pas envoyé la dame dont vous parlez : nous n’en avons pas même eu la pensée. Permettez-moi de vous dire encore une fois que vous n’avez vu cette dame qu’en songe. — Vous venez donc pour vous moquer aussi de moi, répliqua encore le prince en colère, et pour me dire en face que ce que je vous dis est un songe ? » Il le prit aussitôt par la barbe et il le chargea de coups aussi longtemps que ses forces le lui permirent. Le pauvre grand vizir essuya patiemment toute la colère du prince Camaralzaman, par respect. « Me voilà, dit-il en lui-même, dans le même cas que l’esclave : trop heureux si je puis échapper comme lui d’un si grand danger ! » Au milieu des coups dont le prince le chargeait encore : « Prince, s’écria-t-il, je vous supplie de me donner un moment d’audience. » Le prince, las de frapper, le laissa parler. « Je vous avoue, prince, dit alors le grand vizir en dissimulant, qu’il est quelque chose de ce que vous croyez. Mais vous n’ignorez pas la nécessité où est un ministre d’exécuter les ordres du roi son maître. Si vous avez la bonté de me le permettre, je suis prêt à aller lui dire de votre part ce que vous m’ordonnerez. — Je vous le permets, lui dit le prince allez, et dites-lui que je veux épouser la dame qu’il m’a envoyée ou amenée, et qui a couché cette nuit avec moi. Faites promptement, et apportez-moi la réponse. » Le grand vizir fit une profonde révérence en le quittant, et il ne se crut délivré que quand il fut hors de la tour et qu’il eut refermé la porte sur le prince. Le grand vizir se présenta devant le roi Schahzaman avec une tristesse qui l’affligea d’abord. « Eh bien lui demanda ce monarque, en quel état avez-vous trouvé mon fils ? — Sire, répondit ce ministre, ce que l’esclave a rapporté à Votre Majesté n’est que trop vrai. » Il lui fit le récit de l’entretien qu’il avait eu avec Camaralzaman, de l’emportement de ce prince dès qu’il eut entrepris de lui représenter qu’il n’était pas possible que la dame dont il parlait eût couché avec lui, du mauvais traitement qu’il avait reçu de lui et de l’adresse dont il s’était servi pour échapper de ses mains. Schahzaman, d’autant plus mortifié qu’il aimait toujours le prince avec tendresse, voulut s’éclaircir de la vérité par lui-même ; il alla le voir à la tour et mena le grand vizir avec lui. Le prince Camaralzaman reçut le roi son père dans la tour où il était en prison, avec un grand respect. Le roi s’assit et, après qu’il eut fait asseoir le prince près de lui, il lui fit plusieurs demandes auxquelles il répondit d’un très bon sens ; et, de temps en temps, il regardait le grand vizir, comme pour lui dire qu’il ne voyait pas que le prince son fils eût perdu l’esprit, comme il l’avait assuré, et qu’il fallait qu’il l’eût perdu lui-même. Le roi, enfin, parla de la dame au prince : « Mon fils, lui dit-il, je vous prie de me dire ce que c’est que cette dame qui a couché cette nuit avec vous, à ce que l’on dit. — Sire, répondit Camaralzaman, je supplie Votre Majesté de ne pas augmenter le chagrin qu’on m’a déjà donné sur ce sujet : faites-moi plutôt la grâce de me la donner en mariage. Quelque aversion que je vous aie témoignée jusqu’à présent pour les femmes, cette jeune beauté m’a tellement charmé que je ne fais pas difficulté de vous avouer ma faiblesse. Je suis prêt à la recevoir de votre main, avec la dernière obligation. » Le roi Schahzaman demeura interdit à la réponse du prince, si éloignée, comme il lui semblait, du bon sens qu’il venait de faire paraître auparavant. « Mon fils, reprit-il, vous me tenez un discours qui me jette dans un étonnement dont je ne puis revenir. Je vous jure, par la couronne qui doit passer à vous après moi, que je ne sais pas la moindre chose de la dame dont vous me parlez. Je n’y ai aucune part, s’il en est venu quelqu’une. Mais comment aurait-elle pu pénétrer dans cette tour sans mon consentement ? Car, quoi que vous en ait pu dire mon grand vizir, il ne l’a fait que pour tâcher de vous apaiser. Il faut que ce soit un songe prenez-y garde, je vous en conjure, et rappelez vos sens. — Sire, repartit le prince, je serais indigne à jamais des bontés de votre Majesté, si je n’ajoutais pas foi à l’assurance qu’elle me donne. Mais je la supplie de vouloir bien se donner la patience de m’écouter et de juger si ce que j’aurai l’honneur de lui dire est un songe. » Le prince Camaralzaman raconta alors au roi son père de quelle manière il s’était éveillé. Il lui exagéra la beauté et les charmes de la dame qu’il avait trouvée à son côté, l’amour qu’il avait conçu pour elle en un moment, et tout ce qu’il avait fait inutilement pour la réveiller. Il ne lui cacha pas même ce qui l’avait obligé de se réveiller et de se rendormir, après qu’il eut fait l’échange de sa bague avec celle de la dame. En achevant enfin, et en lui présentant la bague qu’il tira de son doigt : « Sire, ajouta-t-il, la mienne ne vous est pas inconnue, vous l’avez vue plusieurs fois. Après cela, j’espère que vous serez convaincu que je n’ai pas perdu l’esprit, comme on vous l’a fait accroire. » Le roi Schahzaman connut si clairement la vérité de ce que le prince son fils venait de lui raconter, qu’il n’eut rien à répliquer. Il en fut même dans un étonnement si grand qu’il demeura longtemps sans dire un mot. Le prince profita de ces moments : « Sire, lui dit-il encore, la passion que je sens pour cette charmante personne dont je conserve la précieuse image dans mon cœur, est déjà si violente, que je ne me sens pas assez de force pour y résister. Je vous supplie d’avoir compassion de moi et de me procurer le bonheur de la posséder. — Après ce que je viens d’entendre, mon fils, et après ce que je vois par cette bague, reprit le roi Schahzaman, je ne puis douter que votre passion ne soit réelle et que vous n’ayez vu la dame qui l’a fait naître. Plût à Dieu que je la connusse cette dame, vous seriez content dès aujourd’hui, et je serais le père le plus heureux du monde ! Mais où la chercher ? comment et par où est-elle entrée ici, sans que j’en aie rien vu et sans mon consentement ? Pourquoi y est-elle entrée seulement pour dormir avec vous, pour vous faire voir sa beauté, vous enflammer d’amour pendant qu’elle dormait et disparaître pendant que vous dormiez ? Je ne comprends rien dans cette aventure, mon fils ; et, si le ciel ne vous est favorable, elle nous mettra au tombeau, vous et moi. » En achevant ces paroles et en prenant le prince par la main : « Venez, ajouta-t-il, allons nous affliger ensemble, vous d’aimer sans espérance, et moi de vous voir affligé et de ne pouvoir remédier à votre mal. » Le roi Schahzaman tira le prince hors de la tour et l’emmena au palais, où le prince, au désespoir d’aimer de toute son âme une dame inconnue, se mit d’abord au lit. Le roi s’enferma et pleura plusieurs jours avec lui, sans vouloir prendre aucune connaissance des affaires de son royaume. Son premier ministre, qui était le seul à qui il avait laissé l’entrée libre, vint, un jour, lui représenter que toute sa cour et même les peuples commençaient à murmurer de ne le pas voir et de ce qu’il ne rendait plus la justice chaque jour, à son ordinaire, et qu’il ne répondait pas du désordre qui pouvait arriver. « Je supplie Votre Majesté, poursuivit-il, d’y faire attention. Je suis persuadé que sa présence soulage la douleur du prince et que la présence du prince soulage la vôtre aussi ; mais elle doit songer à ne pas laisser tout périr. Elle voudra bien que je lui propose de se transporter avec le prince au château de la petite île, peu éloignée du port, et de donner audience deux fois la semaine seulement. Pendant que cette fonction l’obligera de s’éloigner du prince, la beauté charmante du lieu, le bon air et la vue merveilleuse dont on y jouit feront que le prince supportera votre absence de peu de durée avec plus de patience. » Le roi Schahzaman approuva ce conseil : et dès que le château, où il n’était allé depuis longtemps, fut meublé, il y passa avec le prince, où il ne le quittait que pour donner les deux audiences précisément. Il passait le reste du temps au chevet de son lit, et tantôt il tâchait de lui donner de la consolation, tantôt il s’affligeait avec lui. Pendant que ces choses se passaient dans la capitale du roi Schahzaman, les deux génies Danhasch et Caschcasch avaient reporté la princesse de la Chine au palais où le roi de la Chine l’avait enfermée, et l’avaient remise dans son lit. Le lendemain matin, à son réveil, la princesse de la Chine regarda à droite et à gauche ; et, quand elle eut vu que le prince Camaralzaman n’était plus près d’elle, elle appela ses femmes, d’une voix qui les fit accourir promptement et environner son lit. La nourrice, qui se présenta à son chevet, lui demanda ce qu’elle souhaitait et s’il lui était arrivé quelque chose. « Dites-moi, reprit la princesse, qu’est devenu le jeune homme, que j’aime de tout mon cœur, qui a couché cette nuit avec moi ? —Princesse, répondit la nourrice, nous ne comprenons rien à votre discours, si vous ne vous expliquez davantage. — C’est, reprit encore la princesse, qu’un jeune homme, le mieux fait et le plus aimable qu’on puisse imaginer, dormait près de moi cette nuit ; que je l’ai caressé longtemps et que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’éveiller, sans y réussir ; je vous demande où il est. — Princesse, repartit la nourrice, c’est sans doute pour vous jouer de nous ce que vous en faites. Vous plaît-il de vous lever ? — Je parle très sérieusement, répliqua la princesse, et je veux savoir où il est. —Mais, princesse, insista la nourrice, vous étiez seule quand nous vous couchâmes hier au soir, et personne n’est entré pour coucher avec vous, que nous sachions, vos femmes et moi. » La princesse de la Chine perdit patience ; elle prit sa nourrice par la tête, en lui donnant des soufflets et de grands coups de poing : « Tu me le diras, vieille sorcière, dit-elle, ou je t’assommerai. » La nourrice fit de grands efforts pour se tirer de ses mains. Elle s’en tira enfin et elle alla sur-le-champ trouver la reine de la Chine, mère de la princesse. Elle se présenta les larmes aux yeux et le visage tout meurtri, au grand étonnement de la reine, qui lui demanda qui l’avait mise en cet état. « Madame, dit la nourrice, vous voyez le traitement que m’a fait la princesse ; elle m’eût assommée si je ne me fusse échappée de ses mains. » Elle lui raconta ensuite le sujet de sa colère et de son emportement, dont la reine ne fut pas moins affligée que surprise. « Vous voyez, madame, ajouta-t-elle en finissant, que la princesse est hors de son bon sens. Vous en jugerez vous-même, si vous prenez la peine de la venir voir. » La tendresse de la reine de la Chine était trop intéressée dans ce qu’elle venait d’entendre elle se fit suivre par la nourrice et elle alla voir la princesse sa fille dès le même moment. La reine de la Chine s’assit près de la princesse sa fille, en arrivant dans l’appartement où elle était enfermée ; et, après qu’elle se fut informée de sa santé, elle lui demanda quel sujet de mécontentement elle avait contre sa nourrice, qu’elle avait maltraitée. « Ma fille, dit-elle, cela n’est pas bien, et jamais une grande princesse comme vous ne doit se laisser emporter à cet excès. — Madame, répondit la princesse, je vois bien que Votre Majesté vient pour se moquer aussi de moi ; mais je vous déclare que je n’aurai pas de repos que je n’aie épousé l’aimable cavalier qui a couché cette nuit avec moi. Vous devez savoir où il est ; je vous supplie de le faire revenir. — Ma fille, reprit la reine, vous me surprenez, et je ne comprends rien à votre discours. » La princesse perdit le respect. « Madame, répliqua-t-elle, le roi mon père et vous m’avez persécutée pour me contraindre à me marier, lorsque je n’en avais pas d’envie ; cette envie m’est venue présentement, et je veux absolument avoir pour mari le cavalier que je vous ai dit ; sinon, je me tuerai. » La reine tâcha de prendre la princesse par la douceur. « Ma fille, lui dit-elle, vous savez bien vous-même que vous êtes seule dans votre appartement et qu’aucun homme ne peut y entrer. » Mais, au lieu d’écouter, la princesse l’interrompit et fit des extravagances qui obligèrent la reine de se retirer avec une grande affliction, et d’aller informer le roi de tout. Le roi de la Chine voulut s’éclaircir lui-même de la chose : il vint à l’appartement de la princesse sa fille et lui demanda si ce qu’il venait d’apprendre était véritable. « Sire, répondit-elle, ne parlons pas de cela ; faites-moi seulement la grâce de me rendre l’époux qui a couché cette nuit avec moi. — Quoi ma fille ! reprit le roi, est-ce que quelqu’un a couché avec vous cette nuit ? — Comment, sire, repartit la princesse sans lui donner le temps de poursuivre, vous me demandez si quelqu’un a couché avec moi ! Votre Majesté ne l’ignore pas. C’est le cavalier le mieux fait qui ait jamais paru sous le ciel. Je vous le redemande, ne me refusez pas, je vous en supplie. Afin que Votre Majesté ne doute pas, continua-t-elle, que je n’aie vu le cavalier, qu’il n’ait couché avec moi, que je ne l’aie caressé et que je n’aie fait des efforts pour l’éveiller, sans y avoir réussi, voyez, s’il vous plaît, cette bague. » Elle avança la main ; et le roi de la Chine ne sut que dire, quand il eut vu que c’était la bague d’un homme. Mais comme il ne pouvait rien comprendre à tout ce qu’elle lui disait, et qu’il l’avait renfermée comme folle, il la crut encore plus folle qu’auparavant. Ainsi, sans lui parler davantage, de crainte qu’elle ne fît quelque violence contre sa personne ou contre ceux qui s’approcheraient d’elle, il la fit enchaîner et resserrer plus étroitement et ne lui donna que sa nourrice pour la servir, avec une bonne garde à la porte. Le roi de la Chine, inconsolable du malheur qui était arrivé à la princesse sa fille, d’avoir perdu l’esprit, à ce qu’il croyait, songea aux moyens de lui procurer la guérison. Il assembla son conseil ; et après avoir exposé l’état où elle était : « Si quelqu’un de vous, ajouta-t-il, est assez habile pour entreprendre de la guérir, et qu’il y réussisse, je la lui donnerai en mariage et le ferai héritier de mes États et de ma couronne après ma mort. » Le désir de posséder une belle princesse et l’espérance de gouverner un jour un royaume aussi puissant que celui de la Chine firent un grand effet sur l’esprit d’un émir déjà âgé, qui était présent au conseil. Comme il était habile dans la magie, il se flatta d’y réussir et s’offrit au roi. « j’y consens, reprit le roi ; mais je veux bien vous avertir auparavant que c’est à condition de vous faire couper le cou si vous ne réussissez pas : il ne serait pas juste que vous méritassiez une si grande récompense sans risquer quelque chose de votre côté. Ce que je dis de vous, je le dis de tous les autres qui se présenteront après vous, au cas que vous n’acceptiez pas la condition ou que vous ne réussissiez pas. » L’émir accepta la condition, et le roi le mena lui-même chez la princesse. La princesse se couvrit le visage dès qu’elle vit paraître l’émir. « Sire, dit-elle, Votre Majesté me surprend, de m’amener un homme que je ne connais pas et à qui la religion me défend de me laisser voir. — Ma fille, reprit le roi, sa présence ne doit pas vous scandaliser : c’est un de mes émirs, qui vous demande en mariage. — Sire, repartit la princesse, ce n’est pas celui que vous m’avez déjà donné et dont j’ai reçu la foi par la bague que je porte : ne trouvez pas mauvais que je n’en accepte pas un autre. » L’émir s’était attendu que la princesse ferait et dirait des extravagances. Il fut très étonné de la voir tranquille et parler de si bon sens ; et il connut parfaitement qu’elle n’avait pas d’autre folie qu’un amour très violent, qui devait être bien fondé. Il n’osa pas prendre la liberté de s’en expliquer au roi. Le roi n’aurait pu souffrir que la princesse eût ainsi donné son cœur à un autre que celui qu’il voulait lui donner de sa main. Mais, en se prosternant à ses pieds : Sire, dit-il, après ce que je viens d’entendre, il serait inutile que j’entreprisse de guérir la princesse ; je n’ai pas de remèdes propres à son mal, et ma vie est à la disposition de Votre Majesté. » Le roi, irrité de l’incapacité de l’émir et de la peine qu’il lui avait donnée, lui fit couper la tête. Quelques jours après, afin de n’avoir pas à se reprocher d’avoir rien négligé pour procurer la guérison à la princesse, ce monarque fit publier dans sa capitale que, s’il y avait quelque médecin, astrologue, magicien assez expérimenté pour la rétablir en son bon sens, il n’avait qu’à venir se présenter, à condition de perdre la tète s’il ne la guérissait pas. Il envoya publier la même chose dans les principales villes de ses Etats et dans les cours des princes ses voisins. Le premier qui se présenta fut un astrologue et magicien, que le roi fit conduire à la prison de la princesse par un eunuque. L’astrologue tira d’un sac, qu’il avait apporté sous le bras, un astrolabe, une petite sphère, un réchaud, plusieurs sortes de drogues propres à des fumigations, un vase de cuivre, avec plusieurs autres choses, et demanda du feu. La princesse de la Chine demanda ce que signifiait tout cet appareil. « Princesse, répondit l’eunuque, c’est pour conjurer le malin esprit qui vous possède, le renfermer dans le vase que vous voyez et le jeter au fond de la mer. — Maudit astrologue s’écria la princesse, sache que je n’ai pas besoin de tous ces préparatifs, que je suis dans mon bon sens et que tu es insensé toi-même. Si ton pouvoir va jusque-là, amène-moi seulement celui que j’aime c’est le meilleur service que tu puisses me rendre. —Princesse, reprit l’astrologue, si cela est ainsi, ce n’est pas de moi, mais du roi votre père uniquement que vous devez l’attendre. » Il remit dans son sac ce qu’il en avait tiré, bien fâché de s’être engagé si facilement à guérir une maladie imaginaire. Quand l’eunuque eut ramené l’astrologue devant le roi de la Chine, l’astrologue n’attendit pas que l’eunuque parlât au roi, il lui parla lui-même d’abord. « Sire, lui dit-il, avec hardiesse, selon que Votre Majesté l’a fait publier et qu’elle me l’a confirmé elle-même, j’ai cru que la princesse était folle, et j’étais sûr de la rétablir en son bon sens par les secrets dont j’ai connaissance ; mais je n’ai pas été longtemps à reconnaître qu’elle n’a pas d’autre maladie que celle d’aimer, et mon art ne s’étend pas jusqu’à remédier au mal d’amour. Votre Majesté y remédiera mieux que personne, quand elle voudra lui donner le mari qu’elle demande. » Le roi traita cet astrologue d’insolent et lui fit couper le cou. Pour ne pas ennuyer Votre Majesté par des répétitions, tant astrologues que médecins et magiciens, il s’en présenta cent cinquante, qui eurent tous le même sort, et leurs têtes furent rangées au-dessus de chaque porte de la ville. La nourrice de la princesse de la Chine avait un fils nommé Marzavan, frère de lait de la princesse, qu’elle avait nourri et élevé avec elle. Leur amitié avait été si grande pendant leur enfance, tout le temps qu’ils avaient été ensemble, qu’ils se traitaient de frère et de sœur, même après que leur âge un peu avancé eût obligé de les séparer. Entre plusieurs sciences, dont Marzavan avait cultivé son esprit, dès sa plus grande jeunesse, son inclination l’avait porté particulièrement à l’étude de l’astrologie judiciaire, de la géomance {71} et d’autres sciences secrètes, et il s’y était rendu très habile. Non content de ce qu’il avait appris de ses maîtres, il s’était mis en voyage, dès qu’il se fut senti assez de forces pour en supporter la fatigue. Il n’y avait pas d’homme célèbre, en aucune science et en aucun art, qu’il n’eût été chercher dans les villes les plus éloignées et qu’il n’eût fréquenté assez de temps pour en tirer toutes les connaissances qui étaient de son goût. Après une absence de plusieurs années, Marzavan revint enfin à la capitale de la Chine ; et les têtes coupées et rangées qu’il aperçut au-dessus de la porte par où il entra le surprirent extrêmement. Dès qu’il fut rentré chez lui, il demanda pourquoi elles y étaient ; et, sur toutes choses, il s’informa des nouvelles de la princesse, sa sœur de lait, qu’il n’avait pas oubliée. Comme on ne put le satisfaire sur la première demande sans y comprendre la seconde, il apprit en gros ce qu’il souhaitait, avec bien de la douleur, en attendant que sa mère, nourrice de la princesse, lui en apprit davantage. Quoique la nourrice, mère de Marzavan, fût très occupée auprès de la princesse de la Chine, elle n’eut pas néanmoins plus tôt appris que ce cher fils était de retour, qu’elle trouva le temps de sortir, de l’embrasser et de s’entretenir quelques moments avec lui. Après qu’elle lui eut raconté, les larmes aux yeux, l’état pitoyable où était la princesse et le sujet pour lequel le roi de la Chine lui faisait ce traitement, Marzavan lui demanda si elle ne pouvait pas lui procurer le moyen de la voir en secret sans que le roi en eût connaissance. Après que la nourrice y eut pensé quelques moments « Mon fils, lui dit-elle, je ne puis rien vous dire là-dessus présentement ; mais attendez-moi demain, à la même heure, je vous en donnerai la réponse. » Comme, après la nourrice, personne ne pouvait s’approcher de la princesse que par la permission de l’eunuque qui commandait à la garde de la porte, la nourrice, qui savait qu’il était dans le service depuis peu et qu’il ignorait ce qui s’était passé auparavant à la cour du roi de la Chine, s’adressa à lui. « Vous savez, lui dit-elle, que j’ai élevé et nourri la princesse ; vous ne savez peut-être pas de même que je l’ai nourrie avec une fille de même âge, que j’avais alors et que j’ai mariée il n’y a pas longtemps. La princesse, qui lui fait l’honneur de l’aimer toujours, voudrait bien la voir ; mais elle souhaite que cela se fasse sans que personne la voie ni entrer ni sortir. » La nourrice voulait parler davantage ; mais l’eunuque l’arrêta. « Cela suffit, lui dit-il ; je ferai toujours avec plaisir tout ce qui sera en mon pouvoir pour obliger la princesse : faites venir ou allez prendre votre fille vous-même, quand il sera nuit, et amenez-la après que le roi se sera retiré : la porte lui sera ouverte. » Dès qu’il fut nuit, la nourrice alla trouver son fils Marzavan. Elle le déguisa elle-même en femme, d’une manière que personne n’eût pu s’apercevoir que c’était un homme, et l’amena avec elle. L’eunuque, qui ne douta pas que ce ne fût sa fille, leur ouvrit la porte et les laissa entrer ensemble. Avant de présenter Marzavan, la nourrice s’approcha de la princesse : « Madame, lui dit-elle, ce n’est pas une femme que vous voyez ; c’est mon fils Marzavan, nouvellement arrivé de ses voyages, que j’ai trouvé moyen de faire entrer sous cet habillement. J’espère que vous voudrez bien qu’il ait l’honneur de vous rendre ses respects. » Au nom de Marzavan, la princesse témoigna une grande joie : « Approchez-vous, mon frère, dit-elle aussitôt à Marzavan, et ôtez ce voile : il n’est pas défendu à un frère et à une sœur de se voir à visage découvert. » Marzavan la salua avec un grand respect ; et sans lui donner le temps de parler : « Je suis ravie, continua la princesse, de vous revoir en parfaite santé, après une absence de tant d’années, sans avoir mandé un seul mot de vos nouvelles, même à votre bonne mère. — Princesse, reprit Marzavan, je vous suis infiniment obligé de votre bonté. Je m’attendais à en apprendre, à mon arrivée, de meilleures des vôtres que celles dont j’ai été informé et dont je suis témoin avec toute l’affliction imaginable. J’ai bien de la joie cependant d’être arrivé assez tôt pour vous apporter, après tant d’autres qui n’y ont pas réussi, la guérison dont vous avez besoin. Quand je ne tirerais d’autre fruit de mes études et de mes voyages que celui-là, je ne laisserais pas de m’estimer bien récompensé. » En achevant ces paroles, Marzavan tira un livre et d’autres choses dont il s’était muni et qu’il avait crues nécessaires, selon le rapport que sa mère lui avait fait de la maladie de la princesse. La princesse, qui vit cet attirail : « Quoi ! mon frère ! s’écria-t-elle, vous êtes donc aussi de ceux qui s’imaginent que je suis folle ? Désabusez-vous et écoutez-moi. » La princesse raconta à Marzavan toute son histoire, sans oublier une des moindres circonstances, jusqu’à la bague échangée contre la sienne, qu’elle lui montra. « Je ne vous ai rien déguisé, ajouta-t-elle, dans tout ce que vous venez d’entendre. Il est vrai qu’il y a quelque chose que je ne comprends pas, qui donne lieu de croire que je ne suis pas dans mon bon sens ; mais on ne fait pas attention au reste, qui est comme je le dis. » Quand la princesse eut cessé de parler, Marzavan, rempli d’admiration et d’étonnement, demeura quelque temps les yeux baissés, sans dire mot. Il leva enfin la tête, et, en prenant la parole : « Princesse, dit-il, si ce que vous venez de me raconter est véritable, comme j’en suis persuadé, je ne désespère pas de vous procurer la satisfaction que vous désirez. Je vous supplie seulement de vous armer de patience encore pour quelque temps, jusqu’à ce que j’aie parcouru des royaumes dont je n’ai pas encore approché ; et, lorsque vous aurez appris mon retour, assurez-vous que celui pour qui vous soupirez avec tant de passion ne sera pas loin de vous. » Après ces paroles, Marzavan prit congé de la princesse, et partit dès le lendemain. Marzavan voyagea de ville en ville, de province en province et d’île en île ; et, dans chaque lieu où il arrivait, il n’entendait parler que de la princesse Badoure (c’est ainsi que se nommait la princesse de la Chine) et de son histoire. Au bout de quatre mois, notre voyageur arriva à Torf, ville maritime, grande et très peuplée, où il n’entendit plus parler de la princesse Badoure, mais du prince Camaralzaman, que l’on disait être malade et dont on racontait l’histoire, à peu près semblable à celle de la princesse Badoure. Marzavan en eut une joie qu’on ne peut exprimer ; il s’informa en quel endroit du monde était ce prince, et on le lui enseigna. Il y avait deux chemins l’un par terre et par mer, et l’autre seulement par mer, qui était le plus court. Marzavan choisit le dernier chemin, et il s’embarqua sur un vaisseau marchand, qui eut une heureuse navigation jusqu’à la vue de la capitale du royaume de Schahzaman. Mais, avant d’entrer au port, le vaisseau passa malheureusement sur un rocher, par la malhabileté du pilote. Il périt et coula à fond, à la vue et peu loin du château où était le prince Camaralzaman, et où le roi son père Schahzaman se trouvait avec son grand vizir. Marzavan savait parfaitement bien nager ; il n’hésita pas à se jeter à la mer, et il alla aborder au pied du château du roi Schahzaman, où il fut reçu et secouru par ordre du grand vizir, selon l’intention du roi. On lui donna un habit à changer, on le traita bien ; et, lorsqu’il fut remis, on le conduisit au grand vizir, qui avait demandé qu’on le lui amenât. Comme Marzavan était un jeune homme très bien fait et de bon air, ce ministre lui fit beaucoup d’accueil en le recevant, et il conçut une très grande estime de sa personne, par ses réponses justes et pleines d’esprit à toutes les demandes qu’il lui fit ; il s’aperçut même insensiblement qu’il avait mille belles connaissances. Cela l’obligea de lui dire : « A vous entendre, je vois que vous n’êtes pas un homme ordinaire. Plût à Dieu que, dans vos voyages, vous eussiez appris quelque secret propre à guérir un malade qui cause une grande affliction dans cette cour depuis longtemps ! » Marzavan répondit que s’il savait la maladie dont cette personne était attaquée, peut-être y trouverait-il un remède. Le grand vizir raconta alors à Marzavan l’état où était le prince Camaralzaman. Il ne lui cacha rien de sa naissance si fort souhaitée, de son éducation, du désir du roi Schahzaman de l’engager dans le mariage de bonne heure, de la résistance du prince et de son aversion extraordinaire pour cet engagement, de sa désobéissance en plein conseil, de son emprisonnement, de ses prétendues extravagances dans la prison, qui s’étaient changées en une passion violente pour une dame inconnue, passion qui n’avait d’autre fondement qu’une bague que le prince prétendait être la bague de cette dame, laquelle n’était peut-être pas au monde. A ce discours du grand vizir, Marzavan se réjouit infiniment de ce que, dans le malheur de son naufrage, il était arrivé si heureusement où était celui qu’il cherchait. Il connut, à n’en pas douter, que le prince Camaralzaman était celui pour qui la princesse de la Chine brûlait d’amour, et que cette princesse était l’objet des vœux si ardents du prince. Il ne s’en expliqua pas au grand vizir ; il lui dit seulement que, s’il voyait le prince, il jugerait mieux du secours qu’il pourrait lui donner. « Suivez-moi, lui dit le grand vizir ; vous trouverez près de lui le roi, qui m’a déjà marqué qu’il voulait vous voir. La première chose dont Marzavan fut frappé, en entrant dans la chambre du prince, fut de le voir dans son lit, languissant et les yeux fermés. Quoiqu’il fût en cet état, sans avoir égard au roi Schahzaman, père du prince, qui était assis près de lui, ni au prince, que cette liberté pouvait incommoder, il ne laissa pas de s’écrier : « Ciel ! rien au monde n’est plus semblable ! » Il voulait dire qu’il le trouvait ressemblant à la princesse de la Chine ; et il était vrai qu’ils avaient beaucoup de ressemblance dans les traits. Ces paroles de Marzavan donnèrent de la curiosité au prince Camaralzaman, qui ouvrit les yeux et le regarda. Marzavan, qui avait infiniment d’esprit, profita de ce moment et lui fit son compliment en vers sur-le-champ, quoique d’une manière enveloppée, où le roi et le grand vizir ne comprirent rien. Il lui dépeignit si bien ce qui lui était arrivé avec la princesse de la Chine, qu’il ne lui laissa pas lieu de douter qu’il ne la connût et qu’il ne pût lui en apprendre des nouvelles. Le prince en eut d’abord une joie dont il laissa paraître des marques dans ses yeux et sur son visage. Quand Marzavan eut achevé son compliment en vers, qui surprit le prince Camaralzaman si agréablement, le prince prit la liberté de faire signe de la main au roi son père de vouloir bien s’ôter de sa place et de permettre que Marzavan s’y mît. Le roi, ravi de voir, dans le prince son fils, un changement qui lui donnait bonne espérance, se leva, prit Marzavan par la main et l’obligea de s’asseoir à la même place qu’il venait de quitter. Il lui demanda qui il était et d’où il venait ; et après que Marzavan lui eut répondu qu’il était sujet du roi de la Chine et qu’il venait de ses États : « Dieu veuille, dit-il, que vous tiriez mon fils de sa mélancolie ! je vous en aurai une obligation infinie, et les marques de ma reconnaissance seront si éclatantes, que toute la terre reconnaîtra que jamais service n’aura été mieux récompensé. » En achevant ces paroles, il laissa le prince son fils dans la liberté de s’entretenir avec Marzavan, pendant qu’il se réjouissait d’une rencontre si heureuse avec son grand vizir. Marzavan s’approcha de l’oreille du prince Camaralzaman ; et, en lui parlant bas : « Prince, dit-il, il est temps désormais que vous cessiez de vous affliger si impitoyablement. La dame pour qui vous souffrez m’est connue : c’est la princesse Badoure, fille du roi de la Chine, qui se nomme Gaïour. Je puis vous en assurer, sur ce qu’elle m’a appris de la vôtre. La princesse ne souffre pas moins pour l’amour de vous que vous ne souffrez pour l’amour d’elle. » Il lui fit ensuite le récit de tout ce qu’il savait de l’histoire de la princesse, depuis la nuit fatale où ils s’étaient entrevus d’une manière si peu croyable ; il n’oublia pas le traitement que le roi de la Chine faisait à ceux qui entreprenaient en vain de guérir la princesse Badoure de sa folie prétendue. « Vous êtes le seul, ajouta-t-il, qui puissiez la guérir parfaitement et vous présenter pour cela sans crainte. Mais, avant d’entreprendre un si long voyage, il faut que vous vous portiez bien : alors nous prendrons les mesures nécessaires. Songez donc incessamment au rétablissement de votre santé. » Le discours de Marzavan fit un puissant effet ; le prince Camaralzaman en fut tellement soulagé, par l’espérance qu’il venait de concevoir, qu’il se sentit assez de force pour se lever et ria le roi son père de lui permettre de s’habiller, d’un air qui lui donna une joie incroyable. Le roi ne fit qu’embrasser Marzavan pour le remercier, sans s’informer du moyen dont il s’était servi pour faire un effet si surprenant ; et il sortit aussitôt de la chambre du prince, avec le grand vizir, pour publier cette agréable nouvelle. Il ordonna des réjouissances de plusieurs jours ; il fit des largesses à ses officiers et au peuple, des aumônes aux pauvres, et fit élargir tous les prisonniers. Tout retentit enfin de joie et d’allégresse dans la capitale et bientôt dans tous les États du roi Schahzaman. Le prince Camaralzaman, extrêmement affaibli par des veilles continuelles et par une longue abstinence presque de toute sorte d’aliments, eut bientôt recouvré sa première santé. Quand il sentit qu’elle était assez bien rétablie pour supporter la fatigue d’un voyage, il prit Marzavan en particulier : « Cher Marzavan, lui dit-il, il est temps d’exécuter la promesse que vous m’avez faite. Dans l’impatience où je suis de voir la charmante princesse et de mettre fin aux tourments étranges qu’elle souffre pour l’amour de moi, je sens bien que je retomberais dans le même état où vous m’avez vu, si nous ne partions incessamment. Une chose m’afflige et m’en fait craindre le retardement : c’est la tendresse importune du roi mon père, qui ne pourra jamais se résoudre à m’accorder la permission de m’éloigner de lui. Ce sera une désolation pour moi, si vous ne trouvez le moyen d’y remédier. Vous voyez vous-même qu’il ne me perd presque pas de vue. » Le prince ne put retenir ses larmes en achevant ces paroles. « Prince, reprit Marzavan, j’ai déjà prévu le grand obstacle dont vous me parlez : c’est à moi de faire en sorte qu’il ne nous arrête pas. Le premier dessein de mon voyage a été de procurer à la princesse de la Chine la délivrance de ses maux ; et cela, pour toutes les raisons de l’amitié mutuelle dont nous nous aimons presque dès notre naissance, du zèle et de l’affection que je lui dois d’ailleurs. Je manquerais à mon devoir, si je n’en profitais pas pour sa consolation et en même temps pour la vôtre, et si je n’y employais toute l’adresse dont je suis capable. Voici donc ce que j’ai imaginé pour lever la difficulté d’obtenir la permission du roi votre père, telle que nous la souhaitons, vous et moi. Vous n’êtes pas encore sorti depuis mon arrivée ; témoignez-lui que vous désirez prendre l’air, et demandez-lui la permission de faire une partie de chasse de deux ou trois jours avec moi : il n’y a pas d’apparence qu’il vous la refuse. Quand il vous l’aura accordée, vous donnerez ordre qu’on nous tienne à chacun deux bons chevaux prêts, l’un pour monter, et l’autre de relais ; et laissez-moi faite le reste. » Le lendemain, le prince Camaralzaman prit son temps : il témoigna au roi son père l’envie qu’il avait de prendre un peu l’air, et le pria de trouver bon qu’il allât à la chasse, un jour ou deux, avec Marzavan. « Je le veux bien, lui dit le roi, à la charge néanmoins que vous ne coucherez pas dehors plus d’une nuit. Trop d’exercice, dans les commencements, pourrait vous nuire, et une absence plus longue me ferait de la peine. » Le roi commanda qu’on lui choisît les meilleurs chevaux, et il prit soin lui-même que rien ne lui manquât. Lorsque tout fut prêt, il l’embrassa ; et, après avoir recommandé à Marzavan de bien prendre soin de lui, il le laissa partir. Le prince Camaralzaman et Marzavan gagnèrent la campagne ; et, pour amuser les deux palefreniers qui conduisaient les chevaux de relais, ils firent semblant de chasser, et ils s’éloignèrent de la ville autant qu’il leur fut possible. A l’entrée de la nuit, ils s’arrêtèrent dans un logement de caravanes, où ils soupèrent, et dormirent environ jusqu’à minuit. Marzavan, qui s’éveilla le premier, éveilla aussi le prince Camaralzaman, sans éveiller les palefreniers. Il pria le prince de lui donner son habit et d’en prendre un autre, qu’un des palefreniers avait apporté. Ils montèrent chacun le cheval de relais qu’on leur avait amené ; et, après que Marzavan eut pris le cheval d’un des palefreniers par la bride, ils se mirent en chemin, en marchant au grand pas de leurs chevaux. A la pointe du jour, les deux cavaliers se trouvèrent dans une forêt, en un endroit où le chemin se partageait en quatre. En cet endroit-là, Marzavan pria le prince de l’attendre un moment et entra dans la forêt. Il y égorgea le cheval du palefrenier, et déchira l’habit que le prince avait quitté, le teignit dans le sang, et, lorsqu’il eut rejoint le prince, il le jeta au milieu du chemin, à l’endroit où il se partageait. Le prince Camaralzaman demanda à Marzavan quel était son dessein. « Prince, répondit Marzavan, dès que le roi votre père verra, ce soir, que vous ne serez pas de retour, ou qu’il aura appris des palefreniers que nous serons partis sans eux pendant qu’ils dormaient, il ne manquera pas de mettre des gens en campagne pour courir après nous. Ceux qui viendront de ce côté et qui rencontreront cet habit ensanglanté ne douteront pas que quelque bête ne vous ait dévoré et que je me sois échappé, de crainte de sa colère. Le roi, qui ne vous croira plus au monde, selon leur rapport, cessera d’abord de vous faire chercher et nous donnera lieu de continuer notre voyage, sans crainte d’être poursuivis. La précaution est véritablement violente, de donner ainsi tout à coup l’alarme accablante de la mort d’un fils à un père qui l’aime si passionnément ; mais la joie du roi votre père en sera plus grande quand il apprendra que vous êtes en vie et content. — Brave Marzavan, reprit le prince Camaralzaman, je ne puis qu’approuver un stratagème si ingénieux, et je vous en ai une nouvelle obligation. » Le prince et Marzavan, munis de bonnes pierreries pour leur dépense, continuèrent leur voyage par terre et par mer, et ils ne trouvèrent d’autre obstacle que la longueur du temps qu’il fallut y mettre de nécessité. Ils arrivèrent enfin à la capitale de la Chine, où Marzavan, au lieu de mener le prince chez lui, fit mettre pied à terre dans un logement public des étrangers. Ils y demeurèrent trois jours à se délasser de la fatigue du voyage ; et dans cet intervalle Marzavan fit faire un habit d’astrologue pour déguiser le prince. Les trois jours passés, ils allèrent au bain ensemble, où Marzavan fit prendre l’habillement d’astrologue au prince ; et, à la sortie du bain, il le conduisit jusqu’à la vue du palais du roi de la Chine, où il le quitta pour aller faire avertir la mère nourrice de la princesse Badoure de son arrivée, afin qu’elle en donnât avis à la princesse. Le prince Camaralzaman, instruit par Marzavan de ce qu’il devait faire et muni de tout ce qui convenait à un astrologue, avec son habillement, s’avança jusqu’à la porte du palais du roi de la Chine ; et, en s’arrêtant, il cria à haute voix, en présence de la garde et des portiers : « Je suis astrologue et je viens donner la guérison à la respectable princesse Badoure, fille du haut et puissant monarque Gaïour, roi de la Chine, aux conditions proposées par Sa Majesté de l’épouser si je réussis ou de perdre la vie si je ne réussis pas. » Outre les gardes et les portiers du roi, la nouveauté fit assembler, en un instant, une infinité de peuple autour du prince Camaralzaman. En effet, il y avait longtemps qu’il ne s’était présenté ni médecin, ni astrologue, ni magicien, depuis tant d’exemple tragiques de ceux qui avaient échoué dans leur entreprise. On croyait qu’il n’y en avait plus au monde, ou du moins qu’il n’y en aurait plus d’aussi insensés. A voir la bonne mine du prince, son air noble, la grande jeunesse qui paraissait sur son visage, il n’y en eut pas un à qui il ne fît compassion. « A quoi pensez-vous, seigneur ? lui dirent ceux qui étaient le plus près de lui. Quelle est votre fureur d’exposer ainsi à une mort certaine une vie qui donne de si belles espérances ? Ces têtes coupées que vous avez vues au-dessus des portes ne vous ont-elles pas fait horreur ? Au nom de Dieu, abandonnez ce dessein de désespéré ; retirez-vous. » A ces remontrances, le prince Camaralzaman demeura ferme ; et, au lieu d’écouter ces harangueurs, comme il vit que personne ne venait pour l’introduire, il répéta le même cri avec une assurance qui fit frémir tout le monde ; et tout le monde s’écria alors : « Il est résolu à mourir ; et Dieu veuille avoir pitié de sa jeunesse et de son âme ! » Il cria une troisième fois, et le grand vizir, enfin, vint le prendre en personne, de la part du roi de la Chine. Ce ministre conduisit Camaralzaman devant le roi. Le prince ne l’eut pas plus tôt aperçu assis sur son trône qu’il se prosterna et baisa la terre devant lui. Le roi, qui, de tous ceux qu’une présomption démesurée avait fait apporter leurs têtes à ses pieds, n’en avait encore vu aucun digne qu’il arrêtât ses yeux sur lui, eut une véritable compassion de Camaralzaman, par rapport au danger auquel il s’exposait. Il lui fit aussi plus d’honneur ; il voulut qu’il s’approchât, et s’assît près de lui : — Jeune homme, lui dit-il, j’ai de la peine à croire que vous ayez acquis, à votre âge, assez d’expérience pour oser entreprendre de guérir ma fille. Je voudrais que vous pussiez y réussir : je vous la donnerais en mariage, non seulement sans répugnance, mais même avec la plus grande joie du monde, au lieu que je l’aurais donnée avec bien du déplaisir à qui que ce fût de ceux qui sont venus avant vous. Mais je vous déclare, avec bien de la douleur, que, si vous y manquez, votre grande jeunesse, votre air de noblesse, ne m’empêcheront pas de vous faire couper le cou. — Sire, reprit le prince Camaralzaman, j’ai des grâces infinies à rendre à Votre Majesté de l’honneur qu’elle me fait et de tant de bontés qu’elle témoigne pour un inconnu. Je ne suis pas venu d’un pays si éloigné que son nom n’est peut-être pas connu dans vos États pour ne pas exécuter le dessein qui m’y a amené. Que ne dirait-on pas de ma légèreté, si j’abandonnais un dessein si généreux, après tant de fatigues et de dangers que j’ai essuyés ? Votre Majesté elle-même ne perdrait-elle pas l’estime qu’elle a déjà conçue de ma personne ? Si j’ai à mourir, sire, je mourrai avec la satisfaction de n’avoir pas perdu cette estime après l’avoir méritée. Je vous supplie donc de ne pas me laisser plus longtemps dans l’impatience de faire connaître la certitude de mon art, par l’expérience que je suis prêt à en donner. » Le roi de la Chine commanda à l’eunuque garde de la princesse Badoure, qui était présent, de mener le prince Camaralzaman chez la princesse sa fille. Avant de le laisser partir, il lui dit qu’il était encore à sa liberté de s’abstenir de son entreprise. Mais le prince ne l’écouta pas : il suivit l’eunuque avec une résolution ou plutôt avec une ardeur étonnante. L’eunuque conduisit le prince Camaralzaman ; et, quand ils furent dans une longue galerie au bout de laquelle était l’appartement de la princesse, le prince, qui se vit si près de l’objet qui lui avait fait verser tant de larmes et pour lequel il n’avait cessé de soupirer depuis si longtemps, pressa le pas et devança l’eunuque. L’eunuque pressa le pas de même et eut de la peine à le rejoindre. « Où allez-vous donc si vite ? lui dit-il en l’arrêtant par le bras. Vous ne pouvez pas entrer sans moi. Il faut que vous ayez une grande envie de mourir, pour courir si vite à la mort. Pas un de tant d’astrologues que j’ai vus et que j’ai amenés où vous n’arriverez que trop tôt n’a témoigné cet empressement. — Mon ami, reprit le prince Camaralzaman en regardant l’eunuque et en marchant à son pas, c’est que tous ces astrologues dont tu parles n’étaient pas sûrs de leur science comme je le suis de la mienne. Ils savaient avec certitude qu’ils perdraient la vie s’ils ne réussissaient pas, et i !s n’en avaient aucune de réussir. C’est pour cela qu’ils avaient raison de trembler en approchant du lieu où je vais et où je suis certain de trouver mon bonheur. » Il en était à ces mots, lorsqu’ils arrivèrent à la porte. L’eunuque ouvrit et introduisit le prince dans une grande salle d’où l’on entrait dans la chambre de la princesse, qui n’était fermée que par une portière. Avant d’entrer, le prince Camaralzaman s’arrêta, et en prenant un ton beaucoup plus bas qu’auparavant, de peur qu’on ne l’entendît de la chambre de la princesse : « Pour te convaincre, dit-il à l’eunuque, qu’il n’y a ni présomption, ni caprice, ni feu de jeunesse dans mon entreprise, je laisse l’un des deux à ton choix : qu’aimes-tu mieux, que je guérisse la princesse en ta présence, ou d’ici, sans aller plus avant et sans la voir ? » L’eunuque fut extrêmement étonné de l’assurance avec laquelle le prince lui parlait. Il cessa de l’insulter, et en lui parlant sérieusement : « Il n’importe pas, lui dit-il, que ce soit là ou ici. De quelque manière que ce soit, vous acquerrez une gloire immortelle, non seulement dans cette cour, mais même par toute la terre habitable. — Il vaut donc mieux, reprit le prince, que je la guérisse sans la voir, afin que tu rendes témoignage de mon habileté. Quelle que soit mon impatience de voir une princesse d’un si haut rang qui doit être mon épouse, en ta considération néanmoins je veux bien me priver quelques moments de ce plaisir. » Comme il était fourni de tout ce qui distinguait un astrologue, il tira son écritoire et du papier, et écrivit ce billet à la princesse de la Chine. BILLET DU PRINCE CAMARALZAMAN À LA PRINCESSE DE LA CHINE Adorable princesse, l’amoureux prince Camaralzaman ne vous parle pas des maux inexprimables qu’il souffre depuis la nuit fatale que vos charmes lui firent perdre une liberté qu’il avait résolu de conserver toute sa vie. Il vous marque seulement qu’alors il vous donna son cœur, dans votre charmant sommeil importun, qui le priva du vif éclat de vos beaux yeux, malgré ses efforts pour vous obliger de les ouvrir. Il osa même vous donner sa bague, pour preuve de son amour, et prendre la vôtre en échange, qu’il vous envoie dans ce billet. Si vous daignez la lui renvoyer pour gage réciproque du vôtre, il s’estimera le plus heureux de tous les amants ; sinon, votre refus ne l’empêchera pas de recevoir le coup de la mort avec une résignation d’autant plus grande, qu’il le recevra pour l’amour de vous. Il attend votre réponse dans votre antichambre. Lorsque le prince Camaralzaman eut achevé ce billet, il en fit un paquet avec la bague de la princesse, qu’il enveloppa dedans, sans faire voir à l’eunuque ce que c’était ; et en le lui donnant : « Ami, dit-il, prends ce paquet, et porte-le à ta maîtresse. Si elle ne guérit, du moment qu’elle aura lu ce billet et vu ce qui l’accompagne, je te permets de publier que je suis le plus indigne et le plus impudent de tous les astrologues qui sont et qui seront à jamais. » L’eunuque entra dans la chambre de la princesse de Chine ; et en lui présentant le paquet que le prince Camaralzaman lui envoyait : « Princesse, dit-il, un astrologue, plus téméraire que les autres, si je ne me trompe, vient d’arriver et prétend que vous serez guérie dès que vous aurez lu ce billet et vu ce qui est dedans. Je souhaiterais qu’il ne fût ni menteur ni imposteur. » La princesse Badoure prit le billet et l’ouvrit avec assez d’indifférence ; mais dès qu’elle eut vu sa bague, elle ne se donna presque pas le loisir d’achever de lire. Elle se leva avec précipitation, rompit la chaîne qui la tenait attachée de l’effort qu’elle fit, courut à la portière et l’ouvrit. La princesse reconnut le prince, le prince la reconnut. Aussitôt ils coururent l’un à l’autre, s’embrassèrent tendrement ; et, sans pouvoir parler, dans l’excès de leur joie, ils se regardèrent longtemps, en admirant comment ils se revoyaient après leur première entrevue, à laquelle ils ne pouvaient rien comprendre. La nourrice, qui était accourue avec la princesse, les fit entrer dans la chambre, où la princesse rendit la bague au prince. « Reprenez-la, lui dit-elle, je ne pourrais pas la retenir sans vous rendre la vôtre, que je veux garder toute ma vie ; elles ne peuvent être l’une et l’autre en de meilleures mains. » L’eunuque cependant était allé en diligence avertir le roi de la Chine de ce qui venait de se passer. « Sire, lui dit-il, tous les astrologues, médecins et autres qui ont osé entreprendre de guérir la princesse jusqu’à présent, n’étaient que des ignorants. Ce dernier venu ne s’est servi ni de grimoire ni de conjurations d’esprits malins, ni de parfums, ni d’autres choses ; il l’a guérie sans la voir. » Il lui en raconta la manière, et le roi, agréablement surpris, vint aussitôt à l’appartement de la princesse, qu’il embrassa ; il embrassa le prince de même, prit sa main, et, en la mettant dans celle de la princesse : « Heureux étranger, lui dit-il, qui que vous soyez, je tiens ma promesse et je vous donne ma fille pour épouse. A vous voir, néanmoins, il n’est pas possible que je me persuade que vous soyez ce que vous paraissez et ce que vous avez voulu me faire accroire. » Le prince Camaralzaman remercia le roi, dans les termes les plus soumis, pour lui témoigner mieux sa reconnaissance. « Pour ce qui est de ma personne, sire, poursuivit-il, il est vrai que je ne suis pas astrologue, comme Votre Majesté l’a bien jugé ; je n’en ai pris que l’habillement, pour mieux réussir à mériter la haute alliance du monarque le plus puissant de l’univers. Je suis né prince, fils de roi et de reine ; mon nom est Camaralzaman, et mon père s’appelle Schahzaman : il règne dans les îles assez connues des Enfants de Khaledan. » Ensuite il lui raconta son histoire et lui fit connaître combien l’origine de son amour était merveilleuse, que celle de l’amour de la princesse était la même, et que cela se justifiait par l’échange des deux bagues. Quand le prince Camaralzaman eut achevé : « Une histoire si extraordinaire, s’écria le roi, mérite de n’être pas inconnue à la postérité. Je la ferai faire ; et, après que j’en aurai fait mettre l’original en dépôt dans les archives de mon royaume, je la rendrai publique, afin que de mes États elle passe encore dans les autres. » La cérémonie du mariage se fit le même jour, et l’on en fit des réjouissances solennelles dans toute l’étendue de la Chine. Marzavan ne fut pas oublié : le roi de la Chine lui donna entrée dans sa cour, en l’honorant d’une charge, avec promesse de l’élever dans la suite à d’autres plus considérables. Le prince Camaralzaman et la princesse Badoure, l’un et l’autre au comble de leurs souhaits, jouirent des douceurs de l’hymen ; et, pendant plusieurs mois, le roi de la Chine ne cessa de témoigner sa joie par des fêtes continuelles. Au milieu de ses plaisirs, le prince Camaralzaman eut un songe, une nuit, dans lequel il lui sembla voir le roi Schahzaman son père, au lit, prêt à rendre l’âme, qui disait : Ce fils, que j’ai mis au monde, que j’ai chéri si tendrement, ce fils m’a abandonné, et lui-même est cause de ma mort. » Il s’éveilla en poussant un grand soupir qui éveilla aussi la princesse ; et la princesse Badoure lui demanda de quoi il soupirait. « Hélas ! s’écria le prince, peut-être qu’à l’heure où je parle, le roi mon père n’est plus de ce monde ! » Et il lui raconta le sujet, qu’il avait d’être troublé d’une si triste pensée. Sans lui parler du dessein qu’elle conçut sur ce récit, la princesse, qui ne cherchait qu’à lui complaire et qui connut que le désir de revoir son père pourrait diminuer le plaisir qu’il avait à demeurer avec elle dans un pays si éloigné, profita, le même jour, de l’occasion qu’elle eut de parler au roi de la Chine en particulier. « Sire, lui dit-elle en lui baisant la main, j’ai une grâce à demander à Votre Majesté, et je la supplie de ne me la pas refuser. Mais, afin qu’elle ne croie pas que je la demande à la sollicitation du prince mon mari, je l’assure auparavant qu’il n’y a aucune part. C’est de vouloir bien agréer que j’aille voir avec lui le roi Schahzaman, mon beau-père. — Ma fille, reprit le roi, quelque déplaisir que votre éloignement doive me coûter, je ne puis désapprouver cette résolution : elle est digne de vous, nonobstant la fatigue d’un si long voyage. Allez, je le veux bien ; mais à condition que vous ne demeurerez pas plus d’un an à la cour du roi Schahzaman. Le roi Schahzaman voudra bien, comme je l’espère, que nous en usions ainsi, et que nous revoyions tour à tour, lui, son fils et sa belle-fille, et moi, ma fille et mon gendre. » La princesse annonça ce consentement du roi de la Chine au prince Camaralzaman, qui en eut bien de la joie ; et il la remercia de cette nouvelle marque d’amour qu’elle venait de lui donner. Le roi de la Chine donna ordre aux préparatifs de voyage ; et, lorsque tout fut en état, il partit avec eux et les accompagna quelques journées. La séparation se fit enfin avec beaucoup de larmes de part et d’autre. Le roi les embrassa tendrement ; et, après avoir prié le prince d’aimer toujours la princesse sa fille comme il l’aimait, il les laissa continuer leur voyage et retourna à sa capitale, en chassant. Le prince Camaralzaman et la princesse Badoure n’eurent pas plus tôt essuyé leurs larmes, qu’ils ne songèrent plus qu’à la joie que le roi Schahzaman aurait de les voir et de les embrasser et qu’à celle qu’ils auraient eux-mêmes. Environ au bout d’un mois qu’ils étaient en marche, ils arrivèrent a une prairie, d’une vaste étendue et plantée, d’espace en espace, de grands arbres qui faisaient un ombrage très agréable. Comme la chaleur était excessive ce jour-là, le prince Camaralzaman jugea à propos d’y camper, et il en parla à la princesse Badoure, qui y consentit d’autant plus facilement qu’elle voulait lui en parler elle-même. On mit pied à terre dans un bel endroit ; et, dès que la tente fut dressée, la princesse Badoure, qui était assise à l’ombre, y entra pendant que le prince Camaralzaman donnait ses ordres pour le reste du campement. Pour être plus à son aise, elle se fit ôter sa ceinture, que ses femmes posèrent près d’elle ; après quoi, comme elle était fatiguée, elle s’endormit et ses femmes la laissèrent seule. Quand tout fut réglé dans le camp, le prince Camaralzaman vint à la tente ; et, comme il vit que la princesse dormait, il entra et s’assit sans faire de bruit. En attendant qu’il s’endormit peut-être aussi, il prit la ceinture de la princesse ; il regarda l’un après l’autre les diamants et les rubis dont elle était enrichie, et il aperçut une petite bourse, cousue sur l’étoffe fort proprement et fermée avec un cordon. Il la toucha et sentit qu’il y avait quelque chose dedans qui résistait. Curieux de savoir ce que c’était, il ouvrit la bourse et il en tira une cornaline gravée de figures et de caractères qui lui étaient inconnus. « Il faut, dit-il en lui-même, que cette cornaline soit quelque chose de bien précieux ma princesse ne la porterait pas sur elle avec tant de soin, de crainte de la perdre, si cela n’était. » En effet, c’était un talisman dont la reine de la Chine avait fait présent à la princesse sa fille, pour la rendre heureuse, à ce qu’elle disait, tant qu’elle le porterait sur elle. Pour mieux voir le talisman, le prince Camaralzaman sortit hors de la tente, qui était obscure, et voulut le considérer au grand jour. Comme il le tenait au milieu de la main, un oiseau fondit de l’air tout à coup et le lui enleva. Votre Majesté, continua Schéhérazade, peut mieux juger de l’étonnement et de la douleur de Camaralzaman, quand l’oiseau lui eut enlevé le talisman de la main, que je ne pourrais l’exprimer. A cet accident, le plus affligeant qu’on puisse imaginer, arrivé par une curiosité hors de saison et qui privait la princesse d’une chose précieuse, il demeura immobile quelques moments. L’oiseau, après avoir fait son coup, s’était posé à terre à peu de distance, avec le talisman au bec. Le prince Camaralzaman s’avança, dans l’espérance qu’il le lâcherait ; mais, dès qu’il approcha, l’oiseau fit un petit vol et se posa à terre une autre fois. Il continua de le poursuivre ; l’oiseau après avoir avalé le talisman, fit un vol plus loin. Le prince, qui était fort adroit, espéra le tuer d’un coup de pierre et le poursuivit encore. Plus il s’éloigna de lui, plus il s’opiniâtra à le suivre et à ne le pas perdre de vue. De vallon en colline et de colline en vallon, l’oiseau attira, toute la journée, le prince Camaralzaman, en s’écartant toujours de la prairie et de la princesse Badoure ; et, le soir, au lieu de se jeter dans un buisson, où Camaralzaman aurait pu le surprendre dans l’obscurité, il se percha au haut d’un grand arbre, où il était en sûreté. Le prince, au désespoir de s’être donné tant de peine inutilement, délibéra s’il retournerait à son camp. « Mais, dit-il en lui-même, par où retournerai-je ? redescendrai-je par les collines et par les vallons par où je suis venu ? Ne m’égarerai-je pas dans les ténèbres ? Et mes forces me le permettent-elles ? Et, quand je le pourrais, oserais-je me présenter devant la princesse et ne pas lui rapporter son talisman ? » Abîmé dans ces pensées désolantes et accablé de fatigue, de faim, de soif, de sommeil, il se coucha et passa la nuit au pied de l’arbre. Le lendemain, Camaralzaman fut éveillé avant que l’oiseau eût quitté l’arbre ; et il ne l’eût pas plus tôt vu reprendre son vol qu’il l’observa et le suivit encore toute la journée, avec aussi peu de succès que la précédente, en se nourrissant d’herbes ou de fruits qu’il trouvait en chemin. Il fit la même chose jusqu’au dixième jour, en suivant l’oiseau à l’œil, depuis le matin jusqu’au soir, et en passant la nuit au pied de l’arbre où il la passait toujours au plus haut. Le onzième jour, l’oiseau, toujours en volant, et Camaralzaman, ne cessant de l’observer, arrivèrent à une grande ville. Quand l’oiseau fut près des murs, il s’éleva au-dessus, et, prenant son vol au delà, il se déroba entièrement à la vue de Camaralzaman, qui perdit l’espérance de le revoir et de recouvrer jamais le talisman de la princesse Badoure. Camaralzaman, affligé en tant de manières et au-delà de toute expression, entra dans la ville, qui était bâtie sur le bord de la mer, avec un très beau port. Encore plus incertain de ce qu’il devait faire, il marcha le long du rivage, jusqu’à la porte d’un jardin, qui était ouverte, où il se présenta. Le jardinier, qui était un vieillard, occupé à travailler, leva la tête en ce moment ; et il ne l’eut pas plus tôt aperçu, il n’eut pas plus tôt connu qu’il était étranger et musulman, qu’il l’invita à entrer promptement et à fermer la porte. Camaralzaman entra, ferma la porte ; et, en abordant le jardinier, il lui demanda, pourquoi il lui avait fait prendre cette précaution. « C’est, répondit le jardinier, que je vois bien que vous êtes un étranger nouvellement arrivé et musulman, et que cette ville est habitée, pour la plus grande partie, par des idolâtres, qui ont une aversion mortelle contre les musulmans et qui traitent même fort mal le peu que nous sommes ici de la religion de notre prophète. Il faut que vous l’ignoriez ; et je regarde comme un miracle que vous soyez venu jusqu’ici sans avoir fait quelque mauvaise rencontre. En effet, ces idolâtres sont attentifs, sur toute chose, à observer les musulmans étrangers, à les faire tomber dans quelque piège, s’ils ne sont bien instruits de leur méchanceté. Je loue Dieu de ce qu’il vous a amené dans un lieu de sûreté. » Camaralzaman remercia ce bonhomme avec beaucoup de reconnaissance, de la retraite qu’il lui donnait si généreusement pour le mettre à l’abri de toute insulte. Il voulait en dire davantage, mais le jardinier l’interrompit : « Laissons là les compliments, dit-il ; vous êtes fatigué et vous devez avoir besoin de manger : venez vous reposer. » Il le mena dans sa petite maison ; et, après que le prince eut mangé suffisamment de ce qu’il lui présenta avec une cordialité dont il le charma, il le pria de vouloir bien lui faire part du sujet de son arrivée. Camaralzaman satisfit le jardinier ; et, quand il eut fini son histoire, sans rien lui déguiser, il lui demanda à son tour par quelle route il pourrait retourner aux États de son père. « Car, ajouta-t-il, de m’engager à aller rejoindre la princesse, où la trouverai-je, après onze jours que je me suis séparé d’elle par une aventure si extraordinaire ? Que sais-je même si elle est encore du monde ? » A ce triste souvenir, il ne put achever sans verser des larmes. Pour répondre à ce que Camaralzaman venait de demander, le jardinier lui dit que, de la ville où il se trouvait, il y avait une année entière de chemin jusqu’aux pays où il n’y avait que des musulmans, commandés par des princes de leur religion ; mais que, par mer, on arriverait à l’île d’Ébène en beaucoup moins de temps, et que, de là, il était plus aisé de passer aux îles des Enfants de Khaledan ; que chaque année, un navire marchand allait à l’île d’Ébène, et qu’il pourrait prendre cette commodité pour retourner de là aux îles des Enfants de Khaledan. « Si vous fussiez arrivé quelques jours plus tôt, ajouta-t-il, vous vous fussiez embarqué sur celui qui a fait voile cette année. En attendant que celui de l’année prochaine parte, si vous agréez de demeurer avec moi, je vous fais l’offre de ma maison, telle qu’elle est, de très bon cœur. Le prince Camaralzaman s’estima heureux de trouver cet asile dans un lieu où il n’avait aucune connaissance non plus qu’aucun intérêt d’en faire. Il accepta l’offre, et il demeura avec le jardinier. En attendant le départ du vaisseau marchand pour l’île d’Ébène, il s’occupait à travailler au jardin pendant le jour ; et, la nuit, que rien ne le détournait de penser à sa chère princesse Badoure, il la passait dans les soupirs, dans les regrets et dans les pleurs. Nous le laisserons en ce lieu, pour revenir à la princesse Badoure, que nous avons laissée endormie sous sa tente. La princesse dormit assez longtemps, et, en s’éveillant, elle s’étonna que le prince Camaralzaman ne fût pas avec elle. Elle appela ses femmes et leur demanda si elles ne savaient pas où il était. Dans le temps où elles lui assuraient qu’elles l’avaient vu sortir, elle s’aperçut, en reprenant sa ceinture, que la petite bourse était ouverte et que son talisman n’y était plus. Elle ne douta pas que Camaralzaman ne l’eût pris, pour voir ce que c’était, et qu’il ne le lui rapportât. Elle l’attendit jusqu’au soir avec de grandes impatiences, et elle ne pouvait comprendre ce qui pouvait l’obliger d’être éloigné d’elle si longtemps. Comme elle vit qu’il était déjà nuit obscure et qu’il ne revenait pas, elle en fut dans une affliction qui n’est pas concevable. Elle maudit mille fois le talisman et celui qui l’avait fait ; et, si le respect ne l’eût retenue, elle eût fait des imprécations contre la reine sa mère, qui lui avait fait un présent si funeste. Désolée au dernier point de cette conjoncture, d’autant plus fâcheuse qu’elle ne savait par quel endroit le talisman pouvait être la cause de la séparation du prince d’avec elle, elle ne perdit pas le jugement ; elle prit au contraire une résolution courageuse, peu commune aux personnes de son sexe. Il n’y avait que la princesse et ses femmes dans le camp qui sussent que Camaralzaman avait disparu ; car, alors, ses gens se reposaient ou dormaient déjà sous leurs tentes. Comme elle craignit qu’ils ne la trahissent, s’ils venaient à en avoir connaissance, elle modéra premièrement sa douleur et défendit à ses femmes de ne rien dire ou de ne rien faire paraître qui pût en donner le moindre soupçon. Ensuite, elle quitta son habit et en prit un de Camaralzaman, à qui elle ressemblait si fort que ses gens la prirent pour lui, le lendemain matin, quand ils la virent paraître et qu’elle leur commanda de plier bagage et de se mettre en marche. Quand tout fut prêt, elle fit entrer une de ses femmes dans la litière ; pour elle, elle monta à cheval, et l’on marcha. Après un voyage de plusieurs mois par terre et par mer, la princesse, qui avait fait continuer la route sous le nom du prince Camaralzaman, pour se rendre à l’île des Enfants de Khaledan, aborda à la capitale du royaume de l’île d’Ébène, dont le roi qui régnait alors s’appelait Armanos. Comme les premiers de ses gens qui débarquèrent pour lui chercher un logement eurent publié que le vaisseau qui venait d’arriver portait le prince Camaralzaman, qui revenait d’un long voyage, et que le mauvais temps l’avait obligé de relâcher, le bruit en fut bientôt porté jusqu’au palais du roi. Le roi Armanos, accompagné d’une grande partie de sa cour, vint au-devant de la princesse, et il la rencontra lorsqu’elle venait de débarquer et qu’elle prenait le chemin du logement qu’on avait retenu. Il la reçut comme le fils d’un roi son ami, avec qui il avait toujours vécu de bonne intelligence, et la mena à son palais où il la logea, elle et tous ses gens, sans avoir égard aux instances qu’elle lui fit de la laisser loger en son particulier. Il lui fit d’ailleurs tous les honneurs imaginables, et il la régala, pendant trois jours, avec une magnificence extraordinaire. Quand les trois jours furent passés, comme le roi Armanos vit que la princesse, qu’il prenait toujours pour le prince Camaralzaman, parlait de se rembarquer et de continuer son voyage, et qu’il était charmé de voir un prince si bien fait, de si bon air et qui avait infiniment d’esprit, il la prit en particulier. « Prince, lui dit-il, dans le grand âge où vous voyez que je suis, avec très peu d’espérance de vivre encore longtemps, j’ai le chagrin de n’avoir pas un fils à qui je puisse laisser mon royaume. Le ciel m’a donné seulement une fille unique, d’une beauté qui ne peut pas être mieux assortie qu’avec un prince aussi bien fait, d’une aussi grande naissance et aussi accompli que vous. Au lieu de songer à retourner chez vous, acceptez-la de ma main avec ma couronne, dont je me démets dès à présent en votre faveur, et demeurez avec nous. Il est temps désormais que je me repose après en avoir soutenu le poids pendant de si longues années, et je ne puis le faire avec plus de consolation que pour voir mes États gouvernés par un si digne successeur. » L’offre généreuse du roi de l’île d’Ébène de donner sa fille unique en mariage à la princesse Badoure, qui ne pouvait l’accepter parce qu’elle était femme, et de lui abandonner ses États, la mit dans un embarras auquel elle ne s’attendait pas. De lui déclarer qu’elle n’était pas le prince Camaralzaman, mais sa femme, il était indigne d’une princesse comme elle de détromper le roi, après lui avoir assuré qu’elle était ce prince, et après en avoir si bien soutenu le personnage jusqu’alors. De le refuser aussi, elle avait une juste crainte, dans la grande passion qu’il témoignait pour la conclusion de ce mariage, qu’il ne changeât sa bienveillance en aversion et en haine et n’attentât même à sa vie. De plus, elle ne savait pas si elle trouverait le prince Camaralzaman auprès du roi Schahzaman, son père. Ces considérations et celle d’acquérir un royaume au prince son mari, au cas qu’elle le retrouvât, déterminèrent cette princesse à accepter le parti que le roi Armanos venait de lui proposer. Ainsi, après avoir demeuré quelques moments sans parler, avec une rougeur qui lui monta au visage et que le roi attribua à sa modestie, elle répondit : « Sire, j’ai une obligation infinie à Votre Majesté de la bonne opinion qu’elle a de ma personne, de l’honneur qu’elle me fait et d’une si grande faveur, que je ne mérite pas et que je n’ose refuser. Mais, sire, ajouta-t-elle, je n’accepte une si grande alliance qu’à condition que Votre Majesté m’assistera de ses conseils et que je ne ferai rien qu’elle n’ait approuvé auparavant. » Le mariage conclu et arrêté de cette manière, la cérémonie en fut remise au lendemain, et la princesse Badoure prit ce temps-là pour avertir ses officiers, qui la prenaient aussi pour le prince Camaralzaman, de ce qui devait se passer, afin qu’ils ne s’en étonnassent pas, et elle les assura que la princesse y avait donné son consentement. Elle en parla aussi à ses femmes et les chargea de continuer de bien garder le secret. Le roi de l’île d’Ébène, joyeux d’avoir acquis un gendre dont il était si content, assembla son conseil le lendemain et déclara qu’il donnait la princesse sa fille en mariage au prince Camaralzaman, qu’il avait amené et fait asseoir près de lui ; qu’il lui remettait sa couronne et leur enjoignait de le reconnaître pour leur roi et de lui rendre leurs hommages. En achevant, il descendit du trône ; et après qu’il y eut fait monter la princesse Badoure et qu’elle se fut assise à sa place, la princesse y reçut le serment de fidélité et les hommages des seigneurs les plus puissants de l’île d’Ébène, qui étaient présents. Au sortir du conseil, la proclamation du nouveau roi fut faite solennellement dans toute la ville ; des réjouissances de plusieurs jours furent indiquées et des courriers dépêchés par tout le royaume, pour y faire observer les mêmes cérémonies et les mêmes démonstrations de joie. Le soir, tout le palais fut en fête, et la princesse Haïatalnefous {72} (c’est ainsi que se nommait la princesse de l’île d’Ébène) fut amenée à la princesse Badoure, que tout le monde prit pour un homme, avec un appareil véritablement royal. Les cérémonies achevées, on les laissa seules, et elles se couchèrent. Le lendemain matin, pendant que la princesse Badoure recevait, dans une assemblée générale, les compliments de toute la cour au sujet de son mariage et comme nouveau roi, le roi Armanos et la reine se rendirent à l’appartement de la nouvelle reine, leur fille, et s’informèrent d’elle comment elle avait passé la nuit. Au lieu de répondre, elle baissa les yeux, et la tristesse qui parut sur son visage fit assez connaître qu’elle n’était pas contente. Pour consoler la princesse Haïatalnefous « Ma fille, lui dit le roi Armanos, cela ne doit pas vous faire de la peine ; le prince Camaralzaman, en abordant ici, ne songeait qu’à se rendre au plus tôt auprès du roi Schahzaman, son père. Quoique nous l’ayons arrêté par un moyen dont il a lieu d’être bien satisfait, nous devons croire néanmoins qu’il a un grand regret d’être privé tout à coup de l’espérance même de le revoir jamais, ni lui, ni personne de sa famille. Vous devez donc attendre que, quand ces mouvements de tendresse filiale se seront un peu ralentis, il en usera avec vous comme un bon mari. » La princesse Badoure, sous le nom de Camaralzaman, roi de l’île d’Ébène, passa toute la journée non seulement à recevoir les compliments de sa cour, mais même à faire la revue des troupes réglées de sa maison et à plusieurs autres fonctions royales, avec une dignité et une capacité qui lui attirèrent l’approbation de tous ceux qui en furent témoins. Il était nuit quand elle rentra dans l’appartement de la reine Haïatalnefous, et elle connut fort bien, à la contrainte avec laquelle cette princesse la reçut, qu’elle se souvenait de la nuit précédente. Elle tâcha de dissiper ce chagrin par un long entretien qu’elle eut avec elle, dans lequel elle employa tout son esprit (et elle en avait infiniment) pour lui persuader qu’elle l’aimait parfaitement. Elle lui donna enfin le temps de se coucher, et, dans cet intervalle, elle se mit à faire sa prière ; mais elle la fit si longue, que la reine Haïatalnefous s’endormit. Alors elle cessa de prier et elle se coucha près d’elle sans l’éveiller, autant affligée de jouer un personnage qui ne lui convenait pas que de la perte de son cher Camaralzaman, après lequel elle ne cessait de soupirer. Elle se leva, le jour suivant, à la pointe du jour, avant qu’Haïatalnefous fût éveillée, et alla au conseil avec l’habit royal. Le roi Armanos ne manqua pas de voir encore la reine sa fille ce jour-là, et il la trouva dans les pleurs et dans les larmes. Il n’en fallut pas davantage pour lui faire connaître le sujet de son affliction. Indigné de ce mépris, à ce qu’il s’imaginait, dont il ne pouvait comprendre la cause : « Ma fille, lui dit-il, ayez encore patience jusqu’à la nuit prochaine ; j’ai élevé votre mari sur mon trône ; je saurai bien l’en faire descendre et le chasser avec honte, s’il ne vous donne la satisfaction qu’il doit. Dans la colère où je suis de vous voir traitée si indignement, je ne sais même si je me contenterai d’un châtiment si doux. Ce n’est pas à vous, c’est à ma personne qu’il fait un affront si sanglant. » Le même jour, la princesse Badoure rentra fort tard chez Haïatalnefous. Comme la nuit précédente, elle s’entretint de même avec elle et voulut encore faire sa prière pendant qu’elle se coucherait ; mais Haïatalnefous la retint et l’obligea de se rasseoir. « Quoi ! dit-elle, vous prétendez donc, à ce que je vois, me traiter encore cette nuit comme vous m’avez traitée les deux dernières ? Dites-moi, je vous supplie, en quoi peut vous déplaire une princesse comme moi, qui ne vous aime pas seulement, mais qui vous adore et qui s’estime la princesse la plus heureuse de toutes les princesses de son rang, d’avoir un prince si aimable pour mari ? Une autre que moi, je ne dis pas offensée, mais outragée par un endroit si sensible, aurait une belle occasion de se venger, en vous abandonnant seulement à votre mauvaise destinée ; mais quand je ne vous aimerais pas autant que je vous aime, bonne et touchée du malheur des personnes qui me sont le plus indifférentes, comme je le suis, je ne laisserais pas de vous avertir que le roi mon père est fort irrité de votre procédé ; qu’il n’attend que demain pour vous faire sentir les marques de sa juste colère, si vous continuez. Faites-moi la grâce de ne pas mettre au désespoir une princesse qui ne peut s’empêcher de vous aimer. » Ce discours mit la princesse Badoure dans un embarras inexprimable. Elle ne douta pas de la sincérité d’Haïatalnefous : la froideur que le roi Armanos lui avait témoignée ce jour-là ne lui avait que trop fait connaître l’excès de son mécontentement. L’unique moyen de justifier sa conduite était de faire confidence de son sexe à Haïatalnefous. Mais, quoiqu’elle eût prévu qu’elle serait obligée d’en venir à cette déclaration, l’incertitude néanmoins où elle était si la princesse le prenait en mal ou en bien la faisait trembler. Quand elle eut bien considéré enfin que, si le prince Camaralzaman était encore au monde, il fallait de nécessité qu’il vînt à l’île d’Ébène pour se rendre au royaume du roi Schahzaman ; qu’elle devait se conserver pour lui et qu’elle ne pouvait le faire si elle ne se découvrait à la princesse Haïatalnefous, elle hasarda cette voie. Comme la princesse Badoure était demeurée interdite, Haïatalnefous, impatiente, allait reprendre la parole, lorsqu’elle l’arrêta par celles-ci : « Aimable et trop charmante princesse, lui dit-elle, j’ai tort, je l’avoue, et je me condamne moi-même ; mais j’espère que vous me pardonnerez et que vous me garderez le secret que j’ai à vous découvrir pour ma justification. » En même temps la princesse Badoure ouvrit son sein : « Voyez, princesse, continua-t-elle, si une princesse, femme comme vous, ne mérite pas que vous lui pardonniez ; je suis persuadée que vous le ferez de bon cœur, quand je vous aurai fait le récit de mon histoire et surtout de la disgrâce affligeante qui m’a contrainte de jouer le personnage que vous voyez. » Quand la princesse Badoure eut achevé de se faire connaître entièrement à la princesse de l’île d’Ébène pour ce qu’elle était, elle la supplia une seconde fois de lui garder le secret et de vouloir bien faire semblant qu’elle fût véritablement son mari, jusqu’à l’arrivée du prince Camaralzaman, qu’elle espérait de revoir bientôt. « Princesse, reprit la princesse de l’île d’Ébène, ce serait une destinée étrange qu’un mariage heureux comme le vôtre dût être de si peu de durée après un amour réciproque plein de merveilles. Je souhaite avec vous que le ciel vous réunisse bientôt. Assurez-vous cependant que je garderai religieusement le secret que vous venez de me confier. J’aurais le plus grand plaisir du monde d’être la seule qui vous connaisse pour ce que vous êtes, dans le grand royaume de l’île d’Ebène, pendant que vous gouvernerez aussi dignement que vous avez déjà commencé. Je vous demandais de l’amour, et présentement je vous déclare que je serai la plus contente du monde si vous ne dédaignez pas de m’accorder votre amitié. » Après ces paroles, les deux princesses s’embrassèrent tendrement ; et après mille témoignages d’amitié réciproque, elles se couchèrent. Selon la coutume du pays, il fallait faire voir publiquement la marque de la consommation du mariage. Les deux princesses trouvèrent moyen de remédier à cette difficulté. Ainsi, les femmes de la princesse Haïatalnefous furent trompées le lendemain matin et trompèrent le roi Armanos, la reine sa femme et toute la cour. De la sorte, la princesse Badoure continua de gouverner tranquillement, à la satisfaction du roi et de tout le royaume. Pendant qu’en l’île d’Ébène les choses étaient, entre la princesse Badoure, la princesse Haïatalnefous et le roi Armanos avec la reine, la cour et les peuples du royaume, dans l’état que Votre Majesté peut le comprendre, continua Schéhérazade en parlant à Schahriar, le prince Camaralzaman était toujours dans la ville des idolâtres, chez le jardinier qui lui avait donné retraite. Un jour, de grand matin, que le prince se préparait à travailler au jardin, selon sa coutume, le bonhomme de jardinier l’en empêcha. « Les idolâtres, lui dit-il, ont aujourd’hui une grande fête ; et, comme ils s’abstiennent de tout travail pour la passer en des assemblées et en des réjouissances publiques, ils ne veulent pas non plus que les musulmans travaillent ; et les musulmans, pour se maintenir dans leur amitié, se font un divertissement d’assister à leurs spectacles, qui méritent d’être vus. Ainsi, vous n’avez qu’à vous reposer aujourd’hui. Je vous laisse ici ; et, comme le temps approche où le vaisseau marchand dont je vous ai parlé doit faire le voyage de l’île d’Ébène, je vais voir quelques amis et m’informer d’eux du jour qui mettra à la voile, et, en même temps, je ménagerai votre embarquement. » Le jardinier mit son plus bel habit et sortit. Quand le prince Camaralzaman se vit seul, il fut loin de prendre part à la joie publique qui retentissait dans toute la ville : l’inaction où il était lui fit rappeler avec plus de violence que jamais le triste souvenir de sa chère princesse. Recueilli en lui-même, il soupirait et gémissait en se promenant dans le jardin, lorsque le bruit que deux oiseaux faisaient sur un arbre l’obligea de lever la tête et de s’arrêter. Camaralzaman vit avec surprise que ces oiseaux se battaient cruellement à coups de bec, et qu’en peu de moments l’un des deux tomba mort au pied de l’arbre. L’oiseau qui était demeuré vainqueur reprit son vol et disparut. Dans le moment, deux autres oiseaux plus grands, qui avaient vu le combat de loin, arrivèrent d’un autre côté, se posèrent, l’un à la tête, l’autre aux pieds du mort, le regardèrent quelque temps en remuant la tête d’une manière qui marquait la douleur, et lui creusèrent une fosse avec leurs griffes, dans laquelle ils l’enterrèrent. Dès que les deux oiseaux eurent rempli la fosse de la terre qu’ils avaient ôtée, ils s’envolèrent, et, peu de temps après, ils revinrent, en tenant au bec, l’un par une aile et l’autre par un pied, l’oiseau meurtrier, qui faisait des cris effroyables et de grands efforts pour s’échapper. Ils l’apportèrent sur la sépulture de l’oiseau qu’il avait sacrifié à sa rage ; et là, en le sacrifiant à la juste vengeance de l’assassinat qu’il avait commis, ils lui arrachèrent la vie à coups de bec. Ils lui ouvrirent enfin le ventre, en tirèrent les entrailles, laissèrent le corps sur la place et s’envolèrent. Camaralzaman demeura dans une grande admiration tout le temps que dura un spectacle si surprenant. Il s’approcha de l’arbre où la scène s’était passée, et, en jetant les yeux sur les entrailles dispersées, il aperçut quelque chose de rouge qui sortait de l’estomac que les oiseaux vengeurs avaient déchiré. Il ramassa l’estomac, et, en tirant dehors ce qu’il avait vu de rouge, il trouva que c’était le talisman de la princesse Badoure, sa bien-aimée, qui lui avait coûté tant de regrets, d’ennuis, de soupirs, depuis que cet oiseau le lui avait enlevé. « Cruel ! s’écria-t-il aussitôt en regardant l’oiseau, tu te plaisais à faire du mal, et j’en dois moins me plaindre de celui que tu m’as fait. Mais autant que tu m’en as fait, autant je souhaite de bien à ceux qui m’ont vengé de toi en vengeant la mort de leur semblable. » Il n’est pas possible d’exprimer l’excès de la joie du prince Camaralzaman. « Chère princesse ! s’écria-t-il encore, ce moment fortuné, qui me rend ce qui vous était si précieux, est sans doute un présage qui m’annonce que je vous retrouverai de même, et peut-être plus tôt que je ne pense ! Béni soit le ciel, qui m’envoie ce bonheur, et qui me donne en même temps l’espérance du plus grand que je puisse souhaiter ! » En achevant ces mots, Camaralzaman baisa le talisman, l’enveloppa et le lia soigneusement autour de son bras. Dans son affliction extrême, il avait passé presque toutes les nuits à se tourmenter et sans fermer l’œil. Il dormit tranquillement celle qui suivit une si heureuse aventure ; et, le lendemain, quand il eut pris son habit de travail dès qu’il fut jour, il alla prendre l’ordre du jardinier, qui le pria de mettre à bas et de déraciner un certain vieil arbre qui ne portait plus de fruit. Camaralzaman prit une cognée et alla mettre la main à l’ouvre. Comme il coupait une branche de la racine, il donna un coup sur quelque chose qui résista et qui fit un grand bruit. En écartant la terre, il découvrit une grande plaque de bronze, sous laquelle il trouva un escalier de dix degrés. Il descendit aussitôt ; et, quand il fut au bas, il vit un caveau de deux à trois toises en carré, où il compta cinquante grands vases de bronze, rangés alentour, chacun avec un couvercle. Il les découvrit tous l’un après l’autre, et il n’y en eut pas un qui ne fût plein de poudre d’or. Il sortit du caveau, extrêmement joyeux de la découverte d’un trésor si riche, remit la plaque sur l’escalier et acheva de déraciner l’arbre en attendant le retour du jardinier. Le jardinier avait appris, le jour précédent, que le vaisseau qui faisait le voyage de l’île d’Ébène chaque année devait partir dans très peu de jours ; mais on n’avait pu lui dire le jour précisément, et on l’avait remis au lendemain. Il y était allé, et il revint avec un visage qui marquait la bonne nouvelle qu’il avait à annoncer à Camaralzaman. « Mon fils, lui dit-il (car, par le privilège de son grand âge, il avait coutume de le traiter ainsi), réjouissez-vous et tenez-vous prêt à partir dans trois jours le vaisseau fera voile ce jour-là sans faute et je suis convenu de votre embarquement et de votre passage avec le capitaine. — Dans l’état où je suis, reprit Camaralzaman, vous ne pouviez m’annoncer rien de plus agréable. En revanche j’ai aussi à vous faire part d’une nouvelle qui doit vous réjouir. Prenez la peine de venir avec moi, et vous verrez la bonne fortune que le ciel vous envoie. » Camaralzaman mena le jardinier à l’endroit où il avait déraciné l’arbre, le fit descendre dans le caveau ; et, quand il lui eut fait voir la quantité de vases remplis de poudre d’or qu’il y avait, il lui témoigna sa joie de ce que Dieu récompensait enfin la vertu et toutes les peines qu’il avait prises depuis tant d’années. « Comment l’entendez-vous ? reprit le jardinier. Vous imaginez-vous donc que je veuille m’approprier ce trésor ? Il est tout à vous, et je n’y ai aucune prétention. Depuis quatre-vingts ans que mon père est mort, je n’ai fait autre chose que de remuer la terre de ce jardin sans l’avoir découvert. C’est une marque qu’il vous était destiné, puisque Dieu a permis que vous le trouvassiez ; il convient à un prince comme vous plutôt qu’à moi, qui suis sur le bord de ma fosse et qui n’ai plus besoin de rien. Dieu vous l’envoie à propos, dans le temps où vous allez vous rendre dans les Etats qui doivent vous appartenir, où vous en ferez un bon usage. » Le prince Camaralzaman ne voulut pas céder au jardinier en générosité, et ils eurent une grande contestation là-dessus. Il lui protesta enfin qu’il n’en prendrait rien absolument s’il n’en retenait la moitié pour sa part. Le jardinier se rendit, et ils se partagèrent à chacun vingt-cinq vases. Le partage fait : « Mon fils, dit le jardinier à Camaralzaman, ce n’est pas assez ; il s’agit présentement d’embarquer ces richesses sur le vaisseau et de les emporter avec vous si secrètement que personne n’en ait connaissance, autrement vous courriez risque de les perdre. Il n’y a pas d’olives dans l’île d’Ébène, et celles qu’on y porte d’ici sont d’un grand débit. Comme vous le savez, j’en ai une bonne provision de celles que je recueille dans mon jardin ; il faut que vous preniez cinquante pots, que vous les remplissiez de poudre d’or à moitié, et, pour l’autre moitié, d’olives par-dessus, et nous les ferons porter au vaisseau lorsque vous vous embarquerez. » Camaralzaman suivit ce bon conseil et employa le reste de la journée à accommoder les cinquante pots ; et, comme il craignait que le talisman de la princesse Badoure, qu’il portait au bras, ne lui échappât, il eut la précaution de le mettre dans un de ces pots et d’y faire une marque pour le reconnaître. Quand il eut achevé de mettre les pots en état d’être transportés, comme la nuit approchait, il se retira avec le jardinier, et, en s’entretenant, il lui raconta le combat des deux oiseaux et les circonstances de cette aventure, qui lui avait fait retrouver le talisman de la princesse Badoure, ce dont le jardinier ne fut pas moins surpris que joyeux pour l’amour de lui. Soit à cause de son grand âge ou qu’il se fût donné trop de mouvement ce jour-là, le jardinier passa une mauvaise nuit, son mal augmenta le jour suivant, et il se trouva encore plus mal, le troisième, au matin. Dès qu’il fut jour le capitaine du vaisseau en personne et plusieurs matelots vinrent frapper à la porte du jardin. Ils demandèrent à Camaralzaman, qui leur ouvrit, où était le passager qui devait s’embarquer sur le vaisseau. « C’est moi-même, répondit-il. Le jardinier qui a demandé passage pour moi est malade et ne peut vous parler ; ne laissez pas d’entrer, et emportez, je vous prie, les pots d’olives que voilà avec mes hardes, et je vous suivrai dès que j’aurai pris congé de lui. » Les matelots se chargèrent des pots et des hardes, et quittant Camaralzaman « Ne manquez pas de venir incessamment, lui dit le capitaine ; le vent est bon, et je n’attends que vous pour mettre à la voile. » Dès que le capitaine et les matelots furent partis, Camaralzaman rentra chez le jardinier, pour prendre congé de lui et le remercier de tous les bons offices qu’il lui avait rendus ; mais il le trouva qui agonisait, et il eut à peine obtenu de lui qu’il fit sa profession de foi, selon la coutume des bons musulmans, à l’article de la mort, qu’il le vit expirer. Dans la nécessité où était le prince Camaralzaman d’aller s’embarquer, il fit toutes les diligences possibles pour rendre les derniers devoirs au défunt. Il lava son corps, il l’ensevelit, après lui avoir fait une fosse dans le jardin (car, comme les mahométans n’étaient que tolérés dans cette ville d’idolâtres, ils n’avaient pas de cimetière public), il l’enterra lui seul, et il n’eut achevé que vers la fin du jour. Il partit, sans perdre de temps, pour s’aller embarquer ; il emporta même la clef du jardin avec lui, afin de faire plus de diligence, dans le dessein de la porter au propriétaire, au cas qu’il pût le faire, ou de la donner à quelque personne de confiance, en présence de témoins, pour la lui remettre entre les mains. Mais, en arrivant au port, il apprit que le vaisseau avait levé l’ancre il y avait déjà du temps, et même qu’on l’avait perdu de vue. On ajouta qu’il n’avait mis à la voile qu’après l’avoir attendu trois grandes heures. Le prince Camaralzaman, comme il est aisé de juger, fut dans une affliction extrême de se voir contraint de rester encore dans un pays où il n’avait et ne voulait avoir aucune habitude, et d’attendre une autre année pour réparer l’occasion qu’il venait de perdre. Ce qui le désolait davantage, c’est qu’il s’était dessaisi du talisman de la princesse Badoure, et qu’il le tint pour perdu. Il n’eut pas d’autre parti à prendre cependant que de retourner au jardin d’où il était sorti, de le prendre à louage du propriétaire à qui il appartenait et de continuer de le cultiver, en déplorant son malheur et sa mauvaise fortune. Comme il ne pouvait supporter la fatigue de le cultiver seul, il prit un garçon à gages ; et, afin de ne pas perdre l’autre partie du trésor qui lui revenait par la mort du jardinier, qui était mort sans héritier, il mit la poudre d’or dans cinquante autres pots, qu’il acheva de remplir d’olives, pour les embarquer avec lui, dans le temps. Pendant que le prince Camaralzaman recommençait une nouvelle année de peine, de douleur et d’impatience, le vaisseau continuait sa navigation avec un vent très favorable ; et il arriva heureusement à la capitale de l’île d’Ébène. Comme le palais était sur le bord de la mer, le nouveau roi, ou plutôt la princesse Badoure, qui aperçut le vaisseau dans le temps qu’il allait entrer au port avec toutes ses bannières, demanda quel vaisseau c’était, et on lui dit qu’il venait tous les ans de la ville des Idolâtres, dans la même saison, et qu’ordinairement il était chargé de riches marchandises. La princesse, toujours occupée du souvenir de Camaralzaman, au milieu de l’éclat qui l’environnait, s’imagina que Camaralzaman pouvait y être embarqué, et la pensée lui vint de le prévenir et d’aller au-devant de lui, non pas pour se faire connaître (car elle se doutait bien qu’il ne la reconnaîtrait pas), mais pour le remarquer et prendre les mesures qu’elle jugerait à propos pour leur reconnaissance mutuelle. Sous prétexte de s’informer elle-même des marchandises et même de voir la première et de choisir les plus précieuses qui lui conviendraient, elle commanda qu’on lui amenât un cheval. Elle se rendit au port, accompagnée de plusieurs officiers qui se trouvèrent près d’elle, et elle y arriva dans le temps où le capitaine venait de débarquer. Elle le fit venir et voulut savoir de lui d’où il venait, combien il y avait de temps qu’il était parti, quelles bonnes ou mauvaises rencontres il avait faites dans sa navigation, s’il n’amenait pas quelque étranger de distinction, et surtout de quoi son vaisseau était chargé. Le capitaine satisfit à toutes ces demandes ; et, quant aux passagers, il assura qu’il n’y avait que des marchands qui avaient coutume de venir, et qu’ils apportaient des étoffes très riches de différents pays, des toiles des plus fines, peintes et non peintes, des pierreries, du musc, de l’ambre gris, du camphre, de la civette, des épiceries, des drogues pour la médecine, des olives et plusieurs autres choses. La princesse Badoure aimait les olives passionnément. Dès qu’elle en eut entendu parler : « Je retiens tout ce que vous en avez, dit-elle au capitaine ; faites-les débarquer incessamment, que j’en fasse le marché. Pour ce qui est des autres marchandises, vous avertirez les marchands de m’apporter ce qu’ils ont de plus beau avant de le faire voir à personne. — Sire, reprit le capitaine, qui la prenait pour le roi de l’île d’Ébène, comme elle l’était en effet sous l’habit qu’elle portait, il y en a cinquante pots fort grands ; mais ils appartiennent à un marchand qui est demeuré à terre. Je l’avais averti moi-même, et je l’attendis longtemps. Comme je vis qu’il ne venait pas, et que son retardement m’empêchait de profiter du bon vent, je perdis la patience et je mis à la voile. — Ne laissez pas de les faire débarquer, dit la princesse ; cela ne nous empêchera pas d’en faire le marché. » Le capitaine envoya sa chaloupe au vaisseau, et elle revint bientôt chargée de pots d’olives. La princesse demanda combien les cinquante pots pouvaient valoir dans l’île d’Ébène. « Sire, répondit le capitaine, le marchand est fort pauvre : Votre Majesté ne lui fera pas une grâce considérable quand elle lui en donnera mille pièces d’argent. — Afin qu’il soit content, reprit la princesse, et en considération de ce que vous me dites de sa pauvreté, on vous en comptera mille pièces d’or, que vous aurez soin de lui donner. » Elle donna ordre pour le payement ; et, après qu’elle eut fait emporter les pots en sa présence, elle retourna au palais. Comme la nuit approchait, la princesse Badoure se retira d’abord dans le palais intérieur, alla à l’appartement de la princesse Haïatalnefous et se fit apporter les cinquante pots d’olives. Elle en ouvrit un pour lui en faire goûter elle-même et le versa dans un plat. Son étonnement fut des plus grands quand elle vit les olives mêlées avec de la poudre d’or. « Quelle aventure ! quelle merveille ! s’écria-t-elle. Elle fit ouvrir et vider les autres pots en sa présence par les femmes d’Haïatalnefous, et son admiration augmenta à mesure qu’elle vit que les olives de chaque pot étaient mêlées avec la poudre d’or. Mais quand on vint à vider celui où Camaralzaman avait mis son talisman, et qu’elle l’eut aperçu, elle en fut si fort surprise qu’elle s’évanouit. La princesse Haïatalnefous et ses femmes secoururent la princesse Badoure et la firent revenir, à force de lui jeter de l’eau sur le visage. Lorsqu’elle eut repris tous ses sens, elle prit le talisman et le baisa à plusieurs reprises. Mais, comme elle ne voulait rien dire devant les femmes de la princesse, qui ignoraient son déguisement, et qu’il était temps de se coucher, elle les congédia. « Princesse, dit-elle à Haïatalnefous dès qu’elles furent seules, après ce que je vous ai raconté de mon histoire, vous aurez bien connu sans doute que c’est à la vue de ce talisman que je me suis évanouie. C’est le mien et celui qui nous a arrachés l’un de l’autre, le prince Camaralzaman, mon cher mari, et moi. Il a été la cause d’une séparation si douloureuse pour l’un et pour l’autre ; il va être, comme j’en suis persuadée, celle de notre réunion prochaine. » Le lendemain, dès qu’il fut jour, la princesse Badoure envoya appeler le capitaine du vaisseau. Quand il fut venu : « Éclaircissez-moi davantage, lui dit-elle, touchant le marchand à qui appartenaient les olives que j’achetai hier. Vous me disiez, ce me semble, que vous l’aviez laissé à terre dans la ville des Idolâtres : pouvez-vous me dire ce qu’il y faisait ? — Sire, répondit le capitaine, je puis en assurer Votre Majesté comme d’une chose que je sais par moi-même. J’étais convenu de son embarquement avec un jardinier extrêmement âgé, qui me dit que je le trouverais à son jardin, où il travaillait sous lui, et dont il m’enseigna l’endroit ; c’est ce qui m’a obligé de dire à Votre Majesté qu’il était pauvre. J’ai été le chercher et l’avertir moi-même, dans ce jardin, de venir s’embarquer, et je lui ai parlé. — Si cela est ainsi, reprit la princesse Badoure, il faut que vous remettiez à la voile dès aujourd’hui, que vous retourniez à la ville des Idolâtres et que vous m’ameniez ici ce garçon jardinier, qui est mon débiteur ; sinon, je vous déclare que je confisquerai non seulement les marchandises qui vous appartiennent et celles des marchands qui sont venus sur votre bord, mais que votre vie et celle des marchands m’en répondront. Dès à présent, on va, par mon ordre, apposer le sceau aux magasins où elles sont, qui ne sera levé que quand vous m’aurez livré l’homme que je vous demande. C’est ce que j’avais à vous dire : allez, et faites ce que je vous commande. » Le capitaine n’eut rien à répliquer à ce commandement dont l’inexécution devait être d’un très grand dommage à ses affaires et à celles des marchands. Il le leur signifia, et ils ne s’empressèrent pas moins que lui à faire embarquer incessamment les provisions de vivres et d’eau dont il avait besoin pour le voyage. Cela s’exécuta avec tant de diligence, qu’il mit à la voile le même jour. Le vaisseau eut une navigation très heureuse, et le capitaine prit si bien ses mesures, qu’il arriva de nuit devant la ville des Idolâtres. Quand il s’en fut approché aussi près qu’il le jugea à propos, il ne fit pas jeter l’ancre ; mais, pendant que le vaisseau demeura en panne, il s’embarqua dans sa chaloupe et alla descendre à terre en un endroit peu éloigné du port, d’où il se rendit au jardin de Camaralzaman, avec six matelots des plus résolus. Camaralzaman ne dormait pas alors ; sa séparation d’avec la belle princesse de la Chine sa femme l’affligeait à son ordinaire, et il détestait le moment où il s’était laissé tenter par la curiosité, non pas de manier, mais même de toucher sa ceinture. Il passait ainsi les moments consacrés au repos, lorsqu’il entendit frapper à la porte du jardin. Il y alla promptement, à demi habillé, et il n’eut pas plus tôt ouvert, que, sans lui dire un mot, le capitaine et les matelots se saisirent de lui, le conduisirent à la chaloupe par force et le menèrent au vaisseau, qui remit à la voile dès qu’il y fut embarqué. Camaralzaman, qui avait gardé le silence jusqu’alors, de même que le capitaine et les matelots, demanda au capitaine, qu’il avait reconnu, quel sujet il avait de l’enlever avec tant de violence. « N’êtes-vous pas débiteur du roi de l’île d’Ébène ? lui demanda le capitaine à son tour. — Moi débiteur du roi de l’île d’Ébène ! reprit Camaralzaman avec étonnement. Je ne le connais pas ; jamais je n’ai eu affaire avec lui, et jamais je n’ai mis le pied dans son royaume. — C’est ce que vous devez savoir mieux que moi, repartit le capitaine. Vous lui parlerez vous-même ; demeurez ici cependant, et prenez patience. » Le vaisseau ne fut pas moins heureux à porter à l’île d’Ébène le prince Camaralzaman qu’il ne l’avait été à l’aller prendre dans la ville des Idolâtres. Quoiqu’il fût déjà nuit lorsqu’il mouilla dans le port, le capitaine ne laissa pas néanmoins de débarquer d’abord et de mener Camaralzaman au palais, où il demanda à être présenté au roi. La princesse Badoure qui s’était déjà retirée dans le palais intérieur, ne fut pas plus tôt avertie de son retour et de l’arrivée de Camaralzaman, qu’elle sortit pour lui parler. D’abord elle jeta les yeux sur le prince Camaralzaman, pour qui elle avait versé tant de larmes depuis leur séparation, et elle le reconnut sous son méchant habit. Quant au prince, qui tremblait devant un roi, comme il le croyait, à qui il avait à répondre d’une dette imaginaire, il n’eut pas seulement la pensée que ce pût être celle qu’il désirait si ardemment de retrouver. Si la princesse eût suivi son inclination, elle eût couru à lui et se fût fait connaître en l’embrassant ; mais elle se retint et crut qu’il était de l’intérêt de l’un et de l’autre de soutenir encore quelque temps le personnage du roi avant de se découvrir. Elle se contenta de le recommander à un officier qui était présent, et de le charger de prendre soin de lui et de le bien traiter jusqu’au lendemain. Quand la princesse Badoure eut bien pourvu à ce qui regardait le prince Camaralzaman, elle se tourna du côté du capitaine, pour reconnaître le service important qu’il lui avait rendu, en chargeant un autre officier d’aller sur-le-champ lever le sceau qui avait été apposé à ses marchandises et à celles de ses marchands, et le renvoya avec le présent d’un riche diamant, qui le récompensa beaucoup au-delà de la dépense du voyage qu’il venait de faire. Elle lui dit même qu’il n’avait qu’à garder les mille pièces d’or payées pour les pots d’olives, et qu’elle saurait bien s’en accommoder avec le marchand qu’il venait d’amener. Elle rentra enfin dans l’appartement de la princesse de l’île d’Ébène, à qui elle fit part de sa joie, en la priant néanmoins de lui garder encore le secret et en lui faisant confidence des mesures qu’elle jugeait à propos de prendre avant de se faire connaître au prince Camaralzaman et de le faire connaître lui-même pour ce qu’il était. « Il y a, ajouta-t-elle, une si grande distance d’un jardinier à un grand prince, tel qu’il est, qu’il y aurait du danger à le faire passer, en un moment, du dernier état du peuple à un si haut degré, quelque justice qu’il y ait à le faire. » Bien loin de lui manquer de fidélité, la princesse de l’île d’Ébène entra dans son dessein. Elle l’assura qu’elle y contribuerait elle-même avec un très grand plaisir, qu’elle n’avait qu’à l’avertir de ce qu’elle souhaiterait qu’elle fît. Le lendemain, la princesse de la Chine, sous le nom, l’habit et l’autorité de roi de l’île d’Ébène, après avoir pris soin de faire mener le prince Camaralzaman au bain, de grand matin, et de lui faire prendre un habit d’émir ou de gouverneur de province, le fit introduire dans le conseil, où il attira les yeux de tous les seigneurs qui étaient présents, par sa bonne mine et par l’air majestueux de toute sa personne. La princesse Badoure elle-même fut charmée de le revoir aussi aimable qu’elle l’avait vu tant de fois, et cela l’anima davantage à faire son éloge en plein conseil. Après qu’il eut pris sa place au rang des émirs, par son ordre : « Seigneurs, dit-elle en s’adressant aux autres émirs Camaralzaman, que je vous donne aujourd’hui pour collègue, n’est pas indigne de la place qu’il occupe parmi vous : je l’ai connu suffisamment, dans mes voyages, pour en répondre ; et je puis assurer qu’il se fera connaître à vous-mêmes autant par sa valeur et mille autres belles qualités que par la grandeur de son génie. » Camaralzaman fut extrêmement étonné quand il eut entendu que le roi de l’île d’Ébène, qu’il était bien éloigné de prendre pour une femme, encore moins pour sa chère princesse, l’avait nommé et avait assuré qu’il le connaissait ; et comme il était certain qu’il ne s’était rencontré avec lui en aucun endroit, il fut encore plus étonné des louanges excessives qu’il venait de recevoir. Ces louanges, néanmoins, prononcées par une bouche pleine de majesté, ne le déconcertèrent pas ; il les reçut avec une modestie qui fit voir qu’il les méritait, mais qu’elles ne lui donnaient pas de vanité. Il se prosterna devant le trône du roi, et, en se relevant : « Sire, dit-il, je n’ai point de termes pour remercier Votre Majesté du grand honneur qu’elle me fait, encore moins de tant de bontés. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour les mériter. » En sortant du conseil, ce prince fut conduit par un officier dans un grand hôtel que la princesse Badoure avait déjà fait meubler exprès pour lui. Il y trouva des officiers et des domestiques prêts à recevoir ses commandements, et une écurie garnie de très beaux chevaux : le tout, pour soutenir la dignité d’émir, dont il venait d’être honoré ; et quand il fut dans son cabinet, son intendant lui présenta un coffre-fort plein d’or, pour sa dépense. Moins il pouvait concevoir par quel endroit lui venait ce grand bonheur, plus il en était dans l’admiration ; et jamais il n’eut la pensée que la princesse de la Chine en fût la cause. Au bout de deux ou trois jours, la princesse Badoure, pour donner au prince Camaralzaman plus d’accès près de sa personne et, en même temps, plus de distinction, le gratifia de la charge de grand trésorier, qui venait de vaquer. Il s’acquitta de cet emploi avec tant d’intégrité, en obligeant cependant tout le monde, qu’il s’acquit non seulement l’amitié de tous les seigneurs de la cour, mais même qu’il gagna le cœur de tout le peuple par sa droiture et par ses largesses. Camaralzaman eût été le plus heureux de tous les hommes de se voir dans une si haute faveur auprès d’un roi étranger, comme il se l’imaginait, et d’être auprès de tout le monde dans une considération qui augmentait tous les jours, s’il eût possédé sa princesse. Au milieu de son bonheur, il ne cessait de s’affliger de n’apprendre d’elle aucune nouvelle dans un pays où il semblait qu’elle devait avoir passé depuis le temps qu’il s’était séparé d’avec elle d’une manière si affligeante pour l’un et pour l’autre. Il aurait pu se douter de quelque chose, si la princesse Badoure eût conservé le nom de Camaralzaman, qu’elle avait pris avec son habit ; mais elle l’avait changé, en montant sur le trône, et s’était donné celui d’Armanos, pour faire honneur à l’ancien roi, son beau-père. De la sorte, on ne la connaissait plus que sous le nom de roi Armanos le jeune, et il n’y avait que quelques courtisans qui se souvinssent du nom de Camaralzaman, dont elle se faisait appeler en arrivant à la cour de l’île d’Ébène. Camaralzaman n’avait pas encore eu assez de familiarité avec eux pour s’en instruire ; mais, à la fin, il pouvait l’avoir. Comme la princesse Badoure craignait que cela n’arrivât, et qu’elle était bien aise que Camaralzaman ne fût redevable de sa reconnaissance qu’à elle seule, elle résolut de mettre fin à ses propres tourments et à ceux qu’elle savait qu’il souffrait. En effet, elle avait remarqué que, toutes les fois qu’elle s’entretenait avec lui des affaires qui dépendaient de sa charge, il poussait de temps en temps des soupirs qui ne pouvaient s’adresser qu’à elle. Elle vivait elle-même dans une contrainte dont elle était résolue de se délivrer sans différer plus longtemps. D’ailleurs, l’amitié des seigneurs, le zèle et l’affection du peuple, tout contribuait à lui mettre la couronne de l’île d’Ébène sur la tête, sans obstacle. La princesse Badoure n’eut pas plus tôt pris cette résolution, de concert avec la princesse Haïatalnefous, qu’elle prit le prince Camaralzaman en particulier le même jour : « Camaralzaman, lui dit-elle, j’ai à m’entretenir avec vous d’une affaire de longue discussion, sur laquelle j’ai besoin de votre conseil. Comme je ne vois pas que je puisse le faire plus commodément que la nuit, venez ce soir et avertissez qu’on ne vous attende pas j’aurai soin de vous donner un lit. » Camaralzaman ne manqua pas de se trouver au palais, à l’heure que la princesse Badoure lui avait marquée. Elle le fit entrer avec elle dans le palais intérieur ; et, après qu’elle eut dit au chef des eunuques, qui se préparait à la suivre, qu’elle n’avait point besoin de son service et qu’il tînt seulement la porte fermée, elle le mena dans un autre appartement que celui de la princesse Haïatalnefous, où elle avait coutume de coucher. Quand le prince et la princesse furent dans la chambre, où il y avait un lit, et que la porte fut fermée, la princesse tira le talisman d’une petite boîte, et en le présentant à Camaralzaman : « Il n’y a pas longtemps, lui dit-elle, qu’un astrologue m’a fait présent de ce talisman ; comme vous êtes habile en toutes choses, vous pourrez bien me dire à quoi il est propre. » Camaralzaman prit le talisman et s’approcha d’une bougie pour le considérer. Dès qu’il l’eut reconnu, avec une surprise qui fit plaisir à la princesse : « Sire, s’écria-t-il, Votre Majesté me demande à quoi ce talisman est propre ? Hélas ! il est propre à me faire mourir de douleur et de chagrin, si je ne trouve bientôt la princesse la plus charmante et la plus aimable qui ait jamais paru sous le ciel, à qui il a appartenu et dont il m’a causé la perte ! Il me l’a causée par une aventure étrange, dont le récit toucherait Votre Majesté de compassion pour un mari et pour un amant infortuné comme moi, si elle voulait se donner la patience de l’entendre. — Vous m’en entretiendrez une autre fois, reprit la princesse ; mais je suis bien aise, ajouta-t-elle, de vous dire que j’en sais déjà quelque chose : je reviens à vous, attendez-moi un moment. » En disant ces paroles, la princesse Badoure entra dans un cabinet où elle quitta le turban royal ; et, après avoir pris, en peu de moments, une coiffure et un habillement de femme, avec la ceinture qu’elle avait le jour de leur séparation, elle rentra dans la chambre. Le prince Camaralzaman reconnut d’abord sa chère princesse, courut à elle, et en l’embrassant tendrement : « Ah ! s’écria-t-il, que je suis obligé au roi de m’avoir surpris si agréablement ! — Ne vous attendez pas à revoir le roi, reprit la princesse en l’embrassant à son tour les larmes aux yeux : en me voyant, vous voyez le roi. Asseyons-nous, que je vous explique cette énigme. » Ils s’assirent, et la princesse raconta au prince la résolution qu’elle avait prise dans la prairie où ils avaient campé ensemble la dernière fois, dès qu’elle eut connu qu’elle l’attendrait inutilement ; de quelle manière elle l’avait exécutée jusqu’à son arrivée à l’île d’Ébène, où elle avait été obligée d’épouser la princesse Haïatalnefous et d’accepter la couronne que le roi Armanos lui avait offerte en conséquence de son mariage ; comment la princesse, dont elle lui exagéra le mérite, avait reçu la déclaration qu’elle lui avait faite de son sexe, et enfin l’aventure du talisman, trouvé dans un des pots d’olives et de poudre d’or qu’elle avait achetés, qui lui avait donné lieu de l’envoyer prendre dans la ville des Idolâtres. Quand la princesse Badoure eut achevé, elle voulut que le prince lui apprît par quelle aventure le talisman avait été cause de leur séparation ; il la satisfit, et quand il eut fini, il se plaignit à elle, d’une manière obligeante, de la cruauté qu’elle avait eue de le faire languir si longtemps. Elle lui en apporta les raisons dont nous avons parlé ; après quoi, comme il était fort tard, ils se couchèrent. La princesse Badoure et le prince Camaralzaman se levèrent le lendemain dès qu’il fut jour. Mais la princesse quitta l’habillement royal pour reprendre l’habit de femme ; et, lorsqu’elle fut habillée, elle envoya le chef des eunuques prier le roi Armanos, son beau-père, de prendre la peine de venir à son appartement. Quand le roi Armanos fut arrivé, sa surprise fut fort grande de voir une dame qui lui était inconnue et le grand trésorier, à qui il n’appartenait pas d’entrer dans le palais intérieur, non plus qu’à aucun seigneur de la cour. En s’asseyant, il demanda où était le roi. « Sire, reprit la princesse, hier j’étais le roi, et aujourd’hui je ne suis que princesse de la Chine, femme du véritable prince Camaralzaman, fils véritable du roi Schahzaman. Si Votre Majesté veut bien se donner la patience d’entendre notre histoire, j’espère qu’elle ne me condamnera pas de lui avoir fait une tromperie si innocente. » Le roi Armanos lui donna audience, l’écouta avec étonnement depuis le commencement jusqu’à la fin. En achevant : « Sire, ajouta la princesse, quoique dans notre religion les femmes s’accommodent peu de la liberté qu’ont les maris de prendre plusieurs femmes, si néanmoins Votre Majesté consent à donner la princesse Haïatalnefous, sa fille, en mariage au prince Camaralzaman, je lui cède de bon cœur le rang et la qualité de reine, qui lui appartiennent de droit, et me contente du second rang. Quand cette préférence ne lui appartiendrait pas, je ne laisserais pas de la lui accorder, après l’obligation que je lui ai du secret qu’elle m’a gardé avec tant de générosité. Si Votre Majesté s’en remet à son consentement, je l’ai déjà prévenue là-dessus, et je suis caution qu’elle en sera très contente. » Le roi Armanos écouta le discours de la princesse Badoure avec admiration ; et quand elle eut achevé : « Mon fils, dit-il au prince Camaralzaman en se tournant de son côté, puisque la princesse Badoure, votre femme, que j’avais regardée jusqu’à présent comme mon gendre, par une tromperie dont je ne puis me plaindre, m’assure qu’elle veut bien partager votre lit avec ma fille, il ne me reste plus qu’à savoir si vous voulez bien l’épouser aussi et accepter la couronne, que la princesse Badoure mériterait de porter toute sa vie, si elle n’aimait mieux la quitter pour l’amour de vous. — Sire, répondit le prince Camaralzaman, quelque passion que j’aie de revoir le roi mon père, les obligations que j’ai à Votre Majesté et à la princesse Haïatalnefous sont si essentielles, que je ne puis lui rien refuser. » Camaralzaman fut proclamé roi et marié le même jour avec de grandes magnificences, et fut très satisfait de la beauté, de l’esprit et de l’amour de la princesse Haïatalnefous. Dans la suite, les deux reines continuèrent de vivre ensemble avec la même amitié et de la même union qu’auparavant, et furent très satisfaites de l’égalité que le roi Camaralzaman gardait à leur égard, en partageant son lit avec elles alternativement. Elles lui donnèrent chacune un fils, la même année, presque en même temps ; et la naissance des deux princes fut célébrée avec de grandes réjouissances. Camaralzaman donna le nom d’Amgiad {73} au premier, dont la reine Badoure était accouchée, et celui d’Assad {74} à celui que la reine Haïatalnefous avait mis au monde. Les deux princes furent élevés avec grand soin ; et lorsqu’ils furent en âge, ils n’eurent que le même gouverneur, les mêmes précepteurs dans les sciences et dans les beaux-arts, que le roi Camaralzaman voulut qu’on leur enseignât, et que le même maître dans chaque exercice. La forte amitié qu’ils avaient l’un pour l’autre dès leur enfance avait donné lieu à cette uniformité, qui l’augmenta davantage. En effet, lorsqu’ils furent en âge d’avoir chacun une maison séparée, ils étaient unis si étroitement qu’ils supplièrent le roi Camaralzaman leur père de leur en accorder une seule pour tous deux. Ils l’obtinrent, et ainsi ils eurent les mêmes officiers, les mêmes domestiques, les mêmes équipages, le même appartement et la même table. Insensiblement, Camaralzaman avait pris une si grande confiance en leur capacité et en leur droiture, que, lorsqu’ils eurent atteint l’âge de dix-huit à vingt ans, il ne faisait pas difficulté de les charger du soin de présider au conseil alternativement, toutes les fois qu’il faisait des parties de chasse de plusieurs jours. Comme les deux princes étaient également beaux et bien faits, dès leur enfance, les deux reines avaient conçu pour eux une tendresse incroyable, de manière néanmoins que la princesse Badoure avait plus de penchant pour Assad, fils de la reine Haïatalnefous, que pour Amgiad, son propre fils, et que la reine Haïatalnefous en avait plus pour Amgiad que pour Assad, qui était le sien. Les reines ne prirent d’abord ce penchant que pour une amitié qui procédait de l’excès de celle qu’elles conservaient toujours l’une pour l’autre ; mais, à mesure que les princes avancèrent en âge, elle se tourna peu à peu en une forte inclination, et cette inclination en un amour des plus violents, lorsqu’ils parurent à leurs yeux avec des grâces qui achevèrent de les aveugler. Toute l’infamie de leur passion leur était connue ; elles firent aussi de grands efforts pour y résister ; mais la familiarité avec laquelle elles les voyaient tous les jours et l’habitude de les admirer dès leur enfance, de les caresser, dont il n’était plus en leur pouvoir de se défaire, les embrasèrent d’amour à un point qu’elles en perdirent le sommeil, le boire et le manger. Pour leur malheur et pour le malheur des princes mêmes, les princes, accoutumés à leurs manières, n’eurent pas le moindre soupçon de cette flamme détestable. Comme les deux reines ne s’étaient pas fait un secret de leur passion et qu’elles n’avaient pas le front de le déclarer de bouche au prince que chacune aimait en particulier, elles convinrent de s’en expliquer chacune par un billet ; et, pour l’exécution d’un dessein si pernicieux, elles profitèrent de l’absence du roi Camaralzaman pour une chasse de trois ou quatre jours. Le jour du départ du roi, le prince Amgiad présida au conseil et rendit la justice jusqu’à deux ou trois heures après midi. A la sortie du conseil, comme il rentrait dans le palais, un eunuque le prit en particulier et lui présenta un billet de la part de la reine Haïatalnefous. Amgiad le prit et le lut avec horreur. « Quoi ! perfide, dit-il à l’eunuque en achevant de lire et en tirant le sabre, est-ce là la fidélité que tu dois à ton maître et à ton roi ? » En disant ces paroles, il lui trancha la tête. Après cette action, Amgiad, transporté de colère, alla trouver la reine Badoure, sa mère, d’un air qui marquait son ressentiment, lui montra le billet et l’informa du contenu, après lui avoir dit de quelle part il venait. Au lieu de l’écouter, la reine Badoure se mit en colère elle-même. « Mon fils, reprit-elle, ce que vous me dites est une calomnie et une imposture la reine Haïatalnefous est sage et je vous trouve bien hardi de me parler contre elle avec cette insolence. » Le prince s’emporta contre la reine sa mère à ces paroles. « Vous êtes toutes plus méchantes les unes que les autres ! s’écria-t-il ; si je n’étais retenu par le respect que je dois au roi mon père, ce jour serait le dernier de la vie d’Haïatalnefous. » La reine Badoure pouvait bien juger, par l’exemple de son fils Amgiad, que le prince Assad, qui n’était pas moins vertueux, ne recevrait pas plus favorablement la déclaration semblable qu’elle avait à lui faire. Cela ne l’empêcha pas de persister dans un dessein si abominable, et elle lui écrivit aussi, le lendemain, un billet qu’elle confia à une vieille qui avait entrée dans le palais. La vieille prit aussi son temps de rendre le billet au prince Assad, à la sortie du conseil, où il venait de présider à son tour. Le prince le prit et, en le lisant, il se laissa emporter à la colère si vivement que, sans se donner le temps d’achever, il tira son sabre et punit la vieille comme elle le méritait. Il courut à l’appartement de la reine Haïatalnefous, sa mère, le billet à la main ; il voulut le lui montrer ; mais elle ne lui en donna pas le temps, ni même celui de parler. « Je sais ce que vous me voulez, s’écria-t-elle, et vous êtes aussi impertinent que votre frère Amgiad. Retirez-vous et ne paraissez jamais devant moi. » Assad demeura interdit à ces paroles, auxquelles il ne s’était pas attendu, et elles le mirent dans un transport dont il fut sur le point de donner des marques funestes ; mais il se retint et se retira sans répliquer, de crainte qu’il ne lui échappât de dire quelque chose d’indigne de sa grandeur d’âme. Comme le prince Amgiad avait eu la retenue de ne lui rien dire du billet qu’il avait reçu le jour d’auparavant, et que ce que la reine sa mère venait de lui dire lui faisait comprendre qu’elle n’était pas moins criminelle que la reine Badoure, il alla lui faire un reproche obligeant de sa discrétion et mêler sa douleur avec la sienne. Les deux reines, au désespoir d’avoir trouvé dans les deux princes une vertu qui devait les faire rentrer en elles-mêmes, renoncèrent à tous les sentiments de la nature et de mère et concertèrent ensemble le moyen de les faire périr. Elles firent accroire à leurs femmes qu’ils avaient entrepris de les forcer elles en firent toutes les feintes par leurs larmes, par leurs cris et par les malédictions qu’elles leur donnaient, et se couchèrent dans un même lit, comme si la résistance qu’elles feignirent aussi d’avoir faite les eût réduites aux abois. Le lendemain, le roi Camaralzaman, à son retour de la chasse, fut dans un grand étonnement de les trouver couchées ensemble, éplorées et dans un état qu’elles surent si bien contrefaire, qu’il le toucha de compassion. Il leur demanda avec empressement ce qui leur était arrivé. A cette demande, les reines dissimulées redoublèrent leurs gémissements et leurs sanglots ; et, après qu’il les eut bien pressées, la reine Badoure prit enfin la parole : « Sire, dit-elle, la juste douleur dont nous sommes affligées est telle, que nous ne devrions plus voir le jour, après l’outrage que les princes vos fils nous ont fait par une brutalité qui n’a pas d’exemple. Votre absence leur a donné la hardiesse et l’insolence d’attenter à notre honneur, par suite d’un complot indigne de leur naissance. Que Votre Majesté nous dispense d’en dire davantage : notre affliction suffira pour lui faire comprendre le reste. » Le roi lit appeler les deux princes ; et il leur eût ôté la vie de sa propre main, si l’ancien roi Armanos, son beau-père, qui était présent, ne lui eût retenu le bras. « Mon fils, dit-il, que pensez-vous faire ? Voulez-vous ensanglanter vos mains et votre palais de votre propre sang ? Il y a d’autres moyens de les punir, s’il est vrai qu’ils soient criminels. » Il tâcha de l’apaiser, et le pria de bien examiner s’il était certain qu’ils eussent commis le crime dont on les accusait. Camaralzaman put bien gagner sur lui-même de n’être pas le bourreau de ses propres enfants ; mais, après les avoir fait arrêter, il fit venir, sur le soir, un émir nommé Giondar, qu’il chargea d’aller leur ôter la vie hors de la ville, de tel côté et si loin qu’il lui plairait, et de ne pas revenir qu’il n’apportât leurs habits, pour marque de l’exécution de l’ordre qu’il lui donnait. Giondar marcha toute la nuit, et, le lendemain matin, quand il eut mis pied à terre, il signifia aux princes, les larmes aux yeux, l’ordre qu’il avait. « Princes, leur dit-il, cet ordre est bien cruel, et c’est pour moi une mortification des plus sensibles d’avoir été choisi pour en être l’exécuteur : plût à Dieu que je pusse m’en dispenser ! — Faites votre devoir, reprirent les princes ; nous savons bien que vous n’êtes pas la cause de notre mort : nous vous la pardonnons de bon cœur. » En disant ces paroles, les princes s’embrassèrent et se dirent le dernier adieu avec tant de tendresse, qu’ils furent longtemps sans se séparer. Le prince Assad se mit le premier en état de recevoir le coup de la mort. « Commencez par moi, dit-il, Giondar ; que je n’aie pas la douleur de voir mourir mon cher frère Amgiad. » Amgiad s’y opposa, et Giondar ne put, sans verser des larmes plus qu’auparavant, être témoin de leur contestation, qui marquait combien leur amitié était sincère et parfaite. Ils terminèrent enfin ce différend si touchant, et ils prièrent Giondar de les lier ensemble et de les mettre dans la situation la plus commode pour leur donner le coup de la mort en même temps. « Ne refusez pas, ajoutèrent-ils, de donner cette consolation de mourir ensemble à deux frères infortunés qui, jusqu’à leur innocence, n’ont rien eu que de commun depuis qu’ils sont au monde. » Giondar accorda aux deux princes ce qu’ils souhaitaient : il les lia ; et, quand ils les eut mis dans l’état qu’il crut le plus à son avantage pour ne pas manquer de leur couper la tête d’un seul coup, il leur demanda s’ils avaient quelque chose à lui commander avant de mourir. « Nous ne vous prions que d’une seule chose, répondirent les deux princes : c’est de bien assurer le roi notre père, à votre retour, que nous mourons innocents, mais que nous ne lui imputons pas l’effusion de notre sang. En effet, nous savons qu’il n’est pas bien informé de la vérité du crime dont nous sommes accusés. » Giondar leur promit qu’il n’y manquerait pas, et en même temps il tira son sabre. Son cheval, qui était lié à un arbre près de lui, épouvanté de cette action et de l’éclat du sabre, rompit sa bride, s’échappa et se mit à courir de toute sa force par la campagne. C’était un cheval de grand prix et richement harnaché, que Giondar aurait été bien fâché de perdre. Troublé de cet accident, au lieu de couper la tête aux princes, il jeta le sabre et courut après le cheval pour le rattraper. Le cheval qui était vigoureux, fit plusieurs caracoles devant Giondar, et il le mena jusqu’à un bois, où il se jeta, Giondar l’y suivit, et le hennissement du cheval éveilla un lion qui dormait ; le lion accourut et, au lieu d’aller au cheval, il vint droit à Giondar, dès qu’il l’eut aperçu. Giondar ne songea plus à son cheval : il fut dans un grand embarras pour la conservation de sa vie, en évitant l’attaque du lion, qui ne le perdait pas de vue et qui le suivait de près au travers des arbres. « Dans cette extrémité, Dieu ne m’enverrait pas ce châtiment, disait-il en lui-même, si les princes à qui l’on m’a commandé d’ôter la vie n’étaient pas innocents ; et, pour mon malheur, je n’ai pas mon sabre pour me défendre. » Pendant l’éloignement de Giondar, les deux princes furent pressés également d’une soif ardente, causée par la frayeur de la mort nonobstant leur résolution généreuse de subir l’ordre cruel du roi leur père. Le prince Amgiad fit remarquer au prince son frère qu’ils n’étaient pas loin d’une source d’eau, et lui proposa de se délier et d’aller boire. « Mon frère, reprit Assad, pour le peu de temps que nous avons à vivre, ce n’est pas la peine d’étancher notre soif ; nous la supporterons bien encore quelques moments. » Sans avoir égard à cette remontrance, Amgiad se délia et délia le prince son frère malgré lui ; ils allèrent à la source ; et, après qu’ils se furent rafraîchis, ils entendirent le rugissement du lion et de grands cris dans le bois où le cheval et Giondar étaient entrés. Amgiad prit aussitôt le sabre dont Giondar s’était débarrassé. « Mon frère, dit-il à Assad, courons au secours du malheureux Giondar ; peut-être arriverons-nous assez tôt pour le délivrer du péril où il est. » Les deux princes ne perdirent pas de temps, et ils arrivèrent dans le même moment où le lion venait d’abattre Giondar. Le lion, qui vit que le prince Amgiad avançait vers lui le sabre levé, lâcha sa prise et vint droit à lui avec furie ; le prince le reçut avec intrépidité et lui donna un coup avec tant de force et d’adresse, qu’il le fit tomber mort. Dès que Giondar eut reconnu que c’était aux deux princes qu’il devait la vie, il se jeta à leurs pieds et les remercia de la grande obligation qu’il leur avait, en des termes qui marquaient sa parfaite reconnaissance. « Princes, leur dit-il en se relevant et en leur baisant les mains, les larmes aux yeux, Dieu me garde d’attenter à votre vie, après le secours si obligeant et si éclatant que vous venez de me donner Jamais on ne reprochera à l’émir Giondar d’avoir été coupable d’une si grande ingratitude. — Le service que nous vous avons rendu, reprirent les princes, ne doit pas vous empêcher d’exécuter votre ordre. Reprenons auparavant votre cheval, et retournons au lieu où vous nous aviez laissés. » Ils n’eurent pas de peine à reprendre le cheval, qui avait passé sa fougue et qui s’était arrêté. Mais, quand ils furent de retour près de la source, quelques prières et quelque instance qu’ils fissent, ils ne purent jamais persuader à l’émir Giondar de les faire mourir. « La seule chose que je prenne la liberté de vous demander, leur dit-il, et que je vous supplie de m’accorder, c’est de vous accommoder de ce que je puis partager de mon habit, de me donner chacun le vôtre et de vous sauver si loin, que le roi votre père n’entende jamais parler de vous. » Les princes furent contraints de se rendre à ce qu’il voulut ; et, après qu’ils lui eurent donné leur habit l’un et l’autre et qu’ils se furent couverts de ce qu’il leur donna du sien, l’émir Giondar leur donna ce qu’il avait sur lui d’or et d’argent et prit congé d’eux. Quand l’émir Giondar se fut séparé d’avec les princes, il passa par le bois, où il teignit leurs habits du sang du lion, et continua son chemin jusqu’à la capitale de l’île d’Ébène. A son arrivée, le roi Camaralzaman lui demanda s’il avait été fidèle à exécuter l’ordre qu’il lui avait donné. « Sire, répondit Giondar en lui présentant les habits des deux princes, en voici les témoignages ! — Dites-moi, reprit le roi, de quelle manière ils ont reçu le châtiment dont je les ai fait punir. — Sire, reprit-il, ils l’ont reçu avec une constance admirable et avec une résignation aux décrets de Dieu qui marquait la sincérité avec laquelle ils faisaient profession de leur religion, mais particulièrement avec un grand respect pour Votre Majesté et avec une soumission inconcevable à leur arrêt de mort. « Nous mourons innocents, disaient-ils, mais nous n’en murmurons pas. Nous recevons notre mort de la main de Dieu et nous la pardonnons au roi notre père : nous savons très bien qu’il n’a pas été bien informé de la vérité. » Camaralzaman, sensiblement touché de ce récit de l’émir Giondar, s’avisa de fouiller dans les poches des habits des deux princes, et il commença par celui d’Amgiad. Il y trouva un billet qu’il ouvrit et qu’il lut. Il n’eut pas plus tôt connu que la reine Haïatalnefous l’avait écrit, non seulement à son écriture, mais même à un petit peloton de ses cheveux qui était dedans, qu’il frémit. Il fouilla dans celles d’Assad en tremblant, et le billet de la reine Badoure, qu’il y trouva, le frappa d’un étonnement si prompt et si vif, qu’il s’évanouit. Jamais douleur ne fut égale à celle dont Camaralzaman donna des marques dès qu’il fut revenu de son évanouissement. « Qu’as-tu fait, père barbare ! s’écria-t-il, tu as massacré tes propres enfants ! » Enfants innocents ! leur sagesse, leur modestie, leur obéissance, leur soumission à toutes tes volontés, leur vertu, ne te parlaient-elles pas assez pour leur défense ? Père aveuglé, mérites-tu que la terre te porte, après un crime si exécrable ? Je me suis jeté moi-même dans cette abomination, et c’est le châtiment dont Dieu m’afflige, pour n’avoir pas persévéré dans l’aversion contre les femmes, avec laquelle j’étais né. Je ne laverai pas votre crime dans votre sang, comme vous le mériteriez, femmes détestables, non : vous n’êtes pas dignes de ma colère. Mais que le ciel me confonde si jamais je vous revois ! » Le roi Camaralzaman fut très religieux à ne pas contrevenir à son serment. Il fit passer les deux reines, le même jour, dans un appartement séparé, où elles demeurèrent sous bonne garde, et de sa vie il n’approcha d’elles. Pendant que le roi Camaralzaman s’affligeait ainsi de la perte des princes ses fils, dont il était lui-même l’auteur par un emportement trop inconsidéré, les deux princes erraient par les déserts, en évitant d’approcher des lieux habités et la rencontre de toutes sortes de personnes ; ils ne vivaient que d’herbes et de fruits sauvages et ne buvaient que de méchante eau de pluie, qu’ils trouvaient dans des creux de rochers. Pendant la nuit, pour se garder des bêtes féroces, ils dormaient et veillaient tour à tour. Au bout d’un mois, ils arrivèrent au pied d’une montagne affreuse, toute de pierre noire, et inaccessible, comme il leur paraissait. Ils aperçurent néanmoins un chemin frayé ; mais ils le trouvèrent si étroit et si difficile, qu’ils n’osèrent hasarder de s’y engager. Dans l’espérance d’en trouver un moins rude, ils continuèrent de côtoyer la montagne, et marchèrent pendant cinq jours ; mais la peine qu’ils se donnèrent fut inutile : ils furent contraints de revenir à ce chemin qu’ils avaient négligé. Ils le trouvèrent si peu praticable qu’ils délibérèrent longtemps avant de s’engager à monter. Ils s’encouragèrent enfin et ils montèrent. Plus les deux princes avançaient, plus il leur semblait que la montagne était haute et escarpée, et ils furent tentés plusieurs fois d’abandonner leur entreprise. Quand l’un était las et que l’autre s’en apercevait, celui-ci s’arrêtait, et ils reprenaient haleine ensemble. Quelquefois, ils étaient tous deux si fatigués que les forces leur manquaient : alors ils songeaient non plus à continuer de monter, mais à mourir de fatigue et de lassitude. Quelques moments après, sentant leurs forces un peu revenues, ils s’animaient et reprenaient leur chemin. Malgré leur diligence, leur courage et leurs efforts, il ne leur fut pas possible d’arriver au sommet de tout le jour. La nuit les surprit ; et le prince Assad se trouva si fatigué et si épuisé de forces, qu’il demeura tout court. « Mon frère, dit-il au prince Amgiad, je n’en puis plus, je vais rendre l’âme. — Reposons-nous autant qu’il vous plaira, reprit Amgiad en s’arrêtant avec lui, et prenez courage. Vous voyez qu’il ne nous reste plus beaucoup à monter et que la lune nous favorise. » Après une bonne demi-heure de repos, Assad fit un nouvel effort ; ils arrivèrent enfin au haut de la montagne, où ils firent encore une pause. Amgiad se leva le premier et, en avançant, il vit un arbre à peu de distance. Il alla jusque-là et trouva que c’était un grenadier chargé de grosses grenades et qu’il y avait une fontaine au pied. Il courut annoncer cette bonne nouvelle à Assad et l’amena sous l’arbre, près de la fontaine. Ils se rafraîchirent chacun en mangeant une grenade, après quoi ils s’endormirent. Le lendemain matin, quand les princes furent éveillés : « Allons, mon frère, dit Amgiad à Assad, poursuivons notre chemin ; je vois que la montagne est bien plus aisée de ce côté que de l’autre, et nous n’avons qu’à descendre. » Mais Assad était tellement fatigué du jour précédent, qu’il ne lui fallut pas moins de trois jours pour se remettre entièrement. Ils les passèrent en s’entretenant, comme ils avaient déjà fait plusieurs fois, de l’amour désordonné de leurs mères, qui les avait réduits à un état si déplorable. « Mais, disaient-ils, si Dieu s’est déclaré pour nous d’une manière si visible, nous devons supporter nos maux avec patience et nous consoler par l’espérance qu’il nous en fera trouver la fin. » Les trois jours passés, les deux frères se remirent en chemin ; et, comme la montagne avait de ce côté-là plusieurs étages de grandes campagnes, ils mirent cinq jours avant d’arriver à la plaine. Ils découvrirent enfin une grande ville avec beaucoup de joie. « Mon frère, dit alors Amgiad à Assad, n’êtes-vous pas de même avis que moi, que vous demeuriez en quelque endroit, hors de la ville, où je viendrai vous retrouver, pendant que j’irai prendre langue et m’informer comment s’appelle cette ville, en quel pays nous sommes ? Et en revenant, j’aurai soin d’apporter des vivres il est bon de ne pas y entrer d’abord tous deux, au cas qu’il y ait du danger à craindre. — Mon frère, reprit Assad, j’approuve fort votre conseil ; il est sage et plein de prudence ; mais, si l’un de nous deux doit se séparer pour cela, jamais je ne souffrirai que ce soit vous, et vous permettrez que je m’en charge. Quelle douleur ne serait-ce pas pour moi s’il vous arrivait quelque chose ! — Mais, mon frère, repartit Amgiad, la même chose que vous craignez pour moi, je dois la craindre pour vous. Je vous supplie de me laisser faire et de m’attendre avec patience. — Je ne le permettrai jamais, répliqua Assad ; et, s’il m’arrive quelque chose, j’aurai la consolation de savoir que vous serez en sûreté. » Amgiad fut obligé de céder, et il s’arrêta sous des arbres, au pied de la montagne. Le prince Assad prit de l’argent dans la bourse dont Amgiad était chargé et continua son chemin jusqu’à la ville. Il ne fut pas un peu avancé dans la première rue, qu’il joignit un vieillard vénérable, bien mis et qui avait une canne à la main. Comme il ne douta pas que ce ne fût un homme de distinction et qui ne voudrait pas le tromper, il l’aborda. « Seigneur, lui dit-il, je vous supplie de m’enseigner le chemin de la place publique. Le vieillard regarda le prince en souriant : « Mon fils, lui dit-il, apparemment que vous êtes étranger ? Vous ne me feriez pas cette demande si cela n’était. — Oui, seigneur, je suis étranger, reprit Assad. — Soyez le bienvenu, repartit le vieillard : notre pays est bien honoré de ce qu’un jeune homme bien fait comme vous a pris la peine de le venir voir. Dites-moi, quelle affaire avez-vous à la place publique ? — Seigneur, répliqua Assad, il y a près de deux mois qu’un frère que j’ai, et moi, nous sommes partis d’un pays fort éloigné d’ici. Depuis ce temps-là nous n’avons discontinué de marcher, et nous ne faisons que d’arriver aujourd’hui. Mon frère, fatigué d’un si long voyage, est demeuré au pied de la montagne, et je viens chercher des vivres pour lui et pour moi. — Mon fils, repartit encore le vieillard ; vous êtes venu le plus à propos du monde, et je m’en réjouis pour l’amour de vous et de votre frère. J’ai fait aujourd’hui à plusieurs de mes amis un grand régal, dont il est resté une quantité de mets où personne n’a touché. Venez avec moi, je vous donnerai bien à manger ; et, quand vous aurez fait, je vous donnerai encore, pour vous et pour votre frère, de quoi vivre plusieurs jours. Ne prenez donc pas la peine d’aller dépenser votre argent à la place les voyageurs n’en ont jamais trop. Avec cela, pendant que vous mangerez, je vous informerai des particularités de notre ville mieux que personne. Une personne comme moi, qui a passé par toutes les charges les plus honorables avec distinction, ne doit pas les ignorer. Vous devez bien vous réjouir aussi de ce que vous vous êtes adressé à moi plutôt qu’à un autre ; car je vous dirai, en passant, que tous nos citoyens ne sont pas faits comme moi : il y en a, je vous assure, de bien méchants. Venez donc, je veux vous faire connaître la différence qu’il y a entre un honnête homme, comme je suis, et bien des gens qui se vantent de l’être et ne le sont pas. — Je vous suis infiniment obligé, reprit le prince Assad, de la bonne volonté que vous me témoignez : je me remets entièrement à vous, et je suis prêt à aller où il vous plaira. » Le vieillard, en continuant de marcher avec Assad à côté de lui, riait en sa barbe ; et, de crainte qu’Assad ne s’en aperçût, il l’entretenait de plusieurs choses, afin qu’il demeurât dans la bonne opinion qu’il avait conçue de lui. « Il faut avouer, lui disait-il, que votre bonheur est grand, de vous être adressé à moi plutôt qu’à un autre. Je loue Dieu de ce que vous m’avez rencontré : vous saurez pourquoi je vous dis cela quand vous serez chez moi. » Le vieillard arriva enfin à sa maison et introduisit Assad dans une grande salle où il vit quarante vieillards qui faisaient un cercle autour d’un feu allumé, qu’ils adoraient. A ce spectacle, le prince Assad n’eut pas moins d’horreur de voir des hommes assez dépourvus de bon sens pour rendre leur culte à la créature préférablement au créateur que de frayeur de se voir trompé et de se trouver dans un lieu si abominable. Pendant qu’Assad était immobile de l’étonnement où il était, le rusé vieillard salua les quarante vieillards. « Dévots adorateurs du feu, leur dit-il, voici un heureux jour pour nous. Où est Gazban ? ajouta-t-il. Qu’on le fasse venir. » A ces paroles, prononcées assez haut, un noir, qui les entendit de dessous la salle, parut ; et ce noir, qui était Gazban, n’eut pas plutôt aperçu le désolé Assad qu’il comprit pourquoi il avait été appelé. Il courut à lui, le jeta par terre d’un soufflet qu’il lui donna, et le lia par les bras avec une diligence merveilleuse. Quand il eut achevé : « Mène-le là-bas, lui commanda le vieillard, et ne manque pas de dire à mes filles Bostane et Cavame de lui bien donner la bastonnade chaque jour, avec un pain le matin et un autre le soir, pour toute nourriture c’en est assez pour le faire vivre jusqu’au départ du vaisseau pour la mer Bleue et pour la montagne du Feu ; nous en ferons un sacrifice agréable à notre divinité. » Dès que le vieillard eut donné l’ordre cruel, Gazban se saisit d’Assad en le maltraitant, le fit descendre sous la salle et, après l’avoir fait passer par plusieurs portes, jusque dans un cachot où l’on descendait par vingt marches, il l’attacha par les pieds à une chaîne des plus grosses et des plus pesantes. Aussitôt qu’il eut achevé, il alla avertir les filles du vieillard ; mais le vieillard leur parlait déjà lui-même. « Mes filles, leur dit-il, descendez là-bas et donnez la bastonnade, de la manière que vous savez, au musulman dont je viens de faire capture, et ne l’épargnez pas : vous ne pouvez mieux marquer que vous êtes de bonnes adoratrices du feu. » Bostane et Cavame, nourries dans la haine contre tous les musulmans, reçurent cet ordre avec joie. Elles descendirent au cachot dès le même moment, dépouillèrent Assad, le bâtonnèrent impitoyablement jusqu’au sang et jusqu’à lui faire perdre connaissance. Après cette exécution si barbare, elles mirent un pain et un pot d’eau près de lui et se retirèrent. Assad ne revint à lui que longtemps après, et ce ne fut que pour verser des larmes par ruisseaux, en déplorant sa misère, avec la consolation néanmoins que ce malheur n’était pas arrivé à son frère Amgiad. Le prince Amgiad attendit son frère Assad jusqu’au soir, au pied de la montagne, avec grande impatience. Quand il vit qu’il était deux, trois et quatre heures de nuit, et qu’il n’était pas venu, il pensa se désespérer. Il passa la nuit dans cette inquiétude désolante ; et, dès que le jour parut, il s’achemina vers la ville. Il fut d’abord très étonné de ne voir que très peu de musulmans. Il arrêta le premier qu’il rencontra et le pria de lui dire comment elle s’appelait. Il apprit que c’était la ville des Mages, ainsi nommée à cause que les mages, adorateurs du feu, y étaient en plus grand nombre, et qu’il n’y avait que très peu de musulmans. Il demanda aussi combien on comptait de là à l’île d’Ébène ; et la réponse qu’on lui fit fut que, par mer, il y avait quatre mois de navigation, et une année de voyage par terre. Celui à qui il s’était adressé le quitta brusquement, après qu’il l’eut satisfait sur ces deux demandes, et continua son chemin parce qu’il était pressé. Amgiad, qui n’avait mis qu’environ six semaines à venir de l’île d’Ébène avec son frère Assad, ne pouvait comprendre comment ils avaient fait tant de chemin en si peu de temps, à moins que ce ne fût par enchantement ou que le chemin de la montagne par où ils étaient venus ne fût un chemin plus court, qui n’était point pratiqué à cause de sa difficulté. En marchant par la ville, il s’arrêta à la boutique d’un tailleur, qu’il reconnut pour musulman à son habillement, comme il avait déjà reconnu celui à qui il avait parlé. Il s’assit près de lui, après qu’il l’eut salué, et lui raconta le sujet de la peine où il était. Quand le prince Amgiad eut achevé : « Si votre frère, répondit le tailleur, est tombé entre les mains de quelque mage, vous pouvez faire état de ne le revoir jamais. Il est perdu sans ressource ; et je vous conseille de vous en consoler et de songer à vous préserver vous-même d’une semblable disgrâce. Pour cela, si vous voulez me croire, vous demeurerez avec moi et je vous instruirai de toutes les ruses de ces mages, afin que vous vous gardiez d’eux quand vous sortirez. » Amgiad, bien affligé d’avoir perdu son frère Assad, accepta l’offre et remercia le tailleur mille fois de la bonté qu’il avait pour lui. Le prince Amgiad ne sortit pour aller par la ville, pendant un mois entier, qu’en la compagnie du tailleur ; il se hasarda enfin à aller seul au bain. Au retour, comme il passait par une rue où il n’y avait personne, il rencontra une dame qui venait à lui. La dame, qui vit un jeune homme très bien fait et tout frais sorti du bain, leva son voile et lui demanda où il allait, d’un air riant et en lui faisant les yeux doux. Amgiad ne put résister aux charmes qu’elle lui fit paraître. « Madame, répondit-il, je vais chez moi ou chez vous, cela est à votre choix. — Seigneur, répondit la dame avec un sourire agréable, les dames de ma sorte ne mènent pas les hommes chez elles ; elles vont chez eux. » Amgiad fut dans un grand embarras de cette réponse, à laquelle il ne s’attendait pas. Il n’osait prendre la hardiesse de la mener chez son hôte, qui s’en serait scandalisé, et aurait couru risque de perdre la protection dont il avait besoin dans une ville où il avait tant de précautions à prendre. Le peu d’habitude qu’il y avait faisait aussi qu’il ne savait aucun endroit où la conduire, et il ne pouvait se résoudre à laisser échapper une si belle fortune. Dans cette incertitude, il résolut de s’abandonner au hasard ; et, sans répondre à la dame, il marcha devant elle et la dame le suivit. Le prince Amgiad la mena longtemps de rue en rue, de carrefour en carrefour, de place en place ; et ils étaient fatigués de marcher l’un et l’autre, lorsqu’il enfila une rue qui se trouva terminée par une grande porte fermée d’une maison d’assez belle apparence, avec deux bancs, l’un d’un côté, l’autre de l’autre. Amgiad s’assit sur l’un, comme pour reprendre haleine ; et la dame, plus fatiguée que lui, s’assit sur l’autre. Quand la dame fut assise : « C’est donc ici votre maison ? dit-elle au prince Amgiad. — Vous le voyez, madame, reprit le prince. — Pourquoi donc n’ouvrez-vous pas ? repartit-elle ; qu’attendez-vous ? — Ma belle, répliqua Amgiad, c’est que je n’ai pas la clef ; je l’ai laissée à mon esclave, que j’ai chargé d’une commission d’où il ne peut pas être encore revenu. Et comme je lui ai commandé, après qu’il aurait fait cette commission, de m’acheter de quoi faire un bon dîner, je crains que nous l’attendions encore longtemps. » La difficulté que le prince trouvait à satisfaire sa passion, dont il commençait à se repentir, lui avait fait imaginer cette défaite, dans l’espérance que la dame donnerait dedans et que le dépit l’obligerait de le laisser là et d’aller chercher fortune ailleurs ; mais il se trompa. « Voilà un impertinent esclave, de se faire attendre, reprit la dame ; je le châtierai moi-même comme il le mérite, si vous ne le châtiez bien quand il sera de retour. Il n’est pas bienséant cependant que je demeure seule à une porte avec un homme. » En disant cela, elle se leva et ramassa une pierre pour rompre la serrure, qui n’était que de bois et fort faible, à la mode du pays. Amgiad, au désespoir de ce dessein, voulut s’y opposer. « Madame, dit-il, que prétendez-vous faire ? De grâce, donnez-vous quelques moments de patience.— Qu’avez-vous à craindre ? reprit-elle ; la maison n’est-elle pas à vous ? Ce n’est pas une grande affaire qu’une serrure de bois rompue : il est aisé d’en remettre une autre. » Elle rompit la serrure ; et, dès que la porte fut ouverte, elle entra et marcha devant. Amgiad se tint pour perdu quand il vit la porte de la maison forcée. Il hésita s’il devait entrer ou s’évader, pour se délivrer du danger qu’il croyait indubitable ; et il allait prendre ce parti, lorsque la dame se retourna et vit qu’il n’entrait pas. « Qu’avez-vous, que vous n’entrez pas chez vous ? lui dit-elle. — C’est, madame, répondit-il, que je regardais si mon esclave ne revenait pas, et que je crains qu’il n’y ait rien de prêt. — Venez, venez, reprit-elle, nous serons mieux ici que dehors, en attendant qu’il arrive. » Le prince Amgiad entra, bien malgré lui, dans une cour spacieuse et proprement pavée. De la cour, il monta, par quelque degré, à un grand vestibule où ils aperçurent, lui et la dame, une grande salle ouverte, très bien meublée, et, dans la salle, une table de mets exquis, avec une autre chargée de plusieurs sortes de beaux fruits et un buffet garni de bouteilles de vin. Quand Amgiad vit ces apprêts, il ne douta plus de sa perte. « C’est fait de toi, pauvre Amgiad, dit-il en lui-même : tu ne survivras pas longtemps à ton cher frère Assad. » La dame, au contraire, ravie de ce spectacle : « Eh quoi ! seigneur, s’écria-t-elle, vous craigniez qu’il n’y eût rien de prêt ! Vous voyez cependant que votre esclave a fait plus que vous ne croyiez. Mais, si je ne me trompe, ces préparatifs sont pour une autre dame que moi ! Cela n’importe : qu’elle vienne, cette dame, je vous promets de n’en être pas jalouse. La grâce que je vous demande, c’est de vouloir bien souffrir que je la serve et vous aussi. » Amgiad ne put s’empêcher de rire de la plaisanterie de la dame, tout affligé qu’il était. « Madame, reprit-il, en pensant à tout autre chose qui le désolait dans l’âme, je vous assure qu’il n’est rien moins que ce que vous imaginez : ce n’est là que mon ordinaire bien simplement. » Comme il ne pouvait se résoudre à se mettre à une table qui n’avait pas été préparée pour lui, il voulut s’asseoir sur le sofa ; mais la dame l’en empêcha. « Que faites-vous ? lui dit-elle. Vous devez avoir faim, après le bain : mettons-nous à table, mangeons et réjouissons-nous. » Amgiad fut contraint de faire ce que la dame voulut ils se mirent à table et ils mangèrent. Après les premiers morceaux, la dame prit un verre et une bouteille, se versa à boire et but la première, à la santé d’Amgiad. Quand elle eut bu, elle remplit le même verre et le présenta à Amgiad, qui lui fit raison. Plus Amgiad faisait réflexion sur son aventure, plus il était dans l’étonnement de voir que le maître de la maison ne paraissait pas, et même qu’une maison où tout était si propre et si riche était sans un seul domestique. « Mon bonheur serait bien extraordinaire, se disait-il à lui-même, si le maître pouvait ne pas venir que je fusse sorti de cette intrigue ! » Pendant qu’il s’entretenait de ces pensées, et d’autres plus fâcheuses, la dame continuait de manger, buvait de temps en temps et l’obligeait de faire de même. Ils en étaient bientôt au fruit, lorsque le maître de la maison arriva. C’était le grand écuyer du roi des mages, et son nom était Bahader. La maison lui appartenait ; mais il en avait une autre, où il faisait sa demeure ordinaire. Celle-ci ne lui servait qu’à se régaler en particulier, avec trois ou quatre amis choisis ; il y faisait tout apporter de chez lui, et c’est ce qu’il avait fait faire, ce jour-là, par quelques-uns de ses gens, qui ne faisaient que de sortir peu de temps avant qu’Amgiad et la dame arrivassent. Bahader arriva sans suite et déguisé, comme il le faisait presque ordinairement, et il venait un peu avant l’heure qu’il avait donnée à ses amis. Il ne fut pas peu surpris de voir la porte de sa maison forcée. Il entra sans faire du bruit ; et, comme il eut entendu que l’on parlait et que l’on se réjouissait dans la salle, il se coula le long du mur et avança la tête à demi, à la porte, pour voir quelles gens c’étaient. Comme il eut vu que c’étaient un jeune homme et une jeune dame qui mangeaient à la table qui n’avait été préparée que pour ses amis et pour lui, et que le mal n’était pas si grand qu’il se l’était imaginé d’abord, il résolut de s’en divertir. La dame, qui avait le dos un peu tourné, ne pouvait pas voir le grand écuyer ; mais Amgiad l’aperçut d’abord et alors il avait le verre à la main. Il changea de couleur à cette vue, les yeux attachés sur Bahader, qui lui fit signe de ne dire mot et de venir lui parler. Amgiad but et se leva. « Où allez-vous ? lui demanda la dame.— Madame, lui dit-il, demeurez, je vous prie, je suis à vous dans le moment ; une petite nécessité m’oblige, de sortir. » Il trouva Bahader, qui l’attendait sous le vestibule et qui le mena dans la cour, pour lui parler sans être entendu de la dame. Quand Bahader et le prince Amgiad furent dans la cour, Bahader demanda au prince par quelle aventure il se trouvait chez lui avec la dame et pourquoi ils avaient forcé la porte de sa maison. « Seigneur, reprit Amgiad, je dois paraître bien coupable dans votre esprit ; mais, si vous voulez bien avoir la patience de m’entendre, j’espère que vous me trouverez très innocent. » Il poursuivit son discours, et lui raconta en peu de mots la chose comme elle était, sans rien déguiser ; et, afin de le bien persuader qu’il n’était pas capable de commettre une action aussi indigne que de forcer une maison, il ne lui cacha pas qu’il était prince, non plus que la raison pour laquelle il se trouvait dans la ville des mages. Bahader, qui aimait naturellement les étrangers, fut ravi d’avoir trouvé l’occasion d’en obliger un de la qualité et du rang d’Amgiad. En effet, à son air, à ses manières honnêtes, à son discours en termes choisis et ménagés, il ne douta nullement de sa sincérité. « Prince, lui dit-il, j’ai une joie extrême d’avoir trouvé lieu de vous obliger dans une rencontre aussi plaisante que celle que vous venez de me raconter. Bien loin de troubler la fête, je me ferai un très grand plaisir de contribuer à votre satisfaction. Avant que de vous communiquer ce que je pense là-dessus, je suis bien aise de vous dire que je suis grand écuyer du roi et que je m’appelle Bahader. J’ai un hôtel, où je fais ma demeure ordinaire, et cette maison est un lieu où je viens quelquefois pour être plus en liberté avec mes amis. Vous avez fait accroire à votre belle que vous aviez un esclave, quoique vous n’en ayez pas. Je veux être cet esclave ; et, afin que cela ne vous fasse pas de peine et que vous ne vous en excusiez pas, je vous répète que je le veux être absolument ; et vous en apprendrez bientôt la raison. Allez donc vous remettre à votre place et continuez de vous divertir ; et, quand je reviendrai dans quelque temps et que je me présenterai devant vous en habit d’esclave, querellez-moi bien ; ne craignez pas même de me frapper : je vous servirai tout le temps que vous tiendrez table et jusqu’à la nuit. Vous coucherez chez moi, vous et la dame, et demain matin vous la renverrez avec honneur. Après cela, je tâcherai de vous rendre des services de plus de conséquence. Allez donc, et ne perdez pas de temps. » Amgiad voulut repartir ; mais le grand écuyer ne le permit pas et il le contraignit d’aller retrouver la dame. Amgiad fut à peine rentré dans la salle, que les amis que le grand écuyer avait invités arrivèrent. Il les pria obligeamment de vouloir bien l’excuser s’il ne les recevait pas ce jour-là, en leur faisant entendre qu’ils en approuveraient la cause quand il les en aurait informés, au premier jour. Dès qu’ils furent éloignés, il sortit et alla prendre un habit d’esclave. Le prince Amgiad rejoignit la dame, le cœur bien content de ce que le hasard l’avait conduit dans une maison qui appartenait à un maître d’une si grande distinction et qui en usait si honnêtement avec lui. En se remettant à table : « Madame, lui dit-il, je vous demande mille pardons de mon incivilité et de la mauvaise humeur où je suis de l’absence de mon esclave ; le maraud me le payera : je lui ferai voir s’il doit être dehors si longtemps. — Cela ne doit pas vous inquiéter, reprit la dame ; tant pis pour lui s’il fait des fautes, il les payera. Ne songeons plus à lui ; songeons seulement à nous réjouir. » Ils continuèrent de tenir table, avec d’autant plus d’agrément qu’Amgiad n’était plus inquiet comme auparavant de ce qui arriverait à l’indiscrétion de la dame, qui ne devait pas forcer la porte, quand même la maison eût appartenu à Amgiad. Il ne fut pas moins de belle humeur que la dame, et ils se dirent mille plaisanteries, en buvant plus qu’ils ne mangeaient, jusqu’à l’arrivée de Bahader, déguisé en esclave. Bahader entra comme un esclave, bien mortifié de voir que son maître était en compagnie et de ce qu’il revenait si tard. Il se jeta à ses pieds en baisant la terre pour implorer sa clémence ; et, quand il se fut relevé, il demeura debout, les mains croisées et les yeux baissés, en attendant qu’il lui commandât quelque chose. « Méchant, esclave, lui dit Amgiad, avec un œil et un ton de colère, dis-moi s’il y a au monde un esclave plus méchant que toi ? Où as-tu été ? qu’as-tu fait, pour revenir à l’heure qu’il est ? — Seigneur, reprit Bahader, je vous demande pardon ; je viens de faire les commissions que vous m’avez données ; je n’ai pas cru que vous dussiez revenir de si bonne heure. — Tu es un maraud, repartit Amgiad, et je te rouerai de coup, pour t’apprendre à mentir et à manquer à ton devoir. » il se leva, prit un bâton et lui en donna deux ou trois coups assez légèrement ; après quoi il se remit à table. La dame ne fut pas contente de ce châtiment : elle se leva à son tour, prit le bâton, et en chargea Bahader de tant de coups, sans l’épargner, que les larmes lui en vinrent aux yeux. Amgiad, scandalisé au dernier point de la liberté qu’elle se donnait, et de ce qu’elle maltraitait un officier du roi de cette importance, avait beau crier que c’était assez, elle frappait toujours : « Laissez-moi faire, disait-elle, je veux me satisfaire et lui apprendre à ne pas s’absenter si longtemps une autre fois. » Elle continuait toujours avec tant de furie, qu’il fut contraint de se lever et de lui arracher le bâton, qu’elle ne lâcha qu’après beaucoup de résistance. Comme elle vit qu’elle ne pouvait plus battre Bahader, elle se remit à sa place et lui dit mille injures. Bahader essuya ses larmes et demeura debout, pour verser à boire. Lorsqu’il vit qu’ils ne buvaient et ne mangeaient plus, il desservit, il nettoya la salle, il mit toutes choses en leur lieu ; et, dès qu’il fut nuit, il alluma les bougies. A chaque fois qu’il sortait ou qu’il entrait, la dame ne manquait pas de le gronder, de le menacer et de l’injurier, avec un grand mécontentement de la part d’Amgiad, qui voulait le ménager, et n’osait lui rien dire. Lorsqu’il fut temps de se coucher, Bahader leur prépara un lit sur le sofa et se retira dans une chambre où il ne fut pas longtemps à s’endormir, après une si longue fatigue. Amgiad et la dame s’entretinrent encore une grosse demi-heure ; et, avant de se coucher, la dame eut besoin de sortir. En passant sous le vestibule, comme elle eut entendu que Bahader ronflait déjà, et qu’elle avait vu qu’il y avait un sabre dans la salle : « Seigneur, dit-elle à Amgiad en rentrant, je vous prie de faire une chose pour l’amour de moi. — De quoi s’agit-il pour votre service ? reprit Amgiad. — Obligez-moi de prendre ce sabre, repartit-elle, et d’aller couper la tête à votre esclave. » Amgiad fut extrêmement étonné de cette proposition, que le vin faisait faire à la dame, comme il n’en douta pas. « Madame, lui dit-il, laissons là mon esclave, il ne mérite pas que vous pensiez à lui : je l’ai châtié, vous l’avez châtié vous-même, cela suffit ; d’ailleurs je suis très content de lui, et il n’est pas accoutumé à ces sortes de fautes. — Je ne me paye pas de cela, reprit la dame enragée : je veux que ce coquin meure ; et, s’il ne meurt de votre main, il mourra de la mienne. » En disant ces paroles, elle met la main sur le sabre, le tire hors du fourreau et s’échappe pour exécuter son pernicieux dessein. Amgiad la rejoint sous le vestibule, et, en la rencontrant : « Madame, lui dit-il, il faut vous satisfaire, puisque vous le souhaitez : je serais fâché qu’un autre que moi ôtât la vie à mon esclave. » Quand elle lui eut remis le sabre : « Venez, suivez-moi, ajouta-t-il, et ne faisons pas de bruit, de crainte qu’il ne s’éveille. » Ils entrèrent dans la chambre où était Bahader ; mais, au lieu de le frapper, Amgiad porta le coup à la dame et lui coupa la tête, qui tomba sur Bahader. La tête de la dame eût interrompu le sommeil du grand écuyer, en tombant sur lui, quand le bruit du coup de sabre ne l’eût pas éveillé. Étonné de voir Amgiad avec le sabre ensanglanté et le corps de la dame par terre, sans tête, il lui demanda ce que cela signifiait. Amgiad lui raconta la chose comme elle s’était passée, et en achevant : « Pour empêcher cette furieuse, ajouta-t-il, de vous ôter la vie, je n’ai point trouvé d’autre moyen que de la lui ravir à elle-même. — Seigneur, reprit Bahader plein de reconnaissance, des personnes de votre sang, et aussi généreuses, ne sont pas capables de favoriser des actions aussi méchantes. Vous êtes mon libérateur, et je ne puis assez vous en remercier. » Après qu’il l’eut embrassé, pour lui mieux marquer combien il lui était obligé : « Avant que le jour vienne, dit-il, il faut emporter ce cadavre hors d’ici, et c’est ce que je vais faire. » Amgiad s’y opposa et dit qu’il l’emporterait lui-même, puisqu’il avait fait le coup. « Un nouveau venu en cette ville, comme vous, n’y réussirait pas, reprit Bahader. Laissez-moi faire, demeurez ici en repos. Si je ne reviens pas avant qu’il soit jour, ce sera une marque que le guet m’aura surpris. En ce cas-là, je vais vous faire par écrit une donation de la maison et de tous les meubles ; vous n’aurez qu’à y demeurer. » Dès que Bahader eut écrit et livré la donation au prince Amgiad, il mit le corps de la dame dans un sac avec la tête, chargea le sac sur ses épaules et marcha de rue en rue, en prenant le chemin de la mer. Il n’en était pas éloigné, lorsqu’il rencontra le juge de police, qui faisait sa ronde en personne. Les gens du juge l’arrêtèrent, ouvrirent le sac et y trouvèrent le corps de la dame massacrée et sa tête. Le juge, qui reconnut le grand écuyer malgré son déguisement, le mena chez lui ; et, comme il n’osa pas le faire mourir à cause de sa dignité, sans en parler au roi, il le lui mena le lendemain matin. Le roi n’eut pas plus tôt appris, au rapport du juge, la noire action qu’il avait commise, comme il le croyait selon les indices, qu’il le chargea d’injures. « C’est donc ainsi, s’écria-t-il, que tu massacres mes sujets pour les piller et que tu jettes leurs corps à la mer pour cacher ta tyrannie ! Qu’on les en délivre et qu’on le pende. » Quelque innocent que fût Bahader, il reçut cette sentence de mort avec toute la résignation possible et ne dit pas un mot pour sa justification. Le juge le ramena ; et, pendant qu’on préparait la potence, il envoya publier par toute la ville la justice qu’on allait faire, à midi, d’un meurtre commis par le grand écuyer. Le prince Amgiad, qui avait attendu le grand écuyer inutilement, fut dans une consternation qu’on ne peut imaginer, quand il entendit ce cri, de la maison où il était. « Si quelqu’un doit mourir pour la mort d’une femme aussi méchante, se dit-il à lui-même, ce n’est pas le grand écuyer, c’est moi, et je ne souffrirai pas que l’innocent soit puni pour le coupable. » Sans délibérer davantage, il sortit et se rendit à la place où se devait faire l’exécution, avec le peuple qui y courait de toutes parts. Dès qu’Amgiad vit paraître le juge qui amenait Bahader à la potence, il alla se présenter à lui « Seigneur, lui dit-il, je viens vous déclarer et vous assurer que le grand écuyer, que vous conduisez à la mort, est très innocent de la mort de cette dame. C’est moi qui ai commis le crime, si c’est en avoir commis un que d’avoir ôté la vie à une femme détestable, qui voulait l’ôter à un grand écuyer, et voici comment la chose s’est passée. » Quand le prince Amgiad eut informé le juge de quelle manière il avait été abordé par la dame, à la sortie du bain, comment elle avait été cause qu’il était entré dans la maison de plaisir du grand écuyer, et de tout ce qui s’était passé jusqu’au moment où il avait été contraint de lui couper la tête, pour sauver la vie au grand écuyer, le juge sursit à l’exécution et le mena au roi, avec le grand écuyer. Le roi voulut être informé de la chose par Amgiad lui-même ; et Amgiad, pour mieux lui faire comprendre son innocence et celle du grand écuyer, profita de l’occasion pour lui faire le récit de son histoire et de celle de son frère Assad, depuis le commencement jusqu’à leur arrivée et jusqu’au moment où il lui parlait. Quand le prince eut achevé : « Prince, lui dit le roi, je suis ravi que cette occasion m’ait donné lieu de vous connaître : je ne vous donne pas seulement la vie avec celle de mon grand écuyer, que je loue de la bonne intention qu’il a eue pour vous, et que je rétablis dans sa charge ; je vous fais même mon grand vizir, pour vous consoler du traitement injuste, quoique excusable, que le roi votre père vous a fait. A l’égard du prince Assad, je vous permets d’employer toute l’autorité que je vous donne pour le retrouver. » Après qu’Amgiad eut remercié le roi de la ville et du pays des Mages, et qu’il eut pris possession de la charge de grand vizir, il employa tous les moyens imaginables pour trouver le prince son frère. Il fit promettre par les crieurs publics, dans tous les quartiers de la ville, une grande récompense à ceux qui le lui amèneraient ou même qui lui en apprendraient quelque nouvelle. Il mit des gens en campagne ; mais, quelque diligence qu’il pût faire, il n’eut pas la moindre nouvelle de lui. Assad, cependant, était toujours à la chaîne, dans le cachot où il avait été enfermé par l’adresse du rusé vieillard ; et Bostane et Cavame, filles du vieillard, le maltraitaient avec la même cruauté et la même inhumanité. La fête solennelle des adorateurs du feu approcha. On équipa le vaisseau qui avait coutume de faire le voyage de la montagne du Feu : on le chargea de marchandises par le soin d’un capitaine nommé Behram, grand zélateur de la religion des mages. Quand il fut en état de remettre à la voile, Behram y fit embarquer Assad, dans une caisse à moitié pleine de marchandises, avec assez d’ouverture entre les ais pour lui donner la respiration nécessaire, et fit descendre la caisse à fond de cale. Avant que le vaisseau mît à la voile, le grand vizir Amgiad frère d’Assad, qui avait été averti que les adorateurs du feu avaient coutume de sacrifier un musulman, chaque année, sur la montagne du Feu, et qu’Assad, qui était peut-être tombé entre leurs mains, pourrait bien être destiné à cette cérémonie sanglante, voulut en faire la visite. Il y alla en personne et fit monter tous les matelots et tous les passagers sur le tillac, pendant que ses gens firent la recherche dans tout le vaisseau, mais on ne trouva pas Assad ; il était trop bien caché. La visite faite, le vaisseau sortit du port ; et, quand il fut en pleine mer, Behram ordonna de tirer le prince Assad de la caisse et le fit mettre à la chaîne pour s’assurer de lui, de crainte, comme il n’ignorait pas qu’on allait le sacrifier, que de désespoir il ne se précipitât dans la mer. Après quelques jours de navigation, le vent favorable qui avait toujours accompagné le vaisseau devint contraire et augmenta de manière qu’il excita une tempête des plus furieuses. Le vaisseau ne perdit pas seulement sa route : Behram et son pilote ne savaient plus même où ils étaient, et ils craignaient de rencontrer quelque rocher à chaque moment et de s’y briser. Au plus tort de la tempête, ils découvrirent terre, et Behram la reconnut pour l’endroit où était le port et la capitale de la reine Margiane, et il en eut une grande mortification. En effet, la reine Margiane, qui était musulmane, était ennemie mortelle des adorateurs du feu. Non seulement elle n’en souffrait pas un seul dans ses États, mais elle ne permettait même pas qu’aucun de leurs vaisseaux y abordât. Il n’était plus au pouvoir de Behram cependant d’éviter d’aller aborder au port de la capitale de cette reine, à moins d’aller échouer et se perdre contre la côte, qui était bordée de rochers affreux. Dans cette extrémité, il tint conseil avec son pilote et avec ses matelots. « Enfants, dit-il, vous voyez la nécessité où nous sommes réduits. De deux choses l’une : ou il faut que nous soyons engloutis par les flots, ou que nous nous sauvions chez la reine Margiane ; mais sa haine implacable contre notre religion et contre ceux qui en font profession vous est connue. Elle ne manquera pas de se saisir de notre vaisseau, et de nous faire ôter la vie à tous, sans miséricorde. Je ne vois qu’un seul remède qui peut-être nous réussira : je suis d’avis que nous ôtions de la chaîne le musulman que nous avons ici, et que nous l’habillions en esclave. Quand la reine Margiane m’aura fait venir devant elle et qu’elle me demandera quel est mon négoce, je lui répondrai que je suis marchand d’esclaves, que j’ai vendu tout ce que j’en avais et que je n’en ai réservé qu’un seul, pour me servir d’écrivain, à cause qu’il sait lire et écrire. Elle voudra le voir ; et, comme il est bien fait et que d’ailleurs il est de sa religion, elle en sera touchée de compassion, ne manquera pas de me proposer de le lui vendre, et, en cette considération, de nous souffrir dans son port jusqu’au premier beau temps. Si vous savez quelque chose de meilleur, dites-le-moi, je vous écouterai. » Le pilote et les matelots applaudirent à son sentiment, qui fut suivi. Behram fit ôter le prince Assad de la chaîne et le fit habiller en esclave fort proprement, selon le rang d’écrivain de son vaisseau, sous lequel il voulait le faire paraître devant la reine Margiane. Il fut à peine dans l’état qu’il le souhaitait, que le vaisseau entra dans le port, où il fit jeter l’ancre. Dès que la reine Margiane, qui avait son palais situé du côté de la mer, de manière que le jardin s’étendait jusqu’au rivage, eut vu que le vaisseau avait mouillé, elle envoya avertir le capitaine de venir lui parler ; et, pour satisfaire plus tôt sa curiosité, elle vint l’attendre dans le jardin. Behram, qui s’était attendu à être appelé, débarqua avec le prince Assad, après avoir exigé de lui de confirmer qu’il était son esclave et son écrivain, et fut conduit devant la reine Margiane. Il se jeta à ses pieds, et, après lui avoir marqué la nécessité qui l’avait obligé de se réfugier dans son port, il lui dit qu’il était marchand d’esclaves ; qu’Assad, qu’il avait amené, était le seul qui lui restât, et qu’il le gardait pour lui servir d’écrivain. Assad avait plu à la reine Margiane du moment qu’elle l’avait vu, et elle fut ravie d’apprendre qu’il fût esclave. Résolue à l’acheter, à quelque prix que ce fût, elle demanda à Assad comment il s’appelait. « Grande reine, reprit le prince Assad les larmes aux yeux, Votre Majesté me demande-t-elle le nom que je portais ci-devant ou le nom que je porte aujourd’hui ?— Comment ! repartit la reine, est-ce que vous avez deux noms ?— Hélas ! il n’est que trop vrai, répliqua Assad. Je m’appelais autrefois Assad (très heureux), et aujourd’hui je m’appelle Môtar (destiné à être sacrifié). » Margiane, qui ne pouvait pénétrer le vrai sens de cette réponse, l’appliqua à l’état de son esclavage et connut en même temps qu’il avait beaucoup d’esprit. « Puisque vous êtes écrivain, lui dit-elle ensuite, je ne doute pas que vous ne sachiez bien écrire : faites-moi voir de votre écriture. » Assad, muni d’une écritoire qu’il portait à sa ceinture et de papier, par les soins de Behram, qui n’avait pas oublié ces circonstances, pour persuader à la reine ce qu’il voulait qu’elle crût, se retira un peu à l’écart et écrivit ces sentences, par rapport à sa misère : « L’aveugle se détourne de la fosse où le clairvoyant se laisse tomber. — L’ignorant s’élève aux dignités par des discours qui ne signifient rien ; le savant demeure dans la poussière, avec son éloquence. — Le musulman est dans la dernière misère avec toutes ses richesses ; l’infidèle triomphe au milieu de ses biens. — On ne peut pas espérer que les choses changent : c’est un décret du Tout Puissant qu’elles demeurent en cet état. » Assad présenta le papier à la reine Margiane, qui n’admira pas moins la moralité des sentences que la beauté du caractère : il n’en fallut pas davantage pour achever d’embraser son cœur et de le toucher d’une véritable compassion pour lui. Elle n’eut pas plus tôt achevé de le lire qu’elle s’adressa à Behram : « Choisissez, lui dit-elle, de me vendre cet esclave ou de m’en faire un présent ; peut-être trouvez-vous mieux votre compte de choisir le dernier. » Behram reprit assez insolemment qu’il n’avait pas de choix à faire, qu’il avait besoin de son esclave et qu’il voulait le garder. La reine Margiane, irritée de cette hardiesse, ne voulut point parler davantage à Behram ; elle prit le prince Assad par le bras, le fit marcher devant elle, et en l’emmenant à son palais, elle envoya dire à Behram qu’elle ferait confisquer toutes ses marchandises et mettre le feu à son vaisseau au milieu du port, s’il y passait la nuit. Behram fut contraint de retourner à son vaisseau, bien mortifié, et de faire préparer toutes choses pour remettre à la voile, quoique la tempête ne fût pas encore entièrement apaisée. La reine Margiane, après avoir commandé, en entrant dans son palais, que l’on servît promptement le souper, mena Assad à son appartement, où elle le fit asseoir près d’elle. Assad voulut s’en défendre, en disant que cet honneur n’appartenait pas à un esclave. « A un esclave ! reprit la reine ; il n’y a qu’un moment que vous l’étiez, mais vous ne l’êtes plus. Asseyez-vous près de moi, vous dis-je, et racontez-moi votre histoire ; car ce que vous avez écrit pour me faire voir de votre écriture et l’insolence de ce marchand d’esclaves me font comprendre qu’elle doit être extraordinaire. » Le prince Assad obéit ; et, quand il fut assis : « Puissante reine, dit-il, Votre Majesté ne se trompe pas ; mon histoire est vraiment extraordinaire, et plus qu’elle ne pourrait se l’imaginer. Les maux, les tourments incroyables que j’ai soufferts et le genre de mort auquel j’étais destiné, dont elle m’a délivré par sa générosité toute royale, lui feront connaître la grandeur de son bienfait, que je n’oublierai jamais. Mais avant que j’entre dans ce détail, qui fait horreur, elle voudra bien me permettre de prendre l’origine de mes malheurs de plus haut. » Après ce préambule, qui augmenta la curiosité de Margiane, Assad commença par l’informer de sa naissance royale, de celle de son frère Amgiad, de leur amitié réciproque, de la passion condamnable de leurs belles-mères, changée en une haine des plus odieuses, la source de leur étrange destinée. Il vint ensuite à la colère du roi leur père, à la manière presque miraculeuse de la conservation de leur vie, et, enfin, à la perte qu’il avait faite de son frère et à la prison, si longue et si douloureuse, d’où on ne l’avait fait sortir que pour être immolé sur la montagne du Feu. Quand Assad eut achevé son discours, la reine Margiane, animée plus que jamais contre les adorateurs du feu : « Prince, lui dit-elle, nonobstant l’aversion que j’ai toujours eue contre les adorateurs du feu, je n’ai pas laissé d’avoir beaucoup d’humanité pour eux ; mais, après le traitement barbare qu’ils vous ont fait et leur dessein exécrable de faire une victime de votre personne à leur feu, je leur déclare, dès à présent, une guerre implacable. » Elle voulait s’étendre davantage sur ce sujet ; mais l’on servit, et elle se mit à table avec le prince Assad, charmée de le voir et de l’entendre, et déjà prévenue pour lui d’une passion dont elle se promettait de trouver l’occasion de le faire apercevoir. « Prince, lui dit-elle, il faut vous bien récompenser de tant de jeûnes et de tant de mauvais repas que les impitoyables adorateurs du feu vous ont fait faire : vous avez besoin de nourriture, après tant de souffrances. » Et, en lui disant ces paroles et d’autres à peu près semblables, elle lui servait à manger et lui faisait verser à boire coup sur coup. Le repas dura longtemps, et le prince Assad but quelques coups de plus qu’il ne pouvait porter. Quand la table fut levée, Assad eut besoin de sortir, et il prit son temps de manière que la reine ne s’en aperçut pas. Il descendit dans la cour, et, comme il vit la porte du jardin ouverte, il y entra. Attiré par les beautés dont il était diversifié, il s’y promena un espace de temps. Il alla enfin jusqu’à un jet d’eau qui en faisait le plus grand agrément ; il s’y lava les mains et le visage pour se rafraîchir ; et, en voulant se reposer sur le gazon dont il était bordé, il s’y endormit. La nuit approchait alors, et Behram, qui ne voulait pas donner lieu à la reine Margiane d’exécuter sa menace, avait déjà levé l’ancre, bien fâché de la perte qu’il avait faite d’Assad et d’être frustré de l’espérance d’en faire un sacrifice. Il tâchait néanmoins de se consoler sur ce que la tempête était cessée et qu’un vent de terre le favorisait pour s’éloigner. Dès qu’il se fut tiré hors du port, avec l’aide de sa chaloupe, avant de la tirer dans le vaisseau : « Enfants, dit-il aux matelots qui étaient dedans, attendez, ne remontez pas : je vais vous faire donner les barils pour faire de l’eau, et je vous attendrai sur les bords. » Les matelots, qui ne savaient pas où ils en pourraient faire, voulurent s’en excuser ; mais, comme Behram avait parlé à la reine dans le jardin et qu’il avait remarqué le jet d’eau : « Allez aborder devant le jardin du palais, reprit-il ; passez par-dessus le mur, qui n’est qu’à hauteur d’appui, vous trouverez à faire de l’eau suffisamment dans le bassin qui est au milieu du jardin. » Les matelots allèrent aborder où Behram leur avait marqué ; et, après qu’ils se furent chargés chacun d’un baril sur l’épaule, en débarquant, ils passèrent aisément par-dessus le mur. En approchant du bassin, comme ils eurent aperçu un homme couché qui dormait sur le bord, ils s’approchèrent de lui et ils le reconnurent pour Assad. Ils se partagèrent ; et, pendant que les uns firent quelques barils d’eau, avec le moins de bruit qui leur fut possible, sans perdre le temps à les emplir tous, les autres environnèrent Assad et l’observèrent, pour l’arrêter au cas qu’il s’éveillât. Il leur donna tout le temps ; et, dès que les barils furent pleins et chargés sur les épaules de ceux qui devaient les emporter, les autres se saisirent de lui et l’emmenèrent, sans lui donner le temps de se reconnaître ; ils le passèrent par-dessus le mur, l’embarquèrent avec leurs barils et le transportèrent au vaisseau à force de rames. Quand ils furent près d’aborder au vaisseau ; « Capitaine ! s’écrièrent-ils avec des éclats de joie, faites jouer vos hautbois et vos tambours, nous vous ramenons votre esclave. » Behram, qui ne pouvait comprendre comment ses matelots avaient pu retrouver et reprendre Assad, et qui ne pouvait aussi l’apercevoir dans la chaloupe à cause de la nuit, attendit avec impatience qu’ils fussent remontés sur le vaisseau pour leur demander ce qu’ils voulaient dire ; mais quand il l’eut vu devant ses yeux, il ne put se contenir de joie ; et, sans s’informer comment ils s’y étaient pris pour faire une si belle capture, il le fit remettre à la chaîne ; et, après avoir fait tirer la chaloupe dans le vaisseau en diligence, il fit force de voiles en reprenant la route de la montagne du Feu. La reine Margiane cependant était dans de grandes alarmes ; elle ne s’inquiéta pas d’abord quand elle se fut aperçue que le prince Assad était sorti. Comme elle ne douta pas qu’il ne dût revenir bientôt, elle l’attendit avec impatience. Au bout de quelque temps qu’elle vit qu’il ne paraissait pas, elle commença à en être inquiète. Elle commanda à ses femmes de voir où il était ; elles le cherchèrent et elles ne lui en apportèrent pas de nouvelles. La nuit vint, et elle le fit chercher à la lumière, mais aussi inutilement. Dans l’impatience et dans l’alarme où la reine Margiane fut alors, elle alla le chercher elle-même, à la lumière des flambeaux ; et, comme elle eut aperçu que la porte du jardin était ouverte, elle y entra et le parcourut avec ses femmes. En passant près du jet d’eau et du bassin, elle remarqua une babouche sur le bord du gazon, qu’elle fit ramasser, et elle la reconnut pour une des deux du prince, de même que ses femmes. Cela, joint à l’eau répandue sur le bord du bassin, lui fit croire que Behram pourrait bien l’avoir fait enlever. Elle envoya savoir, dans le moment, s’il était encore au port et, comme elle eut appris qu’il avait fait voile un peu avant la nuit, qu’il s’était arrêté quelque temps sur les bords et que sa chaloupe était venue faire de l’eau dans le jardin, elle envoya avertir le commandant de dix vaisseaux de guerre qu’elle avait dans son port, toujours équipés et prêts à partir au premier commandement, qu’elle voulait s’embarquer en personne, le lendemain, à une heure de jour. Le commandant fit ses diligences : il assembla les capitaines, les autres officiers, les matelots, les soldats, et tout fut embarqué à l’heure qu’elle avait souhaité. Elle s’embarqua ; et, quand son escadre fut hors du port et à la voile, elle déclara son intention au commandant. « Je veux, dit-elle, que vous fassiez force de voiles et que vous donniez la chasse au vaisseau marchand qui partit de ce port hier au soir. Je vous l’abandonne si vous le prenez ; mais, si vous ne le prenez pas, votre vie m’en répondra. » Les dix vaisseaux donnèrent la chasse au vaisseau de Behram deux jours entiers et ne virent rien. Ils le découvrirent le troisième jour, à la pointe du jour ; et, sur le midi, l’environnèrent de manière qu’il ne pouvait pas échapper. Dès que le cruel Behram eut aperçu les dix vaisseaux, il ne douta pas que ce ne fût l’escadre de la reine Margiane qui le poursuivait, et alors il donnait la bastonnade à Assad ; car, depuis son embarquement dans son vaisseau au port de la ville des Mages, il n’avait pas manqué un jour de lui faire ce même traitement : cela fit qu’il le maltraita plus que de coutume. Il se trouva dans un grand embarras quand il vit qu’il allait être environné. De garder Assad, c’était se déclarer coupable ; de lui ôter la vie, il craignait qu’il n’en parût quelque marque. Il le fit déchaîner ; et quand on l’eut amené devant lui : « C’est toi, dit-il, qui es cause qu’on nous poursuit. » Et en disant ces paroles il le jeta dans la mer. Le prince Assad, qui savait nager, s’aida de ses pieds et de ses mains avec tant de courage, à la faveur des flots qui le secondaient, qu’il en eut assez pour ne pas succomber et pour gagner terre. Quand il fut sur le rivage, la première chose qu’il fit fut de remercier Dieu de l’avoir délivré d’un si grand danger et tiré encore une fois des mains des adorateurs du feu. Il se dépouilla ensuite ; et, après avoir bien exprimé l’eau de son habit, il l’étendit sur un rocher où il fut bientôt séché, tant par l’ardeur du soleil que par la chaleur du rocher qui en était échauffé. Il se reposa cependant en déplorant sa misère, sans savoir en quel pays il était ni de quel côté il tournerait. Il reprit enfin son habit et marcha, sans trop s’éloigner de la mer, jusqu’à ce qu’il eût trouvé un chemin, qu’il suivit. Il chemina plus de dix jours, par un pays où personne n’habitait et où il ne trouvait que des fruits sauvages et quelques plantes le long des ruisseaux, dont il vivait. Il arriva enfin près d’une ville qu’il reconnut pour celle des Mages, où il avait été si fort maltraité, et où son frère Amgiad était grand vizir. Il en eut de la joie ; mais il fit bien résolution de ne pas s’approcher d’aucun adorateur du feu, mais seulement de quelques musulmans ; car il se souvenait d’y en avoir remarqué quelques-uns, la première fois qu’il y était entré. Comme il était tard et qu’il savait bien que les boutiques étaient déjà fermées et qu’il trouverait peu de monde dans les rues, il prit le parti de s’arrêter dans le cimetière, qui était près de la ville, où il y avait plusieurs tombeaux élevés en façon de mausolée. En cherchant, il en trouva un dont la porte était ouverte ; il y entra, résolu à y passer la nuit. Revenons présentement au vaisseau de Behram. Il ne fut pas longtemps à être investi de tous les côtés par les vaisseaux de la reine Margiane, après qu’il eut jeté le prince Assad dans la mer. Il fut abordé par le vaisseau où était la reine, et, à son approche, comme il n’était en état de faire aucune résistance, Behram fit plier les voiles, pour marquer qu’il se rendait. La reine Margiane passa elle-même sur le vaisseau et demanda à Behram où était l’écrivain qu’il avait eu la témérité d’enlever ou de faire enlever dans son palais. « Reine, répondit Behram, je jure à Votre Majesté qu’il n’est pas sur mon vaisseau ; elle peut le faire chercher, et connaître par là mon innocence. » Margiane fit faire la visite du vaisseau avec toute l’exactitude possible ; mais on ne trouva pas celui qu’elle souhaitait si passionnément de trouver, autant parce qu’elle l’aimait que par la générosité qui lui était naturelle. Elle fut sur le point d’ôter la vie à Behram de sa propre main ; mais elle se retint, et elle se contenta de confisquer son vaisseau et toute sa charge et de le renvoyer par terre, avec tous ses matelots, en lui laissant sa chaloupe pour y aller aborder. Behram, accompagné de ses matelots, arriva à la ville des Mages la même nuit qu’Assad s’était arrêté dans le cimetière et retiré dans le tombeau. Comme la porte était fermée, il fut contraint de chercher aussi dans le cimetière quelque tombeau, pour y attendre qu’il fût jour et qu’on l’ouvrît. Par malheur pour Assad, Behram passa devant celui où il était. Il y entra, et il vit un homme qui dormait, la tête enveloppée dans son habit ; Assad s’éveilla au bruit, et, en levant la tête, il demanda qui c’était. Behram le reconnut d’abord. « Ah ! ah ! dit-il vous êtes donc celui qui est cause que je suis ruiné pour le reste de ma vie ! vous n’avez pas été sacrifié cette année, mais vous n’échapperez pas de même l’année prochaine. » En disant ces paroles, il se jeta sur lui, lui mit son mouchoir sur la bouche, pour l’empêcher de crier, et le fit lier par ses matelots. Le lendemain matin, dès que la porte fut ouverte, il fut aisé à Behram de ramener Assad chez le vieillard qui l’avait abusé avec tant de méchanceté, par des rues détournées où personne n’était encore levé. Dès qu’il y fut entré, il le fit descendre dans le même cachot d’où il avait été tiré et informa le vieillard du triste sujet de son retour et du malheureux succès de son voyage. Le méchant vieillard n’oublia pas d’enjoindre à ses deux filles de maltraiter le prince infortuné plus qu’auparavant, s’il était possible. Assad fut extrêmement surpris de se revoir dans le même lieu où il avait déjà tant souffert ; et, dans l’attente des mêmes tourments dont il avait cru être délivré pour toujours, il pleurait la rigueur de son destin lorsqu’il vit entrer Bostane avec un bâton, un pain et une cruche d’eau. Il frémit à la vue de cette impitoyable et à la seule pensée des supplices journaliers qu’il avait encore à souffrir toute une année, pour mourir ensuite d’une manière pleine d’horreur. Bostane traita le malheureux prince Assad aussi cruellement qu’elle l’avait déjà fait dans sa première détention. Les lamentations, les plaintes, les instantes prières d’Assad, qui la suppliait de l’épargner, jointes à ses larmes, furent si vives, que Bostane ne put s’empêcher d’en être attendrie et de verser des larmes avec lui. « Seigneur, lui dit-elle en lui recouvrant les épaules, je vous demande mille pardons de la cruauté avec laquelle je vous ai traité ci-devant et dont je viens de vous faire sentir encore les effets. Jusqu’à présent je n’ai pu désobéir à un père injustement animé contre vous et acharné à votre perte ; mais enfin je déteste et j’abhorre cette barbarie. Consolez-vous : vos maux sont finis, et je vais tâcher de réparer tous mes crimes, dont je connais l’énormité, par de meilleurs traitements. Vous m’avez regardée jusqu’aujourd’hui comme une infidèle ; regardez-moi présentement comme une musulmane. J’ai déjà quelques instructions qu’une esclave de votre religion, qui me sert, m’a données ; j’espère que vous voudrez bien achever ce qu’elle a commencé. Pour vous marquer ma bonne intention, je demande pardon au vrai Dieu de toutes mes offenses par les mauvais traitements que je vous ai faits, et j’ai confiance qu’il me fera trouver le moyen de vous mettre dans une entière liberté. » Ce discours fut d’une grande consolation au prince Assad ; il rendit des actions de grâce à Dieu de ce qu’il avait touché le cœur de Bostane ; et, après qu’il l’eut bien remerciée des bons sentiments où elle était pour lui, il n’oublia rien pour l’y confirmer, non seulement en achevant de l’instruire de la religion musulmane, mais même en lui faisant le récit de son histoire et de toutes ses disgrâces, malgré le haut rang de sa naissance. Quand il fut entièrement assuré de sa fermeté dans la bonne résolution qu’elle avait prise, il lui demanda comment elle ferait pour empêcher que sa sœur Cavame n’en eût connaissance et ne vînt le maltraiter à son tour. « Que cela ne vous chagrine plus, reprit Bostane, je saurai bien faire en sorte qu’elle ne se mêle pas de vous voir. » En effet, Bostane sut toujours prévenir Cavame toutes les fois qu’elle voulait descendre au cachot. Elle voyait cependant fort souvent le prince Assad ; et, au lieu de ne lui porter que du pain et de l’eau, elle lui portait du vin et de bons mets, qu’elle faisait préparer par douze esclaves musulmanes qui la servaient. Elle mangeait même de temps en temps avec lui et faisait tout ce qui était en son pouvoir pour le consoler. Quelques jours après, Bostane était à la porte de la maison, lorsqu’elle entendit un crieur public qui publiait quelque chose. Comme elle n’entendait pas ce que c’était, à cause que le crieur était trop éloigné, et qu’il approchait pour passer devant la maison, elle rentra, et, en tenant la porte à demi-ouverte, elle vit qu’il marchait devant le grand vizir Amgiad, frère du prince Assad, accompagné de plusieurs officiers et de quantité de ses gens qui marchaient devant et après lui. Le crieur n’était plus qu’à quelques pas de la porte, lorsqu’il répéta ce cri à haute voix : « L’excellent et illustre grand vizir, que voici en personne, cherche son cher frère, qui s’est séparé d’avec lui il y a plus d’un an. Il est fait de telle et telle manière. Si quelqu’un le garde chez lui ou sait où il est, Son Excellence commande qu’il ait à le lui amener ou à lui en donner avis, avec promesse de le bien récompenser. Si quelqu’un le cache, et qu’on le découvre, Son Excellence déclare qu’elle le punira de mort, lui, sa femme, ses enfants et toute sa famille, et fera raser sa maison. » Bostane n’eut pas plus tôt entendu ces paroles qu’elle ferma la porte au plus vite et alla trouver Assad dans le cachot. « Prince, lui dit-elle avec joie, vous êtes à la fin de vos malheurs ; suivez-moi et venez promptement. » Assad, qu’elle avait ôté de la chaîne dès le premier jour qu’il avait été ramené dans le cachot, la suivit jusque dans la rue, où elle cria : « Le voici ! le voici ! » Le grand vizir, qui n’était pas encore éloigné, se retourna. Assad le reconnut pour son frère, courut à lui et l’embrassa. Amgiad, qui le reconnut aussi d’abord, l’embrassa de même très étroitement, le fit monter sur le cheval d’un de ses officiers, qui mit pied à terre, et le mena au palais en triomphe, où il le présenta au roi, qui le fit un de ses vizirs. Bostane, qui n’avait pas voulu rentrer chez son père, dont la maison fut rasée dès le même jour, et qui n’avait pas perdu le prince Assad de vue jusqu’au palais, fut envoyée à l’appartement de la reine. Le vieillard son père et Behram, amenés devant le roi avec leurs familles, furent condamnés à avoir la tête tranchée. Ils se jetèrent à ses pieds et implorèrent sa clémence. « Il n’y a pas de grâce pour vous, reprit le roi, que vous ne renonciez à l’adoration du feu, et que vous n’embrassiez la religion musulmane. » Ils sauvèrent leur vie en prenant ce parti, de même que Cavame, sœur de Bostane, et leurs familles. En considération de ce que Behram s’était fait musulman, Amgiad, qui voulut le récompenser de la perte qu’il avait faite avant de mériter sa grâce, le fit un de ses principaux officiers et le logea chez lui. Behram, informé en peu de jours de l’histoire d’Amgiad son bienfaiteur et d’Assad son frère, leur proposa de faire équiper un vaisseau et de les ramener au roi Camaralzaman, leur père. « Apparemment, leur dit-il, qu’il a reconnu votre innocence et qu’il désire impatiemment de vous revoir. Si cela n’est pas, il ne sera pas difficile de la lui faire reconnaître avant de débarquer ; et, s’il demeure dans son injuste prévention, vous n’aurez que la peine de revenir. » Les deux frères acceptèrent l’offre de Behram ; ils parlèrent de leur dessein au roi, qui l’approuva, et donnèrent ordre à l’équipement d’un vaisseau. Behram s’y employa avec toute la diligence possible ; et, quand il fut prêt à mettre à la voile, les princes allèrent prendre congé du roi, un matin, avant d’aller s’embarquer. Dans le temps qu’ils faisaient leurs compliments et qu’ils remerciaient le roi de ses bontés, on entendit un grand tumulte par toute la ville et, en même temps, un officier vint annoncer qu’une grande armée s’approchait et que personne ne savait quelle armée c’était. Dans l’alarme que cette fâcheuse nouvelle donna au roi, Amgiad prit la parole : « Sire, lui dit-il, quoique je vienne de remettre entre les mains de Votre Majesté la dignité de son premier ministre, dont elle m’avait honoré, je suis prêt néanmoins à lui rendre encore service, et je la supplie de vouloir bien que j’aille voir qui est cet ennemi qui vient vous attaquer dans votre capitale, sans vous avoir déclaré la guerre auparavant. » Le roi l’en pria, et il partit sur-le-champ, avec peu de suite. Le prince Amgiad ne fut pas longtemps à découvrir l’armée, qui lui parut puissante et qui avançait toujours. Les avant-coureurs, qui avaient leurs ordres, le reçurent favorablement et le menèrent devant la princesse, qui s’arrêta avec toute son armée, pour lui parler. Le prince Amgiad lui fit une profonde révérence et lui demanda si elle venait comme amie ou comme ennemie ; et, si elle venait comme ennemie, quel sujet de plainte elle avait contre le roi son maître. « Je viens comme amie, répondit la princesse, et je n’ai aucun sujet de mécontentement contre le roi des Mages. Ses États et les miens sont situés d’une manière qu’il est difficile que nous puissions avoir aucun démêlé ensemble. Je viens seulement demander un esclave nommé Assad, qui m’a été enlevé par un capitaine de cette ville, qui s’appelle Behram, le plus insolent de tous les hommes ; et j’espère que votre roi me fera justice, quand il saura que je suis Margiane. — Puissante reine, reprit le prince Amgiad, je suis le frère de cet esclave que vous cherchez avec tant de peine. Je l’avais perdu et je l’ai retrouvé. Venez : je vous le livrerai moi-même et j’aurai l’honneur de vous entretenir de tout le reste. Le roi mon maître sera ravi de vous voir. » Pendant que l’armée de la reine Margiane campa au même endroit par son ordre, le prince Amgiad l’accompagna jusque dans la ville et jusqu’au palais, où il la présenta au roi ; et, après que le roi l’eut reçue comme elle le méritait, le prince Assad, qui était présent et qui l’avait reconnue dès qu’elle avait paru, lui fit son compliment. Elle lui témoignait la joie qu’elle avait de le revoir, lorsqu’on vint apprendre au roi qu’une armée plus formidable que la première paraissait d’un autre côté de la ville. Le roi des Mages, épouvanté plus que la première fois de l’arrivée d’une seconde armée plus nombreuse que la première, comme il en jugeait lui-même par les nuages de poussière qu’elle excitait à son approche et qui couvraient déjà le ciel « Amgiad, s’écria-t-il, où en sommes-nous ? Voilà une nouvelle armée qui va nous accabler. » Amgiad comprit l’intention du roi : il monta à cheval et courut à toute bride au devant de cette nouvelle armée. Il demanda aux premiers qu’il rencontra à parler à celui qui la commandait, et on le conduisit devant un roi, qu’il reconnut à la couronne qu’il portait sur la tête. De si loin qu’il l’aperçut, il mit pied à terre ; et, lorsqu’il fut près de lui, après qu’il se fut jeté la face en terre, il lui demanda ce qu’il souhaitait du roi son maître. Je m’appelle Gaïour, reprit le roi, et je suis roi de la Chine. Le désir d’apprendre des nouvelles d’une fille nommée Badoure, que j’ai mariée, depuis plusieurs années, au prince Camaralzaman, fils du roi Schahzaman, roi des îles des Enfants de Khaledan, m’a obligé de sortir de mes États. J’avais permis à ce prince d’aller voir le roi son père, à la charge de venir me revoir d’année en année, avec ma fille. Depuis tant de temps cependant, je n’en ai pas entendu parler. Votre roi obligerait un père affligé, de lui apprendre ce qu’il en peut savoir. Le prince Amgiad, qui reconnut le roi son grand-père à ce discours, lui baisa la main avec tendresse, et, en lui répondant : « Sire, dit-il, Votre Majesté me pardonnera cette liberté, quand elle saura que je la prends pour lui rendre mes respects, comme à mon grand-père. Je suis fils de Camaralzaman, aujourd’hui roi de l’île d’Ébène, et de la reine Badoure, dont elle est en peine ; et je ne doute pas qu’ils ne soient en parfaite santé dans leur royaume. » Le roi de Chine, ravi de voir son petit-fils, l’embrassa aussitôt très tendrement ; et cette rencontre, si heureuse et si peu attendue, leur tira des larmes de part et d’autre. Sur la demande qu’il fit au prince Amgiad du sujet qui l’avait amené dans ce pays étranger, le prince lui raconta toute son histoire et celle du prince Assad son frère. Quand il eut achevé « Mon fils, reprit le roi de la Chine, il n’est pas juste que des princes innocents comme vous soient maltraités plus longtemps. Consolez-vous je vous ramènerai, vous et votre frère, et je ferai votre paix. Retournez et faites part de mon arrivée à votre frère. » Pendant que le roi de la Chine campa à l’endroit où le prince Amgiad l’avait trouvé, le prince Amgiad retourna rendre réponse au roi des Mages, qui l’attendait avec grande impatience. Le roi fut extrêmement surpris d’apprendre qu’un roi aussi puissant que celui de la Chine eût entrepris un voyage si long et si pénible, excité par le désir de voir sa fille, et qu’il fût si près de sa capitale. Il donna aussitôt les ordres pour le bien régaler et se mit en état d’aller le recevoir. Dans cet intervalle, on vit paraître une grande poussière d’un autre côté de la ville, et l’on apprit bientôt que c’était une troisième armée qui arrivait. Cela obligea le roi de demeurer et de prier le prince Amgiad d’aller voir encore ce qu’elle demandait. Amgiad partit et le prince Assad l’accompagna cette fois. Ils trouvèrent que c’était l’armée de Camaralzaman, leur père, qui venait les chercher. Il avait donné des marques d’une si grande douleur de les avoir perdus, que l’émir Giondar, à la fin, lui avait déclaré de quelle manière il leur avait conservé la vie ce qui l’avait fait résoudre de les aller chercher en quelque pays qu’ils fussent. Ce père affligé embrassa les deux princes avec des ruisseaux de larmes de joie, qui terminèrent agréablement les larmes d’affliction qu’il versait depuis si longtemps. Les princes ne lui eurent pas plus tôt appris que le roi de la Chine, son beau-père, venait d’arriver aussi le même jour, qu’il se détacha avec eux et avec peu de suite et alla le voir en son camp. Ils n’avaient pas fait beaucoup de chemin, qu’ils aperçurent une quatrième armée, qui s’avançait en bel ordre et paraissait venir du côté de la Perse. Camaralzaman dit aux princes ses fils d’aller voir quelle armée c’était, et qu’il les attendrait. Ils partirent aussitôt, et, à leur arrivée, ils furent présentés au roi à qui l’armée appartenait. Après l’avoir salué profondément, ils lui demandèrent à quel dessein il s’était approché si près de la capitale du roi des Mages. Le grand vizir, qui était présent, prit la parole : « Le roi à qui vous venez de parler, leur dit-il, est Schahzaman, roi des îles des Enfants de Khaledan, qui voyage depuis longtemps dans l’équipage que vous voyez, en cherchant le prince Camaralzaman son fils, qui est sorti de ses États il y a de longues années ; si vous en savez quelques nouvelles, vous lui ferez le plus grand plaisir du monde de l’en informer. » Les princes ne répondirent autre chose, sinon qu’ils apporteraient la réponse dans peu de temps, et ils revinrent, à toute bride, annoncer à Camaralzaman que la dernière armée qui venait d’arriver était celle du roi Schahzaman et que le roi son père y était en personne. L’étonnement, la surprise, la joie, la douleur d’avoir abandonné le roi son père, sans prendre congé de lui, firent un si puissant effet sur l’esprit du roi Camaralzaman, qu’il tomba évanoui dès qu’il eut appris qu’il était si près de lui ; il revint, à la fin, par l’empressement des princes Amgiad et Assad à le soulager ; et lorsqu’il se sentit assez de forces, il alla se jeter aux pieds du roi Schahzaman. De longtemps il ne s’était vu une entrevue si tendre entre un père et un fils. Schahzaman se plaignit obligeamment au roi Camaralzaman de l’insensibilité qu’il avait eue en s’éloignant de lui d’une manière si cruelle ; et Camaralzaman lui témoigna un véritable regret de la faute que l’amour lui avait fait commettre. Les trois rois et la reine Margiane demeurèrent trois jours à la cour du roi des Mages, qui les régala magnifiquement. Ces trois jours furent aussi très remarquables par le mariage du prince Assad avec la reine Margiane et du prince Amgiad avec Bostane, en considération du service qu’elle avait rendu au prince Assad. Les trois rois enfin et la reine Margiane, avec Assad, son époux, se retirèrent chacun dans son royaume. Pour ce qui est d’Amgiad, le roi des Mages, qui l’avait pris en affection et qui était déjà fort âgé, lui mit la couronne sur la tête ; et Amgiad mit toute son application à détruire le culte du feu et à établir la religion musulmane dans ses États. Histoire de Noureddin et de la belle Persane Retour à la Table des Matières LA ville de Balsora fut longtemps la capitale d’un royaume tributaire des califes. Le roi qui le gouvernait du temps du calife Haroun-al-Raschid s’appelait Zinebi ; et l’un et l’autre étaient cousins, fils de deux frères. Zinebi n’avait pas jugé à propos de confier l’administration de ses États à un seul vizir, il en avait choisi deux : Khacan et Saouy. Khacan était doux, prévenant, libéral, et se faisait un plaisir d’obliger ceux qui avaient affaire à lui, en tout ce qui dépendait de son pouvoir, sans porter préjudice à la justice qu’il était obligé de rendre. Il n’y avait aussi personne à la cour de Balsora, ni dans la ville, ni dans tout le royaume, qui ne le respectât et ne publiât les louanges qu’il méritait. Saouy était d’un tout autre caractère : il était toujours chagrin et il rebutait également tout le monde, sans distinction de rang ou de qualité. Avec cela, bien loin de se faire un mérite des grandes richesses qu’il possédait, il était d’une avarice achevée, jusqu’à se refuser à lui-même les choses nécessaires. Personne ne pouvait le souffrir, et jamais on n’avait entendu dire de lui que du mal. Ce qui le rendait plus haïssable, c’était la grande aversion qu’il avait pour Khacan, et qu’en interprétant en mal tout le bien que faisait ce digne ministre, il ne cessait de lui rendre de mauvais offices auprès du roi. Un jour, après le conseil, le roi de Balsora se délassait l’esprit et s’entretenait avec ses deux vizirs et plusieurs autres membres du conseil. La conversation tomba sur les femmes esclaves que l’on achète et que l’on tient, parmi nous, à peu près au même rang que les femmes que l’on a en mariage légitime. Quelques-uns prétendaient qu’il suffisait qu’une esclave que l’on achetait fût belle et bien faite, pour se consoler des femmes que l’on est obligé de prendre par alliance ou par intérêt de famille, qui n’ont pas toujours une grande beauté ni les autres perfections du corps en partage. Les autres soutenaient, et Khacan était de ce sentiment, que la beauté et toutes les belles qualités du corps ne sont pas les seules choses que l’on doive rechercher dans une esclave, mais qu’il faut qu’elles soient accompagnées de beaucoup d’esprit, de sagesse, de modestie, d’agréments, et, s’il se peut, de plusieurs belles connaissances. La raison qu’ils en apportaient est, disaient-ils, que rien ne convient mieux à des personnes qui ont de grandes affaires à administrer, qu’après avoir passé toute la journée dans une occupation si pénible, de trouver, en se retirant en leur particulier, une compagne dont l’entretien soit également utile, agréable et divertissant. Car enfin, ajoutaient-ils, ce n’est pas différer des bêtes que d’avoir une esclave pour la voir simplement et contenter une passion qui nous est commune avec elles. Le roi se rangea du parti des derniers, et il le fit connaître en ordonnant à Khacan de lui acheter une esclave qui fût parfaite en beauté, qui eût toutes les belles qualités que ,on venait de dire, et, sur toutes choses, qu’elle fût très savante. Saouy, jaloux de l’honneur que le roi faisait à Khacan, et qui avait été de l’avis contraire : « Sire, reprit-il, il sera bien difficile de trouver une esclave aussi accomplie que Votre Majesté le demande. Si on la trouve, ce que j’ai de la peine à croire, elle l’aura à bon marché si elle ne lui coûte que dix mille pièces d’or. — Saouy, repartit le roi, vous trouvez apparemment que la somme est trop grosse : elle peut l’être pour vous, mais elle ne l’est pas pour moi. » En même temps le roi ordonna à son grand trésorier, qui était présent, d’envoyer les dix mille pièces d’or chez Khacan. Dès que Khacan fut de retour chez lui, il fit appeler tous les courtiers qui se mêlaient de la vente des femmes et des filles esclaves, et les chargea, dès qu’ils auraient trouvé une esclave telle qu’il la leur dépeignit, de venir lui en donner avis. Les courtiers, autant pour obliger le vizir Khacan que pour leur intérêt particulier, lui promirent de mettre tous leurs soins à en découvrir une selon qu’il la souhaitait. Il ne se passait guère de jour qu’on ne lui en amenât quelqu’une, mais il y trouvait toujours quelques défauts. Un jour, de grand matin, que Khacan allait au palais du roi, un courtier se présenta à l’étrier de son cheval, avec grand empressement, et lui annonça qu’un marchand de Perse, arrivé le jour précédent, fort tard, avait une esclave à vendre d’une beauté achevée, au-dessus de toutes celles qu’il pouvait avoir vues. « A l’égard de son esprit et de ses connaissances, ajouta-t-il, le marchand la garantit pour tenir tête à tout ce qu’il y a de beaux esprits et de savants au monde. » Khacan, joyeux de cette nouvelle, qui lui faisait espérer d’avoir lieu de bien faire sa cour, lui dit de lui amener l’esclave, à son retour du palais, et continua son chemin. Le courtier ne manqua pas de se trouver chez le vizir à l’heure marquée ; et Khacan trouva l’esclave belle, si fort au-delà de son attente, qu’il lui donna dès lors le nom de belle Persane. Comme il avait infiniment d’esprit et qu’il était très savant, il eut bientôt connu, par l’entretien qu’il eut avec elle, qu’il chercherait inutilement une autre esclave qui la surpassât en aucune des qualités que le roi demandait. Il demanda au courtier à quel prix le marchand de Perse l’avait mise. Seigneur, répondit le courtier, c’est un homme qui n’a qu’une parole : il proteste qu’il ne peut la donner, au dernier mot, à moins de dix mille pièces d’or. Il m’a même juré que, sans compter ses soins, ses peines et le temps qu’il y a qu’il l’élève, il a fait à peu près la même dépense pour elle, tant en maîtres pour les exercices du corps et pour l’instruire et lui former l’esprit, qu’en habits et en nourriture. Comme il la jugea digne d’un roi dès qu’il l’eut achetée, dans sa première enfance, il n’a rien épargné de tout ce qui pouvait contribuer à la faire arriver à ce haut rang. Elle joue de toutes sortes d’instruments, elle chante, elle danse ; elle écrit mieux que les écrivains les plus habiles ; elle fait des vers, il n’y a pas de livres, enfin, qu’elle n’ait lus. On n’a pas entendu dire que jamais esclave ait su tant de choses qu’elle en sait. » Le vizir Khacan, qui connaissait le mérite de la belle Persane beaucoup mieux que le courtier, qui n’en parlait que sur ce que le marchand lui en avait appris, n’en voulut pas remettre le marché à un autre temps. Il envoya chercher le marchand par un de ses gens, où le courtier enseigna qu’on le trouverait. Quand le marchand de Perse fut arrivé : « Ce n’est pas pour moi que je veux acheter votre esclave, lui dit le vizir Khacan, c’est pour le roi ; mais il faut que vous la lui vendiez à un meilleur prix que celui que vous y avez mis. — Seigneur, répondit le marchand, je me ferais un grand honneur d’en faire présent à Sa Majesté, s’il appartenait à un marchand comme moi de faire des présents de cette conséquence. Je ne demande proprement que l’argent que j’ai déboursé pour la former, et la rendre comme elle est. Ce que je puis dire, c’est que Sa Majesté aura fait une acquisition dont elle sera très contente. » Le vizir Khacan ne voulut pas marchander ; il fit compter la somme au marchand ; et le marchand, avant de se retirer : « Seigneur, dit-il au vizir, puisque l’esclave est destinée pour le roi, vous voudrez bien que j’aie l’honneur de vous dire qu’elle est extrêmement fatiguée du long voyage que je lui ai fait faire pour l’amener ici. Quoique ce soit une beauté qui n’a point de pareilles, ce sera néanmoins tout autre chose si vous la gardez chez vous seulement une quinzaine de jours et que vous donniez un peu de vos soins pour la faire bien traiter. Ce temps-là passé, lorsque vous la présenterez au roi, elle vous fera un honneur et un mérite dont j’espère que vous me saurez quelque gré. Vous voyez même que le soleil lui a un peu gâté le teint ; mais, dès qu’elle aura été au bain deux ou trois fois et que vous l’aurez fait habiller de la manière que vous le jugerez à propos, elle sera si changée que vous la trouverez infiniment plus belle. » Khacan prit le conseil du marchand en bonne part et résolut de le suivre. Il donna à la belle Persane un appartement en particulier, près de celui de sa femme, qu’il pria de la faire manger avec elle et de la regarder comme une dame qui appartenait au roi. Il la pria aussi de lui faire faire plusieurs habits, les plus magnifiques qu’il lui serait possible et ceux qui lui conviendraient le mieux. Avant de quitter la belle Persane : « Votre bonheur, lui dit-il, ne peut être plus grand que celui que je viens de vous procurer. Jugez-en vous-même : c’est pour le roi que je vous ai achetée, et j’espère qu’il sera beaucoup plus satisfait de vous posséder que je ne le suis de m’être acquitté de la commission dont il m’avait chargé. Ainsi, je suis bien aise de vous avertir que j’ai un fils qui ne manque pas d’esprit, mais jeune, folâtre et entreprenant, et de vous bien garder de lui, lorsqu’il s’approchera de vous. » La belle Persane le remercia de cet avis ; et après qu’elle l’eut bien assuré qu’elle en profiterait, il se retira. Noureddin, c’est ainsi que se nommait le fils du vizir Khacan, entrait librement dans l’appartement de sa mère, avec qui il avait coutume de prendre ses repas. Il était très bien fait de sa personne, jeune, agréable et hardi ; et, comme il avait infiniment d’esprit et qu’il s’exprimait avec facilité, il avait un don particulier de persuader tout ce qu’il voulait. Il vit la belle Persane ; et, dès leur première entrevue, quoiqu’il eût appris que son père l’avait achetée pour le roi, et que son père le lui eût déclaré lui-même, il ne se fit pas néanmoins violence pour s’empêcher de l’aimer. Il se laissa entraîner par les charmes dont il fut frappé d’abord ; et l’entretien qu’il eut avec elle lui fit prendre la résolution d’employer toutes sortes de moyens pour l’enlever au roi. De son côté, la belle Persane trouva Noureddin très aimable. « Le vizir me fait un grand honneur, dit-elle en elle-même, de m’avoir achetée pour me donner au roi de Balsora. Je m’estimerais très heureuse, quand il se contenterait de ne me donner qu’à son fils. » Noureddin fut très assidu à profiter de l’avantage qu’il avait de voir une beauté dont il était si amoureux, de s’entretenir, de rire et de badiner avec elle. Jamais il ne la quittait que sa mère ne l’y eût contraint. « Mon fils, lui disait-elle, il n’est pas bienséant à un jeune homme comme vous de demeurer toujours dans l’appartement des femmes. Allez, retirez-vous et travaillez à vous rendre digne de succéder un jour à la dignité de votre père. » Comme il y a avait longtemps que la belle Persane n’était allée au bain, à cause du long voyage qu’elle venait de faire, cinq ou six jours après qu’elle eut été achetée, la femme du vizir Khacan eut soin de faire chauffer exprès pour elle celui que le vizir avait chez lui, elle l’y envoya avec plusieurs de ses femmes esclaves, à qui elle recommanda de lui rendre les mêmes services qu’à elle-même, et, au sortir du bain, de lui faire prendre un habit très magnifique, qu’elle lui avait déjà fait faire. Elle y avait pris d’autant plus de soin qu’elle voulait s’en faire un mérite auprès du vizir son mari, et lui faire connaître combien elle s’intéressait en tout ce qui pouvait lui plaire. A sa sortie du bain, la belle Persane, mille fois plus belle qu’elle ne l’avait paru à Khacan lorsqu’il l’avait achetée, vint se faire voir à la femme de ce vizir, qui eut bien de la peine à la reconnaître. La belle Persane lui baisa la main avec grâce et lui dit : « Madame, je ne sais comment vous me trouvez avec l’habit que vous avez pris la peine de me faire faire. Vos femmes, qui m’assurent qu’il me fait si bien qu’elles ne me connaissent plus, sont apparemment des flatteuses : c’est à vous que je m’en rapporte. Si néanmoins elles disaient la vérité, ce serait vous, madame, à qui j’aurais toute l’obligation de l’avantage qu’il me donne. — Ma fille, reprit la femme du vizir avec bien de la joie, vous ne devez pas prendre pour une flatterie ce que mes femmes vous ont dit ; je m’y connais mieux qu’elles ; et, sans parler de votre habit, qui vous sied à merveille, vous apportez du bain une beauté si au-dessus de ce que vous étiez auparavant, que je ne vous reconnais plus moi-même ; si je croyais que le bain fût encore assez bon, j’irais en prendre ma part : je suis aussi bien dans un âge qui demande désormais que j’en fasse souvent provision. — Madame, reprit la belle Persane, je n’ai rien à répondre aux honnêtetés que vous avez pour moi, sans les avoir méritées. Pour ce qui est du bain, il est admirable ; et, si vous avez dessein d’y aller, vous n’avez pas de temps à perdre. Vos femmes peuvent vous dire la même chose que moi. » La femme du vizir considéra qu’il y avait plusieurs jours qu’elle n’était allée au bain et voulut profiter de l’occasion. Elle le témoigna à ses femmes ; et ses femmes se furent bientôt munies de tout l’appareil qui lui était nécessaire. La belle Persane se retira à son appartement ; et la femme du vizir, avant de passer au bain, chargea deux petites esclaves de demeurer près d’elle, avec ordre de ne pas laisser entrer Noureddin s’il venait. Pendant que la femme du vizir Khacan était au bain et que la belle Persane était seule, Noureddin arriva ; et, comme il ne trouva pas sa mère dans son appartement, il alla à celui de la belle Persane, où il trouva les deux petites esclaves dans l’antichambre. Il leur demanda où était sa mère ; à quoi elles répondirent qu’elle était au bain. « Et la belle Persane, reprit Noureddin, y est-elle aussi ? — Elle en est revenue, repartirent les esclaves, et elle est dans sa chambre ; mais nous avons ordre de madame votre mère de ne pas vous laisser entrer. » La chambre de la belle Persane n’était fermée que par une portière. Noureddin s’avança pour entrer, et les deux esclaves se mirent au-devant pour l’en empêcher. Il les prit par le bras l’une et l’autre, les mit hors de l’antichambre et ferma la porte sur elles. Elles coururent au bain, en faisant de grands cris, et annoncèrent à leur dame, en pleurant, que Noureddin était entré dans la chambre de la belle Persane malgré elles et qu’il les avait chassées. La nouvelle d’une si grande hardiesse causa à la bonne dame une mortification des plus sensibles. Elle interrompit son bain et s’habilla avec une diligence extrême. Mais, avant qu’elle eût achevé et qu’elle arrivât à la chambre de la belle Persane, Noureddin en était sorti et il avait pris la fuite. La belle Persane fut extrêmement étonnée de voir entrer la femme du vizir tout en pleurs et comme une femme qui ne se possédait plus. « Madame, lui dit-elle, oserais-je vous demander d’où vient que vous êtes si affligée ? Quelle disgrâce vous est arrivée au bain, pour vous avoir obligée d’en sortir si tôt ? — Quoi ! s’écria la femme du vizir, vous me faites cette demande d’un esprit tranquille, après que mon fils Noureddin est entré dans votre chambre et qu’il est demeuré seul avec vous Pouvait-il nous arriver un plus grand malheur à lui et à moi ? — De grâce, madame, repartit la belle Persane, quel malheur peut-il y avoir pour vous et pour Noureddin dans ce que Noureddin a fait ? — Comment répliqua la femme du vizir, mon mari ne vous a-t-il pas dit qu’il vous a achetée pour le roi ? et ne vous avait-il pas avertie de prendre garde que Noureddin n’approchât de vous ? Je ne l’ai pas oublié, madame, reprit encore la belle Persane ; mais Noureddin m’est venu dire que le vizir son père avait changé de sentiment et qu’au lieu de me réserver pour le roi, comme il en avait eu l’intention, il lui avait fait présent de ma personne. Je l’ai cru, madame ; et, esclave comme je suis, accoutumée aux lois de l’esclavage dès ma plus tendre jeunesse, vous jugez bien que je n’ai pu et que je n’ai pas dû m’opposer à sa volonté. J’ajouterai même que je l’ai fait avec d’autant moins de répugnance, que j’avais conçu une forte inclination pour lui, par la liberté que nous avons eue de nous voir. Je perds sans regret l’espérance d’appartenir au roi, et je m’estimerai très heureuse de passer toute ma vie avec Noureddin. » A ce discours de la belle Persane : « Plût à Dieu, dit la femme du vizir, que ce que vous me dîtes fût vrai ! j’en aurais bien de la joie ; mais, croyez-moi, Noureddin est un imposteur ; il vous a trompée et il n’est pas possible que son père lui ait fait le présent qu’il vous a dit. Qu’il est malheureux, et que je suis malheureuse ! et que son père l’est davantage, par les suites fâcheuses qu’il doit craindre et que nous devons craindre avec lui i Mes pleurs ni mes prières ne sont pas capables de le fléchir ni d’obtenir son pardon. Son père va le sacrifier à son juste ressentiment dès qu’il sera informé de la violence qu’il vous a faite. » En achevant ces paroles, elle pleura amèrement ; et ses esclaves, qui ne craignaient pas moins qu’elle pour la vie de Noureddin, suivirent son exemple. Le vizir Khacan arriva quelques moments après, et fut dans un grand étonnement de voir sa femme et les esclaves en pleurs et la belle Persane fort triste. Il en demanda la cause ; et sa femme et les esclaves augmentèrent leurs cris et leurs larmes, au lieu de lui répondre. Leur silence l’étonna davantage ; et, en s’adressant à sa femme : « Je veux absolument, lui dit-il, que vous me déclariez ce que vous avez à pleurer et que vous me disiez la vérité. » La dame, désolée, ne put se dispenser de satisfaire son mari : « Promettez-moi donc, Seigneur, reprit-elle, que vous ne me voudrez point de mal de ce que je vous dirai : je vous assure d’abord qu’il n’y a pas de ma faute. » Sans attendre sa réponse : « Pendant que j’étais au bain avec mes femmes, poursuivit-elle, votre fils est venu et a pris ce malheureux temps pour faire accroire à la belle Persane que vous ne vouliez plus la donner au roi et que vous lui en aviez fait un présent. Je ne vous dis pas ce qu’il a fait après une fausseté si insigne je vous le laisse à juger vous-même. Voilà le sujet de mon affliction pour l’amour de vous et pour l’amour de lui, pour qui je n’ai pas la confiance d’implorer votre clémence. Il n’est pas possible d’exprimer quelle fut la mortification du vizir Khacan quand il eut entendu le récit de l’insolence de son fils Noureddin. « Ah ! s’écria-t-il en se frappant cruellement, en se mordant les mains et en s’arrachant la barbe, c’est donc ainsi, malheureux fils, fils indigne de voir le jour, que tu jettes ton père dans le précipice, du plus haut degré de son bonheur ; que tu le perds, et que tu te perds toi-même avec lui ! Le roi ne se contentera pas de ton sang ni du mien, pour se venger de cette offense, qui attaque sa personne même. » Sa femme voulut tâcher de le consoler. « Ne vous affligez pas, lui dit-elle ; je ferai aisément dix mille pièces d’or d’une partie de mes pierreries : vous en achèterez une autre esclave qui sera plus belle et plus digne du roi. — Eh ! croyez-vous, reprit le vizir, que e sois capable de me tant affliger pour la perte de dix mille pièces d’or ? Il ne s’agit pas ici de cette perte, ni même de la perte de tous mes biens, dont je serais aussi peu touché. Il s’agit de celle de mon bonheur, qui m’est plus précieux que tous les biens du monde. — Il me semble néanmoins, seigneur, repartit la dame, que ce qui se peut réparer par de l’argent n’est pas d’une si grande conséquence. — Eh quoi ! répliqua le vizir, ne savez-vous pas que Saouy est mon ennemi capital ? Croyez-vous que, dès qu’il aura appris cette affaire, il n’aille pas triompher de moi près du roi ? « Votre Majesté, lui dira-t-il, ne parle que de l’affection et du zèle de Khacan pour son service ; il vient de faire voir cependant combien il est peu digne d’une si grande considération. Il a reçu dix mille pièces d’or pour lui acheter une esclave. Il s’est véritablement acquitté d’une commission si honorable, et jamais personne n’a vu une si belle esclave ; mais, au lieu de l’amener à Votre Majesté, il a jugé plus à propos d’en faire un présent à son fils. Mon fils, lui a-t-il dit, prenez cette esclave, c’est pour vous : vous la méritez mieux que le roi. Son fils, continuera-t-il avec sa malice ordinaire, l’a prise, et il se divertit tous les jours avec elle. La chose est comme j’ai l’honneur de l’assurer à Votre Majesté ; et Votre Majesté peut s’en éclaircir par elle-même. » Ne voyez-vous pas, ajouta le vizir, que, sur un tel discours, les gens du roi peuvent venir forcer ma maison à tout moment et enlever l’esclave ? J’y ajoute tous les autres malheurs inévitables qui suivront. — Seigneur, répondit la dame à ce discours du vizir son mari, j’avoue que la méchanceté de Saouy est des plus grandes, et qu’il est capable de donner à la chose le tour malin que vous venez de dire, s’il en avait la moindre connaissance. Mais peut-il savoir, ni lui ni personne, ce qui se passe dans l’intérieur de votre maison ? Quand on le soupçonnerait et que le roi vous en parlerait, ne pouvez-vous pas dire qu’après avoir bien examiné l’esclave, vous ne l’avez pas trouvée aussi digne de Sa Majesté qu’elle vous l’avait paru d’abord ; que le marchand vous a trompé ; qu’elle est, à la vérité, d’une beauté incomparable, mais qu’il s’en faut beaucoup qu’elle ait autant d’esprit et qu’elle soit aussi habile qu’on vous l’avait vantée. Le roi vous en croira sur votre parole, et Saouy aura la confusion d’avoir aussi peu réussi dans son pernicieux dessein que tant d’autres fois qu’il a entrepris inutilement de vous détruire. Rassurez-vous donc, et, si vous voulez me croire, envoyez chercher les courtiers, marquez-leur que vous n’êtes pas content de la belle Persane, et chargez-les de vous chercher une autre esclave. » Comme ce conseil parut très raisonnable au vizir Khacan, il calma un peu ses esprits et il prit le parti de le suivre ; mais il ne diminua rien de sa colère pour son fils Noureddin. Noureddin ne parut point de toute la journée ; il n’osa même chercher un asile chez aucun des jeunes gens de son âge qu’il fréquentait ordinairement, de crainte que son père ne l’y fit chercher. Il alla hors de la ville, et il se réfugia dans un jardin où il n’était jamais allé et où il n’était pas connu. Il ne revint que fort tard, lorsqu’il savait bien que son père était retiré, et se fit ouvrir par les femmes de sa mère, qui l’introduisirent sans bruit. Il sortit, le lendemain, avant que son père ne fût levé ; et il fut contraint de prendre les mêmes précautions un mois entier, avec une mortification très sensible. En effet, les femmes ne le flattaient pas : elles lui déclaraient franchement que le vizir son père persistait dans la même colère et protestait qu’il le tuerait s’il se présentait devant lui. La femme de ce ministre savait, par ses femmes, que Noureddin revenait chaque jour ; mais elle n’osait prendre la hardiesse de prier son mari de lui pardonner. Elle la prit enfin : « Seigneur, lui dit-elle un jour, je n’ai osé jusqu’à présent prendre la liberté de vous parler de votre fils. Je vous supplie de me permettre de vous demander ce que vous prétendez faire de lui. Un fils ne peut être plus criminel envers un père que Noureddin ne l’est envers vous. Il vous a privé d’un grand honneur et de la satisfaction de présenter au roi une esclave aussi accomplie que la belle Persane, je l’avoue ; mais après tout, quelle est votre intention ? Voulez-vous le perdre absolument ? Au lieu du mal auquel il ne faut plus que vous songiez, vous vous en attireriez un autre beaucoup plus grand, à quoi vous ne pensez peut-être pas. Ne craignez-vous pas que le monde, qui est malin, en cherchant pourquoi votre fils est éloigné de nous, n’en devine la véritable cause, que vous voulez tenir si cachée ? Si cela arrivait, vous seriez tombé justement dans le malheur que vous avez un si grand intérêt d’éviter. — Madame, reprit le vizir, ce que vous dites là est de bon sens ; mais je ne puis me résoudre à pardonner à Noureddin, que je ne l’aie mortifié comme il le mérite. — Il sera suffisamment mortifié, repartit la dame, quand vous aurez fait ce qui me vient en pensée. Votre fils entre ici chaque nuit, lorsque vous êtes retiré ; il y couche, et il en sort avant que vous soyez levé. Attendez-le ce soir jusqu’à son arrivée, et faites semblant de le vouloir tuer : je viendrai à son secours ; et, en lui marquant que vous lui donnez la vie à ma prière, vous l’obligerez de prendre la belle Persane, à telle condition qu’il vous plaira. Il l’aime, et je sais que la belle Persane ne le hait pas. » Khacan voulut bien suivre ce conseil : ainsi, avant qu’on ouvrît Noureddin, lorsqu’il arriva, à son heure ordinaire, il se mit derrière la porte ; et, dès qu’on lui eut ouvert, il se jeta sur lui et le mit sous ses pieds. Noureddin tourna la tête et reconnut son père, le poignard à la main, prêt à lui ôter la vie. La mère de Noureddin survint en ce moment, et, en retenant le vizir par le bras : « Qu’allez-vous faire ? Seigneur ? s’écria-t-elle. — Laissez-moi, reprit le vizir, que je le tue, ce fils indigne. — Ah seigneur, reprit la mère, tuez-moi plutôt moi-même je ne permettrai jamais que vous ensanglantiez vos mains dans votre propre sang ! » Noureddin profita de ce moment : « Mon père ! s’écria-t-il les larmes aux yeux, j’implore votre clémence et votre miséricorde ; accordez-moi le pardon que je vous demande, au nom de celui de qui vous l’attendez, au jour que nous paraîtrons tous devant lui. » Khacan se laissa arracher le poignard de la main ; et, dès qu’il l’eut lâché, Noureddin se jeta à ses pieds et les lui baisa, pour marquer combien il se repentait de l’avoir offensé. « Noureddin, lui dit-il, remerciez votre mère ; je vous pardonne à sa considération. Je veux bien même vous donner la belle Persane ; mais à condition que vous me promettrez par serment de ne pas la regarder comme esclave, mais comme votre femme ; c’est-à-dire que vous ne la vendrez et même que vous ne la répudierez jamais. Comme elle est sage et qu’elle a de l’esprit et de la conduite infiniment plus que vous, je suis persuadé qu’elle modérera ces emportements de jeunesse qui sont capables de vous perdre. » Noureddin n’eût osé espérer d’être traité avec une si grande indulgence. Il remercia son père avec toute la reconnaissance imaginable et lui fit de très bon cœur le serment qu’il souhaitait. Ils furent très contents l’un et l’autre, la belle Persane et lui, et le vizir fut très satisfait de leur bonne union. Le vizir Khacan n’attendit pas que le roi lui parlât de la commission qu’il lui avait donnée ; il avait grand soin de l’en entretenir souvent et de lui marquer les difficultés qu’il trouvait à s’en acquitter à la satisfaction de Sa Majesté ; il sut enfin le ménager avec tant d’adresse, qu’insensiblement il n’y songea plus. Saouy néanmoins avait su quelque chose de ce qui s’était passé ; mais Khacan était si avant dans la faveur du roi, qu’il n’osa hasarder d’en parler. Il y avait plus d’un an que cette affaire si délicate s’était passée plus heureusement que ce ministre ne l’avait cru d’abord, lorsqu’il alla au bain et qu’une affaire pressante l’obligea d’en sortir encore tout échauffé ; l’air, qui était un peu froid, le frappa et lui causa une fluxion sur la poitrine, qui le contraignit de se mettre au lit avec une grosse fièvre. La maladie augmenta ; et, comme il s’aperçut qu’il n’était pas loin du dernier moment de sa vie, il tint ce discours à Noureddin, qui ne l’abandonnait pas : « Mon fils, lui dit-il, je ne sais si j’ai fait le bon usage que je devais des grandes richesses que Dieu m’a données ; vous voyez qu’elles ne me servent de rien pour me délivrer de la mort. La seule chose que je vous demande en mourant, c’est que vous vous souveniez de la promesse que vous m’avez faite touchant la belle Persane. Je meurs content, avec la confiance que vous ne l’oublierez pas. » Ces paroles furent les dernières que le vizir Khacan prononça. Il expira peu de moments après et il laissa un deuil inexprimable dans la maison, à la cour et dans la ville. Le roi le regretta comme un ministre sage, zélé et fidèle ; et toute la ville le pleura comme son protecteur et son bienfaiteur. Jamais on n’avait vu de funérailles plus honorables à Balsora. Les vizirs, les émirs et généralement tous les grands de la cour, s’empressèrent de porter son cercueil sur les épaules, les uns après les autres, jusqu’au lieu de la sépulture ; et les plus riches comme les plus pauvres de la ville l’y accompagnèrent en pleurs. Noureddin donna toutes les marques de la grande affliction que la perte qu’il venait de faire devait lui causer ; il demeura longtemps sans voir personne. Un jour enfin il permit qu’on laissât entrer un de ses amis intimes. Cet ami tâcha de le consoler ; et comme il le vit disposé à l’écouter, il lui dit qu’après avoir rendu à la mémoire de son père tout ce qu’il lui devait, et satisfait pleinement à tout ce que demandait la bienséance, il était temps qu’il parût dans le monde, qu’il vît ses amis et qu’il soutînt le rang que sa naissance et son mérite lui avaient acquis. « Nous pécherions, ajouta-t-il, contre les lois de la nature et même contre les lois civiles, si, lorsque nos pères sont morts, nous ne leur rendions pas les devoirs que la tendresse exige de nous, et l’on nous regarderait comme des insensibles. Mais, dès que nous nous en sommes acquittés et qu’on ne peut nous en faire aucun reproche, nous sommes obligés de reprendre le même train qu’auparavant et de vivre dans le monde de la manière qu’on y vit. Essuyez donc vos larmes et reprenez cet air de gaieté qui a toujours inspiré la joie partout où vous vous êtes trouvé. » Le conseil de cet ami était très raisonnable ; et Noureddin eût évité tous les malheurs qui lui arrivèrent, s’il l’eût suivi dans toute la régularité qu’il demandait. Il se laissa persuader sans peine ; il régala même son ami ; et, lorsqu’il voulut se retirer, il le pria de revenir le lendemain et d’amener trois ou quatre de leurs amis communs. Insensiblement, il forma une société de dix personnes à peu près de son âge, et il passait le temps avec eux en des festins et des réjouissances continuelles. Il n’y avait pas même de jour qu’il ne les renvoyât chacun avec un présent. Quelquefois, pour faire plaisir à ses amis, Noureddin faisait venir la belle Persane : elle avait la complaisance de lui obéir ; mais elle n’approuvait pas cette profusion excessive. Elle lui en disait son sentiment en liberté. « Je ne doute pas, lui disait-elle, que le vizir votre père ne vous ait laissé de grandes richesses ; mais, si grandes qu’elles puissent être, ne trouvez pas mauvais qu’une esclave vous représente que vous en verrez bientôt la fin si vous continuez de mener cette vie. On peut quelquefois régaler ses amis et se divertir avec eux ; mais qu’on en fasse une coutume journalière, c’est courir le grand chemin de la dernière misère. Pour votre honneur et pour votre réputation, vous feriez beaucoup mieux de suivre les traces de feu votre père, et de vous mettre en état de parvenir aux charges qui lui ont acquis tant de gloire. » Noureddin écoutait la belle Persane en riant ; et quand elle avait achevé : « Ma belle, reprenait-il en continuant de rire, laissons là ce discours, ne parlons que de nous réjouir. Feu mon père m’a toujours tenu dans une grande contrainte : je suis bien aise de jouir de la liberté après laquelle j’ai tant soupiré avant sa mort. J’aurai toujours le temps de me réduire à la vie réglée dont vous me parlez ; un homme de mon âge doit se donner le loisir de goûter les plaisirs de la jeunesse. » Ce qui contribua encore beaucoup à mettre les affaires de Noureddin en désordre fut qu’il ne voulait pas entendre parler de compter avec son maître d’hôtel. Il le renvoyait chaque fois qu’il se présentait avec son livre : « Va, va, lui disait-il, je me fie bien à toi ; aie soin seulement que je fasse toujours bonne chère. — Vous êtes le maître, seigneur, reprenait le maître d’hôtel. Vous voudrez bien néanmoins que je vous fasse souvenir du proverbe qui dit que, qui fait grande dépense et ne compte pas, se trouve à la fin réduit à la mendicité sans s’en être aperçu. Vous ne vous contentez pas de la dépense si prodigieuse de votre table : vous donnez encore à toute main. Vos trésors ne peuvent y suffire, quand ils seraient aussi gros que des montagnes. — Va, te dis-je, lui répétait Noureddin, je n’ai pas besoin de tes leçons : continue de me faire manger, et ne te mets pas en peine du reste. » Les amis de Noureddin cependant étaient fort assidus à sa table et ne manquaient pas l’occasion de profiter de sa facilité. Ils le flattaient, ils le louaient et faisaient valoir jusqu’à la moindre de ses actions les plus indifférentes ; surtout ils n’oubliaient pas d’exalter tout ce qui lui appartenait, et ils y trouvaient leur compte. « Seigneur, lui disait l’un, je passais, l’autre jour, par la terre que vous avez en tel endroit : rien n’est plus magnifique ni mieux meublé que la maison ; c’est un paradis de délices que le jardin qui l’accompagne. — Je suis ravi qu’elle vous plaise, reprenait Noureddin : qu’on m’apporte une plume, de l’encre et du papier, et que je n’en entende plus parler ; c’est pour vous, je vous la donne. » D’autres ne lui avaient pas plus tôt vanté quelqu’une des maisons, quelqu’un des bains et des lieux publics à loger des étrangers, qui lui appartenaient et lui rapportaient un gros revenu, qu’il leur en faisait une donation. La belle Persane lui représentait le tort qu’il se faisait : au lieu de l’écouter, il continuait de prodiguer ce qui lui restait, à la première occasion. Noureddin enfin ne fit autre chose, toute une année, que de faire bonne chère, se donner du bon temps et se divertir en prodiguant et dissipant les grands biens que ses prédécesseurs et le bon vizir son père avaient acquis ou conservés avec beaucoup de soins et de peines. L’année ne faisait que de s’écouler, que l’on frappa, un jour, à la porte de la salle où il était à table. Il avait renvoyé ses esclaves et il s’y était renfermé avec ses amis, pour être en grande liberté. Un des amis de Noureddin voulut se lever ; mais Noureddin le devança et alla ouvrir lui-même (c’était son maître d’hôtel) ; et Noureddin, pour écouter ce qu’il voulait, s’avança un peu hors de la salle et ferma la porte à demi. L’ami qui avait voulu se lever, et qui avait aperçu le maître d’hôtel, curieux de savoir ce qu’il avait a dire à Noureddin, alla se poster entre la portière et la porte et entendit que le maître d’hôtel tint ce discours : « Seigneur, dit-il à son maître, je vous demande mille pardons si je viens vous interrompre au milieu de vos plaisirs. Ce que j’ai à vous communiquer vous est, ce me semble, de si grande importance, que je n’ai pas cru devoir me dispenser de prendre cette liberté. Je viens d’achever mes derniers comptes ; et je trouve que ce que j’avais prévu il y a longtemps et dont je vous avais averti plusieurs fois est arrivé : c’est-à-dire, seigneur, que je n’ai plus une maille de toutes les sommes que vous m’avez données pour faire votre dépense. Les autres fonds que vous m’aviez assignés sont aussi épuisés ; et vos fermiers et ceux qui vous devaient des rentes m’ont fait voir si clairement que vous avez transporté à d’autres ce qu’ils tenaient de vous, que je ne puis plus rien exiger d’eux sous votre nom. Voici mes comptes, examinez-les ; et, si vous souhaitez que je continue de vous rendre mes services, assignez-moi d’autres fonds, sinon permettez-moi de me retirer. » Noureddin fut tellement surpris de ce discours, qu’il n’eut pas un mot à y répondre. L’ami, qui était aux écoutes et qui avait tout entendu, rentra aussitôt et fit part aux autres amis de ce qu’il venait d’entendre. « C’est à vous, leur dit-il en achevant, de profiter de cet avis ; pour moi, je vous déclare que c’est aujourd’hui le dernier jour que vous me verrez chez Noureddin. — Si cela est, reprirent-ils, nous n’avons plus affaire chez lui, non plus que vous ; il ne nous y reverra pas davantage. » Noureddin revint en ce moment ; et quelque bonne mine qu’il fît pour tâcher de remettre ses conviés en train, il ne put néanmoins si bien dissimuler qu’ils ne s’aperçussent fort bien de la vérité de ce qu’ils venaient d’apprendre. Il s’était à peine remis à sa place, qu’un des amis se leva de la sienne : « Seigneur, lui dit-il, je suis bien fâché de ne pouvoir vous tenir compagnie plus longtemps : je vous supplie de trouver bon que je m’en aille. — Quelle affaire vous oblige de nous quitter sitôt ? reprit Noureddin. Seigneur, reprit-il, ma femme est accouchée aujourd’hui ; vous n’ignorez pas que la présence d’un mari est toujours nécessaire dans une pareille rencontre. » Il fit une grande révérence et partit. Un moment après, un autre se retira sur un autre prétexte. Les autres firent la même chose les uns après les autres, jusqu’à ce qu’il ne restât pas un seul des dix amis qui jusqu’alors avaient tenu si bonne compagnie à Noureddin. Noureddin ne soupçonna rien de la résolution que ses amis avaient prise de ne plus le voir. Il alla à l’appartement de la belle Persane, et il s’entretint seulement avec elle de la déclaration que son maître d’hôtel lui avait faite, avec de grands témoignages d’un véritable repentir du désordre où étaient ses affaires. Seigneur, lui dit la belle Persane, permettez-moi de vous dire que vous n’avez voulu vous en rapporter qu’à votre propre sens ; vous voyez présentement ce qui vous est arrivé. Je ne me trompais pas lorsque je vous prédisais la triste fin à laquelle vous deviez vous attendre. Ce qui me fait de la peine, c’est que vous ne voyez pas tout ce qu’elle a de fâcheux. Quand je voulais vous en dire ma pensée : Réjouissons-nous, me disiez-vous, et profitons du bon temps que la fortune nous offre pendant qu’elle nous est favorable ; peut-être ne sera-t-elle pas toujours de si bonne humeur. Mais je n’avais pas tort de vous répondre que nous étions nous-mêmes les artisans de notre bonne fortune par une sage conduite. Vous n’avez pas voulu m’écouter, et j’ai été contrainte de vous laisser faire malgré moi. — J’avoue, repartit Noureddin, que j’ai eu tort de n’avoir pas suivi les avis si salutaires que vous me donniez avec votre sagesse admirable ; mais si j’ai mangé tout mon bien, vous ne considérez pas que ç’a été avec une élite d’amis que je connais depuis longtemps. Ils sont honnêtes et pleins de reconnaissance ; je suis sûr qu’ils ne m’abandonneront pas. — Seigneur, répliqua la belle Persane, si vous n’avez pas d’autre ressource qu’en la reconnaissance de vos amis, croyez-moi, votre espérance est mal fondée, et vous m’en direz des nouvelles avec le temps. — Charmante Persane, dit à cela Noureddin, j’ai meilleure opinion que vous du secours qu’ils me donneront. Je veux les aller voir tous dès demain, avant qu’ils prennent la peine de venir, à leur ordinaire, et vous me verrez revenir avec une bonne somme d’argent, dont ils m’auront secouru tous ensemble. Je changerai de vie, comme j’y suis résolu, et je ferai profiter cet argent par quelque négoce. » Noureddin ne manqua pas d’aller, le lendemain, chez ses dix amis, qui demeuraient dans une même rue ; il frappa à la première porte qui se présenta, où demeurait un des plus riches. Une esclave vint et, avant d’ouvrir, elle demanda qui frappait. « Dites à votre maître, répondit Noureddin, que c’est Noureddin, fils du feu vizir Khacan. » L’esclave ouvrit, l’introduisit dans une salle et entra dans la chambre où était son maître, à qui elle annonça que Noureddin venait le voir. « Noureddin ! reprit le maître avec un ton de mépris et si haut que Noureddin l’entendit avec un grand étonnement. Va, dis-lui que je n’y suis pas ; et toutes les fois où il viendra, dis-lui la même chose. » L’esclave revint et donna pour réponse à Noureddin qu’elle avait cru que son maître y était, mais qu’elle s’était trompée. Noureddin sortit avec confusion : « Ah ! le perfide, le méchant homme s’écria-t-il. Il me protestait hier que je n’avais pas un meilleur ami que lui, et aujourd’hui il me traite si indignement » Il alla frapper à la porte d’un autre ami, et cet ami lui fit dire la même chose que le premier. Il eut la même réponse chez le troisième, et ainsi des autres, jusqu’au dixième, quoiqu’ils fussent tous chez eux. Ce fut alors que Noureddin rentra tout de bon en lui-même et qu’il reconnut sa faute irréparable de s’être fondé si facilement sur l’assiduité de ces faux amis à demeurer attachés à sa personne et sur leurs protestations d’amitié tout le temps qu’il avait été en état de leur faire des régals somptueux et de les combler de largesses et de bienfaits. « Il est bien vrai, dit-il en lui-même, les larmes aux yeux, qu’un homme heureux comme je l’étais ressemble à un arbre chargé de fruits : tant qu’il y a du fruit sur l’arbre, on ne cesse pas d’être alentour et d’en cueillir ; dès qu’il n’y en a plus, on s’en éloigne et on le laisse seul. » Il se contraignit tant qu’il fut hors de chez lui ; mais, dès qu’il fut rentré, il s’abandonna tout entier à son affliction et alla la témoigner à la belle Persane. Dès que la belle Persane vit paraître l’affligé Noureddin, elle se douta qu’il n’avait pas trouvé chez ses amis le secours auquel il s’était attendu. « Eh bien, seigneur, lui dit-elle, êtes-vous présentement convaincu de la vérité de ce que je vous avais prédit ? — Ah ! ma bonne, s’écria-t-il, vous ne me l’aviez prédit que trop véritablement ! Pas un n’a voulu me reconnaître, me voir, me parler ! Jamais je n’eusse cru devoir être traité si cruellement par des gens qui m’ont tant d’obligations et pour qui je me suis épuisé moi-même ! Je ne me possède plus et je crains de commettre quelque action indigne de moi, dans l’état déplorable et dans le désespoir où je suis, si vous ne m’aidez de vos sages conseils. —Seigneur, reprit la belle Persane, je ne vois pas d’autre remède à votre malheur que de vendre vos esclaves et vos meubles, et de subsister là-dessus, jusqu’à ce que le ciel vous montre quelque autre voie pour vous tirer de la misère. » Le remède parut extrêmement dur à Noureddin ; mais qu’eût-il pu faire dans la position où il était ? Il vendit premièrement ses esclaves, bouches alors inutiles, qui lui eussent fait une dépense beaucoup au-delà de ce qu’il était en état de supporter. Il vécut quelque temps sur l’argent qu’il en fit ; et, lorsqu’il vint à manquer, il fit porter ses meubles à la place publique, où ils furent vendus beaucoup au-dessous de leur juste valeur, quoiqu’il y en eût de très précieux, qui avaient coûté des sommes immenses. Cela le fit subsister un long espace de temps ; mais enfin, ce secours manqua, et il ne lui restait plus de quoi faire d’autre argent : il en témoigna l’excès de sa douleur à la belle Persane. Noureddin ne s’attendait pas à la réponse que lui fit cette sage personne. « Seigneur, lui dit-elle, je suis votre esclave, et vous savez que le feu vizir votre père m’a achetée dix mille pièces d’or. Je sais bien que j’ai diminué de prix depuis ce temps-là ; mais aussi je suis persuadée que je puis être encore vendue une somme qui n’en sera pas éloignée. Croyez-moi, ne différez pas de me mener au marché et de me vendre avec l’argent que vous toucherez, qui sera très considérable, vous irez faire le marchand en quelque ville où vous ne serez pas connu ; et par là vous aurez trouvé le moyen de vivre, sinon dans une grande opulence, d’une manière au moins à vous rendre heureux et content. — Ah ! charmante et belle Persane ! s’écria Noureddin, est-il possible que vous ayez pu concevoir cette pensée ? Vous ai-je donné si peu de marques de mon amour, que vous me croyiez capable de cette lâcheté indigne ? Pourrais-je le faire sans être parjure, après le serment que j’ai fait à feu mon père de ne vous jamais vendre ? Je mourrais plutôt que d’y contrevenir et que de me séparer d’avec vous, que j’aime, je ne dis pas autant, mais plus que moi-même. En me faisant une proposition si déraisonnable, vous me faites connaître qu’il s’en faut de beaucoup que vous m’aimiez autant que je vous aime. — Seigneur, reprit la belle Persane, je suis convaincue que vous m’aimez autant que vous le dites ; et Dieu connaît si la passion que j’ai pour vous est inférieure à la vôtre et combien j’ai eu de répugnance à vous faire la proposition qui vous révolte si fort contre moi. Pour détruire la raison que vous m’apportez, je n’ai qu’à vous faire souvenir que la nécessité n’a pas de loi. Je vous aime à un point qu’il n’est pas possible que vous m’aimiez davantage ; et je puis vous assurer que je ne cesserai jamais de vous aimer de même, à quelque maître que je puisse appartenir. Je n’aurai pas même un plus grand plaisir au monde que de me réunir avec vous dès que vos affaires vous permettront de me racheter, comme je l’espère. Voilà, je l’avoue, une nécessité bien cruelle pour vous et pour moi ; mais, après tout, je ne vois pas d’autres moyens de nous tirer de la misère, vous et moi. » Noureddin, qui connaissait fort bien la vérité de ce que la belle Persane venait de lui représenter, et qui n’avait point d’autre ressource pour éviter une pauvreté ignominieuse, fut contraint de prendre le parti qu’elle lui avait proposé. Ainsi il la mena au marché où l’on vendait les femmes esclaves, avec un regret qu’on ne peut exprimer. Il s’adressa à un courtier nommé Hagi Hassan. « Hagi Hassan, lui dit-il, voici une esclave que je veux vendre ; vois, je te prie, le prix qu’on en voudra donner. » Hagi Hassan fit entrer Noureddin et la belle Persane dans une chambre ; et dès que la belle Persane eut ôté le voile qui lui cachait le visage « Seigneur, dit Hagi Hassan à Noureddin avec admiration, me trompé-je ? N’est-ce pas l’esclave que le feu vizir votre père acheta dix mille pièces d’or ? » Noureddin lui assura que c’était elle-même ; et Hagi Hassan, en lui faisant espérer qu’il en tirerait une grosse somme, lui promit d’employer tout son art à la faire acheter au plus haut prix qu’il lui serait possible. Hagi Hassan et Noureddin sortirent de la chambre, et Hagi Hassan y enferma la belle Persane. Il alla ensuite chercher les marchands ; mais ils étaient tous occupés à acheter des esclaves grecques, africaines, tartares et autres, et il fut obligé d’attendre qu’ils eussent fait leurs achats. Dès qu’ils eurent achevé et qu’à peu près ils se furent tous rassemblés « Mes bons seigneurs, leur dit-il avec une gaieté qui paraissait sur son visage et dans ses gestes, tout ce qui est rond n’est pas noisette, tout ce qui est long n’est pas figue ; tout ce qui est rouge n’est pas chair, et tous les œufs ne sont pas frais. Je veux vous dire que vous avez bien vu et bien acheté des esclaves en votre vie ; mais vous n’en avez jamais vu une seule qui puisse entrer en comparaison avec celle que je vous annonce. C’est la perle des esclaves : venez, suivez-moi, que je vous la fasse voir. Je veux que vous me disiez vous-même à quel prix je dois la crier d’abord. » Les marchands suivirent Hagi Hassan ; et Hagi Hassan leur ouvrit la porte de la chambre où était la belle Persane. Ils la virent avec surprise, et ils convinrent tout d’une voix qu’on ne pouvait la mettre d’abord à un moindre prix que celui de quatre mille pièces d’or. Ils sortirent de la chambre ; et Hagi Hassan, qui sortit avec eux après avoir fermé la porte, cria à haute voix, sans s’en éloigner : « A quatre mille pièces d’or l’esclave persane ! » Aucun des marchands n’avait encore parlé, et ils se consultaient eux-mêmes sur l’enchère qu’ils y devaient mettre, lorsque le vizir Saouy parut. Comme il eut aperçu Noureddin dans la place : « Apparemment, dit-il en lui-même, que Noureddin fait encore de l’argent de quelques meubles (car il savait qu’il en avait vendu), et qu’il est venu acheter une esclave. » Il s’avance, et Hagi Hassan cria une seconde fois : « A quatre mille pièces d’or l’esclave persane ! » Ce haut prix fit juger à Saouy que l’esclave devait être d’une beauté toute particulière, et aussitôt il eut une forte envie de la voir. Il poussa son cheval droit à Hagi Hassan, qui était environné des marchands : « Ouvre la porte, lui dit-il, et fais-moi voir l’esclave. » Ce n’était pas la coutume de faire voir une esclave à un particulier, dès que les marchands l’avaient vue et qu’ils la marchandaient. Mais les marchands n’eurent pas la hardiesse de faire valoir leur droit contre l’autorité du vizir, et Hagi Hassan ne put se dispenser d’ouvrir la porte et faire signe à la belle Persane de s’approcher, afin que Saouy pût la voir sans descendre de son cheval. Saouy fut dans une admiration inexprimable quand il vit une esclave d’une beauté si extraordinaire. Il avait déjà eu affaire avec le courtier, et son nom ne lui était pas inconnu : « Hagi Hassan, lui dit-il, n’est-ce pas à quatre mille pièces d’or que tu la cries ? — Oui, seigneur, répondit-il ; les marchands que vous voyez sont convenus, il n’y a qu’un moment, que je la criasse à ce prix-là. J’attends qu’ils en offrent davantage à l’enchère et au dernier mot. — Je donnerai l’argent, reprit Saouy, si personne n’en offre davantage. » Il regarda aussitôt les marchands d’un œil qui marquait assez qu’il ne prétendait pas qu’ils enchérissent. Il était si redoutable à tout le monde, qu’ils se gardèrent bien d’ouvrir la bouche, même pour se plaindre sur ce qu’il entreprenait sur leur droit. Quand le vizir Saouy eut attendu quelque temps et qu’il vit qu’aucun des marchands n’enchérissait : « Eh bien, qu’attends-tu ? dit-il à Hagi Hassan. Va trouver le vendeur et conclus le marché avec lui à quatre mille pièces d’or, ou sache ce qu’il prétend faire. » Il ne savait pas encore que l’esclave appartînt à Noureddin. Hagi Hassan, qui avait déjà fermé la porte de la chambre, alla s’aboucher avec Noureddin : « Seigneur, lui dit-il, je suis bien fâché de venir vous annoncer une mauvaise nouvelle : votre esclave va être vendue pour rien. — Pour quelle raison ? reprit Noureddin. — Seigneur, repartit Hagi Hassan, la chose avait pris d’abord un fort bon train. Dès que les marchands eurent vu votre esclave, ils me chargèrent, sans faire de façon, de la crier à quatre mille pièces d’or. Je l’ai criée à ce prix-là ; et aussitôt le vizir Saouy est venu, et sa présence a fermé la bouche aux marchands, que je voyais disposés à la faire monter au moins au même prix qu’elle coûta au feu vizir votre père. Saouy ne veut en donner que les quatre mille pièces d’or, et c’est bien malgré moi que je viens vous apporter une parole si déraisonnable. L’esclave est à vous, mais je ne vous conseillerai jamais de la lâcher à ce prix-là. Vous le connaissez, seigneur, et tout le monde le connaît. Outre que l’esclave vaut infiniment davantage, il est assez méchant homme pour imaginer quelque moyen de ne vous pas compter la somme. — Hagi Hassan, répliqua Noureddin, je te suis obligé de ton conseil ; ne crains pas que je souffre que mon esclave soit vendue à l’ennemi de ma maison. J’ai grand besoin d’argent mais j’aimerais mieux mourir dans la dernière pauvreté que de permettre qu’elle lui soit livrée. Je te demande une seule chose : comme tu sais tout les usages et tous les détours, dis-moi seulement ce que je dois faire pour l’en empêcher. — Seigneur, répondit Hagi Hassan, rien n’est plus aisé. Faites semblant de vous être mis en colère contre votre esclave et d’avoir juré que vous l’amèneriez au marché, mais que vous n’avez pas entendu la vendre, et que ce que vous en avez fait n’a été que pour vous acquitter de votre serment. Cela satisfera tout le monde, et Saouy n’aura rien à vous dire. Venez donc ; et, dans le moment que je la présenterai à Saouy, comme si c’était de votre consentement et que le marché fût arrêté, reprenez-la en lui donnant quelques coups et ramenez-la chez vous. — Je te remercie, lui dit Noureddin ; tu verras que je suivrai ton conseil. » Hagi Hassan retourna à la chambre ; il l’ouvrit et entra ; après avoir averti la belle Persane, en deux mots, de ne pas s’alarmer de ce qui allait arriver, il la prit par le bras et l’amena au vizir Saouy, qui était toujours devant la porte : Seigneur, dit-il en la lui présentant, voilà l’esclave, elle est à vous, prenez-la. » Hagi Hassan n’avait pas achevé ces paroles, que Noureddin s’était saisi de la belle Persane ; il la tira à lui, en lui donnant un soufflet. « Venez ça, impertinente, lui dit-il assez haut pour être entendu de tout le monde, et revenez chez moi. Votre méchante humeur m’avait bien obligé de faire serment de vous amener au marché, mais non pas de vous vendre. J’ai encore besoin de vous, et je serai à temps d’en venir à cette extrémité quand il ne me restera plus autre chose. » Le vizir Saouy fut dans une grande colère de cette action de Noureddin. « Misérable débauché ! s’écria-t-il, veux-tu me faire accroire qu’il te reste autre chose à vendre que ton esclave ? » Il poussa son cheval en même temps droit à lui, pour lui enlever la belle Persane. Noureddin, piqué au vif de l’affront que le vizir lui faisait, ne fit que lâcher la belle Persane et lui dire de l’attendre ; et, en se jetant sur la bride du cheval, il le fit reculer trois ou quatre pas en arrière : « Méchant barbon, dit-il alors au vizir, je te ravirais l’âme sur l’heure, si je n’étais retenu par la considération de tout ce monde que voilà. » Comme le vizir Saouy n’était aimé de personne et qu’au contraire il était haï de tout le monde, il n’y en avait pas un, de tous ceux qui étaient présents, qui n’eût été ravi que Noureddin l’eût un peu mortifié. Ils lui témoignèrent par signes et lui firent comprendre qu’il pouvait se venger comme il lui plairait, et que personne ne se mêlerait de leur querelle. Saouy voulut faire un effort pour obliger Noureddin de lâcher la bride de son cheval ; mais Noureddin, qui était un jeune homme fort et puissant, enhardi par la bienveillance des assistants, le tira à bas du cheval au milieu du ruisseau, lui donna mille coups et lui mit la tête en sang contre le pavé. Dix esclaves, qui accompagnaient Saouy, voulurent tirer le sabre et se jeter sur Noureddin ; mais les marchands se mirent au devant et les en empêchèrent. « Que prétendez-vous faire ? leur dirent-ils. Ne voyez-vous pas que si l’un est vizir, l’autre est fils de vizir. Laissez-les vider leur différend entre eux. Peut-être se raccommoderont-ils un de ces jours ; et, si vous aviez tué Noureddin, croyez-vous que votre maître, tout-puissant qu’il est, put vous garantir de la justice ? » Noureddin se lassa enfin de battre le vizir Saouy ; il le laissa au milieu du ruisseau, reprit la belle Persane et retourna chez lui, au milieu des acclamations du peuple qui le louait de l’action qu’il venait de faire. Saouy, meurtri de coups, se releva, à l’aide de ses gens, avec bien de la peine, et il eut la dernière mortification de se voir tout gâté de fange et de sang. Il s’appuya sur les épaules de deux de ses esclaves et, dans cet état, il alla droit au palais, à la vue de tout le monde, avec une confusion d’autant plus grande que personne ne le plaignait. Quand il fut sous l’appartement du roi, il se mit à crier et à implorer sa justice d’une manière pitoyable. Le roi le fit venir ; et, dès qu’il parut, il lui demanda qui l’avait maltraité et mis dans l’état où il était. « Sire, s’écria Saouy, il ne faut qu’être bien dans la faveur de Votre Majesté et avoir quelque part à ses sacrés conseils pour être traité de la manière indigne dont elle voit qu’on vient de me traiter. — Laissons là ces discours, reprit le roi ; dites-moi seulement la chose comme elle est, et qui est l’offenseur. Je saurai bien le faire repentir s’il a tort. — Sire, dit alors Saouy en racontant la chose tout à son avantage, j’étais allé au marché des femmes esclaves pour acheter moi-même une cuisinière dont j’ai besoin ; j’y suis arrivé et j’ai trouvé qu’on y criait une esclave à quatre mille pièces d’or. Je me suis fait amener l’esclave ; et c’est la plus belle qu’on ait vue et qu’on puisse jamais voir. Je ne l’ai pas eu plus tôt considérée avec une satisfaction extrême que j’ai demandé à qui elle appartenait, et j’ai appris que Noureddin, fils du feu vizir Khacan, voulait la vendre. Votre Majesté se souvient, sire, d’avoir fait compter dix mille pièces d’or à ce vizir, il y a deux ou trois ans, et de l’avoir chargé de vous acheter une esclave pour cette somme. Il l’avait employée à acheter celle-ci ; mais, au lieu de l’amener à Votre Majesté, il ne vous en jugea pas digne et en fit présent à son fils. Depuis la mort du père, le fils a bu, mangé et dissipé tout ce qu’il avait, et il ne lui est resté que cette esclave, qu’il s’était enfin résolu à vendre et que l’on vendait, en effet, en son nom. Je l’ai fait venir et, sans lui parler de la prévarication, ou plutôt de la perfidie de son père envers Votre Majesté : « Noureddin, lui ai-je dit le plus honnêtement du monde, les marchands, comme je l’apprends, ont mis d’abord votre esclave à quatre mille pièces d’or. Je ne doute pas qu’à l’envi l’un de l’autre ils ne la fassent monter à un prix beaucoup plus haut croyez-moi, donnez-la-moi pour les quatre mille pièces d’or, et je vais l’acheter pour en faire un présent au roi, notre seigneur et maître, à qui j’en ferai bien votre cour. Cela vous vaudra infiniment plus que ce que les marchands pourraient vous en donner. » Au lieu de répondre en me rendant honnêteté pour honnêteté, l’insolent m’a regardé fièrement : « Méchant vieillard, m’a-t-il dit, je donnerais mon esclave à un juif pour rien plutôt que de te la vendre. — Mais Noureddin, ai-je repris sans m’échauffer, quoique j’en eusse un grand sujet, vous ne considérez pas, quand vous parlez ainsi, que vous faites injure au roi, qui a fait votre père ce qu’il était, aussi bien qu’il m’a fait ce que je suis. » Cette remontrance, qui devait l’adoucir, n’a fait que l’irriter davantage : il s’est jeté aussitôt sur moi comme un furieux, sans aucune considération pour mon âge, encore moins pour ma dignité, m’a jeté à bas de mon cheval, m’a frappé tout le temps qu’il lui a plu et m’a mis en l’état où Votre Majesté me voit. Je la supplie de considérer que c’est pour ses intérêts que je souffre un affront si signalé. » En achevant ces paroles, il baissa la tête et se tourna de côté pour laisser couler ses larmes en abondance. Le roi, abusé et animé contre Noureddin par ce discours plein d’artifice, laissa paraître sur son visage des marques d’une grande colère ; il se tourna du côté de son capitaine des gardes, qui était auprès de lui : « Prenez quarante hommes de ma garde, lui dit-il, et, quand vous aurez mis la maison de Noureddin au pillage et que vous aurez donné des ordres pour la raser, amenez-le-moi avec son esclave. » Le capitaine des gardes n’était pas encore hors de l’appartement du roi, qu’un huissier de la chambre, qui entendit donner cet ordre, avait déjà pris le devant. Il s’appelait Sangiar, et il avait été autrefois esclave du vizir Khacan, qui l’avait introduit dans la maison du roi, où il s’était avancé par degrés. Sangiar, plein de reconnaissance pour son ancien maître et de zèle pour Noureddin, qu’il avait vu naître, et qui connaissait depuis longtemps la haine de Saouy contre la maison de Khacan, n’avait pu entendre l’ordre sans frémir. « L’action de Noureddin, dit-il en lui-même, ne peut pas être aussi noire que Saouy l’a racontée ; il a prévenu le roi, et le roi va faire mourir Noureddin sans lui donner le temps de se justifier. » Il fit une diligence si grande, qu’il arriva assez à temps pour l’avertir de ce qui venait de se passer chez le roi et lui donner lieu de se sauver avec la belle Persane. Il frappa à la porte d’une manière qui obligea Noureddin, qui n’avait plus de domestiques il y avait longtemps, de venir ouvrir lui-même sans différer. « Mon cher seigneur, lui dit Sangiar, il n’y a plus de sûreté pour vous à Balsora ; partez et sauvez-vous sans perdre un moment. — Pourquoi cela ? reprit Noureddin. Qu’y a-t-il qui m’oblige si fort de partir ? — Partez, vous dis-je, repartit Sangiar, et emmenez votre esclave avec vous. En deux mots, Saouy vient de faire entendre au roi, de la manière qu’il a voulu, ce qui s’est passé entre vous et lui ; et le capitaine des gardes vient après moi, avec quarante soldats, se saisir de vous et d’elle. Prenez ces quarante pièces d’or pour vous aider à chercher un asile : je vous en donnerais davantage si j’en avais sur moi. Excusez-moi si je ne m’arrête pas davantage ; je vous laisse malgré moi, pour votre bien et pour le mien, par l’intérêt que j’ai que le capitaine des gardes ne me voie pas. » Sangiar ne donna à Noureddin que le temps de le remercier et se retira. Noureddin alla avertir la belle Persane de la nécessité où ils étaient l’un et l’autre de s’éloigner dans le moment ; elle ne fit que mettre son voile, et ils sortirent de la maison. Ils eurent le bonheur non seulement de sortir de la ville sans que personne s’aperçût de leur évasion, mais même d’arriver à l’embouchure de l’Euphrate, qui n’était pas éloignée, et de s’embarquer sur un bâtiment prêt à lever l’ancre. En effet, dans le temps qu’ils arrivèrent, le capitaine était sur le tillac au milieu des passagers : « Enfants, leur demandait-il, êtes-vous tous ici ? Quelqu’un de vous a-t-il encore affaire, ou a-t-il oublié quelque chose à la ville ? » A quoi chacun répondit qu’ils y étaient tous et qu’il pouvait faire voile quand il lui plairait. Noureddin ne fut pas plus tôt embarqué qu’il demanda où le vaisseau allait, et il fut ravi d’apprendre qu’il allait à Bagdad. Le capitaine fit lever l’ancre, mit à la voile, et le vaisseau s’éloigna de Balsora, avec un vent très favorable. Voici ce qui se passa à Balsora, pendant que Noureddin échappait à la colère du roi avec la belle Persane. Le capitaine des gardes arriva à la maison de Noureddin et frappa à la porte. Comme il vit que personne n’ouvrait, il la fit enfoncer, et aussitôt ses soldats entrèrent en foule : ils cherchèrent par tous les coins et recoins, et ils ne trouvèrent ni Noureddin ni son esclave. Le capitaine des gardes fit demander et demanda lui-même aux voisins s’ils ne les avaient pas vus. Quand ils les eussent vus, comme il n’y en avait pas un qui n’aimât Noureddin, il n’y en avait pas un qui eût rien dit qui pût lui faire tort. Pendant que l’on pillait et que l’on rasait la maison, il alla porter cette nouvelle au roi. « Qu’on les cherche en quelque endroit qu’ils puissent être, dit le roi, je veux les avoir. » Le capitaine des gardes alla faire de nouvelles perquisitions, et le roi renvoya le vizir Saouy avec honneur : « Allez, lui dit-il, retournez chez vous et ne vous mettez pas en peine du châtiment de Noureddin ; je vous vengerai moi-même de son insolence. » Afin de mettre tout en usage, le roi fit encore crier dans toute la ville, par les crieurs publics, qu’il donnerait mille pièces d’or à celui qui lui amènerait Noureddin et son esclave, et qu’il ferait punir sévèrement celui qui les aurait cachés. Mais, quelque soin qu’il prît et quelque diligence qu’il fît faire, il ne lui fut pas possible d’en avoir aucune nouvelle ; et le vizir Saouy n’eut que la consolation de voir que le roi avait pris son parti. Noureddin et la belle Persane cependant avançaient et faisaient leur route avec tout le bonheur possible. Ils abordèrent enfin à Bagdad ; et dès que le capitaine, joyeux d’avoir achevé son voyage, eut aperçu la ville : « Enfants ! s’écria-t-il en parlant aux passagers, réjouissez-vous ; la voilà, cette grande et merveilleuse ville, où il y a un concours général et perpétuel de tous les endroits du monde. Vous y trouverez une multitude de peuple innombrable et vous n’y aurez pas le froid insupportable de l’hiver, ni les chaleurs excessives de l’été ; vous y jouirez d’un printemps qui dure toujours, avec ses fleurs et avec les fruits délicieux de l’automne. » Quand le bâtiment eut mouillé un peu au-dessous de la ville, les passagers débarquèrent et se rendirent chacun où il devait loger. Noureddin donna cinq pièces d’or pour son passage et débarqua aussi avec la belle Persane. Mais il n’était jamais venu à Bagdad et il ne savait où aller prendre logement. Ils marchèrent longtemps le long des jardins qui bordaient le Tigre, et ils en côtoyèrent un qui était formé d’une belle et longue muraille. En arrivant au bout, ils détournèrent par une longue rue bien pavée, où ils aperçurent la porte du jardin, avec une belle fontaine auprès. La porte, qui était très magnifique, était fermée, avec un vestibule ouvert, où il y avait un sofa de chaque côté. « Voilà un endroit fort commode, dit Noureddin à la belle Persane ; la nuit approche, et nous avons mangé avant de débarquer ; je suis d’avis que nous y passions la nuit, et, demain matin, nous aurons le temps de chercher à nous loger. Qu’en dites-vous ? — Vous savez, seigneur, répondit la belle Persane, que je ne veux que ce que vous voulez ; ne passons pas plus loin, si vous le souhaitez ainsi. » Ils burent chacun un coup à la fontaine et montèrent sur un des deux sofas, où ils s’entretinrent quelque temps. Le sommeil les prit enfin, et ils s’endormirent au murmure agréable de l’eau. Le jardin appartenait au calife, et il y avait au milieu un grand pavillon qu’on appelait le pavillon des peintures, à cause que son principal ornement était des peintures à la persane, de la main de plusieurs peintres de Perse, que le calife avait fait venir exprès. Le grand et superbe salon que ce pavillon formait était éclairé par quatre-vingts fenêtres avec un lustre à chacune, et les quatre-vingts lustres ne s’allumaient que lorsque le calife y venait passer la soirée et que le temps était si tranquille qu’il n’y avait pas un souffle de vent. Ils faisaient alors une très belle illumination, qu’on apercevait bien loin à la campagne de ce côté-là, et d’une grande partie de la ville. Il ne demeurait qu’un concierge dans ce jardin, et c’était un vieil officier fort âgé, nommé Scheich Ibrahim, qui occupait ce poste, où le calife l’avait mis lui-même par récompense. Le calife lui avait bien recommandé de n’y pas laisser entrer toutes sortes de personnes et surtout de ne pas souffrir qu’on s’assît et qu’on s’arrêtât sur les deux sofas qui étaient à la porte en dehors, afin qu’ils fussent toujours propres, et de châtier ceux qu’il y trouverait. Une affaire avait obligé le concierge de sortir, et il n’était pas encore revenu. Il revint enfin, et il arriva assez de jour pour s’apercevoir d’abord que deux personnes dormaient sur l’un des sofas, l’une et l’autre la tête sous un linge, pour être à l’abri des cousins. « Bon, dit Scheich Ibrahim en lui-même, voilà des gens qui contreviennent à la défense du calife ; je vais leur apprendre le respect qu’ils lui doivent. » Il ouvrit la porte sans faire de bruit ; et, un moment après, il revint avec une grosse canne à la main, le bras retroussé. Il allait frapper de toute sa force sur l’un et sur l’autre ; mais il se retint. « Scheich Ibrahim, se dit-il à lui-même, tu vas les frapper, et tu ne considères pas que ce sont peut-être des étrangers, qui ne savent où aller loger et qui ignorent l’intention du calife ; il est mieux que tu saches auparavant qui ils sont. » Il leva le linge qui leur couvrait la tête avec une grande précaution, et il fut dans la dernière admiration de voir un jeune homme si bien fait et une jeune femme si belle. Il éveilla Noureddin, en le tirant un peu par les pieds. Noureddin leva aussitôt la tête et dès qu’il eut vu un vieillard à la longue barbe blanche à ses pieds, il se leva sur son séant, se coulant sur les genoux ; et, en lui prenant la main, qu’il baisa : « Bon père, lui dit-il, que Dieu vous conserve ! souhaitez-vous quelque chose ? — Mon fils, reprit Scheich Ibrahim, qui êtes-vous ? d’où êtes-vous ? Nous sommes des étrangers qui ne faisons que d’arriver, repartit Noureddin, et nous voulions passer ici la nuit jusqu’à demain. — Vous seriez mal ici, répliqua Scheich Ibrahim ; venez, entrez, je vous donnerai à coucher plus commodément ; et la vue du jardin, qui est très beau, vous réjouira pendant qu’il fait encore un peu de jour. — Et ce jardin est-il à vous ? lui demanda Noureddin. — Vraiment oui, c’est à moi, reprit Scheich Ibrahim en souriant : c’est un héritage que j’ai eu de mon père. Entrez, vous dis-je, vous ne serez pas fâché de le voir. Noureddin se leva, en témoignant à Scheich Ibrahim combien il lui était oblige de son honnêteté, et entra dans le jardin avec la belle Persane. Scheich Ibrahim ferma la porte et, en marchant devant eux, les mena dans un endroit d’où ils virent à peu près la disposition, la grandeur et la beauté du jardin d’un coup d’œil. Noureddin avait vu d’assez beaux jardins à Balsora ; mais il n’en avait pas encore vu de comparables à celui-ci. Quand il eut bien tout considéré et qu’il se fut promené dans quelques allées, il se tourna du côté du concierge qui l’accompagnait et lui demanda comment il s’appelait. Dès qu’il lui eut répondu qu’il s’appelait Scheich Ibrahim : « Scheich Ibrahim, lui dit-il, il faut avouer que voici un jardin merveilleux ; Dieu vous y conserve longtemps ! Nous ne pouvons assez vous remercier de la grâce que vous nous avez faite de nous faire voir un lieu si digne d’être vu ; il est juste que nous vous en témoignions notre reconnaissance par quelque endroit. Tenez, voilà deux pièces d’or : je vous prie de nous faire chercher quelque chose pour manger, afin que nous nous réjouissions ensemble. » A la vue des deux pièces d’or, Scheich Ibrahim, qui aimait fort ce métal, sourit en sa barbe ; il les prit ; et, en laissant Noureddin et la belle Persane pour aller faire la commission, car il était seul : « Voilà de bonnes gens, dit-il en lui-même avec bien de la joie ; je me serais fait un grand tort à moi-même si j’eusse eu l’imprudence de les maltraiter et de les chasser. Je les régalerai en prince, avec la dixième partie de cet argent, et le reste me demeurera pour ma peine. » Pendant que Scheich Ibrahim alla acheter de quoi souper, autant pour lui que pour ses hôtes, Noureddin et la belle Persane se promenèrent dans le jardin et arrivèrent au pavillon des peintures, qui était au milieu. Ils s’arrêtèrent d’abord à contempler sa structure admirable, sa grandeur et sa hauteur ; et, après qu’ils en eurent fait le tour en le regardant de tous les côtés, ils montèrent à la porte du salon par un grand escalier de marbre blanc ; mais ils la trouvèrent fermée. Noureddin et la belle Persane ne faisaient que de descendre de l’escalier lorsque Scheich Ibrahim arriva chargé de vivres. « Scheich Ibrahim, lui dit Noureddin avec étonnement, ne nous avez-vous pas dit que ce jardin vous appartient ? — Je l’ai dit, reprit Scheich Ibrahim, et je le dis encore. Pourquoi me faites-vous cette demande ? Et ce superbe pavillon, repartit Noureddin, est à vous aussi ? » Scheich Ibrahim ne s’attendait pas à cette autre demande, et il en parut un peu interdit. « Si je dis qu’il n’est pas à moi, dit-il en lui-même, ils me demanderont aussitôt comment il se peut faire que je sois maître du jardin et que je ne le sois point du pavillon. » Comme il avait bien voulu feindre que le jardin était à lui, il feignit la même chose à l’égard du pavillon. « Mon fils, repartit-il, le pavillon ne va pas sans le jardin : l’un et l’autre m’appartiennent. Puisque cela est, reprit alors Noureddin, et que vous voulez bien que nous soyons vos hôtes cette nuit, faites-nous, je vous en supplie, la grâce de nous en faire voir le dedans : à juger du dehors, il doit être d’une magnificence extraordinaire. » Il n’eût pas été honnête à Scheich Ibrahim de refuser à Noureddin la demande qu’il faisait, après les avances qu’il avait déjà faites. Il considéra de plus que le calife n’avait pas envoyé l’avertir comme il avait coutume ; et ainsi qu’il ne viendrait pas ce soir-là, et qu’il pouvait même y faire manger ses hôtes et manger lui-même avec eux. Il posa les vivres qu’il avait apportés sur le premier degré de l’escalier et alla chercher la clef dans le logement où il demeurait. Il revint avec de la lumière et il ouvrit la porte. Noureddin et la belle Persane entrèrent dans le salon, et ils le trouvèrent si surprenant qu’ils ne pouvaient se lasser d’en admirer la beauté et la richesse. En effet, sans parler des peintures, les sofas étaient magnifiques ; et, avec les lustres qui pendaient à chaque fenêtre, il y avait encore, entre chaque croisée, un bras d’argent, chacun avec sa bougie ; et Noureddin ne put voir tous ces objets sans se ressouvenir de la splendeur dans laquelle il avait vécu et sans en soupirer. Scheich Ibrahim cependant apporta les vivres, prépara la table sur un sofa ; et, quand tout fut prêt, Noureddin, la belle Persane et lui s’assirent et mangèrent ensemble. Quand ils eurent achevé et qu’ils eurent lavé les mains, Noureddin ouvrit une fenêtre et appela la belle Persane. « Approchez, lui dit-il, et admirez avec moi la belle vue et la beauté du jardin, au clair de la lune qu’il fait ; rien n’est plus charmant. » Elle s’approcha, et ils jouirent ensemble de ce spectacle, pendant que Scheich Ibrahim ôtait la table. Quand Scheich Ibrahim eut fait et qu’il fut venu rejoindre ses hôtes, Noureddin lui demanda s’il n’avait pas quelque boisson dont il voulût bien les régaler. « Quelle boisson voudriez-vous ? reprit Scheich Ibrahim. Est-ce du sorbet ? J’en ai du plus exquis ; mais vous savez bien, mon fils, qu’on ne boit pas de sorbet après le souper. — Je le sais bien, repartit Noureddin ce n’est pas du sorbet que nous vous demandons ; c’est une autre boisson ; je m’étonne que vous ne m’entendiez pas. — C’est donc du vin dont vous voulez parler ? répliqua Scheich Ibrahim. Vous l’avez deviné, lui dit Noureddin : si vous en avez, obligez-nous de nous en apporter une bouteille. Vous savez qu’on en boit après souper, pour passer le temps jusqu’à ce qu’on se couche. Dieu me garde d’avoir du vin chez moi ! s’écria Scheich Ibrahim, et même d’approcher d’un lieu où il y en aurait ! Un homme comme moi, qui a fait le pèlerinage de la Mecque quatre fois, a renoncé au vin pour toute sa vie. — Vous nous feriez pourtant un grand plaisir de nous en trouver, reprit Noureddin ; et, si cela ne vous fait pas de peine, je vais vous enseigner un moyen, sans que vous entriez au cabaret et sans que vous mettiez la main à ce qu’il contiendra. — Je le veux bien à cette condition, repartit Scheich Ibrahim : dites-moi seulement ce qu’il faut que je fasse. — Nous avons vu un âne attaché à l’entrée de votre jardin, dit alors Noureddin c’est à vous apparemment, et vous devez vous en servir dans le besoin. Tenez, voilà encore deux pièces d’or ; prenez l’âne avec ses paniers, et allez au premier cabaret, sans vous en approcher qu’autant qu’il vous plaira ; donnez quelque chose au premier passant et priez-le d’aller jusqu’au cabaret avec l’âne, d’y prendre deux cruches de vin, que l’on mettra l’une dans un panier, et l’autre dans l’autre, et de vous ramener l’âne après qu’il aura payé le vin de l’argent que vous lui aurez donné. Vous n’aurez qu’à chasser l’âne devant vous jusqu’ici, et nous prendrons les cruches nous-mêmes dans les paniers. De cette manière vous ne ferez rien qui doive vous causer la moindre répugnance. » Les deux autres pièces d’or que Scheich Ibrahim venait de recevoir firent un puissant effet sur son esprit. « Ah mon fils, s’écria-t-il quand Noureddin eut achevé, que vous l’entendez bien Sans vous, je ne me fusse jamais avisé de ce moyen pour vous faire avoir du vin sans scrupule. » Il les quitta pour aller faire la commission, et il s’en acquitta en peu de temps. Dès qu’il fut de retour, Noureddin descendit, tira les cruches des paniers, et les porta au salon. Scheich Ibrahim ramena l’âne à l’endroit où il l’avait pris ; et lorsqu’il fut revenu : « Scheich Ibrahim, lui dit Noureddin, nous ne pouvons assez vous remercier de la peine que vous avez bien voulu prendre ; mais il nous manque encore quelque chose. — Et quoi ? reprit Scheich Ibrahim ; que puis-je faire encore pour votre service ? Nous n’avons pas de tasses, repartit Noureddin, et quelques fruits nous raccommoderaient bien, si vous en aviez. Vous n’avez qu’à parler, répliqua Scheich Ibrahim, il ne vous manquera rien de tout ce que vous pouvez souhaiter. » Scheich Ibrahim descendit et, en peu de temps, il leur prépara une table couverte de belles porcelaines remplies de plusieurs sortes de fruits, avec des tasses d’or et d’argent à choisir ; et, quand il leur eut demandé s’ils avaient besoin de quelque autre chose, il se retira sans vouloir rester, quoiqu’ils l’en priassent avec beaucoup d’instances. Noureddin et la belle Persane se mirent à table et ils commencèrent par boire chacun un coup ; ils trouvèrent le vin excellent. « Eh bien, ma belle, dit Noureddin à la belle Persane, ne sommes-nous pas les plus heureux du monde de ce que le hasard nous a amenés dans un lieu si agréable et si charmant ?Réjouissons-nous, et remettons-nous de la mauvaise chère de notre voyage. Mon bonheur peut-il être plus grand que de vous avoir d’un côté, et d’avoir la tasse de l’autre ? » Ils burent plusieurs autres fois, en s’entretenant agréablement, et en chantant chacun leur chanson. Comme ils avaient la voix parfaitement belle l’un et l’autre, particulièrement la belle Persane, leur chant attira Scheich Ibrahim, qui les entendit longtemps de dessus le perron, avec un grand plaisir, sans se faire voir. Il se fit voir enfin en mettant la tête à la porte : « Courage, seigneur ! dit-il à Noureddin qu’il croyait déjà ivre ; je suis ravi de vous voir dans cette joie. — Ah ! Scheich Ibrahim, s’écria Noureddin en se tournant de son côté, que vous êtes un brave homme et que nous vous sommes obligés Nous n’oserions vous prier de boire un coup : mais ne laissez pas d’entrer. Venez, approchez-vous, et faites-nous au moins l’honneur de nous tenir compagnie. — Continuez, continuez, reprit Scheich Ibrahim, je me contente du plaisir d’entendre vos belles chansons. » Et, en disant ces paroles, il disparut. La belle Persane s’aperçut que Scheich Ibrahim s’était arrêté sur le perron, et elle en avertit Noureddin. « Seigneur, ajouta-t-elle, vous voyez qu’il témoigne une aversion pour le vin ; je ne désespérerais pas de lui en faire boire si vous vouliez faire ce que je vous dirais. — Et quoi ? demanda Noureddin : vous n’avez qu’à dire, je ferai ce que vous voudrez.— Engagez-le seulement à entrer et à demeurer avec nous, dit-elle ; quelque temps après, versez à boire et présentez-lui la tasse ; s’il vous refuse, buvez, et ensuite faites semblant de dormir, je ferai le reste. » Noureddin comprit l’intention de la belle Persane ; il appela Scheich Ibrahim, qui reparut à la porte. « Scheich Ibrahim, lui dit-il, nous sommes vos hôtes, et vous nous avez accueillis le plus obligeamment du monde ; voudriez-vous nous refuser la prière que nous vous faisons de nous honorer de votre compagnie ? Nous vous demandons, non pas que vous buviez, mais seulement de nous faire le plaisir de vous voir. » Scheich Ibrahim se laissa persuader : il entra, et s’assit sur le bord du sofa qui était le plus près de la porte. « Vous n’êtes pas bien là et nous ne pouvons avoir l’honneur de vous voir, dit alors Noureddin ; approchez-vous, je vous en supplie, et asseyez-vous auprès de madame ; elle le voudra bien. — Je ferai donc ce qui vous plaît, » dit Scheich Ibrahim. Il s’approcha, et, en souriant du plaisir qu’il allait avoir d’être près d’une si belle personne, il s’assit à quelque distance de la belle Persane. Noureddin la pria de chanter une chanson, en considération de l’honneur que Scheich Ibrahim leur faisait, et elle en chanta une qui le ravit en extase. Quand la belle Persane eut achevé de chanter, Noureddin versa du vin dans une tasse et présenta la tasse à Scheich Ibrahim. « Scheich Ibrahim, lui dit-il, buvez un coup à notre santé, je vous en prie. — Seigneur, reprit-il en se retirant en arrière, comme s’il eût eu horreur de voir seulement du vin, je vous supplie de m’excuser ; je vous ai déjà dit que j’ai renoncé au vin il y a longtemps. — Puisque absolument vous ne voulez pas boire à notre santé, dit Noureddin, vous aurez donc pour agréable que je boive à la vôtre. » Pendant que Noureddin buvait, la belle Persane coupa la moitié d’une pomme, et, en la présentant à Scheich Ibrahim : « Vous n’avez pas voulu boire, lui dit-elle, mais je ne crois pas que vous fassiez la même difficulté de goûter de cette pomme, qui est excellente. » Scheich Ibrahim ne put la refuser d’une si belle main ; il la prit avec une inclination de tête et la porta à la bouche. Elle lui dit quelques douceurs là-dessus, et Noureddin, cependant, se renversa sur le sofa et fit semblant de dormir. Aussitôt la belle Persane s’avança vers Scheich Ibrahim ; et, en lui parlant fort bas : « Le voyez-vous ? dit-elle, il n’en agit pas autrement toutes les fois que nous nous réjouissons ensemble ; il n’a pas plus tôt bu deux coups qu’il s’endort et me laisse seule ; mais je crois que vous voudrez bien me tenir compagnie pendant qu’il dormira. » La belle Persane prit une tasse, la remplit de vin, et, en la présentant à Scheich Ibrahim : « Prenez, lui dit-elle, et buvez à ma santé ; je vais vous faire raison. » Scheich Ibrahim fit de grandes difficultés, et il la pria bien fort de vouloir l’en dispenser ; mais elle le pressa si vivement que, vaincu par ses charmes et par ses instances, il prit la tasse et but sans rien laisser. Le bon vieillard aimait boire le petit coup ; mais il avait honte de le faire devant des gens qu’il ne connaissait pas. Il allait au cabaret en cachette comme beaucoup d’autres, et il n’avait pas pris les précautions que Noureddin lui avait enseignées pour aller acheter le vin. Il était allé le prendre sans façon chez un cabaretier où il était très connu ; la nuit lui avait servi de manteau, et il avait épargné l’argent qu’il eût dû donner à celui qu’il eût chargé de faire la commission, selon la leçon de Noureddin. Pendant que Scheich Ibrahim, après avoir bu, achevait de manger la moitié de la pomme, la belle Persane lui emplit une autre tasse, qu’il prit avec bien moins de difficulté : il n’en fit aucune à la troisième. Il buvait enfin la quatrième, lorsque Noureddin cessa de faire semblant de dormir ; il se leva sur son séant, et, en le regardant avec un grand éclat de rire : « Ah ! ah ! Scheich Ibrahim, lui dit-il, je vous y surprends : vous m’avez dit que vous aviez renoncé au vin, et vous ne laissez pas d’en boire. » Scheich Ibrahim ne s’attendait pas à cette surprise, et la rougeur lui en monta un peu au visage. Cela ne l’empêcha pas néanmoins d’achever de boire ; et quand il eut fait : « Seigneur, dit-il en riant, s’il y a péché dans ce que j’ai fait, il ne doit pas tomber sur moi, c’est sur madame : quel moyen de ne pas se rendre à tant de grâces ! » La belle Persane, qui s’entendait avec Noureddin, prit le parti de Scheich Ibrahim. « Scheich Ibrahim, lui dit-elle, laissez-le dire et ne vous contraignez pas : continuez d’en boire et réjouissez-vous. » Quelques moments après, Noureddin se versa à boire et en versa ensuite à la belle Persane. Comme Scheich Ibrahim vit que Noureddin ne lui en versait pas, il prit une tasse et la lui présenta : « Et moi, dit-il, prétendez-vous que je ne boive pas aussi bien que vous ? » A ces paroles de Scheich Ibrahim, Noureddin et la belle Persane firent un grand éclat de rire ; Noureddin lui versa à boire, et ils continuèrent de se réjouir, de rire et de boire jusqu’à près de minuit. Vers ce temps-là, la belle Persane remarqua que la table n’était éclairée que d’une chandelle. « Scheich Ibrahim, dit-elle au bon vieillard de concierge, vous ne nous avez apporté qu’une chandelle, et voilà tant de belles bougies Faites-nous, je vous prie, le plaisir de les allumer, que nous y voyions clair. » Scheich Ibrahim usa de la liberté que donne le vin lorsqu’on en a la tête échauffée ; et, afin de ne pas interrompre un discours dont il entretenait Noureddin : « Allumez-les vous-même, dit-il à cette belle personne ; cela convient mieux à une jeunesse comme vous ; mais prenez garde de n’en allumer que cinq ou six, et pour cause ; cela suffira. » La belle Persane se leva, alla prendre une bougie, qu’elle vint allumer à la chandelle qui était sur la table, et alluma les quatre-vingts bougies, sans s’arrêter à ce que Scheich Ibrahim lui avait dit. Quelque temps après, pendant que Scheich Ibrahim entretenait la belle Persane sur un autre sujet, Noureddin, à son tour, le pria de vouloir bien allumer quelques lustres. Sans prendre garde que toutes les bougies étaient allumées Il faut, reprit Scheich Ibrahim, que vous soyez bien paresseux ou que vous ayez moins de vigueur que moi, si vous ne pouvez les allumer vous-même. Allez, allumez-les ; mais n’en allumez que trois. » Au lieu de n’en allumer que ce nombre, il les alluma tous et ouvrit les quatre-vingts fenêtres, à quoi Scheich Ibrahim, attaché à s’entretenir avec la belle Persane, ne fit pas de réflexion. Le calife Haroun-al-Raschid n’était pas encore retiré alors ; il était dans un salon de son palais, qui avançait jusqu’au Tigre et qui avait vue du côté du jardin et du pavillon des peintures. Par hasard, il ouvrit une fenêtre de ce côté-là, et il fut extrêmement étonné de voir le pavillon tout illuminé, et d’autant plus qu’à la grande clarté il crut d’abord que le feu était dans la ville. Le grand vizir Giafar était encore avec lui et il n’attendait que le moment où le calife se retirerait pour retourner chez lui. Le calife l’appela dans une grande colère : « Vizir négligent, s’écria-t-il, viens çà, approche-toi, regarde le pavillon des peintures et dis-moi pourquoi il est illuminé à l’heure qu’il est, que je n’y suis pas. » Le grand vizir trembla, à cette nouvelle, de la crainte qu’il eut que cela ne fût. Il s’approcha, et il trembla davantage dès qu’il eut vu que ce que le calife lui avait dit était vrai. Il fallait cependant un prétexte pour l’apaiser. « Commandeur des croyants, lui dit-il, je ne puis dire autre chose là-dessus à Votre Majesté, sinon qu’il y a quatre ou cinq jours que Scheich Ibrahim vint se présenter à moi ; il me témoigna qu’il avait dessein de faire une assemblée des ministres de sa mosquée, pour une certaine cérémonie qu’il était bien aise de faire sous l’heureux règne de Votre Majesté. Je lui demandai ce qu’il souhaitait que je fisse pour son service en cette rencontre ; sur quoi il me supplia d’obtenir de Votre Majesté qu’il lui fût permis de faire l’assemblée et la cérémonie dans le pavillon. Je le renvoyai en lui disant qu’il le pouvait faire et que je ne manquerais pas d’en parler à Votre Majesté je lui demande pardon de l’avoir oublié. Scheich Ibrahim apparemment, poursuivit-il, a choisi ce jour pour la cérémonie, et, en régalant les ministres de sa mosquée, il a voulu sans doute leur donner le plaisir de cette illumination. — Giafar, reprit le calife d’un ton qui marquait qu’il était un peu apaisé, selon ce que tu viens de me dire, tu as commis trois fautes qui ne sont point pardonnables la première, d’avoir donné à Scheich Ibrahim la permission de faire cette cérémonie dans mon pavillon, un simple concierge n’est pas un officier assez considérable pour mériter tant d’honneur ; la seconde, de ne m’en avoir point parlé ; et la troisième, de n’avoir pas pénétré dans la véritable intention de ce bonhomme. En effet, je suis persuadé qu’il n’en a pas eu d’autre que de voir s’il n’obtiendrait pas une gratification pour l’aider à faire cette dépense. Tu n’y as pas songé, et je ne lui donne pas le tort de se venger de ne l’avoir pas obtenue, par la dépense plus grande de cette illumination. » Le grand vizir Giafar, joyeux de ce que le calife prenait la chose sur ce ton, se chargea avec plaisir des fautes qu’il venait de lui reprocher, et il avoua franchement qu’il avait tort de n’avoir pas donné quelques pièces d’or à Scheich Ibrahim. « Puisque cela est ainsi, ajouta le calife en souriant, il est juste que tu sois puni de ces fautes ; mais la punition en sera légère : c’est que tu passeras le reste de la nuit, comme moi, avec ces bonnes gens que je suis bien aise de voir. Pendant que je vais prendre un habit de bourgeois, va te déguiser de même avec Mesrour, et venez tous deux avec moi. » Le vizir Giafar voulut lui représenter qu’il était tard et que la compagnie se serait retirée avant qu’il fût arrivé ; mais il repartit qu’il voulait y aller absolument. Comme il n’était rien de ce que le vizir lui avait dit, le vizir fut au désespoir de cette résolution ; mais il fallait obéir et ne pas répliquer. Le calife sortit donc de son palais, déguisé en bourgeois, avec le grand vizir Giafar et Mesrour, chef des eunuques, et marcha par les rues de Bagdad, jusqu’à ce qu’il arrivât au jardin. La porte était ouverte, par la négligence de Scheich Ibrahim, qui avait oublié de la fermer en revenant d’acheter du vin. Le calife en fut scandalisé : « Giafar, dit-il au grand vizir, que veut dire que la porte est ouverte à l’heure qu’il est ? Serait-il possible que ce fût la coutume de Scheich Ibrahim de la laisser ainsi ouverte la nuit ? J’aime mieux croire que l’embarras de la fête lui a fait commettre cette faute. » Le calife entra dans le jardin ; et, quand il fut arrivé au pavillon, comme il ne voulait pas monter au salon avant de savoir ce qui s’y passait, il consulta avec le grand vizir s’il ne devait pas monter sur les arbres qui en étaient plus près, pour s’en éclaircir. Mais en regardant la porte du salon, le grand vizir s’aperçut qu’elle était entr’ouverte, et l’en avertit. Scheich Ibrahim l’avait laissée ainsi, lorsqu’il s’était laissé persuader d’entrer et de tenir compagnie à Noureddin et à la belle Persane. Le calife abandonna son premier dessein il monta à la porte du salon sans faire de bruit ; et la porte était entr’ouverte, de manière qu’il pouvait voir ceux qui étaient dedans, sans être vu. Sa surprise fut des plus grandes quand il eut aperçu une dame d’une beauté sans égale et un jeune homme des mieux faits, avec Scheich Ibrahim assis à table avec eux. Scheich Ibrahim tenait la tasse à la main : « Ma belle dame, disait-il à la belle Persane, un bon buveur ne doit jamais boire sans chanter la chansonnette auparavant. Faites-moi l’honneur de m’écouter : en voici une des plus jolies. » Scheich Ibrahim chanta ; et le calife en fut d’autant plus étonné, qu’il avait ignoré jusqu’alors qu’il bût du vin, et qu’il l’avait cru un homme sage et posé, comme il le lui avait toujours paru. Il s’éloigna de la porte avec la même précaution qu’il s’en était approché, et vint au grand vizir Giafar, qui était sur l’escalier, quelques degrés au-dessous du perron : « Monte, lui dit-il, et vois si ceux qui sont là-dedans sont des ministres de mosquée, comme tu as voulu me le faire croire. » Du ton dont le calife prononça ces paroles, le grand vizir connut fort bien que la chose allait mal pour lui. Il monta ; et, en regardant par l’ouverture de la porte, il trembla de frayeur pour sa personne quand il eut vu les mêmes trois personnes dans la situation et dans l’état où elles étaient. Il revint au calife, tout confus, et il ne sut que lui dire. « Quel désordre, lui dit le calife, que des gens aient la hardiesse de venir se divertir dans mon jardin et dans mon pavillon ; que Scheich Ibrahim leur donne entrée, les souffre et se divertisse avec eux ! Je ne crois pas néanmoins que l’on puisse voir un jeune homme et une jeune dame mieux faits ni mieux assortis. Avant de faire éclater ma colère, je veux m’éclaircir davantage et savoir qui ils peuvent être et à quelle occasion ils sont ici. » Il retourna à la porte pour les observer encore, et le vizir, qui le suivit, demeura derrière lui pendant qu’il avait les yeux sur eux. Ils entendirent l’un et l’autre que Scheich Ibrahim disait à la belle Persane : « Mon aimable dame, y a-t-il quelque chose que vous puissiez souhaiter pour rendre notre joie de cette soirée plus accomplie ? Il me semble, reprit la belle Persane, que tout irait bien si vous aviez un instrument dont je puisse jouer et que vous voulussiez me l’apporter. — Madame, reprit Scheich Ibrahim, savez-vous jouer du luth ? — Apportez, lui dit la belle Persane, je vous le ferai voir. » Sans aller bien loin de sa place, Scheich Ibrahim tira un luth d’une armoire et le présenta à la belle Persane, qui commença à le mettre d’accord. Le calife cependant se tourna du côté du grand vizir Giafar : « Giafar, lui dit-il, la jeune dame va jouer du luth : si elle joue bien, je lui pardonnerai, de même qu’au jeune homme pour l’amour d’elle ; pour toi, je ne laisserais pas de te faire pendre. — Commandeur des croyants, reprit le grand vizir, si cela est ainsi, je prie donc Dieu qu’elle joue mal. — Pourquoi cela, répliqua le calife. Plus nous serons de monde, repartit le grand vizir, plus nous aurons lieu de nous consoler de mourir en belle et bonne compagnie. » Le calife, qui aimait les bons mots, se mit à rire de cette repartie ; et, en retournant du côté de l’ouverture de la porte, il prêta l’oreille pour entendre jouer la belle Persane. La belle Persane préludait déjà d’une manière qui fit comprendre au calife qu’elle jouait en maître. Elle commença ensuite de chanter un air, et elle accompagna sa voix, qu’elle avait admirable, avec le luth ; et elle le fit avec tant d’art et de perfection, que le calife en fut charmé. Dès que la belle Persane eut achevé de chanter, le calife descendit de l’escalier et le vizir Giafar le suivit. Quand il fut au bas : « De ma vie, dit-il au vizir, je n’ai entendu une plus belle voix, ni mieux jouer du luth : Isaac {75}, que je croyais le plus habile joueur qu’il y eût au monde, n’en approche pas. J’en suis si content, que je veux entrer pour l’entendre jouer devant moi : il s’agit de savoir de quelle manière je le ferai. — Commandeur des croyants, reprit le grand vizir, si vous y entrez et que Scheich Ibrahim vous reconnaisse, il en mourra de frayeur. — C’est aussi ce qui me fait de la peine, repartit le calife, et je serais fâché d’être cause de sa mort, après tant de temps qu’il me sert. Il me vient une pensée qui pourra me réussir : demeure ici avec Mesrour, et attendez dans la première allée que je revienne. » Le voisinage du Tigre avait donné lieu au calife d’en détourner assez d’eau par-dessus une grande voûte bien terrassée pour former une belle pièce d’eau, où ce qu’il y avait de plus beau poisson dans le Tigre venait se retirer. Les pêcheurs le savaient bien, et ils eussent fort souhaité d’avoir la liberté d’y pêcher ; mais le calife avait défendu expressément à Scheich Ibrahim de souffrir qu’aucun en approchât. Cette même nuit, néanmoins, un pêcheur, qui passait devant la porte du jardin depuis que le calife y était entré, et qui l’avait laissée ouverte comme il l’avait trouvée, avait profité de l’occasion et s’était coulé dans le jardin jusqu’à la pièce d’eau. Ce pêcheur avait jeté ses filets, et il était près de les tirer, au moment où le calife, qui, après la négligence de Scheich Ibrahim, s’était douté de ce qui était arrivé et voulait profiter de cette conjoncture pour son dessein, vint au même endroit. Nonobstant son déguisement, le pêcheur le reconnut et se jeta aussitôt à ses pieds, en lui demandant pardon et en s’excusant sur sa pauvreté. « Relève-toi, et ne crains rien, reprit le calife ; tire seulement tes filets, que je voie le poisson qu’il y aura. » Le pêcheur, rassuré, exécuta promptement ce que le calife souhaitait, et il amena cinq ou six beaux poissons, dont le calife choisit les deux plus gros, qu’il fit attacher ensemble par la tête, avec un brin d’arbrisseau. Il dit ensuite au pêcheur : « Donne-moi ton habit et prends le mien. » L’échange se fit en peu de moments ; et dès que le calife fut habillé en pêcheur, jusqu’à la chaussure et au turban : « Prends tes filets, dit-il au pêcheur, et va faire tes affaires. » Quand le pêcheur fut parti, fort content de sa bonne fortune, le calife prit les deux poissons à la main et alla retrouver le grand vizir Giafar et Mesrour. Il s’arrêta devant le grand vizir, et le grand vizir ne le reconnut pas. « Que demandes-tu ? lui dit-il. Va, passe ton chemin. » Le calife se mit aussitôt à rire, et le grand vizir le reconnut. « Commandeur des croyants, s’écria-t-il, est-il possible que ce soit vous ? Je ne vous reconnaissais pas, et je vous demande mille pardons de mon incivilité. Vous pouvez entrer présentement dans le salon, sans craindre que Scheich Ibrahim vous reconnaisse. — Restez donc encore ici, lui dit-il ainsi qu’à Mesrour, pendant que je vais faire mon personnage. » Le calife monta au salon et frappa à la porte. Noureddin, qui l’entendit le premier, en avertit Scheich Ibrahim ; Scheich Ibrahim demanda qui c’était. Le calife ouvrit la porte ; et, en avançant seulement un pas dans le salon, pour se faire voir : « Scheich Ibrahim, répondit-il, je suis le pêcheur Kerim : comme je me suis aperçu que vous régaliez de vos amis, et que j’ai pêché deux beaux poissons dans le moment, je viens vous demander si vous n’en avez pas besoin. » Noureddin et la belle Persane furent ravis d’entendre parler de poisson. « Scheich Ibrahim, dit aussitôt la belle Persane, je vous prie, faites-nous le plaisir de le faire entrer que nous voyons son poisson. » Scheich Ibrahim n’était plus en état de demander au prétendu pêcheur comment ni par où il était venu : il songea seulement à plaire à la belle Persane. Il tourna donc la tête du côté de la porte avec bien de la peine, tant il avait bu, et dit en bégayant au calife, qu’il prenait pour un pêcheur : « Approche, bon voleur de nuit, approche, qu’on te voie. » Le calife s’avança, en contrefaisant parfaitement bien toutes les manières d’un pêcheur, et présenta les deux poissons. « Voilà de fort beau poisson, dit la belle Persane ; j’en mangerais volontiers, s’il était cuit et bien accommodé. — Madame a raison, reprit Scheich Ibrahim ; que veux-tu que nous tassions de ton poisson s’il n’est accommodé ? Va, accommode-le toi-même et apporte-le-nous : tu trouveras de tout dans ma cuisine. » Le calife revint trouver le grand vizir Giafar. « Giafar, lui dit-il, j’ai été fort bien reçu, mais ils demandent que le poisson soit accommodé. — Je vais l’accommoder, reprit le grand vizir ; cela sera fait dans un moment. — J’ai si fort à cœur, repartit le calife, de venir à bout de mon dessein, que j’en prendrai bien la peine moi-même. Puisque je fais si bien le pêcheur, je puis bien faire aussi le cuisinier : je me suis mêlé de la cuisine dans ma jeunesse, et je ne m’en suis pas mal acquitté. » En disant ces paroles, il avait pris le chemin du logement de Scheich Ibrahim, et le grand vizir et Mesrour le suivaient. Ils mirent la main à l’œuvre tous trois ; et, quoique la cuisine de Scheich Ibrahim ne fût pas grande, comme néanmoins il n’y manquait rien des choses dont ils avaient besoin, ils eurent bientôt accommodé le plat de poisson. Le calife le porta : et, en le servant, il mit aussi un citron devant chacun, afin qu’ils s’en servissent, s’ils le souhaitaient. Ils mangèrent d’un grand appétit, Noureddin et la belle Persane particulièrement ; et le calife demeura debout devant eux. Quand ils eurent achevé, Noureddin regarda le calife : « Pêcheur, lui dit-il, on ne peut pas manger de meilleur poisson, et tu nous a fait le plus grand plaisir du monde. II mit la main dans son sein en même temps, et il en tira sa bourse, où il y avait trente pièces d’or, le reste des quarante que Sangiar, huissier du roi de Balsora, lui avait données avant son départ. « Prends, lui dit-il ; je t’en donnerais davantage si j’en avais : je t’eusse mis à l’abri de la pauvreté, si je t’eusse connu avant que j’eusse dépensé mon patrimoine ; ne laisse pas de recevoir ceci d’aussi bon cœur que si le présent était beaucoup plus considérable. Le calife prit la bourse, et en remerciant Noureddin, comme il sentit que c’était de l’or qui était dedans : « Seigneur, lui dit-il, le ne puis assez vous remercier de votre libéralité. On est bien heureux d’avoir à faire à d’honnêtes gens comme vous ; mais, avant de me retirer, j’ai une prière à vous faire, que je vous supplie de m’accorder. Voilà un luth qui me fait connaître que madame en sait jouer. Si vous pouviez obtenir d’elle qu’elle me fît la grâce de jouer un air, je m’en retournerais le plus content du monde : c’est un instrument que j’aime passionnément. — Belle Persane, dit aussitôt Noureddin, en s’adressant à elle, je vous demande cette grâce ; j’espère que vous ne me refuserez pas. » Elle prit le luth ; et, après l’avoir accordé en peu de moments, elle joua et chanta un air qui enleva le calife. En achevant, elle continua de jouer sans chanter ; et elle le fit avec tant de force et d’agrément, qu’il fut ravi comme en extase. Quand la belle Persane eut cessé de jouer : « Ah ! s’écria le calife, quelle voix, quelle main et quel jeu ! A-t-on jamais mieux chanté, mieux joué du luth ? Jamais on n’a rien vu ni entendu de pareil ! » Noureddin, accoutumé à donner ce qui lui appartenait à tous ceux qui lui en faisaient les louanges : « Pêcheur, reprit-il, je vois bien que tu t’y connais ; puisqu’elle te plaît si fort, elle est à toi, je t’en fais présent. » En même temps il se leva, prit sa robe, qu’il avait quittée, et il voulut partir et laisser le calife, qu’il ne connaissait que pour un pêcheur, en possession de la belle Persane. La belle Persane, extrêmement étonnée de la libéralité de Noureddin, le retint : « Seigneur, lui dit-elle en le regardant tendrement, où prétendez-vous donc aller ? Remettez-vous à votre place, je vous en supplie, et écoutez ce que je vais jouer et chanter. » Il fit ce qu’elle souhaitait ; et alors, en touchant le luth, et en le regardant les larmes aux yeux, elle chanta des vers qu’elle fit sur-le-champ, et elle lui reprocha vivement le peu d’amour qu’il avait pour elle, puisqu’il l’abandonnait si facilement à Kerim, et avec tant de dureté ; elle voulait dire, sans s’expliquer davantage, à un pêcheur tel que Kerim, qu’elle ne connaissait pas pour le calife, non plus que lui. En achevant, elle poussa le luth près d’elle et porta son mouchoir au visage, pour cacher ses larmes, qu’elle ne pouvait retenir. Noureddin ne répondit pas un mot à ces reproches, et il marqua par son silence qu’il ne se repentait pas de la donation qu’il avait faite. Mais le calife, surpris de ce qu’il venait d’entendre, lui dit : « Seigneur, à ce que je vois, cette dame si belle, si rare, si admirable, dont vous venez de me faire présent, avec tant de générosité, est votre esclave, et vous êtes son maître ? — Cela est vrai, Kerim, reprit Noureddin, et tu serais beaucoup plus étonné que tu ne le parais, si je te racontais toutes les disgrâces qui me sont arrivées à son occasion. — Eh de grâce, seigneur, repartit le calife en s’acquittant toujours fort bien du personnage du pêcheur, obligez-moi de me faire part de votre histoire. » Noureddin, qui venait de faire pour lui d’autres choses de plus grande conséquence, quoiqu’il ne le regardât que comme pêcheur, voulut bien encore avoir cette complaisance. Il lui raconta toute son histoire, à commencer par l’achat que le vizir, son père, avait fait de la belle Persane pour le roi de Balsora, et n’omit rien de ce qu’il avait fait et de tout ce qui lui était arrivé, jusqu’à son arrivée à Bagdad avec elle, et jusqu’au moment où il lui parlait. Quand Noureddin eut achevé : « Et présentement, où allez-vous ? demanda le calife. — Où je vais ? répondit-il. Où Dieu me conduira. — Si vous me croyez, reprit le calife, vous n’irez pas plus loin il faut, au contraire, que vous retourniez à Balsora. Je vais vous donner un mot de lettre que vous donnerez au roi de ma part ; vous verrez qu’il vous recevra fort bien dès qu’il l’aura lue, et que personne ne vous dira mot. — Kerim, repartit Noureddin, ce que tu me dis est bien singulier : jamais on a dit qu’un pêcheur comme toi ait eu correspondance avec un roi ! — Cela ne doit pas vous étonner, répliqua le calife : nous avons fait nos études ensemble sous les mêmes maîtres, et nous avons toujours été les meilleurs amis du monde. Il est vrai que la fortune ne nous a pas été également favorable elle l’a fait roi, et m’a fait pêcheur ; mais cette inégalité n’a pas diminué notre amitié. Il a voulu me tirer hors de mon état avec tous les empressements imaginables. Je me suis contenté de la considération qu’il a de ne me rien refuser de tout ce que je lui demande pour le service de mes amis laissez-moi faire, et vous en verrez le succès. » Noureddin consentit à ce que le calife voulut. Comme il y avait dans le salon de tout ce qu’il fallait pour écrire, le calife écrivit cette lettre au roi de Balsora, au haut de laquelle, presque sur l’extrémité du papier, il ajouta cette formule en très petits caractères « Au nom de Dieu très miséricordieux, » pour marquer qu’il voulait être obéi absolument. LETTRE DU CALIFE HAROUN-AL-RASCHID AU ROI DE BALSORA. « Haroun-al-Raschid, fils de Mahdi, envoie cette lettre à Mohammed Zinebi, son cousin. Dès que Noureddin, fils du vizir Khacan, porteur de cette lettre, te l’aura rendue et que tu l’auras lue, à l’instant dépouille-toi du manteau royal, mets-le-lui sur les épaules et le fais asseoir à ta place, et n’y manque pas. Adieu. » Le calife plia et cacheta la lettre, et, sans dire à Noureddin ce qu’elle contenait : « Tenez, lui dit-il, et allez vous embarquer incessamment sur un bâtiment qui va partir bientôt, comme il en part un chaque jour à la même heure ; vous dormirez quand vous serez embarqué. » Noureddin prit la lettre et partit avec le peu d’argent qu’il avait sur lui quand l’huissier Sangiar lui avait donné sa bourse ; et la belle Persane, inconsolable de son départ, se retira à part sur le sofa et fondit en pleurs. A peine Noureddin était sorti du salon, que Scheich Ibrahim, qui avait gardé le silence pendant tout ce qui venait de se passer, regarda le calife, qu’il prenait toujours pour le pêcheur Kerim : « Écoute, Kerim, lui dit-il, tu nous es venu apporter ici deux poissons qui valent bien vingt pièces de monnaie de cuivre au plus ; et, pour cela, on t’a donné une bourse et une esclave ; penses-tu que tout cela soit pour toi ? Je te déclare que je veux avoir l’esclave par moitié. Pour ce qui est de la bourse, montre-moi ce qu’il y a dedans ; si c’est de l’argent, tu en prendras une pièce pour toi ; et, si c’est de l’or, je te prendrai tout et je te donnerai quelques pièces de cuivre, qui me restent dans ma bourse. » Pour bien entendre ce qui va suivre, dit ici Schéhérazade en s’interrompant, il est à remarquer qu’avant de porter au salon le plat de poisson accommodé, le calife avait chargé le grand vizir Giafar d’aller en diligence jusqu’au palais, pour lui amener quatre valets de chambre avec un habit, et de venir attendre de l’autre côté du pavillon, jusqu’à ce qu’il frappât des mains par une des fenêtres. Le grand vizir s’était acquitté de cet ordre ; et lui et Mesrour, avec les quatre valets de chambre, attendaient, au lieu marqué, qu’il donnât le signal. Je reviens à mon discours, ajouta la sultane. Le calife, toujours sous le personnage du pêcheur, répondit hardiment à Scheich Ibrahim : « Scheich Ibrahim, je ne sais pas ce qu’il y a dans la bourse argent ou or, je le partagerai avec vous par moitié de très bon cœur ; pour ce qui est de l’esclave, je veux l’avoir à moi seul. Si vous ne voulez pas vous en tenir aux conditions que je vous propose, vous n’aurez rien. » Scheich Ibrahim, emporté de colère à cette insolence, comme il la regardait dans un pêcheur à son égard, prit une des porcelaines qui étaient sur la table, et la jeta à la tête du calife. Le calife n’eut pas de peine à éviter la porcelaine, jetée par un homme pris de vin ; elle alla donner contre le mur, où elle se brisa en plusieurs morceaux. Scheich Ibrahim, plus emporté qu’auparavant, après avoir manqué son coup, prend la chandelle qui était sur la table, se lève en chancelant et descend par un escalier dérobé, pour aller chercher une canne. Le calife profita de ce temps-là et frappa des mains, à une des fenêtres. Le grand vizir et Mesrour et les quatre valets de chambre furent à lui en un moment, et les valets de chambre lui eurent bientôt ôté l’habit de pêcheur et mis celui qu’ils lui avaient apporté. Ils n’avaient pas encore achevé, et ils étaient occupés autour du calife, qui était assis sur le trône qu’il avait dans le salon, que Scheich Ibrahim, animé par l’intérêt, rentra avec une grosse canne à la main, dont il se promettait de bien régaler le prétendu pêcheur. Au lieu de le rencontrer des yeux, il aperçut son habit au milieu du salon, et il vit le calife sur son trône avec le grand vizir et Mesrour à ses côtés. Il s’arrêta à ce spectacle et douta s’il était éveillé ou s’il dormait. Le calife se mit à rire de son étonnement : « Scheich Ibrahim, lui dit-il, que veux-tu ? que cherches-tu ? » Scheich Ibrahim, qui ne pouvait plus douter que ce ne fût le calife, se jeta aussitôt à ses pieds, la face et sa longue barbe contre terre. « Commandeur des croyants, s’écria-t-il, votre vil esclave vous a offensé ; il implore votre clémence et vous en demande mille pardons. » Comme les valets de chambre eurent achevé de l’habiller en ce moment, il lui dit en descendant de son trône : « Lève-toi, je te pardonne. » Le calife s’adressa ensuite à la belle Persane, qui avait suspendu sa douleur dès qu’elle se fut aperçue que le jardin et le pavillon appartenaient à ce prince, et non pas à Scheich Ibrahim, comme Scheich Ibrahim l’avait dissimulé, et que c’était lui-même qui s’était déguisé en pêcheur. « Belle Persane, lui dit-il, levez-vous et suivez-moi. Vous devez connaître ce que je suis, après ce que vous venez de voir, et que je ne suis pas d’un rang à me prévaloir du présent que Noureddin m’a fait de votre personne avec une générosité qui n’a point de pareille. Je l’ai envoyé à Balsora pour y être roi, et je vous y enverrai pour être reine dès que je lui aurai fait tenir les dépêches nécessaires pour son établissement. Je vais, en attendant, vous donner un appartement dans mon palais, où vous serez traitée selon votre mérite. » Ce discours rassura et consola la belle Persane par un endroit bien sensible et elle se dédommagea pleinement de son affliction par la joie d’apprendre que Noureddin, qu’elle aimait passionnément, venait d’être élevé à une si haute dignité. L calife exécuta la parole qu’il venait de lui donner : il la recommanda même à Zobéide, sa femme, après qu’il lui eut fait part de la considération qu’il venait d’avoir pour Noureddin. Le retour de Noureddin à Balsora fut plus heureux et plus avancé de quelques jours qu’il n’eût été à souhaiter pour son bonheur. Il ne vit ni parent ni ami en arrivant ; il alla droit au palais du roi, et le roi donnait audience. Il fendit la presse en tenant la lettre, la main élevée ; on lui fit place, et il la présenta. Le roi la reçut, l’ouvrit et changea de couleur en la lisant. Il la baisa par trois fois ; et il allait exécuter l’ordre du calife, lorsqu’il s’avisa de la montrer au vizir Saouy, ennemi irréconciliable de Noureddin. Saouy, qui avait reconnu Noureddin et qui cherchait en lui-même, avec grande inquiétude, à quel dessein il était venu, ne fut pas moins surpris que le roi de l’ordre que la lettre contenait. Comme il n’y était pas moins intéressé, il imagina, en un moment, le moyen d’éluder. Il fit semblant de ne l’avoir pas bien lue ; et, pour la lire une seconde fois, il se tourna un peu de côté, comme pour chercher un meilleur jour. Alors, sans que personne s’en aperçût et sans qu’il y parût, à moins de regarder de bien près, il arracha adroitement la formule du haut de la lettre, qui marquait que le calife voulait être obéi absolument, la porta à la bouche et l’avala. Après une si grande méchanceté, Saouy se tourna du côté du roi, lui rendit la lettre ; et, en parlant bas : « Eh bien sire, lui demanda-t-il, quelle est l’intention de Votre Majesté ? — De faire ce que le calife me commande, répondit le roi. — Gardez-vous-en bien, sire, reprit le méchant vizir ; c’est bien là l’écriture du calife, mais la formule n’y est pas. » Le roi l’avait fort bien remarquée : mais, dans le trouble où il était, il s’imagina qu’il s’était trompé, quand il ne la vit plus. « Sire, continua le vizir, il ne faut pas douter que le calife n’ait accordé cette lettre à Noureddin sur les plaintes qu’il lui est allé faire contre Votre Majesté et contre moi, pour se débarrasser de lui ; mais il n’a pas entendu que vous exécutiez ce qu’elle contient. De plus, il est à considérer qu’il n’a pas envoyé un exprès avec la patente, sans quoi elle est inutile. On ne dépose pas un roi comme Votre Majesté sans cette formalité : un autre que Noureddin pourrait venir de même avec une fausse lettre ; cela ne s’est jamais pratique. Sire, Votre Majesté peut s’en reposer sur ma parole, et je prends sur moi tout le mal qui peut en arriver. » Le roi Zinebi se laissa persuader et abandonna Noureddin à la discrétion du vizir Saouy, qui l’emmena chez lui avec main-forte. Dès qu’il fut arrivé, il lui fit donner la bastonnade, jusqu’à ce qu’il demeurât comme mort ; et, dans cet état, il le fit porter en prison, où il demanda qu’on le mît dans le cachot le plus obscur et le plus profond, avec ordre au geôlier de ne lui donner que du pain et de l’eau. Quand Noureddin, meurtri de coups, fut revenu à lui et qu’il se vit dans ce cachot, il poussa des cris pitoyables, en déplorant son malheureux sort : « Ah pêcheur, s’écria-t-il, que tu m’as trompé, et que j’ai été facile à te croire ! pouvais-je m’attendre à une destinée si cruelle, après le bien que je t’ai fait ? Dieu te bénisse néanmoins ; je ne puis croire que ton intention ait été mauvaise, et j’aurai patience jusqu’à la fin de mes maux. L’affligé Noureddin demeura dix jours entiers dans cet état, et le vizir Saouy n’oublia pas qu’il l’y avait fait mettre. Résolu à lui faire perdre la vie honteusement, il n’osa l’entreprendre de son autorité. Pour réussir dans son pernicieux dessein, il chargea plusieurs de ses esclaves de riches présents et alla se présenter au roi, à leur tête : « Sire, lui dit-il avec une malice noire, voilà ce que le nouveau roi supplie Votre Majesté de vouloir bien agréer, à son avènement à la couronne. » Le roi comprit ce que Saouy voulait lui faire entendre. « Quoi ! reprit-il, ce malheureux vit-il encore ? Je croyais que tu l’avais fait mourir. — Sire, repartit Saouy, ce n’est pas à moi qu’il appartient de faire ôter la vie à personne ; c’est à Votre Majesté.— Va, répliqua le roi, fais-lui couper le cou, je t’en donne la permission. — Sire, dît alors Saouy, je suis infiniment obligé à Votre Majesté de la justice qu’elle me rend. Mais comme Noureddin m’a fait si publiquement l’affront qu’elle n’ignore pas, je lui demande en grâce de vouloir bien que l’exécution s’en fasse devant le palais, et que les crieurs aillent l’annoncer dans tous les quartiers de la ville, afin que personne n’ignore que l’offense qu’il m’a faite aura été pleinement réparée. Le roi lui accorda ce qu’il demandait ; et les crieurs, en faisant leur devoir, répandirent une tristesse générale dans toute la ville. La mémoire toute récente des vertus du père fit qu’on n’apprit qu’avec indignation qu’on allait faire mourir le fils ignominieusement à la sollicitation et par la méchanceté du vizir Saouy. Saouy alla en prison en personne, accompagné d’une vingtaine de ses esclaves, ministres de sa cruauté. On lui amena Noureddin, et il le fit monter sur un méchant cheval sans selle. Dès que Noureddin se vit livré entre les mains de son ennemi : « Tu triomphes, lui dit-il, et tu abuses de ta puissance ; mais j’ai confiance dans la vérité de ces paroles d’un de nos livres : Vous jugez injustement et dans peu vous serez jugé vous-même. » Le vizir Saouy, qui triomphait véritablement en lui-même : « Quoi insolent, reprit-il, tu oses m’insulter encore ! Va, je te le pardonne ; il arrivera ce qu’il pourra, pourvu que je t’aie vu couper le cou, à la vue de tout Balsora. Tu dois savoir aussi ce que dit un autre de nos livres : Qu’importe de mourir le lendemain de la mort de son ennemi ? » Ce ministre, implacable dans sa haine et dans son inimitié, environné d’une partie de ses esclaves armés, fit conduire Noureddin devant lui par les autres et prit le chemin du palais. Le peuple fut sur le point de se jeter sur lui, et il l’eût lapidé, si quelqu’un eût commencé de donner l’exemple. Quand il l’eut mené jusqu’à la place du palais, à la vue de l’appartement du roi, il le laissa entre les mains du bourreau et il alla se rendre près du roi, qui était déjà dans son cabinet, prêt à repaître ses yeux avec lui du sanglant spectacle qui se préparait. La garde du roi et les esclaves du vizir Saouy, qui faisaient un grand cercle autour de Noureddin, eurent beaucoup de peine à contenir la populace, qui faisait tous les efforts possibles, mais inutilement, pour les forcer, les rompre et l’enlever. Le bourreau s’approcha de lui : « Seigneur, lui dit-il, je vous supplie de me pardonner votre mort ; je ne suis qu’un esclave, et je ne puis me dispenser de faire mon devoir ; à moins que vous n’ayez besoin de quelque chose, mettez-vous, s’il vous plaît, en état ; le roi va me commander de frapper. — Dans ce moment si cruel, quelque personne charitable, dit le désolé Noureddin en tournant la tête à droite et à gauche, ne voudrait-elle pas me faire la grâce de m’apporter de l’eau pour étancher ma soif ? » On en apporta un vase à l’instant, que l’on fit passer jusqu’à lui de main en main. Le vizir Saouy, qui s’aperçut de ce retardement, cria au bourreau, de la fenêtre du cabinet du roi, où il était : « Qu’attends-tu ?Frappe » A ces paroles barbares et pleines d’inhumanité, toute la place retentit de vives imprécations contre lui, et le roi, jaloux de son autorité, n’approuva, pas cette hardiesse en sa présence, comme il le fit paraître en criant que l’on attendît. Il en eut une autre raison : c’est qu’en ce moment il leva les yeux vers une grande rue, qui était devant lui et qui aboutissait à la place, et qu’il aperçut au milieu une troupe de cavaliers qui accourait à toute bride. « Vizir, dit-il aussitôt à Saouy, qu’est-ce que cela ? Regarde. » Saouy, qui se douta de ce que ce pouvait être, pressa le roi de donner le signal au bourreau. « Non, reprit le roi ; je veux savoir auparavant qui sont ces cavaliers. » C’était le grand vizir Giafar avec sa suite, qui venait de Bagdad en personne, de la part du calife. Pour savoir le sujet de l’arrivée de ce ministre à Balsora, nous remarquerons qu’après le départ de Noureddin avec la lettre du calife, le calife ne s’était pas souvenu le lendemain, ni même plusieurs jours après, d’envoyer un exprès avec la patente dont il avait parlé à la belle Persane. Il était dans le palais intérieur, qui était celui des femmes ; et, en passant devant un appartement, il entendit une très belle voix ; il s’arrêta, et il n’eut pas plus tôt entendu quelques paroles qui marquaient de la douleur pour une absence, qu’il demanda à un officier des eunuques, qui le suivait, qui était la femme qui demeurait dans l’appartement. L’officier répondit que c’était l’esclave du jeune seigneur qu’il avait envoyé à Balsora, pour être roi à la place de Mohammed Zinebi. « Ah ! pauvre Noureddin, fils de Khacan, s’écria aussitôt le calife, je t’ai bien oublié ! Vite, ajouta-t-il, qu’on me fasse venir Giafar incessamment. » Ce ministre arriva. « Giafar, lui dit le calife, je ne me suis pas souvenu d’envoyer la patente pour faire reconnaître Noureddin roi de Balsora. Il n’y a pas de temps pour la faire expédier ; prends du monde et des chevaux, et rends-toi à Balsora en diligence. Si Noureddin n’est plus au monde et qu’on l’ait fait mourir, fais pendre le vizir Saouy ; s’il n’est pas mort, amène-le-moi, avec le roi et ce vizir. » Le grand vizir Giafar ne se donna que le temps qu’il fallait pour monter à cheval, et il partit aussitôt avec un bon nombre d’officiers de sa maison. Il arriva à Balsora de la manière et dans le temps que nous avons remarqué. Dès qu’il entra dans la place tout le monde s’écarta pour lui faire place, en criant grâce pour Noureddin ; et il entra dans le palais, du même train, jusqu’à l’escalier, où il mit pied à terre. Le roi de Balsora, qui avait reconnu le premier ministre du calife, alla au-devant de lui et le reçut à l’entrée de son appartement. Le grand vizir demanda d’abord si Noureddin vivait encore, et, s’il vivait, qu’on le fît venir. Le roi répondit qu’il vivait et donna ordre qu’on l’amenât. Comme il parut bientôt, mais lié et garrotté, il le fit délier et mettre en liberté et commanda qu’on s’assurât du vizir Saouy et qu’on le liât des mêmes cordes. Le grand vizir Giafar ne coucha qu’une nuit à Balsora ; il repartit le lendemain ; et, selon l’ordre qu’il avait, il emmena avec lui Saouy, le roi de Balsora et Noureddin. Quand il fut arrivé à Bagdad, il les présenta au calife ; et après qu’il lui eut rendu compte de son voyage, et particulièrement de l’état où il avait trouvé Noureddin, et du traitement qu’on lui avait fait par le conseil et l’animosité de Saouy, le calife proposa à Noureddin de couper la tête lui-même au vizir Saouy. « Commandeur des croyants, reprit Noureddin, quelque mal que m’ait fait ce méchant homme et qu’il ait tâché de faire à feu mon père, je m’estimerais le plus infâme de tous les hommes si j’avais trempé mes mains dans son sang. » Le calife lui sut bon gré de sa générosité, et il fit faire cette justice par la main du bourreau. Le calife voulut envoyer Noureddin à Balsora pour y régner ; mais Noureddin le supplia de vouloir l’en dispenser. « Commandeur des croyants, reprit-il, la ville de Balsora me sera désormais dans une aversion si grande, après ce qui m’y est arrivé, que j’ose supplier Votre Majesté d’avoir pour agréable que je tienne le serment que j’ai fait de n’y retourner de ma vie. Je mettrais toute ma gloire à lui rendre mes services près de sa personne, si elle avait la bonté de m’en accorder la grâce. » Le calife le mit au nombre de ses courtisans les plus intimes, lui rendit la belle Persane et lui fit de si grands biens qu’ils vécurent ensemble jusqu’à la mort, avec tout le bonheur qu’ils pouvaient souhaiter. Pour ce qui est du roi de Balsora, le calife se contenta de lui avoir fait connaître combien il devait être attentif au choix qu’il faisait des vizirs, et le renvoya dans son royaume. Histoire de Beder, prince de Perse, et de Giauhare, princesse de royaume de Samandal Retour à la Table des Matières La Perse est une partie de la terre de si grande étendue, que ce n’est pas sans raison que ses anciens rois ont porté le titre superbe de rois des rois. Autant qu’il y a de provinces, sans parler de tous les autres royaumes qu’ils avaient conquis, autant il y avait de rois. Ces rois ne leur payaient pas seulement de gros tributs ; ils leur étaient même aussi soumis que les gouverneurs le sont aux rois de tous les autres royaumes. Un de ces rois, qui avait commencé son règne par d’heureuses et de grandes conquêtes, régnait, il y avait de longues années, avec un bonheur et une tranquillité qui le rendaient le plus satisfait de tous les monarques. Il n’y avait qu’un seul endroit par où il s’estimait malheureux : c’est qu’il était fort âgé, et que, de toutes ses femmes, il n’y en avait pas une qui lui eût donné un prince pour lui succéder après sa mort. Il en avait cependant plus de cent, toutes logées magnifiquement et séparément, avec des femmes esclaves pour les servir et des eunuques pour les garder. Malgré tous ces soins à les rendre contentes et à prévenir leurs désirs, aucune ne remplissait son attente. On lui en amenait souvent des pays les plus éloignés ; et il ne se contentait pas de les payer, sans faire de prix, dès qu’elles lui agréaient ; il comblait encore les marchands d’honneurs, de bienfaits et de bénédictions, pour en attirer d’autres, dans l’espérance qu’enfin il aurait un fils de quelqu’une. Il n’y avait pas aussi de bonnes œuvres qu’il ne fît pour fléchir le ciel. Il faisait des aumônes immenses aux pauvres, de grandes largesses aux plus dévots de sa religion et de nouvelles fondations toutes royales en leur faveur, afin d’obtenir par leurs prières ce qu’il souhaitait si ardemment. Un jour que, selon la coutume pratiquée tous les jours par les rois ses prédécesseurs, lorsqu’ils étaient de résidence dans leur capitale, il tenait l’assemblée de ses courtisans, où se trouvaient tous les ambassadeurs et tous les étrangers de distinction qui étaient à sa cour, où l’on s’entretenait, non pas de nouvelles qui regardaient l’État, mais de sciences, d’histoire, de littérature, de poésie et de toute autre chose capable de récréer l’esprit agréablement ; ce jour-là, dis-je, un eunuque vint lui annoncer qu’un marchand, qui venait d’un pays très éloigné avec une esclave qu’il lui amenait, demandait la permission de la lui faire voir. « Qu’on le fasse entrer et qu’on le place, dit le roi je lui parlerai après l’assemblée. » On introduisit le marchand et on le plaça dans un endroit d’où il pouvait voir le roi à son aise et l’entendre parler familièrement avec ceux qui étaient le plus près de sa personne. Le roi en usait ainsi avec tous les étrangers qui devaient lui parler ; et il le faisait exprès, afin qu’ils s’accoutumassent à le voir et qu’en le voyant parler aux uns et aux autres avec familiarité et avec bonté, ils prissent la confiance de lui parler de même, sans se laisser surprendre par l’éclat et la grandeur dont il était environné, capables d’ôter la parole à ceux qui n’y auraient pas été accoutumés. Il le pratiquait même à l’égard des ambassadeurs : d’abord il mangeait avec eux, et, pendant le repas, il s’informait de leur santé, de leur voyage et des particularités de leur pays. Cela leur donnait de l’assurance auprès de sa personne, et ensuite il leur donnait audience. Quand l’assemblée fut finie, que tout le monde se fut retiré et qu’il ne resta plus que le marchand, le marchand se prosterna devant le trône du roi, la face contre terre, et lui souhaita l’accomplissement de tous ses désirs. Dès qu’il se fut relevé, le roi lui demanda s’il était vrai qu’il lui eût amené une esclave comme on le lui avait dit, et si elle était belle. Sire, répondit le marchand, je ne doute pas que Votre Majesté n’en ait de très belles, depuis qu’on lui en cherche dans tous les endroits du monde avec tant de soin ; mais je puis assurer, sans craindre de trop priser ma marchandise, qu’elle n’en a pas encore vu une qui puisse entrer en concurrence avec elle, si l’on considère sa beauté, sa belle taille, ses agréments et toutes les perfections dont elle est partagée. — Où est-elle ? reprit le roi. Amène-la-moi. — Sire, repartit le marchand, je l’ai laissée entre les mains d’un officier de vos eunuques ; Votre Majesté peut commander qu’on la fasse venir. On amena l’esclave ; et, dès que le roi la vit, il en fut charmé, à la considérer seulement par sa taille belle et dégagée. Il entra aussitôt dans un cabinet où le marchand le suivit avec quelques eunuques. L’esclave avait un voile de satin rouge rayé d’or, qui lui cachait le visage. Le marchand le lui ôta, et le roi de Perse vit une dame qui surpassait en beauté toutes celles qu’il avait alors et qu’il avait jamais eues. Il en devint passionnément amoureux dès ce moment, et il demanda au marchand combien il la voulait vendre. Sire, répondit le marchand, j’en ai donné mille pièces d’or à celui qui me l’a vendue, et je compte que j’en ai déboursé autant depuis trois ans que je suis en voyage pour arriver à votre cour. Je me garderai bien de la mettre à prix à un si grand monarque je supplie Votre Majesté de la recevoir en présent, si elle lui agrée. — Je te suis obligé, reprit le roi ; ce n’est pas ma coutume d’en user ainsi avec les marchands qui viennent de si loin dans la vue de me faire plaisir : je vais te faire compter dix mille pièces d’or. Seras-tu content ? — Sire, repartit le marchand, je me fusse estimé très heureux si Votre Majesté eût bien voulu l’accepter pour rien ; mais je n’ose refuser une si grande libéralité. Je ne manquerai pas de la publier dans mon pays et dans tous les lieux par où je passerai. » La somme lui fut comptée ; et avant qu’il se retirât) le roi le fit revêtir, en sa présence, d’une robe de brocart d’or. Le roi fit loger la belle esclave dans l’appartement le plus magnifique après le sien, et lui assigna plusieurs matrones et autres femmes esclaves, pour la servir, avec ordre de lui faire prendre le bain, de l’habiller d’un habit le plus magnifique qu’elles pussent trouver, et de se faire apporter les plus beaux colliers de perles et les diamants les plus fins et autres pierreries les plus riches, afin qu’elle choisît elle-même ce qui lui conviendrait le mieux. Les matrones officieuses, qui n’avaient autre attention que de plaire au roi, furent elles-mêmes ravies en admiration de la beauté de l’esclave. Comme elles s’y connaissaient parfaitement bien : « Sire, lui dirent-elles, si Votre Majesté a la patience de donner seulement trois jours, nous nous engageons à la lui faire voir alors tellement au-dessus de ce qu’elle est présentement, qu’elle ne la reconnaîtra plus. » Le roi eut bien de la peine à se priver si longtemps du plaisir de la posséder entièrement. « Je le veux bien, reprit-il, mais à la charge que vous me tiendrez votre promesse. » La capitale du roi de Perse était située dans une île, et son palais, qui était magnifique, était bâti sur le bord de la mer. Comme son appartement avait vue sur cet élément, celui de la belle esclave, qui n’était pas éloigné du sien, avait aussi la même vue ; elle était d’autant plus agréable, que la mer battait presque au pied des murailles. Au bout de trois jours, la belle esclave, parée et ornée magnifiquement, était seule dans sa chambre, assise sur un sofa et appuyée à une des fenêtres qui regardaient la mer, lorsque le roi, averti qu’il pouvait la voir, y entra. L’esclave, qui entendit que l’on marchait dans sa chambre d’un autre air que les femmes qui l’avaient servie jusqu’alors, tourna aussitôt la tête pour voir qui c’était. Elle reconnut le roi ; mais sans en témoigner la moindre surprise, sans même se lever pour lui faire civilité et pour le recevoir, comme s’il eût été la personne du monde la plus indifférente, elle se remit à la fenêtre comme auparavant. Le roi de Perse fut extrêmement étonné de voir qu’une esclave si belle et si bien faite sût si peu ce que c’était que le monde. Il attribua ce défaut à la mauvaise éducation qu’on lui avait donnée et au peu de soin qu’on avait pris de lui apprendre les premières bienséances. Il s’avança vers elle jusqu’à la fenêtre, où, nonobstant la manière et la froideur avec laquelle elle venait de le recevoir, elle se laissa regarder, admirer, et même caresser et embrasser autant qu’il le souhaita. Entre ses caresses et ses embrassements, ce monarque s’arrêta pour la regarder, ou plutôt pour la dévorer des yeux. « Ma toute belle, ma charmante, ma ravissante ! s’écria-t-il, dites-moi, je vous prie, d’où vous venez, d’où sont et qui sont l’heureux père et l’heureuse mère qui ont mis au monde un chef-d’œuvre de la nature aussi surprenant que vous êtes ? Que je vous aime et que je vous aimerai ! Jamais je n’ai senti pour une femme ce que je sens pour vous ; j’en ai cependant bien vu, et j’en vois encore un grand nombre tous les jours ; mais jamais je n’ai vu tant de charmes tout à la fois qui m’enlèvent à moi-même pour me donner tout à vous. Mon cher cœur, ajoutait-il, vous ne me répondez rien ; vous ne me faites même connaître par aucune marque que vous soyez sensible à tant de témoignages que je vous donne de mon amour extrême ; vous ne détournez pas même les yeux pour donner aux miens le plaisir de les rencontrer et de vous convaincre qu’on ne peut pas aimer plus que je ne vous aime. Pourquoi gardez-vous ce grand silence qui me glace ? D’où vient ce sérieux, ou plutôt cette tristesse qui m’afflige. Regrettez-vous votre pays, vos parents, vos amis ? Hé quoi ! un roi de Perse, qui vous aime, qui vous adore, n’est-il pas capable de vous consoler et de vous tenir lieu de toute chose au monde ? » Quelques protestations d’amour que le roi de Perse fît à l’esclave, et quoi qu’il pût dire pour l’obliger d’ouvrir la bouche et de parler, l’esclave demeura dans un froid surprenant, les yeux toujours baissés, sans les lever pour le regarder et sans proférer une seule parole. Le roi de Perse, ravi d’avoir fait une action dont il était si content, ne la pressa pas davantage, dans l’espérance que le bon traitement qu’il lui ferait la ferait changer. Il frappa des mains, et aussitôt plusieurs femmes entrèrent, à qui il commanda de faire servir le souper. Dès qu’on l’eut servi : « Mon cœur, dit-il à l’esclave, approchez-vous et venez souper avec moi. » Elle se leva de la place où elle était ; et quand elle fut assise vis-à-vis du roi, le roi la servit avant qu’il commençât de manger, et la servit de même, à chaque plat, pendant le repas. L’esclave mangea comme lui, mais toujours les yeux baissés, sans répondre un seul mot chaque fois qu’il lui demandait si les mets étaient de son goût. Pour changer de discours, le roi lui demanda comment elle s’appelait ; si elle était contente de son habillement, des pierreries dont elle était ornée ; ce qu’elle pensait de son appartement et de l’ameublement, et si la vue de la mer la divertissait ; mais, sur toutes ces demandes, elle garda le même silence, dont il ne savait plus que penser. Il s’imagina que peut-être elle était muette. « Mais, disait-il en lui-même, serait-il possible que Dieu eût formé une créature si belle, si parfaite et si accomplie, et qu’elle eût un si grand défaut ? Ce serait un grand dommage ! Avec cela, je ne pourrais m’empêcher de l’aimer comme je l’aime. Quand le roi se fut levé de table, il se lava les mains d’un côté, pendant que l’esclave se les lavait de l’autre. Il prit ce temps-là pour demander aux femmes qui lui présentaient le bassin et la serviette, si elle leur avait parlé. Celle qui prit la parole lui répondit : « Sire, nous ne l’avons ni vue ni entendue parler plus que Votre Majesté ne vient de le voir elle-même. Nous lui avons rendu nos services dans le bain ; nous l’avons peignée, coiffée, habillée dans sa chambre, et jamais elle n’a ouvert la bouche pour nous dire : Cela est bien, je suis contente. Nous lui demandions : Madame, n’avez-vous besoin de rien ? Souhaitez-vous quelque chose ? Demandez, commandez-nous. Nous ne savons si c’est mépris, affliction, bêtise, ou qu’elle soit muette : nous n’avons pu tirer d’elle une seule parole ; c’est tout ce que nous pouvons dire à Votre Majesté. » Le roi de Perse fut plus surpris qu’auparavant de ce qu’il venait d’entendre. Comme il crut que l’esclave pouvait avoir quelque sujet d’affliction, il voulut essayer de la réjouir ; pour cela, il fit une assemblée de toutes les dames de son palais. Elles vinrent ; et celles qui savaient jouer des instruments en jouèrent, et les autres chantèrent ou dansèrent, ou firent l’un et l’autre tout à la fois ; elles jouèrent enfin à plusieurs sortes de jeu qui réjouirent le roi. L’esclave seule ne prit aucune part à tous ces divertissements ; elle demeura dans sa place, toujours les yeux baissés et avec une tranquillité dont toutes les dames ne furent pas moins surprises que le roi. Elles se retirèrent chacune à son appartement ; et le roi, qui demeura seul, coucha avec la belle esclave. Le lendemain, le roi de Perse se leva plus content qu’il ne l’avait été de toutes les femmes qu’il eut jamais vues, sans excepter aucune, et plus passionné pour la belle esclave que le jour d’auparavant. Il le fit bien paraître : en effet, il résolut de ne s’attacher uniquement qu’à elle, et il exécuta sa résolution. Dès le même jour, il congédia toutes ses autres femmes, avec les riches habits, les pierreries et les bijoux qu’elles avaient à leur usage, et chacune une grosse somme d’argent, libres de se marier à qui bon leur semblerait, et il ne retint que les matrones et autres femmes âgées, nécessaires pour être auprès de la belle esclave. Elle ne lui donna pas la consolation de lui dire un seul mot pendant une année entière. Il ne laissa pas cependant d’être très assidu auprès d’elle, avec toutes les complaisances imaginables, et de lui donner les marques les plus signalées d’une passion très violente. L’année était écoulée, et le roi, assis un jour près de sa belle, lui protestait que son amour, au lieu de diminuer, augmentait tous les jours avec plus de force. « Ma reine, lui disait-il, je ne puis deviner ce que vous en pensez ; rien n’est plus vrai cependant, et je vous jure que je ne souhaite plus rien depuis que j’ai le bonheur de vous posséder. Je fais état de mon royaume, tout grand qu’il est, moins que d’un atome, lorsque je vous vois et que je puis vous dire mille fois que je vous aime. Je ne veux pas que mes paroles vous obligent de le croire ; mais vous ne pouvez en douter, après le sacrifice que j’ai fait à votre beauté du grand nombre de femmes que j’avais dans mon palais. Vous pouvez vous en souvenir : il y a un an passé que je les renvoyai toutes, et je m’en repens aussi peu au moment que je vous en parle qu’au moment que je cessai de les voir, et je ne m’en repentirai jamais. Rien ne manquerait à ma satisfaction, à mon contentement et à ma joie, si vous me disiez seulement un mot pour me marquer que vous m’en avez quelque obligation. Mais comment pourriez-vous me le dire, si vous êtes muette ? Hélas ! je ne crains que trop que cela ne soit Et quel moyen de ne le pas craindre, après un an entier que je vous prie mille fois chaque jour de me parler, et que vous gardez un silence si affligeant pour moi ? S’il n’est pas possible que j’obtienne de vous cette consolation, fasse le ciel au moins que vous me donniez un fils pour me succéder après ma mort ! Je me sens vieillir tous les jours, et dès à présent j’aurais besoin d’en avoir un pour m’aider à soutenir le plus grand poids de ma couronne. Je reviens au grand désir que j’ai de vous entendre parler : quelque chose me dit en moi-même que vous n’êtes pas muette. Hé ! de grâce, madame, je vous en conjure, rompez cette longue obstination, dites-moi un mot seulement, après quoi je ne me soucie plus de mourir. » A ce discours, la belle esclave, qui, selon sa coutume, avait écouté le roi, toujours les yeux baissés, et qui ne lui avait pas seulement donné lieu de croire qu’elle était muette, mais même qu’elle n’avait jamais ri de sa vie, se mit à sourire. Le roi de Perse s’en aperçut avec une surprise qui lui fit faire une exclamation de joie ; et comme il ne douta pas qu’elle ne voulût parler, il attendit ce moment avec une attention et avec une impatience qu’on ne peut exprimer. La belle esclave enfin rompit un si long silence et elle parla. « Sire, dit-elle, j’ai tant de choses à dire à Votre Majesté, en rompant mon silence, que je ne sais par où commencer. Je crois néanmoins qu’il est de mon devoir de la remercier d’abord de toutes les grâces et de tous les honneurs dont elle m’a comblée et de demander au ciel qu’il la fasse prospérer, qu’il détourne les mauvaises intentions de ses ennemis et ne permette pas qu’elle meure après m’avoir entendue parler, mais lui donne une longue vie. Après cela, sire, je ne puis vous donner une plus grande satisfaction qu’en vous annonçant que je suis grosse : je souhaite avec vous que ce soit un fils. Ce qu’il y a, sire, ajouta-t-elle, c’est que sans ma grossesse (je supplie Votre Majesté de prendre ma sincérité en bonne part) j’étais résolue à ne jamais vous aimer, aussi bien qu’à garder un silence perpétuel, et que présentement je vous aime autant que je le dois. » Le roi de Perse, ravi d’avoir entendu la belle esclave parler, et lui annoncer une nouvelle qui l’intéressait si fort, l’embrassa tendrement. « Lumière éclatante de mes yeux, lui dit-il, je ne pouvais recevoir une plus grande joie que celle dont vous venez de me combler. Vous m’avez parlé et vous m’avez annoncé votre grossesse ; je ne me sens pas moi-même après ces deux sujets de me réjouir que je n’attendais pas. » Dans le transport de joie où était le roi de Perse, il n’en dit pas davantage à la belle esclave ; il la quitta, mais d’une manière à faire connaître qu’il allait revenir bientôt. Comme il voulait que le sujet de sa joie fût rendu public, il l’annonça à ses officiers et fit appeler son grand vizir. Dès qu’il fut arrivé, il le chargea de distribuer cent mille pièces d’or aux ministres de sa religion, qui faisaient vœu de pauvreté, aux hôpitaux et aux pauvres, en actions de grâces à Dieu ; et sa volonté fut exécutée par les ordres de ce ministre. Cet ordre donné, le roi de Perse vint retrouver la belle esclave. « Madame, lui dit-il ; excusez-moi si je vous ai quittée si brusquement ; vous m’en avez donné l’occasion vous-même ; mais vous voudrez bien que je remette à vous entretenir une autre fois ; je désire savoir de vous des choses d’une conséquence beaucoup plus grande. Dites-moi, je vous en supplie, ma chère âme, quelle raison si forte vous avez eue de me voir, de m’entendre parler, de manger et de coucher avec moi chaque jour, toute une année, et d’avoir eu cette constance inébranlable, je ne dis point de ne pas ouvrir la bouche pour me parler, mais même de ne pas donner à comprendre que vous entendiez fort bien tout ce que je vous disais. Cela me passe, et je ne comprends pas comment vous avez pu vous contraindre jusqu’à ce point ; il faut que le sujet en soit bien extraordinaire. » Pour satisfaire à la curiosité du roi de Perse : « Sire, reprit cette belle personne, être esclave, être éloignée de son pays, avoir perdu l’espérance d’y retourner jamais, avoir le cœur percé de douleur de me voir séparée pour toujours d’avec ma mère, mon frère, mes parents, mes connaissances, ne sont ce pas des motifs assez grands pour avoir gardé le silence que Votre Majesté trouve si étrange ? L’amour de la patrie n’est pas moins naturel que l’amour paternel, et la perte de la liberté est insupportable à quiconque n’est pas assez dépourvu de bon sens pour n’en pas connaître le prix. Le corps peut bien être assujetti à l’autorité d’un maître qui a la force et la puissance en main ; mais la volonté ne peut pas être maîtrisée, elle est toujours à elle-même : Votre Majesté en a vu un exemple en ma personne. C’est beaucoup que je n’aie pas imité une infinité de malheureux et de malheureuses que l’amour de la liberté réduit à la triste résolution de se procurer la mort en mille manières, par une liberté qui ne peut leur être ôtée. — Madame, reprit le roi de Perse, je suis persuadé de ce que vous me dites mais il m’avait semblé jusqu’à présent qu’une personne belle, bien faite, de bon sens et de bon esprit comme vous, madame, esclave par sa mauvaise destinée, devait s’estimer heureuse de trouver un roi pour maître. — Sire, repartit la belle esclave, quelque esclave que ce soit, comme je viens de le dire à Votre Majesté, un roi ne peut maîtriser sa volonté. Comme Votre Majesté parle néanmoins d’une esclave capable de plaire à un monarque et de s’en faire aimer, si l’esclave est d’un état inférieur, qu’il n’y ait pas de proportion, je veux croire qu’elle peut s’estimer heureuse dans son malheur. Quel bonheur cependant ? Elle ne laissera pas de se regarder comme une esclave arrachée d’entre les bras de son père et de sa mère, et peut-être d’un amant qu’elle ne laissera pas d’aimer toute sa vie. Mais si la même esclave ne cède en rien au roi qui l’a acquise, que Votre Majesté elle-même juge de la rigueur de son sort, de sa misère, de son affliction, de sa douleur et de quoi elle peut être capable ! » Le roi de Perse, étonné de ce discours : « Quoi ! madame, répliqua-t-il, serait-il possible, comme vous me le faites entendre, que vous fussiez d’un sang royal ? Éclaircissez-moi de grâce là-dessus, et n’augmentez pas davantage mon impatience. Apprenez-moi qui sont l’heureux père et l’heureuse mère d’un si grand prodige de beauté ; qui sont vos frères, vos sœurs, vos parents, et surtout comment vous vous appelez. Sire, dit alors la belle esclave, mon nom est Gulnare de la mer {76} ; mon père, qui est mort, était un des plus puissants rois de la mer ; et, en mourant, il laissa son royaume à un frère que j’ai nommé Saleh {77}, et à la reine ma mère. Ma mère est aussi princesse, fille d’un autre roi de la mer, très puissant. Nous vivions tranquillement dans notre royaume et dans une paix profonde, lorsqu’un ennemi, envieux de notre bonheur, entra dans nos Etats avec une puissante armée, pénétra jusqu’à notre capitale, s’en empara et ne nous donna que le temps de nous sauver dans un lieu impénétrable et inaccessible, avec quelques officiers fidèles qui ne nous abandonnèrent pas. Dans cette retraite, mon frère ne négligea pas de songer au moyen de chasser l’injuste possesseur de nos États ; et, dans cet intervalle, il me prit un jour en particulier : « Ma sœur, me dit-il, les événements des moindres entreprises sont toujours très incertains ; je puis succomber dans celle que je médite pour rentrer dans nos États, et je serais moins fâché de ma disgrâce que de celle qui pourrait vous arriver. Pour la prévenir et vous en préserver, je voudrais bien vous voir mariée auparavant ; mais, dans le mauvais état où sont nos affaires, je ne vois pas que vous puissiez vous donner à aucun de nos princes de la mer. Je souhaiterais que vous puissiez vous résoudre à entrer dans mon sentiment, qui est que vous épousiez un prince de la terre ; je suis prêt à y employer tous mes soins. De la beauté dont vous êtes, je suis sûr qu’il n’y en a pas un, si puissant qu’il soit, qui ne fût ravi de vous faire part de sa couronne. » Ce discours de mon frère me mit dans une grande colère contre lui. « Mon frère, lui dis-je, du côté de mon père et de ma mère, je descends comme vous des rois et des reines de la mer, sans aucune alliance avec les rois de la terre ; je ne prétends pas me mésallier non plus qu’eux, et j’en ai fait le serment dès que j’ai eu assez de connaissance pour m’apercevoir de la noblesse et de l’ancienneté de notre maison. L’état où nous sommes réduits ne m’obligera pas de changer de résolution ; et, si vous avez à périr dans l’exécution de votre dessein, je suis prête à périr avec vous plutôt que de suivre un conseil que je n’attendais pas de votre part. » Mon frère, entêté de ce mariage, qui ne me convenait pas, à mon sens, voulut me représenter qu’il y avait des rois de la terre qui ne céderaient pas à ceux de la mer. Cela me mit dans une colère et dans un emportement contre lui qui m’attirèrent des duretés de sa part, dont je fus piquée au vif. Il me quitta aussi peu satisfait de moi que j’étais mal satisfaite de lui. Dans le dépit où j’étais, je m’élançai du fond de la mer et j’allai aborder à l’île de la Lune. Malgré le cuisant mécontentement qui m’avait obligée de venir me jeter dans cette île, je ne laissais pas d’y vivre assez contente, et je me retirais dans les lieux écartés où j’étais commodément. Mes précautions néanmoins n’empêchèrent pas qu’un homme de quelque distinction, accompagné de domestiques, ne me surprît comme je dormais et ne m’emmenât chez lui. Il me témoigna beaucoup d’amour, il n’oublia rien pour me persuader d’y répondre. Quand il vit qu’il ne gagnait rien par la douceur, il crut qu’il réussirait mieux par la force ; mais je le fis si bien repentir de son insolence qu’il résolut de me vendre, et il me vendit au marchand qui m’a amenée et vendue à Votre Majesté. C’était un homme sage, doux et humain ; et dans le long voyage qu’il me fit faire, il ne me donna que des sujets de me louer de lui. Pour ce qui est de Votre Majesté, continua la princesse Gulnare, si elle n’eût eu pour moi toutes les considérations dont je lui suis obligée ; si elle ne m’eût donné tant de marques d’amour avec une sincérité dont je n’ai pu douter ; que, sans hésiter, elle n’eût pas chassé toutes ses femmes, je ne feins pas de le dire, je ne serais pas demeurée avec elle. Je me serais jetée dans la mer par cette fenêtre, où elle m’aborda la première fois qu’elle me vit dans cet appartement, et je serais allée retrouver mon frère, ma mère et mes parents. J’eusse même persévéré dans ce dessein et je l’eusse exécuté, si, après un certain temps, j’eusse perdu l’espérance d’une grossesse. Je me garderais bien de le faire dans l’état où je suis. En effet, quoi que je puisse dire à ma mère et à mon frère, jamais ils ne voudraient croire que j’eusse été esclave d’un roi comme Votre Majesté, et jamais aussi ils ne reviendraient de la faute que j’aurais commise contre mon honneur, de mon consentement. Avec cela, sire, soit un prince ou une princesse que je mette au monde, ce sera un gage qui m’obligera de ne me séparer jamais d’avec Votre Majesté. J’espère aussi qu’elle ne me regardera plus comme une esclave, mais comme une princesse qui n’est pas indigne de son alliance. » C’est ainsi que la princesse Gulnare acheva de se faire connaître et de raconter son histoire au roi de Perse. « Ma charmante, mon adorable princesse, s’écria alors ce monarque, quelles merveilles viens-je d’entendre ! Quelle ample matière à ma curiosité, de vous faire des questions sur des choses si inouïes ! Mais auparavant je dois bien vous remercier de votre bonté et de votre patience à éprouver la sincérité et la constance de mon amour. Je ne croyais pas pouvoir aimer plus que je ne vous aimais. Depuis que je sais cependant que vous êtes une si grande princesse, je vous aime mille fois davantage. Que dis-je, princesse ! madame, vous ne l’êtes plus : vous êtes ma reine et reine de Perse, comme j’en suis le roi et ce titre va bientôt retentir dans tout mon royaume. Dès demain, madame, il retentira dans ma capitale, avec des réjouissances non encore vues, qui feront connaître que vous l’êtes, et ma femme légitime. Cela serait fait il y a longtemps si vous m’eussiez tiré plus tôt de mon erreur ; puisque, dès le moment où je vous ai vue, j’ai été dans le même sentiment qu’aujourd’hui, de vous aimer toujours et de ne jamais aimer que vous. En attendant que je me satisfasse moi-même pleinement et que je vous rende tout ce qui vous est dû, je vous supplie, madame de m’instruire plus particulièrement de ces Etats et de ces peuples de la mer, qui me sont inconnus, j’avais bien entendu parler d’hommes marins ; mais j’avais toujours pris ce que l’on m’en avait dit pour des contes ou des fables. Rien n’est plus vrai cependant, après ce que vous m’en dites ; et j’en ai une preuve bien certaine en votre personne, vous qui en êtes et qui avez bien voulu être ma femme ; et cela, par un avantage dont un autre habitant de la terre ne peut se vanter que moi. Il y a une chose qui me fait de la peine et sur laquelle je vous supplie de m’éclaircir c’est que je ne puis comprendre comment vous pouvez vivre, agir ou vous mouvoir dans l’eau sans vous noyer. Il n’y a que certaines gens, parmi nous, qui ont l’art de demeurer sous l’eau ; ils y périraient néanmoins s’ils ne s’en retiraient au bout d’un certain temps, chacun selon son adresse et ses forces. — Sire, répondit la reine Gulnare, je satisferai Votre Majesté avec bien du plaisir. Nous marchons au fond de la mer de même que l’on marche sur la terre, et nous respirons dans l’eau comme on respire dans l’air. Ainsi, au lieu de nous suffoquer comme elle vous suffoque, elle contribue à notre vie. Ce qui est encore bien remarquable, c’est qu’elle ne mouille pas nos habits, et que, quand nous venons sur la terre, nous en sortons sans avoir besoin de les sécher. Notre langage ordinaire est le même que celui dans lequel l’Écriture gravée sur le sceau du grand prophète Salomon, fils de David, est conçue. Je ne dois pas oublier que l’eau ne nous empêche pas aussi de voir dans la mer : nous y avons les yeux ouverts, sans en souffrir aucune incommodité. Comme nous les avons excellents, nous ne laissons pas, malgré la profondeur de la mer, d’y voir aussi clair que l’on voit sur la terre. Il en est de même de la nuit : la lune nous éclaire, et les planètes et les étoiles ne nous sont pas cachées. J’ai déjà parlé de nos royaumes : comme la mer est beaucoup plus spacieuse que la terre, il y en a aussi en plus grand nombre et de beaucoup plus grands. Ils sont divisés en provinces ; et, dans chaque province, il y a plusieurs grandes villes très peuplées. Il y a enfin une infinité de nations, de mœurs et de coutumes différentes, comme sur la terre. Les palais des rois et des princes sont superbes et magnifiques il y en a de marbre de différentes couleurs ; de cristal de roche, dont la mer abonde ; de nacre de perle, de corail et d’autres matériaux plus précieux. L’or, l’argent et toutes sortes de pierreries y sont en plus grande abondance que sur la terre. Je ne parle pas des perles ; de quelque grosseur qu’elles soient sur la terre, on ne les regarde pas dans nos pays ; il n’y a que les moindres bourgeoises qui s’en parent. Comme nous avons une agilité merveilleuse et incroyable de nous transporter où nous voulons en moins de rien, nous n’avons besoin ni de chars ni de montures. Il n’y a pas de roi néanmoins qui n’ait ses écuries et ses haras de chevaux marins ; mais ils ne s’en servent ordinairement que dans les divertissements, dans les fêtes et dans les réjouissances publiques. Les uns, après les avoir bien exercés, se plaisent à les monter et à faire paraître leur adresse dans les courses. D’autres les attellent à des chars de nacre de perle, ornés de mille coquillages, de toutes sortes de couleurs les plus vives. Ces chars sont à découvert, avec un trône où les rois sont assis, lorsqu’ils se font voir à leurs sujets. Ils sont adroits à les conduire eux-mêmes et ils n’ont pas besoin de cochers. Je passe sous silence une infinité d’autres particularités très curieuses, touchant les pays marins, ajouta la reine Gulnare, qui feraient un très grand plaisir à Votre Majesté ; mais elle voudra bien que je remette à l’en entretenir plus à loisir, pour lui parler d’une autre chose qui est présentement de plus d’importance. Ce que j’ai à lui dire, sire, c’est que les couches des femmes de la mer sont différentes des couches des femmes de la terre ; et j’ai un sujet de craindre que les sages-femmes de ce pays ne m’accouchent mal. Comme Votre Majesté n’y a pas moins d’intérêt que moi, sous son bon plaisir, je trouve à propos, pour la sûreté de mes couches, de faire venir la reine ma mère, avec des cousines que j’ai, et en même temps le roi mon frère, avec qui je suis bien aise de me réconcilier. Ils seront ravis de me revoir, dès que je leur aurai raconté mon histoire et qu’ils auront appris que je suis femme du puissant roi de Perse. Je supplie Votre Majesté de me le permettre ; ils seront bien aises aussi de lui rendre leurs respects, et je puis lui promettre qu’elle aura de la satisfaction de les voir. — Madame, reprit le roi de Perse, vous êtes la maîtresse ; faites ce qu’il vous plaira ; je tâcherai de les recevoir avec tous les honneurs qu’ils méritent. Mais je voudrais bien savoir par quelle voie vous leur ferez savoir ce que vous désirez d’eux, et quand ils pourront arriver, afin que je donne ordre aux préparatifs pour leur réception et que j’aille moi-même au-devant d’eux. — Sire, repartit la reine Gulnare, il n’est pas besoin de ces cérémonies ; ils seront ici dans un moment, et Votre Majesté verra de quelle manière ils arriveront. Elle n’a qu’à entrer dans ce petit cabinet et regarder par la jalousie. » Quand le roi de Perse fut entré dans le cabinet, la reine Gulnare se fit apporter une cassolette avec du feu, par une de ses femmes qu’elle renvoya, en lui disant de fermer la porte. Lorsqu’elle fut seule, elle prit un morceau de bois d’aloès dans une boîte. Elle le mit dans la cassolette ; et, dès qu’elle vit paraître la fumée, elle prononça des paroles inconnues au roi de Perse, qui observait avec grande attention tout ce qu’elle faisait ; et elle n’avait pas encore achevé, que l’eau de la mer se troubla. Le cabinet où était le roi était disposé de manière qu’il s’en aperçut au travers de la jalousie, en regardant du côté des fenêtres qui étaient sur la mer. La mer enfin s’entr’ouvrit à quelque distance ; et aussitôt il s’en éleva un jeune homme bien fait et de belle taille, avec la moustache de vert de mer. Une dame déjà sur l’âge, mais d’un air majestueux, s’en éleva de même un peu derrière lui, avec cinq jeunes dames qui ne cédaient en rien à la beauté de la reine Gulnare. La reine Gulnare se présenta aussitôt à une des fenêtres, et elle reconnut le roi son frère, la reine sa mère et ses parentes, qui la reconnurent de même. La troupe s’avança comme portée sur la surface de l’eau, sans marcher ; et, quand ils furent tous sur le bord, ils s’élancèrent légèrement, les uns après les autres, sur la fenêtre où la reine Gulnare avait paru et d’où elle s’était retirée pour leur taire place. Le roi Saleh, la reine sa mère et ses parentes l’embrassèrent avec beaucoup de tendresse et les larmes aux yeux, à mesure qu’ils entrèrent. Quand la reine Gulnare les eut reçus avec tout l’honneur possible et qu’elle leur eut fait prendre place sur le sofa, la reine sa mère prit la parole : « Ma fille, lui dit-elle, j’ai bien de la joie de vous revoir après une si longue absence, et je suis sûre que votre frère et vos parentes n’en ont pas moins que moi. Votre éloignement, sans que vous en ayez rien dit à personne, nous a jetés dans une affliction inexprimable, et nous ne pourrions vous dire combien nous en avons versé de larmes. Nous ne savons autre chose du sujet qui peut vous avoir obligée de prendre un parti si surprenant que ce que votre frère nous a rapporté de l’entretien qu’il avait eu avec vous. Le conseil qu’il vous donna alors lui avait paru avantageux pour votre établissement, dans l’état où vous étiez aussi bien que nous. Il ne fallait pas vous alarmer si fort s’il ne vous plaisait pas ; et vous voudrez bien que je vous dise que vous avez pris la chose tout autrement que vous ne le deviez. Mais laissons là ce discours, qui ne ferait que renouveler des sujets de douleur et de plainte que vous devez oublier avec nous ; et faites-nous part de tout ce qui vous est arrivé, depuis un si long temps que nous vous avons vue, et de l’état où vous êtes présentement ; sur toute chose, marquez-nous si vous êtes contente. » La reine Gulnare se jeta aussitôt aux pieds de la reine sa mère ; et, après qu’elle lui eut baisé la main en se relevant : « Madame, reprit-elle, j’ai commis une grande faute, je l’avoue, et je ne suis redevable qu’à votre bonté du pardon que vous voulez bien m’en accorder. Ce que j’ai à vous dire, pour vous obéir, vous fera connaître que c’est en vain bien souvent qu’on a de la répugnance pour de certaines choses. J’ai éprouvé par moi-même que la chose à quoi ma volonté était le plus opposée est justement celle où ma destinée m’a conduite malgré moi. » Elle lui raconta tout ce qui lui était arrivé depuis que le dépit l’avait portée à se lever du fond de la mer pour venir sur la terre. Lorsqu’elle eut achevé, en marquant qu’enfin elle avait été vendue au roi de Perse, chez qui elle se trouvait : « Ma sœur, lui dit le roi son frère, vous avez grand tort d’avoir souffert tant d’indignités, et vous ne pouvez vous en plaindre qu’à vous-même. Vous aviez le moyen de vous en délivrer, et je m’étonne de votre patience à demeurer si longtemps dans l’esclavage : levez-vous et revenez avec nous au royaume que j’ai reconquis sur le fier ennemi qui s’en était emparé. » Le roi de Perse, qui entendit ces paroles du cabinet où il était, en fut dans la dernière alarme. « Ah ! dit-il en lui-même, je suis perdu et ma mort est certaine, si ma reine, si ma Gulnare écoute un conseil si pernicieux ! je ne puis plus vivre sans elle, et l’on m’en veut priver ! » La reine Gulnare ne le laissa pas longtemps dans la crainte où il était. « Mon frère, reprit-elle en souriant, ce que je viens d’entendre me fait mieux comprendre que jamais combien l’amitié que vous avez pour moi est sincère. Je ne pus supporter le conseil que vous me donniez de me marier à un prince de la terre. Aujourd’hui, peu s’en faut que je ne me mette en colère contre vous de celui que vous me donnez, de quitter l’engagement que j’ai avec le plus puissant et le plus renommé de tous les princes. Je ne parle pas de l’engagement d’une esclave avec un maître : il nous serait aisé de lui restituer les dix mille pièces d’or que je lui ai coûté ; je parle de celui d’une femme avec un mari, et d’une femme qui ne peut se plaindre d’aucun sujet de mécontentement de sa part. C’est un monarque religieux, sage, modéré, qui m’a donné les marques d’amour les plus essentielles. Il ne pouvait pas m’en donner une plus signalée que de congédier, dès les premiers jours que je fus à lui, le grand nombre de femmes qu’il avait, pour ne s’attacher qu’à moi uniquement. Je suis sa femme, et il vient de me déclarer reine de Perse pour participer à ses conseils. Je dis, de plus, que je suis grosse et que si j’ai le bonheur, avec la faveur du ciel, de lui donner un fils, ce sera un autre lien qui m’attachera à lui plus inséparablement. Ainsi, mon frère, poursuivit la reine Gulnare, bien loin de suivre votre conseil, toutes ces considérations, comme vous le voyez, m’obligent non seulement d’aimer le roi de Perse autant qu’il m’aime, mais même de demeurer et de passer ma vie avec lui, plus par reconnaissance que par devoir. J’espère que ni ma mère, ni vous avec mes bonnes cousines, vous ne désapprouverez ma résolution non plus que l’alliance que j’ai faite sans l’avoir cherchée, qui fait honneur également aux monarques de la mer et de la terre. Excusez-moi si je vous ai donné la peine de venir ici du plus profond des ondes pour vous en faire part et avoir le bonheur de vous voir, après une si longue séparation. — Ma sœur, reprit le roi Saleh, la proposition que je vous ai faite de revenir avec nous, sur le récit de vos aventures, que je n’ai pu entendre sans douleur, n’a été que pour vous marquer combien nous vous aimons tous, combien je vous honore en particulier, et que rien ne nous touche plus que tout ce qui peut contribuer à votre bonheur. Par ces mêmes motifs, je ne puis, en mon particulier, qu’approuver une résolution si raisonnable et si digne de vous, après ce que vous venez de nous dire de la personne du roi de Perse, votre époux, et des grandes obligations que vous lui avez. Pour ce qui est de la reine, votre mère et la mienne, je suis persuadé qu’elle n’est pas d’un autre sentiment. » Cette princesse confirma ce que le roi son fils venait d’avancer. « Ma fille, reprit-elle en s’adressant aussi à la reine Gulnare, je suis ravie que vous soyez contente, et je n’ai rien à ajouter à ce que le roi votre frère vient de vous témoigner. Je serais la première à vous condamner si vous n’aviez toute la reconnaissance que vous devez pour un monarque qui vous aime avec tant de passion, et qui a fait de si grandes choses pour vous. » Autant le roi de Perse, qui était dans le cabinet, avait été affligé par la crainte de perdre la reine Gulnare, autant il eut de joie de voir qu’elle était résolue à ne le pas abandonner. Comme il ne pouvait plus douter de son amour après une déclaration si authentique, il l’en aima mille fois davantage et il se promit bien de lui en marquer sa reconnaissance par tous les moyens qui seraient en son pouvoir. Pendant que le roi de Perse s’entretenait ainsi avec lui-même, la reine Gulnare avait frappé des mains et avait commandé à des esclaves, qui étaient entrés aussitôt, de servir la collation. Quand elle fut servie, elle invita la reine sa mère, le roi son frère et ses parentes à s’approcher et à manger. Mais ils eurent tous la même pensée : que sans en avoir demandé la permission, ils se trouvaient dans le palais d’un puissant roi, qui ne les avait jamais vus et qui ne les connaissait pas, et qu’il y aurait une grande incivilité à manger à sa table sans lui. La rougeur leur en monta au visage ; et de l’émotion où ils en étaient, ils jetèrent des flammes par les narines et par la bouche, avec des yeux enflammés. Le roi de Perse fut dans une frayeur inexprimable à ce spectacle, auquel il ne s’attendait pas et dont il ignorait la cause. La reine Gulnare, qui se douta de ce qui en était et qui avait compris l’intention de ses parents, ne fit que leur marquer, en se levant de sa place, qu’elle allait revenir. Elle passa au cabinet, où elle rassura le roi par sa présence. « Sire, lui dit-elle, je ne doute pas que Votre Majesté ne soit contente du témoignage que je viens de rendre des grandes obligations dont je lui suis redevable. Il n’a tenu qu’à moi de m’abandonner à leurs désirs et de retourner avec eux dans nos États ; mais je ne suis pas capable d’une ingratitude dont je me condamnerais la première. — Ah ! ma reine, s’écria le roi de Perse, ne parlez pas des obligations que vous m’avez ; vous ne m’en avez aucune. Je vous en ai moi-même de si grandes, que jamais je ne pourrai vous en témoigner assez de reconnaissance. Je n’avais pas cru que vous m’aimassiez au point que je vois que vous m’aimez : vous venez de me le faire connaître de la manière la plus éclatante. — Eh ! sire, reprit la reine Gulnare, pouvais-je en faire moins que ce que je viens de faire ? Je n’en fais pas encore assez, après tous les honneurs que j’ai reçus, après tant de bienfaits dont vous m’avez comblée, après tant de marques d’amour auxquelles il n’est pas possible que je sois insensible. Mais, sire, ajouta la reine Gulnare, laissons là ce discours pour vous assurer de l’amitié sincère dont la reine ma mère et le roi mon frère vous honorent. Ils meurent de l’envie de vous voir et de vous en assurer eux-mêmes. J’ai même pensé me faire une affaire avec eux en voulant leur donner une collation, avant de leur procurer cet honneur. Je supplie donc Votre Majesté de vouloir bien entrer et de les honorer de votre présence. — Madame, repartit le roi de Perse, j’aurai un grand plaisir à saluer des personnes qui vous appartiennent de si près, mais ces flammes que j’ai vues sortir de leurs narines et de leur bouche me donnent de la frayeur. — Sire, répliqua la reine en riant, ces flammes ne doivent pas faire la moindre peine à Votre Majesté : elles ne signifient autre chose que leur répugnance à manger de ses biens dans son palais, qu’elle ne les honore de sa présence et ne mange avec eux. » Le roi de Perse, rassuré par ces paroles, se leva de sa place et entra dans la chambre avec la reine Gulnare, et la reine Gulnare le présenta à la reine sa mère, au roi son frère et à ses parentes, qui se prosternèrent aussitôt la face contre terre. Le roi de Perse courut aussitôt à eux, les obligea de se relever et les embrassa les uns après les autres. Après qu’ils se furent tous assis, le roi Saleh prit la parole : « Sire, dit-il au roi de Perse, nous ne pouvons assez témoigner notre joie à Votre Majesté de ce que la reine Gulnare, ma sœur, dans sa disgrâce, a eu le bonheur de se trouver sous la protection d’un monarque si puissant. Nous pouvons l’assurer qu’elle n’est pas indigne du haut rang où il lui a fait l’honneur de l’élever. Nous avons toujours eu une si grande amitié et tant de tendresse pour elle, que nous n’avons pu nous résoudre à l’accorder à aucun des puissants princes de la mer, qui nous l’avaient demandée en mariage avant même qu’elle fût en âge. Le ciel vous la réservait, sire, et nous ne pouvons mieux le remercier de la faveur qu’il lui a faite qu’en lui demandant d’accorder à Votre Majesté la grâce de vivre de longues années avec elle, avec toute sorte de prospérités et de satisfactions. — Il fallait bien, reprit le roi de Perse, que le ciel me l’eût réservée comme vous le remarquez. En effet, la passion ardente dont je l’aime me fait connaître que je n’avais jamais rien aimé avant de l’avoir vue. Je ne puis assez témoigner de reconnaissance à la reine mère, ni à vous, prince, ni à toute votre parenté, de la générosité avec laquelle vous consentez à me recevoir dans une alliance qui m’est si glorieuse. » En achevant ces paroles, il les invita à se mettre à table et il s’y mit aussi avec la reine Gulnare. La collation achevée, le roi de Perse s’entretint avec eux bien avant dans la nuit ; et, lorsqu’il fut temps de se retirer, il les conduisit lui-même chacun à l’appartement qu’il leur avait fait préparer. Le roi de Perse régala ses illustres hôtes par des fêtes continuelles, dans lesquelles il n’oublia rien de tout ce qui pouvait faire paraître sa grandeur et sa magnificence ; et insensiblement il les engagea à demeurer à la cour jusqu’aux couches de la reine. Dès qu’elle en sentit les approches, il donna ordre à ce que rien ne lui manquât de toutes les choses dont elle pouvait avoir besoin dans cette conjoncture. Enfin, elle mit au monde un fils, avec une grande joie de la reine sa mère, qui l’accoucha et qui alla présenter l’enfant au roi, dès qu’il fut dans ses premiers langes, qui étaient magnifiques. Le roi de Perse reçut ce présent avec une joie qu’il est plus aisé d’imaginer que d’exprimer. Comme le visage du petit prince son fils était plein et éclatant de beauté, il ne crut pas pouvoir lui donner un nom plus convenable que celui de Beder {78}. En actions de grâces au ciel, il assigna de grandes aumônes aux pauvres ; il fit sortir les prisonniers hors des prisons ; il donna la liberté à tous ses esclaves de l’un et de l’autre sexe ; il fit distribuer de grosses sommes aux ministres et aux dévots de sa religion. Il fit aussi de grandes largesses à sa cour et au peuple, et l’on publia, par son ordre, des réjouissances de plusieurs jours par toute la ville. Après que la reine Gulnare fut relevée de ses couches, un jour que le roi de Perse, la reine Gulnare, la reine sa mère, le roi Saleh son frère et les princesses leurs parentes s’entretenaient ensemble dans la chambre de la reine, la nourrice y entra avec le petit prince Beder, qu’elle portait entre ses bras. Le roi Saleh se leva aussitôt de sa place, courut au petit prince, et, après l’avoir pris d’entre les bras de la nourrice dans les siens, il se mit à le baiser et à le caresser avec de grandes démonstrations de tendresse. Il lit plusieurs tours par la chambre en jouant, en le tenant en l’air entre ses mains ; et tout d’un coup, dans le transport de sa joie, il s’élança par une fenêtre qui était ouverte et se plongea dans la mer avec le prince. Le roi de Perse, qui ne s’attendait pas à ce spectacle, poussa des cris épouvantables, dans la croyance qu’il ne reverrait plus le prince son cher fils, ou, s’il avait à le revoir, qu’il ne le reverrait que noyé. Peu s’en fallut qu’il ne rendît l’âme au milieu de son affliction, de sa douleur et de ses pleurs. « Sire, lui dit la reine Gulnare, d’un visage et d’un ton propres à le rassurer lui-même, que Votre Majesté ne craigne rien. Le petit prince est mon fils comme il est le vôtre, et je ne l’aime pas moins que vous ne l’aimez : vous voyez cependant que je n’en suis pas alarmée ; je ne le dois pas être non plus. En effet, il ne court aucun risque, et vous verrez bientôt reparaître le roi, son oncle, qui le rapportera sain et sauf. Quoiqu’il soit né de votre sang, par l’endroit néanmoins par lequel il m’appartient, il ne laisse pas d’avoir le même avantage que nous, de pouvoir vivre également dans la mer et sur la terre. » La reine sa mère et les princesses ses parentes lui confirmèrent la même chose ; mais leurs discours ne firent pas un grand effet pour le guérir de sa frayeur : il ne lui fut pas possible d’en revenir tout le temps que le prince Beder ne parut plus à ses yeux. La mer enfin se troubla, et l’on revit bientôt le roi Saleh qui s’en éleva avec le petit prince entre les bras, et qui, en se soutenant en l’air, rentra par la même fenêtre par laquelle il était sorti. Le roi de Perse fut ravi et dans une grande admiration de revoir le prince Beder aussi tranquille que quand il avait cessé de le voir. Le roi Saleh lui demanda : « Sire, Votre Majesté n’a-t-elle pas eu une grande peur, quand elle m’a vu plonger dans la mer avec le prince mon neveu ? Ah, prince reprit le roi de Perse, je ne puis vous l’exprimer ! Je l’ai cru perdu dès ce moment, et vous m’avez redonné la vie en me le rapportant. — Sire, repartit le roi Saleh, je m’en étais douté ; mais il n’y avait pas le moindre sujet de crainte. Avant de me plonger, j’avais prononcé sur lui les paroles mystérieuses qui étaient gravées sur le sceau du grand roi Salomon, fils de David. Nous pratiquons la même chose à l’égard de tous les enfants qui nous naissent dans les régions du fond de la mer ; et, en vertu de ces paroles, ils reçoivent le même privilège que nous avons par-dessus les hommes qui demeurent sur la terre. Par ce que Votre Majesté vient de voir, elle peut juger de l’avantage que le prince Beder a acquis par sa naissance, du côté de la reine Gulnare, ma sœur. Tant qu’il vivra et toutes les fois qu’il le voudra, il lui sera libre de se plonger dans la mer et de parcourir les vastes empires qu’elle renferme dans son sein. » Après ces paroles, le roi Saleh, qui avait déjà remis le petit prince Beder entre les bras de sa nourrice, ouvrit une caisse qu’il était allé prendre dans son palais, dans le peu de temps qu’il avait disparu, et qu’il avait apportée remplie de trois cents diamants gros comme des œufs de pigeon, d’un pareil nombre de rubis d’une grosseur extraordinaire, d’autant de verges d’émeraudes de la longueur d’un demi-pied et de trente filets ou colliers de perles, chacun de dix. « Sire, dit-il au roi de Perse en lui faisant présent de cette caisse, lorsque nous avons été appelés par la reine ma sœur, nous ignorions en quel endroit de la terre elle était et qu’elle eût l’honneur d’être l’épouse d’un si grand monarque : c’est ce qui a fait que nous sommes arrivés les mains vides. Comme nous ne pouvons témoigner notre reconnaissance à Votre Majesté, nous la supplions d’en agréer cette faible marque, en considération des faveurs singulières qu’il lui a plu de lui faire, auxquelles nous ne prenons pas moins de part qu’elle-même. » On ne peut exprimer quelle fut la surprise du roi de Perse, quand il vit tant de richesses renfermées dans un si petit espace. « Eh quoi ! prince, s’écria-t-il, appelez-vous une faible marque de votre reconnaissance, lorsque vous ne me devez rien, un présent d’un prix inestimable ? Je vous déclare encore une fois que vous ne m’êtes redevables de rien, ni la reine votre mère, ni vous. Je m’estime trop heureux du consentement que vous avez donné à l’alliance que j’ai contractée avec vous. Madame, dit-il à la reine Gulnare en se tournant de son côté, le roi votre frère me met dans une confusion dont je ne puis revenir ; et je le supplierais de trouver bon que je refuse son présent, si je ne craignais qu’il ne s’en offensât : priez-le d’agréer que je me dispense de l’accepter. — Sire, repartit le roi Saleh, je ne suis pas surpris que Votre Majesté trouve le présent extraordinaire : je sais qu’on n’est pas accoutumé, sur la terre, à voir des pierreries de cette qualité et en si grand nombre tout à la fois. Mais si elle savait où sont les mines d’où on les tire et qu’il est en ma disposition d’en faire un trésor plus riche que tout ce qu’il y en a dans les trésors des rois de la terre, elle s’étonnerait que nous ayons pris la hardiesse de lui faire un présent de si peu de chose. Aussi nous vous supplions de ne le pas regarder par cet endroit, mais par l’amitié sincère qui nous oblige de vous l’offrir, et de ne nous pas donner la mortification de ne pas le recevoir de même. » Des manières si honnêtes obligèrent le roi de Perse à l’accepter, et il lui en fit de grands remercîments, de même qu’à la reine sa mère. Quelques jours après, le roi Saleh témoigna au roi de Perse que la reine sa mère, les princesses ses parentes et lui n’auraient pas un plus grand plaisir que de passer toute leur vie à sa cour ; mais comme il y avait longtemps qu’ils étaient absents de leur royaume, et que leur présence y était nécessaire, ils le priaient de trouver bon qu’ils prissent congé de lui et de la reine Gulnare. Le roi de Perse leur marqua qu’il était bien fâché de ce qu’il n’était pas en son pouvoir de leur rendre la même civilité, en allant leur rendre visite dans leurs États. « Mais comme je suis persuadé, ajouta-t-il, que vous n’oublierez pas la reine Gulnare et que vous la viendrez voir de temps en temps, j’espère que j’aurai l’honneur de vous revoir plus d’une fois. » Il y eut beaucoup de larmes répandues de part et d’autre dans leur séparation. Le roi Saleh se sépara le premier ; mais la reine sa mère et les princesses furent obligées, pour le suivre, de s’arracher en quelque manière aux embrassements de la reine Gulnare, qui ne pouvait se résoudre à les laisser partir. Dès que cette troupe royale eut disparu, le roi de Perse ne put s’empêcher de dire à la reine Gulnare : « Madame, j’eusse regardé comme un homme qui eût voulu abuser de ma crédulité celui qui eût entrepris de me faire passer pour véritables les merveilles dont j’ai été témoin, depuis le moment où votre illustre famille a honoré mon palais de sa présence. Mais je ne puis démentir mes yeux : je m’en souviendrai toute ma vie ; et je ne cesserai de bénir le ciel de ce qu’il vous a adressée à moi préférablement à tout autre prince. » Le petit Beder fut nourri et élevé dans le palais, sous les yeux du roi et de la reine de Perse, qui le virent croître et augmenter en beauté avec une grande satisfaction. Il leur en donna beaucoup plus à mesure qu’il avança en âge, par son enjouement continuel, par ses manières agréables en tout ce qu’il faisait et par les marques de la justesse et de la vivacité de son esprit en tout ce qu’il disait ; et cette satisfaction leur était d’autant plus sensible que le roi Saleh, son oncle, la reine sa grand’mère et les princesses ses cousines venaient souvent en prendre leur part. On n’eut point de peine à lui apprendre à lire et à écrire, et on lui enseigna avec la même facilité toutes les sciences qui convenaient à un prince de son rang. Quand le prince de Perse eut atteint l’âge de quinze ans, il s’acquittait déjà de tous ses exercices avec infiniment plus d’adresse et de bonne grâce que ses maîtres. Avec cela, il était d’une sagesse et d’une prudence admirables. Le roi de Perse, qui avait reconnu en lui, presque dès sa naissance, ces vertus si nécessaires à un monarque, qui l’avait vu s’y fortifier jusqu’alors et qui, d’ailleurs, s’apercevait tous les jours des grandes infirmités de la vieillesse, ne voulut pas attendre que sa mort lui donnât lieu de le mettre en possession du royaume. II n’eut pas de peine à faire consentir son conseil à ce qu’il souhaitait là-dessus ; et les peuples apprirent sa résolution avec d’autant plus de joie que le prince Beder était digne de les commander. En effet, comme il y avait longtemps qu’il paraissait en public, ils avaient eu tout le loisir de remarquer qu’il n’avait pas cet air dédaigneux, fier et rebutant, si familier à la plupart des autres princes, qui regardent tout ce qui est au-dessous d’eux avec une hauteur et un mépris insupportables. Ils savaient, au contraire, qu’il regardait tout le monde avec une bonté qui invitait à s’approcher de lui ; qu’il écoutait favorablement ceux qui avaient à lui parler, qu’il leur répondait avec une bienveillance qui lui était particulière, et qu’il ne refusait rien à personne, pour peu que ce qu’on lui demandait fût juste. Le jour de la cérémonie fut arrêté ; et ce jour-là, au milieu de son conseil, qui était plus nombreux qu’à l’ordinaire, le roi de Perse, qui d’abord s’était assis sur son trône, en descendit, ôta sa couronne de dessus sa tête, la mit sur celle du prince Beder ; et, après l’avoir aidé à monter à sa place, il lui baisa la main pour marque qu’il lui remettait toute son autorité et tout son pouvoir ; après quoi il se mit au-dessous de lui, au rang des vizirs et des émirs. Aussitôt les vizirs, les émirs et tous les officiers principaux vinrent se jeter aux pieds du nouveau roi et lui prêtèrent le serment de fidélité, chacun dans son rang. Le grand vizir fit ensuite le rapport de plusieurs affaires importantes, sur lesquelles il prononça avec une sagesse qui fit l’admiration de tout le conseil. Il déposa ensuite plusieurs gouverneurs convaincus de malversation et en mit d’autres à leur place, avec un discernement si juste et si équitable, qu’il s’attira les acclamations de tout le monde, d’autant plus honorables que la flatterie n’y avait aucune part. Il sortit ensuite du conseil ; et, accompagné du roi son père, il alla à l’appartement de la reine Gulnare. La reine ne le vit pas plus tôt avec la couronne sur la tête qu’elle courut à lui et l’embrassa avec beaucoup de tendresse, en lui souhaitant un règne de longue durée. La première année de son règne, le roi Beder s’acquitta de toutes les fonctions royales avec une grande assiduité. Sur toutes choses, il prit un grand soin de s’instruire de l’état des affaires et de tout ce qui pouvait contribuer à la félicité de ses sujets. L’année suivante, après qu’il eut laissé l’administration des affaires à son conseil, sous le bon plaisir de l’ancien roi son père, il sortit de la capitale, sous prétexte de prendre le divertissement de la chasse ; mais c’était pour parcourir toutes les provinces du royaume, afin d’y corriger les abus, d’établir le bon ordre et la discipline partout, et d’ôter aux princes ses voisins, mal intentionnés, l’envie de rien entreprendre contre la sûreté et la tranquillité de ses États, en se faisant voir sur les frontières. Il ne fallut pas moins de temps qu’une année entière à ce jeune roi pour exécuter un dessein si digne de lui. Il n’y avait pas longtemps qu’il était de retour, lorsque le roi son père tomba malade si dangereusement que d’abord il connut lui-même qu’il n’en relèverait pas. Il attendit le dernier moment de sa vie avec une grande tranquillité ; et l’unique soin qu’il eut fut de recommander aux ministres et aux seigneurs de la cour du roi son fils de persister dans la fidélité qu’ils lui avaient jurée ; et il n’y en eut pas un qui n’en renouvelât le serment avec autant de bonne volonté que la première fois. Il mourut enfin avec un regret très sensible du roi Beder et de la reine Gulnare, qui firent porter son corps dans un superbe mausolée, avec une pompe proportionnée à sa dignité. Après que les funérailles furent achevées, le roi Beder n’eut pas de peine à suivre la coutume de Perse, de pleurer les morts un mois entier et de ne voir personne tout ce temps-là. Il eût pleuré son père toute sa vie, s’il eût écouté l’excès de son affliction et s’il eût été permis à un grand roi de s’y abandonner tout entier. Dans cet intervalle, la reine, mère de la reine Gulnare, et le roi Saleh, avec les princesses leurs parentes, arrivèrent et prirent une grande part à leur affliction, avant de leur parler et de se consoler. Quand le mois fut écoulé, le roi ne put se dispenser de donner entrée à son grand vizir et à tous les seigneurs de sa, cour, qui le supplièrent de quitter l’habit de deuil, de se faire voir à ses sujets et de reprendre le soin des affaires comme auparavant. Il témoigna d’abord une si grande répugnance à les écouter, que le grand vizir fut obligé de prendre la parole et de lui dire « Sire, il n’est pas besoin de représenter à Votre Majesté qu’il n’appartient qu’à des femmes de s’opiniâtrer à demeurer dans un deuil perpétuel. Nous ne doutons pas qu’elle n’en soit très persuadée et que ce ne soit pas son intention de suivie leur exemple. Nos larmes ni les vôtres ne sont capables de redonner la vie au roi votre père, quand nous ne cesserions de pleurer toute notre vie. Il a subi la loi commune à tous les hommes, qui les soumet au tribut indispensable de la mort. Nous ne pouvons cependant dire absolument qu’il soit mort, puisque nous le revoyons en votre sacrée personne. Il n’a pas douté lui-même, en mourant, qu’il ne dût revivre en vous : c’est à Votre Majesté de faire voir qu’il ne s’est pas trompé. » Le roi Beder ne put résister à des instances si pressantes : il quitta l’habit de deuil dès ce moment ; et, après qu’il eut repris l’habillement et les ornements royaux, il commença de pourvoir aux besoins de son royaume et de ses sujets, avec la même attention qu’avant la mort du roi son père. Il s’en acquitta avec une approbation universelle ; et, comme il était exact à maintenir l’observation des ordonnances de ses prédécesseurs, les peuples ne s’aperçurent pas qu’ils avaient changé de maître. Le roi Saleh, qui était retourné dans ses États de la mer avec la reine sa mère et les princesses, dès qu’il eut vu que le roi Beder avait repris le gouvernement, revint seul au bout d’un an, et le roi Beder et la reine Gulnare furent ravis de le revoir. Un soir, au sortir de table, après qu’on eut desservi et qu’on les eut laissés seuls, ils s’entretinrent de plusieurs choses. Insensiblement le roi Saleh tomba sur les louanges du roi son neveu et témoigna à la reine sa sœur combien il était satisfait de la sagesse avec laquelle il gouvernait, qui lui avait acquis une si grande réputation, non seulement auprès des rois ses voisins, mais même jusqu’aux royaumes les plus éloignés. Le roi Beder, qui ne pouvait entendre parler de sa personne si avantageusement et ne voulait pas non plus, par bienséance, imposer silence au roi son oncle, se tourna de l’autre côté et fit semblant de dormir, en appuyant sa tête sur un coussin qui était derrière lui. Des louanges qui ne regardaient que la conduite merveilleuse et l’esprit supérieur, en toutes choses, du roi Beder, le roi Saleh passa à celles du corps ; et il en parla comme d’un prodige qui n’avait rien de semblable sur la terre ni dans les royaumes de dessous les eaux de la mer dont il eût connaissance. « Ma sœur, s’écria-t-il tout d’un coup, tel qu’il est fait et tel que vous le voyez vous-même, je m’étonne que vous n’ayez pas encore songé à le marier. Si je ne me trompe, cependant, il est dans sa vingtième année ; et, à cet âge, il n’est pas permis à un prince comme lui d’être sans femme. Je veux y penser moi-même, puisque vous n’y pensez pas, et lui donner pour épouse une princesse de nos royaumes qui soit digne de lui. — Mon frère, reprit la reine Gulnare, vous me faites souvenir d’une chose dont je vous avoue que je n’ai pas eu la moindre pensée jusqu’à présent. Comme il n’a pas encore témoigné qu’il eût aucun penchant pour le mariage, je n’y avais pas fait attention moi-même, et je suis bien aise que vous vous soyez avisé de m’en parler. Comme j’approuve fort de lui donner une de nos princesses, je vous prie de m’en donner quelqu’une, mais si belle et si accomplie, que le roi mon fils sera forcé de l’aimer. — J’en sais une, repartit le roi Saleh en parlant bas ; mais, avant de vous dire qui elle est, je vous prie de voir si le roi mon neveu dort ; je vous dirai pourquoi il est bon que nous prenions cette précaution. » La reine Gulnare se retourna ; et, comme elle vit Beder dans la situation où il était, elle ne douta nullement qu’il ne dormît profondément. Le roi Beder cependant, bien loin de dormir, redoubla son attention pour ne rien perdre de ce que le roi son oncle avait à dire avec tant de secret. « Il n’est pas besoin que vous vous contraigniez, dit la reine au roi son frère, vous pouvez parler librement, sans craindre d’être entendu. — Il n’est pas à propos, reprit le roi Saleh, que le roi mon neveu ait sitôt connaissance de ce que j’ai à vous dire. L’amour, comme vous le savez, se prend quelquefois par l’oreille, et il n’est pas nécessaire qu’il aime de cette manière celle que j’ai à vous nommer. En effet, je vois de grandes difficultés à surmonter, non pas du côté de la princesse, comme je l’espère, mais du côté du roi son père. Je n’ai qu’à vous nommer la princesse Giauhare {79} et le roi de Samandal. — Que dites-vous, mon frère ! repartit la reine Gulnare ; la princesse Giauhare n’est-elle pas encore mariée ? Je me souviens de l’avoir vue peu de temps avant que je me séparasse d’avec vous : elle avait environ dix-huit mois ; et, dès lors, elle était d’une beauté surprenante. Il faut qu’elle soit aujourd’hui la merveille du monde, si sa beauté a toujours augmenté depuis ce temps-là. Le peu d’âge qu’elle a de plus que le roi mon fils ne doit pas nous empêcher de faire nos efforts pour lui procurer un parti si avantageux. Il ne s’agit que de savoir les difficultés que vous y trouvez et de les surmonter. — Ma sœur, répliqua le roi Saleh, c’est que le roi de Samandal est d’une vanité si insupportable, qu’il se regarde comme au-dessus de tous les autres rois et qu’il y a peu d’apparence de pouvoir entrer en traité avec lui sur cette alliance. J’irai moi-même néanmoins lui faire la demande de la princesse sa fille ; et, s’il nous refuse, nous nous adresserons ailleurs, où nous serons écoutés plus favorablement. C’est pour cela, comme vous le voyez, ajouta-t-il, qu’il est bon que le roi mon neveu ne sache rien de notre dessein, que nous ne soyons certains du consentement du roi de Samandal, de crainte que l’amour de la princesse Giauhare ne s’empare de son cœur et que nous ne puissions réussir à la lui obtenir. » Ils s’entretinrent encore quelque temps sur le même sujet et, avant de se séparer, ils convinrent que le roi Saleh retournerait incessamment dans son royaume et ferait la demande de la princesse Giauhare au roi de Samandal, pour le roi de Perse. La reine Gulnare et le roi Saleh, qui croyaient que le roi Beder dormait véritablement, l’éveillèrent quand ils voulurent se retirer ; et le roi Beder réussit fort bien à faire semblant de se réveiller comme s’il eût dormi d’un profond sommeil. Il était vrai cependant qu’il n’avait pas perdu un mot de leur entretien et que le portrait qu’ils avaient fait de la princesse Giauhare avait enflammé son cœur d’une passion qui lui était toute nouvelle. Il se forma de sa beauté une idée si avantageuse, que le désir de la posséder lui fit passer toute la nuit dans des inquiétudes qui ne lui permirent pas de fermer l’œil un moment. Le lendemain, le roi Saleh voulut prendre congé de la reine Gulnare et du roi son neveu. Le jeune roi de Perse, qui savait bien que le roi son oncle ne voulait partir sitôt que pour aller travailler à son bonheur sans perdre de temps, ne laissa pas de changer de couleur à ce discours. Sa passion était déjà si forte qu’elle ne lui permettait pas de demeurer sans voir l’objet qui la causait aussi longtemps qu’il jugeait qu’il en mettrait à traiter de son mariage. Il prit la résolution de le prier de vouloir bien l’emmener avec lui ; mais, comme il ne voulait pas que la reine sa mère en sût rien, afin d’avoir occasion de lui en parler en particulier, il l’engagea à demeurer encore ce jour-là, pour être d’une partie de chasse avec lui, le jour suivant, résolu de profiter de cette occasion pour lui déclarer son dessein. La partie de chasse se fit, et le roi Beder se trouva seul plusieurs fois avec son oncle ; mais il n’eut pas la hardiesse d’ouvrir la bouche pour lui dire un mot de ce qu’il avait projeté. Au plus fort de la chasse, le roi Saleh s’étant séparé d’avec lui et aucun de ses officiers ni de ses gens n’étant resté près de lui, il mit pied à terre près d’un ruisseau ; et, après qu’il eut attaché son cheval à un arbre qui faisait un très bel ombrage le long du ruisseau avec plusieurs autres qui le bordaient, il se coucha à demi sur le gazon et donna un libre cours à ses larmes, qui coulèrent en abondance, accompagnées de soupirs et de sanglots. Il demeura longtemps dans cet état, abîmé dans ses pensées, sans proférer une seule parole. Le roi Saleh cependant, qui ne vit plus le roi son neveu, fut dans une grande peine de savoir où il était, et il ne trouvait personne qui lui en donnât des nouvelles. Il se sépara d’avec les autres chasseurs ; et, en le cherchant, il l’aperçut de loin. Il avait remarqué, dès le jour précédent, et encore plus clairement le même jour, qu’il n’avait pas son enjouement ordinaire, qu’il était rêveur contre sa coutume, et qu’il n’était pas prompt à répondre aux demandes qu’on lui faisait ; ou, s’il y répondait, qu’il ne le faisait pas à propos. Mais il n’avait pas eu le moindre soupçon de la cause de ce changement. Dès qu’il le vit dans la situation où il était, il ne douta pas qu’il n’eût entendu l’entretien qu’il avait eu avec la reine Gulnare et qu’il ne fût amoureux. Il mit pied à terre assez loin de lui ; après qu’il eut attaché son cheval à un arbre, il prit un grand détour et s’en approcha sans faire de bruit, si près qu’il lui entendit prononcer ces paroles : « Aimable princesse du royaume de Samandal, s’écriait-il, on ne m’a fait sans doute qu’une faible ébauche de votre incomparable beauté. Je vous tiens encore plus belle, préférablement à toutes les princesses du monde, que le soleil n’est beau préférablement à la lune et à tous les astres ensemble. J’irais dès ce moment vous offrir mon cœur, si le savais où vous trouver ; il vous appartient, et jamais princesse ne le possédera que vous. » Le roi Saleh n’en voulut pas entendre davantage ; il s’avança, et en se faisant voir au roi Beder : « A ce que je vois, mon neveu, lui dit-il, vous avez entendu ce que nous disions avant-hier de la princesse Giauhare, la reine votre mère et moi. Ce n’était pas notre intention, et nous avons cru que vous dormiez. — Mon cher oncle, reprit le roi lieder, je n’en ai pas perdu une parole et j’en ai éprouvé l’effet que vous aviez prévu et que vous n’avez pu éviter. Je vous avais retenu exprès, dans le dessein de vous parler de mon amour avant votre départ ; mais la honte de vous faire un aveu de ma faiblesse, si c’en est une d’aimer une princesse si digne d’être aimée, m’a fermé la bouche. Je vous supplie donc, par l’amitié que vous avez pour un prince qui a l’honneur d’être votre allié de si près, d’avoir le de moi et de ne pas attendre, à me procurer la vue de la divine Giauhare, que vous ayez obtenu le consentement du roi son père pour notre mariage, à moins que vous n’aimiez mieux que je meure d’amour pour elle avant de la voir. » Ce discours du roi de Perse embarrassa fort le roi Saleh, qui lui représenta combien il était difficile qu’il lui donnât la satisfaction qu’il demandait ; qu’il ne pouvait le faire sans l’emmener avec lui ; et, comme sa présence était nécessaire dans son royaume, que tout était à craindre s’il s’en absentait ; il le conjura de modérer sa passion jusqu’à ce qu’il eût mis les choses en état de pouvoir le contenter, en l’assurant qu’il y allait employer toute la diligence possible et qu’il viendrait lui en rendre compte dans peu de jours. Le roi de Perse n’écouta pas ces raisons : « Oncle cruel, repartit-il, je vois bien que vous ne m’aimez pas autant que je me l’étais persuadé et que vous aimez mieux que je meure que de m’accorder la première prière que je vous ai faite de ma vie ! — Je suis prêt à faire voir à Votre Majesté, répliqua le roi Saleh, qu’il n’y a rien que je ne veuille faire pour vous obliger ; mais je ne puis vous emmener avec moi, que vous n’en ayez parlé à la reine votre mère. Que dirait-elle de vous et de moi ? Je le veux bien si elle y consent, et je joindrai mes prières aux vôtres. — Vous n’ignorez pas, reprit le roi de Perse, que la reine ma mère ne voudra jamais que je l’abandonne, et cette excuse me fait mieux connaître la dureté que vous avez pour moi. Si vous m’aimez autant que vous voulez que je le croie, il faut que vous retourniez en votre royaume dès ce moment et que vous m’emmeniez avec vous. » Le roi Saleh, forcé de céder à la volonté du roi de Perse, tira une bague qu’il avait au doigt, où étaient gravés les mêmes noms mystérieux de Dieu que sur le sceau de Salomon, qui avaient fait tant de prodiges par leur vertu. En la lui présentant : « Prenez cette bague, dit-il, mettez-la à votre doigt, et ne craignez ni les eaux de la mer ni sa profondeur. » Le roi de Perse prit la bague ; et, quand il l’eut mise à son doigt : « Faites comme moi, » lui dit encore le roi Saleh. Et en même temps ils s’élevèrent en l’air légèrement en avançant vers la mer, qui n’était pas éloignée, où ils se plongèrent. Le roi marin ne mit pas beaucoup de temps à arriver à son palais avec le roi de Perse, son neveu, qu’il mena d’abord à l’appartement de la reine, à qui il le présenta. Le roi de Perse baisa la main de la reine sa grand’mère, et la reine l’embrassa avec une grande démonstration de joie. « Je ne vous demande pas des nouvelles de votre santé, lui dit-elle, je vois que vous vous portez bien, et j’en suis ravie ; mais je vous prie de m’en apprendre de celle de la reine Gulnare, votre mère et ma fille. » Le roi de Perse se garda bien de lui dire qu’il était parti sans prendre congé d’elle ; il l’assura, au contraire, qu’il l’avait laissée en parfaite santé et qu’elle l’avait chargé de lui faire ses compliments. La reine lui présenta ensuite les princesses : et, pendant qu’elle lui donna lieu de s’entretenir avec elles, elle entra dans un cabinet avec le roi Saleh, qui lui apprit l’amour du roi de Perse pour la princesse Giauhare, sur le seul récit de sa beauté et contre son intention ; qu’il l’avait amené sans avoir pu s’en défendre et qu’il allait aviser aux moyens de la lui procurer en mariage. Quoique le roi Saleh, à proprement parler, fût innocent de la passion du roi de Perse, la reine néanmoins lui sut fort mauvais gré d’avoir parlé de la princesse Giauhare devant lui avec si peu de précaution. « Votre imprudence n’est point pardonnable, lui dit-elle : espérez-vous que le roi de Samandal, dont le caractère vous est si connu, aura plus de considération pour vous que pour tant d’autres rois à qui il a refusé sa fille avec un mépris si éclatant ? Voulez-vous qu’il vous renvoie avec la même confusion ? — Madame, reprit le roi Saleh, je vous ai déjà marqué que c’est contre mon intention que le roi mon neveu a entendu ce que j’ai raconté de la beauté de la princesse Giauhare à la princesse ma sœur. La faute est faite, et nous devons songer qu’il l’aime très passionnément et qu’il mourra d’affliction et de douleur si nous ne la lui obtenons, en quelque manière que ce soit. Je ne dois rien oublier, puisque c’est moi, quoique innocemment, qui ait fait le mal, et j’emploierai tout ce qui est en mon pouvoir pour y apporter le remède. J’espère, madame, que vous approuverez ma résolution d’aller trouver moi-même le roi de Samandal, avec un riche présent de pierreries, et lui demander la princesse sa fille pour le roi de Perse, votre petit-fils. J’ai quelque confiance qu’il ne me refusera pas et qu’il agréera de s’allier avec un des plus puissants monarques de la terre. — Il eût été à souhaiter, reprit la reine, que nous n’eussions pas été dans la nécessité de faire cette demande, dont il n’est pas sûr que nous ayons un succès aussi heureux que nous le souhaiterions ; mais, comme il s’agit du repos et de la satisfaction du roi mon petit-fils, j’y donne mon consentement. Sur toutes choses, puisque vous connaissez l’humeur du roi de Samandal, prenez garde, je vous en supplie, de lui parler avec tous les égards qui lui sont dus et d’une manière si obligeante qu’il ne s’en offense pas. » La reine prépara le présent elle-même et le composa de diamants, de rubis, d’émeraudes, et de files de perles, et les mit dans une cassette fort riche et fort propre. Le lendemain, le roi Saleh prit congé d’elle et du roi de Perse et partit avec une troupe choisie et peu nombreuse de ses officiers et de ses gens. Il arriva bientôt au royaume, à la capitale et au palais du roi de Samandal ; et le roi de Samandal ne différa pas de lui donner audience, dès qu’il eut appris son arrivée. Il se leva de son trône dès qu’il le vit paraître ; et le roi Saleh, qui voulut bien oublier ce qu’il était pour quelques moments, se prosterna à ses pieds, en lui souhaitant l’accomplissement de tout ce qu’il pouvait désirer. Le roi de Samandal se baissa aussitôt pour le faire relever : et, après qu’il lui eut fait prendre place auprès de lui, il lui dit qu’il était le bienvenu et lui demanda s’il y avait quelque chose qu’il pût faire pour son service. « Sire, répondit le roi Saleh, quand je n’aurais pas d’autres motifs que celui de rendre mes respects à un prince des plus puissants qu’il y ait au monde et si distingué par sa sagesse et par sa valeur, je ne marquerais que faiblement à Votre Majesté combien je l’honore. Si elle pouvait pénétrer jusqu’au fond de mon cœur, elle connaîtrait la grande vénération dont il est rempli pour elle et le désir ardent que j’ai de lui donner des témoignages de mon attachement. » En disant ces paroles, il prit la cassette des mains d’un de ses gens, l’ouvrit, et, en la lui présentant, il le supplia de vouloir bien l’agréer. « Prince, reprit le roi de Samandal, vous ne faites pas un présent aussi considérable que vous n’ayez une demande proportionnée à me faire. Si c’est quelque chose qui dépende de mon pouvoir, je me ferai un très grand plaisir de vous l’accorder. Parlez, et dites-moi librement en quoi je puis vous obliger. — Il est vrai, sire, repartit le roi Saleh, que j’ai une grâce à demander à Votre Majesté ; et je me garderais bien de la lui demander s’il n’était en son pouvoir de me la faire. La chose dépend d’elle si absolument, que je la demanderais en vain à tout autre. Je la lui demande donc avec toutes les instances possibles, et je la supplie de ne me la pas refuser. — Si cela est ainsi, répliqua le roi de Samandal, vous n’avez qu’à m’apprendre ce que c’est, et vous verrez de quelle manière je sais obliger quand je le puis. — Sire, lui dit alors le roi Saleh, après la confiance que Votre Majesté veut bien que je prenne sur sa bonne volonté, je ne dissimulerai pas davantage que je viens la supplier de nous honorer de son alliance par le mariage de la princesse Giauhare, son honorable fille, et de fortifier par là la bonne intelligence qui unit les deux royaumes depuis si longtemps. A ce discours, le roi de Samandal fit de grands éclats de rire, en se laissant aller à la renverse sur le coussin où il avait le dos appuyé, et d’une manière injurieuse au roi Saleh : « Roi Saleh, lui dit-il d’un air de mépris, je m’étais imaginé que vous étiez un prince de bon sens, sage et avisé ; et votre discours, au contraire, me fait connaître combien je me suis trompé. Dites-moi, je vous prie, où était votre esprit quand vous vous êtes formé une chimère aussi grande que celle dont vous venez de me parler ? Avez-vous bien pu concevoir seulement la pensée d’aspirer au mariage d’une princesse fille du roi aussi grand et aussi puissant que je le suis ? vous deviez mieux considérer auparavant la grande distance qu’il y a de vous à moi et ne pas venir perdre en un moment l’estime que je faisais de votre personne. » Le roi Saleh fut extrêmement offensé d’une réponse si outrageante, et il eut bien de la peine à retenir son juste ressentiment. « Que Dieu, sire, reprit-il avec toute la modération possible, récompense Votre Majesté comme elle le mérite ; elle voudra bien que j’aie l’honneur de lui dire que je ne demande pas la princesse sa fille en mariage pour moi. Quand cela serait, bien loin que Votre Majesté dût s’en offenser, ou la princesse elle-même, je croirais faire beaucoup d’honneur à l’un et à l’autre. Votre Majesté sait bien que je suis un des rois de la mer, comme elle ; que les rois mes prédécesseurs ne cèdent en rien par leur ancienneté à aucune des autres familles royales et que le royaume que je tiens d’eux n’est pas moins florissant ni moins puissant que de leur temps. Si elle ne m’eût pas interrompu, elle eût bientôt compris que la grâce que je lui demande regarde non pas moi, mais le jeune roi de Perse, mon neveu, dont la puissance et la grandeur, non plus que les qualités personnelles, ne doivent pas lui être inconnues. Tout le monde reconnaît que la princesse Giauhare est la plus belle personne qu’il y ait sous les cieux ; mais il n’est pas moins vrai que le jeune roi de Perse est le prince le mieux fait et le plus accompli qu’il y ait sur la terre et dans tous les royaumes de la mer ; les avis ne sont point partagés là-dessus. Ainsi, comme la grâce que je demande ne peut tourner qu’à une grande gloire pour elle et pour la princesse Giauhare, elle ne doit pas douter que le consentement qu’elle donnera à une alliance si proportionnée ne soit suivie d’une approbation universelle. La princesse est digne du roi de Perse, et le roi de Perse n’est pas moins digne d’elle. Il n’y a ni roi ni prince au monde qui puisse le lui disputer. » Le roi de Samandal n’eût pas donné le loisir au roi Saleh de lui parler si longtemps, si l’emportement où il le mit lui en eût laissé la liberté. Il fut encore du temps sans prendre la parole, après qu’il eut cessé, tant il était hors de lui-même. Il éclata enfin par des injures atroces et indignes d’un grand roi. « Chien, s’écria-t-il, tu oses me tenir ce discours et proférer seulement le nom de ma fille devant moi ! Penses-tu que le fils de ta sœur Gulnare puisse entrer en comparaison avec ma fille ? Qui es-tu, toi ? Qui était ton père ? Qui est ta sœur, et qui est ton neveu ? Son père n’était-il pas un chien et fils de chien comme toi ? Qu’on arrête l’insolent et qu’on lui coupe le cou. » Les officiers, en petit nombre, qui étaient autour du roi de Samandal se mirent aussitôt en devoir d’obéir ; mais, comme le roi Saleh était dans la force de son âge, léger et dispos, il s’échappa avant qu’ils eussent tiré le sabre, et il gagna la porte du palais où il trouva mille hommes de ses parents et de sa maison, bien armés et bien équipés, qui ne faisaient que d’arriver. La reine sa mère avait fait réflexion sur le peu de monde qu’il avait pris avec lui ; et, comme elle avait pressenti la mauvaise réception que le roi de Samandal pouvait lui faire, elle les avait envoyés et priés de faire grande diligence. Ceux de ses parents qui se trouvèrent à la tête se surent bon gré d’être arrivés si à propos, quand ils le virent venir avec ses gens, qui le suivaient dans un grand désordre, et qu’on le poursuivait. « Sire, s’écrièrent-ils au moment qu’il les joignait, de quoi s’agit-il ? Nous voici prêts à vous venger vous n’avez qu’à commander. Le roi Saleh leur raconta la chose en peu de mots, se mit à la tête d’une grosse troupe, pendant que les autres restèrent à la porte, dont ils se saisirent, et retourna sur ses pas. Comme le peu d’officiers et de gardes qui l’avaient poursuivi s’étaient dissipés, il rentra dans l’appartement du roi de Samandal, qui fut d’abord abandonné des autres et arrêté en même temps. Le roi Saleh laissa du monde suffisamment auprès de lui pour s’assurer de sa personne, et il alla d’appartement en appartement, en cherchant celui de la princesse Giauhare. Mais, au premier bruit, cette princesse s’était élancée à la surface de la mer avec les femmes qui s’étaient trouvées auprès d’elle, et s’était sauvée dans une île déserte. Comme ces choses se passaient au palais du roi de Samandal, des gens du roi Saleh, qui avaient pris la fuite dès les premières menaces de ce roi, mirent la reine sa mère dans une grande alarme en lui annonçant le danger où ils l’avaient laissé. Le jeune roi Beder, qui était présent à leur arrivée, en fut d’autant plus alarmé qu’il se regarda comme la première cause de tout le mal qui en pouvait arriver. Il ne se sentit pas assez de courage pour soutenir la présence de la reine sa grand’mère, après le danger où était le roi Saleh à son occasion. Pendant qu’il la vit occupée à donner les ordres qu’elle jugea nécessaires dans cette conjoncture, il s’élança du fond de la mer ; et, comme il ne savait pas quel chemin prendre pour retourner au royaume de Perse, il se sauva dans la même île où la princesse Giauhare s’était sauvée. Comme ce prince était hors de lui-même, il alla s’asseoir au pied d’un grand arbre, qui était environné de plusieurs autres. Dans le temps qu’il reprenait ses esprits, il entendit que l’on parlait il prêta aussitôt l’oreille ; mais comme il était un peu trop éloigné pour rien comprendre de ce que l’on disait, il se leva ; et, en s’avançant, sans faire de bruit, du côté d’où venait le son des paroles, il aperçut entre des feuillages une beauté dont il fut ébloui. « Sans doute, dit-il en lui-même en s’arrêtant et en la considérant avec admiration, que c’est la princesse Giauhare, que la frayeur a peut-être obligée d’abandonner le palais du roi son père ; si ce n’est pas elle, elle ne mérite pas moins que je l’aime de toute mon âme. » Il ne s’arrêta pas davantage, il se fit voir ; et, en s’approchant de la princesse avec une profonde révérence : Madame, lui dit-il, je ne puis assez remercier le ciel de la faveur qu’il me fait aujourd’hui d’offrir à mes yeux ce qu’il voit de plus beau. Il ne pouvait m’arriver un plus grand bonheur que l’occasion de vous faire offre de mes très humbles services. Je vous supplie, madame, de l’accepter une personne comme vous ne se trouve pas dans cette solitude sans avoir besoin de secours. Il est vrai, seigneur, reprit la princesse Giauhare d’un air fort triste, qu’il est très extraordinaire à une dame de mon rang de se trouver dans l’état où je suis. Je suis princesse, fille du roi de Samandal, et je m’appelle Giauhare. J’étais tranquillement dans son palais, dans mon appartement, lorsque tout à coup j’ai entendu un bruit effroyable. On est venu m’annoncer aussitôt que le roi Saleh, je ne sais pour quel sujet, avait forcé le palais et s’était saisi du roi mon père, après avoir fait main-basse sur tous ceux de sa garde qui lui avaient fait résistance. Je n’ai eu que le temps de me sauver et de chercher ici un asile contre sa violence. » Au discours de la princesse, le roi Beder eut de la confusion d’avoir abandonné la reine sa grand’mère si brusquement, sans attendre l’éclaircissement de la nouvelle qu’on lui avait apportée. Mais il fut ravi que le roi son oncle se fût rendu maître de la personne du roi Samandal ; il ne douta pas, en effet, que le roi de Samandal ne lui accordât la princesse pour avoir sa liberté. « Adorable princesse, reprit-il, votre douleur est très juste, mais il est aisé de la faire cesser avec la captivité du roi votre père. Vous en tomberez d’accord lorsque vous saurez que je m’appelle Beder, que je suis roi de Perse, et que le roi Saleh est mon oncle. Je puis bien vous assurer qu’il n’a aucun dessein de s’emparer des États du roi votre père. Il n’a d’autre but que d’obtenir que j’aie l’honneur et le bonheur d’être son gendre, en vous recevant, de sa main, pour épouse. Je vous avais déjà abandonné mon cœur sur le seul récit de votre beauté et de vos charmes. Loin de m’en repentir, je vous supplie de le recevoir et d’être persuadée qu’il ne brûlera jamais que pour vous. J’ose espérer que vous ne le refuserez pas et que vous considérerez qu’un roi, qui est sorti de ses États uniquement pour venir vous l’offrir, mérite de la reconnaissance. Souffrez donc, belle princesse, que j’aie l’honneur d’aller vous présenter à mon oncle. Le roi votre père n’aura pas sitôt donné son consentement à notre mariage, qu’il le laissera maître de ses États comme auparavant. » La déclaration du roi Beder ne produisit pas l’effet qu’il en avait attendu. La princesse ne l’avait pas plus tôt aperçu, qu’à sa bonne mine, à son air et à la bonne grâce avec laquelle il l’avait abordée elle l’avait regardé comme une personne qui ne lui eût pas déplu. Mais, dès qu’elle eut appris par lui-même qu’il était la cause du mauvais traitement qu’on venait de faire au roi son père, de la douleur qu’elle en avait, de la frayeur qu’elle cri avait eue elle-même par rapport à sa propre personne, et de la nécessité où elle avait été réduite de prendre la fuite, elle le regarda comme un ennemi avec qui elle ne devait pas avoir de commerce. D’ailleurs, quelque disposition qu’elle eût à consentir elle-même au mariage qu’il désirait, comme elle jugea qu’une des raisons que le roi son père pouvait avoir de rejeter cette alliance, c’était que le roi Beder était né d’un roi de la terre, elle était résolue de se soumettre entièrement à sa volonté sur cet article. Elle ne voulut pas néanmoins témoigner rien de son ressentiment ; elle imagina seulement un moyen de se délivrer adroitement des mains du roi Beder ; et, en faisant semblant de le voir avec plaisir : « Seigneur, reprit-elle avec toute l’honnêteté possible, vous êtes donc fils de la reine Gulnare, si célèbre par sa beauté singulière ? J’en ai bien de la joie ; je suis ravie de voir en vous un prince si digne d’elle. Le roi mon père a grand tort de s’opposer si fortement à nous unir ensemble. Il ne vous aura pas plus tôt vu qu’il n’hésitera pas à nous rendre heureux l’un et l’autre. » En disant ces paroles, elle lui présenta la main pour marque d’amitié. Le roi Beder crut qu’il était au comble de son bonheur ; il avança la main, et, prenant celle de la princesse, il se baissa pour la baiser par respect. La princesse ne lui en donna pas le temps. « Téméraire, lui dit-elle en le repoussant et en lui crachant au visage faute d’eau, quitte cette forme d’homme et prends celle d’un oiseau blanc, avec le bec et les pieds rouges. » Dès qu’elle eut prononcé ces paroles, le roi Beder fut changé en oiseau de cette forme, avec autant de mortification que d’étonnement. « Prenez-le, dit-elle aussitôt à une de ses femmes, et portez-le dans l’île Sèche. » Cette île n’était qu’un rocher affreux, où il n’y avait pas une goutte d’eau. La femme prit l’oiseau ; et, en exécutant l’ordre de la princesse Giauhare, elle eut compassion de la destinée du roi Beder. « Ce serait dommage, dit-elle en elle-même, qu’un prince si digne de vivre mourût de faim et de soif. La princesse, si bonne et si douce, se repentira peut-être elle-même d’un ordre si cruel, quand elle sera revenue de sa grande colère ; il vaut mieux que je le porte dans un lieu où il puisse mourir de sa belle mort. » Elle le porta dans une île bien peuplée et elle le laissa dans une campagne très agréable, plantée de toutes sortes d’arbres fruitiers et arrosée de plusieurs ruisseaux. Revenons au roi Saleh. Après qu’il eut cherché lui-même la princesse Giauhare et qu’il l’eut fait chercher par tout le palais sans la trouver, il fit enfermer le roi de Samandal dans son propre palais, sous bonne garde ; et, quand il eut donné les ordres nécessaires pour le gouvernement du royaume en son absence, il vint rendre compte à la reine sa mère de l’action qu’il venait de faire. Il demanda où était le roi son neveu, en arrivant, et il apprit avec une grande surprise et beaucoup de chagrin qu’il avait disparu. « On est venu nous apprendre, lui dit la reine, le grand danger où vous étiez au palais du roi de Samandal ; et, pendant que je donnais des ordres pour vous envoyer d’autres secours ou pour vous venger, il a disparu. Il faut qu’il ait été épouvanté d’apprendre que vous étiez en danger et qu’il n’ait pas cru qu’il fût en sûreté avec nous. » Cette nouvelle affligea extrêmement le roi Saleh, qui se repentit alors de la trop grande facilité qu’il avait eue de condescendre au désir du roi Beder, sans en parler auparavant à la reine Gulnare. Il envoya après lui de tous les côtés ; mais, quelques diligences qu’il pût faire, on ne lui en apporta aucune nouvelle ; et, au lieu de la joie qu’il s’était déjà faite d’avoir si fort avancé un mariage qu’il regardait comme son ouvrage, la douleur qu’il eut de cet incident, auquel il ne s’attendait pas, en fut plus mortifiante. En attendant qu’il apprît de ses nouvelles, bonnes ou mauvaises, il laissa son royaume sous l’administration de la reine et alla gouverner celui du roi de Samandal, qu’il continua de faire garder avec beaucoup de vigilance, quoique avec tous les égards dus à son caractère. Le même jour que le roi Saleh était parti pour retourner au royaume de Samandal, la reine Gulnare, mère du roi Beder, arriva chez la reine sa mère. Cette princesse ne s’était pas étonnée de n’avoir pas vu revenir le roi son fils le jour de son départ. Elle s’était imaginé que l’ardeur de la chasse, comme cela lui était arrivé quelquefois, l’avait emporté plus loin qu’il ne se l’était proposé. Mais, quand elle vit qu’il n’était pas revenu le lendemain ni le jour d’après, elle en fut dans une alarme dont il était aisé de juger par la tendresse qu’elle avait pour lui. Cette alarme fut beaucoup plus grande quand elle eut appris, des officiers qui l’avaient accompagné et qui avaient été obligés de revenir après l’avoir cherché longtemps, lui et le roi Saleh, son oncle, sans les avoir trouvés, qu’il fallait qu’il leur fût arrive quelque chose de fâcheux ou qu’ils tussent ensemble en quelque endroit qu’ils ne pouvaient deviner ; qu’ils avaient bien trouvé leurs chevaux, mais que, pour leurs personnes, us n’en avaient eu aucune nouvelle, quelques diligences qu’ils eussent faites pour en apprendre. Sur ce rapport, elle avait pris le parti de dissimuler et de cacher son affliction, et elle les avait chargés de retourner sur leurs pas et de faire encore leurs diligences. Pendant ce temps-là elle avait pris son parti ; et, sans rien dire à personne et après avoir dit à ses femmes qu’elle voulait être seule, elle s’était plongée dans la mer, pour s’éclaircir sur le soupçon qu’elle avait que le roi Saleh pouvait avoir emmené le roi de Perse avec lui. Cette grande reine eût été reçue par la reine sa mère avec un grand plaisir, si, dès qu’elle l’eut aperçue, elle ne se fût doutée du sujet qui l’avait amenée. « Ma tille, lui dit-elle, ce n’est pas pour me voir que vous venez ici, je m’en aperçois bien. Vous venez me demander des nouvelles du roi votre fils, et celles que j’ai à vous donner ne sont capable que d’augmenter votre affliction aussi bien que la mienne. J’avais eu une grande joie de le voir arriver avec le roi son oncle ; mais je n’eus pas plus tôt appris qu’il était parti sans vous en avoir parlé, que je pris part à la peine que vous en souffririez. » Elle lui fit ensuite le récit du zèle avec lequel le roi Saleh était allé faire lui-même la demande de la princesse Giauhare, et de ce qui en était arrivé, jusqu’au moment où le roi Beder avait disparu. « J’ai envoyé du monde après lui, ajouta-t-elle ; et le roi mon fils, qui ne fait que de partir pour aller gouverner le royaume de Samandal, a fait aussi ses diligences de son côté : ç’a été sans succès jusqu’à présent ; mais il faut espérer que nous le reverrons lorsque nous ne l’attendrons pas. » La désolée Gulnare ne se paya pas d’abord de cette espérance ; elle regarda le roi son cher fils comme perdu, et elle pleura amèrement, en mettant toute la faute sur le roi son frère. La reine sa mère lui fit considérer la nécessite qu’il y avait qu’elle fît des efforts pour ne pas succomber à sa douleur. « Il est vrai, lui dit-elle, que le roi votre frère ne devait pas vous parler de ce mariage avec si peu de précaution, ni consentir jamais à emmener le roi mon petit-fils, sans vous en avertir auparavant. Mais, comme il n’y a pas de certitude que le roi de Perse ait péri, vous ne devez rien négliger pour lui conserver son royaume. Ne perdez donc pas de temps, retournez à votre capitale : votre présence y est nécessaire ; et il ne vous sera pas difficile de tenir toutes choses dans l’état paisible où elles sont, en faisant publier que le roi de Perse a été bien aise de venir nous voir. » Il ne fallait pas moins qu’une raison aussi forte que celle-là pour obliger la reine Gulnare de s’y rendre. Elle prit congé de la reine sa mère et elle fut de retour au palais de la capitale de Perse avant qu’on se fût aperçu qu’elle s’en était absentée. Elle dépêcha aussitôt des gens pour rappeler les officiers qu’elle avait renvoyés à la quête du roi son fils et leur annoncer qu’elle savait où il était et qu’on le reverrait bientôt. Elle en fit aussi répandre le bruit par toute la ville, et elle gouverna toutes choses, de concert avec le premier ministre et le conseil, avec la même tranquillité que si le roi Beder eût été présent. Pour revenir au roi Beder, que la femme de la princesse Giauhare avait porté et laissé dans l’île, comme nous l’avons dit, ce monarque fut dans un grand étonnement quand il se vit seul et sous la forme d’un oiseau. Il s’estima d’autant plus malheureux dans cet état, qu’il ne savait où il était ni en quelle partie du monde le royaume de Perse était situé. Quand il l’eût su et qu’il eût assez connu la force de ses ailes pour hasarder de traverser tant de mers et de s’y rendre, qu’eût-il gagné autre chose que de se trouver dans la même peine et dans la même difficulté où il était d’être connu, non pas pour roi de Perse, mais même pour un homme ? Il fut contraint de demeurer où il était, de vivre de la même nourriture que les oiseaux de son espèce et de passer la nuit sur un arbre. Au bout de quelques jours, un paysan, fort adroit à prendre des oiseaux aux filets, arriva à l’endroit où il était et eut une grande joie quand il eut aperçu un si bel oiseau, d’une espèce qui lui était inconnue, quoiqu’il y eût de longues années qu’il chassait aux filets. Il employa toute l’adresse dont il était capable, et il prit si bien ses mesures qu’il prit l’oiseau. Ravi d’une si bonne capture, qui, selon l’estime qu’il en fit, devait lui valoir plus que beaucoup d’autres oiseaux ensemble de ceux qu’il prenait ordinairement, à cause de la rareté, il le mit dans une cage et le porta à la ville. Dès qu’il fut arrivé au marché, un bourgeois l’arrêta et lui demanda combien il voulait vendre l’oiseau. Au lieu de répondre à cette demande, le paysan demanda au bourgeois, à son tour, ce qu’il en prétendait faire quand il l’aurait acheté. « Bon homme, reprit le bourgeois, que veux-tu que j’en fasse, si je ne le fais rôtir pour le manger ? — Sur ce pied-là, repartit le paysan, vous croiriez l’avoir bien acheté si vous m’en aviez donné la moindre pièce d’argent. Je l’estime bien davantage : et ce ne serait pas pour vous, quand vous m’en donneriez une pièce d’or. Je suis bien vieux ; mais, depuis que je me connais, je n’en ai pas encore vu un pareil. Je vais en faire un présent au roi : il en connaîtra mieux le prix que vous. » Au lieu de s’arrêter au marché, le paysan alla au palais, où il s’arrêta devant l’appartement du roi. Le roi était près d’une fenêtre d’où il voyait tout ce qui se passait dans la place. Comme il eut aperçu le bel oiseau, il envoya un officier des eunuques, avec ordre de le lui acheter. L’officier vint au paysan et lui demanda combien il voulait le vendre. « Si c’est pour Sa Majesté, reprit le paysan, je la supplie d’agréer que je lui en fasse un présent, et je vous prie de le lui porter. » L’officier porta l’oiseau au roi ; et le roi le trouva si singulier, qu’il chargea l’officier de porter dix pièces d’or au paysan, qui se retira très content ; après quoi il mit l’oiseau dans une cage magnifique et lui donna du grain et de l’eau dans des vases précieux. Le roi, qui était prêt à monter à cheval pour aller à la chasse, et qui n’avait pas eu le temps de bien voir l’oiseau, se le fit apporter dès qu’il fut de retour. L’officier apporta la cage ; et, afin de le mieux considérer, le roi l’ouvrit lui-même et prit l’oiseau sur sa main. En le regardant avec une grande admiration, il demanda à l’officier s’il l’avait vu manger. « Sire, reprit l’officier, Votre Majesté peut voir que le vase de sa mangeaille est encore plein, et je n’ai pas remarqué qu’il y ait touché. » Le roi dit qu’il fallait lui en donner de plusieurs sortes, afin qu’il choisît celle qui lui conviendrait. Comme on avait déjà mis la table, on servit dans le temps que le roi prescrivit cet ordre. Dès qu’on eut posé les plats, l’oiseau battit des ailes, s’échappa de la main du roi, vola sur la table, où il se mit à becqueter sur le pain et sur les viandes, tantôt dans un plat, et tantôt dans un autre. Le roi en fut si surpris qu’il envoya l’officier des eunuques avertir la reine de venir voir cette merveille. L’officier raconta la chose à la reine en peu de mots, et la reine vint aussitôt. Mais, dès qu’elle eut vu l’oiseau, elle se couvrit le visage de son voile et voulut se retirer. Le roi, étonné de cette action, d’autant plus qu’il n’y avait que des eunuques dans la chambre et des femmes qui l’avaient suivie, lui demanda la raison qu’elle avait d’en user ainsi. « Sire, répondit la reine, Votre Majesté n’en sera pas étonnée quand elle aura appris que cet oiseau n’est pas un oiseau, comme elle se l’imagine, et que c’est un homme. Madame, reprit le roi, plus étonné qu’auparavant, vous voulez vous moquer de moi sans doute ; vous ne me persuaderez pas qu’un oiseau soit un homme. — Sire, Dieu me garde de me moquer de Votre Majesté. Rien n’est plus vrai que ce que j’ai l’honneur de lui dire, et je l’assure que c’est le roi de Perse, qui se nomme Beder, fils de la célèbre Gulnare, princesse d’un des plus grands royaumes de la mer, neveu de Saleh, roi de ce royaume, et petit-fils de la reine Farasche, mère de Gulnare et de Saleh ; et c’est la princesse Giauhare, fille du roi de Samandal, qui l’a ainsi métamorphosé. » Afin que le roi n’en pût pas douter, elle lui raconta comment et pourquoi la princesse Giauhare s’était ainsi vengée du mauvais traitement que le roi Saleh avait fait au roi de Samandal, son père. Le roi eut d’autant moins de peine à ajouter foi à tout ce que la reine lui raconta de cette histoire, qu’il savait qu’elle était une magicienne des plus habiles qu’il y eût jamais eu au monde et que, comme elle n’ignorait rien de tout ce qui s’y passait, il était d’abord informé, par son moyen, des mauvais desseins des rois ses voisins contre lui et les prévenait. Il eut compassion du roi de Perse, et il pria la reine avec instance de rompre l’enchantement qui le retenait sous cette forme. La reine y consentit avec beaucoup de plaisir : « Sire, dit-elle au roi, que Votre Majesté prenne la peine d’entrer dans son cabinet avec l’oiseau ; je lui ferai voir en peu de moments, un roi digne de la considération qu’elle a pour lui. » L’oiseau, qui avait cessé de manger pour être attentif à l’entretien du roi et de la reine, ne donna pas au roi la peine de le prendre ; il passa le premier dans le cabinet, et la reine y entra bientôt après, avec un vase plein d’eau à la main. Elle prononça sur le vase des paroles inconnues au roi, jusqu’à ce que l’eau commençât à bouillonner ; elle en prit aussitôt dans la main, et, en la jetant sur l’oiseau : « Par la vertu des paroles saintes et mystérieuses que je viens de prononcer, dit-elle, et au nom du créateur du ciel et de la terre, qui ressuscite les morts et maintient l’univers dans son état, quitte cette forme d’oiseau et reprends celle que tu as reçue de ton créateur. » La reine avait à peine achevé ces paroles, qu’au lieu de l’oiseau, le roi vit paraître un jeune prince de belle taille, dont le bel air et la bonne mine le charmèrent. Le roi Beder se prosterna d’abord et rendit grâce à Dieu de celle qu’il venait de lui faire. Il prit la main du roi, en se relevant, et la baisa, pour lui marquer sa parfaite reconnaissance ; mais le roi l’embrassa avec bien de la joie, et lui témoigna combien il avait de satisfaction de le voir. Il voulut aussi remercier la reine ; mais elle était déjà retirée à son appartement. Le roi le fit mettre à table avec lui, et, après le repas, il le pria de lui raconter comment la princesse Giauhare avait eu l’inhumanité de transformer en oiseau un prince aussi aimable qu’il l’était, et le roi de Perse le satisfit d’abord. Quand il eut achevé, le roi, indigné du procédé de la princesse, ne put s’empêcher de la blâmer. « Il était louable à la princesse de Samandal, reprit-il, de n’être pas insensible au traitement qu’on avait fait au roi son père ; mais qu’elle ait poussé la vengeance à un si grand excès contre un prince qui ne devait pas en être accusé, c’est de quoi elle ne se justifiera jamais auprès de personne. Mais laissons ce discours, et dites-moi en quoi je puis vous obliger davantage. — Sire, repartit le roi Beder, l’obligation que j’ai à Votre Majesté est si grande, que je devrais demeurer toute ma vie auprès d’elle pour lui en témoigner ma reconnaissance ; mais, puisqu’elle ne met pas de bornes à sa générosité, je la supplie de vouloir bien m’accorder un de ses vaisseaux pour me ramener en Perse, où je crains que mon absence, qui n’est déjà que trop longue, n’ait causé du désordre, et même que la reine ma mère, à qui j’ai caché mon départ, ne soit morte de douleur, dans l’incertitude où elle doit avoir été de ma vie ou de ma mort. » Le roi lui accorda ce qu’il demandait de la meilleure grâce du monde ; et, sans différer, il donna l’ordre pour l’équipement d’un vaisseau, le plus fort et le meilleur voilier qu’il eût dans sa flotte nombreuse. Le vaisseau fut bientôt fourni de tous ses agrès, de matelots, de soldats, de provisions et de munitions nécessaires ; et, dès que le vent fut favorable, le roi Beder s’y embarqua, après avoir pris congé du roi et l’avoir remercié de tous les bienfaits dont il lui était redevable. Le vaisseau mit à la voile avec le vent en poupe, qui le fit avancer considérablement dans sa route, dix jours sans discontinuer ; le onzième jour, il devint un peu contraire ; il augmenta, et enfin il fut si violent, qu’il causa une tempête furieuse. Le vaisseau ne s’écarta pas seulement de sa route, il fut encore si fortement agité, que tous ses mâts se rompirent, et que, porté au gré du vent, il donna sur une sèche et s’y brisa. La plus grande partie de l’équipage fut submergée d’abord ; les uns se fièrent à la force de leurs bras pour se sauver à la nage, et les autres se prirent à quelque pièce de bois ou à une planche. Beder fut des derniers ; et, emporté tantôt par les courants et tantôt par les vagues, dans une grande incertitude de sa destinée, il s’aperçut enfin qu’il était près de terre et peu loin d’une ville de grande apparence. Il profita de ce qui lui restait de force pour y aborder, et il arriva enfin si près du rivage, où la mer était tranquille, qu’il toucha le fond. Il abandonna aussitôt la pièce de bois qui lui avait été d’un si grand secours. Mais, en s’avançant dans l’eau pour gagner la grève, il fut fort surpris de voir accourir de toutes parts des chevaux, des chameaux, des mulets, des ânes, des bœufs, des vaches, des taureaux et d’autres animaux, qui bordèrent le rivage et se mirent en état de l’empêcher d’y mettre le pied. Il eut toutes les peines du monde à vaincre leur obstination et à se faire passage Quand il en fut venu à bout, il se mit à l’abri de quelques roches, jusqu’à ce qu’il eût un peu repris haleine et qu’il eût séché son habit au soleil. Lorsque ce prince voulut s’avancer pour entrer dans la ville, il eut encore la même difficulté avec les mêmes animaux, comme s’ils eussent voulu le détourner de son dessein et lui faire comprendre qu’il y avait du danger pour lui. Le roi Beder entra dans la ville, et il y vit plusieurs rues belles et spacieuses, mais avec un grand étonnement de ce qu’il ne rencontrait personne. Cette grande solitude lui fit considérer que ce n’était pas sans sujet que tant d’animaux avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour l’obliger de s’en éloigner plutôt que d’entrer. En avançant néanmoins il remarqua plusieurs boutiques ouvertes, qui lui firent connaître que la ville n’était pas aussi dépeuplée qu’il se l’était imaginé. Il s’approcha d’une de ces boutiques où il y avait plusieurs sortes de fruits exposés en vente d’une manière fort propre, et salua un vieillard qui y était assis. Le vieillard, qui était occupé à quelque chose, leva la tête ; et, comme il vit un jeune homme qui marquait quelque chose de grand, il lui demanda, d’un air qui témoignait beaucoup de surprise, d’où il venait et quelle occasion l’avait amené. Le roi Beder le satisfit en peu de mots, et le vieillard lui demanda encore s’il n’avait rencontré personne en son chemin. « Vous êtes le premier que j’aie vu, repartit le roi, et je ne puis comprendre qu’une ville si belle et de tant d’apparence soit déserte comme elle l’est. — Entrez, ne demeurez pas davantage à la porte, répliqua le vieillard ; peut-être vous en arriverait-il quelque mal. Je satisferai votre curiosité à loisir, et je vous dirai la raison pourquoi il est bon que vous preniez cette précaution. » Le roi Beder ne se le fit pas dire deux fois : il entra et s’assit près du vieillard ; mais, comme le vieillard avait compris, par le récit de sa disgrâce, que le prince avait besoin de nourriture, il lui présenta d’abord de quoi reprendre des forces ; et, quoique le roi Beder l’eût prié de lui expliquer pourquoi il avait pris la précaution de le faire entrer, il ne voulut néanmoins lui rien dire qu’il n’eût achevé de manger. C’est qu’il craignait que les choses fâcheuses qu’il avait à lui dire ne l’empêchassent de manger tranquillement. En effet, quand il vit qu’il ne mangeait plus : « Vous devez bien remercier Dieu, lui dit-il, de ce que vous êtes venu jusque chez moi sans accident — Eh ! pour quel sujet ? reprit le roi Beder alarmé et effrayé. — il faut que vous sachiez, repartit le vieillard, que cette ville s’appelle la ville des Enchantements, et qu’elle est gouvernée, non par un roi, mais par une reine ; et cette reine, qui est la plus belle personne de son sexe dont on ait jamais entendu parler, est aussi magicienne, mais la plus insigne et la plus dangereuse que l’on puisse connaître. Vous en serez convaincu quand vous saurez que tous ces chevaux, ces mulets et ces autres animaux que vous avez vus sont autant d’hommes comme vous et comme moi qu’elle a ainsi métamorphosés par son art diabolique. Autant de jeunes gens bien faits comme vous qui entrent dans la ville, elle a des gens apostés qui les arrêtent et qui, de gré ou de force, les conduisent devant elle. Elle les reçoit avec un accueil des plus obligeants ; elle les caresse, elle les régale, elle les loge magnifiquement, et elle leur donne tant de facilités pour leur persuader qu’elle les aime, qu’elle n’a pas de peine à y réussir ; mais elle ne les laisse pas jouir longtemps de leur bonheur prétendu ; il n’y en a pas un qu’elle ne métamorphose en quelque animal ou en quelque oiseau, au bout de quarante jours, selon qu’elle le juge à propos. Vous m’avez parlé de tous ces animaux qui se sont présentés pour vous empêcher d’aborder à terre et d’entrer dans la ville ; c’est que, ne pouvant vous faire comprendre d’une autre manière le danger auquel vous vous exposiez, ils faisaient ce qui était en leur pouvoir pour vous en détourner. » Ce discours affligea très sensiblement le jeune roi de Perse. « Hélas ! s’écria-t-il, à quelle extrémité suis-je réduit par ma mauvaise destinée ! Je suis à peine délivré d’un enchantement dont j’ai encore horreur, que je me vois exposé à quelque autre plus terrible. » Cela lui donna lieu de raconter son histoire au vieillard plus au long, de lui parler de sa naissance, de sa qualité, de sa passion pour la princesse de Samandal et de la cruauté qu’elle avait eue de le changer en oiseau, au moment qu’il venait de la voir et de lui faire la déclaration de son amour. Quand ce prince eut achevé par le récit du bonheur qu’il avait eu de trouver une reine qui avait rompu cet enchantement et par des témoignages de la peur qu’il avait de retomber dans un plus grand malheur, le vieillard, qui voulut le rassurer : « Quoique ce que je vous ai dit de la reine magicienne et de sa méchanceté, lui dit-il, soit véritable, cela ne doit pas néanmoins vous donner la grande inquiétude où je vois que vous en êtes. Je suis aimé de toute la ville, je ne suis pas même inconnu à la reine, et je puis dire qu’elle a beaucoup de considération pour moi. Ainsi, c’est un grand bonheur pour vous que votre bonne fortune vous ait adressé à moi plutôt qu’à un autre. Vous êtes en sûreté dans ma maison, où je vous conseille de demeurer si vous l’agréez ainsi. Pourvu que vous ne vous en écartiez pas, je vous garantis qu’il ne vous arrivera rien qui puisse vous donner sujet de vous plaindre de ma mauvaise foi. De la sorte, il n’est pas besoin que vous vous contraigniez en quoi que ce soit. » Le roi Beder remercia le vieillard de l’hospitalité qu’il exerçait envers lui et de la protection qu’il lui donnait avec tant de bonne volonté. Il s’assit à l’entrée de la boutique ; et il n’y parut pas plus tôt que sa jeunesse et sa bonne mine attirèrent les yeux de tous les passants. Plusieurs s’arrêtèrent même et firent compliment au vieillard sur ce qu’il avait acquis un esclave si bien fait, comme ils se l’imaginaient ; et ils en paraissaient d’autant plus surpris qu’ils ne pouvaient comprendre qu’un si beau jeune homme eût échappé à la diligence de la reine. « Ne croyez pas que ce soit un esclave, leur disait le vieillard ; vous savez que je ne suis ni assez riche, ni d’une condition assez élevée pour en avoir de cette beauté. C’est mon neveu, fils d’un frère que j’avais, qui est mort ; et, comme je n’ai pas d’enfants, je l’ai fait venir pour me tenir compagnie. » Ils se réjouirent avec lui de la satisfaction qu’il devait avoir de son arrivée ; mais en même temps ils ne purent s’empêcher de lui témoigner la crainte qu’ils avaient que la reine ne le lui enlevât. « Vous la connaissez, lui disaient-ils, et vous ne devez pas ignorer le danger auquel vous vous êtes exposé, après tous les exemples que vous en avez. Quelle douleur serait la vôtre, si elle lui faisait le même traitement qu’à tant d’autres que nous savons ! — Je vous suis bien obligé, reprenait le vieillard, de la bonne amitié que vous me témoignez et de la part que vous prenez à mes intérêts, et je vous en remercie avec toute la reconnaissance possible. Mais je me garderai bien de penser même que la reine voulût me faire le moindre déplaisir, après toutes les bontés qu’elle ne cesse d’avoir pour moi. Au cas qu’elle en apprenne quelque chose et qu’elle m’en parle, j’espère qu’elle ne songera pas seulement à lui, dès que je lui aurai marqué qu’il est mon neveu. » Le vieillard était ravi d’entendre les louanges qu’on donnait au jeune roi de Perse ; il y prenait part comme si véritablement il eût été son propre fils, et il conçut pour lui une amitié qui augmenta à mesure que le séjour qu’il fit chez lui lui donna lieu de le mieux connaître. Il y avait environ un mois qu’ils vivaient ensemble, lorsqu’un jour, le roi Beder étant assis à l’entrée de la boutique, à son ordinaire, la reine Labe, c’est ainsi que s’appelait la reine magicienne, vint à passer devant la maison du vieillard avec grande pompe. Le roi Beder n’eut pas plus tôt aperçu la tête des gardes qui marchaient devant elle, qu’il se leva, rentra dans la boutique, et demanda au vieillard son hôte ce que cela signifiait. « C’est la reine qui va passer, reprit-il ; mais demeurez et ne craignez rien. » Les gardes de la reine Labe, habillés d’un habit uniforme, couleur pourpre, montés et équipés avantageusement, passèrent en quatre files, le sabre haut, au nombre de mille ; et il n’y eut pas un officier qui ne saluât le vieillard, en passant devant sa boutique. Ils furent suivis d’un pareil nombre d’eunuques, habillés de brocart et mieux montés, dont les officiers lui firent le même honneur. Après eux, autant de jeunes demoiselles, presque toutes également belles, richement habillées et ornées de pierreries, venaient à pied d’un pas grave, avec la demi-pique à la main ; et la reine Labe paraissait au milieu d’elles sur un cheval tout brillant de diamants, avec une selle d’or et une housse d’un prix inestimable. Les jeunes demoiselles saluèrent aussi le vieillard à mesure qu’elles passaient ; et la reine, frappée de la bonne mine du roi Beder, s’arrêta devant la boutique. « Abdallah, lui dit-elle, c’est ainsi qu’il s’appelait, dites-moi, je vous prie, est-ce à vous cet esclave si bien fait et si charmant ? Y a-t-il longtemps que vous avez fait cette acquisition ? » Avant de répondre à la reine, Abdallah se prosterna contre terre et, en se relevant : « Madame, lui dit-il, c’est mon neveu, fils d’un frère que j’avais, qui est mort il n’y a pas longtemps. Comme je n’ai pas d’enfants, je le regarde comme mon fils, et je l’ai fait venir pour ma consolation et pour recueillir, après ma mort, le peu de bien que je laisserai. » La reine Labe, qui n’avait encore vu personne de comparable au roi Beder et qui venait de concevoir une forte passion pour lui, songea, sur ce discours, à faire en sorte que le vieillard le lui abandonnât. « Bon père, reprit-elle, ne voulez-vous pas bien me faire l’amitié de m’en faire un présent ? Ne me refusez pas, je vous en prie. Je jure par le feu et par la lumière que je le ferai si grand et si puissant, que jamais particulier au monde n’aura fait une aussi haute fortune. Quand j’aurais le dessein de faire du mal à tout le genre humain, il sera le seul à qui je me garderai bien d’en faire. J’ai confiance que vous m’accorderez ce que je vous demande ; et je fonde cette confiance plus encore sur l’amitié que je sais que vous avez pour moi que sur l’estime que je fais et que j’ai toujours faite de votre personne. — Madame, reprit le bon Abdallah, je suis infiniment obligé à Votre Majesté de toutes les bontés qu’elle a pour moi et de l’honneur qu’elle veut faire à mon neveu. Il n’est pas digne d’approcher d’une si grande reine : je supplie Votre Majesté de trouver bon qu’il s’en dispense. — Abdallah, répliqua la reine, je m’étais flattée que vous m’aimiez davantage ; et je n’eusse jamais cru que vous dussiez me donner une marque si évidente du peu d’état que vous faites de mes prières. Mais je jure encore une fois par le feu et par la lumière, et même par ce qu’il y a de plus sacré dans ma religion, que je ne passerai pas outre que je n’aie vaincu votre opiniâtreté. Je comprends fort bien ce qui vous fait de la peine ; mais je vous promets que vous n’aurez pas le moindre sujet de vous repentir de m’avoir obligée si sensiblement. » Le vieillard Abdallah eut une mortification inexprimable, par rapport à lui et par rapport au roi Beder, d’être forcé de céder à la volonté de la reine : « Madame, reprit-il, je ne veux pas que Votre Majesté ait lieu d’avoir si mauvaise opinion du respect que j’ai pour elle, ni de mon zèle pour contribuer à tout ce qui peut lui faire plaisir. J’ai une confiance entière dans sa parole, et je ne doute pas qu’elle ne me la tienne. Je la supplie seulement de différer à faire un si grand honneur à mon neveu jusqu’au premier jour qu’elle repassera. Ce sera donc demain, » repartit la reine. Et, en disant ces paroles, elle baissa la tête, pour lui marquer l’obligation qu’elle lui avait, et reprit le chemin de son palais. Quand la reine Labe eut achevé de passer avec toute la pompe qui l’accompagnait : « Mon fils, dit le bon Abdallah au roi Beder, qu’il s’était accoutumé d’appeler ainsi, afin de ne pas le faire connaître en parlant de lui en public, je n’ai pu, comme vous l’avez vu vous-même, refuser à la reine ce qu’elle m’a demandé avec la vivacité dont vous avez été témoin, afin de ne pas lui donner lieu d’en venir à quelque violence d’éclat ou secrète, en employant son art magique, et de vous faire, autant par dépit contre vous que contre moi, un traitement plus cruel et plus signalé qu’à tous ceux dont elle a pu disposer jusqu’à présent, comme je vous en ai déjà entretenu. J’ai quelque raison de croire qu’elle en usera bien, comme elle me l’a promis, par la considération toute particulière qu’elle a pour moi. Vous l’avez pu remarquer vous-même, par celle de toute sa cour et par les honneurs qui m’ont été rendus. Elle serait bien maudite du ciel si elle me trompait ; mais elle ne me tromperait pas impunément, et je saurais bien m’en venger. » Ces assurances, qui paraissaient fort incertaines, ne firent pas un grand effet sur l’esprit du roi Beder. « Après tout ce que vous m’avez raconté des méchancetés de cette reine, reprit-il, je ne vous dissimule pas combien je redoute de m’approcher d’elle. Je mépriserais peut-être tout ce que vous m’en avez pu dire et je me laisserais éblouir par l’éclat de la grandeur qui l’environne, si je ne savais déjà par expérience ce que c’est que d’être à la discrétion d’une magicienne. L’état où je me suis trouvé par l’enchantement de la princesse Giauhare, et dont il semble que je n’ai été délivré que pour rentrer presque aussitôt dans un autre, me la fait regarder avec horreur. » Ses larmes l’empêchèrent d’en dire davantage et firent connaître avec quelle répugnance il se voyait dans la nécessité fatale d’être livré à la reine Labe. « Mon fils, repartit le vieillard Abdallah, ne vous affligez pas : j’avoue qu’on ne peut pas faire un grand fondement sur les promesses et même sur les serments d’une reine si pernicieuse. Je veux bien que vous sachiez que tout son pouvoir ne s’étend pas jusqu’à moi. Elle ne l’ignore pas ; et c’est pour cela, préférablement à toute chose, qu’elle a tant d’égards pour moi. Je saurai bien l’empêcher de vous faire le moindre mal, quand elle serait assez perfide pour oser entreprendre de vous en faire. Vous pouvez vous fier à moi ; et, pourvu que vous suiviez exactement les avis que je vous donnerai avant que je vous abandonne à elle, je vous suis garant qu’elle n’aura pas plus de puissance sur vous que sur moi. » La reine magicienne ne manqua pas de passer, le lendemain, devant la boutique du vieillard Abdallah, avec la même pompe que le jour d’auparavant, et le vieillard l’attendait avec un grand respect. « Bon père, lui dit-elle en s’arrêtant, vous devez juger de l’impatience où je suis d’avoir votre neveu auprès de moi, par mon exactitude à venir vous faire souvenir de vous acquitter de votre promesse. Je sais que vous êtes homme de parole, et je ne veux croire que vous ayez changé de sentiment. » Abdallah, qui s’était prosterné dès qu’il avait vu que la reine s’approchait, se releva quand elle eut cessé de parler ; et, comme il ne voulait pas que personne entendît ce qu’il avait à lui dire, il s’avança avec respect jusqu’à la tête de son cheval, et, en lui parlant bas : « Puissante reine, dit-il, je suis persuadé que Votre Majesté ne prend pas en mauvaise part la difficulté que je fis de lui confier mon neveu dès hier elle doit avoir compris elle-même le motif que j’en ai eu. Je veux bien le lui abandonner aujourd’hui ; mais je la supplie d’avoir pour agréable de mettre en oubli tous les secrets de cette science merveilleuse qu’elle possède au souverain degré. Je regarde mon neveu comme mon propre fils ; et Votre Majesté me mettrait au désespoir, si elle en usait d’une autre manière qu’elle a eu la bonté de me le promettre. — Je vous le promets encore, repartit la reine, et je vous répète, par le même serment qu’hier, que vous et lui aurez tout sujet de vous louer de moi. Je vois bien que je ne vous suis pas encore assez connue, ajouta-t-elle, vous ne m’avez vue jusqu’à présent que le visage couvert ; mais comme je trouve votre neveu digne de mon amitié, je veux vous faire voir que je ne suis pas indigne de la sienne. » En disant ces paroles elle laissa voir au roi Beder, qui s’était approché avec Abdallah, une beauté incomparable ; mais le roi Beder en fut peu touché. « En effet, ce n’est pas assez d’être belle, dit-il en lui-même il faut que les actions soient aussi régulières que la beauté est accomplie. » Dans le temps que le roi Beder faisait ces réflexions, les yeux attachés sur la reine Labe, le vieillard Abdallah se tourna de son côté ; et, en le prenant par la main, il le lui présenta : « Le voilà, madame, lui dit-il ; je supplie Votre Majesté encore une fois de se souvenir qu’il est mon neveu et de permettre qu’il vienne me voir quelquefois. » La reine le lui promit ; et, pour lui marquer sa reconnaissance, elle lui fit donner un sac de mille pièces d’or, qu’elle avait fait apporter. Il s’excusa d’abord de le recevoir ; mais elle voulut absolument qu’il l’acceptât, et il ne put s’en dispenser. Elle avait fait amener un cheval aussi richement harnaché que le sien, pour le roi de Perse. On le lui présenta ; et pendant qu’il mettait le pied à l’étrier : « J’oubliais, dit la reine à Abdallah, de vous demander comment s’appelle votre neveu. » Comme il lui répondit qu’il se nommait Beder « On s’est mépris, reprit-elle, on devait plutôt le nommer Schems. » Dès que le roi Beder fut monté à cheval, il voulut prendre son rang derrière la reine, mais elle le fit avancer à sa gauche et voulut qu’il marchât à côté d’elle. Elle regarda Abdallah, et, après avoir fait une inclination, elle reprit sa marche. Au lieu de remarquer sur le visage du peuple une certaine satisfaction accompagnée de respect à la vue de sa souveraine, le roi Beder s’aperçut, au contraire, qu’on la regardait avec mépris, et même que plusieurs faisaient mille imprécations contre elle. « La magicienne, disaient quelques-uns, a trouvé un nouveau sujet d’exercer sa méchanceté. Le ciel ne délivrera-t-il jamais le monde de sa tyrannie. — Pauvre étranger, s’écriaient d’autres, tu es bien trompé, si tu crois que ton bonheur durera longtemps c’est pour rendre ta chute plus assommante qu’on t’élève si haut ! » Ces discours lui firent connaître que le vieillard Abdallah lui avait dépeint la reine Labe telle qu’elle était en effet ; mais, comme il ne dépendait plus de lui de se retirer du danger où il était, il s’abandonna à la Providence et à ce qu’il plairait au ciel de décider de son sort. La reine magicienne arriva à son palais ; et quand elle eut mis pied à terre, elle se fit donner la main par le roi Beder et entra avec lui, accompagnée de ses femmes et des officiers de ses eunuques. Elle lui fit voir elle-même tous les appartements, où il n’y avait qu’or massif, pierreries, et que meubles d’une magnificence singulière. Quand elle l’eut mené dans son cabinet, elle s’avança avec lui sur un balcon, d’où elle lui fit remarquer un jardin d’une beauté enchantée. Le roi Beder louait tout ce qu’il voyait avec beaucoup d’esprit, de manière néanmoins qu’elle ne pouvait se douter qu’il fût autre chose que le neveu du vieillard Abdallah. Ils s’entretinrent de plusieurs choses indifférentes, jusqu’à ce qu’on vînt avertir la reine que l’on avait servi. La reine et le roi Beder se levèrent et allèrent se mettre à table. La table était d’or massif, et les plats étaient de la même matière. Ils mangèrent, et ils ne burent presque pas jusqu’au dessert ; mais alors la reine se fit emplir sa coupe d’or d’excellent vin ; et, après qu’elle eut bu à la santé du roi Beder, elle la fit remplir sans la quitter et la lui présenta. Le roi Beder la reçut avec beaucoup de respect ; et par une inclination de tête fort bas, il lui marqua qu’il buvait réciproquement à sa santé. Dans le même temps, dix femmes de la reine Labe entrèrent avec des instruments, dont elles firent un agréable concert avec leurs voix, pendant qu’ils continuèrent de boire bien avant dans la nuit. A force de boire, enfin ils s’échauffèrent si fort l’un et l’autre, qu’insensiblement le roi Beder oublia que la reine était magicienne, et qu’il ne la regarda plus que comme la plus belle reine qu’il y eût au monde. Dès que la reine se fut aperçue qu’elle l’avait amené au point qu’elle souhaitait, elle fit signe aux eunuques et à ses femmes de se retirer. Ils obéirent, et le roi Beder et elle couchèrent ensemble. Le lendemain, la reine et le roi Beder allèrent au bain dès qu’ils furent levés ; et, au sortir du bain, les femmes qui y avaient servi le roi lui présentèrent du linge blanc et un habit des plus magnifiques. La reine, qui avait pris aussi un autre habit plus magnifique que celui du jour d’auparavant, vint le prendre, et ils allèrent ensemble à son appartement. On leur servit un bon repas ; après quoi ils passèrent la journée agréablement, à la promenade dans le jardin, et à plusieurs sortes de divertissements. La reine Labe traita et régala le roi Beder de cette manière pendant quarante jours, comme elle avait coutume d’en user envers tous ses amants. La nuit du quarantième, lorsqu’ils étaient couchés, comme elle croyait que le roi Beder dormait, elle se leva sans faire de bruit ; mais le roi Beder, qui était éveillé et qui s’aperçut qu’elle avait quelque dessein, fit semblant de dormir et fut attentif à ses actions. Lorsqu’elle fut levée, elle ouvrit une cassette d’où elle tira une boîte pleine d’une certaine poudre jaune. Elle prit de cette poudre et en fit une traînée au travers de la chambre. Aussitôt cette traînée se changea en un ruisseau d’une eau très claire, au grand étonnement du roi Beder. Il en trembla de frayeur ; et il se contraignit davantage à faire semblant de dormir, pour ne pas faire connaître à la magicienne qu’il fût éveillé. La reine Labe puisa de l’eau du ruisseau dans un vase et en versa dans un bassin où il y avait de la farine, dont elle fit une pâte qu’elle pétrit fort longtemps ; elle y mit enfin de certaines drogues, qu’elle prit en différentes boîtes, et elle en fit un gâteau qu’elle mit dans une tourtière couverte. Comme, avant toute chose, elle avait allumé un grand feu, elle tira de la braise, mit la tourtière dessus, et pendant que le gâteau cuisait, elle remit les vases et les boîtes dont elle s’était servie en leur lieu ; et, à de certaines paroles qu’elle prononça, le ruisseau qui coulait au milieu de la chambre disparut. Quand le gâteau fut cuit, elle l’ôta de dessus la braise et le porta dans un cabinet ; après quoi elle revint coucher avec le roi Beder, qui sut si bien dissimuler, qu’elle n’eut pas le moindre soupçon qu’il eût rien vu de tout ce qu’elle venait de faire. Le roi Beder, à qui les plaisirs et les divertissements avaient fait oublier le bon vieillard Abdallah, son hôte, depuis qu’il l’avait quitté, se souvint de lui et crut qu’il avait besoin de son conseil, après ce qu’il avait vu faire à la reine Labe pendant la nuit. Dès qu’il fut levé, il témoigna à la reine le désir qu’il avait de l’aller voir et la supplia de vouloir bien le lui permettre. « Eh quoi ! mon cher Beder, reprit la reine, vous ennuyez-vous déjà, je ne dis pas de demeurer dans un palais si superbe et où vous devez trouver tant d’agréments, mais de la compagnie d’une reine qui vous aime si passionnément et qui vous en donne tant de marques ? _ Grande reine, reprit le roi Beder, comment pourrais-je m’ennuyer de tant de grâces et de tant de faveurs dont Votre Majesté a la bonté de me combler ? Bien loin de cela, madame, je demande cette permission plutôt pour rendre compte à mon oncle des obligations infinies que j’ai Votre Majesté que pour lui faire connaître que je ne l’oublie pas. Je ne désavoue pas néanmoins que c’est en partie pour cette raison : comme je sais qu’il m’aime avec tendresse, et qu’il y a quarante jours qu’il ne m’a vu, je ne veux pas lui donner lieu de penser que je ne réponds pas à ses sentiments pour moi, en demeurant plus longtemps sans le voir. — Allez, repartit la reine, je le veux bien ; mais vous ne serez pas longtemps à revenir, si vous vous souvenez que je ne puis vivre sans vous. » Elle lui fit donner un cheval richement harnaché, et il partit. Le vieillard Abdallah fut ravi de revoir le roi Beder sans avoir égard à sa qualité, il l’embrassa tendrement, et le roi Beder l’embrassa de même, afin que personne ne doutât qu’il ne fût son neveu. Quand ils se furent assis : « Eh bien ! demanda Abdallah au roi, comment vous êtes-vous trouvé et comment vous trouvez-vous encore avec cette infidèle, cette magicienne ? — Jusqu’à présent, reprit le roi Beder, je puis dire qu’elle a eu pour moi toutes sortes d’égards imaginables et qu’elle a eu toute la considération et tout l’empressement possible, pour mieux me persuader qu’elle m’aime parfaitement. Mais j’ai remarqué une chose, cette nuit, qui me donne un juste sujet de soupçonner que tout ce qu’elle a fait n’est que dissimulation. Dans le temps qu’elle croyait que je dormais profondément, quoique je fusse éveillé, je m’aperçus qu’elle s’éloigna de moi avec beaucoup de précaution et qu’elle se leva. Cette précaution fit qu’au lieu de me rendormir, je m’attachai à l’observer, en feignant cependant que je dormais toujours. » En continuant son discours, il lui raconta comment et avec quelles circonstances il lui avait vu faire le gâteau ; et, en achevant : « jusqu’alors, ajouta-t-il, j’avoue que je vous avais presque oublié, avec tous les avis que vous m’aviez donnés de ses méchancetés ; mais cette action me fait craindre qu’elle ne tienne ni les paroles qu’elle vous a données, ni ses serments si solennels. J’ai songé à vous aussitôt ; et je m’estime heureux de ce qu’elle m’a permis de vous venir voir, avec plus de facilité que je m’y étais attendu. — Vous ne vous êtes pas trompé, repartit le vieillard Abdallah avec un souris qui marquait qu’il n’avait pas cru lui-même qu’elle dût en user autrement ; rien n’est capable d’obliger la perfide à se corriger. Mais ne craignez rien, je sais le moyen de faire en sorte que le mal qu’elle veut vous faire retombe sur elle. Vous êtes entré dans le soupçon fort à propos, et vous ne pouviez mieux faire que de recourir à moi. Comme elle ne garde pas ses amants plus de quarante jours, et qu’au lieu de les renvoyer honnêtement, elle en fait autant d’animaux dont elle remplit ses forets, ses parcs et la campagne, je pris, dès hier, les mesures pour empêcher qu’elle ne vous fasse le même traitement. Il y a trop longtemps que la terre porte ce monstre : il faut qu’elle soit traitée elle-même comme elle le mérite. » En achevant ces paroles, Abdallah mit deux gâteaux entre les mains du roi Beder et lui dit de les garder pour en faire l’usage qu’il allait entendre. « Vous m’avez dit, continua-t-il, que la magicienne a fait un gâteau cette nuit : c’est pour vous en faire manger, n’en doutez pas ; mais gardez-vous d’en goûter. Ne laissez pas cependant d’en prendre quand elle vous en présentera ; et, au lieu d’en mettre à la bouche, faites en sorte de manger, à la place, d’un des deux que je viens de vous donner, sans qu’elle s’en aperçoive. Dès qu’elle aura cru que vous en aurez avalé du sien, elle ne manquera pas d’entreprendre de vous métamorphoser en quelque animal. Elle n’y réussira pas, et elle tournera la chose en plaisanterie, comme si elle n’eût voulu le faire que pour rire et vous faire un peu de peur, pendant qu’elle en aura un dépit mortel dans l’âme et qu’elle s’imaginera avoir manqué en quelque chose dans la composition de son gâteau. Pour ce qui est de l’autre gâteau, vous lui en ferez présent et vous la presserez d’en manger. Elle en mangera, quand ce ne serait que pour faire voir qu’elle ne se méfie pas de vous, après le sujet qu’elle vous aura donné de vous méfier d’elle. Quand elle en aura mangé, prenez un peu d’eau dans le creux de la main, et, en la lui jetant au visage, dites-lui : « Quitte cette forme, et prends celle de tel ou tel animal qu’il vous plaira. » Venez avec l’animal ; je vous dirai ce qu’il faudra que vous fassiez. Le roi Beder marqua au vieillard Abdallah, en des termes les plus expressifs, combien il lui était obligé de l’intérêt qu’il prenait à empêcher qu’une magicienne si dangereuse n’eût le pouvoir d’exercer sa méchanceté contre lui ; et, après qu’il se fut encore entretenu quelque temps avec lui, il le quitta et retourna au palais. En arrivant, il apprit que la magicienne l’attendait dans le jardin, avec grande impatience. Il alla la chercher ; et la reine Labe ne l’eut pas plus tôt aperçu qu’elle vint à lui avec grand empressement. « Cher Beder, lui dit-elle, on a grande raison de dire que rien ne fait mieux connaître la force et l’excès de l’amour que l’éloignement de l’objet que l’on aime. Je n’ai pas eu de repos depuis que je vous ai perdu de vue, et il me semble qu’il y a des années que je ne vous ai vu. Pour peu que vous eussiez différé, je me préparais à vous aller chercher moi-même. Madame, reprit le roi Beder, je puis assurer Votre Majesté que je n’ai pas eu moins d’impatience de me rendre auprès d’elle ; mais je n’ai pu refuser quelques moments d’entretien à un oncle qui m’aime et qui ne m’avait pas vu depuis si longtemps. Il voulait me retenir ; mais je me suis arraché à sa tendresse, pour venir où l’amour m’appelait ; et de la collation qu’il m’avait préparée, je me suis contenté d’un gâteau, que je vous ai apporté. » Le roi Beder, qui avait enveloppé l’un des deux gâteaux dans un mouchoir tort propre, le développa, et, en le lui présentant : « Le voilà, madame, ajouta-t-il ; je vous supplie de l’agréer. — Je l’accepte de bon cœur, repartit la reine en le prenant, et j’en mangerai avec plaisir, pour l’amour de vous et de votre oncle, mon bon ami ; mais auparavant, je veux que, pour l’amour de moi, vous mangiez de celui-ci, que j’ai fait pendant votre absence. — Belle reine, lui dit le roi Beder en le recevant avec respect, des mains comme celles de Votre Majesté ne peuvent rien faire que d’excellent ; et elle me fait une faveur dont je ne puis assez lui témoigner ma reconnaissance. » Le roi Beder substitua adroitement à la place du gâteau de la reine l’autre, que le vieillard Abdallah lui avait donné, et il en rompit un morceau, qu’il porta à la bouche. « Ah ! reine, s’écria-t-il en le mangeant, je n’ai jamais rien goûté de plus exquis ! » Comme ils étaient près d’un jet d’eau, la magicienne, qui vit qu’il avait avalé le morceau et qu’il en allait manger un autre, puisa de l’eau du bassin dans le creux de sa main, et, en la lui jetant au visage : « Malheureux, lui dit-elle, quitte cette figure d’homme, et prends celle d’un vilain cheval borgne et boiteux. » Ces paroles ne firent pas d’effets, et la magicienne fut extrêmement étonnée de voir le roi Beder dans le même état et donner seulement une marque de grande frayeur. La rougeur lui en monta au visage ; et, comme elle vit qu’elle avait manqué son coup : « Cher Beder, lui dit-elle, ce n’est rien, remettez-vous ; je n’ai pas voulu vous faire de mal ; je l’ai fait seulement pour voir ce que vous en diriez. Vous pouvez juger que je serais la plus misérable et la plus exécrable de toutes les femmes, si je commettais une action si noire, je ne dis pas seulement après les serments que j’ai faits, mais même après les marques d’amour que je vous ai données. — Puissante reine, repartit le roi Beder, quelque persuadé que je sois que Votre Majesté ne l’ait fait que pour se divertir, je n’ai pu néanmoins me garantir de la surprise. Quel moyen aussi de s’empêcher de n’avoir pas au moins quelque émotion, à des paroles capables de faire un changement si étrange ? Mais, madame, laissons là ce discours ; et, puisque j’ai mangé de votre gâteau, faites-moi la grâce de goûter du mien. » La reine Labe, qui ne pouvait mieux se justifier qu’en donnant cette marque de confiance au roi de Perse, rompit un morceau de gâteau et le mangea. Dès qu’elle l’eut avalé, elle parut toute troublée et elle demeura comme immobile. Le roi Beder ne perdit pas de temps ; il prit de l’eau du même bassin, et, en la lui jetant au visage : « Abominable magicienne, s’écria-t-il, sors de cette figure et change-toi en cavale ! » Au même moment, la reine Labe fut changée en une très belle cavale ; et sa confusion fut si grande de se voir ainsi métamorphosée, qu’elle répandit des larmes en abondance. Elle baissa la tête jusqu’aux pieds du roi Beder, comme pour le toucher de compassion. Mais, quand il eût voulu se laisser fléchir, il n’était pas en son pouvoir de réparer le mal qu’il lui avait fait. Il mena la cavale à l’écurie du palais, où il la mit entre les mains d’un palefrenier pour la brider ; mais de toutes les brides que le palefrenier présenta à la cavale, pas une ne se trouva propre. Il fit seller et brider deux chevaux un pour lui et l’autre pour le palefrenier, et il se fit suivre par le palefrenier jusque chez le vieillard Abdallah, avec la cavale à la main. Abdallah, qui aperçut de loin le roi Beder et la cavale, ne douta pas que le roi Beder n’eût fait ce qu’il lui avait recommandé. « Maudite magicienne, dit-il aussitôt en lui-même avec joie, le ciel enfin t’a châtiée comme tu le méritais. » Le roi Beder mit pied à terre en arrivant et entra dans la boutique d’Abdallah, qu’il embrassa, en le remerciant de tous les services qu’il lui avait rendus. Il lui raconta de quelle manière le tout s’était passé et lui marqua qu’il n’avait pas trouvé de bride propre pour la cavale. Abdallah, qui en avait une à tout cheval, en brida la cavale lui-même ; et, dès que le roi Beder eut renvoyé le palefrenier avec les deux chevaux : « Sire, lui dit-il, vous n’avez pas besoin de vous arrêter davantage en cette ville ; montez la cavale et retournez en votre royaume. La seule chose que j’ai à vous recommander, c’est au cas que vous veniez à vous défaire de la cavale, de vous bien garder de la livrer avec la bride. » Le roi Beder lui promit qu’il s’en souviendrait ; et, après qu’il eut dit adieu, il partit. Le jeune roi de Perse ne fut pas plus tôt hors de la ville qu’il ne se sentit pas de joie d’être délivré d’un si grand danger et d’avoir à sa disposition la magicienne, qu’il avait eu un si grand sujet de redouter. Trois jours après son départ, il arriva à une grande ville. Comme il était dans le faubourg, il fut rencontré par un vieillard de quelque considération, qui allait à pied à une maison de plaisance qu’il avait. « Seigneur, lui dit le vieillard en s’arrêtant, oserais-je vous demander de quel côté vous venez ? » Il s’arrêta aussitôt pour le satisfaire ; et, comme le vieillard lui faisait plusieurs questions, une vieille survint, qui s’arrêta pareillement et se mit à pleurer en regardant la cavale avec de grands soupirs. Le roi Beder et le vieillard interrompirent leur entretien pour regarder la vieille, et le roi Beder lui demanda quel sujet elle avait de pleurer. « Seigneur, reprit-elle, c’est que votre cavale ressemble si parfaitement à une que mon fils avait, et que je regrette encore pour l’amour de lui, que je croirais que c’est la même, si elle n’était morte. Vendez-la-moi, je vous en supplie ; je vous la payerai ce qu’elle vaut, et, avec cela, je vous en aurai une très grande obligation. — Bonne mère, repartit le roi Beder, je suis fâché de ne pouvoir vous accorder ce que vous demandez ; ma cavale n’est pas à vendre. — Ah ! seigneur, insista la vieille, ne me refusez pas, je vous en conjure au nom de Dieu ! Nous mourrions de déplaisir, mon fils et moi, si vous ne nous accordiez pas cette grâce. — Bonne mère, répliqua le roi Beder, je vous l’accorderais très volontiers, si je m’étais déterminé à me défaire d’une si bonne cavale ; mais, quand cela serait, je ne crois pas que vous en voulussiez donner mille pièces d’or ; car, en ce cas-là, je ne l’estimerais pas moins. — Pourquoi ne les donnerais-je pas ? repartit la vieille. Vous n’avez qu’à donner votre consentement à la vente, je vais vous les compter. » Le roi Beder, qui voyait que la vieille était habillée assez pauvrement, ne put s’imaginer qu’elle fût en état de trouver une si grosse somme. Pour éprouver si elle tiendrait le marché : « Donnez-moi l’argent, lui dit-il, la cavale est à vous. » Aussitôt la vieille détacha une bourse qu’elle avait autour de sa ceinture, et, en la lui présentant e Prenez la peine de descendre, lui dit-elle, que nous comptions si la somme y est ; au cas qu’elle n’y soit pas, j’aurai bientôt trouvé le reste ; ma maison n’est pas loin. » L’étonnement du roi Beder fut extrême, quand il vit la bourse : « Bonne mère, reprit-il, ne voyez-vous pas que ce que je vous en ai dit n’est que pour rire ? je vous répète que ma cavale n’est pas à vendre. » Le vieillard, qui avait été témoin de tout cet entretien, prit la parole : « Mon fils, dit-il au roi Beder, il faut que vous sachiez une chose que je vois bien que vous ignorez ; c’est qu’il n’est pas permis, en cette ville, de mentir en aucune manière, sous peine de mort. Ainsi, vous ne pouvez vous dispenser de prendre l’argent de cette bonne femme et de lui livrer votre cavale, puisqu’elle vous en donne la somme que vous avez demandée. Vous ferez mieux de faire la chose sans bruit que de vous exposer au malheur qui pourrait vous en arriver. » Le roi Beder, bien affligé de s’être engagé dans cette touchante affaire avec tant d’inconsidération, mit pied à terre avec un grand regret. La vieille fut prompte à se saisir de la bride et à débrider la cavale, et encore plus à prendre dans la main de l’eau d’un ruisseau qui coulait au milieu de la rue et de la jeter sur la cavale, en prononçant ces paroles : « Ma fille, quittez cette forme étrangère et reprenez la vôtre. » Le changement se fit en un moment ; et le roi Beder, qui s’évanouit dès qu’il vit paraître la reine Labe devant lui, fût tombé par terre, si le vieillard ne l’eût retenu. La vieille, qui était mère de la reine Labe, et qui l’avait instruite de tous les secrets de la magie, n’eut pas plus tôt embrassé sa fille, pour lui témoigner sa joie, qu’en un instant elle fit paraître, par un sifflement, un génie hideux, d’une figure et d’une grandeur gigantesque. Le génie prit aussitôt le roi Beder sur une épaule, la vieille et la reine magicienne sur l’autre, et les transporta, en peu de moments, au palais de la reine Labe, dans la ville des Enchantements. La reine magicienne, en furie, fit de grands reproches au roi Beder dès qu’elle fut de retour dans son palais : « Ingrat, lui dit-elle, c’est donc ainsi que ton indigne oncle et toi vous m’avez donné des marques de reconnaissance, après tout ce que j’ai fait pour vous : je vous ferai sentir à l’un et à l’autre ce que vous méritez. » Elle ne lui en dit pas davantage ; mais elle prit de l’eau, et, en la lui jetant au visage : « Sors de cette figure, dit-elle, et prends celle d’un vilain hibou. » Ces paroles furent suivies de l’effet ; et aussitôt elle commanda à une de ses femmes d’enfermer le hibou dans une cage et de ne lui donner ni à boire ni à manger. La femme emporta la cage, et, sans avoir égard à l’ordre de la reine Labe, elle y mit de la mangeaille et de l’eau ; et cependant, comme elle était amie du vieillard Abdallah, elle envoya l’avertir secrètement de quelle manière la reine venait de traiter son neveu et son dessein de les faire périr l’un et l’autre, afin qu’il donnât ordre à l’en empêcher et qu’il songeât à sa propre conservation. Abdallah vit bien qu’il n’y avait pas de ménagement à prendre avec la reine Labe. Il ne fit que siffler d’une certaine manière ; et aussitôt un grand génie à quatre ailes se fit voir devant lui et lui demanda pour quel sujet il l’avait appelé. « L’Éclair, lui dit-il (c’est ainsi que s’appelait ce génie), il s’agit de conserver la vie du roi Beder, fils de la reine Gulnare. Va au palais de la magicienne et transporte incessamment à la capitale de Perse la femme pleine de compassion à qui elle a donné la cage en garde, afin qu’elle informe la reine Gulnare du danger où est le roi son fils et du besoin qu’il a de son secours ; prends garde de ne la pas épouvanter en te présentant devant elle, et dis-lui bien, de ma part, ce qu’elle doit faire. L’Éclair disparut et passa en un instant au palais de la magicienne. Il instruisit la femme, il l’enleva dans l’air et la transporta à la capitale de Perse, où il la posa sur le toit en terrasse qui répondait à l’appartement de la reine Gulnare. La femme descendit par l’escalier qui y conduisait et elle trouva la reine Gulnare et la reine Farasche, sa mère, qui s’entretenaient du triste sujet de leur affliction commune. Elle leur fit une profonde révérence ; et, par le récit qu’elle leur fit, elles connurent le besoin que le roi Beder avait d’être secouru promptement. A cette nouvelle, la reine Gulnare fut dans un transport de joie qu’elle marqua en se levant de sa place et en embrassant l’obligeante femme, pour lui témoigner combien elle lui était obligée du service qu’elle venait de lui rendre. Elle sortit aussitôt et commanda qu’on fit jouer les trompettes, les timbales et les tambours du palais, pour annoncer à toute la ville que le roi de Perse arriverait bientôt. Elle revint et elle trouva le roi Saleh son frère, que la reine Farasche avait déjà fait venir par une certaine fumigation. « Mon frère, lui dit-elle, le roi votre neveu, mon cher fils, est dans la ville des Enchantements, sous la puissance de la reine Labe. C’est à vous, c’est à moi d’aller le délivrer ; il n’y a pas de temps à perdre. » Le roi Saleh assembla une puissante armée des troupes de ses États marins, qui s’éleva bientôt de la mer. Il appela même à son secours les génies ses alliés, qui parurent avec une autre armée plus nombreuses que la sienne. Quand les deux armées furent jointes, il se mit à la tête avec la reine Farasche, la reine Gulnare et les princesses, qui voulurent avoir part à l’action. Ils s’élevèrent dans l’air, et ils fondirent bientôt sur le palais et sur la ville des Enchantements, où la reine magicienne, sa mère et tous les adorateurs du Feu furent détruits en un clin d’œil. La reine Gulnare s’était fait suivre par la femme de la reine Labe, qui était venue lui annoncer la nouvelle de l’enchantement et de l’emprisonnement du roi son fils ; et elle lui avait recommandé de n’avoir pas d’autre soin, dans la mêlée, que d’aller prendre la cage et de la lui apporter. Cet ordre fut exécuté comme elle l’avait souhaité. Elle tira le hibou dehors ; et, en jetant sur lui de l’eau qu’elle se fit apporter : « Mon cher fils, dit-elle, quittez cette figure étrangère et prenez celle d’homme, qui est la vôtre. » Dans le moment, la reine Gulnare ne vit plus le vilain hibou : elle vit le roi Beder son fils ; elle l’embrassa aussitôt avec un excès de joie. Ce qu’elle n’était pas en état de dire par ses paroles, dans le transport où elle était, ses larmes y suppléèrent d’une manière qui l’exprimait avec beaucoup de force. Elle ne pouvait se résoudre à le quitter, et il fallut que la reine Farasche le lui arrachât à son tour. Après elle, il fut embrassé de même par le roi son oncle et par les princesses ses parentes. Le premier soin de la reine Gulnare fut de faire chercher le vieillard Abdallah, à qui elle était obligée du recouvrement du roi de Perse. Dès qu’on le lui eut amené : « L’obligation que je vous ai, lui dit-elle, est si grande, qu’il n’y a rien que je ne sois prête à faire pour vous en marquer ma reconnaissance ; faites connaître vous-même en quoi je le puis ; vous serez satisfait. — Grande reine, reprit-il, si la dame que je vous ai envoyée veut bien consentir à la foi de mariage que je lui offre, et que le roi de Perse veuille bien me souffrir à sa cour, je consacre de bon cœur le reste de mes jours à son service. » La reine Gulnare se tourna aussitôt du côté de la dame qui était présente ; et comme la dame fit connaître, par une honnête pudeur, qu’elle n’avait pas de répugnance pour ce mariage, elle leur fit prendre la main l’un à l’autre, et le roi de Perse et elle prirent le soin de leur fortune. Ce mariage donna lieu au roi de Perse de prendre la parole en l’adressant à la reine sa mère : « Madame, dit-il en souriant, je suis ravi du mariage que vous venez de faire ; il en reste un auquel vous devriez bien songer. » La reine Gulnare ne comprit pas d’abord de quel mariage il entendait parler ; elle y pensa un moment et, dès qu’elle l’eut compris : « C’est du vôtre que vous voulez parlez, reprit-elle ; j’y consens très volontiers. » Elle regarda aussitôt les sujets marins du roi son frère et les génies qui étaient présents : « Partez, dit-elle, et parcourez tous les palais de la mer et de la terre, et venez nous donner avis de la princesse la plus belle et la plus digne du roi mon fils que vous aurez remarquée. — Madame, repartit le roi Beder, il est inutile de prendre toute cette peine. Vous n’ignorez pas sans doute que j’ai donné mon cœur à la princesse de Samandal, sur le simple récit de sa beauté je l’ai vue, et je ne me suis pas repenti du présent que je lui ai fait. En effet, il ne peut pas y avoir ni sur la terre, ni sous les ondes, une princesse qu’on puisse lui comparer. Il est vrai que, sur la déclaration que je lui ai faite, elle m’a traité d’une manière qui eût pu éteindre la flamme de tout autre amant moins embrasé que moi de son amour ; mais elle est excusable, et elle ne pouvait me traiter moins rigoureusement, après l’emprisonnement du roi son père, dont je ne laissais pas d’être la cause, quoique innocent. Peut-être que le roi de Samandal aura changé de sentiment, et qu’elle n’aura plus de répugnance à m’aimer et à me donner sa foi, dès qu’il y aura consenti. — Mon fils, répliqua la reine Gulnare, s’il n’y a que la princesse Giauhare au monde capable de vous rendre heureux, ce n’est pas mon intention de m’opposer à votre union, s’il est possible qu’elle se fasse. Le roi votre oncle n’a qu’à faire venir le roi de Samandal, et nous aurons bientôt appris s’il est toujours aussi peu traitable qu’il l’a été. Quelque étroitement que le roi de Samandal eût été gardé jusqu’alors depuis sa captivité, par les ordres du roi Saleh, il avait toujours été traité néanmoins avec beaucoup d’égards, et il s’était apprivoisé avec les officiers qui le gardaient. Le roi Saleh se fit apporter un réchaud avec du feu, et il y jeta une certaine composition, en prononçant des paroles mystérieuses. Dès que la fumée commença à s’élever, le palais s’ébranla, et l’on vit bientôt paraître le roi de Samandal, avec les officiers du roi Saleh, qui l’accompagnaient. Le roi de Perse se jeta aussitôt à ses pieds et, en demeurant le genou en terre : « Sire, dit-il, ce n’est plus le roi Saleh qui demande à Votre Majesté l’honneur de son alliance pour le roi de Perse ; c’est le roi de Perse lui-même qui la supplie de lui faire cette grâce. Je ne puis me persuader qu’elle veuille être la cause de la mort d’un roi qui ne peut plus vivre, s’il ne vit avec l’aimable princesse Giauhare. » Le roi de Samandal ne souffrit pas plus longtemps que le roi de Perse demeurât à ses pieds. Il l’embrassa et, en l’obligeant de se relever : « Sire, repartit-il, je serais bien fâché d’avoir contribué en rien à la mort d’un monarque si digne de vivre. S’il est vrai qu’une vie si précieuse ne puisse se conserver sans la possession de ma fille, vivez, sire, elle est à vous. Elle a toujours été très soumise à ma volonté ; je ne crois pas qu’elle s’y oppose. » En achevant ces paroles, il chargea un de ses officiers, que le roi Saleh avait bien voulu qu’il eût auprès de lui, d’aller chercher la princesse Giauhare et de l’amener incessamment. La princesse Giauhare était toujours restée où le roi de Perse l’avait rencontrée. L’officier l’y trouva, et on le vit bientôt de retour avec elle et avec ses femmes. Le roi Samandal embrassa la princesse : « Ma fille, lui dit-il, je vous ai donné un époux : c’est le roi de Perse que voilà, le monarque le plus accompli qu’il y ait aujourd’hui dans tout l’univers. La préférence qu’il vous a donnée par-dessus toutes les autres princesses nous oblige, vous et moi, de lui en marquer notre reconnaissance. — Sire, reprit la princesse Giauhare, Votre Majesté sait bien que je n’ai jamais manqué à la déférence que je devais à tout ce qu’elle a exigé de mon obéissance. Je suis encore prête à obéir ; et j’espère que le roi de Perse voudra bien oublier le mauvais traitement que je lui ai fait : je le crois assez équitable pour ne l’imputer qu’à la nécessité de mon devoir. » Les noces furent célébrées dans le palais de la ville des Enchantements, avec une solennité d’autant plus grande que tous les amants de la reine magicienne, qui avaient repris leur première forme au moment qu’elle avait cessé de vivre, et qui en étaient venus faire leurs remercîments au roi de Perse, à la reine Gulnare et au roi Saleh, y assistèrent. Ils étaient tous fils de rois ou d’une qualité très distinguée. Le roi Saleh enfin conduisit le roi de Samandal dans son royaume et le remit en possession de ses États. Le roi de Perse, au comble de ses désirs, partit et retourna à la capitale de Perse avec la reine Gulnare, la reine Farasche et les princesses ; et la reine Farasche et les princesses y demeurèrent jusqu’à ce que le roi Saleh vint les prendre et les ramena en son royaume, sous les flots de la mer. Histoire de Ganem, fils d’Abou Aibou, l’esclave d’amour Retour à la Table des Matières Sire, dit Schéhérazade au sultan des Indes, il y avait autrefois à Damas un marchand, qui, par son industrie et par son travail, avait amassé de grands biens dont il vivait fort honorablement. Abou Aibou, c’était son nom, avait un fils et une fille. Le fils fut d’abord appelé Ganem, et depuis surnommé l’Esclave d’Amour. Il était très bien fait ; et son esprit, qui était naturellement excellent, avait été cultivé par de bons maîtres que son père avait pris son de lui donner. Et la fille fut nommée Force de cœurs {80}, parce qu’elle était pourvue d’une beauté si parfaite que tous ceux qui la voyaient ne pouvaient s’empêcher de l’aimer. Abou Aibou mourut. Il laissa des richesses immenses. Cent charges de brocart et d’autres étoffes de soie, qui se trouvèrent dans son magasin, n’en faisaient que la moindre partie. Les charges étaient toutes faites et, sur chaque balle, on lisait en gros caractères : POUR BAGDAD. En ce temps-là, Mohammed, fils de Soliman, surnommé Zinebi, régnait dans la ville de Damas, capitale de la Syrie. Son parent, Haroun-al-Raschid, qui faisait sa résidence à Bagdad, lui avait donné ce royaume à titre de tributaire. Peu de temps après la mort d’Abou Aibou, Ganem s’entretenait avec sa mère des affaires de leur maison ; et, à propos des charges de marchandises qui étaient dans le magasin, il demanda ce que voulait dire l’écriture qu’on lisait sur chaque balle. « Mon fils, lui répondit sa mère, votre père voyageait tantôt dans une province et tantôt dans une autre ; et il avait coutume, avant son départ, d’écrire sur chaque balle le nom de la ville où il se proposait d’aller. Il avait mis toutes choses en état pour faire le voyage de Bagdad, et il était prêt à partir quand la mort... » Elle n’eut pas la force d’achever ; un souvenir trop vif de la perte de son mari ne lui permit pas d’en dire davantage et lui fit verser un torrent de larmes. Ganem ne put voir sa mère attendrie sans être attendri lui-même. Ils demeurèrent quelques moments sans parler ; mais il se remit enfin ; et, lorsqu’il vit sa mère en état de l’écouter, il prit la parole : « Puisque mon père, dit-il, a destiné ces marchandises pour Bagdad et qu’il n’est plus en état d’exécuter son dessein, je vais donc me disposer à faire ce voyage. Je crois même qu’il est à propos que je presse mon départ, de peur que ces marchandises ne dépérissent ou que nous ne perdions l’occasion de les vendre avantageusement. » La veuve d’Abou Aibou, qui aimait tendrement son fils, fut très alarmée de cette résolution. « Mon fils, lui répondit-elle, je ne puis que vous louer de vouloir imiter votre père ; mais songez que vous êtes trop jeune, sans expérience et nullement accoutumé aux fatigues des voyages. D’ailleurs, voulez-vous m’abandonner et ajouter une nouvelle douleur à celle dont je suis accablée ? Ne vaut-il pas mieux vendre ces marchandises aux marchands de Damas et nous contenter d’un profit raisonnable que de vous exposer à périr ? » Elle avait beau combattre le dessein de Ganem par de bonnes raisons ; il ne les pouvait goûter. L’envie de voyager et de perfectionner son esprit par une entière connaissance des choses du monde le sollicitait à partir et l’emporta sur les remontrances, les prières et sur les pleurs même de sa mère. Il alla au marché des esclaves. Il en acheta de robustes, loua cent chameaux ; et, s’étant enfin pourvu de toutes les choses nécessaires, il se mit en chemin avec cinq ou six marchands de Damas, qui allaient négocier à Bagdad. Ces marchands, suivis de tous leurs esclaves et accompagnés de plusieurs autres voyageurs, composaient une caravane si considérable qu’ils n’eurent rien à craindre de la part des Bédouins, c’est-à-dire des Arabes qui n’ont d’autre profession que de battre la campagne, d’attaquer et piller les caravanes, quand elles ne sont pas assez fortes pour repousser leurs insultes. Ils n’eurent donc à essuyer que les fatigues ordinaires d’une longue route ; ce qu’ils oublièrent facilement à la vue de Bagdad, où ils arrivèrent heureusement. Ils allèrent mettre pied à terre dans le khan le plus magnifique et le plus fréquenté de la ville ; mais Ganem, qui voulait être logé commodément et en particulier, n’y prit pas d’appartement ; il se contenta d’y laisser ses marchandises dans un magasin, afin qu’elles y fussent en sûreté. Il loua dans le voisinage une très belle maison, richement meublée, où il y avait un jardin fort agréable par la quantité de jets d’eau et de bosquets qu’on y voyait. Quelques jours après que ce jeune marchand se fut établi dans cette maison et qu’il se fut entièrement remis de la fatigue du voyage, il s’habilla fort proprement et se rendit au lieu public où s’assemblaient les marchands pour vendre ou acheter des marchandises. Il était suivi d’un esclave qui portait un paquet de plusieurs pièces d’étoffes et de toiles fines. Les marchands reçurent Ganem avec beaucoup d’honnêteté ; et leur chef ou syndic, à qui d’abord il s’adressa, prit et acheta tout le paquet, au prix marqué par l’étiquette qui était attachée à chaque pièce d’étoffe. Ganem continua ce négoce avec tant de bonheur qu’il vendait toutes les marchandises qu’il faisait porter chaque jour. Il ne lui restait plus qu’une balle, qu’il avait fait tirer du magasin et apporter chez lui, lorsqu’un jour il alla au lieu public. Il en trouva toutes les boutiques fermées. La chose lui parut extraordinaire ; il en demanda la cause, et on lui dit qu’un des premiers marchands, qui ne lui était pas inconnu, était mort, et que tous ses confrères, suivant la coutume, étaient allés à son enterrement. Ganem s’informa de la mosquée où se devait faire la prière, et d’où le corps devait être porté au lieu de sa sépulture ; et, quand on le lui eut enseigné, il renvoya son esclave avec son paquet de marchandises et prit le chemin de la mosquée. Il y arriva que la prière n’était pas encore achevée, et on la faisait dans une salle toute tendue de satin noir. On enleva le corps, que la parenté, accompagnée des marchands et de Ganem, suivit jusqu’au lieu de sa sépulture, qui était hors de la ville et fort éloigné. C’était un édifice de pierre en forme de dôme, destiné à recevoir les corps de toute la famille du défunt ; et, comme il était fort petit, on avait dressé des tentes alentour, afin que tout le monde fût à couvert pendant la cérémonie. On ouvrit le tombeau et on posa le corps, puis on le referma. Ensuite l’iman et les autres ministres de la mosquée s’assirent en rond sur des tapis, sous la principale tente, et récitèrent le reste des prières. Ils firent aussi la lecture des chapitres de l’Alcoran prescrits pour l’enterrement des morts. Les parents et les marchands, à l’exemple de ces ministres, s’assirent en rond derrière eux. Il était presque nuit lorsque tout fut achevé. Ganem, qui ne s’était pas attendu à une si longue cérémonie, commençait à s’inquiéter, et son inquiétude augmenta quand il vit qu’on servait un repas en mémoire du défunt, selon l’usage de Bagdad. On lui dit même que les tentes n’avaient pas été tendues seulement contre les ardeurs du soleil, mais aussi contre le serein, parce que l’on ne s’en retournerait à la ville que le lendemain. Ce discours alarma Ganem. « Je suis étranger, dit-il en lui-même, et je passe pour un riche marchand ; des voleurs peuvent profiter de mon absence et aller piller ma maison. Mes esclaves mêmes peuvent être tentés d’une si belle occasion ; ils n’ont qu’à prendre la fuite avec tout l’or que j’ai reçu de mes marchandises ; où les irai-je chercher ? » Vivement occupé de ces pensées, il mangea quelques morceaux à la hâte et se déroba finement à la compagnie. Il précipita ses pas pour faire plus de diligence ; mais, comme il arrive assez souvent que plus on est pressé moins on avance, il prit un chemin pour un autre et s’égara dans l’obscurité, de manière qu’il était près de minuit quand il arriva à la porte de la ville. Pour surcroît de malheur, il la trouva fermée. Ce contre-temps lui causa une peine nouvelle, et il fut obligé de prendre le parti de chercher un endroit pour passer le reste de la nuit et attendre qu’on ouvrît la porte. Il entra dans un cimetière si vaste qu’il s’étendait depuis la ville jusqu’au lieu d’où il venait ; il s’avança jusqu’à des murailles assez hautes, qui entouraient un petit champ qui faisait le cimetière particulier d’une famille, et où était un palmier. Il y avait encore une infinité d’autres cimetières particuliers,dont on n’était pas exact à fermer les portes. Ainsi Ganem, trouvant ouvert celui où il y avait un palmier, y entra et ferma la porte après lui ; il se coucha sur l’herbe et fit tout ce qu’il put pour s’endormir : mais l’inquiétude où il était de se voir hors de chez lui l’en empêcha. Il se leva ; et après avoir, en se promenant, passé et repassé plusieurs fois devant la porte, il l’ouvrit sans savoir pourquoi ; aussitôt il aperçut de loin une lumière qui semblait venir à lui. A cette vue, la frayeur le saisit ; il poussa la porte, qui ne se fermait qu’avec un loquet, et monta promptement au haut du palmier, qui, dans la crainte dont il était agité, lui parut le plus sûr asile qu’il pût rencontrer. Il n’y fut pas plus tôt, qu’à la faveur de la lumière qui l’avait effrayé il distingua et vit entrer dans le cimetière où il était trois hommes, qu’il reconnut pour des esclaves, à leur habillement. L’un marchait devant avec une lanterne, et les deux autres le suivaient, chargés d’un coffre long de cinq à six pieds qu’ils portaient sur leurs épaules ; ils le mirent à terre ; et alors un des trois esclaves dit à ses camarades : « Frères, si vous m’en croyez, nous laisserons là ce coffre et nous reprendrons le chemin de la ville. — Non, non, répondit un autre, ce n’est pas ainsi qu’il faut exécuter les ordres que notre maîtresse nous donne. Nous pourrions nous repentir de les avoir négligés ; enterrons ce coffre, puisqu’on nous l’a commandé. » Les deux autres esclaves se rendirent à ce sentiment : ils commencèrent à remuer la terre avec des instruments qu’ils avaient apportés pour cela ; et, quand ils eurent fait une profonde fosse, ils mirent le coffre dedans et le couvrirent de la terre qu’ils avaient ôtée. Ils sortirent du cimetière après cela et s’en retournèrent chez eux. Ganem, qui, du haut du palmier, avait entendu les paroles que les esclaves avaient prononcées, ne savait que penser de cette aventure. Il jugea qu’il fallait que ce coffre renfermât quelque chose de précieux, et que la personne à qui il appartenait avait ses raisons pour le faire cacher dans ce cimetière. Il résolut de s’en éclaircir sur-le-champ. Il descendit du palmier. Le départ des esclaves lui avait ôté sa frayeur. Il se mit à travailler à la fosse, et il y employa si bien les pieds et les mains, qu’en peu de temps il vit le coffre à découvert ; mais il le trouva fermé d’un gros cadenas. Il fut très mortifié de ce nouvel obstacle qui l’empêchait de satisfaire sa curiosité. Cependant il ne perdit point courage ; et le jour venant à paraître sur ces intervalles, lui fit découvrir dans le cimetière plusieurs gros cailloux. Il en choisit un avec quoi il n’eut pas beaucoup de peine à forcer le cadenas. Alors, plein d’impatience, il ouvrit le coffre. Au lieu d’y trouver de l’argent, comme il se l’était imaginé, Ganem fut dans une surprise que l’on ne peut exprimer, d’y voir une jeune dame d’une beauté sans pareille. A son teint frais et vermeil, et plus encore à une respiration douce et réglée, il reconnut qu’elle était pleine de vie mais il ne pouvait comprendre pourquoi, si elle n’était qu’endormie, elle ne s’était pas réveillée au bruit qu’il avait fait en forçant le cadenas. Elle avait un habillement si magnifique, des bracelets et des pendants d’oreilles de diamants, avec un collier de perles fines si grosses, qu’il ne douta pas un moment que ce ne fût une dame des premières de la cour. A la vue d’un si bel objet, non seulement la pitié et l’inclination naturelle à secourir les personnes qui sont en danger, mais même quelque chose de plus fort, que Ganem alors ne pouvait pas bien démêler, le portèrent à donner à cette jeune beauté tous les secours qui dépendaient de lui. Avant toutes choses, il alla fermer la porte du cimetière, que les esclaves avaient laissée ouverte ; il revint ensuite prendre la dame entre ses bras. Il la tira hors du coffre et la coucha sur la terre qu’il avait ôtée. La dame fut à peine dans cette situation et exposée au grand air, qu’elle éternua, et qu’avec un petit effort qu’elle fit en tournant la tête, elle rendit par la bouche une liqueur dont il parut qu’elle avait l’estomac chargé ; puis, entr’ouvrant et se frottant les yeux, elle s’écria d’une voix dont Ganem, qu’elle ne voyait pas, fut enchanté : « Fleur de jardin {81}, Branche de Corail {82}, Canne de sucre {83}, Lumière du jour {84}, Étoile du matin {85}, Délices du temps {86}, parlez donc, où êtes-vous ? » C’étaient autant de noms de femmes esclaves qui avaient coutume de la servir. Elle les appelait, et elle était fort étonnée de ce que personne ne répondait. Elle ouvrit enfin les yeux ; et, se voyant dans un cimetière, elle fut saisie de crainte. « Quoi donc ! s’écria-t-elle plus fort qu’auparavant, les morts ressuscitent-ils ? Sommes-nous au jour du jugement ? Quel étrange changement du soir au matin ! » Ganem ne voulut pas laisser la dame plus longtemps dans cette inquiétude. Il se présenta devant elle aussitôt, avec tout le respect possible et de la manière la plus honnête du monde. « Madame, lui dit-il, je ne puis vous exprimer que faiblement la joie que j’ai de m’être trouvé ici pour vous rendre le service que je vous ai rendu, et de pouvoir vous offrir tous les secours dont vous avez besoin dans l’état où vous êtes. » Pour engager la dame à prendre toute confiance en lui, il lui dit premièrement qui il était et par quel hasard il se trouvait dans ce cimetière. Il lui raconta ensuite l’arrivée des trois esclaves et de quelle manière ils avaient entez ré le coffre. La dame, qui s’était couvert le visage de son voile dès que Ganem s’était présenté, fut vivement touchée de l’obligation qu’elle lui avait. « Je rends grâces à Dieu, lui dit-elle, de m’avoir envoyé un honnête homme comme vous pour me délivrer de la mort. Mais, puisque vous avez commencé une œuvre si charitable, je vous conjure de ne la pas laisser imparfaite. Allez, de grâce, dans la ville, chercher un muletier, qui vienne, avec un mulet, me prendre et me transporter chez vous dans ce même coffre ; car, si j’allais avec vous à pied, mon habillement étant différent de celui des dames de la ville, quelqu’un y pourrait faire attention et me suivre ; ce qu’il m’est de la dernière importance de prévenir. Quand je serai dans votre maison, vous apprendrez qui je suis par le récit que je vous ferai de mon histoire ; et cependant soyez persuadé que vous n’avez pas obligé une ingrate. » Avant que de quitter la dame, le jeune marchand tira le coffre hors de la fosse ; il la combla de terre, remit la dame dans le coffre, et l’y renferma de telle sorte qu’il ne paraissait pas que le cadenas eût été forcé. Mais, de peur qu’elle n’étouffât, il ne referma pas exactement le coffre et y laissa entrer l’air. En sortant du cimetière, il tira la porte après lui ; et, comme celle de la ville était ouverte, il eut bientôt trouvé ce qu’il cherchait. Il revint au cimetière, où il aida le muletier à charger le coffre en travers sur le mulet ; et, pour lui ôter tout soupçon, il lui dit qu’il était arrivé, la nuit, avec un autre muletier, qui, pressé de s’en retourner, avait déchargé le coffre dans le cimetière. Ganem, qui depuis son arrivée à Bagdad, ne s’était occupé que de son négoce, n’avait pas encore éprouvé la puissance de l’amour. Il en sentit alors les premiers traits. Il n’avait pu voir la jeune dame sans en être ébloui ; et l’inquiétude dont il se sentit agité, en suivant de loin le muletier, et la crainte qu’il n’arrivât, en chemin, quelque accident qui lui fît perdre sa conquête lui apprirent à démêler ses sentiments. Sa joie fut extrême lorsque, étant arrivé heureusement chez lui, il vit décharger le coffre. Il renvoya le muletier ; et ayant fait fermer, par un de ses esclaves, la porte de sa maison, il ouvrit le coffre, aida la dame à en sortir, lui présenta la main et la conduisit à son appartement, en la plaignant de ce qu’elle devait avoir souffert dans une si étroite prison. « Si j’ai souffert, dit-elle, j’en suis bien dédommagée par ce que vous avez fait pour moi et par le plaisir que je sens à me voir en sûreté. » L’appartement de Ganem, tout richement meublé qu’il était, attira moins les regards de la dame que la taille et la bonne mine de son libérateur, dont la politesse et les manières engageantes lui inspirèrent une vive reconnaissance. Elle s’assit sur un sofa ; et, pour commencer à faire connaître au marchand combien elle était sensible au service qu’elle en avait reçu, elle ôta son voile. Ganem, de son côté, sentit toute la grâce qu’une dame si aimable lui faisait de se montrer à lui le visage découvert, ou plutôt il sentit qu’il avait déjà pour elle une passion violente. Quelque obligation qu’elle lui eût, il se crut trop récompensé par une faveur si précieuse. La dame pénétra dans les sentiments de Ganem et n’en fut pas alarmée, parce qu’il paraissait fort respectueux. Comme il jugea qu’elle avait besoin de manger, et ne voulant charger personne que lui-même du soin de régaler une hôtesse si charmante, il sortit suivi d’une esclave, et alla chez un traiteur ordonner un repas. De chez le traiteur il passa chez un fruitier, où il choisit les plus beaux et les meilleurs fruits. Il fit aussi provision d’excellent vin et du même pain qu’on mangeait au palais du calife. Dès qu’il fut de retour chez lui, il dressa de sa propre main une pyramide de tous les fruits qu’il avait achetés ; et, les servant lui-même à la dame dans un bassin de porcelaine très fine : « Madame, lui dit-il, en attendant un repas plus solide et plus digne de vous, choisissez, de grâce, prenez quelques-uns de ces fruits. » Il voulait demeurer debout ; mais elle lui dit qu’elle ne toucherait à rien qu’il ne fût assis et qu’il ne mangeât avec elle. Il obéit, et après qu’ils eurent mangé quelques morceaux, Ganem, remarquant que le voile de la dame, qu’elle avait mis auprès d’elle sur le sofa, avait le bord brodé d’une écriture en or, lui demanda de voir cette broderie. La dame mit aussitôt la main sur le voile et le lui présenta, en lui demandant s’il savait lire. « Madame, répondit-il d’un air modeste, un marchand ferait mal ses affaires s’il ne savait au moins lire et écrire. — Eh bien ! reprit-elle, lisez les paroles qui sont écrites sur ce voile ; aussi bien c’est une occasion pour moi de vous raconter mon histoire. » Ganem prit le voile et lut ces mots : « Je suis à vous et vous êtes à moi, ô descendant de l’oncle du prophète ! » Ce descendant de l’oncle du prophète était le calife Haroun-al-Raschid, qui régnait alors, et qui descendait d’Abbas, oncle de Mahomet. Quand Ganem eut compris le sens de ces paroles : « Ah ! madame, s’écria-t-il tristement, je viens de vous donner la vie, et voilà une écriture qui me donne la mort ! Je n’en comprends pas tout le mystère ; mais elle ne me fait que trop connaître que je suis le plus malheureux de tous les hommes. Pardonnez-moi, madame, la liberté que je prends de vous le dire. Je n’ai pu vous voir sans vous donner mon cœur ; vous n’ignorez pas vous-même qu’il n’a pas été en mon pouvoir de vous le refuser, et c’est ce qui rend excusable ma témérité. Je me proposais de toucher le vôtre par mes respects, mes soins, mes complaisances, mes assiduités, mes soumissions, par ma constance ; et à peine j’ai conçu ce dessein flatteur, que me voilà déchu de toutes mes espérances. Je ne réponds pas de soutenir longtemps un si grand malheur. Mais, quoi qu’il en puisse être, j’aurai la consolation de mourir tout à vous. Achevez, madame, je vous en conjure, achevez de me donner un entier éclaircissement sur ma triste destinée. » Il ne put prononcer ces paroles sans répandre quelques larmes. La dame en fut touchée. Bien loin de se plaindre de la déclaration qu’elle venait d’entendre, elle en sentit une joie secrète ; car son cœur commençait à se laisser surprendre. Elle se dissimula toutefois ; et, comme si elle n’eût pas fait d’attention au discours de Ganem : « Je me serais bien gardée, lui répondit-elle, de vous montrer mon voile, si j’eusse cru qu’il dût vous causer tant de déplaisir ; et je ne vois pas que les choses que j’ai à vous dire doivent rendre votre sort aussi déplorable que vous l’imaginez. Vous saurez donc, poursuivit-elle, pour vous apprendre mon histoire, que je me nomme Tourmente {87} : nom qui me fut donné au moment de ma naissance, parce que l’on jugea que ma vue causerait un jour bien des maux. Il ne vous doit pas être inconnu, puisqu’il n’y a personne dans Bagdad qui ne sache que le calife Haroun-al-Raschid, mon souverain maître et le vôtre, a une favorite qui s’appelle ainsi. On m’amena dans son palais dès mes plus tendres années, et j’ai été élevée avec tout le soin que l’on a coutume d’avoir des personnes de mon sexe destinées à y demeurer. Je ne réussis pas mal dans tout ce qu’on prit la peine de m’enseigner ; et cela, joint à quelques traits de beauté, m’attira l’amitié du calife, qui me donna un appartement particulier auprès du sien. Ce prince n’en demeura pas à cette distinction ; il nomma vingt femmes pour me servir, avec autant d’eunuques ; et depuis ce temps-là il m’a fait des présents si considérables, que je me suis vue plus riche qu’aucune reine qu’il y ait au monde. Vous jugez bien par là que Zobéide, femme et parente du calife, n’a pu voir mon bonheur sans en être jalouse. Quoique Haroun ait pour elle toutes les considérations imaginables, elle a cherché toutes les occasions possibles de me perdre. Jusqu’à présent je m’étais assez bien garantie de ses pièges ; mais enfin j’ai succombé au dernier effort de la jalousie, et sans vous je serais, à l’heure qu’il est, dans l’attente d’une mort inévitable. Je ne doute pas qu’elle n’ait corrompu une de mes esclaves, qui me présenta, hier au soir, dans de la limonade, une drogue qui cause un assoupissement si grand, qu’il est aisé de disposer de ceux à qui l’on en fait prendre ; et cet assoupissement est tel que, pendant sept ou huit heures, rien n’est capable de le dissiper. J’ai d’autant plus de sujet de faire ce jugement, que j’ai le sommeil naturellement très léger et que je m’éveille au moindre bruit. Zobéide, pour exécuter son mauvais dessein, a pris le temps de l’absence du calife, qui depuis peu de jours est allé se mettre à la tête de ses troupes pour punir l’audace de quelques rois ses voisins qui se sont ligués pour lui faire la guerre. Sans cette conjoncture, ma rivale, toute furieuse qu’elle est, n’aurait osé rien entreprendre contre ma vie. Je ne sais ce qu’elle fera pour dérober au calife la connaissance de cette action ; mais vous voyez que j’ai un très grand intérêt que vous me gardiez le secret. Il y va de ma vie ; je ne serai pas en sûreté chez vous, tant que le calife sera hors de Bagdad. Vous êtes intéressé vous-même à tenir mon aventure secrète ; car si Zobéide apprenait l’obligation que je vous ai, elle vous punirait vous-même de m’avoir conservée. Au retour du calife, j’aurai moins de mesures à garder. Je trouverai moyen de l’instruire de tout ce qui s’est passé, et je suis persuadée qu’il sera plus empressé que moi-même à reconnaître un service qui me rend à son amour. » Aussitôt que la belle favorite d’Haroun-al-Raschid eut cessé de parler, Ganem prit la parole : « Madame, lui dit-il, je vous rends mille grâces de m’avoir donné l’éclaircissement que j’ai pris la liberté de vous demander, et je vous supplie de croire que vous êtes ici en sûreté. Les sentiments que vous m’avez inspirés vous répondent de ma discrétion. Pour celle de mes esclaves, j’avoue qu’il faut s’en défier. Ils pourraient manquer à la fidélité qu’ils me doivent, s’ils savaient par quel hasard et dans quel lieu j’ai eu le bonheur de vous rencontrer. Mais c’est ce qui leur est impossible de deviner. J’oserai même vous assurer qu’ils n’auront pas la moindre curiosité de s’en informer. Il est si naturel aux jeunes gens de chercher de belles esclaves, qu’ils ne seront nullement surpris de vous voir ici, dans l’opinion qu’ils auront que vous en êtes une et que je vous ai achetée. Ils croiront encore que j’ai eu mes raisons pour vous amener chez moi de la manière qu’ils l’ont vu : ayez donc l’esprit en repos là-dessus, et soyez sûre que vous serez servie avec tout le respect qui est dû à la favorite d’un monarque aussi grand que le nôtre. Mais, quelle que soit la grandeur qui l’environne, permettez-moi de vous déclarer, madame, que rien ne sera capable de me faire révoquer le don que je vous ai fait de mon cœur. Je sais bien que je n’oublierai jamais « que ce qui appartient au maître est défendu à l’esclave ». Mais je vous aimais avant que vous m’eussiez appris que votre foi était engagée au calife ; il ne dépend pas de moi de vaincre une passion qui, quoique encore naissante, a toute la force d’un amour fortifié par une parfaite réciprocité. Je vous souhaite que votre auguste et trop heureux amant vous venge de la malignité de Zobéide en vous rappelant auprès de lui, et, quand vous vous verrez rendue à ses souhaits, que vous vous souveniez de l’infortuné Ganem, qui n’est pas moins votre conquête que le calife. Tout puissant qu’il est, ce prince, si vous n’êtes sensible qu’à la tendresse, je me flatte qu’il ne m’effacera point de votre souvenir. Il ne peut vous aimer avec plus d’ardeur que je ne vous aime ; et je ne cesserai de brûler pour vous, en quelque lieu du monde que j’aille expirer après vous avoir perdue. » Tourmente s’aperçut que Ganem était pénétré de la plus vive douleur ; elle en fut attendrie ; mais, voyant l’embarras où elle allait se jeter en continuant la conversation sur cette matière, qui pouvait insensiblement la conduire à faire paraître le penchant qu’elle se sentait pour lui : « Je vois bien, lui dit-elle, que ce discours vous fait trop de peine ; laissons-le et parlons de l’obligation infinie que je vous ai. Je ne puis assez vous exprimer ma joie, quand je songe que sans votre secours je serais privée de la lumière du jour. » Heureusement pour l’un et pour l’autre, on frappa à la porte en ce moment. Ganem se leva pour aller voir ce que ce pouvait être, et il se trouva que c’était un des esclaves, pour lui annoncer l’arrivée du traiteur. Ganem, qui, pour plus grande précaution, ne voulait pas que les esclaves entrassent dans la chambre où était Tourmente, alla prendre ce que le traiteur avait apprêté et le servit lui-même à sa belle hôtesse, qui, dans le fond de son âme, était ravie des soins qu’il avait pour elle. Après le repas, Ganem desservit comme il avait servi ; et, quand il eut remis toutes choses à la porte de la chambre, entre les mains de ses esclaves : « Madame, dit-il à Tourmente, vous serez peut-être bien aise de reposer présentement. Je vous laisse ; et, quand vous aurez pris quelque repos, vous me verrez prêt à recevoir vos ordres. » En achevant ces paroles il sortit et alla acheter deux femmes esclaves ; il acheta aussi deux paquets : l’un de linge fin, et l’autre de tout ce qui peut composer une toilette digne de la favorite du calife. Il mena chez lui les deux esclaves et, les présentant à Tourmente : « Madame, lui dit-il, une personne comme vous a besoin de deux filles au moins pour la servir ; trouvez bon que je vous donne celles-ci. » Tourmente admira l’attention de Ganem : « Seigneur, lui dit-elle, je vois bien que vous n’êtes pas homme à faire les choses à demi. Vous augmentez par vos manières l’obligation que je vous ai ; mais j’espère que je ne mourrai pas ingrate et que le ciel me mettra bientôt en état de reconnaître toutes vos actions généreuses. » Quand les femmes esclaves se furent retirées dans une chambre voisine, où le jeune marchand les envoya, il s’assit sur le sofa où était Tourmente, mais à certaine distance d’elle, pour lui marquer plus de respect. Il remit l’entretien sur sa passion, et dit des choses très touchantes sur les obstacles invincibles qui lui ôtaient toute espérance. « Je n’ose même espérer, disait-il, d’exciter par ma tendresse le moindre mouvement de sensibilité dans un cœur comme le vôtre, destiné au plus puissant prince du monde. Hélas ! dans mon malheur, ce serait une consolation pour moi, si je pouvais me flatter que vous n’avez pu voir avec indifférence l’excès de mon amour ! Seigneur, lui répondit Tourmente... — Ah ! madame, interrompit Ganem à ce mot de seigneur, c’est pour la seconde fois que vous me faites l’honneur de me traiter de seigneur !La présence des femmes esclaves m’a empêché la première fois de vous dire ce que j’en pensais : au nom de Dieu, madame, ne me donnez point ce titre d’honneur, il ne me convient pas. Traitez-moi, de grâce, comme votre esclave. Je le suis, et je ne cesserai jamais de l’être. — Non, non, interrompit Tourmente à son tour, je me garderai bien de traiter ainsi un homme à qui je dois la vie. Je serais une ingrate, si je disais ou si je faisais quelque chose qui ne vous convînt pas. Laissez-moi donc suivre les mouvements de ma reconnaissance et n’exigez pas, pour prix de vos bienfaits, que j’en use malhonnêtement avec vous. C’est ce que je ne ferai jamais. Je suis trop touchée de votre conduite respectueuse pour en abuser, et je vous avouerai que je ne vois point d’un œil indifférent tous les soins que vous prenez. Je ne vous en puis dire davantage. Vous savez les raisons qui me condamnent au silence. » Ganem fut enchanté de cette déclaration il en pleura de joie, et, ne pouvant trouver de termes assez forts, à son gré, pour remercier Tourmente, il se contenta de lui dire que, si elle savait bien ce qu’elle devait au calife, il n’ignorait pas, de son côté, « que ce qui appartient au maître est défendu à l’esclave ». Comme il s’aperçut que la nuit approchait, il se leva pour aller chercher de la lumière. Il en apporta lui-même, et de quoi faire la collation, selon l’usage ordinaire de la ville de Bagdad, où, après avoir fait un bon repas à midi, on passe la soirée à manger quelques fruits et à boire du vin, en s’entretenant agréablement jusqu’à l’heure de se retirer. Ils se mirent tous deux à table. D’abord ils se firent des compliments sur les fruits qu’ils se présentaient l’un à l’autre. Insensiblement l’excellence du vin les engagea tous deux à boire ; et ils n’eurent pas plus tôt bu deux ou trois coups, qu’ils se firent une loi de ne plus boire sans chanter quelque air auparavant. Ganem chantait des vers qu’il composait sur-le-champ et qui exprimaient la force de sa passion ; et Tourmente, animée par son exemple, composait et chantait aussi des chansons qui avaient du rapport à son aventure et dans lesquelles il y avait toujours quelque chose que Ganem pouvait expliquer favorablement pour lui. A cela près, la fidélité qu’elle devait au calife y fut exactement gardée. La collation dura fort longtemps. La nuit était déjà fort avancée, qu’ils ne songeaient point encore à se séparer. Ganem toutefois se retira dans un autre appartement et laissa Tourmente dans celui où elle était, et les femmes esclaves qu’il avait achetées entrèrent pour la servir. Ils vécurent ensemble de cette manière pendant plusieurs jours. Le jeune marchand ne sortait que pour des affaires de la dernière importance ; encore prenait-il le temps que sa dame reposait ; car il ne pouvait se résoudre à perdre un seul des moments qu’il lui était permis de passer auprès d’elle. Il n’était occupé que de sa chère Tourmente, qui, de son côté, entraînée par son penchant, lui avoua qu’elle n’avait pas moins d’amour pour lui qu’il n’en avait pour elle. Cependant, quelque épris qu’ils fussent l’un de l’autre, la considération du calife eut le pouvoir de les retenir dans les bornes qu’elle exigeait d’eux ; ce qui rendait leur passion plus vive. Tandis que Tourmente, arrachée pour ainsi dire des mains de la mort, passait si agréablement le temps chez Ganem, Zobéide n’était pas sans embarras au palais d’Haroun-al-Raschid. Les trois esclaves, ministres de sa vengeance, n’eurent pas plus tôt enlevé le coffre sans savoir ce qu’il y avait dedans et même sans avoir la moindre curiosité de l’apprendre, comme gens accoutumés à exécuter aveuglément ses ordres, qu’elle devint la proie d’une cruelle inquiétude. Mille importunes réflexions vinrent troubler son repos. Elle ne put goûter un moment la douceur du sommeil ; elle passa la nuit à rêver aux moyens de cacher son crime. « Mon époux, disait-elle, aime Tourmente plus qu’il n’a jamais aimé aucune de ses favorites. Que lui répondrai-je, à son retour, lorsqu’il me demandera de ses nouvelles ? » Il lui vint dans l’esprit plusieurs stratagèmes ; mais elle n’en était pas contente : elle y trouvait toujours des difficultés, et elle ne savait à quoi se déterminer. Elle avait auprès d’elle une vieille dame, qui l’avait élevée dès sa plus tendre enfance, elle la fit venir dès la pointe du jour, et, après lui avoir fait confidence de son secret : « Ma bonne mère, lui dit-elle, vous m’avez toujours aidée de vos bons conseils ; si jamais j’en ai eu besoin, c’est dans cette occasion-ci où il s’agit de calmer mon esprit, qu’un trouble mortel agite, et de me donner un moyen de contenter le calife. — Ma chère maîtresse, répondit la vieille dame, il eût beaucoup mieux valu ne vous pas mettre dans l’embarras où vous êtes ; mais, comme c’est une affaire faite, il n’en faut plus parler. Il ne faut songer qu’au moyen de tromper le commandeur des croyants, et je suis d’avis que vous fassiez tailler en diligence une pièce de bois en forme de cadavre ; nous l’envelopperons de vieux linges et, après l’avoir enfermée dans une bière, nous la ferons enterrer dans quelque endroit du palais ; ensuite, sans perdre de temps, vous ferez bâtir un mausolée de marbre en dôme sur le lieu de la sépulture et dresser une représentation que vous ferez couvrir d’un drap noir et accompagner de grands chandeliers et de gros cierges à l’entour. Il y a encore une chose, poursuivit la vieille dame, qu’il est bon de ne pas oublier il faudra que vous preniez le deuil et que vous le fassiez prendre à vos femmes, aussi bien qu’à celles de Tourmente, à vos eunuques et enfin à tous les officiers du palais. Quand le calife sera de retour, qu’il verra tout son palais en deuil et vous-même, il ne manquera pas d’en demander le sujet. Alors vous aurez lieu de vous en faire un mérite auprès de lui, en disant que c’est à sa considération que vous avez voulu rendre les derniers devoirs à Tourmente, qu’une mort subite a enlevée. Vous lui direz que vous avez fait bâtir un mausolée et qu’enfin vous avez fait à sa favorite tous les honneurs qu’il lui aurait rendus lui-même s’il avait été présent. Comme sa passion pour elle a été extrême, il ira sans doute répandre des larmes sur son tombeau. Peut-être aussi, ajouta la vieille, ne croira-t-il point qu’elle soit morte effectivement : il pourra vous soupçonner de l’avoir chassée du palais par jalousie et regarder tout ce deuil comme un artifice pour le tromper et l’empêcher de la faire chercher. Il est à croire qu’il fera déterrer et ouvrir la bière, et il est sûr qu’il sera persuadé de la mort, sitôt qu’il verra la figure d’un mort enseveli. Il vous saura bon gré de tout ce que vous aurez fait, il vous en témoignera de la reconnaissance. Quant à la pièce de bois, je me charge de la faire tailler moi-même par un charpentier de la ville, qui ne saura pas l’usage qu’on en veut faire. Pour vous, madame, ordonnez à cette femme de Tourmente, qui lui présenta hier la limonade, d’annoncer à ses compagnes qu’elle vient de trouver leur maîtresse morte dans son lit ; et, afin qu’elles ne songent qu’à la pleurer sans vouloir entrer dans sa chambre, qu’elle ajoute qu’elle vous en a donné avis et que vous avez déjà donné ordre à Mesrour de la faire ensevelir et enterrer. » Dès que la vieille dame eut achevé de parler, Zobéide tira un riche diamant de sa cassette et, le lui mettant au doigt et l’embrassant : « Ah ma bonne mère, lui dit-elle toute transportée de joie, que je vous ai d’obligation Je ne me serais jamais avisée d’un expédient si ingénieux. Il ne peut manquer de réussir, et je sens que je commence à reprendre ma tranquillité. Je me remets donc sur vous du soin de la pièce de bois, et je vais donner ordre au reste. » La pièce de bois fut préparée avec toute la diligence que Zobéide pouvait souhaiter et portée ensuite par la vieille lame même à la chambre de Tourmente, où elle l’ensevelit comme un mort et la mit dans une bière ; puis Mesrour, qui fut trompé lui-même, fit enlever la bière et le fantôme de Tourmente, que l’on enterra avec les cérémonies accoutumées, dans l’endroit que Zobéide avait marqué, et aux pleurs que versaient les femmes de la favorite, que celle qui avait présenté la limonade encourageait par ses cris et ses lamentations. Dès le même jour, Zobéide fit venir l’architecte du palais et des autres maisons du calife ; et sur les ordres qu’elle lui donna, le mausolée fut achevé en très peu de temps. Des princesses aussi puissantes que l’était l’épouse d’un prince qui commandait du levant au couchant sont toujours obéies à point nommé dans l’exécution de leurs volontés. Elle eut aussi bientôt pris le deuil avec toute sa cour, ce lui fut cause que la nouvelle de la mort de Tourmente se répandit dans toute la ville. Ganem fut des derniers à l’apprendre ; car, comme je l’ai déjà dit, il ne sortait presque point. Il l’apprit pourtant un jour. « Madame, dit-il à la belle favorite du calife, on vous croit morte dans Bagdad, et je ne doute pas que Zobéide elle-même n’en soit bien persuadée. Je bénis le ciel d’être la cause et l’heureux témoin que vous vivez. Et plût à Dieu que, profitant de ce faux bruit, vous voulussiez lier votre sort au mien et venir avec moi loin d’ici régner sur mon cœur ? Mais où m’emporte un transport trop doux ? Je ne songe pas que vous êtes née pour faire le bonheur du plus puissant prince de la terre et que le seul Haroun-al-Raschid est digne de vous. Quand même vous seriez capable de me le sacrifier ; quand vous voudriez me suivre, devrais-je y consentir ? Non, je dois me souvenir sans cesse que « ce qui appartient au maître est défendu à l’esclave ». L’aimable Tourmente, quoique sensible aux tendres mouvements qu’il faisait paraître, gagnait sur elle de n’y pas répondre. « Seigneur, lui dit-elle, nous ne pouvons empêcher Zobéide de triompher. Je suis peu surprise de l’artifice dont elle se sert pour couvrir son crime ; mais laissons-la faire ; je me flatte que ce triomphe sera bientôt suivi de douleur. Le calife reviendra et nous trouverons moyen de l’informer secrètement de tout ce qui s’est passé. Cependant prenons plus de précautions que jamais pour qu’elle ne puisse apprendre que je vis : je vous en ai déjà dit les conséquences. » Au bout de trois mois, le calife revint à Bagdad, glorieux et vainqueur de tous ses ennemis. Impatient de revoir Tourmente et de lui faire hommage de ses nouveaux lauriers, il entre dans son palais. Il est étonné de voir les officiers qu’il y avait laissés tous habillés de deuil. Il en frémit sans savoir pourquoi ; et son émotion redoubla lorsqu’en arrivant à l’appartement de Zobéide, il aperçut cette princesse qui venait au devant de lui en deuil, aussi bien que toutes les femmes de sa suite. Il lui demanda le sujet de ce deuil avec beaucoup d’agitation. « Commandeur des croyants, répondit Zobéide, je l’ai pris pour Tourmente, votre esclave, qui est morte si promptement qu’il n’a pas été possible d’apporter aucun remède à son mal. » Elle voulut poursuivre, mais le calife ne lui en donna pas le temps. Il fut si saisi de cette nouvelle qu’il en poussa un grand cri : ensuite il s’évanouit entre les bras de Giafar, son vizir, dont il était accompagné. Il revint pourtant bientôt de sa faiblesse ; et, d’une voix qui marquait son extrême douleur, il demanda où sa chère Tourmente avait été enterrée. « Seigneur, lui dit Zobéide, j’ai pris soin moi-même de ses funérailles et je n’ai rien épargné pour les rendre superbes. J’ai fait bâtir un mausolée de marbre sur le lieu de sa sépulture. Je vais vous y conduire si vous le souhaitez. » Le calife ne voulut pas que Zobéide prît cette peine, et se contenta de s’y faire mener par Mesrour. Il y alla dans l’état où il était, c’est-à-dire en habit de campagne. Quand il vit la représentation couverte d’un drap noir, les cierges allumés tout autour et la magnificence du mausolée, il s’étonna que Zobéide eût fait les obsèques de sa rivale avec tant de pompe ; et, comme il était naturellement soupçonneux, il se défia de la générosité de sa femme et pensa que sa maîtresse pouvait n’être pas morte ; que Zobéide, profitant de sa longue absence, l’avait peut-être chassée du palais, avec ordre à ceux qu’elle avait chargés de sa conduite de la mener si loin que l’on n’entendît jamais parler d’elle. Il n’eut pas d’autre soupçon ; car il ne croyait pas Zobéide assez méchante pour avoir attenté à la vie de sa favorite. Pour s’éclaircir par lui-même de la vérité, ce prince commanda qu’on ôtât la représentation et fit ouvrir la fosse et la bière en sa présence ; mais, dès qu’il eut vu le linge qui enveloppait la pièce de bois, il n’osa passer outre. Ce religieux calife craignit d’offenser la religion en permettant que l’on touchât au corps de la défunte ; et cette scrupuleuse crainte l’emporta sur l’amour et sur la curiosité. Il ne douta plus de la mort de Tourmente. Il fit refermer la bière, remplir la fosse et remettre la représentation en l’état où elle était auparavant. Le calife, se croyant obligé de rendre quelques soins au tombeau de sa favorite, envoya chercher les ministres de la religion, ceux du palais et les lecteurs de l’Alcoran ; et, tandis que l’on était occupé à les rassembler, il demeura dans le mausolée, où il arrosa de ses larmes la terre qui couvrait le fantôme de son amante. Quand tous les ministres qu’il avait appelés furent arrivés, il se mit à la tête de la représentation, et eux se rangèrent à l’entour et récitèrent de longues prières, après quoi les lecteurs de l’Alcoran lurent plusieurs chapitres. La même cérémonie se fit tous les jours, pendant l’espace d’un mois, le matin et l’après-dîner, et toujours en présence du calife, du grand vizir Giafar, et des principaux officiers de la cour, qui tous étaient en deuil aussi bien que le calife, qui, durant tout ce temps-là, ne cessa d’honorer de ses larmes la mémoire de Tourmente et ne voulut entendre parler d’aucune affaire. Le dernier jour du mois, les prières et la lecture de l’Alcoran durèrent depuis le matin jusqu’à la pointe du jour suivant, et enfin, lorsque tout fut achevé, chacun se retira chez soi Haroun-al-Raschid, fatigué d’une si longue veille, alla se reposer dans son appartement et s’endormit sur un sofa entre deux dames de son palais, d’ont l’une, assise au chevet, et l’autre, au pied de son lit, s’occupaient durant son sommeil à des ouvrages de broderie et demeuraient dans un grand silence. Celle qui était au chevet, et qui s’appelait Aube du jour {88}, voyant le calife endormi, dit tout bas à l’autre dame : Étoile du matin {89}, car elle se nommait ainsi, il y a bien des nouvelles. Le commandeur des croyants, notre cher seigneur et maître, sentira une grande joie à son réveil, lorsqu’il apprendra ce que j’ai à lui dire. Tourmente n’est pas morte ; elle est en parfaite santé. — O ciel ! s’écria d’abord Étoile du matin, toute transportée de joie, serait-il possible que la belle, la charmante, l’incomparable Tourmente fût encore du monde ? » Étoile du matin prononça ces paroles avec tant de vivacité et d’un ton si haut, que le calife s’éveilla. Il demanda pourquoi on avait interrompu son sommeil. « Ah ! seigneur, reprit Étoile du matin, pardonnez-moi cette indiscrétion. Je n’ai pu apprendre tranquillement que Tourmente vit encore. J’en ai senti un transport que je n’ai pu retenir. — Hé ! qu’est-elle donc devenue, dit le calife, s’il est vrai qu’elle ne soit pas morte ? Commandeur des croyants, répondit Aube du jour, j’ai reçu, ce soir, d’un homme inconnu, un billet sans signature, mais écrit de la propre main de Tourmente, qui me mande sa triste aventure et m’ordonne de vous en instruire. J’attendais, pour m’acquitter de ma commission, que vous eussiez pris quelques moments de repos, jugeant que vous deviez en avoir besoin, après la fatigue et... — Donnez, donnez-moi ce billet, interrompit avec précipitation le calife ; vous avez mal à propos différé de me le dire. » Aube du jour lui présenta aussitôt le billet ; il l’ouvrit avec beaucoup d’impatience : Tourmente y faisait le détail de tout ce qui s’était passé mais elle s’étendait un peu trop sur les soins que Ganem avait d’elle. Le calife, naturellement jaloux, au lieu d’être touché de l’inhumanité de Zobéide, ne fut sensible qu’à l’infidélité qu’il s’imagina que Tourmente lui avait faite. « Hé quoi dit-il après avoir lu le billet, il y a quatre mois que la perfide est avec un jeune marchand dont elle a l’effronterie de me vanter l’attention pour elle ! Il y a trente jours que je suis de retour à Bagdad, et elle s’avise aujourd’hui de me donner de ses nouvelles ! L’ingrate, pendant que je consume les jours à la pleurer, elle les passe à me trahir ! Allons, vengeons-nous d’une infidèle et du jeune audacieux qui m’outrage. » En achevant ces mots, ce prince se leva et entra dans une grande salle où il avait coutume de se faire voir et de donner audience aux seigneurs de sa cour. La première porte en fut ouverte, et aussitôt les courtisans, qui attendaient ce moment, entrèrent. Le grand vizir Giafar parut et se prosterna devant le trône où le calife s’était assis. Ensuite il se releva et se tint debout devant son maître, qui lui dit, d’un air à lui marquer qu’il voulait être obéi promptement : « Giafar, ta présence est nécessaire pour l’exécution d’un ordre important dont je vais te charger. Prends avec toi quatre cents hommes de ma garde et t’informe premièrement où demeure un marchand de Damas, nommé Ganem, fils d’Abou Aibou. Quand tu le sauras, rends-toi à sa maison et fais-la raser jusqu’aux fondements ; mais saisis-toi auparavant de la personne de Ganem et me l’amène ici, avec Tourmente mon esclave, qui demeure chez lui depuis quatre mois. Je veux la châtier et faire un exemple du téméraire qui a eu l’insolence de me manquer de respect. » Le grand vizir, après avoir reçu cet ordre précis, fit une profonde révérence au calife, en se mettant la main sur la tête, pour marquer qu’il voulait la perdre plutôt que de ne lui pas obéir ; et puis il sortit. La première chose qu’il fit fut d’envoyer demander au syndic des marchands d’étoffes étrangères et de toiles fines des nouvelles de Ganem, avec ordre surtout de s’informer de la rue et de la maison où il demeurait. L’officier qu’il chargea de cet ordre lui rapporta bientôt qu’il y avait quelques mois qu’il ne paraissait presque plus et que l’on ignorait ce qui pouvait le retenir chez lui, s’il y était. Le même officier apprit à Giafar l’endroit où demeurait Ganem, et jusqu’au nom de la veuve qui lui avait loué sa maison. Sur ces avis, auxquels on pouvait se fier, ce ministre, sans perdre de temps, se mit en marche avec les soldats que le calife lui avait ordonné de prendre ; il alla chez le juge de police, dont il se fit accompagner ; et, suivi d’un grand nombre de maçons et de charpentiers, munis d’outils nécessaires pour raser une maison, il arriva devant celle de Ganem. Comme elle était isolée, il disposa les soldats à l’entour, pour empêcher que le jeune marchand ne lui échappât. Tourmente et Ganem achevaient alors de dîner. La dame était assise près d’une fenêtre qui donnait sur la rue. Elle entend du bruit elle regarde par la jalousie ; et, voyant le grand vizir qui s’approchait avec toute sa suite, elle jugea qu’on n’en voulait pas moins à elle qu’à Ganem. Elle comprit que son billet avait été reçu ; mais elle ne s’était pas attendue à une pareille réponse et elle avait espéré que le calife prendrait la chose d’une autre manière. Elle ne savait pas depuis quel temps ce prince était de retour ; et, quoiqu’elle lui connût le penchant à la jalousie, elle ne craignait rien de ce côté-là. Cependant la vue du grand vizir et des soldats la fit trembler, non pour elle, à la vérité, mais pour Ganem. Elle ne douta point qu’elle ne se justifiât, pourvu que le calife voulût bien l’entendre. A l’égard de Ganem, qu’elle chérissait, moins par reconnaissance que par inclination, elle prévoyait que son rival irrité voudrait le voir et pourrait le condamner sur sa jeunesse et sa bonne mine. Prévenue de sa pensée, elle se tourna vers le jeune marchand : « Ah ! Ganem, lui dit-elle, nous sommes perdus. C’est vous et moi que l’on cherche. » Il regarda aussitôt par la jalousie et fut saisi de frayeur lorsqu’il aperçut les gardes du calife, le sabre nu, et le grand vizir avec le juge de police à leur tête. A cette vue, il demeura immobile et n’eut pas la force de prononcer une seule parole. « Ganem, reprit la favorite, il n’y a point de temps à perdre. Si vous m’aimez, prenez vite l’habit d’un de vos esclaves et frottez-vous le visage et les bras de noir de cheminée. Mettez ensuite quelques-uns de ces plats sur votre tête ; on pourra vous prendre pour le garçon du traiteur, et on vous laissera passer. Si l’on vous demande où est le maître de la maison, répondez sans hésiter qu’il est au logis. — Ah ! madame, dit à son tour Ganem, moins effrayé pour lui que pour Tourmente, vous ne songez qu’à moi. Hélas ! qu’allez-vous devenir ? — Ne vous en mettez pas en peine, reprit-elle ; c’est à moi d’y songer. A l’égard de ce que vous laissez dans cette maison, j’en aurai soin et j’espère qu’un jour tout vous sera fidèlement rendu, quand la colère du calife sera passée ; mais évitez sa violence. Les ordres qu’il donne dans ses premiers mouvements sont toujours funestes. » L’affliction du jeune marchand était telle qu’il ne savait à quoi se déterminer ; et il se serait sans doute laissé surprendre par les soldats du calife, si Tourmente ne l’eût pressé de se déguiser. Il se rendit à ses instances il prit un habit d’esclave, se barbouilla de suie ; et il était temps, car on frappa à la porte ; et tout ce qu’ils purent faire, ce fut de s’embrasser tendrement. Ils étaient tous deux si pénétrés de douleur qu’il leur fut impossible de se dire un seul mot. Tels furent leurs adieux. Ganem sortit enfin avec quelques plats sur la tête. On le prit effectivement pour un garçon traiteur, et on ne l’arrêta point. Au contraire, le grand vizir, qui le rencontra le premier, se rangea pour le laisser passer, étant fort éloigné de s’imaginer que ce fût celui qu’il cherchait. Ceux qui étalent derrière le grand vizir lui firent place de même et favorisèrent ainsi sa fuite. Il gagna une des portes de la ville en diligence et se sauva. Pendant qu’il se dérobait aux poursuites du grand vizir Giafar, ce ministre entra dans la chambre où était Tourmente, assise sur un sofa, et où il y avait une assez grande quantité de coffres remplis des hardes de Ganem et de l’argent qu’il avait fait de ses marchandises. Dès que Tourmente vit entrer le grand vizir, elle se prosterna la face contre terre ; et, demeurant en cet état, comme disposée à recevoir la mort : « Seigneur, dit-elle, je suis prête à subir l’arrêt que le commandeur des croyants a prononcé contre moi ; vous n’avez qu’à me l’annoncer. — Madame, lui répondit Giafar, en se prosternant aussi jusqu’à ce qu’elle se fût relevée, à Dieu ne plaise que personne ose mettre sur vous une main profane ! Je n’ai pas dessein de vous faire le moindre déplaisir. Je n’ai point d’autre ordre que de vous supplier de vouloir bien venir au palais avec moi et de vous y conduire avec le marchand qui demeure en cette maison. — Seigneur, reprit la favorite en se levant, partons, je suis prête à vous suivre. Pour ce qui est du jeune marchand à qui je dois la vie, il n’est point ici. Il y a près d’un mois qu’il est allé à Damas, où ses affaires l’ont appelé ; et, jusqu’à son retour, il m’a laissé en garde ces coffres, que vous voyez. Je vous conjure de vouloir bien les faire porter au palais et de donner ordre qu’on les mette en sûreté, afin que je tienne la promesse que je lui ai faite d’en avoir tout le soin imaginable. — Vous serez obéie, madame, » répliqua Giafar. Et aussitôt il fit venir des porteurs. Il leur ordonna d’enlever les coffres et de les porter à Mesrour. Dès que les porteurs furent partis, il parla à l’oreille du juge de police ; il le chargea du soin de faire raser la maison et d’y faire auparavant chercher partout Ganem, qu’il soupçonnait d’être caché, quoi que lui eût dit Tourmente. Ensuite, il sortit et emmena avec lui cette jeune dame, suivie des deux dames esclaves qui la servaient. A l’égard des esclaves de Ganem, on n’y fit pas d’attention. Ils se mêlèrent parmi la foule, et on ne sait ce qu’ils devinrent. Giafar fut à peine hors de la maison, que les maçons et les charpentiers commencèrent à la raser ; et ils firent si bien leur devoir qu’en moins d’une heure il n’en resta aucun vestige. Mais le juge de police n’ayant pu trouver Ganem, quelque perquisition qu’il en eût faite, en fit donner avis au grand vizir avant que ce ministre arrivât au palais. « Hé bien ! lui dit Haroun-al-Raschid, en le voyant entrer dans son cabinet, as-tu exécuté mes ordres ? — Oui, seigneur, répondit Giafar ; la maison où demeurait Ganem est rasée de fond en comble, et je vous amène Tourmente votre favorite elle est à la porte de votre cabinet ; je vais la faire entrer, si vous me l’ordonnez. Pour le jeune marchand, on ne l’a pu trouver, quoiqu’on l’ait cherché partout. Tourmente assure qu’il est parti pour Damas depuis un mois. » Jamais emportement n’égala celui que le calife fit paraître lorsqu’il apprit que Ganem lui était échappé. Pour sa favorite, prévenu qu’elle lui avait manqué de fidélité, il ne voulut ni la voir, ni lui parler. « Mesrour, dit-il au chef des eunuques, qui était présent, prends l’ingrate, la perfide Tourmente, et va l’enfermer dans la tour obscure. » Cette tour était dans l’enceinte du palais et servait ordinairement de prison aux favorites qui donnaient quelque sujet de plainte au calife. Mesrour, accoutumé à exécuter sans réplique les ordres de son maître, quelque violents qu’ils fussent, obéit à regret à celui-ci. Il en témoigna sa douleur à Tourmente, qui en fut d’autant plus affligée qu’elle avait compté que le calife ne refuserait pas de lui parler. Il lui fallut céder à sa triste destinée et suivre Mesrour, qui la conduisit à la tour obscure, où il la laissa. Cependant le calife, irrité, renvoya son grand vizir et, n’écoutant que sa passion, écrivit, de sa propre main, la lettre qui suit au roi de Syrie, son cousin et son tributaire, qui demeurait à Damas LETTRE DU CALIFA HAROUN-AL-RASCHID À MOHAMMED ZINEBI, ROI DE SYRIE. « Mon cousin, cette lettre est pour vous apprendre qu’un marchand de Damas, nommé Ganem, fils d’Abou Aïbou, a séduit la plus aimable de mes esclaves, nommée Tourmente, et qu’il a pris la fuite. Mon intention est qu’après ma lettre reçue, vous fassiez chercher et saisir Ganem. Dès qu’il sera en votre puissance, vous le ferez charger de chaînes ; et, pendant trois jours consécutifs, vous lui ferez donner cinquante coups de nerf de bœuf. Qu’il soit conduit ensuite par tous les quartiers de la ville, avec an crieur qui crie devant lui : Voilà le plus léger des châtiments que le commandeur des croyants fait souffrir à celui qui offense on seigneur et séduit une de ses esclaves. Après cela, vous me l’enverrez sous bonne garde. Ce n’est pas tout : je veux que vous mettiez sa maison au pillage ; et, quand vous l’aurez fait raser, ordonnez que l’on en transporte les matériaux hors de la ville lu milieu de la campagne. Outre cela, s’il a père, mère, sœurs, femmes, filles et autres parents, faites-les dépouiller ; et, quand ils seront nus, donnez-les en spectacle trois jours de suite à toute la ville, avec défense, sous peine de la vie, de leur donner retraite. J’espère que vous n’apporterez aucun retardement à l’exécution de ce que je vous recommande. « Haroun-al-Raschid ». Le calife, après avoir écrit cette lettre, en chargea un courrier, lui ordonnant de faire diligence et de porter avec lui des pigeons, afin d’être plus promptement informé de ce qu’aurait fait Mohammed Zinebi. Les pigeons de Bagdad ont cela de particulier qu’en quelque lieu éloigné qu’on les porte ils reviennent à Bagdad dès qu’on les a lâchés, surtout lorsqu’ils y ont des petits. On leur attache sous l’aile un billet roulé, et, par ce moyen, on a bientôt des nouvelles des lieux d’où l’on en veut savoir. Le courrier du calife marcha jour et nuit, pour s’accommoder à l’impatience de son maître, et, en arrivant à Damas, il alla droit au palais du roi Zinebi, qui s’assit sur son trône pour recevoir la lettre du calife. Le courrier l’ayant présentée, Mohammed la prit ; et, reconnaissant l’écriture, il se leva par respect, baisa la lettre et la mit sur sa tête pour marquer qu’il était prêt à exécuter avec soumission les ordres qu’elle pouvait contenir. Il l’ouvrit ; et, sitôt qu’il l’eut lue, il descendit de son trône et monta sans délai à cheval, avec les principaux officiers de sa maison. Il fit aussi avertir le juge de police, qui le vint trouver ; et, suivi de tous les soldats de sa garde, il se rendit à la maison de Ganem. Depuis que ce jeune marchand était parti de Damas, sa mère n’en avait reçu aucune lettre. Cependant les autres marchands avec qui il avait entrepris le voyage de Bagdad étaient de retour. Ils lui dirent tous qu’ils avaient laissé son fils en parfaite santé ; mais, comme il ne revenait point et qu’il négligeait de donner lui-même de ses nouvelles, il n’en fallut pas davantage pour faire croire à cette tendre mère qu’il était mort. Elle se le persuada si bien qu’elle en prit le deuil. Elle pleura Ganem comme si elle l’eût vu mourir et qu’elle lui eût elle-même fermé les yeux. Jamais mère ne montra tant de douleur ; et, loin de chercher à se consoler, elle prenait plaisir à nourrir son affliction. Elle fit bâtir au milieu de la cour de sa maison un dôme sous lequel elle mit une figure qui représentait son fils et qu’elle couvrit elle-même d’un drap mortuaire. Elle passait presque les jours et les nuits à pleurer sous ce dôme, de même que si le corps de son fils eût été enterré là ; et la belle Force des cœurs, sa fille, lui tenait compagnie et mêlait ses pleurs avec les siens. Il y avait déjà du temps qu’elles s’occupaient ainsi à s’affliger et que le voisinage, qui entendait leurs cris et leurs lamentations, plaignait des parents si tendres, lorsque Mohammed Zinebi vint frapper à la porte ; et, une esclave du logis lui ayant ouvert, il entra brusquement, en demandant où était Ganem, fils d’Abou Aïbou. Quoique l’esclave n’eût jamais vu le roi Zinebi, elle jugea, néanmoins, à sa suite, qu’il devait être un des principaux officiers de Damas. « Seigneur, lui répondit-elle, ce Ganem que vous cherchez est mort. Ma maîtresse, sa mère, est dans le tombeau que vous voyez, où elle pleure actuellement sa perte. Le roi, sans s’arrêter au rapport de l’esclave, fit faire par ses gardes une exacte perquisition de Ganem dans tous les endroits de la maison. Ensuite il s’avança vers le tombeau, où il vit la mère et la fille assises sur une simple natte, auprès de la figure qui représentait Ganem, et leurs visages lui parurent baignés de larmes. Ces pauvres femmes se couvrirent de leurs voiles aussitôt qu’elles aperçurent un homme à la porte du dôme. Mais la mère, qui reconnut le roi de Damas, se leva et courut se prosterner à ses pieds. « Ma bonne dame, lui dit ce prince, je cherchais votre fils Ganem ; est-il ici ? — Ah, sire ! s’écria-t-elle, il y a longtemps qu’il n’est plus Plût à Dieu que je l’eusse au moins enseveli de mes propres mains et que j’eusse la consolation d’avoir ses os dans ce tombeau ! Ah ! mon fils ! mon cher fils !... » Elle voulut continuer ; mais elle fut saisie d’une si vive douleur qu’elle n’en eut pas la force. Zinebi en fut touché. C’était un prince d’un naturel fort doux et très compatissant aux peines des malheureux. « Si Ganem est seul coupable, disait-il en lui-même, pourquoi punir la mère et la sœur, qui sont innocentes ? Ah cruel Haroun-al-Raschid, à quelle mortification me réduis-tu en ne faisant ministre de ta vengeance, en m’obligeant à persécuter des personnes qui ne t’ont point offensé ! » Les gardes que le roi avait chargés de chercher Ganem lui vinrent dire qu’ils avaient fait une recherche inutile. Il en demeura très persuadé : les pleurs de ces deux femmes ne lui permettaient pas d’en douter. Il était au désespoir de se voir dans la nécessité d’exécuter les ordres du calife ; mais de quelque pitié qu’il se sentit saisi, il n’osait se résoudre à tromper le ressentiment du calife. « Ma bonne dame, dit-il à la mère de Ganem, sortez de ce tombeau, vous et votre fille ; vous n’y seriez pas en sûreté. » Elles sortirent ; et en même temps, pour les mettre hors d’insulte, il ôta sa robe de dessus, qui était fort ample, et les couvrit toutes deux, en leur commandant de ne pas s’éloigner de lui. Cela fait, il ordonna de laisser entrer la populace pour commencer le pillage, qui se fit avec une extrême avidité et avec des cris dont la mère et la sœur de Ganem furent d’autant plus épouvantées qu’elles en ignoraient la cause. On emporta les plus précieux meubles, des coffres pleins de richesses, des tapis de Perse et des Indes, des coussins garnis d’étoffes d’or et d’argent, des porcelaines ; enfin on enleva tout, on ne laissa dans la maison que les murs ; et ce fut un spectacle bien affligeant pour ces malheureuses dames, de voir piller tous leurs biens, sans savoir pourquoi on les traitait si cruellement. Mohammed, après le pillage de la maison, donna ordre au juge de police de la faire raser avec le tombeau ; et, pendant qu’on y travaillait, il emmena dans son palais Force des cœurs et sa mère. Ce fut là qu’il redoubla leur affliction, leur déclarant les volontés du calife. Il veut, leur dit-il, que je vous fasse dépouiller et que je vous expose toutes nues aux yeux du peuple pendant trois jours. C’est avec une extrême répugnance que je fais exécuter cet arrêt cruel et plein d’ignominie. » Le roi prononça ces paroles d’un air qui faisait connaître qu’il était effectivement pénétré de douleur et de compassion. Quoique la crainte d’être détrôné l’empêchât de suivre les mouvements de sa pitié, il ne laissa pas d’adoucir en quelque façon la rigueur des ordres d’Haroun-al-Raschid,en faisant faire pour la mère de Ganem et pour Force des cœurs de grosses chemises sans manches, d’un gros tissu de crin de cheval. Le lendemain, ces deux victimes de la colère du calife furent dépouillées de leurs habits et revêtues de leurs chemises de crin. On leur ôta aussi leurs coiffures, de sorte que leurs cheveux épars flottaient sur leurs épaules. Force des cœurs les avait du plus beau blond du monde, et ils tombaient jusqu’à terre. Ce fut dans cet état qu’on les fit voir au peuple. Le juge de police, suivi de ses gens, les accompagnait, et on les promena par toute la ville. Elles étaient précédées d’un crieur, qui, de temps en temps, disait à haute voix : « Tel est le châtiment de ceux qui se sont attiré l’indignation du commandeur des croyants. » Pendant qu’elles marchaient ainsi dans les rues de Damas, les bras et les pieds nus, couvertes d’un si étrange habillement et tâchant de cacher leur confusion sous leurs cheveux, dont elles se couvraient le visage, tout le peuple fondait en larmes. Les dames surtout les regardant comme innocentes au travers des jalousies, et, touchées principalement de la jeunesse et de la beauté de Force des cœurs, faisaient retentir l’air de cris effroyables, à mesure qu’elles passaient sous leurs fenêtres. Les enfants mêmes, effrayés par ces cris et par le spectacle qui les causait, mêlaient leurs pleurs à cette désolation générale et y ajoutaient une nouvelle horreur. Enfin, quand les ennemis de l’État auraient été dans la ville de Damas, et qu’ils y auraient tout mis à feu et à sang, on n’y aurait pas vu régner une plus grande consternation. Il était presque nuit lorsque cette scène affreuse finit. On ramena la mère et la fille au palais du roi Mohammed. Comme elles n’étaient point accoutumées à marcher les pieds nus, elles se trouvèrent si fatiguées, en arrivant, qu’elles demeurèrent longtemps évanouies. La reine de Damas, vivement touchée de leur malheur, malgré la défense que le calife avait faite de les secourir, leur envoya quelques-unes de ses femmes pour les consoler, avec toutes sortes de rafraîchissements et du vin pour leur faire reprendre des forces. Les femmes de la reine les trouvèrent encore évanouies presque hors d’état de profiter du secours qu’elles leur apportaient. Cependant, à force de soins, on leur fit reprendre leurs esprits. La mère de Ganem les remercia d’abord de leur honnêteté. « Ma bonne dame, lui dit une des femmes de la reine, nous sommes très sensibles à vos peines ; et la reine de Syrie, notre maîtresse, nous a fait plaisir quand elle nous a chargées de vous secourir. Nous pouvons vous assurer que cette princesse prend beaucoup de part à vos malheurs, aussi bien que le roi son époux. » La mère de Ganem pria les femmes de la reine de rendre à cette princesse mille grâces pour elle et pour Force des cœurs ; et, s’adressant ensuite à celle qui lui avait parlé : « Madame, lui dit-elle, le roi ne m’a pas dit pourquoi le commandeur des croyants nous fait souffrir tant d’outrages ; apprenez-nous, de grâce, quels crimes nous avons commis. — Ma bonne dame, répondit la femme de la reine, l’origine de votre malheur vient de votre fils Ganem ; il n’est pas mort, ainsi que vous le croyez. On l’accuse d’avoir enlevé la belle Tourmente, la plus chérie des favorites du calife ; et, comme il s’est dérobé par une prompte fuite à la colère de ce prince, le châtiment est tombé sur vous. Tout le monde condamne le ressentiment du calife ; mais tout le monde le craint, et vous voyez que le roi Zinebi lui-même n’ose contrevenir à ses ordres, de peur de lui déplaire. Ainsi, tout ce que nous pouvons faire, c’est de vous plaindre et de vous exhorter à prendre patience. — Je connais mon fils, reprit la mère de Ganem ; je l’ai élevé avec grand soin et dans le respect dû au commandeur des croyants. Il n’a point commis le crime dont on l’accuse, et je réponds de son innocence. Je cesse donc de murmurer et de me plaindre, puisque c’est pour lui que je souffre et qu’il n’est pas mort. Ah ! Ganem, ajouta-t-elle, emportée par un mouvement mêlé de tendresse et de joie, mon cher fils Ganem ! est-il possible que tu vives encore ? Je ne regrette plus mes biens ; et, à quelque excès que puissent aller les ordres du calife, je lui en pardonne toute la rigueur, pourvu que le ciel ait conservé mon fils. Il n’y a que ma fille qui m’afflige ses maux seuls font toute ma peine. Je la crois pourtant assez bonne sœur pour suivre mon exemple. » A ces paroles, Force des cœurs, qui avait paru insensible jusque-là, se tourna vers sa mère, et, lui jetant ses bras au cou : « Oui, ma chère mère, lui dit-elle, je suivrai toujours votre exemple, à quelque extrémité que puisse vous porter votre amour pour mon frère. » La mère et la fille, confondant ainsi leurs soupirs et leurs larmes, demeurèrent assez longtemps dans un embrassement si touchant. Cependant les femmes de la reine, que ce spectacle attendrissait fort, n’oublièrent rien pour engager la mère de Ganem à prendre quelque nourriture. Elle mangea un morceau pour les satisfaire, et Force des cœurs en fit autant. Comme l’ordre du calife portait que les parents de Ganem paraîtraient trois jours de suite aux yeux du peuple dans l’état qu’on a dit, Force des cœurs et sa mère servirent de spectacle le lendemain, pour la seconde fois, depuis le matin jusqu’au soir ; mais, ce jour-là et le jour suivant, les choses ne se passèrent pas de la même manière les rues, qui avaient été d’abord pleines de monde, devinrent désertes. Tous les marchands, indignés du traitement qu’on faisait à la veuve et à la fille d’Abou Aïbou, fermèrent leurs boutiques et demeurèrent enfermés chez eux. Les dames, au lieu de regarder par leurs jalousies, se retirèrent dans le derrière de leurs maisons. Il ne se trouva pas une âme dans les places publiques par où l’on fit passer ces deux infortunées ; il semblait que tous les habitants de Damas eussent abandonné leur ville. Le quatrième jour, le roi Mohammed Zinebi, qui voulait exécuter fidèlement les ordres du calife, quoiqu’il ne les approuvât point, envoya des crieurs dans tous les quartiers de la ville publier une défense rigoureuse à tout citoyen de Damas ou étranger, de quelque condition qu’il fût, sous peine de la vie et d’être livré aux chiens pour leur servir de pâture après sa mort, de donner retraite à la mère et à la sœur de Ganem, ni de leur fournir un morceau de pain ni une seule goutte d’eau ; en un mot, de leur prêter la moindre assistance et d’avoir aucune communication avec elles. Après que les crieurs eurent fait ce que le roi leur avait ordonné, ce prince commanda qu’on mît la mère et la fille hors du palais et qu’on leur laissât la liberté d’aller où elles voudraient. On ne les vit pas plus tôt paraître que tout le monde s’éloigna d’elles, tant la défense qui venait d’être publiée avait fait d’impression sur les esprits. Elles s’aperçurent bien qu’on les fuyait ; mais, comme elles en ignoraient la cause, elles en furent très surprises ; et leur étonnement augmenta encore lorsqu’en entrant dans la rue, où, parmi plusieurs personnes, elles reconnurent quelques-uns de leurs meilleurs amis, elles les virent disparaître avec autant de précipitation que les autres. « Quoi donc dit alors la mère de Ganem, sommes-nous pestiférées ? Le traitement injuste et barbare qu’on nous fait doit-il nous rendre odieuses à nos concitoyens ? Allons, ma fille, poursuivit-elle, sortons au plus tôt de Damas ; ne demeurons plus dans une ville où nous faisons horreur à nos amis mêmes. » En parlant ainsi, ces deux misérables dames gagnèrent une des extrémités de la ville et se retirèrent dans une masure, pour y passer la nuit. Là, quelques musulmans, poussés par un esprit de charité et de compassion, les vinrent trouver dès que la fin du jour fut arrivée. Ils leur apportèrent des provisions ; mais ils n’osèrent s’arrêter pour les consoler, de peur d’être découverts et punis comme désobéissant aux ordres du calife. Cependant le roi Zinebi avait lâché le pigeon pour informer Haroun-al-Raschid de son exactitude. Il lui mandait tout ce qui s’était passé et le conjurait de lui faire savoir ce qu’il voulait ordonner de la mère et de la sœur de Ganem. Il reçut bientôt, par la même voie, la réponse du calife, qui lui écrivit qu’il les bannissait pour jamais de Damas. Aussitôt le roi de Syrie envoya des gens dans la masure, avec ordre de prendre la mère et la fille, de les conduire à trois journées de Damas et de les laisser là, en leur faisant défense de revenir dans la ville. Les gens de Zinebi s’acquittèrent de leur commission ; mais, moins exacts que leur maître à exécuter de point en point les ordres d’Haroun-al-Raschid, ils donnèrent par pitié à Force des cœurs et à sa mère quelques menues monnaies pour se procurer de quoi vivre et à chacune un sac, qu’ils leur passèrent au cou, pour mettre leurs provisions. Dans cette situation déplorable, elles arrivèrent au premier village. Les paysannes s’assemblèrent autour d’elles ; et comme, au travers de leur déguisement, on ne laissait pas de remarquer que c’étaient des personnes de quelque condition, on leur demanda ce qui les obligeait à voyager ainsi sous un habillement qui paraissait n’être pas leur habillement naturel. Au lieu de répondre à la question qu’on leur faisait, elles se mirent à pleurer, ce qui ne servit qu’à augmenter la curiosité des paysannes et à leur inspirer de la compassion. La mère de Ganem leur conta ce qu’elle et sa fille avaient souffert. Les bonnes villageoises en furent attendries et tâchèrent de les consoler. Elles les régalèrent autant que leur pauvreté le leur permit. Elles leur firent quitter leurs chemises de crin de cheval, qui les incommodaient fort, pour en prendre d’autres, qu’elles leur donnèrent, avec des souliers et de quoi se couvrir la tête pour conserver leurs cheveux. De ce village, après avoir bien remercié ces paysannes charitables, Force des cœurs et sa mère s’avancèrent du côté d’Alep, à petites journées. Elles avaient coutume de se retirer autour des mosquées ou dans les mosquées mêmes, où elles passaient la nuit sur la natte, lorsque le pavé en était couvert ; autrement, elles couchaient sur le pavé même ou bien allaient loger dans les lieux publics destinés à servir de retraite aux voyageurs. A l’égard de la nourriture, elles n’en manquaient pas ; elles rencontraient souvent de ces lieux où l’on fait des distributions de pain, de riz cuit et d’autres mets à tous les voyageurs qui en demandent. Enfin, elles arrivèrent à Alep ; mais elles ne voulurent pas s’y arrêter ; et, continuant leur chemin vers l’Euphrate, elles passèrent ce fleuve et entrèrent dans la Mésopotamie, qu’elles traversèrent jusqu’à Moussoul. De là, quelques peines qu’elles eussent déjà souffertes, elles se rendirent à Bagdad. C’était le lieu où tendaient leurs désirs, dans l’espérance d’y rencontrer Ganem, quoiqu’elles ne dussent pas se flatter qu’il fût dans une ville où le calife faisait sa demeure ; mais elles l’espéraient parce qu’elles le souhaitaient. Leur tendresse pour lui, malgré tous leurs malheurs, augmentait au lieu de diminuer. Leurs discours roulaient ordinairement sur lui ; elles en demandaient même des nouvelles à tous ceux qu’elles rencontraient. Mais laissons là Force des cœurs et sa mère, pour revenir à Tourmente. Elle était toujours enfermée très étroitement dans la tour obscure, depuis le jour qui avait été si funeste à Ganem et à elle. Cependant, quelque désagréable que lui fût la prison, elle en était beaucoup moins affligée que du malheur de Ganem, dont le sort incertain lui causait une inquiétude mortelle. Il n’y avait presque pas de moment qu’elle ne le plaignît. Une nuit que le calife se promenait seul dans l’enceinte de son palais, ce qui lui arrivait assez souvent, car c’était le prince du monde le plus curieux, et quelquefois, dans ses promenades nocturnes, il apprenait des choses qui se passaient dans le palais et qui, sans cela, ne seraient jamais venues à sa connaissance ; une nuit donc, en se promenant, il passa près de la tour obscure et, comme il crut entendre parler, il s’arrêta ; il s’approcha de la porte pour mieux écouter, et il entendit distinctement ces paroles, que Tourmente, toujours en proie au souvenir de Ganem, prononça d’une voix assez haute : « O Ganem ! trop infortuné Ganem où es-tu présentement ? Dans quel lieu ton destin déplorable t’a-t-il conduit ? Hélas ! c’est moi qui t’ai rendu malheureux ! Que ne me laissas-tu périr misérablement, au lieu de me prêter un secours généreux ? Quel triste fruit as-tu recueilli de tes soins et de tes respects ? Le commandeur des croyants, qui devait te récompenser, te persécute pour prix de m’avoir toujours regardée comme une personne réservée à son lit ; tu perds tous tes biens et te vois obligé de chercher ton salut dans la fuite. Ah ! calife, barbare calife ! que direz-vous pour votre défense, lorsque vous vous trouverez avec Ganem devant le tribunal du juge souverain et que les anges rendront témoignage de la vérité en votre présence ? Toute la puissance que vous avez aujourd’hui, et sous laquelle tremble presque toute la terre, n’empêchera pas que vous ne soyez condamné et puni de votre injuste violence. » Tourmente cessa de parler à ces mots ; car ses soupirs et ses larmes l’empêchèrent de continuer. Il n’en fallut pas davantage pour obliger le calife à rentrer en lui-même. Il vit bien que, si ce qu’il venait d’entendre était vrai, sa favorite était innocente et qu’il avait donné des ordres contre Ganem et sa famille avec trop de précipitation. Pour approfondir une chose où l’équité dont il se piquait paraissait intéressée, il retourna aussitôt à son appartement, et dès qu’il y fut arrivé, il chargea Mesrour d’aller à la tour obscure et de lui amener Tourmente. Le chef des eunuques jugea, par cet ordre et encore plus : l’air du calife, que ce prince voulait pardonner à sa favorite et la rappeler auprès de lui ; il en fut ravi, car il aimait Tourmente et avait pris beaucoup de part à sa disgrâce. Il vola sur-le-champ à la tour : « Madame, dit-il à la favorite d’un ton qui marquait sa joie, prenez la peine de me suivre ; j’espère que vous ne reviendrez plus dans cette vilaine tour ténébreuse ; le commandeur des croyants veut vous entretenir, et j’en conçois un heureux présage. » Tourmente suivit Mesrour, qui la mena et l’introduisit dans le cabinet du calife. D’abord elle se prosterna devant ce prince et elle demeura dans cet état, le visage baigné de larmes. « Tourmente, lui dit le calife, sans lui dire de se relever, il me semble que tu m’accuses de violence et d’injustice : qui est donc celui qui, malgré les égards et la considération qu’il a eus pour moi, se trouve dans une situation misérable ? Parle ; tu sais combien je suis bon naturellement et que j’aime à rendre justice. » La favorite comprit par ce discours que le calife l’avait entendue parler ; et, profitant d’une si belle occasion de justifier son cher Ganem : « Commandeur des croyants, répondit-elle, s’il m’est échappé quelque parole qui ne soit point agréable à Votre Majesté, je vous supplie très humblement de me le pardonner. Mais celui dont vous voulez connaître l’innocence et la misère, c’est Ganem, le malheureux fils d’Abou Aibou, marchand de Damas. C’est lui qui m’a sauvé la vie et qui m’a donné un asile en sa maison. Je vous avouerai que, dès qu’il me vit, peut-être forma-t-il la pensée de se donner à moi et l’espérance de m’engager à souffrir ses soins j’en jugeai ainsi par l’empressement qu’il fit à paraître à me régaler et à me rendre tous les services dont j’avais besoin dans l’état où je me trouvais. Mais sitôt qu’il apprit que j’avais l’honneur de vous appartenir : « Ah ! madame, me dit-il, ce qui appartient au maître est défendu à l’esclave. » Depuis ce moment, je dois cette justice à sa vertu, sa conduite n’a point démenti ses paroles. Cependant vous savez, commandeur des croyants, avec quelle rigueur vous l’avez traité, et vous en répondrez devant le tribunal de Dieu. » Le calife ne sut point mauvais gré à Tourmente de la liberté qu’il y avait dans ce discours. « Mais, reprit-il, puis-je me fier aux assurances que tu me donnes de la retenue de Ganem ? — Oui, repartit-elle, vous le pouvez : je ne voudrais pas, pour toute chose au monde, vous déguiser la vérité ; et, pour vous prouver que je suis sincère, il faut que je vous fasse un aveu qui vous déplaira peut-être ; mais j’en demande pardon par avance à Votre Majesté. — Parle, ma fille, dit alors Haroun-al-Raschid ; je te pardonne tout, pourvu que tu ne me caches rien.— Eh bien, répliqua Tourmente, apprenez que l’attention respectueuse de Ganem, jointe à tous les bons offices qu’il m’a rendus, me fit concevoir de l’estime pour lui. Je passai même plus avant. Vous connaissez la tyrannie de l’amour je sentis naître en mon cœur de tendres sentiments : il s’en aperçut ; mais, loin de chercher à profiter de ma faiblesse, et malgré tout le feu dont il se sentait brûler, il demeura toujours ferme dans son devoir ; et tout ce que sa passion pouvait lui arracher, c’étaient ces termes, que j’ai déjà dits à Votre Majesté : « Ce qui appartient au maître est défendu à l’esclave. » Cette déclaration ingénue aurait peut-être aigri tout autre que le calife ; mais ce fut ce qui acheva d’adoucir ce prince. Il ordonna à Tourmente de se relever ; et, la faisant asseoir auprès de lui : « Raconte-moi, lui dit-il, ton histoire, depuis le commencement jusqu’à la fin. » Alors elle s’en acquitta avec beaucoup d’adresse et d’esprit. Elle passa légèrement sur ce qui regardait Zobéide ; elle s’étendit davantage sur les obligations qu’elle avait à Ganem, sur la dépense qu’il avait faite pour elle ; et surtout elle vanta fort sa discrétion, voulant par là faire comprendre au calife qu’elle s’était trouvée dans la nécessité de demeurer cachée chez Ganem pour tromper Zobéide ; et elle finit enfin par la fuite du jeune marchand, à laquelle, sans déguisement, elle dit au calife qu’elle l’avait forcé pour se dérober à sa colère. Quand elle eut cessé de parler, ce prince lui dit : « Je crois tout ce que vous m’avez raconté ; mais pourquoi avez-vous tant tardé à me donner de vos nouvelles ? Fallait-il attendre un mois entier après mon retour, pour me faire savoir où vous étiez ? — Commandeur des croyants, répondit Tourmente, Ganem sortait si rarement de sa maison, qu’il ne faut pas vous étonner que nous n’ayons point appris les premiers votre retour. D’ailleurs, Ganem, qui s’était chargé de faire tenir le billet à Aube du jour, a été longtemps sans trouver le moment favorable de le remettre en main propre. C’est assez, Tourmente, reprit le calife ; je reconnais ma faute et voudrais la réparer en comblant de bienfaits ce jeune marchand de Damas. Vois donc ce que je puis faire pour lui ; demande-moi ce que tu voudras, je te l’accorderai. » A ces mots, la favorite se jeta aux pieds du calife, la face contre terre, et, se relevant : « Commandeur des croyants, dit-elle, après avoir remercié Votre Majesté pour Ganem, je la supplie très humblement de faire publier dans vos États que vous pardonnez au fils d’Abou Aïbou et qu’il n’a qu’à vous venir trouver. Je ferai plus, repartit ce prince pour t’avoir conservé la vie, pour reconnaître la considération qu’il a eue pour moi, pour le dédommager de la perte de ses biens, et enfin pour réparer le tort que j’ai fait à sa famille, je te le donne pour époux. » Tourmente ne pouvait trouver d’expressions assez fortes pour remercier le calife de sa générosité. Ensuite elle se retira dans l’appartement qu’elle occupait avant sa cruelle aventure. Le même ameublement y était encore : on n’y avait nullement touché. Mais, ce qui lui fit le plus de plaisir, ce fut d’y voir les coffres et les ballots de Ganem, que Mesrour avait eu soin d’y faire porter. Le lendemain, Haroun-al-Raschid donna ordre au grand vizir de faire publier, par toutes les villes de ses Etats, qu’il pardonnait à Ganem, fils d’Abou Aïbou ; mais cette publication fut inutile, car il se passa un temps considérable sans qu’on entendît parler de ce jeune marchand. Tourmente crut que sans doute il n’avait pu survivre à la douleur de l’avoir perdue. Une affreuse inquiétude s’empara de son esprit ; mais, comme l’espérance est la dernière chose qui abandonne les amants, elle supplia le calife de lui permettre de faire elle-même la recherche de Ganem ; ce qui lui ayant été accordé, elle prit une bourse de mille pièces d’or, qu’elle tira de sa cassette, et sortit, un matin, du palais, montée sur une mule des écuries du calife, très richement enharnachée. Deux eunuques noirs l’accompagnaient, qui avaient, de chaque côté, la main sur la croupe de la mule. Elle alla de mosquée en mosquée faire des largesses aux dévots de la religion musulmane, en implorant le secours de leurs prières pour l’accomplissement d’une affaire importante d’où dépendait, leur disait-elle, le repos de deux personnes. Elle employa toute la journée et ses mille pièces d’or à faire des aumônes dans les mosquées, et, sur le soir, elle retourna au palais. Le jour suivant, elle prit une autre bourse de la même somme et, dans le même équipage, elle se rendit à la joaillerie. Elle s’arrêta devant la porte et, sans mettre pied à terre, elle fit appeler le syndic par un des eunuques noirs. Le syndic, qui était un homme très charitable et qui employait plus des deux tiers de son revenu à soulager les pauvres étrangers, soit qu’ils fussent malades ou mal dans leurs affaires, ne fit point attendre Tourmente, qu’il reconnut, son habillement, pour une dame du palais. « Je m’adresse vous, lui dit-elle en lui mettant sa bourse entre les mains, comme à un homme dont on vante dans la ville la piété. Je vous prie de distribuer ces pièces d’or aux pauvres étrangers que vous assistez : car je n’ignore pas que vous faites profession de secourir les étrangers qui ont recours à votre charité. Je sais même que vous prévenez leurs besoins et que rien n’est plus agréable pour vous que de trouver occasion d’adoucir leur misère.— Madame, lui répondit le syndic, j’exécuterai avec plaisir ce que vous m’ordonnez ; mais si vous souhaitez d’exercer votre charité par vous-même, prenez la peine de venir jusque chez moi ; vous y verrez deux femmes dignes de votre pitié. Je les rencontrai hier, comme elles arrivaient dans la ville ; elles étaient dans un état pitoyable ; et je fus d’autant plus touché qu’il me parut que c’étaient des personnes de condition. Au travers des haillons qui les couvraient, malgré l’impression que l’ardeur du soleil a faite sur leur visage, je démêlai un air noble que n’ont point ordinairement les pauvres que j’assiste. Je les menai toutes deux dans ma maison et les mis entre les mains de ma femme, qui en porta d’abord le même jugement que moi. Elle leur fit préparer de bons lits par ses esclaves, pendant qu’elle-même s’occupait à leur laver le visage et à leur faire changer de linge. Nous ne savons point encore qui elles sont, parce que nous voulons leur laisser prendre quelque repos avant que de les fatiguer par nos questions. » Tourmente, sans savoir pourquoi, se sentit quelque curiosité de les voir. Le syndic se mit en devoir de la mener chez lui ; mais elle ne voulut pas qu’il prît cette peine et elle s’y fit conduire par un esclave qu’il lui donna. Quand elle fut à la porte, elle mit pied à terre et suivit l’esclave du syndic, qui avait pris les devants pour aller avertir sa maîtresse, qui était dans la chambre de Force des cœurs et de sa mère : car c’était d’elle que le syndic venait de parler à Tourmente. La femme du syndic, ayant appris par son esclave qu’une dame du palais était dans sa maison, voulut sortir de la chambre où elle était pour l’aller recevoir ; mais Tourmente, qui suivait de près l’esclave, ne lui en donna pas le temps et entra. La femme du syndic se prosterna devant elle, pour marquer le respect qu’elle avait pour tout ce qui appartenait au calife. Tourmente la releva et lui dit : « Ma bonne dame, je vous prie de me faire parler aux deux étrangères qui sont arrivées à Bagdad hier au soir. Madame, répondit la femme du syndic, elles sont couchées dans ces deux petits lits que vous voyez l’un auprès de l’autre. » Aussitôt la favorite s’approcha de celui de la mère et, la considérant avec attention : « Ma bonne femme, lui dit-elle, je viens vous offrir mon secours. Je ne suis pas sans crédit dans cette ville et je pourrai vous être utile, à vous et à votre compagne. — Madame, répondit la mère de Ganem, aux offres obligeantes que vous nous faites, je vois que le ciel ne nous a point encore abandonnées. Nous avions pourtant sujet de le croire, après les malheurs qui nous sont arrivés. » En achevant ces paroles, elle se mit à pleurer si amèrement que Tourmente et la femme du syndic ne purent non plus retenir leurs larmes. La favorite du calife, après avoir essuyé les siennes, dit à la mère de Ganem : « Apprenez-nous, de grâce, vos malheurs, et nous racontez votre histoire ; vous ne sauriez faire ce récit à des gens plus disposés que nous à chercher tous les moyens possibles de vous consoler.— Madame, reprit la triste veuve d’Abou Aïbou, une favorite du commandeur des croyants, une dame nommée Tourmente cause toute notre infortune. » A ce discours, la favorite se sentit frappée comme d’un coup de foudre ; mais, dissimulant son trouble et son agitation, elle laissa parler la mère de Ganem, qui poursuivit de cette manière : Je suis veuve d’Abou Aïbou, marchand de Damas ; j’avais un fils nommé Ganem, qui, étant venu trafiquer à Bagdad, a été accusé d’avoir enlevé cette Tourmente. Le calife l’a fait chercher partout pour le faire mourir ; et, ne l’ayant pu trouver, il a écrit au roi de Damas de faire piller et raser notre maison et de nous exposer, ma fille et moi, trois jours de suite, toutes nues, aux yeux du peuple, et puis de nous bannir de Syrie à perpétuité. Mais, avec quelque indignité qu’on nous ait traitées, je m’en consolerais si mon fils vivait encore et que je pusse le rencontrer. Quel plaisir pour sa sœur et pour moi de le revoir ! Nous oublierions, en l’embrassant, la perte de nos biens et tous les maux que nous avons soufferts pour lui. Hélas ! je suis persuadée qu’il n’en est que la cause innocente et qu’il n’en est pas plus coupable envers le calife que nous ne le sommes, sa sœur et moi. — Non, sans doute, interrompit Tourmente en cet endroit, il n’est pas plus criminel que vous. Je puis vous assurer de son innocence, puisque cette même Tourmente, dont vous avez tant à vous plaindre, c’est moi, qui, par la fatalité des astres, ai causé tous vos malheurs. C’est : moi que vous devez imputer la perte de votre fils, s’il n’est plus au monde ; mais, si j’ai fait votre infortune, je puis aussi la soulager. J’ai déjà justifié Ganem dans l’esprit du calife ce prince a fait publier par tous ses États qu’il pardonnait au fils d’Abou Aïbou ; et ne doutez pas qu’il ne vous fasse autant de bien qu’il vous a fait de mal. Vous n’êtes plus ses ennemis. Il attend Ganem pour le récompenser du service qu’il m’a rendu, en unissant nos fortunes ; il ne donne à lui pour épouse. Ainsi, regardez-moi comme votre fille et permettez-moi que je vous consacre une éternelle amitié. » En disant cela, elle se pencha sur la mère de Ganem, qui ne put répondre à ce discours, tant il lui causa d’étonnement. Tourmente la tint longtemps embrassée et ne la quitta que pour courir à l’autre lit, embrasser Force des cœurs, qui, s’étant levée sur son séant pour la recevoir, lui tendit les bras. Après que la charmante favorite du calife eut donné à la mère et à la fille toutes les marques de tendresse qu’elles pouvaient attendre de la femme de Ganem, elle leur dit : « Cessez de vous affliger l’une et l’autre ; les richesses que Ganem avait en cette ville ne sont pas perdues : elles sont tu palais du calife, dans mon appartement. Je sais bien que toutes les richesses du monde ne sauraient vous consoler sans Ganem ; c’est le jugement que je fais de sa mère et de sa sœur, si je dois juger d’elles par moi-même. Le sang n’a pas moins de force que l’amour dans les grands cœurs. Mais pourquoi faut-il désespérer de le revoir ? Nous le retrouverons ; le bonheur de vous avoir rencontrées m’en fait concevoir l’espérance. Peut-être même que c’est aujourd’hui le dernier jour de vos peines et le commencement d’un bonheur plus grand que celui dont vous jouissiez à Damas, dans le temps que vous y possédiez Ganem. Tourmente allait poursuivre, lorsque le syndic des joailliers arriva : « Madame, lui dit-il, je viens de voir un objet bien touchant : c’est un jeune homme qu’un chamelier amenait à l’hôpital de Bagdad. Il était lié avec des cordes sur un chameau, parce qu’il n’avait pas la force de se soutenir. On l’avait déjà délié et on était prêt à le porter à l’hôpital, lorsque j’ai passé par là. Je me suis approché du jeune homme, je l’ai considéré avec attention, et il m’a paru que son visage ne m’était pas tout à fait inconnu. Je lui ai fait des questions sur sa famille ; mais, pour toute réponse, je n’en ai tiré que des pleurs et des soupirs. J’en ai eu pitié ; et, connaissant, par l’habitude que j’ai de voir des malades, qu’il était dans un pressant besoin d’être soigné, je n’ai pas voulu qu’on le mît à l’hôpital ; car je sais trop de quelle manière on y gouverne les malades et je connais l’incapacité des médecins. Je l’ai fait apporter chez moi par mes esclaves, qui, dans une chambre particulière où je l’ai mis, lui donnent, par mon ordre, de mon propre linge et le servent comme ils me serviraient moi-même. » Tourmente tressaillit à ce discours du joaillier et sentit une émotion dont elle ne pouvait se rendre raison. « Menez-moi, dit-elle au syndic, dans la chambre de ce malade ; je souhaite de le voir. » Le syndic l’y conduit ; et, tandis qu’elle y allait, la mère de Ganem dit à Force des cœurs : « Ah ! ma fille, quelque misérable que soit cet étranger malade, votre frère, s’il est encore en vie, n’est peut-être pas dans un état plus heureux ! » La favorite du calife, étant dans la chambre où était le malade, s’approcha du lit où les esclaves du syndic l’avaient déjà couché. Elle vit un jeune homme qui avait les yeux fermés, le visage pâle, défiguré et tout couvert de larmes. Elle l’observe avec attention, son cœur palpite, elle croit reconnaître Ganem ; mais bientôt elle se défie du rapport de ses yeux. Si elle trouve quelque chose de Ganem dans l’objet qu’elle considère, il lui paraît d’ailleurs si différent, qu’elle n’ose s’imaginer que c’est lui qui s’offre à sa vue. Ne pouvant toutefois résister à l’envie de s’en éclaircir : « Ganem, lui dit-elle, d’une voix tremblante, est-ce vous que je vois ? » A ces mots, elle s’arrêta, pour donner au jeune homme le temps de répondre ; mais, s’apercevant qu’il y paraissait insensible : « Ah ! Ganem, reprit-elle, ce n’est point à toi que je parle. Mon imagination, trop pleine de ton image, a prêté à cet étranger une trompeuse ressemblance. Le fils d’Abou Aïbou, quelque malade qu’il pût être, entendrait la voix de Tourmente. » Au nom de Tourmente, Ganem (car c’était effectivement lui) ouvrit les paupières et tourna la tête vers la personne qui lui adressait la parole ; et, reconnaissant la favorite du calife : « Ah ! madame, est-ce vous ? par quel miracle... » Il ne put achever. Il fut tout à coup saisi d’un transport de joie si vif, qu’il s’évanouit. Tourmente et le syndic s’empressèrent de le secourir ; mais dès qu’ils remarquèrent qu’il commençait à revenir de son évanouissement, le syndic pria la dame de se retirer, de peur que sa vue n’irritât le mal de Ganem. Ce jeune homme, ayant repris ses esprits, regarda de tous côtés ; et, ne voyant pas ce qu’il cherchait : « Belle Tourmente, s’écria-t-il, qu’êtes-vous devenue ?Vous êtes-vous en effet présentée à mes yeux, où n’est-ce qu’une illusion ? Non, seigneur, lui dit le syndic, ce n’est point une illusion, c’est moi qui ai fait sortir cette dame ; mais vous la reverrez sitôt que vous serez en état de soutenir sa vue. Vous avez besoin de repos présentement, et rien ne doit vous empêcher d’en prendre. Vos affaires ont changé de face, puisque vous êtes, ce me semble, ce Ganem à qui le commandeur des croyants a fait publier dans Bagdad qu’il pardonnait le passé. Qu’il vous suffise, à l’heure qu’il est, de savoir cela. La dame qui vient de vous parler vous en instruira plus amplement. Ne songez donc qu’à rétablir votre santé ; pour moi, je vais y contribuer autant qu’il me sera possible. » En achevant ces mots, il laissa reposer Ganem et alla lui faire préparer tous les remèdes qu’il jugea nécessaires pour réparer ses forces épuisées par la diète et par la fatigue. Pendant ce temps-là, Tourmente était dans la chambre de Force des cœurs et de sa mère, où se passa la même scène à peu près ; car, quand la mère de Ganem apprit que cet étranger malade, que le syndic venait de faire apporter chez lui, était Ganem lui-même, elle en eut tant de joie qu’elle s’évanouit aussi. Et lorsque, par les soins de Tourmente et de la femme du syndic, elle fut revenue de sa faiblesse, elle voulut se lever pour aller voir son fils ; mais le syndic, qui arriva sur ces entrefaites, l’en empêcha, en lui représentant que Ganem était si faible et si exténué que l’on ne pouvait, sans intéresser sa vie, exciter en lui les mouvements que doit causer la vue inopinée d’une mère et d’une sœur qu’on aime. Le syndic n’eut pas besoin de longs discours pour persuader la mère de Ganem. Dès qu’on lui dit qu’elle ne pouvait entretenir son fils sans mettre en danger ses jours, elle ne fit plus d’instances pour l’aller trouver. Alors Tourmente, prenant la parole : « Bénissons le ciel, dit-elle, de nous avoir tous rassemblés dans un même lieu. Je vais retourner au palais informer le calife de toutes ces aventures ; et demain matin je reviendrai vous joindre. » Après avoir parlé de cette manière, elle embrassa la mère et la fille et sortit. Elle arriva au palais ; et dès qu’elle y fut, elle fit demander une audience particulière au calife. Elle l’obtint dans le moment. On l’introduisit dans le cabinet de ce prince ; il y était seul. Elle se jeta d’abord à ses pieds, la face contre terre, selon la coutume. Il lui dit de se relever ; et, l’ayant fait asseoir, il lui demanda si elle avait appris des nouvelles de Ganem. « Commandeur des croyants, lui dit-elle, j’ai si bien fait que je l’ai retrouvé avec sa mère et sa sœur. » Le calife fut curieux d’apprendre comment elle avait pu le rencontrer en si peu de temps. Elle satisfit sa curiosité et lui dit tant de bien de la mère de Ganem et de Force des cœurs, qu’il eut envie de les voir aussi bien que le jeune marchand. Si Haroun-al-Raschid était violent, et si, dans ses emportements, il se portait quelquefois à des actions cruelles, en récompense, il était équitable et le plus généreux prince du mondes dès que sa colère était passée et qu’on lui faisait connaître son injustice. Ainsi, ne pouvant douter qu’il n’eût injustement persécuté Ganem et sa famille, et les ayant maltraités publiquement, il résolut de leur faire une satisfaction publique. « Je suis ravi, dit-il à Tourmente, de l’heureux succès de tes recherches ; j’en ai une extrême joie, moins pour l’amour de toi qu’à cause de moi-même. Je tiendrai la promesse que j’ai faite : tu épouseras Ganem et je déclare, dès à présent, que tu n’es plus mon esclave ; tu es libre. Va retrouver ce jeune marchand ; et dès que sa santé sera rétablie, tu me l’amèneras avec sa mère et sa sœur. » Le lendemain, de grand matin, Tourmente ne manqua pas de se rendre chez le syndic des joailliers, impatiente de savoir l’état de la santé de Ganem et d’apprendre à la mère et à la fille les bonnes nouvelles qu’elle avait à leur annoncer. La première personne qu’elle rencontra fut le syndic, qui lui dit que Ganem avait fort bien passé la luit ; que, son mal ne provenant que de mélancolie et la cause en étant ôtée, il serait bientôt guéri. Effectivement, le fils d’Abou Aïbou se trouva beaucoup mieux. Le repos et les bons remèdes qu’il avait pris, et, plus que tout cela, la nouvelle situation de son esprit avait produit un si bon effet, que le syndic jugea qu’il pouvait sans péril voir sa mère, sa sœur et sa maîtresse, pourvu qu’on le préparât à les recevoir ; parce qu’il était à craindre que, ne sachant pas que sa mère et sa sœur fussent à Bagdad, leur vue ne lui causât trop de surprise et de joie. Il fut résolu que Tourmente entrerait d’abord toute seule dans la chambre de Ganem et qu’elle ferait signe aux deux autres dames de paraître quand il en serait temps. Les choses étaient ainsi réglées, Tourmente fut annoncée par le syndic au malade qui fut si charmé de la revoir que peu s’en fallut qu’il ne s’évanouit encore. « Eh bien ! Ganem, lui dit-elle en s’approchant de son lit, vous retrouvez votre Tourmente, que vous vous imaginiez avoir perdue pour jamais. — Ah ! madame, interrompit-il avec précipitation, par quel miracle venez-vous vous offrir à mes yeux ! Je vous croyais au palais du calife. Ce prince vous a sans doute écoutée : vous avez dissipé ses soupçons et il vous a redonné sa tendresse. — Oui, mon cher Ganem, reprit Tourmente, je me suis justifiée dans l’esprit du commandeur des croyants, qui, pour réparer le mal qu’il vous a tait souffrir, me donne à vous pour épouse. » Ces dernières paroles causèrent à Ganem une joie si vive qu’il ne put l’abord s’exprimer que par ce silence tendre si connu des amants. Mais il le rompit enfin : « Ah ! belle Tourmente, .’écria-t-il, puis-je ajouter foi au discours que vous me tenez ? Croirai-je qu’en effet le calife vous cède au fils d’Abou Aibou ? — Rien n’est plus véritable, repartit la dame : ce prince, qui vous faisait auparavant chercher pour vous ôter la vie, et qui, dans sa fureur, a fait souffrir mille indignités à votre mère et à votre sœur, souhaite de vous voir présentement, pour vous récompenser du respect que vous avez eu pour lui ; et il n’est pas douteux qu’il ne comble de bienfaits toute votre famille. » Ganem demanda de quelle manière le calife avait traité sa mère et sa sœur, ce que Tourmente lui raconta. Il ne put entendre ce récit sans pleurer, malgré la situation où la nouvelle de son mariage avec sa maîtresse avait mis son esprit. Mais lorsque Tourmente lui dit qu’elles étaient actuellement à Bagdad et dans la maison même où il se trouvait, il parut avoir une si grande impatience de les voir, que la favorite ne différa point à la satisfaire. Elle les appela ; elles étaient à la porte, où elles n’attendaient que ce moment. Elles entrent, s’avancent vers Ganem et, l’embrassant tour à tour, elles le baisent à plusieurs reprises. Que de larmes furent répandues dans ses embrassements ! Ganem en avait le visage tout couvert, aussi bien que sa mère et sa sœur. Tourmente en versait abondamment. Le syndic même et sa femme, que ce spectacle attendrissait, ne pouvaient retenir leurs pleurs, ni se lasser d’admirer les ressorts secrets de la Providence, qui rassemblait chez eux quatre personnes que la fortune avait si cruellement séparées. Après qu’ils eurent tous essuyé leurs larmes, Ganem en arracha de nouvelles en faisant le récit de tout ce qu’il avait souffert, depuis le jour qu’il avait quitté Tourmente jusqu’au moment où le syndic l’avait fait apporter chez lui. Il leur apprit que, s’étant réfugié dans un petit village, il y était tombé malade ; que quelques paysans charitables en avaient eu soin ; mais que, vu qu’il ne guérissait point, un chamelier s’était chargé de l’amener à l’hôpital de Bagdad. Tourmente raconta aussi tous les ennuis de sa prison ; comment le calife, après l’avoir entendue parler dans la tour, l’avait fait venir dans son cabinet, et par quels discours elle s’était justifiée. Enfin, quand ils se furent instruits des choses qui leur étaient arrivées, Tourmente dit : « Bénissons le ciel qui nous a tous réunis et ne songeons qu’au bonheur qui nous attend. Dès que la santé de Ganem sera rétablie, il faudra qu’il paraisse devant le calife avec sa mère et sa sœur ; mais, comme elles ne sont pas en état de se montrer, je vais y mettre bon ordre : je vous prie de m’attendre un moment. » En disant ces mots, elle sortit, alla au palais et revint, en peu de temps, chez le syndic, avec une bourse où il y avait encore mille pièces d’or. Elle la donna au syndic, en le priant d’acheter des habits pour Force des cœurs et pour sa mère. Le syndic, qui était un homme de bon goût, en choisit de fort beaux et les fit faire avec toute la diligence possible. Ils se trouvèrent prêts au bout de trois jours ; et Ganem, se sentant assez fort pour sortir, s’y disposa. Mais, le jour qu’il avait pris pour aller saluer le calife, comme il s’y préparait avec Force des cœurs et sa mère, on vit arriver chez le syndic le grand vizir Giafar. Ce ministre était à cheval, avec une grande suite d’officiers : « Seigneur, dit-il à Ganem en rentrant, je viens ici de la part du commandeur des croyants, mon maître et le vôtre. L’ordre dont je suis chargé est bien différent de celui dont je ne veux pas vous renouveler le souvenir ; je dois vous accompagner et vous présenter au calife, qui souhaite de vous voir. » Ganem ne répondit au compliment du grand vizir que par une très profonde inclination de tête et monta un cheval des écuries du calife, qu’on lui présenta et qu’il mania avec beaucoup de grâce. On fit monter la mère et la fille sur des mules du palais ; et tandis que Tourmente, aussi montée sur une mule, les menait chez le prince par un chemin détourné, Giafar, conduisit Ganem par un autre et l’introduisit dans la salle d’audience. Le calife y était assis sur un trône, environné des émirs, des vizirs, des chefs des huissiers et des autres courtisans arabes, persans, égyptiens, africains et syriens de sa domination, sans parler des étrangers. Quand le grand vizir eut amené Ganem au pied du trône, ce jeune marchand fit sa révérence en se jetant la face contre terre ; et puis, s’étant levé, il débita un beau compliment en vers, qui, bien que composé sur-le-champ, ne laissa pas d’attirer l’approbation de toute la cour. Après son compliment, le calife le fit approcher et lui dit : « Je suis bien aise de te voir et d’apprendre de toi-même où tu as trouvé ma favorite et tout ce que tu as fait pour elle. « Ganem obéit, et parut si sincère, que le calife fut convaincu de sa sincérité. Ce prince lui fit donner une robe fort riche, selon la coutume observée envers ceux à qui l’on donnait audience. Ensuite il lui dit : « Ganem, je veux que tu demeures dans ma cour. — Commandeur des croyants, répondit le jeune marchand, l’esclave n’a point d’autre volonté que celle de son maître, de qui dépendent sa vie et son bien. » Le calife fut très satisfait de la réponse de Ganem et lui donna une grosse pension. Ensuite ce prince descendit du trône et, se faisant suivre par Ganem et par le grand vizir seulement, il entra dans son appartement. Comme il ne doutait pas que Tourmente n’y fût avec la mère et la fille d’Abou Aïbou, il ordonna qu’on les lui amenât. Elles se prosternèrent devant lui. Il les fit relever ; et il trouva Force des cœurs si belle, qu’après l’avoir considérée avec attention : « J’ai tant de douleur, lui dit-il, d’avoir traité si indignement vos charmes, que je leur dois une réparation qui surpasse l’offense que je leur ai faite. Je vous épouse ; et, par là, je punirai Zobéide, qui deviendra la première cause de votre bonheur, comme elle l’est de vos malheurs passés. Ce n’est pas tout, ajouta-t-il en se tournant vers la mère de Ganem ; madame, vous êtes encore jeune, et je crois que vous ne dédaignerez pas l’alliance de mon grand vizir : je vous donne à Giafar ; et vous, Tourmente, à Ganem. Que l’on fasse venir un cadi et des témoins, et que trois contrats soient dressés et signés tout à l’heure. » Ganem voulut représenter au calife que sa sœur serait trop honorée d’être seulement au nombre de ses favorites ; mais ce prince voulut épouser Force des cœurs. Il trouva cette histoire si extraordinaire, qu’il fit ordonner à un fameux historien de la mettre par écrit avec toutes ses circonstances. Elle fut ensuite déposée dans son trésor, d’où plusieurs copies, tirées sur cet original, l’ont rendue publique. Après que Schéhérazade eut achevé l’histoire de Ganem, fils d’Abou Aïbou, le sultan des Indes témoigna qu’elle lui avait fait plaisir. « Sire, dit alors la sultane, puisque cette histoire vous a diverti, je supplie très humblement Votre Majesté de vouloir bien entendre celle du prince Zeyn Alasnam et du roi des Génies ; vous n’en serez pas moins content. » Schahriar y consentit ; mais comme le jour commençait à paraître, on la remit à la nuit suivante. La sultane la commença de cette manière : Histoire du prince Zeyn Alasnam et du roi des Génies Retour à la Table des Matières Un roi de Balsora possédait de grandes richesses. Il était aimé de ses sujets ; mais il n’avait point d’enfants, et cela l’affligeait beaucoup. Cependant il engagea par des présents considérables tous les saints personnages de ses États à demander au ciel un fils pour lui ; et leurs prières ne furent pas inutiles : la reine devint grosse et accoucha très heureusement d’un prince qui fut nommé Zeyn Alasnam, c’est-à-dire l’ornement des statues. Le roi fit assembler tous les astrologues de son royaume et leur ordonna de tirer l’horoscope de l’enfant. Ils découvrirent par leurs observations qu’il vivrait longtemps, qu’il serait courageux, mais qu’il aurait besoin de courage pour soutenir avec fermeté les malheurs qui le menaçaient. Le roi ne fut point épouvanté de cette prédiction. « Mon fils, lit-il, n’est pas à plaindre, puisqu’il doit être courageux ; il est bon que les princes éprouvent des disgrâces ; l’adversité purifie leur vertu ; ils en savent mieux régner. » Il récompensa les astrologues et les renvoya. Il fit élever Zeyn avec tout le soin imaginable. Il lui donna des maîtres, dès qu’il le vit en âge de profiter de leurs instructions. Enfin, il se proposait d’en faire un prince accompli, quand tout à coup ce bon roi tomba malade d’une maladie que ses médecins ne purent guérir. Se voyant au lit de la mort, il appela son fils et lui recommanda, entre autres choses, de s’attacher à se faire aimer plutôt qu’à se faire craindre de son peuple ; de ne point prêter l’oreille aux flatteurs et l’être aussi lent à récompenser qu’à punir, parce qu’il arrivait souvent que les rois, séduits par de fausses apparences, accablaient de bienfaits les méchants et opprimaient l’innocence. Aussitôt que le roi fut mort, le prince Zeyn prit le deuil, qu’il porta durant sept jours. Le huitième, il monta sur le trône, ôta du trésor royal le sceau de son père pour y mettre le sien, et commença à goûter la douceur de régner. Le plaisir de voir tous ses courtisans fléchir devant lui et se faire leur unique étude de lui prouver leur obéissance et leur zèle ; en un mot, le pouvoir souverain eut trop de charmes pour lui. Il ne regarda que ce que ses sujets lui devaient, sans penser à ce qu’il devait à ses sujets. Il se mit peu en peine de les bien gouverner. Il se plongea dans toutes sortes de débauches avec de jeunes voluptueux, qu’il revêtit des premières charges de l’Etat. Il n’eut plus règle. Comme il était naturellement prodigue, il ne mit aucun frein à ses largesses, et insensiblement ses femmes et ses favoris épuisèrent ses trésors. La reine sa mère vivait encore. C’était une princesse sage et prudente. Elle avait essayé plusieurs fois inutilement d’arrêter le cours des prodigalités et des débauches du roi son fils, en lui représentant que, s’il ne changeait bientôt de conduite, non seulement il dissiperait ses richesses, mais qu’il aliénerait même l’esprit de ses peuples et causerait une révolution qui lui coûterait peut-être la couronne et la vie. Peu s’en fallut que ce qu’elle avait prédit n’arrivât : les peuples commencèrent à murmurer contre le gouvernement ; et leurs murmures auraient infailliblement été suivis d’une révolte générale, si la reine n’eût eu l’adresse de la prévenir ; mais cette princesse, informée de la mauvaise disposition des choses, en avertit le roi, qui se laissa persuader enfin. Il confia le ministère à de sages vieillards, qui surent bien retenir ses sujets dans le devoir. Cependant Zeyn, voyant toutes ses richesses consommées, se repentit de n’en avoir pas fait un meilleur usage. Il tomba dans une mélancolie mortelle et rien ne pouvait le consoler. Une nuit, il vit en songe un vénérable vieillard qui s’avança vers lui et lui dit, d’un air riant : « O Zeyn ! sache qu’il n’y a pas de chagrin qui ne soit suivi de joie ; point de malheur qui ne traîne à sa suite quelque bonheur. Si tu veux voir la fin de ton affliction, lève-toi, pars pour l’Égypte, va-t’en au Caire : une grande fortune t’y attend. » Le prince, à son réveil, fut frappé de ce songe. Il en parla fort sérieusement à la reine sa mère, qui n’en fit que rire. « Ne voudriez-vous point, mon fils, lui dit-elle, aller en Égypte sur la foi de ce beau songe ? — Pourquoi non, madame ? répondit Zeyn ; pensez-vous que tous les songes soient chimériques ? Non, non, il y en a de mystérieux. Mes précepteurs m’ont raconté mille histoires qui ne me permettent pas d’en douter. D’ailleurs, quand je n’en serais pas persuadé, je ne pourrais me défendre d’écouter mon songe. Le vieillard qui m’est apparu avait quelque chose de surnaturel. Ce n’est point un de ces hommes que la seule vieillesse rend respectables : je ne sais quel air divin était répandu dans sa personne. Il était tel enfin qu’on nous représente le grand prophète ; et si vous voulez que je vous découvre ma pensée, je crois que c’est lui qui, touché de mes peines, veut les soulager. Je m’en fie à la confiance qu’il m’a inspirée, je suis plein de ses promesses et j’ai résolu de suivre sa voix. » La reine essaya de l’en détourner, mais elle n’en put venir à bout. Le prince lui laissa la conduite du royaume, sortit une nuit du palais fort secrètement et prit la route du Caire, sans vouloir être accompagné de personne. Après beaucoup de fatigue et de peine, il arriva dans cette fameuse ville, qui en a peu de semblables au monde, soit pour la grandeur, soit pour la beauté. Il alla descendre à la porte d’une mosquée, où, se sentant accablé de lassitude, il se coucha. A peine fut-il endormi qu’il vit le même vieillard, qui lui dit : « O mon fils ! je suis content de toi ; tu as ajouté foi à mes paroles. Tu es venu ici sans que la longueur et les difficultés des chemins t’aient rebuté ; mais apprends que je ne t’ai fait faire un si long voyage que pour t’éprouver. je vois que tu as du courage et de la fermeté. Tu mérites que je te rende le plus riche et le plus heureux prince de la terre. Retourne à Balsora ; tu trouveras dans ton palais des richesses immenses. Jamais roi n’en a possédé tant qu’il y en a. » Le prince ne fut pas satisfait de ce songe. « Hélas ! dit-il en lui-même après s’être réveillé, quelle était mon erreur ! Ce vieillard, que je croyais notre grand prophète, n’est qu’un pur ouvrage de mon imagination agitée. J’en avais l’esprit si rempli, qu’il n’est pas surprenant que j’y aie rêvé une seconde fois. Retournons à Balsora. Que ferais-je ici plus longtemps ? Je suis bien heureux de n’avoir dit à personne qu’à ma mère le motif de mon voyage ; je deviendrais la fable de mes peuples s’ils le savaient. » Il reprit donc le chemin de son royaume ; et, dès qu’il y fut arrivé, la reine lui demanda s’il revenait content. Il lui conta tout ce qui s’était passé et parut si mortifié d’avoir été trop crédule, que cette princesse, au lieu d’augmenter son ennui par des reproches ou par des railleries, le consola. « Cessez de vous affliger, mon fils, lui dit-elle : si Dieu vous destine des richesses, vous les acquerrez sans peine. Demeurez en repos ; tout ce que j’ai à vous recommander, c’est d’être vertueux. Renoncez aux délices de la danse, des orgies et du vin couleur de pourpre ; fuyez tous ces plaisirs ; ils vous ont déjà pensé perdre. Appliquez-vous à rendre vos sujets heureux ; en faisant leur bonheur, vous assurerez le vôtre. » Le prince Zeyn jura qu’il suivrait désormais tous les conseils de sa mère et ceux des sages vizirs dont elle avait fait choix pour l’aider à soutenir le poids du gouvernement. Mais, dès la première nuit qu’il fut de retour en son palais, il vit en songe, pour la troisième fois, le vieillard qui lui dit : « O courageux Zeyn ! le temps de ta prospérité est enfin venu. Demain matin, dès que tu seras levé, prends une pioche et va fouiller dans le cabinet du feu roi : tu y découvriras un grand trésor. Le prince ne fut pas plus tôt réveillé qu’il se leva. Il courut à l’appartement de la reine et lui raconta avec beaucoup de vivacité le nouveau songe qu’il venait de faire. « En vérité, mon fils, dit la reine en souriant, voilà un vieillard bien obstiné : il n’est pas content de vous avoir trompé deux fois ; êtes-vous d’humeur à vous y fier encore ? — Non, madame, répondit Zeyn ; je ne crois nullement ce qu’il m’a dit ; mais je veux par plaisir visiter le cabinet de mon père. — Oh ! je m’en doutais bien, s’écria la reine en éclatant de rire ; allez, mon fils, contentez-vous. Ce qui me console, c’est que la chose n’est pas si fatigante que le voyage d’Égypte. — Eh bien ! madame, reprit le roi, il faut vous l’avouer ce troisième songe m’a rendu ma confiance ; il est lié aux deux autres. Car enfin, examinons toutes les paroles du vieillard : il m’a d’abord ordonné d’aller en Égypte ; là, il m’a dit qu’il ne m’avait fait faire ce voyage que pour m’éprouver. « Retourne à Balsora, m’a-t-il dit ensuite ; c’est là que tu dois trouver des trésors. » Cette nuit, il m’a marqué précisément l’endroit où ils sont. Ces trois songes, ce me semble, sont suivis ; ils n’ont rien d’équivoque ; pas une circonstance qui embarrasse. Après tout, ils peuvent être chimériques ; mais j’aime mieux faire une recherche vaine que de me reprocher toute ma vie d’avoir manqué peut-être de grandes richesses, en faisant mal à propos l’esprit fort. » En achevant ces paroles, il sortit de l’appartement de la reine, se fit donner une pioche et entra seul dans le cabinet du feu roi. Il se mit à piocher, et il leva plus de la moitié des carreaux du pavé sans apercevoir la moindre apparence de trésor. Il quitta l’ouvrage pour se reposer un moment, disant en lui-même : « J’ai bien peur que ma mère n’ait eu raison de se moquer de moi. » Néanmoins il reprit courage et continua son travail. Il n’eut pas sujet de s’en repentir : il découvrit tout à coup une pierre blanche qu’il leva, et dessous il trouva une porte sur laquelle était caché un cadenas d’acier. Il le rompit à coups de pioche et ouvrit la porte, qui couvrait un escalier de marbre blanc. Il alluma aussitôt une bougie et descendit, par cet escalier, dans une chambre parquetée de porcelaines de la Chine et dont les lambris et le plafond étaient de cristal. Mais il s’attacha particulièrement à regarder quatre estrades, sur chacune desquelles il y avait dix urnes de porphyre. Il s’imagina qu’elles étaient pleines de vin. « Bon, dit-il, ce vin doit être bien vieux ; je ne doute pas qu’il ne soit excellent. » Il s’approcha de l’une de ces urnes, il en ôta le couvercle et vit avec autant de surprise que de joie qu’elle était pleine de pièces d’or. Il visita les autres, et les trouva pleines de sequins. Il en prit une poignée qu’il porta à la reine. Cette princesse fut dans l’étonnement que l’on peut s’imaginer, quand elle entendit le rapport que le roi lui fit de tout ce qu’il avait vu. « O mon fils ! s’écria-t-elle, gardez-vous de dissiper follement tous ces biens, comme vous avez déjà fait de ceux du trésor royal ! Que vos ennemis n’aient pas un si grand sujet de se réjouir ! — Non, madame, répondit Zeyn, je vivrai désormais d’une manière qui ne vous donnera que de la satisfaction. » La reine pria le roi son fils de la mener dans cet admirable souterrain, que le feu roi, son mari, avait fait faire si secrètement qu’elle n’en avait jamais ouï parler. Zeyn la conduisit au cabinet, l’aida à descendre l’escalier de marbre et la fit entrer dans la chambre où étaient les urnes. Elle regarda toutes choses d’un œil curieux et remarqua, dans un coin, une petite urne de la même matière que les autres. Le prince ne l’avait point encore aperçue. Il la prit et, l’avant ouverte, il trouva dedans une clef d’or. « Mon fils, dit alors la reine, cette clef enferme sans doute quelque nouveau trésor. Cherchons partout ; voyons si nous ne découvrirons point à quel usage elle est destinée. » Ils examinèrent la chambre avec une extrême attention et trouvèrent enfin une serrure au milieu d’un lambris. Ils jugèrent que c’était celle dont ils avaient la clef. Le roi en fit l’essai sur-le-champ. Aussitôt une porte s’ouvrit et leur laissa voir une autre chambre, au milieu de laquelle étaient neuf piédestaux d’or massif, dont huit soutenaient chacun une statue faite d’un seul diamant ; et ces statues jetaient tant d’éclat que la chambre en était tout éclairée. « O ciel ! s’écria Zeyn tout surpris, où est-ce que mon père a pu trouver de si belles choses ? » Le neuvième piédestal redoubla son étonnement ; car il y avait dessus une pièce de satin blanc sur laquelle étaient écrits ces mots : « O mon cher fils ! ces huit statues m’ont coûté beaucoup de peine à acquérir. Mais, quoiqu’elles soient d’une grande beauté, sache qu’il y en a une neuvième au monde qui les surpasse elle vaut mieux toute seule que mille comme celles que tu vois. Si tu souhaites de t’en rendre possesseur, va dans la ville du Caire, en Égypte. Il y a là un de mes anciens esclaves, appelé Mobarec ; tu n’auras nulle peine à le découvrir : la première personne que tu rencontreras t’enseignera sa demeure. Va le trouver ; dis-lui tout ce qui t’est arrivé. Il te connaîtra pour mon fils et il te conduira jusqu’au lieu où est cette merveilleuse statue, que tu acquerras avec le salut. » Le prince, après avoir lu ces paroles, dit à la reine « : Je ne veux point manquer cette neuvième statue. Il faut que ce soit une pièce bien rare, puisque celles-ci toutes ensemble ne la valent pas. Je vais partir pour le grand Caire. Je ne crois pas, madame, que vous combattiez ma résolution. — Non, mon fils, répondit la reine, je ne m’y oppose point. Vous êtes sans doute sous la protection de notre grand prophète ; il ne permettra pas que vous périssiez dans ce voyage. Partez quand il vous plaira. Vos vizirs et moi, nous gouvernerons bien l’État pendant votre absence. » Le prince fit préparer son équipage ; mais il ne voulut mener avec lui qu’un petit nombre d’esclaves seulement. Il ne lui arriva nul accident sur la route. Il se rendit au Caire, où il demanda des nouvelles de Mobarec. On lui dit que c’était un des plus riches citoyens de la ville ; qu’il vivait en grand seigneur et que sa maison était ouverte particulièrement aux étrangers. Zeyn s’y fit conduire. Il frappa à la porte. Un esclave ouvre et lui dit « Que souhaitez-vous et qui êtes-vous ? — Je suis étranger, répondit le prince. J’ai ouï parler de la générosité du seigneur Mobarec, et je viens loger chez lui. » L’esclave pria Zeyn d’attendre un moment ; puis il alla dire cela à son maître, qui lui ordonna de faire entrer l’étranger. L’esclave revint à la porte et dit au prince qu’il était le bienvenu. Alors Zeyn entra, traversa une grande cour et passa dans une salle magnifiquement ornée, où Mobarec, qui l’attendait, le reçut fort civilement et le remercia de l’honneur qu’il lui faisait de vouloir bien prendre un logement chez lui. Le prince, après avoir répondu à ce compliment, dit à Mobarec : « Je suis fils du feu roi de Balsora et je m’appelle Zeyn Alasnam. — Ce roi, dit Mobarec, a été autrefois mon maître ; mais, seigneur, je ne lui ai point connu de fils. Quel âge avez-vous ? — J’ai vingt ans, répondit le prince. Combien y a-t-il que vous avez quitté la cour de mon père ? — Il y en a près de vingt-deux, dit Mobarec. Mais comment me persuaderez-vous que vous êtes son fils ? — Mon père, repartit Zeyn, avait sous son cabinet un souterrain dans lequel j’ai trouvé quarante urnes de porphyre toutes pleines d’or. — Et quelle autre chose y a-t-il encore ? répliqua Mobarec. — Il y a, dit le prince, neuf piédestaux d’or massif, sur huit desquels sont huit statues de diamant ; et il y a sur le neuvième une pièce de satin blanc sur laquelle mon père a écrit ce qu’il faut que je fasse pour acquérir une nouvelle statue, plus précieuse que les autres ensemble. Vous savez le lieu où est cette statue, parce qu’il est marqué sur le satin que vous m’y conduirez. » Il n’eut pas achevé ces paroles, que Mobarec se jeta à ses genoux ; et, lui baisant une de ses mains à plusieurs reprises : « Je rends grâces à Dieu, s’écria-t-il, de vous avoir fait venir ici. Je vous connais pour le fils du roi de Balsora. Si vous voulez aller au lieu où est la statue merveilleuse, je vous y mènerai. Mais il faut auparavant vous reposer ici quelques jours. Je donne aujourd’hui un festin aux grands du Caire. Nous étions à table lorsqu’on m’est venu avertir de votre arrivée. Dédaignerez-vous, seigneur, de venir vous réjouir avec nous ? — Non, répondit Zeyn ; je serai ravi d’être de votre festin. » Aussitôt Mobarec le conduisit sous un dôme où était la compagnie. Il le fit mettre à table et commença de le servir à genoux. Les grands du Caire en furent surpris. Ils se disaient tout bas les uns aux autres : « Hé qui est donc cet étranger que Mobarec sert avec tant de respect ? » Après qu’ils eurent mangé, Mobarec prit la parole : « Grands du Caire, dit-il, ne soyez pas étonnés de m’avoir vu servir de cette sorte ce jeune étranger. Sachez que c’est le fils du roi de Balsora, mon maître. Son père m’acheta de ses propres deniers. Il est mort sans m’avoir donné la liberté. Ainsi je suis encore esclave ; et, par conséquent, tous mes biens appartiennent de droit à ce jeune prince, son unique héritier. » Zeyn l’interrompit en cet endroit : « O Mobarec ! lui dit-il, je déclare devant tous ces seigneurs que je vous affranchis dès ce moment et que je retranche de mes biens votre personne et tout ce que vous possédez ; voyez, outre cela, ce que vous voulez que je vous donne. » Mobarec, à ce discours, baisa la terre et fit de grands remetcîments au prince. Ensuite on apporta le vin : ils en burent toute la journée ; et, sur le soir, les présents furent distribués aux convives, qui se retirèrent. Le lendemain, Zeyn dit à Mobarec : « J’ai pris assez de repos. Je ne suis point venu au Caire pour vivre dans les plaisirs. J’ai dessein d’avoir la neuvième statue. Il est temps que nous partions pour l’aller conquérir. — Seigneur, répondit Mobarec, je suis prêt à céder à votre envie ; mais vous ne savez pas tous les dangers qu’il faut courir pour faire cette précieuse conquête. — Quelque péril qu’il y ait, répliqua le prince, j’ai résolu de l’entreprendre. J’y périrai ou j’en viendrai à bout. Tout ce qui arrive, c’est Dieu qui le fait arriver. Accompagnez-moi seulement et que votre fermeté soit égale à la mienne. » Mobarec, le voyant déterminé à partir, appela ses domestiques et leur ordonna d’apprêter les équipages. Ensuite le prince et lui firent l’ablution et la prière de précepte appelée Farz {90}, après quoi ils se mirent en chemin. Ils remarquèrent sur leur route une infinité de choses rares et merveilleuses. Ils marchèrent pendant plusieurs jours, au bout desquels, étant arrivés dans un séjour délicieux, ils descendirent de cheval. Alors Mobarec dit à tous les domestiques qui les suivaient : « Demeurez en cet endroit et gardez soigneusement les équipages jusqu’à notre retour. » Puis il dit à Zeyn : « Allons, seigneur, avançons-nous seuls ; nous sommes proche du lieu terrible où l’on garde la neuvième statue : vous allez avoir besoin de votre courage. » Ils arrivèrent bientôt au bord d’un grand lac. Mobarec s’assit sur le rivage, en disant au prince : « Il faut que nous passions cette mer. — Eh comment la pourrions-nous passer ? répondit Zeyn ; nous n’avons point de bateau. — Vous en verrez paraître un dans le moment, reprit Mobarec ; le bateau enchanté du roi des génies va venir vous prendre ; mais n’oubliez pas ce que je vais vous dire : il faut garder un profond silence ; ne parlez point au batelier ; quelque singulière que vous paraisse sa figure, quelque chose extraordinaire que vous puissiez remarquer, ne dites rien ; car je vous avertis que, si vous prononcez un seul mot quand nous serons embarqués, la barque fondra sous les eaux. — Je saurai bien me taire, dit le prince. Vous n’avez qu’à me prescrire tout ce que je dois faire, et je le ferai fort exactement. » En parlant ainsi, il aperçut tout à coup sur le lac un bateau fait de bois de sandal rouge. Il avait un mât d’ambre fin avec une banderole de satin bleu. Il n’y avait dedans qu’un batelier dont la tête ressemblait à celle d’un éléphant, et son corps avait la forme de celui d’un tigre. Le bateau s’étant approché du prince et de Mobarec, le batelier les prit avec sa trompe, l’un après l’autre et les mit dans son bateau. Ensuite il les passa de l’autre côté du lac, en un instant. Il les reprit avec sa trompe, les posa sur le rivage et disparut aussitôt avec sa barque. « Nous pouvons présentement parler, dit Mobarec. L’île où nous sommes est celle du roi des génies ; il n’y en a point de semblable dans le reste du monde. Regardez de tous côtés, prince : est-il un plus charmant séjour ? c’est sans doute une véritable image de ce lieu ravissant que Dieu destine aux fidèles observateurs de notre loi. Voyez les champs parés de fleurs et de toutes sortes d’herbes odorantes., Admirez ces beaux arbres, dont les fruits délicieux font plier les branches jusqu’à terre. Goûtez le plaisir que doivent causer ces chants harmonieux que forment dans les airs mille oiseaux de mille espèces inconnues dans les autres pays. » Zeyn ne pouvait se lasser de considérer la beauté des choses qui l’environnaient, et il en remarquait de nouvelles à mesure qu’il s’avançait dans l’île. Enfin ils arrivèrent devant un palais de fines émeraudes, entouré d’un large fossé, sur les bords duquel, d’espace en espace, étaient plantés des arbres si hauts qu’ils couvraient de leur ombrage tout le palais. Vis-à-vis la porte, qui était d’or massif, il y avait un pont fait d’une seule écaille de poisson, quoiqu’il eût pour le moins six toises de long et trois de large. On voyait à la tête du pont une troupe de génies d’une hauteur démesurée, qui défendaient l’entrée du château avec de grosses massues d’acier de Chine. « N’allons pas plus avant, dit Mobarec, ces génies nous assommeraient ; et, si nous voulons les empêcher de venir à nous, il faut faire une cérémonie magique. » En même temps il tira d’une bourse, qu’il avait sous sa robe, quatre bandes de taffetas jaune. De l’une il entoura sa ceinture et en mit une autre sur son dos ; il donna les deux autres au prince, qui en fit le même usage. Après cela, Mobarec étendit sur la terre deux grandes nappes, au bord desquelles il répandit quelques pierreries avec du musc et de l’ambre. Il s’assit ensuite sur une de ces nappes, et Zeyn sur l’autre. Puis Mobarec parla dans ces termes au prince : « Seigneur, je vais présentement conjurer le roi des génies, qui habite le palais qui s’offre à nos yeux : puisse-t-il venir à nous sans colère ! Je vous avoue que je ne suis pas sans inquiétude sur la réception qu’il nous fera. Si notre arrivée dans son île lui déplaît, il paraîtra sous la figure d’un monstre effroyable ; mais, s’il approuve votre dessein, il se montrera sous la forme d’un homme de bonne mine. Dès qu’il sera devant vous, il faudra vous lever et le saluer sans sortir de votre nappe, parce que vous péririez infailliblement si vous en sortiez. Vous lui direz : « Souverain maître des génies, mon père, qui était votre serviteur, a été emporté par l’ange de la mort : puisse Votre Majesté me protéger comme elle a toujours protégé mon père ! » — Et si le roi des génies, ajouta Mobarec, vous demande quelle grâce vous voulez qu’il vous accorde, vous lui répondrez : « Sire, c’est la neuvième statue que je vous supplie très humblement de me donner. » Mobarec, après avoir instruit de la sorte le prince Zeyn, commença de faire des conjurations. Aussitôt leurs yeux furent frappés d’un long éclair qui fut suivi d’un long coup de tonnerre. Toute l’île se couvrit d’épaisses ténèbres ; il s’éleva un vent furieux ; l’on entendit ensuite un cri épouvantable : la terre fut ébranlée, et l’on sentit un tremblement pareil à celui qu’Asrafyel {91} doit causer le jour du jugement. Zeyn sentit quelque émotion et commençait à tirer de ce bruit un fort mauvais présage, lorsque Mobarec, qui savait mieux que lui ce qu’il fallait penser, se prit à sourire et lui dit « Rassurez-vous, mon prince, tout va bien. » En effet, dans le moment, le roi des génies se fit voir sous la forme d’un bel homme. Il ne laissait pas toutefois d’avoir dans son air quelque chose de farouche. Dès que le prince Zeyn l’aperçut, il lui fit le compliment que Mobarec lui avait dicté. Le roi des génies en sourit et répondit : « Oh ! mon fils, j’aimais ton père ; et toutes les fois qu’il me venait rendre ses respects, je lui faisais présent d’une statue qu’il emportait. Je n’ai pas moins d’amitié pour toi. J’obligeai ton père, quelques jours avant sa mort, à écrire ce que tu as lu sur la pièce de satin blanc. Je lui promis de te prendre sous ma protection et de te donner la neuvième statue, qui surpasse en beauté celles que tu as. J’ai commencé à lui tenir parole. C’est moi que tu as vu en songe sous la forme d’un vieillard. Je t’ai fait découvrir le souterrain où sont les urnes et les statues. J’ai beaucoup de part à tout ce qui t’est arrivé, ou plutôt j’en suis la cause. Je sais ce qui t’a fait venir ici. Tu obtiendras ce que tu désires. Quand je n’aurais pas promis à ton père de te le donner, je te l’accorderais volontiers ; mais il faut auparavant que tu me jures, par tout ce qui rend un serment inviolable, que tu reviendras dans cette île et que tu m’amèneras une fille qui sera dans sa quinzième année, qui n’aura jamais connu d’homme ni souhaité d’en connaître. Il faut de plus que sa beauté soit parfaite et que tu sois si bien maître de toi que tu ne formes même aucun désir de la posséder en la conduisant ici. » Zeyn fit le serment téméraire qu’on exigeait de lui. « Mais, seigneur, dit-il ensuite, je suppose que je sois assez heureux pour rencontrer une fille telle que vous la demandez ; comment pourrai-je savoir que je l’aurai trouvée ? — J’avoue, répondit le roi des génies en souriant, que tu t’y pourrais tromper à la mine : cette connaissance passe les enfants d’Adam ; aussi n’ai-je pas dessein de m’en rapporter à toi là-dessus. Je te donnerai un miroir qui sera plus sûr que tes conjectures. Dès que tu auras vu une fille de quinze ans parfaitement belle, tu n’auras qu’à regarder dans ton miroir : tu y verras l’image de cette fille. La glace se conservera pure et nette, si la fille est chaste ; et si, au contraire, la glace se ternit, ce sera une marque assurée que la fille n’aura pas toujours été sage, ou, du moins, qu’elle aura souhaité de cesser de l’être. N’oublie donc pas le serment que tu m’as fait ; garde-le en homme d’honneur ; autrement je t’ôterai ta vie, quelque amitié que je me sente pour toi. » Le prince Zeyn Alasman protesta de nouveau qu’il tiendrait exactement sa parole. Alors le roi des génies lui mit entre les mains un miroir, en disant : « O mon fils ! tu peux t’en retourner quand tu voudras ; voila le miroir dont tu dois te servir. » Zeyn et Morabec prirent congé du roi des génies et marchèrent vers le lac. Le batelier à tête d’éléphant vint à eux avec sa barque, et les repassa de la même manière qu’il les avait passés. Ils rejoignirent les personnes de leur suite, avec lesquelles ils retournèrent au Caire. Le prince Alasnam se reposa quelques jours chez Mobarec. Ensuite il lui dit : « Partons pour Bagdad, allons-y chercher une fille pour le roi des génies. Hé ! ne sommes-nous pas au grand Caire ? répondit Morabec ; n’y trouverons-nous pas bien de belles filles ? — Vous avez raison, reprit le prince ; mais comment ferons-nous pour découvrir les endroits où elles sont ? — Ne vous mettez point en peine de cela, seigneur, répliqua Mobarec ; je connais une vieille femme fort adroite, je la veux charger de cet emploi : elle s’en acquittera fort bien. » Effectivement, la vieille eut l’adresse de faire voir au prince un grand nombre de très belles filles de quinze ans ; mais lorsque, après les avoir regardées, il venait à consulter son miroir, la fatale pierre de touche de leur vertu, la glace se ternissait toujours. Toutes les filles de la cour et de la ville qui se trouvèrent dans leur quinzième année subirent l’examen l’une après l’autre ; et jamais la glace ne se conserva pure et nette. Quand ils virent qu’ils ne pouvaient rencontrer des filles chastes au Caire, ils allèrent à Bagdad. Ils louèrent un palais magnifique dans un des plus beaux quartiers de la ville. Ils commencèrent à faire bonne chère. Ils tenaient table ouverte ; et, après que tout le monde avait mangé dans le palais, on portait le reste aux derviches, qui, par là, subsistaient commodément. Or, il y avait dans le quartier un iman appelé Boubekir Muezin. C’était un homme vain, fier et envieux. Il haïssait les gens riches, seulement parce qu’il était pauvre. Sa misère l’aigrissait contre la prospérité de son prochain. Il entendit parler de Zeyn Alasnam et de l’abondance qui régnait chez lui. Il ne lui en fallait pas davantage pour prendre ce prince en aversion. Il poussa même la chose si loin, qu’un jour, dans la mosquée, il dit au peuple, après la prière du soir : « O mes frères ! j’ai oui dire qu’il est venu loger dans notre quartier un étranger qui dépense tous les jours des sommes immenses. Que sait-on ? Cet inconnu est peut-être un scélérat qui aura volé dans son pays des biens considérables, et il vient dans cette grande ville se donner du bon temps. Prenons-y garde, mes frères ; si le calife apprend qu’il y a un homme de cette sorte dans notre quartier, il est à craindre qu’il ne nous punisse de ne l’en avoir pas averti. Pour moi, je vous déclare que je m’en lave les mains, et que, s’il en arrive un accident, ce ne sera pas ma faute. » Le peuple, qui se laisse aisément persuader, cria tout d’une voix à Boubekir : « C’est votre affaire, docteur ; faites savoir cela au conseil. » Alors l’iman, satisfait, se retira chez lui et se mit à composer un mémoire résolu de le présenter le lendemain au calife. Mais Mobarec, qui avait été à la prière et qui avait entendu comme les autres le discours du docteur, mit cinq cents sequins d’or dans un mouchoir, fit un paquet de plusieurs étoffes de soie et s’en alla chez Boubekir. Le docteur lui demanda d’un ton brusque ce qu’il souhaitait. « O docteur ! lui répondit Mobarec, d’un air doux, en lui mettant entre les mains l’or et l’étoffe, je suis votre voisin et votre serviteur : je viens de la part du prince Zeyn, qui demeure en ce quartier. Il a entendu parler de votre mérite, et il m’a chargé de venir vous dire qu’il souhaitait de faire connaissance avec vous. En attendant, il vous prie de recevoir ce petit présent. » Boubekir fut transporté de joie et répondit à Mobarec : De grâce, seigneur, demandez bien pardon au prince pour moi. Je suis tout honteux de ne l’avoir point encore été voir ; mais je réparerai ma faute, et dès demain j’irai lui rendre mes devoirs. » En effet, le jour suivant, après la prière du matin, il dit au peuple : « Sachez, mes frères, qu’il n’y a personne qui n’ait ses ennemis. L’envie attaque principalement ceux, qui ont de grands biens. L’étranger dont je vous parlais hier au soir n’est point un méchant homme, comme quelques gens malintentionnés me l’ont voulu faire accroire ; c’est un jeune prince qui a mille vertus. Gardons-nous bien d’en aller faire quelque mauvais rapport au calife. » Boubekir, par ce discours, ayant effacé de l’esprit du peuple l’opinion qu’il avait donnée de Zeyn le soir précédent, s’en retourna chez lui. Il prit ses habits de cérémonie et alla voir le jeune prince, qui le reçut très agréablement. Après plusieurs compliments de part et d’autre, Boubekir dit au prince : « Seigneur, vous proposez-vous d’être longtemps à Bagdad ? — J’y demeurerai, lui répondit Zeyn, jusqu’à ce que j’aie trouvé une fille qui soit dans sa quinzième année, qui soit parfaitement belle, et si chaste qu’elle n’ait jamais connu d’homme ni souhaité d’en connaître. — Vous cherchez une chose assez rare, répliqua l’iman, et je craindrais fort que votre recherche ne fût inutile, si je ne savais pas où il y a une fille de ce caractère-là. Son père a été vizir autrefois ; mais il a quitté la cour, et vit depuis longtemps dans une maison écartée, où il se donne tout entier à l’éducation de sa fille. Je vais, seigneur, si vous voulez, la lui demander pour vous : je ne doute pas qu’il ne soit ravi d’avoir un gendre de votre naissance. — N’allons pas si vite, repartit le prince ; je n’épouserai point cette fille, que je ne sache auparavant si elle me convient. Pour sa beauté, je puis m’en fier à vous ; mais, à l’égard de sa vertu, quelles assurances m’en pouvez-vous donner ? — Hé ! quelles assurances en voulez-vous avoir ? dit Boubekir. — Il faut que je la voie en face, répondit Zeyn ; je n’en veux pas davantage pour me déterminer. Vous vous connaissez donc bien en physionomie ? reprit l’iman en souriant. Hé bien ! venez avec moi chez son père ; je le prierai de vous la laisser voir un moment, en sa présence. » Muezin conduisit le prince chez le vizir, qui ne fut pas plus tôt instruit de la naissance et du dessein de Zeyn, qu’il fit venir sa fille et lui ordonna d’ôter son voile. Jamais une beauté si parfaite ni si piquante ne s’était présentée aux yeux du jeune roi de Balsora, il en demeura surpris. Dès qu’il put éprouver si cette fille était aussi chaste que belle, il tira son miroir, et la glace se trouva pure et nette. Quand il vit qu’il avait enfin trouvé une jeune fille telle qu’il la souhaitait, il pria le vizir de la lui accorder. Aussitôt on envoya chercher le cadi, qui vint. On fit le contrat et la prière du mariage. Après cette cérémonie, Zeyn mena le vizir en sa maison, où il le régala magnifiquement et lui fit des présents considérables. Ensuite il envoya une infinité de joyaux à la mariée par Mobarec, qui la lui amena chez lui, où les noces furent célébrées avec toute la pompe qui convenait au rang de Zeyn. Quand tout le monde se fut retiré, Mobarec dit à son maître : « Allons, seigneur, ne demeurons pas plus longtemps à Bagdad ; reprenons le chemin du Caire. Souvenez-vous de la promesse que vous avez faite au rot des génies. — Partons, répondit le prince ; il faut que je m’en acquitte avec fidélité. Je vous avouerai pourtant, mon cher Mobarec, que, si j’obéis au roi des génies, ce n’est pas sans violence. La personne que je viens d’épouser est charmante, et je suis tenté de l’emmener à Balsora, pour la placer sur le trône. — Ah ! seigneur, répliqua Mobarec, gardez-vous bien de céder à votre envie ! Rendez-vous maître de vos passions ; et, quelque chose qu’il vous en puisse coûter, tenez parole au roi des génies. — Eh bien ! Mobarec, dit le prince, ayez donc soin de me cacher cette aimable fille. Que jamais elle ne s’offre à mes yeux ; peut-être même ne l’ai-je que trop vue ! » Mobarec fit faire les préparatifs du départ. Ils retournèrent au Caire, et de là, prirent la route de l’île du roi des génies. Lorsqu’ils y furent, la fille, qui avait fait le voyage en litière et que le prince n’avait point vue depuis le jour des noces, dit à Mobarec : « En quels lieux sommes-nous ? Serons-nous bientôt dans les États du prince mon mari ? — Madame, répondit Mobarec, il est temps de vous détromper. Le prince Zeyn ne vous a épousée que pour vous tirer du sein de votre père. Ce n’est point pour vous rendre souveraine de Balsora qu’il vous a donné sa foi ; c’est pour vous livrer au roi des génies, qui lui a demandé une fille de votre caractère. » A ces mots, elle se mit à pleurer amèrement, ce qui attendrit fort le prince et Mobarec. « Ayez pitié de moi, leur disait-elle je suis une étrangère ; vous répondrez devant Dieu de la trahison que vous m’avez faite. » Ses larmes et ses plaintes furent inutiles. On la présenta au roi des génies, qui, après l’avoir regardée avec attention, dit à Zeyn : « Prince, je suis content de vous. La fille que vous m’avez amenée est charmante et chaste et l’effort que vous avez fait pour me tenir parole m’est agréable. Retournez dans vos Etats. Quand vous entrerez dans la chambre souterraine où sont les huit statues, vous y trouverez la neuvième, que je vous ai promise : je vais l’y faire transporter par mes génies. » Zeyn remercia le roi et reprit la route du Caire avec Mobarec ; mais il ne demeura pas longtemps dans cette ville : l’impatience de recevoir la neuvième statue lui fit précipiter son départ. Cependant il ne laissait pas de penser souvent à la fille qu’il avait épousée ; et se reprochant la tromperie qu’il lui avait faite, il se regardait comme la cause et l’instrument de son malheur. « Hélas ! disait-il en lui-même, je l’ai enlevée aux tendresses de son père pour la sacrifier à un génie ! O beauté sans pareille, vous méritiez un meilleur sort ! » Le prince Zeyn, occupé de ces pensées, arriva enfin à Balsora, où ses sujets, charmés de son retour, firent de grandes réjouissances. Il alla d’abord rendre compte de son voyage à la reine sa mère, qui fut ravie d’apprendre qu’il avait obtenu la neuvième statue. « Allons, mon fils, dit-elle, allons la voir, car elle est sans doute dans le souterrain, puisque le roi des génies vous a dit que vous l’y trouveriez. » Le jeune roi et sa mère, tous deux pleins d’impatience de voir cette statue merveilleuse, descendirent dans le souterrain et entrèrent dans la chambre des statues. Mais quelle fut leur surprise, lorsque, au lieu d’une statue de diamant, ils aperçurent sur le neuvième piédestal une fille parfaitement belle, que le prince reconnut pour celle qu’il avait conduite dans l’île des Génies ! « Prince, lui dit la jeune fille, vous êtes fort étonné de me voir ici : vous vous attendiez trouver quelque chose de plus précieux que moi, et je ne doute point qu’en ce moment vous ne vous repentiez d’avoir pris tant de peine. Vous vous proposiez une plus belle récompense. — Non, madame, répondit Zeyn, le ciel m’est témoin que j’ai plus d’une fois pensé manquer de foi au roi des génies pour vous conserver à moi. De quelque prix que puisse être une statue de diamant, vaut-elle le plaisir de vous posséder ? Je vous aime mieux que tous les diamants et toutes les richesses du monde. » Dans le temps qu’il achevait de parler, on entendit un coup de tonnerre qui fit trembler le souterrain. La mère de Zeyn en fut épouvantée ; mais le roi des génies, qui parut aussitôt, dissipa sa frayeur. « Madame, lui dit-il, je protège et j’aime votre fils. J’ai voulu voir si, à son âge, il serait capable de dompter ses passions. Je sais bien que les charmes de cette jeune personne l’ont frappé et qu’il n’a pas tenu exactement la promesse qu’il m’avait faite de ne point souhaiter sa possession ; mais je connais trop la fragilité de la nature humaine pour m’en offenser, et je suis charmé de sa retenue. Voilà cette neuvième statue que je lui destinais : elle est plus rare et plus précieuse que les autres. Vivez, Zeyn, poursuivit-il en s’adressant au prince ; vivez heureux avec cette jeune dame ; c’est votre épouse ; et si vous voulez qu’elle vous garde une foi pure et constante, aimez-la toujours, mais aimez-la uniquement. Ne lui donnez point de rivale, et je réponds de sa fidélité. » Le roi des génies disparut à ces paroles ; et Zeyn, enchanté de la jeune dame, consomma son mariage dès le jour même, la fit proclamer reine de Balsora ; et ces deux époux, toujours fidèles, toujours amoureux, passèrent ensemble un grand nombres d’années. La sultane des Indes n’eut pas plus tôt fini l’histoire du prince Zeyn Alasnam qu’elle demanda la permission d’en commencer une autre ; ce que Schahriar lui ayant accordé pour la prochaine nuit, parce que le jour allait bientôt paraître, cette princesse en fit le récit en ces termes Histoire de Codadad et de ses frères Retour à la Table des Matières Ceux qui ont écrit l’histoire du royaume de Dyarbekir rapportent que, dans la ville de Harran, régnait autrefois un roi très magnifique et très puissant. Il n’aimait pas moins ses sujets qu’il n’en était aimé. Il avait mille vertus et il ne lui manquait, pour être parfaitement heureux, que d’avoir un héritier. Quoiqu’il eût dans son sérail les plus belles femmes du monde, il ne pouvait avoir d’enfants. Il en demandait sans cesse au ciel ; et, une nuit, pendant qu’il goûtait la douceur du sommeil, un homme de bonne mine, ou plutôt un prophète, lui apparut et lui dit : « Tes prières sont exaucées ; tu as enfin obtenu ce que tu désirais. Lève-toi aussitôt que tu seras réveillé, mets-toi en prières et fais deux génuflexions ; après cela, va dans les jardins de ton palais, appelle ton jardinier et lui ordonne de t’apporter une grenade ; manges-en tant de grains qu’il te plaira, et tes souhaits seront comblés. » Le roi, se rappelant ce songe, à son réveil, en rendit grâces au ciel. Il se leva, se mit en prières, fit deux génuflexions ; puis il alla dans les jardins, où il prit cinquante grains de grenade, qu’il compta les uns après les autres et qu’il mangea. Il avait cinquante femmes qui partageaient son lit ; elles devinrent toutes grosses ; mais il y en eut une, nommée Pirouzé, dont la grossesse ne parut point. Il conçut de l’aversion pour cette dame ; il voulait la faire mourir. « Sa stérilité, disait-il, est une marque certaine que le ciel ne trouve pas Pirouzé digne d’être mère d’un prince. Il faut que je purge le monde d’un objet odieux au Seigneur. » Il formait cette cruelle résolution ; mais son vizir l’en détourna, en lui représentant que toutes les femmes n’étaient pas du même tempérament et qu’il n’était pas impossible que Pirouzé fût grosse, quoique sa grossesse ne se déclarât point encore. » Eh bien ! répondit le roi, qu’elle vive ; mais qu’elle sorte de ma cour, car je ne puis la souffrir. — Que Votre Majesté, répliqua le vizir, l’envoie chez le prince Samer, votre cousin. » Le roi goûta cet avis ; il envoya Pirouzé à Samarie, avec une lettre par laquelle il mandait à son cousin de la bien traiter, et, si elle était grosse, de lui donner avis de son accouchement. Pirouzé ne fut pas plus tôt arrivée dans ce pays-là qu’on s’aperçut qu’elle était enceinte, et enfin elle accoucha d’un prince plus beau que le jour. Le prince de Samarie écrivit aussitôt au roi de Harran pour lui faire part de l’heureuse naissance de ce fils et l’en féliciter. Le roi en eut beaucoup de joie et fit une réponse au prince Samer, dans ces termes : « Mon cousin, toutes mes autres femmes ont mis aussi au monde chacune un prince ; de sorte que nous avons ici un grand nombre d’enfants. Je vous prie d’élever celui de Pirouzé, de lui donner le nom de Codadad {92}, et vous me l’enverrez quand je vous le manderai. » Le prince de Samarie n’épargna rien pour l’éducation de son neveu. Il lui fit apprendre à monter à cheval, à tirer de l’arc et toutes les autres choses qui conviennent aux fils des rois ; si bien que Codadad, à dix-huit ans, pouvait passer pour un prodige. Ce jeune prince, se sentant un courage digne de sa naissance, dit un jour à sa mère : « Madame, je commence à m’ennuyer à Samarie ; je sens que j’aime la gloire ; permettez-moi d’aller chercher les occasions d’en acquérir dans les périls de la guerre. Le roi de Harran, mon père, a des ennemis. Quelques princes ses voisins veulent troubler son repos. Que ne m’appelle-t-il à son secours ? Pourquoi me laisse-t-il dans l’enfance si longtemps ? Ne devrais-je pas être dans sa cour ? Pendant que tous mes frères ont le bonheur de combattre à ses côtés, faut-il que je passe ici ma vie dans l’oisiveté ? — Mon fils, lui répondit Pirouzé, je n’ai pas moins d’impatience que vous de voir votre nom fameux. Je voudrais que vous vous fussiez déjà signalé contre les ennemis du roi votre père ; mais il faut attendre qu’il vous mande. — Non, madame, répliqua Codadad, je n’ai que trop attendu. Je meurs d’envie de voir le roi, et je suis tenté de lui aller offrir mes services comme un jeune inconnu. Il les acceptera sans doute, et je ne me découvrirai qu’après avoir fait mille actions glorieuses je veux mériter son estime avant qu’il me reconnaisse. » Pirouzé approuva cette généreuse résolution ; et, de peur que le prince Samer ne s’y opposât, Codadad, sans la lui communiquer, sortit un jour de Samarie, comme pour aller à la chasse. Il était monté sur un cheval blanc qui avait une bride et des fers d’or, une selle avec une housse de satin bleu, toute parsemée de perles. Il avait un sabre dont la poignée était d’un seul diamant et le fourreau de bois de sandal, tout garni d’émeraudes et de rubis. Il portait sur ses épaules son carquois et son arc ; et, dans cet équipage, qui relevait merveilleusement sa bonne mine, il arriva dans la ville de Harran. Il trouva bientôt moyen de se faire présenter au roi, qui, charmé de sa beauté, de sa taille avantageuse, ou peut-être entraîné par la force du sang, lui fit un accueil favorable et lui demanda son nom et sa qualité. « Sire, répondit Codadad, je suis fils d’un émir du Caire. Le désir de voyager m’a fait quitter ma patrie ; et comme j’ai appris, en passant par vos États, que vous étiez en guerre avec quelques-uns de vos voisins, je suis venu dans votre cour, pour offrir mon bras à Votre Majesté. » Le roi l’accabla de caresses et lui donna de l’emploi dans ses troupes. Ce jeune prince ne tarda pas à faire remarquer sa valeur. Il s’attira l’estime des officiers, excita l’admiration des soldats, et, comme il n’avait pas moins d’esprit que de courage, il gagna si bien les bonnes grâces du roi, qu’il devint bientôt son favori. Tous les jours, les ministres et les autres courtisans ne manquaient point d’aller voir Codadad ; et ils recherchaient avec autant d’empressement son amitié qu’ils négligeaient celle des autres fils du roi. Ces jeunes princes ne purent s’en apercevoir sans chagrin ; et, s’en prenant à l’étranger, ils conçurent tous pour lui une extrême haine. Cependant le roi, l’aimant de plus en plus tous les jours, ne se lassait point de lui donner des marques de son affection. Il le voulait avoir sans cesse auprès de lui. Il admirait ses discours pleins d’esprit et de sagesse ; et, pour faire voir jusqu’à quel point il le croyait sage et prudent, il lui confia la conduite des autres princes, quoiqu’il fût de leur âge, de manière que voilà Codadad gouverneur de ses frères. Cela ne fit qu’irriter leur haine. « Comment donc ! dirent-ils, le roi ne se contente pas d’aimer un étranger plus que nous, il veut encore qu’il soit notre gouverneur et que nous ne fassions rien sans sa permission ! C’est ce que nous ne devons pas souffrir. Il faut nous défaire de cet étranger. Nous n’avons, disait l’un, qu’à l’aller chercher tous ensemble et le faire tomber sous nos coups. — Non, non, disait l’autre, gardons-nous bien de nous l’immoler nous-mêmes ; sa mort nous rendrait odieux au roi, qui, pour nous en punir, nous déclarerait tous indignes de régner. Perdons l’étranger adroitement. Demandons-lui permission d’aller à la chasse ; et, quand nous serons loin de ce palais, nous prendrons le chemin d’une autre ville, où nous irons passer quelque temps. Notre absence étonnera le roi qui, ne nous voyant pas revenir, perdra patience et fera peut-être mourir l’étranger, il le chassera du moins de sa cour, pour nous avoir permis de sortir du palais. » Tous les princes applaudirent à cet artifice. Ils vont trouver Codadad et le prient de leur permettre d’aller prendre le divertissement de la chasse, en lui promettant de revenir le même jour. Le fils de Pirouzé donna dans le piège ; il accorda la permission que ses frères lui demandaient. Ils partirent et ne revinrent point. Il y avait déjà trois jours qu’ils étaient absents, lorsque le roi dit à Codadad : « Où sont les princes ? Il y a longtemps que je ne les ai vus. — Sire, répondit-il après avoir fait une profonde révérence, ils sont à la chasse depuis trois jours ; ils m’avaient pourtant promis qu’ils reviendraient plus tôt. » Le roi devint inquiet, et son inquiétude augmenta lorsqu’il vit que, le lendemain, les princes ne paraissaient point encore. Il ne put retenir sa colère : « Imprudent étranger, dit-il à Codadad, devais-tu laisser partir mes fils sans les accompagner Est-ce ainsi que tu t’acquittes de l’emploi dont je t’ai chargé Va les chercher tout à l’heure et me les amène ; autrement, ta perte est assurée. » Ces paroles glacèrent le malheureux fils de Pirouzé. Il se revêtit de ses armes, monta promptement à cheval. Il sort de la ville ; et, comme un berger qui a perdu son troupeau, il cherche partout ses frères dans la campagne, il s’informe dans tous les villages si on ne les a point vus ; et, n’en apprenant aucune nouvelle, il s’abandonne à la plus vive douleur. « Ah ! mes frères ! s’écria-t-il, qu’êtes-vous devenus ? Seriez-vous au pouvoir de nos ennemis ? Ne serais-je venu à la cour de Harran que pour causer au roi un déplaisir si sensible ? » Il était inconsolable d’avoir permis aux princes d’aller à la chasse ou de ne les avoir point accompagnés. Après quelques jours employés à une recherche vainc, il arriva dans une plaine d’une étendue prodigieuse, au milieu de laquelle il y avait un palais bâti de marbre noir. Il s’en approche et voit, à une fenêtre, une dame parfaitement belle, mais parée de sa seule beauté ; car elle avait les cheveux épars, des habits déchirés, et l’on remarquait sur son visage toutes les marques d’une profonde affliction. Sitôt qu’elle aperçut Codadad et qu’elle jugea qu’il pouvait l’entendre, elle lui adressa ces paroles : « O jeune homme ! éloigne-toi de ce palais funeste, ou bien tu te verras bientôt en la puissance du monstre qui l’habite. Un nègre, qui se repaît de sang humain, fait ici sa demeure ; il arrête toutes les personnes que leur mauvaise fortune fait passer par cette plaine et il les enferme dans de sombres cachots, d’où il ne les tire que pour les dévorer. — Madame, lui répondit Codadad, apprenez-moi qui vous êtes et ne vous mettez point en peine du reste. — Je suis une fille de qualité du Caire, repartit la dame ; je passais bien près de ce château, pour aller à Bagdad ; je rencontrai le nègre qui tua tous mes domestiques et m’amena ici. Je voudrais n’avoir rien à craindre que la mort ; mais, pour comble d’infortune, ce monstre veut que j’aie de la complaisance pour lui ; et si, dès demain, je ne me rends pas sans effort à sa brutalité, je dois m’attendre à la dernière violence. Encore une fois, poursuivit-elle, sauve-toi, le nègre va bientôt revenir ; il est sorti pour poursuivre quelques voyageurs qu’il a remarqués de loin dans la plaine. Tu n’as pas de temps à perdre ; et je ne sais pas même si, par une prompte fuite, tu pourras lui échapper. » Elle n’eut pas achevé ces mots que le nègre parut. C’était un homme d’une grandeur démesurée et d’une mine effroyable. Il montait un puissant cheval de Tartarie et portait un cimeterre si large et si pesant, que lui seul pouvait s’en servir. Le prince, l’ayant aperçu, fut étonné de sa taille monstrueuse. Il s’adressa au ciel pour le prier de lui être favorable ; ensuite il tira son sabre et attendit de pied ferme le nègre, qui méprisant un faible ennemi, le somma de se rendre sans combattre ; mais Codadad fit connaître par sa contenance qu’il voulait défendre sa vie, car il s’approcha de lui et le frappa rudement au genou. Le nègre, se sentant blessé, poussa un cri si effroyable que toute la plaine en retentit. Il devient furieux, il écume de rage, il s’élève sur ses étriers et veut frapper à son tour Codadad de son redoutable cimeterre. Le coup fut porté avec tant de roideur que c’était fait du jeune prince, s’il n’eût pas eu l’adresse de l’éviter en faisant faire un mouvement à son cheval. Le cimeterre fit dans l’air un horrible sifflement. Alors, avant que le nègre eût le temps de porter un second coup, Codadad lui en déchargea un sur le bras droit avec tant de force, qu’il le lui coupa. Le terrible cimeterre tomba avec la main qui le soutenait, et le nègre aussitôt, cédant à la violence du coup, vida les étriers et fit retentir la terre du bruit de sa chute. En même temps, le prince descendit de son cheval, se jeta sur son ennemi et lui coupa la tête. En ce moment, la dame, dont les yeux avaient été témoins de ce combat, et qui faisait encore au ciel des vœux ardents pour ce jeune héros qu’elle admirait, fit un cri de joie et dit à Codadad : « Prince (car la pénible victoire que vous venez de remporter me persuade, aussi bien que votre air noble, que vous ne devez pas être d’une condition commune), achevez votre ouvrage ; le nègre a les clefs de ce château ; prenez-les et venez me tirer de prison. » Le prince fouilla dans les poches du misérable qui était étendu sur la poussière et y trouva plusieurs clefs. Il ouvrit la première porte et entra dans une grande cour où il rencontra la dame, qui venait au-devant de lui. Elle voulut se jeter à ses pieds pour mieux lui marquer sa reconnaissance ; mais il l’en empêcha. Elle loua sa valeur et l’éleva au-dessus de tous les héros du monde. Il répondit à ses compliments ; et, comme elle lui parut encore plus aimable de près que de loin, je ne sais si elle sentait plus de joie de se voir délivrée de l’affreux péril où elle avait été qu’il n’en sentait, lui, d’avoir rendu cet important service à une si belle personne. Leurs discours furent interrompus par des cris et des gémissements. « Qu’entends-je ? s’écria Codadad ; d’où partent ces voix pitoyables qui frappent mes oreilles ? — Seigneur, dit la dame, en lui montrant du doigt une porte basse qui était dans la cour, elles viennent de cet endroit : il y a là je ne sais combien de malheureux que leur étoile a fait tomber entre les mains du nègre ; ils sont tous enchaînés, et, chaque jour, ce monstre en tirait un pour le manger. — C’est un surcroît de joie pour moi, reprit le jeune prince, d’apprendre que ma victoire sauve la vie à ces infortunés. Venez, madame, venez partager avec moi le plaisir de les mettre en liberté ; vous pourrez juger par vous-même de la satisfaction que nous allons leur causer. » A ces mots, ils s’avancèrent vers la porte du cachot. A mesure qu’ils en approchaient, ils entendaient plus distinctement les plaintes des prisonniers. Codadad en était pénétré. Impatient de terminer leurs peines, il met promptement une de ses clefs dans la serrure. D’abord il ne mit pas celle qu’il fallait ; il en prend une autre, et au bruit qu’il fait, tous ces malheureux, persuadés que c’est le nègre qui vient, selon sa coutume, leur apporter à manger et, en même temps, se saisir d’un de leurs compagnons, redoublent leurs cris et leurs gémissements. On entendait des voix lamentables qui semblaient sortir du centre de la terre. Cependant le prince ouvrit la porte et trouva un escalier assez roide, par où il descendit dans une vaste et profonde cave, qui recevait un faible jour par un soupirail, et où il y avait plus de cent personnes attachées à des pieux, les mains liées. « Infortunés voyageurs, leur dit-il, misérables victimes, qui n’attendez que le moment d’une mort cruelle, rendez grâces au ciel, qui vous délivre aujourd’hui par le secours de mon bras. J’ai tué l’horrible nègre dont vous deviez être la proie, et je viens briser vos fers. » Les prisonniers n’eurent pas sitôt entendu ces paroles, qu’ils poussèrent tous ensemble un cri mêlé de surprise et de joie. Codadad et la dame commencèrent à les délier ; et, à mesure qu’ils les déliaient, ceux qui se voyaient débarrassés de leurs chaînes aidaient à défaire celles des autres ; de manière qu’en peu de temps ils furent tous en liberté. Alors ils se mirent à genoux, et, après avoir remercié Codadad de ce qu’il venait de faire pour eux, ils sortirent de la cave ; et quand ils furent dans la cour, de quel étonnement fut frappé le prince, de voir, parmi ces prisonniers, ses frères qu’il cherchait et qu’il n’espérait plus rencontrer ! « Ah ! princes, s’écria-t-il en les apercevant, ne me trompé-je point ? Est-ce vous en effet que je vois ? Puis-je me flatter que je pourrai vous rendre au roi votre père, qui est inconsolable de vous avoir perdus ? Mais n’en aura-t-il pas quelqu’un à pleurer ? Êtes-vous tous en vie ? Hélas ! la mort d’un seul d’entre vous suffit pour empoisonner la joie que je sens de vous avoir sauvés ! » Les quarante-neuf princes se firent tous reconnaître à Codadad, qui les embrassa les uns après les autres et leur apprit l’inquiétude que leur absence causait au roi. Ils donnèrent à leur libérateur toutes les louanges qu’il méritait, aussi bien que les autres prisonniers, qui ne pouvaient trouver de termes assez forts a leur gré pour lui témoigner toute la reconnaissance dont ils se sentaient pénétrés. Codadad fit ensuite avec eux la visite du château, où il y avait des richesses immenses, des toiles fines, des brocarts d’or, des tapis de Perse, des satins de la Chine et une infinité d’autres marchandises que le nègre avait prises aux caravanes qu’il avait pillées, et dont la plus grande partie appartenait aux prisonniers que Codadad venait de délivrer. Chacun reconnut son bien et le réclama. Le prince leur fit prendre leurs ballots et partagea même entre eux le reste des marchandises. Puis il leur dit : « Comment ferez-vous pour porter vos étoffes ? Nous sommes ici dans un désert ; il n’y a pas d’apparence que vous trouviez des chevaux. — Seigneur, répondit un des prisonniers, le nègre nous a volé nos chameaux avec nos marchandises ; peut-être seront-ils dans les écuries de ce château. — Cela n’est pas impossible, repartit Codadad ; il faut nous en éclaircir. » En même temps, ils allèrent aux écuries, où non seulement ils aperçurent les chameaux des marchands, mais même les chevaux des fils du roi de Harran, ce qui les combla tous de joie. Il y avait dans les écuries quelques esclaves noirs, qui, voyant tous les prisonniers délivrés, et jugeant, par là, que le nègre avait été tué, prirent l’épouvante et la fuite par des détours qui leur étaient connus. On ne songea point à les poursuivre. Tous les marchands, ravis d’avoir recouvré leurs chameaux et leurs marchandises, avec leur liberté, se disposèrent à partir ; mais, avant leur départ, ils firent de nouveaux remercîments à leur libérateur. Quand ils furent partis, Codadad, s’adressant à la dame, lui dit : « En quels lieux, madame, souhaitez-vous d’aller ? Où tendaient vos pas lorsque vous avez été surprise par le nègre ? Je prétends vous conduire jusqu’à l’endroit que vous avez choisi pour retraite, et je ne doute point que ces princes ne soient tous dans la même résolution. » Les fils du roi de Harran protestèrent à la dame qu’ils ne la quitteraient point qu’ils ne l’eussent rendue à ses parents. « Princes, leur dit-elle, je suis d’un pays trop éloigné d’ici ; et, outre que ce serait abuser de votre générosité que de vous faire faire tant de chemin, je vous avouerai que je suis pour jamais éloignée de ma patrie. Je vous ai dit tantôt que j’étais une dame du Caire ; mais, après les bontés que vous me témoignez et l’obligation que je vous ai, seigneur, ajouta-t-elle en regardant Codadad, j’aurais mauvaise grâce de vous déguiser la vérité. Je suis fille de roi. Un usurpateur s’est emparé du trône de mon père, après lui avoir ôté la vie ; et, pour pouvoir conserver la mienne, j’ai été obligée d’avoir recours à la fuite. » A cet aveu, Codadad et ses frères prièrent la princesse de leur conter son histoire, en l’assurant qu’ils prenaient toute la part possible à ses malheurs et qu’ils étaient disposés à ne rien épargner pour la rendre plus heureuse. Après les avoir remerciés des nouvelles protestations de service qu’ils lui faisaient, elle ne put se dispenser de satisfaire leur curiosité, et elle commença de cette sorte le récit de ses aventures. Histoire de la princesse de Deryabar Retour à la Table des Matières Il y a dans une île une grande ville appelée Deryabar. Elle a été longtemps gouvernée par un roi puissant, magnifique et vertueux. Ce prince n’avait point d’enfants, et cela seul manquait à son bonheur. Il adressait sans cesse des prières au ciel ; mais le ciel ne les exauça qu’à demi ; car la reine sa femme, après une longue attente, ne mit au monde qu’une fille. Je suis cette malheureuse princesse. Mon père eut plus de chagrin que de joie de ma naissance ; mais il se soumit à la volonté de Dieu. Il me fit élever avec tout le soin imaginable, résolu, puisqu’il n’avait point de fils, à m’apprendre l’art de régner et à me faire occuper sa place après lui. Un jour qu’il prenait le divertissement de la chasse, il aperçut un âne sauvage. Il le poursuivit ; il se sépara du gros de la chasse ; et son ardeur l’emporta si loin, que, sans songer qu’il s’égarait, il courut jusqu’à la nuit. Alors il descendit de cheval et s’assit à l’entrée d’un bois dans lequel il avait remarqué que l’âne s’était jeté. A peine le jour venait de se fermer, qu’il aperçut entre les arbres une lumière qui lui fit juger qu’il n’était pas loin de quelque village. Il s’en réjouit, dans l’espérance d’y aller passer la nuit et d’y trouver quelqu’un qu’il pût envoyer aux gens de sa suite, pour leur apprendre où il était. II se leva et marcha vers la lumière qui lui servait de fanal pour se conduire. Il connut bientôt qu’il s’était trompé : cette lumière n’était autre chose qu’un feu allumé dans une cabane. Il s’en approche et voit avec étonnement un grand homme noir, ou plutôt un géant épouvantable, qui était assis sur un sofa. Le monstre avait devant lui une grosse cruche de vin et faisait rôtir sur des charbons un bœuf qu’il venait d’écorcher. Tantôt il portait la cruche à sa bouche, et tantôt il dépeçait ce bœuf et en mangeait des morceaux. Mais ce qui attira le plus l’attention du roi mon père fut une très belle femme, qu’il aperçut dans la cabane. Elle paraissait plongée dans une profonde tristesse ; elle avait les mains liées ; et l’on voyait à ses pieds un petit enfant de deux ou trois ans, qui, comme s’il eût déjà senti les malheurs de sa mère, pleurait sans relâche et faisait retentir l’air de ses cris. Mon père, frappé de cet objet pitoyable, fut d’abord tenté d’entrer dans la cabane et d’attaquer le géant ; mais, faisant réflexion que ce combat serait inégal, il s’arrêta et résolut, puisque ses forces ne suffisaient pas, de s’en défaire par surprise. Cependant le géant, après avoir vidé la cruche et mange plus de la moitié du bœuf, se tourna vers la femme et lui dit : « Belle princesse, pourquoi m’obligez-vous par votre opiniâtreté à vous traiter avec rigueur ? Il ne tient qu’à vous d’être heureuse : vous n’avez qu’à prendre la résolution de m’aimer et de m’être fidèle, et j’aurai pour vous des manières plus douces. — O satyre affreux, répondit la dame, n’espère pas que le temps diminue l’horreur que j’ai pour toi t tu seras toujours un monstre à mes yeux ! » Ces mots furent suivis de tant d’injures, que le géant en fut irrité. « C’en est trop, s’écria-t-il d’un ton furieux, mon amour méprisé se convertit en rage ; ta haine excite enfin la mienne ; je sens qu’elle triomphe de mes désirs et que je souhaite ta mort avec plus d’ardeur que je n’ai souhaité ta possession. » En achevant ces paroles, il prend cette malheureuse femme par les cheveux, il la tient, d’une main, en l’air, et, de l’autre, tirant son sabre, il s’apprête à lui couper la tête, lorsque mon père décoche une flèche et perce l’estomac du géant, qui chancelle et tombe aussitôt sans vie. Mon père entra dans la cabane ; il délia les mains de la femme, lui demanda qui elle était et par quelle aventure elle se trouvait là. « Seigneur, lui répondit-elle, il y a sur le rivage de la mer quelques familles sarrasines qui ont pour chef un prince qui est mon mari. Ce géant que vous venez de tuer était un de ses principaux officiers. Ce misérable conçut pour moi une passion violente, qu’il prit grand soin de cacher jusqu’à ce qu’il pût trouver une occasion favorable d’exécuter le dessein qu’il forma de m’enlever. La fortune favorise plus souvent les entreprises injustes que les bonnes résolutions. Un jour, le géant me surprit, avec mon enfant, dans un lieu écarté ; il nous enleva tous deux ; et, pour rendre inutiles toutes les perquisitions qu’il jugeait bien que mon mari ferait de ce rapt, il s’éloigna du pays qu’habitent les Sarrasins et nous amena jusque dans ce bois, où il me retient depuis quelques jours. Quelque déplorable pourtant que soit ma destinée, je ne laisse point de sentir une secrète consolation, quand je pense que ce géant, tout brutal et tout amoureux qu’il ait été, n’a point employé la violence pour obtenir ce que j’ai toujours refusé à ses prières. Ce n’est pas qu’il ne m’ait cent fois menacée qu’il en viendrait aux plus fâcheuses extrémités, s’il ne pouvait vaincre autrement ma résistance ; et je vous avoue que tout à l’heure, quand j’ai excité sa colère par mes discours, j’ai moins craint pour ma vie que pour mon honneur. Voilà, seigneur, continua la femme du prince des Sarrasins, voilà mon histoire ; et je ne doute point que vous ne me trouviez assez digne de pitié pour ne pas vous repentir de m’avoir si généreusement secourue. — Oui, madame, lui dit mon père, vos malheurs m’ont attendri ; j’en suis vivement touché ; mais il ne tiendra pas à moi que votre sort ne devienne meilleur. Demain, dès que le jour aura dissipé les ombres de la nuit, nous sortirons de ce bois, nous chercherons le chemin de la grande ville de Deryabar, dont je suis le souverain ; et, si vous l’avez pour agréable, vous logerez dans mon palais, jusqu’à ce que le prince votre époux vous vienne réclamer. La dame sarrasine accepta la proposition ; et, le lendemain, elle suivit le roi mon père, qui trouva, à la sortie du bois, tous ses officiers qui avaient passé la nuit à le chercher et qui étaient fort en peine de lui. Ils furent aussi ravis de le retrouver qu’étonnés de le voir avec une dame dont la beauté les surprit. Il leur conta de quelle manière il l’avait rencontrée et le péril qu’il avait couru en s’approchant de la cabane, où sans doute il aurait perdu la vie si le géant l’eût aperçu. Un des officiers prit la dame en croupe et un autre porta l’enfant. Ils arrivèrent dans cet équipage au palais du roi mon père, qui donna un logement à la belle Sarrasine et fit élever son enfant avec beaucoup de soin. La dame ne fut pas insensible aux bontés du roi : elle eut pour lui toute la reconnaissance qu’il pouvait souhaiter. Elle avait paru d’abord assez inquiète et impatiente de ce que son mari ne la réclamait point ; mais peu à peu elle perdit son inquiétude : les déférences que mon père avait pour elle charmèrent son impatience ; et je crois qu’elle eût enfin su plus mauvais gré à la fortune de la rapprocher de ses parents que de l’en avoir éloignée. Cependant le fils de cette dame devint grand ; il était fort bien fait ; et, comme il ne manquait pas d’esprit, il trouva moyen de plaire au roi mon père, qui prit pour lui beaucoup d’amitié. Tous les courtisans s’en aperçurent et jugèrent que ce jeune homme pourrait m’épouser. Dans cette pensée, et le regardant déjà comme l’héritier de la couronne, ils s’attachaient à lui, et chacun s’efforçait de gagner sa confiance. Il pénétra le motif de leur attachement ; il s’en applaudit ; et, oubliant la distance qui était entre nos conditions, il se flatta dans l’espérance qu’en effet mon père l’aimait assez pour préférer son alliance à celle de tous les princes du monde. Il fit plus : le roi tardant trop, à son gré, à lui offrir ma main, il eut la hardiesse de la lui demander. Quelque châtiment que méritât son audace, mon père se contenta de lui dire qu’il avait d’autres vues sur moi, et ne lui en fit pas plus mauvais visage. Le jeune homme fut irrité de ce refus : cet orgueilleux se sentit aussi choqué du mépris qu’on faisait de sa recherche que s’il eût demandé une fille du commun ou qu’il eût été d’une naissance égale à la mienne. Il n’en demeura pas là : il résolut de se venger du roi ; et, par une ingratitude dont il est peu d’exemples, il conspira contre lui, il le poignarda et se fit proclamer roi de Deryabar par un grand nombre de personnes mécontentes dont il sut ménager le chagrin. Son premier soin, dès qu’il se vit défait de mon père, fut de venir lui-même dans mon appartement, à la tête d’une partie des conjurés. Son dessein était de m’ôter la vie ou de m’obliger par force à l’épouser. Mais j’eus le temps de lui échapper : tandis qu’il était occupé à égorger mon père, le grand vizir, qui avait toujours été fidèle à son maître, vint m’arracher du palais et me mit en sûreté dans la maison d’un de ses amis, où il me retint jusqu’à ce qu’un vaisseau, secrètement préparé par ses soins, fût en état de faire voile. Alors je sortis de l’île, accompagnée seulement d’une gouvernante et de ce généreux ministre, qui aima mieux suivre la fille de son maître et s’associer à ses malheurs que d’obéir au tyran. Le grand vizir se proposait de me conduire dans les cours des rois voisins, d’implorer leur assistance et de les exciter à venger la mort de mon père ; mais le ciel n’approuva pas une résolution qui nous paraissait si raisonnable. Après quelques jours de navigation, il s’éleva une tempête si furieuse que, malgré l’art de nos matelots, notre vaisseau, emporté par la violence des vents et des flots, se brisa contre un rocher. Je ne m’arrêterai point à vous faire la description de notre naufrage ; je vous peindrais mal de quelle manière ma gouvernante, le grand vizir et tous ceux qui m’accompagnaient furent engloutis dans les abîmes de la mer la frayeur dont j’étais saisie ne me permit pas de remarquer toute l’horreur de notre sort. Je perdis le sentiment ; et, soit que j’eusse été portée par quelques débris du vaisseau sur la côte, soit que le ciel, qui me réservait à d’autres malheurs, eût fait un miracle pour me sauver, quand j’eus repris mes esprits, je me trouvai sur le rivage. Souvent les malheurs nous rendent injustes : au lieu de remercier Dieu de la grâce particulière que j’en recevais, je ne levai les yeux au ciel que pour lui faire des reproches de m’avoir sauvée. Loin de pleurer le vizir et ma gouvernante, j’enviais leur destinée ; et peu à peu, ma raison cédant aux affreuses images qui la troublaient, je pris la résolution de me jeter dans la mer. J’étais prête à m’y lancer, lorsque j’entends derrière moi un grand bruit d’hommes et de chevaux. Je tournai aussitôt la tête pour voir ce que c’était, et je vis plusieurs cavaliers armés, parmi lesquels il y en avait un monté sur un cheval arabe ; celui-là portait une robe brodée d’argent avec une ceinture de pierreries, et il avait une couronne d’or sur la tête. Quand je n’aurais pas jugé, à son habillement, que c’était le maître des autres, je m’en serais aperçue à l’air de grandeur qui était répandu sur toute sa personne. C’était un jeune homme parfaitement bien fait et plus beau que le jour. Surpris de voir en cet endroit une jeune dame seule, il détacha quelques-uns de ses officiers pour venir me demander qui j’étais. Je ne leur répondis que par des pleurs. Comme le rivage était couvert de débris de notre vaisseau, ils jugèrent qu’un navire venait de se briser sur la côte et que j’étais sans doute une personne échappée au naufrage. Cette conjecture et la vive douleur que je faisais paraître irritèrent la curiosité des officiers, qui commencèrent à me faire mille questions, en m’assurant que leur roi était un prince généreux et que je trouverais dans sa cour de la consolation. Leur roi, impatient d’apprendre qui je pouvais être, s’ennuya d’attendre le retour de ses officiers ; il s’approcha de moi ; il me regarda avec beaucoup d’attention, et, comme je ne cessais pas de pleurer et de m’affliger, sans pouvoir répondre à ceux qui m’interrogeaient, il leur défendit de me fatiguer davantage par leurs questions ; et s’adressant à moi : « Madame, me dit-il, je vous conjure de modérer l’excès de votre affliction. Si le ciel en colère vous fait éprouver sa rigueur, faut-il, pour cela, vous abandonner au désespoir ? Ayez, je vous prie, plus de fermeté : la fortune, qui vous persécute, est inconstante ; votre sort peut changer. J’ose même vous assurer que, si vos malheurs peuvent être soulagés, ils le seront dans mes États. Je vous offre mon palais ; vous demeurerez auprès de la reine ma mère, qui s’efforcera, par ses bons traitements, d’adoucir vos peines. Je ne sais point encore qui vous êtes, mais je sens que je m’intéresse déjà pour vous. » Je remerciai le jeune roi de ses bontés ; j’acceptai les offres obligeantes qu’il me faisait, et, pour lui montrer que je n’en étais pas indigne, je lui découvris ma condition. Je lui peignis l’audace du jeune Sarrasin, et je n’eus besoin que de raconter simplement mes malheurs pour exciter sa compassion et celle de tous ses officiers qui m’écoutaient. Le prince, après que j’eus cessé de parler, reprit la parole et m’assura de nouveau qu’il prenait beaucoup de part à mon infortune. Il me conduisit ensuite à son palais, où il me présenta à la reine sa mère. Il fallut, là, recommencer le récit de mes aventures et renouveler les larmes. La reine se montra très sensible à mes chagrins et conçut pour moi une tendresse extrême. Le roi son fils, de son côté, devint éperdument amoureux de moi et m’offrit bientôt sa couronne et sa main. J’étais encore si occupée de mes disgrâces que le prince, tout aimable qu’il était, ne fit pas sur moi l’impression qu’il aurait pu faire dans un autre temps. Cependant, pénétrée de reconnaissance, je ne refusai point de faire son bonheur : notre mariage se fit avec toute la pompe imaginable. Pendant que tout le monde était occupé à célébrer les noces de son souverain, un prince voisin et ennemi vint, une nuit, faire une descente dans l’île, avec un grand nombre de combattants : ce redoutable ennemi était le roi de Zanguebar ; il surprit tout le monde et tailla en pièces tous les sujets du prince mon mari. Peu s’en fallut même qu’il ne nous prît tous deux ; car il était déjà dans le palais avec une partie de ses gens ; mais nous trouvâmes moyen de nous sauver et de gagner le bord de la mer, où nous nous jetâmes dans une barque de pêcheur, que nous eûmes le bonheur de rencontrer. Nous voguâmes au gré des vents pendant deux jours, sans savoir ce que nous deviendrions ; le troisième, nous aperçûmes un vaisseau qui venait à nous à toutes voiles. Nous nous en réjouîmes d’abord, parce que nous imaginâmes que c’était un vaisseau marchand qui pourrait nous recevoir ; mais nous fûmes dans un étonnement que je ne puis vous exprimer, lorsque, le vaisseau s’étant approché de nous, dix ou douze corsaires armés parurent sur le tillac. Ils vinrent à l’abordage ; cinq ou six se jetèrent dans une barque, se saisirent de nous deux, lièrent le prince mon mari et nous firent passer dans leur vaisseau, où d’abord ils m’ôtèrent mon voile. Ma jeunesse et mes traits les frappèrent. Tous ces pirates témoignent qu’ils sont charmés de ma vue ; au lieu de tirer au sort, chacun prétend avoir la préférence et que je devienne sa proie. Ils s’échauffent, ils en viennent aux mains, ils combattent comme des furieux. Le tillac, en un moment, est couvert de corps morts. Enfin, ils se tuèrent tous, à la réserve d’un seul, qui, se voyant maître de ma personne, me dit : « Vous êtes à moi : je vais vous conduire au Caire pour vous livrer à un de mes amis à qui j’ai promis une belle esclave. Mais, ajouta-t-il en regardant le roi mon époux, qui est cet homme-là ? Quels liens l’attachent à vous ? sont-ce ceux du sang ou ceux de l’amour ? — Seigneur, lui répondis-je, c’est mon mari. — Cela étant, reprit le corsaire, il faut que je m’en défasse par pitié ; il souffrirait trop de vous voir entre les bras de mon ami. » A ces mots, il prit ce malheureux prince, qui était lié, et le jeta dans la mer, malgré tous les efforts que je pus faire pour l’en empêcher. Je poussai des cris effroyables, à cette cruelle action, et je me serais indubitablement précipitée dans les flots, si le pirate ne m’eût retenue. Il vit bien que je n’avais point d’autre envie ; c’est pourquoi il me lia avec des cordes au grand mât ; et puis, mettant à la voile, il cingla vers la terre, où il alla descendre. Il me détacha, me mena jusqu’à une petite ville, où il acheta des chameaux, des tentes et des esclaves, et prit ensuite la route du Caire, dans le dessein, disait-il toujours, de m’aller présenter à son ami et de dégager sa parole. Il y avait déjà plusieurs jours que nous étions en marche lorsqu’en passant, hier, par cette plaine, nous aperçûmes le nègre qui habitait ce château. Nous le prîmes, de loin, pour une tour ; et, lorsqu’il fut près de nous, à peine pouvions-nous croire que ce fût un homme. Il tira son large cimeterre et somma le pirate de se rendre prisonnier, avec tous ses esclaves et la dame qu’il conduisait. Le corsaire avait du courage ; et, secondé de tous ses esclaves, qui promirent de lui être fidèles, il attaqua le nègre. Le combat dura longtemps ; mais enfin le pirate tomba sous les coups de son ennemi, aussi bien que tous ses esclaves, qui aimèrent mieux mourir que de l’abandonner. Après cela, le nègre m’emmena dans ce château, où il apporta le corps du pirate, qu’il mangea à son souper. Sur la fin de cet horrible repas, il me dit, voyant que je ne faisais que pleurer : « Jeune dame, dispose-toi à combler mes désirs, au lieu de t’affliger ainsi. Cède de bonne grâce à la nécessité : je te donne jusqu’à demain à faire tes réflexions. Que je te revoie toute consolée de tes malheurs et ravie d’être réservée à mon lit. » En achevant ces paroles, il me conduisit lui-même dans une chambre et se coucha dans la sienne, après avoir fermé lui-même toutes les portes du château. Il les a ouvertes ce matin et refermées aussitôt, pour courir après quelques voyageurs qu’il a remarqués de loin ; mais il faut qu’ils lui soient échappés, puisqu’il revenait seul et sans leurs dépouilles, lorsque vous l’avez attaqué. La princesse n’eut pas plus tôt achevé le récit de ses aventures que Codadad lui témoigna qu’il était vivement touché de ses malheurs : « Mais, madame, ajouta-t-il, il ne tiendra qu’à vous de vivre désormais tranquillement. Les fils du roi de Harran vous offrent un asile dans la cour de leur père ; acceptez-le, de grâce. Vous y serez chérie de ce prince et respectée de tout le monde ; et, si vous ne dédaignez pas la foi de votre libérateur, souffrez que je vous la présente et que je vous épouse devant tous ces princes ; qu’ils soient témoins de notre engagement. » La princesse y consentit ; et, dès le jour même, ce mariage se fit dans le château, où se trouvèrent toutes sortes de provisions : les cuisines étaient pleines de viandes et d’autres mets, dont le nègre avait coutume de se nourrir lorsqu’il était rassasié de chair humaine. Il y avait aussi beaucoup de fruits, tous excellents dans leurs espèces, et, pour comble de délices, une grande quantité de liqueurs et de vins exquis. Ils se mirent tous à table ; et, après avoir bien mangé et bien bu, ils emportèrent tout le reste des provisions et sortirent du château, dans le dessein de se rendre à la cour du roi de Harran. Ils marchèrent plusieurs jours, campant dans les endroits les plus agréables qu’ils pouvaient trouver ; et ils n’étaient plus qu’à une journée de Harran, lorsque, à une halte où ils achevaient de boire leur vin, comme gens qui ne se souciaient plus de le ménager, Codadad prit la parole : « Princes, dit-il, c’est trop longtemps vous cacher qui je suis ; vous voyez votre frère Codadad je dois le jour, aussi bien que vous, au roi de Harran. Le prince de Samarie m’a élevé, et la princesse Pirouzé est ma mère. Madame, ajouta-t-il, en s’adressant à la princesse de Deryabar, pardon si je vous ai fait aussi un mystère de ma naissance. Peut-être qu’en vous la découvrant plus tôt, j’aurais prévenu quelques réflexions désagréables, qu’un mariage que vous avez cru inégal vous a pu faire faire. Non, seigneur, lui répondit la princesse ; les sentiments que vous m’avez d’abord inspirés se sont fortifiés de moment en moment ; et, pour faire mon bonheur, vous n’aviez pas besoin de cette origine que vous me découvrez ». Les princes félicitèrent Codadad sur sa naissance et lui en témoignèrent beaucoup de joie ; mais, dans le fond de leur cœur, loin qu’ils en fussent bien aises, leur haine pour un si aimable frère ne fit que s’augmenter. Ils s’assemblèrent, la nuit, et se retirèrent dans un lieu écarté, pendant que Codadad et la princesse sa femme goûtaient sous leur tente la douceur du sommeil. Ces ingrats, ces envieux frères, oubliant que sans le courageux fils de Pirouzé ils seraient tous devenus la proie du nègre, résolurent entre eux de l’assassiner. « Nous n’avons point d’autre parti à prendre, dit l’un de ces méchants dès que le roi saura que cet étranger, qu’il aime tant, est son fils et qu’il a eu assez de force pour terrasser, lui seul, un géant que nous n’avons pu vaincre tous ensemble, il l’accablera de caresses, il lui donnera mille louanges et le déclarera son héritier, au mépris de tous ses autres fils, qui seront obligés de se prosterner devant leur frère et de lui obéir. » A ces paroles il en ajouta d’autres qui firent tant d’impression sur tous ces esprits jaloux, qu’ils allèrent sur-le-champ trouver Codadad endormi. Ils le percèrent de mille coups de poignard ; et, le laissant sans sentiment dans les bras de la princesse, ils partirent pour se rendre à la ville de Harran, où ils arrivèrent le lendemain. Leur arrivée causa d’autant plus de joie au roi leur père qu’il désespérait de les revoir. Il leur demanda la cause de leur retardement ; mais ils se gardèrent bien de la lui dire ; ils ne firent aucune mention du nègre ni de Codadad, et dirent seulement que, n’ayant pu résister à la curiosité de voir le pays, ils s’étaient arrêtés dans quelques villes voisines. Cependant Codadad, noyé dans son sang et peu différent d’un homme mort, était sous sa tente avec la princesse sa femme, qui ne paraissait guère moins à plaindre que lui. Elle remplissait l’air de cris pitoyables ; elle s’arrachait les cheveux et, mouillant de ses larmes le corps de son mari : « Ah ! Codadad, s’écriait-elle à tous moments, mon cher Codadad, est-ce toi que je vois près de passer chez les morts ? Quelles cruelles mains t’ont réduit en l’état où tu es ? Croirai-je que ce sont tes propres frères qui t’ont si impitoyablement déchiré, ces frères que ta valeur a sauvés ? Non, ce sont plutôt des démons, qui, sous des traits si chers, sont venus t’arracher la vie. Ah ! barbares, qui que vous soyez, avez-vous bien pu payer d’une si noire ingratitude le service qu’il vous a rendu ? Mais pourquoi m’en prendre à tes frères, malheureux Codadad ? C’est à moi seule que je dois imputer ta mort : tu as voulu joindre ta destinée à la mienne ; et toute l’infortune que je traîne après moi, depuis que je suis sortie du palais de mon père, s’est répandue sur toi. O ciel qui m’avez condamnée à mener une vie errante et pleine de disgrâce, si vous ne vouliez pas que j’aie d’époux, pourquoi souffrez-vous que j’en trouve ? En voilà deux que vous m’ôtez dans le temps que je commence à m’attacher à eux. » C’était par de semblables discours et de plus touchants encore que la déplorable princesse de Deryabar exprimait sa douleur en regardant l’infortuné Codadad, qui ne pouvait l’entendre. Il n’était pourtant pas mort ; et sa femme, ayant pris garde qu’il respirait encore, courut vers un gros bourg, qu’elle aperçut dans la plaine, pour y chercher un chirurgien. On lui en enseigna un, qui partit sur-le-champ avec elle ; mais quand ils furent sous la tente, ils n’y trouvèrent point Codadad ; ce qui leur fit juger que quelque bête sauvage l’avait emporté pour le dévorer. La princesse recommença ses plaintes et ses lamentations de la manière du monde la plus pitoyable. Le chirurgien en fut attendri ; et, ne voulant pas l’abandonner dans l’état affreux où il la voyait, il lui proposa de retourner dans le bourg et lui offrit sa maison et ses services. Elle se laissa entraîner : le chirurgien l’emmena chez lui et sans savoir encore qui elle était, la traita avec toute la considération et tout le respect imaginables. Il tâchait par ses discours de la consoler ; mais il avait beau combattre sa douleur ; il ne faisait que l’aigrir au lieu de la soulager. Madame, lui dit-il un jour, apprenez-moi, de grâce, tous vos malheurs ; dites-moi de quel pays et de quelle condition vous êtes : peut-être que je vous donnerai de bons conseils, quand je serai instruit de toutes les circonstances de votre infortune. Vous ne faites que vous affliger, sans songer que l’on peut trouver des remèdes aux maux les plus désespérés. » Le chirurgien parla avec tant d’éloquence qu’il persuada la princesse ; elle lui raconta toutes ses aventures ; et, lorsqu’elle en eut achevé le récit, le chirurgien reprit la parole : Madame, dit-il, puisque les choses sont ainsi, permettez-moi de vous représenter que vous ne devez point vous abandonner à votre affliction ; vous devez plutôt vous armer de constance et faire ce que le nom et le devoir d’une épouse exigent de vous ; vous devez venger votre mari. Je vais, si vous souhaitez, vous servir d’écuyer. Allons à la cour du roi de Harran ; ce prince est bon et très équitable ; vous n’avez qu’à lui peindre avec de vives couleurs le traitement que le prince Codadad a reçu de ses frères, je suis persuadé qu’il vous fera justice. — Je cède à vos raisons, répondit la princesse : oui, je dois entreprendre la vengeance de Codadad ; et, puisque vous êtes assez obligeant et assez généreux pour vouloir m’accompagner, je suis prête à partir. » Elle n’eut pas plus tôt pris cette résolution que le chirurgien fit préparer deux chameaux, sur lesquels la princesse et lui se mirent en chemin et se rendirent à la ville de Harran. Ils allèrent descendre au premier caravansérail qu’ils rencontrèrent ; ils demandèrent à l’hôte des nouvelles de la cour. « Elle est, leur dit-il, dans une assez grande inquiétude. Le roi avait un fils qui, comme un inconnu, a demeuré près de lui fort longtemps, et l’on ne sait ce qu’est devenu ce jeune prince. Une femme du roi, nommée Pirouzé, en est la mère ; elle a fait faire mille perquisitions qui ont été inutiles. Tout le monde est touché de la perte de ce prince, car il avait beaucoup de mérite. Le roi a quarante-neuf autres fils, tous sortis de mères différentes ; mais il n’y en a pas un qui ait assez de vertu pour consoler le roi de la mort de Codadad. Je dis de la mort, parce qu’il n’est pas possible qu’il vive encore, puisqu’on ne l’a pu trouver, malgré toutes les recherches qu’on a faites. Sur le rapport de l’hôte, le chirurgien jugea que la princesse de Deryabar n’avait point d’autre parti à prendre que d’aller se présenter à Pirouzé ; mais cette démarche n’était pas sans péril et demandait beaucoup de précautions. Il était à craindre que, si les fils du roi de Harran apprenaient l’arrivée et le dessein de leur belle-sœur, ils ne la fissent enlever avant qu’elle pût parler à la mère de Codadad. Le chirurgien fit toutes ces réflexions et se représenta ce qu’il risquait lui-même ; c’est pourquoi, voulant se conduire prudemment dans cette conjoncture, il pria la princesse de demeurer au caravansérail, pendant qu’il irait au palais reconnaître les chemins par où il pourrait sûrement la faire parvenir jusqu’à Pirouzé. Il alla donc dans la ville et marchait vers le palais, comme un homme attiré seulement par la curiosité de voir la cour, lorsqu’il aperçut une dame montée sur une mule richement harnachée ; elle était suivie de plusieurs demoiselles aussi montées sur des mules et d’un très grand nombre de gardes et d’esclaves noirs. Tout le peuple se rangeait en haie pour la voir passer et la saluait, en se prosternant la face contre terre. Le chirurgien la salua de la même manière et demanda ensuite à un calender qui se trouva. près de lui si cette dame était femme du roi. « Oui, frère, lui dit le calender, c’est une de ses femmes, et celle qui est la plus honorée et la plus chérie du peuple, parce qu’elle est la mère du prince Codadad, dont vous devez avoir ouï parler. » Le chirurgien n’en voulut pas savoir davantage : il suivit Pirouzé jusqu’à une mosquée, où elle entra pour distribuer des aumônes et assister aux prières publiques que le roi avait ordonnées pour le retour de Codadad. Le peuple, qui s’intéressait extrêmement à la destinée de ce jeune prince, courait en foule joindre ses vœux à ceux des prêtres ; de sorte que la mosquée était remplie de monde. Le chirurgien fendit la presse et s’avança jusqu’aux gardes de Pirouzé. Il entendit toutes les prières ; et, lorsque cette princesse sortit, il aborda un de ses esclaves et lui dit à l’oreille : « Frère, j’ai un secret important à révéler à la princesse Pirouzé ; ne pourrais-je point, par votre moyen, être introduit dans son appartement ? — Si ce secret, répondit l’esclave, regarde le prince Codadad, j’ose vous promettre que dès aujourd’hui vous aurez d’elle l’audience que vous souhaitez ; mais, si ce secret ne le regarde point, il est inutile que vous cherchiez à vous faire présenter à la princesse, car elle n’est occupée que de son fils et elle ne veut point entendre parler d’autre chose. — Ce n’est que de ce cher fils que je veux l’entretenir, reprit le chirurgien. — Cela étant, dit l’esclave, vous n’avez qu’à nous suivre jusqu’au palais, et vous lui parlerez bientôt. Effectivement, lorsque Pirouzé fut retournée dans son appartement, cet esclave lui dit qu’un homme inconnu avait quelque chose d’important à lui communiquer et que le prince Codadad y était intéressé. Il n’eut pas plus tôt prononce ces paroles que Pirouzé témoigna une vive impatience de voir cet homme inconnu. L’esclave le fit aussitôt entrer dans le cabinet de la princesse, qui écarta toutes ses femmes, à la réserve de deux, pour qui elle n’avait rien de caché. Dès qu’elle aperçut le chirurgien, elle lui demanda avec précipitation quelles nouvelles de Codadad il avait à lui annoncer. « Madame, lui répondit le chirurgien, après s’être prosterné la face contre terre, j’ai une longue histoire à vous raconter et des choses sans doute qui vous surprendront. » Alors il lui fit le détail de tout ce qui s’était passé entre Codadad et ses frères, ce qu’elle écouta avec une attention avide ; mais quand il vint à parler de l’assassinat, cette tendre mère, comme si elle se fût senti frapper des mêmes coups que son fils, tomba évanouie sur un sofa. Les deux femmes la secoururent promptement et lui firent reprendre ses esprits. Le chirurgien continua son récit. Lorsqu’il eut achevé, cette princesse lui dit : « Allez retrouver la princesse de Deryabar et annoncez-lui de ma part que le roi la reconnaîtra bientôt pour sa belle-fille, et, à votre égard, soyez persuadé que vos services seront bien récompensés. » Après que le chirurgien fut sorti, Pirouzé demeura sur le sofa, dans l’accablement qu’on peut s’imaginer ; et, s’attendrissant au souvenir de Codadad : « O mon fils ! disait-elle, me voilà donc pour jamais privée de ta vue Lorsque je te laissai partir de Samarie, pour venir dans cette cour, et que je reçus tes adieux, hélas ! je ne croyais pas qu’une mort funeste t’attendît loin de moi ! O malheureux Codadad ! pourquoi m’as-tu quittée ? Tu n’aurais pas, à la vérité, acquis tant de gloire ; mais tu vivrais encore et tu ne coûterais pas tant de pleurs à ta mère. » En disant ces paroles, elle pleurait amèrement, et ses deux confidentes, touchées de sa douleur, mêlaient leurs larmes aux siennes. Pendant qu’elles s’affligeaient comme à l’envi toutes trois, le roi entra dans le cabinet ; et, les voyant en cet état, il demanda à Pirouzé si elle avait reçu de tristes nouvelles de Codadad. « Ah seigneur, lui dit-elle, c’en est fait ; mon fils a perdu la vie ! et, pour comble d’affliction, je ne puis lui. rendre les honneurs de la sépulture ; car selon toutes les apparences, les bêtes sauvages l’ont dévoré. » En même temps elle raconta tout ce que le chirurgien lui avait appris ; elle ne manqua pas de s’étendre sur la manière cruelle dont Codadad avait été assassiné par ses frères. Le roi ne donna pas le temps à Pirouzé d’achever son récit il se sentit enflammé de colère ; et, cédant à son transport « Madame, dit-il à la princesse, les perfides qui font couler vos larmes et qui causent à leur père une douleur mortelle vont éprouver un juste châtiment. » En parlant ainsi, ce prince, la fureur peinte en ses yeux, se rend dans la salle d’audience, où étaient ses courtisans et ceux d’entre le peuple qui avaient quelque prière à lui faire. Ils sont tous étonnés de le voir paraître d’un air furieux : ils jugent qu’il est en colère contre son peuple, leurs cœurs sont glacés d’effroi. Il monte sur le trône ; et, faisant approcher son grand vizir : « Hassan, lui dit-il, j’ai un ordre à te donner va tout à l’heure prendre mille soldats de ma garde et arrête tous les princes mes fils ; enferme-les dans la tour destinée à servir de prison aux assassins, et que cela soit fait dans un moment. » A cet ordre extraordinaire, tous ceux qui étaient présents frémirent ; et le grand vizir, sans répondre un seul mot, mit la main sur sa tête, pour marquer qu’il était prêt à obéir, et sortit de la salle pour aller s’acquitter d’un emploi dont il était fort surpris. Cependant le roi renvoya les personnes qui venaient lui demander audience et déclara que, d’un mois, il ne voulait entendre parler d’aucune affaire. Il était encore dans la salle quand le vizir revint. « Eh bien ! vizir, lui dit le prince, tous mes fils sont-ils dans la tour ? Oui, sire, répondit le ministre, vous êtes obéi. — Ce n’est pas tout, reprit le roi, j’ai encore un autre ordre à te donner. » En disant cela, il sortit de la salle d’audience et retourna dans l’appartement de Pirouzé avec le vizir, qui le suivit. Il demanda à cette princesse où était logée la veuve de Codadad. Les femmes de Pirouzé le dirent ; car le chirurgien ne l’avait point oublié dans son récit. Alors le roi, se tournant vers son ministre : « Va, lui dit-il, dans ce caravansérail, et amène ici une jeune princesse qui y loge ; mais traite-la avec tout le respect dû à une personne de son rang. » Le vizir ne fut pas longtemps à faire ce qu’on lui ordonnait il monta à cheval, avec tous les émirs et les autres courtisans, et se rendit au caravansérail où était la princesse de Deryabar, à laquelle il exposa son ordre et présenta, de la part du roi, une belle mule blanche qui avait une selle et une bride d’or parsemée de rubis et d’émeraudes. Elle monta dessus, et, au milieu de tous ces seigneurs, elle prit le chemin du palais. Le chirurgien l’accompagnait aussi, monté sur un beau cheval tartare que le vizir lui avait fait donner. Tout le monde était aux fenêtres ou dans les rues, pour voir passer une si magnifique cavalcade ; et, comme on répandait que cette princesse, que l’on conduisait si pompeusement à la cour, était femme de Codadad, ce ne lut qu’acclamations. L’air retentit de mille cris de joie, qui se seraient sans doute tournés en gémissements, si l’on avait su la triste aventure de ce jeune prince, tant il était aimé de tout le monde ! La princesse de Deryabar trouva le roi qui l’attendait à la porte du palais pour la recevoir. Il la prit par la main et la conduisit à l’appartement de Pirouzé, où il se passa une scène fort touchante. La femme de Codadad sentit renouveler son affliction à la vue du père et de la mère de son mari, comme le père et la mère ne purent voir l’épouse de leur fils sans en être fort agités. Elle se jeta aux pieds du roi ; et, après les avoir baignés de larmes, elle fut saisie d’une si vive douleur qu’elle n’eut pas la force de parler. Pirouzé n’était pas dans un état moins déplorable ; elle paraissait pénétrée de ses déplaisirs ; et le roi, frappé de ces objets touchants, s’abandonna à sa propre faiblesse. Ces trois personnes, confondant leurs soupirs et leurs pleurs, gardèrent quelque temps un silence aussi tendre que pitoyable. Enfin la princesse de Deryabar, étant revenue de son accablement, raconta l’aventure du château et le malheur de Codadad ; ensuite elle demanda justice de la trahison des princes. « Oui, madame, lui dit le roi, ces ingrats périront ; mais il faut auparavant faire publier la mort de Codadad, afin que le supplice de ses frères ne révolte pas mes sujets. D’ailleurs, quoique nous n’ayons pas le corps de mon fils, ne laissons pas de lui rendre les derniers devoirs. » A ces mots, il s’adressa à son vizir et lui ordonna de faire bâtir un dôme de marbre blanc dans une belle plaine, au milieu de laquelle la ville de Harran est bâtie ;-et cependant il donna, dans son palais, un très bel appartement à la princesse de Deryabar, qu’il reconnut pour sa belle-fille. Hassan fit travailler avec tant de diligence et employa tant d’ouvriers, qu’en peu de jours le dôme fut bâti. On éleva dessous un tombeau sur lequel était une figure qui représentait Codadad. Aussitôt que l’ouvrage fut achevé, le roi ordonna des prières et marqua un jour pour les obsèques de son fils. Ce jour étant venu, tous les habitants de la ville se répandirent dans la plaine, pour voir la cérémonie, qui se fit de cette manière : Le roi, suivi de son vizir, et des principaux seigneurs de sa cour, marcha vers le dôme ; et, quand il y fut arrivé, il entra et s’assit avec eux sur des tapis de satin à fleurs d’or ; ensuite une grosse troupe de gardes à cheval, la tête basse et les yeux à demi fermés, s’approcha du dôme. Ils en firent le tour deux fois, gardant un profond silence ; mais, à la troisième, ils s’arrêtèrent devant la porte et dirent tous, les uns après les autres, ces paroles à haute voix : « O prince, fils du roi ! si nous pouvions apporter quelque soulagement à ton mal par le tranchant de nos cimeterres et par la valeur humaine, nous te ferions voir la lumière ; mais le roi des rois a commandé, et l’ange de la mort a obéi ! » A ces mots, ils se retirèrent pour faire place à cent vieillards, qui étaient tous montés sur des mules noires, et qui portaient de longues barbes blanches. C’étaient des solitaires qui, pendant le cours de leur vie, se tenaient cachés dans des grottes : ils ne se montraient jamais aux yeux des hommes que pour assister aux obsèques des rois de Harran et des princes de sa maison. Ces vénérables personnes portaient sur leurs têtes chacun un gros livre qu’ils tenaient d’une main ; ils firent tous trois fois le tour du dôme sans rien dire ; ensuite ils s’arrêtèrent à la porte, et l’un d’eux prononça ces mots : « O prince ! que pouvons-nous faire pour toi ? Si, par la prière ou par la science, on pouvait te rendre la vie, nous frotterions nos barbes blanches à tes pieds et nous réciterions des oraisons ; mais le roi de l’univers t’a enlevé pour jamais ! » Ces vieillards, après avoir ainsi parlé, s’éloignèrent du dôme ; et aussitôt cinquante jeunes filles, parfaitement belles, s’en approchèrent ; elles montaient chacune un petit cheval blanc ; elles étaient sans voiles et portaient des corbeilles d’or pleines de toutes sortes de pierres précieuses ; elles tournèrent aussi trois fois autour du dôme, et dès qu’elles se furent arrêtées au même endroit que les autres, la plus jeune porta la parole et dit : « O prince, autrefois si beau ! quels secours peux-tu attendre de nous ? Si nous pouvions te ranimer par nos attraits, nous nous rendrions tes esclaves ; mais tu n’es plus sensible à la beauté, et tu n’as plus besoin de nous ! » Les jeunes filles s’étant retirées, le roi et ses courtisans se levèrent et firent trois fois le tour de la représentation ; puis le roi prenant la parole, dit : « O mon cher fils ! lumière de mes yeux, je t’ai donc perdu et pour toujours. » Il accompagna ces mots de soupirs et arrosa le tombeau de ses larmes. Les courtisans pleurèrent à son exemple ; ensuite on ferma la porte du dôme et tout le monde retourna à la ville. Le lendemain, on fit des prières publiques dans les mosquées et on les continua huit jours de suite. Le neuvième, le roi résolut de faire couper la tête aux princes ses fils. Tout le peuple, indigné du traitement qu’ils avaient fait au prince Codadad, semblait attendre impatiemment leur supplice On commença de dresser des échafauds ; mais on fut obligé de remettre l’exécution à un autre temps, parce que tout à coup on apprit que les princes voisins, qui avaient déjà fait la guerre au roi de Harran, s’avançaient avec des troupes plus nombreuses que la première fois et qu’ils n’étaient pas même fort éloignés de la ville. Il y avait déjà longtemps qu’on savait qu’ils se préparaient à faire la guerre, mais on ne s’était point alarmé de leurs préparatifs. Cette nouvelle causa une consternation générale et fournit une occasion de regretter de nouveau Codadad, parce que ce prince s’était signalé dans la guerre précédente contre ces mêmes ennemis. Ah ! disaient-ils, si le généreux Codadad vivait encore nous nous mettrions peu en peine de ces princes qui viennent nous surprendre. Cependant le roi, au lieu de s’abandonner à la crainte, lève du monde à la hâte, forme une armée assez considérable ; et, trop courageux pour attendre dans les murs que ses ennemis l’y reviennent chercher, il sort et marche au-devant d’eux. Les ennemis, de leur côté, ayant appris, par leurs coureurs, que le roi de Harran s’avançait pour les combattre, s’arrêtèrent dans une plaine et mirent leur armée en bataille. Le roi ne les eut pas plus tôt aperçus qu’il range aussi et dispose ses troupes au combat ; il fait sonner la charge et attaque avec une extrême vigueur : on lui résiste de même. Il se répand de part et d’autre beaucoup de sang, et la victoire demeure longtemps incertaine. Mais enfin elle allait se déclarer pour les ennemis du roi de Harran, lesquels, étant en plus grand nombre, allaient l’envelopper, lorsqu’on vit paraître dans la plaine une grosse troupe de cavaliers qui s’approchaient des combattants en bon ordre. La vue de ces nouveaux soldats étonna les deux partis, qui ne savaient ce qu’ils en devaient penser. Mais ils ne demeurèrent pas longtemps dans l’incertitude : ces cavaliers vinrent prendre en flanc les ennemis du roi de Harran et les chargèrent avec tant de furie qu’ils les mirent d’abord en désordre et bientôt en déroute. Ils n’en demeurèrent pas là : ils les poursuivirent vivement et les taillèrent en pièces presque tous. Le roi de Harran, qui avait observé avec beaucoup d’attention tout ce qui s’était passé, avait admiré l’audace de ces cavaliers dont le secours inopiné venait de déterminer la victoire en sa faveur. Il avait surtout été charmé de leur chef, qu’il avait vu combattre avec une valeur extrême ; il souhaitait de savoir le nom de ce héros généreux. Impatient de le voir et de le remercier, il cherche à le joindre ; il s’aperçoit qu’il avance pour le prévenir. Ces deux princes s’approchent, et le roi de Harran, reconnaissant Codadad dans ce brave guerrier qui venait de le secourir ou plutôt de battre ses ennemis, demeura immobile de surprise et de joie. « Seigneur, lui dit Codadad, vous avez sujet, sans doute, d’être étonné de voir paraître tout à coup devant Votre Majesté un homme que vous croyiez peut-être sans vie. Je le serais si le ciel ne m’avait pas conservé pour vous servir encore contre vos ennemis. Ah mon fils, s’écria le roi, est-il bien possible que vous me soyez rendu ? Hélas je désespérais de vous revoir. » En disant cela, il tendit les bras au jeune prince, qui se livra à un embrassement si doux. « je sais tout, mon fils, reprit le roi après l’avoir tenu longtemps embrassé ; je sais de quel prix vos frères ont payé le service que vous leur avez rendu en les délivrant des mains du nègre ; mais vous serez vengé dès demain. Cependant allons au palais, votre mère, à qui vous avez coûté tant de pleurs, m’attend pour se réjouir avec moi de la défaite de nos ennemis. Quelle joie nous lui causerons en lui apprenant que ma victoire est votre ouvrage — Seigneur, dit Codadad, permettez-moi de vous demander comment vous avez pu être instruit de l’aventure du château. Quelqu’un de mes frères, poussé par ses remords, vous l’aurait-il avoué ? Non, répondit le roi ; c’est la princesse de Deryabar qui nous a informés de toutes choses ; car elle est venue dans mon palais et elle n’y est venue que pour me demander justice du crime de vos frères. » Codadad fut transporté de joie en apprenant que la princesse sa femme était à la cour. « Allons, s’écria-t-il avec transport, allons trouver ma mère qui nous attend ; je brûle d’impatience d’essuyer ses larmes, aussi bien que celles de la princesse de Deryabar. » Le roi reprit aussitôt le chemin de la ville avec son armée, qu’il congédia ; il rentra victorieux dans son palais aux acclamations du peuple qui le suivait en foule, en priant Dieu de prolonger ses années et portant jusqu’au ciel le nom de Codadad. Ces deux princes trouvèrent Pirouzé et sa belle-fille qui attendaient le roi pour le féliciter ; mais on ne peut exprimer tous les transports de joie dont elles furent agitées lorsqu’elles virent le jeune prince qui l’accompagnait. Ce furent des embrassements mêlés de larmes bien différentes de celles qu’elles avaient déjà répandues pour lui. Après que ces quatre personnes eurent cédé à tous les mouvements que le sang et l’amour leur inspiraient, on demanda au fils de Pirouzé par quel miracle il était encore vivant. Il répondit qu’un paysan, monté sur une mule, étant entré par hasard dans la tente où il était évanoui, le voyant seul et percé de coups, l’avait attaché sur la mule et conduit à sa maison ; et que, là, il avait appliqué sur ses blessures certaines herbes mâchées qui l’avaient rétabli en peu de jours. Lorsque je me sentis guéri, ajouta-t-il, je remerciai le paysan et lui donnai tous les diamants que j’avais. Je m’approchai ensuite de la ville de Harran ; mais ayant appris, sur la route, que quelques princes voisins avaient assemblé des troupes et venaient fondre sur les sujets du roi, je me suis fait connaître dans les villages et j’excitai le zèle de ces peuples à prendre sa défense. J’armai un grand nombre de jeunes gens ; et, me mettant à leur tête, je suis arrivé dans le temps que les deux armées étaient aux mains. » Quand il eut achevé de parler, le roi dit : « Rendons grâces à Dieu de ce qu’il a conservé Codadad ; mais il faut que les traîtres qui l’ont voulu tuer périssent aujourd’hui. Seigneur, reprit le généreux fils de Pirouzé, tout ingrats et tout méchants qu’ils sont, songez qu’ils sont formés de votre sang : ce sont mes frères ; je leur pardonne leur crime et je vous demande grâce pour eux. » Ces nobles sentiments arrachèrent des larmes au roi, qui fit assembler le peuple et déclara Codadad son héritier. Il ordonna ensuite qu’on fît venir les princes prisonniers, qui étaient tous chargés de fers. Le fils de Pirouzé leur ôta leurs chaînes et les embrassa tous les uns après les autres, d’aussi bon cœur qu’il avait fait dans la cour du château du nègre. Le peuple fut charmé du naturel de Codadad et lui donna mille applaudissements. Ensuite on combla de biens le chirurgien, pour reconnaître les services qu’il avait rendus à la princesse de Deryabar. La sultane Schéhérazade avait raconté l’histoire de Ganem avec tant d’agréments, que le sultan des Indes, son époux, ne put s’empêcher de lui témoigner une seconde fois qu’il l’avait entendue avec un très grand plaisir. « Sire, lui dit la sultane, je ne doute pas que Votre Majesté n’ait eu bien de la satisfaction d’avoir vu le calife Haroun-al-Raschid changer de sentiment en faveur de Ganem, de sa mère et de sa sœur Force des cœurs, et je crois qu’elle doit avoir été touchée sensiblement des disgrâces des uns et des mauvais traitements faits aux autres ; mais je suis persuadée que, si Votre Majesté voulait bien entendre l’histoire du Dormeur éveillé, au lieu de tous ces mouvements d’indignation et de compassion que celle de Ganem doit avoir excités dans son cœur, celle-ci, au contraire, ne lui inspirerait que de la joie et du plaisir. » Au seul titre de l’histoire dont la sultane venait de lui parler, le sultan, qui s’en promettait des aventures toutes nouvelles et toutes réjouissantes, eût bien voulu en entendre le récit dès le même jour ; mais il était temps qu’il se levât : c’est pourquoi il remit au lendemain à entendre la sultane Schéhérazade, à qui cette histoire servit à se faire prolonger la vie encore plusieurs nuits et plusieurs jours. Ainsi, le jour suivant, après que Dinarzade l’eut éveillée, elle commença à la lui raconter en cette manière. Histoire du dormeur éveillé Retour à la Table des Matières Sous le règne du calife Haroun-al-Raschid, il y avait à Bagdad un marchand fort riche dont la femme était déjà vieille. Ils avaient un fils unique, nommé Abou Hassan, âgé d’environ trente ans, qui avait été élevé dans une grande retenue de toutes choses. Le marchand mourut ; et Abou Hassan, qui se vit seul héritier, se mit en possession des grandes richesses que son père avait amassées pendant sa vie avec beaucoup d’épargnes et avec grand attachement à son négoce. Le fils, qui avait des vues et des inclinations différentes de celles de son père, en usa aussi tout autrement. Comme son père ne lui avait donné d’argent, pendant sa jeunesse, que ce qui suffisait, précisément pour son entretien, et qu’il avait toujours porté envie aux jeunes gens de son âge, qui n’en manquaient pas, et qui ne se refusaient aucun des plaisirs auxquels la jeunesse ne s’abandonne que trop aisément, il résolut de se signaler à son tour en faisant des dépenses proportionnées aux grands biens dont la fortune venait de le favoriser. Pour cet effet, il partagea son bien en deux parts : l’une fut employée en acquisition de terres à la campagne et de maisons dans la ville, dont il se fit un revenu suffisant pour vivre à son aise, avec promesse de ne point toucher aux sommes qui en reviendraient, mais de les amasser à mesure qu’il les recevrait ; l’autre moitié, qui consistait en une somme considérable en argent comptant, fut destinée à réparer tout le temps qu’il croyait avoir perdu sous la dure contrainte où son père l’avait retenu jusqu’à sa mort ; mais il se fit une loi indispensable, qu’il se promit à lui-même de garder inviolablement, de ne rien dépenser au-delà de cette somme, dans le dérèglement de vie qu’il s’était proposé. Dans ce dessein, Abou Hassan se fit, en peu de jours, une société de gens à peu près de son âge et de sa condition, et il ne songea plus qu’à leur faire passer le temps très agréablement. Pour cet effet, il ne se contenta pas de les bien régaler, les jours et les nuits, et de leur faire des festins splendides où les mets les plus délicieux et les vins les plus exquis étaient servis en abondance : il y joignit encore la musique, en y appelant les meilleures voix de l’un et de l’autre sexe. La jeune bande, de son côté, le verre à la main, mêlait quelquefois ses chansons à celles des musiciens, et tous ensemble ils semblaient s’accorder avec tous les instruments de musique dont ils étaient accompagnés. Ces fêtes étaient ordinairement terminées par des bals où les meilleurs danseurs et baladins de l’un et de l’autre sexe de la ville de Bagdad étaient appelés. Tous ces divertissements, renouvelés chaque jour par des plaisirs nouveaux, jetèrent Abou Hassan dans des dépenses si prodigieuses qu’il ne put continuer une si grande profusion au-delà d’une année. La grosse somme qu’il avait consacrée à cette prodigalité et l’année finirent ensemble. Dès qu’il eut cessé de tenir table, les amis disparurent ; il ne les rencontrait pas même, en quelque endroit qu’il allât. En effet, ils le fuyaient dès qu’ils l’apercevaient ; et si, par hasard, il en joignait quelqu’un et qu’il voulût l’arrêter, il s’excusait sur différents prétextes. Abou Hassan fut plus sensible à la conduite étrange de ses amis, qui l’abandonnaient avec tant d’indignité et d’ingratitude, après toutes les démonstrations et les protestations d’amitié qu’ils lui avaient faites, qu’à tout l’argent qu’il avait dépensé avec eux si mal à propos. Triste, rêveur, la tête baissée et avec un visage sur lequel un morne chagrin était dépeint, il entra dans l’appartement de sa mère et il s’assit sur le bout du sofa, assez éloigné d’elle. Qu’avez-vous donc, mon fils ? lui demanda sa mère, en le voyant en cet état. Pourquoi êtes-vous si changé, si abattu et si différent de vous-même ? Quand vous auriez perdu tout ce que vous avez au monde, vous ne seriez pas fait autrement. Je sais la dépense effroyable que vous avez faite ; et depuis que vous vous y êtes abandonné, je veux croire qu’il ne vous reste pas grand argent. Vous étiez maître de votre bien ; et si je ne me suis point opposée à votre conduite déréglée, c’est que je savais la sage précaution que vous aviez prise de conserver la moitié de votre bien. Après cela, je ne vois pas ce qui peut vous avoir plongé dans cette profonde mélancolie. » Abou Hassan fondit en larmes à ces paroles ; et, au milieu de ses pleurs et de ses soupirs : « Ma mère ! s’écria-t-il, je connais enfin, par une expérience bien douloureuse, combien la pauvreté est insupportable. Oui, je sens vivement que, comme le coucher du soleil nous prive de la splendeur de cet astre, de même la pauvreté nous ôte toute sorte de joie. C’est elle qui fait oublier entièrement toutes les louanges qu’on nous donnait et tout le bien que l’on disait de nous avant que nous y fussions tombés ; elle nous réduit à ne marcher qu’en prenant des mesures pour ne pas être remarqués et à passer les nuits en versant des larmes de sang. En un mot, celui qui est pauvre n’est plus regardé, même par ses parents et par ses amis, que comme un étranger. Vous savez, ma mère, poursuivit-il, de quelle manière j’en ai usé avec mes amis depuis un an. Je leur ai fait toute la bonne chère que j’ai pu imaginer, jusqu’à m’épuiser ; et aujourd’hui que je n’ai plus de quoi la continuer, je m’aperçois qu’ils m’ont tous abandonné. Quand je dis que je n’ai plus de quoi continuer à leur faire bonne chère, j’entends parler de l’argent que j’avais mis à part pour l’employer à l’usage que j’en ai fait. Pour ce qui est de mon revenu, je rends grâce à Dieu de m’avoir inspiré de le réserver, sous la condition et sous le serment que j’ai fait de n’y pas toucher pour le dissiper si follement. Je l’observerai, ce serment, et je sais le bon usage que je ferai de ce qui me reste si heureusement. Mais auparavant, je veux éprouver jusqu’à quel point mes amis, s’ils méritent d’être appelés de ce nom, pousseront leur ingratitude. Je veux les voir tous les uns après les autres ; et, quand je leur aurai représenté les efforts que j’ai faits pour l’amour d’eux, je les solliciterai de me faire entre eux une somme qui serve, en quelque façon, à me relever de l’état malheureux où je me suis réduit pour leur faire plaisir. Mais je ne veux faire ces démarches, comme je vous ai dit, que pour voir si je trouverai en eux quelque sentiment de reconnaissance. — Mon fils, reprit la mère d’Abou Hassan, je ne prétends pas vous dissuader d’exécuter votre dessein ; mais je puis vous dire par avance que votre espérance est mal fondée. Croyez-moi : quoi que vous puissiez faire, il est inutile que vous en veniez à cette épreuve ; vous ne trouverez de secours qu’en ce que vous vous êtes réservé par devers vous. Je vois bien que vous ne connaissez pas encore ces amis qu’on appelle vulgairement de ce nom parmi les gens de votre sorte ; mais vous allez les connaître. Dieu veuille que ce soit de la manière que je le souhaite, c’est-à-dire pour votre bien ! — Ma mère, repartit Abou Hassan, je suis bien persuadé de la vérité de ce que vous me dites ; je serai plus certain d’un fait qui me regarde de si près, quand je me serai éclairci par moi-même de leur lâcheté et de leur insensibilité. » Abou Hassan partit à l’heure même, et il prit si bien son temps, qu’il trouva tous ses amis chez eux. Il leur représenta le grand besoin où il était et il les pria de lui ouvrir leurs bourses pour le secourir efficacement. Il promit même de s’engager envers chacun d’eux, en particulier, à leur rendre les sommes qu’ils lui auraient prêtées, dès que ses affaires seraient rétablies, sans néanmoins leur faire connaître que c’était en grande partie à leur considération qu’il s’était si fort incommodé, afin de les piquer davantage de générosité. Il n’oublia pas de les leurrer aussi de l’espérance de recommencer, un jour, avec eux, la bonne chère qu’il leur avait déjà faite. Aucun de ses amis de bouteille ne fut touché des vives couleurs dont l’afflige Abou Hassan se servit pour tâcher de les persuader. Il eut même la mortification de voir que plusieurs lui dirent nettement qu’ils ne le connaissaient pas et qu’ils ne se souvenaient pas même de l’avoir vu. Il revint chez lui, le cœur pénétré de douleur et d’indignation. « Ah ! ma mère ! s’écria-t-il en rentrant dans son appartement, vous me l’aviez bien dit : au lieu d’amis, je n’ai trouvé que des perfides, des ingrats et des méchants, indignes de mon amitié ! C’en est fait : je renonce à la leur et je vous promets de ne les revoir jamais. » Abou Hassan demeura ferme dans la résolution de tenir sa parole. Pour cet effet, il prit les précautions les plus convenables pour en éviter les occasions ; et, afin de ne plus tomber dans le même inconvénient, il promit avec serment de ne donner à manger, de sa vie, à aucun homme de Bagdad. Ensuite il tira le coffre-fort où était l’argent de son revenu du lieu où il l’avait mis en réserve, et il le mit à la place de celui qu’il venait de vider. Il résolut de n’en tirer, pour sa dépense de chaque jour, qu’une somme réglée et suffisante pour régaler honnêtement une seule personne avec lui à souper. Il fit encore serment que cette personne serait non de Bagdad, mais un étranger qui y serait arrivé le même jour, et qu’il le renverrait le lendemain matin, après lui avoir donné le couvert une nuit seulement. Selon ce projet, Abou Hassan avait soin lui-même, chaque matin, de faire la provision nécessaire pour ce régal ; et, vers la fin du jour, il allait s’asseoir au bout du pont de Bagdad ; et, dès qu’il voyait un étranger, de quelque état ou condition qu’il fût, il l’abordait civilement et l’invitait de même à lui faire l’honneur de venir souper et loger chez lui, pour la première nuit de son arrivée ; et, après l’avoir informé de la foi qu’il s’était faite et de la condition qu’il avait mise à son honnêteté, il l’emmenait en son logis. Le repas dont Abou Hassan régalait son hôte n’était pas somptueux ; mais il y avait suffisamment de quoi se contenter. Le bon vin surtout n’y manquait pas. On faisait durer le repas jusque bien avant dans la nuit ; et, au lieu d’entretenir son hôte d’affaires d’État, de famille ou de négoce, comme il arrive fort souvent, il affectait, au contraire, de ne parler que de choses indifférentes, agréables et réjouissantes. Il était naturellement plaisant, de belle humeur et fort divertissant ; et, sur quelque sujet que ce fût, il savait donner à son discours un tour capable d’inspirer la joie aux plus mélancoliques. En renvoyant son hôte le lendemain matin : « En quelque lieu que vous puissiez aller, lui disait Abou Hassan, Dieu vous préserve de tout sujet de chagrin Quand je vous invitai, hier, à venir prendre un repas chez moi, je vous informai de la loi que je me suis imposée ; ainsi ne trouvez pas mauvais si je vous dis que nous ne boirons plus ensemble et même que nous ne nous verrons plus, ni chez moi ni ailleurs : j’ai mes raisons pour en user ainsi, Dieu vous conduise ! » Abou Hassan était exact dans l’observation de cette règle ; il ne regardait plus les étrangers qu’il avait une fois reçus chez lui, et il ne leur parlait plus. Quand il les rencontrait dans les rues, dans les places ou dans les assemblées publiques, il faisait semblant de ne les pas voir ; il se détournait même, pour éviter qu’ils ne vinssent l’aborder ; enfin il n’avait plus aucun commerce avec eux. Il y avait du temps qu’il se gouvernait de la sorte, lorsqu’un peu avant le coucher du soleil, comme il était assis, à son ordinaire, au bout du pont, le calife Haroun-al-Raschid vint à paraître, mais déguisé de manière qu’on ne pouvait pas le reconnaître. Quoique ce monarque eût des ministres et des officiers chefs de justice d’une grande exactitude à bien s’acquitter de leur devoir, il voulait néanmoins prendre connaissance de toutes choses par lui-même. Dans ce dessein, comme nous l’avons déjà vu, il allait souvent, déguisé en différentes manières, par la ville de Bagdad. Il ne négligeait pas même les dehors ; et, à cet égard, il s’était fait une coutume d’aller, chaque premier jour du mois, sur les grands chemins par où l’on abordait à Bagdad, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Ce jour-là, premier du mois, il parut déguisé en marchand de Moussoul qui venait de débarquer de l’autre côté du pont, et suivi d’un esclave grand et puissant. Comme le calife avait dans son déguisement un air grave et respectable, Abou Hassan, qui le croyait marchand de Moussoul, se leva de l’endroit où il était assis ; et, après l’avoir salué d’un air gracieux et lui avoir baisé la main : « Seigneur, lui dit-il, je vous félicite de votre heureuse arrivée ; je vous supplie de me faire l’honneur de venir souper avec moi et de passer cette nuit en ma maison, pour tâcher de vous remettre de la fatigue de votre voyage. » Et, afin de l’obliger davantage à ne lui pas refuser la grâce qu’il lui demandait, il lui expliqua en peu de mots la coutume qu’il s’était faite de recevoir chez lui, chaque jour, autant qu’il lui serait possible et pour une nuit seulement, le premier étranger qui se présenterait à lui. Le calife trouva quelque chose de si singulier dans la bizarrerie du goût d’Abou Hassan, que l’envie lui prit de le connaître à fond. Sans sortir du caractère de marchand, il lui marqua qu’il ne pouvait mieux répondre à une si grande honnêteté, à laquelle il ne s’était pas attendu à son arrivée à Bagdad, qu’en acceptant l’offre obligeante qu’il venait de lui faire ; qu’il était tout prêt à le suivre. Abou Hassan, qui ne savait pas que l’hôte que le hasard venait de lui présenter était infiniment au-dessus de lui, en agit avec le calife comme avec son égal. Il le mena à sa maison et le fit entrer dans une chambre meublée fort proprement, où il lui fit prendre place sur le sofa, à l’endroit le plus honorable. Le souper était prêt et le couvert était mis. La mère d’Abou Hassan, qui entendait fort bien la cuisine, servit trois plats : l’un, au milieu, garni d’un bon chapon flanqué de quatre gros poulets ; et les deux autres, à côté, qui servaient d’entrée : l’un d’une oie grasse, et l’autre de pigeonneaux en ragoût. Il n’y avait rien de plus ; mais ces viandes étaient bien choisies et d’un goût délicieux. Abou Hassan se mit à table vis-à-vis de son hôte, et le calife et lui commencèrent à manger de bon appétit, en prenant, chacun, ce qui était de leur goût, sans parler et même sans boire, selon la coutume du pays. Quand ils eurent achevé de manger, l’esclave du calife leur donna à laver ; et cependant, la mère d’Abou Hassan desservit et apporta le dessert, qui consistait en diverses sortes de fruits de la saison, comme raisins, pêches, pommes, poires et plusieurs sortes de pâtes d’amandes sèches. Sur la fin du jour, on alluma les bougies ; après quoi Abou Hassan fit mettre les bouteilles et les tasses près de lui et prit soin que sa mère fît souper l’esclave du calife. Quand le faux marchand de Moussoul, c’est-à-dire le calife, et Abou Hassan se furent remis à table, Abou Hassan, avant de toucher au fruit, prit une tasse, se versa à boire le premier, et, en la tenant à la main : « Seigneur, dit-il au calife, qui était, selon lui, un marchand de Moussoul, vous savez comme moi que le coq ne boit jamais qu’il n’appelle les poules pour venir boire avec lui : je vous invite donc à suivre mon exemple. Je ne sais ce que vous en pensez ; pour moi, il me semble qu’un homme qui hait le vin et qui veut faire le sage ne l’est pas. Laissons là ces sortes de gens avec leur humeur sombre et chagrine, et cherchons la joie ; elle est dans la tasse, et la tasse la communique à ceux qui la vident. » Pendant qu’Abou Hassan buvait : « Cela me plaît, dit le calife en se saisissant de la tasse qui lui était destinée, et voilà ce qu’on appelle un brave homme. Je vous aime de cette humeur et avec cette gaieté ; j’attends que vous m’en versiez autant. » Abou Hassan n’eut pas plus tôt bu, qu’en remplissant la tasse que le calife lui présentait : « Goûtez, seigneur, dit-il, vous le trouverez bon. — J’en suis bien persuadé, reprit le calife d’un air riant ; il n’est pas possible qu’un homme comme vous ne sache faire choix des meilleures choses. » Pendant que le calife buvait : « Il ne faut que vous regarder, repartit Abou Hassan, pour s’apercevoir du premier coup d’œil que. vous êtes de ces gens qui ont vu le monde et qui savent vivre. — Si ma maison, ajouta-t-il en vers arabes, était capable de sentiment et qu’elle fût sensible au sujet de joie de vous posséder, elle le marquerait hautement ; et, en se prosternant devant vous, elle s’écrierait : Ah ! quel plaisir, quel bonheur de me voir honorée de la présence d’une personne si honnête et si complaisante qu’elle ne dédaigne pas de prendre le couvert chez moi. — Enfin, seigneur, je suis au comble de ma joie, d’avoir fait aujourd’hui la rencontre d’un homme de votre mérite. » Ces saillies d’Abou Hassan divertissaient fort le calife, qui avait naturellement l’esprit très enjoué et qui se faisait un plaisir de l’exciter à boire, en demandant souvent lui-même du vin, afin de le mieux connaître, dans son entretien, par la gaieté que le vin lui inspirait. Pour entrer en conversation, il lui demanda comment il s’appelait, à quoi il s’occupait et de quelle manière il passait sa vie. « Seigneur, répondit-il, mon nom est Abou Hassan. J’ai perdu mon père, qui était marchand, non pas, à la vérité, des plus riches, mais au moins de ceux qui vivaient le plus commodément à Bagdad. En mourant, il me laissa une succession plus que suffisante pour vivre sans ambition, selon mon état. Comme sa conduite à mon égard avait été fort sévère et que, jusqu’à sa mort, j’avais passé la meilleure partie de ma jeunesse dans une grande contrainte, je voulus tâcher de réparer le bon temps que je croyais avoir perdu. En cela néanmoins, poursuivit Abou Hassan, je me gouvernais d’une autre manière que ne font ordinairement tous les jeunes gens. Ils se livrent à la débauche sans considération et ils s’y abandonnent jusqu’à ce que, réduits à la dernière pauvreté, ils fassent, malgré eux, une pénitence forcée pendant le reste de leurs jours. Afin de ne pas tomber dans ce malheur, je partageai tout mon bien en deux parts : l’une en fonds, et l’autre en argent comptant. Je destinai l’argent comptant pour les dépenses que je méditais, et je pris une ferme résolution de ne point toucher à mes revenus. Je fis une société de gens de ma connaissance et à peu près de mon âge ; et, sur l’argent comptant que je dépensais à pleines mains, je les régalais splendidement chaque jour, de manière que rien ne manquait à nos divertissements. Mais la durée n’en fut pas longue. Je ne trouvai plus rien au fond de ma cassette à la fin de l’année, et, en même temps, tous mes amis de table disparurent. Je les vis les uns après les autres. Je leur représentai l’état malheureux où je me trouvais ; mais aucun ne m’offrit de quoi me soulager. Je renonçai donc à leur amitié, et, en me réduisant à ne plus dépenser que mon revenu, je me retranchai à n’avoir plus de société qu’avec le premier étranger que je rencontrerais, chaque jour, à son arrivée à Bagdad, avec cette condition de ne le régaler que ce jour-là. Je vous ai informé du reste, et je remercie ma bonne fortune de m’avoir présenté aujourd’hui un étranger de votre mérite. » Le calife, fort satisfait de cet éclaircissement, dit à Abou Hassan : « Je ne puis assez vous louer du bon parti que vous avez pris d’avoir agi avec tant de prudence en vous jetant dans la débauche et de vous être conduit d’une manière qui n’est pas ordinaire à la jeunesse ; je vous estime encore d’avoir été fidèle à vous-même au point que vous l’avez été. Le pas était bien glissant, et je ne puis assez admirer comment, après avoir vu la fin de votre argent comptant, vous avez eu assez de modération pour ne pas dissiper votre revenu et même votre fonds. Pour vous dire ce que j’en pense, je tiens que vous êtes le seul débauché à qui pareille chose est arrivée et à qui elle arrivera peut-être jamais. Enfin, je vous avoue que j’envie votre bonheur. Vous êtes le plus heureux mortel qu’il y ait sur la terre, d’avoir, chaque jour, la compagnie d’un honnête homme avec qui vous pouvez vous entretenir si agréablement et à qui vous donnez lieu de publier partout la bonne réception que vous lui faites. Mais ni vous ni moi nous ne nous apercevons que c’est parler trop longtemps sans boire buvez, et versez-m’en ensuite. » Le calife et Abou Hassan continuèrent de boire longtemps, en s’entretenant de choses très agréables. La nuit était déjà fort avancée, et le calife, en feignant d’être fort fatigué du chemin qu’il avait fait, dit à Abou Hassan qu’il avait besoin de repos. « Je ne veux pas non plus de mon côté, ajouta-t-il, que vous perdiez rien du vôtre pour l’amour de moi. Avant que nous nous séparions (car peut-être serai-je sorti demain de chez vous avant que vous soyez éveillé), je suis bien aise de vous marquer combien je suis sensible à votre honnêteté, à votre bonne chère et à l’hospitalité que vous avez exercée envers moi si obligeamment. La seule chose qui me fait de la peine, c’est que je ne sais par quel endroit vous en témoigner ma reconnaissance. Je vous supplie de me le faire connaître, et vous verrez que je ne suis pas un ingrat. Il ne se peut pas faire qu’un homme comme vous n’ait quelque affaire, quelque besoin, et ne souhaite enfin quelque chose qui lui ferait plaisir. Ouvrez votre cœur et parlez-moi franchement. Tout marchand que je sois je ne laisse pas d’être en état d’obliger, par moi-même ou par l’entremise de mes amis. » A ces offres du calife, qu’Abou Hassan ne prenait toujours que pour un marchand « Mon bon seigneur, reprit Abou Hassan, je suis très persuadé que ce n’est point par compliment que vous me faites des avances si généreuses. Mais, foi d’honnête homme, je puis vous assurer que je n’ai ni chagrin, ni affaire, ni désir, et que je ne demande rien à personne. Je n’ai pas la moindre ambition, comme je vous l’ai déjà dit, et je suis très content de mon sort. Ainsi je n’ai qu’à vous remercier, non seulement de vos offres si obligeantes, mais même de la complaisance que vous avez eue de me faire un si grand honneur que celui de venir prendre un méchant repas chez moi. Je vous dirai néanmoins, poursuivit Abou Hassan, qu’une seule chose me fait de la peine, sans pourtant qu’elle aille jusqu’à troubler mon repos. Vous saurez que la ville de Bagdad est divisée par quartiers et que, dans chaque quartier, il y a une mosquée avec un iman pour faire la prière aux heures ordinaires, à la tête du quartier qui s’y assemble. L’iman est un grand vieillard, d’un visage austère, et parfait hypocrite, s’il y en eut jamais au monde. Pour conseil, il s’est associé quatre autres barbons, mes voisins, gens à peu près de sa sorte, qui s’assemblent chez lui régulièrement chaque jour ; et, dans leur conciliabule, il n’y a médisance, calomnie ni malice qu’ils ne mettent en usage contre moi et contre tout le quartier, pour en troubler la tranquillité et y faire régner la dissension. Ils se rendent redoutables aux uns, ils menacent les autres, ils veulent, enfin, se rendre les maîtres et que chacun se gouverne selon leur caprice, eux qui ne savent pas se gouverner eux-mêmes. Pour dire la vérité, je souffre de voir qu’ils se mêlent de toute autre chose que de leur Alcoran, et qu’ils ne laissent pas vivre le monde en paix. — Eh bien, reprit le calife, vous voudriez apparemment trouver un moyen pour arrêter le cours de ce désordre ? Vous l’avez dit, repartit Abou Hassan ; et la seule chose que je demanderais à Dieu, pour cela, ce serait d’être calife à la place du commandeur des croyants Haroun-al-Raschid, notre souverain seigneur et maître, seulement pour un jour. Que feriez-vous si cela arrivait ? demanda le calife. — Je ferais une chose d’un grand exemple, répondit Abou Hassan, et qui donnerait de la satisfaction à tous les honnêtes gens. Je ferais donner cent coups de bâton sur la plante des pieds à chacun des quatre vieillards, et quatre cents à l’iman, pour leur apprendre qu’il ne leur appartient pas de troubler et de chagriner ainsi leurs voisins. » Le calife trouva la pensée d’Abou Hassan fort plaisante ; et, comme il était né pour les aventures extraordinaires, elle lui fit naître l’envie de s’en faire un divertissement tout singulier. « Votre souhait me plaît d’autant plus, dit le calife, que je vois qu’il part d’un cœur droit et d’un homme qui ne peut souffrir que la malice des méchants demeure impunie. J’aurais un grand plaisir d’en voir l’effet ; et peut-être n’est-il pas aussi impossible que cela arrive que vous pourriez vous l’imaginer. Je suis persuadé que le calife se dépouillerait volontiers de sa puissance pour vingt-quatre heures entre vos mains, s’il était informé de votre bonne intention et du bon usage que vous en feriez. Quoique marchand étranger, je ne laisse pas néanmoins d’avoir du crédit pour y contribuer en quelque chose. — Je vois bien, repartit Abou Hassan, que vous vous moquez de ma folle imagination ; et le calife s’en moquerait aussi s’il avait connaissance d’une telle extravagance. Ce que cela pourrait peut-être produire, c’est qu’il se ferait informer de la conduite de l’iman et de ses conseillers et qu’il les ferait châtier. — Je ne me moque pas de vous, répliqua le calife : Dieu me garde d’avoir une pensée si déraisonnable pour une personne comme vous, qui m’avez si bien régalé, tout inconnu que je vous suis ; et je vous assure que le calife ne s’en moquerait pas. Mais laissons là ce discours : il n’est pas loin de minuit, et il est temps de nous coucher. — Brisons donc là notre entretien, dit Abou Hassan ; je ne veux pas apporter obstacle à votre repos. Mais, comme il reste encore du vin dans la bouteille, il faut, s’il vous plaît, que nous la vidions ; après cela, nous nous coucherons. La seule chose que je vous recommande, c’est qu’en sortant, demain matin, au cas que je ne sois pas éveillé, vous ne laissiez pas la porte ouverte, mais que vous preniez la peine de la fermer. » Ce que le calife lui promit d’exécuter fidèlement. Pendant qu’Abou Hassan parlait, le calife s’était saisi de la bouteille et des deux tasses. Il se versa du vin le premier, en faisant connaître à Abou Hassan que c’était pour le remercier. Quand il eut bu, il jeta adroitement dans la tasse d’Abou Hassan une pincée d’une poudre qu’il avait sur lui, et versa par-dessus le reste de la bouteille. En la présentant à Abou Hassan : « Vous avez, dit-il, pris la peine de me verser à boire toute la soirée ; c’est bien la moindre chose que je doive faire que de vous en épargner la peine pour la dernière fois ; je vous prie de prendre cette tasse de ma main et de boire ce coup pour l’amour de moi. » Abou Hassan prit la tasse ; et, pour marquer davantage à son hôte avec combien de plaisir il recevait l’honneur qu’il lui faisait, il but, et il la vida presque tout d’un trait. Mais à peine eut-il mis la tasse sur la table, que la poudre fit son effet. Il fut saisi d’un assoupissement si profond que la tête lui tomba presque sur les genoux, d’une manière si subite, que le calife ne put s’empêcher d’en rire. L’esclave par qui il s’était fait suivre était revenu dès qu’il avait eu soupé, et il y avait quelque temps qu’il était là, tout prêt à recevoir ses commandements. « Charge cet homme sur tes épaules, lui dit le calife ; mais prends garde de bien remarquer l’endroit où est cette maison, afin que tu le rapportes quand je te le commanderai. » Le calife, suivi de l’esclave qui était chargé d’Abou Hassan, sortit de la maison, mais sans fermer la porte, comme Abou Hassan l’en avait prié ; et il le fit exprès. Dès qu’il fut arrivé à son palais, il rentra par une porte secrète et il se fit suivre par l’esclave jusqu’à son appartement, où tous les officiers de sa chambre l’attendaient. « Déshabillez cet homme, leur dit-il, et couchez-le dans mon lit ; je vous dirai ensuite mes intentions. » Les officiers déshabillèrent Abou Hassan, le revêtirent de l’habillement de nuit du calife et le couchèrent selon son ordre. Personne n’était encore couché dans le palais. Le calife fit venir tous ses autres officiers et toutes les dames ; et, quand ils furent tous en sa présence : « Je veux, leur dit-il, que tous ceux qui ont coutume de se trouver à mon lever ne manquent pas de se rendre, demain matin, auprès de cet homme que voilà couché dans mon lit, et que chacun fasse auprès de lui, lorsqu’il s’éveillera, les mêmes fonctions qui s’observent ordinairement auprès de moi. Je veux aussi qu’on ait pour lui les mêmes égards que pour ma propre personne, et qu’il soit obéi en tout ce qu’il commandera. On ne lui refusera rien de tout ce qu’il pourra demander, et on ne le contredira en quoi que ce soit de ce qu’il pourra dire ou souhaiter. Dans toutes les occasions où il s’agira de lui parler ou de lui répondre, on ne manquera pas de le traiter de commandeur des croyants. En un mot, je demande qu’on ne songe non plus à ma personne, tout le temps qu’on sera près de lui, que s’il était véritablement ce que je suis, c’est-à-dire le calife et le commandeur des croyants. Sur toutes choses, qu’on prenne bien garde de se méprendre en la moindre circonstance. » Les officiers et les dames, qui comprirent d’abord que le calife voulait se divertir, ne répondirent que par une profonde inclination ; et dès lors chacun de son côté se prépara à contribuer de tout son pouvoir, en tout ce qui serait de sa fonction, à se bien acquitter de son personnage. En rentrant dans son palais, le calife avait envoyé appeler le grand vizir Giafar par le premier officier qu’il avait rencontré, et ce premier ministre venait d’arriver. Le calife lui dit : « Giafar, je t’ai fait venir pour t’avertir de ne pas t’étonner quand tu verras demain, en entrant à mon audience, l’homme que voilà couché dans mon lit, assis sur mon trône avec mon habit de cérémonie. Aborde-le avec les mêmes égards et le même respect que tu as coutume de me rendre, en le traitant aussi de Commandeur des croyants. Écoute et exécute ponctuellement tout ce qu’il te commandera, comme si je te le commandais. Il ne manquera pas de faire des libéralités et de te charger de la distribution : fais tout ce qu’il te commandera là-dessus, quand même il s’agirait d’épuiser tous les coffres de mes finances. Souviens-toi d’avertir aussi mes émirs, mes huissiers et tous les autres officiers du dehors de mon palais de lui rendre demain, à l’audience publique, les mêmes honneurs qu’à ma personne, et de dissimuler si bien qu’il ne s’aperçoive pas de la moindre chose qui puisse troubler le divertissement que je veux me donner. Va, retire-toi, je n’ai rien à t’ordonner davantage, et donne-moi la satisfaction que je te demande. » Après que le grand vizir se fut retiré, le calife passa dans un autre appartement ; et, en se couchant, il donna à Mesrour, chef des eunuques, les ordres qu’il devait exécuter de son côté, afin que tout réussît de la manière qu’il l’entendait, pour remplir le souhait d’Abou Hassan et voir comment il userait de la puissance et de l’autorité de calife, dans le peu de temps qu’il l’avait désiré. Sur toutes choses, il lui enjoignit de ne pas manquer de venir l’éveiller à l’heure accoutumée et avant qu’on éveillât Abou Hassan, parce qu’il voulait y être présent. Mesrour ne manqua pas d’éveiller le calife dans le temps qu’il lui avait commandé. Dès que le calife fut entré dans la chambre où Abou Hassan dormait, il se plaça dans un petit cabinet élevé, d’où il pouvait voir, par une jalousie, tout ce qui s’y passait, sans être vu. Tous les officiers et toutes les dames qui devaient se trouver au lever d’Abou Hassan entrèrent en même temps et se postèrent, chacun à sa place accoutumée, selon son rang et dans un grand silence, comme si c’eut été le calife qui eût dû se lever, et prêts à s’acquitter de la fonction à laquelle ils étaient destinés. Comme la pointe du jour avait déjà commencé de paraître et qu’il était temps de se lever pour faire la prière d’avant le lever du soleil, l’officier qui était le plus près du chevet du lit approcha du nez d’Abou Hassan une petite éponge trempée dans du vinaigre. Abou Hassan éternua aussitôt, en tournant la tête sans ouvrir les yeux ; et, avec un petit effort, il jeta comme de la pituite qu’on fut prompt à recevoir dans un petit bassin d’or, pour empêcher qu’elle ne tombât sur le tapis de pied et ne le gâtât. C’est l’effet ordinaire de la poudre que le calife lui avait fait prendre, quand, à proportion de la dose, elle cesse, en plus ou en moins de temps, de causer l’assoupissement pour lequel on la donne. En remettant la tête sur le chevet, Abou Hassan ouvrit les yeux, et, autant que le peu de jour qu’il faisait le lui permettait, il se vit au milieu d’une grande chambre, magnifique et superbement meublée, avec un plafond à plusieurs enfoncements de diverses figures, peints à l’arabesque, ornée de grands vases d’or massif, de portières et d’un tapis de pied or et soie, et environné de jeunes dames, dont plusieurs avaient différentes sortes d’instruments de musique, prêtes à en toucher, toutes d’une beauté charmante, d’eunuques noirs, tous richement habillés et debout, dans une grande modestie. En jetant les yeux sur la couverture du lit, il vit qu’elle était de brocart d’or à fond rouge, rehaussée de perles et de diamants, et, près du lit, un habit de même étoffe et de même parure, et, à côté de lui, sur un coussin, un bonnet de calife. A ces objets si éclatants, Abou Hassan fut dans un étonnement et dans une confusion inexprimables. Il les regardait tous comme dans un songe : songe si véritable à son égard, qu’il désirait que ce n’en fût pas un. « Bon ! disait-il en lui-même, me voilà calife ; mais, ajoutait-il un peu après en se reprenant, il ne faut pas que je me trompe : c’est un songe, effet du souhait dont je m’entretenais tantôt avec mon hôte. » Et il refermait les yeux, comme pour dormir. En même temps, un eunuque s’approcha : « Commandeur des croyants, lui dit-il respectueusement, que Votre Majesté ne se rendorme pas : il est temps qu’elle se lève pour faire sa prière ; l’aurore commence à paraître. » A ces paroles, qui furent d’une grande surprise pour Abou Hassan : « Suis-je éveillé, ou si je dors ? disait-il encore en lui-même. Mais je dors, continuait-il en tenant toujours les yeux fermés ; je ne dois pas en douter. » Un moment après : « Commandeur des croyants, reprit l’eunuque, qui vit qu’il ne répondait rien et ne donnait aucune marque de vouloir se lever, Votre Majesté aura pour agréable que je lui répète qu’il est temps qu’elle se lève, à moins qu’elle ne veuille laisser passer le moment de faire sa prière du matin ; le soleil va se lever, et elle n’a pas coutume d’y manquer. — Je me trompais, dit aussitôt Abou Hassan, je ne dors pas, je suis éveillé ; ceux qui dorment n’entendent pas, et j’entends qu’on me parle. » Il ouvrit encore les yeux ; et, comme il était grand jour, il vit distinctement tout ce qu’il n’avait aperçu que confusément. Il se leva sur son séant avec un air riant, comme un homme plein de joie de se voir dans un état si fort au-dessus de sa condition ; et le calife, qui l’observait sans être vu, pénétra dans sa pensée avec un grand plaisir. Alors les jeunes dames du palais se prosternèrent la face contre terre devant Abou Hassan ; et celles qui tenaient des instruments de musique lui donnèrent le bonjour par un concert de flûtes douces, de hautbois, de téorbes et d’autres instruments harmonieux, dont il fut enchanté et ravi en extase, de manière qu’il ne savait où il était et qu’il ne se possédait pas lui-même. Il revint néanmoins à sa première idée ; et il doutait encore si tout ce qu’il voyait et entendait était un songe ou une réalité. Il se mit les mains devant les yeux ; et en baissant la tête : « Que veut dire tout ceci ? disait-il en lui-même. Où suis-je ? Que m’est-il arrivé ? Qu’est-ce que ce palais ? Que signifient ces eunuques, ces officiers si bien faits et si bien mis ; ces dames si belles et ces musiciennes qui m’enchantent ? Est-il possible que je ne puisse distinguer si je rêve ou si je suis dans mon bon sens ? » Il ôte enfin les mains de devant ses yeux, les ouvre ; et, en levant la tête, il vit que le soleil jetait déjà ses premiers rayons au travers des fenêtres de la chambre où il était. Dans ce moment, Mesrour, chef des eunuques, entra, se prosterna profondément devant Abou Hassan et lui dit, en se relevant : « Commandeur des croyants, Votre Majesté me permettra de lui représenter qu’elle n’a pas coutume de se lever si tard et qu’elle a laissé passer le temps de faire sa prière. A moins qu’elle n’ait passé une mauvaise nuit et qu’elle ne soit indisposée, elle n’a plus que celui d’aller monter sur son trône, pour tenir son conseil et se faire voir, à l’ordinaire. Les généraux de ses armées, les gouverneurs de ses provinces et les autres grands officiers de sa cour n’attendent que le moment que la porte de la salle du conseil leur soit ouverte. » Au discours de Mesrour, Abou Hassan fut comme persuadé qu’il ne dormait pas et que l’état où il se trouvait n’était pas un songe. Il ne se trouva pas moins embarrassé que confus, dans l’incertitude du parti qu’il prendrait. Enfin il regarda Mesrour entre les deux yeux, et, d’un ton sérieux : « A qui donc parlez-vous, lui demanda-t-il, et qui est celui que vous appelez commandeur des croyants, vous que je ne connais pas ? Il faut que vous me preniez pour un autre. » Tout autre que Mesrour se fût peut-être déconcerté à la demande d’Abou Hassan ; mais, instruit par le calife, il joua merveilleusement bien son personnage. « Mon respectable seigneur et maître, s’écria-t-il, Votre Majesté me parle ainsi aujourd’hui apparemment pour m’éprouver : Votre Majesté n’est-elle pas le commandeur des croyants, le monarque du monde, de l’orient à l’occident, et le vicaire, sur la terre, du prophète envoyé de Dieu, maître de ce monde terrestre et du céleste ? Mesrour, votre chétif esclave, ne l’a pas oublié, depuis tant d’années qu’il a l’honneur et le bonheur de rendre ses respects et ses services à Votre Majesté. Il s’estimerait le plus malheureux des hommes s’il avait encouru votre disgrâce : il vous supplie donc très humblement d’avoir la bonté de le rassurer ; il aime mieux croire qu’un songe fâcheux a troublé son repos cette nuit. » Abou Hassan fit un si grand éclat de rire, à ces paroles de Mesrour, qu’il se laissa aller à la renverse sur le chevet du lit, avec une grande joie du calife, qui en eût ri de même, s’il n’eût craint de mettre fin dès son commencement à la plaisante scène qu’il avait résolu de se donner. Abou Hassan, après avoir ri longtemps en cette posture, se remit sur son séant ; et, en s’adressant à un petit eunuque, noir comme Mesrour : « Écoute, lui dit-il, dis-moi qui je suis. — Seigneur, répondit le petit eunuque d’un air modeste, Votre Majesté est le commandeur des croyants et le vicaire, sur la terre, du maître des deux mondes. — Tu es un petit menteur, face de couleur, de poix ! » reprit Abou Hassan. Abou Hassan appela ensuite une des dames, qui était plus près de lui que les autres. « Approchez-vous, la belle, dit-il en lui présentant la main ; tenez, mordez-moi le bout du doigt, que je sente si je dors ou si je veille. » La dame, qui savait que le calife voyait ce qui se passait dans la chambre fut ravie d’avoir occasion de faire voir de quoi elle était capable, quand il s’agissait de le divertir. Elle s’approcha donc d’Abou Hassan avec tout le sérieux possible et, en serrant légèrement entre ses dents le bout du doigt qu’il lui avait avancé, elle lui fit sentir un peu de douleur. En retirant la main promptement : « Je ne dors pas, dit aussitôt Abou Hassan, je ne dors pas certainement. Par quel miracle suis-je donc devenu calife en une nuit ? Voilà la chose du monde la plus merveilleuse et la plus surprenante » En s’adressant ensuite à la même dame : « Ne me cachez pas la vérité, dit-il, je vous en conjure par la protection de Dieu, en qui vous avez confiance aussi bien que moi. Est-il bien vrai que je sois commandeur des croyants ? II est si vrai, répondit la dame, que Votre Majesté est le commandeur des croyants, que nous avons sujet, tous tant que nous sommes de vos esclaves, de nous étonner qu’elle veuille faire accroire qu’elle ne l’est pas. — Vous êtes une menteuse, reprit Abou Hassan : je sais bien ce que je suis. » Comme le chef des eunuques s’aperçut qu’Abou Hassan voulait se lever, il lui présenta la main et l’aida à se mettre hors du lit. Dès qu’il fut sur ses pieds, toute la chambre retentit du salut que tous les officiers et toutes les dames lui firent en même temps, par une acclamation en ces termes : « Commandeur des croyants, que Dieu donne le bonjour à Votre Majesté ! — Ah ! ciel, quelle merveille ! s’écria alors Abou Hassan. J’étais hier soir Abou Hassan, et ce matin je suis le commandeur des croyants ! Je ne comprends rien à un changement si prompt et si surprenant » Les officiers destinés à ce ministère l’habillèrent promptement ; et quand ils eurent achevé, comme les autres officiers, les eunuques et les dames s’étaient rangés en deux files jusqu’à la porte où il devait entrer dans la chambre du conseil. Mesrour marcha devant, et Abou Hassan le suivit. La portière fut tirée et la porte ouverte par un huissier. Mesrour entra dans la chambre du conseil et marcha encore devant lui jusqu’au pied du trône, où il s’arrêta pour l’aider à monter, en le prenant, d’un côté par-dessous l’épaule, pendant qu’un autre officier, qui suivait, l’aidait de même à monter, de l’autre. Abou Hassan s’assit aux acclamations des huissiers, qui lui souhaitèrent toute sorte de bonheur et de prospérité ; et, en se tournant à droite et à gauche, il vit les officiers des gardes rangés dans un bel ordre et en bonne contenance. Le calife cependant, qui était sorti du cabinet où il était caché au moment qu’Abou Hassan était entré dans la chambre du conseil, passa à un cabinet qui avait aussi vue sur la même chambre, d’où il pouvait voir et entendre tout ce qui se passait au conseil, quand son grand vizir y présidait à sa place et que quelque incommodité l’empêchait d’y être en personne. Ce qui lui plut d’abord fut de voir qu’Abou Hassan le représentait sur son trône presque avec autant de gravité que lui-même. Dès qu’Abou Hassan eut pris place, le grand vizir Giafar, qui venait d’arriver, se prosterna devant lui au pied du trône, se releva ; et, en s’adressant à sa personne : « Commandeur des croyants, dit-il, que Dieu comble Votre Majesté de ses faveurs en cette vie, la reçoive dans son paradis, dans l’autre et précipite ses ennemis dans les flammes de l’enfer ! » Abou Hassan, après tout ce qui lui était arrivé depuis qu’il était éveillé et ce qu’il venait d’entendre de la bouche du grand vizir, ne douta plus qu’il ne fût calife, comme il avait souhaité de l’être. Ainsi, sans examiner comment ou par quelle aventure un changement de fortune si peu attendu s’était fait, il prit sur-le-champ le parti d’en exercer le pouvoir. Aussi demanda-t-il au grand vizir, en le regardant avec gravité, s’il avait quelque chose à lui dire. « Commandeur des croyants, reprit le grand vizir, les émirs, les vizirs et les autres officiers qui ont séance au conseil de Votre Majesté sont à la porte, et ils n’attendent que le moment où Votre Majesté leur donnera la permission d’entrer et de venir lui rendre leurs respects accoutumés. » Abou Hassan dit aussitôt qu’on leur ouvrît ; et le grand vizir, en se retournant et en s’adressant au chef des huissiers, qui n’attendait que l’ordre : « Chef des huissiers, dit-il, le commandeur des croyants commande que vous fassiez votre devoir. » La porte fut ouverte, et en même temps les émirs et les principaux officiers de la cour, tous en habits de cérémonie magnifiques, entrèrent dans un bel ordre, s’avancèrent jusqu’au pied du trône et rendirent leurs respects à Abou Hassan, chacun à son rang, le genou en terre et le front contre le tapis de pied, comme à la propre personne du calife, et le saluèrent en lui donnant le titre de commandeur des croyants, selon l’instruction que le grand vizir leur avait donnée ; et ils prirent chacun leur place à mesure qu’ils s’étaient acquittés de ce devoir. Quand la cérémonie fut achevée et qu’ils se furent tous placés, il se fit un grand silence. Alors le grand vizir, toujours debout devant le trône, commença de faire son rapport de plusieurs affaires, selon l’ordre des papiers qu’il tenait à la main. Les affaires, à la vérité, étaient ordinaires et de peu de conséquence. Abou Hassan néanmoins ne laissa pas de se faire admirer, même par le calife. En effet, il ne demeura pas court ; il ne parut même embarrassé sur aucune. Il prononça juste sur toutes, selon que le bon sens lui inspirait, soit qu’il s’agît d’accorder ou de rejeter ce que l’on demandait. Avant que le grand vizir eût achevé son rapport, Abou Hassan aperçut le juge de police, qu’il connaissait de vue, assis en son rang. « Attendez un moment, dit-il au grand vizir en l’interrompant ; j’ai un ordre qui presse à donner au juge de police. » Le juge de police, qui avait les yeux sur Abou Hassan et qui s’aperçut qu’Abou Hassan le regardait particulièrement, s’entendant nommer, se leva aussitôt de sa place et s’approcha gravement du trône, au pied duquel il se prosterna la face contre terre. « Juge de police, lui dit Abou Hassan après qu’il se fut relevé, allez, sur l’heure et sans perdre de temps, dans un tel quartier et dans une rue qu’il lui indiqua ; il y a dans cette rue une mosquée où vous trouverez l’iman et quatre vieillards à barbe blanche ; saisissez-vous de leurs personnes et faites donner à chacun des quatre vieillards cent coups de nerf de bœuf et quatre cents à l’iman. Après cela, vous les ferez monter tous cinq chacun sur un chameau, vêtus de haillons et la face tournée vers la queue du chameau. En cet équipage, vous les ferez promener par tous les quartiers de la ville ; précédés d’un crieur, qui criera à haute voix : « Voilà le châtiment de ceux qui se mêlent des affaires qui ne les regardent pas et qui se font une occupation de jeter le trouble dans les familles de leurs voisins et de leur causer tout le mal dont ils sont capables. » Mon intention est encore que vous leur enjoigniez de changer de quartier, avec défense de jamais remettre le pied dans celui d’où ils ont été chassés. Pendant que votre lieutenant leur fera faire la promenade que je viens de vous dire, vous reviendrez me rendre compte de l’exécution de mes ordres. » Le juge de police mit la main sur sa tête, pour marquer qu’il allait exécuter l’ordre qu’il venait de recevoir, sous peine de la perdre lui-même s’il y manquait. Il se prosterna une seconde fois devant le trône ; et, après s’être relevé, il s’en alla. Cet ordre, donné avec tant de fermeté, fit au calife un plaisir d’autant plus sensible, qu’il connut par là qu’Abou Hassan ne perdait pas le temps de profiter de l’occasion pour châtier l’iman et les vieillards de son quartier, puisque la première chose à quoi il avait pensé, en se voyant calife, avait été de les faire punir. Le grand vizir cependant continua de faire son rapport ; et il était près de finir, lorsque le juge de police, de retour, se présenta pour rendre compte de sa commission. Il s’approcha du trône ; et, après la cérémonie ordinaire de se prosterner : « Commandeur des croyants, dit-il à Abou Hassan, j’ai trouvé l’iman et les quatre vieillards dans la mosquée que Votre Majesté m’a indiquée ; et, pour preuve que je me suis acquitté fidèlement de l’ordre que j’avais reçu de Votre Majesté, en voici le procès-verbal, signé de plusieurs témoins des principaux du quartier. » En même temps il tira un papier de son sein gauche et le présenta au calife prétendu. Abou Hassan prit le procès-verbal, le lut tout entier, même jusqu’aux noms des témoins, tous gens qui lui étaient connus ; et, quand il eut achevé : « Cela est bien, dit-il au juge de police en souriant ; je suis content et vous m’avez fait plaisir : reprenez votre place. Des cagots, dit-il en lui-même, avec un air de satisfaction, qui s’avisaient de gloser sur les actions et qui trouvaient mauvais que je reçusse et que je régalasse d’honnêtes gens chez moi, méritaient bien cette avanie et ce châtiment. » Le calife, qui l’observait, pénétra dans sa pensée et sentit en lui-même une joie inconcevable d’une si belle expédition. Abou Hassan s’adressa ensuite au grand vizir : « Faites-vous donner par le grand trésorier, lui dit-il, une bourse de mille pièces de monnaie d’or, et allez au quartier où j’ai envoyé le juge de police, la porter à la mère d’un certain Abou Hassan, surnommé le Débauché. C’est un homme connu dans tout le quartier sous ce nom ; il n’y a personne qui ne vous enseigne sa maison. Partez, et revenez promptement. » Le grand vizir Giafar mit la main sur sa tête pour marquer qu’il allait obéir ; et, après s’être prosterné devant le trône, il sortit et s’en alla chez le grand trésorier, qui lui délivra la bourse. Il la fit prendre par un des esclaves qui le suivaient et s’en alla la porter à la mère d’Abou Hassan. Il la trouva et lui dit que le calife lui envoyait ce présent, sans s’expliquer davantage. Elle le reçut avec d’autant plus de surprise qu’elle ne pouvait imaginer ce qui pouvait avoir obligé le calife de lui faire une si grande libéralité, et qu’elle ignorait ce qui se passait au palais. Pendant l’absence du grand vizir, le juge de police fit le rapport de plusieurs affaires qui regardaient sa fonction, et ce rapport dura jusqu’au retour du vizir. Dès qu’il fut rentré dans la chambre du conseil et qu’il eut assuré Abou Hassan qu’il s’était acquitté de l’ordre qu’il lui avait donné, le chef des eunuques, c’est-à-dire Mesrour, qui était entré dans l’intérieur du palais, après avoir accompagné Abou Hassan jusqu’au trône, revint et marqua par un signe, aux vizirs, émirs, et à tous les officiers, que le conseil était fini et que chacun pouvait se retirer ce qu’ils firent après avoir pris congé par une profonde révérence au pied du trône, dans le même ordre que quand ils étaient entrés. Il ne resta auprès d’Abou Hassan que les officiers de la garde du calife et le grand vizir. Abou Hassan ne demeura pas plus longtemps sur le trône du calife ; il en descendit de la même manière qu’il y était monté, c’est-à-dire aidé par Mesrour et par un autre officier des eunuques, qui le prirent par-dessous les bras et qui l’accompagnèrent jusqu’à l’appartement d’où il était sorti. Il y entra, précédé du grand vizir. Mais à peine eut-il fait quelques pas qu’il témoigna avoir quelque besoin pressant. Aussitôt on lui ouvrit un cabinet fort propre, qui était pavé de marbre, au lieu que l’appartement où il se trouvait était couvert de riches tapis de pied, ainsi que les autres appartements du palais. On lui présenta une chaussure de soie brochée d’or, qu’on avait coutume de mettre avant que d’y entrer. Il la prit ; et, comme il n’en savait pas l’usage, il la mit dans une de ses manches qui étaient fort larges. Comme il arrive souvent que l’on rit plutôt d’une bagatelle que de quelque chose d’important, peu s’en fallut que le grand vizir Mesrour et tous les officiers du palais, qui étaient près de lui, ne fissent un éclat de rire, par l’envie qui leur en prit, et ne gâtassent toute la fête ; mais ils se retinrent ; et le grand vizir fut enfin obligé de lui expliquer qu’il devait la chausser pour entrer dans ce cabinet de commodité. Pendant qu’Abou Hassan était dans le cabinet, le grand vizir alla trouver le calife, qui s’était déjà placé dans un autre endroit pour continuer d’observer Abou Hassan sans être vu, et lui raconta ce qui venait d’arriver ; et le calife s’en fit encore un nouveau plaisir. Abou Hassan sortit du cabinet. Mesrour, en marchant devant lui pour lui montrer le chemin, le conduisit dans l’appartement intérieur où le couvert était mis. La porte qui y donnait communication fut ouverte, et plusieurs eunuques coururent avertir les musiciennes que le faux calife approchait. Aussitôt elles commencèrent un concert de voix et d’instruments des plus mélodieux, avec tant de charme pour Abou Hassan qu’il se trouva transporté de joie et de plaisir et ne savait absolument que penser de ce qu’il voyait et de ce qu’il entendait. « Si c’est un songe, se disait-il en lui-même, le songe est de longue durée. Mais ce n’est pas un songe, continuait-il ; je me sens bien, je raisonne, je vois, je marche, j’entends. Quoi qu’il en soit, je me remets à Dieu sur ce qui en est. Je ne puis croire néanmoins que je ne sois pas le commandeur des croyants : il n’y a qu’un commandeur des croyants qui puisse être dans la splendeur où je suis. Les honneurs et les respects que l’on m’a rendus et que l’on me rend, les ordres que j’ai donnés et qui ont été exécutés en sont des preuves suffisantes. » Enfin Abou Hassan tint pour constant qu’il était le calife et le commandeur des croyants ; et il en fut pleinement convaincu, lorsqu’il se vit dans un salon très magnifique et des plus spacieux. L’or, mêlé avec les couleurs les plus vives, y brillait de toutes parts. Sept troupes de musiciennes, toutes plus belles les unes que les autres, entouraient ce salon ; et sept lustres d’or, à sept branches, pendaient de divers endroits du plafond, où l’or et l’azur, ingénieusement mêlés, faisaient un effet merveilleux. Au milieu était une table couverte de sept grands plats d’or massif, qui embaumaient le salon de l’odeur des épiceries et de l’ambre dont les viandes étaient assaisonnées. Sept jeunes dames debout, d’une beauté ravissante, vêtues d’habits de différentes étoffes les plus riches et les plus éclatantes en couleurs, environnaient cette table. Elles avaient chacune à la main un éventail, dont elles devaient se servir pour donner de l’air à Abou Hassan pendant qu’il serait à table. Si jamais mortel fut charmé, ce fut Abou Hassan lorsqu’il entra dans ce magnifique salon. A chaque pas qu’il y faisait, il ne pouvait s’empêcher de s’arrêter pour contempler à loisir toutes les merveilles qui se présentaient à sa vue. Il se tournait à tout moment de côté et d’autre, avec un plaisir très sensible de la part du calife, qui l’observait très attentivement. Enfin il s’avança jusqu’au milieu et il se mit à table. Aussitôt les sept belles dames qui étaient alentour agitèrent l’air toutes ensemble avec leurs éventails, pour rafraîchir le nouveau calife. Il les regardait les unes après les autres ; et, après avoir admiré la grâce avec laquelle elles s’acquittaient de cet office, il leur dit, avec un souris gracieux, qu’il croyait qu’une seule d’entre elles suffisait pour lui donner tout l’air dont il aurait besoin ; et il voulut lue les six autres se missent à table avec lui, trois à sa droite et les autres à sa gauche, pour lui tenir compagnie. La table était ronde, et Abou Hassan les fit placer tout autour, afin que, de quelque côté qu’il jetât la vue, il ne pût rencontrer que des objets agréables et tout divertissants. Les six dames obéirent et se mirent à table. Mais Abou Hassan s’aperçut bientôt qu’elles ne mangeaient point, par respect pour lui ; ce qui lui donna occasion de les servir lui-même, en les invitant et les pressant de manger, dans des termes tout à fait obligeants. Il leur demanda ensuite comment elles s’appelaient, et chacune le satisfit sur sa curiosité. Leurs noms étaient Cou d’albâtre, Bouche de corail, Face de lune, Éclat du soleil, Plaisir des yeux, Délices du cœur. Il fit aussi la même demande à la septième, qui tenait l’éventail, et elle lui répondit qu’elle s’appelait Canne de sucre. Les douceurs qu’il leur dit à chacune sur leurs noms firent voir qu’il avait infiniment d’esprit ; et l’on ne peut croire combien cela servit à augmenter l’estime que le calife, qui n’avait rien perdu de tout ce qu’il avait dit sur ce sujet, avait déjà conçue pour lui. Quand les dames virent qu’Abou Hassan ne mangeait plus : « Le commandeur des croyants, dit l’une, en s’adressant aux eunuques qui étaient présents pour servir, veut passer au salon du dessert ; qu’on apporte à laver. » Elles se levèrent toutes de table en même temps, et elles prirent des mains des eunuques, l’une un bassin d’or, l’autre une aiguière de même métal, et la troisième une serviette, et se présentèrent, le genou en terre, devant Abou Hassan, qui était encore assis, et lui donnèrent à laver. Quand il eut fait, il se leva ; et, à l’instant, un eunuque tira la portière et ouvrit la porte d’un autre salon où il devait passer. Mesrour, qui n’avait pas abandonné Abou Hassan, marcha devant lui et l’introduisit dans un salon de pareille grandeur à celui d’où il sortait, mais orné de diverses peintures des plus excellents maîtres, et tout autrement enrichi de vases de l’un et de l’autre métal, de tapis de pied et d’autres meubles plus précieux. Il y avait dans ce salon sept troupes de musiciennes, autres que celles qui étaient dans le premier salon, et ces sept troupes, ou plutôt ces sept chœurs de musique, commencèrent un nouveau concert dès qu’Abou Hassan parut. Le salon était orné de sept autres grands lustres, et la table, au milieu, se trouva couverte de sept grands bassins d’or, remplis en pyramide de toutes sortes de fruits de la saison, les plus beaux, les mieux choisis et les plus exquis ; et, alentour, sept autres jeunes dames, chacune avec un éventail à la main, qui surpassaient les premières en beauté. Ces nouveaux objets jetèrent Abou Hassan dans une admiration plus grande qu’auparavant, et firent qu’en s’arrêtant il donna des marques plus sensibles de sa surprise et de son étonnement. Il s’avança enfin jusqu’à la table ; et, après qu’il s’y fut assis et qu’il eut contemplé les sept dames à son aise, les unes après les autres, avec un embarras qui marquait qu’il ne savait à laquelle il devait donner la préférence, il leur ordonna de quitter chacune leur éventail, de se mettre à table et de manger avec lui, en disant que la chaleur n’était pas assez incommode pour qu’il eût besoin de leur ministère. Quand les dames se furent placées à la droite et à la gauche d’Abou Hassan, il voulut avant toutes choses savoir comment elles s’appelaient ; et il apprit qu’elles avaient chacune un nom différent des noms des sept dames du premier salon, et que ces noms signifiaient de même quelque perfection de l’âme ou de l’esprit, qui les distinguait les unes d’avec les autres. Cela lui plut extrêmement ; et il le fit connaître par les bons mots qu’il dit encore à cette occasion, en leur présentant, à chacune successivement, des fruits de chaque bassin. « Mangez cela pour l’amour de moi, dit-il à Chaîne des cœurs, qu’il avait à sa droite, en lui présentant une figue, et rendez plus supportables les chaînes que vous me faites porter depuis le moment que je vous ai vue. » Et, en présentant un raisin à Tourment de l’âme : « Prenez ce raisin, dit-il, à la charge que vous ferez cesser bientôt les tourments que j’endure pour l’amour de vous. » Et ainsi des autres dames. Et, par ces endroits, Abou Hassan faisait que le calife, qui était fort attaché à toutes ses actions et à toutes ses paroles, se savait bon gré de plus en plus d’avoir trouvé en lui un homme qui le divertissait si agréablement et qui lui avait donné lieu d’imaginer le moyen de le connaître plus à fond. Quand Abou Hassan eut mangé de tous les fruits qui étaient dans les bassins, ce qui lui plut selon son goût, il se leva ; et aussitôt Mesrour, qui ne l’abandonnait pas, marcha encore devant lui et l’introduisit dans un troisième salon, orné, meublé et enrichi aussi magnifiquement que les deux premiers. Abou Hassan y trouva sept autres chœurs de musique et sept autres dames autour d’une table couverte de sept bassins d’or, remplis de confitures liquides de différentes couleurs et de plusieurs façons. Après avoir jeté les yeux de tous côtés, avec une nouvelle admiration, il s’avança jusqu’à la table, au son harmonieux des sept chœurs de musique, qui cessa dès qu’il s’y fut mis. Les sept dames s’y mirent aussi à ses côtés par son ordre ; et, comme il ne pouvait leur faire la même honnêteté de les servir qu’il avait faite aux autres, il les pria de se choisir elles-mêmes les confitures qui seraient le plus à leur goût. Il s’informa aussi de leurs noms, qui ne lui plurent pas moins que les noms des autres dames par leur diversité, et qui lui fournirent une nouvelle matière de s’entretenir avec elles et de leur dire des douceurs qui leur firent autant de plaisir qu’au calife, qui ne perdait rien de tout ce qu’il disait. Le jour commençait à finir, lorsque Abou Hassan fut conduit dans le quatrième salon. Il était orné, comme les autres, des meubles les plus magnifiques et les plus précieux. Il y avait aussi sept grands lustres d’or, qui se trouvèrent remplis de bougies allumées, et tout le salon resplendissait d’une quantité prodigieuse de lumière qui y faisaient un effet merveilleux et surprenant. On n’avait rien vu de pareil dans les trois autres, parce qu’il n’en avait pas été besoin. Abou Hassan trouva encore dans ce dernier salon, comme il avait trouvé dans les trois autres, sept nouveaux chœurs de musiciennes, qui concertaient toutes ensemble d’une manière plus gaie que dans les autres salons, et qui semblaient inspirer une plus grande joie. Il y vit aussi sept autres dames qui étaient debout, autour d’une table, aussi couverte de sept bassins d’or remplis de gâteaux feuilletés, de toutes sortes de confitures sèches et de toutes autres choses propres à exciter à boire. Mais ce qu’Abou Hassan y aperçut, qu’il n’avait pas vu aux autres salons, c’était un buffet garni de sept grands flacons d’argent pleins d’un vin des plus exquis, et de sept verres de cristal de roche d’un très beau travail, auprès de chaque flacon. Jusque-là, c’est-à-dire dans les trois premiers salons, Abou Hassan n’avait bu que de l’eau, selon la coutume qui s’observe à Bagdad, aussi bien parmi le peuple et dans les ordres supérieurs qu’à la cour du calife, où l’on ne boit le vin ordinaire que le soir. Tous ceux qui en usent autrement sont regardés comme des débauchés, et ils n’osent se montrer de jour. Cette coutume est d’autant plus louable, qu’on a besoin de tout son bon sens dans la journée pour vaquer aux affaires ; et que, par là, comme on ne boit du vin que le soir, on ne voit pas d’ivrognes, en plein jour, causer du désordre dans les rues de cette ville. Abou Hassan entra donc dans ce quatrième salon, et il s’avança jusqu’à la table. Quand il s’y fut assis, il demeura un grand espace de temps comme en extase, à admirer les sept dames qui étaient autour de lui, et les trouva plus belles que celles qu’il avait vues dans les autres salons. Il eut envie de savoir les noms de chacune en particulier ; mais, comme le grand bruit de la musique et surtout les tambours de basque, dont on jouait à chaque chœur, ne lui permettaient pas de se faire entendre, il frappa des mains pour la faire cesser, et aussitôt il se fit un grand silence. Alors, en prenant par la main la dame qui était le plus près de lui, à sa droite, il la fit asseoir ; et, après lui avoir présenté d’un gâteau feuilleté, il lui demanda comment elle s’appelait. « Commandeur des croyants, répondit la dame, mon nom est Bouquet de perles. — On ne pouvait vous donner un nom plus convenable, reprit Abou Hassan, et qui fît mieux connaître ce que vous valez ; sans blâmer néanmoins celui qui vous l’a donné, je trouve que vos belles dents effacent la plus belle eau de toutes les perles qui soient au monde. Bouquet de perles, ajouta-t-il, puisque c’est votre nom, obligez-moi de prendre un verre et de m’apporter à boire de votre belle main. » La dame alla aussitôt au buffet et revint avec un verre plein de vin, qu’elle présenta à Abou Hassan, d’un air tout gracieux. Il le prit avec plaisir ; et, la regardant passionnément : « Bouquet de perles, lui dit-il, je bois à votre santé ; je vous prie de vous en verser autant et de me faire raison. » Elle courut vite au buffet et revint le verre à la main ; mais, avant de boire, elle chanta une chanson qui ne le ravit pas moins par sa nouveauté que par les charmes d’une voix qui le surprit encore davantage. Abou Hassan, après avoir bu, choisit ce qui lui plut dans les bassins et le présenta à une autre dame, qu’il fit asseoir auprès de lui. Il lui demanda aussi son nom. Elle répondit qu’elle s’appelait Étoile du matin. « Vos beaux yeux, reprit-il, ont plus d’éclat et de brillant que l’étoile dont vous portez le nom. Allez, et faites-moi le plaisir de m’apporter a boire. » Ce qu’elle fit sur-le-champ, de la meilleure grâce du monde. Il en usa de même envers la troisième dame, qui se nommait Lumière du jour, et de même jusqu’à la septième ; toutes lui versèrent à boire, avec une satisfaction extrême du calife. Quand Abou Hassan eut achevé de boire autant de coups qu’il y avait de dames, Bouquet de perles, la première à qui il s’était adressé, alla au buffet, prit un verre qu’elle remplit de vin, après y avoir jeté une pincée de la poudre dont le calife s’était servi le jour précédent, et vint le lui présenter : « Commandeur des croyants, lui dit-elle, je supplie Votre Majesté, par l’intérêt que je prends à la conservation de sa santé, de prendre ce verre de vin et de me faire la grâce, avant de boire, d’entendre une chanson, laquelle, si j’ose me flatter, ne lui déplaira pas. Je ne l’ai faite que d’aujourd’hui, et je ne l’ai encore chantée à qui que ce soit. — Je vous accorde cette grâce avec plaisir, lui dit Abou Hassan en prenant le verre qu’elle lui présentait ; et je vous ordonne, en qualité de commandeur des croyants, de me la chanter, persuadé que je suis qu’une belle personne comme vous n’en peut faire que de très agréables et pleines d’esprit. » La dame prit un luth, et elle chanta la chanson, cri accordant sa voix au son de cet instrument avec tant de justesse, de grâce et d’expression qu’elle tint Abou Hassan comme en extase, depuis le commencement jusqu’à la fin. Il la trouva si belle qu’il la lui fit répéter, et il n’en fut pas moins charmé que la première fois. Quand la dame eut achevé, Abou Hassan, qui voulait la louer comme elle le méritait, vida le verre auparavant tout d’un trait. Puis, tournant la tête du côté de la dame. comme pour lui parler, il en fut empêché par la poudre, qui fit son effet si subitement qu’il ne fit qu’ouvrir la bouche en bégayant. Aussitôt ses yeux se fermèrent ; et, en laissant tomber sa tête jusque sur la table, comme un homme, accablé de sommeil, il s’endormit aussi profondément qu’il avait fait le jour précédent, environ à la même heure, quand le calife lui eut fait prendre de la même poudre ; et, dans le même instant, une des dames, qui était auprès de lui, fut assez diligente pour recevoir le verre qu’il laissa tomber de sa main. Le calife, qui s’était donné lui-même ce divertissement avec une satisfaction au-delà de ce qu’il s’en était promis, et qui avait été spectateur de cette dernière scène aussi bien que de toutes les autres qu’Abou Hassan lui avait données, sortit de l’endroit où il était et parut dans le salon, tout joyeux d’avoir si bien réussi dans ce qu’il avait imaginé. Il commanda premièrement qu’on dépouillât Abou Hassan de l’habit de calife, dont on l’avait revêtu le matin, et qu’on lui remît celui dont il était habillé il y avait vingt-quatre heures, quand l’esclave qui l’accompagnait l’avait apporté en son palais. Il fit appeler ensuite le même esclave ; et, quand il se fut présenté : « Reprends cet homme, lui dit-il, reporte-le chez lui sur son sofa, sans faire de bruit ; et, en te retirant, laisse de même la porte ouverte. » L’esclave prit Abou Hassan, l’emporta par la porte secrète du palais, le remit chez lui, comme le calife lui avait ordonné, et revint, en diligence, lui rendre compte de ce qu’il avait fait. « Abou Hassan, dit alors le calife, avait souhaité d’être calife pendant un jour seulement, pour châtier l’iman de la mosquée de son quartier et les quatre scheiks ou vieillards dont la conduite ne lui plaisait pas ; je lui ai procuré le moyen de se satisfaire, et il doit être content sur cet article. » Abou Hassan, remis sur son sofa par l’esclave, dormit jusqu’au lendemain fort tard, et il ne s’éveilla que quand la poudre qu’on avait jetée dans le dernier verre qu’il avait bu eut fait tout son effet. Alors, en ouvrant les yeux il fut fort surpris de se voir chez lui : « Bouquet de perles, Étoile du matin, Aube du jour, Bouche de corail, Face de lune s’écria-t-il, en appelant les dames du palais qui lui avaient tenu compagnie, chacune par son nom, autant qu’il put s’en souvenir, où êtes-vous ? Venez, approchez. » Abou Hassan criait de toute sa force. Sa mère, qui l’entendit de son appartement, accourut au bruit ; et, en entrant dans sa chambre : « Qu’avez-vous donc, mon fils ? lui demanda-t-elle. Que vous est-il arrivé ? » A ces paroles, Abou Hassan leva la tête, et, en regardant sa mère fièrement et avec mépris : « Bonne femme, lui demanda-t-il à son tour, qui est donc celui que tu appelles ton fils ? — C’est vous-même, répondit la mère avec beaucoup de douceur. N’êtes-vous pas Abou Hassan, mon fils ? Ce serait la chose du monde la plus singulière que vous l’eussiez oublié en si peu de temps. — Moi, ton fils ! vieille exécrable, reprit Abou Hassan ; tu ne sais ce que tu dis, et tu es une menteuse Je ne suis pas l’Abou Hassan que tu dis, je suis le commandeur des croyants. — Taisez-vous, mon fils, repartit la mère ; vous n’êtes pas sage ; on vous prendrait pour un fou si l’on vous entendait. — Tu es une vieille folle toi-même, répliqua Abou Hassan, et je ne suis pas fou, comme tu le dis. Je te répète que je suis le commandeur des croyants et le vicaire, sur la terre, du maître des deux mondes. — Ah ! mon fils, s’écria la mère, est-il possible que je vous entende proférer des paroles qui marquent une si grande aliénation d’esprit ? Quel malin génie vous obsède, pour vous faire tenir un semblable discours ? Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, et qu’il vous délivre de la malignité de Satan ? Vous êtes mon fils Abou Hassan, et je suis votre mère. » Après lui avoir donné toutes les marques qu’elle put imaginer pour le faire rentrer en lui-même et lui faire voir qu’il était dans l’erreur : « Ne voyez-vous pas, continua-t-elle, que cette chambre où vous êtes est la vôtre, et non pas la chambre d’un palais digne d’un commandeur des croyants, et que vous ne l’avez pas abandonnée depuis que vous êtes au monde, en demeurant inséparablement avec moi ? Faites bien réflexion à tout ce que je vous dis, et ne vous allez pas mettre dans l’imagination des choses qui ne sont pas et qui ne peuvent pas être. Encore une fois, mon fils, pensez-y sérieusement. » Abou Hassan entendit paisiblement ces remontrances de sa mère ; et, les yeux baissés et la main au bas du visage, comme un homme qui rentre en lui-même pour examiner la vérité de tout ce qu’il voit et de ce qu’il entend : « Je crois que vous avez raison, dit-il à sa mère quelques moments après, en revenant comme d’un profond sommeil, sans pourtant changer de posture il me semble que je suis Abou Hassan, que vous êtes ma mère et que je suis dans ma chambre. Encore une fois, ajouta-t-il en jetant les yeux sur lui et sur tout ce qui se présentait à sa vue, je suis Abou Hassan, je n’en doute plus ; et je ne comprends pas comment je m’étais mis cette rêverie dans la tête. » La mère crut de bonne foi que son fils était guéri du trouble qui agitait son esprit et qu’elle attribuait à un songe. Elle se préparait même à en rire avec lui et à l’interroger sur ce songe, quand tout à coup il se mit sur son séant, et, en la regardant de travers : « Vieille sorcière, vieille magicienne, dit-il, tu ne sais ce que tu dis : je ne suis pas ton fils, et tu n’es pas ma mère. Tu te trompes toi-même, et tu veux m’en faire accroire. Je te dis que je suis le commandeur des croyants, et tu ne me persuaderas pas le contraire. — De grâce, mon fils, recommandez-vous à Dieu et abstenez-vous de tenir ce langage, de crainte qu’il ne vous arrive quelque malheur. Parlons plutôt d’autre chose, et laissez-moi vous raconter ce qui arriva hier, dans notre quartier, à l’iman de notre mosquée et à quatre scheiks de nos voisins. Le juge de police les fit prendre ; et, après leur avoir fait donner, en sa présence, à chacun je ne sais combien de coups de nerf de bœuf, il fit publier par un crieur que c’était là le châtiment de ceux qui se mêlaient des affaires qui ne les regardaient pas, et qui se faisaient une occupation de jeter le trouble dans les familles de leurs voisins. Ensuite il les fit promener par tous les quartiers de la ville, avec le même cri, et leur fit défense de remettre jamais le pied dans notre quartier. » La mère d’Abou Hassan, qui ne pouvait s’imaginer que son fils eût eu quelque part à l’aventure qu’elle lui racontait, avait exprès changé de discours, et regardé le récit de cette affaire comme un moyen capable d’effacer l’impression fantastique où elle le voyait, d’être le commandeur des croyants. Mais il en arriva tout autrement ; et ce récit, loin d’effacer l’idée qu’il avait toujours d’être le commandeur des croyants, ne servit qu’à la lui rappeler et à la lui graver d’autant plus profondément dans l’imagination qu’en effet elle n’était pas fantastique, mais réelle. Aussi, dès qu’Abou Hassan eut entendu ce récit : « Je ne suis plus ton fils, ni Abou Hassan, reprit-il ; je suis certainement le commandeur des croyants ; je ne puis plus en douter après ce que tu viens de me raconter toi-même. Apprends que c’est par mes ordres que l’iman et les quatre scheiks ont été châtiés de la manière que tu m’as dit. Je suis donc véritablement le commandeur des croyants, te dis-je ; et cesse de me dire que c’est un rêve. Je ne dors pas, et j’étais aussi éveillé que je le suis en ce moment que je te parle. Tu me fais plaisir de me confirmer ce que le juge de police, à qui j’en avais donné l’ordre, m’en a rapporté ; c’est-à-dire que mon ordre a été exécuté ponctuellement ; et j’en suis d’autant plus réjoui, que cet iman et ces quatre scheiks sont de francs hypocrites. Je voudrais bien savoir qui m’a porté en ce lieu-ci ? Dieu soit loué de tout ! Ce qu’il y a de vrai, c’est que je suis très certainement le commandeur des croyants : et toutes tes raisons ne me persuaderont pas le contraire. » La mère, qui ne pouvait deviner ni même s’imaginer pourquoi son fils soutenait si fortement et avec tant d’assurance qu’il était le commandeur des croyants, ne douta plus qu’il n’eût perdu l’esprit, en lui entendant dire des choses qui étaient, dans son esprit, au-delà de toute croyance, quoiqu’elles eussent leur fondement dans celui d’Abou Hassan. Dans cette pensée : « Mon fils, lui dit-elle, je prie Dieu qu’il ait pitié de vous et qu’il vous fasse miséricorde. Cessez, mon fils, de tenir un discours si dépourvu de bon sens. Adressez-vous à Dieu ; demandez-lui qu’il vous pardonne et vous fasse la grâce de parler comme un homme raisonnable. Que dirait-on de vous si l’on vous entendait parler ainsi ? Ne savez-vous pas que les murs ont des oreilles ? » De si belles remontrances, loin d’adoucir l’esprit d’Abou Hassan, ne servirent qu’à l’aigrir encore davantage. Il s’emporta contre sa mère avec plus de violence. « Vieille, lui dit-il, je t’ai déjà avertie de te taire : si tu continues davantage, je me lèverai et je te traiterai de manière que tu t’en ressentiras tout le reste de tes jours. Je suis le calife, le commandeur des croyants, et tu dois me croire quand je te le dis. » Alors la bonne dame, qui vit qu’Abou Hassan s’égarait de plus en plus de son bon sens plutôt que d’y rentrer, s’abandonna aux pleurs et aux larmes ; et, en se frappant le visage et la poitrine, elle faisait des exclamations qui marquaient son étonnement et sa profonde douleur de voir son fils dans une si terrible aliénation d’esprit. Abou Hassan, au lieu de s’apaiser et de se laisser toucher par les larmes de sa mère, s’oublia lui-même, au contraire, jusqu’à perdre envers elle le respect que la nature lui inspirait. Il se leva brusquement, il se saisit d’un bâton, et, venant à elle la main levée, comme un furieux : « Maudite vieille, lui dit-il dans son extravagance et d’un ton à donner de la terreur à toute autre qu’à une mère pleine de tendresse pour lui, dis-moi tout à l’heure qui je suis. — Mon fils, répondit la mère en le regardant tendrement, bien loin de s’effrayer, je ne vous crois pas abandonné de Dieu jusqu’au point de ne pas connaître celle qui vous a mis au monde et de vous méconnaître vous-même. Je ne feins pas de vous dire que vous êtes mon fils Abou Hassan et que vous avez grand tort de vous arroger un titre qui n’appartient qu’au calife Haroun-al-Raschid, votre souverain seigneur et le mien, pendant que ce monarque nous comble de biens, vous et moi, par le présent qu’il m’envoya hier. En effet, il faut que vous sachiez que le grand vizir Giafar prit la peine de venir hier me trouver, et qu’en me mettant entre les mains une bourse de mille pièces d’or, il me dit de prier Dieu pour le commandeur des croyants, qui me faisait ce présent. Et cette libéralité ne vous regarde-t-elle pas plutôt que moi, qui n’ai plus que deux jours à vivre ? » A ces paroles Abou Hassan ne se posséda plus. Les circonstances de la libéralité du calife, que sa mère venait de lui raconter, lui marquaient qu’il ne se trompait pas et lui persuadaient plus que jamais qu’il était le calife, puisque le vizir n’avait porté la bourse que par son ordre. « Eh bien vieille sorcière, s’écria-t-il, seras-tu convaincue, quand je te dirai que c’est moi qui t’ai envoyé ces mille pièces d’or par mon grand vizir Giafar, qui n’a fait qu’exécuter l’ordre que je lui avais donné en qualité de commandeur des croyants ? Cependant, au lieu de me croire, tu ne cherches qu’à me faire perdre l’esprit par tes contradictions et en me soutenant avec opiniâtreté que je suis ton fils. Mais je ne laisserai pas longtemps ta malice impunie. » En achevant ces paroles, dans l’excès de sa frénésie, il fut assez dénaturé pour la maltraiter impitoyablement avec le bâton qu’il tenait à la main. La pauvre mère, qui n’avait pas cru que son fils passerait si promptement des menaces aux actions, se sentant frappée, se mit à crier de toute sa force au secours ; et, jusqu’à ce que les voisins fussent accourus, Abou Hassan ne cessait de frapper, en lui demandant à chaque coup : « Suis-je commandeur des croyants ? » A quoi la mère répondait toujours ces tendres paroles : « Vous êtes mon fils. » La fureur d’Abou Hassan commençait un peu à se ralentir quand les voisins arrivèrent dans sa chambre. Le premier qui se présenta se mit entre sa mère et lui ; et, après lui avoir arraché son bâton de la main : « Que faites-vous donc, Abou Hassan ? lui dit-il. Avez-vous perdu la crainte de Dieu et la raison ? Jamais un fils bien né comme vous a-t-il osé lever la main sur sa mère ? et n’avez-vous point de honte de maltraiter ainsi la vôtre, elle qui vous aime si tendrement ? » Abou Hassan, encore tout plein de sa fureur, regarda celui qui lui parlait sans lui rien répondre ; et, en jetant en même temps ses yeux égarés sur chacun des autres voisins qui l’accompagnaient : « Qui est cet Abou Hassan dont vous parlez ? demanda-t-il. Est-ce moi que vous appelez de ce nom ? » Cette demande déconcerta un peu les voisins. « Comment repartit celui qui venait de lui parler, vous ne reconnaissez donc pas la femme que voilà pour celle qui vous a élevé et avec qui nous vous avons toujours vu demeurer ; en un mot, pour votre mère ? — Vous êtes des impertinents, répliqua Abou Hassan ; je ne la connais pas, ni vous non plus, et je ne veux pas la connaître, je ne suis pas Abou Hassan, je suis le commandeur des croyants, et, si vous l’ignorez, je vous le ferai apprendre à vos dépens. » A ce discours d’Abou Hassan, les voisins ne doutèrent plus de l’aliénation de son esprit. Et, pour empêcher qu’il ne se portât à des excès semblables à ceux qu’il venait de commettre contre sa mère, ils se saisirent de sa personne, malgré sa résistance, et ils le lièrent de manière qu’ils lui ôtèrent l’usage des bras, des mains et des pieds. En cet état et hors d’apparence de pouvoir nuire, ils ne jugèrent pas cependant à propos de le laisser seul avec sa mère. Deux de la compagnie se détachèrent et allèrent, en diligence, à l’hôpital des fous, avertir le concierge de ce qui se passait. Il y vint aussitôt avec ses voisins, accompagné d’un bon nombre de ses gens, chargés de chaînes, de menottes et d’un nerf de bœuf. A leur arrivée, Abou Hassan, qui ne s’attendait à rien moins qu’à un appareil si affreux, fit de grands efforts pour se débarrasser ; mais le concierge, qui s’était fait donner le nerf de bœuf, le mit bientôt à la raison par deux ou trois coups bien appliqués qu’il lui en déchargea sur les épaules. Ce traitement fut si sensible à Abou Hassan, qu’il se contint, et que le concierge et ses gens firent de lui ce qu’ils voulurent. Ils le chargèrent de chaînes et lui appliquèrent les menottes et les entraves ; et, quand ils eurent achevé, ils le tirèrent hors de chez lui et le conduisirent à l’hôpital des fous. Abou Hassan ne fut pas plus tôt dans la rue qu’il se trouva environné d’une grande foule de peuple. L’un lui donnait un coup de poing, un autre un soufflet, et d’autres le chargeaient d’injures, en le traitant de fou, d’insensé et d’extravagant. A tous ces mauvais traitements : « Il n’y a, disait-il, de grandeur et de force qu’en Dieu très haut et tout-puissant. On veut que je sois fou, quoique je sois dans mon bon sens ; je souffre cette injure et toutes ces indignités pour l’amour de Dieu. » Abou Hassan fut conduit de cette manière jusqu’à l’hôpital des fous. On l’y logea et on l’attacha dans une cage de fer ; et, avant de l’y enfermer, le concierge, endurci à cette terrible exécution, le régala sans pitié de cinquante coups de nerf de bœuf sur les épaules et sur le dos, et continua plus de trois semaines à lui faire le même régal chaque jour, en lui répétant ces mêmes mots chaque fois :« Reviens en ton bon sens et dis si tu es encore le commandeur des croyants. — Je n’ai pas besoin de ton conseil, répondait Abou Hassan, je ne suis pas fou ; mais, si j’avais à le devenir, rien ne serait plus capable de me jeter dans une si grande disgrâce que les coups dont tu m’assommes. » Cependant la mère d’Abou Hassan venait voir son fils réglément chaque jour ; et elle ne pouvait retenir ses larmes en voyant diminuer de jour en jour son embonpoint et ses forces, et l’entendant se plaindre et soupirer des douleurs qu’il souffrait. En effet, il avait les épaules, le dos et les côtés noircis et meurtris ; et il ne savait de quel côté se tourner pour trouver du repos. La peau lui changea même plus d’une fois, pendant le temps qu’il fut retenu dans cette effroyable demeure. Sa mère voulait lui parler pour le consoler et pour tâcher de sonder s’il était toujours dans la même situation d’esprit sur sa prétendue dignité de calife et de commandeur des croyants ; mais, toutes les fois qu’elle ouvrait la bouche pour lui en toucher quelque chose, il la rebutait avec tant de furie qu’elle était contrainte de le laisser et de s’en retourner, inconsolable de le voir dans une si grande opiniâtreté. Les idées fortes et sensibles qu’Abou Hassan avait conservées dans son esprit, de s’être vu revêtu de l’habillement de calife, d’en avoir fait effectivement les fonctions, d’avoir usé de son autorité, d’avoir été obéi et traité véritablement en calife, et qui l’avaient persuadé, à son réveil, qu’il l’était véritablement, et l’avaient fait persister si longtemps dans cette erreur, commencèrent insensiblement à s’effacer de son esprit. « Si j’étais calife et commandeur des croyants, se disait-il quelquefois à lui-même, pourquoi me serais-je trouvé chez moi en me réveillant et revêtu de mon habit ordinaire ? Pourquoi ne me serais-je pas vu environné du chef des eunuques, de tant d’autres eunuques et d’une grosse foule de belles dames ? Pourquoi le grand vizir Giafar, que j’ai vu à mes pieds, tant d’émirs, tant de gouverneurs de provinces et tant d’autres officiers, dont je me suis vu environné, m’auraient-ils abandonné ? Il y a longtemps, sans doute, qu’ils m’auraient délivré de l’état pitoyable où je suis, si j’avais quelque autorité sur eux. Tout cela n’a été qu’un songe, et je ne dois pas faire difficulté de le croire. J’ai commandé, il est vrai, au juge de police de châtier l’iman et les quatre vieillards de son conseil ; j’ai ordonné au grand vizir Giafar de porter mille pièces d’or à ma mère, et mes ordres ont été exécutés. Cela m’arrête, et je n’y comprends rien. Mais combien d’autres choses y a-t-il que je ne comprends pas et que je ne comprendrai jamais ? Je m’en remets donc entre les mains de Dieu, qui sait et qui connaît tout. » Abou Hassan était encore occupé de ces pensées et de ces sentiments, quand sa mère arriva. Elle le vit si exténué et si défait qu’elle en versa des larmes plus abondamment qu’elle n’avait encore fait jusqu’alors. Au milieu de ses sanglots, elle le salua du salut ordinaire, et Abou Hassan le lui rendit, contre sa coutume depuis qu’il était dans cet hôpital. Elle en prit un bon augure : « Eh bien, mon fils, lui dit-elle en essuyant ses larmes, comment vous trouvez-vous ? En quelle assiette est votre esprit ? Avez-vous renoncé à toutes vos fantaisies et aux propos que le démon vous avait suggérés ? — Ma mère, répondit Abou Hassan, d’un sens rassis et fort tranquille et d’une manière qui peignait la douleur qu’il ressentait des excès auxquels il s’était porté contre elle, je reconnais mon égarement ; mais je vous prie de me pardonner le crime exécrable que je déteste et dont je suis coupable envers vous. Je fais la même prière à nos voisins, à cause du scandale que je leur ai donné. J’ai été abusé par un songe, mais un songe si extraordinaire et si semblable à la vérité, que je puis mettre en fait que tout autre que moi, à qui il serait arrivé, n’en aurait pas été moins frappé et serait peut-être tombé dans de plus grandes extravagances que vous ne m’en avez vu faire. J’en suis encore si fort troublé, au moment où je vous parle, que j’ai de la peine à me persuader que ce qui m’est arrivé en soit un, tant il a de ressemblance à ce qui se passe entre des gens qui ne dorment pas. Quoi qu’il en soit, je le tiens et le veux tenir constamment pour un songe et pour une illusion. Je suis même convaincu que je ne suis pas ce fantôme de calife et de commandeur des croyants, mais Abou Hassan, votre fils. Oui, je suis le fils d’une mère que j’ai toujours honorée, jusqu’à ce jour fatal dont le souvenir me couvre de confusion ; que j’honore et que j’honorerai toute ma vie, comme je le dois. » A ces paroles, si sages et si sensées, les larmes de douleur, de compassion et d’affliction que la mère d’Abou Hassan versait depuis si longtemps, se changèrent en larmes de joie, de consolation et d’amour tendre pour son cher fils, qu’elle retrouvait. « Mon fils s’écria-t-elle, toute transportée de plaisir, je ne me sens pas moins ravie de contentement et de satisfaction à vous entendre parler si raisonnablement, après ce qui s’est passé, que si je venais de vous mettre au monde une seconde fois. Il faut que je vous déclare ma pensée sur votre aventure et que je vous fasse remarquer une chose à quoi vous n’avez peut-être pas pris garde. L’étranger que vous aviez amené, un soir, pour souper avec vous, s’en alla sans fermer la porte de votre chambre, comme vous lui aviez recommandé ; et je crois que c’est ce qui a donné occasion au démon d’y entrer et de vous jeter dans l’affreuse illusion où vous étiez. Ainsi, mon fils, vous devez bien remercier Dieu de vous en avoir délivré et le prier de vous préserver de tomber davantage dans les pièges de l’esprit malin. — Vous avez trouvé la source de mon mal, répondit Abou Hassan ; et c’est justement cette nuit-là que j’eus ce songe qui me renversa la cervelle. J’avais cependant averti le marchand expressément de fermer la porte après lui ; et je connais à présent qu’il n’en a rien fait. Je suis donc persuadé avec vous que le démon a trouvé la porte ouverte, qu’il est entré, et qu’il m’a mis toutes ces fantaisies dans la tête. Il faut qu’on ne sache pas, à Moussoul, d’où venait ce marchand, comme nous sommes bien convaincus, à Bagdad, que le démon vient causer tous ces songes fâcheux qui nous inquiètent la nuit, quand on laisse les chambres où l’on couche ouvertes. Au nom de Dieu, ma mère, puisque, par la grâce de Dieu, me voilà parfaitement revenu du trouble où j’étais, je vous supplie, autant qu’un fils peut supplier une aussi bonne mère que vous l’êtes, de me faire sortir au plus tôt de cet enfer et de me délivrer de la main du bourreau, qui abrégera mes jours infailliblement, si j’y demeure davantage. » La mère d’Abou Hassan, parfaitement consolée et attendrie de voir qu’Abou Hassan était revenu entièrement de sa folle imagination d’être calife, alla sur-le-champ trouver le concierge qui l’avait amené et qui l’avait gouverné jusqu’alors ; et, dès qu’elle lui eut assuré qu’il était parfaitement bien rétabli dans son bon sens, il vint, l’examina et le mit en liberté, en sa présence. Abou Hassan retourna chez lui et il y demeura plusieurs jours, afin de rétablir sa santé par de meilleurs aliments que ceux dont il avait été nourri dans l’hôpital des fous. Mais, dès qu’il eut à peu près repris ses forces et qu’il ne se ressentit plus des incommodités qu’il avait souffertes par les mauvais traitements qu’on lui avait faits dans sa prison, il commença à s’ennuyer de passer les soirées sans compagnie. C’est pourquoi il ne tarda pas à reprendre le même train de vie qu’auparavant, c’est-à-dire qu’il recommença de faire, chaque jour, une provision suffisante pour régaler un nouvel hôte, le soir. Le jour qu’il renouvela la coutume d’aller, vers le coucher du soleil, au bout du pont de Bagdad, pour y arrêter le premier étranger qui se présenterait et le prier de lui faire l’honneur de venir souper avec lui, était le premier du mois, et le même jour comme nous l’avons déjà dit, que le calife se divertissait à aller, déguisé, hors de quelqu’une des portes par où l’on abordait en cette ville, pour observer par lui-même s’il ne se passait rien contre la bonne police, de la manière qu’il l’avait établie et réglée dès le commencement de son règne. Il n’y avait pas longtemps qu’Abou Hassan était arrivé et qu’il s’était assis sur un banc pratiqué contre le parapet lorsqu’en jetant la vue jusqu’à l’autre bout du pont, il aperçut le calife qui venait à lui, déguisé en marchand de Moussoul, comme la première fois, et suivi du même esclave. Persuadé que tout le mal qu’il avait souffert ne venait que de ce que le calife, qu’il ne connaissait que pour un marchand de Moussoul, avait laissé la porte ouverte en sortant de sa chambre, il frémit en le voyant. « Que Dieu veuille me préserver dit-il en lui-même. Voilà, si je ne me trompe, le magicien qui m’a enchanté. » Il tourna aussitôt la tête du côté du canal de la rivière, en s’appuyant sur le parapet, afin de ne pas le voir, jusqu’à ce qu’il fût passé. Le calife, qui voulait porter plus loin le plaisir qu’il s’était déjà donné à l’occasion d’Abou Hassan, avait eu grand soin de se faire informer de tout ce qu’il avait dit et fait le lendemain, à son réveil, après avoir été reporté chez lui, et de tout ce qui lui était arrivé. Il ressentit un nouveau plaisir de tout ce qu’il en apprit, et même du mauvais traitement qui lui avait été fait dans l’hôpital des fous. Mais, comme ce monarque était généreux et plein de justice, et qu’il avait reconnu dans Abou Hassan un esprit propre à le réjouir plus longtemps ; et, de plus, qu’il s’était douté qu’après avoir renoncé à sa prétendue dignité de calife, il reprendrait sa manière de vivre ordinaire, il jugea à propos, dans le dessein de l’attirer près de sa personne, de se déguiser, le premier du mois, en marchand de Moussoul, comme auparavant, afin de mieux exécuter ce qu’il avait résolu à son égard. Il aperçut donc Abou Hassan presque en même temps qu’il fut aperçu de lui ; et, à son action, il comprit d’abord combien il était mécontent de lui, et que son dessein était de l’éviter. Cela fit qu’il côtoya le parapet où était Abou Hassan, le plus près qu’il put. Quand il fut proche de lui, il pencha la tête et il le regarda en face. « C’est donc vous, mon frère Abou Hassan, lui dit-il. Je vous salue. Permettez-moi, je vous prie, de vous embrasser. — Et moi, répondit brusquement Abou Hassan, sans regarder le faux marchand de Moussoul, je ne vous salue pas je n’ai besoin ni de votre salut, ni de vos embrassades. Passez votre chemin. — Hé quoi ! reprit le calife, ne me reconnaissez-vous pas ? Ne vous souvient-il pas de la soirée que nous passâmes chez vous ensemble, il y a aujourd’hui un mois, et pendant laquelle vous me fîtes l’honneur de me régaler avec tant de générosité ? — Non, repartit Abou Hassan sur le même ton qu’auparavant, je ne vous connais pas et je ne sais de quoi vous voulez me parler. Allez, encore une fois, et passez votre chemin. » Le calife ne se rebuta pas de la brusquerie d’Abou Hassan. Il savait bien qu’une des lois qu’Abou Hassan s’était imposées à lui-même était de ne plus avoir de commerce avec l’étranger qu’il aurait une fois régalé : Abou Hassan le lui avait déclaré, mais il voulait bien faire semblant de l’ignorer. « Je ne puis croire, reprit-il, que vous ne me reconnaissiez pas il n’y a pas assez longtemps que nous nous sommes vus, et il n’est pas possible que vous m’ayez oublié si facilement. Il faut qu’il vous soit arrivé quelque malheur qui vous cause cette aversion pour moi. Vous devez vous souvenir cependant que je vous ai marqué ma reconnaissance par mes bons souhaits ; et même que, sur certaine chose qui vous tenait au cœur, je vous ai fait offre de mon crédit, qui n’est pas à mépriser. — J’ignore, repartit Abou Hassan, quel peut être votre crédit, et je n’ai pas le moindre désir de le mettre à l’épreuve ; mais je sais bien que vos souhaits n’ont abouti qu’à me faire devenir fou. Au nom de Dieu, vous dis-je encore une fois, passez votre chemin et ne me chagrinez pas davantage. — Ah ! mon frère Abou Hassan, répliqua le calife en l’embrassant, je ne prétends pas me séparer d’avec vous de cette manière. Puisque ma bonne fortune a voulu que je vous aie rencontré une seconde fois, il faut que vous exerciez une seconde fois l’hospitalité envers moi, comme vous l’avez fait il y a un mois, et que j’aie l’honneur de boire encore avec vous. » C’est de quoi Abou Hassan protesta qu’il saurait fort bien se garder. « J’ai assez de pouvoir sur moi, ajouta-t-il, pour m’empêcher de me trouver davantage avec un homme comme vous, qui porte le malheur avec soi. Vous savez le proverbe qui dit : Prenez votre tambour sur les épaules, et délogez. Faites-vous-en l’application. Faut-il vous le répéter tant de fois ? Dieu vous conduise Vous m’avez causé assez de mal ; je ne veux pas m’y exposer davantage. — Mon bon ami Abou Hassan, reprit le calife en l’embrassant encore une fois, vous me traitez avec une dureté à laquelle je ne me serais pas attendu. Je vous supplie de ne me pas tenir un discours si offensant et d’être, au contraire, bien persuadé de mon amitié. Faites-moi donc la grâce de me raconter ce qui vous est arrivé, à moi qui ne vous ai souhaité que du bien, qui vous en souhaite encore et qui voudrais trouver l’occasion de vous en faire, afin de réparer le mal que vous dites que je vous ai causé, si véritablement il y a de ma faute. » Abou Hassan se rendit aux instances du calife ; et, après l’avoir fait asseoir auprès de lui : « Votre incrédulité et votre importunité, lui dit-il, ont poussé ma patience à bout. Ce que je vais vous raconter vous fera connaître si c’est à tort que je me plains de vous. » Le calife s’assit auprès d’Abou Hassan, qui lui fit le récit de toutes les aventures qui lui étaient arrivées, depuis son réveil dans le palais jusqu’à son second réveil dans sa chambre ; il les lui raconta toutes, comme un véritable songe qui était arrivé, avec une infinité de circonstances que le calife savait aussi bien que lui et qui renouvelèrent le plaisir qu’il s’en était fait. Il lui exagéra ensuite l’impression que ce songe lui avait laissée dans l’esprit, d’être le calife et le commandeur des croyants : « Impression, ajouta-t-il, qui m’avait jeté dans des extravagances si grandes, que mes voisins avaient été contraints de me lier comme un furieux et de me faire conduire à l’hôpital des fous, où j’ai été traité d’une manière qu’on peut appeler cruelle, barbare et inhumaine ; mais ce qui vous surprendra et à quoi, sans doute, vous ne vous attendez pas, c’est que toutes ces choses ne me sont arrivées que par votre faute. Vous vous souvenez bien de la prière que je vous avais faite de fermer la porte de ma chambre, en sortant de chez moi après le souper. Vous ne l’avez pas fait ; au contraire, vous l’avez laissée ouverte, et le démon est entré et m’a rempli la tête de ce songe, qui, tout agréable qu’il m’avait paru, m’a causé cependant tous les maux dont je me plains. Vous êtes donc cause par votre négligence, qui vous rend responsable de mon crime, que j’ai commis une chose horrible et détestable, en levant non seulement les mains contre ma mère, mais même il s’en est peu fallu que je ne lui aie fait rendre l’âme à mes pieds, en commettant un parricide, et cela pour un sujet qui me fait rougir de honte toutes les fois que j’y pense, puisque c’était à cause qu’elle m’appelait son fils, comme je le suis en effet, et qu’elle ne voulait pas me reconnaître pour le commandeur des croyants, tel que je croyais l’être et que je lui soutenais effectivement que je l’étais. Vous êtes encore cause du scandale que j’ai donné à mes voisins, quand, accourus aux cris de ma pauvre mère, ils me surprirent acharné à la vouloir assommer ; ce qui ne serait point arrivé si vous eussiez eu soin de fermer la porte de ma chambre en vous retirant, comme je vous en avais prié. Ils ne seraient pas entrés chez moi sans ma permission ; et, ce qui me fait plus de peine, ils n’auraient point été témoins de ma folie. Je n’aurais pas été obligé de les frapper, en me défendant contre eux, et ils ne m’auraient pas maltraité et lié comme ils ont fait, pour me conduire et me faire enfermer dans l’hôpital des fous, où je puis vous assurer que, chaque jour, pendant tout le temps que j’ai été détenu dans cet enfer, on n’a pas manqué de me bien régaler à grands coups de nerf de bœuf. » Abou Hassan racontait au calife ses sujets de plainte avec beaucoup de chaleur et de véhémence. Le calife savait mieux que lui tout ce qui s’était passé, et il était ravi en lui-même d’avoir si bien réussi dans ce qu’il avait imaginé pour le jeter dans l’égarement où il le voyait encore ; mais il ne put entendre ce récit, fait avec tant de naïveté, sans faire un grand éclat de rire. Abou Hassan, qui croyait son récit digne de compassion et que tout le monde devait y être aussi sensible que lui, se scandalisa fort de cet éclat de rire du faux marchand de Moussoul. « Vous moquez-vous de moi, lui dit-il, de me rire ainsi au nez ? ou croyez-vous que je me moque de vous, quand je vous parle très sérieusement ? Voulez-vous des preuves réelles de ce que j’avance ? Tenez, voyez et regardez vous-même : vous me direz, après cela, si je me moque. » En disant ces paroles, il se baissa ; et, en se découvrant les épaules et le sein, il fit voir au calife les cicatrices et les meurtrissures que lui avaient causées les coups de nerf de bœuf qu’il avait reçus. Le calife ne put regarder ces objets sans horreur. Il eut compassion du pauvre Abou Hassan, et il fut très fâché que la raillerie eût été poussée si loin. Il rentra aussitôt en lui-même ; et, en embrassant Abou Hassan de tout son cœur : « Levez-vous, je vous en supplie, mon cher frère, lui dit-il d’un grand sérieux : venez, et allons chez vous ; je veux encore avoir l’avantage de me réjouir ce soir avec vous. Demain, s’il plaît à Dieu, vous verrez que tout ira le mieux du monde. » Abou Hassan, malgré sa résolution et contre le serment qu’il avait fait, de ne pas recevoir chez lui le même étranger une seconde fois, ne put résister aux caresses du calife, qu’il prenait toujours pour un marchand de Moussoul. « Je le veux bien, dit-il au faux marchand ; mais, ajouta-t-il, à une condition que vous vous engagerez à tenir avec serment : c’est de me faire la grâce de fermer la porte de ma chambre en sortant de chez moi, afin que le démon ne vienne pas me troubler la cervelle, comme il a fait la première fois. » Le faux marchand promit tout. Ils se levèrent tous deux et ils prirent le chemin de la ville. Le calife, pour engager davantage Abou Hassan : « Prenez confiance en moi, lui dit-il ; je ne vous manquerai pas de parole, je vous le promets en homme d’honneur. Après cela, vous ne devez pas hésiter à mettre votre assurance en une personne comme moi, qui vous souhaite toute sorte de biens et de prospérités, et dont vous verrez les effets. — Je ne vous demande pas cela, repartit Abou Hassan en l’arrêtant tout court ; je me rends de bon cœur à vos importunités, mais je vous dispense de vos souhaits, et je vous supplie, au nom de Dieu, de ne m’en faire aucun. Tout le mal qui m’est arrivé jusqu’à présent n’a pris sa source, avec la porte ouverte, que dans ceux que vous m’avez déjà faits. — Eh bien, répliqua le calife, en riant en lui-même de l’imagination toujours blessée d’Abou Hassan, puisque vous le voulez ainsi, vous serez obéi, et je vous promets de ne vous en jamais faire. — Vous me faites plaisir de me parler ainsi, lui dit Abou Hassan, et je ne vous demande autre chose ; je serai trop content, pourvu que vous teniez votre parole ; je vous tiens quitte de tout le reste. » Abou Hassan et le calife, suivi de son esclave, en s’entretenant ainsi, approchaient insensiblement du rendez-vous : le jour commençait à finir lorsqu’ils arrivèrent à la maison d’Abou Hassan. Aussitôt il appela sa mère et fit apporter de la lumière. Il pria le calife de prendre place sur le sofa, et il se mit près de lui. En peu de temps, le souper fut servi sur la table, qu’on avait approchée près d’eux. Ils mangèrent sans cérémonie. Quand ils eurent achevé, la mère d’Abou Hassan vint desservir, mit le fruit sur la table, et le vin, avec les tasses, près de son fils ; ensuite elle se retira et ne parut pas davantage. Abou Hassan commença à se verser du vin le premier et en versa ensuite au calife. Ils burent chacun cinq ou six coups, en s’entretenant de choses indifférentes. Quand le calife vit qu’Abou Hassan commençait à s’échauffer, il le mit sur le chapitre de ses amours et lui demanda s’il n’avait jamais aimé. « Mon frère, répliqua familièrement Abou Hassan, qui croyait parler à son hôte comme à son égal, je n’ai jamais regardé l’amour, ou le mariage, si vous voulez, que comme une servitude à laquelle j’ai toujours eu de la répugnance à me soumettre ; et, jusqu’à présent, je vous avouerai que je n’ai aimé que la table, la bonne chère et surtout le bon vin ; en un mot, qu’à me bien divertir et à m’entretenir agréablement avec des amis. Je ne vous assure pourtant pas que je fusse indifférent pour le mariage, et incapable d’attachement, si je pouvais rencontrer une femme de la beauté et de la belle humeur de celle que je vis en songe, cette nuit fatale que je vous reçus ici la première fois, et que, pour mon malheur, vous laissâtes la porte de ma chambre ouverte ; qui voulût bien passer les soirées à boire avec moi ; qui sût chanter, jouer des instruments et m’entretenir agréablement ; qui ne s’étudiât enfin qu’à me plaire et à me divertir. Je crois, au contraire, que je changerais toute mon indifférence en un parfait attachement pour une telle personne, et que je croirais vivre très heureux avec elle. Mais où trouver une femme telle que je viens de vous la dépeindre, ailleurs que dans le palais du commandeur des croyants, chez le grand vizir Giafar ou chez les seigneurs de la cour les plus puissants, à qui l’or et l’argent ne manquent pas pour s’en pourvoir ? J’aime donc mieux m’en tenir à la bouteille ; c’est un plaisir à peu de frais, qui m’est commun avec eux. » En disant ces paroles, il prit la tasse et il se versa du vin : « Prenez votre tasse, que je vous en verse aussi, dit-il au calife, et continuons de goûter un plaisir si charmant. » Quand le calife et Abou Hassan eurent bu : « C’est grand dommage, reprit le calife, qu’un aussi galant homme que vous êtes, qui n’est pas indifférent pour l’amour, mène une vie si solitaire et si retirée. — Je n’ai pas de peine, repartit Abou Hassan, à préférer la vie tranquille que vous voyez que je mène à la compagnie d’une femme qui ne serait peut-être pas d’une beauté à me plaire et qui, d’ailleurs, me causerait mille chagrins par ses imperfections et par sa mauvaise humeur. » Ils poussèrent entre eux la conversation assez loin sur ce sujet ; et le calife, qui vit Abou Hassan au point où il désirait : « Laissez-moi faire, lui dit-il : puisque vous avez le bon goût de tous les honnêtes gens, je veux vous trouver votre fait, et il ne vous en coûtera rien. » A l’instant, il prit la bouteille et la tasse d’Abou Hassan, dans laquelle il jeta adroitement une pincée de la poudre dont il s’était déjà servi, lui versa une rasade ; et, en lui présentant la tasse : « Prenez, continua-t-il, et buvez d’avance à la santé de cette belle qui doit faire le bonheur de votre vie ; vous en serez content. » Abou Hassan prit la tasse en riant ; et, en branlant la tête : « Vaille que vaille, dit-il, puisque vous le voulez ! Je ne saurais commettre une incivilité envers vous ni désobliger un hôte de votre mérite, pour une chose de peu de conséquence. Je vais donc boire à la santé de cette belle que vous me promettez, quoique, content de mon sort, je ne fasse aucun fondement sur votre promesse. » Abou Hassan n’eut pas plus tôt bu la rasade qu’un profond assoupissement s’empara de ses sens, comme les deux autres fois ; et le calife fut encore le maître de disposer de lui à sa volonté. Il dit aussitôt à l’esclave qu’il avait amené de prendre Abou Hassan et de l’emporter au palais. L’esclave l’enleva ; et le calife, qui n’avait pas dessein de renvoyer Abou Hassan comme la première fois, ferma la porte de la chambre en sortant. L’esclave suivit avec sa charge ; et, quand le calife fut arrivé au palais, il fit coucher Abou Hassan sur un sofa dans le quatrième salon, d’où il l’avait fait reporter chez lui, assoupi et endormi, il y avait un mois. Avant de le laisser dormir, il commanda qu’on lui mît le même habit dont il avait été revêtu par son ordre, pour lui faire faire le personnage de calife ce qui fut fait en sa présence ; ensuite il commanda à chacun de s’aller coucher et ordonna au chef et aux autres officiers de la chambre, aux musiciennes et aux mêmes dames qui s’étaient trouvées dans ce salon lorsqu’il avait bu le dernier verre de vin qui lui avait causé l’assoupissement, de se trouver, sans faute, le lendemain, à la pointe du jour, à son réveil, et il enjoignit à chacun de bien faire son personnage. Le calife alla se coucher, après avoir fait avertir Mesrour de venir l’éveiller avant qu’on entrât dans le même cabinet où il s’était déjà caché. Mesrour ne manqua pas d’éveiller le calife précisément à l’heure qu’il lui avait marquée. Il se fit habiller promptement et sortit, pour se rendre au salon où Abou Hassan dormait encore. Il trouva les officiers des eunuques, ceux de la chambre, les dames et les musiciennes à la porte, qui attendaient son arrivée. Il leur dit en peu de mots quelle était son intention ; puis il entra et alla se placer dans le cabinet fermé de jalousies. Mesrour, tous les autres officiers, les dames et les musiciennes entrèrent après lui et se rangèrent autour du sofa sur lequel Abou Hassan était couché ; de manière qu’ils n’empêchaient pas le calife de le voir et de remarquer toutes ses actions. Les choses ainsi disposées, dans le temps que la poudre du calife eut fait son effet, Abou Hassan s’éveilla sans ouvrir les yeux, et il jeta un peu de pituite, qui fut reçue dans un petit bassin d’or, comme la première fois. Dans ce moment, les sept chœurs de musiciennes mêlèrent leurs voix, toutes charmantes, au son des hautbois, des flûtes douces et autres instruments, et firent entendre un concert très agréable. La surprise d’Abou Hassan fut extrême quand il entendit une musique si harmonieuse ; il ouvrit les yeux, et elle redoubla lorsqu’il aperçut les dames et les officiers qui l’environnaient, et qu’il crut reconnaître. Le salon où il se trouvait lui parut le même que celui qu’il avait vu dans son premier rêve ; il y remarquait la même illumination, le même ameublement et les mêmes ornements. Le concert cessa, afin de donner lieu au calife d’être attentif à la contenance de son nouvel hôte et à tout ce qu’il pourrait dire dans sa surprise. Les dames, Mesrour et tous les officiers de la chambre, en gardant un grand silence, demeurèrent, chacun dans sa place, avec un grand respect. « Hélas ! s’écria Abou Hassan en se mordant les doigts, et si haut que le calife l’entendit avec joie, me voilà retombé dans le même songe et dans la même illusion qu’il y a un mois : je n’ai qu’à m’attendre encore une fois aux coups de nerfs de bœuf, à l’hôpital des fous et à la cage de fer. Dieu tout-puissant, ajouta-t-il, je me remets entre les mains de votre divine providence ! C’est un malhonnête homme, que je reçus chez moi hier au soir, qui est la cause de cette illusion et des peines que j’en pourrai souffrir. Le traître et le perfide qu’il est m’avait promis avec serment qu’il fermerait la porte de ma chambre en sortant de chez moi ; mais il ne l’a pas fait, et le diable y est entré, qui me bouleverse la cervelle par ce maudit songe de commandeur des croyants et par tant d’autres fantômes dont il me fascine les yeux. Que Dieu te confonde, Satan, et puisses-tu être accablé sous une montagne de pierres ! » Après ces dernières paroles, Abou Hassan ferma les yeux et demeura recueilli en lui-même, l’esprit fort embarrassé. Un moment après, il les ouvrit : et, en les jetant, de côté et d’autre, sur tous les objets qui se présentaient à sa vue : « Grand Dieu s’écria-t-il encore une fois, avec moins d’étonnement et en souriant, je me remets entre les mains de votre providence, préservez-moi de la tentation de Satan ! » Puis en refermant les yeux : « Je sais, continua-t-il, ce que je ferai : je vais dormir jusqu’à ce que Satan me quitte et s’en retourne par où il est venu, quand je devrais attendre jusqu’à midi. » On ne lui donna pas le temps de se rendormir, comme il venait de se proposer. Force des cœurs, une des dames qu’il avait vues la première fois, s’approcha de lui ; et, en s’asseyant sur le bord du sofa : « Commandeur des croyants, lui dit-elle respectueusement, je supplie Votre Majesté de me pardonner si je prends la liberté de l’avertir de ne pas se rendormir, mais de faire ses efforts pour se réveiller et se lever, parce que le jour commence à paraître. — Retire-toi, Satan, » dit Abou Hassan, en entendant cette voix. Puis, en regardant Force des cœurs : « Est-ce moi, lui dit-il, que vous appelez commandeur des croyants ? Vous me prenez pour un autre certainement. — C’est à Votre Majesté, reprit Force des cœurs, que je donne ce titre, qui lui appartient comme au souverain de tout ce qu’il y a au monde de musulmans, dont je suis très humblement esclave, et à qui j’ai l’honneur de parler. Votre Majesté veut se divertir, sans doute, ajouta-t-elle en faisant semblant de s’être oubliée elle-même, à moins que ce ne soit un reste de quelque songe fâcheux ; mais si elle veut bien ouvrir les yeux, les nuages qui peuvent lui troubler l’imagination se dissiperont, et elle verra qu’elle est dans son palais, environnée de ses officiers et de nous toutes, tant que nous sommes de ses esclaves, prêtes à lui rendre nos services ordinaires. Au reste, Votre Majesté ne doit pas s’étonner de se voir dans ce salon, et non pas dans son lit ; elle s’endormit hier si subitement, que nous ne voulûmes pas l’éveiller pour la conduire jusqu’à sa chambre, et nous nous contentâmes de la coucher commodément sur ce sofa. » Force des cœurs dit tant d’autres choses à Abou Hassan, qui lui parurent vraisemblables, qu’enfin il se mit sur son séant. Il ouvrit les yeux et il la reconnut, de même que Bouquet de perles et les autres dames qu’il avait déjà vues. Alors elles s’approchèrent toutes ensemble, et Force des cœurs, en reprenant la parole : « Commandeur des croyants et vicaire du prophète sur la terre, dit-elle, Votre Majesté aura pour agréable que nous l’avertissions encore qu’il est temps qu’elle se lève ; voilà le jour qui paraît. — Vous êtes des fâcheuses et des importunes, reprit Abou Hassan en se frottant les yeux : je ne suis pas le commandeur des croyants, je suis Abou Hassan, je le sais bien, et vous ne me persuaderez pas le contraire. Nous ne connaissons pas Abou Hassan dont Votre Majesté nous parle, reprit Force des cœurs ; nous ne voulons pas même le connaître ; nous connaissons Votre Majesté pour le commandeur des croyants, et elle ne nous persuadera jamais qu’elle ne le soit pas. » Abou Hassan jetait les yeux de tous côtés et se trouvait comme enchanté de se voir dans le même salon où il s’était trouvé ; mais il attribuait tout cela à un songe pareil à celui qu’il avait eu et dont il craignait les suites fâcheuses. « Dieu me fasse miséricorde ! s’écria-t-il en élevant les yeux, comme un homme qui ne sait où il en est ; je me remets entre ses mains Après ce que je vois, je ne puis douter que le diable, qui est entré dans ma chambre, ne m’obsède et ne trouble mon imagination de toutes ces visions. » Le calife, qui le voyait et qui venait d’entendre toutes ses exclamations, se mit à rire de si bon cœur, qu’il eut bien de la peine à s’empêcher d’éclater. Abou Hassan cependant s’était couché, et il avait refermé les yeux. « Commandeur des croyants, lui dit aussitôt Force des cœurs, puisque Votre Majesté ne se lève pas, après l’avoir avertie qu’il est jour, selon notre devoir, et qu’il est nécessaire qu’elle vaque aux affaires de l’empire dont le gouvernement lui est confié, nous userons de la permission qu’elle nous a donnée en pareil cas. » En même temps, elle le prit par un bras et elle appela les autres dames, qui lui aidèrent à le faire sortir du lit et le portèrent, pour ainsi dire, jusqu’au milieu du salon, où elles le mirent sur son séant. Elles se prirent ensuite chacune par la main, et elles dansèrent et sautèrent autour de lui, au son de tous les instruments et de tous les tambours de basque, que l’on faisait retentir sur sa tête et autour de ses oreilles. Abou Hassan se trouva dans une perplexité d’esprit inexprimable. « Serais-je véritablement calife et commandeur des croyants ? » se disait-il à lui-même. Enfin, dans l’incertitude où il était, il voulait dire quelque chose ; mais le grand bruit de tous les instruments l’empêchait de se faire entendre. Il fit signe à Bouquet de perles et à l’Étoile du matin, qui se tenaient par la main en dansant autour de lui, qu’il voulait parler. Aussitôt elles firent cesser la danse et les instruments, et elles s’approchèrent de lui : « Ne mentez pas, leur dit-il fort ingénument, et dites-moi, dans la vérité, qui je suis. — Commandeur des croyants, répondit Étoile du matin, Votre Majesté veut nous surprendre en nous faisant cette demande, comme si elle ne savait pas elle-même qu’elle est le commandeur des croyants et le vicaire, sur la terre, du prophète de Dieu, maître de l’un et de l’autre monde, de ce monde où nous sommes et du monde à venir après la mort. Si cela n’était pas, il faudrait qu’un songe extraordinaire lui eût fait oublier ce qu’elle est. Il pourrait bien en être quelque chose, si l’on considère que Votre Majesté a dormi cette nuit plus longtemps qu’à l’ordinaire ; néanmoins, si Votre Majesté veut bien me le permettre, je la ferai ressouvenir de ce qu’elle fit hier dans toute la journée. » Elle lui raconta donc son entrée au conseil, le châtiment de l’iman et des quatre vieillards par le juge de police ; le présent d’une bourse de pièces d’or envoyée, par son vizir, à la mère d’un nommé Abou Hassan ; ce qu’il fit dans l’intérieur de son palais et ce qui se passa aux trois repas qui lui furent servis dans les trois salons, jusqu’au dernier. « C’est dans ce dernier salon que Votre Majesté, continua-t-elle en s’adressant à lui, après nous avoir fait mettre à table à ses côtés, nous fit l’honneur d’entendre nos chansons et de recevoir du vin de nos mains, jusqu’au moment où Votre Majesté s’endormit de la manière que Force des cœurs vient de le raconter. Depuis ce temps, Votre Majesté, contre sa coutume, a toujours dormi d’un profond sommeil jusqu’à présent qu’il est jour. Bouquet de perles, toutes les autres esclaves et tous les officiers qui sont ici certifieront la même chose. Ainsi, que Votre Majesté se mette donc en état de faire sa prière, car il en est temps. — Bon, bon, reprit Abou Hassan en branlant la tête, vous m’en feriez bien accroire, si je voulais vous écouter. Et moi, continua-t-il, je vous dis que vous êtes toutes folles et que vous avez perdu l’esprit. C’est cependant un grand dommage, car vous êtes de jolies personnes. Apprenez que depuis que je vous ai vues, je suis allé chez moi ; que j’y ai fort maltraité ma mère ; qu’on m’a mené à l’hôpital des fous, où je suis resté malgré moi plus de trois semaines, pendant lesquelles le concierge n’a pas manqué de me régaler, chaque jour, de cinquante coups de nerf de bœuf. Et vous voudriez que tout cela ne fût qu’un songe ? Vous vous moquez. — Commandeur des croyants, repartit Étoile du matin, nous sommes prêtes, toutes tant que nous sommes, de jurer, par ce que Votre Majesté a de plus cher, que tout ce qu’elle nous dit n’est qu’un songe. Elle n’est pas sortie du salon depuis hier, et elle n’a pas cessé de dormir toute la nuit jusqu’à présent. » La confiance avec laquelle cette dame assurait à Abou Hassan que tout ce qu’elle lui disait était véritable, et qu’il n’était point sorti du salon depuis qu’il y était entré, le mit encore une fois dans un état à ne savoir que croire de ce qu’il était et de ce qu’il voyait. Il demeura un espace de temps abîmé dans ses pensées. « O ciel ! disait-il en lui-même, suis-je Abou Hassan ! suis-je le commandeur des croyants ! Dieu tout-puissant, éclairez mon entendement faites-moi connaître la vérité, afin que je sache à quoi m’en tenir ! » Il découvrit ensuite ses épaules, encore toutes livides des coups qu’il avait reçus ; et, en les montrant aux dames : « Voyez, leur dit-il, et jugez si de pareilles blessures peuvent venir en songe ou en dormant. A mon égard, je puis vous assurer qu’elles ont été très réelles ; et la douleur que j’en ressens encore m’en est un sûr garant, qui ne me permet pas d’en douter. Si cela néanmoins m’est arrivé en dormant, c’est la chose du monde la plus extraordinaire et la plus étonnante, et je vous avoue qu’elle me passe. » Dans l’incertitude où était Abou Hassan de son état, il appela un des officiers du calife, qui était près de lui : « Approchez-vous, dit-il, et mordez-moi le bout de l’oreille, que je juge si je dors ou si je veille. » L’officier s’approcha, lui prit le bout de l’oreille entre les dents et le serra si fort, qu’Abou Hassan fit un cri effroyable. A ce cri, tous les instruments de musique jouèrent en même temps, et les dames et les officiers se mirent à danser, à chanter et à sauter autour d’Abou Hassan, avec un si grand bruit, qu’il entra dans une espèce d’enthousiasme qui lui fit faire mille folies. Il se mit à chanter comme les autres. Il déchira le bel habit de calife dont on l’avait revêtu. Il jeta par terre le bonnet qu’il avait sur la tête, et, nu, en chemise et en caleçon, il se leva brusquement et se jeta entre deux dames, qu’il prit par la main, et se mit à danser et à sauter avec tant d’action, de mouvements et de contorsions bouffonnes et divertissantes, que le calife ne put se contenir dans l’endroit où il était. La plaisanterie subite d’Abou Hassan le fit rire avec tant d’éclat qu’il se laissa aller à la renverse et se fit entendre par-dessus tout le bruit des instruments de musique et des tambours de basque. Il fut si longtemps sans pouvoir se retenir que peu s’en fallut qu’il ne s’en trouvât incommodé. Enfin, il se releva et il ouvrit la jalousie. Alors, en avançant la tête et en riant toujours : « Abou Hassan, Abou Hassan ! s’écria-t-il, veux-tu donc me faire mourir à force de rire ? » A la voix du calife, tout le monde se tut et le bruit cessa. Abou Hassan s’arrêta comme les autres et tourna la tête du côté qu’elle s’était fait entendre. Il reconnut le calife et, en même temps, le marchand de Moussoul. Il ne se déconcerta pas pour cela ; au contraire, il comprit, dans ce moment, qu’il était bien éveillé et que tout ce qui lui était arrivé était très réel, et non pas un songe. II entra dans la plaisanterie et dans l’intention du calife : « Ha ! ha ! s’écria-t-il en le regardant avec assurance, vous voilà donc, marchand de Moussoul ! Quoi ! vous vous plaignez que je vous fais mourir, vous qui êtes cause des mauvais traitements que j’ai faits à ma mère et de ceux que j’ai reçus, pendant un si long temps, à l’hôpital des fous ; vous qui avez si fort maltraité l’iman de la mosquée de mon quartier et les quatre scheiks mes voisins car ce n’est pas moi, je m’en lave les mains ; vous qui m’avez causé tant de peines d’esprit et tant de traverses ! Enfin, n’est-ce pas vous qui êtes l’agresseur, et ne suis-je pas l’offensé ? — Tu as raison, Abou Hassan, répondit le calife en continuant de rire ; mais pour te consoler et pour te dédommager de toutes tes peines, je suis prêt, et j’en prends Dieu à témoin, à te faire, à ton choix, telle réparation que tu voudras m’imposer. » En achevant ces paroles, le calife descendit du cabinet, entra dans le salon. Il se fit apporter un de ses plus beaux habits et commanda aux dames de faire la fonction des officiers de la chambre et d’en revêtir Abou Hassan. Quand elles l’eurent habillé : « Tu es mon frère, lui dit le calife en l’embrassant ; demande-moi tout ce qui peut te faire plaisir, je te l’accorderai. — Commandeur des croyants, reprit Abou Hassan, je supplie Votre Majesté de m’apprendre ce qu’elle a fait pour me démonter ainsi le cerveau, et quel a été son dessein : cela m’importe présentement plus que toute autre chose, pour remettre entièrement mon esprit dans son assiette ordinaire. » Le calife voulut bien donner cette satisfaction à Abou Hassan. « Tu dois savoir premièrement, lui dit-il, que je me déguise assez souvent, et particulièrement la nuit, pour connaître par moi-même si tout est dans l’ordre dans a ville de Bagdad ; et, comme je suis bien aise de savoir aussi ce qui se passe aux environs, je me suis fixé un jour, qui est le premier de chaque mois, pour faire un grand tour au dehors, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et je reviens toujours par le pont. Je revenais de faire ce tour, le soir que tu m’invitas à souper chez toi. Dans notre entretien, tu me marquas que la seule chose que tu désirais, c’était d’être calife et commandeur des croyants l’espace de vingt-quatre heures seulement, pour mettre à la raison l’iman de la mosquée de ton quartier et les quatre scheicks ses conseillers. Ton désir me parut très propre pour m’en donner un sujet de divertissement ; et, dans cette vue, j’imaginai sur-le-champ le moyen de te procurer la satisfaction que tu désirais. J’avais sur moi de la poudre qui fait dormir, u moment qu’on l’a prise, à ne pouvoir se réveiller qu’au bout d’un certain temps. Sans que tu t’en aperçusses, j’en jetai une dose dans la dernière tasse que je te présentai, et tu bus. Le sommeil te prit dans le moment, et je te fis enlever et emporter à mon palais par mon esclave, après avoir laissé la porte de ta chambre ouverte en sortant. Il n’est pas nécessaire de te dire ce qui t’arriva dans mon palais, à ton réveil, et pendant la journée jusqu’au soir, où, après que tu eus été bien régalé par mon ordre, une de mes esclaves, qui te servait, jeta une autre dose de la même poudre dans le dernier verre qu’elle te présenta et que tu bus. Le grand assoupissement te prit aussitôt, et je te fis reporter chez toi par le même esclave qui t’avait apporté, avec ordre de laisser encore la porte de ta chambre ouverte en sortant. Tu m’as raconté toi-même tout ce qui t’est arrivé le lendemain et les jours suivants. Je ne m’étais pas imaginé que tu dusses souffrir autant que tu as souffert en cette occasion : mais, comme je m’y suis déjà engagé envers toi, je ferai toutes choses pour te consoler et te donner lieu d’oublier tous tes maux. Vois donc ce que je puis faire pour te faire plaisir, et demande-moi hardiment ce que tu souhaites. — Commandeur des croyants, reprit Abou Hassan, quelque grands que soient les maux que j’ai soufferts, ils sont effacés de ma mémoire, du moment que j’apprends qu’ils me sont venus de la part de mon souverain seigneur et maître. A 1’éard de la générosité dont Votre Majesté s’offre de me faire sentir les effets avec tant de bonté, je ne doute nullement de sa parole irrévocable, mais, comme l’intérêt n’a jamais eu d’empire sur moi, puisqu’elle me donne cette liberté, la grâce que j’ose demander, c’est de me donner assez d’accès près de sa personne pour avoir le bonheur d’être, toute ma vie, l’admirateur de sa grandeur. » Ce dernier témoignage de désintéressement d’Abou Hassan acheva de lui mériter toute l’estime du calife. « Je te sais bon gré de ta demande, lui dit le calife ; je te l’accorde, avec l’entrée libre dans mon palais, à toute heure, en quelque endroit que je me trouve. » En même temps, il lui assigna un logement dans le palais. A l’égard de ses appointements, il lui dit qu’il voulait qu’il eût affaire non à ses trésoriers, mais à sa personne même ; et sur-le-champ il lui fit donner, par son trésorier particulier, une bourse de mille pièces d’or. Abou Hassan fit de profonds remercîments au calife, qui le quitta pour aller tenir conseil, selon la coutume. Abou Hassan prit ce temps-là pour aller au plus tôt informer sa mère de tout ce qui se passait et lui apprendre sa bonne fortune. Il lui fit connaître que tout ce qui lui était arrivé n’était point un songe ; qu’il avait été calife et qu’il en avait réellement fait les fonctions pendant, un jour entier et reçu véritablement les honneurs ; qu’elle ne devait pas douter de ce qu’il lui disait, puisqu’il en avait eu la confirmation de la propre bouche du calife même. La nouvelle de l’histoire d’Abou Hassan ne tarda guère à se répandre dans toute la ville de Bagdad ; elle passa même dans les provinces voisines et, de là, dans les plus éloignées, avec les circonstances toutes singulières et divertissantes dont elle avait été accompagnée. La nouvelle faveur d’Abou Hassan le rendait extrêmement assidu auprès du calife. Comme il était naturellement de bonne humeur et qu’il faisait naître la joie partout où il se trouvait, par ses bons mots et par ses plaisanteries, le calife ne pouvait guère se passer de lui, et il ne faisait aucune partie de divertissement sans l’y appeler ; il le menait même quelquefois chez Zobéide, son épouse, à qui il avait raconté son histoire, qui l’avait extrêmement divertie. Zobéide le goûtait assez ; mais elle remarqua que, toutes les fois qu’il accompagnait le calife chez elle, il avait toujours les yeux sur une de ses esclaves, appelée Nouzhatoul-Aouadat {93} ; c’est pourquoi elle résolut d’en avertir le calife. « Commandeur des croyants, dit un jour la princesse au calife, vous ne remarquez peut-être pas comme moi que toutes les fois qu’Abou Hassan vous accompagne ici, il ne cesse d’avoir les yeux sur Nouzhatoul-Aouadat et qu’il ne manque jamais de la faire rougir. Vous ne doutez point que ce ne soit une marque certaine qu’elle ne le hait pas. C’est pourquoi, si vous m’en croyez, nous ferons un mariage de l’un et de l’autre. — Madame, reprit le calife, vous me faites souvenir d’une chose que je devrais avoir déjà faite. Je sais le goût d’Abou Hassan sur le mariage, par lui-même, et je lui avais toujours promis de lui donner une femme dont il aurait tout sujet d’être content. Je suis bien aise que vous m’en ayez parlé, et je ne sais comment la chose m’était échappée de la mémoire. Mais il vaut mieux qu’Abou Hassan ait suivi son inclination, par le choix qu’il a fait lui-même. D’ailleurs, puisque Nouzhatoul-Aouadat ne s’en éloigne pas, nous ne devons point hésiter sur ce mariage. Les voilà l’un et l’autre, ils n’ont qu’à déclarer s’ils y consentent. » Abou Hassan se jeta aux pieds du calife et de Zobéide, pour leur marquer combien il était sensible aux bontés qu’ils avaient pour lui. « Je ne puis, dit-il en se relevant, recevoir une épouse de meilleures mains ; mais je n’ose espérer que Nouzhatoul-Aouadat veuille me donner la sienne d’aussi bon cœur que je suis prêt à lui donner la mienne. » En achevant ces paroles, il regarda l’esclave de la princesse, qui témoigna assez, de son côté, par son silence respectueux et par la rougeur qui lui montait au visage, qu’elle était toute disposée à suivre la volonté du calife et de Zobéide, sa maîtresse. Le mariage se fit, et les noces furent célébrées dans le palais avec de grandes réjouissances, qui durèrent plusieurs jours. Zobéide se fit un point d’honneur de faire de riches présents à son esclave, pour faire plaisir au calife ; et le calife, de son côté, en considération de Zobéide, en usa de même envers Abou Hassan. La mariée fut conduite au logement que le calife avait assigné à Abou Hassan, son mari, qui l’attendait avec impatience. Il la reçut au bruit de tous les instruments de musique et des chœurs de musiciens et de musiciennes du palais, qui faisaient retentir l’air du concert de leurs voix et de leurs instruments. Plusieurs jours se passèrent en fêtes et en réjouissances accoutumées dans ces sortes d’occasions, après lesquels on laissa les nouveaux mariés jouir paisiblement de leurs amours. Abou Hassan et sa nouvelle épouse étaient charmés l’un de l’autre. Ils vivaient dans une union si parfaite que, hors le temps qu’ils employaient à faire leur cour, l’un au calife, et l’autre à la princesse Zobéide, ils étaient toujours ensemble et ne se quittaient point. Il est vrai que Nouzhatoul-Aouadat avait toutes les qualités d’une femme capable de donner de l’amour et de l’attachement à Abou Hassan, puisqu’elle était selon les souhaits sur lesquels il s’était expliqué au calife, c’est-à-dire en état de lui tenir tête à table. Avec ces dispositions, ils ne pouvaient manquer de passer ensemble leur temps très agréablement. Aussi leur table était-elle toujours mise, et couverte, à chaque repas, des mets les plus délicats et les plus friands, qu’un traiteur avait soin de leur apprêter et de leur fournir. Le buffet était toujours chargé de vin le plus exquis, et disposé de manière qu’il était à la portée de l’un et de l’autre, lorsqu’ils étaient à table. Là, ils jouissaient d’un agréable tête-à-tête et s’entretenaient de mille plaisanteries qui leur faisaient faire des éclats de rire plus ou moins grands, selon qu’ils avaient mieux ou moins bien rencontré à dire quelque chose capable de les réjouir. Le repas du soir était particulièrement consacré à la joie. Ils ne s’y faisaient servir que des fruits excellents, des gâteaux et des pâtes d’amandes ; et, à chaque coup de vin qu’ils buvaient, ils s’excitaient l’un et l’autre par quelques chansons nouvelles, qui fort souvent étaient des impromptus faits à propos sur le sujet dont ils s’entretenaient. Ces chansons étaient aussi quelquefois accompagnées d’un luth ou de quelque autre instrument dont ils savaient toucher l’un et l’autre. Abou Hassan et Nouzhatoul-Aouadat passèrent ainsi un assez long espace de temps à faire bonne chère et à se bien divertir. Ils ne s’étaient jamais mis en peine de leur dépense de bouche ; et le traiteur qu’ils avaient choisi pour cela avait fait toutes les avances. Il était juste qu’il reçût quelque argent ; c’est pourquoi il leur présenta le mémoire de ce qu’il avait avancé. La somme se trouva très forte. On y ajouta celle à quoi pouvait monter la dépense déjà faite en habits de noces, des plus riches étoffes, pour l’un et pour l’autre, et en joyaux de très grand prix pour la mariée ; et la somme se trouva si excessive qu’ils s’aperçurent, mais trop tard, que de tout l’argent qu’ils avaient reçu des bienfaits du calife et de la princesse Zobéide, en considération de leur mariage, il ne leur restait précisément que ce qu’il fallait pour y satisfaire. Cela leur fit faire de grandes réflexions sur le passé, qui ne remédiaient point au mal présent ; Abou Hassan fut d’avis de payer le traiteur, et sa femme y consentit. Ils le firent venir et lui payèrent tout ce qu’ils lui devaient, sans rien témoigner de l’embarras où ils allaient se trouver sitôt qu’ils auraient fait ce payement. Le traiteur se retira fort content d’avoir été payé en belles pièces d’or à fleurs de coin : on n’en voyait pas d’autres dans le palais du calife. Abou Hassan et Nouzhatoul-Aouadat ne le furent guère d’avoir vu le fond de leur bourse. Ils demeurèrent dans un grand silence, les yeux baissés, et fort embarrassés de l’état où ils se voyaient réduits dès la première année de leur mariage. Abou Hassan se souvenait bien que le calife, en le recevant dans son palais, lui avait promis de ne le laisser manquer de rien. Mais quand il considérait qu’il avait prodigué en si peu de temps les largesses de sa main libérale, outre qu’il n’était pas d’humeur à demander, il ne voulait pas non plus s’exposer à la honte de déclarer au calife le mauvais usage qu’il en avait fait et le besoin où il était d’en recevoir de nouvelles. D’ailleurs, il avait abandonné son bien de patrimoine à sa mère, sitôt que le calife l’avait retenu près de sa personne, et il était fort éloigné de recourir à la bourse de sa mère, à qui il aurait fait connaître, par ce procédé, qu’il était retombé dans le même désordre qu’après la mort de son père. De son côté, Nouzhatoul-Aouadat, qui regardait les libéralités de Zobéide et la liberté qu’elle lui avait accordée, en la mariant, comme une récompense plus que suffisante de ses services et de son attachement, ne croyait pas être en droit de lui rien demander davantage. Abou Hassan rompit enfin le silence ; et, en regardant Nouzhatoul-Aouadat avec un visage ouvert : « Je vois bien, lui dit-il, que vous êtes dans le même embarras que moi et que vous cherchez quel parti nous devons prendre dans une aussi fâcheuse conjoncture que celle-ci, où l’argent vient de nous manquer tout à coup, sans que nous l’ayons prévu. Je ne sais quel peut être votre sentiment ; pour moi, quoi qu’il puisse arriver, mon avis n’est pas de retrancher notre dépense ordinaire de la moindre chose, et je crois que, de votre côté, vous ne m’en dédirez pas. Le point est de trouver le moyen d’y fournir, sans avoir la bassesse d’en demander, ni moi au calife, ni vous à Zobéide ; et je crois l’avoir trouvé. Mais, pour cela, il faut que nous nous aidions l’un et l’autre. » Ce discours d’Abou Hassan plut beaucoup à Nouzhatoul-Aouadat et lui donna quelque espérance. « Je n’étais pas moins occupée que vous de cette pensée, lui dit-elle, et si je ne m’en expliquais pas, c’est que je n’y voyais aucun remède. Je vous avoue que l’ouverture que vous venez de me faire me fait le plus grand plaisir du monde. Mais, puisque vous avez trouvé le moyen que vous dites et que mon secours vous est nécessaire pour y réussir, vous n’avez qu’à me dire ce qu’il faut que je fasse, et vous verrez que je m’y emploierai de mon mieux. — Je m’attendais bien, reprit Abou Hassan, que vous ne me manqueriez pas dans cette affaire, qui vous touche autant que moi. Voici donc le moyen que j’ai imaginé pour faire en sorte que l’argent ne nous manque pas dans le besoin que nous en avons, au moins pour quelque temps. Il consiste dans une petite tromperie que nous ferons moi au calife, et vous a Zobéide, et qui, j’en suis sûr, les divertira et ne nous sera pas infructueuse. Je vais vous dire quelle est la tromperie que j’entends : c’est que nous mourions tous deux. — Que nous mourions tous deux ! interrompit Nouzhatoul-Aouadat. Mourez, si vous voulez, tout seul ; pour moi, je ne suis pas lasse de vivre, et je ne prétends pas, ne vous en déplaise, mourir encore sitôt. Si vous n’avez pas d’autre moyen à me proposer que celui-là, vous pouvez l’exécuter vous-même, car je vous assure que je ne m’en mêlerai point. — Vous êtes femme, repartit Abou Hassan, je veux dire d’une vivacité et d’une promptitude surprenantes : à peine me donnez-vous le temps de m’expliquer. Écoutez-moi donc un moment avec patience, et vous verrez, après cela, que vous voudrez bien mourir de la même mort dont je prétends mourir moi-même. Vous jugez bien que je n’entends pas parler d’une mort véritable, mais d’une mort feinte. — Ah ! bon pour cela, interrompit encore Nouzhatoul-Aouadat ; dès qu’il ne s’agira que d’une mort feinte, je suis à vous. Vous pouvez compter sur moi ; vous serez témoin du zèle avec lequel je vous seconderai à mourir de cette manière ; car, pour vous le dire franchement, j’ai une répugnance invincible à vouloir mourir sitôt de la manière que je l’entendais tantôt. — Eh bien, vous serez satisfaite, continua Abou Hassan : voici comme je l’entends, pour réussir en ce que je me propose, je vais faire le mort ; aussitôt vous prendrez un linceul et vous m’ensevelirez, comme si je l’étais effectivement. Vous me mettrez au milieu de la chambre, à la manière accoutumée, avec le turban posé sur le visage et les pieds tournés du côté de la Mecque, tout prêt à être porté au lieu de la sépulture. Quand tout sera ainsi disposé, vous ferez les cris et verserez les larmes ordinaires en de pareilles occasions, en déchirant vos habits et vous arrachant les cheveux, ou, du moins, en feignant de vous les arracher, et vous irez, tout en pleurs et les cheveux épars, vous présenter à Zobéide. La princesse voudra savoir le sujet de vos larmes : et, dès que vous l’en aurez informée par vos paroles entrecoupées de sanglots, elle ne manquera pas de vous plaindre et de vous faire présent de quelque somme d’argent pour aider à faire les frais de mes funérailles, et d’une pièce de brocart pour me servir de drap mortuaire, afin de rendre mon enterrement plus magnifique et pour vous faire un habit à la place de celui qu’elle verra déchiré. Aussitôt que vous serez de retour avec cet argent et cette pièce de brocart, je me lèverai du milieu de la chambre, et vous vous mettrez à ma place. Vous ferez la morte ; et, après vous avoir ensevelie, j’irai, de mon côté, faire auprès du calife le même personnage que vous aurez fait chez Zobéide ; et j’ose me promettre que le calife ne sera pas moins libéral à mon égard que Zobéide ne l’aura été envers vous. » Quand Abou Hassan eut achevé d’expliquer sa pensée sur ce qu’il avait projeté : « Je crois que la tromperie sera fort divertissante, reprit aussitôt Nouzhatoul-Aouadat, et je serai fort trompée si le calife et Zobéide ne nous en savent bon gré. Il s’agit présentement de la bien conduire : à mon égard, vous pouvez me laisser faire ; je m’acquitterai de mon rôle, pour le moins, aussi bien que je m’attends que vous vous acquitterez du vôtre, et avec d’autant plus de zèle et d’attention que j’aperçois comme vous le grand avantage que nous en devons remporter. Ne perdons point de temps. Pendant que je prendrai un linceul, mettez-vous en chemise et en caleçon ; je sais ensevelir aussi bien que qui que ce soit ; car, lorsque j’étais au service de Zobéide et que quelque esclave de mes compagnes venait à mourir, j’avais toujours la commission de l’ensevelir. » Abou Hassan ne tarda guère à faire ce que Nouzhatoul-Aouadat lui avait dit. Il s’étendit sur le dos, tout de son long, sur le linceul qui avait été mis sur le tapis de pied, au milieu de la chambre, croisa ses bras et se laissa envelopper de manière qu’il semblait qu’il n’y avait qu’à le mettre dans une bière et l’emporter pour être enterré. Sa femme lui tourna les pieds du côté de la Mecque, lui couvrit le visage d’une mousseline des plus fines et mit son turban pardessus, de manière qu’il avait la respiration libre. Elle se décoiffa ensuite, et les larmes aux yeux, les cheveux pendants et épars, en faisant semblant de se les arracher avec de grands cris, elle se frappait les joues et se donnait de grands coups sur la poitrine, avec toutes les autres marques d’une vive douleur. En cet équipage, elle sortit et traversa une cour fort spacieuse, pour se rendre à l’appartement de la princesse Zobéide. Nouzhatoul-Aouadat faisait des cris si perçants, que Zobéide les entendit de son appartement. Elle commanda à ses femmes esclaves, qui étaient alors auprès d’elle, de voir d’où pouvaient venir ces plaintes et ces cris qu’elle entendait. Elles coururent vite aux jalousies et revinrent avertir Zobéide que c’était Nouzhatoul-Aouadat qui s’avançait tout éplorée. Aussitôt la princesse, impatiente de savoir ce qui pouvait lui être arrivé, se leva et alla au-devant d’elle jusqu’à la porte de son antichambre. Nouzhatoul-Aouadat joua ici son rôle en perfection. Dès qu’elle eut aperçu Zobéide, qui tenait elle-même la portière de son antichambre entr’ouverte et qui l’attendait, elle redoubla ses cris en s’avançant, s’arracha les cheveux à pleines mains, se frappa les joues et la poitrine plus fortement et se jeta à ses pieds, en les baignant de ses larmes. Zobéide, étonnée de voir son esclave dans une affliction si extraordinaire, lui demanda ce qu’elle avait et quelle disgrâce lui était arrivée. Au lieu de répondre, la fausse affligée continua ses sanglots quelque temps, en feignant de se faire violence pour les retenir. « Hélas ! ma très honorée dame et maîtresse, s’écria-t-elle enfin avec des paroles entrecoupées de sanglots, quel malheur plus grand et plus funeste pouvait-il m’arriver que celui qui m’oblige de venir me jeter aux pieds de Votre Majesté, dans la disgrâce extrême où je suis réduite ! Que Dieu prolonge vos jours dans une santé parfaite, ma très respectable princesse, et vous donne de longues et heureuses années ! Abou Hassan, le pauvre Abou Hassan que vous avez honoré de vos bontés, que vous et le commandeur des croyants m’aviez donné pour époux ne vit plus ! » En achevant ces dernières paroles, Nouzhatoul-Aouadat redoubla ses larmes et ses sanglots et se jeta encore aux pieds de la princesse. Zobéide fut extrêmement surprise de cette nouvelle. « Abou Hassan est mort ! s’écria-t-elle ; cet homme si plein de santé, si agréable et si divertissant ! En vérité, je ne m’attendais pas à apprendre sitôt la mort d’un homme comme celui-là, qui promettait une plus longue vie et qui la méritait si bien. » Elle ne put s’empêcher d’en marquer sa douleur par ses larmes. Ses femmes esclaves, qui l’accompagnaient et qui avaient eu plusieurs fois leur part des plaisanteries d’Abou Hassan, quand il était admis aux entretiens familiers de Zobéide et du calife, témoignèrent aussi par leurs pleurs leurs regrets de sa perte et la part qu’elles y prenaient. Zobéide, ses femmes esclaves et Nouzhatoul-Aouadat demeurèrent un temps considérable, le mouchoir devant les yeux, à pleurer et à jeter des soupirs de cette prétendue mort. Enfin la princesse Zobéide rompit le silence : « Méchante s’écria-t-elle en s’adressant à la fausse veuve, c’est peut-être toi qui es cause de sa mort ? Tu lui auras donné tant de sujets de chagrin par ton humeur fâcheuse, qu’enfin tu seras venue à bout de le mettre au tombeau ! » Nouzhatoul-Aouadat témoigna recevoir une grande mortification du reproche que Zobéide lui faisait. « Ah ! madame, s’écria-t-elle, je ne crois pas avoir jamais donné à Votre Majesté, pendant tout le temps que j’ai eu le bonheur d’être son esclave, le moindre sujet d’avoir une opinion si désavantageuse de ma conduite envers un époux qui m’a été si cher. Je m’estimerais la plus malheureuse de toutes les femmes, si vous en étiez persuadée. J’ai chéri Abou Hassan comme une femme doit chérir un mari qu’elle aime passionnément ; et je puis dire sans vanité que j’ai eu toute la tendresse qu’il méritait que j’eusse pour lui, par toutes les complaisances raisonnables qu’il avait pour moi et qui m’étaient un témoignage qu’il ne m’aimait pas moins tendrement. Je suis persuadée qu’il me justifierait pleinement là-dessus dans l’esprit de Votre Majesté, s’il était encore au monde. Mais, madame, ajouta-t-elle en renouvelant ses larmes, son heure était venue, et c’est la cause unique de sa mort. » Zobéide, en effet, avait toujours remarqué dans son esclave une même égalité d’humeur, une douceur qui ne se démentait jamais, une grande docilité et un zèle en tout ce qu’elle faisait pour son service, qui marquaient qu’elle agissait plutôt par inclination que par devoir. Ainsi elle n’hésita point à l’en croire sur sa parole et elle commanda à sa trésorière d’aller prendre dans son trésor une bourse de cent pièces de monnaie d’or et une pièce de brocart. La trésorière revint bientôt avec la bourse et la pièce de brocart, qu’elle mit, par ordre de Zobéide, entre les mains de Nouzhatoul-Aouadat. En recevant ce beau présent, elle se jeta aux pieds de la princesse et lui fit ses très humbles remerciements, avec une grande satisfaction dans l’âme d’avoir bien réussi. « Va, lui dit Zobéide, fais servir la pièce de brocart de drap mortuaire sur la bière de ton mari, et emploie l’argent à lui faire des funérailles honorables et dignes de lui. Après cela, modère les transports de ton affliction, j’aurai soin de toi. » Nouzhatoul-Aouadat ne fut pas plus tôt hors de la présence de Zobéide qu’elle essuya ses larmes avec une grande joie et retourna au plus tôt rendre compte à Abou Hassan du succès de son rôle. En rentrant, Nouzhatoul-Aouadat fit un grand éclat de rire en retrouvant Abou Hassan au même état qu’elle l’avait laissé, c’est-à-dire enseveli au milieu de la chambre « Levez-vous, lui dit-elle, toujours en riant, et venez voir le fruit de la tromperie que j’ai faite à Zobéide. Nous ne mourrons pas encore de faim aujourd’hui. » Abou Hassan se leva promptement et se réjouit fort avec sa femme en voyant la bourse et la pièce de brocart. Nouzhatoul-Aouadat était si aise d’avoir si bien réussi dans la tromperie qu’elle venait de faire à la princesse, qu’elle ne pouvait contenir sa joie. « Ce n’est pas assez, dit-elle à son mari en riant : je veux faire la morte à mon tour et voir si vous serez assez habile pour en tirer autant du calife que j’ai fait de Zobéide. — Voilà justement le génie des femmes, reprit Abou Hassan ; on a bien raison de dire qu’elles ont toujours la vanité de croire qu’elles sont plus que les hommes, quoique le plus souvent elles ne fassent rien de bien que par leur conseil. Il ferait beau voir que je n’en fisse pas au moins autant que vous auprès du calife, moi qui suis l’inventeur de la fourberie ! Mais ne perdons pas le temps en discours inutiles : faites la morte comme moi, et vous verrez si je n’aurai pas le même succès. » Abou Hassan ensevelit sa femme, la mit au même endroit où il était, lui tourna les pieds du côté de la Mecque et sortit de sa chambre, tout en désordre, le turban mal accommodé, comme un homme qui est dans une grande affliction. En cet état, il alla chez le calife, qui tenait alors un conseil particulier avec le grand vizir Giafar et d’autres vizirs en qui il avait le plus de confiance. Il se présenta à la porte ; et l’huissier, qui savait qu’il avait les entrées libres, lui ouvrit. l entra, le mouchoir d’une main, devant les yeux, pour cacher les larmes feintes qu’il laissait couler en abondance, en se frappant la poitrine de l’autre, à grands coups, avec des exclamations qui exprimaient l’excès d’une grande douleur. Le calife, qui était accoutumé à voir Abou Hassan avec un visage toujours gai et qui n’inspirait que la joie, fut fort surpris de le voir paraître devant lui en un si triste état. Il interrompit l’attention qu’il donnait à l’affaire dont on parlait dans son conseil, pour lui demander la cause de sa douleur. « Commandeur des croyants, répondit Abou Hassan avec des sanglots et des soupirs réitérés, il ne pouvait m’arriver un plus grand malheur que celui qui fait le sujet de mon affliction. Que Dieu laisse vivre Votre Majesté sur le trône qu’elle remplit si glorieusement ! Nouzhatoul-Aouadat, qu’elle m’avait donnée en mariage par sa bonté, pour passer le reste de mes jours avec elle, hélas !... » A cette exclamation, Abou Hassan fit semblant d’avoir le cœur si pressé, qu’il n’en dit pas davantage et fondit en larmes. Le calife, qui comprit qu’Abou Hassan venait lui annoncer la mort de sa femme, en parut extrêmement touché. « Dieu lui fasse miséricorde ! dit-il d’un air qui marquait combien il la regrettait. C’était une bonne esclave, et nous te l’avions donnée, Zobéide et moi, dans l’intention de te faire plaisir ; elle méritait de vivre plus longtemps. » Alors les larmes lui coulèrent des yeux, et il fut obligé de prendre son mouchoir pour les essuyer. La douleur d’Abou Hassan et les larmes du calife attirèrent celles du grand vizir Giafar et des autres vizirs. Ils pleurèrent tous la mort de Nouzhatoul-Aouadat, qui, de son côté, était dans une grande impatience d’apprendre comment Abou Hassan aurait réussi. Le calife eut la même pensée du mari que Zobéide avait eue de la femme, et il s’imagina qu’il était peut-être la cause de sa mort. « Malheureux ! lui dit-il d’un ton d’indignation, n’est-ce pas toi qui as fait mourir ta femme par tes mauvais traitements ? Ah ! je n’en fais aucun doute. Tu devais au moins avoir quelque considération pour la princesse Zobéide mon épouse qui l’aimait plus que ses autres esclaves et qui a bien voulu s’en priver pour te l’abandonner. Voilà une belle marque de ta reconnaissance ! — Commandeur des croyants, répondit Abou Hassan, en faisant semblant de pleurer plus amèrement qu’auparavant, Votre Majesté peut-elle avoir un seul moment la pensée qu’Abou Hassan, qu’elle a comblé de ses grâces et de ses bienfaits et à qui elle a fait des honneurs auxquels il n’eût jamais osé aspirer, ait pu être capable d’une si grande ingratitude ? Jamais Nouzhatoul-Aouadat, mon épouse, autant par tous ces endroits-là que par tant d’autres belles qualités qu’elle avait et qui étaient cause que j’ai toujours eu pour elle tout l’attachement, toute la tendresse et tout l’amour qu’elle méritait. Mais, seigneur, ajouta-t-il, elle devait mourir, et Dieu n’a pas voulu me laisser jouir plus longtemps d’un bonheur que je tenais des bontés de Votre Majesté et de Zobéide, sa chère épouse. » Enfin, Abou Hassan sut simuler si parfaitement sa douleur par toutes les marques d’une véritable affliction, que le calife, qui d’ailleurs n’avait pas entendu dire qu’il eût fait fort mauvais ménage avec sa femme, ajouta foi à tout ce qu’il lui dit et ne douta plus de la sincérité de ses paroles. Le trésorier du palais était présent, et le calife lui commanda d’aller au trésor et de donner à Abou Hassan une bourse de cent pièces de monnaie d’or avec une belle pièce de brocart. Abou Hassan se jeta aussitôt aux pieds du calife, pour lui marquer sa reconnaissance et le remercia de son présent. « Suis le trésorier, lui dit le calife : la pièce de brocart est pour servir de drap mortuaire à la défunte, et l’argent pour lui faire des obsèques dignes d’elle. Je m’attends bien que tu lui donneras ce dernier témoignage de ton amour. » Abou Hassan ne répondit à ces paroles obligeantes du calife que par une profonde inclination en se retirant. Il suivit le trésorier ; et, aussitôt que la bourse et la pièce de brocart lui eurent été mises entre les mains, il retourna chez lui, très content et bien satisfait en lui-même d’avoir trouvé si promptement et si facilement de quoi suppléer à la nécessité où il s’était trouvé et qui lui avait causé tant d’inquiétudes. Nouzhatoul-Aouadat, fatiguée d’avoir été si longtemps dans une si grande contrainte, n’attendit pas qu’Abou Hassan lui dît de quitter la triste situation où elle était. Aussitôt qu’elle entendit ouvrir la porte, elle courut à lui : « Eh bien, lui dit-elle, le calife a-t-il été aussi facile à se laisser tromper que Zobéide ? — Vous voyez, répondit Abou Hassan en plaisantant et en lui montrant la bourse et la pièce de brocart, que je ne sais pas moins bien faire l’afflige pour la mort d’une femme qui se porte bien, que vous la pleureuse pour celle d’un mari qui est plein de vie. » Abou Hassan cependant se doutait bien que cette double tromperie ne manquerait pas d’avoir des suites : c’est pourquoi il prévint sa femme autant qu’il put sur tout ce qui pourrait en arriver, afin d’agit de concert. Il ajouta : « Mieux nous réussirons à jeter le calife et Zobéide dans quelque sorte d’embarras, plus ils auront de plaisir à la fin ; et peut-être nous en témoigneront-ils leur satisfaction par quelques nouvelles marques de leur libéralité. » Cette dernière considération fut celle qui les encouragea plus qu’aucune autre à porter la feinte aussi loin qu’il leur serait possible. Quoiqu’il y eût encore beaucoup d’affaires à régler dans le conseil qui se tenait, le calife néanmoins, dans l’impatience d’aller chez la princesse Zobéide lui faire son compliment de condoléance sur la mort de son esclave, se leva peu de temps après le départ d’Abou Hassan et remit le conseil à un autre jour. Le grand vizir et les autres vizirs prirent congé et ils se retirèrent. Dès qu’ils furent partis, le calife dit à Mesrour, chef des eunuques de son palais, qui était presque inséparable de sa personne, et qui, d’ailleurs, était de tous ses conseils : « Suis-moi et viens prendre part, comme moi, à la douleur de la princesse, sur la mort de Nouzhatoul-Aouadat, son esclave. » Ils allèrent ensemble à l’appartement de Zobéide. Quand le calife fut à la porte, il entr’ouvrit la portière et il aperçut la princesse assise sur un sofa, fort affligée et les yeux encore tout baignés de larmes. Le calife entra, et, en avançant vers Zobéide : « Madame, lui dit-il, il n’est pas nécessaire de vous dire combien je prends part à votre affliction, puisque vous n’ignorez pas que je suis aussi sensible à ce qui vous fait de la peine que je le suis à tout ce qui vous fait plaisir ; mais nous sommes tous mortels, et nous devons rendre à Dieu la vie qu’il nous a donnée, quand il nous la demande. Nouzhatoul-Aouadat, votre esclave fidèle, avait véritablement des qualités qui lui ont fait mériter votre estime, et j’approuve fort que vous lui en donniez encore des marques après sa mort. Considérez cependant que vos regrets ne lui redonneront pas la vie ; ainsi, madame, si vous voulez m’en croire et si vous m’aimez, vous vous consolerez de cette perte et prendrez plus de soin d’une vie que vous savez m’être très précieuse, et qui fait tout le bonheur de la mienne. » Si la princesse fut charmée des tendres sentiments qui accompagnaient le compliment du calife, elle fut d’ailleurs très étonnée d’apprendre la mort de Nouzhatoul-Aouadat, à quoi elle ne s’attendait pas. Cette nouvelle la jeta dans une telle surprise, qu’elle demeura quelque temps sans pouvoir répondre. Son étonnement redoublait d’entendre une nouvelle si opposée à celle qu’elle venait d’apprendre, et lui ôtait la parole. Elle se remit ; et, en la reprenant enfin : « Commandeur des croyants, dit-elle d’un air et d’un ton qui marquaient encore son étonnement, je suis très sensible à tous les tendres sentiments que vous marquez avoir pour moi ; mais permettez-moi de vous dire que je ne comprends rien à la nouvelle que vous m’apprenez de la mort de mon esclave : elle est en parfaite santé. Dieu nous conserve vous et moi, seigneur ! Si vous me voyez affligée, c’est de la mort d’Abou Hassan, son mari, votre favori, que j’estimais autant par la considération que vous aviez pour lui que parce que vous avez eu la bonté de me le faire connaître, et qu’il m’a quelquefois divertie assez agréablement. Mais, seigneur, l’insensibilité où je vous vois de sa mort et l’oubli que vous en témoignez en si peu de temps, après les témoignages que vous m’avez donnés à moi-même du plaisir que vous aviez de l’avoir auprès de vous, m’étonnent et me surprennent ; et cette insensibilité paraît davantage, par le change que vous me voulez donner, en m’annonçant la mort de mon esclave pour la sienne. » Le calife, qui croyait être parfaitement bien informé de la mort de l’esclave, et qui avait sujet de le croire, par ce qu’il avait vu et entendu, se mit à rire et à hausser les épaules d’entendre ainsi parler Zobéide. « Mesrour, dit-il en se tournant de son côté et lui adressant la parole, que dis-tu du discours de la princesse ? N’est-il pas vrai que les darnes ont quelque fois des absences d’esprit qu’on ne peut que difficilement pardonner ? Car enfin, tu as vu et entendu aussi bien que moi. » Et, en se retournant du côté de Zobéide : « Madame, lui dit-il, ne versez plus de larmes pour la mort d’Abou Hassan ; il se porte bien. Pleurez plutôt la mort de votre chère esclave : il n’y a qu’un moment que son mari est venu dans mon appartement, tout en pleurs et dans une affliction qui m’a fait de la peine, m’annoncer la mort de sa femme. Je lui ai fait donner une bourse de cent pièces d’or avec une pièce de brocart, pour aider à le consoler et à faire les funérailles de la défunte. Mesrour, que voilà, a été témoin de tout, et il vous dira la même chose. » Ce discours du calife ne parut pas à la princesse un discours sérieux ; elle crut qu’il lui en voulait faire accroire. « Commandeur des croyants, reprit-elle, quoique ce soit votre coutume de railler, je vous dirai que ce n’est pas ici l’occasion de le faire : ce que je vous dis est très sérieux. Il ne s’agit plus de la mort de mon esclave, mais de la mort d’Abou Hassan, son mari, dont je plains le sort, que vous devriez plaindre avec moi. — Et moi, madame, repartit le calife en prenant son plus grand sérieux, je vous dis sans raillerie que vous vous trompez : c’est Nouzhatoul-Aouadat qui est morte, et Abou Hassan est vivant et plein de santé. » Zobéide fut piquée de la repartie sèche du calife. « Commandeur des croyants, répliqua-t-elle d’un ton vif, Dieu vous préserve de demeurer plus longtemps en cette erreur ! vous me feriez croire que votre esprit ne serait pas dans son assiette ordinaire. Permettez-moi de vous répéter encore que c’est Abou Hassan qui est mort, et que Nouzhatoul-Aouadat, mon esclave, veuve du défunt, est pleine de vie. Il n’y a pas plus d’une heure qu’elle est sortie d’ici. Elle y était venue toute désolée et dans un état qui seul aurait été capable de me tirer les larmes, quand même elle ne m’aurait point appris, au milieu de mille sanglots, le juste sujet de son affliction. Toutes mes femmes en ont pleuré avec moi, et elles peuvent vous en rendre un témoignage assuré. Elles vous diront aussi que je lui ai fait présent d’une bourse de cent pièces d’or et d’une pièce de brocart ; et la douleur que vous avez remarquée sur mon visage, en entrant, était autant causée par la mort de son mari que par la désolation où je venais de la voir. J’allais même envoyer vous faire mon compliment de condoléance, dans le moment que vous êtes entré. » A ces paroles de Zobéide : « Voilà, madame, une obstination bien étrange ! s’écria le calife avec un grand éclat de rire. Et moi je vous dis, continua-t-il en reprenant son sérieux, que c’est Nouzhatoul-Aouadat qui est morte. — Non, vous dis-je, seigneur, reprit Zobéide à l’instant et aussi sérieusement, c’est Abou Hassan qui est mort. Vous ne me ferez pas accroire ce qui n’est pas. » De colère, le feu monta au visage du calife ; il s’assit sur le sofa assez loin de la princesse ; et, en s’adressant à Mesrour : « Va voir tout à l’heure, lui dit-il, qui est mort de l’un ou de l’autre, et viens me dire incessamment ce qui en est. Quoique je sois très certain que c’est Nouzhatoul-Aouadat qui est morte, j’aime mieux néanmoins prendre cette voie que de m’opiniâtrer davantage sur une chose qui m’est parfaitement connue. » Le calife n’avait pas achevé, que Mesrour était parti. « Vous verrez, continua-t-il en adressant la parole à Zobéide, dans un moment, qui a raison de vous ou de moi. — Pour moi, reprit Zobéide, je sais bien que la raison est de mon côté ; et vous verrez vous-même que c’est Abou Hassan qui est mort, comme je l’ai dit. — Et moi, repartit le calife, je suis si certain que c’est Nouzhatoul-Aouadat, que je suis prêt à gager contre vous ce que vous voudrez qu’elle n’est plus au monde et qu’Abou Hassan se porte bien. — Ne pensez pas le prendre par là, répliqua Zobéide ; j’accepte la gageure. Je suis si persuadée de la mort d’Abou Hassan, que je gage volontiers ce que je puis avoir de plus cher contre ce que vous voudrez, de quelque peu de valeur qu’il soit. Vous n’ignorez pas ce que j’ai en ma disposition, ni ce que j’aime le plus selon mon inclination ; vous n’avez qu’à choisir et à proposer ; je m’y tiendrai, de quelque conséquence que la chose soit pour moi. — Puisque cela est ainsi, dit alors le calife, je gage donc mon jardin de Délices contre votre palais de Peintures : l’un vaut bien l’autre. — Il ne s’agit pas de savoir, reprit Zobéide, si votre jardin vaut mieux que mon palais : nous n’en sommes pas là-dessus. Il s’agit que vous ayez choisi ce qui vous a plu de ce qui m’appartient pour équivalent de ce que vous gagez de votre côté : je m’y tiens, et la gageure est arrêtée. Je ne serai pas la première à m’en dédire, j’en prends Dieu à témoin. » Le calife fit le même serment, et ils en demeurèrent là, en attendant le retour de Mesrour. Pendant que le calife et Zobéide contestaient si vivement et avec tant de chaleur sur la mort d’Abou Hassan ou de Nouzhatoul-Aouadat, Abou Hassan, qui avait prévu leur démêlé sur ce sujet était fort attentif à tout ce qui pourrait en arriver. D’aussi loin qu’il aperçut Mesrour, au travers de la jalousie contre laquelle il était assis en s’entretenant avec sa femme, et qu’il eut remarqué qu’il venait droit à leur logis, il comprit aussitôt à quel dessein il était envoyé. Il dit à sa femme de faire la morte encore une fois, comme ils en étaient convenus, et de ne pas perdre de temps. En effet, le temps pressait, et c’est tout ce qu’Abou Hassan put faire avant l’arrivée de Mesrour, que d’ensevelir sa femme et d’étendre sur elle la pièce de brocart que le calife lui avait fait donner. Ensuite il ouvrit la porte de son logis ; et, le visage triste et abattu, en tenant son mouchoir devant les yeux, il s’assit à la tête de la prétendue défunte. A peine eut-il achevé que Mesrour se trouva dans sa chambre. Le spectacle funèbre qu’il aperçut d’abord lui donna une joie secrète par rapport à l’ordre dont le calife l’avait chargé. Sitôt qu’Abou Hassan l’aperçut, il s’avança au-devant de lui ; et, en lui baisant la main par respect : « Seigneur, dit-il en soupirant et en gémissant, vous me voyez dans la plus grande affliction qui pouvait jamais m’arriver par la mort de Nouzhatoul-Aouadat, ma chère épouse, que vous honoriez de vos bontés. » Mesrour fut attendri à ce discours, et il ne lui fut pas possible de refuser quelques larmes à la mémoire de la défunte. Il leva un peu le drap mortuaire du côté de la tête, pour lui voir le visage, qui était à découvert ; et, en le laissant aller, après l’avoir seulement entrevue : « Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, dit-il avec un soupir profond. Nous devons nous soumettre tous à sa volonté, et toute créature doit retourner à lui. Nouzhatoul-Aouadat, ma bonne sœur, ajouta-t-il en soupirant, ton destin a été de bien peu de durée ! Dieu te fasse miséricorde ! » Il se tourna ensuite du côté d’Abou Hassan, qui fondait en larmes : « Ce n’est pas sans raison, lui dit-il, que l’on dit que les femmes sont quelquefois dans des absences d’esprit qu’on ne peut pardonner ; Zobéide, ma toute bonne maîtresse qu’elle est, est dans ce cas-là. Elle a voulu soutenir au calife que c’était vous qui étiez mort et non votre femme ; et quelque chose que le calife lui ait pu dire au contraire, pour le persuader, en lui assurant même la chose très sérieusement, il n’a jamais pu y réussir. Il m’a même pris à témoin pour lui rendre témoignage de cette vérité et la lui confirmer, puisque, comme vous le savez, j’étais présent quand vous êtes venu lui apprendre cette nouvelle affligeante ; mais tout cela n’a servi de rien. Ils en sont même venus à des obstinations l’un contre l’autre, qui n’auraient pas fini si le calife, pour convaincre Zobéide, ne s’était avisé de m’envoyer vers vous pour en savoir encore la vérité. Mais je crains fort de ne pas réussir ; car, de quelque biais qu’on puisse prendre aujourd’hui les femmes pour leur faire entendre les choses, elles sont d’une opiniâtreté insurmontable, quand une fois elles sont prévenues d’un sentiment contraire. — Que Dieu conserve le commandeur des croyants dans la possession et dans le bon usage de son rare esprit ! reprit Abou Hassan, toujours les larmes aux yeux et avec des paroles entrecoupées de sanglots. Vous voyez ce qui en est, et que je n’en ai pas imposé à Sa Majesté. Et plut à Dieu, s’écria-t-il pour mieux dissimuler, que je n’eusse pas eu l’occasion d’aller lui annoncer une nouvelle si triste et si affligeante ! Hélas ! ajouta-t-il, je ne puis assez exprimer la perte irréparable que je fais aujourd’hui. — Cela est vrai, reprit Mesrour ; et je puis vous assurer que je prends beaucoup de part à votre affliction ; mais enfin il faut vous consoler et ne vous point abandonner ainsi à votre douleur. Je vous quitte malgré moi, pour m’en retourner vers le calife ; mais je vous demande en grâce, poursuivit-il, de ne pas faire enlever le corps que je ne sois revenu ; car je veux assister à son enterrement et l’accompagner de mes prières. » Mesrour était déjà sorti pour aller rendre compte de son message, quand Abou Hassan, qui le conduisait jusqu’à la porte, lui marqua qu’il ne méritait pas l’honneur qu’il voulait lui faire. De crainte que Mesrour ne revînt sur ses pas pour lui dire quelque autre chose, il le conduisit de l’œil pendant quelque temps, et, lorsqu’il le vit assez éloigné, il rentra chez lui ; et, en débarrassant Nouzhatoul-Aouadat de tout ce qui l’enveloppait : « Voilà déjà, lui disait-il, une nouvelle scène de jouée ; mais je m’imagine bien que ce ne sera pas la dernière ; et certainement la princesse Zobéide ne s’en voudra pas tenir au rapport de Mesrour ; au contraire, elle s’en moquera : elle a de trop fortes raisons de ne pas y ajouter foi. Ainsi nous devons nous attendre à quelque nouvel événement. » Pendant ce discours d’Abou Hassan, Nouzhatoul-Aouadat eut le temps de reprendre ses habits ; ils allèrent tous deux se remettre sur le sofa, contre la jalousie, pour tâcher de découvrir ce qui se passait. Cependant Mesrour arriva chez Zobéide : il entra dans son cabinet, en riant et en frappant des mains, comme un homme qui avait quelque chose d’agréable à annoncer. Le calife était naturellement impatient : il voulut être éclairci promptement de cette affaire ; d’ailleurs il était vivement piqué au jeu par le défi de la princesse ; c’est pourquoi, dès qu’il vit Mesrour : « Méchant esclave ! s’écria-t-il, il n’est pas temps de rire. Tu ne dis mot ! Parle hardiment : qui est mort, du mari ou de la femme ? — Commandeur des croyants, répondit aussitôt Mesrour en prenant un air sérieux, c’est Nouzhatoul-Aouadat qui est morte, et Abou Hassan en est toujours aussi affligé qu’il l’a paru tantôt devant Votre Majesté. » Sans donner le temps à Mesrour de poursuivre, le calife l’interrompit : « Bonne nouvelle ! s’écria-t-il avec un grand éclat de rire ; il n’y a qu’un moment que Zobéide, ta maîtresse, avait à elle le palais des Peintures ; il est présentement à moi. Nous en avions fait la gageure contre mon jardin des Délices, depuis que tu es parti ; ainsi tu ne pouvais me faire un plus grand plaisir ; j’aurai soin de t’en récompenser. Mais laissons cela : dis-moi de point en point ce que tu as vu. — Commandeur des croyants, poursuivit Mesrour, en arrivant chez Abou Hassan, je suis entré dans sa chambre, qui était ouverte ; je l’ai toujours trouvé très affligé et pleurant la mort de Nouzhatoul-Aouadat, sa femme. Il était assis près de la tête de la défunte, qui était ensevelie au milieu de la chambre, les pieds tournés du côté de la Mecque, et couverte de la pièce de brocart dont Votre Majesté a tantôt fait présent à Abou Hassan. Après lui avoir témoigné la part que je prenais à sa douleur, je me suis approché ; et, en levant le drap mortuaire du côté de la tête, j’ai reconnu Nouzhatoul-Aouadat, qui avait déjà le visage enflé et tout changé. J’ai exhorté du mieux que j’ai pu Abou Hassan à se consoler, et, en me retirant, je lui ai marqué que je voulais me trouver à l’enterrement de sa femme et que je le priais d’attendre, à faire enlever le corps, que je fusse venu. Voilà tout ce que je puis dire à Votre Majesté sur l’ordre qu’elle m’a donné. » Quand Mesrour eut achevé de faire son rapport : « Je ne t’en demandais pas davantage, lui dit le calife en riant de tout son cœur ; et je suis très content de ton exactitude. » Et, en s’adressant à la princesse Zobéide : « Eh bien ! madame, lui dit le calife, avez-vous encore quelque chose à dire contre une vérité si constante ? Croyez-vous toujours que Nouzhatoul-Aouadat soit vivante et qu’Abou Hassan soit mort ; et n’avouez-vous pas que vous avez perdu la gageure ? » Zobéide ne demeura nullement d’accord que Mesrour eût rapporté la vérité. « Comment. ! seigneur, reprit-elle, vous imaginez-vous donc que je m’en rapporte à cet esclave ? C’est un impertinent, qui ne sait ce qu’il dit. Je ne suis ni aveugle, ni insensée ; j’ai vu de mes propres yeux Nouzhatoul-Aouadat, dans sa plus grande affliction. Je lui ai parlé moi-même, et j’ai bien entendu ce qu’elle m’a dit de la mort de son mari. — Madame, reprit Mesrour, je vous jure, par votre vie et par la vie du commandeur des croyants, choses au monde qui me sont le plus chères, que Nouzhatoul-Aouadat est morte et qu’Abou Hassan est vivant. — Tu mens, esclave vil et méprisable, lui répliqua Zobéide tout en colère ; et je veux te confondre tout à l’heure. » Aussitôt elle appela ses femmes en frappant des mains ; elles entrèrent à l’instant en grand nombre : « Venez çà, leur dit la princesse ; dites-moi la vérité. Qui est la personne qui est venue me parler, peu de temps avant que le commandeur des croyants arrivât ici ? » Les femmes répondirent toutes que c’était la pauvre affligée Nouzhatoul-Aouadat. « Et vous, ajouta-t-elle en s’adressant à sa trésorière, que vous ai-je commandé de lui donner en se retirant ? — Madame, répondit la trésorière, j’ai donné à Nouzhatoul-Aouadat, par l’ordre de Votre Majesté, une bourse de cent pièces de monnaie d’or et une pièce de brocart, qu’elle a emportées avec elle. — Eh bien ! malheureux esclave indigne, dit alors Zobéide à Mesrour dans une grande indignation, que dis-tu à tout ce que tu viens d’entendre ? Qui penses-tu présentement que je doive croire, ou de toi, ou de ma trésorière et de mes autres femmes et de moi-même ? » Mesrour ne manquait pas de raisons à opposer au discours de la princesse ; mais, comme il craignait de l’irriter encore davantage, il prit le parti de la retenue et demeura dans le silence, bien convaincu pourtant, par toutes les preuves qu’il en avait, que Nouzhatoul-Aouadat était morte, et non pas Abou Hassan. Pendant cette contestation entre Zobéide et Mesrour, le calife, qui avait vu les témoignages apportés de part et d’autre, dont chacun se faisait fort, et toujours persuadé du contraire de ce que disait la princesse, tant par ce qu’il avait vu lui-même, en parlant à Abou Hassan, que par ce que Mesrour venait de lui rapporter, riait de tout son cœur de voir que Zobéide était si fort en colère contre Mesrour. « Madame, pour le dire encore une fois, dit-il à Zobéide, je ne sais pas qui est celui qui a dit que les femmes avaient quelquefois des absences d’esprit ; mais vous voulez bien que je vous dise que vous faites voir qu’il ne pouvait rien dire de plus véritable. Mesrour vient tout fraîchement de chez Abou Hassan, il vous dit qu’il a vu de ses propres yeux Nouzhatoul-Aouadat morte, au milieu de la chambre, et Abou Hassan vivant, assis auprès de la défunte ; et, nonobstant son témoignage, qu’on ne peut pas raisonnablement récuser, vous ne voulez pas le croire ! C’est ce que je ne puis pas comprendre. » Zobéide, sans vouloir entendre ce que le calife lui représentait : « Commandeur des croyants, reprit-elle, pardonnez-moi si je vous tiens pour suspect : je vois bien que vous êtes d’intelligence avec Mesrour pour me chagriner et pour pousser ma patience à bout ; et, comme je m’aperçois que ce rapport que Mesrour vous a fait est un rapport concerté avec vous, je vous prie de me laisser la liberté d’envoyer aussi quelque personne de ma part chez Abou Hassan pour savoir si je suis dans l’erreur. » Le calife y consentit, et la princesse chargea sa nourrice de cette importante commission. C’était une femme fort âgée, qui était toujours restée près de Zobéide depuis son enfance, et qui était là présente parmi ses autres femmes. « Nourrice, lui dit-elle, écoute : va-t-en chez Abou Hassan, ou plutôt chez Nouzhatoul-Aouadat, puisque Abou Hassan est mort. Tu vois quelle est ma dispute avec le commandeur des croyants et avec Mesrour ; il n’est pas besoin de te dire davantage : éclaircis-moi de tout ; et, si tu me rapportes une bonne nouvelle, il y aura un beau présent pour toi. Va vite, et reviens incessamment. » La nourrice partit, avec une grande joie du calife, qui était ravi de voir Zobéide dans ces embarras ; mais Mesrour, extrêmement mortifié de voir la princesse dans une si grande colère contre lui, cherchait les moyens de l’apaiser, et de faire en sorte que le calife et Zobéide fussent également contents de lui. C’est pourquoi il fut ravi dès qu’il vit que Zobéide prenait le parti d’envoyer sa nourrice chez Abou Hassan, parce qu’il était persuadé que le rapport qu’elle lui ferait ne manquerait pas de se trouver conforme au sien, et qu’il servirait à le justifier et à le remettre dans ses bonnes grâces. Abou Hassan, cependant, qui était toujours en sentinelle à la jalousie, aperçut la nourrice d’assez loin : il comprit d’abord que c’était un message de la part de Zobéide. Il appela sa femme ; et, sans hésiter un moment sur le parti qu’ils avaient à prendre : « Voilà, lui dit-il, la nourrice de la princesse qui vient pour s’informer de la vérité ; c’est à moi à faire encore le mort à mon tour. » Tout était préparé. Nouzhatoul-Aouadat ensevelit Abou Hassan promptement, jeta par-dessus lui la pièce de brocart que Zobéide lui avait donnée et lui mit son turban sur le visage. La nourrice, dans l’empressement où elle était de s’acquitter de sa commission, était venue d’un assez bon pas. En entrant dans la chambre, elle aperçut Nouzhatoul-Aouadat assise à la tête d’Abou Hassan, tout échevelée et tout en pleurs, qui se frappait les joues et la poitrine en jetant de grands cris. Elle s’approcha de la fausse veuve : « Ma chère Nouzhatoul-Aouadat, lui dit-elle d’un air fort triste, je ne viens pas ici troubler votre douleur ni vous empêcher de répandre des larmes pour un mari qui vous aimait si tendrement. Ah ! bonne mère,interrompit pitoyablement la fausse veuve, vous voyez quelle est ma disgrâce et de quel malheur je me trouve accablée aujourd’hui par la perte de mon cher Abou Hassan, que Zobéide, ma chère maîtresse et la vôtre, et le commandeur des croyants m’avaient donné pour mari ! Abou Hassan ! mon cher époux ! s’écria-t-elle encore, que vous ai-je fait pour m’avoir abandonnée si promptement ? N’ai-je pas toujours suivi vos volontés plutôt que les miennes ? Hélas ! que deviendra la pauvre Nouzhatoul-Aouadat ? » La nourrice était dans une surprise extrême de voir le contraire de ce que le chef des eunuques avait rapporté au calife : « Ce visage noir de Mesrour, s’écria-t-elle avec exclamation en élevant les mains, mériterait bien que Dieu le confondît d’avoir excité une si grande dissension entre ma bonne maîtresse et le commandeur des croyants, par un mensonge aussi insigne que celui qu’il leur a fait. Il faut, ma fille, dit-elle en s’adressant à Nouzhatoul-Aouadat, que je vous dise la méchanceté et l’imposture de ce vilain Mesrour, qui a soutenu à notre bonne maîtresse, avec une effronterie inconcevable, que vous étiez morte et qu’Abou Hassan était vivant ! Hélas ! ma bonne mère, s’écria alors Nouzhatoul-Aouadat, plût à Dieu qu’il eût dit vrai ! Je ne serais pas dans l’affliction où vous me voyez, et je ne pleurerais pas un époux qui m’était si cher. » En achevant ces dernières paroles, elle fondit en larmes et elle marqua une plus grande désolation par le redoublement de ses pleurs et de ses cris. La nourrice, attendrie par les larmes de Nouzhatoul-Aouadat, s’assit près d’elle, et, en les accompagnant des siennes, elle s’approcha insensiblement de la tête d’Abou Hassan, souleva un peu son turban et lui découvrit le visage pour tâcher de le reconnaître. « Ah ! pauvre Abou Hassan ! dit-elle en le recouvrant aussitôt, je prie Dieu qu’il vous fasse miséricorde ! Adieu, ma fille, dit-elle à Nouzhatoul-Aouadat ; si je pouvais vous tenir compagnie plus longtemps, je le ferais de bon cœur ; mais je ne puis m’arrêter davantage : mon devoir me presse d’aller incessamment délivrer notre bonne maîtresse de l’inquiétude affligeante où ce vilain noir l’a plongée par son impudent mensonge, en lui assurant, même avec serment, que vous étiez morte. » A peine la nourrice de Zobéide eut fermé la porte en sortant, que Nouzhatoul-Aouadat, qui jugeait bien qu’elle ne reviendrait pas, tant elle avait hâte de rejoindre la princesse, essuya ses larmes, débarrassa au plus tôt Abou Hassan de tout ce qui était autour de lui, et ils allèrent tous deux reprendre leurs places sur le sofa, contre la jalousie, en attendant tranquillement la fin de cette tromperie, et toujours prêts à se tirer d’affaire, de quelque côté qu’on voulût les prendre. La nourrice de Zobéide, cependant, malgré sa grande vieillesse, avait pressé le pas, en revenant, encore plus qu’elle n’avait fait en allant. Le plaisir de porter à la princesse une bonne nouvelle, et plus encore d’une bonne récompense, la firent arriver en peu de temps ; elle entra dans le cabinet de la princesse presque hors d’haleine ; et, en lui rendant compte de sa commission, elle raconta naïvement à Zobéide tout ce qu’elle venait de voir. Zobéide écouta le rapport de la nourrice avec un plaisir des plus sensibles, et elle le fit bien voir ; car, dès qu’elle eut achevé, elle dit à sa nourrice, d’un ton qui marquait gain de cause : « Raconte donc la même chose au commandeur des croyants, qui nous regarde comme dépourvues de bon sens, et qui, avec cela, voudrait nous faire accroire que nous n’avons aucun sentiment de religion et que nous n’avons pas la crainte de Dieu. Dis-le à ce méchant esclave noir, qui a l’insolence de me soutenir une chose qui n’est pas et que je sais mieux que lui. » Mesrour, qui s’était attendu que le voyage de la nourrice et le rapport qu’elle ferait lui seraient favorables, fut vivement mortifié de ce qu’il avait réussi tout au contraire. D’ailleurs, il se trouvait piqué au vif de l’excès de la colère que Zobéide avait contre lui, pour un fait dont il se croyait plus certain qu’aucun autre. C’est pourquoi il fut ravi d’avoir occasion de s’en expliquer librement avec la nourrice, plutôt qu’avec la princesse, à laquelle il n’osait répondre, de crainte de perdre le respect. « Vieille sans dents, dit-il à la nourrice sans aucun ménagement, tu es une menteuse ; il n’est rien de tout ce que tu dis ; j’ai vu de mes propres yeux Nouzhatoul-Aouadat étendue morte au milieu de sa chambre. — Tu es un menteur et un insigne menteur toi-même, reprit la nourrice d’un ton insultant, d’oser me soutenir une telle fausseté, à moi qui sors de chez Abou Hassan, que j’ai vu étendu mort, à moi qui viens de quitter sa femme pleine de vie ! — Je ne suis pas un imposteur, repartit Mesrour ; c’est toi qui cherches à nous jeter dans l’erreur. — Voilà une grande effronterie, répliqua la nourrice, d’oser me démentir ainsi en présence de Leurs Majestés, moi qui viens de voir, de mes propres yeux, la vérité de ce que j’ai l’honneur de leur avancer. — Nourrice, repartit encore Mesrour, tu ferais mieux de ne point parler : tu radotes. » Zobéide ne put supporter ce manquement de respect dans Mesrour, qui, sans aucun égard, traitait sa nourrice si injurieusement en sa présence. Ainsi, sans donner le temps à sa nourrice de répondre à cette injure atroce : « Commandeur des croyants, dit-elle au calife, je vous demande justice contre cette insolence, qui ne vous regarde pas moins que moi. » Elle n’en put dire davantage, tant elle était outrée de dépit, le reste fut étouffé par ses larmes. Le calife, qui avait entendu toute cette contestation la trouva fort embarrassante ; il avait beau rêver, il ne savait que penser de toutes ces contrariétés. La princesse, de son côté, aussi bien que Mesrour, la nourrice et les femmes esclaves qui étaient là présentes, ne savaient que croire de cette aventure et gardaient le silence. Le calife enfin prit la parole. « Madame, dit-il, en s’adressant à Zobéide, je vois bien que nous sommes tous des menteurs, moi le premier, toi Mesrour, et toi nourrice : au moins il ne paraît pas que l’un soit plus croyable que l’autre ; ainsi, levons-nous et allons nous-mêmes, sur les lieux, reconnaître de quel côté est la vérité. Je ne vois pas un autre moyen de nous éclaircir de nos doutes et de nous mettre l’esprit en repos. » En disant ces paroles, le calife se leva, la princesse le suivit, et Mesrour, en marchant devant pour ouvrir la portière : « Commandeur des croyants, dit-il, j’ai bien de la joie que Votre Majesté ait pris ce parti, et j’en aurai une bien plus grande quand j’aurai fait voir à la nourrice, non pas qu’elle radote, puisque cette expression a eu le malheur de déplaire à ma bonne maîtresse, mais que le rapport qu’elle lui a fait n’est pas véritable. » La nourrice ne demeura pas sans réplique : « Tais-toi, visage noir, reprit-elle ; il n’y a ici personne que toi qui puisse radoter. » Zobéide, qui était extraordinairement outrée contre Mesrour, ne put souffrir qu’il revînt à la charge contre sa nourrice. Elle prit encore son parti : « Méchant esclave, lui dit-elle, quoi que tu puisses dire, je maintiens que ma nourrice a dit la vérité ; pour toi, je ne te regarde que comme un menteur. — Madame, reprit Mesrour, si la nourrice est si fortement assurée que Nouzhatoul-Aouadat est vivante et qu’Abou Hassan est mort, qu’elle gage donc quelque chose contre moi : elle n’oserait. » La nourrice fut prompte à la repartie : « Je l’ose si bien, lui dit-elle, que je te prends au mot. Voyons si tu oseras t’en dédire. » Mesrour ne se dédit pas de sa parole : ils gagèrent, la nourrice et lui, en présence du calife et de la princesse, une pièce de brocart d’or à fleurons d’argent, au choix de l’un et de l’autre. L’appartement d’où le calife et Zobéide sortirent, quoique assez éloigné, était néanmoins vis-à-vis du logement d’Abou Hassan et de Nouzhatoul-Aouadat. Abou Hassan, qui les aperçut venir précédés de Mesrour et suivis de la nourrice et de la foule des femmes de Zobéide, en avertit aussitôt sa femme, en lui disant qu’il était le plus trompé du monde, s’ils n’allaient être honorés de leur visite. Nouzhatoul-Aouadat regarda aussi par la jalousie, et elle vit la même chose. Quoique son mari l’eût avertie d’avance que cela pouvait arriver, elle en fut néanmoins fort surprise : « Que ferons-nous ? s’écria-t-elle. Nous sommes perdus ! — Point du tout, ne craignez rien, reprit Abou Hassan, d’un sang-froid imperturbable ; avez-vous déjà oublié ce que nous avons dit là-dessus ? Faisons seulement les morts, vous et moi, comme nous en sommes convenus, et vous verrez que tout ira bien. Du pas dont ils viennent, nous serons accommodés avant qu’ils soient à la porte. » En effet, Abou Hassan et sa femme prirent le parti de s’envelopper du mieux qu’il leur fut possible, et, en cet état, après qu’ils se furent mis au milieu de la chambre, l’un près de l’autre, couverts chacun de leur pièce de brocart, ils attendirent en paix la belle compagnie qui leur venait rendre visite. Cette illustre compagnie arriva enfin, Mesrour ouvrit la porte, et le calife et Zobéide entrèrent dans la chambre, suivis de tous leurs gens. Ils furent fort surpris et ils demeurèrent comme immobiles, à la vue de ce spectacle funèbre qui se présentait à leurs yeux. Chacun ne savait que penser d’un tel événement. Zobéide enfin rompit le silence : « Hélas ! dit-elle au calife, ils sont morts tous deux ! Vous avez tant fait, continua-t-elle, en regardant le calife et Mesrour, à force de vous opiniâtrer à me faire accroire que ma chère esclave était morte, qu’elle l’est en effet, et sans doute ce sera de douleur d’avoir perdu son mari. — Dites plutôt, madame, répondit le calife, prévenu du contraire, que Nouzhatoul-Aouadat est morte la première, et que c’est le pauvre Abou Hassan qui a succombé à son affliction d’avoir vu mourir sa femme, votre chère esclave ; ainsi vous devez convenir que vous avez perdu la gageure et que votre palais des Peintures est à moi tout de bon. — Et moi, repartit Zobéide, animée par la contradiction du calife, je soutiens que vous avez perdu vous-même, et que votre jardin des Délices m’appartient. Abou Hassan est mort le premier, puisque ma nourrice vous a dit, comme à moi, qu’elle a vu sa femme vivante qui pleurait son mari mort. Cette contestation du calife et de Zobéide en attira une autre. Mesrour et la nourrice étaient dans le même cas ; ils avaient aussi gagé, et chacun prétendait avoir gagné. La dispute s’échauffait violemment, et le chef des eunuques avec la nourrice étaient prêts à en venir à de grosses injures. Enfin le calife, en réfléchissant sur tout ce qui s’était passé, convenait tacitement que Zobéide n’avait pas moins de raison que lui de soutenir qu’elle avait gagné. Dans le chagrin où il était de ne pouvoir démêler la vérité de cette aventure, il s’avança près des deux corps morts et s’assit du côté de la tête, en cherchant lui-même quelque expédient qui lui pût donner la victoire sur Zobéide. « Oui, s’écria-t-il un moment après, je jure, par le saint nom de Dieu, que je donnerai mille pièces d’or de ma monnaie à celui qui me dira qui est mort le premier des deux ! » A peine le calife eut achevé ces dernières paroles, qu’il entendit une voix de dessous le brocart qui couvrait Abou Hassan, qui lui cria : « Commandeur des croyants, c’est moi qui suis mort le premier ; donnez-moi les mille pièces d’or. » Et en même temps, il vit Abou Hassan qui se prosterna à ses pieds. Sa femme se développa de même et alla pour se jeter aux pieds de Zobéide, en se couvrant de la pièce de brocart par bienséance ; mais Zobéide fit un grand cri, qui augmenta la frayeur de tous ceux qui étaient là présents. La princesse, enfin revenue de sa peur, se trouva dans une joie inexprimable de voir sa chère esclave ressuscitée presque dans le moment qu’elle était inconsolable de l’avoir vue morte. « Ah ! méchante, s’écria-t-elle, tu es cause que j’ai bien souffert pour l’amour de toi, en plus d’une manière Je te pardonne cependant de bon cœur, puisqu’il est vrai que tu n’es pas morte. » Le calife, de son côté, n’avait pas pris la chose si à cœur : loin de s’effrayer en entendant la voix d’Abou Hassan, il pensa au contraire étouffer de rire, en les voyant tous deux se débarrasser de tout ce qui les entourait et en entendant Abou Hassan demander très sérieusement les mille pièces d’or qu’il avait promises à celui qui lui dirait qui était mort le premier. « Quoi donc ! Abou Hassan, lui dit le calife en éclatant encore de rire, as-tu donc conspiré à me faire mourir à force de rire ? Et d’où t’es venue 1a pensée de nous surprendre ainsi, Zobéide et moi, par un endroit sur lequel nous n’étions nullement en garde contre toi ? — Commandeur des croyants, répondit Abou Hassan, je vais le déclarer sans dissimulation. Votre Majesté sait bien que j’ai toujours été fort porté à la bonne chère. La femme qu’elle m’a donnée n’a point ralenti en moi cette passion ; au contraire, j’ai trouvé en elle des inclinations toutes favorables à l’augmenter. Avec de telles dispositions, Votre Majesté jugera facilement que, quand nous aurions eu un trésor aussi grand que la mer, avec tous ceux de Votre Majesté, nous aurions bientôt trouvé le moyen d’en voir la fin ; c’est aussi ce qui nous est arrivé. Depuis que nous sommes ensemble, nous n’avons rien épargné pour nous bien régaler sur les libéralités de Votre Majesté. Ce matin, après avoir compté avec notre traiteur, nous avons trouvé qu’en le satisfaisant et en payant, d’ailleurs, ce que nous pouvions devoir, il ne nous restait rien de tout l’argent que nous avions. Alors les réflexions sur le passé et les résolutions de mieux faire à l’avenir sont venues en foule occuper notre esprit et nos pensées ; nous avons fait mille projets que nous avons abandonnés ensuite. Enfin, la honte de nous voir réduits à un si triste état et de n’oser le déclarer à Votre Majesté nous a fait imaginer ce moyen de suppléer à nos besoins, en vous divertissant par cette petite tromperie, que nous prions Votre Majesté de vouloir bien nous pardonner. » Le calife et Zobéide furent fort contents de la sincérité d’Abou Hassan ; ils ne parurent point fâchés de tout ce qui s’était passé ; au contraire, Zobéide, qui avait toujours pris la chose très sérieusement, ne put s’empêcher de rire à son tour, en songeant à tout ce qu’Abou Hassan avait imaginé pour réussir dans son dessein. Le calife, qui n’avait presque pas cessé de rire, tant cette imagination lui paraissait singulière : « Suivez-moi l’un et l’autre, dit-il à Abou Hassan et à sa femme en se levant ; je veux vous faire donner les mille pièces d’or que je vous ai promises, pour la joie que j’ai de ce que vous n’êtes pas morts. — Commandeur des croyants, reprit Zobéide, contentez-vous, je vous prie, de faire donner mille pièces d’or à Abou Hassan ; vous les devez à lui seul. Pour ce qui regarde sa femme, j’en fais mon affaire. » En même temps, elle commanda à sa trésorière, qui l’accompagnait, de faire donner aussi mille pièces d’or à Nouzhatoul-Aouadat, pour lui marquer, de son côté, la joie qu’elle avait de ce qu’elle était encore en vie. Par ce moyen, Abou Hassan et Nouzhatoul-Aouadat, sa chère femme, conservèrent longtemps les bonnes grâces du calife Haroun-al-Raschid et de Zobéide, son épouse, et acquirent de leur libéralité de quoi pourvoir abondamment à tous leurs besoins pour le reste de leurs jours. Histoire d’Aladdin, ou la Lampe merveilleuse Retour à la Table des Matières Dans la capitale d’un royaume de la Chine, très riche et d’une vaste étendue, dont le nom ne me vient pas présentement à la mémoire, il y avait un tailleur nommé Mustafa, sans autre distinction que celle que sa profession lui donnait. Mustafa le tailleur était fort pauvre, et son travail lui produisait à peine de quoi le faire subsister, lui et sa femme, et un fils que Dieu lui avait donné. Le fils, qui se nommait Aladdin, avait été élevé d’une manière très négligée et qui lui avait fait contracter des inclinations vicieuses. Il était méchant, opiniâtre, désobéissant à son père et à sa mère. Sitôt qu’il fut un peu grand, ses parents ne le purent retenir à la maison ; il sortait dès le matin et il passait les journées à jouer dans les rues et dans les places publiques, avec de petits vagabonds qui étaient même au-dessous de son âge. Dès qu’il fut en âge d’apprendre un métier, son père, qui n’était pas en état de lui en faire apprendre un autre que le sien, le prit en sa boutique et commença à lui montrer de quelle manière il devait manier l’aiguille ; mais ni par douceur, ni par crainte d’aucun châtiment, il ne fut possible au père de fixer l’esprit volage de son fils : il ne put le contraindre à se contenir et à demeurer assidu et attaché au travail, comme il le souhaitait. Sitôt que Mustafa avait le dos tourné, Aladdin s’échappait, et il ne revenait plus de tout le jour. Le père le châtiait ; mais Aladdin était incorrigible ; et, à son grand regret, Mustafa fut obligé de l’abandonner à son libertinage. Cela lui fit beaucoup de peine ; et le chagrin de ne pouvoir faire rentrer ce fils dans son devoir lui causa une maladie si opiniâtre, qu’il en mourut au bout de quelques mois. La mère d’Aladdin, qui vit que son fils ne prenait pas le chemin d’apprendre le métier de son père, ferma la boutique et fit de l’argent de tous les ustensiles de son métier, pour l’aider à subsister, elle et son fils, avec le peu qu’elle pourrait gagner à filer du coton. Aladdin, qui n’était plus retenu par la crainte d’un père et qui se souciait si peu de sa mère qu’il avait même la hardiesse de la menacer, à la moindre remontrance qu’elle lui faisait, s’abandonna alors à un plein libertinage. Il fréquentait de plus en plus les enfants de son âge et ne cessait de jouer avec eux avec plus de passion qu’auparavant. Il continua ce train de vie jusqu’à l’âge de quinze ans, sans aucune ouverture d’esprit pour quoi que ce soit, et sans faire réflexion à ce qu’il pourrait devenir un jour. Il était dans cette situation, lorsqu’un jour, qu’il jouait au milieu d’une place avec une troupe de vagabonds, selon sa coutume, un étranger, qui passait par cette place, s’arrêta à le regarder. Cet étranger était un magicien insigne, que les auteurs qui ont écrit cette histoire nous font connaître sous le nom de magicien africain : c’est ainsi que nous l’appellerons, d’autant plus volontiers qu’il était véritablement d’Afrique et qu’il n’était arrivé que depuis deux jours. Soit que le magicien africain, qui se connaissait en physionomies, eût remarqué dans le visage d’Aladdin tout ce qui était absolument nécessaire pour l’exécution de ce qui avait fait le sujet de son voyage, ou autrement, il s’informa adroitement de sa famille, de ce qu’il était et de son inclination. Quand il fut instruit de tout ce qu’il souhaitait, il s’approcha du jeune homme ; et, en le tirant à part à quelques pas de ses camarades : « Mon fils, lui demanda-t-il, votre père ne s’appelle-t-il pas Mustafa le tailleur ? — Oui, monsieur, répondit Aladdin ; mais il y a longtemps qu’il est mort. » A ces paroles, le magicien africain se jeta au cou d’Aladdin, l’embrassa et le baisa par plusieurs fois, les larmes aux yeux, accompagnées de soupirs. Aladdin, qui remarqua ses larmes, lui demanda quel sujet il avait de pleurer. « Ah ! mon fils, s’écria le magicien africain, comment pourrais-je m’en empêcher ? Je suis votre oncle, et votre père était mon bon frère. Il y a plusieurs années que je suis en voyage ; et, dans le moment où j’arrive ici avec l’espérance de le revoir et de lui donner de la joie de mon retour, vous m’apprenez qu’il est mort. Je vous assure que c’est une douleur bien sensible pour moi, de me voir privé de la consolation à laquelle je m’attendais. Mais ce qui soulage un peu mon affliction, c’est que, autant que je puis m’en souvenir, je reconnais ses traits sur votre visage et je vois que je ne me suis pas trompé en m’adressant à vous. » Il demanda à Aladdin, en mettant la main à la bourse, où demeurait sa mère. Aussitôt Aladdin satisfit à sa demande, et le magicien africain lui donna en même temps une poignée de menue monnaie, en lui disant : « Mon fils, allez trouver votre mère, faites-lui bien mes compliments et dites-lui que j’irai la voir demain, si le temps me le permet, pour me donner la consolation de voir le lieu où mon frère a vécu si longtemps et où il a fini ses jours. » Dès que le magicien africain eut laissé le neveu qu’il venait de se faire lui-même, Aladdin courut chez sa mère, bien joyeux de l’argent que son oncle venait de lui donner. « Ma mère, lui dit-il en arrivant, je vous prie de me dire si j’ai un oncle. — Non, mon fils, lui répondit la mère, vous n’avez point d’oncle, du côté de feu votre père ni du mien. — Je viens cependant, reprit Aladdin, de voir un homme qui se dit mon oncle du côté de mon père, puisqu’il était son frère, à ce qu’il m’a assuré ; il s’est même mis à pleurer et à m’embrasser quand je lui ai dit que mon père était mort. Et, pour marque que je dis la vérité, ajouta-t-il en lui montrant la monnaie qu’il avait reçue, voilà ce qu’il m’a donné. Il m’a aussi chargé de vous saluer de sa part et de vous dire que demain, s’il en a le temps, il viendra vous saluer, pour voir en même temps la maison où mon père a vécu et où il est mort. — Mon fils, repartit la mère, il est vrai que votre père avait un frère ; mais il y a longtemps qu’il est mort, et je ne lui ai jamais entendu dire qu’il en eût un autre. » Ils n’en dirent pas davantage touchant le magicien africain. Le lendemain, le magicien africain aborda Aladdin une seconde fois, comme il jouait dans un autre endroit de la ville, avec d’autres enfants. Il l’embrassa, comme il avait fait le jour précédent ; et, en lui mettant deux pièces d’or dans la main, il lui dit : « Mon fils, portez cela à votre mère ; dites-lui que j’irai la voir ce soir et qu’elle achète de quoi souper, afin que nous mangions ensemble ; mais, auparavant, enseignez-moi où je trouverai la maison. » Il la lui enseigna, et le magicien africain le laissa aller. Aladdin porta les deux pièces d’or à sa mère ; et, dès qu’il lui eut dit quelle était l’intention de son oncle, elle sortit pour les aller employer et revint avec de bonnes provisions ; et, comme elle était dépourvue d’une bonne partie de la vaisselle dont elle avait besoin, elle alla en emprunter chez ses voisins. Elle employa toute la journée à préparer 1e souper ; et, sur le soir, dès que tout fut prêt, elle dit à Aladdin « Mon fils, votre oncle ne sait peut-être pas où est notre maison ; allez au-devant de lui et l’amenez si vous le voyez. » Quoique Aladdin eût enseigné la maison au magicien africain, il était prêt néanmoins à sortir, quand on frappa à la porte. Aladdin ouvrit et reconnut le magicien africain, qui entra chargé de bouteilles de vin et de plusieurs sortes de fruits, qu’il apportait pour le souper. Après que le magicien africain eut mis ce qu’il apportait entre les mains d’Aladdin, il salua sa mère et il la pria de lui montrer la place où son frère Mustafa avait coutume de s’asseoir sur le sofa. Elle la lui montra ; et, aussitôt, il se prosterna et il baisa cette place plusieurs fois, les larmes aux yeux, en s’écriant : « Mon pauvre frère ! que je suis malheureux de n’être pas arrivé assez à temps pour vous embrasser encore une fois avant votre mort ! » Quoique la mère d’Aladdin l’en priât, jamais il ne voulut s’asseoir à la même place : « Non, dit-il, je m’en garderai bien ; mais souffrez que je me mette ici vis-à-vis, afin que, si je suis privé de la satisfaction de l’y voir en personne, comme père d’une famille qui m’est si chère, je puisse au moins l’y regarder comme s’il était présent. » La mère d’Aladdin ne le pressa pas davantage et elle le laissa dans la liberté de prendre la place qu’il voulut. Quand le magicien africain se fut assis à la place qu’il lui avait plu de choisir, il commença de s’entretenir avec la mère d’Aladdin : « Ma bonne sœur, lui disait-il, ne vous étonnez point de ne m’avoir pas vu tout le temps que vous avez été mariée avec mon frère Mustafa, d’heureuse mémoire ; il y a quarante ans que je suis sorti de ce pays, qui est le mien aussi bien que celui de feu mon frère. Depuis ce temps-là, après avoir voyagé dans les Indes, dans la Perse, dans l’Arabie, dans la Syrie, en Egypte, et séjourné dans les plus belles villes de ces pays-là, je passai en Afrique, où j’ai fait un plus long séjour. A la fin, comme il est naturel à l’homme, quelque éloigné qu’il soit du pays de sa naissance, de n’en perdre jamais la mémoire, non plus que de ses parents et de ceux avec qui il a été élevé, il m’a pris un désir si efficace de revoir le mien et de venir embrasser mon cher frère, pendant que je me sentais encore assez de force et de courage pour entreprendre un si long voyage, que je n’ai pas différé à faire mes préparatifs et à me mettre en chemin. Je ne vous dis rien de la longueur du temps que j’y ai mis, de tous les obstacles que j’ai rencontrés et de toutes les fatigues que j’ai souffertes pour arriver jusqu’ici ; je vous dirai seulement que rien ne m’a plus mortifié ni affligé dans tous mes voyages, que quand j’ai appris la mort d’un frère que j’avais toujours aimé et que j’aimais d’une amitié véritablement fraternelle. J’ai remarqué de ses traits dans le visage de mon neveu votre fils, et c’est ce qui me l’a fait distinguer par-dessus tous les autres enfants avec lesquels il était. Il a pu vous dire de quelle manière j’ai reçu la triste nouvelle qu’il n’était plus au monde ; mais il faut louer Dieu de toutes choses. Je me console de le retrouver dans un fils qui en conserve les traits les plus remarquables. » Le magicien africain, qui s’aperçut que la mère d’Aladdin s’attendrissait sur le souvenir de son mari, en renouvelant sa douleur, changea de discours ; et, en se retournant du côté d’Aladdin, il lui demanda son nom. « Je m’appelle Aladdin, lui dit-il. — Eh bien ! Aladdin, reprit le magicien, à quoi vous occupez-vous ? Savez-vous quelque métier ? A cette demande, Aladdin baissa les yeux et fut déconcerté ; mais sa mère, en prenant la parole : « Aladdin, dit-elle, est un fainéant. Son père a fait tout son possible, pendant qu’il vivait, pour lui apprendre son métier, et il n’a pu en venir à bout ; depuis qu’il est mort, nonobstant tout ce que j’ai pu lui dire et ce que je lui répète chaque jour, il ne fait autre métier que de faire le vagabond et passer tout son temps à jouer avec les enfants, comme vous l’avez vu, sans considérer qu’il n’est plus enfant ; et, si vous ne lui en faites honte et qu’il n’en profite pas, je désespère que jamais il puisse rien valoir. Il sait que son père n’a laissé aucun bien ; et il voit lui-même qu’à filer du coton pendant tout le jour, comme je fais, j’ai bien de la peine à gagner de quoi nous avoir du pain. Pour moi, je suis résolue à lui fermer la porte, un de ces jours, et à l’envoyer en chercher ailleurs. » Après que la mère d’Aladdin eut achevé ces paroles en fondant en larmes, le magicien africain dit à Aladdin : « Cela n’est pas bien, mon neveu ; il faut songer à vous aider vous-même et à gagner votre vie. Il y a des métiers de plusieurs sortes ; voyez s’il n’y en a pas quelqu’un pour lequel vous ayez inclination plutôt que pour un autre. Peut-être que celui de votre père vous déplaît et que vous vous accommoderiez mieux d’un autre : ne dissimulez point ici vos sentiments, je ne cherche qu’à vous aider. » Comme il vit qu’Aladdin ne répondait rien : « Si vous avez de la répugnance pour apprendre un métier, continua-t-il, et que vous vouliez être honnête homme, je vous lèverai une boutique garnie de riches étoffes et de toiles fines ; vous vous mettrez en état de les vendre ; et, de l’argent que vous en ferez, vous achèterez d’autres marchandises, et de cette manière vous vivrez honorablement. Consultez-vous vous-même et dites-moi franchement ce que vous en pensez ; vous me trouverez toujours prêt à tenir ma promesse. » Cette offre flatta fort Aladdin, à qui le travail manuel déplaisait d’autant plus qu’il avait assez de connaissance pour s’être aperçu que les boutiques de ces sortes de marchandises étaient propres et fréquentées et que les marchands étaient bien habillés et fort considérés. Il marqua au magicien africain, qu’il regardait comme son oncle, que son penchant était plutôt de ce côté-là que d’aucun autre, et qu’il lui serait obligé, toute sa vie, du bien qu’il voulait lui faire. « Puisque cette profession vous agrée, reprit le magicien africain, je vous mènerai demain avec moi, et je vous ferai habiller proprement et richement, conformément à l’état d’un des plus gros marchands de cette ville ; et, après-demain, nous songerons à vous lever une boutique de la manière que je l’entends. » La mère d’Aladdin, qui n’avait pas cru jusqu’alors que le magicien africain fût frère de son mari, n’en douta nullement après tout le bien qu’il promettait de faire à son fils. Elle le remercia de ses bonnes intentions ; et, après avoir exhorté Aladdin à se rendre digne de tous les biens que son oncle lui faisait espérer, elle servit le souper. La conversation roula sur le même sujet pendant tout le repas et jusqu’à ce que le magicien, qui vit que la nuit était avancée, prît congé de la mère et du fils et se retirât. Le lendemain matin, le magicien africain ne manqua pas de revenir chez la veuve de Mustafa le tailleur, comme il l’avait promis. Il prit Aladdin avec lui et il le mena chez un gros marchand, qui ne vendait que des habits tout faits, de toutes sortes de belles étoffes, pour les différents âges et conditions. Il s’en fit montrer de convenables à la grandeur d’Aladdin ; et, après avoir mis à part tous ceux qui lui plaisaient davantage et rejeté les autres, qui n’étaient pas de la beauté qu’il entendait, il dit à Aladdin : « Mon neveu, choisissez dans tous ces habits celui que vous aimez le mieux. » Aladdin, charmé des libéralités de son nouvel oncle, en choisit un ; le magicien l’acheta, avec tout ce qui devait l’accompagner, et paya le tout sans marchander. Lorsque Aladdin se vit ainsi habillé magnifiquement, depuis les pieds jusqu’à la tête, il fit à son oncle tous les remercîments imaginables ; et le magicien lui promit encore de ne le point abandonner et de l’avoir toujours avec lui. En effet, il le mena dans les lieux les plus fréquentés de la ville, particulièrement dans ceux où étaient les boutiques des riches marchands ; et, quand il fut dans la rue où étaient les boutiques des plus riches étoffes et des toiles fines, il dit à Aladdin : « Comme vous serez bientôt marchand comme ceux que vous voyez, il est bon que vous les fréquentiez et qu’ils vous connaissent. » Il lui fit voir aussi les mosquées les plus belles et les plus grandes, le conduisit dans les khans où logeaient les marchands étrangers et dans tous les endroits du palais du sultan où il était libre d’entrer. Enfin, après avoir parcouru ensemble tous les beaux endroits de la ville, ils arrivèrent dans le khan où le magicien avait pris un appartement. Il s’y trouva quelques marchands avec lesquels il avait commencé de faire connaissance depuis son arrivée, et qu’il avait rassemblés exprès pour les bien régaler et leur donner en même temps la connaissance de son prétendu neveu. Le régal ne finit que sur le soir. Aladdin voulut prendre congé de son oncle, pour s’en retourner ; mais le magicien africain ne voulut pas le laisser aller seul et le reconduisit lui-même chez sa mère. Dès qu’elle eut aperçu son fils si bien habillé, elle fut transportée de joie ; et elle ne cessait de donner mille bénédictions au magicien, qui avait fait une si grande dépense pour son enfant. « Généreux parent, lui dit-elle, je ne sais comment vous remercier de votre libéralité. Je sais que mon fils ne mérite pas le bien que vous lui faites et qu’il en serait tout à fait indigne, s’il n’en était reconnaissant et s’il négligeait de répondre à la bonne intention que vous avez de lui donner un établissement si distingué. En mon particulier, ajouta-t-elle, je vous en remercie encore de toute mon âme, et je vous souhaite une vie assez longue pour que vous soyez témoin de la reconnaissance de mon fils, qui ne peut mieux vous la témoigner qu’en se gouvernant selon vos bons conseils. » « Aladdin, reprit le magicien africain, est un bon enfant ; il m’écoute assez, et je crois que nous en ferons quelque chose de bon. Je suis fâché d’une chose : de ne pouvoir exécuter demain ce que je lui ai promis. C’est jour de vendredi, les boutiques seront fermées et il n’y aura pas lieu de songer à en louer une et à la garnir, pendant que les marchands ne penseront qu’à se divertir. Ainsi nous remettrons l’affaire à samedi ; mais je viendrai demain le prendre, et je le mènerai promener dans les jardins où le beau monde a coutume de se trouver. Il n’a peut-être encore rien vu des divertissements qu’on y prend. Il n’a été jusqu’à présent qu’avec des enfants ; il faut qu’il voie des hommes. » Le magicien africain prit congé de la mère et du fils, et se retira. Aladdin cependant, qui était déjà dans une grande joie de se voir si bien habillé, se fit encore un plaisir par avance de la promenade des jardins des environs de la ville. En effet, jamais il n’était sorti hors des portes, et jamais il n’avait vu les environs, qui étaient d’une grande beauté et très agréables. Aladdin se leva et s’habilla, le lendemain, de grand matin, pour être prêt à partir quand son oncle viendrait le prendre. Après avoir attendu longtemps, à ce qu’il lui semblait, l’impatience lui fit ouvrir la porte et se tenir sur le pas, pour voir s’il ne le verrait point. Dès qu’il l’aperçut il en avertit sa mère ; et, en prenant congé d’elle, il ferma la porte et courut à lui, pour le joindre. Le magicien africain fit beaucoup de caresses à Aladdin quand il le vit. « Allons, mon cher enfant, lui dit-il d’un air riant, je veux vous faire voir aujourd’hui de belles choses. » Il le mena par une porte qui conduisait à de grandes et belles maisons, ou plutôt à des palais magnifiques, qui avaient chacun de très beaux jardins dont les entrées étaient libres. A chaque palais qu’ils rencontraient, il demandait à Aladdin s’il le trouvait beau ; et Aladdin, en le prévenant, quand un autre se présentait : « Mon oncle, disait-il, en voici un plus beau que ceux que nous venons de voir. » Cependant ils avançaient toujours plus avant dans la campagne ; et le rusé magicien, qui avait envie d’aller plus loin pour exécuter le dessein qu’il avait dans la tête, prit occasion d’entrer dans un de ces jardins. Il s’assit près d’un grand bassin, qui recevait une très belle eau par un mufle de lion de bronze, et feignit d’être las, afin de faire reposer Aladdin. « Mon neveu, lui dit-il, vous devez être fatigué aussi bien que moi ; reposons-nous ici pour reprendre des forces ; nous aurons plus de courage à poursuivre notre promenade. » Quand ils furent assis, le magicien africain tira d’un linge attaché à sa ceinture des gâteaux et plusieurs sortes de fruits dont il avait fait provision, et il l’étendit sur le bord du bassin. Il partagea un gâteau entre lui et Aladin ; et, à l’égard des fruits, il lui laissa la liberté de choisir ceux qui seraient le plus à son goût. Pendant ce petit repas, il entretint son prétendu neveu de plusieurs enseignements qui tendaient à l’exhorter à se détacher de la fréquentation des enfants et à s’approcher plutôt des hommes sages et prudents, à les écouter et à profiter de leurs entretiens. « Bientôt, lui disait-il, vous serez homme comme eux, et vous ne pouvez vous accoutumer de trop bonne heure à dire de bonnes choses, à leur exemple. » Quand ils eurent achevé ce petit repas, ils se levèrent et ils poursuivirent leur chemin au travers des jardins, qui n’étaient séparés les uns des autres que par de petits fossés qui en marquaient les limites, mais qui n’en empêchaient pas la communication. La bonne foi faisait que les citoyens de cette capitale n’apportaient pas plus de précaution pour s’empêcher les uns les autres de se nuire. Insensiblement le magicien africain mena Aladdin assez loin au-delà des jardins et lui fit traverser des campagnes qui le conduisirent jusqu’assez près des montagnes. Aladdin, qui de sa vie n’avait fait tant de chemin, se sentit fort fatigué d’une si longue marche. « Mon oncle, dit-il au magicien africain, où allons-nous ? Nous avons laissé les jardins bien loin derrière nous, et je ne vois plus que des montagnes. Si nous avançons plus, je ne sais si j’aurai assez de force pour retourner jusqu’à la ville. Prenez courage, mon neveu, lui dit le faux oncle, je veux vous faire voir un autre jardin qui surpasse tous ceux que vous venez de voir ; il n’est pas loin d’ici, il n’y a qu’un pas ; et, quand nous y serons arrivés, vous me direz vous-même si vous ne seriez pas fâché de ne l’avoir pas vu, après vous en être approché de si près. » Aladdin se laissa persuader, et le magicien le mena encore fort loin, en l’entretenant de différentes histoires amusantes, pour lui rendre le chemin moins ennuyeux et la fatigue plus supportable. Ils arrivèrent enfin entre deux montagnes, d’une hauteur médiocre et à peu près égales, séparées par un vallon de très peu de largeur. C’était là cet endroit remarquable où le magicien africain avait voulu amener Aladdin, pour l’exécution d’un grand dessein qui l’avait fait venir de l’extrémité de l’Afrique jusqu’à la Chine. « Nous n’allons pas plus loin, dit-il à Aladdin je veux vous faire voir ici des choses extraordinaires et inconnues à tous les mortels ; et, quand vous les aurez vues, vous me remercierez d’avoir été témoin de tant de merveilles, que personne, au monde, n’aura vues que vous. Pendant que je vais battre le fusil, amassez, de toutes les broussailles que vous voyez, celles qui seront les plus sèches, afin d’allumer du feu. » Il y avait une si grande quantité de ces broussailles, qu’Aladdin en eut bientôt fait un amas plus que suffisant, dans le temps que le magicien allumait l’allumette. Il y mit le feu ; et, dans le moment que les broussailles s’enflammèrent, le magicien africain y jeta d’un parfum qu’il avait tout prêt. Il s’éleva une fumée fort épaisse, qu’il détourna de côté et d’autre, en prononçant des paroles magiques auxquelles Aladdin ne comprit rien. Dans le même moment, la terre trembla un peu et s’ouvrit, en cet endroit, devant le magicien et Aladdin et fit voit a découvert une pierre d’environ un pied et demi en carré, et d’environ un pied de profondeur, posée horizontalement, avec un anneau de bronze scellé dans le milieu, pour s’en servir à la lever. Aladdin, effrayé de tout ce qui se passait à ses yeux, eût voulu prendre la fuite. Mais il était nécessaire à ce mystère, et le magicien le retint et le gronda fort, en lui donnant un soufflet si fortement appliqué, qu’il le jeta par terre et que peu s’en fallut qu’il ne lui enfonçât les dents de devant dans la bouche, comme il y parut par le sang qui en sortit. Le pauvre Aladdin, tout tremblant et les larmes aux yeux : « Mon oncle s’écria-t-il en pleurant, qu’ai-je donc fait pour avoir mérité que vous me frappiez si rudement ? — J’ai mes raisons pour le faire, répondit le magicien. Je suis votre oncle, qui vous tient présentement lieu de père, et vous ne devez pas me répliquer. Mais,. mon enfant, ajouta-t-il en se radoucissant, ne craignez rien : je ne demande autre chose de vous, sinon que vous m’obéissiez exactement, si vous voulez bien profiter et vous rendre digne des grands avantages que je veux vous faire. » Ces belles promesses du magicien calmèrent un peu la crainte et le ressentiment d’Aladdin ; et, lorsque le magicien le vit entièrement rassuré : « Vous avez vu, continua-t-il, ce que j’ai fait par la vertu de mon parfum et des paroles que j’ai prononcées. Apprenez donc présentement que, sous cette pierre que vous voyez, il y a un trésor caché, qui vous est destiné et qui doit vous rendre, un jour, plus riche que les plus grands rois du monde. Cela est si vrai, qu’il n’y a personne au monde que vous à qui il soit permis de toucher cette pierre et de la lever pour y entrer : il m’est même défendu d’y toucher et de mettre le pied dans le trésor, quand il sera ouvert. Pour cela, il faut que vous exécutiez de point en point ce que je vous dirai, sans y manquer : la chose est de grande conséquence, et pour vous et pour moi. » Aladdin, toujours dans l’étonnement de ce qu’il voyait et de tout ce qu’il venait d’entendre dire au magicien, de ce trésor qui devait le rendre heureux à jamais, oublia tout ce qui s’était passé. « Eh bien mon oncle, dit-il au magicien en se levant, de quoi s’agit-il ? Commandez, je suis tout prêt à obéir. — Je suis ravi, mon enfant, lui dit le magicien africain en l’embrassant, que vous ayez pris ce parti ; venez, approchez-vous, prenez cet anneau et levez la pierre. — Mais, mon oncle, reprit Aladdin, je ne suis pas assez fort pour la lever ; il faut donc que vous m’aidiez. — Non, repartit le magicien africain, vous n’avez pas besoin de mon aide, et nous ne ferions rien, vous et moi, si je vous aidais : il faut que vous la leviez vous seul. Prononcez seulement le nom de votre père et de votre grand-père, en tenant l’anneau, et levez : vous verrez qu’elle viendra à vous sans peine. » Aladdin fit comme le magicien lui avait dit : il leva la pierre avec facilité, et il la posa à côté. Quand la pierre fut ôtée, un caveau de trois à quatre pieds de profondeur se fit voir, avec une petite porte et des degrés pour descendre plus bas. « Mon fils, dit alors le magicien africain à Aladdin, observez exactement tout ce que je vais vous dire. Descendez dans ce caveau ; quand vous serez au bas des degrés que vous voyez, vous trouverez une porte ouverte qui vous conduira dans un grand lieu voûté et partagé en trois grandes salles, les unes après les autres. Dans chacune, vous verrez, à droite et à gauche, quatre vases de bronze grands comme des cuves, pleins d’or et d’argent ; mais gardez-vous d’y toucher. Avant d’entrer dans la première salle, levez votre robe et serrez-la bien autour de vous. Quand vous y serez entré, passez à la seconde sans vous arrêter, et, de là, à la troisième, aussi sans vous arrêter. Sur toutes choses, gardez-vous bien d’approcher des murs et d’y toucher même avec votre robe ; car, si vous y touchiez, vous mourriez sur-le-champ ; c’est pour cela que je vous ai dit de la tenir serrée autour de vous. Au bout de la troisième salle, il y a une porte qui vous donnera entrée dans un jardin planté de beaux arbres, tous chargés de fruits ; marchez tout droit, et traversez ce jardin par un chemin qui vous mènera à un escalier de cinquante marches, pour monter sur une terrasse. Quand vous serez sur la terrasse, vous verrez devant vous une niche, et, dans la niche, une lampe allumée ; prenez la lampe, éteignez-la ; et, quand vous aurez jeté le lumignon et versé la liqueur, mettez-la dans votre sein et apportez-la-moi. Ne craignez pas de gâter votre habit : la liqueur n’est pas de l’huile, et la lampe sera sèche dès qu’il n’y en aura plus. Si les fruits du jardin vous font envie, vous pouvez en cueillir autant que vous en voudrez ; cela ne vous est pas défendu. » En achevant ces paroles, le magicien africain tira un anneau qu’il avait au doigt, et il le mit à l’un des doigts d’Aladdin, en lui disant que c’était un préservatif contre tout ce qui pourrait lui arriver de mal, en observant bien tout ce qu’il venait de lui prescrire. « Allez, mon enfant, lui dit-il après cette instruction, descendez hardiment ; nous allons être riches l’un et l’autre, pour toute notre vie. » Aladdin sauta légèrement dans le caveau et il descendit jusqu’au bas des degrés : il trouva les trois salles dont le magicien africain lui avait fait la description. Il passa au travers avec d’autant plus de précaution, qu’il appréhendait de mourir s’il manquait à observer soigneusement ce qui lui avait été prescrit. Il traversa le jardin sans s’arrêter, monta sur la terrasse, prit la lampe allumée dans la niche, jeta le lumignon et la liqueur, et, en la voyant sans humidité, comme le magicien le lui avait dit, il la mit dans son sein ; il descendit de la terrasse et il s’arrêta dans le jardin, à en considérer les fruits, qu’il n’avait vus qu’en passant. Les arbres de ce jardin étaient tous chargés de fruits extraordinaires. Chaque arbre en portait de différentes couleurs : il y en avait de blancs, de luisants et transparents comme le cristal ; de rouges, les uns plus chargés, les autres moins, de verts, de bleus, de violets, de tirant sur le jaune et de plusieurs autres sortes de couleurs. Les blancs étaient des perles ; les luisants et transparents, des diamants ; les rouges les plus foncés, des rubis ; les autres, moins foncés, des rubis balais ; les verts, des émeraudes ; les bleus, des turquoises ; les violets, des améthystes ; ceux qui tiraient sur le jaune, des saphirs ; et ainsi des autres ; et ces fruits étaient tous d’une grosseur et d’une perfection à quoi on n’avait encore vu rien de pareil dans le monde. Aladdin, qui n’en connaissait ni le mérite ni la valeur, ne fut pas touché de la vue de ces fruits, qui n’étaient pas de son goût comme l’eussent été des figues, des raisins et les autres fruits excellents qui sont communs dans la Chine. Aussi n’était-il pas encore dans un âge à en connaître le prix ; il s’imagina que tous ces fruits n’étaient que du verre coloré et qu’ils ne valaient pas davantage. La diversité de tant de belles couleurs néanmoins, la beauté et la grosseur extraordinaires de chaque fruit lui donnèrent envie d’en cueillir de toutes les sortes. En effet, il en prit plusieurs de chaque couleur, et il en emplit ses deux poches et deux bourses toutes neuves, que le magicien lui avait achetées, avec l’habit dont il lui avait fait présent, afin qu’il n’eût rien que du neuf ; et, comme les deux bourses ne pouvaient tenir dans ses poches, qui étaient déjà pleines, il les attacha de chaque côté, à sa ceinture ; il en enveloppa même dans les plis de sa ceinture, qui était d’une étoffe de soie ample et à plusieurs tours, et il les accommoda de manière qu’ils ne pouvaient pas tomber ; il n’oublia pas non plus d’en fourrer dans son sein, entre la robe et la chemise, autour de lui. Aladdin, ainsi chargé de tant de richesses, sans le savoir, reprit en diligence le chemin des trois salles, pour ne pas faire attendre trop longtemps le magicien africain ; et, après avoir passé à travers avec la même précaution qu’auparavant, il remonta par où il était descendu et se présenta à l’entrée du caveau, où le magicien africain l’attendait avec impatience. Aussitôt qu’Aladdin l’aperçut : « Mon oncle, lui dit-il, je vous prie de me donner la main pour m’aider à monter. » Le magicien africain lui dit : « Mon fils, donnez-moi la lampe auparavant ; elle pourrait vous embarrasser. — Pardonnez-moi, mon oncle, reprit Aladdin, elle ne m’embarrasse pas ; je vous la donnerai dès que je serai monté. » Le magicien africain s’opiniâtra à vouloir qu’Aladdin lui mît la lampe entre les mains avant de le tirer du caveau, et Aladdin, qui avait embarrassé cette lampe avec tous ces fruits dont il s’était garni de tous côtés, refusa absolument de la donner, qu’il ne fût hors du caveau. Alors le magicien africain, au désespoir de la résistance de ce jeune homme, entra dans une furie épouvantable : il jeta un peu de son parfum sur le feu qu’il avait soin d’entretenir ; et, à peine eut-il prononcé deux paroles magiques, que la pierre qui servait à fermer l’entrée du caveau se remit d’elle-même à sa place, avec la terre par-dessus, au même état qu’elle était à l’arrivée du magicien africain et d’Aladdin. Il est certain que le magicien africain n’était pas frère de Mustafa le tailleur, comme il s’en était vanté, ni, par conséquent, l’oncle d’Aladdin. Il était véritablement d’Afrique, et il y était né ; et, comme l’Afrique est un pays où l’on est plus entêté de la magie que partout ailleurs, il s’y était appliqué dès sa jeunesse ; et, après quarante années ou environ d’enchantements, d’opérations de géomance, de suffumigations et de lecture de livres de magie, il était enfin parvenu à découvrir qu’il y avait dans le monde une lampe merveilleuse, dont la possession le rendrait plus puissant qu’aucun monarque de l’univers, s’il pouvait en devenir le possesseur. Par une dernière opération de géomance, il avait connu que cette lampe était dans un lieu souterrain au milieu de la Chine, à l’endroit et avec toutes les circonstances que nous venons de voir. Bien persuadé de la vérité de cette découverte, il était parti de l’extrémité de l’Afrique, comme nous l’avons dit ; et, après un voyage long et pénible, il était arrivé à la ville qui était si voisine du trésor ; mais, quoique la lampe fût certainement dans le lieu dont il avait connaissance, il ne lui était pas permis néanmoins de l’enlever lui-même, ni d’entrer, en personne, dans le lieu souterrain où elle était. Il fallait qu’un autre y descendît, l’allât prendre et la lui mît entre les mains. C’est pourquoi il s’était adressé à Aladdin, qui lui avait paru un jeune enfant sans conséquence et très propre à lui rendre ce service qu’il attendait de lui, bien résolu, dès qu’il aurait la lampe dans ses mains, de faire la dernière suffumigation que nous avons dite et de prononcer les deux paroles magiques qui devaient faire l’effet que nous avons vu et sacrifier le pauvre Aladdin à son avarice et à sa méchanceté, afin de n’en avoir pas de témoin. Le soufflet donné à Aladdin et l’autorité qu’il avait prise sur lui n’avaient pour but que de l’accoutumer à le craindre et à lui obéir exactement, afin que, lorsqu’il lui demanderait cette fameuse lampe magique, il la lui donnât aussitôt ; mais il lui arriva tout le contraire de ce qu’il s’était proposé. Enfin il n’usa de sa méchanceté avec tant de précipitation, pour perdre le pauvre Aladdin, que parce qu’il craignit que, s’il contestait plus longtemps avec lui, quelqu’un ne vînt à les entendre et ne rendît public ce qu’il voulait tenir très caché. Quand le magicien africain vit ses grandes et belles espérances échouées à n’y revenir jamais, il n’eut pas d’autre parti à prendre que celui de retourner en Afrique ; c’est ce qu’il fit dès le même jour. Il prit sa route par des détours, pour ne pas rentrer dans la ville d’où il était sorti avec Aladdin. Il avait à craindre, en effet, d’être observé par plusieurs personnes qui pouvaient l’avoir vu se promener avec cet enfant et revenir sans lui. Selon toutes les apparences, on ne devait plus entendre parler d’Aladdin ; mais celui-là même qui avait cru le perdre pour jamais n’avait pas fait attention qu’il lui avait mis au doigt un anneau qui pouvait servir à le sauver. En effet, ce fut cet anneau qui fut cause du salut d’Aladdin, qui n’en savait nullement la vertu ; et il est étonnant que cette perte, jointe à celle de la lampe, n’ait pas jeté ce magicien dans le dernier désespoir. Mais les magiciens sont si accoutumés aux disgrâces et aux événements contraires à leurs souhaits, qu’ils ne cessent, tant qu’ils vivent, de se repaître de fumée, de chimères et de visions. Aladdin, qui ne s’attendait pas à la méchanceté de son faux oncle, après les caresses et le bien qu’il lui avait faits, fut dans un étonnement qu’il est plus aisé d’imaginer que de représenter par des paroles. Quand il se vit enterré tout vif, il appela mille fois son oncle, en criant qu’il était prêt à lui donner la lampe ; mais ses cris étaient inutiles, et il n’y avait plus moyen d’être entendu ; ainsi il demeura dans les ténèbres et dans l’obscurité. Enfin, après avoir donné quelque relâche à ses larmes, il descendit jusqu’au bas de l’escalier du caveau, pour aller chercher la lumière dans le jardin où il avait déjà passé ; mais le mur, qui s’était ouvert par enchantement, s’était refermé et rejoint par un autre enchantement. Il tâtonne devant lui à droite et à gauche, par plusieurs fois, et il ne trouve plus de porte : il redouble ses cris et ses pleurs, et il s’assied sur les degrés du caveau, sans espoir de revoir jamais la lumière, et avec la triste certitude, au contraire, de passer des ténèbres où il était dans celles d’une mort prochaine. Aladdin demeura deux jours en cet état, sans manger et sans boire : le troisième jour enfin, en regardant la mort comme inévitable, il éleva les mains en les joignant ; et, avec une résignation entière à la volonté de Dieu, il s’écria : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu, le haut, le grand ! » Dans cette action de mains jointes, il frotta, sans y penser, l’anneau que le magicien africain lui avait mis au doigt et dont il ne connaissait pas encore la vertu. Aussitôt un génie, d’une figure énorme et d’un regard épouvantable, s’éleva devant lui comme de dessous la terre, jusqu’à ce qu’il atteignit de la tête à la voûte et dit à Aladdin ces paroles : « Que veux-tu ? me voici prêt à t’obéir, comme ton esclave et l’esclave de tous ceux qui ont l’anneau au doigt, moi et les autres esclaves de l’anneau. » En tout autre temps et en toute autre occasion, Aladdin, qui n’était pas accoutumé à de pareilles visions, eût pu être saisi de frayeur et perdre la parole à la vue d’une figure si extraordinaire ; mais, occupé uniquement du danger présent où il était, il répondit sans hésiter : « Qui que tu sois, fais moi sortir de ce lieu, si tu en as le pouvoir. » A peine eut-il prononcé ces paroles, que la terre s’ouvrit et qu’il se trouva hors du caveau et à l’endroit justement où le magicien l’avait amené. On ne trouvera pas étrange qu’Aladdin, qui était demeuré si longtemps dans les ténèbres les plus épaisses, ait eu d’abord de la peine à soutenir le grand jour ; il y accoutuma ses yeux peu à peu et, en regardant autour de lui, il fut fort surpris de ne pas voir d’ouverture sur la terre. Il ne put comprendre de quelle manière il se trouvait si subitement hors de ses entrailles ; il n’y eut que la place où les broussailles avaient été allumées qui lui fit reconnaître à peu près où était le caveau. Ensuite, en se tournant du côté de la ville, il l’aperçut au milieu des jardins qui l’environnaient ; il reconnut le chemin par où le magicien africain l’avait amené, et il le reprit, en rendant grâces à Dieu de se revoir une autre fois au monde, après avoir désespéré d’y revenir jamais. Il arriva jusqu’à la ville et se traîna chez lui avec bien de la peine. En entrant chez sa mère, la joie de la revoir, jointe à la faiblesse dans laquelle il était de n’avoir pas mangé depuis près de trois jours, lui causa un évanouissement qui dura quelque temps ; sa mère, qui l’avait déjà pleuré comme perdu, ou comme mort, en le voyant en cet état, n’oublia aucun de ses soins pour le faire revenir. Il revint enfin de son évanouissement ; et les premières paroles qu’il prononça furent celles-ci : « Ma mère, avant toute chose, je vous prie de me donner à manger ; il y a trois jours que je n’ai pris quoi que ce soit. » Sa mère lui apporta ce qu’elle avait ; et, en le mettant devant lui : « Mon fils, lui dit-elle, ne vous pressez pas, cela est dangereux ; mangez peu à peu et à votre aise, et ménagez-vous, dans le grand besoin que vous en avez. Je ne veux pas même que vous me parliez vous aurez assez de temps pour me raconter ce qui vous est arrivé, quand vous serez bien rétabli. Je suis toute consolée de vous revoir, après l’affliction où je me suis trouvée depuis vendredi et toutes les peines que je me suis données pour apprendre ce que vous étiez devenu, dès que j’eus vu qu’il était nuit et que vous n’étiez pas revenu à la maison. » Aladdin suivit le conseil de sa mère : il mangea tranquillement et peu à peu, et il but à proportion. Quand il eut achevé : « Ma mère, dit-il, j’aurais de grandes plaintes à vous faire sur ce que vous m’avez abandonné avec tant de facilité à la discrétion d’un homme qui avait le dessein de me perdre et qui tient, à l’heure que je vous parle, ma mort si certaine, qu’il ne doute pas, ou que je ne sois plus en vie, ou que je ne doive la perdre au premier jour ; mais vous avez cru qu’il était mon oncle, et je l’ai cru comme vous. Eh pouvions-nous avoir d’autre pensée d’un homme qui m’accablait de caresses et de biens et qui me faisait tant d’autres promesses avantageuses ? Sachez, ma mère, que ce n’est qu’un traître, un méchant, un fourbe. Il ne m’a fait tant de bien et tant de promesses qu’afin d’arriver au but qu’il s’était proposé, de me perdre, comme je l’ai dit, sans que ni vous ni moi nous puissions en deviner la cause. De mon côté, je puis assurer que je ne lui ai donné aucun sujet qui méritât le moindre mauvais traitement. Vous le comprendrez vous-même par le récit fidèle que vous allez entendre de tout ce qui s’est passé depuis que je me suis séparé de vous, jusqu’à l’exécution de son pernicieux dessein. » Aladdin commença à raconter à sa mère tout ce qui lui était arrivé avec le magicien, depuis le vendredi qu’il était venu le prendre pour le mener avec lui voir les palais et les jardins qui étaient hors de la ville ; ce qui lui arriva dans le chemin, jusqu’à l’endroit des deux montagnes où se devait opérer le grand prodige du magicien ; comment, avec un parfum jeté dans le feu et quelques paroles magiques, la terre s’était ouverte en un instant et avait fait voir l’entrée d’un caveau qui conduisait à un trésor inestimable. Il n’oublia pas le soufflet qu’il avait reçu du magicien, ni de quelle manière, après s’être un peu radouci, il l’avait engagé, par de grandes promesses, en lui mettant son anneau au doigt, à descendre dans le caveau. Il n’omit aucune circonstance de tout ce qu’il avait vu, en passant et en repassant dans les trois salles, dans le jardin et sur la terrasse où il avait pris la lampe merveilleuse, qu’il montra à sa mère en la retirant de son sein, aussi bien que les fruits transparents et de différentes couleurs qu’il avait cueillis dans le jardin en s’en retournant, auxquels il joignit deux bourses pleines, qu’il donna à sa mère et dont elle fit peu de cas. Ces fruits étaient cependant des pierres précieuses. L’éclat, brillant comme le soleil, qu’ils rendaient à la faveur d’une lampe qui éclairait la chambre, devait faire juger de leur grand prix ; mais la mère d’Aladdin n’avait pas sur cela plus de connaissance que son fils. Elle avait été élevée dans une condition très médiocre, et son mari n’avait pas eu assez de biens pour lui donner de ces sortes de pierreries. D’ailleurs elle n’en avait jamais vu à aucune de ses parentes ni de ses voisines ; ainsi il ne faut pas s’étonner si elle ne les regarda que comme des choses de peu de valeur et bonnes tout au plus à récréer la vue par la variété de leurs couleurs ; ce qui fit qu’Aladdin les mit derrière un des coussins du sofa sur lequel il était assis. Il acheva le récit de son aventure, en lui disant que, quand il fut revenu et qu’il se fut présenté à l’entrée du caveau, prêt à en sortir, sur le refus qu’il avait fait au magicien de lui donner la lampe qu’il voulait avoir, l’entrée du caveau s’était refermée en un instant, par la force du parfum que le magicien avait jeté sur le feu, qu’il n’avait pas laissé éteindre, et des paroles qu’il avait prononcées. Mais il n’en put dire davantage sans verser des larmes, en lui représentant l’état malheureux où il s’était trouvé lorsqu’il s’était vu enterré tout vivant dans le fatal caveau, jusqu’au moment qu’il en était sorti et que, pour ainsi dire, il était revenu au monde par l’attouchement de son anneau, dont il ne connaissait pas encore la vertu. Quand il eut fini ce récit : « Il n’est pas nécessaire de vous en dire davantage, dit-il à sa mère ; le reste vous est connu. Voilà enfin quelle a été mon aventure et quel est le danger que j’ai couru depuis que vous ne m’avez vu. » La mère d’Aladdin eut la patience d’entendre, sans l’interrompre, ce récit merveilleux et surprenant, et en même temps si affligeant pour une mère, qui aimait son fils tendrement malgré ses défauts. Dans les endroits néanmoins les plus touchants et qui faisaient connaître davantage la perfidie du magicien africain, elle ne put s’empêcher de faire paraître combien elle le détestait, par les marques de son indignation ; mais dès qu’Aladdin eut achevé, elle se déchaîna en mille injures contre cet imposteur : elle l’appela traître, perfide, barbare, assassin, trompeur, magicien, ennemi et destructeur du genre humain. « Oui, mon fils, ajouta-t-elle, c’est un magicien, et les magiciens sont des pestes publiques : ils ont commerce avec les démons par leurs enchantements et par leurs sorcelleries. Béni soit Dieu, qui n’a pas voulu que sa méchanceté insigne eût son effet entier contre vous ! Vous devez bien le remercier de la grâce qu’il vous a faite ! La mort vous était inévitable, si vous ne vous fussiez souvenu de lui et que vous n’eussiez imploré son secours. » Elle dit encore beaucoup de choses, en détestant toujours la trahison que le magicien avait faite à son fils ; mais, en parlant, elle s’aperçut qu’Aladdin, qui n’avait pas dormi depuis trois jours, avait besoin de repos. Elle le fit coucher ; et, peu de temps après, elle se coucha aussi. Aladdin, qui n’avait pris aucun repos dans le lieu souterrain où il avait été enseveli à dessein qu’il y perdît la vie, dormit toute la nuit d’un profond sommeil et ne se réveilla, le lendemain, que fort tard. Il se leva ; et la première chose qu’il dit à sa mère, ce fut qu’il avait besoin de manger et qu’elle ne pouvait lui faire un plus grand plaisir que de lui donner à déjeuner. « Hélas ! mon fils, lui répondit sa mère, je n’ai pas seulement un morceau de pain à vous donner ; vous mangeâtes, hier au soir, le peu de provisions qu’il y avait dans la maison ; mais donnez-vous un peu de patience, je ne serai pas longtemps à vous en apporter. J’ai un peu de fil de coton de mon travail ; je vais le vendre, afin de vous acheter du pain et quelque chose pour notre dîner. — Ma mère, reprit Aladdin, réservez votre fil de coton pour une autre fois et donnez-moi la lampe que j’apportai hier ; j’irai la vendre, et l’argent que j’en aurai servira à nous avoir de quoi déjeuner et dîner, et peut-être de quoi souper. » La mère d’Aladdin prit la lampe où elle l’avait mise. « La voilà, dit-elle à son fils, mais elle est bien sale ; pour peu qu’elle soit nettoyée, je crois qu’elle en vaudra quelque chose davantage. » Elle prit de l’eau et un peu de sable fin, pour la nettoyer ; mais, à peine eut-elle commencé à frotter cette lampe, qu’en un instant, en présence de son fils, un génie hideux et d’une grandeur gigantesque s’éleva et parut devant elle et lui dit d’une voix tonnante : « Que veux-tu ? Me voici prêt à t’obéir, comme ton esclave et celui de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi avec les autres esclaves de la lampe. » La mère d’Aladdin n’était pas en état de répondre : sa vue n’avait pu soutenir la figure hideuse et épouvantable du génie ; et sa frayeur avait été si grande, dès les premières paroles qu’il avait prononcées, qu’elle était tombée évanouie. Aladdin, qui avait déjà eu une apparition à peu près semblable dans le caveau, sans perdre de temps ni le jugement, se saisit promptement de la lampe, et, en suppléant au défaut de sa mère, il répondit pour elle, d’un ton ferme. « J’ai faim, dit-il au génie ; apporte-moi de quoi manger. » Le génie disparut et, un instant après, il revint chargé d’un grand bassin d’argent, qu’il portait sur sa tête, avec douze plats couverts de même métal, pleins d’excellents mets arrangés dessus, avec six grands pains, blancs comme neige, sur les plats, deux bouteilles de vin exquis et deux tasses d’argent à la main. Il posa le tout sur le sofa, et aussitôt il disparut. Cela se fit en si peu de temps, que la mère d’Aladdin n’était pas encore revenue de son évanouissement quand le génie disparut pour la seconde fois. Aladdin, qui avait déjà commencé de lui jeter de l’eau sur le visage, sans effet, se mit en devoir de recommencer, pour la faire revenir ; mais soit que ses esprits qui s’étaient dissipés se fussent enfin réunis, ou que l’odeur des mets que le génie venait d’apporter y eût contribué pour quelque chose, elle revint dans le moment. « Ma mère, lui dit Aladdin, cela n’est rien ; levez-vous et venez manger ; voici de quoi vous remettre le cœur et en même temps de quoi satisfaire au grand besoin que j’ai de manger. Ne laissons pas refroidir de si bons mets, et mangeons. » La mère d’Aladdin fut extrêmement surprise quand elle vit le grand bassin, les douze plats, les six pains, les deux bouteilles et les deux tasses et qu’elle sentit l’odeur délicieuse qui s’exhalait de tous ces plats. « Mon fils, demanda-t-elle à Aladdin, d’où nous vient cette abondance, et à qui sommes-nous redevables d’une si grande libéralité ? Le sultan aurait-il eu connaissance de notre pauvreté et aurait-il compassion de nous ? — Ma mère, reprit Aladdin, mettons-nous à table et mangeons, vous en avez besoin aussi bien que moi. Je vous dirai ce que vous me demandez quand nous aurons déjeuné. » Ils se mirent à table, et ils mangèrent avec d’autant de plus d’appétit que la mère et le fils ne s’étaient jamais trouvés à une table si bien fournie. Pendant le repas, la mère d’Aladdin ne pouvait se lasser de regarder et d’admirer le bassin et les plats, quoiqu’elle ne sût pas trop distinctement s’ils étaient d’argent ou d’une autre matière, tant elle était peu accoutumée à en voir de pareils ; et, à proprement parler, sans avoir égard à leur valeur, qui lui était inconnue, il n’y avait que la nouveauté qui la tenait en admiration, et son fils Aladdin n’en avait pas plus de connaissance qu’elle. Aladdin et sa mère, qui ne croyaient faire qu’un simple déjeuner, se trouvèrent encore à table à l’heure du dîner : des mets si excellents les avaient mis en appétit ; et, pendant qu’ils étaient chauds, ils crurent qu’ils ne feraient pas mal de joindre les deux repas ensemble et de n’en pas faire à deux fois. Le double repas étant fini, il leur resta non seulement de quoi souper, mais même assez de quoi en faire deux autres repas aussi forts le lendemain. Quand la mère d’Aladdin eut desservi et mis à part les viandes auxquelles ils n’avaient pas touché, elle vint s’asseoir sur le sofa, auprès de son fils. « Aladdin, lui dit-elle, j’attends que vous satisfassiez à l’impatience où je suis d’entendre le récit que vous m’avez promis. » Aladdin lui raconta exactement tout ce qui s’était passé entre le génie et lui, pendant son évanouissement, jusqu’à ce qu’elle fut revenue à elle. La mère d’Aladdin était dans un grand étonnement du discours de son fils et de l’apparition du génie. « Mais, mon fils, reprit-elle, que voulez-vous dire avec vos génies ? Jamais, depuis que je suis au monde, je n’ai entendu dire que personne de ma connaissance en eût vu. Par quelle aventure ce vilain génie est-il venu se présenter à moi ? Pourquoi s’est-il adressé à moi et non pas à vous, à qui il a déjà apparu dans le caveau du trésor ? Ma mère, repartit Aladdin, le génie qui vient de vous apparaître n’est pas le même qui m’est apparu : ils se ressemblent en quelque manière, par leur grandeur de géant ; mais ils sont entièrement différents par leur mine et par leur habillement : aussi sont-ils à différents maîtres. Si vous vous en souvenez, celui que j’ai vu s’est dit esclave de l’anneau que j’ai au doigt, et celui que vous venez de voir s’est dit esclave de la lampe que vous aviez à la main. Mais je ne crois pas que vous l’ayez entendu : il me semble, en effet, que vous vous êtes évanouie dès qu’il a commencé de parler. — Quoi ! s’écria la mère d’Aladdin, c’est donc votre lampe qui est la cause que ce mauvais génie s’est adressé à moi plutôt qu’à vous ? Ah ! mon fils, ôtez-la de devant mes yeux et la mettez où il vous plaira ; je ne veux plus y toucher. Je consens plutôt qu’elle soit jetée ou vendue, que de courir le risque de mourir de frayeur en la touchant. Si vous me croyez, vous vous déferez aussi de l’anneau. Il ne faut pas avoir commerce avec des génies : ce sont des démons ; et notre prophète l’a dit. — Ma mère, avec votre permission, reprit Aladdin, je me garderai bien présentement de vendre, comme j’étais près de le faire tantôt, une lampe qui va nous être si utile, à vous et à moi. Ne voyez-vous pas ce qu’elle vient de nous procurer ? Il faut qu’elle continue de nous fournir de quoi nous nourrir et nous entretenir. Vous devez juger comme moi que ce n’était pas sans raison que mon faux et méchant oncle s’était donné tant de mouvement et avait entrepris un si long et si pénible voyage, puisque c’était pour parvenir à la possession de cette lampe merveilleuse, qu’il avait préférée à tout l’or et l’argent qu’il savait être dans les salles que j’ai vu moi-même, comme il m’en avait averti. Il savait trop bien le mérite et la valeur de cette lampe, pour demander autre chose qu’un trésor si riche. Puisque le hasard nous en a fait découvrir la vertu, faisons-en un usage qui nous soit profitable, mais d’une manière qui soit sans éclat et qui ne nous attire pas l’envie et la jalousie de nos voisins. Je veux bien l’ôter de devant vos yeux et la mettre dans un lieu où je la trouverai quand il en sera besoin, puisque les génies vous font tant de frayeur. Pour ce qui est de l’anneau, je ne saurais non plus me résoudre à le jeter : sans cet anneau, vous ne m’eussiez jamais revu ; et si je vivais à l’heure qu’il est, ce ne serait peut-être que pour peu de moments. Vous me permettrez donc de le garder et de le porter toujours au doigt bien précieusement. Qui sait s’il ne m’arrivera pas quelque autre danger que nous ne pouvons prévoir, ni vous ni moi, dont il pourra me délivrer ? » Comme le raisonnement d’Aladdin paraissait assez juste, sa mère n’eut rien à y répliquer. « Mon fils, lui dit-elle, vous pouvez faire comme vous l’entendrez ; pour moi, je ne voudrais pas avoir affaire avec des génies. Je vous déclare que je m’en lave les mains et que je ne vous en parlerai pas davantage. » Le lendemain au soir, après le souper, il ne resta rien de la bonne provision que le génie avait apportée. Le jour suivant Aladdin, qui ne voulait pas attendre que la faim le pressât, prit un des plats d’argent sous sa robe et sortit dès le matin pour l’aller vendre. Il s’adressa à un juif qu’il rencontra dans son chemin ; il le tira à l’écart ; et, en lui montrant le plat, il lui demanda s’il voulait l’acheter. Le juif, rusé et adroit, prend le plat, l’examine ; et il n’eut pas plus tôt connu qu’il était de bon argent, qu’il demanda à Aladdin combien il l’estimait. Aladdin, qui n’en connaissait pas la valeur et qui n’avait jamais fait commerce de cette marchandise, se contenta de lui dire qu’il savait bien lui-même ce que ce plat pouvait valoir et qu’il s’en rapportait à sa bonne foi. Le juif se trouva embarrassé de l’ingénuité d’Aladdin. Dans l’incertitude où il était de savoir si Aladdin en connaissait la matière et la valeur, il tira de sa bourse une pièce d’or, qui ne faisait au plus que la soixante-douzième partie de la valeur du plat, et il la lui présenta. Aladdin prit la pièce avec un grand empressement et, dès qu’il l’eut dans la main, il se retira si promptement, que le juif, non content du gain exhorbitant qu’il faisait par cet achat, fut bien fâché de n’avoir pas pénétré qu’Aladdin ignorait le prix de ce qu’il lui avait vendu et qu’il aurait pu lui en donner beaucoup moins. Il fut sur le point de courir après le jeune homme, pour tâcher de retirer quelque chose de sa pièce d’or ; mais Aladdin courait, et il était déjà si loin qu’il aurait eu de la peine à le joindre. Aladdin, en retournant chez sa mère, s’arrêta à la boutique d’un boulanger, chez qui il fit provision de pain pour sa mère et pour lui, et qu’il paya sur sa pièce d’or, que le boulanger lui changea. En arrivant, il donna le reste à sa mère, qui alla au marché acheter les provisions nécessaires pour vivre tous les deux pendant quelques jours. Ils continuèrent ainsi à vivre de ménage, c’est-à-dire qu’Aladdin vendit tous les plats au juif les uns après les autres jusqu’au douzième, de la même manière qu’il avait vendu le premier, à mesure que l’argent venait à manquer dans la maison. Le juif, qui avait donné une pièce d’or du premier, n’osa lui offrir moins des autres, de crainte de perdre une si bonne aubaine : il les paya tous sur le même pied. Quand l’argent du dernier plat fut dépensé, Aladdin eut recours au bassin, qui pesait lui seul dix fois autant que chaque plat. Il voulut le porter à son marchand ordinaire, mais son grand poids l’en empêcha. Il fut donc obligé d’aller chercher le juif, qu’il amena chez sa mère ; et le juif, après avoir examiné le poids du bassin, lui compta sur-le-champ dix pièces d’or, dont Aladdin se contenta. Tant que les dix pièces d’or durèrent, elles furent employées à la dépense journalière de la maison. Aladdin cependant, accoutumé à une vie oisive, s’était abstenu de jouer avec les jeunes gens de son âge, depuis son aventure avec le magicien africain. Il passait les journées à se promener ou à s’entretenir avec des gens avec lesquels il avait fait connaissance. Quelquefois il s’arrêtait dans les boutiques de gros marchands, où il prêtait l’oreille aux entretiens de gens de distinction qui s’y arrêtaient ou qui s’y trouvaient comme à une espèce de rendez-vous ; et ces entretiens peu à peu lui donnèrent quelque teinture de la connaissance du monde. Quand il ne resta plus rien des dix pièces d’or, Aladdin eut recours à la lampe : il la prit à la main, chercha le même endroit que sa mère avait touché ; et, comme il l’eut reconnu à l’impression que le sable y avait laissée, il la frotta comme elle avait fait ; et aussitôt le même génie qui s’était déjà fait voir se présenta devant lui ; mais, comme Aladdin avait frotté la lampe plus légèrement que sa mère, il lui parla aussi d’un ton plus radouci : « Que veux-tu ? lui dit-il dans les mêmes termes qu’auparavant ; me voici prêt à t’obéir, comme ton esclave et celui de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et les autres esclaves de la lampe. » Aladdin lui dit : « J’ai faim, apporte-moi de quoi manger. » Le génie disparut et, peu de temps après, il reparut, chargé d’un service de table pareil à celui qu’il avait apporté la première fois ; il le posa sur le sofa et, dans le moment, il disparut. La mère d’Aladdin, avertie du dessein de son fils, était sortie exprès pour quelque affaire, afin de ne se pas trouver dans la maison dans le temps de l’apparition du génie. Elle rentra peu de temps après, vit la table et le buffet très bien garnis et demeura presque aussi surprise de l’effet prodigieux de la lampe qu’elle l’avait été la première fois. Aladdin et sa mère se mirent à table ; et après le repas, il leur resta encore de quoi vivre largement les deux jours suivants. Dès qu’Aladdin vit qu’il n’y avait plus dans la maison ni pain ni autres provisions, ni argent pour en avoir, il prit un plat d’argent et alla chercher le juif qu’il connaissait, pour le lui vendre. En y allant, il passa devant la boutique d’un orfèvre, respectable par sa vieillesse, honnête homme et d’une grande probité. L’orfèvre, qui l’aperçut, l’appela et le fit entrer : « Mon fils, lui dit-il, je vous ai déjà vu passer plusieurs fois, chargé comme vous l’êtes à présent, vous joindre à un tel juif et repasser, peu de temps après, sans être chargé. Je me suis imaginé que vous lui vendez ce que vous portez. Mais vous ne savez peut-être pas que ce juif est un trompeur, et même plus trompeur que les autres juifs, et que personne de ceux qui le connaissent ne veut avoir affaire à lui. Au reste, ce que je vous dis ici n’est que pour vous faire plaisir ; si vous voulez me montrer ce que vous portez présentement, et que ce soit à vendre, je vous en donnerai fidèlement son juste prix, si cela me convient ; sinon, je vous adresserai à d’autres marchands qui ne vous tromperont pas. » L’espérance de faire plus d’argent du plat fit qu’Aladdin le tira de dessous sa robe et le montra à l’orfèvre. Le vieillard, qui connut d’abord que le plat était d’argent fin, lui demanda s’il en avait vendu de semblables au juif, et combien celui-ci les lui avait payés. Aladdin lui dit naïvement qu’il en avait vendu douze, et qu’il n’avait reçu du juif qu’une pièce d’or de chacun. « Ah ! le voleur ! s’écria l’orfèvre. Mon fils, ajouta-t-il, ce qui est fait est fait : il n’y faut plus penser ; mais quand je vous aurai fait voir ce que vaut votre plat, qui est du meilleur argent dont nous nous servions dans nos boutiques, vous connaîtrez combien le juif vous a trompé. » L’orfèvre prit la balance ; il pesa le plat ; et, après avoir expliqué à Aladdin ce que c’était qu’un marc d’argent, combien il valait et ses subdivisions, il lui fit remarquer que, suivant le poids du plat, il valait soixante-douze pièces d’or, qu’il lui compta sur-le-champ en espèces. « Voilà, dit-il, la juste valeur de votre plat. Si vous en doutez, vous pouvez vous adresser à celui de nos orfèvres qu’il vous plaira ; et, s’il vous dit qu’il vaut davantage, je vous promets de vous en payer le double. Nous ne gagnons que la façon de l’argenterie que nous achetons ; et c’est ce que les juifs les plus équitables ne font pas. » Aladdin remercia bien fort l’orfèvre du bon accueil qu’il venait de lui donner et dont il tirait déjà un si grand avantage. Dans la suite, il ne s’adressa plus qu’à lui, pour vendre les autres plats aussi bien que le bassin, dont la juste valeur lui fut toujours payée à proportion de son poids. Quoique Aladdin et sa mère eussent une source intarissable d’argent en leur lampe, pour s’en procurer tant qu’ils voudraient dès qu’il viendrait à leur manquer, ils continuèrent néanmoins de vivre toujours avec la même frugalité qu’auparavant, à la réserve de ce qu’Aladdin en mettait à part pour s’entretenir honnêtement et pour se pourvoir des commodités nécessaires dans leur petit ménage. Sa mère, de son côté, ne prenait la dépense de ses habits que sur ce que lui valait le coton qu’elle filait. Avec une conduite si sobre, il est aisé de juger combien de temps l’argent des douze plats et du bassin, selon le prix qu’Aladdin les avait vendus à l’orfèvre, devait leur avoir duré. Ils vécurent de la sorte pendant quelques années, avec le secours du bon usage qu’Aladdin faisait de la lampe de temps en temps. Dans cet intervalle, Aladdin, qui ne manquait pas de se trouver avec beaucoup d’assiduité au rendez-vous des personnes de distinction, dans les boutiques des plus gros marchands de draps d’or et d’argent, d’étoffes de soie, de toiles les plus fines et de joaillerie, et qui se mêlait quelquefois dans leurs conversations, acheva de se former et prit insensiblement toutes les manières du beau monde. Ce fut particulièrement chez les joailliers qu’il fut détrompé de la pensée qu’il avait que les fruits transparents qu’il avait cueillis dans le jardin où il était allé prendre la lampe n’étaient que du verre coloré, et qu’il apprit que c’étaient des pierres de grand prix. A force de voir vendre et acheter de toutes sortes de ces pierreries dans leurs boutiques, il en apprit la connaissance et le prix ; et, comme il n’en voyait pas de pareilles aux siennes, ni en beauté ni en grosseur, il comprit qu’au lieu de morceaux de verre qu’il avait regardés comme des bagatelles, il possédait un trésor inestimable. Il eut la prudence de n’en parler à personne, pas même à sa mère ; et il n’y a pas de doute que son silence ne lui ait valu la haute fortune où nous verrons dans la suite qu’il s’éleva. Un jour, en se promenant dans un quartier de la ville, Aladdin entendit publier, à haute voix, un ordre du sultan, de fermer les boutiques et les portes des maisons et de se renfermer chacun chez soi, jusqu’à ce que la princesse Badroulboudour {94}, fille du sultan, fût passée pour aller au bain et qu’elle en fût revenue. Ce cri public fit naître à Aladdin la curiosité de voir la princesse à découvert ; mais il ne le pouvait qu’en se mettant dans quelque maison de connaissance et à travers une jalousie ; ce qui ne le contentait pas, parce que la princesse, selon la coutume, devait avoir un voile sur le visage en allant au bain. Pour se satisfaire, il s’avisa d’un moyen qui lui réussit : il alla se placer derrière la porte du bain, qui était disposée de manière qu’il ne pouvait manquer de la voir venir en face. Aladdin n’attendit pas longtemps : la princesse parut, et il la vit venir au travers d’une fente assez grande pour voir sans être vu. Elle était accompagnée d’une grande foule de ses femmes et d’eunuques, qui marchaient sur les côtés et à sa suite. Quand elle fut à trois ou quatre pas de la porte du bain, elle ôta le voile qui lui couvrait le visage et qui la gênait beaucoup ; et, de la sorte, elle donna lieu à Aladdin de la voir d’autant plus à son aise, qu’elle venait droit à lui. Jusqu’à ce moment, Aladdin n’avait pas vu d’autres femmes, le visage découvert, que sa mère, qui était âgée et qui n’avait jamais eu d’assez beaux traits pour lui faire juger que les autres femmes fussent plus belles. Il pouvait bien avoir entendu dire qu’il y en avait d’une beauté surprenante ; mais, quelques paroles qu’on emploie pour relever le mérite d’une beauté, jamais elles ne font l’impression que la beauté fait elle-même. Lorsque Aladdin eut vu la princesse Badroulboudour, il perdit la pensée qu’il avait que toutes les femmes dussent ressembler à peu près à sa mère ; ses sentiments se trouvèrent bien différents, et son cœur ne put refuser toutes ses inclinations à l’objet qui venait de le charmer. En effet, la princesse était la plus belle brune que l’on pût voir au monde : elle avait les yeux grands, à fleur de tête, vifs et brillants, le regard doux et modeste, le nez d’une juste proportion et sans défaut, la bouche petite, les lèvres vermeilles et toutes charmantes par leur agréable symétrie ; en un mot, tous les traits de son visage étaient d’une régularité accomplie. On ne doit donc pas s’étonner si Aladdin fut ébloui et presque hors de lui-même à la vue de l’assemblage de tant de merveilles qui lui étaient inconnues. Avec toutes ces perfections, la princesse avait encore une riche taille, un port et un air majestueux, qui, à la voir seulement, lui attiraient le respect qui lui était dû. Quand la princesse fut entrée dans le bain, Aladdin demeura quelque temps interdit et comme en extase, en retraçant et en s’imprimant profondément l’idée d’un objet dont il était charmé et pénétré jusqu’au fond du cœur. Il rentra enfin en lui-même ; et, en considérant que la princesse était passée et qu’il garderait inutilement son poste pour la revoir à la sortie du bain, puisqu’elle devait lui tourner le dos et être voilée, il prit le parti de l’abandonner et de se retirer. Aladdin, en rentrant chez lui, ne put si bien cacher son trouble et son inquiétude, que sa mère ne s’en aperçût. Elle fut surprise de le voir aussi triste et rêveur, contre son ordinaire ; elle lui demanda s’il lui était arrivé quelque chose ou s’il se trouvait indisposé. Mais Aladdin ne lui fit aucune réponse, et il s’assit négligemment sur le sofa, où il demeura dans la même situation, toujours occupé à se retracer l’image charmante de la princesse Badroulboudour. Sa mère, qui préparait le souper ne le pressa pas davantage. Quand il fut prêt, elle le servit près de lui, sur le sofa, et se mit à table ; mais, comme elle s’aperçut que son fils n’y faisait aucune attention, elle l’avertit de manger, et ce ne fut qu’avec bien de la peine qu’il changea de situation. Il mangea beaucoup moins qu’à l’ordinaire, les yeux toujours baissés, et avec un silence si profond qu’il ne fut pas possible à sa mère de tirer de lui la moindre parole sur toutes les demandes qu’elle lui fit pour tâcher d’apprendre le sujet d’un changement si extraordinaire. Après le souper, elle voulut recommencer à lui demander le sujet d’une si grande mélancolie ; mais elle ne put en rien savoir, et il prit le parti de s’aller coucher plutôt que de donner à sa mère la moindre satisfaction sur cela. Sans examiner comment Aladdin, épris de la beauté et des charmes de la princesse Badroulboudour, passa la nuit, nous remarquerons seulement que le lendemain, comme il était assis sur le sofa, vis-à-vis de sa mère qui filait du coton, à son ordinaire, il lui parla en ces termes : « Ma mère, dit-il, je romps le silence que j’ai gardé depuis hier à mon retour de la ville ; il vous a fait de la peine, et je m’en suis bien aperçu. Je n’étais pas malade, comme il m’a paru que vous l’avez cru, et je ne le suis pas encore ; mais je ne puis vous dire ce que je sentais ; et ce que je ne cesse encore de sentir est quelque chose de pire qu’une maladie. Je ne sais pas bien quel est ce mal ; mais je ne doute pas que ce que vous allez entendre ne vous le fasse connaître. On n’a pas su dans ce quartier, continua Aladdin, et ainsi vous n’avez pu le savoir, qu’hier la princesse Badroulboudour, fille du sultan, alla au bain l’après-dîner. J’appris cette nouvelle en me promenant par la ville. On publia un ordre de fermer les boutiques et de se retirer chacun chez soi, pour rendre à cette princesse l’honneur qui lui est dû et lui laisser les chemins libres, dans les rues par où elle devait passer. Comme je n’étais pas éloigné du bain, la curiosité de la voir le visage découvert me fit naître la pensée d’aller me placer derrière la porte du bain, en faisant réflexion qu’il pouvait arriver qu’elle ôterait son voile quand elle serait près d’y entrer. Vous savez la disposition de la porte, et vous pouvez juger vous-même que je devais la voir à mon aise, si ce que je m’étais imaginé arrivait. En effet, elle ôta son voile en entrant, et j’eus le bonheur de voir cette aimable princesse, avec la plus grande satisfaction du monde. Voilà, ma mère, le grand motif de l’état où vous me vîtes hier quand je rentrai, et le sujet du silence que j’ai gardé jusqu’à présent. J’aime la princesse d’un amour dont la violence est telle que je ne saurais vous l’exprimer ; et, comme ma passion vive et ardente augmente à tout moment, je sens qu’elle ne peut être satisfaite que par la possession de l’aimable princesse Badroulboudour ; ce qui fait que j’ai pris la résolution de la faire demander en mariage au sultan. » La mère d’Aladdin avait écouté le discours de son fils avec assez d’attention jusqu’à ces dernières paroles ; mais, quand elle eut entendu que son dessein était de faire demander la princesse Badroulboudour en mariage, elle ne put s’empêcher de l’interrompre par un grand éclat de rire. Aladdin voulut poursuivre ; mais, en l’interrompant encore : « Eh ! mon fils, lui dit-elle, à quoi pensez-vous ? Il faut que vous ayez perdu l’esprit pour me tenir un pareil discours ! — Ma mère, reprit Aladdin, je puis vous assurer que je n’ai pas perdu l’esprit ; je suis dans mon bon sens. J’ai prévu les reproches de folie et d’extravagance que vous me faites et ceux que vous pourriez me faire ; mais tout cela ne m’empêchera pas de vous dire encore une fois que ma résolution est prise de faire demander au sultan la princesse Badroulboudour en mariage. — En vérité, mon fils, repartit la mère très sérieusement, je ne saurais m’empêcher de vous dire que vous vous oubliez entièrement ; et, quand même vous voudriez exécuter cette résolution, je ne vois pas par qui vous oseriez faire faire cette demande au sultan. — Par vous-même, répliqua aussitôt le fils sans hésiter. — Par moi ! s’écria la mère d’un air de surprise et d’étonnement ; et au sultan ! Ah ! je me garderai bien de m’engager dans une pareille entreprise ! Et qui êtes-vous, mon fils, continua-t-elle, pour avoir la hardiesse de penser à la fille de votre sultan ? Avez-vous oublié que vous êtes fils d’un tailleur, des moindres de sa capitale, et d’une mère dont les ancêtres n’ont pas été d’une naissance plus relevée ? Savez-vous que les sultans ne daignent pas donner leurs filles en mariage même à des fils de sultans qui n’ont pas l’espérance de régner, un jour, comme eux ? — Ma mère, répliqua Aladdin, je vous ai déjà dit que j’ai prévu tout ce que vous venez de me dire, et je dis la même chose de tout ce que vous y pourrez ajouter : vos discours ni vos remontrances ne me feront pas changer de sentiment. Je vous ai dit que je ferais demander la princesse Badroulboudour en mariage par votre entremise : c’est une grâce que je vous demande avec tout le respect que je vous dois, et je vous supplie de ne pas me la refuser, à moins que vous n’aimiez mieux me voir mourir que de me donner la vie une seconde fois. » La mère d’Aladdin se trouva fort embarrassée quand elle vit l’opiniâtreté avec laquelle Aladdin persistait dans un dessein si éloigné du bon sens. « Mon fils, lui dit-elle encore, je suis votre mère ; et, comme une bonne mère qui vous a mis au monde, il n’y a rien de raisonnable ni de convenable à mon état et au vôtre que je ne sois prête à faire pour l’amour de vous. S’il s’agissait de parler de mariage pour vous avec la fille d’un de nos voisins, d’une condition pareille à la nôtre ou en approchant, je n’oublierais rien et je m’emploierais, de bon cœur, en tout ce qui serait de mon pouvoir ; encore, pour y réussir, faudrait-il que vous eussiez quelques biens ou quelques revenus, ou que vous sussiez un métier. Quand de pauvres gens comme nous veulent se marier, la première chose à quoi ils doivent songer, c’est d’avoir de quoi vivre. Mais, sans faire réflexion sur la bassesse de votre naissance, sur le peu de mérite et de biens que vous avez, vous prenez votre vol jusqu’au plus haut degré de la fortune, et vos prétentions ne sont pas moindres que de vouloir demander en mariage et d’épouser la fille de votre souverain, qui n’a qu’à dire un mot pour vous précipiter et vous écraser. Je laisse à part ce qui vous regarde : c’est à vous de faire les réflexions que vous devez, pour peu que vous ayez de bon sens. Je viens à ce qui me touche. Comment une pensée aussi extraordinaire que celle de vouloir que j’aille faire la proposition au sultan de vous donner la princesse sa fille en mariage a-t-elle pu vous venir dans l’esprit ? Je suppose que j’aie, je ne dis pas la hardiesse, mais l’effronterie d’aller me présenter devant Sa Majesté pour lui faire une demande si extravagante ; à qui m’adresserai-je pour m’introduire ? Croyez-vous que le premier à qui j’en parlerais ne me traitât pas de folle et ne me chassât pas indignement comme je le mériterais ? Je suppose encore qu’il n’y ait pas de difficulté à se présenter à l’audience du sultan ; je sais qu’il n’y en a pas quand on s’y présente pour lui demander justice, et qu’il la rend volontiers à ses sujets, quand ils la lui demandent. Je sais aussi que, quand on se présente à lui pour lui demander une grâce, il l’accorde avec plaisir, quand il voit qu’on l’a méritée et qu’on en est digne. Mais êtes-vous dans ce cas-là, et croyez-vous avoir mérité la grâce que vous voulez que je demande pour vous ? En êtes-vous digne ? Qu’avez-vous fait pour votre prince ou pour votre patrie, et en quoi vous êtes-vous distingué ? Si vous n’avez rien fait pour mériter une si grande grâce, et que, d’ailleurs, vous n’en soyez pas digne, avec quel front pourrai-je la demander ? Comment pourrais-je seulement ouvrir la bouche pour la proposer au sultan ? Sa présence toute majestueuse et l’éclat de sa cour me fermeraient la bouche aussitôt, à moi qui tremblais devant feu mon mari, votre père, quand j’avais à lui demander la moindre chose. Il y a une autre raison, mon fils, à quoi vous ne pensez pas, qui est qu’on ne se présente pas devant nos sultans sans un présent à la main, quand on a quelque grâce à leur demander. Les présents ont au moins cet avantage que, s’ils refusent la grâce, pour les raisons qu’ils peuvent avoir, ils écoutent au moins la demande et celui qui la fait, sans aucune répugnance. Mais quel présent avez-vous à faire ? Et, quand vous auriez quelque chose qui fût digne de la moindre attention d’un si grand monarque, quelle proportion y aurait-il de votre présent avec la demande que vous voulez lui faire ? Rentrez en vous-même et songez que vous aspirez à une chose qu’il vous est impossible d’obtenir. » Aladdin écouta fort tranquillement tout ce que sa mère put dire pour tâcher de le détourner de son dessein ; et, après avoir fait réflexion sur tous les points de sa remontrance, il prit enfin la parole et il lui dit : « J’avoue, ma mère, que c’est une grande témérité à moi d’oser porter mes prétentions aussi loin que je fais, et une grande inconsidération d’avoir exigé de vous, avec tant de chaleur et de promptitude, que vous alliez faire la proposition de mon mariage au sultan, sans prendre auparavant les moyens propres à vous procurer une audience et un accueil favorables. Je vous en demande pardon ; mais, dans la violence de la passion qui me possède, ne vous étonnez pas si d’abord je n’ai pas envisagé tout ce qui peut servir à me procurer le repos que je cherche. J’aime la princesse Badroulboudour au-delà de ce que vous pouvez vous imaginer ; ou plutôt je l’adore, et je persévère toujours dans le dessein de l’épouser : c’est une chose arrêtée et résolue dans mon esprit. Je vous suis obligé de l’ouverture que vous venez de me faire je la regarde comme la première démarche qui doit me procurer l’heureux succès que je me promets. Vous me dites que ce n’est pas la coutume de se présenter devant le sultan sans un présent à la main, et que je n’ai rien qui soit digne de lui. Je tombe d’accord du présent, et je vous avoue que je n’y avais pas pensé. Mais, quant à ce que vous me dites que je n’ai rien qui puisse lui être présenté, croyez-vous, ma mère, que ce que j’ai apporté, le jour que je fus délivré d’une mort inévitable, de la manière que vous savez, ne soit pas de quoi faire un présent très agréable au sultan ? Je parle de ce que j’ai apporté dans les deux bourses et dans ma ceinture, et que nous avons pris, vous et moi, pour des verres colorés ; mais, à présent, je suis détrompé, et je vous apprends, ma mère, que ce sont des pierreries d’un prix inestimable, qui ne conviennent qu’à de grands monarques. J’en ai connu le mérite en fréquentant les boutiques de joailliers, et vous pouvez m’en croire sur ma parole. Toutes celles que j’ai vues chez nos marchands joailliers ne sont comparables à celles que nous possédons ni en grosseur ni en beauté ; et cependant ils les font monter à des prix excessifs. A la vérité, nous ignorons, vous et moi, le prix des nôtres. Quoi qu’il en puisse être, autant que je puis en juger par le peu d’expérience que j’en ai, je suis persuadé que le présent ne peut être que très agréable au sultan. Vous avez une porcelaine assez grande et d’une forme très propre pour les contenir ; apportez-la, et voyons l’effet qu’elles feront, quand nous les y aurons arrangées selon leurs différentes couleurs. » La mère d’Aladdin apporta la porcelaine, et Aladdin tira les pierreries des deux bourses et les arrangea dans la porcelaine. L’effet qu’elles firent au grand jour, par la variété de leurs couleurs, par leur éclat et par leur brillant, fut tel que la mère et le fils en demeurèrent presque éblouis : ils en furent dans un grand étonnement, car ils ne les avaient vues l’un et l’autre qu’à la lumière d’une lampe. Il est vrai qu’Aladdin les avait vues, chacune sur son arbre, comme des fruits qui devaient faire un spectacle ravissant ; mais, comme il était encore enfant, il n’avait regardé ces pierreries que comme des bijoux propres à jouer ; et il ne s’en était chargé que dans cette vue et sans autre connaissance. Après avoir admiré quelque temps la beauté du présent, Aladdin reprit la parole « Ma mère, dit-il, vous ne vous excuserez plus d’aller vous présenter au sultan, sous prétexte de n’avoir pas un présent à lui faire ; en voilà un, ce me semble, qui fera que vous serez reçue avec un accueil des plus favorables. » Quoique la mère d’Aladdin, nonobstant la beauté et l’éclat du présent, ne le crût pas d’un prix aussi grand que son fils l’estimait, elle jugea néanmoins qu’il pouvait être agréé, et elle sentait bien qu’elle n’avait rien à lui répliquer sur ce sujet ; mais elle en revenait toujours à la demande qu’Aladdin voulait qu’elle fît au sultan à la faveur du présent ; cela l’inquiétait toujours fortement. « Mon fils, lui disait-elle, je n’ai pas de peine à concevoir que le présent fera son effet et que le sultan voudra bien me regarder de bon œil ; mais, quand il faudra que je m’acquitte de la demande que vous voulez que je lui fasse, je sens bien que je n’en aurai pas la force et que je demeurerai muette. Ainsi, non seulement j’aurai perdu mes pas, mais même le présent, qui, selon vous, est d’une richesse si extraordinaire, et je reviendrai avec confusion vous annoncer que vous êtes frustré de votre espérance. Je vous l’ai déjà dit, et vous devez croire que cela arrivera ainsi. Mais, ajouta-t-elle, je veux que je me fasse violence pour me soumettre à votre volonté, et que j’aie assez de force pour oser faire la demande que vous voulez que je fasse il arrivera très certainement ou que le sultan se moquera de moi et me renverra comme une folle, ou qu’il se mettra dans une juste colère, dont immanquablement nous serons, vous et moi, les victimes. » La mère d’Aladdin dit encore à son fils plusieurs autres raisons pour tâcher de le faire changer de sentiment ; mais les charmes de la princesse Badroulboudour avaient fait une impression trop forte dans son cœur pour qu’on pût le détourner de son dessein. Aladdin persista à exiger de sa mère qu’elle exécutât ce qu’il avait résolu ; et, autant par la tendresse qu’elle avait pour lui que par la crainte qu’il ne s’abandonnât à quelque extrémité fâcheuse, elle vainquit sa répugnance et elle condescendit à la volonté de son fils. Comme il était trop tard et que le temps d’aller au palais pour se présenter au sultan ce jour-là était passé, la chose fut remise au lendemain. La mère et le fils ne s’entretinrent d’autre chose le reste de la journée, et Aladdin prit un grand soin d’inspirer à sa mère tout ce qui lui vint dans la pensée pour la confirmer dans le parti qu’elle avait enfin accepté d’aller se présenter au sultan. Malgré toutes les raisons du fils, la mère ne pouvait se persuader qu’elle pût jamais réussir dans cette affaire ; et véritablement, il faut avouer qu’elle avait tout lieu d’en douter. « Mon fils, dit-elle à Aladdin, si le sultan me reçoit aussi favorablement que je le souhaite pour l’amour de vous, s’il écoute tranquillement la proposition que vous voulez que je lui fasse, mais si après ce bon accueil il s’avise de me demander où sont vos biens, vos richesses et vos États, car c’est de quoi il s’informera avant toutes choses, plutôt que de votre personne ; si, dis-je, il me fait cette demande, que voulez-vous que je lui réponde ? — Ma mère, répondit Aladdin, ne nous inquiétons point par avance d’une chose qui peut-être n’arrivera pas. Voyons premièrement l’accueil que vous fera le sultan et la réponse qu’il vous donnera. S’il arrive qu’il veuille être informé de tout ce que vous venez de dire, je verrai alors la réponse que j’aurai à lui faire. J’ai confiance que la lampe, par le moyen de laquelle nous subsistons depuis quelques années, rie me manquera pas dans le besoin. » La mère d’Aladdin n’eut rien à répliquer à ce que son fils venait de lui dire. Elle fit réflexion que la lampe dont il parlait pouvait bien servir à de plus grandes merveilles qu’à leur procurer simplement de quoi vivre. Cela la satisfit et leva en même temps toutes les difficultés qui auraient pu encore la détourner du service qu’elle avait promis de rendre à son fils auprès du sultan. Aladdin, qui pénétra dans la pensée de sa mère, lui dit : « Ma mère, au moins souvenez-vous de garder le secret ; c’est de là que dépend tout le bon succès que nous devons attendre, vous et moi, de cette affaire. » Aladdin et sa mère se séparèrent pour prendre quelque repos ; mais l’amour violent et les grands projets d’une fortune immense dont le fils avait l’esprit tout rempli l’empêchèrent de passer la nuit aussi tranquillement qu’il aurait bien souhaité. Il se leva avant la pointe du jour et alla aussitôt éveiller sa mère. Il la pressa de s’habiller le plus promptement qu’elle pourrait, afin d’aller se rendre à la porte du palais du sultan et d’y entrer à l’ouverture, au moment où le grand vizir, les vizirs subalternes et tous les grands officiers de l’État y entraient pour la séance du divan, où le sultan assistait toujours en personne. La mère d’Aladdin fit tout ce que son fils voulut. Elle prit la porcelaine où était le présent de pierreries, l’enveloppa dans un double linge, l’un très fin et très propre, l’autre moins fin, qu’elle lia par les quatre coins, pour le porter plus aisément. Elle partit enfin, avec une grande satisfaction d’Aladdin, et elle prit le chemin du palais du sultan. Le grand vizir, accompagné des autres vizirs, et les seigneurs de la cour les plus qualifiés étaient déjà entrés quand elle arriva à la porte. La foule de tous ceux qui avaient des affaires au divan était grande. On ouvrit, et elle marcha avec eux jusqu’au divan. C’était un très beau salon, profond et spacieux, dont l’entrée était grande et magnifique. Elle s’arrêta et se rangea de manière qu’elle avait en face le sultan, le grand vizir et les seigneurs qui avaient séance au conseil à droite et à gauche. On appela les parties les unes après les autres, selon l’ordre des requêtes qu’elles avaient présentées, et leurs affaires furent rapportées, plaidées et jugées jusqu’à l’heure ordinaire de la séance du divan. Alors le sultan se leva, congédia le conseil et rentra dans son appartement, où il fut suivi par le grand vizir. Les autres vizirs et les ministres du conseil se retirèrent. Tous ceux qui s’y étaient trouvés pour des affaires particulières, firent la même chose, les uns contents du gain de leur procès ; les autres mal satisfaits du jugement rendu contre eux, et d’autres, enfin, avec l’espérance d’être jugés dans une autre séance. La mère d’Aladdin, qui avait vu le sultan se lever et se retirer, jugea bien qu’il ne reparaîtrait pas davantage ce jour-là, en voyant tout le monde sortir ; ainsi elle prit le parti de retourner chez elle. Aladdin, qui la vit rentrer avec le présent destiné au sultan, ne sut d’abord que penser du succès de son voyage. Dans la crainte où il était qu’elle n’eût quelque chose de sinistre à lui annoncer, il n’avait pas la force d’ouvrir la bouche pour lui demander quelle nouvelle elle lui apportait. La bonne mère, qui n’avait jamais mis le pied dans le palais du sultan et qui n’avait pas la moindre connaissance de ce qui s’y pratiquait ordinairement, tira son fils de l’embarras où il était, en lui disant avec une grande naïveté : « Mon fils, j’ai vu le sultan, et je suis bien persuadée qu’il m’a vue aussi. J’étais placée devant lui, et personne ne l’empêchait de me voir, mais il était si fort occupé par tous ceux qui lui parlaient à droite et à gauche, qu’il me faisait compassion de voir la peine et la patience qu’il se donnait à les écouter. Cela a duré si longtemps, qu’à la fin je crois qu’il s’est ennuyé ; car il s’est levé sans qu’on s’y attendît et il s’est retiré assez brusquement, sans vouloir entendre quantité d’autres personnes, qui étaient en rang pour lui parler à leur tour. Cela m’a fait cependant un grand plaisir. En effet, je commençais à perdre patience et j’étais extrêmement fatiguée de demeurer debout si longtemps ; mais il n’y a rien de gâté : je ne manquerai pas d’y retourner demain ; le sultan ne sera peut-être pas si occupé. » Quelque amoureux que fût Aladdin, il fut contraint de se contenter de cette excuse et de s’armer de patience. Il eut au moins la satisfaction de voir que sa mère avait fait la démarche la plus difficile, qui était de soutenir la vue du sultan, et d’espérer qu’à l’exemple de ceux qui lui avaient parlé en sa présence, elle n’hésiterait pas non plus à s’acquitter de la commission dont elle était chargée, quand le moment favorable de lui parler se présenterait. Le lendemain, d’aussi grand matin que le jour précédent, la mère d’Aladdin alla encore au palais du sultan, avec le présent de pierreries ; mais son voyage fut inutile : elle trouva la porte du divan fermée, et elle apprit qu’il n’y avait de conseil que de deux jours l’un, et qu’ainsi il fallait qu’elle revînt le jour suivant. Elle s’en alla porter cette nouvelle à son fils, qui fut obligé de renouveler sa patience. Elle y retourna six autres fois, aux jours marqués, en se plaçant toujours devant le sultan, mais avec aussi peu de succès que la première ; et peut-être qu’elle y serait retournée cent autres fois aussi inutilement, si le sultan, qui la voyait toujours vis-à-vis de lui à chaque séance, n’eût fait attention à elle. Cela est d’autant plus probable, qu’il n’y avait que ceux qui avaient des requêtes à présenter qui approchaient du sultan, chacun à leur tour, pour plaider leur cause dans leur rang ; et la mère d’Aladdin n’était point dans ce cas-là. Ce jour-là, enfin, après la levée du conseil, quand le sultan fut rentré dans son appartement, il dit à son grand vizir : « Il y a déjà quelque temps que je remarque une certaine femme qui vient réglément chaque jour que je tiens mon conseil, et qui porte quelque chose d’enveloppé dans un linge ; elle se tient debout depuis le commencement de l’audience jusqu’à la fin, et affecte de se mettre toujours devant moi : savez-vous ce qu’elle demande ? » Le grand vizir, qui n’en savait pas plus que le sultan, ne voulut pas néanmoins demeurer court. « Sire, répondit-il, Votre Majesté n’ignore pas que les femmes forment souvent des plaintes sur des sujets de rien : celle-ci apparemment vient porter sa plainte devant Votre Majesté sur ce qu’on lui a vendu de la mauvaise farine, ou sur quelque autre tort d’aussi peu de conséquence. » Le sultan ne se satisfit pas de cette réponse. « Au premier jour du conseil, reprit-il, si cette femme revient, ne manquez pas de la faire appeler, afin que je l’entende. » Le grand vizir ne lui répondit qu’en se baisant la main et en la portant au-dessus de sa tête, pour marquer qu’il était prêt à la perdre s’il manquait à exécuter l’ordre du sultan. La mère d’Aladdin s’était déjà fait une habitude si grande de paraître au conseil devant le sultan, qu’elle comptait sa peine pour rien, pourvu qu’elle fît connaître à son fils qu’elle n’oubliait rien de tout ce qui dépendait d’elle pour lui complaire. Elle retourna donc au palais le jour du conseil, et elle se plaça à l’entrée du divan, vis-à-vis le sultan, à son ordinaire. Le grand vizir n’avait encore commencé de rapporter aucune affaire quand le sultan aperçut la mère d’Aladdin. Touché de compassion de la longue patience dont il avait été témoin : « Avant toutes choses, de crainte que vous ne l’oubliiez, dit-il au grand vizir, voilà la femme dont je vous parlais dernièrement ; faites-la venir, et commençons par l’entendre et par expédier l’affaire qui l’amène. » Aussitôt le grand vizir montra cette femme au chef des huissiers, qui était debout, prêt à recevoir ses ordres, et lui commanda d’aller la prendre et de la faire avancer. Le chef des huissiers vint jusqu’à la mère d’Aladdin ; et, au signe qu’il lui fit, elle le suivit jusqu’au pied du trône du sultan, où il la laissa pour aller se ranger à sa place, près du grand vizir. La mère d’Aladdin, instruite par l’exemple de tant d’autres qu’elle avait vus aborder le sultan, se prosterna le front contre le tapis qui couvrait les marches du trône, et elle demeura en cet état jusqu’à ce que le sultan lui commandât de se relever. Elle se leva ; et alors : « Bonne femme, lui dit le sultan, il y a longtemps que je vous vois venir à mon divan, et demeurer à l’entrée depuis le commencement jusqu’à la fin : quelle affaire vous amène ici ? » La mère d’Aladdin se prosterna une seconde fois, après avoir entendu ces paroles ; et, quand elle fut relevée : « Monarque au-dessus des monarques du monde, dit-elle, avant d’exposer à Votre Majesté le sujet extraordinaire et même presque incroyable qui me fait paraître devant son trône sublime, je la supplie de me pardonner la hardiesse, pour ne pas dire l’impudence de la demande que je viens lui faire : elle est si peu commune, que je tremble et que j’ai honte de la proposer à mon sultan. » Pour lui donner la liberté entière de s’expliquer, le sultan commanda que tout le monde sortît du divan et qu’on le laissât seul avec son grand vizir ; et alors il lui dit qu’elle pouvait parler et s’expliquer sans crainte. La mère d’Aladdin ne se contenta pas de la bonté du sultan, qui venait de lui épargner la peine qu’elle eût pu souffrir en parlant devant tout le monde ; elle voulut encore se mettre à couvert de l’indignation qu’elle avait à craindre de la proposition qu’elle devait lui faire, et à laquelle il ne s’attendait pas : « Sire, dit-elle en reprenant la parole, j’ose encore supplier Votre Majesté, au cas qu’elle trouve la demande que j’ai à lui faire offensante ou injurieuse en la moindre chose, de m’assurer auparavant de son pardon et de m’en accorder la grâce. — Quoi que ce puisse être, repartit le sultan, je vous le pardonne dès à présent, et il ne vous en arrivera pas le moindre mal : parlez hardiment. » Quand la mère d’Aladdin eut pris toutes ces précautions, en femme qui redoutait la colère du sultan sur une proposition aussi délicate que celle qu’elle avait à lui faire, elle lui raconta fidèlement dans quelle occasion Aladdin avait vu la princesse Badroulboudour, l’amour violent que cette vue fatale lui avait inspiré, la déclaration qu’il lui en avait faite, tout ce qu’elle lui avait représenté pour le détourner d’une passion non moins injurieuse à Sa Majesté qu’à la princesse sa fille. « Mais, continua-t-elle, mon fils, bien loin d’en profiter et de reconnaître sa hardiesse, s’est obstiné à y persévérer jusqu’au point de me menacer de quelque action de désespoir si je refusais de venir demander la princesse en mariage à Votre Majesté ; et ce n’a été qu’après m’être fait une violence extrême que j’ai été contrainte d’avoir cette complaisance pour lui, de quoi je supplie encore une fois Votre Majesté de m’accorder le pardon, non seulement à moi, mais même à Aladdin mon fils, d’avoir eu la pensée téméraire d’aspirer à une si haute alliance. » Le sultan écouta tout ce discours avec beaucoup de douceur et de bonté, sans donner aucune marque de colère ou d’indignation, et même sans prendre la demande en raillerie. Mais, avant de donner réponse à cette bonne femme, il lui demanda ce que c’était que ce qu’elle avait apporté enveloppé dans un linge. Aussitôt elle prit le vase de porcelaine, qu’elle avait mis au pied du trône avant de se prosterner ; elle le découvrit et le présenta au sultan. On ne saurait exprimer la surprise et l’étonnement du sultan, lorsqu’il vit rassemblées dans ce vase tant de pierreries si considérables, si précieuses, si parfaites, si éclatantes, et d’une grosseur telle qu’il n’en avait point encore vu de pareilles. Il resta quelque temps dans une si grande admiration qu’il en était immobile. Après être revenu à lui, il reçut le présent des mains de la mère d’Aladdin, en s’écriant avec un transport de joie : « Ah ! que cela est beau ! que cela est riche » Après avoir admiré et manié presque toutes les pierreries les unes après les autres, en les prisant, chacune par l’endroit qui les distinguait, il se tourna du côté de son grand vizir, et, en lui montrant le vase : « Vois, dit-il, et conviens qu’on ne peut rien voir au monde de plus riche ni de plus parfait. » Le vizir en fut charmé. « Eh bien ! continua le sultan, que dis-tu d’un tel présent ? N’est-il pas digne de la princesse ma fille, et ne puis-je pas la donner, à ce prix-là, à celui qui me la fait demander ? » Ces paroles mirent le grand vizir dans une étrange agitation. Il y avait quelque temps que le sultan lui avait fait entendre que son intention était de donner la princesse sa fille en mariage à un fils qu’il avait. Il craignit, et ce n’était pas sans fondement, que le sultan, ébloui par un présent si riche et si extraordinaire, ne changeât de sentiment. Il s’approcha du sultan ; et, en lui parlant à l’oreille : « Sire, dit-il, on ne peut disconvenir que le présent ne soit digne de la princesse ; mais je supplie Votre Majesté de m’accorder trois mois avant de se déterminer : j’espère qu’avant ce temps-là, mon fils, sur qui elle a eu la bonté de me témoigner qu’elle avait jeté les yeux, aura de quoi lui en faire un d’un plus grand prix que celui d’Aladdin, que Votre Majesté ne connaît pas. » Le sultan, quoique bien persuadé qu’il n’était pas possible que son grand vizir pût trouver à son fils de quoi faire un présent d’une aussi grande valeur à la princesse sa fille, ne laissa pas néanmoins de l’écouter et de lui accorder cette grâce. Ainsi, en se retournant du côté de la mère d’Aladdin, il lui dit : « Allez, bonne femme, retournez chez vous, et dites à votre fils que j’agrée la proposition que vous m’avez faite de sa part ; mais je ne puis marier la princesse ma fille que je ne lui aie fait faire un ameublement qui ne sera prêt que dans trois mois. Ainsi, revenez en ce temps-là. » La mère d’Aladdin retourna chez elle avec une joie d’autant plus grande que, par rapport à son état, elle avait d’abord regardé l’accès auprès du sultan comme impossible, et que, d’ailleurs, elle avait obtenu une réponse si favorable, au lieu qu’elle ne s’était attendue qu’à un rebut qui l’aurait couverte de confusion. Deux choses firent juger à Aladdin, quand il vit entrer sa mère, qu’elle lui apportait une bonne nouvelle : l’une, qu’elle revenait de meilleure heure qu’à l’ordinaire, et l’autre, qu’elle avait le visage gai et ouvert. « Eh bien ! ma mère, lui dit-il, dois-je espérer ? dois-je mourir de désespoir ? » Quand elle eut quitté son voile et qu’elle se fut assise sur le sofa avec lui : « Mon fils, dit-elle, pour ne vous pas tenir trop longtemps dans l’incertitude, je commencerai par vous dire que, bien loin de songer à mourir, vous avez tout sujet d’être content. » En poursuivant son discours, elle lui raconta de quelle manière elle avait eu audience avant tout le monde, ce qui était cause qu’elle était revenue de si bonne heure ; les précautions qu’elle avait prises pour faire au sultan, sans qu’il s’en offensât, la proposition de mariage de la princesse Badroulboudour avec lui, et la réponse toute favorable que le sultan lui avait faite de sa propre bouche. Elle ajouta que, autant qu’elle en pouvait juger par les marques que le sultan en avait données, le présent, sur toutes choses, avait fait un puissant effet sur son esprit pour le déterminer à la réponse favorable qu’elle apportait. « Je m’y attendais d’autant moins, dit-elle encore, que le grand vizir lui avait parlé à l’oreille avant qu’il me la fît, et que je craignais qu’il ne le détournât de la bonne volonté qu’il pouvait avoir pour vous. » Aladdin s’estima le plus heureux des mortels en apprenant cette nouvelle. Il remercia sa mère de toutes les peines qu’elle s’était données dans la poursuite de cette affaire, dont l’heureux succès était si important pour son repos ; et quoique, dans l’impatience où il était de jouir de l’objet e sa passion, trois mois lui parussent d’une longueur extrême, il se disposa néanmoins à attendre avec patience, fondé sur la parole du sultan, qu’il regardait comme irrévocable. Pendant qu’il comptait non seulement les heures, les jours et les semaines, mais même jusqu’aux moments, en attendant que le terme fût passé, environ deux mois s’étaient écoulés, quand la mère, un soir, en voulant allumer la lampe, s’aperçut qu’il n’y avait plus d’huile dans la maison. Elle sortit pour en aller acheter ; et, en avançant dans la ville, elle vit que tout y était en fête. En effet, les boutiques, au lieu d’être fermées, étaient ouvertes ; on les ornait de feuillages, on y préparait des illuminations, chacun s’efforçait à qui le ferait avec plus de pompe et de magnificence, pour mieux marquer son zèle : tout le monde enfin donnait des démonstrations de joie et de réjouissances. Les rues étaient même embarrassées par des officiers en habits de cérémonie, montés sur des chevaux richement harnachés, et environnés d’un grand nombre de valets de pied qui allaient et venaient. Elle demanda au marchand chez qui elle achetait son huile ce que tout cela signifiait. « D’où venez-vous, ma bonne dame ? lui dit-il ; ne savez-vous pas que le fils du grand vizir épouse, ce soir, la princesse Badroulboudour, fille du sultan ? Elle va bientôt sortir du bain, et les officiers que vous voyez s’assemblent pour lui faire cortège jusqu’au palais où se doit faire la cérémonie. » La mère d’Aladdin ne voulut pas en apprendre davantage. Elle revint en si grande diligence, qu’elle rentra chez elle presque hors d’haleine. Elle trouva son fils, qui ne s’attendait à rien moins qu’à la fâcheuse nouvelle qu’elle lui apportait. « Mon fils, s’écria-t-elle, tout est perdu pour vous ! Vous comptiez sur la belle promesse du sultan ; il n’en sera rien. » Aladdin, alarmé de ces paroles « Ma mère, reprit-il, par quel endroit le sultan ne me tiendrait-il pas sa promesse ? Comment le savez-vous ? — Ce soir, repartit la mère, le fils du grand vizir épouse la princesse Badroulboudour dans le palais. » Elle lui raconta de quelle manière elle venait de l’apprendre, par tant de circonstances, qu’il n’eut pas lieu d’en douter. A cette nouvelle, Aladdin demeura immobile, comme s’il eût été frappé d’un coup de foudre. Tout autre que lui en eût été accablé ; mais une jalousie secrète l’empêcha d’y demeurer longtemps. Dans le moment il se souvint de la lampe qui lui avait été si utile jusqu’alors ; et, sans aucun emportement en vaines paroles contre le sultan, contre le grand vizir ou contre le fils de ce ministre, il dit seulement : « Ma mère, le fils du grand vizir ne sera peut-être pas cette nuit aussi heureux qu’il se le promet. Pendant que je vais dans ma chambre, pour un moment, préparez-nous à souper. » La mère d’Aladdin comprit bien que son fils voulait faire usage de la lampe pour empêcher, s’il était possible, que le mariage du fils du grand vizir avec la princesse ne vînt jusqu’à la consommation, et elle ne se trompait pas. En effet, quand Aladdin fut dans sa chambre, il prit la lampe merveilleuse, qu’il y avait portée en l’ôtant de devant les yeux de sa mère, après que l’apparition du génie lui eut fait une si grande peur ; il prit, dis-je, la lampe, et il la frotta au même endroit que les autres fois. A l’instant, le génie parut devant lui : « Que veux-tu ? dit-il à Aladdin ; me voici prêt à t’obéir comme ton esclave, et celui de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et les autres esclaves de la lampe. — Écoute, lui dit Aladdin : tu m’as apporté jusqu’à présent de quoi me nourrir quand j’en ai eu besoin ; il s’agit présentement d’une affaire de tout autre importance. J’ai fait demander en mariage au sultan la princesse Badroulboudour sa fille ; il me l’a promise, et il m’a demandé un délai de trois mois. Au lieu de tenir sa promesse, ce soir, avant le terme échu, il la marie au fils du grand vizir : je viens de l’apprendre, et la chose est certaine. Ce que je te demande, c’est que, dès que le nouvel époux et la nouvelle épouse seront couchés, tu les enlèves et que tu les apportes ici tous deux dans leur lit. — Mon maître, reprit le génie, je vais t’obéir. As-tu autre chose à me commander ? — Rien autre chose pour le présent, repartit Aladdin. En même temps le génie disparut. Aladdin revint trouver sa mère ; il soupa avec elle, avec la même tranquillité qu’il avait coutume de le faire. Après le souper, il s’entretint quelque temps avec elle du mariage de la princesse, comme d’une chose qui ne l’embarrassait plus. Il retourna à sa chambre et il laissa sa mère en liberté de se coucher. Pour lui, il ne se coucha pas, mais il attendit le retour du génie et l’exécution du commandement qu’il lui avait fait. Pendant ce temps-là, tout avait été préparé avec bien de la magnificence dans le palais du sultan pour la célébration des noces de la princesse, et la soirée se passa en cérémonies et en réjouissances jusque bien avant dans la nuit. Quand tout fut achevé, le fils du grand vizir, au signal que lui fit le chef des eunuques de la princesse, s’échappa adroitement, et cet officier l’introduisit dans l’appartement de la princesse son épouse, jusqu’à la chambre où le lit nuptial était préparé. Il se coucha le premier. Peu de temps après, la sultane, accompagnée de ses femmes et de celles de la princesse sa fille, amena la nouvelle épouse. Elle faisait de grandes résistances, selon la coutume des nouvelles mariées. La sultane aida à la déshabiller, la mit dans le lit comme par force ; et, après l’avoir embrassée en lui souhaitant la bonne nuit, elle se retira avec toutes les femmes ; et la dernière qui sortit ferma la porte de la chambre. A peine la porte de la chambre fut fermée, que le génie, comme esclave fidèle de la lampe, et exact à exécuter les ordres de ceux qui l’avaient à la main, sans donner le temps à l’époux de faire la moindre caresse à son épouse, enlève le lit, avec l’époux et l’épouse, au grand étonnement de l’un et de l’autre, et, en un instant, le transporte dans la chambre d’Aladdin, où il le pose. Aladdin, qui attendait ce moment avec impatience, ne souffrit pas que le fils du grand vizir demeurât couché avec la princesse. « Prends ce nouvel époux, dit-il. au génie, enferme-le dans le privé, et reviens demain matin, un peu après la pointe du jour. » Le génie enleva aussitôt le fils du grand vizir hors du lit, en chemise, et le transporta dans le lieu qu’Aladdin lui avait dit, où il le laissa, après avoir jeté sur lui un souffle qu’il sentit depuis la tête jusqu’aux pieds, et qui l’empêcha de remuer de la place. Quelque grande que fût la passion d’Aladdin pour la princesse Badroulboudour, il ne lui tint pas néanmoins un long discours lorsqu’il se vit seul avec elle. « Ne craignez rien, adorable princesse, lui dit-il d’un air tout passionné ; vous êtes ici en sûreté ; et, quelque violent que soit l’amour que je ressens pour votre beauté et pour vos charmes, il ne me fera jamais sortir des bornes du profond respect que je vous dois. Si j’ai été forcé, ajouta-t-il, d’en venir à cette extrémité, ce n’a pas été dans la vue de vous offenser, mais pour empêcher qu’un injuste rival ne vous possédât, contre la parole donnée par le sultan votre père en ma faveur. » La princesse, qui ne savait rien de ces particularités, fit fort peu d’attention à tout ce qu’Aladdin lui put dire. Elle n’était nullement en état de lui répondre. La frayeur et l’étonnement où elle était d’une aventure si surprenante et si peu attendue l’avaient mise dans un tel état, qu’Aladdin n’en put tirer aucune parole. Aladdin n’en demeura pas là : il prit le parti de se déshabiller et il se coucha à la place du fils du grand vizir, le dos tourné du côté de la princesse, après avoir eu la précaution de mettre un sabre entre elle et lui, pour marquer qu’il méritait d’en être puni s’il attentait à son honneur. Aladdin, content d’avoir ainsi privé son rival du bonheur dont il s’était flatté de jouir cette nuit-là, dormit assez tranquillement. Il n’en fut pas de même de la princesse Badroulboudour : de sa vie il ne lui était arrivé de passer une nuit aussi fâcheuse et aussi désagréable que celle-là ; et, si l’on veut bien faire réflexion au lieu et à l’état où le génie avait laissé le fils du grand vizir, on jugera que ce nouvel époux la passa d’une manière beaucoup plus affligeante. Le lendemain, Aladdin n’eut pas besoin de frotter la lampe pour appeler le génie. Il revint à l’heure qu’il lui avait marquée et dans le temps qu’il achevait de s’habiller : « Me voici, dit-il à Aladdin. Qu’as-tu à me commander ? — Va reprendre, lui dit Aladdin, le fils du grand vizir où tu l’as mis ; viens le remettre dans ce lit et reporte-le où tu l’as pris dans le palais du sultan. » Le génie alla relever le fils du grand vizir de sentinelle, et Aladdin reprenait son sabre quand il reparut. Il mit le nouvel époux près de la princesse, et, en un instant, il reporta le lit nuptial dans la même chambre du palais du sultan d’où il l’avait apporté. Il faut remarquer qu’en tout ceci le génie ne fut aperçu ni de la princesse ni du fils du grand vizir. Sa forme hideuse eût été capable de les faire mourir de frayeur. Ils n’entendirent même rien des discours entre Aladdin et lui ; et ils ne s’aperçurent que de l’ébranlement du lit et de leur transport d’un lieu à un autre c’était bien assez pour leur donner la frayeur qu’il est aisé d’imaginer. Le génie ne venait que de poser le lit nuptial en sa place, quand le sultan, curieux d’apprendre comment la princesse sa fille avait passé la première nuit de ses noces, entra dans sa chambre pour lui souhaiter le bonjour. Le fils du grand vizir, morfondu du froid qu’il avait souffert toute la nuit et qui n’avait pas encore eu le temps de se réchauffer, n’eut pas sitôt entendu qu’on ouvrait la porte, qu’il se leva et passa dans une garde-robe où il s’était déshabillé le soir. Le sultan approcha du lit de la princesse, la baisa entre les deux yeux, selon la coutume, en lui souhaitant le bonjour, et lui demanda, en souriant, comment elle se trouvait de la nuit passée ; mais, en relevant la tête et en la regardant avec plus d’attention, il fut extrêmement surpris de la voir dans une grande mélancolie et de ce qu’elle ne lui marquait, ni par la rougeur qui eût pu lui monter au visage, ni par aucun autre signe, ce qui eût pu satisfaire sa curiosité. Elle lui jeta seulement un regard des plus tristes, d’une manière qui marquait une grande affliction ou un grand mécontentement. Il lui dit encore quelques paroles ; mais, comme il vit qu’il n’en pouvait tirer d’elle, il s’imagina qu’elle se taisait par pudeur, et il se retira. Il ne laissa pas néanmoins de soupçonner qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dans son silence ; ce qui l’obligea d’aller sur-le-champ à l’appartement de la sultane, à qui il fit le récit de l’état où il avait trouvé la princesse et de la réception qu’elle lui avait faite. « Sire, lui dit la sultane, cela ne doit pas surprendre Votre Majesté : il n’y a pas de nouvelle mariée qui n’ait la même retenue le lendemain de ses noces. Ce ne sera pas la même chose dans deux ou trois jours : alors, elle recevra le sultan son père comme elle le doit. Je vais la voir, ajouta-t-elle, et je suis bien trompée si elle me fait le même accueil. » Quand la sultane fut habillée, elle se rendit à l’appartement de la princesse, qui n’était pas encore levée ; elle s’approcha de son lit et elle lui donna le bonjour en l’embrassant ; mais sa surprise fut des plus grandes, non seulement de ce qu’elle ne lui répondait rien, mais même de ce qu’en la regardant, elle s’aperçut qu’elle était dans un grand abattement, qui lui fit juger qu’il lui était arrivé quelque chose qu’elle ne pénétrait pas. « Ma fille, lui dit la sultane, d’où vient que vous répondez si mal aux caresses que je vous fais ? Est-ce avec votre mère que vous devez faire toutes ces façons ? Et doutez-vous que je ne sois instruite de ce qui peut arriver dans une circonstance pareille à celle où vous êtes ? Je veux bien croire que vous n’avez pas cette pensée ; il faut donc qu’il vous soit arrivé quelque autre chose ; avouez-le-moi franchement, et ne me laissez pas plus longtemps dans une inquiétude qui m’accable. » La princesse Badroulboudour rompit enfin le silence par un grand soupir : « Ah ! madame et très honorée mère, s’écria-t-elle, pardonnez-moi si j’ai manqué au respect que je vous dois ! J’ai l’esprit si fortement occupé des choses extraordinaires qui me sont arrivées cette nuit, que je ne suis pas encore bien revenue de mon étonnement ni de mes frayeurs, et que j’ai même de la peine à me reconnaître moi-même. » Alors elle lui raconta, avec les couleurs les plus vives, de quelle manière, un instant après que son époux et elle furent couchés, le lit avait été enlevé et transporté, en un moment, dans une chambre malpropre et obscure, où elle s’était vue seule et séparée de son époux, sans savoir ce qu’il était devenu, et où elle avait vu un jeune homme, lequel, après lui avoir dit quelques paroles, que la frayeur l’avait empêchée d’entendre, s’était couché avec elle à la place de son époux, après avoir mis son sabre entre elle et lui ; et que son époux lui avait été rendu et le lit rapporté à sa place, en aussi peu de temps. « Tout cela ne venait pas d’être fait, ajouta-t-elle, quand le sultan mon père est entré dans ma chambre ; j’étais si accablée de tristesse, que je n’ai pas eu la force de lui répondre une seule parole aussi je ne doute pas qu’il ne soit indigné de la manière dont j’ai reçu l’honneur qu’il m’a fait ; mais j’espère qu’il me pardonnera, quand il saura ma triste aventure et l’état pitoyable où je me trouve encore en ce moment. » La sultane écouta fort tranquillement tout ce que la princesse voulut bien lui raconter ; mais elle ne voulut point y ajouter foi. « Ma fille, lui dit-elle, vous avez bien fait de ne point parler de cela au sultan votre père. Gardez-vous bien d’en rien dire à personne : on vous prendrait pour une folle si on vous entendait parler de la sorte. — Madame, reprit la princesse, je puis vous assurer que je vous parle de bon sens ; vous pourrez vous en informer à mon époux, il vous dira la même chose. — Je m’en informerai, repartit la sultane ; mais, quand il m’en parlerait comme vous, je n’en serais pas plus persuadée que je ne le suis. Levez-vous cependant, et ôtez-vous cette imagination de l’esprit ; il ferait beau voir que vous troublassiez, par une pareille vision, les fêtes ordonnées pour vos noces et qui doivent se continuer plusieurs jours dans ce palais et dans tout le royaume N’entendez-vous pas déjà les fanfares et les concerts de trompettes, de timbales et de tambours ? Tout cela vous doit inspirer la joie et le plaisir et vous faire oublier toutes les fantaisies dont vous venez de me parler. » En même temps la sultane appela les femmes de la princesse ; et, après qu’elle l’eut fait lever et qu’elle l’eut vue se mettre à sa toilette, elle alla à l’appartement du sultan ; elle lui dit que quelque fantaisie avait passé véritablement par l’esprit de sa fille, mais que ce n’était rien. Elle fit appeler le fils du vizir, pour savoir de lui quelque chose de ce que la princesse lui avait dit ; mais le fils du vizir, qui s’estimait infiniment honoré de l’alliance du sultan, avait pris le parti de dissimuler. « Mon gendre, lui dit la sultane, dites-moi, êtes-vous dans le même entêtement que votre épouse ? — Madame, reprit le fils du vizir, oserais-je vous demander à quel sujet vous me faites cette demande ? — Cela suffit, repartit la sultane ; je n’en veux pas savoir davantage : vous êtes plus sage qu’elle. » Les réjouissances continuèrent toute la journée dans le palais ; et la sultane, qui n’abandonna pas la princesse, n’oublia rien pour lui inspirer la joie et pour lui faire prendre part aux divertissements qu’on lui donnait par différentes sortes de spectacles ; mais elle était tellement frappée des idées de ce qui lui était arrivé la nuit, qu’il était aisé de voir qu’elle en était tout occupée. Le fils du grand vizir n’était pas moins accablé de la mauvaise nuit qu’il avait passée ; mais son ambition le fit dissimuler ; et, à le voir, personne ne douta qu’il ne fût un époux très heureux. Aladdin, qui était bien informé de ce qui se passait au palais, ne douta pas que les nouveaux mariés ne dussent coucher ensemble, malgré la fâcheuse aventure qui leur était arrivée la nuit d’auparavant. Aladdin n’avait point envie de les laisser en repos. Ainsi, dès que la nuit fut un peu avancée, il eut recours à la lampe. Aussitôt le génie parut et fit à Aladdin le même compliment que les autres fois, en lui offrant son service. « Le fils du grand vizir et la princesse Badroulboudour, lui dit Aladdin, doivent coucher encore ensemble cette nuit ; va, et du moment qu’ils seront couchés, apporte-moi le lit ici, comme hier. » Le génie servit Aladdin avec autant de fidélité et d’exactitude que le jour précédent : le fils du grand vizir passa la nuit aussi désagréablement qu’il l’avait déjà fait, et la princesse eut la même mortification d’avoir Aladdin pour compagnon de sa couche, le sabre posé entre elle et lui. Le génie, suivant les ordres d’Aladdin, revint le lendemain, remit l’époux auprès de son épouse, enleva le lit avec les nouveaux mariés et le reporta dans la chambre du palais où il l’avait pris. Le sultan, après la réception que la princesse Badroulboudour lui avait faite le jour précédent, inquiet de savoir comment elle aurait passé la seconde nuit et si elle lui ferait une réception pareille à celle qu’elle lui avait déjà faite, se rendit à sa chambre d’aussi bon matin, pour en être éclairci. Le fils du grand vizir, plus honteux et plus mortifié du mauvais succès de cette dernière nuit que de la première, à peine eut entendu venir le sultan, qu’il se leva avec précipitation et se jeta dans la garde-robe. Le sultan s’avança jusqu’au lit de la princesse, en lui donnant le bonjour ; et, après lui avoir fait les mêmes caresses que le jour précédent : « Eh bien, ma fille, lui dit-il, êtes-vous, ce matin, d’aussi mauvaise humeur que vous l’étiez hier ? Me direz-vous comment vous avez passé la nuit ? » La princesse garda le même silence, et le sultan s’aperçut qu’elle avait l’esprit beaucoup moins tranquille et qu’elle était plus abattue que la première fois. Il ne douta pas que quelque chose d’extraordinaire ne lui fût arrivé. Alors, irrité du mystère qu’elle lui en faisait : « Ma fille, lui dit-il, tout en colère et le sabre à la main, ou vous me direz ce que vous me cachez, ou je vais vous couper la tête tout à l’heure. » La princesse, plus effrayée du ton et de la menace du sultan offensé que de la vue du sabre nu, rompit enfin le silence : « Mon cher père et mon sultan, s’écria-t-elle les larmes aux yeux, je demande pardon à Votre Majesté si je l’ai offensée. J’espère de sa bonté et de sa clémence qu’elle fera succéder la compassion à la colère, quand je lui aurai fait le récit fidèle du triste et pitoyable état où je me suis trouvée toute cette nuit et toute la nuit passée. » Après ce préambule, qui apaisa et qui attendrit un peu le sultan, elle lui raconta fidèlement tout ce qui lui était arrivé pendant ces deux fâcheuses nuits, mais d’une manière si touchante qu’il en fut vivement pénétré de douleur, par l’amour et par la tendresse qu’il avait pour elle. Elle finit par ces paroles : « Si Votre Majesté a le moindre doute sur le récit que je viens de lui faire, elle peut s’en informer de l’époux qu’elle m’a donné. Je suis persuadée qu’il rendra à la vérité le même témoignage que je lui rends. » Le sultan entra tout de bon dans la peine extrême qu’une aventure aussi surprenante devait avoir causée à la princesse : « Ma fille, lui dit-il, vous avez grand tort de ne vous être pas expliquée à moi, dès hier, sur une affaire aussi étrange que celle que vous venez de m’apprendre, dans laquelle je ne prends pas moins d’intérêt que vous-même. Je ne vous ai pas mariée dans l’intention de vous rendre malheureuse, mais plutôt dans la vue de vous rendre heureuse et contente et de vous faire jouir de tout le bonheur que vous méritez et que vous pouviez espérer avec un époux qui m’avait paru vous convenir. Effacez de votre esprit les idées fâcheuses de tout ce que vous venez de me raconter. Je vais mettre ordre à ce qu’il ne vous arrive pas davantage des nuits aussi désagréables et aussi peu supportables que celles que vous avez passées. » Dès que le sultan fut rentré dans son appartement, il envoya appeler son grand vizir : « Vizir, lui dit-il, avez-vous vu votre fils, et ne vous a-t-il rien dit ? » Comme le grand vizir lui eut répondu qu’il rie l’avait pas vu, le sultan lui fit le récit de tout ce que la princesse Badroulboudour venait de lui raconter. En achevant : « Je ne doute pas, ajouta-t-il, que ma fille ne m’ait dit la vérité ; je serai bien aise néanmoins d’en avoir la confirmation par le témoignage de votre fils allez, et demandez-lui ce qui en est. » Le grand vizir ne différa pas d’aller joindre son fils, il lui fit part de ce que le sultan venait de lui communiquer, et il lui enjoignit de ne lui point déguiser la vérité et de lui dire si tout cela était vrai. « Je ne vous la déguiserai pas, mon père, lui répondit le fils ; tout ce que la princesse a dit au sultan est vrai ; mais elle n’a pu lui dire les mauvais traitements qui m’ont été faits en mon particulier ; les voici : depuis mon mariage, j’ai passé deux nuits les plus cruelles qu’on puisse imaginer, et je n’ai pas d’expressions pour vous décrire au juste et avec toutes leurs circonstances les maux que j’ai soufferts. je ne vous parle pas de la frayeur que j’ai eue de me sentir enlever quatre fois dans mon lit, sans voir qui enlevait le lit et le transportait d’un lieu à un autre, et sans pouvoir imaginer comment cela s’est pu faire. Vous jugerez vous-même de l’état fâcheux où je me suis trouvé, lorsque je vous dirai que j’ai passé deux nuits, debout et nu en chemise, dans une espèce de privé étroit, sans avoir la liberté de remuer de la place où j’étais posé, et sans pouvoir faire aucun mouvement, quoiqu’il ne parût devant moi aucun obstacle qui pût vraisemblablement m’en empêcher. Après cela, il n’est pas besoin de m’étendre plus au long pour vous faire le détail de mes souffrances. Je ne vous cacherai pas que cela ne m’a point empêché d’avoir pour la princesse mon épouse tous les sentiments d’amour, de respect et de reconnaissance qu’elle mérite ; mais je vous avoue de bonne foi qu’avec tout l’honneur et tout l’éclat qui rejaillit sur moi d’avoir épousé la fille de mon souverain, j’aimerais mieux mourir que de vivre plus longtemps une si haute alliance, s’il faut essuyer des traitements aussi désagréables que ceux que j’ai déjà soufferts. Je ne doute point que la princesse ne soit dans les mêmes sentiments que moi ; et elle conviendra aisément que notre séparation n’est pas moins nécessaire pour son repos que pour le mien. Ainsi, mon père, je vous supplie, par la même tendresse qui vous a porté à me procurer un si grand honneur, de faire agréer au sultan que notre mariage soit déclaré nul. » Quelque grande que fût l’ambition du grand vizir de voir son fils gendre du sultan, la ferme résolution néanmoins où il le vit de se séparer de la princesse fit qu’il ne jugea pas à propos de lui proposer d’avoir encore patience au moins quelques jours pour éprouver si cette traverse ne finirait point. Il le laissa, et il revint rendre réponse au sultan, à qui il avoua de bonne foi que la chose n’était que trop vraie, après ce qu’il venait d’apprendre de son fils. Sans attendre même que le sultan lui parlât de rompre le mariage, à quoi il voyait bien qu’il n’était que trop disposé, il le supplia de permettre que son fils se retirât du palais et qu’il retournât auprès de lui, en prenant pour prétexte qu’il n’était pas juste que la princesse fût exposée un moment de plus à une persécution si terrible pour l’amour de son fils. Le grand vizir n’eut pas de peine à obtenir ce qu’il demandait. Dès ce moment, le sultan, qui avait déjà résolu la chose, donna ses ordres pour faire cesser les réjouissances dans son palais et dans la ville et même dans toute l’étendue de son royaume, où il fit expédier des ordres contraires aux premiers : et, en très peu de temps, toutes les marques de joie et de réjouissances publiques cessèrent dans toute la ville et dans le royaume. Ce changement subit et si peu attendu donna occasion à bien des raisonnements différents : on se demandait les uns aux autres d’où pouvait venir ce contre-temps ; et l’on n’en disait autre chose, sinon qu’on avait vu le grand vizir sortir du palais et se retirer chez lui, accompagné de son fils, l’un et l’autre avec un air fort triste. Il n’y avait qu’Aladdin qui en savait le secret et qui se réjouissait en lui-même de l’heureux succès que l’usage de la lampe lui procurait. Ainsi, comme il eut appris avec certitude que son rival avait abandonné le palais et que le mariage entre la princesse et lui était rompu absolument, il n’eut pas besoin de frotter la lampe davantage ni d’appeler le génie pour empêcher qu’il ne se consommât. Ce qu’il y a de particulier, c’est que ni le sultan, ni le grand vizir, qui avaient oublié Aladdin et la demande qu’il avait fait faire, n’eurent la moindre pensée qu’il pût avoir part à l’enchantement qui venait de causer la dissolution du mariage de la princesse. Aladdin, cependant, laissa écouler les trois mois que le sultan avait marqués pour le mariage entre la princesse Badroulboudour et lui ; il en avait compté tous les jours avec grand soin ; et quand ils furent achevés, dès le lendemain, il ne manqua pas d’envoyer sa mère au palais pour faire souvenir le sultan de sa parole. La mère d’Aladdin alla au palais, comme son fils lui avait dit, et elle se présenta à l’entrée du divan, au même endroit qu’auparavant. Le sultan n’eut pas plus tôt jeté la vue sur elle qu’il la reconnut et se souvint en même temps de la demande qu’elle lui avait faite et du temps auquel il l’avait remise. Le grand vizir lui faisait alors le rapport d’une affaire : « Vizir, lui dit le sultan en l’interrompant, j’aperçois la bonne femme qui nous fit un si beau présent il y a quelques mois ; faites-la venir ; vous reprendrez votre rapport quand je l’aurai écoutée. » Le grand vizir, en jetant les yeux du côté de l’entrée du divan, aperçut aussi la mère d’Aladdin. Aussitôt il appela le chef des huissiers, et en la lui montrant il lui donna ordre de la faire avancer. La mère d’Aladdin s’avança jusqu’au pied du trône, où elle se prosterna selon sa coutume. Après qu’elle se fut relevée, le sultan lui demanda ce qu’elle souhaitait. « Sire, lui répondit-elle, je me présente encore devant le trône de Votre Majesté pour lui représenter, au nom d’Aladdin, mon fils, que les trois mois après lesquels elle l’a remis, sur la demande que j’ai eu l’honneur de lui faire, sont expirés, et je la supplie de vouloir bien s’en souvenir. » Le sultan, en prenant un délai de trois mois pour répondre à la demande de cette bonne femme, la première fois qu’il l’avait vue, avait cru qu’il n’entendrait plus parler d’un mariage qu’il regardait comme peu convenable à la princesse sa fille, à regarder seulement la bassesse et la pauvreté de la mère d’Aladdin, qui paraissait devant lui dans un habillement fort commun. La sommation cependant qu’elle venait de lui faire tenir sa parole lui parut embarrassante : il ne jugea pas à propos de lui répondre sur-le-champ ; il consulta son grand vizir et lui marqua la répugnance qu’il avait à conclure le mariage de la princesse avec un inconnu, dont il supposait que la fortune devait être beaucoup au-dessous de la plus médiocre. Le grand vizir n’hésita pas à s’expliquer au sultan sur ce qu’il en pensait. « Sire, lui dit-il, il me semble qu’il y a un moyen immanquable pour éluder un mariage si disproportionné, sans qu’Aladdin, quand même il serait connu de Votre Majesté, puisse s’en plaindre c’est de mettre la princesse à un si haut prix, que ses richesses, quelles qu’elles puissent être, ne puissent y fournir. Ce sera le moyen de le faire désister d’une poursuite si hardie, pour ne pas dire si téméraire, à laquelle sans doute il n’a pas bien pensé avant de s’y engager. » Le sultan approuva le conseil du grand vizir. Il se tourna du côté de la mère d’Aladdin ; et, après quelques moments de réflexion : « Ma bonne femme, lui dit-il, les sultans doivent tenir leur parole ; je suis prêt à tenir la mienne et à rendre votre fils heureux par le mariage de la princesse ma fille ; mais, comme je ne puis la marier que je ne sache l’avantage qu’elle y trouvera, vous direz à votre fils que j’accomplirai ma parole dès qu’il m’aura envoyé quarante grands bassins d’or massif, pleins à comble des mêmes choses que vous m’avez déjà présentées de sa part, portés par un pareil nombre d’esclaves noirs, qui seront conduits par quarante autres esclaves blancs, jeunes, bien faits et de belle taille, et tous habillés. très magnifiquement voilà les conditions auxquelles je sus prêt à lui donner la princesse ma fille. Allez, bonne femme, j’attendrai que vous m’apportiez sa réponse. » La mère d’Aladdin se prosterna devant le trône du sultan, et elle se retira. Dans le chemin, elle riait en elle-même de la folle imagination de son fils. « Vraiment, disait-elle, où trouvera-t-il tant de bassins d’or et une si grande quantité de ces verres colorés pour les remplir ? Retournera-t-il dans le souterrain dont l’entrée est bouchée pour en cueillir aux arbres ? Et tous ces esclaves tournés comme le sultan les demande, où les prendra-t-il ? Le voilà bien éloigné de sa prétention ; et je crois qu’il ne sera guère content de mon ambassade. » Quand elle fut rentrée chez elle, l’esprit rempli de toutes ces pensées, qui lui faisaient croire qu’Aladdin n’avait plus rien à espérer : « Mon fils, lui dit-elle, je vous conseille de ne plus penser au mariage de la princesse Badroulboudour. Le sultan, à la vérité, m’a reçue avec beaucoup de bonté, et je crois qu’il était bien intentionné pour vous ; mais le grand vizir, si je ne me trompe, lui a fait changer de sentiment, et vous pouvez le présumer comme moi, sur ce que vous allez entendre. Après avoir représenté à Sa Majesté que les trois mois étaient expirés et que je le priais, de votre part, de se souvenir de sa promesse, je remarquai qu’il ne me fit la réponse que je vais vous dire qu’après avoir parlé bas quelque temps avec le grand vizir. » La mère d’Aladdin fit un récit très exact à son fils de tout ce que le sultan lui avait dit et des conditions auxquelles il consentirait au mariage de la princesse sa fille avec lui. En finissant : « Mon fils, lui dit-elle, il attend votre réponse ; mais, entre nous, continua-t-elle en souriant, je crois qu’il attendra longtemps. — Pas si longtemps que vous croiriez bien, ma mère, reprit Aladdin ; et le sultan se trompe lui-même s’il a cru, par ses demandes exorbitantes, me mettre hors d’état de songer à la princesse Badroulboudour. Je m’attendais à d’autres difficultés insurmontables, ou qu’il mettrait mon incomparable princesse à un prix beaucoup plus haut ; mais, à présent, je suis content, et ce qu’il me demande est peu de choses en comparaison de ce que je serais en état de lui donner pour en obtenir la possession. Pendant que je vais songer à le satisfaire, allez nous chercher de quoi dîner et laissez-moi faire. » Dès que la mère d’Aladdin fut sortie pour aller à la provision, Aladdin prit la lampe et il la frotta dans l’instant, le génie se présenta devant lui ; et, dans les mêmes termes que nous avons déjà rapportés, il lui demanda ce qu’il avait à lui commander, en marquant qu’il était prêt à le servir. Aladdin lui dit : « Le sultan me donne la princesse sa fille en mariage ; mais auparavant il me demande quarante grands bassins d’or massif et bien pesants, pleins à comble des fruits du jardin où j’ai pris la lampe dont tu es esclave. Il exige aussi de moi que ces quarante bassins soient portés par autant d’esclaves noirs, précédés par quarante esclaves blancs, jeunes, bien faits, de belle taille et habillés très richement. Va, et amène-moi ce présent au plus tôt, afin que je l’envoie au sultan avant qu’il lève la séance du divan. » Le génie lui dit que son commandement allait être exécuté incessamment, et il disparut. Très peu de temps après, le génie se fit revoir accompagné des quarante esclaves noirs, chacun chargé d’un bassin d’or massif du poids de vingt marcs, sur la tête, plein de perles, de diamants, de rubis et d’émeraudes mieux choisies, même pour la beauté et pour la grosseur, que celles qui avaient déjà été présentées au sultan ; chaque bassin était couvert d’une toile d’argent à fleurons d’or. Tous ces esclaves, tant noirs que blancs, avec les plats d’or, occupaient presque toute la maison, qui était assez médiocre, avec une petite cour sur le devant et un petit jardin sur le derrière. Le génie demanda à Aladdin s’il était content et s’il avait encore quelque autre commandement à lui faire. Aladdin lui dit qu’il ne lui demandait rien davantage, et il disparut aussitôt. La mère d’Aladdin revint du marché ; et, en entrant, elle fut dans une grande surprise de voir tant de monde et tant de richesses. Quand elle se fut déchargée des provisions qu’elle apportait, elle voulut ôter le voile qui lui couvrait le visage ; mais Aladdin l’en empêcha. « Ma mère, dit-il, il n’y a pas de temps à perdre : avant que le sultan achève de tenir le divan, il est important que vous retourniez au palais et que vous y conduisiez incessamment le présent et la dot de la princesse Badroulboudour, qu’il m’a demandés, afin qu’il juge, par ma diligence et par mon exactitude, du zèle ardent et sincère que j’ai de me procurer l’honneur d’entrer dans son alliance. » Sans attendre la réponse de sa mère, Aladdin ouvrit la porte sur la rue ; et il fit défiler successivement tous ces esclaves, en faisant toujours marcher un esclave blanc suivi d’un esclave noir, chargé d’un bassin d’or sur la tête, et ainsi jusqu’au dernier. Après que sa mère fut sortie en suivant le dernier esclave noir, il ferma la porte et il demeura tranquille dans sa chambre, avec l’espérance que le sultan, après ce présent tel qu’il l’avait demandé, voudrait bien le recevoir enfin pour son gendre. Le premier esclave blanc qui était sorti de la maison d’ Aladdin avait fait arrêter tous les passants qui l’aperçurent ; et, avant que les quatre-vingts esclaves, entremêlés de blancs et de noirs, eussent achevé de sortir, la rue se trouva pleine d’une grande foule de peuple qui accourait de toutes parts, pour voir un spectacle si magnifique et si extraordinaire. L’habillement de chaque esclave était si riche en étoffes et en pierreries, que les meilleurs connaisseurs ne crurent pas se tromper en faisant monter chaque habit à plus d’un million. La grande propreté, l’ajustement bien entendu de chaque habillement, la bonne grâce, le bel air, la taille uniforme et avantageuse de chaque esclave, leur marche grave, à une distance égale les uns des autres, avec l’éclat des pierreries, d’une grosseur excessive, enchâssées autour de leurs ceintures d’or massif, dans une belle symétrie et les enseignes aussi de pierreries attachées à leurs bonnets, qui étaient d’un goût tout particulier, mirent toute cette foule de spectateurs dans une admiration si grande, qu’ils ne pouvaient se lasser de les regarder et de les conduire des yeux aussi loin qu’il leur était possible. Mais les rues étaient tellement bordées de peuple, que chacun était contraint de rester dans la place où il se trouvait. Comme il fallait passer par plusieurs rues pour arriver au palais, cela fit qu’une bonne partie de la ville, gens de toutes sortes d’états et de conditions, furent témoins d’une pompe si ravissante. Le premier des quatre-vingts esclaves arriva à la porte de la première cour du palais ; et les portiers, qui s’étaient mis en haie dès qu’ils s’étaient aperçus que cette file merveilleuse approchait, le prirent pour un roi, tant il était richement et magnifiquement habillé ; ils s’avancèrent pour lui baiser le bas de sa robe ; mais l’esclave, instruit par le génie, les arrêta, et il leur dit gravement : « Nous ne sommes que des esclaves ; notre maître paraîtra quand il en sera temps. » Le premier esclave, suivi de tous les autres, avança jusqu’à la seconde cour, qui était très spacieuse et où la maison du sultan était rangée pendant la séance du divan. Les officiers, à la tête de chaque troupe, étaient d’une grande magnificence ; mais elle fut effacée, à la présence des quatre-vingt esclaves porteurs du présent d’Aladdin. Rien ne parut si beau ni si éclatant dans toute la maison du sultan ; et tout le brillant des seigneurs de sa cour, qui l’environnaient, n’était rien en comparaison de ce qui se présentait alors à sa vue. Comme le sultan avait été averti de la marche et de l’arrivée de ces esclaves, il avait donné ses ordres pour les faire entrer. Ainsi, dès qu’ils se présentèrent, ils trouvèrent l’entrée du divan libre, et ils y entrèrent dans un bel ordre, une partie à droite et l’autre à gauche. Après qu’ils furent tous entrés et qu’ils eurent formé un grand demi-cercle devant le trône du sultan, les esclaves noirs posèrent chacun le bassin qu’ils portaient sur le tapis de pied. Ils se prosternèrent tous ensemble, en frappant du front contre le tapis. Les esclaves blancs firent la même chose en même temps. Ils se relevèrent tous ; et les noirs, en le faisant, découvrirent adroitement les bassins qui étaient devant eux, et tous demeurèrent debout, les mains croisées sur la poitrine, avec une grande modestie. La mère d’Aladdin, qui cependant s’était avancée jusqu’au pied du trône, dit au sultan, après s’être prosternée : « Sire, Aladdin mon fils n’ignore pas que ce présent, qu’il envoie à Votre Majesté, est beaucoup au-dessous de ce que mérite la princesse Badroulboudour ; il espère néanmoins que Votre Majesté l’aura pour agréable et qu’elle voudra bien le faire agréer aussi de la princesse, avec d’autant plus de confiance, qu’il a tâché de se conformer à la condition qu’il lui a plu de lui imposer. » Le sultan n’était pas en état de faire attention au compliment de la mère d’Aladdin. Le premier coup d’œil jeté sur les quarante bassins d’or, pleins à comble des joyaux les plus brillants, les plus éclatants, les plus précieux que l’on eût jamais vus au monde, et sur les quatre-vingts esclaves, qui paraissaient autant de rois, tant par leur bonne mine que par la richesse et la magnificence surprenante de leur habillement, l’avait tellement frappé qu’il ne pouvait revenir de son admiration. Au lieu de répondre au compliment de la mère d’Aladdin, il s’adressa au grand vizir, qui ne pouvait comprendre lui-même d’où une si grande profusion de richesses pouvait être venue. « Eh bien ! vizir, dit-il publiquement, que pensez-vous de celui, quel qu’il puisse être, qui m’envoie un présent si riche et si extraordinaire, et que ni moi ni vous ne connaissons ? Le croyez-vous indigne d’épouser la princesse Badroulboudour ma fille ? » Quelque jalousie et quelque douleur qu’eût le grand vizir de voir qu’un inconnu allait devenir le gendre du sultan préférablement à son fils, il n’osa néanmoins dissimuler son sentiment. Il était trop visible que le présent d’Aladdin était plus que suffisant pour mériter qu’il fût reçu dans une si haute alliance. Il répondit donc au sultan, et en entrant dans son sentiment : « Sire, dit-il, bien loin d’avoir la pensée que celui qui fait à Votre Majesté un présent si digne d’elle soit indigne de l’honneur qu’elle veut lui faire, j’oserais dire qu’il mériterait davantage, si je n’étais persuadé qu’il n’y a pas de trésor au monde assez riche pour être mis dans la balance avec la princesse fille de Votre Majesté. » Les seigneurs de la cour, qui étaient de la séance du conseil, témoignèrent par leurs applaudissements que leurs avis n’étaient pas différents de celui du grand vizir. Le sultan ne différa plus ; il ne pensa pas même à s’informer si Aladdin avait les autres qualités convenables à celui qui pouvait aspirer à devenir son gendre. La seule vue de tant de richesses immenses et la diligence avec laquelle Aladdin venait de satisfaire à sa demande, sans avoir formé la moindre difficulté sur des conditions aussi exorbitantes que celles qu’il lui avait imposées, lui persuadèrent aisément qu’il ne lui manquait rien de tout ce qui pouvait le rendre accompli et tel qu’il le désirait. Ainsi, pour renvoyer la mère d’Aladdin avec la satisfaction qu’elle pouvait désirer, il lui dit : « Bonne femme, allez dire à votre fils que je l’attends pour le recevoir à bras ouverts et pour l’embrasser, et que plus il fera de diligence pour venir recevoir de ma main le don que je lui ai fait de la princesse ma fille, plus il me fera de plaisir. Dès que la mère d’Aladdin se fut retirée, avec la joie dont une femme de sa condition peut être capable en voyant son fils parvenu à une si haute élévation contre son attente, le sultan mit fin à l’audience de ce jour ; et, en se levant de son trône, il ordonna que les eunuques attachés au service de la princesse vinssent enlever les bassins pour les porter à l’appartement de leur maîtresse, où il se rendit pour les examiner avec elle à loisir ; et cet ordre fut exécuté sur-le-champ, par les soins du chef des eunuques. Les quatre-vingts esclaves blancs et noirs ne furent pas oubliés on les fit entrer dans l’intérieur du palais ; et quelque temps après, le sultan, qui venait de parler de leur magnificence à la princesse Badroulboudour, commanda qu’on les fît venir devant l’appartement, afin qu’elle les considérât au travers des jalousies et qu’elle connût que, bien loin d’avoir rien exagéré dans le récit qu’il venait de lui faire, il lui en avait dit beaucoup moins que ce qui en était. La mère d’Aladdin cependant arriva chez elle, avec un air qui marquait par avance la bonne nouvelle qu’elle apportait à son fils. « Mon fils, lui dit-elle, vous avez tout sujet d’être content vous êtes arrivé à l’accomplissement de vos souhaits, contre mon attente, et vous savez ce que je vous en avais dit. Afin de ne vous pas tenir trop longtemps en suspens, le sultan, avec l’applaudissement de toute sa cour, a déclaré que vous êtes digne de posséder la princesse Badroulboudour. Il vous attend pour vous embrasser et pour conclure votre mariage. C’est à vous de songer aux préparatifs pour cette entrevue, afin qu’elle réponde à la haute opinion qu’il a conçue de votre personne ; mais, après ce que j’ai vu des merveilles que vous savez faire, je suis persuadée que rien n’y manquera. Je ne dois pas oublier de vous dire encore que le sultan vous attend avec impatience ; ainsi, ne perdez pas de temps à vous rendre auprès de lui. Aladdin, charmé de cette nouvelle et tout plein de l’objet qui l’avait enchanté, dit peu de paroles à sa mère et se retira dans sa chambre. Là, après avoir pris la lampe qui lui avait été si officieuse jusqu’alors en tous ses besoins et en tout ce qu’il avait souhaité, il ne l’eut pas plus tôt frottée, que le génie continua de marquer son obéissance, en paraissant d’abord, sans se faire attendre. « Génie, lui dit Aladdin, je t’ai appelé pour me faire prendre le bain tout à l’heure ; et, quand je l’aurai pris, je veux que tu me tiennes prêt un habillement, le plus riche et le plus magnifique que jamais monarque ait porté. » Il eut à peine achevé de parler, que le génie, en le rendant invisible comme lui, l’enleva et le transporta dans un bain, tout de marbre le plus fin et de différentes couleurs, les plus belles et les plus diversifiées. Sans voir qui le servait, il fut déshabillé dans un salon spacieux et d’une grande propreté. Du salon, on le fit entrer dans le bain, qui était d’une chaleur modérée ; et là, il fut frotté et lavé avec plusieurs sortes d’eaux de senteur. Après qu’on l’eut fait passer par tous les degrés de chaleur, selon les différentes pièces du bain, il en sortit, mais tout autre que quand il y était entré son teint se trouva frais, blanc, vermeil, et son corps beaucoup plus léger et plus dispos. Il rentra dans le salon, et il ne trouva plus l’habit qu’il y avait laissé le génie avait eu soin de mettre, en sa place, celui qu’il lui avait demandé. Aladdin fut surpris en voyant la magnificence de l’habit qu’on lui avait substitué. Il s’habilla avec l’aide du génie, en admirant chaque pièce à mesure qu’il la prenait, tant elles étaient toutes au-delà de ce qu’il aurait pu s’imaginer. Quand il eut achevé, le génie le reporta chez lui, dans la même chambre où il l’avait pris. Alors il lui demanda s’il avait autre chose à lui demander. « Oui, répondit Aladdin ; j’attends de toi que tu m’amènes au plus tôt un cheval qui surpasse en beauté et en bonté le cheval le plus estimé qui soit dans l’écurie du sultan ; dont la housse, la selle, la bride et tout le harnais vaille plus d’un million. Je demande aussi que tu me fasses venir en même temps vingt esclaves, habillés aussi richement et aussi lestement que ceux qui ont apporté le présent, pour marcher à mes côtés et à ma suite, en troupe, et vingt autres semblables, pour marcher devant moi en deux files. Fais venir aussi à ma mère six femmes esclaves pour la servir, chacune habillée aussi richement au moins que les femmes esclaves de la princesse Badroulboudour, et chargées chacune d’un habit complet, aussi magnifique et aussi pompeux que pour la sultane. J’ai besoin de dix mille pièces d’or en dix bourses. Voilà, ajouta-t-il, ce que j’avais à te commander. Va, et fais diligence. » Dès qu’Aladdin eut achevé de donner ses ordres au génie, le génie disparut, et bientôt après il se fit revoir avec le cheval, avec les quarante esclaves, dont dix portaient chacun une bourse de mille pièces d’or, et avec six femmes esclaves, chargées, sur la tête, chacune d’un habit différent pour la mère d’Aladdin, enveloppé dans une toile d’argent ; et le génie présenta le tout à Aladdin. Des dix bourses, Aladdin n’en prit que quatre, qu’il donna à sa mère, en lui disant que c’était pour s’en servir dans ses besoins. Il laissa les six autres entre les mains des esclaves qui les portaient, avec ordre de les garder et de les jeter au peuple, par poignées, en passant par les rues, dans la marche qu’ils devaient faire pour se rendre au palais du sultan. Il ordonna aussi qu’ils marcheraient devant lui avec les autres, trois à droite et trois à gauche. Il présenta enfin à sa mère les six femmes esclaves, en lui disant qu’elles étaient à elle et qu’elle pouvait s’en servir comme leur maîtresse, et que les habits qu’elles avaient apportés étaient pour son usage. Quand Aladdin eut disposé toutes ses affaires, il dit au génie, en le congédiant, qu’il l’appellerait quand il aurait besoin de son service, et le génie disparut aussitôt. Alors Aladdin ne songea plus qu’à répondre au plus tôt au désir que le sultan avait témoigné de le voir. Il dépêcha au palais un des quarante esclaves, je ne dirai pas le mieux fait, ils l’étaient tous également, avec ordre de s’adresser au chef des huissiers et de lui demander quand il pourrait avoir l’honneur d’aller se jeter aux pieds du sultan. L’esclave ne fut pas longtemps à s’acquitter de son message il apporta pour réponse que le sultan l’attendait avec impatience. Aladdin ne différa pas de monter à cheval et de se mettre en marche, dans l’ordre que nous avons marqué. Quoique jamais il n’eût monté à cheval, il y parut néanmoins, pour la première fois, avec tant de bonne grâce, que le cavalier le plus expérimenté ne l’eût pas pris pour un novice. Les rues par où il passa furent remplies, presque en un moment, d’une foule innombrable de peuple, qui faisaient retentir l’air d’acclamations, de cris d’admiration et de bénédictions, chaque fois particulièrement que les six esclaves qui avaient les bourses faisaient voler des poignées de pièces d’or en l’air, à droite et à gauche. Ces acclamations néanmoins ne venaient pas de la part de ceux qui se poussaient et qui se baissaient pour ramasser de ces pièces, mais de ceux qui, d’un rang au-dessus du menu peuple, ne pouvaient s’empêcher de donner publiquement à la libéralité d’Aladdin les louanges qu’elle méritait. Non seulement ceux qui se souvenaient de l’avoir vu jouer dans les rues, dans un âge déjà avancé, comme vagabond, ne le reconnaissaient plus ; ceux mêmes qui l’avaient vu il n’y avait pas longtemps avaient de la peine à le remettre, tant il avait les traits changés. Cela venait de ce que la lampe avait cette propriété, de procurer par degrés à ceux qui la possédaient les perfections convenables à l’état auquel ils parvenaient par le bon usage qu’ils en faisaient. On fit alors beaucoup plus d’attention à la personne d’Aladdin qu’à la pompe qui l’accompagnait, que la plupart avaient déjà remarquée, le même jour, dans la marche des esclaves qui avaient porté ou accompagné le présent. Le cheval néanmoins fut admiré par les bons connaisseurs, qui surent en distinguer la beauté, sans se laisser éblouir ni par la richesse ni par le brillant des diamants et des autres pierreries dont il était couvert. Comme le bruit s’était répandu que le sultan donnait à Aladdin la princesse Badroulboudour en mariage, personne, sans avoir égard à sa naissance, ne porta envie à sa fortune ni à son élévation, tant il en parut digne. Aladdin arriva au palais, où tout était disposé pour le recevoir. Quand il fut à la seconde porte, il voulut mettre pied à terre, pour se conformer à l’usage observé par le grand vizir, par les généraux d’armées et les gouverneurs de provinces du premier rang ; mais le chef des huissiers, qui l’y attendait par ordre du sultan, l’en empêcha et l’accompagna jusque près de la salle du conseil ou de l’audience, où il l’aida à descendre de cheval, quoique Aladdin s’y opposât fortement et ne le voulût pas souffrir ; mais il n’en fut pas le maître. Cependant les huissiers faisaient une double haie à l’entrée de la salle. Leur chef mit Aladdin à sa droite ; et, après l’avoir fait passer au milieu, il le conduisit jusqu’au trône du sultan. Dès que le sultan eut aperçu Aladdin, il ne fut pas moins étonné de le voir vêtu plus richement et plus magnifiquement qu’il ne l’avait jamais été lui-même, que surpris de sa bonne mine, de sa belle taille et d’un certain air de grandeur fort éloigné de l’état de bassesse dans lequel sa mère avait paru devant lui. Son étonnement et sa surprise néanmoins ne l’empêchèrent pas de se lever et de descendre deux ou trois marches de son trône assez promptement pour empêcher Aladdin de se jeter à ses pieds, et pour l’embrasser avec une démonstration pleine d’amitié. Après cette civilité, Aladdin voulut encore se jeter aux pieds du sultan ; mais le sultan le retint par la main et l’obligea de monter et de s’asseoir entre le vizir et lui. Alors Aladdin prit la parole : « Sire, dit-il, je reçois les honneurs que Votre Majesté me fait, parce qu’elle a la bonté et qu’il lui plaît de me les faire ; mais elle me permettra de lui dire que je n’ai point oublié que je suis né son esclave, que je connais la grandeur de sa puissance, et que je n’ignore pas combien ma naissance me met au-dessous de la splendeur et de l’éclat du rang suprême où elle est élevée. S’il y a quelque endroit, continua-t-il, par où je puisse avoir mérité un accueil si favorable, j’avoue que je ne le dois qu’à la hardiesse qu’un pur hasard m’a fait naître, d’élever mes yeux, mes pensées et mes désirs jusqu’à la divine princesse qui fait l’objet de mes souhaits. Je demande pardon à Votre Majesté de ma témérité ; mais je ne puis dissimuler que je mourrais de douleur, si je perdais l’espérance d’en voir l’accomplissement. — Mon fils, répondit le sultan en l’embrassant une seconde fois, vous me feriez tort de douter un seul moment de la sincérité de ma parole. Votre vie m’est trop chère désormais pour que je ne vous la conserve pas, en vous présentant le remède qui est en ma disposition. Je préfère le plaisir de vous voir et de vous entendre à tous mes trésors joints avec les vôtres. » En achevant ces paroles, le sultan fit un signal, et aussitôt on entendit l’air retentir du son des trompettes, des hautbois et des timbales ; et, en même temps, le sultan conduisit Aladdin dans un magnifique salon, où l’on servit un superbe festin. Le sultan mangea seul avec Aladdin. Le grand vizir et les seigneurs de la cour, chacun selon leur dignité et selon leur rang, les accompagnèrent pendant le repas. Le sultan, qui avait toujours les yeux sur Aladdin, tant il prenait plaisir à le voir, fit tomber le discours sur plusieurs sujets différents. Dans la conversation qu’ils eurent ensemble pendant le repas, et sur quelque matière qu’il le mît, il parla avec tant de connaissance et de sagesse, qu’il acheva de confirmer le sultan dans la bonne opinion qu’il avait conçue de lui d’abord. Le repas achevé, le sultan fit appeler le premier juge de sa capitale et lui commanda de dresser et de mettre au net sur-le-champ le contrat de mariage de la princesse Badroulboudour, sa fille, et d’Aladdin. Pendant ce temps-là, le sultan s’entretint avec Aladdin de plusieurs choses indifférentes, en présence du grand vizir et des seigneurs de sa cour, qui admirèrent la solidité de son esprit, la grande facilité qu’il avait de parler et de s’énoncer et les pensées fines et délicates dont il assaisonnait son discours. Quand le juge eut achevé le contrat dans toutes les formes requises, le sultan demanda à Aladdin s’il voulait rester dans le palais pour terminer les cérémonies du mariage le même jour : « Sire, répondit Aladdin, quelque impatience que j’aie de jouir pleinement des bontés de Votre Majesté, je la supplie de vouloir bien permettre que je les diffère jusqu’à ce que j’aie fait bâtir un palais pour y recevoir la princesse selon son mérite et sa dignité. Je le prie, pour cet effet, de m’accorder une place convenable dans le sien, afin que je sois plus à portée de lui faire ma cour. Je n’oublierai rien pour faire en sorte qu’il soit achevé avec toute la diligence possible. — Mon fils, lui dit le sultan, prenez tout le terrain que vous jugerez à propos ; le vide est trop grand devant mon palais, et j’avais déjà songé moi-même à le remplir ; mais souvenez-vous que je ne puis assez tôt vous voir uni avec ma fille, pour mettre le comble à ma joie. » En achevant ces paroles, il embrassa encore Aladdin, qui prit congé du sultan avec la même politesse que s’il eût été élevé et qu’il eût toujours vécu à la cour. Aladdin remonta à cheval et il retourna chez lui, dans le même ordre qu’il était venu, au travers de la même foule et aux acclamations du peuple, qui lui souhaitait toute sorte de bonheur et de prospérité. Dès qu’il fut rentré et qu’il eut mis pied à terre, il se retira dans sa chambre en particulier ; il prit la lampe et il appela le génie, comme il en avait la coutume. Le génie ne se fit pas attendre ; il parut et il lui fit offre de ses services. « Génie, lui dit Aladdin, j’ai tout sujet de me louer de ton exactitude à exécuter ponctuellement tout ce que j’ai exigé de toi jusqu’à présent, par la puissance de cette lampe, ta maîtresse. Il s’agit aujourd’hui, que, pour l’amour d’elle, tu fasses paraître, s’il est possible, plus de zèle et plus de diligence que tu n’as encore fait. Je te demande donc qu’en aussi peu de temps que tu le pourras, tu me fasses bâtir, vis-à-vis du palais du sultan, à une juste distance, un palais digne d’y recevoir la princesse Badroulboudour, mon épouse. Je laisse à ta liberté le choix des matériaux, c’est-à-dire du porphyre, du jaspe, de l’agate, du lapis et du marbre le plus fin, le plus varié en couleurs, et du reste de l’édifice ; mais j’entends qu’au plus haut de ce palais tu fasses élever un grand salon en dôme, à quatre faces égales, dont les assises ne soient d’autres matières que d’or et d’argent massifs, posées alternativement, avec douze croisées, six à chaque face, et que les jalousies de chaque croisée, à la réserve d’une seule, que je veux qu’on laisse imparfaite, soient enrichies, avec art et symétrie, de diamants, de rubis et d’émeraudes, de manière que rien de pareil en ce genre n’ait été vu dans le monde. Je veux aussi que ce palais soit accompagné d’une avant-cour, d’une cour, d’un jardin ; mais, sur toutes choses, qu’il y ait, dans un endroit que tu me diras, un trésor bien rempli d’or et d’argent monnayé. Je veux aussi qu’il y ait dans ce palais des cuisines, des offices, des magasins, des garde-meubles garnis de meubles précieux pour toutes les saisons et proportionnés à la magnificence du palais ; des écuries remplies des plus beaux chevaux, avec leurs écuyers et leurs palefreniers, sans oublier un équipage de chasse. Il faut qu’il y ait aussi des officiers de cuisine et d’office et des femmes esclaves, nécessaires pour le service de la princesse. Tu dois comprendre quelle est mon intention ; va, et reviens quand cela sera fait. » Le soleil venait de se coucher quand Aladdin acheva de charger le génie de la construction du palais qu’il avait imaginé. Le lendemain, à la pointe du jour, Aladdin, à qui l’amour de la princesse ne permettait pas de dormir tranquillement, était à peine levé, que le génie se présenta à lui : « Seigneur, dit-il, votre palais est achevé ; venez voir si vous en êtes content. » Aladdin n’eut pas plus tôt témoigné qu’il le voulait bien, que le génie l’y transporta en un instant. Aladdin le trouva si fort au-dessus de son attente, qu’il ne pouvait assez l’admirer. Le génie le conduisit en tous les endroits ; et partout il ne trouva que richesses, que propreté, que magnificence, avec des officiers et des esclaves, tous habillés selon leur rang et selon les services auxquels ils étaient destinés. Il ne manqua pas, comme une des choses principales, de lui faire voir le trésor, dont la porte fut ouverte par le trésorier ; et Aladdin y vit des tas de bourses de différentes grandeurs, selon les sommes qu’elles contenaient, élevés jusqu’à la voûte et disposés dans un arrangement qui faisait plaisir à voir. En sortant, le génie l’assura de la fidélité du trésorier. Il le mena ensuite aux écuries ; et là, il lui fit remarquer les plus beaux chevaux qu’il y eût au monde et les palefreniers dans un grand mouvement, occupés à les panser. Il le fit passer ensuite par des magasins remplis de toutes les provisions nécessaires, tant pour les ornements des chevaux que pour leur nourriture. Quand Aladdin eut examiné tout le palais, d’appartement en appartement et de pièce en pièce, depuis le haut jusqu’en bas, et particulièrement le salon à vingt-quatre croisées, et qu’il y eut trouvé des richesses et de la magnificence, avec toutes sortes de commodités, au-delà de ce qu’il s’en était promis, il dit au génie : « Génie, on ne peut être plus content que je ne le suis, et j’aurais tort de me plaindre. Il reste une seule chose dont je ne t’ai rien dit, parce que je ne m’en étais pas avisé c’est d’étendre, depuis la porte du palais du sultan jusqu’à la porte de l’appartement destiné pour la princesse, dans ce palais-ci, un tapis du plus beau velours, afin qu’elle marche dessus en venant du palais du sultan. — Je reviens dans un moment, » dit le génie. Et, comme il eut disparu, peu de temps après, Aladdin fut étonné de voir ce qu’il avait souhaité exécuté sans savoir comment cela s’était fait. Le génie reparut et il reporta Aladdin chez lui, dans le temps qu’on ouvrait la porte du palais du sultan. Les portiers du palais qui venaient d’ouvrir la porte et qui avaient toujours eu la vue libre du côté où était alors le palais d’Aladdin, furent fort étonnés de la voir bornée et de voir un tapis de velours qui venait, de ce côté-là, jusqu’à la porte de celui du sultan. Ils ne distinguèrent pas bien d’abord ce que c’était ; mais leur surprise augmenta quand ils eurent aperçu distinctement le superbe palais d’Aladdin. La nouvelle d’une merveille si surprenante fut répandue dans tout le palais en très peu de temps. Le grand vizir, qui était arrivé presque à l’ouverture de la porte du palais, n’avait pas été moins surpris de cette nouveauté que les autres, il en fit part au sultan le premier, il voulut lui faire passer la chose pour un enchantement. « Vizir, reprit le sultan, pourquoi voulez-vous que ce soit un enchantement ? Vous savez aussi bien que moi que c’est le palais qu’Aladdin a fait bâtir, par la permission que je lui en ai donnée en votre présence, pour la princesse ma fille. Après l’échantillon de ses richesses, que nous avons vu, pouvons-nous trouver étrange qu’il ait fait bâtir ce palais en si peu de temps ? Il a voulu nous surprendre et nous faire voir qu’avec de l’argent comptant, on peut faire de ces miracles d’un jour à l’autre. Avouez avec moi que l’enchantement dont vous avez voulu parler vient d’un peu de jalousie. » L’heure d’entrer au conseil l’empêcha de continuer ce discours plus longtemps. Quand Aladdin eut été porté chez lui et qu’il eut congédié le génie, il trouva que sa mère était levée et qu’elle commençait à se parer d’un des habits qu’il lui avait fait apporter. A peu près vers le temps que le sultan venait de sortir du conseil, Aladdin disposa sa mère à aller au palais, avec les mêmes femmes esclaves qui lui étaient venues par le ministère du génie. Il la pria, si elle voyait le sultan, de lui marquer qu’elle venait pour avoir l’honneur d’accompagner la princesse vers le soir, quand elle serait en état de passer à son palais. Elle partit ; mais quoiqu’elle et ses femmes esclaves, qui la suivaient, fussent habillées en sultanes, la foule néanmoins fut d’autant moins grande à les voir passer qu’elles étaient voilées et qu’un surtout convenable couvrait la richesse et la magnificence de leurs habillements. Pour ce qui est d’Aladdin, il monta à cheval ; et, après être sorti de sa maison paternelle, pour n’y plus revenir, sans avoir oublié la lampe merveilleuse, dont le secours lui avait été si avantageux pour parvenir au comble de son bonheur, il se rendit publiquement à son palais, avec la même pompe qu’il était allé se présenter au sultan le jour précédent. Dès que les portiers du palais du sultan eurent aperçu la mère d’Aladdin, ils en avertirent le sultan. Aussitôt l’ordre fut donné aux troupes de trompettes, de timbales, de tambours, de fifres et de hautbois, qui étaient déjà postées en différents endroits des terrasses du palais ; et, en un moment, l’air retentit de fanfares et de concerts qui annoncèrent la joie à toute la ville. Les marchands commencèrent à parer leurs boutiques de beaux tapis, de coussins et de feuillages, et à préparer des illuminations pour la nuit. Les artisans quittèrent leur travail, et le peuple se rendit avec empressement à la grande place, qui se trouva alors entre le palais du sultan et celui d’Aladdin. Ce dernier attira d’abord leur admiration, non tant à cause qu’ils étaient accoutumés à voir celui du sultan que parce qu’il ne pouvait entrer en comparaison avec celui d’Aladdin ; mais le sujet de leur plus grand étonnement fut de ne pouvoir comprendre par quelle merveille inouïe ils voyaient un palais si magnifique dans un lieu où, le jour d’auparavant, il n’y avait ni matériaux ni fondements préparés. La mère d’Aladdin fut reçue dans le palais avec honneur et introduite dans l’appartement de la princesse Badroulboudour, par le chef des eunuques. Aussitôt que la princesse l’aperçut, elle alla l’embrasser et lui fit prendre place sur son sofa ; et, pendant que ses femmes achevaient de l’habiller et de la parer des joyaux les plus précieux dont Aladdin lui avait fait présent, elle la fit régaler d’une collation magnifique. Le sultan, qui venait pour être auprès de la princesse sa fille le plus de temps qu’il pourrait, avant qu’elle se séparât d’avec lui pour passer au palais d’Aladdin, lui fit aussi de grands honneurs. La mère d’Aladdin avait parlé plusieurs fois au sultan en public ; mais il ne l’avait point encore vue sans voile, comme elle était alors. Quoiqu’elle fût dans un âge un peu avancé, on remarquait encore sur son visage des traits qui faisaient assez connaître qu’elle avait été du nombre des belles dans sa jeunesse. Le sultan, qui l’avait toujours vue habillée fort simplement, pour ne pas dire pauvrement, était dans l’admiration de la voir aussi richement et aussi magnifiquement vêtue que la princesse sa fille. Cela lui fit faire cette réflexion, qu’Aladdin était également prudent, sage et entendu en toutes choses. Quand la nuit fut venue, la princesse prit congé du sultan son père. Leurs adieux furent tendres et mêlés de larmes ; ils s’embrassèrent plusieurs fois sans se rien dire, et enfin la princesse sortit de son appartement et se mit en marche, avec la mère d’Aladdin à sa gauche, suivie de cent femmes esclaves, habillées d’une magnificence surprenante. Toutes les troupes d’instruments, qui n’avaient cessé de se faire entendre depuis l’arrivée de la mère d’Aladdin, s’étaient réunies et commençaient cette marche ; elles étaient suivies par cent chiaoux {95} et par un pareil nombre d’eunuques noirs en deux files, avec leurs officiers à leur tête. Quatre cents jeunes pages du sultan, en deux bandes, qui marchaient sur les côtés en tenant chacun un flambeau à la main, faisaient une lumière qui, jointe aux illuminations tant du palais du sultan que de celui d’Aladdin, suppléait merveilleusement au défaut du jour. Dans cet ordre, la princesse marcha sur le tapis étendu depuis le palais du sultan jusqu’au palais d’Aladdin ; et, à mesure qu’elle avançait, les instruments qui étaient à la tête de la marche, en s’approchant et se mêlant avec ceux qui se faisaient entendre du haut des terrasses du palais d’Aladdin, formèrent un concert qui, tout extraordinaire et confus qu’il paraissait, ne laissait pas d’augmenter la joie, non seulement dans la place, remplie d’un grand peuple, mais même dans les deux palais, dans toute la ville et bien loin au dehors. La princesse arriva enfin au nouveau palais, et Aladdin courut, avec toute la joie imaginable, à l’entrée de l’appartement qui lui était destiné, pour la recevoir. La mère d’Aladdin avait eu soin de faire distinguer son fils à la princesse, au milieu des officiers qui l’environnaient ; et la princesse, en l’apercevant, le trouva si bien fait qu’elle en fut charmée. « Adorable princesse, lui dit Aladdin, en l’abordant et en la saluant très respectueusement, si j’avais le malheur de vous avoir déplu par la témérité que j’ai eue d’aspirer à la possession d’une si aimable princesse, fille de mon sultan, j’ose vous dire que ce serait à vos beaux yeux et à vos charmes que vous devriez vous en prendre, et non pas à moi. — Prince, que je suis en droit de traiter ainsi à présent, lui répondit la princesse, j’obéis à la volonté du sultan mon père ; et il me suffit de vous avoir vu pour vous dire que je lui obéis sans répugnance. » Aladdin, charmé d’une réponse si agréable et si satisfaisante pour lui, ne laissa pas plus longtemps la princesse debout, après le chemin qu’elle venait de faire, à quoi elle n’était point accoutumée ; il lui prit la main, qu’il baisa, avec une grande démonstration de joie, et il la conduisit dans un grand salon, éclairé d’une infinité de bougies, où, par les soins du génie, la table se trouva servie d’un superbe festin. Les plats étaient d’or massif et remplis de viandes les plus délicieuses. Les vases, les bassins, les gobelets, dont le buffet était très bien garni, étaient aussi d’or et d’un travail exquis. Les autres ornements et tous les embellissements du salon répondaient parfaitement à cette grande richesse. La princesse, enchantée de voir tant de richesses rassemblées dans un même lieu, dit à Aladdin : « Prince, je croyais que rien au monde n’était plus beau que le palais du sultan mon père ; mais, à voir ce seul salon, je m’aperçois que je m’étais trompée. — Princesse, répondit Aladdin, en la faisant mettre à table, à la place qui lui était destinée, je reçois une si grande honnêteté comme je le dois ; mais je sais ce que je dois croire. » La princesse Badroulboudour, Aladdin et sa mère se mirent à table ; et aussitôt un chœur d’instruments les plus harmonieux, touchés et accompagnés de très belles voix de femmes, toutes d’une grande beauté, commença un concert qui dura sans interruption jusqu’à la fin du repas. La princesse en fut si charmée qu’elle dit qu’elle n’avait rien entendu de pareil dans le palais du sultan son père. Mais elle ne savait pas que ces musiciennes étaient des fées choisies par le génie esclave de la lampe. Quand le souper fut achevé et que l’on eut desservi en diligence, une troupe de danseurs et de danseuses succédèrent aux musiciennes. Ils dansèrent plusieurs sortes de danses figurées, selon la coutume du pays, et ils finirent par un danseur et une danseuse, qui dansèrent seuls avec une légèreté surprenante et firent paraître, chacun à leur tour, toute la bonne grâce et l’adresse dont ils étaient capables. Il était près de minuit quand, selon la coutume de la Chine dans ce temps-là, Aladdin se leva et présenta la main à la princesse Badroulboudour, pour danser ensemble et terminer ainsi les cérémonies de leurs noces. Ils dansèrent d’un si bon air qu’ils firent l’admiration de toute la compagnie. En achevant, Aladdin ne quitta pas la main de la princesse, et ils passèrent ensemble dans l’appartement où le lit nuptial était préparé. Les femmes de la princesse servirent à la déshabiller et la mirent au lit, et les officiers d’Aladdin en firent autant, et chacun se retira. Ainsi furent terminées les cérémonies et les réjouissances des noces d’Aladdin et de la princesse Badroulboudour. Le lendemain, quand Aladdin fut éveillé, ses valets de chambre se présentèrent pour l’habiller. Ils lui mirent un habit différent de celui du jour des noces, mais aussi riche et aussi magnifique. Ensuite il se fit amener un des chevaux destinés pour sa personne. Il le monta et se rendit au palais du sultan, au milieu d’une grosse troupe d’esclaves qui marchaient devant lui, à ses côtés et à sa suite. Le sultan le reçut avec les mêmes honneurs que pour la première fois ; il l’embrassa ; et, après l’avoir fait asseoir près de lui, sur son trône, il commanda qu’on servît le déjeuner. « Sire, lui dit Aladdin, je supplie Votre Majesté de me dispenser aujourd’hui de cet honneur ; je viens la prier de me faire celui de venir prendre un repas dans le palais de la princesse, avec son grand vizir et les seigneurs de sa cour. » Le sultan lui accorda cette grâce avec plaisir. Il se leva à l’heure même ; et, comme le chemin n’était pas long, il voulut y aller à pied. Ainsi il sortit avec Aladdin à sa droite, le grand vizir à sa gauche et les seigneurs à sa suite, précédé par les chiaoux et par les principaux officiers de sa maison. Plus le sultan approchait du palais d’Aladdin, plus il était frappé de sa beauté. Ce fut tout autre chose quand il fut entré ses acclamations ne cessaient pas, à chaque pièce qu’il voyait. Mais, quand ils furent arrivés au salon à vingt-quatre croisées, où Aladdin l’avait invité à monter ; qu’il en eut vu les ornements, et surtout qu’il eut jeté les yeux sur les jalousies enrichies de diamants, de rubis et d’émeraudes, toutes pierres parfaites dans leur grosseur proportionnée, et qu’Aladdin lui eut fait remarquer que la richesse était pareille au dehors, il en fut tellement surpris qu’il demeura comme immobile. Après être resté quelque temps en cet état : « Vizir, dit-il à ce ministre qui était près de lui, est-il possible qu’il y ait en mon royaume et si près de mon palais, un palais si superbe, et que je l’aie ignoré jusqu’à présent ? — Votre Majesté, reprit le grand vizir, peut se souvenir qu’avant-hier elle accorda à Aladdin, qu’elle venait de reconnaître pour son gendre, la permission de bâtir un palais vis-à-vis du sien ; le même jour, au coucher du soleil, il n’y avait pas encore de palais en cette place ; et, hier, j’eus l’honneur de lui annoncer le premier que le palais était fait et achevé. — Je m’en souviens, repartit le sultan ; mais jamais je ne me fusse imaginé que ce palais fût une des merveilles du monde. Où en trouve-t-on, dans tout l’univers, qui soient bâtis d’assises d’or et d’argent massifs, au lieu d’assises de pierre ou de marbre, dont les croisées aient des jalousies jonchées de diamants, de rubis et d’émeraudes ? Jamais, au monde, il n’a été fait mention de chose semblable ! » Le sultan voulut voir et admirer la beauté des vingt-quatre jalousies. En les comptant, il n’en trouva que vingt-trois qui fussent de la même richesse, et il fut dans un grand étonnement de ce que la vingt-quatrième était demeurée imparfaite. « Vizir, dit-il (car le grand vizir se faisait un devoir de ne pas l’abandonner), je suis surpris qu’un salon de cette magnificence soit demeuré imparfait par cet endroit. — Sire, reprit le grand vizir, Aladdin apparemment a été pressé, et le temps lui a manqué pour rendre cette croisée semblable aux autres ; mais on peut croire qu’il a les pierreries nécessaires, et qu’au premier jour, il y fera travailler. » Aladdin, qui avait quitté le sultan pour donner quelques ordres, vint le rejoindre en ces entrefaites. « Mon fils, lui dit le sultan, voici le salon le plus digne d’être admiré de tous ceux qui sont au monde. Une seule chose me surprend : c’est de voir que cette jalousie soit demeurée imparfaite. Est-ce par oubli, ajouta-t-il, par négligence, ou parce que les ouvriers n’ont pas eu le temps de mettre la dernière main à un si beau morceau d’architecture ? — Sire, répondit Aladdin, ce n’est par aucune de ces raisons que la jalousie est restée dans l’état où Votre Majesté la voit. La chose a été faite à dessein, et c’est par mon ordre que les ouvriers n’y ont pas touché : je voulais que Votre Majesté eût la gloire de faire achever ce salon et le palais en même temps. Je la supplie de vouloir bien agréer ma bonne intention, afin que je puisse me souvenir de la faveur et de la grâce que j’aurai reçue d’elle. — Si vous l’avez fait dans cette intention, reprit le sultan, je vous en sais bon gré ; je vais, dès l’heure même, donner les ordres pour cela. » En effet, il ordonna qu’on fît venir les joailliers les mieux fournis de pierreries et les orfèvres les plus habiles de sa capitale. Le sultan cependant descendit du salon, et Aladdin le conduisit dans celui où il avait régalé la princesse Badroulboudour le jour des noces. La princesse arriva un moment après ; elle reçut le sultan son père d’un air qui lui fit connaître combien elle était contente de son mariage. Deux tables se trouvèrent fournies des mets les plus délicieux et servies tout en vaisselle d’or. Le sultan se mit à la première et mangea avec la princesse sa fille, Aladdin et le grand vizir. Tous les seigneurs de la cour furent régalés à la seconde qui était fort longue. Le sultan trouva les mets de bon goût, et il avoua que jamais il n’avait rien mangé de plus exquis. Il dit la même chose du vin, qui était, en effet, délicieux. Ce qu’il admira davantage, ce furent quatre grands buffets garnis et chargés à profusion de flacons, de bassins et de coupes d’or massif, le tout enrichi de pierreries. Il fut charmé aussi des chœurs de musique qui étaient disposés dans le salon, pendant que les fanfares de trompettes accompagnées de timbales et de tambours retentissaient au dehors, à une distance proportionnée, pour qu’on en eût tout l’agrément. Dans le temps que le sultan venait de sortir de table, on l’avertit que les joailliers et les orfèvres qui avaient été appelés par son ordre étaient arrivés. Il remonta au salon à vingt-quatre croisées ; et, quand il y fut, il montra aux joailliers et aux orfèvres, qui l’avaient suivi, la croisée qui était imparfaite : « Je vous ai fait venir, leur dit-il, afin que vous m’accommodiez cette croisée et que vous la mettiez dans la même perfection que les autres ; examinez les, et ne perdez pas de temps à me rendre celle-ci toute semblable. » Les joailliers et les orfèvres examinèrent les vingt-trois autres jalousies avec une grande attention ; et, après qu’ils eurent consulté ensemble et qu’ils furent convenus de ce dont ils pouvaient contribuer chacun de son côté, ils revinrent se présenter devant le sultan ; et le joaillier ordinaire du palais, qui prit la parole, lui dit : « Sire, nous sommes prêts à employer nos soins et notre industrie pour obéir à Votre Majesté ; mais, entre tous tant que nous sommes de notre profession, nous n’avons pas de pierreries aussi précieuses ni en assez grand nombre pour fournir à un si grand travail. — J’en ai, dit le sultan, et au-delà de ce qu’il en faudra ; venez à mon palais ; je vous mettrai à même et vous choisirez. » Quand le sultan fut de retour à son palais, il fit apporter toutes ses pierreries, et les joailliers en prirent une très grande quantité, particulièrement de celles qui venaient du présent d’Aladdin. Ils les employèrent, sans qu’il parût qu’ils eussent beaucoup avancé. Ils revinrent en prendre d’autres, à plusieurs reprises, et, en un mois ils n’avaient pas achevé la moitié de l’ouvrage. Ils employèrent toutes celles du sultan, avec ce que le grand vizir lui prêta des siennes ; et tout ce qu’ils purent faire, avec tout cela, fut au plus d’achever la moitié de la croisée. Aladdin, qui connut que le sultan s’efforçait inutilement de rendre la jalousie semblable aux autres, et que jamais il n’en viendrait à son honneur, fit venir les orfèvres et leur dit non seulement de cesser leur travail, mais même de défaire tout ce qu’ils avaient fait et de reporter au sultan toutes ses pierreries, avec celles qu’il avait empruntées du grand vizir. L’ouvrage que les joailliers et les orfèvres avaient mis plus de six semaines à faire fut détruit en peu d’heures. Ils se retirèrent et laissèrent Aladdin seul dans le salon. Il tira la lampe, qu’il avait sur lui, et il la frotta. Aussitôt le génie se présenta : « Génie, lui dit Aladdin, je t’avais ordonné de laisser une des vingt-quatre jalousies de ce salon imparfaite, et tu avais exécuté mon ordre ; présentement je t’ai fait venir pour te dire que je souhaite que tu la rendes pareille aux autres. » Le génie disparut, et Aladdin descendit du salon. Peu de moments après, comme il y fut remonté, il trouva la jalousie dans l’état où il l’avait souhaitée et pareille aux autres. Les joailliers et les orfèvres cependant arrivèrent au palais et furent introduits et présentés au sultan, dans son appartement. Le premier joaillier, en lui présentant les pierreries qu’ils lui rapportaient, dit au sultan, au nom de tous : « Sire, Votre Majesté sait combien il y a de temps que nous travaillons de toute notre industrie à finir l’ouvrage dont elle nous a chargés. Il était déjà fort avancé, lorsque Aladdin nous a obligés non seulement de cesser, mais même de défaire tout ce que nous avions fait et de lui rapporter ces pierreries et celles du grand vizir. » Le sultan leur demanda si Aladdin ne leur en avait pas dit la raison ; et, comme ils lui eurent marqué qu’il ne leur en avait rien témoigné, il donna ordre sur-le-champ qu’on lui amenât un cheval. On le lui amène, il le monte, et part sans autre suite que quelques-uns de ses gens, qui l’accompagnèrent à pied. Il arrive au palais d’Aladdin, et il va mettre pied à terre, au bas de l’escalier qui conduisait au salon à vingt-quatre croisées. Il y monte sans faire avertir Aladdin ; mais Aladdin s’y trouva fort à propos, et il n’eut que le temps de recevoir le sultan à la porte Le sultan, sans donner à Aladdin le temps de se plaindre obligeamment de ce que Sa Majesté ne l’avait pas fait avertir et qu’elle l’avait mis dans la nécessité de manquer à son devoir, lui dit : « Mon fils, je viens moi-même vous demander quelle raison vous avez de vouloir laisser imparfait un salon aussi magnifique et aussi singulier que celui de votre palais. » Aladdin dissimula la véritable raison, qui était que le sultan n’était pas assez riche en pierreries pour faire une dépense si grande. Mais afin de lui faire connaître combien le palais, tel qu’il était, surpassait non seulement le sien, mais même tout autre palais qui fût au monde, puisqu’il n’avait pu l’achever dans la moindre de ses parties, il lui répondit : « Sire, il est vrai que Votre Majesté a vu ce salon, imparfait ; mais je la supplie de voir présentement si quelque chose y manque. » Le sultan alla droit à la fenêtre dont il avait vu la jalousie imparfaite ; et, quand il eut remarqué qu’elle était semblable aux autres, il crut s’être trompé. Il examina, non seulement les deux croisées qui étaient aux deux côtés ; il les regarda même toutes les unes après les autres ; et, quand il fut convaincu que la jalousie à laquelle il avait fait employer tant de temps et qui avait coûté tant de journées d’ouvriers venait d’être achevée dans le peu de temps qui lui était connu, il embrassa Aladdin et le baisa au front, entre les deux yeux. « Mon fils, lui dit-il, rempli d’étonnement, quel homme êtes-vous, vous qui faites des choses si surprenantes, et presque en un clin d’œil ? Vous n’avez pas votre semblable au monde ; et, plus je vous connais, plus je vous trouve admirable ! » Aladdin reçut les louanges du sultan avec beaucoup de modestie, et il lui répondit en ces termes : « Sire, c’est une grande gloire pour moi de mériter la bienveillance et l’approbation de Votre Majesté. Ce que je puis assurer, c’est que je n’oublierai rien pour mériter l’une et l’autre de plus en plus. » Le sultan retourna à son palais de la manière qu’il y était venu, sans permettre à Aladdin de l’y accompagner. En arrivant, il trouva le grand vizir qui l’attendait. Le sultan, encore tout rempli d’admiration de la merveille dont il venait d’être témoin, lui en fit le récit en des termes qui ne firent pas douter à ce ministre que la chose ne fût comme le sultan la racontait, mais qui confirmèrent le vizir dans la croyance où il était déjà, que le palais d’Aladdin était l’effet d’un enchantement : croyance dont il avait fait part au sultan, presque dans le moment où ce palais venait de paraître. Il voulut lui répéter la même chose. « Vizir, lui dit le sultan en l’interrompant, vous m’avez déjà dit la même chose ; mais je vois bien que vous n’avez pas encore mis en oubli le mariage de ma fille avec votre fils. » Le grand vizir vit bien que le sultan était prévenu il ne voulut pas entrer en contestation avec lui, et il le laissa dans son opinion. Tous les jours, réglément, dès que le sultan était levé, il ne manquait pas de se rendre dans un cabinet d’où l’on découvrait tout le palais d’Aladdin, et il y allait encore plusieurs fois pendant la journée, pour le contempler et l’admirer. Aladdin ne demeurait pas renfermé dans son palais : il avait soin de se faire voir par la ville plus d’une fois chaque semaine, soit qu’il allât faire sa prière tantôt dans une mosquée, tantôt dans une autre, ou que, de temps en temps, il allât rendre visite au grand vizir, qui affectait d’aller lui faire sa cour, à certains jours réglés, ou qu’il fît l’honneur aux principaux seigneurs, qu’il régalait souvent dans son palais, d’aller les voir chez eux. Chaque fois qu’il sortait, il faisait jeter par deux de ses esclaves, qui marchaient en troupe autour de son cheval, des pièces d’or à poignées, dans les rues et dans les places par où il passait, et où le peuple se rendait toujours en grande foule. D’ailleurs, pas un pauvre ne se présentait à la porte de son palais, qu’il ne s’en retournât content de la libéralité qu’on y faisait par ses ordres. Comme Aladdin avait partagé son temps de manière qu’il n’y avait pas de semaine qu’il n’allât à la chasse au moins une fois, tantôt aux environs de la ville, quelquefois plus loin, il exerçait la même libéralité par les chemins et par les villages. Cette inclination généreuse lui fit donner par tout le peuple mille bénédictions, et il était ordinaire de ne jurer que par sa tête. Enfin, sans donner aucun ombrage au sultan, à qui il faisait fort régulièrement sa cour, on peut dire qu’Aladdin s’était attiré par ses manières affables et libérales toute l’affection du peuple et que, généralement, il était plus aimé que le sultan même. Il joignit à toutes ces belles qualités une valeur et un zèle pour le bien de l’État qu’on ne saurait assez louer. Il en donna même des marques à l’occasion d’une révolte vers les confins du royaume. Il n’eut pas plus tôt appris que le sultan levait une armée pour la dissiper, qu’il le supplia de lui en donner le commandement. Il n’eut pas de peine à l’obtenir. Sitôt qu’il fut à la tête de l’armée, il la fit marcher contre les révoltés ; et il se conduisit, en toute cette expédition, avec tant de diligence, que le sultan apprit plus tôt que les révoltés avaient été défaits, châtiés ou dissipés, que son arrivée à l’armée. Cette action, qui rendit son nom célèbre dans toute l’étendue du royaume, ne changea point son cœur. il revint victorieux, mais aussi affable qu’il avait toujours été. Il y avait déjà plusieurs années qu’Aladdin se gouvernait comme nous venons de le dire, quand le magicien qui lui avait donné, sans y penser, le moyen de s’élever à une si haute fortune, se souvint de lui en Afrique, où il était retourné. Quoique jusqu’alors il se fût persuadé qu’Aladdin était mort misérablement dans le souterrain où il l’avait laissé, il lui vint néanmoins en pensée de savoir précisément quelle avait été sa fin. Comme il était grand géomancien, il tira d’une armoire un carré en forme de boîte couverte, dont il se servait pour faire ses observations de géomance. Il s’assied sur son sofa, met le carré devant lui, le découvre ; et, après avoir préparé et égalé le sable, avec l’intention de savoir si Aladdin était mort dans le souterrain, il jette ses points, il en tire les figures et en forme l’horoscope. En examinant l’horoscope pour en porter jugement, au lieu de découvrir qu’Aladdin fût mort dans le souterrain, il découvre qu’il en était sorti et qu’il vivait sur terre dans une grande splendeur, puissamment riche, mari d’une princesse, honoré et respecté. Le magicien africain n’eut pas plus tôt appris, par les règles de son art diabolique, qu’Aladdin était dans cette grande élévation, que le feu lui en monta au visage. De rage, il dit en lui-même : « Ce misérable fils de tailleur a découvert le secret et la vertu de la lampe ! J’avais cru sa mort certaine, et le voilà qui jouit du fruit de mes travaux et de mes veilles ! J’empêcherai qu’il n’en jouisse longtemps ou je périrai. » Il ne fut pas longtemps à délibérer sur le parti qu’il avait à prendre. Dès le lendemain matin il monta un barbe {96} qu’il avait dans son écurie, et il se mit en chemin. De ville en ville et de province en province, sans s’arrêter qu’autant qu’il en était besoin pour ne pas trop fatiguer son cheval, il arriva à la Chine, et, bientôt dans la capitale du sultan dont Aladdin avait épousé la fille. Il mit pied à terre dans un khan ou hôtellerie publique où il prit une chambre à louage. Il y demeura le reste du jour et la nuit suivante, pour se remettre de la fatigue de son voyage. Le lendemain, avant toutes choses, le magicien africain voulut savoir ce que l’on disait d’Aladdin. En se promenant par la ville, il entra dans le lieu le plus fameux et le plus fréquenté par les personnes de grande distinction, où l’on s’assemblait pour boire d’une certaine boisson chaude {97} qui lui était connue dès son premier voyage. Il n’y eut pas plus tôt pris place qu’on lui versa de cette boisson dans une tasse et qu’on la lui présenta. En la prenant, comme il prêtait l’oreille à droite et à gauche, il entendit qu’on s’entretenait du palais d’Aladdin. Quand il eut achevé, il s’approcha d’un de ceux qui s’en entretenaient ; et, prenant son temps, il lui demanda en particulier ce que c’était que ce palais dont on parlait si avantageusement. « D’où venez-vous ? lui dit celui à qui il s’était adressé. Il faut que vous soyez bien nouveau venu, si vous n’avez pas vu le palais du prince Aladdin, ou plutôt si vous n’en avez pas encore entendu parler. » On n’appelait plus autrement Aladdin depuis qu’il avait épousé la princesse Badroulboudour. « Je ne vous dis pas, continua cet homme, que c’est une des merveilles du monde ; je vous dis que c’est la merveille unique qu’il y ait au monde : jamais on n’y a rien vu de si grand, de si riche, de si magnifique ! Il faut que vous veniez de bien loin, puisque vous n’en avez pas encore entendu parler. En effet, on en doit parler par toute la terre, depuis qu’il est bâti. Voyez-le, et vous jugerez si je vous en aurai parlé contre la vérité. — Pardonnez à mon ignorance, reprit le magicien africain ; je ne suis arrivé que d’hier, et je viens véritablement de si loin, je veux dire de l’extrémité de l’Afrique, que la renommée n’en était pas encore venue jusque-là quand je suis parti. Et comme, par rapport à l’affaire pressante qui m’amène, je n’ai eu d’autre vue dans mon voyage que d’arriver au plus tôt, sans m’arrêter et sans faire aucune connaissance, je n’en savais que ce que vous venez de m’apprendre. Mais je ne manquerai pas de l’aller voir : l’impatience que j’en ai est si grande, que je suis prêt à satisfaire ma curiosité dès à présent, si vous voulez bien me faire la grâce de m’en enseigner le chemin. » Celui à qui le magicien africain s’était adressé se fit un plaisir de lui enseigner le chemin par où il fallait qu’il passât pour avoir la vue du palais d’Aladdin ; et le magicien africain se leva et partit dans le moment. Quand il fut arrivé et qu’il eut examiné le palais de près et de tous les côtés, il ne douta pas qu’Aladdin ne se fût servi de la lampe pour le faire bâtir. Sans s’arrêter à l’impuissance d’Aladdin, fils d’un simple tailleur, il savait bien qu’il n’appartenait de faire de semblables merveilles qu’à des génies esclaves de la lampe, dont l’acquisition lui avait échappé. Piqué au vif du bonheur et de la grandeur d’Aladdin, dont il ne faisait presque pas de différence d’avec celle du sultan, il retourna au khan où il avait pris logement. Il s’agissait de savoir où était la lampe, si Aladdin la portait avec lui, ou en quel lieu il la conservait, et c’est ce qu’il fallait que le magicien découvrît par une opération de géomance. Dès qu’il fut arrivé où il logeait, il prit son carré et son sable, qu’il portait en tous ses voyages. L’opération achevée, il connut que la lampe était dans le palais d’Aladdin ; et il eut une joie si grande de cette découverte, qu’à peine il se sentait lui-même. « Je l’aurai, cette lampe, dit-il, et je défie Aladdin de m’empêcher de la lui enlever et de le faire descendre jusqu’à la bassesse d’où il a pris un si haut vol. » Le malheur pour Aladdin voulut qu’alors il fût allé à une partie de chasse pour huit jours, et qu’il, n’y en eût que trois qu’il fût parti ; et voici de quelle manière le magicien africain en fut informé. Quand il eut fait l’opération qui venait de lui donner tant de joie, il alla voir le concierge du khan, sous prétexte de s’entretenir avec lui ; et il en avait un fort naturel, qu’il n’était pas besoin d’amener de bien loin. Il lui dit qu’il venait de voir le palais d’Aladdin ; et, après lui avoir exagéré tout ce qu’il y avait remarqué de plus surprenant et tout ce qui l’avait frappé davantage et qui frappait généralement tout le monde : « Ma curiosité, ajouta-t-il, va plus loin, et je ne serai pas satisfait que je n’aie vu le maître à qui appartient un édifice si merveilleux. — Il ne vous sera pas difficile de le voir, reprit le concierge ; il n’y a presque pas de jour qu’il n’en donne occasion quand il est dans la ville ; mais il y a trois jours qu’il est dehors pour une grande chasse, qui en doit durer huit. » Le magicien africain ne voulut pas en savoir davantage ; il prit congé du concierge ; et, en se retirant : « Voilà le temps d’agir, dit-il en lui-même ; je ne dois pas le laisser échapper. » Il alla à la boutique d’un faiseur et vendeur de lampes. « Maître, dit-il, j’ai besoin d’une douzaine de lampes de cuivre ; pouvez-vous me la fournir ? » Le vendeur lui dit qu’il en manquait quelques-unes, mais que, s’il voulait se donner patience jusqu’au lendemain, il la fournirait complète à l’heure qu’il voudrait. Le magicien le voulut bien ; il lui recommanda qu’elles fussent propres et bien polies ; après lui avoir promis qu’il le payerait bien, il se retira dans son khan. Le lendemain, la douzaine de lampes fut livrée au magicien africain, qui les paya au prix qui lui fut demandé, sans en rien diminuer. Il les mit dans un panier dont il s’était pourvu exprès ; et, avec ce panier au bras, il alla vers le palais d’Aladdin, et, quand il s’en fut approché, il se mit à crier : « Qui veut changer de vieilles lampes pour des neuves ? » A mesure qu’il avançait, et d’aussi loin que les petits enfants qui jouaient dans la place l’entendirent, ils accoururent et ils s’assemblèrent autour de lui, avec de grandes huées, et le regardèrent comme un fou. Les passants riaient même de sa bêtise, à ce qu’ils s’imaginaient. « Il faut, disaient-ils, qu’il ait perdu l’esprit, pour offrir de changer des lampes neuves contre des vieilles. » Le magicien africain ne s’étonna ni des huées des enfants, ni de tout ce qu’on pouvait dire de lui ; et, pour débiter sa marchandise, il continua de crier : « Qui veut changer de vieilles lampes pour des neuves ? » Il répéta si souvent la même chose, en allant et venant dans la place, devant le palais et à l’entour, que la princesse Badroulboudour, qui était alors dans le salon aux vingt-quatre croisées, entendit la voix d’un homme ; mais, comme elle ne pouvait distinguer ce qu’il criait, à cause des huées des enfants qui le suivaient et dont le nombre augmentait de moment en moment, elle envoya une de ses femmes esclaves, qui l’approchait de plus près, pour voir ce que c’était que ce bruit. La femme esclave ne fut pas longtemps à remonter ; elle entra dans le salon avec de grands éclats de rire. Elle riait de si bonne grâce, que la princesse ne put s’empêcher de rire elle-même en la regardant : « Eh bien ! folle, dit la princesse, veux-tu me dire pourquoi tu ris ? — Princesse, répondit la femme esclave en riant toujours, qui pourrait, s’empêcher de rire en voyant un fou avec un panier au bras plein de belles lampes toutes neuves, qui demande non pas à les vendre, mais à les changer contre de vieilles ? Ce sont les enfants, dont il est si fort environné qu’à peine peut-il avancer, qui font tout le bruit qu’on entend, en se moquant de lui. » Sur ce récit, une autre femme esclave, en prenant la parole : « A propos de vieilles lampes, dit-elle, je ne sais si la princesse a pris garde qu’en voilà une sur la corniche ; celui à qui elle appartient ne sera pas fâché d’en trouver une neuve au lieu de cette vieille. Si la princesse le veut bien, elle peut avoir le plaisir d’éprouver si ce fou est véritablement assez fou pour donner une lampe neuve en échange d’une vieille, sans en rien demander de retour. » La lampe dont la femme esclave parlait était la lampe merveilleuse dont Aladdin s’était servi pour s’élever au point de grandeur où il était arrivé ; il l’avait mise lui-même sur la corniche avant d’aller à la chasse, dans la crainte de la perdre, et il avait pris la même précaution toutes les autres fois qu’il y était allé. Mais ni les femmes esclaves, ni les eunuques, ni la princesse même, n’y avaient fait attention une seule fois jusqu’alors, pendant son absence ; hors du temps de la chasse, il la portait toujours sur lui. On dira que la précaution d’Aladdin était bonne, mais au moins qu’il aurait dû enfermer la lampe. Cela est vrai ; mais on a fait de semblables fautes de tout temps ; on en fait encore aujourd’hui, et l’on ne cessera d’en faire. La princesse Badroulboudour, qui ignorait que la lampe fût aussi précieuse qu’elle l’était, et qu’Aladdin, sans parler d’elle-même, eût un intérêt aussi grand qu’il l’avait qu’on n’y touchât pas et qu’elle fût conservée, entra dans la plaisanterie, et elle commanda à un eunuque de la prendre et d’en aller faire l’échange. L’eunuque obéit. Il descendit du salon, et il ne fut pas plus tôt sorti de la porte du palais qu’il aperçut le magicien africain ; il l’appela ; et, quand il fut venu à lui et en lui montrant la vieille lampe : « Donne-moi, dit-il, une lampe neuve pour celle-ci. » Le magicien africain ne douta pas que ce ne fût la lampe qu’il cherchait ; il ne pouvait pas y en avoir d’autres dans le palais d’Aladdin, où toute la vaisselle n’était que d’or ou d’argent ; il la prit promptement de la main de l’eunuque ; et, après l’avoir fourrée bien avant dans son sein, il lui présenta son panier et lui dit de choisir celle qui lui plairait. L’eunuque choisit ; et, après avoir laissé le magicien, il porta la lampe neuve à la prince Badroulboudour ; mais l’échange ne fut pas plus tôt fait que les enfants firent retentir la place de plus grands éclats qu’ils n’avaient encore fait, en se moquant, selon eux, de la bêtise du magicien. Le magicien africain les laissa criailler tant qu’ils voulurent ; mais, sans s’arrêter plus longtemps aux environs du palais d’Aladdin, il s’en éloigna sensiblement et sans bruit, c’est-à-dire sans crier et sans parler davantage de changer des lampes neuves pour des vieilles. Il n’en voulait pas d’autres que celle qu’il emportait ; et son silence enfin HT que les enfants s’écartèrent et qu’ils le laissèrent aller. Dès qu’il fut hors de la place qui était entre les deux palais, il s’échappa par les rues les moins fréquentées ; et, comme il n’avait plus besoin des autres lampes ni du panier, il posa le panier et les lampes au milieu d’une rue où il vit qu’il n’y avait personne. Alors, dès qu’il eut enfilé une autre rue, il pressa le pas jusqu’à ce qu’il arrivât à une des portes de la ville. En continuant son chemin par le faubourg, qui était fort long, il fit quelques provisions avant qu’il en sortît. Quand il fut dans la campagne, il se détourna du chemin dans un lieu à l’écart, hors de la vue du monde, où il resta jusqu’au moment qu’il jugea à propos, pour achever d’exécuter le dessein qui l’avait amené. Il ne regretta pas le barbe qu’il laissait dans le khan où il avait pris logement ; il se crut bien dédommagé par le trésor qu’il venait d’acquérir. Le magicien africain passa le reste de la journée dans ce lieu, jusqu’à une heure de nuit que les ténèbres furent le plus obscures. Alors il tira la lampe de son sein et il la frotta. A cet appel, le génie lui apparut. « Que veux-tu ? lui demanda le génie ; me voilà prêt à t’obéir, comme ton esclave et celui de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et ses autres esclaves. — Je te commande, reprit le magicien africain, qu’à l’heure même tu enlèves le palais que les autres esclaves de la lampe ou toi avez bâti dans cette ville, tel qu’il est, avec tout ce qu’il y a de vivant, et que tu le transportes, avec moi en même temps, dans un tel endroit de l’Afrique. » Sans lui répondre, le génie, avec l’aide d’autres génies, esclaves de la lampe comme lui, le transporta en très peu de temps, lui et son palais en son entier, au propre lieu de l’Afrique qui lui avait été marqué. Nous laisserons le magicien africain et le palais avec la princesse Badroulboudour en Afrique, pour parler de la surprise du sultan. Dès que le sultan fut levé, il ne manqua pas, selon sa coutume, de se rendre au cabinet ouvert, pour avoir le plaisir de contempler et d’admirer le palais d’Aladdin. Il jeta la vue du côté où il avait coutume de voir ce palais, et il ne vit qu’une place vide, telle qu’elle était avant qu’on l’y eût bâti. Il crut qu’il se trompait, et il se frotta les yeux ; mais il ne vit rien de plus que la première fois, quoique le temps fût serein, le ciel net, et que l’aurore, qui avait commencé de paraître, rendît tous les objets fort distincts. Il regarda par les deux ouvertures à droite et à gauche, et il ne vit que ce qu’il avait coutume de voir par ces deux endroits. Son étonnement fut si grand, qu’il demeura longtemps dans la même place, les yeux tournés du côté où le palais avait été et où il ne le voyait plus, en cherchant ce qu’il ne pouvait comprendre, savoir : comment il se pouvait faire qu’un palais aussi grand et aussi apparent que celui d’Aladdin, qu’il avait vu presque chaque jour depuis qu’il avait été bâti avec sa permission, et tout récemment, le jour précédent, se fût évanoui de manière qu’il n’en paraissait pas le moindre vestige. « Je ne me trompe pas, disait-il en lui-même : il était dans la place que voilà ; s’il s’était écroulé, les matériaux paraîtraient en monceaux ; et, si la terre l’avait englouti, on en verrait quelque marque, de quelque manière que cela fût arrivé. » Et quoique convaincu que le palais n’y était plus, il ne laissa pas néanmoins d’attendre encore quelque temps, pour voir si, en effet, il ne se trompait pas. Il se retira enfin ; et, après avoir regardé encore derrière lui avant de s’éloigner, il revint à son appartement ; il commanda qu’on lui fît venir le grand vizir en toute diligence ; et cependant il s’assit, l’esprit agité de pensées si différentes qu’il ne savait quel parti prendre. Le grand vizir ne fit pas attendre le sultan : il vint même avec une si grande précipitation, que ni lui ni ses gens ne firent réflexion, en passant, que le palais d’Aladdin n’était plus à sa place ; les portiers mêmes, en ouvrant la porte du palais, ne s’en étaient pas aperçus. En abordant le sultan : « Sire, lui dit le grand vizir, l’empressement avec lequel Votre Majesté m’a fait appeler m’a fait juger que quelque chose de bien extraordinaire était arrivé, puisqu’elle n’ignore pas qu’il est aujourd’hui jour de conseil et que je ne devais pas manquer de rue rendre à mon devoir dans peu de moments. — Ce qui est arrivé est véritablement extraordinaire, comme tu le dis, et tu vas en convenir. Dis-moi où est le palais d’Aladdin. Le palais d’Aladdin, sire ! répondit le grand vizir avec étonnement ; je viens de passer devant, il m’a semblé qu’il était à sa place : des bâtiments aussi solides que celui-là ne changent pas de place si facilement. — Va voir au cabinet, répondit le sultan, et tu viendras me dire si tu l’auras vu. » Le grand vizir alla au cabinet ouvert, et il lui arriva la même chose qu’au sultan. Quand il se fut bien assuré que le palais d’Aladdin n’était plus où il avait été et qu’il n’en paraissait pas le moindre vestige, il revint, se présenter au sultan. « Eh bien ! as-tu vu le palais d’Aladdin ? lui demanda le sultan. — Sire, répondit le grand vizir, Votre Majesté peut se souvenir que j’ai eu l’honneur de lui dire que ce palais, qui faisait le sujet de son admiration avec ses richesses immenses, n’était qu’un ouvrage de magie et d’un magicien, mais Votre Majesté n’a pas voulu y faire attention. » Le sultan, qui ne pouvait disconvenir de ce que le grand vizir lui représentait, entra dans une colère d’autant plus grande qu’il ne pouvait désavouer son incrédulité. « Où est, dit-il, cet imposteur, ce scélérat, que je lui fasse couper la tête ? — Sire, reprit le grand vizir, il y a quelques jours qu’il est venu prendre congé de Votre Majesté ; il faut lui envoyer demander où est son palais ; il ne doit pas l’ignorer. — Ce serait le traiter avec trop d’indulgence, repartit le sultan ; va donner ordre à trente de mes cavaliers de me l’amener chargé de chaînes. » Le grand vizir alla donner l’ordre du sultan aux cavaliers, et il instruisit leur officier de quelle manière ils devaient s’y prendre, afin qu’il ne leur échappât point. Ils partirent, et ils rencontrèrent Aladdin à cinq ou six lieues de la ville, qui revenait en chassant. L’officier lui dit en l’abordant, que le sultan, impatient de le revoir, les avait envoyés pour le lui témoigner et revenir avec lui en l’accompagnant. Aladdin n’eut pas le moindre soupçon du véritable sujet qui avait amené ce détachement de la garde du sultan ; il continua de revenir en chassant ; mais, quand il fut à une demi-lieue de la ville, ce détachement l’environna, et l’officier, en prenant la parole, lui dit : « Prince Aladdin, c’est avec grand regret que nous vous déclarons l’ordre que nous avons du sultan de vous arrêter et de vous amener à lui en criminel d’État ; nous vous supplions de ne pas trouver mauvais que nous nous acquittions de notre devoir et de nous le pardonner. » Cette déclaration fut un sujet de grande surprise à Aladdin, qui se sentait innocent ; il demanda à l’officier s’il savait de quel crime il était accusé. A quoi il répondit que ni lui ni ses gens n’en savaient rien. Comme Aladdin vit que ses gens étaient de beaucoup inférieurs au détachement, et même qu’ils s’éloignaient, il mit pied à terre. « Me voilà, dit-il ; exécutez l’ordre que vous avez. Je puis dire néanmoins que je ne me sens coupable d’aucun crime, ni envers la personne du sultan, ni envers l’État. » On lui passa aussitôt au cou une chaîne fort grosse et fort longue, dont on le lia aussitôt par le milieu du corps, de manière qu’il n’avait pas les bras libres. Quand l’officier se fut mis à la tête de sa troupe, un cavalier prit le bout de la chaîne ; et, en marchant après l’officier, il mena Aladdin, qui fut obligé de le suivre à pied ; et, dans cet état, il fut conduit vers la ville. Quand les cavaliers furent entrés dans le faubourg, les premiers qui virent qu’on menait Aladdin en criminel d’État ne doutèrent pas que ce ne fût pour lui couper la tête. Comme il était aimé généralement, les uns prirent le sabre et d’autres armes, et ceux qui n’en avaient pas s’armèrent de pierres, et ils suivirent les cavaliers. Quelques-uns, qui étaient à la queue, firent volte-face, en faisant mine de vouloir les dissiper ; mais bientôt ils grossirent en si grand nombre, que les cavaliers prirent le parti de dissimuler, trop heureux s’ils pouvaient arriver jusqu’au palais du sultan sans qu’on leur enlevât Aladdin. Pour y réussir, selon que les rues étaient plus ou moins larges, ils eurent grand soin d’occuper toute la largeur du terrain, tantôt en s’étendant, tantôt en se resserrant ; de la sorte ils arrivèrent à la place du palais, où ils se mirent tous sur une ligne, en faisant face à la populace armée, jusqu’à ce que leur officier et le cavalier qui menait Aladdin fussent entrés dans le palais et que les portiers eussent fermé la porte, pour empêcher qu’elle n’entrât. Aladdin fut conduit devant le sultan, qui l’attendait sur le balcon, accompagné du grand vizir ; et, sitôt qu’il le vit, il commanda au bourreau, qui avait eu ordre de se trouver là, de lui couper la tête, sans vouloir l’entendre ni tirer de lui aucun éclaircissement. Quand le bourreau se fut saisi d’Aladdin, il lui ôta la chaîne qu’il avait au cou et autour du corps ; et, après avoir étendu sur la terre un cuir teint du sang d’une infinité de criminels qu’il avait exécutés, il l’y fit mettre à genoux et lui banda les yeux. Alors il tira son sabre ; il prit sa mesure pour donner le coup, en s’asseyant et en faisant flamboyer le sabre en l’air par trois fois, et il attendit que le sultan donnât le signal pour trancher la tête d’Aladdin. En ce moment, le grand vizir aperçut que la populace, qui avait forcé les cavaliers et qui avait rempli la place, venait d’escalader les murs du palais en plusieurs endroits et commençait à les démolir pour faire brèche. Avant que le sultan donnât le signal, il lui dit « Sire, je supplie Votre Majesté de penser mûrement à ce qu’elle va faire. Elle va courir le risque de voir son palais forcé ; et, si ce malheur arrivait, l’événement pourrait en être funeste. Mon palais forcé ! reprit le sultan. Qui peut avoir cette audace ? — Sire, repartit le grand vizir, que Votre Majesté jette les yeux sur les murs de son palais et sur la place ; elle connaîtra la vérité de ce que je lui dis. » L’épouvante du sultan fut si grande, quand il eut vu une émeute si vive et si animée, que, dans le moment même, il commanda au bourreau de remettre son sabre dans le fourreau, d’ôter le bandeau des yeux d’Aladdin et de le laisser libre. Il donna ordre aussi aux chiaoux de crier que le sultan lui faisait grâce et que chacun eût à se retirer. Alors tous ceux qui étaient déjà montés au haut des murs du palais, témoins de ce qui venait de se passer, abandonnèrent leur dessein. Ils descendirent en peu d’instants, et, pleins de joie d’avoir sauvé la vie à un homme qu’ils aimaient véritablement, ils publièrent cette nouvelle à tous ceux qui étaient autour d’eux ; elle passa bientôt à toute la populace qui était dans la place du palais ; et les cris des chiaoux, qui annonçaient la même chose du haut des terrasses où ils étaient montés, achevèrent de la rendre publique. La justice que le sultan venait de rendre à Aladdin, en lui faisant grâce, désarma la populace, fit cesser le tumulte, et insensiblement chacun se retira chez soi. Quand Aladdin se vit libre, il leva la tête du côté du balcon ; et, comme il aperçut le sultan : « Sire, dit-il en élevant la voix d’une manière touchante, je supplie Votre Majesté d’ajouter une nouvelle grâce à celle qu’elle vient de me faire, c’est de vouloir bien me faire connaître quel est mon crime. — Quel est ton crime ! répondit le sultan, ne le sais-tu pas ? Monte jusqu’ici, continua-t-il, je te le ferai connaître. » Aladdin monta, et, quand il se fut présenté : « Suis-moi, » lui dit le sultan, en marchant devant lui sans le regarder. Il le mena jusqu’au cabinet ouvert, et quand il fut arrivé à la porte : « Entre, lui dit le sultan ; tu dois savoir où était ton palais ; regarde de tous côtés, et dis-moi ce qu’il est devenu. » Aladdin regarde et ne voit rien ; il s’aperçoit bien de tout le terrain que son palais occupait ; mais, comme il ne pouvait deviner comment il avait pu disparaître, cet événement extraordinaire et surprenant le mit dans une confusion et dans un étonnement qui l’empêchèrent de pouvoir répondre un seul mot au sultan. Le sultan, impatient : « Dis-moi donc, répéta-t-il à Aladdin, où est ton palais et où est ma fille » Alors Aladdin rompit le silence : « Sire, dit-il, je vois bien, et je l’avoue, que le palais que j’ai fait bâtir n’est plus à la place où il était ; je vois qu’il a disparu, et je ne puis dire à Votre Majesté où il peut être ; mais je puis l’assurer que je n’ai aucune part à cet événement. — Je ne me mets pas en peine de ce que ton palais est devenu, reprit le sultan ; j’estime ma fille un million de fois davantage. Je veux que tu me la retrouves, autrement je te ferai couper la tête, et nulle considération ne m’en empêchera. — Sire, repartit Aladdin, je supplie Votre Majesté de m’accorder quarante jours pour faire. mes diligences ; et si, dans cet intervalle, je n’y réussis pas, e lui donne ma parole que j’apporterai ma tête au pied de son trône, afin qu’elle en dispose à sa volonté. — Je t’accorde les quarante jours que tu me demandes, lui dit le sultan ; mais ne crois pas abuser de la grâce que je te fais, en pensant échapper à mon ressentiment : en quelque endroit de la terre que tu puisses être, je saurai bien te retrouver. » Aladdin s’éloigna de la présence du sultan, dans une grande humiliation et dans un état à faire pitié ; il passa au travers des cours du palais, la tête baissée, sans oser lever les yeux, dans la confusion où il était ; et les principaux officiers de la cour, dont il n’avait pas désobligé un seul, quoique amis, au lieu de s’approcher de lui, pour le consoler ou pour lui offrir une retraite chez eux, lui tournèrent le dos, autant pour ne le pas voir qu’afin qu’il ne pût pas les reconnaître. Mais, quand ils se fussent approchés de lui pour lui dire quelque chose de consolant ou pour lui faire offre de service, ils n’eussent plus reconnu Aladdin ; il ne se reconnaissait pas lui-même, et il n’avait plus la liberté de son esprit. Il le fit bien connaître quand il fut hors du palais ; car, sans penser à ce qu’il faisait, il demandait de porte en porte et à tous ceux qu’il rencontrait si l’on n’avait pas vu son palais, ou si on ne pouvait pas lui en donner des nouvelles. Ces demandes firent croire à tout le monde qu’Aladdin avait perdu l’esprit. Quelques-uns n’en firent que rire ; mais les gens les plus raisonnables, et particulièrement ceux qui avaient eu quelque liaison d’amitié et de commerce avec lui, en furent véritablement touchés de compassion. Il demeura trois jours dans la ville, en allant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et en ne mangeant que ce qu’on lui présentait par charité, et sans prendre aucune résolution. Enfin, comme il ne pouvait plus, dans l’état malheureux où il se voyait, rester dans une ville où il avait fait une si belle figure, il en sortit et il prit le chemin de la campagne. Il se détourna des grandes routes et, après avoir traversé plusieurs campagnes, dans une incertitude affreuse, il arriva enfin, à l’entrée de la nuit, au bord d’une rivière. Là, il lui prit une pensée de désespoir : « Où irai-je chercher mon palais ? dit-il en lui-même. En quelle province, en quel pays, en quelle partie du monde le trouverai-je, aussi bien que ma chère princesse, que le sultan me demande ? Jamais je n’y réussirai ; il vaut donc mieux que je me délivre de tant de fatigues qui n’aboutiraient à rien et de tous les chagrins cuisants qui me rongent. » Il allait se jeter dans la rivière, selon la résolution qu’il venait de prendre ; mais il crut, en bon musulman fidèle à sa religion, qu’il ne devait pas le faire sans avoir auparavant fait sa prière. En voulant s’y préparer, il s’approcha du bord de l’eau pour se laver les mains et le visage, suivant la coutume du pays ; mais, comme cet endroit était un peu en pente et mouillé par l’eau qui y battait, il glissa ; et il serait tombé dans la rivière, s’il ne se fût retenu à un petit roc élevé hors de terre environ de deux pieds. Heureusement pour lui, il portait encore l’anneau que le magicien africain lui avait mis au doigt avant qu’il descendît dans le souterrain pour aller enlever la précieuse lampe qui venait de lui être enlevée. Il frotta cet anneau assez fortement contre le roc, en se retenant ; dans l’instant le même génie qui lui était apparu dans ce souterrain où le magicien africain l’avait enfermé lui apparut encore : « Que veux-tu ? lui dit le génie. Me voici prêt à t’obéir, comme ton esclave et celui de tous ceux qui ont l’anneau au doigt, moi et les autres esclaves de l’anneau. » Aladdin, agréablement surpris par une apparition si peu attendue dans le désespoir où il était, répondit : « Génie, sauve-moi la vie une seconde fois, en m’enseignant où est le palais que j’ai fait bâtir, ou en faisant qu’il soit rapporté incessamment où il était. — Ce que tu me demandes, reprit le génie, n’est pas de mon ressort je ne suis esclave que de l’anneau ; adresse-toi à l’esclave de la lampe.— Si cela est, repartit Aladdin, je te commande donc, par la puissance de l’anneau, de me transporter jusqu’au lieu où est mon palais, en quelque endroit de la terre qu’il soit, et de me poser sous les fenêtres de la princesse Badroulboudour. » A peine eut-il achevé de parler, que le génie le transporta en Afrique, au milieu d’une prairie où était le palais, peu éloigné d’une grande ville, et le posa précisément au-dessous des fenêtres de l’appartement de la princesse, où il le laissa. Tout cela se fit en un instant. Nonobstant l’obscurité de la nuit, Aladdin reconnut fort bien son palais et l’appartement de la princesse Badroulboudour ; mais, comme la nuit était avancée et que tout était tranquille dans le palais, il se retira un peu à l’écart et il s’assit au pied d’un arbre. Là, rempli d’espérance, en faisant réflexion à son bonheur, dont il était redevable à un pur hasard, il se trouva dans une situation beaucoup plus paisible que depuis qu’il avait été arrêté, amené devant le sultan et délivré du danger présent de perdre la vie. Il s’entretint quelque temps dans ces pensées agréables ; mais enfin, comme il y avait cinq ou six jours qu’il ne dormait point, il ne put s’empêcher de se laisser aller au sommeil qui l’accablait, et il s’endormit au pied de l’arbre où il était. Le lendemain, dès que l’aurore commença à paraître, Aladdin fut réveillé agréablement par le ramage des oiseaux qui avaient passé la nuit, non seulement sur l’arbre sous lequel il était couché, mais même sur les arbres touffus du jardin de son palais. Il jeta d’abord les yeux sur cet admirable édifice, et alors il se sentit une joie inexprimable d’être sur le point de s’en revoir bientôt le maître et, en même temps, de posséder encore une fois sa chère princesse Badroulboudour. Il se leva et se rapprocha de l’appartement de la princesse. Il se promena quelque temps sous ses fenêtres, en attendant qu’il fût jour chez elle et qu’on pût l’apercevoir. Dans cette attente, il cherchait en lui-même d’où pouvait être venue la cause de son malheur ; et, après avoir bien rêvé, il ne douta plus que toute son infortune ne vînt d’avoir quitté sa lampe de vue. Il s’accusa lui-même de négligence et du peu de soin qu’il avait eu de ne s’en pas dessaisir un seul moment. Ce qui l’embarrassait davantage, c’est qu’il ne pouvait s’imaginer qui était le jaloux de son bonheur. Il l’eût compris d’abord, s’il eût su que lui et son palais se trouvaient alors en Afrique, mais le génie esclave de l’anneau ne lui en avait rien dit ; il ne s’en était point informe lui-même. Le seul nom de l’Afrique lui eût rappelé à la mémoire le magicien africain, son ennemi déclaré. La princesse Badroulboudour se levait plus matin qu’elle n’avait coutume, depuis son enlèvement et son transport en Afrique par l’artifice du magicien africain, dont jusqu’alors elle avait été contrainte de supporter la vue une fois chaque jour, parce qu’il était maître du palais ; mais elle l’avait traité si durement chaque fois, qu’il n’avait encore osé prendre la hardiesse de s’y loger. Quand elle fut habillée, une de ses femmes, en regardant au travers d’une jalousie, aperçoit Aladdin. Elle court aussitôt avertir sa maîtresse. La princesse, qui ne pouvait croire cette nouvelle, vient vite se présenter à la fenêtre et aperçoit Aladdin. Elle ouvre la jalousie. Au bruit que la princesse fait en l’ouvrant, Aladdin lève la tête ; il la reconnaît, et il la salue d’un air qui exprimait l’excès de sa joie. « Pour ne pas perdre de temps, lui dit la princesse, on est allé vous ouvrir la porte secrète ; entrez et montez. » Et elle ferma la jalousie. La porte secrète était au-dessous de l’appartement de la princesse ; elle se trouva ouverte, et Aladdin monta à l’appartement de la princesse. Il n’est pas possible d’exprimer la joie que ressentirent ces deux époux de se revoir après s’être crus séparés pour jamais. Ils s’embrassèrent plusieurs fois et se donnèrent toutes les marques d’amour et de tendresse qu’on peut s’imaginer, après une séparation aussi triste et aussi peu attendue que la leur. Après ces embrassements mêlés de larmes de joie, ils s’assirent ; et Aladdin prenant la parole : « Princesse, dit-il, avant de vous entretenir de toute autre chose, je vous supplie, au nom de Dieu, autant pour votre propre intérêt que pour celui du sultan, votre respectable père, que pour le mien en particulier, de me dire ce qu’est devenue une vieille lampe que j’avais mise sur la corniche du salon à vingt-quatre croisées, avant d’aller à la chasse. — Ah ! cher époux, répondit la princesse, je m’étais bien doutée que notre malheur réciproque venait de cette lampe ; et ce qui me désole, c’est que j’en suis la cause moi-même ! — Princesse, reprit Aladdin, ne vous en attribuez pas la cause ; elle est toute sur moi, et je devais avoir été plus soigneux de la conserver ; ne songeons qu’à réparer cette perle ; et pour cela, faites-moi la grâce de me raconter comment la chose s’est passée et en quelles mains elle est tombée. » Alors la princesse Badroulboudour raconta à Aladdin ce qui s’était passé dans l’échange de la lampe vieille pour la neuve, qu’elle fit apporter afin qu’il la vît ; et comme la nuit suivante, après s’être aperçue du transport du palais, elle s’était trouvée, le matin, dans le pays inconnu où elle lui parlait, et qui était l’Afrique particularité qu’elle avait apprise de la bouche même du traître qui l’y avait fait transporter par son art magique. « Princesse, dit Aladdin en l’interrompant, vous m’avez fait connaître le traître en me marquant que je suis en Afrique avec vous. Il est le plus perfide de tous les hommes. Mais ce n’est ni le temps ni le lieu de vous faire une peinture plus ample de ses méchancetés. Je vous prie seulement de nie dire ce qu’il a fait de la lampe et où il l’a mise. — Il la porte dans son sein, enveloppée bien précieusement, reprit la princesse ; et je puis en rendre témoignage, puisqu’il l’en a tirée et l’a développée en ma présence, pour m’en faire un trophée. — Ma princesse, dit alors Aladdin, ne me sachez pas mauvais gré de tant de demandes dont je vous fatigue ; elles sont également importantes pour vous et pour moi. Pour venir à ce qui m’intéresse plus particulièrement, apprenez-moi, je vous en conjure, comment vous vous trouvez du traitement d’un homme aussi méchant et aussi perfide. — Depuis que je suis en ce lieu, reprit la princesse, il ne s’est présenté devant moi qu’une fois chaque jour ; et je suis bien persuadée que le peu de satisfaction qu’il tire de ses visites fait qu’il ne m’importune pas plus souvent. Tous les discours qu’il me tient, chaque fois, ne tendent qu’à me persuader de rompre la foi que je vous ai donnée et de le prendre pour époux, en voulant me faire entendre que je ne dois pas espérer de vous revoir jamais ; que vous ne vivez plus et que le sultan mon père vous a fait couper la tête. Il ajoute, pour se justifier, que vous êtes un ingrat, que votre fortune n’est venue que de lui, et mille autres choses que je lui laisse dire. Et, comme il ne reçoit de moi pour réponse que mes plaintes douloureuses et mes larmes, il est contraint de se retirer aussi peu satisfait que quand il arrive. Je ne doute pas néanmoins que son intention ne soit de laisser passer mes plus vives douleurs, dans l’espérance que je changerai de sentiment, et, à la fin, d’user de violence, si je persévère à lui faire résistance. Mais, cher époux, votre présence a déjà dissipé mes inquiétudes. — Princesse, interrompit Aladdin, j’ai confiance que ce n’est pas en vain, puisqu’elles sont dissipées, et je crois avoir trouvé le moyen de vous délivrer de votre ennemi et du mien. Mais, pour cela, il est nécessaire que j’aille à la ville. Je serai de retour vers le midi, et alors je vous communiquerai quel est mon dessein et ce qu’il faudra que vous fassiez pour contribuer à le faire réussir. Mais, afin que vous en soyez avertie, ne vous étonnez pas de me voir revenir avec un autre habit et donnez ordre qu’on ne me fasse pas attendre à la porte secrète, au premier coup que je frapperai. » La princesse lui promit qu’on l’attendrait à la porte et que l’on serait prompt à lui ouvrir. Quand Aladdin fut descendu de l’appartement de la princesse et qu’il fut sorti par la même porte, il regarda de côté et d’autre, et il aperçut un paysan qui prenait le chemin de la campagne. Comme le paysan allait au-delà du palais et qu’il était un peu éloigné, Aladdin pressa le pas ; et, quand il l’eut rejoint, il lui proposa de changer d’habit, et il fit tant que le paysan y consentit. L’échange se fit à la faveur d’un buisson ; et, quand ils se furent séparés, Aladdin prit le chemin de la ville. Dès qu’il y fut rentré, il enfila la rue qui aboutissait à la porte ; et, se détournant par les rues les plus fréquentées, il arriva à l’endroit où chaque sorte de marchands et d’artisans avait sa rue particulière. Il entra dans celle des droguistes ; et, en s’adressant à la boutique la plus grande et la mieux fournie, il demanda au marchand s’il avait une certaine poudre qu’il lui nomma. Le marchand, qui s’imagina qu’Aladdin était pauvre, à le regarder par son habit, et qu’il n’avait pas assez d’argent pour la payer, lui dit qu’il en avait, mais qu’elle était chère. Aladdin pénétra dans la pensée du marchand ; il tira sa bourse, et, en faisant voir de l’or, il demanda une demi-drachme de cette poudre. Le marchand la pesa, l’enveloppa, et, en la présentant à Aladdin, il en demanda une pièce d’or. Aladdin la lui mit entre les mains ; et, sans s’arrêter dans la ville qu’autant de temps qu’il en fallut pour prendre un peu de nourriture, il revint à son palais. Il n’attendit pas à la porte secrète elle lui fut ouverte d’abord, et il monta à l’appartement de la princesse Badroulboudour. « Princesse, lui dit-il, l’aversion que vous avez pour votre ravisseur, comme vous me l’avez témoigné, fera peut-être que vous aurez de la peine à suivre le conseil que j’ai à vous donner. Mais permettez-moi de vous dire qu’il est à propos que vous dissimuliez et même que vous vous fassiez violence, si vous voulez vous délivrer de sa persécution et donner au sultan, votre père et mon seigneur, la satisfaction de vous revoir. Si vous voulez donc suivre mon conseil, continua Aladdin, vous commencerez dès à présent à vous habiller d’un de vos plus beaux habits ; et, quand le magicien africain viendra, ne faites pas difficulté de le recevoir avec tout le bon accueil possible, sans affectation et sans contrainte, avec un visage ouvert, de manière néanmoins que, s’il y reste quelque nuage d’affliction, il puisse apercevoir qu’il se dissipera avec le temps. Dans la conversation, donnez-lui à connaître que vous faites vos efforts pour m’oublier ; et, afin qu’il soit persuadé davantage de votre sincérité, invitez-le à souper avec vous et marquez-lui que vous seriez bien aise de goûter du meilleur vin de son pays ; il ne manquera pas de vous quitter pour en aller chercher. Alors, en attendant qu’il revienne, quand le buffet sera mis, mettez dans un des gobelets pareils à celui dans lequel vous avez coutume de boire la poudre que voici ; et, en le mettant à part, avertissez celle de vos femmes qui vous donne à boire de vous l’apporter plein de vin, au signal que vous lui ferez, dont vous conviendrez avec elle, et de prendre bien garde de ne pas se tromper. Quand le magicien sera revenu et que vous serez à table, après avoir mangé et bu autant de coups que vous le jugerez à propos, faites-vous apporter le gobelet où sera la poudre et changez votre gobelet avec le sien ; il trouvera la faveur que vous lui ferez si grande qu’il ne la refusera pas : il boira même sans rien laisser dans le gobelet ; et, à peine l’aura-t-il vidé, que vous le verrez tomber à la renverse. Si vous avez de la répugnance à boire dans son gobelet, faites semblant de boire, vous le pouvez sans crainte : l’effet de la poudre sera si prompt qu’il n’aura pas le temps de faire attention si vous buvez ou si vous ne buvez pas. » Quand Aladdin eut achevé : « Je vous avoue, lui dit la princesse, que je me fais une grande violence en consentant à faire au magicien les avances que je vois bien qu’il est nécessaire que je fasse ; mais quelle résolution ne peut-on pas prendre contre un cruel ennemi ! Je ferai donc ce que vous me conseillez, puisque de là mon repos ne dépend pas moins que le vôtre. » Ces mesures prises avec la princesse, Aladdin prit congé d’elle et il alla passer le reste du jour aux environs du palais, en attendant la nuit pour se rapprocher de la porte secrète. La princesse Badroulboudour, inconsolable, non seulement de se voir séparée d’Aladdin, son cher époux, qu’elle avait aimé d’abord et qu’elle continuait d’aimer encore, plus par inclination que par devoir, mais même d’avec le sultan son père, qu’elle chérissait et dont elle était tendrement aimée, était toujours demeurée dans une grande négligence de sa personne, depuis le moment de cette douloureuse séparation. Elle avait même, pour ainsi dire, oublié la propreté qui sied si bien aux personnes de son sexe, particulièrement après que le magicien africain se fut présenté à elle la première fois et qu’elle eut appris par ses femmes, qui l’avaient reconnu, que c’était lui qui avait pris la vieille lampe en échange de la neuve, et que, par cette fourberie insigne, il lui fut devenu en horreur. Mais l’occasion d’en prendre vengeance, comme il le méritait et plus tôt qu’elle n’avait osé l’espérer, fit qu’elle résolut de contenter Aladdin. Ainsi, dès qu’il se fut retiré, elle se mit à sa toilette, se fit coiffer par ses femmes de la manière qui lui était la plus avantageuse, et elle prit un habit le plus riche et le plus convenable à son dessein. La ceinture dont elle se ceignit n’était qu’or et que diamants enchâssés, les plus gros et les mieux assortis ; et elle accompagna la ceinture d’un collier de perles seulement, dont les six de chaque côté étaient d’une telle proportion avec celle du milieu, qui était la plus grosse et la plus précieuse, que les plus grandes sultanes et les plus grandes reines se seraient estimées heureuses d’en avoir un complet de la grosseur des deux plus petites de celui de la princesse. Les bracelets, entremêlés de diamants et de rubis, répondaient merveilleusement bien à la richesse de la ceinture et du collier. Quand la princesse Badroulboudour fut entièrement habillée, elle consulta son miroir, prit l’avis de ses femmes sur tout son ajustement ; et, après qu’elle eut vu qu’il ne lui manquait aucun des charmes qui pouvaient flatter la folle passion du magicien africain, elle s’assit sur son sofa, en attendant qu’il arrivât. Le magicien africain ne manqua pas de venir à son heure ordinaire. Dès que la princesse le vit entrer dans son salon aux vingt-quatre croisées, où elle l’attendait, elle se leva avec tout son appareil de beauté et de charmes, et elle lui montra de la main la place honorable où elle attendait qu’il se mît, pour s’asseoir en même temps que lui : civilité distinguée qu’elle ne lui avait pas encore faite. Le magicien africain, plus ébloui de l’éclat des beaux yeux de la princesse que du brillant des pierreries dont elle était ornée, fut fort surpris. Son air majestueux, et un certain air gracieux dont elle l’accueillait, si opposé aux rebuts avec lesquels elle l’avait reçu jusqu’alors, le rendirent confus. D’abord il voulut prendre place sur le bord du sofa ; mais, comme il vit que la princesse ne voulait pas s’asseoir dans la sienne qu’il ne se fût assis où elle souhaitait, il obéit. Quand le magicien africain fut placé, la princesse, pour le tirer de l’embarras où elle le voyait, prit la parole, en le regardant d’une manière à lui faire croire qu’il ne lui était plus odieux, comme elle l’avait fait paraître auparavant, et elle lui dit : « Vous vous étonnerez sans doute de me voir aujourd’hui tout autre que vous ne m’avez vue jusqu’à présent ; mais vous n’en serez plus surpris quand je vous dirai que je suis d’un tempérament si opposé à la tristesse, à la mélancolie, aux chagrins et aux inquiétudes, que je cherche à les éloigner le plus tôt qu’il m’est possible, ès que je trouve que le sujet en est passé. J’ai fait réflexion, sur ce que vous m’avez représenté du destin d’Aladdin ; et de l’humeur dont je connais mon père, je suis persuadée, comme vous, qu’il n’a pu éviter l’effet terrible de son courroux. Ainsi, quand je m’opiniâtrerais à le pleurer toute ma vie, je vois bien que mes larmes ne le feraient pas revivre. C’est pour cela qu’après lui avoir rendu, même jusque dans le tombeau, les devoirs que mon amour demandait que je lui rendisse, il m’a paru que je devais chercher tous les moyens de me consoler. Voilà les motifs du changement que vous voyez en moi. Pour commencer donc à éloigner tout sujet de tristesse, résolue à la bannir entièrement et persuadée que vous voudrez bien me tenir compagnie, j’ai commandé qu’on nous préparât à souper. Mais, comme je n’ai que du vin de la Chine et que je me trouve en Afrique, il m’a pris une envie de goûter de celui qu’elle produit, et j’ai cru, s’il y en a, que vous en trouverez du meilleur. » Le magicien africain, qui avait regardé comme impossible le bonheur de parvenir si promptement et si facilement à entrer dans les bonnes grâces de la princesse Badroulboudour, lui marqua qu’il ne trouvait pas de termes assez forts pour lui témoigner combien il était sensible à ses bontés ; et, en effet, pour finir au plus tôt un entretien dont il eût eu peine à se tirer s’il s’y fût engagé plus avant, il se jeta sur le vin d’Afrique dont elle venait de lui parler, et il lui dit que, parmi les avantages dont l’Afrique pouvait se glorifier, celui de produire d’excellent vin était un des principaux, particulièrement dans la partie où elle se trouvait ; qu’il en avait une pièce de sept ans, qui n’était pas encore entamée, et que, sans le trop priser, c’était un vin qui surpassait en bonté les vins les plus exquis du monde. « Si ma princesse, ajouta-t-il, veut me le permettre, j’irai en prendre deux bouteilles, et je serai de retour incessamment. — Je serais fâchée de vous donner cette peine, lui dit la princesse ; il vaudrait mieux que vous y envoyassiez quelqu’un. — Il est nécessaire que j’y aille moi-même, repartit le magicien africain : personne que moi ne sait où est la clef du magasin, et personne que moi non plus n’a le secret de l’ouvrir. — Si cela est ainsi, dit la princesse, allez donc et revenez promptement. Plus vous mettrez de temps, plus j’aurai d’impatience de vous revoir ; et songez que nous nous mettrons à table dès que vous serez de retour. » Le magicien africain, plein d’espérance de son prétendu bonheur, ne courut pas chercher son vin de sept ans, il y vola plutôt, et il revint fort promptement. La princesse, qui n’avait pas douté qu’il ne fît diligence, avait jeté elle-même la poudre qu’Aladdin lui avait apportée dans un gobelet qu’elle avait mis à part, et elle venait de faire servir. Ils se mirent à table vis-à-vis l’un de l’autre, de manière que le magicien avait le dos tourné au buffet. En lui présentant ce qu’il y avait de meilleur, la princesse lui dit : « Si vous voulez, je vous donnerai le plaisir des instruments et des voix ; mais, comme nous ne sommes que vous et moi, il me semble que la conversation nous donnera plus de plaisir. » Le magicien regarda ce choix de la princesse comme une nouvelle faveur. Après qu’ils eurent mangé quelques morceaux, la princesse demanda à boire. Elle but à la santé du magicien ; et, quand elle eut bu : « Vous aviez raison, dit-elle, de faire l’éloge de votre vin ; jamais je n’en avais bu de si délicieux. — Charmante princesse, répondit-il en tenant à la main le gobelet qu’on venait de lui présenter, mon vin acquiert une nouvelle bonté par l’approbation que vous lui donnez. — Buvez à ma santé, reprit la princesse ; vous trouverez vous-même que je m’y connais. » Il but à la santé de la princesse ; et, en rendant le gobelet « Princesse, dit-il, je me tiens heureux d’avoir réservé cette pièce pour une si bonne occasion : j’avoue, moi-même, que je n’en ai bu de ma vie de si excellent en plus d’une manière. » Quand ils eurent continué de manger et de boire trois autres coups, la princesse, qui avait achevé de charmer le magicien africain par ses honnêtetés et par ses manières tout obligeantes, donna enfin le signal à la femme qui lui donnait à boire, en disant en même temps qu’on lui apportât son gobelet plein de vin, qu’on remplît de même celui du magicien africain et qu’on le lui présentât. Quand ils eurent chacun leur gobelet : « je ne sais, dit-elle au magicien africain, comment on en use chez vous quand on s’aime bien et qu’on boit ensemble comme nous le faisons. Chez nous, à la Chine, l’amant et l’amante se présentent réciproquement à chacun leur gobelet, et, de la sorte, ils boivent à la santé l’un de l’autre. » En même temps elle lui présenta le gobelet qu’elle tenait, en avançant l’autre main pour recevoir le sien. Le magicien africain se hâta de faire cet échange, avec d’autant plus de plaisir qu’il regarda cette faveur comme la marque la plus certaine de la conquête entière du cœur de la princesse ; ce qui le mit au comble de son bonheur. Avant qu’il bût : « Princesse, dit-il le gobelet à la main, il s’en faut beaucoup que nos Africains soient aussi raffinés dans l’art d’assaisonner l’amour de tous ses agréments que les Chinois ; et, en m’instruisant d’une leçon que j’ignorais, j’apprends aussi à quel point je dois être sensible à la grâce que je reçois. Jamais je ne l’oublierai, aimable princesse : j’ai retrouvé, en buvant dans votre gobelet, une vie dont votre cruauté m’eût fait perdre l’espérance, si elle eût continué. » La princesse Badroulboudour, qui s’ennuyait du discours à perte de vue du magicien africain : « Buvons, dit-elle en l’interrompant ; vous reprendrez après ce que vous voulez me dire. » En même temps elle porta à la bouche le gobelet, qu’elle ne toucha que du bout des lèvres, pendant que le magicien africain se pressa si fort de la prévenir, qu’il vida le sien sans en laisser une goutte. En achevant de le vider, comme il avait un peu penché la tête en arrière pour montrer sa diligence, il demeura quelque temps en cet état, jusqu’à ce que la princesse, qui avait toujours le bord du gobelet sur ses lèvres, vit que les yeux lui tournaient et qu’il tomba sur le dos sans sentiment. La princesse n’eut pas besoin de commander qu’on allât ouvrir la porte secrète à Aladdin. Ses femmes, qui avaient le mot, s’étaient disposées d’espace en espace depuis le salon jusqu’au bas de l’escalier, de manière que le magicien africain ne fut pas plus tôt tombé à la renverse, que la porte lui fut ouverte presque dans le moment. Aladdin monta, et il entra dans le salon. Dès qu’il eut vu le magicien africain étendu sur le sofa, il arrêta la princesse Badroulboudour, qui s’était levée et qui s’avançait pour lui témoigner sa joie en l’embrassant : « Princesse, dit-il, il n’est pas encore temps ; obligez-moi de vous retirer à votre appartement, et faites qu’on me laisse seul, pendant que je vais travailler à vous faire retourner à la Chine avec la même diligence que vous en avez été éloignée. » En effet, quand la princesse fut hors du salon avec ses femmes et ses eunuques, Aladdin ferma la porte ; et, après qu’il se fut approché du cadavre du magicien africain, qui était demeuré sans vie, il ouvrit sa veste et il en tira la lampe, enveloppée de la manière que la princesse lui avait marqué. Il la développa et il la frotta. Aussitôt le génie se présenta avec son compliment ordinaire. « Génie, lui dit Aladdin, je t’ai appelé pour t’ordonner, de la part de la lampe, ta bonne maîtresse, que tu vois, de faire que ce palais soit reporté incessamment à la Chine, au même lieu et à la même place d’où il a été apporté ici. » Le génie, après avoir marqué, par une inclination de tête, qu’il allait obéir, disparut. En effet, le transport se fit et on ne le sentit que par deux agitations fort légères l’une, quand il fut enlevé du lieu où il était en Afrique, et l’autre, quand il fut posé à la Chine, vis-à-vis le palais du sultan ; ce qui se fit dans un intervalle de très peu de durée. Aladdin descendit à l’appartement de la princesse ; et alors en l’embrassant : « Princesse, dit-il, je puis vous assurer que votre joie et la mienne seront complètes demain matin. » Comme la princesse n’avait pas achevé de souper et qu’Aladdin avait besoin de manger, la princesse fit apporter du salon aux vingt-quatre croisées les mets qu’on y avait servis, et auxquels on n’avait presque pas touché. La princesse et Aladdin mangèrent ensemble et burent du bon vin vieux du magicien africain ; après quoi, sans parler de leur entretien, qui ne pouvait être que très satisfaisant, ils se retirèrent dans leur appartement. Depuis l’enlèvement du palais d’Aladdin et de la princesse Badroulboudour, le sultan père de cette princesse était inconsolable de l’avoir perdue, comme il se l’était imaginé. Il ne dormait presque ni nuit ni jour ; et, au lieu d’éviter tout ce qui pouvait l’entretenir dans son affliction, c’était au contraire ce qu’il cherchait avec le plus de soin. Ainsi, au lieu qu’auparavant il n’allait que le matin au cabinet ouvert de son palais, pour se satisfaire par l’agrément de cette vue dont il ne pouvait se rassasier, il y allait plusieurs fois le jour, renouveler ses larmes et se plonger de plus en plus dans les profondes douleurs, par l’idée de ne plus voir ce qui lui avait tant plu, et d’avoir perdu ce qu’il avait de plus cher au monde. L’aurore ne faisait encore que de paraître, lorsque le sultan vint à ce cabinet, le même matin que le palais d’Aladdin venait d’être rapporté à sa place. En y entrant, il était si recueilli en lui-même et si pénétré de sa douleur, qu’il jeta les yeux, d’une manière triste, du côté de la place où il ne croyait voir que l’air vide, sans apercevoir le palais. Mais, comme il vit que ce vide était rempli, il s’imagina d’abord que c’était l’effet d’un brouillard. Il regarde avec plus d’attention, et il connaît, à n’en pas douter, que c’est le palais d’Aladdin. Alors la joie et l’épanouissement du cœur succédèrent aux chagrins et à la tristesse. Il retourne à son appartement, en pressant le pas, et il commande qu’on lui selle et qu’on lui amène un cheval. On le lui amène, il le monte, il part, et il lui semble qu’il n’arrivera pas assez tôt au palais d’Aladdin. Aladdin, qui avait prévu ce qui pouvait arriver, s’était levé dès la petite pointe du jour ; et, dès qu’il eut pris un des habits les plus magnifiques de sa garde-robe, il était monté au salon des vingt-quatre croisées, d’où il aperçut que le sultan venait. Il descendit, et il fut assez à temps pour le recevoir au bas du grand escalier et l’aider à mettre pied à terre. « Aladdin, lui dit le sultan, je ne puis vous parler que je n’aie vu et embrassé ma fille. » Aladdin conduisit le sultan à l’appartement de la princesse Badroulboudour. Et la princesse, qu’Aladdin, en se levant, avait avertie de se souvenir qu’elle n’était plus en Afrique, mais dans la Chine et dans la ville capitale du sultan son père, voisine de son palais, venait d’achever de s’habiller. Le sultan l’embrassa à plusieurs fois, le visage baigné de larmes de joie, et la princesse, de son côté, lui donna toutes les marques du plaisir extrême qu’elle avait de le revoir. Le sultan fut quelque temps sans pouvoir ouvrir la bouche pour parler, tant il était attendri d’avoir retrouvé sa chère fille, après l’avoir pleurée sincèrement comme perdue ; et la princesse, de son côté, était tout en larmes, de la joie qu’elle avait de revoir le sultan son père. Le sultan prit enfin la parole : « Ma fille, dit-il, je veux croire que c’est la joie que vous avez de me revoir qui fait que vous me paraissez aussi peu changée que s’il ne vous était rien arrivé de fâcheux. Je suis persuadé néanmoins que vous avez beaucoup souffert. On n’est pas transporté dans un palais tout entier, aussi subitement que vous l’avez été, sans de grandes alarmes et de terribles angoisses. Je veux que vous me racontiez ce qui en est, et que vous ne me cachiez rien. » La princesse se fit un plaisir de donner au sultan son père la satisfaction qu’il demandait. « Sire, dit la princesse, si je parais si peu changée, je supplie Votre Majesté de considérer que je commençai à respirer dès hier, de grand matin, par la présence d’Aladdin, mon cher époux et mon libérateur, que j’avais regardé et pleuré comme perdu pour moi, et que le bonheur que je viens d’avoir de l’embrasser me remet à peu près dans la même assiette qu’auparavant. Toute ma peine néanmoins, à proprement parler, n’a été que de me voir arrachée à Votre Majesté et à mon cher époux, non seulement par rapport à mon inclination à l’égard de mon époux, mais même par l’inquiétude où j’étais sur les tristes effets du courroux de Votre Majesté, auquel je ne doutais pas qu’il ne dût être exposé, tout innocent qu’il était. J’ai moins souffert de l’insolence de mon ravisseur, qui m’a tenu des discours qui ne me plaisaient pas. Je les ai arrêtés par l’ascendant que j’ai su prendre sur lui. D’ailleurs, j’étais aussi peu contrainte que je le suis présentement. Pour ce qui regarde le fait de mon enlèvement, Aladdin n’y a aucune part : j’en suis la cause moi seule, mais très innocente. » Pour persuader au sultan qu’elle disait la vérité, elle lui fit le détail du déguisement du magicien africain en marchand de lampes neuves à changer contre de vieilles et du divertissement qu’elle s’était donné en faisant l’échange de la lampe d’Aladdin, dont elle ignorait le secret et l’importance ; de l’enlèvement du palais et de sa personne après cet échange, et du transport de l’un et de l’autre en Afrique, avec le magicien africain, qui avait été reconnu par deux de ses femmes et par l’eunuque qui avait fait l’échange de la lampe, quand il avait pris la hardiesse de venir se présenter à elle la première fois, après le succès de son audacieuse entreprise, et de lui faire la proposition de l’épouser ; enfin, de la persécution qu’elle avait soufferte jusqu’à l’arrivée d’Aladdin ; des mesures qu’ils avaient prises conjointement pour lui enlever la lampe qu’il portait sur lui ; comment ils y avaient réussi, elle particulièrement, en prenant le parti de dissimuler avec lui et en l’invitant à souper avec elle ; enfin, jusqu’au gobelet mixtionné qu’elle lui avait présenté. « Quant au reste, ajouta-t-elle, je laisse à Aladdin à vous en rendre compte. » Aladdin eut peu de chose à dire au sultan : « Quand, dit-il, on m’eut ouvert la porte secrète, que j’eus monté au salon aux vingt-quatre croisées et que j’eus vu le traître étendu mort sur le sofa, par la violence de la poudre ; comme il ne convenait pas que la princesse restât davantage, je la priai de descendre à son appartement, avec ses femmes et ses eunuques. Je restai seul ; et, après avoir tiré la lampe du sein du magicien, je me servis du même secret dont il s’était servi pour enlever ce palais en ravissant la princesse. J’ai fait en sorte que le palais se trouvât en place, et j’ai eu le bonheur de ramener la princesse à Votre Majesté, comme elle me l’avait commandé. Je n’en impose pas à Votre Majesté ; et, si elle veut se donner la peine de monter au salon elle verra le magicien puni comme il le méritait. » Pour s’assurer entièrement de la vérité, le sultan se leva et monta ; et, quand il eut vu le magicien africain mort, le visage déjà livide par la violence du poison, il embrassa Aladdin avec beaucoup de tendresse, en lui disant : « Mon fils, ne me sachez pas mauvais gré du procédé dont j’ai usé contre vous ; l’amour paternel m’y a forcé, et je mérite que vous me pardonniez l’excès où je me suis porté. Sire, reprit Aladdin, je n’ai pas le moindre sujet de plainte contre la conduite de Votre Majesté ; elle n’a fait que ce qu’elle devait faire. Ce magicien, cet infâme, ce dernier des hommes, est la cause unique de ma disgrâce. Quand Votre Majesté en aura le loisir, je lui ferai le récit d’une autre malice qu’il m’a faite, non moins noire que celle-ci, dont j’ai été préservé par une grâce de Dieu toute particulière. Je prendrai ce loisir exprès, repartit le sultan, et bientôt. Mais songeons à nous réjouir, et faites ôter cet objet odieux. » Aladdin fit enlever le cadavre du magicien africain, avec ordre de le jeter à la voirie, pour servir de pâture aux animaux et aux oiseaux. Le sultan cependant, après avoir commandé que les tambours, les timbales, les trompettes et les autres instruments annonçassent la joie publique, fit proclamer une fête de dix jours, en réjouissance du retour de la princesse Badroulboudour et d’Aladdin, avec son palais. C’est ainsi qu’Aladdin échappa, pour la seconde fois, au danger presque inévitable de perdre la vie ; mais ce ne fut pas le dernier ; il en courut un troisième dont nous allons rapporter les circonstances. Le magicien africain avait un frère cadet, qui n’était pas moins habile que lui dans l’art magique ; on peut même dire qu’il le surpassait en méchanceté et en artifices pernicieux. Comme ils ne demeuraient pas toujours ensemble ou dans la même ville, et que souvent l’un se trouvait au levant, pendant que l’autre était au couchant, ils ne manquaient pas, chaque année, de s’apprendre par la géomance en quelle partie du monde ils étaient, en quel état ils se trouvaient et s’ils n’avaient pas besoin du secours l’un de l’autre. Quelque temps après que le magicien africain eut succombé dans son entreprise contre le bonheur d’Aladdin, son cadet, qui n’avait pas eu de ses nouvelles depuis un an, et qui était non en Afrique, mais dans un pays très éloigné, voulut savoir en quel endroit de la terre il était, comment il se portait et ce qu’il y faisait. En quelque lieu qu’il allât, il portait toujours avec lui son carré géomantique, aussi bien que son frère. Il prend ce carré, il accommode le sable, il jette les points, il en tire les figures, et enfin il forme l’horoscope. En parcourant chaque figure, il trouve que son frère n’est plus au monde ; qu’il a été empoisonné, et qu’il est mort subitement ; que cela est arrivé à la Chine, et que c’est arrivé dans une capitale de la Chine, située en tel endroit ; et enfin, que celui par qui il a été empoisonné est un homme de bonne naissance, qui a épousé une princesse fille d’un sultan. Quand le magicien eut appris de la sorte quelle avait été la triste destinée de son frère, il ne perdit pas de temps en des regrets qui ne lui eussent pas redonné la vie. La résolution prise sur-le-champ de venger sa mort, il monte à cheval et il se met en chemin, en prenant sa route vers la Chine. Il traverse plaines, rivières, montagnes, déserts ; et, après une longue traite, sans s’arrêter en aucun endroit, avec des fatigues incroyables, il arrive enfin à la Chine, et, peu de temps après, à la capitale que la géomance lui avait enseignée. Certain qu’il ne s’est pas trompé, et qu’il n’a pas pris un royaume pour un autre, il s’arrête dans cette capitale et il y prend logement. Le lendemain de son arrivée, le magicien sort ; et, en se promenant par la ville, non pas tant pour en remarquer les beautés qui lui étaient fort indifférentes, que dans l’intention de commencer à prendre des mesures pour l’exécution de son dessein pernicieux, il s’introduisit dans les lieux les plus fréquentés, et il prêta l’oreille à ce que l’on disait. Dans un lieu où l’on passait le temps à jouer à plusieurs sortes de jeux, et où, pendant que les uns jouaient, d’autres s’entretenaient, les uns des nouvelles et des affaires du temps, d’autres de leurs propres affaires, il entendit qu’on s’entretenait et qu’on racontait des merveilles de la vertu et de la piété d’une femme retirée du monde, nommée Fatime, et même de ses miracles. Comme il crut que cette femme pouvait lui être utile à quelque chose dans ce qu’il méditait, il prit à part un de ceux de la compagnie et il pria de vouloir bien lui dire plus particulièrement quelle était cette sainte femme et quelle sorte de miracles elle faisait. « Quoi ! lui dit cet homme, vous n’avez pas encore vu cette femme ni entendu parler d’elle ? Elle fait l’admiration de toute la ville par ses jeûnes, par ses austérités et par le bon exemple qu’elle donne. A la réserve du lundi et du vendredi, elle ne sort pas de son petit ermitage ; et, les jours qu’elle se fait voir par la ville, elle fait des biens infinis, et il n’y a personne d’affligé du mal de tête qui ne reçoive la guérison par l’imposition de ses mains. » Le magicien ne voulut pas en savoir davantage sur cet article ; il demanda seulement au même homme en quel quartier de la ville était l’ermitage de cette sainte femme. Cet homme le lui enseigna ; sur quoi, après avoir conçu et arrêté le dessein détestable dont nous allons parler bientôt, afin de le savoir plus sûrement, il observa toutes ses démarches le premier jour qu’elle sortit, après avoir fait cette enquête, sans la perdre de vue jusqu’au soir, qu’il la vit rentrer dans son ermitage. Quand il eut bien remarqué l’endroit, il se retira dans un des lieux que nous avons dit, où l’on buvait d’une certaine boisson chaude et où l’on pouvait passer la nuit si l’on voulait, particulièrement dans les grandes chaleurs, que l’on aime mieux, en ces pays-là, coucher sur la natte que dans un lit. Le magicien, après avoir contenté le maître du lieu, en lui payant le peu de dépense qu’il avait faite, sortit vers le minuit et alla droit à l’ermitage de Fatime la sainte femme, nom sous lequel elle était connue dans toute la ville. Il n’eut pas de peine à ouvrir la porte : elle n’était fermée qu’avec un loquet ; il le referma sans faire du bruit, quand il fut entré, et il aperçut Fatime, à la clarté de la lune, couchée à l’air et qui dormait sur un sofa garni d’une méchante natte, et appuyée contre sa cellule. Il s’approcha d’elle et, après avoir tiré un poignard qu’il portait au côté, il l’éveilla. En ouvrant les yeux, la pauvre Fatime fut fort étonnée de voir un homme prêt à la poignarder. En lui appuyant le poignard contre le cœur, prêt à l’y enfoncer : « Si tu cries, dit-il, ou si tu fais le moindre bruit, je te tue ; mais lève-toi et fais ce que je te dirai. » Fatime, qui était couchée dans son habit, se leva en tremblant de frayeur. « Ne crains pas, lui dit le magicien ; je ne demande que ton habit ; donne-le-moi et prends le mien. » Ils firent l’échange d’habit ; et, quand le magicien se fut habillé de celui de Fatime, il lui dit « Colore-moi le visage comme le tien, de manière que je te ressemble et que la couleur ne s’efface pas. » Comme il vit qu’elle tremblait encore, pour la rassurer et afin qu’elle fît ce qu’il souhaitait avec plus d’assurance, il lui dit : « Ne crains pas, te dis-je encore une fois ; je te jure, par le nom de Dieu, que je te donne la vie. » Fatime le fit entrer dans sa cellule ; elle alluma sa lampe ; et, en prenant d’une certaine liqueur dans un vase avec un pinceau, elle lui en frotta le visage et lui assura que la couleur ne changerait pas et qu’il avait le visage de la même couleur qu’elle, sans différence. Elle lui mit ensuite sa propre coiffure sur la tête, avec un voile, dont elle lui enseigna comment il fallait qu’il se cachât le visage en allant par la ville. Enfin, après qu’elle lui eut mis autour du cou un gros chapelet qui lui pendait par-devant jusqu’au milieu du corps, elle lui mit à la main le même bâton qu’elle avait coutume de porter ; et, en lui présentant un miroir : « Regardez, fit-elle, vous verrez que vous me ressemblez on ne peut pas mieux. » Le magicien se trouva comme il l’avait souhaité ; mais il ne tint pas à la bonne Fatime le serment qu’il lui avait fait si solennellement. Afin qu’on ne vît pas de sang, au lieu de la percer de son poignard, il l’étrangla ; et, quand il vit qu’elle avait rendu l’âme, il traîna son cadavre, par les pieds, jusqu’à la citerne de l’ermitage, et il le jeta dedans. Le magicien, déguisé ainsi en Fatime la sainte femme, passa le reste de la nuit dans l’ermitage, après s’être souillé d’un meurtre si détestable. Le lendemain, à une heure ou deux du matin, quoique dans un jour où la sainte femme n’avait pas coutume de sortir, il ne laissa pas de le faire, bien persuadé qu’on ne l’interrogerait pas là-dessus, et, au cas qu’on l’interrogeât, prêt à répondre. Comme une des premières choses qu’il avait faites en arrivant avait été d’aller reconnaître le palais d’Aladdin, et que c’était là qu’il avait projeté de jouer son rôle, il prit son chemin de ce côté-là. Dès qu’on eut aperçu la sainte femme, comme tout le peuple se l’imagina, le magicien fut bientôt environné d’une grande affluence de monde. Les uns se recommandaient à ses prières, d’autres lui baisaient la main, d’autres, plus réservés, ne lui baisaient que le bas de sa robe ; et d’autres, soit qu’ils eussent mal à la tête ou que leur intention fût seulement d’en être préservés, s’inclinaient devant lui, afin qu’il leur imposât les mains ; ce qu’il faisait en marmottant quelques paroles en guise de prières ; et il imitait si bien la sainte femme, que tout le monde le prenait pour elle. Après s’être arrêté souvent pour satisfaire ces sortes de gens, qui ne recevaient ni bien ni mal de cette sorte d’imposition de mains, il arriva enfin dans la place du palais d’Aladdin, où, comme l’affluence fut plus grande, l’empressement fut aussi plus grand à qui s’approcherait de lui. Les plus forts et les plus zélés fendaient la foule pour se faire place ; et de là s’élevèrent des querelles dont le bruit se fit entendre au salon aux vingt-quatre croisées, où était la princesse Badroulboudour. La princesse demanda ce que c’était que ce bruit ; et, comme personne ne put lui en rien dire, elle commanda qu’on allât voir et qu’on vînt lui en rendre compte. Sans sortir du salon, une de ses femmes regarda par une jalousie, et elle revint lui dire que le bruit venait de la foule du monde qui environnait la sainte femme, pour se faire guérir du mal de tête par l’imposition de ses mains. La princesse, qui, depuis longtemps, avait entendu dire beaucoup de bien de la sainte femme, mais qui ne l’avait pas encore vue, eut la curiosité de la voir et de s’entretenir avec elle. Comme elle en eut témoigné quelque chose, le chef de ses eunuques, qui était présent, lui dit que, si elle le souhaitait, il était aisé de la faire venir, et qu’elle n’avait qu’à commander. La princesse y consentit ; et aussitôt il détacha quatre eunuques, avec ordre d’amener la prétendue sainte femme. Dès que les eunuques furent sortis de la porte du palais d’Aladdin et qu’on eut vu qu’ils venaient du côté où était le magicien déguisé, la foule se dissipa ; et, quand il fut libre, et qu’il eut vu qu’ils venaient à lui, il fit une partie du chemin, avec d’autant plus de joie qu’il voyait que sa fourberie prenait un bon chemin. Celui des eunuques qui prit la parole lui dit : « Sainte femme, la princesse veut vous voir ; venez, suivez-nous. — La princesse me fait bien de l’honneur, reprit la feinte Fatime, je suis prête à lui obéir. » Et en même temps elle suivit les eunuques, qui avaient déjà repris le chemin du palais. Quand le magicien, qui, sous un habit de sainteté, cachait un cœur diabolique, eut été introduit dans le salon aux vingt-quatre croisées et qu’il eut aperçu la princesse, il débuta par une prière qui contenait une longue énumération de vœux et de souhaits pour sa santé, pour sa prospérité et pour l’accomplissement de tout ce qu’elle pouvait désirer. Il déploya ensuite toute sa rhétorique d’imposteur et d’hypocrite pour s’insinuer dans l’esprit de la princesse, sous le manteau d’une grande piété ; et il lui fut d’autant plus aisé de réussir, que la princesse, qui était bonne naturellement, était persuadée que tout le monde était bon comme elle, ceux et celles particulièrement qui faisaient profession de servir Dieu dans la retraite. Quand la fausse Fatime eut achevé sa longue harangue : « Ma bonne mère, lui dit la princesse, je vous remercie de vos bonnes prières ; j’y ai grande confiance et j’espère que Dieu les exaucera ; approchez-vous, asseyez-vous près de moi. » La fausse Fatime s’assit avec une modestie affectée ; et alors, en reprenant la parole : « Ma bonne mère, dit la princesse, je vous demande une chose qu’il faut que vous m’accordiez ; ne me refusez pas, je vous en prie : c’est que vous demeuriez avec moi, afin que vous m’entreteniez de votre vie et que j’apprenne de vous et par vos bons exemples comment je dois servir Dieu. — Princesse, dit alors la feinte Fatime, je vous supplie de ne pas exiger de moi une chose à laquelle je ne puis consentir sans me détourner et me distraire de mes prières et de mes exercices de dévotion. — Que cela ne vous fasse pas de peine, reprit la princesse ; j’ai plusieurs appartements qui ne sont pas occupés ; vous choisirez celui qui vous conviendra le mieux, et vous y ferez tous vos exercices avec la même liberté que dans votre ermitage. » Le magicien, qui n’avait d’autre but que de s’introduire dans le palais d’Aladdin, où il lui serait plus aisé d’exécuter la méchanceté qu’il méditait, en y demeurant sous les auspices et la protection de la princesse, que s’il eût été obligé d’aller et de venir de l’ermitage au palais et du palais à l’ermitage, ne fit pas de plus grandes instances pour s’excuser d’accepter l’offre obligeante de la princesse. « Princesse, dit-il, quelque résolution qu’une femme pauvre et misérable comme je le suis ait faite de renoncer au monde, à ses pompes et à ses grandeurs, je n’ose prendre la hardiesse de résister à la volonté et au commandement d’une princesse si pieuse et si charitable. » Sur cette réponse du magicien, la princesse, en se levant elle-même, lui dit : « Levez-vous et venez avec moi, que je vous fasse voir les appartements vides que j’ai, afin que vous choisissiez. » Il suivit la princesse Badroulboudour ; et de tous les appartements qu’elle lui fit voir, qui étaient très propres et très bien meublés, il choisit celui qui lui parut l’être moins que les autres, en disant par hypocrisie qu’il était trop bon pour lui et qu’il ne le choisissait que pour complaire à la princesse. La princesse voulut ramener le fourbe au salon aux vingt-quatre croisées pour le faire dîner avec elle ; mais, comme pour manger, il eût fallu qu’il se fût découvert le visage, qu’il avait toujours eu voilé jusqu’alors, et qu’il ne craignît que la princesse ne reconnût qu’il n’était pas Fatime la sainte femme, comme elle le croyait, il la pria avec tant d’instance de l’en dispenser, en lui représentant qu’il ne mangeait que du pain et quelques fruits secs, et de lui permettre de prendre son petit repas dans son appartement, qu’elle le lui accorda. « Ma bonne mère, lui dit-elle, vous êtes libre, faites comme si vous étiez dans votre ermitage ; je vais vous faire apporter à manger ; mais souvenez-vous que je vous attends dès que vous aurez pris votre repas. » La princesse dîna et la fausse Fatime ne manqua pas de venir la retrouver dès qu’elle eut appris, par un eunuque qu’elle avait prié de l’en avertir, qu’elle était sortie de table. « Ma bonne mère, lui dit la princesse, je suis ravie de posséder une sainte femme comme vous, qui va faire la bénédiction de ce palais. A propos de ce palais, comment le trouvez-vous ? Mais avant que je vous le fasse voir pièce par pièce, dites-moi premièrement ce que vous pensez de ce salon. » Sur cette demande, la fausse Fatime, qui, pour mieux jouer son rôle, avait affecté jusqu’alors d’avoir la tête baissée, sans même la détourner pour regarder d’un côté ou de l’autre, la leva enfin et parcourut le salon des yeux, d’un bout jusqu’à l’autre ; et, quand elle l’eut bien considéré : « Princesse, dit-elle, ce salon est véritablement admirable et d’une grande beauté. Autant néanmoins qu’en peut juger une solitaire, qui ne s’entend pas à ce qu’on trouve beau dans le monde, il me semble qu’il y manque une chose. — Quelle chose, ma bonne mère ? reprit la princesse Badroulboudour. Apprenez-le-moi, je vous en conjure. Pour moi, j’ai cru, et je l’avais entendu dire ainsi, qu’il n’y manquait rien. S’il y manque quelque chose, j’y ferai remédier. — Princesse, repartit la fausse Fatime avec une grande dissimulation, pardonnez-moi la liberté que je prends ; mon avis, s’il peut être de quelque importance, serait que si, au haut et au milieu de ce dôme il y avait un œuf de roc suspendu, ce salon n’aurait point de pareil dans les quatre parties du monde et votre palais serait la merveille de l’univers. — Ma bonne mère, demanda la princesse, quel oiseau est-ce que le roc, et où pourrait-on en trouver un œuf ? Princesse, répondit la fausse Fatime, c’est un oiseau d’une grandeur prodigieuse, qui habite au plus haut du mont Caucase : l’architecte de votre palais peut vous en trouver un. » Après avoir remercié la fausse Fatime de son bon avis, à ce qu’elle croyait, la princesse Badroulboudour continua de s’entretenir avec elle sur d’autres sujets, mais elle n’oublia pas l’œuf de roc, qui fit qu’elle compta bien en parler à Aladdin dès qu’il serait revenu de la chasse. Il y avait six jours qu’il y était allé ; et le magicien, qui ne l’avait pas ignoré, avait voulu profiter de son absence. Il revint le même jour, sur le soir, dans le temps que la fausse Fatime venait de prendre congé de la princesse et de se retirer dans son appartement. En arrivant, il monta à l’appartement de la princesse, qui venait d’y rentrer. Il la salua et il l’embrassa ; mais il lui parut qu’elle le recevait avec un peu de froideur. « Ma princesse, dit-il, je ne trouve pas en vous la même gaieté que j’ai coutume d’y trouver. Est-il arrivé quelque chose, pendant mon absence, qui vous ait déplu et causé du chagrin ou du mécontentement ? Au nom de Dieu, ne me le cachez pas ; il n’y a rien que je ne fasse pour vous le faire dissiper, s’il est en mon pouvoir. — C’est peu de chose, reprit la princesse, et cela me donne si peu d’inquiétude que je n’ai pas cru qu’il en eût rien rejailli sur mon visage pour vous en faire apercevoir. Mais puisque, contre mon attente, vous y apercevez quelque altération, je ne vous en dissimulerai pas la cause, qui est de très peu de conséquence. J’avais cru avec vous, continua la princesse Badroulboudour, que notre palais était le plus superbe, le plus magnifique et le plus accompli qu’il y eût au monde. Je vous dirai néanmoins ce qui m’est venu dans la pensée, après avoir bien examiné le salon aux vingt-quatre croisées. Ne trouvez-vous pas comme moi qu’il n’y aurait plus rien à désirer si un œuf de roc était suspendu au milieu de l’enfoncement du dôme ? — Princesse, repartit Aladdin, il suffit que vous trouviez qu’il y manque un œuf de roc pour que j’y trouve le même défaut. Vous verrez, par la diligence que je vais apporter à le réparer, qu’il n’y a rien que je ne fasse pour l’amour de vous. » Dans le moment Aladdin quitta la princesse Badroulboudour ; il monta au salon aux vingt-quatre croisées ; et là, après avoir tiré de son sein la lampe, qu’il portait toujours sur lui, en quelque lieu qu’il allât, depuis le danger qu’il avait couru pour avoir négligé de prendre cette précaution, il la frotta. Aussitôt le génie se présenta devant lui. « Génie, lui dit Aladdin, il manque à ce dôme un œuf de roc suspendu au milieu de l’enfoncement ; je te demande, au nom de la lampe que je tiens, que tu fasses en sorte que ce défaut soit réparé. » Aladdin n’eut pas achevé de prononcer ces paroles, que le génie fit un cri si bruyant et si épouvantable, que le salon en fut ébranlé et qu’Aladdin en chancela près de tomber de son haut. « Quoi ! misérable, lui dit le génie d’une voix à faire trembler l’homme le plus assuré, ne te suffit-il pas que mes compagnons et moi nous ayons fait toute chose en ta considération, pour me demander, par une ingratitude qui n’a pas de pareille, que je t’apporte mon maître et que je le pende au milieu de la voûte de ce dôme ? Cet attentat mériterait que vous fussiez réduits en cendre sur-le-champ, toi, ta femme et ton palais. Mais tu es heureux de n’en être pas l’auteur et que la demande ne vienne pas directement de ta part. Apprends quel en est le véritable auteur : c’est le frère du magicien africain, ton ennemi, que tu as exterminé comme il le méritait. Il est dans ton palais, déguisé sous l’habit de Fatime la sainte femme, qu’il a assassinée ; et c’est lui qui a suggéré à ta femme de faire la demande pernicieuse que tu m’as faite. Son dessein est de te tuer ; c’est à toi d’y prendre garde. » Et, en achevant ces mots, il disparut. Aladdin ne perdit pas une des dernières paroles du génie ; il avait entendu parler de Fatime la sainte femme, et il n’ignorait pas de quelle manière elle guérissait le mal de tête, à ce que l’on prétendait. Il revint à l’appartement de la princesse et, sans parler de ce qui venait de lui arriver, il s’assit, en disant qu’un grand mal de tête venait de le prendre tout à coup, et en s’appuyant la main contre le front. La princesse commanda aussitôt qu’on fît venir la sainte femme ; et, pendant qu’on alla l’appeler, elle raconta à Aladdin à quelle occasion elle se trouvait dans le palais, où elle lui avait donné un appartement. La fausse Fatime arriva ; et, dès qu’elle fut entrée : « Venez, ma bonne mère, lui dit Aladdin, je suis bien aise de vous voir et de ce que mon bonheur veut que vous vous trouviez ici. je suis tourmenté d’un furieux mal de tête, qui vient de me saisir. Je demande votre secours, par la confiance que j’ai en vos bonnes prières, et j’espère que vous ne me refuserez pas la grâce que vous faites à tant d’affligés de ce mal. » En achevant ces paroles, il se leva en baissant la tête ; et la fausse Fatime s’avança de son côté, mais en portant la main sur un poignard qu’elle avait à sa ceinture sous sa robe. Aladdin, qui l’observait, lui saisit la main avant qu’elle l’eût tiré ; et, en lui perçant le cœur du sien, il la jeta morte sur le plancher. « Mon cher époux, qu’avez-vous fait ? s’écria la princesse dans sa surprise. Vous avez tué la sainte femme ! — Non, ma princesse, répondit Aladdin sans s’émouvoir ; je n’ai pas tué Fatime, mais un scélérat qui m’allait assassiner si je ne l’eusse prévenu. C’est ce méchant homme que vous voyez, ajouta-t-il en le dévoilant, qui a étranglé Fatime, que vous avez cru regretter en m’accusant de sa mort, et qui s’était déguisé sous son habit pour me poignarder. Et, afin que vous le connaissiez mieux, il était frère du magicien africain, votre ravisseur. » Aladdin lui raconta ensuite par quelle voie il avait appris ces particularités ; après quoi il fit enlever le cadavre. C’est ainsi qu’Aladdin fut délivré de la persécution des deux frères magiciens. Peu d’années après, le sultan mourut dans une grande vieillesse. Comme il ne laissa pas d’enfants mâles, la princesse Badroulboudour, en qualité de légitime héritière, lui succéda et communiqua la puissance suprême à Aladdin. Ils régnèrent ensemble de longues années et laissèrent une illustre postérité. « Sire, dit la sultane Schéhérazade en achevant l’histoire des aventures arrivées à l’occasion de la lampe merveilleuse, Votre Majesté sans doute aura remarqué dans la personne du magicien africain un homme abandonné à la passion démesurée de posséder des trésors par des voies condamnables, qui lui en découvrirent d’immenses dont il ne jouit point, parce qu’il s’en rendit indigne. Dans Aladdin, elle voit au contraire un homme qui d’une basse naissance s’élève jusqu’à la royauté, en se servant des mêmes trésors qui lui viennent sans les chercher seulement à mesure qu’il en a besoin pour parvenir à la fin qu’il s’est proposée. Dans le sultan, elle aura appris combien un monarque bon, juste et équitable court de dangers et risque même d’être détrôné, lorsque, par une injustice criante et contre toutes les règles de l’équité, il ose, par une promptitude déraisonnable, condamner un innocent sans vouloir l’entendre dans sa justification. Enfin elle aura eu horreur des abominations de deux scélérats magiciens, dont l’un sacrifie sa vie pour posséder des trésors, et l’autre sa vie et sa religion à la vengeance d’un scélérat comme lui, et qui, comme lui aussi, reçoit le châtiment de sa méchanceté. » Le sultan des Indes témoigna à la sultane Schéhérazade, son épouse, qu’il était très satisfait des prodiges qu’il venait d’entendre de la lampe merveilleuse, et que les contes qu’elle lui faisait chaque nuit lui faisaient beaucoup de plaisir. En effet, ils étaient divertissants et presque toujours assaisonnés d’une bonne morale. Il voyait bien que la sultane les faisait adroitement succéder les uns aux autres, et il n’était pas fâché qu’elle lui donnât occasion, par ce moyen, de tenir en suspens, à son égard, l’exécution du serment qu’il avait fait si solennellement de ne garder une femme qu’une nuit et de la faire mourir le lendemain. Il n’avait presque plus d’autre pensée que de voir s’il ne viendrait point à bout de lui en taire tarir le fond. Dans cette intention, après avoir entendu la fin de l’histoire d’Aladdin et de Badroulboudour, toute différente de ce qui lui avait été raconté jusqu’alors, dès qu’il fut éveillé, il prévint Dinarzade et il l’éveilla lui-même, en demandant à la sultane, qui venait de s’éveiller aussi, si elle était à la fin de ses contes. « A la fin de mes contes, sire ! répondit la sultane en se récriant à cette demande ; j’en suis bien éloignée : le nombre en est si grand qu’il ne me serait pas possible à moi-même d’en dire le compte précisément à Votre Majesté. Ce que je crains, sire, c’est qu’à la fin Votre Majesté ne s’ennuie et ne se lasse de m’entendre, plutôt que je manque de quoi l’entretenir sur cette matière. — Otez-vous cette crainte de l’esprit, reprit le sultan, et voyons ce que vous avez de nouveau à me raconter. » La sultane Schéhérazade, encouragée par ces paroles du sultan des Indes, commença de lui raconter une nouvelle histoire en ces termes : Les aventures du calife Haroun-al-Raschid Retour à la Table des Matières Sire, j’ai entretenu plusieurs fois Votre Majesté de quelques aventures arrivées au fameux calife Haroun-al-Raschid ; il lui en est arrivé grand nombre d’autres, dont celle que voici n’est pas moins digne de votre curiosité. Quelquefois, comme Votre Majesté ne l’ignore pas et comme elle peut l’avoir expérimenté par elle-même, nous sommes dans des transports de joie si extraordinaires, que nous communiquons d’abord cette passion à ceux qui nous approchent, ou que nous participons aisément à la leur. Quelquefois aussi, nous sommes dans une mélancolie si profonde, que nous sommes insupportables à nous-mêmes et que, bien loin d’en pouvoir dire la cause si on nous la demandait, nous ne pourrions la trouver nous-mêmes si nous la cherchions. Le calife était, un jour, dans cette situation d’esprit, quand Giafar, son grand vizir fidèle et aimé, vint se présenter devant lui. Ce ministre le trouva seul, ce qui lui arrivait rarement ; et, comme il s’aperçut, en s’avançant, qu’il était enseveli dans une humeur sombre et même qu’il ne levait pas les yeux pour le regarder, il s’arrêta, en attendant qu’il daignât les jeter sur lui. Le calife enfin leva les yeux et regarda Giafar ; mais il les détourna aussitôt, en demeurant dans la même posture, aussi immobile qu’auparavant. Comme le grand vizir ne remarqua rien de fâcheux, dans les yeux du calife, qui le regardât personnellement, il prit la parole : « Commandeur des croyants, dit-il, Votre Majesté me permet-elle de lui demander d’où peut venir la mélancolie qu’elle fait paraître et dont il m’a toujours paru qu’elle était si peu susceptible ? — Il est vrai, vizir, répondit le calife en changeant de situation, que j’en suis peu susceptible ; et, sans toi, je ne me serais pas aperçu de celle où tu me trouves et dans laquelle je ne veux pas demeurer davantage. S’il n’y a rien de nouveau qui t’ait obligé de venir, tu me feras plaisir d’inventer quelque chose pour me la faire dissiper. — Commandeur des croyants, reprit le grand vizir Giafar, mon devoir seul m’a obligé de me rendre ici, et je prends la liberté de rappeler à Votre Majesté qu’elle s’est imposé elle-même un devoir de s’éclaircir en personne de la bonne police qu’elle veut qui soit observée dans sa capitale et aux environs. C’est aujourd’hui le jour qu’elle a bien voulu se prescrire pour s’en donner la peine ; et c’est l’occasion la plus propre qui s’offre d’elle-même pour dissiper les nuages qui offusquent sa gaieté ordinaire. — Je l’avais oublié, répliqua le calife, et tu m’en fais ressouvenir fort à propos : va donc changer d’habit pendant que je ferai la même chose de mon côté. » Ils prirent chacun un habit de marchand étranger ; et, sous ce déguisement, ils sortirent seuls par une porte secrète du jardin du palais, qui donnait sur la campagne. Ils firent une partie du circuit de la ville par les dehors, jusqu’aux bords de l’Euphrate, à une distance assez éloignée de la porte de la ville, qui était de ce côté-là, sans avoir rien observé qui fût contre le bon ordre. Ils traversèrent ce fleuve sur le premier bateau qui se présenta ; et, après avoir achevé le tour de l’autre partie de la ville, opposée à celle qu’ils venaient de quitter, ils reprirent le chemin du pont qui en faisait la communication. Ils passèrent ce pont, au bout duquel ils rencontrèrent un aveugle assez âgé, qui demandait l’aumône. Le calife se détourna et lui mit une pièce de monnaie d’or dans la main. L’aveugle, à l’instant, lui prit la main et l’arrêta. « Charitable personne, dit-il, qui que vous soyez, vous à qui Dieu a inspiré de me faire dit-il, ne me refusez pas la grâce que je vous demande de me donner un soufflet : je l’ai mérité, et même un plus grand châtiment. » En achevant ces paroles, il quitta la main du calife pour lui laisser la liberté de lui donner le soufflet ; mais, de crainte qu’il ne passât outre sans le faire, il le prit par son habit. Le calife, surpris de la demande et de l’action de l’aveugle : « Bon homme, dit-il, je ne puis t’accorder ce que tu me demandes : je me garderai bien d’effacer le mérite de mon aumône par le mauvais traitement que tu prétends que je te fasse. » Et, en achevant ces paroles, il fit un effort pour faire quitter prise à l’aveugle. L’aveugle, qui s’était douté de la répugnance de son bienfaiteur, par l’expérience qu’il en avait depuis longtemps, fit un plus grand effort pour le retenir. « Seigneur, reprit-il, pardonnez ma hardiesse et mon importunité ; donnez-moi, je vous prie, un soufflet, ou reprenez votre aumône ; je ne puis la recevoir qu’à cette condition, à moins de contrevenir à un serment solennel que j’ai fait devant Dieu ; et, si vous en saviez la raison, vous tomberiez d’accord avec moi que la peine est très légère. » Le calife, qui ne voulait pas être retardé plus longtemps, céda à l’importunité de l’aveugle et lui donna un soufflet assez léger. L’aveugle quitta prise aussitôt, en le remerciant et en le bénissant. Le calife continua son chemin avec le grand vizir ; mais, à quelques pas de là, il dit au vizir : « Il faut que le sujet qui a porté cet aveugle à se conduire ainsi avec tous ceux qui lui font l’aumône soit un sujet grave. Je serais bien aise d’en être informé : ainsi retourne et dis-lui qui je suis, qu’il ne manque pas de se trouver demain au palais, au temps de la prière de l’après-dînée, et que je veux lui parler. » Le grand vizir retourna sur ses pas, fit son aumône à l’aveugle ; et après lui avoir donné un soufflet, il lui donna l’ordre, et il revint rejoindre le calife. Ils rentrèrent dans la ville ; et, en passant par une place, ils y trouvèrent grand nombre de spectateurs qui regardaient un homme jeune et bien mis, monté sur une cavale qu’il poussait à toute bride autour de la place, et qu’il maltraitait cruellement à coups de fouet et d’éperons, sans aucun relâche, de manière qu’elle était tout en écume et tout en sang. Le calife, étonné de l’inhumanité du jeune homme, s’arrêta pour demander si l’on savait quel sujet il avait de maltraiter ainsi sa cavale, et il apprit qu’on l’ignorait, mais qu’il y avait déjà quelque temps que, chaque jour, à la même heure, il lui faisait faire ce pénible exercice. Ils continuèrent de marcher ; et le calife dit au grand vizir de bien remarquer cette place et de ne pas manquer de lui faire venir demain ce jeune homme, à la même heure que l’aveugle. Avant que le calife arrivât au palais, dans une rue par où il y avait longtemps qu’il n’avait passé, il remarqua un édifice nouvellement bâti, qui lui parut être l’hôtel de quelque seigneur de la cour. Il demanda au grand vizir s’il savait à qui il appartenait. Le grand vizir répondit qu’il l’ignorait, mais qu’il allait s’en informer. En effet, il interrogea un voisin, qui lui dit que cette maison appartenait à Cogia Hassan, surnommé Alhabbal, à cause de la profession de cordier, qu’il lui avait vu lui-même exercer dans une grande pauvreté ; et que, sans qu’on sût par quel endroit la fortune l’avait favorisé, il avait acquis de si grands biens qu’il soutenait fort honorablement et splendidement la dépense qu’il avait faite à la faire bâtir. Le grand vizir alla rejoindre le calife et lui rendit compte de ce qu’il venait d’apprendre. « Je veux voir ce Cogia Hassan Alhabbal, lui dit le calife ; va lui dire qu’il se trouve aussi demain à mon palais, à la même heure que les deux autres. » Le grand vizir ne manqua pas d’exécuter les ordres du calife. Le lendemain, après la prière de l’après-dînée, le calife entra dans son appartement ; et le grand vizir y introduisit aussitôt les trois personnages dont nous avons parlé et les présenta au calife. Ils se prosternèrent tous trois devant le trône du sultan ; et, quand ils furent relevés, le calife demanda à l’aveugle comment il s’appelait. « Je me nomme Baba-Abdalla, répondit l’aveugle. — Baba-Abdalla, reprit le calife, ta manière de demander l’aumône me parut hier si étrange que, si je n’eusse été retenu par de certaines considérations, je me fusse bien gardé d’avoir la complaisance que j’eus pour toi ; je t’aurais empêché dès lors de donner davantage au public le scandale que tu lui donnes. Je t’ai donc fait venir ici pour savoir de toi quel est le motif qui t’a poussé à faire un serment aussi indiscret que le tien ; et, sur ce que tu vas me dire, je jugerai si tu as bien fait et si je dois te permettre de continuer une pratique qui me paraît d’un très mauvais exemple. Dis-moi donc, sans me rien déguiser, d’où t’est venue cette pensée extravagante ne me cache rien, car je veux le savoir absolument. » Baba-Abdalla, intimidé par cette réprimande, se prosterna une seconde fois, le front contre terre, devant le trône du calife ; et, après s’être relevé : « Commandeur des croyants, dit-il aussitôt, je demande très humblement pardon à Votre Majesté de la hardiesse avec laquelle j’ai osé exiger d’elle et la forcer de faire une chose qui, à la vérité, paraît hors du bon sens. Je reconnais mon crime mais, comme je ne connaissais pas alors Votre Majesté, j’implore sa clémence et j’espère qu’elle aura égard à mon ignorance. Quant à ce qu’il lui plaît de traiter ce que je fais d’extravagance, j’avoue que c’en est une, et mon action doit paraître telle aux yeux des hommes ; mais, à l’égard de Dieu, c’est une pénitence très modique d’un péché énorme dont je suis coupable et que je n’expierais pas, quand tous les mortels m’accableraient de soufflets les uns après les autres. C’est de quoi Votre Majesté sera le juge elle-même, quand, par le récit de mon histoire, que je vais lui raconter en obéissant à ses ordres, je lui aurai fait connaître quelle est cette faute énorme. Histoire de l’aveugle Baba-Abdalla Retour à la Table des Matières Commandeur des croyants, continua Baba-Abdalla, je suis né à Bagdad, avec quelques biens dont je devais hériter de mon père et de ma mère, qui moururent tous deux à peu de jours près l’un de l’autre. Quoique je fusse dans un âge peu avancé, je n’en usai pas néanmoins en jeune homme qui les eût dissipés en peu de temps par des dépenses inutiles et dans la débauche. Je n’oubliai rien, au contraire, pour les augmenter par mon industrie, par mes soins et par les peines que je me donnais. Enfin, j’étais devenu assez riche pour posséder à moi seul quatre-vingts chameaux, que je louais aux marchands des caravanes et qui me valaient de grosses sommes, chaque voyage que je faisais en différents endroits de l’étendue de l’empire de Votre Majesté, où je les accompagnais. Au milieu de ce bonheur et avec un puissant désir de devenir encore plus riche, un jour, comme je venais de Balsora à vide, avec mes chameaux, que j’y avais conduits chargés de marchandises d’embarquement pour les Indes, et que je les faisais paître dans un lieu fort éloigné de toute habitation et où le bon pâturage m’avait fait arrêter, un derviche, à pied, qui allait à Balsora, vint m’aborder et s’assit auprès de moi, pour se délasser. Je lui demandai d’où il venait et où il allait. Il me fit les mêmes demandes ; et, après que nous eûmes satisfait notre curiosité de part et d’autre, nous mimes nos provisions en commun et nous mangeâmes ensemble. En faisant notre repas, après nous être entretenus de plusieurs choses indifférentes, le derviche me dit que, dans un lieu peu éloigné de celui où nous étions, il avait connaissance d’un trésor plein de tant de richesses immenses que, quand mes quatre-vingts chameaux seraient chargés de l’or et des pierreries qu’on en pouvait tirer, il ne paraîtrait presque pas qu’on en eût enlevé. Cette bonne nouvelle me surprit et me charma en même temps. La joie que je ressentis en moi-même faisait que je ne me possédais plus. Je ne croyais pas le derviche capable de m’en faire accroire ; ainsi je me jetai à son cou, en lui disant : « Bon derviche, je vois bien que vous vous souciez peu des biens du monde ; ainsi, à quoi peut vous servir la connaissance de ce trésor ? Vous êtes seul et vous ne pouvez en emporter que très peu de chose. Enseignez-moi où il est : j’en chargerai mes quatre-vingts chameaux et je vous ferai présent de l’un d’eux, en reconnaissance du bien et du plaisir que vous m’aurez fait. » J’offrais peu de chose, il est vrai ; mais c’était beaucoup, à ce qu’il me paraissait, par rapport à l’excès d’avarice qui s’était emparée tout à coup de mon cœur, depuis qu’il m’avait fait cette confidence ; et je regardais les soixante-dix-neuf charges qui devaient rester comme presque rien, en comparaison de celle dont je me priverais en la lui abandonnant. Le derviche, qui vit ma passion étrange pour les richesses, ne se scandalisant pourtant pas de l’offre déraisonnable que je venais de lui faire : « Mon frère, me dit-il sans s’émouvoir, vous voyez bien vous-même que ce que vous m’offrez n’est pas proportionné au bienfait que vous demandez de moi. Je pouvais me dispenser de vous parler du trésor et garder mon secret ; mais ce que j’ai bien voulu vous en dire peut vous faire connaître la bonne intention que j’avais et que j’ai encore, de vous obliger et de vous donner lieu de vous souvenir de moi à jamais, en faisant votre fortune et la mienne. J’ai donc une autre proposition plus juste et plus équitable à vous faire ; c’est à vous de voir si elle vous accommode. Vous dites, continua le derviche, que vous avez quatre-vingts chameaux ; je suis prêt à vous mener au trésor ; nous les chargerons, vous et moi, d’autant d’or et de pierreries qu’ils en pourront porter, à condition que, quand nous les aurons chargés, vous m’en céderez la moitié avec leur charge et que vous retiendrez pour vous l’autre moitié ; après quoi nous nous séparerons, et les emmènerons où bon nous semblera, vous de votre côté, et moi du mien. Vous voyez que le partage n’a rien qui ne soit dans l’équité et que, si vous me faites grâce de quarante chameaux, vous aurez aussi, par mon moyen, de quoi en acheter un millier d’autres. » Je ne pouvais disconvenir que la condition que le derviche me proposait ne fût très équitable. Sans avoir égard néanmoins aux grandes richesses qui pouvaient m’en revenir en l’acceptant, je regardais comme une grande perte la cession de la moitié de mes chameaux, particulièrement quand je considérais que le derviche ne serait pas moins riche que moi. Enfin je payais déjà d’ingratitude un bienfait purement gratuit, que je n’avais pas encore reçu du derviche ; mais il n’y avait pas à balancer : il fallait accepter la condition ou me résoudre à me repentir toute ma vie d’avoir, par ma faute, perdu l’occasion de me faire une haute fortune. Dans le moment même, je rassemblai mes chameaux et nous partîmes ensemble. Après avoir marché quelque temps, nous arrivâmes dans un vallon assez spacieux, mais dont l’entrée était fort étroite. Mes chameaux ne purent passer qu’un à un ; mais, comme le terrain s’élargissait, ils trouvèrent moyen d’y tenir tous ensemble sans s’embarrasser. Les deux montagnes qui formaient ce vallon, en se terminant en un demi-cercle à l’extrémité, étaient si élevées, si escarpées et si impraticables, qu’il n’y avait pas à craindre qu’aucun mortel nous pût jamais apercevoir. Quand nous fûmes arrivés entre ces deux montagnes : « N’allons pas plus loin, me dit le derviche ; arrêtez vos chameaux et faites-les coucher sur le ventre dans l’espace que vous voyez, afin que nous n’ayons pas de peine à les charger ; et, quand vous aurez fait, je procéderai à l’ouverture du trésor. » Je fis ce que le derviche m’avait dit, et je l’allai rejoindre aussitôt. Je le trouvai un fusil à la main, qui amassait un peu de bois sec pour faire du feu. Dès qu’il en eut fait, il y jeta du parfum, en prononçant quelques paroles dont je ne compris pas bien le sens, et aussitôt une grosse fumée s’éleva en l’air. Il sépara cette fumée ; et, dans le moment, quoique le roc qui était entre les deux montagnes et qui s’élevait fort haut en ligne perpendiculaire parût n’avoir aucune apparence d’ouverture, il s’en fit une, grande au moins comme une espèce de porte à deux battants, pratiquée dans le même roc et de la même matière, avec un artifice admirable. Cette ouverture exposa à nos yeux, dans un grand enfoncement creusé dans le roc, un palais magnifique, pratiqué plutôt par le travail des génies que par celui des hommes : car il ne paraissait pas que des hommes eussent pu même s’aviser d’une entreprise si hardie et si surprenante. Mais, commandeur des croyants, c’est après coup que je fais cette observation à Votre Majesté ; car je ne la fis pas dans le moment. Je n’admirai pas même les richesses infinies que je voyais de tous côtés ; et, sans m’arrêter à observer l’économie qu’on avait gardée dans l’arrangement de tant de trésors, comme l’aigle fond sur sa proie, je me jetai sur le premier tas de monnaie d’or qui se présenta devant moi et je commençai à en mettre dans un sac dont je m’étais déjà saisi, autant que je jugeai pouvoir en porter. Les sacs étaient grands, et je les eusse volontiers emplis tous ; mais il fallait les proportionner aux forces de mes chameaux. Le derviche fit la même chose que moi ; mais je m’aperçus qu’il s’attachait plutôt aux pierreries ; et, comme il m’en eut fait comprendre la raison, je suivis son exemple et nous enlevâmes beaucoup plus de toute sorte de pierres précieuses que d’or monnayé. Nous achevâmes enfin d’emplir tous nos sacs, et nous en chargeâmes les chameaux. Il ne restait plus qu’à refermer le trésor et nous en aller. Avant que de partir, le derviche rentra dans le trésor ; et, comme il y avait plusieurs grands vases d’orfèvrerie de toute sorte de façons, et d’autres matières précieuses, j’observai qu’il prit dans un de ces vases une petite boîte d’un certain bois qui m’était inconnu, et qu’il la mit dans son sein, après m’avoir fait voir qu’il n’y avait qu’une espèce de pommade. Le derviche fit la même cérémonie, pour fermer le trésor, qu’il avait faite pour l’ouvrir ; et, après qu’il eut prononcé certaines paroles, la porte du trésor se referma et le rocher nous parut aussi entier qu’auparavant. Alors nous partageâmes nos chameaux, que nous fîmes lever avec leurs charges. Je me mis à la tête des quarante que je m’étais réservés, et le derviche se mit à la tête des autres, que je lui avais cédés. Nous défilâmes par où nous étions entrés dans le vallon, et nous marchâmes ensemble jusqu’au grand chemin où nous devions nous séparer, le derviche pour continuer sa route vers Balsora, et moi pour revenir à Bagdad. Pour le remercier d’un si grand bienfait, j’employai les termes les plus forts et ceux qui pouvaient lui marquer davantage ma reconnaissance de m’avoir préféré à tout autre mortel pour me faire part de tant de richesses. Nous nous embrassâmes tous deux avec bien de la joie ; et, après nous être dit adieu, nous nous éloignâmes, chacun de notre côté. Je n’eus pas fait quelques pas pour rejoindre mes chameaux, qui marchaient toujours dans le chemin où je les avais mis, que le démon de l’ingratitude et de l’envie s’empara de mon cœur. Je déplorais la perte de mes quarante chameaux et encore plus les richesses dont ils étaient chargés. « Le derviche n’a plus besoin de toutes ces richesses, disais-je en moi-même ; il est le maître des trésors, et il en aura tant qu’il voudra. » Ainsi, je me livrai à la plus noire ingratitude et je me déterminai tout à coup à lui enlever ses chameaux avec leurs charges. Pour exécuter mon dessein, je commençai par faire arrêter mes chameaux ; ensuite je courus après le derviche, que j’appelai de toute ma force, pour lui faire comprendre que j’avais encore quelque chose à lui dire, et je lui fis signe de faire aussi arrêter les siens et de m’attendre. Il entendit ma voix et il s’arrêta. Quand je l’eus rejoint « Mon frère, lui dis-je, je ne vous ai pas eu plus tôt quitté, que j’ai considéré une chose à laquelle je n’avais pas pensé auparavant et à laquelle peut-être n’avez-vous pas pensé vous-même. Vous êtes un bon derviche, accoutumé à vivre tranquillement, dégagé du soin des choses du monde et sans autre embarras que celui de servir Dieu. Vous ne savez peut-être pas à quelle peine vous vous êtes engagé en vous chargeant d’un si grand nombre de chameaux. Si vous vouliez me croire, vous n’en emmèneriez que trente, et je crois que vous aurez encore bien de la difficulté à les gouverner. Vous pouvez vous en rapporter à moi ; j’en ai l’expérience. — Je crois que vous avez raison, reprit le derviche, qui ne se voyait pas en état de pouvoir me rien disputer ; et j’avoue, ajouta-t-il, que je n’y avais pas fait réflexion. Je commençais déjà à être inquiet sur ce que vous me représentez. Choisissez donc les dix qu’il vous plaira, emmenez-les et allez à la garde de Dieu. » J’en mis à part dix ; et, après les avoir détournés, je les mis en chemin pour qu’ils allassent se mettre à la suite des miens. Je ne croyais pas trouver dans le derviche une si grande facilité à se laisser persuader. Cela augmenta mon avidité et je me flattai que je n’aurais pas plus de peine à en obtenir encore dix autres. En effet, au lieu de le remercier du riche présent qu’il venait de me faire : « Mon frère, lui dis-je encore, par l’intérêt que je prends à votre repos, je ne puis me résoudre à me séparer d’avec vous sans vous prier de considérer encore une fois combien trente chameaux chargés sont difficiles à mener, à un homme comme vous particulièrement, qui n’est pas accoutumé à ce travail. Vous vous trouveriez beaucoup mieux si vous me faisiez une grâce pareille à celle que vous venez de me faire. Ce que je vous en dis, comme vous le voyez, n’est pas tant pour l’amour de moi et pour mon intérêt que pour vous faire un plus grand plaisir. Soulagez-vous donc de ces dix autres chameaux sur un homme comme moi, à qui il ne coûte pas plus de prendre soin de cent que d’un seul. » Mon discours fit l’effet que je souhaitais, et le derviche me céda sans aucune résistance les dix chameaux que je lui demandais, de manière qu’il ne lui en resta plus que vingt ; et je me vis maître de soixante charges, dont la valeur surpassait les richesses de beaucoup de souverains. Il semble, après cela, que je devais être content. Mais, commandeur des croyants, semblable à un hydropique, qui, plus il boit, plus il a soif, je me sentis plus enflammé qu’auparavant de l’envie de me procurer les vingt autres qui restaient encore au derviche. Je redoublai mes sollicitations, mes prières et mes importunités, pour faire condescendre le derviche à m’en accorder encore dix des vingt. Il se rendit de bonne grâce ; et, quant aux dix autres qui lui restaient, je l’embrassai, je le baisai et lui fis tant de caresses, en le conjurant de ne me les pas refuser et de mettre, par là, le comble à l’obligation que je lui aurais éternellement, qu’il me combla de joie en m’annonçant qu’il y consentait. « Faites-en un bon usage, mon frère, ajouta-t-il, et souvenez-vous que Dieu peut nous ôter les richesses comme il nous les donne, si nous ne nous en servons à secourir les pauvres qu’il se plaît à laisser dans l’indigence, exprès pour donner lieu aux riches de mériter par leurs aumônes une plus grande récompense dans l’autre monde. » Mon aveuglement était si grand que je n’étais pas en état de profiter d’un conseil si salutaire. Je ne me contentai pas de me revoir possesseur de mes quatre-vingts chameaux et de savoir qu’ils étaient chargés d’un trésor inestimable qui devait me rendre le plus fortuné des hommes. Il me vint dans l’esprit que la petite boîte de pommade dont le derviche s’était saisi et qu’il m’avait montrée pouvait être quelque chose de plus précieux que toutes les richesses dont je lui étais redevable. L’endroit où le derviche l’a prise, disais-je en moi-même, et le soin qu’il a eu de s’en saisir me font croire qu’elle renferme quelque chose de mystérieux. Cela me détermina à faire en sorte de l’obtenir. Je venais de l’embrasser, en lui disant adieu : « A propos, lui dis-je en retournant à lui, que voulez-vous faire de cette petite boîte de pommade ? Elle me paraît si peu de chose, ajoutai-je, qu’elle ne vaut pas la peine que vous l’emportiez ; je vous prie de m’en faire présent. Aussi bien, un derviche comme vous, qui a renoncé aux vanités du monde, n’a pas besoin de pommade. » Plût à Dieu qu’il me l’eût refusée, cette boîte ! Mais, quand il l’aurait voulu faire, je ne me possédais plus ; j’étais plus fort que lui et bien résolu à la lui enlever par force, afin que, pour mon entière satisfaction, il ne fût pas dit qu’il eût emporté la moindre chose du trésor, quelque grande que fût l’obligation que je lui avais. Loin de me la refuser, le derviche la tira d’abord de son sein ; et, en me la présentant de la meilleure grâce du monde : « Tenez, mon frère, me dit-il, la voilà : qu’à cela ne tienne que vous ne soyez content. Si je puis faire davantage pour vous, vous n’avez qu’à demander : e suis prêt à vous satisfaire. » Quand j’eus la boîte entre les mains, je l’ouvris ; et, en considérant la pommade : « Puisque vous êtes de si bonne volonté, lui dis-je, et que vous ne vous lassez pas de m’obliger, je vous prie de vouloir bien me dire quel est l’usage particulier de cette pommade. — L’usage en est surprenant et merveilleux, repartit le derviche. Si vous appliquez un peu de cette pommade j autour de l’œil gauche et sur la paupière, elle fera paraître devant vos yeux tous les trésors qui sont cachés dans le sein de la terre ; mais, si vous en appliquez de même à l’œil droit, elle vous rendra aveugle. » Je voulais avoir moi-même l’expérience d’un effet si admirable. « Prenez la boîte, dis-je au derviche en la lui présentant, et appliquez-moi vous-même de cette pommade à l’œil gauche : vous entendez cela mieux que moi. Je suis dans l’impatience d’avoir l’expérience d’une chose qui me paraît incroyable. » Le derviche voulut bien se donner cette peine ; il me fit fermer l’œil gauche et m’appliqua la pommade. Quand il eut fait, j’ouvris l’œil et j’éprouvai qu’il m’avait dit la vérité. Je vis, en effet, un nombre infini de trésors, remplis de richesses si prodigieuses et si diversifiées qu’il ne me serait pas possible d’en faire le détail au juste. Mais, comme j’étais obligé de tenir l’œil droit fermé avec la main et que cela me fatiguait, je priai le derviche de m’appliquer aussi de cette pommade autour de cet œil. « Je suis prêt à le faire, me dit le derviche ; mais vous devez vous souvenir, ajouta-t-il, que je vous ai averti que, si vous en mettez sur l’œil droit, vous deviendrez aveugle aussitôt. Telle est la vertu de cette pommade : il faut que vous vous y accommodiez. » Loin de me persuader que le derviche me dit la vérité, je m’imaginai au contraire qu’il y avait encore quelque nouveau mystère qu’il voulait me cacher. « Mon frère, repris-je en souriant, je vois bien que vous voulez m’en faire accroire ; il n’est pas naturel que cette pommade fasse deux effets si opposés l’un à l’autre. — La chose est pourtant comme je vous le dis, repartit le derviche en prenant le nom de Dieu à témoin, et vous devez m’en croire sur ma parole ; car je ne sais point déguiser la vérité. » Je ne voulus pas me fier à la parole du derviche, qui me parlait en homme d’honneur ; l’envie insurmontable de contempler à mon aise tous les trésors de la terre et peut-être d’en jouir toutes les fois que je voudrais m’en donner le plaisir fit que je ne voulus pas écouter ses remontrances ni me persuader d’une chose qui cependant n’était que trop vraie, comme je l’expérimentai bientôt après, à mon grand malheur. Dans la prévention où j’étais, j’allai m’imaginer que, si cette pommade, appliquée sur l’œil gauche, avait la vertu de me faire voir tous les trésors de la terre, elle avait peut-être la vertu de les mettre à ma disposition si on l’appliquait sur le droit. Dans cette pensée, je m’obstinai à presser le derviche de m’en appliquer lui-même autour de l’œil droit ; mais il refusa constamment de le faire. « Après vous avoir fait un si grand bien, mon frère, me dit-il, je ne puis me résoudre à vous faire un si grand mal. Considérez bien vous-même quel malheur est celui d’être privé de la vue, et ne me réduisez pas à la nécessité fâcheuse de vous complaire dans une chose dont vous aurez à vous repentir toute votre vie. » Je poussai mon opiniâtreté jusqu’au bout. « Mon frère, lui dis-je assez fermement, je vous prie de passer par-dessus toutes les difficultés que vous me faites ; vous m’avez accordé fort généreusement tout ce que je vous ai demandé jusqu’à présent ; voulez-vous que je me sépare de vous mal satisfait, pour une chose de si peu de conséquence ? Au nom de Dieu, accordez-moi cette dernière faveur. Quoi qu’il en arrive, je ne m’en prendrai pas à vous, et la faute en sera sur moi seul. » Le derviche fit toute la résistance possible ; mais, comme il vit que j’étais en état de l’y forcer : « Puisque vous le voulez absolument, me dit-il, je vais vous contenter. » Il prit un peu de cette pommade fatale et me l’appliqua donc sur l’œil droit, que je tenais fermé ; mais, hélas ! quand je vins à l’ouvrir, je ne vis que ténèbres épaisses de mes deux yeux, et je demeurai aveugle comme vous me voyez. « Ah ! malheureux derviche ! m’écriai-je dans le moment, ce que vous m’avez prédit n’est que trop vrai ! Fatale curiosité, ajoutai-je, désir insatiable des richesses, dans quel abîme de malheurs m’allez-vous jeter ! Je sens bien à présent que je me les suis attirés ; mais vous, cher frère, m’écriai-je encore en m’adressant au derviche, qui êtes si charitable et si bienfaisant, entre tant de secrets merveilleux dont vous avez la connaissance, n’en avez-vous pas quelqu’un pour me rendre la vue ? — Malheureux ! me répondit alors le derviche, il n’a pas tenu à moi que tu n’aies évité ce malheur ; mais tu n’as que ce que tu mérites, et c’est l’aveuglement du cœur qui t’a attiré celui du corps. Il est vrai que j’ai des secrets : tu l’as pu connaître dans le peu de temps que j’ai été avec toi ; mais je n’en ai pas pour te rendre la vue. Adresse-toi à Dieu, si tu crois qu’il y en ait un : il n’y a que lui qui puisse te la rendre. Il t’avait donné des richesses dont tu étais indigne ; il te les a ôtées, et il va les donner, par mes mains, à des hommes qui n’en seront pas méconnaissants comme toi. » Le derviche ne m’en dit pas davantage, et je n’avais rien à lui répliquer. Il me laissa seul, accablé de confusion et plongé dans un excès de douleur qu’on ne peut exprimer ; et, après avoir rassemblé mes quatre-vingts chameaux, il les emmena et poursuivit son chemin jusqu’à Balsora. Je le priai de ne me point abandonner en cet état malheureux et de m’aider du moins à me conduire jusqu’à la première caravane ; mais il fut sourd à mes prières et à mes cris. Ainsi, privé de la vue et de tout ce que je possédais au monde, je serais mort d’affliction et de faim, si, le lendemain, une caravane, qui revenait de Balsora, ne m’eût bien voulu recevoir charitablement et ramener à Bagdad. D’un état à m’égaler à des princes, sinon en forces et en puissance, au moins en richesses et en magnificence, je me vis réduit à la mendicité sans aucune ressource. Il fallut donc me résoudre à demander l’aumône, et c’est ce que j’ai fait jusqu’à présent ; mais, pour expier mon crime envers Dieu, je m’imposai en même temps la peine d’un soufflet de la part de chaque personne charitable qui aurait compassion de ma misère. Voilà, commandeur des croyants, le motif de ce qui parut hier si étrange à Votre Majesté et de ce qui doit m’avoir fait encourir son indignation ; je lui en demande pardon encore une fois, comme son esclave, en me soumettant à recevoir le châtiment que j’ai mérité. Et, si elle daigne prononcer sur la pénitence que je me suis imposée, je suis persuadé qu’elle la trouvera trop légère et beaucoup au-dessous de mon crime. Quand l’aveugle eut achevé son histoire, le calife lui dit : « Baba-Abdalla, ton péché est grand ; mais Dieu soit loué de ce que tu en as connu l’énormité et de la pénitence publique que tu en as faite jusqu’à présent. C’est assez ; il faut que dorénavant tu la continues dans le particulier, en ne cessant de demander pardon à Dieu, dans chacune des prières auxquelles tu es obligé, chaque jour, par ta religion ; et afin que tu n’en sois pas détourné par le soin de demander ta vie, je te fais une aumône, ta vie durant, de quatre drachmes d’argent par jour, de ma monnaie, que mon grand vizir te fera donner. Ainsi, ne t’en retourne pas et attends qu’il ait exécuté mon ordre. » A ces paroles, Baba-Abdalla se prosterna devant le trône du calife, et, en se relevant, il lui fit son remercîment, en lui souhaitant toute sorte de bonheur et de prospérité. Le calife Haroun-al-Raschid, content de l’histoire de Baba-Abdalla et du derviche, s’adressa au jeune homme qu’il avait vu maltraiter sa cavale, et il lui demanda son nom, comme il avait fait à l’aveugle. Le jeune homme lui dit qu’il s’appelait Sidi Nouman. « Sidi Nouman, lui dit alors le calife, j’ai vu exercer des chevaux toute ma vie, et souvent j’en ai exercé moi-même ; mais je n’en ai jamais vu pousser d’une manière aussi barbare que celle dont tu poussais hier ta cavale, en pleine place, au grand scandale des spectateurs, qui en murmuraient hautement. Je n’en fus pas moins scandalisé qu’eux, et il s’en fallut peu que je ne me fisse connaître, contre mon intention, pour remédier à ce désordre. Ton air néanmoins ne me marque pas que tu sois un homme barbare et cruel. Je veux même croire que tu n’en uses pas ainsi sans sujet. Puisque je sais que ce n’est pas la première fois, et qu’il y a déjà bien du temps que, chaque jour, tu fais ce mauvais traitement à ta cavale, je veux savoir quel en est le sujet, et je t’ai fait venir ici afin que tu me l’apprennes. Surtout, dis-moi la chose comme elle est et ne me déguise rien. » Sidi Nouman comprit aisément ce que le calife exigeait de lui. Ce récit lui faisait de la peine : il changea de couleur plusieurs fois et fit voir malgré lui combien était grand l’embarras où il se trouvait. Il fallut pourtant se résoudre à en dire le sujet. Ainsi, avant que de parler, il se prosterna devant le trône du calife ; et, après s’être relevé, il essaya de commencer ; mais il demeura comme interdit, moins frappé de la majesté du calife, devant lequel il paraissait, que par la nature du récit qu’il avait à lui faire. Quelque impatience naturelle que le calife eût d’être obéi dans ses volontés, il ne témoigna aucune aigreur du silence de Sidi Nouman : il vit bien qu’il fallait ou qu’il manquât de hardiesse devant lui, ou qu’il fût intimidé du ton dont il lui avait parlé, ou enfin que, dans ce qu’il avait à lui dire, il pouvait y avoir des choses qu’il eût bien voulu cacher. « Sidi Nouman, lui dit le calife pour le rassurer, reprends tes esprits et fais état que ce n’est pas à moi que tu dois raconter ce que je te demande, mais à quelque ami qui t’en prie. S’il y a quelque chose, dans ce récit, qui te fasse de la peine et dont tu croies que je pourrais être offensé, je te le pardonne dès à présent. Défais-toi donc de toutes tes inquiétudes ; parle-moi à cœur ouvert et ne me dissimule rien, non plus qu’au meilleur de tes amis. » Sidi Nouman, rassuré par les dernières paroles du calife, prit enfin la parole : « Commandeur des croyants, dit-il, quelque saisissement dont tout mortel doive être frappé à la seule approche de Votre Majesté et de l’éclat de son trône, je me sens néanmoins assez de force pour croire que ce saisissement respectueux ne m’interdira pas la parole jusqu’au point de manquer à l’obéissance que je lui dois, en lui donnant satisfaction sur toute autre chose que ce qu’elle exige de moi présentement. Je n’ose pas me dire le plus parfait des hommes ; je ne suis pas assez méchant pour avoir commis, ni même pour avoir eu la volonté de commettre rien contre les lois qui puisse me donner lieu d’en redouter la sévérité. Quelque bonne néanmoins que soit mon intention, je reconnais que je ne suis pas exempt de pécher par ignorance ; cela m’est arrivé. En ce cas-là, je ne dis pas que j’aie confiance au pardon qu’il a plu à Votre Majesté de m’accorder, sans m’avoir entendu ; je me soumets, au contraire, à sa justice et à être puni, si je l’ai mérité. J’avoue que la manière dont je traite ma cavale depuis quelque temps, comme Votre Majesté en a été témoin, est étrange, cruelle et de très mauvais exemple ; mais j’espère qu’elle en trouvera le motif bien fondé, et qu’elle jugera que je suis plus digne de compassion que de châtiment. Mais je ne dois pas la tenir en suspens plus longtemps par un préambule ennuyeux. Voici ce qui m’est arrivé : Histoire de Sidi Nouman Retour à la Table des Matières Commandeur des croyants, continua Sidi Nouman, je ne parle pas à Votre Majesté de ma naissance : elle n’est pas d’un assez grand éclat pour mériter qu’elle y fasse attention. Pour ce qui est des biens de la fortune, mes ancêtres, par leur bonne économie, m’en ont laissé autant que j’en pouvais souhaiter pour vivre en honnête homme, sans ambition et sans être à charge à personne. Avec ces avantages, la seule chose que j’en pouvais désirer, pour rendre mon bonheur accompli, était de trouver une femme aimable, qui eût toute ma tendresse et qui, en m’aimant véritablement, voulût bien le partager avec moi ; mais il n’a pas plu à Dieu de me l’accorder : au contraire, il m’en a donné une qui, dès le lendemain de mes noces, a commencé d’exercer ma patience d’une manière qui ne peut être concevable qu’à ceux qui auraient été exposés à une pareille épreuve. Comme la coutume veut que nos mariages se fassent sans voir et sans connaître celles que nous devons épouser, Votre Majesté n’ignore pas qu’un mari n’a pas lieu de se plaindre, quand il trouve que la femme qui lui est échue n’est pas laide à donner de l’horreur, qu’elle n’est pas contrefaite et que les bonnes mœurs, le bon esprit et la bonne conduite corrigent quelque légère imperfection du corps qu’elle pourrait avoir. La première fois que je vis ma femme le visage découvert, après qu’on l’eut amenée chez moi avec les cérémonies ordinaires, je me réjouis de voir qu’on ne m’avait pas trompé dans le rapport qu’on m’avait fait de sa beauté : je la trouvai à mon gré et elle me plut. Le lendemain de nos noces, on nous servit un dîner de plusieurs mets : je me rendis où la table était mise ; et, comme je n’y vis pas ma femme, je la fis appeler. Après m’avoir fait attendre longtemps, elle arriva. Je dissimulai mon impatience et nous nous mîmes à table. Je commençai par le riz, que je pris avec une cuiller, comme à l’ordinaire. Ma femme, au contraire, au lieu de se servir d’une cuiller comme tout le monde fait, tira d’un étui qu’elle avait dans sa poche une espèce de cure-oreille, avec lequel elle commença de prendre du riz et de le porter à sa bouche grain à grain ; car il ne pouvait pas ers tenir davantage. Surpris de cette manière de manger : « Amine, lui dis-je, car c’était son nom, avez-vous appris dans votre famille à manger le riz de la sorte ? Le faites-vous ainsi parce que vous êtes une petite mangeuse, ou bien voulez-vous en compter les grains, afin de n’en pas manger plus une fois que l’autre ? Si vous en usez ainsi par épargne et pour m’apprendre à ne pas être prodigue, vous n’avez rien à craindre de ce côté-là ; et je puis vous assurer que nous ne nous ruinerons jamais par cet endroit-là. Nous avons, par la grâce de Dieu, de quoi vivre aisément sans nous priver du nécessaire. Ne vous contraignez pas, ma chère Amine, et mangez comme vous me voyez manger. » L’air affable avec lequel je lui faisais ces remontrances semblait devoir m’attirer quelque réponse obligeante ; mais, sans me dire un seul mot, elle continua toujours à manger de la même manière ; et, afin de me faire plus de peine, elle ne mangea plus de riz que de loin en loin ; et, au lieu de manger des autres mets avec moi, elle se contenta de porter à sa bouche de temps en temps un peu de pain émietté, à peu près autant qu’un moineau en eût pu prendre. Son opiniâtreté me scandalisa. Je m’imaginai néanmoins, pour lui faire plaisir et pour l’excuser, qu’elle n’était pas accoutumée à manger avec des hommes, encore moins avec un mari, devant qui on lui avait peut-être enseigné qu’elle devait avoir une retenue qu’elle poussait trop loin par simplicité. Je crus aussi qu’elle pouvait avoir déjeuné ; ou, si elle ne l’avait pas fait, qu’elle se réservait pour manger seule en liberté. Ces considérations m’empêchèrent de lui rien dire davantage qui pût l’effaroucher ou lui donner aucune marque de mécontentement. Après le dîner, je la quittai avec le même air que si elle ne m’eût pas donné sujet d’être très mal satisfait de ses manières extraordinaires, et je la laissai seule. Le soir, au souper, ce fut la même chose ; le lendemain, et toutes les fois que nous mangions ensemble, elle se comportait de la même manière. Je voyais bien qu’il n’était pas possible qu’une femme pût vivre du peu de nourriture qu’elle prenait, et qu’il y avait là-dessous quelque mystère qui m’était inconnu. Cela me fit prendre le parti de dissimuler. Je fis semblant de ne pas faire attention à ses actions, dans l’espérance qu’avec le temps elle s’accoutumerait à vivre avec moi comme je le souhaitais ; mais mon espérance était vaine, et je ne fus pas longtemps à en être convaincu. Une nuit qu’Amine me croyait fort endormi, elle se leva tout doucement, et je remarquai qu’elle s’habillait avec de grandes précautions, pour ne pas faire de bruit, de crainte de m’éveiller. Je ne pouvais comprendre à quel dessein elle troublait ainsi son repos ; et la curiosité de savoir ce qu’elle voulait devenir me fit feindre un profond sommeil. Elle acheva de s’habiller, et, un moment après, elle sortit de la chambre sans faire le moindre bruit. Dès qu’elle fut sortie, je me levai en jetant ma robe sur mes épaules ; j’eus le temps d’apercevoir, par une fenêtre qui donnait sur la cour, qu’elle ouvrit la porte de la rue et qu’elle sortit. Je courus aussitôt à la porte, qu’elle avait laissée entr’ouverte ; et, à la faveur du clair de lune, je la suivis jusqu’à ce que je la vis entrer dans un cimetière qui était voisin de notre maison. Alors je gagnai le bout d’un mur qui se terminait au cimetière ; et, après m’être précautionné pour ne pas être vu, j’aperçus Amine avec une goule {98}. Votre Majesté n’ignore pas que les goules de l’un et de l’autre sexe sont des démons errant dans les campagnes. Ils habitent d’ordinaire les bâtiments ruinés, d’où ils se jettent par surprise sur les passants, qu’ils tuent et dont ils mangent la chair. Au défaut des passants, ils vont, la nuit, dans les cimetières, se repaître de celle des morts qu’ils déterrent. Je fus dans une surprise épouvantable lorsque je vis ma femme avec cette goule. Elles déterrèrent un mort qu’on avait enterré le même jour, et la goule en coupa des morceaux de chair à plusieurs reprises, qu’elles mangèrent ensemble, assises sur le bord de la fosse. Elles s’entretenaient fort tranquillement, en faisant un repas si cruel et si inhumain ; mais j’étais trop éloigné, et il ne me fut pas possible de rien comprendre de leur entretien, qui devait être aussi étrange que leur repas, dont le souvenir me fait encore frémir. Quand elles eurent fini cet horrible repas, elles jetèrent le reste du cadavre dans la fosse, qu’elles remplirent de la terre qu’elles en avaient ôtée. Je les laissai faire et je regagnai en diligence notre maison. En entrant, je laissai la porte de la rue entr’ouverte, comme je l’avais trouvée ; et, après être rentré dans ma chambre, je me recouchai et je fis semblant de dormir. Amine rentra peu de temps après sans faire de bruit ; elle se déshabilla et elle se recoucha de même, avec la joie, comme je me l’imaginai, d’avoir si bien réussi sans que je m’en fusse aperçu. L’esprit rempli de l’idée d’une action aussi barbare et aussi abominable que celle dont je venais d’être témoin, avec la répugnance que j’avais de me voir couché près de celle qui l’avait commise, je fus longtemps à pouvoir me rendormir. Je dormis pourtant ; mais d’un sommeil si léger, que la première voix qui se fit entendre pour appeler à la prière publique de la pointe du jour me réveilla. Je m’habillai et je me rendis à la mosquée. Après la prière, je sortis hors de la ville et je passai la matinée à me promener dans les jardins et à songer au parti que je prendrais pour obliger ma femme à changer de manière de vivre. Je rejetai toutes les voies de violence qui se présentèrent à mon esprit et je résolus de n’employer que celles de la douceur, pour la retirer de la malheureuse inclination qu’elle avait. Ces pensées me conduisirent insensiblement jusque chez moi, où je rentrai justement à l’heure du dîner. Dès qu’Amine me vit, elle fit servir et nous nous mîmes à table. Comme je vis qu’elle persistait toujours à ne manger le riz que grain à grain : « Amine, lui dis-je avec toute la modération possible, vous savez combien j’eus lieu d’être surpris le lendemain de nos noces, quand je vis que vous ne mangiez que du riz, en si petite quantité et d’une manière dont tout autre mari que moi eût été offensé ; vous savez aussi que je me contentai de vous faire connaître la peine que cela me faisait, en vous priant de manger aussi des autres viandes qui nous sont servies et que l’on a soin d’accommoder de différentes manières, afin de tacher de trouver votre goût. Depuis ce temps-là, vous ayez vu notre table toujours servie de la même manière, sauf le changement de quelques-uns des mets, afin qu’on ne mange pas toujours des mêmes choses. Mes remontrances néanmoins ont été inutiles, et jusqu’à ce jour vous n’avez cessé d’en user de même et de me faire la même peine. J’ai gardé le silence, parce que je n’ai pas voulu vous contraindre, et je serais fâché que ce que je vous en dis présentement vous fît la moindre peine ; mais, Amine, dites-moi, je vous en conjure : les viandes que l’on nous sert ici ne valent-elles pas mieux que la chair de mort ? » Je n’eus pas plus tôt prononcé ces dernières paroles, qu’Amine, qui comprit fort bien que je l’avais observée la nuit, entra dans une fureur qui surpasse l’imagination : son visage s’enflamma, les yeux lui sortirent presque hors de la tête, et elle écuma de rage. Cet état affreux où je la voyais me remplit d’épouvante je devins comme immobile et hors d’état de me défendre de l’horrible méchanceté qu’elle méditait contre moi et dont Votre Majesté va être surprise. Dans le fort de son emportement, elle prit un vase d’eau qu’elle trouva sous sa main ; elle y plongea ses doigts, en marmottant entre ses dents quelques paroles que je n’entendis pas ; et, en me jetant de cette eau au visage, elle me dit d’un ton furieux : « Malheureux ! reçois la punition de ta curiosité et deviens chien. » A peine Amine, que je n’avais pas encore connue pour magicienne, eut-elle vomi ces paroles diaboliques, que tout à coup je me vis changé en chien. L’étonnement et la surprise où j’étais d’un changement si subit et si peu attendu m’empêchèrent de songer d’abord à me sauver, ce qui lui donna le temps de prendre un bâton pour me maltraiter. En effet, elle m’en appliqua de si grands coups, que je ne sais comment je ne demeurai pas mort sur la place. Je crus échapper à sa rage en fuyant dans la cour ; mais elle m’y poursuivit avec la même fureur, et, de quelque souplesse que je pusse me servir en courant de côté et d’autre, pour les éviter, je ne fus pas assez adroit pour m’en défendre, et il fallut en essuyer beaucoup d’autres. Lassée enfin de me frapper et de me poursuivre, et au désespoir de ne m’avoir pas assommé, comme elle en avait envie, elle imagina un nouveau moyen de le faire : elle entr’ouvrit la porte de la rue, afin de m’y écraser au moment où je passerais pour m’enfuir. Tout chien que j’étais, je me doutai de son pernicieux dessein ; et comme le danger présent donne souvent de l’esprit pour se conserver la vie, je pris si bien mon temps, en observant sa contenance, ses mouvements, que je trompai sa vigilance et que je passai assez vite pour me sauver la vie et éluder sa méchanceté : j’en fus quitte pour avoir le bout de la queue un peu foulé. La douleur que j’en ressentis ne laissa pas de me faire crier et aboyer en courant le long de la rue, ce qui fit sortir sur moi quelques chiens, dont je reçus des coups de dents. Pour éviter leurs poursuites, je me jetai dans la boutique d’un vendeur de têtes, de langues et de pieds de moutons, où je me sauvai. Mon hôte prit d’abord mon parti avec beaucoup de compassion, en chassant les chiens qui me poursuivaient et qui voulaient pénétrer jusque dans sa maison. Pour moi, mon premier soin fut de me fourrer dans un coin où je me dérobai à leur vue. Je ne trouvai pas néanmoins chez lui l’asile et la protection que j’avais espérés. C’était un de ces superstitieux à outrance qui, sous prétexte que les chiens sont immondes, ne trouvent pas assez d’eau ni de savon pour laver leur habit quand par hasard un chien les a touchés en passant près d’eux. Après que les chiens qui m’avaient donné la chasse furent retirés, il fit tout ce qu’il put, à plusieurs fois, pour me chasser dès le même jour ; mais j’étais caché et hors de ses atteintes. Ainsi je passai la nuit dans sa boutique malgré lui, et j’avais besoin de ce repos pour me remettre du mauvais traitement qu’Amine m’avait fait. Afin de ne pas ennuyer Votre Majesté par des circonstances de peu de conséquence, je ne m’arrêterai pas à lui particulariser les tristes réflexions que je fis alors sur ma métamorphose ; je lui ferai remarquer seulement que, le lendemain, mon hôte étant sorti avant le jour pour faire emplette, il revint chargé de têtes, de langues et de pieds de moutons ; et qu’après qu’il eut ouvert sa boutique, et pendant qu’il étalait sa marchandise, je sortis de mon coin ; et je m’en allais, lorsque je vis plusieurs chiens du voisinage, attirés par l’odeur de ces viandes, assemblés autour de la boutique de mon hôte, en attendant qu’il leur jetât quelque chose ; je me mêlai avec eux, en posture de suppliant. Mon hôte, autant qu’il me le parut, par la considération que je n’avais pas mangé depuis que je m’étais sauvé chez lui, me distingua en me jetant des morceaux plus gros et plus souvent qu’aux autres chiens. Quand il eut achevé ses libéralités, je voulus rentrer dans sa boutique, en le regardant et remuant la queue d’une manière qui pouvait lui marquer que je le suppliais de me faire encore cette faveur ; mais il fut inflexible et il s’opposa à mon dessein, le bâton à la main et d’un air si impitoyable, que je fus contraint de m’éloigner. A quelques maisons plus loin, je m’arrêtai devant la boutique d’un boulanger, qui, tout au contraire du vendeur de têtes de moutons, que la mélancolie dévorait, me parut un homme gai et de bonne humeur, et qui l’était en effet. Il déjeunait alors ; et, quoique je ne lui eusse donné aucune marque d’avoir besoin de manger, il ne laissa pas néanmoins de me jeter un morceau de pain. Avant que me jeter dessus avec avidité, comme font les autres chiens, je le regardai avec un signe de tête et un mouvement de queue, pour lui témoigner ma reconnaissance. Il me sut bon gré de cette espèce de civilité, et il sourit. Je n’avais pas besoin de manger ; cependant, pour lui faire plaisir, je pris le morceau de pain et je le mangeai assez lentement pour lui faire connaître que je le faisais par honneur. Il remarqua tout cela et voulut bien me souffrir près de sa boutique. J’y demeurai assis et tourné du côté de la rue, pour lui marquer que, pour le présent, je ne lui demandais autre chose que sa protection. Il me l’accorda, et même il me fit des caresses qui me donnèrent l’assurance de m’introduire dans sa maison. Je le fis d’une manière à lui faire comprendre que ce n’était qu’avec sa permission. Il ne le trouva pas mauvais : au contraire, il me montra un endroit où je pouvais me placer sans lui être incommode, et je me mis en possession de la place, que je conservai tout le temps que je demeurai chez lui. J’y fus toujours fort bien traité ; et il ne déjeunait, ne dînait ni ne soupait pas que je n’eusse ma part à suffisance. De mon côté, j’avais pour lui toute l’attache et toute la fidélité qu’il pouvait exiger de ma reconnaissance. Mes yeux étaient toujours attachés sur lui, et il ne faisait pas un pas dans la maison que je ne fusse derrière lui à le suivre. Je faisais la même chose quand le temps lui permettait de faire quelque voyage dans la ville pour ses affaires. J’y étais d’autant plus exact que je m’étais aperçu que mon attention lui plaisait, et que souvent, quand il avait besoin de sortir, sans me donner lieu de m’en apercevoir, il m’appelait par le nom de Rougeau, qu’il m’avait donné. A ce nom, je m’élançais aussitôt de ma place dans la rue ; je sautais, je faisais des gambades et des courses devant la porte. Je ne cessais toutes ces caresses que quand il était sorti ; et alors, je l’accompagnais fort exactement, en le suivant ou en courant devant lui, et en le regardant de temps en temps, pour lui marquer ma joie. Il y avait déjà du temps que j’étais dans cette maison, lorsqu’un jour une femme vint acheter du pain. En le payant à mon hôte, elle lui donna une pièce d’argent fausse avec d’autres bonnes. Le boulanger, qui s’aperçut de la pièce fausse, la rendit à la femme, en lui en demandant une autre. La femme refusa de la reprendre et prétendit qu’elle était bonne. Mon hôte soutint le contraire ; et, dans la contestation : « La pièce, dit-il à cette femme, est si visiblement fausse, que je suis assuré que mon chien, qui n’est qu’une bête, ne s’y tromperait pas. « Viens çà, Rougeau, » dit-il aussitôt en m’appelant. A sa voix, je sautai légèrement sur le comptoir ; et le boulanger, en jetant devant moi les pièces d’argent : « Vois, ajouta-t-il, n’y a-t-il pas là une pièce fausse ? » Je regarde toutes ces pièces, et, en mettant la patte sur la fausse, je la séparai des autres en regardant mon maître, comme pour la lui montrer. Le boulanger, qui ne s’en était rapporté à mon jugement que par manière d’acquit et pour se divertir, fut extrêmement surpris de voir que j’avais si bien rencontré sans hésiter. La femme, convaincue de la fausseté de sa pièce, n’eut rien à dire et fut obligée d’en donner une autre bonne à la place. Dès qu’elle fut partie, mon maître appela ses voisins et leur exagéra fort ma capacité, en leur racontant ce qui s’était passé. Les voisins en voulurent avoir l’expérience ; et, de toutes les pièces fausses qu’ils me montrèrent, mêlées avec d’autres de bon aloi, il n’y en eut pas une sur laquelle je ne misse la patte et que je ne séparasse d’avec les bonnes. La femme, de son côté, ne manqua pas de raconter à toutes les personnes de sa connaissance qu’elle rencontra dans son chemin ce qui venait de lui arriver. Le bruit de mon habileté à distinguer la fausse monnaie se répandit en peu de temps, non seulement dans le voisinage, mais même dans tout le quartier, et insensiblement dans toute la ville. Je ne manquais pas d’occupation toute la journée : il fallait contenter tous ceux qui venaient acheter du pain chez mon maître et leur faire voir ce que je savais faire. C’était un attrait pour tout le monde, et l’on venait des quartiers les plus éloignés de la ville pour éprouver mon habileté. Ma réputation procura à mon maître tant de pratiques, qu’à peine pouvait-il suffire à les contenter. Cela dura longtemps, et mon maître ne put s’empêcher d’avouer à ses voisins et à ses amis que je lui valais un trésor. Mon petit savoir-faire ne manqua pas de lui attirer des jaloux. On dressa des embûches pour m’enlever, et il était obligé de me garder à vue. Un jour, une femme, attirée par cette nouveauté, vint acheter du pain comme les autres. Ma place ordinaire était alors sur le comptoir ; elle y jeta six pièces d’argent devant moi, parmi lesquelles il y en avait une fausse. Je la débrouillai d’avec les autres ; et, en mettant la patte sur la pièce fausse, je la regardai comme pour lui demander si ce n’était pas celle-là. « Oui, me dit cette femme, en me regardant de même, c’est la fausse, tu ne t’es pas trompé. » Elle continua longtemps à me regarder et à me considérer avec admiration, pendant que je la regardais de même. Elle paya le pain qu’elle était venue acheter ; et, quand elle voulut se retirer, elle me fit signe de la suivre à l’insu du boulanger. J’étais toujours attentif aux moyens de me délivrer d’une métamorphose aussi étrange que la mienne. J’avais remarqué l’attention avec laquelle cette femme m’avait examiné. Je m’imaginai qu’elle avait peut-être connu quelque chose de mon infortune et de l’état malheureux où j’étais réduit, et je ne me trompais pas. Je la laissai pourtant s’en aller, et je me contentai de la regarder. Après avoir fait deux ou trois pas, elle se retourna, et, voyant que je ne faisais que la regarder sans bouger de ma place, elle me fit encore signe de la suivre. Alors, sans délibérer davantage, comme je vis que le boulanger était occupé à nettoyer son four pour une cuisson et qu’il ne prenait pas garde à moi, je sautai à bas du comptoir et je suivis cette femme, qui me parut en être fort joyeuse. Après avoir fait quelque chemin, elle arriva à sa maison. Elle en ouvrit la porte ; et, quand elle fut entrée : « Entre, me dit-elle, tu ne te repentiras pas de m’avoir suivie. » Quand je fus entré et qu’elle eut refermé la porte, elle me mena à sa chambre, où je vis une jeune demoiselle d’une grande beauté, qui brodait. C’était la fille de la femme charitable qui m’avait amené, habile et expérimentée dans l’art magique, comme je le connus bientôt. « Ma fille, lui dit la mère, je vous amène le chien fameux du boulanger, qui sait si bien distinguer la fausse monnaie d’avec la bonne. Vous savez que je vous ai dit ma pensée dès le premier bruit qui s’en est répandu, en vous témoignant que ce pouvait bien être un homme changé en chien par quelque méchanceté. Aujourd’hui je me suis avisée d’aller acheter du pain chez ce boulanger. J’ai été témoin de la vérité qu’on a publiée et j’ai eu l’adresse de me faire suivre par ce chien si rare, qui fait la merveille de Bagdad. Qu’en dites-vous, ma fille ? me suis-je trompée dans ma conjecture ? — Vous ne vous êtes pas trompée, ma mère, répondit la fille ; je vais vous le faire voir. » La demoiselle se leva ; elle prit un vase plein d’eau, dans lequel elle plongea la main ; et, en me jetant de cette eau, elle dit : « Si tu es né chien, demeure chien ; mais, si tu es né homme, reprends la forme d’homme, par la vertu de cette eau. » A l’instant, l’enchantement fut rompu ; je perdis la figure de chien et je me vis homme comme auparavant. Pénétré de la grandeur d’un pareil bienfait, je me jetai aux pieds de la demoiselle ; et, après lui avoir baisé le bas de sa robe : « Ma chère libératrice, lui dis-je, je sens si vivement l’excès de votre bonté, qui n’a pas d’égale, envers un inconnu tel que je suis, que je vous supplie de m’apprendre vous-même ce que je puis faire pour vous en rendre dignement ma reconnaissance : ou plutôt disposez de moi comme d’un esclave qui vous appartient à juste titre : je ne suis plus à moi, je suis à vous ; et, afin que vous connaissiez celui qui vous est acquis, je vous dirai mon histoire en peu de mots. » Alors, après lui avoir dit qui j’étais, je lui fis le récit de mon mariage avec Amine, de ma complaisance et de ma patience à supporter son humeur, de ses manières tout extraordinaires et de l’indignité avec laquelle elle m’avait traité, par une méchanceté inconcevable, et je finis en remerciant la mère du bonheur inexprimable qu’elle venait de me procurer. « Sidi Nouman, me dit la fille, ne parlons pas de l’obligation que vous dites que vous m’avez : la seule connaissance d’avoir fait plaisir à un honnête homme comme vous me tient lieu de toute reconnaissance. Parlons d’Amine, votre femme : je l’ai connue avant votre mariage ; et, comme je savais qu’elle était magicienne, elle n’ignorait pas aussi que j’avais quelque connaissance du même art, puisque nous avions pris des leçons de la même maîtresse. Nous nous rencontrions même souvent au bain. Mais, comme nos humeurs ne s’accordaient pas, j’avais un grand soin d’éviter toute occasion d’avoir aucune liaison avec elle ; en quoi il m’a été d’autant moins difficile de réussir que, par la même raison, elle évitait, de son côté, d’en avoir avec moi. Je ne suis donc pas surprise de sa méchanceté. Pour revenir à ce qui vous regarde, ce que je viens de faire pour vous ne suffit pas : je veux achever ce que j’ai commencé. En effet, ce n’est pas assez d’avoir rompu l’enchantement par lequel elle vous avait exclu si méchamment de la société des hommes : il faut que vous l’en punissiez comme elle le mérite, en rentrant chez vous pour y reprendre l’autorité qui vous appartient, et je veux vous en donner le moyen. Entretenez-vous avec ma mère, je vais revenir. » Ma libératrice entra dans un cabinet ; et, pendant qu’elle y resta, j’eus le temps de témoigner encore une fois à la mère combien je lui étais obligé, aussi bien qu’à sa fille. « Ma fille, me dit-elle, comme vous le voyez, n’est pas moins expérimentée dans l’art magique qu’Amine ; mais elle en fait un si bon usage, que vous seriez étonné d’apprendre tout le bien qu’elle a fait et qu’elle fait, presque chaque jour, par le moyen de la connaissance qu’elle en a. C’est pour cela que je l’ai laissée faire et que je la laisse faire encore jusqu’à présent. Je ne le souffrirais pas si je m’apercevais qu’elle en abusât en la moindre chose. » La mère avait commencé à me raconter quelques-unes des merveilles dont elle avait été témoin, quand sa fille rentra avec une petite bouteille à la main. « Sidi Nouman, me dit-elle, mes livres, que je viens de consulter, m’apprennent qu’Amine n’est pas chez vous à l’heure qu’il est, mais qu’elle doit y revenir incessamment. Ils m’apprennent aussi que la dissimulée fait semblant, devant vos domestiques, d’être dans une grande inquiétude de votre absence ; et elle leur a fait accroire qu’en dînant avec vous, vous vous étiez souvenu d’une affaire qui vous avait obligé de sortir sans différer ; qu’en sortant, vous aviez laissé la porte ouverte, et qu’un chien était entré et était venu jusque dans la salle où elle achevait de dîner, et qu’elle l’avait chassé à grands coups de bâton. Retournez donc à votre maison sans perdre de temps, avec la petite bouteille que voici et que je vous mets entre les mains. Quand on vous aura ouvert, attendez dans votre chambre qu’Amine rentre : elle ne vous fera pas attendre longtemps. Dès qu’elle sera rentrée, descendez dans la cour et présentez-vous à elle face à face. Dans la surprise où elle sera de vous revoir contre son attente, elle tournera le dos pour prendre la fuite ; alors jetez-lui de l’eau de cette bouteille, que vous tiendrez prête ; et, en la jetant, prononcez hardiment ces paroles. « Reçois le châtiment de ta méchanceté. » « Je ne vous en dis pas davantage : vous en verrez l’effet. » Après ces paroles de ma bienfaitrice, que je n’oubliai pas, comme rien ne m’arrêtait plus, je le congé d’elle et de sa mère, avec tous les témoignages de la plus parfaite reconnaissance et une protestation sincère que je me souviendrais éternellement de l’obligation que je leur avais, et je retournai chez moi. Les choses se passèrent comme la jeune magicienne me l’avait prédit. Amine ne fut pas longtemps à rentrer. Comme elle s’avançait, je me présentai à elle, l’eau dans la main, prêt à la lui jeter. Elle fit un grand cri ; et, comme elle se fut retournée pour regagner la porte, je lui jetai l’eau en prononçant les paroles que la jeune magicienne m’avait enseignées ; et aussitôt elle fut changée en une cavale, et c’est celle que Votre Majesté vit hier. A l’instant, et dans la surprise où elle était, je la saisis aux crins ; et, malgré sa résistance, je la tirai dans mon écurie. Je lui passai un licou, et, après l’avoir attachée en lui reprochant son crime et sa méchanceté, je la châtiai à grands coups de fouet, si longtemps que la lassitude enfin m’obligea de cesser ; mais je me réservai de lui faire chaque jour un pareil châtiment. Commandeur des croyants, ajouta Sidi Nouman en achevant son histoire, j’ose espérer que Votre Majesté ne désapprouvera pas ma conduite et qu’elle trouvera qu’une femme si méchante et si pernicieuse est traitée avec plus d’indulgence qu’elle ne mérite. Quand le calife vit que Sidi Nouman n’avait plus rien à dire : « Ton histoire est singulière, lui dit le sultan, et la méchanceté de ta femme n’est pas excusable. Aussi je ne condamne pas absolument le châtiment que tu lui en as fait sentir jusqu’à présent. Mais je veux que tu considères combien son supplice est grand d’être réduite au rang des bêtes, et je souhaite que tu te contentes de la laisser faire pénitence en cet état. Je t’ordonnerais même d’aller t’adresser à la jeune magicienne qui l’a fait métamorphoser de la sorte, pour faire cesser l’enchantement, si l’opiniâtreté et la dureté incorrigibles des magiciens et des magiciennes qui abusent de leur art ne m’étaient connues, et que je ne craignisse de sa part contre toi un effet de sa vengeance plus cruel que le premier. » Le calife, naturellement doux et plein de compassion envers ceux qui souffrent, même selon leurs mérites, après avoir déclaré sa volonté à Sidi Nouman, s’adressa au troisième que le grand vizir Giafar avait fait venir. « Cogia Hassan, lui dit-il, en passant, hier, devant ton hôtel, il me parut si magnifique que j’eus la curiosité de savoir à qui il appartenait. J’appris que tu l’avais fait bâtir après avoir fait profession d’un métier qui te produisait à peine de quoi vivre. On me dit aussi que tu ne te méconnais pas, que tu fais un bon usage des richesses que Dieu t’a données, et que tes voisins disent mille biens de toi. Tout cela m’a fait plaisir, ajouta le calife, et je suis bien persuadé que les voies par lesquelles il a plu à la providence de te gratifier de ses dons doivent être extraordinaires. Je suis curieux de les apprendre par toi-même, et c’est pour me donner cette satisfaction que je t’ai fait venir. Parle-moi donc avec sincérité, afin que je me réjouisse en prenant part à ton bonheur avec plus de connaissance. Et, afin que ma curiosité ne te soit point suspecte et que tu ne croies pas que j’y prenne autre intérêt que celui que je viens de te dire, je te déclare que, loin d’y avoir aucune prétention, je te donne ma protection pour en jouir en toute sûreté. » Sur ces assurances du calife, Cogia Hassan se prosterna devant son trône, frappa de son front le tapis dont il était couvert ; et, après qu’il se fut relevé : « Commandeur des croyants, dit-il, tout autre que moi, qui ne se serait pas senti la conscience aussi pure et aussi nette que je me la sens, aurait pu être troublé en recevant l’ordre de venir paraître devant le trône de Votre Majesté ; mais, comme je n’ai jamais eu pour elle que des sentiments de respect et de vénération, et que je n’ai rien fait contre l’obéissance que je lui dois, ni contre les lois, qui ait pu m’attirer son indignation, la seule chose qui m’ait fait de la peine est la crainte dont j’ai été saisi de n’en pouvoir soutenir l’éclat. Néanmoins, sur la bonté avec laquelle la renommée publie que Votre Majesté reçoit et écoute le moindre de ses sujets, je me suis rassuré et je n’ai pas douté qu’elle ne me donnât elle-même le courage et la confiance de lui procurer la satisfaction qu’elle pourrait exiger de moi. C’est, commandeur des croyants, ce que Votre Majesté vient de me faire expérimenter, en m’accordant votre puissante protection, sans savoir si je la mérite. J’espère néanmoins qu’elle demeurera dans un sentiment qui m’est si avantageux, quand, pour satisfaire à son commandement, je lui aurai fait le récit de mes aventures. » Après ce petit compliment pour se concilier la bienveillance et l’attention du calife, et après avoir, pendant quelques moments, rappelé dans sa mémoire ce qu’il avait à dire, Cogia Hassan reprit la parole en ces termes : Histoire de Cogia Hassan Alhabbal Retour à la Table des Matières Commandeur des croyants, dit Cogia Hassan au calife Haroun-al-Raschid, pour mieux faire entendre à Votre Majesté par quelles voies je suis parvenu au grand bonheur dont je jouis, je dois avant toute chose commencer par lui parler de deux amis intimes, citoyens de cette même ville de Bagdad, qui vivent encore et qui peuvent rendre témoignage de la vérité : c’est à eux que je suis redevable de mon bonheur, après Dieu, le premier auteur de tout bien et de tout bonheur. Ces deux amis s’appellent, l’un Saadi et l’autre Saad. Saadi, qui est puissamment riche, a toujours été du sentiment qu’un homme ne peut être heureux en ce monde qu’autant qu’il a des biens et de grandes richesses, pour vivre hors de la dépendance de qui que ce soit. Saad est d’un autre sentiment : il convient qu’il faut véritablement avoir des richesses, autant qu’elles sont nécessaires à la vie ; mais il soutient que la vertu doit faire le bonheur des hommes, sans d’autre attache aux biens du monde que par rapport aux besoins qu’ils peuvent en avoir et pour en faire des libéralités selon leur pouvoir. Saad est de ce nombre, et il vit très heureux et très content dans l’état où il se trouve. Quoique Saadi, pour ainsi dire, soit infiniment plus riche que lui, leur amitié néanmoins est très sincère et le plus riche ne s’estime pas plus que l’autre. Ils n’ont jamais eu de contestations que sur ce seul point ; en toutes choses, leur union a toujours été très uniforme. Un jour, dans leur entretien, à peu près sur la même matière, comme je l’ai appris d’eux-mêmes, Saadi prétendait que les pauvres n’étaient pauvres que parce qu’ils étaient nés dans la pauvreté, ou que, nés avec des richesses, ils les avaient perdues, ou par débauche, ou par quelqu’une des fatalités imprévues qui ne sont pas extraordinaires. « Mon opinion, disait-il, est que ces pauvres ne le sont que parce qu’ils ne peuvent parvenir à amasser une somme d’argent assez grosse pour se tirer de la misère, en employant leur industrie à la faire valoir ; et mon sentiment est que, s’ils venaient à ce point et qu’ils fissent un usage convenable de cette somme, ils deviendraient non seulement riches, mais même très opulents avec le temps. » Saad ne convint pas de la proposition de Saadi. « Le moyen que vous proposez, reprit-il, pour faire qu’un pauvre devienne riche, ne me paraît pas aussi certain que vous le croyez. Ce que vous en pensez est fort équivoque, et je pourrais appuyer mon sentiment contre le vôtre de plusieurs bonnes raisons qui nous mèneraient trop loin. Je crois, au moins avec autant de probabilité, qu’un pauvre peut devenir riche par tout autre moyen qu’avec une somme d’argent : on fait souvent, par un hasard, une fortune plus grande et plus surprenante qu’avec une somme d’argent telle que vous le prétendez, quelque ménagement et quelque économie que l’on apporte pour la faire multiplier par un négoce bien conduit. — Saad, reprit Saadi, je vois bien que je ne gagnerais rien avec vous en persistant à soutenir mon opinion contre la vôtre ; je veux en faire l’expérience pour vous en convaincre, en donnant, par exemple, en pur don, une somme telle que je me l’imagine à un de ces artisans, pauvres de père en fils, qui vivent aujourd’hui au jour la journée, et qui meurent aussi gueux que quand ils sont nés. Si je ne réussis pas, nous verrons si vous réussirez mieux de la manière que vous l’entendez. » Quelques jours après cette contestation, il arriva que les deux amis, en se promenant, passèrent par le quartier où je travaillais de mon métier de cordier, que j’avais appris de mon père, et qu’il avait appris lui-même de mon aïeul, et ce dernier de nos ancêtres. A voir mon équipage et mon habillement, ils n’eurent pas de peine à juger de ma pauvreté. Saad, qui se souvint de l’engagement de Saadi, lui dit : « Si vous n’avez pas oublié à quoi vous vous êtes engagé avec moi, voilà un homme, ajouta-t-il en me désignant, qu’il y a longtemps que je vois faisant le métier de cordier, et toujours dans le même état de pauvreté. C’est un sujet digne de votre libéralité, et tout propre à faire l’expérience dont vous pariiez l’autre jour. — Je m’en souviens si bien, reprit Saadi, que je porte sur moi de quoi faire l’expérience que vous dites, et je n’attendais que l’occasion que nous nous trouvassions ensemble et que vous en fussiez témoin. Abordons-le, et sachons si véritablement il en a besoin. » Les deux amis vinrent à moi ; et, comme je vis qu’ils voulaient me parler, je cessai mon travail. Ils me donnèrent l’un et l’autre le salut ordinaire du souhait de paix ; et Saadi, en prenant la parole, me demanda comment je m’appelais. Je leur rendis le même salut ; et, pour répondre à la demande de Saadi : « Seigneur, lui dis-je, mon nom est Hassan ; et, à cause de ma profession, je suis connu communément sous le nom de Hassan Alhabbal. — Hassan, reprit Saadi, comme il n’y a pas de métier qui ne nourrisse son maître, je ne doute pas que le vôtre ne vous fasse gagner de quoi vivre à votre aise ; et même je m’étonne que, depuis le temps que vous l’exercez, vous n’ayez pas fait quelque épargne et que vous n’ayez pas acheté une bonne provision de chanvre pour faire plus de travail, tant par vous-même que par des gens à gage que vous auriez pris, pour vous aider et pour vous mettre insensiblement plus au large. — Seigneur, lui repartis-je, vous cesserez de vous étonner que je ne fasse pas d’épargne et que je ne prenne pas le chemin que vous dites pour devenir riche, quand vous saurez qu’avec tout le travail que je puis faire, depuis le matin jusqu’au soir, j’ai de la peine à gagner de quoi me nourrir, moi et ma famille, de pain et de quelques légumes. J’ai une femme et cinq enfants dont pas un n’est en âge de m’aider en la moindre chose ; il faut les entretenir et les habiller ; et dans un ménage, si petit qu’il soit, il y a toujours mille choses nécessaires dont on ne peut se passer. Quoique le chanvre ne soit pas cher, il faut néanmoins de l’argent pour en acheter, et c’est le premier que je mets à part de la vente de mes ouvrages ; sans cela, il ne serait pas possible de fournir à la dépense de ma maison. Jugez, seigneur, ajoutai-je, s’il est possible que je fasse des épargnes pour me mettre plus au large, moi et ma famille. Il nous suffit que nous soyons contents du peu que Dieu nous donne, et qu’il nous ôte la connaissance et le désir de ce qui nous manque ; mais nous trouvons que rien ne nous manque, quand nous avons pour vivre ce que nous avons accoutumé d’avoir et que nous ne sommes pas dans la nécessité d’en demander à personne. » Quand j’eus fait tout ce détail à Saadi : « Hassan, me dit-il, je ne suis plus dans l’étonnement où j’étais, et je comprends toutes les raisons qui vous obligent à vous contenter de l’état où vous vous trouvez. Mais si je vous faisais présent d’une bourse de deux cents pièces d’or, n’en feriez-vous pas un bon usage et ne croyez-vous pas qu’avec cette somme vous deviendriez bientôt au moins aussi riche que les principaux de votre profession ? — Seigneur, repris-je, vous me paraissez un si honnête homme que je suis persuadé que vous ne voudriez pas vous divertir de moi et que l’offre que vous me faites est sérieuse. J’ose donc vous dire, sans trop présumer de moi, qu’une somme beaucoup moindre me suffirait, non seulement pour devenir aussi riche que les principaux de ma profession, mais même pour le devenir, en peu de temps, plus moi seul qu’ils ne le sont tous ensemble dans cette grande ville de Bagdad, aussi grande et aussi peuplée qu’elle l’est. » Le généreux Saadi me fit voir sur-le-champ qu’il m’avait parlé sérieusement. Il tira la bourse de son sein ; et, en me la mettant entre les mains : « Prenez, dit-il, voilà la bourse ; vous y trouverez les deux cents pièces d’or bien comptées. Je prie Dieu qu’il y donne sa bénédiction et qu’il vous fasse la grâce d’en faire le bon usage que je souhaite ; et croyez que mon ami Saad, que voici, et moi, nous aurons un très grand plaisir quand nous apprendrons qu’elles vous auront servi à vous rendre plus heureux que vous ne l’êtes. » Commandeur des croyants, quand j’eus reçu la bourse et que d’abord je l’eus mise dans mon sein, je fus dans un transport de joie si grand, et je fus si fort pénétré de ma reconnaissance, que la parole me manqua, et qu’il ne me fut pas possible d’en donner d’autre marque à mon bienfaiteur que d’avancer la main pour lui prendre le bord de sa robe et la baiser ; mais il la retira en s’éloignant, et ils continuèrent leur chemin, lui et son ami. En reprenant mon ouvrage, après leur éloignement, la première pensée qui me vint fut d’aviser où je mettrais la bourse pour qu’elle fût en sûreté. Je n’avais dans ma petite et pauvre maison ni coffre, ni armoire qui fermât, ni aucun lieu où je pusse m’assurer qu’elle ne serait pas découverte si je l’y cachais. Dans cette perplexité, comme j’avais coutume, avec les pauvres gens de ma sorte, de cacher le peu de monnaie que j’avais dans les plis de mon turban, je quittai mon ouvrage et je rentrai chez moi, sous prétexte de le raccommoder. Je pris si bien mes précautions que, sans que ma femme et mes enfants s’en aperçussent, je tirai dix pièces d’or de la bourse, que je mis à part pour les dépenses les plus pressées, et j’enveloppai le reste dans les plis de la toile qui entourait mon bonnet. La principale dépense que je fis, dès le même jour, fut d’acheter une bonne provision de chanvre. Ensuite, comme il y avait longtemps qu’on n’avait vu de viande dans ma famille, j’allai à la boucherie et j’en achetai pour le souper. En m’en revenant, je tenais ma viande à la main, lorsqu’un milan affamé, sans que je pusse me défendre, fondit dessus et me l’eût arrachée de la main, si je n’eusse tenu ferme contre lui. Mais, hélas ! j’aurais bien mieux fait de la lui lâcher, pour ne pas perdre ma bourse. Plus il trouvait en moi de résistance, plus il s’opiniâtrait à vouloir me l’enlever. Il me traînait de côté et d’autre, pendant qu’il se soutenait en l’air sans quitter prise ; mais il arriva malheureusement que, dans les efforts que je faisais, mon turban tomba par terre. Aussitôt le milan lâcha prise et se jeta sur mon turban avant que j’eusse eu le temps de le ramasser, et l’enleva. je poussai des cris si perçants que les hommes, les femmes et les enfants du voisinage en furent effrayés et joignirent leurs cris aux miens pour tâcher de faire quitter prise au milan. On réussit souvent, par ce moyen, à forcer ces sortes d’oiseaux voraces à lâcher ce qu’ils ont enlevé ; mais les cris n’épouvantèrent pas le milan il emporta mon turban si loin que nous le perdîmes tous de vue avant qu’il l’eût lâché. Ainsi, il eût été inutile de me donner la peine et la fatigue de courir après pour le recouvrer. Je retournai chez moi, fort triste de la perte que je venais de faire de mon turban et de mon argent. Il fallut cependant en racheter un autre, ce qui fit une nouvelle diminution aux dix pièces d’or que j’avais tirées de la bourse. J’en avais déjà dépensé pour l’achat du chanvre, et ce qui me restait ne suffisait pas pour me donner lieu de remplir les belles espérances que j’avais conçues. Ce qui me fit le plus de peine fut le peu de satisfaction que mon bienfaiteur aurait d’avoir si mal placé sa libéralité, quand il apprendrait le malheur qui m’était arrivé, qu’il regarderait peut-être comme incroyable, et par conséquent comme une vaine excuse. Tant que dura le peu de pièces d’or qui me restaient, nous nous en ressentîmes, ma petite famille et moi ; mais je retombai bientôt dans le même état et dans la même impuissance de me tirer hors de misère qu’auparavant. Je n’en murmurai pourtant pas. « Dieu, disais-je, a voulu m’éprouver, en me donnant du bien dans le temps que je m’y attendais le moins ; il me l’a ôté presque dans le même temps, parce qu’il lui a plu ainsi et qu’il était à lui. Qu’il en soit loué, comme je l’avais loué jusqu’alors des bienfaits dont il m’a favorisé, tels qu’il lui avait plu aussi Je me soumets à sa volonté. » J’étais dans ces sentiments, pendant que ma femme, à qui je n’avais pu m’empêcher de faire part de la perte que j’avais faite et par quel endroit elle m’était venue, était inconsolable. Il m’était échappé aussi, dans le trouble où j’étais, de dire à mes voisins qu’en perdant mon turban je perdais une bourse de cent quatre-vingt-dix pièces d’or. Mais, comme ma pauvreté leur était connue et qu’ils ne pouvaient pas comprendre que j’eusse gagné une si grosse somme par mon travail, ils ne firent qu’en rire, et les enfants plus qu’eux. Il y avait environ six mois que le milan m’avait causé le malheur que je viens de raconter à Votre Majesté, lorsque les deux amis passèrent peu loin du quartier où je demeurais. Le voisinage fit que Saad se souvint de moi. Il dit à Saadi « Nous ne sommes pas loin de la rue où demeure Hassan Alhabbal ; passons-y et voyons si les deux cents pièces d’or que vous lui avez données ont contribué en quelque chose à le mettre en chemin de faire au moins une fortune meilleure que celle dans laquelle nous l’avons vu. — Je le veux bien, reprit Saadi il y a quelques jours, ajouta-t-il, que je pensais à lui, en me faisant un grand plaisir de la satisfaction que j’aurais en vous rendant témoin de la preuve de ma proposition. Vous allez voir un grand changement en lui, et je m’attends que nous aurons de la peine à le reconnaître. » Les deux amis s’étaient déjà détournés, et ils entraient dans la rue en même temps que Saadi parlait encore. Saad, qui m’aperçut de loin le premier, dit à son ami : « Il me semble que vous prenez gain de cause trop tôt. Je vois Hassan Alhabbal, mais il ne me paraît aucun changement en sa personne. Il est aussi mal habillé qu’il l’était quand nous lui avons parlé ensemble. La différence que j’y vois, c’est que son turban est un peu moins malpropre. Voyez vous-même si je me trompe. » En approchant, Saadi, qui m’avait aperçu aussi, vit bien que Saad avait raison ; et il ne savait sur quoi fonder le peu de changement qu’il voyait en ma personne. Il en fut même si fort étonné que ce ne fut pas lui qui me parla quand ils m’eurent abordé. Saad, après m’avoir donné le salut ordinaire : « Eh bien, Hassan, me dit-il, nous ne vous demandons pas comment vont vos petites affaires depuis que nous ne vous avons vu : elles ont pris sans doute un meilleur train ; les deux cents pièces d’or doivent y avoir contribué. — Seigneurs, repris-je en m’adressant à tous les deux, j’ai une grande mortification d’avoir à vous apprendre que vos vœux et vos espérances, aussi bien que les miennes, n’ont pas eu le succès que vous aviez lieu d’attendre et que je m’étais promis à moi-même. Vous aurez de la peine à ajouter foi à l’aventure extraordinaire qui m’est arrivée. Je vous assure néanmoins, en homme d’honneur, et vous devez me croire, que rien n’est plus véritable que ce que vous allez entendre. » Alors je leur racontai mon aventure, avec les mêmes circonstances que je viens d’avoir l’honneur d’exposer à Votre Majesté. Saadi rejeta mon discours bien loin : « Hassan, dit-il, vous vous moquez de moi et vous voulez me tromper. Ce que vous me dites est une chose incroyable. Les milans n’en veulent pas aux turbans, ils ne cherchent que de quoi contenter leur avidité. Vous avez fait comme tous les gens de votre sorte ont coutume de faire. S’ils font un gain extraordinaire ou que quelque bonne fortune qu’ils n’attendaient pas leur arrive, ils abandonnent leur travail, ils se divertissent, ils se régalent, ils font bonne chère tant que l’argent dure et, dès qu’ils ont tout mangé, ils se trouvent dans la même nécessité et dans les mêmes besoins qu’auparavant. Vous ne croupissez dans votre misère que parce que vous le méritez et que vous vous rendez vous-même indigne du bien que l’on vous fait. — Seigneur, repris-je, je souffre tous ces reproches et je suis prêt à en souffrir encore d’autres bien plus atroces que vous pourriez me faire ; mais je les souffre avec d’autant plus de patience que je ne crois pas en avoir mérité aucun. La chose est si publique dans le quartier, qu’il n’y a personne qui ne vous en rende témoignage. Informez-vous-en vous-même, vous trouverez que je ne vous en impose pas. J’avoue que je n’avais pas entendu dire que des milans eussent enlevé des turbans ; mais la chose m’est arrivée, comme une infinité d’autres qui ne sont jamais arrivées, et qui cependant arrivent tous les jours. » Saad prit mon parti et il raconta à Saadi tant d’autres histoires de milans, non moins surprenantes, dont quelques-unes ne lui étaient pas inconnues, qu’à la fin il tira sa bourse de son sein. Il me compta deux cents pièces d’or dans la main, que je mis à mesure dans mon sein, faute de bourse. Quand Saadi eut achevé de me compter cette somme : « Hassan, me dit-il, je veux bien vous faire encore présent de ces deux cents pièces d’or ; mais prenez garde de les mettre dans un lieu si sûr qu’il ne vous arrive pas de les perdre aussi malheureusement que vous avez perdu les autres, et de faire en sorte qu’elles vous procurent l’avantage que les premières devraient vous avoir procuré. » Je lui témoignai que l’obligation que je lui avais de cette seconde grâce était d’autant plus grande que je ne la méritais pas après ce qui m’était arrivé, et que je n’oublierais rien pour profiter de son bon conseil. Je voulais poursuivre, mais il ne m’en donna pas le temps. Il me quitta et il continua sa promenade avec son ami. Je ne repris pas mon travail après leur départ ; je rentrai chez moi, où ma femme et mes enfants ne se trouvaient pas alors. Je mis à part dix pièces d’or des deux cents, et j’enveloppai les cent quatre-vingt-dix autres dans un linge, que je nouai. Il s’agissait de cacher le linge dans un lieu de sûreté. Après y avoir bien songé, je m’avisai de le mettre au fond d’un grand vase de terre, plein de son, qui était dans un coin, où je m’imaginai bien que ma femme ni mes enfants n’iraient pas le chercher. Ma femme revint peu de temps après : et, comme il ne me restait que très peu de chanvre, sans lui parler des deux amis, je lui dis que j’allais en acheter. Je sortis ; mais, pendant que j’étais allé faire cette emplette, un vendeur de terre à décrasser dont les femmes se servent au bain vint à passer par la rue et se fit entendre par son cri. Ma femme, qui n’avait plus de cette terre, appelle le vendeur ; et, comme elle n’avait pas d’argent, elle lui demanda s’il voulait lui donner de sa terre en échange pour du son. Le vendeur demanda à voir le son ; ma femme lui montre le vase ; le marché se fait, il se conclut. Elle reçoit la terre à décrasser, et le vendeur emporte le vase avec le son. Je revins, chargé de chanvre autant que j’en pouvais porter, suivi de cinq porteurs, chargés comme moi de la même marchandise, dont j’emplis une soupente que j’avais ménagée dans ma maison. Je satisfis les porteurs pour leur peine ; et, après qu’ils furent partis, je pris quelque moment pour me remettre de ma lassitude. Alors je jetai les yeux du côté où j’avais laissé le vase de son, et je ne le vis plus. Je ne puis exprimer à Votre Majesté quelle fut ma surprise, ni l’effet qu’elle produisit en moi dans ce moment. Je demandai à ma femme avec précipitation ce qu’il était devenu et elle me raconta le marché qu’elle en avait fait, comme une chose en quoi elle croyait avoir beaucoup gagné. « Ah ! femme infortunée, m’écriai-je, vous ignorez le mal que vous nous avez fait, à moi, à vous-même et à vos enfants, en faisant un marché qui nous perd sans ressource ! vous avez cru ne vendre que du son et, avec ce son, vous avez enrichi votre vendeur de terre à décrasser de cent quatre-vingt-dix pièces d’or dont Saadi, accompagné de son ami, venait de me faire présent pour la seconde fois. » Il s’en fallut peu que ma femme ne se désespérât quand elle eut appris la grande faute qu’elle avait commise par ignorance. Elle se lamenta, se frappa la poitrine et s’arracha les cheveux : et, déchirant l’habit dont elle était revêtue : « Malheureuse que je suis ! s’écria-t-elle, suis-je digne de vivre après une méprise si cruelle ? Où chercherai-je ce vendeur de terre ? Je ne le connais pas ; il n’a passé par notre rue que cette seule fois, et peut-être ne le reverrai-je jamais. Ah ! mon mari, ajouta-t-elle, vous avez un grand tort ; pourquoi avez-vous été si réservé à mon égard dans une affaire de cette importance ? Cela ne serait pas arrivé si vous m’eussiez fait part de votre secret. » Je ne finirais pas si je rapportais à Votre Majesté tout ce que la douleur lui mit alors dans la bouche. Elle n’ignore pas combien les femmes sont éloquentes dans leurs afflictions. « Ma femme, lui dis-je, modérez-vous ; vous ne comprenez pas que vous nous allez attirer les voisins par vos cris et par vos pleurs : il n’est pas besoin qu’ils soient informés de nos disgrâces. Bien loin de prendre part à notre malheur ou de nous donner de la consolation, ils se feraient un plaisir de se railler de votre simplicité et de la mienne. Le parti le meilleur que nous ayons à prendre, c’est de dissimuler cette perte, de la supporter patiemment, de manière qu’il n’en paraisse pas la moindre chose, et de nous soumettre à la volonté de Dieu. Bénissons-le, au contraire, de ce que, de deux cents pièces d’or qu’il nous avait données, il n’en a retiré que cent quatre-vingt-dix, et qu’il nous en a laissé dix par sa libéralité, dont l’emploi que je viens de faire ne laisse pas de nous apporter quelque soulagement. » Quelques bonnes que fussent mes raisons, ma femme eut bien de la peine à les goûter d’abord. Mais le temps, qui adoucit les maux les plus grands et qui paraissent le moins supportables, fit qu’à la fin elle s’y rendit. « Nous vivons pauvrement, lui disais-je, il est vrai ; mais qu’ont les riches que nous n’avons pas ? Ne respirons-nous pas le même air ? Ne jouissons-nous pas de la même lumière et de la même chaleur du soleil ? Quelques commodités qu’ils ont de plus que nous pourraient nous faire envier leur bonheur, s’ils ne mouraient pas comme nous mourons. A le bien prendre, munis de la crainte de Dieu, que nous devons avoir sur toutes choses, l’avantage qu’ils ont de plus que nous est si peu considérable que nous ne devons pas nous y arrêter. » Je n’ennuierai pas Votre Majesté plus longtemps par mes réflexions morales. Nous nous consolâmes, ma femme et moi, et je continuai mon travail, l’esprit aussi libre que si je n’eusse pas fait des pertes si mortifiantes, à peu de temps l’une de l’autre. La seule chose qui me chagrinait, et cela arrivait souvent, c’était quand je me demandais à moi-même comment je pourrais soutenir la présence de Saadi, lorsqu’il viendrait me demander compte de l’emploi de ses deux cents pièces d’or et de l’avancement de ma fortune par le moyen de sa libéralité, et que je n’y voyais autre remède que de me résoudre à la confusion que j’en aurais, quoique cette seconde fois, non plus que la première, je n’eusse en rien contribué à ce malheur par ma faute. Les deux amis furent plus longtemps à revenir apprendre des nouvelles de mon sort que la première fois. Saad en avait parlé souvent à Saadi ; mais Saadi avait toujours différé. « Plus nous différerons, disait-il, plus Hassan se sera enrichi, et plus la satisfaction que j’en aurai sera grande. » Saad n’avait pas la même opinion de l’effet de la libéralité de son ami. « Vous croyez donc, reprenait-il, que votre présent aura été mieux employé par Hassan cette fois que la première ? Je ne vous conseille pas de vous en trop flatter, de crainte que votre mortification n’en fût plus sensible, si vous trouviez que le contraire fût arrivé. — Mais, répétait Saadi, il n’arrive pas tous les jours qu’un milan emporte un turban. Hassan y a été attrapé ; il aura pris ses précautions pour ne pas l’être une seconde fois. — Je n’en doute pas, répliqua Saad ; mais, ajouta-t-il, tout autre accident, que nous ne pouvons imaginer, ni vous, ni moi, pourra être arrivé. Je vous le dis encore une fois : modérez votre joie et n’inclinez pas plus à vous prévenir sur le bonheur de Hassan que sur son malheur. Pour vous dire ce que je pense et ce que j’ai toujours pensé, quelque mauvais gré que vous puissiez me savoir de ma persuasion, j’ai un pressentiment que vous n’aurez pas réussi, et que je réussirai mieux que vous à prouver qu’un homme pauvre peut plus tôt devenir riche de toute autre manière qu’avec de l’argent. » Un jour enfin, que Saad se trouvait chez Saadi, après une longue contestation ensemble : « C’en est trop, dit Saadi ; je veux être éclairci dès aujourd’hui de ce qui en est. Voilà le temps de la promenade ; ne le perdons pas, et allons savoir lequel de nous deux aura perdu la gageure. » Les deux amis partirent, et je les vis venir de loin. J’en fus tout ému, et je fus sur le point de quitter mon ouvrage et d’aller me cacher, pour ne point paraître devant eux. Attaché à mon travail, je fis semblant de ne les avoir pas aperçus ; et je ne levai les yeux pour les regarder que quand ils furent tout près de moi et qu’ayant reçu d’eux le salut de paix, je ne pus honnêtement m’en dispenser ; mais je baissai les yeux aussitôt ; et, en leur contant ma dernière disgrâce dans toutes ses circonstances, je leur fis connaître pourquoi ils me trouvaient aussi pauvre que la première fois qu’ils m’avaient vu. Quand j’eus achevé : « Vous pouvez me dire, ajoutai-je, que je devais cacher les cent quatre-vingt-dix pièces d’or ailleurs que dans un vase de son qui devait, le même jour, être emporté de ma maison. Mais il y avait plusieurs années que ce vase y était, qu’il servait à cet usage et que, toutes les fois que ma femme avait vendu le son, à mesure qu’il en était plein, le vase était toujours resté. Pouvais-je deviner que, ce jour-là même, en mon absence, un vendeur de terre à décrasser passerait à point nommé ; que ma femme se trouverait sans argent et qu’elle ferait avec lui l’échange qu’elle a fait ? Vous pourriez me dire que je devais avertir ma femme ; mais je ne croirai jamais que des personnes aussi sages que je suis persuadé que vous l’êtes m’eussent donné ce conseil. Pour ce qui est de ne les avoir pas cachées ailleurs, quelle certitude pouvais-je avoir qu’elles y eussent été en plus grande sûreté ? Seigneur, dis-je en m’adressant à Saadi, il n’a pas plu à Dieu que votre libéralité servît à m’enrichir, par un de ses secrets impénétrables que nous ne devons pas approfondir. Il me veut pauvre, et non pas riche. Je ne laisse pas de vous en avoir la même obligation que si elle avait eu son effet entier, selon vos souhaits. » Je me tus, et Saadi, qui prit la parole, me dit : « Hassan, quand je voudrais me persuader que tout ce que vous venez de nous dire est aussi vrai que vous prétendez nous le faire croire, et que ce ne serait pas pour cacher vos débauches ou votre mauvaise économie, comme cela pourrait être, je me garderais bien néanmoins de passer outre et de m’opiniâtrer à faire une expérience capable de me ruiner. Je ne regrette pas les quatre cents pièces d’or dont je me suis privé pour essayer de vous tirer de la pauvreté ; je l’ai fait par rapport à Dieu, sans attendre autre récompense de votre part que le plaisir de vous avoir fait du bien. Si quelque chose était capable de m’en faire repentir, ce serait de m’être adressé à vous plutôt qu’à un autre, qui peut-être en aurait mieux profité. » Et, en se tournant du côté de son ami « Saad, continua-t-il, vous pouvez connaître, par ce que je viens de dire, que je ne vous donne pas entièrement gain de cause. Il vous est pourtant libre de faire l’expérience de ce que vous prétendez contre moi depuis si longtemps. Faites-moi voir qu’il y ait d’autres moyens que l’argent capables de faire la fortune d’un homme pauvre, de la manière que je l’entends et que vous l’entendez, et ne cherchez pas un autre sujet que Hassan. Quoi que vous puissiez lui donner, je ne puis me persuader qu’il devienne plus riche qu’il n’a pu faire avec quatre cents pièces d’or. » Saad tenait un morceau de plomb dans la main, qu’il montrait à Saadi. « Vous m’avez vu, reprit-il, ramasser à mes pieds ce morceau de plomb ; je vais le donner à Hassan ; vous verrez ce qu’il lui vaudra. » Saadi fit un éclat de rire, en se moquant de Saad. « Un morceau de plomb ! s’écria-t-il. Hé ! que peut-il valoir à Hassan qu’une obole, et que fera-t-il avec une obole ? » Saad, en me présentant le morceau de plomb, me dit : « Laissez rire Saadi, et ne laissez pas de le prendre. Vous nous direz, un jour, des nouvelles du bonheur qu’il vous aura porté. » Je crus que Saad rie parlait pas sérieusement et que ce qu’il en faisait n’était que pour se divertir. Je ne laissai pas de recevoir le morceau de plomb, en le remerciant ; et, pour le contenter, je le mis dans ma veste, comme par manière d’acquit. Les deux amis me quittèrent pour achever leur promenade, et je continuai mon travail. Le soir, comme je me déshabillais pour me coucher et que j’eus ôté ma ceinture, le morceau de plomb que Saad m’avait donné, auquel je n’avais plus songé depuis, tomba par terre ; je le ramassai et le mis dans le premier endroit que je trouvai. La même nuit, il arriva qu’un pécheur de mes voisins, cri accommodant ses filets, trouva qu’il y manquait un morceau de plomb ; il n’en avait pas d’autre pour le remplacer, et il n’était pas heure d’en envoyer acheter, les boutiques étaient fermées. Il fallait cependant, s’il voulait avoir pour vivre le lendemain, lui et sa famille, qu’il allât à la pêche deux heures avant le jour. Il témoigne son chagrin à sa femme et il l’envoie en demander dans le voisinage, pour y suppléer. La femme obéit à son mari : elle va de porte en porte, des deux côtés de la rue, et ne trouve rien. Elle rapporte cette réponse à son mari, qui lui demande, en lui nommant plusieurs de ses voisins, si elle avait frappé à leur porte. Elle répondit qu’oui. « Et chez Hassan Alhabbal, ajouta-t-il, je gage que vous n’y avez pas été ? — Il est vrai, reprit la femme ; je n’ai pas été jusque-là, parce qu’il y a trop loin ; et, quand j’en aurais pris la peine, croyez-vous que j’en eusse trouvé ? Quand on n’a besoin de rien, c’est justement chez lui qu’il faut aller : je le sais par expérience. — Cela n’importe, reprit le pêcheur ; vous êtes une paresseuse, je veux que vous y alliez. Vous avez été cent fois chez lui sans trouver ce que vous cherchiez ; vous y trouverez peut-être aujourd’hui le plomb dont j’ai besoin : encore une fois, je veux que vous y alliez. » La femme du pêcheur sortit en murmurant et en grondant et vint frapper à ma porte. Il y avait déjà quelque temps que je dormais ; je me réveillai, en demandant ce qu’on voulait. « Hassan Alhabbal, dit la femme en haussant la voix, mon mari a besoin d’un peu de plomb pour accommoder ses filets ; si, par hasard, vous en avez, il vous prie de lui en donner. » La mémoire du morceau de plomb que Saad m’avait donné m’était si récente, surtout après ce qui m’était arrivé en me déshabillant, que je ne pouvais l’avoir oubliée. Je répondis à la voisine que j’en avais, qu’elle attendît un moment, et que ma femme allait lui en donner un morceau. Ma femme, qui s’était aussi éveillée au bruit, se lève, trouve à tâtons le plomb où je lui avais enseigné qu’il était, entr’ouvre la porte et le donne à la voisine. La femme du pêcheur, ravie de n’être pas venue en vain : « Voisine, dit-elle à ma femme, le plaisir que vous nous faites, à mon mari et à moi, est si grand, que je vous promets tout le poisson que mon mari amènera du premier jet de ses filets ; et je vous assure qu’il ne me dédira pas. » Le pêcheur, ravi d’avoir trouvé, contre son espérance, le plomb qui lui manquait, approuva la promesse que sa femme nous avait faite. « Je vous sais bon gré, dit-il, d’avoir suivi en cela mon intention. » Il acheva d’accommoder ses filets et il alla à la pêche deux heures avant le jour, selon sa coutume. Il n’amena qu’un seul poisson du premier jet de ses filets, mais long de plus d’une coudée et gros à proportion. Il en fit ensuite plusieurs autres qui furent tous heureux ; mais il s’en fallut de beaucoup que, de tout le poisson qu’il amena, il y en eût un seul qui approchât du premier. Quand le pêcheur eut achevé sa pêche et qu’il fut revenu chez lui, le premier soin qu’il eut fut de songer à moi ; et je fus extrêmement surpris, comme je travaillais, de le voir se présenter devant moi, chargé de ce poisson. « Voisin, me dit-il, ma femme vous a promis, cette nuit, le poisson que j’amènerais du premier jet de mes filets, en reconnaissance du plaisir que vous nous avez fait, et j’ai approuvé sa promesse. Dieu ne m’a envoyé pour vous que celui-ci, je vous prie de l’agréer. S’il m’en eût envoyé plein mes filets, il eût de même été tout pour vous. Acceptez-le, je vous prie, tel qu’il est, comme s’il était plus considérable. — Voisin, repris-je, le morceau de plomb que je vous ai envoyé est si peu de chose, qu’il ne méritait pas que vous le missiez à un si haut prix. Les voisins doivent se secourir les uns les autres dans leurs petits besoins ; je n’ai fait pour vous que ce que je pouvais en attendre dans une occasion semblable. Ainsi je refuserais de recevoir votre présent si je n’étais persuadé que vous me le faites de bon cœur ; je croirais même vous offenser si j’en usais de la sorte. Je le reçois donc, puisque vous le voulez ainsi, et je vous en fais mon remercîment. » Nos civilités en demeurèrent là, et je portai le poisson à ma femme. « Prenez, lui dis-je, ce poisson que le pêcheur notre voisin vient de m’apporter, en reconnaissance du morceau de plomb qu’il nous envoya demander la nuit dernière. C’est, je crois, tout ce que nous pouvons espérer de ce présent que Saad me fit hier, en vous promettant qu’il me porterait bonheur. » Ce fut alors que je lui parlai du retour des deux amis et de ce qui s’était passé entre eux et moi. Ma femme fut embarrassée de voir un poisson si grand et si gros. « Que voulez-vous, dit-elle, que nous en fassions ? Notre gril n’est propre que pour de petits poissons, et nous n’avons pas de vase assez grand pour le faire cuire au court-bouillon. — C’est votre affaire, lui dis-je, accommodez-le comme il vous plaira ; qu’il soit rôti ou bouilli, j’en serai content. » En disant ces paroles, je retournai à mon travail. En accommodant le poisson, ma femme tira avec les entrailles un gros diamant qu’elle prit pour du verre quand elle l’eut nettoyé. Elle avait bien entendu parler de diamants ; et, si elle en avait vu ou manié, elle n’en avait pas assez de connaissance pour en faire la distinction. Elle le donna au plus petit de nos enfants, pour en faire un jouet avec ses frères et ses sœurs, qui voulaient le voir et le manier tour à tour, en se le donnant les uns aux autres pour en admirer la beauté, l’éclat et le brillant. Le soir, quand la lampe fut allumée, nos enfants, qui continuèrent leur jeu, en se cédant le diamant pour le considérer les uns après les autres, s’aperçurent qu’il rendait de la lumière à mesure que ma femme leur cachait la clarté de la lampe, en se donnant du mouvement pour achever de préparer le souper ; et cela engageait les enfants à se l’arracher pour en faire l’expérience. Mais les petits pleuraient quand les plus grands ne le leur laissaient pas autant de temps qu’ils voulaient, et ceux-ci étaient contraints de le leur rendre pour les apaiser. Comme peu de chose est capable d’amuser les enfants et de causer de la dispute entre eux, et que cela leur arrive ordinairement, ni ma femme ni moi nous ne fîmes attention à ce qui faisait le sujet du bruit et du tintamarre dont ils nous étourdissaient. Ils cessèrent enfin quand les plus grands se furent mis à table, pour souper avec nous, et que ma femme eut donné aux plus petits chacun leur part. Après le souper, les enfants se rassemblèrent et ils commencèrent le même bruit qu’auparavant. Alors je voulus savoir quelle était la cause de leur dispute. J’appelai l’aîné et je lui demandai quel sujet ils avaient de faire ainsi grand bruit. Il me dit : « Mon père, c’est un morceau de verre qui fait de la lumière quand nous le regardons le dos tourné à la lampe. » Je me le fis apporter et j’en fis l’expérience. Cela me parut extraordinaire et me fit demander à ma femme ce que c’était que ce morceau de verre. « Je ne sais, dit-elle, c’est un morceau de verre que j’ai tiré du ventre du poisson en le préparant. » Je ne m’imaginai pas, non plus qu’elle, que ce fût autre chose que du verre. Je poussai néanmoins l’expérience plus loin. Je dis à ma femme de cacher la lampe dans la cheminée ; elle le fit, et je vis que le prétendu morceau de verre faisait une lumière si grande, que nous pouvions nous passer de la lampe pour nous coucher. Je la fis éteindre et je mis moi-même le morceau de verre sur le bord de la cheminée, pour nous éclairer. « Voici, dis-je, un autre avantage que le morceau de plomb que l’ami de Saadi m’a donné nous procure, en nous épargnant d’acheter de l’huile. » Quand mes enfants virent que j’avais fait éteindre la lampe et que le morceau de verre y suppléait, sur cette merveille ils poussèrent des cris d’admiration si hauts et avec tant d’éclat, qu’ils retentirent bien loin dans le voisinage. Nous augmentâmes le bruit, ma femme et moi, à force de crier pour les faire taire, et nous ne pûmes le gagner entièrement sur eux que quand ils furent couchés et qu’ils se furent endormis, après s’être entretenus un temps considérable, à leur manière, de la lumière merveilleuse du morceau de verre. Nous nous couchâmes après eux, ma femme et moi ; et le lendemain, de grand matin, sans penser davantage au morceau de verre, j’allai travailler, à mon ordinaire. Il ne doit pas être étrange que cela soit arrivé à un homme comme moi, qui étais accoutumé à voir du verre, et qui n’avais jamais vu de diamants ; et si j’en avais vu, je n’avais pas fait d’attention à en connaître la valeur. Je ferai remarquer à Votre Majesté, en cet endroit, qu’entre ma maison et celle de mon voisin la plus prochaine il n’y avait qu’une cloison de charpente et de maçonnerie fort légère, pour toute séparation. Cette maison appartenait à un juif fort riche, joaillier de profession ; et la chambre où lui et sa femme couchaient joignait à la cloison. Ils étaient déjà couchés et endormis quand mes enfants avaient fait le plus grand bruit. Cela les avait éveillés, ils avaient été longtemps à se rendormir. Le lendemain, la femme du juif, tant de la part de son mari qu’en son propre nom, vint porter ses plaintes à la mienne de l’interruption de leur sommeil dès le premier somme. « Ma bonne Rachel (c’est ainsi que s’appelait la femme du juif), lui dit ma femme, je suis bien fâchée de ce qui est arrivé, et je vous en fais mes excuses. Vous savez ce que c’est que les enfants ; un rien les fait rire, de même que peu de chose les fait pleurer. Entrez, je vous montrerai le sujet qui fait celui de vos plaintes. » La juive entra, et ma femme prit le diamant, puisque enfin c’en était un, et un d’une grande singularité. Il était encore sur la cheminée ; et, en le lui présentant « Voyez, dit-elle ; c’est ce morceau de verre qui est cause de tout le bruit que vous avez entendu hier au soir. » Pendant que la juive, qui avait connaissance de toutes sortes de pierreries, examinait ce diamant avec admiration, elle lui raconta comment elle l’avait trouvé dans le ventre du poisson, et tout ce qui en était arrivé. Quand ma femme eut achevé, la juive, qui savait comment elle s’appelait : « Aishach, dit-elle en lui remettant le diamant entre les mains, je crois comme vous que ce n’est que du verre ; mais comme il est plus beau que le verre ordinaire, et que j’ai un morceau de verre à peu près semblable dont je me pare quelquefois, et qu’il y ferait un accompagnement, je l’achèterais si vous vouliez me le vendre. » Mes enfants, qui entendirent parler de vendre leur jouet, interrompirent la conversation en se récriant contre, en priant leur mère de le leur garder ; ce qu’elle fut contrainte de leur promettre pour les apaiser. La juive, obligée de se retirer, sortit ; et, avant de quitter ma femme, qui l’avait accompagnée jusqu’à la porte, elle la pria, en parlant bas, si elle avait dessein de vendre le morceau de verre, de ne le faire voir à personne qu’auparavant elle ne lui en eût donné avis. Le juif était allé à sa boutique de grand matin, dans le quartier des joailliers. La juive alla l’y trouver et elle lui annonça la découverte qu’elle venait de faire ; elle lui rendit compte de la grosseur, du poids à peu près, de la beauté, de la belle eau et de l’éclat du diamant, et surtout de sa singularité, qui était de rendre de la lumière la nuit, sur le rapport de ma femme, d’autant plus croyable qu’il était naïf. Le juif renvoya sa femme avec ordre d’en traiter avec la mienne, de lui en offrir d’abord peu de chose, autant qu’elle le jugerait à propos, et d’augmenter à proportion de la difficulté qu’elle trouverait, et enfin de conclure le marché à quelque prix que ce fût. La juive, selon l’ordre de son mari, parla à ma femme en particulier, sans attendre qu’elle se fût déterminée à vendre le diamant, et elle lui demanda si elle en voulait vingt pièces d’or. Pour un morceau de verre, comme elle le pensait, ma femme trouva la somme considérable. Elle ne voulut répondre néanmoins ni oui ni non. Elle dit seulement à la juive qu’elle ne pouvait l’écouter qu’elle ne m’eût parlé auparavant. Dans ces entrefaites, je venais de quitter mon travail, et je voulais rentrer chez moi pour dîner, comme elles se parlaient à la porte. Ma femme m’arrête et me demande si je consentais à vendre le morceau de verre qu’elle avait trouvé dans le ventre du poisson, pour vingt pièces d’or que la juive, notre voisine, en offrait. Je ne répondis pas sur-le-champ : je fis réflexion à l’assurance avec laquelle Saad m’avait promis, en me donnant le morceau de plomb, qu’il ferait ma fortune ; et la juive crut que c’était parce que je méprisais la somme qu’elle avait offerte que je ne répondais rien. « Voisin, me dit-elle, je vous en donnerai cinquante : en êtes-vous content ? » Comme je vis que de vingt pièces d’or la juive augmentait si promptement jusqu’à cinquante, je tins ferme et je lui dis qu’elle était bien éloignée du prix auquel je prétendais le vendre. « Voisin, reprit-elle, prenez-en cent pièces d’or : c’est beaucoup. Je ne sais même si mon mari m’avouera. » A cette nouvelle augmentation, je lui dis que je voulais en avoir cent mille pièces d’or ; que je voyais bien que le diamant valait davantage ; mais que, pour lui faire plaisir à elle et à son mari, comme voisins, je me bornais à cette somme, que je voulais en avoir absolument ; et que, s’ils le refusaient à ce prix-là, d’autres joailliers m’en donneraient davantage. La juive me confirma elle-même dans ma résolution par l’empressement qu’elle témoigna de conclure le marché, en m’en offrant à plusieurs reprises jusqu’à cinquante mille pièces d’or, que je refusai. « Je ne puis, dit-elle, en offrir davantage sans le consentement de mon mari. Il reviendra ce soir ; la grâce que je vous demande, c’est d’avoir la patience qu’il vous ait parlé et qu’il ait vu ce diamant. » Ce que je lui promis. Le soir, quand le juif fut revenu chez lui, il apprit de sa femme qu’elle n’avait rien avancé avec la mienne ni avec moi, l’offre qu’elle m’avait faite de cinquante mille pièces d’or et la grâce qu’elle m’avait demandée. Le juif observa le temps que je quittai mon ouvrage et que je voulus rentrer chez moi. « Voisin Hassan, dit-il en m’abordant, je vous prie de me montrer le diamant que votre femme a montré à la mienne. » Je le fis entrer et je le lui montrai. Comme faisait fort sombre et que la lampe n’était pas encore allumée, il connut d’abord, par la lumière que le diamant rendait et par son grand éclat au milieu de ma main, qui en était éclairée, que sa femme lui avait fait un rapport fidèle. Il le prit ; et, après l’avoir examiné longtemps et en ne cessant de l’admirer : « Eh bien, voisin, dit-il, ma femme, à ce qu’elle m’a dit, vous en a offert cinquante mille pièces d’or ; afin que vous soyez content, je vous en offre vingt mille de plus. « Voisin, repris-je, votre femme a pu vous dire que je l’ai mis à cent mille : ou vous me les donnerez, ou le diamant me demeurera ; il n’y a pas de milieu. » Il marchanda longtemps, dans l’espérance que je le lui donnerais à quelque chose de moins ; mais il ne put rien obtenir, et la crainte qu’il eut que je ne le fisse voir à d’autres joailliers, comme je l’eusse fait, fit qu’il ne me quitta pas sans conclure le marché au prix que je demandais. Il me dit qu’il n’avait pas les cent mille pièces d’or chez lui ; mais que, le lendemain, il me consignerait toute la somme avant qu’il fût la même heure ; et il m’en apporta, le même jour, deux sacs, chacun de mille, pour que le marché fût conclu. Le lendemain, je ne sais si le juif emprunta de ses amis ou s’il fit société avec d’autres joailliers ; quoi qu’il en soit, il me fit la somme de cent mille pièces d’or, qu’il m’apporta dans le temps qu’il m’en avait donné parole ; et je lui mis le diamant entre les mains. La vente du diamant ainsi terminée, et riche infiniment au-dessus de mes espérances, je remerciai Dieu de sa bonté et de sa libéralité ; et je fusse allé me jeter aux pieds de Saad, pour lui témoigner ma reconnaissance, si j’eusse su où il demeurait. J’en eusse usé de même à l’égard de Saadi, à qui j’avais la première obligation de mon bonheur, quoiqu’il n’eût pas réussi dans la bonne intention qu’il avait pour moi. Je songeai ensuite au bon usage que je devais faire d’une somme aussi considérable. Ma femme, l’esprit déjà rempli de la vanité ordinaire à son sexe, me proposa d’abord de riches habillements pour elle et pour ses enfants, d’acheter une maison et de la meubler richement. « Ma femme, lui dis-je, ce n’est point par ces sortes de dépenses que nous devons commencer. Remettez-vous-en à moi : ce que vous demandez viendra avec le temps. Quoique l’argent ne soit fait que pour le dépenser, il faut néanmoins y procéder de manière qu’il produise un fonds dont on puisse tirer sans qu’il tarisse. C’est à quoi je pense, et, dès demain, je commencerai à établir ce fonds. » Le jour suivant, j’employai la journée à aller chez une bonne partie des gens de mon métier, qui n’étaient pas plus à leur aise que je ne l’avais été jusqu’alors ; et, en leur donnant de l’argent d’avance, je les engageai à travailler pour moi à différentes sortes d’ouvrages de corderie, chacun selon son habileté et son pouvoir, avec promesse de ne pas les faire attendre et d’être exact à les bien payer de leur travail, à mesure qu’ils m’apporteraient de leurs ouvrages. Le jour d’après, j’achevai d’engager de même les autres cordiers de ce rang à travailler pour moi ; et, depuis ce temps-là, tout ce qu’il y en a dans Bagdad continuent ce travail, très contents de mon exactitude à leur tenir la parole que je leur ai donnée. Comme ce grand nombre d’ouvriers devait produire des ouvrages à proportion, je louai des magasins en différents endroits ; et, dans chacun, j’établis un commis, tant pour les recevoir que pour la vente en gros et en détail ; et, bientôt, par cette économie, je me fis un gain et un revenu considérables. Ensuite, pour réunir en un seul endroit tant de magasins dispersés, j’achetai une grande maison, qui occupait un grand terrain, mais qui tombait en ruine. Je la fis mettre à bas ; et, à la place, je fis bâtir celle que Votre Majesté vit hier. Mais, quelque apparence qu’elle ait, elle n’est composée que de magasins, qui me sont nécessaires, et de logements qu’autant que j’en ai besoin pour moi et pour ma famille. Il y avait déjà quelque temps que j’avais abandonné mon ancienne et petite maison pour venir m’établir dans cette nouvelle, quand Saadi et Saad, qui n’avaient plus pensé à moi jusqu’alors, s’en souvinrent. Ils convinrent d’un jour de promenade ; et, en passant par la rue où ils m’avaient vu, ils furent dans un grand étonnement de ne m’y pas voir occupé à mon petit train de corderie, comme ils m’y avaient vu. Ils demandèrent ce que j’étais devenu, si j’étais mort ou vivant. Leur étonnement augmenta quand ils eurent appris que celui qu’ils demandaient était devenu un gros marchand et qu’on ne l’appelait plus simplement Hassan, mais Cogia Hassan Alhabbal, c’est-à-dire le marchand Hassan le cordier, et qu’il s’était fait bâtir, dans une rue qu’on leur nomma, une maison qui avait l’apparence d’un palais. Les deux amis vinrent me chercher dans cette rue ; et, dans le chemin, comme Saadi ne pouvait s’imaginer que le morceau de plomb que Saad m’avait donné fût la cause d’une si haute fortune : « J’ai une joie parfaite, dit-il à Saad, d’avoir fait la fortune de Hassan Alhabbal ; mais je ne puis approuver qu’il m’ait fait deux mensonges pour me tirer quatre cents pièces d’or, au lieu de deux cents : car, attribuer sa fortune au morceau de plomb que vous lui donnâtes, c’est ce que je ne puis ; et personne, non plus que moi, ne la lui attribuerait. — C’est votre pensée, reprit Saad ; mais ce n’est pas la mienne, et je ne vois pas pourquoi vous voulez faire à Cogia Hassan l’injustice de le prendre pour un menteur. Vous me permettrez de croire qu’il nous a dit la vérité, qu’il n’a pensé à rien moins qu’à nous la déguiser, et que c’est le morceau de plomb que je lui donnai qui est la cause unique de son bonheur. C’est de quoi Cogia Hassan va bientôt nous éclaircir, vous et moi. » Ces deux amis arrivèrent dans la rue où est ma maison en tenant de semblables discours. Ils demandèrent où elle était, on la leur montra ; et, à en considérer la façade, ils eurent de a peine à croire que ce fût elle. Ils frappèrent à la porte, et mon portier ouvrit. Saadi, qui craignait de commettre une incivilité s’il prenait la maison de quelque seigneur de marque pour celle qu’il cherchait, dit au portier : « On nous a enseigné cette maison pour celle de Cogia Hassan Alhabbal ; dites-nous si nous ne nous trompons pas. — Non, seigneur, vous ne vous trompez pas, répondit le portier en ouvrant la porte plus grande ; c’est elle-même. Entrez ; il est dans la salle, et vous trouverez parmi les esclaves quelqu’un qui vous annoncera. » Les deux amis me furent annoncés, et je les reconnus. Dès que je les vis paraître, je me levai de ma place, je courus à eux et voulus leur prendre le bord de la robe pour la baiser. Ils m’en empêchèrent, et il fallut que je souffrisse, malgré moi, qu’ils m’embrassassent. Je les invitai à monter sur un grand sofa, en leur en montrant un plus petit, à quatre personnes, qui avançait sur mon jardin. Je les priai de prendre place, et ils voulaient que je me misse à la place d’honneur. « Seigneurs, leur dis-je, je n’ai pas oublié que je suis le pauvre Hassan Alhabbal ; et, quand je serais tout autre que je ne suis et que je ne vous aurais pas les obligations que je vous ai, je sais ce qui vous est dû : je vous supplie de ne me pas couvrir plus longtemps de confusion. » Ils prirent la place qui leur était due, et je pris la mienne vis-à-vis d’eux. Alors Saadi, en prenant la parole et en me l’adressant : « Cogia Hassan, dit-il, je ne puis exprimer combien j’ai de joie de vous voir à peu près dans l’état que je souhaitais, quand je vous fis présent, sans vous en faire un reproche, des deux cents pièces d’or, tant la première que la seconde fois ; et je suis persuadé que les quatre cents pièces ont fait en vous le changement merveilleux de votre fortune, que. je vois avec plaisir. Une seule chose me fait de la peine, qui est que je ne comprends pas quelle raison vous pouvez avoir eue de me déguiser la vérité deux fois, en alléguant des pertes arrivées par des contre-temps qui m’ont paru et qui me paraissent encore incroyables. Ne serait-ce pas que, quand nous vous vîmes la dernière fois, vous aviez encore si peu avancé vos petites affaires, tant avec les deux cents premières qu’avec les deux cents dernières pièces d’or, que vous eûtes honte d’en faire un aveu ? Je veux le croire ainsi par avance, et je m’attends que vous allez me confirmer dans mon opinion. » Saad entendit ce discours de Saadi avec grande impatience, pour ne pas dire indignation ; et il le témoigna les yeux baissés, en branlant la tête. Il le laissa parler néanmoins jusqu’à la fin, sans ouvrir la bouche. Quand il eut achevé : « Saadi, reprit-il, pardonnez si, avant que Cogia vous réponde, je le préviens pour vous dire que j’admire votre prévention contre sa sincérité et que vous persistiez à ne vouloir pas ajouter foi aux assurances qu’il vous en a données ci-devant. Je vous ai déjà dit, et je vous le répète, que je l’ai cru d’abord, sur le simple récit des deux accidents qui lui sont arrivés ; et quoi que vous en puissiez dire, je suis persuadé qu’ils sont véritables. Mais laissons-le parler ; nous allons savoir par lui-même qui de nous deux lui rend justice. » Après le discours de ces deux amis, je pris la parole, et, en la leur adressant également : « Seigneurs, leur dis-je, je me condamnerais à un silence perpétuel sur l’éclaircissement que vous me demandez, si je n’étais certain que la dispute que vous avez à mon occasion n’est pas capable de rompre le nœud d’amitié qui unit vos cœurs. Je vais donc m’expliquer, puisque vous l’exigez de moi ; mais auparavant, je vous proteste que c’est avec la même sincérité que je vous ai exposé ci-devant ce qui m’était arrivé. » Alors je leur racontai la chose de point en point, comme Votre Majesté l’a entendue, sans oublier la moindre circonstance. Mes protestations ne firent pas assez d’impression sur l’esprit de Saadi pour le guérir de sa prévention. Quand j’eus cessé de parler : « Cogia Hassan, reprit-il, l’aventure du poisson et du diamant trouvé dans son ventre à point nommé me paraît aussi peu croyable que l’enlèvement de votre turban par un milan et que le vase de son échangé pour de la terre à décrasser. Quoi qu’il en puisse être, je n’en suis pas moins convaincu que vous êtes non plus pauvre, mais riche, comme mon intention était que vous le devinssiez par mon moyen, et je m’en réjouis très sincèrement. » Comme il était tard, il se leva pour prendre congé, et Saad en même temps que lui. Je me levai de même, et, en les arrêtant : « Seigneurs, leur dis-je, trouvez bon que je vous demande une grâce et que je vous supplie de ne me la pas refuser : c’est de souffrir que j’aie l’honneur de vous donner un souper frugal et ensuite à chacun un lit, pour vous mener demain, par eau, à une petite maison de campagne que j’ai achetée pour y aller prendre l’air de temps en temps, d’où je vous ramènerai par terre le même jour, chacun sur un cheval de mon écurie. — Si Saad n’a pas d’affaire qui l’appelle ailleurs, j’y consens de bon cœur, dit Saadi. — Je n’en ai point, reprit Saad, dès qu’il s’agit de jouir de votre compagnie. Il faut donc, continua-t-il, envoyer chez vous et chez moi, avertir qu’on ne nous attende pas. » Je leur fis venir un esclave ; et, pendant qu’ils le chargèrent de cette commission, je pris le temps de donner ordre pour le souper. En attendant l’heure du souper, je fis voir ma maison et tout ce qui la compose à mes bienfaiteurs, qui la trouvèrent bien entendue par rapport à mon état. Je les appelai mes bienfaiteurs l’un et l’autre sans distinction, parce que, sans Saadi, Saad ne m’eût pas donné le morceau de plomb, et que, sans Saad, Saadi ne se fût pas adressé à moi pour me donner les quatre cents pièces d’or à quoi je rapporte la source de mon bonheur. Je les ramenai dans la salle, où ils me firent plusieurs questions sur le détail de mon négoce, et je leur répondis de manière qu’ils parurent contents de ma conduite. On vint enfin m’avertir que le souper était servi. Comme la table était mise dans une autre salle, je les y fis passer. Ils se récrièrent sur l’illumination dont elle était éclairée, sur la propreté du lieu, sur le buffet et sur les mets, qu’ils trouvèrent à leur goût. Je les régalai aussi d’un concert de voix et d’instruments pendant le repas et, quand on eut desservi, d’une troupe de danseurs et danseuses, et d’autres divertissements, en tâchant de leur faire connaître, autant qu’il m’était possible, combien j’étais pénétré de reconnaissance à leur égard. Le lendemain, comme j’avais fait convenir Saadi et Saad de partir de grand matin, afin de jouir de la fraîcheur, nous nous rendîmes sur le bord de la rivière avant que le soleil fût levé. Nous nous embarquâmes sur un bateau très propre et garni de tapis, qu’on nous tenait prêt ; et, à la faveur de six bons rameurs et du courant de l’eau, environ en une heure et demie de navigation, nous abordâmes à ma maison de campagne. En mettant pied à terre, les deux amis s’arrêtèrent, moins pour en considérer la beauté par le dehors que pour en admirer la situation avantageuse, pour les belles vues, ni trop bornées, ni trop étendues, qui la rendaient agréable de tous les côtés. Je les menai dans les appartements, je leur en fis remarquer les accompagnements, les dépendances et les commodités, qui la leur firent trouver toute riante et très charmante. Nous entrâmes ensuite dans le jardin, où ce qui leur plut davantage fut une forêt d’orangers et de citronniers de toute sorte d’espèces, chargés de fruits et de fleurs, dont l’air était embaumé, plantés par allées, à distance égale, et arrosés par une rigole perpétuelle, d’arbre en arbre, d’une eau vive détournée de la rivière. L’ombrage, la fraîcheur dans la plus grande ardeur du soleil, le doux murmure de l’eau, le ramage harmonieux d’une infinité d’oiseaux et plusieurs autres agréments les frappèrent de manière qu’ils s’arrêtaient presque à chaque pas, tantôt pour me témoigner l’obligation qu’ils m’avaient de les avoir amenés dans un lieu si délicieux, tantôt pour me féliciter de l’acquisition que j’avais faite et pour me faire d’autres compliments obligeants. Je les menai jusqu’au bout de cette forêt, qui est fort longue et fort large, où je leur fis remarquer un bois de grands arbres qui termine mon jardin. Je les menai jusqu’à un cabinet ouvert de tous les côtés, mais ombragé par un bouquet de palmiers qui n’empêchaient pas qu’on n’y eût la vue libre, et je les invitai à y entrer et à s’y reposer sur un sofa garni de tapis et de coussins. Deux de mes fils, que nous avions trouvés dans la maison et que j’y avais envoyés depuis quelque temps avec leur précepteur, pour y prendre l’air, nous avaient quittés pour entrer dans le bois ; et, comme ils cherchaient des nids d’oiseaux, ils en aperçurent un entre les branches d’un grand arbre. Ils tentèrent d’abord d’y monter, mais, comme ils n’avaient ni la force ni l’adresse pour l’entreprendre, ils le montrèrent à un esclave que je leur avais donné, qui ne les abandonnait pas, et ils lui dirent de leur dénicher les oiseaux. L’esclave monta sur l’arbre, et, quand il fut arrivé jusqu’au nid, il fut fort étonné de voir qu’il était pratiqué dans un turban. Il enlève le nid tel qu’il est, descend de l’arbre et fait remarquer le turban à mes enfants ; mais, comme il ne douta pas que ce ne fût une chose que je serais bien aise de voir, il le leur témoigna et il le donna à l’aîné pour me l’apporter. Je les vis venir de loin, avec la joie ordinaire aux enfants qui ont trouvé un nid ; et, en me le présentant : « Mon père, me dit l’aîné, voyez-vous ce nid dans un turban ? » Saadi et Saad ne furent pas moins surpris que moi de la nouveauté ; mais je le fus bien plus qu’eux en reconnaissant que le turban était celui que le milan m’avait enlevé. Dans mon étonnement, après l’avoir bien examiné et tourné de tous côtés, je demandai aux deux amis : « Seigneurs, avez-vous la mémoire assez bonne pour vous souvenir que c’est là le turban que je portais le jour que vous me fîtes l’honneur de m’aborder la première fois ? — Je ne pense pas, répondit Saad, que Saadi y ait fait attention, non plus que moi ; mais ni lui ni moi nous ne pourrons en douter, si les cent quatre-vingt-dix pièces d’or s’y trouvent. — Seigneur, repris-je, ne doutez pas que ce ne soit le même turban : outre que je le reconnais fort bien, je m’aperçois aussi à la pesanteur que ce n’en est pas un autre, et vous vous en apercevrez vous-même, si vous prenez la peine de le manier. » Je le lui présentai après en avoir ôté les oiseaux, que je donnai à mes enfants ; il le prit entre ses mains et le présenta à Saadi, pour juger du poids qu’il pouvait avoir. « Je veux croire que c’est votre turban, me dit Saadi ; j’en serai néanmoins mieux convaincu quand je verrai les cent quatre-vingt-dix pièces d’or en espèces. — Au moins, seigneurs, ajoutai-je quand j’eus repris le turban, observez bien, je vous en supplie, avant que j’y touche, que ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il s’est trouvé sur l’arbre ; et que l’état où vous le voyez et le nid qui y est si proprement accommodé, sans que main d’homme y ait touché, sont des marques certaines qu’il s’y trouvait depuis le jour que le milan me l’a emporté et qu’il l’a laissé tomber ou posé sur cet arbre dont les branches ont empêché qu’il ne fût tombé jusqu’à terre. Et ne trouvez pas mauvais que je vous fasse faire cette remarque : j’ai un trop grand intérêt de vous ôter tout soupçon de fraude de ma part. » Saad me seconda dans mon dessein. « Saadi, reprit-il, cela vous regarde, et non pas moi qui suis bien persuadé que Cogia Hassan ne nous en impose pas. » Pendant que Saad parlait, j’ôtai la toile qui environnait en plusieurs tours le bonnet qui faisait partie du turban, et j’en tirai la bourse, que Saadi reconnut pour la même qu’il m’avait donnée. Je la vidai sur le tapis devant eux et je leur dis : « Seigneurs, voilà les pièces d’or ; comptez-les vous-mêmes, et voyez si le compte n’y est pas. » Saadi les arrangea par dizaines, jusqu’au nombre de cent quatre-vingt-dix ; et alors Saadi, qui ne pouvait pas nier une vérité si manifeste, prit la parole ; et, en me l’adressant : « Cogia Hassan, dit-il, je conviens que ces cent quatre-vingt-dix pièces d’or n’ont pu servir à vous enrichir ; mais les cent quatre-vingt-dix autres, que vous avez cachées dans un vase de son, comme vous voulez me le faire accroire, ont pu y contribuer. — Seigneur, repris-je, je vous ai dit la vérité aussi bien à l’égard de cette dernière somme qu’à l’égard de la première. Vous ne voudriez pas que je me rétractasse pour dire un mensonge. — Cogia Hassan, me dit Saad, laissez Saadi dans son opinion. Je consens de bon cœur qu’il croie que vous lui êtes redevable de la moitié de votre bonne fortune, par le moyen de la dernière somme, pourvu qu’il tombe d’accord que j’y ai contribué de l’autre moitié, par le moyen du morceau de plomb que je vous ai donné, et qu’il ne révoque pas en doute le précieux diamant trouvé dans le ventre du poisson. — Saad, reprit Saadi, je veux ce que vous voulez, pourvu que vous me laissiez la liberté de croire qu’on n’amasse de l’argent qu’avec de l’argent. — Quoi ! repartit Saad, si le hasard voulait que je trouvasse un diamant de cinquante mille pièces d’or, et qu’on m’en donnât la somme, aurais-je acquis cette somme avec de l’argent ? » La contestation en demeura là. Nous nous levâmes et, rentrant dans la maison, comme le dîner était servi, nous nous mîmes à table. Après le dîner, je laissai à mes hôtes la liberté de passer la grande chaleur du jour à se tranquilliser, pendant que j’allai donner des ordres à mon concierge et à mon jardinier. Je les rejoignis, et nous nous entretînmes de choses indifférentes, jusqu’à ce que la plus grande chaleur fût passée, que nous retournâmes au jardin, où nous restâmes à la fraîcheur presque jusqu’au coucher du soleil. Alors les deux amis et moi nous montâmes à cheval, et, suivis d’un esclave, nous arrivâmes à Bagdad, environ à deux heures de nuit, avec beau clair de lune. Je ne sais par quelle négligence de mes gens il était arrivé qu’il manquait d’orge chez moi pour les chevaux. Les magasins étaient fermés ; et ils étaient trop éloignés pour en aller faire provision si tard. En cherchant dans le voisinage, un de mes esclaves trouva un vase de son dans une boutique ; il acheta le son et l’apporta avec le vase, à la charge de rapporter et de rendre le vase le lendemain. L’esclave vida le son dans l’auge ; et, en l’étendant, afin que les chevaux en eussent chacun leur part, il sentit sous sa main un linge lié qui était pesant. Il m’apporta le linge, sans y toucher et dans l’état où il l’avait trouvé, et il me le présenta, en me disant que c’était peut-être le linge dont il m’avait entendu parler souvent, en racontant mon histoire à mes amis. Plein de joie, je dis à mes bienfaiteurs : « Seigneurs, Dieu ne veut pas que vous vous sépariez d’avec moi, que vous ne soyez pleinement convaincus de la vérité dont je n’ai cessé de vous assurer. Voici, continuai-je en m’adressant à Saadi, les autres cent quatre-vingt-dix pièces d’or que j’ai reçues de votre main : je le connais au linge que vous voyez. » Je déliai le linge et je comptai la somme devant eux. Je me fis aussi apporter le vase, je le reconnus, et je l’envoyai à ma femme pour lui demander si elle le connaissait, avec ordre de lui rien dire de ce qui venait d’arriver. Elle le connut d’abord et elle m’envoya dire que c’était le même vase qu’elle avait changé plein de son pour de la terre à décrasser. Saadi se rendit de bonne foi ; et, revenu de son incrédulité, il dit à Saad : « Je vous cède, et je reconnais avec vous que l’argent n’est pas toujours un moyen sûr pour en amasser d’autre et pour devenir riche. » Quand Saadi eut achevé : « Seigneur, lui dis-je, je n’oserais vous proposer de reprendre les trois cent quatre-vingts pièces qu’il a plu à Dieu de faire reparaître aujourd’hui pour vous détromper de l’opinion de ma mauvaise foi. Je suis persuadé que vous ne m’en avez pas fait présent dans l’intention que je vous les rendisse. De mon côté, je ne prétends pas en profiter, aussi content que je le suis de ce qu’il m’a envoyé d’ailleurs ; mais j’espère que vous approuverez que je les distribue demain aux pauvres, afin que Dieu nous en donne la récompense, à vous et à moi. » Les deux amis couchèrent encore chez moi cette nuit-là ; et, le lendemain, après m’avoir embrassé, ils retournèrent chacun chez soi, très contents de la réception que je leur avais faite et d’avoir connu que je n’abusais pas du bonheur dont je leur étais redevable après Dieu. Je n’ai pas manqué d’aller les remercier chez eux, chacun en particulier, et, depuis ce temps-là, je tiens à grand honneur la permission qu’ils m’ont donnée de cultiver leur amitié et de continuer de les voir. » Le calife Haroun-al-Raschid donnait à Cogia Hassan une attention si grande qu’il ne s’aperçut de la fin de son histoire que par son silence. Il lui dit : « Cogia Hassan, il y avait longtemps que je n’avais rien entendu qui m’ait fait un si grand plaisir que les voies toutes merveilleuses par lesquelles il a plu à Dieu de te rendre heureux dans ce monde. C’est à toi de continuer à lui rendre grâces, par le bon usage que tu fais de ses bienfaits. Je suis bien aise que tu saches que le diamant qui a fait ta fortune est dans mon trésor ; et, de mon côté, je suis ravi d’apprendre par quel moyen il y est entré. Mais parce qu’il se peut faire qu’il reste encore quelque doute dans l’esprit de Saadi sur la singularité de ce diamant, que je regarde comme la chose la plus précieuse et la plus digne d’être admirée de tout ce que je possède, je veux que tu l’amènes avec Saad, afin que le garde de mon trésor le lui montre ; et, pour peu qu’il soit encore incrédule, qu’il reconnaisse que l’argent n’est pas toujours un moyen certain à un homme pauvre pour acquérir de grandes richesses en peu de temps et sans beaucoup de peines. Je veux aussi que tu racontes ton histoire au garde de mon trésor, afin qu’il la fasse mettre par écrit et qu’elle soit conservée avec le diamant. » En achevant ces paroles, comme le calife eut témoigné par une inclination de tête à Cogia Hassan, à Sidi Nouman et à Baba-Abdalla qu’il était content d’eux, ils prirent congé en se prosternant devant son trône ; après quoi ils se retirèrent. Histoire d’Ali Baba et de quarante voleurs exterminés par une esclave Retour à la Table des Matières Dans une ville de Perse, aux confins des États de Votre Majesté, dit Schéhérazade à Schariar, il y avait deux frères, dont l’un se nommait Cassim et l’autre Ali Baba. Comme leur père ne leur avait laissé que peu de biens et qu’il les avait partagés également, il semble que leur fortune devait être égale : le hasard néanmoins en disposa autrement. Cassim épousa une femme qui, peu de temps après leur mariage, devint héritière d’une boutique bien garnie, d’un magasin rempli de bonnes marchandises, et de biens en fonds de terre, qui le mirent tout à coup à son aise, et le rendirent un des marchands les plus riches de la ville. Ali Baba, au contraire, qui avait épousé une femme aussi pauvre que lui, était logé fort pauvrement, et il n’avait d’autre industrie, pour gagner sa vie et de quoi s’entretenir, lui et ses enfants, que d’aller couper du bois dans une forêt voisine et de venir le vendre à la ville, chargé sur trois ânes qui faisaient toute sa possession. Ali Baba était, un jour, dans la forêt, et il achevait d’avoir coupé à peu près assez de bois pour faire la charge de ses ânes, lorsqu’il aperçut une grosse poussière qui s’élevait en l’air et qui avançait droit du côté où il était. Il regarde attentivement et il distingue une troupe nombreuse de gens à cheval qui venaient d’un bon train. Quoiqu’on ne parlât pas de voleurs dans le pays, Ali Baba néanmoins eut la pensée que ces cavaliers pouvaient en être. Sans considérer ce que deviendraient ses ânes, il songea à sauver sa personne. Il monta sur un gros arbre, dont les branches, à peu de hauteur, se séparaient en rond, si près les unes des autres qu’elles n’étaient séparées que par un très petit espace. Il se posta au milieu, avec d’autant plus d’assurance qu’il pouvait voir sans être vu ; et l’arbre s’élevait au pied d’un rocher isolé de tous les côtés, beaucoup plus haut que l’arbre, et escarpé de manière qu’on ne pouvait monter au haut par aucun endroit. Les cavaliers, grands, puissants, tous bien montés et bien armés, arrivèrent près du rocher, où ils mirent pied à terre ; et Ali Baba, qui en compta quarante, à leur mine et à leur équipement, ne douta pas qu’ils ne fussent des voleurs. Il ne se trompait pas : en effet, c’étaient des voleurs, qui, sans faire aucun tort aux environs, allaient exercer leurs brigandages bien loin et avaient là leur rendez-vous ; et ce qu’il les vit faire le confirma dans cette opinion. Chaque cavalier débrida son cheval, l’attacha, lui passa au cou un sac plein d’orge, qu’il avait apporté sur la croupe, et ils se chargèrent chacun de sa valise ; et la plupart des valises parurent si pesantes à Ali Baba, qu’il jugea qu’elles étaient pleines d’or et d’argent monnayé. Le plus apparent, qu’Al Baba prit pour le capitaine des voleurs, chargé de sa valise comme les autres, s’approcha du rocher, fort près du gros arbre où il s’était réfugié ; et, après qu’il se fut fait chemin au travers de quelques arbrisseaux, il prononça ces paroles si distinctement : « Sésame, ouvre-toi, » qu’Ali Baba les entendit. Dès que le capitaine des voleurs les eut prononcées, une porte s’ouvrit ; et, après qu’il eut fait passer tous ses gens devant lui et qu’ils furent tous entrés, il entra aussi, et la porte se ferma. Les voleurs demeurèrent longtemps dans le rocher ; et Ali Baba, qui craignait que quelqu’un d’eux ou que tous ensemble ne sortissent s’il quittait son poste pour se sauver, fut contraint de rester sur l’arbre et d’attendre avec patience. Il fut tenté néanmoins de descendre pour se saisir de deux chevaux, en monter un et mener l’autre par la bride, et de gagner la ville en chassant ses trois ânes devant lui ; mais l’incertitude de l’événement fit qu’il prit le parti le plus sûr. La porte se rouvrit enfin ; les quarante voleurs sortirent ; et, au lieu que le capitaine était entré le dernier, il sortit le premier ; et, après les avoir vus défiler devant lui, Ali Baba entendit qu’il fit refermer la porte, en prononçant ces paroles : « Sésame, referme-toi. » Chacun retourna à son cheval, le rebrida, rattacha sa valise et remonta dessus. Quand ce capitaine enfin vit qu’ils étaient tout prêts à partir, il se mit à la tête et il reprit avec eux le chemin par où ils étaient venus. Ali Baba ne descendit pas de l’arbre d’abord ; il dit en lui-même : « Ils peuvent avoir oublié quelque chose qui les oblige de revenir, et je me trouverais attrapé si cela arrivait. » Il les conduisit de l’œil jusqu’à ce qu’il les eut perdus de vue, et il ne descendit que longtemps après, pour plus grande sûreté. Comme il avait retenu les paroles par lesquelles le capitaine des voleurs avait fait ouvrir et refermer la porte, il eut la curiosité d’éprouver si, prononcées par lui, elles feraient le même effet. Il passa au travers des arbrisseaux et il aperçut la porte qu’ils cachaient. Il se présenta devant et dit : « Sésame, ouvre-toi ; » et dans l’instant la porte s’ouvrit toute grande. Ali Baba s’était attendu à voir un lieu de ténèbres et d’obscurité ; mais il fut surpris d’en voir un bien éclairé, vaste et spacieux, creusé de main d’homme, en voûte fort élevée, qui recevait la lumière du haut du rocher, par une ouverture pratiquée de même. Il vit de grandes provisions de bouche, des ballots de riches marchandises en piles, des étoffes de soie et de brocart, des tapis de grand prix, et surtout de l’or et de l’argent monnayé par tas et dans des sacs ou grandes bourses de cuir les unes sur les autres ; et, à voir toutes ces choses, il lui parut qu’il y avait non pas de longues années, mais des siècles que cette grotte servait de retraite à des voleurs qui avaient succédé les uns aux autres. Ali Baba ne balança pas sur le parti qu’il devait prendre : il entra dans la grotte, et, dès qu’il y fut entré, la porte se referma ; mais cela ne l’inquiéta pas : il savait le secret de la faire ouvrir. Il ne s’attacha pas à l’argent, mais à l’or monnayé et particulièrement à celui qui était dans les sacs. Il en enleva, à plusieurs fois, autant qu’il pouvait en porter et en quantité suffisante pour faire la charge de ses trois ânes. Il rassembla ses ânes qui étaient dispersés ; et, quand il les eut fait approcher du rocher, il les chargea des sacs ; et pour les cacher, il accommoda du bois par-dessus, de manière qu’on ne pouvait les apercevoir. Quand il eut achevé, il se présenta devant la porte ; et il n’eut pas prononcé ces paroles : « Sésame, referme-toi », qu’elle se referma ; car elle s’était fermée d’elle-même chaque fois qu’il y était entré, et était demeurée ouverte chaque fois qu’il en était sorti. Cela fait, Ali Baba reprit le chemin de la ville : et, en arrivant chez lui, il fit entrer ses ânes dans une petite cour et referma la porte avec grand soin. Il mit bas le peu de bois qui couvrait les sacs et il porta dans sa maison les sacs, qu’il posa et arrangea devant sa femme, qui était assise sur un sofa. Sa femme mania les sacs ; et comme elle se fut aperçue qu’ils étaient pleins d’argent, elle soupçonna son mari de les avoir volés ; de sorte que, quand il eut achevé de les apporter tous, elle ne put s’empêcher de lui dire : « Ali Baba, seriez-vous assez malheureux pour... ? » Ali Baba l’interrompit. « Bah ! ma femme, dit-il, ne vous alarmez pas ; je ne suis pas voleur, à moins que ce ne soit l’être que de prendre sur les voleurs. Vous cesserez d’avoir cette mauvaise opinion de moi quand je vous aurai raconté ma bonne fortune. » Il vida les sacs, qui firent un gros tas d’or dont sa femme fut éblouie ; et, quand il eut fait, il lui fit le récit de son aventure, depuis le commencement jusqu’à la fin ; et, en achevant il lui recommanda sur toutes choses de garder le secret. La femme, revenue et guérie de son épouvante, se réjouit avec son mari du bonheur qui leur était arrivé, et elle voulut compter, pièce par pièce, tout l’or qui était devant elle. « Ma femme, lui dit Ali Baba, vous n’êtes pas sage : que prétendez-vous faire ? Quand auriez-vous achevé de compter ? Je vais creuser une fosse et l’enfouir dedans ; nous n’avons pas de temps à perdre. — Il est bon, reprit la femme, que nous sachions au moins à peu près la quantité qu’il y en a. Je vais chercher une petite mesure dans le voisinage, et je le mesurerai pendant que vous creuserez la fosse. — Ma femme, reprit Ali Baba, ce que vous voulez faire n’est bon à rien ; vous vous en abstiendriez si vous vouliez me croire. Faites néanmoins ce qu’il vous plaira ; mais souvenez-vous de garder le secret. » Pour se satisfaire, la femme d’Ali Baba sort, et elle va chez Cassim, son beau-frère, qui ne demeurait pas loin. Cassim n’était pas chez lui, et, à son défaut, elle s’adresse à sa femme, qu’elle prie de lui prêter une mesure pour quelques moments. La belle-sœur lui demanda si elle la voulait grande ou petite, et la femme d’Ali Baba lui en demanda une petite. « Très volontiers, dit la belle-sœur ; attendez un moment je vais vous l’apporter. » La belle-sœur va chercher la mesure, elle la trouve : mais, comme elle connaissait la pauvreté d’Ali Baba, curieuse de savoir quelle sorte de grain sa femme voulait mesurer, elle s’avisa d’appliquer adroitement du suif au-dessous de la mesure, et elle en appliqua. Elle revint et, en la présentant à la femme d’Ali Baba, elle s’excusa de l’avoir fait attendre sur ce qu’elle avait eu de la peine à la trouver. La femme d’Ali Baba revint chez elle ; elle posa la mesure sur le tas d’or, l’emplit et la vida un peu plus loin sur le sofa, jusqu’à ce qu’elle eut achevé, et elle fut contente du bon nombre de mesures qu’elle en trouva, dont elle fit part à son mari, qui venait d’achever de creuser la fosse. Pendant qu’Ali Baba enfouit l’or, sa femme, pour marquer son exactitude et sa diligence à sa belle-sœur, lui reporte sa mesure ; mais sans prendre garde qu’une pièce d’or était attachée au-dessous. « Belle-sœur,dit-elle en la rendant, vous voyez que je n’ai pas gardé longtemps votre mesure ; je vous en suis bien obligée, je vous la rends. » La femme d’Ali Baba n’eut pas tourné le dos, que la femme de Cassim regarda la mesure par le dessous ; et elle fut dans un étonnement inexprimable d’y voir une pièce d’or attachée. L’envie s’empara de son cœur dans le moment. « Quoi dit-elle, Ali Baba a de l’or par mesure ! et où le misérable a-t-il pris cet or ? » Cassim, son mari, n’était pas à la maison, comme nous l’avons dit ; il était à sa boutique, d’où il ne devait revenir que le soir. Tout le temps qu’il se fit attendre fut un siècle pour elle, dans la grande impatience où elle était de lui apprendre une nouvelle dont il ne devait pas être moins surpris qu’elle. A l’arrivée de Cassim chez lui : « Cassim, lui dit sa femme, vous croyez être riche ; vous vous trompez : Ali Baba l’est infiniment plus que vous, il ne compte pas son or, comme vous : il le mesure. » Cassim demanda l’explication de cette énigme, et elle lui en donna l’éclaircissement, en lui apprenant de quelle adresse elle s’était servie pour faire cette découverte ; et elle lui montra la pièce de monnaie qu’elle avait trouvée attachée au-dessous de la mesure : pièce si ancienne, que le nom du prince qui y était marqué lui était inconnu. Loin d’être sensible au bonheur qui pouvait être arrivé à son frère pour se tirer de la misère, Cassim en conçut une jalousie mortelle. Il en passa presque la nuit sans dormir. Le lendemain, il alla chez lui que le soleil n’était pas levé. Il ne le traita pas de frère ; il avait oublié ce nom depuis qu’il avait épousé la riche veuve. « Ali Baba, dit-il en l’abordant, vous êtes bien réservé dans vos affaires ; vous faites le pauvre, le misérable, le gueux ; et vous mesurez l’or ! — Mon frère, reprit Ali Baba, je ne sais de quoi vous voulez me parler. Expliquez-vous. — Ne faites pas l’ignorant », repartit Cassim. Et, en lui montrant la pièce d’or que sa femme lui avait mise entre les mains : « Combien avez-vous de pièces, ajouta-t-il, semblables à celle-ci, que ma femme a trouvée attachée au-dessous de la mesure que la vôtre vint lui emprunter hier ? » A ce discours, Ali Baba connut que Cassim et la femme de Cassim (par un entêtement de sa propre femme) savaient déjà ce qu’il avait un si grand intérêt de tenir caché ; mais la faute était faite : elle ne pouvait se réparer. Sans donner à son frère la moindre marque d’étonnement ni de chagrin, il lui avoua la chose et il lui raconta par quel hasard il avait découvert la retraite des voleurs et en quel endroit ; et il lui offrit, s’il voulait garder le secret, de lui faire part du trésor. « Je le prétends bien ainsi, reprit Cassim d’un air fier ; mais, ajouta-t-il, je veux savoir aussi où est précisément ce trésor, les enseignes, les marques, et comment je pourrais y entrer moi-même, s’il m’en prenait envie ; autrement je vais vous dénoncer à la justice. Si vous le refusez, non seulement vous n’aurez plus à en espérer : vous perdrez même ce que vous avez enlevé, au lieu que j’en aurai ma part pour vous avoir dénoncé. » Ali Baba, plutôt par son bon naturel qu’intimidé par les menaces insolentes d’un frère barbare, l’instruisit pleinement de ce qu’il souhaitait et même des paroles dont il fallait qu’il se servît, tant pour entrer dans la grotte que pour en sortir. Cassim n’en demanda pas davantage à Ali Baba. Il le quitta, résolu de le prévenir ; et, plein d’espérance de s’emparer du trésor lui seul, il part, le lendemain, de grand matin, avant la pointe du jour, avec dix mulets chargés de grands coffres, qu’il se propose de remplir, en se réservant d’en mener un plus grand nombre dans un second voyage, à proportion des charges qu’il trouverait dans la grotte. Il prend le chemin qu’Ali Baba lui avait enseigné ; il arrive près du rocher et il reconnaît les enseignes et l’arbre sur lequel Ali Baba s’était caché. Il cherche la porte, il la trouve : et, pour la faire ouvrir, il prononce les paroles : « Sésame, ouvre-toi. » La porte s’ouvre, il entre, et aussitôt elle se referme. En examinant la grotte, il est dans une grande admiration de voir beaucoup plus de richesses qu’il ne l’avait compris par le récit d’Ali Baba ; et son admiration augmente à mesure qu’il examine chaque chose en particulier. Avare et amateur des richesses comme il était, il eût passé la journée à se repaître les yeux de la vue de tant d’or, s’il n’eût songé qu’il était venu pour l’enlever et pour en charger ses dix mulets. Il en prend un nombre de sacs, autant qu’il en peut porter ; et, en venant à la porte pour la faire ouvrir, l’esprit rempli de toute autre idée que ce qui lui importait davantage, il se trouve qu’il oublie le mot nécessaire, et, au lieu de : Sésame, il dit : « Orge, ouvre-toi », et il est bien étonné de voir que la porte, loin de s’ouvrir, demeure fermée. Il nomme plusieurs autres noms de grains, autres que celui qu’il fallait, et la porte ne s’ouvre pas. Cassim ne s’attendait pas à cet événement. Dans le grand danger où il se voit, la frayeur se saisit de sa personne, et plus il fait d’efforts pour se souvenir du mot de Sésame, plus il embrouille sa mémoire ; et bientôt ce mot est pour lui absolument comme si jamais il n’en avait entendu parler. Il jette par terre les sacs dont il était chargé, il se promène à grands pas dans la grotte, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et toutes les richesses dont il se voit environné ne le touchent plus. Laissons Cassim déplorant son sort ; il ne mérite pas de compassion. Les voleurs revinrent à leur grotte vers le midi ; et, quand ils furent à peu de distance et qu’ils eurent vu les mulets de Cassim autour du rocher, chargés de coffres, inquiets de cette nouveauté, ils avancèrent à toute bride et firent prendre la fuite aux dix mulets, que Cassim avait négligé d’attacher et qui paissaient librement ; de manière qu’ils se dispersèrent deçà et delà dans la forêt, si loin qu’ils les eurent bientôt perdus de vue. Les voleurs ne se donnèrent pas la peine de courir après les mulets : il leur importait davantage de trouver celui à qui ils appartenaient. Pendant que quelques-uns tournent autour du rocher pour le chercher, le capitaine, avec les autres, met pied à terre et va droit à la porte, le sabre à la main, prononce les paroles, et la porte s’ouvre. Cassim, qui entendit le bruit des chevaux du milieu de la grotte, ne douta pas de l’arrivée des voleurs, non plus que de sa perte prochaine. Résolu au moins à faire un effort pour échapper de leurs mains et se sauver, il s’était tenu prêt à se jeter dehors dès que la porte s’ouvrirait. Il ne la vit pas plus tôt ouverte, après avoir entendu prononcer le mot de Sésame, qui était échappé de sa mémoire, qu’il s’élança en sortant si brusquement, qu’il renversa le capitaine par terre. Mais il n’échappa pas aux autres voleurs, qui avaient aussi le sabre à la main et qui lui ôtèrent la vie sur-le-champ. Le premier soin des voleurs, après cette exécution, fut d’entrer dans la grotte ils trouvèrent près de la porte les sacs que Cassim avait commencé d’enlever pour les emporter et en charger ses mulets ; et ils les remirent à leur place, sans s’apercevoir de ceux qu’Ali Baba avait emportés auparavant. En tenant conseil et en délibérant ensemble sur cet événement, ils comprirent bien comment Cassim avait pu sortir de la grotte ; mais qu’il y eût pu entrer, c’est ce qu’ils ne pouvaient s’imaginer. Il leur vint en pensée qu’il pouvait être descendu par le haut de la grotte ; mais l’ouverture par où le jour y venait était si élevée, et le haut du rocher était si inaccessible par dehors, outre que rien ne leur marquait qu’il l’eût fait, qu’ils tombèrent d’accord que cela était hors de leur connaissance. Qu’il fût entré par la porte, c’est ce qu’ils ne pouvaient se persuader, à moins qu’il n’eût eu le secret de la faire ouvrir ; mais ils tenaient pour certain qu’ils étaient les seuls qui l’avaient ; en quoi ils se trompaient, en ignorant qu’ils avaient été épiés par Ali Baba, qui le savait. De quelque manière que la chose fût arrivée, comme il s’agissait que leurs richesses communes fussent en sûreté, ils convinrent de faire quatre quartiers du cadavre de Cassim et de le mettre près de la porte, en dedans de la grotte, deux d’un côté, deux de l’autre, pour épouvanter quiconque aurait la hardiesse de faire une pareille entreprise ; sauf à ne revenir dans la grotte que dans quelque temps, après que la puanteur du cadavre serait exhalée. Cette résolution prise, ils l’exécutèrent ; et, quand ils n’eurent plus rien qui les arrêtât, ils laissèrent le lieu de leur retraite bien fermé, remontèrent à cheval et allèrent battre la campagne sur les routes fréquentées par les caravanes, pour les attaquer et exercer leurs brigandages accoutumés. La femme de Cassim cependant fut dans une grande inquiétude quand elle vit qu’il était nuit close et que son mari n’était pas revenu. Elle alla chez Ali Baba, tout alarmée, et elle dit : « Beau-frère, vous n’ignorez pas, comme je le crois, que Cassim, votre frère, est allé à la forêt, et pour quel sujet. Il n’est pas encore revenu, et voilà la nuit avancée ; je crains que quelque malheur ne lui soit arrivé. » Ali Baba s’était douté de ce voyage de son frère, après le discours qu’il lui avait tenu ; et c’est pour cela qu’il s’était abstenu d’aller à la forêt ce jour-là, afin de ne pas lui donner d’ombrage. Sans lui faire aucun reproche dont elle pût s’offenser, elle ou son mari, s’il eût été vivant, il lui dit qu’elle ne devait pas encore s’alarmer, et que Cassim apparemment avait jugé à propos de ne rentrer dans la ville que bien avant dans la nuit. La femme de Cassim le crut ainsi, d’autant plus facilement qu’elle considéra combien il était important que son mari fit la chose secrètement. Elle retourna chez elle, et elle attendit patiemment jusqu’à minuit. Mais, après cela, ses alarmes redoublèrent, avec une douleur d’autant plus sensible qu’elle ne pouvait la faire éclater ni la soulager par des cris dont elle vit bien que la cause devait être cachée au voisinage. Alors, si sa faute était irréparable, elle se repentit de la folle curiosité qu’elle avait eue, par une envie condamnable, de pénétrer dans les affaires de son beau-frère et de sa belle-sœur. Elle passa la nuit dans les pleurs ; et, dès la pointe du jour, elle courut chez eux et elle leur annonça le sujet qui l’amenait, plutôt par ses larmes que par ses paroles. Ali Baba n’attendit pas que sa belle-sœur le priât de se donner la peine d’aller voir ce que Cassim était devenu. Il partit sur-le-champ avec ses trois ânes, après lui avoir recommandé de modérer son affliction, et il alla à la forêt. En approchant du rocher, après n’avoir vu dans le chemin ni son frère, ni les dix mulets, il fut étonné du sang répandu qu’il aperçut près de la porte, et il en prit un mauvais augure. Il se présenta devant la porte, il prononça les paroles ; elle s’ouvrit, et il fut frappé du triste spectacle du corps de son frère, mis en quatre quartiers. Il n’hésita pas sur le parti qu’il devait prendre pour rendre les derniers devoirs à son frère, en oubliant le peu d’amitié fraternelle qu’il avait eu pour lui. Il trouva dans la grotte de quoi faire deux paquets des quatre quartiers, dont il fit la charge d’un de ses ânes, avec du bois pour les cacher. Il chargea les deux autres ânes de sacs pleins d’or et de bois par-dessus, comme la première fois, sans perdre de temps ; et, dès qu’il eut achevé et qu’il eut commandé à la porte de se refermer, il reprit le chemin de la ville ; mais il eut la précaution de s’arrêter à la sortie de la forêt, assez de temps pour n’y rentrer que de nuit. En arrivant, il ne fit entrer chez lui que les deux ânes chargés d’or ; et, après avoir laissé à sa femme le soin de les décharger et lui avoir fait part, en peu de mots, de ce qui était arrivé à Cassim, il conduisit l’autre âne chez sa belle-sœur. Ali Baba frappa à la porte, qui lui fut ouverte par Morgiane : cette Morgiane était une esclave adroite, entendue et féconde en inventions pour faire réussir les choses les plus difficiles ; et Ali Baba la connaissait pour telle. Quand il fut entré dans la cour, il déchargea l’âne du bois et des deux paquets ; et, prenant Morgiane à part « Morgiane, dit-il, la première chose que je te demande, c’est un secret inviolable tu vas voir combien il nous est nécessaire, autant à ta maîtresse qu’à moi. Voilà le corps de ton maître dans ces deux paquets ; il s’agit de le faire enterrer comme s’il était mort de sa mort naturelle. Fais-moi parler à ta maîtresse, et sois attentive à ce que je lui dirai. » Morgiane avertit sa maîtresse, et Ali Baba, qui la suivait, entra. « Eh bien, beau-frère, demanda la belle-sœur à Ali Baba avec une grande impatience, quelle nouvelle apportez-vous de mon mari ? Je n’aperçois rien sur votre visage qui doive me consoler. — Belle-sœur, répondit Ali Baba, je ne puis vous rien dire qu’auparavant vous ne me promettiez de m’écouter, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans ouvrir la bouche. Il ne vous est pas moins important qu’à moi, dans ce qui est arrivé, de garder un grand secret, pour votre bien et pour votre repos. — Ah ! s’écria la belle-sœur sans élever la voix, ce préambule me fait connaître que mon mari n’est plus ; mais en même temps je connais la nécessité du secret que vous me demandez. Il faut bien que je me fasse violence dites, je vous écoute. » Ali Baba raconta à sa belle-sœur tout le succès de son voyage, jusqu’à son arrivée avec le corps de Cassim. « Belle-sœur, ajouta-t-il, voilà un sujet d’affliction pour vous, d’autant plus grand que vous vous y attendiez moins. Quoique le mal soit sans remède, si quelque chose néanmoins est capable de vous consoler, je vous offre de joindre le peu de bien que Dieu m’a envoyé au vôtre, en vous épousant et en vous assurant que ma femme n’en sera pas jalouse et que vous vivrez bien ensemble. Si la proposition vous agrée, il faut songer à faire en sorte qu’il paraisse que mon frère est mort de sa mort naturelle ; c’est un soin dont il me semble que vous pouvez vous reposer sur Morgiane, et j’y contribuerai, de mon côté, de tout ce qui sera en mon pouvoir. » Quel meilleur parti pouvait prendre la veuve de Cassim que celui qu’Ali Baba lui proposait, elle qui, avec les biens qui lui demeuraient par la mort de son premier mari, en trouvait un autre plus riche qu’elle et qui, par la découverte du trésor qu’il avait faite, pouvait le devenir davantage ? Elle ne refusa pas le parti ; elle le regarda, au contraire, comme un motif raisonnable de consolation. En essuyant ses larmes, qu’elle avait commencé de verser en abondance, en supprimant les cris perçants ordinaires aux femmes qui ont perdu leurs maris, elle témoigna suffisamment à Ali Baba qu’elle acceptait son offre. Ali Baba laissa la veuve de Cassim dans cette disposition, et, après avoir recommandé à Morgiane de bien s’acquitter de son personnage, il retourna chez lui avec son âne. Morgiane ne s’oublia pas ; elle sortit en même temps qu’Ali Baba et alla chez un apothicaire qui était dans le voisinage : elle frappe à la boutique, on ouvre ; elle demande d’une sorte de tablette très salutaire dans les maladies les plus dangereuses. L’apothicaire lui en donna pour l’argent qu’elle avait présenté, en demandant qui était malade chez son maître. « Ah ! dit-elle avec un grand soupir, c’est Cassim lui-même, mon bon maître ! On n’entend rien à sa maladie ; il ne parle, ni ne veut manger. Avec ces paroles, elle emporte les tablettes dont véritablement Cassim n’était plus en état de faire usage. Le lendemain, la même Morgiane vient chez le même apothicaire et demande, les larmes aux yeux, d’une essence dont on avait coutume de ne faire prendre aux malades qu’à la dernière extrémité ; et on n’espérait rien de leur vie, si cette essence ne les faisait revivre. « Hélas ! dit-elle avec une grande affliction en la recevant des mains de l’apothicaire, je crains fort que ce remède ne fasse pas plus d’effet que les tablettes Ah ! que je perds un bon maître ! » D’un autre côté, comme on vit toute la journée Ali Baba et sa femme, d’un air triste, faire plusieurs allées et venues chez Cassim on ne fut pas étonné, sur le soir, d’entendre des cris lamentables de la femme de Cassim et surtout de Morgiane, qui annonçaient que Cassim était mort. Le jour suivant, de grand matin, lorsque le jour ne faisait que commencer à paraître, Morgiane, qui savait qu’il y avait sur la place un bon homme de savetier fort vieux, qui ouvrait tous les jours sa boutique le premier, longtemps avant les autres, sort et va le trouver. En l’abordant et en lui donnant le bonjour, elle lui mit une pièce d’or dans la main. Baba Moustafa, connu de tout le monde sous ce nom, Baba Moustafa, dis-je, qui était naturellement gai et qui avait toujours le mot pour rire, en regardant la pièce d’or, à cause qu’il n’était pas encore bien jour, et en voyant que c’était de l’or : « Bonne étrenne dit-il ; de quoi s’agit-il ? Me voilà prêt à bien faire. — Baba Moustafa, lui dit Morgiane, prenez ce qui vous est nécessaire pour coudre, et venez avec moi promptement ; mais à condition que je vous banderai les yeux quand nous serons dans un tel endroit. » A ces paroles, Baba Moustafa fit le difficile. « Oh ! oh ! reprit-il, vous voulez donc me faire faire quelque chose contre ma conscience ou contre mon honneur ? » En lui mettant une autre pièce d’or dans la main « Dieu garde, reprit Morgiane, que j’exige rien de vous que vous ne puissiez faire en tout honneur ! Venez seulement, et ne craignez rien. » Baba Moustafa se laissa mener ; et Morgiane, après lui avoir bandé les yeux avec un mouchoir à l’endroit qu’elle avait marqué, le mena chez défunt son maître, et elle ne lui ôta le mouchoir que dans la chambre où elle avait mis le corps, chaque quartier à sa place. Quand elle le lui eut ôté : « Baba Moustafa, dit-elle, c’est pour vous faire coudre les pièces que voilà, que je vous ai amené. Ne perdez pas de temps ; et, quand vous aurez fait, je vous donnerai une autre pièce d’or. » Quand Baba Moustafa eut achevé, Morgiane lui rebanda les yeux dans la même chambre ; et, après lui avoir donné la troisième pièce d’or qu’elle lui avait promise et lui avoir recommandé le secret, elle le ramena jusqu’à l’endroit où elle lui avait bandé les yeux en l’amenant ; et là, après lui avoir encore ôté le mouchoir, elle le laissa retourner chez lui, en le conduisant de vue jusqu’à ce qu’elle ne le vit plus, afin de lui ôter la curiosité de revenir sur ses pas pour l’observer elle-même. Morgiane avait fait chauffer de l’eau pour laver le corps de Cassim : ainsi Ali Baba, qui arriva comme elle venait de rentrer, le lava, le parfuma d’encens et l’ensevelit avec les cérémonies accoutumées. Le menuisier apporta aussi la bière, qu’Ali Baba avait pris le soin de commander. Afin que le menuisier ne pût s’apercevoir de rien, Morgiane reçut la bière à la porte ; et, après l’avoir payé et renvoyé, elle aida à Ali Baba à mettre le corps dedans ; et quand Ali Baba eut bien cloué les planches par-dessus, elle alla à la mosquée, avertir que tout était prêt pour l’enterrement. Les gens de la mosquée, destinés pour laver les corps morts, s’offrirent pour venir s’acquitter de leur fonction ; mais elle leur dit que la chose était faite. Morgiane, de retour, ne faisait que de rentrer, quand l’iman et d’autres ministres de la mosquée arrivèrent. Quatre voisins assemblés chargèrent la bière sur leurs épaules ; et, en suivant l’iman, qui récitait des prières, ils la portèrent au cimetière. Morgiane, en pleurs, comme esclave du défunt, suivit, la tête nue, en poussant des cris pitoyables, en se frappant la poitrine de grands coups et en s’arrachant les cheveux ; et Ali Baba marchait après, accompagné des voisins, qui se détachaient tour à tour, de temps en temps, pour relayer et soulager les autres voisins qui portaient la bière, jusqu’à ce qu’on arriva au cimetière. Pour ce qui est de la femme de Cassim, elle resta dans sa maison, en se désolant et en poussant des cris lamentables avec les femmes du voisinage, qui, selon la coutume, y accoururent pendant la cérémonie de l’enterrement, et qui, en joignant leurs lamentations aux siennes, remplirent tout le quartier de tristesse bien loin aux environs. De la sorte, la mort funeste de Cassim fut cachée et dissimulée entre Ali Baba, sa femme, la veuve de Cassim et Morgiane, avec un ménagement si grand, que personne de la ville, loin d’en avoir connaissance, n’en eut le moindre soupçon. Trois ou quatre jours après l’enterrement de Cassim, Ali Baba transporta le peu de meubles qu’il avait, avec l’argent qu’il avait enlevé du trésor des voleurs, qu’il ne porta que la nuit, dans la maison de la veuve de son frère, pour s’y établir ; ce qui fit connaître son nouveau mariage avec sa belle-sœur. Et comme ces sortes de mariage ne sont pas extraordinaires dans notre religion, personne n’en fut surpris. Quant à la boutique de Cassim, Ali Baba avait un fils, qui depuis quelque temps avait achevé son apprentissage chez un autre gros marchand, qui avait toujours rendu témoignage de sa bonne conduite ; il la lui donna, avec promesse, s’il continuait de se gouverner sagement, qu’il ne serait pas longtemps à le marier avantageusement, selon son état. Laissons Ali Baba jouir des commencements de sa bonne fortune, et parlons des quarante voleurs. Ils revinrent à leur retraite de la forêt dans le temps dont ils étaient convenus ; mais ils furent dans un grand étonnement de ne pas trouver le corps de Cassim, et il augmenta quand ils se furent aperçus de la diminution de leurs sacs d’or. « Nous sommes découverts et perdus, dit le capitaine, si nous n’y prenons garde ; et si nous ne cherchons promptement à apporter le remède, insensiblement nous allons perdre tant de richesses, que nos ancêtres et nous avons amassées avec tant de peine et de fatigues. Tout ce que nous pouvons juger du dommage qu’on nous a fait, c’est que le voleur que nous avons surpris a eu le secret de faire ouvrir la porte et que nous sommes arrivés heureusement, à point nommé, dans le temps qu’il en allait sortir. Mais il n’était pas le seul, un autre doit l’avoir comme lui. Son corps emporté et notre trésor diminué en sont des marques incontestables ; et, comme il n’y a pas d’apparence que plus de deux personnes aient eu ce secret, après avoir fait périr l’un, il faut que nous fassions périr l’autre de même. Qu’en dites-vous, braves gens ? N’êtes-vous pas de même avis que moi ? » La proposition du capitaine des voleurs fut trouvée si raisonnable par sa compagnie, qu’ils l’approuvèrent tous et qu’ils tombèrent d’accord qu’il fallait abandonner toute autre entreprise, pour ne s’attacher uniquement qu’à celle-ci et ne s’en départir qu’ils n’y eussent réussi. « Je n’en attendais pas moins de votre courage et de votre bravoure, reprit le capitaine ; mais, avant toutes choses, il faut que quelqu’un de vous, hardi, adroit et entreprenant, aille à la ville, sans armes et en habit de voyageur et d’étranger, et qu’il emploie tout son savoir-faire pour découvrir si on n’y parle pas de la mort étrange de celui que nous avons massacré comme il le méritait, qui il était et en quelle maison il demeurait. C’est ce qu’il nous est important que nous sachions d’abord, pour ne rien faire dont nous ayons lieu de nous repentir, en nous découvrant nous-mêmes dans un pays où nous sommes inconnus depuis si longtemps et où nous avons un si grand intérêt de continuer de l’être. Mais, afin d’animer celui de vous qui s’offrira pour se charger de cette commission et l’empêcher de se tromper, en nous venant faire un rapport faux au lieu d’un véritable, qui serait capable de causer notre ruine, je vous demande si vous ne jugez pas à propos qu’en ce cas-là il se soumette à la peine de mort. » Sans attendre que les autres donnassent leurs suffrages : « Je m’y soumets, dit l’un des voleurs, et je fais gloire d’exposer ma vie en me chargeant de la commission. Si je n’y réussis pas, vous vous souviendrez au moins que je n’aurai manqué ni de bonne volonté ni de courage pour le bien commun de la troupe. » Ce voleur, après avoir reçu de grandes louanges du capitaine et de ses camarades, se déguisa de manière que personne ne pouvait le prendre pour ce qu’il était. En se séparant de la troupe, il partit la nuit, et il prit si bien ses mesures qu’il entra dans la ville dans le temps que le jour ne faisait que commencer à paraître. Il avança jusqu’à la place, où il ne vit qu’une seule boutique ouverte, et c’était celle de Baba Moustafa. Baba Moustafa était assis sur son siège, l’alêne à la main, prêt à travailler de son métier. Le voleur alla l’aborder en lui souhaitant le bonjour ; et, comme il se fut aperçu de son grand âge : « Bonhomme, lui dit-il, vous commencez à travailler de grand matin ; il n’est pas possible que vous y voyiez encore clair, âgé comme vous l’êtes ; et, quand il ferait plus clair, je doute que vous ayez d’assez bons yeux pour coudre. — Qui que vous soyez, reprit Baba Moustafa, il faut que vous ne me connaissiez pas. Si vieux que vous me voyiez, je ne laisse pas d’avoir les yeux excellents ; et vous n’en douterez pas quand vous sautez qu’il n’y a pas longtemps que j’ai cousu un mort dans un lieu où il ne faisait guère plus clair qu’il ne fait présentement. » Le voleur eut une grande joie de s’être adressé, en arrivant, à un homme qui d’abord, comme il n’en douta pas, lui donnait de lui-même la nouvelle de ce qui l’avait amené, sans qu’il la lui demandât. « Un mort ! » reprit-il avec étonnement. Et pour le faire parler : « Pourquoi coudre un mort ? ajouta-t-il. Vous voulez dire apparemment que vous avez cousu le linceul dans lequel il a été enseveli. — Non, non, reprit Baba Moustafa : je sais ce que je veux dire. Vous voudriez me faire parler, mais vous n’en saurez pas davantage. » Le voleur n’avait pas besoin d’un éclaircissement plus ample pour être persuadé qu’il avait découvert ce qu’il était venu chercher. Il tira une pièce d’or ; et, en la mettant dans la main de Baba Moustafa, il lui dit : « Je n’ai garde de vouloir entrer dans votre secret, quoique je puisse vous assurer que je ne le divulguerais pas si vous me l’aviez confié. La seule chose dont je vous prie, c’est de me faire la grâce de m’enseigner ou de venir me montrer la maison où vous avez cousu ce mort. — Quand j’aurais la volonté de vous accorder ce que vous me demandez, reprit Baba Moustafa, en tenant la pièce d’or, prêt à la rendre, je vous assure que je ne pourrais pas le faire ; vous devez m’en croire sur ma parole. En voici la raison : c’est qu’on m’a mené jusqu’à un certain endroit où l’on m’a bandé les yeux, et, de là, je me suis laissé conduire jusque dans la maison, d’où, après avoir fait ce que je devais faire, on me ramena de la même manière jusqu’au même endroit. Vous voyez l’impossibilité qu’il y a que je puisse vous rendre service. — Au moins, repartit le voleur, vous devez vous souvenir à peu près du chemin qu’on vous a fait faire les yeux bandés. Venez, je vous prie, avec moi ; je vous banderai les yeux en cet endroit-là, et nous marcherons ensemble parle même chemin et par les mêmes détours que vous pourrez vous remettre dans la mémoire ; et, comme toute peine mérite récompense, voici une autre pièce d’or. Venez, faites-moi le plaisir que je vous demande. » Et en disant ces paroles il lui mit une autre pièce dans la main. Les deux pièces d’or tentèrent Baba Moustafa ; il les regarda quelque temps dans sa main sans dire mot, en se consultant pour savoir ce qu’il devait faire. Il tira enfin sa bourse de son sein, et, en les mettant dedans : « Je ne puis vous assurer, dit-il au voleur, que je me souvienne précisément du chemin qu’on me fit faire ; mais, puisque vous le voulez ainsi, allons ; je ferai ce que je pourrai pour m’en souvenir. » Baba Moustafa se leva, à la grande satisfaction du voleur, et, sans fermer sa boutique, où il n’y avait rien de conséquent à perdre, il mena le voleur avec lui jusqu’à l’endroit où Morgiane lui avait bandé les yeux. Quand ils furent arrivés : « C’est ici, dit Baba Moustafa, qu’on m’a bandé ; et j’étais tourné comme vous me voyez. Le voleur,, qui avait son mouchoir prêt, lui banda les yeux, et il marcha à côté de lui, en partie en le conduisant, en partie en se laissant conduire par lui, jusqu’à ce qu’il s’arrêta. « Il me semble, dit Baba Moustafa, que je n’ai point passé plus loin. » Et il se trouva véritablement devant la maison de Cassim, où Ali Baba demeurait alors. Avant de lui ôter le mouchoir de devant les yeux, le voleur fit promptement une marque à la porte avec de la craie, qu’il tenait prête ; et, quand il le lui eut ôté, il lui demanda s’il savait à qui appartenait la maison. Baba Moustafa lui répondit qu’il n’était pas du quartier, et ainsi qu’il ne pouvait lui en rien dire. Comme le voleur vit qu’il ne pouvait apprendre rien davantage de Baba Moustafa, il le remercia de la peine qu’il lui avait fait prendre ; et, après, qu’il l’eut quitté et laissé retourner à la boutique, il reprit le chemin de la forêt, persuadé qu’il serait bien reçu. Peu de temps après que le voleur et Baba Moustafa se furent séparés, Morgiane sortit de la maison d’Ali Baba pour quelque affaire ; et, en revenant, elle remarqua la marque que le voleur y avait faite ; elle s’arrêta pour faire attention. « Que signifie cette marque ? dit-elle en elle-même ; quelqu’un voudrait-il du mal à mon maître, ou l’a-t-on fait pour se divertir ?A quelque intention qu’on l’ait pu faire, ajouta-t-elle, il est bon de se précautionner contre tout événement. » Elle prend aussitôt la craie ; et, comme les deux ou trois portes au-dessus et au-dessous étaient semblables, elle les marqua au même endroit, et elle rentra dans la maison, sans parler de ce qu’elle venait de faire, ni à son maître ni à sa maîtresse. Le voleur cependant, qui continuait son chemin, arriva à la forêt et rejoignit sa troupe de bonne heure. En arrivant, il fit rapport du succès de son voyage, en exagérant le bonheur qu’il avait eu d’avoir trouvé d’abord un homme par lequel il avait appris le fait dont il était venu s’informer, ce que personne que lui n’eût pu lui apprendre. Il fut écouté avec une grande satisfaction ; et le capitaine, en prenant la parole après l’avoir loué de sa diligence : « Camarades, dit-il en s’adressant à tous, nous n’avons pas de temps à perdre ; partons bien armés, sans qu’il paraisse que nous le soyons ; et, quand nous serons entrés dans la ville séparément, les uns après les autres, pour ne pas donner de soupçons, que le rendez-vous soit dans la grande place, les uns d’un côté, les autres de l’autre, pendant que j’irai reconnaître la maison avec notre camarade qui vient de nous apporter une si bonne nouvelle, afin que là-dessus je juge du parti qui nous conviendra le mieux. » Le discours du capitaine des voleurs fut applaudi, et ils furent bientôt en état de partir. Ils défilèrent deux à deux, trois à trois ; et, en marchant à une distance raisonnable les uns des autres, ils entrèrent dans la ville sans donner aucun soupçon. Le capitaine et celui qui était venu le matin y entrèrent les derniers. Celui-ci mena le capitaine dans la rue où il avait marqué la maison d’Ali Baba ; et, quand il fut devant une des portes qui avaient été marquées par Morgiane, il la lui fit remarquer, en lui disant que c’était celle-là. Mais, en continuant leur chemin sans s’arrêter, afin de ne pas se rendre suspects, comme le capitaine eut observé que la porte qui suivait était marquée de la même marque et au même endroit, il le fit remarquer à son conducteur et il lui demanda si c’était celle-ci ou la première. Le conducteur demeura confus et il ne sut que répondre, encore moins quand il eut vu avec le capitaine que les quatre ou cinq portes qui suivaient avaient aussi la même marque. Il assura au capitaine, avec serment, qu’il n’en avait marqué qu’une. « Je ne sais, ajouta-t-il, qui peut avoir marqué les autres avec tant de ressemblance ; mais, dans cette confusion, j’avoue que je ne peux distinguer laquelle est celle que j’ai marquée. » Le capitaine, qui vit son dessein avorté, se rendit à la grande place, où il fit dire à ses gens, par le premier qu’il rencontra, qu’ils avaient perdu leur peine et fait un voyage inutile, et qu’ils n’avaient d’autre parti à prendre que de reprendre le chemin de leur retraite commune. Il en donna l’exemple, et ils le suivirent tous, dans le même ordre qu’ils étaient venus. Quand la troupe se fut rassemblée dans la forêt, le capitaine leur expliqua la raison pourquoi il les avait fait revenir. Aussitôt le conducteur fut déclaré digne de mort tout d’une voix, et il s’y condamna lui-même, en reconnaissant qu’il aurait dû prendre mieux ses précautions ; et il présenta le cou avec fermeté à celui qui se présenta pour lui couper la tête. Comme il s’agissait, pour la conservation de la bande, de ne pas laisser sans vengeance le tort qui lui avait été fait, un autre voleur, qui se promit de mieux réussir que celui qui venait d’être châtié, se présenta et demanda en grâce d’être préféré. Il est écouté. Il marche : il corrompt Baba Moustafa, comme le premier l’avait corrompu, et Baba Moustafa lui fait connaître la maison d’Ali Baba, les yeux bandés. Il la marque de rouge dans un endroit moins apparent, en comptant que c’était un moyen sûr pour la distinguer d’avec celles qui étaient marquées de blanc. Mais peu de temps après Morgiane sortit de la maison, comme le jour précédent ; et, quand elle revint, la marque rouge n’échappa pas à ses yeux clairvoyants. Elle fit le même raisonnement qu’elle avait fait, et elle ne manqua pas de faire la même marque de crayon rouge aux autres portes voisines et aux mêmes endroits. Le voleur, à son retour vers sa troupe dans la forêt, ne manqua pas de faire valoir la précaution qu’il avait prise, comme infaillible, disait-il, pour ne pas confondre la maison d’Ali Baba avec les autres. Le capitaine et ses gens croient avec lui que la chose doit réussir. Ils se rendent à la ville dans le même ordre et avec les mêmes soins qu’auparavant, armés aussi de même, prêts à faire le coup qu’ils méditaient ; et le capitaine et le voleur, en arrivant, vont à la rue d’Ali Baba ; mais ils trouvent la même difficulté que la première fois. Le capitaine en est indigné, et le voleur dans une confusion aussi grande que celui qui l’avait précédé avec la même commission. Ainsi, le capitaine fut contraint de se retirer encore ce jour-là avec ses gens, aussi peu satisfait que le jour d’auparavant. Le voleur, comme auteur de la méprise, subit pareillement le châtiment auquel il s’était soumis volontairement. Le capitaine, qui vit sa troupe diminuée de deux braves sujets, craignit de la voir diminuer davantage s’il continuait de s’en rapporter à d’autres pour être informé au vrai de la maison d’Ali Baba. Leur exemple lui fit connaître qu’ils n’étaient propres tous qu’à des coups de main, et nullement à agir de tête dans les occasions. Il se chargea de la chose lui-même ; il vint à la ville et avec l’aide de Baba Moustafa, qui lui rendit le même service qu’aux deux députés de sa troupe, il ne s’amusa pas à faire aucune marque pour connaître la maison d’Ali Baba ; mais il l’examina si bien, non seulement en la considérant attentivement, mais même en passant et en repassant à diverses fois par devant, qu’il n’était pas possible qu’il s’y méprît. Le capitaine des voleurs, satisfait de son voyage et instruit de ce qu’il avait souhaité, retourna à la forêt ; et quand il fut arrivé dans la grotte où sa troupe l’attendait : « Camarades, dit-il, rien enfin ne peut plus nous empêcher de prendre une pleine vengeance du dommage qui nous a été fait. Je connais avec certitude la maison du coupable sur qui elle doit tomber ; et, dans le chemin, j’ai songé aux moyens de la lui faire sentir si adroitement, que personne ne pourra avoir connaissance du lieu de notre retraite non plus que de notre trésor ; car c’est le but que nous devons avoir dans notre entreprise ; autrement, au lieu de nous être utile, elle nous serait funeste. Pour parvenir à ce but, continua le capitaine, voici ce que j’ai imaginé. Quand je vous l’aurai exposé, si quelqu’un sait un expédient meilleur, il pourra le communiquer. » Alors, il leur expliqua de quelle manière il prétendait s’y comporter ; et comme ils lui eurent tous donné leur approbation, il les chargea, en se partageant dans les bourgs et dans les villages d’alentour et même dans les villes, d’acheter des mulets, jusqu’au nombre de dix-neuf, et trente-huit grands vases de cuir transporter de l’huile, l’un plein et les autres vides. En deux ou trois jours de temps, les voleurs eurent fait tout cet amas. Comme les vases vides étaient un peu étroits par la bouche pour l’exécution de son dessein, le capitaine les fit un peu élargir ; et, après avoir fait entrer un de ses gens dans chacun, avec les armes qu’il avait jugées nécessaires, en laissant ouvert ce qu’il avait fait découdre, afin de leur laisser la respiration libre, il les ferma de manière qu’ils paraissaient pleins d’huile ; et, pour les mieux déguiser, il les frotta par le dehors d’huile, qu’il prit du vase qui en était plein. Les choses ainsi disposées, quand les mulets furent chargés des trente-sept voleurs, sans y comprendre le capitaine, chacun caché dans un des vases, et du vase qui était plein d’huile, leur capitaine, comme conducteur, prit le chemin de la ville, dans le temps qu’il avait résolu, et y arriva à la brune, environ une heure après le coucher du soleil, comme il se l’était proposé. Il y entra et il alla droit à la maison d’Ali Baba, dans le dessein de frapper à la porte et de demander à y passer la nuit avec ses mulets, sous le bon plaisir du maître. Il n’eut pas la peine de frapper : il trouva Ali Baba à la porte, qui prenait le frais après le souper. Il fit arrêter ses mulets ; et, en s’adressant à Ali Baba : « Seigneur, dit-il, j’amène l’huile que vous voyez, de bien loin, pour la vendre demain au marché, et, à l’heure qu’il est, je ne sais où aller loger. Si cela ne vous incommode pas, faites-moi le plaisir de me recevoir chez vous pour y passer la nuit : je vous en aurai obligation. » Quoique Ali Baba eût vu dans la forêt celui qui lui parlait, et même entendu sa voix, comment eût-il pu le reconnaître pour le capitaine des quarante voleurs, sous le déguisement d’un marchand d’huile ? « Vous êtes le bienvenu, lui dit-il, entrez. » Et, en disant ces paroles, il lui fit place pour le laisser entrer avec ses mulets, comme il le fit. En même temps, Ali Baba appela un esclave qu’il avait et lui commanda, quand les mulets seraient déchargés, de les mettre non seulement à couvert dans l’écurie, mais même de leur donner du foin et de l’orge. Il prit aussi la peine d’entrer dans la cuisine et d’ordonner à Morgiane d’apprêter promptement à souper pour l’hôte qui venait d’arriver et de lui préparer un lit dans une chambre. Ali Baba fit plus : pour faire à son hôte tout l’accueil possible, quand il vit que le capitaine des voleurs avait déchargé ses mulets, que les mulets avaient été menés dans l’écurie, comme il l’avait commandé, et qu’il cherchait une place pour passer la nuit à l’air, il alla le prendre pour le faire entrer dans la salle où il recevait son monde, en lui disant qu’il ne souffrirait pas qu’il couchât dans la cour. Le capitaine des voleurs s’en excusa fort, sous prétexte de ne vouloir pas être incommode, mais, dans le vrai, pour avoir lieu d’exécuter ce qu’il méditait avec plus de liberté ; et il ne céda aux honnêtetés d’Ali Baba qu’après de fortes instances. Ali Baba, non content de tenir compagnie à celui qui en voulait à sa vie, jusqu’à ce que Morgiane lui eut servi le souper, continua de l’entretenir de plusieurs choses qu’il crut pouvoir lui faire plaisir ; et il ne le quitta que quand il eut achevé le repas dont il l’avait régalé. « Je vous laisse le maître, lui dit-il : vous n’avez qu’à demander toutes les choses dont vous pouvez avoir besoin ; il n’y a rien chez moi qui ne soit à votre service. » Le capitaine des voleurs se leva en même temps qu’Ali Baba et l’accompagna jusqu’à la porte ; et, pendant qu’Ali Baba alla dans la cuisine pour parler à Morgiane, il entra dans la cour sous prétexte d’aller à l’écurie voir si rien ne manquait à ses mulets. Ali Baba, après avoir recommandé de nouveau à Morgiane de prendre un grand soin de son hôte et de ne le laisser manquer de rien : « Morgiane, ajouta-t-il, je t’avertis que demain je vais au bain avant le jour ; prends soin que mon linge de bain soit prêt et de le donner à Abdalla (c’était le nom de son esclave), et fais-moi un bon bouillon, pour que je le prenne à mon retour. » Après lui avoir donné ces ordres, il se retira pour se coucher. Le capitaine des voleurs, cependant, à la sortie de l’écurie, alla donner à ses gens l’ordre de ce qu’ils devaient faire. En commençant depuis le premier vase jusqu’au dernier, il dit à chacun « : Quand je jetterai de petites pierres de la chambre où l’on me loge, ne manquez pas de vous faire ouverture, en fendant le vase, depuis le haut jusqu’en bas, avec le couteau dont vous êtes muni, et d’en sortir : aussitôt je serai à vous. » Le couteau dont il parlait était pointu et affilé pour cet usage. Cela fait, il revint ; et, comme il se fut présenté à la porte de la cuisine, Morgiane prit de la lumière et elle le conduisit à la chambre qu’elle lui avait préparée, où elle le laissa, après lui avoir demandé s’il avait besoin de quelque autre chose. Pour ne pas donner de soupçon, il éteignit la lumière peu de temps après et il se coucha tout habillé, prêt à se lever dès qu’il aurait fait son premier somme. Morgiane n’oublia pas les ordres d’Ali Baba elle prépare son linge de bain, elle en charge Abdalla, qui n’était pas encore allé se coucher, elle met le pot-au-feu pour le bouillon ; et, pendant qu’elle écume le pot, la lampe s’éteint. Il n’y avait plus d’huile dans la maison, et la chandelle y manquait aussi. Que faire ? Elle a besoin cependant de voir clair pour écumer son pot ; elle en témoigne sa peine à Abdalla. « Te voilà bien embarrassée, lui dit Abdalla. Va prendre de l’huile dans un des vases que voilà dans la cour. » Morgiane remercia Abdalla de l’avis ; et, pendant qu’il va se coucher près de la chambre d’Ali Baba, pour le suivre au bain, elle prend la cruche à l’huile et elle va dans la cour. Comme elle se fut rapprochée du premier vase qu’elle rencontra, le voleur qui était caché dedans demanda, en parlant bas : « Est-il temps ? » Quoique le voleur eût parlé bas, Morgiane néanmoins fut frappée de la voix d’autant plus facilement que le capitaine des voleurs, dès qu’il eut déchargé ses mulets, avait ouvert non seulement ce vase, mais même tous les autres, pour donner de l’air à ses gens, qui d’ailleurs y étaient fort mal à leur aise, sans y être cependant privés de la facilité de respirer. Toute autre esclave que Morgiane, aussi surprise qu’elle le fut en trouvant un homme dans un vase, au lieu d’y trouver de l’huile qu’elle cherchait, eût fait un vacarme capable de causer de grands malheurs. Mais Morgiane était au-dessus de ses semblables : elle comprit en un instant l’importance de garder ce secret, le danger pressant où se trouvait Ali Baba et sa famille, et où elle se trouvait elle-même, et la nécessité d’y apporter promptement le remède, sans faire d’éclat ; et, par sa perspicacité, elle en pénétra d’abord les moyens. Elle rentra donc en elle-même dans le moment ; et, sans faire paraître aucune émotion, en prenant la place du capitaine des voleurs, elle répondit à la demande et elle dit : « Pas encore, mais bientôt. » Elle s’approcha du vase qui suivait, et la même demande lui fut faite ; et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elle arriva au dernier, qui était plein d’huile ; et, à la même demande, elle donna la même réponse. Morgiane connut par là que son maître Ali Baba, qui avait cru ne donner à loger chez lui qu’à un marchand d’huile, y avait donné entrée à trente-huit voleurs en y comprenant le faux marchand, leur capitaine. Elle remplit en diligence sa cruche d’huile, qu’elle prit du dernier vase ; elle revint dans sa cuisine, où, après avoir mis de l’huile dans la lampe et l’avoir rallumée, elle prend une grande chaudière, elle retourne à la cour, où elle l’emplit de l’huile du vase. Elle la rapporte, la met sur le feu et met dessous force bois, parce que, plus tôt l’huile bouillira, plus tôt elle aura exécuté ce qui doit contribuer au salut commun de la maison, qui ne demande pas de retardement. L’huile bout enfin ; elle prend la chaudière, et elle va verser dans chaque vase assez d’huile toute bouillante, depuis le premier jusqu’au dernier, pour étouffer les voleurs et leur ôter la vie, comme elle la leur ôta. Cette action, digne du courage de Morgiane, exécutée sans bruit, comme elle l’avait projeté, elle revient dans la cuisine, avec la chaudière vide, et ferme la porte. Elle éteint le grand feu qu’elle avait allumé et elle n’en laisse qu’autant qu’il en faut pour achever de faire cuire le pot du bouillon d’Ali Baba. Ensuite elle souffle la lampe et elle demeure dans un grand silence, résolue à ne pas se coucher qu’elle n’eût observé ce qui arriverait, par une fenêtre de la cuisine, qui donnait sur la cour, autant que l’obscurité de la nuit pouvait le permettre. Il n’y avait pas encore un quart d’heure que Morgiane attendait, quand le capitaine des voleurs s’éveilla. Il se lève ; il regarde par la fenêtre qu’il ouvre ; et, comme il n’aperçoit aucune lumière et qu’il voit régner un grand repos et un grand silence dans la maison, il donne le signal en jetant de petites pierres, dont plusieurs tombèrent sur les vases, comme il n’en douta point par le son qui lui en vint aux oreilles. Il écoute, et n’entend ni n’aperçoit rien qui lui fasse connaître que ses gens se mettent en mouvement. Il en est inquiet : il jette de petites pierres une seconde et une troisième fois. Elles tombent sur les vases, et cependant pas un des voleurs ne donne le moindre signe de vie, et il n’en peut comprendre la raison. Il descend dans la cour tout alarmé, avec le moins de bruit qu’il lui est possible ; il approche de même du premier vase et, quand il veut demander au voleur, qu’il croit vivant, s’il dort, il sent une odeur d’huile chaude et de brûlé qui s’exhale du vase, par où il connaît que son entreprise contre Ali Baba, pour lui ôter la vie et pour piller sa maison et pour emporter, s’il pouvait, l’or qu’il avait enlevé à sa communauté, était échouée. Il passe au vase qui suivait et à tous les autres les uns après les autres, et il trouve que ses gens avaient péri par le même sort ; et, par la diminution de l’huile dans le vase qu’il avait apporté plein, il connut la manière dont on s’y était pris pour le priver du secours qu’il en attendait. Au désespoir d’avoir manqué son coup, il enfila la porte du jardin d’Ali Baba, qui donnait dans la cour, et, de jardin en jardin, en passant par-dessus les murs, il se sauva. Quand Morgiane n’entendit plus de bruit et qu’elle ne vit pas revenir le capitaine des voleurs, après avoir attendu quelque temps, elle ne douta pas du parti qu’il avait pris, plutôt que de chercher à se sauver par la porte de la maison, qui était fermée à double tour. Satisfaite et dans une grande joie d’avoir si bien réussi à mettre toute la maison en sûreté, elle se coucha enfin et elle s’endormit. Ali Baba cependant sortit avant le jour et alla au bain, suivi de son esclave, sans rien savoir de l’événement étonnant qui était arrivé chez lui pendant qu’il dormait, au sujet duquel Morgiane n’avait pas jugé à propos de l’éveiller, avec d’autant plus de raison qu’elle n’avait pas de temps à perdre dans le temps du danger et qu’il était inutile de troubler son repos, après qu’elle l’eut détourné. Lorsqu’il revint des bains et qu’il rentra chez lui, le soleil était levé, Ali Baba fut si surpris de voir encore les vases d’huile dans leur place et que le marchand ne se fût pas rendu au marché avec ses mulets, qu’il en demanda la raison à Morgiane, qui lui était venue ouvrir et qui avait laissé toutes choses dans l’état où il les voyait, pour lui en donner le spectacle et lui expliquer plus sensiblement ce qu’elle avait fait pour sa conservation. « Mon bon maître, dit Morgiane en répondant à Ali Baba, Dieu vous conserve, vous et toute votre maison Vous apprendrez mieux ce que vous désirez savoir, quand vous aurez vu ce que j’ai à vous faire voir : prenez la peine de venir avec moi. » Ali Baba suivit Morgiane. Quand elle eut fermé la porte, elle le mena au premier vase : « Regardez dans le vase, lui dit-elle, et voyez s’il y a de l’huile. » Ali Baba regarda ; et, comme il eut vu un homme dans le vase, il se retira en arrière, tout effrayé, avec un grand cri. Ne craignez rien, lui dit Morgiane, l’homme que vous voyez ne vous fera pas de mal ; il en a fait, mais il n’est plus en état d’en faire, ni à vous, ni à personne ; il n’a plus de vie. — Morgiane, s’écria Ali Baba, que veut dire ce que tu viens de me faire voir ? Explique-le-moi. — Je vous l’expliquerai, dit Morgiane ; mais modérez votre étonnement et n’éveillez pas la curiosité des voisins d’avoir connaissance d’une chose qu’il est très important que vous teniez cachée. Voyez auparavant tous les autres vases. » Ali Baba regarda dans les autres vases les uns après les autres, depuis le premier jusqu’au dernier, où il y avait de l’huile, dont il remarqua que l’huile était notablement diminuée ; et, quand il eut fait, il demeura comme immobile, tantôt en jetant les yeux sur les vases, tantôt en regardant Morgiane, sans dire mot, tant la surprise où il était était grande. A la fin, comme si la parole lui fût revenue : « Et le marchand, demanda-t-il, qu’est-il devenu ? — Le marchand, répondit Morgiane, est aussi peu marchand que je suis marchande. Je vous dirai qui il est et ce qu’il est devenu. Mais vous apprendrez toute l’histoire plus commodément dans votre chambre ; car il est temps, pour le bien de votre santé, que vous preniez un bouillon après être sorti du bain. » Pendant qu’Ali Baba se rendit dans sa chambre, Morgiane alla à la cuisine prendre le bouillon ; elle le lui apporta ; et, avant de le prendre, Ali Baba lui dit : « Commence toujours à satisfaire l’impatience où je suis, et raconte-moi une histoire si étrange, avec toutes ses circonstances. » Morgiane, pour obéir à Ali Baba, lui dit : « Seigneur, hier au soir, quand vous vous fûtes retiré pour vous coucher, je préparai votre linge de bain, comme vous veniez de me le commander, et j’en chargeai Abdalla. Ensuite je mis le pot-au-feu pour le bouillon ; et, comme je l’écumais, la lampe, faute d’huile, s’éteignit tout à coup, et il n’y en avait pas une goutte dans la cruche. Je cherchai quelques bouts de chandelles, et je n’en trouvai pas un. Abdalla, qui me vit embarrassée, me fit souvenir des vases pleins d’huile qui étaient dans la cour, comme il n’en doutait pas, non plus que moi, et comme vous l’avez cru vous-même. Je pris la cruche et je courus au vase le plus voisin. Mais, comme je fus près du vase, il en sortit une voix qui me demanda : « Est-il temps ? » Je ne m’effrayai pas ; mais en comprenant sur-le-champ la malice du faux marchand, je répondis sans hésiter : « Pas encore, mais bientôt. » Je passai au vase qui suivait ; et une autre voix me fit la même demande, à laquelle je répondis de même. J’allai aux autres vases les uns après les autres : à pareille demande, pareille réponse, et je ne trouvai que dans le dernier vase de l’huile dont j’emplis la cruche. Quand j’eus considéré qu’il y avait trente-sept voleurs au milieu de votre cour, qui n’attendaient que le signal ou que le commandement de leur chef, que vous aviez pris pour un marchand, et à qui vous aviez fait un si grand accueil, au point de mettre toute la maison en combustion, je ne perdis pas de temps : je rapportai la cruche, j’allumai la lampe ; et, après avoir pris la chaudière la plus grande de la cuisine, j’allai l’emplir d’huile. Je la mis sur le feu ; et, quand elle fut bien bouillante, j’en allai verser dans chaque vase où étaient les voleurs, autant qu’il en fallut pour les empêcher tous d’exécuter le pernicieux dessein qui les avait amenés. La chose ainsi terminée de la manière que je l’avais méditée, je revins dans la cuisine, j’éteignis la lampe ; et, avant que je me couchasse, je me mis à examiner tranquillement, par la fenêtre, quel parti prendrait le faux marchand d’huile. Au bout de quelque temps, j’entendis que, pour signal, il jeta, de sa fenêtre, de petites pierres qui tombèrent sur les vases. Il en jeta une seconde et une troisième fois ; et, comme il n’aperçut ou n’entendit aucun mouvement, il descendit, et je le vis aller de vase en vase jusqu’au dernier ; après quoi l’obscurité de la nuit fit que je le perdis de vue. J’observai encore quelque temps ; et, comme je vis qu’il ne revenait pas, je ne doutai pas qu’il ne se fût sauvé par le jardin, désespéré d’avoir si mal réussi. Ainsi, persuadée que la maison était en sûreté, je me couchai. » En achevant, Morgiane ajouta « Voilà quelle est l’histoire que vous m’avez demandée, et je suis convaincue que c’est la suite d’une observation que j’avais faite depuis deux ou trois jours, dont je n’avais pas cru devoir vous entretenir, qui est qu’une fois, en revenant de la ville, de bon matin, j’aperçus que la porte de la rue était marquée de blanc, et, le jour d’après, de rouge, après la marque blanche ; et que, chaque fois, sans savoir à quel dessein cela pouvait avoir été fait, j’avais marqué de même, et au même endroit, deux ou trois portes de nos voisins, au-dessus et au-dessous. Si vous joignez cela avec ce qui vient d’arriver, vous trouverez que le tout a été machiné par les voleurs de la forêt, dont, je ne sais pourquoi, la troupe est diminuée de deux. Quoi qu’il en soit, la voilà réduite à trois au plus. Cela fait voir qu’ils avaient juré votre perte et qu’il est bon que vous vous teniez sur vos gardes, tant qu’il sera certain qu’il en restera quelqu’un au monde. Quant à moi, je n’oublierai rien pour veiller à votre conservation, comme j’y suis obligée. » Quand Morgiane eut achevé, Ali Baba, pénétré de la grande obligation qu’il lui avait, lui dit : « je ne mourrai pas que je ne t’aie récompensée comme tu le mérites. Je te dois la vie ; et, pour commencer à t’en donner une marque de reconnaissance, je te donne la liberté dès à présent, en attendant que j’y mette le comble de la manière que je me le propose. Je suis persuadé avec toi que les quarante voleurs m’ont dressé ces embûches. Dieu m’a délivré par ton moyen. J’espère qu’il continuera de me préserver de leur méchanceté et qu’en achevant de la détourner de dessus ma tête, il délivrera le monde de leur persécution et de leur engeance maudite. Ce que nous avons à faire, c’est d’enterrer incessamment les corps de cette peste du genre humain, avec un si grand secret, que personne ne puisse rien soupçonner de leur destinée ; et c’est à quoi je vais travailler avec Abdalla. » Le jardin d’Ali Baba était d’une grande longueur, terminé par de grands arbres. Sans différer, il alla sous ces arbres avec son esclave creuser une fosse, longue et large à proportion des corps qu’ils avaient à y enterrer. Le terrain était aisé à remuer, et ils ne mirent pas un long temps à l’achever. Ils tirèrent les corps hors des vases et ils mirent part les armes dont les voleurs s’étaient munis. Ils transportèrent ces corps au bout du jardin et ils les arrangèrent dans la fosse : et, après les avoir couverts de la terre qu’ils en avaient tirée, ils dispersèrent ce qui en restait aux environs, de manière que le terrain parût égal comme auparavant. Ali Baba fit cacher soigneusement les vases à l’huile et les armes ; et, quant aux mulets, dont il n’avait pas besoin pour lors, il les envoya au marché à différentes fois, où il les fit vendre par son esclave. Pendant qu’Ali Baba prenait toutes ces mesures pour ôter à la connaissance du public par quel moyen il était devenu riche en peu de temps, le capitaine des quarante voleurs était retourné à la forêt, avec une mortification inconcevable ; et, dans l’agitation, ou plutôt dans la confusion où il était d’un succès si malheureux et si contraire à ce qu’il s’était promis, il était rentré dans la grotte, sans avoir pu s’arrêter à aucune résolution, dans le chemin, sur ce qu’il devait faire ou ne pas faire à Ali Baba. La solitude où il se trouva dans cette sombre demeure lui parut affreuse. « Braves gens, s’écria-t-il, compagnons de mes veilles, de mes courses et de mes travaux, où êtes-vous ? que puis-je faire sans vous ? Vous avais-je assemblés et choisis pour vous voir périr tous à la fois par une destinée si fatale et si indigne de votre courage ? Je vous regretterais moins si vous étiez morts le sabre à la main, en vaillants hommes. Quand aurai-je fait une autre troupe de gens de main comme vous ? Et, quand je le voudrais, pourrais-je l’entreprendre et ne pas exposer tant d’or, tant d’argent, tant de richesses à la proie de celui qui s’est déjà enrichi d’une partie ? je ne puis et je ne dois y songer, qu’auparavant je ne lui aie ôté la vie. Ce que je n’ai pu faire avec un secours si puissant, je le ferai moi seul ; et, quand j’aurai pourvu de la sorte à ce que ce trésor ne soit plus exposé au pillage, je travaillerai à faire en sorte qu’il ne demeure ni sans successeurs ni sans maître après moi, qu’il se conserve et qu’il s’augmente dans toute la postérité. » Cette résolution prise, il ne fut pas embarrassé à chercher les moyens de l’exécuter ; et alors, plein d’espérance et l’esprit tranquille, il s’endormit et passa la nuit assez paisiblement. Le lendemain, le capitaine des voleurs, éveillé de grand matin, comme il se l’était proposé, prit un habit fort propre, conformément au dessein qu’il avait médité, et il vint à la ville, où il prit un logement dans un khan ; et, comme il s’attendait que ce qui s’était passé chez Ali Baba pouvait avoir fait de l’éclat, il demanda au concierge, par manière d’entretien, s’il y avait quelque chose de nouveau dans la ville ; sur quoi le concierge parla de toute autre chose que de ce qui lui importait de savoir. Il jugea de là que la raison pourquoi Ali Baba gardait un si grand secret venait de ce qu’il ne voulait pas que la connaissance qu’il avait du trésor et du moyen d’y entrer fût divulguée, et de ce qu’il n’ignorait pas que c’était pour ce sujet qu’on en voulait à sa vie. Cela l’anima davantage à ne rien négliger pour se défaire de lui par la même voie du secret. Le capitaine des voleurs se pourvut d’un cheval, dont il se servit pour transporter à son logement plusieurs sortes de riches étoffes et de toiles fines, en faisant plusieurs voyages à la forêt, avec les précautions nécessaires pour cacher le lieu où il les allait prendre. Pour débiter ces marchandises, quand il en eut amassé ce qu’il avait jugé à propos, il chercha une boutique. Il en trouva une ; et, après l’avoir prise à louage du propriétaire, il la garnit et il s’y établit. La boutique qui se trouva vis-à-vis de la sienne était celle qui avait appartenu à Cassim et qui était occupée par le fils d’Ali Baba, depuis peu de temps. Le capitaine des voleurs, qui avait pris le nom de Cogia Houssain, comme nouveau venu, ne manqua pas de faire civilité aux marchands ses voisins, selon la coutume. Mais, comme le fils d’Ali Baba était jeune, bien fait, qu’il ne manquait pas d’esprit et qu’il avait occasion plus souvent de lui parler et de s’entretenir avec lui qu’avec les autres, il eut bientôt fait amitié avec lui. Il s’attacha même à le cultiver plus fortement et plus assidûment, quand, trois ou quatre jours après son établissement, il eut reconnu Ali Baba, qui vint voir son fils, qui s’arrêta à s’entretenir avec lui, comme il avait coutume de le faire de temps en temps, et qu’il eut appris du fils, après qu’Ali Baba l’eut quitté, que c’était son père. Il augmenta ses empressements auprès de lui ; il le caressa, il lui fit de petits présents, il le régala même et il lui donna plusieurs fois à manger. Le fils d’Ali Baba ne voulut pas avoir tant d’obligation à Cogia Houssain sans lui rendre la pareille. Mais il était logé étroitement et il n’avait pas la même commodité que lui pour le régaler comme il le souhaitait. Il parla de son dessein à Ali Baba, son père, en lui faisant remarquer qu’il ne serait pas séant qu’il demeurât plus longtemps sans reconnaître les honnêtetés de Cogia Houssain. Ali Baba se chargea du régal avec plaisir. « Mon fils, dit-il, il est demain vendredi ; comme c’est un jour que les gros marchands, comme Cogia Houssain et comme vous, tiennent leurs boutiques fermées, faites avec lui une partie de promenade pour l’après-dînée, et, en revenant, faites en sorte que vous le fassiez passer chez moi et que vous le fassiez entrer. Il sera mieux que la chose se fasse de la sorte que si vous l’invitiez dans les formes. Je vais ordonner à Morgiane de faire le souper et de le tenir prêt. » Le vendredi, le fils d’Ali Baba et Cogia Houssain se trouvèrent, l’après-dînée, au rendez-vous qu’ils s’étaient donné, et ils firent leur promenade. En revenant, comme le fils d’Ali Baba avait affecté de faire passer Cogia Houssain par la rue où demeurait son père, quand ils furent arrivés devant la porte de la maison, il l’arrêta, et, en frappant : « C’est, lui dit-il, la maison de mon père, lequel, sur le récit que je lui ai fait de l’amitié dont vous m’honorez, m’a chargé de lui procurer l’honneur de votre connaissance. Je vous prie d’ajouter ce plaisir à tous les autres dont je vous suis redevable. » Quoique Cogia Houssain fût arrivé au but qu’il s’était proposé, qui était d’avoir entrée chez Ali Baba et de lui ôter la vie, sans hasarder la sienne, en ne faisant pas d’éclat, il ne laissa pas néanmoins de s’excuser et de faire semblant de prendre congé du fils ; mais, comme l’esclave d’Ali Baba venait d’ouvrir, le fils le prit obligeamment par la main et, en entrant le premier, il le tira et le força, en quelque manière, d’entrer comme malgré lui. Ali Baba reçut Cogia Houssain avec un visage ouvert et avec le bon accueil qu’il pouvait souhaiter. Il le remercia des bontés qu’il avait pour son fils. « L’obligation qu’il vous en a et que je vous en ai moi-même, ajouta-t-il, est d’autant plus grande, que c’est un jeune homme qui n’a pas encore l’usage du monde, et que vous ne dédaignez pas de contribuer à le former. » Cogia Houssain rendit compliment pour compliment à Ali Baba, en lui assurant que, si son fils n’avait pas encore acquis l’expérience de certains vieillards, il avait un bon sens qui lui tenait lieu de l’expérience d’une infinité d’autres. Après un entretien de peu de durée sur d’autres sujets indifférents, Cogia Houssain voulut prendre congé. Ali Baba l’arrêta. « Seigneur, dit-il, où voulez-vous aller ? Je vous prie de me faire l’honneur de souper avec moi. Le repas que je veux vous donner est beaucoup au-dessous de ce que vous méritez ; mais, tel qu’il est, j’espère que vous l’agréerez d’aussi bon cœur que j’ai intention de vous le donner. — Seigneur Ali Baba, reprit Cogia Houssain, je suis très persuadé de votre bon cœur ; et, si je vous demande en grâce de ne pas trouver mauvais que je me retire sans accepter l’offre obligeante que vous me faites, je vous supplie de croire que je ne le fais ni par mépris ni par incivilité, mais parce que j’en ai une raison que vous approuveriez si elle vous était connue. — Et quelle peut-être cette raison, seigneur ? reprit Ali Baba. Peut-on vous la demander ? — Je puis la dire, répliqua Cogia Houssain : c’est que je ne mange ni viande, ni ragoût où il y ait du sel ; jugez vous-même de la contenance que je ferais à votre table. Si vous n’avez que cette raison, insista Ali Baba, elle ne doit pas me priver de l’honneur de vous posséder à souper, à moins que vous ne le vouliez autrement. Premièrement, il n’y a pas de sel dans le pain que l’on mange chez moi : et, quant à la viande et aux ragoûts, je vous promets qu’il n’y en aura pas dans ce qui sera servi devant vous ; je vais y donner ordre. Ainsi faites-moi grâce de demeurer, je reviens à vous dans un moment. » Ali Baba alla à la cuisine et il ordonna à Morgiane de ne pas mettre de sel sur la viande qu’elle avait à servir et de préparer promptement deux ou trois ragoûts, entre ceux qu’il lui avait commandés, où il n’y eût pas de sel. Morgiane, qui était prête à servir, ne put s’empêcher de témoigner son mécontentement sur ce nouvel ordre et de s’en expliquer à Ali Baba. « Qui est donc, dit-elle, cet homme si difficile, qui ne mange pas de sel ? Votre souper ne sera plus bon à manger, si je le sers plus tard. — Ne te fâche pas, Morgiane, reprit Ali Baba ; c’est un honnête homme. Fais ce que je te dis. » Morgiane obéit, mais à contre-cœur. Elle eut la curiosité de connaître cet homme qui ne mangeait pas de sel. Quand elle eut achevé et qu’Abdalla eut préparé la table, elle l’aida à porter les plats. En regardant Cogia Houssain, elle le reconnut d’abord pour le capitaine des voleurs, malgré son déguisement ; et, en l’examinant avec attention, elle aperçut qu’il avait un poignard caché sous son habit. « Je ne m’étonne plus, dit-elle en elle-même, que le scélérat ne veuille pas manger de sel avec mon maître ; c’est son plus fier ennemi, il veut l’assassiner ; mais je l’en empêcherai. » Quand Morgiane eut achevé de servir ou de faire servir par Abdalla, elle prit le temps pendant que l’on soupait et fit les préparatifs nécessaires pour l’exécution d’un coup des plus hardis ; et elle venait d’achever, lorsque Abdalla vint l’avertir qu’il était temps de servir le fruit. Elle porta le fruit ; et, dès qu’Abdalla eut levé ce qui était sur la table, elle le servit, ensuite elle posa près d’Ali Baba une petite table sur laquelle elle mit le vin avec trois tasses ; et, en sortant, elle emmena Abdalla avec elle, comme pour aller souper ensemble et donner à Ali Baba, selon la coutume, la liberté de s’entretenir et de se réjouir agréablement avec son hôte et de le faire bien boire. Alors, le faux Cogia Houssain, ou plutôt le capitaine des quarante voleurs, crut que l’occasion favorable pour ôter la vie à Ali Baba était venue. « Je vais, dit-il en lui-même, faire enivrer le père et le fils ; et le fils, à qui je veux bien donner la vie, ne m’empêchera pas d’enfoncer le poignard dans le cœur du père ; et je me sauverai par le jardin, comme je l’ai déjà fait, pendant que la cuisinière et l’esclave n’auront pas encore achevé de souper ou seront endormis dans la cuisine. » Au lieu de souper, Morgiane, qui avait pénétré dans l’intention du faux Cogia Houssain, ne lui donna pas le temps de venir à l’exécution de sa méchanceté. Elle s’habilla d’un habit de danseuse fort propre, prit une coiffure convenable et se ceignit d’une ceinture d’argent doré, où elle attacha un poignard, dont la gaine et le manche étaient de même métal, et, avec cela, elle appliqua un fort beau masque sur son visage. Quand elle se fut déguisée de la sorte, elle dit à Abdalla : « Abdalla, prends ton tambour de basque et allons donner à l’hôte de notre maître et ami de son fils, le divertissement que nous lui donnons quelquefois. » Abdalla prend le tambour de basque ; il commence à en jouer, en marchant devant Morgiane, et il entre dans la salle. Morgiane, en entrant après lui, fait une profonde révérence, d’un air délibéré et à se faire regarder, comme en demandant la permission de faire voir ce qu’elle sait faire. Comme Abdalla vit qu’Ali Baba voulait parler, il cessa de toucher le tambour de basque. « Entre, Morgiane, entre, dit Ali Baba : Cogia Houssain jugera de quoi tu es capable et il nous dira ce qu’il en pensera. Au moins, seigneur, dit-il à Cogia Houssain en se tournant de son côté, ne croyez pas que je me mette en dépense pour vous donner ce divertissement. Je le trouve chez moi, et vous voyez que c’est mon esclave et ma cuisinière et dépensière en même temps qui me le donnent. J’espère que vous ne le trouverez pas désagréable. » Cogia Houssain ne s’attendait pas qu’Ali Baba dût ajouter ce divertissement au souper qu’il lui donnait. Cela lui fit craindre de ne pouvoir pas profiter de l’occasion qu’il croyait avoir trouvée. Au cas que cela arrivât, il se consola par l’espérance de la retrouver en continuant de ménager l’amitié du père et du fils. Ainsi, quoiqu’il eût mieux aimé qu’Ali Baba eût bien voulu ne le lui pas donner, il fit semblant néanmoins de lui en avoir obligation, et il eut la complaisance de lui témoigner que ce qui lui faisait plaisir ne pourrait pas manquer de lui en faire aussi. Quand Abdalla vit qu’Ali Baba et Cogia Houssain avaient cessé de parler, il recommença à toucher son tambour de basque et l’accompagna de sa voix sur un air à danser ; et Morgiane, qui ne le cédait à aucune danseuse de profession, dansa d’une manière à se faire admirer, même de toute autre compagnie que celle à laquelle elle donnait ce spectacle, dont il n’y avait peut-être que le faux Cogia Houssain qui y donnât peu d’attention. Après avoir dansé plusieurs danses avec le même agrément et de la même force, elle tira enfin le poignard ; et, en le tenant à la main, elle en dansa une dans laquelle elle se surpassa par les figures différentes, par les mouvements légers, par les sauts surprenants et par les efforts merveilleux dont elle les accompagna, tantôt en présentant le poignard en avant, comme pour frapper, tantôt en faisant semblant de s’en frapper elle-même dans le sein. Comme hors d’haleine enfin, elle arracha le tambour de basque des mains d’Abdalla, de la main gauche, et, en tenant le poignard de la droite, elle alla présenter le tambour de basque par le creux à Ali Baba, à l’imitation des danseurs et des danseuses de profession, qui en usent ainsi pour solliciter la libéralité de leurs spectateurs. Ali Baba jeta une pièce d’or dans le tambour de basque de Morgiane, Morgiane s’adressa ensuite au fils d’Ali Baba, qui suivit l’exemple de son père. Cogia Houssain, qui vit qu’elle allait venir aussi à lui, avait déjà tiré la bourse de son sein, pour lui faire son présent, et il y mettait la main, dans le moment que Morgiane, avec un courage digne de la fermeté et de la résolution qu’elle avait montrées jusqu’alors, lui enfonça le poignard au milieu du cœur, si avant qu’elle ne le retira qu’après lui avoir ôté la vie. Ali Baba et son fils, épouvantés de cette action, poussèrent un grand cri : « Ah ! malheureuse, s’écria Ali Baba, qu’as-tu fait ? est-ce pour nous perdre, moi et ma famille ? — Ce n’est pas pour vous perdre, répondit Morgiane : je l’ai fait pour votre conservation. » Alors, en ouvrant la robe de Cogia Houssain et en montrant à Ali Baba le poignard dont il était armé : « Voyez, dit-elle, à quel fier ennemi vous aviez affaire, et regardez-le bien au visage : vous y reconnaîtrez le faux marchand d’huile et le capitaine des quarante voleurs. Ne considérez-vous pas aussi qu’il n’a pas voulu manger de sel avec vous ? en voulez-vous davantage pour vous persuader de son dessein pernicieux ? Avant que je l’eusse vu, le soupçon m’en était venu, du moment que vous m’aviez fait connaître que vous aviez un tel convive. Je l’ai vu, et vous voyez que mon soupçon n’était pas mal fondé. » Ali Baba, qui connut la nouvelle obligation qu’il avait à Morgiane de lui avoir conservé la vie une seconde fois, l’embrassa. « Morgiane, dit-il, je t’ai donné la liberté, et alors je t’ai promis que ma reconnaissance n’en demeurerait pas là et que bientôt j’y mettrais le comble. Ce temps est venu, et je te fais ma belle-fille. » Et, en s’adressant à son fils : « Mon fils, ajouta Ali Baba, je vous crois assez bon fils pour ne pas trouver étrange que je vous donne Morgiane pour femme sans vous consulter. Vous ne lui avez pas moins d’obligation que moi. Vous voyez que Cogia Houssain n’avait recherché votre amitié que dans le dessein de mieux réussir à m’arracher la vie par sa trahison ; et, s’il y eût réussi, vous ne devez pas douter qu’il ne vous eût sacrifié aussi à sa vengeance. Considérez de plus qu’en épousant Morgiane, vous épousez le soutien de ma famille, tant que je vivrai, et l’appui de la vôtre jusqu’à la fin de vos jours. » Le fils, bien loin de témoigner aucun mécontentement, marqua qu’il consentait à ce mariage, non seulement parce qu’il ne voulait pas désobéir à son père, mais même parce qu’il y était porté par sa propre inclination. On songea ensuite, dans la maison d’Ali Baba, à enterrer le corps du capitaine auprès de ceux des trente-sept voleurs ; et cela se fit si secrètement, qu’on n’en eut connaissance qu’après de longues années, lorsque personne ne se trouvait plus intéressé dans la publication de cette histoire mémorable. Peu de jours après, Ali Baba célébra les noces de son fils et de Morgiane avec grande solennité et par un festin somptueux, accompagné de danses, de spectacles et des divertissements accoutumés ; et il eut la satisfaction de voir que ses amis et voisins, qu’il avait invités sans avoir connaissance des vrais motifs du mariage, mais qui d’ailleurs n’ignoraient pas les belles et bonnes qualités de Morgiane, le louèrent hautement de sa générosité et de son bon cœur. Après le mariage, Ali Baba, qui s’était abstenu de retourner à la grotte depuis qu’il en avait tiré et rapporté le corps de son frère Cassim sur un de ses trois ânes, avec l’or dont il les avait chargés, par la crainte d’y trouver les voleurs ou d’y être surpris, s’en abstint encore après la mort des trente-huit voleurs, en y comprenant leur capitaine, parce qu’il supposa que les deux autres, dont le destin ne lui était pas connu, étaient encore vivants. Mais, au bout d’un an, comme il eut vu qu’il ne s’était fait aucune entreprise pour l’inquiéter, la curiosité le prit d’y faire un voyage, en prenant les précautions nécessaires pour sa sûreté. Il monta à cheval ; et, quand il fut arrivé près de la grotte, il prit un bon augure de ce qu’il n’aperçut aucun vestige ni d’hommes ni de chevaux. Il mit pied à terre ; il attacha son cheval, et, en se présentant devant la porte, il prononça ces paroles : « Sésame, ouvre-toi, » qu’il n’avait pas oubliées. La porte s’ouvrit ; il entra, et l’état où il trouva toutes choses dans la grotte lui fit juger que personne n’y était entré depuis environ le temps que le faux Cogia Houssain était venu louer boutique dans la ville, et ainsi, que la troupe des quarante voleurs était entièrement dissipée et exterminée depuis ce temps-là. Il ne douta plus qu’il ne fût le seul au monde qui eût le secret de faire ouvrir la grotte et que le trésor qu’elle enfermait était à sa disposition. Il s’était muni d’une valise ; il la remplit d’autant d’or que son cheval en put porter, et il revint à la ville. Depuis ce temps-là, Ali Baba, son fils, qu’il mena à la grotte et à qui il enseigna le secret pour y entrer, et, après eux, leur postérité, à laquelle ils firent passer le même secret, en profitant de leur fortune avec modération, vécurent dans une grande splendeur et honorés des premières dignités de la ville. Après avoir achevé de raconter cette histoire au sultan Schahriar, Schéhérazade, qui vit qu’il n’était pas encore jour, commença de lui faire le récit de celle que nous allons voir. Histoire d’Ali Cogia, marchand de Bagdad Retour à la Table des Matières Sous le règne du calife Haroun-al-Raschid, dit la sultane Schéhérazade, il y avait à Bagdad un marchand nommé Ali Cogia, qui n’était ni des plus riches, ni non plus du dernier ordre, lequel demeurait dans sa maison paternelle sans femme et sans enfants. Dans le temps que, libre de ses actions, il vivait content de ce que son négoce lui produisait, il eut, trois jours de suite, un songe dans lequel un vieillard vénérable lui apparut avec un regard sévère, qui le réprimandait de ce qu’il ne s’était pas encore acquitté du pèlerinage de la Mecque. Ce songe troubla Ali Cogia et le mit dans un grand embarras. Comme bon musulman, il n’ignorait pas l’obligation où il était de faire ce pèlerinage ; mais comme il était chargé d’une maison, de meubles et d’une boutique, il avait toujours cru que c’étaient des motifs assez puissants pour s’en dispenser, en tâchant d’y suppléer par des aumônes et par d’autres bonnes œuvres. Mais, depuis le songe, sa conscience le pressait si vivement, que la crainte qu’il ne lui arrivât quelque malheur le fit résoudre de ne pas différer davantage à s’en acquitter. Pour se mettre en état d’y satisfaire dans l’année qui coulait, Ali Cogia commença par la vente de ses meubles ; il vendit ensuite sa boutique et la plus grande partie des marchandises dont elle était garnie, en réservant celles qui pouvaient être de débit à la Mecque ; et, pour ce qui est de la maison, il trouva un locataire à qui il en fit un bail. Les choses ainsi disposées, il se trouva prêt à partir dans le temps que la caravane de Bagdad pour la Mecque se mettrait en chemin. La seule chose qui lui restât à faire était de mettre en sûreté une somme de mille pièces d’or, qui l’eût embarrassé dans le pèlerinage, après avoir mis à part l’argent qu’il jugea à propos d’emporter avec lui, pour sa dépense et pour d’autres besoins. Ali Cogia choisit un vase d’une capacité convenable ; il y mit les mille pièces d’or et il acheva de le remplir d’olives. Après avoir bien bouché le vase, il le porte chez un marchand de ses amis. Il lui dit : « Mon frère, vous n’ignorez pas que, dans peu de jours, je pars, comme pèlerin de la Mecque, avec la caravane ; je vous demande en grâce de vouloir bien vous charger d’un vase d’olives que voici, et de me le conserver jusqu’à mon retour. » Le marchand lui dit obligeamment : « Tenez, voilà la clef de mon magasin ; portez-y vous-même votre vase et mettez-le où il vous plaira ; je vous promets que vous l’y retrouverez. » Le jour du départ de la caravane de Bagdad arrivé, Ali Cogia, avec un chameau chargé des marchandises dont il avait fait choix et qui lui servit de monture dans le chemin, s’y joignit ; et il arriva heureusement à la Mecque. Il y visita, avec tous les autres pèlerins, le temple, si célèbre et si fréquenté chaque année par toutes les nations musulmanes, qui y abordent de tous les endroits de la terre où elles sont répandues, en observant très religieusement les cérémonies qui leur sont prescrites. Quand il se fut acquitté des devoirs de son pèlerinage, il exposa les marchandises qu’il avait apportées, pour les vendre et pour les échanger. Deux marchands, qui passaient et qui virent les marchandises d’Ali Cogia, les trouvèrent si belles qu’ils s’arrêtèrent pour les considérer quoiqu’ils n’en eussent pas besoin. Quand ils eurent satisfait leur curiosité, l’un dit à l’autre, en se retirant : « Si ce marchand savait le gain qu’il ferait au Caire sur ses marchandises, il les y porterait, plutôt que de les vendre ici, où elles sont à bon marché. » Ali Cogia entendit ces paroles ; et, comme il avait entendu parler mille fois des beautés de l’Égypte , il résolut sur-le-champ de profiter de l’occasion et d’en faire le voyage. Ainsi, après avoir rempaqueté et remballé ses marchandises, au lieu de retourner à Bagdad, il prit le chemin de l’Égypte, en se joignant à la caravane du Caire. Quand il fut arrivé au Caire, il n’eut pas lieu de se repentir du parti qu’il avait pris : il y trouva si bien son compte, qu’en très peu de jours il eut achevé de vendre toutes ses marchandises, avec un avantage beaucoup plus grand qu’il n’avait espéré. Il en acheta d’autres, dans le dessein de passer à Damas ; et, en attendant la commodité d’une caravane qui devait partir dans six semaines, il ne se contenta pas de voir tout ce qui était digne de sa curiosité dans le Caire : il alla aussi admirer les pyramides ; il remonta le Nil jusqu’à une certaine distance, et il vit les villes les plus célèbres situées sur l’un et l’autre bord. Dans le voyage de Damas, comme le chemin de la caravane était de passer par Jérusalem, notre marchand de Bagdad profita de l’occasion pour visiter le temple, regardé par tous les musulmans comme le plus saint, après celui de la Mecque, d’où cette ville prend le titre de sainte Cité. Ali Cogia trouva la ville de Damas un lieu si délicieux par l’abondance de ses eaux, par ses prairies et par ses jardins enchantés, que tout ce qu’il avait lu de ses agréments dans nos histoires lui parut beaucoup au-dessous de la vérité, et qu’il y fit un long séjour. Comme néanmoins il n’oubliait pas qu’il était de Bagdad, il en prit enfin le chemin ; il arriva à Alep, où il fit encore quelque séjour ; et, de là, après avoir passé l’Euphrate, il prit le chemin de Moussoul, dans l’intention d’abréger son retour en descendant le Tigre. Mais, quand Ali Cogia fut arrivé à Moussoul, des marchands de Perse, avec lesquels il était venu d’Alep et avec qui il avait contracté une grande amitié, avaient pris un si grand ascendant sur son esprit, par leurs honnêtetés et par leurs entretiens agréables, qu’ils n’eurent pas de peine à lui persuader de ne pas abandonner leur compagnie jusqu’à Schiraz, d’où il lui serait aisé de retourner à Bagdad avec un gain considérable. Ils le menèrent par les villes de Sultanie, de Reï, de Coam, de Cachan, d’Ispahan, et, de là, à Schiraz {99}, d’où il eut encore la complaisance de les accompagner aux Indes et de revenir à Schiraz avec eux. De la sorte, en comptant le séjour qu’il avait fait dans chaque ville, il y avait bientôt sept ans qu’Ali Cogia était parti de Bagdad, quand enfin il résolut d’en prendre le chemin ; et, jusqu’alors, l’ami auquel il avait confié le vase d’olives avant son départ, pour qu’il le lui gardât, n’avait songé ni à lui ni au vase. Dans le temps qu’il était en chemin avec une caravane partie de Schiraz, un soir que ce marchand, son ami, soupait en famille, on vint à parler d’olives, et sa femme témoigna quelque désir d’en manger, en disant qu’il y avait longtemps qu’on n’en avait vu dans la maison. — A propos d’olives, dit le mari, vous me faites souvenir qu’Ali Cogia m’en laissa un vase en allant à la Mecque, il y a sept ans, qu’il mit lui-même dans mon magasin, pour le reprendre à son retour. Mais où est Ali Cogia, depuis qu’il est parti ? Il est vrai qu’au retour de la caravane quelqu’un me dit qu’il avait passé en Égypte. Il faut qu’il y soit mort, puisqu’il n’est pas revenu depuis tant d’années : nous pouvons désormais manger les olives si elles sont bonnes. Qu’on me donne un plat et de la lumière ; j’en irai prendre et nous en goûterons. — Mon mari, reprit la femme, gardez-vous bien, au nom de Dieu, de commettre une action si noire ; vous savez que rien n’est plus sacré qu’un dépôt. Il y a sept ans, dites-vous, qu’Ali Cogia est allé à la Mecque et qu’il n’est pas revenu ; mais l’on vous a dit qu’il était allé en Égypte ; et, d’Égypte, que savez-vous s’il n’est pas allé plus loin ? Il suffit que vous n’ayez pas de nouvelles de sa mort : il peut revenir demain, après-demain. Quelle infamie ne serait-ce pas, pour vous et pour votre famille, s’il revenait et que vous ne lui rendissiez pas son vase dans le même état et tel qu’il vous l’a confié Je vous déclare que je n’ai pas envie de ces olives et que je n’en mangerai pas. Si j’en ai parlé, je ne l’ai fait que par manière d’entretien. De plus, croyez-vous qu’après tant de temps les olives soient encore bonnes ? Elles sont pourries et gâtées. Et, si Ali Cogia revient, comme un pressentiment me le dit, et qu’il s’aperçoive que vous y ayez touché, quel jugement fera-t-il de votre amitié et de votre fidélité ? Abandonnez votre dessein, je vous en conjure. » La femme ne tint un si long discours à son mari que parce qu’elle lisait son obstination sur son visage. En effet, il n’écouta pas de si bons conseils : il se leva et il alla à son magasin, avec de la lumière et un plat. « Alors, souvenez-vous au moins, lui dit sa femme, que je ne prends pas de part à ce que vous allez faire, afin que vous ne m’en attribuiez pas la faute, s’il vous arrive de vous en repentir. » Le marchand eut encore les oreilles fermées et il persista dans son dessein. Quand il est dans son magasin, il prend le vase, il le découvre et il voit les olives toutes pourries. Pour s’éclaircir si le dessous est aussi gâté que le dessus, il en verse dans le plat, et, de la secousse avec laquelle il les versa, quelques pièces d’or y tombèrent avec bruit. A la vue de ces pièces, le marchand, naturellement avide et attentif, regarde dans le vase et aperçoit qu’il a versé presque toutes les olives dans le plat et que le reste est tout or en belle monnaie. Il remet dans le vase ce qu’il a versé d’olives, il le recouvre et il revient. « Ma femme, dit-il en rentrant, vous aviez raison les olives sont pourries, et j’ai rebouché le vase de manière qu’Ali Cogia ne s’apercevra pas que j’y ai touché, si jamais il revient. — Vous eussiez mieux fait de me croire, reprit la femme, et de n’y pas toucher. Dieu veuille qu’il n’en arrive aucun mal ! » Le marchand fut aussi peu touché de ces dernières paroles de sa femme que de la remontrance qu’elle lui avait faite. Il passa la nuit presque entière à songer au moyen de s’approprier l’or d’Ali Cogia et à faire en sorte qu’il lui demeurât, au cas qu’il revînt et qu’il lui demandât le vase. Le lendemain, de grand matin, il va acheter des olives de l’année ; il revient, il jette les vieilles du vase d’Ali Cogia, il en prend l’or, il le met en sûreté ; et, après l’avoir rempli des olives qu’il vient d’acheter, il le recouvre du même couvercle et le remet à la même place où Ali Cogia l’avait mis. Environ un mois après que le marchand eut commis une action si lâche, et qui devait lui coûter cher, Ali Cogia arriva à Bagdad de son long voyage. Comme il avait loué sa maison avant son départ, il mit pied à terre dans un khan, où il prit un logement en attendant qu’il eût signifié son arrivée à son locataire et que le locataire se fût pourvu ailleurs d’un logement. Le lendemain, Ali Cogia alla trouver le marchand, son ami, qui le reçut en l’embrassant et en lui témoignant la joie qu’il avait de son retour, après une absence de tant d’années, qui, disait-il, avait commencé de lui faire perdre l’espérance de jamais le revoir. Après les compliments de part et d’autre, accoutumés dans une semblable rencontre, Ali Cogia pria le marchand de vouloir bien lui rendre le vase d’olives qu’il avait confié à sa garde et de l’excuser de la liberté qu’il avait prise de l’en embarrasser. « Ali Cogia, mon cher ami, reprit le marchand, vous avez tort de me faire des excuses ; je n’ai été nullement embarrassé de votre vase ; et, dans une pareille occasion, j’en eusse usé avec vous de la même manière que vous en avez usé avec moi. Tenez, voilà la clef de mon magasin : allez le prendre ; vous le trouverez à la même place où vous l’avez mis. » Ali Cogia alla au magasin du marchand, il en apporta son vase ; et, après lui avoir rendu la clef, l’avoir bien remercié du plaisir qu’il en avait reçu, il retourne au khan où il avait pris logement. Il découvre le vase ; et, en y mettant la main, à la hauteur où les mille pièces d’or qu’il y avait cachées devaient être, il est dans une grande surprise de ne les y pas trouver. Il crut se tromper ; et, pour se tirer hors de peine promptement, il prend une partie des plats et autres vases de sa cuisine de voyage, et il verse tout le vase d’olives, sans y trouver une seule pièce d’or. Il demeura immobile d’étonnement ; et, en élevant les mains et les yeux au ciel : « Est-il possible, s’écria-t-il, qu’un homme que je regardais comme mon bon ami m’ait fait une infidélité si insigne ! » Ali Cogia, sensiblement alarmé par la crainte d’avoir fait une perte si considérable, revient chez le marchand. « Mon ami, lui dit-il, ne soyez pas surpris de ce que je reviens sur mes pas : j’avoue que j’ai reconnu le vase d’olives que j’ai repris dans votre magasin pour celui que j’y avais mis ; mais, avec les olives, j’y avais mis mille pièces d’or que je n’y trouve pas. Peut-être en avez-vous eu besoin et vous en êtes-vous servi pour votre négoce. Si cela est, elles sont à votre service. Je vous prie seulement de me tirer hors de peine et de m’en donner une reconnaissance, après quoi vous me les rendrez à votre commodité. » Le marchand, qui s’était attendu qu’Ali Cogia viendrait lui faire ce compliment, avait médité aussi ce qu’il devait lui répondre. « Ali Cogia, mon ami, dit-il, quand vous m’avez apporté votre vase d’olives, y ai-je touché ? Ne vous ai-je pas donné la clef de mon magasin ? ne l’y avez-vous pas porté vous-même, et ne l’avez-vous pas retrouvé à la même place où vous l’aviez mis, dans le même état et couvert de même ? Si vous y aviez mis de l’or, vous devez l’y avoir trouvé. Vous m’avez dit qu’il y avait des olives, je l’ai cru. Voilà tout ce que j’en sais. Vous m’en croirez si vous voulez, mais je n’y ai pas touché. » Ali Cogia prit toutes les voies de douceur pour faire en sorte que le marchand se rendît justice à lui-même. « Je n’aime, dit-il, que la paix, et je serais fâché d’en venir à des extrémités qui ne vous feraient pas honneur dans le monde et dont je ne me servirais qu’avec un regret extrême. Songez que des marchands comme nous doivent abandonner tout intérêt pour conserver leur bonne réputation. Encore une fois, je serais au désespoir si votre opiniâtreté m’obligeait de prendre les voies de la justice, moi qui ai toujours mieux aimé perdre quelque chose de mon droit que d’y recourir. — Ali Cogia, reprit le marchand, vous convenez que vous avez mis chez moi un vase d’olives en dépôt ; vous l’avez repris ; vous l’avez emporté, et vous venez me demander mille pièces d’or ! M’avez-vous dit qu’elles fussent dans le vase ? J’ignore même qu’il y ait des olives ; vous ne me les avez pas montrées. Je m’étonne que vous ne me demandiez pas des perles ou des diamants plutôt que de l’or. Croyez-moi : retirez-vous et ne faites pas assembler le monde devant ma boutique. » Quelques-uns s’y étaient déjà arrêtés ; et ces dernières paroles du marchand, prononcées du ton d’un homme qui sortait des bornes de la modération, firent que non seulement il s’y en arrêta un plus grand nombre, mais même que les marchands voisins sortirent de leurs boutiques et vinrent, pour prendre connaissance de la dispute qui était entre lui et Ali Cogia et tâcher de les mettre d’accord. Quand Ali Cogia leur eut exposé le sujet, les plus apparents demandèrent au marchand ce qu’il avait à répondre. Le marchand avoua qu’il avait gardé le vase d’Ali Cogia dans son magasin ; mais il nia qu’il y eût touché, et il fit serment qu’il ne savait qu’il y eût des olives que parce qu’Ali Cogia le lui avait dit, et qu’il les prenait tous à témoin de l’affront et de l’insulte qu’il venait lui faire jusque chez lui. « Vous vous l’attirez vous-même, l’affront, dit alors Ali Cogia en prenant le marchand par le bras ; mais, puisque vous en usez si méchamment, je vous cite à la loi de Dieu : voyons si vous aurez le front de dire la même chose devant le cadi. » A cette sommation, à laquelle tout bon musulman doit obéir, à moins de se rendre rebelle à la religion, le marchand n’eut pas la hardiesse de faire résistance. « Allons, dit-il, c’est ce que je vous demande : nous verrons qui a tort, de vous ou de moi. » Ali Cogia amena le marchand devant le tribunal du cadi, où il l’accusa de lui avoir volé un dépôt de mille pièces d’or, en exposant le fait de la manière que nous venons de voir. Le cadi lui demanda s’il avait des témoins. Il répondit que c’était une précaution qu’il n’avait pas prise, parce qu’il avait cru que celui à qui il confiait son dépôt était son ami, et que jusqu’alors il l’avait reconnu pour honnête homme. Le marchand ne dit autre chose, pour sa défense, que ce qu’il avait déjà dit à Ali Cogia et en présence de ses voisins ; et il acheva en disant qu’il était prêt à affirmer par serment, non seulement qu’il était faux qu’il eût pris les mille pièces d’or, comme on l’en accusait, mais même qu’il n’en avait aucune connaissance. Le cadi exigea de lui le serment ; après quoi il le renvoya absous. Ali Cogia, extrêmement mortifié de se voir condamné à une perte si considérable, protesta contre le jugement, en déclarant au cadi qu’il en porterait sa plainte au calife Haroun-al-Raschid, qui lui ferait justice ; mais le cadi ne s’étonna point de la protestation : il la regarda comme l’effet du ressentiment ordinaire à tous ceux qui perdent leur procès, et il crut avoir fait son devoir en renvoyant absous un accusé contre lequel on ne lui avait pas produit de témoins. Pendant que le marchand retournait chez lui, en triomphant d’Ali Cogia avec la joie d’avoir ses mille pièces d’or à si bon marché, Ali Cogia alla dresser un placet, et, dès le lendemain, après avoir pris le temps que le calife devait retourner de la mosquée après la prière du midi, il se mit dans une rue, sur le chemin, et, dans le temps qu’il passait, il éleva le bras en tenant le placet à la main ; et un officier chargé de cette fonction, qui marchait devant le calife et qui se détacha de son rang, vint le prendre pour le lui donner. Comme Ali Cogia savait que la coutume du calife Haroun-al-Raschid, en rentrant dans son palais, était de lire lui-même les placets qu’on lui présentait de la sorte, il suivit la marche, entra dans le palais et attendit que l’officier qui avait pris le placet sortît de l’appartement du calife. En sortant, l’officier lui dit que le calife avait lu son placet, lui marqua l’heure à laquelle il lui donnerait audience le lendemain ; et, après avoir appris de lui la demeure du marchand, il envoya lui signifier de se trouver aussi, le lendemain, à la même heure. Le soir du même jour, le calife, avec le grand vizir Giafar et Mesrour, le chef des eunuques, l’un et l’autre déguisés comme lui, alla faire sa tournée dans la ville, comme j’ai déjà fait remarquer à Votre Majesté qu’il avait coutume de le faire de temps en temps. En passant par une rue, le calife entendit du bruit ; il pressa le pas et il arriva à une porte qui donnait entrée dans une cour où dix ou douze enfants, qui n’étaient pas encore retirés, jouaient au clair de la lune ; de quoi il s’aperçut en regardant par une fente. Le calife, curieux de savoir à quel jeu ces enfants jouaient, s’assit sur un banc de pierre qui se trouva à propos à côté de la porte ; et, comme il continuait à regarder par la fente, il entendit qu’un des enfants, le plus vif et le plus éveillé de tous, dit aux autres : « Jouons au cadi. Je suis le cadi : amenez-moi Ali Cogia et le marchand qui lui a volé mille pièces d’or. » A ces paroles de l’enfant, le calife se souvint du placet qui lui avait été présenté, le même jour, et qu’il avait lu ; et cela lui fit redoubler son attention, pour voir quel serait le succès du jugement. Comme l’affaire d’Ali Cogia et du marchand était nouvelle et qu’elle faisait grand bruit dans la ville de Bagdad, jusque parmi les enfants, les autres enfants acceptèrent la proposition avec joie et convinrent du personnage qu’ils devaient jouer. Personne ne refusa à celui qui s’était offert de faire le cadi d’en représenter le rôle. Quand il eut pris séance avec le semblant et la gravité d’un cadi, un autre, comme officier compétent du tribunal, lui en présenta deux, dont il appela l’un Ali Cogia et l’autre le marchand contre qui Ali Cogia portait sa plainte. Alors le feint cadi prit la parole ; et, en interrogeant gravement le feint Ali Cogia : « Ali Cogia, dit-il, que demandez-vous au marchand que voilà ? » Le feint Ali Cogia, après une profonde révérence, informa le feint cadi du fait de point en point ; et, en achevant, il conclut, en le suppliant, à ce qu’il lui plût interposer l’autorité de son jugement, pour empêcher qu’il ne fît une perte aussi considérable. Le feint cadi, après avoir écouté le feint Ali Cogia, se tourna du côté du feint marchand et lui demanda pourquoi il ne rendait pas à Ali Cogia la somme qu’il lui demandait. Le feint marchand apporta les mêmes raisons que le véritable avait alléguées devant le cadi de Bagdad ; et il demanda de même à affirmer par serment que ce qu’il disait était la vérité. « N’allons pas si vite, reprit le feint cadi : avant que nous en venions à votre serment, je suis bien aise de voir le vase d’olives. Ali Cogia, ajouta-t-il en s’adressant au feint marchand de ce nom, avez-vous apporté le vase » Comme il eut répondu qu’il ne l’avait pas apporté : « Allez le prendre, reprit-il, et apportez-le-moi. » Le feint Ali Cogia disparaît pour un moment ; et, en revenant, il feint de poser un vase devant le feint cadi, en disant que c’est le même vase qu’il avait mis chez l’accusé et qu’il a retiré de chez lui. Pour ne rien omettre de la formalité, le feint cadi demanda au feint marchand s’il le reconnaissait aussi pour le vase. Et, comme le feint marchand eut témoigné par son silence qu’il ne pouvait le nier, il commanda qu’on le découvrît. Le feint Ali Cogia fit semblant d’ôter le couvercle et le feint cadi, en faisant semblant de regarder dans le vase : « Voilà de belles olives, dit-il ; que j’en goûte. » Il fit semblant d’en prendre une et d’en goûter, et il ajouta : « Elles sont excellentes. — Mais, continua le feint cadi, il me semble que les olives gardées pendant sept ans ne devraient pas être si bonnes. Qu’on fasse venir des marchands d’olives, et qu’ils voient ce qui en est. » Deux enfants lui furent présentés, en qualité de marchands d’olives. « Êtes-vous marchands d’olives ? » leur demanda le feint cadi. Comme ils eurent répondu que c’était leur profession : « Dites-moi, reprit-il, savez-vous combien de temps des olives accommodées par des gens qui s’y entendent peuvent se conserver bonnes à manger ? — Seigneur, répondirent les feints marchands, quelque peine que l’on prenne pour les garder, elles ne valent plus rien la troisième année : elles n’ont plus ni saveur, ni couleur ; elles ne sont bonnes qu’à jeter. — Si cela est, reprit le feint cadi, voyez le vase que voilà et dites-moi combien il y a de temps qu’on y a mis les olives qui y sont. » Les marchands feints firent semblant d’examiner les olives et d’en goûter et témoignèrent au cadi qu’elles étaient récentes et bonnes. « Vous vous trompez, reprit le feint cadi : voilà Ali Cogia qui dit qu’il les a mises dans le vase il y a sept ans. — Seigneur, repartirent les feints marchands appelés comme experts, ce que nous pouvons assurer, c’est que les olives sont de cette année ; et nous maintenons que, de tous les marchands de Bagdad, il n’y en a pas un seul qui ne rende le même témoignage que nous. » Le feint marchand accusé par le feint Ali Cogia voulut ouvrir la bouche contre le témoignage des marchands experts ; mais le feint cadi ne lui en donna pas le temps. « Tais-toi, dit-il, tu es un voleur. Qu’on le pende. » De la sorte, les enfants mirent fin à leur jeu avec une grande joie, en frappant des mains et en se jetant sur le feint criminel, comme pour le mener pendre. On ne peut exprimer combien le calife Haroun-al-Raschid admira la sagesse et l’esprit de l’enfant qui venait de rendre un jugement si sage sur l’affaire qui devait être plaidée devant lui le lendemain. En cessant de regarder par la fente et en se levant, il demanda à son grand vizir, qui avait été attentif aussi à ce qui venait de se passer, s’il avait entendu le jugement que l’enfant venait de rendre, et ce qu’il en pensait. « Commandeur des croyants, répondit le grand vizir Giafar, on ne peut être plus surpris que je ne le suis d’une si grande sagesse, dans un âge si peu avancé. — Mais, reprit le calife, sais-tu une chose, qui est que j’ai à prononcer, demain, sur la même affaire, et que le véritable Ali Cogia m’en a présenté le placet aujourd’hui ? Je l’apprends de Votre Majesté, répond le grand vizir. Crois-tu, reprit encore le calife, que je puisse en rendre un autre jugement que celui que nous venons d’entendre ? Si l’affaire est la même, repartit le grand vizir, il ne me paraît pas que Votre Majesté puisse y procéder d’une autre manière ni prononcer autrement. — Remarque donc bien cette maison, lui dit le calife ; et amène-moi demain l’enfant, afin qu’il juge la même affaire en ma présence. Mande aussi au cadi qui a renvoyé absous le marchand voleur de s’y trouver, afin qu’il apprenne son devoir de l’exemple d’un enfant, et qu’il se corrige. Je veux aussi que tu prennes le soin de faire avertir Ali Cogia d’apporter son vase d’olives et que deux marchands d’olives se trouvent à mon audience. » Le calife lui donna cet ordre en continuant sa tournée, qu’il acheva sans rencontrer autre chose qui méritât son attention. Le lendemain, le grand vizir Giafar vint à la maison où le calife avait été témoin du jeu des enfants, et il demanda à parler au maître. Au défaut du maître, qui était sorti, on le lit parler à la maîtresse. Il lui demanda si elle avait des enfants. Elle répondit qu’elle en avait trois, et elle les fit venir devant lui. « Mes enfants, leur demanda le grand vizir, qui de vous faisait le cadi, hier au soir que vous jouiez ensemble ? » Le plus grand, qui était l’aîné, répondit que c’était lui ; et, comme il ignorait pourquoi il lui faisait cette demande, il changea de couleur. « Mon fils, lui dit le grand vizir, venez avec moi ; le commandeur veut vous voir. » La mère fut dans une grande alarme, quand elle vit que le grand vizir voulait emmener son fils. Elle lui demanda : « Seigneur, est-ce pour enlever mon fils que le commandeur des croyants le demande ? » Le grand vizir la rassura, en lui promettant que son fils lui serait renvoyé en moins d’une heure et qu’elle apprendrait, à son retour, le sujet pourquoi il était appelé, dont elle serait contente. « Si cela est ainsi, seigneur, reprit la mère, permettez-moi qu’auparavant je lui fasse prendre un habit plus propre et qui le rende plus digne de paraître devant le commandeur des croyants. » Et elle le lui fit prendre sans perdre de temps. Le grand vizir emmena l’enfant et il le présenta au calife, à l’heure qu’il avait donnée à Ali Cogia et au marchand pour les entendre. Le calife, qui vit l’enfant un peu interdit et qui voulut le préparer à ce qu’il attendait de lui : « Venez, mon fils, dit-il, approchez. Est-ce vous qui jugiez, hier, l’affaire d’Ali Cogia et du marchand qui lui a volé son or ? Je vous ai vu et je vous ai entendu : je suis bien content de vous. » L’enfant ne se déconcerta pas ; il répondit modestement que c’était lui. « Mon fils, reprit le calife, je veux vous faire voir aujourd’hui le véritable Ali Cogia et le véritable marchand. Venez vous asseoir près de moi. » Alors le calife prit l’enfant par la main, monta et s’assit sur son trône ; et, quand il l’eut fait asseoir près de lui, il demanda où étaient les parties. On les fit avancer et on les lui nomma, pendant qu’ils se prosternaient et qu’ils frappaient de leur front le tapis qui couvrait le trône. Quand ils se furent relevés, le calife leur dit : « Plaidez chacun votre cause : l’enfant que voici vous écoutera et vous fera justice ; et, s’il manque en quelque chose, j’y suppléerai. » Ali Cogia et le marchand parlèrent l’un après l’autre ; et, quand le marchand vint à demander à faire le même serment qu’il avait fait dans son premier jugement, l’enfant dit qu’il n’était pas encore temps, et qu’auparavant il était à propos de voir le vase d’olives. A ces paroles, Ali Cogia présenta le vase, le posa aux pieds du calife et le découvrit. Le calife regarda les olives, et il en prit une, dont il goûta. Le vase fut donné à examiner aux marchands experts qui avaient été appelés ; et leur rapport fut que les olives étaient bonnes et de l’année. L’enfant leur dit qu’Ali Cogia assurait qu’elles y avaient été mises il y avait sept ans ; à quoi ils firent la même réponse que les enfants feints marchands experts, comme nous l’avons vu. Ici, quoique le marchand accusé vît bien que les deux marchands experts venaient de prononcer sa condamnation, il ne laissa pas néanmoins de vouloir alléguer quelque chose pour se justifier ; mais l’enfant se garda bien l’envoyer pendre ; il regarda le calife : « Commandeur des croyants, dit-il, ceci n’est pas un jeu : c’est à Votre Majesté à condamner à mort sérieusement, et non pas à moi, qui ne le fis hier que pour rire. » Le calife, instruit pleinement de la mauvaise foi du marchand, l’abandonna aux ministres de la justice pour le faire pendre ; ce qui fut exécuté, après qu’il eut déclaré où il avait caché les mille pièces d’or, qui furent rendues à Ali Cogia. Ce monarque enfin, plein de justice et d’équité, après avoir averti le cadi qui avait rendu le premier jugement, lequel était présent, d’apprendre d’un enfant à être plus exact dans sa fonction, embrassa l’enfant et le renvoya avec une bourse de cent pièces d’or, qu’il lui fit donner pour marque de sa libéralité. Histoire du Cheval enchanté Retour à la Table des Matières Schéhérazade, en continuant de raconter au sultan des Indes ses histoires, si agréables et auxquelles il prenait un si grand plaisir, l’entretint de celle du cheval enchanté. Sire, dit-elle, comme Votre Majesté ne l’ignore pas, le Nevroux, c’est-à-dire le nouveau jour, qui est le premier de l’année et du printemps, ainsi nommé par excellence, est une fête si solennelle et si ancienne dans toute l’étendue de la Perse, dès les premiers temps même de l’idolâtrie, que la religion de notre prophète, toute pure qu’elle est, et que nous tenons pour la véritable, en s’y introduisant, n’a pu, jusqu’à nos jours, venir à bout de l’abolir, quoique l’on puisse dire qu’elle est toute païenne et que les cérémonies qu’on y observe sont superstitieuses. Sans parler des grandes villes, il n’y en a ni petite, ni bourg, ni village, ni hameau où elle ne soit célébrée avec des réjouissances extraordinaires. Mais les réjouissances qui se font à la cour les surpassent toutes infiniment par la variété des spectacles surprenants et nouveaux ; et les étrangers des États voisins et même des plus éloignés y sont attirés par les récompenses et par la libéralité des rois envers ceux qui excellent par leurs inventions et par leur industrie ; de manière qu’on ne voit rien dans les autres parties du monde, qui approche de cette magnificence. Dans une de ces fêtes, après que les plus habiles et les plus ingénieux du pays, avec les étrangers qui s’étaient rendus à Schiraz, où la cour était alors, eurent donné au roi et à toute la cour le divertissement de leurs spectacles, que le roi leur eut fait ses largesses, à chacun selon ce qu’il avait mérité et ce qu’il avait fait paraître de plus extraordinaire, de plus merveilleux et de plus satisfaisant, ménagées avec une égalité qu’il n’y en avait pas un qui ne s’estimât dignement récompensé ; dans le temps qu’il se préparait à se retirer et à congédier la grande assemblée, un Indien parut au pied de son trône, en faisant avancer un cheval sellé, bridé et richement harnaché, représenté avec tant d’art, qu’à le voir, on l’eût pris d’abord pour un véritable cheval. L’Indien se prosterna devant le trône ; et, quand il se fut relevé, en montrant le cheval au roi : « Sire, dit-il, quoique je me présente le dernier devant Votre Majesté pour entrer en lice, je puis l’assurer néanmoins que, dans ce jour de fête, elle n’a rien vu d’aussi merveilleux ni d’aussi surprenant que le cheval sur lequel je la supplie de jeter les yeux. — Je ne vois dans ce cheval, lui dit le roi, autre chose que l’art et l’industrie de l’ouvrier à lui donner la ressemblance du naturel, qui lui a été possible. Mais un autre ouvrier pourrait en faire un semblable, qui le surpasserait même en perfection. — Sire, reprit l’Indien, ce n’est pas non plus par sa construction ni par ce qu’il paraît à l’extérieur que j’ai dessein de faire regarder mon cheval par Votre Majesté comme une merveille ; c’est par l’usage que j’en sais faire et que tout homme, comme moi, peut en faire, par le secret que je puis lui communiquer. Quand je le monte, en quelque endroit de la terre, si éloigné qu’il puisse être, que je veuille me transporter par la région de l’air, je puis l’exécuter en très peu de temps. En peu de mots, sire, voilà en quoi consiste la merveille de mon cheval merveille dont personne n’a jamais entendu parler et dont je m’offre de faire voir l’expérience à Votre Majesté, si elle me le commande. » Le roi de Perse, qui était curieux de tout ce qui tenait au merveilleux, et qui, après tant de choses de cette nature, qu’il avait vues et qu’il avait cherché à voir et désiré de voir, n’avait rien vu qui en approchât ni entendu dire qu’on eût vu rien de semblable, dit à l’Indien qu’il n’y avait que l’expérience qu’il venait de lui proposer qui pût le convaincre de la prééminence de son cheval, et qu’il était prêt à en voir la vérité. L’Indien mit aussitôt le pied dans l’étrier, se jeta sur le cheval avec une grande légèreté, et quand il eut mis le pied dans l’autre étrier et qu’il se fut bien assuré sur la selle, il demanda au roi de Perse où il lui plaisait de l’envoyer. Environ à trois lieues de Schiraz, il y avait une haute montagne qu’on découvrait, à plein, de la grande place où le roi de Perse était devant son palais, remplie de tout le peuple qui s’y était rendu. « Vois-tu cette montagne ? dit le roi, en la montrant à l’Indien ; c’est où je souhaite que tu ailles : la distance n’est pas longue ; mais elle suffit pour faire juger de la diligence que tu feras pour aller et pour revenir. Et, parce qu’il n’est pas possible de te conduire des yeux jusque-là, pour marque certaine que tu y seras allé, j’entends que tu m’apportes une palme d’un palmier qui est au pied de la montagne. » A peine le roi de Perse eut achevé de déclarer sa volonté par ces paroles, que l’Indien ne fit que tourner une cheville, qui s’élevait un peu au défaut du cou du cheval, en approchant du pommeau de la selle. Dans l’instant, le cheval s’éleva de terre et enleva le cavalier en l’air comme un éclair, si haut qu’en peu de moments ceux qui avaient les yeux les plus perçants le perdirent de vue ; et cela se fit avec une grande admiration du roi et de ses courtisans et de grands cris d’étonnement de la part de tous les spectateurs assemblés. Il n’y avait presque pas un quart d’heure que l’Indien était parti, quand on l’aperçut au haut de l’air, qui revenait, la palme à la main. On le voyait arriver au-dessus de la place, où il fit plusieurs caracoles, aux acclamations de joie du peuple, qui lui applaudissait, jusqu’à ce qu’il vint se poser devant le trône du roi, à la même place d’où il était parti, sans aucune secousse du cheval qui pût l’incommoder. Il mit pied à terre ; et, en s’approchant du trône, il se prosterna et il posa la palme aux pieds du roi. Le roi de Perse, qui fut témoin, avec non moins d’admiration que d’étonnement, du spectacle inouï que l’Indien venait de lui donner, conçut en même temps une forte envie de posséder le cheval ; et, comme il se persuadait qu’il ne trouverait pas de difficultés à en traiter avec l’Indien, résolu, quelque somme qu’il lui en demandât, à la lui accorder, il le regardait déjà comme la pièce la plus précieuse de son trésor, qu’il comptait en enrichir. A juger de ton cheval par son apparence extérieure, dit-il à l’Indien, je ne comprenais pas qu’il dût être considéré autant que tu viens de me faire voir qu’il le mérite. Je t’ai obligation de m’avoir désabusé ; et, pour te marquer combien j’en fais d’estime, je suis prêt à l’acheter s’il est à vendre. — Sire, reprit l’Indien, je n’ai pas douté que Votre Majesté, qui passe, entre tous les rois qui règnent aujourd’hui sur la terre, pour celui qui sait juger le mieux de toutes choses et les estimer selon leur juste valeur, ne rendît à mon cheval la justice qu’elle lui rend, dès que je lui aurais fait connaître par où il est digne de son attention. J’avais même prévu qu’elle ne se contenterait pas de l’admirer et de le louer, mais même qu’elle désirerait d’abord d’en être possesseur, comme elle vient de me le témoigner. De mon côté, sire, quoique j’en connaisse le prix autant qu’on puisse le connaître et que sa possession me donne un relief pour rendre mon nom immortel dans le monde, je n’y ai pas néanmoins une attache si forte que je ne veuille bien m’en priver pour satisfaire la noble passion de Votre Majesté. Mais, en lui faisant cette déclaration, j’en ai une autre à lui faire touchant la condition sans laquelle je ne puis me résoudre à le laisser passer en d’autres mains, condition qu’elle ne prendra peut-être pas en bonne part. Votre Majesté aura donc pour agréable, continua l’Indien, que je lui marque que je n’ai pas acheté ce cheval : je ne l’ai obtenu de l’inventeur et du fabricateur qu’en lui donnant en mariage ma fille unique, qu’il me demanda ; et, en même temps, il exigea de moi que je ne le vendisse pas et que, si j’avais à lui donner un autre possesseur, ce fût par un échange tel que je le jugerais à propos. » L’Indien voulait poursuivre ; mais, au mot d’échange, le roi de Perse l’interrompit : « Je suis prêt, repartit-il, à t’accorder tel échange que tu me demanderas. Tu sais que mon royaume est grand, qu’il est rempli de grandes villes, puissantes, riches et peuplées. Je laisse à ton choix celle qu’il te plaira de choisir, en pleine puissance et souveraineté pour le reste de tes jours. » Cet échange parut véritablement royal à toute la cour de Perse ; mais il était fort au-dessous de ce que l’Indien s’était proposé. Il avait porté ses vues à quelque chose de beaucoup plus élevé. Il répondit au roi : « Sire, je suis infiniment obligé à Votre Majesté de l’offre qu’elle me fait, et je ne puis assez la remercier de sa générosité. Je la supplie néanmoins de ne pas s’offenser si je prends la hardiesse de lui témoigner que je ne puis mettre mon cheval en sa possession qu’en recevant, de sa main, la princesse sa fille pour épouse. Je ne suis résolu de n’en perdre la propriété qu’à ce prix. » Les courtisans qui environnaient le roi de Perse ne purent s’empêcher de faire un grand éclat de rire, à la demande extravagante de l’Indien. Mais le prince Firouz Schah, fils aîné du roi et héritier présomptif du royaume, ne l’entendit qu’avec indignation. Le roi pensa tout autrement, et il crut qu’il pouvait sacrifier la princesse de Perse à l’Indien, pour satisfaire sa curiosité. Il balança néanmoins avant de se déterminer à prendre ce parti. Le prince Firouz Schah, qui vit que le roi son père hésitait sur la réponse qu’il devait faire à l’Indien, craignit qu’il ne lui accordât ce qu’il demandait : chose qu’il eût regardée comme également injurieuse à la dignité royale, à la princesse sa sœur et à sa propre personne. Il prit donc, la parole, et, en le prévenant : « Sire, dit-il, que Votre Majesté me pardonne si j’ose lui demander s’il est possible qu’elle balance un moment sur le refus qu’elle doit faire à la demande insolente d’un homme de rien et d’un bateleur infâme, et qu’elle lui donne lieu de se flatter un moment qu’il va entrer dans l’alliance d’un des plus puissants monarques de la terre. Je la supplie de considérer, non seulement ce qu’elle se doit à elle-même, mais même ce qu’elle doit à son sang et à la haute noblesse de ses aïeux. — Mon fils, reprit le roi de Perse, je prends votre remontrance en bonne part et vous sais bon gré du zèle que vous témoignez pour conserver l’éclat de votre naissance dans le même état que vous l’avez reçu ; mais vous ne considérez pas assez l’excellence de ce cheval, ni que l’Indien qui me propose cette voie pour l’acquérir peut, si je le rebute, aller faire la même proposition ailleurs où l’on passera par dessus le point d’honneur, et que je serais au désespoir si un autre monarque pouvait se vanter de m’avoir surpassé en générosité et de m’avoir privé de la gloire de posséder le cheval, que j’estime la chose la plus singulière et la plus digne d’admiration qu’il y ait au monde. Je ne veux pas dire néanmoins que je consente à lui accorder ce qu’il demande. Peut-être n’est-il pas bien d’accord avec lui-même sur l’excès de sa prétention ; et la princesse ma fille à part, je ferai telle autre convention qu’il voudra. Mais, avant que je vienne à la dernière discussion du marché, je suis bien aise que vous examiniez le cheval et que vous en fassiez l’essai vous-même, afin que vous m’en disiez votre sentiment. Je ne doute pas qu’il ne veuille bien le permettre. » Comme il est naturel de se flatter dans ce que l’on souhaite, l’Indien, qui crut entrevoir dans le discours qu’il venait d’entendre que le roi de Perse n’était pas absolument éloigné de le recevoir dans son alliance, en acceptant le cheval à ce prix, et que le prince, au lieu de lui être contraire, comme il venait de le faire paraître, pourrait lui devenir favorable, loin de s’opposer au désir du roi, en témoigna de la joie ; et, pour marque qu’il y consentait avec plaisir, il prévint le prince en s’approchant du cheval, prêt à l’aider à le monter, et l’avertit ensuite de ce qu’il fallait qu’il fît pour le bien gouverner. Le prince Firouz Schah, avec une adresse merveilleuse, monta le cheval sans le secours de l’Indien ; et il n’eut pas plus tôt le pied assuré dans l’un et l’autre étrier, que, sans attendre aucun avis de l’Indien, tourna la cheville qu’il lui avait vu tourner peu de temps auparavant, lorsqu’il l’avait monté. Du moment qu’il l’eut retournée, le cheval l’enleva avec la vitesse d’une flèche tirée par l’archer le plus fort et le plus adroit ; et de la sorte, en peu de moments, le roi, toute la cour et toute la nombreuse assemblée le perdirent de vue. Le cheval ni le prince Firouz Schah ne paraissaient plus dans l’air, et le roi de Perse faisait des efforts inutiles pour l’apercevoir, quand l’Indien, alarmé de ce qui venait d’arriver, se prosterna devant le trône et obligea le roi de jeter les yeux sur lui et de faire attention au discours qu’il lui tint, en ces termes : « Sire, dit-il, Votre Majesté elle-même a vu que le prince ne m’a pas permis, par sa promptitude, de lui donner l’instruction nécessaire pour gouverner mon cheval. Sur ce qu’il m’a vu faire, il a voulu marquer qu’il n’avait pas besoin de mon avis pour partir et s’élever en l’air ; mais il ignore l’avis que j’avais à lui donner pour faire détourner le cheval en arrière et pour le faire revenir au lieu d’où il est parti. Ainsi, sire, la grâce que je demande à Votre Majesté, c’est de ne me pas rendre garant de ce qui pourra arriver de sa personne. Elle est trop équitable pour m’imputer le malheur qui peut en arriver. » Le discours de l’Indien affligea fort le roi de Perse, qui comprit que le danger où était le prince son fils était inévitable, s’il était vrai, comme l’Indien le disait, qu’il y eût un secret pour faire revenir le cheval, différent de celui qui le faisait partir et élever en l’air. Il lui demanda pourquoi il ne l’avait pas rappelé dans le moment qu’il l’avait vu partir. « Sire, répondit l’Indien, Votre Majesté elle-même a été témoin de la rapidité avec laquelle le cheval et le prince ont été enlevés : la surprise où j’en ai été et où j’en suis encore m’a d’abord ôté la parole ; et, quand j’ai été en état de m’en servir, il était déjà si éloigné qu’il n’eût pas entendu ma voix, et, quand il l’eût entendue, il n’eût pu gouverner le cheval pour le faire revenir, puisqu’il n’en savait pas le secret et qu’il ne s’est pas donné la patience de l’apprendre de moi. Mais, sire, ajouta-t-il, il y a lieu d’espérer néanmoins que le prince, dans l’embarras où il se trouvera, s’apercevra d’une autre cheville et qu’en la tournant, le cheval aussitôt cessera de s’élever et descendra du côté de la terre, où il pourra se poser sur tel lieu convenable qu’il jugera à propos, en le gouvernant avec la bride. » Nonobstant le raisonnement de l’Indien, qui avait toute l’apparence possible, le roi de Perse, alarmé du péril évident où était le prince son fils : « Je suppose, reprit-il, chose néanmoins très incertaine, que le prince mon fils s’aperçoive de l’autre cheville et qu’il en fasse l’usage que tu dis ; le cheval, au lieu de descendre jusqu’en terre, ne peut-il pas tomber sur des rochers ou se précipiter, avec lui, jusqu’au plus profond de la mer ? — Sire, repartit l’Indien, je puis délivrer Votre Majesté de cette crainte, en l’assurant que le cheval passe les mers sans jamais y tomber et qu’il porte toujours le cavalier où il a l’intention de se retirer et Votre Majesté peut s’assurer que, pour peu que le prince s’aperçoive de l’autre cheville que j’ai dite, le cheval ne le portera qu’où il voudra se rendre ; et il n’est pas croyable qu’il se rende ailleurs que dans un lieu où il pourra trouver du secours et se faire connaître. » A ces paroles de l’Indien : « Quoi qu’il en soit, répliqua le roi de Perse, comme je ne puis me fier à l’assurance que tu me donnes, ta tête me répondra de la vie de mon fils, si, dans trois mois, je ne le vois revenir sain et sauf ou que je n’apprenne certainement qu’il soit vivant. » Il commanda qu’on s’assurât de sa personne et qu’on le resserrât dans une prison étroite ; après quoi il se retira dans son palais, extrêmement affligé de ce que la fête du Nevroux, si solennelle dans la Perse, s’était terminée d’une manière si triste pour lui et pour sa cour. Le prince Firouz Schah cependant fut enlevé dans l’air avec la rapidité que nous avons dit ; et, en moins d’une heure, il se vit si haut qu’il ne distinguait plus rien sur la terre, où les montagnes et les vallées lui paraissaient confondues avec les plaines. Ce fut alors qu’il songea à revenir au lieu d’où il était parti. Pour y réussir, il s’imagina qu’en tournant la même cheville à contresens et en tournant la bride en même temps il réussirait ; mais son étonnement fut extrême, quand il vit que le cheval l’enlevait toujours avec la même rapidité. Il la tourna et retourna plusieurs fois, mais inutilement. Ce fut alors qu’il reconnut la grande faute qu’il avait commise, de ne pas prendre de l’indien tous les renseignements nécessaires pour bien gouverner le cheval, avant d’entreprendre de le monter. Il comprit, dans le moment, la grandeur du péril où il était ; mais cette connaissance ne lui fit pas perdre le jugement : il se recueillit en lui-même, avec tout le bon sens dont il était capable ; et, en examinant la tête et le cou du cheval avec attention, il aperçut une autre cheville, plus petite et moins apparente que la première, à côté de l’oreille droite du cheval. Il tourna la cheville ; et, dans le moment, il remarqua qu’il descendait vers la terre, par une ligne semblable à celle par laquelle il avait monté, mais moins rapidement. Il y avait une demi-heure que les ténèbres de la nuit couvraient la terre, à l’endroit où le prince Firouz Schah se trouvait perpendiculairement, quand il tourna la cheville. Mais, comme le cheval continua de descendre, le soleil se coucha aussi pour lui en peu de temps, jusqu’à ce qu’il se trouva entièrement dans les ténèbres de la nuit. De la sorte, loin de choisir un lieu où aller mettre pied à terre à sa commodité, il fut contraint de lâcher la bride sur le cou du cheval, en attendant avec patience qu’il achevât de descendre, non sans inquiétude du lieu où il s’arrêterait, savoir si ce serait un lieu habité, un désert, un fleuve ou la mer. Le cheval enfin s’arrêta et se posa. Il était plus de minuit ; et le prince Firouz Schah mit pied à terre, mais avec une grande faiblesse, qui venait de ce qu’il n’avait rien pris depuis le matin du jour qui venait de finir, avant qu’il sortît du palais avec le roi son père, pour assister aux spectacles de la fête. La première chose qu’il fit, dans l’obscurité de la nuit, fut de reconnaître le lieu où il était ; et il se trouva sur le toit en terrasse d’un palais magnifique, couronné d’une balustrade de marbre à hauteur d’appui. En examinant la terrasse, il rencontra l’escalier par où l’on y montait du palais, dont la porte était non pas fermée, mais entr’ouverte. Tout autre que le prince Firouz Schah n’eût peut-être pas hasardé de descendre, dans la grande obscurité qui régnait alors dans l’escalier, outre la difficulté qui se présentait, s’il trouverait amis ou ennemis : considération qui ne fut pas capable de l’arrêter. « Je ne viens pas pour faire mal à personne, se dit-il à lui-même ; et apparemment ceux qui me verront les premiers et qui ne me verront pas les armes à la main auront l’humanité de m’écouter avant qu’ils attentent à ma vie. » Il ouvrit la porte davantage, sans faire de bruit, et il descendit de même avec grande précaution, pour s’empêcher de faire quelque faux pas dont le bruit eût pu éveiller quelqu’un. Il réussit ; et, dans un entrepôt de l’escalier, il trouva la porte ouverte d’une grande salle, où il y avait de la lumière. Le prince Firouz Schah s’arrêta à la porte ; et en prêtant l’oreille, il n’entendit d’autre bruit que des gens qui dormaient profondément et qui ronflaient en différentes manières. Il avança un peu dans la salle ; et, à la lumière d’une lanterne, il vit que ceux qui dormaient étaient des eunuques noirs, chacun avec le sabre nu près de soi ; et cela lui fit connaître que c’était la garde de l’appartement d’une reine ou d’une princesse ; et il se trouva que c’était celui d’une princesse. La chambre où couchait la princesse suivait après cette salle, et la porte qui était ouverte le faisait connaître, à la grande lumière dont elle était éclairée, qui se laissait voir au travers d’une portière d’une étoffe de soie fort légère. Le prince Firouz Schah s’avança jusqu’à la portière, le pied en l’air, sans éveiller les eunuques. Il l’ouvrit ; et, quand il fut entré, sans s’arrêter à considérer la magnificence de la chambre, qui était toute royale, circonstance qui lui importait peu dans l’état où il était, il ne fit attention qu’à ce qui lui importait davantage. Il vit plusieurs lits, un seul sur le sofa et les autres au bas. Des femmes de la princesse étaient couchées dans ceux-ci, pour lui tenir compagnie et l’assister dans ses besoins, et la princesse dans le premier. A cette distinction, le prince Firouz Schah ne se trompa pas dans le choix qu’il avait à faire pour s’adresser à la princesse elle-même. Il s’approcha de son lit, sans éveiller ni elle ni pas une de ses femmes. Quand il fut assez près, il vit une beauté si extraordinaire et si surprenante, qu’il en fut charmé et enflammé d’amour dès la première vue. « Ciel ! s’écria-t-il en lui-même, ma destinée m’a-t-elle amené en ce lieu pour me faire perdre ma liberté, que j’ai conservée entière jusqu’à présent ? Ne dois-je pas m’attendre à un esclavage certain, dès qu’elle aura ouvert les yeux, si ces yeux, comme je dois m’y attendre, achèvent de donner le lustre et la perfection à un assemblage d’attraits et de charmes si merveilleux ? Il faut bien m’y résoudre, puisque je ne puis reculer sans me rendre homicide de moi-même, et que la nécessité l’ordonne ainsi. » En achevant ces réflexions, par rapport à l’état où il se trouvait et à la beauté de la princesse, le prince Firouz Schah se mit sur les deux genoux, et, en prenant l’extrémité de la manche pendante de la chemise de la princesse, d’où sortait un bras blanc comme la neige et fait au tour, il la tira fort légèrement. La princesse ouvrit les yeux ; et, dans la surprise où elle fut de voir devant elle un homme bien fait, bien mis et de bonne mine, elle demeura interdite, sans donner néanmoins aucun signe de frayeur ou d’épouvante. Le prince profita de ce moment favorable ; il baissa la tête presque sur le tapis de pied et, en la relevant : « Respectable princesse, dit-il, par une aventure la plus extraordinaire et la plus merveilleuse qu’on puisse imaginer, vous voyez à vos pieds un prince suppliant, fils du roi de Perse, qui se trouvait hier au matin près du roi son père, au milieu des réjouissances d’une fête solennelle, et qui se trouve, à l’heure qu’il est, dans un pays inconnu, où il est en danger de périr si vous n’avez la bonté et la générosité de l’assister de votre secours et de votre protection. Je l’implore cette protection, adorable princesse, avec la confiance que vous ne me la refuserez pas. J’ose me le persuader avec d’autant plus de fondement, qu’il n’est pas possible que l’inhumanité se rencontre avec tant de beauté, tant de charmes et tant de majesté. » La princesse à qui le prince Firouz Schah s’était adressé si heureusement était la princesse de Bengale, fille aînée du roi du royaume de ce nom, qui lui avait fait bâtir ce palais peu éloigné de la capitale, où elle venait souvent prendre le divertissement de la campagne. Après qu’elle l’eut écouté avec toute la bonté qu’il pouvait désirer, elle lui répondit avec la même bonté : « Prince, rassurez-vous ; vous n’êtes pas dans un pays barbare : l’hospitalité et la politesse ne règnent pas moins dans le royaume de Bengale que dans le royaume de Perse. Ce n’est pas moi qui vous accorde la protection que vous me demandez ; vous l’avez trouvée tout acquise non seulement dans mon palais, mais même dans tout le royaume vous pouvez m’en croire et vous fier à ma parole. » Le prince de Perse voulait remercier la princesse de Bengale de son honnêteté et de la grâce qu’elle venait de lui accorder si obligeamment, et il avait déjà baissé la tête fort bas pour lui en faire son compliment, mais elle ne lui donna pas le temps de parler : « Quelque forte envie, ajouta-t-elle, que j’aie d’apprendre de vous par quelle merveille vous avez mis si peu de temps à venir de la capitale de Perse et par quel enchantement vous avez pu pénétrer jusqu’à vous présenter devant moi si secrètement que vous avez trompé la vigilance de ma garde, comme néanmoins il n’est pas possible que vous n’ayez besoin de nourriture, et en vous regardant en qualité d’un hôte qui est le bienvenu, j’aime mieux remettre ma curiosité à demain matin et donner ordre à mes femmes de vous loger dans une de mes chambres, de vous y bien régaler et de vous y laisser reposer et délasser, jusqu’à ce que vous soyez en état de satisfaire ma curiosité, et que je sois, moi, en état de vous entendre. » Les femmes de la princesse, qui s’étaient éveillées dès les premières paroles que le prince Firouz Schah avait adressées à la princesse leur maîtresse, avec un étonnement d’autant plus grand de le voir au chevet du lit de la princesse, qu’elles ne concevaient pas comment il avait pu y arriver sans les éveiller, ni elles ni les eunuques ; ces femmes, dis-je, n’eurent pas plus tôt compris l’intention de la princesse qu’elles s’habillèrent en diligence et qu’elles furent prêtes à exécuter ses ordres dans le moment qu’elle les leur eut donnés. Elles prirent chacune une des bougies, en grand nombre, qui éclairaient la chambre de la princesse ; et, quand le prince eut pris congé, en se retirant très respectueusement, elles marchèrent devant lui et le conduisirent dans une très belle chambre, où les unes lui préparèrent un lit, pendant que les autres allèrent à la cuisine et à l’office. Quoiqu’à une heure indue, ces dernières femmes néanmoins de la princesse de Bengale ne firent pas attendre longtemps le prince Firouz Schah. Elles apportèrent plusieurs sortes de mets en grande affluence. Il choisit ce qui lui plut ; et, quand il eut mangé suffisamment, selon le besoin qu’il en avait, elles desservirent et le laissèrent en liberté de se coucher, après lui avoir montré plusieurs armoires où il trouverait toutes les choses qui pouvaient lui être nécessaires. La princesse de Bengale, remplie des charmes, de l’esprit, de la politesse et de toutes les autres belles qualités du prince de Perse, dont elle avait été frappée dans le peu d’entretien qu’elle venait d’avoir avec lui, n’avait encore pu se rendormir quand ses femmes rentrèrent dans sa chambre pour se coucher. Elle leur demanda si elles avaient eu bien soin de lui ; si elles l’avaient laissé content ; si rien ne lui manquait, et, sur toutes choses, ce qu’elles pensaient de ce prince. Les femmes de la princesse, après l’avoir satisfaite sur les premiers articles, répondirent sur le dernier : « Princesse, nous ne savons pas ce que vous en pensez vous-même. Pour nous, nous vous estimerions très heureuse si le roi votre père vous donnait pour époux un prince si aimable. Il n’y en a pas un à la cour de Bengale qui puisse lui être comparé, et nous n’apprenons pas non plus qu’il y en ait dans les Etats voisins qui soient dignes de vous. » Ce discours flatteur ne déplut pas à la princesse de Bengale ; mais, comme elle ne voulait pas déclarer son sentiment, elle leur imposa silence. « Vous êtes des conteuses, dit-elle ; recouchez-vous et laissez-moi me rendormir. » Le lendemain, la première chose que fit la princesse, quand elle fut levée, fut de se mettre à sa toilette. Jusqu’alors elle n’avait pas encore pris autant de peine qu’elle en prit ce jour-là pour se coiffer et s’ajuster, en consultant son miroir. Jamais ses femmes n’avaient eu besoin de plus de patience pour faire et défaire plusieurs fois la même chose, jusqu’à ce qu’elle fût contente. « Je n’ai pas déplu au prince de Perse en déshabillé, je m’en suis bien aperçue, disait-elle en elle-même : il verra autre chose quand je serai dans mes atours. » Elle s’orna la tête des diamants les plus gros et les plus brillants, avec un collier, des bracelets et une ceinture de pierreries semblables, le tout d’un prix inestimable ; et l’habit qu’elle prit était d’une étoffe la plus riche de toutes les Indes, qu’on ne travaillait que pour les rois, les princes et les princesses, et d’une couleur qui achevait de la parer avec tous ses avantages. Après qu’elle eut encore consulté son miroir plusieurs fois et qu’elle eut demandé à ses femmes s’il manquait quelque chose à son ajustement, elle envoya savoir si le prince de Perse était éveillé ; et, au cas qu’il le fût et habillé, comme elle ne doutait pas qu’il ne demandât de venir se présenter devant elle, de lui marquer qu’elle allait venir elle-même et qu’elle avait ses raisons pour en user de la sorte. Le prince de Perse, qui avait gagné sur le jour ce qu’il avait perdu de la nuit, et qui s’était remis parfaitement de son voyage pénible, venait d’achever de s’habiller, quand il reçut le bonjour de la princesse de Bengale par une de ses femmes. Le prince, sans donner à la femme de la princesse le temps de lui faire part de ce qu’elle avait à lui dire, lui demanda si la princesse était en état qu’il pût lui rendre son devoir et ses respects. Mais, quand la femme se fut acquittée auprès de lui de l’ordre qu’elle avait : « La princesse, dit-il, est la maîtresse, et je ne suis chez elle que pour exécuter ses commandements. » La princesse de Bengale n’eut pas plus tôt appris que le prince de Perse l’attendait qu’elle vint le trouver. Après les compliments réciproques de la part du prince sur ce qu’il avait éveillé la princesse au plus fort de son sommeil, dont il lui demanda mille pardons, et de la part de la princesse, qui lui demanda comment il avait passé la nuit et en quel état il se trouvait, la princesse s’assit sur le sofa et le prince fit la même chose, en se plaçant à quelque distance, par respect. Alors la princesse, en prenant la parole : « Prince, dit-elle, j’eusse pu vous recevoir dans la chambre où vous m’avez trouvée couchée cette nuit ; mais, comme le chef de mes eunuques a la liberté d’y entrer, et que jamais il ne pénètre ici sans ma permission, dans l’impatience où je suis d’apprendre de vous l’aventure surprenante qui me procure le bonheur de vous voir, j’ai mieux aimé venir vous en sommer ici, comme dans un lieu où ni vous ni moi ne serons interrompus. Obligez-moi donc, je vous en conjure, de me donner la satisfaction que je vous demande. » Pour satisfaire à la princesse de Bengale, le prince Firouz Schah commença son discours par la fête solennelle et annuelle du Nevroux, dans tout le royaume de Perse, avec le récit de tous les spectacles dignes de sa curiosité qui avaient fait le divertissement de la cour de Perse et presque généralement de la ville de Schiraz. Il vint ensuite au cheval enchanté, dont il fit la description. Le récit des merveilles que l’Indien monté dessus avait fait voir devant une assemblée si célèbre convainquit la princesse qu’on ne pouvait rien imaginer au monde de plus surprenant en ce genre. « Princesse, continua le prince de Perse, vous jugez bien que le roi mon père, qui n’épargne aucune dépense pour augmenter ses trésors des choses les plus rares et les plus curieuses dont il peut avoir connaissance, doit avoir été enflammé d’un grand désir d’y ajouter un cheval de cette nature. Il le fut en effet, et il n’hésita pas à demander à l’Indien ce qu’il l’estimait. « La réponse de l’Indien fut des plus extravagantes. Il dit qu’il n’avait pas acheté le cheval, mais qu’il l’avait acquis en échange d’une fille unique qu’il avait ; et que, comme il ne pouvait s’engager à s’en priver que sous une condition semblable, il ne pouvait le lui céder qu’en épousant, avec son consentement, la princesse ma sœur. « La foule des courtisans qui environnaient le trône du roi mon père, qui entendirent l’extravagance de cette proposition, s’en moquèrent hautement ; et, en mon particulier, j’en conçus une indignation si grande qu’il ne me fut pas possible de la dissimuler, d’autant plus que je m’aperçus que le roi mon père balançait sur ce qu’il devait répondre. En effet, je crus voir le moment où il allait lui accorder ce qu’il demandait, si je ne lui eusse représenté vivement le tort qu’il allait faire à sa gloire. Ma remontrance néanmoins ne fut pas capable de lui faire abandonner entièrement le dessein de sacrifier la princesse ma sœur à un homme si méprisable. Il crut que je pourrais entrer dans son sentiment, si une fois je pouvais comprendre comme lui, à ce qu’il s’imaginait, combien ce cheval est estimable par sa singularité. Dans cette vue, il voulut que je l’examinasse, que je le montasse et que j’en fisse l’essai moi-même. « Pour complaire au roi mon père, je montai le cheval ; et, dès que je fus dessus, comme j’avais vu l’Indien mettre la main à une cheville et la tourner pour se faire enlever avec le cheval, sans prendre d’autre renseignement de lui, je fis la même chose, et, dans l’instant, je fus enlevé en l’air d’une vitesse beaucoup plus grande que celle d’une flèche décochée par l’archer le plus robuste et le plus expérimenté. « En peu de temps, je fus si fort éloigné de la terre que je ne distinguai plus aucun objet ; et il me semblait que j’approchais si fort de la voûte du ciel, que je craignais d’aller m’y briser la tête. Dans le mouvement rapide dont j’étais emporté, je fus longtemps comme hors de moi-même et hors d’état de faire attention au danger présent auquel j’étais exposé en plusieurs manières. Je voulus tourner à contresens la cheville que j’avais tournée d’abord ; mais je n’en expérimentai pas l’effet que je m’étais attendu. Le cheval continua de m’emporter vers le ciel et ainsi de m’éloigner de la terre de plus en plus. je m’aperçus enfin d’une autre cheville ; je la tournai ; et le cheval, au lieu de s’élever davantage, commença à décliner vers la terre ; et, comme je me trouvai bientôt dans les ténèbres de la nuit et qu’il n’était pas possible de gouverner le cheval pour me faire poser dans un lieu où je ne courusse pas de danger, je tins la bride en un même état et je me remis à la volonté de Dieu sur ce qui pourrait arriver de mon sort. « Le cheval enfin se posa ; je mis pied à terre et, en examinant le lieu, je me trouvai sur la terrasse de ce palais. Je trouvai la porte de l’escalier qui était entr’ouverte ; je descendis sans bruit, et une porte ouverte avec un peu de lumière se présenta devant moi. J’avançai la tête ; et, comme j’eus vu des eunuques endormis et une grande lumière au travers d’une portière, la nécessité pressante où j’étais, nonobstant le danger inévitable dont j’étais menacé si les eunuques se fussent éveillés, m’inspira la hardiesse, pour ne pas dire la témérité, d’avancer légèrement et d’ouvrir la portière. « Il n’est pas besoin, princesse, ajouta le prince, de vous dire le reste ; vous le savez. Il ne me reste qu’à vous remercier de votre bonté et de votre générosité, et à vous supplier de me marquer par quel endroit je puis vous témoigner ma reconnaissance d’un si grand bienfait, telle que vous en soyez satisfaite. Comme, selon le droit des gens, je suis déjà votre esclave et que je ne puis vous offrir ma personne, il ne me reste plus que mon cœur. Que dis-je, princesse ! il n’est plus à moi, ce cœur ; vous me l’avez ravi par vos charmes, et d’une manière que, bien loin de vous le redemander, je vous l’abandonne. Ainsi, permettez-moi de vous déclarer que je ne vous connais pas moins pour maîtresse de mon cœur que de mes volontés. » Ces dernières paroles du prince Firouz Schah furent prononcées d’un ton et d’un air qui ne laissèrent pas douter la princesse de Bengale, un seul moment, de l’effet qu’elle avait attendu de ses attraits. Elle ne fut pas scandalisée de la déclaration du prince de Perse, comme trop précipitée. Le rouge qui lui en monta au visage ne servit qu’à la rendre plus belle et plus aimable aux yeux du prince. Quand le prince Firouz Schah eut achevé de parler : « Prince, reprit la princesse de Bengale, si vous m’avez fait un plaisir des plus sensibles en me racontant les choses surprenantes et merveilleuses que je viens d’entendre, d’un autre côté je n’ai pu vous regarder sans frayeur dans la plus haute région de l’air ; et, quoique j’eusse le bien de vous voir devant moi sain et sauf, je n’ai cessé néanmoins de craindre que dans le moment où vous m’avez appris que le cheval de l’Indien était venu se poser si heureusement sur la terrasse de mon palais. La même chose pouvait arriver en mille autres endroits ; niais je suis ravie de ce que le hasard m’a donné la préférence ou l’occasion de vous faire connaître que le même hasard pouvait vous adresser ailleurs, mais non pas où vous. puissiez être reçu plus agréablement et avec plus de plaisir. « Ainsi, prince, je me tiendrais offensée très sensiblement si je voulais croire que la pensée que vous m’avez témoignée d’être mon esclave fût sérieuse, et que je ne l’attribuasse pas à votre honnêteté plutôt qu’à un sentiment sincère ; et la réception que je vous fis hier doit vous faire connaître suffisamment que vous n’êtes pas moins libre qu’au milieu de la cour de Perse. « Quant à votre cœur, ajouta la princesse de Bengale, d’un ton qui ne marquait rien moins qu’un refus, comme je suis bien persuadée que vous n’avez pas attendu jusqu’à présent à en disposer et que vous ne devez avoir fait choix que d’une princesse qui le mérite, je serais fort fâchée de vous donner lieu de lui faire une infidélité. » Le prince Firouz Schah voulut protester à la princesse de Bengale qu’il était venu de Perse maître de son cœur ; mais dans le moment qu’il allait prendre la parole, une des femmes de la princesse, qui en avait l’ordre, vint avertir que le dîner était servi. Cette interruption délivra le prince et la princesse d’une explication qui les eût embarrassés également et dont ils n’avaient pas besoin. La princesse de Bengale demeura pleinement convaincue de la sincérité du prince de Perse ; et, quant au prince, quoique la princesse ne se fût pas expliquée, il jugea néanmoins, par ses paroles et à la manière favorable dont il avait été écouté, qu’il avait lieu d’être content de son bonheur. Comme la femme de la princesse tenait la portière ouverte, la princesse de Bengale, en se levant, dit au prince de Perse, qui fit la même chose, qu’elle n’avait pas coutume de dîner de si bonne heure ; mais que, comme elle ne doutait pas qu’on ne lui eût fait faire un méchant souper, elle avait donné ordre qu’on servît le dîner plus tôt qu’à l’ordinaire ; et, en disant ces paroles, elle le conduisit dans un salon magnifique, où la table était préparée et chargée d’une grande abondance d’excellents mets. Ils se mirent à table ; et, dès qu’ils eurent pris place, des femmes esclaves de la princesse, en grand nombre, belles et richement habillées, commencèrent un concert agréable d’instruments et de voix, qui dura pendant tout le repas. Comme le concert était des plus doux et ménagé de manière qu’il n’empêchait pas le prince et la princesse de s’entretenir, ils passèrent une grande partie du repas, la princesse à servir le prince et à l’inviter à manger, et le prince, de son côté, à servir la princesse de ce qui lui paraissait le meilleur, afin de la prévenir avec des manières et des paroles qui lui attiraient de nouvelles honnêtetés et de nouveaux compliments de la part de la princesse ; et, dans ce commerce réciproque de civilités et d’attentions, l’amour fit plus de progrès, de part et d’autre, que dans un tête-à-tête qui eût été prémédité. Le prince et la princesse se levèrent enfin de table. La princesse mena le prince de Perse dans un cabinet grand et magnifique par sa structure et par l’or et l’azur qui l’embellissaient avec symétrie, et richement meublé. Ils s’assirent sur le sofa, qui avait une vue très agréable sur le jardin du palais, qui fut admiré par le prince Firouz Schah, par la variété des fleurs, des arbustes et des arbres, tous différents de ceux de Perse, auxquels ils ne cédaient pas en beauté. En prenant occasion de lier la conversation avec la princesse par cet endroit : « Princesse, dit le prince, j’avais cru qu’il n’y avait au monde que la Perse où il y eût des palais superbes et des jardins admirables, dignes de la majesté des rois ; mais je vois que, partout où il y a de grands rois, les rois savent se faire bâtir des demeures convenables à leur grandeur et à leur puissance ; et s’il y a de la différence dans la manière de bâtir et dans les accessoires, elles se ressemblent dans la grandeur et dans la magnificence. — Prince, reprit la princesse de Bengale, comme je n’ai aucune idée des palais de Perse, je ne puis porter mon jugement sur la comparaison que vous en faites avec le mien, pour vous en dire mon sentiment ; mais, quelque sincère que vous puissiez être, j’ai de la peine à me persuader qu’elle soit juste : vous voudrez bien que je croie que la complaisance ait beaucoup de part. Je ne veux pourtant pas mépriser mon palais devant vous vous avez de trop bons yeux et vous êtes d’un trop bon goût pour n’en pas juger sainement ; mais je vous assure que je le trouve très médiocre, quand je le mets en parallèle avec celui du roi mon père, qui le surpasse infiniment en grandeur, en beauté et en richesse. Vous m’en direz vous-même ce que vous en penserez quand vous l’aurez vu. Puisque le hasard vous a amené jusqu’à la capitale de ce royaume, je ne doute pas que vous ne vouliez bien le voir et y saluer le roi mon père, afin qu’il vous rende les honneurs dus à un prince de votre rang et de votre mérite. » En faisant naître au prince de Perse la curiosité de voir le palais de Bengale et d’y saluer le roi son père, la princesse se flattait que, si elle pouvait y réussir, son père, en voyant un prince si bien fait, si sage et si accompli en toutes sortes de belles qualités, pourrait peut-être se résoudre à lui proposer une alliance, en offrant de la lui donner pour épouse ; et, par là, comme elle était bien persuadée qu’elle n’était pas indifférente au prince et que le prince ne refuserait pas d’entrer dans cette alliance, elle espérait de parvenir à l’accomplissement de ses souhaits, en gardant la bienséance convenable à une princesse qui voulait paraître être soumise aux volontés du roi son père. Mais le prince de Perse ne lui répondit pas sur cet article conformément à ce qu’elle en avait pensé. « Princesse, reprit le prince, je ne doute nullement, d’après votre témoignage, que le palais du roi de Bengale ne mérite la préférence que vous lui donnez sur le vôtre. Quant à la proposition que vous me faites de rendre mes respects au roi votre père, je me ferais non seulement un plaisir, mais même un grand honneur de m’en acquitter. Mais, princesse, ajouta-t-il, je vous en fais juge vous-même : me conseilleriez-vous de me présenter devant la majesté d’un si grand monarque comme un aventurier, sans suite et sans train convenable à mon rang ? — Prince, repartit la princesse, que cela ne vous fasse pas de peine ; vous n’avez qu’à vouloir : l’argent ne vous manquera pas pour vous faire tel train qu’il vous plaira ; je vous en fournirai. Nous avons ici des négociants de votre nation en grand nombre ; vous pouvez en choisir autant que vous le jugerez à propos pour vous faire une maison qui vous fera honneur. » Le prince Firouz Schah pénétra l’intention de la princesse de Bengale ; et la marque sensible qu’elle lui donnait de son amour par cet endroit augmenta la passion qu’il avait conçue pour elle ; mais, quelque forte qu’elle fût, elle ne lui fit pas oublier son devoir. Il lui répliqua sans hésiter : « Princesse, j’accepterais de bon cœur l’offre obligeante que vous me faites, dont je ne puis assez vous marquer ma reconnaissance, si l’inquiétude où le roi mon père doit être de mon éloignement ne m’en empêchait absolument. Je serais indigne des bontés et de la tendresse qu’il a toujours eues pour moi, si je ne retournais au plus tôt et ne me rendais auprès de lui pour la faire cesser. Je le connais ; et, pendant que j’ai le bonheur de jouir de l’entretien d’une princesse si aimable, je suis persuadé qu’il est plongé dans des douleurs mortelles et qu’il a perdu l’espérance de me revoir. J’espère que vous me ferez la justice de comprendre que je ne puis sans ingratitude et même sans crime me dispenser d’aller lui rendre la vie, dont un retour différé trop longtemps pourrait lui causer la perte. « Après cela, princesse, continua le prince de Perse, si vous me jugiez digne d’aspirer au bonheur de devenir votre époux, comme le roi mon père m’a toujours témoigné qu’il ne voulait pas me contraindre dans le choix d’une épouse, je n’aurais pas de peine à obtenir de lui de revenir, non pas en inconnu, mais en prince, demander, de sa part, au roi de Bengale de contracter alliance avec lui par notre mariage. Je suis persuadé qu’il s’y portera de lui-même, dès que je l’aurai informé de la générosité avec laquelle vous m’avez accueilli dans ma disgrâce. » D’après la manière dont le prince de Perse venait de s’expliquer, la princesse de Bengale était trop raisonnable pour insister afin de lui persuader de se faire voir au roi de Bengale et d’exiger de lui de rien faire contre son devoir et contre son honneur ; mais elle fut alarmée du prompt départ qu’il méditait, à ce qu’il lui parut, et elle craignit, s’il prenait congé d’elle sitôt, que, bien loin de lui tenir la promesse qu’il lui faisait, il ne l’oubliât dès qu’il aurait cessé de la voir. Pour l’en détourner, elle lui dit : « Prince, en vous faisant la proposition de contribuer à vous mettre en état de voir le roi mon père, mon intention n’a pas été de m’opposer à une excuse aussi légitime que celle que vous m’apportez, et que je n’avais pas prévue. Je me rendrais complice moi-même de la faute que vous commettriez, si j’en avais la pensée ; mais je ne puis approuver que vous songiez à partir aussi promptement que vous semblez vous le proposer. Accordez au moins à mes prières la grâce que je vous demande, de vous donner le temps de vous reconnaître ; et, puisque mon bonheur a voulu que vous soyez arrivé dans le royaume de Bengale plutôt qu’au milieu d’un désert ou que sur le sommet d’une montagne si escarpée qu’il vous eût été impossible d’en descendre, je vous engage à y faire un séjour suffisant pour en porter des nouvelles un peu détaillées à la cour de Perse. » Ce discours de la princesse de Bengale avait pour but que le prince Firouz, en faisant avec elle un séjour de quelque durée, devînt insensiblement plus passionné pour ses charmes, dans l’espérance que par ce moyen, l’ardent désir qu’elle apercevait en lui de retourner en Perse se ralentirait, et qu’alors il pourrait se déterminer à paraître en public et à se faire voir au roi de Bengale. Le prince de Perse ne put honnêtement lui refuser la grâce qu’elle lui demandait, après la réception et l’accueil favorable qu’il en avait reçus. Il eut la complaisance d’y condescendre ; et la princesse ne songea plus qu’à lui rendre son séjour agréable par tous les divertissements qu’elle put imaginer. Pendant plusieurs jours, ce ne furent que fêtes, que bals, que concerts, que festins ou collations magnifiques, que promenades dans le jardin et que chasses dans le parc du palais, où il y avait toutes sortes de bêtes fauves des cerfs, des biches, des daims, des chevreuils et d’autres semblables, particulières au royaume de Bengale, dont la chasse, non dangereuse, pouvait convenir à la princesse. A la fin de ces chasses, le prince et la princesse se rejoignaient dans quelque endroit du parc, où on leur étendait un grand tapis avec des coussins, afin qu’ils fussent assis plus commodément. Là, en reprenant leurs esprits et en se remettant de l’exercice violent qu’ils venaient de se donner, ils s’entretenaient sur divers sujets. Sur toutes choses, la princesse de Bengale prenait un grand soin de faire tomber la conversation sur la grandeur, la puissance, les richesses et le gouvernement de la Perse, afin que du discours du prince Firouz Schah elle pût, à son tour, prendre occasion de lui parler du royaume de Bengale et de ses avantages, et, par là, gagner sur son esprit de le faire résoudre à s’y arrêter ; mais il arriva le contraire de ce qu’elle s’était proposé. En effet, le prince de Perse, sans rien exagérer, lui fit un détail si avantageux de la grandeur du royaume de Perse, de la magnificence et de l’opulence qui y régnaient, de ses forces militaires, de son commerce par terre et par mer jusqu’aux pays les plus éloignés, dont quelques-uns lui étaient inconnus, et de la multitude de ses grandes villes, presque aussi peuplées que celle qu’il avait choisie pour sa résidence, où il avait même des palais tout meublés, prêts à le recevoir, selon les différentes saisons, de manière qu’il était à son choix de jouir d’un printemps perpétuel, qu’avant qu’il eût achevé, la princesse regarda le royaume de Bengale comme de beaucoup inférieur à celui de Perse par plusieurs endroits. Il arriva même que, quand il eut fini son discours et qu’il l’eut priée de l’entretenir à son tour des avantages du royaume de Bengale, elle ne put s’y résoudre qu’après plusieurs instances de la part du prince. La princesse de Bengale donna donc cette satisfaction au prince Firouz Schah, mais en diminuant plusieurs avantages par où il était constant que le royaume de Bengale surpassait le royaume de Perse. Elle lui fit si bien connaître la disposition où elle était de l’y accompagner, qu’il jugea qu’elle pourrait y consentir à la première proposition qu’il en ferait ; mais il crut qu’il ne serait à propos de la lui faire que quand il aurait eu la complaisance de demeurer avec elle assez de temps pour la mettre dans son tort au cas qu’elle voulût le retenir un peu plus longtemps et l’empêcher de satisfaire au devoir indispensable de se rendre auprès du roi son père. Pendant deux mois entiers, le prince Firouz Schah s’abandonna entièrement aux volontés de la princesse de Bengale, en se présentant à tous les divertissements qu’elle put imaginer et qu’elle voulut bien lui donner, comme si jamais il n’eût dû faire autre chose que de passer la vie avec elle de la sorte. Mais, dès que ce terme fut écoulé, il lui déclara sérieusement qu’il n’y avait que trop longtemps qu’il manquait à son devoir, et il la pria de lui accorder enfin la liberté de s’en acquitter, en lui répétant la promesse qu’il lui avait déjà faite de revenir incessamment, et dans un équipage digne d’elle et digne de lui, la demander en mariage, dans les formes, au roi de Bengale. « Princesse, ajouta le prince, mes paroles peut-être vous seront suspectes ; et peut-être aussi, sur la permission que je vous demande, vous m’avez déjà mis au rang de ces faux amants qui mettent l’objet de leur amour en oubli dès qu’ils en sont éloignés ; mais, pour marque de la passion non feinte et non simulée avec laquelle je suis persuadé que la vie ne me peut être agréable qu’avec une princesse aussi aimable que vous l’êtes, et qui m’aime, comme je ne veux pas en douter, j’oserais vous demander la grâce de vous emmener avec moi, si je ne craignais que vous ne prissiez ma demande pour une offense. » Comme le prince Firouz Schah se fut aperçu que la princesse avait rougi à ces dernières paroles et que, sans aucune marque de colère, elle hésitait sur le parti qu’elle devait prendre : « Princesse, continua-t-il, pour ce qui est du consentement du roi mon père et de l’accueil avec lequel il vous recevra dans son alliance, je puis vous en assurer. Quant à ce qui regarde le roi de Bengale, après les marques de tendresse, d’amitié et de considération qu’il a toujours eues et qu’il conserve encore pour vous, il faudrait qu’il fût tout autre que vous ne me l’avez dépeint, c’est-à-dire ennemi de votre repos et de votre bonheur, s’il ne recevait avec bienveillance l’ambassade que le roi mon père lui enverrait pour obtenir de lui l’approbation de notre mariage. » La princesse de Bengale ne répondit rien à ce discours du prince de Perse ; mais son silence et ses yeux baissés lui firent connaître mieux qu’aucune autre déclaration qu’elle n’avait pas de répugnance à l’accompagner en Perse et qu’elle y consentait. La seule difficulté qu’elle parut y trouver fut que le prince de Perse ne fût pas assez expérimenté pour gouverner le cheval et qu’elle craignait de se trouver avec lui dans le même embarras que quand il en avait fait l’essai. Mais le prince Firouz Schah la délivra si bien de cette crainte, en lui persuadant qu’elle pouvait s’en fier à lui et qu’après ce qui lui était arrivé il pouvait défier l’Indien même de le gouverner avec plus d’adresse que lui, qu’elle ne songea plus qu’à prendre avec lui des mesures pour partir si secrètement que personne de son palais ne pût avoir le moindre soupçon de leur dessein. Elle réussit ; et, dès le lendemain matin, un peu avant la pointe du jour, quand tout son palais était encore enseveli dans un profond sommeil, comme elle se fut rendue sur la terrasse avec le prince, le prince tourna le cheval du côté de la Perse, dans un endroit où la princesse pouvait elle-même s’asseoir en croupe aisément. Il monta le premier ; et, quand la princesse se fut assise derrière lui à sa commodité, qu’elle l’eut embrassé de la main, pour une plus grande sûreté, et qu’elle lui eut marqué qu’il pouvait partir, il tourna la même cheville qu’il avait tournée dans la capitale de Perse, et le cheval les enleva en l’air. Le cheval fit sa diligence ordinaire ; et le prince Firouz Schah le gouverna de manière qu’environ en deux heures et demie il découvrit la capitale de la Perse. Il n’alla pas descendre dans la grande place d’où il était parti, ni dans le palais du sultan, mais dans un palais de plaisance, peu éloigné de la ville. Il mena la princesse dans le plus bel appartement, où il lui dit que, pour lui faire rendre les honneurs qui lui étaient dus, il allait avertir le sultan son père de leur arrivée, et qu’elle le reverrait incessamment ; que, cependant, il donnait ordre au concierge du palais, qui était présent, de ne lui laisser manquer de rien de toutes les choses dont elle pouvait avoir besoin. Après avoir laissé la princesse dans l’appartement, le prince Firouz Schah commanda au concierge de faire seller un cheval. Le cheval lui fut amené, il le monta ; et après avoir renvoyé le concierge auprès de la princesse, avec ordre, sur toutes choses, de la faire déjeuner avec ce qui pouvait lui être servi le plus promptement, il partit ; et, dans le chemin et dans les rues de la ville par où il passa pour se rendre au palais, il fut reçu aux acclamations du peuple, qui changea sa tristesse en joie, après avoir désespéré de le revoir jamais, depuis qu’il avait disparu. Le sultan son père donnait audience quand il se présenta devant lui, au milieu de son conseil, qui était tout en habits de deuil, comme le sultan, depuis le jour que le cheval l’avait emporté. Il le reçut en l’embrassant avec des larmes de joie et de tendresse ; il lui demanda avec empressement ce que le cheval de l’Indien était devenu. Cette demande donna lieu au prince de prendre l’occasion de raconter au sultan son père l’embarras et le danger où il s’était trouvé après que le cheval l’eut enlevé dans l’air ; de quelle manière il s’en était tiré et comment il était arrivé ensuite au palais de la princesse de Bengale ; la bonne réception qu’elle lui avait faite ; le motif qui l’avait obligé de faire avec elle un plus long séjour qu’il ne devait, et la complaisance qu’elle avait eue de ne pas le désobliger, jusqu’à obtenir d’elle enfin qu’elle vînt en Perse avec lui, après lui avoir promis de l’épouser. « Et, sire, ajouta le prince en achevant, après lui avoir promis en même temps que vous ne me refuseriez pas votre consentement, je viens de l’amener avec moi sur le cheval de l’Indien. Elle attend dans un des palais de plaisance de Votre Majesté, où je l’ai laissée, que j’aille lui annoncer que je ne lui en ai pas fait la promesse en vain. » A ces paroles, le prince se prosterna devant le sultan son père pour le fléchir ; mais le sultan l’en empêcha, le retint, et, en l’embrassant une seconde fois : « Mon fils, dit-il, non seulement je consens à votre mariage avec la princesse de Bengale ; je veux même aller au-devant d’elle en personne, la remercier de l’obligation que je lui ai en mon particulier, l’amener dans mon palais et célébrer ses noces dès aujourd’hui. » Ainsi le sultan, après avoir donné les ordres pour l’entrée qu’il voulait faire à la princesse de Bengale, ordonna que l’on quittât l’habit de deuil et que les réjouissances commençassent par le concert des timbales, des trompettes et des tambours, avec les autres instruments guerriers ; il commanda qu’on allât faire sortir l’Indien de prison et qu’on le lui amenât. L’Indien lui fut amené ; et, quand on le lui eut présenté : « Je m’étais assuré de ta personne, lui dit le sultan, afin que ta vie, qui cependant n’eût pas été une victime suffisante ni à ma colère, ni à ma douleur, me répondît de celle du prince mon fils. Rends grâces à Dieu de ce que je l’ai retrouvé. Va, reprends ton cheval et ne parais plus devant moi. » Quand l’Indien fut hors de la présence du sultan de Perse, comme il avait appris de ceux qui étaient venus le délivrer de prison que le prince Firouz Schah était de retour avec la princesse qu’il avait amenée avec lui sur le cheval enchanté, le lieu où il avait mis pied à terre et où il l’avait laissée, et que le sultan se disposait à aller la prendre et l’amener à son palais, il n’hésita pas à le devancer, lui et le prince de Perse, et sans perdre de temps, il se rendit en diligence au palais de plaisance ; et, en s’adressant au concierge, il dit qu’il venait de la part du sultan et du prince de Perse, pour prendre la princesse de Bengale en croupe sur le cheval et la mener en l’air au sultan, qui l’attendait, disait-il, dans la place de son palais, pour la recevoir et donner ce spectacle à sa cour et à la ville de Shiraz. L’Indien était connu du concierge, qui savait que le sultan l’avait fait arrêter ; et le concierge fit d’autant moins de difficulté d’ajouter foi à sa parole, qu’il le voyait en liberté. Il se présenta à la princesse de Bengale, et la princesse n’eût pas plus tôt appris qu’il venait particulièrement de la part du prince de Perse, qu’elle consentit à ce que le prince souhaitait, comme elle se le persuadait. L’Indien, ravi en lui-même de la facilité qu’il trouvait à faire réussir sa méchanceté, monta le cheval, prit la princesse en croupe, avec l’aide du concierge ; il tourna la cheville, et aussitôt le cheval les enleva, lui et la princesse, au plus haut de l’air. Dans le même moment, le sultan de Perse, suivi de sa cour, sortait de son palais pour se rendre au palais de plaisance, et le prince de Perse venait de prendre le devant pour préparer la princesse de Bengale à le recevoir, comme l’Indien affectait de passer au-dessus de la ville avec sa proie, pour braver le sultan et le prince et pour se venger du traitement injuste qui lui avait été fait, comme il le prétendait. Quand le sultan de Perse eut aperçu le ravisseur, qu’il ne méconnut pas, il s’arrêta avec un étonnement d’autant plus sensible et plus affligeant qu’il n’était pas possible de le faire repentir de l’affront insigne qu’il lui faisait avec un si grand éclat. Il le chargea de mille imprécations, avec ses courtisans et avec tous ceux qui furent témoins d’une insolence si signalée et de cette méchanceté sans égale. L’indien, peu touché de ces malédictions, dont le bruit arriva jusqu’à lui, continua sa route pendant que le sultan de Perse rentra dans le palais, extrêmement mortifié de recevoir une injure aussi atroce et de se voir dans l’impuissance d’en punir l’auteur. Mais quelle fut la douleur du prince Firouz Schah, quand il vit qu’à ses propres yeux, sans qu’il pût y apporter empêchement, l’Indien lui enlevait la princesse de Bengale, qu’il aimait si passionnément qu’il ne pouvait plus vivre sans elle ! A cet objet, auquel il ne s’était pas attendu, il demeura comme immobile ; et, avant qu’il eût délibéré s’il se déchaînerait en injures contre l’Indien ou s’il plaindrait le sort déplorable de la princesse, et s’il lui demanderait pardon du peu de précaution qu’il avait pris pour se la conserver, elle qui s’était livrée à lui d’une manière qui marquait si bien combien il en était aimé, le cheval, qui emportait l’un et l’autre avec une rapidité incroyable, les avait dérobés à sa vue. Quel parti prendre ? retournera-t-il au palais du sultan son père, se renfermer dans son appartement, pour se plonger dans l’affliction, sans se donner aucun mouvement à la poursuite du ravisseur, pour délivrer sa princesse de ses mains et le punir, comme il le mérite ? Sa générosité, son amour, son courage, ne le permettent pas. Il continue son chemin jusqu’au palais de plaisance. A son arrivée, le concierge, qui s’était aperçu de sa crédulité et qu’il s’était laissé tromper par l’Indien, se présente devant le prince, les larmes aux yeux, se jette à ses pieds, s’accuse lui-même du crime qu’il croit avoir commis et se condamne à la mort, qu’il attend de sa main. « Lève-toi, lui dit le prince, ce n’est pas à toi que j’impute l’enlèvement de ma princesse ; je ne l’impute qu’à moi-même et qu’à ma simplicité. Sans perdre de temps, va-moi chercher un habillement de derviche, et prends garde de dire que c’est pour moi. » Peu loin du palais de plaisance, il y avait un couvent de derviches, dont le scheik ou supérieur était ami du concierge. Le concierge alla le trouver ; et, en lui faisant une fausse confidence de la disgrâce d’un officier de considération de la cour, auquel il avait de grandes obligations et qu’il était bien aise de favoriser pour lui donner lieu de se soustraire à la colère du sultan, il n’eut pas de peine à obtenir ce qu’il demandait ; il apporta l’habillement complet de derviche au prince Firouz Schah. Le prince s’en revêtit, après s’être dépouillé du sien. Déguisé de la sorte et, pour la dépense et pour le besoin du voyage qu’il allait entreprendre, muni d’une boîte de perles et de diamants qu’il avait apportée pour en faire présent à la princesse de Bengale, il sortit du palais de plaisance à l’entrée de la nuit ; et, incertain de la route qu’il devait prendre, mais résolu à ne pas revenir qu’il n’eût retrouvé sa princesse et qu’il ne la ramenât, il se mit en chemin. Revenons à l’Indien : il gouverna le cheval enchanté de manière que, le même jour, il arriva de bonne heure dans un bois, près de la capitale du royaume de Cachemire {100}. Comme il avait besoin de manger et qu’il jugea que la princesse de Bengale pouvait être dans le même besoin, il mit pied à terre dans ce bois, en un endroit où il laissa la princesse sur un gazon, près d’un ruisseau d’une eau très fraîche et très claire. Pendant l’absence de l’Indien, la princesse de Bengale, qui se voyait sous la puissance d’un indigne ravisseur, dont elle redoutait la violence, avait songé à se dérober et à chercher un lieu d’asile ; mais, comme elle avait mangé fort légèrement le matin, à son arrivée au palais de plaisance, elle se trouva dans une faiblesse si grande, quand elle voulut exécuter son dessein, qu’elle fut contrainte de l’abandonner et de demeurer sans autre ressources que dans son courage, avec une ferme résolution de souffrir plutôt la mort que de manquer de fidélité au prince de Perse. Ainsi elle n’attendit pas que l’Indien l’invitât une seconde fois à manger ; elle mangea, et elle reprit assez de force pour répondre courageusement aux discours insolents qu’il commença de lui tenir à la fin du repas. Après plusieurs menaces, comme elle vit que l’Indien se préparait à lui faire violence, elle se leva pour lui résister, en poussant de grands cris. Ces cris attirèrent, en un moment, une troupe de cavaliers qui les environnèrent, elle et l’Indien. C’était le sultan du royaume de Cachemire, lequel, en revenant de la chasse avec sa suite, passait par cet endroit-là, heureusement pour la princesse de Bengale, et qui était accouru au bruit qu’il avait entendu. Il s’adressa à l’Indien et il lui demanda qui il était et ce qu’il prétendait de la dame qu’il voyait. L’Indien répondit avec impudence que c’était sa femme et qu’il n’appartenait à personne d’entrer en connaissance du démêlé qu’il avait avec elle. La princesse, qui ne connaissait ni la qualité, ni la dignité de celui qui se présentait si à propos pour la délivrer, démentit l’Indien. « Seigneur, qui que vous soyez, reprit-elle, que le ciel envoie à mon secours, ayez compassion d’une princesse et n’ajoutez pas foi à un imposteur : Dieu me garde d’être femme d’un Indien aussi vil et aussi méprisable ! C’est un magicien abominable, qui m’a enlevée aujourd’hui au prince de Perse, auquel j’étais destinée pour épouse, et qui m’a amenée ici sur le cheval enchanté que vous voyez. » La princesse de Bengale n’eut pas besoin d’un plus long discours pour persuader au sultan de Cachemire qu’elle disait la vérité. Sa beauté, son air de princesse et ses larmes parlaient pour elle ; elle voulut poursuivre ; mais, au lieu de l’écouter, le sultan de Cachemire, justement indigné de l’insolence de l’Indien, le fit environner sur-le-champ et commanda qu’on lui coupât la tête. Cet ordre fut exécuté avec d’autant plus de facilité que l’Indien, qui avait commis ce rapt à la sortie de sa prison, n’avait aucune arme pour se défendre. La princesse de Bengale, délivrée de la persécution de l’Indien, tomba dans une autre qui ne lui fut pas moins douloureuse. Le sultan, après lui avoir fait donner un cheval, l’emmena à son palais, où il la logea dans l’appartement le plus magnifique après le sien, et il lui donna un grand nombre de femmes esclaves, pour être auprès d’elle et pour la servir, avec des eunuques pour sa garde. Il la mena lui-même jusque dans cet appartement, où, sans lui donner le temps de le remercier de la grande obligation qu’elle lui avait, de la manière qu’elle l’avait médité : « Princesse, lui dit-il, je ne doute pas que vous n’ayez besoin de repos ; je vous laisse en liberté de le prendre. Demain vous serez plus en état de m’entretenir des circonstances de l’étrange aventure qui vous est arrivée. » En achevant ces paroles, il se retira. La princesse de Bengale était dans une joie inexprimable de se voir, en si peu de temps, délivrée de la persécution d’un homme qu’elle ne pouvait regarder qu’avec horreur ; et elle se flatta que le sultan de Cachemire voudrait bien mettre le comble à sa générosité, en la renvoyant au prince de Perse, quand elle lui aurait appris de quelle manière elle était à lui et qu’elle l’aurait supplié de lui faire cette grâce mais elle était bien éloignée de voir l’accomplissement de l’espérance qu’elle avait conçue. En effet, le roi de Cachemire avait résolu de l’épouser le lendemain, et il en avait fait annoncer les réjouissances dès la pointe du jour, par le son des timbales, des tambours, des trompettes et d’autres instruments propres à inspirer la joie, qui retentissaient non seulement dans le palais, mais même par toute la ville. La princesse de Bengale fut éveillée par le bruit de ces concerts tumultueux et elle en attribua la cause à tout autre motif que celui pour lequel il se faisait entendre. Mais quand le sultan de Cachemire, qui avait donné ordre qu’on l’avertît lorsqu’elle serait en état de recevoir visite, fut venu la lui rendre, et qu’après s’être informé de sa santé, il lui eut fait connaître que les fanfares qu’elle entendait étaient pour rendre leurs noces plus solennelles, et l’eût priée en même temps d’y prendre part, elle en fut dans une consternation si grande qu’elle tomba évanouie. Les femmes de la princesse, qui étaient présentes, accoururent à son secours, et le sultan lui-même s’employa pour la faire revenir ; mais elle demeura longtemps dans cet état avant qu’elle reprît ses esprits. Elle les reprit enfin ; et alors, plutôt que de manquer à la foi qu’elle avait promise au prince Firouz Schah, en consentant aux noces que le sultan de Cachemire avait résolues sans la consulter, elle prit le parti de feindre que l’esprit venait de lui tourner dans l’évanouissement. Dès lors elle commença à dire des extravagances en présence du sultan ; elle se leva même comme pour se jeter sur lui ; de manière que le sultan fut fort surpris et fort affligé de ce contretemps fâcheux. Comme il vit qu’elle ne revenait pas en son bon sens, il la laissa avec ses femmes, et il leur recommanda de ne la pas abandonner et de prendre un grand soin de sa personne. Pendant la journée, il prit celui d’envoyer souvent s’informer de l’état où elle se trouvait ; et, chaque fois, on lui rapporta ou qu’elle était dans le même état, ou que le mal augmentait plutôt que de diminuer. Le mal parut même plus violent sur le soir que pendant le jour ; et, de la sorte, le sultan de Cachemire ne fut pas, cette nuit-là, aussi heureux qu’il se l’était promis. La princesse de Bengale ne continua pas seulement le lendemain ses discours extravagants et d’autres marques d’une grande aliénation d’esprit ; ce fut la même chose les jours suivants, jusqu’à ce que le sultan de Cachemire fut contraint d’assembler les médecins de sa cour, de leur parler de cette maladie et de leur demander s’ils ne savaient pas de remèdes pour la guérir. Les médecins, après une consultation entre eux, répondirent, d’un commun accord, qu’il y avait plusieurs sortes et plusieurs degrés de cette maladie, dont les unes, selon leur nature, pouvaient se guérir, et les autres étaient incurables ; et qu’ils ne pouvaient juger de quelle nature était celle de la princesse de Bengale, qu’ils ne la vissent. Le sultan ordonna aux eunuques de les introduire dans la chambre de la princesse, les uns après les autres, chacun selon son rang. La princesse avait prévu ce qui arrivait et craignit que, si elle laissait approcher des médecins de sa personne et qu’ils vinssent à lui tâter le pouls, le moins expérimenté ne vînt à connaître qu’elle était en bonne santé et que sa maladie n’était qu’une feinte ; à mesure qu’il en paraissait, elle entrait dans des transports d’aversion si grands, prête à les dévisager s’ils approchaient, que pas un n’eut la hardiesse de s’y exposer. Quelques-uns de ceux qui se prétendaient plus habiles que les autres et qui se vantaient de juger des maladies à la seule vue des malades, lui ordonnèrent de certaines potions qu’elle faisait d’autant moins de difficulté de prendre qu’elle était sûre qu’il était en son pouvoir d’être malade autant qu’il lui plairait et qu’elle le jugerait à propos, et que ces potions ne pouvaient pas lui faire de mal. Quand le sultan de Cachemire vit que les médecins de sa cour n’avaient rien opéré pour la guérison de la princesse, il appela ceux de sa capitale, dont la science, l’habileté et l’expérience n’eurent pas un meilleur succès. Ensuite il fit appeler les médecins des autres villes de son royaume, particulièrement les plus renommés dans la pratique de leur profession. La princesse ne leur fit pas un meilleur accueil qu’aux premiers, et tout ce qu’ils ordonnèrent ne fit aucun effet. Il dépêcha enfin dans les États, dans les royaumes et dans les cours des princes voisins des exprès, avec des consultations en forme pour être distribuées aux médecins les plus fameux, avec promesse de bien payer le voyage de ceux qui viendraient se rendre à la capitale de Cachemire et d’une récompense magnifique à celui qui guérirait la malade. Plusieurs de ces médecins entreprirent le voyage ; mais pas un ne put se vanter d’avoir été plus heureux que ceux de sa cour et de son royaume ; pas un ne put lui remettre l’esprit dans son assiette chose qui ne dépendait ni d’eux ni de leur art, mais de la volonté de la princesse elle-même. Dans cet intervalle, le prince Firouz Schah, déguisé sous l’habit de derviche, avait parcouru plusieurs provinces et les principales villes de ces provinces avec d’autant plus de peine d’esprit, sans mettre les fatigues du chemin en compte, qu’il ignorait s’il ne tenait pas un chemin opposé à celui qu’il eût dû prendre pour avoir des nouvelles de ce qu’il cherchait. Attentif aux nouvelles qu’on débitait dans chaque lieu par où il passait, il arriva enfin dans une grande ville des Indes, où l’on s’entretenait fort d’une princesse de Bengale à qui l’esprit avait tourné le même jour que le sultan de Cachemire avait destiné pour la célébration de ses noces avec elle. Au nom de princesse de Bengale, en supposant que c’était celle qui faisait le sujet de son voyage, avec d’autant plus de vraisemblance qu’il n’avait pas appris qu’il y eût à la cour de Bengale une autre princesse que la sienne ; et sur la foi du bruit commun qui s’en était répandu, il prit la route du royaume et de la capitale de Cachemire. A son arrivée dans cette capitale, il se logea dans un khan où il apprit, dès le même jour, l’histoire de la princesse de Bengale et la malheureuse fin de l’Indien (telle qu’il la méritait) qui l’avait amenée sur le cheval enchanté circonstance qui lui fit connaître, à ne pouvoir pas s’y tromper, que la princesse était celle qu’il venait chercher, et enfin la dépense inutile que le sultan avait faite en médecins qui n’avaient pu la guérir. Le prince de Perse, bien informé de toutes ces particularités, se fit faire un habit de médecin dès le lendemain ; et, avec cet habit et la longue barbe qu’il s’était laissé croître dans le voyage, il se fit connaître pour médecin en marchant par les rues. Dans l’impatience où il était de voir sa princesse, il ne différa pas d’aller au palais du sultan, où il demanda à parler à un officier. On l’adressa au chef des huissiers, auquel il marqua qu’on pourrait peut-être regarder en lui comme une témérité qu’en qualité de médecin il vînt se présenter pour tenter la guérison de la princesse, après que tant d’autres avant lui n’avaient pu y réussir ; mais qu’il espérait, par la vertu de quelques remèdes spécifiques qui lui étaient connus et dont il avait l’expérience, de lui procurer la guérison qu’ils n’avaient pu lui donner. Le chef des huissiers lui dit qu’il était bienvenu, que le sultan le verrait avec plaisir ; et, s’il réussissait à lui donner la satisfaction de voir la princesse dans sa première santé, qu’il pouvait s’attendre à une récompense convenable à la libéralité du sultan, son seigneur et maître. « Attendez-moi, ajouta-t-il, je serai à vous dans un moment. » Il y avait du temps qu’aucun médecin ne s’était présenté ; et le sultan de Cachemire, avec grande douleur, avait comme perdu l’espérance de revoir la princesse de Bengale dans l’état de santé où il l’avait vue et, en même temps, dans celui de témoigner, en l’épousant, jusqu’à quel point il l’aimait. Cela fit qu’il commanda au chef des huissiers de lui amener promptement le médecin qu’il venait de lui annoncer. Le prince de Perse fut présenté au sultan de Cachemire sous l’habit et le déguisement de médecin ; et le sultan, sans perdre de temps en des discours superflus, après lui avoir marqué que la princesse de Bengale ne pouvait supporter la vue d’un médecin sans entrer dans des transports qui ne faisaient qu’augmenter son mal, le fit monter dans un cabinet en soupente, d’où il pouvait la voir par une jalousie, sans être vu. Le prince Firouz Schah monta ; et il aperçut son aimable princesse assise négligemment, qui chantait, les larmes aux yeux, une chanson par laquelle elle déplorait sa malheureuse destinée, qui la privait peut-être pour toujours de l’objet qu’elle aimait si tendrement. Le prince, attendri de la triste situation où il vit sa chère princesse, n’eut pas besoin d’autres marques pour comprendre que sa maladie était feinte et que c’était pour l’amour de lui qu’elle se trouvait dans une contrainte si affligeante. Il descendit du cabinet ; et, après avoir rapporté au sultan de quelle nature était la maladie de la princesse et qu’elle n’était pas incurable, il lui dit que, pour parvenir à sa guérison, il était nécessaire qu’il lui parlât en particulier et seul à seul ; et, quant aux emportements où elle entrait à la vue des médecins, il espérait qu’elle le recevrait et l’écouterait favorablement. Le sultan fit ouvrir la porte de la chambre de la princesse, et le prince Firouz Schah entra. Dès que la princesse le vit paraître, comme elle le prenait pour un médecin, dont il avait l’habit, elle se leva comme une furie, en le menaçant et en le chargeant d’injures. Cela ne l’empêcha pas d’approcher ; et, quand il fut assez près pour se bien entendre, comme il ne voulait être entendu que d’elle seule, il lui dit d’un ton bas et d’un air respectueux : « Princesse, je ne suis pas médecin. Reconnaissez, je vous en supplie, le prince de Perse qui vient vous mettre en liberté. » Au ton de voix et aux traits du haut du visage, qu’elle reconnut en même temps, nonobstant la longue barbe que le prince s’était laissée croître, la princesse de Bengale se calma ; et en un instant elle fit paraître sur son visage la joie que ce que l’on désire le plus et à quoi l’on s’attend le moins est capable de causer quand cela arrive. La surprise agréable où elle se trouva lui ôta la parole pour un temps et donna lieu au prince Firouz Schah de lui raconter le désespoir dans lequel il s’était trouvé plongé, dans le moment qu’il avait vu l’Indien la ravir et l’enlever à ses yeux ; la résolution qu’il avait prise, dès lors, d’abandonner toute chose, pour la chercher en quelque endroit de la terre qu’elle pût être, et de ne pas cesser qu’il ne l’eût trouvée et arrachée des mains du perfide ; et par quel bonheur enfin, après un voyage ennuyeux et fatigant, il avait la satisfaction de la retrouver dans le palais du sultan de Cachemire. Quand il eut achevé, dans le moins de paroles qu’il lui fut possible, il pria la princesse de l’informer de ce qui lui était arrivé, depuis son enlèvement jusqu’au moment où il avait le bonheur de lui parler, en lui témoignant qu’il désirait avoir cette connaissance afin de prendre des mesures justes pour ne la pas laisser plus longtemps sous la tyrannie du sultan de Cachemire. La princesse de Bengale n’avait pas un long discours à tenir au prince de Perse, puisqu’elle n’avait qu’à lui raconter de quelle manière elle avait été délivrée de la violence de l’indien par le sultan de Cachemire, revenant de la chasse ; mais traitée cruellement, le lendemain, par la déclaration qu’il était venu lui faire du dessein précipité qu’il avait pris de l’épouser le même jour, sans lui avoir fait la moindre honnêteté pour prendre son consentement : conduite violente et tyrannique, qui lui avait causé un évanouissement après lequel elle n’avait vu de parti à prendre que celui qu’elle avait pris, comme le meilleur pour se conserver au prince auquel elle avait donné son cœur et sa foi, de mourir plutôt que de se livrer à un sultan qu’elle n’aimait pas et qu’elle ne pouvait aimer. Le prince de Perse, à qui la princesse n’avait, en effet, autre chose à dire, lui demanda si elle savait ce que le cheval enchanté était devenu après la mort de l’indien. « J’ignore, répondit-elle, quel ordre le sultan peut avoir donné là-dessus ; mais, après ce que je lui en ai dit, il est à croire qu’il ne l’aura pas négligé. » Comme le prince Firouz Schah ne douta pas que le sultan de Cachemire n’eût fait garder le cheval soigneusement, il communiqua à la princesse le dessein qu’il avait de s’en servir pour la ramener en Perse. Après être convenu avec elle des moyens qu’ils devaient prendre pour y réussir, afin que rien n’empêchât l’exécution, et après lui avoir particulièrement recommandé qu’au lieu d’être en déshabillé, comme elle était alors, elle s’habillât le lendemain, pour recevoir le sultan avec civilité, quand il le lui amènerait, sans l’obliger néanmoins de lui parler, le prince de Perse se retira. Le sultan de Cachemire fut dans une grande joie quand le prince de Perse lui eut appris ce qu’il avait opéré dès la première visite, pour l’avancement de la guérison de la princesse de Bengale. Le lendemain, il le regarda comme le premier médecin du monde, quand la princesse l’eut reçu d’une manière qui lui persuada que véritablement sa guérison était bien avancée, comme il le lui avait fait entendre. En la voyant en cet état, il se contenta de lui marquer combien il était ravi de la voir en disposition de recouvrer bientôt sa santé parfaite ; et, après qu’il l’eut exhortée à concourir avec un médecin si habile pour achever ce qu’il avait si bien commencé, en lui donnant toute sa confiance, il se retira sans attendre d’elle aucune parole. Le prince de Perse, qui avait accompagné le sultan de Cachemire, sortit avec lui de la chambre de la princesse ; et, en l’accompagnant, il lui demanda si, sans manquer au respect qui lui était dû, il pouvait lui faire cette demande par quelle aventure une princesse de Bengale se trouvait seule dans le royaume de Cachemire, si fort éloignée de son pays, comme s’il l’eût ignoré et que la princesse ne lui eût rien dit ; mais il le fit pour le faire tomber sur le discours du cheval enchanté et apprendre de sa bouche ce qu’il en avait fait. Le sultan de Cachemire, qui ne pouvait pénétrer par quel motif le prince de Perse lui faisait cette demande, ne lui en fit pas un mystère : il lui dit à peu près la même chose que ce qu’il avait appris de la princesse de Bengale ; et, quant au cheval enchanté, qu’il l’avait fait porter dans son trésor, comme une grande rareté, quoiqu’il ignorât comment on pouvait s’en servir. « Sire, reprit le feint médecin, la connaissance que Votre Majesté vient de me donner me fournit le moyen d’achever la guérison de la princesse. Comme elle a été portée sur ce cheval et que ce cheval est enchanté, elle a contracté quelque chose de l’enchantement, qui ne peut être dissipé que par de certains parfums qui me sont connus. Si Votre Majesté veut en avoir le plaisir et donner un spectacle des plus surprenants à sa cour et au peuple de sa capitale, que demain elle fasse apporter le cheval au milieu de la place, devant son palais, et qu’elle s’en remette sur moi pour le reste je promets de faire voir à ses yeux et à toute l’assemblée, en très peu de moments, la princesse de Bengale aussi saine d’esprit et de corps qu’elle l’a jamais été de sa vie ; et, afin que la chose se fasse avec tout l’éclat qu’elle mérite, il est à propos que la princesse soit habillée le plus magnifiquement qu’il sera possible, avec les joyaux les plus précieux que Votre Majesté peut avoir. » Le sultan de Cachemire eût fait des choses plus difficiles que celles que le prince de Perse lui proposait, pour arriver à la jouissance de ses désirs, qu’il regardait si prochaine. Le lendemain, le cheval enchanté fut tiré du trésor par son ordre et posé, de grand matin, dans la grande place du palais ; et le bruit se répandit bientôt dans toute la ville que c’était un préparatif pour quelque chose d’extraordinaire qui devait s’y passer, et l’on y accourut en foule de tous les quartiers. Les gardes du sultan y furent disposés, pour empêcher le désordre et pour laisser un grand vide autour du cheval. Le sultan de Cachemire parut ; et, quand il eut pris place sur un échafaud, environné des principaux seigneurs et officiers de la cour, la princesse de Bengale, accompagnée de toute la troupe des femmes que le sultan lui avait assignées, s’approcha du cheval enchanté, et ses femmes l’aidèrent à monter dessus. Quand elle fut sur la selle, les pieds dans l’un et dans l’autre étrier, avec une bride à la main, le feint médecin fit poser autour du cheval plusieurs cassolettes pleines de feu, qu’il avait fait apporter ; et, en tournant alentour, il jeta dans chacune un parfum composé de plusieurs sortes d’odeurs les plus exquises. Ensuite, recueilli en lui-même, les yeux baissés et les mains appliquées sur la poitrine, il tourna trois fois autour du cheval, en faisant semblant de prononcer certaines paroles ; et, dans le moment que les cassolettes exhalaient à la fois une fumée la plus épaisse, d’une odeur très suave, et que la princesse en était environnée, de manière qu’on avait de la peine à la voir, ainsi que le cheval, il prit son temps, il se jeta légèrement en croupe, derrière la princesse, porta la main à la cheville du départ, qu’il tourna ; et, dans le moment que le cheval les enlevait en l’air, lui et la princesse, il prononça ces paroles à haute voix, si distinctement que le sultan lui-même les entendit : « Sultan de Cachemire, quand tu voudras épouser des princesses qui imploreront ta protection, apprends auparavant à avoir leur consentement. » Ce fut de la sorte que le prince de Perse recouvra et délivra la princesse de Bengale et la ramena, le même jour, en peu de temps, à la capitale de Perse, où il n’alla pas mettre pied à terre au palais de plaisance, mais au milieu du palais, devant l’appartement du roi son père ; et le roi de Perse ne différa la solennité de son mariage avec la princesse de Bengale qu’autant de temps qu’il en fallut pour les préparatifs, afin d’en rendre la cérémonie plus pompeuse et de marquer davantage la part qu’il y prenait. Dès que le nombre des jours arrêtés pour les réjouissances fut accompli, le premier soin que le roi de Perse se donna fut de nommer et d’envoyer une ambassade solennelle au roi de Bengale, pour lui rendre compte de tout ce qui s’était passé et pour lui demander l’approbation et la ratification de l’alliance qu’il venait de contracter avec lui par ce mariage : ratification que le roi de Bengale, bien informé de toutes choses, se fit un honneur et un plaisir d’accorder. Histoire du prince Ahmed et de la fée Pari-Banou Retour à la Table des Matières La sultane Schéhérazade fit suivre l’histoire du cheval enchanté par celle du prince Ahmed et de la fée Pari-Banou {101} ; et en prenant la parole, elle dit : Sire, un sultan, l’un des prédécesseurs de Votre Majesté, qui occupait paisiblement le trône des Indes depuis plusieurs années, avait, dans sa vieillesse, la satisfaction de voir que trois princes ses fils, dignes imitateurs de ses vertus, avec une princesse sa nièce, faisaient l’ornement de sa cour. L’aîné des princes se nommait Houssain, le second Ali, le plus jeune Ahmed, et la princesse, sa nièce, Nourounnihar {102}. La princesse Nourounnihar était fille d'un prince, cadet du sultan, que le sultan avait doté d'un apanage d'un grand revenu, mais qui était mort peu d’années après avoir été marié, en la laissant dans un fort bas âge. Le sultan, en considération de ce que le prince son frère avait toujours répondu à son amitié par un attachement sincère à sa personne, s’était chargé de l’éducation de sa fille et l’avait fait venir dans son palais, pour être élevée avec les trois princes. Avec une beauté singulière et avec toutes les perfections du corps qui pouvaient la rendre accomplie, cette princesse avait aussi infiniment d’esprit, et sa vertu sans reproche la distinguait entre toutes les princesses de son temps. Le sultan, oncle de la princesse, qui s’était proposé de la marier dès qu’elle serait en âge et de faire alliance avec quelque prince de ses voisins en la lui donnant pour épouse, y songeait sérieusement, lorsqu’il s’aperçut que les trois princes ses fils l’aimaient passionnément. Il en eut une grande douleur. Cette douleur ne venait pas tant de ce que leur passion l’empêcherait de contracter l’alliance qu’il avait méditée que de la difficulté, comme il le prévoyait, d’obtenir d’eux qu’ils s’accordassent et que les deux cadets au moins consentissent à la céder à leur aîné. Il leur parla à chacun en particulier ; et, après leur avoir remontré l’impossibilité qu’il y avait qu’une seule princesse devînt l’épouse des trois et les troubles qu’ils allaient causer s’ils persistaient dans leur passion, il n’oublia rien pour leur persuader ou de s’en rapporter à la déclaration que la princesse en ferait en faveur de l’un des trois, ou de se désister de leurs prétentions et de songer à d’autres noces, dont il leur laissait la liberté du choix, et de convenir entre eux de permettre qu’elle fût mariée à un prince étranger. Mais quand il eut trouvé en eux une opiniâtreté insurmontable, il les fit venir tous trois devant lui et il leur tint ce discours : « Mes enfants, puisque, pour votre bien et pour votre repos je n’ai pu réussir à vous persuader de ne plus aspirer à épouser la princesse ma nièce et votre cousine, comme je ne veux pas user de mon autorité en la donnant à l’un de vous préférablement aux deux autres, il me semble que j’ai trouvé un moyen propre à vous rendre contents et à conserver l’union qui doit être entre vous, si vous voulez m’écouter et que vous exécutiez ce que vous allez entendre. Je trouve donc à propos que vous alliez voyager chacun séparément dans un pays différent, de manière que vous ne puissiez pas vous rencontrer ; et, comme vous savez que je suis curieux, sur toutes choses, de tout ce qui peut passer pour rare et singulier, je promets la princesse ma nièce en mariage à celui de vous qui m’apportera la rareté la plus extraordinaire et plus singulière. De la sorte, comme le hasard fera que vous jugerez vous-mêmes de la singularité des choses que vous aurez apportées, par la comparaison que vous en ferez, vous n’aurez pas de peine à vous faire justice, en cédant la préférence à celui qui l’aura méritée. Pour les frais du voyage et pour l’achat de la rareté dont vous aurez à faire l’acquisition, je vous donnerai à chacun une même somme, convenable à votre naissance, mais que vous n’emploierez pas néanmoins en dépense de suite et d’équipage, qui, en vous faisant connaître pour ce que vous êtes, vous priverait de la liberté dont vous avez besoin non seulement pour vous bien acquitter du motif que vous avez à vous proposer, mais même pour mieux observer les choses qui mériteront votre attention et enfin pour tirer une plus grande utilité de votre voyage. » Comme les trois princes avaient toujours été très soumis aux volontés du sultan leur père, et que chacun, de son côté, se flattait que la fortune lui serait favorable et lui donnerait lieu de parvenir à la possession de Nourounnihar, ils lui marquèrent qu’ils étaient prêts à obéir. Sans différer, le sultan leur fit compter la somme qu’il venait de leur promettre ; et, dès le même jour, ils donnèrent les ordres pour les préparatifs de leur voyage ; ils prirent même congé du sultan, pour être en état de partir de grand matin, dès le lendemain. Ils sortirent par la même porte de la ville, bien montés et bien équipés, habillés en marchands, chacun avec un seul officier de confiance, déguisé en esclave, et ils se rendirent ensemble au premier gîte, où le chemin se partageait en trois, par l’un desquels ils devaient continuer leur voyage, chacun de son côté. Le soir, en se régalant d’un souper qu’ils s’étaient fait préparer, ils convinrent que leur voyage serait d’un an et se donnèrent rendez-vous au même gîte, à la charge que le premier qui arriverait attendrait les deux autres et que les deux premiers attendraient le troisième, afin que, comme ils avaient pris congé du sultan leur père tous ensemble, ils se présentassent de même devant lui, à leur retour. Le lendemain, à la pointe du jour, après s’être embrassés et souhaité réciproquement un heureux voyage, ils montèrent à cheval et prirent chacun l’un des trois chemins, sans se rencontrer dans leur choix. Le prince Houssain, l’aîné des trois frères, qui avait entendu dire des merveilles de la grandeur, des forces, des richesses et de la splendeur du royaume de Bisnagar, prit sa route du côté de la mer des Indes ; et, après une marche d’environ trois mois, en se joignant à différentes caravanes, tantôt par des déserts et par des montagnes stériles, tantôt par des pays très peuplés, les mieux cultivés et les plus fertiles qu’il y eût en aucun autre endroit de la terre, il arriva à Bisnagar, ville qui donne le nom à tout le royaume dont elle est la capitale, et qui est la demeure ordinaire de ses rois {103}. Il se logea dans un khan destiné pour les marchands étrangers ; et, comme il avait appris qu’il y avait quatre quartiers principaux où les marchands de toutes les sortes de marchandises avaient leurs boutiques, au milieu desquels était situé le château, ou plutôt le palais des rois, lequel occupait un terrain très vaste, comme au centre de la ville, qui avait trois enceintes et deux lieues en tous sens, d’une porte à l’autre, dès le lendemain, il se rendit à l’un de ces quartiers. Le prince Houssain ne put voir le quartier où il se trouva sans admiration : il était vaste, coupé et traversé par plusieurs rues toutes voûtées contre l’ardeur du soleil, et néanmoins très bien éclairées. Les boutiques étaient d’une même grandeur et d’une même symétrie, et celles des marchands d’une même sorte de marchandises étaient non pas dispersées, mais rassemblées dans une même rue ; et il en était de même des boutiques des artisans. La multitude des boutiques, remplies d’une même sorte de marchandises, comme des toiles les plus fines de différents endroits des Indes, des toiles peintes des couleurs les plus vives, qui représentaient au naturel des personnages, des paysages, des arbres, des fleurs, des étoffes de soie et de brocart, tant de la Perse que de la Chine et d’autres lieux, des porcelaines du Japon et de la Chine, des tapis de pied de toutes les grandeurs, le surprirent si extraordinairement qu’il ne savait s’il devait s’en rapporter à ses propres yeux. Mais, quand il fut arrivé aux boutiques des orfèvres et des joailliers, car les deux professions étaient exercées par les mêmes marchands, il fut comme ravi en extase à la vue de la quantité prodigieuse d’excellents ouvrages en or et en argent, et comme ébloui par l’éclat des perles, des diamants, des rubis, des émeraudes, des saphirs et d’autres pierreries qui y étaient en vente et en confusion. S’il fut étonné de tant de richesses réunies en un seul endroit, il le fut bien davantage quand il vint à juger de la richesse du royaume en général, en considérant qu’à la réserve des brahmines {104} et des ministres des idoles, qui faisaient profession d’une vie éloignée de la vanité du monde, il n’y avait dans toute son étendue ni Indien ni Indienne qui n’eût des colliers, des bracelets et des ornements aux jambes et aux pieds, des perles ou des pierreries, qui paraissaient avec d’autant plus d’éclat, qu’ils étaient tous noirs, d’un noir à en relever parfaitement le brillant. Une autre particularité qui fut admirée par le prince Houssain fut le grand nombre de vendeurs de roses, qui faisaient la plus grande foule dans les rues par leur multitude. Il comprit qu’il fallait que les Indiens fussent grands amateurs de cette fleur, puisqu’il n’y en avait pas un qui n’en portât un bouquet à la main, ou à la tête en guirlande, ni de marchand qui n’en eût plusieurs vases garnis dans sa boutique, de manière que le quartier, si grand qu’il était, en était tout embaumé. Le prince Houssain, enfin, après avoir parcouru le quartier de rue en rue, l’idée remplie de tant de richesses qui s’étaient présentées à ses yeux, eut besoin de se reposer. Il le témoigna à un marchand, et le marchand fort civilement l’invita à entrer et à s’asseoir dans sa boutique ; ce qu’il accepta. Il n’y avait pas longtemps qu’il était assis dans la boutique, quand il vit passer un crieur avec un tapis sur le bras d’environ six pieds en carré, qui le criait à trente bourses {105} à l’enchère. Il appela le crieur et il demanda à voir le tapis, qui lui parut d’un prix exorbitant, non seulement pour sa petitesse, mais même pour sa qualité. Quand il eut bien examiné le tapis, il dit au crieur qu’il ne comprenait pas comment un tapis de pied si petit et de si peu d’apparence était mis à un si haut prix. Le crieur, qui prenait le prince Houssain pour un marchand, lui dit pour réponse : « Seigneur, si ce prix vous paraît excessif, votre étonnement sera beaucoup plus grand quand vous saurez que j’ai ordre de le faire monter jusqu’à quarante bourses et de ne le livrer qu’à celui qui en comptera la somme. — Il faut donc, reprit le prince Houssain, qu’il soit précieux par quelque endroit qui ne m’est pas connu. — Vous l’avez deviné, seigneur, repartit le crieur, et vous en conviendrez quand vous saurez qu’en s’asseyant sur ce tapis, aussitôt on est transporté, avec le tapis, où l’on souhaite d’aller, et l’on s’y trouve presque dans le moment, sans que l’on soit arrêté par aucun obstacle. » Ce discours du crieur fit que le prince des Indes, en considérant que le motif principal de son voyage était d’en rapporter au sultan son père quelque rareté singulière dont on n’eût pas entendu parler, jugea qu’il n’en pouvait acquérir aucune dont le sultan dût être plus satisfait. « Si le tapis, dit-il au crieur, avait la vertu que tu lui donnes, non seulement je ne trouverais pas que ce serait l’acheter trop chèrement que d’en donner les quarante bourses qu’on en demande, je pourrais même me résoudre à m’en accommoder pour le prix et, avec cela, je te ferais un présent dont tu aurais lieu d’être content. — Seigneur, reprit le crieur, je vous ai dit la vérité, et il sera aisé de vous en convaincre, dès que vous aurez arrêté le marché à quarante bourses, en y mettant la condition que je vous en ferai voir l’expérience. Alors, comme vous n’avez pas ici les quarante bourses et qu’il faudrait que, pour les recevoir, je vous accompagnasse jusqu’au khan où vous devez être logé comme étranger, avec la permission du maître de la boutique nous entrerons dans l’arrière-boutique, j’y étendrai le tapis ; et, quand nous y serons assis, vous et moi, que vous aurez formé le souhait d’être transporté avec moi dans l’appartement que vous avez pris dans le khan, si nous n’y sommes pas transportés sur-le-champ, il n’y aura pas de marché fait et vous ne serez tenu à rien. Quant au présent, comme c’est au vendeur à me récompenser de ma peine, je le recevrai comme une grâce que vous aurez bien voulu me faire et dont je vous aurai l’obligation. » Sur la bonne foi du crieur, le prince accepta le parti. Il conclut le marché sous la condition proposée, et il entra dans l’arrière-boutique du marchand, après en avoir obtenu la permission. Le crieur étendit le tapis ; ils s’assirent dessus l’un et l’autre ; et, dès que le prince eut formé le désir d’être transporté au khan dans son appartement, il s’y trouva avec le crieur, dans la même situation. Comme il n’avait pas besoin d’autre certitude de la vertu du tapis, il compta au crieur la somme des quarante bourses en or, et il y ajouta un présent de vingt pièces d’or, dont il gratifia le crieur. De la sorte, le prince Houssain demeura possesseur du tapis, avec une joie extrême d’avoir acquis, à son arrivée à Bisnagar, une pièce si rare, qui devait, comme il n’en doutait pas, lui valoir la possession de Nourounnihar. En effet, il tenait comme une chose impossible que les princes ses cadets rapportassent rien de leur voyage qui pût entrer en comparaison avec ce qu’il avait rencontré si heureusement. Sans faire un plus long séjour à Bisnagar, il pouvait, en s’asseyant sur le tapis, se rendre, le même jour, au rendez-vous dont il était convenu avec eux ; mais il eût été obligé de les attendre trop longtemps cela fit que, curieux de voir le roi de Bisnagar et sa cour et de prendre connaissance des forces, des lois, des coutumes, de la religion et de l’état de tout le royaume, il résolut d’employer quelques mois à satisfaire sa curiosité. La coutume du roi de Bisnagar était de donner accès auprès de sa personne, une fois la semaine, aux marchands étrangers. Ce fut sous ce titre que le prince Houssain, qui ne voulait point passer pour ce qu’il était, le vit plusieurs fois ; et, comme ce prince, qui d’ailleurs était très bien fait de sa personne, avait infiniment d’esprit et qu’il était d’une politesse achevée (c’était par où il se distinguait des marchands avec lesquels il paraissait devant le roi), c’était à lui, préférablement aux marchands, qu’il adressait la parole pour s’informer de la personne du sultan des Indes, des forces, des richesses et du gouvernement de son empire. Les autres jours, le prince les employait à voir ce qu’il y avait de plus remarquable dans la ville et aux environs. Entre autres choses dignes d’être admirées, il vit un temple d’idoles, dont la structure était particulière, en ce qu’elle était toute de bronze ; il avait dix coudées en carré dans son assiette et quinze en hauteur ; et ce qui en faisait la plus grande beauté était une idole d’or massif, de la hauteur d’un homme, dont les yeux étaient deux rubis, appliqués avec tant d’art qu’il semblait à ceux qui la regardaient qu’elle eût les yeux sur eux, de quelque côté qu’ils se tournassent pour la voir. Il en vit une autre qui n’était pas moins admirable. C’était dans un village : il y avait une plaine d’environ dix arpents, laquelle n’était qu’un jardin délicieux, parsemé de roses et d’autres fleurs agréables à la vue, et tout cet espace était environné d’un petit mur environ à la hauteur d’appui, pour empêcher que les animaux n’en approchassent. Au milieu de la plaine, il s’élevait une terrasse à hauteur d’homme, revêtue de pierres jointes ensemble avec tant de soin et d’industrie, qu’il semblait que ce ne fût qu’une seule pierre. Le temple, qui était en dôme, était posé au milieu de la terrasse, haut de cinquante coudées, ce qui faisait qu’on le découvrait de plusieurs lieues alentour. La longueur était de trente, et la largeur de vingt ; et le marbre rouge dont il était bâti était extrêmement poli. La voûte du dôme était ornée de trois rangs de peintures, fort vives et de bon goût ; et tout le temple était généralement rempli de tant d’autres peintures, de bas-reliefs et d’idoles, qu’il n’y avait aucun endroit où il n’y en eût, depuis le haut jusqu’au bas. Le soir et le matin, on faisait des cérémonies superstitieuses dans ce temple, lesquelles étaient suivies de jeux, de concerts d’instruments, de danses, de chants et de festins ; et les ministres du temple et les habitants du lieu ne subsistent que des offrandes que les pèlerins en foule y apportent des endroits les plus éloignés du royaume, pour s’acquitter de leurs vœux. Le prince Houssain fut encore spectateur d’une fête solennelle qui se célèbre tous les ans à la cour de Bisnagar, à laquelle les gouverneurs des provinces, les commandants des places fortifiées, les gouverneurs et les juges des villes et les brahmines les plus célèbres par leur doctrine sont obligés de se trouver : il y en a de si éloignés, qu’ils ne mettent pas moins de quatre mois à s’y rendre. L’assemblée, composée d’une multitude innombrable d’Indiens, se tient dans une plaine d’une vaste étendue, où ils font un spectacle surprenant, tant que la vue peut s’étendre. Au centre de cette plaine, il y avait une place d’une grande longueur et très large, fermée, d’un côté, par un bâtiment superbe en forme d’échafaudage, à neuf étages, soutenu par quarante colonnes et destiné pour le roi, pour sa cour et pour les étrangers qu’il honorait de son audience, une fois la semaine ; en dedans, il était orné et meublé magnifiquement, et, au dehors, peint de paysages où l’on voyait toutes sortes d’animaux, d’oiseaux, d’insectes et même de mouches et de moucherons, le tout au naturel ; et d’autres échafauds, hauts au moins de quatre ou cinq étages, et peints à peu près les uns de même que les autres, formaient les trois autres côtés ; et ces échafauds avaient cela de particulier, qu’on les faisait tourner et changer de face et de décoration d’heure en heure. De chaque côté de la place, à peu de distance les uns des autres, étaient rangés mille éléphants, avec des harnais d’une grande somptuosité, chargés chacun d’une tour carrée de bois doré, et des joueurs d’instruments ou des farceurs dans chaque tour. La trompe de ces éléphants, leurs oreilles et le reste du corps étaient peints de cinabre et d’autres couleurs qui représentaient des figures grotesques. Dans tout ce spectacle, ce qui fit admirer davantage au prince Houssain l’industrie, l’adresse et le génie inventif des Indiens, ce fut de voir un des éléphants, le plus puissant et le plus gros, les quatre pieds posés sur l’extrémité d’un poteau enfoncé perpendiculairement, et hors de terre d’environ deux pieds, jouer, en battant l’air de sa trompe, à la cadence des instruments. Il n’admira pas moins un autre éléphant, non moins puissant, au bout d’une poutre posée en travers sur un poteau, à la hauteur de dix pieds, avec une pierre d’une grosseur prodigieuse, attachée et suspendue à l’autre bout, qui lui servait de contre-poids, par le moyen duquel, tantôt haut, tantôt bas, en présence du roi et de sa cour, il marquait, par les mouvements de son corps et de sa trompe, les cadences des instruments, de même que l’autre éléphant. Les Indiens, après avoir attaché la pierre de contre-poids, avaient attiré l’autre bout jusqu’en terre, à force d’hommes, et y avaient fait monter l’éléphant. Le prince Houssain eût pu faire un plus long séjour à la cour et dans le royaume de Bisnagar : une infinité d’autres merveilles eussent pu l’y arrêter agréablement jusqu’au dernier jour de l’année révolue dont les princes ses frères et lui étaient convenus pour se joindre ; mais, pleinement satisfait de ce qu’il avait vu, comme il était continuellement occupé de l’objet de son amour et que, depuis l’acquisition qu’il avait faite, la beauté et les charmes de la princesse Nourounnihar augmentaient de jour en jour la violence de sa passion il lui sembla qu’il aurait l’esprit plus tranquille et qu’il serait plus près de son bonheur quand il se serait approché d’elle. Après avoir satisfait le concierge du khan, pour le louage de l’appartement qu’il y avait occupé, et lui avoir marqué l’heure à laquelle il pourrait venir prendre la clef, qu’il laisserait à la porte, sans lui avoir marqué de quelle manière il partirait, il y rentra, en fermant la porte sur lui et en y laissant la clef. Il étendit le tapis et s’y assit, avec l’officier qu’il avait amené avec lui. Alors il se recueillit en lui-même et, après avoir souhaité sérieusement d’être transporté au gîte où les princes ses frères devaient se rendre comme lui, il s’aperçut bientôt qu’il y était arrivé. Il s’y arrêta et, sans se faire connaître que pour un marchand, il les attendit. Le prince Ali, frère puîné du prince Houssain, qui avait projeté de voyager en Perse, pour se conformer à l’intention du sultan des Indes, en avait pris la route, avec une caravane à laquelle il s’était joint, à la troisième journée après sa séparation d’avec les deux princes ses frères. Après une marche de près de quatre mois, il arriva enfin à Shiraz, qui était alors la capitale du royaume de Perse. Comme il avait fait amitié et société, en chemin, avec un petit nombre de marchands, sans se faire connaître pour autre que pour marchand joaillier, il prit logement avec eux dans un même khan. Le lendemain, pendant que les marchands ouvraient leurs ballots de marchandises, le prince Ali, qui ne voyageait que pour son plaisir, et qui ne s’était embarrassé que des choses nécessaires pour le faire commodément, après avoir changé d’habit, se fit conduire au quartier où se vendaient les pierreries, les ouvrages en or et en argent, brocarts, étoffes de soie, toiles fines, et les autres marchandises les plus rares et les plus précieuses. Ce lieu, qui était spacieux et bâti solidement, était voûté, et la voûte était soutenue de gros piliers, autour desquels les boutiques étaient ménagées de même que le long des murs, tant en dedans qu’en dehors, et il était connu communément à Schiraz sous le nom de bezestein. D’abord le prince Ali parcourut le bezestein en long et en large, de tous les côtés, et il jugea, avec admiration, des richesses qui y étaient renfermées, par la quantité prodigieuse des marchandises les plus précieuses, qu’il y vit étalées. Parmi tous les crieurs qui allaient et venaient, chargés de différentes pièces, en les criant à l’encan, il ne fut pas peu surpris d’en voir un qui tenait à la main un tuyau d’ivoire, long d’environ un pied et de la grosseur d’un peu plus d’un pouce, qu’il criait à trente bourses. Il s’imagina d’abord que le crieur n’était pas dans son bon sens. Pour s’en éclaircir, en s’approchant de la boutique d’un marchand : « Seigneur, dit-il au marchand, en lui montrant le crieur, dites-moi, je vous prie, si je me trompe : cet homme, qui crie un petit tuyau d’ivoire à trente bourses, a-t-il l’esprit bien sain ? — Seigneur, répondit le marchand, à moins qu’il ne l’ait perdu depuis hier, je puis vous assurer que c’est le plus sage de nos crieurs et le plus employé, comme celui en qui on a le plus de confiance, quand il s’agit de la vente de quelque chose de grand prix ; et, quant au tuyau qu’il crie à trente bourses, il faut qu’il les vaille, et même davantage, par quelque endroit qui ne paraît pas. Il va repasser dans un moment ; nous l’appellerons, et vous vous en informerez par vous-même ; asseyez-vous cependant sur mon sofa, et reposez-vous. » Le prince Ali ne refusa pas l’offre obligeante du marchand ; et peu de temps après qu’il se fut assis, le crieur repassa. Comme le marchand l’eut appelé par son nom, il s’approcha. Alors, en lui montrant le prince Ali, il lui dit : « Répondez à ce seigneur, qui demande si vous êtes dans votre bon sens, de crier à trente bourses un tuyau d’ivoire qui paraît de si peu de valeur. J’en serais étonné moi-même, si je ne savais pas que vous êtes un homme sage. » Le crieur, en s’adressant au prince Ali, lui dit : « Seigneur, vous n’êtes pas le seul qui me traite de fou, à l’occasion de ce tuyau ; mais vous jugerez vous-même si je le suis, quand je vous en aurai dit la propriété ; et j’espère qu’alors vous y mettrez une enchère, comme ceux à qui je l’ai déjà montré, qui avaient une aussi mauvaise opinion de moi que vous. — Premièrement, seigneur, poursuivit le crieur en présentant le tuyau au prince, remarquez que ce tuyau est garni d’un verre à chaque extrémité, et considérez qu’en regardant par l’un des deux, quelque chose qu’on puisse souhaiter de voir, on la voit aussitôt. — Je suis prêt à vous faire réparation d’honneur, reprit le prince Ali, si vous me faites connaître la vérité de ce que vous avancez. » Et, comme il avait le tuyau à la main, après avoir observé les deux verres « Montrez-moi, continua-t-il, par où il faut regarder, afin que je m’en éclaircisse. » Le crieur le lui montra. Le prince regarda et, en souhaitant de voir le sultan des Indes, son père, il le vit en parfaite santé, assis sur son trône, au milieu de son conseil. Ensuite, comme après le sultan, il n’avait rien de plus cher au monde que la princesse Nourounnihar, il souhaita de la voir, et il la vit assise à sa toilette, environnée de ses femmes, riante et de belle humeur. Le prince Ali n’eut pas besoin d’autre preuve pour se persuader que ce tuyau était la chose la plus précieuse qu’il y eut alors, non seulement dans la ville de Shiraz ; mais même dans tout l’univers ; et il crut que, s’il négligeait de l’acheter, jamais il ne rencontrerait une rareté pareille à remporter de son voyage, ni à Shiraz, quand il y demeurerait dix ans, ni ailleurs. Il dit au crieur : « Je me rétracte de la pensée déraisonnable que j’ai eue de votre peu de bon sens, mais je crois que vous serez pleinement satisfait de la réparation que je suis prêt à vous en faire, en achetant le tuyau. Comme je serais fâché qu’un autre que moi le possédât, dites-moi au juste à quel prix le vendeur le fixe : sans vous donner la peine de le crier davantage et de vous fatiguer à aller et venir, vous n’aurez qu’à venir avec moi ; je vous en compterai la somme. » Le crieur lui assura avec serment qu’il avait ordre de lui en porter quarante bourses ; et, pour peu qu’il en doutât, qu’il était prêt à le mener lui-même. Le prince indien ajouta foi à sa parole il l’emmena avec lui ; et, quand ils furent arrivés au khan où était son logement, il lui compta les quarante bourses, en belle monnaie d’or, et, de la sorte, il demeura possesseur du tuyau d’ivoire. Quand le prince Ali eut fait cette acquisition, la joie qu’il en eut fut d’autant plus grande que les princes ses frères, comme il se le persuada, n’auraient rencontré rien d’aussi rare ni d’aussi digne d’admiration, et ainsi, que la princesse Nourounnihar serait la récompense des fatigues de son voyage. Il ne songea plus qu’à prendre connaissance de la cour de Perse, sans se faire connaître, et qu’à voir ce qu’il y avait de plus curieux à Schiraz et aux environs, en attendant que la caravane avec laquelle il était venu reprît la route des Indes. Il avait achevé de satisfaire sa curiosité quand la caravane fut en état de partir. Le prince ne manqua pas de s’y joindre, et elle se mit en chemin. Aucun accident ne troubla ni n’interrompit la marche ; et, sans autre incommodité que la longueur ordinaire des journées et la fatigue du voyage, il arriva heureusement au rendez-vous, où le prince Houssain était déjà arrivé. Le prince l’y trouva et il resta avec lui, en attendant le prince Ahmed. Le prince Ahmed avait pris le chemin de Samarcande ; et comme, dès le lendemain de son arrivée, il eut imité les deux princes ses frères et qu’il se fut rendu au bezestein, à peine il y était entré qu’un crieur se présenta devant lui, avec une pomme artificielle à la main, qu’il criait à trente-cinq bourses. Il arrêta le crieur, en lui disant : « Montrez-moi cette pomme et apprenez-moi quelle vertu ou quelle propriété si extraordinaire elle peut avoir pour être criée à un si haut prix, » En la lui mettant dans la main, afin qu’il l’examinât : « Seigneur, lui dit le crieur, cette pomme, à ne la regarder que par l’extérieur, est véritablement peu de chose ; mais, si on en considère les propriétés, les vertus et l’usage admirable qu’on en peut faire pour le bien des hommes, on peut dire qu’elle n’a pas de prix, et il est certain que celui qui la possède possède un trésor. En effet, il n’y a pas de malade, affligé de quelque maladie mortelle que ce soit, comme de fièvre continue, de fièvre pourprée, de pleurésie, de peste et d’autres maladies de cette nature, même moribond, qu’elle ne guérisse et auquel elle ne fasse sur-le-champ recouvrer la santé, aussi parfaite que si jamais de sa vie il n’eût été malade ; et cela se fait par le moyen du monde le plus facile, puisque c’est simplement en la faisant flairer par la personne. — Si l’on vous en doit croire, reprit le prince Ahmed, voilà une pomme d’une vertu merveilleuse, et l’on peut dire qu’elle n’a pas de prix ; mais sur quoi peut se fonder un honnête homme comme moi, qui aurait envie de l’acheter, pour se persuader qu’il n’y a ni déguisement ni exagération dans l’éloge que vous en faites ? — Seigneur, repartit le crieur, la chose est connue et avérée dans toute la ville de Samarcande ; et, sans aller plus loin, interrogez tous les marchands qui sont ici rassemblés ; vous verrez ce qu’ils vous en diront, et vous en trouverez qui ne vivraient pas aujourd’hui, comme ils vous le témoigneront eux-mêmes, s’ils ne se fussent servis de cet excellent remède. Pour vous faire mieux comprendre ce qui en est, c’est le fruit de l’étude et des veilles d’un philosophe très célèbre de cette ville, qui s’était appliqué, toute sa vie, à la connaissance de la vertu des plantes et des minéraux, et qui enfin était parvenu à en faire la composition que vous voyez, par laquelle il a fait dans cette ville des cures si surprenantes que jamais sa mémoire n’y sera en oubli. Une mort, si subite qu’elle ne lui donna pas le temps de faire lui-même son remède souverain, l’enleva il y a peu de temps ; et sa veuve, qu’il a laissée avec très peu de biens et chargée d’un nombre d’enfants en bas âge, s’est enfin résolue à la mettre en vente, pour se mettre plus à l’aise, elle et sa famille. » Pendant que le crieur informait le prince Ahmed des vertus de la pomme artificielle, plusieurs personnes s’arrêtèrent et les environnèrent ; la plupart confirmèrent tout le bien qu’il en disait ; et, comme l’un d’eux eut témoigné qu’il avait un ami malade si dangereusement qu’on n’espérait plus rien de sa vie, et que c’était une occasion présente et favorable pour en faire voir l’expérience au prince Ahmed, le prince Ahmed prit la parole et dit au crieur qu’il en donnerait quarante bourses si on guérissait le malade en la lui faisant sentir. Le crieur, qui avait ordre de la vendre à ce prix-là : « Seigneur, dit-il au prince Ahmed, allons faire cette expérience, la pomme sera pour vous ; et je le dis avec d’autant plus de confiance qu’il est indubitable qu’elle ne fera pas moins son effet que toutes les fois qu’elle a été employée pour faire revenir des portes de la mort tant de malades dont la vie était désespérée. » L’expérience réussit ; et le prince, après avoir compté les quarante bourses au crieur qui lui consigna la pomme artificielle, attendit avec grande impatience le départ de la première caravane pour retourner aux Indes. Il employa ce temps-là à voir, à Samarcande et aux environs, tout ce qui était digne de sa curiosité, et principalement la vallée de la Sogde, ainsi nommée de la rivière du même nom qui l’arrose, et que les Arabes reconnaissent pour l’un des quatre paradis de l’univers, par la beauté de ses campagnes et de ses jardins accompagnés de palais, par sa fertilité en toutes sortes de fruits et par les délices dont on y jouit dans la belle saison. Le prince Ahmed enfin ne perdit pas l’occasion de la première caravane qui prit la route des Indes. Il partit ; et nonobstant les incommodités inévitables dans un long voyage, il arriva en parfaite santé au gîte où les princes Houssain et Ali l’attendaient. Le prince Ali, arrivé quelque temps avant le prince Ahmed, avait demandé au prince Houssain, qui était venu le premier combien il y avait de temps qu’il était arrivé. Comme il eut appris de lui qu’il y avait près de trois mois : « Il faut donc, reprit-il, que vous ne soyez pas allé bien loin ? — Je ne vous dirai rien présentement, repartit le prince Houssain, du lieu où je suis allé ; mais je puis vous assurer que j’ai mis plus de trois mois à m’y rendre. — Si cela est, répliqua le prince Ali, il faut donc que vous y ayez fait fort peu de séjour ? — Mon frère, lui dit le prince Houssain, vous vous trompez : le séjour que j’y ai fait a été de quatre à cinq mois, et il n’a tenu qu’à moi de le faire plus long. — A moins que vous ne soyez revenu en volant, reprit encore le prince Ali, je ne comprends pas comment il peut y avoir trois mois que vous êtes de retour, comme vous voulez me le faire accroire. — Je vous ai dit la vérité, ajouta le prince Houssain ; et c’est une énigme dont je ne vous donnerai l’explication qu’à l’arrivée du prince Ahmed, notre frère, en déclarant en même temps quelle est la rareté que j’ai rapportée de mon voyage. Pour vous, je ne sais pas ce que vous avez rapporté ; il faut que ce soit peu de chose : en effet, je ne vois pas que vos charges soient augmentées. — Et vous, prince, reprit le prince Ah, à la réserve d’un tapis d’assez peu d’apparence, dont votre sofa est garni et dont vous paraissez avoir fait acquisition, il me semble que je pourrais vous rendre raillerie pour raillerie. Mais comme il semble que vous vouliez faire un mystère de la rareté que vous avez rapportée, vous trouverez bon que j’en use de même à l’égard de celle dont j’ai fait acquisition. » Le prince repartit : « Je tiens la rareté que j’ai apportée si fort au-dessus de toute autre, quelle qu’elle puisse être, que je ne ferais pas de difficulté de vous la montrer et de vous en faire tomber d’accord, en vous déclarant par quel endroit je la tiens telle, sans craindre que celle que vous apportez, comme je le suppose, puisse lui être préférée. Mais il est à propos que nous attendions que le prince Ahmed, notre frère, soit arrivé ; alors nous pourrons nous faire part, avec plus d’égard et de bienséance les uns pour les autres, de la bonne fortune qui nous sera échue. » Le prince Ali ne voulut pas entrer plus avant en contestation avec le prince Houssain sur la préférence qu’il donnait à la rareté qu’il avait apportée ; il se contenta d’être bien persuadé que, si le tuyau qu’il avait à lui montrer n’était pas préférable, il n’était pas possible au moins qu’il fût inférieur ; et il convint avec lui d’attendre, à le produire, que le prince Ahmed fût arrivé. Quand le prince Ahmed eut rejoint les deux princes ses frères, qu’ils se furent embrassés avec beaucoup de tendresse et fait compliment sur le bonheur qu’ils avaient de se revoir dans le même lieu où ils s’étaient séparés, le prince Houssain, comme l’aîné, prit la parole, et dit : « Mes frères, nous aurons du temps de reste à nous entretenir des particularités de notre voyage à chacun ; parlons de ce qu’il nous est le plus important de savoir ; et, comme je tiens pour certain que vous vous êtes souvenus comme moi du principal motif qui nous y a engagés, ne nous cachons pas ce que nous apportons ; et,nous le montrant, faisons-nous justice par avance et voyons auquel le sultan notre père pourra adjuger la préférence. « Pour donner l’exemple, continua le prince Houssain, je vous dirai que la rareté que j’ai rapportée du voyage que j’ai fait au royaume de Bisnagar est le tapis sur lequel je suis assis : il est commun et sans apparence, comme vous le voyez ; mais quand je vous aurai déclaré quelle est sa vertu, vous serez dans une admiration d’autant plus grande que jamais vous n’avez rien entendu de pareil ; et vous allez en convenir. En effet, tel qu’il vous paraît, si l’on est assis dessus, comme nous y sommes, et que l’on désire d’être transporté en quelque lieu, si éloigné qu’il puisse être, on se trouve dans ce lieu presque dans le moment. J’en ai fait l’expérience avant de compter les quarante bourses qu’il m’a coûté, sans les regretter ; et, quand j’eus satisfait ma curiosité pleinement à la cour et dans le royaume de Bisnagar et que je voulus revenir, je ne me suis pas servi d’autre voiture que de ce tapis merveilleux pour me ramener ici, moi et mon domestique, qui peut vous dire combien de temps j’ai mis à m’y rendre. Je vous en ferai voir l’expérience à l’un et à l’autre, quand vous le jugerez à propos. J’attends que vous m’appreniez si ce que vous avez apporté peut entrer en comparaison avec mon tapis. » Le prince Houssain acheva, en cet endroit, d’exalter l’excellence de son tapis ; et le prince Ali, en prenant la parole, la lui adressa en ces termes : « Mon frère, dit-il, il faut avouer que votre tapis est une des choses les plus merveilleuses que l’on puisse imaginer, s’il a, comme je ne veux pas en douter, la propriété que vous venez de nous dire. Mais je vous avouerai qu’il peut y avoir d’autres choses, je ne dis pas plus, mais au moins aussi merveilleuses dans un autre genre et, pour vous en faire tomber d’accord, continua-t-il, le tuyau d’ivoire que voici, non plus que votre tapis, à le voir, ne paraît pas une rareté qui mérite une grande attention. Je n’en ai pas moins payé cependant que vous de votre tapis, et je ne suis pas moins content de mon marché que vous ne l’êtes du vôtre. Equitable comme vous l’êtes, vous tomberez d’accord que je n’ai pas été trompé, quand vous saurez et que vous en aurez vu l’expérience, qu’en regardant par un des bouts, on voit tel objet que l’on souhaite de voir. Je ne veux pas que vous m’en croyiez sur ma parole, ajouta le prince Ali, en lui présentant le tuyau voilà le tuyau, voyez si je vous en impose. » Le prince Houssain prit le tuyau d’ivoire de la main du prince Ali ; et, comme il eut approché l’œil du bout que le prince Ali avait marqué en le lui présentant, avec intention de voir la princesse Nourounnihar et d’apprendre comment elle se portait, le prince Ali et le prince Ahmed, qui avaient les yeux sur lui, furent extrêmement étonnés de le voir tout à coup changer de visage, d’une manière qui marquait une surprise extraordinaire, jointe à une grande affliction. Le prince Houssain ne leur donna pas le temps de lui en demander le sujet. « Princes, s’écria-t-il, c’est inutilement que vous et moi nous avons entrepris un voyage si pénible, dans l’espérance d’en être récompensés par la possession de la charmante Nourounnihar : dans peu de moments, cette aimable princesse ne sera plus en vie ; je viens de la voir dans son lit environnée de ses femmes et de ses eunuques, qui sont en pleurs et qui paraissent n’attendre autre chose que de la voir rendre l’âme, Tenez, voyez-la vous-mêmes dans ce pitoyable état et joignez vos larmes aux miennes. » Le prince Ali reçut le tuyau d’ivoire de la main du prince Houssain ; il regarda : après avoir vu le même objet avec un déplaisir sensible, il le présenta au prince Ahmed, afin qu’il vît aussi un spectacle si triste et si affligeant qui devait les intéresser tous également. Quand le prince Ahmed eut pris le tuyau d’ivoire des mains du prince Ali, qu’il eut regardé et qu’il eut vu la princesse Nourounnihar si peu éloignée de la fin de ses jours, il prit la parole et, en l’adressant aux deux princes ses frères : « Princes, dit-il, la princesse Nourounnihar, qui fait également le sujet de nos vœux, est véritablement dans un état qui l’approche de la mort de bien près ; mais, autant qu’il me le paraît, pourvu que nous ne perdions pas de temps, il y a encore lieu de la préserver de ce moment fatal. » Alors le prince Ahmed tira de son sein la pomme artificielle qu’il avait acquise ; et, en la montrant aux princes ses frères, il leur dit : « La pomme que vous voyez ne m’a pas moins coûté que le tapis et que le tuyau d’ivoire que vous avez apportés chacun de votre voyage. L’occasion qui se présente de vous en faire voir la vertu merveilleuse fait que je ne regrette pas les quarante bourses qu’elle m’a coûté. Pour ne vous pas tenir en suspens, elle a la vertu qu’un malade, en la sentant, même à l’agonie, recouvre la santé sur-le-champ l’expérience que j’en ai faite m’empêche d’en douter ; et je puis vous en faire voir l’effet à vous-mêmes, en la personne de la princesse Nourounnihar, si nous faisons la diligence que nous devons pour la secourir. — Si cela est ainsi, reprit le prince Houssain, nous ne pouvons faire une plus grande diligence qu’en nous transportant, à l’instant, jusque dans la chambre de la princesse, par le moyen de mon tapis. Ne perdons pas de temps ; approchez-vous, asseyez-vous-y comme moi ; il est assez grand pour nous contenir tous trois sans que nous nous pressions ; mais avant toutes choses, donnons ordre à nos domestiques de partir ensemble incessamment et de venir nous trouver au palais. » Quand cet ordre fut donné, le prince Ali et le prince Ahmed s’assirent sur le tapis, avec le prince Houssain ; et, comme ils avaient tous trois le même intérêt, ils formèrent aussi tous trois le même désir d’être transportés dans la chambre de la princesse Nourounnihar. Leur désir fut exécuté ; et ils furent transportés si promptement, qu’ils s’aperçurent qu’ils étaient arrivés au lieu où ils avaient souhaité, sans s’être aperçus qu’ils étaient partis de celui qu’ils venaient de quitter. La présence des trois princes, si peu attendue, effraya les femmes et les eunuques de la princesse, qui ne comprenaient pas par quel enchantement trois hommes se trouvaient au milieu d’eux. Ils les méconnurent même d’abord, et les eunuques étaient près de se jeter sur eux, comme sur des gens qui avaient pénétré jusque dans un lieu dont il ne leur était pas même permis d’approcher ; mais ils revinrent bientôt de leur erreur, en les reconnaissant pour ce qu’ils étaient. Le prince Ahmed ne se vit pas plus tôt dans la chambre de Nourounnihar, et il n’eut pas plus tôt aperçu cette princesse mourante, qu’il se leva de dessus le tapis, ce que firent aussi les autres princes, s’approcha du lit et lui mit la pomme merveilleuse sous les narines. Quelques moments après, la princesse ouvrit les yeux, tourna la tête de côté et d’autre, en regardant les personnes qui l’environnaient, et elle se mit sur son séant, en demandant à s’habiller, avec la même liberté et la même connaissance que si elle n’eût fait que de se réveiller après un long sommeil. Ses femmes lui eurent bientôt appris, d’une manière qui marquait leur joie, que c’était aux trois princes ses cousins, et particulièrement au prince Ahmed qu’elle avait l’obligation du recouvrement si subit de sa santé. Aussitôt, en témoignant la joie qu’elle avait de les revoir, elle les remercia tous ensemble, et le prince Ahmed en particulier. Comme elle avait demandé à s’habiller, les princes se contentèrent de lui marquer combien était grand le plaisir qu’ils avaient d’être arrivés assez à temps pour contribuer, chacun en quelque chose, à la tirer du danger évident où ils l’avaient vue, et les vœux ardents qu’ils faisaient pour la longue durée de sa vie ; après quoi ils se retirèrent. Pendant que la princesse s’habillait, les princes, en sortant de son appartement, allèrent se jeter aux pieds du sultan leur père et lui rendre leurs respects ; et, en paraissant devant lui, ils trouvèrent qu’ils avaient été prévenus par le principal eunuque de la princesse, qui l’informait de leur arrivée imprévue et de quelle manière la princesse venait d’être guérie parfaitement par leur moyen. Le sultan les embrassa avec une joie d’autant plus grande, qu’en même temps qu’il les voyait de retour, il apprenait que la princesse sa nièce, qu’il aimait comme si elle eût été sa propre fille, après avoir été abandonnée par les médecins, venait de recouvrer la santé d’une manière toute merveilleuse. Après les compliments de part et d’autre ordinaires dans une pareille occasion, les princes lui présentèrent chacun la rareté qu’ils avaient apportée : le prince Houssain, le tapis, qu’il avait eu soin de reprendre en sortant de la chambre de la princesse ; le prince Ah, le tuyau d’ivoire ; et le prince Ahmed, la pomme artificielle ; et, après en avoir fait l’éloge, chacun en la lui mettant entre les mains, à son rang, ils le supplièrent de prononcer sur celle à laquelle il donnait la préférence, et ainsi de déclarer auquel des trois il donnait la princesse Nourounnihar pour épouse, selon sa promesse. Le sultan des Indes, après avoir écouté avec bienveillance tout ce que les princes voulurent lui représenter à l’avantage de ce qu’ils avaient apporté, sans les interrompre, et bien informé de ce qui venait de se passer dans la guérison de la princesse Nourounnihar, demeura quelque temps dans le silence, comme s’il eût pensé à ce qu’il avait à leur répondre. Il l’interrompit enfin et il leur tint ce discours plein de sagesse : « Mes enfants, dit-il, je déclarerais l’un de vous avec un grand plaisir, si je pouvais le faire avec justice ; mais considérez vous-mêmes si je le puis. Vous, prince Ahmed, il est vrai que la princesse ma nièce est redevable de sa guérison à votre pomme artificielle, mais, je vous demande, la lui eussiez-vous procurée, si auparavant le tuyau d’ivoire du prince Ali ne vous eût donné lieu de connaître le danger où elle était, et que le tapis du prince Houssain ne vous eût servi à la secourir promptement ? Vous, prince Ali, votre tuyau d’ivoire a servi à vous faire connaître, à vous et aux princes vos frères, que vous alliez perdre la princesse votre cousine ; et, en cela, il faut convenir qu’elle vous a une grande obligation. Il faut aussi que vous conveniez que cette connaissance serait demeurée inutile pour le bien qui lui est arrivé, sans la pomme artificielle et sans le tapis. Et vous enfin, prince Houssain, la princesse serait une ingrate si elle ne vous marquait sa reconnaissance en considération de votre tapis, qui s’est trouvé si nécessaire pour lui procurer la guérison. Mais considérez qu’il n’eût été d’aucun usage pour y contribuer, si vous n’eussiez eu connaissance de la maladie par le moyen du tuyau d’ivoire du prince Ah, et que le prince Ahmed n’eût employé sa pomme artificielle pour la guérir. Ainsi, comme ni le tapis, ni le tuyau d’ivoire, ni la pomme artificielle ne donnent la moindre préférence à l’un plus qu’à l’autre, mais au contraire une parfaite égalité à chacun, et que je ne puis accorder la princesse Nourounnihar qu’à un seul, vous voyez vous-mêmes que le seul fruit que vous avez rapporté de votre voyage est la gloire d’avoir contribué également à lui rendre la santé. « Si cela est vrai, ajouta le sultan, vous voyez aussi que c’est à moi de recourir à une autre voie pour me déterminer certainement au choix que je dois faire entre vous. Comme il y a encore du temps jusqu’à la nuit, c’est ce que je veux faire dès aujourd’hui. Allez donc, prenez chacun un arc et une flèche et rendez-vous hors de la ville, à la grande plaine des exercices de chevaux ; je vais me préparer pour m’y rendre, et je déclare que je donnerai la princesse Nourounnihar pour épouse à celui de vous qui aura tiré le plus loin, « Au reste, je n’oublie pas que je dois vous remercier en général, et chacun en particulier, comme je le fais, du présent que vous m’avez apporté. J’ai bien des raretés dans mon cabinet, mais il n’y a rien qui approche de la singularité du tapis, du tuyau d’ivoire et de la pomme artificielle, dont je vais l’augmenter et l’enrichir. Ce sont trois pièces qui vont y tenir le premier lieu et que j’y conserverai précieusement, non pas par simple curiosité, mais pour en tirer, dans les occasions, l’usage avantageux que l’on peut en faire. » Les trois princes n’eurent rien à répondre à la décision que le sultan venait de prononcer. Quand ils furent hors de sa présence, on leur fournit à chacun un arc et une flèche, qu’ils remirent à un de leurs officiers, qui s’étaient assemblés dès qu’ils avaient appris la nouvelle de leur arrivée, et ils se rendirent, suivis d’une foule innombrable du peuple, à la plaine des exercices de chevaux. Le sultan ne se fit pas attendre ; et, dès qu’il fut arrivé, le prince Houssain, comme l’aîné, prit son arc et la flèche et tira le premier ; le prince Ali tira ensuite, et l’on vit tomber la flèche plus loin que celle du prince Houssain ; le prince Ahmed tira le dernier ; mais on perdit la sienne de vue, et personne ne la vit tomber. On courut, on chercha ; mais, quelque diligence que l’on fît et que le prince Ahmed fît lui-même, il ne fut pas possible de trouver la flèche, ni près, ni loin. Quoiqu’il fût croyable que c’était lui qui avait tiré le plus loin, et ainsi qu’il avait mérité que la princesse Nourounnihar lui fût accordée, comme néanmoins il était nécessaire que la flèche se trouvât, pour rendre la chose évidente et certaine, quelque remontrance qu’il fît au sultan, le sultan ne laissa pas de juger en faveur du prince Ali. Ainsi il donna les ordres pour les préparatifs de la solennité des noces, et, peu de jours après, elles se célébrèrent avec une grande magnificence. Le prince Houssain n’honora pas la fête de sa présence. Comme sa passion pour la princesse Nourounnihar était très sincère et très vive, il ne se sentit pas assez de force pour soutenir avec patience la mortification de la voir passer entre les bras du prince Ali, lequel, disait-il, ne la méritait pas mieux ni ne l’aimait pas plus parfaitement que lui. Il en eut, au contraire, un déplaisir si sensible qu’il abandonna la cour et qu’il renonça au droit qu’il avait de succéder à la couronne, pour aller se faire derviche et se mettre sous la discipline d’un scheik très fameux, lequel était dans une grande réputation de mener une vie exemplaire, et qui avait établi sa demeure et celle de ses disciples, qui étaient en grand nombre, dans une agréable solitude. Le prince Ahmed, par le même motif que le prince Houssain, n’assista pas aux noces du prince Ali et de la princesse Nourounnihar ; mais il ne renonça pas au monde comme lui. Comme il ne pouvait comprendre comment la flèche qu’il avait tirée était, pour ainsi dire, devenue invisible, il se déroba à ses gens ; et, résolu à la chercher de manière à n’avoir rien à se reprocher, il se rendit à l’endroit où celles des princes Houssain et Ali avaient été ramassées. De là, en marchant droit devant lui et en regardant à droite et à gauche, il alla si loin, sans trouver ce qu’il cherchait, qu’il jugea que la peine qu’il se donnait était inutile. Attiré néanmoins comme malgré lui, il ne laissa pas de poursuivre son chemin jusqu’à des rochers fort élevés, où il eût été obligé de se détourner quand il eût voulu passer outre ; et ces rochers, extrêmement escarpés, étaient situés dans un lieu stérile, à quatre lieues loin d’où il était parti. En approchant de ces rochers, le prince Ahmed aperçoit une flèche : il la ramasse, il la considère, et il fut dans un grand étonnement de voir que c’était la même qu’il avait tirée. « C’est elle, dit-il en lui-même ; mais ni moi, ni aucun mortel au monde, nous n’avons la force de tirer une flèche si loin. » Comme il l’avait trouvée couchée par terre et non pas enfoncée par la pointe, il jugea qu’elle avait donné contre le rocher et qu’elle avait été renvoyée par sa résistance. « Il y a du mystère, dit-il encore, dans une chose si extraordinaire, et ce mystère ne peut être qu’avantageux pour moi. La fortune, après m’avoir affligé en me privant de la possession d’un bien qui devait, comme je l’espérais, faire le bonheur de ma vie, m’en réserve peut-être un autre pour ma consolation. » Dans cette pensée, comme la face de ces rochers s’avançait en pointes et se reculait en plusieurs enfoncements, le prince entra dans un de ces enfoncements ; et, comme il jetait les yeux de coin en coin, une porte de fer se présenta, sans apparence de serrure. Il craignit qu’elle ne fût fermée ; mais en la poussant, il l’ouvrit en dedans, et il vit une descente en pente douce, sans degrés, par où il descendit, avec la flèche à la main. Il crut qu’il allait entrer dans des ténèbres ; mais bientôt une autre lumière, toute différente, succéda à celle qu’il quittait ; et, entrant dans une place spacieuse, à cinquante ou soixante pas environ, il aperçut un palais magnifique, dont il n’eut pas le temps d’admirer la structure admirable. En effet, en même temps, une dame, d’un air et d’un port majestueux et d’une beauté à laquelle la richesse des étoffes dont elle était habillée et les pierreries dont elle était ornée n’ajoutaient aucun avantage, s’avança jusque sur le vestibule, accompagnée d’une troupe de femmes, dont il eut peu de peine à distinguer la maîtresse. Dès que le prince Ahmed eut aperçu la dame, il pressa le pas pour aller lui rendre ses respects ; et la dame, de son côté, qui le vit venir, le prévint par ces paroles, en élevant la voix : « Prince Ahmed, dit-elle, approchez, vous êtes le bienvenu. » La surprise du prince ne fut pas médiocre, quand il s’entendit nommer dans un pays dont il n’avait jamais entendu parler, quoique ce pays fût si voisin de la capitale du sultan son père ; et il ne comprenait pas comment il pouvait être connu d’une dame qu’il ne connaissait pas. Il aborde enfin la dame en se jetant à ses pieds ; et, en se relevant : « Madame, dit-il, à mon arrivée dans un lieu où j’avais à craindre que ma curiosité ne m’eût fait pénétrer imprudemment, je vous rends mille grâces de l’assurance que vous me donnez d’être le bienvenu ; mais, madame, sans commettre une incivilité, oserais-je vous demander par quelle aventure il arrive, comme vous me l’apprenez vous-même, que je ne vous sois pas inconnu, à vous, dis-je, qui êtes si fort dans notre voisinage, sans que j’en aie eu connaissance qu’aujourd’hui ? — Prince, lui dit la dame, entrons dans le salon : j’y satisferai à votre demande plus commodément pour vous et pour moi. » En achevant ces paroles, la dame, pour montrer le chemin au prince Ahmed, le mena dans un salon, dont la structure merveilleuse, l’or et l’azur qui en embellissaient la voûte en dôme, et la richesse inestimable des meubles, lui parurent une nouveauté si grande, qu’il en témoigna son admiration, en s’écriant qu’il n’avait rien vu de semblable et qu’il ne croyait pas qu’on pût rien voir qui en approchât. « Je vous assure néanmoins, reprit la dame, que c’est la moindre pièce de mon palais ; et vous en tomberez d’accord quand je vous en aurai fait voir tous les appartements. » Elle monta, et elle s’assit sur un sofa ; et, quand le prince eut pris place auprès d’elle, à la prière qu’elle lui en fit : « Prince, dit-elle, vous êtes surpris, dites-vous, de ce que je vous connais sans que vous me connaissiez ; votre surprise cessera quand vous saurez qui je suis. Vous n’ignorez pas, sans doute, une chose que votre religion vous enseigne, qui est que le monde est habité par des génies, aussi bien que par des hommes. Je suis fille d’un de ces génies, des plus puissants et des plus distingués parmi eux, et mon nom est Pari-Banou. Ainsi, vous devez cesser d’être surpris que je vous connaisse, vous, le sultan votre père, les princes vos frères et la princesse Nourounnihar. Je suis informée de même de votre amour et de votre voyage, dont je pourrais vous dire toutes les circonstances, puisque c’est moi qui ai fait mettre en vente, à Samarcande, la pomme artificielle que vous y avez achetée ; à Bisnagar, le tapis que le prince Houssain y a trouvé, et à Schiraz, le tuyau d’ivoire que le prince Ali en a rapporté. Cela doit suffire pour vous faire comprendre que je n’ignore rien de ce qui vous touche. La seule chose que j’ajoute, c’est que vous m’avez paru digne d’un sort plus heureux que celui de posséder la princesse Nourounnihar, et que, pour vous y faire parvenir, comme je me trouvais présente dans le temps que vous tirâtes la flèche, que je vois que vous tenez, et que je prévis qu’elle ne passerait pas même au-delà de celle du prince Houssain, je la pris en l’air et lui donnai le mouvement nécessaire pour venir frapper les rochers près desquels vous venez de la trouver. Il ne tiendra qu’à vous de profiter de l’occasion qu’elle vous présente de devenir plus heureux. » Comme la fée Pari-Banou prononça ces dernières paroles d’un ton différent, en regardant même le prince Ahmed d’un air tendre et en baissant aussitôt les yeux par modestie, avec une rougeur qui lui monta au visage, le prince n’eut pas de peine à comprendre de quel bonheur elle entendait parler. Il considéra tout d’une vue que la princesse Nourounnihar ne pouvait plus être à lui et que la fée Pari-Banou la surpassait infiniment en beauté, en appas, en agréments, de même que par un esprit transcendant et par des richesses immenses, autant qu’il pouvait le conjecturer par la magnificence du palais où il se trouvait ; et il bénit le moment où la pensée lui était venue de chercher une seconde fois la flèche qu’il avait tirée ; et, en cédant au penchant qui l’entraînait du côté du nouvel objet qui l’enflammait : « Madame, reprit-il, quand je n’aurais toute ma vie que le bonheur d’être votre esclave et l’admirateur de tant de charmes qui me ravissent à moi-même, je m’estimerais le plus heureux de tous les mortels. Pardonnez-moi la hardiesse qui m’inspire de vous demander cette grâce et ne dédaignez pas, en me la refusant, d’admettre dans votre cour un prince qui se dévoue tout à vous. — Prince, repartit la fée, comme il y a longtemps que je suis maîtresse de mes volontés, du consentement de mes parents, ce n’est pas comme esclave que je veux vous admettre à ma cour, mais comme maître de ma personne et de tout ce qui m’appartient et peut m’appartenir conjointement avec moi, si vous voulez bien me donner votre foi et m’agréer pour votre épouse. J’espère que vous ne prendrez pas en mauvaise part que je vous prévienne par cette offre. Je vous ai déjà dit que je suis maîtresse de mes volontés : j’ajouterai qu’il n’en est pas de même chez les fées que chez les dames envers les hommes, lesquelles n’ont pas coutume de faire de telles avances et tiendraient à grand déshonneur d’en user ainsi. Pour nous, nous les faisons, et nous tenons qu’on doit nous en avoir obligation. Le prince Ahmed ne répondit rien à ce discours de la fée, mais, pénétré de reconnaissance, il crut ne pouvoir mieux la lui marquer qu’en s’approchant pour lui baiser le bas de sa robe. Elle ne lui en donna pas le temps ; elle lui présenta la main, qu’il baisa ; et, en retenant et en serrant la sienne : « Prince Ahmed, dit-elle, ne me donnez-vous pas votre foi, comme je vous donne la mienne ? — Eh ! madame, reprit le prince ravi de joie, que pourrais-je faire de mieux et qui me fît plus de plaisir ? Oui, ma sultane, ma reine, je vous la donne avec mon cœur, sans réserve. — Si cela est, repartit la fée, vous êtes mon époux et je suis votre épouse. Les mariages ne se contractent pas parmi nous avec d’autres cérémonies : ils sont plus fermes et plus indissolubles que parmi les hommes, nonobstant les formalités qu’ils y apportent. Présentement, poursuivit-elle, pendant qu’on préparera le festin de nos noces pour ce soir, et comme apparemment vous n’avez rien pris d’aujourd’hui, on va vous apporter de quoi faire un léger repas ; après quoi je vous ferai voir les appartements de mon palais, et vous jugerez s’il n’est pas vrai, comme je vous l’ai dit, que ce salon en soit la moindre pièce. » Quelques-unes des femmes de la fée, qui étaient entrées dans ce salon avec elle, et qui comprirent quelle était son intention, sortirent et, peu de temps après, apportèrent quelques mets et d’excellent vin. Quand le prince Ahmed eut mangé et bu autant qu’il voulut, la fée Pari-Banou le mena d’appartement en appartement, où il vit le diamant, le rubis, l’émeraude et toutes sortes de pierreries fines, employés avec les perles, l’agate, le jaspe, le porphyre et toutes sortes de marbres les plus précieux, sans parler des ameublements, qui étaient d’une richesse inestimable : le tout employé avec une profusion si étonnante que, bien loin d’avoir rien vu d’approchant, il avoua qu’il ne pouvait rien y avoir de pareil au monde. « Prince, lui dit la fée, si vous admirez si fort mon palais, qui, à la vérité, a de grandes beautés, que diriez-vous des palais des chefs de nos génies, qui sont tout autrement beaux, spacieux et magnifiques ? Je pourrais vous faire admirer aussi la beauté de mon jardin ; mais, ajouta-t-elle, ce sera pour une autre fois : la nuit approche, et il est temps de nous mettre à table. » La salle où la fée fit entrer le prince Ahmed et où la table était servie était la dernière pièce du palais qui restât à faire voir au prince ; elle n’était inférieure à aucune de toutes celles qu’il venait de voir. En entrant, il admira l’illumination d’une infinité de bougies, parfumées d’ambre, dont la multitude, loin de faire de la confusion, était dans une symétrie bien entendue, qui faisait plaisir à voir. Il admira de même un grand buffet chargé de vaisselle d’or, que l’art rendait plus précieuse que la matière ; plusieurs chœurs de femmes, toutes d’une beauté ravissante et richement habillées, qui commencèrent un concert de voix et de toutes sortes d’instruments, les plus harmonieux qu’il eût jamais entendus. Ils se mirent à table ; et, comme Pari-Banou prit un grand soin de servir au prince Ahmed des mets les plus délicats, qu’elle lui nommait à mesure, en l’invitant à en goûter ; et, comme le prince n’en avait jamais entendu parler et qu’il les trouvait exquis, il en faisait l’éloge, en s’écriant que la bonne chère qu’elle lui faisait faire surpassait toutes celles que l’on faisait parmi les hommes. Il se récria de même sur l’excellence du vin qui lui fut servi, dont ils ne commencèrent à boire, la fée et lui, qu’au dessert, qui n’était que de fruits, que de gâteaux et d’autres choses propres à le faire trouver meilleur. Après le dessert enfin, la fée Pari-Banou et le prince Ahmed s’éloignèrent de la table, qui fut emportée sur-le-champ, et s’assirent sur le sofa, à leur commodité, le dos appuyé de coussins d’étoffe de soie à grands fleurons de différentes couleurs : ouvrage à l’aiguille, d’une grande délicatesse. Aussitôt un grand nombre de génies et de fées entrèrent dans la salle et commencèrent un bal des plus surprenants, qu’ils continuèrent jusqu’au moment où la fée et le prince Ahmed se levèrent. Alors les génies et les fées, en continuant de danser, sortirent de la salle et marchèrent devant les nouveaux mariés, jusqu’à la porte de la chambre où le lit nuptial était préparé. Quand ils y furent arrivés, ils se rangèrent en haie pour les laisser entrer ; après quoi ils se retirèrent et les laissèrent dans la liberté de se coucher. La fête des noces fut continuée le lendemain ; ou plutôt, les jours qui en suivirent la célébration furent une fête continuelle que la fée Pari-Banou, à qui la chose était aisée, sut diversifier par de nouveaux ragoûts et de nouveaux mets dans les festins, de nouveaux concerts, de nouvelles danses, de nouveaux spectacles, de nouveaux divertissements, tous si extraordinaires que le prince Ahmed n’eût pu se les imaginer, en toute sa vie, parmi les hommes, quand elle eût été de mille ans. L’intention de la fée ne fut pas seulement de donner au prince des marques essentielles de la sincérité de son amour et de l’excès de sa passion elle voulut aussi lui faire connaître par là que, comme il n’avait plus rien à prétendre à la cour du sultan son père, et qu’en aucun endroit du monde, sans parler de sa beauté ni des charmes qui l’accompagnaient, il ne trouverait rien de comparable au bonheur dont il jouissait auprès d’elle, il devait s’attacher à elle entièrement et ne s’en séparer jamais. Elle réussit parfaitement dans ce qu’elle s’était proposé : l’amour du prince Ahmed ne diminua pas par la possession ; il augmenta au point qu’il n’était plus en son pouvoir de cesser de l’aimer, quand elle-même eût pu se résoudre à ne plus l’aimer. Au bout de six mois, le prince Ahmed, qui avait toujours aimé et honoré le sultan son père, conçut un grand désir d’apprendre de ses nouvelles ; et, comme il ne pouvait se satisfaire qu’en s’absentant pour en aller apprendre lui-même, il en parla à Pari-Banou, dans un entretien, et il la pria de vouloir bien le lui permettre. Ce discours alarma la fée et elle craignit que ce ne fût un prétexte pour l’abandonner ; elle lui dit : « En quoi puis-je vous avoir donné du mécontentement, pour vous obliger à me demander cette permission ? Serait-il possible que vous eussiez oublié que vous m’avez donné votre foi, et que vous ne m’aimassiez plus, moi qui vous aime si passionnément ? Vous devez en être bien persuadé par les marques que je ne cesse de vous en donner. — Ma reine, reprit le prince Ahmed, je suis très convaincu de votre amour, et je m’en rendrais indigne si je ne vous en témoignais pas ma reconnaissance par un amour réciproque. Si vous êtes offensée de ma demande, je vous supplie de me le pardonner ; il n’y a pas de réparation que je ne sois prêt à vous en faire. Je ne l’ai pas faite pour vous déplaire : je l’ai faite uniquement par un motif de respect envers le sultan mon père, que je souhaiterais délivrer de l’affliction où je dois l’avoir plongé par une absence si longue : affliction d’autant plus grande, comme j’ai lieu de le présumer, qu’il ne me croit plus en vie. Mais puisque vous n’agréez pas que j’aille lui donner cette consolation, je veux ce que vous voulez, et il n’y a rien au monde que je ne sois prêt à faire pour vous complaire. » Le prince Ahmed, qui ne dissimulait pas et qui l’aimait, dans son cœur, aussi parfaitement qu’il venait de l’en assurer par ces paroles, cessa d’insister davantage sur la permission qu’il lui avait demandée, et la fée lui témoigna combien elle était satisfaite de sa soumission. Comme néanmoins il ne pouvait pas abandonner absolument le dessein qu’il avait formé, il affecta de l’entretenir de temps en temps des belles qualités du sultan des Indes et surtout des marques de tendresse dont il lui était obligé en son particulier, avec espérance qu’à la fin elle se laisserait fléchir. Comme le prince Ahmed l’avait jugé, il était vrai que le sultan des Indes, au milieu des réjouissances à l’occasion des noces du prince Ali et de la princesse Nourounnihar, avait été affligé sensiblement de l’éloignement des deux autres princes ses fils. Il ne fut pas longtemps à être informé du parti que le prince Houssain avait pris, d’abandonner le monde, et du lieu qu’il avait choisi pour y faire sa retraite. Comme un bon père, qui fait consister une partie de son bonheur à voir ses enfants, particulièrement quand ils se rendent dignes de sa tendresse, il eût mieux aimé qu’il fût demeuré à la cour, attaché à sa personne. Comme néanmoins il ne pouvait pas désapprouver qu’il eût fait le choix de l’état de perfection auquel il s’était engagé, il supporta son absence avec patience. Il fit toutes les diligences possibles pour avoir des nouvelles du prince Ahmed ; il dépêcha des courriers dans toutes les provinces de ses Etats, avec ordre aux gouverneurs de l’arrêter et de l’obliger de revenir à la cour ; mais les soins qu’il donna n’eurent pas le succès qu’il avait espéré ; et ses peines, au lieu de diminuer, ne firent qu’augmenter. Souvent il s’en expliquait avec son grand vizir : « Vizir, disait-il, tu sais qu’Ahmed est celui des princes mes fils que j’ai toujours aimé le plus tendrement, et tu n’ignores pas les voies que j’ai prises pour parvenir à le retrouver, sans y réussir. La douleur que j’en sens est si vive que j’y succomberai à la fin, si tu n’as pas compassion de moi. Pour peu d’égards que tu aies pour ma conservation, je te conjure de m’aider de ton secours et de tes conseils. » Le grand vizir, non moins attaché à la personne du sultan que zélé à se bien acquitter de l’administration des affaires de l’État, en songeant aux moyens de lui apporter du soulagement, se souvint d’une magicienne dont on disait des merveilles : il lui proposa de la faire venir et de la consulter. Le sultan y consentit ; le grand vizir, après l’avoir envoyé chercher, la lui amena lui-même. Le sultan dit à la magicienne : « L’affliction où je suis, depuis les noces du prince Ali mon fils et de la princesse Nourounnihar ma nièce, de l’absence du prince Ahmed, est si connue et si publique, que tu ne l’ignores pas sans doute. Par ton art et par ton habileté, ne pourrais-tu pas me dire ce qu’il est devenu ? Est-il encore en vie ?Où est-il ? Que fait-il ? Dois-je espérer de le revoir ? » La magicienne, pour satisfaire à ce que le sultan lui demandait, répondit : « Sire, quelque habileté que je puisse avoir dans ma profession, il ne m’est pas possible néanmoins de satisfaire sur-le-champ à la demande que Votre Majesté me fait ; mais, si elle veut bien me donner du temps jusqu’à demain, je lui en donnerai la réponse. » Le sultan, en lui accordant ce délai, la renvoya, avec promesse de la bien récompenser si la réponse se trouvait conforme à son souhait. La magicienne revint le lendemain, et le grand vizir la présenta au sultan, pour la seconde fois. Elle dit au sultan : « Sire, quelque diligence que j’aie apportée en me servant des règles de mon art, pour obéir à Votre Majesté sur ce qu’elle désire de savoir, je n’ai pu trouver autre chose sinon que le prince Ahmed n’est pas mort ; la chose est très certaine, et elle peut s’en assurer. Quant au lieu où il peut être, c’est ce que je n’ai pu découvrir. » Le sultan des Indes fut obligé de se contenter de cette réponse, qui le laissa à peu près dans la même inquiétude qu’auparavant sur le sort du prince son fils. Pour revenir au prince Ahmed, il entretint la fée Pari-Banou si souvent du sultan son père, sans parler davantage du désir qu’il avait de le voir, que cette affectation lui fit comprendre quel était son dessein. Ainsi, comme elle se fut aperçue de sa retenue et de la crainte qu’il avait de lui déplaire, après le refus qu’elle lui avait fait, elle inféra premièrement que l’amour qu’il avait pour elle, dont il ne cessait de lui donner des marques en toutes rencontres, était sincère ; ensuite, en jugeant par elle-même de l’injustice qu’il y aurait de faire violence à un fils sur sa tendresse pour un père, en voulant le forcer à renoncer au penchant naturel qui l’y portait, elle résolut de lui accorder ce qu’elle voyait bien qu’il désirait toujours très ardemment. Elle lui dit, un jour : « Prince, la permission que vous m’aviez demandée, d’aller voir le sultan votre père, m’avait donné une juste crainte que ce ne fût un prétexte pour me donner une marque de votre inconstance et pour m’abandonner : je n’ai pas eu d’autre motif que celui-là pour vous la refuser ; mais aujourd’hui, aussi pleinement convaincue par vos actions que par vos paroles que je puis me reposer sur votre constance et sur la fermeté de votre amour, je change de sentiment et je vous accorde cette permission, sous une condition néanmoins, qui est de me jurer auparavant que votre absence ne sera pas longue et que vous reviendrez bientôt. Cette condition ne doit pas vous faire de peine comme si je l’exigeais de vous par défiance ; je ne le fais que parce que je sais qu’elle ne vous en fera pas, après la conviction où je suis, comme je viens de vous le témoigner, de la sincérité de votre amour. » Le prince Ahmed voulut se jeter aux pieds de la fée, pour lui mieux marquer combien il était pénétré de reconnaissance ; mais elle l’en empêcha. « Ma sultane, dit-il, je connais tout le prix de la grâce que vous me faites ; mais les paroles me manquent pour vous en remercier aussi dignement que je le souhaiterais. Suppléez à mon impuissance, je vous en conjure ; et, quoi que vous puissiez vous en dire à vous-même, soyez persuadée que j’en pense encore davantage. Vous avez eu raison de croire que le serment que vous exigez de moi ne me ferait pas de peine. Je vous le fais d’autant plus volontiers qu’il n’est pas possible désormais que je vive sans vous. Je vais donc partir ; et la diligence que j’apporterai à revenir vous fera connaître que je l’aurai fait non pas par la crainte de me rendre parjure si j’y manquais, mais parce que j’aurai suivi mon inclination, qui est de vivre avec vous toute ma vie inséparablement ; et si je m’en éloigne quelquefois, sous votre bon plaisir, j’éviterai le chagrin que me pourrait causer une trop longue absence. » Pari-Banou fut d’autant plus charmée de ces sentiments du prince Ahmed, qu’ils la délivrèrent des soupçons qu’elle avait formés contre lui, par la crainte que son empressement à vouloir aller voir le sultan des Indes ne fût un prétexte spécieux pour renoncer à la foi qu’il avait promise. « Prince, lui dit-elle, partez quand il vous plaira ; mais auparavant, ne trouvez pas mauvais que je vous donne quelques avis sur la manière dont il est bon que vous vous comportiez dans votre voyage. Premièrement, je ne crois pas qu’il soit à propos que vous parliez de votre mariage au sultan votre père, ni de ma qualité, non plus que du lieu où vous êtes établi, et où vous demeurez depuis que vous êtes éloigné de lui. Priez-le de se contenter d’apprendre que vous êtes heureux, que vous ne désirez rien davantage et que le seul motif qui vous aura amené est celui de faire cesser les inquiétudes où il pouvait être au sujet de votre destinée. » Pour l’accompagner, enfin, elle lui donna vingt cavaliers, bien montés et bien équipés. Quand tout fut prêt, le prince Ahmed prit congé de la fée, en l’embrassant et en renouvelant la promesse de revenir incessamment. On lui amena le cheval qu’elle lui avait fait tenir prêt : outre qu’il était richement harnaché, il était aussi plus beau et de plus grand prix qu’aucun qu’il y eût dans les écuries du sultan des Indes. Il le monta de bonne grâce, au grand plaisir de la fée ; et, après lui avoir donné le dernier adieu, il partit. Comme le chemin qui conduisait à la capitale des Indes n’était pas long, le prince Ahmed mit peu de temps à y arriver. Dès qu’il y entra, le peuple, joyeux de le revoir, le reçut avec acclamation ; et la plupart se détachèrent et l’accompagnèrent en foule jusqu’à l’appartement du sultan. Le sultan le reçut et l’embrassa avec une grande joie, en se plaignant néanmoins d’une manière qui partait de sa tendresse paternelle de l’affliction où une longue absence l’avait jeté. « Cette absence, ajouta-t-il, m’a été d’autant plus douloureuse qu’après ce que le sort avait décidé à votre désavantage, en faveur du prince Ali, votre frère, j’avais lieu de craindre que vous ne vous fussiez porté à quelque action de désespoir. — Sire, reprit le prince Ahmed, je laisse à considérer à Votre Majesté, si, après avoir perdu la princesse Nourounnihar, qui avait été l’unique objet de mes souhaits, je pouvais me résoudre à être témoin du bonheur du prince Ali. Si j’eusse été capable d’une indignité de cette nature, qu’eût-on pensé de mon amour à la cour et à la ville, et qu’en eût pensé Votre Majesté elle-même ? L’amour est une passion qu’on n’abandonne pas quand on le veut : elle domine, elle maîtrise et ne donne pas le temps à un véritable amant de faire usage de sa raison. Votre Majesté sait qu’en tirant ma flèche, il m’arriva une chose si extraordinaire que jamais elle n’est arrivée à personne : savoir, qu’il ne fut pas possible de trouver la flèche que j’avais tirée, quoique dans une plaine aussi unie et aussi dégagée que celle des exercices de chevaux ; ce qui fit que je perdis un bien dont la possession n’était pas moins due à mon amour qu’elle ne l’était aux princes mes frères. Vaincu par le caprice du sort, je ne perdis pas le temps en des plaintes inutiles. Pour satisfaire mon esprit, inquiet sur cette aventure que je ne comprenais pas, je m’éloignai de mes gens sans qu’ils s’en aperçussent, et je retournai seul sur le lieu, pour chercher ma flèche. Je la cherchai en deçà, au delà, à droite, à gauche de l’endroit où je savais que celle du prince Houssain et du prince Ah avaient été ramassées, et où il me semblait que la mienne devait être tombée ; mais la peine que je pris fut inutile. Je ne me rebutai pas : je poursuivis ma recherche, en continuant de marcher en avant sur le terrain, à peu près en droite ligne, où je m’imaginais qu’elle pouvait être tombée. J’avais déjà fait plus d’une lieue, toujours en jetant les yeux de côté et d’autre, et même en me détournant de temps en temps, pour aller reconnaître la moindre chose qui me donnait l’idée d’une flèche, quand je fis réflexion qu’il n’était pas possible que la mienne fût venue si loin : je m’arrêtai et je me demandai à moi-même si j’avais perdu l’esprit et si j’étais dépourvu de bon sens au point de me flatter d’avoir la force de pousser une flèche à une si longue distance, qu’aucun de nos héros les plus anciens et les plus renommés par leur force n’avait jamais eue. Je fis ce raisonnement, et j’étais prêt à abandonner mon entreprise ; mais, quand je voulus exécuter ma résolution, je me sentis entraîné comme malgré moi ; et, après avoir marché quatre lieues, jusqu’où la plaine est terminée par des roches, j’aperçus une flèche ; je courus, je la ramassai et je reconnus que c’était celle que j’avais tirée, mais qui n’avait pas été trouvée ni dans le lieu ni dans le temps qu’il fallait. Ainsi, bien loin de penser que Votre Majesté m’eût fait une injustice en prononçant pour le prince Ali, j’interprétai ce qui m’était arrivé tout autrement et je ne doutai pas qu’en cela il n’y eût un mystère à mon avantage, sur lequel je ne devais rien oublier pour en avoir l’éclaircissement ; et j’eus cet éclaircissement sans m’éloigner trop de l’endroit ; mais c’est un autre mystère sur lequel je supplie Votre Majesté de ne pas trouver mauvais que je demeure dans le silence et de se contenter d’apprendre, par ma bouche, que je suis heureux et content de mon bonheur. Au milieu de ce bonheur, comme la seule chose qui le troublât et qui fût capable de le troubler était l’inquiétude où je ne doutais pas que Votre Majesté ne fût au sujet de ce que je pouvais être devenu depuis que j’ai disparu et que je me suis éloigné de la cour, j’ai cru qu’il était de mon devoir de venir vous en délivrer, et je n’ai pas voulu y manquer. Voilà le motif unique qui m’amène. La seule grâce que je demande à Votre Majesté, c’est de me permettre de venir de temps en temps lui rendre mes respects et apprendre des nouvelles de l’état de sa santé. — Mon fils, répondit le sultan des Indes, je ne puis vous refuser la permission que vous me demandez ; j’aurais beaucoup mieux aimé néanmoins que vous eussiez pu vous résoudre à demeurer auprès de moi. Apprenez-moi au moins où je pourrais avoir de vos nouvelles toutes les fois que vous pourriez manquer à venir m’en apprendre vous-même, ou que votre présence serait nécessaire. — Sire, repartit le prince Ahmed, ce que Votre Majesté me demande fait partie du mystère dont je lui ai parlé ; je la supplie de vouloir bien que je garde aussi le silence sur ce point : je me rendrai si fréquemment à mon devoir, que je crains plutôt de me rendre importun que de lui donner lieu de m’accuser de négligence, quand ma présence sera nécessaire. » Le sultan des Indes ne pressa pas davantage le prince Ahmed sur cet article ; il lui dit : « Mon fils, je ne veux pas pénétrer plus avant dans votre secret ; je vous en laisse le maître entièrement, pour vous dire que vous ne pouviez me faire un plus grand plaisir que de venir me rendre, par votre présence, une joie que je n’avais pas eue depuis si longtemps, et que vous serez le bienvenu toutes les fois que vous pourrez venir sans préjudice de vos occupations ou de vos plaisirs. » Le prince Ahmed ne demeura pas plus de trois jours à la cour du sultan son père ; il en partit le quatrième, de bon matin ; et la fée Pari-Banou le revit avec d’autant plus de joie qu’elle ne s’attendait pas qu’il dût revenir sitôt ; et sa diligence fit qu’elle s’accusa elle-même de l’avoir soupçonné capable de manquer à la fidélité qu’il lui devait et qu’il lui avait promise si solennellement. Elle ne dissimula pas au prince : elle lui avoua franchement sa faiblesse et lui en demanda pardon. Alors l’union des deux amant fut si parfaite que ce que l’un voulait, l’autre le voulait de même. Un mois après le retour du prince Ahmed, comme la fée Pari-Banou eut remarqué que depuis ce temps-là ce prince, qui n’avait pas manqué de lui faire le récit de son voyage et de lui parler de l’entretien qu’il avait eu avec le sultan son père, dans lequel il lui avait demandé la permission de venir le voir de temps en temps ; que ce prince, dis-je, ne lui avait parlé du sultan non plus que s’il n’eût pas été au monde, au lieu qu’auparavant il lui en parlait si souvent, elle jugea qu’il s’en abstenait par la considération qu’il avait pour elle. De là elle prit occasion, un jour, de lui tenir ce discours « Prince, dites-moi, avez-vous mis le sultan votre père en oubli ? Ne vous souvenez-vous plus de la promesse que vous lui avez faite, d’aller le voir de temps en temps ? Pour moi, je n’ai pas oublié ce que vous m’en avez dit à votre retour, et je vous en fais souvenir, afin que vous n’attendiez pas plus longtemps à vous acquitter de votre promesse pour la première fois. — Madame, reprit le prince Ahmed sur le même ton enjoué que la fée, comme je ne me sens pas coupable de l’oubli dont vous me parlez, j’aime mieux souffrir le reproche que vous me faites, sans l’avoir mérité, que de m’être exposé à un refus, en vous marquant à contretemps de l’empressement pour obtenir une chose qui eût pu vous faire de la peine à me l’accorder. — Prince, lui dit la fée, je ne veux pas que vous ayez davantage de ces égards pour moi ; et, afin que semblable chose n’arrive plus, puisqu’il y a un mois que vous n’avez vu le sultan des Indes votre père, il me semble que vous ne devez pas mettre entre les visites que vous aurez à lui rendre un plus long intervalle. Commencez donc dès demain, et continuez de même de mois en mois, sans qu’il soit besoin que vous m’en parliez ou que vous attendiez que je vous en parle ; j’y consens très volontiers. » Le prince Ahmed partit le lendemain, avec la même suite, mais plus leste, et lui-même monté, équipé et habillé plus magnifiquement que la première fois ; et il fut reçu par le sultan avec la même joie et avec la même satisfaction. Il continua plusieurs mois à lui rendre visite, et toujours dans un équipage plus riche et plus éclatant. A la fin, quelques vizirs, favoris du sultan, qui jugèrent de la grandeur et de la puissance du prince Ahmed par les échantillons qu’il en faisait paraître, abusèrent de la liberté que le sultan leur donnait de lui parler, pour lui faire naître de l’ombrage contre lui. Ils lui représentèrent qu’il était de la bonne prudence qu’il sût où le prince son fils faisait sa retraite, d’où il prenait de quoi faire une si grande dépense, lui à qui il n’avait assigné ni apanage, ni revenu fixe, qui semblait ne venir à la cour que pour le braver en affectant de voir qu’il n’avait pas besoin de ses libéralités pour vivre en prince ; et qu’enfin il était à craindre qu’il ne fît soulever les peuples pour le détrôner. Le sultan des Indes, qui était bien éloigné de penser que le prince Ahmed fût capable de former un dessein aussi criminel que celui que les favoris prétendaient lui faire accroire, leur dit : « Vous vous moquez : mon fils m’aime, et je suis d’autant plus sûr de sa tendresse et de sa fidélité que je ne me souviens de lui avoir donné le moindre sujet d’être mécontent de moi. » Sur ces dernières paroles, un des favoris prit occasion de lui dire : « Sire, quoique Votre Majesté, au jugement général des plus sensés, n’ait pu prendre un meilleur parti que celui qu’elle a pris pour mettre d’accord les trois princes au sujet du mariage de la princesse Nourounnihar, qui sait si le prince Ahmed s’est soumis à la décision du sort avec la même résignation que le prince Houssain ? Ne peut-il pas s’être imaginé qu’il la méritait seul et que Votre Majesté, au lieu de la lui accorder préférablement à ses aînés, lui a fait une injustice en remettant la chose à ce qui en serait décidé par le sort ? « Votre Majesté peut dire, ajouta le malicieux favori, que le prince Ahmed ne donne aucune marque de mécontentement, que nos frayeurs sont vaines, que nous nous alarmons trop facilement et que nous avons tort de lui suggérer des soupçons de cette nature contre un prince de son sang, qui peut-être n’ont pas de fondement ; mais, sire, poursuivit le favori, peut-être aussi que ces soupçons sont bien fondés. Votre Majesté n’ignore pas que, dans une affaire aussi délicate et aussi importante, il faut s’attacher au parti le plus sûr ; qu’elle considère que la dissimulation de la part du prince peut l’amuser et la tromper, et que le danger est d’autant plus à craindre qu’il ne paraît pas que le prince Ahmed soit fort éloigné de sa capitale. En effet, si elle y a fait la même attention que nous, elle a pu observer que toutes les fois qu’il arrive, lui et ses gens sont frais, leurs habillements et les housses des chevaux, avec leurs ornements, ont le même éclat que s’ils ne faisaient que de sortir de la main de l’ouvrier. Leurs chevaux mêmes ne sont pas plus harassés que s’ils ne venaient que de la promenade. Ces marques du voisinage du prince Ahmed sont si évidentes que nous croirions manquer à notre devoir si nous ne lui en faisions notre humble remontrance, afin que, pour sa propre conservation et pour le bien de ses Etats, elle y ait tel égard qu’elle jugera à propos. » Quand le favori eut achevé ce long discours, le sultan, en mettant fin à l’entretien, dit : « Quoi qu’il en soit, je ne crois pas que mon fils Ahmed soit aussi méchant que vous voulez me le persuader ; je ne laisse pas néanmoins de vous être obligé de vos conseils, et je ne doute pas que vous me les donniez avec bonne intention. » Le sultan des Indes parla de la sorte à ses favoris, sans leur faire connaître que leurs discours eussent fait impression sur son esprit. Il ne laissa pas néanmoins d’en être alarmé, et il résolut de faire observer les démarches du prince Ahmed, sans en donner connaissance à son grand vizir. Il fit venir la magicienne, qui fut introduite par une porte secrète du palais et amenée jusque dans son cabinet. Il lui dit : « Tu m’as assuré que mon fils Ahmed n’était pas mort, et je t’en ai obligation ; il faut que tu me fasses un autre plaisir. Depuis que je l’ai retrouvé et qu’il vient à ma cour de mois en mois, je n’ai pu obtenir qu’il m’apprît en quel lieu il était établi, et je n’ai pas voulu le gêner pour lui tirer son secret malgré lui ; mais je te crois assez habile pour faire en sorte que ma curiosité soit satisfaite, sans que ni lui ni personne de ma cour en sache rien. Tu sais qu’il est ici ; et, comme il a coutume de s’en retourner sans prendre congé de moi, non plus que d’aucun de ma cour, ne perds pas de temps, va dès aujourd’hui sur son chemin, et observe-le si bien que tu saches où il se retire et que tu m’en apportes la réponse. » En sortant du palais du sultan, comme la magicienne avait appris en quel endroit le prince Ahmed avait trouvé sa flèche, dès l’heure même elle y alla et elle se cacha près des rochers, de manière qu’elle ne pouvait pas être aperçue. Le lendemain, le prince Ahmed partit dès la pointe du jour, sans avoir pris congé ni du sultan ni d’aucun courtisan, selon sa coutume. La magicienne le vit venir : elle le conduisit des yeux jusqu’à ce qu’elle le perdît de vue, lui et sa suite. Comme les rochers formaient une barrière insurmontable aux mortels, soit à pied, soit à cheval, tant ils étaient escarpés, la magicienne jugea de deux choses l’une : ou que le prince se retirait dans une caverne, ou dans quelque lieu souterrain où des génies et des fées faisaient leur demeure. Quand elle eut jugé que le prince et ses gens devaient avoir disparu et être rentrés dans la caverne ou dans le souterrain, elle sortit du lieu où elle s’était cachée et alla droit à l’enfoncement où elle les avait vus entrer ; elle y entra et, en avançant jusqu’où il se terminait par plusieurs détours, elle regarda de tous les côtés, en allant et en revenant plusieurs fois sur ses pas. Mais, nonobstant sa diligence, elle n’aperçut aucune ouverture de caverne, non plus que la porte de fer qui n’avait pas échappé à la recherche du prince Ahmed ; c’est que cette porte était apparente pour les hommes seulement, et particulièrement pour certains hommes dont la présence pouvait être agréable à la fée Pari-Banou, et nullement pour les femmes. La magicienne, qui vit que la peine qu’elle se donnait était inutile, fut obligée de se contenter de la découverte qu’elle venait de faire. Elle revint en rendre compte au sultan ; et, en achevant de lui faire le récit de ses démarches, elle ajouta : « Sire, comme votre Majesté peut le comprendre après ce que je viens d’avoir l’honneur de lui marquer, il ne me sera pas difficile de lui donner toute la satisfaction qu’elle peut désirer touchant la conduite du prince Ahmed. Je ne lui dirai pas dès à présent ce que j’en pense : j’aime mieux le lui faire connaître de manière qu’elle ne puisse pas en douter. Pour y parvenir, je ne lui demande que du temps et de la patience, avec la permission de me laisser faire, sans s’informer des moyens dont j’ai besoin de me servir. » Le sultan prit en bonne part les mesures que la magicienne prenait avec lui. Il lui dit : « Tu es la maîtresse ; va, et fais comme tu le jugeras à propos ; j’attendrai avec patience l’effet de tes promesses. » Et, afin de l’encourager, il lui fit présent d’un diamant d’un très grand prix, en lui disant que c’était en attendant qu’il la récompensât pleinement, quand elle aurait achevé de lui rendre le service important dont il se reposait sur son habileté. Comme le prince Ahmed, depuis qu’il avait obtenu de la fée Pari-Banou la permission d’aller faire sa cour au sultan des Indes, n’avait pas manqué d’être régulier à s’en acquitter une fois le mois, la magicienne, qui ne l’ignorait pas, attendit que le mois qui courait fût achevé. Un jour ou deux avant qu’il finît, elle ne manqua pas de se rendre au pied des rochers, à l’endroit où elle avait perdu de vue le prince et ses gens, et elle attendit là, dans l’intention d’exécuter le projet qu’elle avait imaginé. Dès le lendemain, le prince Ahmed sortit, à son ordinaire, par la porte de fer, avec la même suite qui avait coutume de l’accompagner, et il arriva près de la magicienne, qu’il ne connaissait pas pour ce qu’elle était. Comme il eut aperçu qu’elle était couchée, la tête appuyée sur le roc, et qu’elle se plaignait comme une personne qui souffrait beaucoup, la compassion fit qu’il se détourna pour s’approcher d’elle, et qu’il lui demanda quel était son mal et ce qu’il pouvait faire pour la soulager. La magicienne artificieuse, sans lever la tête, en regardant le prince d’une manière à augmenter la compassion dont il était déjà touché, répondit par des paroles entrecoupées, et comme pouvant à peine respirer, qu’elle était partie de chez elle pour aller à la ville et que, dans le chemin, elle avait été attaquée d’une fièvre violente ; que les forces, à la fin, lui avaient manqué, et qu’elle avait été contrainte de s’arrêter et de demeurer dans l’état où il la voyait, dans un lieu éloigné de toute habitation, et, par conséquent, sans espérance d’être secourue. « Bonne femme, reprit lé prince Ahmed, vous n’êtes pas si éloignée du secours dont vous avez besoin que vous le croyez je suis prêt à vous le faire éprouver et à vous mettre fort près d’ici, dans un lieu où l’on aura pour vous non seulement tout le soin possible, mais même où vous trouverez une prompte guérison. Pour cela, vous n’avez qu’à vous lever et qu’à souffrir qu’un de mes gens vous prenne en croupe. » A ces paroles du prince Ahmed, la magicienne, qui ne feignait d’être malade que pour apprendre où il demeurait, ce qu’il faisait et quel était son sort, ne refusa pas le bienfait qu’il lui offrit de si bonne grâce ; et, pour marquer qu’elle acceptait l’offre, plutôt par son action que par des paroles, en feignant que la violence de sa maladie prétendue l’en empêchait, elle fit des efforts pour se lever. En même temps, deux cavaliers du prince mirent pied à terre, l’aidèrent à se lever sur ses pieds et la mirent en croupe derrière un autre cavalier. Pendant qu’ils remontaient à cheval, le prince, qui rebroussait chemin, se mit à la tête de sa troupe et arriva bientôt à la porte de fer, qui fut ouverte par un des cavaliers, qui s’était avancé. Le prince entra ; et, quand il fut arrivé dans la cour du palais de la fée, sans mettre pied à terre, il détacha un de ses cavaliers pour l’avertir qu’il voulait lui parler. La fée Pari-Banou lit d’autant plus de diligence qu’elle ne comprenait pas quel motif avait pu obliger le prince Ahmed à revenir sitôt sur ses pas. Sans lui donner le temps de lui demander quel était ce motif « Ma princesse, lui dit le prince en lui montrant la magicienne, que deux de ses gens, après l’avoir mise à pied, soutenaient par-dessous les bras, je vous prie d’avoir pour cette bonne femme la même compassion que moi. Je viens de la trouver dans l’état où vous la voyez ; et je lui ai promis l’assistance dont elle a besoin. Je vous la recommande, persuadé que vous ne l’abandonnerez pas, autant par votre propre inclination qu’en considération de ma prière. » La fée Pari-Banou, qui avait eu les yeux attachés sur la prétendue malade pendant que le prince Ahmed lui parlait, commanda à deux de ses femmes, qui l’avaient suivie, de la prendre d’entre les mains des deux cavaliers, de la mener dans un appartement du palais et de prendre pour elle le même soin qu’elles prendraient pour sa propre personne. Pendant que les deux femmes exécutaient l’ordre qu’elles venaient de recevoir, Pari-Banou s’approcha du prince Ahmed, et, en baissant la voix : « Prince, dit-elle, je loue votre compassion ; elle est digne de vous et de votre naissance, et je me fais un grand plaisir de correspondre à votre bonne intention, mais vous me permettrez de vous dire que je crains fort que cette bonne intention ne soit mal récompensée. Il ne me paraît pas que cette femme soit aussi malade qu’elle le fait paraître ; et je suis fort trompée si elle n’est pas apostée exprès pour vous donner de grandes mortifications. Mais que cela ne vous afflige pas ; et, quoi que l’on puisse machiner contre vous, persuadez-vous que je vous délivrerai de tous les pièges que l’on pourra vous tendre allez, et poursuivez votre voyage. » Ce discours de la fée n’alarma pas le prince Ahmed : « Ma princesse, reprit-il, comme je ne me souviens pas d’avoir fait du mal à personne, et que je n’ai pas dessein d’en faire, je ne crois pas non plus que personne ait la pensée de m’en causer. Quoi qu’il en puisse être, je ne cesserai de faire le bien toutes les fois que l’occasion s’en présentera. » En achevant, il prit congé de la fée ; et, en se séparant, reprit son chemin, qu’il avait interrompu à l’occasion de la magicienne ; et en peu de temps il arriva avec sa suite à la cour du sultan, qui le reçut à peu près à son ordinaire, en se contraignant autant qu’il lui était possible, pour ne rien faire paraître du trouble causé par les soupçons que les discours de ses favoris lui avaient fait naître. Les deux femmes cependant, que la fée Pari-Banou avait chargées de ses ordres, avaient mené la magicienne dans un très bel appartement, meublé richement. D’abord elles la firent asseoir sur un sofa, où pendant qu’elle était appuyée contre un coussin de brocart à fond d’or, elles préparèrent devant elle, sur le même sofa, un lit dont les matelas de satin étaient relevés d’une broderie en soie, les draps d’une toile des plus fines, et la couverture de drap d’or. Quand elles l’eurent aidée à se coucher, car la magicienne continuait de feindre que l’accès de fièvre dont elle était attaquée la tourmentait de manière qu’elle ne pouvait s’aider elle-même, alors, dis-je, une des deux femmes sortit et revint, peu de temps après, avec une porcelaine des plus fines à la main, pleine d’une liqueur. Elle la présenta à la magicienne, pendant que l’autre femme l’aidait à se mettre sur son séant : « Prenez cette liqueur, dit-elle, c’est de l’eau de la fontaine des Lions, remède souverain pour quelque fièvre que ce soit. Vous en verrez l’effet en moins d’une heure. » La magicienne, pour mieux feindre, se fit prier longtemps, comme si elle eût une répugnance insurmontable à prendre cette potion. Elle prit enfin la porcelaine et elle avala la liqueur en secouant la tête, comme si elle se fût fait une grande violence. Quand elle se fut recouchée, les deux femmes la couvrirent bien : « Demeurez en repos, lui dit celle qui avait apporté la potion, et même dormez si l’envie vous en prend. Nous allons vous laisser, et nous espérons de vous trouver parfaitement guérie quand nous reviendrons, environ dans une heure. » La magicienne, qui n’était pas venue pour faire la malade longtemps, mais uniquement pour épier où était la retraite du prince Ahmed et ce qui pouvait l’avoir obligé de renoncer à la cour du sultan son père, et qui en était déjà informée suffisamment, eût volontiers déclaré dès lors que la potion avait fait son effet, tant elle avait d’envie de retourner et d’informer le sultan du bon succès de la commission dont il l’avait chargée. Mais, comme on ne lui avait pas dit que la potion fît effet sur-le-champ, il fallut, malgré elle, qu’elle attendît le retour des deux femmes. Les deux femmes vinrent dans le temps qu’elles avaient dit, et elles trouvèrent la magicienne levée, habillée sur le sofa, qui se leva en les voyant entrer : « O l’admirable potion s’écria-t-elle ; elle a fait son effet bien plus tôt que vous ne me l’aviez dit, et je vous attendais avec impatience il y a déjà du temps, pour vous prier de me mener à votre charitable maîtresse, afin que je la remercie de sa bonté, dont je lui serai obligée éternellement, et que, guérie comme par un miracle, je ne perde pas de temps pour continuer mon voyage. » Les deux femmes, fées comme leur maîtresse, après avoir marqué à la magicienne la part qu’elles prenaient à la joie qu’elle avait de sa prompte guérison, marchèrent devant elle pour lui montrer le chemin et la menèrent, au travers de plusieurs appartements, tous plus superbes que celui d’où elle sortait, dans le salon le plus magnifique et le plus richement meublé de tout le palais. Pari-Banou était dans le salon, assise sur un trône d’or massif enrichi de diamants, de rubis et de perles d’une grosseur extraordinaire, et, à droite et à gauche, accompagnée d’un grand nombre de fées, toutes d’une beauté charmante et habillées très richement. A la vue de tant d’éclat et de majesté, la magicienne ne fut pas seulement éblouie, elle demeura même si fort interdite, qu’après s’être prosternée devant le trône, il ne lui fut pas possible d’ouvrir la bouche pour remercier la fée, comme elle se l’était proposé. Pari-Banou lui épargna la peine : « Bonne femme, dit-elle, je suis bien aise que l’occasion de vous obliger se soit présentée, et je vous vois avec plaisir en état de poursuivre votre chemin. Je ne vous retiens pas ; mais auparavant vous ne serez pas fâchée de voir mon palais. Allez avec mes femmes : elles vous accompagneront et vous le feront voir. » La magicienne, toujours interdite, se prosterna une seconde fois le front sur le tapis qui couvrait le bas du trône, en prenant congé, sans avoir la force ni la hardiesse de proférer une seule parole, et elle se laissa conduire par les deux fées qui l’accompagnaient. Elle vit avec étonnement et avec des exclamations continuelles les mêmes appartements pièce à pièce, les mêmes richesses, la même magnificence que la fée Pari-Banou elle-même avait fait observer au prince Ahmed la première fois qu’il s’était présenté devant elle, comme nous l’avons vu ; et ce qui lui donna le plus d’admiration, ce fut qu’après avoir vu le contenu du palais, les deux fées lui dirent que tout ce qu’elle venait d’admirer n’était qu’un échantillon de la grandeur et de la puissance de leur maîtresse et que, dans l’étendue de ses États, elle avait d’autres palais, dont elles ne pouvaient dire le nombre, tous d’une architecture et d’un modèle différents, non moins superbes et non moins magnifiques. En l’entretenant de plusieurs autres particularités, elles la conduisirent jusqu’à la porte de fer par où le prince Ahmed l’avait amenée, l’ouvrirent et lui dirent qu’elles lui souhaitaient un heureux voyage, après qu’elle eut pris congé d’elles et qu’elle les eut remerciées de la peine qu’elles s’étaient donnée. Après avoir avancé quelques pas, la magicienne se retourna pour observer la porte et pour la reconnaître ; mais elle la chercha en vain : elle était devenue invisible pour elle, de même que pour toute autre femme, comme nous l’avons remarqué. Ainsi, à la réserve de cette seule circonstance, elle se rendit auprès du sultan, assez contente d’elle-même, de s’être si bien acquittée de la commission dont elle avait été chargée. Quand elle fut arrivée à la capitale, elle alla, par des rues détournées, se faire introduire par la même porte secrète du palais. Le sultan, averti de son arrivée, la fit venir ; et, comme il la vit paraître avec un visage sombre, il jugea qu’elle n’avait pas réussi et il lui dit : « A te voir, je juge que ton voyage a été inutile et que tu ne m’apportes pas l’éclaircissement que j’attendais de ta diligence. — Sire, reprit la magicienne, Votre Majesté me permettra de lui représenter que ce n’est pas à me voir qu’elle doit juger si je me suis bien comportée dans l’exécution de l’ordre dont elle m’a honorée, mais sur le rapport sincère de ce que j’ai fait et de tout ce qui m’est arrivé, en n’oubliant rien pour me rendre digne de son approbation. Ce qu’elle peut remarquer de sombre dans mon visage vient d’une autre cause que celle de n’avoir pas réussi, en quoi j’espère que Votre Majesté trouvera qu’elle a lieu d’être contente. Je ne lui dis pas quelle est cette cause : le récit que j’ai à lui faire, si elle a la patience de m’écouter, la lui fera connaître. » Alors la magicienne raconta au sultan des Indes de quelle manière, en feignant d’être malade, elle avait fait en sorte que le prince Ahmed, touché de compassion, l’avait fait mener dans un lieu souterrain, présentée et recommandée lui-même à une fée d’une beauté à laquelle il n’y en avait pas de comparable dans l’univers, en la priant de vouloir bien contribuer de ses soins à lui rendre la santé. Elle lui marqua ensuite avec quelle complaisance la fée avait aussitôt donné ordre à deux des fées qui l’accompagnaient de se charger d’elle et de ne la pas abandonner qu’elle n’eût recouvré la santé ; ce qui lui avait fait connaître qu’une si grande condescendance ne pouvait venir que de la part d’une épouse pour un époux. La magicienne ne manqua pas de lui exagérer la surprise où elle avait été à la vue de la façade du palais de la fée, à laquelle elle ne croyait pas qu’il y eût rien d’égal au monde, pendant que les deux fées l’y menaient par-dessous les bras, l’une d’un côté, l’autre de l’autre, comme une malade, telle qu’elle feignait de l’être, qui n’eût pu se soutenir ni marcher sans leur secours. Elle lui fit le détail de leur empressement à la soulager quand elle fut dans l’appartement où elles l’avaient conduite, de la potion qu’on lui avait fait prendre, de la prompte guérison qui s’était ensuivie, mais feinte de même que la maladie, quoiqu’elle ne doutât pas de la vertu de la potion ; de la majesté de la fée, assise sur un trône tout brillant de pierreries, dont la valeur surpassait toutes les richesses du royaume des Indes ; et enfin des autres richesses immenses et hors de toute supputation, tant en général qu’en particulier, qui étaient renfermées dans la vaste étendue du palais. La magicienne acheva en cet endroit le récit du succès de sa commission ; et, en continuant son discours : « Sire, poursuivit-elle, que pense Votre Majesté de ces richesses inouïes de la fée ? Peut-être dira-t-elle qu’elle en est dans l’admiration et qu’elle se réjouit de la haute fortune du prince Ahmed son fils, qui en jouit en commun avec la fée. Pour moi, sire, je supplie Votre Majesté de me pardonner si je prends la liberté de lui remontrer que j’en pense autrement, et même que j’en suis dans l’épouvante, quand je considère le malheur qui peut lui en arriver et c’est ce qui fait le sujet de l’inquiétude où je suis, que je n’ai pu si bien dissimuler qu’elle ne s’en soit aperçue. Je veux croire que le prince Ahmed, par son bon naturel, n’est pas capable de lui-même de rien entreprendre contre Votre Majesté ; mais qui peut répondre que la fée, par ses attraits, par ses caresses et par le pouvoir qu’elle a déjà acquis sur l’esprit de son époux, ne lui inspirera pas le pernicieux dessein de supplanter Votre Majesté et de s’emparer de la couronne du royaume des Indes ? C’est à Votre Majesté à faire toute l’attention que mérite une affaire d’une aussi grande importance. » Quelque persuadé que fût le sultan des Indes du bon naturel du prince Ahmed, il ne laissa pas d’être ému par le discours de la magicienne. Il lui dit, en la congédiant : « Je te remercie de la peine que tu t’es donnée et de ton avis salutaire, j’en connais toute l’importance, qui me paraît telle que je ne puis en délibérer sans prendre conseil. » Quand on était venu annoncer au sultan l’arrivée de la magicienne, il s’entretenait avec les mêmes favoris qui lui avaient déjà inspiré contre le prince Ahmed des soupçons que nous avons dits. Il se fit suivre par la magicienne et il vint retrouver ses favoris. Il leur fit part de ce qu’il venait d’apprendre ; et, après qu’il leur eut communiqué aussi le sujet qu’il y avait de craindre que la fée ne fît changer l’esprit du prince, il leur demanda de quels moyens ils croyaient qu’on pouvait se servir pour prévenir un si grand mal. L’un des favoris, en prenant la parole pour tous, répondit : « Pour prévenir ce mal, sire, puisque Votre Majesté connaît celui qui pourrait en devenir l’auteur, qu’il est au milieu de sa cour et qu’il est en son pouvoir de le faire, elle ne devrait pas hésiter à le faire arrêter, et je ne dirai pas à lui faire ôter la vie, la chose ferait un trop grand éclat, mais au moins à le faire enfermer dans une prison étroite pour le reste de ses jours. » Les autres favoris applaudirent à ce sentiment tout d’une voix. La magicienne, qui trouva le conseil trop violent, demanda au sultan la permission de parler ; et, quand il la lui eut accordée, elle dit : e Sire, je suis persuadée que c’est le zèle pour les intérêts de Votre Majesté qui fait que ses conseillers lui proposent de faire arrêter le prince Ahmed ; mais ils ne trouveront pas mauvais que je leur fasse considérer qu’en arrêtant ce prince il faudrait donc en même temps faire arrêter ceux qui l’accompagnent ; mais ceux qui l’accompagnent sont des génies. Croient-ils qu’il soit aisé de les surprendre, de mettre la main sur eux et de se saisir de leurs personnes ? Ne disparaîtraient-ils pas par la propriété qu’ils ont de se rendre invisibles ? Et, dans le moment, n’iraient-ils pas informer la fée de l’insulte qu’on aurait faite à son époux ; et la fée laisserait-elle l’insulte sans vengeance ? Mais si, par quelque autre moyen moins éclatant, le sultan peut se mettre à couvert des mauvais desseins que le prince Ahmed pourrait avoir, sans que la gloire de Sa Majesté y soit intéressée et que personne puisse soupçonner qu’il y ait de la mauvaise intention de sa part, ne serait-il pas plus à propos qu’elle le mît en pratique ? Si Sa Majesté avait quelque confiance en mon conseil, comme les génies et les fées peuvent des choses qui sont au-dessus de la portée des hommes, elle piquerait le prince Ahmed d’honneur, en l’engageant à lui procurer certains avantages, par l’entremise de la fée, sous prétexte d’en tirer une grande utilité dont il lui aurait obligation. Par exemple, toutes les fois que Votre Majesté veut se mettre en campagne, elle est obligée de faire une dépense prodigieuse, non seulement en pavillons et en tentes pour elle et pour son armée, mais même en chameaux, en mulets et autres bêtes de charge, seulement pour voiturer cet attirail ; ne pourrait-elle pas l’engager, par le grand crédit qu’il doit avoir auprès de la fée, à lui procurer un pavillon qui puisse tenir dans la main, sous lequel cependant toute votre armée puisse demeurer à couvert ? Je n’en dis pas davantage à Votre Majesté. Si le prince apporte le pavillon, il y a tant d’autres demandes de cette nature qu’elle pourra lui faire, qu’à la fin il faudra qu’il succombe dans les difficultés ou dans l’impossibilité de l’exécution, quelque fertile en moyens et en inventions que puisse être la fée qui vous l’a enlevé par ses enchantements. De la sorte, la honte fera qu’il n’osera plus paraître, et qu’il sera contraint de passer tous ses jours avec la fée, exclus du commerce de ce monde ; d’où il arrivera que Votre Majesté n’aura plus rien à craindre de ses entreprises et qu’on ne pourra pas lui reprocher une action aussi odieuse que celle de l’effusion du sang d’un fils, ou de le confiner dans une prison perpétuelle. » Quand la magicienne eut achevé de parler, le sultan demanda à ses favoris s’ils avaient quelque chose de meilleur à lui proposer ; et, comme il vit qu’ils gardaient le silence, il se détermina à suivre le conseil de la magicienne, comme celui qui lui paraissait le plus raisonnable et qui, d’ailleurs, était conforme à la douceur qu’il avait toujours suivie dans sa manière de gouverner. Le lendemain, comme le prince Ahmed se fut présenté devant le sultan son père, qui s’entretenait avec ses favoris, et qu’il eut pris place près de sa personne, sa présence n’empêcha pas que la conversation sur plusieurs choses indifférentes ne continuât encore quelque temps. Enfin le sultan prit la parole et, en l’adressant au prince Ahmed : « Mon fils, dit-il, quand vous vîntes me tirer de la profonde tristesse où la longueur de votre absence m’avait plongé, vous me fîtes un mystère du lieu que vous aviez choisi pour votre retraite ; et, satisfait de vous revoir et d’apprendre que vous étiez content de votre sort, je ne voulus pas pénétrer dans votre secret, dès que j’eus compris que vous ne le souhaitiez pas. Je ne sais quelle raison vous pouvez avoir eue pour en user de la sorte avec un père qui dès lors, comme je le fais aujourd’hui, vous eût témoigné la part qu’il prenait à votre bonheur. Je sais quel est ce bonheur ; je m’en réjouis avec vous et j’approuve le parti que vous avez pris d’épouser une fée si digne d’être aimée, si riche et si puissante, comme je l’ai appris de bonne part. Si puissant que je sois, il ne m’eût pas été possible de vous procurer un mariage semblable. Dans le haut rang où vous vous êtes élevé, lequel pourrait être envié par tout autre que par un père comme moi, je vous demande non seulement que vous continuiez de vivre avec moi en bonne intelligence, comme vous avez toujours fait jusqu’à présent, mais même d’employer tout le crédit que vous pouvez avoir auprès de votre fée pour m’obtenir son assistance dans les besoins que je pourrais avoir ; et, dès aujourd’hui, vous voudrez bien que je mette ce crédit à l’épreuve. Vous n’ignorez pas à quelle dépense excessive, sans parler de l’embarras, mes généraux, mes officiers subalternes et moi-même nous sommes obligés toutes les fois que j’ai à me mettre en campagne en temps de guerre, pour nous pourvoir de pavillons et de tentes, de chameaux et d’autres bêtes de charge pour les transporter. Si vous faites bien attention au plaisir que vous me ferez, je suis persuadé que vous n’aurez pas de peine à faire en sorte que votre fée vous accorde un pavillon qui tienne dans la main, et sous lequel toute mon armée puisse être à couvert, surtout quand vous lui aurez fait connaître qu’il sera destiné pour moi. La difficulté de la chose ne vous attirera pas un refus tout le monde sait le pouvoir qu’ont les fées d’en faire de plus extraordinaires. » Le prince Ahmed ne s’était pas attendu que le sultan son père dût exiger de lui une chose pareille, qui lui parut d’abord très difficile, pour ne pas dire impossible. En effet, quoiqu’il n’ignorât pas absolument combien le pouvoir des génies et des fées était grand, il douta néanmoins qu’il s’étendît à pouvoir lui fournir un pavillon tel qu’il le demandait. D’ailleurs, jusqu’alors il n’avait rien demandé d’approchant à Pari-Banou il se contentait des marques continuelles qu’elle lui donnait de sa passion, et il n’oubliait rien de tout ce qui pouvait lui persuader qu’il y répondait de tout son cœur, sans autre intérêt que celui de se conserver dans ses bonnes grâces. Ainsi il fut dans un grand embarras sur la réponse qu’il avait à faire. « Sire, reprit-il, si j’ai fait un mystère à Votre Majesté de ce qui m’était arrivé et du parti que j’avais pris après avoir pris ma flèche, c’est qu’il ne me parut pas qu’il lui importât d’en être informée. J’ignore par quel endroit ce mystère lui a été révélé. Je ne puis néanmoins lui cacher que le rapport qu’on lui a fait est véritable. Je suis époux de la fée dont on lui a parlé ; je l’aime, et je suis persuadé qu’elle m’aime de même ; mais, pour ce qui est du crédit que j’ai auprès d’elle, comme Votre Majesté le croit, je ne puis en rien dire. C’est que non seulement je ne l’ai pas mis à l’épreuve, je n’en ai pas même eu la pensée ; et j’eusse fort souhaité que Votre Majesté eût voulu me dispenser de l’entreprendre et me laisser jouir du bonheur d’aimer et d’être aimé, avec le désintéressement, pour toute autre chose, que je m’étais proposé. Mais ce qu’un père demande est un commandement pour un fils qui, comme moi, se fait un devoir de lui obéir en toutes choses. Quoique malgré moi et avec une répugnance que je ne puis exprimer, je ne laisserai pas de faire à mon épouse la demande que Votre Majesté souhaite que je lui fasse ; mais je ne lui promets pas de l’obtenir ; et, si je cesse d’avoir l’honneur de venir lui rendre mes respects, ce sera une marque que je ne l’aurai pas obtenue ; et, par avance, je lui demande la grâce de me le pardonner et de considérer qu’elle-même m’aura réduit à cette extrémité. » Le sultan des Indes repartit au prince Ahmed : « Mon fils, je serais bien fâché que ce que je vous demande pût vous donner lieu de me causer le déplaisir de ne vous plus voir ; je vois bien que vous ne connaissez pas le pouvoir d’un mari sur une femme. La vôtre ferait voir qu’elle ne vous aimerait que très faiblement, si, avec le pouvoir qu’elle a comme fée, elle vous refusait une chose d’aussi peu de conséquence que ce que je vous prie de lui demander pour l’amour de moi. Abandonnez votre timidité : elle ne vient que de ce que vous croyez n’être pas aimé autant que vous aimez. Allez, demandez seulement, vous verrez que la fée vous aime au-delà de ce que vous croyez ; et souvenez-vous que, faute de ne pas demander, on se prive de grands avantages. Pensez que, de même que vous ne lui refuseriez pas ce qu’elle vous demanderait, parce que vous l’aimez, elle ne vous refusera pas non plus ce que vous lui demanderez, parce qu’elle vous aime. » Le sultan des Indes ne persuada pas le prince Ahmed par son discours : le prince Ahmed eût mieux aimé qu’il lui eût demandé toute autre chose, que de l’exposer à déplaire à sa chère Pari-Banou ; et, dans le chagrin qu’il conçut, il partit de la cour deux jours plus tôt qu’il n’avait coutume. Dès qu’il fut arrivé, la fée, qui jusqu’alors l’avait toujours vu se présenter devant elle avec un visage ouvert, lui demanda la cause du changement qu’elle y remarquait. Comme elle vit qu’au lieu de répondre il lui demandait des nouvelles de sa santé, d’un air qui faisait connaître qu’il évitait de la satisfaire : « Je répondrai, dit-elle, à votre demande quand vous aurez répondu à la mienne. » Le prince s’en défendit longtemps, en lui protestant que ce n’était rien ; mais plus il se défendait, plus elle le pressait. « Je ne puis, dit-elle, vous voir dans l’état où vous êtes, que vous ne m’ayez déclaré ce qui vous fait de la peine, afin que j’en dissipe la cause, quelle qu’elle puisse être il faudrait qu’elle fût extraordinaire si elle était hors de mon pouvoir, à moins que ce ne fût la mort du sultan votre père ; en ce cas-là, outre que je tâcherais d’y contribuer de mon côté, le temps vous en apporterait la consolation. » Le prince Ahmed ne put résister plus longtemps aux vives instances de la fée ; il lui dit : « Madame, Dieu prolonge la vie du sultan mon père et le bénisse jusqu’à la fin de ses jours Je l’ai laissé plein de vie et en parfaite santé ; ainsi, ce n’est pas là ce qui cause le chagrin dont vous vous êtes aperçue. C’est le sultan lui-même qui en est la cause ; et j’en suis d’autant plus affligé qu’il me met dans la nécessité fâcheuse de vous être importun. Premièrement, madame, vous savez le soin que j’ai pris, avec votre approbation, de lui cacher le bonheur que j’ai eu de vous voir, de vous aimer, de mériter vos bonnes grâces et votre amour et de recevoir votre foi en vous donnant la mienne ; je ne sais néanmoins par quel endroit il en a été informé. » La fée Pari-Banou interrompit le prince Ahmed en cet endroit : « Et moi, reprit-elle, je le sais souvenez-vous de ce que je vous ai prédit de la femme qui vous a fait accroire qu’elle était malade, et dont vous avez eu compassion ; c’est elle-même qui a rapporté au sultan votre père ce que vous lui aviez caché. Je vous avais dit qu’elle était aussi peu malade que vous et moi : elle en a fait voir la vérité. En effet, après que les deux femmes auxquelles je l’avais recommandée lui eurent fait prendre d’une eau souveraine pour toutes sortes de fièvres, dont cependant elle n’avait pas besoin, elle feignit que cette eau l’avait guérie et se fit amener pour prendre congé de moi, afin d’aller incessamment rendre compte du succès de son entreprise. Elle était même si pressée qu’elle serait partie sans voir mon palais, si, en commandant à mes deux femmes de la conduire, je ne lui eusse fait comprendre qu’il valait la peine d’être vu. Mais poursuivez ; et voyons en quoi le sultan votre père vous a mis dans la nécessité de m’être importun : chose néanmoins qui n’arrivera pas, je vous prie d’en être persuadé. — Madame, poursuivit le prince Ahmed, vous avez pu remarquer que jusqu’à présent, satisfait d’être aimé de vous, je ne vous ai demandé aucune autre faveur. Après la possession d’une épouse si aimable, que pourrais-je désirer davantage ? Je n’ignore pas néanmoins quel est votre pouvoir ; mais je m’étais fait un devoir de bien me garder de le mettre à l’épreuve. Considérez donc, je vous en conjure, que ce n’est pas moi, mais le sultan mon père, qui vous fait la demande indiscrète, autant qu’il me le paraît, d’un pavillon qui le mette à couvert des injures du temps quand il est en campagne, lui, toute sa cour et toute son armée, et qui tienne dans la main. Encore une fois, ce n’est pas moi, c’est le sultan mon père qui vous demande cette grâce. — Prince, reprit la fée en souriant, je suis fâchée que si peu de chose vous ait causé l’embarras et le tourment d’esprit que vous me faites paraître. Je vois bien que deux choses y ont contribué : l’une est la loi que vous vous êtes imposée, de vous contenter de m’aimer et d’être aimé de moi et de vous abstenir de la liberté de me faire la moindre demande qui mît mon pouvoir à l’épreuve ; l’autre, que je ne doute pas, quoi que vous en puissiez dire, que vous vous êtes imaginé que la demande que le sultan votre père a exigé que vous me fissiez était au-delà de ce pouvoir. Quant à la première, je vous en loue, et je vous en aimerais davantage s’il était possible. Quant à la seconde, je n’aurai pas de peine à vous faire connaître que ce que le sultan me demande est une bagatelle et, dans l’occasion, que je puis toute autre chose plus difficile. Mettez-vous donc l’esprit en repos et soyez persuadé que, bien loin que vous m’ayez importunée, je me ferai toujours un très grand plaisir de vous accorder tout ce que vous pourrez souhaiter que je fasse pour l’amour de vous. » En achevant, la fée commanda qu’on lui fît venir sa trésorière. La trésorière vint. « Nourgihan, lui dit la fée (c’était le nom de la trésorière), apporte-moi le pavillon le plus grand qui soit dans mon trésor. » Nourgihan revint peu de moments après et elle apporta un pavillon, lequel tenait non seulement dans la main, mais même que la main pouvait cacher en la fermant, et elle le présenta à la fée sa maîtresse, qui le prit et le mit entre les mains du prince Ahmed, afin qu’il le considérât. Quand le prince Ahmed vit ce que la fée Pari-Banou appelait un pavillon, le pavillon le plus grand, disait-elle, qu’il y eût dans son trésor, il crut qu’elle voulait se moquer de lui, et les marques de sa surprise parurent sur son visage et dans sa contenance. Pari-Banou, qui s’en aperçut, fit un grand éclat de rire. « Quoi prince, s’écria-t-elle, vous croyez donc que je veux me moquer de vous ? Vous verrez tout à l’heure que je ne suis pas une moqueuse. Nourgihan, dit-elle à sa trésorière en reprenant le pavillon des mains du prince Ahmed et en le lui remettant, va, dresse-le, que le prince juge si le sultan son père le trouvera moins grand que celui qu’il lui a demandé. » La trésorière sortit du palais et s’en éloigna assez pour faire en sorte que, quand elle l’aurait dressé, l’extrémité vînt, d’un côté, jusqu’au palais. Quand elle eut fait, le prince Ahmed le trouva non pas plus petit, mais si grand, que deux armées aussi nombreuses que celle du sultan des Indes eussent pu y être à couvert. « Alors, ma princesse, dit-il à Pari-Banou, je vous demande mille pardons de mon incrédulité : après ce que je vois, je ne crois pas qu’il y ait rien de tout ce que vous voudrez entreprendre dont vous ne puissiez venir à bout. — Vous voyez, lui dit la fée, que le pavillon est plus grand qu’il n’est besoin ; mais vous remarquerez une chose qu’il a cette propriété, qu’il s’agrandit ou se rapetisse à proportion de ce qui doit y être à couvert, sans qu’il soit besoin qu’on y mette la main. » La trésorière mit bas le pavillon, le réduisit dans son premier état, l’apporta et le mit entre les mains du prince. Le prince Ahmed le prit ; et le lendemain, sans différer plus longtemps, il monta à cheval et, accompagné de sa suite ordinaire, il alla le présenter au sultan son père. Le sultan, qui s’était persuadé qu’un pavillon tel qu’il l’avait demandé était hors de toute possibilité, fut dans une grande surprise de la diligence du prince son fils. Il reçut le pavillon ; et, après en avoir admiré la petitesse, il fut dans un étonnement dont il eut de la peine à revenir, quand il l’eut fait dresser dans la grande plaine que nous avons dite et qu’il eut connu que deux autres armées, aussi grandes que la sienne, pouvaient y être à couvert fort au large. Comme il eût pu regarder cette circonstance comme une superfluité, qui pouvait même être incommode dans l’usage, le prince Ahmed n’oublia pas de l’avertir que cette grandeur se trouverait toujours proportionnée à celle de son armée. En apparence, le sultan des Indes témoigna au prince l’obligation qu’il lui avait d’un présent si magnifique, en le priant d’en bien remercier la fée Pari-Banou de sa part ; et, pour lui marquer davantage l’état qu’il en faisait, il commanda qu’on le gardât soigneusement dans son trésor. Mais, en lui-même, il en conçut une jalousie plus outrée que celle que ses flatteurs et la magicienne lui avaient inspirée, en considérant qu’à la faveur de la fée le prince son fils pouvait exécuter des choses qui étaient infiniment au-dessus de sa propre puissance, nonobstant sa grandeur et ses richesses. Ainsi, plus animé qu’auparavant à ne rien oublier pour faire en sorte qu’il pérît, il consulta la magicienne ; et la magicienne lui conseilla d’engager le prince à lui apporter de l’eau de la fontaine des Lions. Sur le soir, comme le sultan tenait l’assemblée ordinaire de ses courtisans et que le prince Ahmed s’y trouvait, il lui adressa la parole en ces termes : « Mon fils, dit-il, je vous ai déjà témoigné combien je me sens obligé par le présent du pavillon que vous m’avez procuré, que je regarde comme la pièce la plus précieuse de mon trésor ; il faut que, pour l’amour de moi, vous fassiez une autre chose qui ne me sera pas moins agréable. J’apprends que la fée votre épouse se sert d’une certaine eau de la fontaine des Lions, qui guérit toutes sortes de fièvres les plus dangereuses ; comme je suis parfaitement persuadé que ma santé vous est très chère, je ne doute pas non plus que vous ne vouliez bien lui en demander un vase et me l’apporter, comme un remède souverain dont je puis avoir besoin à chaque moment. Rendez-moi donc cet autre service important, et mettez par là le comble aux tendresses d’un bon fils envers un bon père. » Le prince Ahmed, qui avait cru que le sultan son père se contenterait d’avoir à sa disposition un pavillon aussi singulier et aussi utile que celui qu’il venait de lui apporter, et qu’il ne lui imposerait pas une nouvelle charge capable, de le mettre mal avec la fée Pari-Banou, demeura comme interdit à cette autre demande qu’il venait de lui faire, nonobstant l’assurance qu’elle lui avait donnée de lui accorder tout ce qui dépendrait de son pouvoir. Après un silence de quelques moments : « Sire, dit-il, je supplie Votre Majesté de tenir pour certain qu’il n’y a rien que je ne sois prêt à faire ou à entreprendre pour contribuer à procurer tout ce qui sera capable de prolonger ses jours ; mais je souhaiterais que ce fût sans l’intervention de mon épouse : c’est pour cela que je n’ose promettre à Votre Majesté d’apporter de cette eau. Tout ce que je puis faire, c’est de l’assurer que j’en ferai la demande, mais en me faisant la même violence que je me suis faite au sujet du pavillon. » Le lendemain, le prince Ahmed, de retour auprès de la fée Pari-Banou, lui fit le récit sincère et fidèle de ce qu’il avait fait et de ce qui s’était passé à la cour du sultan son père, à la présentation du pavillon, qu’il avait reçu avec un grand sentiment de reconnaissance pour elle ; et il ne manqua pas de lui exprimer la nouvelle demande qu’il était chargé de lui faire de sa part ; et, en achevant, il ajouta : « Ma princesse, je ne vous expose ceci que comme un simple récit de ce qui s’est passé entre le sultan mon père et moi. Quant au reste, vous êtes la maîtresse de satisfaire à ce qu’il souhaite ou de le rejeter, sans que j’y prenne aucun intérêt ; je ne veux que ce que vous voudrez. — Non, non, reprit la fée Pari-Banou ; je suis bien aise que le sultan des Indes sache que vous ne m’êtes pas indifférent. Je veux le contenter ; et, quelques conseils que la magicienne puisse lui donner (car je vois bien que c’est elle qu’il écoute), qu’il ne nous trouve pas en défaut, ni vous ni moi. Il y a de la méchanceté dans ce qu’il demande ; et vous allez le comprendre dans le récit que vous allez entendre. La fontaine des Lions est au milieu de la cour d’un grand château, dont l’entrée est gardée par quatre lions des plus puissants, dont deux dorment alternativement pendant que les deux autres veillent ; mais que cela ne vous épouvante pas : je vous donnerai le moyen de passer au milieu d’eux sans aucun danger. » La fée Pari-Banou s’occupait alors à coudre ; et, comme elle avait près d’elle plusieurs pelotons de fils, elle en prit un et, en le présentant au prince Ahmed : « Premièrement, dit-elle, prenez ce peloton ; je vous dirai bientôt l’usage que vous en ferez. En second lieu, faites-vous préparer deux chevaux, un que vous monterez, et l’autre que vous mènerez en main, chargé d’un mouton en quatre quartiers, qu’il faut faire tuer dès aujourd’hui. En troisième lieu, vous vous munirez d’un vase que je vous ferai donner pour puiser de l’eau, d’ici à demain. De bon matin, montez à cheval, avec l’autre cheval en main ; et, quand vous serez sorti par la porte de fer, vous jetterez devant vous le peloton de fil : le peloton roulera et ne cessera de rouler jusqu’à la porte du château. Suivez-le jusque-là ; et, quand il sera arrêté, comme la porte sera ouverte, vous verrez les quatre lions ; les deux qui veilleront éveilleront les deux autres par leur rugissement. Ne vous effrayez pas ; mais jetez-leur à chacun un quartier de mouton, sans mettre pied à terre. Cela fait, sans perdre de temps, piquez votre cheval ; et, d’une course légère, rendez-vous promptement à la fontaine ; emplissez votre vase, sans mettre encore pied à terre, et revenez avec la même légèreté : les lions, encore occupés à manger, vous laisseront la sortie libre. » Le prince Ahmed partit le lendemain, à l’heure que la fée Pari-Banou lui avait marquée, et il exécuta de point en point ce qu’elle lui avait prescrit. Il arriva à la porte du château : il distribua les quartiers de mouton aux quatre lions : et, après avoir passé au milieu d’eux avec intrépidité, il pénétra jusqu’à la fontaine ; il puisa de l’eau. Le vase plein, il revint, et sortit du château sain et sauf, comme il y était entré. Quand il fut un peu éloigné, en se retournant il aperçut deux des lions qui accouraient en venant à lui ; il tira son sabre ; il se mit en défense. Mais comme il eut vu, chemin faisant, que l’un s’était détourné à quelque distance, en marquant de la tête et de la queue qu’il ne venait pas pour lui faire mal, mais pour marcher devant lui, et que l’autre restait derrière pour le suivre, il rengaîna son sabre et, de la sorte, il poursuivit son chemin jusqu’à la capitale des Indes, où il entra accompagné des deux lions, qui ne le quittèrent qu’à la porte du palais du sultan. Ils l’y laissèrent entrer ; après quoi ils reprirent le même chemin par où ils étaient venus, non sans une grande frayeur de la part du menu peuple et de ceux qui les virent, lesquels se cachaient ou fuyaient, ceux-ci d’un côté, ceux-là d’un autre, pour éviter leur rencontre, quoiqu’ils marchassent d’un pas égal, sans donner aucune marque de férocité. Plusieurs officiers, qui se présentèrent pour aider le prince Ahmed à descendre de cheval, l’accompagnèrent jusqu’à l’appartement du sultan, où il s’entretenait avec ses favoris. Là, il s’approcha du trône, posa le vase aux pieds du sultan et baisa le riche tapis qui couvrait le marchepied ; et, en se relevant : « Sire, lui dit-il, voilà l’eau salutaire que Votre Majesté a souhaité de mettre au rang des choses précieuses et curieuses qui enrichissent et ornent son trésor. Je lui souhaite une santé toujours si parfaite que jamais elle n’ait besoin d’en faire usage. » Quand le prince eut achevé son compliment, le sultan lui fit prendre place à sa droite ; et alors : « Mon fils, dit-il, je vous ai une obligation de votre présent aussi grande que le péril auquel vous vous êtes exposé pour l’amour de moi (il en avait été informé par la magicienne, qui avait connaissance de la fontaine des Lions et du danger auquel on s’exposait pour en aller puiser de l’eau). Faites-moi le plaisir, continua-t-il, de m’apprendre par quelle adresse, ou plutôt par quelle force incroyable vous vous en êtes garanti. — Sire, reprit le prince Ahmed, je ne prends aucune part au compliment de Votre Majesté ; il est dû tout entier à la fée mon épouse, et je ne m’en attribue d’autre gloire que celle d’avoir suivi ses bons conseils. » Alors il lui fit connaître quels avaient été ses bons conseils, par le récit du voyage qu’il avait fait, et de quelle manière il s’y était comporté. Quand il eut achevé, le sultan, après l’avoir écouté avec de grandes démonstrations de joie, mais en secret avec la même jalousie, qui augmenta au lieu de diminuer, se leva et se retira seul dans l’intérieur de son palais, où la magicienne, qu’il envoya chercher d’abord, lui fut amenée. La magicienne, à son arrivée, épargna au sultan la peine de lui parler de celle du prince Ahmed et du succès de son voyage ; elle en avait été informée d’abord par le bruit qui s’en était répandu, et elle avait déjà préparé un moyen immanquable, à ce qu’elle prétendait. Elle communiqua ce moyen au sultan ; et, le lendemain, dans l’assemblée de ses courtisans, le sultan le déclara au prince Ahmed en ces termes : « Mon fils, dit-il, je n’ai plus qu’une prière à vous faire, après laquelle je n’ai plus rien à exiger de votre obéissance, ni à demander à la fée votre épouse : c’est de m’amener un homme qui n’ait pas, de hauteur, plus d’un pied et demi, avec la barbe longue de trente pieds, qui porte sur l’épaule une barre de fer du poids de cinq cents livres, dont il se serve comme d’un bâton à deux bouts, et qui sache parler. » Le prince Ahmed, qui ne croyait pas qu’il y eût au monde un homme fait comme le sultan son père le demandait, voulut s’excuser ; mais le sultan persista dans sa demande, en lui répétant que la fée pouvait des choses encore plus incroyables. Le jour suivant, comme le prince fut revenu au royaume souterrain de Pari-Banou, à laquelle il fit part de la nouvelle demande du sultan son père, qu’il croyait encore moins possible qu’il n’avait cru d’abord les deux premières : « Pour moi, ajouta-t-il, je ne puis imaginer que, dans l’univers, il y avait ou qu’il puisse y avoir de cette sorte d’hommes. Il veut, sans doute, éprouver si j’aurai la simplicité de me donner du mouvement pour lui en trouver ; ou, s’il y en a, il faut que son dessein soit de me perdre. En effet, comment peut-il prétendre que je me saisisse d’un homme si petit, qui soit armé de la manière qu’il l’entend ? De quelles armes pourrais-je me servir pour le réduire à se soumettre à mes volontés ? S’il y en a, j’attends que vous me suggériez un moyen pour me tirer de ce pas avec honneur. — Mon prince, reprit la fée, ne vous alarmez pas : il y avait du risque à courir pour apporter de l’eau de la fontaine des Lions au sultan votre père ; il n’y en a aucun pour trouver l’homme qu’il demande. Cet homme est mon frère Schaïbar, lequel, bien loin de me ressembler, quoique nous soyons enfants du même père, est d’un naturel si violent, que rien n’est capable de l’empêcher de donner des marques sanglantes de son ressentiment, pour peu qu’on lui déplaise ou qu’on l’offense. D’ailleurs, il est le meilleur du monde, et il est toujours prêt à obliger en tout ce que l’on souhaite. Il est fait justement comme le sultan votre père l’a décrit, et il n’a pas d’autre arme que la barre de fer de cinq cents livres pesant ; sans laquelle jamais il ne marche, et qui lui sert à se faire porter respect. Je vais le faire venir, et vous jugerez si je dis la vérité ; mais, sur toutes choses, préparez-vous à ne vous pas effrayer de sa figure extraordinaire quand vous le verrez paraître. — Ma reine, reprit le prince Ahmed, Schaïbar, dites-vous, est votre frère ? De quelque laideur et si contrefait qu’il puisse être, bien loin de m’effrayer en le voyant, cela suffit pour me le faire aimer, honorer et regarder comme mon allié le plus proche. » La fée se fit apporter sur le vestibule de son palais une cassolette d’or pleine de feu et une boîte de même métal, qui lui fut présentée. Elle tira de la boîte des parfums qui y étaient conservés ; et, comme elle les eut jetés dans la cassolette, il s’en éleva une fumée épaisse. Quelques moments après cette cérémonie, la fée dit au prince Ahmed : « Mon prince, voilà mon frère qui vient, le voyez-vous ? » Le prince regarda, et il aperçut Schaïbar, qui n’était pas plus haut que d’un pied et demi, et qui venait gravement, avec la barre de fer de cinq cents livres pesant sur l’épaule, et la barbe bien fournie, longue de trente pieds, qui se soutenait en avant, la moustache épaisse à proportion, retroussée jusqu’aux oreilles, et qui lui couvrait presque le visage ; ses yeux de cochon étaient enfoncés dans la tête, qu’il avait d’une grosseur énorme et couverte d’un bonnet en pointe ; avec cela enfin, il était bossu par devant et par derrière. Si le prince n’eût été prévenu que Schaïbar était frère de Pari-Banou, il n’eût pu le voir sans un grand effroi ; mais rassuré par cette connaissance, il l’attendit de pied ferme, avec la fée, et il le reçut sans aucune marque de faiblesse. Schaïbar, qui, à mesure qu’il avançait, avait regardé le prince Ahmed d’un œil qui eût dû lui glacer l’âme dans le corps, demanda à Pari-Banou, en l’abordant, qui était cet homme. « Mon frère, répondit-elle, c’est mon époux ; son nom est Ahmed, et il est fils du sultan des Indes. La raison pour laquelle je ne vous ai pas invité à mes noces, c’est que je n’ai pas voulu vous détourner de l’expédition où vous étiez engagé, d’où j’ai appris avec bien du plaisir que vous êtes revenu victorieux ; c’est à sa considération que j’ai pris la liberté de vous appeler. » A ces paroles, Schaïbar, en regardant le prince Ahmed d’un œil gracieux, qui ne diminuait en rien néanmoins de sa fierté ni de son air farouche : « Ma sœur, dit-il, y a-t-il quelque chose en quoi je puisse lui rendre service ? Il n’a qu’à parler. Il suffit qu’il soit votre époux pour m’obliger à lui faire plaisir en tout ce qu’il peut souhaiter. — Le sultan son père, reprit Pari-Banou, a la curiosité de vous voir ; je vous prie de vouloir bien qu’il soit votre conducteur. — Il n’a qu’à marcher devant, reprit Schaïbar, je suis prêt à le suivre. — Mon frère, reprit Pari-Banou, il est trop tard pour entreprendre ce voyage aujourd’hui ; ainsi vous voudrez bien le remettre à demain matin. Cependant, comme il est bon que vous soyez instruit de ce qui s’est passé entre le sultan des Indes et le prince Ahmed depuis notre mariage, je vous en entretiendrai ce soir. » Le lendemain, Schaïbar, informé de ce qu’il était à propos qu’il n’ignorât pas, partit de bonne heure, accompagné du prince Ahmed, qui devait le présenter au sultan. Ils arrivèrent à la capitale ; et, dès que Schaïbar eut paru à la porte, tous ceux qui l’aperçurent, saisis de frayeur à la vue d’un objet si hideux, se cachèrent, les uns dans les boutiques ou dans les maisons, dont ils fermèrent les portes, et les autres, en prenant la fuite, communiquèrent la même frayeur à ceux qu’ils rencontrèrent, lesquels rebroussèrent chemin sans regarder derrière eux. De la sorte, à mesure que Schaïbar et le prince Ahmed avançaient à pas mesurés, ils trouvèrent une grande solitude dans toutes les rues et dans toutes les places publiques jusqu’au palais. Là, les, portiers, au lieu de se mettre en état d’empêcher au moins que Schaïbar n’entrât, se sauvèrent, les uns d’un côté, les autres d’un autre, et laissèrent l’entrée de la porte libre. Le prince et Schaïbar avancèrent sans obstacle jusqu’à la salle du conseil, où le sultan, assis sur son trône, donnait audience ; et comme les huissiers avaient abandonné leur poste dès qu’ils avaient vu paraître Schaïbar, ils entrèrent sans empêchement. Schaïbar, la tête haute, s’approcha du trône fièrement et, sans attendre que le prince Ahmed le présentât, il apostropha le sultan des Indes en ces termes : « Tu m’as demandé, dit-il ; me voici. Que veux-tu de moi ? » Le sultan, au lieu de répondre, s’était mis les mains devant les yeux et détournait la tête, pour ne pas voir un objet si effroyable. Schaïbar, indigné de cet accueil incivil et offensant, après qu’on lui avait donné la peine de venir, leva sa barre de fer et, en lui disant : « Parle donc, » il la lui déchargea sur la tête et l’assomma ; et il eut plus tôt fait que le prince Ahmed n’eut pensé à lui demander grâce. Tout ce qu’il put faire fut d’empêcher qu’il n’assommât aussi le grand vizir, qui n’était pas loin de la droite du sultan, en lui représentant qu’il n’avait qu’à se louer des bons conseils qu’il avait donnés au sultan son père. « Ce sont donc ceux-ci, dit Schaïbar, qui lui en ont donné de mauvais ? » En prononçant ces paroles, il assomma les autres vizirs, à droite et à gauche, tous favoris et flatteurs du sultan et ennemis du prince Ahmed. Autant de coups, autant de morts ; et il n’en échappa que ceux dont l’épouvante ne s’était pas emparée assez fortement pour les rendre immobiles et les empêcher de se procurer la vie sauve par la fuite. Cette exécution terrible achevée, Schaïbar sortit de la salle du conseil ; et, au milieu de la cour, la barre de fer sur l’épaule, en regardant le grand vizir qui accompagnait le prince Ahmed, auquel il devait la vie : « Je sais, dit-il, qu’il y a ici une certaine magicienne, plus ennemie du prince mon beau-frère que les favoris indignes que je viens de châtier ; je veux qu’on m’amène cette magicienne. » Le grand vizir l’envoya chercher, on l’amena ; et Schaïbar, en l’assommant avec sa barre de fer : « Apprends, dit-il, à donner des conseils pernicieux et à faire la malade. » La magicienne demeura morte sur la place. « Alors, ce n’est pas assez, ajouta Schaïbar, je vais assommer de même toute la ville, si, dans le moment, elle ne reconnaît le prince Ahmed, mon beau-frère, pour son sultan et pour sultan des Indes. » Aussitôt ceux qui étaient présents et qui entendirent cet arrêt firent retentir l’air en criant à haute voix : « Vive le sultan Ahmed ! » En peu de moments, toute la ville retentit de la même acclamation et proclamation en même temps. Schaïbar le fit revêtir de l’habillement de sultan des Indes, l’installa sur le trône ; et, après lui avoir fait rendre l’hommage et le serment de fidélité qui lui était dû, il alla prendre sa sœur Pari-Banou, la mena en grande pompe et la fit reconnaître de même pour sultane des Indes. Quant au prince Ali et à la princesse Nourounnihar, comme ils n’avaient pris aucune part dans la conspiration contre le prince Ahmed, qui venait d’être vengé, et dont même ils n’avaient pas eu connaissance, le prince Ahmed leur assigna pour apanage une province très considérable, avec sa capitale, où ils allèrent passer le reste de leurs jours. Il envoya aussi un officier au prince Houssain, son frère aîné, pour lui annoncer le changement qui venait d’arriver et pour lui offrir de choisir dans tout le royaume telle province qui lui plairait, pour en jouir en propriété. Mais le prince Houssain se trouvait si heureux dans sa solitude, qu’il chargea l’officier de bien remercier le sultan, son cadet, de sa part, de l’honnêteté qu’il avait bien voulu lui faire ; de l’assurer de sa soumission et de lui marquer que la seule grâce qu’il lui demandait était de permettre qu’il continuât de vivre dans la retraite qu’il avait choisie. Histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette Retour à la Table des Matières La sultane Schéhérazade, en continuant de tenir le sultan des Indes, par le récit de ses contes, dans l’incertitude de savoir s’il la ferait mourir ou s’il la laisserait vivre, lui en raconta un nouveau en ces termes : Sire, dit-elle, il y avait un prince de Perse nommé Khosrouschah, lequel, en commençant à prendre connaissance du monde, se plaisait fort aux aventures de nuit : il se déguisait souvent, accompagné d’un de ses officiers de confiance, déguisé comme lui ; et, en parcourant les quartiers de la ville, il lui en arrivait alors d’assez particulières, dont je n’entreprendrai pas d’entretenir aujourd’hui Votre Majesté ; mais j’espère qu’elle écoutera avec plaisir celle qui lui arriva dès la première sortie qu’il fit peu de jours après qu’il fut monté sur le trône à la place du sultan son père, lequel, en mourant dans une grande vieillesse, lui avait laissé le royaume de Perse pour héritage. Après les cérémonies accoutumées, au sujet de son avènement à la couronne, et après celles des funérailles du sultan son père, le nouveau sultan Khosrouschah, autant par inclination que par devoir, pour prendre connaissance lui-même de ce qui se passait, sortit, un soir, de son palais, environ à deux heures de nuit, accompagné de son grand vizir, déguisé comme lui. Comme il se trouvait dans un quartier où il n’y avait que du menu peuple, en passant par une rue, il entendit qu’on parlait assez haut : il s’approcha de la maison d’où venait le bruit ; et, en regardant par une fente de la porte, il aperçut de la lumière et trois sœurs assises sur un sofa, qui s’entretenaient après le souper. Par le discours de la plus âgée, il eut bientôt appris que les souhaits faisaient le sujet de leur entretien. « Puisque nous sommes sur les souhaits, disait-elle, le mien serait d’avoir le boulanger du sultan pour mari : je mangerais tout mon soûl de ce pain si délicat qu’on appelle par excellence pain du sultan. Voyons si votre goût est aussi bon que le mien. — Et moi, reprit la seconde sœur, mon souhait serait d’être femme du chef de cuisine du sultan : je mangerais d’excellents ragoûts ; et, comme je suis bien persuadée que le pain du sultan est commun dans le palais, je n’en manquerais pas. Vous voyez, ma sœur, ajouta-t-elle en s’adressant à son aînée, que mon goût vaut bien le vôtre. » La sœur cadette, qui était d’une très grande beauté et qui avait beaucoup plus d’agrément et plus d’esprit que ses aînées, parla à son tour. « Pour moi, mes sœurs, dit-elle, je ne borne pas mes désirs à si peu de chose, je prends un vol plus haut ; et, puisqu’il s’agit de souhaiter, je souhaiterais d’être l’épouse du sultan ; je lui donnerais un prince dont les cheveux seraient d’or d’un côté et d’argent de l’autre ; quand il pleurerait, les larmes qui lui tomberaient des yeux seraient des perles ; et autant de fois qu’il sourirait, ses lèvres vermeilles paraîtraient un bouton de rose quand il éclôt. » Les souhaits des trois sœurs, et particulièrement celui de la cadette, parurent si singuliers au sultan Khosrouschah, qu’il résolut de les contenter ; et sans rien communiquer de ce dessein à son grand vizir, il le chargea de bien remarquer la maison, pour venir les prendre le lendemain et les lui amener toutes trois. Le grand vizir, en exécutant l’ordre du sultan, le lendemain, ne donna aux trois sœurs que le temps de s’habiller promptement pour paraître en sa présence, sans leur dire autre chose, sinon que Sa Majesté voulait les voir. Il les mena au palais ; et quand il les eut présentées au sultan, celui-ci leur demanda : « Dites-moi, vous souvenez-vous des souhaits que vous faisiez hier soir, que vous étiez de si bonne humeur ? Ne dissimulez pas, je veux le savoir. » A ces paroles du sultan, les trois sœurs, qui ne s’y attendaient pas, furent dans une grande confusion. Elles baissèrent les yeux, et le rouge qui leur monta au visage donna un agrément à la cadette, lequel acheva de gagner le cœur du sultan. Comme la pudeur et la crainte d’avoir offensé le sultan par leur entretien leur faisaient garder le silence, le sultan, qui s’en aperçut, leur dit pour les rassurer : « Ne craignez rien, je ne vous ai pas fait venir pour vous faire de la peine ; et, comme je vois que la demande que je vous ai faite vous en fait, contre mon intention, et que je sais quel est à chacune votre souhait, je veux bien le faire cesser. Vous, ajouta-t-il, qui souhaitiez de m’avoir pour époux, vous serez satisfaite aujourd’hui ; et vous, continua-t-il, en s’adressant de même à la première et à la seconde sœur, je fais aussi votre mariage avec le boulanger de ma bouche et avec le chef de ma cuisine. » Dès que le sultan eut déclaré sa volonté, la cadette, en donnant l’exemple à ses aînées, se jeta aux pieds du sultan pour lui marquer sa reconnaissance. « Sire, dit-elle, mon souhait, puisqu’il est connu de Votre Majesté, n’a été que par manière d’entretien et de divertissement je ne suis pas digne de l’honneur qu’elle me fait, et je lui demande pardon de ma hardiesse. » Les deux sœurs aînées voulurent s’excuser de même ; mais le sultan, en les interrompant : « Non, non, dit-il, il n’en sera pas autre chose : le souhait de chacune sera accompli. » Les noces furent célébrées le même jour, de la manière que le sultan Khosrouschah l’avait résolu, mais avec une grande différence. Celles de la cadette furent accompagnées de la pompe et de toutes les marques de réjouissances qui convenaient à l’union conjugale d’un sultan et d’une sultane de Perse, pendant que celles des deux autres sœurs ne furent célébrées qu’avec l’éclat que l’on pouvait attendre de la qualité de leurs époux, c’est-à-dire du premier boulanger et du chef de cuisine du sultan. Les deux sœurs aînées sentirent puissamment la disproportion infinie qu’il y avait entre leurs mariages et celui de leur cadette. Aussi cette considération fit que, loin d’être contentes du bonheur qui leur était arrivé, même à chacune selon son souhait, quoique beaucoup au-delà de leurs espérances, elles se livrèrent à un excès de jalousie qui ne troubla pas seulement leur joie, mais même qui causa de grands malheurs, des humiliations et des afflictions les plus mortifiantes à la sultane leur cadette. Elles n’avaient pas eu le temps de se communiquer l’une à l’autre ce qu’elles avaient pensé d’abord de la préférence que le sultan lui avait donnée à leur préjudice, à ce qu’elles prétendaient ; elles n’en avaient eu que pour se préparer à la célébration du mariage. Mais, dès qu’elles purent se revoir quelques jours après, dans un bain public où elles s’étaient donné rendez-vous : « Eh bien ma sœur, dit l’aînée à l’autre sœur, que dites-vous de notre cadette ? n’est-ce pas un beau sujet pour être sultane ? — Je vous avoue, dit l’autre sœur, que je n’y comprends rien ; je ne conçois pas quels attraits le sultan a trouvés en elle, pour se laisser fasciner les yeux comme il a fait. Ce n’est qu’une marmotte, et vous savez en quel état nous l’avons vue, vous et moi. Était-ce une raison au sultan pour ne pas jeter les yeux sur vous, qu’un air de jeunesse qu’elle a un peu plus que nous ? Vous étiez digne de sa couche, et il devait vous faire la justice de vous préférer à elle. — Ma sœur, reprit la plus âgée, ne parlons pas de moi je n’aurais rien à dire si le sultan vous eût choisie ; mais qu’il ait choisi une malpropre, c’est ce qui me désole ; je m’en vengerai, ou je ne pourrai, et vous y êtes intéressée comme moi. C’est pour cela que je vous prie de vous joindre à moi, afin que nous agissions de concert, dans une cause comme celle-ci, qui nous intéresse également, et de me communiquer les moyens que vous imaginerez propres à la mortifier, en vous promettant de vous faire part de ceux que l’envie que j’ai de la mortifier de mon côté me suggérera. » Après ce complot pernicieux, les deux sœurs se virent souvent, et chaque fois elles ne s’entretenaient que des voies qu’elles pourraient prendre pour traverser et même détruire le bonheur de la sultane leur cadette. Elles s’en proposèrent plusieurs ; mais, en délibérant sur l’exécution, elles y trouvèrent des difficultés si grandes, qu’elles n’osèrent hasarder de s’en servir. De temps en temps cependant, elles lui rendaient visite ensemble, et, avec une dissimulation condamnable, elles lui donnaient toutes les marques d’amitié qu’elles pouvaient imaginer pour lui persuader combien elles étaient ravies d’avoir une sœur dans une si haute élévation. De son côté, la sultane les recevait toujours avec toutes les démonstrations d’estime et de considération qu’elles pouvaient attendre d’une sœur qui n’était pas entêtée de sa dignité, et qui ne cessait de les aimer avec la même cordialité qu’auparavant. Quelques mois après son mariage, la sultane se trouva enceinte ; le sultan en témoigna une grande joie ; et cette joie, après s’être communiquée dans le palais, se répandit encore dans tous les quartiers de la capitale de Perse. Les deux sœurs vinrent lui en faire leurs compliments ; et dès lors, en la prévenant sur la sage-femme dont elle aurait besoin pour l’assister dans ses couches, elles la prièrent de n’en pas choisir d’autres qu’elles. La sultane leur dit obligeamment : « Mes sœurs, je ne demanderais pas mieux, comme vous pouvez le croire, si le choix dépendait de moi absolument ; je vous suis cependant infiniment obligée de votre bonne volonté ; je ne puis me dispenser de me soumettre à ce que le sultan en ordonnera. Ne laissez pas néanmoins de faire en sorte, chacune, que vos maris emploient leurs amis pour faire demander cette grâce au sultan ; et si le sultan m’en parle, soyez persuadée que non seulement je lui marquerai le plaisir qu’il m’aura fait, mais même que je le remercierai du choix qu’il aura fait de vous. » Les deux maris, chacun de son côté, sollicitèrent les courtisans leurs protecteurs et les supplièrent de leur faire la grâce d’employer leur crédit pour procurer à leurs femme s l’honneur auquel elles aspiraient ; et ces protecteurs agirent si puissamment et si efficacement, que le sultan leur promit d’y penser. Le sultan leur tint sa promesse ; et, dans un entretien avec la sultane, il lui dit qu’il lui paraissait que ses sœurs seraient plus propres à la secourir dans ses couches que toute autre sage-femme étrangère ; mais qu’il ne voulait pas les nommer sans avoir auparavant son consentement. La sultane, sensible à la déférence dont le sultan lui donnait une marque si obligeante, lui dit : « Sire, j’étais disposée à ne faire que ce que Votre Majesté me commandera ; mais, puisqu’elle a eu la bonté de jeter les yeux sur mes sœurs, je la remercie de la considération qu’elle a pour elles, pour l’amour de moi, et je ne dissimulerai pas que je les recevrai de sa part avec plus de plaisir que des étrangères. Le sultan Khosrouschah nomma donc les deux sœurs de la sultane pour lui servir de sages-femmes ; et, dès lors, l’une et l’autre passèrent au palais avec une grande joie d’avoir trouvé l’occasion telle qu’elles pouvaient le souhaiter, d’exécuter la méchanceté détestable qu’elles avaient méditée contre la sultane leur sœur. Le temps des couches arriva, et la sultane se délivra heureusement d’un prince beau comme le jour. Ni sa beauté ni sa délicatesse ne furent capables de toucher ni d’attendrir le cœur des sœurs impitoyables. Elles l’enveloppèrent de langes assez négligemment, le mirent dans une petite corbeille et abandonnèrent la corbeille au courant de l’eau d’un canal qui passait au pied de l’appartement de la sultane ; et elles produisirent un petit chien mort, en publiant que la sultane en était accouchée. Cette nouvelle désagréable fut annoncée au sultan ; et le sultan en conçut une indignation qui eût pu être funeste à la sultane, si son grand vizir ne lui eût représenté que Sa Majesté ne pouvait pas, sans injustice, la regarder comme responsable des bizarreries de la nature. La corbeille cependant, dans laquelle le petit prince était exposé, fut emportée sur le canal jusque hors de l’enceinte d’un mur qui bornait la vue de l’appartement de la sultane par le bas, d’où il continuait en passant au travers du jardin du palais. Par hasard, l’intendant des jardins du sultan, l’un des officiers principaux et des plus considérés du royaume, se promenait dans le jardin le long du canal ; comme il eut aperçu la corbeille qui flottait, il appela un jardinier qui n’était pas loin : « Va promptement, dit-il en la lui montrant, et apporte-moi cette corbeille, que je voie ce qui est dedans. » Le jardinier part ; et, du bord du canal, il attire la corbeille adroitement avec la bêche qu’il tenait, l’enlève et l’apporte. L’intendant des jardins fut extrêmement surpris de voir un enfant enveloppé dans la corbeille, et un enfant, lequel, quoiqu’il ne fît que de naître, comme il était aisé de le voir, ne laissait pas d’avoir des traits d’une grande beauté. Il y avait longtemps que l’intendant des jardins était marié ; mais, quelque envie qu’il eût d’avoir lignée, le ciel n’avait pas encore fécondé ses vœux jusqu’alors. Il interrompt sa promenade, se fait suivre par le jardinier, chargé de la corbeille et de l’enfant ; et, quand il fut arrivé à son hôtel, qui avait entrée dans le jardin du palais, il entra dans l’appartement de sa femme : « Ma femme, dit-il, nous n’avions point d’enfant ; en voici un que Dieu nous envoie. Je vous le recommande ; faites-lui chercher une nourrice promptement, et prenez-en soin comme de notre fils ; je le reconnais pour tel dès à présent. » La femme prit l’enfant avec joie, et elle se fit un grand plaisir de s’en charger. L’intendant des jardins ne voulut pas approfondir d’où pouvait venir l’enfant. « Je vois bien, se disait-il, qu’il est venu du côté de l’appartement de la sultane ; mais il ne m’appartient pas de contrôler ce qui s’y passe, ni de causer du trouble dans un lieu où la paix est si nécessaire. » L’année suivante, la sultane accoucha d’un autre prince. Les sœurs dénaturées n’eurent pas plus de compassion de lui que de son aîné : elles l’exposèrent de même dans une corbeille sur le canal, et elles supposèrent que la sultane était accouchée d’un chat. Heureusement pour l’enfant, l’intendant des jardins, étant près du canal, le fit enlever et porter à sa femme, en la chargeant d’en prendre le même soin que du premier ce qu’elle fit, non moins par sa propre inclination que pour se conformer à la bonne intention de son mari. Le sultan de Perse fut plus indigné de cet accouchement contre la sultane que du premier. Il en eût fait éclater son ressentiment, si les remontrances du grand vizir n’eussent encore été assez persuasives pour l’apaiser. La sultane enfin accoucha une troisième fois, non pas d’un prince, mais d’une princesse l’innocente eut le même sort que les princes ses frères. Les deux sœurs, qui avaient résolu de ne pas mettre fin à leurs entreprises détestables qu’elles ne vissent la sultane leur cadette au moins rejetée, chassée et humiliée, lui firent le même traitement, en l’exposant sur le canal. La princesse fut secourue et arrachée à une mort certaine par la compassion et par la charité de l’intendant des jardins, comme les deux princes ses frères, avec lesquels elle fut nourrie et élevée. A cette inhumanité les deux sœurs ajoutèrent le mensonge et l’imposture comme auparavant elles montrèrent un morceau de bois, en assurant faussement que c’était une môle dont la sultane était accouchée. Le sultan Khosrouschah ne put se contenir quand il eut appris ce nouvel accouchement extraordinaire. « Quoi ! dit-il, cette femme, indigne de ma couche, remplirait donc mon palais de monstres, si je la laissais vivre davantage ? Non, cela n’arrivera pas, ajouta-t-il ; elle est un monstre elle-même, je veux en purger le monde. » Il prononça cet arrêt de mort, et il commanda à son grand vizir de le faire exécuter. Le grand vizir et les courtisans qui étaient présents se jetèrent aux pieds du sultan, pour le supplier de révoquer l’arrêt. Le grand vizir prit la parole : « Sire, dit-il, que Votre Majesté me permette de lui présenter que les lois qui condamnent à mort n’ont été établies que pour punir les crimes. Les trois couches de la sultane, si peu attendues, ne sont pas des crimes. En quoi peut-on dire qu’elle y a contribué ? Une infinité d’autres femmes en ont fait et en font tous les jours autant elles sont à plaindre, mais elles ne sont pas punissables. Votre Majesté peut s’abstenir de la voir et la laisser vivre. L’affliction dans laquelle elle passera le reste de ses jours, après la perte de ses bonnes grâces, lui sera un assez grand supplice. » Le sultan de Perse rentra en lui-même ; et, comme il vit bien l’injustice qu’il y avait à condamner la sultane à mort pour de fausses couches, quand même elles eussent été véritables, comme il le croyait faussement : « Qu’elle vive donc, dit-il, puisque cela est ainsi. Je lui donne la vie, mais à une condition qui lui fera désirer la mort plus d’une fois chaque jour. Qu’on lui fasse un réduit de charpente à la porte de la principale mosquée, avec une fenêtre toujours ouverte ; qu’on l’y renferme avec un habit des plus grossiers, et que chaque musulman qui ira à la mosquée faire sa prière lui crache au nez en passant. Si quelqu’un y manque, je veux qu’il soit exposé au même châtiment ; et, afin que je sois obéi, vous, vizir, je vous commande d’y mettre des surveillants. » Le ton dont le sultan prononça ce dernier arrêt ferma la bouche au grand vizir. Il fut exécuté, avec un grand contentement des deux sœurs jalouses. Le réduit fut bâti et achevé ; et la sultane, véritablement digne de compassion, y fut renfermée dès qu’elle fut relevée de sa couche, de la manière que le sultan l’avait commandé, et exposée ignominieusement à la risée et au mépris de tout un peuple : traitement néanmoins qu’elle n’avait pas mérité et qu’elle souffrit avec une constance qui lui attira l’admiration et en même temps la compassion de tous ceux qui jugeaient des choses plus sainement que le vulgaire. Les deux princes et la princesse furent nourris et élevés par l’intendant des jardins et par sa femme, avec la tendresse de père et de mère, et cette tendresse augmenta à mesure qu’ils avancèrent en âge, par les marques de grandeur qui parurent autant dans la princesse que dans les princes, et surtout par les grands traits de beauté de la princesse, qui se développaient de jour en jour, par leur docilité, par leurs bonnes inclinations au-dessus de la bagatelle, et tout autres que celles des enfants ordinaires, et par un certain air qui ne pouvait convenir qu’à des princes et qu’à des princesses. Pour distinguer les deux princes selon l’ordre de leur naissance, ils appelèrent le premier Bahman et le second Perviz, noms que d’anciens rois de Perse avaient portés. A la princesse ils donnèrent celui de Parizade, que plusieurs reines et princesses du royaume avaient aussi porté. Dès que les deux princes furent en âge, l’intendant des jardins leur donna un maître pour leur apprendre à lire et à écrire ; et la princesse leur sœur, qui se trouvait aux leçons qu’on leur donnait, montra une envie si grande d’apprendre à lire et à écrire, quoique plus jeune qu’eux, que l’intendant des jardins, ravi de cette disposition, lui donna le même maître. Piquée d’émulation par sa vivacité et par son esprit pénétrant, elle devint, en peu de temps, aussi habile que les princes ses frères. Depuis ce temps-là, les frères et la sœur n’eurent plus que les mêmes maîtres dans les autres beaux-arts ; dans la géographie, dans la poésie, dans l’histoire et dans les sciences, même dans les sciences secrètes ; et, comme ils n’y trouvaient rien de difficile, ils y firent un progrès si merveilleux que les maîtres en étaient étonnés et que bientôt ils avouèrent sans déguisement qu’ils iraient plus loin qu’ils n’étaient allés eux-mêmes, pour peu qu’ils continuassent. Dans les heures de récréation, la princesse apprit aussi la musique, à chanter et à jouer de plusieurs sortes d’instruments. Quand les princes apprirent à monter à cheval, elle ne voulut pas qu’ils eussent cet avantage sur elle : elle fit ses exercices avec eux, de manière qu’elle savait monter à cheval, tirer de l’arc, jeter la canne ou le javelot avec la même adresse ; et souvent même elle les devançait à la course. L’intendant des jardins, qui était au comble de sa joie, de voir ses nourrissons si accomplis dans toutes les perfections du corps et de l’esprit, et de ce qu’ils avaient répondu aux dépenses qu’il avait faites pour leur éducation, beaucoup au-delà de ce qu’il s’en était promis, en fit une autre plus considérable, à leur considération. Jusqu’alors, content du logement qu’il avait dans l’enceinte du palais, il avait vécu sans maison de campagne ; il en acheta une à peu de distance de la ville, qui avait de grandes dépendances en terres labourables, en prairies et en bois ; et, comme la maison ne lui parut pas assez belle ni assez commode, il la fit mettre bas et il n’épargna rien pour la rendre la plus magnifique des environs. Il y allait tous les jours, pour faire hâter, par sa présence, le grand nombre d’ouvriers qu’il y mit en œuvre ; et, dès qu’il y eut un appartement achevé, propre à le recevoir, il y alla passer plusieurs jours de suite, autant que les fonctions et le devoir de sa charge le lui permettaient. Par son assiduité enfin, la maison fut achevée ; et, pendant qu’on la meublait, avec la même diligence, de meubles les plus riches et qui répondaient à la magnificence de l’édifice, il fit travailler au jardin, sur le dessin qu’il avait tracé lui-même et à la manière qui était ordinaire, en Perse, parmi les grands seigneurs. Il y ajouta un parc d’une vaste étendue, qu’il fit enclore de bonnes murailles et remplir de toutes sortes de bêtes fauves, afin que les princes et la princesse y prissent le divertissement de la chasse quand il leur plairait. Quand la maison de campagne fut entièrement achevée et en état d’être habitée, l’intendant des jardins alla se jeter aux pieds du sultan ; et, après avoir représenté combien il y avait longtemps qu’il était dans le service, et les infirmités de la vieillesse où il se trouvait, il le supplia d’avoir pour agréable la démission de sa charge, qu’il faisait entre les mains de Sa Majesté, et qu’il se retirât. Le sultan lui accorda cette grâce avec d’autant plus de plaisir, qu’il était satisfait de ses longs services, tant sous le règne du sultan son père que depuis qu’il était monté lui-même sur le trône ; et, en la lui accordant, il demanda ce qu’il pouvait faire pour le récompenser. « Sire, répondit l’intendant des jardins, je suis comblé des bienfaits de Votre Majesté et de ceux du sultan son père, d’heureuse mémoire, au point qu’il ne me reste plus à désirer que de mourir dans l’honneur de ses bonnes grâces. » Il prit congé du sultan Khosrouschah, après quoi il passa à la maison de campagne qu’il avait fait bâtir, avec les deux princes Bahman et Perviz et la princesse Parizade. Pour ce qui est de sa femme, il y avait quelques années qu’elle était morte. Il n’eut pas vécu cinq ou six mois avec eux, qu’il fut surpris par une mort si subite qu’elle ne lui donna pas le temps de leur dire un mot de la vérité de leur naissance : chose néanmoins qu’il avait résolu de faire, comme nécessaire pour les obliger à continuer de vivre comme ils avaient fait jusqu’alors, selon leur état et leur condition, conformément à l’éducation qu’il leur avait donnée et au penchant qui les y portait. Les princes Bahman et Perviz et la princesse Parizade, qui ne connaissaient d’autre père que l’intendant des jardins, le regrettèrent comme tel, et ils lui rendirent tous les devoirs funéraires que l’amour et la reconnaissance filiale exigeaient d’eux. Contents des grands biens qu’il leur avait laissés, ils continuèrent de demeurer et de vivre ensemble, dans la même union qu’ils avaient fait jusqu’alors, sans ambition, de la part des princes, de se produire à la cour, dans la vue des premières charges et des dignités auxquelles il leur eût été aisé de parvenir. Un jour que les deux princes étaient à la chasse et que la princesse Parizade était restée, une dévote musulmane, qui était fort âgée, se présenta à la porte et pria qu’on lui permît d’entrer pour faire la prière, dont il était l’heure. On alla demander la permission à la princesse, et la princesse commanda qu’on la fît entrer et qu’on lui montrât l’oratoire dont l’intendant des jardins du sultan avait eu soin de faire accompagner la maison, au défaut de mosquée dans le voisinage. Elle commanda aussi que, quand la dévote aurait fait sa prière, on lui fît voir la maison et le jardin, et qu’ensuite on la lui amenât. La dévote musulmane entra, elle lit sa prière dans l’oratoire qu’on lui montra ; et, quand elle eut fait, deux femmes de la princesse, qui attendaient qu’elle sortît, l’invitèrent à voir la maison et le jardin. Comme elle leur eut marqué qu’elle était prête à les suivre, elles la menèrent d’appartement en appartement, et, dans chacun, elle considéra toutes choses, en femme qui s’entendait en ameublement et dans la belle disposition de chaque pièce. Elles la firent entrer aussi dans le jardin, dont elle trouva le dessin si nouveau et si bien entendu, qu’elle l’admira, en disant qu’il fallait que celui qui l’avait fait tracer fût un excellent maître dans son art. Elle fut enfin amenée devant la princesse, qui l’attendait dans un grand salon, lequel surpassait en beauté, en propreté et en richesse tout ce qu’elle avait admiré dans les appartements. Dès que la princesse vit entrer la dévote : « Ma bonne mère, lui dit-elle, approchez-vous et venez vous asseoir près de moi. Je suis ravie du bonheur que l’occasion me présente de profiter, pendant quelques moments, du bon exemple et du bon entretien d’une personne comme vous, qui a pris le bon chemin en se donnant toute à Dieu, et que tout le monde devrait imiter, s’il était sage. » La dévote, au lieu de monter sur le sofa, voulut s’asseoir sur le bord ; mais la princesse ne le souffrit pas : elle se leva de sa place ; et, en s’avançant, elle la prit par la main et l’obligea de venir s’asseoir près d’elle, à la place d’honneur. La dévote fut sensible à cette civilité : « Madame, dit-elle, il ne m’appartient pas d’être traitée si honorablement, et je ne vous obéis que parce que vous le commandez et que vous êtes maîtresse chez vous. » Quand elle fut assise, avant d’entrer en conversation, une des femmes de la princesse servit devant elle et devant la princesse une petite table basse, marquetée de nacre de perle et d’ébène, avec un bassin de porcelaine dessus, garni de gâteaux, et de plusieurs porcelaines remplies de fruits de la saison et de confitures sèches et liquides. La princesse prit un des gâteaux, et, en le présentant à la dévote : « Ma bonne mère, dit-elle, prenez, mangez et choisissez, de ces fruits, ceux qui vous plairont ; vous avez besoin de manger, après le chemin que vous avez fait pour venir jusqu’ici. — Madame, reprit la dévote, je ne suis pas accoutumée à manger des choses si délicates ; et, si j’en mange, c’est pour ne pas refuser ce que Dieu m’envoie par une main libérale comme la vôtre. » Pendant que la dévote mangeait, la princesse, qui mangea aussi quelque chose pour l’y exciter par son exemple, lui fit plusieurs questions sur les exercices de dévotion qu’elle pratiquait et sur la manière dont elle vivait, auxquelles elle répondit avec beaucoup de modestie ; et, de discours en discours, elle lui demanda ce qu’elle pensait de la maison qu’elle voyait, et si elle la trouvait à son gré. Madame, répondit la dévote, il faudrait être d’un très mauvais goût pour y trouver à reprendre : elle est belle, riante ; meublée magnifiquement, sans confusion, très bien entendue ; et les ornements y sont ménagés on ne peut pas mieux. Quant à la situation, elle est dans un terrain agréable, et l’on ne peut imaginer un jardin qui fasse plus de plaisir à voir que celui dont elle est accompagnée. Si vous me permettez néanmoins de ne rien dissimuler, je prends la liberté de vous dire, madame, que la maison serait incomparable, si trois choses qui y manquent, à mon avis, s’y rencontraient. — Ma bonne, reprit la princesse Parizade, quelles sont ces trois choses ? Enseignez-les-moi, je vous en conjure au nom de Dieu ; je n’épargnerai rien pour les acquérir, s’il est possible. — Madame, reprit la dévote, la première de ces trois choses est l’oiseau qui parle ; c’est un oiseau singulier, qu’on nomme Bulbulhezar, et qui a, de plus, la propriété d’attirer des environs tous les oiseaux qui chantent, lesquels viennent accompagner son chant. La seconde est l’arbre qui chante, dont les feuilles sont autant de bouches, qui font un concert harmonieux de voix différentes, lequel ne cesse jamais. La troisième chose enfin est l’eau jaune, couleur d’or, dont une seule goutte, versée dans un bassin préparé exprès, en quelque endroit que ce soit d’un jardin, foisonne de manière qu’elle le remplit d’abord et s’élève, dans le milieu, en gerbe qui ne cesse jamais de s’élever et de retomber dans le bassin, sans que le bassin déborde. — Ah ! ma bonne mère, s’écria la princesse, que je vous ai d’obligation de la connaissance que vous me donnez de ces choses ! Elles sont surprenantes, et je n’avais pas entendu dire qu’il y eût rien au monde de si curieux ni d’aussi admirable. Mais, comme je suis bien persuadée que vous n’ignorez pas le lieu où elles se trouvent, j’attends que vous me fassiez la grâce de me l’enseigner. » Pour donner satisfaction à la princesse, la bonne dévote lui dit : « Madame, je me rendrais indigne de l’hospitalité que vous venez d’exercer envers moi avec tant de bonté, si je me refusais à satisfaire votre curiosité sur ce que vous souhaitez d’apprendre. J’ai donc l’honneur de vous dite que les trois choses dont je viens de vous parler se trouvent dans un même lieu, aux confins de ce royaume, du côté des Indes. Le chemin qui y conduit passe devant votre maison. Celui que vous y enverrez de votre part n’a qu’à le suivre pendant vingt jours ; et, le vingtième jour, qu’il demande où sont l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante et l’eau jaune ; le premier auquel il s’adressera les lui enseignera. » En achevant ces paroles, elle se leva ; et, après avoir pris congé, elle se retira et poursuivit son chemin. La princesse Parizade avait l’esprit si fort occupé à retenir les renseignements que la dévote musulmane venait de lui donner de l’oiseau qui parlait, de l’arbre qui chantait et de l’eau jaune, qu’elle ne s’aperçut qu’elle était partie que quand elle voulut lui faire quelques demandes pour prendre d’elle un plus grand éclaircissement. Il lui semblait en effet que ce qu’elle venait d’entendre de sa bouche n’était pas suffisant pour ne pas s’exposer à entreprendre un voyage inutile. Elle ne voulut pas néanmoins envoyer après elle pour la faire revenir ; mais elle fit un effort sur sa mémoire, pour se rappeler tout ce qu’elle avait entendu et n’en rien oublier. Quand elle crut que rien ne lui était échappé, elle se fit un vrai plaisir de penser à la satisfaction qu’elle aurait si elle pouvait venir à bout de posséder des choses si merveilleuses ; mais la difficulté qu’elle y trouvait et la crainte de ne pas réussir la plongeaient dans une grande inquiétude. La princesse Parizade était abîmée dans ces pensées, quand les princes ses frères arrivèrent de la chasse : ils entrèrent dans le salon ; et, au lieu de la trouver le visage ouvert et l’esprit gai, selon sa coutume, ils furent étonnés de la voir recueillie en elle-même et comme affligée, sans qu’elle levât la tête pour marquer au moins qu’elle s’apercevait de leur présence. Le prince Bahman prit la parole : « Ma sœur, dit-il, où sont la joie et la gaieté qui ont été inséparables d’avec vous jusqu’à présent ? tes-vous incommodée ? vous est-il arrivé quelque malheur ? vous a-t-on donné quelque sujet de chagrin ? Apprenez-le-nous, afin que nous y prenions la part que nous devons, et que nous y apportions le remède, ou que nous vous vengions, si quelqu’un a eu la témérité d’offenser une personne comme vous, à laquelle tout respect est dû. » La princesse Parizade demeura quelque temps sans rien répondre et dans la même situation ; elle leva les yeux enfin, en regardant les princes ses frères, et les baissa presque aussitôt, après leur avoir dit que ce n’était rien. « Ma sœur, reprit le prince Bahman, vous nous dissimulez la vérité : il faut bien que ce soit quelque chose, et même quelque chose de grave. Il n’est pas possible que, pendant le peu de temps que nous avons été éloignés de vous, un changement aussi grand et aussi peu attendu que celui que nous remarquons en vous vous soit arrivé pour rien. Vous voudrez bien que nous ne vous en tenions pas quitte pour une réponse qui ne nous satisfait pas. Ne nous cachez donc pas ce que c’est, à moins que vous ne vouliez nous faire croire que vous renoncez à l’amitié et à l’union ferme et constante qui ont subsisté entre nous jusqu’aujourd’hui, dès notre plus tendre jeunesse. » La princesse, qui était bien éloignée de rompre avec les princes ses frères, ne voulut pas les laisser dans cette pensée. « Quand je vous ai dit, reprit-elle, que ce qui me faisait de la peine n’était rien, je l’ai dit par rapport à vous, et non pas par rapport à moi, qui le trouve de quelque importance ; et, puisque vous me pressez par le droit de votre amitié et de notre union, qui me sont si chères, je vais vous dire ce que c’est. Vous avez cru, et je l’ai cru comme vous, continua-t-elle, que cette maison, que feu notre père nous a fait bâtir, était complète en toute manière et que rien n’y manquait ; aujourd’hui cependant j’ai appris qu’il y manque trois choses qui la mettraient hors de comparaison avec toutes les maisons de campagne qui sont au monde. Ces trois choses sont l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante et l’eau jaune de couleur d’or. » Après leur avoir expliqué en quoi consistait l’excellence de ces choses : « C’est une dévote musulmane, ajouta-t-elle, qui m’a fait faire cette remarque et qui m’a enseigné le lieu où elles sont et le chemin par où l’on peut s’y rendre. Vous trouverez peut-être que ce sont des choses de peu de conséquence pour faire que notre maison soit accomplie, et qu’elle peut toujours passer pour une très belle maison, indépendamment de cet accroissement à ce qu’elle contient, et ainsi que nous pouvons nous en passer. Vous en penserez ce qui vous plaira : mais je ne puis m’empêcher de vous témoigner qu’en mon particulier je suis persuadée qu’elles y sont nécessaires, et que je ne serai pas contente que je ne les y voie placées. Ainsi, que vous y preniez intérêt, que vous n’y en preniez pas, je vous prie de m’aider de vos conseils et de voir qui je pourrais envoyer à cette conquête. — Ma sœur, reprit le prince Bahman, rien ne peut vous intéresser qui ne nous intéresse également. Il suffit de votre empressement pour la conquête des choses que vous dites, pour nous obliger d’y prendre le même intérêt ; mais, indépendamment de ce qui vous regarde, nous nous y sentons portés de notre propre mouvement et pour notre satisfaction particulière ; car je suis bien persuadé que mon frère n’est pas d’un autre sentiment que moi ; et nous devons tout entreprendre pour faire cette conquête, comme vous l’appelez l’importance et la singularité dont il s’agit méritent bien ce nom. Je me charge de la faire. Dites-moi seulement le chemin que je dois tenir et le lieu ; je ne différerai pas le voyage plus longtemps que jusqu’à demain. — Mon frère, reprit le prince Perviz, il ne convient pas que vous vous absentiez de la maison pour un si long temps, vous qui en êtes le chef et l’appui ; et je prie ma sœur de se joindre à moi pour vous obliger d’abandonner votre dessein et de trouver bon que je fasse le voyage je ne m’en acquitterai pas moins bien que vous, et la chose sera plus dans l’ordre. — Mon frère, repartit le prince Bahman, je suis bien persuadé de votre bonne volonté et que vous ne vous acquitteriez pas du voyage moins bien que moi ; mais c’est une chose résolue : je le veux faire, et je le ferai. Vous resterez avec notre sœur, qu’il n’est pas besoin que je vous recommande. » Il passa le reste de la journée à pourvoir aux préparatifs du voyage, et à se faire bien instruire par la princesse des renseignements que la dévote lui avait donnés, pour ne pas s’écarter du chemin. Le lendemain, de grand matin, le prince Bahman monta à cheval ; et le prince Perviz et la princesse Parizade, qui avaient voulu le voir partir, l’embrassèrent et lui souhaitèrent un heureux voyage. Mais, au milieu de ses adieux, la princesse se souvint d’une chose qui ne lui était pas venue dans l’esprit. « A propos, mon frère, dit-elle, je ne songeais pas aux accidents auxquels on est exposé dans les voyages qui sait si je vous reverrai jamais ? Mettez pied à terre, je vous en conjure, et laissez là le voyage j’aime mieux me priver de la vue et de la possession de l’oiseau qui parle, de l’arbre qui chante et de l’eau jaune, que de courir le risque de vous perdre pour jamais. — Ma sœur, reprit le prince Bahman en souriant de la frayeur soudaine de la princesse Parizade, la résolution en est prise, et quand cela ne serait pas, je la prendrais encore ; et vous trouverez bon que je l’exécute. Les accidents dont vous me parlez n’arrivent qu’aux malheureux. Il est vrai que je puis être du nombre ; mais aussi je puis être des heureux, qui sont en beaucoup plus grand nombre que les malheureux. Comme néanmoins les événements sont incertains et que je puis succomber dans mon entreprise, tout ce que je puis faire, c’est de vous laisser un couteau que voici. » Alors le prince Bahman tira un couteau ; en le présentant dans la gaine à la princesse : « Prenez, dit-il, et donnez-vous de temps en temps la peine de tirer le couteau de sa gaîne ; tant que vous le verrez net, comme vous le voyez, ce sera une marque que je serai vivant ; mais, si vous voyez qu’il en dégoutte du sang, croyez que je ne serai plus en vie et accompagnez ma mort de vos prières. » La princesse Parizade ne put obtenir autre chose du prince Bahman. Ce prince lui dit adieu, à elle et au prince Perviz, pour la dernière fois ; et il partit bien monté, bien armé et bien équipé. Il se mit dans le chemin, et sans s’écarter ni à droite ni à gauche, il continua en traversant la Perse, et, le vingtième jour de sa marche, il aperçut sur le bord du chemin un vieillard hideux à voir, lequel était assis sous un arbre, à quelque distance d’une chaumière qui lui servait de retraite contre les injures du temps. Les sourcils, blancs comme de la neige, de même que les cheveux, la moustache et la barbe, lui venaient jusqu’au bout du nez ; la moustache lui couvrait la bouche, et la barbe avec les cheveux lui tombait presque jusqu’aux pieds. Il avait les ongles des mains et des pieds d’une longueur excessive, avec une espèce de chapeau plat et fort large, qui lui couvrait la tête en forme de parasol ; et, pour tout habit, une natte, dans laquelle il était enveloppé. Ce bon vieillard était un derviche, qui s’était retiré du monde il y avait de longues années, et s’était négligé pour s’attacher à Dieu uniquement, de manière qu’à la fin il était fait comme nous venons de voir. Le prince Bahman, qui depuis le matin avait été attentif à observer s’il rencontrerait quelqu’un auquel il pût s’informer du lieu où son dessein était de se rendre, s’arrêta quand il fut arrivé près du derviche, comme le premier qu’il rencontrait, et mit pied à terre, pour se conformer à ce que la dévote avait marqué à la princesse Parizade. En tenant son cheval parla bride, il s’avança jusqu’au derviche ; et en le saluant : « Bon père, dit-il, Dieu prolonge vos jours et vous accorde l’accomplissement de vos désirs ! » Le derviche répondit au salut du prince, mais si peu intelligiblement qu’il n’en comprit pas un mot. Comme le prince Bahman vit que l’empêchement venait de ce que la moustache couvrait la bouche du derviche, et qu’il ne voulait pas passer outre sans prendre de lui l’instruction dont il avait besoin, il prit des ciseaux dont il était muni, et, après avoir attaché son cheval à une branche de l’arbre, il lui dit : « Bon derviche, j’ai à vous parler ; mais votre moustache empêche que je vous entende : vous voudrez bien, et je vous prie de me laisser faire, que je vous l’accommode, avec vos sourcils, qui vous défigurent et qui vous font ressembler plutôt à un ours qu’à un homme. » Le derviche ne s’opposa pas au dessein du prince ; il le laissa faire ; et comme le prince, quand il eut achevé, eut vu que le derviche avait le teint frais et qu’il paraissait beaucoup moins âgé qu’il ne l’était en effet, il lui dit : « Bon derviche, si j’avais un miroir, je vous ferais voir combien vous êtes rajeuni. Vous êtes présentement un homme ; et auparavant personne n’eût pu distinguer ce que vous étiez. » Les caresses du prince Bahman lui attirèrent de la part du derviche un souris, avec un compliment : « Seigneur, dit-il, qui que vous soyez, je vous suis infiniment obligé du bon office que vous avez voulu me rendre ; je suis prêt à vous en marquer ma reconnaissance en tout ce qui peut dépendre de moi. Vous n’avez pas mis pied à terre que quelque besoin ne vous y ait obligé. Dites-moi ce que c’est, je tâcherai de vous contenter, si je le puis. — Bon derviche, reprit le prince Bahman, je viens de loin, et je cherche l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante et l’eau jaune. Je sais que ces trois choses sont quelque part ici aux environs ; mais j’ignore l’endroit où elles sont précisément. Si vous le savez, je vous conjure de m’enseigner le chemin, afin que je ne prenne pas l’un pour l’autre et que je ne perde pas le fruit du long voyage que j’ai entrepris. » Le prince, à mesure qu’il tenait ce discours, remarqua que le derviche changeait de visage, qu’il baissait les yeux et qu’il prit un grand sérieux, jusque-là qu’au lieu de répondre il demeura dans le silence. Cela obligea le prince de reprendre la parole : « Bon père, poursuivit-il, il me semble que vous m’avez entendu. Dites-moi si vous savez ce que je vous demande, ou si vous ne le savez pas, afin que je ne perde pas de temps et que je m’en informe ailleurs. » Le derviche rompit enfin le silence : « Seigneur, dit-il au prince Bahman, le chemin que vous me demandez m’est connu ; mais l’amitié que j’ai conçue pour vous dès que je vous ai vu, et qui est devenue plus forte que le service que vous m’avez rendu, me tient encore en suspens de savoir si je dois vous accorder la satisfaction que vous souhaitez. — Quel motif peut vous en empêcher, reprit le prince, et quelle difficulté trouvez-vous à me la donner ? — Je vous le dirai, repartit le derviche : c’est que le danger auquel vous vous exposez est plus grand que vous ne le pouvez croire. D’autres seigneurs, en grand nombre, qui n’avaient ni moins de hardiesse, ni moins de courage que vous en pouvez avoir, ont passé par ici et m’ont fait la même demande que vous m’avez faite. Je n’ai rien oublié pour les détourner de passer outre, mais ils n’ont pas voulu me croire ; je leur ai enseigné le chemin malgré moi, en me rendant à leurs instances ; et je puis vous assurer qu’ils y ont tous échoué et que je n’en ai pas vu revenir un seul. Pour peu donc que vous aimiez la vie et que vous vouliez suivre mon conseil, vous n’irez pas plus loin et vous retournerez chez vous. » Le prince Bahman persista dans sa résolution. « Je veux croire, dit-il au derviche, que votre conseil est sincère, et je vous suis obligé de la marque d’amitié que vous me donnez ; mais quel que soit le danger dont vous me parlez, rien n’est capable de me faire changer de dessein. Si quelqu’un m’attaque, j’ai de bonnes armes, et il ne sera ni plus vaillant ni plus brave que moi. — Et si ceux qui vous attaqueront, lui remontra le derviche, ne se font pas voir (car ils sont plusieurs), comment vous défendrez-vous contre des gens qui sont invisibles ? — Il n’importe, repartit le prince ; quoi que vous puissiez dire, vous ne me persuaderez pas de rien faire contre mon devoir. Puisque vous savez le chemin que je vous demande, je vous conjure encore une fois de me l’enseigner et de ne pas me refuser cette grâce. » Quand le derviche vit qu’il ne pouvait rien gagner sur l’esprit du prince Bahman et qu’il était opiniâtre dans la résolution de continuer son voyage, nonobstant les avis salutaires qu’il lui donnait, il mit la main dans un sac qu’il avait près de lui et il en tira une boule, qu’il lui présenta : « Puisque je ne puis obtenir de vous, dit-il, que vous m’écoutiez et que vous profitiez de mes conseils, prenez cette boule, et, quand vous serez à cheval, jetez-la devant vous et suivez-la jusqu’au pied d’une montagne, où elle s’arrêtera ; quand elle sera arrêtée, vous mettrez pied à terre et vous laisserez votre cheval la bride sur le cou, qui demeurera à la même place, en attendant votre retour. En montant, vous verrez à droite et à gauche une grande quantité de grosses pierres noires, et vous entendrez une confusion de voix de tous les côtés, qui vous diront mille injures pour vous décourager et pour faire en sorte que vous ne montiez pas jusqu’au haut ; mais gardez-vous bien de vous effrayer, et, sur toutes choses, de tourner la tête pour regarder derrière vous ; en un instant vous seriez changé en une pierre noire, semblable à celles que vous verrez, lesquelles sont autant de seigneurs comme vous, qui n’ont pas réussi dans leur entreprise, comme je vous disais. Si vous évitez le danger, que je ne vous dépeins que légèrement, afin que vous y fassiez bien réflexion, et que vous arriviez au haut de la montagne, vous y trouverez une cage et dans la cage l’oiseau que vous cherchez. Comme il parle, vous lui demanderez où sont l’arbre qui chante et l’eau jaune ; et il vous l’enseignera. Je n’ai rien à vous dire davantage voilà ce que vous avez à faire, et voilà ce que vous avez à éviter ; mais, si vous vouliez me croire, vous suivriez le conseil que je vous ai donné et vous ne vous exposeriez pas à la perte de votre vie. Encore une fois, pendant qu’il vous reste du temps pour y penser, considérez que cette perte est irréparable et attachée à une condition à laquelle on peut contrevenir, même par inadvertance, comme vous pouvez le comprendre. — Pour ce qui est du conseil que vous venez de me répéter et dont je ne laisse pas de vous avoir obligation, reprit le prince Bahman après avoir reçu la boule, je ne puis le suivre ; mais je tâcherai de profiter de l’avis que vous me donnez, de ne pas regarder derrière moi en montant, et j’espère que bientôt vous me verrez revenir et vous en remercier plus amplement, chargé de la dépouille que je cherche. » En achevant ces paroles, auxquelles le derviche ne répondit autre chose, sinon qu’il le reverrait avec joie et qu’il souhaitait que cela arrivât, il remonta à cheval, prit congé du derviche par une profonde inclination de tête et jeta la boule devant lui. La boule roula et continua de rouler presque de la même vitesse que le prince Bahman lui avait imprimée en la jetant ; ce qui fit qu’il fut obligé d’accommoder la course de son cheval à la même vitesse pour la suivre, afin de ne la pas perdre de vue ; il la suivit, et, quand elle fut au pied de la montagne que le derviche avait dit, elle s’arrêta ; alors il descendit de cheval, et le cheval ne branla pas de la place même quand il lui eut mis la bride sur le cou. Après qu’il eut reconnu la montagne des yeux et qu’il eut remarqué les pierres noires, il commença à monter, et il n’eut pas fait quatre pas que les voix dont le derviche lui avait parlé se firent entendre sans qu’il vît personne. Les unes disaient : « Où va cet étourdi ? où va-t-il ? que veut-il ? ne le laissez pas passer. » D’autres : « Arrêtez-le, prenez-le, tuez-le. » D’autres criaient, d’une voix de tonnerre : « Au voleur ! à l’assassin ! au meurtre ! » D’autres, au contraire, criaient d’un ton railleur : « Non, ne lui faites pas de mal, laissez passer le beau mignon ; vraiment, c’est pour lui qu’on garde la cage et l’oiseau ! » Nonobstant ces voix importunes, le prince Bahman monta quelque temps avec constance et avec fermeté, en s’animant lui-même ; mais les voix redoublèrent avec un tintamarre si grand, et si près de lui, tant en avant qu’en arrière, que la frayeur le saisit. Les pieds et les jambes commencèrent à lui trembler, il chancela ; et bientôt, comme il se fut aperçu que les forces commençaient à lui manquer, il oublia l’avis du derviche : il se tourna, pour se sauver en descendant ; et, dans le moment, il fut changé en une pierre noire : métamorphose qui était arrivée à tant d’autres avant lui, pour avoir tenté la même entreprise ; et la même chose arriva à son cheval. Depuis le départ du prince Bahman pour son voyage, la princesse Parizade, qui avait attaché à sa ceinture le couteau avec la gaine, qu’il lui avait laissé pour être informée s’il était mort ou vivant, n’avait pas manqué de le tirer et de le consulter, même plusieurs fois chaque jour. De la sorte, elle avait eu la consolation d’apprendre qu’il était en parfaite santé et de s’entretenir souvent de lui avec le prince Perviz, qui la prévenait quelquefois en lui en demandant des nouvelles. Le jour fatal enfin où le prince Bahman venait d’être métamorphosé en pierre, comme le prince et la princesse s’entretenaient de lui, sur le soir, selon leur coutume : « Ma sœur, dit le prince Perviz, tirez le couteau, je vous prie, et apprenons de ses nouvelles. » La princesse le tira ; et, en le regardant, ils virent couler le sang de l’extrémité. La princesse, saisie d’horreur et de douleur, jeta le couteau. « Ah ! mon cher frère, s’écria-t-elle, je vous ai donc perdu, et perdu par ma faute ! Je ne vous reverrai jamais ! Que je suis malheureuse ! Pourquoi vous ai-je parlé d’oiseau qui parle, d’arbre qui chante et d’eau jaune ; ou plutôt, que m’importait-il de savoir si la dévote trouvait cette maison belle ou laide, accomplie ou non accomplie ? Plût à Dieu que jamais elle ne se fût avisée de s’y adresser ! Hypocrite, trompeuse, ajouta-t-elle, devais-tu reconnaître ainsi la réception que je t’ai faite ? Pourquoi m’as-tu parlé d’un oiseau, d’un arbre et d’une eau, qui, tout imaginaires qu’ils sont, comme je me le persuade par la fin malheureuse d’un frère chéri, ne laissent pas de me troubler encore l’esprit par ton enchantement ? » Le prince Perviz ne fut pas moins affligé de la mort du prince Bahman que la princesse Parizade ; mais, sans perdre le temps en des regrets inutiles, comme il eut compris par les regrets de la princesse sa sœur qu’elle désirait toujours passionnément d’avoir en sa possession l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante et l’eau jaune, il l’interrompit : « Ma sœur, dit-il, nous regretterions en vain notre frère Bahman ; nos plaintes et notre douleur ne lui rendraient pas la vie ; c’est la volonté de Dieu ; nous devons nous y soumettre et l’adorer dans ses décrets, sans vouloir les pénétrer. Pourquoi voulez-vous douter présentement des paroles de la dévote musulmane, après les avoir tenues si fermement pour certaines et pour vraies ? Croyez-vous qu’elle vous eût parlé de ces trois choses, si elles n’existaient pas, et qu’elle les eût inventées exprès pour vous tromper, vous qui, bien loin de lui en avoir donné sujet, l’avez si bien reçue et accueillie avec tant d’honnêteté et de bonté ? Croyons plutôt que la mort de notre frère vient de sa faute ou par quelque accident que nous ne pouvons pas imaginer. Ainsi, ma sœur, que sa mort ne vous empêche pas de poursuivre votre recherche ; je m’étais offert pour faire le voyage à sa place, je suis dans la même disposition ; et, comme son exemple ne me fait pas changer de sentiment, dès demain je l’entreprendrai. » La princesse fit tout ce qu’elle put pour dissuader le prince Perviz, en le conjurant de ne pas l’exposer au danger de perdre deux frères au lieu d’un ; mais il demeura inébranlable, nonobstant les remontrances qu’elle lui fit ; et avant qu’il partît, afin qu’elle pût être informée du succès du voyage qu’il entreprenait, comme elle l’avait été de celui du prince Bahman par le moyen du couteau qu’il lui avait laissé, il lui donna aussi un chapelet de perles de cent grains, pour le même usage ; et, en le lui présentant : « Dites ce chapelet à mon intention pendant mon absence. En le disant, s’il arrive que les grains s’arrêtent de manière que vous ne puissiez plus les mouvoir ni les faire couler les uns après les autres, comme s’ils étaient collés, ce sera une marque que j’aurai eu le même sort que notre frère ; mais espérons que cela n’arrivera pas et que j’aurai le bonheur de vous revoir, avec la satisfaction que nous attendons, vous et moi. » Le prince Perviz partit ; et, le vingtième jour de son voyage il rencontra le même derviche, à l’endroit où le prince Bahman l’avait trouvé. Il s’approcha de lui ; et, après l’avoir salué, il le pria, s’il le savait, de lui enseigner le lieu où était l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante et l’eau jaune. Le derviche lui fit les mêmes difficultés et les mêmes remontrances qu’il avait faites au prince Bahman, jusqu’à lui dire qu’il y avait très peu de temps qu’un jeune cavalier, avec lequel il lui voyait beaucoup de ressemblance, lui avait demandé le chemin ; que, vaincu par ses instances pressantes et par son importunité, il le lui avait enseigné, lui avait donné de quoi lui servir de guide et prescrit ce qu’il devait observer pour réussir ; mais qu’il ne l’avait pas vu revenir ; d’après quoi il n’y avait pas à douter qu’il n’eût eu le même sort que ceux qui l’avaient précédé. « Bon derviche, reprit le prince Perviz, je sais qui est celui dont vous parlez : c’est mon frère aîné, et je suis informé avec certitude qu’il est mort. De quelle mort, c’est ce que j’ignore. — Je puis vous le dire, repartit le derviche : il a été changé en pierre noire, comme ceux dont je viens de parler, et vous devez vous attendre à la même métamorphose, à moins que vous n’observiez plus exactement que lui les bons conseils que je lui avais donnés, au cas que vous persistiez à ne vouloir pas renoncer à votre résolution, à quoi je vous exhorte encore une fois. — Derviche, insista le prince Perviz, je ne puis assez vous marquer combien je vous suis redevable de la part que vous prenez à la conservation de ma vie, tout inconnu que je vous suis, et sans que j’aie rien fait pour mériter votre bienveillance ; mais j’ai à vous dire qu’avant que je prisse mon parti j’y ai bien songé, et que je ne puis l’abandonner. Ainsi, je vous supplie de me faire la même grâce que vous avez faite à mon frère. Peut-être réussirai-je mieux que lui à suivre les mêmes renseignements que j’attends de vous. — Puisque je ne puis réussir, dit le derviche, à vous persuader de vous relâcher de ce que vous avez résolu, si mon grand âge ne m’en empêchait, et que je pusse me soutenir, je me lèverais pour vous donner la boule que j’ai ici, laquelle doit vous servir de guide. » Sans donner au derviche la peine d’en dire davantage, le prince Perviz mit pied à terre ; et, comme il se fut avancé jusqu’au derviche, celui-ci, qui venait de tirer la boule de son sac, où il en avait un bon nombre d’autres, la lui donna, et lui dit l’usage qu’il en devait faire, comme il l’avait dit au prince Bahman ; et, après l’avoir bien averti de ne pas s’effrayer des voix qu’il entendrait, sans voir personne, quelque menaçantes qu’elles fussent, mais de ne pas laisser de monter jusqu’à ce qu’il eût aperçu la cage et l’oiseau, il le congédia. Le prince Perviz remercia le derviche ; et, quand il fut remonté à cheval, il jeta la boule devant le cheval ; et, en piquant des deux en même temps, il la suivit. Il arriva enfin au bas de la montagne ; et, quand il eut vu que la boule s’était arrêtée, il mit pied à terre. Avant qu’il fît le premier pas pour monter, il demeura un moment dans la même place, en rappelant dans sa mémoire les avis que le derviche lui avait donnés. Il s’encouragea et il monta, bien résolu d’arriver jusqu’au haut de la montagne, et il avança cinq ou six pas ; alors il entendit derrière lui une voix qui lui parut fort proche, comme d’un homme qui le rappelait et l’insultait, en criant : « Attends, téméraire, que je te punisse de ton audace ! » A cet outrage, le prince Perviz oublia tous les avis du derviche ; il mit la main sur le sabre, il le tira et il se tourna pour se venger : mais à peine eut-il le temps de voir que personne ne le suivait, qu’il fut changé en une pierre noire, lui et son cheval. Depuis que le prince Perviz était parti, la princesse Parizade n’avait pas manqué, chaque jour, de porter à la main le chapelet qu’elle avait reçu de lui, le jour qu’il était parti, et, quand elle n’avait autre chose à faire, de le dire, en faisant passer les grains par ses doigts, les uns après les autres. Elle ne l’avait pas même quitté la nuit pendant ce temps-là : chaque soir, en se couchant, elle se l’était passé autour du cou, et le matin, en s’éveillant, elle y avait porté la main, pour éprouver si les grains venaient toujours les uns après les autres. Le jour enfin et au moment que le prince Perviz eut la même destinée que le prince Bahman, d’être changé en pierre noire, comme elle tenait le chapelet à son ordinaire, et qu’elle le disait, tout à coup elle sentit que les grains n’obéissaient plus au mouvement qu’elle leur donnait, et elle ne douta pas que ce ne fût la marque de la mort certaine du prince son frère. Comme elle avait déjà pris sa résolution sur le parti qu’elle prendrait, au cas que cela arrivât, elle ne perdit pas le temps à donner des marques extérieures de sa douleur. Elle fit un effort pour la retenir toute en elle-même ; et, dès le lendemain, après s’être déguisée en homme, armée et équipée, et qu’elle eut dit à ses gens qu’elle reviendrait dans peu de jours, elle monta à cheval et partit, en prenant le même chemin que les deux princes ses frères avaient tenu. La princesse Parizade, qui était accoutumée à monter à cheval en prenant le divertissement de la chasse, supporta la fatigue du voyage mieux que d’autres dames n’auraient pu faire. Comme elle avait fait les mêmes journées que les princes ses frères, elle rencontra aussi le derviche dans la vingtième journée de sa marche. Quand elle fut près de lui, elle mit pied à terre, et, en tenant son cheval par la bride, elle alla s’asseoir près de lui ; et, après qu’elle l’eut salué, elle lui dit : « Bon derviche, vous voudrez bien que je me repose quelques moments près de vous et me faire la grâce de me dire si vous n’avez pas entendu dire que, quelque part aux environs, il y a, dans ces cantons, un lieu où l’on trouve l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante et l’eau jaune. Le derviche répondit : « Madame, puisque votre voix me fait connaître quel est votre sexe, nonobstant votre déguisement en homme, et que c’est ainsi que je dois vous appeler, je vous remercie de votre compliment et je reçois avec un très grand plaisir l’honneur que vous me faites. J’ai connaissance du lieu où se trouvent les choses dont vous me parlez ; mais à quel dessein me faites-vous cette demande ? — Bon derviche, reprit la princesse Parizade, on m’en a fait un récit si avantageux, que je brûle d’envie de les posséder. Madame, repartit le derviche, on vous a dit la vérité : ces choses sont encore plus surprenantes et plus singulières qu’on ne vous les a représentées ; mais on vous a caché les difficultés qu’il y a à surmonter pour parvenir à en jouir : vous ne vous seriez pas engagée dans une entreprise si pénible et si dangereuse, si l’on vous en avait bien informée. Croyez-moi, ne passez point plus avant, retournez sur vos pas et ne vous attendez pas que je veuille contribuer à votre perte. — Bon père, repartit la princesse, je viens de loin, et il me fâcherait fort de retourner chez moi sans avoir exécuté mon dessein. Vous me parlez des difficultés et du danger de perdre la vie ; mais vous ne me dites pas quelles sont ces difficultés ni en quoi consistent ces dangers ; c’est ce que je désirerais savoir, pour me consulter et voir si je pourrais prendre ou non confiance en ma résolution, en mon courage et en mes forces. » Alors le derviche répéta à la princesse Parizade le même discours qu’il avait tenu aux princes Bahman et Perviz, en lui exagérant les difficultés de monter jusqu’au haut de la montagne où était l’oiseau dans sa cage, dont il fallait se rendre maître, après quoi l’oiseau donnerait connaissance de l’arbre et de l’eau jaune, le bruit et le tintamarre des voix menaçantes et effroyables qu’on entendait de tous les côtés, sans voir personne, et enfin la quantité de pierres noires, objet qui seul était capable de donner de l’effroi à elle et à tout autre, quand elle saurait que ces pierres étaient autant de braves chevaliers qui avaient été ainsi métamorphosés pour avoir manqué à observer. la principale condition pour réussir dans cette entreprise, qui était de ne pas se tourner pour regarder derrière soi, qu’auparavant on ne se fût saisi de la cage. Quand le derviche eut achevé : « A ce que je comprends par votre discours, reprit la princesse, la grande difficulté, pour réussir dans cette affaire, est premièrement de monter jusqu’à la cage sans s’effrayer du tintamarre des voix qu’on entend sans voir personne ; et, en second lieu, de ne pas regarder derrière soi. Pour ce qui est de cette dernière condition, j’espère que je serai assez maîtresse de moi-même pour la bien observer. Quant à la première, j’avoue que ces voix, telles que vous me les représentez, sont capables d’épouvanter les plus assurés ; mais, comme dans toutes les entreprises de grande conséquence et périlleuses il n’est pas défendu d’user d’adresse, je vous demande si l’on pourrait s’en servir dans celle-ci, qui m’est d’une si grande importance. — Et de quelle adresse voudriez-vous user ? demanda le derviche. — Il me semble, répondit la princesse, qu’en me bouchant les oreilles avec du coton, si fortes et si effroyables que les voix puissent être, elles en seraient frappées avec beaucoup moins d’impression ; comme aussi elles feraient moins d’effet sur mon imagination, mon esprit demeurerait dans la liberté de ne se pas troubler jusqu’à perdre l’usage de la raison. — Madame, reprit le derviche, de tous ceux qui jusqu’à présent se sont adressés à moi pour s’informer du chemin que vous me demandez, je ne sais si quelqu’un s’est servi de l’adresse que vous me proposez. Ce que je sais, c’est que pas un ne me l’a proposée et que tous y ont péri. Si vous persistez dans votre dessein, vous pouvez en faire l’épreuve ; à la bonne heure si elle vous réussit ; mais je ne vous conseillerais pas de vous y exposer. — Bon père, repartit la princesse, rien n’empêche que je ne persiste dans mon dessein : le cœur me dit que l’adresse me réussira, et je suis résolue à m’en servir. Ainsi il ne me reste plus qu’à savoir de vous quel chemin je dois prendre. C’est la grâce que je vous conjure de ne me pas refuser. » Le derviche l’exhorta, pour la dernière fois, à se bien consulter ; et, comme il vit qu’elle était inébranlable dans sa résolution, il tira une boule ; et, en la lui présentant : « Prenez cette boule, dit-il, remontez à cheval et, quand vous l’aurez jetée devant vous, suivez-la par tous les détours que vous lui verrez faire, en roulant, jusqu’à la montagne où est ce que vous cherchez et où elle s’arrêtera ; quand elle sera arrêtée, arrêtez-vous aussi, mettez pied à terre et montez. Allez, vous savez le reste ; n’oubliez pas d’en profiter. » La princesse Parizade, après avoir remercié le derviche et pris congé de lui, remonta à cheval ; elle jeta la boule et elle la suivit par le chemin qu’elle prit en roulant : la boule continua son roulement ; et enfin elle s’arrêta au pied de la montagne. La princesse mit pied à terre ; elle se boucha les oreilles, de coton ; et, après qu’elle eut bien considéré le chemin qu’elle avait à tenir pour arriver au haut de la montagne, elle commença à monter d’un pas égal, avec intrépidité. Elle entendit les voix et elle s’aperçut d’abord que le coton lui était d’un grand secours. Plus elle avançait, plus les voix devenaient fortes et se multipliaient, mais non pas au point de lui faire une impression capable de la troubler. Elle entendit plusieurs sortes d’injures et de railleries piquantes par rapport à son sexe, qu’elle méprisa et dont elle ne fit que rire. « Je ne m’offense ni de vos injures, ni de vos railleries, disait-elle en elle-même ; dites encore pis ; je m’en moque, et vous ne m’empêcherez pas de continuer mon chemin. » Elle monta enfin si haut qu’elle commença d’apercevoir la cage et l’oiseau, lequel, de complot avec les voix, tâchait de l’intimider, en lui criant d’une voix tonnante, nonobstant la petitesse de son corps : « Folle, retire-toi, n’approche pas ! » La princesse, animée davantage par cet objet, doubla le pas. Quand elle se vit si près de la fin de sa carrière, elle gagna le haut de la montagne, où le terrain était égal ; elle courut droit à la cage et elle mit la main dessus, en disant à l’oiseau : « Oiseau, je te tiens malgré toi, et tu ne m’échapperas pas. » Pendant que Parizade ôtait le coton qui lui bouchait les oreilles : « Brave dame, lui dit l’oiseau, ne me voulez pas de mal de ce que je me suis joint à ceux qui faisaient leurs efforts pour la conservation de ma liberté. Quoique enfermé dans une cage, je ne laissais pas d’être content de mon sort ; mais, destiné à devenir esclave, j’aime mieux vous avoir pour maîtresse, vous qui m’avez acquis si courageusement et si dignement, que toute autre personne du monde ; et, dès à présent je vous jure une fidélité inviolable, avec une soumission entière à tous vos commandements. Je sais qui vous êtes et je vous apprendrai que vous ne vous connaissez pas vous-même pour ce que vous êtes ; mais un jour viendra que je vous rendrai un service dont j’espère que vous m’aurez obligation. Pour commencer à vous donner des marques de ma sincérité, faites-moi connaître ce que vous souhaitez ; je suis prêt à vous obéir. » La princesse, pleine d’une joie d’autant plus inexprimable que la conquête qu’elle venait de faire lui coûtait la mort de deux frères chéris tendrement, et à elle-même tant de fatigues et un danger dont elle connaissait la grandeur, après en être sortie, mieux qu’avant qu’elle s’y engageât, nonobstant ce que le derviche lui en avait représenté, dit à l’oiseau, après qu’il eut cessé de parler : « Oiseau, c’était bien mon intention de te marquer que je souhaite plusieurs choses qui me sont de la dernière importance ; je suis ravie que tu m’aies prévenue par le témoignage de ta bonne volonté. Premièrement, j’ai appris qu’il y a ici une eau jaune dont la propriété est merveilleuse ; je te demande de m’enseigner où elle est avant toutes choses. » L’oiseau lui enseigna l’endroit, qui n’était pas beaucoup éloigné ; elle y alla, et elle emplit un petit flacon d’argent qu’elle avait apporté avec elle. Elle revint à l’oiseau et elle lui dit : « Oiseau, ce n’est pas assez : je cherche aussi l’arbre qui chante ; dis-moi où il est. » L’oiseau lui dit : « Tournez-vous, et vous verrez derrière vous un bois où vous trouverez cet arbre. » Le bois n’était pas éloigné ; la princesse alla jusque-là, et entre plusieurs arbres, le concert harmonieux qu’elle entendit lui fit connaître celui qu’elle cherchait ; mais il était fort gros et fort haut. Elle revint et elle dit à l’oiseau : « Oiseau, j’ai trouvé l’arbre qui chante, mais je ne puis ni le déraciner ni l’emporter. — Il n’est pas nécessaire de le déraciner, reprit l’oiseau, il suffit que vous en preniez la moindre branche et que vous l’emportiez pour la planter dans votre jardin ; elle prendra racine dès qu’elle sera dans la terre, et en peu de temps vous la verrez devenir un aussi bel arbre que celui que vous venez de voir. » Quand la princesse Parizade eut en main les trois choses dont la dévote musulmane lui avait fait concevoir un désir si ardent, elle dit encore à l’oiseau : « Oiseau, tout ce que tu viens de faire pour moi n’est pas suffisant : tu es cause de la mort de mes frères, qui doivent être parmi les pierres noires que j’ai vues en montant ; je prétends les emmener avec moi. » Il parut que l’oiseau eût bien voulu se dispenser de satisfaire la princesse sur cet article ; en effet, il en fit difficulté. « Oiseau, insista la princesse, souviens-toi que tu viens de me dire que tu es mon esclave, que tu l’es en effet, et que ta vie est à ma disposition. Je ne puis, reprit l’oiseau, contester cette vérité ; mais, quoique ce que vous me demandez soit d’une plus grande difficulté, je ne laisserai pas d’y satisfaire. Jetez les yeux ici alentour, ajouta-t-il, et voyez si vous n’y verrez pas une cruche. Je l’aperçois dit la princesse. — Prenez-la, dit-il, et, en descendant la montagne, versez un peu de l’eau dont elle est pleine sur chaque pierre noire ; ce sera le moyen de retrouver vos deux frères. » La princesse Parizade prit la cruche et, en emportant avec soi la cage avec l’oiseau, le flacon et la branche, à mesure qu’elle descendait, elle versait de l’eau de la cruche sur chaque pierre noire qu’elle rencontrait, et chacune se changeait en homme ; et comme elle n’en omit aucune, tous les chevaux, tant des princes ses frères que des autres seigneurs, reparurent. De la sorte, elle reconnut les princes Bahman et Perviz, qui la reconnurent aussi et qui vinrent l’embrasser. En les embrassant de même et en leur témoignant son étonnement : « Mes chers frères, dit-elle, que faites-vous donc ici ? » Comme ils eurent répondu qu’ils venaient de dormir : « Oui ; mais, reprit-elle, sans moi votre sommeil durerait encore, et il eût peut-être duré jusqu’au jour du jugement. Ne vous souvient-il pas que vous étiez venus chercher l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante et l’eau jaune, et d’avoir vu, en arrivant, les pierres noires dont cet endroit était parsemé ? Regardez, et voyez s’il en reste une seule. Les seigneurs qui vous environnent, et vous, vous étiez ces pierres, de même que vos chevaux, qui vous attendent, comme vous le pouvez voir ; et, si vous désirez de savoir comment cette merveille s’est faite, c’est, continua-t-elle en leur montrant la cruche, dont elle n’avait pas besoin et qu’elle avait posée au pied de la montagne, par la vertu de l’eau dont cette cruche était pleine, que j’ai versée sur chaque pierre. Comme, après avoir rendu mon esclave l’oiseau qui parle, que voici dans cette cage, et trouvé par son moyen l’arbre qui chante, dont je tiens une branche, et l’eau jaune, dont ce flacon est plein, je ne voulais pas retourner sans vous ramener avec moi, je l’ai contraint par le pouvoir que j’ai acquis sur lui de m’en donner le moyen, et il m’a enseigné où était cette cruche et l’usage que j’en devais faire. » Les princes Bahman et Perviz connurent par ce discours l’obligation qu’ils avaient à la princesse leur sœur ; et les seigneurs, qui s’étaient tous assemblés autour d’eux et qui avaient entendu le même discours, les imitèrent, en lui marquant que, bien loin de lui porter envie, au sujet de la conquête qu’elle venait de faire et à laquelle ils avaient aspiré, ils ne pouvaient mieux lui témoigner leur reconnaissance de la vie qu’elle venait de leur redonner qu’en se déclarant ses esclaves et prêts à faire tout ce qu’elle leur ordonnerait. « Seigneurs, reprit la princesse, si vous avez fait attention à mon discours, vous avez pu remarquer que je n’ai eu autre intention dans ce que j’ai fait que de recouvrer mes frères : ainsi, s’il vous en est arrivé le bienfait que vous dites, vous ne m’en avez nulle obligation. Je ne prends de part à votre compliment que l’honnêteté que vous voulez bien m’en faire et je vous en remercie comme je le dois. D’ailleurs, je vous regarde, chacun en particulier, comme des personnes aussi libres que vous l’étiez avant votre disgrâce ; et je me réjouis avec vous du bonheur qui vous est arrivé à mon occasion. Mais ne demeurons pas davantage dans un lieu où il n’y a plus rien qui doive nous arrêter plus longtemps ; remontons à cheval et retournons chacun au pays d’où nous sommes venus. » La princesse Parizade donna l’exemple la première, en allant reprendre son cheval, qu’elle trouva où elle l’avait laissé. Avant qu’elle montât à cheval, le prince Bahman, qui voulait la soulager, la pria de lui donner la cage à porter. « Mon frère, reprit la princesse, l’oiseau est mon esclave, je veux le porter moi-même ; mais, si vous voulez vous charger de la branche de l’arbre qui chante, la voilà. Tenez la cage néanmoins, pour me la rendre quand je serai à cheval. » Quand elle fut remontée à cheval et que le prince Bahman lui eut rendu la cage et l’oiseau : « Et vous, mon frère Perviz, dit-elle en se tournant du côté où il était, voilà aussi le flacon d’eau jaune, que je remets à votre garde, si cela ne vous incommode pas. » Le prince Perviz s’en chargea avec bien du plaisir. Quand le prince Bahman et le prince Perviz et tous les seigneurs furent tous à cheval, la princesse Parizade attendait que quelqu’un d’eux se mit à la tête et commençât la marche ; les deux princes voulurent en faire civilité aux seigneurs, et les seigneurs, de leur côté, voulaient la faire à la princesse. Comme la princesse vit que pas un des seigneurs ne voulait se donner cet avantage et que c’était pour lui en laisser l’honneur, elle s’adressa à tous et elle leur dit : « Seigneurs, j’attends que vous marchiez. — Madame, reprit, au nom de tous, un de ceux qui étaient le plus près d’elle, quand nous ignorerions l’honneur qui est dû à votre sexe, il n’y a pas d’honneur que nous ne soyons prêts à vous rendre, après ce que vous venez de faire pour nous. Nonobstant votre modestie, nous vous supplions de ne nous pas priver plus longtemps du bonheur de vous suivre. — Seigneur, dit alors la princesse, je ne mérite pas l’honneur que vous me faites, et je ne l’accepte que parce que vous le souhaitez. » En même temps elle se mit en marche, et les deux princes et les seigneurs la suivirent en troupe sans distinction. La troupe voulut voir le derviche en passant, le remercier de son bon accueil et de ses conseils salutaires, qu’ils avaient trouvés sincères ; mais il était mort, et l’on n’a pu savoir si c’était la vieillesse ou parce qu’il n’était plus nécessaire pour enseigner le chemin qui conduisait à la conquête des trois choses dont la princesse Parizade venait de triompher. Ainsi la troupe continua son chemin ; mais elle commença à diminuer chaque jour. En effet, les seigneurs, qui étaient venus de différents pays, comme nous l’avons dit, après avoir, chacun en particulier, réitéré à la princesse l’obligation qu’ils lui avaient, prirent congé d’elle et des princes ses frères, les uns après les autres, à mesure qu’ils rencontraient le chemin par où ils étaient venus. La princesse et les princes Bahman et Perviz continuèrent le leur jusqu’à ce qu’ils arrivassent chez eux. D’abord la princesse posa la cage dans le jardin dont nous avons parlé ; et, comme le salon était du côté du jardin, dès que l’oiseau eut fait entendre son chant, les rossignols, les pinsons, les alouettes, les fauvettes, les chardonnerets et une infinité d’autres oiseaux du pays vinrent l’accompagner de leur ramage. Pour ce qui est de la branche, elle la fit planter, en sa présence, dans un endroit du parterre, peu éloigné de la maison. Elle prit racine et en peu de temps elle devint un grand arbre, dont les feuilles rendirent bientôt la même harmonie et le même concert que l’arbre d’où elle avait été cueillie. Quant au flacon d’eau jaune, elle fit préparer au milieu du parterre un grand bassin de beau marbre, et quand il fut achevé, elle y versa toute l’eau jaune qui était contenue dans le flacon. Aussitôt elle commença à foisonner en se gonflant ; et, quand elle fut venue à peu près jusqu’aux bords du bassin, elle s’éleva, dans le milieu, en grosse gerbe, jusqu’à la hauteur de vingt pieds, en retombant et en continuant de même, sans que l’eau débordât. La nouvelle de ces merveilles se répandit dans le voisinage ; et, comme la porte de la maison, non plus que celle du jardin, n’étaient fermées à personne, bientôt une grande affluence de peuple des environs vint les admirer. Au bout de quelques jours, les princes Bahman et Perviz, bien remis de la fatigue de leur voyage, reprirent leur manière de vivre ; et comme la chasse était leur divertissement ordinaire, ils montèrent à cheval et ils y allèrent pour la première fois depuis leur retour, non pas dans leur parc, mais à deux ou trois lieues de leur maison. Comme ils chassaient, le sultan de Perse survint, en chassant, au même endroit qu’ils avaient choisi. Dès qu’ils se furent aperçus qu’il allait arriver bientôt, par un grand nombre de cavaliers qu’ils virent paraître en plusieurs endroits, ils prirent le parti de cesser et de se retirer, pour éviter sa rencontre ; mais ce fut justement par le chemin qu’ils prirent qu’ils le rencontrèrent, dans un endroit si étroit, qu’ils ne pouvaient se détourner ni reculer sans être vus. Dans leur surprise, ils n’eurent que le temps de mettre pied à terre et de se prosterner devant le sultan, le front contre terre, sans lever la tête pour le regarder. Mais le sultan, qui vit qu’ils étaient bien montés et habillés aussi proprement que s’ils eussent été de sa cour, eut la curiosité de les voir au visage ; il s’arrêta et il leur commanda de se lever. Les princes se levèrent, et ils demeurèrent debout devant le sultan, avec un air libre et dégagé, accompagné néanmoins d’une contenance modeste et respectueuse. Le sultan les considéra quelque temps, depuis la tête jusqu’aux pieds, sans parler ; et, après avoir admiré leur bon air et leur bonne mine, il leur demanda qui ils étaient et où ils demeuraient. Le prince Bahman prit la parole : « Sire, dit-il, nous sommes fils de l’intendant des jardins de Votre Majesté, le dernier mort, et nous demeurons dans une maison qu’il fit bâtir peu de temps avant sa mort, afin que nous y demeurassions, en attendant que nous fussions en âge de servir Votre Majesté et de lui demander de l’emploi, quand l’occasion se présenterait. — A ce que je vois, reprit le sultan, vous aimez la chasse. — Sire, repartit le prince Bahman, c’est notre exercice le plus ordinaire, et celui qu’aucun des sujets de Votre Majesté, qui se destine à porter les armes dans ses armées, ne néglige, en se conformant à l’ancienne coutume de ce royaume. » Le sultan, charmé d’une réponse si sage, leur dit : « Puisque cela est, je serai bien aise de vous voir chasser : venez, choisissez telle chasse qu’il vous plaira. » Les princes remontèrent à cheval, suivirent le sultan ; et ils n’avaient pas avancé bien loin, quand ils virent paraître plusieurs bêtes tout à la fois. Le prince Bahman choisit un lion, et le prince Perviz un ours. Ils partirent l’un et l’autre en même temps, avec une intrépidité dont le sultan fut surpris. Ils joignirent leur chasse presque aussitôt l’un que l’autre, et ils lancèrent leurs javelots avec tant d’adresse, qu’ils percèrent, le prince Bahman le lion, et le prince Perviz l’ours d’outre en outre, et que le sultan les vit tomber en peu de temps l’un après l’autre. Sans s’arrêter, le prince Bahman poursuivit un autre ours, et le prince Perviz un autre lion et, en peu de moments, ils les percèrent et les renversèrent sans vie. Ils voulaient continuer, mais le sultan ne le permit pas ; il les fit rappeler ; et, quand ils furent venus se ranger près de lui : « Si je vous laissais faire, dit-il, vous auriez bientôt détruit toute ma chasse. Ce n’est pas tant ma chasse néanmoins que je veux épargner que vos personnes, dont la vie me sera désormais très chère, persuadé que votre bravoure, dans un temps, me sera beaucoup plus utile qu’elle ne vient de m’être agréable. » Le sultan Khosrouschah enfin se sentit pour les deux princes une inclination si forte, qu’il les invita à venir le voir et à le suivre sur l’heure. « Sire, reprit le prince Bahman, Votre Majesté nous fait un honneur que nous ne méritons pas, et nous la supplions de vouloir bien nous en dispenser. » Le sultan, qui ne comprenait pas quelles raisons les princes pouvaient avoir pour ne pas accepter la marque de considération qu’il leur témoignait, le leur demanda et les pressa de l’en éclaircir. « Sire, dit le prince Bahman, nous avons une sœur, notre cadette, avec laquelle nous vivons dans une union si grande que nous n’entreprenons ni ne faisons rien qu’auparavant nous n’ayons pris son avis ; de même que, de son côté, elle ne fait rien qu’elle ne nous ait demandé le nôtre. — Je loue fort votre union fraternelle, reprit le sultan ; consultez donc votre sœur, et demain, en revenant chasser avec moi, vous me rendrez réponse. » Les deux princes retournèrent chez eux ; mais ils ne se souvinrent ni l’un ni l’autre, non seulement de l’aventure qui leur était arrivée, de rencontrer le sultan et d’avoir eu l’honneur de chasser avec lui, mais même de parler à la princesse de celui qu’il leur avait fait, de vouloir les emmener avec lui. Le lendemain, comme ils se furent rendus auprès du sultan, au lieu de la chasse : « Eh bien ! leur demanda le sultan, avez-vous parlé à votre sœur ? a-t-elle bien voulu consentir au plaisir que j’attends, de vous voir plus particulièrement ? » Les princes se regardèrent, et la rougeur leur monta au visage. « Sire, répondit le prince Bahman, nous supplions Votre Majesté de nous excuser ; ni mon frère ni moi nous ne nous en sommes souvenus. — Souvenez-vous-en donc aujourd’hui, reprit le sultan, et demain n’oubliez pas de m’en rendre la réponse. » Les princes tombèrent une seconde fois dans le même oubli, et le sultan ne se scandalisa pas de leur négligence, au contraire, il tira trois petites boules d’or, qu’il avait dans une bourse. En les mettant dans le sein du prince Bahman : « Ces boules, dit-il avec un souris, empêcheront que vous n’oubliiez une troisième fois ce que je souhaite que vous fassiez pour l’amour de moi ; le bruit qu’elles feront, ce soir, en tombant de votre ceinture, vous en fera souvenir, au cas que vous ne vous en soyez pas souvenu auparavant. » La chose arriva comme le sultan l’avait prévu : sans les trois boules d’or, les princes eussent encore oublié de parler à la princesse Parizade leur sœur. Elles tombèrent du sein du prince Bahman, quand il eut ôté sa ceinture en se préparant à se mettre au lit. Aussitôt il alla trouver le prince Perviz, et ils allèrent ensemble à l’appartement de la princesse, qui n’était pas encore couchée ; ils lui demandèrent pardon de ce qu’ils venaient l’importuner à une heure indue, et ils lui exposèrent le sujet, avec toutes les circonstances de leur rencontre avec le sultan. La princesse Parizade fut alarmée de cette nouvelle. « Votre rencontre avec le sultan, dit-elle, vous est heureuse et honorable, et dans la suite elle peut vous l’être davantage ; mais elle est fâcheuse et bien triste pour moi. C’est à ma considération, je le vois bien, que vous avez résisté à ce que le sultan souhaitait ; je vous en suis infiniment obligée ; je connais en cela que votre amitié correspond parfaitement à la mienne. Vous avez mieux aimé, pour ainsi dire, commettre une incivilité envers le sultan, en lui faisant un refus honnête, à ce que vous avez cru, que de préjudicier à l’union fraternelle que nous nous sommes jurée ; et vous avez bien jugé que, si vous aviez commencé à le voir, vous seriez obligés insensiblement à m’abandonner, pour vous donner tout à lui. Mais croyez-vous qu’il soit aisé de refuser absolument au sultan ce qu’il souhaite avec tant d’empressement, comme il le paraît ? Les souhaits des sultans sont des volontés auxquelles il est dangereux de résister. Ainsi, quand en suivant mon inclination je vous dissuaderais d’avoir pour lui la complaisance qu’il exige de vous, je ne ferais que vous exposer à son ressentiment et qu’à me rendre malheureuse avec vous. Vous voyez quel est mon sentiment. Avant néanmoins de rien conclure, consultons l’oiseau qui parle, et voyons ce qu’il nous conseillera : il est pénétrant et prévoyant, et il nous a promis son secours dans les difficultés qui nous embarrasseraient. » La princesse Parizade se fit apporter la cage ; et, après qu’elle eut proposé la difficulté à l’oiseau, en présence des princes, elle lui demanda ce qu’il était à propos qu’ils fissent dans cette perplexité. L’oiseau répondit : « Il faut que les princes vos frères correspondent à la volonté du sultan, et même qu’à leur tour, ils l’invitent à venir voir votre maison. — Mais, oiseau, reprit la princesse, nous nous aimons, mes frères et moi, d’une amitié sans égale ; cette amitié ne souffrira-t-elle pas de dommage par cette démarche ? — Point du tout, repartit l’oiseau, elle en deviendra plus forte. — De la sorte, répliqua la princesse, le sultan me verra. » L’oiseau lui dit qu’il était nécessaire qu’il la vît, et que le tout n’en irait que mieux. Le lendemain, les princes Bahman et Perviz retournèrent à la chasse, et le sultan, d’aussi loin qu’il se put faire entendre, leur demanda s’ils s’étaient souvenus de parler à leur sœur. Le prince Bahman s’approcha et lui dit : « Sire, Votre Majesté peut disposer de nous, et nous sommes prêts à lui obéir ; non seulement nous n’avons pas eu de peine à obtenir le consentement de notre sœur, elle a même trouvé mauvais que nous ayons eu cette déférence pour elle, dans une chose qui était de notre devoir à l’égard de Votre Majesté. Mais, sire, elle s’en est rendue si digne que, si nous avons péché, nous espérons que Votre Majesté nous le pardonnera. Que cela ne vous inquiète pas, reprit le sultan ; bien loin de trouver mauvais ce que vous avez fait, je l’approuve si fort que j’espère que vous aurez pour ma personne la même déférence, pour peu que j’aie de part dans votre amitié. a Les princes, confus de l’excès de bonté du sultan, ne répondirent que par une profonde inclination, pour lui marquer le grand respect avec lequel ils le recevaient. Le sultan, contre son ordinaire, ne chassa pas longtemps ce jour-là. Comme il avait jugé que les princes n’avaient pas moins d’esprit que de valeur et de bravoure, l’impatience de s’entretenir avec plus de liberté fit qu’il avança son retour. Il voulut qu’ils fussent à ses côtés dans la marche : honneur qui, sans parler des principaux courtisans qui l’accompagnaient, donna de la jalousie même au grand vizir, qui fut mortifié de les voir marcher avant lui. Quand le sultan fut entré dans sa capitale, le peuple, dont les rues étaient bordées, n’eut les yeux attachés que sur les deux princes Bahman et Perviz, en cherchant qui ils pouvaient être, s’ils étaient étrangers ou du royaume. « Quoi qu’il en soit, disaient la plupart, plût à Dieu que le sultan nous eût donné deux princes aussi bien faits et d’aussi bonne mine Il pourrait en avoir à peu près du même âge, si les couches de la sultane, qui en souffre la peine depuis longtemps, eussent été heureuses. » La première chose que fit le sultan, en arrivant dans son palais, fut de mener les princes dans les principaux appartements, dont ils louèrent la beauté, les richesses, les meubles, les ornements et la symétrie, sans affectation et en gens qui s’y entendaient. On servit enfin un repas magnifique, et le sultan les fit mettre à table avec lui ; ils voulurent s’en excuser ; mais ils obéirent dès que le sultan leur eut dit que c’était sa volonté. Le sultan, qui avait infiniment d’esprit et qui avait fait de grands progrès dans les sciences, et particulièrement dans l’histoire, avait bien prévu que, par modestie et par respect, les princes ne se donneraient pas la liberté de commencer la conversation. Pour leur donner lieu de parler, il la commença et y fournit pendant tout le repas ; mais, sur quelque matière qu’il put se mettre, ils y satisfirent avec tant de connaissance, d’esprit, de jugement et de discernement, qu’il en fut dans l’admiration. « Quand ils seraient mes enfants, disait-il en lui-même, et qu’avec l’esprit qu’ils ont je leur eusse donné l’éducation, ils n’en sauraient pas davantage et ne seraient ni plus habiles ni mieux instruits. » Il prit enfin un si grand plaisir dans leur entretien, qu’après avoir demeuré à table plus que de coutume, il passa dans son cabinet, où il s’entretint encore avec eux très longtemps. Le sultan enfin leur dit : « Jamais je n’eusse cru qu’il y eût à la campagne des jeunes seigneurs, mes sujets, si bien élevés, si spirituels ni aussi capables. De ma vie je n’ai eu entretien qui m’ait fait plus de plaisir que le vôtre ; mais en voilà assez il est temps que vous vous délassiez l’esprit par quelque divertissement de ma cour ; et comme aucun n’est plus capable d’en dissiper les nuages que la musique, vous allez entendre un concert de voix et d’instruments qui ne sera pas désagréable. » Comme le sultan eut achevé de parler, les musiciens, qui avaient eu l’ordre, entrèrent et répondirent fort à l’attente qu’on avait de leur habileté. Des farceurs excellents succédèrent au concert, et des danseurs et des danseuses terminèrent le divertissement. Les deux princes, qui virent que la fin du jour approchait, se prosternèrent aux pieds du sultan et lui demandèrent la permission de se retirer, après l’avoir remercié de ses bontés et des honneurs dont il les avait comblés ; et le sultan, en les congédiant, leur dit : « Je vous laisse aller ; et souvenez-vous que je ne vous ai amenés à mon palais moi-même que pour vous en montrer le chemin, afin que vous y veniez de vous-mêmes. Vous serez les bienvenus ; et, plus souvent vous y viendrez, plus vous me ferez de plaisir. » Avant de s’éloigner de la présence du sultan, le prince Bahman lui dit : « Sire, oserions-nous prendre la liberté de supplier Votre Majesté de nous faire la grâce, à nous et à notre sœur, de passer par notre maison et de s’y reposer quelques moments, la première fois que le divertissement de la chasse l’amènera aux environs ? Elle n’est pas digne de votre présence ; mais des monarques quelquefois ne dédaignent pas de se mettre à couvert sous une chaumière. » Le sultan reprit : « Une maison de seigneurs, comme vous l’êtes, ne peut être que belle et digne de vous. Je la verrai avec un grand plaisir, et avec un plus grand de vous y avoir pour hôtes, vous et votre sœur, qui m’est déjà chère sans que je l’aie vue, par le seul récit de ses belles qualités ; et je ne différerai pas de me donner cette satisfaction plus longtemps que jusqu’après-demain. Je me trouverai de grand matin au même lieu où je n’ai pas oublié que je vous ai rencontrés la première fois ; trouvez-vous-y, vous me servirez de guides. » Les princes Bahman et Perviz retournèrent chez eux le même jour ; et, quand ils furent arrivés, après avoir raconté à la princesse l’accueil honorable que le sultan leur avait fait, ils lui annoncèrent qu’ils n’avaient pas oublié de l’inviter à leur faire l’honneur de voir leur maison en passant, et que le jour de sa visite serait celui d’après le jour qui devait suivre. « Si cela est ainsi, reprit la princesse, il faut donc dès à présent songer à préparer un repas digne de Sa Majesté ; et, pour cela, il est bon que nous consultions l’oiseau qui parle ; il nous enseignera peut-être quelque mets qui sera plus du goût de Sa Majesté que d’autres. » Comme les princes se furent rapportés à ce qu’elle jugerait à propos, elle consulta l’oiseau en son particulier, après qu’ils se furent retirés. « Oiseau, dit-elle, le sultan nous fera l’honneur de venir voir notre maison, et nous devons le régaler ; enseigne-nous comment nous pourrons nous en acquitter de manière qu’il en soit content. — Ma bonne maîtresse, reprit l’oiseau, vous avez d’excellents cuisiniers ; qu’ils fassent de leur mieux, et sur toutes choses, qu’ils lui fassent un plat de concombres, avec une farce de perles, que vous ferez servir devant le sultan, préférablement à tout autre mets, dès le premier service. — Des concombres avec une farce de perles ! s’écria la princesse Parizade avec étonnement. Oiseau, tu n’y penses pas, c’est un ragoût inouï. Le sultan pourra bien l’admirer comme une grande magnificence ; mais il sera à table pour manger, et non pas pour admirer des perles. De plus, quand j’y emploierais tout ce que je puis avoir de perles, elles ne suffiraient pas pour la farce. — Ma maîtresse, repartit l’oiseau, faites ce que je dis et ne vous inquiétez pas de ce qui en arrivera : il n’en arrivera que du bien. Quant aux perles, allez demain, de bon matin, au pied du premier arbre de votre parc, à main droite, et faites-y creuser ; vous en trouverez plus que vous n’en aurez besoin. » Dès le même soir, la princesse Parizade fit avertir un jardinier de se tenir prêt ; et, le lendemain, de grand matin, elle le prit avec elle et le mena à l’arbre que l’oiseau lui avait enseigné, et lui commanda de creuser au pied. En creusant, quand le jardinier fut arrivé à une certaine profondeur, il sentit de la résistance, et bientôt il découvrit un coffret d’or, d’environ un pied en carré, qu’il montra à la princesse. « C’est pour cela que je t’ai amené, lui dit-elle : continue, et prends garde de le gâter avec la bêche. » Le jardinier enfin tira le coffret et le mit entre les mains de la princesse. Comme le coffret n’était fermé qu’avec de petits crochets fort propres, la princesse l’ouvrit et elle vit qu’il était plein de perles, toutes d’une grosseur médiocre, mais belles et propres à l’usage qui devait en être fait. Très contente d’avoir trouvé ce petit trésor, après avoir refermé le coffret, elle le mit sous son bras et reprit le chemin de la maison, pendant que le jardinier remettait la terre au pied de l’arbre au même état qu’auparavant. Les princes Bahman et Perviz, qui avaient vu, chacun de son appartement, la princesse leur sœur dans le jardin plus matin qu’elle n’avait coutume, dans le temps qu’ils s’habillaient, se joignirent dès qu’ils furent en état de sortir et allèrent au-devant d’elle ; ils la rencontrèrent au milieu du jardin ; et, comme ils avaient aperçu de loin qu’elle portait quelque chose sous le bras, et qu’en approchant ils virent que c’était un coffret d’or, ils en furent surpris. « Ma sœur, lui dit le prince Bahman en l’abordant, vous ne portiez rien quand nous vous avons vue suivie d’un jardinier, et nous vous voyons revenir chargée d’un coffret d’or. Est-ce un trésor que le jardinier a trouvé et qu’il était venu vous annoncer ? — Mes frères, reprit la princesse, c’est tout le contraire : c’est moi qui ai amené le jardinier où était le coffret, qui lui ai montré l’endroit et qui l’ai fait déterrer. Vous serez plus étonnés de ma trouvaille quand vous verrez ce qu’il contient. » La princesse ouvrit le coffret ; et les princes, émerveillés quand ils virent qu’il était rempli de perles, peu considérables par leur grosseur, à les regarder chacune en particulier, mais d’un très grand prix par rapport à leur perfection et à leur quantité, lui demandèrent par quelle aventure elle avait eu connaissance de ce trésor. « Mes frères, répondit-elle, à moins qu’une affaire plus pressante ne vous appelle ailleurs, venez avec moi, je vous le dirai. » Le prince Perviz reprit : « Quelle affaire plus pressante pourrions-nous avoir que d’être informés de celle-ci, qui nous intéresse si fort ? Nous n’en avions pas d’autre que de venir à votre rencontre. » Alors la princesse Parizade, au milieu des deux princes, en reprenant son chemin vers la maison, leur fit le récit de la consultation qu’elle avait faite avec l’oiseau, comme ils étaient convenus avec elle, de la demande, de la réponse, et de ce qu’elle lui avait opposé au sujet du mets de concombres farcis de perles, et du moyen qu’il lui avait donné d’en avoir, en lui enseignant et lui indiquant le lieu où elle venait de trouver le coffret. Les princes et la princesse firent plusieurs raisonnements pour pénétrer à quel dessein l’oiseau voulait qu’on préparât un mets de la sorte pour le sultan, jusqu’à faire trouver le moyen d’y réussir. Mais enfin, après avoir bien discouru pour et contre sur cette matière, ils conclurent qu’ils n’y comprenaient rien, et cependant qu’il fallait exécuter le conseil de point en point, et n’y pas manquer. En rentrant dans la maison, la princesse fit appeler le chef de cuisine, qui vint la trouver dans son appartement. Après qu’elle lui eut ordonné le repas, pour régaler le sultan de la manière qu’elle l’entendait : « Outre ce que je viens de dire, ajouta-t-elle, il faut que vous me fassiez un mets exprès pour la bouche du sultan ; et ainsi, que personne que vous n’y mette la main. Ce mets est un plat de concombres farcis, dont vous ferez la farce des perles que voici. » Et en même temps elle ouvrit le coffret et lui montra les perles. Le chef de cuisine, qui jamais n’avait entendu parler d’une farce pareille, recula deux pas en arrière, avec un visage qui marquait assez sa pensée. La princesse pénétra cette pensée. « Je vois bien, dit-elle, que tu me prends pour une folle, de t’ordonner un ragoût dont tu n’a jamais entendu parler et dont on peut dire certainement que jamais il n’a été fait. Cela est vrai, je le sais comme toi ; mais je ne suis pas folle, et c’est avec tout mon bon sens que je t’ordonne de le faire. Va, invente, fais de ton mieux, et emporte le coffret ; tu me le rapporteras avec les perles qui resteront, s’il y en a plus qu’il n’en est besoin. » Le chef de cuisine n’eut rien à répliquer ; il prit le coffret et l’emporta. Le même jour enfin, la princesse Parizade donna ses ordres pour faire en sorte que tout fût net, propre et arrangé, tant dans la maison que dans le jardin, pour recevoir le sultan plus dignement. Le lendemain, les deux princes étaient sur le lieu de la chasse, lorsque le sultan de Perse y arriva. Le sultan commença la chasse ; et il continua jusqu’à ce que la vive ardeur du soleil, qui s’approchait du plus haut de l’horizon, l’obligeât de la finir. Alors, pendant que le prince Bahman demeura auprès du sultan pour l’accompagner, le prince Perviz se mit à la tête de la marche, pour montrer le chemin ; et, quand il fut à la vue de la maison, il donna un coup d’éperon, pour aller avertir la princesse Parizade que le sultan arrivait ; mais des gens de la princesse, qui s’étaient mis sur les avenues par son ordre, l’avaient déjà avertie, et le prince la trouva qui attendait, prête à le recevoir. Le sultan arriva ; et, comme il fut entré dans la cour et qu’il eut mis pied à terre devant le vestibule, la princesse Parizade se présenta et se jeta à ses pieds ; et les princes Bahman et Perviz, qui étaient présents, avertirent le sultan que c’était leur sœur et le supplièrent d’agréer les respects qu’elle rendait à Sa Majesté. Le sultan se baissa pour aider la princesse à se relever ; et, après l’avoir considérée et avoir admiré quelque temps l’éclat de sa beauté, dont il fut ébloui, sa bonne grâce, son air, et un je ne sais quoi qui ne ressentait pas la campagne où elle demeurait : « Les frères, dit-il, sont dignes de la sœur, et la sœur est digne des frères ; et, à juger de l’intérieur par l’extérieur, je ne m’étonne plus que les frères ne veuillent rien faire sans le consentement de la sœur, mais j’espère bien la connaître mieux par cet endroit-là que par ce qui m’en paraît à la première vue, quand j’aurai vu la maison. Alors la princesse prit la parole : « Sire, dit-elle, ce n’est qu’une maison de campagne, qui convient à des gens comme nous, qui mènent une vie retirée du grand monde ; elle n’a rien de comparable aux maisons des grandes villes, encore moins aux palais magnifiques qui n’appartiennent qu’à des sultans. — Je ne m’en rapporte pas entièrement à votre sentiment, dit très obligeamment le sultan ; ce que j’en vois d’abord fait que je vous tiens un peu pour suspecte. Je me réserve à en porter mon jugement quand vous me l’aurez fait voir ; passez donc devant et montrez-moi le chemin. » La princesse, en laissant le salon à part, mena le sultan d’appartement en appartement, et le sultan, après avoir considéré chaque pièce avec attention et en avoir admiré la diversité : « Ma belle, dit-il à la princesse Parizade, appelez-vous ceci une maison de campagne ? Les villes les plus belles et les plus grandes seraient bientôt désertes, si toutes les maisons de campagne ressemblaient à la vôtre. Je ne m’étonne plus que vous vous y plaisiez si fort et que vous méprisiez la ville. Faites-moi voir aussi le jardin ; je m’attends bien qu’il répond à la maison. » La princesse ouvrit une porte qui donnait sur le jardin ; et, ce qui frappa d’abord les yeux du sultan fut la gerbe d’eau jaune, couleur d’or. Surpris par un spectacle si nouveau pour lui, et après l’avoir regardée quelque temps, avec admiration : « D’où vient cette eau merveilleuse, dit-il, qui fait tant de plaisir à voir ? où en est la source ? et par quel art en a-t-on fait un jet si extraordinaire et auquel je ne crois pas qu’il y ait rien de pareil au monde ? Je veux voir cette merveille de près. » En disant ces paroles, il avança. La princesse continua de le conduire, et elle le mena vers l’endroit où l’arbre harmonieux était planté. En approchant, le sultan, qui entendit un concert tout différent de ceux qu’il avait jamais entendus, s’arrêta et chercha des yeux où étaient les musiciens ; et, comme il n’en vit aucun, ni près ni loin, et que cependant il entendait le concert assez distinctement pour en être charmé : « Ma belle, dit-il en s’adressant à la princesse Parizade, où sont les musiciens que j’entends ? sont-ils sous terre ? sont-ils invisibles dans l’air ? Avec des voix si excellentes et si charmantes, ils ne hasarderaient rien de se laisser voir : au contraire, ils feraient plaisir. — Sire, répondit la princesse en souriant, ce ne sont pas des musiciens qui forment le concert que vous entendez, c’est l’arbre que Votre Majesté voit devant elle ; et, si elle veut se donner la peine d’avancer quatre pas, elle n’en doutera pas, et les voix seront plus distinctes. » Le sultan s’avança ; et il fut si charmé de la douce harmonie du concert, qu’il ne se lassait pas de l’entendre. A la fin, il se souvint qu’il avait à voir l’eau jaune de près ; ainsi, en rompant le silence « Ma belle, demanda-t-il à la princesse, dites-moi, je vous prie, cet arbre admirable se trouve-t-il par hasard dans votre jardin ? Est-ce un présent que l’on vous a fait, ou l’avez-vous fait venir de quelque pays éloigné ? Il faut qu’il vienne de bien loin : autrement, curieux des raretés de la nature comme je le suis, j’en aurais entendu parler. De quel nom l’appelez-vous ? — Sire, répondit la princesse, cet arbre n’a pas d’autre nom que celui d’arbre qui chante, et il n’en croît pas dans le pays ; il serait trop long de raconter par quelle aventure il se trouve ici. C’est une histoire qui a rapport avec l’eau jaune et avec l’oiseau qui parle, qui nous est venu en même temps et que Votre Majesté pourra voir, après qu’elle aura vu l’eau jaune d’aussi près qu’elle le souhaite. Si elle l’a pour agréable, j’aurai l’honneur de la lui raconter quand elle se sera reposée et remise de la fatigue de la chasse, à laquelle elle en ajoute une nouvelle par la peine qu’elle se donne, à la grande ardeur du soleil. — Ma belle, reprit le sultan, je ne m’aperçois pas de la peine que vous dites, tant elle est bien récompensée par les choses merveilleuses que vous me faites voir ; dites plutôt que je ne songe pas à celle que je vous donne. Achevons donc, et voyons l’eau jaune ; je meurs déjà d’envie de voir et d’admirer l’oiseau qui parle. » Quand le sultan fut arrivé au jet d’eau jaune, il eut longtemps les yeux attachés sur la gerbe, qui ne cessait de faire un effet merveilleux, en s’élevant en l’air et en retombant dans le bassin. « Selon vous, ma belle, dit-il en s’adressant toujours à la princesse, cette eau n’a pas de source et elle ne vient d’aucun endroit aux environs, par un conduit amené sous terre ; au moins je comprends qu’elle est étrangère, de même que l’arbre qui chante. Sire, reprit la princesse, cela est comme Votre Majesté le dit ; et, pour marquer que l’eau ne vient pas d’ailleurs, c’est que le bassin est d’une seule pièce, et qu’ainsi elle ne peut venir ni par les côtés, ni par-dessous ; et ce qui doit rendre l’eau plus admirable à Votre Majesté, c’est que je n’en ai jeté qu’un flacon dans le bassin, et qu’elle a foisonné comme elle le voit, par une propriété qui lui est particulière. » Le sultan enfin, s’éloignant du bassin : « En voilà, dit-il, assez pour la première fois ; car je me promets bien de revenir souvent. Menez-moi, que je voie l’oiseau qui parle. » En approchant du salon, le sultan aperçut sur les arbres un nombre prodigieux d’oiseaux qui remplissaient l’air, chacun de son chant et de son ramage. Il demanda pourquoi ils étaient là assemblés plutôt que sur les autres arbres du jardin, où il n’en avait ni vu ni entendu chanter. « Sire, répondit la princesse, c’est qu’ils viennent tous des environs pour accompagner le chant de l’oiseau qui parle. Votre Majesté peut l’apercevoir dans la cage qui est posée sur une des fenêtres du salon où elle va entrer ; et, si elle y fait attention, elle s’apercevra qu’il a le chant éclatant au-dessus de celui de tous les autres oiseaux, même du rossignol, qui n’en approche que de bien loin. » Le sultan entra dans le salon ; et, comme l’oiseau continuait son chant : « Mon esclave, dit la princesse, en élevant la voix, voilà le sultan, faites-lui votre compliment. » L’oiseau cessa de chanter dans le moment, et tous les autres oiseaux cessèrent de même : « Que le sultan, dit-il, soit le très bien venu que Dieu le comble de prospérités et prolonge le nombre de ses années ! » Comme le repas était servi sur le sofa, près de la fenêtre où était l’oiseau, le sultan, en se mettant à table : « Oiseau, dit-il, je te remercie de ton compliment et je suis ravi de voir en toi le sultan et le roi des oiseaux. » Le sultan, qui vit devant lui le plat de concombres, qu’il croyait farcis à l’ordinaire, y porta d’abord la main ; et son étonnement fut extrême de les voir farcis de perles. « Quelle nouveauté dit-il ; à quel dessein une farce de perles ? Les perles ne se mangent pas. » Il regardait déjà les deux princes et la princesse pour leur demander ce que cela signifiait ; mais l’oiseau l’interrompit : « Sire, Votre Majesté peut-elle être dans un étonnement si grand d’une farce de perles qu’elle voit de ses yeux, elle qui a cru si facilement que la sultane son épouse était accouchée d’un chien, d’un chat, d’un morceau de bois ? Je l’ai cru, repartit le sultan, parce que les sages-femmes me l’ont assuré. — Ces sages-femmes, sire, repartit l’oiseau, étaient sœurs de la sultane, mais sœurs jalouses du bonheur dont vous l’aviez honorée préférablement à elles ; et, pour satisfaire leur rage, elles ont abusé de la facilité de Votre Majesté. Elles avoueront leur crime si vous les faites interroger. Les deux frères et leur sœur, que vous voyez, sont vos enfants, qu’elles ont exposés, mais qui ont été recueillis par l’intendant de vos jardins et nourris et élevés par ses soins. » Le discours de l’oiseau éclaira l’entendement du sultan en un instant : « Oiseau, s’écria-t-il, je n’ai pas de peine à ajouter foi à la vérité que tu me découvres et que tu m’annonces. L’inclination qui m’entraînait de leur côté et la tendresse que je sentais déjà pour eux ne me disaient que trop qu’ils sont de mon sang. Venez donc, mes enfants, venez, ma fille, que je vous embrasse et que je vous donne les premières marques de mon amour et de ma tendresse paternelle. » Il se leva ; et, après avoir embrassé les deux princes et la princesse les uns après les autres, en mêlant ses larmes avec les leurs : « Ce n’est pas assez, mes enfants, dit-il ; il faut aussi que vous vous embrassiez les uns les autres, non comme enfants de l’intendant de mes jardins, auquel j’aurai l’obligation éternelle de vous avoir conservé la vie, mais comme les miens, sortis du sang des rois de Perse, dont je suis persuadé que vous soutiendrez bien la gloire. » Après que les deux princes et la princesse se furent embrassés mutuellement, avec une satisfaction toute nouvelle, comme le sultan le souhaitait, le sultan se remit à table avec eux ; il se pressa de manger. Quand il eut achevé : « Mes enfants, dit-il, vous connaissez votre père en ma personne ; demain je vous amènerai la sultane votre mère ; préparez-vous à la recevoir. » Le sultan monta à cheval et retourna à sa capitale en toute diligence. La première chose qu’il fit, dès qu’il eut mis pied à terre, en entrant dans son palais, fut de commander à son grand vizir d’apporter toute la diligence possible à faire faire le procès aux deux sœurs de la sultane. Les deux sœurs furent enlevées de chez elles, interrogées séparément, appliquées à la question, convaincues et condamnées à être écartelées ; et le tout fut exécuté en moins d’une heure. Le sultan Khosrouschah cependant, suivi de tous les seigneurs de la cour qui se trouvèrent présents, alla à pied jusqu’à la porte de la grande mosquée ; et, après avoir lui-même tiré la sultane hors de la prison étroite où elle languissait et souffrait depuis tant d’années : « Madame, dit-il en l’embrassant les larmes aux yeux, dans l’état pitoyable où elle était, je viens vous demander pardon de l’injustice que je vous ai faite et vous en faire la réparation que je vous dois. Je l’ai déjà commencée par la punition de celles qui m’avaient séduit par une imposture abominable, et j’espère que vous la regarderez comme entière quand je vous aurai fait présent de deux princes accomplis et d’une princesse aimable et toute charmante, vos enfants et les miens. Venez, et reprenez le rang qui vous appartient, avec tous les honneurs qui vous sont dus. » Cette réparation se fit devant une multitude de peuple innombrable, qui était accourue en foule de toutes parts, dès la première nouvelle de ce qui se passait, laquelle fut répandue dans toute la ville en peu de moments. Le lendemain, de grand matin, le sultan et la sultane, qui avait changé l’habit d’humiliation et d’affliction qu’elle portait, le jour précédent, en un habit magnifique, tel qu’il lui convenait, suivis de toute leur cour, qui en avait eu l’ordre, se transportèrent à la maison des deux princes et de la princesse. Ils arrivèrent ; et, dès qu’ils eurent mis pied à terre, le sultan présenta à la sultane les princes Bahman et Perviz et la princesse Parizade, et lui dit : « Madame, voilà les deux princes vos fils, et voici la princesse votre fille ; embrassez-les avec la même tendresse que je les ai embrassés : ils sont dignes de moi et dignes de vous. » Les larmes furent répandues en abondance dans ces embrassements si touchants, et particulièrement de la part de la sultane, par la consolation et par la joie d’embrasser deux princes ses fils, une princesse sa fille qui lui en avaient causé de si affligeantes, et si longtemps. Les deux princes et la princesse avaient fait préparer un repas magnifique pour le sultan, pour la sultane et pour toute la cour. On se mit à table ; et, après le repas, le sultan mena la sultane dans le jardin, où il lui fit observer l’arbre harmonieux et le bel effet de l’eau jaune. Pour ce qui est de l’oiseau, elle l’avait vu dans sa cage, et le sultan lui en avait fait l’éloge pendant le repas. Quand il n’y eut plus rien qui obligeât le sultan de rester davantage, il remonta à cheval ; le prince Bahman l’accompagna à la droite, et le prince Perviz à la gauche ; la sultane, avec la princesse à sa gauche, marcha après le sultan. Dans cet ordre, précédés et suivis des officiers de la cour, chacun selon son rang, ils reprirent le chemin de la capitale. Comme ils approchaient, le peuple, qui était venu au-devant, se présenta en foule, bien loin hors des portes, et ils n’avaient pas les yeux moins attachés sur la sultane, en prenant part à sa joie, après une si longue souffrance, que sur les deux princes et sur la princesse, qu’ils accompagnaient de leurs acclamations. Leur attention était attirée aussi par l’oiseau dans sa cage, que la princesse Parizade portait devant elle, dont ils admirèrent le chant, qui attirait tous les autres oiseaux : ils suivaient, en se posant sur les arbres, dans la campagne, et sur les toits des maisons, dans les rues de la ville. Les princes Bahman et Perviz, avec la princesse Parizade, furent enfin amenés au palais avec cette pompe ; et, le soir, la pompe fut suivie de grandes illuminations et de grandes réjouissances, tant au palais que dans toute la ville, lesquelles furent continuées plusieurs jours. Le sultan des Indes ne pouvait s’empêcher d’admirer la mémoire prodigieuse de la sultane son épouse, qui lui fournissait toutes les nuits de nouveaux divertissements par tant d’histoires différentes. Mille et une nuits s’étaient écoulées dans ces innocents amusements ; elles avaient même beaucoup aidé à diminuer les préventions fâcheuses du sultan contre la fidélité des femmes ; son esprit était adouci ; il était convaincu du mérite et de la grande sagesse de Schéhérazade ; il se souvenait du courage avec lequel elle s’était exposée volontairement à devenir son épouse, sans appréhender la mort à laquelle elle savait qu’elle était destinée le lendemain, comme les autres qui l’avaient précédée. Ces considérations et les autres belles qualités qu’il connaissait en elle le portèrent enfin à lui faire grâce. « Je vois bien, lui dit-il, aimable Schéhérazade, que vous êtes inépuisable dans vos petits contes : il y a assez longtemps que vous m’en divertissez ; vous avez apaisé ma colère, et je renonce volontiers, en votre faveur, à la loi cruelle que je m’étais imposée ; je vous remets entièrement dans mes bonnes grâces, et je veux que vous soyez regardée comme la libératrice de toutes les filles qui devaient être immolées à mon juste ressentiment. » La princesse se jeta à ses pieds, les embrassa tendrement, en lui donnant toutes les marques de la reconnaissance la plus vive et la plus parfaite. Le grand vizir apprit le premier cette agréable nouvelle de la bouche même du sultan ; elle se répandit bientôt dans la ville et dans les provinces, ce qui attira au sultan et à l’aimable Schéhérazade, son épouse, mille louanges et mille bénédictions de tous les peuples de l’empire des Indes. Retour à la Table des Matières {1} Ce mot arabe signifie empereur ou seigneur : on donne ce titre à presque tous les souverains de l’Orient. {2} Le titre de sultane se donne à toutes les femmes des princes de l’Orient. Cependant le nom de sultane, tout court, désigne ordinairement la favorite. {3} Schéhérazade, fille de la lune. Les peuples orientaux, étant nomades pour la plupart, font souvent de l’astre voyageur des nuits l’objet de leurs comparaisons les plus gracieuses et les plus poétiques : lorsqu’ils parlent de leurs maîtresses en général, les images, les allégories et les idées empruntées à la belle et riante nature qui est sous leurs yeux, forment la partie principale de leur poésie. {4} Dinarzade, précieuse comme l’or. {5} L’ablution avant la prière est prescrite dans la religion musulmane par le précepte que voici : « O vous, croyants ! lorsque vous vous disposez à la prière, lavez-vous le visage et les mains jusqu’aux coudes ; baignez-vous la tête et les pieds jusqu’à la cheville. » {6} La loi civile, chez les mahométans, reconnaît pour également légitimes les enfants qui proviennent de trois espèces de mariages permis par leur religion, suivant laquelle on peut licitement acheter, louer ou épouser une ou plusieurs femmes ; de façon que si un homme a, de son esclave, un fils avant d’en avoir de son épouse, le fils de l’esclave est reconnu pour l’aîné, et jouit des droits d’aînesse à l’exclusion de celui de la femme légitime. {7} Nom des deux seules fêtes d’obligation que les musulmans aient dans leur religion. Ce sont des fêtes mobiles, qui, dans l’espace de trente-trois ans, tombent dans tous les mois de l’année, parce que l’année musulmane est lunaire. La première de ces fêtes arrive le premier jour de la lune qui suit celle du Ramazan, ou carême des mahométans. Ce Baïram dure trois jours, et tient tout à la fois de la Pâque des juifs, de notre carnaval et de notre premier jour de l’an. Le second Baïram se célèbre soixante-deux jours après le premier. {8} Pendant toute la durée de ces récits, Scheherazade se sert du même moyen : à l’aube du jour elle laisse un conte en suspens et ses personnages dans une situation intéressante, afin de tenir en éveil la curiosité du sultan Schahriar ; elle parvient ainsi tous les jours à faire remettre sa mort au lendemain. Nous avons cru inutile de conserver la division en nuits et de faire ainsi mille et une répétitions ; nous avons préféré donner le meilleur texte sans aucune coupure. (Note de l’Editeur.) {9} Monnaie d’or qui avait cours dans le Levant et dans les États de Venise. {10} La prière est un des quatre préceptes principaux de l’Alcoran. {11} Les musulmans reconnaissent quatre grands prophètes ou législateurs : Moïse, David, Jésus-Christ et Mahomet. {12} Les mahométans croient, que Dieu donna à Salomon le don des miracles plus abondamment qu’à aucun autre avant lui : suivant eux, il commandait aux anges et aux démons ; il était porté par les vents dans toutes les sphères et au-dessus des astres ; les animaux, les végétaux et les minéraux lui parlaient et lui obéissaient ; il se faisait enseigner par chaque plante quelle était sa propre vertu, et par chaque minéral à quoi il était bon de l’employer ; il s’entretenait avec les oiseaux, et c’était d’eux qu’il se servait pour faire l’amour à la reine de Saba, et pour lui persuader de le venir trouver. Toutes ces fables de l’Alcoran sont prises dans les Commentaires des juifs. {13} Les membres du conseil dont le grand-vizir est le chef. {14} Les premiers officiers civils. {15} Nom que portaient des souverains mahométans. Ce mot signifie, en arabe, successeur, relativement à Mahomet. {16} Haroun-al-Raschid, cinquième calife de la race des Abassides, était contemporain de Charlemagne. Il mourut l’an 800 de JésusChrist et le 23e de son règne. Plus respecté que ses prédécesseurs, il sut se faire obéir jusqu’en Espagne et aux Indes, ranima les sciences, fit fleurir les arts agréables et utiles, attira les gens de lettres, composa des vers, et fit succéder dans ses vastes États la politesse à la barbarie. Sous lui, les Arabes, qui adoptaient déjà les chiffres indiens, les apportèrent en Europe. Nous ne connûmes, en Allemagne et en France, le cours des astres que par le moyen de ces mêmes Arabes. Le mot seul d’Almanach en est le meilleur témoignage. {17} Giafar le Barmécide. Haroun-al-Raschid lui donna en mariage sa sœur Abassa, à condition qu’ils ne goûteraient pas les plaisirs de l’amour. L’ordre fut bientôt oublié. Ils eurent un fils, qu’ils envoyèrent secrètement élever à la Mecque. Le calife en ayant eu connaissance, Giafar perdit la faveur de son maître, et peu après la vie. {18} Khan ou caravansérail : bâtiment qui, dans l’Orient, sert de magasin ou d’auberge pour les marchands ; les caravanes y sont reçues pour un prix modique. {19} Titre des califes. {20} Espèce de pantoufles. {21} Ce mot désigne généralement, en persan et en turc, un pauvre comme fakir en arabe ; mais ces deux mots signifient en particulier un religieux musulman ou indien. Les religieux chrétiens sont désignés spécialement sous le nom de raheb, en arabe, et de kalogeros ou de kéchiche en turc. {22} Mot arabe qui signifie vieillard. On appelle ainsi dans l’Orient les chefs des communautés religieuses et séculières, et les docteurs distingués. Les mahométans donnent aussi ce nom à leurs prédicateurs. {23} Oiseau fabuleux des Orientaux, dont il est souvent question dans les Contes arabes, et que Buffon a rapporté au condor, d’après Garcilasso, mais mal à propos, car le condor est un oiseau des contrées méridionales de l’Amérique, et qui n’existe point en Arabie. {24} Plante dont la tige ressemble à celle du millet. Le sésame oriental est originaire de l’Inde ; mais de temps immémorial on le cultive dans tout l’Orient. On mange ces semences cuites dans du lait, comme le millet ; on les mange aussi grillées au four ou en galettes pétries avec du beurre ou de l’huile. C’est un aliment fort nourrissant et assez agréable que les enfants surtout recherchent beaucoup. On tire aussi de ces semences, par expression, ou par le moyen de l’eau bouillante, une huile presque aussi bonne que celle de l’olive, dont on se sert pour assaisonner les aliments et brûler dans les lampes. {25} Il y a ici erreur et inexactitude sur ce qui concerne le deuil. Les cérémonies que font les mahométans à l’occasion de ce dernier épisode de la vie humaine se bornent aux funérailles, dans lesquelles les parents et les amis du défunt déploient tout l’appareil d’une douleur d’autant plus vive que son expression en est promptement cessée. Le corps une fois livré à la terre, les cris, les plaintes ne se font plus entendre, et le tombeau reste le seul monument de la perte qu’une famille vient de faire. Un habillement noir et lugubre n’en rappelle pas le souvenir ; l’époux survivant, les enfants, les esclaves, vêtus à leur ordinaire, ne changent rien à l’habitude de leur vie : en un mot, il n’y a pas de deuil chez les sectateurs de l’islamisme. {26} C’est le nom qu’on donne aux juges des causes civiles dans l’Orient, ils font aussi les fonctions de notaire. Le mot kadu est un participe arabe qui signifie juge. {27} Ou Bassora, ville d’Asie, près du confluent du Tigre et de l’Euphrate, fondée par les ordres d’Omar, troisième calife, en 636. {28} Deggial ou l’antéchrist. Les mahométans croient, comme les chrétiens, que l’antéchrist viendra pervertir les hommes à la fin du monde ; mais ils croient de plus qu’il n’aura qu’un œil et qu’un sourcil ; qu’il conquerra toute la terre, excepté la Mecque, Médine, Tarse et Jérusalem, qui seront préservées par des anges préposés â leur garde ; enfin, ils sentent qu’il sera vaincu par Jésus-Christ, qui viendra le combattre. {29} Fruit du cocotier. Cet arbre croît naturellement dans les Indes, en Afrique et en Amérique. Son tronc, qui s’élève jusqu’à 60 pieds de hauteur, est couronné par un faisceau de dix à douze feuilles de 10 à 15 pieds de long sur 3 ou de large. On voit à leur centre un bourgeon droit, pointu, tendre, qu’on nomme chou, et qui est très bon à manger ; et, à la base interne des inférieures, de grandes spathes ovales, pointues, qui donnent issue à un panicule qu’on appelle régime, et qui est chargé de fleurs jaunâtres. A ces fleurs succèdent des fruits de la grosseur d’une tête d’homme, lisses à l’extérieur, et contenant une amande à chair blanche et ferme, comme celle de la noisette, dont elle a un peu le goût, entourée, avant sa maturité, d’une liqueur claire, agréable et rafraîchissante. {30} Nom que les Arabes donnaient à l’île de Ceylan. {31} C’est la presqu’île en deçà du Gange, qui se termine par le cap Comoin. {32} Selon les géographes, Ceylan est situé à 5 d. 35 m. 10 s. E. S. {33} Mesure itinéraire des anciens Perses, qui vaut un peu plus d’une de nos lieues. {34} Salomon. {35} Ancien roi d’une grande île du même nom, dans les Indes, très renommé chez les Arabes par sa puissance et par sa sagesse. {36} Ville de l’Irac-Arabi, sur le bras occidental de l’Euphrate, à cinquante lieues S. O. de Bagdad. {37} Ce mot est fort usité dans la navigation des mers du Levant. C’est un vent régulier qui souffle pendant six mois du couchant au levant, et six mois du levant au couchant. On appelle aussi la mousson la saison pendant laquelle règne ce vent. {38} Nom d’une des familles les plus considérables de tout l’Orient, après les maisons souveraines originaires du Koraçan. {39} Ce mot signifie, en arabe, du basilic, plante odoriférante. Les Arabes donnaient ce nom à leurs esclaves, comme on donnait en France, celui de Jasmin à un laquais. {40} Noureddin signifie, en arabe, la lumière de la religion. {41} Bedreddin, la pleine lune de la religion. {42} Schemseddin signifie le soleil de la religion ; Mohammed est le même nom que Mahomet. {43} La cent et unième et la cent deuxième Nuit sont employées dans l’original à la description de sept robes et de sept parures différentes dons la fille du vizir Sehemseddin Mohammed changea au son des instruments. Comme cette description ne m’a point paru agréable, et que d’ailleurs elle est accompagnée de vers qui ont, à la vérité, leur beauté en arabe, mais que les Français ne pourraient goûter, je n’ai pas jugé à propos de traduire ces deux Nuits. (Note de Galland.) {44} Tous les Orientaux couchent en caleçon : cette circonstance est nécessaire pour l’intelligence de la suite. {45} Le Coran prescrit aux sectateurs de Mahomet cinq prières par jour : à midi, première heure du jour civil pour les musulmans, à quatre heures du soir, au coucher du soleil, un peu avant minuit, et le matin. On peut faire cette dernière prière depuis que les étoiles ont disparu jusqu’à midi. Les heures de ces actes religieux sont annoncés par des crieurs d’office, qui avertissent, du haut des mosquées, quand il est temps de faire l’oraison. {46} Ce mot signifie, en arabe, merveilleux. {47} Villes de Syrie sur l’Oronte, ressortissant au gouvernement du pachalik de Damas. {48} Quatre villes du Diarbeck. Le Diarbeck, ou la Mésopotamie, est la partie de l’Assyrie enfermée entre le Tigre et l’Euphrate, et c’est de cette position qu’elle emprunte son nom. {49} Nom des califes de Damas, qui leur vint d’Ommiah, un de leurs ancêtres. {50} Les mahométans ne se servent pas de fourchettes ; aussi cet acte de propreté leur est-il indispensable après chaque repas. {51} C’est ainsi que l’on rafraîchit la boisson promptement dans tout le Levant. {52} Les Orientaux donnent ordinairement ce nom aux eunuques noirs. {53} Casgar ou Cashrgar, royaume d’Asie, dans la Tartarie. {54} Cet âne est celui qui, selon les mahométans, servit de monture à Esdras quand il vint de la captivité de Babylone à Jérusalem. {55} Cophte ou Copte, nom qu’on donne aux chrétiens originaires d’Égypte, et qui sont de la secte des jacobites ou des entychéens. {56} Lieu public où se vendent des étoffes de soie et autres marchandises précieuses. {57} Plante qui croît au bord de la mer, qu’on recueille et qu’on brûle verte. Ses cendres sont ce qu’on nomme la soude. On appelle aussi cette plante soude. {58} Cette fontaine est à la Mecque ; et, selon les mahométans, c’est la source que Dieu fit paraître en faveur d’Agar, après qu’Abraham eut été obligé de la chasser. {59} Samarcande, ancienne et grande ville d’Asie, au pays des Usbecks, capitale du royaume du même nom, avec une académie célèbre et un château où Tamerlan faisait sa résidence ordinaire. {60} Un schérif vaut autant qu’un sequin. {61} Cette année 653 de l’hégire, époque commune à tous les mahométans, répond à l’an 1255, depuis la naissance de J.-C. On peut conjecturer de là que ces contes ont été composés en arabe vers ce temps. {62} Pour ce qui est de l’an 7320, l’auteur s’est trompé dans cette supposition. L’an 653 de l’hégire et 1255 de J.-C. ne tombe qu’en l’an 1557 de l’ère ou époque des Séleucides, la même que celle d’Alexandre le Grand, qui est ici appelé Iskender aux deux cornes, selon l’expression des Arabes. {63} Le calife Mostanser Billah fut élevé à cette dignité l’an 640 de l’hégire, c’est-à-dire l’an 1226 de J.-C. Il fut le trente-septième calife de la race des Abassides. {64} Les Orientaux, et particulièrement les mahométans, ne boivent qu’après le repas. {65} Les Bédouins sont des tribus nomades qui vivent dans les déserts, campées sous des tentes, où elles mènent une vie toute conforme aux traditions reçues de leurs ancêtres. Ils sont tous pâtres et soldats, et préfèrent leur liberté, quelque périlleuse qu’elle soit, à l’aisance qu’ils trouveraient dans les grandes villes. {66} Ce mot arabe signifie le soleil du jour. {67} Les Arabes, les Persans et les Turcs, pour écrire, tiennent le papier de la main gauche, appuyée ordinairement sur le genou, et écrivent de la main droite, avec une petite canne taillée et fendue comme nos plumes. {68} Anbar, ville de la Turquie d’Asie, sur la rive gauche de l’Euphrate. {69} C’est-à-dire, en arabe, la Lune du temps, ou la Lune du siècle. {70} C’est-à-dire, en persan, roi du temps, ou roi du siècle. {71} Géomance ou géomancie. C’est l’art de deviner, par des points marqués au hasard sur la terre ou sur du papier, points dont on observe ensuite le nombre ou la situation, pour en tirer certaines conséquences. {72} Signifie la vie des âmes. {73} Très glorieux. {74} Très heureux. {75} C'était un excellent joueur de luth renommé à Bagdad. {76} Gulnare signifie, en persan, rose ou fleur de grenadier. {77} Saleb signifie bon, en arabe. {78} Pleine lune, en arabe. {79} Giauhare, en arabe, signifie pierre précieuse. {80} En arabe, Alcoloub. {81} Zohorob bostan. {82} Schagrom marglan. {83} Cassabos souccar. {84} Nouronnihar. {85} Nagmatos sohi. {86} Nouzhetos zaman. {87} En arabe, Fatnab. {88} Nouroonihar. {89} Nagmatos sohi. {90} Il n’y a pas de prière proprement appelée Farz. Les mahométans comprennent sous ce nom les devoirs de droit divin et qui sont d’une nécessité absolue pour être agréable à Dieu et à son prophète, tels que la prière, l’aumône, le jeûne, etc. {91} Asrafyel ou Astafil : c’est l’ange qui, suivant les mahométans, doit sonner de la trompette au son de laquelle tous les morts doivent ressusciter pour paraître au jugement dernier. {92} Dieudonné. {93} C’est-à-dire : divertissement qui rappelle, ou qui fait revenir. {94} C’est-à-dire, pleine lune des pleines lunes. {95} Espèce d’huissiers. {96} Cheval de la Barbarie (côte d’Afrique). {97} Du thé. {98} Goule, ou goul : ce sont, suivant la religion mahométane, des génies dévorant les cadavres des cimetières. {99} Villes de Perse. {100} Province d’Asie, haute vallée de l’Himalaya. Élevage de chèvres dont la laine sert à fabriquer les châles dits cachemires. {101} Ce sont deux mots persans, qui signifient genie femelle, fée. {102} Mot arabe, qui signifie lumière. {103} Bisnagar, grande ville d’Asie dans les Indes, capitale du royaume du même nom. {104} Brahmines, brahmes ou brahmins, prêtres docteurs des Indiens, qui se prétendent descendus de Brahma. {105} Quinze mille écus. La bourse vaut cinq cents écus.